diff options
| -rw-r--r-- | .gitattributes | 3 | ||||
| -rw-r--r-- | 30602-8.txt | 11302 | ||||
| -rw-r--r-- | 30602-8.zip | bin | 0 -> 244944 bytes | |||
| -rw-r--r-- | 30602-h.zip | bin | 0 -> 255763 bytes | |||
| -rw-r--r-- | 30602-h/30602-h.htm | 11474 | ||||
| -rw-r--r-- | LICENSE.txt | 11 | ||||
| -rw-r--r-- | README.md | 2 |
7 files changed, 22792 insertions, 0 deletions
diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes new file mode 100644 index 0000000..6833f05 --- /dev/null +++ b/.gitattributes @@ -0,0 +1,3 @@ +* text=auto +*.txt text +*.md text diff --git a/30602-8.txt b/30602-8.txt new file mode 100644 index 0000000..2c79b0d --- /dev/null +++ b/30602-8.txt @@ -0,0 +1,11302 @@ +Project Gutenberg's Histoire de France 1618-1661, by Jules Michelet + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Histoire de France 1618-1661 + Volume 14 (of 19) + +Author: Jules Michelet + +Release Date: December 4, 2009 [EBook #30602] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE FRANCE 1618-1661 *** + + + + +Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and +the Online Distributed Proofreading Team at +http://www.pgdp.net (This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + + + + + +[Notes au lecteur de ce fichier digital: + +Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été +corrigées.] + + + + + HISTOIRE + + DE + + FRANCE + + + + + PAR + + J. MICHELET + + + + + NOUVELLE ÉDITION, REVUE ET AUGMENTÉE + + + + + TOME QUATORZIÈME + + + + + PARIS + + LIBRAIRIE INTERNATIONALE + A. LACROIX & Cie, ÉDITEURS + 13, rue du Faubourg-Montmartre, 13 + + 1877 + + Tout droits de traduction et de reproduction réservés. + + + + + HISTOIRE DE FRANCE + + + + +PRÉFACE + + +Les trente années pénibles que je traverse en ce volume sont cependant +illuminées par deux grandes lumières, des plus pures et des plus +sublimes, Galilée et Gustave-Adolphe. (Voir le chapitre VI.) De +l'Italie, du Nord, cette consolation me venait en débrouillant +l'énigme laborieuse de la politique française et de la guerre de +Trente ans, et elle m'a bien soutenu. Par un contraste singulier, dans +cette époque pâlissante où l'homme, de moins en moins estimé et +compté, semble s'anéantir dans la centralisation politique, ces deux +figures subsistent pour témoigner de la grandeur humaine, pour la +relever par-dessus les âges antérieurs. + +Leur originalité commune, c'est que chacun d'eux est au plus haut +degré le _héros_, le miracle, le coup d'en haut, ce semble, la +révolution imprévue. Et, d'autre part, ce qui est bien différent, _le +grand homme harmonique_, où toutes les puissances humaines +apparaissent au complet dans une douce et belle lumière. + +Chacun d'eux vient de loin, et le monde s'y est longtemps préparé. + +Toutes les nations d'avance avaient travaillé pour Galilée. La Pologne +(par Kopernic) avait donné le mouvement; l'Allemagne, la loi du +mouvement (Keppler); la Hollande, l'instrument d'observation, et la +France celui du calcul (Viète). Florence fournit l'homme, le génie qui +prend tout, se sert de tout en maître. Et Venise donna le courage et +la liberté. + +Jamais homme ne réalisa une chose plus complète. Ordinairement il faut +une succession d'hommes. Ici le même trouva en même temps: 1º _La +méthode_, entrevue par les médecins, mais que Descartes et Bacon +cherchent encore vingt ans plus tard. Galilée la proclame par le plus +grand triomphe qu'elle ait eu dans le cours des siècles.--2º _La +science_, une masse énorme de faits, un agrandissement subit des +connaissances, une enjambée de compas qui alla de la petite terre et +du petit système solaire aux milliards de milliards de lieues de la +voie lactée.--3º _Le calcul_ des faits, la mesure des rapports de ces +astres entre eux.--4º _Les applications pratiques._ Il montra tout de +suite le parti qu'en tirerait la navigation. + +Mais ces résultats scientifiques étaient moins importants encore que +les conséquences morales et religieuses. L'homme et la terre n'étaient +plus le monde. Même le système solaire n'était plus le monde. Tout +cela désormais subordonné, mesquin, misérable et minime. Que notre +petit globe obscur décidât, par ses faits et gestes, du sort de tous +les mondes, cela devenait dur à croire. Du ciel ancien, plus de +nouvelle. Sa voûte de cristal était crevée, et elle avait fait place à +la merveille d'une mer insondable, d'un mouvement infiniment varié, +mais infiniment régulier.--Théologie visible! Bible de la lumière, +ravissement de la certitude! L'universelle Raison révélée dans +l'indubitable et supprimant le doute. La promesse de la Renaissance +s'accomplissait déjà: «Fondation de la _Foi profonde_.» + +Du reste, au premier moment, personne n'y prit garde, excepté le bon +et grand Keppler, celui qui avait le plus servi et préparé Galilée, et +qui le remercia pour le genre humain. + +Gustave-Adolphe fut-il le Galilée de la guerre? Non, pas précisément. +Il en renvoie l'honneur à son maître, Jacques de La Gardie, originaire +de Carcassonne. Mais, dans cet art, celui qui applique avec génie, +dans des circonstances toutes nouvelles et imprévues, n'est guère +moins inventeur que celui qui a trouvé l'idée première. Donc, nous +n'hésitons pas à proclamer Gustave un héros très-complet en qui se +rencontra tout ce qui est grand dans l'homme: 1º _L'invention_, ou du +moins un perfectionnement inventif et original de la vraie guerre +moderne, guerre spiritualiste où tout est âme, audace et +mouvement.--2º _L'action_, l'héroïque application de l'idée nouvelle, +application heureuse et éclatante, du plus décisif résultat.--3º +L'admirable beauté du but, la guerre pour la paix, la victoire pour la +délivrance, l'intervention d'un juste juge pour le salut de tous.--4º +Et pour couronnement sublime, l'auréole d'un caractère plus haut +encore, plus grand que la victoire. + +Il est intéressant de voir le double courant qui fait le héros, qui +harmonise cette grande force individuelle avec le mouvement du monde, +de sorte qu'il n'est pas excentrique, et qu'il est libre cependant, +non dépendant de la force centrale. C'est sa beauté profonde d'avoir +cette qualité.--Celui-ci est Suédois. Il est homme d'aventures. Son +rêve n'est pas l'Allemagne, mais la profonde Russie qu'il voulait +conquérir, et le chemin de l'Orient. C'est bien là, en effet, la +propre guerre suédoise. Petit peuple, si grand! le seul qui ait le +nerf du Nord (et bien plus que les Russes, population légère, +d'origine et de caractère méridional.) Le vrai monument de la gloire +suédoise, ce sont ces entassements de terre au pied des forteresses +russes qu'ont bâties les prisonniers suédois. Les Russes qui +connaissaient ces hommes, n'osèrent jamais en rendre un seul, rendant +villes, provinces, et tout ce qu'on voulait, plutôt qu'un seul +Suédois. Les os des prisonniers y sont restés, et témoignent encore de +la terreur des Russes.--Mais, pour être Suédois, Gustave n'en est pas +moins Allemand (par sa mère), protestant (de religion et de mission +spéciale), enfin Français par l'éducation militaire. Nul doute que +notre Languedocien, qui forma dix années Gustave dans les guerres de +Pologne, de Russie, de Danemark, n'ait influé beaucoup sur son +caractère même. L'étincelle méridionale n'est pas méconnaissable dans +ses actes et dans ses paroles. C'est la bonté, l'esprit d'Henri IV, sa +parfaite douceur. Du reste, tout cela transfiguré dans le sublime +austère du plus grand capitaine, qui donna tout à l'action, rien au +plaisir, et qui toujours fut grand. Un seul défaut (et d'Henri IV +aussi), d'avancer toujours le premier, de donner sa vie en soldat, par +exemple, le jour où, contre l'avis de tout le monde, il passa seul le +Rhin. + +On prodigue le nom de héros, de grands hommes, à beaucoup d'hommes +éminents, à la vérité, mais pourtant secondaires. Cette confusion +tient à la pauvreté de nos langues et à un défaut de précision dans +les idées. Du reste, les hommes supérieurs ne s'y trompent pas, et +n'ont garde d'aller sottement se comparer aux vrais héros. Turenne, +l'illustre stratégiste, Condé, qui, par moments, eut l'illumination +des batailles, le pénétrant et judicieux Merci, le froid et habile +Marlborough, le brillant prince Eugène, auraient cru qu'on se moquait +d'eux si on les eût comparés au grand Gustave. Au nom du _roi de +Suède_, ils ôtaient leur chapeau. C'était un mot habituel entre eux: +«_Le roi de Suède_ lui-même n'eût pas réussi à cela... Il aurait fait +ceci,» etc., etc. On voit que la grande ombre planait sur toutes +leurs pensées. + + + + +CHAPITRE PREMIER + +LA GUERRE DE TRENTE ANS.--LES MARCHÉS D'HOMMES LA BONNE AVENTURE + +1618 + + +L'histoire humaine semble finie quand on entre dans la guerre de +Trente ans. Plus d'hommes et plus de nations, mais des choses et des +éléments. Il faut raconter barbarement un âge barbare, et prendre un +coeur d'airain, mettre en saillie ce qui domine tout, la brutalité de +la guerre, et son rude outil, le soldat. + +Il y avait trois ou quatre marchés de soldats, des comptoirs +militaires où un homme désespéré, et qui ne voulait plus que tuer, +pouvait se vendre. + +1º L'ancien marché de l'Est, ou de Hongrie, des marches turques. Le +vieux Bethlem Gabor, qui avait pris part à quarante-deux batailles +rangées, se maintenait contre deux empires par la double force d'une +résistance nationale et des aventuriers de toute nation. Tous les +costumes de guerre, les déguisements par lesquels on essaye de se +faire peur les uns aux autres, ont été trouvés là. Le monstrueux +bonnet à poil pour rivaliser avec l'ours, l'absurde et joli costume du +hussard qui porte des fourrures pour ne pas s'en servir, et, pour +sabrer, jette la manche aux vents, toutes ces comédies, fort bien +imaginées contre la terreur turque, furent partout servilement copiées +dans les lieux et les circonstances qui les motivent le moins. + +Au total, la Hongrie, le Danube, étaient la grande école, le grand +enrôlement de la cavalerie légère. Là, point de solde et point de +vivres, une guerre très-cruelle, nulle loi, l'infini du hasard, le +pillage, la _bonne aventure_. + +2º Exactement contraire en tout était le petit marché de la Hollande. +Peu d'hommes, et très-choisis, très-bien payés et bien nourris. Une +guerre lente, savante. Le plus souvent il s'agissait de siéges. On +restait là un an, deux ans, trois ans, le pied dans l'eau, à bloquer +scientifiquement une méchante place. Il fallait la vertu de nos +réfugiés huguenots, ou l'obstination britannique des mercenaires +d'Angleterre et d'Écosse qu'achetait la Hollande, pour endurer un tel +ennui. Plusieurs eussent mieux aimé se faire tuer. Mais ce +gouvernement économe ne le permettait pas. Il leur disait: «Vous nous +coûtez trop cher.» + +3º Ceux qui ne possédaient pas ce tempérament aquatique perdaient +patience, et s'en allaient aux aventures du Nord. Ainsi fit un certain +La Gardie, de Carcassonne, homme d'un vrai génie, qui, ayant su, par +les Coligny, les Maurice, tout ce qu'on savait alors, alla s'établir +en Suède, et sur le vaste théâtre de Pologne et de Russie, trouva la +grande guerre, la haute et vraie tactique. Son fils forma +Gustave-Adolphe. + +4º Enfin, le grand, l'immense, le monstrueux marché d'hommes, était +l'Allemagne, lequel marché, vers 1628, faillit absorber tous les +autres et concentrer tout ce qu'il y avait de soldats en Europe, de +tout peuple et toute religion. + +Danger épouvantable. Si cela s'était fait, il n'y avait nulle part à +espérer de résistance sérieuse. C'est ce qu'avait très-bien calculé le +spéculateur Waldstein, qui ouvrit ce marché. Les anciens condottieri +avaient fait cela en petit; plus récemment le Génois Spinola, sous +drapeau espagnol, fit la guerre à son compte. Waldstein reprit la +chose en grand, avec ce raisonnement bien simple: Si j'ai quelques +soldats, je puis être battu; mais, si je les ai tous, je ferai la +guerre à coup sûr, n'ayant affaire qu'aux non-soldats, aux paysans mal +aguerris, aux moutons... Et j'aurai les loups! + +Maintenant quel fut donc le secret de ce grand marchand d'hommes, de +ce puissant accapareur, l'appât qui leur faisait quitter les meilleurs +services et les mieux payés, le gras service de la Hollande? Comment +se faisait-il que toutes les routes étaient couvertes de gens de +guerre qui allaient se vendre à Waldstein? Quels furent ses attraits +et ses charmes pour leur plaire et les gagner tous, les attacher à sa +fortune? + +C'était un grand homme maigre, de mine sinistre, de douteuse race. Il +signait Waldstein pour faire le grand seigneur allemand. D'autres +l'appellent Wallenstein, Walstein. Sa tête ronde disait: «Je suis +Slave.» Tout était double et trouble en lui. Ses cheveux, demi-roux, +l'auraient germanisé, si son teint olivâtre n'eût désigné une autre +origine. Il était né à Prague, parmi les ruines, les incendies et les +massacres, et comme une furie de la Bohême pour écraser l'Allemagne. +Quand on parcourt ce pays volcanique, ses roches rouges semblent +encore trempées de sang. De telles révolutions tuent l'âme. Celui-ci +n'eut ni foi ni Dieu; il ne regardait qu'aux étoiles, au sort et à +l'argent. Protestant, il se convertit pour une riche dot, qu'il +réalisa en fausse monnaie d'Autriche, et acheta pour rien des +confiscations, puis des soldats, des régiments, des corps d'armée, des +armées. L'avalanche allait grossissant. + +Sombre, muet, inabordable, il ne parlait guère que pour des ordres de +mort, et tous venaient à lui. Miracle?... Non, la chose était +naturelle... Il établit le règne du soldat, et lui livra le peuple, +biens et vie, âme et corps, hommes, femmes et enfants. Quiconque eut +au côté un pied de fer fut roi et fit ce qu'il voulut. + +Donc, plus de crimes, et tout permis. L'horreur du sac des villes, et +les affreuses joies qui suivent l'assaut, renouvelés tous les jours +sur des villages tout ouverts et des familles sans défense. Partout +l'homme battu, blessé, tué. La femme passant de main en main. Partout +des cris, des pleurs. Je ne dis pas des accusations. + +Comment arriver à Waldstein, inaccessible dans son camp? Le spectre +était aveugle et sourd. + +Les âmes furent brisées, aplaties, éteintes, anéanties. Quand le roi +de Suède vint venger l'Allemagne et voulut écouter les plaintes, il +trouva tout fini. Ces gens, pillés, battus, outragés, violés, dirent +que tout allait bien. Et personne ne se plaignait plus! + +Un fort bon tableau hollandais, qui est au Louvre, montre aux genoux +d'un capitaine en velours rouge une misérable paysanne qui a l'air de +demander grâce. Elle a le teint si plombé et si sale, elle a +visiblement déjà tant enduré, qu'on ne sait pas ce qu'elle peut +craindre. On lui a tué son mari, ses enfants. Eh! que peut-on lui +faire? Je vois là-bas au fond des soldats qui jouent aux dés, jouent +quoi? La femme, peut-être, l'amusement de la faire souffrir. Elle a +encore une chair, la malheureuse, et elle frissonne. Elle sent que +cette chair, qui n'est plus bonne à rien, ne peut donner que la +douleur, les cris et les grimaces, la comédie de l'agonie. + +Le pis, dans ce tableau funèbre, c'est que ce capitaine, enrichi par +la guerre et en manteau de prince, n'a l'air ni ému ni colère. Il est +indifférent. Il me rappelle un mot terrible par lequel Richelieu, dans +son portrait de Waldstein, termine l'éloge qu'il fait de cet homme +diabolique: «Et avec cela, point méchant.» + +Waldstein fut un joueur[1]. Il spécula sur la furie du temps, celle +du jeu. Et il laissa le soldat jouer tout, la vie, l'honneur, le sang. +C'est ce que vous voyez dans les noirs et fumeux tableaux de Valentin, +de Salvator. + + [Note 1: Quelle pitié de voir Schiller poser ce spéculateur + en face de Gustave-Adolphe! Waldstein est grand comme fléau, + mais sa spéculation était fort simple, et la prime effroyable + qu'il donna au soldat devait lui attirer tous les soldats de + la terre. Gustave, le maître à tous, trop grand pour dénigrer + personne, ne faisait pas cas des talents militaires de ce + Waldstein. Il fit de petites choses avec des moyens énormes. + Son attitude d'acteur, sa tragi-comédie de solitude dans la + foule, de taciturnité, etc., fait rire le grand Gustave. Il + l'appelle sans façon: _Le fat_ (Narren)? ou peut-être _le + sot_. Mais tout cela imprime une respectueuse terreur au + pauvre dramaturge. Il copie avec une admiration bourgeoise + les vieux récits allemands sur les magnificences de + l'illustrissime coquin. Sa table était de cent couverts; il + avait tant de carrosses. Son maître d'hôtel _était de + première qualité_, etc.--Pauvretés pitoyables. Ce qui est + pire dans le livre de Schiller, ce qui fausse l'histoire à + chaque instant, c'est un déplorable effort d'impartialité + entre le bien et le mal. Reproche, au reste, qu'on peut faire + à plus d'un Allemand, entre autres à notre aimable, savant, + ingénieux Ranke, qui nous a tant appris. Son Histoire de la + papauté (je parle de l'original, et non, bien entendu, de la + perfide traduction), avec tant de mérites divers, a le tort + de grossir énormément beaucoup de petites choses. Rome + d'abord. Dans sa pitoyable décadence, elle redevient le + centre du monde. C'est comme un cadran solaire en bois de + sapin qui dirait: «Le soleil tourne à cause de moi.» Mais, + non, Rome ne s'y trompe pas. Elle est moins occupée des + visions ambitieuses des Jésuites, ou du grand mensonge des + missions, que de son piètre intérêt italien.--Les jésuites, + de même, sont surfaits par Ranke. Leurs rêves d'Armada, de + conquêtes d'Angleterre, etc., les montrent constamment + chimériques. La dissidence de ceux d'Allemagne et de France, + celle des Jésuites français entre eux, que je note dans ce + volume, n'est pas propre non plus à nous faire admirer la + sagesse de l'ordre. Possevin, leur rusé savantasse, me + paraît, en conscience, un bien petit héros.--Les Jésuites ont + une chose dont on doit tenir compte: c'est la lente et + patiente préparation de la guerre de Trente ans par la + captation des familles nobles et princières, par la séduction + des mères et la conquête des enfants. Ils obtinrent une + variété imprévue de l'espèce humaine, _le bigot_, vrai coup + de génie, comme celui de l'horticulteur qui a trouvé la rose + noire, sans parfum ni feuilles, un bâton. Ce bâton, c'est + Ferdinand II. On ne savait pas bien en détail comment ils + s'en servirent. L'archiviste de Vienne, Hormayer (V. les + intéressants _extraits d'Alfred Michiels, Siècle_ de 1856), + nous l'a complétement révélé. Nous savons maintenant comment + ces Pères, tenant en haut l'Empereur, leur terrible + marionnette, purent faire en bas de la démocratie pour + l'extermination du peuple. Leurs apôtres, dans le carnage de + Bohême, étaient des bouchers bien pensants, de pieux laquais, + de dévots tailleurs, etc. On massacrait, d'une manière + intelligente, jamais dans des lieux contigus, mais éloignés + les uns des autres, toujours aux moments imprévus. Cela + désorientait la résistance. Chacun, abattu, inquiet, se + disait cependant: «Le mal est encore loin.» Chacun croyait + avoir un meilleur numéro dans cette loterie de la mort. + 11,000 communes sur 30,000 périrent entièrement; les autres à + moitié. Le pays offrait une profonde solitude. Les gens armés + qui se hasardaient à le traverser rencontraient parfois sur + le soir des paysans autour du feu, préparant leur souper, et + un homme dans la marmite. _Hormayer, Taschenbuch für die + vaterlændische geschichte_, 1836. + + Voilà des gens féroces, direz-vous, mais enfin bien habiles. + Attendez. Ceci n'est que le premier acte de la guerre de + Trente ans, le moment du _bigot_. Voici venir le second acte; + c'est le _Marchand d'hommes_, Waldstein, le spéculateur en + armées. Tout échappe aux Jésuites. Ils n'avaient pas prévu + cela. Les voilà étonnés, effarés, comme un hibou qui aurait + couvé un vautour. Lorsque Waldstein a été éreinté par + Gustave, ils le font assassiner. Et alors ils reprennent + force. Par grande habileté? ils n'en ont pas besoin, ayant + pour eux la miraculeuse vertu d'une révolution territoriale + qui offre à chacun le bien du voisin.] + +Sort, fortune, aventure, hasard, chance, ce je ne sais quoi, cette +force brutale qui va sans coeur, sans yeux, voilà l'idole d'alors. Le +dieu du monde est la Loterie[2]. + + [Note 2: Nous possédons une curieuse histoire de la Loterie: + _Del giuco del Lotto, opera del conte Petitti di Roreto_. 8º + 1853, _Torino_. Elle commence en Italie au XIVe siècle, en + Flandre en 1519, en France en 1539. L'auteur, admirateur des + gouvernements protecteurs de la loterie, etc., n'en donne pas + moins les faits les plus intéressants sur les résultats + moraux de cette institution fiscale. En Lombardie, à Venise, + les boulangers cuisent moins de pain la veille du tirage.--V. + aussi _Delamare_, Police, _Savary_, Dict. du Commerce, + l'_Encyclopédie_ (par matières), le _répertoire de + Favart-Langlade_, et _Boulatignier_, de la _Fortune + publique_. Savary nous apprend que Saint-Sulpice, les + Théatins, les Filles-Saint-Thomas, furent bâtis à l'aide des + loteries ecclésiastiques. Le nom originaire de la loterie à + Gênes est _Giuco del Seminario_.--Quant à l'histoire du Jeu + en général, j'ai eu un moment la tentation de la faire en + recueillant les textes innombrables que me fournissaient + surtout les Mémoires du XVIIe siècle, le grand siècle du jeu. + Gourville spécialement est ici inappréciable. Qu'il est fier! + qu'il est noble! Comme il sent bien sa dignité de _beau + joueur_, de croupier, d'homme de tripot! Son assurance + impose. La vertu, la probité, la morale des petites gens, + sont honteuses et baissent les yeux.] + +«Il est des moments, dit Luther, où Notre-Seigneur a l'air de +s'ennuyer du jeu et de jeter les cartes sous la table.» + +Waldstein réussit justement parce qu'il fut la loterie vivante. Il se +constitua l'image du sort. Pour rien il faisait pendre un homme; mais +pour rien il le faisait riche. Selon qu'il vous regardait, vous étiez +au haut, au bas de la roue; vous étiez grand, vous étiez mort. Et +voilà aussi pourquoi tout le monde y allait. Chacun voulait savoir sa +chance. + +La loterie proprement dite, aussi bien que les cartes, nous étaient +venues d'Italie. Les gouvernements italiens étaient généralement des +loteries où les noms mis au sac, _imbursati_, jouaient aux +magistratures. La ville de l'usure, de la grosse usure maritime, +Gênes, imagina la première de mettre sur ces bourses d'élections des +lots d'argent que l'on tirait. De là des fortunes subites, des ruines +aussi, de grosses pertes, des batailles financières, des morts et des +suicides de gens qui survivaient, mais pauvres, non plus hommes, mais +ombres, des millionnaires devenus _facchini_; comme un carnaval +éternel; bref, une société mouvante, et toute en grains de sable, que +la Fortune d'un souffle drolatique s'amusait à souffler sans cesse, à +faire lever, baisser, tourbillonner. + +François Ier, qui rapporta plusieurs maladies d'Italie, n'oublia pas +celle-là. Il trouva la loterie d'un bon rapport et l'établit en +France. Mais, à part l'intérêt du fisc, elle répondait à un besoin de +cette société. La grande loterie du bon plaisir se tirant en haut pour +les places, le caprice des dames faisant les généraux, les juges et +les évêques, il était bien juste que les petits aussi eussent les +amusements du hasard, l'émotion des surprises, la facilité de se +ruiner. + +Un mot entre alors dans la langue, un titre qui fait passer partout et +qui tient lieu de tout, qui dispense de tout autre mérite: _Un beau +joueur_. Les portes s'ouvrent toutes grandes à celui que l'on annonce +ainsi. Des aventuriers étrangers entrent par là, souvent sans esprit, +sans talent, même grossiers, mal faits, malpropres et malotrus. _Le +joueur_ d'Henri IV, sa partie ordinaire, est un gros Portugais ventru, +le sieur de Pimentel, dont le mérite principal est de voler au roi +cent mille francs par soirée. C'est encore là un des mérites du faquin +Concini. Son audace héroïque à jouer ce qu'il n'avait pas étonna et +charma la reine presque autant que sa grâce équestre, son talent de +voltige. Dans la Fronde, un valet, Gourville, marche de front avec +tous les seigneurs. Et la grande fortune d'alors est celle d'un fripon +de Calabre, fils du fripon Mazarino. + +Le général bigot Tilly, le tueur de la Guerre de Trente ans, entre ses +messes et ses Jésuites, n'est pas tellement dévot à la Vierge Marie, +qu'il ne songe encore plus à cette fille publique, la Fortune. Au +moment solennel où il lui faut marcher contre Gustave-Adolphe, quel +mot lui vient à la bouche? où prend-il son espoir? «La guerre est un +jeu de hasard! Le gagnant veut gagner, s'acharne; le perdant veut +regagner, s'acharne aussi. Enfin, tourne la chance; le gagnant perd +son gain, jusqu'à sa première mise.» C'était là son augure pour croire +qu'il vaincrait le vainqueur. + +L'homme le plus sérieux du temps, le calculateur politique qui +s'efforça de ne remettre que peu à la Fortune, Richelieu cependant +semble envisager la vie en général, comme un jeu de hasard. «La vie de +l'homme, dit-il, surtout celle d'un souverain, est bien proprement +comparée à un jeu de dés, auquel, pour gagner, il faut que le jeu en +die, et que le joueur sache bien user de sa chance[3].» + + [Note 3: Cette parole eût dû rester présente à ceux qui + admirent avec raison les monuments de la politique d'alors, + mais s'en exagèrent la portée systématique, la suite, la + conséquence. Nous avons fait effort dans ce volume pour faire + apprécier dans son vrai caractère la volonté très-forte, mais + non pas fixe, de Richelieu, et les variations fatales que lui + imposèrent les événements. Mazarin va plus loin. Tout en + passant sa vie à calculer son jeu, à négocier, _ravauder_ + (comme dit Retz), il attribue tous ses succès à sa bonne + fortune. + + Il se moquait de ceux qui se creusaient la tête pour en + chercher les causes et croyaient qu'il avait des secrets, des + recettes à lui. Il ne réclamait qu'un mérite, d'_être + heureux_. + + D'autre part, nous lisons dans les _Mémoires de Retz_, qu'un + jour la reine lui disant: «Le pauvre cardinal Mazarin est + bien embarrassé,» il aurait répondu: «Donnez-moi le Roi pour + deux jours, vous verrez si je le serai.» + + Retz a raison. Avoir le Roi en main et jouer sur cette carte, + c'est dans ce temps _être heureux_ à coup sûr, et d'avance + gagner la partie. Donc il faut que l'histoire suive + attentivement l'_heureux_ joueur, n'oublie jamais l'intrigue + de cour qui est alors le point principal, s'y place, regarde + de là et l'administration intérieure, et la politique + extérieure, s'attache au Roi, à la chambre du Roi, «aux douze + pieds carrés qui, disait Richelieu, lui ont donné plus de + besogne que toute l'Europe.» + + Cette méthode, absurde en d'autres siècles, comme nous + l'avons dit ailleurs, est au XVIIe, non-seulement la + meilleure, mais la seule possible. Elle en est la boussole. + Autrement on se noiera dans l'océan des actes et des paroles, + dans la richesse souvent stérile des vaines négociations, des + dits et contredits sans résultat, des longs efforts pour de + petits effets, d'essais et d'idées avortés. Ces récits, ces + écrits, ces dépêches, vous tentent trop souvent par le mérite + littéraire, la forme agréable, le charme, la clarté du + détail. L'ensemble n'en est pas moins obscur. On est porté à + chaque instant à se méprendre et à donner aux choses une + valeur propre, une portée qu'elles n'ont pas. Heureusement + une éclaircie se fait du côté de la cour, un rayon du + _Soleil_ (le Roi), et l'on voit que l'oeuvre compliquée, + laborieuse d'en bas, n'est qu'un petit reflet capricieux de + l'Olympe d'en haut.] + +Lui-même, entraîné par la force des circonstances hors des voies de +réforme qu'il avait annoncées en 1626, jeté dans les dépenses énormes +du fatal siége, et d'une armée, d'une marine indispensables, où +allait-il? qu'espérait-il? Il jouait un gros jeu. L'affaire de La +Rochelle aurait manqué, faute d'argent; elle tint à un fil. Richelieu, +au dernier moment, emprunta un million en son nom et sur sa fortune. +Son passage des Alpes, dont nous allons parler, aurait manqué aussi, +et il serait resté au pied des monts, s'il n'eût encore trouvé au +moment des ressources imprévues. Bref, il était lancé dans l'aventure, +dans les hasards d'une roulette où il mettait surtout sa vie. + + + + +CHAPITRE II + +LA SITUATION DE RICHELIEU + +1629 + + +La grande victoire catholique sur La Rochelle et l'hérésie, fut fêtée +à Paris d'un triomphe païen. Selon le goût allégorique du siècle, +Richelieu exhiba Louis XIII déguisé en Jupiter Stator, tenant à la +main un foudre doré. + +Que menaçait le Dieu, et qui devait trembler? l'Espagne apparemment, +l'Autriche. L'Empereur voulait nous exclure de la succession de +Mantoue, nous fermer l'Italie. Et l'Italie, Venise, Rome, dans +l'attente terrible des bandes impériales, criait à nous, nous +appelait, envoyait courrier sur courrier. + +Donc Louis XIII allait lancer la foudre, mais on pouvait se rassurer. +Ce maigre Jupiter à moustaches pointues, s'intitulant _Stator_ (qui +arrête), disait assez lui-même qu'il ne voulait rien qu'arrêter, qu'il +n'irait pas bien loin, s'arrêterait aussi bien que les autres, et +foudroierait modérément, jusqu'à un certain point. + +Le foudre était de bois. Il y manquait les ailes dont l'antiquité a +soin de décorer celui de Jupiter. Ces ailes aujourd'hui, c'est +l'argent. Le déficit énorme, accusé en 1626, l'aggravation d'emprunts +faits pour le siége, semblaient rendre impossible le secours d'Italie. +Chaque effort de ce genre demandait un miracle, un coup de génie. Et +encore, les miracles n'eurent pas d'effet quant au but principal. +Gustave-Adolphe le dit et le prédit à notre ambassadeur, qui faisait +fort valoir la puissance de son maître: «Vous ne pourrez sauver +Mantoue.» + +L'histoire de Richelieu est obscure quant au point essentiel, les +ressources, les voies et moyens. De quoi vivait-il, et comment? on ne +le voit ni dans les mémoires ni dans les pièces. Un ouvrage estimable, +qu'on vient de publier sur son administration, et qui s'étend fort sur +le reste, ne dit presque rien des finances. Comment le pourrait-il? +Tout ce qu'on a des comptes de Richelieu (3 vol. _manuscrits_, +_Bibl._, _fonds_ S. G. 354-355-356) ne comprend que quatre années +(1636-38-39-40), et donne fort confusément les recettes ordinaires, +poussées à 80 millions. Pas un mot de l'extraordinaire[4]. + + [Note 4: La belle publication de M. Avenel (_Lettres de + Richelieu_) étant peu avancée encore, c'est à lui-même que + j'ai demandé des renseignements. Personne, à coup sûr, ne + connaît mieux cette époque. Mais nous n'avons pas de document + qui éclaircisse ce point. J'ai été réduit aux trois volumes + _manuscrits de la Bibliothèque_, tellement + insuffisants.--L'ouvrage estimable sur l'_Administration de + Richelieu_, dont je parle dans le texte, est celui de M. + Caillet. M. Caillet est savant, exact, judicieux (sauf le + chapitre de l'éducation auquel je reviendrai).--Du reste, ce + qui fait sentir partout les embarras financiers de Richelieu, + ce sont ces licenciements de troupes au moment les plus + graves, mesures absurdes si elles n'avaient été commandées + par la nécessité.] + +En 1636, quand la France fut envahie, on créa (ou plutôt on +régularisa) la _taxe des gens aisés_, et les intendants mis partout en +1637, avec triple pouvoir de justice, police et finances, la levèrent +en toute rigueur. Mais on ne peut douter que bien auparavant quelque +chose d'analogue n'ait existé, surtout dans les passages d'armées par +certaines provinces. Autrement, on ne peut comprendre comment, avec un +tel déficit sur l'ordinaire, on put faire chaque année des dépenses +(de guerres ou de subsides aux alliés) extraordinaires et imprévues. + +De là une action variable, intermittente, quelques pointes brillantes, +et des rechutes pour cause d'épuisement. On ne pouvait avoir une armée +vraiment permanente. + +Cela est frappant en 1629, quand Richelieu finit l'affaire des +huguenots; mais, celle d'Italie restant en pleine crise, il licencie +trente régiments pour en lever d'autres six mois après. De même en +1636, il licencie sept régiments en janvier «pour les refaire en +juin.» Économie de cinq mois, forcée peut-être, mais qui faillit +perdre la France; en juillet, rien n'était refait, et l'ennemi arriva +à vingt lieues de Paris. + +La souffrance du grand homme d'affaires qui menait cette machine +poussive à mouvements saccadés devait être cruelle. Et l'on comprend +très-bien qu'il fût toujours malade. L'insuffisance des ressources, +l'effort continuel pour inventer un argent impossible, d'autre part, +l'intrigue de cour et je ne sais combien de pointes d'invisibles +insectes dont il était piqué, c'était de quoi le tenir dans une +agitation terrible. Mais ce n'était pas assez encore; vingt autres +diables hantaient cette âme inquiète, comme un grand logis ravagé, la +guerre des femmes, la galanterie tardive, plus la théologie et la rage +d'écrire, de faire des vers, des tragédies! + +Quelle tragédie plus sombre que sa personne même! Auprès, Macbeth est +gai. Et il avait des accès de violence où ses furies intérieures +l'eussent étranglé, s'il n'eût, comme Hamlet, massacré ses tapisseries +à coups de poignard. Le plus souvent il ravalait le fiel et la fureur, +couvrait tout de respect, de décence ecclésiastique. + +L'impuissance, la passion rentrée, s'en prenaient à son corps; le fer +rouge lui brûlait au ventre, lui exaspérait la vessie, et il était +près de la mort. + +Son plus grand mal encore était le roi, qui, d'un moment à l'autre, +pouvait lui échapper. L'Espagne, la cour, attendaient la mort de Louis +XIII. Sa femme, son frère, chaque matin, regardaient son visage et +espéraient. Valétudinaire à vingt-huit ans, fiévreux, sujet à des +abcès qui faillirent l'emporter en 1630, il avait beau se dire en +vie, agir parfois et montrer du courage, on soutenait qu'il était +mort, du moins qu'il ne s'en fallait guère. + +C'était un curieux mariage de deux malades. Le roi aurait cru le +royaume perdu, si Richelieu lui eût manqué. Et Richelieu savait que, +le roi mort, il n'avait pas deux jours à vivre. Haï tellement, surtout +du frère du roi, il devait s'arranger pour mourir avec Louis XIII. Et +c'est par là peut-être qu'il plaisait le plus au roi, triste, défiant +et malveillant, et qui ne l'aimait guère, mais qui toujours pouvait se +dire: «Si je meurs, cet homme est pendu.» + +Cette double chance de mort où ses ennemis avaient leur espoir fut +justement ce qui le rendit fort et terrible. Il avait des moments où +il parlait et agissait comme en présence de la mort; et alors le +sublime, qu'il cherche si laborieusement ailleurs, arrivait de +lui-même. + +Il y touche, en réalité, dans tels passages de l'allocution qu'il tint +au roi au retour de La Rochelle, par-devant ses ennemis, la reine mère +et le confesseur du roi, le doucereux Jésuite Suffren. + +Il y dit tout, sa situation vraie, ce qu'il a fait et ce qu'il a reçu, +ce qu'il possède, ce qu'il a refusé. Il a de patrimoine vingt-cinq +mille livres de rente, et le roi lui a donné six abbayes. Il est +obligé à de grandes dépenses, surtout pour payer des gardes, étant +entouré de poignards. Il a refusé vingt mille écus de pension, refusé +les appointements de l'amirauté (40,000 francs), refusé un droit +d'amiral (cent mille écus), refusé un million que les financiers lui +offraient pour ne pas être poursuivis. + +Il demande sa retraite, non définitive, mais momentanée; on le +rappellera plus tard, s'il est encore vivant et si on a besoin de lui. +Il explique très-bien qu'il est en grand danger, et qu'il a besoin de +se mettre quelque temps à couvert. Veut-il se rendre nécessaire, se +constater indispensable, et s'assurer d'autant mieux le pouvoir? Si +son but est tel, on doit dire qu'étrange est la méthode, bien +téméraire. Il parle avec la franchise d'un homme qui n'a rien à +ménager. Il ose donner à son maître, peut-être comme dernier service, +l'énumération des défauts dont le roi doit se corriger. Et ce n'est +pas là une de ces satires flatteuses où l'on montre un petit défaut, +une ombre, un repoussoir habile pour faire valoir les beautés du +portrait. Non, c'est un jugement ferme et dur, fort étudié, comme d'un +La Bruyère, d'un Saint-Simon qui fouillerait à fond ce caractère cent +ans après, un jugement des morts, et par un mort. Promptitude et +légèreté, soupçons et jalousie, nulle assiduité, peu d'application aux +grandes choses, aversions irréfléchies, oubli des services et +ingratitude. Il n'y manque pas un trait. + +La reine mère dut frémir d'indignation, et aussi de terreur peut-être, +sentant que l'homme qui osait une telle chose oserait tout; et que, si +ferme du haut de la mort, il comptait peu la mort des autres. + +Le Jésuite dut tomber à la renverse, s'abîmer dans le silence et +l'humilité. + +Le roi sentit cela, et le reçut comme parole testamentaire d'un malade +à un malade, et d'un mourant à un mourant. + +Richelieu, prié, supplié, resta au ministère. Il était difficile +qu'il se retirât en pleine crise. La guerre des huguenots durait en +Languedoc, et la guerre d'Italie s'ouvrait. + +Richelieu, appelé par le pape, autant que par le duc de Mantoue, avait +là une belle chance qui pouvait le sortir de tous ses embarras. +Vainqueur de La Rochelle, s'il sauvait l'Italie, il devait espérer que +le pape le nommerait en France légat à vie, comme l'avaient été Wolsey +et Georges d'Amboise. Vrais rois et plus que rois, puisqu'ils unirent +les deux puissances, temporelle et spirituelle. + +Les concessions énormes que le pape avait faites sur les biens +ecclésiastiques à l'Espagne, à la Bavière, à l'Autriche, qui en usait +si mal et qui allait lâcher ses bandes en Italie, les refuserait-il à +celui qui venait le défendre de l'invasion des barbares? Ces bandes, +menées par leurs soldats, n'auraient pas plus ménagé Rome que celles +du luthérien Frondsberg et du connétable de Bourbon. + +La grande question du monde alors était celle des biens +ecclésiastiques. L'événement de l'Allemagne, cette année, c'est +l'_Édit de restitution_, qui les transmet partout des protestants aux +catholiques. En France, le clergé, le seul riche, ne donnait presque +rien. En viendrait-on à le faire financer malgré le pape ou par le +pape? C'était tout le problème. + +Richelieu, très-probablement, en 1626, eut la première idée. Mais, en +1629, les circonstances changées l'amenèrent à la seconde. + +Il délaissa brusquement la politique gallicane qu'il avait suivie +dans la grande ordonnance que son garde des sceaux, Marillac, avait +compilée de toutes les ordonnances gallicanes du XVIe siècle. + +C'est une question débattue de savoir si Richelieu, qui abandonna +cette ordonnance en 1629, l'avait conçue et provoquée en 1627. Je le +croirais. Il ne ménageait guère le pape alors. Il n'excepta point le +nonce de la défense générale faite aux particuliers de visiter les +ambassadeurs. Le nonce en jeta les hauts cris; c'était la première +fois qu'on défendait aux prêtres de communiquer avec l'homme du pape. + +Notez que l'auteur de l'ordonnance, le garde des sceaux, Marillac, et +son frère, depuis ennemis de Richelieu, étaient ses créatures, et +alors ses agents, à ce point que le frère fut chargé de l'affaire qui +lui importait le plus, la digue de la Rochelle. On ne peut guère +admettre que Marillac ait fait à cette époque une si importante +ordonnance à l'insu ou contre le gré de son protecteur Richelieu. + +Cette ordonnance aurait été une grande révolution. Elle fait pour les +curés justement ce que fit l'Assemblée constituante; elle dote le bas +clergé aux dépens du haut. Elle entreprend de couper court à l'herbe +fatale et stérile qui germait partout, d'arrêter l'extension des +couvents, la multiplication des moines. On réforme les monastères. On +désarme le clergé en lui défendant de procéder par censures contre les +juges laïques. On ordonne aux juges d'église de procéder en français. + +Dans un acte du même temps, Richelieu, sans oser retirer au clergé les +registres de morts, naissances et mariages, lui adjoint des +contrôleurs laïques, qui, de leur côté, publieront les bans à la porte +des églises. + +Que devait attendre Richelieu de son ordonnance gallicane[5]? +Qu'apparemment les gallicans, pleins d'enthousiasme, les +parlementaires saisis de reconnaissance, se déclareraient pour lui, et +qu'à la faveur de ce beau mouvement il entrerait aux Hespérides qui +avaient fait tout le rêve du XVIe siècle, la participation de l'État +aux biens ecclésiastiques. + + [Note 5: Quand il la fit faire par Marillac, elle était tout + à fait en harmonie avec ses actes d'alors, l'invasion de la + Valteline, la reconstruction de la Sorbonne, la défense de + communiquer avec le nonce, etc. En janvier 1629, il la fit + recevoir au Parlement, voulant montrer encore les dents au + pape, lorsqu'il allait le secourir, afin de le convaincre + d'autant mieux de la nécessité de gagner un homme à la fois + si utile et si redoutable, qui, dans un pli de sa robe, + apportait la guerre et la paix. Le sens était: «Je maintiens + l'ordonnance, prêt à la sacrifier si l'on me fait légat à + vie.» Il paraît que la cour de Rome sut le leurrer un an de + plus, et tirer de lui un démenti de l'ordonnance gallicane, + la démarche violente contre Richer, vieux chef des gallicans. + Cette démarche publique semblait river pour toujours + Richelieu dans l'ultramontanisme. Rome alors se moqua de lui, + croyant qu'il ne pourrait changer. Mais il changea encore en + 1638, quand il lança Du Puy et son livre des _Libertés + gallicanes_. Court moment, il est vrai. Il ne pouvait lutter + sérieusement contre Rome, sans troubler la conscience d'un + roi si maladif, craintif de la mort, de l'enfer.--J'insiste + sur ces _contradictions successives_ de Richelieu et aussi + sur ses _contradictions simultanées_ (par exemple, ses trois + traités en sens contraires d'avril 1631, V. plus loin). + Personne n'a cherché davantage à sauver l'apparence, à garder + la fière attitude d'un homme tout d'une pièce et d'immuable + volonté. Le fameux _Testament_, les longs et laborieux + _Mémoires_, sont combinés pour cet effet. Ils réussissent à + donner l'admiration et le respect du grand labeur, de + l'effort soutenu d'un homme qui fait route à travers tant + d'obstacles; mais ils ne trompent nullement sur la fixité de + sa politique.--Les _Mémoires_, bien examinés, discutés et + serrés de près, faiblissent spécialement en trois points + essentiels: 1º ils exagèrent les forts petits succès des + campagnes d'Italie, si misérables en comparaison des + conquêtes du XVIe siècle. Ici, quels résultats? On secourt + Casal, on prend Pignerol, on laisse périr Mantoue, et on se + coule à fond dans l'opinion des Italiens. L'effet du _Pas de + Suse_ eût été grand, si l'on n'eût, sur le champ, rentré en + France et bientôt licencié trente régiments.--2º Les + _Mémoires_ feraient croire que Richelieu, de bonne heure, + agit sérieusement avec Gustave (ce qui est faux, il ne + pensait alors qu'au Bavarois). Ils feraient croire du moins + qu'il lui procura sa trêve de Pologne. Mais tout le monde y + travaillait, surtout la Hollande; et le seul qui réussit, ce + fut Gustave, par une victoire qui découragea les + Polonais.--3º Richelieu s'efforce d'obscurcir, d'abréger, + d'effacer ce qui, au fond, est le plus admirable en lui, sa + lutte désespérée contre l'intrigue espagnole des deux + reines.] + +Mais, en réformant le clergé, il entreprenait aussi de réformer la +justice. Opposition des parlements. Résistance des gallicans au +projet le plus gallican. + +Richelieu, à ce moment, était au comble de la gloire. En réalité, la +victoire lui appartenait à lui seul. Il avait vaincu non-seulement la +Rochelle et les huguenots, mais les ennemis des huguenots, la cour, +les parlements, les grands seigneurs, la reine mère. Tous l'avaient +poussé à la chose, et tous l'y avaient délaissé. Le clergé même, en +cette guerre qui était proprement la sienne, donna peu, et recula +vite. Les saints, le trop ardent Bérulle, qui, par visions, +prophéties, par raisons et par déraisons, avaient travaillé dix ans la +croisade, l'entravèrent précisément quand elle fut engagée. + +Nos Jésuites français, qui d'abord attaquaient Richelieu (par le fou +Garasse), de concert avec ceux de Vienne, se rattachèrent bien vite à +lui, au succès et à la victoire. La haute direction du _Gesù_ de Rome +vit sans peine cette dissidence apparente de l'ordre, et trouva bon +d'avoir des Jésuites dans les deux camps, chez l'Empereur et contre +l'Empereur. Ceux d'Autriche guerroyèrent avec l'épée impériale et +inondèrent l'Allemagne de sang. Ceux de France conquirent +pacifiquement, avec l'appui de Richelieu; ils confessèrent et +enseignèrent partout. Il étrangla pour eux la défaillante université +de Paris. + +Nos Jésuites, moins guerriers d'action que ceux d'Allemagne, l'étaient +autant d'esprit. L'âme d'Ignace, romanesquement aventurière autant que +patiente et rusée, vivait toujours dans l'ordre. Plusieurs, dans leurs +chambrettes de la maison professe rue Saint-Antoine, créaient des +flottes, des armées sur papier. D'autres, au grand collége de la rue +Saint-Jacques, la verge en main, faisaient la guerre aux hérétiques +absents, sur le dos de leurs écoliers. Rome répondait peu à cette +ardeur guerrière. Sa piètre politique de neveux ne menait pas à +grand'chose. Quand Sixte-Quint lui-même avait pris de si mauvaise +grâce l'invincible _Armada_, que pouvaient espérer ces belliqueux +Jésuites du Barberino Urbain VIII et des neveux Barberini? Richelieu, +au contraire, après le coup de la Rochelle, était exactement l'idéal, +le messie de leur désir, le prêtre militant, le prêtre cavalier, +n'ayant d'aides de camp que des prêtres, et pour arrière-garde et +réserve mettant partout des régiments jésuites. Par lui, ils firent +leur entrée triomphale à La Rochelle, plus tard dans toutes les +villes huguenotes du Languedoc et de Poitou. Il les fourra aux armées +mêmes, «pour donner des remèdes et des bouillons aux soldats.» + +Il s'imaginait avoir conquis l'ordre. À tort. Les Jésuites confesseurs +du roi furent presque toujours contre lui. Dans les Jésuites +écrivains, il eut quelques fanatiques, qui l'auraient voulu à tout +prix chef de l'Église de France, légat du pape _à latere_, à vie. Un +ou deux poussèrent si loin cette passion, qu'ils écrivirent que Paris +pouvait avoir un patriarche, aussi bien que Constantinople (1638). + +Vers 1629, tous les ordres religieux, moins un (l'Oratoire, créé par +Bérulle), semblaient ralliés au cardinal ministre. Les Carmélites +elles-mêmes, amenées ici et dirigées par Bérulle, à sa mort, prièrent +Richelieu d'être leur protecteur. Il devint en réalité celui des +Bénédictins de Cluny, de Cîteaux, de Saint-Maur; celui des Prémontrés. +Il s'occupait très-spécialement des Mendiants, des Dominicains et des +Carmes, les favorisait fort dans leurs affaires. Plusieurs de ses +meilleurs espions, aux crises décisives, lui furent fournis par ces +deux derniers ordres. + +Grande tentation pour un ministre si attaqué, si menacé, à qui les +fonds manquaient pour organiser la police, que de trouver dans tous +ces moines une police officieuse! Partout, leur confessionnal devint +pour Richelieu un vrai trésor d'informations. + +Les ordres voyageurs, ceux qui, sous vingt prétextes (mendicité, +prédication, missions, etc.), couraient, rôdaient, vaguaient, étaient +les diverses familles encapuchonnées de saint François, Mineurs, +Minimes, Capucins. En eux, il trouva des agents pour les affaires +extérieures, pour son espionnage d'Espagne, de Méditerranée. Le chef +de cette administration équivoque était le fameux Du Tremblay, le +Capucin Joseph, vieilli dans la diplomatie, homme très-dangereux, qui +servit longtemps Richelieu, mais qui faillit le perdre. Il avait le +goût, le talent de la police; tous les espions lui rendaient compte, +et par son frère, gouverneur de la Bastille, le Capucin avait sous la +main les prisonniers d'État. Sans admettre la part exagérée que ses +biographes lui donnent dans la destinée de Richelieu, il est certain +que Joseph avait contribué à son élévation, et qu'il eut longtemps +sous lui un grand pouvoir. Les apparences pauvres et austères du +Capucin imposaient fort à la simplicité de Louis XIII, qui même lui +confia quelquefois ses petites affaires personnelles. Richelieu, dont +les moeurs furent souvent attaquées, tirait quelque avantage de cette +couleur monastique d'un gouvernement de capucins, et par-devant +l'Europe catholique et surtout près du roi. + +Dès 1625, Joseph fut l'auxiliaire de Richelieu, vivant dans son palais +et dans son appartement même. En 1631, il fut tout à fait +sous-ministre, ayant quatre capucins pour chefs des quatre divisions +de son département. + +Le curieux, c'est que ce politique avait eu pour vocation primitive +l'idée d'une poétique croisade d'Orient, qu'il fit, du moins en vers, +sous le titre baroque de la _Turciade_. La croisade eût été exécutée +par un nouvel ordre de chevalerie, qui, chemin faisant, eût conquis +l'Allemagne. Toute cette chevalerie aboutit à une simple mission de +Capucins espions, que dirigeait le père Joseph vers l'Orient et dans +tous les pays ennemis de la maison d'Autriche. + +Par une alliance bizarre de tendances contradictoires, sous l'homme de +police, il restait du poëte, du rêveur chimérique. Le père Joseph +avait grande confiance dans un fou de génie, le Dominicain de Calabre, +Campanella, qui, tenu vingt-sept ans dans les prisons espagnoles de +Naples, écrivit là sa _Cité du Soleil_, plan de communisme +ecclésiastique. Campanella, élargi en mai 1626, mais toujours en +danger et poursuivi des Espagnols, fut révéré des nôtres comme ennemi +capital de l'Espagne et comme oracle d'une politique nouvelle, plus +hardiment machiavélique que Machiavel. Il se mêlait aussi +d'astrologie. Quand Richelieu fut près de marier Monsieur à +mademoiselle de Montpensier (origine première de la grande fortune des +maisons d'Orléans), il hésitait, sentant qu'un tel colosse de +propriété ferait ombre au trône même et diviserait la France. Le père +Joseph, dit-on, obtint de lui de consulter Campanella, alors à Rome. +Et l'oracle aurait répondu: _Non gustabit imperium in æternum_. Il ne +sera pas roi de toute l'éternité. + +Richelieu dit que Campanella lui fit donner en 1631 un avis essentiel +à sa sûreté. Il vint en France en 1635. Il y vécut trois ans dans son +cloître des Jacobins de la rue Saint-Honoré, et y fut visité, consulté +de Richelieu, probablement vers 1638, au moment où le ministre aux +abois sembla près de se jeter dans une politique révolutionnaire. + +Mais tout cela est loin encore, et c'est à tort qu'on montre le +cardinal comme déjà entré dans ces idées audacieuses dix ans plus tôt, +en 1628. + +Vainqueur de la Rochelle à cette époque, très-vivement adopté des +moines (comptant être légat pour prix de la campagne qui allait sauver +l'Italie), il fut réellement et sincèrement dans une politique +catholique. Le chef qu'il eût voulu à l'Allemagne, c'était le +catholique duc de Bavière, s'il avait pu l'opposer à l'Autriche. Il +fallut deux années pour qu'il se décidât à l'alliance du protestant +Gustave, qui servit de prétexte à Rome pour lui refuser tout. La +politique qu'il suivit ces deux ans, malgré l'éclat de deux pointes +brillantes en Italie, n'aboutit pas. Le Bavarois craignait trop de se +compromettre. Et la prophétie de Gustave-Adolphe finit par se +vérifier: «Vous ne pourrez sauver Mantoue.» + + + + +CHAPITRE III + +LA FRANCE NE PEUT SAUVER MANTOUE + +1629-1630 + + +L'éclipse de la France, pendant deux ans qu'elle passa en maçonnage, à +murer La Rochelle, profita à nos ennemis. Le Danois et la ligue +protestante succombèrent. Le vieux chef héroïque des marches turques, +Bethlem Gabor, mourut bientôt. Leurs meilleurs hommes passèrent, des +deux armées dissoutes, dans l'armée impériale. L'Espagne, notre alliée +menteuse qui daignait nous tromper en 1627, n'en prend même plus la +peine. De concert avec l'Empereur, elle travaille à force ouverte à +déposséder un Français, le duc de Nevers, très-légitime héritier de +Mantoue et du Montferrat. + +Petits pays, mais grandes positions militaires. La seconde (et sa +forteresse Casal), une clef des Alpes. La première, je veux dire +Mantoue, la capitale des Gonzague, l'une des plus importantes places +fortes de l'Europe, couvrait à la fois le pape, la Toscane et les +Vénitiens. Le déluge barbare des armées mercenaires qui, d'un moment à +l'autre, pouvait inonder l'Italie, devait d'abord heurter Mantoue, +renverser cette digue. Ajoutez, ce qu'on ne voit guère dans les places +fortes, que celle-ci, sous les Gonzague, profitant de toutes les +ruines, abritant les arts fugitifs, concentrant les chef-d'oeuvres +ainsi que les richesses, était devenue un trésor, un musée; c'était, +avec Venise, le dernier nid de l'Italie. + +L'Espagne avait certes le temps et la facilité de prendre Casal et +Mantoue. Richelieu et le roi étaient à la Rochelle. Et qui était au +Louvre en 1628? Qui régnait effectivement? L'intime alliée de +l'Espagne, la reine mère, son conseiller Bérulle, qui voulait qu'on +livrât Casal. Ajoutez la jeune reine espagnole, Anne d'Autriche, +l'_inamorata_ de Buckingham, galante et paresseuse, que ses dames +intrigantes avaient mise partout dans la coalition d'Espagne et +d'Angleterre, de Savoie et Lorraine, en 1627. Les deux reines étaient +pour l'Espagne; si elles n'osaient agir, elles pouvaient paralyser +tout. + +Richelieu, sans quitter le siége, ni seconder encore directement le +duc de Nevers, avait favorisé ses efforts personnels. Nevers était +parvenu à lever en France douze mille hommes qu'on lui menait en +Italie (août 1628). Mais le pieux Bérulle, qui rêvait avant tout un +bon accord entre le roi catholique et le roi très-chrétien, craignit +qu'un succès de Nevers ne fâchât trop les Espagnols et n'empêchât la +paix. Il fit écrire par la reine mère à Créqui, gendre et successeur +du roi du Dauphiné (Lesdiguières), de faire manquer l'expédition. +Créqui refusa les vivres et les facilités que Nevers espérait. La +désertion se mit dans cette armée trahie. Elle fut surprise à la +frontière par les Espagnols et le Savoyard, beau-frère de Louis XIII. +Bref, elle rentra, se débanda. Richelieu n'y put rien. La Rochelle le +tint jusqu'en novembre. Tout fut remis à l'autre année. + +Ainsi Marie de Médicis donna une armée à l'Espagne pour écraser la +France en Italie. + +Richelieu, revenu si fort, fut prié par le roi de rester au pouvoir; +la reine mère ne souffla mot. Elle attendit qu'il fût aux prises en +Italie pour agir encore par derrière. Il l'avait bien prévu, compris +qu'on empêcherait tout, s'il n'emmenait le roi avec lui. Il l'enleva, +pour ainsi dire, le 4 janvier 1629, en plein hiver, l'enleva seul, +sans souffrir que personne l'accompagnât, pas un courtisan, pas un +conseiller qui pût lui travailler l'esprit. + +Il remettait beaucoup à la fortune. La peste était sur toute la route; +le froid très-vif. Si ce roi, de santé si faible, tombait malade, +quelle responsabilité! Ajoutez que l'argent manquait. Il n'avait que +deux cent mille francs qu'il envoya de Paris. Est-ce avec cela qu'on +nourrit une armée? Toute sa richesse était le roi. Il supposait que la +présence du roi, son danger personnel à passer les Alpes en hiver, +arracheraient des provinces voisines les secours nécessaires. Créqui +en Dauphiné, Guise en Provence, devaient tout préparer: Créqui aider +le passage des monts, Guise amener la flotte. Il y eut entre eux une +entente admirable pour ne rien faire, pour obéir, non pas au roi, mais +à sa mère, c'est-à-dire à l'Espagne. Les intendants n'agirent pas +davantage. Le parlement de Dauphiné mit ce qu'il put d'obstacles aux +approvisionnements. Point de vivres, point de mulets, point de canons, +point de munitions. Chaque soldat n'avait que six coups à tirer. Et +Richelieu persévéra. Il ramassa le peu qu'il put de vivres, et se +présenta au passage. Il avait deviné d'un sens juste et hardi que le +Savoyard prendrait peur et qu'il n'y aurait rien de sérieux. + +Le fourbe croyait nous amuser. Il était pour nous, disait-il, mais il +lui fallait du temps pour se dégager des Espagnols. Ce temps, il +l'employait à élever des barricades à Suse, de fortes barricades, +large fossé, gros mur. Derrière, trois mille hommes, bien armés. Une +saison encore très-mauvaise; partout la neige (6 mars 1629). On +attaqua gaillardement de face; et, ce qui fit plus d'effet, c'est que +les Savoyards virent derrière eux les pics couverts de montagnards +français. + +Cela finit tout, et le roi passa. Il envoya dire poliment au duc, son +bon parent, qu'il avait été désolé de le battre, qu'il ne demandait +que de passer, d'avoir des vivres en payant, de pouvoir ravitailler +Casal. Ce qui se fit en effet. + +L'affaire surprit l'Europe et fit honneur au roi, qui, de sa personne +et en cette saison, avait frappé ce coup, tandis qu'aucun roi (moins +un, Gustave) ne sortait de son repos. L'empereur et le roi d'Espagne, +par exemple, qui guerroyaient toujours, partout et si cruellement, ne +bougeaient de leur prie-dieu. + +L'effet moral aurait été très-grand si le roi avait pu rester en +Italie. Mais il n'y laissa que cinq mille hommes, et en sortit. Ce +furent, au contraire, les impériaux qui y entrèrent à ce moment (24 +mai 1629). Ces bandes barbares tant redoutées, contre lesquelles le +pape nous avait appelés d'avance, ce fut, tout au contraire, notre +courte apparition de six semaines qui accéléra leur invasion. Ils +saisirent les Grisons, les passages essentiels qui liaient les États +autrichiens avec le Milanais des Espagnols. + +Le roi était rentré en France, dès le 28 avril, pour achever la guerre +protestante. On concentra cinquante mille hommes autour de Rohan aux +abois, qui n'en avait pas douze mille, et qui tomba (3 mai 1629) à +l'expédient misérable, criminel, inutile, de conclure avec l'Espagne +un traité d'argent qu'on ne paya point. Les victoires de l'armée +royale se bornèrent au massacre de la garnison de Privas, qui offrait +de se rendre, et qu'on égorgea. Des bourgeois mêmes, bon nombre furent +pendus, tous dépouillés, leurs biens confisqués. Cet exemple barbare +eût été répété sur d'autres villes si l'affaire d'Italie, plus +brouillée que jamais, n'eût donné hâte de finir la guerre. Elle fut +conclue le 24 juin 1629, sous la condition de démanteler toutes les +villes protestantes. + +Richelieu, en quittant le Languedoc, recommanda la modération. Mais en +même temps il établit partout d'ardents convertisseurs qui suivirent +bien peu ce conseil, des Jésuites surtout, des Capucins. Cette paix +victorieuse, ces fondations de missions, le firent à ce moment l'idole +du parti. Les évêques (une fois il en eut jusqu'à douze) venaient sur +toute la route lui faire leur cour, et reconnaître leur chef et le +futur légat. + +Tout cela n'empêchait pas les impériaux de réussir en Italie. En +Allemagne, la situation était chaque jour plus effrayante. Le Danois +n'avait eu la paix qu'en sacrifiant honteusement ses alliés; notre +envoyé n'y vint que pour être témoin de ce traité qui désarmait +l'Allemagne. Richelieu se moque de nous en prétendant que ce fut le +roi de France qui eut l'_honneur_ de cette honte. + +On sent ici, comme partout, que ce lent, lourd, prolixe échafaudage de +sagesse diplomatique qui caractérise ses Mémoires, comme tant d'autres +monuments de ce siècle bavard, n'a rien de sérieux. Un hasard immense +plane sur les choses. + +Il obscurcit, à force de paroles, des faits très-simples qui sautent +aux yeux et dominent tout. + +Waldstein grossissait d'heure en heure et ne pouvait plus s'arrêter. +Du Danois détruit, du Hongrois fini, d'immenses recrues lui étaient +venues, et plus qu'il ne pouvait en nourrir. Son armée, pleine +d'armées, allait crever. Pour allégement, on avait envoyé un corps en +Italie, on en prêtait un à la Pologne, et on faisait sans cesse filer +des troupes sur le Rhin. La grosse masse restait vers la Baltique, +comme une baleine énorme sur le rivage. Mais cette situation ne +pouvait pas se prolonger. En mangeant un pays mangé, on ne trouvait +plus rien. Et le grand marchand d'hommes allait être forcé d'être un +conquérant, ou de périr. Cette superbe comédie d'un esprit ou d'un +diable, invisible et muet, dans ce camp silencieux, il fallait qu'elle +finît. Il était resté deux ans sans rien faire qu'un siége qui manqua +(Stralsund). Il avait eu le temps d'étudier à fond la _Grande Ourse_, +les étoiles du Nord. La faim, irrémissiblement, allait le tirer de sa +contemplation, et, quoiqu'on dît qu'il voulait passer la Baltique, il +n'aurait trouvé là-bas rien à manger que rocs et neiges, il eût fallu +toujours qu'après une pointe en Suède, il retombât sur les pays qui +pouvaient le nourrir, sur le Rhin, sur les riches villes impériales, +sur Strasbourg et le gras évêché de Metz qui le menait en France. Un +fou brillant, le duc de Lorraine (à qui nos reines envoyèrent un +bonnet de fou), épris de la vie d'aventures, appelait le fléau sur son +pays. Et les scélérats étourdis qui menaient Monsieur, frère du roi, +l'avaient mis en rapport de lettres avec Waldstein lui-même, jouant au +jeu horrible de ramener en France, dans les champs de Châlons, cette +armée d'Attila. + +Que faisait la France pendant que les bandes allemandes occupaient +Worms, Francfort, la Souabe, puis les environs de Strasbourg, puis +même un fort dans l'évêché de Metz? La France désarmait. Richelieu, en +août 1629, licencie trente régiments, faute d'argent apparemment. + +Il s'indigne de la démarche qu'on fit faire au roi près de l'Empereur, +pour obtenir de sa bonne grâce l'investiture de Mantoue. Mais cette +démarche n'était-elle pas conséquente, au moment où l'on désarmait? + +Qu'arriva-t-il? L'effet du _Pas de Suse_ se trouva tellement perdu, +que l'Empereur exigea que le roi, avant de savoir sa sentence, quittât +l'enjeu d'abord, livrât ce qu'il tenait, Casal. Et, d'autre part, ceux +qui voyaient nos misérables variations, qui voyaient Richelieu occupé +de sa guerre intérieure contre sa vieille amante, Marie de Médicis, +occupé d'apaiser Monsieur à force d'argent, enfin, le pauvre roi +pleurant à chaudes larmes entre son ministre et sa mère, ceux, dis-je, +qui voyaient ce tableau d'intérieur, n'avaient garde de s'avancer pour +nous, pour être abandonnés demain. L'Italie n'osa rien. Le pape n'osa +rien. La Bavière n'osa rien. Et pas même les Suisses, pour protéger +leurs propres membres, les Grisons. Qui donc ralentissait les barbares +en Italie? La peste seule. + +Je dis les barbares, et non les impériaux. Car, avec leur drapeau +impérial, ces bons alliés et cousins de l'Espagne s'en allèrent tout +droit piller la terre d'Espagne, le Milanais. De là, méthodiquement, +ils devaient manger les États vénitiens, le Mantouan, s'assouvir sur +Mantoue. Le duc et Venise, notre pauvre unique alliée, agonisaient de +peur, et demandaient au roi du moins une parole, la promesse qu'il les +défendrait. Le roi ne disait mot. + +Richelieu prétend avoir pris de grandes précautions, mais quelles? 1º +_Menacer la Savoie_ pour qu'elle menaçât l'Espagne. Mais l'Espagne +n'eût pu arrêter les barbares; 2º _Pousser la Bavière_ à organiser +contre l'Empereur une résistance catholique. Mais qu'eût fait +l'Empereur? Il n'eût pu arrêter ni Waldstein vers la France, ni les +brigands qui allaient à Mantoue; 3º _Ménager la paix au Suédois et le +mettre en état d'agir_. La Hollande y travaillait aussi, et une +victoire de Gustave sur les Polonais y fit plus que nos négociations. +Une trêve fut signée le 15 septembre 1629. Gustave put, dès lors, +songer à intervenir dans les affaires d'Allemagne. Ses préparatifs +prirent _huit mois_ (jusqu'en juin 1630). Et, pour _huit mois encore_, +il n'agit qu'au bord de la Baltique. Donc, les impériaux eurent plus +d'un an pour inonder la France, saccager l'Italie. + +Quelles forces avait la France? Six régiments de recrues en Champagne +(8,000 hommes), et neuf (12,000) de vieux soldats que Richelieu mena +aux Alpes. + +Waldstein avait 160,000 hommes, les plus aguerris du monde; et cela +seulement sous sa main. Mais toutes les bandes campées sur le Rhin, +même en Pologne, même en Italie, lui seraient venues à coup sûr, s'il +eût signalé une grosse proie, comme la France à ravager, le pillage de +Paris. + +Aussi, cette fois, le roi resta au nord, et Richelieu, nommé son +lieutenant, alla, connétable en soutane et généralissime, frapper +encore un petit coup aux Alpes. Il en était comme dans ces éducations +de prince où, chaque fois que le prince manquait, on fouettait son +camarade. Si l'Espagne ou l'Empereur agissaient mal en Italie, on +fouettait le Savoyard qu'on avait sous la main. On se gardait bien +d'aller chercher en plaine des batailles de Pavie. + +Richelieu improvisa encore l'hiver cette campagne avec une activité, +une vigueur admirables. Il y était intéressé. + +S'il eût pu cette fois, par quelque moyen indirect, et sans quitter +les Alpes, faire rétrograder les barbares, le pape lui eût sans doute +(il l'espérait, du moins) donné ce titre bienheureux de légat à vie, +qui l'eût fait roi de l'église de France, et consolidé, éternisé dans +les ministères. Aussi, son premier soin, en décembre, avant le départ, +fut de forcer Richer, le célèbre doyen de l'Université, à se soumettre +au pape et renier sa foi gallicane. Il était fort âgé. Le père Joseph +alla, dit-on, pour terroriser le pauvre homme, jusqu'à la comédie de +montrer des poignards, de dire qu'il fallait signer ou mourir. + +Richelieu emmenait, comme hommes d'exécution, des généraux qu'il +croyait sûrs, Montmorency, Schomberg. Comme le vieux duc de Savoie, +notre parent et ennemi, était toujours la pierre d'achoppement, le +cardinal avait imaginé d'abréger tout en le prenant au corps, le +faisant enlever dans sa villa de Rivoli. L'affaire manqua par la +chevalerie de Montmorency, qui devait faire le coup et qui avertit le +duc. Alors on fit des siéges, on prit Pignerol, et, plus tard, +Saluces, deux bonnes petites places. Mais on ne put entrer bien loin +dans l'Italie. + +Ce n'était pas ces petits succès-là qui pouvaient sauver Mantoue, et +l'honneur de la France. Nos ennemis étaient aidés admirablement par la +ligue des trois reines, de France et d'Angleterre. Henriette, de plus +en plus maîtresse de Charles Ier, le livrait à l'Espagne, lui faisait +demander la paix aux Espagnols, dès lors d'autant plus fiers et plus +insolents pour la France. Au Louvre, Marie de Médicis avait repris son +fils, et, lorsque Richelieu obtint que le roi viendrait à l'armée, +Marie et Anne d'Autriche le suivirent, s'établirent à Lyon pour +ralentir et paralyser la guerre. + +Le prétexte des reines était très-bon. Elles craignaient pour la vie +du roi. Une peste épouvantable avait éclaté en Italie (celle que +Mansoni peint dans les _Promesi Sposi_). Elles priaient, suppliaient +le médecin Bouvard de garder son malade contre Richelieu qui +l'entraînait. Louis XIII poussa à Chambéry, à Saint-Jean-de-Maurienne; +la Savoie fut prise, comme toujours. Mais tout cela ne sauvait pas +l'Italie. Les reines et le conseil, leur homme, le garde des sceaux +Marillac, vieux dévot, amoureux, qui traduisait l'_Imitation_ et +couchait avec la Fargis (la confidente d'Anne d'Autriche), toute cette +cour travailla si bien, que le roi revint de Savoie. On lui rappela le +danger de la Champagne, danger fort diminué pourtant, Gustave ayant +débarqué le 20 juin en Allemagne et inquiétant les impériaux. +N'importe, avec cela, on fit traîner les choses. L'armée du roi ne +passa en Italie que le 6 juillet, trop tard pour y rien faire de +grand, assez tôt pour apprendre la prise de Mantoue (18 juillet 1630). + +Richelieu rejette sur Venise la faute du honteux et horrible +événement. Cependant, par deux fois, elle avait ravitaillé la ville +assiégée. Mais qu'était-ce que Venise alors? et comment lui +reproche-t-on de n'avoir pu ce que le Roi de France lui-même ne +pouvait? Il y avait fait passer furtivement trois cents hommes. Voilà +un beau secours! Il est évident qu'au milieu de la peste et de tant de +misères les nôtres se serrèrent aux Alpes, et n'allèrent pas voir au +visage les vieux soldats, les brigands redoutables, qui tenaient +Mantoue à la gorge. Les Vénitiens y allèrent, furent battus. C'était +le sort des Italiens. Leurs Spinola, leurs Piccolomini, leurs +Montecuculli, firent, en ce siècle, la gloire des armées étrangères. +Mais, en Italie même, ils ne pouvaient plus rien, sur cette terre de +désorganisation et de désespoir. + +Il y avait quinze mois que les brigands avaient pris possession de +l'Italie, qu'ils mangeaient en long et en large, sans distinction +d'amis ou d'ennemis. Ils avaient désolé les Alpes des Grisons et la +Valteline, cruellement écorché au passage le Milanais, les États +Vénitiens; et alors ils étaient à sucer lentement l'infortuné pays de +Mantoue, la campagne de Virgile. Altringer et Gallas, deux chefs de +partisans, savants maîtres en ruines, qui déjà avaient longuement +pillé l'Allemagne, appliquaient leurs arts effroyables aux populations +plus désarmées encore de l'Italie. Le paysan endura tout; les +pillages, les coups et les hontes, et souvent la mort par dessus, pour +une larme ou pour un soupir. Le grand vengeur des guerres, la peste, +impartiale, était venue ensuite, fauchant et les uns et les autres, +les tyrans, les victimes. Le camp barbare se dépeuplait, et, d'autre +part, Mantoue perdit vingt-cinq mille âmes. Les vivres n'y manquaient +plus pour une population tant diminuée. La peste avait fait +l'abondance. Mais, en revanche, il y avait peu, bien peu de soldats +pour garder son enceinte immense. Le lac couvrait, il est vrai, la +ville, et ses longues chaussées étroites où l'on n'arrive qu'un à un. +Mais, le 17 juillet 1630, les assiégeants, apprenant que notre armée, +le 6, était enfin en Italie, voyant le roi derrière et croyant (bien +à tort) que ce nouveau François Ier irait en plaine se joindre aux +Vénitiens, sortirent de leur torpeur; ils quittèrent leur camp, un +cimetière, pour attaquer l'autre cimetière, qui était la ville. La +nuit, par une belle lune, ils passent en barques, attaquent sur un +point, en surprennent un autre, mal gardé. Le duc de Mantoue capitule, +se sauve, lui et sa fille, laisse son peuple. + +Y avait-il un peuple encore? Trop nombreux malheureusement. Si les +rues paraissaient désertes, c'est que les familles malades, ou dans +l'agonie de la peur, s'étaient blotties aux greniers ou aux caves, +dans les coins des palais. Les brigands surent bien les trouver. On +fit la chasse aux hommes. Les pauvres, généralement, avaient déjà +échappé par la mort. Ce furent les riches, les nobles, des gens +heureux longtemps, d'autant plus vulnérables, qui endurèrent le long +supplice. La molle délicatesse de l'Italie, les hommes de l'_Aminte_ +et du _Pastor fido_, les princesses du Tasse, s'évanouirent devant la +face atroce d'un rustre roux, endurci vingt ans à tuer. Que dire à ces +bourreaux? Les madones vivantes furent aussi maltraitées que celles +des musées que ces stupides jouèrent à mettre en pièces, au lieu d'en +tirer des millions. La religion ne sauva rien. Les églises furent +violées. Tout cela sous le drapeau catholique de l'Empereur, qui avait +épousé une princesse de Mantoue. + +Une singularité d'horreur qui ne s'est vue nulle part, c'est que cela +ne se passa pas sur une ville résistante, ni même sur une ville +vivante, mais sur la population dispersée, gisante, immobile, d'une +capitale demi-déserte. Tout se fit en grande paix, dans le calme et le +silence, sauf quelques cris de femmes ou ceux du patient qu'on +_chauffait_ pour qu'il dît où était son argent. Ils eurent toute +sécurité et tout le temps, trois longs jours, trois affreuses nuits, +pour torturer lentement, outrager à loisir. Et, quand on croyait avoir +épuisé tout, d'autres venaient, bourreaux tout neufs, pour recommencer +de plus belle. Ils ne respectèrent rien, pas même la peste, et +désespérèrent les mourantes, au risque de mourir demain. + + + + +CHAPITRE IV + +LUTTE DE RICHELIEU CONTRE LES DEUX REINES[6] + + [Note 6: La sécheresse des Mémoires est ici surprenante. + Richelieu court comme sur du feu. Bassompierre, Brienne, + Mareuil, Gaston, donnent quelques détails accessoires, + extérieurs, et point du tout le fond. Nul moyen de comprendre + la _crise de Lyon_ ni la _journée des dupes_. Après cette + journée (10 novembre 1630), on tire le rideau, on fait + semblant de croire qu'elle finit tout, et l'on ne dit plus + _rien pendant cinq mois_, sauf la fuite de Gaston et le + traité de Suède. Ce traité sert de remplissage; on le place + en janvier, quoiqu'il n'ait été alors que rédigé, projeté; il + ne fut conclu qu'en avril. Ce silence de cinq mois, d'_une + demi-année presque_, est évidemment convenu. C'est un mystère + d'État. + + Par un arrangement tacite, chacun a mieux aimé éluder, + esquiver. Cela rend curieux. Mais, très-probablement, ce sont + choses terribles et périlleuses. + + Richelieu cependant avait la mauvaise habitude d'écrire, + d'écrire toujours. Il ne rédigeait pas tous les soirs + exactement, comme Mazarin, une note des faits de la journée. + Il s'est fié généralement à la grosse compilation de ses + Mémoires qu'il faisait faire. Mais, pour cette période si + grave dont ses Mémoires parlent à peine, il ne s'est fié qu'à + lui-même. Un terrible petit journal, écrit par lui, en est + resté. Il a été publié en 1649. + + Comment cette pièce fut-elle déterrée, publiée? Je suppose + qu'au moment où Condé se brouilla avec la cour, à la fin de + 1649, et se lia intimement avec l'héritier de Richelieu (en + le mariant), qu'à ce moment, dis-je, Condé reçut de ce jeune + duc le redoutable manuscrit de famille, et le lança dans le + public par les imprimeurs hardis de la Fronde. + + Son authenticité ne peut pas être contestée. 1º Quoique ce + soient de simples notes sèches et brèves, parfois obscures, + quand on a beaucoup lu Richelieu, il est impossible de l'y + méconnaître. Les faiseurs de la Fronde eussent fait un livre + piquant; mais, entre eux tous, ils eussent travaillé des + années sans rien faire qui, de près ou de loin, rappelât ce + terrible petit livre.--2º C'est un _memento_ personnel, + extraordinairement sérieux, d'un homme d'action qui se parle + à lui seul; il est si occupé du fond, si inattentif à la + forme, qu'il en oublie la grammaire; souvent il commence par + la première personne, il dit _je_, puis il continue par la + troisième, et dit _le cardinal_.--3º Les rapports d'espions + et de gens gagnés qui lui révèlent les détails d'intérieur + font penser aux pièces de police qu'on trouva au 9 thermidor + chez Robespierre. Mais ce qui ajoute aux révélations + qu'obtient Richelieu un caractère bien plus naïf, inimitable + et impossible à feindre, ce sont les mots imprudents de la + reine, ses échappées colères, ses petites bouderies, les + faiblesses, les violences par lesquelles elle se perdait.--4º + Non-seulement les faits dominants y sont fortement indiqués, + mais on y trouve marquées de légères nuances, peu importantes + pour le résultat total de l'histoire, fort importantes pour + la critique qui y sent le détail vivant et le trait précis de + la vérité (par exemple, la malveillance que les reines, + liguées contre Richelieu, gardaient l'une pour l'autre, p. 34 + de l'éd. des _Archives cur._, t. V).--5º Enfin, ce qui est + bien plus décisif que tout détail, c'est la force avec + laquelle cette pièce essentielle vient juste s'encastrer dans + la lacune, et s'adapter par tous ses angles aux angles précis + du lieu vide, lequel, si vous ne l'y mettez, restera comme un + trou impossible à combler, et, bien plus, une énigme + irrémédiablement obscure. + + Maintenant la reine avorta-t-elle réellement, comme les + médecins et les femmes de la reine le dirent à Richelieu, ou + l'enfant vécut-il? Dans cette dernière hypothèse, il faudrait + faire remonter bien plus haut le commencement de la + grossesse. Cet _aîné_ de Louis XIV aurait pu être alors le + fameux _Masque de fer_. L'histoire de celui-ci restera + probablement à jamais obscure. Des écrivains, du reste fort + légers, de peu d'autorité (Delort, Madame de Campan, etc.), + en ont parlé, je crois, pour l'obscurcir et pour donner le + change. On en pensera ce qu'on voudra. Mais on ne me fera pas + croire aisément qu'on eût pris des précautions tellement + extraordinaires, qu'on eût gardé à ce point le secret + (toujours transmis du roi au roi, et à nul autre) si le + prisonnier n'avait été qu'un agent du duc de Mantoue! Cela + est insoutenable. Si Louis XVI dit à Marie-Antoinette qu'on + n'en savait rien, c'est que, la connaissant bien, il se + souciait peu d'envoyer ce secret à Vienne.--Il est même + douteux que, si le prisonnier eût été, comme d'autres + pensent, un _cadet_ de Louis XIV, un fils de la Reine et de + Mazarin, les rois qui succédèrent eussent gardé si bien le + secret; mais très-probablement l'enfant fut un aîné, et sa + naissance obscurcissait la question (capitale pour eux) de + savoir si Louis XIV, leur auteur, avait régné légitimement.] + +Juillet-Octobre 1630 + + +Richelieu, trop évidemment, dans l'Europe catholique et le monde des +honnêtes gens, seul, était l'ennemi. Sans lui, tout était paix +profonde, ou du moins on ne demandait qu'à se réconcilier. C'est ce +que le duc de Savoie fit dire au Roi. C'est ce qu'insinuait le pape, +devenu le compère des Espagnols et de l'Empereur, depuis leur horrible +succès de Mantoue. C'est, enfin, ce que vint dire à Louis XIII +l'envoyé des deux reines, Valençay, un homme très-brave, fort bien +choisi pour un conseil de lâcheté. + +Tous étaient pour la paix. Thoiras, qui défendait Casal, disait qu'il +ne pouvait plus tenir. Nos généraux, d'Effiat, Montmorency, sauf un +brillant combat, ne purent et ne firent rien. D'Effiat était malade, +Montmorency était, disait-il, ruiné. Il eût voulu devenir connétable. +Mais, s'il le devenait, Créqui, le roi du Dauphiné, eût brisé son +épée. D'autre part, Guise était en pleine guerre, avec Richelieu pour +son amirauté de Provence, Bellegarde pour un droit qu'il prétendait +comme gouverneur de Bourgogne, etc. Toutes ces plaintes, ces disputes, +ce procès général, entre la cour et Richelieu, retentissaient au roi +dans cette triste solitude des montagnes, et il en était accablé. Une +forte tête, un homme bien portant, eût succombé; combien plus Louis +XIII! + +Il faut ici avoir pitié de lui, et dire ce qu'il était. + +Plusieurs de ses très-bons portraits (surtout celui de Philippe de +Champagne à Fontainebleau) le montrent au vrai, une longue figure de +teint très-brun, à moustaches noires. Rien d'Henri IV, rien de Marie +de Médicis. Les Espagnols, à son avénement, disaient que ce faux Louis +était fils d'un des Orsini. Quoi qu'il en soit, il avait tous les +goûts d'un prince italien de la décadence, bon musicien et même +compositeur passable, peintre, réussissant dans je ne sais combien de +petits arts et de métiers. La prodigieuse idolâtrie de la royauté et +de lui-même, où on l'éleva pouvait en faire un vrai tyran. Il n'avait +pas beaucoup de coeur, était sec, dur, parfois cruel. Petitement +dévot, sans tomber cependant à l'idiotisme des rois espagnols ni de +Ferdinand II, le terrible mannequin des Jésuites, Louis XIII avait une +conscience, n'était pas insensible à l'idée du devoir. Sa gloire de +roi, l'_honneur de la couronne_ et l'honneur de la France se +confondaient dans son esprit. Richelieu tira parti de cela +admirablement, et de son vice, lui fit plusieurs vertus. + +Le malheur était qu'on ne pouvait compter sur rien avec une créature +si maladive, qui déjà trois ou quatre fois avait touché à la mort, que +l'ennui consumait, que les soucis minaient, que les médecins +ruinaient, exterminaient, par la médecine du temps, implacablement +purgative, acharnée à chasser cette humeur noire, qui était sa vie +même; chassée, elle eût emporté tout. + +Le premier médecin, Bouvart, de dévotion toute espagnole et vivant aux +églises, l'homme des reines, leur organe, ordonna le retour à Lyon (7 +août), l'oubli des pensées de la guerre. À quoi les reines ajoutèrent +de vives prières pour que le malade se réconciliât avec ses bons +parents, l'Espagnol et le Savoyard, avec l'Empereur. Quoi de plus +chrétien? Les rois de l'Europe, en réalité, sont une famille. On le +fit consentir à une trêve qui, le 1er septembre, devait livrer Casal +aux Espagnols. Les Français n'y gardaient qu'un fort, qu'encore ils +devaient livrer du 15 au 31 octobre s'ils ne recevaient secours. + +Le roi promit de plus à sa mère, à sa femme, qu'il chasserait +Richelieu, mais seulement «après la paix.» Brulart et le père Joseph +la négociaient à Ratisbonne. + +Richelieu, arrivant à Lyon, trouva la situation toute gâtée et malade +autant que le roi. Le roi était encore debout; mais il avait si +mauvaise mine, qu'on voyait qu'il allait tomber. Le bon courtisan +Bassompierre, homme de la reine mère, Guise, Longueville, le vieux +duc d'Épernon, ne perdirent pas de temps pour s'assurer du roi. +Lequel? Celui qui était à Paris, le frère de Louis XIII. Le roi de +Lyon déjà ne comptait plus. + +Ils saluèrent la royauté nouvelle, prirent les ordres de Monsieur pour +l'arrestation de Richelieu. Les dames eussent voulu davantage. La +soeur de Guise (princesse de Conti) eût préféré sa mort, et elle fit +acheter des poignards. Les Espagnols y avaient toujours songé. Et +Campanella en avait fait avertir Richelieu. La reine Anne d'Autriche +n'y répugnait pas trop. Elle disait seulement: «Il est prêtre.» + +Dans ses Mémoires, tout politiques, Richelieu couvre tout cela de +respect, de silence. Il ménage les deux reines, ménage les princes +étrangers. Mais, dans le petit journal, écrit par lui, pour lui, +chaque soir, et qui donne une mention des avis, des rapports +d'espions, de toutes les informations qui lui venaient, on y voit bien +plus clair. Ces témoignages, du reste, sont pour la plupart confirmés +par tous les mémoires, actes et lettres publiés depuis. + +Or, voici le dessous des cartes. L'intrigue et la guerre politique +couvraient une guerre de femmes. + +Richelieu avait été l'amant de Marie de Médicis, plus âgée de vingt +ans. Et il ne l'était plus. Ses ennemis ont fait mille contes +ridicules sur le libertinage de cet homme si occupé, si maladif, si +espionné, observé spécialement par un roi très-sévère. + +Dans la vérité, Richelieu avait alors une vie sombre et prudente, +très-réservée. Comme tant d'autres ecclésiastiques, il ne se fiait +qu'à une parente, une espèce de fille adoptive, sa nièce, madame de +Combalet, qui tenait sa maison et avait soin de lui. C'était une +jeune femme, jolie, modeste, austère. Quand elle avait eu le bonheur +d'être quitte d'un fort pauvre mari, pour ne plus y être reprise, elle +fit voeu de se faire Carmélite, s'habilla comme à cinquante ans, prit +une robe d'étamine et ne montra plus ses cheveux. Seulement, comme son +oncle aimait fort les bouquets, elle ne manquait guère, en l'allant +voir, d'avoir des fleurs au sein. + +Tout était singulier dans cette jeune femme. On la disait malade +secrètement. Nul galant. Mais elle avait un grand attrait. Des dames +en étaient éprises et folles, jusqu'à quitter mari, famille et tout, +pour s'établir chez elle, la soigner et faire ses affaires. Pour elle, +elle semblait uniquement occupée de son oncle, qui eut longtemps la +prudence de ne point lui faire de dons excessifs. Ce ne fut que peu +avant sa mort qu'il fit tout d'un coup sa fortune, la fit duchesse +d'Aiguillon. + +Il l'aimait fort. En 1626, quand la mort de Chalais exaspéra la cour, +on pinça Richelieu à cet endroit sensible. On fit scrupule à sa nièce +de vivre avec ce damné prêtre, cet homme de sang. Elle eut honte, elle +eut peur, renouvela son voeu. Le cardinal, troublé, consulta et +s'enquit si le voeu était valable. Ses docteurs lui répondirent: Non. +Mais elle n'était pas plus tranquille, elle voulait se mettre au +couvent. L'oncle n'y sut remède que dans une étrange démarche. Quoique +fort mal avec le pape alors, il chargea notre ambassadeur d'obtenir de +Sa Sainteté un bref qui interdît le couvent à sa nièce. Elle n'en +garda pas moins à la cour, où elle était dame de la reine mère, une +tenue de Carmélite, toujours fort sérieuse et ne levant jamais les +yeux. + +Les reines la haïssaient, et pour son oncle, et comme espion, enfin +comme contraste à leur vie et reproche muet. Elles l'abreuvaient de +fiel et la mortifiaient tout le jour. + +Une autre Carmélite régnait, fleurissait à la cour, madame Du Fargis, +née Rochepot, qui avait été trois ans au couvent de la rue +Saint-Jacques, mais, il est vrai, sans faire de voeu. Elle s'était +liée (là sans doute) avec la nièce du ministre, quoique connue déjà +par maints scandales. On lui fit épouser ce Du Fargis, notre +ambassadeur en Espagne, qui y signa la paix contre ses instructions, +en 1626. Quand on chassa les dames complaisantes qui, au Louvre et +ailleurs, avaient si mal gardé la jeune reine contre Buckingham, on +leur substitua la Fargis, plus complaisante encore et bien plus +dangereuse. Elle était jolie, ardente, effrontée, tout à fait propre à +aguerrir la reine par ses exemples. Agent de l'Espagne, elle lui +faisait des amis de tous ses amants. C'était Créqui, c'était Cramail, +c'était le vieux garde des sceaux, etc. Tel était, dans l'absence de +la Chevreuse, le Mentor de la jeune reine. + +La vieille reine, non moins honteusement, était menée par un Provençal +d'Arles, un musicien aventurier, qui, pour mieux gouverner la dame, +s'était fait médecin, et, pour l'assotir tout à fait, étudiait en +astrologie. Dans le petit journal de Richelieu, on voit toute +l'importance du docteur. Le rival du grand homme, son antagoniste en +Europe, ce n'est pas Spinola, ni Waldstein, ni Olivarès. C'est +Vaultier. La reine mère crie et pleure pour Vaultier. La question +suprême est de savoir si Vaultier remplacera Richelieu, d'abord dans +la maison de la reine mère, puis dans l'État, dans le gouvernement. + +Le roi s'alita le 22 septembre, et le 30 fut à la mort. Au dedans, au +dehors, on agit vivement. On écrivit en Bretagne, en Bourgogne, pour +que des deux bouts de la France il y eût explosion contre Richelieu. +On écrivit au prince de Condé qu'il se hâtât de quitter celui que tous +quittaient et qui allait périr. + +Voyons un peu chez le roi comment les choses se passent. Du 20 au 30, +ce fut le plus grand trouble. La médecine la plus violente, les +remèdes les plus héroïques ne pouvaient guérir Louis XIII. Il allait à +la selle quarante fois par jour et rendait le sang pur. L'intrépide +Bouvart était à bout et consterné. Saignée sur saignée, médecine sur +médecine, rien n'y faisait. La maladie semblait, malignement moqueuse, +augmenter d'heure en heure pour humilier la Faculté. + +C'était un spectacle lamentable de voir ce moribond, tant de selles, +tant de sang. La cour était fort mal logée, et l'étiquette au diable. +Chacun entrait, venait, voyait. Tel priait, tel pleurait. Le 1er +octobre, il y eut grande scène. Le roi mourant communia et demanda +pardon à tout le monde. + +C'est de ce mot chrétien que Brienne voudrait abuser pour nous faire +croire que le roi fit satisfaction à sa femme. Et il ajoute, comme un +sot, que le mourant même promit de se guider _par ses conseils_!... +Conseils d'une telle étourdie, si compromise et le jouet visible de +son entourage éhonté! + +Tous les autres témoins nous disent le contraire. Ils attestent que +le malade était plus défiant que jamais, qu'il démêlait très-bien +l'intérêt qu'on avait à sa mort. À ce point, qu'il refusait tout, sauf +ce qu'il recevait directement de la main de son premier valet de +chambre, un bon homme allemand, Béringhen. + +Ce Béringhen devenait extrêmement important. Et, si quelqu'un pouvait +_in extremis_ tirer quelque chose de la main mourante, vraisemblablement +c'était lui. Ni le confesseur Suffren, ni le médecin Bouvart, +n'exerçaient d'ascendant. + +Monsieur croyait succéder à coup sûr. Cependant un homme plusieurs +fois gracié, noté en des actes publics comme lié aux ennemis de +l'État, aurait été aisément contesté, spécialement de Richelieu, sûr +de périr si Monsieur était roi. + +Une autre personne craignait cet avénement: c'était la jeune reine, +jadis bien avec Monsieur, alors mal, parce que le prince rieur et ses +bouffons s'égayaient sur les petites aventures de la reine et ses +fausses couches. Que n'était-elle enceinte! Elle eût été régente, et +Monsieur était écarté! Mais, si elle ne l'était pas, il ne lui restait +qu'à épouser cet homme méprisé, et qui riait d'elle tout le jour. +C'était le plan de la reine mère, laquelle comptait bien gouverner. La +reine Anne serait restée dépendante et petite fille. + +On dit qu'une chose violemment voulue et désirée se réalise, qu'un +véhément désir parfois crée son objet. J'ignore ce qui en est. Ce qui +me semble sûr, c'est que la reine, qui avait tant d'intérêt à être +grosse, le devint en effet. + +Elle ne le déclara point. Mais, quatre mois après, la chose étant +visible pour tous, le confident médecin Bouvart n'osa le nier. Elle +avorta en mars 1631, par un moyen artificiel, comme on verra, et +probablement à six mois. + +Le roi l'avait quittée en mai 1630; il la revit à la fin d'août, étant +déjà malade et en pleine fièvre. Ils se réconcilièrent le jour où il +crut mourir, se brouillèrent encore, restèrent brouillés. Je ne vois +pas quand il put être père. + +N'importe. Qu'elle fut grosse au jour de la mort, elle était sauvée. +Elle restait reine régente, ou du moins présidant le conseil de +régence. Elle subordonnait la reine mère et Monsieur, qui n'était plus +que son premier sujet. + +Il suffisait pour cela que le roi, s'il testait en forme ordinaire, +tout en reconnaissant son frère, laissât ajouter la petite réserve +naturelle, qui était de _style_, quand le mourant était un homme +marié: «_Sauf le cas_ où notre très-chère épouse seroit enceinte.» + +Mais, si le roi n'aimait pas son frère, il n'aimait guère non plus sa +femme. Défiant comme il était, il aurait bien pu être assez malicieux +pour effacer ce mot. + +Il était bien essentiel qu'on s'assurât de l'homme qui, seul en ce +moment, paraissait lui inspirer un peu de confiance, de Béringhen, non +pas pour qu'il agît directement, mais seulement pour veiller les +moments où la haine du roi pour son frère serait plus forte que sa +malveillance pour sa femme. Ce moment, de lui-même allait se +présenter. À grand bruit, de Paris, arrivait une armée, les amis de +Monsieur avec tous leurs amis, les Guise, les Créqui et les +Bassompierre. Déjà ils étaient sûrs du gouverneur de Lyon, de sorte +qu'ils tenaient le roi dans leurs mains. Si le 2 ou le 3, le 4 +octobre, dans leur impatience d'héritiers, ils venaient le troubler et +le faire tester pour Monsieur, les deux gardes du lit, Béringhen et la +veuve, n'avaient qu'à surveiller le testament, et le mourant, plus que +jamais irrité contre Monsieur, n'eût point fait à la reine l'injure de +lui biffer la réserve naturelle en tout héritage. + +Comment acquit-on Béringhen? Comme on acquiert un jeune homme, faible +et doux, fort galant, sans défense contre les femmes. Celle qui menait +l'intrigue, la confidente d'Anne, la Fargis, s'en saisit par un coup +d'audace. La cour était campée à Lyon dans un hôtel étroit. Chacun +couchait où il pouvait. Béringhen, dans les rares moments où la +fatigue l'obligeait de prendre un peu de repos, se jetait sur un +matelas, à deux pas de son maître, dans une pièce de passage où on +allait et venait. La Fargis n'hésita pas. Sans crainte des passants, +sans pudeur du mourant, qui aurait pu entendre, elle alla s'établir +dans le lit du valet de chambre, et on les vit entre deux draps. + +Il ne manquait plus qu'une chose, c'était que le roi se hâtât de +mourir. Les deux partis étaient en présence. La reine Anne tenait la +Chambre, et les amis de Monsieur tenaient la ville. Quel que fût le +vainqueur, Richelieu périssait. Il se trouva tout à coup seul. Il +avait parlé à Bassompierre. En vain. Il parla à M. de Montmorency, à +qui il avait donné espoir de le faire connétable. Mais tout ce qu'il +tira de son caractère généreux, ce fut l'offre de le faire sauver de +Lyon; offre très-dangereuse, car c'était le pousser à s'accuser +lui-même. En le sauvant ainsi, il le perdait. + +Les médecins avaient saigné six fois en six jours cet homme pâle qui +n'avait point de sang. Ils essayèrent encore de lui en tirer le 2 +octobre. À ce moment, la nature le sauva. La vraie cause du mal, +ignorée des docteurs, un abcès à l'anus, creva. Tout fut fini. Quoique +très-faible, il se mit sur son séant, parla de se lever. + +Le jour même arrivaient Guise, Créqui, Bassompierre, représentants du +nouveau roi. Ils furent consternés, terrifiés, de trouver cet homme +mort qui se levait de son tombeau. Richelieu était près de lui. Il lui +montrait que les impériaux se jouaient de lui à Ratisbonne. Il en +tira, le 2, un ordre ferme qui semblait annoncer la résurrection de la +France, ordre à l'ambassadeur Brulart de revenir; le père Joseph, son +auxiliaire, pouvait rester, n'ayant pas caractère pour signer un +arrangement. Du reste, Richelieu se croyait bien sûr de Joseph, son +très-intime confident. + +L'Empereur, qui jusque-là empêchait la paix en n'offrant qu'un traité +impossible, avait hâte alors de la faire, d'abord parce que Gustave +avançait, deuxièmement, parce qu'il savait que Louis XIII avait +promis, dès la paix faite, de chasser Richelieu. Joseph et Brulart, +fort pressés des impériaux et sans doute de nos deux reines, étaient +dans un grand embarras. Il y a loin de Lyon à Ratisbonne. Joseph +reçut-il les nouvelles du 1er octobre, la communion du roi mourant? +ou celles du 2, sa résurrection? On l'ignore. Mais, quand il eût eu +les dernières, même le roi vivant, Richelieu pouvait périr si Joseph +consommait le traité de paix qui devait faire son expulsion. + +Donc, au total, Joseph semblait tenir le fil des destinées de +Richelieu[7]. C'était son homme, mais il ne l'aimait pas. Joseph +croyait l'avoir créé, et avoir créé un ingrat. Le ministre ne faisait +pas ce qu'il voulait pour sa fortune. Avec ses sandales de capucin, sa +ceinture de corde, cette comédie d'humilité, il visait au chapeau, qui +sans doute lui eût donné moyen de supplanter son ami. Richelieu qui le +voyait venir, essaya, dès 1628, de s'en débarrasser, de le claquemurer +dans une ville morte, à La Rochelle, dont il l'eût fait évêque. Mais +Joseph, non moins fin, déclina l'honneur de cet enterrement, et +s'obstina à rester Capucin. + + [Note 7: Joseph tenait le fil des destinées de + Richelieu.--_Le véritable père Joseph_, de Richard, est un + livre léger, fait un demi-siècle après, et qui, dans certains + points, mérite peu de confiance. Cependant l'auteur écrivait + d'après des manuscrits que nous n'avons plus, surtout d'après + les _Mémoires d'État_ de Joseph. Il y a nombre de faits fort + vraisemblables, ailleurs obscurs et à peine indiqués, ici + très-clairs et mis en pleine lumière. Au reste, quoiqu'à + l'exemple de tous les biographes il donne à son héros une + importance exagérée, il ne surfait pas du moins sa vertu. + Richard est amusant. Il semble nous promettre de beaux + secrets de la politique du temps: «on voit bien l'aiguille au + cadran, dit-il; mais, si l'on voyait les roues et les + ressorts cachés!» Le dessous est beau en effet. Il montre son + Joseph marchant toute sa vie de trahison en trahison. Il + trahit Ornano. Il décide Gaston à trahir Chalais. Il habille + un jeune comte en Capucin pour aller à Bruxelles et + surprendre les lettres qui mèneront Chalais à la mort. En + 1632, il conseille de faire mourir Montmorency, de ne pas + tenir parole à Gaston. Il trahit deux fois Richelieu, et en + signant le traité de Ratisbonne (1630), et en tirant parole + du roi de faire revenir sa mère, malgré le ministre (1638). + + Sur tout cela, Richard le croit le grand homme du + temps.--L'ouvrage n'est pas moral, mais il est curieux. + Richard, qui probablement copie le plus souvent Joseph, + éclaire beaucoup de choses sans le savoir, sans soupçonner la + portée de ce qu'il dit. On suit très-bien chez lui la lutte + discrète, la haine cachée des deux grands _amis_ l'un pour + l'autre, la duplicité de Joseph, qui, comme ministre de + Richelieu, conseille des choses violentes et hasardeuses, + mais qui, en dessous, travaille souvent le roi en sens + contraire, qui parle pour et contre Gaston, pour et contre + Marie de Médicis, etc.] + +En acceptant le traité de l'Empereur contre les instructions de +Richelieu, il avait deux chances pour une. Si le roi mourait, le +nouveau roi l'approuvait, le louait. Et, si le roi ne mourait pas, les +deux reines montraient au convalescent le traité de Joseph, et, la +_paix étant faite_, lui faisaient chasser Richelieu. Qui succéderait à +celui-ci? Il n'y avait qu'un homme capable, Joseph encore. Il devenait +ministre, et, de plus, cardinal. Le pape se joignait à l'Empereur pour +le presser de faire la paix. + +Le fameux Capucin était un homme aimable, obligeant, qui, tout agent +qu'il fût de Richelieu, avait trouvé moyen de rester bien avec tout le +monde. C'est lui qui, en 1626, fonda l'énorme fortune d'Orléans, en +décidant Richelieu, malgré sa répugnance, à donner à Monsieur +mademoiselle de Montpensier. Monsieur l'aimait, et dit avec regret à +la mort de Joseph: «C'était l'ami des princes.» + +Il mérita ce titre à Ratisbonne. Pressé, prié, il consentit que +Brulart, son collègue, signât la paix. Lui, Capucin indigne, il +déclinait un tel honneur. Mais on lui mit la plume en main, et sans +doute on lui dit que le pape le voulait, qu'en s'abstenant il perdrait +pour jamais le chapeau. Il signa (13 octobre 1630). + +Cet acte, oeuvre de Vienne, était un monstre d'équivoques et de piéges +qui compromettait tout: + +1º L'_honneur_. En Italie, le commissaire de l'Empereur entrait à +Casal; les Français et les Espagnols sortaient, mais avec grande +différence, les Espagnols pour rester à deux pas; notre duc de +Mantoue, sans protection et tout seul, restait comme un mouton à la +garde des loups; + +2º Ce beau traité _compromettait la France_, lui interdisant +l'alliance avec les ennemis de l'Empereur (dès lors avec Gustave); il +ouvrait le royaume, il y avait une phrase qui eût pu faire rendre à +l'Empire les Trois évêchés; + +3º La paix n'était pas pour la seule affaire d'Italie, mais générale, +donc _comprenant l'Espagne_, qui n'avait rien demandé, et qui restait +tout à fait libre de signer ou de ne pas signer. Le traité nous liait +les mains et n'obligeait pas l'ennemi. + +Joseph a dit qu'il avait signé pour gagner du temps; que le roi +pouvait, après tout, ne pas ratifier. Très-mauvaise raison. Dans le +désir général de la paix, dans les rapides entraînements de la France, +ce chiffon de traité une fois répandu et connu, tout devait aller à la +dérive, son premier et son grand effet étant justement d'écarter la +main forte qui tenait la corde tendue. + +Le tant désiré parchemin s'envole à Lyon, comme la colombe de l'Arche. +Saisi et baisé des deux reines, il est ébruité dans toute la ville, +célébré à cor et à cris. La paix! la paix!... Les feux de joie +s'allument. Les reines au balcon, croyant, dans la fumée, voir +s'évanouir Richelieu. + +Cela le 20. Et, le 26, le même effet en Italie, sous Casal, effet +décisif et terrible sur notre armée. Richelieu, du 2 au 26, avait +obtenu du roi réveillé un effort désespéré; il avait de ses mains +arraché aux intendants, envoyé l'argent nécessaire. Plus, des +renforts. Plus, l'ordre précis du roi de donner la bataille, et, si on +la gagnait, de ne pas s'amuser à ménager l'Espagne, mais de finir ces +comédies et d'entrer dans le Milanais. Cette armée était sous trois +maréchaux, Schomberg et d'Effiat, deux hommes de talent et très-sûrs, +le troisième suspect (l'agent des reines), Marillac, frère du garde +des sceaux. Mais ce Marillac dut marcher. Schomberg, ayant l'ordre +précis et répété, ne voulut plus attendre une heure, et mena l'armée à +l'ennemi. Les Espagnols étaient perdus. Leur grand général Spinola +venait de mourir, et leur courage aussi. Les Français, pleins d'élan, +allaient leur passer sur le corps, et d'autant plus sûrement qu'ils +avaient carte blanche, non plus pour secourir une méchante ville de +Piémont, mais pour s'en aller voir Milan, la Lombardie. + +À ce moment, comme du ciel, un secours vient aux Espagnols, l'envoyé +du pape, l'abbé Mazarino. C'était le 26, et, depuis plusieurs jours, +le traité fait le 13 avait été apporté en Piémont. Une semaine +entière, probablement, Mazarin le garda en poche, devinant bien, le +rusé comédien, le parti qu'il en tirerait. Aux premières salves, +faites de loin, sans danger encore, notre abbé se présente aux rangs +français, court, se démène, fait signe d'un mouchoir le long des +premiers rangs; il va, vient, voltige à cheval, criant: La paix! la +paix! + +Ce n'était pas assez pour arrêter Schomberg, qui, le matin encore, +dans une dernière lettre du roi, avait lu qu'il ne reconnaissait pas +cette paix. Mais c'était assez pour détremper ceux (il y en a en toute +armée) qui ne marchent pas volontiers. C'était assez pour faire crier +à Marillac que tout était fini. Schomberg lui-même se rangea à cet +avis, tant il vit les esprits changés et l'armée refroidie. + +Le résultat de cette farce était de finir la résistance de Casal. + +Assiégeants, assiégés, Espagnols et Français s'en vont. Mais les +impériaux (pires qu'Espagnols) y entrent, un commissaire de +l'Empereur, avec une armée de domestiques allemands. + +Ce joli trait de Mazarin commença la carrière de ce grand Mascarille. + +Tout le parti espagnol en Europe, et nos reines surtout, en firent, en +ornèrent la légende. Et quoi de plus touchant? Entre deux armées +engagées, dans la première furie, sous une grêle de balles, ce jeune +homme intrépide (mousquetaire avant d'être prêtre) se précipite, brave +mille morts pour arrêter l'effusion du sang. + +Tant de courage, d'humanité, de charité chrétienne... Tout à la fois +la légende d'un saint et celle d'un héros de roman!... + +Telle fut la noble et charmante auréole sous laquelle fut bientôt +présenté à notre Espagnole Anne le sauveur de l'armée d'Espagne. +Admirable rencontre! mystérieuse prédestination! On fit remarquer à la +reine que cet ange de paix avait des traits du beau, du noble +Buckingham, du héros qu'elle avait aimé. + + + + +CHAPITRE V + +JOURNÉE DES DUPES.--VICTOIRE DE RICHELIEU SUR LES REINES ET MONSIEUR + +De novembre 1630 à juillet 1631 + + +L'effort du grand ministre, les nobles velléités du roi à son réveil, +avaient donc avorté. On devait croire le roi indigné contre ceux qui +lui avaient enlevé une victoire certaine, une conquête probable. Or, +le contraire advint. En gardant encore son ministre, il assura de +nouveau aux reines que, «la paix faite, il le renverrait.» (Fin +d'octobre 1630.) + +Par quelle prise avaient-elles ressaisi le roi? Par la plus imprévue: +une femme, un amour... Cet insensible, ce malade saigné à blanc, si +pâle, qui faisait presque peur, on trouva l'art de le rendre amoureux! + +L'aventurier Vaultier, musicien de la reine mère, qui s'était fait +son médecin et astrologue, était un esprit pénétrant. On lui doit cet +hommage. Il devina que ce moment où un homme échappe à la mort, où, +les cierges de l'extrême-onction s'éteignant, il voit la vraie +lumière, se croit rené, il est infiniment sensible par sa faiblesse +même, enfant, tendre et poète, sous l'enchantement de sa nouvelle +aurore. + +Donc, il advint que cette aurore, cette belle lumière de vie dont la +nature se pare pour un mourant ressuscité, Louis XIII la vit un matin +tout animée, charmante, dans une demoiselle de quinze ans, une blonde +du Midi. L'avisé Provençal avait cherché, trouvé la petite fille au +fond du Périgord, l'avait fait venir avec sa grand'mère, qu'il gagna +en lui promettant de devenir dame d'atours de la mère du roi. + +On savait parfaitement par quel concert d'éloges, organisé et +concordant comme par hasard, on pouvait faire aimer quelqu'un de Louis +XIII. On lui donnait de temps à autre un favori, un camarade +d'amusement ou de chasse. En hommes, c'était assez facile, plus +difficile en femmes. Le sentiment qu'il avait de son insuffisance le +rendait plus timide. Mais ici, le grand intérêt que les reines avaient +à la chose leur donna de l'adresse. On prépara le roi à voir cette +jeune merveille, et, quand il fit ses relevailles (pour ainsi dire) et +alla rendre grâces à Saint-Jean de Lyon, le coup désiré fut frappé. + +Le roi, plein de reconnaissance, ayant bien remercié Dieu, resta +encore à entendre un sermon. Là, les yeux errants du convalescent +tombèrent sur la nouvelle venue, mademoiselle de Hautefort. +L'_Aurore_ comme l'appelaient ses compagnes pour son teint rose, ses +cheveux rutilants, illuminée sans doute du reflet des vitraux, apparut +un rayon d'en haut et la résurrection elle-même à ce Lazare. Il eut +honte d'avoir un carreau sous les genoux quand elle n'en avait pas, +et, sans s'inquiéter de ce qu'on en dirait, il suivit son sentiment +poétique et lui fit porter son carreau. Une fille du Nord eût été +abîmée d'étonnement et d'embarras, eût fait quelque gaucherie. Mais +celle-ci, d'une légère rougeur, du vif éclat de ses yeux bleus, +transfigurée, prit le carreau, et, sans s'en servir, le posa près +d'elle avec respect. Et tout cela d'un si grand air, d'une telle +noblesse virginale, que tout le monde en fut ébahi. + +Voilà le roi, dès ce jour, sorti de la vie sauvage où l'avaient tenu +ses favoris de chasse et autres, Luynes, Baradas, récemment +Saint-Simon. Le voilà assidu désormais chez les reines, sans cacher +aucunement qu'il y va pour mademoiselle de Hautefort. Il fait pour +elle des vers, de la musique, lui parle de sa chasse comme à un +camarade, de ses ennuis et même des affaires du royaume, parfois de +son ministre. Elle, sans rechercher l'honneur de ces confidences, elle +y répond modestement, avec adresse et présence d'esprit. Parfaitement +dévouée aux reines, à sa chère maîtresse, Anne d'Autriche (si +innocente et si persécutée), elle dit à merveille, d'une vivacité +naïve et gasconne, les petits mots qu'on lui fait dire, du reste, ne +parlant qu'en chrétienne, pour l'union de la famille royale, pour le +soulagement du pauvre peuple et la fin de la guerre. + +Richelieu se noyait. Et voilà que cette enfant, innocente et +charmante, presque sans s'en douter, lui met la pierre au cou. + +Le naufragé imagina de se reprendre à une vieille planche, la reine +mère, à son ancien attachement. Puisque, de toutes parts, le vent +était à l'amour et que l'amour lui faisait la guerre, il entreprit d'y +recourir lui-même. Il avait fort vieilli, il est vrai; il avait déjà +les joues creuses, le poil gris, l'air fantôme qu'on lui voit au +portrait du Louvre. Mais enfin, la bonne dame avait toujours vingt ans +de plus. Un homme de tant d'esprit, et qui avait cet esprit dans les +yeux, ne pouvait-il, à force de tendres respects, de mensonges, +réveiller au vieux coeur l'étincelle des beaux jours passés? Un +Vaultier tiendrait-il contre Richelieu en présence? Celui-ci prit un +parti héroïque, ce fut de s'établir sur le terrain de Vaultier même, +dans le propre bateau, l'appartement et l'alcôve mouvante où la reine +descendait la Loire pour aller à Paris. Elle passait les jours au lit; +lui à ses pieds, agenouillé sur des coussins, comme on faisait alors. + +Spectacle intéressant! Et quel dommage que Saint-Simon ne fût pas né! +La passion première parut revenue tout à fait. C'était un doux concert +de mots charmants en italien entre la vieille haineuse et le prêtre +enfiellé. _Amico del cor mio!_ disait-elle. Lui, il était ému, rêveur, +visiblement fervent et plein de religion, mais troublé sans doute de +tant de beauté. + +Qui tromperait et mentirait le mieux? C'était la question. La +Florentine avait l'émulation de Catherine de Médicis. Mais, parmi ses +douceurs, telle venimeuse oeillade put révéler au grand observateur la +plaie qui lui restait et que rien ne guérit. La Fargis avait eu soin +de lui dire que le cardinal et sa nièce (qui, comme tous les +caractères sombres, avaient des échappées bouffonnes) égayaient leurs +ébats à faire la comédie des galants transports de la vieille en +baragouinage italien. + +Long et pénible fut ce tête-à-tête du bateau. Dès qu'elle en +descendit, le cardinal partit grand train et rejoignit le roi à +Auxerre. Le roi, loin des beaux yeux d'_Aurore_, avait quelque peu +réfléchi. Une chose le rendait soucieux, c'était d'apprendre peu à peu +comme on avait travaillé aux huit jours où il était mort et dans +quelle tendre intimité on était avec l'homme de l'Espagne, Mirabel, +alors à Bruxelles, qu'on fit revenir. Il avoua à Richelieu que la +reine mère était toujours contre lui et n'oubliait rien pour le +perdre. + +La bataille était pour Paris. Le champ de bataille était le +Luxembourg, où la reine mère promenait sa fureur dans sa galerie de +Rubens. Quoique le roi n'eût rien promis _qu'après la paix_, elle +voulait sur l'heure qu'il chassât Richelieu (11 novembre 1630). +Celui-ci, averti, accourt, veut entrer, se défendre; mais la porte est +fermée; il entre par une autre. Il s'explique, il prie et il pleure. +Une effroyable averse d'injures est la réponse. Le roi s'enfuit et se +sauve à Versailles. + +On a dit que Richelieu, en ce moment, se crut perdu, qu'il fallut le +conseil, la fermeté du cardinal de la Valette, pour lui rendre le +courage et le faire aller aussi à Versailles. J'en doute fort. Sa +ténacité indomptable est bien prouvée. Il avait près du roi un ami, il +est vrai, un petit ami, Saint-Simon, ex-page que le roi avait fait +premier écuyer. Ce favori obscur, sans grande action, avait pourtant +cela d'être près du roi à toute heure. Il n'avait pas les charmes et +les heureux moments de mademoiselle de Hautefort, mais en revanche +l'assiduité; nuit et jour, il était le très-discret écho, sourd, non +retentissant, des plaintes du roi. Il faisait profession de ne se +mêler de rien, de n'avoir aucune initiative. Il savait dire: «Oui, +Sire,» donner la réplique, simple, indispensable. Le roi, s'affligeant +de son abandon et du fardeau d'affaires qu'allait lui laisser +Richelieu, aurait dit d'un ton de regret: «Où est-il, maintenant?» À +ce mot, qui n'était pas une demande, l'autre répondit cependant: +«Mais, Sire, il est ici.» + +Richelieu, comme de dessous terre, reparut et changea le roi. Il lui +montra avec respect, mais lui montra pourtant, qu'en France, en +Italie, partout, on se moquait de lui; qu'il avait perdu à Casal les +résultats de deux campagnes, que l'Empereur en était maître, donc +l'Espagnol (c'était même chose); que le pape était devenu tout +impérial, que Venise demandait grâce à l'Empereur, qu'ici l'homme des +reines, le vieux garde des sceaux, Marillac, là-bas, son frère le +général, étaient excellents Espagnols; que sa cour, son conseil, +n'avaient pour chef réel que l'ambassadeur Mirabel, appelé secrètement +par la reine Anne à Paris. + +Le Paris de la Ligue avait eu pour roi Mendoza. Il ne tenait pas à +Mirabel qu'il ne jouât le même rôle. Il trouvait dans le Parlement +force têtes pointues pour l'écouter, ou des sots importants, ou des +fous imprudents qui auraient joué au jeu insensé de s'appuyer sur +l'ennemi «dans l'intérêt des libertés publiques.» Le roi eut honte, +eut peur d'une telle situation. Il reprit les sceaux au vieux +Marillac, l'exila, fit arrêter l'autre Marillac à l'armée. Mais il +était encore si incertain, qu'il lui fallut du temps pour se décider à +donner les sceaux à Châteauneuf, un homme énergique et capable que lui +désignait Richelieu. Il s'assura de Paris et de la police du Parlement +en nommant Lejay premier président. + +Mais, comment la reine mère allait-elle prendre tout cela? C'était +l'inquiétude du roi. Il envoya quelqu'un, à deux heures de nuit, de +Versailles à Paris, pour réveiller le père Suffren, au noviciat des +Jésuites, et le prier d'intervenir et de calmer sa mère. + +Cette journée, qu'on appela _journée des dupes_ (11 novembre 1630), ne +fut point décisive au fond, comme on l'a dit. Richelieu n'était sûr de +rien; le roi restait chagrin de voir que lui seul eût raison. + +Il n'avait pas eu assez peur. On n'avait pu, sur des preuves +certaines, lui faire voir, lire, toucher le complot. Heureusement pour +Richelieu, en surveillant la Lorraine, le centre ordinaire des +intrigues, il saisit sur la route (décembre 1630) un médecin du roi, +Senelle, chargé et surchargé de lettres pour la reine Anne, pour la +Fargis et autres. + +Que contenaient ces lettres? On ne le sait pas trop. Dans le procès +qu'on fit, on n'ose lever qu'un coin du voile. On parle de complots +contre la vie du roi, sans en alléguer d'autres preuves que des +recherches astrologiques qu'on faisait pour savoir l'époque de sa +mort. Curiosité, il est vrai, mauvaise et très-sinistre. On a vu que +les pronostics de la mort d'Henri IV y avaient très-réellement +contribué, encouragé les meurtriers, qui se crurent sûrs de le tuer au +jour prédit, marqué là-haut. + +Les deux reines et Monsieur ne souhaitaient qu'une mort, celle de +Richelieu. On en avait souvent parlé, mais toujours on disait que, si +Monsieur faisait tuer Richelieu, le roi le ferait mourir. Cela aurait +pu arriver. Louis XIII, malade, comme Charles IX, avait sous les yeux +son histoire. Dès son enfance, endoctriné par de Luynes, il tenait de +lui cette opinion que Charles IX fut empoisonné par Catherine, et +qu'il n'eût pas péri s'il eût fait périr son frère. + +Donc, Monsieur devait y songer, attendre encore. + +La mort de Richelieu exigeait la mort préalable du roi, qui, du reste, +semblait ne devoir tarder; il ne se rétablissait point. Mais les +valets parfois sont plus impatients que les maîtres; il se pouvait que +ceux de Monsieur ou des reines perdissent patience et donnassent au +roi malade quelque suprême médecine. L'Église y eût gagné, et l'âme +aussi de Louis XIII. Car il allait se perdre, faire le grand péché +d'Henri IV qui lui coûta la vie, l'alliance protestante. On le disait +partout depuis un an pour irriter les catholiques, quoiqu'en réalité +il ne traita que l'année suivante. + +Dans la riche collection de lettres qu'on saisit, parmi celles qui +étaient écrites à la reine, aux grands personnages, il y en avait une +pour une vieille bourgeoise, de nom fort significatif, mademoiselle du +Tillet. + +Cette vieille était un vrai bijou du Diable, dont elle avait l'esprit. +Une destinée tout à rebours. Pour sa laideur, elle avait été adorée du +duc d'Épernon. Et, pour sa roture de petite bourgeoise, elle régnait +dans la maison de Guise, faisait la pluie et le beau temps. Il y avait +quelque chose là-dessous. Elle ne bougeait du Luxembourg, où la reine +mère la traitait avec grande considération. C'était une sibylle, une +espèce d'oracle; on répétait et on retenait ses mots. On la consultait +en affaires, comme on fait des grands hommes qui, en leur temps, ont +accompli des choses ardues et hasardeuses. Comment s'en étonner? Elle +passait pour avoir été dans le secret de Ravaillac. + +Mais elle était très-fine, et cette fois, pas plus que l'autre, on ne +put la prendre. Interrogée, elle plut à Richelieu en parlant +outrageusement de la Fargis. + +La découverte des lettres mit les trois cabales en déroute et en +division. Chacun sacrifia les deux autres. + +Monsieur traita, promit d'être l'ami de Richelieu, qui acheta ses +favoris. Il promit à la reine de parler pour elle, et parla plutôt +contre. + +La reine mère traita aussi pour sauver son Vaultier. Elle envoya le +nonce du pape à Richelieu lui dire qu'il y avait moyen de s'arranger. +Puis, inquiète, elle lui envoya encore le père Suffren pour le prier +de venir, et, quand il fut venu, très-douce, elle lui dit qu'elle +avait réfléchi et qu'elle sentait bien que les affaires du roi ne +pouvaient se passer de lui. Elle consentit à aller au conseil, et là, +faisant bon marché de la jeune reine, sa belle-fille, elle trouva fort +bon qu'on punît la Fargis, qui ne pouvait guère l'être sans qu'Anne en +demeurât tachée. + +Mais la plus embarrassée était la jeune reine, dont la grossesse +apparaissait. Elle ne fit pas beaucoup d'effort pour la Fargis; elle +pensa à elle-même, et, avec la faiblesse d'une femme en cet état, +chargea et dénonça sa grande amie. Elle dit cette chose ridicule, trop +visiblement improbable, qu'elle (la reine Anne) avait défendu le +cardinal, refusé de le perdre, et que cette méchante Fargis avait +forgé les lettres pour l'en punir et la perdre elle-même. + +Richelieu, absolument maître de la situation, montra pour la reine une +grande douceur. Il craignit de déchirer le rideau de gaze légère qui +couvrait le triste intérieur de la famille royale. Il craignit de +rendre le roi ridicule. Il craignit peut-être pour Anne elle-même. Car +cet homme, qui semblait si sec, aimait les femmes pourtant. Il croyait +la reine fragile; il la voyait tombée jusqu'à l'avilissante faiblesse +d'accuser son amie. Il espéra dans cette mollesse de nature, et crut +qu'un jour ou l'autre, dans quelque embarras où l'étourdie se +jetterait encore, il l'aurait à discrétion. + +Donc, il se contenta d'éloigner cette Fargis. Il la laissa s'enfuir, +ce qui rendait le procès impossible. Mais, contre son attente, la +Fargis partie (30 décembre 1630), la reine se désola et s'emporta; +elle montra pour la perte de celle qu'elle venait d'accuser un +inexplicable désespoir. Elle disait tantôt qu'elle savait qu'on +voulait la renvoyer en Espagne, tantôt la faire mourir pour que la +nièce du cardinal pût épouser le roi. Elle priait, pleurait aussi, +pour conserver un valet d'intérieur auquel elle tenait d'une manière +étonnante, son apothicaire. Elle en fit une affaire d'État. De +couronne à couronne, l'Espagne demanda à la France, par son +ambassadeur, que cet indispensable serviteur fût rendu à la reine. On +le lui rendit pour deux mois, et avec cette clause, qu'il ne la +verrait qu'au Louvre et en présence d'une dame très-sûre. + +Son embarras tenait à l'éloignement de sa garde-malade et de l'homme +qui pouvait simplifier son état. Il devenait visible. Richelieu, +malicieusement, envoyait voir souvent comment elle se portait. +Exaspérée, elle dit: «Mais qu'il vienne lui-même!... Il sera le +très-bienvenu!» + +Cet état ne l'empêchait pas de s'agiter, de recevoir des agents de +Lorraine ou de trotter aux Carmélites, pour voir Mirabel en cachette, +ou un anglais papiste, lord Montaigu, agent de sa belle-soeur +Henriette, et mêlé dans tous les complots. + +Intrigues misérables, sans résultat possible. L'Espagne n'avait aucune +chance de soulever le peuple en ce moment. Le seul complot qui eût pu +réussir, c'était de profiter de la passion du roi pour mademoiselle de +Hautefort, de le faire succomber, et, par elle, de s'emparer de lui +entièrement. Innocente, mais dévouée, passionnée pour sa maîtresse, +cette enfant (de seize ans) eût donné sa vie pour la reine, et +peut-être un peu plus encore. L'intérêt de l'Église, d'ailleurs, eût +tout couvert. Quel beau texte pour les casuistes! une douce faiblesse +qui empêchait un crime (l'alliance protestante), qui chassait +Richelieu, le démon de la guerre, qui rendait la paix à l'Europe et +réconciliait la grande famille chrétienne!... Près d'un tel +dévouement, qu'était-ce que celui de Judith, qui ne sauva que +Béthulie? + +La jeune victime était toute leur ressource en ce naufrage. Vaultier +le dit dès Lyon. Son collègue, le pieux médecin Bouvart, à +Saint-Germain, quand la reine fut visiblement grosse, n'osa plus +tarder, mit les fers au feu. Il se jeta un jour dans un long discours +à la Sganarelle, que le roi ne pouvait comprendre. Le sens qu'il +démêla à la fin, c'est qu'il n'était malade que de chasteté (comme un +de ses aïeux qui en mourut, dit-on); mais que lui, ce serait grand +dommage s'il en mourait. Et, comme le roi s'impatientait, demandait où +il en voulait venir, à quel remède, saignée, médecine ou lavement... +Bouvart, embarrassé, insinua que la vraie médecine, c'était +mademoiselle de Hautefort. + +Bouvart était un sot. Un homme que lui-même purgeait, dit-on, deux +cents fois par an, était bien à l'abri de ces basses tentations. Il +fut scandalisé. C'est tout ce qu'on gagna. + +Cependant les choses pressaient. On fit un essai plus direct. Le fait +est très-connu, mais de date incertaine. Je n'hésite pas à le placer +au moment où la reine, dans une situation urgente, eut besoin +d'emporter la chose. + +Un jour, en souriant, mademoiselle de Hautefort tenait, laissait voir +un petit billet. Voilà le roi curieux. Il veut savoir ce que c'est. En +badinant toujours, elle recule, et le roi avance, curieux et intrigué +de plus en plus. Il la prie de le laisser lire, avance la main pour +prendre. Elle le cache dans son sein. Le roi est arrêté tout court et +ne sait plus que faire. Cela se passait devant la reine. Elle fit une +chose hardie, et qui pouvait avoir de grandes conséquences. Elle prit +les mains de la jeune fille, et la tint pour que le roi pût la +fouiller. + +Mais Louis XIII fut plus embarrassé encore. Il recourut à l'expédient +(ridicule, excellent) de prendre de petites pincettes d'argent qui +étaient là, et, chastement, de ce lieu délicat, sans contact, enleva +la lettre. + +Que serait-il arrivé si les choses s'étaient passées autrement? On +rira si l'on veut, on se moquera de ceux qui donnent aux petites +causes une grande portée. Il n'y a rien de petit au gouvernement +monarchique. + +Si les pincettes ne s'étaient trouvées là, si Louis XIII n'eût pas été +homme à les prendre, il serait arrivé que le roi eût senti la +débonnaireté de la reine, goûté sa complaisance, compris ce que dit +madame de Motteville: «Que la reine désirait qu'il aimât mademoiselle +de Hautefort.» Enfin sa conscience dévote eût cédé, étouffée par cette +connivence de la personne intéressée. + +Mademoiselle de Hautefort ne se fût pas sacrifiée pour n'en retirer +rien. Aussi ardente et résolue qu'elle avait été vertueuse, le pas +fait, elle aurait mené bien loin le roi dans le sens de la reine. +Victoire complète de l'Espagne et du pape. Chute et procès de +Richelieu. Nulle alliance avec Gustave-Adolphe. + +Mais Louis XIII ne fut pas assez inintelligent pour ne pas comprendre. +Il méprisa ceux qui l'entouraient, et se donna solidement et +fortement à Richelieu. + +Celui-ci, qui connaissait mieux son homme et son malade, en contraste +avec l'impuissante corruption de la cour, réussit par l'austérité. Le +roi aimait le Capucin Joseph. + +Richelieu, non-seulement rappela Joseph, mais lui organisa un +ministère de Capucins. Joseph eut quatre principaux secrétaires de son +ordre, un état de maison, des chevaux, des voitures, des logements aux +résidences de la cour. + +Mais rien ne fit meilleur effet auprès du roi que de voir le ministère +peuplé de ces robes grises. Rien n'affermit mieux sa conscience et +dans ses sévérités pour sa mère, et dans ses résistances au pape, dans +l'alliance avec Gustave. Il crut que beaucoup de choses étaient +permises à un roi qui faisait aller les Capucins en carrosse. + +Du reste, Richelieu, qui connaissait Joseph et l'avait expérimenté le +premier fourbe de la terre, tout en le grandissant ainsi, le mit +parfaitement dans sa main. Il dit aimer tant ce cher frère qu'il ne le +logerait qu'avec lui. Lui et ses Capucins, ses employés, son petit +ministère, tout fut établi chez le cardinal, au même étage, dans son +appartement et sous ses yeux, de sorte qu'il pût toujours lui-même +espionner ce chef des espions. + +Le tenant de si près, il l'employa à dire au roi certaines choses +difficiles, à ouvrir certains avis violents, se réservant pour lui des +dehors de modération. Le Capucin, né homme d'épée, passait pour en +garder l'esprit, et on en faisait cent histoires plaisantes. On +disait, par exemple, qu'un jour, disant sa messe, il reçut un +officier qui venait prendre un ordre pressé pour une surprise de +place: «Mais, s'ils font résistance?» dit l'officier. «Alors tuez +tout,» dit le bon père, et il reprit sa messe interrompue. + +Richelieu ne pouvait, sans une mauvaise couleur d'ingratitude, parler +contre son ancienne protectrice, la reine mère. Peut-être fit-il +parler Joseph, et, par lui, enleva la grande mesure de la séparation +de la mère et du fils. + +Monsieur, le 31 janvier, ayant repris la guerre par une sortie +furieuse et une bravade qu'il vint faire chez le cardinal, on acheva +de persuader au roi, excédé de ces orages, qu'avec sa mère et son +frère il n'aurait jamais de repos. + +Il alla à Compiègne avec toute la cour, mais partit, y laissa sa mère +sous la garde de M. d'Estrée, lui faisant dire qu'il la priait d'aller +à Moulins, d'y rester. On lui enleva Vaultier, pour le lui rendre, +disait-on, dès qu'elle serait à Moulins. + +Le lendemain (25 février 1631), on mit son fidèle Bassompierre à la +Bastille. + +La soeur de Guise, princesse de Conti, fut exilée avec trois +duchesses, dont deux étaient aussi de la maison de Guise. + +Monsieur s'enfuit en Franche-Comté, sur terre espagnole, le 11 mars, +avec le secours de sa mère, qui lui remit les pierreries de sa défunte +femme. Elle-même, laissée sans gardes à Compiègne, sur je ne sais quel +avis qu'on lui donna, s'enfuit aux Pays-Bas (18 juillet 1631). + +C'est ce que voulait Richelieu. + +Trois gouverneurs de provinces, Guise, Elbeuf et Bellegarde, avaient +quitté la France. On les fit condamner à mort par le parlement de +Dijon, ainsi que la Fargis, et Senelle aux galères. Le roi lui-même +avait été à Dijon pour assurer la Bourgogne, gouvernement du fugitif +Bellegarde. + +Le roi fit ce voyage en mars, et partit de Dijon le 2 avril, pour +revenir. Ce fut en mars que la reine avorta. + +Richelieu avait eu la complaisance de laisser revenir près d'elle la +Chevreuse, qui promettait de le servir désormais. + +Monsieur en plaisanta. Il dit dans son exil «qu'on avait fait revenir +la Chevreuse pour donner plus de moyens à la reine de faire un +enfant.» (_Journal de Richelieu, Arch. cur._, t. V, p. 71.) + +On lit dans le même journal, p. 41, cette note curieuse: + +«Madame Bellier a dit au sieur Cardinal, en grandissime secret, _comme +la reine avoit été grosse_ dernièrement, qu'elle s'étoit _blessée_, +que la cause de cet accident était _un emplâtre_ qu'on lui avoit +donnée, pensant faire bien. Depuis, Patrocle (écuyer de la reine) m'en +a dit autant, et le médecin ensuite.» + +Le roi ignora-t-il cette grossesse? Et Richelieu fût-il tellement +magnanime pour sa belle ennemie, jusqu'à la couvrir de son silence? + +Je ne l'imagine pas. + +Je crois plutôt qu'il laissa ce triste secret arriver au roi, pensant +ne pouvoir s'affermir sur une meilleure base que sur le mépris de la +reine. + +Ce qui est sûr, c'est qu'Anne d'Autriche avorta en mars, et que +Richelieu, définitivement vainqueur et maître, osa, au mois d'avril, +clore et signer son traité avec Gustave, dressé dès le mois de +janvier. + + + + +CHAPITRE VI + +GUSTAVE-ADOLPHE[8] + + [Note 8: C'était ici le lieu d'en parler; mais j'ai dû à ce + grand homme le respect de commencer par lui mes + Éclaircissements. Je ne pouvais d'ailleurs, dans une histoire + de France, l'envisager que de profil. La vieille histoire + d'_Arkenholz_, sortie des pièces et des récits originaux, est + toujours excellente. Elle nous a sauvé beaucoup de pièces + importantes qui, je crois, n'existent plus ailleurs. Je parle + de celles qui racontent la mort de Gustave, le sac de + Magdebourg, etc.] + +1631 + + +Voilà quatre-vingts pages pour le récit de trois années. Et qu'ai-je +raconté? Rien du tout. + +Ce rien est quelque chose. Car c'est le fond du temps. La grandeur de +l'effort, le sérieux des tentatives, la complexité des combinaisons, +l'ostentation savante d'une grosse machine politique et diplomatique, +entravée par la moindre chose, qu'il faut raccommoder sans cesse, et +qui crie, gémit, grince pour donner un minime effet, voilà ce qu'on a +vu. Les infortunés machinistes, Sully et Richelieu, par une force +très-grande de sagesse et de volonté, atteignent de petits résultats +éphémères. + +Que reste-t-il de Sully, à cette époque, des bonnes volontés d'Henri +IV? Et ce retour que Richelieu, en 1626, comptait faire aux économies +de Sully, cet espoir de réforme, que sont-ils devenus? Louis XII et +François Ier conquirent la Lombardie avec moins de labeur que +Richelieu ces deux petites places de Pignerol et de Saluces qu'il nous +fait tant valoir. Le résultat unique et réel qu'on ait obtenu, c'est +l'amortissement définitif d'une grande force vive par où jadis la +France fut terrible à l'Espagne; je parle du parti protestant, de la +marine protestante. + +Du reste, l'impuissance est le trait marqué de l'époque. Chacun sent +nettement que quelque chose meurt, et on ne sent pas ce qui vient. + +Les vigoureux génies qui, dans ce siècle, ont un moment prolongé +l'autre, Shakespeare et Cervantès, ont une intuition fort nette de ces +pensées de mort. Ils jouent avec la leur et ne regrettent rien. + +«Pleurez-moi seulement ce moment où la cloche tintera pour dire que je +vais loger avec les vers... Oubliez-moi et ne répétez point ce pauvre +nom de Shakespeare.» + +L'Espagnol est plus triste, car il s'obstine à rire. Après une +histoire fort plaisante: «Je sens bien à mon pouls que dimanche il ne +battra plus. Adieu, gaieté! adieu, plaisanterie! adieu, amis! À +l'autre monde!» + +C'est la fantaisie, direz-vous, qui part avec Shakespeare et +Cervantès. Une sérieuse renaissance va commencer, de prose et de bon +sens. Voici venir les gens de Port-Royal, l'austérité du jansénisme, +des efforts méritoires pour mettre la raison dans la foi. Il est +curieux de voir pourtant comment les fondateurs eux-mêmes jugeaient de +la situation. Jansénius et Saint-Cyran, jeunes en 1613, à l'occasion +de Gauffridi, _prince des magiciens_ (V. le volume précédent), +concluaient que le temps de l'Antichrist était venu, le dernier temps +du monde. Vers 1653, Saint-Cyran, au principe même de la réforme de +Port-Royal, montre infiniment peu d'espoir. Il dit en propres termes à +Angélique Arnauld: «Il se fera une réformation dans l'Église... Elle +aura de l'éclat et éblouira. Mais ce sera un éclat qui ne durera pas +longtemps et qui passera.» + +En résumé, ce siècle même, à sa bonne époque, dans ses vigoureux +commencements jusqu'à Pascal, manque du haut et fécond caractère qui +marqua le XVIe siècle à son aurore. Je parle de l'_espoir_, du signe +décisif où le héros se reconnaît, la _joie_. + +J'en ai parlé fortement pour Luther, qui, parmi ses tempêtes, offre +pourtant ce signe, la grande joie révolutionnaire, destructive et +féconde, et la charmante joie des enfants. + +J'en ai parlé pour le sublime fou de la Renaissance, l'engendreur du +Gargantua, qu'on range avec les fantaisistes, et qui, tout au +contraire, eut la conception première du monde positif, du monde vrai +de la _Foi profonde_, identique à la science. + +Je ne vois au XVIIe siècle que deux hommes gais, Galilée et +Gustave-Adolphe. + +Galileo Galilei, fils du musicien qui trouva l'opéra, et musicien +lui-même, élève des grands anatomistes de Padoue, qui lui apprirent à +fond le mépris de l'autorité, professait les mathématiques. En +littérature, son livre, c'était l'Arioste; il laissait là le Tasse et +les pleureurs. + +Deux choses un matin lui tombent dans les mains, un gros livre +d'Allemagne et un joujou de Hollande. Le livre, c'était l'_Astronomia +nova_ de Keppler (1609) et le joujou, c'était un essai amusant pour +grossir les objets avec un verre double. + +Keppler avait trouvé les mouvements des planètes, affermi Copernic et +pressenti Newton. Galilée, au moyen de l'instrument nouveau qu'il +organise, suit la voie de Keppler, et, derrière ses planètes, il voit +la profondeur des cieux (1610). + +Foudroyé et ravi, saisi d'un rire divin, il communique au monde la +joie de sa découverte. Il en fait un journal: _Messager des étoiles_. + +Puis les célèbres dialogues. Nulle pompe, nulle emphase; la grâce de +Voltaire et le style le plus enjoué. + +Voilà la vraie grandeur. + +Nous la trouvons la même dans le maître de l'art militaire, +Gustave-Adolphe, créateur de la guerre moderne. Si l'on veut croire ce +qu'il disait, qu'il l'apprit d'un Français, il restera du moins le +héros qui la démontra. + +Vrai héros et grand coeur, dont ses ennemis, terrassés, ne bénirent +pas moins la douceur et l'inaltérable clémence. + +Ce qui étonnait le plus en lui, c'était surtout son étonnante +sérénité, son sourire en pleine bataille. La conception du bon +Pantagruel, du géant qui voit de haut les choses humaines, semblait +s'être réalisée dans ce véritable guerrier. Il n'eut ni le génie +morose de notre Coligny, ni le froid sérieux du Taciturne, ni l'âpreté +farouche du prince Maurice. Tout au contraire, une humeur gaie, des +traits de bonhomie héroïque. + +Cet enjouement de Galilée et de Gustave-Adolphe, des deux hommes +vraiment supérieurs, est un trait fort spécial, fort étranger au +temps, et qui n'y a nulle influence. Le temps est sec, et triste, +sombre. + +Gustave n'apparut que pour un jour, pour montrer une science nouvelle, +vaincre, périr. Galilée, pendant très-longtemps, influa peu; vingt ans +après sa découverte, le jeune Descartes, qui va en Italie, ne le +visite point et semble ignorer qu'il existe. La révolution de Luther, +en l'autre siècle, a couru en un mois par toute l'Europe, et jusqu'en +Orient. Celle de Galilée est négligée vingt ou trente ans, comme +serait un badinage astrologique. Personne n'en sent l'énorme portée, +morale et religieuse. + +Avant de faire connaître la révolution militaire qu'opéra +Gustave-Adolphe, il n'est pas mal de le montrer lui-même. + +C'était un homme de taille très-haute (quelques-uns disent le plus +grand de l'Europe). Très-large front. Nez d'aigle. Des yeux gris +clairs (assez petits, si j'en crois les gravures), mais pénétrants. Il +avait pourtant la vue basse, et il eut de bonne heure, étant Allemand +par sa mère, beaucoup d'embonpoint. Sa grande force d'âme et de +corps, sa paix profonde dans le péril où il passait sa vie, et +l'absence absolue de trouble, n'avaient pas peu contribué à le faire +gras. Cela le gênait un peu; on ne trouvait guère de chevaux assez +forts de reins pour le porter. Mais cela le servait aussi. Une balle, +qui eût tué un homme maigre, se logea dans sa graisse. + +Il était fort sanguin, et il avait parfois de petits moments de +colère, fort courts, après lesquels il se mettait à rire. Il +s'avançait aussi trop en bataille, comme un soldat. Sans ces défauts, +les seuls qu'on lui reproche, on aurait pu le croire plus haut que la +nature humaine. + +Il était étonnamment juste, et trouvait bon que ses tribunaux suédois +le condamnassent en ses affaires privées. Il apparut dans cette +horrible guerre de Trente ans, où il n'y avait plus ni loi ni Dieu, +comme un divin vengeur, un juge, la Justice elle-même. + +L'approche seule de son camp, irréprochablement austère, était une +révolution. Un de ses hommes, qui venait de prendre les vaches d'un +paysan, sent une main pesante qui se pose sur son épaule. Se +retournant, il reconnaît le bon géant Gustave, qui lui adresse avec +douceur ces fortes paroles: «Mon fils, mon fils, il te faut t'aller +faire juger.» Ce qui voulait dire: Te faire pendre. + +Il était le représentant du principe opprimé, le protestantisme, celui +de la liberté de l'Europe. Car son père ne fut roi de Suède que par la +ruine du catholique Jean. Il fut le roi de la défense nationale contre +la Pologne et les Jésuites. Son père le désignait, enfant, comme le +vengeur de cette cause. «Je n'achèverai pas, disait-il; ce sera +celui-ci.» L'Allemagne le comprit ainsi. Et, quand il eut vingt ans +(1614), les grandes villes impériales, si éclairées, Strasbourg, +Nuremberg, Ulm, voulaient déjà le nommer leur défenseur contre la +maison d'Autriche. Le landgrave de Hesse l'appelait aussi. + +Il avait eu une éducation très-forte. Il écrivait et parlait +l'allemand et le hollandais, le latin, l'italien et le français. Il +entendait le polonais et le russe. Mais ce qui était plus important, +c'est que, dans la trêve de douze ans entre la Hollande et l'Espagne, +nombre d'officiers, de toute nation, qui vinrent servir en Suède lui +apprirent à fond toute cette savante guerre de Hollande. Situation +très-favorable. Il se trouva, en réalité, le successeur du prince +Maurice. + +C'était la guerre des siéges, des canaux, des marais. Mais, pour la +stratégie proprement dite, la guerre des grandes manoeuvres en plaine, +le maître était en Suède. Pontus de la Gardie (de Carcassonne) l'avait +entrevue, et son fils Jacques la trouva tout entière, la réalisa, +l'enseigna à Gustave. + +Né en 1585, Jacques avait dix ans de plus que lui. La nécessité de +faire face avec une petite infanterie à l'immense cavalerie polonaise +et aux profondes masses russes le força d'avoir du génie et +d'inventer. Il pénétra jusqu'à Moscou. Et ce qui prouve que l'homme en +lui fut aussi grand que l'homme de guerre, c'est que les Russes, +battus par lui, eussent voulu le canoniser. + +La Suède parut quelque temps irrésistible. Elle reprit Calmar sur le +Danemark. Elle conquit la Finlande, imposa la paix à la Russie. Elle +conquit la Courlande, la Livonie, la Prusse polonaise, imposa la paix +à la Pologne. + +En Pologne déjà, Gustave se trouva en face des impériaux, venus comme +alliés. Il allait les retrouver en Allemagne, sur la côte du Nord, +pour l'empêcher d'accomplir, ce qui semblait le mouvement naturel de +sa conquête, le tour de la Baltique. + +Ce n'était pas une querelle accidentelle, mais naturelle, essentielle +et fondamentale; la Baltique, visiblement, allait appartenir à +quelqu'un; à Gustave? à Waldstein? Celui-ci assiégeait Stralsund, et +Gustave la lui fit manquer (1628). + +Dès 1625, la Suède, sous Jacques la Gardie et Gustave, avait planté le +drapeau de la réforme militaire, fait hardiment (elle si pauvre!) son +plan pour une armée de quatre-vingt mille hommes. Et quelle prime +offrait-elle? Un code d'une sévérité extraordinaire. De plus, elle +supprimait presque les armes défensives. + +Un Français avait trouvé un principe de guerre opposé aux trois +guerres d'alors. On peut le formuler ainsi: que ce qu'il y avait de +plus fort, ce n'était pas l'élan des Turcs, la tempête de cavalerie, +ce n'était pas la pesanteur des cuirassiers impériaux, ni même les +murs et les savantes fortifications de la Hollande,--mais bien les +murs humains, le ferme fantassin en plaine et la poitrine de l'homme. + +Et, bien loin de faire des carrés épais comme ceux des Espagnols, des +Janissaires, des rangs serrés contre les rangs, qui, une fois rompus, +s'embrouillaient de plus en plus, il mit ses hommes en files simples, +et du vide derrière, disant: «Si la cavalerie vous rompt, laissez +passer, et reformez-vous à deux pas.» + +Cette confiance extraordinaire à la force morale eut son effet. Et +cette belle tactique suédoise tenta les braves au point que beaucoup +quittaient des services lucratifs, et la Hollande même, pour venir +prendre part à la guerre hasardeuse où, pour rempart, on n'avait que +le coeur. + +Ainsi apparut dans la guerre le vrai génie moderne qui méprise les +sens et la platitude du sens commun, qu'on appelle souvent le bon +sens, et qui, le plus souvent, est la routine. Les sens, le sens +commun, avaient dit que le ciel était une voûte de cristal à clous +d'or. + +Galilée n'en crut rien, y vit et y montra un abîme infini. Les mêmes +sens disaient que le plus sûr en guerre était de se mettre derrière +des cuirasses et des murs. Gustave n'en crut rien, et il crut, d'après +la Gardie, que le vrai mur, c'est l'homme ferme, et que cette fermeté +mobile, dégagée des armures de limaçon sous lesquelles on traînait, +est le secret de la victoire. + +Dans ces hardis joueurs qui venaient à cette noble loterie, on voyait +un bon nombre de nos Français réfugiés de Hollande. L'armée suédoise +était surtout, avant tout, l'armée protestante. L'alliance française, +qui eût été désirable à Gustave en 1627, quand Richelieu faisait la +guerre au pape en Valteline, lui fut extrêmement antipathique en 1629, +quand Richelieu, vainqueur de la Rochelle, appelé par le pape en +Italie, était chanté et célébré par tout le parti catholique. Et, +d'autre part, le ministre, qui alors comptait sur Rome, et déjà se +croyait légat, n'eût eu garde de tout gâter par une telle alliance. Il +tenait cependant près de Gustave un militaire distingué, Charnacé, qui +négociait, semblait vouloir traiter, se mêlait fort des affaires de +Gustave (de sa trêve avec la Pologne). Ce qu'il voulait surtout, +c'était d'inquiéter l'Empereur, de retenir Waldstein au Nord, tandis +que le duc de Lorraine et Monsieur l'appelaient en France. + +Une alliance que préférait Gustave était celle de Bethlem Gabor, son +beau-frère, le chef des Marches turques, qui tenait l'Empereur par +derrière. Mais il mourut en novembre 1629. Gustave eût volontiers pris +des subsides du roi d'Angleterre, directement intéressé aux affaires +d'Allemagne pour la spoliation de son parent, le Palatin. Mais +Charles, en lutte avec sa nation, et sous l'influence de sa femme +Henriette, n'était nullement ennemi de la maison d'Autriche. Gustave +ne l'ignorait pas; il jugeait déjà Charles comme aurait fait Cromwell, +et voyait dans son employé Vane un traître, un employé de Madrid. + +Quant au Danois, la terreur de sa défaite l'avait mis si bas, que, +pour se sauver seul, il sacrifiait tous ses alliés protestants. Bien +plus, il entrait (en dessous) dans un honteux traité avec +l'aventurier, le grand marchand de meurtres, Waldstein, et il allait +mêler le sang de cet homme au sang royal en épousant sa fille, riche +des pleurs de l'Allemagne! + +Donc, Gustave était seul. + +Richelieu ne vint sérieusement à lui que fort tard, le 24 décembre +1629. Ayant alors vaincu la cour par la découverte des lettres qui +dévoilaient les trois cabales, à cette époque aussi décidément +désabusé du pape, il offrait de l'argent à Gustave pour qu'il passât +en Allemagne. À quelles conditions? En promettant de respecter +l'usurpation que la Bavière avait faite du Palatinat. Or, c'était le +point grave dans les affaires de l'Allemagne. L'électorat du Palatin, +transmis à la catholique Bavière, était le signe suprême de la +victoire des catholiques. En respectant cela, quoi qu'on fît, on ne +faisait rien. Richelieu n'appelait Gustave en Allemagne qu'en +l'entravant, voulant qu'il s'abdiquât et s'énervât d'avance. + +Et cela pour trois cent mille francs!... Richelieu offrait cette somme +_pour chaque année_. Mais y aurait-il plusieurs années? La première, +dans une si grande et si terrible lutte, ne serait-elle pas la +victoire ou la mort? + +La question fut décidée par le sénat de Suède, indépendamment de la +France. Le chancelier Oxenstiern était contre le passage. Le roi et le +sénat furent pour: 1º parce qu'on avait déjà un pied en Allemagne, +Stralsund, qu'on avait défendu contre Waldstein et qu'on voulait +garder; 2º pour garder (chose grave pour un pays pauvre comme la +Suède) le gros revenu de la douane de Dantzig qu'on venait d'acquérir; +3º pour garder surtout la Baltique. Waldstein s'y établissait +décidément, comme maître du Mecklembourg. Il s'intitulait follement +_propriétaire des mers du Nord_. Mais l'Espagne, mais la Hollande, +avec leurs grandes flottes, ne l'auraient pas laissé paisible. Elles +seraient venues se battre dans la Baltique, s'y faire des +établissements. Et le Suédois n'eût plus été chez lui. + +Donc, on résolut le passage. Le 20 mai 1630, Gustave apporta aux +États de Suède son unique enfant dans ses bras (la petite Christine), +la leur remit, leur fit ses adieux, et il chanta son psaume (le +quatre-vingt-dixième): «Rassasie-nous, le matin, de ta Grâce... Nous +serons joyeux tout le jour!» + +Le 24 juin, il débarqua en Allemagne, près de l'île Rugen, avec quinze +mille hommes. Il écrivit ses griefs à l'Empereur, l'appelant sans +souci de l'étiquette, dans sa bonhomie de soldat: «Notre ami et cher +oncle.» À quoi Ferdinand, exaspéré, ne répondit pas moins avec une +douceur jésuitique «qu'il ne se rappelait pas avoir fait de la peine +au roi de Suède.» + +Celui-ci, en touchant ce rivage désolé de l'Allemagne, fut bien +surpris de voir que ce peuple, qui l'appelait depuis si longtemps, qui +semblait vouloir l'appuyer, le nourrir, «qui lui aurait donné son +coeur même à manger,» ne bougea plus, se recula plutôt de lui avec +terreur. Tant la tyrannie exécrable de Waldstein les avait brisés. Le +Poméranien, obligé de recevoir Gustave à Stettin et ne pouvant lui +résister, en fit à Vienne les plus basses excuses. Les électeurs de +Saxe, de Brandebourg, en qui il espérait, ne lui envoyèrent personne. +Ils envoyèrent à l'Empereur, à sa diète de Ratisbonne. Bref, Gustave +n'eut ni ami ni ennemi sérieux. Il eut beau laisser tout ouvertes les +portes de Stettin pour inviter les impériaux à venir l'attaquer. Ils +restèrent à distance. Il prit des villes, il prit l'embouchure de +l'Oder, et n'en fut pas plus fort. Sa guerre était tout autre que +celle des impériaux. Ils prenaient tout et affamaient les villes. Lui, +il leur apportait du pain. + +Cette situation dura presque une année (de juin en juin). Les princes +protestants, au lieu de se joindre à Gustave, exploitèrent seulement +sa présence en Allemagne pour faire peur à l'Empereur à Ratisbonne, et +obtenir de lui la destitution de Waldstein. + +Cette affaire fut poussée d'ensemble et par les protestants (Saxe et +Brandebourg) et par le catholique duc de Bavière, qui espérait +succéder à Waldstein comme général des forces de l'Empire. Mais la +destitution de celui-ci n'était que nominale. Simple particulier, il +n'en restait pas moins le chef secret de ces loups effrénés qui +n'eussent jamais trouvé un si bon maître, c'est-à-dire si cruel ni si +tolérant pour le crime. + +On a dit à la légère que le père Joseph avait fait son beau traité à +Ratisbonne pour obtenir de l'Empereur la destitution. Chose prouvée +fausse par les dates. Waldstein fut destitué en septembre, le traité +signé en octobre (1630). + +En décembre, Gustave était encore fort seul dans le nord de +l'Allemagne, dans un affreux désert. Il croyait y périr. Le 4, il +écrit à son ami Oxenstiern en lui donnant courage, mais sans cacher +qu'il espère peu, et il lui recommande son enfant, sa mémoire. C'est +peu de jours après qu'il reçut l'offre de Richelieu, un subside, une +entrave, un très-faible subside; avec la condition de s'abstenir des +plus riches pays de l'Allemagne, des gras électorats ecclésiastiques +du Rhin, et de respecter la Bavière. De janvier en mars, dans sa +grande misère, il résista encore, dit Non. Cependant il avait contre +lui l'armée de Tilly. Et l'Empereur songeait à rappeler Waldstein en +lui donnant la dictature militaire de l'Allemagne. Deux armées +catholiques allaient se former contre lui, tandis que les princes +protestants tergiversaient. Il prit enfin la plume, signa et reçut +l'argent catholique, secours minime et illusoire, trois cent mille +livres pour la première année, et libéralement un million pour chaque +année suivante, probablement après sa mort. + +Il signa. Et pourquoi? Pour avoir le nom de la France. Il rendit +public, imprima cet acte que Richelieu voulait secret. L'effet en fut +immense. Ce nom, réellement, donna des ailes à sa fortune. + +Avril 1631 est mémorable par les traités contraires que fit la France +en même temps. + +Le 22 avril fut ratifié le traité avec Gustave-Adolphe contre +l'Empereur. + +Le 6 avril, avait été conclu, à Chérasco, un traité de la France avec +l'Empereur. Ce traité pour l'Italie seule, il est vrai, mais qui +permettait à Ferdinand de retirer une armée d'Italie et de l'envoyer +contre Gustave. + +Troisièmement, en mai, Richelieu fit un traité secret avec la Bavière +(rival secret de l'Empereur, ennemi public de Gustave), que la France +eût voulu faire respecter du roi de Suède pendant que le Bavarois +envoyait contre lui Tilly. + +Honteuse politique et misérable imbroglio. Mais les événements +déchirèrent les fils brouillés de cette toile d'araignée. + +D'abord, le cabinet jésuite de Ferdinand, très-sottement rusé pour ne +tromper personne, déclare aux protestants qu'il renonce à leur faire +des procès _religieux_ pour les restitutions; on ne fera que des +procès _civils_; les gens de loi de l'Empereur vont s'établir chez +chaque prince et s'immiscer partout dans le régime intérieur des +États. En réalité, plus de princes, plus de gouvernements; la justice +impériale aurait remplacé tout. + +Il s'éleva un cri d'indignation contre une telle hypocrisie. Et, au +même moment, un fait horrible perça le coeur de l'Allemagne, +Magdebourg brûlé et quarante mille hommes égorgés par Tilly au cri de +_Jésus! Maria!_ Lui-même écrit paisiblement: «On n'a rien vu de tel +depuis la ruine de Jérusalem.» + +Ce fut le fruit des hésitations de l'ivrogne électeur de Saxe, qui, +parmi les brouillards du vin, croyait tenir la balance entre Gustave +et l'Empereur, ne faisait rien et paralysait tout. + +Tilly marcha vers lui, et, dans sa peur, il fallût bien alors que le +Saxon se réfugiât sous la main de Gustave. Celui-ci entraîna encore le +Brandebourg, et il avait déjà le Mecklembourg, la Poméranie. Le +courageux landgrave de Hesse, si loin de sa protection, seul sur le +Rhin, se déclarait aussi pour lui. + +L'approche de Tilly s'annonça à la Saxe par l'incendie de deux cents +villages. Il n'était pas loin des armées suédoises et saxonnes. Mais +il voulait attendre l'armée des bourreaux de Mantoue pour en fortifier +celle des bourreaux de Magdebourg. Notre traité de Chérasco lui +faisait espérer ce gros renfort. Gustave ne lui donna pas le temps de +le recevoir. Le 7 septembre, il le défit et l'anéantit à Leipzig. Ce +fut le solennel essai de la tactique nouvelle. + +Gustave fit un usage habile, heureux, d'une rapide et mobile +artillerie légère. Il dit aux fantassins: «Ne tirez pas avant d'être +assez près pour voir le blanc des yeux.» Et, comme la masse pesante +des cuirassiers impériaux pouvait les alarmer, il dit: «Poignardez les +chevaux.» + +Les vieux régiments de Tilly combattirent avec une fureur +inexprimable, d'autant qu'ils perdaient leur métier, que dès lors la +chance était aux Suédois. Mais ils furent écrasés. Leur fuite fut plus +sanglante encore que la bataille. Car la terre délivrée, la terre se +souleva, les montagnes du Hartz fondirent sur eux, et les pierres sur +tout le chemin semblèrent s'être changées en paysans armés pour +consommer cette juste vengeance et cette punition de Dieu. + +Il n'y eut jamais victoire si belle. C'était celle du peuple, celle de +l'humanité, de la pitié, de la justice. + +Gustave pouvait faire ce qu'il voulait, aller où bon lui semblerait, à +droite ou à gauche;--ou tout droit au midi, par la Bohême ruinée, +aller frapper l'Autriche à Vienne;--ou bien, au sud-ouest, aller +s'établir et se refaire dans les pays non ruinés, dans les bonnes +terres de prêtres sur le Rhin, et, s'il le fallait, en Bavière. + +Le chancelier Oxenstiern, qui était loin, eût voulu qu'on allât à +Vienne. Gustave, qui était près, jugea qu'il fallait aller vers le +Rhin. + +Tous l'en blâment. Moi, non. Ce misérable Empereur, qui avait fait de +ses mains une Arabie de la Bohême, qui avait épuisé ses États +patrimoniaux et bu leur sang, d'où tirait-il un peu de moelle encore? +Des pays de l'ouest, des princes-prêtres qui l'aidaient malgré eux. La +main mise sur ceux-ci, et la perfidie bavaroise étant neutralisée, +d'un seul revers à gauche, Gustave eût abattu l'Autriche. + +Il chargea donc la Saxe d'envahir le désert de Bohême, et il s'en alla +vers le Rhin, guerroyant à son aise, ménageant tout le monde, riant +avec les prêtres, dont ses Suédois buvaient le vin. Il était sûr de +réussir s'il n'avait d'obstacle que ses ennemis. + +Mais il pouvait aussi trouver obstacle en ses amis, en ses alliés +malveillants. En approchant du Rhin, il allait toucher Richelieu. + + + + +CHAPITRE VII + +COMMENT RICHELIEU PROFITA DES VICTOIRES DE GUSTAVE + +1632 + + +Quand Richelieu vit son ami Gustave venir à lui à travers toute +l'Allemagne, faire sans obstacle deux cents lieues vers l'Ouest et +arriver au Rhin, il fut étonné, j'allais dire effrayé. Quel +dérangement de l'équilibre! quelle énorme prépondérance du parti +protestant! Il n'avait deviné en rien ce roi de Suède. Il l'avait +mesuré à la mesure de Spinola, de quelque autre bon général, et il +avait compté sur une guerre hollandaise où les deux partis, faisant +pied de grue, restaient des dix ans à se regarder. + +Gustave était bien plus qu'un général. C'était une révolution. + +Bien vite Richelieu fit trois choses: + +Il poussa son roi en Lorraine dès le lendemain de la bataille de +Leipzig, pour profiter, happer quelque dépouille (octobre 1631). Chose +peu difficile dans ce grand moment de terreur. + +Deuxièmement, il avertit les catholiques, et en général les princes +d'Allemagne, de se réfugier tous sous la garantie du traité de France, +dans une neutralité armée, de n'aider ni Gustave ni l'Empereur. +Neutralité qui, plus tôt aurait été favorable à Gustave, mais qui, +lorsqu'il était vainqueur, devenait son obstacle. S'avançant seul et +si loin, il avait besoin d'être aidé si l'on voulait que sa victoire +fût sérieuse, durable, fatale à la maison d'Autriche. + +Enfin Richelieu invita Gustave même à ne pas profiter de son succès, à +laisser ces prétendus neutres garder leurs forces entières et se tenir +armés, au profit réel de l'Autriche, dont ils restaient les secrets +alliés, et demain les auxiliaires actifs, au premier revers du +Suédois. + +Il semble qu'il eût cru, pour ses trois cent mille francs, avoir +acquis Gustave pour le diriger, l'arrêter, le mener ici et là. Voilà +que, sans avoir rien fait, on voudrait limiter, détourner la conquête +de cet Alexandre le Grand. Il ne touchera pas à la Bavière, évitera +l'Alsace, tournera Trêves, respectera Mayence, n'ira pas en Lorraine, +dont le duc était allé le provoquer et se faire battre. + +Gustave eut la bonté de répondre qu'il ne lui était pas facile +d'épargner tous ces princes amis de l'Autriche; que le Bavarois jouait +double, armait en faisant négocier; qu'on savait ses pensées, et par +lui-même, ayant intercepté ses lettres; que l'ennemi, d'ailleurs, qui +venait de lui disputer l'Allemagne à Leipzig, était le Bavarois Tilly. + +Gustave n'avait pas la moindre idée de se détourner en Lorraine. La +protection dont Richelieu couvrait un pays que l'on n'attaquait pas +n'était qu'un prétexte pour y prendre des gages, s'y établir comme +protecteur. Quant à l'Alsace, Gustave pensait certainement à +Strasbourg, qui l'avait appelé, comme bien d'autres villes. Richelieu +n'y pouvait trouver à redire, lui qui, aux derniers dangers de +Strasbourg, n'avait osé lui donner des secours que l'autorisation +d'emprunter quelque argent aux marchands de Paris! + +La protection que Richelieu offrait aux catholiques d'Allemagne +n'était pas sérieuse. Il n'était pas armé encore, et, quoiqu'il se +vante d'avoir eu au printemps suivant cent mille hommes, on a peine à +le croire. En comptant bien les trois armées qu'il eut, on n'en trouve +que cinquante mille. Mais alors, à la fin de 1631, il n'avait encore +presque aucune force. C'était par le nom seul du roi qu'il voulait +arrêter Gustave et lui faire respecter ces petits princes. Tous leurs +ambassadeurs vinrent se grouper auprès de Louis XIII. Ils en tirèrent +une sotte confiance. Les moindres en prirent une assurance ridicule +pour chicaner, marchander avec une force irrésistible. + +On le vit à Francfort. Les Francfortois le prièrent de passer son +chemin, disant que, s'il leur faisait manquer à la fidélité qu'ils +devaient à l'Empereur, ils pourraient bien être privés du privilége de +leurs foires. Ce qui leur valut la verte semonce qu'on va lire: «Vous +ne parlez que de vos foires; mais vous ne parlez pas de conscience et +de liberté... Si j'ai trouvé la clef des places, de la Baltique au +Rhin, je trouverai bien encore celle de Francfort... Suis-je venu ici +pour moi-même? Non, c'est pour vous et pour les libertés +publiques.--Que Votre Majesté nous permette du moins de consulter +monseigneur l'archevêque de Mayence...--C'est moi qui suis monseigneur +de Mayence. Et, comme tel, je vais vous donner une bonne absolution +qui vaudra bien la sienne... Pour la Bavière, n'y pensez pas; j'ai +déjà pris de ses canons que je pourrais vous faire entendre...»--Là, +les voyant tout blêmes, il reprit sur un ton plus gai: «Je ne suis pas +votre ennemi. Mais j'ai besoin de votre ville... Votre Allemagne est +un vieux corps malade; il faut des remèdes héroïques. S'ils sont un +peu forts, ayez patience. Moi, j'en ai bien. Je ne suis pas ici pour +me divertir. Je couche sur la dure avec mes hommes, tandis que j'ai +là-bas une belle jeune femme avec qui je n'ai pas couché depuis +longtemps... Bref, Messieurs de Francfort, vous me tendez le bout du +doigt; moi, je veux votre main entière pour vous donner la main. Je +vois bien la manoeuvre... mieux que je ne vois celle de vos braves +soldats. Pour des paroles, la seule à quoi je me fie, c'est celle de +Dieu; il est ma garantie, avec ma propre prévoyance.» + +Il avait dit: «Je suis électeur de Mayence et duc de Franconie.» Il +jugeait avec raison que l'Empire était fini. On le voyait crouler à la +première impulsion. + +Les deux mensonges s'en allaient. + +Le mensonge autrichien (de tant de peuples unis d'eux-mêmes, +disait-on) était violemment démenti, et par la Bohême qui, en deux +mois, passa à la Saxe, et par la Hongrie, demi-soulevée, et par +l'Autriche elle-même qui voulait armer contre l'Autrichien. + +Et le grand mensonge allemand, la fiction du saint-empire, la sotte +comédie d'élire un prince réellement héréditaire, tout cela finissait +aussi. Tous ces princes et principicules, valets-nés du plus fort, +qui, sous l'ombre du grand vautour, mangeaient, suçaient le plus +patient des peuples, il leur fallait quitter le jeu. Un vengeur et un +protecteur arrivait à l'Allemagne pour briser à la fois et ses faux +protecteurs, et le fléau de l'armée des brigands. Il avait été droit à +Francfort, au champ d'élection, pour couper court avant tout à la +vieille farce qu'ils allaient jouer encore, de faire un faux roi des +Romains dans le fils de l'Autriche. Gustave, avec son titre de prince +des Goths que portent les rois de Suède, assurait ne connaître rien au +vieux droit de l'Empire. Son droit, c'était Leipzig, la vengeance et +la délivrance de l'Allemagne, prouvée si incapable de se délivrer +elle-même. + +Nul doute qu'en présence du fléau exécrable qui rongeait le pays, +l'armée générale des voleurs qui se refaisait sous Waldstein, il ne +fallût un gardien de l'Allemagne qui campât, l'épée nue, non pas sur +la Baltique au petit bord, mais au coeur, sur le Rhin. Un grand +royaume armé du Rhin était la seule condition de salut pour cette race +infortunée, si Dieu avait assez pitié d'elle pour conserver +Gustave-Adolphe. + +La Suède lui est-elle étrangère? Elle parle un dialecte germanique, +et Gustave spécialement était Allemand par sa mère. D'où vint donc +cette répulsion, cette antipathie, cette froideur? D'elle-même, +l'Allemagne est jalouse. Si grande et si féconde, matrice et cerveau +de l'Europe en plusieurs de ses grandes crises, elle ne devrait rien +jalouser. Et le Suédois encore moins qu'autre chose. Grand vainqueur, +mais très-petit prince, très-pauvre, une force passagère qui ne +pouvait tirer consistance et durée que d'une extrême bonne volonté de +l'Allemagne. Elle lui manqua réellement. Les princes, ceux du moins +qui ne furent pas forcés par la présence de Gustave, suivirent de leur +mieux le conseil de Richelieu, de rester impartiaux et de garder une +juste balance entre Dieu et le Diable, entre leur sauveur et leur +exterminateur. La bourgeoisie des villes impériales, qui, quinze +années plus tôt, avait appelé Gustave, lui venu, se montra prudente, +fine et avisée, politique, aidant le moins possible celui qui +combattait pour tous, chicanant au libérateur ce que le lendemain elle +donna généreusement aux brigands. + +Il me faut bien ici laisser les grandes choses pour conter les +petites, voir maintenant comment Richelieu, en entravant Gustave, +profita de ses victoires, exploita habilement la terreur de son nom et +grappilla sur sa conquête. + +L'histoire est identique ici à l'histoire naturelle. L'astucieux +corbeau suit l'aigle ou va devant, attentif à se faire sa part, +s'invitant au repas et relevant les restes même avant la fin du +festin. + +L'attention qu'il a dans ses Mémoires à brouiller son récit, à +intervertir les dates de mois et jours, empêche d'observer que chaque +pas de Louis XIII suit chaque victoire de Gustave; que nos succès sont +les contrecoups naturels des grands succès de là-bas. Il est bien +entendu que la plupart des auteurs de mémoires et historiens ont +reproduit soigneusement ce désordre. Rétablissons le synchronisme des +affaires d'Allemagne et de celles de France qui en étaient les +résultats. + +Richelieu ne bougea avant que Gustave eût gagné sa bataille de Leipzig +(7 septembre 1631). À l'instant, il emmena le roi avec quelques +troupes qu'il avait en Champagne (23 octobre), et fondit sur la +Lorraine allemande, investit Moyenvic, petite forteresse de l'évêché +de Metz, que les soldats de l'Empereur occupaient et fortifiaient. Le +drapeau impérial flottant sur Moyenvic n'empêcha pas le roi d'y entrer +(27 décembre 1631). Après la déchirure qu'y venait de faire à Leipzig +l'épée du roi de Suède, ce drapeau n'était qu'un lambeau. + +L'étourdi duc de Lorraine avait pris justement ce temps pour provoquer +à la fois les deux rois. D'une part, il avait chez lui le frère de +Louis XIII et le mariait secrètement à sa soeur. De l'autre, il s'en +allait, dans ce moment terrible où le torrent de Suède emportait tout, +se mettre devant. Éreinté et jeté au loin, il ne rentra chez lui que +pour y voir le roi de France. Le roi eut pourtant la bonté de le +recevoir, de lui dire qu'il le protégerait contre Gustave (qui ne +songeait guère à l'attaquer), mais que, pour rassurer Gustave sur les +intentions du duc de Lorraine, lui Louis XIII prendrait _en dépôt_ sa +ville de Marsal et ses salines, le meilleur de son revenu (6 janvier +1632). + +Le duc de Lorraine méritait cela, et pis. On ne peut qu'applaudir à +une ruine si méritée. Cependant Richelieu mit à sa spoliation +successive, qui dura deux ans, un luxe de ruse et d'astuce absolument +inutile avec ce petit prince qui ne pouvait ni se défendre ni se faire +défendre par les impériaux ou Espagnols. Il prit la Lorraine en trois +fois, par trois cessions successives, tenant, ce semble, à ne rien +prendre que par le consentement forcé du spolié, et non comme +conquête, mais comme amende et punition. Enfin il le désespéra au +point qu'il alla se faire reître. + +Le second grand coup de Gustave, la défaite, la mort de Tilly (5 avril +1632), donna à Richelieu une force inouïe au dehors, au dedans, pour +frapper ici les amis, là les alliés de l'Espagne. + +L'Espagne, battue sur le Rhin par un petit parti suédois, tombait dans +le ridicule. Et ses malheurs la faisaient radoter. Elle en était à +faire sa cour au pape pour qu'il tirât le glaive spirituel, octroyât +la croisade contre le prince des Goths. Elle priait Venise et la +Toscane de vouloir bien faire avec elle une ligue italienne. Venise +s'en moquait et soudoyait Gustave-Adolphe. + +On comprend le mépris avec lequel Richelieu reçut l'intervention des +deux protégés de l'Espagne, la reine mère et Gaston, dans le procès +qu'il faisait faire au maréchal Marillac. Ils avaient cru faire peur +aux juges, effrayer la commission qui procédait. Richelieu prit sur +lui le danger possible et futur. Il rassura les juges en leur laissant +l'excuse de pouvoir dire plus tard, s'il le fallait, qu'il les avait +forcés. Il fit faire le procès chez lui-même à Rueil. Marillac, comme +général, s'étant fort mal conduit, avait montré une inertie perfide +dans les moments critiques. La trahison pourtant était difficile à +prouver. Il fut condamné comme voleur, ayant détourné de l'argent, +l'argent des vivres, gagné sur la vie du soldat. Sa condamnation et sa +mort, malgré les menaces insolentes qu'on faisait de Bruxelles, furent +une victoire sur l'Espagne, sur ses alliés, la mère et le fils (10 mai +1632). + +L'Espagne ne désespérait pas d'opérer ici par nos traîtres une petite +diversion. En mettant Gaston à la tête d'une bande de deux mille +coquins de toute nation (qu'on disait Espagnols), on le lançait en +France, où les Guise, les Créqui, les d'Épernon, et autres, même +Montmorency, faisaient espérer de le soutenir. Les Espagnols +promettaient tout, une armée aux Pyrénées, une flotte en Provence, +etc. Et cela au moment où, de toutes parts, ils étaient enfoncés, +battus, perdus, ne pouvaient plus se reconnaître. Louis XIII en fut si +peu inquiet, qu'il prit ce moment pour mordre encore un bon morceau +dans la Lorraine. Alléguant que Gaston avait fait en Lorraine sa +petite armée, il passa au fil de l'épée deux régiments lorrains, campa +devant Nancy (23 juin). Le duc, non secouru, est réduit encore à +traiter, et, cette fois, cède trois forteresses. + +Lui et Gaston avaient agi comme des enfants. Au défaut de l'Espagne, +ils comptaient sur Waldstein; ils appelaient Waldstein, comme s'il eût +pu bouger, étant alors en face de l'épée de Gustave. Seulement, comme +celui-ci était obligé de se concentrer devant Waldstein, il était +faible sur le Rhin, presque autant que les Espagnols. Cela permettait +à Richelieu d'avancer entre les uns et les autres, de profiter de la +terreur des princes-prêtres et de se garnir les mains. Les Suédois +avaient préparé, Richelieu recueillait. Il arrivait, comme protecteur +des catholiques, pour escamoter les conquêtes, le prix du sang des +Suédois. C'est ainsi que ceux-ci, ayant battu les Espagnols dans +l'archevêché de Trêves, et croyant avoir pris Coblentz, virent sur la +forteresse flotter le drapeau d'une garnison française que +l'archevêque y mit lui-même. + +Telle était l'union de ces bons alliés. Mais l'effet moral de +l'alliance n'en était pas moindre. «Ces deux puissances jointes +ensemble, dit Richelieu, on sentoit qu'il n'y avoit rien en terre qui +pût résister.» Donc, le pauvre Gaston put continuer en France son +pèlerinage solitaire. Pas une province ne bougea, pas une ville +n'ouvrit ses portes. Les gouverneurs qui avaient donné espoir, +d'Épernon, Créqui, se gardèrent bien de se déclarer. Une seule chose +était dangereuse, c'est que Valençay, qui tenait Calais, avait promis +de l'ouvrir à l'Espagne. Mais l'Espagne n'y fut pas plus à temps +qu'elle ne le fut aux Pyrénées pour soutenir Montmorency, gouverneur +du Languedoc. Celui-ci s'était brouillé avec Richelieu, fort +maladroitement, pour un chevalier comme il était, sur une question +d'argent. Richelieu et d'Effiat, son surintendant des finances, +avaient fait l'entreprise d'introduire en Languedoc, comme dans tous +les pays d'états, _l'impôt réglé par les élus_. Impôt, il est vrai, +non voté, donc d'un arbitraire élastique, mais en revanche dégagé des +surcharges insensées, honteuses et monstrueuses, que les états +votaient pour dons aux gouverneurs et autres grosses têtes de +l'assemblée. Montmorency y perdait cent mille francs. Belle et noble +occasion pour faire la guerre civile! + +Montmorency n'entraîna les états que par la force en emprisonnant les +récalcitrants. Mais il n'entraîna pas du tout nos protestants des +Cévennes, ni ceux des villes, Narbonne, Nîmes, Montpellier. Ils +n'avaient garde d'armer contre Richelieu, qu'ils croyaient ami de +Gustave. + +Qui croirait que Gaston, Montmorency, ces pitoyables fous, eurent +l'idée ridicule d'écrire à Gustave, d'imaginer que, n'étant pas +content de Richelieu, il leur enverrait des secours? autrement dit, +que Gustave coopérerait avec les Espagnols? + +Gaston n'était qu'un page, et ne méritait que le fouet. Son frère, +pour châtier ou ramener cet enfant prodigue, lui envoya, pour +pédagogues, deux protestants, la Force et Schomberg, avec quelques +mille hommes. Leur besogne fût peu difficile. Gaston était plus fort +que Schomberg, comme nombre. Mais, comme force morale, il était nul; +il apportait à la bataille le découragement de l'Espagne, sa reculade +universelle et l'entrain des défaites. Schomberg avait, tout au +contraire, la France et le roi derrière lui, plus l'alliance du +redouté vainqueur, la lointaine terreur et l'invincibilité de Gustave. +Gaston le sentait bien. Montmorency peut-être aussi. Mais il n'osa pas +reculer, et, les yeux fermés, à peine suivi, ce vaillant fou plongea +dans les rangs de Schomberg. Il n'eut pas le bonheur d'être tué; il +fut blessé et pris (1er septembre 1632). + +Schomberg était trop politique pour faire prisonnier l'héritier du +trône. Gaston pouvait s'enfuir. S'il eût fait retraite vers la mer, il +aurait reçu au rivage six mille Napolitains que l'Espagne lui faisait +passer. Mais Schomberg négocia avec lui, lui fit espérer que, s'il ne +fuyait pas, il aurait de bonnes conditions. Il resta, les posa +lui-même comme s'il eût été vainqueur, exigeant des choses excessives, +qui auraient été la honte du roi, des places de sûreté pour lui, le +rétablissement des condamnés, entre autres, celui de la Fargis près de +la reine Anne. Pendant ce temps, on le tournait, on l'enveloppait, on +passait au midi entre lui et l'Espagne. Il lui fallut baisser de ton. +Bullion, homme de Richelieu, arriva, et lui dit qu'il n'avait de salut +que dans une soumission complète. Mais quelle? La plus déshonorante, +avec deux clauses terribles: promesse de dénoncer à l'avenir les +complots qu'on fera pour lui, engagement de ne prendre aucun intérêt à +ceux qui l'ont suivi et de ne pas se plaindre s'ils subissent ce +qu'ils méritent. + +Gaston (à en croire ses lettres et ses mémoires écrits par un des +siens) avait peur et horreur d'avaler cette infâme médecine. On lui +dit que c'était la seule chance d'apaiser son frère et de sauver +Montmorency. La femme du prisonnier pria Gaston elle-même de trahir +son mari en paroles pour le sauver en acte. Le roi pourtant ne fut pas +engagé, Bullion n'ayant pouvoir ni caractère pour promettre la grâce +en son nom. + +La situation était analogue à celle d'Henri IV dans l'affaire de +Biron, avec cette différence que Montmorency n'avait rien de la +noirceur de l'autre, qu'il était aimé de tout le monde et méritait de +l'être pour ses charmantes qualités. C'était un pauvre esprit, léger +et indécis (comme sa parole même, il bredouillait un peu), mais le +coeur sur la main, un attrait tout particulier de naïveté +chevaleresque. Toute la cour, toute la noblesse de France, étaient à +genoux devant le roi et priaient pour lui. Faire périr un tel homme, +et dans son Languedoc même, où il était adoré, et dont lui et ses +pères étaient gouverneurs depuis si longtemps, cela paraissait un +horrible coup. Et un coup qui serait vengé. Monsieur avait dit que, si +l'on touchait à cette tête, il connaissait plus de trente +gentilshommes qui poignarderaient Richelieu. + +Celui-ci nous a conservé la délibération. On y voit qu'il donna les +raisons pour et contre, faisant valoir surtout les raisons pour la +mort, l'avantage de décourager à jamais le parti de Monsieur, la +grande difficulté de garder un tel prisonnier; puis se démentant tout +à coup, et concluant à le garder comme otage. + +Il est trop évident qu'il voulait que le roi eût seul la +responsabilité d'un pareil acte. Mais le roi n'avait rien de spontané, +nulle initiative. On avait beau lui arranger la chose, lui bien +montrer la question. Il fallait que quelqu'un le poussât par un avis +exprès, lui fît signer la mort. Le panégyriste du père Joseph, +écrivain ailleurs très-peu grave, mérite ici quelque attention quand +il affirme, «d'après des mémoires sûrs,» que le Capucin eut l'honneur +de la chose, qu'il mena toute l'affaire, d'abord la trahison de +Bullion, l'espoir dont il leurra Monsieur, puis le conseil de mort. +Richelieu mit Joseph en avant et le fit parler avant lui. Il le +connaissait vain, aimant à se faire fort d'énergie machiavélique et à +faire blanc de son épée. Joseph parla d'autant plus ferme, qu'il +sentait trouver faveur et appui dans le coeur de Louis XIII, porté de +sa nature à la sévérité. Montmorency, condamné au Conseil, le fut +immédiatement par le Parlement de Toulouse, décapité le même jour (30 +octobre 1632). + +L'étonnement fut extrême en France et en Europe. On ne l'eût jamais +cru, et personne ne l'aurait prévu. Chacun baissa la tête, et sentit +bien qu'après ce coup il n'y avait de grâce à attendre pour personne. +L'effet fut plus terrible que celui de la mort de Biron. Montmorency +était si aimé, que ce fut pour beaucoup comme une perte de famille, un +coup tout personnel, l'effet d'un frère décapité. + +On fit comme pour Biron. On calma les parents en leur donnant les +biens du mort. Le mari de sa soeur, le prince de Condé, le plus avare +homme de France, tendit la main, reçut. Principale origine de cette +énorme fortune des Condé. Celui-ci en 1609 n'avait pas dix mille +francs de rente. Sa femme l'enrichit, puis la mort de son beau-frère, +qui lui valut Écouen, Saint-Maur et Chantilly. Richelieu, déjà malgré +lui, avait fondé les Orléans (1626) et fonda encore les Condé. +Montmorency, qui mourut comme un saint, lança pourtant, par testament, +une rude pierre au front de Richelieu. Il lui fit un don, lui légua +un tableau de prix. + +Plusieurs des amis de Montmorency, de ses principaux gentilshommes, +furent mis à mort, et leur fidélité punie. Chose nouvelle qui +scandalisa, indigna. Elle brisait les vieux attachements de vassal à +seigneur, de client à patron, de _domestique_ à maître. Nul maître +désormais que le roi et l'État. + +Sévérité terrible, mais nécessaire. C'était le commencement du règne +de la loi. Et, dans les moeurs, dans l'opinion d'alors, il y avait à +oser cela et péril et grandeur. + +L'effet voulu fut obtenu. Pour longtemps les partis restèrent +décapités, la guerre civile impossible, et l'Espagne n'eut plus de +prise. Les complots furent réduits aux chances de l'assassinat. + +Dès ce jour, beaucoup désirèrent violemment la mort de Richelieu. Et +cela, il faut le dire, moins encore pour son audace que pour le +mélange d'une basse cruauté de robe longue qu'on crut y voir mêlé. On +trouva monstrueux qu'un des gentilshommes de Montmorency fût envoyé +aux galères ramer avec les forçats. Pour l'échafaud, à la bonne heure. +On trouvait même que l'acte hardi de la mort de Montmorency avait été +fait lâchement. Il l'avait voulue sans nul doute, et n'avait pas osé +la conseiller. Il y avait montré le courage d'une âme de prêtre, ne +frappant pas lui-même, mais poussant le couteau. + +Il se sentit très-seul. Le spectacle de cette cour terrifiée, mais +désolée, était effrayant pour lui-même. Le roi avait tenu bon au +moment décisif. Mais n'aurait-il pas de retour? Par un revirement +surprenant et qu'on put croire timide, à ce moment de grande audace, +Richelieu envoya à Madrid et fit des ouvertures aux Espagnols. + +Gustave-Adolphe avait pâli, et Richelieu, par un sens froid, exact, de +la destinée du héros, jugeait qu'il était temps de l'abandonner. +Waldstein et l'armée des brigands avaient ressuscité, et l'Allemagne +ne secondait pas sérieusement son libérateur. Quand Gustave vint +contre Waldstein défendre Nuremberg, la capitale du commerce et +l'arche sainte du génie allemand, on le laissa deux mois languir, +s'épuiser là de misère et de maladies. + +Richelieu calcula qu'il fallait profiter d'une situation encore +entière et de l'effet moral qu'allait avoir ce coup de vigueur sur +Montmorency. Avant l'exécution, il fit partir Beautru (le bouffon, +l'_esprit fort_ et l'excellent espion), de manière qu'il fût à Madrid +quand la nouvelle de la mort arriverait, à temps pour voir la mine +piteuse des Espagnols et pour en profiter. Beautru les trouva en effet +abattus, détrempés, d'autant plus tendres aux avances imprévues de +Richelieu. Il saisit ce moment pour dire qu'après tout on n'était pas +ennemi, et il présenta les prisonniers espagnols que renvoyait le +cardinal. On s'arrangea, d'abord pour l'Italie. + +Chose agréable à l'Espagne, qui pourrait en tirer des forces pour agir +sur le Rhin contre les Suédois. Agréable, honorable au pape, qui, +depuis quatre ans, s'entremettait fort pour la paix, faisait trotter +son Mazarin et jouait son petit rôlet. Enfin chose agréable à notre +jeune reine espagnole, à sa cour, qui, par mademoiselle de Hautefort, +n'était pas sans influence sur le roi. La bonne entente avec Rome et +l'Espagne allait peut-être atténuer l'effet du sang versé, adoucir +quelque peu les haines, faire rentrer le cardinal dans le concert des +honnêtes gens. + +Il semblera bien étonnant, bizarre, absurde, que justement alors +Richelieu, couvert d'un tel sang, voulût plaire à la reine! On ne peut +pourtant en douter. Ce qu'on a dit du goût qu'il avait pour Anne +d'Autriche et de ses tentatives près d'elle est incertain pour le +temps qui précède et démenti pour le temps qui va suivre. Mais, pour +ce moment où nous sommes, la chose est sûre et constatée. + +On l'a vu en avril 1631 l'espionner, la désespérer, en surveillant sa +grossesse. On le verra en 1635 demander son divorce à Rome et vouloir +la chasser. Mais aujourd'hui (novembre 1632) il est galant près +d'elle, lui fait sa cour, semble en être amoureux. + +Tyrannique esprit de cet homme, de précipitation sauvage et sans +respect du temps. La tête de Montmorency vient de tomber le 30 +octobre, presque sous les yeux de la reine. Et il lui faut sourire et +accepter des fêtes, descendre avec lui la Garonne, se laisser promener +en France, et loger et coucher chez lui! + +Il semblait espérer justement dans le deuil de la reine, dans sa +terreur et son abaissement. Depuis l'avortement d'avril 1631, sa +situation était fort humble. Le roi n'en tenait pas le moindre compte, +et venait tous les soirs chez elle pour mademoiselle de Hautefort sans +lui dire un seul mot. On l'avait amenée au voyage du Midi, moins comme +reine que comme otage, comme une prisonnière suspectée qu'on ne +pouvait laisser à Paris. Elle semblait n'être venue que pour aller +d'exécution en exécution, sur le Rhône d'abord, puis en Languedoc. +L'étrange demande de Gaston de rendre la Fargis à la reine disait +assez qu'il restait encore quelque lien entre la reine et son +beau-frère. L'indifférence haineuse du roi dut s'en accroître. Il la +laissa aux mains de Richelieu, et s'en alla droit à Paris. + +À celui-ci d'en faire ce qu'il voudrait, de la régaler et fêter dans +l'intérêt du traité espagnol. C'est le prétexte qui couvrit son +changement à l'égard de la reine. Changement inespéré, douce surprise +pour elle, rassurée tout à coup. Surprise forte pour un coeur de +femme. Elle pouvait défaillir et mollir, laisser prendre de grands +avantages à l'audace d'un homme tout-puissant, d'un vainqueur, disons +d'un maître, et qui voulait ce qu'il voulait. + +Richelieu n'était beau ni jeune, et ne ressemblait pas à Buckingham. +En revanche, il l'avait battu; le brillant fanfaron était mort +ridicule. Richelieu, au contraire, nécessaire aux Suédois, et désiré +des Espagnols, semblait l'arbitre de l'Europe, grandi des victoires de +Gustave, des succès de Lorraine, de la défaite de Monsieur. Même la +tragédie de Toulouse, pour laquelle on avait pleuré, elle le servait +peut-être au fond. Les femmes aiment qui frappe fort, et parfois ceux +qui leur font peur. + +Donc ce triomphateur, menant la cour vaincue, la reine souriante et +tremblante, descendait doucement de Garonne en Gironde. À Bordeaux, sa +victoire devait doubler encore par la mortification, le désespoir du +vieux gouverneur, le duc d'Épernon. Il touchait aux quatre-vingts ans. +La fête eût été belle si la rage remontée l'eût expédié et que le +cardinal eût pu l'enterrer en passant. + +Vain espoir! À Bordeaux, tout change. + +Vicissitude étrange de la destinée qui s'amuse à nous prendre au plus +beau moment, en pleine fête et couronnés de fleurs, pour nous tordre +le cou!... Les violentes émotions de Richelieu, sa préoccupation +terrible, l'effort qu'il avait fait, son audace craintive, enfin, +par-dessus tout, le tourment de l'espoir, tout cela fut plus fort que +lui. Et il fut frappé à Bordeaux. + +Il n'y avait pas à lutter avec ce mal. L'irritation de la vessie, +l'impossibilité d'uriner, semblent du premier coup l'approcher de la +mort. L'augure fâcheux d'une mort subite vient le frapper, Schomberg +mort en soupant. Et déjà, en Allemagne, il a perdu d'Effiat, général, +financier, homme universel, son autre bras droit. Tout s'assombrit. La +reine part en avant. Les fêtes qu'il lui préparait chez lui (à +Brouage) et dans sa conquête sur son champ de gloire à la Rochelle, +tout se fera sans lui. Pour comble, le vieux coquin d'Épernon, +insolent d'être en vie, vient chaque matin, à grand bruit, avec toute +une armée de spadassins, pour lui tâter le pouls et le voir au visage, +lui aigrissant son mal par ces accès de peur. Qui l'empêche, en effet, +d'enlever le malade, de le mettre au château Trompette, sinon dans +l'autre monde? Le roi eût été en colère, mais on l'eût entouré, calmé, +félicité, et, dans la joie universelle, il eût accepté les faits +accomplis. + +La reine, quitte à si bon marché, continuait joyeusement son voyage, +profitait pleinement des fêtes du cardinal, que sa présence aurait +gâtées. Il y eut à la Rochelle des magnificences incroyables, arcs de +triomphe, joutes, combat naval, des danses et des concerts. Une +extrême gaieté, car on disait qu'il était mort ou qu'il allait mourir. +On dansait. Cependant la reine, qui palpitait d'espoir, impatiente, +envoya son bon La Porte, un confident valet de chambre, pour s'assurer +de l'heureux événement. «Je le trouvai, dit La Porte, entre deux +petits lits, sur une chaise où on le pansait. Et on me donna le +bougeoir pour l'aider à lire les lettres que je lui apportais.» Il +interrogea fort La Porte pour savoir ce que faisait la reine, si M. de +Châteauneuf, le garde des sceaux, y allait souvent, _et s'il y restait +tard_, s'il n'allait pas ordinairement chez madame de Chevreuse, etc. +Mais il ne s'en rapporta pas au valet de chambre, et recueillit des +notes exactes sur ceux qui avaient ri et sur ceux qui avaient dansé. + +Le bal ne dura pas, et la joyeuse cour revint au sérieux tout à coup, +apprenant deux nouvelles qui changeaient le monde. Richelieu avait +uriné, et Gustave-Adolphe était mort (16 novembre 1632). + + + + +CHAPITRE VIII + +RICHELIEU, CHEF DES PROTESTANTS--SES REVERS--LA FRANCE ENVAHIE + +1633-1636. + + +Le monde a vu et perdu une chose bien rare, un vrai héros, et, avec +lui, une admirable chance de salut. Si Gustave-Adolphe eût vécu, on +arrivait dix ans, quinze ans plus tôt, à la paix de Westphalie. + +Il ne fit qu'apparaître, et n'en reste pas moins un bienfaiteur du +genre humain. Sa victoire eut deux résultats qu'on n'a pas assez +remarqués. Elle sauva les villes impériales, non-seulement Nuremberg, +mais Strasbourg, mais Augsbourg et toutes, que l'armée des brigands +aurait certainement visitées. La sienne, la primitive armée +libératrice, s'épuisa devant Nuremberg et y laissa ses os; mais elle y +eut le succès admirable de détruire en même temps le monstre +militaire, l'armée de Waldstein. Celui-ci, à Lutzen, ayant perdu ses +hommes de confiance, fut en réalité éreinté pour jamais. Il ne les +remplaça que par de petits officiers, brigands de troisième ordre, +parmi lesquels l'Autriche trouva sans peine un assassin. + +Répétons-le, Gustave ne mourut pas en vain. Il fit la grande chose +pour laquelle il était né. Il coupa la tête au dragon, au gouvernement +de soldats qui eût anéanti la civilisation de l'Europe. + +La menue monnaie de Waldstein, toute cette populace de bons généraux +qui continueront la guerre de Trente ans, perpétuent les misères, mais +ne renouvellent pas le danger du monde. + +Chaque fois que j'entre dans Strasbourg ou Francfort, dans Nuremberg, +ce grand musée, dans la splendide Augsbourg, dans ces puissants foyers +du génie allemand d'où jaillirent Goethe et Beethoven et tant d'autres +lumières, je me remémore avec un sentiment de religion le grand soldat +Gustave, qui sauva l'Allemagne, et qui sait? la France peut-être. + +Et je dis à ces villes: «Où seriez-vous sans lui?... Dans les ruines +et les décombres, les cendres où finit Magdebourg.» + +Tout ce que l'histoire fabuleuse avait conté du héros fut accompli ici +et à la lettre: Sauver le monde, mourir jeune et trahi. + +On sait sa mort. À cette furieuse bataille de Lutzen, il accable +Waldstein, le bat, le blesse, le crible, le renverse, lui tue ses +fameux chefs, l'homme surtout qui fut la guerre même, ce Pappenheim, +qui, en naissant, eut au front deux épées sanglantes. Il revenait, +paisible et pacifique, confiant comme à l'ordinaire, de la terrible +exécution. Il n'avait avec lui qu'un Allemand, un petit prince qui +avait passé, repassé plus d'une fois d'un parti à l'autre. Un coup +part, et Gustave tombe. L'homme suspect qui l'accompagnait s'enfuit et +alla droit à Vienne (16 septembre 1632). + +Il avait fait beaucoup, et beaucoup lui restait à faire. S'il eût vécu +quelques années de plus, non-seulement il eût imposé, forcé la paix, +mais il eût obtenu un résultat moral immense; il eût imprimé au coeur +abaissé de l'Europe un idéal grand, fort, fécond. + +L'allégresse héroïque qui fit ce bon géant calme et serein, et «joyeux +tout le jour,» elle eût été comme une aurore morale dans cette sombre +époque. C'est l'effet d'une telle force de tout rasséréner et de tout +élever à soi. Chacun regarde, admire, et grandit d'avoir regardé. La +moyenne générale change. Tous gagnent un degré; même les moindres sont +moins petits. Le vrai héros, de loin, et là même où il n'agit pas, par +cela seul qu'il est, imprime à tous une gravitation par en haut; le +monde aspire et monte, hausse vers le niveau de son coeur. + +Le politique, le grand homme d'affaires, comme fut Richelieu, ou tel +grand militaire, tel soi-disant héros, n'ont point du tout cette +influence. Leur forte tension, et le bras d'airain, par lesquels ils +serrent les ressorts, bandent la machine à casser presque, n'ont +après, pour effet définitif, qu'une détente déplorable, une énervation +générale. Et le monde en reste aplati. + +L'idée de Richelieu, celle de l'équilibre et du balancement des +forces, était-elle une idée vitale qui renouvelât l'esprit européen? +Point du tout. L'équilibre peut avoir lieu entre vivants ou entre +morts. Le très-faux semblant d'équilibre qu'on obtint à la longue par +le traité de Westphalie, on ne l'eut réellement que par l'épuisement +définitif et par voie d'extermination. + +Maintenant, osons le dire, Richelieu se méprit sur le fond de son idée +même. En cherchant l'équilibre entre protestants et catholiques, il ne +s'aperçut pas que les protestants isolés, débandés, n'étaient pas même +un parti, tandis que les catholiques avaient la force et l'unité d'une +faction. + +Quand Rome, Vienne, Madrid, les Jésuites, illuminèrent et firent des +fêtes pour la bataille de Lutzen, ce n'était pas seulement pour la +mort de Gustave, mais pour la ruine de Waldstein, qui, rendu et fini, +bientôt tué, allait restituer à l'Empereur son rôle de chef des armées +catholiques et donner à ce parti, lié si fortement, l'unité +absolue[9]. + + [Note 9: Un récit curieux et inédit de cet événement est + celui que l'abbé Fontana écrit à monseigneur Panzirole la + même année 1634. Il l'appelle _Valestayn_. Mais le célèbre + général signait lui-même _Waldstein_.--Il y donne d'abord la + version officielle des impériaux, avec des circonstances + nouvelles, puis il ajoute: «Plusieurs répandent que la + trahison de Waldstein n'est point avérée; que ce sont ses + ennemis, les Espagnols et Bavière (sans doute le duc de + Bavière), qui ont tout fait pour le faire paraître coupable.» + (_Extraits des Archives du Vatican_, conservés à nos + _Archives de France_, carton L, 386.)] + +Qui dit l'Empereur, dit les Jésuites. Ils sont les vainqueurs des +vainqueurs. + +La guerre, menée par des hommes de paix, par des hommes qui n'y vont +pas, ne peut manquer d'être éternelle. La médiocrité, la platitude et +la bassesse, centralisées au cabinet jésuite, vont de Vienne s'étendre +partout comme un pesant brouillard de plomb. + +Où est le général en chef après Waldstein? Au prie-dieu, entre deux +Jésuites. En réponse à cette question, ceux-ci avec satisfaction vous +auraient montré là leur ouvrage, leur créature et leur propriété, un +petit homme gras, qu'ils tiennent jour et nuit, gardent à vue, mènent, +ramènent de l'oratoire à la chapelle. Créature étonnante! Il serait +curieux d'expliquer comment ces pères ont couvé, fait éclore cette +espèce jusque-là inconnue en histoire naturelle. On avait bien le +fanatique, mais on n'avait pas le _bigot_. Heureux mélange du sot, du +furieux, combinaison savante d'aveugle docilité et de stupidité +sauvage. Le fanatique était terrible; mais enfin il avait des yeux; il +risquait par moments d'entrevoir des lueurs. Mais rien ici; le sens de +la vue manque. Aussi quelle force et quelle roideur! Nulle courbe; une +droite ligne de férocité sotte qu'on n'eût imaginée jamais. + +On ne peut contester qu'il n'y ait là une puissance réelle. L'absence +de doute et de scrupule, la parfaite unité automatique, garde cet être +à part des tergiversations humaines. En lui est scellée l'unité du +parti catholique. Parti très-fort, qui ne peut se disjoindre. Que le +pape ait des velléités pour la France, que l'Espagne parfois soit +tentée de traiter à part, ces petites inconséquences n'ont aucune +portée. L'un et l'autre essentiellement sont unis à l'Autriche. Même +le Bavarois, rival jaloux de l'Autrichien, comment s'en +séparerait-il? Richelieu, bien à tort, a bâti sur cette espérance. +Comment ne voit-il pas la fatale unité, l'indissolubilité de ce parti, +où la Bavière et tous, par la grande question de spoliation +territoriale, sont liés, attachés, collés et cimentés ensemble. Le +drapeau de l'Empereur, c'est _l'Édit de restitution_. + +Les protestants, qu'étaient-ils en substance? La transition du +christianisme à la liberté, la liberté naissante, sous forme encore +chrétienne. + +La liberté, c'est la variété spontanée du génie humain. Elle arrivait +avec vingt masques qui ne se reconnaissaient pas encore dans leur +unité intime. Les calvinistes, à chaque instant, étaient maudits, +trahis par les luthériens et les anglicans. Le grand traître, c'était +l'Angleterre de Charles Ier, au jugement de Gustave. Entre les +luthériens, le Danemark frappé, effrayé, laissa les autres; la Saxe, +même le Brandebourg, ne furent pas plus fidèles. L'Allemagne +luthérienne, en masse, était jalouse des Suédois, applaudissait peu +leurs victoires. + +Les protestants, si faibles par leur division nécessaire, furent un +moment liés par un miracle. Ce miracle est Gustave-Adolphe. + +Il fallait le laisser aller. Richelieu ne le pouvait pas avec son roi +dévot. Et il ne le voulait pas non plus, étant prêtre, cardinal, légat +de Rome en espérance. Il soutint, fortifia moralement les catholiques, +c'est-à-dire les plus forts. Voilà quel fut son équilibre en 1632. + +Somme toute, ce grand homme d'affaires ne montra pas beaucoup de +prévoyance. Il ne prévit pas le rapide succès de Gustave, puis se +l'exagéra. Il ne prévit pas la mort de Gustave, et agit comme s'il +devait vivre toujours, comme si un homme mortel, un héros toujours en +bataille, était le danger futur de l'Europe plus que la faction +durable de Vienne. Il ne prévit pas la fidélité forcée de la Bavière à +l'Autriche. Il ne prévit pas l'infidélité de Saxe et de Brandebourg, +qui le poussèrent à la guerre, et puis le plantèrent là. + +Frappé par la mort de Gustave, par la mort de Waldstein, qui unifiait +le parti catholique et lui restituait sa prépondérance intrinsèque, il +fallut bien alors, tellement quellement, qu'il suppléât Gustave, qu'il +entreprît le rôle étrange et impossible de chef des protestants, lui +cardinal; que d'abord il payât la guerre, puis la fît. Avec quoi? Avec +des officiers tellement ses ennemis, qu'ils aimaient mieux les +Espagnols et désiraient être battus. + +En janvier 1633, quand on le rapporta à Bordeaux, et que Louis XIII +alla dix lieues au devant du malade, il paraissait très-fort. Il +frappa ses ennemis, frappa ses faux amis. Mais maintenant quels seront +les vrais? Nous avons vu comment le P. Joseph l'avait trahi à +Ratisbonne. Montmorency, naguère ami à Lyon dans la crise de 1630, a +tourné et péri. Châteauneuf, son ami à la Journée des dupes, mais +depuis gagné par les dames, a dansé pour sa mort; il le fait arrêter. +Son instrument, d'Estrées, qui, en 1631, se fit pour lui garde, +presque geôlier de la reine mère, d'Estrées même, cette fois, est du +complot. Il a peur et se cache. Richelieu est forcé de le chercher, de +le rassurer, de le reprendre; à quel autre se fierait-il mieux? + +Il est trop évident que personne ne croit que Richelieu puisse durer. +Il mourra, ou le roi mourra. Et d'ailleurs le roi peut changer. +Comment lui reste-t-il? C'est ce qu'on a peine à comprendre. Comment +supporte-t-il la vie que lui fait Richelieu? + +Premièrement, celui-ci lui a chassé sa mère, la tient dehors, et ferme +solidement la porte, lui faisant, pour rentrer, la condition +impossible de livrer son confesseur qui, dit-on, veut faire tuer le +cardinal. + +Deuxièmement, il maintient le roi en défiance de l'unique personne +qu'il aime, lui démontrant sans peine que la gracieuse Hautefort est +au fond l'espion de la reine, et lui redit tout ce qu'il dit. + +Au moins ce roi dévot s'épanchera-t-il au confessionnal? Point du +tout. On lui prouve que le Jésuite Suffren appartient à sa mère, et +tout à l'heure que Caussin, l'un de ceux qui succèdent, intrigue pour +Anne d'Autriche. + +Voilà un roi bien seul, bien ennuyé. De moins en moins, sa santé lui +permet la chasse. Et Richelieu, de plus en plus, lui interdit d'aller +à la guerre. + +Par quoi donc le tient-il? Serait-ce par le douteux Joseph, si peu sûr +en lui-même, par le ministère capucin? + +La nécessité politique le pousse à chaque instant à des choses qui +devraient être intolérables à la conscience du roi. En janvier 1633, +pour l'affaire Montmorency, il lui faut proscrire cinq évêques. Il lui +faudra bientôt agir contre le pape, qui approuve le mariage de +Monsieur avec une Lorraine, qui accorde à l'Espagne les moyens de la +guerre, l'argent de l'église espagnole, en refusant à Richelieu de +faire payer le clergé français. + +Richelieu ménagea au roi l'amusement d'achever l'affaire de Lorraine +en entrant lui-même à Nancy. + +La conquête fut menée comme une saisie judiciaire; le prétexte en +justice, passablement grotesque, fut le _rapt_ commis sur Gaston, un +homme de trente ans, par la jeune princesse de Lorraine, qui en avait +dix-huit. + +En réalité, le roi était mené par la force des choses à se saisir de +la Lorraine, comme chemin de l'Allemagne, où il devenait le chef réel +du parti protestant. + +Il avait travaillé l'hiver à refaire l'unité discordante de ce pauvre +parti, qui paraissait s'abandonner lui-même. En avril 1633, il signa +une ligue avec quatre cercles d'Allemagne, et avec les Suédois, à qui +il promettait un million par année. Secours insuffisant. On le lui +dit. Et il y parut bientôt à Nordlingen, où Bernard de Weimar, général +allemand des Suédois, fut battu par les Impériaux (août 1634). +L'Allemagne, à la discrétion de l'empereur, priait Richelieu de +prendre Brisach, Philipsbourg, le haut Rhin, mais d'armer et +d'intervenir, de descendre en champ clos, de remplacer Gustave. + +Ainsi l'attraction fatale de cette guerre terrible, affamée d'hommes, +entraînait la France. Et personnellement Richelieu, par son intérêt de +ministre et ses passions d'homme, n'y était pas moins attiré. +L'Espagne le minait au Louvre. Serait-ce toujours impunément que le +roi irait chaque soir chez la reine écouter cette fille dévote, +dangereuse et charmante, qui lui parlait pour sa maîtresse? Le plus +fort levier de l'Espagne était à Paris même. Richelieu lui avait déjà +ôté la prise de la reine mère. Il devait lui ôter encore celle que lui +donnait la petite cour de la reine Anne. Cette cour, qu'on voudrait +croire délicate, élégante, n'en était pas moins la fabrique des +plaisanteries fort sales et fort grossières qui couraient sur le +ministre, sur sa vessie, ses urines, sur un ulcère caché qu'aurait eu, +disait-on, sa nièce. On n'y épargnait rien pour faire arriver au roi +cent contes ridicules sur ses mauvaises moeurs, ses déclarations à la +reine, ses visites à Marion Delorme, les escapades invraisemblables +d'un malade de cinquante ans, et si souvent au lit. Ces sottises, lors +même qu'on les prouve fausses et controuvées, diminuent un homme à la +longue, l'avilissent, fatiguent ceux qui le défendent; ils finissent +par croire que, dans tant de choses fausses, il y a un peu de vérité. + +En 1634, Richelieu avait pris enfin deux grandes décisions: rupture +ouverte avec l'Espagne, renvoi de la reine espagnole. + +Cette dernière mesure eût été un grand coup en Europe. Elle eût +indiqué qu'on faisait peu de cas des forces de l'Espagne, puisqu'on ne +craignait pas de rompre sans retour avec elle, par un outrage +personnel, d'homme à homme et de roi à roi. + +Une dépêche de Philippe IV (arch. Simancas, ap. Capefigue) montre +qu'il fut extrêmement effrayé. Elle nous apprend que Louis XIII était +tout décidé, qu'il voulait faire entendre raison à la reine par +l'ambassade même d'Espagne, en lui faisant craindre un procès +scandaleux qui l'eût couverte de honte, et qui l'eût perdue en +Espagne même, dans sa famille humiliée. Cette terreur agit si bien sur +Philippe IV, qu'il charge son ambassadeur d'une démarche assez basse +près de Richelieu, voulant l'apaiser _par tous les moyens_, lui +offrant tout, lui faisant dire qu'un esprit si vaste, si avide de +gloire, ne pouvait trouver un champ digne de lui qu'auprès du roi +d'Espagne et dans les moyens infinis de la monarchie espagnole. + +La même dépêche nous apprend que M. de Créqui, le gouverneur du +Dauphiné, homme si important, et influent en Italie, était envoyé à +Rome pour le divorce. Vaine ambassade. Il était évident que le pape, +même sous la pression du parti français, n'en viendrait jamais à faire +une telle injure au roi d'Espagne, à la maison d'Autriche, avec qui +ses rapports secrets étaient bien plus intimes. + +En tout, sur tout, à ce moment, le pape était contre la France. Il lui +refusait l'argent qu'il donnait à l'Espagne. Richelieu, pour obtenir +un don du clergé de France sans l'autorisation de Rome, fit valoir aux +évêques qu'il n'allait commencer la guerre que pour délivrer un +évêque, l'électeur de Trêves, enlevé par l'Espagne et prisonnier à +Vienne. Cette pieuse croisade devait s'exécuter par l'épée protestante +des Suédois et des Hollandais. Par son traité avec ceux-ci, Richelieu +leur donnait moitié des Pays-Bas, s'adjugeait l'autre. + +Richelieu accuse Henri IV d'avoir imprudemment voulu la guerre au +moment de sa mort. Henri y était pourtant mieux préparé, plus en état +d'y frapper de grands coups. Il dit à tort qu'il avait assez +d'argent, de troupes, des places en bon état. Fontaine-Mareuil et +autres disent le contraire, et l'événement ne prouva que trop bien +qu'ils avaient raison. + +Il ne vit pas, ne prévit pas. Ce qu'il aurait pu voir, c'était son +isolement réel, combien il était haï, et le profond bonheur que tout +le monde aurait à le faire échouer. Et il ne prévit pas que l'argent +manquerait dès la seconde année, que la France, au lieu d'envahir, +serait elle-même envahie. + +Il y avait du jeune homme en ce grand homme, et de fortes chaleurs de +coeur. Deux fois l'audace en choses improbables lui avait réussi, et +dans la tentative de dompter la mer à la Rochelle (n'ayant pas de +marine encore), et dans celle de forcer les Alpes au Pas de Suze +(n'ayant pas même de poudre). Donc, il se remit à la chance, dans +cette guerre contre l'Espagne, guerre contre la reine, guerre contre +la cour, contre tous ses ennemis. + +Pour leur crever le coeur, le jour même où il envoya la déclaration de +guerre à Bruxelles, il exigea que l'on rît à Paris. Il fit représenter +une comédie sur son théâtre, dont il fit l'ouverture (16 avril 1635). +Il voulut voir la mine que ferait cette cour ennemie, et si elle +oserait ne pas rire. La pièce, les _Tuileries_, avait été esquissée +par lui-même, écrite par Rotrou, Corneille et trois autres. Mais le +drame était l'auditoire, et les spectateurs étaient le spectacle. +Devant la face pâle du pénétrant esprit, du revenant qu'on voyait au +fond de sa loge et qui surveillait tout, on travaillait à être gai. + +Plus d'un de ses applaudisseurs se vengèrent de leur lâcheté de +courtisans par leur perfidie à l'armée. Ils y vinrent impatients de se +faire battre et prêchant la désertion. + +Il y avait bientôt quarante ans que la France n'avait fait la grande +guerre. Et personne ne la savait plus. Nos gentilshommes duellistes +n'étaient pas du tout des soldats. Pas un général sérieux, sauf Rohan, +Thoiras, qui moururent, sauf peut-être le jeune Feuquières et le +très-vieux La Force. Turenne est encore un enfant. Personne qui mérite +confiance. Richelieu, en 1630, avait trois généraux à l'armée +d'Italie, qui commandaient chacun son jour. En 1635, il suit une +méthode moins absurde, mais mauvaise encore, deux généraux à chaque +armée, et l'un d'eux un parent ou ami du ministre qui observe l'autre, +l'empêche de trahir. Au nord, ce fut Brézé, son beau-frère, et sur le +Rhin, le cardinal la Valette. Prétexte pour ne point obéir. La +noblesse ne veut prendre l'ordre d'un général prêtre. L'armée, arrivée +à Mayence, lui signifie qu'elle n'entrera pas en Allemagne. À quoi +bon? Le parti protestant qu'on veut secourir est dissous, puisque Saxe +et Brandebourg ont traité avec l'Empereur. Loin de pouvoir rejoindre +les Suédois, la Valette est forcé de faire une retraite désastreuse. +Aux nouveaux corps qu'on envoie, les anciens prêchent la révolte. +L'arrière-ban, convoqué, vient ajouter l'insolence féodale d'une +chevauchée de gentilshommes qui veulent bien servir le roi en France, +mais non ailleurs, et encore faire seulement leurs quarante jours, le +petit service de l'_ost_, d'après les _us_ de saint Louis. Ni guet, ni +garde; tout cela est au-dessous de la noble gendarmerie. Charger, à +la bonne heure; une bataille, et aujourd'hui, sinon ils retournent +chez eux. + +Tout manqua de tous les côtés. La grande invasion des Pays-Bas n'eut +d'autre effet que la ruine d'une ville, l'horrible saccagement de +Tirlemont. En Italie, quoiqu'on eût pour soi le Savoyard, on resta, on +échoua devant une bicoque. + +Bref, la première campagne resta de tout point ridicule. Madrid dut +être satisfaite. Mais le Louvre l'était bien plus, et la cour nageait +dans la joie. + +Richelieu réussirait-il mieux en 1636? Il n'y avait pas d'apparence. +L'argent manquait. Il avait entrepris, en commençant la guerre, une +chose hardie, et révolutionnaire alors, d'alléger quelque peu la +taille du peuple en faisant payer quelques exemptés, les gros +bourgeois pour une partie de leurs fiefs, les ecclésiastiques +propriétaires pour ce qu'ils possédaient d'étranger à l'Église. +Très-vive irritation. Elle ne fut pas moindre dans les gens d'épée +quand, pour punir l'armée du Rhin, il déclara dégradés de noblesse +ceux qui quittaient l'armée; les officiers non nobles envoyés aux +galères, et les soldats punis de mort. + +Il lui avait fallu licencier cette armée. Et, d'autre part, celle du +Nord était retenue en Hollande au service des Hollandais, qui ne la +renvoyèrent qu'en plein été. Donc, la France était découverte. Une +invasion n'était pas improbable. Le divorce demandé à Rome, le plan +pour partager les Pays-Bas, c'étaient deux crimes, deux injures +personnelles que la maison d'Autriche brûlait certainement de venger. + +Richelieu fit visiter nos places du Nord par un homme qu'il croyait +très-sûr, par Sublet Du Noyer[10]. C'était un petit homme, de méchante +mine cagote et d'âme pire, mais un boeuf de labour qui, ni jour ni +nuit n'arrêtait, qui satisfaisait le maître de quelque charge dont on +chargeât son dos. Il faisait toujours plus, il faisait toujours trop. +Un ministre homme d'esprit, à qui les affaires n'ôtaient nullement +l'ambition littéraire, trouvait bien doux de trouver là toujours les +grosses épaules voûtées de ce Sublet pour y mettre tout ce qu'il +voulait. La facilité plate d'expédier passablement une foule de +matières qu'il ne connaissait point rendait ce terrible commis en état +de suffire à tout. On lui mit dessus la marine où il ne savait rien, +et il s'en tira assez bien. On ajouta la guerre, et tout alla +très-mal; mais était-ce sa faute? + + [Note 10: Richelieu doit être jugé relativement aux + difficultés infinies de sa position. La dévotion du roi, ses + ménagements pour Rome, l'espoir de devenir légat, lièrent le + ministre aux Jésuites, et l'empêchèrent d'être ce que la + fierté de son génie l'aurait fait être, un gallican, un + sorboniste (lui, fondateur de la Sorbonne nouvelle). Ce qui + étonne le plus, c'est que dans sa politique et son intérieur + même, il les subit par l'ascendant croissant d'un homme + affilié à la Société, d'un sot fieffé, dangereux, haineux, + venimeux, mais le scribe des scribes et d'un travail énorme: + Sublet du Noyer. Richelieu le fit, en 1633, secrétaire d'État + de la guerre, le chargea fort imprudemment d'inspecter nos + places en 1636, crut aux rapports de l'ignorant, ce qui nous + valut l'invasion et les faciles succès de l'ennemi qui vint + presque à Paris. Cette bévue, qui devait le faire chasser, + fut au contraire récompensée. Il fut chargé de fortifier des + places, de diriger des siéges, d'organiser la marine: il eut + la surintendance des bâtiments et manufactures, la + surveillance de l'imprimerie royale, etc. Richelieu, accablé, + malade, ne s'occupait plus que de l'extérieur, et bien plus + encore des complots dont il était environné. Sublet régna, à + tort et à travers; il a laissé partout des marques de son + génie, l'érection des églises jésuites à pots de fleurs, la + destruction des oeuvres les plus hautes de la Renaissance, + spécialement de la sublime _Léda_ de Michel-Ange, l'unique + tableau qu'il eût peint à l'huile, qui était à Fontainebleau. + Cet animal, chargé de recevoir le Poussin que Richelieu + appelait de Rome et logeait aux Tuileries, eut l'impertinence + de lui tailler la besogne, exigeant qu'il lui fît tant de + chefs-d'oeuvre par mois. Le Poussin se sauva à + Rome.--L'attraction des sots pour les sots rendait Sublet + très-cher au roi. Ils disaient leur rosaire ensemble. Cela + enhardit fort le petit homme, si bien qu'en dessous il + commençait tout doucement à trahir le roi pour la reine, + croyant être par elle archevêque de Paris. Le mourant le mit + à la porte. Et la reine, une fois régente, ne se souvint plus + de Sublet, qui prit la chose à coeur, et, comme le pauvre + père Joseph, creva d'ambition rentrée (1645).] + +Par l'entraînement des affaires, peu à peu, tout alla à lui. Il avait +deux choses pour lui: son énorme travail, qui semblait consciencieux, +et sa bassesse de nature, peinte en sa face de hibou, qui empêchait de +croire qu'il pût avoir aucune prétention élevée. Au total, un homme +ténébreux, haineux et dangereux, qui ruinait sourdement ses +concurrents, et qui, à la longue, eût bien pu oser miner Richelieu +même, car il plaisait au roi par sa dévotion, et secrètement il était +aux Jésuites. + +Ce commis ne connaissait rien aux places de guerre. Il rapporta à +Richelieu ce que désirait le ministre, que tout était en bon état. Et +celui-ci, tranquille sur le Nord, regarda au sud-est, où le prince de +Condé, gouverneur de Bourgogne, lui proposait d'envahir la +Franche-Comté. Le prince le flattait de l'espoir qu'en cette campagne, +la Meilleraie, un bon soldat, parent du cardinal, éclaterait sous lui, +justifierait la faveur singulière du ministre, qui venait d'obtenir du +vieux Sully sa démission de grand-maître de l'artillerie pour donner +cette haute charge au brave et peu capable la Meilleraie. + +Pour faire réussir celui-ci, on met dans cette armée deux officiers +solides, très-fermes et très-forts sur leurs reins, déjà vieux dans la +guerre de Trente ans, soldats du grand Gustave, que le roi venait +d'acquérir. L'un, l'Allemand Rantzau; l'autre, le Béarnais Gassion. On +croyait surprendre, emporter Dôle; elle prise, la province eût suivi; +la Meilleraie revenait couvert de gloire, le premier général du +siècle. + +Pendant ce temps, une chose facile à prévoir est arrivée au nord. La +France est envahie. + +L'ambassadeur d'Espagne, en ce moment, gouvernait ceux qui +gouvernaient Ferdinand II. Il obtint qu'à vingt mille fantassins +espagnols qui iraient vers Liége (sous prétexte d'une révolte), +l'Empereur joindrait quinze mille cavaliers sous Piccolomini et Jean +de Werth. Pendant ce temps, le duc de Lorraine entrait en Bourgogne, +et Gallas, autre général de l'Empereur, allait par la Franche-Comté. +Union pour la première fois, parfaite entente, accord actif de +l'Espagne et de l'Autriche. + +Le gouverneur des Pays-Bas, le cardinal infant, menait l'armée du Nord +en France (1er juillet 1636). + +Il assiége et prend la Capelle. Nul obstacle. Des places non +approvisionnées, démantelées. Des gouverneurs tremblants, que les +habitants forcent de se rendre. Un indicible effroi dans les +campagnes. Toute la barbarie des guerres turques; incendie, pillage et +massacre. Jean de Werth remplissant tout de son nom et de sa terreur. +La grande masse espagnole s'arrête à assiéger Corbie, qui est prise +(15 août). Le torrent roule vers Paris. Les Croates vont jusqu'à +Pontoise. Paris, épouvanté, déménage, fuit vers Orléans. + +Richelieu, ce génie si sérieux et si attentif, à qui l'on supposait le +don de prescience, souffrait ici plus qu'un revers; il semblait +convaincu d'étourderie. C'était l'astronome tombé dans un puits, +c'était le prophète aveugle qui se voit avalé au ventre de la baleine. +Il avait cru prendre, et il était pris. Il sentait les risées du +Louvre, la joie sournoise du monde de la reine. On dit que le coeur +lui manqua, qu'il fut troublé de voir un peuple immense qui +remplissait les rues, qui, pour la première fois, parlait. Ce fut, +dit-on encore, le Capucin Joseph qui le releva, le ranima. J'en doute. +À ce moment, ce personnage double s'était fait l'avocat de la mère du +roi, le doucereux réconciliateur de la famille royale. Loin +d'encourager son ami à rester et tenir ferme, il l'eût plutôt poussé à +bas et aidé à sa ruine. + +Richelieu, comme tout homme d'imagination, en telle rencontre, était +très-agité. Mais, homme d'esprit avant tout, il comprit bien qu'en ce +pays de France, sous les croisées moqueuses du Louvre, il fallait de +l'aplomb et une belle contenance. Il sortit en voiture, à peu près +seul, traversa en tous sens cette foule qui jusque-là le maudissait et +qui ne sut plus qu'applaudir. + +Paris, en ce moment, fut très-beau. Il y a toujours d'étranges +ressources avec ce peuple. Les métiers, reçus par le roi dans la +grande galerie du Louvre, montrèrent un noble enthousiasme et +promirent une armée. On la leva réellement avec l'aide du Parlement et +de toute la bourgeoisie, qui donna sans compter. + +Nos troupes grossissaient. Et celles de l'ennemi fondaient chaque +jour. Les cavaliers d'Allemagne, enrichis de pillage, laissaient le +camp et s'évanouissaient chaque nuit. Voilà pourquoi le cardinal +infant traînait et hésitait pour s'enfoncer en France. Il ne profita +pas des perfidies secrètes de nos généraux princes du sang, le comte +de Soissons et Monsieur, qui craignaient de trop réussir contre les +Espagnols et tramaient un complot pour tuer Richelieu. Il ne tenait +qu'à eux, et sa vie était dans leurs mains. Monsieur, se rappelant +sans doute ce qu'on disait, que, Richelieu tué, le roi pourrait bien +le tuer lui-même, Monsieur, dis-je, cette fois encore, saigna du nez, +tourna le dos au moment où les conjurés le regardaient et attendaient +son ordre. + +En six semaines, Richelieu et le roi reprirent Corbie, une méchante +petite place qu'on aurait pu enlever en vingt-quatre heures, et à qui +on fit les honneurs d'un siége. + +La tempête du Nord dissipée, celle de l'Est eût pu nous emporter +encore si le duc de Lorraine et Gallas, qui arrivaient par deux +chemins, eussent combiné leur invasion. Mais Gallas, affaibli aussi +par la désertion des pillards, vint s'aheurter au siége d'une petite +place, Saint-Jean de Losne, dont la population, attendant les +dernières horreurs des brigands impériaux, fit une défense incroyable, +les femmes comme les hommes. Rantzau parvint à s'y jeter, et dès lors +régala les Allemands de sorties furieuses. La Saône se mit de la +partie et déborda. Les assiégeants étaient dans l'eau, et ne +réchappaient qu'à la nage. Cette ville fut délivrée le jour où Corbie +fut reprise (14 novembre 1636). + +On peut dire que la France s'était sauvée elle-même. Ce gouvernement, +fort, dur, pesant, s'était vu désarmé, et, loin de protéger, c'est lui +qui, dans la crise, fut protégé par la nation. + +Mais comment la nation le put-elle, appauvrie qu'elle était et +déshabituée de la guerre? Il faut l'avouer franchement, parce que +l'invasion n'était pas sérieuse, et que les conquérants se souciaient +peu de conquérir. Les bandes qui entrèrent par le Nord, par la +Lorraine et la Franche-Comté, sous le drapeau de l'Espagne et de +l'Empereur, ne se battaient ni pour l'un ni pour l'autre; elles ne +voulaient rien que piller. C'est ce qu'elles firent à leur aise, +non-seulement en France, mais en Franche-Comté sur terre espagnole. +Puis, chargées, surchargées, ayant déménagé, vidé, ruiné le pays de +fond en comble, elles plantèrent là leurs généraux. + +Nous pûmes triompher à notre aise de leur départ que nous n'avions pas +fait, mais triompher dans le désert sur nos propres ruines. + +La Franche-Comté, jusque-là protégée par une neutralité tolérée, était +pleine de biens. Elle périt alors, et ne s'en est jamais bien relevée. +La Picardie entra dans le terrible _crescendo_ de famine que l'on +verra plus tard. La Lorraine resta rasée comme la main, et tout le +pays à l'Est. L'invasion des Barbares, attendue depuis dix ans, +retardée par Gustave quand il brisa Waldstein, ne fut pas une +conquête, comme elle l'eût été sous ce chef, mais un grand pillage +anarchique. Tous retournèrent à leurs camps d'Allemagne, ramenant +chacun sa charge de vol, qui un cheval, qui un âne, qui une grosse +charrette pleine. Ils ne laissèrent à manger que les pierres. On +assure qu'en deux ans, dans l'Est seulement, un demi-million d'hommes +mourut de misère et de faim (V. l'historien jésuite et autres, +rapprochés par Bonnemère, _Histoire des Paysans_). + +Donc Richelieu n'empêcha rien. Sa petite combinaison d'opposer la +Bavière à l'Autriche ayant échoué complétement, tous les princes +allemands se soumirent, et firent roi des Romains le fils de +l'Empereur, consolidèrent la couronne impériale dans la maison +d'Autriche. + +En France même, les Espagnols prirent à notre barbe et gardèrent +longtemps nos îles de Provence, tenant nos côtes en crainte et nos +flottes en échec. + +En remontant à la cause première de nos revers de 1636, on trouvait +que Richelieu, privé de son armée du Rhin et ne pouvant ravoir celle +de Hollande, employant le peu qu'il avait de forces en Franche-Comté, +n'avait pas eu à temps l'argent qu'il eût fallu pour recruter l'armée +du Nord. + +Donc, l'argent, l'argent, et de suite, c'était le seul moyen pour +éviter de grands malheurs en 1637. Mais, l'impôt étant augmenté, la +Guyenne ruinée par les armes. + +Devant ce désespoir d'une misère trop réelle, le parlement de Toulouse +faiblit, dispensa de payer. + +Un certain Boismaillé offrit à Richelieu de lui apprendre à faire de +l'or, et de lui faire trouver deux cent mille écus par semaine. Tels +étaient sa détresse, son abattement et son inquiétude, que, tout +sérieux qu'il fût, il ne repoussa pas cette chimère, et se mit au +creuset pour travailler en alchimie. + + + + +CHAPITRE IX + +LA TRILOGIE DIABOLIQUE SOUS LOUIS XIII--LES RELIGIEUSES DE LOUDUN + +1633-1634. + + +La terrible _année de Corbie_ (on appela ainsi 1636) et l'année encore +qui suivit ne donnent nul autre résultat que de démontrer la faiblesse +d'un gouvernement forcé qui paraissait fort. Retournons un peu en +arrière, et regardons dessous. Nous serons étonnés de voir les +discordes morales, les ténébreux abîmes, les gouffres, crevasses et +fondrières, dont la plane unité de cette monarchie catholique était +minée réellement. + +La formule acceptée et répétée de plus en plus en ce siècle, c'est que +la France est une, depuis la prise de la Rochelle. Les protestants, +s'ils ne sont pas convertis, vont se convertir. Richelieu en est +convaincu, et y travaille par de grosses sommes qu'on fait passer par +les mains des jésuites et qui gagnent quelques ministres. Il y +travaille encore par ses oeuvres de controverse qu'il étend, fortifie, +perfectionne jusqu'à la mort. Il emploie volontiers les protestants à +l'armée, et ailleurs, comme officiers ou _gens de lettres_. C'est à ce +dernier titre qu'il accueille les ministres et leur donne sa +protection. L'Académie française, ouverte chez un protestant +(Conrart), fut, dans les idées du ministre, un honorable asile et une +douce tentation aux littérateurs convertis, comme un hôpital du +protestantisme. + +Un zèle si patient ne plaît pas à Aubry, son historien. Il veut faire +croire que le grand cardinal, s'il eût vécu, eût égalé la gloire de +Louis le Grand, employant le fer et le feu pour exterminer l'hérésie; +qu'il eût même, avec une armée, converti l'Angleterre. Du reste, pas +la moindre preuve. Avec bien plus de vraisemblance, d'autres auteurs +du même siècle attribuent ce zèle véhément, cette précipitation +guerrière au fougueux père Joseph, romanesque et violent, autant que +rusé. + +Du reste, la matière manquait à la persécution. + +Les protestants étaient alors les plus fidèles sujets du roi; il y +avait paru dans l'affaire de Montmorency. Les missions violentes, +insolentes, qu'on faisait parmi eux, comme on eût fait en pays turc, +ne parvenaient pas à lasser leur admirable patience. Les Jésuites, les +Capucins et moines de toute sorte avaient en vain organisé contre eux +une machine populaire très-provoquante. On voyait fréquemment +l'artisan paresseux, menuisier, perruquier, laisser là son métier, se +faire apôtre; emporté d'un excès de zèle, il allait dresser son +tréteau dans telle ville, et puis dans une autre, et prêcher en plein +vent contre les huguenots. Ils étaient la bourgeoisie riche dans +plusieurs lieux, et presque partout le commerce; ces sermons étaient +fort goûtés comme appel au pillage, au massacre peut-être, sous un +gouvernement plus faible; mais Richelieu ne l'aurait pas souffert, il +eût fait pendre les apôtres. + +Donc, c'était d'un autre côté que devait se tourner le zèle ardent du +Capucin. + +Les philosophes, athées et esprits forts, que l'on brûlait de temps à +autre, étaient trop peu nombreux, des individus isolés. Une affaire de +ce genre ne pouvait faire la fortune d'un homme. La dernière, la +persécution de Théophile, chassé à mort en 1623 par le jésuite Arnoult +et par tous les curés de France, n'avait pas grandi le Jésuite. Pour +que Joseph éclatât et brillât comme vengeur de l'Église, pour que Rome +fût forcée de lui donner le désiré chapeau, il lui aurait fallu une +classe nombreuse à persécuter, quelque grande, nouvelle, dangereuse +hérésie, qui motivât une croisade de Capucins. + +La dévotion du roi y eût mordu, et, Richelieu n'osant y contredire, la +France entière devenait un théâtre où ces bruyants acteurs eussent +paradé devant les foules, rempli tout du tumulte de leurs enquêtes +dramatiques, terrorisé les simples. Un pouvoir nouveau se fût +constitué, une inquisition capucine, un grand inquisiteur, Joseph. + +D'abord Torquemada, mais bientôt Ximénès, il eût jeté bas Richelieu. + +Pour bien pousser cette guerre à l'intérieur, il eût fallu finir la +guerre extérieure et s'arranger, sacrifier la petite question +politique et la balance de l'Europe à la grande question de la foi. +Pour cela, il fallait replacer près du roi le bon conseil d'Espagne, +la reine mère. Et c'est à quoi Joseph commençait à travailler +timidement. Il recevait les lettres de Marie de Médicis, ses prières +pour rentrer, et les montrait au roi. + +Le Capucin avait plus d'une chance près de Louis XIII et dans le +public même. Ce qui tuait le roi et tout le monde sous Richelieu, +c'était l'ennui. L'éternelle guerre d'Allemagne où la France épuisée +entrait, la misère éternelle (avec certitude de croître), c'était +toute la situation. L'air, d'année en année, plus pesant et moins +respirable. Un brouillard monotone couvrait la scène où l'on ne +distinguait qu'un seul acteur, cette grande figure de plomb. Joseph +aurait bien autrement occupé le théâtre. L'intérêt dramatique eût tenu +chacun éveillé. Les tragédies de l'autre siècle auraient recommencé, +incidentées par le génie burlesque, italien, des cappuccini. + +Dans les _Mémoires d'État_ qu'avait écrits Joseph, qu'on ne connaît +que par extraits, et que l'on a sans doute prudemment supprimés comme +trop instructifs, ce bon père expliquait qu'en 1633 ou 1634 il avait +eu le bonheur de découvrir une hérésie, une hérésie immense, où +trempaient un nombre infini de confesseurs et de directeurs. + +Les Capucins, légion admirable des gardiens de l'Église, bons chiens +du saint troupeau, avaient flairé, surpris, non pas dans les déserts, +mais en pleine France, au centre, à Chartres, en Picardie, partout, un +terrible gibier, les _alumbrados_ de l'Espagne (illuminés ou +quiétistes), qui, trop persécutés là-bas, s'étaient réfugiés chez +nous, et qui, dans le monde des femmes, surtout dans les couvents, +glissaient le doux poison qu'on appela plus tard du nom de Molinos. + +La merveille, c'était qu'on n'eût pas su plus tôt la chose. Elle ne +pouvait guère être cachée, étant si étendue. Les Capucins juraient +qu'en la Picardie seule (pays où les filles sont faibles et le sang +plus chaud qu'au Midi) cette folie de l'amour mystique avait soixante +mille professeurs. Tout le clergé en était-il? tous les confesseurs, +directeurs? Il faut sans doute entendre qu'aux directeurs officiels +nombre de laïques s'adjoignirent, brûlant du même zèle pour le salut +des âmes féminines. Un de ceux-ci qui éclata plus tard avec talent, +audace, est l'auteur des _Délices spirituelles_, le trop fameux +Desmarets de Saint-Sorlin. + +Que les couvents fussent corrompus, ce n'était pas là une grande +nouvelle. Il n'était nécessaire de supposer que la corruption vînt +d'Espagne, qu'elle fût un fruit propre à tel pays, à telle époque. Au +temps de saint Louis, l'un de ses confidents, Eudes Rigault, homme +très-austère, qu'il avait fait archevêque de Rouen, ayant entrepris la +visite des couvents de Normandie, écrivait chaque soir ce qu'il avait +vu dans le jour. Son journal fait frémir. Il trouva chez les moines +toute la violence féodale, un libertinage effréné, leurs nonnes +pleines, et sans pudeur, sans réserve, publiquement, n'imaginant pas +même qu'il y eût là rien à cacher. + +Qui ramena quelque décence? Surtout la satire hérétique, la +concurrence des Églises nouvelles, et le vis-à-vis du protestantisme. +Il fallut un peu de tenue en face de cette austérité. Les confesseurs +s'abstinrent, mais le Diable ne s'abstint pas. C'était un de ses jeux +au XVIe siècle de prendre la figure du pauvre confesseur pour le +calomnier et le perdre, de faire sous son visage et sa parfaite +ressemblance l'amour aux religieuses. Dans le fameux procès des +Augustines du Quesnoy, l'une d'elles avoua que cette ruse du Diable +l'avait trompée quatre cent trente-quatre fois, et dans l'église même. +Le père était en fuite. Tout retomba sur elle; jetée pour toujours à +l'_in pace_, elle n'y languit pas du moins: elle y mourut au bout de +quelques jours (V. Massée. 1540). Nous retrouvons ceci au couvent de +Louviers exactement un siècle après. + +Au XVIIe, l'intervention du Diable est bien moins nécessaire. Toujours +puissant dans les campagnes, il n'est appelé dans les couvents que +comme un auxiliaire fort accessoire. Dans les trois grands procès +d'Aix, Loudun et Louviers (Gauffridi, Grandier et Pinart), le Diable +arrive pour donner l'intérêt dramatique, l'effet de la finale. Mais on +voit trop qu'avant qu'on produise cet acteur populaire, la pièce était +bien avancée, quoiqu'on ait eu l'attention de laisser dans un +demi-jour les premiers actes, trop naturels, pour faire valoir la fin +surnaturelle et diabolique. + +On ne peut comprendre la toute-puissance du directeur sur les +religieuses, cent fois plus maître alors qu'il ne le fut dans les +temps antérieurs, si l'on ne se rappelle les circonstances nouvelles. + +La réforme du concile de Trente pour la clôture des monastères, fort +peu suivie sous Henri IV, où les religieuses recevaient le beau monde, +donnaient des bals, dansaient, etc., cette réforme commença +sérieusement sous Louis XIII. Le cardinal de la Rochefoucauld, ou +plutôt les jésuites qui le menaient, exigèrent une grande décence +extérieure. Est-ce à dire que l'on n'entrât plus aux couvents? Un seul +homme y entrait chaque jour, et non-seulement dans la maison, mais à +volonté dans chaque cellule (on le voit dans plusieurs affaires, +surtout par David à Louviers). Cette réforme austère et cette clôture +ferma la porte au monde, aux rivaux incommodes, donna le tête-à-tête +au directeur et l'influence unique. + +Qu'en résulterait-il? Les spéculatifs en feront un problème, non les +hommes pratiques, non les médecins. Dès le XVIe siècle, le médecin +Wyer nous l'explique par des histoires fort claires. Il cite dans son +livre IV nombre de religieuses qui devinrent furieuses d'amour. Et, +dans son livre III, un prêtre espagnol estimé qui, à Rome, entré par +hasard dans un couvent de nonnes, en sortit fou, disant qu'épouses de +Jésus, elles étaient les siennes, celles du prêtre, vicaire de Jésus. +Il faisait dire des messes pour que Dieu lui donnât la grâce d'épouser +bientôt ce couvent. (Wyer, lib. III. c. VII.) + +Si cette visite passagère eut cet effet, on peut comprendre quel put +être l'état du directeur des monastères de femmes quand il fut seul +chez elles, et profita de la clôture, put passer le jour avec elles, +recevoir à chaque heure la dangereuse confidence de leurs langueurs, +de leurs faiblesses. + +Les sens ne sont pas tout dans l'état de ces filles. Il faut compter +surtout l'ennui, le besoin absolu de varier l'existence, de sortir +d'une vie monotone par quelque écart ou quelque rêve. Que de choses +nouvelles à cette époque! Les voyages, les Indes, la découverte de la +terre! l'imprimerie! les romans surtout!... Quand tout cela roule au +dehors, agite les esprits, comment croire qu'on supportera la pesante +uniformité de la vie monastique, l'ennui des longs offices, sans +assaisonnement que de quelque sermon nasillard? + +Les laïques même, au milieu de tant de distractions, veulent, exigent +de leurs confesseurs la variété du plaisir, l'absolution de +l'inconstance. + +Le prêtre est entraîné, forcé de proche en proche. Une littérature +immense, variée, érudite, se fait de la casuistique, de l'art de tout +permettre. Littérature très-progressive, où l'indulgence de la veille +paraîtrait sévérité le lendemain. Courbés sur Navarro, Sanchez, +Ovando, Escobar et autres, les confesseurs pâlissent à scruter ces +mines immenses d'expédients, de fines et subtiles ressources pour +exterminer le péché, je veux dire pour le nier, en supprimer partout +l'idée. Des hommes si charitablement occupés nuit et jour à trouver +des moyens pour autoriser le plaisir, ne garderont-ils pas pour eux +une part de tant d'absolutions? + +Les mondains exigeaient de l'art; ils n'acceptaient pas l'indulgence, +à moins que le confesseur ne l'assaisonnât d'un sophisme. Mais +était-ce la peine de ruser, de faire tant de frais avec les pauvres +religieuses, faibles et convaincues d'avance? + +La casuistique fut pour le monde, la mystique pour les couvents. + +Les fines recettes et les _distinguo_ de la première ne sont pas +nécessaires ici. La mystique n'a que faire de ces pointes d'aiguille, +ayant la flamme d'amour pour brouiller, brûler tout, dans sa dévorante +équivoque. + +L'anéantissement de la personne et la mort de la volonté, c'est le +grand principe mystique. Desmarets nous en donne très-bien la vraie +portée morale. Ces dévoués, dit-il, immolés en eux et anéantis, +n'existent plus qu'en Dieu. _Dès lors ils ne peuvent mal faire._ La +partie supérieure est tellement divine, qu'elle ne sait plus ce que +fait l'autre. + +Doctrine très-ancienne qui reparaît souvent dans le Moyen âge. Au +XVIIe, elle est commune dans les couvents de France et d'Espagne, +nulle part plus claire et plus naïve que dans les leçons d'un ange +normand à une religieuse (affaire de Louviers). + +L'ange enseigne à la nonne premièrement «le mépris du corps et +l'indifférence à la chair. Jésus l'a tellement méprisée, qu'il l'a +exposée nue à la flagellation, et laissé voir à tous...» + +Il lui enseigne «l'abandon de l'âme et de la volonté, la sainte, la +docile, la toute passive obéissance. Exemple, la sainte Vierge, qui ne +se défia pas de Gabriel, mais obéit, conçut.» + +«Courait-elle aucun risque? Non. Car un esprit ne peut causer aucune +impureté. Tout au contraire, il purifie.» + +À Louviers, cette belle doctrine fleurit dès 1623, professée par un +directeur âgé, autorisé, David. Le fond de son enseignement était «de +faire mourir le péché par le péché, pour mieux rentrer en innocence. +Ainsi firent nos premiers parents.» + +On devait croire que le zélé Joseph, qui avait poussé si haut le cri +d'alarme contre ces corrupteurs, ne s'en tiendrait pas là, qu'il y +aurait une grande et lumineuse enquête; que ce peuple innombrable, +qui, dans une seule province, comptait soixante mille docteurs, serait +connu, examiné de près. Mais non, ils disparaissent, et l'on n'en a +pas de nouvelles. Quelques-uns, dit-on, furent emprisonnés. Mais nul +procès, un silence profond. + +Selon toute apparence, Richelieu se soucia peu d'approfondir la chose. +Sa tendresse pour les Capucins ne l'aveugla pas au point de les suivre +dans une affaire qui eût mis dans leurs mains l'inquisition sur tous +les confesseurs. + +En général, le moine jalousait, haïssait le clergé séculier. Maître +absolu des femmes espagnoles, il était peu goûté de nos Françaises +pour sa malpropreté; elles allaient plutôt au prêtre, ou au Jésuite, +confesseur amphibie, demi-moine et demi-mondain. Si Richelieu avait +lâché la meute des Capucins, Récollets, Carmes, Dominicains, etc., qui +eût été en sûreté dans le clergé? Quel directeur, quel prêtre, même +honnête, n'avait usé et abusé du doux langage des quiétistes près de +ses pénitentes? Leur grand accusateur Bossuet, dans ses lettres à une +femme qu'il mène parfois durement (la veuve Cornuau), ne peut +lui-même s'abstenir des molles douceurs, des équivoques malsaines, des +mots à double entente. + +Richelieu se garda de troubler le clergé lorsque déjà il préparait +l'assemblée générale où il demanda un don pour la guerre. Un procès +fut permis aux moines, un seul, contre un curé, mais contre un curé +magicien, ce qui permettait d'embrouiller les choses (comme en +l'affaire de Gauffridi), de sorte qu'aucun confesseur, aucun +directeur, ne s'y reconnût, et que chacun, en sécurité pleine, pût +toujours dire: «Ce n'est pas moi.» + +Grâce à ces soins tout prévoyants, une certaine obscurité reste en +effet sur l'affaire de Grandier. Son historien, le Capucin Tranquille, +prouve à merveille qu'il fut sorcier, bien plus un diable, et il est +nommé dans le procès (comme on aurait dit d'Astaroth) _Grandier des +dominations_. Tout au contraire, Ménage est près de le ranger parmi +les grands hommes accusés de magie, dans les martyrs de la libre +pensée. + +Pour voir un peu plus clair, il ne faut pas prendre Grandier à part, +mais lui garder sa place dans la trilogie diabolique du temps, dont il +ne fut qu'un second acte, l'éclairer par le premier acte qu'on a vu en +Provence dans l'affaire terrible de la Sainte-Baume où périt +Gauffridi, l'éclairer par le troisième acte, par l'affaire de +Louviers, qui copia Loudun (comme Loudun avait copié), et qui eut à +son tour un Gauffridi et un Urbain Grandier. + +Les trois affaires sont une et identiques. Toujours le prêtre +libertin, toujours le moine jaloux et la nonne furieuse par qui on +fait parler le Diable, et le prêtre brûlé à la fin. + +Voilà ce qui fait la lumière dans ces affaires, et qui permet d'y +mieux voir que dans la fange obscure des monastères d'Espagne et +d'Italie. Les religieuses de ces pays de paresse méridionale étaient +étonnamment passives, subissaient la vie de sérail, et pis encore (V. +Del Rio, Llorente, Ricci, etc.). Nos Françaises, au contraire, d'une +personnalité forte, ardente, exigeante, furent terribles de jalousie +et terribles de haine, vrais diables (et sans figure), partant +indiscrètes, bruyantes, accusatrices. Leurs révélations furent +très-claires, et si claires vers la fin, que tout le monde en eut +honte et qu'en trente ans, en trois affaires, la chose, commencée par +l'horreur, s'éteignit dans la platitude, sous les sifflets et le +dégoût. + +Ce n'était pas à Loudun, en plein Poitou, parmi les huguenots, sous +leurs yeux et leurs railleries, dans la ville même où ils tenaient +leurs grands synodes nationaux, qu'on eût attendu une affaire +scandaleuse pour les catholiques. Mais justement ceux-ci, dans les +vieilles villes protestantes, vivaient comme en pays conquis, en +liberté très-grande, pensant avec raison que des gens souvent +massacrés, tout récemment vaincus, ne diraient mot. La Loudun +catholique (magistrats, prêtres, moines, un peu de noblesse et +quelques artisans) vivait à part de l'autre, en vraie colonie +conquérante. La colonie se divisa, comme on pouvait le deviner, par +l'opposition du prêtre et du moine. + +Le moine, nombreux et altier, comme missionnaire convertisseur, tenait +le haut du pavé contre les protestants et confessait les dames +catholiques, lorsque, de Bordeaux, arriva un jeune curé, élève des +Jésuites, lettré et agréable, écrivant bien et parlant mieux. Il +éclata en chaire, et bientôt dans le monde. Il était Manceau de +naissance et disputeur, mais méridional d'éducation, de facilité +bordelaise, hâbleur, léger comme un Gascon. En peu de temps, il sut +brouiller à fond toute la petite ville, ayant les femmes pour lui, les +hommes contre (du moins presque tous). Il devint magnifique, insolent +et insupportable, ne respectant plus rien. Il criblait de sarcasmes +les Carmes, déblatérait en chaire contre les moines en général. On +s'étouffait à ses sermons. Majestueux et fastueux, ce personnage +apparaissait dans les rues de Loudun comme un père de l'Église, tandis +que la nuit, moins bruyant, il glissait aux allées ou par les portes +de derrière. + +Toutes lui furent à discrétion. La femme de l'avocat du roi fut +sensible pour lui, mais plus encore la fille du procureur royal, qui +en eut un enfant. Ce n'était pas assez. Ce conquérant, maître des +dames, poussant toujours son avantage, en venait aux religieuses. Il y +avait partout alors des Ursulines, soeurs vouées à l'éducation, +missionnaires femelles en pays protestant, qui caressaient, charmaient +les mères, attiraient les petites filles. Celles de Loudun étaient un +petit couvent de demoiselles nobles et pauvres. Pauvre couvent +lui-même; en les fondant, on ne leur donna guère que la maison, ancien +collége huguenot. La supérieure, dame de bonne noblesse et bien +apparentée, brûlait d'élever son couvent, de l'amplifier, de +l'enrichir et de le faire connaître. Elle aurait pris Grandier +peut-être, l'homme à la mode, si déjà elle n'eût eu pour directeur un +prêtre qui avait de bien autres racines dans le pays, étant proche +parent des deux principaux magistrats. Le chanoine Mignon, comme on +l'appelait, tenait la supérieure. Elle et lui en confession (les dames +supérieures confessaient), tous deux apprirent avec fureur que les +jeunes nonnes ne rêvaient que de ce Grandier dont on parlait tant. + +Donc, le directeur menacé, le mari trompé, le père outragé (trois +affronts en même famille!) unirent leurs jalousies et jurèrent la +perte de Grandier. Pour réussir, il suffisait de le laisser aller. Il +se perdait assez lui-même. Une affaire éclata qui fit un bruit à faire +presque écrouler la ville. + +Les religieuses, en cette vieille maison huguenote où on les avait +mises, n'étaient pas rassurées. Leurs pensionnaires, enfants de la +ville, et peut-être aussi de jeunes nonnes, avaient trouvé plaisant +d'épouvanter les autres en jouant aux revenants, aux fantômes, aux +apparitions. Il n'y avait pas trop d'ordre en ce mélange de petites +filles riches que l'on gâtait. Elles couraient la nuit les corridors. +Si bien qu'elles s'épouvantèrent elles-mêmes. Quelques-unes en étaient +malades, ou malades d'esprit. Mais, ces peurs, ces illusions, se +mêlant aux scandales de ville dont on leur parlait trop le jour, le +revenant des nuits, ce fut Grandier. Plusieurs dirent l'avoir vu, +senti la nuit près d'elles, audacieux, vainqueur, et s'être réveillées +trop tard. Était-ce illusion? Étaient-ce plaisanteries de novices? +Était-ce réellement Grandier qui avait acheté la portière ou risqué +l'escalade? On n'a jamais pu l'éclaircir. + +Les trois dès lors crurent le tenir. Ils suscitèrent d'abord dans les +petites gens qu'ils protégeaient deux bonnes âmes qui déclarèrent ne +pouvoir plus garder pour leur curé un débauché, un sorcier, un démon, +un esprit fort, qui, à l'église, «pliait un genou et non deux;» enfin +qui se moquait des règles, et donnait des dispenses contre les droits +de l'évêque.--Accusation habile qui mettait contre lui l'évêque de +Poitiers, défenseur naturel du prêtre, et livrait celui-ci à la rage +des moines. + +Tout cela monté avec génie, il faut l'avouer. En le faisant accuser +par deux pauvres, on trouva très-utile de le bâtonner par un noble. En +ce temps de duel, l'homme, impunément bâtonné, perdait dans le public; +il baissait chez les femmes. Grandier sentit la profondeur du coup. +Comme en tout il aimait l'éclat, il alla au roi même, se jeta à ses +genoux, demanda vengeance pour sa robe de prêtre. Il l'aurait eue d'un +roi dévot; mais il se trouva là des gens qui dirent au roi que c'était +affaire d'amour et fureur de maris trompés. + +Au tribunal ecclésiastique de Poitiers, Grandier fut condamné à +pénitence et à être banni de Loudun, donc déshonoré comme prêtre. Mais +le tribunal civil reprit la chose et le trouva innocent. Il eut encore +pour lui l'autorité ecclésiastique dont relevait Poitiers, +l'archevêque de Bordeaux, Sourdis. Ce prélat belliqueux, amiral et +brave marin, autant et plus que prêtre, ne fit que hausser les épaules +au récit de ces peccadilles. Il innocenta le curé, mais en même temps +lui conseilla sagement d'aller vivre partout, excepté à Loudun. + +C'est ce que l'orgueilleux n'eut garde de faire. Il voulut jouir du +triomphe sur le terrain de la bataille et parader devant les dames. Il +rentra dans Loudun au grand jour, à grand bruit; toutes le regardaient +des fenêtres; il marchait tenant un laurier. + +Non content de cette folie, il menaçait, voulait réparation. Ses +adversaires, ainsi poussés, à leur tour en péril, se rappelèrent +l'affaire de Gauffridi, où le Diable, le père du mensonge, +honorablement réhabilité, avait été accepté en justice comme un bon +témoin véridique, croyable pour l'Église et croyable pour les gens du +roi. Désespérés, ils invoquèrent un Diable, et ils l'eurent à +commandement. Il parut chez les Ursulines. + +Chose hasardeuse. Mais que de gens intéressés au succès! La supérieure +voyait son couvent, pauvre, obscur, attirer bientôt les yeux de la +cour, des provinces, de toute la terre. Les moines y voyaient leur +victoire sur leurs rivaux, les prêtres. Ils retrouvaient ces combats +populaires livrés au Diable en l'autre siècle, souvent (comme à +Soissons) devant la porte des églises, la terreur et la joie du peuple +à voir triompher le bon Dieu, l'aveu tiré du Diable, «que Dieu est +dans le Sacrement,» l'humiliation des huguenots convaincus par le +démon même. + +Dans cette comédie tragique, l'exorciste représentait Dieu, ou tout au +moins c'était l'archange terrassant le dragon. Il descendait des +échafauds, épuisé, ruisselant de sueur, mais triomphant, porté dans +les bras de la foule, béni des bonnes femmes qui en pleuraient de +joie. + +Voilà pourquoi il fallait toujours un peu de sorcellerie dans les +procès. On ne s'intéressait qu'au Diable. On ne pouvait pas toujours +le voir sortir du corps en crapaud noir (comme à Bordeaux en 1610). +Mais on était du moins dédommagé par une grande, superbe mise en +scène. L'âpre désert de Madeleine, l'horreur de la Sainte-Baume, dans +l'affaire de Provence, firent une bonne partie du succès. Loudun eut +pour lui le tapage et la bacchanale furieuse d'une grande armée +d'exorcistes divisés en plusieurs églises. Enfin, Louviers, que nous +verrons, pour raviver un peu ce genre usé, imagina des scènes de nuit +où les diables en religieuses, à la lueur des torches, creusaient, +tiraient des fosses les charmes qu'on y avait cachés. + +L'affaire commença par la supérieure et par une soeur converse à elle. +Elles eurent des convulsions, jargonnèrent diaboliquement. D'autres +nonnes les imitèrent, une surtout, hardie, reprit le rôle de la Louise +de Marseille, le même diable Léviathan, le démon supérieur de chicane +et d'accusation. + +Toute la petite ville entre en branle. Les moines de toutes couleurs +s'emparent des nonnes, les divisent, les exorcisent par trois, par +quatre. Ils se partagent les églises. Les Capucins à eux seuls en +occupent deux. La foule y court, toutes les femmes, et, dans cet +auditoire effrayé, palpitant, plus d'une crie qu'elle sent aussi des +diables; six filles de la ville sont possédées. Et le simple récit de +ces choses effroyables fait deux possédées à Chinon. + +On en parla partout, à Paris, à la cour. Notre reine espagnole, +imaginative et dévote, envoie son aumônier; bien plus, lord Montaigu, +l'ancien papiste, son fidèle serviteur, qui vit tout et crut tout, +rapporta tout au pape. Miracle constaté. Il avait vu les plaies d'une +nonne, les stigmates marqués par le Diable sur les mains de la +supérieure. + +Qu'en dit le roi de France? Toute sa dévotion était tournée au Diable, +à l'enfer, à la crainte. On dit que Richelieu fut charmé de l'y +entretenir. J'en doute; les diables étaient essentiellement espagnols +et du parti d'Espagne; s'ils parlaient politique, c'eût été contre +Richelieu. Peut-être en eut-il peur. Il leur rendit hommage, et envoya +sa nièce pour témoigner intérêt à la chose. + +La cour croyait. Mais Loudun même ne croyait pas. Ses diables, pauvres +imitateurs des démons de Marseille, répétaient le matin ce qu'on leur +apprenait le soir d'après le manuel connu du père Michaëlis. Ils +n'auraient su que dire si des exorcismes secrets, répétition soignée +de la farce du jour, ne les eussent, chaque nuit, préparés et stylés à +figurer devant le peuple. + +Un ferme magistrat, le bailli de la ville, éclata, vint lui-même +trouver les fourbes, les menaça, les dénonça. Ce fut aussi le jugement +tacite de l'archevêque de Bordeaux, auquel Grandier en appelait. Il +envoya un règlement pour diriger du moins les exorcistes, finir leur +arbitraire; de plus, son chirurgien, qui visita les filles, ne les +trouva point possédées, ni folles, ni _malades_. Qu'étaient-elles? +Fourbes à coup sûr. + +Ainsi continue dans ce siècle ce beau duel du médecin contre le +Diable, de la science et de la lumière contre le ténébreux mensonge. +Nous l'avons vu commencer par Agrippa, Wyer. Certain docteur Duncan +continua bravement à Loudun, et sans crainte imprima que cette affaire +n'était que ridicule. + +Le Démon, qu'on dit si rebelle, eut peur, se tut, perdit la voix. Mais +les passions étaient trop animées pour que la chose en restât là. Le +flot remonta pour Grandier avec une telle force, que les assaillis +devinrent assaillants. Un parent des accusateurs, un apothicaire, fut +pris à partie par une riche demoiselle de la ville, qu'il disait être +maîtresse du curé. Comme calomniateur, il fut condamné à l'amende +honorable. + +La supérieure était perdue. On eût aisément constaté ce que vit plus +tard un témoin, que ses stigmates étaient une peinture, rafraîchie +tous les jours. Mais elle était parente d'un conseiller du roi, +Laubardemont, qui la sauva. Il était justement chargé de raser les +forts de Loudun. Il se fit donner une commission pour faire juger +Grandier. On fit entendre au cardinal que l'accusé était curé et ami +de la _Cordonnière de Loudun_, un des nombreux agents de Marie de +Médicis; qu'il s'était fait le secrétaire de sa paroissienne, et, sous +son nom, avait écrit un ignoble pamphlet. + +Du reste, Richelieu eût voulu être magnanime et mépriser la chose, +qu'il l'eût pu difficilement. Les Capucins, le Père Joseph, +spéculaient là-dessus. Richelieu lui aurait donné une belle prise +contre lui près du roi s'il n'eût montré du zèle. Certain M. Quillet, +qui avait observé sérieusement, alla voir Richelieu et l'avertit. Mais +celui-ci craignit de l'écouter, et le regarda de si mauvais oeil, que +le donneur d'avis jugea prudent de se sauver en Italie. + +Laubardemont arrive le 6 décembre 1633. Avec lui la terreur. Pouvoir +illimité. C'est le roi en personne. Toute la force du royaume, une +horrible massue, pour écraser une mouche. + +Les magistrats furent indignés, le lieutenant civil avertit Grandier +qu'il l'arrêterait le lendemain. Il n'en tint compte et se fit +arrêter. Enlevé à l'instant, sans forme de procès, mis aux cachots +d'Angers. Puis ramené, jeté où? dans la maison et la chambre d'un de +ses ennemis, qui en fait murer les fenêtres pour qu'il étouffe. +L'exécrable examen qu'on fait sur le corps du sorcier, en lui +enfonçant des aiguilles pour trouver la marque du Diable, est fait par +les mains mêmes de ses accusateurs, qui prennent sur lui d'avance leur +vengeance préalable, l'avant-goût du supplice! + +On le traîne aux églises en face de ces filles, à qui Laubardemont a +rendu la parole. Il trouve des bacchantes que l'apothicaire condamné +soûlait de ses breuvages, les jetant en de telles furies qu'un jour +Grandier fut près de périr sous leurs ongles. + +Ne pouvant imiter l'éloquence de la possédée de Marseille, elles +suppléaient par le cynisme. Spectacle hideux! des filles, abusant des +prétendus diables, pour lâcher devant le public la bonde à la furie +des sens! C'est justement ce qui grossissait l'auditoire. On venait +ouïr là, de la bouche des femmes, ce qu'aucune n'osa dire jamais. + +Le ridicule, ainsi que l'odieux, allaient croissant. Le peu qu'on leur +soufflait de latin, elles le disaient tout de travers. Le public +trouvait que les diables n'avaient pas fait leur _quatrième_. Les +Capucins, sans se déconcerter, dirent que, si ces démons étaient +faibles en latin, ils parlaient à merveille l'iroquois, le +topinambour. + +La farce ignoble, vue de soixante lieues, de Saint-Germain, du Louvre, +apparaissait miraculeuse, effrayante et terrible. La cour admirait et +tremblait. Richelieu (sans doute pour plaire) fit une chose lâche. Il +fit payer les exorcistes, payer les religieuses. + +Une si haute faveur exalta la cabale et la rendit tout à fait folle. +Après les paroles insensées vinrent les actes honteux. Les exorcistes, +sous prétexte de la fatigue des nonnes, les firent promener hors de la +ville, les promenèrent eux-mêmes. Et l'une d'elles en revint enceinte. +L'apparence du moins était telle. Au cinquième ou sixième mois, tout +disparut, et le démon qui était en elle avoua la malice qu'il avait +eue de calomnier la pauvre religieuse par cette illusion de grossesse. +C'est l'historien de Louviers qui nous apprend cette histoire de +Loudun (Esprit, p. 135). + +On assure que le père Joseph vint secrètement, mais vit l'affaire +perdue, et s'en tira sans bruit. Les Jésuites vinrent aussi, +exorcisèrent, firent peu de chose, flairèrent l'opinion, se dérobèrent +aussi. + +Mais les moines, les Capucins, étaient si engagés, qu'il ne leur +restait plus qu'à se sauver par la terreur. Ils tendirent des piéges +perfides au courageux bailli, à la baillive, voulant les faire périr, +éteindre la future réaction de la justice. Enfin ils pressèrent la +commission d'expédier Grandier. Les choses ne pouvaient plus aller. +Les nonnes même leur échappaient. Après cette terrible orgie de +fureurs sensuelles et de cris impudiques pour faire couler le sang +humain, deux ou trois défaillirent, se prirent en dégoût, en horreur; +elles se vomissaient elles-mêmes. Malgré le sort affreux qu'elles +avaient à attendre si elles parlaient, malgré la certitude de finir +dans une basse-fosse (c'était l'usage encore, voir Mabillon), elles +dirent dans l'église qu'elles étaient damnées, qu'elles avaient joué +le Diable, que Grandier était innocent. + +Elles se perdirent mais n'arrêtèrent rien. Une réclamation générale de +la ville au roi n'arrêta rien. On condamna Grandier à être brûlé (18 +août 1634). Telle était la rage de ses ennemis, qu'avant le bûcher ils +exigèrent, pour la seconde fois, qu'on lui plantât partout l'aiguille +pour chercher la marque du Diable. Un des juges eût voulu qu'on lui +arrachât même les ongles, mais le chirurgien refusa. + +On craignait l'échafaud, les dernières paroles du patient. Comme on +avait trouvé dans ses papiers un écrit contre le célibat des prêtres, +ceux qui le disaient sorcier le croyaient eux-mêmes esprit fort. On se +souvenait des paroles hardies que les martyrs de la libre pensée +avaient lancées contre leurs juges, on se rappelait le mot suprême de +Bruno, la bravade de Vanini. On composa avec Grandier. On lui dit que, +s'il était sage, on lui sauverait la flamme, qu'on l'étranglerait +préalablement. Le faible prêtre, homme de chair, donna encore ceci à +la chair, et promit de ne point parler. Il ne dit rien sur le chemin +et rien sur l'échafaud. Quand on le vit bien lié au poteau, toute +chose prête, et le feu disposé pour l'envelopper brusquement de flamme +et de fumée, un moine, son propre confesseur, sans attendre le +bourreau, mit le feu au bûcher. Le patient, enragé, n'eut que le temps +de dire: «Ah! vous m'avez trompé!» Mais les tourbillons s'élevèrent et +la fournaise de douleurs... On n'entendit plus que des cris. + +Richelieu, dans ses Mémoires, parle peu de cette affaire et avec une +honte visible. Il fait entendre qu'il suivit les rapports qui lui +vinrent, la voix de l'opinion. Il n'en avait pas moins, en soudoyant +les exorcistes, en lâchant bride aux Capucins, en les laissant +triompher par la France, encouragé, tenté la fourberie. Gauffridi, +renouvelé par Grandier, va reparaître encore plus sale dans l'affaire +de Louviers. + +C'est justement en 1634 que les diables, chassés de Poitou, passent en +Normandie, copiant, recopiant leurs sottises de la Sainte-Baume, sans +invention et sans talent, sans imagination. Le furieux Léviathan de +Provence, contrefait à Loudun, perd son aiguillon du Midi, et ne se +tire d'affaire qu'en faisant parler couramment aux vierges les langues +de Sodome. Hélas! tout à l'heure, à Louviers, il perd son audace même; +il prend la pesanteur du Nord, et devient un pauvre d'esprit. + + + + +CHAPITRE X + +LES CARMÉLITES--SUCCÈS DU CID + +1636-1637 + + +Nous ne sortons pas des couvents ni du surnaturel. L'histoire de ce +temps va de miracle en miracle. Au cloître se fait et se défait par +voie occulte le noeud brouillé des plus grands intérêts. Le fil qu'une +politique savante croit diriger aux _cabinets des princes_, une main +ignorante de femme le coupe en se jouant. Richelieu propose; la Vierge +dispose. Tous les calculs du Palais-Cardinal sont bafoués par le +Val-de-Grâce. + +Un mot d'avance qui contient tout, qui enveloppe le siècle même. + +La question du siècle, c'est le mariage espagnol, redouté d'Henri IV, +accompli par sa femme, presque brisé par Richelieu. À l'intérieur, à +l'extérieur, Richelieu sue à combattre l'Espagne et la maison +d'Autriche. Mais, malgré lui, le mariage espagnol porte décidément son +fruit. Une grossesse miraculeuse met dans le trône de France le sang +de Charles-Quint, _Dieudonné_, ou Louis XIV, lequel ne combattra +l'Espagne que pour prendre son rôle et la continuer par la ruine de la +Hollande et de la France protestante. + +C'est la victoire d'un mort sur un vivant, celle de l'Espagne sur la +France; l'esprit espagnol, en un siècle, mène celle-ci à sa mutilation +et à sa banqueroute de trois milliards. + +Est-ce à dire que ce mort, ce blême et faible revenant, ait eu +directement cette victoire sur les puissances de la vie? Non, +l'Espagne n'aurait pas eu prise si la France elle-même ne s'était +ouverte et livrée par l'admiration de cette vieille ruine, employant +la vivacité d'un réveil de génie à relever l'Espagne dans l'opinion. +Il y fallut Corneille, il y fallut le _Cid_ et son succès national; +événement énorme, d'une portée qui n'a jamais été sentie jusqu'ici. + +Examinons. En 1635, à la rupture, lorsque l'ambassadeur d'Espagne, +Mirabel, partit de Paris, où resta le foyer de l'intrigue espagnole? +Aux Carmélites de la rue Saint-Jacques. «C'est alors, dit Laporte, +valet de chambre de la reine, qu'elle renoua correspondance avec son +frère Philippe IV.» Elle écrivait dans ce couvent. + +Cette colonie de Carmélites avait été, sous Henri IV, une vraie +invasion espagnole. On a vu leur entrée triomphale à Paris sous les +auspices des Guises. Elles établirent rue Saint-Jacques leur dévot +ermitage, leur désert extatique, au lieu le plus peuplé et sur la +grande route du Midi, la plus fréquentée de France. Ce fut un autre +Escurial à un quart d'heure du Louvre. + +Nous devons à M. Cousin de connaître les pieuses origines de ces +solitaires[11]. Il est heureux. Au revers du critique qui croyait +_dénicher_ des saints, il a trouvé, rétabli dans leur niche, je ne +sais combien de saintes, acceptant de confiance ce que les +religieuses elles-mêmes ont écrit de leur propre sainteté, leur +donnant la publicité de ses livres charmants, écrits sur les femmes et +pour elles. + + [Note 11: Ici, et plus haut, je suis la Vie anonyme de madame + de Hautefort, publiée par M. Cousin.--On lui a très-amèrement + et très-justement reproché son culte pour les Chevreuse, les + Longueville, etc. Il est triste, en effet, de voir cet ancien + et illustre maître, éloquent initiateur de la jeunesse au + stoïcisme de Kant et de Fichte, de le voir, dis-je, aux + genoux de ces coureuses dont les intrigues noyèrent la France + de sang. Elles avaient de l'esprit, je le veux bien. Qui n'en + avait? Elles parlaient à merveille. «Celui qui parlerait mal + à la cour, dit La Bruyère, aurait le mérite d'un savant dans + les langues étrangères.»--Avec tout cela, M. Cousin a publié + des textes inédits dont on doit profiter, révélé des faits + curieux. On ne connaissait bien ni madame de Hautefort, ni + mademoiselle Lafayette, ni même la reine Anne. La fameuse + affaire du Val-de-Grâce n'était pas bien éclaircie. On sait + maintenant (_Chevreuse_, p. 52) que, le jour de l'Assomption, + la _reine communia et jura par l'Eucharistie_ qu'elle avait + dans l'estomac, _qu'elle n'avait pas correspondu avec + l'Espagne_. Puis elle avoua _qu'elle avait menti et qu'elle + s'était parjurée_, qu'elle avait averti son frère de l'envoi + d'un espion français en Espagne, et des traités que + l'Angleterre et le duc de Lorraine allaient faire avec la + France pour que l'Espagne pût les empêcher. + + Partout ailleurs, la partialité de M. Cousin pour la galante + reine est bien naïve. Il doute du succès de Buckingham auprès + d'elle. Et pourquoi? Parce que Tallemant n'en a rien dit (il + a omis bien d'autres choses), parce que la Rochefoucauld n'en + a rien dit. Mais la Rochefoucauld, le chevalier personnel de + la reine, si dévoué, qu'elle voulait se faire enlever par lui + à Bruxelles, n'avait garde de parler d'une telle aventure. + Retz, qui la conte, la tenait de la meilleure source, de la + Chevreuse, de celle même qui livra la reine à Buckingham dans + le jardin du Louvre.--M. Cousin, dans un autre passage + (_Hautefort_, p. 28, etc.), dénature les faits et les + obscurcit par une simple intervention chronologique. Il parle + de la retraite de Lafayette, de la grossesse de la reine, de + la naissance de Louis XIV (1638) _avant de parler_ du danger + de la reine, de l'affaire du Val-de-Grâce, de l'expulsion de + Caussin, etc. C'est placer les causes après les effets. On + n'y comprend plus rien. Dès que l'on rétablit les dates dans + leur ordre sévère, la clarté reparaît. C'est parce qu'en 1637 + elle se crut perdue par deux fois (en août au Val-de-Grâce, + et le 9 décembre par l'échec de Caussin), c'est pour cela + qu'on fit le 9 la tentative extrême. Sa grossesse, qui date + de cette nuit, fit son salut et lui donna quinze ans de + règne.--Une chose singulière, et qu'on peut vérifier à + Westminster sur l'effigie de Buckingham, c'est que Louis XIV + ressemblait (un peu lourdement, il est vrai) à ce bel + Anglais, mort dix ans avant sa naissance. Dira-t-on que la + reine, qui toute sa vie garda ce souvenir, l'eut présent à + l'esprit au moment de la conception? Du reste, si elle fut + enceinte en 1628 du fait de Buckingham, comme elle le + craignit (V. Retz), il ne serait pas étonnant que l'enfant de + 1638 lui eût ressemblé. Le premier amant (dit M. Lucas, + _Hérédité_) détermine souvent le type des enfants futurs qui + naîtront de ses successeurs.] + +Moi, je suis moins heureux. Sur ma route, je vois sortir de là +d'étranges réputations, la Fargis, par exemple. J'y vois que les +saintes elles-mêmes, fort occupées du monde, mirent toute leur ferveur +à avancer les affaires de l'Espagne. + +Richelieu y avait l'oeil. Il avait cru se donner une prise sur +l'ordre en se faisant nommer protecteur des Carmélites, et sur la +maison de Paris en lui donnant pour supérieure une de ses parentes. +Parente ou non, elle était femme, et, comme telle, dans la ligue +universelle des femmes contre Richelieu. La reine trouva là une sûreté +qu'elle n'avait nulle part. Elle put y écrire tout le jour à son aise. +Elle put y voir à la grille qui elle voulait, des inconnus, de faux +pauvres, les agents que Mirabel envoyait de Bruxelles, le lord papiste +Montaigu; un joli cavalier aussi, qui, dans ses grandes crises, lui +venait à propos pour lui donner courage. Le cavalier n'était autre que +la Chevreuse, qui vint parfois de son exil, faisant trente lieues en +une nuit. + +Entrait-on dans ce monastère? Un passage curieux de mademoiselle de +Montpensier nous apprend que les couvents de fondation royale +n'avaient point de clôture pour les officiers des princesses. +Elle-même, à douze ans, entrant dans un monastère, tous les hommes de +sa suite y entraient sans difficulté. + +Que pouvait-elle donc tant écrire, n'entrant pas au conseil et tenue +hors des affaires? La réponse n'est pas difficile. Le couvent, mêlé de +noblesse, de bourgeoisie ligueuse, et visité par tant de gens, était +un grand centre d'informations. Et plus directement encore, la reine, +par mademoiselle de Hautefort, savait chaque matin ce que le roi avait +dit le soir. Plus d'un secret d'État pouvait, par cette voie, aller +droit à Madrid. + +Il faut bien se rappeler la situation. L'Espagne épuisée se voyait +faire la guerre par la France épuisée. À chaque année, elle espérait +que Richelieu n'en pourrait plus, serait tari, fini. Elle le crut en +1636, où, faute d'argent, il ne put refaire à temps son armée du Rhin +et du Nord. La violente dictature des intendants, qu'il mit partout +alors, lui donna des ressources, mais à l'instant provoqua des +révoltes. L'Espagne comptait là-dessus, le guettait, l'attendait. + +Mais les temps étaient bien changés. Les révoltes, isolées, partielles +et sans concert, ne rappelaient en rien la Ligue. Les insurrections de +paysans qui éclatèrent ici et là en 1638, la sournoise résistance (de +bourgeoisie surtout) qui se fit sous forme religieuse et s'appela le +jansénisme, n'auraient pas fait grand chose. L'homme tant détesté n'en +fût pas moins resté fort et haut dans l'opinion. On voyait sa terrible +route à travers tant d'obstacles, et les résultats (médiocres au fond) +qu'il obtenait étaient loués avec raison pour la grandeur de volonté, +l'invincibilité que l'on sentait en lui. Mais voici qu'un matin, sous +forme littéraire, sans pouvoir être arrêté, réprimé, un coup moral +inattendu lui est porté par la main d'un enfant, la main innocente et +aveugle du bonhomme Corneille. Coup oblique, indirect, qui entra +d'autant mieux. Tout fut changé, et le public, et peut-être Richelieu +lui-même. Il ne s'en est jamais relevé. Il faut dire que ce coup fut +asséné au jour le plus critique, en 1636, le lendemain de l'invasion, +quand la France entamée douta du génie du ministre et l'accusa +d'imprévoyance. Elle eut à ce moment un accès fou qu'elle a parfois, +celui d'admirer l'ennemi. Et, par un terrible à-propos (que l'auteur, +certes, n'avait pas calculé), l'Espagne éclata au théâtre et y fut +glorifiée. + +Richelieu, essentiellement homme de lettres, aimait, nourrissait ses +confrères, qui alors ne pouvaient vivre de leur plume. Malgré la +détresse publique, il soutenait les bons écrivains du temps, la Mothe +le Vayer, Rotrou, Corneille, Benserade, Renaudot, l'historien Mézeray, +l'amusant Boisrobert, l'honnête et savant Chapelain. Il faisait plus +que de les payer, il les honorait. Par exemple, il ne souffrait pas +que Desmarets lui parlât découvert; il le faisait couvrir, asseoir. +Néanmoins sa nature violente et la violence de son gouvernement, qu'il +le voulût ou non, étouffait la littérature. Sa manie de faire faire +des pièces, dont il faisait le plan et rimait quelques scènes, était +despotique, irritante; ces pauvres rimeurs à grand'peine tiraient la +charrue sous l'aiguillon de ce terrible camarade. + +Un petit juge de Rouen, Pierre Corneille, avait, dès 1629, relevé, ou +plutôt créé le théâtre, par une mauvaise pièce, _Mélite_, qui eut un +succès immense. La liberté d'esprit, chassée du monde réel, sembla +vouloir se réfugier dans celui des fictions, dans le drame d'intrigue. +Trois théâtres surgirent. Richelieu eut l'ambition de conquérir encore +cet asile de la fantaisie et de la libre opinion. À son confident +Boisrobert il attela quatre hommes, Corneille, Rotrou, l'Étoile et +Colletet, et les regarda travailler. Le plus indépendant fut Colletet +(de pauvreté proverbiale); il repoussa le plan du tout-puissant +ministre. Corneille essaya de résister, puis obéit et fit ce qu'il +voulut, mais se retira à Rouen (1635). + +Là, un vieux secrétaire de Marie de Médicis, grand admirateur de +l'Espagne, lui montra, lui recommanda une pièce espagnole, le _Cid_, +de Guilain de Castro; il l'engagea à porter ce beau sujet sur notre +scène. Il y avait une difficulté; la pièce était la glorification du +duel, si sévèrement puni par les édits, à ce point qu'on y sacrifia en +1626 la tête même d'un Montmorency. Sévérité, du reste, qui indigna et +fut prise dans l'opinion comme un trait des plus odieux de ce +gouvernement de prêtre. «Plus de général prêtre!» Ce fut le cri de la +noblesse en 1635. + +Glorifier le duel, c'était, dans les idées du temps, attaquer, +détrôner le prêtre et relever le gentilhomme. + +Dans une pièce, du reste, médiocre, _Médée_, que Corneille venait de +faire jouer l'année même de l'invasion, on avait admiré et applaudi +ces vers. + + Dans un si grand revers, que vous reste-t-il?--Moi, + Moi, dis-je, et c'est assez. + +Mot fort et très-profond, bien plus que ne le sentit l'auteur. Le +sort, la pensée de la France et son état moral étaient dans cette +formule. La tempête d'idées et d'opinions qui battit le XVIe siècle +avait laissé un calme morne; plus de protestantisme; le catholicisme +stérile (sauf un fruit sec, le jansénisme). Il ne restait guère que +l'individu. + +Des moeurs religieuses en dessus, fort gâtées en dessous. Et, avec +tout cela, cette France gardait une étincelle d'idées? Non, d'énergie, +une certaine pointe du moins, la langue acérée, l'épée prompte. Un +brillant coup d'épée, à cela véritablement se réduit l'idéal du temps. + +«Que vous reste-t-il?--Moi.» Ce mot n'était que le duel. + +Précisément la chose que le ministre poursuivait, punissait de mort. + +Comment ce pauvre petit juge de Rouen, fonctionnaire craintif, +bourgeois de moeurs et d'habitudes, s'emporta-t-il à cet excès +d'audace? Et fut-ce bien le vieux secrétaire de la reine mère qui fit +cette malice de relever par là nos ennemis les Espagnols? Non, à coup +sûr. Il y a une autre explication, meilleure, je crois. C'est que +Corneille était dans un moment où les hommes ne se connaissent plus, +et font parfois, sans savoir ce qu'ils font, de sublimes imprudences. +Il aimait, aimait sans espoir. Sans cette folie-là, il n'eût jamais +fait l'autre. + +Une autre chose à expliquer, c'est de savoir comment cet homme de +robe, ce juge de Rouen, eut la pensée des gentilshommes, l'âme de la +noblesse plus qu'elle ne l'avait elle-même. L'esprit bourgeois était +très-belliqueux. Des Arnauld, avocats, nous voyons surgir cet Arnauld, +capitaine, qui fit le fort Louis contre La Rochelle et forma le +renommé régiment de Champagne. Du parlement de Pau sortit l'homme que +Richelieu appelait _la Guerre_, le fameux Gassion. Le fils du +président de Thou, cet Auguste de Thou qui doit périr, va comme +amateur à la guerre, en partie de plaisir, avec ses amis de la cour, +aux endroits les plus dangereux, et s'amuse à se faire blesser. + +Corneille amoureux fit Chimène. Corneille escrimeur fit Rodrigue. Je +veux dire escrimeur d'esprit et disputeur normand. Ses drames, sauf +les moments sublimes, ne sont qu'escrime et polémique. + +Le _Cid_, présenté comme une imitation de l'espagnol, allait droit à +la reine. Il fut représenté chez elle au Louvre. Richelieu fut +surpris. Cet incident si grave échappa à sa surveillance. + +Le coup parti, tout fut fini; impossible d'y revenir. Dès la première +représentation, les applaudissements, les trépignements, les cris, les +pleurs, un frénétique enthousiasme. Joué au Louvre, joué à Paris, joué +chez le cardinal même, qui le subit sur son théâtre, supposant +très-probablement que sa désapprobation souveraine, toujours si +redoutée, tuerait la pièce, ou tout au moins verserait aux acteurs, +aux spectateurs, une averse de glace; que, les uns n'osant bien jouer +ni les autres applaudir, le _Cid_ périrait morfondu. + +Phénomène terrible! Chez le cardinal même et devant lui, le succès fut +complet. Acteurs et spectateurs avaient pris l'âme du _Cid_. Personne +n'avait plus peur de rien. Le ministre resta le vaincu de la pièce, +aussi bien que don Sanche, l'amant dédaigné de Chimène. + +Contre cette erreur du public, le tout-puissant ministre, n'ayant +nulle ressource en la force, fut obligé de faire appel au public même, +au public des lettrés contre celui des illettrés, aux écrivains contre +la cour et la ville ignorantes. Une compagnie littéraire, à l'instar +des académies italiennes, s'était formée vers 1629. Chapelain et +autres bons esprits se réunissaient chez un protestant aimé de +Richelieu, le savant Conrart. En 1634, le ministre eut l'idée d'en +faire une société qui s'occupât de mots (jamais d'idées), qui +consacrât ses soins à polir notre langue. Ce fut l'Académie française. +Nul péril. L'innocente et honnête société devait la protection du +cardinal à son fou Boisrobert, un bouffon de beaucoup d'esprit. Et +elle avait pour chancelier un homme qui était tout à lui, Desmarets de +Saint-Sorlin. + +Le 10 juillet 1637, au moment où Richelieu recommençait encore contre +l'Espagne une campagne laborieuse, au moment où la cour l'entourait de +complots, son âme littéraire, plus occupée encore du succès de +Corneille, éclata toute dans une solennelle ouverture qu'il fit chez +lui de l'Académie française contre le _Cid_ et le public. + +L'Académie naissante ne se souciait nullement de débuter par +contredire l'opinion. Il fallut les ordres précis, et même une menace +brutale du ministre, pour qu'elle obéît: «Je vous aimerai comme vous +m'aimerez,» dit-il. Évidemment il menaçait de supprimer leurs +pensions. + +On sait le jugement, faible et froid, médiocre, parfois judicieux, +parfois timidement complaisant, que l'Académie publia, et l'insultante +critique du ridicule capitan Scudéry, et les lâches injures de Mairet, +jusque-là maître de la scène, qui s'avoua jaloux et releva encore par +là le succès de Corneille. + +Aurait-on pu, en 1637, après le _Cid_, ce qu'on avait pu en 1626, +punir de mort l'obstiné duelliste revenu pour se battre sous les +croisées du roi? Non, l'édit était aboli, la scène avait vaincu les +lois; sur Richelieu planait Corneille. + +La campagne s'ouvrait. De quel coeur la noblesse allait-elle se battre +contre les descendants du _Cid_, ces Espagnols aimés et admirés? +Français et Espagnols allaient penser également que l'ennemi n'était +qu'à Paris, l'ennemi commun, Richelieu. + +Tout en voulant apaiser le ministre et lui demandant pardon d'avoir +réussi, Corneille allait de crime en crime. Pas une de ses pièces qui +n'eût l'effet d'une conspiration. _Horace_, quoique dédié au cardinal, +fut avidement saisi par les Romains du Parlement, les Cassius de la +grand'chambre et les Brutus de la basoche. _Cinna_, la _Clémence +d'Auguste_, sous cet homme inclément, parut une sanglante satire. +_Polyeucte_ fut représenté au moment où le ministre venait de mettre à +la Bastille le Polyeucte janséniste, l'abbé de Saint-Cyran. Les femmes +de Corneille sont déjà les frondeuses, et ce sont elles qui firent +celles-ci. La Palatine se croyait Émilie. Madame de Longueville disait +de sang-froid, à Coligny, à la Rochefoucauld, ce que Chimène dit, dans +son transport, ne se connaissant plus: + + Sors vainqueur d'un combat dont Chimène est le prix. + +Mais la Chimène surtout, ce fut la reine. Avec ses trente-sept ans, +notre reine espagnole, oubliée, peu comptée, un peu moquée pour ses +couches douteuses, refleurit jeune et pure par la vertu du Cid. Sur +elle, aux représentations, se fixent tous les yeux, à elle reviennent +les bravos et l'enthousiasme public. Tout imite l'Espagne, se drape à +l'espagnole, pour être bien vu de Chimène. Elle accepte ce rôle, et, +quoique l'auteur inquiet ait dédié le Cid à la nièce du cardinal, la +reine se pose sa patronne. Elle demande, obtient de Richelieu qu'on +donne la noblesse au père de Corneille, et il n'ose refuser. +Contradiction flagrante. Il le fait honorer, il le fait condamner, +subissant malgré lui l'arrêt de l'opinion, si bien formulé par Balzac: +«Si Platon le met hors de sa cité, il ne peut le chasser que couronné +de fleurs.» + + + + +CHAPITRE XI + +DANGER DE LA REINE + +Août 1637 + + +La reine Anne d'Autriche, en 1637, n'était plus jeune. Elle était à +peu près de l'âge du siècle. Mais elle avait toujours une grande +fraîcheur. Ce n'était que lis et que roses. Née blonde et +Autrichienne, elle brunissait un peu de cheveux, était un peu plus +Espagnole. Mais, comme elle était grasse, son incomparable blancheur +n'avait fait qu'augmenter. Flore devenait Cérès, dans l'ampleur et la +plénitude, le royal éclat de l'été. + +Elle fut plus tard fort lourde. Retz la trouve, à quarante-huit ans, +«une grosse Suissesse.» Mais nous sommes encore en 1637. + +Elle nourrissait un peu trop sa beauté, mangeait beaucoup et se levait +fort tard, soit paresse espagnole, soit pour avoir le teint plus +reposé. Elle entendait une ou deux messes basses, dînait solidement à +midi, puis allait voir des religieuses. Sanguine, orgueilleuse et +colère, elle n'en était pas moins faible; ses domestiques la disaient +_toute bonne_. Elle avait eu (jeune surtout) un bon coeur pour les +pauvres. Coeur amoureux, crédule et ne se gardant guère. La Chevreuse, +qui la connaissait, disait à Retz: «Prenez un air rêveur; oubliez-vous +à admirer sa belle peau et sa jolie main; vous ferez ce que vous +voudrez.» + +Sa parfaite ignorance et son esprit borné la livraient infailliblement +aux amants par spéculation et aux rusées friponnes qui s'en faisaient +un instrument. + +Par deux fois, dans deux grands dangers de la France, on la mit en +rapport avec l'ennemi. En 1628, quand l'alliance monstrueuse de +l'Angleterre et de l'Espagne se faisait sous main contre nous, et +qu'on poussait Waldstein à l'invasion de la France, elle sollicita le +duc de Lorraine de nous abandonner, c'est-à-dire d'ouvrir la porte à +Waldstein (chose avouée par un des Guises). Et, quand l'invasion se +réalisa, en effet, dans l'année 1636, où la grande armée des voleurs +impériaux entra par le Nord et par l'Est, où commença en Lorraine et +au Rhin l'immense destruction dont nous avons parlé, nous retrouvons +notre grosse étourdie aux Carmélites, écrivant aux Espagnols, qui +viennent à dix lieues de Paris!... + +Elle trahissait et elle flattait. Elle s'était rapprochée de +Richelieu. Elle lui demandait des grâces. Elle se laissa même aller, +pour l'enivrer et l'aveugler, jusqu'à aller le voir chez lui à Ruel, +où elle accepta ses fêtes galantes et ses collations, les concerts et +les vers qu'il faisait faire pour elle. + +Il n'était pas tout à fait dupe. Un si grand changement l'inquiétait +plutôt. Et, à ce moment même, il accueillait l'idée d'un petit complot +qui eût écarté mademoiselle de Hautefort, l'avocat de la reine, son +vertueux espion. Saint-Simon et quelques autres avaient entrepris de +changer les platoniques amours du roi et de lui faire aimer une fille +plus jeune, Lafayette, moins jolie, toute brune, mais nature tendre, +amoureuse, élevée, de celles qui ravissent les coeurs. Le confesseur +du roi, le Jésuite Caussin, que l'on croyait un simple, entrait dans +cette intrigue. Le fond du fond, ce semble, que Richelieu n'aperçut +que plus tard, était que, Lafayette étant proche parente du père +Joseph, son succès près du roi eût fait l'élévation du fameux Capucin, +donc la chute de Richelieu. + +Les choses allèrent très-loin. La haine de la reine, un essai fort +grossier qu'elle fit pour humilier la pauvre fille en surprenant cette +nymphe idéale dans nos basses fonctions de nature, ne firent +qu'irriter, échauffer le roi. Sa réserve, sa dévotion, cédèrent une +fois dans sa vie. Il eut un vrai transport, et proposa à Lafayette de +venir s'établir _chez lui_, dans son petit Versailles, et d'être toute +à lui. + +Elle aurait fort bien pu être reine de France. Le roi ne pouvait avoir +qu'une épouse, non une concubine. Tous furent saisis, surpris, +épouvantés. + +Richelieu commençait à voir à qui l'affaire profiterait. Et les +parents de Lafayette commencèrent à prendre peur, à craindre d'être +sacrifiés, si le roi, toujours incertain, n'allait pas jusqu'au bout. +Ils abandonnèrent Lafayette, firent dire par la jeune fille qu'elle +voulait se retirer à la Visitation. Le roi pleura, mais, de toutes +parts, on éveilla ses scrupules, on fit appel à sa dévotion. Lafayette +pleura encore plus, mais s'en alla (19 mai 1637). Le père Caussin, qui +ne lâchait pas prise, insinua au pénitent royal qu'il pouvait sans +péché continuer de la voir à la grille. Religieuse et toujours aimée, +elle n'en eût été que plus puissante peut-être pour amener le roi où +l'on voulait. + +La reine triomphait du départ de Lafayette. Cependant, au mois d'août, +elle fut frappée à son tour. Un avis positif permit à Richelieu de +saisir enfin sa correspondance. On arrêta Laporte, qui ne la trahit +pas. Ce fut elle qui trahit Laporte, avoua, et, de plus, se laissa +dicter une lettre pour lui ordonner de tout dire. Amené devant le +ministre, il nia fermement. On ne poussa pas trop. Richelieu se montra +doux et courtois jusqu'à envoyer de l'argent à madame de Chevreuse, +qui s'enfuyait et partait pour l'Espagne. Il fit visiter le couvent, +ne trouva rien que haires, cilices et disciplines. Il est faux et +absurde qu'en cette visite le chancelier ait fouillé la reine +effrontément, mis la main dans son sein. Elle n'était pas même à +Paris, mais à Chantilly, près du roi. + +À quoi tint son salut? À ce qu'on ne trouva pas les pièces +essentielles? À ce que mademoiselle de Hautefort alla déguisée à la +Bastille, et avertit Laporte de ce qu'il devait dire? Il y eut tout +cela, mais encore autre chose. La douceur de Richelieu pour Laporte +(qui ne fut pas mis à la question), les éloges même que le ministre +donna à sa résistance, à sa fidélité, montrent assez qu'alors il +ménagea la reine. Pourquoi? Elle était à ses pieds et elle avait +demandé grâce. + +Il l'avait terrifiée d'abord, lui faisant croire qu'il avait trouvé +tout. Et alors, perdant la tête, elle l'avait prié d'éloigner les +témoins et de rester seul avec elle. Le manuscrit cité par Capefigue, +quoique de la main du cardinal, est si naïf, qu'on n'y peut +méconnaître ce que dut sentir la femme effrayée. Par sa trahison de +Laporte, par celle qu'elle fit (plus haut) de la Fargis, on voit comme +elle était peureuse. Elle fut d'autant plus caressante, plus qu'une +reine, plus qu'une femme ne pouvait l'être avec sûreté: «Quelle bonté +faut-il que vous ayez, monsieur le cardinal!... Tirez-moi de là; je ne +ferai plus de faute à l'avenir.» Elle avançait, offrant sa main +tremblante. C'était fait de la fière Chimène. Au vainqueur de dicter +les conditions. + +Au grand étonnement de la reine, Richelieu recula. Il ne prit point +cette main, s'inclina humblement et dit qu'il allait demander les +ordres du roi. Que dire des contradictions humaines? La faveur que, +cinq ans plus tôt, en novembre 1632, il avait cherchée, désirée, il la +décline en 1637. Y vit-il une perfidie, un piége féminin pour le +perdre? Ou peut-être, malade, vieilli, il se jugea, se contenta de +tout pouvoir. + +Revenu, rapportant l'ordre du roi, il la retrouve humiliée, anéantie. +Comme une petite fille, elle écrit devant lui une confession de ses +rapports avec l'Espagne, une promesse de ne plus récidiver, de se +conduire selon son devoir, _de ne rien écrire qu'on ne voye_, de ne +plus aller aux couvents, du moins seule, et de n'entrer dans les +cellules qu'avec telle dame qui en répond au roi. + +Pièce grave, qui pouvait servir si l'on allait jusqu'au divorce. +Mais, même en donnant cet acte contre elle, elle n'eut pas grâce +entière du roi. Il ne lui parla plus. Tout le monde s'éloigna d'elle. +Les courtisans qui entraient dans la cour de Chantilly tenaient les +yeux baissés, afin qu'on ne pût dire qu'ils regardaient les fenêtres +de la reine. Elle étouffait de honte et de douleur, et, les deux jours +qui suivirent son pardon, chose inouïe pour elle, elle ne put manger. + +Trois personnes lui restaient fidèles et travaillaient pour elle en +dessous; d'abord deux femmes généreuses, Hautefort par dévouement, +Lafayette par dévotion; enfin le père Caussin, qui, sous son air béat, +saisissait adroitement toute occasion de faire scrupule au roi de +vivre mal avec sa femme, de tenir sa mère en exil et de continuer la +guerre. Pour s'amender des trois péchés, une chose suffisait: renvoyer +Richelieu. + +Les Jésuites, qu'on croit de si grands politiques, satisfont peu ici. +Ils se montrent flottants et peu d'accord. Plusieurs étaient pour +Richelieu. Plusieurs, un père Monod, qui gouvernait la régente de +Savoie et qui influait sur Caussin, Caussin même et d'autres sans +doute voulaient renverser Richelieu. Mais qui eussent-ils mis à la +place? On a dit le vieux Angoulême, bâtard (fort méprisé) de Charles +IX; j'ai grand'peine à les croire si sots. Angoulême peut-être aurait +suffi comme drapeau et mannequin; mais dessous, très-probablement, +était en embuscade le seul homme capable, le père Joseph, que sa +parente Lafayette eût mis sans peine au ministère. + +Quoi qu'il en soit, ces souterrains, ces mines, poussés d'août en +décembre, avaient réussi chez le roi. Il était pris. On le voit par +une lettre craintive de Richelieu où il lui explique qu'à tort le père +Caussin _dit qu'il désire se retirer_; il le fera _quand la paix sera +faite_. Humble manière de conjurer l'orage et de gagner du temps. + +Il arriva pour Angoulême ce qui était arrivé pour les parents de +Lafayette. Il s'effraya de cet honneur de succéder à Richelieu. La +terrible réputation du cardinal le servit encore cette fois. Angoulême +lui dénonça tout. Richelieu le mena lui-même au roi, demanda si +vraiment c'était lui qui le remplaçait. Le roi balbutia, s'excusa. Et +Richelieu resta plus maître que jamais. + +C'était le 8 ou le 9 décembre. Tous les fils laborieusement ourdis par +la cabale se trouvaient à la fois rompus. Tous les moyens humains, +Caussin, Hautefort et Lafayette, les avertissements, les prières, les +suggestions de l'amour et de la dévotion, avaient échoué. Il fallait +un coup d'en haut pour trancher le noeud, un miracle. Il se fit. + + + + +CHAPITRE XII + +LA NAISSANCE DE LOUIS XIV + +1636-1637 + + +Les origines des grandes choses ne sont pas toujours claires. Le Nil +cache sa source, et l'on peut disputer sur celles du Danube et du +Rhin. Ne nous étonnons pas si les vraies origines du Messie de la +monarchie sont restées un peu troubles, si son fameux Noël n'en est +pas moins louche. Pour bien y voir, il manque l'étoile d'Orient. + +Ce qui nous permet l'examen et même l'encourage, c'est la conduite du +roi, qui se montra tellement désintéressé de la chose, subit +patiemment le miracle, mais n'en fut pas mieux pour la reine, ne +s'émut point de ses souffrances, enfin, ne l'embrassa pas, comme +c'était l'usage, après l'accouchement. + +Le sceptique Henri IV s'était montré bien autre à la naissance de +Louis XIII. Tout en le proclamant aussi un don de Dieu, il avait +prouvé par sa joie qu'il se jugeait l'instrument du miracle; il avait +embrassé la mère, versé des larmes paternelles. + +Mais ici rien pour la nature. Dieudonné est le fils de la raison +d'État. + +La date est importante et très-délicate à fixer. Si l'on en croyait la +dame qui écrit la vie de mademoiselle de Hautefort, celle-ci eût fait +parler le confesseur au roi et décidé le rapprochement des époux la +_veille d'une grande fête_, évidemment Noël (25 décembre 1638). Date +improbable, qui, admise, ferait naître l'enfant avant terme, ce qu'on +n'a jamais dit. Date plutôt certainement fausse; au 25, le confesseur +Caussin était chassé; son successeur, donné par Richelieu, n'aurait +pas conseillé au roi de se rapprocher de la reine. + +Le calcul exact des neuf mois[12] nous reporte, au contraire, à une +date bien plus vraisemblable, au 9-10 décembre, au moment de la grande +crise, au jour où Richelieu vainquit Caussin et dut le faire partir le +lendemain. + + [Note 12: Louis XIV naîtra le 5 septembre 1638. Anne + d'Autriche a-t-elle conçu le 5 décembre 1637? Non. Les mois + n'ont pas tous trente jours. Il faut ajouter six jours pour + les six mois qui ont trente et un jours; mais, comme le mois + de février n'en a que 28, il faut ôter deux de ces six jours, + c'est-à-dire n'en _ajouter que quatre au calcul + total_.--Donc, en ajoutant au 5 décembre quatre jours, on + obtient le 9 décembre, la veille de l'exil du Jésuite + Caussin, le jour même où Richelieu lui fit prononcer son + exil, et où la reine, ayant échoué dans cette dernière + intrigue, n'eut plus de salut que dans une grossesse.] + +Il en advint à Paris en 1637, comme à Lyon en 1630. L'enfant apparut +au moment où la mère se croyait perdue si elle n'était enceinte. Il +vint exprès pour la sauver. C'est l'_Ultima ratio_ des femmes, c'est +le _Deus ex machinâ_, qui vient trancher le noeud qu'on ne peut +dénouer. + +Rappelons-nous les terribles secousses par lesquelles elle avait passé +dans cette seule année 1637. Nous en comprendrons mieux l'extrémité où +elle se trouva en décembre. Elle s'était vue tour à tour très-haut, +très-bas. D'espoirs en désappointements et de triomphes en chutes, +elle avait trouvé finalement le fond du désespoir. + +Le _Cid_ en janvier a remis l'Espagne en honneur, à la mode. Chimène a +glorifié, relevé Anne d'Autriche. + +Mais un astre nouveau s'est levé, plus qu'une maîtresse,--une reine +possible, la jeune Lafayette. Cela dure quatre mois. Volontairement +l'astre s'éteint. La reine est rassurée (mai). + +À tort. L'affaire du Val-de-Grâce la met à deux doigts de sa perte +(août). Pardonnée, écrasée, elle a chance encore contre Richelieu, si +Caussin, si les dames peuvent réussir auprès du roi. Mais Richelieu +l'emporte. + +Richelieu, irrité de nouveau en décembre, poussera son avantage, fera +valoir pour le divorce les aveux qu'elle a faits, les pièces qu'elle a +données contre elle. + +Elle était descendue où peut descendre une femme. Elle s'était +humiliée (et j'allais dire offerte), avait tendu la main. On avait +reculé. + +Cruel affront au sang d'Autriche! L'âge aussi, pour la première fois, +dut lui venir à l'esprit, et la quarantaine imminente; surprise +inattendue, amère... + +Plus jeune, elle avait dit à ceux qui parlaient de le tuer: «Mais il +est prêtre.» L'eût-elle dit alors après un si cruel dédain? + +Peut-être elle s'en fût tenue, comme faible femme, au chagrin et aux +pleurs. Mais ceux qui la poussaient (je parle des agents espagnols), +ceux-là, dis-je, ne pouvaient s'en tenir là. Ils la voyaient bientôt à +quarante ans sans avoir encore pris racine en France. Chose honteuse +pour l'habileté du cabinet de Madrid d'avoir eu si longtemps ici une +infante et de n'en avoir tiré aucun parti. La Fargis n'était plus là, +comme à Lyon, pour pousser la reine aux aventures. Mais madame de +Chevreuse, de son exil de Tours, venant au Val-de-Grâce, y venait-elle +en vain? Le mot fort et amer de Gaston (V. 1631) indique assez que la +Chevreuse lui disait ce que l'oncle de Marie de Médicis lui dit au +départ: «Sois enceinte.» + +On sait que, bien souvent, des femmes condamnées à mort usèrent de ce +remède pour gagner du temps. Celle-ci risquait plus que la mort. Elle +risquait, non-seulement de ne plus être reine de France et de rentrer +dans l'ennui de Madrid, mais, par un procès scandaleux, d'irriter sa +famille, déshonorée par elle, et de se trouver perdue, même à Madrid. +Si les confidents de la reine, en mars 1631, n'osèrent cacher à +Richelieu ni son avortement ni ce qui le provoqua, l'auraient-ils +soutenue, couverte jusqu'au bout dans un procès poussé à mort par le +ministre tout-puissant? Que de choses on eût sues! Quelle eût été +l'indignation de la prude maison d'Autriche contre son imprudente +infante, quand on eût vu combien la dévotion espagnole était une +gardienne peu sûre, une duègne infidèle de la vertu des reines! + +C'était justement cette duègne qui moyennait ici les choses. De quoi +s'agissait-il? De sauver l'Église en Europe, l'intérêt catholique +aussi bien qu'espagnol. Un tel but sanctifiait les moyens. Le Jésuite +Caussin n'était nullement étranger, à coup sûr, à l'art que les grands +casuistes professaient depuis quarante ans. L'ingénieux Navarro, le +savant et complet Sanchez, les nombreux éclectiques, comme Escobar et +autres, avaient creusé et raffiné. En cent cas, l'adultère, pour une +femme mal mariée, était un péché véniel. + +Il est curieux de savoir quels serviteurs de confiance entouraient +notre reine à ce moment. Son écuyer Patrocle la trahissait; elle ne +l'ignorait pas. Laporte était à la Bastille. Bouvart, le médecin +dévot, peu scrupuleux (qui ordonnait au roi une maîtresse), n'était +pas très-sûr pour la reine; il avait avoué l'avortement (1631). + +Au total, l'homme sûr à qui la reine pouvait se fier était Guitaut, +capitaine de ses gardes. Guitaut n'était pas jeune, et il avait +souvent la goutte. Il devait être suppléé dans ces moments par celui +qui avait la survivance de sa charge, son neveu Comminges, un beau +jeune homme, brave et spirituel, vrai héros de roman (V. Arnauld +d'Andilly). C'est lui, pendant la Fronde, à qui la reine donna la +périlleuse commission d'arrêter l'idole du peuple, le conseiller +Broussel. Mais Mazarin (jaloux, sans doute) ne le laissa pas près de +la reine, et l'envoya mourir en Italie. + +La familiarité royale avec ces hauts _domestiques_ était extrême +alors. La disposition même des appartements était telle, que les +princes et princesses, à tout moment en évidence et dans les choses +que nous cachons le plus, vivaient (tranchons le mot) dans un étrange +pêle-mêle. L'exhaussement même de la royauté, la divinisation des +personnes royales, qui eut lieu en ce siècle, les enhardissaient fort, +et leur faisaient accorder aux simples mortels qui les entouraient une +trop humaine intimité. + +Mais laissons tout ceci. Sortons des conjectures, voyons les faits, +les dates précises. + +Le 8 décembre, Caussin fit près du roi la démarche dernière et le +suprême effort contre Richelieu. Angoulême avertit celui-ci, qui, le +matin du 9, vit le roi, le reprit, exigea la promesse qu'il renverrait +Caussin. Le roi, reconquis et forcé, rentrant en esclavage, pour fuir +la cour peut-être et les reproches muets de mademoiselle de Hautefort, +pour s'excuser aussi à mademoiselle de Lafayette, partit de +Saint-Germain, se proposant de la voir à Paris à la Visitation, mais +de ne pas revenir, de continuer le faubourg Saint-Antoine, et d'aller +coucher à Saint-Maur, chez les Condé, amis de Richelieu. + +Tout cela ne fut pas si prompt qu'on ne pût faire avertir Lafayette +pour qu'elle retînt le roi, l'empêchât d'aller s'endurcir et +s'obstiner dans ce désert, pour qu'enfin, dans ce jour suprême, s'il +se pouvait, elle fondît son coeur. + +La reine courut après le roi. Sous je ne sais quel prétexte d'affaires +ou de dévotion, elle vint au Louvre, attendre, souper, coucher et +profiter peut-être de ce qu'aurait fait Lafayette. + +La partie était extraordinairement montée. La reine n'avait pas caché +sa vive inquiétude. Des couvents étaient en prières (on le sut le +lendemain). + +La jeune Lafayette, innocente complice d'une affaire si peu innocente, +fit d'autant mieux ce qu'on voulait. Elle tint le roi longtemps, +très-longtemps, deux heures, trois heures, quatre heures, tant que ce +fut soir. On devine bien ce qu'elle dit. Elle pria pour la reine, +supplia, et pour le roi même, pour sa conscience et son salut. Noël +allait venir. Pourrait-il bien, dans un tel jour où Christ vient +apporter la paix, ne pas donner la paix à sa femme et à sa famille, à +la France en péril s'il ne lui venait un Dauphin? Dernier point +délicat où cette enfant de dix-sept ans ne put ne pas rougir. Une +jeune sainte charmante, demandant, implorant un Dauphin pour la +France, belle de sa honte et de son trouble, de son effort suprême +pour obéir et dire ce qu'on lui faisait dire, c'était une scène plus +forte que celle des pinces d'argent. + +Louis XIII, qui semblait de bois, sortit pourtant si animé, qu'il s'en +allait éperdu à Saint-Maur par une nuit glacée, un effroyable temps +d'hiver. Le bonhomme Guitaut, qui, depuis quatre heures, se morfondait +là à l'attendre, lui demanda lamentablement s'il était d'un roi +chrétien de faire courir ses gens par ce temps-là. Le roi n'entendait +rien. Deux fois, trois fois, il fit la sourde oreille, quoiqu'on lui +dît et répétât que la reine, avec un bon feu, était au Louvre, qui +bien volontiers lui donnerait à souper, à coucher. Enfin l'obstination +de Guitaut l'emporta. Tout entier à ce rêve, à ces brûlantes paroles, +à cette image enflammée du rayon de Dieu, il se laissa mener au +Louvre. Tout était prêt, et il soupa. Le journal de son médecin +malheureusement ne va pas jusque-là; nous saurions quel fut le menu, +quel le dessert, si les fameux _diavoletti_ y furent servis, ou les +breuvages d'illusion qu'on donnait au sabbat. Quoi qu'il en soit, le +roi coucha au Louvre dans le lit de la reine, s'en alla le matin. +Quand elle se leva pour dîner, un supérieur de moines se trouva sur la +route pour lui annoncer que la nuit un simple, un bon frère lai, avait +su par révélation ce bonheur de la France. Et il lui dit en souriant: +«Votre Majesté est enceinte.» + +Toute la cour était pour la reine. On entoura le roi, on le félicita, +on le persuada. Eh! que ne peut la sainte Vierge? N'était-ce pas +elle-même que ce jour-là il avait vue dans mademoiselle Lafayette, +toute divine et transfigurée? De là l'acte célèbre. Le 13 janvier, par +un élan de chevalerie extatique qui revient, je crois, tout entier à +la gloire de la jeune religieuse, il mit le royaume de France à la +protection de la Vierge. + +Neuf mois sont longs. La reine avait à craindre qu'en ces neuf mois un +mot, une plaisanterie calculée de Gaston (qui, après tout, perdait le +trône), n'assombrît fort le roi et n'éclairât les souvenirs confus qui +lui restaient de cette nuit. La fille de Gaston, alors enfant, nous +apprend que la reine la faisait venir, ne se lassait pas de la +caresser, lui disant et lui répétant: «Tu seras reine, tu seras ma +belle-fille.» Ou bien: «C'est ton petit mari.» + +Cela calma Gaston, lui fit avaler l'amère pilule. Il avait fait une +protestation secrète contre la légitimité de l'enfant. Mais il +n'éclata pas, ne troubla pas le doux concert des félicitations dont on +flattait l'amour-propre du roi. Lafayette soutenait sa foi, et, d'une +bouche pure et non menteuse, affirmait, célébrait le miracle de la +Vierge. Mais, plus directement encore, mademoiselle de Hautefort +reprit et empauma le roi. Audacieuse de son dévouement, sûre +d'ailleurs de ne risquer guère, la vive Périgourdine lui fit des +avances innocentes. Elle le refit son chevalier. Il se remit à faire +pour elle des vers, de la musique. Il aimait à la voir manger avec les +autres demoiselles; il les servait à table; il parlait mal du +cardinal. Bref, il n'oubliait rien pour plaire. + +De temps à autre, pour l'éveiller un peu, elle le piquait, le +querellait; il passait tout le temps à écrire ces petites disputes, +les dits et les répliques. + +On gagna ainsi les neuf mois. Enfin, le jour venu (5 septembre 1638), +on aurait voulu que le roi fût ému, qu'il montrât des entrailles de +père. La Hautefort ne s'épargna de l'ébranler, le mettre en mouvement. +Elle y perdit son temps. La reine eut beau crier. On eut beau même +dire, à tort ou à raison, qu'elle était en danger. Le roi resta calme +et paisible. + +Il ne fut pas pourtant inhumain pour l'enfant. La Hautefort, pleurant +et lui reprochant sa froideur: «Qu'on sauve le petit, lui dit-il. Vous +aurez lieu de vous consoler de la mère.» + +Si je ne craignais de faire tort à ce pauvre roi, je dirais que, +malgré ses sentiments chrétiens, il se fût consolé sans peine de voir +crever son Espagnole. La Française était là (non plus Lafayette +impossible), mais cette vive Gasconne, qui le tenait alors. La dame +qui écrit son histoire assure que toute la nuit, pendant que la reine +criait, il se faisait lire l'histoire des rois veufs, qui, comme +Assuérus, épousèrent leurs sujettes. + + + + +CHAPITRE XIII + +MISÈRE--RÉVOLTES--LA QUESTION DES BIENS DU CLERGÉ[13] + + [Note 13: Les tableaux de l'administration de Richelieu, que + nous trouvons dans les ouvrages généraux de MM. Avenel + (Introd.), Chéruel, Bailly, Doniol, Dareste, etc., ne + pouvaient être que sommaires. Pour la première fois, les + faits, les dates, ont été réunis et donnés au complet avec de + nombreuses citations des actes, dans l'ouvrage spécial de M. + Caillet. Je l'ai eu constamment sous les yeux, en écrivant ce + chapitre. On y suit à merveille les tergiversations et les + contradictions de Richelieu, et pour la levée de l'impôt (par + élus, par trésoriers, par intendants), et pour ses tentatives + de faire aider l'État par le clergé. M. Caillet ne tire + aucune conclusion. Celle qui ressort des faits, c'est que, + Richelieu étant définitivement repoussé, et le clergé (le + grand propriétaire de France) ne donnant rien qu'un _don + gratuit_ minime, ni l'État, ni la Charité, ne pourront se + constituer. Richelieu mourra à la peine, Vincent de Paul fera + très-peu de chose (six cent mille livres en six années pour + des millions d'affamés). Puis, va venir Colbert qui mourra à + la peine. L'État s'enfonce dans la mendicité. La bureaucratie + progresse dans l'extermination du peuple. Mais, ce n'est pas + assez. C'est quand la terre elle-même semble exterminée et ne + produit plus, qu'arrive par les grandes famines la Révolution + de 89.--Sur les révoltes des _va-nu-pieds_ de Normandie, des + _croquants_ de Guyenne, voyez les textes intéressants réunis + par M. Bonnemère, _Histoire des paysans_. Gassion, qui + extermina les premiers, ne put s'empêcher d'admirer leur + valeur héroïque. Voir aussi l'importante _Histoire du + Parlement de Normandie_, par M. Floquet, et spécialement son + _Diaire du voyage du chancelier Séguier, à Rouen_.] + +1638-1640 + + +L'enfant fut un garçon, donc un roi. Gaston perdit le trône. La France +en fut folle de joie. Heureuse d'échapper à un autre Henri III, elle +acceptait aveuglément les chances d'une royauté de femme, la sinistre +loterie d'une régence étrangère où elle avait déjà gagné deux Médicis. + +Richelieu demeura sans voix. Sa fatalité était désormais d'avoir pour +maîtres l'infant de la maison d'Autriche, la régente espagnole. Dans +le compliment sec, en deux lignes, qu'il fait à la reine, les paroles +lui restent à la gorge: «Madame, les grandes joies ne parlent pas...» + +L'avenir était très-obscur. Richelieu, il est vrai, n'avait plus à +craindre Gaston. Mais quels seraient les amants de la reine? C'était +la question. Haï d'elle à ce point, pourrait-il lui faire accepter un +homme à lui? Un homme sans famille et sans racine aucune, un étranger, +un prêtre, un aventurier sans naissance, lui valait mieux qu'un autre. +C'est, si je ne me trompe, la raison principale qui lui fit adopter +bientôt un Italien que lui-même lui présenta comme ressemblant à +Buckingham, le fin, le délié, le beau Mazarini. + +Il avait apparu en 1630, comme on a vu, pour sauver l'armée espagnole. +Cependant le père Joseph l'avait fait accepter de Richelieu comme +pouvant être utile à Rome, Mazarin étant _domestique_ de celui des +neveux du pape qui tenait le parti français. La mort du père Joseph, +en décembre 1638, rendit sa place vide; bientôt Mazarin succéda. + +Joseph, cette année même, appuyé par sa jeune parente Lafayette, avait +hardiment travaillé contre Richelieu. Il avait tiré du roi promesse de +rappeler sa mère, et la demande au pape de le faire cardinal. Le pape +n'osait. Il savait que Richelieu, sous main, contre Joseph, poussait +le client de Joseph, ce Mazarin, qu'il croyait à lui maintenant, et +qu'il voulait faire cardinal. Joseph vit bien qu'on l'amusait. Le +désespéré Capucin sentit que le chapeau, l'ambition de toute sa vie, +ne lui viendrait jamais, et comprit que son Mazarin le lui soufflait. + +Il étouffa, il étrangla; une attaque d'apoplexie le frappe en mai. Et +chacun dit: «Il est empoisonné.» Il confirma ce bruit tant qu'il put +en quittant l'hôtel du cardinal et se réfugiant à son couvent. + +Richelieu l'y calma un peu en lui faisant venir la promesse tant +désirée _pour la première vacance_. Mais le pape était averti. Joseph +fut joué jusqu'au bout. Le roi seul était sérieux dans l'affaire, il +insistait contre le ministre. Ordre aujourd'hui et contre-ordre +demain. Le pauvre martyr n'y tint pas. Une mauvaise nouvelle qui vint +de Rome l'acheva, et il mourut deux heures après (18 décembre 1638). + +Entre la naissance du Dauphin et la mort de Joseph, Richelieu régala +la cour d'une grande fête. Il fit danser le _ballet de la félicité +publique_. Chose hardie au moment où de toutes parts il avait des +revers. Impuissance complète en Italie. En Espagne, un honteux échec, +Condé, Sourdis en fuite. Au Nord, nouveau projet de conquérir les +Pays-Bas avec le prince d'Orange, et, pour tout résultat, la reprise +d'une petite place. Richelieu n'avait réussi que là où il n'était pas. +Le général aventurier, Weimar, qui guerroyait aidé de quelque argent +de la France, battu, battant, avait pourtant à la fin quatre fois +défait l'ennemi, pris Brisach. Il songeait à se faire, entre nous et +l'Empire, un petit royaume d'Alsace. + +Richelieu assurait qu'il avait pris Brisach pour nous. Mais Weimar +montra le contraire. Il garda sa conquête, et il allait devenir un +danger pour la France quand une fièvre nous en délivra (18 juillet +1639). On admira encore que les ennemis de Richelieu mourussent ainsi +toujours à temps. + +L'invincible ennemi dont on ne pouvait se défaire, c'était +l'épuisement du royaume, l'abîme de la misère publique qui se creusait +de plus en plus. Le gouvernement était sérieux, nullement +dilapidateur, le ministre économe, le roi avare. Il avait réduit à +rien les libéralités royales. Les grands revenus de Richelieu ne +paraîtront pas excessifs si l'on songe que sa maison était réellement +un ministère des arts qui pensionnait les gens de lettres (nullement +nourris par leurs ouvrages alors). Ajoutez-y les fêtes et les diverses +dépenses de représentation que Richelieu prenait sur lui. Au milieu de +cette guerre dévorante, de cet effort immense pour refaire l'armée +chaque année, il avait réussi pourtant à créer une marine. Dans tout +cela, il y avait certes beaucoup à admirer, et les éloges de Balzac et +de tant d'autres ne sont pas entièrement déraisonnables. Madame de +Motteville, comparant Richelieu à Mazarin, le voleur, le prodigue, si +justement méprisé et haï, a été jusqu'à dire cette parole excessive et +absurde: «Richelieu était adoré.» + +Il dit dans ses Mémoires qu'il avait augmenté l'impôt _modérément_. +Cela est vrai relativement, eu égard à l'immensité des dépenses. +D'année en année se succèdent des édits sages pour mieux régler la +répartition des taxes. Mais toute cette sagesse devait échouer contre +ce que nous avons dit ailleurs: _il ne pouvait toucher au grand corps +riche_, au clergé, pas davantage à la noblesse, obérée, ruinée, +mendiante. Il s'efforçait d'atteindre la bourgeoisie par sa _taxe des +gens aisés_, et par un examen sévère des exemptions sans titre et de +la fausse noblesse. + +La bourgeoisie propriétaire se revengeait sur ses fermiers, métayers, +paysans, haussait les baux, suçait et resuçait la terre. En dernière +analyse, c'était sur le cultivateur que l'impôt retombait d'aplomb. + +En 1635 et 1639, les parlements de Toulouse et de Rouen révélèrent le +cruel mystère de ce gouvernement. Même quand le chiffre des taxes +n'augmentait pas, elles devenaient chaque année plus pesantes. +Pourquoi? Parce qu'en chaque commune, ce que ne payaient pas les +insolvables, les ruinés, les pauvres gens en fuite, ceux qui restaient +solvables le payaient. Mais, écrasés par cette solidarité désolante, +ils devenaient peu à peu moins solvables, grossissaient le nombre des +ruinés et des gens en fuite. Des villages devenaient déserts. + +On saisissait, on prenait, vendait tout, jusqu'aux jupes des femmes. +Le parlement de Normandie dit qu'elles ne vont plus à la messe, +n'osant montrer leur triste nudité. La saisie principale, malgré les +ordonnances d'Henri IV, tombait généralement sur les bestiaux. On +enlevait le troupeau du village. Et dès lors, plus d'engrais; la terre +jeûnait, ainsi que l'homme, ne se réparait plus. Le maigre laboureur +semait chaque année dans un sol plus épuisé, plus maigre. Voilà la +route où nous entrons, où nous irons de plus en plus. Vauban et +Boisguilbert la déplorent sous Louis XIV. Mais on n'y va pas moins +jusqu'en 89. + +Une guerre sans élan moral, et faite à contre-coeur, ne se soutenait +qu'à force d'argent. On n'entrait en campagne que par l'emploi nouveau +de quelque expédient violent, une fois en saisissant la rente et ne +payant pas les rentiers, qui s'ameutèrent et qu'on emprisonna. Une +autre fois, on fait croire aux provinces, mangées, foulées par les +logements de troupes, qu'en payant elles seront quittes de ces +misères. Elles paient, et les soldats n'en sont pas moins logés chez +l'habitant. + +La _taxe des gens aisés_, acceptée au moment de l'invasion comme une +rigueur passagère, subsista, s'étendit, et toute la bourgeoisie fut +tenue sous la terreur d'un arbitraire indéfiniment élastique, qui +croissait ou baissait à la volonté des commis. Ces commis gouvernèrent +en 1637 sous le nom d'_intendants_, armés d'un pouvoir triple de +justice, police et finances, suspendant, entravant et les anciens +pouvoirs de Gouverneurs, d'États, de Parlements, supprimant +brusquement les élus par qui Richelieu avait voulu d'abord régler +l'impôt, mais dont l'action lente ne donnait pas les rentrées sûres, +rapides, que demandait la guerre. Un seul roi reste en France, armé +des trois pouvoirs, c'est l'Intendant, l'envoyé du ministre; un homme +généralement inconnu et de peu de poids, un cadet de famille de juges +ou de la cour des aides, de la chambre des comptes. Petit jeune homme +en habit court, qui fera faire taire les robes longues, menacera les +Parlements, qui sait? par une accusation, fera mener à la Bastille +monseigneur le Gouverneur même de la province et les plus grands noms +de la monarchie. + +Il est curieux de voir la versatilité de ce gouvernement. Richelieu, +pendant six années, de 1630 à 1636, emploie toute sa vigueur à +introduire partout l'_impôt levé par les élus_, par trois mille +notables de France. Il brise, pour y réussir, les résistances des +États provinciaux et des Parlements. + +La guerre venue, il quitte brusquement ce système et fait lever +l'impôt (révolutionnairement, on peut le dire) par trente-cinq +dictateurs sous le nom d'Intendants. L'ordre y gagne; les pouvoirs +locaux sont écrasés. Mais l'action violente, précipitée, d'un +gouvernement si terrible, décide l'explosion du désespoir. Révoltes, +non contre le roi, mais contre le fisc. Les _croquants_ du Midi sont +massacrés par la Valette, et les _nu-pieds_ normands sont massacrés +par Gassion, beaucoup pendus, plusieurs roués vifs à Rouen +(1639-1640). + +Tout cela fait, rien de changé. L'impossibilité de payer est la même. +Et le roi, dans une ordonnance de novembre 1641, avoue, «les larmes +aux yeux,» ce sont ses termes, précisément les mêmes maux dont se +plaignaient les insurgés, précisément l'horreur de cette solidarité de +ruine qu'ont accusée les Parlements. Mais quel remède propose-t-il? Il +n'ose articuler le seul qui serait efficace. + +La grande question du monde en ce siècle et aux trois derniers, c'est +celle des biens ecclésiastiques. Elle domine toute la guerre de Trente +ans. En Allemagne, en France, partout, c'est la question, plus ou +moins formulée, ici parlante et là muette. + +Il était évident que les biens donnés à l'Église servaient au Moyen +âge diverses utilités publiques, écoles, hôpitaux, entretien des +pauvres, etc. L'État n'existant pas alors (à proprement parler), +l'État réel, sérieux, était dans l'Église. Celle-ci, peu à peu, se +dégagea des charges, garda les avantages, s'enfonça dans son repos, +donnant pour tout secours à l'État... ses prières. + +L'État, chargé de plus en plus par l'organisation de tous les services +publics, et frémissant de faim, tournait tout autour du clergé, et +rencontrait de toutes parts une merveilleuse clôture. Les grands +siéges dont on parle depuis celui de Troie, l'Anvers du prince de +Parme et l'Alesia de César, sont fort peu de chose à côté. + +François Ier crut pénétrer dans la place par la connivence du pape. Ce +fut le Concordat. Le roi mit les siens dans l'Église, paya en +bénéfices des emplois, des retraites. Mais on put voir la vertu +singulière des terres d'Église pour transformer les hommes. À peine +mis dessus, les serviteurs du roi n'étaient que prêtres et défendaient +les biens sacrés. + +Au premier mot que l'Hôpital risqua pour demander un état de ces biens +(mai 1561), le clergé appela l'Espagne. Mais les huguenots étaient là. +Il eut peur, il jeta un os, une rente d'un million à peu près pour la +dette du roi à l'Hôtel de Ville. Somme minime au siècle suivant, où +toute valeur avait changé. + +Henri II et Henri IV imaginaient avoir trouvé une fente, une étroite +fissure. Au nom de la charité, ils priaient que les abbayes reçussent, +_comme frères convers_, de vieux soldats mutilés. Les pauvres diables +y furent reçus si mal, qu'ils aimaient mieux s'en aller et tendre la +main aux passants. Leurs places n'en furent pas moins remplies. Les +grands abbés y mettaient leurs domestiques en retraite, leurs favoris, +les parents de Jeannette. + +Aux assemblées qui précédèrent le siége de La Rochelle, puis la +rupture avec l'Espagne «pour délivrer l'archevêque de Trèves,» le +clergé donna quelque chose, comme une subvention de croisade. En 1638, +Richelieu, aux abois, les dents aiguisées par la faim, et peut-être +poussé par les conseils hardis du moine révolutionnaire Campanella, +sembla déterminé à exiger davantage. On peut croire, toutefois, que, +de longue date, il avait prévu ce moment, ayant encouragé un long +travail, l'immense compilation des _Libertés gallicanes_ de Pierre Du +Puy. Ce savant archiviste, excellent instrument de guerre que +possédait le cardinal, l'avait armé de pièces pour prendre la +Lorraine. Et il lui prépara un arsenal d'actes et de vieux livres, +réimprimés en trois in-folios, pour battre le clergé en brèche. Le +sens total fut résumé hardiment par Du Puy dans ce grand axiome: +«L'Église ne peut pas posséder.» + +Contradiction étrange. En 1629, quand Richelieu crut devenir légat, il +obligea le doyen de Sorbonne d'abjurer les doctrines gallicanes. Il +les ressuscite aujourd'hui, en 1638. Il les pousse à leur dernière +conséquence. On concluait à Rome qu'il voulait se faire patriarche. +J'en conclus seulement qu'il périssait faute d'argent, et qu'il +voulait rançonner le clergé. La dévotion du roi ne permettait pas une +révolution sérieuse. Richelieu, pour gagner le roi, trouva un Jésuite, +Cellot, qui appuya Du Puy; un autre, Rabardeau, pour soutenir et +autoriser cet épouvantail du patriarcat. Mais tout cela rassurait peu +la conscience de Louis XIII. + +Ce qu'on pouvait lui faire entendre, c'est que ce clergé économe, qui +disputait une aumône à l'État, était effroyablement riche. Son revenu +de trois cents millions d'alors a été évalué très-mal douze cents +millions d'aujourd'hui. C'est s'arrêter au pur rapport des valeurs +métalliques. Mais il faut tenir compte aussi de l'avilissement des +denrées (personne ne pouvant acheter dans cette misère), tenir compte +de la position du seul riche, du seul acheteur, du seul qui eût de +l'argent pour faire toute bonne affaire et pouvoir s'enrichir encore. + +Pour parer le coup, Rome avait choisi pour nonce le doux, le charmant +Mazarin. Celui-ci obtint en effet de Richelieu une surprenante +reculade, un arrêt du conseil contre son propre livre; le livre qu'il +avait commandé à Du Puy. Mazarin, par ce grand service, croyait +charmer le pape, enlever le chapeau. Mais, en même temps, pour plaire +à Richelieu, il l'engagea à envoyer à Rome un ambassadeur militaire +qui poussât le pape, Rome étant du tempérament des belles qui ne +haïssent pas une douce contrainte. Richelieu envoya d'Estrées, l'homme +même qui avait chassé le pape de la Valteline. Enhardie par l'Espagne, +Rome manqua à d'Estrées et rappela Mazarin. En octobre 1639, +l'ambassadeur interrompit ses relations avec le saint-siége. + +Donc la petite guerre commença. Déjà Richelieu avait créé des +procureurs du roi dans les tribunaux ecclésiastiques pour les +surveiller. Il fit décider par le Parlement que l'enquête ordinaire +sur les moeurs des nouveaux bénéficiés se ferait par les évêques, non +par les nonces de Rome. + +Enfin le modéré Marca, jusque-là contraire à Du Puy, dépassa Du Puy en +un point; il enseigna que les églises, ayant droit d'élire leurs +évêques, pouvaient donner ce droit au roi. Louis XIII aurait eu les +pouvoirs d'Henri VIII. Ces évêques royaux, en concile, eussent pu +créer un patriarche. + +Le roi (le 16 avril 1639), acceptant, proclamant comme siennes les +hardiesses de Du Puy qu'il a désavouées, déclare «que le clergé _est +incapable de posséder_ et peut être contraint de vider tout immeuble +un an après l'acquisition. Mais il veut bien ne pas le dessaisir; il +se contentera d'exiger les droits d'amortissement.» Fière et +redoutable menace, mais bien peu soutenue. Le 7 janvier 1640, on avoue +platement que le roi s'en tiendrait à un petit don de trois millions. + +Le roi est donc vaincu? Du Puy ne l'est pas, et il continue la +bataille, aidé surtout par l'ennemi, par les pamphlets papistes qui +indignent le public, relèvent le courage du ministre. Trois millions +ne sont plus assez; il lui faut le _sixième du revenu_ pendant deux +ans (_cent millions de ce temps-là_), 6 octobre 1640. Une commission, +créée par Richelieu pour établir ce droit, sur le refus des pièces, +fait enfoncer les portes des archives que lui fermaient les agents du +clergé. La bataille est bien engagée. + +Et, à ce moment même, Richelieu fait décidément le plongeon. Il se +résigne à demander cinq millions et demi, une fois payés (1641). + +Il marqua sa mauvaise humeur en faisant renvoyer dans leurs diocèses +les cinq ou six évêques dont la résistance avait tout arrêté. Ils +partent, mais vainqueurs. La question, dès ce jour, est finie pour +jamais. + +Le clergé sera quitte dès lors pour donner peu ou rien. Dès lors, le +grand riche est exempt, et l'on ne prendra rien qu'aux pauvres. + +Si Richelieu veut soutenir la guerre, si le gouvernement a des besoins +croissants de toute sorte, qu'il demande à ceux qui n'ont rien. + +Si l'on est obligé d'organiser la charité publique, en présence du +nombre effroyable de ceux qui demandent l'aumône, les biens d'Église, +fondés pour cet usage, ne contribueront pas. Vincent de Paul et +autres chercheront des ressources fortuites pour les établissements +nouveaux. + +Ni Richelieu pour le gouvernement, ni Vincent pour la charité, ne +feront rien de grand ni de solide. + +Résumons en trois mots les trois chapitres précédents. + +Richelieu, vaincu dans l'opinion par le drame espagnol et le succès du +Cid, vaincu dynastiquement par la grossesse de la reine et l'enfant du +miracle, reste vaincu encore dans la question d'argent par la +résistance du clergé. + +D'autant plus pesant il retombe sur le peuple, et d'autant plus +maudit. + + + + +CHAPITRE XIV + +RICHELIEU RELEVÉ PAR LES RÉVOLUTIONS ÉTRANGÈRES--LES FAVORIS, MAZARIN, +CINQ-MARS + +1639-1641 + + +L'Europe, épuisée, haletante, se mourait du désir de la paix. Mais la +France malade, l'Espagne agonisante, l'Empire exterminé, ne s'y +décidaient pas. Pourquoi? Nulle question essentielle n'avançait, ni la +question de propriété, ni la question religieuse. Pas un de ceux qui +avait pris ne voulait rendre. Le pape demandait un congrès, et +lui-même le rendait impossible, en refusant d'y paraître si l'on +admettait un seul protestant. On passa sept années à discuter la forme +du congrès, à régler l'étiquette, les passeports, etc. + +Notre campagne de 1639 ne valut guère mieux que les autres. Richelieu +n'aboutit, avec sa principale armée et le roi en personne, qu'à donner +à la Meilleraye, son parent, le petit succès de prendre Hesdin. Et +l'on n'y arriva qu'au prix d'une diversion très-malheureuse à l'Est, +où on força le brave Feuquières d'attaquer sans avoir des forces, +c'est-à-dire de se faire tuer. + +Le favori de Richelieu, Condé, en Catalogne, eut échec sur échec. Si +nous réussîmes en Savoie par la bravoure d'Harcourt et du jeune +Turenne, ce petit succès fut terni par la spoliation de la duchesse de +Savoie, fille d'Henri IV et soeur de Louis XIII, que l'on protégea +comme on avait protégé la Lorraine, en occupant ses places qu'on prit +et qu'on garda. + +La scène change en 1640. Mais comment? Par des circonstances +extérieures, où, quoi que l'on ait dit, Richelieu eut bien peu de +part. + +L'Angleterre, allié timide, mais efficace, de l'Espagne, tombe en +pleine révolution. Le jugement commence sur le grand traître du parti +protestant, déjà dénoncé par Gustave. + +L'Empire espagnol tombe en pièces, la France n'aura qu'à ramasser. + +Je ne crois pas ce que dit Temple, que Richelieu ait donné deux +millions aux Convenantaires pour renverser Charles Ier. Il n'avait +guère d'argent. Mais la faveur marquée de ce roi pour l'Espagne, mais +son opposition à notre invasion des Pays-Bas espagnols, jeta +certainement Richelieu dans les résolutions les plus sinistres. Ses +échecs au dehors, au dedans, l'avaient aigri. Il encouragea partout la +révolution, employant désormais contre ses ennemis des moyens +désespérés. + +Notre succès en Catalogne fut très-étrange. Nous réussîmes à force +d'être battus. La résistance nationale que nous avaient faite les +Catalans méritait des couronnes; à la place, ils reçurent d'Olivarès +des garnisaires. Il mit en logement chez eux une armée de brigands qui +venaient d'Italie, habitués à tout prendre et tout faire. Les Catalans +tuèrent leur vice-roi, appelèrent les Français, qu'ils craignaient +d'autant moins qu'ils venaient de les battre. + +Il n'y avait pas à marchander avec ce peuple, dans un si grand bonheur +et si inespéré. C'est ce qu'on fit pourtant. Louis XIII accepta, non +la protection d'une république catalane qu'ils auraient désirée, mais +la royauté du pays, alléguant que la Catalogne avait appartenu aux +Francs de Charlemagne. + +La révolution de Portugal suivit de près. Elle fut toute spontanée. +Richelieu y avait pensé, et il cherchait un prétendant. Mais +l'explosion se fit d'elle-même et pour Bragance (1er décembre 1640). + +Elle nous valut le gain de dix batailles. L'Espagne, étranglée +désormais entre deux révolutions, nous laissa faire partout. Elle ne +put empêcher ni Harcourt de prendre Turin, ni la Meilleraye de prendre +Arras. Cette dernière affaire traîna pourtant et nous mit en péril. + +Pendant qu'on fait le siége en règle, à la façon de la Rochelle, en +entourant la place d'une circonvallation de cinq lieues, les Espagnols +ont le temps de ramasser des forces et d'assiéger les assiégeants. +Enfin, sans la lenteur qu'ils mirent de leur côté à attaquer le +secours qu'on envoya, il ne serait pas arrivé, et, malgré tant de +circonstances favorables, nous aurions échoué encore. + +L'intérieur change aussi bien que l'Europe. Richelieu met en scène +deux acteurs nouveaux qu'il croit siens. Il donne au roi pour favori +un joli page, un écolier à lui, le jeune Cinq-Mars. Et en même temps +il établit en France le beau Mazarin, le futur mari de la reine. + +La vengeance que l'Italie a tirée de la France pour avoir tant de fois +trompé sa confiance a été d'y mettre la peste qui s'exhalait de son +tombeau. Les plus grands corrupteurs des moeurs et de l'opinion nous +sont venus toujours d'Italie, nombre d'aventuriers funestes, de +_bravi_ scélérats, de séduisants coquins. Les uns réussissent, et les +autres avortent. Mais tous nous pervertissent. Concini règne ici sept +ans, Mazarin quinze. Et le Corse Ornano, gouverneur de Gaston, s'il ne +fût mort à temps, peut-être lui aussi eût été roi de France. + +La France du XVIIe siècle procède de deux caducités, de la vide +enflure espagnole, de la pourriture italienne. Aussi, dans la +littérature, le moment vigoureux du siècle, son milieu, est marqué des +rides de la décadence. La préoccupation ridicule de la forme dépare, +non-seulement les Balzac et autres rhéteurs, mais les plus sérieux +écrivains. Richelieu, si net et si fort, n'en est pas moins souvent +burlesque. Saint-Cyran, ingénieux, parfois profond, se noie +fréquemment dans un galimatias énigmatique. Qui pourrait lire +Corneille, sauf ses quatre chefs-d'oeuvre? Le grand succès de l'époque +est _Clélie_, long, ennuyeux roman, écrit par une Sicilienne, +mademoiselle Scudéry. Et la dictature littéraire est au salon d'une +Romaine, née Pisani, madame de Rambouillet. + +L'opéra nous vient d'Italie cette année même; ses machines d'abord +pour les fêtes de Rueil; puis la musique tout à l'heure, sous la +régente et Mazarin. + +Richelieu connut-il celui qu'il mettait en France? Parfaitement. Il le +crut un faquin, et c'est pour cela qu'il le prit. Il l'avait vu double +et ingrat pour l'homme qui l'avait introduit, le père Joseph. Il le +savait très-bas, propre aux coups de bâton. Il raille sa bravoure et +ses reculades subites dans une lettre spirituelle (1639). À Paris, +Jules Mazarin avait donné des conseils de vigueur et fait le Jules +César, enhardi Richelieu à envoyer d'Estrées et menacer le pape. Mais, +rappelé à Rome, il eut grand'peur. Richelieu l'en plaisante, voudrait +qu'il prît coeur, qu'il restât. «Convenons, dit-il, qu'il n'y a que +les Italiens pour savoir faire les choses, pour jeter en paix les +parfums, les poudres odoriférantes, les fulminantes en guerre,» etc. + +Mazarin, dans sa poltronnerie, voulait que Richelieu cédât et reculât +brusquement. Mais Richelieu persiste. Alors Mazarin n'y tient pas. Il +se sauve de Rome sans dire adieu, se réfugie en France. + +La peur était mêlée d'espoir et de spéculation. Le rusé avait calculé +que son bon protecteur, le père Joseph, étant près de mourir, il +fallait se trouver là, prendre la place chaude et s'y fourrer. Il élut +domicile chez son intime ami, Chavigny, qu'il trahit plus tard, comme +Joseph. Chavigny, fils de Bouthilier, passait pour fils du cardinal. +Ce ténébreux jeune homme, sombre reflet de Richelieu, malgré sa +défiance et sa pénétration, accueillit le fourbe Italien. Il venait, +disait-il, se donner corps et âme au grand maître de la politique, +étudier sous un tel professeur. Richelieu, qui, dans sa grandeur, +n'avait pas moins des côtés de pédant, le prit au mot sur cette +éducation, l'accepta pour élève. Lui-même le disait à sa nièce un jour +qu'elle sortait du théâtre: «Pendant que vous êtes à la comédie, je +forme un ministre d'État.» + +Quand Mazarin réfugié vint ainsi se mettre à l'école, Richelieu sentit +le parti qu'on en pouvait tirer. Lui qui voyait tant d'hommes, il +n'avait jamais vu un homme ni si fin ni si bas. S'il ne s'y fia pas, +il crut cependant qu'avec un tel valet il n'y avait du moins pas grand +danger de révolte, qu'on le tiendrait tout au moins par la peur. Il +résolut de le pousser, de le mettre au plus haut, insista près du +pape, et tant, qu'à la longue il arracha pour lui le chapeau. Mais je +crois qu'il fit plus. Il y avait six mois à peu près qu'il avait donné +au roi son joujou, le petit Cinq-Mars. Répugna-t-il à ce que Mazarin, +bien vu dès longtemps de la reine, intéressant alors par son malheur, +son dévouement pour nous, s'avançât, réussît près d'elle? Les fêtes de +décembre et janvier, les repas qu'on y fait, sont des temps +d'attendrissement pour les dames qui aiment la table. Ce qui est sûr, +c'est qu'elle fut enceinte de la nuit de Noël (1639), et qu'au 22 +septembre suivant elle accoucha de son second fils, d'un prince tout à +fait italien. C'est le frère de Louis XIV. + +On a dit que ce roi fut fils de Mazarin; à tort certainement; il fut +Français, lesté d'Autriche. Mais son frère, le duc d'Orléans, tout +comme le premier, Gaston, ne fut rien qu'Italie, pour l'esprit, pour +les moeurs. Il fut tout aussi Mazarin que Gaston était Concini. + +Je sais bien les difficultés. Les contemporains croient qu'elle ne se +donna à lui que plus tard. Il y a eu tout au moins un entr'acte dans +sa faveur. Richelieu l'avait présenté «comme ressemblant à +Buckingham,» et pour qu'il réussît. Ressemblance invincible, mais +présentation trop suspecte. Il put être favorisé d'amour plus que de +confiance. Lui-même fut peut-être effrayé du succès, et recula vers +Richelieu. + +Mais revenons au roi et à Cinq-Mars, histoire plus ridicule encore. + +Louis XIII, on l'a dit, n'était pas Henri III. Je le crois bien. C'est +un temps bien plus vieux. La virilité baisse encore. Tous les rois de +l'Europe n'en peuvent plus, et, si Anne d'Autriche n'eût +vigoureusement relevé la race, les nôtres en seraient venus au +rachitisme de Charles II d'Espagne. + +Cette misère physique et cet épuisement général se marque par l'usage +très-grand des excitants, vieux ou nouveaux. Les écrivains du siècle +buvaient beaucoup de vin; la plupart se grisaient (V. le dîner connu +d'Auteuil). Le café va bientôt donner l'ivresse sobre. Le _scocolato_ +espagnol est reproché par Richelieu au cardinal son frère, comme une +drogue nouvelle et funeste qu'il a apportée de Rome. + +Mais, si les forces baissent, les passions restent, ou du moins les +velléités. L'admiration de la beauté (admiration non pure, mais +abstinente) est le vice singulier des princes du temps, tous Italiens +dégénérés. Le faible et gras Jacques Ier (fils éreinté du chanteur +Rizzio) n'a aucun besoin de maîtresse. Il lui suffit d'aimer une jeune +âme, docile et imparfaite encore, que lui, maître Jacques, formera, +rendra parfaite; cette âme est Buckingham. Le _castoiement_ (comme dit +le Moyen âge), le plaisir, non de châtier avec des coups, mais de +gronder, de corriger, d'humilier, de faire pleurer, de se brouiller +toujours pour se raccommoder sans cesse, c'est tout l'amusement de ces +rois. Louis XIII (Orsini?) n'avait d'autre plaisir. Jusque-là peu +heureusement. Son premier ami, Baradas, jeune homme grand et fort, +était un rustre qu'on ne pouvait mener ainsi. Saint-Simon fut trop +nul. Et mademoiselle de Hautefort, au contraire, eut trop d'esprit +gascon, de nerf et de saillie; il n'y avait pas plaisir à la gronder; +elle rendait les coups; elle ne pleurait pas; elle riait. Et c'était +le roi qui s'en allait pleurer chez Richelieu. + +Celui-ci, grand admirateur des Jésuites, et spécialement de leur +pédagogie, n'ignorant nullement le secret de leurs succès, comprit +qu'au goût du roi c'était un vrai écolier qu'il fallait[14]. Il le +fallait joli, fantasque, vicieux, mais susceptible de réforme, tel +que le roi entreprît de le _castoyer_ et de le refaire. Son ami +d'Effiat, en mourant, avait laissé un enfant charmant, le jeune +Cinq-Mars, et une fille qui épousa la Meilleraye, parent de +Richelieu. Cinq-Mars était presque allié de celui-ci. Il arrivait à +dix-sept ans. Il allait porter l'épée et entrer dans les grades. +Nouvel amusement pour le roi, né caporal, et qui ne parlait que de +soldats, même à mademoiselle de Hautefort. La vive demoiselle endurait +cet excès d'ennui assez patiemment. Mais combien mieux le roi +pouvait-il parler d'armes, de chasse et de tout à un jeune militaire! +Donc, le cardinal le lança, bien instruit, bien stylé, pour _observer_ +le roi d'abord, et peu à peu pour lui plaire s'il pouvait. + + [Note 14: Et cependant il ne suit pas leur plan d'études dans + son collége. On disait, et on dit encore, qu'ils enseignaient + _les sciences_ aussi bien que les langues. Les langues, + c'est-à-dire le latin (peu ou point de grec), s'enseignaient + en six classes et au moins en six ans; et, _dans une seule_, + entre la rhétorique et la théologie, ils enseignaient un peu + de philosophie, de mathématiques et de physique. Le plan que + Richelieu traça pour son collége modèle de Richelieu diffère + essentiellement, en ce qu'à chaque classe et chaque année, de + la sixième à la philosophie, les sciences sont toujours + enseignées et en français. À la classe du matin, quand + l'attention des enfants est neuve et fraîche encore, on leur + enseigne l'histoire, la géographie, la physique, la + géométrie, la musique, la mécanique, l'optique, l'astronomie, + la politique et la métaphysique. À la classe du soir, ils se + délassent par les poètes et les orateurs, les auteurs + épistolaires, les livres de dialogues, la prosodie et la + grammaire. Enseignement tout à fait différent de celui des + Jésuites; celui de Richelieu y donne la grande part, _plus de + la moitié_, aux sciences, qui, dans les colléges de La Flèche + ou de Clermont, n'entraient au total _que pour un douzième_. + + L'originalité réelle de leur collége de Clermont (rue + Saint-Jacques) était surtout en ceci, qu'il y avait à peu + près autant de maîtres que d'élèves, _trois cents Jésuites_, + profès ou aspirants, pour _quatre cents écoliers_. Je parle + des écoliers _internes_ seulement, des seuls auxquels on fît + attention, et qui étaient les enfants des plus grandes + familles. La mécanique de leurs colléges était très-forte, en + ce sens que le même professeur suivait l'enfant de classe en + classe, le prenait en sixième et le menait en rhétorique. + L'élève maltraité ne pouvait dire: «Dans un an, je suis + quitte de ce professeur.» S'il déplaisait malheureusement, si + son maître le prenait en grippe, on le fouettait six ans de + suite. Cela rendait peureux, flatteur; on craignait + extrêmement un maître à perpétuité. Les enfants pauvres, les + boursiers, sous cette perspective, et suivis ainsi de la + verge, devaient travailler ou périr. La vieille Université de + Paris, qui fouettait tant, reproche cependant aux Jésuites de + ne fouetter que les pauvres, ces malheureux boursiers, tenus + au collége par leur subsistance. + + «Voilà qui est bien dur, diront les mères. Et comment tant de + grandes dames confiaient-elles à ces terribles Pères leur + douce progéniture?» Rassurez-vous. Autant leur mécanique, vue + par là, était dure, autant, d'un autre côté, elle était + douce. Tous les Jésuites n'étaient pas professeurs, beaucoup + étaient _amis_. L'amitié était une position, un métier, une + profession spéciale. Parmi ces Jésuites non enseignants, mais + amateurs, qui causaient, conseillaient, observaient, se + promenaient, faisaient de la littérature, l'enfant pouvait se + choisir _un ami_. Quoi de plus rassurant pour la pauvre mère + qui amenait son nourrisson et s'en allait en larmes, que de + le confier à ce bon Père qui en faisait son pupille, se + chargeait de le recommander, d'intervenir pour lui, d'adoucir + le pédant, de sauver un enfant si tendre! «N'ayez pas peur, + madame. Tout cela est pour nos boursiers, des enfants rudes + qui ne vont que par là... Mais ce beau cher petit seigneur! + j'en réponds, et rassurez-vous,» disait le Père.--Un père? + bien mieux, une mère tendre qui partageait ses jeux mieux que + n'eût fait sa mère, l'aidait dans son devoir, le menait au + jardin, et cueillait avec lui des fleurs. Inutile de dire que + cet homme charmant devenait pour l'enfant un confident aimé, + indispensable; l'écolier le cherchait, dès qu'il était libre, + lui disait toutes ses pensées. L'_ami_ savait le fond du + fond, dix fois plus que le confesseur. Il renseignait + parfaitement la Compagnie, et sur l'enfant, ses qualités, ses + vices, ses tendances, son caractère, et sur tout ce que + l'enfant pouvait savoir ou entrevoir des secrets de sa + famille. Le connaissant à ce point-là, il avait sur lui les + plus fortes prises, s'en emparait de plus en plus. Tellement, + qu'au grand étonnement de la mère, quand elle venait voir son + enfant, il était froid, rêveur, distrait, visiblement ennuyé + d'elle, et fort impatient d'aller _jouer_ avec son _ami_. + Mais on jouait bien moins qu'on ne causait. Les Jésuites + étaient fort caillettes, commères intarissables, aussi + bavards que curieux.--Il y avait, en cette institution, du + bien, du mal. Sans nul doute, la société douce et bonne d'un + homme d'esprit peut affiner bien vite; c'est ce qu'il y a de + plus fort pour mûrir en serre chaude et donner de prompts + résultats. La concurrence était extrême et poussée par tous + les moyens. On faisait de petits parleurs, des académiciens + de douze ans, et des acteurs de treize pour les comédies de + collége. + + Voilà le bien, si c'en est un. Le mal était ceci: Dans + l'éducation ordinaire, un même homme étant obligé d'alterner + la rigueur et l'indulgence, cumulant les deux rôles de Grâce + et de Justice, neutralise par l'une les effets de l'autre; il + influe moins comme homme que comme doctrine et ne prend + d'autorité que celle de la raison. Mais ici, l'homme de la + Grâce n'ayant point à sévir jamais, étant toujours un + camarade aimable, un aide utile, un protecteur surtout, + défendant l'enfant de la peur, infailliblement gagnait tout + le coeur de la petite créature. Ce qui en advenait, on le + sait trop. + + Si des résultats moraux et de l'éducation nous passons à + l'instruction, examinons quelle était la valeur réelle de + leur enseignement. On le devine par leurs très-médiocres + commentaires sur les auteurs anciens. Grande chute! quand on + arrive là en sortant de la vigoureuse et mâle érudition du + XVIe siècle, qui retrouva parfois l'âme même de l'Antiquité. + À qui fera-t-on croire que de plats écrivains, grotesques et + ridicules, comme ils furent généralement, ont pu être de + vrais interprètes du noble génie antique? Cent ans avant + Pascal, Rabelais note d'un trait vigoureux l'aurore de cette + belle littérature (la Savatte de pénitence, la Pantouffle + d'humilité, etc.). Elle fleurit de plus en plus. N'inventant + plus rien, on édite, on ramasse, on balaye, on compile. Les + gros recueils commencent avec je ne sais combien de mauvais + livres de classe. Dans ces catacombes de l'ennui, l'on + recueille religieusement tout l'inutile, le _detritus_ et le + _caput mortuum_. À côté fourmille, frétille la fausse vie + plus morte encore, les épigrammes galantes, la dévotion en + madrigal, etc. Pour écarter les sottises honteuses et ne + parler que des choses fades, qui peut lire sans nausée une + seule page du livre capital et triomphant de la Société, si + somptueusement édité, l'_Imago primi sæculi Societatis Jesu_, + 1640?--Mariana confesse que son ordre est très-corrompu. Eh + bien, la corruption morale se réfléchit dans celle du goût. + Leurs doctrines et leurs moeurs firent leur littérature, et + celle-ci qui subsiste, témoigne contre leur enseignement. M. + Caillet a tort de suivre ici, les yeux fermés, M. Émond, dans + son _Histoire du Collége Louis-le-Grand_. Il a tort aussi (p. + 412) de révoquer en doute l'assertion de l'Université: «que + les Jésuites _traitaient mal les boursiers, les écoliers + pauvres_ (_Mss. de la Bibl. Mazarine_). Cela paraît bien + vraisemblable quand on lit dans Ranke (Papauté) l'expresse + recommandation du légat _de mieux traiter les écoliers nobles + et riches_.] + +Le roi vit bien venir la chose, et, trouvant cet enfant qui dormait ou +faisait semblant dans les coins des appartements, il devina qu'il +dormait pour le cardinal, pour écouter et rapporter. Cela même lui +donna pitié de la jeune âme qu'on corrompait ainsi, et qui, logeant +dans ce beau corps, devait être mieux douée de Dieu, appelée par lui à +autre chose. De là une tentation naturelle de convertir Cinq-Mars et +d'en faire un honnête garçon, un parfait gentilhomme. Il était tard. +Car l'étourdi était déjà fort engagé dans la jeune société noble du +temps, le monde du _Marais_, comme on disait, autrement dit des +élégants, des esprits forts, des gens qui ne croyaient à rien et ne se +gênaient guère. + +Cette préoccupation du roi commence vers juin 1639 au siége d'Hesdin, +où mademoiselle de Hautefort n'avait pu venir. Il y prit habitude +d'avoir toujours là Cinq-Mars pour le prêcher. Et voilà qu'il ne +pouvait plus s'en passer. À la moindre absence, il criait: «Où est +Cinq-Mars?» Richelieu usa sur-le-champ de cette première fleur de +passion. L'enfant gâté dit qu'il aimait le roi, mais voulait être +seul, c'est-à-dire qu'il n'aimât plus la Hautefort. Cela promis, ce +ne fut plus assez. Pria-t-il? pleura-t-il? On ne sait; mais le roi, +pour l'apaiser, eut la faiblesse de promettre qu'il la chasserait de +la cour. Chose plus facile à promettre qu'à faire. Car nulle +précaution n'y servit; elle se mit, malgré tous les ordres, sur le +passage du roi, et fit rougir le pauvre Sire. + +Le cardinal, vainqueur, ayant un si bon instrument, et sachant que ces +choses-là durent peu, poussait son petit homme au grand galop. Il +l'engageait à exiger, faire le difficile et se faire valoir. Le roi, +ayant voulu lui donner la place qu'avaient eue Saint-Simon, Baradas, +le jeune insolent dit: «C'était bon pour eux, de petits gentilhommes.» +Il fallut que le roi négociât avec le vieux M. de Bellegarde pour +satisfaire sa volonté, qui fut d'abord d'être grand écuyer. Dans la +langue de cour, ce petit polisson fut appelé _Monsieur le Grand_. + +Louis XIII avait jusque-là paru un homme sec, mais assez raisonnable. +Il avait eu deux lueurs poétiques, l'apparition première de +mademoiselle de Hautefort et la transfiguration de Lafayette. +Mouvements excusables de coeur, courts élans de jeunesse dans un homme +né vieux, mais enfin tout cela était d'humanité, de nature, donc non +ridicule. Un côté de son caractère qui l'était davantage, c'est qu'il +avait du temps pour tout, sauf pour la royauté. Il écrivait des plans +de campagne, envoyait de petits articles à la _Gazette de France_, +faisait de petits airs et des chansons en bouts rimés. Son extrême +désoeuvrement lui donna parfois des curiosités peu royales, celle, par +exemple, d'apprendre la cuisine; il prit des leçons pour savoir +larder. + +Pauvretés, ennui, innocence. L'excuse, c'était Richelieu, un autre +roi, qui, en le consultant toujours avec respect, n'eût pas souffert +qu'il fît rien de sérieux. + +Ce qui le mit plus bas que sa lardoire, ce fut son radotage pour un +enfant qui se moquait de lui. Il donna là des signes d'imbécillité +caduque, à quarante ans. Les froideurs de Cinq-Mars, ses rebuffades, +un simple oubli d'écrire dans les absences, faisaient pleurer le roi. +Mais, quand on voit ses lettres à Richelieu pour faire chapitrer +l'écolier, lettres si pesantes et si sottes, on est du parti de +l'enfant, on trouve qu'à bon droit il fuyait l'éternelle gronderie et +plus encore les burlesques tendresses de son royal Jésuite. Mieux +valaient les verges et le fouet. + +Il échappait tant qu'il pouvait. Parfois, aux antichambres, ce garçon, +que le roi eût voulu maréchal de France, passait le temps à lire le +roman de Cyrus avec les valets. Parfois, la nuit, il se sauvait de +Saint-Germain, galopait à Paris, au quartier élégant, à la place +Royale, dans les belles ruelles et les conversations galantes. On l'y +travaillait fort. Les dames politiques n'épargnaient rien pour le +gâter, lui brouiller la cervelle, le rendre fou et traître. +L'intrigante Marie de Gonzague en faisait son _Petit Jean de Saintré_, +et par le roman le menait à l'histoire (la plus triste). Le roi avait +beau le tenir, le garder, le coucher dans son lit, avec lui; il +fuyait, s'évanouissait. + +Cependant l'influence occulte se révéla. Il ne se tint pas satisfait +d'un grand titre ni de la faveur. Il prétendit avoir part aux +affaires. Richelieu fut bien étonné lorsque, le roi tenant conseil +chez lui (il était malade à Rueil), Cinq-Mars resta, siégea. Le +cardinal refusa de parler devant lui, et le lendemain le tança fort de +son outrecuidance. Mais ceux qui menaient le jeune homme, loin de +reculer, avancèrent, lui firent demander... quoi? un bijou? une armée! +et dans le moment le plus difficile pour secourir notre camp d'Arras, +menacé par les Espagnols. Le roi était si faible, que, sans Richelieu, +il cédait. Du moins il lui donna à conduire le corps des volontaires, +toute la jeune noblesse de France. Il eut un cheval tué, se crut +Alexandre le Grand. Le roi ne souffrit plus qu'il se hasardât +davantage. + +Les Espagnols battus regagnaient par l'intrigue ce que perdaient leurs +armes. La ligue universelle des femmes était pour eux. Marie de +Médicis en Angleterre, aux Pays-Bas, la Chevreuse à Madrid, à Londres, +les filles d'Henri IV, Henriette, Christine, ne travaillaient pas +seules. Le duc de Lorraine avait épousé (sa femme vivant encore) une +Italo-Flamande, qui le mena aux genoux du roi pour rentrer chez lui et +trahir. Le jeune Guise, archevêque de Reims, un brillant duelliste, +s'était marié deux ou trois fois, et suivait la sagesse de la +Palatine. Le duc de Bouillon, longtemps général de Hollande, et qui +passait pour une forte tête, ayant vieilli dans les affaires, avait +épousé sur le tard une catholique qui le fit catholique, le jeta dans +tous les casse-cous. + +En 1641, la partie fut liée à merveille. Madame de Bouillon fit de son +vieux mari goutteux le centre, la clef de voûte d'une ligue +universelle. L'Empereur fournit des troupes, et l'Espagne en promit. +Mais, pour donner à l'invasion étrangère un air national, un prince du +sang, le comte de Soissons, réfugié chez Bouillon, prit le +commandement de l'armée. Les émigrés français, de tout parti, devaient +partir de Londres et faire une descente en France. Il leur semblait +faire la guerre à coup sûr, ayant Paris d'avance où le jeune Gondi eût +surpris la Bastille, ayant la cour, les voeux de la reine, ayant le +cabinet du roi et son secret par son enfant gâté, Cinq-Mars, à qui il +disait tout. L'armée même que Richelieu leur opposait était en grande +partie pour eux. L'armée, la France, tout le monde était gagné par le +mot séducteur que l'ennemi avait mis sur son drapeau: La paix. + +Richelieu, en si grand péril, fit d'abord procéder le Parlement contre +Guise et Bouillon. Soissons étant prince du sang, on ne pouvait le +juger, mais bien le faire tuer. Le dévot et scrupuleux Dunoyer, homme +très-discret, se chargea, dit-on, de négocier l'affaire. Il partit, +emporta une forte somme pour payer l'assassin. + +Des deux côtés, les choses se passèrent comme on pouvait le prévoir. +Soissons battit sans peine une armée qui voulait être battue. Mais, +d'autre part, pendant que ce vainqueur, autre Gustave-Adolphe, +regardait la déroute, il lui advint comme à Gustave, il fut frappé à +mort sans que l'on sût par qui (6 juillet 1641). + +Jamais mort d'homme n'eut un plus grand effet. Le général français +étant tué, l'affaire changeait de caractère; elle reparaissait tout à +fait étrangère, c'était une invasion, et elle manquait. Sept mille +impériaux pour conquérir la France, ce n'était pas assez. Les +Espagnols n'arrivaient pas. Et la descente des émigrés de Londres ne +se fit pas non plus. Bref, Bouillon demanda pardon, et jura au roi une +fidélité éternelle. Richelieu fit semblant d'y croire, et, pour +l'éloigner de France, lui promit le commandement de l'armée d'Italie. + +Il savait tout. Il les avait tous sous la main, et, s'il ne frappait +pas, c'est qu'il n'y avait guère de témoins ni de preuves. Tous +s'entendaient et tous étaient coupables. Le roi même l'était en un +sens, par ses plaintes, ses protestations d'être excédé de Richelieu. + +Cinq-Mars était dans l'affaire de Soissons. La reine en +était-elle[15]? On ne peut en douter quand on voit la subite, la +violente irritation que Richelieu montra alors contre elle, et que +n'explique aucun auteur du temps. Il fit écrire (et écrivit, dit-on) +la pièce de _Mirame_, pleine d'allusions à la situation, à sa victoire +sur tous ses ennemis, insultante surtout pour la reine qu'on y +reconnaissait dans mille traits injurieux. Il avait bâti tout exprès, +au Palais-Cardinal, un théâtre qui ouvrit par _Mirame_, et qui resta +le Théâtre-Français. + + [Note 15: Campion le dit expressément. Le 15 août 1641, il + rassure la Chevreuse en lui disant qu'il a brûlé les lettres + de la reine. M. Cousin, le défenseur ordinaire de ces dames, + nous apprend pourtant, et dans sa _Hautefort_, et dans sa + _Chevreuse_, toute la gravité du complot et la part qu'y + prenait la reine. La Hautefort, par l'ordre d'Anne, y était + entrée. La Chevreuse, à Londres, avait formé l'association + des _émigrés français et des royalistes d'Angleterre_ + (Holland, général de Charles Ier, Montaigu, conseiller + d'Henriette, ardent papiste), et la ligue des uns et des + autres _avec l'Espagne et le pape_. À Bruxelles, elle y + associa encore le duc de Lorraine et le comte de Soissons. + Complot trop vaste, trop mêlé d'éléments nombreux et + complexes, qui devaient marcher mal ensemble. Cette grande + politique, la Chevreuse, était un esprit romanesque, + nullement positif. Ceci rappelle les complots fous et + visionnaires des Jésuites avant l'Armada. On échoua. Puis on + reprit la chose plus follement encore par le petit Cinq-Mars. + Le sérieux de l'échafaud a trop relevé ce favori ridicule, si + outrecuidant, si absurde. Il voulait, lui, ce garçon de vingt + ans, que le roi le laissât _tuteur du dauphin_. Cela fit + connaître le personnage comme mannequin de la cabale, et + dégoûta entièrement Louis XIII.] + +La reine y assista, la cour y assista, et personne n'osait y manquer. +On subit le ministre, mais on punit l'auteur. Un silence de glace, un +ennui calculé, lui revinrent de toute la salle et le morfondirent dans +sa loge. On traita le malade comme étant mort déjà. Il sentit le froid +du linceul, frissonna dans sa bière. Supplice inouï et cruel pour une +âme brûlante, affamée d'immortalité: on affecta de l'oublier vivant. + + + + +CHAPITRE XV + +CONSPIRATION DE CINQ-MARS ET DE THOU + +1642 + + +Les choses inclinaient vers leur terme (janvier 1642). Le cardinal +était toujours malade, mais le roi beaucoup plus. Les médecins ne lui +donnaient pas six mois à vivre. Pour une solution si prochaine, chacun +songeait à se pourvoir. + +C'était fait des ménagements. Richelieu fit exclure Cinq-Mars de tout +conseil, et engagea le roi à retirer le Dauphin des mains de la reine. +Laisser le roi futur dans une main espagnole, c'était risquer de +revoir l'étranger régner encore au Louvre, comme Henri V aux temps de +Charles VI. + +Le très-intelligent Fontrailles, notre auteur principal ici, assure +que la reine en péril désirait qu'il y eût un complot[16], et y +contribuait de son mieux, ne pouvant qu'y gagner, quel que fût celui +qui pérît, Richelieu ou Gaston, l'un ou l'autre de ceux qui pouvaient +à la mort du roi lui ôter la régence. + + [Note 16: Et on peut dire que, pour son compte, elle en + tramait un elle-même. Son plan était d'enlever ses enfants, à + la mort de Louis XIII. Elle chargea de Thou de demander au + duc de Bouillon de la mener à Sedan (Cousin, _Chevreuse_, p. + 101). Bouillon, comme on le voit dans toute la Fronde, + appartenait essentiellement aux Espagnols. La reine ne + voulait pas moins que mettre le roi de France entre les mains + du roi d'Espagne. Quoi de plus criminel?--De Thou fut + très-coupable. Richelieu venait de lui pardonner déjà sa + participation à un complot de la Chevreuse.--M. Cousin se + trompe (avec bien d'autres, il est vrai), en disant, p. 105 + de sa _Chevreuse_, que Richelieu eut le traité le 11 juin. + Les notes écrites à Tarascon par Richelieu même, établissent + que, le 7 juillet, il n'avait pas encore cette pièce + essentielle.] + +Était-elle capable d'un si grand machiavélisme? Par elle-même? Non, +mais peut-être par la Chevreuse, qui lui donna alors un homme à elle, +non pas pour conspirer, mais pour lier entre elles les conspirations +différentes, s'entremettre de l'une à l'autre, et, du moins +indirectement, pousser à l'action. + +Bouillon, pardonné, exilé au généralat d'Italie, était plus que jamais +poussé par sa femme orgueilleuse à se venger de Richelieu. + +Cinq-Mars, chassé par lui du conseil, et avec outrage, pleurait et +sanglotait, ne songeait qu'à le faire tuer. + +Gaston allait être emmené par Richelieu à la guerre du Midi, mais sans +emploi, sans titre. Il disait à Fontrailles: «Ne le tuera-t-on +pas?»--On lui répondait: «Oui, devant vous, sur votre ordre, mais non +autrement.» + +Il n'était pas jusqu'au roi qui ne parût contre lui. Il ne cessait de +dire qu'il voudrait _s'en défaire_. Mot équivoque, traduit +diversement. À tout ce qu'on disait, il n'objectait qu'une chose: +«Comment le renvoyer? Il est maître de tout...--Mais, Sire, on le +tuera...--Un prêtre! un cardinal!... Je serais excommunié!»--À quoi un +de ses mousquetaires, Troisville (homme estimé qui fut plus tard de +Port-Royal), répondait en riant: «Ordonnez seulement, laissez-moi +faire... Je m'en irai à Rome, où j'aurai mon absolution.» + +L'homme de la Chevreuse, qui devint celui de la reine, l'intermédiaire +des mécontents et le trait d'union des partis, était un homme de +mérite, au fond sans importance, mais parent du duc de Bouillon, +familier de Cinq-Mars, lié avec Fontrailles et les hommes de Monsieur. + +Auguste de Thou, fils de l'illustre historien, était jeune, candide, +dévoué, honnête, non sans élévation, et l'on s'étonne de le rencontrer +avec ces gens-là. C'était un savant, comme son père; il était +conseiller et bibliothécaire du roi, mais, de plus, intendant d'armée, +ce qui le mêla aux grands seigneurs, à la jeune noblesse, avec qui +volontiers il s'exposait en amateur. De nature tendre et généreux, il +ne recula point devant l'occasion romanesque de se hasarder «pour une +grande reine,» si malheureuse, à qui on voulait ôter ses enfants. Il +lia Cinq-Mars et Bouillon, jusque-là sans rapport, alla, vint, +s'entremit, porta de l'un à l'autre des paroles, des propositions. + +De Thou n'était nullement intéressé, point ambitieux. Mais c'était un +homme déclassé, hors de tout, hors de la robe sans être de l'épée, +n'ayant le pied ferme nulle part. Il était fils de l'_impartialité_ +historique et de l'indécision. Lui-même, s'il était quelque chose, il +était l'agitation même. Ses amis l'appelaient en riant: «Votre +_inquiétude_.» + +Ce n'est pas un tel homme qui pouvait penser à un assassinat. Que +voulait-il? Rien que sauver la reine, finir la guerre européenne. Or, +on croyait à tort que la guerre, c'était Richelieu, que l'Espagne +voulait la paix. + +La paix! quelle belle parole! dit Jean Gerson, comme elle emplit la +bouche de miel!... Il faut se souvenir des terribles malheurs qui +avaient dépeuplé des provinces entières. Cinq cent mille hommes +étaient morts de misère en Lorraine et au Rhin. C'était le tour de la +France du Nord. Les familles les plus honorables (et c'étaient les +parlementaires, la bonne bourgeoisie) ressentaient cette douleur. Des +femmes charmantes, excellentes, femmes de présidents, de simples +conseillers, se réunirent bientôt autour d'un petit homme (resté si +grand), Vincent de Paul, et elles envoyaient quelques secours, hélas! +bien peu de chose, une goutte d'eau sur un grand incendie. La paix +seule pouvait atténuer ces maux. Mais pouvait-on la faire? C'était la +question. + +Telle fut l'illusion de de Thou et d'autres parlementaires. Je ne leur +reproche rien. Quoique leur conduite ait été tantôt coupable et tantôt +ridicule, je comprends leur fluctuation. Ils ne sentirent pas assez, +sans doute, que la France eût péri sans cette violente dictature, +qu'elle eût été engloutie par Waldstein, puis par les menus brigands, +les Gallas et les Jean de Werth; ils ne virent pas que Richelieu, +malheureux à la guerre, nous aguerrit pourtant et prépara Rocroy. +D'autre part, quand on sait, par l'horrible affaire de Loudun, la +force et la furie que les tyrannies secondaires déployaient avec les +pouvoirs de la grande tyrannie centrale, on excuse les parlementaires +d'avoir (sans droit, sans mission, n'importe) tenté de suppléer les +garanties publiques qui n'existèrent jamais dans ce misérable pays. + +Pour revenir, le pauvre de Thou se vit mené plus loin qu'il ne +croyait. Les hommes de Gaston, spécialement Fontrailles, homme +d'esprit, sans conscience, un furieux bossu, dont Richelieu s'était +moqué, organisaient deux choses. D'abord, le cardinal devant suivre le +roi qui partait pour la guerre d'Espagne, il fut réglé qu'on le +tuerait à Lyon; Gaston devait y aller tout exprès, et, brave cette +fois, donner lui-même le signal. Mais Richelieu tué, restaient ses +hommes et ses parents, tant de gens qu'il avait placés, les Brézé, les +la Meilleraye, les Chavigny, en tête les Condé, dont le fils venait +d'épouser sa nièce. Les grands militaires de l'époque, Guébriant, +Harcourt, Fabert, Gassion, tenaient personnellement à Richelieu, et se +seraient ralliés aux Condés pour faire face à Gaston. Celui-ci, +méprisé, n'avait pas grande chance hors de l'assistance étrangère. M. +de Bouillon l'exigeait, Fontrailles tira de Gaston une lettre où il +s'engageait à faire livrer aux Espagnols une place forte (c'était +Sedan) pour les enhardir à entrer en France. La reine ne donna point +de lettre, ne signa rien, resta derrière. + +Les Espagnols hésitaient fort, pour cette raison. Ils voyaient la +régence qui allait leur venir par Anne d'Autriche. Avaient-ils besoin +de Gaston? Et, s'il réussissait par eux, ne publierait-il pas sa +secrète protestation pour détrôner le fils de leur infante? Cependant +les succès de Richelieu en Allemagne, une bataille qu'il gagna sur le +Rhin, le voyage du roi pour prendre Perpignan, le Roussillon, la +Catalogne, les décidèrent, et le traité se fit. Ils promirent secours +à Gaston (mars 1642). + +Comment de Thou resta-t-il dans l'affaire lorsqu'elle devenait si +criminelle? Une lettre qu'il écrivit à sa mort nous le fait deviner. +Il était alors amoureux d'une dame très-aimée de la reine, jolie +petite princesse à tête légère, madame de Guémené. Elle était +janséniste, et refusait tout à de Thou. Il était roux, il était homme +de robe, etc. Elle fut vertueuse pour lui, mais non pour Retz. Elle +prodigua au prêtre libertin (et fort laid) ce qu'elle avait refusé à +l'amour, au culte d'un homme supérieur qui, dans un meilleur temps, +eût été peut-être un grand homme, qui avait mis son idéal en elle, et +dont elle fut la suprême pensée. + +Ce fut, je crois, le vain espoir de fléchir les rigueurs de cette +cruelle qui aveugla de Thou, lui cacha l'énormité de sa faute, et le +rendit, non pas témoin seulement, comme on a dit, mais acteur +très-actif dans cette affaire coupable qu'il croyait celle de la +reine. + +Gaston, à son ordinaire, manqua de parole. Les conjurés l'attendaient +à Lyon; il resta à Blois. Les deux malades, le roi en avant, le +cardinal derrière à quelques lieues, continuèrent d'avancer au Midi. +Mais, à Narbonne, le dernier, craignant, sur les rapports qu'il +recevait, que le roi ne permît sa mort, dit ne pouvoir aller plus +loin. Son incertitude était grande; tout en se disant incapable de +bouger, il partit de Narbonne sans trop savoir où il irait. Le +gouverneur de Provence le reçut dans un abri sûr, au château de +Tarascon, d'où il pouvait toujours s'embarquer et gagner la mer, puis, +en tournant l'Espagne, aller s'enfermer à Brouage qu'il avait +fortifié. Dans sa mortelle inquiétude, il fit prier le prince d'Orange +d'intercéder pour lui, et fit dire au vaillant colonel Gassion que le +moment venait où il faudrait _qu'on se déclarât_, qu'on distinguât ses +amis de ses ennemis. + +Le roi n'était pourtant nullement décidé contre lui. L'impertinence de +Cinq-Mars, qui bravait, démentait les meilleurs officiers, provoqua +une explosion. Le roi lui dit: «Je vous vomis.» Souvent il lui ferma +sa porte. Une défaite éprouvée dans le Nord, qui jeta la panique +jusqu'à Paris, fit vivement sentir l'absence de Richelieu. + +Cependant le roi semblait si malade, qu'on se croyait au moment +décisif. De Thou, qui était à l'armée, pensa qu'il était bon que la +reine s'assurât des chefs, et, comme il était difficile de deviner de +loin quelles conditions ils feraient, il la priait de lui envoyer des +blancs seings qu'il pût remplir selon les circonstances. Elle l'aurait +fait étourdiment. Brienne se donne l'honneur de l'en avoir empêchée. +Je crois qu'auprès de Richelieu même elle eut un autre conseiller qui +la renseigna et la dirigea. Mazarin très-probablement. Il put lui +faire entendre que les choses n'en étaient pas où on le lui disait, +que le roi vivait, que Richelieu vivait et tenait encore les armées, +que le danger, d'ailleurs, de la future régente, était Gaston bien +plus que Richelieu, que Gaston se noyait dans une entreprise manquée, +qu'au lieu de se lier à lui il fallait l'enfoncer plutôt et aider au +naufrage. + +Selon Fontrailles, selon Voiture et autres, ce fut la reine _qui fit +trouver_ le traité. Chavigny, sans le dire, fit un jour entendre la +même chose. + +Elle envoya un homme sûr au cardinal (dit Monglat), et, sans doute par +cette voie, lui donna connaissance du traité. La paix se fit entre eux +à ce prix. Elle garda ses enfants. + +Le roi malade avait quitté le siége et était revenu à Narbonne quand +l'homme de Richelieu, son ombre, Chavigny, vint le trouver et lui +dévoila tout. Le roi saute au plancher. Quelle preuve cependant? +Chavigny ne lui donnait pas le traité (comme on l'a dit à tort); il +apportait seulement l'affirmation de Richelieu. Le roi hésitait fort. +Il fallut que l'on s'adressât à sa conscience. Chavigny alla trouver +le confesseur, le père Sirmond, le fit parler. Sirmond, le cas posé, +décida qu'en un grand péril de l'État, un roi ne pouvait se dispenser +d'agir préventivement, d'arrêter l'accusé. + +Cinq-Mars eut un jour pour s'enfuir et n'en profita pas. En voyant +Chavigny, il avait deviné sa perte. Il eut l'idée, à tout hasard, de +le faire poignarder avant qu'il pût parler au roi. Mais déjà il était +trop tard. Il aurait pu encore, en sautant à cheval, passer les portes +de Narbonne. Mais il perdit la tête, et on eut le temps de les +fermer. + +On fit crier peine de mort pour qui cacherait Cinq-Mars. Une femme +l'avait caché dans son lit même. Mais le mari alla le dénoncer. On +arrête Cinq-Mars et de Thou. Ordre envoyé à l'armée d'Italie, où +commandait Bouillon, pour l'arrêter et l'envoyer en France (13 juin +1642). + +Ce qu'on craignait le plus, c'était que Gaston ne s'enfuît et qu'on +n'eût pas son témoignage. Le roi, pour le tromper, lui écrivit que +«c'était pour ses insolences» que Cinq-Mars était arrêté. + +Richelieu était en péril peut-être autant que Cinq-Mars même. On voit, +par ses notes écrites à Tarascon le 5 et le 7 juillet, qu'il faisait +commencer le procès sans preuves ni témoins, donc sur la simple +révélation verbale qui lui venait de la reine. Mais il ne pouvait +avouer cette source. Il parle dans ces notes comme s'il eût _deviné_ +l'existence du traité. Il dit qu'il faut l'avoir, l'acheter à tout +prix d'un confident de Gaston. + +Avec un homme moins peureux que Gaston on n'eût rien obtenu, et +Richelieu, n'ayant nulle pièce, eût été conspué, chassé pour calomnie, +poursuivi à son tour. Mais Chavigny, qu'il lui envoya, le terrifia en +assurant qu'on avait le traité, une copie du moins, «trouvée par des +pêcheurs dans une barque échouée en Catalogne.» À lui, Gaston, de +mériter sa grâce en délivrant l'original. C'est ce qu'il ne pouvait +plus faire; dans sa peur, il l'avait brûlé. Mais il offrit d'y +suppléer par la confession la plus complète; confession terrible, +meurtrière, où il allait dire les péchés des autres, ne risquant pour +lui que la honte; un fils de France ne peut aller en Grève. + +Le roi avait comblé sa terreur en écrivant que, si sa confession était +incomplète, _on le poursuivrait avec des troupes et qu'on +l'enfermerait_; mais que, s'il disait tout, on le laisserait aller +libre à Venise en lui faisant une pension. + +Il parla tout au long, et chacun de ses mots tuait,--d'abord +Cinq-Mars, Bouillon, Fontrailles, puis de Thou même. + +La reine, sans le vouloir ni le savoir peut-être, en mettant Richelieu +sur la voie de tout découvrir, avait perdu de Thou. Il fallait bien au +moins une tête à la justice. Or Gaston ne pouvait périr. Bouillon, +arrêté, eut sa grâce en livrant sa place, Sedan. Fontrailles était en +fuite. Si le roi sauvait Cinq-Mars, un seul mourait: c'était de Thou. + +Pour elle, elle n'avait rien à craindre. Elle pouvait dormir +paisiblement, attendre la régence. On la croyait perdue. Madame de +Lansac, que Richelieu avait faite gouvernante du Dauphin, vint +triomphante le matin lui dire qu'on tenait Cinq-Mars et de Thou. Elle +faisait la dormeuse entre ses rideaux. La Lansac les tira, mais la +trouva fort calme. Elle connaissait bien de Thou, savait qu'il +mourrait sans parler. + +Quant à Gaston, ce qui aurait fait son supplice, c'eût été qu'on le +mît en face de ceux qui s'étaient immolés pour lui et qu'il faisait +périr. Mais les magistrats complaisants assurèrent qu'il n'y avait nul +exemple qu'un fils de France fût confronté. On le fit venir à deux +lieues de Lyon, et comme à la porte du tribunal, pour en tirer au +besoin ce que demanderait le procès. Principal accusé, il ne figura +que comme témoin, et ce témoin dispensa des pièces mêmes, puisqu'on +n'avait que des copies, des chiffons de papier, et sans caractère +authentique. + +Cinq-Mars essaya de nier, et attesta Bouillon qu'il croyait loin. À +l'instant même, on le lui présenta pour le démentir. On l'avait pris +caché dans une meule de foin et amené à Lyon, où Mazarin lui conseilla +en ami de faire comme Gaston, de se sauver par la lâcheté. Le roi lui +laisserait sa tête et ne lui prendrait que Sedan. + +De Thou montra du courage, mais il aurait plus honoré sa mort s'il eût +moins chicané sa vie par des fins de non-recevoir de procureur. Il se +retrancha trop habilement sur une chose fausse, qu'il avait eu _une +simple connaissance_ de la chose, n'avait pu trahir ses amis. En +réalité, il avait agi, dirigé même, indiquant tous les rendez-vous, y +conduisant les conjurés, les faisant entrer, sans entrer lui-même, et +restant à la porte. + +Amené, dit-on, devant Richelieu, il prétendit «avoir ordre du roi.» +Nul écrit, à coup sûr; des paroles vagues, à la bonne heure. + +De Thou fut bien jugé. Un coeur comme le sien ne pouvait manquer de le +reconnaître. Lorsque Cinq-Mars et lui allèrent à la mort, leurs juges +(dont était l'illustre Marca) étaient sur leur passage, et les +condamnés les remercièrent de la juste sentence qui, lavés et +purifiés, allait les envoyer à Dieu. + +Cinq-Mars, si beau, si jeune, de Thou, si estimé jusque-là, si pur +(moins une erreur), excitèrent dans la foule un intérêt +extraordinaire. La maladresse d'un bourreau novice qu'on employa +ajouta encore à l'émotion. Quand la tête de Cinq-Mars tomba, il +s'éleva de toute la place un horrible cri de douleur. De Thou, manqué +d'abord et très-cruellement égorgé, jeta la foule dans un accès de +fureur frénétique. Des pierres volèrent sur l'échafaud. Ce bon peuple +de France maudit cette justice qu'il appelait vengeance, et pleura +amèrement les coupables qui l'avaient trahi. + + + + +CHAPITRE XVI + +ISOLEMENT ET MORT DE RICHELIEU--MORT DE LOUIS XIII + +1642-1643 + + +Richelieu avait fait lui-même sa dernière maladie. Par propreté +galante, il avait supprimé un flux d'hémorrhoïdes, dérivatif utile de +maux plus graves, qui le tenait en vie. Immédiatement un abcès parut à +la main, au bras, d'autres ailleurs. Dès lors, rien n'y servit; il eut +beau faire; il était mort. + +De toute façon, Cinq-Mars l'avait tué. Son maître le haïssait +désormais sans retour. L'auteur primitif du complot avait été le roi. +Tout avait commencé par ses paroles imprudentes qui semblaient +demander qu'on le délivrât de son ministre. Il avait été découvert par +les aveux des accusés; et, lorsque, revenant au Nord, il lui fallut à +Tarascon comparaître devant Richelieu, il y vint comme un accusé. + +Malade, on le mit sur un lit en face du malade, et, quelque soin que +prît le cardinal de le rassurer, de lui donner le change, ni l'un ni +l'autre dès lors ne s'y trompa. C'étaient deux ennemis. + +Le roi revint seul à Paris avec les mêmes hommes qui, même avant +l'affaire Cinq-Mars, offraient, au premier ordre, de le défaire de +Richelieu. + +Dans ce triste château de Tarascon, plus tard fameux par les +massacres, au bruit monotone du flot qui sanglote en passant, la +petite cour du cardinal avait été un moment réduite à quatre hommes +trop compromis pour le quitter vivant. Ses instruments d'abord et +sous-ministres, Chavigny, Dunoyer, Mazarin. Le premier seul était bien +sûr; seul il représentait, exécutait sa violente volonté. Dunoyer, le +boeuf, le Jésuite, ne pouvait manquer tôt ou tard, par sa dévotion, de +tourner à l'Espagne, c'est-à-dire à la reine; c'est ce qui arriva. +Pour Mazarin, le plus douteux de tous, il avait bien servi pour +espionner Cinq-Mars, pour faire parler Bouillon; il marchait droit +sous l'oeil du maître; mais son zèle apparent, son patelinage italien, +son caressant baragouinage, n'inspiraient pas, comme on va voir, +grande confiance à Richelieu. + +Le quatrième personnage, sur lequel il faut s'arrêter, était un homme +de vingt ans qui n'avait rien de jeune. Très-sinistre figure d'oiseau +de proie, la plus bizarre du siècle. Point de front et nez de vautour; +des yeux sauvages et fort brillants; rien d'homme, quelque chose de +moins ou de plus, et d'une espèce différente. Animal féroce et docile, +servile en ses débuts, plus servile à la fin. Ce personnage étrange, +nourri par Richelieu dans sa ménagerie, va éclater dans l'histoire. +C'est Condé. + +Ces Condés étaient sombres et bas, et semblaient toujours inquiets. +Frappant contraste avec les Condés d'autrefois, avec celui des guerres +civiles, celui de la chanson (le Petit Homme tant joli, qui toujours +chante et toujours rit...). Mais ceux-ci étaient contestés. On a vu la +terrible affaire du père du grand Condé, né en prison d'une mère +accusée d'empoisonnement. On le disait l'oeuvre furtive d'un page +gascon qui se sauva. Henri IV, sans enfant alors, fit réformer le +jugement de la mère, prit le petit pour vrai Condé et lui fit sa +fortune en lui donnant mademoiselle de Montmorency. + +Les deux époux se détestaient. Il n'aimait pas les femmes; tous ses +amours étaient dans l'Université de Bourges (Lenet). Cependant, quand +il fut mis à la Bastille par le maréchal d'Ancre, il joua à sa femme +le tour de dire qu'il ne pouvait se passer d'elle. Elle, glorieuse, +mit son honneur à accepter, et elle s'enferma avec lui. Homme +d'esprit, mais bas, sale, avare, portant sur le visage son âme +d'usurier, il avait tout ce qu'il fallait pour éloigner une femme. +Mais la prison, l'ennui, firent un miracle. Elle devint enceinte, et +fit tout à sa ressemblance la très-jolie madame de Longueville, la +future reine de la Fronde. Puis un garçon, cette figure crochue du +grand Condé; enfin Conti, prêtre et bossu, que sa soeur fit général de +Paris. + +Les deux garçons naquirent amoureux de leur soeur. Condé, éperdument, +jusqu'à lui passer tout, adopter ses amants, puis jusqu'à la haïr. +Conti, sottement, servilement, se faisant son jouet, ne voyant rien +que ce qu'elle lui faisait voir, dupé, moqué par ses rivaux. Condé le +père maria son aîné, qu'on appelait alors Enghien, à une nièce du +cardinal, croyant que le ministre allait à sa Bourgogne ajouter je ne +sais combien de gouvernements, refaire en lui Charles le Téméraire. Il +lui devait déjà la dépouille de son beau-frère, Montmorency, décapité. +Puissance merveilleuse des maris sur les femmes. Condé dressa la +sienne à faire sa cour au cardinal, à lui faire visiter, pour affaire +et pour intérêt, les juges qui avaient envoyé son frère à la mort. + +Le serviteur du grand Condé, Lenet, nous apprend que cette famille, si +mendiante auprès de Richelieu, tâchait pourtant à tout hasard de se +créer contre lui des moyens de résistance. De temps à autre, sous +différents prétextes, ils ajoutaient aux fortifications d'une bonne +place qu'ils avaient en Bourbonnais au carrefour des routes de quatre +provinces. Madame la princesse, par tout moyen, attirait la noblesse à +sa cour. Quand le petit prince monta à cheval, on ouvrit à portée de +la résidence un marché de chevaux, pour que, sous ombre d'achats, les +gentilshommes vinssent, montassent au château pour faire leurs +hommages, devinssent clients de la maison. + +L'enfant fut élevé d'une manière populaire et ambitieuse. On le mit au +collége à Bourges, sous un Jésuite, parmi nombre d'enfants de +gentilshommes qui s'attachèrent à lui. Il eut l'éducation variée, +littéraire, que donnaient les Jésuites, sans fond moral, mais bien +combinée pour l'effet; les langues, les exercices publics, des thèses +où l'écolier brillait. Mais, après le collége, son père voulut encore +qu'il sût un peu d'histoire, de mathématiques. On entendait par là +surtout la fortification, l'art de l'ingénieur. + +Son couronnement d'éducation fut d'être envoyé par son père pour tenir +sa place en Bourgogne, pour s'informer de tout, et du militaire, et de +la justice, pour caresser le Parlement. + +Il fut du premier coup très-brave (campagne d'Arras, 1640). Son père +voulait le pousser au commandement et lui faire avoir une armée. C'est +pour cela surtout qu'il lui fit épouser malgré lui mademoiselle de +Brézé. Il avait vingt ans, elle douze. Il fut très-dur pour elle, +vivant à côté d'elle sans en tenir compte et tout à fait à part. En +réalité, maladif (il fut un moment à la mort), ambitieux comme sa +mère, avare comme son père, il visait de loin la grande héritière, +mademoiselle de Montpensier, l'énorme fortune d'argent que feraient +les biens d'Orléans par-dessus les biens des Condé et des Montmorency. +Seulement le roi y consentirait-il? Ce jeune homme d'aspect si +sauvage, mais excellent calculateur, trouva moyen d'aller au coeur du +roi en s'associant à sa mère, à sa soeur, dans leur zèle pour les +Carmélites. Il quêta pour leur faire avoir un reliquaire fort riche. +Chose rare qu'un jeune militaire eût une dévotion si précoce. + +Richelieu le voyait venir, et il en était indigné. Cette chasteté +persévérante, ce divorce dans le mariage pour en préparer un plus +riche, montraient en celui-ci un homme qui passerait son père. Il y +avait là avarice, insolence, l'orgueil et la haine secrète qu'il +avait sucés de sa mère, soeur de Montmorency. Quoi! le sang de +Richelieu était-il donc si vil, qu'un prince d'une princerie fort +douteuse dédaignât d'y mêler le sien? Qu'avait-elle fait, cette enfant +innocente? Était-ce sa faute si elle était nièce du plus grand homme +de l'Europe, et si le prévoyant ministre refusait d'armer les Condés +de ces moyens de guerre civile dont tant de princes en notre histoire +ont si cruellement abusé? + +Les cardinaux sont protecteurs des trônes. Richelieu, comme cardinal, +avait la prétention de ceux d'Espagne et d'Italie, qui passent devant +les princes. Visité par la reine, il restait assis devant elle. La +pourpre qu'il portait, lui et son frère, l'archevêque de Lyon, lui +semblait l'égaler aux rois. + +Haï de Richelieu et le lui rendant bien, Enghien eut pourtant la +prudence de se garder de l'affaire de Cinq-Mars. Il ne varia pas, ne +douta pas un moment de la victoire du cardinal, à ce point qu'il +quitta le siége, laissa le roi et revint à Tarascon. + +C'était s'offrir à Richelieu. Mais celui-ci n'en était pas moins +envenimé. L'injure faite à son sang lui cuisait d'autant plus, qu'il +se sentait mourir. Que serait-ce après lui si, lui vivant, on +méprisait les siens? Il voulut à tout prix que le rang supérieur des +cardinaux, admis par les Condés, les menât à avouer qu'il n'y avait +point mésalliance du sang d'un cardinal au sang d'un prince. Pour la +même raison, Enghien se réservait cette cause de divorce. Quand il +passa à Lyon, il évita de voir l'archevêque, frère de Richelieu et +cardinal, n'accepta pas la fête qu'il avait préparée, ne coucha pas +chez lui. Richelieu, porté aux eaux de Bourbon, semblait près de sa +fin. Il n'en fut que plus furieux, ne put se contenir; devant ses +domestiques, «il jura si terriblement, qu'ils en eurent horreur.» + +Le père d'Enghien, cependant, avait pris peur. Il envoie son fils +demander pardon. Mais nul moyen d'apaiser le cardinal. Il en était à +regretter Gaston. Il ne le laissa pas aller à Venise, lui fit dire +qu'il pouvait rester à notre frontière de Savoie. Visiblement il +aimait mieux son mortel ennemi que les Condés ingrats. + +Enghien, désespéré, faisait sa cour à madame d'Aiguillon, la +très-puissante nièce, la priait de dicter ce qu'il avait à faire. Elle +lui dit: «Aimez votre femme.» Il obéit sur l'heure, vole à Paris, et +aime. La petite femme fut enceinte. + +Mais ce n'était pas tout. Il fallut boire le fond du vase, le plus +amer. Richelieu ne le tint pas quitte qu'il n'allât faire excuse à +Lyon au cardinal, et, pour mieux mater le jeune homme, le rancuneux +ministre envoya son frère en Provence, afin que d'Enghien, qui courait +après, eût tout le royaume à traverser. + +Tel est le chemin de la gloire. À ce prix, d'Enghien espérait obtenir +une armée. Mais on pouvait sans peine augurer qu'un jeune homme, +chaste par avarice et servile par ambition, ne ménagerait rien, et +que, s'il avait des succès, il en abuserait cruellement pour +brouiller, troubler le royaume. + +C'est dans ces pensées sombres que Richelieu revenait vers Paris, +rapporté par ses gardes, revenait vers la mort. Il rapportait ce +sentiment amer que le roi dont il avait tant honoré le règne était son +plus grand ennemi, entouré de ses ennemis, et peut-être de ses +assassins. + +Le roi n'allait guère à Rueil, et Richelieu n'osait aller à +Saint-Germain. Il voyait le roi entouré précisément des officiers qui +avaient offert de le tuer à Lyon. Il priait, insistait, pour qu'on les +éloignât, déclarant qu'autrement il ne pouvait entrer qu'avec ses +propres gardes. Précaution fort raisonnable, mais que le roi trouvait +injurieuse. Longue fut cette négociation. Elle fut poussée à bout par +l'insistance de Chavigny, que le roi n'aimait pas, mais que dès lors +il prit en grippe, et qui décidément, comme on verra, fut perdu pour +tout l'avenir. + +Chavigny, fils de Bouthilier et d'une mère aimée de Richelieu, passait +pour fils du cardinal, et il était la seule personne à qui il se fiât. +Il le méritait en réalité, l'ayant servi en ce dernier moment, comme +il avait besoin de l'être, avec un âpre dévouement, sans réserve, sans +considération de l'avenir ni de sa fortune. Richelieu le croyait un +grand esprit, «et le plus grand du monde,» dit Tallemant. En réalité, +c'est lui qui lui donna le conseil de ménager Gaston, de le garder +contre la reine et les Condés, de le retenir à portée pour pouvoir, au +jour nécessaire, les neutraliser les uns par les autres. + +Quant à Mazarin, le rusé s'est posé, donné à l'histoire comme l'élève +chéri de Richelieu, une espèce de fils adoptif. Le croire serait faire +peu d'honneur à la pénétration du grand ministre, à son expérience des +hommes. Il voyait, comprenait très-bien où visait cette glissante +couleuvre dans ses douces ondulations et son frétillement. Mais il +était tellement seul! Il ne voyait guère mieux autour de lui. Il +flottait entre deux pensées, l'éloigner, l'employer. Parfois il +voulait l'envoyer au pape, le tenir hors de France; il demanda aux +commis de la marine s'il y avait un vaisseau prêt. «Pas encore, mais +bientôt,» dirent-ils. + +D'autre part, le sachant si lâche, il crut le gouverner encore après +sa mort, et le tenir par Chavigny. Il voyait celui-ci antipathique au +roi, et pensait que peut-être, Mazarin (créé par Chavigny) lui +demeurant uni, l'un ferait passer l'autre, que l'Italien compenserait +la roideur du Français par ses grâces et par sa bassesse. + +Dans les instructions qu'il laissait par écrit au roi, et où il lui +formait son conseil, il y donna place à Mazarin, mais en réalité +Chavigny aurait dominé, ayant deux voix, celle de son père Bouthilier +et la sienne. On pouvait croire que l'homme de travail, l'universel +commis, Dunoyer, qui faisait la grosse besogne dans une docilité +servile, continuerait de labourer sous Chavigny et Mazarin, qui, ayant +besoin l'un de l'autre, continueraient d'ensemble la pensée de +Richelieu. + +Voilà tout ce que le mourant put prévoir, arranger dans l'intérêt +public. Il ne lui restait plus qu'à s'acquitter de la grande et +commune fonction humaine. Il s'en tira fort honorablement, mourut +d'une manière conséquente à sa vie, en théologien catholique et en +controversiste, faisant honneur à ses livres (qu'il aimait plus que +chose au monde) par la fermeté de sa foi. Assisté du curé de +Saint-Eustache, qui l'engageait à pardonner à ses ennemis, il dit +cette parole noble et, je crois, vraie: «Je n'en eus pas d'autres que +les ennemis de l'État.» + +Que ses actes le jugent. Ne nous amusons pas à ces portraits où, pour +concentrer les _grands traits_, on fait abstraction des détails +nombreux et complexes où est justement la vie propre, l'intime +individu. Encore moins nous jetterons-nous dans les vagues +comparaisons qui obscurcissent en voulant éclaircir. Richelieu, +quoiqu'on l'ai tant dit, ne ressemble guère à Louis XI. Et combien +moins au dernier roi de France qu'on appelle la Convention! + +Qu'il ait eu un génie systématique et centralisateur, cela est vrai. +Moins pourtant qu'on n'a dit, car ce qu'il fit de plus grand dans ce +sens (la création des _intendants_), cela, dis-je, se fit le lendemain +de l'invasion, sous l'empire d'un besoin pressant, non d'après une +idée préméditée. Celle-ci même était contraire à celle que Richelieu +essayait de faire prévaloir depuis plusieurs années (la levée de +l'impôt par les _élus_). + +En cela, comme en bien d'autres choses, il fit toute autre chose que +ce qu'il avait projeté. Mais la grandeur visible de son âme et de sa +forte volonté, l'immensité de son labeur, la dignité sinistre de sa +fière attitude, couvraient, sauvaient les sinuosités, les misères +infinies de ces contradictions fatales. + +Le premier homme d'un mauvais temps ne peut guère être que mauvais. En +celui-ci, il y eut des laideurs, des caricatures, le prêtre cavalier, +les ridicules d'un pédant de Sorbonne, d'un rimeur pitoyable; plus, +des échappées libertines, communes chez les prélats d'alors, mais plus +choquantes dans un homme d'un si terrible sérieux. + +Il eut des âcretés de prêtre. Il eut, comme politique, des furies de +joueur acharné à gagner _quand même_, qui met sa vie sur une carte, la +vie des autres aussi. Et cependant fut-il vraiment cruel? Rien ne +l'indique. Les quarante condamnés qui périrent sous lui, en vingt ans, +furent mal jugés sans doute (comme on l'était alors, par des +commissions), mais n'en étaient pas moins coupables, et la plupart +étaient des traîtres qui nous livraient à l'étranger. + +Il ne pardonna guère. Mais il n'eût pardonné qu'aux dépens de la +France. + +Il aimait fort ceux qu'il aimait. Il n'oublia jamais un bienfait, et +il n'y eut jamais un meilleur ami. Même à l'égard de ceux qu'il +n'aimait pas, il essayait parfois de se dominer à force de justice. +Fontenelle cite de lui un fait très-beau et curieux. + +Richelieu, comme auteur, avait une misérable jalousie de Corneille, +et, comme politique (on l'a vu), il avait reçu de lui, au jour de ses +revers, le plus sensible coup, l'Espagne glorifiée par le _Cid_. + +Toutes les pièces de Corneille semblaient des dénonciations indirectes +de guerre au tout-puissant ministre. Il le pensionnait cependant et le +recevait même. Un jour, il le voit arriver d'un air fort abattu, +triste, rêveur. «Vous travaillez, Corneille?--Hélas! je ne puis plus, +monseigneur. Je suis amoureux.» Et il explique qu'il aime, mais une +personne si haut, si haut placée, qu'il n'a aucun espoir. «Et qui +encore?--La fille d'un lieutenant général (des finances) de la ville +d'Andely.» + +«N'est-ce que cela?» dit Richelieu. C'était justement le moment où +l'on venait de jouer _Cinna_. Richelieu prit l'âme d'Auguste. Il fit +écrire au père de venir sur l'heure à Paris. Le bonhomme, étonné, +effrayé, se présente. Et le ministre lui fait honte de refuser sa +fille au grand Corneille. Celui-ci fut marié de la main de son ennemi. + +Il mourut tellement redouté, qu'on n'osait nulle part dire qu'il fût +mort, même dans les pays étrangers (Monglat). On aurait craint que, +par dépit, par un terrible effort de volonté, il ne s'avisât de +revenir. + +Le roi le haïssait. Et il eut même, à sa dernière visite où Richelieu +mourant lui renouvela le don du Palais-Cardinal, l'indignité de s'en +emparer sur-le-champ et d'y mettre ses gardes. Et, avec tout cela, il +lui obéit de point en point après sa mort, refusant tout aux +prisonniers, aux exilés, si durement, que, madame de Vendôme priant +pour son mari, il lui dit: «Si vous n'étiez femme, je vous mettrais à +la Bastille.» + +De toutes les personnes persécutées, la plus suspecte au roi, c'était +la reine. Des trois ministres, Dunoyer, Mazarin, Chavigny, le premier +se crut fort par les prédilections dévotes du roi pour sa dévotion; il +commença à travailler sourdement pour la reine. Il comptait arriver +par elle à l'archevêché de Paris. Cela le perdit près du roi, qui le +traita si mal, qu'il lui fallut demander sa retraite. + +Mazarin, Chavigny, ne se maintinrent qu'en paraissant très-contraires +à la reine. Monsieur, flétri naguère, déclaré incapable de toute +charge et mal voulu du roi, n'eût pu songer à la régence. + +Ils dirent au roi habilement que, si on la faisait régente, il +fallait la lier et la subordonner, lui mettre sur la tête un conseil +souverain, et _non destituable_: Monsieur, Condé, Mazarin, et le père +et le fils, Bouthilier, Chavigny. Tout se déciderait à la pluralité +des voix. Le tout, ordonné par le roi, formulé en déclaration, +enregistré au Parlement. + +Mais, en même temps, Mazarin faisait dire à la reine, par le nonce +Grimaldi, que cette ordonnance, si sévère pour elle, en réalité la +sauvait, lui assurait le point essentiel: _que son mari mourant ne +l'écartât pas de la régence_, parût l'en juger digne. Avec cela, elle +allait être maîtresse et ferait ce qu'elle voudrait. + +Le flot montait si fort pour elle, que le roi, vers la fin, n'eut plus +la force de soutenir la digue. Les prisonniers sortirent, les exilés +revinrent, toute la vieille cabale à la file. On fit scrupule au +mourant de persister jusqu'à la fin. + +Tout d'ailleurs le fuyait, lui échappait. Enghien, à qui il venait de +donner la grande armée du Nord, s'offre secrètement à la reine. À +Saint-Germain et à Paris, on travaille pour elle les gardes suisses et +les gardes françaises. On lui offre d'occuper le Palais avant même que +le roi expire, de crainte que Monsieur n'y soit le premier. Quand le +roi enfin meurt (14 mai 1643), le château où il meurt est déjà à la +reine, et le Parlement, et la ville. Le roi femelle occupe tout. + + + + +CHAPITRE XVII + +LOUIS XIV--ENGHIEN--BATAILLE DE ROCROY + +1643 + + +La régente espagnole ouvre son règne de quinze ans par un chemin de +fleurs. Ce peuple singulier, qui parle tant de loi salique, est tout +heureux de tomber en quenouille. Sans qu'on sache pourquoi ni comment +cette étrangère est adorée. + +Elle est femme et elle a souffert. Les coeurs sont attendris d'avance. +Elle est faible. Chacun espère en profiter. Ce sera un règne galant. +Mais où sera la préférence? Cette loterie d'amour autorise l'infini +des rêves. Quel qu'il soit, le nouveau Concini ira plus loin que +l'autre avec une Espagnole fort mûre qui va tourner à la dévotion, +aux scrupules, à la fixité des attachements légitimes. Que sera-ce si +elle finit par devenir fidèle, pour la ruine de la France? + +En attendant, tout tourne à son profit. Les favoris du dernier règne, +les Condés, gagnent une bataille à point pour elle, et font à Rocroy +la brillante préface du règne emphatique de Louis XIV[17]. C'est +l'enfant qui en a la gloire, c'est la sage régente. Heureuse reine qui +gagne des batailles en berçant son fils? + + [Note 17: Condé n'est pas sans droit à cette gloire; car, + sans lui, Gassion et les autres officiers inférieurs eussent + été paralysés par L'Hospital. Il y a droit encore par son + allégresse héroïque qui anima les troupes et par la part + qu'il prit à la vigoureuse exécution. L'excellent historien + militaire Montglat, mestre de camp du régiment de Navarre, + contemporain (mort en 1675), très-capable et très-informé, + explique parfaitement que la bataille fut _gagnée par + Gassion_, qui agit et s'arrêta à point dans l'action, _et par + Sirot_, qui refusa d'agir à contre-temps, et désobéit à un + ordre impérieux du prince.--Le récit de Lenet, serviteur des + Condés, n'est que ridicule.--La vie de Sirot, fort romanesque + en certains points, est fort sérieuse ici où elle s'accorde + avec Montglat. Du reste, elle n'est pas, comme on l'a dit, un + roman moderne. Elle est citée par l'abbé Arnaud (fils + d'Arnaud d'Andilly), qui fut carabinier sous Louis XIII.] + +Le jeune duc d'Enghien, nous l'avons vu, assez mal vers la fin avec +Richelieu, avait, par sa dévotion, gagné le coeur de Louis XIII, celui +du grand commis Dunoyer, si avant dans le parti dévot, qui, seul avec +le roi, faisait le travail de la guerre. On avait tout l'hiver arrangé +ce travail de manière à préparer une campagne au duc d'Enghien. Il en +fut justement comme en 1638, où l'on avait grandi la Meilleraye à +l'armée du Nord, en immolant Feuquières à l'armée de Lorraine. De +même, cette fois, on mit toutes les forces à l'armée royale que menait +Enghien. Aucun renfort à l'armée d'Allemagne, où Rantzau, Guébriant +venaient de gagner des batailles, de sauver les Suédois, de résister +aux efforts combinés des impériaux et Bavarois. La fameuse armée de +Weimar, achetée par nous et si bien menée par Guébriant, s'usa, tomba +à six mille hommes qui se maintinrent à grand'peine en Alsace. + +Enghien eut seize mille fantassins, sept mille chevaux, surtout des +mentors admirables, vieux soldats de Gustave-Adolphe. Le succès était +vraisemblable. Il était nécessaire. C'était réellement la seule forte +armée de la France, la seule qui la couvrît de l'ennemi. + +La France, qu'on dit si incrédule, si sceptique et si positive, a +pourtant toujours besoin d'un miracle, du miracle humain, le héros. Il +lui faut adorer quelqu'un ou quelque chose qui lui semble au-dessus de +l'homme. Nous avons déjà, pour François de Guise à Metz et à Calais, +observé la fabrique, les recettes pour faire des héros. Quand ce +royaume énorme, qui s'est fait de douze royaumes, centralise sa force +pour un général favori, il ne peut guère manquer de frapper un grand +coup. Le miracle se fait. + +Un héros est tombé du ciel. Le peuple est à genoux. + +Si un malencontreux critique cherche les cordes et les machines qui, +par derrière, ont aidé au miracle, c'est un envieux, un dénigreur; on +lui en sait très-mauvais gré. + +Lisez le grand Bossuet, lisez l'historien de famille, l'homme +d'affaires des Condé, Lenet, vous verrez qu'Enghien seul nous fit la +victoire de Rocroy. Lenet craint tellement que ses lieutenants y aient +la moindre part, qu'il les note en passant de stigmates fâcheux. Il +voudrait flétrir même la probité de Gassion. + +Nous avons ailleurs heureusement des sources plus sûres, des détails +plus exacts, plus dignes de l'histoire. + +Les Espagnols, sachant le roi à l'extrémité, crurent que le moment +était bon, laissèrent là la Hollande, et, ramassant toutes leurs +forces sous deux excellents généraux, D. Francisco de Mello et le +vieux comte de Fontaine, firent mine d'entrer en Picardie, mais +tournèrent, percèrent les Ardennes, enveloppèrent Rocroy. + +Le roi et Dunoyer, qui devaient mêler à tout leur médiocrité, avaient +eu soin, en lançant le duc d'Enghien, de le paralyser. Ils lui avaient +adjoint un _sage_ général (frère de Vitry, qui tua l'Ancre), camarade +fort aimé du roi qu'il voulut faire maréchal avant sa mort, Hallier ou +L'Hospital. Son _sage_ conseil était qu'on s'affaiblît en mettant des +secours dans cette méchante petite place, qu'on jetât là des gens pour +les faire prendre, et qu'on évitât la bataille. On eût été ensuite +poussé à reculons par l'Espagnol, qui, avançant toujours, ayant sur +nous l'avantage de l'offensive, nous eût de proche en proche +découragés, déconcertés, battus. + +Un conseil fut tenu, et heureusement les maréchaux de camp qui avaient +fait les guerres d'Allemagne et vu Gustave-Adolphe, le très-avisé +Gassion, le ferme et fort Sirot, dirent qu'il fallait combattre. + +Un mot de ces deux hommes. Lorsque le grand Gustave débarqua en +Allemagne, le premier homme qu'il vit au rivage fut ce petit gascon, +Gassion, qui venait se donner à lui. Il fut le plus ardent de tous les +amoureux de ce géant qui ravissait les coeurs et les grandissait à sa +taille. + +Il plut fort à Gustave. «Va-t'en à Paris, lui dit-il, achète-moi des +Français.» Gassion en ramena une centaine qui firent bonne figure au +sublime moment de Leipzig. + +Quant au Bourguignon Sirot, un peu vantard, quoique si brave, il +contait volontiers qu'il avait fait le coup de pistolet avec trois +rois, et même avec celui que personne n'osait regarder. Il avait mis, +disait-il, une balle dans le chapeau de Gustave, ramassé ce chapeau +que Gustave laissa derrière lui. + +Richelieu, qui connaissait les hommes, prit à lui ces deux-ci, et en +même temps un brave ivrogne allemand, le célèbre Rantzau, qui se +ménageait peu et laissait un membre à chaque bataille. + +Pour revenir, ces hommes d'expérience, et qui ne s'étonnaient de rien, +comprirent que cette armée, comme ordinairement celles d'Espagne, +n'était pas espagnole, sauf quelques milliers d'hommes, un petit +bataillon. C'était un mélange italien, allemand, wallon, flamand. Ils +insistèrent pour la bataille. Et le duc d'Enghien se mit avec eux. Un +nouveau règne commençait, celui de la reine, point du tout amie des +Condés. Il y avait à parier qu'on ne donnerait plus à celui-ci une +occasion pareille. L'Hospital se trouva tout seul de son avis. Le roi, +son protecteur, étant mort, son autorité n'était pas forte. Le +maréchal d'hier eût eu mauvaise grâce de s'obstiner contre des gens +qui avaient tant vu et tant fait. + +Le roi avait laissé carte blanche à L'Hospital et au conseil du +prince. Mourant, il avait eu, dit-on, pressentiment de la bataille. Il +crut la voir. Il dit agonisant: «Ils sont aux mains. Enghien les +bat... Apportez-moi mes pistolets.» + +Il meurt le 14 mai. La bataille a lieu le 19. + +Les Espagnols étaient fort tranquilles autour de Rocroy, leurs corps +dispersés, et bien loin de croire que la France, malade et alitée sans +doute avec le roi, vînt les déranger là. Du reste, ils étaient +couverts de tous côtés par ces bois infinis de petits chênes qu'on +appelle la forêt des Ardennes, et dont le triste Rocroy, sur sa basse +colline, est une clairière peu étendue. Pour y venir, par où qu'on +vienne, il faut arriver à la file par les étroites avenues de ces +bois. Opération assez scabreuse. Gassion se la réserva, passa le +premier avec quinze cents chevaux. Pendant que les Espagnols, un peu +étonnés, s'appellent, se réunissent, Enghien passe, et tout passe, si +bien que, quand l'armée d'Espagne se trouve enfin en ligne, la +française lui fait vis-à-vis. Autre surprise pour eux. Ils avaient cru +d'abord que Gassion venait seulement pour se jeter dans la place. Mais +voici l'armée tout entière. On se canonne, on se salue (18 mai). + +La nuit, un transfuge nous apprit que, le lendemain matin, les +Espagnols, déjà plus forts que nous, recevraient de surcroît une +petite armée de mille cavaliers, trois mille fantassins. Nouvel +argument pour Gassion, et décisif pour la bataille. + +Le 19, vers trois ou quatre heures, à l'aube, Enghien, fort gai, passa +au front des troupes, n'ayant que sa cuirasse, sur la tête force +plumes blanches. Pour mot d'ordre de la bataille, il donna son nom +même, Enghien. + +Les Espagnols ne bougeaient. Nous marchâmes. Et la bataille fut en un +moment gagnée à la droite, perdue à la gauche. + +À droite, Gassion et le duc marchèrent vers un petit rideau d'arbres +où les Espagnols avaient caché mille mousquetaires pour nous fusiller +en flanc quand nous irions à eux. + +Gassion les tailla en pièces, et, ce bois bien purgé, tomba sur la +cavalerie ennemie, enfonçant le premier rang, le renversant sur le +second et mettant tout en fuite. + +Grande tentation pour le prince d'imiter l'autre Enghien de Cérisoles, +de se lancer à la poursuite. Gassion ne le permit pas, n'alla que +bride en main, se rallia, se ramassa. + +À l'autre aile, L'Hospital fut battu, blessé, son lieutenant pris, et, +chose plus grave, notre canon aussi. + +Cette aile paraissait si malade, qu'Enghien, qui vit de loin le +désastre, envoya dire à la réserve que Sirot commandait de marcher au +secours. + +Le vieux soldat comprit que, s'il obéissait, si ses troupes venaient à +la file, il ne ferait ajouter qu'au désastre et serait battu en +détail. Il dit: «Il n'est pas temps.» + +Un officier de cette aile battue vint pour la seconde fois ébranler +Sirot: «Monsieur, la bataille est perdue... Retirons-nous...--Monsieur, +rien n'est perdu. Car Sirot reste encore.» + +À ce moment, l'ennemi fondit sur lui, le trouva tout entier et ferme. +Sans reculer d'une semelle, il tint, étant bien sûr que Gassion +venait. + +Celui-ci, en effet, ayant terminé sa besogne, c'est-à-dire passé sur +le corps de toute la fausse Espagne (l'infanterie d'autres nations), +revint en face de Sirot, et chargea par derrière ceux qui le +chargeaient par devant. + +Ces vainqueurs de notre gauche furent vaincus à leur tour. + +Restait la vraie Espagne, la fameuse infanterie, comme un gros +hérisson de piques, où on ne mordait pas. + +On y donna de tous côtés, et, pour l'entamer sûrement, on y fit sur un +flanc une percée à coups de canon, par où on y entra. D. Francisco +échappa. Mais le vieux comte de Fontaine, qui avait la goutte et qui +se faisait porter ici et là dans sa chaise l'épée à la main, ne la +posa pas, fut tué. + +On ne fit pas la faute de Ravenne, où Gaston de Foix s'obstina à +massacrer et périt. Nos Français, qui, dès ce jour, avaient pris +l'avantage et pour jamais, respectèrent, admirèrent ces pauvres +diables, qui avaient la mort dans le coeur. + +L'infanterie française resta, reste la première du monde. Et cela +indépendamment de ses généraux. Il y parut bientôt. Quiconque l'eut +avec soi vainquit. Harcourt, un bon soldat et général passable, fut +assez heureux pour battre Condé dès que celui-ci n'eut plus avec lui +l'invincible infanterie. Dans la comédie de la Fronde, on vit, chose +plus comique encore, Mazarin général et vainqueur de Turenne. +L'espiègle avait volé l'épée de la France endormie. + + + + +CHAPITRE XVIII + +L'AVÉNEMENT DE MAZARIN + +1643 + + +Ce grand bonheur fit deux malheurs. Il créa un héros insatiable et +insupportable, monté sur des échasses et prêt à tout tuer pour la +moindre prétention d'orgueil ou d'intérêt. D'autre part, il glorifia +l'avénement de Mazarin, il sacra le roi des fripons. + +C'est une grande simplicité de croire qu'un événement aussi prévu que +la mort du roi ait trouvé la reine au dépourvu, qu'elle n'ait su où +donner de la tête, qu'elle ait sérieusement offert le pouvoir à +celui-ci, à celui-là. Toute l'affaire était certainement réglée +d'avance. Et par quoi? Par son indolence qui lui disait qu'un lit tout +fait lui valait mieux pour s'allonger, dormir, qu'un arrangement +nouveau qui l'obligerait de vouloir, de penser. + +Elle voyait prêts à partir de Londres, de Bruxelles ou Madrid, je ne +sais combien d'exilés, se disant tous martyrs de la cause de la reine, +et venant exiger la couronne de ce martyre. Comment les satisfaire? +Son oreille était tout ouverte à celui qui lui enseignait les douceurs +de l'ingratitude. + +Mazarin ici était admirable. Il a bien varié, mais jamais sur ce +point. Son caractère offre la beauté d'un type bien soutenu qui ne se +dément pas. Ingrat pour ses auteurs, Joseph et Chavigny qui le +créèrent en France, il se tira d'affaire deux fois pendant la Fronde +par le même moyen, ingrat pour Condé, puis pour Retz. Enfin il +couronne sa vie par le plus fort, l'ingratitude pour la reine, sa +vieille amoureuse. + +Rappelons ses précédents. En 1631, il plut; Richelieu, en le +présentant, fit valoir qu'il ressemblait à Buckingham. En 1639, +réfugié et fixé en France, il fut favorisé, ce semble, au moins un +moment. En 1642, il devint maître de la reine, _après le traité +d'Espagne_, dit Tallemant, ce qui signifie, selon moi, _quand il lui +conseilla de révéler le traité_, pour obtenir de garder ses enfants. + +Les hommes de Richelieu, odieux et détestés, les Chavigny, les +Bouthilier, se trouvaient impossibles. Mazarin était étranger, sans +racine ici et prêt à partir dès qu'il aurait mis la reine au courant. +Il faisait ses paquets. Bon moyen pour rester. + +Mais que n'eût-on pas dit si l'on eût prévu Mazarin? La reine parut +fort incertaine. Elle consulta beaucoup, hésita beaucoup, alla jusque +dans l'Oratoire demander à Gondi, père de Retz, s'il voulait le +ministère. En attendant, elle suivait les avis d'un simple, un vieux +bonhomme d'évêque de Beauvais. + +Une concurrence plus sérieuse pour Mazarin fut celle de la maison de +Vendôme, de leur cadet Beaufort. Ce petit-fils de Gabrielle en avait +la beauté. Il était jeune, brave, tout fleuri, en longs cheveux d'or, +un Phébus Apollon. C'est celui qui bientôt sera le roi des halles, +dont les poissardes raffolaient. + +Facilité brillante pour le galimatias, éloquence grotesque, un torrent +de non-sens. Il ne lui manquait rien pour charmer une sotte. + +Femme avant tout et tendre, la reine eut un moment pour lui. Le jour +même de l'avénement, elle l'avait près d'elle, et, pour faire retirer +la foule qui l'étouffait, elle employa Beaufort, qui, pour son coup +d'essai de maladresse, parla comme le maître de la maison, et se fit +une affaire avec le vieux Condé. Ce fut encore à lui qu'elle se remit +pour aviser à la sûreté du roi et l'amener à Paris dans ce moment +douteux où elle pouvait craindre encore les tentatives du parti +d'Orléans. + +Donc, Beaufort, un moment, eut l'attitude et l'apparence du favori, du +préféré. Deux choses l'empêchèrent d'en avoir le réel. D'abord, il fut +conquis à grand bruit par Vénus, la Vénus effrontée du temps, madame +de Montbazon, beauté superbe et colossale, qui reconnut bientôt les +petits moyens de Beaufort, et dit partout que, pour les dames, _cet +innocent_ n'avait aucun danger. Moins jeune, Mazarin valait mieux. +Mais il ne parut pas d'abord, et resta derrière le rideau jusqu'à ce +que la reine fût régente absolue. + +Gaston, assez piteusement, puis Condé, renoncèrent à l'autorité que +leur donnait le feu roi; les autres à plus forte raison. M. Talon, +avocat général, _requit_ qu'elle fût régente, mais libre de se faire +assister par qui elle voudrait, et «sans être obligée de suivre la +pluralité des voix.» + +Donc, le tour était fait. Deux heures après, Condé vint dire à +Mazarin, «prêt à partir,» que la reine le faisait chef du conseil, +gardant aussi Chavigny et son père, le chancelier Séguier, le même qui +avait fait contre elle l'enquête de 1637. + +Coup mortel pour Beaufort et les Vendômes, les amis de la reine. Quand +ils lui demandèrent explication, elle dit que Mazarin ne lui ferait +point oublier ses amis, qu'il était au courant des choses, étranger, +donc peu dangereux, qu'il était amusant, mais surtout _désintéressé_. + +Ce désintéressement alla au point, et ce pauvre homme resta si pauvre, +qu'au bout de peu d'années, quand on le chassa, et qu'il voulut +rentrer, il put lever une armée de son argent. + +Pour revenir à l'avénement, Mazarin commença dès lors l'éducation de +la reine, enfermé toutes les soirées avec elle pour lui apprendre les +affaires. La cour, la ville, ne jasaient d'autre chose. + +La nouvelle de Rocroy, qui arriva deux jours après pour faire une fête +publique, était à point pour Mazarin. Il se serrait sous les Condé. Il +écrivit au jeune vainqueur qu'il ne serait que son chapelain, et +ferait tout ce qu'il voudrait. Le vieux Condé, sa femme, lui +rendaient le service d'exclure du ministère le seul homme qu'il +craignît pour concurrent, le très-capable Châteauneuf, prisonnier si +longtemps pour la cause de la reine. Lorsque madame de Chevreuse, +l'ancienne amie de coeur, revint, proposa Châteauneuf, Mazarin +répondit que la princesse de Condé ne laisserait jamais arriver celui +qui avait fait couper la tête à son frère, M. de Montmorency. + +Il y avait un autre homme que Mazarin brûlait de perdre, celui +naturellement à qui il devait le plus, son bienfaiteur fils de son +bienfaiteur, Chavigny (fils de Richelieu?). On l'entama par son père +officiel, Bouthilier, que l'on renvoya du conseil. Puis madame de +Chevreuse imposa à Mazarin d'éloigner Chavigny, et, quoique son coeur +en saignât, il lui fallut immoler son ami. + +Pour avoir un ministère harmonique et bien homogène, il fit bientôt +contrôleur des finances un Italien, Émeri de Particelli, homme +d'esprit, d'expédients, qui, jeune, avait eu le malheur d'avoir +affaire avec la justice et d'être pendu à Lyon (en effigie). C'était +le temps où Mazarin, alors soldat du pape, commençait ses campagnes en +pipant et volant au jeu. + +Pour faire accepter ce gouvernement de _Trivelino principe_, il y eut +une profession de grâces extraordinaire, un débordement de faveurs, un +déchaînement de prodigalités. Les admirateurs des faits accomplis +appellent cela la détente _naturelle_ du règne tendu de Richelieu; ils +diraient presque _légitime_. Nul doute cependant que, si la reine +n'eût pas pris son amant si bas, si elle n'eût pas appelé au suprême +pouvoir ce bouffon italien, elle eût eu moins à faire et à donner +pour se faire pardonner son choix. Châteauneuf, à meilleur marché, eût +été chef du ministère. Il ne déplaisait pas aux ennemis de Richelieu, +et il avait été jadis l'ami du grand ministre; il avait sa tradition. + +Mais il faut avouer que la reine fut embarrassée pour excuser son +choix, et qu'il lui fallut l'expier, l'excuser, l'acheter, en jetant +tout à tous, livrant la France en proie. + +Mazarin n'y eût pas suffi s'il n'eût trouvé moyen de se débarrasser de +tous les amis de la reine. C'est à quoi le servit admirablement leur +imprudence, celle de Beaufort et de sa Montbazon, qui irritèrent à +plaisir les Condé, surtout la soeur du héros, madame de Longueville. +Et cela au moment où Rocroy faisait le frère et la soeur rois de la +cour, rois de l'opinion, où la reine et Mazarin étaient leurs +protégés. Madame de Longueville, la belle, la prude, la précieuse, une +déesse de l'Empyrée, du haut de son nuage, favorisait fort Coligny. La +Montbazon eut la malice de se procurer deux lettres de cette divinité +où elle descendait de l'autel, s'humanisait pour son adorateur. Dès +lors, explosion. Les écritures confrontées chez la reine, à l'honneur +de madame de Longueville (cependant un ami de celle-ci crut prudent de +brûler les lettres). La Montbazon, condamnée aux excuses par la reine +(donc, par Mazarin). De là une rage extraordinaire. Je ne sais combien +de gentilshommes, jusqu'à quatorze princes, viennent offrir leur épée +à la Montbazon contre le ministre. + +Non pas que cette belle eût vraiment tant de chevaliers. Mais on était +déjà assommé de la tyrannie des Condé et de leur ami Mazarin, de la +vertu immaculée de madame de Longueville, de sa princerie +prétentieuse. Dans sa modestie fausse, on sentait déjà l'insolence du +héros que l'on attendait. + +L'ancienne cabale de Monsieur, abandonnée par lui, les Fontrailles et +les Montrésor, maintenant amis de Beaufort, et que la cour appelait +les _importants_, avaient, dès Richelieu, leurs traditions violentes, +la politique d'exécution pour trancher les noeuds embrouillés. Ils +furent d'avis de tuer ce nouveau Concini, sûrs que la chose serait +reçue avec applaudissement. D'accord avec les dames de Chevreuse et de +Montbazon, ils mirent cela en tête de l'_innocent_ Beaufort. L'affaire +était très-bien montée et infaillible. Elle manqua par madame de +Chevreuse, qui, pour éviter un combat, avertit un intime ami qui +commandait au Louvre de faire le sourd s'il y avait du bruit aux +portes. Mazarin, averti, obtint de la reine qu'elle fit arrêter +Beaufort et ses amis. Elle obéit, et donna l'ordre, en pleurant à +chaudes larmes sur Beaufort, comme sur un amant sacrifié. Mais déjà +Mazarin avait le pouvoir d'un mari[18] (2 septembre 1643). + + [Note 18: Le mariage secret de la reine et de Mazarin n'est + affirmé positivement que par la duchesse d'Orléans, mère du + Régent. Cependant il me semble à peu près certain. La reine, + déjà fort dévote, et de plus en plus, n'eût pas tellement + montré sa passion si elle ne l'eût crue légitime. Elle + l'affiche pendant la Fronde avec une assurance + extraordinaire. Elle l'avoue dans ses lettres à Mazarin, + absent, avec l'effusion toute charnelle d'une épouse + entièrement asservie par l'exigence du tempérament (Ravenel, + _Lettres_; Walckenaër, _Sévigné_, deuxième partie, p. 471; + Cousin, _Hautefort_, p. 95, et 471-482. Voir aussi dans les + _Appendices de Saint-Simon_, t. XII, édition de + Chéruel).--Les Mémoires témoignent que Mazarin se conduisait + avec elle, nullement avec les égards d'un amant, mais avec la + rudesse d'un mari indélicat, brutal.--Reste à expliquer + comment Mazarin, cardinal, a pu l'épouser. Mais il y a des + exemples de princes cardinaux que Rome a décardinalisés, + lorsqu'une nécessité politique les obligeait de se marier. Il + est très-possible que l'attachement dévoué et fidèle de + Mazarin pour les Barberini tînt au secret de cette dispense + qu'ils lui avaient sans doute obtenue de leur oncle. Du + reste, il n'est pas nécessaire d'être prêtre pour devenir + cardinal. Mazarin, d'abord officier dans l'armée du pape, + puis négociateur, était alors un _abbate_. Mais ce titre + n'engage à rien en Italie. «Je ne pense pas qu'il y ait + preuve que Mazarin ait jamais été prêtre. Je n'en trouve + aucune trace.» Cette assertion est grave; elle est du savant + et exact M. Chéruel, l'éditeur de _Saint-Simon_. Combien nous + avons à regretter que sa grande publication des _Lettres de + Mazarin_ n'ait point paru encore!] + + + + +CHAPITRE XIX + +GLOIRE ET VICTOIRE--TRAITÉ DE WESTPHALIE + +1643-1648 + + +_Puer triomphator._ C'est la devise d'une médaille qui ouvre le grand +règne. Le nourrisson royal reçoit les clefs de trente villes ou +villages du Rhin, où l'on n'entra que pour sortir. C'est de cette +fumée que Mazarin nourrit la France et la tint cinq longues années +immobile pendant qu'il la saignait à blanc. + +Sous Richelieu, on n'en pouvait plus; son sage et économe surintendant +Bullion ne savait comment vivre. Mais l'homme de Mazarin, Émeri, le +sait; Fouquet, tout à l'heure, le saura en doublant, triplant les +dépenses. Des emprunts usuraires, l'impôt vendu d'avance, toutes les +ressources de l'avenir compromises ou détruites, un gouvernement de +joueur qui ne ménage rien, de joueur furieux, mais non pas tant +aveugle, qu'en jetant l'or par les fenêtres il ne remplisse aussi ses +poches. + +Ce gouvernement trouve, en pleine famine, cinq cent mille écus pour +créer l'Opéra. Quel besoin plus urgent? Il faut en effet des +surprises, des changements à vue, des rêves et des illusions, tous les +mensonges de la scène, pour distraire d'une réalité désespérée. + +La grande scène du temps, le triomphe du faux, c'est la guerre. Le +machiniste, c'est Condé. + +Sans Condé, Mazarin n'eût pu se soutenir. Il fût mort étouffé dans le +mépris public. La bassesse frappante dans sa figure de beau laquais, +son langage grotesque, son insolence alternée de tristes reculades, +ses petites noirceurs de femme pour brouiller les gens entre eux, tout +cela l'eût bientôt perdu, malgré la reine. On savait trop comment il +fallait lui parler. Miossens, à qui il avait promis de le faire +maréchal, le rencontre sur le Pont-Neuf, l'arrête, lui promet cent +coups de bâton. «À la bonne heure, dit-il, voilà qui est parler!» Il +signe sa nomination. Miossens est _maréchal d'Albret_. + +Pour qu'il durât, il fallait qu'on pût dire: «C'est un lâche, un +fripon, un escroc. Mais il _réussit_.» Lui-même n'eut pas d'autre +idéal. Quand on lui proposait un général, il ne demandait pas s'il +était brave, habile, mais seulement: «Est-il _houroux_ (heureux)?» + +Être heureux, c'était chaque année frapper un coup brillant qui saisît +l'opinion. À quel prix? Peu importe. En concentrant tout sur un point, +dans une seule armée, et laissant le reste au hasard, par un grand +sacrifice d'hommes, chaque année, on frappait ce coup. Une bataille +sanglante, de nom sonore, occupait l'opinion. Qu'elle restât stérile, +sans résultat, qu'elle fût même suivie de revers, cela n'y faisait +rien. On avait le coup de trompette, le changement à vue, et le +miracle d'opéra. + +La chose était plus facile qu'il ne semble. Il était arrivé en petit à +Richelieu ce qui arriva plus tard en grand à la Révolution, de mourir +à la peine, mais en mourant de laisser une épée, l'épée enchantée, +infaillible, pour gagner les batailles. En 1635, au début de la +guerre, Richelieu n'avait eu personne. Mais, en huit ans, par les plus +dures épreuves et de sanglants revers, un personnel s'était créé +d'officiers admirables et de passables généraux, plus, le maître des +maîtres, le modeste, le grand Turenne. + +Il était jeune encore et en sous-ordre. Ce n'était point du tout +l'homme qu'il fallait à Mazarin. Il lui fallait non-seulement un +heureux capitaine, mais un très-grand acteur, qui, d'instinct, de +passion, avec une terrible âpreté, jouât chaque printemps la scène +émouvante que l'on attendait. + +À vingt-deux ans, Condé avait déjà tout de la guerre, le brillant, le +sérieux, l'élan et la réflexion; de plus, la chose rare, très-rare +dans un jeune homme, une ténacité indomptable, une résolution fixe et +forte qui l'enracinait au champ de bataille. Tout cela parut à +Fribourg. + +Néanmoins, la justice exige qu'on fasse une distinction quand on le +compare aux maîtres de la guerre de Trente ans, aux persévérants +militaires qui, toute leur vie, restèrent sur le terrain, et créèrent +l'art de la guerre; je parle des Mercy, des Turenne. Il fut un général +d'été. + +Je m'explique. Ces savants généraux, les martyrs de leur art, avec des +armées peu nombreuses qu'il leur fallait industrieusement nourrir, +abandonnés pendant de longs hivers, firent face à des difficultés +incroyables, et souvent, à force de vertu militaire, de talent, de +génie, n'arrivèrent qu'à être battus. N'importe, en suivant bien leurs +campagnes, leur science profonde, leur divination surprenante des +pensées de l'ennemi, étonnent, remplissent de respect. On admire +jusqu'à leurs revers. + +Telle ne fut pas la carrière de Condé. On le lançait aux beaux +moments, à l'instant favorable de la belle saison, avec de grands +moyens, qui, amenés par lui subitement, jetés sur le terrain, emportés +dans sa fougue, relevaient tout, opéraient la victoire. + +Il ne faut pas dire seulement que les Condé étaient en faveur. Ils +étaient maîtres, et se donnaient les moyens qu'ils voulaient. Le vieux +Condé profitait des victoires de son fils pour grossir, gonfler sans +mesure sa monstrueuse fortune. Sous Richelieu, au moment où il attrapa +la dépouille de Montmorency, il demandait humblement, à genoux, des +terres, des abbayes, toute espèce de choses lucratives. Sous Mazarin, +Condé, mendiant fier et redoutable, exigea qu'à sa Bourgogne on +joignît le Berry et l'énorme gouvernement de Champagne, long de +cinquante lieues. Son gendre, Longueville, avait la riche Normandie. +Mais ce n'était pas assez. Il rêvait le Midi, rêvait l'amirauté, la +mer aussi bien que la terre. Il n'y avait pas à marchander; il +avançait toujours, il voulait tout. + +La grosse armée, l'armée privilégiée, celle qu'on nourrissait (les +autres jeûnaient), était chaque année celle du duc d'Enghien. En mai +ou juin, emmenant une troupe leste, un gros renfort, parfois de huit +ou dix mille hommes, plus un tourbillon de noblesse, tous les jeunes +volontaires de France, il partait de Paris, volait à l'ennemi. Une +telle mise en scène exigeait un succès immédiat. Donc, sans tourner ni +rien attendre, souvent par le point difficile, on attaquait sur +l'heure, et on l'emportait à force de sang. + +C'est l'histoire uniforme de Fribourg, de Nordlingen, de Lens. + +La boucherie de Fribourg dura trois jours. Condé, qui avait en face la +très-petite armée du très-grand général Mercy, voulut attaquer par le +côté le plus glorieux, c'est-à-dire par l'inaccessible. Il refusa, +comme indigne d'un prince, l'offre qu'on faisait de le conduire +derrière et de lui faire tourner l'ennemi. Il amena tout son monde +heurter aux palissades impénétrables de Mercy, qui, derrière, tuait à +l'aise. Des masses énormes périrent là (3 août 1644). La nuit, Mercy +se déroba, et avec une habileté, un ordre admirable, se posta mieux +encore sur la Montagne-Noire, qui domine Fribourg. Nouvelle attaque +infructueuse. Condé revient tout seul à petits pas, tous ses amis +tués. À l'un d'eux qui vivait encore: «Ce n'est rien, dit-il, nous +allons recommencer, et nous y prendre mieux.» Alors, sept fois de +suite, on charge, quoi?... du bois, les abatis dont Mercy s'était +entouré, et l'on se retire à grand'peine. + +Mercy était si bien où il était, qu'il n'en eût bougé de sa vie. Il +laissait les Français triompher de leur échec et s'empester de leurs +propres morts. À la longue, craignant pour ses vivres, il marcha, mais +si bien, choisissant son terrain si habilement, qu'on ne pouvait le +joindre qu'en marchant à la file. On le fit. On reçut de ce prétendu +fugitif une charge terrible, où il nous prit plusieurs drapeaux. + +Cela s'appelle la victoire de Fribourg. + +Nous perdîmes bien plus que Mercy. Mais il y eut un résultat moral. +L'Europe fut effrayée de la docilité du soldat français qui avait obéi +à ce point-là, s'aheurtant sans murmure à une chose impossible. Et on +fut effrayé du courage tenace, froid et furieux, impitoyablement +cruel, de cet homme de vingt ans qui enterrait là un monde de soldats, +de noblesse, tous ses amis, plutôt que de lâcher prise. Toutes les +petites villes du Rhin, dans cette terreur, ouvrirent, et Mayence +même, qu'on rendit, il est vrai, bientôt. + +Pendant ce temps, échec en Italie, échec en Catalogne. On ne parla que +de Fribourg. + +L'anniversaire de la bataille, le 3 août (1645), même histoire à +Nordlingen. Turenne languissait très-faible et venait d'avoir un +revers quand le secours lui vint, mais conduit par celui qu'on +chargeait tous les ans de gagner la bataille. Mercy, cette fois +encore, sut nous faire combattre quand et où il lui plut. Une fois, à +l'improviste, il nous coupe la route, nous canonne derrière un marais. +Une autre fois, trompés encore, nous le voyons qui nous attend dans un +poste très-fort, sur une colline. On l'attaque sur l'heure, de peur +qu'il ne se fortifie. Le terrain est mal reconnu. Enghien, repoussé à +gauche, tire des troupes de sa droite, et tant, que la droite +affaiblie entre en pleine déroute. Nos cavaliers coururent jusqu'à +deux lieues. La gauche, formée de nos Allemands, restait seule entière +sous Turenne[19]. Enghien, désespéré, la prend, et charge avec succès. +Mercy était tué. On ne sait autrement comme eût tourné l'affaire (3 +août 1645). + + [Note 19: Le beau et modeste récit des Mémoires de Turenne + indique fort bien cependant qu'avec le corps Hessois qu'il + commandait, il sauva tout. Dans sa lettre à sa soeur, il lui + annonce avec une satisfaction contenue que Condé, dans + l'effusion de sa reconnaissance, le remercia solennellement + devant l'armée. Condé n'en reste pas moins dans l'histoire + «le vainqueur de Nordlingen.»] + +La perte fut égale, quatre mille hommes de chaque côté. Et l'ennemi +s'en alla fièrement, sans être molesté, ayant détruit nombre de nos +canons. Tous nos officiers généraux tués ou blessés. On n'en fut pas +moins joyeux à la cour, la reine surtout. Mazarin fut plus grave. +Chaque victoire de Condé augmentait sa servitude, l'exigence et la +rapacité de cette famille. On ne savait plus trop, à force de donner, +s'il resterait au roi quelque chose. + +Enghien était un maître insupportable, même pour ceux qui l'avaient +fait, qui avaient commencé sa gloire. Sur une observation de Gassion, +il lui adressa devant toute l'armée ces paroles brutales qui resteront +sur sa mémoire: «Ce n'est pas à vous à raisonner, mais à obéir. Je +suis votre général, et j'en sais plus que vous. Je vous apprendrai à +obéir comme au dernier goujat.» + +La vengeance de Gassion, qui lui avait donné sa victoire de Rocroy, +fut de le faire triompher encore. Dans la campagne de Flandres, que +le duc d'Orléans commença et où Enghien eut l'adresse de le remplacer, +Gassion prit Furnes pour lui et l'aida à prendre Dunkerque (11 octobre +1646) en le couvrant de sa personne contre les Espagnols qui venaient +dégager la place. + +Un an après, il fut tué. Ce grand homme de guerre, nullement +courtisan, et protestant jusqu'à la mort, n'en avait pas moins été +honoré de Richelieu. Il l'appelait _la Guerre_. Il ne fut, ne voulut +jamais être autre chose. Sa vie passa comme un boulet de fer, n'ayant +molli jamais. Il n'eut aucune connaissance des femmes, ne fut jamais +amoureux que du grand Gustave. Quelqu'un voulait le marier. «Je +n'estime pas assez la vie, dit-il, pour vouloir la donner à personne.» + +Puisque nous sommes à parler de grands guerriers, parlons de Mazarin. +Ancien soldat du pape, voici qu'il fait la guerre au pape (Innocent +X). Non sans cause, vraiment. Le pape ne veut pas faire cardinal un +sot moine, frère de Mazarin. Celui-ci, qui n'a pas d'argent pour +nourrir nos armées, en trouve pour une si belle cause. Il arme une +grande flotte à Toulon, il y met six mille hommes, et expédie le tout, +non pas à Rome même, il est vrai, mais à côté, sur un point que +tenaient les Espagnols. Quelle joie d'effrayer Rome! quelle gloire +pour les Mazarini restés là-bas! Malheureusement tout manque. L'amiral +est tué. Le vent éloigne les vaisseaux. La petite armée mazarine +s'enfuit par la Toscane. Énorme dépense perdue. + +Croyez-vous que cela l'arrête? Que fait l'argent à un grand coeur? Il +recommence, et il en vient à bout. La signora Olympia, qui régnait +pour le pape, apaise ce conquérant à bon marché, lui jette le +chapeau. + +L'amiral tué était beau-frère d'Enghien. Celui-ci demande sa +succession comme chose due, l'amirauté et la Rochelle. Mazarin, fort +embarrassé, ne trouve qu'un expédient, c'est de faire la reine +amirale. Enghien, devenu Condé alors, ne se paye point de cela. Il +insiste, il exige. La brouille est imminente. + +Mazarin timidement avait imaginé de lui créer un concurrent. Il avait +envoyé en Catalogne Harcourt, illustré par Turin. Bien armé et bien +appuyé, il eut quelques succès, mais vint échouer devant le roc de +Lérida, place déjà funeste aux Français. Les amis des Condé crièrent +qu'il y fallait Condé. Il se laissa persuader. Mazarin malicieusement +l'y envoya. Il y avait plus d'un obstacle. Le principal, c'est que les +Catalans ne voulaient plus de nous. Ils savaient qu'au congrès de la +paix européenne, Mazarin offrait tous les jours de les livrer, voulait +les vendre. Donc, la Catalogne tourna. L'Aragon arma contre nous. +Condé, avec sa confiance ordinaire, ouvre la tranchée avec des +violons. Le commandant de Lérida, aussi poli que brave, envoie au +prince des glaces pour le bal et des oranges tous les jours. D'autres +oranges toutefois pleuvaient comme grêle, et l'on n'avançait pas. Le +fer de nos mineurs rebroussait sur ce roc. L'armée d'Aragon +s'avançait. Bref, la chaleur venait, les maladies. Condé désespéré fut +obligé de s'en aller, et, pour se soulager le coeur, égorgea tout dans +une petite ville qu'il prit sur son passage. Il eût bien mieux aimé +égorger Mazarin. + +Avec nos fameuses victoires, il était évident que l'Espagne avait +pourtant l'avantage. Deux ou trois fois, nous nous étions heurtés à +cette porte redoutable, Lérida, et toujours en vain. Nous ne nous +relevâmes que par les révolutions imprévues de Naples et de Sicile, +dont l'Espagne vint pourtant à bout. Résurrections tardives des +nationalités antiques. Le sublime corroyeur de Sicile, qui menait +tout, périt. Et de même, Mazaniello, le pêcheur roi de Naples. Elle +appela les Français, qui y coururent sous Guise, plus fou que le +pêcheur. Mazarin promit tout, ne tint rien, et fit le plongeon. + +Ce grand ministre, aussi longtemps qu'il eut un sou, voulut la guerre +européenne, la continuation du gâchis militaire où il pouvait, de cent +façons, escroquer, faire sa main. Mais enfin Émeri lui dit qu'il avait +tout vendu, que personne, à aucun prix, ne voulait plus prêter, qu'il +fallait s'arranger. Mazarin, dès ce jour, se sentit pour la paix un +coeur humain, chrétien. Il l'avait jusque-là effrontément retardée de +toutes ses forces[20]. Nous avions fait attendre tout le monde au +congrès, où nous siégeâmes les derniers, et fîmes mille insolences +calculées pour rompre tout[21]. Nous y suivîmes la maxime admirable +que notre ambassadeur rappela à celui de Suède: «Qu'on était convenu +de se relâcher sur l'intérêt public, à proportion qu'on serait +satisfait sur ses intérêts particuliers.» + + [Note 20: Quand on n'aurait pas là-dessus le témoignage de + Brienne et autres contemporains, on jugerait très-bien que + les rôles de nos plénipotentiaires avaient été arrangés, que + les impertinences du belliqueux Servien, en opposition avec + la pacifique d'Avaux, étaient voulues par Mazarin pour gagner + du temps et attendre quelque bonne circonstance. Celle qui + vint, ce fut la paralysie financière, la ruine, la + banqueroute, qui le mit hors d'état de profiter des + révolutions de Naples et de Sicile. Puis, par-dessus tomba la + Fronde, la révolution de Paris. Mazarin n'avait rien + prévu.--La guerre avait duré si longtemps qu'on en avait + oublié la cause, la spoliation du Palatin, l'oppression du + Rhin (ce paradis devenu un désert. V. Turenne _passim_), + l'exécrable extermination de la Bohême. Tout fut approuvé, + sanctionné au profit de l'Autriche et de la Bavière. Victoire + réelle des catholiques allemands sur nos alliés protestants. + Que signifie donc ce sot enthousiasme de quelques-uns sur + l'impartialité du traité de Westphalie, sur cette fondation + de l'équilibre de l'Europe, sur la gloire de la France, etc.? + Il n'y eut aucun équilibre. Le parti catholique resta le plus + fort en Europe, jusqu'à ce que l'Angleterre eût fini sa + longue trahison, jusqu'à ce que la France, ruinée par Louis + XIV, eût cédé l'ascendant aux puissances protestantes.] + + [Note 21: Mazarin continuait la guerre, mais la reine eût + fort désiré s'arranger avec l'Espagne. Cela ressort des + lettres inédites et fort amusantes d'un général des Capucins, + Innocent de Calatagiron, qui se charge de rétablir la paix de + l'Europe. Il explique lui-même avec beaucoup d'audace et de + forfanterie comment il se glisse partout et fait la leçon aux + reines et aux rois. Il s'adresse au duc d'Orléans, à sa fille + Mademoiselle, aux dames d'honneur, etc. Il croit les avoir + toutes _remplies du saint désir de la vengeance de la + religion en Allemagne_ et de la nécessité de la paix + générale. Les moyens de cette paix sont peu pacifiques. _Il + en faut d'extraordinaires et de terribles_, il faut + exterminer ce qui n'est pas catholique. La reine Anne + d'Autriche lui dit qu'elle ne demanderait pas mieux que de + faire la paix et de se rapprocher des Espagnols. «_Alors, mon + caractère, mon habit, me firent tout oser_;» je lui dis qu'il + ne suffisait pas de le désirer, qu'il fallait le faire, + l'ordonner à ses ministres,» etc. Ailleurs, la reine lui dit + qu'elle a donné ses ordres à ses plénipotentiaires: «_Je me + mis alors à genoux pour rendre grâce au ciel. Elle + s'agenouilla aussi et ne voulut se relever qu'après + moi._»--Le Capucin croit alors avoir tout fait. Il finit + fièrement en disant: «_Ego plantavi.... Illustrissimus + dominus Nuntius rigabit._»--Ce Capucin infatigable court et + va partout, en Bretagne, à Bordeaux, en Espagne. La foule le + suit, l'environne comme un messager de paix, l'étouffe + presque: «C'est sans doute en punition de mes péchés, mais + ils devinent toujours où je vais passer.» Ce concours de + monde est chose incroyable, effrayante: c'est comme une + insurrection. «Et il y en aura une, si on fait trop attendre + la paix.» (E, 1035.) Extraits des _Archives du Vatican_, + conservés à nos Archives de France, carton L, 386.] + +Je reviendrai sur ce grand replâtrage où tout le monde, excédé et +lassé, se désista de ce qu'il avait si longtemps défendu. Nous +gardâmes les conquêtes de Richelieu sur l'Empire, quelques morceaux +d'Alsace. Mazarin resta un grand homme et un politique profond qui +avait finalement étendu le royaume. + +Mais pouvait-on garder ce qu'on avait pris à l'Espagne? La question +restait tout entière. Elle ne fut nullement tranchée par la bataille +de Lens, une des meilleures de Condé qui firent admirer le plus et son +tact militaire, et son héroïque intrépidité. + +Avec cela, il avait le coeur gros, et il en voulait mortellement à +Mazarin, croyant qu'il l'avait perfidement envoyé contre ce roc de +Lérida pour s'y casser le nez. + +Un soir, à je ne sais quelle comédie où était le prince, un +impertinent siffle. On voulait l'empoigner. Il s'évanouit dans la +foule en décochant ce trait: «On ne me prend pas.... Je suis Lérida.» + +Cette rage de Condé n'a pas peu aidé à la Fronde. + + + + +CHAPITRE XX + +LE JANSÉNISME--LA FRONDE + +1648 + + +La France de Mazarin, décorée au dehors des drapeaux de Rocroy, et au +dedans dévastée, ruinée, me rappelle ces vieux palais délabrés de +Venise dont le perron triomphal de vingt marches de marbre et dont la +porte aussi me semblaient faire bonne figure sous leurs armes +héroïques[22]. Mais au rez-de-chaussée, jadis plein d'amiraux, de +vaillants capitaines, vous ne trouviez que trois coquins qui y +prenaient le frais. Par un escalier magnifique, vous montiez, l'odorat +saisi (chaque palier servant de latrine). Et, dans cette saleté, sous +des toiles d'araignée, quelque bon vieux tableau pourtant, tout +noirci, se montrait encore. En cherchant bien, vous trouviez dans un +bouge un escroc d'intendant avec un brocanteur, vendant les derniers +meubles. À force de monter, vous auriez découvert dans quelque galetas +l'héritier, joli garçon malpropre et mal peigné, vautré tout le jour +sur un lit dont les draps passent à l'état de dentelle, à quoi +travaille de son mieux le jeune seigneur, prenant plaisir à agrandir +les trous, y passant le pied ou la jambe, ou enfin se levant le soir +pour s'amuser à quelque farce où il jouera Mascarille ou Scapin. On +travaille du reste à son éducation. L'_abbate_ le régale de contes +gras, et, le soir, l'intendant, s'il ne lui fait courir les filles, le +travestit en fille et le mène je n'ose dire où. + + [Note 22: Ce que je dis ici de Venise est un souvenir bien + ancien de ma première jeunesse. Grâce à Dieu, ce peuple + héroïque s'est bien relevé. La Venise de Manin n'a guère + ressemblé à celle-là.] + +Nous venons presque de redire, mot à mot, ce que Laporte, valet de +chambre dévoué, confident de la reine, raconte de l'éducation que +Mazarin donnait au jeune roi, de l'abandon, de la misère où il était, +du plaisir qu'il avait à jouer les valets, etc., etc. + +La reine disait en 1643 que Mazarin n'était pas dangereux pour les +femmes, qu'il avait _d'autres moeurs_. Deux ans après, elle lui confie +son fils. + +La lutte du pauvre valet de chambre pour garder cet enfant (dans +l'abandon dénaturé où le laisse sa mère) pour en faire un honnête +homme, malgré tout le monde, est une chose très-belle à lire. + +Laporte essaye d'apprendre un peu d'histoire de France au roi de +France; il lui lit Mézeray. Mais Mazarin se fâche. On verra ce qu'il +lui apprit. + +Le jeune roi était très-beau, bien né et bien doué, sans grand éclat +d'esprit, mais d'un bon jugement. Il préférait Laporte, malgré toutes +ses sévérités. Il leur fallut chasser cet honnête homme pour que +l'enfant cédât aux vices. + +On verra, Laporte chassé, comment allèrent les choses, et dans quel +bourbier allait tomber l'enfant, si de bonne heure il n'eût eu des +maîtresses. Les femmes le sauvèrent de l'effroyable éducation de +Mazarin. + +La révolution de la Fronde, songeons-y bien, fut une révolution +morale. On a fort obscurci ceci. Mais il faut le tirer à clair. Plus +on était dévot au culte, à l'idolâtrie royale, moins on pouvait +laisser cette innocente idole, sur qui portait la destinée d'un +peuple, aux mains d'un homme dont la reine elle-même ne contestait pas +l'infamie. + +La Fronde, au total, fut la guerre des honnêtes gens contre les +malhonnêtes gens[23]. + + [Note 23: Par quelle faiblesse d'esprit, par quelle + impuissance de critique, nos contemporains ont-ils été + admirateurs exagérés de Port-Royal, etc., et dénigreurs + méprisants de la Fronde? Et qui ne voit que c'est la même + chose? Il y eut des deux côtés de bonnes intentions, de + l'honnêteté, des vertus (vertus intrigantes, cabaleuses, + disputeuses, si l'on veut). Au total, un médiocre génie. La + grande fureur d'Arnauld contre les calvinistes est ridicule, + avec tant de côtés communs. Le jansénisme, faible + résurrection de saint Paul, de saint Augustin, et, en + plusieurs points, de Calvin et Luther, a nui beaucoup, en ce + qu'il a donné une petite porte à l'esprit de liberté qui + s'est fait tout petit pour passer là. Un seul, bizarre et + contrefait, mais grand, Pascal, s'est fait écraser au + passage.--Du reste, il faut appliquer à toute l'Église du + XVIIe siècle ce que j'ai dit en parlant de la guerre, au + sujet des petits grands hommes comparés aux vrais géants. + Qu'est-ce que c'est que ses prédicateurs illustres, ses + éloquents controversistes, devant Newton et Galilée? Gloire, + gloire aux inventeurs! Les autres doivent rester bien loin + derrière et en grande modestie.] + +Lenet, l'homme des princes et l'ennemi des parlementaires, qui ne +déguise pas leurs sottises, déclare pourtant qu'ils furent en général +«des hommes de _grande vertu_.» + +Que la corruption d'idées entrât dans ces familles, même celle des +moeurs chez les jeunes magistrats qui imitaient la cour, je ne le nie +pas. Mais les habitudes étaient honnêtes et régulières, et la vie +sérieuse, laborieuse. Et tranchons tout d'un mot dont on sentira la +portée: la _vie noble_, la fainéantise, avait tout envahi; les +_magistrats seuls travaillaient_. + +Regardez sur la Seine, au quai de la Cité, en vue de la Grève, une +vieille maison triste et tournée au nord. Là demeurait celui dont les +Mémoires se moquent, le courageux Broussel, un bon, digne et grand +citoyen. + +Harlay et Molé, intrépides, n'en ont pas moins molli, on l'a vu et on +va le voir, au vent corrupteur de la cour. Leurs enfants en furent +cause, et leurs mauvaises affaires, et leur besoin d'argent. Ils +avaient cent mille francs par an. Broussel n'eut pas de tels besoins; +il avait quatre mille livres de rente, et ne voulut point davantage. +Avec cela, il éleva une grosse famille et vécut honorablement. + +Ce n'était plus le temps des grands jurisconsultes. On n'aurait plus +vu des princes d'Empire régler des successions d'États indépendants +sur la consultation d'un avocat de Paris. Un radotage immense +d'ordonnances non exécutées entravait, embrouillait le champ légal, +laissait aux juges un arbitraire sans bornes. Pauvres, ils donnaient à +qui ils voulaient des millions, et voyaient la cour à leur porte. +Jamais le Parlement n'eut plus besoin de probité. + +Broussel ferma sa porte, ou ne l'ouvrit qu'aux pauvres. Il avait alors +soixante-quatorze ans, dont trente-six en 1610, à la mort d'Henri IV. +Il en garda l'impression, et pour toujours resta l'adversaire de la +cour, l'ennemi des ennemis de la France. À sept heures du matin, ce +doyen des grondeurs venait siéger au Parlement, auprès du rêveur +Blancménil, pur utopiste et fou, non loin de l'ambitieux et +très-dissimulé Longueil, du président Charton, honnête, borné et +violent, d'une vulgarité proverbiale, qui finissait toujours par un +mot attendu et risible: «J' dis ça.» + +Broussel n'était pas ridicule. Tous ses avis étaient marqués d'un +caractère de simplicité forte et courageuse, nullement exagérée, quoi +qu'on ait dit. C'est le défaut contraire qui le fit échouer, lui et le +Parlement. Les révolutions étrangères qui avaient lieu alors, loin +d'enhardir, terrifièrent ces pauvres gens de bien. Celle d'Angleterre +leur fit horreur en leur montrant le billot de Charles Ier. Celles de +Naples et de Sicile leur firent peur; ils crurent voir de la Grève ou +de la Grenouillère sortir un Mazaniello. Bref, leur modération les +mena, par une voie étrange, au terrorisme; quand les princes +égorgèrent Paris, ils se trouvèrent sans force, sans espoir ni +ressource que de subir le Mazarin. + +Broussel était-il janséniste? Je ne le vois pas. Mais il l'était de +moeurs. L'austérité du jansénisme, sinon son dogme, avait fait +d'honorables progrès dans le Parlement. + +Cette fronde religieuse avait précédé la fronde politique, et +indirectement y aida fort. Le jansénisme était l'aîné. Déjà alors il +était constitué. Il avait son Pathmos au monastère des vertueuses et +disputeuses dames de Port-Royal. Son saint Jean fut le grand martyr +Duvergier de Hauranne, le prisonnier de Richelieu. Sa nuit de +Pentecôte est celle où, le corps du martyr étant encore exposé à +Saint-Jacques, la mère Angélique arme son chapelain d'un rasoir, et +lui dit: «Je veux, je veux les mains de M. de Hauranne, les mains qui +consacraient le pain de Dieu pour moi.» Il obéit. Le sacrilége pieux +s'accomplit dans l'église. Et, du moment que la relique est déposée à +Port-Royal, les langues se délient, le génie polémique, jusque-là +contenu dans les énigmes de Du Hauranne, éclate, strident et +provocant, par la voix des Arnauld. + +Le manifeste fut le beau livre, grave et fort, incisif, contre la +_Fréquente communion_, contre la prostitution quotidienne que les +Jésuites faisaient de l'hostie, faisant litière du corps de Jésus et +le prodiguant aux pourceaux. L'effet fut saisissant, le contraste +violent et terrible, le Calvaire retrouvé pour l'effroi des marchands +du Temple, la pâle tête du Crucifié et sa sainte maigreur foudroyant +l'embonpoint ventru du père Douillet. Les Jésuites tombent à la +renverse. Éperdus, sachant trop que leur galimatias ne les sauvera pas +de ce livre, ils trottent à Saint-Germain, vont pleurer chez la reine, +chez le bon cardinal. De fripons à fripons, on s'aide et on s'entend. +Ce Mazarin, qui fait la guerre au pape pour que son frère ait le +chapeau, dès qu'il ne s'agit que de Dieu, est plus Romain que Rome; il +lâche et cède tout. Scandaleuse ignorance de la tradition de la France +dans un homme qui la gouvernait. Il fait décider par la reine qu'un +Français doit aller à Rome, et soumettre sa doctrine au pape, +c'est-à-dire aux Jésuites, contre qui son livre est écrit. + +La Sorbonne réclame. Le Parlement réclame, toutes les chambres du +Parlement veulent s'unir, s'assembler. Alors notre homme prend peur. +Vite il s'explique, excuse sa sottise par une sottise: il n'a pas +voulu soumettre un Français au jugement de l'étranger, mais _éclaircir +à l'amiable_ un point de théologie (1644). + +Il faut la guerre pour pêcher en eau trouble. Mazarin vivait de la +guerre et d'une victoire annuelle de Condé, qui lui donnait la force, +à l'intérieur, de faire la guerre aux bourses: + +1º Guerre aux propriétaires. Il trouve un vieil édit fait le lendemain +de l'invasion de Charles-Quint quand on venait de craindre un siége, +lequel défend d'étendre les faubourgs. Mais Paris, en cent ans, avait +grossi, grandi, débordé de tous côtés. Les pauvres logeaient dans +cette banlieue, sous des maisonnettes de boue qu'ils se faisaient +eux-mêmes. Un matin, les gens du roi, avec des troupes, viennent +_toiser_ ce Paris nouveau qu'on va abattre si l'on ne paye sur +l'heure. L'effet fut si terrible, que Mazarin d'abord eut peur et +recula. Condé lui mit du coeur au ventre par sa bataille de +Nordlingen. Mazarin reprend le marteau. Tous ces infortunés accourent +au Parlement, pleurent, se mettent à genoux, prient qu'on ne les +jette pas dans la rue pour camper l'hiver sous le ciel. Un homme +s'attendrit, le président Barillon, vieil ami et défenseur de la reine +dans ses adversités. Il plaide pour ces pauvres propriétaires +mendiants, et le soir il est enlevé avec quatre ou cinq autres, +enfermé, non en France, mais à Pinerolo, sous la neige et le vent des +Alpes, et il y meurt dans quelques jours (1645). + +On se le tint pour dit. Le Parlement, tout à coup raisonnable, +enregistre devant le roi, non-seulement la ruine de Paris, mais une +fournée de dix-huit autres édits. + +2º Cet impôt et dix autres, spécialement un emprunt forcé, ayant mis à +sec les propriétaires, on passe aux _non-propriétaires_. On frappe une +_entrée sur les vivres_ (1646). Bel impôt, disait Émeri (l'homme de +Mazarin), impôt égal pour tous, qui fait payer les riches. Comme si +c'était même chose pour celui qui n'a rien et qui cherche chaque jour +le pain qu'il mettra sous la dent! La Sicile avait armé pour l'impôt +des farines, Naples pour celui des fruits, le dernier aliment du +pauvre (1647). Paris, sans un pareil motif, n'eût pas eu le mouvement +universel et violent qui décida les Barricades. + +L'_entrée_ sur les consommations rendit la tyrannie sensible, expliqua +la révolution. Paris, sans idée, sans parti, dans la torpeur de la +misère, se réveilla par l'estomac. + +Mazarin, cette fois, ne craignit pas le Parlement. Il croyait tenir +les magistrats par leur fortune même et l'avenir de leurs enfants. La +Paulette, la garantie qui leur assurait la succession des charges +achetées, expirait le 1er janvier 1648. Ils avaient tout à craindre. +Ils n'en défendirent pas moins courageusement toute une année le pain +du peuple[24]. + + [Note 24: Voilà la moralité de la Fronde parlementaire, et la + gloire de nos magistrats. MM. les rieurs peuvent rire à leur + aise. Cela est très-beau et très-sérieux, et cela est + incontestable. Il faut seulement bien remarquer les dates. + Nos pauvres magistrats ne montrèrent pas beaucoup de génie, + dans toute l'affaire, mais une incontestable honnêteté. Retz + ne montre ni l'un ni l'autre, quand il se moque du bon + président Blancmesnil, qui, admis au conciliabule et voyant + sur la table le traité avec l'Espagne, «crut voir + l'holocauste du Sabbat.» Le niais ici, c'est Retz. Comment ne + voit-il pas que l'Espagnol se moquait de lui? Si la + conscience ne lui dit rien, le bon sens devrait lui dire que + le chat emploie sa patte de singe pour tirer les marrons du + feu. Il est curieux de voir un homme d'autant d'esprit être + le jouet de tous, surtout des femmes. Madame de Bouillon + (avec permission de son mari) l'amuse et le captive, lui lie + le pouce, lui tire du sang, etc. Madame de Longueville se + joue de lui aussi, dans l'intérêt de ses amants. Il n'est pas + jusqu'à la _grosse Suissesse_ (Anne d'Autriche) qui ne fasse + de la coquetterie avec lui, dans leurs nocturnes rendez-vous, + au profit de Mazarin. C'est le plus spirituel de tous dont + justement rit tout le monde.] + +L'inquiétude était générale dans une classe nombreuse, et vraiment la +plus respectable. Il y avait en France quarante-cinq mille familles +qui, directement ou indirectement (veuves, enfants, parents, alliés), +pouvaient être ruinées par le refus de cette garantie. Mazarin employa +ce moyen de terreur, il refusa la garantie, envoya le roi au +Parlement, et fit enregistrer de force sept édits qui créaient de +nouveaux magistrats ou bien affamaient les anciens. On ne leur +continuait les charges achetées qu'en les empêchant d'en vivre, les +laissant quatre années sans gages. Beaucoup ne vivaient d'autre chose; +on leur ordonnait de mourir de faim. + +Toutes les compagnies souveraines de Paris, soumises au même +retranchement, les Aides, les Comptes et le Grand Conseil, envoient +demander au Parlement association, _union_. Une assemblée générale se +formera par députés dans la Chambre de Saint-Louis, et l'on y +appellera les députés du Corps de ville. Le but est posé nettement: la +réformation de l'État (13 mai 1648). + +Que la Chambre des Comptes, celles des Aides, ces compagnies +paisibles, eussent quitté leurs dossiers, leurs calculs, pour +commencer la guerre; que l'instrument de la cour, le Grand Conseil, +s'unît avec le Parlement! cela renversait toute idée, c'était la fin +du monde. Les choses mortes elles-mêmes, les papiers et les chiffres, +s'étaient levés d'indignation et avaient pris la voix. + + + + +CHAPITRE XXI + +LE PREMIER ÂGE DE LA FRONDE--LES BARRICADES--LA COUR, APPUYÉE SUR LA +FRONDE, EMPRISONNE CONDÉ + +1648-1650 + + +Une chose grave à observer dans l'histoire des révolutions, c'est de +savoir si les acteurs parlent avant ou après le repas. Aux assemblées +publiques, les séances du soir, pour cette raison, sont toujours +orageuses. Anne d'Autriche dînait à midi, et dînait fort (Motteville). +De là, ses paroles violentes, ses hasardeux _spropositi_, qui, dans +une révolution plus sérieuse, l'eussent mise sur la voie de Charles +Ier. + +Au début de la Fronde, elle lança, à l'étourdie, un mot qui pouvait +faire crouler le trône, faire regarder en face l'infaillibilité +royale: «Dites-moi, avant tout, prétendez-vous borner les volontés du +roi?» + +Qu'eût répondu Cromwell? Heureusement pour elle, elle avait affaire à +Talon. Ce bon avocat général, au nom des magistrats, recula; il +frémit «d'_entrer en_ _jugement_ avec le souverain.... Ils ne peuvent, +ils ne doivent décider une telle question, pour laquelle il faudrait +_ouvrir les sceaux et les cachets de la royauté, pénétrer dans le +secret de la majesté du mystère de l'Empire_.» + +Le galimatias de Talon couvrit l'imprudence de la reine. Elle put, à +son aise, braver, gourmer le Parlement, lui donner des nasardes. Un +jour, elle voulait le faire pendre. Et quand? Précisément au jour où +peut-être, sans lui, le peuple aurait forcé le Louvre. + +On dit que le Parlement fit la Fronde. Il serait bien plus vrai de +dire qu'il l'empêcha et la fit avorter. La question, sans lui, se +serait posée autrement. La reine, allant tous les lundis ouïr la messe +à Notre-Dame, y trouvait à la porte un peuple de femmes qui lui +criaient: «À Naples!» la menaçant d'une révolution radicale et +napolitaine. La presse fut tout d'abord très-franche et très-sincère. +Nombre de petits livres racontèrent la vie intime de la reine sous +Louis XIII. Mais le Parlement tint pour elle et tâcha de la protéger. +En laissant courir les mazarinades, il châtia, et même de mort, les +écrits trop sincères. Il voulut à tout prix sauver le _secret de la +majesté du mystère de l'Empire_. Deux imprimeurs auraient péri en +Grève si le peuple ne les eût sauvés. + +Donc, contemplons, sans trop nous émouvoir, une révolution sans issue, +sans résultat possible, dont la stérilité confirma la France dans +l'amour du repos _quand même_, la résignation à la mort, que dis-je? +l'amour pour la mort même et pour l'anéantissement. Rien autre chose +qu'une répétition un peu vive de la danse éternelle, du triste menuet, +que le Parlement exécute devant la royauté, s'avançant deux pas, +reculant de trois, enfin tournant le dos. + +Le Parlement, sans bien sans rendre compte, trahit le peuple, lui-même +amusé et trahi par ses chefs, le président Molé, et le très-remuant, +très-brouillon Retz, coadjuteur de l'archevêque de Paris. Le vieux +Molé, mené par ses enfants, jouait sa compagnie en parlant fort et +haut pour elle, mais, en toute chose grave, suivant l'intérêt de la +cour. + +Mazarin attendait l'armée. Après un petit essai de violence qui ne +réussit pas, il sentit qu'il n'y avait rien à faire qu'à mentir et +plier, gagner du temps. La reine eut beau pleurer tout une nuit. Il +céda, toléra l'arrêt d'_union_, permit aux compagnies de s'assembler, +de réformer l'État. + +Le pouvaient-elles réellement? Une constitution, bâtie en l'air, sans +base (ni élection, ni jury, etc.), écrite sur le sable par des gens +qui avaient acheté leurs charges, serait-elle sérieuse? + +Ils y écrivirent, il est vrai, les deux garanties principales, _celle +de la personne_ (nul arrêté sans être interrogé dans les vingt-quatre +heures); _celle des biens_, nul impôt sans vérification parlementaire. + +Mais, même dans les choses bonnes, leur incapacité parut. En vertu du +dernier article, ils firent précisément ce que désirait Mazarin, +annulèrent ses traités avec les financiers. La cour n'osait faire la +banqueroute. Le Parlement la fait pour elle, la sanctifie, la canonise +par le grand mot de bien public. Mazarin avait emprunté à tout le +monde, et ne pouvait ni ne voulait payer. Le Parlement, tête baissée, +se jette sur les financiers, sans voir que derrière eux se trouve la +masse des petites gens qui, par leurs mains, ont prêté à l'État. +Dispense de les rembourser. Bref, le gouvernement est libéré, et la +reine, plus douce, commence à croire qu'il y a quelque bien dans la +révolution. + +Une autre faute insigne du Parlement, c'est de vouloir supprimer les +_intendants_, la grande création du dernier règne. Ces rois commis, il +est vrai, étaient lourds, et, sous Mazarin, aussi voleurs que leur +maître. Cependant, en les supprimant, qui eût pris le pouvoir? Les +gouverneurs de provinces, les vieilles puissances féodales qu'avait +écrasées Richelieu. + +Avec quelques concessions, Mazarin endormait le Parlement, quand la +question suprême fut précisée, formulée par le vieux conseiller +Broussel: 1º _remise au peuple d'un quart des tailles_; 2º l'_intérêt +de tous les parlements mêlé_, et soutenu par le Parlement de Paris; +refus de celui-ci d'être seul garanti pour la possession de ses +charges (4 août 1648). + +La ruse était vaincue par la sincérité. Mazarin fit le mort. Il +attendit son salut de l'armée. Quoiqu'il fût mal avec Condé, une +victoire de Condé le relevait. On pouvait l'espérer. Car l'Espagne, +accablée par ses quatre révolutions (Portugal, Catalogne, Naples, +Sicile), obligée de faire face de tous côtés, n'avait pas grande force +en Flandre. L'archiduc, étant sans argent, sans vivres, sans +munitions, fut lent à se mouvoir. Condé put faire une marche +hasardeuse en défilant par les marais; il eut le temps de faire six +lieues de circonvallation pour prendre une ville. L'archiduc +cependant, lui ayant pris Lens, l'avait obligé (19 août) à une +retraite difficile qui fut près d'être une déroute. Le 20, il +l'attaqua. Condé certainement était prié, pressé par la cour de livrer +bataille. Voyant les Espagnols quitter leur bonne position et venir à +lui, il hasarda de faire ce que fit le roi de Suède à Lutzen; il +commanda aux Français de recevoir le feu et de ne pas donner à +l'ennemi le temps de recharger. Notre infanterie égala la suédoise. La +première lignée fut rompue. Lui-même attaqua la seconde dix fois de +suite, et fut admirable de valeur et de présence d'esprit. Victoire +complète, cinq mille prisonniers, trois mille morts. + +La reine, ivre de joie, ayant reçu soixante-treize drapeaux espagnols, +ne daigna plus rien ménager et se moqua des peurs de Mazarin. Celui-ci +voulut toutefois que, si on se jetait dans les hasards de violence, on +ne le fît que sur l'avis de l'homme qu'il détestait le plus, Chavigny +(fils de Richelieu?), sur qui il pût se rejeter si la chose tournait +mal. + +Chavigny avait soufflé le feu de son mieux dans le Parlement. Consulté +pour l'éteindre, il fut pourtant fidèle aux traditions violentes de +l'autre règne, et dit, ce que voulait la reine, qu'il fallait arrêter +les chefs. + +Cela était très-hasardeux. La reine en chargea, non le vieux Guitaut, +mais son neveu, un jeune homme à elle, Comminges (dont nous avons +parlé), et le chargea de lui donner, au péril de sa vie, cette +jouissance et cette vengeance personnelle. En sortant à midi du _Te +Deum_, elle lui dit d'une voix émue: «Va et que Dieu t'assiste!» + +Il n'y avait pas loin à aller. Des six qu'on devait arrêter, le plus +populaire, Broussel, demeurait à deux pas, sur la Seine, au port +Saint-Landry. Il n'avait pas été au _Te Deum_ de la bataille (_De +profundis_ des libertés publiques). Il venait de faire son sobre +repas; il était au milieu de sa famille, cinq enfants, dont deux +jeunes demoiselles à marier. Comminges entre et montre son ordre; il +faut partir, Broussel doit le suivre tel qu'il est, en pantoufles. +L'aînée des demoiselles prie en vain. Comminges n'entend rien et +l'enlève. + +Il était fort aimé; ses domestiques poussèrent des cris affreux. Il +n'en avait que deux: une vieille servante, qui, par la croisée sur la +Seine, appela les mariniers, et un petit clerc, qui se mit à courir +après la voiture de Comminges, criant: «Aux armes! aux armes! on +enlève M. Broussel!» Rue des Marmousets, un banc de notaire fut jeté +par la fenêtre, et ailleurs autre chose, si bien qu'au quai des +Orfèvres le carrosse tomba en pièces. Comminges prit celui d'une dame +qui passait. Le maréchal de la Meilleraye, soldat brutal à qui ce +gouvernement d'Arlequin venait de donner les finances, craignant les +pierres, fit tirer aux fenêtres. Une femme et deux hommes furent tués. +Alors ce fut une grêle. La Meilleraye ne s'en tira qu'en tuant encore +un crocheteur d'un coup de pistolet. + +À point se trouvait là le coadjuteur de l'archevêque, Gondi (ou Retz), +qui confessa le crocheteur agonisant dans le ruisseau. Le peuple fut +touché, et pria le prélat d'aller au Louvre et de demander Broussel. + +C'est justement ce qu'il voulait. Il s'était mis là tout exprès, dans +ses habits pontificaux, devant la statue d'Henri IV, pour bénir et +prêcher la foule. Les Gondi, créés par Catherine et conseillers +principaux de la Saint-Barthélemy, durent à ce grand exploit d'être à +peu près héréditaires dans l'archevêché de Paris. Mais ce dernier +Gondi eût voulu davantage, être en même temps gouverneur de Paris, +unir les deux puissances. + +Il travaillait la ville par les curés, qui, dans cette grande misère, +maîtres absolus de l'aumône, distributeurs de pains, de soupes, etc., +traînaient après eux des masses affamées. Avec un archevêque +gouverneur de Paris, ils croyaient y régner, comme au temps de la +Ligue. + +Cela les rendait aveugles et sourds quant aux moeurs du petit prélat. +Fanfaron, duelliste, plus que galant, basset à jambes torses, laid, +noiraud; un nez retroussé. Mais les yeux faisaient tout passer, +étincelants d'esprit, d'audace et de libertinage. Peu furent cruelles +à ce fripon; il supprimait les préalables et sauvait l'ennui des +préfaces. + +Il croyait qu'au Palais-Royal on solliciterait son secours. Mais la +reine se moqua de lui. Il eut le chagrin et la rage de prêcher la paix +en s'en allant, quand il voulait la guerre. Il calma un moment le +peuple, mais pour mieux l'exciter la nuit. + +La cour avait fait dire que les bourgeois s'armassent. Ils arment le +27, contre la cour. Malheur à ceux qui ne l'eussent fait! Le peuple +était levé, et il fit un ouvrage énorme, _douze cents barricades en +douze heures_[25]. Il n'avait guère besoin de Retz. Ce fut toutefois +une de ses maîtresses, la soeur d'un président, femme d'un capitaine +bourgeois, qui, ayant chez elle le tambour du quartier, le fit battre +et donna l'exemple. Un des amis de Retz, capitaine aussi de quartier, +le maître des comptes Miron, battit le tambour de son côté. La journée +fut lancée. + + [Note 25: Cela est sérieux et suppose une redoutable + unanimité. Rien d'analogue jusqu'au grand jour de la prise de + la Bastille. Que serait-il arrivé si Retz et le Parlement + avaient réellement lâché la Révolution, la presse, non contre + le faquin étranger, mais contre la reine, de manière à + établir ses trahisons, ses avis donnés à l'ennemi, etc. On + tenait à Paris deux femmes qui savaient tout et auraient tout + dit, madame de Chevreuse et madame de Guéméné. La reine + n'avait aucune idée de la prise qu'on avait sur elle. Tandis + que la Fronde mettait des gants pour la combattre, elle + montra une violence, une férocité que sa vie antérieure n'eût + pas fait deviner. Elle insista plusieurs jours pour faire + mourir le premier qu'on fit prisonnier. Elle l'eût fait. Mais + les siens avertirent ceux de Paris, qui prièrent la reine + d'épargner ce malheureux, en faisant entendre pourtant tout + doucement qu'eux aussi ils avaient des prisonniers qu'ils + pourraient faire mourir. (Retz, p. 100.)--Elle savait à qui + elle avait affaire. Ni Retz, ni le Parlement, ni Condé, ne + voulaient d'États généraux, ni de révolution sérieuse. + Cromwell, qui avait envoyé à Retz un homme sûr, vit bien vite + que toute l'affaire était ridicule. Ce Catilina + ecclésiastique, mené par les femmes, avait pour agents des + curés et des bedeaux, des habitués de paroisse. Il veut + relever les libertés de France; avec quoi? avec un clergé et + une assemblée du clergé qui, par son obstination à fermer sa + bourse, s'est montré et déclaré le véritable ennemi de + l'État. Au moment de l'explosion, Retz ne sait ce qu'il fera, + il l'avoue. Il allait écrire à l'Espagne, dit-il? mais _il + attend Condé_; puis, sur quelques coquetteries de madame de + Longueville, il se jette de ce côté-là, et croit, contre + Condé, pouvoir créer l'automate Conti. Et c'est dans cette + indécision pitoyable qu'il fait le fier contre Cromwell, _le + méprise_, dit-il. Cromwell avait dit un mot fort et profond, + modeste, qui semblait un aveu: «On ne monte jamais si haut + que quand on ne sait où l'on va.» Ce mot, dit Retz, à + l'horreur que j'avais pour lui ajouta _le mépris_.--Lui, le + petit bonhomme, il sait bien où il monte et ce qu'il veut: il + veut monter d'abord à devenir _gouverneur de Paris_. Première + chute; l'Italien rusé, au premier pas, lui fait donner du nez + à terre. Puis, ce profond ambitieux veut être _cardinal_ de + Rome, et c'est pour cela qu'il fait l'amour à Anne + d'Autriche. Seconde chute; ce chapeau, pour lequel il trahit + la Fronde, lui tombe sur la tête et l'écrase définitivement. + On le fait cardinal, mais c'est pour le mettre à + Vincennes.--Tous ces ridicules de conduite et cette petitesse + de nature n'empêchent pas que ses confessions (c'est plus que + des Mémoires) ne soient le livre capital et primordial de la + nouvelle langue française. Ce piètre politique est un + admirable écrivain.] + +Le Parlement, la veille, avait décrété contre Comminges. Le 27, à six +heures, la cour, audacieuse et timide, prenant l'heure matinale et +croyant que Paris n'est pas levé encore, envoie le chancelier casser +l'arrêt. La foule est déjà là. On le poursuit, on le pousse. Il se +cache. Il était mort s'il ne se fût jeté dans un hôtel; le chef de la +justice fût trop heureux d'entrer dans une armoire. + +La Meilleraye le dégage. Poussé lui-même, en grand péril, le +maladroit, d'un coup de pistolet, tua une femme qui portait une hotte. +Le peuple s'empara, au quai de la Ferraille, de tout ce qui tomba sous +sa main. + +Cependant le Parlement va en corps au Palais-Royal redemander ses +membres à la reine. Elle venait de dîner. Rouge, emportée, elle dit +avec un geste de furie: «Je les rendrai, mais morts.» Et elle passe +dans sa chambre grise, claquant la porte au nez du Parlement. + +Ils reçurent cela tête basse. Mais il fallait retourner. Pour faire +ouvrir la première barricade, ils mentirent, dirent que la reine +donnait espoir, et ils mentirent aussi à la seconde. À la troisième, +un garçon rôtisseur, mettant sa broche au ventre du président Molé, +lui dit: «Retourne, traître! Tu seras massacré si tu ne nous ramènes +Broussel ou Mazarin!» + +Vingt ou trente conseillers s'enfuirent par les ruelles. Le reste +retourna. Mais cette femme insensée, pleine de viande (et peut-être de +vin), parlait de faire accrocher aux fenêtres cinq ou six des +parlementaires qui venaient la sauver. Les princesses, qui se +mouraient de peur, se mirent à genoux devant elle, et Monsieur même. +Mazarin tremblait et priait. Ce qui la décida, ce fut la reine +d'Angleterre, qui avait déjà vu de pareilles fêtes à Londres, et dit +que Mazarin touchait au destin de Strafford. + +Il se le tint pour dit, fit sceller une lettre de cachet pour délivrer +Broussel. Et, pendant que le peuple était tout occupé de cette lettre +et de sa victoire, notre homme, déguisé sous la perruque et l'habit +gris, avec des bottes de campagne, alla respirer hors Paris. + +Le 28, à dix heures, ramené dans le carrosse du roi, Broussel fit son +entrée. Les barricades tombaient devant lui, et le peuple attendri +baisait ses mains et ses habits. Le bon vieillard pleurait à chaudes +larmes. Il reprit place au Parlement, en grande modestie, et proposa +qu'on décrétât la suppression des barricades. + +Funeste excès de confiance. Le peuple, tout en obéissant, sentait +trop que rien n'était fait. Mazarin ôta dix millions de tailles. Mais +l'armée revenait. Quand il l'aurait en main, que ferait-il? Au moment +même, le peuple prit une masse de poudre qu'on tirait de la Bastille. +La cour arme pendant qu'il désarme, et déjà prépare au jour de la paix +le moyen de le massacrer. + +Les scrupules des parlementaires faisaient obstacle à tout. +Blancmesnil, mandé par Retz à un conciliabule de résistance, vint, +mais dit: «Les ordonnances veulent qu'un magistrat n'opine que sur les +fleurs de lis, en public, et sans consulter.» + +Mazarin avait tout rejeté sur Chavigny. Il le fit arrêter (13 +septembre). Cela étonna, effraya les amis qu'il avait au Parlement, et +le président Viole, renvoyant terreur pour terreur, demanda qu'on +renouvelât l'ordonnance contre Concini pour défendre aux étrangers de +se mêler du gouvernement. + +Le Parlement sortit comme d'un songe. Il saisit, il comprit enfin ce +que la foule disait depuis un mois: «Il faut aller au Mazarin.» + +Le peuple des barricades, le 28 août, avait manqué d'un chef. Molé, +Retz, l'avaient amusé. Cette révolution, aveugle et sans yeux, n'ayant +de chef sincère qu'un pauvre octogénaire, détournée de son but par +l'intrigue des curés, ayant pour centre un avorton de prêtre, ne +pouvait qu'être une triste contre-épreuve d'un triste original, la +tragi-comédie de la Ligue. L'ascendant des donneurs d'aumônes la +baptisait assez de son vrai nom, une insurrection de misère et la +révolution du ventre. + +Cependant le jour même un élément nouveau surgit. Le Parlement, +apportant à la reine ses remontrances, trouve près d'elle l'insolence, +la violence, la brutalité militaire. Ce jour, 22 septembre, Condé +était revenu. Il menace le Parlement. Il suivait son instinct, la +haine de la loi; car lui-même ne savait pas encore ce qu'il ferait. +D'une part, il avait besoin de Mazarin pour dépouiller son frère +Conti, en hériter, le jeter dans l'Église et lui donner le chapeau. +L'avarice le mettait du côté de la cour. Mais l'ambition lui faisait +écouter les paroles de Retz, qui le tirait au Parlement, et le mena la +nuit chez Broussel. Enfin le prince à double face comprit que, pour +forcer le Parlement à accepter un chef militaire, pour s'emparer de la +révolution, vierge encore et trop scrupuleuse, il fallait d'abord être +du parti de la reine, assiéger et forcer Paris. + +C'est le vrai sens de la conduite de Condé. Mazarin eût voulu éviter +la violence. Il traita à Munster, 24 octobre, et, le même jour, il fit +accepter les articles du Parlement. Mais le premier était la +diminution de l'impôt, la défense de le vendre d'avance aux partisans. + +Article violé aussitôt qu'accepté. Donc, point de paix. L'armée +enveloppe Paris, insultant, ravageant comme en pays ennemi. La reine, +à trois heures du matin, le 6 janvier 1649, emmène le roi hors de sa +capitale. Elle est libre, elle est gaie et toute à sa vengeance. Ordre +au Parlement d'aller siéger à Montargis. + +Le Parlement, toujours inconséquent, n'ouvre point la lettre royale, +et il envoie au roi. Il proteste de sa soumission, et il arrête qu'on +se munira d'armes et de subsistances. Il en charge l'Hôtel de Ville, +dévoué à la cour, prêt à trahir Paris. + +Comment résister à Condé? La première idée de Retz fut d'appeler +contre lui les Espagnols; la seconde fut de lui opposer sa soeur même, +madame de Longueville, qui tenait sous la main, gouvernait Conti, son +jeune frère, fortement épris d'elle.--Idée sotte. La soeur et Conti +n'avaient de crédit, d'importance, que comme un reflet de Condé. + +N'importe. Le généralissime sera le bossu Conti, ou bien plutôt sa +soeur, alors enceinte, qui campe et accouche à l'Hôtel de Ville. + +Cet hôtel, fort petit alors, entasse et réunit je ne sais combien de +puissances contraires,--d'abord la trahison, le prévôt des +marchands;--madame de Longueville, le roman et le bel esprit;--madame +de Bouillon, ou l'intrigue espagnole;--enfin, le pauvre vieux Broussel +et quelques conseillers chargés de surveiller. Ce sera bien merveille +si ces influences opposées ne s'annulent l'une par l'autre. Nous +sommes sûrs d'avoir une révolution parleuse et sans action. + +La fuite du roi avait effrayé le Parlement, mais point le peuple. Il +n'eut que de la fureur, nul abattement. Donc, on pouvait tourner bien +autrement les choses, briser l'Hôtel de Ville d'abord, y mettre une +autorité sûre, au lieu de le remplir de femmes, et, tout en armant +Paris, acheter l'armée allemande que commandait Turenne. Paris l'eût +eue pour un million (et qu'est-ce qu'un million pour Paris?). Il n'en +coûta pas la moitié à Condé et à Mazarin pour la débaucher. + +Le Parlement, en tout cela, agit faiblement, gauchement. Le blâme en +est surtout au vrai chef de Paris, à son petit prélat, son tribun +tonsuré, qui, sous sa calotte, couvrait plus d'esprit que de sens, +plus de saillies que de cervelle. + +Leur langage à tous est curieux dès qu'on parle du peuple. Condé dit: +«Si je ne m'appelais Louis de Bourbon... Mais je suis prince du sang, +et je dois ménager le trône.» Retz dit: «Si je n'étais le chef du +clergé de Paris....» Il a peur évidemment d'aller trop loin et de +faire tort à l'hérédité épiscopale de la dynastie des Gondi, surtout +de manquer le chapeau. + +Le siége de Paris dura trois mois (janvier, février, mars). Peu de +combats, beaucoup d'intrigues. Le peuple, au début, avait reçu, adopté +avec enthousiasme le beau et blond Beaufort, échappé de prison, brave +et sot, étourdi, bavard, ne sachant couvrir sa nullité de discrétion +et de silence. Ses non-sens et son ineptie ne déplurent pas au peuple. +La candeur apparente lui fait pardonner tout. + +Paris était trahi dans les deux sens, pour la cour, pour l'Espagne. Le +prévôt des marchands et autres étaient pour Mazarin. Madame de +Bouillon, souveraine absolue de l'esprit de son mari, ne voulait rien +que recouvrer Sedan, et croyait l'obtenir en faisant peur des +Espagnols. Elle obtint de Bruxelles, non un ambassadeur, mais un moine +qu'elle habilla en cavalier et fit recevoir du Parlement (19 février +1649). Cet envoyé assura hardiment que le roi d'Espagne avait tant de +respect pour le Parlement de Paris, qu'il le voulait arbitre de la +paix générale, juge entre les couronnes. Le Parlement ne mordit pas à +cet excès de flatterie. Il était inquiet. Huit jours auparavant, la +cour avait déclaré qu'on se passerait de lui, que les tribunaux +inférieurs jugeraient sans appel, et que l'_on convoquerait les États +généraux_. Cet épouvantail des États, la menace de la suppression des +charges qui faisaient leur fortune, décourageaient fort les +parlementaires. + +Le héros, d'autre part, Condé, qui n'avait pas fait grand exploit, +inclinait lui-même à la paix. Le 5 mars, on ouvre des conférences. Et, +brusquement, le 11, le président Molé déclare au Parlement qu'il a +signé le traité. + +Il avait signé sans pouvoir. Avec un autre maître plus sérieux que le +parlement, il l'aurait payé de sa tête. Il était évident qu'en +précipitant les choses on livrait tout. Mazarin, qui tenait le roi, +n'avait qu'à donner des paroles; nulle garantie; la Fronde étant +dissoute, il allait se moquer de la crédulité des négociateurs. + +Il eût fallu attendre encore. Les provinces, plus lentes, se +décidaient, suivaient Paris. Les parlements accédaient un à un. M. de +la Trémouille promettait d'envoyer du Poitou dix mille hommes, et +Longueville autant de la Normandie. On eût pu, par cette terreur, +obtenir quelques garanties. Ce traité finit tout. L'armée de Turenne, +voyant mollir Paris, traita avec la cour et s'arrangea pour quelque +argent avec Mazarin et Condé. + +La France put savoir alors ce qu'il en coûte d'avoir fait un héros, +un prince à la Corneille, vivant dans le sublime, ne parlant aux +mortels que du haut des trophées. Sa soeur, madame de Longueville, de +même était passée à l'état de déesse. L'un et l'autre, dans l'Empyrée, +ne distinguaient plus les humains de si haut qu'avec un sourire de +mépris. Les grands attendaient à leur porte, et des heures. Quand on +était reçu, c'était avec des bâillements. + +En réalité, que voulait Condé? Se faire le chef de la noblesse contre +la cour? Les nobles trouvaient dur d'être traités ainsi. Commencer une +nouvelle Fronde? Il eût fallu ménager les parlements; il menaça les +députés de celui d'Aix de les faire périr sous le bâton. Visait-il à +une principauté indépendante, comme plus tard il la voulut des +Espagnols? Ou bien songeait-il à enlever à Monsieur la lieutenance +générale? Il est difficile de deviner ce qui se passait dans cette +tête bizarre. + +Il ne tenait à rien. On vit plus tard qu'il eût très-volontiers changé +de religion, s'offrant alors d'une part à Cromwell pour se faire +protestant et avoir une armée anglaise, de l'autre au pape pour qu'il +l'aidât à se faire élire roi de Pologne. + +Les Condés, en 1609, avaient dix mille livres de rente, et en 1649, +outre les terres de Montmorency, ils tenaient une partie énorme de la +France: + +1º Par le grand Condé, ils avaient la Bourgogne, le Berri, les marches +de Lorraine, une place dominante en Bourbonnais qui surveillait quatre +provinces; + +2º Par Conti, la Champagne; + +3º Par Longueville, mari de leur soeur, la Normandie; + +4º Enfin l'amirauté, et Saumur, place dominante d'Anjou, étaient au +frère de la femme de Condé; ils vaquèrent par sa mort et furent +revendiqués par eux comme un héritage de famille. + +Plus tard, ils négocièrent pour la Guienne et la Provence. + +Cette furieuse faim des Condés, qu'on ne savait comment apaiser, +servit d'excuse à Mazarin pour se créer aussi quelque établissement. +La reine comprit bien qu'un contrepoids devenait nécessaire, qu'à la +dynastie des Condés il fallait opposer la dynastie des Mazarins. + +Jusque-là c'était un homme seul, sans famille, sans racine en France. +Un matin, il fait arriver sept nièces à la fois. La première sera pour +Mercoeur, l'un des Vendômes; la seconde, pour le fils du duc +d'Épernon. Ce pauvre homme pour doter l'une trouve six cent mille +livres. Pour l'autre, il s'attire sur les bras la haine de tout le +Midi que foulait d'Épernon, il hasarde la guerre civile. + +Condé lui fit beau jeu, allant de sottise en sottise. Pour une +question de tabourets, il blesse toute la noblesse. + +Pour faire donner une place à Longueville, il met la main sur Mazarin, +lui tire la barbe et lui dit: «Adieu, Mars.» + +Enfin il se fait fort de donner un amant à la reine, l'oblige par +menace de recevoir un fat, Jarzay, qui lui fait sa déclaration. + +Brouillé avec la cour, le sage prince se brouille encore avec la +Fronde. Mazarin lui fait croire que les frondeurs veulent +l'assassiner. Condé accuse Retz et Beaufort, sur ce prétexte absurde, +au moment où ils auraient pu l'appuyer contre Mazarin (décembre 1649). + +On croit écrire l'histoire de Charenton, mais moins folle encore que +honteuse. Le procès de Condé tombe au milieu d'un soulèvement des +rentiers, contre lesquels le Parlement autorise une suspension de +payement. Et ce procès révèle une création nouvelle de Mazarin, qui +depuis a fleuri, celle des agents provocateurs et des témoins gagés. + +Condé avait tenu, dans l'affaire de Jarzay, la conduite d'un fou +furieux. Il dit: «Je le ramènerai, le tenant par le poing; je forcerai +la reine à le recevoir.» Cet excès d'insolence la décida. Elle écrivit +à Retz de venir la trouver la nuit. Elle lui offrit le cardinalat, +s'appuya de cette Fronde, tant détestée, contre le tyran commun. On +résolut d'arrêter les trois princes, Condé, Conti et Longueville. On y +fit consentir Monsieur. + +Mais Mazarin n'eût pas trouvé la pièce bonne s'il n'y eût mêlé une +farce. Il tira de Condé, sous un prétexte, sa signature pour une +arrestation, s'amusa à lui faire ordonner sa captivité. + +Ce grand acte se fit fort aisément et sans cérémonie. Les princes +vinrent d'eux-mêmes se mettre dans la souricière. Arrêtés par Guitaut +et Comminges, ils furent menés la nuit par une petite escorte de vingt +hommes à Vincennes (18 janvier 1650). + +La soeur de Condé, la fière madame de Longueville, naguère si +populaire, fut trop heureuse de se sauver. Mais, avant de partir, elle +eut le temps de voir l'allégresse publique, les transports du peuple +et les feux de joie. + + + + +CHAPITRE XXII + +SECOND ÂGE DE LA FRONDE.--LA COUR, APPUYÉE PAR LA FRONDE, CHASSE CONDÉ + +1650-1651 + + +Le héros sorti de la scène, elle appartient aux héroïnes. Nous allons +voir les femmes, à peu près seules, mener la guerre civile, gouverner, +intriguer, combattre. Grande expérience pour l'humanité. Belle +occasion d'observer cette translation galante de tout pouvoir d'un +sexe à l'autre. Les hommes traînent derrière, menés, dirigés, en +seconde ou troisième ligne. À la tête de chaque parti, je vois ces +nobles amazones, les Clorindes et les Herminies. + +S'il n'y a pas beaucoup de suite, si tout remue, varie, ne vous +étonnez pas. Elles sont filles d'Éole et tournent volontiers au vent +de la passion. Ne les blâmons pas trop. Le vrai tort est à la nature. +Ces brillantes guerrières n'en sont pas moins soumises aux révolutions +de Phoebé. La femme la plus héroïque est pourtant sous le poids d'une +fatalité naturelle; délicate de corps, d'imagination vive, faible +souvent, et parfois lunatique. + +La première héroïne, comme toujours, est madame de Chevreuse, mère +complaisante, qui, fournissant sa fille au jeune prélat de Paris, plus +que personne mène la Fronde. À elle l'honneur principal de cet acte +hardi, l'arrestation du grand Condé. + +Mais la plupart des femmes sont du parti de celui-ci. Son malheur, un +roman tout fait, remue les coeurs généreux et sensibles. La gloire +sous les verrous! Le héros pris en trahison et prisonnier de qui? De +l'abbate Mazarini. Toute la dépouille des Condés distribuée aux sbires +du favori, la Normandie à Harcourt, la Champagne à L'Hospital, etc. +Une alliance monstrueuse entre le roi et le peuple. La reine maintient +la Bastille dans les mains du fils de Broussel; elle donne aux +magistrats les hauts emplois, et, ce qui est plus fort, aux rentiers +même la surveillance des rentes! Renversement de toutes choses! La +noblesse de France ne va-t-elle pas se soulever? + +Mais rien ne bouge. Ni les clientèles militaires de Condé, ni ses +nombreuses seigneuries, ni ses places, ses gouvernements, ne prennent +parti. Bien loin de là, madame de Longueville, qui croit remuer la +Normandie, y est repoussée partout. Elle fuit aux Pays-Bas, tourne à +l'est; elle englue Turenne, mais ni lui ni elle ne peuvent rien qu'en +s'adressant aux Espagnols, pour qui madame de Bouillon travaille de +son mieux à Paris. Pendant que la belle amazone perd son temps, +chevauche et parade, un secours plus direct et bien plus énergique fut +donné à Condé du côté où il eût espéré le moins, de sa maison de +Chantilly. Il y avait laissé sa vieille mère et sa jeune femme, son +fils âgé de sept ans. Mazarin hésitait à faire arrêter ces deux +femmes, craignant l'opinion. La mère vint se cacher à Paris, et, un +matin, apparut dans le Parlement, suppliante, versant force larmes, +descendant aux prières, aux flatteries et jusqu'aux bassesses. + +Mais le plus étonnant fut le courage inattendu de la femme de Condé, +cette jeune nièce de Richelieu, tant méprisée, avec qui il coucha par +ordre, et dont l'enfant fut fils des volontés absolues du ministre. +Elle s'était confiée à un homme de capacité, l'auteur des beaux +Mémoires, Lenet. Il la sauva de Chantilly avec son fils, la mena +d'abord à Montrond, forte place des Condés, puis, craignant d'y être +assiégé, droit à Bordeaux. Le parlement de Guienne était brouillé à +mort avec le Mazarin, qui soutenait le gouverneur, cet Épernon à qui +il s'obstinait d'allier sa famille. Grande fut l'émotion de la ville +et du Parlement de voir cette dame de vingt-deux ans, sous les habits +de deuil, cet enfant innocent, qui, porté dans les bras, les prenait +par la barbe de ses petites mains, leur demandant secours pour la +liberté de son père. Le cortége de la princesse n'y gâtait rien, formé +de grandes dames, jeunes pour la plupart et charmantes. + +L'explosion fut vive, comme toujours, dans les foules du Midi. Mais +le récit même de Lenet laisse voir parfaitement le peu de fond +qu'avait ce semblant de révolution populaire. Le peuple, misérable, +espérait avoir par les princes des débouchés à l'étranger qui feraient +mieux vendre les vins et l'aideraient à vivre. Il domina le Parlement, +emporta tout par la terreur. Bouillon et la Rochefoucauld, les +conseillers de la princesse, étaient d'avis de laisser mettre en +pièces un envoyé du roi. Lenet craignit que cet acte, un peu vif, ne +la rendît moins populaire. Deux ou trois fois le peuple faillit +égorger le Parlement, dont la minorité fut tenue sous le couteau. +L'Espagne promettait de l'argent, et l'on avait la simplicité de la +croire. Elle donna à peine une petite aumône. Cependant Mazarin, ayant +paisiblement occupé et la Normandie et la Bourgogne, les gouvernements +des Condés, s'acheminait vers la Guienne avec l'armée royale. Les +Bordelais se montrèrent intrépides, un peu troublés pourtant de voir +que les soldats allaient vendanger à leur place. Tout se mit à la +paix. La princesse ne se maintenait plus que par l'appui des +va-nu-pieds, qu'elle faisait boire et danser la nuit, et qui lui +hurlaient aux oreilles cent choses sales contre le Mazarin; ils les +lui faisaient répéter, à elle et à son fils. Cet avilissement où elle +tombait lui fit désirer la paix à elle-même, accepter la permission de +sortir de la ville qu'on lui donnait, avec de vagues promesses de la +liberté de Condé (3 octobre 1650). + +Bien loin de les tenir, Mazarin, au contraire, éloigna ses prisonniers +de Paris, les transporta au Havre. La fortune semblait travailler pour +cet homme. Dans cette année où il avait tout oublié, tout négligé +pour l'affaire de Bordeaux, presque perdu la Catalogne, compromis la +Champagne même, délaissée, sans défense, il fut sauvé de l'invasion +par un événement fortuit, l'obstination héroïque d'un certain Marois, +qui arrêta quarante jours les Espagnols devant Mouzon, une mauvaise +place, à peine fortifiée. Ils rentrèrent en quartier d'hiver. Mazarin +eut beau jeu pour guerroyer seul à coup sûr. Maître de tout, rien ne +l'arrête. Il ramasse en décembre tout ce qu'il a de force au Nord, +avec son armée de Guienne. Son homme, Du Plessis, entraînant sous ses +yeux cette grosse avalanche, fond sur Rethel, la prend avant que les +Espagnols eussent remué. Turenne, qui était avec eux, ne venait pas à +bout de leur lenteur. Ils viennent tard et mal. Mazarin veut, exige +que Du Plessis attaque; il lui faut, à tout prix, rapporter à Paris +une belle bataille contre les amis de Condé. Dérision de la fortune: +c'est Turenne qui est battu. Mazarin a défait Turenne (15 décembre +1650)! + +Ingrat de sa nature, Mazarin s'était méconnu, avait tourné le dos aux +frondeurs dès qu'il eut mis ses prisonniers loin de Paris. Son succès +de Bordeaux, sa victoire de Rethel, lui portèrent à la tête. Il crut +décidément qu'il n'avait que faire d'eux. Qui cependant avait gardé +Paris pendant sa longue absence, qui, sinon les chefs de la Fronde, +sinon Retz, la Chevreuse? Ils avaient endormi et trahi la révolution, +sur l'espoir du cardinalat promis par Mazarin à l'amant de +mademoiselle de Chevreuse. + +Une chose parut cependant, c'est qu'à ce moment même où Mazarin +paraissait le plus fort, rapportait dans Paris les drapeaux espagnols, +il n'y avait de force réelle que dans la Fronde, trahie, vendue, +tournant au vent des intérêts de ses chefs. + +En un mois, ce vainqueur, ce héros monté sur sa victoire, a perdu +pied; il glisse, il enfonce, il se noie. + +Le 30 janvier 1651, sur quelques mots hardis du Parlement, notre +homme, se croyant très-fort, compare cette compagnie au parlement de +Londres; il s'emporte devant Monsieur, parle de Cromwell et de +Fairfax. La reine, violente d'elle-même et violente de servilité pour +son heureux vainqueur, folle de son laurier de Rethel, met les ongles +au nez de Monsieur, qui se sauve éperdu, jure qu'il ne remettra jamais +les pieds «chez cette furie.» + +On saisit ce moment. Retz et les amis de Condé s'étaient réconciliés. +Conti devait payer la liberté que lui rendrait la Fronde en prenant +une fille salie, la jeune Chevreuse, avec qui vivait le coadjuteur. La +vieille Fronde de Retz et des Chevreuse adopte la nouvelle Fronde des +amis de Condé, des gens d'épée, des nobles. Ce monstre des deux +Frondes, associant deux choses hostiles et inassociables, naquit dans +le lit de mademoiselle de Chevreuse, par les soins de sa mère, qui la +livrait et faisait de sa honte le lien des partis. + +Quoi qu'il en soit, le monstre hétérogène n'en éclata pas moins avec +une invincible forme. Les gens d'épée, en nombre, s'assemblent. Au +Parlement, sur cette injure de Cromwell et Fairfax, s'élève l'aigre +cri des Enquêtes, et bientôt le tonnerre du peuple. Mazarin, sans +savoir comment, se sent levé de terre, et si léger, qu'il ne tient +plus à rien. Bref, le 6 février, il perd la tête, il part seul du +Palais-Royal, seul, lorsqu'il pouvait sans obstacle emmener le roi. +Les portes étaient ouvertes, nul obstacle. Par excès de prudence, il +jugea qu'une femme, un enfant, retarderaient sa fuite, en rendraient +le succès douteux. + +Comme on admire toujours ce qui réussit, plusieurs sont parvenus à +trouver dans cette lâcheté une politique profonde. Qui ne voyait +pourtant que les portes, ouvertes le 6, pourraient être fermées le 9, +le jour où il avait remis la fuite de la reine et du petit roi? + +En contant cette belle histoire, on est tenté de croire qu'il n'y a +plus de mâles en France, plus de virilité que sous la jupe. Il faut +une femme pour dire qu'on doit fermer les portes de Paris; c'est la +jeune Chevreuse. Il faut une femme, celle de Monsieur, pour signer +l'ordre; il n'ose le faire. On s'agite, on s'éveille, on s'arme la +nuit du 9; on pénètre au Palais-Royal. Mais une femme suffit pour +finir tout et endormir le peuple. La reine, avertie, a le temps de +débotter l'enfant royal, de le remettre au lit. Il dort ou fait +semblant. Les innocents bourgeois admirent ce bel enfant, leur roi +(déjà si bon acteur); ils retiennent leur souffle, s'en veulent +d'avoir troublé ce sommeil d'innocence, et, s'écoulant sur la pointe +du pied, maudissent ceux qui les ont trompés et leur font passer la +nuit blanche (9 février 1651). + +Mazarin courait vers le Havre, voulant devancer les frondeurs, et +lui-même délivrer les princes. À quoi bon? Ceux-ci voyaient bien qu'il +agissait contraint, forcé. Ils rentrent dans Paris, et ils le trouvent +charmé de les revoir. Condé sortait refait et rajeuni par son +malheur, embelli du roman de sa vaillante petite femme. Les plus +hardis des siens lui parlaient d'enfermer la reine et de se faire +régent, roi. Mais Mazarin en fuite avait, comme les Parthes, décoché +derrière lui un trait aigu qui vint passer à travers les partis, les +disjoindre, les affaiblir tous. + +Deux assemblées existaient à Paris, dont on pouvait tirer parti contre +le Parlement. La noblesse était réunie aux Cordeliers, et le clergé +aux Augustins. La première assemblée comptait huit cents messieurs des +plus gros bonnets du royaume, princes, ducs, seigneurs. Les voilà qui +raisonnent, qui cherchent aux vieux temps, qui se rappellent les hauts +_plaids_ féodaux qui gouvernaient jadis, qui se demandent comment le +gouvernement est maintenant aux mains sales des gens de chicane, des +procureurs crottés. Ils en viennent à cet axiome: «La loi est +au-dessus du roi, au-dessus de la loi les États généraux.» + +Chose admirable. Le clergé fait écho. Il adopte, sans sourciller, le +principe révolutionnaire. Évidemment, la facilité des États de 1614, +le peu de peine que les privilégiés avaient eue à les éluder, les +enhardirent cette fois, et ils n'hésitèrent pas à prononcer le mot +qui, dans un autre temps, leur eût fait dresser les cheveux. + +Mort, bien mort était donc le maître (nous voulons dire le peuple, +nous voulons dire la France), pour que les valets orgueilleux, les +dilapidateurs de cette pauvre maison ruinée, risquassent de prononcer +le nom redouté du défunt et de danser sur son tombeau! + +L'effet fut excellent. Le faquin l'avait bien prévu de la frontière, +quand il envoya ce mot d'ordre. Le Parlement informe sur les injures +de la noblesse. La noblesse veut jeter le Parlement à l'eau (mars +1651). + +La reine prisonnière se retrouve si bien maîtresse, qu'elle ne daigne +consulter Monsieur, et seule change le ministère (3 avril). Qui pourra +y trouver à dire? Elle prend justement pour ministres les ennemis de +Mazarin, entre autres Chavigny, un ami de Condé. Elle lâche aux Condés +la Guienne, tout à l'heure la Provence. Elle lâcherait le royaume pour +brouiller Monsieur et Condé, briser l'unité des deux Frondes. + +Condé, sorti de sa prison tel qu'il y est entré, borné, brutal, +aveugle, aide à cela, bien loin d'y mettre obstacle. Il oublie que la +vieille Fronde lui a seule ouvert la prison. Il ne veut plus que son +frère paye la rançon convenue, qui était d'épouser la maîtresse du +coadjuteur. On rompt brusquement et avec outrage avec les deux +Lorraines, les Chevreuse, mère et fille. Les valets, les agents +populaires du parti Condé, un savetier, Maillard, à la vue de ces deux +infantes, crient dans les rues ce que Paris savait. La demoiselle +s'évanouit presque. Du sang, il faut du sang, et «le sang de Bourbon +n'est pas trop pour laver l'affront fait au sang de Lorraine.» Il eût +fallu que le coadjuteur pût faire assassiner Condé. Il répugnait au +guet-apens. Toute la réparation qu'il imagine, c'est de remplir le +Parlement de gens armés à lui et de coupe-jarrets, qui, au besoin, +pourraient faire un massacre. Les Condés filèrent doux. Les deux +dames aux tribunes purent à leur aise triompher. Conti plia les +épaules en passant devant elles. Son savetier reçut quelques coups de +bâton. Retz, en contant cet exploit immortel, termine par ce grotesque +mot: «L'événement pouvait être cruel, me perdre de fortune et de +réputation... Je ne m'en suis pourtant pas fait reproche. Car ce sont +de ces choses que la politique condamne et _que justifie la morale_.» + +Ce prélat respectable était alors de nouveau recherché par la reine, +qui le caressait fort dans sa jeune Chevreuse, «qu'elle baisait sur +les deux joues.» Il allait la nuit au palais en cavalier et en plumet. +On le rattrapait par l'espoir du chapeau, et par une idée qu'on lui +croyait fort agréable, comme devant venger les Chevreuse, l'assassinat +du grand Condé. La reine n'était pas moins altérée de vengeance. Condé +la jetait dans le désespoir en l'attaquant sur Mazarin, révélant ses +correspondances, la montrant gouvernée par lui dans ses actes et dans +ses paroles, cachant ses envoyés aux greniers du Palais-Royal. + +Jusque-là, Mazarin n'avait jamais paru féroce, il semblait moins +violent que la reine. Cependant la persévérance avec laquelle celle-ci +négocia la mort de Condé avec la Fronde, fait croire qu'il n'en +repoussait pas l'idée. Elle ne faisait rien de sa tête, rien sans +l'ordre du maître absolu. Ne pouvant vaincre les répugnances de Retz, +elle lui envoya, pour le convertir, d'abord ceux qui s'offraient pour +faire le coup, Hocquincourt et Plessis, enfin M. de Lyonne, agent +direct de Mazarin, qui lui fit honte de sa timidité. Ces braves +n'osaient agir, à moins que Retz n'assurât que son peuple, le peuple +frondeur, les sauverait du peuple des Condés. + +Au total, la manoeuvre générale de la cour atteste la direction du +grand maître en friponnerie, qui du Rhin menait le Palais-Royal. La +reine avait d'abord tout lâché à Condé pour le perdre auprès de la +Fronde; puis, tourné aux frondeurs, pour tuer ou arrêter Condé. Retz +ayant refusé, on fit croire à Condé que c'était Retz qui demandait sa +mort. + +D'autre part, celui-ci nous explique à merveille qu'il n'était guère +moins faux et guère moins hypocrite. Il était prélat populaire tout le +jour et frondeur; la nuit, il était cavalier empanaché et royaliste, +conseillant au Palais-Royal les mesures qui devaient le lendemain +annuler tout l'effet des mensonges et du bavardage qu'il allait faire +au parlement. + +J'ai trop grand mal au coeur à conter tout cela. Il faut lire les +Mémoires du prélat, le voir triompher de sa honte, dire comment, sous +les yeux de sa Chevreuse, il disputait le pavé à Condé. Où cela, je +vous prie? Au sanctuaire de la Justice même, dans la première cour du +royaume et sur les fleurs de lis. Le prince, retiré à Saint-Maur et ne +se sentant plus appuyé dans Paris que par des criailleurs gagés, +revient pourtant avec ses gentilshommes menacer le coadjuteur. +Celui-ci est en force. Il ne craint pas de pousser aux dernières +épreuves la patience de Condé. Quatre mille épées sont tirées. Les +amis de Condé essayent d'étouffer, d'étrangler le petit prélat entre +un mur et une porte. Enfin, par un miracle, les épées rentrent au +fourreau. Le galant prêtre peut retourner vainqueur à Notre-Dame et +triompher chez la Chevreuse. + +Condé a perdu terre. Il ne lui reste plus que la guerre civile, +l'appel aux révoltes de provinces, déjà manquées et improbables, +l'appel à l'Espagne impuissante, à l'Empereur, à Cromwell ou au +Diable. + +La Fronde ayant rendu à Mazarin le service de chasser Condé, il +pouvait à son aise se moquer de la Fronde, manquer aux paroles +données, bafouer Retz et le parlement, rire du public, à qui on a +promis les États généraux. + +Ces tours de gobelet n'étaient pas difficiles. La fatigue était +excessive. La France, accablée, alourdie, ne sentait plus sa tête, +n'avait plus conscience d'elle-même, et de bon coeur consentait à être +trompée. Jamais escamoteur n'eut spectateurs si débonnaires. + +À treize ans et un jour, le roi était majeur et capable de gouverner. +Précocité miraculeuse de la dynastie des Capets! Louis XIV, né le 5 +septembre 1638, a atteint ses treize ans. Il entend régner désormais. +Quel besoin d'États généraux? Un bon roi, pour son peuple, est la +première des libertés. + +Le 8 septembre 1651, grande fête. Amples distributions de vivres. Le +vin pleut sur les places, et les saucissons pleuvent; on se bat pour +les ramasser. Le beau jeune roi, à cheval, ayant son petit frère à +côté (un joli visage de fille), s'en va au parlement avec la reine, +Monsieur, toute la cour. Il remercie la reine, la fait chef du +conseil, innocente Condé (absent cependant par prudence), mais déclare +Mazarin coupable et seul coupable. Lui seul a fait le mal dans la +régence. Défense au susdit Mazarin de revenir jamais dans le royaume. +Le roi entend qu'il soit banni et proscrit éternellement. + +Le second acte de la Fronde finit en 1651, comme le premier en 1649. + +Impuissante deux fois, la cour n'a garrotté le lion à la première, ne +l'a chassé à la seconde, que par le secours des frondeurs. C'est la +révolution, quoique avortée au premier acte et agonisante au second, +qui reste encore plus forte et plus vivace, plus prête à l'action. +C'est par elle que l'enfant royal peut rentrer dans Paris, et, par +ordre de Mazarin, amuser les frondeurs de la proscription de Mazarin. + +Douce situation pour celui-ci, qui, d'avance, par la force du peuple, +a brisé l'épée de Condé. Que lui reste-t-il, sinon de faire encore +comme il a toujours fait pour ceux qui l'ont servi, de perdre Retz et +d'être ingrat? + + + + +CHAPITRE XXIII + +FIN DE LA FRONDE[26]--COMBAT DU FAUBOURG SAINT-ANTOINE + + [Note 26: Pourquoi ai-je abrégé la Fronde? Pour l'éclaircir. + Jusqu'ici elle reste obscure, parce que l'histoire y est + restée l'humble servante des faiseurs de mémoires et des + anecdotiers. L'histoire a été éblouie de tant d'esprit, de ce + feu d'artifice de bons mots, de saillies; et moi, j'en levais + les épaules. Un fléau me poursuit dans cette Fronde, le vrai + fléau de la France, dont elle ne peut se défaire, la race des + _sots spirituels_. Dans la très-vieille France, il n'y avait + que certains terroirs, surtout nos hâbleurs du Midi, qui nous + fournissaient des _plaisants_; mais, depuis Henri IV et + l'invasion gasconne, tout pays en abonde. Tout le royaume, + dans la Fronde, se met à hâbler. Le plus triste, c'est que, + de nos jours, les historiens de la Fronde, de ses héros et de + ses héroïnes, admirant, copiant ce torrent de sottises bien + dites et bien tournées, égayant ces gaietés ineptes de leurs + légèretés assez lourdes, ont réussi à faire croire à l'Europe + que la France, plus vieille de deux siècles, et moins + amusante, à coup sûr, n'a pas beaucoup plus de cervelle.] + +1651 + + +La Fronde est réputée, non sans cause, pour une des périodes les plus +amusantes de l'histoire de France, les plus divertissantes, celle où +brille d'un inexprimable comique la vivacité légère et spirituelle du +caractère national. Cent volumes de plaisanteries! toute une +littérature pour rire! Des bibliothèques entières de facéties! +n'est-ce pas régalant? Et on en retrouve tous les jours. En voici +quelques-unes qu'un jeune savant, M. Feillet, vient de retrouver à la +Bibliothèque: + +«Il n'y a point de langue qui puisse dire, point de plume qui puisse +exprimer, point d'oreille qui puisse entendre ce que nous avons vu (à +Reims, à Châlons, Rethel, etc.). Partout la famine et la mort, les +corps sans sépulture. Ceux qui restent ramassent aux champs des brins +d'avoine pourrie, en font un pain de boue. Leurs visages sont noirs; +ce ne sont plus des hommes, mais des fantômes... La guerre a mis +l'égalité partout; la noblesse sur la paille n'ose mendier et +meurt.... On mange les lézards, des chiens morts de huit +jours....»--Ailleurs, en Picardie, on rencontre un troupeau de cinq +cents enfants orphelins et de moins de sept ans.--En Lorraine, les +religieuses affamées quittent leur couvent pour mendier. Les pauvres +créatures se donnent pour un morceau de pain (1651). + +Nulle pitié. Une guerre exécrable, acharnée, sur les faibles. Une +chasse épouvantable aux femmes. En pleine ville de Reims, une belle +fille chassée par les soldats dix jours de rue en rue; et, comme ils +ne l'attrapent pas, ils la tuent à coups de fusil. Près d'Angers, à +Alais, à Condom, sur toutes les routes de Lorraine, tout violé, femmes +et enfants, et par des bandes entières, à mort! Elles expirent, noyées +dans leur sang. + +Quoi de plus gai? Le duc de Lorraine, ce chevalier errant qui préféra +la guerre au trône, régale les nobles dames de ces récits honnêtes; +son armée galante, dit-il, est la providence des vieilles, etc. (V. +Haussonville). + +Condé, sur un grand champ de mort, avait montré aussi une étrange +gaieté: «Bah! ce n'est qu'une nuit de Paris.» + +Qui donne les détails de famine que l'on a vus plus haut? +Principalement les missionnaires envoyés de Paris par Vincent de Paul +pour porter à ce pauvre peuple les aumônes des dames charitables. +Secours minimes, en tout, six cent mille livres en six années. + +En Picardie, on donne trois cents livres par mois pour dix-huit cents +personnes; donc, pour chacune, trois sous et demi par mois. + +Vincent fut admirable, quelque peu qu'il ait fait. Ce qui étonne +seulement, c'est qu'ayant tant de coeur, dans ces extrémités qui font +tout oublier, il n'oublie pas son caractère de prêtre, et fait de la +confession catholique une condition de l'aumône. À sa recette des +soupes économiques que l'on distribuera aux pauvres, il ajoute qu'en +distribuant on leur lira des prières en latin, des _Pater_, des +_Confiteor_, des _Ave_, des _Credo_, et qu'on les leur fera «répéter +et apprendre par coeur.» Mais quoi! si cet homme affamé est luthérien, +calviniste, anglican, faut-il qu'il meure? faut-il qu'il abjure pour +manger? + +Les dames continuent glorieusement leur généralat. Elles remontent à +cheval, et elles donneront des quenouilles aux hommes lassés ou +pacifiques, entre autres au grand Condé. L'intrigue de Paris, l'ennui +du Parlement, ses duels ridicules avec le petit prêtre, tout cela +l'avait rendu malade: «J'ai assez, disait-il, de la guerre des pots de +chambre.» Il était réellement un sauvage officier de la guerre de Trente +ans, et il se fût déprincisé pour s'en aller, comme le duc de Lorraine, +avec une bonne bande de voleurs aguerris, batailler en Allemagne. Ne le +pouvant, tenu, lié par sa maîtresse, madame de Châtillon, qui muselait +ce dogue, il eût accepté volontiers l'offre de Mazarin, de le laisser, +roi du Midi, dormir tranquillement en Guienne. Mais sa soeur ne le +voulait pas. Il eût fallu que madame de Longueville sortît du roman, +tombât au réel, rentrât en puissance de mari, dans l'ennui de la +Normandie. Donc, quand Condé fut en campagne, sa soeur et ses amis +firent entre eux un traité où ils l'abandonnaient, s'il faiblissait, et +lui substituaient, comme général, son petit frère bossu, Conti, élevé +pour l'Église, uniquement dévot aux beaux yeux de sa soeur. + +Condé céda, et madame de Longueville emmena triomphante ses deux +frères, la Rochefoucauld, enfin ses lieutenants, à la conquête du +Midi. + +Mais, contre son drapeau de couleur isabelle, la reine, au nord, +déploie le drapeau blanc, et, favorisée par la Fronde, mène une armée +au-delà de la Loire. Elle n'avait que quatre mille soldats, il est +vrai aguerris, de plus le roi, la jeune et blonde image de la royauté +pacifique, et du repos futur pour lequel soupirait la France. Condé +vit aller en fumée tout ce que ses amis lui promettaient pour +l'entraîner. Tout sur la route suivit l'enfant royal. Les recrues ne +tinrent pas devant notre vieille infanterie de Rocroy qu'alors menait +Harcourt. Condé n'eut un petit secours des Espagnols qu'en livrant une +place près Bordeaux et se brouillant avec ce parlement. Celui de Paris +n'osa refuser d'enregistrer la déclaration qui le disait traître et +l'allié de l'étranger. + +Ceci le 4 décembre 1651. Et, le 18, le Parlement apprend par une +lettre polie de Mazarin que, pour reconnaître les obligations qu'il a +au roi et à la reine, il vient les délivrer; il a levé une bonne armée +de dix mille hommes et la conduit en France. + +Levé? avec quoi, s'il vous plaît? Avec son argent personnel, sur la +fortune d'un homme arrivé sans un sou en 1639. L'examen des registres +de son banquier Cantarini venait d'établir qu'il avait volé neuf +millions (quarante, tout au moins, d'aujourd'hui). + +L'homme qui offrait d'assassiner Condé, Hocquincourt, avait levé et +conduisait cette bande, sous la noble _écharpe verte_ de Giulio +Mazarino. + +Le Parlement a condamné Condé le 4. Le 30, il condamne Mazarin, qui +vient faire la guerre à Condé. Le Parlement veut qu'on arme les +communes pour arrêter le Mazarin, mais défend de prendre l'argent +nécessaire pour cet armement. Il ordonne aux troupes de marcher et +prohibe les moyens de pourvoir à leur subsistance, etc. + +Sous sa grande fureur (simulée? ou sincère?), un sentiment contraire +va se fortifiant, le désir de la paix. Un serviteur de Monsieur ayant +hasardé le simple petit mot d'_union_ entre Monsieur et le Parlement, +ce mot, qui rappelait la Ligue, eut un effet terrible. «La tendresse +de coeur pour l'autorité royale,» la pensée de ces temps maudits, +firent repousser, détester l'_union_.... + +Pour achever la Fronde, en étouffer le faible souffle, un pesant +éteignoir tombe dessus, le chapeau rouge, qui coiffa Retz, l'anéantit. +Mazarin avait cru en faire la feinte seulement pour le perdre dans le +peuple. Mais le pape haïssait Mazarin. Il fit Retz cardinal, pensant +le faire plus fort; et ce fut le contraire, il le tua deux fois: dans +la cour, dans le peuple (18 février 1652). + +Le héros, le vainqueur de ce moment, c'est Mazarin. Il va de succès en +succès, Condé de revers en revers. On se dispute en France la main de +ses nièces; ses pas victorieux sont marqués par des mariages. Les +Épernon déjà sont à lui. Les Vendômes ont ambitionné de mêler le sang +d'Henri IV au sang des Mancini. M. de Bouillon, pour son aîné, pour +l'héritier de sa principauté, recherche une autre nièce; ce qui +donnera au Mazarin le frère de M. de Bouillon, Turenne, pour arrêter +Condé. Celui-ci, perdu en Guienne, ne se voyant au nord qu'une petite +armée d'Espagnols que conduisaient fort mal deux étourdis, Beaufort et +Nemours, traverse toute la France et reprend son armée. Voilà Condé +devant Turenne. + +Condé avait trouvé une auxiliaire inattendue. Une femme encore avait +pris la grande initiative. Mademoiselle de Montpensier, fille de +Monsieur, mais fort indépendante de son père par sa fortune immense, +était dépitée, à vingt-cinq ans, de n'être pas mariée. Elle avait le +coeur haut, la grande émulation des reines célèbres, les Christine de +Suède et les Henriette d'Angleterre. Elle voulait un trône, et +d'abord elle s'était proposée à l'Empereur. À la rigueur, elle eût +descendu à prendre l'archiduc pour régner sur les Pays-Bas. Mais son +rêve favori, c'était le mot d'Anne d'Autriche sur Louis XIV, avant sa +naissance et pendant la grossesse: «C'est ton petit mari.» L'enfant +avait quatorze ans, elle, vingt-cinq. Et cette grosse différence +allait encore augmentant; Mademoiselle perdait de sa première fleur; +son teint rougissait trop, son grand nez devenait rosé. Donc, elle +imagina, dans sa sagesse, que le meilleur moyen d'épouser le roi, +c'était de le battre; que Condé, chassant Mazarin, payerait sa +vaillante alliée en la faisant asseoir sur le trône de France. + +Pour mettre les choses au pis, la princesse de Condé, souvent malade, +ouvrait une autre chance; si Condé était veuf, qui épouserait le +héros, sinon l'héroïne qui l'aurait soutenu? Donc, en se jetant dans +la guerre, cette intelligente Clorinde pouvait y gagner deux maris. + +C'est dans ses Mémoires qu'il faut lire la grotesque épopée, son +intrépidité dans une occasion sans péril. Elle y montra du moins que, +pour vouloir, oser et se mettre en avant, il suffit de ne rien savoir, +de ne rien voir, de peu comprendre. Elle ferma les portes d'Orléans, +et donna à Louis XIV, pour premier début de son règne, la +mortification de reculer devant une femme, la chance d'être vaincu, +peut-être enlevé par Condé, ce qui fut très-près de se faire +(Laporte). + +Condé eut un grand avantage, il entra à Paris. Il croyait dès lors +tenir, dominer, entraîner Monsieur et le Parlement. Mais son +étonnement fut grand en voyant, au Parlement, et à la Cour des Aides, +où il alla, les magistrats lui reprocher en face et son traité avec +l'Espagne, et l'argent de l'Espagne qu'il venait de recevoir, et son +audace à se représenter devant les tribunaux qui venaient de le +déclarer coupable de lèse-majesté. Il se troubla, s'emporta, mais ne +put rien nier. Un simple président des Aides l'accabla, lui parlant de +par la loi, de par la France, bravant la sinistre figure qui respirait +le meurtre. Il fut bien clair dès lors que les magistrats sentaient +derrière eux la bourgeoisie armée, qu'ils repousseraient Mazarin, mais +n'adopteraient pas Condé, et que, si celui-ci mettait dans Paris sa +petite armée étrangère, ce serait à force de sang. + +C'est ce qui rendait si bonne et si forte la position de Mazarin. Le +ministre italien semblait encore, ayant le roi de son côté, contre +l'allié de l'Espagne et l'armée espagnole, représenter le vrai parti +français. La question de nationalité, mise en jeu, prime toujours et +domine la question de liberté. Plus d'un frondeur sincère, plutôt que +d'ouvrir Paris aux drapeaux de Philippe IV, l'aurait ouvert au +Mazarin. + +Celui-ci était fort tranquille. Il avait sous la main Turenne, et plus +loin la Ferté avec une seconde armée. Le duc de Lorraine vint un +moment aider les princes, mais fut aisément renvoyé, ou par terreur ou +par argent. N'ayant de bien que son armée, il hésitait beaucoup à la +risquer en agissant contre Turenne. Il partit le 16 juin. + +Condé, désespéré, retomba sur Paris, son unique ressource, étant sûr +de périr s'il n'en venait à maîtriser la ville, à s'y loger +militairement, à l'exploiter à fond par sa fausse Fronde, mi-canaille +et mi-gentilshommes, faux savetiers, faux maçons qu'il jetait dans le +peuple, et qui, sous cet habit, étaient de vieux soldats, nés et +habitués dans le sang, et tout prêts aux plus mauvais coups. + +Déjà cette terreur avait réussi contre Monsieur. Un de ces maçons de +Condé tira sur lui deux coups de pistolet par-devant tout le peuple +aux portes du Palais de Justice. Monsieur s'enfuit à toutes jambes. +Depuis ce temps, il aima fort Condé et ne put lui rien refuser. + +Monsieur dompté, il fallait dompter le Parlement. Le 25 juin, une +foule immense assiége le Palais. Le peuple veut qu'on en finisse. +D'abord, malentendu entre des compagnies bourgeoises, qui tirent l'une +sur l'autre. Les gens de Condé en profitent. Ils nettoyent le grand +escalier à coups de pistolet, tuent trente personnes, en blessent un +nombre infini dans cette foule compacte. Les magistrats veulent +sortir. On leur saute à la gorge. On les fait rentrer pour voter. On +bat, on gourme, on traîne les conseillers plus morts que vifs. Les +arrêts désormais seront rendus dans le désert, sans président ni +conseillers, par quelques jeunes gens des Enquêtes. + +Ce qui rend ceci plus horrible, c'est ce qu'explique fort bien +Mademoiselle, la grande alliée de Condé. En frappant ce coup sur le +Parlement pour l'empêcher de traiter, il voulait traiter lui-même. Il +prêtait une oreille crédule aux vaines propositions dont l'amusait le +Mazarin. Mais celui-ci employait ce temps; de tous côtés, il +rassemblait des troupes, fortifiait Turenne. Une révélation curieuse +nous montre qu'à ce moment il était occupé de l'intérieur de la petite +cour, autant et plus que de Paris. Le jeune roi avait quatorze ans. On +pouvait le croire assez près d'une crise de nature qui donnerait prise +sur lui. Sa mère le garderait-elle? ou Mazarin s'en emparerait-il? +C'était déjà la question. + +Mazarin avait honteusement, indignement négligé l'enfant, et il +portait la mère sur ses épaules. Il était excédé des assiduités d'une +grosse femme de cinquante ans. Tendre, en réalité trop tendre, elle +avait pris dans son absence assez patiemment les galanteries du +facétieux Retz. Cela eût été loin si elle n'eût su qu'on en répétait +tous les soirs la comédie chez les Chevreuse. Bref, Mazarin, à son +retour, ne fut plus le doux, le charmant cardinal, l'ancien Mazarin, +mais un rude et brusque mari, ne daignant même ménager les convenances +du rang, et disant à la pauvre reine devant témoins: «Il vous sied +bien, à vous, de me donner des avis!» + +Il n'avait rien fait jusque-là pour gagner le jeune roi. Il le +laissait sans argent dans la poche, ne renouvelait pas même ses +habits, si bien qu'à quatorze ans il avait ceux de douze, beaucoup +trop courts. Il n'aimait que sa mère, était très-caressant pour elle. +À vrai dire, elle achetait cela par une complaisance sans bornes, +faible et molle, soumise à ses moindres caprices. On pouvait croire +qu'elle le voulait garder dépendant, à force de tendresse. La grande +affaire de cour tant disputée entre les dames, la question de savoir +laquelle donnait la chemise au lever, avait été tranchée; elle ne la +prenait que des mains de son fils. Déjà grand, il voulait, exigeait +qu'elle le baignât avec elle. Il le voulut un jour, ayant très-chaud, +au risque de sa vie, et, sans le médecin, elle hasardait la chose, +plutôt que de lui résister. + +Déjà il recherchait les dames, se plaisait au milieu des filles de la +reine. Il y avait à parier qu'il choisirait bientôt, qu'il aurait +quelque favorite. Mais s'il avait un favori? C'est à quoi songea +Mazarin. À la Saint-Jean (précisément la veille du massacre fait au +Parlement), Mazarin invite l'enfant à dîner. On dînait vers midi. Il +revint à sept heures du soir. Que se passa-t-il dans cette longue +fête? On ne le sait; mais il revint triste, dit Laporte; il voulut se +baigner, et Laporte «vit bien de quoi il étoit triste.» + +Laporte sut les choses, mais non pas les personnes. L'enfant ne +dénonça pas «l'auteur du fait,» celui avec qui le pervers avait cru le +lier par une complicité de honte. Je ne vois près de Mazarin de jeunes +gens que ses neveux. L'un fort petit, élevé aux Jésuites, dans leur +collége de Clermont. L'autre, déjà hors de pages, n'avait que deux ans +de plus que le roi, et pouvait être un camarade. Il était fort aimé de +tout le monde pour sa douce et jolie figure, et pour un charme +d'esprit et de bonté. Ces deux neveux périrent très-misérablement. Le +petit, que son oncle avait mis au collége pour se populariser, fut +berné par ses camarades sur une couverture, mais tomba par terre, fut +tué. L'autre, cette brillante fleur d'Italie par laquelle il croyait +tenir le roi, périt victime de l'impatience qu'il avait de l'avancer. +Il l'exposa au combat du faubourg Saint-Antoine, l'y fit lieutenant +général à dix-sept ans, et au moment il fut tué. + +Pour revenir, Laporte comprit bien que, de toute façon, il était +perdu, qu'il parlât ou ne parlât pas. Mais cet homme honnête et +courageux, qui avait risqué sa vie pour la reine, s'immola encore, +l'avertit. Il était sûr que, dans sa misérable servilité pour Mazarin, +elle ne garderait pas le secret. Et, en effet, bientôt Laporte fut +chassé en perdant (sans indemnité) la petite charge qui était l'unique +patrimoine de sa famille. + +Elle profita de l'avis toutefois. L'enfant, fort différent de son +jeune frère, aimait les femmes et n'aimait qu'elles. Sa mère paraît +l'avoir confié de bonne heure à la maternité galante d'une dame fort +laide, madame de Beauvais, sa première femme de chambre, pas jeune et +qui n'avait qu'un oeil. Elle n'en fut pas moins, dit Saint-Simon, la +première aventure du roi. + +Voilà donc la situation à la Saint-Jean. Admirable de tous côtés. +Sodome à Saint-Germain. Et au Palais, l'avant-goût du carnage qui eut +lieu quelques jours après. Ici la boue, et là le sang. + +Pendant qu'un prêtre, puis un chartreux, et encore une belle dame, +maîtresse de Condé, négocient pour lui à la cour, Mazarin a enfin ses +deux armées et peut agir. Condé va se trouver à Saint-Cloud pris entre +les deux. Il entreprend de filer sous les murs et d'aller se poster au +confluent de Charenton. Opération scabreuse devant un général aussi +attentif que Turenne, qui, de Montmartre, de Ménilmontant, de +Charenton, pouvait à chaque pas le foudroyer. Condé remit tout à la +chance, et compta sur son danger même, pensant qu'il déciderait Paris +à le recevoir. Mais le contraire advint. Il frappa à toutes les +portes. Aucune n'ouvrit. À la porte Saint-Denis, Turenne était là, +pouvait l'écraser de boulets. Il lui tua peu d'hommes d'arrière-garde, +et le laissa passer jusqu'à la porte Saint-Antoine. + +Condé envoyait coup sur coup presser, prier Monsieur. Sa fille aussi +priait, pleurait. Monsieur faisait le malade, et tous les gens de sa +maison riaient, pensant que Condé serait tué. Cependant Monsieur, +sentant bien qu'il se compromettait par son inaction, sans agir, +écrivit. Il donna une lettre vague à Mademoiselle pour l'autoriser à +demander à l'Hôtel de Ville les _choses nécessaires_. Avec ce mot, +l'audacieuse princesse pouvait ce qu'elle voulait. Le gouverneur de +Paris L'Hospital et le prévôt des marchands lui étaient fort +contraires. Ils voulurent ajourner. Leur résistance ne dura pas le +temps d'une messe basse qu'elle prit en passant par morceaux. La Grâce +agit, surtout par les cris de la Grève, où l'on entendait nettement: +«Entrons, noyons ces Mazarins.» + +Donc Mademoiselle emporta ce qu'elle voulait, un secours pour Condé, +et, le plus difficile, sa retraite à travers Paris. Elle avance +bravement au bruit des canonnades dans la rue Saint-Antoine, +rencontrant des morts, des blessés, la plupart ses amis. Elle s'émeut, +mais sans se troubler. + +Condé a fait des efforts surhumains, mais fait des pertes énormes. Il +trouve Mademoiselle établie dans une maison tout près de la Bastille. +Elle lui offre de lui ouvrir Paris. Il refuse de reculer. «Il était +dans un état pitoyable. Deux doigts de poussière sur le visage, ses +cheveux mêlés, sa chemise sanglante, sa cuirasse pleine de coups, +l'épée nue à la main (ayant perdu le fourreau).... Il pleurait....» + +Mademoiselle, pendant qu'il retourne au combat, lui envoie des +renforts, fait filer les bagages, reçoit, fait soigner les blessés. +Mais tout cela ne suffisait pas. Une seule chose pouvait sauver +celui-ci, c'était que la Bastille prît parti tirât de ses tours et le +reçut sous son canon. + +Les Broussel tenaient la Bastille. Un fils du vieux Broussel en était +gouverneur. Se décida-t-il en ce jour sans l'aveu de son père, sans +l'aveu des frondeurs, des Miron, Charton, Blancmesnil, de la vieille +et pure Fronde? Je ne le pense pas. La désertion du cardinal de Retz, +qui s'était fait ermite à Notre-Dame depuis qu'il avait le chapeau, +n'avait pas enterré avec lui le parti. Il existait disloqué, +discordant. On le voit bien, malgré l'ombre fatale que jette ici la +partialité des Mémoires. À croire ceux-ci, Mademoiselle a tout fait. +Qui lui permit de faire? Celui qui lui baissa le pont-levis et qui la +mit dans la Bastille. Et qui celui-là? C'est la Fronde. + +La vieille Fronde avait à choisir entre la brutalité militaire du +parti de Condé et l'infamie de Mazarin. Elle choisit, et sauva Condé. + +Il était temps. Car on voyait la seconde armée royaliste qui, de la +Seine, venait pour prendre en flanc Condé, déjà trop faible contre +celle de Turenne. Encore dix minutes, il était perdu. + +On voyait tout cela des tours distinctement. Et le fils de Broussel +fut trop heureux quand Mademoiselle lui montra l'ordre, faux ou vrai, +de Monsieur pour tirer _sur l'ennemi_. + +Quel ennemi? + +Les canons braqués sur la ville furent tournés vers Charonne, où était +le roi. Qui allait tirer sur le roi? + +Ce fut un conseiller nommé Portail, donc le Parlement, qui tira. + +Il n'y eut que trois volées et trois petits boulets. Mais, si la +Fronde n'eût été déjà divisée et morte par l'abandon de Retz, ce +n'était plus la Fronde, mais la révolution d'Angleterre. Et c'était +le _Long Parlement_. + + + + +CHAPITRE XXIV + +FIN DE LA FRONDE--LE TERRORISME DE CONDÉ--MASSACRE DE L'HÔTEL-DE-VILLE + +1652 + + +Au messager qui porta la nouvelle et lui montra les tours couronnées +de fumée, Condé dit: «Tu me donnes la vie.» Et il faillit l'étouffer +de ses embrassements. + +Ce feu ne pouvait guère pourtant intervenir de près dans le combat. Il +n'eût pas empêché Condé d'être écrasé aux pieds des tours. Il ne +portait qu'au loin. Il était admirable pour frapper à Charonne sur le +roi et sur Mazarin. + +Cela même effraya. On le prit comme la voix de Paris, comme menace de +la grande ville, comme signification définitive que la Fronde adoptait +Condé, que la Révolution ne reculerait plus, mais se transformerait +et frapperait la royauté. + +Mazarin fut surpris, atterré. À toutes les portes, il avait cru avoir +des gens à lui. Il était sûr d'entrer, et ne songeait qu'à amener la +reine et les dames en triomphe. Il resta aplati, ne profita pas de ses +forces. S'il eût permis à Turenne de droite, à la Ferté de gauche, de +pousser leurs armées, de s'unir en formant un coin, ils entraient +infailliblement; ils perçaient à travers Condé, perçaient jusqu'à +Paris, ayant de moins en moins à craindre les boulets qui volaient +par-dessus leurs têtes. Ils auraient ri sous ces canons tirés dans les +nuages, et trouvé à la porte Saint-Antoine un monde de gens impatients +de la leur ouvrir. Mais Mazarin perdit la tête. Turenne, je crois, +garda la sienne. Pour la seconde fois, il épargna Condé. Froid, calme +et prévoyant, il se soucia peu, pour faire triompher Mazarin, de +marquer dans l'avenir de sa maison, celle de Bouillon, du sang d'un +prince, et du carnage horrible où allaient périr pêle-mêle nombre des +grands seigneurs de France. + +La porte Saint-Antoine s'ouvrit, non sans peine, à Condé. Il y fallut +des prières, des menaces, et l'intérêt aussi qu'excitait sa bravoure +héroïque. «Voulez-vous faire périr M. le Prince?» Cela emporta tout. + +Mais, à la porte Saint-Denis, on n'entra que de force et en cassant la +tête à l'officier bourgeois qui commandait, d'un coup de pistolet. + +L'entrée ne fut pas gaie. C'étaient des vaincus qui entraient et qui +venaient chercher asile. Une armée moitié espagnole, et des faux +Espagnols de Flandres. Des files de bagages infinis et des blessés +sans nombre, un encombrement désolant. Rien de moins rassurant, +d'ailleurs, que de mettre dans une ville si riche tant d'hommes de +pillage et de sang. On les logea entre Saint-Victor et Saint-Marcel, +dans un faubourg muré, gardé par la Seine et la Bièvre; on pouvait +dire qu'ils étaient dans Paris et qu'ils n'y étaient pas. Mais les +bourgeois ne s'aperçurent que trop du voisinage de ces troupes mal +disciplinées, battues, mais impudentes et de mauvaise humeur, qui +n'auraient pas mieux demandé que d'avoir sur leurs hôtes le succès +qu'elles n'avaient pas eu sur l'ennemi. + +Condé trouva la ville fort changée et fort partagée. La Fronde même, +qui venait de le sauver, n'était nullement d'accord pour lui. Sans +parler de la Fronde inerte du cardinal de Retz, caché à Notre-Dame, il +y avait la Fronde orléaniste, attachée à Monsieur; la Fronde +royaliste, qui voulait le retour du roi et de la cour, et n'excluait +que Mazarin. Celle-ci, c'était vraiment presque toute la ville. Peu +voulaient Mazarin, et peu voulaient Condé. + +Condé n'avait qu'une chance, frapper un coup sanglant, se relever par +la terreur, compromettre Monsieur. Qui donna ce conseil sinistre? Qui +fit croire à Condé que cet excès d'ingratitude, de frapper qui l'avait +sauvé, de punir Paris, son asile, de sa généreuse hospitalité, lui +porterait bonheur? On l'ignore. Peut-être un sot et dur soldat, de ces +ignorants capitaines, bornés comme un boulet. Ou bien serait-ce +l'homme de Richelieu, élevé aux choses violentes, le malencontreux +Chavigny, un fils de la fatalité, né pour aller de faute en faute, de +malheur en malheur, qui mourut peu après, fort pénitent, fort +janséniste? Il serait mort, dit-on, des reproches que lui fit Condé +d'avoir traité pour lui; mais, qui sait? ces reproches avaient +peut-être un autre sens. + +Le prévôt des marchands avait convoqué à l'Hôtel de Ville une +assemblée pour le 4 juillet, six magistrats et six bourgeois de chaque +quartier, de plus tous les curés, redevenus, comme Retz, grands amis +de la paix. Les magistrats frondeurs étaient sûrs d'y être envoyés, et +l'on pouvait prédire que la majorité serait frondeuse. Mais frondeuse +de quelle nuance? De celle qui voulait le _roi sans Mazarin_. + +Cette Fronde-là avait sauvé Condé, mais elle ne voulait pas éterniser +pour lui la guerre. + +Le 3 juillet, Condé prit son parti, et chargea ses soldats de _faire +peur_ à cette assemblée. Il fit louer le soir chez les fripiers deux +cents habits d'ouvriers dont il affubla pareil nombre de ses tueurs +les plus déterminés. On loua à la Grève quelques chambres, où l'on +pratiqua dans les murs des meurtrières qui répondraient juste aux +fenêtres de la salle de l'Hôtel de Ville, qui étaient en face. On jeta +un mot d'ordre dans la population misérable du quartier, les maçons +sans ouvrage, les bateliers qui ne naviguaient plus: on dit partout la +nuit qu'il fallait en finir avec les Mazarins. La chaleur était +grande. Pour donner l'élan à l'affaire, on eut soin d'amener en Grève +cinquante pièces de vin à défoncer. + +Talon, un honnête homme et un consciencieux magistrat, affirme qu'un +des amis du prince, M. de Rohan, sut la nuit cet affreux secret; que, +le 4 au matin, il pria, supplia Condé de ne point faire cette chose +insensée et horrible. Elle devait lui donner un jour de force, mais le +lendemain l'horreur universelle, la haine de Paris, qui s'ouvrirait au +Mazarin. Pouvait-il bien, d'ailleurs, envelopper dans ce carnage les +plus ardents frondeurs, les gens de son parti, du parti qui venait de +lui sauver la vie en le couvrant du feu de la Bastille. + +Le second de Broussel, Charton, allait se trouver là. L'aîné des +barricades, Miron, celui qui, le premier, fit battre le tambour au +jour où naquit la Fronde, Miron, allait aussi en aveugle à la mort. +Mais, outre ces frondeurs, il y avait des gens, le conseiller Ferrand, +l'échevin Fournier, qui étaient purement et simplement amis des +princes et des séïdes de Condé. N'était-ce pas une chose énorme et +monstrueuse de ne pas les avertir? On eût ébruité le secret, +dira-t-on. Mais il était déjà communiqué à tant de gens! Rohan ne fut +pas écouté. Apparemment les conseillers du prince jugèrent qu'en cette +vieillesse des partis, les amis trop anciens sont tièdes, cependant +exigeants, et qu'on est trop heureux de ces purgations fortuites qui +expulsent un sang refroidi. + +Soit que le secret transpirât, soit pressentiment vague, plusieurs +hésitaient d'y aller. Un marchand de la rue Saint-Denis, fort estimé, +aimé, était retenu par sa femme. Il dit: «Je suis nommé, c'est mon +devoir d'aller.» Mais il se confessa et communia, pensant aller à la +mort. + +Les deux princes arrivèrent fort tard à l'Assemblée (Conrart dit à six +heures). Condé sans doute priait, poussait, dès le matin, Monsieur, +peu curieux de cette fête. Un trompette du roi arriva en même temps +pour demander qu'on remît l'assemblée. Elle s'insurgea contre, et +parut très-frondeuse, mais non dans l'intérêt des princes, demandant +seulement «que le roi rentrât sans Mazarin.» Les princes mécontents se +levèrent, descendirent. + +Est-il sûr qu'ils aient dit à la foule: «Ce sont des Mazarins, +faites-en ce que vous voudrez?» On l'a dit, mais j'en doute. Ce signal +de mort était superflu. Condé, croyant peut-être se laver les mains de +la chose en la rejetant sur un autre, avait logé le roi des Halles, le +mannequin Beaufort, dans une boutique des ruelles qui vont à la Grève +pour surveiller l'exécution. Chose curieuse qu'atteste Conrart, malgré +les cinquante tonneaux de vin, l'affaire ne prenait pas. Quelques +coups de fusil partirent bien de la Grève, tirés en haut, donc +innocents. Le peuple était plutôt triste, et plus sombre que furieux. +«Les plus méchants n'attaquaient point.» Qui voulut fuir d'abord +échappa sans grande peine. + +Mais il se trouvait là aussi des gens moins incertains, venus de chez +Condé, et de ses propres domestiques. Ses soldats déguisés, qui +buvaient depuis le matin avec les bateliers, ne souffrirent pas non +plus que la chose avortât. Ils attaquèrent en hommes d'expérience, +d'une part tirant d'en face par les trous faits exprès sur les larges +fenêtres de la salle de l'Hôtel de Ville; d'autre part, attaquant d'en +bas, de près et du plus grand courage les défenses improvisées que les +archers de la ville avaient faites au vestibule et à l'entrée du +fameux escalier. Ces archers, peu nombreux, et n'ayant guère de +poudre, firent cependant une très-belle résistance, tirant quatre par +quatre, et chaque fois tuant quatre soldats. Ceux-ci étaient +désespérés; ils entrèrent en fureur. L'un d'eux, ayant déjà trois +balles, s'acharnait de son bras mourant à arracher un pieu; il fut tué +dessus à coups de hallebardes, d'épées et de poignards. + +Le gouverneur de Paris, L'Hospital, le prévôt, tous les royalistes, +craignaient beaucoup, mais non pas les frondeurs. Des hommes idolâtrés +du peuple, le président _J'dis ça_ (Charton), le bouillant colonel et +maître des comptes Miron, n'imaginèrent pas un moment qu'on voulût +s'attaquer à eux. Charton se mit sur une fenêtre, cria qu'on +s'arrêtât, qu'il répondait de tout; mais on tira sur lui. Il +descendit, il s'offrit pour otage. En un moment, il fut coiffé de cinq +cents coups, s'arracha à grand'peine et se cacha aux lieux d'aisance. +Miron fut moins heureux encore. Il entreprit de se faire jour pour +aller faire armer ses gens et délivrer l'Hôtel de Ville. «Vous +périrez, lui dit-on.--Il n'importe! que je périsse en faisant mon +devoir.» À peine sur la Grève, il crie: «Je suis Miron.» Il est jeté à +terre par un savetier qu'il avait naguère empêché de tuer un +magistrat. Un cuisinier et un petit laquais de Condé frappent dessus; +il est percé de coups. + +Les amis que Condé avait dans l'assemblée, fort étonnés de voir +massacrer les frondeurs, se hâtent de faire un écriteau en grosses +lettres, y écrivent _Union_, espérant désarmer l'émeute. Mais l'émeute +était ivre de vin, de sang, n'y voyait plus. Ferrand, l'un d'eux, qui +descendit, fut tué à côté de Miron. + +Cependant Condé et Monsieur étaient entourés de personnes qui +priaient, suppliaient, pleuraient pour qu'on envoyât au secours. Le +laquais d'un des partisans dévoués de Monsieur, qui était à l'Hôtel de +Ville, arriva jusqu'au prince. Il le trouva paisible qui sifflait. +«Monseigneur, ils vont tuer mon maître!» Le voyant sourd, paralytique, +aveugle, il perdit tout respect, l'empoigna par le bras, croyant le +faire lever... Mais toujours ce bras retombait.... + +Un homme cependant arrive essoufflé. «Le feu est à l'Hôtel de Ville!» +Monsieur dit à Condé: «Mon cousin, ne pourriez-vous pas aller mettre +ordre à cela?--Monseigneur, dit Condé, je ne m'y entends point. Je me +sens poltron pour ces choses.--Eh bien, dit Mademoiselle, j'irai. Il +faut sauver le gouverneur, et le prévôt.--J'irai avec vous,» dit +Condé. Mademoiselle l'en empêcha. Elle n'alla pas jusqu'au bout. Au +pont Notre-Dame, on lui dit qu'ils étaient enragés à ce point qu'ils +avaient tiré sur le Saint-Sacrement qu'un curé apportait en Grève. Ses +gens la supplièrent de ne pas avancer. + +Le feu n'avait pas pris. Il n'y eut qu'une grande fumée dont les +enfermés étouffaient. D'autre part, un curé parvint jusqu'à Beaufort, +et lui fit honte de ce mélange horrible où il confondait ses amis. Il +avança alors, sauva quelques personnes. Mais ce qui fut plus efficace, +c'est que, les soldats furieux de Condé ayant été tués ou blessés en +grand nombre, il ne restait guère sur la Grève que de la canaille. Ces +meurt-de-faim, fort peu passionnés, imaginèrent qu'il y avait là une +grosse affaire pour eux à dépouiller les richards qui seraient trop +heureux de n'être que volés. Ils montèrent, trente d'abord d'un même +flot. Et ils trouvèrent l'affaire encore meilleure. Ces gens, qui +n'attendaient que la mort, non-seulement se laissèrent voler +très-volontiers, mais leur proposèrent des traités, deux cents francs, +trois cents francs, pour être ramenés chez eux. Ce commerce honteux, +misérable, des vies humaines, qui s'était fait à la Saint-Barthélemy, +se revit dans Paris. Les défenseurs payés se croyaient si autorisés +d'en haut, qu'ils ne faisaient difficulté de dire leurs noms, leurs +métiers, leur adresse, et venaient froidement toucher le lendemain le +prix convenu de la veille. + +Mademoiselle, qui, dans tout cela, montre un coeur de princesse, et +point du tout de femme, donne la belle excuse qu'elle fit chercher un +trompette pour l'envoyer devant et obtenir passage, mais qu'il ne s'en +trouva pas dans tout Paris. Elle était revenue au Luxembourg. Son +père, après avoir eu peur d'agir, commençait à avoir peur de n'agir +pas. Il l'obligea de retourner. Il était minuit, et tout fini. Elle ne +rencontra guère de vivants, mais des morts empilés dans une charrette, +et si négligemment jetés, que les jambes et les bras roidis passaient +d'ici et de là. «Je ne fis que changer de portière, dit-elle, de +crainte que les pieds ou les mains ne me donnassent par le nez.» La +nuit était très-belle, fort chaude. Cette fille sensible rit fort en +rencontrant des marchandes en chemise qui causaient sur la porte avec +leurs bons amis en costume plus simple encore. La Grève était moins +gaie. «Je ne vis jamais, dit-elle, un lieu plus solitaire.» Beaufort +la fit passer sur les poutres fumantes. Elle trouva dans un cabinet le +prévôt, et le sauva d'un danger qui n'existait plus. + +Il était presque jour. Paris se reconnaissait. On commençait partout à +raconter la chose. Et tout retombait sur Condé. «Il y eut un mouvement +d'horreur,» dit Joly.--Et Mademoiselle elle-même: «Ce fut le coup de +massue pour le parti.» Et le prudent Omer Talon ne fait pas difficulté +de dire: «Le coup le plus barbare, le plus sauvage qui se soit fait +depuis l'origine de la monarchie[27].» + + [Note 27: J'adopte ce mot de Talon. Il est incontestable. Le + massacre de la Saint-Barthélemy s'explique (sans se + justifier) par un horrible accès de fanatisme, celui de + septembre 93 par la panique de l'invasion et la furie de la + peur. Mais celui du 4 juillet 1652 n'est évidemment qu'un + acte de scélératesse et de calcul.--Peu importe qu'il y ait + eu peu ou beaucoup de morts. Il n'y eut que trente morts + considérables, et cent en tout, à ce qu'il paraît, du côté + des assiégés. Les assaillants perdirent bien plus de monde + par la résistance héroïque des archers de la Ville.--Condé + négociait, et c'était pour aider aux négociations, et + améliorer son traité en se faisant croire maître de Paris, + qu'il organisa le massacre.--Mademoiselle elle-même ne dit + pas non,--Talon et Conrart affirment positivement. Leur récit + est confirmé par celui des _Registres de l'Hôtel de Ville_, + t. III, p. 51-73. Le procureur du roi, Germain Piètre, veut + qu'on le rappelle dans Paris. L'assemblée murmure au départ + des princes, leurs partisans disent dans la foule qu'il n'y a + rien à espérer de l'assemblée, et déchaînent la Grève contre + l'Hôtel de Ville, etc.] + +Condé fit l'expérience du changement terrible qui s'était fait pour +lui. Son partisan, le conseiller Leboult, vint trouver les deux +princes à la tête de plusieurs des victimes échappées, et, quand ils +le pressèrent d'articuler qui l'on croyait coupable, il dit +fermement: «Vous.» À quoi Condé ne dit rien autre chose, sinon «que +personne ne dirait cela qu'il ne le fît périr.» + +Un autre de ses partisans, le conseiller Croissy, se déclara hardiment +contre lui quand il voulut faire recevoir son ami Rohan duc et pair. +Condé en vint à bout par la menace, et, comme il raillait Croissy en +sortant et disait qu'après tout il n'agissait que pour chasser les +Mazarins, Croissy, en levant les épaules, lui dit: «Je voudrais que +personne n'eût pas plus d'intelligence que moi avec lui.» Mot sanglant +qui notait cette duplicité exécrable: un massacre opéré pour traiter +plus facilement, et la Fronde égorgée pour pouvoir mieux trahir la +Fronde. + +L'indignation, l'horreur de son propre parti, l'obligèrent de donner +quelque satisfaction à l'opinion. Il fit dire aux églises qu'on +révélât ce qu'on saurait des auteurs du massacre. Ils n'étaient pas +difficiles à trouver. + +On prit tout d'abord le petit laquais et le cuisinier de Condé. On les +avait vus frapper Miron à terre. Le rapporteur de l'affaire trouve un +matin écrit sur sa porte: «Si vous les faites mourir, vous êtes mort!» + +Mais, en les défendant, Condé se fut séparé de la Fronde. L'assemblée, +chargée de nommer un nouveau prévôt, nomma Broussel à l'unanimité, et +l'une des victimes échappées du 4, Charton, brouillé avec les princes +et désormais leur ennemi, eut presque autant de voix que Broussel. +Celui-ci, octogénaire, maladif et de plus en plus, était incapable +d'agir. Sa fermeté, sa probité connue, portent à croire cependant +qu'il n'accepta qu'autant que l'on ferait justice. Les deux meurtriers +furent pendus. + +La désertion avait réduit Condé de cinq mille hommes à deux mille cinq +cents. Et il n'osa plus même les tenir campés à Saint-Victor, où les +bourgeois, pillés et irrités, eussent fini par les assommer. Les +bouchers et nombre d'hommes pareils, pour garantir Retz, disaient-ils, +avaient fait du cloître Notre-Dame une place d'armes. Les tours +étaient pleines de poudres, de balles et de grenades. La terreur, +lancée par Condé, lui revint à lui-même. Il offrit aux bourgeois de +faire pendre ceux qu'ils voudraient, et finalement éloigna ses soldats +et les mit hors Paris en jurant qu'ils ne prendraient pas un épi de +blé. + +Cependant le massacre avait eu son effet. Les négociations furent plus +faciles. Mazarin se prit platement à croire que Condé était fort, +qu'il était maître de la ville, et, comme le prétexte unique et +dernier de la résistance était sa présence à la cour, il fit encore la +comédie de se retirer pour un temps. + +Condé semblait fou de fureur, de dégoût de lui-même. Pendant que la +grande folle Mademoiselle essaye de le soutenir d'argent, il se rue +dans l'orgie avec une comédienne, si bien qu'il en tombe malade. On +croit relire l'histoire de Charles IX, qui se tue sur Marie Touchet. + +Il put s'apercevoir que le respect était perdu. Rieux, un de ses +partisans, lui résistant en face, il lui donne un soufflet, reclaqué +sur-le-champ à la joue de Condé. On les prit tous les deux au corps, +ce qui n'empêcha pas qu'ils ne pussent encore échanger les gourmades. + +Tout le monde, sous ses yeux, avait quitté la _paille_, signe de son +parti, pour mettre au chapeau le _papier_, le signe royaliste. Paris +et lui étaient las l'un de l'autre. Les Espagnols avaient payé le duc +de Lorraine pour venir le secourir. Il partit de bon coeur pour aller +le rejoindre. Il enviait la vie errante de ce massacreur mercenaire, +joyeux, plaisant dans les horreurs d'une guerre anthropophage. + +Voilà Condé et Mazarin partis. Et Condé est perdu. Mazarin même, +quoique tenant le roi il tienne tout, aurait peine à se relever (comme +on verra) sans l'épée de Turenne. + +Que reste-t-il de la Fronde? Rien matériellement qu'une prodigieuse +misère. Et moralement? Pis encore: le dégoût de l'action, l'horreur +d'agir jamais. + +Est-ce tout? Oui, pour le présent. Pour l'avenir et pour l'effet +lointain, une chose reste: _une langue_, un esprit. + +Si l'on nous passe une comparaison un peu trop familière, et basse, si +l'on veut, mais nette, et qui explique tout, la France avait eu +jusque-là comme ce frein charnu de la langue qu'on coupe quelquefois +aux enfants pour leur donner la liberté d'organe. La Fronde nous coupa +le filet. + +On put croire que la France allait être lancée cent ans plus tôt dans +une audace extraordinaire d'esprit. Mazarino et son baragouinage +avaient déchaîné la verve comique, et le burlesque même. L'idolâtrie +royale fut atteinte un moment, et ce fut un fou rire d'avoir vu les +visages sous les masques, surpris les dieux dans la bassesse humaine, +l'Olympe sur la chaise percée. On ne s'arrêta pas au mari de la reine. +La reine elle-même, «la bonne Suissesse,» comme dit Retz, que le +peuple appelait sans façon _Madame Anne_, elle fut chansonnée, et, +bien plus, racontée. Le _Rideau du lit de la reine_, c'est le titre +d'un de ces pamphlets. Mais voici le plus fort, Richelieu sort de son +tombeau. Son petit journal (d'une authenticité terrible, signé de la +griffe du lion) dit au nom de l'histoire la comédie intime, bien plus +forte et bien plus comique que n'auraient pu l'imaginer le faible +Marigny et le bonhomme Scarron. + +L'autel n'impose pas beaucoup plus que le trône. Les _esprits forts_, +brûlés naguère, sont en faveur dans la Fronde, hors la Fronde. Ils se +prélassent au Louvre. L'intime ami du cardinal de Retz, le joyeux +Brissac, qui, la nuit, court les rues avec ses amis, las de battre le +guet, trouve plus amusant de battre Dieu. Voyant le Crucifix, il y +court l'épée haute, en criant: «Voilà l'ennemi!» + +Le favori de Richelieu, Beautru l'athée, n'en est pas moins toujours +chez la dévote reine, comme un animal domestique, chien ou chat +favori. Ses bons mots sont célèbres. Un jour, à la procession, il ôte +son chapeau devant le Crucifix. «Quoi! dit-on, vous, Beautru?--Oh! +dit-il, nous nous saluons, mais nous ne nous parlons pas.» + +Est-ce Vanini qui ressuscite! ou bien est-ce déjà Diderot? Rien de +tel? Les grandes révoltes sont ajournées. La petite affaire janséniste +va absorber les plus hardis. + +Tant d'agitations inutiles ont excédé l'esprit public. C'en est fait +de la comédie pour quelque temps. On souffle les chandelles, et la +farce est jouée. L'auditoire est heureux d'être mis à la porte. Il +bâille et va se mettre au lit. Les bouffons de la pièce, +pamphlétaires, satiriques, rieurs gagés, n'y gagnant plus leur vie, +tournent bientôt au madrigal, plus lucratif, soupirent à tant par +vers, et riment pour les ballets du roi. + +Ce roi jeune et galant, qui danse le _Zéphyr_, qui à lui seul joue les +_Jeux et les ris_, qui tout à l'heure sera Phébus, ou le Soleil +(soleil d'amour des Mancini, des La Mothe et des La Vallière), voilà +l'idole de la paix, le culte nouveau de la France. Si elle est +vraiment amoureuse, elle est femme, et ne rira plus. + +Qui trouvera-t-on qui rie encore? qui garde l'esprit de la Fronde? Un +seul homme peut-être. Dans un triste hôtel du Marais, non loin de +Marion Delorme et de la jeune Ninon, l'Homère grotesque, le Virgile +cul-de-jatte, Scarron, fait le _Roman comique_. Rieur obstiné, +intrépide, il rit sur son grabat, sur ses propres ruines, sur les +ruines du monde. Il se divertit à conter la vie aventureuse d'une +société de carnaval, aussi morale, aussi rangée que l'administration +de Mazarin et de Fouquet. Peinture divertissante et basse. Mais plus +basse, de beaucoup, est la réalité de ce temps-là, lorsque Ragotin +trône au Louvre. + +La meilleure farce, au reste, de Scarron, c'est celle qu'il a faite +sans en deviner la portée. Je parle de son mariage. La jeune Aubigné, +qu'il nourrit, qu'il élève (jolie petite prude qu'il prend, ma foi, +pour lui), comme il rirait s'il prévoyait qu'il la prépare pour le +grand roi! Tant pis pour celui-ci, qui n'y pense que trente ans trop +tard. Scarron doit passer avant lui. + +Que fût-il devenu, le pauvre homme, si d'avance il eût lu les deux +inscriptions qu'on voit aux voûtes de la chapelle de Versailles, et +qui disent si bien les deux religions de l'époque: le _roi_ le dieu du +peuple, et _madame Scarron_ dieu du roi! + +_Intrabit in templum suum dominator._ Le roi entrera dans son temple. + +_Rex concupiscet decorem tuum._ Ta beauté remplira le roi de désir et +de concupiscence. + +Voilà pourquoi la foule, en ces derniers temps de Louis XIV, +s'obstinait, dit Racine, à demander et faire jouer les farces de +Scarron. On l'évoquait pour voir cette vengeance de la Fronde. Scarron +ne revint pas. Il eût trop ri. Il eût eu l'aventure de l'Arétin, qui, +dans un tel accès, tomba à la renverse et se cassa la tête. Il fût +mort une seconde fois. + + + + +CHAPITRE XXV + +TURENNE RELÈVE MAZARIN.--RÈGNE DE MAZARIN + +1652-1657 + + +Les Mémoires véridiques du modeste Turenne et ceux de son jeune +lieutenant York (depuis Jacques II) nous apprennent que, sans la +fermeté de ce grand militaire, la cour et Mazarin lâchaient pied, +cédaient tout. N'étant reçus ni à Paris, ni à Rouen, _ni dans aucune +ville de France_, sans lui, ils fuyaient jusqu'à Lyon. + +C'est-à-dire que Paris, que la France, qui vomissait Condé, ne voulait +pas pour cela ravaler Mazarin. Excessif était le dégoût, et la nausée +mortelle. Pour qu'on subît cette odieuse médecine, il fallut un peu +d'aide. Il fallut la douce contrainte d'une exécution militaire par +trois armées (de Turenne, de Condé et des Lorrains), qui fit de la +banlieue, à dix lieues à la ronde, un désert comparable à ceux de +Picardie et de Lorraine. + +Turenne, qui s'efface partout ailleurs, dit ici nettement (et je le +crois) qu'il eut les grandes initiatives du temps: + +1º Il arrêta la cour, effrayée de l'entrée des Espagnols qui venaient +secourir Condé; _il l'empêcha de fuir_ (juillet 1652). + +2º Mazarin, s'éloignant encore pour apaiser et faire céder les +résistances de Paris (août), Turenne prit toute précaution pour que +cet éloignement ne fût pas définitif et _pour assurer son retour_. + +3º Il inquiéta les Espagnols, qui n'allèrent pas plus loin que Laon. +Il prit une bonne position à Villeneuve-Saint-Georges, et y _tint un +mois en échec Condé et les Lorrains_ (septembre). + +4º Enfin, il donna à la cour, à la reine et au jeune roi le courage de +_rentrer dans Paris_, qu'ils redoutaient toujours. À ce point +qu'arrivés aux portes, et sachant que Monsieur y était encore, la peur +qu'ils eurent de ce peureux leur eût fait rebrousser chemin si Turenne +n'avait insisté, se mettant au même carrosse, et les couvrant de la +présence du redoutable général qui venait de primer Condé (21 +octobre). + +La chose réussit. Le peuple applaudit fort le roi. Déjà le clergé de +Paris, Retz en tête, les corps de métier, l'avaient prié de revenir. +Le 22, le Parlement est mandé au Louvre, dans une salle pleine de +soldats et sous l'oeil de Turenne. Là, ce beau jeune roi, qui la +veille avait été si près de rebrousser chemin, fait lire aux +magistrats, vaincus sans combat, la défense de se mêler d'aucune +affaire publique, ni spécialement de ses finances, ni entreprendre +contre ceux à qui il confie l'administration. C'est la proclamation +solennelle et définitive de la monarchie absolue, du grand règne, et +de l'âge d'or, qui, parti de la banqueroute, aboutit en un demi-siècle +à la sublime banqueroute des trois milliards qui rasa le pays. + +Le cardinal de Retz, qui, dès septembre, a reçu le chapeau, est +accueilli, caressé et choyé. La reine lui déclare que lui seul a mis +le roi dans Paris (éloge vrai, il divisa la Fronde). Et lui seul aussi +est frappé. Le 18 décembre, on le met à Vincennes. Alors Mazarin, +rassuré, hasarde de rentrer à Paris (février 1653). + +Ce qui rend dans tout cela l'initiative de Turenne bien étonnante, +c'est que, _seul_ à la cour, il s'obstina pour Mazarin. La reine était +entourée de gens lassés et excédés de lui. Elle avait sous la main un +homme digne et capable, Châteauneuf, qui l'eût remplacé. L'aimait-elle +encore véritablement? Elle venait de sentir son ingratitude, sa +perversité (dans la tentative de lui enlever le jeune roi par le goût +des plaisirs honteux). Dès son premier voyage, elle avait paru +vacillante. Combien plus au second! Par quoi la tenait-il? +Très-probablement par le mariage. Mangeuse et fort sanguine, sensuelle +et dévote, le tempérament, les scrupules, la ramenaient à cet homme +méprisé, odieux, dont elle avait besoin. Elle le dit nettement dans +une lettre, comme les femmes n'en écrivent guère (V. Ravenel, +Walckenaër, _Sévigné_, et Cousin, _Hautefort_). Elle y avoue «qu'elle +n'en peut plus.... Et il sait bien de quoi.» + +Turenne, très-bon observateur, vit cela, et conclut que, de toute +façon, Mazarin finirait par revenir. Il craignit de compliquer la +résistance militaire par une révolution de cour. + +Cela semblait d'un esprit positif, d'une politique prudente, basse, il +est vrai, mais sûre. Si ce coquin était indispensable, si le salut, la +paix étaient en lui, il fallait bien le prendre. Mais on eût pu +cependant objecter que Turenne, en portant si haut le drapeau de +Mazarin, en voulant même, à son départ, _qu'on déclarât qu'il +reviendrait_, se créait, par la force de ce nom détesté, une +difficulté très-réelle et au roi un obstacle. Il n'y parut pas dans le +Nord, mais beaucoup dans le Centre, et encore plus dans le Midi. +Tandis qu'on avait si peu de forces devant l'invasion espagnole, il +fallut employer des troupes en Bourbonnais, et bien plus en Guienne, +où la résistance contre Mazarin dura un an encore. Pourquoi? Il +s'obstinait, dans ce grand péril de la France, à faire recevoir à +Bordeaux le fils du duc d'Épernon, plus détesté que Mazarin même, mais +qui devait épouser sa nièce! + +Hors de la guerre, Turenne était un très-pauvre homme, tout à fait +terre à terre, et, s'il ne fit jamais de mauvaise manoeuvre, il fit +bien des fausses démarches. + +À lire ce qui précède, on le croirait un Machiavel, un égoïste et +hardi courtisan, qui eût calculé que, cadet et pauvre, simple vicomte +de Turenne, il arriverait plutôt au commandement général des armées +en se donnant pour maître un étranger isolé, méprisé. Mais ce n'est +pas cela. Ses vrais motifs furent autres, tout militaires. Pour les +comprendre, il faut connaître les hommes de la guerre de Trente ans. + +Turenne et sa petite armée étaient une même personne, presque autant +que l'armée de Lorraine et son duc, l'aventurier célèbre. Chacun des +avis de Turenne et de ses conseils à la cour fut absolument relatif à +la position et au salut de cette armée. Quand il empêcha, en juillet, +la cour de fuir à Lyon, on allait l'affaiblir encore, lui prendre une +escorte de deux mille hommes; et cette armée, ainsi mutilée, frappée +moralement par l'abandon du roi, eût bientôt cessé d'exister. Quand il +exigea, en octobre, que le roi hasardât de rentrer à Paris, ce fut, +dit-il, parce que, sans cela, il n'y eût eu pour l'armée «ni argent ni +quartier d'hiver. Les officiers quittoient déjà tous les jours, faute +de subsistances.» + +Comprenons bien ce que c'est que Turenne. + +Les très-bons portraits qu'on en a donnent une tête assez forte, +médiocre, bourgeoise, où personne ne devinerait le descendant des +Turenne du Midi, ni le frère de M. de Bouillon. C'est un terne visage +hollandais (il l'était de mère et d'éducation), qui tournerait au +bonasse s'il n'avait la bouche fort arrêtée, réservée, mais +très-ferme. + +Cet homme de si grande résolution était hésitant de parole, trivial, +ennuyeux, filandreux. L'état d'infériorité où il fut longtemps, comme +cadet et bas officier dans les armées de la Hollande, resta en lui +toute sa vie. Il était fort modeste, fort serré, non avare, mais +extrêmement économe. Ses lettres de jeunesse le disent assez. Il y +parle et reparle de son habit _qui passe_. Lui-même il était né râpé. + +Son flegme était extraordinaire, et rien, pas même la plus brusque +surprise, ne l'en faisait sortir. Tout le monde sait l'anecdote +suivante, qui, du reste, lui fait honneur. Il se levait de fort bonne +heure. Un matin qu'il prenait l'air à la fenêtre, un de ses gens, +voyant un homme accoudé là en bonnet de coton, le prend pour son +camarade, et lui applique amicalement un énorme soufflet au bas du +dos. L'homme se retourne, et c'est Turenne. «Monseigneur, s'écrie le +frappeur à genoux, j'ai cru que c'était _Georges_...--Mais, quand +c'eût été _Georges_, dit Turenne en se frottant, il ne faut pas +frapper si fort.» + +L'homme était excusable. Et tout le monde croira voir _Georges_ si +vous mettez à ses portraits un bonnet de coton. + +En ce temps d'emphase espagnole et de héros à la Corneille, la prose +apparut dans Turenne. On vit que là guerre était chose logique, +mathématique et de raison, qu'elle ne demandait pas grande chaleur, +tout au contraire, un froid bon sens, de la fermeté, de la patience, +beaucoup de cet instinct spécial du chasseur et du chien de chasse, +parfaitement conciliable avec la médiocrité de caractère. + +Les Mémoires de Turenne n'indiquent pas qu'il ait jamais eu une +émotion, jamais aimé, jamais haï. On dira que ce sont des Mémoires +militaires, et qu'il n'a voulu qu'expliquer ses opérations. Cependant +il est surprenant de voir que même les maîtres de son art, le grand +Gustave, l'habile et savant général Merci (son vrai maître en +réalité), n'obtiennent à leur mort, d'un écrivain si prolixe, pas un +mot de sympathie. Une ligne pour Gustave dans une lettre, une pour +Merci dans les Mémoires, et voilà tout. Cependant, à Nordlingen, si +Merci n'eût été tué, Turenne n'eût pas sauvé Condé, et la bataille +était perdue. + +Il est bien entendu que les effroyables événements qu'il traverse, +l'état du peuple que son armée dévore, lui sont parfaitement +indifférents. Il y a de temps en temps une ligne funèbre, mais rien de +plus. «Pas un paysan dans les villages» (d'Alsace, p. 363).--«On passe +cent villages sans rencontrer un homme» (en Palatinat, p. 342).--«Dans +ce pays (de Moselle), il n'y a pas de quoi nourrir quatre hommes» (p. +399). + +Quant aux environs de Paris, on sait, mais non par lui, dans quel état +ils se trouvaient, pillés et repillés, ravagés, affamés, outragés par +les trois armées, puis empestés des cadavres innombrables d'hommes et +de chevaux. Les belles dames de Paris s'en vont, en se bouchant le +nez, à travers les charognes, faire collation dans ces armées, et +Turenne fait taire le canon quand Mademoiselle va visiter Condé. Mais +ces galanteries ne diminuent point l'horreur de la guerre. «Depuis +cinq ans, ni moisson ni vendange (V. Feillet). Nous rencontrons des +hommes si faibles, qu'ils rampent comme des lézards sur les fumiers. +Ils s'y enfouissent la nuit comme des bêtes, et s'exposent le jour au +soleil, déjà remplis et pénétrés de vers. On en trouve gisant +pêle-mêle avec leurs morts, dont ils n'ont pas la force de +s'éloigner. Ce que nous n'oserions dire, si nous ne l'avions vu, ils +se mangent les bras et les mains, et meurent dans le désespoir[28].» + + [Note 28: M. Feillet a donné dans la _Revue de Paris_ (15 + août 1856) un très-précieux extrait de l'_Histoire du + paupérisme_ qu'il prépare. Cet extrait résume les enquêtes et + rapports, manuscrits ou imprimés, que firent sur l'effroyable + état de la France, pendant la Fronde, _et jusqu'à la mort de + Mazarin_, les envoyés de Vincent de Paul et autres personnes + charitables.--Rien de plus douloureux. On peut juger, par + cette lecture, si M. de Saint-Aulaire est excusable d'appeler + les plaintes de ce temps de vaines déclamations!] + +Le duc de Lorraine, en ces choses, était admirable. Il disait que son +armée ne pouvait manquer de vivres, parce qu'au besoin elle mangeait +les morts ou les blessés. Il était bon et indulgent pour les jeux du +soldat. Un de ces jeux, à Lagny, c'est de rôtir un enfant au four; +ailleurs, de voir lequel du mari ou de la femme, tous deux fouettés +d'épines à mort, mourra le premier dans son sang. Cette armée était +gaie, comme son chef, et facétieuse. On s'y amusait fort. Une des +raisons décisives qui firent quitter Paris à Condé, nous assurent les +plus graves témoins, c'est qu'il s'amusait beaucoup plus dans cette +vie d'agréable aventure. + +Turenne n'aimait pas les gaietés excessives, non par souci du peuple, +mais parce qu'elles ensauvagent le soldat et le rendent +indisciplinable. Il aimait les hommes rangés, laborieux, patients, à +son image, et il les faisait tels pour l'intérêt du service. Aux +batailles et aux campements, il ne se fiait pas aux bas officiers, +comme les Espagnols, ni dans les siéges aux ingénieurs, comme les +Hollandais. Il allait le matin à la tranchée; il y allait le soir, et +il y retournait pour la troisième fois après souper. Lui-même, il +instruisait sans cesse les capitaines de ce qu'il y avait à faire. +C'était un maître autant qu'un général. Il les formait soigneusement, +ne les traitait nullement comme des machines. Parfois même, cet homme +serré, économe, pour s'assurer d'un officier qui pouvait être utile, +allait jusqu'à ouvrir sa bourse personnelle et le remontait de son +argent. + +Il connaissait parfaitement l'ennemi, et devinait heure par heure ce +qu'il faisait ou voulait faire. Il comprit, en juillet 1652, quand, +avec sept mille hommes, il marcha contre trente mille, que les +Espagnols ne voulaient pas sérieusement l'invasion, qu'ils ne +voulaient pas faire Condé roi de France, qu'ils ne s'amuseraient pas à +conquérir ici pour rendre bientôt, et qu'ils tenaient bien plus à +reprendre leurs places de Flandre. Il savait qu'au moment où ils +faisaient Condé leur général, ils s'en défiaient, et que l'assurance +même de Turenne à marcher si faible contre eux augmenterait leurs +soupçons. Ce qui pouvait y ajouter, c'est que tous deux entretenaient +(par pur amour de l'art) une correspondance. Turenne n'avait pas un +succès que respectueusement il ne fît juge son ancien général des +soins qu'il prenait pour le battre. + +Si Condé méritait d'être puni pour avoir passé aux Espagnols, il le +fut à coup sûr. Ils le firent général, mais en le liant, l'entravant. +Des lieutenants comme un gouverneur des Pays-Bas, ou un duc de +Lorraine, ne pouvaient obéir. Et d'ailleurs, la vieille tactique +espagnole des temps de Charles-Quint, leur méthode des campements +romains, retranchés chaque soir, mettait obstacle à tout. La +hiérarchie était inflexible, l'étiquette immuable, à l'armée tout +comme à Madrid. Un jour que Turenne observait leur camp de très-près, +ses lieutenants s'étonnèrent de voir un homme si sage se hasarder +ainsi. Il répondit: «Soyez tranquille. Le commandant de ce quartier, +Fernand de Solis, n'entreprendra rien de son chef. Il enverra demander +permission au général Fuensaldgne, lequel ne fera rien sans en avertir +l'Archiduc. Mais l'Archiduc a tant d'égards pour le prince de Condé, +qu'il le fera prier de décider avec lui en conseil de guerre sur ce +qu'on pourrait faire. Donc, nous avons le temps d'observer. Nous ne +risquons rien, sauf peut-être un coup de canon.» + +Ce fut encore bien pis quand Don Juan d'Autriche, le fils du roi +d'Espagne, vint succéder à l'Archiduc. À chaque campement, en +arrivant, il se mettait au lit. L'occasion la plus favorable de livrer +bataille fut perdue une fois, parce qu'on n'osa pas l'éveiller. + +Turenne crut qu'en combattant des gens si sages on pouvait être hardi. +En 1653-1654, n'ayant encore que des moyens très-faibles, il prit les +places de Champagne que possédait Condé, et qui étaient le vrai chemin +de l'invasion, comme il l'explique. Puis, lorsque Condé, fortifié de +deux armées, espagnole et lorraine, essaya par la Picardie ce qu'il ne +pouvait plus par la Champagne, Turenne audacieusement (et seul de son +avis) ne couvrit point Paris. Il passa derrière l'ennemi, et se mit +entre lui et les Pays-Bas. Cependant, à Péronne, Condé crut pouvoir +l'accabler. Mais le général espagnol, qui avait peut-être défense de +livrer bataille, exigea un conseil de guerre. Or, pendant le conseil, +Turenne, qui avançait toujours, était déjà en sûreté. + +Ses misères n'étaient pas finies. Dans les années qui suivent, il +opéra avec des armées bien plus fortes. Mais son indigne maître, +Mazarin, comprit si peu le signalé bonheur qu'il avait eu d'être sauvé +par un tel homme, qu'il lui donna toujours pour égaux dans le +commandement le médiocre La Ferté, qui arrivait toujours trop tard, +s'étonnait, s'embrouillait. Bien plus, le brutal Hocquincourt, un +soldat inepte et perfide, dont le mérite unique était d'avoir offert +d'assassiner Condé et d'avoir ramené Mazarin[29]. + + [Note 29: Turenne le dit, dans ses Mémoires, d'une manière + indirecte, avec beaucoup de douceur et de finesse. «M. de + Turenne _pria_ M. de la Ferté...._pria_ M. Hocquincourt.» + etc. Il constate ainsi qu'il ne pouvait leur _commander_, et + par conséquent qu'il n'est pas responsable de leurs lenteurs, + de leurs revers.--Nos _Archives générales_ possèdent + plusieurs autographes de Turenne (ancienne section M), et + plusieurs pièces fort intéressantes pour l'histoire de son + frère, le duc de Bouillon, spécialement des lettres + éloquentes et touchantes de sa mère, fille de Guillaume le + Taciturne. Dans l'une, elle le prie de ne pas se perdre par + ses intrigues. Dans plusieurs autres, elle rampe aux pieds de + Richelieu pour sauver la tête de son fils.--_Archives_, K, + carton 123, nº 29.] + +On voit très-bien, dans les récits, quoique modestes et fort doux de +Turenne, jamais accusateur, combien ces généraux de Mazarin lui furent +embarrassants et dangereux. En 1654, la grande armée des Espagnols +voulant reprendre Arras, Turenne exigea, décida qu'on forcerait leurs +lignes. La Ferté, Hocquincourt, ne s'en souciaient pas, et croyaient +la chose impossible. Ils s'y prirent de manière qu'elle le devint +presque en effet. L'attaque générale devait se faire la nuit; ils +n'arrivèrent qu'au jour. Mais déjà Turenne seul avait forcé les lignes +et défait l'ennemi. + +Cela ne décourage pas Mazarin. Il maintient La Ferté pour commander +avec Turenne. Il en résulte à Valenciennes (1656), qu'ils +assiégeaient, le plus terrible événement. Les Espagnols, ayant rompu +les écluses des marais voisins, attaquent, à la faveur de cette +inondation, le corps de la Ferté, ne rencontrent nulle garde avancée, +prennent le général, tous les officiers, tuent quatre mille hommes. +Tout cela en un quart d'heure. Jamais le sang-froid de Turenne ne +parut davantage. Lui seul, il n'eut pas peur, n'éprouva aucun trouble, +retira son canon, et s'en alla au petit pas. L'armée croyait rentrer +en France, et déjà le bagage en avait pris la route. Mais Turenne le +fit arrêter, resta en pays ennemi, campa près du Quesnoy. Les ennemis, +ayant eu du renfort, semblaient devoir venir à lui. Les nôtres étaient +d'avis de ne pas les attendre. Turenne ne bougea, attendit. Les +Espagnols respectèrent son repos. + +Notons un fait piquant. Dans une occasion (Mém. d'Yorck, p. 589), +Turenne a peur, Mazarin n'a pas peur. + +Les prêtres et les femmes ne craignent rien. Il s'agissait de passer +une rivière sous le feu de l'ennemi; mais devant la rivière il y avait +encore des marais et des retranchements, des fossés, et l'on +n'arrivait au passage que par une étroite chaussée. Mazarin soutenait +que, le roi étant là en personne, on devait braver tout, passer. +Turenne objecta qu'on perdrait trop de monde. Mais cela n'eût guère +arrêté s'il n'eût montré la chose comme absolument inutile, parce +qu'on pouvait passer plus bas. + +Était-ce humanité? Non, prudence et bon sens. Des romanciers ont +travesti Turenne en je ne sais quel philanthrope, un Fénelon guerrier. +Il n'y a rien du tout de cela. La réalité est que la guerre de Trente +ans, ayant perdu ses fureurs, ses chaleurs, ayant usé cinq ou six +générations de généraux, de plus en plus indifférents, sans passions +et dégagés d'idées, a fini par produire l'homme technique ou l'art +incarné, lumière, glace et calcul. Nulle émotion ne reste plus. C'est +la guerre quasi pacifique, mais non moins meurtrière. + +Un froid mortel saisit; une Sibérie à geler le mercure. On voyage dans +la nuit des pôles, plus lumineuse que le jour, où l'on voit des +batailles de glaces heurtant les glaces, de cristaux brisant des +cristaux. Un grand désert. Plus d'hommes, et pas même de morts. Et +même on ne s'en souvient plus. + + + + +CHAPITRE XXVI + +PAIX UNIVERSELLE.--TRIOMPHE ET MORT DE MAZARIN + +1658-1659 + + +Mazarin, on l'a vu avant la Fronde, avait pendant cinq ans exploité le +royaume par la force d'opinion que lui donnait alors une victoire +annuelle de Condé. Pendant sept ans (après la Fronde), il se releva, +brilla, grandit par les solides résultats des succès de Turenne. Il en +tira cette gloire qu'à la dernière campagne l'Espagne, sérieusement +menacée de la perte des Pays-Bas, rechercha, demanda (1658) la paix +que Mazarin avait d'abord offerte. + +Donc, par deux fois le génie militaire couvrit devant l'Europe la +honte d'un gouvernement vil, trompa sur son habileté. + +Ce qui est évident, c'est qu'au temps du plus grand péril (1652), et +constamment dans les années qui suivent, Mazarin subordonna +entièrement les affaires de la France: 1º au placement de sa famille, +au mariage de ses nièces; 2º à son avarice, à la création d'une énorme +fortune, la plus monstrueuse qu'aucun ministre eût eue jamais. Ni +Concini, ni Luynes, ne sont rien à côté. + +Pour faire cardinal son frère, il avait presque fait la guerre au +pape, et ce frère, un moine imbécile, il le fit vice-roi de Catalogne. +Pour cette position si importante, si précieuse, qui nous mettait au +coeur de l'Espagne, on eût dû ménager le peuple catalan à tout prix. + +Pour marier une nièce au fils du duc d'Épernon, il aigrit, prolongea +la guerre de Guienne, la résistance de Bordeaux. + +Pour décider le prince de Conti à épouser une autre Mancini, il donna +à ce prince, élevé pour l'Église, contrefait, qui, d'ailleurs, n'avait +point vu la guerre, l'armée des Pyrénées, celle qui, par la Catalogne +et l'Aragon, devait prendre l'Espagne corps à corps. + +Une autre nièce épouse le frère du duc de Modène, qui, avec la Savoie, +nous fait attaquer et manquer Pavie. C'est par un mariage semblable +que le prince Thomas de Savoie gagne le coeur de Mazarin. Son fils, le +comte de Soissons, épouse Olympe Mancini, dont il aura le prince +Eugène, le futur fléau de la France. + +Au total, il avait sept nièces, qui toutes eurent des dots énormes, la +moindre six cent mille livres (d'alors) et le gouvernement +d'Auvergne. La plus riche, dont le mari s'appela duc de Mazarin, eut, +à la mort de l'oncle, un million et demi de rentes (six millions de +rentes d'aujourd'hui). + +M. de Sismondi, savant économiste, s'efforce d'expliquer comment la +France, après la guerre civile, _put se remettre_ sous Mazarin. Vaines +explications. Les faits montrent qu'_elle ne se remit pas du tout_. + +Huit ans après la Fronde, l'année même où meurt Mazarin (1660), les +rapports, cités par M. Feillet, nous apprennent cette chose lamentable +que, _non-seulement aux provinces frontières_ (Bourgogne, Picardie, +Champagne, Lorraine), mais dans _celles de l'intérieur_, par exemple +dans l'Angoumois, la misère était la même qu'_aux environs de Paris_. +Les pauvres mangeaient encore, comme au temps de la Fronde, les bêtes +jetées à la voirie, les disputaient aux chiens. + +On a vu l'impuissance, l'insuffisance et la misère des secours +qu'essaya d'organiser l'excellent Vincent de Paul, les trois sous _par +mois_ qu'on donna dans l'année la plus dure aux populations les plus +affamées. Ajoutez-y les soupes économiques (d'herbe et d'eau claire, +c'était à peu près tout), les _magasins charitables_, où chacun doit +porter ce qui ne lui sert pas. La liste des objets donnés est +curieuse; on rirait si l'on ne pleurait: «Dix-neuf lanternes, +vingt-six douzaines de chapelets, des vieux peignes, vingt-trois +seringues, etc., etc.» (Feillet.) + +Du jour où Richelieu voulut toucher aux biens d'Église, ne put et +recula, la Charité, aussi bien que l'État, devait perdre à jamais +l'espoir. Et les petites aumônes tirées par cette Église si riche du +bon coeur de nos dames et de leurs petites économies, ne purent être +que ridicules devant le monstrueux fléau qui peu à peu but le sang de +la France. + +Quel fléau? Deux pompes aspirantes d'incalculable force. + +1º La grande pompe centrale du fisc, l'exploitation violente de la +France par un coquin pour un coquin. Je parle de Mazarin et de +Fouquet, à qui il confia les finances. + +2º La pompe universelle de toutes les tyrannies locales. Elles +ressuscitent sous un gouvernement faible et fripon, qui se sent trop +coupable pour accuser aucun coupable; les campagnes livrées aux +seigneurs, avides, nécessiteux et luxueux. Nous aurons pour l'Auvergne +le récit aimable et badin du jeune abbé Fléchier, qui montre en ce +pays la sauvage horreur du temps féodal, aggravée des caprices d'une +tyrannie malicieuse, dont les temps barbares n'eurent jamais l'idée. + +Que les peuples soient exploités, volés, c'est la chose ordinaire. On +n'y ferait pas attention s'il n'y avait eu ici dans le vol une lâche +audace, une intrépidité de bassesse, qu'on nous passe ces mots, toute +nouvelle et originale, qui ne s'est peut-être vue qu'une fois. + +On vit en huit ans cette chose surprenante, miraculeuse, absurde: _un +homme qui était maître et roi_, prenait ce qu'il voulait, _et qui +pourtant volait le roi_, c'est-à-dire se volait lui-même. + +Il était l'État en réalité (autant que le fut jamais Louis XIV). Et en +même temps il faisait des affaires avec l'État, s'était fait +financier, partisan, munitionnaire. Il trafiquait des vivres, +spéculait sur l'artillerie, gagnait sur la marine. Il avait pris à son +compte la maison du roi. + +Quoiqu'il eût tant d'esprit pour l'intrigue et le _ravaudage_ (dit si +bien Retz), il n'avait ni intelligence ni connaissance de la France +qu'il exploitait. De sorte qu'à chaque instant, sans tact ni pudeur, à +l'aveugle, il faisait des choses immondes. Il avilit les charges, les +dignités, en les vendant et les multipliant. «Il aimait mieux faire +dix ducs et pairs que donner dix écus.» + +Peu avant sa mort, il promet un siége de président à un homme aimé de +la reine. L'homme vient le remercier: «Oui, mais j'en veux cent mille +écus.» La reine eut beau faire et beau dire; il n'en démordit pas, +disant toujours: «J'en veux cent mille écus.» Tout en disant cela, il +mourut. Et on l'eut pour rien (Montglat). + +On ne pouvait arriver à lui, à moins d'être joueur. Il était fort +adroit aux tours de carte, et n'avait jamais pu se corriger d'avoir la +main trop vive et trop habile. On dit qu'il choisissait les pièces +fausses ou rognées pour les passer au jeu. + +Il inventa un jeu nouveau, la spéculation sur la guerre. Il ne +comprenait pas d'abord grand'chose aux affaires militaires. Ce qui le +prouve, ce sont ses choix ridicules et d'avoir égalé un Hocquincourt +au premier général du siècle. À mesure cependant qu'il aperçut qu'il +avait en Turenne un génie infaillible, un joueur qui gagnait toujours, +il voulut être de la partie; il joua sur Turenne, s'associa d'avance +à ses victoires, se fit son fournisseur de vivres, réalisa sur ses +conquêtes de gigantesques bénéfices. + +Vers la fin, il avait fait encore un pas. Il avait pris un intérêt +dans l'entreprise honnête des pirates et des flibustiers qui faisaient +la course sur le commerce des Hollandais, nos alliés. Excellente +spéculation. On prit en moins de rien trois cents vaisseaux. La +Hollande indignée envoya le grand Ruyter, qui prit tout simplement une +petite représaille, deux vaisseaux seulement. Mazarin redevint souple, +aimable, offrit satisfaction, promit mille choses qu'il ne donna +jamais. + +On a parlé beaucoup de l'habileté de Mazarin, de sa subtile politique, +de sa fine diplomatie, de sa persévérance à continuer la tradition +d'Henri IV et de Richelieu. On le redit, parce qu'on l'a dit. Ce sont +choses convenues que tout le monde répète. Examinons pourtant. Henri +IV et Richelieu cultivèrent, ménagèrent, se rallièrent les petites +puissances. Le premier s'assura des Suisses, et fut étroitement uni +avec les Hollandais. C'est avec ceux-ci que Richelieu eût voulu +partager les Pays-Bas. Mazarin se brouilla avec les uns et les autres. + +Dans la crise si grave où la rivalité maritime commençait entre +l'Angleterre et la Hollande, c'était le moment ou jamais de s'attacher +celle-ci. Mazarin ne voit là qu'une facilité de pirater. Noble +commencement de cette longue série de sottises par lesquelles Louis +XIV réussit à rattacher solidement la Hollande à l'Angleterre. + +Cromwell, tout Cromwell qu'il pût être, avec sa république viagère, +n'avait pas fait grand'chose, tant que l'invincible Ruyter promenait +sur les mers le pavillon de Hollande. Cromwell était près de sa mort, +et Charles II de sa restauration. L'Angleterre allait retomber. Qui +fonda sa grandeur? La politique profonde de Mazarin, hostile à la +Hollande, la politique profonde de Louis XIV, qui fait de notre +ancienne et de notre meilleure alliée une chaloupe à la remorque du +vaisseau britannique. + +Littérairement, à coup sûr, la diplomatie française est charmante. Les +dépêches de Mazarin, de Lyonne, etc., ne sont guère au-dessous des +lettres de madame de Sévigné. Est-ce assez pour justifier l'admiration +sans bornes qu'on a montrée pour cette diplomatie aux derniers temps? +Regardons, je vous prie, surtout les résultats. + +On pouvait s'y tromper en avril 1657, à la mort de l'empereur +Ferdinand III. La France ne put faire élire son candidat, le duc de +Bavière. Mais les princes du Rhin et autres, s'alliant à la France et +à la Suède, n'élurent l'Autrichien Léopold qu'en lui faisant signer +l'engagement «de ne donner aucune aide aux Espagnols». + +Ce succès de la France, poussant ceux-ci au désespoir, pouvait les +décider à l'alliance monstrueuse de Cromwell, à unir le drapeau de +l'État _catholique_ entre tous à celui de la république _puritaine_. +On assure qu'ils offraient au Protecteur d'assiéger avec lui Calais +pour y faire rentrer les Anglais, les rétablir en France, guérir la +plaie dont l'orgueil britannique saignait depuis cent ans. + +Cromwell, dont le ferme et froid regard voyait très-bien, malgré les +succès de Turenne, l'épuisement réel de la France, la faiblesse +misérable d'un gouvernement dilapidateur, demande à Mazarin ce qu'il +lui donnera à la place. Et celui-ci est trop heureux que l'Anglais +accepte Dunkerque, Mardick et Gravelines, trois ports pour un, que +Mazarin se fait fort de conquérir sur l'Espagne pour les lui donner. + +Traité, au fond, fort triste, qui faisait de la France la servante de +l'Angleterre, lui faisait employer son sang à conquérir pour sa +rivale. Avec quel résultat? D'établir les Anglais sur le +continent.--Non pas à Calais, il est vrai, mais à deux pas de Calais. + +Qui ne voit que Dunkerque, en Flandre, mais si près de la France, +n'était guère moins dangereux, permettant également la descente d'une +armée qui pouvait à son choix tomber sur nous ou sur les Pays-Bas? + +Le but de Mazarin, dit-on, était d'abaisser à la fois l'Espagne et la +_Hollande_. Son traité avec l'Angleterre eût eu le résultat d'humilier +la première sur terre, la _seconde sur mer_. Politique admirable, +zélée pour la marine anglaise! + +Turenne eut des succès rapides. Il gagna sur les Espagnols la bataille +des Dunes (14 juin 1658), qui nous donna le bel avantage de mettre les +Anglais dans Dunkerque. Puis, on prit Gravelines, Ypres, Oudenarde, +Menin. On était maître du chemin de Bruxelles. Si l'on y eût été, si +l'on eût procédé sérieusement à la conquête des Pays-Bas, on aurait +vu bien vite les résultats du traité qui mettait l'Anglais à +Dunkerque. Il eût fait volte-face, n'eût jamais permis un tel +agrandissement de la France, et, profitant de la descente qu'il avait +par nous sur le continent, notre excellent ami nous eût pris par +derrière. + +La mort de Cromwell qui survint (septembre 1658) put rassurer sur ce +danger. Et, d'autre part, une victoire du Portugal sur l'Espagne +encourageait notre conquête. La grande barrière des Pays-Bas avait été +brisée par la prise de tant de places. Mais ce fut alors qu'on traita. + +La France, naguère alliée de Cromwell, retomba dans ses attractions +catholiques, dans le vieux rêve de ses reines, toujours le mariage +espagnol. Marie de Médicis y avait tout sacrifié. Combien plus Anne +d'Autriche, Espagnole elle-même, et dont le fils était Espagnol par sa +mère! La femme née, de Louis XIV, prédestinée et légitime, était +l'infante, sa cousine. + +Autant Anne le désirait, autant Philippe IV. Il aurait fait ce mariage +à tout prix. On pouvait croire qu'une telle union fortifierait +l'ascendant moral, déjà si fort, des Espagnols, tant moqués des +Français, mais toujours copiés. Du reste, cet excellent père, pour +procurer ce grand mariage à sa fille, faisait bon marché de l'Espagne +même. N'ayant qu'un fils à la mamelle, très-frêle et maladif, il +envisageait sans effroi l'hypothèse où sa fille (malgré la +renonciation qu'elle fit) hériterait de l'empire espagnol. Cette +nation si fière n'eût plus été qu'une dépendance de la France +(Motteville). + +Les Castillans haïssaient moins celle-ci. Leur haine et leur furie +était toute contre les Portugais, leurs vaillants frères, qui les +battaient. Ils croyaient, le lendemain de la paix avec la France, +exterminer le Portugal, comme ils avaient déjà soumis les Catalans. + +Mazarin, par une suite de fautes, avait perdu la Catalogne. Il +sacrifia le Portugal. C'est la base réelle de son Traité des Pyrénées +(7 novembre 1659). + +Encore un sacrifice du faible au fort, le sacrifice d'un allié aussi +précieux contre l'Espagne, que l'était la Hollande contre les Pays-Bas +espagnols. + +L'abandon de la Catalogne et du Portugal, celui de Naples et de la +Sicile dans leur grande crise de 1647, c'étaient les solides services +par lesquels Mazarin pouvait se vanter d'avoir ressuscité l'Espagne, +si elle ressuscitait jamais. + +Il prévoyait, dit-on, que l'infante ou ses enfants hériteraient.--Oui, +soixante ans après, et au prix d'effroyables guerres. Les deux pays +étant quasi exterminés, un des morts se coucha sur l'autre. Résultat +si lointain, si coûteux, d'avantage si contestable, qu'on a tort d'en +tant triompher. Que l'Espagne devînt si française, cela n'a guère paru +en 1808, et depuis. + +Ce qui poussa Mazarin à abandonner le Portugal, et à précipiter le +mariage (plus que les Espagnols qui le désiraient tant), c'était la +pénurie d'argent. On avait touché le fond et le tuf. Le financier de +Mazarin, le petit Fouquet, son noir diablotin (qu'on voit à +Versailles), était à bout de ses tours. Un nouveau gouffre s'était +ouvert, qui mangeait autant que la guerre. Ce gouffre était le jeune +roi. Depuis deux ou trois ans, ses divertissements, fêtes, bals, +concerts, carrousels, avaient pris un vol effréné. Le colossal recueil +des dessins des _Ballets du roi_ que possède la Bibliothèque, fait +deviner combien il en coûtait pour ces folles représentations. + +Mazarin le tenait par cet étourdissement des fêtes. Ses nièces en +faisaient l'ornement. L'une d'elles, Olympe Mancini, qui avait pris le +coeur du roi, en était l'âme et la déesse. Mazarin, nous dit-on, en +fut très-affligé. Je ne le pense pas. À cette même époque, il faisait +les plus grands efforts pour en faire une (Hortense) reine +d'Angleterre, tentant le vénal Charles II par une dot de six millions. +Et l'on veut qu'il n'ait pas saisi l'espoir de faire Olympe reine de +France! L'obstacle réel fut Anne d'Autriche. Il avait tout fait pour +éloigner d'elle son fils, et lui ôter toute influence. Elle le punit, +ce jour-là, de son ingratitude. Sa fierté espagnole se releva. Elle +dit: «Si mon fils est assez bas pour faire cela, je me mettrai contre +lui avec mon second fils, à la tête de tout le royaume.» + +Il ne resta à Mazarin qu'à faire le magnanime. Il écrivit au roi, +contre ce mariage, les belles lettres de désintéressement austère +qu'on a tant admirées. + +Je laisse les amateurs de négociations s'amuser à celles du mariage +d'Espagne, qui était fait d'avance par la violente envie que les deux +partis avaient de le faire à tout prix. La France y garda les +conquêtes de Richelieu, l'Artois, le Roussillon, mais peu ou rien des +conquêtes de Mazarin. Elle rendit les places fortes de Flandre, le +prix des victoires de Turenne. + +Condé rentra et recouvra ses biens, mais non pas ceux de ses amis, +qui restèrent sacrifiés. Il se retrouva prince du sang, gouverneur de +Bourgogne, mais perdu pour tout l'avenir. + +On assure que Mazarin, en rendant tant de places de l'intérieur des +Pays-bas, eût pu obtenir de garder Cambrai, mais que l'Espagne le +gagna en lui donnant l'espoir de le soutenir au premier conclave, de +lui donner la papauté. Rien d'invraisemblable en cela. L'habitude si +longue qu'il avait de tromper, de mentir et trahir, put le rendre +prenable à ce vain leurre qui, dans son état de santé, devenait +pourtant ridicule. + +Rien de plus gai que Mazarin au moment où il signe le grand traité à +la Bidassoa. Il écrit à Paris: «Tout va être fini. Je ne ferai pas +grand séjour au pays basque, à moins que je ne m'amuse à leur voir +pêcher la baleine, à apprendre le basque ou à sauter comme eux.» + +Cependant le sauteur, au milieu de ces joies, est pincé par la goutte. +La poitrine se prend. Il continue au lit sa vie habituelle. Le lit du +moribond, couvert de cartes, est la table du jeu, le comptoir à vendre +les places. Cartes et sacrements allaient pêle-mêle. La seule +réparation de ses vols qu'il imagina, ce fut de tout offrir au roi, +bien sûr qu'il refuserait. Ce refus le tranquillisa entièrement, et il +continua en toute sécurité son jeu et ses dévotions. Tous en furent +édifiés, et trouvèrent qu'il faisait une bonne fin. Du moins, +conséquente à sa vie. Il vécut, mourut en trichant (9 mars 1661)[30]. + + [Note 30: J'ajourne au volume suivant les visites de + Christine et plusieurs faits des dernières années de Mazarin. + Ils ne peuvent être bien éclairés que par ses lettres mêmes, + que l'excellent éditeur de Saint-Simon, M. Chéruel, promet de + donner au public. J'ai eu recours plusieurs fois à son + obligeance, dans le cours de ce travail, pour + l'éclaircissement de quelques points obscurs. Pour d'autres, + il vaut mieux attendre son importante publication.] + +Il croyait tricher l'avenir. Heureux joueur, il avait eu la partie +toute faite. L'augure de sa jeunesse s'était trouvé rempli. Il avait +apparu, à vingt-cinq ans, sur un champ de bataille, criant: La Paix! +la Paix! ce qui fut le premier escamotage de sa vie. Aux grands et +sérieux travailleurs qui sont morts à la peine en lui préparant tout, +il escamote encore la gloire de la paix triomphante de Westphalie, des +Pyrénées. Richelieu travailla. Mazarin recueillit. L'un fit +l'administration, l'armée, la marine et mourut justement la veille de +Rocroi. L'autre gâta tout, et réussit en tout. Grand par Condé et plus +grand par Turenne, affermi par l'orage même et l'avortement de la +Fronde, il a ce dernier bonheur qu'on fait honneur à son génie de la +paix forcée et fatale où l'on tomba par lassitude. Ce piédestal lui +reste. Il garde, après la mort, ce masque de l'ange de la paix. + +Vraiment, est-ce une paix? Elle arrivait trop tard. L'Allemagne, +agonisant sur ses ruines, ne trouva pas la paix dans le traité de +Westphalie. L'Espagne, finie et défunte, n'était plus en état de +ressentir la paix des Pyrénées. Et la France elle-même, qui entre par +là dans un procès de cinquante ans pour la succession d'Espagne, la +France va trouver dans cette paix et la guerre fiscale au dedans et la +guerre sanglante au dehors[31]. + + [Note 31: Un génie pénétrant, le sorcier hollandais + Rembrandt, qui sut tout deviner, dans son tableau lugubre, + daté de la grande joie du traité de Westphalie (1648), a + parlé mieux ici que tous les politiques, tous les historiens + (le _Christ à Emmaüs_, que nous avons au Louvre).--On oublie + la peinture. On entend un soupir. Soupir profond, et tiré de + si loin! Les pleurs de dix millions de veuves y sont entrés, + et cette mélodie funèbre flotte et pleure dans l'oeil du + pauvre homme, qui rompt le pain du peuple.--Il est bien + entendu que la tradition du Moyen âge est finie et oubliée, + déjà à cent lieues de ce tableau. Une autre chose déjà est à + la place, un océan dans la petite toile. Et quoi?... L'âme + moderne.--La merveille, dans cette oeuvre profonde, + d'attendrissement et de pitié, c'est qu'il n'y a rien pour + l'espérance. «Seigneur, dit-il, multipliez ce pain!... Ils + sont si affamés!» Mais il ne l'attend guère, et tout indique + ici que la faim durera.--Ce misérable poisson sec qu'apporte + le fiévreux hôtelier n'y fera pas grand'chose. C'est la + maison du jeûne, et la table de la famine. Dessous, rit, + grince et gronde un affreux dogue, le Diable, si l'on veut, + une bête robuste, aussi forte, aussi grasse que ces pauvres + gens-là sont maigres. Il a sujet de rire, car le monde lui + appartient.--V. la description de ce tableau dans _La Foi + nouvelle cherchée dans l'Art_, par Alfred Dumesnil. + + De cette paix date la guerre qui nous divise et en France et + ailleurs. Les deux peuples qui sont en ce peuple conservaient + jusque-là un reste d'unité. Mais la dualité éclate. D'une + part, un petit peuple français, petit monde de cour, + brillant, lettré et parlant à merveille. D'autre part, + très-bas, plus bas que jamais, la grande masse gauloise des + campagnes, noire, hâve, à quatre pattes, conservant les + patois. L'écartement augmente, le divorce s'achève, par le + progrès même de la haute France. Elle se trouve si loin de la + basse, qu'elle ne la voit plus, ne la connaît plus, n'y + distingue plus rien de vivant, et pas même des ombres, mais + quelque chose de vague, comme un zéro en chiffre. Des mots + nouveaux commencent, d'abstraction terrible, meurtrière, où + disparaît tout sentiment de la vie.--Plus d'hommes, mais des + _particuliers_,--tout à l'heure des _individus_.] + +J'ai dit ailleurs ce que je pensais du prétendu système d'équilibre au +XVIIe siècle. J'ai hasardé de dire aussi que Richelieu n'y comprit +rien, croyant que les protestants, si faiblement liés (par les idées), +faisaient un contrepoids au parti catholique, fortement lié (par les +intérêts). Du reste, quand on voit dans ses Mémoires les conditions +misérables, accablantes, qu'il fait au Palatin pour le rétablir sur le +Rhin, sa partialité pour la Bavière, on sent qu'une telle paix n'eût +été qu'une amende honorable des Protestants demandant grâce à genoux, +la corde au cou, et que, bien loin d'établir l'équilibre, elle aurait +fait dans l'avenir leur irrémédiable déchéance. + +On peut prévoir que, si ce grand, ce ferme Richelieu se tient si peu +dans l'équilibre, la France des Louvois, des Chamillart, etc., ira de +plus en plus gauchissant d'un côté, jusqu'à verser tout à fait dans +l'ornière de la _Révocation_. Louis XIV succède à Philippe II, et la +France à l'Espagne. Elle marche à la même ruine. + +Cela se voit de loin, et, dès le commencement. Le beau roi de seize +ans, revenant de la chasse, en bottes à l'écuyère et le fouet à la +main, défend au Parlement de demander jamais aucune économie. Il +commence la guerre à l'argent. Avec Fouquet, plus tard avec Louvois +(malgré les efforts de Colbert), il ouvre contre la France la campagne +victorieuse où il vint à bout définitivement de la fortune publique, +emportant pour dernier trophée l'immortelle banqueroute de trois +milliards à Saint-Denis. + +Toute autre nation, après les Mazarin, les Fouquet, les Louvois, tant +de guerres, tant de gloire, tant de héros, tant de fripons, resterait +assommée à ne se jamais relever. Et celle-ci pourtant dure encore. + +Ce brevet d'immortalité, cette Jouvence nationale, comment les +expliquer? Le pauvre Sismondi se gratte ici la tête, et ne trouve +rien, sinon que peut-être, à force de tuer, les hommes étant plus +rares, le salaire croissait pour les survivants, qui souffraient un +peu moins. Je ne vois point cela. Vauban et Boisguilbert semblent dire +plutôt le contraire dans les lugubres épitaphes qu'ils font de la +France de Louis XIV. + +La seule explication, je l'ai trouvée dans un auteur anglais du XVIIe +siècle, qui, traversant nos plaines à cette époque, vit, non sans +peur, une grande foule déguenillée de gens étiques, une ronde de vingt +ou trente mille gueux, qui dansaient de tout leur coeur. Ces +squelettes, n'ayant pas soupé, au lieu de se désespérer, faisaient un +bal le soir. C'était une armée de Louis XIV. + +Oublier, rire de tout, souffrir sans chercher de remède, se moquer de +soi-même et mourir en riant, telle fut cette France d'alors. La +chanson continue, et la comédie vient. Les grands consolateurs sont +nos comiques. + +Leur instrument, la nouvelle langue française, née des _Mazarinades_, +y est déjà étincelante. Elle est dans le _Roman comique_. Elle est +dans les _Mémoires de Retz_, qu'il commença certainement à Vincennes +(1652). Elle va éclater dans le pamphlet mordant, puissant, +victorieux, de la Fronde religieuse, les _Provinciales_ (1657). Et +déjà aux portes est _Tartufe_ (1664). + +Adieu le gaulois. Salut au français. + +La belle forte langue du XVIe siècle, qui si souvent vibre du coeur, +était un peu pédante. Elle s'accrochait dans les plis de sa robe, se +retardait dans les aspérités (pittoresques, admirables) dont elle est +hérissée. Ce n'était pas langue de gens pressés, de gens d'affaires, +de combattants qui visent à frapper vite, et ne demandent à la parole +que vigueur et célérité. + +C'est là le sérieux de la Fronde. Elle ne laisse nul résultat visible, +palpable, matériel. Elle laisse un esprit, et cet esprit, logé dans un +véhicule invincible, ira, pénétrera partout. + +Elle a fait, pour l'y mettre, une étrange machine, la nouvelle langue +française. + +Cette langue a subi comme une transformation chimique. Elle était +solide, et devient fluide. Peu propre à la circulation, elle marchait +d'une allure rude et forte. Mais voici que, liquéfiée, elle court +légère, rapide et chaude, admirablement lumineuse. Si quelques +capricieux (des Montesquieu, des La Bruyère) en exploitent surtout +l'étincelle, le grand courant, facile et pur, n'en va pas moins d'une +fluidité continue, de Retz en Sévigné, et de là en Voltaire. + +La Fronde a fait cette langue. Cette langue a fait Voltaire, le +gigantesque journaliste. Voltaire a fait la Presse et le journalisme +moderne. + +Mais faut-il dire que cette puissance soit celle d'une langue +nationale? Non, c'est la langue européenne, acceptée par la diplomatie +de tous les peuples, reine hier par Voltaire et Rousseau, et +aujourd'hui si absolue, que les autres langues vaincues subissent peu +à peu sa grammaire. + +Ce terrible engin d'analyse éclaire tout, dissout tout et peut tout +mettre en poudre, broyer tout, formalisme, lois, dogmes et trônes. Son +nom, c'est: _La raison parlée_. + +Un si fort dissolvant, que je ne suis pas sûr que même, pendant le +beau et solennel récitatif de Bossuet, on n'ait pas ri sous cape. La +France était, n'était pas dupe. Les deux choses sont peut-être vraies, +et pourraient bien se soutenir. L'enfant est grave en berçant sa +poupée (sincère même), la baise et l'adore, mais il sait bien qu'elle +est de bois. + +Fatalité de la lumière! Elle va pénétrant, par cette maudite langue +française, qu'on n'arrêtera pas. Plus d'asile aux ténèbres. Plus de +mystère, et plus de sanctuaire obscur. La _Nuit divine_ (d'Homère) est +supprimée. Une telle langue, c'est la guerre aux dieux. + + +FIN DU TOME QUATORZIÈME + + + + +TABLE DES MATIÈRES + + + + +PRÉFACE............................................................. i + + +CHAPITRE PREMIER + + LA GUERRE DE TRENTE ANS.--LES MARCHÉS D'HOMMES.--LA BONNE + AVENTURE...................................................... 1 + Les marchés d'hommes.......................................... 2 + Gustave-Adolphe............................................... 3 + Waldstein..................................................... 4 + La loterie, le jeu............................................ 6 + + +CHAPITRE II + + LA SITUATION DE RICHELIEU. 1629................................ 13 + Il vécut d'expédients........................................ 14 + Son allocution au roi........................................ 17 + Changement de sa politique en 1629........................... 19 + Il rallie le clergé. Sa police de capucins................... 24 + + +CHAPITRE III + + LA FRANCE NE PEUT SAUVER MANTOUE. 1629-1630.................... 28 + Le Pas de Suse, 6 mars 1629.................................. 31 + Paix des huguenots........................................... 32 + Les impériaux en Italie. Sac de Mantoue. 18 juillet 1630..... 33 + + +CHAPITRE IV + + RICHELIEU CONTRE LES DEUX REINES. 1630......................... 42 + Le roi. La maladie du roi.................................... 46 + Il est à la mort (1er octobre). Intrigues des reines......... 50 + Joseph traite à Ratisbonne................................... 54 + Mazarin sauve l'armée espagnole.............................. 58 + + +CHAPITRE V + + JOURNÉE DES DUPES.--VICTOIRE DE RICHELIEU. 1630-1631........... 61 + Mademoiselle de Hautefort.................................... 62 + La _journée des Dupes_ ne décida rien (10 novembre), mais + Richelieu saisit les lettres des reines (décembre)......... 67 + Fuite de Gaston et de la reine mère. 1631.................... 75 + + +CHAPITRE VI + + GUSTAVE-ADOLPHE. 1631.......................................... 78 + Tristesse de Cervantès et de Shakespeare..................... 79 + Joie héroïque de Gustave et de Galilée....................... 80 + Gustave comme juste juge..................................... 82 + Son maître Jacques de la Gardie, créateur de la guerre + moderne.................................................... 84 + Richelieu s'entend avec Gustave, peu, tard et mal............ 87 + 24 juin 1631, Gustave débarque en Allemagne.................. 89 + 7 septembre, sa victoire à Leipzig, délivrance de + l'Allemagne................................................ 92 + + +CHAPITRE VII + + RICHELIEU PROFITE DES VICTOIRES DE GUSTAVE. 1632............... 95 + Gustave ne pouvait sauver l'Allemagne qu'en s'y établissant.. 99 + Richelieu envahit la Lorraine............................... 101 + Richelieu bat et décapite Montmorency....................... 107 + Son amour, sa maladie....................................... 111 + + +CHAPITRE VIII + + RICHELIEU CHEF DES PROTESTANTS.--SES REVERS.--LA FRANCE ENVAHIE. + 1635-1636................................................... 115 + Mort de Gustave, 16 novembre 1632........................... 117 + Mort de Waldstein, 1634..................................... 118 + Richelieu eut-il une vraie notion de l'Équilibre?........... 121 + Il est forcé de succéder à Gustave, 1633.................... 123 + Il veut rompre avec l'Espagne et renvoyer la reine.......... 124 + Échecs de 1635.............................................. 128 + La France envahie, 1636..................................... 131 + + +CHAPITRE IX + + LA TRILOGIE DIABOLIQUE SOUS LOUIS XIII.--RELIGIEUSES DE LOUDUN. + 1633-1639................................................... 137 + De la direction des mystiques............................... 139 + Le diable et les couvents................................... 141 + Procès et mort d'Urbain Grandier............................ 149 + + +CHAPITRE X + + LES CARMÉLITES.--SUCCÈS DU CID. 1636-1637..................... 160 + Le centre de l'intrigue espagnole........................... 164 + Le Cid, glorification de l'Espagne.......................... 169 + L'_Académie_................................................ 170 + + +CHAPITRE XI + + DANGER DE LA REINE. Août 1637................................. 173 + Lafayette et le père Caussin................................ 175 + + +CHAPITRE XII + + CONCEPTION ET NAISSANCE DE LOUIS XIV. 1637-1638............... 180 + Situation désespérée de la reine en décembre 1637........... 182 + Lafayette sauve la reine (9 décembre 1637).................. 185 + L'accouchement, 5 septembre 1638............................ 188 + + +CHAPITRE XIII + + MISÈRE.--RÉVOLTES.--LA QUESTION DES BIENS DU CLERGÉ. + 1638-1640................................................... 190 + Solidarité de ruine......................................... 194 + _Va-nu-pieds_ et _Croquants_................................ 196 + Richelieu menace le clergé, n'en tire rien, recule.......... 201 + + +CHAPITRE XIV + + RICHELIEU RELEVÉ PAR LES RÉVOLUTIONS ÉTRANGÈRES.--LES FAVORIS, + MAZARIN, CINQ-MARS. 1638-1641............................... 203 + Le Portugal et la Catalogne contre l'Espagne................ 205 + Influence italienne. Fortune de Mazarin..................... 207 + Naissance de Monsieur (1639)................................ 208 + Richelieu donne au roi Cinq-Mars qui le trahit.............. 212 + Conspiration de Soissons. 1641.............................. 219 + + +CHAPITRE XV + + CONSPIRATION DE CINQ-MARS ET DE THOU. 1642.................... 221 + La reine et Gaston les trahissent........................... 228 + + +CHAPITRE XVI + + ISOLEMENT ET MORT DE RICHELIEU.--MORT DE LOUIS XIII. + 1642-1643................................................... 233 + Ingratitude des Condés pour Richelieu....................... 235 + Les deux mourants voudraient lier la future régente......... 241 + + +CHAPITRE XVII + + LOUIS XIV.--ENGHIEN.--BATAILLE DE ROCROY. 1643................ 246 + Gassion et Sirot gagnent la bataille........................ 252 + + +CHAPITRE XVIII + + L'AVÉNEMENT DE MAZARIN. 1643.................................. 255 + La reine, pour le garder, donne tout à tous, emprisonne ses + amis...................................................... 259 + + +CHAPITRE XIX + + GLOIRE ET VICTOIRE.--TRAITÉ DE WESTPHALIE. 1643-1648.......... 263 + Mazarin vécut de l'éclat d'une victoire annuelle que + l'on arrangeait pour Condé................................ 264 + Ses efforts pour empêcher la paix........................... 272 + + +CHAPITRE XX + + LE JANSÉNISME.--LA FRONDE. 1648............................... 275 + La Fronde fut une révolution morale, aussi bien que + la Fronde religieuse du jansénisme........................ 277 + Le Parlement, quoique menacé, défend le peuple.............. 279 + + +CHAPITRE XXI + + LE PREMIER ÂGE DE LA FRONDE.--LES BARRICADES.--LA COUR, APPUYÉE + PAR LA FRONDE, EMPRISONNE CONDÉ............................. 285 + Le Parlement pose la garantie des personnes et des + propriétés................................................ 287 + Gondi (depuis cardinal de Retz)............................. 291 + Paris deux fois trahi....................................... 298 + Folie de Condé. Sa prison................................... 300 + + +CHAPITRE XXII + + SECOND ÂGE DE LA FRONDE.--LA COUR, APPUYÉE PAR LA FRONDE, + CHASSE CONDÉ. 1650-1651..................................... 304 + Les héroïnes................................................ 306 + Mazarin bat Turenne......................................... 308 + Personne ne veut des États généraux......................... 315 + + +CHAPITRE XXIII + + FIN DE LA FRONDE.--COMBAT DU FAUBOURG SAINT-ANTOINE. 1652..... 317 + Horreur et plaisanteries.................................... 318 + Massacre à Paris, Sodome à la cour.......................... 326 + Condé sauvé par la Fronde................................... 330 + + +CHAPITRE XXIV + + FIN DE LA FRONDE.--LE TERRORISME DE CONDÉ.--SECOND MASSACRE + (À L'HÔTEL DE VILLE). 1652.................................. 332 + + +CHAPITRE XXV + + TURENNE RELÈVE MAZARIN.--RÈGNE DE MAZARIN. 1652-1657.......... 348 + Mazarin était perdu sans Turenne............................ 349 + Froide et infaillible habileté de Turenne................... 352 + La guerre anthropophage..................................... 357 + + +CHAPITRE XXVI + + PAIX DES PYRÉNÉES.--TRIOMPHE ET MORT DE MAZARIN. 1658-1661.... 361 + La misère et la famine jusqu'à la mort de Mazarin........... 363 + Sa politique contraire à celle de Richelieu................. 366 + L'Espagne ambitionne un second traité de mariage + avec la France. 1659...................................... 369 + Mort de Mazarin, 1661....................................... 372 + Cette paix n'est pas une paix............................... 373 + Essor de la nouvelle langue française....................... 376 + + + + + + +End of Project Gutenberg's Histoire de France 1618-1661, by Jules Michelet + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE FRANCE 1618-1661 *** + +***** This file should be named 30602-8.txt or 30602-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/3/0/6/0/30602/ + +Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and +the Online Distributed Proofreading Team at +http://www.pgdp.net (This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose +such as creation of derivative works, reports, performances and +research. They may be modified and printed and given away--you may do +practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is +subject to the trademark license, especially commercial +redistribution. + + + +*** START: FULL LICENSE *** + +THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE +PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK + +To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free +distribution of electronic works, by using or distributing this work +(or any other work associated in any way with the phrase "Project +Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project +Gutenberg-tm License (available with this file or online at +http://gutenberg.org/license). + + +Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm +electronic works + +1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm +electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to +and accept all the terms of this license and intellectual property +(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all +the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy +all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. +If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project +Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the +terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or +entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. + +1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be +used on or associated in any way with an electronic work by people who +agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few +things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works +even without complying with the full terms of this agreement. See +paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project +Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement +and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic +works. See paragraph 1.E below. + +1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" +or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project +Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the +collection are in the public domain in the United States. If an +individual work is in the public domain in the United States and you are +located in the United States, we do not claim a right to prevent you from +copying, distributing, performing, displaying or creating derivative +works based on the work as long as all references to Project Gutenberg +are removed. Of course, we hope that you will support the Project +Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by +freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of +this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with +the work. You can easily comply with the terms of this agreement by +keeping this work in the same format with its attached full Project +Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. + +1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern +what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in +a constant state of change. If you are outside the United States, check +the laws of your country in addition to the terms of this agreement +before downloading, copying, displaying, performing, distributing or +creating derivative works based on this work or any other Project +Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning +the copyright status of any work in any country outside the United +States. + +1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: + +1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate +access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently +whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the +phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project +Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, +copied or distributed: + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + +1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived +from the public domain (does not contain a notice indicating that it is +posted with permission of the copyright holder), the work can be copied +and distributed to anyone in the United States without paying any fees +or charges. If you are redistributing or providing access to a work +with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the +work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 +through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the +Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or +1.E.9. + +1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted +with the permission of the copyright holder, your use and distribution +must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional +terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked +to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the +permission of the copyright holder found at the beginning of this work. + +1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm +License terms from this work, or any files containing a part of this +work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. + +1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this +electronic work, or any part of this electronic work, without +prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with +active links or immediate access to the full terms of the Project +Gutenberg-tm License. + +1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, +compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any +word processing or hypertext form. However, if you provide access to or +distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than +"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version +posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), +you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a +copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon +request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other +form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm +License as specified in paragraph 1.E.1. + +1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, +performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works +unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. + +1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing +access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided +that + +- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from + the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method + you already use to calculate your applicable taxes. The fee is + owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he + has agreed to donate royalties under this paragraph to the + Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments + must be paid within 60 days following each date on which you + prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax + returns. Royalty payments should be clearly marked as such and + sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the + address specified in Section 4, "Information about donations to + the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." + +- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies + you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he + does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm + License. You must require such a user to return or + destroy all copies of the works possessed in a physical medium + and discontinue all use of and all access to other copies of + Project Gutenberg-tm works. + +- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any + money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the + electronic work is discovered and reported to you within 90 days + of receipt of the work. + +- You comply with all other terms of this agreement for free + distribution of Project Gutenberg-tm works. + +1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm +electronic work or group of works on different terms than are set +forth in this agreement, you must obtain permission in writing from +both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael +Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the +Foundation as set forth in Section 3 below. + +1.F. + +1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable +effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread +public domain works in creating the Project Gutenberg-tm +collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic +works, and the medium on which they may be stored, may contain +"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or +corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual +property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a +computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by +your equipment. + +1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right +of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project +Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project +Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all +liability to you for damages, costs and expenses, including legal +fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT +LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE +PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE +TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE +LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR +INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH +DAMAGE. + +1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a +defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can +receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a +written explanation to the person you received the work from. If you +received the work on a physical medium, you must return the medium with +your written explanation. The person or entity that provided you with +the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a +refund. If you received the work electronically, the person or entity +providing it to you may choose to give you a second opportunity to +receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy +is also defective, you may demand a refund in writing without further +opportunities to fix the problem. + +1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth +in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER +WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO +WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. + +1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied +warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. +If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the +law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be +interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by +the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any +provision of this agreement shall not void the remaining provisions. + +1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the +trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone +providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance +with this agreement, and any volunteers associated with the production, +promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, +harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, +that arise directly or indirectly from any of the following which you do +or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm +work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any +Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. + + +Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm + +Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of +electronic works in formats readable by the widest variety of computers +including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at http://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. Compliance requirements are not uniform and it takes a +considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up +with these requirements. We do not solicit donations in locations +where we have not received written confirmation of compliance. To +SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any +particular state visit http://pglaf.org + +While we cannot and do not solicit contributions from states where we +have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition +against accepting unsolicited donations from donors in such states who +approach us with offers to donate. + +International donations are gratefully accepted, but we cannot make +any statements concerning tax treatment of donations received from +outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. + +Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation +methods and addresses. Donations are accepted in a number of other +ways including checks, online payments and credit card donations. +To donate, please visit: http://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/30602-8.zip b/30602-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..1ed675c --- /dev/null +++ b/30602-8.zip diff --git a/30602-h.zip b/30602-h.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..4559aa4 --- /dev/null +++ b/30602-h.zip diff --git a/30602-h/30602-h.htm b/30602-h/30602-h.htm new file mode 100644 index 0000000..f03195c --- /dev/null +++ b/30602-h/30602-h.htm @@ -0,0 +1,11474 @@ +<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD HTML 4.01 Transitional//EN"> +<html lang="fr"> + +<head> +<meta http-equiv="Content-Type" content="text/html; charset=iso-8859-1"> +<title>The Project Gutenberg e-Book of Histoire de France (14/19) - J. Michelet</title> + + +<style type="text/css"> +<!-- + +body {font-size: 1em; text-align: justify; + margin-left: 5%; margin-right: 5%; } + +h1 {font-size: 140%; text-align: center; margin-top: 4em; margin-bottom: 2em;} +h2 {font-size: 120%; text-align: center; margin-top: 4em; margin-bottom: 2em;} +h3 {font-size: 120%; text-align: center; margin-top: 4em; margin-bottom: 1em;} +h4 {text-align: center; margin-top: 1em; margin-bottom: 2em;} +h6 {font-size: 0.8em; text-align: center;} + +a:focus, a:active {outline:#ffee66 solid 2px; background-color:#ffee66;} +a:focus img, a:active img {outline: #ffee66 solid 2px; } + +ul.none {list-style-type: none; margin-right: 10%; margin-bottom: 2em;} + +sup {line-height: 0.5em;} + +.p2 {margin-top: 2em;} +.p4 {margin-top: 4em;} + +.tn p {margin-left: 10%; margin-right: 10%; font-size: 90%; text-indent: 0em;} + +.pagenum {visibility: hidden; + position: absolute; right:0; text-align: right; + font-size: 10px; + font-weight: normal; font-variant: normal; + font-style: normal; letter-spacing: normal; + color: #C0C0C0; background-color: inherit;} + +.smcap {font-variant: small-caps; font-size: 0.9em;} +.small {font-size: 70%;} + +.center {text-align: center;} +.ralign {position: absolute; right: 5%;} + +.index {margin-left: 5%;} +.index-3 {margin-left: -3%;} +.poem {margin-left: 10%; font-size: 95%;} + +.min2em {margin-left: -2em;} + +--> +</style> + +</head> + +<body> + + +<pre> + +Project Gutenberg's Histoire de France 1618-1661, by Jules Michelet + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Histoire de France 1618-1661 + Volume 14 (of 19) + +Author: Jules Michelet + +Release Date: December 4, 2009 [EBook #30602] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE FRANCE 1618-1661 *** + + + + +Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and +the Online Distributed Proofreading Team at +http://www.pgdp.net (This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + + + + + + +</pre> + + + +<div class="tn"> +<p>Notes au lecteur de ce fichier digital:</p> +<p>Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été +corrigées.</p> +</div> + +<h1>HISTOIRE +DE FRANCE</h1> + +<h2>PAR</h2> + +<h1>J. MICHELET</h1> + +<p class="p2"> </p> + +<h3>NOUVELLE ÉDITION, REVUE ET AUGMENTÉE</h3> + +<p class="p2"> </p> + +<h3>TOME QUATORZIÈME</h3> + +<p class="p2"> </p> + +<h4>PARIS<br> + +LIBRAIRIE INTERNATIONALE<br> + +A. LACROIX & C<sup>ie</sup>, ÉDITEURS<br> + +13, rue du Faubourg-Montmartre, 13</h4> + +<p class="p2"> </p> + +<h6>1877<br> +Tous droits de traduction et de reproduction réservés.</h6> + +<h1>HISTOIRE DE FRANCE</h1> + + + +<h2><span class="pagenum"><a id="pagei" name="pagei"></a>(p. i)</span> PRÉFACE</h2> + + +<p>Les trente années pénibles que je traverse en ce volume sont cependant +illuminées par deux grandes lumières, des plus pures et des plus +sublimes, Galilée et Gustave-Adolphe. (Voir le chapitre VI.) De +l'Italie, du Nord, cette consolation me venait en débrouillant +l'énigme laborieuse de la politique française et de la guerre de +Trente ans, et elle m'a bien soutenu. Par un contraste singulier, dans +cette époque pâlissante où l'homme, de moins en moins estimé et +compté, semble s'anéantir dans la centralisation politique, ces deux +figures subsistent pour témoigner de la grandeur humaine, pour la +relever par-dessus les âges antérieurs.</p> + +<p>Leur originalité commune, c'est que chacun d'eux est au plus haut +degré le <i>héros</i>, le miracle, le coup d'en haut, ce semble, la +révolution imprévue. Et, d'autre part, ce qui est bien différent, <i>le +grand homme harmonique</i>, où toutes les puissances humaines <span class="pagenum"><a id="pageii" name="pageii"></a>(p. ii)</span> +apparaissent au complet dans une douce et belle lumière.</p> + +<p>Chacun d'eux vient de loin, et le monde s'y est longtemps préparé.</p> + +<p>Toutes les nations d'avance avaient travaillé pour Galilée. La Pologne +(par Kopernic) avait donné le mouvement; l'Allemagne, la loi du +mouvement (Keppler); la Hollande, l'instrument d'observation, et la +France celui du calcul (Viète). Florence fournit l'homme, le génie qui +prend tout, se sert de tout en maître. Et Venise donna le courage et +la liberté.</p> + +<p>Jamais homme ne réalisa une chose plus complète. Ordinairement il faut +une succession d'hommes. Ici le même trouva en même temps: 1<sup>o</sup> <i>La +méthode</i>, entrevue par les médecins, mais que Descartes et Bacon +cherchent encore vingt ans plus tard. Galilée la proclame par le plus +grand triomphe qu'elle ait eu dans le cours des siècles.—2<sup>o</sup> <i>La +science</i>, une masse énorme de faits, un agrandissement subit des +connaissances, une enjambée de compas qui alla de la petite terre et +du petit système solaire aux milliards de milliards de lieues de la +voie lactée.—3<sup>o</sup> <i>Le calcul</i> des faits, la mesure des rapports de ces +astres entre eux.—4<sup>o</sup> <i>Les applications pratiques.</i> Il montra tout de +suite le parti qu'en tirerait la navigation.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="pageiii" name="pageiii"></a>(p. iii)</span> Mais ces résultats scientifiques étaient moins importants +encore que les conséquences morales et religieuses. L'homme et la +terre n'étaient plus le monde. Même le système solaire n'était plus le +monde. Tout cela désormais subordonné, mesquin, misérable et minime. +Que notre petit globe obscur décidât, par ses faits et gestes, du sort +de tous les mondes, cela devenait dur à croire. Du ciel ancien, plus +de nouvelle. Sa voûte de cristal était crevée, et elle avait fait +place à la merveille d'une mer insondable, d'un mouvement infiniment +varié, mais infiniment régulier.—Théologie visible! Bible de la +lumière, ravissement de la certitude! L'universelle Raison révélée +dans l'indubitable et supprimant le doute. La promesse de la +Renaissance s'accomplissait déjà: «Fondation de la <i>Foi profonde</i>.»</p> + +<p>Du reste, au premier moment, personne n'y prit garde, excepté le bon +et grand Keppler, celui qui avait le plus servi et préparé Galilée, et +qui le remercia pour le genre humain.</p> + +<p>Gustave-Adolphe fut-il le Galilée de la guerre? Non, pas précisément. +Il en renvoie l'honneur à son maître, Jacques de La Gardie, originaire +de Carcassonne. Mais, dans cet art, celui qui applique avec génie, +dans des circonstances toutes nouvelles et imprévues, n'est <span class="pagenum"><a id="pageiv" name="pageiv"></a>(p. iv)</span> +guère moins inventeur que celui qui a trouvé l'idée première. Donc, +nous n'hésitons pas à proclamer Gustave un héros très-complet en qui +se rencontra tout ce qui est grand dans l'homme: 1<sup>o</sup> <i>L'invention</i>, ou +du moins un perfectionnement inventif et original de la vraie guerre +moderne, guerre spiritualiste où tout est âme, audace et +mouvement.—2<sup>o</sup> <i>L'action</i>, l'héroïque application de l'idée nouvelle, +application heureuse et éclatante, du plus décisif résultat.—3<sup>o</sup> +L'admirable beauté du but, la guerre pour la paix, la victoire pour la +délivrance, l'intervention d'un juste juge pour le salut de tous.—4<sup>o</sup> +Et pour couronnement sublime, l'auréole d'un caractère plus haut +encore, plus grand que la victoire.</p> + +<p>Il est intéressant de voir le double courant qui fait le héros, qui +harmonise cette grande force individuelle avec le mouvement du monde, +de sorte qu'il n'est pas excentrique, et qu'il est libre cependant, +non dépendant de la force centrale. C'est sa beauté profonde d'avoir +cette qualité.—Celui-ci est Suédois. Il est homme d'aventures. Son +rêve n'est pas l'Allemagne, mais la profonde Russie qu'il voulait +conquérir, et le chemin de l'Orient. C'est bien là, en effet, la +propre guerre suédoise. Petit peuple, si grand! le seul qui ait le +nerf du Nord (et bien plus que les Russes, population <span class="pagenum"><a id="pagev" name="pagev"></a>(p. v)</span> légère, +d'origine et de caractère méridional.) Le vrai monument de la gloire +suédoise, ce sont ces entassements de terre au pied des forteresses +russes qu'ont bâties les prisonniers suédois. Les Russes qui +connaissaient ces hommes, n'osèrent jamais en rendre un seul, rendant +villes, provinces, et tout ce qu'on voulait, plutôt qu'un seul +Suédois. Les os des prisonniers y sont restés, et témoignent encore de +la terreur des Russes.—Mais, pour être Suédois, Gustave n'en est pas +moins Allemand (par sa mère), protestant (de religion et de mission +spéciale), enfin Français par l'éducation militaire. Nul doute que +notre Languedocien, qui forma dix années Gustave dans les guerres de +Pologne, de Russie, de Danemark, n'ait influé beaucoup sur son +caractère même. L'étincelle méridionale n'est pas méconnaissable dans +ses actes et dans ses paroles. C'est la bonté, l'esprit d'Henri IV, sa +parfaite douceur. Du reste, tout cela transfiguré dans le sublime +austère du plus grand capitaine, qui donna tout à l'action, rien au +plaisir, et qui toujours fut grand. Un seul défaut (et d'Henri IV +aussi), d'avancer toujours le premier, de donner sa vie en soldat, par +exemple, le jour où, contre l'avis de tout le monde, il passa seul le +Rhin.</p> + +<p>On prodigue le nom de héros, de grands hommes, à <span class="pagenum"><a id="pagevi" name="pagevi"></a>(p. vi)</span> beaucoup +d'hommes éminents, à la vérité, mais pourtant secondaires. Cette +confusion tient à la pauvreté de nos langues et à un défaut de +précision dans les idées. Du reste, les hommes supérieurs ne s'y +trompent pas, et n'ont garde d'aller sottement se comparer aux vrais +héros. Turenne, l'illustre stratégiste, Condé, qui, par moments, eut +l'illumination des batailles, le pénétrant et judicieux Merci, le +froid et habile Marlborough, le brillant prince Eugène, auraient cru +qu'on se moquait d'eux si on les eût comparés au grand Gustave. Au nom +du <i>roi de Suède</i>, ils ôtaient leur chapeau. C'était un mot habituel +entre eux: «<i>Le roi de Suède</i> lui-même n'eût pas réussi à cela... Il +aurait fait ceci,» etc., etc. On voit que la grande ombre planait sur +toutes leurs pensées.<a href="#tam"><span class="small">[Retour à la Table des Matières]</span></a></p> + + + + +<h3><span class="pagenum"><a id="page001" name="page001"></a>(p. 001)</span> CHAPITRE PREMIER</h3> + +<h4>LA GUERRE DE TRENTE ANS.—LES MARCHÉS D'HOMMES LA BONNE AVENTURE<br> + +1618</h4> + + +<p>L'histoire humaine semble finie quand on entre dans la guerre de +Trente ans. Plus d'hommes et plus de nations, mais des choses et des +éléments. Il faut raconter barbarement un âge barbare, et prendre un +cœur d'airain, mettre en saillie ce qui domine tout, la brutalité +de la guerre, et son rude outil, le soldat.</p> + +<p>Il y avait trois ou quatre marchés de soldats, des comptoirs +militaires où un homme désespéré, et qui ne voulait plus que tuer, +pouvait se vendre.</p> + +<p>1<sup>o</sup> L'ancien marché de l'Est, ou de Hongrie, des <span class="pagenum"><a id="page002" name="page002"></a>(p. 002)</span> marches +turques. Le vieux Bethlem Gabor, qui avait pris part à quarante-deux +batailles rangées, se maintenait contre deux empires par la double +force d'une résistance nationale et des aventuriers de toute nation. +Tous les costumes de guerre, les déguisements par lesquels on essaye +de se faire peur les uns aux autres, ont été trouvés là. Le monstrueux +bonnet à poil pour rivaliser avec l'ours, l'absurde et joli costume du +hussard qui porte des fourrures pour ne pas s'en servir, et, pour +sabrer, jette la manche aux vents, toutes ces comédies, fort bien +imaginées contre la terreur turque, furent partout servilement copiées +dans les lieux et les circonstances qui les motivent le moins.</p> + +<p>Au total, la Hongrie, le Danube, étaient la grande école, le grand +enrôlement de la cavalerie légère. Là, point de solde et point de +vivres, une guerre très-cruelle, nulle loi, l'infini du hasard, le +pillage, la <i>bonne aventure</i>.</p> + +<p>2<sup>o</sup> Exactement contraire en tout était le petit marché de la Hollande. +Peu d'hommes, et très-choisis, très-bien payés et bien nourris. Une +guerre lente, savante. Le plus souvent il s'agissait de siéges. On +restait là un an, deux ans, trois ans, le pied dans l'eau, à bloquer +scientifiquement une méchante place. Il fallait la vertu de nos +réfugiés huguenots, ou l'obstination britannique des mercenaires +d'Angleterre et d'Écosse qu'achetait la Hollande, pour endurer un tel +ennui. Plusieurs eussent mieux aimé se faire tuer. Mais ce +gouvernement économe ne le permettait pas. Il leur disait: «Vous nous +coûtez trop cher.»</p> + +<p>3<sup>o</sup> Ceux qui ne possédaient pas ce tempérament aquatique <span class="pagenum"><a id="page003" name="page003"></a>(p. 003)</span> +perdaient patience, et s'en allaient aux aventures du Nord. Ainsi fit +un certain La Gardie, de Carcassonne, homme d'un vrai génie, qui, +ayant su, par les Coligny, les Maurice, tout ce qu'on savait alors, +alla s'établir en Suède, et sur le vaste théâtre de Pologne et de +Russie, trouva la grande guerre, la haute et vraie tactique. Son fils +forma Gustave-Adolphe.</p> + +<p>4<sup>o</sup> Enfin, le grand, l'immense, le monstrueux marché d'hommes, était +l'Allemagne, lequel marché, vers 1628, faillit absorber tous les +autres et concentrer tout ce qu'il y avait de soldats en Europe, de +tout peuple et toute religion.</p> + +<p>Danger épouvantable. Si cela s'était fait, il n'y avait nulle part à +espérer de résistance sérieuse. C'est ce qu'avait très-bien calculé le +spéculateur Waldstein, qui ouvrit ce marché. Les anciens condottieri +avaient fait cela en petit; plus récemment le Génois Spinola, sous +drapeau espagnol, fit la guerre à son compte. Waldstein reprit la +chose en grand, avec ce raisonnement bien simple: Si j'ai quelques +soldats, je puis être battu; mais, si je les ai tous, je ferai la +guerre à coup sûr, n'ayant affaire qu'aux non-soldats, aux paysans mal +aguerris, aux moutons... Et j'aurai les loups!</p> + +<p>Maintenant quel fut donc le secret de ce grand marchand d'hommes, de +ce puissant accapareur, l'appât qui leur faisait quitter les meilleurs +services et les mieux payés, le gras service de la Hollande? Comment +se faisait-il que toutes les routes étaient couvertes de gens de +guerre qui allaient se vendre à Waldstein? Quels furent ses attraits +et ses charmes pour leur plaire et les gagner tous, les attacher à sa +fortune?</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page004" name="page004"></a>(p. 004)</span> C'était un grand homme maigre, de mine sinistre, de douteuse +race. Il signait Waldstein pour faire le grand seigneur allemand. +D'autres l'appellent Wallenstein, Walstein. Sa tête ronde disait: «Je +suis Slave.» Tout était double et trouble en lui. Ses cheveux, +demi-roux, l'auraient germanisé, si son teint olivâtre n'eût désigné +une autre origine. Il était né à Prague, parmi les ruines, les +incendies et les massacres, et comme une furie de la Bohême pour +écraser l'Allemagne. Quand on parcourt ce pays volcanique, ses roches +rouges semblent encore trempées de sang. De telles révolutions tuent +l'âme. Celui-ci n'eut ni foi ni Dieu; il ne regardait qu'aux étoiles, +au sort et à l'argent. Protestant, il se convertit pour une riche dot, +qu'il réalisa en fausse monnaie d'Autriche, et acheta pour rien des +confiscations, puis des soldats, des régiments, des corps d'armée, des +armées. L'avalanche allait grossissant.</p> + +<p>Sombre, muet, inabordable, il ne parlait guère que pour des ordres de +mort, et tous venaient à lui. Miracle?... Non, la chose était +naturelle... Il établit le règne du soldat, et lui livra le peuple, +biens et vie, âme et corps, hommes, femmes et enfants. Quiconque eut +au côté un pied de fer fut roi et fit ce qu'il voulut.</p> + +<p>Donc, plus de crimes, et tout permis. L'horreur du sac des villes, et +les affreuses joies qui suivent l'assaut, renouvelés tous les jours +sur des villages tout ouverts et des familles sans défense. Partout +l'homme battu, blessé, tué. La femme passant de main en main. Partout +des cris, des pleurs. Je ne dis pas des accusations.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page005" name="page005"></a>(p. 005)</span> Comment arriver à Waldstein, inaccessible dans son camp? Le +spectre était aveugle et sourd.</p> + +<p>Les âmes furent brisées, aplaties, éteintes, anéanties. Quand le roi +de Suède vint venger l'Allemagne et voulut écouter les plaintes, il +trouva tout fini. Ces gens, pillés, battus, outragés, violés, dirent +que tout allait bien. Et personne ne se plaignait plus!</p> + +<p>Un fort bon tableau hollandais, qui est au Louvre, montre aux genoux +d'un capitaine en velours rouge une misérable paysanne qui a l'air de +demander grâce. Elle a le teint si plombé et si sale, elle a +visiblement déjà tant enduré, qu'on ne sait pas ce qu'elle peut +craindre. On lui a tué son mari, ses enfants. Eh! que peut-on lui +faire? Je vois là-bas au fond des soldats qui jouent aux dés, jouent +quoi? La femme, peut-être, l'amusement de la faire souffrir. Elle a +encore une chair, la malheureuse, et elle frissonne. Elle sent que +cette chair, qui n'est plus bonne à rien, ne peut donner que la +douleur, les cris et les grimaces, la comédie de l'agonie.</p> + +<p>Le pis, dans ce tableau funèbre, c'est que ce capitaine, enrichi par +la guerre et en manteau de prince, n'a l'air ni ému ni colère. Il est +indifférent. Il me rappelle un mot terrible par lequel Richelieu, dans +son portrait de Waldstein, termine l'éloge qu'il fait de cet homme +diabolique: «Et avec cela, point méchant.»</p> + +<p>Waldstein fut un joueur<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a><a href="#footnote1" title="Lien vers la note 1"><span class="smaller">[1]</span></a>. Il spécula sur la furie du <span class="pagenum"><a id="page006" name="page006"></a>(p. 006)</span> +temps, celle du jeu. Et il laissa le soldat jouer tout, la vie, +l'honneur, le sang. C'est ce que vous voyez dans les noirs et fumeux +tableaux de Valentin, de Salvator.</p> + +<p>Sort, fortune, aventure, hasard, chance, ce je ne <span class="pagenum"><a id="page007" name="page007"></a>(p. 007)</span> sais quoi, +cette force brutale qui va sans cœur, sans yeux, voilà l'idole +d'alors. Le dieu du monde est la Loterie<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a><a href="#footnote2" title="Lien vers la note 2"><span class="smaller">[2]</span></a>.</p> + +<p>«Il est des moments, dit Luther, où Notre-Seigneur <span class="pagenum"><a id="page008" name="page008"></a>(p. 008)</span> a l'air +de s'ennuyer du jeu et de jeter les cartes sous la table.»</p> + +<p>Waldstein réussit justement parce qu'il fut la loterie vivante. Il se +constitua l'image du sort. Pour rien il faisait pendre un homme; mais +pour rien il le faisait riche. Selon qu'il vous regardait, vous étiez +au haut, au bas de la roue; vous étiez grand, vous étiez mort. Et +voilà aussi pourquoi tout le monde y allait. Chacun voulait savoir sa +chance.</p> + +<p>La loterie proprement dite, aussi bien que les cartes, nous étaient +venues d'Italie. Les gouvernements italiens étaient généralement des +loteries où les noms mis au sac, <i>imbursati</i>, jouaient aux +magistratures. La ville de l'usure, de la grosse usure maritime, +Gênes, imagina la première de mettre sur ces bourses d'élections des +lots d'argent que l'on tirait. De là des fortunes subites, des ruines +aussi, de grosses pertes, des <span class="pagenum"><a id="page009" name="page009"></a>(p. 009)</span> batailles financières, des +morts et des suicides de gens qui survivaient, mais pauvres, non plus +hommes, mais ombres, des millionnaires devenus <i>facchini</i>; comme un +carnaval éternel; bref, une société mouvante, et toute en grains de +sable, que la Fortune d'un souffle drolatique s'amusait à souffler +sans cesse, à faire lever, baisser, tourbillonner.</p> + +<p>François I<sup>er</sup>, qui rapporta plusieurs maladies d'Italie, n'oublia +pas celle-là. Il trouva la loterie d'un bon rapport et l'établit en +France. Mais, à part l'intérêt du fisc, elle répondait à un besoin de +cette société. La grande loterie du bon plaisir se tirant en haut pour +les places, le caprice des dames faisant les généraux, les juges et +les évêques, il était bien juste que les petits aussi eussent les +amusements du hasard, l'émotion des surprises, la facilité de se +ruiner.</p> + +<p>Un mot entre alors dans la langue, un titre qui fait passer partout et +qui tient lieu de tout, qui dispense de tout autre mérite: <i>Un beau +joueur</i>. Les portes s'ouvrent toutes grandes à celui que l'on annonce +ainsi. Des aventuriers étrangers entrent par là, souvent sans esprit, +sans talent, même grossiers, mal faits, malpropres et malotrus. <i>Le +joueur</i> d'Henri IV, sa partie ordinaire, est un gros Portugais ventru, +le sieur de Pimentel, dont le mérite principal est de voler au roi +cent mille francs par soirée. C'est encore là un des mérites du faquin +Concini. Son audace héroïque à jouer ce qu'il n'avait pas étonna et +charma la reine presque autant que sa grâce équestre, son talent de +voltige. Dans la Fronde, un valet, Gourville, marche de front avec +tous les seigneurs. Et la grande fortune d'alors <span class="pagenum"><a id="page010" name="page010"></a>(p. 010)</span> est celle +d'un fripon de Calabre, fils du fripon Mazarino.</p> + +<p>Le général bigot Tilly, le tueur de la Guerre de Trente ans, entre ses +messes et ses Jésuites, n'est pas tellement dévot à la Vierge Marie, +qu'il ne songe encore plus à cette fille publique, la Fortune. Au +moment solennel où il lui faut marcher contre Gustave-Adolphe, quel +mot lui vient à la bouche? où prend-il son espoir? «La guerre est un +jeu de hasard! Le gagnant veut gagner, s'acharne; le perdant veut +regagner, s'acharne aussi. Enfin, tourne la chance; le gagnant perd +son gain, jusqu'à sa première mise.» C'était là son augure pour croire +qu'il vaincrait le vainqueur.</p> + +<p>L'homme le plus sérieux du temps, le calculateur politique qui +s'efforça de ne remettre que peu à la Fortune, Richelieu cependant +semble envisager la vie en général, comme un jeu de hasard. «La vie de +l'homme, dit-il, surtout celle d'un souverain, est bien proprement +comparée à un jeu de dés, auquel, pour gagner, il faut que le jeu en +die, et que le joueur sache bien user de sa chance<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a><a href="#footnote3" title="Lien vers la note 3"><span class="smaller">[3]</span></a>.»</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page011" name="page011"></a>(p. 011)</span> Lui-même, entraîné par la force des circonstances hors des +voies de réforme qu'il avait annoncées en 1626, jeté dans les dépenses +énormes du fatal siége, et d'une armée, d'une marine indispensables, +où allait-il? qu'espérait-il? Il jouait un gros jeu. L'affaire de La +Rochelle aurait manqué, faute d'argent; elle tint à un fil. Richelieu, +au dernier moment, emprunta un million en son nom et sur sa fortune. +Son passage des Alpes, <span class="pagenum"><a id="page012" name="page012"></a>(p. 012)</span> dont nous allons parler, aurait manqué +aussi, et il serait resté au pied des monts, s'il n'eût encore trouvé +au moment des ressources imprévues. Bref, il était lancé dans +l'aventure, dans les hasards d'une roulette où il mettait surtout sa +vie.<a href="#tam"><span class="small">[Retour à la Table des Matières]</span></a></p> + + + + +<h3><span class="pagenum"><a id="page013" name="page013"></a>(p. 013)</span> CHAPITRE II</h3> + +<h4>LA SITUATION DE RICHELIEU<br> + + +1629</h4> + +<p>La grande victoire catholique sur La Rochelle et l'hérésie, fut fêtée +à Paris d'un triomphe païen. Selon le goût allégorique du siècle, +Richelieu exhiba Louis XIII déguisé en Jupiter Stator, tenant à la +main un foudre doré.</p> + +<p>Que menaçait le Dieu, et qui devait trembler? l'Espagne apparemment, +l'Autriche. L'Empereur voulait nous exclure de la succession de +Mantoue, nous fermer l'Italie. Et l'Italie, Venise, Rome, dans +l'attente terrible des bandes impériales, criait à nous, nous +appelait, envoyait courrier sur courrier.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page014" name="page014"></a>(p. 014)</span> Donc Louis XIII allait lancer la foudre, mais on pouvait se +rassurer. Ce maigre Jupiter à moustaches pointues, s'intitulant +<i>Stator</i> (qui arrête), disait assez lui-même qu'il ne voulait rien +qu'arrêter, qu'il n'irait pas bien loin, s'arrêterait aussi bien que +les autres, et foudroierait modérément, jusqu'à un certain point.</p> + +<p>Le foudre était de bois. Il y manquait les ailes dont l'antiquité a +soin de décorer celui de Jupiter. Ces ailes aujourd'hui, c'est +l'argent. Le déficit énorme, accusé en 1626, l'aggravation d'emprunts +faits pour le siége, semblaient rendre impossible le secours d'Italie. +Chaque effort de ce genre demandait un miracle, un coup de génie. Et +encore, les miracles n'eurent pas d'effet quant au but principal. +Gustave-Adolphe le dit et le prédit à notre ambassadeur, qui faisait +fort valoir la puissance de son maître: «Vous ne pourrez sauver +Mantoue.»</p> + +<p>L'histoire de Richelieu est obscure quant au point essentiel, les +ressources, les voies et moyens. De quoi vivait-il, et comment? on ne +le voit ni dans les mémoires ni dans les pièces. Un ouvrage estimable, +qu'on vient de publier sur son administration, et qui s'étend fort sur +le reste, ne dit presque rien des finances. Comment le pourrait-il? +Tout ce qu'on a des comptes de Richelieu (3 vol. <i>manuscrits</i>, +<i>Bibl.</i>, <i>fonds</i> S. G. 354-355-356) ne comprend que quatre années +(1636-38-39-40), et donne fort confusément les recettes ordinaires, +poussées à 80 millions. Pas un mot de l'extraordinaire<a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a><a href="#footnote4" title="Lien vers la note 4"><span class="smaller">[4]</span></a>.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page015" name="page015"></a>(p. 015)</span> En 1636, quand la France fut envahie, on créa (ou plutôt on +régularisa) la <i>taxe des gens aisés</i>, et les intendants mis partout en +1637, avec triple pouvoir de justice, police et finances, la levèrent +en toute rigueur. Mais on ne peut douter que bien auparavant quelque +chose d'analogue n'ait existé, surtout dans les passages d'armées par +certaines provinces. Autrement, on ne peut comprendre comment, avec un +tel déficit sur l'ordinaire, on put faire chaque année des dépenses +(de guerres ou de subsides aux alliés) extraordinaires et imprévues.</p> + +<p>De là une action variable, intermittente, quelques pointes brillantes, +et des rechutes pour cause d'épuisement. On ne pouvait avoir une armée +vraiment permanente.</p> + +<p>Cela est frappant en 1629, quand Richelieu finit l'affaire des +huguenots; mais, celle d'Italie restant en pleine crise, il licencie +trente régiments pour en lever d'autres six mois après. De même en +1636, il licencie sept régiments en janvier «pour les refaire en +juin.» Économie de cinq mois, forcée peut-être, mais <span class="pagenum"><a id="page016" name="page016"></a>(p. 016)</span> qui +faillit perdre la France; en juillet, rien n'était refait, et l'ennemi +arriva à vingt lieues de Paris.</p> + +<p>La souffrance du grand homme d'affaires qui menait cette machine +poussive à mouvements saccadés devait être cruelle. Et l'on comprend +très-bien qu'il fût toujours malade. L'insuffisance des ressources, +l'effort continuel pour inventer un argent impossible, d'autre part, +l'intrigue de cour et je ne sais combien de pointes d'invisibles +insectes dont il était piqué, c'était de quoi le tenir dans une +agitation terrible. Mais ce n'était pas assez encore; vingt autres +diables hantaient cette âme inquiète, comme un grand logis ravagé, la +guerre des femmes, la galanterie tardive, plus la théologie et la rage +d'écrire, de faire des vers, des tragédies!</p> + +<p>Quelle tragédie plus sombre que sa personne même! Auprès, Macbeth est +gai. Et il avait des accès de violence où ses furies intérieures +l'eussent étranglé, s'il n'eût, comme Hamlet, massacré ses tapisseries +à coups de poignard. Le plus souvent il ravalait le fiel et la fureur, +couvrait tout de respect, de décence ecclésiastique.</p> + +<p>L'impuissance, la passion rentrée, s'en prenaient à son corps; le fer +rouge lui brûlait au ventre, lui exaspérait la vessie, et il était +près de la mort.</p> + +<p>Son plus grand mal encore était le roi, qui, d'un moment à l'autre, +pouvait lui échapper. L'Espagne, la cour, attendaient la mort de Louis +XIII. Sa femme, son frère, chaque matin, regardaient son visage et +espéraient. Valétudinaire à vingt-huit ans, fiévreux, sujet à des +abcès qui faillirent l'emporter en 1630, il avait beau se dire en +vie, agir parfois et montrer du <span class="pagenum"><a id="page017" name="page017"></a>(p. 017)</span> courage, on soutenait qu'il +était mort, du moins qu'il ne s'en fallait guère.</p> + +<p>C'était un curieux mariage de deux malades. Le roi aurait cru le +royaume perdu, si Richelieu lui eût manqué. Et Richelieu savait que, +le roi mort, il n'avait pas deux jours à vivre. Haï tellement, surtout +du frère du roi, il devait s'arranger pour mourir avec Louis XIII. Et +c'est par là peut-être qu'il plaisait le plus au roi, triste, défiant +et malveillant, et qui ne l'aimait guère, mais qui toujours pouvait se +dire: «Si je meurs, cet homme est pendu.»</p> + +<p>Cette double chance de mort où ses ennemis avaient leur espoir fut +justement ce qui le rendit fort et terrible. Il avait des moments où +il parlait et agissait comme en présence de la mort; et alors le +sublime, qu'il cherche si laborieusement ailleurs, arrivait de +lui-même.</p> + +<p>Il y touche, en réalité, dans tels passages de l'allocution qu'il tint +au roi au retour de La Rochelle, par-devant ses ennemis, la reine mère +et le confesseur du roi, le doucereux Jésuite Suffren.</p> + +<p>Il y dit tout, sa situation vraie, ce qu'il a fait et ce qu'il a reçu, +ce qu'il possède, ce qu'il a refusé. Il a de patrimoine vingt-cinq +mille livres de rente, et le roi lui a donné six abbayes. Il est +obligé à de grandes dépenses, surtout pour payer des gardes, étant +entouré de poignards. Il a refusé vingt mille écus de pension, refusé +les appointements de l'amirauté (40,000 francs), refusé un droit +d'amiral (cent mille écus), refusé un million que les financiers lui +offraient pour ne pas être poursuivis.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page018" name="page018"></a>(p. 018)</span> Il demande sa retraite, non définitive, mais momentanée; on +le rappellera plus tard, s'il est encore vivant et si on a besoin de +lui. Il explique très-bien qu'il est en grand danger, et qu'il a +besoin de se mettre quelque temps à couvert. Veut-il se rendre +nécessaire, se constater indispensable, et s'assurer d'autant mieux le +pouvoir? Si son but est tel, on doit dire qu'étrange est la méthode, +bien téméraire. Il parle avec la franchise d'un homme qui n'a rien à +ménager. Il ose donner à son maître, peut-être comme dernier service, +l'énumération des défauts dont le roi doit se corriger. Et ce n'est +pas là une de ces satires flatteuses où l'on montre un petit défaut, +une ombre, un repoussoir habile pour faire valoir les beautés du +portrait. Non, c'est un jugement ferme et dur, fort étudié, comme d'un +La Bruyère, d'un Saint-Simon qui fouillerait à fond ce caractère cent +ans après, un jugement des morts, et par un mort. Promptitude et +légèreté, soupçons et jalousie, nulle assiduité, peu d'application aux +grandes choses, aversions irréfléchies, oubli des services et +ingratitude. Il n'y manque pas un trait.</p> + +<p>La reine mère dut frémir d'indignation, et aussi de terreur peut-être, +sentant que l'homme qui osait une telle chose oserait tout; et que, si +ferme du haut de la mort, il comptait peu la mort des autres.</p> + +<p>Le Jésuite dut tomber à la renverse, s'abîmer dans le silence et +l'humilité.</p> + +<p>Le roi sentit cela, et le reçut comme parole testamentaire d'un malade +à un malade, et d'un mourant à un mourant.</p> + +<p>Richelieu, prié, supplié, resta au ministère. Il était <span class="pagenum"><a id="page019" name="page019"></a>(p. 019)</span> +difficile qu'il se retirât en pleine crise. La guerre des huguenots +durait en Languedoc, et la guerre d'Italie s'ouvrait.</p> + +<p>Richelieu, appelé par le pape, autant que par le duc de Mantoue, avait +là une belle chance qui pouvait le sortir de tous ses embarras. +Vainqueur de La Rochelle, s'il sauvait l'Italie, il devait espérer que +le pape le nommerait en France légat à vie, comme l'avaient été Wolsey +et Georges d'Amboise. Vrais rois et plus que rois, puisqu'ils unirent +les deux puissances, temporelle et spirituelle.</p> + +<p>Les concessions énormes que le pape avait faites sur les biens +ecclésiastiques à l'Espagne, à la Bavière, à l'Autriche, qui en usait +si mal et qui allait lâcher ses bandes en Italie, les refuserait-il à +celui qui venait le défendre de l'invasion des barbares? Ces bandes, +menées par leurs soldats, n'auraient pas plus ménagé Rome que celles +du luthérien Frondsberg et du connétable de Bourbon.</p> + +<p>La grande question du monde alors était celle des biens +ecclésiastiques. L'événement de l'Allemagne, cette année, c'est +l'<i>Édit de restitution</i>, qui les transmet partout des protestants aux +catholiques. En France, le clergé, le seul riche, ne donnait presque +rien. En viendrait-on à le faire financer malgré le pape ou par le +pape? C'était tout le problème.</p> + +<p>Richelieu, très-probablement, en 1626, eut la première idée. Mais, en +1629, les circonstances changées l'amenèrent à la seconde.</p> + +<p>Il délaissa brusquement la politique gallicane qu'il avait suivie +dans la grande ordonnance que son garde <span class="pagenum"><a id="page020" name="page020"></a>(p. 020)</span> des sceaux, Marillac, +avait compilée de toutes les ordonnances gallicanes du <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle.</p> + +<p>C'est une question débattue de savoir si Richelieu, qui abandonna +cette ordonnance en 1629, l'avait conçue et provoquée en 1627. Je le +croirais. Il ne ménageait guère le pape alors. Il n'excepta point le +nonce de la défense générale faite aux particuliers de visiter les +ambassadeurs. Le nonce en jeta les hauts cris; c'était la première +fois qu'on défendait aux prêtres de communiquer avec l'homme du pape.</p> + +<p>Notez que l'auteur de l'ordonnance, le garde des sceaux, Marillac, et +son frère, depuis ennemis de Richelieu, étaient ses créatures, et +alors ses agents, à ce point que le frère fut chargé de l'affaire qui +lui importait le plus, la digue de la Rochelle. On ne peut guère +admettre que Marillac ait fait à cette époque une si importante +ordonnance à l'insu ou contre le gré de son protecteur Richelieu.</p> + +<p>Cette ordonnance aurait été une grande révolution. Elle fait pour les +curés justement ce que fit l'Assemblée constituante; elle dote le bas +clergé aux dépens du haut. Elle entreprend de couper court à l'herbe +fatale et stérile qui germait partout, d'arrêter l'extension des +couvents, la multiplication des moines. On réforme les monastères. On +désarme le clergé en lui défendant de procéder par censures contre les +juges laïques. On ordonne aux juges d'église de procéder en français.</p> + +<p>Dans un acte du même temps, Richelieu, sans oser retirer au clergé les +registres de morts, naissances et mariages, lui adjoint des +contrôleurs laïques, <span class="pagenum"><a id="page021" name="page021"></a>(p. 021)</span> qui, de leur côté, publieront les bans à +la porte des églises.</p> + +<p>Que devait attendre Richelieu de son ordonnance gallicane<a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a><a href="#footnote5" title="Lien vers la note 5"><span class="smaller">[5]</span></a>? +Qu'apparemment les gallicans, pleins d'enthousiasme, les +parlementaires saisis de reconnaissance, se déclareraient pour lui, et +qu'à la faveur de ce beau mouvement il entrerait aux Hespérides qui +avaient fait tout le rêve du <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle, la participation de l'État +aux biens ecclésiastiques.</p> + +<p>Mais, en réformant le clergé, il entreprenait aussi de réformer la +justice. Opposition des parlements. Résistance des gallicans au +projet le plus gallican.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page022" name="page022"></a>(p. 022)</span> Richelieu, à ce moment, était au comble de la gloire. En +réalité, la victoire lui appartenait à lui seul. Il avait vaincu +non-seulement la Rochelle et les huguenots, mais les ennemis des +huguenots, la cour, les parlements, les grands seigneurs, la reine +mère. Tous l'avaient poussé à la chose, et tous l'y avaient délaissé. +Le clergé même, en cette guerre qui était proprement la sienne, donna +peu, et recula vite. Les saints, le trop ardent Bérulle, qui, par +visions, prophéties, par raisons et par déraisons, avaient travaillé +dix ans la croisade, l'entravèrent précisément quand elle fut engagée.</p> + +<p>Nos Jésuites français, qui d'abord attaquaient Richelieu (par le fou +Garasse), de concert avec ceux de <span class="pagenum"><a id="page023" name="page023"></a>(p. 023)</span> Vienne, se rattachèrent +bien vite à lui, au succès et à la victoire. La haute direction du +<i>Gesù</i> de Rome vit sans peine cette dissidence apparente de l'ordre, +et trouva bon d'avoir des Jésuites dans les deux camps, chez +l'Empereur et contre l'Empereur. Ceux d'Autriche guerroyèrent avec +l'épée impériale et inondèrent l'Allemagne de sang. Ceux de France +conquirent pacifiquement, avec l'appui de Richelieu; ils confessèrent +et enseignèrent partout. Il étrangla pour eux la défaillante +université de Paris.</p> + +<p>Nos Jésuites, moins guerriers d'action que ceux d'Allemagne, l'étaient +autant d'esprit. L'âme d'Ignace, romanesquement aventurière autant que +patiente et rusée, vivait toujours dans l'ordre. Plusieurs, dans leurs +chambrettes de la maison professe rue Saint-Antoine, créaient des +flottes, des armées sur papier. D'autres, au grand collége de la rue +Saint-Jacques, la verge en main, faisaient la guerre aux hérétiques +absents, sur le dos de leurs écoliers. Rome répondait peu à cette +ardeur guerrière. Sa piètre politique de neveux ne menait pas à +grand'chose. Quand Sixte-Quint lui-même avait pris de si mauvaise +grâce l'invincible <i>Armada</i>, que pouvaient espérer ces belliqueux +Jésuites du Barberino Urbain VIII et des neveux Barberini? Richelieu, +au contraire, après le coup de la Rochelle, était exactement l'idéal, +le messie de leur désir, le prêtre militant, le prêtre cavalier, +n'ayant d'aides de camp que des prêtres, et pour arrière-garde et +réserve mettant partout des régiments jésuites. Par lui, ils firent +leur entrée triomphale à La Rochelle, plus tard dans toutes les +villes huguenotes du Languedoc <span class="pagenum"><a id="page024" name="page024"></a>(p. 024)</span> et de Poitou. Il les fourra +aux armées mêmes, «pour donner des remèdes et des bouillons aux +soldats.»</p> + +<p>Il s'imaginait avoir conquis l'ordre. À tort. Les Jésuites confesseurs +du roi furent presque toujours contre lui. Dans les Jésuites +écrivains, il eut quelques fanatiques, qui l'auraient voulu à tout +prix chef de l'Église de France, légat du pape <i>à latere</i>, à vie. Un +ou deux poussèrent si loin cette passion, qu'ils écrivirent que Paris +pouvait avoir un patriarche, aussi bien que Constantinople (1638).</p> + +<p>Vers 1629, tous les ordres religieux, moins un (l'Oratoire, créé par +Bérulle), semblaient ralliés au cardinal ministre. Les Carmélites +elles-mêmes, amenées ici et dirigées par Bérulle, à sa mort, prièrent +Richelieu d'être leur protecteur. Il devint en réalité celui des +Bénédictins de Cluny, de Cîteaux, de Saint-Maur; celui des Prémontrés. +Il s'occupait très-spécialement des Mendiants, des Dominicains et des +Carmes, les favorisait fort dans leurs affaires. Plusieurs de ses +meilleurs espions, aux crises décisives, lui furent fournis par ces +deux derniers ordres.</p> + +<p>Grande tentation pour un ministre si attaqué, si menacé, à qui les +fonds manquaient pour organiser la police, que de trouver dans tous +ces moines une police officieuse! Partout, leur confessionnal devint +pour Richelieu un vrai trésor d'informations.</p> + +<p>Les ordres voyageurs, ceux qui, sous vingt prétextes (mendicité, +prédication, missions, etc.), couraient, rôdaient, vaguaient, étaient +les diverses familles encapuchonnées de saint François, Mineurs, +Minimes, <span class="pagenum"><a id="page025" name="page025"></a>(p. 025)</span> Capucins. En eux, il trouva des agents pour les +affaires extérieures, pour son espionnage d'Espagne, de Méditerranée. +Le chef de cette administration équivoque était le fameux Du Tremblay, +le Capucin Joseph, vieilli dans la diplomatie, homme très-dangereux, +qui servit longtemps Richelieu, mais qui faillit le perdre. Il avait +le goût, le talent de la police; tous les espions lui rendaient +compte, et par son frère, gouverneur de la Bastille, le Capucin avait +sous la main les prisonniers d'État. Sans admettre la part exagérée +que ses biographes lui donnent dans la destinée de Richelieu, il est +certain que Joseph avait contribué à son élévation, et qu'il eut +longtemps sous lui un grand pouvoir. Les apparences pauvres et +austères du Capucin imposaient fort à la simplicité de Louis XIII, qui +même lui confia quelquefois ses petites affaires personnelles. +Richelieu, dont les mœurs furent souvent attaquées, tirait quelque +avantage de cette couleur monastique d'un gouvernement de capucins, et +par-devant l'Europe catholique et surtout près du roi.</p> + +<p>Dès 1625, Joseph fut l'auxiliaire de Richelieu, vivant dans son palais +et dans son appartement même. En 1631, il fut tout à fait +sous-ministre, ayant quatre capucins pour chefs des quatre divisions +de son département.</p> + +<p>Le curieux, c'est que ce politique avait eu pour vocation primitive +l'idée d'une poétique croisade d'Orient, qu'il fit, du moins en vers, +sous le titre baroque de la <i>Turciade</i>. La croisade eût été exécutée +par un nouvel ordre de chevalerie, qui, chemin faisant, eût conquis +l'Allemagne. Toute cette chevalerie aboutit à <span class="pagenum"><a id="page026" name="page026"></a>(p. 026)</span> une simple +mission de Capucins espions, que dirigeait le père Joseph vers +l'Orient et dans tous les pays ennemis de la maison d'Autriche.</p> + +<p>Par une alliance bizarre de tendances contradictoires, sous l'homme de +police, il restait du poëte, du rêveur chimérique. Le père Joseph +avait grande confiance dans un fou de génie, le Dominicain de Calabre, +Campanella, qui, tenu vingt-sept ans dans les prisons espagnoles de +Naples, écrivit là sa <i>Cité du Soleil</i>, plan de communisme +ecclésiastique. Campanella, élargi en mai 1626, mais toujours en +danger et poursuivi des Espagnols, fut révéré des nôtres comme ennemi +capital de l'Espagne et comme oracle d'une politique nouvelle, plus +hardiment machiavélique que Machiavel. Il se mêlait aussi +d'astrologie. Quand Richelieu fut près de marier Monsieur à +mademoiselle de Montpensier (origine première de la grande fortune des +maisons d'Orléans), il hésitait, sentant qu'un tel colosse de +propriété ferait ombre au trône même et diviserait la France. Le père +Joseph, dit-on, obtint de lui de consulter Campanella, alors à Rome. +Et l'oracle aurait répondu: <i>Non gustabit imperium in æternum</i>. Il ne +sera pas roi de toute l'éternité.</p> + +<p>Richelieu dit que Campanella lui fit donner en 1631 un avis essentiel +à sa sûreté. Il vint en France en 1635. Il y vécut trois ans dans son +cloître des Jacobins de la rue Saint-Honoré, et y fut visité, consulté +de Richelieu, probablement vers 1638, au moment où le ministre aux +abois sembla près de se jeter dans une politique révolutionnaire.</p> + +<p>Mais tout cela est loin encore, et c'est à tort qu'on <span class="pagenum"><a id="page027" name="page027"></a>(p. 027)</span> montre +le cardinal comme déjà entré dans ces idées audacieuses dix ans plus +tôt, en 1628.</p> + +<p>Vainqueur de la Rochelle à cette époque, très-vivement adopté des +moines (comptant être légat pour prix de la campagne qui allait sauver +l'Italie), il fut réellement et sincèrement dans une politique +catholique. Le chef qu'il eût voulu à l'Allemagne, c'était le +catholique duc de Bavière, s'il avait pu l'opposer à l'Autriche. Il +fallut deux années pour qu'il se décidât à l'alliance du protestant +Gustave, qui servit de prétexte à Rome pour lui refuser tout. La +politique qu'il suivit ces deux ans, malgré l'éclat de deux pointes +brillantes en Italie, n'aboutit pas. Le Bavarois craignait trop de se +compromettre. Et la prophétie de Gustave-Adolphe finit par se +vérifier: «Vous ne pourrez sauver Mantoue.»<a href="#tam"><span class="small">[Retour à la Table des Matières]</span></a></p> + + + + +<h3><span class="pagenum"><a id="page028" name="page028"></a>(p. 028)</span> CHAPITRE III</h3> + +<h4>LA FRANCE NE PEUT SAUVER MANTOUE<br> + +1629-1630</h4> + + +<p>L'éclipse de la France, pendant deux ans qu'elle passa en maçonnage, à +murer La Rochelle, profita à nos ennemis. Le Danois et la ligue +protestante succombèrent. Le vieux chef héroïque des marches turques, +Bethlem Gabor, mourut bientôt. Leurs meilleurs hommes passèrent, des +deux armées dissoutes, dans l'armée impériale. L'Espagne, notre alliée +menteuse qui daignait nous tromper en 1627, n'en prend même plus la +peine. De concert avec l'Empereur, elle travaille à force ouverte à +déposséder un Français, le duc de Nevers, très-légitime héritier de +Mantoue et du Montferrat.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page029" name="page029"></a>(p. 029)</span> Petits pays, mais grandes positions militaires. La seconde +(et sa forteresse Casal), une clef des Alpes. La première, je veux +dire Mantoue, la capitale des Gonzague, l'une des plus importantes +places fortes de l'Europe, couvrait à la fois le pape, la Toscane et +les Vénitiens. Le déluge barbare des armées mercenaires qui, d'un +moment à l'autre, pouvait inonder l'Italie, devait d'abord heurter +Mantoue, renverser cette digue. Ajoutez, ce qu'on ne voit guère dans +les places fortes, que celle-ci, sous les Gonzague, profitant de +toutes les ruines, abritant les arts fugitifs, concentrant les +chef-d'œuvres ainsi que les richesses, était devenue un trésor, un +musée; c'était, avec Venise, le dernier nid de l'Italie.</p> + +<p>L'Espagne avait certes le temps et la facilité de prendre Casal et +Mantoue. Richelieu et le roi étaient à la Rochelle. Et qui était au +Louvre en 1628? Qui régnait effectivement? L'intime alliée de +l'Espagne, la reine mère, son conseiller Bérulle, qui voulait qu'on +livrât Casal. Ajoutez la jeune reine espagnole, Anne d'Autriche, +l'<i>inamorata</i> de Buckingham, galante et paresseuse, que ses dames +intrigantes avaient mise partout dans la coalition d'Espagne et +d'Angleterre, de Savoie et Lorraine, en 1627. Les deux reines étaient +pour l'Espagne; si elles n'osaient agir, elles pouvaient paralyser +tout.</p> + +<p>Richelieu, sans quitter le siége, ni seconder encore directement le +duc de Nevers, avait favorisé ses efforts personnels. Nevers était +parvenu à lever en France douze mille hommes qu'on lui menait en +Italie (août 1628). Mais le pieux Bérulle, qui rêvait avant tout un +<span class="pagenum"><a id="page030" name="page030"></a>(p. 030)</span> bon accord entre le roi catholique et le roi très-chrétien, +craignit qu'un succès de Nevers ne fâchât trop les Espagnols et +n'empêchât la paix. Il fit écrire par la reine mère à Créqui, gendre +et successeur du roi du Dauphiné (Lesdiguières), de faire manquer +l'expédition. Créqui refusa les vivres et les facilités que Nevers +espérait. La désertion se mit dans cette armée trahie. Elle fut +surprise à la frontière par les Espagnols et le Savoyard, beau-frère +de Louis XIII. Bref, elle rentra, se débanda. Richelieu n'y put rien. +La Rochelle le tint jusqu'en novembre. Tout fut remis à l'autre année.</p> + +<p>Ainsi Marie de Médicis donna une armée à l'Espagne pour écraser la +France en Italie.</p> + +<p>Richelieu, revenu si fort, fut prié par le roi de rester au pouvoir; +la reine mère ne souffla mot. Elle attendit qu'il fût aux prises en +Italie pour agir encore par derrière. Il l'avait bien prévu, compris +qu'on empêcherait tout, s'il n'emmenait le roi avec lui. Il l'enleva, +pour ainsi dire, le 4 janvier 1629, en plein hiver, l'enleva seul, +sans souffrir que personne l'accompagnât, pas un courtisan, pas un +conseiller qui pût lui travailler l'esprit.</p> + +<p>Il remettait beaucoup à la fortune. La peste était sur toute la route; +le froid très-vif. Si ce roi, de santé si faible, tombait malade, +quelle responsabilité! Ajoutez que l'argent manquait. Il n'avait que +deux cent mille francs qu'il envoya de Paris. Est-ce avec cela qu'on +nourrit une armée? Toute sa richesse était le roi. Il supposait que la +présence du roi, son danger personnel à passer les Alpes en hiver, +arracheraient des <span class="pagenum"><a id="page031" name="page031"></a>(p. 031)</span> provinces voisines les secours nécessaires. +Créqui en Dauphiné, Guise en Provence, devaient tout préparer: Créqui +aider le passage des monts, Guise amener la flotte. Il y eut entre eux +une entente admirable pour ne rien faire, pour obéir, non pas au roi, +mais à sa mère, c'est-à-dire à l'Espagne. Les intendants n'agirent pas +davantage. Le parlement de Dauphiné mit ce qu'il put d'obstacles aux +approvisionnements. Point de vivres, point de mulets, point de canons, +point de munitions. Chaque soldat n'avait que six coups à tirer. Et +Richelieu persévéra. Il ramassa le peu qu'il put de vivres, et se +présenta au passage. Il avait deviné d'un sens juste et hardi que le +Savoyard prendrait peur et qu'il n'y aurait rien de sérieux.</p> + +<p>Le fourbe croyait nous amuser. Il était pour nous, disait-il, mais il +lui fallait du temps pour se dégager des Espagnols. Ce temps, il +l'employait à élever des barricades à Suse, de fortes barricades, +large fossé, gros mur. Derrière, trois mille hommes, bien armés. Une +saison encore très-mauvaise; partout la neige (6 mars 1629). On +attaqua gaillardement de face; et, ce qui fit plus d'effet, c'est que +les Savoyards virent derrière eux les pics couverts de montagnards +français.</p> + +<p>Cela finit tout, et le roi passa. Il envoya dire poliment au duc, son +bon parent, qu'il avait été désolé de le battre, qu'il ne demandait +que de passer, d'avoir des vivres en payant, de pouvoir ravitailler +Casal. Ce qui se fit en effet.</p> + +<p>L'affaire surprit l'Europe et fit honneur au roi, qui, de sa personne +et en cette saison, avait frappé ce coup, tandis qu'aucun roi (moins +un, Gustave) ne sortait <span class="pagenum"><a id="page032" name="page032"></a>(p. 032)</span> de son repos. L'empereur et le roi +d'Espagne, par exemple, qui guerroyaient toujours, partout et si +cruellement, ne bougeaient de leur prie-dieu.</p> + +<p>L'effet moral aurait été très-grand si le roi avait pu rester en +Italie. Mais il n'y laissa que cinq mille hommes, et en sortit. Ce +furent, au contraire, les impériaux qui y entrèrent à ce moment (24 +mai 1629). Ces bandes barbares tant redoutées, contre lesquelles le +pape nous avait appelés d'avance, ce fut, tout au contraire, notre +courte apparition de six semaines qui accéléra leur invasion. Ils +saisirent les Grisons, les passages essentiels qui liaient les États +autrichiens avec le Milanais des Espagnols.</p> + +<p>Le roi était rentré en France, dès le 28 avril, pour achever la guerre +protestante. On concentra cinquante mille hommes autour de Rohan aux +abois, qui n'en avait pas douze mille, et qui tomba (3 mai 1629) à +l'expédient misérable, criminel, inutile, de conclure avec l'Espagne +un traité d'argent qu'on ne paya point. Les victoires de l'armée +royale se bornèrent au massacre de la garnison de Privas, qui offrait +de se rendre, et qu'on égorgea. Des bourgeois mêmes, bon nombre furent +pendus, tous dépouillés, leurs biens confisqués. Cet exemple barbare +eût été répété sur d'autres villes si l'affaire d'Italie, plus +brouillée que jamais, n'eût donné hâte de finir la guerre. Elle fut +conclue le 24 juin 1629, sous la condition de démanteler toutes les +villes protestantes.</p> + +<p>Richelieu, en quittant le Languedoc, recommanda la modération. Mais en +même temps il établit partout d'ardents convertisseurs qui suivirent +bien peu ce <span class="pagenum"><a id="page033" name="page033"></a>(p. 033)</span> conseil, des Jésuites surtout, des Capucins. +Cette paix victorieuse, ces fondations de missions, le firent à ce +moment l'idole du parti. Les évêques (une fois il en eut jusqu'à +douze) venaient sur toute la route lui faire leur cour, et reconnaître +leur chef et le futur légat.</p> + +<p>Tout cela n'empêchait pas les impériaux de réussir en Italie. En +Allemagne, la situation était chaque jour plus effrayante. Le Danois +n'avait eu la paix qu'en sacrifiant honteusement ses alliés; notre +envoyé n'y vint que pour être témoin de ce traité qui désarmait +l'Allemagne. Richelieu se moque de nous en prétendant que ce fut le +roi de France qui eut l'<i>honneur</i> de cette honte.</p> + +<p>On sent ici, comme partout, que ce lent, lourd, prolixe échafaudage de +sagesse diplomatique qui caractérise ses Mémoires, comme tant d'autres +monuments de ce siècle bavard, n'a rien de sérieux. Un hasard immense +plane sur les choses.</p> + +<p>Il obscurcit, à force de paroles, des faits très-simples qui sautent +aux yeux et dominent tout.</p> + +<p>Waldstein grossissait d'heure en heure et ne pouvait plus s'arrêter. +Du Danois détruit, du Hongrois fini, d'immenses recrues lui étaient +venues, et plus qu'il ne pouvait en nourrir. Son armée, pleine +d'armées, allait crever. Pour allégement, on avait envoyé un corps en +Italie, on en prêtait un à la Pologne, et on faisait sans cesse filer +des troupes sur le Rhin. La grosse masse restait vers la Baltique, +comme une baleine énorme sur le rivage. Mais cette situation ne +pouvait pas se prolonger. En mangeant un pays mangé, on ne trouvait +plus rien. Et le grand marchand <span class="pagenum"><a id="page034" name="page034"></a>(p. 034)</span> d'hommes allait être forcé +d'être un conquérant, ou de périr. Cette superbe comédie d'un esprit +ou d'un diable, invisible et muet, dans ce camp silencieux, il fallait +qu'elle finît. Il était resté deux ans sans rien faire qu'un siége qui +manqua (Stralsund). Il avait eu le temps d'étudier à fond la <i>Grande +Ourse</i>, les étoiles du Nord. La faim, irrémissiblement, allait le +tirer de sa contemplation, et, quoiqu'on dît qu'il voulait passer la +Baltique, il n'aurait trouvé là-bas rien à manger que rocs et neiges, +il eût fallu toujours qu'après une pointe en Suède, il retombât sur +les pays qui pouvaient le nourrir, sur le Rhin, sur les riches villes +impériales, sur Strasbourg et le gras évêché de Metz qui le menait en +France. Un fou brillant, le duc de Lorraine (à qui nos reines +envoyèrent un bonnet de fou), épris de la vie d'aventures, appelait le +fléau sur son pays. Et les scélérats étourdis qui menaient Monsieur, +frère du roi, l'avaient mis en rapport de lettres avec Waldstein +lui-même, jouant au jeu horrible de ramener en France, dans les champs +de Châlons, cette armée d'Attila.</p> + +<p>Que faisait la France pendant que les bandes allemandes occupaient +Worms, Francfort, la Souabe, puis les environs de Strasbourg, puis +même un fort dans l'évêché de Metz? La France désarmait. Richelieu, en +août 1629, licencie trente régiments, faute d'argent apparemment.</p> + +<p>Il s'indigne de la démarche qu'on fit faire au roi près de l'Empereur, +pour obtenir de sa bonne grâce l'investiture de Mantoue. Mais cette +démarche n'était-elle pas conséquente, au moment où l'on désarmait?</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page035" name="page035"></a>(p. 035)</span> Qu'arriva-t-il? L'effet du <i>Pas de Suse</i> se trouva tellement +perdu, que l'Empereur exigea que le roi, avant de savoir sa sentence, +quittât l'enjeu d'abord, livrât ce qu'il tenait, Casal. Et, d'autre +part, ceux qui voyaient nos misérables variations, qui voyaient +Richelieu occupé de sa guerre intérieure contre sa vieille amante, +Marie de Médicis, occupé d'apaiser Monsieur à force d'argent, enfin, +le pauvre roi pleurant à chaudes larmes entre son ministre et sa mère, +ceux, dis-je, qui voyaient ce tableau d'intérieur, n'avaient garde de +s'avancer pour nous, pour être abandonnés demain. L'Italie n'osa rien. +Le pape n'osa rien. La Bavière n'osa rien. Et pas même les Suisses, +pour protéger leurs propres membres, les Grisons. Qui donc +ralentissait les barbares en Italie? La peste seule.</p> + +<p>Je dis les barbares, et non les impériaux. Car, avec leur drapeau +impérial, ces bons alliés et cousins de l'Espagne s'en allèrent tout +droit piller la terre d'Espagne, le Milanais. De là, méthodiquement, +ils devaient manger les États vénitiens, le Mantouan, s'assouvir sur +Mantoue. Le duc et Venise, notre pauvre unique alliée, agonisaient de +peur, et demandaient au roi du moins une parole, la promesse qu'il les +défendrait. Le roi ne disait mot.</p> + +<p>Richelieu prétend avoir pris de grandes précautions, mais quelles? 1<sup>o</sup> +<i>Menacer la Savoie</i> pour qu'elle menaçât l'Espagne. Mais l'Espagne +n'eût pu arrêter les barbares; 2<sup>o</sup> <i>Pousser la Bavière</i> à organiser +contre l'Empereur une résistance catholique. Mais qu'eût fait +l'Empereur? Il n'eût pu arrêter ni Waldstein vers la France, ni les +brigands qui allaient à Mantoue; <span class="pagenum"><a id="page036" name="page036"></a>(p. 036)</span> 3<sup>o</sup> <i>Ménager la paix au +Suédois et le mettre en état d'agir</i>. La Hollande y travaillait aussi, +et une victoire de Gustave sur les Polonais y fit plus que nos +négociations. Une trêve fut signée le 15 septembre 1629. Gustave put, +dès lors, songer à intervenir dans les affaires d'Allemagne. Ses +préparatifs prirent <i>huit mois</i> (jusqu'en juin 1630). Et, pour <i>huit +mois encore</i>, il n'agit qu'au bord de la Baltique. Donc, les impériaux +eurent plus d'un an pour inonder la France, saccager l'Italie.</p> + +<p>Quelles forces avait la France? Six régiments de recrues en Champagne +(8,000 hommes), et neuf (12,000) de vieux soldats que Richelieu mena +aux Alpes.</p> + +<p>Waldstein avait 160,000 hommes, les plus aguerris du monde; et cela +seulement sous sa main. Mais toutes les bandes campées sur le Rhin, +même en Pologne, même en Italie, lui seraient venues à coup sûr, s'il +eût signalé une grosse proie, comme la France à ravager, le pillage de +Paris.</p> + +<p>Aussi, cette fois, le roi resta au nord, et Richelieu, nommé son +lieutenant, alla, connétable en soutane et généralissime, frapper +encore un petit coup aux Alpes. Il en était comme dans ces éducations +de prince où, chaque fois que le prince manquait, on fouettait son +camarade. Si l'Espagne ou l'Empereur agissaient mal en Italie, on +fouettait le Savoyard qu'on avait sous la main. On se gardait bien +d'aller chercher en plaine des batailles de Pavie.</p> + +<p>Richelieu improvisa encore l'hiver cette campagne avec une activité, +une vigueur admirables. Il y était intéressé.</p> + +<p>S'il eût pu cette fois, par quelque moyen indirect, <span class="pagenum"><a id="page037" name="page037"></a>(p. 037)</span> et sans +quitter les Alpes, faire rétrograder les barbares, le pape lui eût +sans doute (il l'espérait, du moins) donné ce titre bienheureux de +légat à vie, qui l'eût fait roi de l'église de France, et consolidé, +éternisé dans les ministères. Aussi, son premier soin, en décembre, +avant le départ, fut de forcer Richer, le célèbre doyen de +l'Université, à se soumettre au pape et renier sa foi gallicane. Il +était fort âgé. Le père Joseph alla, dit-on, pour terroriser le pauvre +homme, jusqu'à la comédie de montrer des poignards, de dire qu'il +fallait signer ou mourir.</p> + +<p>Richelieu emmenait, comme hommes d'exécution, des généraux qu'il +croyait sûrs, Montmorency, Schomberg. Comme le vieux duc de Savoie, +notre parent et ennemi, était toujours la pierre d'achoppement, le +cardinal avait imaginé d'abréger tout en le prenant au corps, le +faisant enlever dans sa villa de Rivoli. L'affaire manqua par la +chevalerie de Montmorency, qui devait faire le coup et qui avertit le +duc. Alors on fit des siéges, on prit Pignerol, et, plus tard, +Saluces, deux bonnes petites places. Mais on ne put entrer bien loin +dans l'Italie.</p> + +<p>Ce n'était pas ces petits succès-là qui pouvaient sauver Mantoue, et +l'honneur de la France. Nos ennemis étaient aidés admirablement par la +ligue des trois reines, de France et d'Angleterre. Henriette, de plus +en plus maîtresse de Charles I<sup>er</sup>, le livrait à l'Espagne, lui faisait +demander la paix aux Espagnols, dès lors d'autant plus fiers et plus +insolents pour la France. Au Louvre, Marie de Médicis avait repris son +fils, et, lorsque Richelieu obtint que le roi viendrait à l'armée, +<span class="pagenum"><a id="page038" name="page038"></a>(p. 038)</span> Marie et Anne d'Autriche le suivirent, s'établirent à Lyon +pour ralentir et paralyser la guerre.</p> + +<p>Le prétexte des reines était très-bon. Elles craignaient pour la vie +du roi. Une peste épouvantable avait éclaté en Italie (celle que +Mansoni peint dans les <i>Promesi Sposi</i>). Elles priaient, suppliaient +le médecin Bouvard de garder son malade contre Richelieu qui +l'entraînait. Louis XIII poussa à Chambéry, à Saint-Jean-de-Maurienne; +la Savoie fut prise, comme toujours. Mais tout cela ne sauvait pas +l'Italie. Les reines et le conseil, leur homme, le garde des sceaux +Marillac, vieux dévot, amoureux, qui traduisait l'<i>Imitation</i> et +couchait avec la Fargis (la confidente d'Anne d'Autriche), toute cette +cour travailla si bien, que le roi revint de Savoie. On lui rappela le +danger de la Champagne, danger fort diminué pourtant, Gustave ayant +débarqué le 20 juin en Allemagne et inquiétant les impériaux. +N'importe, avec cela, on fit traîner les choses. L'armée du roi ne +passa en Italie que le 6 juillet, trop tard pour y rien faire de +grand, assez tôt pour apprendre la prise de Mantoue (18 juillet 1630).</p> + +<p>Richelieu rejette sur Venise la faute du honteux et horrible +événement. Cependant, par deux fois, elle avait ravitaillé la ville +assiégée. Mais qu'était-ce que Venise alors? et comment lui +reproche-t-on de n'avoir pu ce que le Roi de France lui-même ne +pouvait? Il y avait fait passer furtivement trois cents hommes. Voilà +un beau secours! Il est évident qu'au milieu de la peste et de tant de +misères les nôtres se serrèrent aux Alpes, et n'allèrent pas voir au +visage les vieux soldats, les brigands redoutables, qui tenaient +Mantoue <span class="pagenum"><a id="page039" name="page039"></a>(p. 039)</span> à la gorge. Les Vénitiens y allèrent, furent battus. +C'était le sort des Italiens. Leurs Spinola, leurs Piccolomini, leurs +Montecuculli, firent, en ce siècle, la gloire des armées étrangères. +Mais, en Italie même, ils ne pouvaient plus rien, sur cette terre de +désorganisation et de désespoir.</p> + +<p>Il y avait quinze mois que les brigands avaient pris possession de +l'Italie, qu'ils mangeaient en long et en large, sans distinction +d'amis ou d'ennemis. Ils avaient désolé les Alpes des Grisons et la +Valteline, cruellement écorché au passage le Milanais, les États +Vénitiens; et alors ils étaient à sucer lentement l'infortuné pays de +Mantoue, la campagne de Virgile. Altringer et Gallas, deux chefs de +partisans, savants maîtres en ruines, qui déjà avaient longuement +pillé l'Allemagne, appliquaient leurs arts effroyables aux populations +plus désarmées encore de l'Italie. Le paysan endura tout; les +pillages, les coups et les hontes, et souvent la mort par dessus, pour +une larme ou pour un soupir. Le grand vengeur des guerres, la peste, +impartiale, était venue ensuite, fauchant et les uns et les autres, +les tyrans, les victimes. Le camp barbare se dépeuplait, et, d'autre +part, Mantoue perdit vingt-cinq mille âmes. Les vivres n'y manquaient +plus pour une population tant diminuée. La peste avait fait +l'abondance. Mais, en revanche, il y avait peu, bien peu de soldats +pour garder son enceinte immense. Le lac couvrait, il est vrai, la +ville, et ses longues chaussées étroites où l'on n'arrive qu'un à un. +Mais, le 17 juillet 1630, les assiégeants, apprenant que notre armée, +le 6, était enfin en Italie, voyant le roi derrière et croyant (bien +<span class="pagenum"><a id="page040" name="page040"></a>(p. 040)</span> à tort) que ce nouveau François I<sup>er</sup> irait en plaine se +joindre aux Vénitiens, sortirent de leur torpeur; ils quittèrent leur +camp, un cimetière, pour attaquer l'autre cimetière, qui était la +ville. La nuit, par une belle lune, ils passent en barques, attaquent +sur un point, en surprennent un autre, mal gardé. Le duc de Mantoue +capitule, se sauve, lui et sa fille, laisse son peuple.</p> + +<p>Y avait-il un peuple encore? Trop nombreux malheureusement. Si les +rues paraissaient désertes, c'est que les familles malades, ou dans +l'agonie de la peur, s'étaient blotties aux greniers ou aux caves, +dans les coins des palais. Les brigands surent bien les trouver. On +fit la chasse aux hommes. Les pauvres, généralement, avaient déjà +échappé par la mort. Ce furent les riches, les nobles, des gens +heureux longtemps, d'autant plus vulnérables, qui endurèrent le long +supplice. La molle délicatesse de l'Italie, les hommes de l'<i>Aminte</i> +et du <i>Pastor fido</i>, les princesses du Tasse, s'évanouirent devant la +face atroce d'un rustre roux, endurci vingt ans à tuer. Que dire à ces +bourreaux? Les madones vivantes furent aussi maltraitées que celles +des musées que ces stupides jouèrent à mettre en pièces, au lieu d'en +tirer des millions. La religion ne sauva rien. Les églises furent +violées. Tout cela sous le drapeau catholique de l'Empereur, qui avait +épousé une princesse de Mantoue.</p> + +<p>Une singularité d'horreur qui ne s'est vue nulle part, c'est que cela +ne se passa pas sur une ville résistante, ni même sur une ville +vivante, mais sur la population dispersée, gisante, immobile, d'une +capitale demi-déserte. <span class="pagenum"><a id="page041" name="page041"></a>(p. 041)</span> Tout se fit en grande paix, dans le +calme et le silence, sauf quelques cris de femmes ou ceux du patient +qu'on <i>chauffait</i> pour qu'il dît où était son argent. Ils eurent toute +sécurité et tout le temps, trois longs jours, trois affreuses nuits, +pour torturer lentement, outrager à loisir. Et, quand on croyait avoir +épuisé tout, d'autres venaient, bourreaux tout neufs, pour recommencer +de plus belle. Ils ne respectèrent rien, pas même la peste, et +désespérèrent les mourantes, au risque de mourir demain.<a href="#tam"><span class="small">[Retour à la Table des Matières]</span></a></p> + + + + +<h3><span class="pagenum"><a id="page042" name="page042"></a>(p. 042)</span> CHAPITRE IV</h3> + +<h4>LUTTE DE RICHELIEU CONTRE LES DEUX REINES<a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a><a href="#footnote6" title="Lien vers la note 6"><span class="smaller">[6]</span></a><br> + +Juillet-Octobre 1630</h4> + + +<p>Richelieu, trop évidemment, dans l'Europe catholique et le monde des +honnêtes gens, seul, était l'ennemi. Sans lui, tout était paix +profonde, ou du moins on ne demandait qu'à se réconcilier. C'est ce +que le duc de <span class="pagenum"><a id="page043" name="page043"></a>(p. 043)</span> Savoie fit dire au Roi. C'est ce qu'insinuait +le pape, devenu le compère des Espagnols et de l'Empereur, depuis leur +horrible succès de Mantoue. C'est, enfin, ce que vint dire à Louis +XIII l'envoyé des deux reines, <span class="pagenum"><a id="page044" name="page044"></a>(p. 044)</span> Valençay, un homme très-brave, +fort bien choisi pour un conseil de lâcheté.</p> + +<p>Tous étaient pour la paix. Thoiras, qui défendait Casal, disait qu'il +ne pouvait plus tenir. Nos généraux, d'Effiat, Montmorency, sauf un +brillant combat, <span class="pagenum"><a id="page045" name="page045"></a>(p. 045)</span> ne purent et ne firent rien. D'Effiat était +malade, Montmorency était, disait-il, ruiné. Il eût voulu devenir +connétable. Mais, s'il le devenait, Créqui, le roi du Dauphiné, eût +brisé son épée. D'autre part, Guise était en pleine guerre, avec +Richelieu pour son amirauté de Provence, Bellegarde pour un droit +qu'il prétendait comme gouverneur de Bourgogne, etc. Toutes ces +plaintes, ces disputes, ce procès général, entre la cour et Richelieu, +retentissaient au roi dans cette triste solitude des montagnes, et il +en était accablé. Une forte tête, un homme bien portant, eût succombé; +combien plus Louis XIII!</p> + +<p>Il faut ici avoir pitié de lui, et dire ce qu'il était.</p> + +<p>Plusieurs de ses très-bons portraits (surtout celui de Philippe de +Champagne à Fontainebleau) le montrent au vrai, une longue figure de +teint très-brun, à moustaches noires. Rien d'Henri IV, rien de Marie +de Médicis. Les Espagnols, à son avénement, disaient que ce faux Louis +était fils d'un des Orsini. Quoi qu'il en soit, il avait tous les +goûts d'un prince italien de la décadence, bon musicien et même +compositeur passable, peintre, réussissant dans je ne sais combien de +petits arts et de métiers. La prodigieuse idolâtrie de la royauté et +de lui-même, où on l'éleva pouvait en faire un vrai tyran. Il n'avait +pas beaucoup de cœur, était sec, dur, parfois cruel. Petitement +dévot, sans tomber cependant à l'idiotisme des rois espagnols ni de +Ferdinand II, le terrible mannequin des Jésuites, Louis XIII avait une +conscience, n'était pas insensible à l'idée du devoir. Sa gloire de +roi, l'<i>honneur de la couronne</i> et l'honneur de la France se +confondaient <span class="pagenum"><a id="page046" name="page046"></a>(p. 046)</span> dans son esprit. Richelieu tira parti de cela +admirablement, et de son vice, lui fit plusieurs vertus.</p> + +<p>Le malheur était qu'on ne pouvait compter sur rien avec une créature +si maladive, qui déjà trois ou quatre fois avait touché à la mort, que +l'ennui consumait, que les soucis minaient, que les médecins +ruinaient, exterminaient, par la médecine du temps, implacablement +purgative, acharnée à chasser cette humeur noire, qui était sa vie +même; chassée, elle eût emporté tout.</p> + +<p>Le premier médecin, Bouvart, de dévotion toute espagnole et vivant aux +églises, l'homme des reines, leur organe, ordonna le retour à Lyon (7 +août), l'oubli des pensées de la guerre. À quoi les reines ajoutèrent +de vives prières pour que le malade se réconciliât avec ses bons +parents, l'Espagnol et le Savoyard, avec l'Empereur. Quoi de plus +chrétien? Les rois de l'Europe, en réalité, sont une famille. On le +fit consentir à une trêve qui, le 1<sup>er</sup> septembre, devait livrer Casal +aux Espagnols. Les Français n'y gardaient qu'un fort, qu'encore ils +devaient livrer du 15 au 31 octobre s'ils ne recevaient secours.</p> + +<p>Le roi promit de plus à sa mère, à sa femme, qu'il chasserait +Richelieu, mais seulement «après la paix.» Brulart et le père Joseph +la négociaient à Ratisbonne.</p> + +<p>Richelieu, arrivant à Lyon, trouva la situation toute gâtée et malade +autant que le roi. Le roi était encore debout; mais il avait si +mauvaise mine, qu'on voyait qu'il allait tomber. Le bon courtisan +Bassompierre, homme de la reine mère, Guise, Longueville, le vieux +duc d'Épernon, ne perdirent pas de temps pour s'assurer <span class="pagenum"><a id="page047" name="page047"></a>(p. 047)</span> du +roi. Lequel? Celui qui était à Paris, le frère de Louis XIII. Le roi +de Lyon déjà ne comptait plus.</p> + +<p>Ils saluèrent la royauté nouvelle, prirent les ordres de Monsieur pour +l'arrestation de Richelieu. Les dames eussent voulu davantage. La +sœur de Guise (princesse de Conti) eût préféré sa mort, et elle fit +acheter des poignards. Les Espagnols y avaient toujours songé. Et +Campanella en avait fait avertir Richelieu. La reine Anne d'Autriche +n'y répugnait pas trop. Elle disait seulement: «Il est prêtre.»</p> + +<p>Dans ses Mémoires, tout politiques, Richelieu couvre tout cela de +respect, de silence. Il ménage les deux reines, ménage les princes +étrangers. Mais, dans le petit journal, écrit par lui, pour lui, +chaque soir, et qui donne une mention des avis, des rapports +d'espions, de toutes les informations qui lui venaient, on y voit bien +plus clair. Ces témoignages, du reste, sont pour la plupart confirmés +par tous les mémoires, actes et lettres publiés depuis.</p> + +<p>Or, voici le dessous des cartes. L'intrigue et la guerre politique +couvraient une guerre de femmes.</p> + +<p>Richelieu avait été l'amant de Marie de Médicis, plus âgée de vingt +ans. Et il ne l'était plus. Ses ennemis ont fait mille contes +ridicules sur le libertinage de cet homme si occupé, si maladif, si +espionné, observé spécialement par un roi très-sévère.</p> + +<p>Dans la vérité, Richelieu avait alors une vie sombre et prudente, +très-réservée. Comme tant d'autres ecclésiastiques, il ne se fiait +qu'à une parente, une espèce de fille adoptive, sa nièce, madame de +Combalet, qui tenait sa maison et avait soin de lui. C'était une +jeune <span class="pagenum"><a id="page048" name="page048"></a>(p. 048)</span> femme, jolie, modeste, austère. Quand elle avait eu le +bonheur d'être quitte d'un fort pauvre mari, pour ne plus y être +reprise, elle fit vœu de se faire Carmélite, s'habilla comme à +cinquante ans, prit une robe d'étamine et ne montra plus ses cheveux. +Seulement, comme son oncle aimait fort les bouquets, elle ne manquait +guère, en l'allant voir, d'avoir des fleurs au sein.</p> + +<p>Tout était singulier dans cette jeune femme. On la disait malade +secrètement. Nul galant. Mais elle avait un grand attrait. Des dames +en étaient éprises et folles, jusqu'à quitter mari, famille et tout, +pour s'établir chez elle, la soigner et faire ses affaires. Pour elle, +elle semblait uniquement occupée de son oncle, qui eut longtemps la +prudence de ne point lui faire de dons excessifs. Ce ne fut que peu +avant sa mort qu'il fit tout d'un coup sa fortune, la fit duchesse +d'Aiguillon.</p> + +<p>Il l'aimait fort. En 1626, quand la mort de Chalais exaspéra la cour, +on pinça Richelieu à cet endroit sensible. On fit scrupule à sa nièce +de vivre avec ce damné prêtre, cet homme de sang. Elle eut honte, elle +eut peur, renouvela son vœu. Le cardinal, troublé, consulta et +s'enquit si le vœu était valable. Ses docteurs lui répondirent: +Non. Mais elle n'était pas plus tranquille, elle voulait se mettre au +couvent. L'oncle n'y sut remède que dans une étrange démarche. Quoique +fort mal avec le pape alors, il chargea notre ambassadeur d'obtenir de +Sa Sainteté un bref qui interdît le couvent à sa nièce. Elle n'en +garda pas moins à la cour, où elle était dame de la reine mère, une +tenue de Carmélite, toujours fort sérieuse et ne levant jamais les +yeux.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page049" name="page049"></a>(p. 049)</span> Les reines la haïssaient, et pour son oncle, et comme espion, +enfin comme contraste à leur vie et reproche muet. Elles l'abreuvaient +de fiel et la mortifiaient tout le jour.</p> + +<p>Une autre Carmélite régnait, fleurissait à la cour, madame Du Fargis, +née Rochepot, qui avait été trois ans au couvent de la rue +Saint-Jacques, mais, il est vrai, sans faire de vœu. Elle s'était +liée (là sans doute) avec la nièce du ministre, quoique connue déjà +par maints scandales. On lui fit épouser ce Du Fargis, notre +ambassadeur en Espagne, qui y signa la paix contre ses instructions, +en 1626. Quand on chassa les dames complaisantes qui, au Louvre et +ailleurs, avaient si mal gardé la jeune reine contre Buckingham, on +leur substitua la Fargis, plus complaisante encore et bien plus +dangereuse. Elle était jolie, ardente, effrontée, tout à fait propre à +aguerrir la reine par ses exemples. Agent de l'Espagne, elle lui +faisait des amis de tous ses amants. C'était Créqui, c'était Cramail, +c'était le vieux garde des sceaux, etc. Tel était, dans l'absence de +la Chevreuse, le Mentor de la jeune reine.</p> + +<p>La vieille reine, non moins honteusement, était menée par un Provençal +d'Arles, un musicien aventurier, qui, pour mieux gouverner la dame, +s'était fait médecin, et, pour l'assotir tout à fait, étudiait en +astrologie. Dans le petit journal de Richelieu, on voit toute +l'importance du docteur. Le rival du grand homme, son antagoniste en +Europe, ce n'est pas Spinola, ni Waldstein, ni Olivarès. C'est +Vaultier. La reine mère crie et pleure pour Vaultier. La question +suprême est de savoir si Vaultier remplacera Richelieu, d'abord +<span class="pagenum"><a id="page050" name="page050"></a>(p. 050)</span> dans la maison de la reine mère, puis dans l'État, dans le +gouvernement.</p> + +<p>Le roi s'alita le 22 septembre, et le 30 fut à la mort. Au dedans, au +dehors, on agit vivement. On écrivit en Bretagne, en Bourgogne, pour +que des deux bouts de la France il y eût explosion contre Richelieu. +On écrivit au prince de Condé qu'il se hâtât de quitter celui que tous +quittaient et qui allait périr.</p> + +<p>Voyons un peu chez le roi comment les choses se passent. Du 20 au 30, +ce fut le plus grand trouble. La médecine la plus violente, les +remèdes les plus héroïques ne pouvaient guérir Louis XIII. Il allait à +la selle quarante fois par jour et rendait le sang pur. L'intrépide +Bouvart était à bout et consterné. Saignée sur saignée, médecine sur +médecine, rien n'y faisait. La maladie semblait, malignement moqueuse, +augmenter d'heure en heure pour humilier la Faculté.</p> + +<p>C'était un spectacle lamentable de voir ce moribond, tant de selles, +tant de sang. La cour était fort mal logée, et l'étiquette au diable. +Chacun entrait, venait, voyait. Tel priait, tel pleurait. Le 1<sup>er</sup> +octobre, il y eut grande scène. Le roi mourant communia et demanda +pardon à tout le monde.</p> + +<p>C'est de ce mot chrétien que Brienne voudrait abuser pour nous faire +croire que le roi fit satisfaction à sa femme. Et il ajoute, comme un +sot, que le mourant même promit de se guider <i>par ses conseils</i>!... +Conseils d'une telle étourdie, si compromise et le jouet visible de +son entourage éhonté!</p> + +<p>Tous les autres témoins nous disent le contraire. Ils attestent que +le malade était plus défiant que jamais, <span class="pagenum"><a id="page051" name="page051"></a>(p. 051)</span> qu'il démêlait +très-bien l'intérêt qu'on avait à sa mort. À ce point, qu'il refusait +tout, sauf ce qu'il recevait directement de la main de son premier +valet de chambre, un bon homme allemand, Béringhen.</p> + +<p>Ce Béringhen devenait extrêmement important. Et, si quelqu'un pouvait +<i>in extremis</i> tirer quelque chose de la main mourante, +vraisemblablement c'était lui. Ni le confesseur Suffren, ni le médecin +Bouvart, n'exerçaient d'ascendant.</p> + +<p>Monsieur croyait succéder à coup sûr. Cependant un homme plusieurs +fois gracié, noté en des actes publics comme lié aux ennemis de +l'État, aurait été aisément contesté, spécialement de Richelieu, sûr +de périr si Monsieur était roi.</p> + +<p>Une autre personne craignait cet avénement: c'était la jeune reine, +jadis bien avec Monsieur, alors mal, parce que le prince rieur et ses +bouffons s'égayaient sur les petites aventures de la reine et ses +fausses couches. Que n'était-elle enceinte! Elle eût été régente, et +Monsieur était écarté! Mais, si elle ne l'était pas, il ne lui restait +qu'à épouser cet homme méprisé, et qui riait d'elle tout le jour. +C'était le plan de la reine mère, laquelle comptait bien gouverner. La +reine Anne serait restée dépendante et petite fille.</p> + +<p>On dit qu'une chose violemment voulue et désirée se réalise, qu'un +véhément désir parfois crée son objet. J'ignore ce qui en est. Ce qui +me semble sûr, c'est que la reine, qui avait tant d'intérêt à être +grosse, le devint en effet.</p> + +<p>Elle ne le déclara point. Mais, quatre mois après, la chose étant +visible pour tous, le confident médecin <span class="pagenum"><a id="page052" name="page052"></a>(p. 052)</span> Bouvart n'osa le +nier. Elle avorta en mars 1631, par un moyen artificiel, comme on +verra, et probablement à six mois.</p> + +<p>Le roi l'avait quittée en mai 1630; il la revit à la fin d'août, étant +déjà malade et en pleine fièvre. Ils se réconcilièrent le jour où il +crut mourir, se brouillèrent encore, restèrent brouillés. Je ne vois +pas quand il put être père.</p> + +<p>N'importe. Qu'elle fut grosse au jour de la mort, elle était sauvée. +Elle restait reine régente, ou du moins présidant le conseil de +régence. Elle subordonnait la reine mère et Monsieur, qui n'était plus +que son premier sujet.</p> + +<p>Il suffisait pour cela que le roi, s'il testait en forme ordinaire, +tout en reconnaissant son frère, laissât ajouter la petite réserve +naturelle, qui était de <i>style</i>, quand le mourant était un homme +marié: «<i>Sauf le cas</i> où notre très-chère épouse seroit enceinte.»</p> + +<p>Mais, si le roi n'aimait pas son frère, il n'aimait guère non plus sa +femme. Défiant comme il était, il aurait bien pu être assez malicieux +pour effacer ce mot.</p> + +<p>Il était bien essentiel qu'on s'assurât de l'homme qui, seul en ce +moment, paraissait lui inspirer un peu de confiance, de Béringhen, non +pas pour qu'il agît directement, mais seulement pour veiller les +moments où la haine du roi pour son frère serait plus forte que sa +malveillance pour sa femme. Ce moment, de lui-même allait se +présenter. À grand bruit, de Paris, arrivait une armée, les amis de +Monsieur avec tous leurs amis, les Guise, les Créqui et les +Bassompierre. <span class="pagenum"><a id="page053" name="page053"></a>(p. 053)</span> Déjà ils étaient sûrs du gouverneur de Lyon, de +sorte qu'ils tenaient le roi dans leurs mains. Si le 2 ou le 3, le 4 +octobre, dans leur impatience d'héritiers, ils venaient le troubler et +le faire tester pour Monsieur, les deux gardes du lit, Béringhen et la +veuve, n'avaient qu'à surveiller le testament, et le mourant, plus que +jamais irrité contre Monsieur, n'eût point fait à la reine l'injure de +lui biffer la réserve naturelle en tout héritage.</p> + +<p>Comment acquit-on Béringhen? Comme on acquiert un jeune homme, faible +et doux, fort galant, sans défense contre les femmes. Celle qui menait +l'intrigue, la confidente d'Anne, la Fargis, s'en saisit par un coup +d'audace. La cour était campée à Lyon dans un hôtel étroit. Chacun +couchait où il pouvait. Béringhen, dans les rares moments où la +fatigue l'obligeait de prendre un peu de repos, se jetait sur un +matelas, à deux pas de son maître, dans une pièce de passage où on +allait et venait. La Fargis n'hésita pas. Sans crainte des passants, +sans pudeur du mourant, qui aurait pu entendre, elle alla s'établir +dans le lit du valet de chambre, et on les vit entre deux draps.</p> + +<p>Il ne manquait plus qu'une chose, c'était que le roi se hâtât de +mourir. Les deux partis étaient en présence. La reine Anne tenait la +Chambre, et les amis de Monsieur tenaient la ville. Quel que fût le +vainqueur, Richelieu périssait. Il se trouva tout à coup seul. Il +avait parlé à Bassompierre. En vain. Il parla à M. de Montmorency, à +qui il avait donné espoir de le faire connétable. Mais tout ce qu'il +tira de son caractère généreux, ce fut l'offre de le faire sauver de +<span class="pagenum"><a id="page054" name="page054"></a>(p. 054)</span> Lyon; offre très-dangereuse, car c'était le pousser à +s'accuser lui-même. En le sauvant ainsi, il le perdait.</p> + +<p>Les médecins avaient saigné six fois en six jours cet homme pâle qui +n'avait point de sang. Ils essayèrent encore de lui en tirer le 2 +octobre. À ce moment, la nature le sauva. La vraie cause du mal, +ignorée des docteurs, un abcès à l'anus, creva. Tout fut fini. Quoique +très-faible, il se mit sur son séant, parla de se lever.</p> + +<p>Le jour même arrivaient Guise, Créqui, Bassompierre, représentants du +nouveau roi. Ils furent consternés, terrifiés, de trouver cet homme +mort qui se levait de son tombeau. Richelieu était près de lui. Il lui +montrait que les impériaux se jouaient de lui à Ratisbonne. Il en +tira, le 2, un ordre ferme qui semblait annoncer la résurrection de la +France, ordre à l'ambassadeur Brulart de revenir; le père Joseph, son +auxiliaire, pouvait rester, n'ayant pas caractère pour signer un +arrangement. Du reste, Richelieu se croyait bien sûr de Joseph, son +très-intime confident.</p> + +<p>L'Empereur, qui jusque-là empêchait la paix en n'offrant qu'un traité +impossible, avait hâte alors de la faire, d'abord parce que Gustave +avançait, deuxièmement, parce qu'il savait que Louis XIII avait +promis, dès la paix faite, de chasser Richelieu. Joseph et Brulart, +fort pressés des impériaux et sans doute de nos deux reines, étaient +dans un grand embarras. Il y a loin de Lyon à Ratisbonne. Joseph +reçut-il les nouvelles du 1<sup>er</sup> octobre, la communion du roi mourant? +ou celles du 2, sa résurrection? On l'ignore. Mais, <span class="pagenum"><a id="page055" name="page055"></a>(p. 055)</span> quand il +eût eu les dernières, même le roi vivant, Richelieu pouvait périr si +Joseph consommait le traité de paix qui devait faire son expulsion.</p> + +<p>Donc, au total, Joseph semblait tenir le fil des destinées de +Richelieu<a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a><a href="#footnote7" title="Lien vers la note 7"><span class="smaller">[7]</span></a>. C'était son homme, mais il ne l'aimait pas. Joseph +croyait l'avoir créé, et avoir créé un ingrat. Le ministre ne faisait +pas ce qu'il voulait <span class="pagenum"><a id="page056" name="page056"></a>(p. 056)</span> pour sa fortune. Avec ses sandales de +capucin, sa ceinture de corde, cette comédie d'humilité, il visait au +chapeau, qui sans doute lui eût donné moyen de supplanter son ami. +Richelieu qui le voyait venir, essaya, dès 1628, de s'en débarrasser, +de le claquemurer dans une ville morte, à La Rochelle, dont il l'eût +fait évêque. Mais Joseph, non moins fin, déclina l'honneur de cet +enterrement, et s'obstina à rester Capucin.</p> + +<p>En acceptant le traité de l'Empereur contre les instructions de +Richelieu, il avait deux chances pour une. Si le roi mourait, le +nouveau roi l'approuvait, le louait. Et, si le roi ne mourait pas, les +deux reines montraient au convalescent le traité de Joseph, et, la +<i>paix étant faite</i>, lui faisaient chasser Richelieu. Qui succéderait à +celui-ci? Il n'y avait qu'un homme capable, Joseph encore. Il devenait +ministre, et, de plus, cardinal. Le pape se joignait à l'Empereur pour +le presser de faire la paix.</p> + +<p>Le fameux Capucin était un homme aimable, obligeant, qui, tout agent +qu'il fût de Richelieu, avait trouvé moyen de rester bien avec tout le +monde. C'est lui qui, en 1626, fonda l'énorme fortune d'Orléans, en +décidant Richelieu, malgré sa répugnance, à donner à Monsieur +mademoiselle de Montpensier. Monsieur l'aimait, et dit avec regret à +la mort de Joseph: «C'était l'ami des princes.»</p> + +<p>Il mérita ce titre à Ratisbonne. Pressé, prié, il consentit que +Brulart, son collègue, signât la paix. Lui, Capucin indigne, il +déclinait un tel honneur. Mais on lui mit la plume en main, et sans +doute on lui dit que <span class="pagenum"><a id="page057" name="page057"></a>(p. 057)</span> le pape le voulait, qu'en s'abstenant il +perdrait pour jamais le chapeau. Il signa (13 octobre 1630).</p> + +<p>Cet acte, œuvre de Vienne, était un monstre d'équivoques et de +piéges qui compromettait tout:</p> + +<p>1<sup>o</sup> L'<i>honneur</i>. En Italie, le commissaire de l'Empereur entrait à +Casal; les Français et les Espagnols sortaient, mais avec grande +différence, les Espagnols pour rester à deux pas; notre duc de +Mantoue, sans protection et tout seul, restait comme un mouton à la +garde des loups;</p> + +<p>2<sup>o</sup> Ce beau traité <i>compromettait la France</i>, lui interdisant +l'alliance avec les ennemis de l'Empereur (dès lors avec Gustave); il +ouvrait le royaume, il y avait une phrase qui eût pu faire rendre à +l'Empire les Trois évêchés;</p> + +<p>3<sup>o</sup> La paix n'était pas pour la seule affaire d'Italie, mais générale, +donc <i>comprenant l'Espagne</i>, qui n'avait rien demandé, et qui restait +tout à fait libre de signer ou de ne pas signer. Le traité nous liait +les mains et n'obligeait pas l'ennemi.</p> + +<p>Joseph a dit qu'il avait signé pour gagner du temps; que le roi +pouvait, après tout, ne pas ratifier. Très-mauvaise raison. Dans le +désir général de la paix, dans les rapides entraînements de la France, +ce chiffon de traité une fois répandu et connu, tout devait aller à la +dérive, son premier et son grand effet étant justement d'écarter la +main forte qui tenait la corde tendue.</p> + +<p>Le tant désiré parchemin s'envole à Lyon, comme la colombe de l'Arche. +Saisi et baisé des deux reines, il est ébruité dans toute la ville, +célébré à cor et à <span class="pagenum"><a id="page058" name="page058"></a>(p. 058)</span> cris. La paix! la paix!... Les feux de +joie s'allument. Les reines au balcon, croyant, dans la fumée, voir +s'évanouir Richelieu.</p> + +<p>Cela le 20. Et, le 26, le même effet en Italie, sous Casal, effet +décisif et terrible sur notre armée. Richelieu, du 2 au 26, avait +obtenu du roi réveillé un effort désespéré; il avait de ses mains +arraché aux intendants, envoyé l'argent nécessaire. Plus, des +renforts. Plus, l'ordre précis du roi de donner la bataille, et, si on +la gagnait, de ne pas s'amuser à ménager l'Espagne, mais de finir ces +comédies et d'entrer dans le Milanais. Cette armée était sous trois +maréchaux, Schomberg et d'Effiat, deux hommes de talent et très-sûrs, +le troisième suspect (l'agent des reines), Marillac, frère du garde +des sceaux. Mais ce Marillac dut marcher. Schomberg, ayant l'ordre +précis et répété, ne voulut plus attendre une heure, et mena l'armée à +l'ennemi. Les Espagnols étaient perdus. Leur grand général Spinola +venait de mourir, et leur courage aussi. Les Français, pleins d'élan, +allaient leur passer sur le corps, et d'autant plus sûrement qu'ils +avaient carte blanche, non plus pour secourir une méchante ville de +Piémont, mais pour s'en aller voir Milan, la Lombardie.</p> + +<p>À ce moment, comme du ciel, un secours vient aux Espagnols, l'envoyé +du pape, l'abbé Mazarino. C'était le 26, et, depuis plusieurs jours, +le traité fait le 13 avait été apporté en Piémont. Une semaine +entière, probablement, Mazarin le garda en poche, devinant bien, le +rusé comédien, le parti qu'il en tirerait. Aux premières salves, +faites de loin, sans danger encore, <span class="pagenum"><a id="page059" name="page059"></a>(p. 059)</span> notre abbé se présente +aux rangs français, court, se démène, fait signe d'un mouchoir le long +des premiers rangs; il va, vient, voltige à cheval, criant: La paix! +la paix!</p> + +<p>Ce n'était pas assez pour arrêter Schomberg, qui, le matin encore, +dans une dernière lettre du roi, avait lu qu'il ne reconnaissait pas +cette paix. Mais c'était assez pour détremper ceux (il y en a en toute +armée) qui ne marchent pas volontiers. C'était assez pour faire crier +à Marillac que tout était fini. Schomberg lui-même se rangea à cet +avis, tant il vit les esprits changés et l'armée refroidie.</p> + +<p>Le résultat de cette farce était de finir la résistance de Casal.</p> + +<p>Assiégeants, assiégés, Espagnols et Français s'en vont. Mais les +impériaux (pires qu'Espagnols) y entrent, un commissaire de +l'Empereur, avec une armée de domestiques allemands.</p> + +<p>Ce joli trait de Mazarin commença la carrière de ce grand Mascarille.</p> + +<p>Tout le parti espagnol en Europe, et nos reines surtout, en firent, en +ornèrent la légende. Et quoi de plus touchant? Entre deux armées +engagées, dans la première furie, sous une grêle de balles, ce jeune +homme intrépide (mousquetaire avant d'être prêtre) se précipite, brave +mille morts pour arrêter l'effusion du sang.</p> + +<p>Tant de courage, d'humanité, de charité chrétienne... Tout à la fois +la légende d'un saint et celle d'un héros de roman!...</p> + +<p>Telle fut la noble et charmante auréole sous laquelle <span class="pagenum"><a id="page060" name="page060"></a>(p. 060)</span> fut +bientôt présenté à notre Espagnole Anne le sauveur de l'armée +d'Espagne. Admirable rencontre! mystérieuse prédestination! On fit +remarquer à la reine que cet ange de paix avait des traits du beau, +du noble Buckingham, du héros qu'elle avait aimé.<a href="#tam"><span class="small">[Retour à la Table des Matières]</span></a></p> + + + + +<h3><span class="pagenum"><a id="page061" name="page061"></a>(p. 061)</span> CHAPITRE V</h3> + +<h4>JOURNÉE DES DUPES.—VICTOIRE DE RICHELIEU SUR LES REINES ET MONSIEUR<br> + +De novembre 1630 à juillet 1631</h4> + + +<p>L'effort du grand ministre, les nobles velléités du roi à son réveil, +avaient donc avorté. On devait croire le roi indigné contre ceux qui +lui avaient enlevé une victoire certaine, une conquête probable. Or, +le contraire advint. En gardant encore son ministre, il assura de +nouveau aux reines que, «la paix faite, il le renverrait.» (Fin +d'octobre 1630.)</p> + +<p>Par quelle prise avaient-elles ressaisi le roi? Par la plus imprévue: +une femme, un amour... Cet insensible, ce malade saigné à blanc, si +pâle, qui faisait presque peur, on trouva l'art de le rendre amoureux!</p> + +<p>L'aventurier Vaultier, musicien de la reine mère, <span class="pagenum"><a id="page062" name="page062"></a>(p. 062)</span> qui +s'était fait son médecin et astrologue, était un esprit pénétrant. On +lui doit cet hommage. Il devina que ce moment où un homme échappe à la +mort, où, les cierges de l'extrême-onction s'éteignant, il voit la +vraie lumière, se croit rené, il est infiniment sensible par sa +faiblesse même, enfant, tendre et poète, sous l'enchantement de sa +nouvelle aurore.</p> + +<p>Donc, il advint que cette aurore, cette belle lumière de vie dont la +nature se pare pour un mourant ressuscité, Louis XIII la vit un matin +tout animée, charmante, dans une demoiselle de quinze ans, une blonde +du Midi. L'avisé Provençal avait cherché, trouvé la petite fille au +fond du Périgord, l'avait fait venir avec sa grand'mère, qu'il gagna +en lui promettant de devenir dame d'atours de la mère du roi.</p> + +<p>On savait parfaitement par quel concert d'éloges, organisé et +concordant comme par hasard, on pouvait faire aimer quelqu'un de Louis +XIII. On lui donnait de temps à autre un favori, un camarade +d'amusement ou de chasse. En hommes, c'était assez facile, plus +difficile en femmes. Le sentiment qu'il avait de son insuffisance le +rendait plus timide. Mais ici, le grand intérêt que les reines avaient +à la chose leur donna de l'adresse. On prépara le roi à voir cette +jeune merveille, et, quand il fit ses relevailles (pour ainsi dire) et +alla rendre grâces à Saint-Jean de Lyon, le coup désiré fut frappé.</p> + +<p>Le roi, plein de reconnaissance, ayant bien remercié Dieu, resta +encore à entendre un sermon. Là, les yeux errants du convalescent +tombèrent sur la nouvelle venue, mademoiselle de Hautefort. +L'<i>Aurore</i> <span class="pagenum"><a id="page063" name="page063"></a>(p. 063)</span> comme l'appelaient ses compagnes pour son teint +rose, ses cheveux rutilants, illuminée sans doute du reflet des +vitraux, apparut un rayon d'en haut et la résurrection elle-même à ce +Lazare. Il eut honte d'avoir un carreau sous les genoux quand elle +n'en avait pas, et, sans s'inquiéter de ce qu'on en dirait, il suivit +son sentiment poétique et lui fit porter son carreau. Une fille du +Nord eût été abîmée d'étonnement et d'embarras, eût fait quelque +gaucherie. Mais celle-ci, d'une légère rougeur, du vif éclat de ses +yeux bleus, transfigurée, prit le carreau, et, sans s'en servir, le +posa près d'elle avec respect. Et tout cela d'un si grand air, d'une +telle noblesse virginale, que tout le monde en fut ébahi.</p> + +<p>Voilà le roi, dès ce jour, sorti de la vie sauvage où l'avaient tenu +ses favoris de chasse et autres, Luynes, Baradas, récemment +Saint-Simon. Le voilà assidu désormais chez les reines, sans cacher +aucunement qu'il y va pour mademoiselle de Hautefort. Il fait pour +elle des vers, de la musique, lui parle de sa chasse comme à un +camarade, de ses ennuis et même des affaires du royaume, parfois de +son ministre. Elle, sans rechercher l'honneur de ces confidences, elle +y répond modestement, avec adresse et présence d'esprit. Parfaitement +dévouée aux reines, à sa chère maîtresse, Anne d'Autriche (si +innocente et si persécutée), elle dit à merveille, d'une vivacité +naïve et gasconne, les petits mots qu'on lui fait dire, du reste, ne +parlant qu'en chrétienne, pour l'union de la famille royale, pour le +soulagement du pauvre peuple et la fin de la guerre.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page064" name="page064"></a>(p. 064)</span> Richelieu se noyait. Et voilà que cette enfant, innocente et +charmante, presque sans s'en douter, lui met la pierre au cou.</p> + +<p>Le naufragé imagina de se reprendre à une vieille planche, la reine +mère, à son ancien attachement. Puisque, de toutes parts, le vent +était à l'amour et que l'amour lui faisait la guerre, il entreprit d'y +recourir lui-même. Il avait fort vieilli, il est vrai; il avait déjà +les joues creuses, le poil gris, l'air fantôme qu'on lui voit au +portrait du Louvre. Mais enfin, la bonne dame avait toujours vingt ans +de plus. Un homme de tant d'esprit, et qui avait cet esprit dans les +yeux, ne pouvait-il, à force de tendres respects, de mensonges, +réveiller au vieux cœur l'étincelle des beaux jours passés? Un +Vaultier tiendrait-il contre Richelieu en présence? Celui-ci prit un +parti héroïque, ce fut de s'établir sur le terrain de Vaultier même, +dans le propre bateau, l'appartement et l'alcôve mouvante où la reine +descendait la Loire pour aller à Paris. Elle passait les jours au lit; +lui à ses pieds, agenouillé sur des coussins, comme on faisait alors.</p> + +<p>Spectacle intéressant! Et quel dommage que Saint-Simon ne fût pas né! +La passion première parut revenue tout à fait. C'était un doux concert +de mots charmants en italien entre la vieille haineuse et le prêtre +enfiellé. <i>Amico del cor mio!</i> disait-elle. Lui, il était ému, rêveur, +visiblement fervent et plein de religion, mais troublé sans doute de +tant de beauté.</p> + +<p>Qui tromperait et mentirait le mieux? C'était la question. La +Florentine avait l'émulation de Catherine de Médicis. Mais, parmi ses +douceurs, telle venimeuse <span class="pagenum"><a id="page065" name="page065"></a>(p. 065)</span> œillade put révéler au grand +observateur la plaie qui lui restait et que rien ne guérit. La Fargis +avait eu soin de lui dire que le cardinal et sa nièce (qui, comme tous +les caractères sombres, avaient des échappées bouffonnes) égayaient +leurs ébats à faire la comédie des galants transports de la vieille en +baragouinage italien.</p> + +<p>Long et pénible fut ce tête-à-tête du bateau. Dès qu'elle en +descendit, le cardinal partit grand train et rejoignit le roi à +Auxerre. Le roi, loin des beaux yeux d'<i>Aurore</i>, avait quelque peu +réfléchi. Une chose le rendait soucieux, c'était d'apprendre peu à peu +comme on avait travaillé aux huit jours où il était mort et dans +quelle tendre intimité on était avec l'homme de l'Espagne, Mirabel, +alors à Bruxelles, qu'on fit revenir. Il avoua à Richelieu que la +reine mère était toujours contre lui et n'oubliait rien pour le +perdre.</p> + +<p>La bataille était pour Paris. Le champ de bataille était le +Luxembourg, où la reine mère promenait sa fureur dans sa galerie de +Rubens. Quoique le roi n'eût rien promis <i>qu'après la paix</i>, elle +voulait sur l'heure qu'il chassât Richelieu (11 novembre 1630). +Celui-ci, averti, accourt, veut entrer, se défendre; mais la porte est +fermée; il entre par une autre. Il s'explique, il prie et il pleure. +Une effroyable averse d'injures est la réponse. Le roi s'enfuit et se +sauve à Versailles.</p> + +<p>On a dit que Richelieu, en ce moment, se crut perdu, qu'il fallut le +conseil, la fermeté du cardinal de la Valette, pour lui rendre le +courage et le faire aller <span class="pagenum"><a id="page066" name="page066"></a>(p. 066)</span> aussi à Versailles. J'en doute +fort. Sa ténacité indomptable est bien prouvée. Il avait près du roi +un ami, il est vrai, un petit ami, Saint-Simon, ex-page que le roi +avait fait premier écuyer. Ce favori obscur, sans grande action, avait +pourtant cela d'être près du roi à toute heure. Il n'avait pas les +charmes et les heureux moments de mademoiselle de Hautefort, mais en +revanche l'assiduité; nuit et jour, il était le très-discret écho, +sourd, non retentissant, des plaintes du roi. Il faisait profession de +ne se mêler de rien, de n'avoir aucune initiative. Il savait dire: +«Oui, Sire,» donner la réplique, simple, indispensable. Le roi, +s'affligeant de son abandon et du fardeau d'affaires qu'allait lui +laisser Richelieu, aurait dit d'un ton de regret: «Où est-il, +maintenant?» À ce mot, qui n'était pas une demande, l'autre répondit +cependant: «Mais, Sire, il est ici.»</p> + +<p>Richelieu, comme de dessous terre, reparut et changea le roi. Il lui +montra avec respect, mais lui montra pourtant, qu'en France, en +Italie, partout, on se moquait de lui; qu'il avait perdu à Casal les +résultats de deux campagnes, que l'Empereur en était maître, donc +l'Espagnol (c'était même chose); que le pape était devenu tout +impérial, que Venise demandait grâce à l'Empereur, qu'ici l'homme des +reines, le vieux garde des sceaux, Marillac, là-bas, son frère le +général, étaient excellents Espagnols; que sa cour, son conseil, +n'avaient pour chef réel que l'ambassadeur Mirabel, appelé secrètement +par la reine Anne à Paris.</p> + +<p>Le Paris de la Ligue avait eu pour roi Mendoza. Il <span class="pagenum"><a id="page067" name="page067"></a>(p. 067)</span> ne tenait +pas à Mirabel qu'il ne jouât le même rôle. Il trouvait dans le +Parlement force têtes pointues pour l'écouter, ou des sots importants, +ou des fous imprudents qui auraient joué au jeu insensé de s'appuyer +sur l'ennemi «dans l'intérêt des libertés publiques.» Le roi eut +honte, eut peur d'une telle situation. Il reprit les sceaux au vieux +Marillac, l'exila, fit arrêter l'autre Marillac à l'armée. Mais il +était encore si incertain, qu'il lui fallut du temps pour se décider à +donner les sceaux à Châteauneuf, un homme énergique et capable que lui +désignait Richelieu. Il s'assura de Paris et de la police du Parlement +en nommant Lejay premier président.</p> + +<p>Mais, comment la reine mère allait-elle prendre tout cela? C'était +l'inquiétude du roi. Il envoya quelqu'un, à deux heures de nuit, de +Versailles à Paris, pour réveiller le père Suffren, au noviciat des +Jésuites, et le prier d'intervenir et de calmer sa mère.</p> + +<p>Cette journée, qu'on appela <i>journée des dupes</i> (11 novembre 1630), ne +fut point décisive au fond, comme on l'a dit. Richelieu n'était sûr de +rien; le roi restait chagrin de voir que lui seul eût raison.</p> + +<p>Il n'avait pas eu assez peur. On n'avait pu, sur des preuves +certaines, lui faire voir, lire, toucher le complot. Heureusement pour +Richelieu, en surveillant la Lorraine, le centre ordinaire des +intrigues, il saisit sur la route (décembre 1630) un médecin du roi, +Senelle, chargé et surchargé de lettres pour la reine Anne, pour la +Fargis et autres.</p> + +<p>Que contenaient ces lettres? On ne le sait pas trop. Dans le procès +qu'on fit, on n'ose lever qu'un coin du <span class="pagenum"><a id="page068" name="page068"></a>(p. 068)</span> voile. On parle de +complots contre la vie du roi, sans en alléguer d'autres preuves que +des recherches astrologiques qu'on faisait pour savoir l'époque de sa +mort. Curiosité, il est vrai, mauvaise et très-sinistre. On a vu que +les pronostics de la mort d'Henri IV y avaient très-réellement +contribué, encouragé les meurtriers, qui se crurent sûrs de le tuer au +jour prédit, marqué là-haut.</p> + +<p>Les deux reines et Monsieur ne souhaitaient qu'une mort, celle de +Richelieu. On en avait souvent parlé, mais toujours on disait que, si +Monsieur faisait tuer Richelieu, le roi le ferait mourir. Cela aurait +pu arriver. Louis XIII, malade, comme Charles IX, avait sous les yeux +son histoire. Dès son enfance, endoctriné par de Luynes, il tenait de +lui cette opinion que Charles IX fut empoisonné par Catherine, et +qu'il n'eût pas péri s'il eût fait périr son frère.</p> + +<p>Donc, Monsieur devait y songer, attendre encore.</p> + +<p>La mort de Richelieu exigeait la mort préalable du roi, qui, du reste, +semblait ne devoir tarder; il ne se rétablissait point. Mais les +valets parfois sont plus impatients que les maîtres; il se pouvait que +ceux de Monsieur ou des reines perdissent patience et donnassent au +roi malade quelque suprême médecine. L'Église y eût gagné, et l'âme +aussi de Louis XIII. Car il allait se perdre, faire le grand péché +d'Henri IV qui lui coûta la vie, l'alliance protestante. On le disait +partout depuis un an pour irriter les catholiques, quoiqu'en réalité +il ne traita que l'année suivante.</p> + +<p>Dans la riche collection de lettres qu'on saisit, parmi celles qui +étaient écrites à la reine, aux grands personnages, <span class="pagenum"><a id="page069" name="page069"></a>(p. 069)</span> il y en +avait une pour une vieille bourgeoise, de nom fort significatif, +mademoiselle du Tillet.</p> + +<p>Cette vieille était un vrai bijou du Diable, dont elle avait l'esprit. +Une destinée tout à rebours. Pour sa laideur, elle avait été adorée du +duc d'Épernon. Et, pour sa roture de petite bourgeoise, elle régnait +dans la maison de Guise, faisait la pluie et le beau temps. Il y avait +quelque chose là-dessous. Elle ne bougeait du Luxembourg, où la reine +mère la traitait avec grande considération. C'était une sibylle, une +espèce d'oracle; on répétait et on retenait ses mots. On la consultait +en affaires, comme on fait des grands hommes qui, en leur temps, ont +accompli des choses ardues et hasardeuses. Comment s'en étonner? Elle +passait pour avoir été dans le secret de Ravaillac.</p> + +<p>Mais elle était très-fine, et cette fois, pas plus que l'autre, on ne +put la prendre. Interrogée, elle plut à Richelieu en parlant +outrageusement de la Fargis.</p> + +<p>La découverte des lettres mit les trois cabales en déroute et en +division. Chacun sacrifia les deux autres.</p> + +<p>Monsieur traita, promit d'être l'ami de Richelieu, qui acheta ses +favoris. Il promit à la reine de parler pour elle, et parla plutôt +contre.</p> + +<p>La reine mère traita aussi pour sauver son Vaultier. Elle envoya le +nonce du pape à Richelieu lui dire qu'il y avait moyen de s'arranger. +Puis, inquiète, elle lui envoya encore le père Suffren pour le prier +de venir, et, quand il fut venu, très-douce, elle lui dit qu'elle +avait réfléchi et qu'elle sentait bien que les affaires du roi ne +pouvaient se passer de lui. Elle consentit à aller au conseil, et là, +faisant bon marché de la jeune reine, <span class="pagenum"><a id="page070" name="page070"></a>(p. 070)</span> sa belle-fille, elle +trouva fort bon qu'on punît la Fargis, qui ne pouvait guère l'être +sans qu'Anne en demeurât tachée.</p> + +<p>Mais la plus embarrassée était la jeune reine, dont la grossesse +apparaissait. Elle ne fit pas beaucoup d'effort pour la Fargis; elle +pensa à elle-même, et, avec la faiblesse d'une femme en cet état, +chargea et dénonça sa grande amie. Elle dit cette chose ridicule, trop +visiblement improbable, qu'elle (la reine Anne) avait défendu le +cardinal, refusé de le perdre, et que cette méchante Fargis avait +forgé les lettres pour l'en punir et la perdre elle-même.</p> + +<p>Richelieu, absolument maître de la situation, montra pour la reine une +grande douceur. Il craignit de déchirer le rideau de gaze légère qui +couvrait le triste intérieur de la famille royale. Il craignit de +rendre le roi ridicule. Il craignit peut-être pour Anne elle-même. Car +cet homme, qui semblait si sec, aimait les femmes pourtant. Il croyait +la reine fragile; il la voyait tombée jusqu'à l'avilissante faiblesse +d'accuser son amie. Il espéra dans cette mollesse de nature, et crut +qu'un jour ou l'autre, dans quelque embarras où l'étourdie se +jetterait encore, il l'aurait à discrétion.</p> + +<p>Donc, il se contenta d'éloigner cette Fargis. Il la laissa s'enfuir, +ce qui rendait le procès impossible. Mais, contre son attente, la +Fargis partie (30 décembre 1630), la reine se désola et s'emporta; +elle montra pour la perte de celle qu'elle venait d'accuser un +inexplicable désespoir. Elle disait tantôt qu'elle savait qu'on +voulait la renvoyer en Espagne, tantôt la faire mourir pour que la +nièce du cardinal pût épouser le <span class="pagenum"><a id="page071" name="page071"></a>(p. 071)</span> roi. Elle priait, pleurait +aussi, pour conserver un valet d'intérieur auquel elle tenait d'une +manière étonnante, son apothicaire. Elle en fit une affaire d'État. De +couronne à couronne, l'Espagne demanda à la France, par son +ambassadeur, que cet indispensable serviteur fût rendu à la reine. On +le lui rendit pour deux mois, et avec cette clause, qu'il ne la +verrait qu'au Louvre et en présence d'une dame très-sûre.</p> + +<p>Son embarras tenait à l'éloignement de sa garde-malade et de l'homme +qui pouvait simplifier son état. Il devenait visible. Richelieu, +malicieusement, envoyait voir souvent comment elle se portait. +Exaspérée, elle dit: «Mais qu'il vienne lui-même!... Il sera le +très-bienvenu!»</p> + +<p>Cet état ne l'empêchait pas de s'agiter, de recevoir des agents de +Lorraine ou de trotter aux Carmélites, pour voir Mirabel en cachette, +ou un anglais papiste, lord Montaigu, agent de sa belle-sœur +Henriette, et mêlé dans tous les complots.</p> + +<p>Intrigues misérables, sans résultat possible. L'Espagne n'avait aucune +chance de soulever le peuple en ce moment. Le seul complot qui eût pu +réussir, c'était de profiter de la passion du roi pour mademoiselle de +Hautefort, de le faire succomber, et, par elle, de s'emparer de lui +entièrement. Innocente, mais dévouée, passionnée pour sa maîtresse, +cette enfant (de seize ans) eût donné sa vie pour la reine, et +peut-être un peu plus encore. L'intérêt de l'Église, d'ailleurs, eût +tout couvert. Quel beau texte pour les casuistes! une douce faiblesse +qui empêchait un crime (l'alliance protestante), qui chassait +Richelieu, le démon de la <span class="pagenum"><a id="page072" name="page072"></a>(p. 072)</span> guerre, qui rendait la paix à +l'Europe et réconciliait la grande famille chrétienne!... Près d'un +tel dévouement, qu'était-ce que celui de Judith, qui ne sauva que +Béthulie?</p> + +<p>La jeune victime était toute leur ressource en ce naufrage. Vaultier +le dit dès Lyon. Son collègue, le pieux médecin Bouvart, à +Saint-Germain, quand la reine fut visiblement grosse, n'osa plus +tarder, mit les fers au feu. Il se jeta un jour dans un long discours +à la Sganarelle, que le roi ne pouvait comprendre. Le sens qu'il +démêla à la fin, c'est qu'il n'était malade que de chasteté (comme un +de ses aïeux qui en mourut, dit-on); mais que lui, ce serait grand +dommage s'il en mourait. Et, comme le roi s'impatientait, demandait où +il en voulait venir, à quel remède, saignée, médecine ou lavement... +Bouvart, embarrassé, insinua que la vraie médecine, c'était +mademoiselle de Hautefort.</p> + +<p>Bouvart était un sot. Un homme que lui-même purgeait, dit-on, deux +cents fois par an, était bien à l'abri de ces basses tentations. Il +fut scandalisé. C'est tout ce qu'on gagna.</p> + +<p>Cependant les choses pressaient. On fit un essai plus direct. Le fait +est très-connu, mais de date incertaine. Je n'hésite pas à le placer +au moment où la reine, dans une situation urgente, eut besoin +d'emporter la chose.</p> + +<p>Un jour, en souriant, mademoiselle de Hautefort tenait, laissait voir +un petit billet. Voilà le roi curieux. Il veut savoir ce que c'est. En +badinant toujours, elle recule, et le roi avance, curieux et intrigué +de plus en plus. Il la prie de le laisser lire, avance la main pour +<span class="pagenum"><a id="page073" name="page073"></a>(p. 073)</span> prendre. Elle le cache dans son sein. Le roi est arrêté tout +court et ne sait plus que faire. Cela se passait devant la reine. Elle +fit une chose hardie, et qui pouvait avoir de grandes conséquences. +Elle prit les mains de la jeune fille, et la tint pour que le roi pût +la fouiller.</p> + +<p>Mais Louis XIII fut plus embarrassé encore. Il recourut à l'expédient +(ridicule, excellent) de prendre de petites pincettes d'argent qui +étaient là, et, chastement, de ce lieu délicat, sans contact, enleva +la lettre.</p> + +<p>Que serait-il arrivé si les choses s'étaient passées autrement? On +rira si l'on veut, on se moquera de ceux qui donnent aux petites +causes une grande portée. Il n'y a rien de petit au gouvernement +monarchique.</p> + +<p>Si les pincettes ne s'étaient trouvées là, si Louis XIII n'eût pas été +homme à les prendre, il serait arrivé que le roi eût senti la +débonnaireté de la reine, goûté sa complaisance, compris ce que dit +madame de Motteville: «Que la reine désirait qu'il aimât mademoiselle +de Hautefort.» Enfin sa conscience dévote eût cédé, étouffée par cette +connivence de la personne intéressée.</p> + +<p>Mademoiselle de Hautefort ne se fût pas sacrifiée pour n'en retirer +rien. Aussi ardente et résolue qu'elle avait été vertueuse, le pas +fait, elle aurait mené bien loin le roi dans le sens de la reine. +Victoire complète de l'Espagne et du pape. Chute et procès de +Richelieu. Nulle alliance avec Gustave-Adolphe.</p> + +<p>Mais Louis XIII ne fut pas assez inintelligent pour ne pas comprendre. +Il méprisa ceux qui l'entouraient, et se donna solidement et +fortement à Richelieu.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page074" name="page074"></a>(p. 074)</span> Celui-ci, qui connaissait mieux son homme et son malade, en +contraste avec l'impuissante corruption de la cour, réussit par +l'austérité. Le roi aimait le Capucin Joseph.</p> + +<p>Richelieu, non-seulement rappela Joseph, mais lui organisa un +ministère de Capucins. Joseph eut quatre principaux secrétaires de son +ordre, un état de maison, des chevaux, des voitures, des logements aux +résidences de la cour.</p> + +<p>Mais rien ne fit meilleur effet auprès du roi que de voir le ministère +peuplé de ces robes grises. Rien n'affermit mieux sa conscience et +dans ses sévérités pour sa mère, et dans ses résistances au pape, dans +l'alliance avec Gustave. Il crut que beaucoup de choses étaient +permises à un roi qui faisait aller les Capucins en carrosse.</p> + +<p>Du reste, Richelieu, qui connaissait Joseph et l'avait expérimenté le +premier fourbe de la terre, tout en le grandissant ainsi, le mit +parfaitement dans sa main. Il dit aimer tant ce cher frère qu'il ne le +logerait qu'avec lui. Lui et ses Capucins, ses employés, son petit +ministère, tout fut établi chez le cardinal, au même étage, dans son +appartement et sous ses yeux, de sorte qu'il pût toujours lui-même +espionner ce chef des espions.</p> + +<p>Le tenant de si près, il l'employa à dire au roi certaines choses +difficiles, à ouvrir certains avis violents, se réservant pour lui des +dehors de modération. Le Capucin, né homme d'épée, passait pour en +garder l'esprit, et on en faisait cent histoires plaisantes. On +disait, par exemple, qu'un jour, disant sa messe, il <span class="pagenum"><a id="page075" name="page075"></a>(p. 075)</span> reçut +un officier qui venait prendre un ordre pressé pour une surprise de +place: «Mais, s'ils font résistance?» dit l'officier. «Alors tuez +tout,» dit le bon père, et il reprit sa messe interrompue.</p> + +<p>Richelieu ne pouvait, sans une mauvaise couleur d'ingratitude, parler +contre son ancienne protectrice, la reine mère. Peut-être fit-il +parler Joseph, et, par lui, enleva la grande mesure de la séparation +de la mère et du fils.</p> + +<p>Monsieur, le 31 janvier, ayant repris la guerre par une sortie +furieuse et une bravade qu'il vint faire chez le cardinal, on acheva +de persuader au roi, excédé de ces orages, qu'avec sa mère et son +frère il n'aurait jamais de repos.</p> + +<p>Il alla à Compiègne avec toute la cour, mais partit, y laissa sa mère +sous la garde de M. d'Estrée, lui faisant dire qu'il la priait d'aller +à Moulins, d'y rester. On lui enleva Vaultier, pour le lui rendre, +disait-on, dès qu'elle serait à Moulins.</p> + +<p>Le lendemain (25 février 1631), on mit son fidèle Bassompierre à la +Bastille.</p> + +<p>La sœur de Guise, princesse de Conti, fut exilée avec trois +duchesses, dont deux étaient aussi de la maison de Guise.</p> + +<p>Monsieur s'enfuit en Franche-Comté, sur terre espagnole, le 11 mars, +avec le secours de sa mère, qui lui remit les pierreries de sa défunte +femme. Elle-même, laissée sans gardes à Compiègne, sur je ne sais quel +avis qu'on lui donna, s'enfuit aux Pays-Bas (18 juillet 1631).</p> + +<p>C'est ce que voulait Richelieu.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page076" name="page076"></a>(p. 076)</span> Trois gouverneurs de provinces, Guise, Elbeuf et Bellegarde, +avaient quitté la France. On les fit condamner à mort par le parlement +de Dijon, ainsi que la Fargis, et Senelle aux galères. Le roi lui-même +avait été à Dijon pour assurer la Bourgogne, gouvernement du fugitif +Bellegarde.</p> + +<p>Le roi fit ce voyage en mars, et partit de Dijon le 2 avril, pour +revenir. Ce fut en mars que la reine avorta.</p> + +<p>Richelieu avait eu la complaisance de laisser revenir près d'elle la +Chevreuse, qui promettait de le servir désormais.</p> + +<p>Monsieur en plaisanta. Il dit dans son exil «qu'on avait fait revenir +la Chevreuse pour donner plus de moyens à la reine de faire un +enfant.» (<i>Journal de Richelieu, Arch. cur.</i>, t. V, p. 71.)</p> + +<p>On lit dans le même journal, p. 41, cette note curieuse:</p> + +<p>«Madame Bellier a dit au sieur Cardinal, en grandissime secret, <i>comme +la reine avoit été grosse</i> dernièrement, qu'elle s'étoit <i>blessée</i>, +que la cause de cet accident était <i>un emplâtre</i> qu'on lui avoit +donnée, pensant faire bien. Depuis, Patrocle (écuyer de la reine) m'en +a dit autant, et le médecin ensuite.»</p> + +<p>Le roi ignora-t-il cette grossesse? Et Richelieu fût-il tellement +magnanime pour sa belle ennemie, jusqu'à la couvrir de son silence?</p> + +<p>Je ne l'imagine pas.</p> + +<p>Je crois plutôt qu'il laissa ce triste secret arriver au roi, pensant +ne pouvoir s'affermir sur une meilleure base que sur le mépris de la +reine.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page077" name="page077"></a>(p. 077)</span> Ce qui est sûr, c'est qu'Anne d'Autriche avorta en mars, et +que Richelieu, définitivement vainqueur et maître, osa, au mois +d'avril, clore et signer son traité avec Gustave, dressé dès le mois +de janvier.<a href="#tam"><span class="small">[Retour à la Table des Matières]</span></a></p> + + + + +<h3><span class="pagenum"><a id="page078" name="page078"></a>(p. 078)</span> CHAPITRE VI</h3> + +<h4>GUSTAVE-ADOLPHE<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a><a href="#footnote8" title="Lien vers la note 8"><span class="smaller">[8]</span></a><br> + +1631</h4> + + +<p>Voilà quatre-vingts pages pour le récit de trois années. Et qu'ai-je +raconté? Rien du tout.</p> + +<p>Ce rien est quelque chose. Car c'est le fond du temps. La grandeur de +l'effort, le sérieux des tentatives, la complexité des combinaisons, +l'ostentation savante d'une grosse machine politique et diplomatique, +entravée par la moindre chose, qu'il faut raccommoder sans cesse, et +qui crie, gémit, grince pour donner un minime effet, voilà ce qu'on a +vu. Les infortunés machinistes, Sully et Richelieu, par une force +très-grande <span class="pagenum"><a id="page079" name="page079"></a>(p. 079)</span> de sagesse et de volonté, atteignent de petits +résultats éphémères.</p> + +<p>Que reste-t-il de Sully, à cette époque, des bonnes volontés d'Henri +IV? Et ce retour que Richelieu, en 1626, comptait faire aux économies +de Sully, cet espoir de réforme, que sont-ils devenus? Louis XII et +François I<sup>er</sup> conquirent la Lombardie avec moins de labeur que +Richelieu ces deux petites places de Pignerol et de Saluces qu'il nous +fait tant valoir. Le résultat unique et réel qu'on ait obtenu, c'est +l'amortissement définitif d'une grande force vive par où jadis la +France fut terrible à l'Espagne; je parle du parti protestant, de la +marine protestante.</p> + +<p>Du reste, l'impuissance est le trait marqué de l'époque. Chacun sent +nettement que quelque chose meurt, et on ne sent pas ce qui vient.</p> + +<p>Les vigoureux génies qui, dans ce siècle, ont un moment prolongé +l'autre, Shakespeare et Cervantès, ont une intuition fort nette de ces +pensées de mort. Ils jouent avec la leur et ne regrettent rien.</p> + +<p>«Pleurez-moi seulement ce moment où la cloche tintera pour dire que je +vais loger avec les vers... Oubliez-moi et ne répétez point ce pauvre +nom de Shakespeare.»</p> + +<p>L'Espagnol est plus triste, car il s'obstine à rire. Après une +histoire fort plaisante: «Je sens bien à mon pouls que dimanche il ne +battra plus. Adieu, gaieté! adieu, plaisanterie! adieu, amis! À +l'autre monde!»</p> + +<p>C'est la fantaisie, direz-vous, qui part avec Shakespeare et +Cervantès. Une sérieuse renaissance va commencer, <span class="pagenum"><a id="page080" name="page080"></a>(p. 080)</span> de prose et +de bon sens. Voici venir les gens de Port-Royal, l'austérité du +jansénisme, des efforts méritoires pour mettre la raison dans la foi. +Il est curieux de voir pourtant comment les fondateurs eux-mêmes +jugeaient de la situation. Jansénius et Saint-Cyran, jeunes en 1613, à +l'occasion de Gauffridi, <i>prince des magiciens</i> (V. le volume +précédent), concluaient que le temps de l'Antichrist était venu, le +dernier temps du monde. Vers 1653, Saint-Cyran, au principe même de la +réforme de Port-Royal, montre infiniment peu d'espoir. Il dit en +propres termes à Angélique Arnauld: «Il se fera une réformation dans +l'Église... Elle aura de l'éclat et éblouira. Mais ce sera un éclat +qui ne durera pas longtemps et qui passera.»</p> + +<p>En résumé, ce siècle même, à sa bonne époque, dans ses vigoureux +commencements jusqu'à Pascal, manque du haut et fécond caractère qui +marqua le <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle à son aurore. Je parle de l'<i>espoir</i>, du signe +décisif où le héros se reconnaît, la <i>joie</i>.</p> + +<p>J'en ai parlé fortement pour Luther, qui, parmi ses tempêtes, offre +pourtant ce signe, la grande joie révolutionnaire, destructive et +féconde, et la charmante joie des enfants.</p> + +<p>J'en ai parlé pour le sublime fou de la Renaissance, l'engendreur du +Gargantua, qu'on range avec les fantaisistes, et qui, tout au +contraire, eut la conception première du monde positif, du monde vrai +de la <i>Foi profonde</i>, identique à la science.</p> + +<p>Je ne vois au <span class="smcap">XVII</span><sup>e</sup> siècle que deux hommes gais, Galilée et +Gustave-Adolphe.</p> + +<p>Galileo Galilei, fils du musicien qui trouva l'opéra, <span class="pagenum"><a id="page081" name="page081"></a>(p. 081)</span> et +musicien lui-même, élève des grands anatomistes de Padoue, qui lui +apprirent à fond le mépris de l'autorité, professait les +mathématiques. En littérature, son livre, c'était l'Arioste; il +laissait là le Tasse et les pleureurs.</p> + +<p>Deux choses un matin lui tombent dans les mains, un gros livre +d'Allemagne et un joujou de Hollande. Le livre, c'était l'<i>Astronomia +nova</i> de Keppler (1609) et le joujou, c'était un essai amusant pour +grossir les objets avec un verre double.</p> + +<p>Keppler avait trouvé les mouvements des planètes, affermi Copernic et +pressenti Newton. Galilée, au moyen de l'instrument nouveau qu'il +organise, suit la voie de Keppler, et, derrière ses planètes, il voit +la profondeur des cieux (1610).</p> + +<p>Foudroyé et ravi, saisi d'un rire divin, il communique au monde la +joie de sa découverte. Il en fait un journal: <i>Messager des étoiles</i>.</p> + +<p>Puis les célèbres dialogues. Nulle pompe, nulle emphase; la grâce de +Voltaire et le style le plus enjoué.</p> + +<p>Voilà la vraie grandeur.</p> + +<p>Nous la trouvons la même dans le maître de l'art militaire, +Gustave-Adolphe, créateur de la guerre moderne. Si l'on veut croire ce +qu'il disait, qu'il l'apprit d'un Français, il restera du moins le +héros qui la démontra.</p> + +<p>Vrai héros et grand cœur, dont ses ennemis, terrassés, ne bénirent +pas moins la douceur et l'inaltérable clémence.</p> + +<p>Ce qui étonnait le plus en lui, c'était surtout son <span class="pagenum"><a id="page082" name="page082"></a>(p. 082)</span> +étonnante sérénité, son sourire en pleine bataille. La conception du +bon Pantagruel, du géant qui voit de haut les choses humaines, +semblait s'être réalisée dans ce véritable guerrier. Il n'eut ni le +génie morose de notre Coligny, ni le froid sérieux du Taciturne, ni +l'âpreté farouche du prince Maurice. Tout au contraire, une humeur +gaie, des traits de bonhomie héroïque.</p> + +<p>Cet enjouement de Galilée et de Gustave-Adolphe, des deux hommes +vraiment supérieurs, est un trait fort spécial, fort étranger au +temps, et qui n'y a nulle influence. Le temps est sec, et triste, +sombre.</p> + +<p>Gustave n'apparut que pour un jour, pour montrer une science nouvelle, +vaincre, périr. Galilée, pendant très-longtemps, influa peu; vingt ans +après sa découverte, le jeune Descartes, qui va en Italie, ne le +visite point et semble ignorer qu'il existe. La révolution de Luther, +en l'autre siècle, a couru en un mois par toute l'Europe, et jusqu'en +Orient. Celle de Galilée est négligée vingt ou trente ans, comme +serait un badinage astrologique. Personne n'en sent l'énorme portée, +morale et religieuse.</p> + +<p>Avant de faire connaître la révolution militaire qu'opéra +Gustave-Adolphe, il n'est pas mal de le montrer lui-même.</p> + +<p>C'était un homme de taille très-haute (quelques-uns disent le plus +grand de l'Europe). Très-large front. Nez d'aigle. Des yeux gris +clairs (assez petits, si j'en crois les gravures), mais pénétrants. Il +avait pourtant la vue basse, et il eut de bonne heure, étant Allemand +par sa mère, beaucoup d'embonpoint. Sa grande force d'âme et de +corps, sa paix profonde dans le péril où il <span class="pagenum"><a id="page083" name="page083"></a>(p. 083)</span> passait sa vie, +et l'absence absolue de trouble, n'avaient pas peu contribué à le +faire gras. Cela le gênait un peu; on ne trouvait guère de chevaux +assez forts de reins pour le porter. Mais cela le servait aussi. Une +balle, qui eût tué un homme maigre, se logea dans sa graisse.</p> + +<p>Il était fort sanguin, et il avait parfois de petits moments de +colère, fort courts, après lesquels il se mettait à rire. Il +s'avançait aussi trop en bataille, comme un soldat. Sans ces défauts, +les seuls qu'on lui reproche, on aurait pu le croire plus haut que la +nature humaine.</p> + +<p>Il était étonnamment juste, et trouvait bon que ses tribunaux suédois +le condamnassent en ses affaires privées. Il apparut dans cette +horrible guerre de Trente ans, où il n'y avait plus ni loi ni Dieu, +comme un divin vengeur, un juge, la Justice elle-même.</p> + +<p>L'approche seule de son camp, irréprochablement austère, était une +révolution. Un de ses hommes, qui venait de prendre les vaches d'un +paysan, sent une main pesante qui se pose sur son épaule. Se +retournant, il reconnaît le bon géant Gustave, qui lui adresse avec +douceur ces fortes paroles: «Mon fils, mon fils, il te faut t'aller +faire juger.» Ce qui voulait dire: Te faire pendre.</p> + +<p>Il était le représentant du principe opprimé, le protestantisme, celui +de la liberté de l'Europe. Car son père ne fut roi de Suède que par la +ruine du catholique Jean. Il fut le roi de la défense nationale contre +la Pologne et les Jésuites. Son père le désignait, enfant, comme le +vengeur de cette cause. «Je n'achèverai <span class="pagenum"><a id="page084" name="page084"></a>(p. 084)</span> pas, disait-il; ce +sera celui-ci.» L'Allemagne le comprit ainsi. Et, quand il eut vingt +ans (1614), les grandes villes impériales, si éclairées, Strasbourg, +Nuremberg, Ulm, voulaient déjà le nommer leur défenseur contre la +maison d'Autriche. Le landgrave de Hesse l'appelait aussi.</p> + +<p>Il avait eu une éducation très-forte. Il écrivait et parlait +l'allemand et le hollandais, le latin, l'italien et le français. Il +entendait le polonais et le russe. Mais ce qui était plus important, +c'est que, dans la trêve de douze ans entre la Hollande et l'Espagne, +nombre d'officiers, de toute nation, qui vinrent servir en Suède lui +apprirent à fond toute cette savante guerre de Hollande. Situation +très-favorable. Il se trouva, en réalité, le successeur du prince +Maurice.</p> + +<p>C'était la guerre des siéges, des canaux, des marais. Mais, pour la +stratégie proprement dite, la guerre des grandes manœuvres en +plaine, le maître était en Suède. Pontus de la Gardie (de Carcassonne) +l'avait entrevue, et son fils Jacques la trouva tout entière, la +réalisa, l'enseigna à Gustave.</p> + +<p>Né en 1585, Jacques avait dix ans de plus que lui. La nécessité de +faire face avec une petite infanterie à l'immense cavalerie polonaise +et aux profondes masses russes le força d'avoir du génie et +d'inventer. Il pénétra jusqu'à Moscou. Et ce qui prouve que l'homme en +lui fut aussi grand que l'homme de guerre, c'est que les Russes, +battus par lui, eussent voulu le canoniser.</p> + +<p>La Suède parut quelque temps irrésistible. Elle reprit Calmar sur le +Danemark. Elle conquit la Finlande, <span class="pagenum"><a id="page085" name="page085"></a>(p. 085)</span> imposa la paix à la +Russie. Elle conquit la Courlande, la Livonie, la Prusse polonaise, +imposa la paix à la Pologne.</p> + +<p>En Pologne déjà, Gustave se trouva en face des impériaux, venus comme +alliés. Il allait les retrouver en Allemagne, sur la côte du Nord, +pour l'empêcher d'accomplir, ce qui semblait le mouvement naturel de +sa conquête, le tour de la Baltique.</p> + +<p>Ce n'était pas une querelle accidentelle, mais naturelle, essentielle +et fondamentale; la Baltique, visiblement, allait appartenir à +quelqu'un; à Gustave? à Waldstein? Celui-ci assiégeait Stralsund, et +Gustave la lui fit manquer (1628).</p> + +<p>Dès 1625, la Suède, sous Jacques la Gardie et Gustave, avait planté le +drapeau de la réforme militaire, fait hardiment (elle si pauvre!) son +plan pour une armée de quatre-vingt mille hommes. Et quelle prime +offrait-elle? Un code d'une sévérité extraordinaire. De plus, elle +supprimait presque les armes défensives.</p> + +<p>Un Français avait trouvé un principe de guerre opposé aux trois +guerres d'alors. On peut le formuler ainsi: que ce qu'il y avait de +plus fort, ce n'était pas l'élan des Turcs, la tempête de cavalerie, +ce n'était pas la pesanteur des cuirassiers impériaux, ni même les +murs et les savantes fortifications de la Hollande,—mais bien les +murs humains, le ferme fantassin en plaine et la poitrine de l'homme.</p> + +<p>Et, bien loin de faire des carrés épais comme ceux des Espagnols, des +Janissaires, des rangs serrés contre les rangs, qui, une fois rompus, +s'embrouillaient de plus en plus, il mit ses hommes en files simples, +et du <span class="pagenum"><a id="page086" name="page086"></a>(p. 086)</span> vide derrière, disant: «Si la cavalerie vous rompt, +laissez passer, et reformez-vous à deux pas.»</p> + +<p>Cette confiance extraordinaire à la force morale eut son effet. Et +cette belle tactique suédoise tenta les braves au point que beaucoup +quittaient des services lucratifs, et la Hollande même, pour venir +prendre part à la guerre hasardeuse où, pour rempart, on n'avait que +le cœur.</p> + +<p>Ainsi apparut dans la guerre le vrai génie moderne qui méprise les +sens et la platitude du sens commun, qu'on appelle souvent le bon +sens, et qui, le plus souvent, est la routine. Les sens, le sens +commun, avaient dit que le ciel était une voûte de cristal à clous +d'or.</p> + +<p>Galilée n'en crut rien, y vit et y montra un abîme infini. Les mêmes +sens disaient que le plus sûr en guerre était de se mettre derrière +des cuirasses et des murs. Gustave n'en crut rien, et il crut, d'après +la Gardie, que le vrai mur, c'est l'homme ferme, et que cette fermeté +mobile, dégagée des armures de limaçon sous lesquelles on traînait, +est le secret de la victoire.</p> + +<p>Dans ces hardis joueurs qui venaient à cette noble loterie, on voyait +un bon nombre de nos Français réfugiés de Hollande. L'armée suédoise +était surtout, avant tout, l'armée protestante. L'alliance française, +qui eût été désirable à Gustave en 1627, quand Richelieu faisait la +guerre au pape en Valteline, lui fut extrêmement antipathique en 1629, +quand Richelieu, vainqueur de la Rochelle, appelé par le pape en +Italie, était chanté et célébré par tout le parti catholique. Et, +d'autre part, le ministre, qui alors comptait sur Rome, et déjà se +croyait légat, n'eût eu garde de tout <span class="pagenum"><a id="page087" name="page087"></a>(p. 087)</span> gâter par une telle +alliance. Il tenait cependant près de Gustave un militaire distingué, +Charnacé, qui négociait, semblait vouloir traiter, se mêlait fort des +affaires de Gustave (de sa trêve avec la Pologne). Ce qu'il voulait +surtout, c'était d'inquiéter l'Empereur, de retenir Waldstein au Nord, +tandis que le duc de Lorraine et Monsieur l'appelaient en France.</p> + +<p>Une alliance que préférait Gustave était celle de Bethlem Gabor, son +beau-frère, le chef des Marches turques, qui tenait l'Empereur par +derrière. Mais il mourut en novembre 1629. Gustave eût volontiers pris +des subsides du roi d'Angleterre, directement intéressé aux affaires +d'Allemagne pour la spoliation de son parent, le Palatin. Mais +Charles, en lutte avec sa nation, et sous l'influence de sa femme +Henriette, n'était nullement ennemi de la maison d'Autriche. Gustave +ne l'ignorait pas; il jugeait déjà Charles comme aurait fait Cromwell, +et voyait dans son employé Vane un traître, un employé de Madrid.</p> + +<p>Quant au Danois, la terreur de sa défaite l'avait mis si bas, que, +pour se sauver seul, il sacrifiait tous ses alliés protestants. Bien +plus, il entrait (en dessous) dans un honteux traité avec +l'aventurier, le grand marchand de meurtres, Waldstein, et il allait +mêler le sang de cet homme au sang royal en épousant sa fille, riche +des pleurs de l'Allemagne!</p> + +<p>Donc, Gustave était seul.</p> + +<p>Richelieu ne vint sérieusement à lui que fort tard, le 24 décembre +1629. Ayant alors vaincu la cour par la découverte des lettres qui +dévoilaient les trois cabales, à cette époque aussi décidément +désabusé du <span class="pagenum"><a id="page088" name="page088"></a>(p. 088)</span> pape, il offrait de l'argent à Gustave pour qu'il +passât en Allemagne. À quelles conditions? En promettant de respecter +l'usurpation que la Bavière avait faite du Palatinat. Or, c'était le +point grave dans les affaires de l'Allemagne. L'électorat du Palatin, +transmis à la catholique Bavière, était le signe suprême de la +victoire des catholiques. En respectant cela, quoi qu'on fît, on ne +faisait rien. Richelieu n'appelait Gustave en Allemagne qu'en +l'entravant, voulant qu'il s'abdiquât et s'énervât d'avance.</p> + +<p>Et cela pour trois cent mille francs!... Richelieu offrait cette somme +<i>pour chaque année</i>. Mais y aurait-il plusieurs années? La première, +dans une si grande et si terrible lutte, ne serait-elle pas la +victoire ou la mort?</p> + +<p>La question fut décidée par le sénat de Suède, indépendamment de la +France. Le chancelier Oxenstiern était contre le passage. Le roi et le +sénat furent pour: 1<sup>o</sup> parce qu'on avait déjà un pied en Allemagne, +Stralsund, qu'on avait défendu contre Waldstein et qu'on voulait +garder; 2<sup>o</sup> pour garder (chose grave pour un pays pauvre comme la +Suède) le gros revenu de la douane de Dantzig qu'on venait d'acquérir; +3<sup>o</sup> pour garder surtout la Baltique. Waldstein s'y établissait +décidément, comme maître du Mecklembourg. Il s'intitulait follement +<i>propriétaire des mers du Nord</i>. Mais l'Espagne, mais la Hollande, +avec leurs grandes flottes, ne l'auraient pas laissé paisible. Elles +seraient venues se battre dans la Baltique, s'y faire des +établissements. Et le Suédois n'eût plus été chez lui.</p> + +<p>Donc, on résolut le passage. Le 20 mai 1630, Gustave <span class="pagenum"><a id="page089" name="page089"></a>(p. 089)</span> apporta +aux États de Suède son unique enfant dans ses bras (la petite +Christine), la leur remit, leur fit ses adieux, et il chanta son +psaume (le quatre-vingt-dixième): «Rassasie-nous, le matin, de ta +Grâce... Nous serons joyeux tout le jour!»</p> + +<p>Le 24 juin, il débarqua en Allemagne, près de l'île Rugen, avec quinze +mille hommes. Il écrivit ses griefs à l'Empereur, l'appelant sans +souci de l'étiquette, dans sa bonhomie de soldat: «Notre ami et cher +oncle.» À quoi Ferdinand, exaspéré, ne répondit pas moins avec une +douceur jésuitique «qu'il ne se rappelait pas avoir fait de la peine +au roi de Suède.»</p> + +<p>Celui-ci, en touchant ce rivage désolé de l'Allemagne, fut bien +surpris de voir que ce peuple, qui l'appelait depuis si longtemps, qui +semblait vouloir l'appuyer, le nourrir, «qui lui aurait donné son +cœur même à manger,» ne bougea plus, se recula plutôt de lui avec +terreur. Tant la tyrannie exécrable de Waldstein les avait brisés. Le +Poméranien, obligé de recevoir Gustave à Stettin et ne pouvant lui +résister, en fit à Vienne les plus basses excuses. Les électeurs de +Saxe, de Brandebourg, en qui il espérait, ne lui envoyèrent personne. +Ils envoyèrent à l'Empereur, à sa diète de Ratisbonne. Bref, Gustave +n'eut ni ami ni ennemi sérieux. Il eut beau laisser tout ouvertes les +portes de Stettin pour inviter les impériaux à venir l'attaquer. Ils +restèrent à distance. Il prit des villes, il prit l'embouchure de +l'Oder, et n'en fut pas plus fort. Sa guerre était tout autre que +celle des impériaux. Ils prenaient tout et affamaient les villes. Lui, +il leur apportait du pain.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page090" name="page090"></a>(p. 090)</span> Cette situation dura presque une année (de juin en juin). Les +princes protestants, au lieu de se joindre à Gustave, exploitèrent +seulement sa présence en Allemagne pour faire peur à l'Empereur à +Ratisbonne, et obtenir de lui la destitution de Waldstein.</p> + +<p>Cette affaire fut poussée d'ensemble et par les protestants (Saxe et +Brandebourg) et par le catholique duc de Bavière, qui espérait +succéder à Waldstein comme général des forces de l'Empire. Mais la +destitution de celui-ci n'était que nominale. Simple particulier, il +n'en restait pas moins le chef secret de ces loups effrénés qui +n'eussent jamais trouvé un si bon maître, c'est-à-dire si cruel ni si +tolérant pour le crime.</p> + +<p>On a dit à la légère que le père Joseph avait fait son beau traité à +Ratisbonne pour obtenir de l'Empereur la destitution. Chose prouvée +fausse par les dates. Waldstein fut destitué en septembre, le traité +signé en octobre (1630).</p> + +<p>En décembre, Gustave était encore fort seul dans le nord de +l'Allemagne, dans un affreux désert. Il croyait y périr. Le 4, il +écrit à son ami Oxenstiern en lui donnant courage, mais sans cacher +qu'il espère peu, et il lui recommande son enfant, sa mémoire. C'est +peu de jours après qu'il reçut l'offre de Richelieu, un subside, une +entrave, un très-faible subside; avec la condition de s'abstenir des +plus riches pays de l'Allemagne, des gras électorats ecclésiastiques +du Rhin, et de respecter la Bavière. De janvier en mars, dans sa +grande misère, il résista encore, dit Non. Cependant il avait contre +lui l'armée de Tilly. Et l'Empereur songeait <span class="pagenum"><a id="page091" name="page091"></a>(p. 091)</span> à rappeler +Waldstein en lui donnant la dictature militaire de l'Allemagne. Deux +armées catholiques allaient se former contre lui, tandis que les +princes protestants tergiversaient. Il prit enfin la plume, signa et +reçut l'argent catholique, secours minime et illusoire, trois cent +mille livres pour la première année, et libéralement un million pour +chaque année suivante, probablement après sa mort.</p> + +<p>Il signa. Et pourquoi? Pour avoir le nom de la France. Il rendit +public, imprima cet acte que Richelieu voulait secret. L'effet en fut +immense. Ce nom, réellement, donna des ailes à sa fortune.</p> + +<p>Avril 1631 est mémorable par les traités contraires que fit la France +en même temps.</p> + +<p>Le 22 avril fut ratifié le traité avec Gustave-Adolphe contre +l'Empereur.</p> + +<p>Le 6 avril, avait été conclu, à Chérasco, un traité de la France avec +l'Empereur. Ce traité pour l'Italie seule, il est vrai, mais qui +permettait à Ferdinand de retirer une armée d'Italie et de l'envoyer +contre Gustave.</p> + +<p>Troisièmement, en mai, Richelieu fit un traité secret avec la Bavière +(rival secret de l'Empereur, ennemi public de Gustave), que la France +eût voulu faire respecter du roi de Suède pendant que le Bavarois +envoyait contre lui Tilly.</p> + +<p>Honteuse politique et misérable imbroglio. Mais les événements +déchirèrent les fils brouillés de cette toile d'araignée.</p> + +<p>D'abord, le cabinet jésuite de Ferdinand, très-sottement rusé pour ne +tromper personne, déclare aux protestants <span class="pagenum"><a id="page092" name="page092"></a>(p. 092)</span> qu'il renonce à +leur faire des procès <i>religieux</i> pour les restitutions; on ne fera +que des procès <i>civils</i>; les gens de loi de l'Empereur vont s'établir +chez chaque prince et s'immiscer partout dans le régime intérieur des +États. En réalité, plus de princes, plus de gouvernements; la justice +impériale aurait remplacé tout.</p> + +<p>Il s'éleva un cri d'indignation contre une telle hypocrisie. Et, au +même moment, un fait horrible perça le cœur de l'Allemagne, +Magdebourg brûlé et quarante mille hommes égorgés par Tilly au cri de +<i>Jésus! Maria!</i> Lui-même écrit paisiblement: «On n'a rien vu de tel +depuis la ruine de Jérusalem.»</p> + +<p>Ce fut le fruit des hésitations de l'ivrogne électeur de Saxe, qui, +parmi les brouillards du vin, croyait tenir la balance entre Gustave +et l'Empereur, ne faisait rien et paralysait tout.</p> + +<p>Tilly marcha vers lui, et, dans sa peur, il fallût bien alors que le +Saxon se réfugiât sous la main de Gustave. Celui-ci entraîna encore le +Brandebourg, et il avait déjà le Mecklembourg, la Poméranie. Le +courageux landgrave de Hesse, si loin de sa protection, seul sur le +Rhin, se déclarait aussi pour lui.</p> + +<p>L'approche de Tilly s'annonça à la Saxe par l'incendie de deux cents +villages. Il n'était pas loin des armées suédoises et saxonnes. Mais +il voulait attendre l'armée des bourreaux de Mantoue pour en fortifier +celle des bourreaux de Magdebourg. Notre traité de Chérasco lui +faisait espérer ce gros renfort. Gustave ne lui donna pas le temps de +le recevoir. Le 7 septembre, il le défit et l'anéantit à Leipzig. Ce +fut le solennel essai de la tactique nouvelle.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page093" name="page093"></a>(p. 093)</span> Gustave fit un usage habile, heureux, d'une rapide et mobile +artillerie légère. Il dit aux fantassins: «Ne tirez pas avant d'être +assez près pour voir le blanc des yeux.» Et, comme la masse pesante +des cuirassiers impériaux pouvait les alarmer, il dit: «Poignardez les +chevaux.»</p> + +<p>Les vieux régiments de Tilly combattirent avec une fureur +inexprimable, d'autant qu'ils perdaient leur métier, que dès lors la +chance était aux Suédois. Mais ils furent écrasés. Leur fuite fut plus +sanglante encore que la bataille. Car la terre délivrée, la terre se +souleva, les montagnes du Hartz fondirent sur eux, et les pierres sur +tout le chemin semblèrent s'être changées en paysans armés pour +consommer cette juste vengeance et cette punition de Dieu.</p> + +<p>Il n'y eut jamais victoire si belle. C'était celle du peuple, celle de +l'humanité, de la pitié, de la justice.</p> + +<p>Gustave pouvait faire ce qu'il voulait, aller où bon lui semblerait, à +droite ou à gauche;—ou tout droit au midi, par la Bohême ruinée, +aller frapper l'Autriche à Vienne;—ou bien, au sud-ouest, aller +s'établir et se refaire dans les pays non ruinés, dans les bonnes +terres de prêtres sur le Rhin, et, s'il le fallait, en Bavière.</p> + +<p>Le chancelier Oxenstiern, qui était loin, eût voulu qu'on allât à +Vienne. Gustave, qui était près, jugea qu'il fallait aller vers le +Rhin.</p> + +<p>Tous l'en blâment. Moi, non. Ce misérable Empereur, qui avait fait de +ses mains une Arabie de la Bohême, qui avait épuisé ses États +patrimoniaux et bu leur sang, d'où tirait-il un peu de moelle encore? +Des pays <span class="pagenum"><a id="page094" name="page094"></a>(p. 094)</span> de l'ouest, des princes-prêtres qui l'aidaient +malgré eux. La main mise sur ceux-ci, et la perfidie bavaroise étant +neutralisée, d'un seul revers à gauche, Gustave eût abattu l'Autriche.</p> + +<p>Il chargea donc la Saxe d'envahir le désert de Bohême, et il s'en alla +vers le Rhin, guerroyant à son aise, ménageant tout le monde, riant +avec les prêtres, dont ses Suédois buvaient le vin. Il était sûr de +réussir s'il n'avait d'obstacle que ses ennemis.</p> + +<p>Mais il pouvait aussi trouver obstacle en ses amis, en ses alliés +malveillants. En approchant du Rhin, il allait toucher Richelieu.<a href="#tam"><span class="small">[Retour à la Table des Matières]</span></a></p> + + + + +<h3><span class="pagenum"><a id="page095" name="page095"></a>(p. 095)</span> CHAPITRE VII</h3> + +<h4>COMMENT RICHELIEU PROFITA DES VICTOIRES DE GUSTAVE<br> + +1632</h4> + + +<p>Quand Richelieu vit son ami Gustave venir à lui à travers toute +l'Allemagne, faire sans obstacle deux cents lieues vers l'Ouest et +arriver au Rhin, il fut étonné, j'allais dire effrayé. Quel +dérangement de l'équilibre! quelle énorme prépondérance du parti +protestant! Il n'avait deviné en rien ce roi de Suède. Il l'avait +mesuré à la mesure de Spinola, de quelque autre bon général, et il +avait compté sur une guerre hollandaise où les deux partis, faisant +pied de grue, restaient des dix ans à se regarder.</p> + +<p>Gustave était bien plus qu'un général. C'était une révolution.</p> + +<p>Bien vite Richelieu fit trois choses:</p> + +<p>Il poussa son roi en Lorraine dès le lendemain de la <span class="pagenum"><a id="page096" name="page096"></a>(p. 096)</span> +bataille de Leipzig, pour profiter, happer quelque dépouille (octobre +1631). Chose peu difficile dans ce grand moment de terreur.</p> + +<p>Deuxièmement, il avertit les catholiques, et en général les princes +d'Allemagne, de se réfugier tous sous la garantie du traité de France, +dans une neutralité armée, de n'aider ni Gustave ni l'Empereur. +Neutralité qui, plus tôt aurait été favorable à Gustave, mais qui, +lorsqu'il était vainqueur, devenait son obstacle. S'avançant seul et +si loin, il avait besoin d'être aidé si l'on voulait que sa victoire +fût sérieuse, durable, fatale à la maison d'Autriche.</p> + +<p>Enfin Richelieu invita Gustave même à ne pas profiter de son succès, à +laisser ces prétendus neutres garder leurs forces entières et se tenir +armés, au profit réel de l'Autriche, dont ils restaient les secrets +alliés, et demain les auxiliaires actifs, au premier revers du +Suédois.</p> + +<p>Il semble qu'il eût cru, pour ses trois cent mille francs, avoir +acquis Gustave pour le diriger, l'arrêter, le mener ici et là. Voilà +que, sans avoir rien fait, on voudrait limiter, détourner la conquête +de cet Alexandre le Grand. Il ne touchera pas à la Bavière, évitera +l'Alsace, tournera Trêves, respectera Mayence, n'ira pas en Lorraine, +dont le duc était allé le provoquer et se faire battre.</p> + +<p>Gustave eut la bonté de répondre qu'il ne lui était pas facile +d'épargner tous ces princes amis de l'Autriche; que le Bavarois jouait +double, armait en faisant négocier; qu'on savait ses pensées, et par +lui-même, ayant intercepté ses lettres; que l'ennemi, d'ailleurs, +<span class="pagenum"><a id="page097" name="page097"></a>(p. 097)</span> qui venait de lui disputer l'Allemagne à Leipzig, était le +Bavarois Tilly.</p> + +<p>Gustave n'avait pas la moindre idée de se détourner en Lorraine. La +protection dont Richelieu couvrait un pays que l'on n'attaquait pas +n'était qu'un prétexte pour y prendre des gages, s'y établir comme +protecteur. Quant à l'Alsace, Gustave pensait certainement à +Strasbourg, qui l'avait appelé, comme bien d'autres villes. Richelieu +n'y pouvait trouver à redire, lui qui, aux derniers dangers de +Strasbourg, n'avait osé lui donner des secours que l'autorisation +d'emprunter quelque argent aux marchands de Paris!</p> + +<p>La protection que Richelieu offrait aux catholiques d'Allemagne +n'était pas sérieuse. Il n'était pas armé encore, et, quoiqu'il se +vante d'avoir eu au printemps suivant cent mille hommes, on a peine à +le croire. En comptant bien les trois armées qu'il eut, on n'en trouve +que cinquante mille. Mais alors, à la fin de 1631, il n'avait encore +presque aucune force. C'était par le nom seul du roi qu'il voulait +arrêter Gustave et lui faire respecter ces petits princes. Tous leurs +ambassadeurs vinrent se grouper auprès de Louis XIII. Ils en tirèrent +une sotte confiance. Les moindres en prirent une assurance ridicule +pour chicaner, marchander avec une force irrésistible.</p> + +<p>On le vit à Francfort. Les Francfortois le prièrent de passer son +chemin, disant que, s'il leur faisait manquer à la fidélité qu'ils +devaient à l'Empereur, ils pourraient bien être privés du privilége de +leurs foires. Ce qui leur valut la verte semonce qu'on va lire: «Vous +ne parlez que de vos foires; mais vous ne parlez <span class="pagenum"><a id="page098" name="page098"></a>(p. 098)</span> pas de +conscience et de liberté... Si j'ai trouvé la clef des places, de la +Baltique au Rhin, je trouverai bien encore celle de Francfort... +Suis-je venu ici pour moi-même? Non, c'est pour vous et pour les +libertés publiques.—Que Votre Majesté nous permette du moins de +consulter monseigneur l'archevêque de Mayence...—C'est moi qui suis +monseigneur de Mayence. Et, comme tel, je vais vous donner une bonne +absolution qui vaudra bien la sienne... Pour la Bavière, n'y pensez +pas; j'ai déjà pris de ses canons que je pourrais vous faire +entendre...»—Là, les voyant tout blêmes, il reprit sur un ton plus +gai: «Je ne suis pas votre ennemi. Mais j'ai besoin de votre ville... +Votre Allemagne est un vieux corps malade; il faut des remèdes +héroïques. S'ils sont un peu forts, ayez patience. Moi, j'en ai bien. +Je ne suis pas ici pour me divertir. Je couche sur la dure avec mes +hommes, tandis que j'ai là-bas une belle jeune femme avec qui je n'ai +pas couché depuis longtemps... Bref, Messieurs de Francfort, vous me +tendez le bout du doigt; moi, je veux votre main entière pour vous +donner la main. Je vois bien la manœuvre... mieux que je ne vois +celle de vos braves soldats. Pour des paroles, la seule à quoi je me +fie, c'est celle de Dieu; il est ma garantie, avec ma propre +prévoyance.»</p> + +<p>Il avait dit: «Je suis électeur de Mayence et duc de Franconie.» Il +jugeait avec raison que l'Empire était fini. On le voyait crouler à la +première impulsion.</p> + +<p>Les deux mensonges s'en allaient.</p> + +<p>Le mensonge autrichien (de tant de peuples unis <span class="pagenum"><a id="page099" name="page099"></a>(p. 099)</span> d'eux-mêmes, +disait-on) était violemment démenti, et par la Bohême qui, en deux +mois, passa à la Saxe, et par la Hongrie, demi-soulevée, et par +l'Autriche elle-même qui voulait armer contre l'Autrichien.</p> + +<p>Et le grand mensonge allemand, la fiction du saint-empire, la sotte +comédie d'élire un prince réellement héréditaire, tout cela finissait +aussi. Tous ces princes et principicules, valets-nés du plus fort, +qui, sous l'ombre du grand vautour, mangeaient, suçaient le plus +patient des peuples, il leur fallait quitter le jeu. Un vengeur et un +protecteur arrivait à l'Allemagne pour briser à la fois et ses faux +protecteurs, et le fléau de l'armée des brigands. Il avait été droit à +Francfort, au champ d'élection, pour couper court avant tout à la +vieille farce qu'ils allaient jouer encore, de faire un faux roi des +Romains dans le fils de l'Autriche. Gustave, avec son titre de prince +des Goths que portent les rois de Suède, assurait ne connaître rien au +vieux droit de l'Empire. Son droit, c'était Leipzig, la vengeance et +la délivrance de l'Allemagne, prouvée si incapable de se délivrer +elle-même.</p> + +<p>Nul doute qu'en présence du fléau exécrable qui rongeait le pays, +l'armée générale des voleurs qui se refaisait sous Waldstein, il ne +fallût un gardien de l'Allemagne qui campât, l'épée nue, non pas sur +la Baltique au petit bord, mais au cœur, sur le Rhin. Un grand +royaume armé du Rhin était la seule condition de salut pour cette race +infortunée, si Dieu avait assez pitié d'elle pour conserver +Gustave-Adolphe.</p> + +<p>La Suède lui est-elle étrangère? Elle parle un dialecte germanique, +et Gustave spécialement était Allemand <span class="pagenum"><a id="page100" name="page100"></a>(p. 100)</span> par sa mère. D'où vint +donc cette répulsion, cette antipathie, cette froideur? D'elle-même, +l'Allemagne est jalouse. Si grande et si féconde, matrice et cerveau +de l'Europe en plusieurs de ses grandes crises, elle ne devrait rien +jalouser. Et le Suédois encore moins qu'autre chose. Grand vainqueur, +mais très-petit prince, très-pauvre, une force passagère qui ne +pouvait tirer consistance et durée que d'une extrême bonne volonté de +l'Allemagne. Elle lui manqua réellement. Les princes, ceux du moins +qui ne furent pas forcés par la présence de Gustave, suivirent de leur +mieux le conseil de Richelieu, de rester impartiaux et de garder une +juste balance entre Dieu et le Diable, entre leur sauveur et leur +exterminateur. La bourgeoisie des villes impériales, qui, quinze +années plus tôt, avait appelé Gustave, lui venu, se montra prudente, +fine et avisée, politique, aidant le moins possible celui qui +combattait pour tous, chicanant au libérateur ce que le lendemain elle +donna généreusement aux brigands.</p> + +<p>Il me faut bien ici laisser les grandes choses pour conter les +petites, voir maintenant comment Richelieu, en entravant Gustave, +profita de ses victoires, exploita habilement la terreur de son nom et +grappilla sur sa conquête.</p> + +<p>L'histoire est identique ici à l'histoire naturelle. L'astucieux +corbeau suit l'aigle ou va devant, attentif à se faire sa part, +s'invitant au repas et relevant les restes même avant la fin du +festin.</p> + +<p>L'attention qu'il a dans ses Mémoires à brouiller son récit, à +intervertir les dates de mois et jours, empêche <span class="pagenum"><a id="page101" name="page101"></a>(p. 101)</span> d'observer +que chaque pas de Louis XIII suit chaque victoire de Gustave; que nos +succès sont les contrecoups naturels des grands succès de là-bas. Il +est bien entendu que la plupart des auteurs de mémoires et historiens +ont reproduit soigneusement ce désordre. Rétablissons le synchronisme +des affaires d'Allemagne et de celles de France qui en étaient les +résultats.</p> + +<p>Richelieu ne bougea avant que Gustave eût gagné sa bataille de Leipzig +(7 septembre 1631). À l'instant, il emmena le roi avec quelques +troupes qu'il avait en Champagne (23 octobre), et fondit sur la +Lorraine allemande, investit Moyenvic, petite forteresse de l'évêché +de Metz, que les soldats de l'Empereur occupaient et fortifiaient. Le +drapeau impérial flottant sur Moyenvic n'empêcha pas le roi d'y entrer +(27 décembre 1631). Après la déchirure qu'y venait de faire à Leipzig +l'épée du roi de Suède, ce drapeau n'était qu'un lambeau.</p> + +<p>L'étourdi duc de Lorraine avait pris justement ce temps pour provoquer +à la fois les deux rois. D'une part, il avait chez lui le frère de +Louis XIII et le mariait secrètement à sa sœur. De l'autre, il s'en +allait, dans ce moment terrible où le torrent de Suède emportait tout, +se mettre devant. Éreinté et jeté au loin, il ne rentra chez lui que +pour y voir le roi de France. Le roi eut pourtant la bonté de le +recevoir, de lui dire qu'il le protégerait contre Gustave (qui ne +songeait guère à l'attaquer), mais que, pour rassurer Gustave sur les +intentions du duc de Lorraine, lui Louis XIII prendrait <i>en dépôt</i> sa +ville de Marsal et ses salines, le meilleur de son revenu (6 janvier +1632).</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page102" name="page102"></a>(p. 102)</span> Le duc de Lorraine méritait cela, et pis. On ne peut +qu'applaudir à une ruine si méritée. Cependant Richelieu mit à sa +spoliation successive, qui dura deux ans, un luxe de ruse et d'astuce +absolument inutile avec ce petit prince qui ne pouvait ni se défendre +ni se faire défendre par les impériaux ou Espagnols. Il prit la +Lorraine en trois fois, par trois cessions successives, tenant, ce +semble, à ne rien prendre que par le consentement forcé du spolié, et +non comme conquête, mais comme amende et punition. Enfin il le +désespéra au point qu'il alla se faire reître.</p> + +<p>Le second grand coup de Gustave, la défaite, la mort de Tilly (5 avril +1632), donna à Richelieu une force inouïe au dehors, au dedans, pour +frapper ici les amis, là les alliés de l'Espagne.</p> + +<p>L'Espagne, battue sur le Rhin par un petit parti suédois, tombait dans +le ridicule. Et ses malheurs la faisaient radoter. Elle en était à +faire sa cour au pape pour qu'il tirât le glaive spirituel, octroyât +la croisade contre le prince des Goths. Elle priait Venise et la +Toscane de vouloir bien faire avec elle une ligue italienne. Venise +s'en moquait et soudoyait Gustave-Adolphe.</p> + +<p>On comprend le mépris avec lequel Richelieu reçut l'intervention des +deux protégés de l'Espagne, la reine mère et Gaston, dans le procès +qu'il faisait faire au maréchal Marillac. Ils avaient cru faire peur +aux juges, effrayer la commission qui procédait. Richelieu prit sur +lui le danger possible et futur. Il rassura les juges en leur laissant +l'excuse de pouvoir dire plus tard, s'il le fallait, qu'il les avait +forcés. Il fit faire le <span class="pagenum"><a id="page103" name="page103"></a>(p. 103)</span> procès chez lui-même à Rueil. +Marillac, comme général, s'étant fort mal conduit, avait montré une +inertie perfide dans les moments critiques. La trahison pourtant était +difficile à prouver. Il fut condamné comme voleur, ayant détourné de +l'argent, l'argent des vivres, gagné sur la vie du soldat. Sa +condamnation et sa mort, malgré les menaces insolentes qu'on faisait +de Bruxelles, furent une victoire sur l'Espagne, sur ses alliés, la +mère et le fils (10 mai 1632).</p> + +<p>L'Espagne ne désespérait pas d'opérer ici par nos traîtres une petite +diversion. En mettant Gaston à la tête d'une bande de deux mille +coquins de toute nation (qu'on disait Espagnols), on le lançait en +France, où les Guise, les Créqui, les d'Épernon, et autres, même +Montmorency, faisaient espérer de le soutenir. Les Espagnols +promettaient tout, une armée aux Pyrénées, une flotte en Provence, +etc. Et cela au moment où, de toutes parts, ils étaient enfoncés, +battus, perdus, ne pouvaient plus se reconnaître. Louis XIII en fut si +peu inquiet, qu'il prit ce moment pour mordre encore un bon morceau +dans la Lorraine. Alléguant que Gaston avait fait en Lorraine sa +petite armée, il passa au fil de l'épée deux régiments lorrains, campa +devant Nancy (23 juin). Le duc, non secouru, est réduit encore à +traiter, et, cette fois, cède trois forteresses.</p> + +<p>Lui et Gaston avaient agi comme des enfants. Au défaut de l'Espagne, +ils comptaient sur Waldstein; ils appelaient Waldstein, comme s'il eût +pu bouger, étant alors en face de l'épée de Gustave. Seulement, comme +celui-ci était obligé de se concentrer devant Waldstein, <span class="pagenum"><a id="page104" name="page104"></a>(p. 104)</span> il +était faible sur le Rhin, presque autant que les Espagnols. Cela +permettait à Richelieu d'avancer entre les uns et les autres, de +profiter de la terreur des princes-prêtres et de se garnir les mains. +Les Suédois avaient préparé, Richelieu recueillait. Il arrivait, comme +protecteur des catholiques, pour escamoter les conquêtes, le prix du +sang des Suédois. C'est ainsi que ceux-ci, ayant battu les Espagnols +dans l'archevêché de Trêves, et croyant avoir pris Coblentz, virent +sur la forteresse flotter le drapeau d'une garnison française que +l'archevêque y mit lui-même.</p> + +<p>Telle était l'union de ces bons alliés. Mais l'effet moral de +l'alliance n'en était pas moindre. «Ces deux puissances jointes +ensemble, dit Richelieu, on sentoit qu'il n'y avoit rien en terre qui +pût résister.» Donc, le pauvre Gaston put continuer en France son +pèlerinage solitaire. Pas une province ne bougea, pas une ville +n'ouvrit ses portes. Les gouverneurs qui avaient donné espoir, +d'Épernon, Créqui, se gardèrent bien de se déclarer. Une seule chose +était dangereuse, c'est que Valençay, qui tenait Calais, avait promis +de l'ouvrir à l'Espagne. Mais l'Espagne n'y fut pas plus à temps +qu'elle ne le fut aux Pyrénées pour soutenir Montmorency, gouverneur +du Languedoc. Celui-ci s'était brouillé avec Richelieu, fort +maladroitement, pour un chevalier comme il était, sur une question +d'argent. Richelieu et d'Effiat, son surintendant des finances, +avaient fait l'entreprise d'introduire en Languedoc, comme dans tous +les pays d'états, <i>l'impôt réglé par les élus</i>. Impôt, il est vrai, +non voté, donc d'un arbitraire élastique, mais en revanche dégagé des +surcharges <span class="pagenum"><a id="page105" name="page105"></a>(p. 105)</span> insensées, honteuses et monstrueuses, que les +états votaient pour dons aux gouverneurs et autres grosses têtes de +l'assemblée. Montmorency y perdait cent mille francs. Belle et noble +occasion pour faire la guerre civile!</p> + +<p>Montmorency n'entraîna les états que par la force en emprisonnant les +récalcitrants. Mais il n'entraîna pas du tout nos protestants des +Cévennes, ni ceux des villes, Narbonne, Nîmes, Montpellier. Ils +n'avaient garde d'armer contre Richelieu, qu'ils croyaient ami de +Gustave.</p> + +<p>Qui croirait que Gaston, Montmorency, ces pitoyables fous, eurent +l'idée ridicule d'écrire à Gustave, d'imaginer que, n'étant pas +content de Richelieu, il leur enverrait des secours? autrement dit, +que Gustave coopérerait avec les Espagnols?</p> + +<p>Gaston n'était qu'un page, et ne méritait que le fouet. Son frère, +pour châtier ou ramener cet enfant prodigue, lui envoya, pour +pédagogues, deux protestants, la Force et Schomberg, avec quelques +mille hommes. Leur besogne fût peu difficile. Gaston était plus fort +que Schomberg, comme nombre. Mais, comme force morale, il était nul; +il apportait à la bataille le découragement de l'Espagne, sa reculade +universelle et l'entrain des défaites. Schomberg avait, tout au +contraire, la France et le roi derrière lui, plus l'alliance du +redouté vainqueur, la lointaine terreur et l'invincibilité de Gustave. +Gaston le sentait bien. Montmorency peut-être aussi. Mais il n'osa pas +reculer, et, les yeux fermés, à peine suivi, ce vaillant fou plongea +dans les rangs de Schomberg. Il n'eut pas le <span class="pagenum"><a id="page106" name="page106"></a>(p. 106)</span> bonheur d'être +tué; il fut blessé et pris (1<sup>er</sup> septembre 1632).</p> + +<p>Schomberg était trop politique pour faire prisonnier l'héritier du +trône. Gaston pouvait s'enfuir. S'il eût fait retraite vers la mer, il +aurait reçu au rivage six mille Napolitains que l'Espagne lui faisait +passer. Mais Schomberg négocia avec lui, lui fit espérer que, s'il ne +fuyait pas, il aurait de bonnes conditions. Il resta, les posa +lui-même comme s'il eût été vainqueur, exigeant des choses excessives, +qui auraient été la honte du roi, des places de sûreté pour lui, le +rétablissement des condamnés, entre autres, celui de la Fargis près de +la reine Anne. Pendant ce temps, on le tournait, on l'enveloppait, on +passait au midi entre lui et l'Espagne. Il lui fallut baisser de ton. +Bullion, homme de Richelieu, arriva, et lui dit qu'il n'avait de salut +que dans une soumission complète. Mais quelle? La plus déshonorante, +avec deux clauses terribles: promesse de dénoncer à l'avenir les +complots qu'on fera pour lui, engagement de ne prendre aucun intérêt à +ceux qui l'ont suivi et de ne pas se plaindre s'ils subissent ce +qu'ils méritent.</p> + +<p>Gaston (à en croire ses lettres et ses mémoires écrits par un des +siens) avait peur et horreur d'avaler cette infâme médecine. On lui +dit que c'était la seule chance d'apaiser son frère et de sauver +Montmorency. La femme du prisonnier pria Gaston elle-même de trahir +son mari en paroles pour le sauver en acte. Le roi pourtant ne fut pas +engagé, Bullion n'ayant pouvoir ni caractère pour promettre la grâce +en son nom.</p> + +<p>La situation était analogue à celle d'Henri IV dans <span class="pagenum"><a id="page107" name="page107"></a>(p. 107)</span> +l'affaire de Biron, avec cette différence que Montmorency n'avait rien +de la noirceur de l'autre, qu'il était aimé de tout le monde et +méritait de l'être pour ses charmantes qualités. C'était un pauvre +esprit, léger et indécis (comme sa parole même, il bredouillait un +peu), mais le cœur sur la main, un attrait tout particulier de +naïveté chevaleresque. Toute la cour, toute la noblesse de France, +étaient à genoux devant le roi et priaient pour lui. Faire périr un +tel homme, et dans son Languedoc même, où il était adoré, et dont lui +et ses pères étaient gouverneurs depuis si longtemps, cela paraissait +un horrible coup. Et un coup qui serait vengé. Monsieur avait dit que, +si l'on touchait à cette tête, il connaissait plus de trente +gentilshommes qui poignarderaient Richelieu.</p> + +<p>Celui-ci nous a conservé la délibération. On y voit qu'il donna les +raisons pour et contre, faisant valoir surtout les raisons pour la +mort, l'avantage de décourager à jamais le parti de Monsieur, la +grande difficulté de garder un tel prisonnier; puis se démentant tout +à coup, et concluant à le garder comme otage.</p> + +<p>Il est trop évident qu'il voulait que le roi eût seul la +responsabilité d'un pareil acte. Mais le roi n'avait rien de spontané, +nulle initiative. On avait beau lui arranger la chose, lui bien +montrer la question. Il fallait que quelqu'un le poussât par un avis +exprès, lui fît signer la mort. Le panégyriste du père Joseph, +écrivain ailleurs très-peu grave, mérite ici quelque attention quand +il affirme, «d'après des mémoires sûrs,» que le Capucin eut l'honneur +de la chose, <span class="pagenum"><a id="page108" name="page108"></a>(p. 108)</span> qu'il mena toute l'affaire, d'abord la trahison +de Bullion, l'espoir dont il leurra Monsieur, puis le conseil de mort. +Richelieu mit Joseph en avant et le fit parler avant lui. Il le +connaissait vain, aimant à se faire fort d'énergie machiavélique et à +faire blanc de son épée. Joseph parla d'autant plus ferme, qu'il +sentait trouver faveur et appui dans le cœur de Louis XIII, porté +de sa nature à la sévérité. Montmorency, condamné au Conseil, le fut +immédiatement par le Parlement de Toulouse, décapité le même jour (30 +octobre 1632).</p> + +<p>L'étonnement fut extrême en France et en Europe. On ne l'eût jamais +cru, et personne ne l'aurait prévu. Chacun baissa la tête, et sentit +bien qu'après ce coup il n'y avait de grâce à attendre pour personne. +L'effet fut plus terrible que celui de la mort de Biron. Montmorency +était si aimé, que ce fut pour beaucoup comme une perte de famille, un +coup tout personnel, l'effet d'un frère décapité.</p> + +<p>On fit comme pour Biron. On calma les parents en leur donnant les +biens du mort. Le mari de sa sœur, le prince de Condé, le plus +avare homme de France, tendit la main, reçut. Principale origine de +cette énorme fortune des Condé. Celui-ci en 1609 n'avait pas dix mille +francs de rente. Sa femme l'enrichit, puis la mort de son beau-frère, +qui lui valut Écouen, Saint-Maur et Chantilly. Richelieu, déjà malgré +lui, avait fondé les Orléans (1626) et fonda encore les Condé. +Montmorency, qui mourut comme un saint, lança pourtant, par testament, +une rude pierre au front de Richelieu. Il lui fit un don, lui légua +un tableau de prix.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page109" name="page109"></a>(p. 109)</span> Plusieurs des amis de Montmorency, de ses principaux +gentilshommes, furent mis à mort, et leur fidélité punie. Chose +nouvelle qui scandalisa, indigna. Elle brisait les vieux attachements +de vassal à seigneur, de client à patron, de <i>domestique</i> à maître. +Nul maître désormais que le roi et l'État.</p> + +<p>Sévérité terrible, mais nécessaire. C'était le commencement du règne +de la loi. Et, dans les mœurs, dans l'opinion d'alors, il y avait à +oser cela et péril et grandeur.</p> + +<p>L'effet voulu fut obtenu. Pour longtemps les partis restèrent +décapités, la guerre civile impossible, et l'Espagne n'eut plus de +prise. Les complots furent réduits aux chances de l'assassinat.</p> + +<p>Dès ce jour, beaucoup désirèrent violemment la mort de Richelieu. Et +cela, il faut le dire, moins encore pour son audace que pour le +mélange d'une basse cruauté de robe longue qu'on crut y voir mêlé. On +trouva monstrueux qu'un des gentilshommes de Montmorency fût envoyé +aux galères ramer avec les forçats. Pour l'échafaud, à la bonne heure. +On trouvait même que l'acte hardi de la mort de Montmorency avait été +fait lâchement. Il l'avait voulue sans nul doute, et n'avait pas osé +la conseiller. Il y avait montré le courage d'une âme de prêtre, ne +frappant pas lui-même, mais poussant le couteau.</p> + +<p>Il se sentit très-seul. Le spectacle de cette cour terrifiée, mais +désolée, était effrayant pour lui-même. Le roi avait tenu bon au +moment décisif. Mais n'aurait-il pas de retour? Par un revirement +surprenant et qu'on put croire timide, à ce moment de grande audace, +Richelieu <span class="pagenum"><a id="page110" name="page110"></a>(p. 110)</span> envoya à Madrid et fit des ouvertures aux +Espagnols.</p> + +<p>Gustave-Adolphe avait pâli, et Richelieu, par un sens froid, exact, de +la destinée du héros, jugeait qu'il était temps de l'abandonner. +Waldstein et l'armée des brigands avaient ressuscité, et l'Allemagne +ne secondait pas sérieusement son libérateur. Quand Gustave vint +contre Waldstein défendre Nuremberg, la capitale du commerce et +l'arche sainte du génie allemand, on le laissa deux mois languir, +s'épuiser là de misère et de maladies.</p> + +<p>Richelieu calcula qu'il fallait profiter d'une situation encore +entière et de l'effet moral qu'allait avoir ce coup de vigueur sur +Montmorency. Avant l'exécution, il fit partir Beautru (le bouffon, +l'<i>esprit fort</i> et l'excellent espion), de manière qu'il fût à Madrid +quand la nouvelle de la mort arriverait, à temps pour voir la mine +piteuse des Espagnols et pour en profiter. Beautru les trouva en effet +abattus, détrempés, d'autant plus tendres aux avances imprévues de +Richelieu. Il saisit ce moment pour dire qu'après tout on n'était pas +ennemi, et il présenta les prisonniers espagnols que renvoyait le +cardinal. On s'arrangea, d'abord pour l'Italie.</p> + +<p>Chose agréable à l'Espagne, qui pourrait en tirer des forces pour agir +sur le Rhin contre les Suédois. Agréable, honorable au pape, qui, +depuis quatre ans, s'entremettait fort pour la paix, faisait trotter +son Mazarin et jouait son petit rôlet. Enfin chose agréable à notre +jeune reine espagnole, à sa cour, qui, par mademoiselle de Hautefort, +n'était pas sans influence sur <span class="pagenum"><a id="page111" name="page111"></a>(p. 111)</span> le roi. La bonne entente avec +Rome et l'Espagne allait peut-être atténuer l'effet du sang versé, +adoucir quelque peu les haines, faire rentrer le cardinal dans le +concert des honnêtes gens.</p> + +<p>Il semblera bien étonnant, bizarre, absurde, que justement alors +Richelieu, couvert d'un tel sang, voulût plaire à la reine! On ne peut +pourtant en douter. Ce qu'on a dit du goût qu'il avait pour Anne +d'Autriche et de ses tentatives près d'elle est incertain pour le +temps qui précède et démenti pour le temps qui va suivre. Mais, pour +ce moment où nous sommes, la chose est sûre et constatée.</p> + +<p>On l'a vu en avril 1631 l'espionner, la désespérer, en surveillant sa +grossesse. On le verra en 1635 demander son divorce à Rome et vouloir +la chasser. Mais aujourd'hui (novembre 1632) il est galant près +d'elle, lui fait sa cour, semble en être amoureux.</p> + +<p>Tyrannique esprit de cet homme, de précipitation sauvage et sans +respect du temps. La tête de Montmorency vient de tomber le 30 +octobre, presque sous les yeux de la reine. Et il lui faut sourire et +accepter des fêtes, descendre avec lui la Garonne, se laisser promener +en France, et loger et coucher chez lui!</p> + +<p>Il semblait espérer justement dans le deuil de la reine, dans sa +terreur et son abaissement. Depuis l'avortement d'avril 1631, sa +situation était fort humble. Le roi n'en tenait pas le moindre compte, +et venait tous les soirs chez elle pour mademoiselle de Hautefort sans +lui dire un seul mot. On l'avait amenée au voyage du Midi, moins comme +reine que comme otage, comme une prisonnière suspectée qu'on ne +pouvait laisser à <span class="pagenum"><a id="page112" name="page112"></a>(p. 112)</span> Paris. Elle semblait n'être venue que pour +aller d'exécution en exécution, sur le Rhône d'abord, puis en +Languedoc. L'étrange demande de Gaston de rendre la Fargis à la reine +disait assez qu'il restait encore quelque lien entre la reine et son +beau-frère. L'indifférence haineuse du roi dut s'en accroître. Il la +laissa aux mains de Richelieu, et s'en alla droit à Paris.</p> + +<p>À celui-ci d'en faire ce qu'il voudrait, de la régaler et fêter dans +l'intérêt du traité espagnol. C'est le prétexte qui couvrit son +changement à l'égard de la reine. Changement inespéré, douce surprise +pour elle, rassurée tout à coup. Surprise forte pour un cœur de +femme. Elle pouvait défaillir et mollir, laisser prendre de grands +avantages à l'audace d'un homme tout-puissant, d'un vainqueur, disons +d'un maître, et qui voulait ce qu'il voulait.</p> + +<p>Richelieu n'était beau ni jeune, et ne ressemblait pas à Buckingham. +En revanche, il l'avait battu; le brillant fanfaron était mort +ridicule. Richelieu, au contraire, nécessaire aux Suédois, et désiré +des Espagnols, semblait l'arbitre de l'Europe, grandi des victoires de +Gustave, des succès de Lorraine, de la défaite de Monsieur. Même la +tragédie de Toulouse, pour laquelle on avait pleuré, elle le servait +peut-être au fond. Les femmes aiment qui frappe fort, et parfois ceux +qui leur font peur.</p> + +<p>Donc ce triomphateur, menant la cour vaincue, la reine souriante et +tremblante, descendait doucement de Garonne en Gironde. À Bordeaux, sa +victoire devait doubler encore par la mortification, le désespoir du +vieux gouverneur, le duc d'Épernon. Il touchait <span class="pagenum"><a id="page113" name="page113"></a>(p. 113)</span> aux +quatre-vingts ans. La fête eût été belle si la rage remontée l'eût +expédié et que le cardinal eût pu l'enterrer en passant.</p> + +<p>Vain espoir! À Bordeaux, tout change.</p> + +<p>Vicissitude étrange de la destinée qui s'amuse à nous prendre au plus +beau moment, en pleine fête et couronnés de fleurs, pour nous tordre +le cou!... Les violentes émotions de Richelieu, sa préoccupation +terrible, l'effort qu'il avait fait, son audace craintive, enfin, +par-dessus tout, le tourment de l'espoir, tout cela fut plus fort que +lui. Et il fut frappé à Bordeaux.</p> + +<p>Il n'y avait pas à lutter avec ce mal. L'irritation de la vessie, +l'impossibilité d'uriner, semblent du premier coup l'approcher de la +mort. L'augure fâcheux d'une mort subite vient le frapper, Schomberg +mort en soupant. Et déjà, en Allemagne, il a perdu d'Effiat, général, +financier, homme universel, son autre bras droit. Tout s'assombrit. La +reine part en avant. Les fêtes qu'il lui préparait chez lui (à +Brouage) et dans sa conquête sur son champ de gloire à la Rochelle, +tout se fera sans lui. Pour comble, le vieux coquin d'Épernon, +insolent d'être en vie, vient chaque matin, à grand bruit, avec toute +une armée de spadassins, pour lui tâter le pouls et le voir au visage, +lui aigrissant son mal par ces accès de peur. Qui l'empêche, en effet, +d'enlever le malade, de le mettre au château Trompette, sinon dans +l'autre monde? Le roi eût été en colère, mais on l'eût entouré, calmé, +félicité, et, dans la joie universelle, il eût accepté les faits +accomplis.</p> + +<p>La reine, quitte à si bon marché, continuait joyeusement <span class="pagenum"><a id="page114" name="page114"></a>(p. 114)</span> son +voyage, profitait pleinement des fêtes du cardinal, que sa présence +aurait gâtées. Il y eut à la Rochelle des magnificences incroyables, +arcs de triomphe, joutes, combat naval, des danses et des concerts. +Une extrême gaieté, car on disait qu'il était mort ou qu'il allait +mourir. On dansait. Cependant la reine, qui palpitait d'espoir, +impatiente, envoya son bon La Porte, un confident valet de chambre, +pour s'assurer de l'heureux événement. «Je le trouvai, dit La Porte, +entre deux petits lits, sur une chaise où on le pansait. Et on me +donna le bougeoir pour l'aider à lire les lettres que je lui +apportais.» Il interrogea fort La Porte pour savoir ce que faisait la +reine, si M. de Châteauneuf, le garde des sceaux, y allait souvent, +<i>et s'il y restait tard</i>, s'il n'allait pas ordinairement chez madame +de Chevreuse, etc. Mais il ne s'en rapporta pas au valet de chambre, +et recueillit des notes exactes sur ceux qui avaient ri et sur ceux +qui avaient dansé.</p> + +<p>Le bal ne dura pas, et la joyeuse cour revint au sérieux tout à coup, +apprenant deux nouvelles qui changeaient le monde. Richelieu avait +uriné, et Gustave-Adolphe était mort (16 novembre 1632).<a href="#tam"><span class="small">[Retour à la Table des Matières]</span></a></p> + + + + +<h3><span class="pagenum"><a id="page115" name="page115"></a>(p. 115)</span> CHAPITRE VIII</h3> + +<h4>RICHELIEU, CHEF DES PROTESTANTS—SES REVERS—LA FRANCE ENVAHIE<br> + +1633-1636.</h4> + + +<p>Le monde a vu et perdu une chose bien rare, un vrai héros, et, avec +lui, une admirable chance de salut. Si Gustave-Adolphe eût vécu, on +arrivait dix ans, quinze ans plus tôt, à la paix de Westphalie.</p> + +<p>Il ne fit qu'apparaître, et n'en reste pas moins un bienfaiteur du +genre humain. Sa victoire eut deux résultats qu'on n'a pas assez +remarqués. Elle sauva les villes impériales, non-seulement Nuremberg, +mais Strasbourg, mais Augsbourg et toutes, que l'armée des brigands +aurait certainement visitées. La sienne, la primitive armée +libératrice, s'épuisa devant Nuremberg et y laissa ses os; mais elle y +eut le succès admirable de détruire en même temps le monstre +militaire, <span class="pagenum"><a id="page116" name="page116"></a>(p. 116)</span> l'armée de Waldstein. Celui-ci, à Lutzen, ayant +perdu ses hommes de confiance, fut en réalité éreinté pour jamais. Il +ne les remplaça que par de petits officiers, brigands de troisième +ordre, parmi lesquels l'Autriche trouva sans peine un assassin.</p> + +<p>Répétons-le, Gustave ne mourut pas en vain. Il fit la grande chose +pour laquelle il était né. Il coupa la tête au dragon, au gouvernement +de soldats qui eût anéanti la civilisation de l'Europe.</p> + +<p>La menue monnaie de Waldstein, toute cette populace de bons généraux +qui continueront la guerre de Trente ans, perpétuent les misères, mais +ne renouvellent pas le danger du monde.</p> + +<p>Chaque fois que j'entre dans Strasbourg ou Francfort, dans Nuremberg, +ce grand musée, dans la splendide Augsbourg, dans ces puissants foyers +du génie allemand d'où jaillirent Gœthe et Beethoven et tant +d'autres lumières, je me remémore avec un sentiment de religion le +grand soldat Gustave, qui sauva l'Allemagne, et qui sait? la France +peut-être.</p> + +<p>Et je dis à ces villes: «Où seriez-vous sans lui?... Dans les ruines +et les décombres, les cendres où finit Magdebourg.»</p> + +<p>Tout ce que l'histoire fabuleuse avait conté du héros fut accompli ici +et à la lettre: Sauver le monde, mourir jeune et trahi.</p> + +<p>On sait sa mort. À cette furieuse bataille de Lutzen, il accable +Waldstein, le bat, le blesse, le crible, le renverse, lui tue ses +fameux chefs, l'homme surtout qui fut la guerre même, ce Pappenheim, +qui, en naissant, eut au front deux épées sanglantes. Il revenait, +paisible <span class="pagenum"><a id="page117" name="page117"></a>(p. 117)</span> et pacifique, confiant comme à l'ordinaire, de la +terrible exécution. Il n'avait avec lui qu'un Allemand, un petit +prince qui avait passé, repassé plus d'une fois d'un parti à l'autre. +Un coup part, et Gustave tombe. L'homme suspect qui l'accompagnait +s'enfuit et alla droit à Vienne (16 septembre 1632).</p> + +<p>Il avait fait beaucoup, et beaucoup lui restait à faire. S'il eût vécu +quelques années de plus, non-seulement il eût imposé, forcé la paix, +mais il eût obtenu un résultat moral immense; il eût imprimé au +cœur abaissé de l'Europe un idéal grand, fort, fécond.</p> + +<p>L'allégresse héroïque qui fit ce bon géant calme et serein, et «joyeux +tout le jour,» elle eût été comme une aurore morale dans cette sombre +époque. C'est l'effet d'une telle force de tout rasséréner et de tout +élever à soi. Chacun regarde, admire, et grandit d'avoir regardé. La +moyenne générale change. Tous gagnent un degré; même les moindres sont +moins petits. Le vrai héros, de loin, et là même où il n'agit pas, par +cela seul qu'il est, imprime à tous une gravitation par en haut; le +monde aspire et monte, hausse vers le niveau de son cœur.</p> + +<p>Le politique, le grand homme d'affaires, comme fut Richelieu, ou tel +grand militaire, tel soi-disant héros, n'ont point du tout cette +influence. Leur forte tension, et le bras d'airain, par lesquels ils +serrent les ressorts, bandent la machine à casser presque, n'ont +après, pour effet définitif, qu'une détente déplorable, une énervation +générale. Et le monde en reste aplati.</p> + +<p>L'idée de Richelieu, celle de l'équilibre et du balancement des +forces, était-elle une idée vitale qui <span class="pagenum"><a id="page118" name="page118"></a>(p. 118)</span> renouvelât l'esprit +européen? Point du tout. L'équilibre peut avoir lieu entre vivants ou +entre morts. Le très-faux semblant d'équilibre qu'on obtint à la +longue par le traité de Westphalie, on ne l'eut réellement que par +l'épuisement définitif et par voie d'extermination.</p> + +<p>Maintenant, osons le dire, Richelieu se méprit sur le fond de son idée +même. En cherchant l'équilibre entre protestants et catholiques, il ne +s'aperçut pas que les protestants isolés, débandés, n'étaient pas même +un parti, tandis que les catholiques avaient la force et l'unité d'une +faction.</p> + +<p>Quand Rome, Vienne, Madrid, les Jésuites, illuminèrent et firent des +fêtes pour la bataille de Lutzen, ce n'était pas seulement pour la +mort de Gustave, mais pour la ruine de Waldstein, qui, rendu et fini, +bientôt tué, allait restituer à l'Empereur son rôle de chef des armées +catholiques et donner à ce parti, lié si fortement, l'unité +absolue<a id="footnotetag9" name="footnotetag9"></a><a href="#footnote9" title="Lien vers la note 9"><span class="smaller">[9]</span></a>.</p> + +<p>Qui dit l'Empereur, dit les Jésuites. Ils sont les vainqueurs des +vainqueurs.</p> + +<p>La guerre, menée par des hommes de paix, par des <span class="pagenum"><a id="page119" name="page119"></a>(p. 119)</span> hommes qui +n'y vont pas, ne peut manquer d'être éternelle. La médiocrité, la +platitude et la bassesse, centralisées au cabinet jésuite, vont de +Vienne s'étendre partout comme un pesant brouillard de plomb.</p> + +<p>Où est le général en chef après Waldstein? Au prie-dieu, entre deux +Jésuites. En réponse à cette question, ceux-ci avec satisfaction vous +auraient montré là leur ouvrage, leur créature et leur propriété, un +petit homme gras, qu'ils tiennent jour et nuit, gardent à vue, mènent, +ramènent de l'oratoire à la chapelle. Créature étonnante! Il serait +curieux d'expliquer comment ces pères ont couvé, fait éclore cette +espèce jusque-là inconnue en histoire naturelle. On avait bien le +fanatique, mais on n'avait pas le <i>bigot</i>. Heureux mélange du sot, du +furieux, combinaison savante d'aveugle docilité et de stupidité +sauvage. Le fanatique était terrible; mais enfin il avait des yeux; il +risquait par moments d'entrevoir des lueurs. Mais rien ici; le sens de +la vue manque. Aussi quelle force et quelle roideur! Nulle courbe; une +droite ligne de férocité sotte qu'on n'eût imaginée jamais.</p> + +<p>On ne peut contester qu'il n'y ait là une puissance réelle. L'absence +de doute et de scrupule, la parfaite unité automatique, garde cet être +à part des tergiversations humaines. En lui est scellée l'unité du +parti catholique. Parti très-fort, qui ne peut se disjoindre. Que le +pape ait des velléités pour la France, que l'Espagne parfois soit +tentée de traiter à part, ces petites inconséquences n'ont aucune +portée. L'un et l'autre essentiellement sont unis à l'Autriche. Même +le Bavarois, rival jaloux de l'Autrichien, comment s'en +séparerait-il? <span class="pagenum"><a id="page120" name="page120"></a>(p. 120)</span> Richelieu, bien à tort, a bâti sur cette +espérance. Comment ne voit-il pas la fatale unité, l'indissolubilité +de ce parti, où la Bavière et tous, par la grande question de +spoliation territoriale, sont liés, attachés, collés et cimentés +ensemble. Le drapeau de l'Empereur, c'est <i>l'Édit de restitution</i>.</p> + +<p>Les protestants, qu'étaient-ils en substance? La transition du +christianisme à la liberté, la liberté naissante, sous forme encore +chrétienne.</p> + +<p>La liberté, c'est la variété spontanée du génie humain. Elle arrivait +avec vingt masques qui ne se reconnaissaient pas encore dans leur +unité intime. Les calvinistes, à chaque instant, étaient maudits, +trahis par les luthériens et les anglicans. Le grand traître, c'était +l'Angleterre de Charles I<sup>er</sup>, au jugement de Gustave. Entre les +luthériens, le Danemark frappé, effrayé, laissa les autres; la Saxe, +même le Brandebourg, ne furent pas plus fidèles. L'Allemagne +luthérienne, en masse, était jalouse des Suédois, applaudissait peu +leurs victoires.</p> + +<p>Les protestants, si faibles par leur division nécessaire, furent un +moment liés par un miracle. Ce miracle est Gustave-Adolphe.</p> + +<p>Il fallait le laisser aller. Richelieu ne le pouvait pas avec son roi +dévot. Et il ne le voulait pas non plus, étant prêtre, cardinal, légat +de Rome en espérance. Il soutint, fortifia moralement les catholiques, +c'est-à-dire les plus forts. Voilà quel fut son équilibre en 1632.</p> + +<p>Somme toute, ce grand homme d'affaires ne montra pas beaucoup de +prévoyance. Il ne prévit pas le rapide <span class="pagenum"><a id="page121" name="page121"></a>(p. 121)</span> succès de Gustave, +puis se l'exagéra. Il ne prévit pas la mort de Gustave, et agit comme +s'il devait vivre toujours, comme si un homme mortel, un héros +toujours en bataille, était le danger futur de l'Europe plus que la +faction durable de Vienne. Il ne prévit pas la fidélité forcée de la +Bavière à l'Autriche. Il ne prévit pas l'infidélité de Saxe et de +Brandebourg, qui le poussèrent à la guerre, et puis le plantèrent là.</p> + +<p>Frappé par la mort de Gustave, par la mort de Waldstein, qui unifiait +le parti catholique et lui restituait sa prépondérance intrinsèque, il +fallut bien alors, tellement quellement, qu'il suppléât Gustave, qu'il +entreprît le rôle étrange et impossible de chef des protestants, lui +cardinal; que d'abord il payât la guerre, puis la fît. Avec quoi? Avec +des officiers tellement ses ennemis, qu'ils aimaient mieux les +Espagnols et désiraient être battus.</p> + +<p>En janvier 1633, quand on le rapporta à Bordeaux, et que Louis XIII +alla dix lieues au devant du malade, il paraissait très-fort. Il +frappa ses ennemis, frappa ses faux amis. Mais maintenant quels seront +les vrais? Nous avons vu comment le P. Joseph l'avait trahi à +Ratisbonne. Montmorency, naguère ami à Lyon dans la crise de 1630, a +tourné et péri. Châteauneuf, son ami à la Journée des dupes, mais +depuis gagné par les dames, a dansé pour sa mort; il le fait arrêter. +Son instrument, d'Estrées, qui, en 1631, se fit pour lui garde, +presque geôlier de la reine mère, d'Estrées même, cette fois, est du +complot. Il a peur et se cache. Richelieu est forcé de le chercher, de +le rassurer, de le reprendre; à quel autre se fierait-il mieux?</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page122" name="page122"></a>(p. 122)</span> Il est trop évident que personne ne croit que Richelieu +puisse durer. Il mourra, ou le roi mourra. Et d'ailleurs le roi peut +changer. Comment lui reste-t-il? C'est ce qu'on a peine à comprendre. +Comment supporte-t-il la vie que lui fait Richelieu?</p> + +<p>Premièrement, celui-ci lui a chassé sa mère, la tient dehors, et ferme +solidement la porte, lui faisant, pour rentrer, la condition +impossible de livrer son confesseur qui, dit-on, veut faire tuer le +cardinal.</p> + +<p>Deuxièmement, il maintient le roi en défiance de l'unique personne +qu'il aime, lui démontrant sans peine que la gracieuse Hautefort est +au fond l'espion de la reine, et lui redit tout ce qu'il dit.</p> + +<p>Au moins ce roi dévot s'épanchera-t-il au confessionnal? Point du +tout. On lui prouve que le Jésuite Suffren appartient à sa mère, et +tout à l'heure que Caussin, l'un de ceux qui succèdent, intrigue pour +Anne d'Autriche.</p> + +<p>Voilà un roi bien seul, bien ennuyé. De moins en moins, sa santé lui +permet la chasse. Et Richelieu, de plus en plus, lui interdit d'aller +à la guerre.</p> + +<p>Par quoi donc le tient-il? Serait-ce par le douteux Joseph, si peu sûr +en lui-même, par le ministère capucin?</p> + +<p>La nécessité politique le pousse à chaque instant à des choses qui +devraient être intolérables à la conscience du roi. En janvier 1633, +pour l'affaire Montmorency, il lui faut proscrire cinq évêques. Il lui +faudra bientôt agir contre le pape, qui approuve le mariage de +Monsieur avec une Lorraine, qui accorde à l'Espagne les moyens de la +guerre, l'argent de l'église <span class="pagenum"><a id="page123" name="page123"></a>(p. 123)</span> espagnole, en refusant à +Richelieu de faire payer le clergé français.</p> + +<p>Richelieu ménagea au roi l'amusement d'achever l'affaire de Lorraine +en entrant lui-même à Nancy.</p> + +<p>La conquête fut menée comme une saisie judiciaire; le prétexte en +justice, passablement grotesque, fut le <i>rapt</i> commis sur Gaston, un +homme de trente ans, par la jeune princesse de Lorraine, qui en avait +dix-huit.</p> + +<p>En réalité, le roi était mené par la force des choses à se saisir de +la Lorraine, comme chemin de l'Allemagne, où il devenait le chef réel +du parti protestant.</p> + +<p>Il avait travaillé l'hiver à refaire l'unité discordante de ce pauvre +parti, qui paraissait s'abandonner lui-même. En avril 1633, il signa +une ligue avec quatre cercles d'Allemagne, et avec les Suédois, à qui +il promettait un million par année. Secours insuffisant. On le lui +dit. Et il y parut bientôt à Nordlingen, où Bernard de Weimar, général +allemand des Suédois, fut battu par les Impériaux (août 1634). +L'Allemagne, à la discrétion de l'empereur, priait Richelieu de +prendre Brisach, Philipsbourg, le haut Rhin, mais d'armer et +d'intervenir, de descendre en champ clos, de remplacer Gustave.</p> + +<p>Ainsi l'attraction fatale de cette guerre terrible, affamée d'hommes, +entraînait la France. Et personnellement Richelieu, par son intérêt de +ministre et ses passions d'homme, n'y était pas moins attiré. +L'Espagne le minait au Louvre. Serait-ce toujours impunément que le +roi irait chaque soir chez la reine écouter cette fille dévote, +dangereuse et charmante, qui lui parlait pour sa maîtresse? Le plus +fort levier de l'Espagne <span class="pagenum"><a id="page124" name="page124"></a>(p. 124)</span> était à Paris même. Richelieu lui +avait déjà ôté la prise de la reine mère. Il devait lui ôter encore +celle que lui donnait la petite cour de la reine Anne. Cette cour, +qu'on voudrait croire délicate, élégante, n'en était pas moins la +fabrique des plaisanteries fort sales et fort grossières qui couraient +sur le ministre, sur sa vessie, ses urines, sur un ulcère caché +qu'aurait eu, disait-on, sa nièce. On n'y épargnait rien pour faire +arriver au roi cent contes ridicules sur ses mauvaises mœurs, ses +déclarations à la reine, ses visites à Marion Delorme, les escapades +invraisemblables d'un malade de cinquante ans, et si souvent au lit. +Ces sottises, lors même qu'on les prouve fausses et controuvées, +diminuent un homme à la longue, l'avilissent, fatiguent ceux qui le +défendent; ils finissent par croire que, dans tant de choses fausses, +il y a un peu de vérité.</p> + +<p>En 1634, Richelieu avait pris enfin deux grandes décisions: rupture +ouverte avec l'Espagne, renvoi de la reine espagnole.</p> + +<p>Cette dernière mesure eût été un grand coup en Europe. Elle eût +indiqué qu'on faisait peu de cas des forces de l'Espagne, puisqu'on ne +craignait pas de rompre sans retour avec elle, par un outrage +personnel, d'homme à homme et de roi à roi.</p> + +<p>Une dépêche de Philippe IV (arch. Simancas, ap. Capefigue) montre +qu'il fut extrêmement effrayé. Elle nous apprend que Louis XIII était +tout décidé, qu'il voulait faire entendre raison à la reine par +l'ambassade même d'Espagne, en lui faisant craindre un procès +scandaleux qui l'eût couverte de honte, et qui l'eût <span class="pagenum"><a id="page125" name="page125"></a>(p. 125)</span> perdue +en Espagne même, dans sa famille humiliée. Cette terreur agit si bien +sur Philippe IV, qu'il charge son ambassadeur d'une démarche assez +basse près de Richelieu, voulant l'apaiser <i>par tous les moyens</i>, lui +offrant tout, lui faisant dire qu'un esprit si vaste, si avide de +gloire, ne pouvait trouver un champ digne de lui qu'auprès du roi +d'Espagne et dans les moyens infinis de la monarchie espagnole.</p> + +<p>La même dépêche nous apprend que M. de Créqui, le gouverneur du +Dauphiné, homme si important, et influent en Italie, était envoyé à +Rome pour le divorce. Vaine ambassade. Il était évident que le pape, +même sous la pression du parti français, n'en viendrait jamais à faire +une telle injure au roi d'Espagne, à la maison d'Autriche, avec qui +ses rapports secrets étaient bien plus intimes.</p> + +<p>En tout, sur tout, à ce moment, le pape était contre la France. Il lui +refusait l'argent qu'il donnait à l'Espagne. Richelieu, pour obtenir +un don du clergé de France sans l'autorisation de Rome, fit valoir aux +évêques qu'il n'allait commencer la guerre que pour délivrer un +évêque, l'électeur de Trêves, enlevé par l'Espagne et prisonnier à +Vienne. Cette pieuse croisade devait s'exécuter par l'épée protestante +des Suédois et des Hollandais. Par son traité avec ceux-ci, Richelieu +leur donnait moitié des Pays-Bas, s'adjugeait l'autre.</p> + +<p>Richelieu accuse Henri IV d'avoir imprudemment voulu la guerre au +moment de sa mort. Henri y était pourtant mieux préparé, plus en état +d'y frapper de grands coups. Il dit à tort qu'il avait assez +d'argent, <span class="pagenum"><a id="page126" name="page126"></a>(p. 126)</span> de troupes, des places en bon état. +Fontaine-Mareuil et autres disent le contraire, et l'événement ne +prouva que trop bien qu'ils avaient raison.</p> + +<p>Il ne vit pas, ne prévit pas. Ce qu'il aurait pu voir, c'était son +isolement réel, combien il était haï, et le profond bonheur que tout +le monde aurait à le faire échouer. Et il ne prévit pas que l'argent +manquerait dès la seconde année, que la France, au lieu d'envahir, +serait elle-même envahie.</p> + +<p>Il y avait du jeune homme en ce grand homme, et de fortes chaleurs de +cœur. Deux fois l'audace en choses improbables lui avait réussi, et +dans la tentative de dompter la mer à la Rochelle (n'ayant pas de +marine encore), et dans celle de forcer les Alpes au Pas de Suze +(n'ayant pas même de poudre). Donc, il se remit à la chance, dans +cette guerre contre l'Espagne, guerre contre la reine, guerre contre +la cour, contre tous ses ennemis.</p> + +<p>Pour leur crever le cœur, le jour même où il envoya la déclaration +de guerre à Bruxelles, il exigea que l'on rît à Paris. Il fit +représenter une comédie sur son théâtre, dont il fit l'ouverture (16 +avril 1635). Il voulut voir la mine que ferait cette cour ennemie, et +si elle oserait ne pas rire. La pièce, les <i>Tuileries</i>, avait été +esquissée par lui-même, écrite par Rotrou, Corneille et trois autres. +Mais le drame était l'auditoire, et les spectateurs étaient le +spectacle. Devant la face pâle du pénétrant esprit, du revenant qu'on +voyait au fond de sa loge et qui surveillait tout, on travaillait à +être gai.</p> + +<p>Plus d'un de ses applaudisseurs se vengèrent de <span class="pagenum"><a id="page127" name="page127"></a>(p. 127)</span> leur lâcheté +de courtisans par leur perfidie à l'armée. Ils y vinrent impatients de +se faire battre et prêchant la désertion.</p> + +<p>Il y avait bientôt quarante ans que la France n'avait fait la grande +guerre. Et personne ne la savait plus. Nos gentilshommes duellistes +n'étaient pas du tout des soldats. Pas un général sérieux, sauf Rohan, +Thoiras, qui moururent, sauf peut-être le jeune Feuquières et le +très-vieux La Force. Turenne est encore un enfant. Personne qui mérite +confiance. Richelieu, en 1630, avait trois généraux à l'armée +d'Italie, qui commandaient chacun son jour. En 1635, il suit une +méthode moins absurde, mais mauvaise encore, deux généraux à chaque +armée, et l'un d'eux un parent ou ami du ministre qui observe l'autre, +l'empêche de trahir. Au nord, ce fut Brézé, son beau-frère, et sur le +Rhin, le cardinal la Valette. Prétexte pour ne point obéir. La +noblesse ne veut prendre l'ordre d'un général prêtre. L'armée, arrivée +à Mayence, lui signifie qu'elle n'entrera pas en Allemagne. À quoi +bon? Le parti protestant qu'on veut secourir est dissous, puisque Saxe +et Brandebourg ont traité avec l'Empereur. Loin de pouvoir rejoindre +les Suédois, la Valette est forcé de faire une retraite désastreuse. +Aux nouveaux corps qu'on envoie, les anciens prêchent la révolte. +L'arrière-ban, convoqué, vient ajouter l'insolence féodale d'une +chevauchée de gentilshommes qui veulent bien servir le roi en France, +mais non ailleurs, et encore faire seulement leurs quarante jours, le +petit service de l'<i>ost</i>, d'après les <i>us</i> de saint Louis. Ni guet, ni +garde; tout cela est au-dessous de la noble gendarmerie. Charger, à +la <span class="pagenum"><a id="page128" name="page128"></a>(p. 128)</span> bonne heure; une bataille, et aujourd'hui, sinon ils +retournent chez eux.</p> + +<p>Tout manqua de tous les côtés. La grande invasion des Pays-Bas n'eut +d'autre effet que la ruine d'une ville, l'horrible saccagement de +Tirlemont. En Italie, quoiqu'on eût pour soi le Savoyard, on resta, on +échoua devant une bicoque.</p> + +<p>Bref, la première campagne resta de tout point ridicule. Madrid dut +être satisfaite. Mais le Louvre l'était bien plus, et la cour nageait +dans la joie.</p> + +<p>Richelieu réussirait-il mieux en 1636? Il n'y avait pas d'apparence. +L'argent manquait. Il avait entrepris, en commençant la guerre, une +chose hardie, et révolutionnaire alors, d'alléger quelque peu la +taille du peuple en faisant payer quelques exemptés, les gros +bourgeois pour une partie de leurs fiefs, les ecclésiastiques +propriétaires pour ce qu'ils possédaient d'étranger à l'Église. +Très-vive irritation. Elle ne fut pas moindre dans les gens d'épée +quand, pour punir l'armée du Rhin, il déclara dégradés de noblesse +ceux qui quittaient l'armée; les officiers non nobles envoyés aux +galères, et les soldats punis de mort.</p> + +<p>Il lui avait fallu licencier cette armée. Et, d'autre part, celle du +Nord était retenue en Hollande au service des Hollandais, qui ne la +renvoyèrent qu'en plein été. Donc, la France était découverte. Une +invasion n'était pas improbable. Le divorce demandé à Rome, le plan +pour partager les Pays-Bas, c'étaient deux crimes, deux injures +personnelles que la maison d'Autriche brûlait certainement de venger.</p> + +<p>Richelieu fit visiter nos places du Nord par un <span class="pagenum"><a id="page129" name="page129"></a>(p. 129)</span> homme qu'il +croyait très-sûr, par Sublet Du Noyer<a id="footnotetag10" name="footnotetag10"></a><a href="#footnote10" title="Lien vers la note 10"><span class="smaller">[10]</span></a>. C'était un petit homme, de +méchante mine cagote et d'âme pire, mais un bœuf de labour qui, ni +jour ni nuit n'arrêtait, qui satisfaisait le maître de quelque +<span class="pagenum"><a id="page130" name="page130"></a>(p. 130)</span> charge dont on chargeât son dos. Il faisait toujours plus, il +faisait toujours trop. Un ministre homme d'esprit, à qui les affaires +n'ôtaient nullement l'ambition littéraire, trouvait bien doux de +trouver là toujours les grosses épaules voûtées de ce Sublet pour y +mettre tout ce qu'il voulait. La facilité plate d'expédier +passablement une foule de matières qu'il ne connaissait point rendait +ce terrible commis en état de suffire à tout. On lui mit dessus la +marine où il ne savait rien, et il s'en tira assez bien. On ajouta la +guerre, et tout alla très-mal; mais était-ce sa faute?</p> + +<p>Par l'entraînement des affaires, peu à peu, tout alla à lui. Il avait +deux choses pour lui: son énorme travail, qui semblait consciencieux, +et sa bassesse de nature, peinte en sa face de hibou, qui empêchait de +croire qu'il pût avoir aucune prétention élevée. Au total, un homme +ténébreux, haineux et dangereux, qui ruinait sourdement ses +concurrents, et qui, à la longue, eût bien pu oser miner Richelieu +même, car il plaisait au roi par sa dévotion, et secrètement il était +aux Jésuites.</p> + +<p>Ce commis ne connaissait rien aux places de guerre. Il rapporta à +Richelieu ce que désirait le ministre, que tout était en bon état. Et +celui-ci, tranquille sur le Nord, regarda au sud-est, où le prince de +Condé, gouverneur de Bourgogne, lui proposait d'envahir la +Franche-Comté. Le prince le flattait de l'espoir qu'en cette campagne, +la Meilleraie, un bon soldat, parent du cardinal, éclaterait sous lui, +justifierait la faveur singulière du ministre, qui venait d'obtenir du +vieux Sully sa démission de grand-maître de l'artillerie pour +<span class="pagenum"><a id="page131" name="page131"></a>(p. 131)</span> donner cette haute charge au brave et peu capable la +Meilleraie.</p> + +<p>Pour faire réussir celui-ci, on met dans cette armée deux officiers +solides, très-fermes et très-forts sur leurs reins, déjà vieux dans la +guerre de Trente ans, soldats du grand Gustave, que le roi venait +d'acquérir. L'un, l'Allemand Rantzau; l'autre, le Béarnais Gassion. On +croyait surprendre, emporter Dôle; elle prise, la province eût suivi; +la Meilleraie revenait couvert de gloire, le premier général du +siècle.</p> + +<p>Pendant ce temps, une chose facile à prévoir est arrivée au nord. La +France est envahie.</p> + +<p>L'ambassadeur d'Espagne, en ce moment, gouvernait ceux qui +gouvernaient Ferdinand II. Il obtint qu'à vingt mille fantassins +espagnols qui iraient vers Liége (sous prétexte d'une révolte), +l'Empereur joindrait quinze mille cavaliers sous Piccolomini et Jean +de Werth. Pendant ce temps, le duc de Lorraine entrait en Bourgogne, +et Gallas, autre général de l'Empereur, allait par la Franche-Comté. +Union pour la première fois, parfaite entente, accord actif de +l'Espagne et de l'Autriche.</p> + +<p>Le gouverneur des Pays-Bas, le cardinal infant, menait l'armée du Nord +en France (1<sup>er</sup> juillet 1636).</p> + +<p>Il assiége et prend la Capelle. Nul obstacle. Des places non +approvisionnées, démantelées. Des gouverneurs tremblants, que les +habitants forcent de se rendre. Un indicible effroi dans les +campagnes. Toute la barbarie des guerres turques; incendie, pillage et +massacre. Jean de Werth remplissant tout de son nom et de sa terreur. +La grande masse espagnole s'arrête <span class="pagenum"><a id="page132" name="page132"></a>(p. 132)</span> à assiéger Corbie, qui est +prise (15 août). Le torrent roule vers Paris. Les Croates vont jusqu'à +Pontoise. Paris, épouvanté, déménage, fuit vers Orléans.</p> + +<p>Richelieu, ce génie si sérieux et si attentif, à qui l'on supposait le +don de prescience, souffrait ici plus qu'un revers; il semblait +convaincu d'étourderie. C'était l'astronome tombé dans un puits, +c'était le prophète aveugle qui se voit avalé au ventre de la baleine. +Il avait cru prendre, et il était pris. Il sentait les risées du +Louvre, la joie sournoise du monde de la reine. On dit que le cœur +lui manqua, qu'il fut troublé de voir un peuple immense qui +remplissait les rues, qui, pour la première fois, parlait. Ce fut, +dit-on encore, le Capucin Joseph qui le releva, le ranima. J'en doute. +À ce moment, ce personnage double s'était fait l'avocat de la mère du +roi, le doucereux réconciliateur de la famille royale. Loin +d'encourager son ami à rester et tenir ferme, il l'eût plutôt poussé à +bas et aidé à sa ruine.</p> + +<p>Richelieu, comme tout homme d'imagination, en telle rencontre, était +très-agité. Mais, homme d'esprit avant tout, il comprit bien qu'en ce +pays de France, sous les croisées moqueuses du Louvre, il fallait de +l'aplomb et une belle contenance. Il sortit en voiture, à peu près +seul, traversa en tous sens cette foule qui jusque-là le maudissait et +qui ne sut plus qu'applaudir.</p> + +<p>Paris, en ce moment, fut très-beau. Il y a toujours d'étranges +ressources avec ce peuple. Les métiers, reçus par le roi dans la +grande galerie du Louvre, montrèrent un noble enthousiasme et +promirent une <span class="pagenum"><a id="page133" name="page133"></a>(p. 133)</span> armée. On la leva réellement avec l'aide du +Parlement et de toute la bourgeoisie, qui donna sans compter.</p> + +<p>Nos troupes grossissaient. Et celles de l'ennemi fondaient chaque +jour. Les cavaliers d'Allemagne, enrichis de pillage, laissaient le +camp et s'évanouissaient chaque nuit. Voilà pourquoi le cardinal +infant traînait et hésitait pour s'enfoncer en France. Il ne profita +pas des perfidies secrètes de nos généraux princes du sang, le comte +de Soissons et Monsieur, qui craignaient de trop réussir contre les +Espagnols et tramaient un complot pour tuer Richelieu. Il ne tenait +qu'à eux, et sa vie était dans leurs mains. Monsieur, se rappelant +sans doute ce qu'on disait, que, Richelieu tué, le roi pourrait bien +le tuer lui-même, Monsieur, dis-je, cette fois encore, saigna du nez, +tourna le dos au moment où les conjurés le regardaient et attendaient +son ordre.</p> + +<p>En six semaines, Richelieu et le roi reprirent Corbie, une méchante +petite place qu'on aurait pu enlever en vingt-quatre heures, et à qui +on fit les honneurs d'un siége.</p> + +<p>La tempête du Nord dissipée, celle de l'Est eût pu nous emporter +encore si le duc de Lorraine et Gallas, qui arrivaient par deux +chemins, eussent combiné leur invasion. Mais Gallas, affaibli aussi +par la désertion des pillards, vint s'aheurter au siége d'une petite +place, Saint-Jean de Losne, dont la population, attendant les +dernières horreurs des brigands impériaux, fit une défense incroyable, +les femmes comme les hommes. Rantzau parvint à s'y jeter, et dès lors +régala les Allemands de sorties furieuses. La Saône se mit de la +partie et déborda. Les assiégeants étaient <span class="pagenum"><a id="page134" name="page134"></a>(p. 134)</span> dans l'eau, et ne +réchappaient qu'à la nage. Cette ville fut délivrée le jour où Corbie +fut reprise (14 novembre 1636).</p> + +<p>On peut dire que la France s'était sauvée elle-même. Ce gouvernement, +fort, dur, pesant, s'était vu désarmé, et, loin de protéger, c'est lui +qui, dans la crise, fut protégé par la nation.</p> + +<p>Mais comment la nation le put-elle, appauvrie qu'elle était et +déshabituée de la guerre? Il faut l'avouer franchement, parce que +l'invasion n'était pas sérieuse, et que les conquérants se souciaient +peu de conquérir. Les bandes qui entrèrent par le Nord, par la +Lorraine et la Franche-Comté, sous le drapeau de l'Espagne et de +l'Empereur, ne se battaient ni pour l'un ni pour l'autre; elles ne +voulaient rien que piller. C'est ce qu'elles firent à leur aise, +non-seulement en France, mais en Franche-Comté sur terre espagnole. +Puis, chargées, surchargées, ayant déménagé, vidé, ruiné le pays de +fond en comble, elles plantèrent là leurs généraux.</p> + +<p>Nous pûmes triompher à notre aise de leur départ que nous n'avions pas +fait, mais triompher dans le désert sur nos propres ruines.</p> + +<p>La Franche-Comté, jusque-là protégée par une neutralité tolérée, était +pleine de biens. Elle périt alors, et ne s'en est jamais bien relevée. +La Picardie entra dans le terrible <i>crescendo</i> de famine que l'on +verra plus tard. La Lorraine resta rasée comme la main, et tout le +pays à l'Est. L'invasion des Barbares, attendue depuis dix ans, +retardée par Gustave quand il brisa Waldstein, ne fut pas une +conquête, comme elle l'eût <span class="pagenum"><a id="page135" name="page135"></a>(p. 135)</span> été sous ce chef, mais un grand +pillage anarchique. Tous retournèrent à leurs camps d'Allemagne, +ramenant chacun sa charge de vol, qui un cheval, qui un âne, qui une +grosse charrette pleine. Ils ne laissèrent à manger que les pierres. +On assure qu'en deux ans, dans l'Est seulement, un demi-million +d'hommes mourut de misère et de faim (V. l'historien jésuite et +autres, rapprochés par Bonnemère, <i>Histoire des Paysans</i>).</p> + +<p>Donc Richelieu n'empêcha rien. Sa petite combinaison d'opposer la +Bavière à l'Autriche ayant échoué complétement, tous les princes +allemands se soumirent, et firent roi des Romains le fils de +l'Empereur, consolidèrent la couronne impériale dans la maison +d'Autriche.</p> + +<p>En France même, les Espagnols prirent à notre barbe et gardèrent +longtemps nos îles de Provence, tenant nos côtes en crainte et nos +flottes en échec.</p> + +<p>En remontant à la cause première de nos revers de 1636, on trouvait +que Richelieu, privé de son armée du Rhin et ne pouvant ravoir celle +de Hollande, employant le peu qu'il avait de forces en Franche-Comté, +n'avait pas eu à temps l'argent qu'il eût fallu pour recruter l'armée +du Nord.</p> + +<p>Donc, l'argent, l'argent, et de suite, c'était le seul moyen pour +éviter de grands malheurs en 1637. Mais, l'impôt étant augmenté, la +Guyenne ruinée par les armes.</p> + +<p>Devant ce désespoir d'une misère trop réelle, le parlement de Toulouse +faiblit, dispensa de payer.</p> + +<p>Un certain Boismaillé offrit à Richelieu de lui apprendre <span class="pagenum"><a id="page136" name="page136"></a>(p. 136)</span> à +faire de l'or, et de lui faire trouver deux cent mille écus par +semaine. Tels étaient sa détresse, son abattement et son inquiétude, +que, tout sérieux qu'il fût, il ne repoussa pas cette chimère, et se +mit au creuset pour travailler en alchimie.<a href="#tam"><span class="small">[Retour à la Table des Matières]</span></a></p> + + + + +<h3><span class="pagenum"><a id="page137" name="page137"></a>(p. 137)</span> CHAPITRE IX</h3> + +<h4>LA TRILOGIE DIABOLIQUE SOUS LOUIS XIII—LES RELIGIEUSES DE LOUDUN<br> + +1633-1634.</h4> + + +<p>La terrible <i>année de Corbie</i> (on appela ainsi 1636) et l'année encore +qui suivit ne donnent nul autre résultat que de démontrer la faiblesse +d'un gouvernement forcé qui paraissait fort. Retournons un peu en +arrière, et regardons dessous. Nous serons étonnés de voir les +discordes morales, les ténébreux abîmes, les gouffres, crevasses et +fondrières, dont la plane unité de cette monarchie catholique était +minée réellement.</p> + +<p>La formule acceptée et répétée de plus en plus en ce siècle, c'est que +la France est une, depuis la prise de la Rochelle. Les protestants, +s'ils ne sont pas convertis, <span class="pagenum"><a id="page138" name="page138"></a>(p. 138)</span> vont se convertir. Richelieu en +est convaincu, et y travaille par de grosses sommes qu'on fait passer +par les mains des jésuites et qui gagnent quelques ministres. Il y +travaille encore par ses œuvres de controverse qu'il étend, +fortifie, perfectionne jusqu'à la mort. Il emploie volontiers les +protestants à l'armée, et ailleurs, comme officiers ou <i>gens de +lettres</i>. C'est à ce dernier titre qu'il accueille les ministres et +leur donne sa protection. L'Académie française, ouverte chez un +protestant (Conrart), fut, dans les idées du ministre, un honorable +asile et une douce tentation aux littérateurs convertis, comme un +hôpital du protestantisme.</p> + +<p>Un zèle si patient ne plaît pas à Aubry, son historien. Il veut faire +croire que le grand cardinal, s'il eût vécu, eût égalé la gloire de +Louis le Grand, employant le fer et le feu pour exterminer l'hérésie; +qu'il eût même, avec une armée, converti l'Angleterre. Du reste, pas +la moindre preuve. Avec bien plus de vraisemblance, d'autres auteurs +du même siècle attribuent ce zèle véhément, cette précipitation +guerrière au fougueux père Joseph, romanesque et violent, autant que +rusé.</p> + +<p>Du reste, la matière manquait à la persécution.</p> + +<p>Les protestants étaient alors les plus fidèles sujets du roi; il y +avait paru dans l'affaire de Montmorency. Les missions violentes, +insolentes, qu'on faisait parmi eux, comme on eût fait en pays turc, +ne parvenaient pas à lasser leur admirable patience. Les Jésuites, les +Capucins et moines de toute sorte avaient en vain organisé contre eux +une machine populaire <span class="pagenum"><a id="page139" name="page139"></a>(p. 139)</span> très-provoquante. On voyait fréquemment +l'artisan paresseux, menuisier, perruquier, laisser là son métier, se +faire apôtre; emporté d'un excès de zèle, il allait dresser son +tréteau dans telle ville, et puis dans une autre, et prêcher en plein +vent contre les huguenots. Ils étaient la bourgeoisie riche dans +plusieurs lieux, et presque partout le commerce; ces sermons étaient +fort goûtés comme appel au pillage, au massacre peut-être, sous un +gouvernement plus faible; mais Richelieu ne l'aurait pas souffert, il +eût fait pendre les apôtres.</p> + +<p>Donc, c'était d'un autre côté que devait se tourner le zèle ardent du +Capucin.</p> + +<p>Les philosophes, athées et esprits forts, que l'on brûlait de temps à +autre, étaient trop peu nombreux, des individus isolés. Une affaire de +ce genre ne pouvait faire la fortune d'un homme. La dernière, la +persécution de Théophile, chassé à mort en 1623 par le jésuite Arnoult +et par tous les curés de France, n'avait pas grandi le Jésuite. Pour +que Joseph éclatât et brillât comme vengeur de l'Église, pour que Rome +fût forcée de lui donner le désiré chapeau, il lui aurait fallu une +classe nombreuse à persécuter, quelque grande, nouvelle, dangereuse +hérésie, qui motivât une croisade de Capucins.</p> + +<p>La dévotion du roi y eût mordu, et, Richelieu n'osant y contredire, la +France entière devenait un théâtre où ces bruyants acteurs eussent +paradé devant les foules, rempli tout du tumulte de leurs enquêtes +dramatiques, terrorisé les simples. Un pouvoir nouveau se fût +constitué, une inquisition capucine, un grand inquisiteur, Joseph.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page140" name="page140"></a>(p. 140)</span> D'abord Torquemada, mais bientôt Ximénès, il eût jeté bas +Richelieu.</p> + +<p>Pour bien pousser cette guerre à l'intérieur, il eût fallu finir la +guerre extérieure et s'arranger, sacrifier la petite question +politique et la balance de l'Europe à la grande question de la foi. +Pour cela, il fallait replacer près du roi le bon conseil d'Espagne, +la reine mère. Et c'est à quoi Joseph commençait à travailler +timidement. Il recevait les lettres de Marie de Médicis, ses prières +pour rentrer, et les montrait au roi.</p> + +<p>Le Capucin avait plus d'une chance près de Louis XIII et dans le +public même. Ce qui tuait le roi et tout le monde sous Richelieu, +c'était l'ennui. L'éternelle guerre d'Allemagne où la France épuisée +entrait, la misère éternelle (avec certitude de croître), c'était +toute la situation. L'air, d'année en année, plus pesant et moins +respirable. Un brouillard monotone couvrait la scène où l'on ne +distinguait qu'un seul acteur, cette grande figure de plomb. Joseph +aurait bien autrement occupé le théâtre. L'intérêt dramatique eût tenu +chacun éveillé. Les tragédies de l'autre siècle auraient recommencé, +incidentées par le génie burlesque, italien, des cappuccini.</p> + +<p>Dans les <i>Mémoires d'État</i> qu'avait écrits Joseph, qu'on ne connaît +que par extraits, et que l'on a sans doute prudemment supprimés comme +trop instructifs, ce bon père expliquait qu'en 1633 ou 1634 il avait +eu le bonheur de découvrir une hérésie, une hérésie immense, où +trempaient un nombre infini de confesseurs et de directeurs.</p> + +<p>Les Capucins, légion admirable des gardiens de <span class="pagenum"><a id="page141" name="page141"></a>(p. 141)</span> l'Église, +bons chiens du saint troupeau, avaient flairé, surpris, non pas dans +les déserts, mais en pleine France, au centre, à Chartres, en +Picardie, partout, un terrible gibier, les <i>alumbrados</i> de l'Espagne +(illuminés ou quiétistes), qui, trop persécutés là-bas, s'étaient +réfugiés chez nous, et qui, dans le monde des femmes, surtout dans les +couvents, glissaient le doux poison qu'on appela plus tard du nom de +Molinos.</p> + +<p>La merveille, c'était qu'on n'eût pas su plus tôt la chose. Elle ne +pouvait guère être cachée, étant si étendue. Les Capucins juraient +qu'en la Picardie seule (pays où les filles sont faibles et le sang +plus chaud qu'au Midi) cette folie de l'amour mystique avait soixante +mille professeurs. Tout le clergé en était-il? tous les confesseurs, +directeurs? Il faut sans doute entendre qu'aux directeurs officiels +nombre de laïques s'adjoignirent, brûlant du même zèle pour le salut +des âmes féminines. Un de ceux-ci qui éclata plus tard avec talent, +audace, est l'auteur des <i>Délices spirituelles</i>, le trop fameux +Desmarets de Saint-Sorlin.</p> + +<p>Que les couvents fussent corrompus, ce n'était pas là une grande +nouvelle. Il n'était nécessaire de supposer que la corruption vînt +d'Espagne, qu'elle fût un fruit propre à tel pays, à telle époque. Au +temps de saint Louis, l'un de ses confidents, Eudes Rigault, homme +très-austère, qu'il avait fait archevêque de Rouen, ayant entrepris la +visite des couvents de Normandie, écrivait chaque soir ce qu'il avait +vu dans le jour. Son journal fait frémir. Il trouva chez les moines +toute la violence féodale, un libertinage effréné, leurs nonnes +pleines, et sans pudeur, sans réserve, <span class="pagenum"><a id="page142" name="page142"></a>(p. 142)</span> publiquement, +n'imaginant pas même qu'il y eût là rien à cacher.</p> + +<p>Qui ramena quelque décence? Surtout la satire hérétique, la +concurrence des Églises nouvelles, et le vis-à-vis du protestantisme. +Il fallut un peu de tenue en face de cette austérité. Les confesseurs +s'abstinrent, mais le Diable ne s'abstint pas. C'était un de ses jeux +au <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle de prendre la figure du pauvre confesseur pour le +calomnier et le perdre, de faire sous son visage et sa parfaite +ressemblance l'amour aux religieuses. Dans le fameux procès des +Augustines du Quesnoy, l'une d'elles avoua que cette ruse du Diable +l'avait trompée quatre cent trente-quatre fois, et dans l'église même. +Le père était en fuite. Tout retomba sur elle; jetée pour toujours à +l'<i>in pace</i>, elle n'y languit pas du moins: elle y mourut au bout de +quelques jours (V. Massée. 1540). Nous retrouvons ceci au couvent de +Louviers exactement un siècle après.</p> + +<p>Au <span class="smcap">XVII</span><sup>e</sup>, l'intervention du Diable est bien moins nécessaire. +Toujours puissant dans les campagnes, il n'est appelé dans les +couvents que comme un auxiliaire fort accessoire. Dans les trois +grands procès d'Aix, Loudun et Louviers (Gauffridi, Grandier et +Pinart), le Diable arrive pour donner l'intérêt dramatique, l'effet de +la finale. Mais on voit trop qu'avant qu'on produise cet acteur +populaire, la pièce était bien avancée, quoiqu'on ait eu l'attention +de laisser dans un demi-jour les premiers actes, trop naturels, pour +faire valoir la fin surnaturelle et diabolique.</p> + +<p>On ne peut comprendre la toute-puissance du directeur sur les +religieuses, cent fois plus maître alors <span class="pagenum"><a id="page143" name="page143"></a>(p. 143)</span> qu'il ne le fut dans +les temps antérieurs, si l'on ne se rappelle les circonstances +nouvelles.</p> + +<p>La réforme du concile de Trente pour la clôture des monastères, fort +peu suivie sous Henri IV, où les religieuses recevaient le beau monde, +donnaient des bals, dansaient, etc., cette réforme commença +sérieusement sous Louis XIII. Le cardinal de la Rochefoucauld, ou +plutôt les jésuites qui le menaient, exigèrent une grande décence +extérieure. Est-ce à dire que l'on n'entrât plus aux couvents? Un seul +homme y entrait chaque jour, et non-seulement dans la maison, mais à +volonté dans chaque cellule (on le voit dans plusieurs affaires, +surtout par David à Louviers). Cette réforme austère et cette clôture +ferma la porte au monde, aux rivaux incommodes, donna le tête-à-tête +au directeur et l'influence unique.</p> + +<p>Qu'en résulterait-il? Les spéculatifs en feront un problème, non les +hommes pratiques, non les médecins. Dès le <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle, le médecin +Wyer nous l'explique par des histoires fort claires. Il cite dans son +livre IV nombre de religieuses qui devinrent furieuses d'amour. Et, +dans son livre III, un prêtre espagnol estimé qui, à Rome, entré par +hasard dans un couvent de nonnes, en sortit fou, disant qu'épouses de +Jésus, elles étaient les siennes, celles du prêtre, vicaire de Jésus. +Il faisait dire des messes pour que Dieu lui donnât la grâce d'épouser +bientôt ce couvent. (Wyer, lib. III. c. <span class="smcap">VII</span>.)</p> + +<p>Si cette visite passagère eut cet effet, on peut comprendre quel put +être l'état du directeur des monastères de femmes quand il fut seul +chez elles, et profita de la clôture, put passer le jour avec elles, +recevoir à <span class="pagenum"><a id="page144" name="page144"></a>(p. 144)</span> chaque heure la dangereuse confidence de leurs +langueurs, de leurs faiblesses.</p> + +<p>Les sens ne sont pas tout dans l'état de ces filles. Il faut compter +surtout l'ennui, le besoin absolu de varier l'existence, de sortir +d'une vie monotone par quelque écart ou quelque rêve. Que de choses +nouvelles à cette époque! Les voyages, les Indes, la découverte de la +terre! l'imprimerie! les romans surtout!... Quand tout cela roule au +dehors, agite les esprits, comment croire qu'on supportera la pesante +uniformité de la vie monastique, l'ennui des longs offices, sans +assaisonnement que de quelque sermon nasillard?</p> + +<p>Les laïques même, au milieu de tant de distractions, veulent, exigent +de leurs confesseurs la variété du plaisir, l'absolution de +l'inconstance.</p> + +<p>Le prêtre est entraîné, forcé de proche en proche. Une littérature +immense, variée, érudite, se fait de la casuistique, de l'art de tout +permettre. Littérature très-progressive, où l'indulgence de la veille +paraîtrait sévérité le lendemain. Courbés sur Navarro, Sanchez, +Ovando, Escobar et autres, les confesseurs pâlissent à scruter ces +mines immenses d'expédients, de fines et subtiles ressources pour +exterminer le péché, je veux dire pour le nier, en supprimer partout +l'idée. Des hommes si charitablement occupés nuit et jour à trouver +des moyens pour autoriser le plaisir, ne garderont-ils pas pour eux +une part de tant d'absolutions?</p> + +<p>Les mondains exigeaient de l'art; ils n'acceptaient pas l'indulgence, +à moins que le confesseur ne l'assaisonnât d'un sophisme. Mais +était-ce la peine de ruser, <span class="pagenum"><a id="page145" name="page145"></a>(p. 145)</span> de faire tant de frais avec les +pauvres religieuses, faibles et convaincues d'avance?</p> + +<p>La casuistique fut pour le monde, la mystique pour les couvents.</p> + +<p>Les fines recettes et les <i>distinguo</i> de la première ne sont pas +nécessaires ici. La mystique n'a que faire de ces pointes d'aiguille, +ayant la flamme d'amour pour brouiller, brûler tout, dans sa dévorante +équivoque.</p> + +<p>L'anéantissement de la personne et la mort de la volonté, c'est le +grand principe mystique. Desmarets nous en donne très-bien la vraie +portée morale. Ces dévoués, dit-il, immolés en eux et anéantis, +n'existent plus qu'en Dieu. <i>Dès lors ils ne peuvent mal faire.</i> La +partie supérieure est tellement divine, qu'elle ne sait plus ce que +fait l'autre.</p> + +<p>Doctrine très-ancienne qui reparaît souvent dans le Moyen âge. Au +<span class="smcap">XVII</span><sup>e</sup>, elle est commune dans les couvents de France et d'Espagne, +nulle part plus claire et plus naïve que dans les leçons d'un ange +normand à une religieuse (affaire de Louviers).</p> + +<p>L'ange enseigne à la nonne premièrement «le mépris du corps et +l'indifférence à la chair. Jésus l'a tellement méprisée, qu'il l'a +exposée nue à la flagellation, et laissé voir à tous...»</p> + +<p>Il lui enseigne «l'abandon de l'âme et de la volonté, la sainte, la +docile, la toute passive obéissance. Exemple, la sainte Vierge, qui ne +se défia pas de Gabriel, mais obéit, conçut.»</p> + +<p>«Courait-elle aucun risque? Non. Car un esprit ne peut causer aucune +impureté. Tout au contraire, il purifie.»</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page146" name="page146"></a>(p. 146)</span> À Louviers, cette belle doctrine fleurit dès 1623, professée +par un directeur âgé, autorisé, David. Le fond de son enseignement +était «de faire mourir le péché par le péché, pour mieux rentrer en +innocence. Ainsi firent nos premiers parents.»</p> + +<p>On devait croire que le zélé Joseph, qui avait poussé si haut le cri +d'alarme contre ces corrupteurs, ne s'en tiendrait pas là, qu'il y +aurait une grande et lumineuse enquête; que ce peuple innombrable, +qui, dans une seule province, comptait soixante mille docteurs, serait +connu, examiné de près. Mais non, ils disparaissent, et l'on n'en a +pas de nouvelles. Quelques-uns, dit-on, furent emprisonnés. Mais nul +procès, un silence profond.</p> + +<p>Selon toute apparence, Richelieu se soucia peu d'approfondir la chose. +Sa tendresse pour les Capucins ne l'aveugla pas au point de les suivre +dans une affaire qui eût mis dans leurs mains l'inquisition sur tous +les confesseurs.</p> + +<p>En général, le moine jalousait, haïssait le clergé séculier. Maître +absolu des femmes espagnoles, il était peu goûté de nos Françaises +pour sa malpropreté; elles allaient plutôt au prêtre, ou au Jésuite, +confesseur amphibie, demi-moine et demi-mondain. Si Richelieu avait +lâché la meute des Capucins, Récollets, Carmes, Dominicains, etc., qui +eût été en sûreté dans le clergé? Quel directeur, quel prêtre, même +honnête, n'avait usé et abusé du doux langage des quiétistes près de +ses pénitentes? Leur grand accusateur Bossuet, dans ses lettres à une +femme qu'il mène parfois durement (la veuve Cornuau), ne peut +lui-même s'abstenir des <span class="pagenum"><a id="page147" name="page147"></a>(p. 147)</span> molles douceurs, des équivoques +malsaines, des mots à double entente.</p> + +<p>Richelieu se garda de troubler le clergé lorsque déjà il préparait +l'assemblée générale où il demanda un don pour la guerre. Un procès +fut permis aux moines, un seul, contre un curé, mais contre un curé +magicien, ce qui permettait d'embrouiller les choses (comme en +l'affaire de Gauffridi), de sorte qu'aucun confesseur, aucun +directeur, ne s'y reconnût, et que chacun, en sécurité pleine, pût +toujours dire: «Ce n'est pas moi.»</p> + +<p>Grâce à ces soins tout prévoyants, une certaine obscurité reste en +effet sur l'affaire de Grandier. Son historien, le Capucin Tranquille, +prouve à merveille qu'il fut sorcier, bien plus un diable, et il est +nommé dans le procès (comme on aurait dit d'Astaroth) <i>Grandier des +dominations</i>. Tout au contraire, Ménage est près de le ranger parmi +les grands hommes accusés de magie, dans les martyrs de la libre +pensée.</p> + +<p>Pour voir un peu plus clair, il ne faut pas prendre Grandier à part, +mais lui garder sa place dans la trilogie diabolique du temps, dont il +ne fut qu'un second acte, l'éclairer par le premier acte qu'on a vu en +Provence dans l'affaire terrible de la Sainte-Baume où périt +Gauffridi, l'éclairer par le troisième acte, par l'affaire de +Louviers, qui copia Loudun (comme Loudun avait copié), et qui eut à +son tour un Gauffridi et un Urbain Grandier.</p> + +<p>Les trois affaires sont une et identiques. Toujours le prêtre +libertin, toujours le moine jaloux et la nonne furieuse par qui on +fait parler le Diable, et le prêtre brûlé à la fin.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page148" name="page148"></a>(p. 148)</span> Voilà ce qui fait la lumière dans ces affaires, et qui permet +d'y mieux voir que dans la fange obscure des monastères d'Espagne et +d'Italie. Les religieuses de ces pays de paresse méridionale étaient +étonnamment passives, subissaient la vie de sérail, et pis encore (V. +Del Rio, Llorente, Ricci, etc.). Nos Françaises, au contraire, d'une +personnalité forte, ardente, exigeante, furent terribles de jalousie +et terribles de haine, vrais diables (et sans figure), partant +indiscrètes, bruyantes, accusatrices. Leurs révélations furent +très-claires, et si claires vers la fin, que tout le monde en eut +honte et qu'en trente ans, en trois affaires, la chose, commencée par +l'horreur, s'éteignit dans la platitude, sous les sifflets et le +dégoût.</p> + +<p>Ce n'était pas à Loudun, en plein Poitou, parmi les huguenots, sous +leurs yeux et leurs railleries, dans la ville même où ils tenaient +leurs grands synodes nationaux, qu'on eût attendu une affaire +scandaleuse pour les catholiques. Mais justement ceux-ci, dans les +vieilles villes protestantes, vivaient comme en pays conquis, en +liberté très-grande, pensant avec raison que des gens souvent +massacrés, tout récemment vaincus, ne diraient mot. La Loudun +catholique (magistrats, prêtres, moines, un peu de noblesse et +quelques artisans) vivait à part de l'autre, en vraie colonie +conquérante. La colonie se divisa, comme on pouvait le deviner, par +l'opposition du prêtre et du moine.</p> + +<p>Le moine, nombreux et altier, comme missionnaire convertisseur, tenait +le haut du pavé contre les protestants et confessait les dames +catholiques, lorsque, de Bordeaux, arriva un jeune curé, élève des +Jésuites, <span class="pagenum"><a id="page149" name="page149"></a>(p. 149)</span> lettré et agréable, écrivant bien et parlant mieux. +Il éclata en chaire, et bientôt dans le monde. Il était Manceau de +naissance et disputeur, mais méridional d'éducation, de facilité +bordelaise, hâbleur, léger comme un Gascon. En peu de temps, il sut +brouiller à fond toute la petite ville, ayant les femmes pour lui, les +hommes contre (du moins presque tous). Il devint magnifique, insolent +et insupportable, ne respectant plus rien. Il criblait de sarcasmes +les Carmes, déblatérait en chaire contre les moines en général. On +s'étouffait à ses sermons. Majestueux et fastueux, ce personnage +apparaissait dans les rues de Loudun comme un père de l'Église, tandis +que la nuit, moins bruyant, il glissait aux allées ou par les portes +de derrière.</p> + +<p>Toutes lui furent à discrétion. La femme de l'avocat du roi fut +sensible pour lui, mais plus encore la fille du procureur royal, qui +en eut un enfant. Ce n'était pas assez. Ce conquérant, maître des +dames, poussant toujours son avantage, en venait aux religieuses. Il y +avait partout alors des Ursulines, sœurs vouées à l'éducation, +missionnaires femelles en pays protestant, qui caressaient, charmaient +les mères, attiraient les petites filles. Celles de Loudun étaient un +petit couvent de demoiselles nobles et pauvres. Pauvre couvent +lui-même; en les fondant, on ne leur donna guère que la maison, ancien +collége huguenot. La supérieure, dame de bonne noblesse et bien +apparentée, brûlait d'élever son couvent, de l'amplifier, de +l'enrichir et de le faire connaître. Elle aurait pris Grandier +peut-être, l'homme à la mode, si déjà elle n'eût eu pour directeur un +prêtre qui avait de bien autres racines dans <span class="pagenum"><a id="page150" name="page150"></a>(p. 150)</span> le pays, étant +proche parent des deux principaux magistrats. Le chanoine Mignon, +comme on l'appelait, tenait la supérieure. Elle et lui en confession +(les dames supérieures confessaient), tous deux apprirent avec fureur +que les jeunes nonnes ne rêvaient que de ce Grandier dont on parlait +tant.</p> + +<p>Donc, le directeur menacé, le mari trompé, le père outragé (trois +affronts en même famille!) unirent leurs jalousies et jurèrent la +perte de Grandier. Pour réussir, il suffisait de le laisser aller. Il +se perdait assez lui-même. Une affaire éclata qui fit un bruit à faire +presque écrouler la ville.</p> + +<p>Les religieuses, en cette vieille maison huguenote où on les avait +mises, n'étaient pas rassurées. Leurs pensionnaires, enfants de la +ville, et peut-être aussi de jeunes nonnes, avaient trouvé plaisant +d'épouvanter les autres en jouant aux revenants, aux fantômes, aux +apparitions. Il n'y avait pas trop d'ordre en ce mélange de petites +filles riches que l'on gâtait. Elles couraient la nuit les corridors. +Si bien qu'elles s'épouvantèrent elles-mêmes. Quelques-unes en étaient +malades, ou malades d'esprit. Mais, ces peurs, ces illusions, se +mêlant aux scandales de ville dont on leur parlait trop le jour, le +revenant des nuits, ce fut Grandier. Plusieurs dirent l'avoir vu, +senti la nuit près d'elles, audacieux, vainqueur, et s'être réveillées +trop tard. Était-ce illusion? Étaient-ce plaisanteries de novices? +Était-ce réellement Grandier qui avait acheté la portière ou risqué +l'escalade? On n'a jamais pu l'éclaircir.</p> + +<p>Les trois dès lors crurent le tenir. Ils suscitèrent d'abord dans les +petites gens qu'ils protégeaient deux <span class="pagenum"><a id="page151" name="page151"></a>(p. 151)</span> bonnes âmes qui +déclarèrent ne pouvoir plus garder pour leur curé un débauché, un +sorcier, un démon, un esprit fort, qui, à l'église, «pliait un genou +et non deux;» enfin qui se moquait des règles, et donnait des +dispenses contre les droits de l'évêque.—Accusation habile qui +mettait contre lui l'évêque de Poitiers, défenseur naturel du prêtre, +et livrait celui-ci à la rage des moines.</p> + +<p>Tout cela monté avec génie, il faut l'avouer. En le faisant accuser +par deux pauvres, on trouva très-utile de le bâtonner par un noble. En +ce temps de duel, l'homme, impunément bâtonné, perdait dans le public; +il baissait chez les femmes. Grandier sentit la profondeur du coup. +Comme en tout il aimait l'éclat, il alla au roi même, se jeta à ses +genoux, demanda vengeance pour sa robe de prêtre. Il l'aurait eue d'un +roi dévot; mais il se trouva là des gens qui dirent au roi que c'était +affaire d'amour et fureur de maris trompés.</p> + +<p>Au tribunal ecclésiastique de Poitiers, Grandier fut condamné à +pénitence et à être banni de Loudun, donc déshonoré comme prêtre. Mais +le tribunal civil reprit la chose et le trouva innocent. Il eut encore +pour lui l'autorité ecclésiastique dont relevait Poitiers, +l'archevêque de Bordeaux, Sourdis. Ce prélat belliqueux, amiral et +brave marin, autant et plus que prêtre, ne fit que hausser les épaules +au récit de ces peccadilles. Il innocenta le curé, mais en même temps +lui conseilla sagement d'aller vivre partout, excepté à Loudun.</p> + +<p>C'est ce que l'orgueilleux n'eut garde de faire. Il voulut jouir du +triomphe sur le terrain de la bataille <span class="pagenum"><a id="page152" name="page152"></a>(p. 152)</span> et parader devant les +dames. Il rentra dans Loudun au grand jour, à grand bruit; toutes le +regardaient des fenêtres; il marchait tenant un laurier.</p> + +<p>Non content de cette folie, il menaçait, voulait réparation. Ses +adversaires, ainsi poussés, à leur tour en péril, se rappelèrent +l'affaire de Gauffridi, où le Diable, le père du mensonge, +honorablement réhabilité, avait été accepté en justice comme un bon +témoin véridique, croyable pour l'Église et croyable pour les gens du +roi. Désespérés, ils invoquèrent un Diable, et ils l'eurent à +commandement. Il parut chez les Ursulines.</p> + +<p>Chose hasardeuse. Mais que de gens intéressés au succès! La supérieure +voyait son couvent, pauvre, obscur, attirer bientôt les yeux de la +cour, des provinces, de toute la terre. Les moines y voyaient leur +victoire sur leurs rivaux, les prêtres. Ils retrouvaient ces combats +populaires livrés au Diable en l'autre siècle, souvent (comme à +Soissons) devant la porte des églises, la terreur et la joie du peuple +à voir triompher le bon Dieu, l'aveu tiré du Diable, «que Dieu est +dans le Sacrement,» l'humiliation des huguenots convaincus par le +démon même.</p> + +<p>Dans cette comédie tragique, l'exorciste représentait Dieu, ou tout au +moins c'était l'archange terrassant le dragon. Il descendait des +échafauds, épuisé, ruisselant de sueur, mais triomphant, porté dans +les bras de la foule, béni des bonnes femmes qui en pleuraient de +joie.</p> + +<p>Voilà pourquoi il fallait toujours un peu de sorcellerie dans les +procès. On ne s'intéressait qu'au Diable. <span class="pagenum"><a id="page153" name="page153"></a>(p. 153)</span> On ne pouvait pas +toujours le voir sortir du corps en crapaud noir (comme à Bordeaux en +1610). Mais on était du moins dédommagé par une grande, superbe mise +en scène. L'âpre désert de Madeleine, l'horreur de la Sainte-Baume, +dans l'affaire de Provence, firent une bonne partie du succès. Loudun +eut pour lui le tapage et la bacchanale furieuse d'une grande armée +d'exorcistes divisés en plusieurs églises. Enfin, Louviers, que nous +verrons, pour raviver un peu ce genre usé, imagina des scènes de nuit +où les diables en religieuses, à la lueur des torches, creusaient, +tiraient des fosses les charmes qu'on y avait cachés.</p> + +<p>L'affaire commença par la supérieure et par une sœur converse à +elle. Elles eurent des convulsions, jargonnèrent diaboliquement. +D'autres nonnes les imitèrent, une surtout, hardie, reprit le rôle de +la Louise de Marseille, le même diable Léviathan, le démon supérieur +de chicane et d'accusation.</p> + +<p>Toute la petite ville entre en branle. Les moines de toutes couleurs +s'emparent des nonnes, les divisent, les exorcisent par trois, par +quatre. Ils se partagent les églises. Les Capucins à eux seuls en +occupent deux. La foule y court, toutes les femmes, et, dans cet +auditoire effrayé, palpitant, plus d'une crie qu'elle sent aussi des +diables; six filles de la ville sont possédées. Et le simple récit de +ces choses effroyables fait deux possédées à Chinon.</p> + +<p>On en parla partout, à Paris, à la cour. Notre reine espagnole, +imaginative et dévote, envoie son aumônier; bien plus, lord Montaigu, +l'ancien papiste, son fidèle serviteur, qui vit tout et crut tout, +rapporta tout <span class="pagenum"><a id="page154" name="page154"></a>(p. 154)</span> au pape. Miracle constaté. Il avait vu les +plaies d'une nonne, les stigmates marqués par le Diable sur les mains +de la supérieure.</p> + +<p>Qu'en dit le roi de France? Toute sa dévotion était tournée au Diable, +à l'enfer, à la crainte. On dit que Richelieu fut charmé de l'y +entretenir. J'en doute; les diables étaient essentiellement espagnols +et du parti d'Espagne; s'ils parlaient politique, c'eût été contre +Richelieu. Peut-être en eut-il peur. Il leur rendit hommage, et envoya +sa nièce pour témoigner intérêt à la chose.</p> + +<p>La cour croyait. Mais Loudun même ne croyait pas. Ses diables, pauvres +imitateurs des démons de Marseille, répétaient le matin ce qu'on leur +apprenait le soir d'après le manuel connu du père Michaëlis. Ils +n'auraient su que dire si des exorcismes secrets, répétition soignée +de la farce du jour, ne les eussent, chaque nuit, préparés et stylés à +figurer devant le peuple.</p> + +<p>Un ferme magistrat, le bailli de la ville, éclata, vint lui-même +trouver les fourbes, les menaça, les dénonça. Ce fut aussi le jugement +tacite de l'archevêque de Bordeaux, auquel Grandier en appelait. Il +envoya un règlement pour diriger du moins les exorcistes, finir leur +arbitraire; de plus, son chirurgien, qui visita les filles, ne les +trouva point possédées, ni folles, ni <i>malades</i>. Qu'étaient-elles? +Fourbes à coup sûr.</p> + +<p>Ainsi continue dans ce siècle ce beau duel du médecin contre le +Diable, de la science et de la lumière contre le ténébreux mensonge. +Nous l'avons vu commencer par Agrippa, Wyer. Certain docteur Duncan +<span class="pagenum"><a id="page155" name="page155"></a>(p. 155)</span> continua bravement à Loudun, et sans crainte imprima que +cette affaire n'était que ridicule.</p> + +<p>Le Démon, qu'on dit si rebelle, eut peur, se tut, perdit la voix. Mais +les passions étaient trop animées pour que la chose en restât là. Le +flot remonta pour Grandier avec une telle force, que les assaillis +devinrent assaillants. Un parent des accusateurs, un apothicaire, fut +pris à partie par une riche demoiselle de la ville, qu'il disait être +maîtresse du curé. Comme calomniateur, il fut condamné à l'amende +honorable.</p> + +<p>La supérieure était perdue. On eût aisément constaté ce que vit plus +tard un témoin, que ses stigmates étaient une peinture, rafraîchie +tous les jours. Mais elle était parente d'un conseiller du roi, +Laubardemont, qui la sauva. Il était justement chargé de raser les +forts de Loudun. Il se fit donner une commission pour faire juger +Grandier. On fit entendre au cardinal que l'accusé était curé et ami +de la <i>Cordonnière de Loudun</i>, un des nombreux agents de Marie de +Médicis; qu'il s'était fait le secrétaire de sa paroissienne, et, sous +son nom, avait écrit un ignoble pamphlet.</p> + +<p>Du reste, Richelieu eût voulu être magnanime et mépriser la chose, +qu'il l'eût pu difficilement. Les Capucins, le Père Joseph, +spéculaient là-dessus. Richelieu lui aurait donné une belle prise +contre lui près du roi s'il n'eût montré du zèle. Certain M. Quillet, +qui avait observé sérieusement, alla voir Richelieu et l'avertit. Mais +celui-ci craignit de l'écouter, et le regarda de si mauvais œil, +que le donneur d'avis jugea prudent de se sauver en Italie.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page156" name="page156"></a>(p. 156)</span> Laubardemont arrive le 6 décembre 1633. Avec lui la terreur. +Pouvoir illimité. C'est le roi en personne. Toute la force du royaume, +une horrible massue, pour écraser une mouche.</p> + +<p>Les magistrats furent indignés, le lieutenant civil avertit Grandier +qu'il l'arrêterait le lendemain. Il n'en tint compte et se fit +arrêter. Enlevé à l'instant, sans forme de procès, mis aux cachots +d'Angers. Puis ramené, jeté où? dans la maison et la chambre d'un de +ses ennemis, qui en fait murer les fenêtres pour qu'il étouffe. +L'exécrable examen qu'on fait sur le corps du sorcier, en lui +enfonçant des aiguilles pour trouver la marque du Diable, est fait par +les mains mêmes de ses accusateurs, qui prennent sur lui d'avance leur +vengeance préalable, l'avant-goût du supplice!</p> + +<p>On le traîne aux églises en face de ces filles, à qui Laubardemont a +rendu la parole. Il trouve des bacchantes que l'apothicaire condamné +soûlait de ses breuvages, les jetant en de telles furies qu'un jour +Grandier fut près de périr sous leurs ongles.</p> + +<p>Ne pouvant imiter l'éloquence de la possédée de Marseille, elles +suppléaient par le cynisme. Spectacle hideux! des filles, abusant des +prétendus diables, pour lâcher devant le public la bonde à la furie +des sens! C'est justement ce qui grossissait l'auditoire. On venait +ouïr là, de la bouche des femmes, ce qu'aucune n'osa dire jamais.</p> + +<p>Le ridicule, ainsi que l'odieux, allaient croissant. Le peu qu'on leur +soufflait de latin, elles le disaient tout de travers. Le public +trouvait que les diables n'avaient pas fait leur <i>quatrième</i>. Les +Capucins, sans se déconcerter, <span class="pagenum"><a id="page157" name="page157"></a>(p. 157)</span> dirent que, si ces démons +étaient faibles en latin, ils parlaient à merveille l'iroquois, le +topinambour.</p> + +<p>La farce ignoble, vue de soixante lieues, de Saint-Germain, du Louvre, +apparaissait miraculeuse, effrayante et terrible. La cour admirait et +tremblait. Richelieu (sans doute pour plaire) fit une chose lâche. Il +fit payer les exorcistes, payer les religieuses.</p> + +<p>Une si haute faveur exalta la cabale et la rendit tout à fait folle. +Après les paroles insensées vinrent les actes honteux. Les exorcistes, +sous prétexte de la fatigue des nonnes, les firent promener hors de la +ville, les promenèrent eux-mêmes. Et l'une d'elles en revint enceinte. +L'apparence du moins était telle. Au cinquième ou sixième mois, tout +disparut, et le démon qui était en elle avoua la malice qu'il avait +eue de calomnier la pauvre religieuse par cette illusion de grossesse. +C'est l'historien de Louviers qui nous apprend cette histoire de +Loudun (Esprit, p. 135).</p> + +<p>On assure que le père Joseph vint secrètement, mais vit l'affaire +perdue, et s'en tira sans bruit. Les Jésuites vinrent aussi, +exorcisèrent, firent peu de chose, flairèrent l'opinion, se dérobèrent +aussi.</p> + +<p>Mais les moines, les Capucins, étaient si engagés, qu'il ne leur +restait plus qu'à se sauver par la terreur. Ils tendirent des piéges +perfides au courageux bailli, à la baillive, voulant les faire périr, +éteindre la future réaction de la justice. Enfin ils pressèrent la +commission d'expédier Grandier. Les choses ne pouvaient plus aller. +Les nonnes même leur échappaient. Après cette terrible orgie de +fureurs sensuelles et de cris impudiques <span class="pagenum"><a id="page158" name="page158"></a>(p. 158)</span> pour faire couler le +sang humain, deux ou trois défaillirent, se prirent en dégoût, en +horreur; elles se vomissaient elles-mêmes. Malgré le sort affreux +qu'elles avaient à attendre si elles parlaient, malgré la certitude de +finir dans une basse-fosse (c'était l'usage encore, voir Mabillon), +elles dirent dans l'église qu'elles étaient damnées, qu'elles avaient +joué le Diable, que Grandier était innocent.</p> + +<p>Elles se perdirent mais n'arrêtèrent rien. Une réclamation générale de +la ville au roi n'arrêta rien. On condamna Grandier à être brûlé (18 +août 1634). Telle était la rage de ses ennemis, qu'avant le bûcher ils +exigèrent, pour la seconde fois, qu'on lui plantât partout l'aiguille +pour chercher la marque du Diable. Un des juges eût voulu qu'on lui +arrachât même les ongles, mais le chirurgien refusa.</p> + +<p>On craignait l'échafaud, les dernières paroles du patient. Comme on +avait trouvé dans ses papiers un écrit contre le célibat des prêtres, +ceux qui le disaient sorcier le croyaient eux-mêmes esprit fort. On se +souvenait des paroles hardies que les martyrs de la libre pensée +avaient lancées contre leurs juges, on se rappelait le mot suprême de +Bruno, la bravade de Vanini. On composa avec Grandier. On lui dit que, +s'il était sage, on lui sauverait la flamme, qu'on l'étranglerait +préalablement. Le faible prêtre, homme de chair, donna encore ceci à +la chair, et promit de ne point parler. Il ne dit rien sur le chemin +et rien sur l'échafaud. Quand on le vit bien lié au poteau, toute +chose prête, et le feu disposé pour l'envelopper brusquement de flamme +et de fumée, un moine, son propre confesseur, sans <span class="pagenum"><a id="page159" name="page159"></a>(p. 159)</span> attendre +le bourreau, mit le feu au bûcher. Le patient, enragé, n'eut que le +temps de dire: «Ah! vous m'avez trompé!» Mais les tourbillons +s'élevèrent et la fournaise de douleurs... On n'entendit plus que des +cris.</p> + +<p>Richelieu, dans ses Mémoires, parle peu de cette affaire et avec une +honte visible. Il fait entendre qu'il suivit les rapports qui lui +vinrent, la voix de l'opinion. Il n'en avait pas moins, en soudoyant +les exorcistes, en lâchant bride aux Capucins, en les laissant +triompher par la France, encouragé, tenté la fourberie. Gauffridi, +renouvelé par Grandier, va reparaître encore plus sale dans l'affaire +de Louviers.</p> + +<p>C'est justement en 1634 que les diables, chassés de Poitou, passent en +Normandie, copiant, recopiant leurs sottises de la Sainte-Baume, sans +invention et sans talent, sans imagination. Le furieux Léviathan de +Provence, contrefait à Loudun, perd son aiguillon du Midi, et ne se +tire d'affaire qu'en faisant parler couramment aux vierges les langues +de Sodome. Hélas! tout à l'heure, à Louviers, il perd son audace même; +il prend la pesanteur du Nord, et devient un pauvre d'esprit.<a href="#tam"><span class="small">[Retour à la Table des Matières]</span></a></p> + + + + +<h3><span class="pagenum"><a id="page160" name="page160"></a>(p. 160)</span> CHAPITRE X</h3> + +<h4>LES CARMÉLITES—SUCCÈS DU CID<br> + +1636-1637</h4> + + +<p>Nous ne sortons pas des couvents ni du surnaturel. L'histoire de ce +temps va de miracle en miracle. Au cloître se fait et se défait par +voie occulte le nœud brouillé des plus grands intérêts. Le fil +qu'une politique savante croit diriger aux <i>cabinets des princes</i>, une +main ignorante de femme le coupe en se jouant. Richelieu propose; la +Vierge dispose. Tous les calculs du Palais-Cardinal sont bafoués par +le Val-de-Grâce.</p> + +<p>Un mot d'avance qui contient tout, qui enveloppe le siècle même.</p> + +<p>La question du siècle, c'est le mariage espagnol, redouté d'Henri IV, +accompli par sa femme, presque <span class="pagenum"><a id="page161" name="page161"></a>(p. 161)</span> brisé par Richelieu. À +l'intérieur, à l'extérieur, Richelieu sue à combattre l'Espagne et la +maison d'Autriche. Mais, malgré lui, le mariage espagnol porte +décidément son fruit. Une grossesse miraculeuse met dans le trône de +France le sang de Charles-Quint, <i>Dieudonné</i>, ou Louis XIV, lequel ne +combattra l'Espagne que pour prendre son rôle et la continuer par la +ruine de la Hollande et de la France protestante.</p> + +<p>C'est la victoire d'un mort sur un vivant, celle de l'Espagne sur la +France; l'esprit espagnol, en un siècle, mène celle-ci à sa mutilation +et à sa banqueroute de trois milliards.</p> + +<p>Est-ce à dire que ce mort, ce blême et faible revenant, ait eu +directement cette victoire sur les puissances de la vie? Non, +l'Espagne n'aurait pas eu prise si la France elle-même ne s'était +ouverte et livrée par l'admiration de cette vieille ruine, employant +la vivacité d'un réveil de génie à relever l'Espagne dans l'opinion. +Il y fallut Corneille, il y fallut le <i>Cid</i> et son succès national; +événement énorme, d'une portée qui n'a jamais été sentie jusqu'ici.</p> + +<p>Examinons. En 1635, à la rupture, lorsque l'ambassadeur d'Espagne, +Mirabel, partit de Paris, où resta le foyer de l'intrigue espagnole? +Aux Carmélites de la rue Saint-Jacques. «C'est alors, dit Laporte, +valet de chambre de la reine, qu'elle renoua correspondance avec son +frère Philippe IV.» Elle écrivait dans ce couvent.</p> + +<p>Cette colonie de Carmélites avait été, sous Henri IV, une vraie +invasion espagnole. On a vu leur entrée triomphale à Paris sous les +auspices des Guises. Elles <span class="pagenum"><a id="page162" name="page162"></a>(p. 162)</span> établirent rue Saint-Jacques leur +dévot ermitage, leur désert extatique, au lieu le plus peuplé et sur +la grande route du Midi, la plus fréquentée de France. Ce fut un autre +Escurial à un quart d'heure du Louvre.</p> + +<p>Nous devons à M. Cousin de connaître les pieuses origines de ces +solitaires<a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a><a href="#footnote11" title="Lien vers la note 11"><span class="smaller">[11]</span></a>. Il est heureux. Au revers du critique qui croyait +<i>dénicher</i> des saints, il a trouvé, rétabli dans leur niche, je ne +sais combien de saintes, acceptant de confiance ce que les +religieuses elles-mêmes <span class="pagenum"><a id="page163" name="page163"></a>(p. 163)</span> ont écrit de leur propre sainteté, +leur donnant la publicité de ses livres charmants, écrits sur les +femmes et pour elles.</p> + +<p>Moi, je suis moins heureux. Sur ma route, je vois sortir de là +d'étranges réputations, la Fargis, par exemple. J'y vois que les +saintes elles-mêmes, fort occupées du monde, mirent toute leur ferveur +à avancer les affaires de l'Espagne.</p> + +<p>Richelieu y avait l'œil. Il avait cru se donner une prise sur +l'ordre en se faisant nommer protecteur des <span class="pagenum"><a id="page164" name="page164"></a>(p. 164)</span> Carmélites, et +sur la maison de Paris en lui donnant pour supérieure une de ses +parentes. Parente ou non, elle était femme, et, comme telle, dans la +ligue universelle des femmes contre Richelieu. La reine trouva là une +sûreté qu'elle n'avait nulle part. Elle put y écrire tout le jour à +son aise. Elle put y voir à la grille qui elle voulait, des inconnus, +de faux pauvres, les agents que Mirabel envoyait de Bruxelles, le lord +papiste Montaigu; un joli cavalier aussi, qui, dans ses grandes +crises, lui venait à propos pour lui donner courage. Le cavalier +n'était autre que la Chevreuse, qui vint parfois de son exil, faisant +trente lieues en une nuit.</p> + +<p>Entrait-on dans ce monastère? Un passage curieux de mademoiselle de +Montpensier nous apprend que les couvents de fondation royale +n'avaient point de clôture pour les officiers des princesses. +Elle-même, à douze ans, entrant dans un monastère, tous les hommes de +sa suite y entraient sans difficulté.</p> + +<p>Que pouvait-elle donc tant écrire, n'entrant pas au conseil et tenue +hors des affaires? La réponse n'est pas difficile. Le couvent, mêlé de +noblesse, de bourgeoisie ligueuse, et visité par tant de gens, était +un grand centre d'informations. Et plus directement encore, la reine, +par mademoiselle de Hautefort, savait chaque matin ce que le roi avait +dit le soir. Plus d'un secret d'État pouvait, par cette voie, aller +droit à Madrid.</p> + +<p>Il faut bien se rappeler la situation. L'Espagne épuisée se voyait +faire la guerre par la France épuisée. À chaque année, elle espérait +que Richelieu n'en pourrait <span class="pagenum"><a id="page165" name="page165"></a>(p. 165)</span> plus, serait tari, fini. Elle le +crut en 1636, où, faute d'argent, il ne put refaire à temps son armée +du Rhin et du Nord. La violente dictature des intendants, qu'il mit +partout alors, lui donna des ressources, mais à l'instant provoqua des +révoltes. L'Espagne comptait là-dessus, le guettait, l'attendait.</p> + +<p>Mais les temps étaient bien changés. Les révoltes, isolées, partielles +et sans concert, ne rappelaient en rien la Ligue. Les insurrections de +paysans qui éclatèrent ici et là en 1638, la sournoise résistance (de +bourgeoisie surtout) qui se fit sous forme religieuse et s'appela le +jansénisme, n'auraient pas fait grand chose. L'homme tant détesté n'en +fût pas moins resté fort et haut dans l'opinion. On voyait sa terrible +route à travers tant d'obstacles, et les résultats (médiocres au fond) +qu'il obtenait étaient loués avec raison pour la grandeur de volonté, +l'invincibilité que l'on sentait en lui. Mais voici qu'un matin, sous +forme littéraire, sans pouvoir être arrêté, réprimé, un coup moral +inattendu lui est porté par la main d'un enfant, la main innocente et +aveugle du bonhomme Corneille. Coup oblique, indirect, qui entra +d'autant mieux. Tout fut changé, et le public, et peut-être Richelieu +lui-même. Il ne s'en est jamais relevé. Il faut dire que ce coup fut +asséné au jour le plus critique, en 1636, le lendemain de l'invasion, +quand la France entamée douta du génie du ministre et l'accusa +d'imprévoyance. Elle eut à ce moment un accès fou qu'elle a parfois, +celui d'admirer l'ennemi. Et, par un terrible à-propos (que l'auteur, +certes, n'avait pas calculé), l'Espagne éclata au théâtre et y fut +glorifiée.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page166" name="page166"></a>(p. 166)</span> Richelieu, essentiellement homme de lettres, aimait, +nourrissait ses confrères, qui alors ne pouvaient vivre de leur plume. +Malgré la détresse publique, il soutenait les bons écrivains du temps, +la Mothe le Vayer, Rotrou, Corneille, Benserade, Renaudot, l'historien +Mézeray, l'amusant Boisrobert, l'honnête et savant Chapelain. Il +faisait plus que de les payer, il les honorait. Par exemple, il ne +souffrait pas que Desmarets lui parlât découvert; il le faisait +couvrir, asseoir. Néanmoins sa nature violente et la violence de son +gouvernement, qu'il le voulût ou non, étouffait la littérature. Sa +manie de faire faire des pièces, dont il faisait le plan et rimait +quelques scènes, était despotique, irritante; ces pauvres rimeurs à +grand'peine tiraient la charrue sous l'aiguillon de ce terrible +camarade.</p> + +<p>Un petit juge de Rouen, Pierre Corneille, avait, dès 1629, relevé, ou +plutôt créé le théâtre, par une mauvaise pièce, <i>Mélite</i>, qui eut un +succès immense. La liberté d'esprit, chassée du monde réel, sembla +vouloir se réfugier dans celui des fictions, dans le drame d'intrigue. +Trois théâtres surgirent. Richelieu eut l'ambition de conquérir encore +cet asile de la fantaisie et de la libre opinion. À son confident +Boisrobert il attela quatre hommes, Corneille, Rotrou, l'Étoile et +Colletet, et les regarda travailler. Le plus indépendant fut Colletet +(de pauvreté proverbiale); il repoussa le plan du tout-puissant +ministre. Corneille essaya de résister, puis obéit et fit ce qu'il +voulut, mais se retira à Rouen (1635).</p> + +<p>Là, un vieux secrétaire de Marie de Médicis, grand <span class="pagenum"><a id="page167" name="page167"></a>(p. 167)</span> +admirateur de l'Espagne, lui montra, lui recommanda une pièce +espagnole, le <i>Cid</i>, de Guilain de Castro; il l'engagea à porter ce +beau sujet sur notre scène. Il y avait une difficulté; la pièce était +la glorification du duel, si sévèrement puni par les édits, à ce point +qu'on y sacrifia en 1626 la tête même d'un Montmorency. Sévérité, du +reste, qui indigna et fut prise dans l'opinion comme un trait des plus +odieux de ce gouvernement de prêtre. «Plus de général prêtre!» Ce fut +le cri de la noblesse en 1635.</p> + +<p>Glorifier le duel, c'était, dans les idées du temps, attaquer, +détrôner le prêtre et relever le gentilhomme.</p> + +<p>Dans une pièce, du reste, médiocre, <i>Médée</i>, que Corneille venait de +faire jouer l'année même de l'invasion, on avait admiré et applaudi +ces vers.</p> + +<p class="poem"> + Dans un si grand revers, que vous reste-t-il?—Moi,<br> + Moi, dis-je, et c'est assez.</p> + +<p>Mot fort et très-profond, bien plus que ne le sentit l'auteur. Le +sort, la pensée de la France et son état moral étaient dans cette +formule. La tempête d'idées et d'opinions qui battit le <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle +avait laissé un calme morne; plus de protestantisme; le catholicisme +stérile (sauf un fruit sec, le jansénisme). Il ne restait guère que +l'individu.</p> + +<p>Des mœurs religieuses en dessus, fort gâtées en dessous. Et, avec +tout cela, cette France gardait une étincelle d'idées? Non, d'énergie, +une certaine pointe du moins, la langue acérée, l'épée prompte. Un +brillant <span class="pagenum"><a id="page168" name="page168"></a>(p. 168)</span> coup d'épée, à cela véritablement se réduit l'idéal +du temps.</p> + +<p>«Que vous reste-t-il?—Moi.» Ce mot n'était que le duel.</p> + +<p>Précisément la chose que le ministre poursuivait, punissait de mort.</p> + +<p>Comment ce pauvre petit juge de Rouen, fonctionnaire craintif, +bourgeois de mœurs et d'habitudes, s'emporta-t-il à cet excès +d'audace? Et fut-ce bien le vieux secrétaire de la reine mère qui fit +cette malice de relever par là nos ennemis les Espagnols? Non, à coup +sûr. Il y a une autre explication, meilleure, je crois. C'est que +Corneille était dans un moment où les hommes ne se connaissent plus, +et font parfois, sans savoir ce qu'ils font, de sublimes imprudences. +Il aimait, aimait sans espoir. Sans cette folie-là, il n'eût jamais +fait l'autre.</p> + +<p>Une autre chose à expliquer, c'est de savoir comment cet homme de +robe, ce juge de Rouen, eut la pensée des gentilshommes, l'âme de la +noblesse plus qu'elle ne l'avait elle-même. L'esprit bourgeois était +très-belliqueux. Des Arnauld, avocats, nous voyons surgir cet Arnauld, +capitaine, qui fit le fort Louis contre La Rochelle et forma le +renommé régiment de Champagne. Du parlement de Pau sortit l'homme que +Richelieu appelait <i>la Guerre</i>, le fameux Gassion. Le fils du +président de Thou, cet Auguste de Thou qui doit périr, va comme +amateur à la guerre, en partie de plaisir, avec ses amis de la cour, +aux endroits les plus dangereux, et s'amuse à se faire blesser.</p> + +<p>Corneille amoureux fit Chimène. Corneille escrimeur <span class="pagenum"><a id="page169" name="page169"></a>(p. 169)</span> fit +Rodrigue. Je veux dire escrimeur d'esprit et disputeur normand. Ses +drames, sauf les moments sublimes, ne sont qu'escrime et polémique.</p> + +<p>Le <i>Cid</i>, présenté comme une imitation de l'espagnol, allait droit à +la reine. Il fut représenté chez elle au Louvre. Richelieu fut +surpris. Cet incident si grave échappa à sa surveillance.</p> + +<p>Le coup parti, tout fut fini; impossible d'y revenir. Dès la première +représentation, les applaudissements, les trépignements, les cris, les +pleurs, un frénétique enthousiasme. Joué au Louvre, joué à Paris, joué +chez le cardinal même, qui le subit sur son théâtre, supposant +très-probablement que sa désapprobation souveraine, toujours si +redoutée, tuerait la pièce, ou tout au moins verserait aux acteurs, +aux spectateurs, une averse de glace; que, les uns n'osant bien jouer +ni les autres applaudir, le <i>Cid</i> périrait morfondu.</p> + +<p>Phénomène terrible! Chez le cardinal même et devant lui, le succès fut +complet. Acteurs et spectateurs avaient pris l'âme du <i>Cid</i>. Personne +n'avait plus peur de rien. Le ministre resta le vaincu de la pièce, +aussi bien que don Sanche, l'amant dédaigné de Chimène.</p> + +<p>Contre cette erreur du public, le tout-puissant ministre, n'ayant +nulle ressource en la force, fut obligé de faire appel au public même, +au public des lettrés contre celui des illettrés, aux écrivains contre +la cour et la ville ignorantes. Une compagnie littéraire, à l'instar +des académies italiennes, s'était formée vers 1629. Chapelain et +autres bons esprits se réunissaient chez un protestant aimé de +Richelieu, le savant Conrart. En 1634, le ministre eut l'idée d'en +faire une <span class="pagenum"><a id="page170" name="page170"></a>(p. 170)</span> société qui s'occupât de mots (jamais d'idées), qui +consacrât ses soins à polir notre langue. Ce fut l'Académie française. +Nul péril. L'innocente et honnête société devait la protection du +cardinal à son fou Boisrobert, un bouffon de beaucoup d'esprit. Et +elle avait pour chancelier un homme qui était tout à lui, Desmarets de +Saint-Sorlin.</p> + +<p>Le 10 juillet 1637, au moment où Richelieu recommençait encore contre +l'Espagne une campagne laborieuse, au moment où la cour l'entourait de +complots, son âme littéraire, plus occupée encore du succès de +Corneille, éclata toute dans une solennelle ouverture qu'il fit chez +lui de l'Académie française contre le <i>Cid</i> et le public.</p> + +<p>L'Académie naissante ne se souciait nullement de débuter par +contredire l'opinion. Il fallut les ordres précis, et même une menace +brutale du ministre, pour qu'elle obéît: «Je vous aimerai comme vous +m'aimerez,» dit-il. Évidemment il menaçait de supprimer leurs +pensions.</p> + +<p>On sait le jugement, faible et froid, médiocre, parfois judicieux, +parfois timidement complaisant, que l'Académie publia, et l'insultante +critique du ridicule capitan Scudéry, et les lâches injures de Mairet, +jusque-là maître de la scène, qui s'avoua jaloux et releva encore par +là le succès de Corneille.</p> + +<p>Aurait-on pu, en 1637, après le <i>Cid</i>, ce qu'on avait pu en 1626, +punir de mort l'obstiné duelliste revenu pour se battre sous les +croisées du roi? Non, l'édit était aboli, la scène avait vaincu les +lois; sur Richelieu planait Corneille.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page171" name="page171"></a>(p. 171)</span> La campagne s'ouvrait. De quel cœur la noblesse +allait-elle se battre contre les descendants du <i>Cid</i>, ces Espagnols +aimés et admirés? Français et Espagnols allaient penser également que +l'ennemi n'était qu'à Paris, l'ennemi commun, Richelieu.</p> + +<p>Tout en voulant apaiser le ministre et lui demandant pardon d'avoir +réussi, Corneille allait de crime en crime. Pas une de ses pièces qui +n'eût l'effet d'une conspiration. <i>Horace</i>, quoique dédié au cardinal, +fut avidement saisi par les Romains du Parlement, les Cassius de la +grand'chambre et les Brutus de la basoche. <i>Cinna</i>, la <i>Clémence +d'Auguste</i>, sous cet homme inclément, parut une sanglante satire. +<i>Polyeucte</i> fut représenté au moment où le ministre venait de mettre à +la Bastille le Polyeucte janséniste, l'abbé de Saint-Cyran. Les femmes +de Corneille sont déjà les frondeuses, et ce sont elles qui firent +celles-ci. La Palatine se croyait Émilie. Madame de Longueville disait +de sang-froid, à Coligny, à la Rochefoucauld, ce que Chimène dit, dans +son transport, ne se connaissant plus:</p> + +<p class="poem"> + Sors vainqueur d'un combat dont Chimène est le prix.</p> + +<p>Mais la Chimène surtout, ce fut la reine. Avec ses trente-sept ans, +notre reine espagnole, oubliée, peu comptée, un peu moquée pour ses +couches douteuses, refleurit jeune et pure par la vertu du Cid. Sur +elle, aux représentations, se fixent tous les yeux, à elle reviennent +les bravos et l'enthousiasme public. Tout imite l'Espagne, se drape à +l'espagnole, pour être bien <span class="pagenum"><a id="page172" name="page172"></a>(p. 172)</span> vu de Chimène. Elle accepte ce +rôle, et, quoique l'auteur inquiet ait dédié le Cid à la nièce du +cardinal, la reine se pose sa patronne. Elle demande, obtient de +Richelieu qu'on donne la noblesse au père de Corneille, et il n'ose +refuser. Contradiction flagrante. Il le fait honorer, il le fait +condamner, subissant malgré lui l'arrêt de l'opinion, si bien formulé +par Balzac: «Si Platon le met hors de sa cité, il ne peut le chasser +que couronné de fleurs.»<a href="#tam"><span class="small">[Retour à la Table des Matières]</span></a></p> + + + + +<h3><span class="pagenum"><a id="page173" name="page173"></a>(p. 173)</span> CHAPITRE XI</h3> + +<h4>DANGER DE LA REINE<br> + +Août 1637</h4> + + +<p>La reine Anne d'Autriche, en 1637, n'était plus jeune. Elle était à +peu près de l'âge du siècle. Mais elle avait toujours une grande +fraîcheur. Ce n'était que lis et que roses. Née blonde et +Autrichienne, elle brunissait un peu de cheveux, était un peu plus +Espagnole. Mais, comme elle était grasse, son incomparable blancheur +n'avait fait qu'augmenter. Flore devenait Cérès, dans l'ampleur et la +plénitude, le royal éclat de l'été.</p> + +<p>Elle fut plus tard fort lourde. Retz la trouve, à quarante-huit ans, +«une grosse Suissesse.» Mais nous sommes encore en 1637.</p> + +<p>Elle nourrissait un peu trop sa beauté, mangeait beaucoup et se levait +fort tard, soit paresse espagnole, soit pour avoir le teint plus +reposé. Elle entendait une ou deux messes basses, dînait solidement à +midi, puis allait voir des religieuses. Sanguine, orgueilleuse et +colère, elle n'en était pas moins faible; ses domestiques <span class="pagenum"><a id="page174" name="page174"></a>(p. 174)</span> la +disaient <i>toute bonne</i>. Elle avait eu (jeune surtout) un bon cœur +pour les pauvres. Cœur amoureux, crédule et ne se gardant guère. La +Chevreuse, qui la connaissait, disait à Retz: «Prenez un air rêveur; +oubliez-vous à admirer sa belle peau et sa jolie main; vous ferez ce +que vous voudrez.»</p> + +<p>Sa parfaite ignorance et son esprit borné la livraient infailliblement +aux amants par spéculation et aux rusées friponnes qui s'en faisaient +un instrument.</p> + +<p>Par deux fois, dans deux grands dangers de la France, on la mit en +rapport avec l'ennemi. En 1628, quand l'alliance monstrueuse de +l'Angleterre et de l'Espagne se faisait sous main contre nous, et +qu'on poussait Waldstein à l'invasion de la France, elle sollicita le +duc de Lorraine de nous abandonner, c'est-à-dire d'ouvrir la porte à +Waldstein (chose avouée par un des Guises). Et, quand l'invasion se +réalisa, en effet, dans l'année 1636, où la grande armée des voleurs +impériaux entra par le Nord et par l'Est, où commença en Lorraine et +au Rhin l'immense destruction dont nous avons parlé, nous retrouvons +notre grosse étourdie aux Carmélites, écrivant aux Espagnols, qui +viennent à dix lieues de Paris!...</p> + +<p>Elle trahissait et elle flattait. Elle s'était rapprochée de +Richelieu. Elle lui demandait des grâces. Elle se laissa même aller, +pour l'enivrer et l'aveugler, jusqu'à aller le voir chez lui à Ruel, +où elle accepta ses fêtes galantes et ses collations, les concerts et +les vers qu'il faisait faire pour elle.</p> + +<p>Il n'était pas tout à fait dupe. Un si grand changement l'inquiétait +plutôt. Et, à ce moment même, il accueillait <span class="pagenum"><a id="page175" name="page175"></a>(p. 175)</span> l'idée d'un +petit complot qui eût écarté mademoiselle de Hautefort, l'avocat de la +reine, son vertueux espion. Saint-Simon et quelques autres avaient +entrepris de changer les platoniques amours du roi et de lui faire +aimer une fille plus jeune, Lafayette, moins jolie, toute brune, mais +nature tendre, amoureuse, élevée, de celles qui ravissent les +cœurs. Le confesseur du roi, le Jésuite Caussin, que l'on croyait +un simple, entrait dans cette intrigue. Le fond du fond, ce semble, +que Richelieu n'aperçut que plus tard, était que, Lafayette étant +proche parente du père Joseph, son succès près du roi eût fait +l'élévation du fameux Capucin, donc la chute de Richelieu.</p> + +<p>Les choses allèrent très-loin. La haine de la reine, un essai fort +grossier qu'elle fit pour humilier la pauvre fille en surprenant cette +nymphe idéale dans nos basses fonctions de nature, ne firent +qu'irriter, échauffer le roi. Sa réserve, sa dévotion, cédèrent une +fois dans sa vie. Il eut un vrai transport, et proposa à Lafayette de +venir s'établir <i>chez lui</i>, dans son petit Versailles, et d'être toute +à lui.</p> + +<p>Elle aurait fort bien pu être reine de France. Le roi ne pouvait avoir +qu'une épouse, non une concubine. Tous furent saisis, surpris, +épouvantés.</p> + +<p>Richelieu commençait à voir à qui l'affaire profiterait. Et les +parents de Lafayette commencèrent à prendre peur, à craindre d'être +sacrifiés, si le roi, toujours incertain, n'allait pas jusqu'au bout. +Ils abandonnèrent Lafayette, firent dire par la jeune fille qu'elle +voulait se retirer à la Visitation. Le roi pleura, mais, de toutes +parts, on éveilla ses scrupules, on fit appel <span class="pagenum"><a id="page176" name="page176"></a>(p. 176)</span> à sa dévotion. +Lafayette pleura encore plus, mais s'en alla (19 mai 1637). Le père +Caussin, qui ne lâchait pas prise, insinua au pénitent royal qu'il +pouvait sans péché continuer de la voir à la grille. Religieuse et +toujours aimée, elle n'en eût été que plus puissante peut-être pour +amener le roi où l'on voulait.</p> + +<p>La reine triomphait du départ de Lafayette. Cependant, au mois d'août, +elle fut frappée à son tour. Un avis positif permit à Richelieu de +saisir enfin sa correspondance. On arrêta Laporte, qui ne la trahit +pas. Ce fut elle qui trahit Laporte, avoua, et, de plus, se laissa +dicter une lettre pour lui ordonner de tout dire. Amené devant le +ministre, il nia fermement. On ne poussa pas trop. Richelieu se montra +doux et courtois jusqu'à envoyer de l'argent à madame de Chevreuse, +qui s'enfuyait et partait pour l'Espagne. Il fit visiter le couvent, +ne trouva rien que haires, cilices et disciplines. Il est faux et +absurde qu'en cette visite le chancelier ait fouillé la reine +effrontément, mis la main dans son sein. Elle n'était pas même à +Paris, mais à Chantilly, près du roi.</p> + +<p>À quoi tint son salut? À ce qu'on ne trouva pas les pièces +essentielles? À ce que mademoiselle de Hautefort alla déguisée à la +Bastille, et avertit Laporte de ce qu'il devait dire? Il y eut tout +cela, mais encore autre chose. La douceur de Richelieu pour Laporte +(qui ne fut pas mis à la question), les éloges même que le ministre +donna à sa résistance, à sa fidélité, montrent assez qu'alors il +ménagea la reine. Pourquoi? Elle était à ses pieds et elle avait +demandé grâce.</p> + +<p>Il l'avait terrifiée d'abord, lui faisant croire qu'il <span class="pagenum"><a id="page177" name="page177"></a>(p. 177)</span> avait +trouvé tout. Et alors, perdant la tête, elle l'avait prié d'éloigner +les témoins et de rester seul avec elle. Le manuscrit cité par +Capefigue, quoique de la main du cardinal, est si naïf, qu'on n'y peut +méconnaître ce que dut sentir la femme effrayée. Par sa trahison de +Laporte, par celle qu'elle fit (plus haut) de la Fargis, on voit comme +elle était peureuse. Elle fut d'autant plus caressante, plus qu'une +reine, plus qu'une femme ne pouvait l'être avec sûreté: «Quelle bonté +faut-il que vous ayez, monsieur le cardinal!... Tirez-moi de là; je ne +ferai plus de faute à l'avenir.» Elle avançait, offrant sa main +tremblante. C'était fait de la fière Chimène. Au vainqueur de dicter +les conditions.</p> + +<p>Au grand étonnement de la reine, Richelieu recula. Il ne prit point +cette main, s'inclina humblement et dit qu'il allait demander les +ordres du roi. Que dire des contradictions humaines? La faveur que, +cinq ans plus tôt, en novembre 1632, il avait cherchée, désirée, il la +décline en 1637. Y vit-il une perfidie, un piége féminin pour le +perdre? Ou peut-être, malade, vieilli, il se jugea, se contenta de +tout pouvoir.</p> + +<p>Revenu, rapportant l'ordre du roi, il la retrouve humiliée, anéantie. +Comme une petite fille, elle écrit devant lui une confession de ses +rapports avec l'Espagne, une promesse de ne plus récidiver, de se +conduire selon son devoir, <i>de ne rien écrire qu'on ne voye</i>, de ne +plus aller aux couvents, du moins seule, et de n'entrer dans les +cellules qu'avec telle dame qui en répond au roi.</p> + +<p>Pièce grave, qui pouvait servir si l'on allait jusqu'au divorce. +Mais, même en donnant cet acte contre elle, <span class="pagenum"><a id="page178" name="page178"></a>(p. 178)</span> elle n'eut pas +grâce entière du roi. Il ne lui parla plus. Tout le monde s'éloigna +d'elle. Les courtisans qui entraient dans la cour de Chantilly +tenaient les yeux baissés, afin qu'on ne pût dire qu'ils regardaient +les fenêtres de la reine. Elle étouffait de honte et de douleur, et, +les deux jours qui suivirent son pardon, chose inouïe pour elle, elle +ne put manger.</p> + +<p>Trois personnes lui restaient fidèles et travaillaient pour elle en +dessous; d'abord deux femmes généreuses, Hautefort par dévouement, +Lafayette par dévotion; enfin le père Caussin, qui, sous son air béat, +saisissait adroitement toute occasion de faire scrupule au roi de +vivre mal avec sa femme, de tenir sa mère en exil et de continuer la +guerre. Pour s'amender des trois péchés, une chose suffisait: renvoyer +Richelieu.</p> + +<p>Les Jésuites, qu'on croit de si grands politiques, satisfont peu ici. +Ils se montrent flottants et peu d'accord. Plusieurs étaient pour +Richelieu. Plusieurs, un père Monod, qui gouvernait la régente de +Savoie et qui influait sur Caussin, Caussin même et d'autres sans +doute voulaient renverser Richelieu. Mais qui eussent-ils mis à la +place? On a dit le vieux Angoulême, bâtard (fort méprisé) de Charles +IX; j'ai grand'peine à les croire si sots. Angoulême peut-être aurait +suffi comme drapeau et mannequin; mais dessous, très-probablement, +était en embuscade le seul homme capable, le père Joseph, que sa +parente Lafayette eût mis sans peine au ministère.</p> + +<p>Quoi qu'il en soit, ces souterrains, ces mines, poussés d'août en +décembre, avaient réussi chez le roi. Il était pris. On le voit par +une lettre craintive de Richelieu <span class="pagenum"><a id="page179" name="page179"></a>(p. 179)</span> où il lui explique qu'à +tort le père Caussin <i>dit qu'il désire se retirer</i>; il le fera <i>quand +la paix sera faite</i>. Humble manière de conjurer l'orage et de gagner +du temps.</p> + +<p>Il arriva pour Angoulême ce qui était arrivé pour les parents de +Lafayette. Il s'effraya de cet honneur de succéder à Richelieu. La +terrible réputation du cardinal le servit encore cette fois. Angoulême +lui dénonça tout. Richelieu le mena lui-même au roi, demanda si +vraiment c'était lui qui le remplaçait. Le roi balbutia, s'excusa. Et +Richelieu resta plus maître que jamais.</p> + +<p>C'était le 8 ou le 9 décembre. Tous les fils laborieusement ourdis par +la cabale se trouvaient à la fois rompus. Tous les moyens humains, +Caussin, Hautefort et Lafayette, les avertissements, les prières, les +suggestions de l'amour et de la dévotion, avaient échoué. Il fallait +un coup d'en haut pour trancher le nœud, un miracle. Il se fit.<a href="#tam"><span class="small">[Retour à la Table des Matières]</span></a></p> + + + + +<h3><span class="pagenum"><a id="page180" name="page180"></a>(p. 180)</span> CHAPITRE XII</h3> + +<h4>LA NAISSANCE DE LOUIS XIV<br> + +1636-1637</h4> + + +<p>Les origines des grandes choses ne sont pas toujours claires. Le Nil +cache sa source, et l'on peut disputer sur celles du Danube et du +Rhin. Ne nous étonnons pas si les vraies origines du Messie de la +monarchie sont restées un peu troubles, si son fameux Noël n'en est +pas moins louche. Pour bien y voir, il manque l'étoile d'Orient.</p> + +<p>Ce qui nous permet l'examen et même l'encourage, c'est la conduite du +roi, qui se montra tellement désintéressé de la chose, subit +patiemment le miracle, mais n'en fut pas mieux pour la reine, ne +s'émut point de ses souffrances, enfin, ne l'embrassa pas, comme +c'était l'usage, après l'accouchement.</p> + +<p>Le sceptique Henri IV s'était montré bien autre à la <span class="pagenum"><a id="page181" name="page181"></a>(p. 181)</span> +naissance de Louis XIII. Tout en le proclamant aussi un don de Dieu, +il avait prouvé par sa joie qu'il se jugeait l'instrument du miracle; +il avait embrassé la mère, versé des larmes paternelles.</p> + +<p>Mais ici rien pour la nature. Dieudonné est le fils de la raison +d'État.</p> + +<p>La date est importante et très-délicate à fixer. Si l'on en croyait la +dame qui écrit la vie de mademoiselle de Hautefort, celle-ci eût fait +parler le confesseur au roi et décidé le rapprochement des époux la +<i>veille d'une grande fête</i>, évidemment Noël (25 décembre 1638). Date +improbable, qui, admise, ferait naître l'enfant avant terme, ce qu'on +n'a jamais dit. Date plutôt certainement fausse; au 25, le confesseur +Caussin était chassé; son successeur, donné par Richelieu, n'aurait +pas conseillé au roi de se rapprocher de la reine.</p> + +<p>Le calcul exact des neuf mois<a id="footnotetag12" name="footnotetag12"></a><a href="#footnote12" title="Lien vers la note 12"><span class="smaller">[12]</span></a> nous reporte, au contraire, à une +date bien plus vraisemblable, au 9-10 décembre, au moment de la grande +crise, au jour où Richelieu vainquit Caussin et dut le faire partir le +lendemain.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page182" name="page182"></a>(p. 182)</span> Il en advint à Paris en 1637, comme à Lyon en 1630. L'enfant +apparut au moment où la mère se croyait perdue si elle n'était +enceinte. Il vint exprès pour la sauver. C'est l'<i>Ultima ratio</i> des +femmes, c'est le <i>Deus ex machinâ</i>, qui vient trancher le nœud +qu'on ne peut dénouer.</p> + +<p>Rappelons-nous les terribles secousses par lesquelles elle avait passé +dans cette seule année 1637. Nous en comprendrons mieux l'extrémité où +elle se trouva en décembre. Elle s'était vue tour à tour très-haut, +très-bas. D'espoirs en désappointements et de triomphes en chutes, +elle avait trouvé finalement le fond du désespoir.</p> + +<p>Le <i>Cid</i> en janvier a remis l'Espagne en honneur, à la mode. Chimène a +glorifié, relevé Anne d'Autriche.</p> + +<p>Mais un astre nouveau s'est levé, plus qu'une maîtresse,—une reine +possible, la jeune Lafayette. Cela dure quatre mois. Volontairement +l'astre s'éteint. La reine est rassurée (mai).</p> + +<p>À tort. L'affaire du Val-de-Grâce la met à deux doigts de sa perte +(août). Pardonnée, écrasée, elle a chance encore contre Richelieu, si +Caussin, si les dames peuvent réussir auprès du roi. Mais Richelieu +l'emporte.</p> + +<p>Richelieu, irrité de nouveau en décembre, poussera son avantage, fera +valoir pour le divorce les aveux qu'elle a faits, les pièces qu'elle a +données contre elle.</p> + +<p>Elle était descendue où peut descendre une femme. Elle s'était +humiliée (et j'allais dire offerte), avait tendu la main. On avait +reculé.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page183" name="page183"></a>(p. 183)</span> Cruel affront au sang d'Autriche! L'âge aussi, pour la +première fois, dut lui venir à l'esprit, et la quarantaine imminente; +surprise inattendue, amère...</p> + +<p>Plus jeune, elle avait dit à ceux qui parlaient de le tuer: «Mais il +est prêtre.» L'eût-elle dit alors après un si cruel dédain?</p> + +<p>Peut-être elle s'en fût tenue, comme faible femme, au chagrin et aux +pleurs. Mais ceux qui la poussaient (je parle des agents espagnols), +ceux-là, dis-je, ne pouvaient s'en tenir là. Ils la voyaient bientôt à +quarante ans sans avoir encore pris racine en France. Chose honteuse +pour l'habileté du cabinet de Madrid d'avoir eu si longtemps ici une +infante et de n'en avoir tiré aucun parti. La Fargis n'était plus là, +comme à Lyon, pour pousser la reine aux aventures. Mais madame de +Chevreuse, de son exil de Tours, venant au Val-de-Grâce, y venait-elle +en vain? Le mot fort et amer de Gaston (V. 1631) indique assez que la +Chevreuse lui disait ce que l'oncle de Marie de Médicis lui dit au +départ: «Sois enceinte.»</p> + +<p>On sait que, bien souvent, des femmes condamnées à mort usèrent de ce +remède pour gagner du temps. Celle-ci risquait plus que la mort. Elle +risquait, non-seulement de ne plus être reine de France et de rentrer +dans l'ennui de Madrid, mais, par un procès scandaleux, d'irriter sa +famille, déshonorée par elle, et de se trouver perdue, même à Madrid. +Si les confidents de la reine, en mars 1631, n'osèrent cacher à +Richelieu ni son avortement ni ce qui le provoqua, l'auraient-ils +soutenue, couverte jusqu'au bout dans un procès poussé à mort par le +ministre tout-puissant? Que de choses <span class="pagenum"><a id="page184" name="page184"></a>(p. 184)</span> on eût sues! Quelle eût +été l'indignation de la prude maison d'Autriche contre son imprudente +infante, quand on eût vu combien la dévotion espagnole était une +gardienne peu sûre, une duègne infidèle de la vertu des reines!</p> + +<p>C'était justement cette duègne qui moyennait ici les choses. De quoi +s'agissait-il? De sauver l'Église en Europe, l'intérêt catholique +aussi bien qu'espagnol. Un tel but sanctifiait les moyens. Le Jésuite +Caussin n'était nullement étranger, à coup sûr, à l'art que les grands +casuistes professaient depuis quarante ans. L'ingénieux Navarro, le +savant et complet Sanchez, les nombreux éclectiques, comme Escobar et +autres, avaient creusé et raffiné. En cent cas, l'adultère, pour une +femme mal mariée, était un péché véniel.</p> + +<p>Il est curieux de savoir quels serviteurs de confiance entouraient +notre reine à ce moment. Son écuyer Patrocle la trahissait; elle ne +l'ignorait pas. Laporte était à la Bastille. Bouvart, le médecin +dévot, peu scrupuleux (qui ordonnait au roi une maîtresse), n'était +pas très-sûr pour la reine; il avait avoué l'avortement (1631).</p> + +<p>Au total, l'homme sûr à qui la reine pouvait se fier était Guitaut, +capitaine de ses gardes. Guitaut n'était pas jeune, et il avait +souvent la goutte. Il devait être suppléé dans ces moments par celui +qui avait la survivance de sa charge, son neveu Comminges, un beau +jeune homme, brave et spirituel, vrai héros de roman (V. Arnauld +d'Andilly). C'est lui, pendant la Fronde, à qui la reine donna la +périlleuse commission d'arrêter l'idole du peuple, le conseiller +Broussel. Mais Mazarin <span class="pagenum"><a id="page185" name="page185"></a>(p. 185)</span> (jaloux, sans doute) ne le laissa pas +près de la reine, et l'envoya mourir en Italie.</p> + +<p>La familiarité royale avec ces hauts <i>domestiques</i> était extrême +alors. La disposition même des appartements était telle, que les +princes et princesses, à tout moment en évidence et dans les choses +que nous cachons le plus, vivaient (tranchons le mot) dans un étrange +pêle-mêle. L'exhaussement même de la royauté, la divinisation des +personnes royales, qui eut lieu en ce siècle, les enhardissaient fort, +et leur faisaient accorder aux simples mortels qui les entouraient une +trop humaine intimité.</p> + +<p>Mais laissons tout ceci. Sortons des conjectures, voyons les faits, +les dates précises.</p> + +<p>Le 8 décembre, Caussin fit près du roi la démarche dernière et le +suprême effort contre Richelieu. Angoulême avertit celui-ci, qui, le +matin du 9, vit le roi, le reprit, exigea la promesse qu'il renverrait +Caussin. Le roi, reconquis et forcé, rentrant en esclavage, pour fuir +la cour peut-être et les reproches muets de mademoiselle de Hautefort, +pour s'excuser aussi à mademoiselle de Lafayette, partit de +Saint-Germain, se proposant de la voir à Paris à la Visitation, mais +de ne pas revenir, de continuer le faubourg Saint-Antoine, et d'aller +coucher à Saint-Maur, chez les Condé, amis de Richelieu.</p> + +<p>Tout cela ne fut pas si prompt qu'on ne pût faire avertir Lafayette +pour qu'elle retînt le roi, l'empêchât d'aller s'endurcir et +s'obstiner dans ce désert, pour qu'enfin, dans ce jour suprême, s'il +se pouvait, elle fondît son cœur.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page186" name="page186"></a>(p. 186)</span> La reine courut après le roi. Sous je ne sais quel prétexte +d'affaires ou de dévotion, elle vint au Louvre, attendre, souper, +coucher et profiter peut-être de ce qu'aurait fait Lafayette.</p> + +<p>La partie était extraordinairement montée. La reine n'avait pas caché +sa vive inquiétude. Des couvents étaient en prières (on le sut le +lendemain).</p> + +<p>La jeune Lafayette, innocente complice d'une affaire si peu innocente, +fit d'autant mieux ce qu'on voulait. Elle tint le roi longtemps, +très-longtemps, deux heures, trois heures, quatre heures, tant que ce +fut soir. On devine bien ce qu'elle dit. Elle pria pour la reine, +supplia, et pour le roi même, pour sa conscience et son salut. Noël +allait venir. Pourrait-il bien, dans un tel jour où Christ vient +apporter la paix, ne pas donner la paix à sa femme et à sa famille, à +la France en péril s'il ne lui venait un Dauphin? Dernier point +délicat où cette enfant de dix-sept ans ne put ne pas rougir. Une +jeune sainte charmante, demandant, implorant un Dauphin pour la +France, belle de sa honte et de son trouble, de son effort suprême +pour obéir et dire ce qu'on lui faisait dire, c'était une scène plus +forte que celle des pinces d'argent.</p> + +<p>Louis XIII, qui semblait de bois, sortit pourtant si animé, qu'il s'en +allait éperdu à Saint-Maur par une nuit glacée, un effroyable temps +d'hiver. Le bonhomme Guitaut, qui, depuis quatre heures, se morfondait +là à l'attendre, lui demanda lamentablement s'il était d'un roi +chrétien de faire courir ses gens par ce temps-là. Le roi n'entendait +rien. Deux fois, trois fois, il fit la sourde oreille, quoiqu'on lui +dît et <span class="pagenum"><a id="page187" name="page187"></a>(p. 187)</span> répétât que la reine, avec un bon feu, était au +Louvre, qui bien volontiers lui donnerait à souper, à coucher. Enfin +l'obstination de Guitaut l'emporta. Tout entier à ce rêve, à ces +brûlantes paroles, à cette image enflammée du rayon de Dieu, il se +laissa mener au Louvre. Tout était prêt, et il soupa. Le journal de +son médecin malheureusement ne va pas jusque-là; nous saurions quel +fut le menu, quel le dessert, si les fameux <i>diavoletti</i> y furent +servis, ou les breuvages d'illusion qu'on donnait au sabbat. Quoi +qu'il en soit, le roi coucha au Louvre dans le lit de la reine, s'en +alla le matin. Quand elle se leva pour dîner, un supérieur de moines +se trouva sur la route pour lui annoncer que la nuit un simple, un bon +frère lai, avait su par révélation ce bonheur de la France. Et il lui +dit en souriant: «Votre Majesté est enceinte.»</p> + +<p>Toute la cour était pour la reine. On entoura le roi, on le félicita, +on le persuada. Eh! que ne peut la sainte Vierge? N'était-ce pas +elle-même que ce jour-là il avait vue dans mademoiselle Lafayette, +toute divine et transfigurée? De là l'acte célèbre. Le 13 janvier, par +un élan de chevalerie extatique qui revient, je crois, tout entier à +la gloire de la jeune religieuse, il mit le royaume de France à la +protection de la Vierge.</p> + +<p>Neuf mois sont longs. La reine avait à craindre qu'en ces neuf mois un +mot, une plaisanterie calculée de Gaston (qui, après tout, perdait le +trône), n'assombrît fort le roi et n'éclairât les souvenirs confus qui +lui restaient de cette nuit. La fille de Gaston, alors enfant, nous +apprend que la reine la faisait venir, ne <span class="pagenum"><a id="page188" name="page188"></a>(p. 188)</span> se lassait pas de +la caresser, lui disant et lui répétant: «Tu seras reine, tu seras ma +belle-fille.» Ou bien: «C'est ton petit mari.»</p> + +<p>Cela calma Gaston, lui fit avaler l'amère pilule. Il avait fait une +protestation secrète contre la légitimité de l'enfant. Mais il +n'éclata pas, ne troubla pas le doux concert des félicitations dont on +flattait l'amour-propre du roi. Lafayette soutenait sa foi, et, d'une +bouche pure et non menteuse, affirmait, célébrait le miracle de la +Vierge. Mais, plus directement encore, mademoiselle de Hautefort +reprit et empauma le roi. Audacieuse de son dévouement, sûre +d'ailleurs de ne risquer guère, la vive Périgourdine lui fit des +avances innocentes. Elle le refit son chevalier. Il se remit à faire +pour elle des vers, de la musique. Il aimait à la voir manger avec les +autres demoiselles; il les servait à table; il parlait mal du +cardinal. Bref, il n'oubliait rien pour plaire.</p> + +<p>De temps à autre, pour l'éveiller un peu, elle le piquait, le +querellait; il passait tout le temps à écrire ces petites disputes, +les dits et les répliques.</p> + +<p>On gagna ainsi les neuf mois. Enfin, le jour venu (5 septembre 1638), +on aurait voulu que le roi fût ému, qu'il montrât des entrailles de +père. La Hautefort ne s'épargna de l'ébranler, le mettre en mouvement. +Elle y perdit son temps. La reine eut beau crier. On eut beau même +dire, à tort ou à raison, qu'elle était en danger. Le roi resta calme +et paisible.</p> + +<p>Il ne fut pas pourtant inhumain pour l'enfant. La Hautefort, pleurant +et lui reprochant sa froideur: <span class="pagenum"><a id="page189" name="page189"></a>(p. 189)</span> «Qu'on sauve le petit, lui +dit-il. Vous aurez lieu de vous consoler de la mère.»</p> + +<p>Si je ne craignais de faire tort à ce pauvre roi, je dirais que, +malgré ses sentiments chrétiens, il se fût consolé sans peine de voir +crever son Espagnole. La Française était là (non plus Lafayette +impossible), mais cette vive Gasconne, qui le tenait alors. La dame +qui écrit son histoire assure que toute la nuit, pendant que la reine +criait, il se faisait lire l'histoire des rois veufs, qui, comme +Assuérus, épousèrent leurs sujettes.<a href="#tam"><span class="small">[Retour à la Table des Matières]</span></a></p> + + + + +<h3><span class="pagenum"><a id="page190" name="page190"></a>(p. 190)</span> CHAPITRE XIII</h3> + +<h4>MISÈRE—RÉVOLTES—LA QUESTION DES BIENS DU CLERGÉ<a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a><a href="#footnote13" title="Lien vers la note 13"><span class="smaller">[13]</span></a><br> + +1638-1640</h4> + + +<p>L'enfant fut un garçon, donc un roi. Gaston perdit le trône. La France +en fut folle de joie. Heureuse d'échapper à un autre Henri III, elle +acceptait aveuglément les chances d'une royauté de femme, la sinistre +<span class="pagenum"><a id="page191" name="page191"></a>(p. 191)</span> loterie d'une régence étrangère où elle avait déjà gagné deux +Médicis.</p> + +<p>Richelieu demeura sans voix. Sa fatalité était désormais d'avoir pour +maîtres l'infant de la maison d'Autriche, la régente espagnole. Dans +le compliment sec, en deux lignes, qu'il fait à la reine, les paroles +lui restent à la gorge: «Madame, les grandes joies ne parlent pas...»</p> + +<p>L'avenir était très-obscur. Richelieu, il est vrai, n'avait plus à +craindre Gaston. Mais quels seraient les amants de la reine? C'était +la question. Haï d'elle à ce point, pourrait-il lui faire accepter un +homme à lui? Un homme sans famille et sans racine aucune, un étranger, +un prêtre, un aventurier sans naissance, lui valait mieux qu'un autre. +C'est, si je ne me trompe, la raison principale qui lui fit adopter +bientôt un Italien que lui-même lui présenta comme ressemblant à +Buckingham, le fin, le délié, le beau Mazarini.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page192" name="page192"></a>(p. 192)</span> Il avait apparu en 1630, comme on a vu, pour sauver l'armée +espagnole. Cependant le père Joseph l'avait fait accepter de Richelieu +comme pouvant être utile à Rome, Mazarin étant <i>domestique</i> de celui +des neveux du pape qui tenait le parti français. La mort du père +Joseph, en décembre 1638, rendit sa place vide; bientôt Mazarin +succéda.</p> + +<p>Joseph, cette année même, appuyé par sa jeune parente Lafayette, avait +hardiment travaillé contre Richelieu. Il avait tiré du roi promesse de +rappeler sa mère, et la demande au pape de le faire cardinal. Le pape +n'osait. Il savait que Richelieu, sous main, contre Joseph, poussait +le client de Joseph, ce Mazarin, qu'il croyait à lui maintenant, et +qu'il voulait faire cardinal. Joseph vit bien qu'on l'amusait. Le +désespéré Capucin sentit que le chapeau, l'ambition de toute sa vie, +ne lui viendrait jamais, et comprit que son Mazarin le lui soufflait.</p> + +<p>Il étouffa, il étrangla; une attaque d'apoplexie le frappe en mai. Et +chacun dit: «Il est empoisonné.» Il confirma ce bruit tant qu'il put +en quittant l'hôtel du cardinal et se réfugiant à son couvent.</p> + +<p>Richelieu l'y calma un peu en lui faisant venir la promesse tant +désirée <i>pour la première vacance</i>. Mais le pape était averti. Joseph +fut joué jusqu'au bout. Le roi seul était sérieux dans l'affaire, il +insistait contre le ministre. Ordre aujourd'hui et contre-ordre +demain. Le pauvre martyr n'y tint pas. Une mauvaise nouvelle qui vint +de Rome l'acheva, et il mourut deux heures après (18 décembre 1638).</p> + +<p>Entre la naissance du Dauphin et la mort de Joseph, <span class="pagenum"><a id="page193" name="page193"></a>(p. 193)</span> +Richelieu régala la cour d'une grande fête. Il fit danser le <i>ballet +de la félicité publique</i>. Chose hardie au moment où de toutes parts il +avait des revers. Impuissance complète en Italie. En Espagne, un +honteux échec, Condé, Sourdis en fuite. Au Nord, nouveau projet de +conquérir les Pays-Bas avec le prince d'Orange, et, pour tout +résultat, la reprise d'une petite place. Richelieu n'avait réussi que +là où il n'était pas. Le général aventurier, Weimar, qui guerroyait +aidé de quelque argent de la France, battu, battant, avait pourtant à +la fin quatre fois défait l'ennemi, pris Brisach. Il songeait à se +faire, entre nous et l'Empire, un petit royaume d'Alsace.</p> + +<p>Richelieu assurait qu'il avait pris Brisach pour nous. Mais Weimar +montra le contraire. Il garda sa conquête, et il allait devenir un +danger pour la France quand une fièvre nous en délivra (18 juillet +1639). On admira encore que les ennemis de Richelieu mourussent ainsi +toujours à temps.</p> + +<p>L'invincible ennemi dont on ne pouvait se défaire, c'était +l'épuisement du royaume, l'abîme de la misère publique qui se creusait +de plus en plus. Le gouvernement était sérieux, nullement +dilapidateur, le ministre économe, le roi avare. Il avait réduit à +rien les libéralités royales. Les grands revenus de Richelieu ne +paraîtront pas excessifs si l'on songe que sa maison était réellement +un ministère des arts qui pensionnait les gens de lettres (nullement +nourris par leurs ouvrages alors). Ajoutez-y les fêtes et les diverses +dépenses de représentation que Richelieu prenait sur lui. Au milieu de +cette guerre dévorante, de cet effort immense pour refaire <span class="pagenum"><a id="page194" name="page194"></a>(p. 194)</span> +l'armée chaque année, il avait réussi pourtant à créer une marine. +Dans tout cela, il y avait certes beaucoup à admirer, et les éloges de +Balzac et de tant d'autres ne sont pas entièrement déraisonnables. +Madame de Motteville, comparant Richelieu à Mazarin, le voleur, le +prodigue, si justement méprisé et haï, a été jusqu'à dire cette parole +excessive et absurde: «Richelieu était adoré.»</p> + +<p>Il dit dans ses Mémoires qu'il avait augmenté l'impôt <i>modérément</i>. +Cela est vrai relativement, eu égard à l'immensité des dépenses. +D'année en année se succèdent des édits sages pour mieux régler la +répartition des taxes. Mais toute cette sagesse devait échouer contre +ce que nous avons dit ailleurs: <i>il ne pouvait toucher au grand corps +riche</i>, au clergé, pas davantage à la noblesse, obérée, ruinée, +mendiante. Il s'efforçait d'atteindre la bourgeoisie par sa <i>taxe des +gens aisés</i>, et par un examen sévère des exemptions sans titre et de +la fausse noblesse.</p> + +<p>La bourgeoisie propriétaire se revengeait sur ses fermiers, métayers, +paysans, haussait les baux, suçait et resuçait la terre. En dernière +analyse, c'était sur le cultivateur que l'impôt retombait d'aplomb.</p> + +<p>En 1635 et 1639, les parlements de Toulouse et de Rouen révélèrent le +cruel mystère de ce gouvernement. Même quand le chiffre des taxes +n'augmentait pas, elles devenaient chaque année plus pesantes. +Pourquoi? Parce qu'en chaque commune, ce que ne payaient pas les +insolvables, les ruinés, les pauvres gens en fuite, ceux qui restaient +solvables le payaient. Mais, écrasés par cette solidarité désolante, +ils devenaient <span class="pagenum"><a id="page195" name="page195"></a>(p. 195)</span> peu à peu moins solvables, grossissaient le +nombre des ruinés et des gens en fuite. Des villages devenaient +déserts.</p> + +<p>On saisissait, on prenait, vendait tout, jusqu'aux jupes des femmes. +Le parlement de Normandie dit qu'elles ne vont plus à la messe, +n'osant montrer leur triste nudité. La saisie principale, malgré les +ordonnances d'Henri IV, tombait généralement sur les bestiaux. On +enlevait le troupeau du village. Et dès lors, plus d'engrais; la terre +jeûnait, ainsi que l'homme, ne se réparait plus. Le maigre laboureur +semait chaque année dans un sol plus épuisé, plus maigre. Voilà la +route où nous entrons, où nous irons de plus en plus. Vauban et +Boisguilbert la déplorent sous Louis XIV. Mais on n'y va pas moins +jusqu'en 89.</p> + +<p>Une guerre sans élan moral, et faite à contre-cœur, ne se soutenait +qu'à force d'argent. On n'entrait en campagne que par l'emploi nouveau +de quelque expédient violent, une fois en saisissant la rente et ne +payant pas les rentiers, qui s'ameutèrent et qu'on emprisonna. Une +autre fois, on fait croire aux provinces, mangées, foulées par les +logements de troupes, qu'en payant elles seront quittes de ces +misères. Elles paient, et les soldats n'en sont pas moins logés chez +l'habitant.</p> + +<p>La <i>taxe des gens aisés</i>, acceptée au moment de l'invasion comme une +rigueur passagère, subsista, s'étendit, et toute la bourgeoisie fut +tenue sous la terreur d'un arbitraire indéfiniment élastique, qui +croissait ou baissait à la volonté des commis. Ces commis gouvernèrent +en 1637 sous le nom d'<i>intendants</i>, armés d'un <span class="pagenum"><a id="page196" name="page196"></a>(p. 196)</span> pouvoir +triple de justice, police et finances, suspendant, entravant et les +anciens pouvoirs de Gouverneurs, d'États, de Parlements, supprimant +brusquement les élus par qui Richelieu avait voulu d'abord régler +l'impôt, mais dont l'action lente ne donnait pas les rentrées sûres, +rapides, que demandait la guerre. Un seul roi reste en France, armé +des trois pouvoirs, c'est l'Intendant, l'envoyé du ministre; un homme +généralement inconnu et de peu de poids, un cadet de famille de juges +ou de la cour des aides, de la chambre des comptes. Petit jeune homme +en habit court, qui fera faire taire les robes longues, menacera les +Parlements, qui sait? par une accusation, fera mener à la Bastille +monseigneur le Gouverneur même de la province et les plus grands noms +de la monarchie.</p> + +<p>Il est curieux de voir la versatilité de ce gouvernement. Richelieu, +pendant six années, de 1630 à 1636, emploie toute sa vigueur à +introduire partout l'<i>impôt levé par les élus</i>, par trois mille +notables de France. Il brise, pour y réussir, les résistances des +États provinciaux et des Parlements.</p> + +<p>La guerre venue, il quitte brusquement ce système et fait lever +l'impôt (révolutionnairement, on peut le dire) par trente-cinq +dictateurs sous le nom d'Intendants. L'ordre y gagne; les pouvoirs +locaux sont écrasés. Mais l'action violente, précipitée, d'un +gouvernement si terrible, décide l'explosion du désespoir. Révoltes, +non contre le roi, mais contre le fisc. Les <i>croquants</i> du Midi sont +massacrés par la Valette, et les <i>nu-pieds</i> normands sont massacrés +par Gassion, beaucoup pendus, plusieurs roués vifs à Rouen +(1639-1640).</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page197" name="page197"></a>(p. 197)</span> Tout cela fait, rien de changé. L'impossibilité de payer est +la même. Et le roi, dans une ordonnance de novembre 1641, avoue, «les +larmes aux yeux,» ce sont ses termes, précisément les mêmes maux dont +se plaignaient les insurgés, précisément l'horreur de cette solidarité +de ruine qu'ont accusée les Parlements. Mais quel remède propose-t-il? +Il n'ose articuler le seul qui serait efficace.</p> + +<p>La grande question du monde en ce siècle et aux trois derniers, c'est +celle des biens ecclésiastiques. Elle domine toute la guerre de Trente +ans. En Allemagne, en France, partout, c'est la question, plus ou +moins formulée, ici parlante et là muette.</p> + +<p>Il était évident que les biens donnés à l'Église servaient au Moyen +âge diverses utilités publiques, écoles, hôpitaux, entretien des +pauvres, etc. L'État n'existant pas alors (à proprement parler), +l'État réel, sérieux, était dans l'Église. Celle-ci, peu à peu, se +dégagea des charges, garda les avantages, s'enfonça dans son repos, +donnant pour tout secours à l'État... ses prières.</p> + +<p>L'État, chargé de plus en plus par l'organisation de tous les services +publics, et frémissant de faim, tournait tout autour du clergé, et +rencontrait de toutes parts une merveilleuse clôture. Les grands +siéges dont on parle depuis celui de Troie, l'Anvers du prince de +Parme et l'Alesia de César, sont fort peu de chose à côté.</p> + +<p>François I<sup>er</sup> crut pénétrer dans la place par la connivence du pape. +Ce fut le Concordat. Le roi mit les siens dans l'Église, paya en +bénéfices des emplois, <span class="pagenum"><a id="page198" name="page198"></a>(p. 198)</span> des retraites. Mais on put voir la +vertu singulière des terres d'Église pour transformer les hommes. À +peine mis dessus, les serviteurs du roi n'étaient que prêtres et +défendaient les biens sacrés.</p> + +<p>Au premier mot que l'Hôpital risqua pour demander un état de ces biens +(mai 1561), le clergé appela l'Espagne. Mais les huguenots étaient là. +Il eut peur, il jeta un os, une rente d'un million à peu près pour la +dette du roi à l'Hôtel de Ville. Somme minime au siècle suivant, où +toute valeur avait changé.</p> + +<p>Henri II et Henri IV imaginaient avoir trouvé une fente, une étroite +fissure. Au nom de la charité, ils priaient que les abbayes reçussent, +<i>comme frères convers</i>, de vieux soldats mutilés. Les pauvres diables +y furent reçus si mal, qu'ils aimaient mieux s'en aller et tendre la +main aux passants. Leurs places n'en furent pas moins remplies. Les +grands abbés y mettaient leurs domestiques en retraite, leurs favoris, +les parents de Jeannette.</p> + +<p>Aux assemblées qui précédèrent le siége de La Rochelle, puis la +rupture avec l'Espagne «pour délivrer l'archevêque de Trèves,» le +clergé donna quelque chose, comme une subvention de croisade. En 1638, +Richelieu, aux abois, les dents aiguisées par la faim, et peut-être +poussé par les conseils hardis du moine révolutionnaire Campanella, +sembla déterminé à exiger davantage. On peut croire, toutefois, que, +de longue date, il avait prévu ce moment, ayant encouragé un long +travail, l'immense compilation des <i>Libertés gallicanes</i> de Pierre Du +Puy. Ce savant archiviste, excellent instrument de guerre que +possédait le cardinal, <span class="pagenum"><a id="page199" name="page199"></a>(p. 199)</span> l'avait armé de pièces pour prendre la +Lorraine. Et il lui prépara un arsenal d'actes et de vieux livres, +réimprimés en trois in-folios, pour battre le clergé en brèche. Le +sens total fut résumé hardiment par Du Puy dans ce grand axiome: +«L'Église ne peut pas posséder.»</p> + +<p>Contradiction étrange. En 1629, quand Richelieu crut devenir légat, il +obligea le doyen de Sorbonne d'abjurer les doctrines gallicanes. Il +les ressuscite aujourd'hui, en 1638. Il les pousse à leur dernière +conséquence. On concluait à Rome qu'il voulait se faire patriarche. +J'en conclus seulement qu'il périssait faute d'argent, et qu'il +voulait rançonner le clergé. La dévotion du roi ne permettait pas une +révolution sérieuse. Richelieu, pour gagner le roi, trouva un Jésuite, +Cellot, qui appuya Du Puy; un autre, Rabardeau, pour soutenir et +autoriser cet épouvantail du patriarcat. Mais tout cela rassurait peu +la conscience de Louis XIII.</p> + +<p>Ce qu'on pouvait lui faire entendre, c'est que ce clergé économe, qui +disputait une aumône à l'État, était effroyablement riche. Son revenu +de trois cents millions d'alors a été évalué très-mal douze cents +millions d'aujourd'hui. C'est s'arrêter au pur rapport des valeurs +métalliques. Mais il faut tenir compte aussi de l'avilissement des +denrées (personne ne pouvant acheter dans cette misère), tenir compte +de la position du seul riche, du seul acheteur, du seul qui eût de +l'argent pour faire toute bonne affaire et pouvoir s'enrichir encore.</p> + +<p>Pour parer le coup, Rome avait choisi pour nonce le doux, le charmant +Mazarin. Celui-ci obtint en effet de <span class="pagenum"><a id="page200" name="page200"></a>(p. 200)</span> Richelieu une +surprenante reculade, un arrêt du conseil contre son propre livre; le +livre qu'il avait commandé à Du Puy. Mazarin, par ce grand service, +croyait charmer le pape, enlever le chapeau. Mais, en même temps, pour +plaire à Richelieu, il l'engagea à envoyer à Rome un ambassadeur +militaire qui poussât le pape, Rome étant du tempérament des belles +qui ne haïssent pas une douce contrainte. Richelieu envoya d'Estrées, +l'homme même qui avait chassé le pape de la Valteline. Enhardie par +l'Espagne, Rome manqua à d'Estrées et rappela Mazarin. En octobre +1639, l'ambassadeur interrompit ses relations avec le saint-siége.</p> + +<p>Donc la petite guerre commença. Déjà Richelieu avait créé des +procureurs du roi dans les tribunaux ecclésiastiques pour les +surveiller. Il fit décider par le Parlement que l'enquête ordinaire +sur les mœurs des nouveaux bénéficiés se ferait par les évêques, +non par les nonces de Rome.</p> + +<p>Enfin le modéré Marca, jusque-là contraire à Du Puy, dépassa Du Puy en +un point; il enseigna que les églises, ayant droit d'élire leurs +évêques, pouvaient donner ce droit au roi. Louis XIII aurait eu les +pouvoirs d'Henri VIII. Ces évêques royaux, en concile, eussent pu +créer un patriarche.</p> + +<p>Le roi (le 16 avril 1639), acceptant, proclamant comme siennes les +hardiesses de Du Puy qu'il a désavouées, déclare «que le clergé <i>est +incapable de posséder</i> et peut être contraint de vider tout immeuble +un an après l'acquisition. Mais il veut bien ne pas le dessaisir; il +se contentera d'exiger les droits d'amortissement.» <span class="pagenum"><a id="page201" name="page201"></a>(p. 201)</span> Fière et +redoutable menace, mais bien peu soutenue. Le 7 janvier 1640, on avoue +platement que le roi s'en tiendrait à un petit don de trois millions.</p> + +<p>Le roi est donc vaincu? Du Puy ne l'est pas, et il continue la +bataille, aidé surtout par l'ennemi, par les pamphlets papistes qui +indignent le public, relèvent le courage du ministre. Trois millions +ne sont plus assez; il lui faut le <i>sixième du revenu</i> pendant deux +ans (<i>cent millions de ce temps-là</i>), 6 octobre 1640. Une commission, +créée par Richelieu pour établir ce droit, sur le refus des pièces, +fait enfoncer les portes des archives que lui fermaient les agents du +clergé. La bataille est bien engagée.</p> + +<p>Et, à ce moment même, Richelieu fait décidément le plongeon. Il se +résigne à demander cinq millions et demi, une fois payés (1641).</p> + +<p>Il marqua sa mauvaise humeur en faisant renvoyer dans leurs diocèses +les cinq ou six évêques dont la résistance avait tout arrêté. Ils +partent, mais vainqueurs. La question, dès ce jour, est finie pour +jamais.</p> + +<p>Le clergé sera quitte dès lors pour donner peu ou rien. Dès lors, le +grand riche est exempt, et l'on ne prendra rien qu'aux pauvres.</p> + +<p>Si Richelieu veut soutenir la guerre, si le gouvernement a des besoins +croissants de toute sorte, qu'il demande à ceux qui n'ont rien.</p> + +<p>Si l'on est obligé d'organiser la charité publique, en présence du +nombre effroyable de ceux qui demandent l'aumône, les biens d'Église, +fondés pour cet usage, ne contribueront pas. Vincent de Paul et +autres chercheront <span class="pagenum"><a id="page202" name="page202"></a>(p. 202)</span> des ressources fortuites pour les +établissements nouveaux.</p> + +<p>Ni Richelieu pour le gouvernement, ni Vincent pour la charité, ne +feront rien de grand ni de solide.</p> + +<p>Résumons en trois mots les trois chapitres précédents.</p> + +<p>Richelieu, vaincu dans l'opinion par le drame espagnol et le succès du +Cid, vaincu dynastiquement par la grossesse de la reine et l'enfant du +miracle, reste vaincu encore dans la question d'argent par la +résistance du clergé.</p> + +<p>D'autant plus pesant il retombe sur le peuple, et d'autant plus +maudit.<a href="#tam"><span class="small">[Retour à la Table des Matières]</span></a></p> + + + + +<h3><span class="pagenum"><a id="page203" name="page203"></a>(p. 203)</span> CHAPITRE XIV</h3> + +<h4>RICHELIEU RELEVÉ PAR LES RÉVOLUTIONS ÉTRANGÈRES—LES FAVORIS, MAZARIN, +CINQ-MARS<br> + +1639-1641</h4> + + +<p>L'Europe, épuisée, haletante, se mourait du désir de la paix. Mais la +France malade, l'Espagne agonisante, l'Empire exterminé, ne s'y +décidaient pas. Pourquoi? Nulle question essentielle n'avançait, ni la +question de propriété, ni la question religieuse. Pas un de ceux qui +avait pris ne voulait rendre. Le pape demandait un congrès, et +lui-même le rendait impossible, en refusant d'y paraître si l'on +admettait un seul protestant. On passa sept années à discuter la forme +du congrès, à régler l'étiquette, les passeports, etc.</p> + +<p>Notre campagne de 1639 ne valut guère mieux que les autres. Richelieu +n'aboutit, avec sa principale <span class="pagenum"><a id="page204" name="page204"></a>(p. 204)</span> armée et le roi en personne, +qu'à donner à la Meilleraye, son parent, le petit succès de prendre +Hesdin. Et l'on n'y arriva qu'au prix d'une diversion très-malheureuse +à l'Est, où on força le brave Feuquières d'attaquer sans avoir des +forces, c'est-à-dire de se faire tuer.</p> + +<p>Le favori de Richelieu, Condé, en Catalogne, eut échec sur échec. Si +nous réussîmes en Savoie par la bravoure d'Harcourt et du jeune +Turenne, ce petit succès fut terni par la spoliation de la duchesse de +Savoie, fille d'Henri IV et sœur de Louis XIII, que l'on protégea +comme on avait protégé la Lorraine, en occupant ses places qu'on prit +et qu'on garda.</p> + +<p>La scène change en 1640. Mais comment? Par des circonstances +extérieures, où, quoi que l'on ait dit, Richelieu eut bien peu de +part.</p> + +<p>L'Angleterre, allié timide, mais efficace, de l'Espagne, tombe en +pleine révolution. Le jugement commence sur le grand traître du parti +protestant, déjà dénoncé par Gustave.</p> + +<p>L'Empire espagnol tombe en pièces, la France n'aura qu'à ramasser.</p> + +<p>Je ne crois pas ce que dit Temple, que Richelieu ait donné deux +millions aux Convenantaires pour renverser Charles I<sup>er</sup>. Il n'avait +guère d'argent. Mais la faveur marquée de ce roi pour l'Espagne, mais +son opposition à notre invasion des Pays-Bas espagnols, jeta +certainement Richelieu dans les résolutions les plus sinistres. Ses +échecs au dehors, au dedans, l'avaient aigri. Il encouragea partout la +révolution, employant désormais contre ses ennemis des moyens +désespérés.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page205" name="page205"></a>(p. 205)</span> Notre succès en Catalogne fut très-étrange. Nous réussîmes à +force d'être battus. La résistance nationale que nous avaient faite +les Catalans méritait des couronnes; à la place, ils reçurent +d'Olivarès des garnisaires. Il mit en logement chez eux une armée de +brigands qui venaient d'Italie, habitués à tout prendre et tout faire. +Les Catalans tuèrent leur vice-roi, appelèrent les Français, qu'ils +craignaient d'autant moins qu'ils venaient de les battre.</p> + +<p>Il n'y avait pas à marchander avec ce peuple, dans un si grand bonheur +et si inespéré. C'est ce qu'on fit pourtant. Louis XIII accepta, non +la protection d'une république catalane qu'ils auraient désirée, mais +la royauté du pays, alléguant que la Catalogne avait appartenu aux +Francs de Charlemagne.</p> + +<p>La révolution de Portugal suivit de près. Elle fut toute spontanée. +Richelieu y avait pensé, et il cherchait un prétendant. Mais +l'explosion se fit d'elle-même et pour Bragance (1<sup>er</sup> décembre +1640).</p> + +<p>Elle nous valut le gain de dix batailles. L'Espagne, étranglée +désormais entre deux révolutions, nous laissa faire partout. Elle ne +put empêcher ni Harcourt de prendre Turin, ni la Meilleraye de prendre +Arras. Cette dernière affaire traîna pourtant et nous mit en péril.</p> + +<p>Pendant qu'on fait le siége en règle, à la façon de la Rochelle, en +entourant la place d'une circonvallation de cinq lieues, les Espagnols +ont le temps de ramasser des forces et d'assiéger les assiégeants. +Enfin, sans la lenteur qu'ils mirent de leur côté à attaquer le +secours qu'on envoya, il ne serait pas arrivé, et, malgré tant +<span class="pagenum"><a id="page206" name="page206"></a>(p. 206)</span> de circonstances favorables, nous aurions échoué encore.</p> + +<p>L'intérieur change aussi bien que l'Europe. Richelieu met en scène +deux acteurs nouveaux qu'il croit siens. Il donne au roi pour favori +un joli page, un écolier à lui, le jeune Cinq-Mars. Et en même temps +il établit en France le beau Mazarin, le futur mari de la reine.</p> + +<p>La vengeance que l'Italie a tirée de la France pour avoir tant de fois +trompé sa confiance a été d'y mettre la peste qui s'exhalait de son +tombeau. Les plus grands corrupteurs des mœurs et de l'opinion nous +sont venus toujours d'Italie, nombre d'aventuriers funestes, de +<i>bravi</i> scélérats, de séduisants coquins. Les uns réussissent, et les +autres avortent. Mais tous nous pervertissent. Concini règne ici sept +ans, Mazarin quinze. Et le Corse Ornano, gouverneur de Gaston, s'il ne +fût mort à temps, peut-être lui aussi eût été roi de France.</p> + +<p>La France du <span class="smcap">XVII</span><sup>e</sup> siècle procède de deux caducités, de la vide +enflure espagnole, de la pourriture italienne. Aussi, dans la +littérature, le moment vigoureux du siècle, son milieu, est marqué des +rides de la décadence. La préoccupation ridicule de la forme dépare, +non-seulement les Balzac et autres rhéteurs, mais les plus sérieux +écrivains. Richelieu, si net et si fort, n'en est pas moins souvent +burlesque. Saint-Cyran, ingénieux, parfois profond, se noie +fréquemment dans un galimatias énigmatique. Qui pourrait lire +Corneille, sauf ses quatre chefs-d'œuvre? Le grand succès de +l'époque est <i>Clélie</i>, long, ennuyeux roman, écrit par une +Sicilienne, mademoiselle Scudéry. Et la dictature <span class="pagenum"><a id="page207" name="page207"></a>(p. 207)</span> littéraire +est au salon d'une Romaine, née Pisani, madame de Rambouillet.</p> + +<p>L'opéra nous vient d'Italie cette année même; ses machines d'abord +pour les fêtes de Rueil; puis la musique tout à l'heure, sous la +régente et Mazarin.</p> + +<p>Richelieu connut-il celui qu'il mettait en France? Parfaitement. Il le +crut un faquin, et c'est pour cela qu'il le prit. Il l'avait vu double +et ingrat pour l'homme qui l'avait introduit, le père Joseph. Il le +savait très-bas, propre aux coups de bâton. Il raille sa bravoure et +ses reculades subites dans une lettre spirituelle (1639). À Paris, +Jules Mazarin avait donné des conseils de vigueur et fait le Jules +César, enhardi Richelieu à envoyer d'Estrées et menacer le pape. Mais, +rappelé à Rome, il eut grand'peur. Richelieu l'en plaisante, voudrait +qu'il prît cœur, qu'il restât. «Convenons, dit-il, qu'il n'y a que +les Italiens pour savoir faire les choses, pour jeter en paix les +parfums, les poudres odoriférantes, les fulminantes en guerre,» etc.</p> + +<p>Mazarin, dans sa poltronnerie, voulait que Richelieu cédât et reculât +brusquement. Mais Richelieu persiste. Alors Mazarin n'y tient pas. Il +se sauve de Rome sans dire adieu, se réfugie en France.</p> + +<p>La peur était mêlée d'espoir et de spéculation. Le rusé avait calculé +que son bon protecteur, le père Joseph, étant près de mourir, il +fallait se trouver là, prendre la place chaude et s'y fourrer. Il élut +domicile chez son intime ami, Chavigny, qu'il trahit plus tard, comme +Joseph. Chavigny, fils de Bouthilier, passait pour fils du cardinal. +Ce ténébreux jeune homme, sombre reflet de Richelieu, malgré sa +défiance et sa <span class="pagenum"><a id="page208" name="page208"></a>(p. 208)</span> pénétration, accueillit le fourbe Italien. Il +venait, disait-il, se donner corps et âme au grand maître de la +politique, étudier sous un tel professeur. Richelieu, qui, dans sa +grandeur, n'avait pas moins des côtés de pédant, le prit au mot sur +cette éducation, l'accepta pour élève. Lui-même le disait à sa nièce +un jour qu'elle sortait du théâtre: «Pendant que vous êtes à la +comédie, je forme un ministre d'État.»</p> + +<p>Quand Mazarin réfugié vint ainsi se mettre à l'école, Richelieu sentit +le parti qu'on en pouvait tirer. Lui qui voyait tant d'hommes, il +n'avait jamais vu un homme ni si fin ni si bas. S'il ne s'y fia pas, +il crut cependant qu'avec un tel valet il n'y avait du moins pas grand +danger de révolte, qu'on le tiendrait tout au moins par la peur. Il +résolut de le pousser, de le mettre au plus haut, insista près du +pape, et tant, qu'à la longue il arracha pour lui le chapeau. Mais je +crois qu'il fit plus. Il y avait six mois à peu près qu'il avait donné +au roi son joujou, le petit Cinq-Mars. Répugna-t-il à ce que Mazarin, +bien vu dès longtemps de la reine, intéressant alors par son malheur, +son dévouement pour nous, s'avançât, réussît près d'elle? Les fêtes de +décembre et janvier, les repas qu'on y fait, sont des temps +d'attendrissement pour les dames qui aiment la table. Ce qui est sûr, +c'est qu'elle fut enceinte de la nuit de Noël (1639), et qu'au 22 +septembre suivant elle accoucha de son second fils, d'un prince tout à +fait italien. C'est le frère de Louis XIV.</p> + +<p>On a dit que ce roi fut fils de Mazarin; à tort certainement; il fut +Français, lesté d'Autriche. Mais son frère, le duc d'Orléans, tout +comme le premier, <span class="pagenum"><a id="page209" name="page209"></a>(p. 209)</span> Gaston, ne fut rien qu'Italie, pour +l'esprit, pour les mœurs. Il fut tout aussi Mazarin que Gaston +était Concini.</p> + +<p>Je sais bien les difficultés. Les contemporains croient qu'elle ne se +donna à lui que plus tard. Il y a eu tout au moins un entr'acte dans +sa faveur. Richelieu l'avait présenté «comme ressemblant à +Buckingham,» et pour qu'il réussît. Ressemblance invincible, mais +présentation trop suspecte. Il put être favorisé d'amour plus que de +confiance. Lui-même fut peut-être effrayé du succès, et recula vers +Richelieu.</p> + +<p>Mais revenons au roi et à Cinq-Mars, histoire plus ridicule encore.</p> + +<p>Louis XIII, on l'a dit, n'était pas Henri III. Je le crois bien. C'est +un temps bien plus vieux. La virilité baisse encore. Tous les rois de +l'Europe n'en peuvent plus, et, si Anne d'Autriche n'eût +vigoureusement relevé la race, les nôtres en seraient venus au +rachitisme de Charles II d'Espagne.</p> + +<p>Cette misère physique et cet épuisement général se marque par l'usage +très-grand des excitants, vieux ou nouveaux. Les écrivains du siècle +buvaient beaucoup de vin; la plupart se grisaient (V. le dîner connu +d'Auteuil). Le café va bientôt donner l'ivresse sobre. Le <i>scocolato</i> +espagnol est reproché par Richelieu au cardinal son frère, comme une +drogue nouvelle et funeste qu'il a apportée de Rome.</p> + +<p>Mais, si les forces baissent, les passions restent, ou du moins les +velléités. L'admiration de la beauté (admiration non pure, mais +abstinente) est le vice singulier des princes du temps, tous Italiens +dégénérés. <span class="pagenum"><a id="page210" name="page210"></a>(p. 210)</span> Le faible et gras Jacques I<sup>er</sup> (fils éreinté du +chanteur Rizzio) n'a aucun besoin de maîtresse. Il lui suffit d'aimer +une jeune âme, docile et imparfaite encore, que lui, maître Jacques, +formera, rendra parfaite; cette âme est Buckingham. Le <i>castoiement</i> +(comme dit le Moyen âge), le plaisir, non de châtier avec des coups, +mais de gronder, de corriger, d'humilier, de faire pleurer, de se +brouiller toujours pour se raccommoder sans cesse, c'est tout +l'amusement de ces rois. Louis XIII (Orsini?) n'avait d'autre plaisir. +Jusque-là peu heureusement. Son premier ami, Baradas, jeune homme +grand et fort, était un rustre qu'on ne pouvait mener ainsi. +Saint-Simon fut trop nul. Et mademoiselle de Hautefort, au contraire, +eut trop d'esprit gascon, de nerf et de saillie; il n'y avait pas +plaisir à la gronder; elle rendait les coups; elle ne pleurait pas; +elle riait. Et c'était le roi qui s'en allait pleurer chez Richelieu.</p> + +<p>Celui-ci, grand admirateur des Jésuites, et spécialement de leur +pédagogie, n'ignorant nullement le secret de leurs succès, comprit +qu'au goût du roi c'était un vrai écolier qu'il fallait<a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a><a href="#footnote14" title="Lien vers la note 14"><span class="smaller">[14]</span></a>. Il le +fallait joli, <span class="pagenum"><a id="page211" name="page211"></a>(p. 211)</span> fantasque, vicieux, mais susceptible de +réforme, tel que le roi entreprît de le <i>castoyer</i> et de le refaire. +<span class="pagenum"><a id="page212" name="page212"></a>(p. 212)</span> Son ami d'Effiat, en mourant, avait laissé un enfant +charmant, le jeune Cinq-Mars, et une fille qui épousa la Meilleraye, +parent de Richelieu. Cinq-Mars <span class="pagenum"><a id="page213" name="page213"></a>(p. 213)</span> était presque allié de +celui-ci. Il arrivait à dix-sept ans. Il allait porter l'épée et +entrer dans les grades. Nouvel amusement pour le roi, né caporal, et +qui ne <span class="pagenum"><a id="page214" name="page214"></a>(p. 214)</span> parlait que de soldats, même à mademoiselle de +Hautefort. La vive demoiselle endurait cet excès d'ennui assez +patiemment. Mais combien mieux le roi pouvait-il parler d'armes, de +chasse et de tout à un jeune militaire! Donc, le cardinal le lança, +bien instruit, bien stylé, pour <i>observer</i> le roi d'abord, et peu à +peu pour lui plaire s'il pouvait.</p> + +<p>Le roi vit bien venir la chose, et, trouvant cet enfant qui dormait ou +faisait semblant dans les coins des appartements, il devina qu'il +dormait pour le cardinal, pour écouter et rapporter. Cela même lui +donna pitié de la jeune âme qu'on corrompait ainsi, et qui, logeant +dans ce beau corps, devait être mieux douée de Dieu, appelée par lui à +autre chose. De là une tentation naturelle de convertir Cinq-Mars et +d'en faire un honnête garçon, un parfait gentilhomme. Il était tard. +Car l'étourdi était déjà fort engagé dans la jeune société noble du +temps, le monde du <i>Marais</i>, comme on disait, autrement dit des +élégants, des esprits forts, des gens qui ne croyaient à rien et ne se +gênaient guère.</p> + +<p>Cette préoccupation du roi commence vers juin 1639 au siége d'Hesdin, +où mademoiselle de Hautefort n'avait pu venir. Il y prit habitude +d'avoir toujours là Cinq-Mars pour le prêcher. Et voilà qu'il ne +pouvait plus s'en passer. À la moindre absence, il criait: «Où est +Cinq-Mars?» Richelieu usa sur-le-champ de cette première fleur de +passion. L'enfant gâté dit qu'il aimait le roi, mais voulait être +seul, c'est-à-dire qu'il n'aimât plus la Hautefort. Cela promis, ce +ne fut plus assez. Pria-t-il? pleura-t-il? On ne sait; <span class="pagenum"><a id="page215" name="page215"></a>(p. 215)</span> mais +le roi, pour l'apaiser, eut la faiblesse de promettre qu'il la +chasserait de la cour. Chose plus facile à promettre qu'à faire. Car +nulle précaution n'y servit; elle se mit, malgré tous les ordres, sur +le passage du roi, et fit rougir le pauvre Sire.</p> + +<p>Le cardinal, vainqueur, ayant un si bon instrument, et sachant que ces +choses-là durent peu, poussait son petit homme au grand galop. Il +l'engageait à exiger, faire le difficile et se faire valoir. Le roi, +ayant voulu lui donner la place qu'avaient eue Saint-Simon, Baradas, +le jeune insolent dit: «C'était bon pour eux, de petits gentilhommes.» +Il fallut que le roi négociât avec le vieux M. de Bellegarde pour +satisfaire sa volonté, qui fut d'abord d'être grand écuyer. Dans la +langue de cour, ce petit polisson fut appelé <i>Monsieur le Grand</i>.</p> + +<p>Louis XIII avait jusque-là paru un homme sec, mais assez raisonnable. +Il avait eu deux lueurs poétiques, l'apparition première de +mademoiselle de Hautefort et la transfiguration de Lafayette. +Mouvements excusables de cœur, courts élans de jeunesse dans un +homme né vieux, mais enfin tout cela était d'humanité, de nature, donc +non ridicule. Un côté de son caractère qui l'était davantage, c'est +qu'il avait du temps pour tout, sauf pour la royauté. Il écrivait des +plans de campagne, envoyait de petits articles à la <i>Gazette de +France</i>, faisait de petits airs et des chansons en bouts rimés. Son +extrême désœuvrement lui donna parfois des curiosités peu royales, +celle, par exemple, d'apprendre la cuisine; il prit des leçons pour +savoir larder.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page216" name="page216"></a>(p. 216)</span> Pauvretés, ennui, innocence. L'excuse, c'était Richelieu, un +autre roi, qui, en le consultant toujours avec respect, n'eût pas +souffert qu'il fît rien de sérieux.</p> + +<p>Ce qui le mit plus bas que sa lardoire, ce fut son radotage pour un +enfant qui se moquait de lui. Il donna là des signes d'imbécillité +caduque, à quarante ans. Les froideurs de Cinq-Mars, ses rebuffades, +un simple oubli d'écrire dans les absences, faisaient pleurer le roi. +Mais, quand on voit ses lettres à Richelieu pour faire chapitrer +l'écolier, lettres si pesantes et si sottes, on est du parti de +l'enfant, on trouve qu'à bon droit il fuyait l'éternelle gronderie et +plus encore les burlesques tendresses de son royal Jésuite. Mieux +valaient les verges et le fouet.</p> + +<p>Il échappait tant qu'il pouvait. Parfois, aux antichambres, ce garçon, +que le roi eût voulu maréchal de France, passait le temps à lire le +roman de Cyrus avec les valets. Parfois, la nuit, il se sauvait de +Saint-Germain, galopait à Paris, au quartier élégant, à la place +Royale, dans les belles ruelles et les conversations galantes. On l'y +travaillait fort. Les dames politiques n'épargnaient rien pour le +gâter, lui brouiller la cervelle, le rendre fou et traître. +L'intrigante Marie de Gonzague en faisait son <i>Petit Jean de Saintré</i>, +et par le roman le menait à l'histoire (la plus triste). Le roi avait +beau le tenir, le garder, le coucher dans son lit, avec lui; il +fuyait, s'évanouissait.</p> + +<p>Cependant l'influence occulte se révéla. Il ne se tint pas satisfait +d'un grand titre ni de la faveur. Il prétendit avoir part aux +affaires. Richelieu fut bien étonné lorsque, le roi tenant conseil +chez lui (il était <span class="pagenum"><a id="page217" name="page217"></a>(p. 217)</span> malade à Rueil), Cinq-Mars resta, siégea. +Le cardinal refusa de parler devant lui, et le lendemain le tança fort +de son outrecuidance. Mais ceux qui menaient le jeune homme, loin de +reculer, avancèrent, lui firent demander... quoi? un bijou? une armée! +et dans le moment le plus difficile pour secourir notre camp d'Arras, +menacé par les Espagnols. Le roi était si faible, que, sans Richelieu, +il cédait. Du moins il lui donna à conduire le corps des volontaires, +toute la jeune noblesse de France. Il eut un cheval tué, se crut +Alexandre le Grand. Le roi ne souffrit plus qu'il se hasardât +davantage.</p> + +<p>Les Espagnols battus regagnaient par l'intrigue ce que perdaient leurs +armes. La ligue universelle des femmes était pour eux. Marie de +Médicis en Angleterre, aux Pays-Bas, la Chevreuse à Madrid, à Londres, +les filles d'Henri IV, Henriette, Christine, ne travaillaient pas +seules. Le duc de Lorraine avait épousé (sa femme vivant encore) une +Italo-Flamande, qui le mena aux genoux du roi pour rentrer chez lui et +trahir. Le jeune Guise, archevêque de Reims, un brillant duelliste, +s'était marié deux ou trois fois, et suivait la sagesse de la +Palatine. Le duc de Bouillon, longtemps général de Hollande, et qui +passait pour une forte tête, ayant vieilli dans les affaires, avait +épousé sur le tard une catholique qui le fit catholique, le jeta dans +tous les casse-cous.</p> + +<p>En 1641, la partie fut liée à merveille. Madame de Bouillon fit de son +vieux mari goutteux le centre, la clef de voûte d'une ligue +universelle. L'Empereur fournit des troupes, et l'Espagne en promit. +Mais, pour <span class="pagenum"><a id="page218" name="page218"></a>(p. 218)</span> donner à l'invasion étrangère un air national, un +prince du sang, le comte de Soissons, réfugié chez Bouillon, prit le +commandement de l'armée. Les émigrés français, de tout parti, devaient +partir de Londres et faire une descente en France. Il leur semblait +faire la guerre à coup sûr, ayant Paris d'avance où le jeune Gondi eût +surpris la Bastille, ayant la cour, les vœux de la reine, ayant le +cabinet du roi et son secret par son enfant gâté, Cinq-Mars, à qui il +disait tout. L'armée même que Richelieu leur opposait était en grande +partie pour eux. L'armée, la France, tout le monde était gagné par le +mot séducteur que l'ennemi avait mis sur son drapeau: La paix.</p> + +<p>Richelieu, en si grand péril, fit d'abord procéder le Parlement contre +Guise et Bouillon. Soissons étant prince du sang, on ne pouvait le +juger, mais bien le faire tuer. Le dévot et scrupuleux Dunoyer, homme +très-discret, se chargea, dit-on, de négocier l'affaire. Il partit, +emporta une forte somme pour payer l'assassin.</p> + +<p>Des deux côtés, les choses se passèrent comme on pouvait le prévoir. +Soissons battit sans peine une armée qui voulait être battue. Mais, +d'autre part, pendant que ce vainqueur, autre Gustave-Adolphe, +regardait la déroute, il lui advint comme à Gustave, il fut frappé à +mort sans que l'on sût par qui (6 juillet 1641).</p> + +<p>Jamais mort d'homme n'eut un plus grand effet. Le général français +étant tué, l'affaire changeait de caractère; elle reparaissait tout à +fait étrangère, c'était une invasion, et elle manquait. Sept mille +impériaux pour conquérir la France, ce n'était pas assez. Les +Espagnols <span class="pagenum"><a id="page219" name="page219"></a>(p. 219)</span> n'arrivaient pas. Et la descente des émigrés de +Londres ne se fit pas non plus. Bref, Bouillon demanda pardon, et jura +au roi une fidélité éternelle. Richelieu fit semblant d'y croire, et, +pour l'éloigner de France, lui promit le commandement de l'armée +d'Italie.</p> + +<p>Il savait tout. Il les avait tous sous la main, et, s'il ne frappait +pas, c'est qu'il n'y avait guère de témoins ni de preuves. Tous +s'entendaient et tous étaient coupables. Le roi même l'était en un +sens, par ses plaintes, ses protestations d'être excédé de Richelieu.</p> + +<p>Cinq-Mars était dans l'affaire de Soissons. La reine en +était-elle<a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a><a href="#footnote15" title="Lien vers la note 15"><span class="smaller">[15]</span></a>? On ne peut en douter quand on voit la subite, la +violente irritation que Richelieu montra <span class="pagenum"><a id="page220" name="page220"></a>(p. 220)</span> alors contre elle, +et que n'explique aucun auteur du temps. Il fit écrire (et écrivit, +dit-on) la pièce de <i>Mirame</i>, pleine d'allusions à la situation, à sa +victoire sur tous ses ennemis, insultante surtout pour la reine qu'on +y reconnaissait dans mille traits injurieux. Il avait bâti tout +exprès, au Palais-Cardinal, un théâtre qui ouvrit par <i>Mirame</i>, et qui +resta le Théâtre-Français.</p> + +<p>La reine y assista, la cour y assista, et personne n'osait y manquer. +On subit le ministre, mais on punit l'auteur. Un silence de glace, un +ennui calculé, lui revinrent de toute la salle et le morfondirent dans +sa loge. On traita le malade comme étant mort déjà. Il sentit le froid +du linceul, frissonna dans sa bière. Supplice inouï et cruel pour une +âme brûlante, affamée d'immortalité: on affecta de l'oublier vivant.<a href="#tam"><span class="small">[Retour à la Table des Matières]</span></a></p> + + + +<h3><span class="pagenum"><a id="page221" name="page221"></a>(p. 221)</span> CHAPITRE XV</h3> + +<h4>CONSPIRATION DE CINQ-MARS ET DE THOU<br> + +1642</h4> + + +<p>Les choses inclinaient vers leur terme (janvier 1642). Le cardinal +était toujours malade, mais le roi beaucoup plus. Les médecins ne lui +donnaient pas six mois à vivre. Pour une solution si prochaine, chacun +songeait à se pourvoir.</p> + +<p>C'était fait des ménagements. Richelieu fit exclure Cinq-Mars de tout +conseil, et engagea le roi à retirer le Dauphin des mains de la reine. +Laisser le roi futur dans une main espagnole, c'était risquer de +revoir l'étranger régner encore au Louvre, comme Henri V aux temps de +Charles VI.</p> + +<p>Le très-intelligent Fontrailles, notre auteur principal ici, assure +que la reine en péril désirait qu'il y <span class="pagenum"><a id="page222" name="page222"></a>(p. 222)</span> eût un complot<a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a><a href="#footnote16" title="Lien vers la note 16"><span class="smaller">[16]</span></a>, et +y contribuait de son mieux, ne pouvant qu'y gagner, quel que fût celui +qui pérît, Richelieu ou Gaston, l'un ou l'autre de ceux qui pouvaient +à la mort du roi lui ôter la régence.</p> + +<p>Était-elle capable d'un si grand machiavélisme? Par elle-même? Non, +mais peut-être par la Chevreuse, qui lui donna alors un homme à elle, +non pas pour conspirer, mais pour lier entre elles les conspirations +différentes, s'entremettre de l'une à l'autre, et, du moins +indirectement, pousser à l'action.</p> + +<p>Bouillon, pardonné, exilé au généralat d'Italie, était plus que jamais +poussé par sa femme orgueilleuse à se venger de Richelieu.</p> + +<p>Cinq-Mars, chassé par lui du conseil, et avec outrage, pleurait et +sanglotait, ne songeait qu'à le faire tuer.</p> + +<p>Gaston allait être emmené par Richelieu à la guerre du Midi, mais sans +emploi, sans titre. Il disait à Fontrailles: «Ne le tuera-t-on +pas?»—On lui répondait: «Oui, devant vous, sur votre ordre, mais non +autrement.»</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page223" name="page223"></a>(p. 223)</span> Il n'était pas jusqu'au roi qui ne parût contre lui. Il ne +cessait de dire qu'il voudrait <i>s'en défaire</i>. Mot équivoque, traduit +diversement. À tout ce qu'on disait, il n'objectait qu'une chose: +«Comment le renvoyer? Il est maître de tout...—Mais, Sire, on le +tuera...—Un prêtre! un cardinal!... Je serais excommunié!»—À quoi un +de ses mousquetaires, Troisville (homme estimé qui fut plus tard de +Port-Royal), répondait en riant: «Ordonnez seulement, laissez-moi +faire... Je m'en irai à Rome, où j'aurai mon absolution.»</p> + +<p>L'homme de la Chevreuse, qui devint celui de la reine, l'intermédiaire +des mécontents et le trait d'union des partis, était un homme de +mérite, au fond sans importance, mais parent du duc de Bouillon, +familier de Cinq-Mars, lié avec Fontrailles et les hommes de Monsieur.</p> + +<p>Auguste de Thou, fils de l'illustre historien, était jeune, candide, +dévoué, honnête, non sans élévation, et l'on s'étonne de le rencontrer +avec ces gens-là. C'était un savant, comme son père; il était +conseiller et bibliothécaire du roi, mais, de plus, intendant d'armée, +ce qui le mêla aux grands seigneurs, à la jeune noblesse, avec qui +volontiers il s'exposait en amateur. De nature tendre et généreux, il +ne recula point devant l'occasion romanesque de se hasarder «pour une +grande reine,» si malheureuse, à qui on voulait ôter ses enfants. Il +lia Cinq-Mars et Bouillon, jusque-là sans rapport, alla, vint, +s'entremit, porta de l'un à l'autre des paroles, des propositions.</p> + +<p>De Thou n'était nullement intéressé, point ambitieux. Mais c'était un +homme déclassé, hors de tout, <span class="pagenum"><a id="page224" name="page224"></a>(p. 224)</span> hors de la robe sans être de +l'épée, n'ayant le pied ferme nulle part. Il était fils de +l'<i>impartialité</i> historique et de l'indécision. Lui-même, s'il était +quelque chose, il était l'agitation même. Ses amis l'appelaient en +riant: «Votre <i>inquiétude</i>.»</p> + +<p>Ce n'est pas un tel homme qui pouvait penser à un assassinat. Que +voulait-il? Rien que sauver la reine, finir la guerre européenne. Or, +on croyait à tort que la guerre, c'était Richelieu, que l'Espagne +voulait la paix.</p> + +<p>La paix! quelle belle parole! dit Jean Gerson, comme elle emplit la +bouche de miel!... Il faut se souvenir des terribles malheurs qui +avaient dépeuplé des provinces entières. Cinq cent mille hommes +étaient morts de misère en Lorraine et au Rhin. C'était le tour de la +France du Nord. Les familles les plus honorables (et c'étaient les +parlementaires, la bonne bourgeoisie) ressentaient cette douleur. Des +femmes charmantes, excellentes, femmes de présidents, de simples +conseillers, se réunirent bientôt autour d'un petit homme (resté si +grand), Vincent de Paul, et elles envoyaient quelques secours, hélas! +bien peu de chose, une goutte d'eau sur un grand incendie. La paix +seule pouvait atténuer ces maux. Mais pouvait-on la faire? C'était la +question.</p> + +<p>Telle fut l'illusion de de Thou et d'autres parlementaires. Je ne leur +reproche rien. Quoique leur conduite ait été tantôt coupable et tantôt +ridicule, je comprends leur fluctuation. Ils ne sentirent pas assez, +sans doute, que la France eût péri sans cette violente dictature, +qu'elle eût été engloutie par Waldstein, puis par les <span class="pagenum"><a id="page225" name="page225"></a>(p. 225)</span> menus +brigands, les Gallas et les Jean de Werth; ils ne virent pas que +Richelieu, malheureux à la guerre, nous aguerrit pourtant et prépara +Rocroy. D'autre part, quand on sait, par l'horrible affaire de Loudun, +la force et la furie que les tyrannies secondaires déployaient avec +les pouvoirs de la grande tyrannie centrale, on excuse les +parlementaires d'avoir (sans droit, sans mission, n'importe) tenté de +suppléer les garanties publiques qui n'existèrent jamais dans ce +misérable pays.</p> + +<p>Pour revenir, le pauvre de Thou se vit mené plus loin qu'il ne +croyait. Les hommes de Gaston, spécialement Fontrailles, homme +d'esprit, sans conscience, un furieux bossu, dont Richelieu s'était +moqué, organisaient deux choses. D'abord, le cardinal devant suivre le +roi qui partait pour la guerre d'Espagne, il fut réglé qu'on le +tuerait à Lyon; Gaston devait y aller tout exprès, et, brave cette +fois, donner lui-même le signal. Mais Richelieu tué, restaient ses +hommes et ses parents, tant de gens qu'il avait placés, les Brézé, les +la Meilleraye, les Chavigny, en tête les Condé, dont le fils venait +d'épouser sa nièce. Les grands militaires de l'époque, Guébriant, +Harcourt, Fabert, Gassion, tenaient personnellement à Richelieu, et se +seraient ralliés aux Condés pour faire face à Gaston. Celui-ci, +méprisé, n'avait pas grande chance hors de l'assistance étrangère. M. +de Bouillon l'exigeait, Fontrailles tira de Gaston une lettre où il +s'engageait à faire livrer aux Espagnols une place forte (c'était +Sedan) pour les enhardir à entrer en France. La reine ne donna point +de lettre, ne signa rien, resta derrière.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page226" name="page226"></a>(p. 226)</span> Les Espagnols hésitaient fort, pour cette raison. Ils +voyaient la régence qui allait leur venir par Anne d'Autriche. +Avaient-ils besoin de Gaston? Et, s'il réussissait par eux, ne +publierait-il pas sa secrète protestation pour détrôner le fils de +leur infante? Cependant les succès de Richelieu en Allemagne, une +bataille qu'il gagna sur le Rhin, le voyage du roi pour prendre +Perpignan, le Roussillon, la Catalogne, les décidèrent, et le traité +se fit. Ils promirent secours à Gaston (mars 1642).</p> + +<p>Comment de Thou resta-t-il dans l'affaire lorsqu'elle devenait si +criminelle? Une lettre qu'il écrivit à sa mort nous le fait deviner. +Il était alors amoureux d'une dame très-aimée de la reine, jolie +petite princesse à tête légère, madame de Guémené. Elle était +janséniste, et refusait tout à de Thou. Il était roux, il était homme +de robe, etc. Elle fut vertueuse pour lui, mais non pour Retz. Elle +prodigua au prêtre libertin (et fort laid) ce qu'elle avait refusé à +l'amour, au culte d'un homme supérieur qui, dans un meilleur temps, +eût été peut-être un grand homme, qui avait mis son idéal en elle, et +dont elle fut la suprême pensée.</p> + +<p>Ce fut, je crois, le vain espoir de fléchir les rigueurs de cette +cruelle qui aveugla de Thou, lui cacha l'énormité de sa faute, et le +rendit, non pas témoin seulement, comme on a dit, mais acteur +très-actif dans cette affaire coupable qu'il croyait celle de la +reine.</p> + +<p>Gaston, à son ordinaire, manqua de parole. Les conjurés l'attendaient +à Lyon; il resta à Blois. Les deux malades, le roi en avant, le +cardinal derrière à quelques lieues, continuèrent d'avancer au Midi. +Mais, à <span class="pagenum"><a id="page227" name="page227"></a>(p. 227)</span> Narbonne, le dernier, craignant, sur les rapports +qu'il recevait, que le roi ne permît sa mort, dit ne pouvoir aller +plus loin. Son incertitude était grande; tout en se disant incapable +de bouger, il partit de Narbonne sans trop savoir où il irait. Le +gouverneur de Provence le reçut dans un abri sûr, au château de +Tarascon, d'où il pouvait toujours s'embarquer et gagner la mer, puis, +en tournant l'Espagne, aller s'enfermer à Brouage qu'il avait +fortifié. Dans sa mortelle inquiétude, il fit prier le prince d'Orange +d'intercéder pour lui, et fit dire au vaillant colonel Gassion que le +moment venait où il faudrait <i>qu'on se déclarât</i>, qu'on distinguât ses +amis de ses ennemis.</p> + +<p>Le roi n'était pourtant nullement décidé contre lui. L'impertinence de +Cinq-Mars, qui bravait, démentait les meilleurs officiers, provoqua +une explosion. Le roi lui dit: «Je vous vomis.» Souvent il lui ferma +sa porte. Une défaite éprouvée dans le Nord, qui jeta la panique +jusqu'à Paris, fit vivement sentir l'absence de Richelieu.</p> + +<p>Cependant le roi semblait si malade, qu'on se croyait au moment +décisif. De Thou, qui était à l'armée, pensa qu'il était bon que la +reine s'assurât des chefs, et, comme il était difficile de deviner de +loin quelles conditions ils feraient, il la priait de lui envoyer des +blancs seings qu'il pût remplir selon les circonstances. Elle l'aurait +fait étourdiment. Brienne se donne l'honneur de l'en avoir empêchée. +Je crois qu'auprès de Richelieu même elle eut un autre conseiller qui +la renseigna et la dirigea. Mazarin très-probablement. Il put lui +faire entendre que les choses n'en étaient pas <span class="pagenum"><a id="page228" name="page228"></a>(p. 228)</span> où on le lui +disait, que le roi vivait, que Richelieu vivait et tenait encore les +armées, que le danger, d'ailleurs, de la future régente, était Gaston +bien plus que Richelieu, que Gaston se noyait dans une entreprise +manquée, qu'au lieu de se lier à lui il fallait l'enfoncer plutôt et +aider au naufrage.</p> + +<p>Selon Fontrailles, selon Voiture et autres, ce fut la reine <i>qui fit +trouver</i> le traité. Chavigny, sans le dire, fit un jour entendre la +même chose.</p> + +<p>Elle envoya un homme sûr au cardinal (dit Monglat), et, sans doute par +cette voie, lui donna connaissance du traité. La paix se fit entre eux +à ce prix. Elle garda ses enfants.</p> + +<p>Le roi malade avait quitté le siége et était revenu à Narbonne quand +l'homme de Richelieu, son ombre, Chavigny, vint le trouver et lui +dévoila tout. Le roi saute au plancher. Quelle preuve cependant? +Chavigny ne lui donnait pas le traité (comme on l'a dit à tort); il +apportait seulement l'affirmation de Richelieu. Le roi hésitait fort. +Il fallut que l'on s'adressât à sa conscience. Chavigny alla trouver +le confesseur, le père Sirmond, le fit parler. Sirmond, le cas posé, +décida qu'en un grand péril de l'État, un roi ne pouvait se dispenser +d'agir préventivement, d'arrêter l'accusé.</p> + +<p>Cinq-Mars eut un jour pour s'enfuir et n'en profita pas. En voyant +Chavigny, il avait deviné sa perte. Il eut l'idée, à tout hasard, de +le faire poignarder avant qu'il pût parler au roi. Mais déjà il était +trop tard. Il aurait pu encore, en sautant à cheval, passer les portes +de Narbonne. Mais il perdit la tête, et on eut le temps de les +fermer.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page229" name="page229"></a>(p. 229)</span> On fit crier peine de mort pour qui cacherait Cinq-Mars. Une +femme l'avait caché dans son lit même. Mais le mari alla le dénoncer. +On arrête Cinq-Mars et de Thou. Ordre envoyé à l'armée d'Italie, où +commandait Bouillon, pour l'arrêter et l'envoyer en France (13 juin +1642).</p> + +<p>Ce qu'on craignait le plus, c'était que Gaston ne s'enfuît et qu'on +n'eût pas son témoignage. Le roi, pour le tromper, lui écrivit que +«c'était pour ses insolences» que Cinq-Mars était arrêté.</p> + +<p>Richelieu était en péril peut-être autant que Cinq-Mars même. On voit, +par ses notes écrites à Tarascon le 5 et le 7 juillet, qu'il faisait +commencer le procès sans preuves ni témoins, donc sur la simple +révélation verbale qui lui venait de la reine. Mais il ne pouvait +avouer cette source. Il parle dans ces notes comme s'il eût <i>deviné</i> +l'existence du traité. Il dit qu'il faut l'avoir, l'acheter à tout +prix d'un confident de Gaston.</p> + +<p>Avec un homme moins peureux que Gaston on n'eût rien obtenu, et +Richelieu, n'ayant nulle pièce, eût été conspué, chassé pour calomnie, +poursuivi à son tour. Mais Chavigny, qu'il lui envoya, le terrifia en +assurant qu'on avait le traité, une copie du moins, «trouvée par des +pêcheurs dans une barque échouée en Catalogne.» À lui, Gaston, de +mériter sa grâce en délivrant l'original. C'est ce qu'il ne pouvait +plus faire; dans sa peur, il l'avait brûlé. Mais il offrit d'y +suppléer par la confession la plus complète; confession terrible, +meurtrière, où il allait dire les péchés des autres, ne risquant pour +lui que la honte; un fils de France ne peut aller en Grève.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page230" name="page230"></a>(p. 230)</span> Le roi avait comblé sa terreur en écrivant que, si sa +confession était incomplète, <i>on le poursuivrait avec des troupes et +qu'on l'enfermerait</i>; mais que, s'il disait tout, on le laisserait +aller libre à Venise en lui faisant une pension.</p> + +<p>Il parla tout au long, et chacun de ses mots tuait,—d'abord +Cinq-Mars, Bouillon, Fontrailles, puis de Thou même.</p> + +<p>La reine, sans le vouloir ni le savoir peut-être, en mettant Richelieu +sur la voie de tout découvrir, avait perdu de Thou. Il fallait bien au +moins une tête à la justice. Or Gaston ne pouvait périr. Bouillon, +arrêté, eut sa grâce en livrant sa place, Sedan. Fontrailles était en +fuite. Si le roi sauvait Cinq-Mars, un seul mourait: c'était de Thou.</p> + +<p>Pour elle, elle n'avait rien à craindre. Elle pouvait dormir +paisiblement, attendre la régence. On la croyait perdue. Madame de +Lansac, que Richelieu avait faite gouvernante du Dauphin, vint +triomphante le matin lui dire qu'on tenait Cinq-Mars et de Thou. Elle +faisait la dormeuse entre ses rideaux. La Lansac les tira, mais la +trouva fort calme. Elle connaissait bien de Thou, savait qu'il +mourrait sans parler.</p> + +<p>Quant à Gaston, ce qui aurait fait son supplice, c'eût été qu'on le +mît en face de ceux qui s'étaient immolés pour lui et qu'il faisait +périr. Mais les magistrats complaisants assurèrent qu'il n'y avait nul +exemple qu'un fils de France fût confronté. On le fit venir à deux +lieues de Lyon, et comme à la porte du tribunal, pour en tirer au +besoin ce que demanderait le procès. Principal accusé, il ne figura +que comme <span class="pagenum"><a id="page231" name="page231"></a>(p. 231)</span> témoin, et ce témoin dispensa des pièces mêmes, +puisqu'on n'avait que des copies, des chiffons de papier, et sans +caractère authentique.</p> + +<p>Cinq-Mars essaya de nier, et attesta Bouillon qu'il croyait loin. À +l'instant même, on le lui présenta pour le démentir. On l'avait pris +caché dans une meule de foin et amené à Lyon, où Mazarin lui conseilla +en ami de faire comme Gaston, de se sauver par la lâcheté. Le roi lui +laisserait sa tête et ne lui prendrait que Sedan.</p> + +<p>De Thou montra du courage, mais il aurait plus honoré sa mort s'il eût +moins chicané sa vie par des fins de non-recevoir de procureur. Il se +retrancha trop habilement sur une chose fausse, qu'il avait eu <i>une +simple connaissance</i> de la chose, n'avait pu trahir ses amis. En +réalité, il avait agi, dirigé même, indiquant tous les rendez-vous, y +conduisant les conjurés, les faisant entrer, sans entrer lui-même, et +restant à la porte.</p> + +<p>Amené, dit-on, devant Richelieu, il prétendit «avoir ordre du roi.» +Nul écrit, à coup sûr; des paroles vagues, à la bonne heure.</p> + +<p>De Thou fut bien jugé. Un cœur comme le sien ne pouvait manquer de +le reconnaître. Lorsque Cinq-Mars et lui allèrent à la mort, leurs +juges (dont était l'illustre Marca) étaient sur leur passage, et les +condamnés les remercièrent de la juste sentence qui, lavés et +purifiés, allait les envoyer à Dieu.</p> + +<p>Cinq-Mars, si beau, si jeune, de Thou, si estimé jusque-là, si pur +(moins une erreur), excitèrent dans la foule un intérêt +extraordinaire. La maladresse d'un bourreau novice qu'on employa +ajouta encore à l'émotion. <span class="pagenum"><a id="page232" name="page232"></a>(p. 232)</span> Quand la tête de Cinq-Mars tomba, +il s'éleva de toute la place un horrible cri de douleur. De Thou, +manqué d'abord et très-cruellement égorgé, jeta la foule dans un accès +de fureur frénétique. Des pierres volèrent sur l'échafaud. Ce bon +peuple de France maudit cette justice qu'il appelait vengeance, et +pleura amèrement les coupables qui l'avaient trahi.<a href="#tam"><span class="small">[Retour à la Table des Matières]</span></a></p> + + + + +<h3><span class="pagenum"><a id="page233" name="page233"></a>(p. 233)</span> CHAPITRE XVI</h3> + +<h4>ISOLEMENT ET MORT DE RICHELIEU—MORT DE LOUIS XIII<br> + +1642-1643</h4> + + +<p>Richelieu avait fait lui-même sa dernière maladie. Par propreté +galante, il avait supprimé un flux d'hémorrhoïdes, dérivatif utile de +maux plus graves, qui le tenait en vie. Immédiatement un abcès parut à +la main, au bras, d'autres ailleurs. Dès lors, rien n'y servit; il eut +beau faire; il était mort.</p> + +<p>De toute façon, Cinq-Mars l'avait tué. Son maître le haïssait +désormais sans retour. L'auteur primitif du complot avait été le roi. +Tout avait commencé par ses paroles imprudentes qui semblaient +demander qu'on le délivrât de son ministre. Il avait été découvert par +les aveux des accusés; et, lorsque, revenant au Nord, il lui fallut à +Tarascon comparaître devant Richelieu, il y vint comme un accusé.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page234" name="page234"></a>(p. 234)</span> Malade, on le mit sur un lit en face du malade, et, quelque +soin que prît le cardinal de le rassurer, de lui donner le change, ni +l'un ni l'autre dès lors ne s'y trompa. C'étaient deux ennemis.</p> + +<p>Le roi revint seul à Paris avec les mêmes hommes qui, même avant +l'affaire Cinq-Mars, offraient, au premier ordre, de le défaire de +Richelieu.</p> + +<p>Dans ce triste château de Tarascon, plus tard fameux par les +massacres, au bruit monotone du flot qui sanglote en passant, la +petite cour du cardinal avait été un moment réduite à quatre hommes +trop compromis pour le quitter vivant. Ses instruments d'abord et +sous-ministres, Chavigny, Dunoyer, Mazarin. Le premier seul était bien +sûr; seul il représentait, exécutait sa violente volonté. Dunoyer, le +bœuf, le Jésuite, ne pouvait manquer tôt ou tard, par sa dévotion, +de tourner à l'Espagne, c'est-à-dire à la reine; c'est ce qui arriva. +Pour Mazarin, le plus douteux de tous, il avait bien servi pour +espionner Cinq-Mars, pour faire parler Bouillon; il marchait droit +sous l'œil du maître; mais son zèle apparent, son patelinage +italien, son caressant baragouinage, n'inspiraient pas, comme on va +voir, grande confiance à Richelieu.</p> + +<p>Le quatrième personnage, sur lequel il faut s'arrêter, était un homme +de vingt ans qui n'avait rien de jeune. Très-sinistre figure d'oiseau +de proie, la plus bizarre du siècle. Point de front et nez de vautour; +des yeux sauvages et fort brillants; rien d'homme, quelque chose de +moins ou de plus, et d'une espèce différente. Animal féroce et docile, +servile en ses débuts, plus servile à la fin. Ce personnage étrange, +<span class="pagenum"><a id="page235" name="page235"></a>(p. 235)</span> nourri par Richelieu dans sa ménagerie, va éclater dans +l'histoire. C'est Condé.</p> + +<p>Ces Condés étaient sombres et bas, et semblaient toujours inquiets. +Frappant contraste avec les Condés d'autrefois, avec celui des guerres +civiles, celui de la chanson (le Petit Homme tant joli, qui toujours +chante et toujours rit...). Mais ceux-ci étaient contestés. On a vu la +terrible affaire du père du grand Condé, né en prison d'une mère +accusée d'empoisonnement. On le disait l'œuvre furtive d'un page +gascon qui se sauva. Henri IV, sans enfant alors, fit réformer le +jugement de la mère, prit le petit pour vrai Condé et lui fit sa +fortune en lui donnant mademoiselle de Montmorency.</p> + +<p>Les deux époux se détestaient. Il n'aimait pas les femmes; tous ses +amours étaient dans l'Université de Bourges (Lenet). Cependant, quand +il fut mis à la Bastille par le maréchal d'Ancre, il joua à sa femme +le tour de dire qu'il ne pouvait se passer d'elle. Elle, glorieuse, +mit son honneur à accepter, et elle s'enferma avec lui. Homme +d'esprit, mais bas, sale, avare, portant sur le visage son âme +d'usurier, il avait tout ce qu'il fallait pour éloigner une femme. +Mais la prison, l'ennui, firent un miracle. Elle devint enceinte, et +fit tout à sa ressemblance la très-jolie madame de Longueville, la +future reine de la Fronde. Puis un garçon, cette figure crochue du +grand Condé; enfin Conti, prêtre et bossu, que sa sœur fit général +de Paris.</p> + +<p>Les deux garçons naquirent amoureux de leur sœur. Condé, +éperdument, jusqu'à lui passer tout, adopter ses amants, puis jusqu'à +la haïr. Conti, sottement, servilement, se faisant son jouet, ne +voyant rien que ce <span class="pagenum"><a id="page236" name="page236"></a>(p. 236)</span> qu'elle lui faisait voir, dupé, moqué par +ses rivaux. Condé le père maria son aîné, qu'on appelait alors +Enghien, à une nièce du cardinal, croyant que le ministre allait à sa +Bourgogne ajouter je ne sais combien de gouvernements, refaire en lui +Charles le Téméraire. Il lui devait déjà la dépouille de son +beau-frère, Montmorency, décapité. Puissance merveilleuse des maris +sur les femmes. Condé dressa la sienne à faire sa cour au cardinal, à +lui faire visiter, pour affaire et pour intérêt, les juges qui avaient +envoyé son frère à la mort.</p> + +<p>Le serviteur du grand Condé, Lenet, nous apprend que cette famille, si +mendiante auprès de Richelieu, tâchait pourtant à tout hasard de se +créer contre lui des moyens de résistance. De temps à autre, sous +différents prétextes, ils ajoutaient aux fortifications d'une bonne +place qu'ils avaient en Bourbonnais au carrefour des routes de quatre +provinces. Madame la princesse, par tout moyen, attirait la noblesse à +sa cour. Quand le petit prince monta à cheval, on ouvrit à portée de +la résidence un marché de chevaux, pour que, sous ombre d'achats, les +gentilshommes vinssent, montassent au château pour faire leurs +hommages, devinssent clients de la maison.</p> + +<p>L'enfant fut élevé d'une manière populaire et ambitieuse. On le mit au +collége à Bourges, sous un Jésuite, parmi nombre d'enfants de +gentilshommes qui s'attachèrent à lui. Il eut l'éducation variée, +littéraire, que donnaient les Jésuites, sans fond moral, mais bien +combinée pour l'effet; les langues, les exercices publics, des thèses +où l'écolier brillait. Mais, après le <span class="pagenum"><a id="page237" name="page237"></a>(p. 237)</span> collége, son père +voulut encore qu'il sût un peu d'histoire, de mathématiques. On +entendait par là surtout la fortification, l'art de l'ingénieur.</p> + +<p>Son couronnement d'éducation fut d'être envoyé par son père pour tenir +sa place en Bourgogne, pour s'informer de tout, et du militaire, et de +la justice, pour caresser le Parlement.</p> + +<p>Il fut du premier coup très-brave (campagne d'Arras, 1640). Son père +voulait le pousser au commandement et lui faire avoir une armée. C'est +pour cela surtout qu'il lui fit épouser malgré lui mademoiselle de +Brézé. Il avait vingt ans, elle douze. Il fut très-dur pour elle, +vivant à côté d'elle sans en tenir compte et tout à fait à part. En +réalité, maladif (il fut un moment à la mort), ambitieux comme sa +mère, avare comme son père, il visait de loin la grande héritière, +mademoiselle de Montpensier, l'énorme fortune d'argent que feraient +les biens d'Orléans par-dessus les biens des Condé et des Montmorency. +Seulement le roi y consentirait-il? Ce jeune homme d'aspect si +sauvage, mais excellent calculateur, trouva moyen d'aller au cœur +du roi en s'associant à sa mère, à sa sœur, dans leur zèle pour les +Carmélites. Il quêta pour leur faire avoir un reliquaire fort riche. +Chose rare qu'un jeune militaire eût une dévotion si précoce.</p> + +<p>Richelieu le voyait venir, et il en était indigné. Cette chasteté +persévérante, ce divorce dans le mariage pour en préparer un plus +riche, montraient en celui-ci un homme qui passerait son père. Il y +avait là avarice, insolence, l'orgueil et la haine secrète qu'il +avait sucés de sa mère, sœur de Montmorency. Quoi! <span class="pagenum"><a id="page238" name="page238"></a>(p. 238)</span> le +sang de Richelieu était-il donc si vil, qu'un prince d'une princerie +fort douteuse dédaignât d'y mêler le sien? Qu'avait-elle fait, cette +enfant innocente? Était-ce sa faute si elle était nièce du plus grand +homme de l'Europe, et si le prévoyant ministre refusait d'armer les +Condés de ces moyens de guerre civile dont tant de princes en notre +histoire ont si cruellement abusé?</p> + +<p>Les cardinaux sont protecteurs des trônes. Richelieu, comme cardinal, +avait la prétention de ceux d'Espagne et d'Italie, qui passent devant +les princes. Visité par la reine, il restait assis devant elle. La +pourpre qu'il portait, lui et son frère, l'archevêque de Lyon, lui +semblait l'égaler aux rois.</p> + +<p>Haï de Richelieu et le lui rendant bien, Enghien eut pourtant la +prudence de se garder de l'affaire de Cinq-Mars. Il ne varia pas, ne +douta pas un moment de la victoire du cardinal, à ce point qu'il +quitta le siége, laissa le roi et revint à Tarascon.</p> + +<p>C'était s'offrir à Richelieu. Mais celui-ci n'en était pas moins +envenimé. L'injure faite à son sang lui cuisait d'autant plus, qu'il +se sentait mourir. Que serait-ce après lui si, lui vivant, on +méprisait les siens? Il voulut à tout prix que le rang supérieur des +cardinaux, admis par les Condés, les menât à avouer qu'il n'y avait +point mésalliance du sang d'un cardinal au sang d'un prince. Pour la +même raison, Enghien se réservait cette cause de divorce. Quand il +passa à Lyon, il évita de voir l'archevêque, frère de Richelieu et +cardinal, n'accepta pas la fête qu'il avait préparée, ne coucha pas +chez lui. Richelieu, porté aux eaux de Bourbon, semblait près de sa +fin. Il n'en fut que plus <span class="pagenum"><a id="page239" name="page239"></a>(p. 239)</span> furieux, ne put se contenir; devant +ses domestiques, «il jura si terriblement, qu'ils en eurent horreur.»</p> + +<p>Le père d'Enghien, cependant, avait pris peur. Il envoie son fils +demander pardon. Mais nul moyen d'apaiser le cardinal. Il en était à +regretter Gaston. Il ne le laissa pas aller à Venise, lui fit dire +qu'il pouvait rester à notre frontière de Savoie. Visiblement il +aimait mieux son mortel ennemi que les Condés ingrats.</p> + +<p>Enghien, désespéré, faisait sa cour à madame d'Aiguillon, la +très-puissante nièce, la priait de dicter ce qu'il avait à faire. Elle +lui dit: «Aimez votre femme.» Il obéit sur l'heure, vole à Paris, et +aime. La petite femme fut enceinte.</p> + +<p>Mais ce n'était pas tout. Il fallut boire le fond du vase, le plus +amer. Richelieu ne le tint pas quitte qu'il n'allât faire excuse à +Lyon au cardinal, et, pour mieux mater le jeune homme, le rancuneux +ministre envoya son frère en Provence, afin que d'Enghien, qui courait +après, eût tout le royaume à traverser.</p> + +<p>Tel est le chemin de la gloire. À ce prix, d'Enghien espérait obtenir +une armée. Mais on pouvait sans peine augurer qu'un jeune homme, +chaste par avarice et servile par ambition, ne ménagerait rien, et +que, s'il avait des succès, il en abuserait cruellement pour +brouiller, troubler le royaume.</p> + +<p>C'est dans ces pensées sombres que Richelieu revenait vers Paris, +rapporté par ses gardes, revenait vers la mort. Il rapportait ce +sentiment amer que le roi dont il avait tant honoré le règne était son +plus grand ennemi, entouré de ses ennemis, et peut-être de ses +assassins.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page240" name="page240"></a>(p. 240)</span> Le roi n'allait guère à Rueil, et Richelieu n'osait aller à +Saint-Germain. Il voyait le roi entouré précisément des officiers qui +avaient offert de le tuer à Lyon. Il priait, insistait, pour qu'on les +éloignât, déclarant qu'autrement il ne pouvait entrer qu'avec ses +propres gardes. Précaution fort raisonnable, mais que le roi trouvait +injurieuse. Longue fut cette négociation. Elle fut poussée à bout par +l'insistance de Chavigny, que le roi n'aimait pas, mais que dès lors +il prit en grippe, et qui décidément, comme on verra, fut perdu pour +tout l'avenir.</p> + +<p>Chavigny, fils de Bouthilier et d'une mère aimée de Richelieu, passait +pour fils du cardinal, et il était la seule personne à qui il se fiât. +Il le méritait en réalité, l'ayant servi en ce dernier moment, comme +il avait besoin de l'être, avec un âpre dévouement, sans réserve, sans +considération de l'avenir ni de sa fortune. Richelieu le croyait un +grand esprit, «et le plus grand du monde,» dit Tallemant. En réalité, +c'est lui qui lui donna le conseil de ménager Gaston, de le garder +contre la reine et les Condés, de le retenir à portée pour pouvoir, au +jour nécessaire, les neutraliser les uns par les autres.</p> + +<p>Quant à Mazarin, le rusé s'est posé, donné à l'histoire comme l'élève +chéri de Richelieu, une espèce de fils adoptif. Le croire serait faire +peu d'honneur à la pénétration du grand ministre, à son expérience des +hommes. Il voyait, comprenait très-bien où visait cette glissante +couleuvre dans ses douces ondulations et son frétillement. Mais il +était tellement seul! Il ne voyait guère mieux autour de lui. Il +flottait entre deux pensées, <span class="pagenum"><a id="page241" name="page241"></a>(p. 241)</span> l'éloigner, l'employer. Parfois +il voulait l'envoyer au pape, le tenir hors de France; il demanda aux +commis de la marine s'il y avait un vaisseau prêt. «Pas encore, mais +bientôt,» dirent-ils.</p> + +<p>D'autre part, le sachant si lâche, il crut le gouverner encore après +sa mort, et le tenir par Chavigny. Il voyait celui-ci antipathique au +roi, et pensait que peut-être, Mazarin (créé par Chavigny) lui +demeurant uni, l'un ferait passer l'autre, que l'Italien compenserait +la roideur du Français par ses grâces et par sa bassesse.</p> + +<p>Dans les instructions qu'il laissait par écrit au roi, et où il lui +formait son conseil, il y donna place à Mazarin, mais en réalité +Chavigny aurait dominé, ayant deux voix, celle de son père Bouthilier +et la sienne. On pouvait croire que l'homme de travail, l'universel +commis, Dunoyer, qui faisait la grosse besogne dans une docilité +servile, continuerait de labourer sous Chavigny et Mazarin, qui, ayant +besoin l'un de l'autre, continueraient d'ensemble la pensée de +Richelieu.</p> + +<p>Voilà tout ce que le mourant put prévoir, arranger dans l'intérêt +public. Il ne lui restait plus qu'à s'acquitter de la grande et +commune fonction humaine. Il s'en tira fort honorablement, mourut +d'une manière conséquente à sa vie, en théologien catholique et en +controversiste, faisant honneur à ses livres (qu'il aimait plus que +chose au monde) par la fermeté de sa foi. Assisté du curé de +Saint-Eustache, qui l'engageait à pardonner à ses ennemis, il dit +cette parole noble et, je crois, vraie: «Je n'en eus pas d'autres que +les ennemis de l'État.»</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page242" name="page242"></a>(p. 242)</span> Que ses actes le jugent. Ne nous amusons pas à ces portraits +où, pour concentrer les <i>grands traits</i>, on fait abstraction des +détails nombreux et complexes où est justement la vie propre, l'intime +individu. Encore moins nous jetterons-nous dans les vagues +comparaisons qui obscurcissent en voulant éclaircir. Richelieu, +quoiqu'on l'ai tant dit, ne ressemble guère à Louis XI. Et combien +moins au dernier roi de France qu'on appelle la Convention!</p> + +<p>Qu'il ait eu un génie systématique et centralisateur, cela est vrai. +Moins pourtant qu'on n'a dit, car ce qu'il fit de plus grand dans ce +sens (la création des <i>intendants</i>), cela, dis-je, se fit le lendemain +de l'invasion, sous l'empire d'un besoin pressant, non d'après une +idée préméditée. Celle-ci même était contraire à celle que Richelieu +essayait de faire prévaloir depuis plusieurs années (la levée de +l'impôt par les <i>élus</i>).</p> + +<p>En cela, comme en bien d'autres choses, il fit toute autre chose que +ce qu'il avait projeté. Mais la grandeur visible de son âme et de sa +forte volonté, l'immensité de son labeur, la dignité sinistre de sa +fière attitude, couvraient, sauvaient les sinuosités, les misères +infinies de ces contradictions fatales.</p> + +<p>Le premier homme d'un mauvais temps ne peut guère être que mauvais. En +celui-ci, il y eut des laideurs, des caricatures, le prêtre cavalier, +les ridicules d'un pédant de Sorbonne, d'un rimeur pitoyable; plus, +des échappées libertines, communes chez les prélats d'alors, mais plus +choquantes dans un homme d'un si terrible sérieux.</p> + +<p>Il eut des âcretés de prêtre. Il eut, comme politique, <span class="pagenum"><a id="page243" name="page243"></a>(p. 243)</span> des +furies de joueur acharné à gagner <i>quand même</i>, qui met sa vie sur une +carte, la vie des autres aussi. Et cependant fut-il vraiment cruel? +Rien ne l'indique. Les quarante condamnés qui périrent sous lui, en +vingt ans, furent mal jugés sans doute (comme on l'était alors, par +des commissions), mais n'en étaient pas moins coupables, et la plupart +étaient des traîtres qui nous livraient à l'étranger.</p> + +<p>Il ne pardonna guère. Mais il n'eût pardonné qu'aux dépens de la +France.</p> + +<p>Il aimait fort ceux qu'il aimait. Il n'oublia jamais un bienfait, et +il n'y eut jamais un meilleur ami. Même à l'égard de ceux qu'il +n'aimait pas, il essayait parfois de se dominer à force de justice. +Fontenelle cite de lui un fait très-beau et curieux.</p> + +<p>Richelieu, comme auteur, avait une misérable jalousie de Corneille, +et, comme politique (on l'a vu), il avait reçu de lui, au jour de ses +revers, le plus sensible coup, l'Espagne glorifiée par le <i>Cid</i>.</p> + +<p>Toutes les pièces de Corneille semblaient des dénonciations indirectes +de guerre au tout-puissant ministre. Il le pensionnait cependant et le +recevait même. Un jour, il le voit arriver d'un air fort abattu, +triste, rêveur. «Vous travaillez, Corneille?—Hélas! je ne puis plus, +monseigneur. Je suis amoureux.» Et il explique qu'il aime, mais une +personne si haut, si haut placée, qu'il n'a aucun espoir. «Et qui +encore?—La fille d'un lieutenant général (des finances) de la ville +d'Andely.»</p> + +<p>«N'est-ce que cela?» dit Richelieu. C'était justement le moment où +l'on venait de jouer <i>Cinna</i>. Richelieu <span class="pagenum"><a id="page244" name="page244"></a>(p. 244)</span> prit l'âme d'Auguste. +Il fit écrire au père de venir sur l'heure à Paris. Le bonhomme, +étonné, effrayé, se présente. Et le ministre lui fait honte de refuser +sa fille au grand Corneille. Celui-ci fut marié de la main de son +ennemi.</p> + +<p>Il mourut tellement redouté, qu'on n'osait nulle part dire qu'il fût +mort, même dans les pays étrangers (Monglat). On aurait craint que, +par dépit, par un terrible effort de volonté, il ne s'avisât de +revenir.</p> + +<p>Le roi le haïssait. Et il eut même, à sa dernière visite où Richelieu +mourant lui renouvela le don du Palais-Cardinal, l'indignité de s'en +emparer sur-le-champ et d'y mettre ses gardes. Et, avec tout cela, il +lui obéit de point en point après sa mort, refusant tout aux +prisonniers, aux exilés, si durement, que, madame de Vendôme priant +pour son mari, il lui dit: «Si vous n'étiez femme, je vous mettrais à +la Bastille.»</p> + +<p>De toutes les personnes persécutées, la plus suspecte au roi, c'était +la reine. Des trois ministres, Dunoyer, Mazarin, Chavigny, le premier +se crut fort par les prédilections dévotes du roi pour sa dévotion; il +commença à travailler sourdement pour la reine. Il comptait arriver +par elle à l'archevêché de Paris. Cela le perdit près du roi, qui le +traita si mal, qu'il lui fallut demander sa retraite.</p> + +<p>Mazarin, Chavigny, ne se maintinrent qu'en paraissant très-contraires +à la reine. Monsieur, flétri naguère, déclaré incapable de toute +charge et mal voulu du roi, n'eût pu songer à la régence.</p> + +<p>Ils dirent au roi habilement que, si on la faisait régente, <span class="pagenum"><a id="page245" name="page245"></a>(p. 245)</span> +il fallait la lier et la subordonner, lui mettre sur la tête un +conseil souverain, et <i>non destituable</i>: Monsieur, Condé, Mazarin, et +le père et le fils, Bouthilier, Chavigny. Tout se déciderait à la +pluralité des voix. Le tout, ordonné par le roi, formulé en +déclaration, enregistré au Parlement.</p> + +<p>Mais, en même temps, Mazarin faisait dire à la reine, par le nonce +Grimaldi, que cette ordonnance, si sévère pour elle, en réalité la +sauvait, lui assurait le point essentiel: <i>que son mari mourant ne +l'écartât pas de la régence</i>, parût l'en juger digne. Avec cela, elle +allait être maîtresse et ferait ce qu'elle voudrait.</p> + +<p>Le flot montait si fort pour elle, que le roi, vers la fin, n'eut plus +la force de soutenir la digue. Les prisonniers sortirent, les exilés +revinrent, toute la vieille cabale à la file. On fit scrupule au +mourant de persister jusqu'à la fin.</p> + +<p>Tout d'ailleurs le fuyait, lui échappait. Enghien, à qui il venait de +donner la grande armée du Nord, s'offre secrètement à la reine. À +Saint-Germain et à Paris, on travaille pour elle les gardes suisses et +les gardes françaises. On lui offre d'occuper le Palais avant même que +le roi expire, de crainte que Monsieur n'y soit le premier. Quand le +roi enfin meurt (14 mai 1643), le château où il meurt est déjà à la +reine, et le Parlement, et la ville. Le roi femelle occupe tout.<a href="#tam"><span class="small">[Retour à la Table des Matières]</span></a></p> + + + + +<h3><span class="pagenum"><a id="page246" name="page246"></a>(p. 246)</span> CHAPITRE XVII</h3> + +<h4>LOUIS XIV—ENGHIEN—BATAILLE DE ROCROY<br> + +1643</h4> + + +<p>La régente espagnole ouvre son règne de quinze ans par un chemin de +fleurs. Ce peuple singulier, qui parle tant de loi salique, est tout +heureux de tomber en quenouille. Sans qu'on sache pourquoi ni comment +cette étrangère est adorée.</p> + +<p>Elle est femme et elle a souffert. Les cœurs sont attendris +d'avance. Elle est faible. Chacun espère en profiter. Ce sera un règne +galant. Mais où sera la préférence? Cette loterie d'amour autorise +l'infini des rêves. Quel qu'il soit, le nouveau Concini ira plus loin +que l'autre avec une Espagnole fort mûre qui va tourner à la +dévotion, aux scrupules, à la fixité des <span class="pagenum"><a id="page247" name="page247"></a>(p. 247)</span> attachements +légitimes. Que sera-ce si elle finit par devenir fidèle, pour la ruine +de la France?</p> + +<p>En attendant, tout tourne à son profit. Les favoris du dernier règne, +les Condés, gagnent une bataille à point pour elle, et font à Rocroy +la brillante préface du règne emphatique de Louis XIV<a id="footnotetag17" name="footnotetag17"></a><a href="#footnote17" title="Lien vers la note 17"><span class="smaller">[17]</span></a>. C'est +l'enfant qui en a la gloire, c'est la sage régente. Heureuse reine qui +gagne des batailles en berçant son fils?</p> + +<p>Le jeune duc d'Enghien, nous l'avons vu, assez mal vers la fin avec +Richelieu, avait, par sa dévotion, gagné le cœur de Louis XIII, +celui du grand commis Dunoyer, si avant dans le parti dévot, qui, seul +avec le roi, faisait le travail de la guerre. On avait tout l'hiver +arrangé ce travail de manière à préparer une campagne au duc +d'Enghien. Il en fut justement comme en 1638, où l'on avait grandi la +Meilleraye à l'armée du Nord, en immolant Feuquières à l'armée de +Lorraine. De même, cette fois, on mit toutes les <span class="pagenum"><a id="page248" name="page248"></a>(p. 248)</span> forces à +l'armée royale que menait Enghien. Aucun renfort à l'armée +d'Allemagne, où Rantzau, Guébriant venaient de gagner des batailles, +de sauver les Suédois, de résister aux efforts combinés des impériaux +et Bavarois. La fameuse armée de Weimar, achetée par nous et si bien +menée par Guébriant, s'usa, tomba à six mille hommes qui se +maintinrent à grand'peine en Alsace.</p> + +<p>Enghien eut seize mille fantassins, sept mille chevaux, surtout des +mentors admirables, vieux soldats de Gustave-Adolphe. Le succès était +vraisemblable. Il était nécessaire. C'était réellement la seule forte +armée de la France, la seule qui la couvrît de l'ennemi.</p> + +<p>La France, qu'on dit si incrédule, si sceptique et si positive, a +pourtant toujours besoin d'un miracle, du miracle humain, le héros. Il +lui faut adorer quelqu'un ou quelque chose qui lui semble au-dessus de +l'homme. Nous avons déjà, pour François de Guise à Metz et à Calais, +observé la fabrique, les recettes pour faire des héros. Quand ce +royaume énorme, qui s'est fait de douze royaumes, centralise sa force +pour un général favori, il ne peut guère manquer de frapper un grand +coup. Le miracle se fait.</p> + +<p>Un héros est tombé du ciel. Le peuple est à genoux.</p> + +<p>Si un malencontreux critique cherche les cordes et les machines qui, +par derrière, ont aidé au miracle, c'est un envieux, un dénigreur; on +lui en sait très-mauvais gré.</p> + +<p>Lisez le grand Bossuet, lisez l'historien de famille, l'homme +d'affaires des Condé, Lenet, vous verrez qu'Enghien seul nous fit la +victoire de Rocroy. Lenet <span class="pagenum"><a id="page249" name="page249"></a>(p. 249)</span> craint tellement que ses +lieutenants y aient la moindre part, qu'il les note en passant de +stigmates fâcheux. Il voudrait flétrir même la probité de Gassion.</p> + +<p>Nous avons ailleurs heureusement des sources plus sûres, des détails +plus exacts, plus dignes de l'histoire.</p> + +<p>Les Espagnols, sachant le roi à l'extrémité, crurent que le moment +était bon, laissèrent là la Hollande, et, ramassant toutes leurs +forces sous deux excellents généraux, D. Francisco de Mello et le +vieux comte de Fontaine, firent mine d'entrer en Picardie, mais +tournèrent, percèrent les Ardennes, enveloppèrent Rocroy.</p> + +<p>Le roi et Dunoyer, qui devaient mêler à tout leur médiocrité, avaient +eu soin, en lançant le duc d'Enghien, de le paralyser. Ils lui avaient +adjoint un <i>sage</i> général (frère de Vitry, qui tua l'Ancre), camarade +fort aimé du roi qu'il voulut faire maréchal avant sa mort, Hallier ou +L'Hospital. Son <i>sage</i> conseil était qu'on s'affaiblît en mettant des +secours dans cette méchante petite place, qu'on jetât là des gens pour +les faire prendre, et qu'on évitât la bataille. On eût été ensuite +poussé à reculons par l'Espagnol, qui, avançant toujours, ayant sur +nous l'avantage de l'offensive, nous eût de proche en proche +découragés, déconcertés, battus.</p> + +<p>Un conseil fut tenu, et heureusement les maréchaux de camp qui avaient +fait les guerres d'Allemagne et vu Gustave-Adolphe, le très-avisé +Gassion, le ferme et fort Sirot, dirent qu'il fallait combattre.</p> + +<p>Un mot de ces deux hommes. Lorsque le grand <span class="pagenum"><a id="page250" name="page250"></a>(p. 250)</span> Gustave débarqua +en Allemagne, le premier homme qu'il vit au rivage fut ce petit +gascon, Gassion, qui venait se donner à lui. Il fut le plus ardent de +tous les amoureux de ce géant qui ravissait les cœurs et les +grandissait à sa taille.</p> + +<p>Il plut fort à Gustave. «Va-t'en à Paris, lui dit-il, achète-moi des +Français.» Gassion en ramena une centaine qui firent bonne figure au +sublime moment de Leipzig.</p> + +<p>Quant au Bourguignon Sirot, un peu vantard, quoique si brave, il +contait volontiers qu'il avait fait le coup de pistolet avec trois +rois, et même avec celui que personne n'osait regarder. Il avait mis, +disait-il, une balle dans le chapeau de Gustave, ramassé ce chapeau +que Gustave laissa derrière lui.</p> + +<p>Richelieu, qui connaissait les hommes, prit à lui ces deux-ci, et en +même temps un brave ivrogne allemand, le célèbre Rantzau, qui se +ménageait peu et laissait un membre à chaque bataille.</p> + +<p>Pour revenir, ces hommes d'expérience, et qui ne s'étonnaient de rien, +comprirent que cette armée, comme ordinairement celles d'Espagne, +n'était pas espagnole, sauf quelques milliers d'hommes, un petit +bataillon. C'était un mélange italien, allemand, wallon, flamand. Ils +insistèrent pour la bataille. Et le duc d'Enghien se mit avec eux. Un +nouveau règne commençait, celui de la reine, point du tout amie des +Condés. Il y avait à parier qu'on ne donnerait plus à celui-ci une +occasion pareille. L'Hospital se trouva tout seul de son avis. Le roi, +son protecteur, étant mort, son autorité n'était pas forte. Le +maréchal <span class="pagenum"><a id="page251" name="page251"></a>(p. 251)</span> d'hier eût eu mauvaise grâce de s'obstiner contre +des gens qui avaient tant vu et tant fait.</p> + +<p>Le roi avait laissé carte blanche à L'Hospital et au conseil du +prince. Mourant, il avait eu, dit-on, pressentiment de la bataille. Il +crut la voir. Il dit agonisant: «Ils sont aux mains. Enghien les +bat... Apportez-moi mes pistolets.»</p> + +<p>Il meurt le 14 mai. La bataille a lieu le 19.</p> + +<p>Les Espagnols étaient fort tranquilles autour de Rocroy, leurs corps +dispersés, et bien loin de croire que la France, malade et alitée sans +doute avec le roi, vînt les déranger là. Du reste, ils étaient +couverts de tous côtés par ces bois infinis de petits chênes qu'on +appelle la forêt des Ardennes, et dont le triste Rocroy, sur sa basse +colline, est une clairière peu étendue. Pour y venir, par où qu'on +vienne, il faut arriver à la file par les étroites avenues de ces +bois. Opération assez scabreuse. Gassion se la réserva, passa le +premier avec quinze cents chevaux. Pendant que les Espagnols, un peu +étonnés, s'appellent, se réunissent, Enghien passe, et tout passe, si +bien que, quand l'armée d'Espagne se trouve enfin en ligne, la +française lui fait vis-à-vis. Autre surprise pour eux. Ils avaient cru +d'abord que Gassion venait seulement pour se jeter dans la place. Mais +voici l'armée tout entière. On se canonne, on se salue (18 mai).</p> + +<p>La nuit, un transfuge nous apprit que, le lendemain matin, les +Espagnols, déjà plus forts que nous, recevraient de surcroît une +petite armée de mille cavaliers, trois mille fantassins. Nouvel +argument pour Gassion, et décisif pour la bataille.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page252" name="page252"></a>(p. 252)</span> Le 19, vers trois ou quatre heures, à l'aube, Enghien, fort +gai, passa au front des troupes, n'ayant que sa cuirasse, sur la tête +force plumes blanches. Pour mot d'ordre de la bataille, il donna son +nom même, Enghien.</p> + +<p>Les Espagnols ne bougeaient. Nous marchâmes. Et la bataille fut en un +moment gagnée à la droite, perdue à la gauche.</p> + +<p>À droite, Gassion et le duc marchèrent vers un petit rideau d'arbres +où les Espagnols avaient caché mille mousquetaires pour nous fusiller +en flanc quand nous irions à eux.</p> + +<p>Gassion les tailla en pièces, et, ce bois bien purgé, tomba sur la +cavalerie ennemie, enfonçant le premier rang, le renversant sur le +second et mettant tout en fuite.</p> + +<p>Grande tentation pour le prince d'imiter l'autre Enghien de Cérisoles, +de se lancer à la poursuite. Gassion ne le permit pas, n'alla que +bride en main, se rallia, se ramassa.</p> + +<p>À l'autre aile, L'Hospital fut battu, blessé, son lieutenant pris, et, +chose plus grave, notre canon aussi.</p> + +<p>Cette aile paraissait si malade, qu'Enghien, qui vit de loin le +désastre, envoya dire à la réserve que Sirot commandait de marcher au +secours.</p> + +<p>Le vieux soldat comprit que, s'il obéissait, si ses troupes venaient à +la file, il ne ferait ajouter qu'au désastre et serait battu en +détail. Il dit: «Il n'est pas temps.»</p> + +<p>Un officier de cette aile battue vint pour la seconde <span class="pagenum"><a id="page253" name="page253"></a>(p. 253)</span> fois +ébranler Sirot: «Monsieur, la bataille est perdue... +Retirons-nous...—Monsieur, rien n'est perdu. Car Sirot reste encore.»</p> + +<p>À ce moment, l'ennemi fondit sur lui, le trouva tout entier et ferme. +Sans reculer d'une semelle, il tint, étant bien sûr que Gassion +venait.</p> + +<p>Celui-ci, en effet, ayant terminé sa besogne, c'est-à-dire passé sur +le corps de toute la fausse Espagne (l'infanterie d'autres nations), +revint en face de Sirot, et chargea par derrière ceux qui le +chargeaient par devant.</p> + +<p>Ces vainqueurs de notre gauche furent vaincus à leur tour.</p> + +<p>Restait la vraie Espagne, la fameuse infanterie, comme un gros +hérisson de piques, où on ne mordait pas.</p> + +<p>On y donna de tous côtés, et, pour l'entamer sûrement, on y fit sur un +flanc une percée à coups de canon, par où on y entra. D. Francisco +échappa. Mais le vieux comte de Fontaine, qui avait la goutte et qui +se faisait porter ici et là dans sa chaise l'épée à la main, ne la +posa pas, fut tué.</p> + +<p>On ne fit pas la faute de Ravenne, où Gaston de Foix s'obstina à +massacrer et périt. Nos Français, qui, dès ce jour, avaient pris +l'avantage et pour jamais, respectèrent, admirèrent ces pauvres +diables, qui avaient la mort dans le cœur.</p> + +<p>L'infanterie française resta, reste la première du monde. Et cela +indépendamment de ses généraux. Il y parut bientôt. Quiconque l'eut +avec soi vainquit. Harcourt, un bon soldat et général passable, fut +assez <span class="pagenum"><a id="page254" name="page254"></a>(p. 254)</span> heureux pour battre Condé dès que celui-ci n'eut plus +avec lui l'invincible infanterie. Dans la comédie de la Fronde, on +vit, chose plus comique encore, Mazarin général et vainqueur de +Turenne. L'espiègle avait volé l'épée de la France endormie.<a href="#tam"><span class="small">[Retour à la Table des Matières]</span></a></p> + + + + +<h3><span class="pagenum"><a id="page255" name="page255"></a>(p. 255)</span> CHAPITRE XVIII</h3> + +<h4>L'AVÉNEMENT DE MAZARIN<br> + +1643</h4> + + +<p>Ce grand bonheur fit deux malheurs. Il créa un héros insatiable et +insupportable, monté sur des échasses et prêt à tout tuer pour la +moindre prétention d'orgueil ou d'intérêt. D'autre part, il glorifia +l'avénement de Mazarin, il sacra le roi des fripons.</p> + +<p>C'est une grande simplicité de croire qu'un événement aussi prévu que +la mort du roi ait trouvé la reine au dépourvu, qu'elle n'ait su où +donner de la tête, qu'elle ait sérieusement offert le pouvoir à +celui-ci, à celui-là. Toute l'affaire était certainement réglée +d'avance. Et par quoi? Par son indolence qui lui disait qu'un lit tout +fait lui valait mieux pour s'allonger, dormir, qu'un arrangement +nouveau qui l'obligerait de vouloir, de penser.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page256" name="page256"></a>(p. 256)</span> Elle voyait prêts à partir de Londres, de Bruxelles ou +Madrid, je ne sais combien d'exilés, se disant tous martyrs de la +cause de la reine, et venant exiger la couronne de ce martyre. Comment +les satisfaire? Son oreille était tout ouverte à celui qui lui +enseignait les douceurs de l'ingratitude.</p> + +<p>Mazarin ici était admirable. Il a bien varié, mais jamais sur ce +point. Son caractère offre la beauté d'un type bien soutenu qui ne se +dément pas. Ingrat pour ses auteurs, Joseph et Chavigny qui le +créèrent en France, il se tira d'affaire deux fois pendant la Fronde +par le même moyen, ingrat pour Condé, puis pour Retz. Enfin il +couronne sa vie par le plus fort, l'ingratitude pour la reine, sa +vieille amoureuse.</p> + +<p>Rappelons ses précédents. En 1631, il plut; Richelieu, en le +présentant, fit valoir qu'il ressemblait à Buckingham. En 1639, +réfugié et fixé en France, il fut favorisé, ce semble, au moins un +moment. En 1642, il devint maître de la reine, <i>après le traité +d'Espagne</i>, dit Tallemant, ce qui signifie, selon moi, <i>quand il lui +conseilla de révéler le traité</i>, pour obtenir de garder ses enfants.</p> + +<p>Les hommes de Richelieu, odieux et détestés, les Chavigny, les +Bouthilier, se trouvaient impossibles. Mazarin était étranger, sans +racine ici et prêt à partir dès qu'il aurait mis la reine au courant. +Il faisait ses paquets. Bon moyen pour rester.</p> + +<p>Mais que n'eût-on pas dit si l'on eût prévu Mazarin? La reine parut +fort incertaine. Elle consulta beaucoup, hésita beaucoup, alla jusque +dans l'Oratoire demander à Gondi, père de Retz, s'il voulait le +ministère. En <span class="pagenum"><a id="page257" name="page257"></a>(p. 257)</span> attendant, elle suivait les avis d'un simple, +un vieux bonhomme d'évêque de Beauvais.</p> + +<p>Une concurrence plus sérieuse pour Mazarin fut celle de la maison de +Vendôme, de leur cadet Beaufort. Ce petit-fils de Gabrielle en avait +la beauté. Il était jeune, brave, tout fleuri, en longs cheveux d'or, +un Phébus Apollon. C'est celui qui bientôt sera le roi des halles, +dont les poissardes raffolaient.</p> + +<p>Facilité brillante pour le galimatias, éloquence grotesque, un torrent +de non-sens. Il ne lui manquait rien pour charmer une sotte.</p> + +<p>Femme avant tout et tendre, la reine eut un moment pour lui. Le jour +même de l'avénement, elle l'avait près d'elle, et, pour faire retirer +la foule qui l'étouffait, elle employa Beaufort, qui, pour son coup +d'essai de maladresse, parla comme le maître de la maison, et se fit +une affaire avec le vieux Condé. Ce fut encore à lui qu'elle se remit +pour aviser à la sûreté du roi et l'amener à Paris dans ce moment +douteux où elle pouvait craindre encore les tentatives du parti +d'Orléans.</p> + +<p>Donc, Beaufort, un moment, eut l'attitude et l'apparence du favori, du +préféré. Deux choses l'empêchèrent d'en avoir le réel. D'abord, il fut +conquis à grand bruit par Vénus, la Vénus effrontée du temps, madame +de Montbazon, beauté superbe et colossale, qui reconnut bientôt les +petits moyens de Beaufort, et dit partout que, pour les dames, <i>cet +innocent</i> n'avait aucun danger. Moins jeune, Mazarin valait mieux. +Mais il ne parut pas d'abord, et resta derrière le rideau jusqu'à ce +que la reine fût régente absolue.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page258" name="page258"></a>(p. 258)</span> Gaston, assez piteusement, puis Condé, renoncèrent à +l'autorité que leur donnait le feu roi; les autres à plus forte +raison. M. Talon, avocat général, <i>requit</i> qu'elle fût régente, mais +libre de se faire assister par qui elle voudrait, et «sans être +obligée de suivre la pluralité des voix.»</p> + +<p>Donc, le tour était fait. Deux heures après, Condé vint dire à +Mazarin, «prêt à partir,» que la reine le faisait chef du conseil, +gardant aussi Chavigny et son père, le chancelier Séguier, le même qui +avait fait contre elle l'enquête de 1637.</p> + +<p>Coup mortel pour Beaufort et les Vendômes, les amis de la reine. Quand +ils lui demandèrent explication, elle dit que Mazarin ne lui ferait +point oublier ses amis, qu'il était au courant des choses, étranger, +donc peu dangereux, qu'il était amusant, mais surtout <i>désintéressé</i>.</p> + +<p>Ce désintéressement alla au point, et ce pauvre homme resta si pauvre, +qu'au bout de peu d'années, quand on le chassa, et qu'il voulut +rentrer, il put lever une armée de son argent.</p> + +<p>Pour revenir à l'avénement, Mazarin commença dès lors l'éducation de +la reine, enfermé toutes les soirées avec elle pour lui apprendre les +affaires. La cour, la ville, ne jasaient d'autre chose.</p> + +<p>La nouvelle de Rocroy, qui arriva deux jours après pour faire une fête +publique, était à point pour Mazarin. Il se serrait sous les Condé. Il +écrivit au jeune vainqueur qu'il ne serait que son chapelain, et +ferait tout ce qu'il voudrait. Le vieux Condé, sa femme, lui +rendaient le service d'exclure du ministère le seul <span class="pagenum"><a id="page259" name="page259"></a>(p. 259)</span> homme +qu'il craignît pour concurrent, le très-capable Châteauneuf, +prisonnier si longtemps pour la cause de la reine. Lorsque madame de +Chevreuse, l'ancienne amie de cœur, revint, proposa Châteauneuf, +Mazarin répondit que la princesse de Condé ne laisserait jamais +arriver celui qui avait fait couper la tête à son frère, M. de +Montmorency.</p> + +<p>Il y avait un autre homme que Mazarin brûlait de perdre, celui +naturellement à qui il devait le plus, son bienfaiteur fils de son +bienfaiteur, Chavigny (fils de Richelieu?). On l'entama par son père +officiel, Bouthilier, que l'on renvoya du conseil. Puis madame de +Chevreuse imposa à Mazarin d'éloigner Chavigny, et, quoique son +cœur en saignât, il lui fallut immoler son ami.</p> + +<p>Pour avoir un ministère harmonique et bien homogène, il fit bientôt +contrôleur des finances un Italien, Émeri de Particelli, homme +d'esprit, d'expédients, qui, jeune, avait eu le malheur d'avoir +affaire avec la justice et d'être pendu à Lyon (en effigie). C'était +le temps où Mazarin, alors soldat du pape, commençait ses campagnes en +pipant et volant au jeu.</p> + +<p>Pour faire accepter ce gouvernement de <i>Trivelino principe</i>, il y eut +une profession de grâces extraordinaire, un débordement de faveurs, un +déchaînement de prodigalités. Les admirateurs des faits accomplis +appellent cela la détente <i>naturelle</i> du règne tendu de Richelieu; ils +diraient presque <i>légitime</i>. Nul doute cependant que, si la reine +n'eût pas pris son amant si bas, si elle n'eût pas appelé au suprême +pouvoir ce bouffon italien, elle eût eu moins à faire et à donner +<span class="pagenum"><a id="page260" name="page260"></a>(p. 260)</span> pour se faire pardonner son choix. Châteauneuf, à meilleur +marché, eût été chef du ministère. Il ne déplaisait pas aux ennemis de +Richelieu, et il avait été jadis l'ami du grand ministre; il avait sa +tradition.</p> + +<p>Mais il faut avouer que la reine fut embarrassée pour excuser son +choix, et qu'il lui fallut l'expier, l'excuser, l'acheter, en jetant +tout à tous, livrant la France en proie.</p> + +<p>Mazarin n'y eût pas suffi s'il n'eût trouvé moyen de se débarrasser de +tous les amis de la reine. C'est à quoi le servit admirablement leur +imprudence, celle de Beaufort et de sa Montbazon, qui irritèrent à +plaisir les Condé, surtout la sœur du héros, madame de Longueville. +Et cela au moment où Rocroy faisait le frère et la sœur rois de la +cour, rois de l'opinion, où la reine et Mazarin étaient leurs +protégés. Madame de Longueville, la belle, la prude, la précieuse, une +déesse de l'Empyrée, du haut de son nuage, favorisait fort Coligny. La +Montbazon eut la malice de se procurer deux lettres de cette divinité +où elle descendait de l'autel, s'humanisait pour son adorateur. Dès +lors, explosion. Les écritures confrontées chez la reine, à l'honneur +de madame de Longueville (cependant un ami de celle-ci crut prudent de +brûler les lettres). La Montbazon, condamnée aux excuses par la reine +(donc, par Mazarin). De là une rage extraordinaire. Je ne sais combien +de gentilshommes, jusqu'à quatorze princes, viennent offrir leur épée +à la Montbazon contre le ministre.</p> + +<p>Non pas que cette belle eût vraiment tant de chevaliers. Mais on était +déjà assommé de la tyrannie des Condé et de leur ami Mazarin, de la +vertu immaculée <span class="pagenum"><a id="page261" name="page261"></a>(p. 261)</span> de madame de Longueville, de sa princerie +prétentieuse. Dans sa modestie fausse, on sentait déjà l'insolence du +héros que l'on attendait.</p> + +<p>L'ancienne cabale de Monsieur, abandonnée par lui, les Fontrailles et +les Montrésor, maintenant amis de Beaufort, et que la cour appelait +les <i>importants</i>, avaient, dès Richelieu, leurs traditions violentes, +la politique d'exécution pour trancher les nœuds embrouillés. Ils +furent d'avis de tuer ce nouveau Concini, sûrs que la chose serait +reçue avec applaudissement. D'accord avec les dames de Chevreuse et de +Montbazon, ils mirent cela en tête de l'<i>innocent</i> Beaufort. L'affaire +était très-bien montée et infaillible. Elle manqua par madame de +Chevreuse, qui, pour éviter un combat, avertit un intime ami qui +commandait au Louvre de faire le sourd s'il y avait du bruit aux +portes. Mazarin, averti, obtint de la reine qu'elle fit arrêter +Beaufort et ses amis. Elle obéit, et donna l'ordre, en pleurant à +chaudes larmes sur Beaufort, comme sur un amant sacrifié. Mais déjà +Mazarin avait le pouvoir d'un mari<a id="footnotetag18" name="footnotetag18"></a><a href="#footnote18" title="Lien vers la note 18"><span class="smaller">[18]</span></a> (2 septembre 1643).<a href="#tam"><span class="small">[Retour à la Table des Matières]</span></a></p> + + + + +<h3><span class="pagenum"><a id="page263" name="page263"></a>(p. 263)</span> CHAPITRE XIX</h3> + +<h4>GLOIRE ET VICTOIRE—TRAITÉ DE WESTPHALIE<br> + +1643-1648</h4> + + +<p><i>Puer triomphator.</i> C'est la devise d'une médaille qui ouvre le grand +règne. Le nourrisson royal reçoit les clefs de trente villes ou +villages du Rhin, où l'on n'entra que pour sortir. C'est de cette +fumée que Mazarin nourrit la France et la tint cinq longues années +immobile pendant qu'il la saignait à blanc.</p> + +<p>Sous Richelieu, on n'en pouvait plus; son sage et économe surintendant +Bullion ne savait comment vivre. Mais l'homme de Mazarin, Émeri, le +sait; Fouquet, tout à l'heure, le saura en doublant, triplant les +dépenses. Des emprunts usuraires, l'impôt vendu d'avance, toutes les +ressources de l'avenir compromises ou détruites, un gouvernement de +joueur qui ne ménage rien, de joueur furieux, mais non pas tant +aveugle, qu'en jetant l'or par les fenêtres il ne remplisse aussi ses +poches.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page264" name="page264"></a>(p. 264)</span> Ce gouvernement trouve, en pleine famine, cinq cent mille +écus pour créer l'Opéra. Quel besoin plus urgent? Il faut en effet des +surprises, des changements à vue, des rêves et des illusions, tous les +mensonges de la scène, pour distraire d'une réalité désespérée.</p> + +<p>La grande scène du temps, le triomphe du faux, c'est la guerre. Le +machiniste, c'est Condé.</p> + +<p>Sans Condé, Mazarin n'eût pu se soutenir. Il fût mort étouffé dans le +mépris public. La bassesse frappante dans sa figure de beau laquais, +son langage grotesque, son insolence alternée de tristes reculades, +ses petites noirceurs de femme pour brouiller les gens entre eux, tout +cela l'eût bientôt perdu, malgré la reine. On savait trop comment il +fallait lui parler. Miossens, à qui il avait promis de le faire +maréchal, le rencontre sur le Pont-Neuf, l'arrête, lui promet cent +coups de bâton. «À la bonne heure, dit-il, voilà qui est parler!» Il +signe sa nomination. Miossens est <i>maréchal d'Albret</i>.</p> + +<p>Pour qu'il durât, il fallait qu'on pût dire: «C'est un lâche, un +fripon, un escroc. Mais il <i>réussit</i>.» Lui-même n'eut pas d'autre +idéal. Quand on lui proposait un général, il ne demandait pas s'il +était brave, habile, mais seulement: «Est-il <i>houroux</i> (heureux)?»</p> + +<p>Être heureux, c'était chaque année frapper un coup brillant qui saisît +l'opinion. À quel prix? Peu importe. En concentrant tout sur un point, +dans une seule armée, et laissant le reste au hasard, par un grand +sacrifice d'hommes, chaque année, on frappait ce coup. Une bataille +sanglante, de nom sonore, occupait l'opinion. Qu'elle restât stérile, +sans résultat, qu'elle fût <span class="pagenum"><a id="page265" name="page265"></a>(p. 265)</span> même suivie de revers, cela n'y +faisait rien. On avait le coup de trompette, le changement à vue, et +le miracle d'opéra.</p> + +<p>La chose était plus facile qu'il ne semble. Il était arrivé en petit à +Richelieu ce qui arriva plus tard en grand à la Révolution, de mourir +à la peine, mais en mourant de laisser une épée, l'épée enchantée, +infaillible, pour gagner les batailles. En 1635, au début de la +guerre, Richelieu n'avait eu personne. Mais, en huit ans, par les plus +dures épreuves et de sanglants revers, un personnel s'était créé +d'officiers admirables et de passables généraux, plus, le maître des +maîtres, le modeste, le grand Turenne.</p> + +<p>Il était jeune encore et en sous-ordre. Ce n'était point du tout +l'homme qu'il fallait à Mazarin. Il lui fallait non-seulement un +heureux capitaine, mais un très-grand acteur, qui, d'instinct, de +passion, avec une terrible âpreté, jouât chaque printemps la scène +émouvante que l'on attendait.</p> + +<p>À vingt-deux ans, Condé avait déjà tout de la guerre, le brillant, le +sérieux, l'élan et la réflexion; de plus, la chose rare, très-rare +dans un jeune homme, une ténacité indomptable, une résolution fixe et +forte qui l'enracinait au champ de bataille. Tout cela parut à +Fribourg.</p> + +<p>Néanmoins, la justice exige qu'on fasse une distinction quand on le +compare aux maîtres de la guerre de Trente ans, aux persévérants +militaires qui, toute leur vie, restèrent sur le terrain, et créèrent +l'art de la guerre; je parle des Mercy, des Turenne. Il fut un général +d'été.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page266" name="page266"></a>(p. 266)</span> Je m'explique. Ces savants généraux, les martyrs de leur art, +avec des armées peu nombreuses qu'il leur fallait industrieusement +nourrir, abandonnés pendant de longs hivers, firent face à des +difficultés incroyables, et souvent, à force de vertu militaire, de +talent, de génie, n'arrivèrent qu'à être battus. N'importe, en suivant +bien leurs campagnes, leur science profonde, leur divination +surprenante des pensées de l'ennemi, étonnent, remplissent de respect. +On admire jusqu'à leurs revers.</p> + +<p>Telle ne fut pas la carrière de Condé. On le lançait aux beaux +moments, à l'instant favorable de la belle saison, avec de grands +moyens, qui, amenés par lui subitement, jetés sur le terrain, emportés +dans sa fougue, relevaient tout, opéraient la victoire.</p> + +<p>Il ne faut pas dire seulement que les Condé étaient en faveur. Ils +étaient maîtres, et se donnaient les moyens qu'ils voulaient. Le vieux +Condé profitait des victoires de son fils pour grossir, gonfler sans +mesure sa monstrueuse fortune. Sous Richelieu, au moment où il attrapa +la dépouille de Montmorency, il demandait humblement, à genoux, des +terres, des abbayes, toute espèce de choses lucratives. Sous Mazarin, +Condé, mendiant fier et redoutable, exigea qu'à sa Bourgogne on +joignît le Berry et l'énorme gouvernement de Champagne, long de +cinquante lieues. Son gendre, Longueville, avait la riche Normandie. +Mais ce n'était pas assez. Il rêvait le Midi, rêvait l'amirauté, la +mer aussi bien que la terre. Il n'y avait pas à marchander; il +avançait toujours, il voulait tout.</p> + +<p>La grosse armée, l'armée privilégiée, celle qu'on <span class="pagenum"><a id="page267" name="page267"></a>(p. 267)</span> +nourrissait (les autres jeûnaient), était chaque année celle du duc +d'Enghien. En mai ou juin, emmenant une troupe leste, un gros renfort, +parfois de huit ou dix mille hommes, plus un tourbillon de noblesse, +tous les jeunes volontaires de France, il partait de Paris, volait à +l'ennemi. Une telle mise en scène exigeait un succès immédiat. Donc, +sans tourner ni rien attendre, souvent par le point difficile, on +attaquait sur l'heure, et on l'emportait à force de sang.</p> + +<p>C'est l'histoire uniforme de Fribourg, de Nordlingen, de Lens.</p> + +<p>La boucherie de Fribourg dura trois jours. Condé, qui avait en face la +très-petite armée du très-grand général Mercy, voulut attaquer par le +côté le plus glorieux, c'est-à-dire par l'inaccessible. Il refusa, +comme indigne d'un prince, l'offre qu'on faisait de le conduire +derrière et de lui faire tourner l'ennemi. Il amena tout son monde +heurter aux palissades impénétrables de Mercy, qui, derrière, tuait à +l'aise. Des masses énormes périrent là (3 août 1644). La nuit, Mercy +se déroba, et avec une habileté, un ordre admirable, se posta mieux +encore sur la Montagne-Noire, qui domine Fribourg. Nouvelle attaque +infructueuse. Condé revient tout seul à petits pas, tous ses amis +tués. À l'un d'eux qui vivait encore: «Ce n'est rien, dit-il, nous +allons recommencer, et nous y prendre mieux.» Alors, sept fois de +suite, on charge, quoi?... du bois, les abatis dont Mercy s'était +entouré, et l'on se retire à grand'peine.</p> + +<p>Mercy était si bien où il était, qu'il n'en eût bougé de sa vie. Il +laissait les Français triompher de leur <span class="pagenum"><a id="page268" name="page268"></a>(p. 268)</span> échec et s'empester +de leurs propres morts. À la longue, craignant pour ses vivres, il +marcha, mais si bien, choisissant son terrain si habilement, qu'on ne +pouvait le joindre qu'en marchant à la file. On le fit. On reçut de ce +prétendu fugitif une charge terrible, où il nous prit plusieurs +drapeaux.</p> + +<p>Cela s'appelle la victoire de Fribourg.</p> + +<p>Nous perdîmes bien plus que Mercy. Mais il y eut un résultat moral. +L'Europe fut effrayée de la docilité du soldat français qui avait obéi +à ce point-là, s'aheurtant sans murmure à une chose impossible. Et on +fut effrayé du courage tenace, froid et furieux, impitoyablement +cruel, de cet homme de vingt ans qui enterrait là un monde de soldats, +de noblesse, tous ses amis, plutôt que de lâcher prise. Toutes les +petites villes du Rhin, dans cette terreur, ouvrirent, et Mayence +même, qu'on rendit, il est vrai, bientôt.</p> + +<p>Pendant ce temps, échec en Italie, échec en Catalogne. On ne parla que +de Fribourg.</p> + +<p>L'anniversaire de la bataille, le 3 août (1645), même histoire à +Nordlingen. Turenne languissait très-faible et venait d'avoir un +revers quand le secours lui vint, mais conduit par celui qu'on +chargeait tous les ans de gagner la bataille. Mercy, cette fois +encore, sut nous faire combattre quand et où il lui plut. Une fois, à +l'improviste, il nous coupe la route, nous canonne derrière un marais. +Une autre fois, trompés encore, nous le voyons qui nous attend dans un +poste très-fort, sur une colline. On l'attaque sur l'heure, de peur +qu'il ne se fortifie. Le terrain est mal reconnu. Enghien, repoussé à +gauche, tire des troupes de sa droite, et <span class="pagenum"><a id="page269" name="page269"></a>(p. 269)</span> tant, que la droite +affaiblie entre en pleine déroute. Nos cavaliers coururent jusqu'à +deux lieues. La gauche, formée de nos Allemands, restait seule entière +sous Turenne<a id="footnotetag19" name="footnotetag19"></a><a href="#footnote19" title="Lien vers la note 19"><span class="smaller">[19]</span></a>. Enghien, désespéré, la prend, et charge avec succès. +Mercy était tué. On ne sait autrement comme eût tourné l'affaire (3 +août 1645).</p> + +<p>La perte fut égale, quatre mille hommes de chaque côté. Et l'ennemi +s'en alla fièrement, sans être molesté, ayant détruit nombre de nos +canons. Tous nos officiers généraux tués ou blessés. On n'en fut pas +moins joyeux à la cour, la reine surtout. Mazarin fut plus grave. +Chaque victoire de Condé augmentait sa servitude, l'exigence et la +rapacité de cette famille. On ne savait plus trop, à force de donner, +s'il resterait au roi quelque chose.</p> + +<p>Enghien était un maître insupportable, même pour ceux qui l'avaient +fait, qui avaient commencé sa gloire. Sur une observation de Gassion, +il lui adressa devant toute l'armée ces paroles brutales qui resteront +sur sa mémoire: «Ce n'est pas à vous à raisonner, mais à obéir. Je +suis votre général, et j'en sais plus que vous. Je vous apprendrai à +obéir comme au dernier goujat.»</p> + +<p>La vengeance de Gassion, qui lui avait donné sa victoire de Rocroy, +fut de le faire triompher encore. Dans la campagne de Flandres, que +le duc d'Orléans commença <span class="pagenum"><a id="page270" name="page270"></a>(p. 270)</span> et où Enghien eut l'adresse de le +remplacer, Gassion prit Furnes pour lui et l'aida à prendre Dunkerque +(11 octobre 1646) en le couvrant de sa personne contre les Espagnols +qui venaient dégager la place.</p> + +<p>Un an après, il fut tué. Ce grand homme de guerre, nullement +courtisan, et protestant jusqu'à la mort, n'en avait pas moins été +honoré de Richelieu. Il l'appelait <i>la Guerre</i>. Il ne fut, ne voulut +jamais être autre chose. Sa vie passa comme un boulet de fer, n'ayant +molli jamais. Il n'eut aucune connaissance des femmes, ne fut jamais +amoureux que du grand Gustave. Quelqu'un voulait le marier. «Je +n'estime pas assez la vie, dit-il, pour vouloir la donner à personne.»</p> + +<p>Puisque nous sommes à parler de grands guerriers, parlons de Mazarin. +Ancien soldat du pape, voici qu'il fait la guerre au pape (Innocent +X). Non sans cause, vraiment. Le pape ne veut pas faire cardinal un +sot moine, frère de Mazarin. Celui-ci, qui n'a pas d'argent pour +nourrir nos armées, en trouve pour une si belle cause. Il arme une +grande flotte à Toulon, il y met six mille hommes, et expédie le tout, +non pas à Rome même, il est vrai, mais à côté, sur un point que +tenaient les Espagnols. Quelle joie d'effrayer Rome! quelle gloire +pour les Mazarini restés là-bas! Malheureusement tout manque. L'amiral +est tué. Le vent éloigne les vaisseaux. La petite armée mazarine +s'enfuit par la Toscane. Énorme dépense perdue.</p> + +<p>Croyez-vous que cela l'arrête? Que fait l'argent à un grand cœur? +Il recommence, et il en vient à bout. La signora Olympia, qui régnait +pour le pape, apaise ce conquérant à bon marché, lui jette le +chapeau.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page271" name="page271"></a>(p. 271)</span> L'amiral tué était beau-frère d'Enghien. Celui-ci demande sa +succession comme chose due, l'amirauté et la Rochelle. Mazarin, fort +embarrassé, ne trouve qu'un expédient, c'est de faire la reine +amirale. Enghien, devenu Condé alors, ne se paye point de cela. Il +insiste, il exige. La brouille est imminente.</p> + +<p>Mazarin timidement avait imaginé de lui créer un concurrent. Il avait +envoyé en Catalogne Harcourt, illustré par Turin. Bien armé et bien +appuyé, il eut quelques succès, mais vint échouer devant le roc de +Lérida, place déjà funeste aux Français. Les amis des Condé crièrent +qu'il y fallait Condé. Il se laissa persuader. Mazarin malicieusement +l'y envoya. Il y avait plus d'un obstacle. Le principal, c'est que les +Catalans ne voulaient plus de nous. Ils savaient qu'au congrès de la +paix européenne, Mazarin offrait tous les jours de les livrer, voulait +les vendre. Donc, la Catalogne tourna. L'Aragon arma contre nous. +Condé, avec sa confiance ordinaire, ouvre la tranchée avec des +violons. Le commandant de Lérida, aussi poli que brave, envoie au +prince des glaces pour le bal et des oranges tous les jours. D'autres +oranges toutefois pleuvaient comme grêle, et l'on n'avançait pas. Le +fer de nos mineurs rebroussait sur ce roc. L'armée d'Aragon +s'avançait. Bref, la chaleur venait, les maladies. Condé désespéré fut +obligé de s'en aller, et, pour se soulager le cœur, égorgea tout +dans une petite ville qu'il prit sur son passage. Il eût bien mieux +aimé égorger Mazarin.</p> + +<p>Avec nos fameuses victoires, il était évident que l'Espagne avait +pourtant l'avantage. Deux ou trois fois, <span class="pagenum"><a id="page272" name="page272"></a>(p. 272)</span> nous nous étions +heurtés à cette porte redoutable, Lérida, et toujours en vain. Nous ne +nous relevâmes que par les révolutions imprévues de Naples et de +Sicile, dont l'Espagne vint pourtant à bout. Résurrections tardives +des nationalités antiques. Le sublime corroyeur de Sicile, qui menait +tout, périt. Et de même, Mazaniello, le pêcheur roi de Naples. Elle +appela les Français, qui y coururent sous Guise, plus fou que le +pêcheur. Mazarin promit tout, ne tint rien, et fit le plongeon.</p> + +<p>Ce grand ministre, aussi longtemps qu'il eut un sou, voulut la guerre +européenne, la continuation du gâchis militaire où il pouvait, de cent +façons, escroquer, faire sa main. Mais enfin Émeri lui dit qu'il avait +tout vendu, que personne, à aucun prix, ne voulait plus prêter, qu'il +fallait s'arranger. Mazarin, dès ce jour, se sentit pour la paix un +cœur humain, chrétien. Il l'avait jusque-là effrontément retardée +de toutes ses forces<a id="footnotetag20" name="footnotetag20"></a><a href="#footnote20" title="Lien vers la note 20"><span class="smaller">[20]</span></a>. Nous avions fait attendre tout le monde au +<span class="pagenum"><a id="page273" name="page273"></a>(p. 273)</span> congrès, où nous siégeâmes les derniers, et fîmes mille +insolences calculées pour rompre tout<a id="footnotetag21" name="footnotetag21"></a><a href="#footnote21" title="Lien vers la note 21"><span class="smaller">[21]</span></a>. Nous y suivîmes <span class="pagenum"><a id="page274" name="page274"></a>(p. 274)</span> +la maxime admirable que notre ambassadeur rappela à celui de Suède: +«Qu'on était convenu de se relâcher sur l'intérêt public, à proportion +qu'on serait satisfait sur ses intérêts particuliers.»</p> + +<p>Je reviendrai sur ce grand replâtrage où tout le monde, excédé et +lassé, se désista de ce qu'il avait si longtemps défendu. Nous +gardâmes les conquêtes de Richelieu sur l'Empire, quelques morceaux +d'Alsace. Mazarin resta un grand homme et un politique profond qui +avait finalement étendu le royaume.</p> + +<p>Mais pouvait-on garder ce qu'on avait pris à l'Espagne? La question +restait tout entière. Elle ne fut nullement tranchée par la bataille +de Lens, une des meilleures de Condé qui firent admirer le plus et son +tact militaire, et son héroïque intrépidité.</p> + +<p>Avec cela, il avait le cœur gros, et il en voulait mortellement à +Mazarin, croyant qu'il l'avait perfidement envoyé contre ce roc de +Lérida pour s'y casser le nez.</p> + +<p>Un soir, à je ne sais quelle comédie où était le prince, un +impertinent siffle. On voulait l'empoigner. Il s'évanouit dans la +foule en décochant ce trait: «On ne me prend pas.... Je suis Lérida.»</p> + +<p>Cette rage de Condé n'a pas peu aidé à la Fronde.<a href="#tam"><span class="small">[Retour à la Table des Matières]</span></a></p> + + + + +<h3><span class="pagenum"><a id="page275" name="page275"></a>(p. 275)</span> CHAPITRE XX</h3> + +<h4>LE JANSÉNISME—LA FRONDE<br> + +1648</h4> + + +<p>La France de Mazarin, décorée au dehors des drapeaux de Rocroy, et au +dedans dévastée, ruinée, me rappelle ces vieux palais délabrés de +Venise dont le perron triomphal de vingt marches de marbre et dont la +porte aussi me semblaient faire bonne figure sous leurs armes +héroïques<a id="footnotetag22" name="footnotetag22"></a><a href="#footnote22" title="Lien vers la note 22"><span class="smaller">[22]</span></a>. Mais au rez-de-chaussée, jadis plein d'amiraux, de +vaillants capitaines, vous ne trouviez que trois coquins qui y +prenaient le frais. Par un escalier magnifique, vous montiez, l'odorat +saisi (chaque palier servant de latrine). Et, dans cette saleté, +<span class="pagenum"><a id="page276" name="page276"></a>(p. 276)</span> sous des toiles d'araignée, quelque bon vieux tableau +pourtant, tout noirci, se montrait encore. En cherchant bien, vous +trouviez dans un bouge un escroc d'intendant avec un brocanteur, +vendant les derniers meubles. À force de monter, vous auriez découvert +dans quelque galetas l'héritier, joli garçon malpropre et mal peigné, +vautré tout le jour sur un lit dont les draps passent à l'état de +dentelle, à quoi travaille de son mieux le jeune seigneur, prenant +plaisir à agrandir les trous, y passant le pied ou la jambe, ou enfin +se levant le soir pour s'amuser à quelque farce où il jouera +Mascarille ou Scapin. On travaille du reste à son éducation. +L'<i>abbate</i> le régale de contes gras, et, le soir, l'intendant, s'il ne +lui fait courir les filles, le travestit en fille et le mène je n'ose +dire où.</p> + +<p>Nous venons presque de redire, mot à mot, ce que Laporte, valet de +chambre dévoué, confident de la reine, raconte de l'éducation que +Mazarin donnait au jeune roi, de l'abandon, de la misère où il était, +du plaisir qu'il avait à jouer les valets, etc., etc.</p> + +<p>La reine disait en 1643 que Mazarin n'était pas dangereux pour les +femmes, qu'il avait <i>d'autres mœurs</i>. Deux ans après, elle lui +confie son fils.</p> + +<p>La lutte du pauvre valet de chambre pour garder cet enfant (dans +l'abandon dénaturé où le laisse sa mère) pour en faire un honnête +homme, malgré tout le monde, est une chose très-belle à lire.</p> + +<p>Laporte essaye d'apprendre un peu d'histoire de France au roi de +France; il lui lit Mézeray. Mais Mazarin se fâche. On verra ce qu'il +lui apprit.</p> + +<p>Le jeune roi était très-beau, bien né et bien doué, <span class="pagenum"><a id="page277" name="page277"></a>(p. 277)</span> sans +grand éclat d'esprit, mais d'un bon jugement. Il préférait Laporte, +malgré toutes ses sévérités. Il leur fallut chasser cet honnête homme +pour que l'enfant cédât aux vices.</p> + +<p>On verra, Laporte chassé, comment allèrent les choses, et dans quel +bourbier allait tomber l'enfant, si de bonne heure il n'eût eu des +maîtresses. Les femmes le sauvèrent de l'effroyable éducation de +Mazarin.</p> + +<p>La révolution de la Fronde, songeons-y bien, fut une révolution +morale. On a fort obscurci ceci. Mais il faut le tirer à clair. Plus +on était dévot au culte, à l'idolâtrie royale, moins on pouvait +laisser cette innocente idole, sur qui portait la destinée d'un +peuple, aux mains d'un homme dont la reine elle-même ne contestait pas +l'infamie.</p> + +<p>La Fronde, au total, fut la guerre des honnêtes gens contre les +malhonnêtes gens<a id="footnotetag23" name="footnotetag23"></a><a href="#footnote23" title="Lien vers la note 23"><span class="smaller">[23]</span></a>.</p> + +<p>Lenet, l'homme des princes et l'ennemi des parlementaires, qui ne +déguise pas leurs sottises, déclare pourtant qu'ils furent en général +«des hommes de <i>grande vertu</i>.»</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page278" name="page278"></a>(p. 278)</span> Que la corruption d'idées entrât dans ces familles, même +celle des mœurs chez les jeunes magistrats qui imitaient la cour, +je ne le nie pas. Mais les habitudes étaient honnêtes et régulières, +et la vie sérieuse, laborieuse. Et tranchons tout d'un mot dont on +sentira la portée: la <i>vie noble</i>, la fainéantise, avait tout envahi; +les <i>magistrats seuls travaillaient</i>.</p> + +<p>Regardez sur la Seine, au quai de la Cité, en vue de la Grève, une +vieille maison triste et tournée au nord. Là demeurait celui dont les +Mémoires se moquent, le courageux Broussel, un bon, digne et grand +citoyen.</p> + +<p>Harlay et Molé, intrépides, n'en ont pas moins molli, on l'a vu et on +va le voir, au vent corrupteur de la cour. Leurs enfants en furent +cause, et leurs mauvaises affaires, et leur besoin d'argent. Ils +avaient cent mille francs par an. Broussel n'eut pas de tels besoins; +il avait quatre mille livres de rente, et ne voulut point davantage. +Avec cela, il éleva une grosse famille et vécut honorablement.</p> + +<p>Ce n'était plus le temps des grands jurisconsultes. On n'aurait plus +vu des princes d'Empire régler des successions d'États indépendants +sur la consultation d'un avocat de Paris. Un radotage immense +d'ordonnances <span class="pagenum"><a id="page279" name="page279"></a>(p. 279)</span> non exécutées entravait, embrouillait le champ +légal, laissait aux juges un arbitraire sans bornes. Pauvres, ils +donnaient à qui ils voulaient des millions, et voyaient la cour à leur +porte. Jamais le Parlement n'eut plus besoin de probité.</p> + +<p>Broussel ferma sa porte, ou ne l'ouvrit qu'aux pauvres. Il avait alors +soixante-quatorze ans, dont trente-six en 1610, à la mort d'Henri IV. +Il en garda l'impression, et pour toujours resta l'adversaire de la +cour, l'ennemi des ennemis de la France. À sept heures du matin, ce +doyen des grondeurs venait siéger au Parlement, auprès du rêveur +Blancménil, pur utopiste et fou, non loin de l'ambitieux et +très-dissimulé Longueil, du président Charton, honnête, borné et +violent, d'une vulgarité proverbiale, qui finissait toujours par un +mot attendu et risible: «J' dis ça.»</p> + +<p>Broussel n'était pas ridicule. Tous ses avis étaient marqués d'un +caractère de simplicité forte et courageuse, nullement exagérée, quoi +qu'on ait dit. C'est le défaut contraire qui le fit échouer, lui et le +Parlement. Les révolutions étrangères qui avaient lieu alors, loin +d'enhardir, terrifièrent ces pauvres gens de bien. Celle d'Angleterre +leur fit horreur en leur montrant le billot de Charles I<sup>er</sup>. Celles de +Naples et de Sicile leur firent peur; ils crurent voir de la Grève ou +de la Grenouillère sortir un Mazaniello. Bref, leur modération les +mena, par une voie étrange, au terrorisme; quand les princes +égorgèrent Paris, ils se trouvèrent sans force, sans espoir ni +ressource que de subir le Mazarin.</p> + +<p>Broussel était-il janséniste? Je ne le vois pas. Mais il l'était de +mœurs. L'austérité du jansénisme, sinon son <span class="pagenum"><a id="page280" name="page280"></a>(p. 280)</span> dogme, avait +fait d'honorables progrès dans le Parlement.</p> + +<p>Cette fronde religieuse avait précédé la fronde politique, et +indirectement y aida fort. Le jansénisme était l'aîné. Déjà alors il +était constitué. Il avait son Pathmos au monastère des vertueuses et +disputeuses dames de Port-Royal. Son saint Jean fut le grand martyr +Duvergier de Hauranne, le prisonnier de Richelieu. Sa nuit de +Pentecôte est celle où, le corps du martyr étant encore exposé à +Saint-Jacques, la mère Angélique arme son chapelain d'un rasoir, et +lui dit: «Je veux, je veux les mains de M. de Hauranne, les mains qui +consacraient le pain de Dieu pour moi.» Il obéit. Le sacrilége pieux +s'accomplit dans l'église. Et, du moment que la relique est déposée à +Port-Royal, les langues se délient, le génie polémique, jusque-là +contenu dans les énigmes de Du Hauranne, éclate, strident et +provocant, par la voix des Arnauld.</p> + +<p>Le manifeste fut le beau livre, grave et fort, incisif, contre la +<i>Fréquente communion</i>, contre la prostitution quotidienne que les +Jésuites faisaient de l'hostie, faisant litière du corps de Jésus et +le prodiguant aux pourceaux. L'effet fut saisissant, le contraste +violent et terrible, le Calvaire retrouvé pour l'effroi des marchands +du Temple, la pâle tête du Crucifié et sa sainte maigreur foudroyant +l'embonpoint ventru du père Douillet. Les Jésuites tombent à la +renverse. Éperdus, sachant trop que leur galimatias ne les sauvera pas +de ce livre, ils trottent à Saint-Germain, vont pleurer chez la reine, +chez le bon cardinal. De fripons à fripons, on s'aide et on s'entend. +Ce Mazarin, qui fait la <span class="pagenum"><a id="page281" name="page281"></a>(p. 281)</span> guerre au pape pour que son frère ait +le chapeau, dès qu'il ne s'agit que de Dieu, est plus Romain que Rome; +il lâche et cède tout. Scandaleuse ignorance de la tradition de la +France dans un homme qui la gouvernait. Il fait décider par la reine +qu'un Français doit aller à Rome, et soumettre sa doctrine au pape, +c'est-à-dire aux Jésuites, contre qui son livre est écrit.</p> + +<p>La Sorbonne réclame. Le Parlement réclame, toutes les chambres du +Parlement veulent s'unir, s'assembler. Alors notre homme prend peur. +Vite il s'explique, excuse sa sottise par une sottise: il n'a pas +voulu soumettre un Français au jugement de l'étranger, mais <i>éclaircir +à l'amiable</i> un point de théologie (1644).</p> + +<p>Il faut la guerre pour pêcher en eau trouble. Mazarin vivait de la +guerre et d'une victoire annuelle de Condé, qui lui donnait la force, +à l'intérieur, de faire la guerre aux bourses:</p> + +<p>1<sup>o</sup> Guerre aux propriétaires. Il trouve un vieil édit fait le +lendemain de l'invasion de Charles-Quint quand on venait de craindre +un siége, lequel défend d'étendre les faubourgs. Mais Paris, en cent +ans, avait grossi, grandi, débordé de tous côtés. Les pauvres +logeaient dans cette banlieue, sous des maisonnettes de boue qu'ils se +faisaient eux-mêmes. Un matin, les gens du roi, avec des troupes, +viennent <i>toiser</i> ce Paris nouveau qu'on va abattre si l'on ne paye +sur l'heure. L'effet fut si terrible, que Mazarin d'abord eut peur et +recula. Condé lui mit du cœur au ventre par sa bataille de +Nordlingen. Mazarin reprend le marteau. Tous ces infortunés accourent +au Parlement, pleurent, se mettent à genoux, prient qu'on ne les +jette pas dans la <span class="pagenum"><a id="page282" name="page282"></a>(p. 282)</span> rue pour camper l'hiver sous le ciel. Un +homme s'attendrit, le président Barillon, vieil ami et défenseur de la +reine dans ses adversités. Il plaide pour ces pauvres propriétaires +mendiants, et le soir il est enlevé avec quatre ou cinq autres, +enfermé, non en France, mais à Pinerolo, sous la neige et le vent des +Alpes, et il y meurt dans quelques jours (1645).</p> + +<p>On se le tint pour dit. Le Parlement, tout à coup raisonnable, +enregistre devant le roi, non-seulement la ruine de Paris, mais une +fournée de dix-huit autres édits.</p> + +<p>2<sup>o</sup> Cet impôt et dix autres, spécialement un emprunt forcé, ayant mis +à sec les propriétaires, on passe aux <i>non-propriétaires</i>. On frappe +une <i>entrée sur les vivres</i> (1646). Bel impôt, disait Émeri (l'homme +de Mazarin), impôt égal pour tous, qui fait payer les riches. Comme si +c'était même chose pour celui qui n'a rien et qui cherche chaque jour +le pain qu'il mettra sous la dent! La Sicile avait armé pour l'impôt +des farines, Naples pour celui des fruits, le dernier aliment du +pauvre (1647). Paris, sans un pareil motif, n'eût pas eu le mouvement +universel et violent qui décida les Barricades.</p> + +<p>L'<i>entrée</i> sur les consommations rendit la tyrannie sensible, expliqua +la révolution. Paris, sans idée, sans parti, dans la torpeur de la +misère, se réveilla par l'estomac.</p> + +<p>Mazarin, cette fois, ne craignit pas le Parlement. Il croyait tenir +les magistrats par leur fortune même et l'avenir de leurs enfants. La +Paulette, la garantie qui leur assurait la succession des charges +achetées, expirait <span class="pagenum"><a id="page283" name="page283"></a>(p. 283)</span> le 1<sup>er</sup> janvier 1648. Ils avaient tout à +craindre. Ils n'en défendirent pas moins courageusement toute une +année le pain du peuple<a id="footnotetag24" name="footnotetag24"></a><a href="#footnote24" title="Lien vers la note 24"><span class="smaller">[24]</span></a>.</p> + +<p>L'inquiétude était générale dans une classe nombreuse, et vraiment la +plus respectable. Il y avait en France quarante-cinq mille familles +qui, directement ou indirectement (veuves, enfants, parents, alliés), +pouvaient être ruinées par le refus de cette garantie. Mazarin employa +ce moyen de terreur, il refusa la garantie, envoya le roi au +Parlement, et fit enregistrer de force sept édits qui créaient de +nouveaux magistrats ou bien affamaient les anciens. On ne leur +continuait les charges achetées qu'en les empêchant d'en vivre, les +laissant quatre années sans gages. Beaucoup <span class="pagenum"><a id="page284" name="page284"></a>(p. 284)</span> ne vivaient +d'autre chose; on leur ordonnait de mourir de faim.</p> + +<p>Toutes les compagnies souveraines de Paris, soumises au même +retranchement, les Aides, les Comptes et le Grand Conseil, envoient +demander au Parlement association, <i>union</i>. Une assemblée générale se +formera par députés dans la Chambre de Saint-Louis, et l'on y +appellera les députés du Corps de ville. Le but est posé nettement: la +réformation de l'État (13 mai 1648).</p> + +<p>Que la Chambre des Comptes, celles des Aides, ces compagnies +paisibles, eussent quitté leurs dossiers, leurs calculs, pour +commencer la guerre; que l'instrument de la cour, le Grand Conseil, +s'unît avec le Parlement! cela renversait toute idée, c'était la fin +du monde. Les choses mortes elles-mêmes, les papiers et les chiffres, +s'étaient levés d'indignation et avaient pris la voix.<a href="#tam"><span class="small">[Retour à la Table des Matières]</span></a></p> + + + + +<h3><span class="pagenum"><a id="page285" name="page285"></a>(p. 285)</span> CHAPITRE XXI</h3> + +<h4>LE PREMIER ÂGE DE LA FRONDE—LES BARRICADES—LA COUR, APPUYÉE SUR LA +FRONDE, EMPRISONNE CONDÉ<br> + +1648-1650</h4> + + +<p>Une chose grave à observer dans l'histoire des révolutions, c'est de +savoir si les acteurs parlent avant ou après le repas. Aux assemblées +publiques, les séances du soir, pour cette raison, sont toujours +orageuses. Anne d'Autriche dînait à midi, et dînait fort (Motteville). +De là, ses paroles violentes, ses hasardeux <i>spropositi</i>, qui, dans +une révolution plus sérieuse, l'eussent mise sur la voie de Charles +I<sup>er</sup>.</p> + +<p>Au début de la Fronde, elle lança, à l'étourdie, un mot qui pouvait +faire crouler le trône, faire regarder en face l'infaillibilité +royale: «Dites-moi, avant tout, prétendez-vous borner les volontés du +roi?»</p> + +<p>Qu'eût répondu Cromwell? Heureusement pour elle, elle avait affaire à +Talon. Ce bon avocat général, au nom des magistrats, recula; il +frémit «d'<i>entrer en</i> <span class="pagenum"><a id="page286" name="page286"></a>(p. 286)</span> <i>jugement</i> avec le souverain.... Ils ne +peuvent, ils ne doivent décider une telle question, pour laquelle il +faudrait <i>ouvrir les sceaux et les cachets de la royauté, pénétrer +dans le secret de la majesté du mystère de l'Empire</i>.»</p> + +<p>Le galimatias de Talon couvrit l'imprudence de la reine. Elle put, à +son aise, braver, gourmer le Parlement, lui donner des nasardes. Un +jour, elle voulait le faire pendre. Et quand? Précisément au jour où +peut-être, sans lui, le peuple aurait forcé le Louvre.</p> + +<p>On dit que le Parlement fit la Fronde. Il serait bien plus vrai de +dire qu'il l'empêcha et la fit avorter. La question, sans lui, se +serait posée autrement. La reine, allant tous les lundis ouïr la messe +à Notre-Dame, y trouvait à la porte un peuple de femmes qui lui +criaient: «À Naples!» la menaçant d'une révolution radicale et +napolitaine. La presse fut tout d'abord très-franche et très-sincère. +Nombre de petits livres racontèrent la vie intime de la reine sous +Louis XIII. Mais le Parlement tint pour elle et tâcha de la protéger. +En laissant courir les mazarinades, il châtia, et même de mort, les +écrits trop sincères. Il voulut à tout prix sauver le <i>secret de la +majesté du mystère de l'Empire</i>. Deux imprimeurs auraient péri en +Grève si le peuple ne les eût sauvés.</p> + +<p>Donc, contemplons, sans trop nous émouvoir, une révolution sans issue, +sans résultat possible, dont la stérilité confirma la France dans +l'amour du repos <i>quand même</i>, la résignation à la mort, que dis-je? +l'amour pour la mort même et pour l'anéantissement. Rien autre chose +qu'une répétition un peu vive de la <span class="pagenum"><a id="page287" name="page287"></a>(p. 287)</span> danse éternelle, du +triste menuet, que le Parlement exécute devant la royauté, s'avançant +deux pas, reculant de trois, enfin tournant le dos.</p> + +<p>Le Parlement, sans bien sans rendre compte, trahit le peuple, lui-même +amusé et trahi par ses chefs, le président Molé, et le très-remuant, +très-brouillon Retz, coadjuteur de l'archevêque de Paris. Le vieux +Molé, mené par ses enfants, jouait sa compagnie en parlant fort et +haut pour elle, mais, en toute chose grave, suivant l'intérêt de la +cour.</p> + +<p>Mazarin attendait l'armée. Après un petit essai de violence qui ne +réussit pas, il sentit qu'il n'y avait rien à faire qu'à mentir et +plier, gagner du temps. La reine eut beau pleurer tout une nuit. Il +céda, toléra l'arrêt d'<i>union</i>, permit aux compagnies de s'assembler, +de réformer l'État.</p> + +<p>Le pouvaient-elles réellement? Une constitution, bâtie en l'air, sans +base (ni élection, ni jury, etc.), écrite sur le sable par des gens +qui avaient acheté leurs charges, serait-elle sérieuse?</p> + +<p>Ils y écrivirent, il est vrai, les deux garanties principales, <i>celle +de la personne</i> (nul arrêté sans être interrogé dans les vingt-quatre +heures); <i>celle des biens</i>, nul impôt sans vérification parlementaire.</p> + +<p>Mais, même dans les choses bonnes, leur incapacité parut. En vertu du +dernier article, ils firent précisément ce que désirait Mazarin, +annulèrent ses traités avec les financiers. La cour n'osait faire la +banqueroute. Le Parlement la fait pour elle, la sanctifie, la canonise +par le grand mot de bien public. Mazarin avait emprunté à tout le +monde, et ne pouvait ni ne <span class="pagenum"><a id="page288" name="page288"></a>(p. 288)</span> voulait payer. Le Parlement, tête +baissée, se jette sur les financiers, sans voir que derrière eux se +trouve la masse des petites gens qui, par leurs mains, ont prêté à +l'État. Dispense de les rembourser. Bref, le gouvernement est libéré, +et la reine, plus douce, commence à croire qu'il y a quelque bien dans +la révolution.</p> + +<p>Une autre faute insigne du Parlement, c'est de vouloir supprimer les +<i>intendants</i>, la grande création du dernier règne. Ces rois commis, il +est vrai, étaient lourds, et, sous Mazarin, aussi voleurs que leur +maître. Cependant, en les supprimant, qui eût pris le pouvoir? Les +gouverneurs de provinces, les vieilles puissances féodales qu'avait +écrasées Richelieu.</p> + +<p>Avec quelques concessions, Mazarin endormait le Parlement, quand la +question suprême fut précisée, formulée par le vieux conseiller +Broussel: 1<sup>o</sup> <i>remise au peuple d'un quart des tailles</i>; 2<sup>o</sup> +l'<i>intérêt de tous les parlements mêlé</i>, et soutenu par le Parlement +de Paris; refus de celui-ci d'être seul garanti pour la possession de +ses charges (4 août 1648).</p> + +<p>La ruse était vaincue par la sincérité. Mazarin fit le mort. Il +attendit son salut de l'armée. Quoiqu'il fût mal avec Condé, une +victoire de Condé le relevait. On pouvait l'espérer. Car l'Espagne, +accablée par ses quatre révolutions (Portugal, Catalogne, Naples, +Sicile), obligée de faire face de tous côtés, n'avait pas grande force +en Flandre. L'archiduc, étant sans argent, sans vivres, sans +munitions, fut lent à se mouvoir. Condé put faire une marche +hasardeuse en défilant par les marais; il eut le temps de faire six +lieues de circonvallation pour prendre une ville. L'archiduc +cependant, <span class="pagenum"><a id="page289" name="page289"></a>(p. 289)</span> lui ayant pris Lens, l'avait obligé (19 août) à +une retraite difficile qui fut près d'être une déroute. Le 20, il +l'attaqua. Condé certainement était prié, pressé par la cour de livrer +bataille. Voyant les Espagnols quitter leur bonne position et venir à +lui, il hasarda de faire ce que fit le roi de Suède à Lutzen; il +commanda aux Français de recevoir le feu et de ne pas donner à +l'ennemi le temps de recharger. Notre infanterie égala la suédoise. La +première lignée fut rompue. Lui-même attaqua la seconde dix fois de +suite, et fut admirable de valeur et de présence d'esprit. Victoire +complète, cinq mille prisonniers, trois mille morts.</p> + +<p>La reine, ivre de joie, ayant reçu soixante-treize drapeaux espagnols, +ne daigna plus rien ménager et se moqua des peurs de Mazarin. Celui-ci +voulut toutefois que, si on se jetait dans les hasards de violence, on +ne le fît que sur l'avis de l'homme qu'il détestait le plus, Chavigny +(fils de Richelieu?), sur qui il pût se rejeter si la chose tournait +mal.</p> + +<p>Chavigny avait soufflé le feu de son mieux dans le Parlement. Consulté +pour l'éteindre, il fut pourtant fidèle aux traditions violentes de +l'autre règne, et dit, ce que voulait la reine, qu'il fallait arrêter +les chefs.</p> + +<p>Cela était très-hasardeux. La reine en chargea, non le vieux Guitaut, +mais son neveu, un jeune homme à elle, Comminges (dont nous avons +parlé), et le chargea de lui donner, au péril de sa vie, cette +jouissance et cette vengeance personnelle. En sortant à midi du <i>Te +Deum</i>, elle lui dit d'une voix émue: «Va et que Dieu t'assiste!»</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page290" name="page290"></a>(p. 290)</span> Il n'y avait pas loin à aller. Des six qu'on devait arrêter, +le plus populaire, Broussel, demeurait à deux pas, sur la Seine, au +port Saint-Landry. Il n'avait pas été au <i>Te Deum</i> de la bataille (<i>De +profundis</i> des libertés publiques). Il venait de faire son sobre +repas; il était au milieu de sa famille, cinq enfants, dont deux +jeunes demoiselles à marier. Comminges entre et montre son ordre; il +faut partir, Broussel doit le suivre tel qu'il est, en pantoufles. +L'aînée des demoiselles prie en vain. Comminges n'entend rien et +l'enlève.</p> + +<p>Il était fort aimé; ses domestiques poussèrent des cris affreux. Il +n'en avait que deux: une vieille servante, qui, par la croisée sur la +Seine, appela les mariniers, et un petit clerc, qui se mit à courir +après la voiture de Comminges, criant: «Aux armes! aux armes! on +enlève M. Broussel!» Rue des Marmousets, un banc de notaire fut jeté +par la fenêtre, et ailleurs autre chose, si bien qu'au quai des +Orfèvres le carrosse tomba en pièces. Comminges prit celui d'une dame +qui passait. Le maréchal de la Meilleraye, soldat brutal à qui ce +gouvernement d'Arlequin venait de donner les finances, craignant les +pierres, fit tirer aux fenêtres. Une femme et deux hommes furent tués. +Alors ce fut une grêle. La Meilleraye ne s'en tira qu'en tuant encore +un crocheteur d'un coup de pistolet.</p> + +<p>À point se trouvait là le coadjuteur de l'archevêque, Gondi (ou Retz), +qui confessa le crocheteur agonisant dans le ruisseau. Le peuple fut +touché, et pria le prélat d'aller au Louvre et de demander Broussel.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page291" name="page291"></a>(p. 291)</span> C'est justement ce qu'il voulait. Il s'était mis là tout +exprès, dans ses habits pontificaux, devant la statue d'Henri IV, pour +bénir et prêcher la foule. Les Gondi, créés par Catherine et +conseillers principaux de la Saint-Barthélemy, durent à ce grand +exploit d'être à peu près héréditaires dans l'archevêché de Paris. +Mais ce dernier Gondi eût voulu davantage, être en même temps +gouverneur de Paris, unir les deux puissances.</p> + +<p>Il travaillait la ville par les curés, qui, dans cette grande misère, +maîtres absolus de l'aumône, distributeurs de pains, de soupes, etc., +traînaient après eux des masses affamées. Avec un archevêque +gouverneur de Paris, ils croyaient y régner, comme au temps de la +Ligue.</p> + +<p>Cela les rendait aveugles et sourds quant aux mœurs du petit +prélat. Fanfaron, duelliste, plus que galant, basset à jambes torses, +laid, noiraud; un nez retroussé. Mais les yeux faisaient tout passer, +étincelants d'esprit, d'audace et de libertinage. Peu furent cruelles +à ce fripon; il supprimait les préalables et sauvait l'ennui des +préfaces.</p> + +<p>Il croyait qu'au Palais-Royal on solliciterait son secours. Mais la +reine se moqua de lui. Il eut le chagrin et la rage de prêcher la paix +en s'en allant, quand il voulait la guerre. Il calma un moment le +peuple, mais pour mieux l'exciter la nuit.</p> + +<p>La cour avait fait dire que les bourgeois s'armassent. Ils arment le +27, contre la cour. Malheur à ceux qui ne l'eussent fait! Le peuple +était levé, et il fit un ouvrage énorme, <i>douze cents barricades en +<span class="pagenum"><a id="page292" name="page292"></a>(p. 292)</span> douze heures</i><a id="footnotetag25" name="footnotetag25"></a><a href="#footnote25" title="Lien vers la note 25"><span class="smaller">[25]</span></a>. Il n'avait guère besoin de Retz. Ce fut +toutefois une de ses maîtresses, la sœur d'un président, femme d'un +capitaine bourgeois, qui, ayant chez elle le tambour du quartier, le +fit battre et donna l'exemple. Un des amis de Retz, capitaine aussi de +quartier, le maître des comptes Miron, battit le tambour de son côté. +La journée fut lancée.</p> + +<p>Le Parlement, la veille, avait décrété contre Comminges. Le 27, à six +heures, la cour, audacieuse et timide, prenant l'heure matinale et +croyant que Paris n'est pas levé encore, envoie le chancelier casser +l'arrêt. La foule est déjà là. On le poursuit, on le pousse. Il se +cache. Il était mort s'il ne se fût jeté <span class="pagenum"><a id="page293" name="page293"></a>(p. 293)</span> dans un hôtel; le +chef de la justice fût trop heureux d'entrer dans une armoire.</p> + +<p>La Meilleraye le dégage. Poussé lui-même, en grand péril, le +maladroit, d'un coup de pistolet, tua une femme qui portait une hotte. +Le peuple s'empara, au quai de la Ferraille, de tout ce qui tomba sous +sa main.</p> + +<p>Cependant le Parlement va en corps au Palais-Royal redemander ses +membres à la reine. Elle venait de dîner. Rouge, emportée, elle dit +avec un geste de furie: «Je les rendrai, mais morts.» Et elle passe +dans sa chambre grise, claquant la porte au nez du Parlement.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page294" name="page294"></a>(p. 294)</span> Ils reçurent cela tête basse. Mais il fallait retourner. Pour +faire ouvrir la première barricade, ils mentirent, dirent que la reine +donnait espoir, et ils mentirent aussi à la seconde. À la troisième, +un garçon rôtisseur, mettant sa broche au ventre du président Molé, +lui dit: «Retourne, traître! Tu seras massacré si tu ne nous ramènes +Broussel ou Mazarin!»</p> + +<p>Vingt ou trente conseillers s'enfuirent par les ruelles. Le reste +retourna. Mais cette femme insensée, pleine de viande (et peut-être de +vin), parlait de faire accrocher aux fenêtres cinq ou six des +parlementaires qui venaient la sauver. Les princesses, qui se +mouraient de peur, se mirent à genoux devant elle, et Monsieur même. +Mazarin tremblait et priait. Ce qui la décida, ce fut la reine +d'Angleterre, qui avait déjà vu de pareilles fêtes à Londres, et dit +que Mazarin touchait au destin de Strafford.</p> + +<p>Il se le tint pour dit, fit sceller une lettre de cachet pour délivrer +Broussel. Et, pendant que le peuple était tout occupé de cette lettre +et de sa victoire, notre homme, déguisé sous la perruque et l'habit +gris, avec des bottes de campagne, alla respirer hors Paris.</p> + +<p>Le 28, à dix heures, ramené dans le carrosse du roi, Broussel fit son +entrée. Les barricades tombaient devant lui, et le peuple attendri +baisait ses mains et ses habits. Le bon vieillard pleurait à chaudes +larmes. Il reprit place au Parlement, en grande modestie, et proposa +qu'on décrétât la suppression des barricades.</p> + +<p>Funeste excès de confiance. Le peuple, tout en <span class="pagenum"><a id="page295" name="page295"></a>(p. 295)</span> obéissant, +sentait trop que rien n'était fait. Mazarin ôta dix millions de +tailles. Mais l'armée revenait. Quand il l'aurait en main, que +ferait-il? Au moment même, le peuple prit une masse de poudre qu'on +tirait de la Bastille. La cour arme pendant qu'il désarme, et déjà +prépare au jour de la paix le moyen de le massacrer.</p> + +<p>Les scrupules des parlementaires faisaient obstacle à tout. +Blancmesnil, mandé par Retz à un conciliabule de résistance, vint, +mais dit: «Les ordonnances veulent qu'un magistrat n'opine que sur les +fleurs de lis, en public, et sans consulter.»</p> + +<p>Mazarin avait tout rejeté sur Chavigny. Il le fit arrêter (13 +septembre). Cela étonna, effraya les amis qu'il avait au Parlement, et +le président Viole, renvoyant terreur pour terreur, demanda qu'on +renouvelât l'ordonnance contre Concini pour défendre aux étrangers de +se mêler du gouvernement.</p> + +<p>Le Parlement sortit comme d'un songe. Il saisit, il comprit enfin ce +que la foule disait depuis un mois: «Il faut aller au Mazarin.»</p> + +<p>Le peuple des barricades, le 28 août, avait manqué d'un chef. Molé, +Retz, l'avaient amusé. Cette révolution, aveugle et sans yeux, n'ayant +de chef sincère qu'un pauvre octogénaire, détournée de son but par +l'intrigue des curés, ayant pour centre un avorton de prêtre, ne +pouvait qu'être une triste contre-épreuve d'un triste original, la +tragi-comédie de la Ligue. L'ascendant des donneurs d'aumônes la +baptisait assez de son vrai nom, une insurrection de misère et la +révolution du ventre.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page296" name="page296"></a>(p. 296)</span> Cependant le jour même un élément nouveau surgit. Le +Parlement, apportant à la reine ses remontrances, trouve près d'elle +l'insolence, la violence, la brutalité militaire. Ce jour, 22 +septembre, Condé était revenu. Il menace le Parlement. Il suivait son +instinct, la haine de la loi; car lui-même ne savait pas encore ce +qu'il ferait. D'une part, il avait besoin de Mazarin pour dépouiller +son frère Conti, en hériter, le jeter dans l'Église et lui donner le +chapeau. L'avarice le mettait du côté de la cour. Mais l'ambition lui +faisait écouter les paroles de Retz, qui le tirait au Parlement, et le +mena la nuit chez Broussel. Enfin le prince à double face comprit que, +pour forcer le Parlement à accepter un chef militaire, pour s'emparer +de la révolution, vierge encore et trop scrupuleuse, il fallait +d'abord être du parti de la reine, assiéger et forcer Paris.</p> + +<p>C'est le vrai sens de la conduite de Condé. Mazarin eût voulu éviter +la violence. Il traita à Munster, 24 octobre, et, le même jour, il fit +accepter les articles du Parlement. Mais le premier était la +diminution de l'impôt, la défense de le vendre d'avance aux partisans.</p> + +<p>Article violé aussitôt qu'accepté. Donc, point de paix. L'armée +enveloppe Paris, insultant, ravageant comme en pays ennemi. La reine, +à trois heures du matin, le 6 janvier 1649, emmène le roi hors de sa +capitale. Elle est libre, elle est gaie et toute à sa vengeance. Ordre +au Parlement d'aller siéger à Montargis.</p> + +<p>Le Parlement, toujours inconséquent, n'ouvre point <span class="pagenum"><a id="page297" name="page297"></a>(p. 297)</span> la lettre +royale, et il envoie au roi. Il proteste de sa soumission, et il +arrête qu'on se munira d'armes et de subsistances. Il en charge +l'Hôtel de Ville, dévoué à la cour, prêt à trahir Paris.</p> + +<p>Comment résister à Condé? La première idée de Retz fut d'appeler +contre lui les Espagnols; la seconde fut de lui opposer sa sœur +même, madame de Longueville, qui tenait sous la main, gouvernait +Conti, son jeune frère, fortement épris d'elle.—Idée sotte. La +sœur et Conti n'avaient de crédit, d'importance, que comme un +reflet de Condé.</p> + +<p>N'importe. Le généralissime sera le bossu Conti, ou bien plutôt sa +sœur, alors enceinte, qui campe et accouche à l'Hôtel de Ville.</p> + +<p>Cet hôtel, fort petit alors, entasse et réunit je ne sais combien de +puissances contraires,—d'abord la trahison, le prévôt des +marchands;—madame de Longueville, le roman et le bel esprit;—madame +de Bouillon, ou l'intrigue espagnole;—enfin, le pauvre vieux Broussel +et quelques conseillers chargés de surveiller. Ce sera bien merveille +si ces influences opposées ne s'annulent l'une par l'autre. Nous +sommes sûrs d'avoir une révolution parleuse et sans action.</p> + +<p>La fuite du roi avait effrayé le Parlement, mais point le peuple. Il +n'eut que de la fureur, nul abattement. Donc, on pouvait tourner bien +autrement les choses, briser l'Hôtel de Ville d'abord, y mettre une +autorité sûre, au lieu de le remplir de femmes, et, tout en armant +Paris, acheter l'armée allemande que commandait Turenne. Paris l'eût +eue pour un million (et qu'est-ce qu'un million pour Paris?). Il n'en +coûta <span class="pagenum"><a id="page298" name="page298"></a>(p. 298)</span> pas la moitié à Condé et à Mazarin pour la débaucher.</p> + +<p>Le Parlement, en tout cela, agit faiblement, gauchement. Le blâme en +est surtout au vrai chef de Paris, à son petit prélat, son tribun +tonsuré, qui, sous sa calotte, couvrait plus d'esprit que de sens, +plus de saillies que de cervelle.</p> + +<p>Leur langage à tous est curieux dès qu'on parle du peuple. Condé dit: +«Si je ne m'appelais Louis de Bourbon... Mais je suis prince du sang, +et je dois ménager le trône.» Retz dit: «Si je n'étais le chef du +clergé de Paris....» Il a peur évidemment d'aller trop loin et de +faire tort à l'hérédité épiscopale de la dynastie des Gondi, surtout +de manquer le chapeau.</p> + +<p>Le siége de Paris dura trois mois (janvier, février, mars). Peu de +combats, beaucoup d'intrigues. Le peuple, au début, avait reçu, adopté +avec enthousiasme le beau et blond Beaufort, échappé de prison, brave +et sot, étourdi, bavard, ne sachant couvrir sa nullité de discrétion +et de silence. Ses non-sens et son ineptie ne déplurent pas au peuple. +La candeur apparente lui fait pardonner tout.</p> + +<p>Paris était trahi dans les deux sens, pour la cour, pour l'Espagne. Le +prévôt des marchands et autres étaient pour Mazarin. Madame de +Bouillon, souveraine absolue de l'esprit de son mari, ne voulait rien +que recouvrer Sedan, et croyait l'obtenir en faisant peur des +Espagnols. Elle obtint de Bruxelles, non un ambassadeur, mais un moine +qu'elle habilla en cavalier et fit recevoir du Parlement (19 février +1649). Cet envoyé assura hardiment que le roi d'Espagne avait tant de +respect pour le Parlement de Paris, qu'il le <span class="pagenum"><a id="page299" name="page299"></a>(p. 299)</span> voulait arbitre +de la paix générale, juge entre les couronnes. Le Parlement ne mordit +pas à cet excès de flatterie. Il était inquiet. Huit jours auparavant, +la cour avait déclaré qu'on se passerait de lui, que les tribunaux +inférieurs jugeraient sans appel, et que l'<i>on convoquerait les États +généraux</i>. Cet épouvantail des États, la menace de la suppression des +charges qui faisaient leur fortune, décourageaient fort les +parlementaires.</p> + +<p>Le héros, d'autre part, Condé, qui n'avait pas fait grand exploit, +inclinait lui-même à la paix. Le 5 mars, on ouvre des conférences. Et, +brusquement, le 11, le président Molé déclare au Parlement qu'il a +signé le traité.</p> + +<p>Il avait signé sans pouvoir. Avec un autre maître plus sérieux que le +parlement, il l'aurait payé de sa tête. Il était évident qu'en +précipitant les choses on livrait tout. Mazarin, qui tenait le roi, +n'avait qu'à donner des paroles; nulle garantie; la Fronde étant +dissoute, il allait se moquer de la crédulité des négociateurs.</p> + +<p>Il eût fallu attendre encore. Les provinces, plus lentes, se +décidaient, suivaient Paris. Les parlements accédaient un à un. M. de +la Trémouille promettait d'envoyer du Poitou dix mille hommes, et +Longueville autant de la Normandie. On eût pu, par cette terreur, +obtenir quelques garanties. Ce traité finit tout. L'armée de Turenne, +voyant mollir Paris, traita avec la cour et s'arrangea pour quelque +argent avec Mazarin et Condé.</p> + +<p>La France put savoir alors ce qu'il en coûte d'avoir <span class="pagenum"><a id="page300" name="page300"></a>(p. 300)</span> fait un +héros, un prince à la Corneille, vivant dans le sublime, ne parlant +aux mortels que du haut des trophées. Sa sœur, madame de +Longueville, de même était passée à l'état de déesse. L'un et l'autre, +dans l'Empyrée, ne distinguaient plus les humains de si haut qu'avec +un sourire de mépris. Les grands attendaient à leur porte, et des +heures. Quand on était reçu, c'était avec des bâillements.</p> + +<p>En réalité, que voulait Condé? Se faire le chef de la noblesse contre +la cour? Les nobles trouvaient dur d'être traités ainsi. Commencer une +nouvelle Fronde? Il eût fallu ménager les parlements; il menaça les +députés de celui d'Aix de les faire périr sous le bâton. Visait-il à +une principauté indépendante, comme plus tard il la voulut des +Espagnols? Ou bien songeait-il à enlever à Monsieur la lieutenance +générale? Il est difficile de deviner ce qui se passait dans cette +tête bizarre.</p> + +<p>Il ne tenait à rien. On vit plus tard qu'il eût très-volontiers changé +de religion, s'offrant alors d'une part à Cromwell pour se faire +protestant et avoir une armée anglaise, de l'autre au pape pour qu'il +l'aidât à se faire élire roi de Pologne.</p> + +<p>Les Condés, en 1609, avaient dix mille livres de rente, et en 1649, +outre les terres de Montmorency, ils tenaient une partie énorme de la +France:</p> + +<p>1<sup>o</sup> Par le grand Condé, ils avaient la Bourgogne, le Berri, les +marches de Lorraine, une place dominante en Bourbonnais qui +surveillait quatre provinces;</p> + +<p>2<sup>o</sup> Par Conti, la Champagne;</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page301" name="page301"></a>(p. 301)</span> 3<sup>o</sup> Par Longueville, mari de leur sœur, la Normandie;</p> + +<p>4<sup>o</sup> Enfin l'amirauté, et Saumur, place dominante d'Anjou, étaient au +frère de la femme de Condé; ils vaquèrent par sa mort et furent +revendiqués par eux comme un héritage de famille.</p> + +<p>Plus tard, ils négocièrent pour la Guienne et la Provence.</p> + +<p>Cette furieuse faim des Condés, qu'on ne savait comment apaiser, +servit d'excuse à Mazarin pour se créer aussi quelque établissement. +La reine comprit bien qu'un contrepoids devenait nécessaire, qu'à la +dynastie des Condés il fallait opposer la dynastie des Mazarins.</p> + +<p>Jusque-là c'était un homme seul, sans famille, sans racine en France. +Un matin, il fait arriver sept nièces à la fois. La première sera pour +Mercœur, l'un des Vendômes; la seconde, pour le fils du duc +d'Épernon. Ce pauvre homme pour doter l'une trouve six cent mille +livres. Pour l'autre, il s'attire sur les bras la haine de tout le +Midi que foulait d'Épernon, il hasarde la guerre civile.</p> + +<p>Condé lui fit beau jeu, allant de sottise en sottise. Pour une +question de tabourets, il blesse toute la noblesse.</p> + +<p>Pour faire donner une place à Longueville, il met la main sur Mazarin, +lui tire la barbe et lui dit: «Adieu, Mars.»</p> + +<p>Enfin il se fait fort de donner un amant à la reine, l'oblige par +menace de recevoir un fat, Jarzay, qui lui fait sa déclaration.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page302" name="page302"></a>(p. 302)</span> Brouillé avec la cour, le sage prince se brouille encore avec +la Fronde. Mazarin lui fait croire que les frondeurs veulent +l'assassiner. Condé accuse Retz et Beaufort, sur ce prétexte absurde, +au moment où ils auraient pu l'appuyer contre Mazarin (décembre 1649).</p> + +<p>On croit écrire l'histoire de Charenton, mais moins folle encore que +honteuse. Le procès de Condé tombe au milieu d'un soulèvement des +rentiers, contre lesquels le Parlement autorise une suspension de +payement. Et ce procès révèle une création nouvelle de Mazarin, qui +depuis a fleuri, celle des agents provocateurs et des témoins gagés.</p> + +<p>Condé avait tenu, dans l'affaire de Jarzay, la conduite d'un fou +furieux. Il dit: «Je le ramènerai, le tenant par le poing; je forcerai +la reine à le recevoir.» Cet excès d'insolence la décida. Elle écrivit +à Retz de venir la trouver la nuit. Elle lui offrit le cardinalat, +s'appuya de cette Fronde, tant détestée, contre le tyran commun. On +résolut d'arrêter les trois princes, Condé, Conti et Longueville. On y +fit consentir Monsieur.</p> + +<p>Mais Mazarin n'eût pas trouvé la pièce bonne s'il n'y eût mêlé une +farce. Il tira de Condé, sous un prétexte, sa signature pour une +arrestation, s'amusa à lui faire ordonner sa captivité.</p> + +<p>Ce grand acte se fit fort aisément et sans cérémonie. Les princes +vinrent d'eux-mêmes se mettre dans la souricière. Arrêtés par Guitaut +et Comminges, ils furent menés la nuit par une petite escorte de vingt +hommes à Vincennes (18 janvier 1650).</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page303" name="page303"></a>(p. 303)</span> La sœur de Condé, la fière madame de Longueville, naguère +si populaire, fut trop heureuse de se sauver. Mais, avant de partir, +elle eut le temps de voir l'allégresse publique, les transports du +peuple et les feux de joie.<a href="#tam"><span class="small">[Retour à la Table des Matières]</span></a></p> + + + + +<h3><span class="pagenum"><a id="page304" name="page304"></a>(p. 304)</span> CHAPITRE XXII</h3> + +<h4>SECOND ÂGE DE LA FRONDE.—LA COUR, APPUYÉE PAR LA FRONDE, CHASSE CONDÉ<br> + +1650-1651</h4> + + +<p>Le héros sorti de la scène, elle appartient aux héroïnes. Nous allons +voir les femmes, à peu près seules, mener la guerre civile, gouverner, +intriguer, combattre. Grande expérience pour l'humanité. Belle +occasion d'observer cette translation galante de tout pouvoir d'un +sexe à l'autre. Les hommes traînent derrière, menés, dirigés, en +seconde ou troisième ligne. À la tête de chaque parti, je vois ces +nobles amazones, les Clorindes et les Herminies.</p> + +<p>S'il n'y a pas beaucoup de suite, si tout remue, varie, ne vous +étonnez pas. Elles sont filles d'Éole et tournent volontiers au vent +de la passion. Ne les blâmons <span class="pagenum"><a id="page305" name="page305"></a>(p. 305)</span> pas trop. Le vrai tort est à la +nature. Ces brillantes guerrières n'en sont pas moins soumises aux +révolutions de Phœbé. La femme la plus héroïque est pourtant sous +le poids d'une fatalité naturelle; délicate de corps, d'imagination +vive, faible souvent, et parfois lunatique.</p> + +<p>La première héroïne, comme toujours, est madame de Chevreuse, mère +complaisante, qui, fournissant sa fille au jeune prélat de Paris, plus +que personne mène la Fronde. À elle l'honneur principal de cet acte +hardi, l'arrestation du grand Condé.</p> + +<p>Mais la plupart des femmes sont du parti de celui-ci. Son malheur, un +roman tout fait, remue les cœurs généreux et sensibles. La gloire +sous les verrous! Le héros pris en trahison et prisonnier de qui? De +l'abbate Mazarini. Toute la dépouille des Condés distribuée aux sbires +du favori, la Normandie à Harcourt, la Champagne à L'Hospital, etc. +Une alliance monstrueuse entre le roi et le peuple. La reine maintient +la Bastille dans les mains du fils de Broussel; elle donne aux +magistrats les hauts emplois, et, ce qui est plus fort, aux rentiers +même la surveillance des rentes! Renversement de toutes choses! La +noblesse de France ne va-t-elle pas se soulever?</p> + +<p>Mais rien ne bouge. Ni les clientèles militaires de Condé, ni ses +nombreuses seigneuries, ni ses places, ses gouvernements, ne prennent +parti. Bien loin de là, madame de Longueville, qui croit remuer la +Normandie, y est repoussée partout. Elle fuit aux Pays-Bas, tourne à +l'est; elle englue Turenne, mais ni lui ni elle ne peuvent rien qu'en +s'adressant aux Espagnols, pour <span class="pagenum"><a id="page306" name="page306"></a>(p. 306)</span> qui madame de Bouillon +travaille de son mieux à Paris. Pendant que la belle amazone perd son +temps, chevauche et parade, un secours plus direct et bien plus +énergique fut donné à Condé du côté où il eût espéré le moins, de sa +maison de Chantilly. Il y avait laissé sa vieille mère et sa jeune +femme, son fils âgé de sept ans. Mazarin hésitait à faire arrêter ces +deux femmes, craignant l'opinion. La mère vint se cacher à Paris, et, +un matin, apparut dans le Parlement, suppliante, versant force larmes, +descendant aux prières, aux flatteries et jusqu'aux bassesses.</p> + +<p>Mais le plus étonnant fut le courage inattendu de la femme de Condé, +cette jeune nièce de Richelieu, tant méprisée, avec qui il coucha par +ordre, et dont l'enfant fut fils des volontés absolues du ministre. +Elle s'était confiée à un homme de capacité, l'auteur des beaux +Mémoires, Lenet. Il la sauva de Chantilly avec son fils, la mena +d'abord à Montrond, forte place des Condés, puis, craignant d'y être +assiégé, droit à Bordeaux. Le parlement de Guienne était brouillé à +mort avec le Mazarin, qui soutenait le gouverneur, cet Épernon à qui +il s'obstinait d'allier sa famille. Grande fut l'émotion de la ville +et du Parlement de voir cette dame de vingt-deux ans, sous les habits +de deuil, cet enfant innocent, qui, porté dans les bras, les prenait +par la barbe de ses petites mains, leur demandant secours pour la +liberté de son père. Le cortége de la princesse n'y gâtait rien, formé +de grandes dames, jeunes pour la plupart et charmantes.</p> + +<p>L'explosion fut vive, comme toujours, dans les foules du Midi. Mais +le récit même de Lenet laisse voir parfaitement <span class="pagenum"><a id="page307" name="page307"></a>(p. 307)</span> le peu de +fond qu'avait ce semblant de révolution populaire. Le peuple, +misérable, espérait avoir par les princes des débouchés à l'étranger +qui feraient mieux vendre les vins et l'aideraient à vivre. Il domina +le Parlement, emporta tout par la terreur. Bouillon et la +Rochefoucauld, les conseillers de la princesse, étaient d'avis de +laisser mettre en pièces un envoyé du roi. Lenet craignit que cet +acte, un peu vif, ne la rendît moins populaire. Deux ou trois fois le +peuple faillit égorger le Parlement, dont la minorité fut tenue sous +le couteau. L'Espagne promettait de l'argent, et l'on avait la +simplicité de la croire. Elle donna à peine une petite aumône. +Cependant Mazarin, ayant paisiblement occupé et la Normandie et la +Bourgogne, les gouvernements des Condés, s'acheminait vers la Guienne +avec l'armée royale. Les Bordelais se montrèrent intrépides, un peu +troublés pourtant de voir que les soldats allaient vendanger à leur +place. Tout se mit à la paix. La princesse ne se maintenait plus que +par l'appui des va-nu-pieds, qu'elle faisait boire et danser la nuit, +et qui lui hurlaient aux oreilles cent choses sales contre le Mazarin; +ils les lui faisaient répéter, à elle et à son fils. Cet avilissement +où elle tombait lui fit désirer la paix à elle-même, accepter la +permission de sortir de la ville qu'on lui donnait, avec de vagues +promesses de la liberté de Condé (3 octobre 1650).</p> + +<p>Bien loin de les tenir, Mazarin, au contraire, éloigna ses prisonniers +de Paris, les transporta au Havre. La fortune semblait travailler pour +cet homme. Dans cette année où il avait tout oublié, tout négligé +pour <span class="pagenum"><a id="page308" name="page308"></a>(p. 308)</span> l'affaire de Bordeaux, presque perdu la Catalogne, +compromis la Champagne même, délaissée, sans défense, il fut sauvé de +l'invasion par un événement fortuit, l'obstination héroïque d'un +certain Marois, qui arrêta quarante jours les Espagnols devant Mouzon, +une mauvaise place, à peine fortifiée. Ils rentrèrent en quartier +d'hiver. Mazarin eut beau jeu pour guerroyer seul à coup sûr. Maître +de tout, rien ne l'arrête. Il ramasse en décembre tout ce qu'il a de +force au Nord, avec son armée de Guienne. Son homme, Du Plessis, +entraînant sous ses yeux cette grosse avalanche, fond sur Rethel, la +prend avant que les Espagnols eussent remué. Turenne, qui était avec +eux, ne venait pas à bout de leur lenteur. Ils viennent tard et mal. +Mazarin veut, exige que Du Plessis attaque; il lui faut, à tout prix, +rapporter à Paris une belle bataille contre les amis de Condé. +Dérision de la fortune: c'est Turenne qui est battu. Mazarin a défait +Turenne (15 décembre 1650)!</p> + +<p>Ingrat de sa nature, Mazarin s'était méconnu, avait tourné le dos aux +frondeurs dès qu'il eut mis ses prisonniers loin de Paris. Son succès +de Bordeaux, sa victoire de Rethel, lui portèrent à la tête. Il crut +décidément qu'il n'avait que faire d'eux. Qui cependant avait gardé +Paris pendant sa longue absence, qui, sinon les chefs de la Fronde, +sinon Retz, la Chevreuse? Ils avaient endormi et trahi la révolution, +sur l'espoir du cardinalat promis par Mazarin à l'amant de +mademoiselle de Chevreuse.</p> + +<p>Une chose parut cependant, c'est qu'à ce moment même où Mazarin +paraissait le plus fort, rapportait <span class="pagenum"><a id="page309" name="page309"></a>(p. 309)</span> dans Paris les drapeaux +espagnols, il n'y avait de force réelle que dans la Fronde, trahie, +vendue, tournant au vent des intérêts de ses chefs.</p> + +<p>En un mois, ce vainqueur, ce héros monté sur sa victoire, a perdu +pied; il glisse, il enfonce, il se noie.</p> + +<p>Le 30 janvier 1651, sur quelques mots hardis du Parlement, notre +homme, se croyant très-fort, compare cette compagnie au parlement de +Londres; il s'emporte devant Monsieur, parle de Cromwell et de +Fairfax. La reine, violente d'elle-même et violente de servilité pour +son heureux vainqueur, folle de son laurier de Rethel, met les ongles +au nez de Monsieur, qui se sauve éperdu, jure qu'il ne remettra jamais +les pieds «chez cette furie.»</p> + +<p>On saisit ce moment. Retz et les amis de Condé s'étaient réconciliés. +Conti devait payer la liberté que lui rendrait la Fronde en prenant +une fille salie, la jeune Chevreuse, avec qui vivait le coadjuteur. La +vieille Fronde de Retz et des Chevreuse adopte la nouvelle Fronde des +amis de Condé, des gens d'épée, des nobles. Ce monstre des deux +Frondes, associant deux choses hostiles et inassociables, naquit dans +le lit de mademoiselle de Chevreuse, par les soins de sa mère, qui la +livrait et faisait de sa honte le lien des partis.</p> + +<p>Quoi qu'il en soit, le monstre hétérogène n'en éclata pas moins avec +une invincible forme. Les gens d'épée, en nombre, s'assemblent. Au +Parlement, sur cette injure de Cromwell et Fairfax, s'élève l'aigre +cri des Enquêtes, et bientôt le tonnerre du peuple. Mazarin, sans +savoir comment, se sent levé de terre, et si léger, qu'il ne tient +plus à rien. Bref, le 6 février, <span class="pagenum"><a id="page310" name="page310"></a>(p. 310)</span> il perd la tête, il part +seul du Palais-Royal, seul, lorsqu'il pouvait sans obstacle emmener le +roi. Les portes étaient ouvertes, nul obstacle. Par excès de prudence, +il jugea qu'une femme, un enfant, retarderaient sa fuite, en +rendraient le succès douteux.</p> + +<p>Comme on admire toujours ce qui réussit, plusieurs sont parvenus à +trouver dans cette lâcheté une politique profonde. Qui ne voyait +pourtant que les portes, ouvertes le 6, pourraient être fermées le 9, +le jour où il avait remis la fuite de la reine et du petit roi?</p> + +<p>En contant cette belle histoire, on est tenté de croire qu'il n'y a +plus de mâles en France, plus de virilité que sous la jupe. Il faut +une femme pour dire qu'on doit fermer les portes de Paris; c'est la +jeune Chevreuse. Il faut une femme, celle de Monsieur, pour signer +l'ordre; il n'ose le faire. On s'agite, on s'éveille, on s'arme la +nuit du 9; on pénètre au Palais-Royal. Mais une femme suffit pour +finir tout et endormir le peuple. La reine, avertie, a le temps de +débotter l'enfant royal, de le remettre au lit. Il dort ou fait +semblant. Les innocents bourgeois admirent ce bel enfant, leur roi +(déjà si bon acteur); ils retiennent leur souffle, s'en veulent +d'avoir troublé ce sommeil d'innocence, et, s'écoulant sur la pointe +du pied, maudissent ceux qui les ont trompés et leur font passer la +nuit blanche (9 février 1651).</p> + +<p>Mazarin courait vers le Havre, voulant devancer les frondeurs, et +lui-même délivrer les princes. À quoi bon? Ceux-ci voyaient bien qu'il +agissait contraint, forcé. Ils rentrent dans Paris, et ils le trouvent +charmé de les revoir. Condé sortait refait et rajeuni <span class="pagenum"><a id="page311" name="page311"></a>(p. 311)</span> par +son malheur, embelli du roman de sa vaillante petite femme. Les plus +hardis des siens lui parlaient d'enfermer la reine et de se faire +régent, roi. Mais Mazarin en fuite avait, comme les Parthes, décoché +derrière lui un trait aigu qui vint passer à travers les partis, les +disjoindre, les affaiblir tous.</p> + +<p>Deux assemblées existaient à Paris, dont on pouvait tirer parti contre +le Parlement. La noblesse était réunie aux Cordeliers, et le clergé +aux Augustins. La première assemblée comptait huit cents messieurs des +plus gros bonnets du royaume, princes, ducs, seigneurs. Les voilà qui +raisonnent, qui cherchent aux vieux temps, qui se rappellent les hauts +<i>plaids</i> féodaux qui gouvernaient jadis, qui se demandent comment le +gouvernement est maintenant aux mains sales des gens de chicane, des +procureurs crottés. Ils en viennent à cet axiome: «La loi est +au-dessus du roi, au-dessus de la loi les États généraux.»</p> + +<p>Chose admirable. Le clergé fait écho. Il adopte, sans sourciller, le +principe révolutionnaire. Évidemment, la facilité des États de 1614, +le peu de peine que les privilégiés avaient eue à les éluder, les +enhardirent cette fois, et ils n'hésitèrent pas à prononcer le mot +qui, dans un autre temps, leur eût fait dresser les cheveux.</p> + +<p>Mort, bien mort était donc le maître (nous voulons dire le peuple, +nous voulons dire la France), pour que les valets orgueilleux, les +dilapidateurs de cette pauvre maison ruinée, risquassent de prononcer +le nom redouté du défunt et de danser sur son tombeau!</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page312" name="page312"></a>(p. 312)</span> L'effet fut excellent. Le faquin l'avait bien prévu de la +frontière, quand il envoya ce mot d'ordre. Le Parlement informe sur +les injures de la noblesse. La noblesse veut jeter le Parlement à +l'eau (mars 1651).</p> + +<p>La reine prisonnière se retrouve si bien maîtresse, qu'elle ne daigne +consulter Monsieur, et seule change le ministère (3 avril). Qui pourra +y trouver à dire? Elle prend justement pour ministres les ennemis de +Mazarin, entre autres Chavigny, un ami de Condé. Elle lâche aux Condés +la Guienne, tout à l'heure la Provence. Elle lâcherait le royaume pour +brouiller Monsieur et Condé, briser l'unité des deux Frondes.</p> + +<p>Condé, sorti de sa prison tel qu'il y est entré, borné, brutal, +aveugle, aide à cela, bien loin d'y mettre obstacle. Il oublie que la +vieille Fronde lui a seule ouvert la prison. Il ne veut plus que son +frère paye la rançon convenue, qui était d'épouser la maîtresse du +coadjuteur. On rompt brusquement et avec outrage avec les deux +Lorraines, les Chevreuse, mère et fille. Les valets, les agents +populaires du parti Condé, un savetier, Maillard, à la vue de ces deux +infantes, crient dans les rues ce que Paris savait. La demoiselle +s'évanouit presque. Du sang, il faut du sang, et «le sang de Bourbon +n'est pas trop pour laver l'affront fait au sang de Lorraine.» Il eût +fallu que le coadjuteur pût faire assassiner Condé. Il répugnait au +guet-apens. Toute la réparation qu'il imagine, c'est de remplir le +Parlement de gens armés à lui et de coupe-jarrets, qui, au besoin, +pourraient faire un massacre. Les Condés filèrent doux. Les deux +dames aux tribunes <span class="pagenum"><a id="page313" name="page313"></a>(p. 313)</span> purent à leur aise triompher. Conti plia +les épaules en passant devant elles. Son savetier reçut quelques coups +de bâton. Retz, en contant cet exploit immortel, termine par ce +grotesque mot: «L'événement pouvait être cruel, me perdre de fortune +et de réputation... Je ne m'en suis pourtant pas fait reproche. Car ce +sont de ces choses que la politique condamne et <i>que justifie la +morale</i>.»</p> + +<p>Ce prélat respectable était alors de nouveau recherché par la reine, +qui le caressait fort dans sa jeune Chevreuse, «qu'elle baisait sur +les deux joues.» Il allait la nuit au palais en cavalier et en plumet. +On le rattrapait par l'espoir du chapeau, et par une idée qu'on lui +croyait fort agréable, comme devant venger les Chevreuse, l'assassinat +du grand Condé. La reine n'était pas moins altérée de vengeance. Condé +la jetait dans le désespoir en l'attaquant sur Mazarin, révélant ses +correspondances, la montrant gouvernée par lui dans ses actes et dans +ses paroles, cachant ses envoyés aux greniers du Palais-Royal.</p> + +<p>Jusque-là, Mazarin n'avait jamais paru féroce, il semblait moins +violent que la reine. Cependant la persévérance avec laquelle celle-ci +négocia la mort de Condé avec la Fronde, fait croire qu'il n'en +repoussait pas l'idée. Elle ne faisait rien de sa tête, rien sans +l'ordre du maître absolu. Ne pouvant vaincre les répugnances de Retz, +elle lui envoya, pour le convertir, d'abord ceux qui s'offraient pour +faire le coup, Hocquincourt et Plessis, enfin M. de Lyonne, agent +direct de Mazarin, qui lui fit honte de sa timidité. Ces braves +n'osaient agir, à moins que Retz <span class="pagenum"><a id="page314" name="page314"></a>(p. 314)</span> n'assurât que son peuple, le +peuple frondeur, les sauverait du peuple des Condés.</p> + +<p>Au total, la manœuvre générale de la cour atteste la direction du +grand maître en friponnerie, qui du Rhin menait le Palais-Royal. La +reine avait d'abord tout lâché à Condé pour le perdre auprès de la +Fronde; puis, tourné aux frondeurs, pour tuer ou arrêter Condé. Retz +ayant refusé, on fit croire à Condé que c'était Retz qui demandait sa +mort.</p> + +<p>D'autre part, celui-ci nous explique à merveille qu'il n'était guère +moins faux et guère moins hypocrite. Il était prélat populaire tout le +jour et frondeur; la nuit, il était cavalier empanaché et royaliste, +conseillant au Palais-Royal les mesures qui devaient le lendemain +annuler tout l'effet des mensonges et du bavardage qu'il allait faire +au parlement.</p> + +<p>J'ai trop grand mal au cœur à conter tout cela. Il faut lire les +Mémoires du prélat, le voir triompher de sa honte, dire comment, sous +les yeux de sa Chevreuse, il disputait le pavé à Condé. Où cela, je +vous prie? Au sanctuaire de la Justice même, dans la première cour du +royaume et sur les fleurs de lis. Le prince, retiré à Saint-Maur et ne +se sentant plus appuyé dans Paris que par des criailleurs gagés, +revient pourtant avec ses gentilshommes menacer le coadjuteur. +Celui-ci est en force. Il ne craint pas de pousser aux dernières +épreuves la patience de Condé. Quatre mille épées sont tirées. Les +amis de Condé essayent d'étouffer, d'étrangler le petit prélat entre +un mur et une porte. Enfin, par un miracle, les épées rentrent au +fourreau. Le galant prêtre peut <span class="pagenum"><a id="page315" name="page315"></a>(p. 315)</span> retourner vainqueur à +Notre-Dame et triompher chez la Chevreuse.</p> + +<p>Condé a perdu terre. Il ne lui reste plus que la guerre civile, +l'appel aux révoltes de provinces, déjà manquées et improbables, +l'appel à l'Espagne impuissante, à l'Empereur, à Cromwell ou au +Diable.</p> + +<p>La Fronde ayant rendu à Mazarin le service de chasser Condé, il +pouvait à son aise se moquer de la Fronde, manquer aux paroles +données, bafouer Retz et le parlement, rire du public, à qui on a +promis les États généraux.</p> + +<p>Ces tours de gobelet n'étaient pas difficiles. La fatigue était +excessive. La France, accablée, alourdie, ne sentait plus sa tête, +n'avait plus conscience d'elle-même, et de bon cœur consentait à +être trompée. Jamais escamoteur n'eut spectateurs si débonnaires.</p> + +<p>À treize ans et un jour, le roi était majeur et capable de gouverner. +Précocité miraculeuse de la dynastie des Capets! Louis XIV, né le 5 +septembre 1638, a atteint ses treize ans. Il entend régner désormais. +Quel besoin d'États généraux? Un bon roi, pour son peuple, est la +première des libertés.</p> + +<p>Le 8 septembre 1651, grande fête. Amples distributions de vivres. Le +vin pleut sur les places, et les saucissons pleuvent; on se bat pour +les ramasser. Le beau jeune roi, à cheval, ayant son petit frère à +côté (un joli visage de fille), s'en va au parlement avec la reine, +Monsieur, toute la cour. Il remercie la reine, la fait chef du +conseil, innocente Condé (absent cependant par prudence), mais déclare +Mazarin coupable et seul coupable. Lui seul a fait le mal dans la +régence. <span class="pagenum"><a id="page316" name="page316"></a>(p. 316)</span> Défense au susdit Mazarin de revenir jamais dans le +royaume. Le roi entend qu'il soit banni et proscrit éternellement.</p> + +<p>Le second acte de la Fronde finit en 1651, comme le premier en 1649.</p> + +<p>Impuissante deux fois, la cour n'a garrotté le lion à la première, ne +l'a chassé à la seconde, que par le secours des frondeurs. C'est la +révolution, quoique avortée au premier acte et agonisante au second, +qui reste encore plus forte et plus vivace, plus prête à l'action. +C'est par elle que l'enfant royal peut rentrer dans Paris, et, par +ordre de Mazarin, amuser les frondeurs de la proscription de Mazarin.</p> + +<p>Douce situation pour celui-ci, qui, d'avance, par la force du peuple, +a brisé l'épée de Condé. Que lui reste-t-il, sinon de faire encore +comme il a toujours fait pour ceux qui l'ont servi, de perdre Retz et +d'être ingrat?<a href="#tam"><span class="small">[Retour à la Table des Matières]</span></a></p> + + + + +<h3><span class="pagenum"><a id="page317" name="page317"></a>(p. 317)</span> CHAPITRE XXIII</h3> + +<h4>FIN DE LA FRONDE<a id="footnotetag26" name="footnotetag26"></a><a href="#footnote26" title="Lien vers la note 26"><span class="smaller">[26]</span></a>—COMBAT DU FAUBOURG SAINT-ANTOINE<br> + +1651</h4> + + +<p>La Fronde est réputée, non sans cause, pour une des périodes les plus +amusantes de l'histoire de France, les plus divertissantes, celle où +brille d'un inexprimable comique la vivacité légère et spirituelle +<span class="pagenum"><a id="page318" name="page318"></a>(p. 318)</span> du caractère national. Cent volumes de plaisanteries! toute +une littérature pour rire! Des bibliothèques entières de facéties! +n'est-ce pas régalant? Et on en retrouve tous les jours. En voici +quelques-unes qu'un jeune savant, M. Feillet, vient de retrouver à la +Bibliothèque:</p> + +<p>«Il n'y a point de langue qui puisse dire, point de plume qui puisse +exprimer, point d'oreille qui puisse entendre ce que nous avons vu (à +Reims, à Châlons, Rethel, etc.). Partout la famine et la mort, les +corps sans sépulture. Ceux qui restent ramassent aux champs des brins +d'avoine pourrie, en font un pain de boue. Leurs visages sont noirs; +ce ne sont plus des hommes, mais des fantômes... La guerre a mis +l'égalité partout; la noblesse sur la paille n'ose mendier et +meurt.... On mange les lézards, des chiens morts de huit +jours....»—Ailleurs, en Picardie, on rencontre un troupeau de cinq +cents enfants orphelins et de moins de sept ans.—En Lorraine, les +religieuses affamées quittent leur couvent pour mendier. Les pauvres +créatures se donnent pour un morceau de pain (1651).</p> + +<p>Nulle pitié. Une guerre exécrable, acharnée, sur les faibles. Une +chasse épouvantable aux femmes. En pleine ville de Reims, une belle +fille chassée par les soldats dix jours de rue en rue; et, comme ils +ne l'attrapent pas, ils la tuent à coups de fusil. Près d'Angers, à +Alais, à Condom, sur toutes les routes de Lorraine, tout violé, femmes +et enfants, et par des bandes entières, à mort! Elles expirent, noyées +dans leur sang.</p> + +<p>Quoi de plus gai? Le duc de Lorraine, ce chevalier <span class="pagenum"><a id="page319" name="page319"></a>(p. 319)</span> errant +qui préféra la guerre au trône, régale les nobles dames de ces récits +honnêtes; son armée galante, dit-il, est la providence des vieilles, +etc. (V. Haussonville).</p> + +<p>Condé, sur un grand champ de mort, avait montré aussi une étrange +gaieté: «Bah! ce n'est qu'une nuit de Paris.»</p> + +<p>Qui donne les détails de famine que l'on a vus plus haut? +Principalement les missionnaires envoyés de Paris par Vincent de Paul +pour porter à ce pauvre peuple les aumônes des dames charitables. +Secours minimes, en tout, six cent mille livres en six années.</p> + +<p>En Picardie, on donne trois cents livres par mois pour dix-huit cents +personnes; donc, pour chacune, trois sous et demi par mois.</p> + +<p>Vincent fut admirable, quelque peu qu'il ait fait. Ce qui étonne +seulement, c'est qu'ayant tant de cœur, dans ces extrémités qui +font tout oublier, il n'oublie pas son caractère de prêtre, et fait de +la confession catholique une condition de l'aumône. À sa recette des +soupes économiques que l'on distribuera aux pauvres, il ajoute qu'en +distribuant on leur lira des prières en latin, des <i>Pater</i>, des +<i>Confiteor</i>, des <i>Ave</i>, des <i>Credo</i>, et qu'on les leur fera «répéter +et apprendre par cœur.» Mais quoi! si cet homme affamé est +luthérien, calviniste, anglican, faut-il qu'il meure? faut-il qu'il +abjure pour manger?</p> + +<p>Les dames continuent glorieusement leur généralat. Elles remontent à +cheval, et elles donneront des quenouilles aux hommes lassés ou +pacifiques, entre autres au grand Condé. L'intrigue de Paris, l'ennui +du Parlement, <span class="pagenum"><a id="page320" name="page320"></a>(p. 320)</span> ses duels ridicules avec le petit prêtre, tout +cela l'avait rendu malade: «J'ai assez, disait-il, de la guerre des +pots de chambre.» Il était réellement un sauvage officier de la guerre +de Trente ans, et il se fût déprincisé pour s'en aller, comme le duc +de Lorraine, avec une bonne bande de voleurs aguerris, batailler en +Allemagne. Ne le pouvant, tenu, lié par sa maîtresse, madame de +Châtillon, qui muselait ce dogue, il eût accepté volontiers l'offre de +Mazarin, de le laisser, roi du Midi, dormir tranquillement en Guienne. +Mais sa sœur ne le voulait pas. Il eût fallu que madame de +Longueville sortît du roman, tombât au réel, rentrât en puissance de +mari, dans l'ennui de la Normandie. Donc, quand Condé fut en campagne, +sa sœur et ses amis firent entre eux un traité où ils +l'abandonnaient, s'il faiblissait, et lui substituaient, comme +général, son petit frère bossu, Conti, élevé pour l'Église, uniquement +dévot aux beaux yeux de sa sœur.</p> + +<p>Condé céda, et madame de Longueville emmena triomphante ses deux +frères, la Rochefoucauld, enfin ses lieutenants, à la conquête du +Midi.</p> + +<p>Mais, contre son drapeau de couleur isabelle, la reine, au nord, +déploie le drapeau blanc, et, favorisée par la Fronde, mène une armée +au-delà de la Loire. Elle n'avait que quatre mille soldats, il est +vrai aguerris, de plus le roi, la jeune et blonde image de la royauté +pacifique, et du repos futur pour lequel soupirait la France. Condé +vit aller en fumée tout ce que ses amis lui promettaient pour +l'entraîner. Tout sur la route suivit l'enfant royal. Les recrues ne +tinrent pas devant notre vieille infanterie de Rocroy <span class="pagenum"><a id="page321" name="page321"></a>(p. 321)</span> +qu'alors menait Harcourt. Condé n'eut un petit secours des Espagnols +qu'en livrant une place près Bordeaux et se brouillant avec ce +parlement. Celui de Paris n'osa refuser d'enregistrer la déclaration +qui le disait traître et l'allié de l'étranger.</p> + +<p>Ceci le 4 décembre 1651. Et, le 18, le Parlement apprend par une +lettre polie de Mazarin que, pour reconnaître les obligations qu'il a +au roi et à la reine, il vient les délivrer; il a levé une bonne armée +de dix mille hommes et la conduit en France.</p> + +<p>Levé? avec quoi, s'il vous plaît? Avec son argent personnel, sur la +fortune d'un homme arrivé sans un sou en 1639. L'examen des registres +de son banquier Cantarini venait d'établir qu'il avait volé neuf +millions (quarante, tout au moins, d'aujourd'hui).</p> + +<p>L'homme qui offrait d'assassiner Condé, Hocquincourt, avait levé et +conduisait cette bande, sous la noble <i>écharpe verte</i> de Giulio +Mazarino.</p> + +<p>Le Parlement a condamné Condé le 4. Le 30, il condamne Mazarin, qui +vient faire la guerre à Condé. Le Parlement veut qu'on arme les +communes pour arrêter le Mazarin, mais défend de prendre l'argent +nécessaire pour cet armement. Il ordonne aux troupes de marcher et +prohibe les moyens de pourvoir à leur subsistance, etc.</p> + +<p>Sous sa grande fureur (simulée? ou sincère?), un sentiment contraire +va se fortifiant, le désir de la paix. Un serviteur de Monsieur ayant +hasardé le simple petit mot d'<i>union</i> entre Monsieur et le Parlement, +ce mot, qui rappelait la Ligue, eut un effet terrible. «La tendresse +de cœur pour l'autorité royale,» <span class="pagenum"><a id="page322" name="page322"></a>(p. 322)</span> la pensée de ces temps +maudits, firent repousser, détester l'<i>union</i>....</p> + +<p>Pour achever la Fronde, en étouffer le faible souffle, un pesant +éteignoir tombe dessus, le chapeau rouge, qui coiffa Retz, l'anéantit. +Mazarin avait cru en faire la feinte seulement pour le perdre dans le +peuple. Mais le pape haïssait Mazarin. Il fit Retz cardinal, pensant +le faire plus fort; et ce fut le contraire, il le tua deux fois: dans +la cour, dans le peuple (18 février 1652).</p> + +<p>Le héros, le vainqueur de ce moment, c'est Mazarin. Il va de succès en +succès, Condé de revers en revers. On se dispute en France la main de +ses nièces; ses pas victorieux sont marqués par des mariages. Les +Épernon déjà sont à lui. Les Vendômes ont ambitionné de mêler le sang +d'Henri IV au sang des Mancini. M. de Bouillon, pour son aîné, pour +l'héritier de sa principauté, recherche une autre nièce; ce qui +donnera au Mazarin le frère de M. de Bouillon, Turenne, pour arrêter +Condé. Celui-ci, perdu en Guienne, ne se voyant au nord qu'une petite +armée d'Espagnols que conduisaient fort mal deux étourdis, Beaufort et +Nemours, traverse toute la France et reprend son armée. Voilà Condé +devant Turenne.</p> + +<p>Condé avait trouvé une auxiliaire inattendue. Une femme encore avait +pris la grande initiative. Mademoiselle de Montpensier, fille de +Monsieur, mais fort indépendante de son père par sa fortune immense, +était dépitée, à vingt-cinq ans, de n'être pas mariée. Elle avait le +cœur haut, la grande émulation des reines célèbres, les Christine +de Suède et les Henriette d'Angleterre. Elle voulait un trône, et +d'abord elle s'était <span class="pagenum"><a id="page323" name="page323"></a>(p. 323)</span> proposée à l'Empereur. À la rigueur, +elle eût descendu à prendre l'archiduc pour régner sur les Pays-Bas. +Mais son rêve favori, c'était le mot d'Anne d'Autriche sur Louis XIV, +avant sa naissance et pendant la grossesse: «C'est ton petit mari.» +L'enfant avait quatorze ans, elle, vingt-cinq. Et cette grosse +différence allait encore augmentant; Mademoiselle perdait de sa +première fleur; son teint rougissait trop, son grand nez devenait +rosé. Donc, elle imagina, dans sa sagesse, que le meilleur moyen +d'épouser le roi, c'était de le battre; que Condé, chassant Mazarin, +payerait sa vaillante alliée en la faisant asseoir sur le trône de +France.</p> + +<p>Pour mettre les choses au pis, la princesse de Condé, souvent malade, +ouvrait une autre chance; si Condé était veuf, qui épouserait le +héros, sinon l'héroïne qui l'aurait soutenu? Donc, en se jetant dans +la guerre, cette intelligente Clorinde pouvait y gagner deux maris.</p> + +<p>C'est dans ses Mémoires qu'il faut lire la grotesque épopée, son +intrépidité dans une occasion sans péril. Elle y montra du moins que, +pour vouloir, oser et se mettre en avant, il suffit de ne rien savoir, +de ne rien voir, de peu comprendre. Elle ferma les portes d'Orléans, +et donna à Louis XIV, pour premier début de son règne, la +mortification de reculer devant une femme, la chance d'être vaincu, +peut-être enlevé par Condé, ce qui fut très-près de se faire +(Laporte).</p> + +<p>Condé eut un grand avantage, il entra à Paris. Il croyait dès lors +tenir, dominer, entraîner Monsieur et le Parlement. Mais son +étonnement fut grand en voyant, <span class="pagenum"><a id="page324" name="page324"></a>(p. 324)</span> au Parlement, et à la Cour +des Aides, où il alla, les magistrats lui reprocher en face et son +traité avec l'Espagne, et l'argent de l'Espagne qu'il venait de +recevoir, et son audace à se représenter devant les tribunaux qui +venaient de le déclarer coupable de lèse-majesté. Il se troubla, +s'emporta, mais ne put rien nier. Un simple président des Aides +l'accabla, lui parlant de par la loi, de par la France, bravant la +sinistre figure qui respirait le meurtre. Il fut bien clair dès lors +que les magistrats sentaient derrière eux la bourgeoisie armée, qu'ils +repousseraient Mazarin, mais n'adopteraient pas Condé, et que, si +celui-ci mettait dans Paris sa petite armée étrangère, ce serait à +force de sang.</p> + +<p>C'est ce qui rendait si bonne et si forte la position de Mazarin. Le +ministre italien semblait encore, ayant le roi de son côté, contre +l'allié de l'Espagne et l'armée espagnole, représenter le vrai parti +français. La question de nationalité, mise en jeu, prime toujours et +domine la question de liberté. Plus d'un frondeur sincère, plutôt que +d'ouvrir Paris aux drapeaux de Philippe IV, l'aurait ouvert au +Mazarin.</p> + +<p>Celui-ci était fort tranquille. Il avait sous la main Turenne, et plus +loin la Ferté avec une seconde armée. Le duc de Lorraine vint un +moment aider les princes, mais fut aisément renvoyé, ou par terreur ou +par argent. N'ayant de bien que son armée, il hésitait beaucoup à la +risquer en agissant contre Turenne. Il partit le 16 juin.</p> + +<p>Condé, désespéré, retomba sur Paris, son unique ressource, étant sûr +de périr s'il n'en venait à maîtriser <span class="pagenum"><a id="page325" name="page325"></a>(p. 325)</span> la ville, à s'y loger +militairement, à l'exploiter à fond par sa fausse Fronde, mi-canaille +et mi-gentilshommes, faux savetiers, faux maçons qu'il jetait dans le +peuple, et qui, sous cet habit, étaient de vieux soldats, nés et +habitués dans le sang, et tout prêts aux plus mauvais coups.</p> + +<p>Déjà cette terreur avait réussi contre Monsieur. Un de ces maçons de +Condé tira sur lui deux coups de pistolet par-devant tout le peuple +aux portes du Palais de Justice. Monsieur s'enfuit à toutes jambes. +Depuis ce temps, il aima fort Condé et ne put lui rien refuser.</p> + +<p>Monsieur dompté, il fallait dompter le Parlement. Le 25 juin, une +foule immense assiége le Palais. Le peuple veut qu'on en finisse. +D'abord, malentendu entre des compagnies bourgeoises, qui tirent l'une +sur l'autre. Les gens de Condé en profitent. Ils nettoyent le grand +escalier à coups de pistolet, tuent trente personnes, en blessent un +nombre infini dans cette foule compacte. Les magistrats veulent +sortir. On leur saute à la gorge. On les fait rentrer pour voter. On +bat, on gourme, on traîne les conseillers plus morts que vifs. Les +arrêts désormais seront rendus dans le désert, sans président ni +conseillers, par quelques jeunes gens des Enquêtes.</p> + +<p>Ce qui rend ceci plus horrible, c'est ce qu'explique fort bien +Mademoiselle, la grande alliée de Condé. En frappant ce coup sur le +Parlement pour l'empêcher de traiter, il voulait traiter lui-même. Il +prêtait une oreille crédule aux vaines propositions dont l'amusait le +Mazarin. Mais celui-ci employait ce temps; de tous <span class="pagenum"><a id="page326" name="page326"></a>(p. 326)</span> côtés, il +rassemblait des troupes, fortifiait Turenne. Une révélation curieuse +nous montre qu'à ce moment il était occupé de l'intérieur de la petite +cour, autant et plus que de Paris. Le jeune roi avait quatorze ans. On +pouvait le croire assez près d'une crise de nature qui donnerait prise +sur lui. Sa mère le garderait-elle? ou Mazarin s'en emparerait-il? +C'était déjà la question.</p> + +<p>Mazarin avait honteusement, indignement négligé l'enfant, et il +portait la mère sur ses épaules. Il était excédé des assiduités d'une +grosse femme de cinquante ans. Tendre, en réalité trop tendre, elle +avait pris dans son absence assez patiemment les galanteries du +facétieux Retz. Cela eût été loin si elle n'eût su qu'on en répétait +tous les soirs la comédie chez les Chevreuse. Bref, Mazarin, à son +retour, ne fut plus le doux, le charmant cardinal, l'ancien Mazarin, +mais un rude et brusque mari, ne daignant même ménager les convenances +du rang, et disant à la pauvre reine devant témoins: «Il vous sied +bien, à vous, de me donner des avis!»</p> + +<p>Il n'avait rien fait jusque-là pour gagner le jeune roi. Il le +laissait sans argent dans la poche, ne renouvelait pas même ses +habits, si bien qu'à quatorze ans il avait ceux de douze, beaucoup +trop courts. Il n'aimait que sa mère, était très-caressant pour elle. +À vrai dire, elle achetait cela par une complaisance sans bornes, +faible et molle, soumise à ses moindres caprices. On pouvait croire +qu'elle le voulait garder dépendant, à force de tendresse. La grande +affaire de cour tant disputée entre les dames, la question <span class="pagenum"><a id="page327" name="page327"></a>(p. 327)</span> +de savoir laquelle donnait la chemise au lever, avait été tranchée; +elle ne la prenait que des mains de son fils. Déjà grand, il voulait, +exigeait qu'elle le baignât avec elle. Il le voulut un jour, ayant +très-chaud, au risque de sa vie, et, sans le médecin, elle hasardait +la chose, plutôt que de lui résister.</p> + +<p>Déjà il recherchait les dames, se plaisait au milieu des filles de la +reine. Il y avait à parier qu'il choisirait bientôt, qu'il aurait +quelque favorite. Mais s'il avait un favori? C'est à quoi songea +Mazarin. À la Saint-Jean (précisément la veille du massacre fait au +Parlement), Mazarin invite l'enfant à dîner. On dînait vers midi. Il +revint à sept heures du soir. Que se passa-t-il dans cette longue +fête? On ne le sait; mais il revint triste, dit Laporte; il voulut se +baigner, et Laporte «vit bien de quoi il étoit triste.»</p> + +<p>Laporte sut les choses, mais non pas les personnes. L'enfant ne +dénonça pas «l'auteur du fait,» celui avec qui le pervers avait cru le +lier par une complicité de honte. Je ne vois près de Mazarin de jeunes +gens que ses neveux. L'un fort petit, élevé aux Jésuites, dans leur +collége de Clermont. L'autre, déjà hors de pages, n'avait que deux ans +de plus que le roi, et pouvait être un camarade. Il était fort aimé de +tout le monde pour sa douce et jolie figure, et pour un charme +d'esprit et de bonté. Ces deux neveux périrent très-misérablement. Le +petit, que son oncle avait mis au collége pour se populariser, fut +berné par ses camarades sur une couverture, mais tomba par terre, fut +tué. L'autre, cette brillante fleur d'Italie par laquelle il croyait +tenir le roi, périt victime <span class="pagenum"><a id="page328" name="page328"></a>(p. 328)</span> de l'impatience qu'il avait de +l'avancer. Il l'exposa au combat du faubourg Saint-Antoine, l'y fit +lieutenant général à dix-sept ans, et au moment il fut tué.</p> + +<p>Pour revenir, Laporte comprit bien que, de toute façon, il était +perdu, qu'il parlât ou ne parlât pas. Mais cet homme honnête et +courageux, qui avait risqué sa vie pour la reine, s'immola encore, +l'avertit. Il était sûr que, dans sa misérable servilité pour Mazarin, +elle ne garderait pas le secret. Et, en effet, bientôt Laporte fut +chassé en perdant (sans indemnité) la petite charge qui était l'unique +patrimoine de sa famille.</p> + +<p>Elle profita de l'avis toutefois. L'enfant, fort différent de son +jeune frère, aimait les femmes et n'aimait qu'elles. Sa mère paraît +l'avoir confié de bonne heure à la maternité galante d'une dame fort +laide, madame de Beauvais, sa première femme de chambre, pas jeune et +qui n'avait qu'un œil. Elle n'en fut pas moins, dit Saint-Simon, la +première aventure du roi.</p> + +<p>Voilà donc la situation à la Saint-Jean. Admirable de tous côtés. +Sodome à Saint-Germain. Et au Palais, l'avant-goût du carnage qui eut +lieu quelques jours après. Ici la boue, et là le sang.</p> + +<p>Pendant qu'un prêtre, puis un chartreux, et encore une belle dame, +maîtresse de Condé, négocient pour lui à la cour, Mazarin a enfin ses +deux armées et peut agir. Condé va se trouver à Saint-Cloud pris entre +les deux. Il entreprend de filer sous les murs et d'aller se poster au +confluent de Charenton. Opération scabreuse devant un général aussi +attentif que <span class="pagenum"><a id="page329" name="page329"></a>(p. 329)</span> Turenne, qui, de Montmartre, de Ménilmontant, de +Charenton, pouvait à chaque pas le foudroyer. Condé remit tout à la +chance, et compta sur son danger même, pensant qu'il déciderait Paris +à le recevoir. Mais le contraire advint. Il frappa à toutes les +portes. Aucune n'ouvrit. À la porte Saint-Denis, Turenne était là, +pouvait l'écraser de boulets. Il lui tua peu d'hommes d'arrière-garde, +et le laissa passer jusqu'à la porte Saint-Antoine.</p> + +<p>Condé envoyait coup sur coup presser, prier Monsieur. Sa fille aussi +priait, pleurait. Monsieur faisait le malade, et tous les gens de sa +maison riaient, pensant que Condé serait tué. Cependant Monsieur, +sentant bien qu'il se compromettait par son inaction, sans agir, +écrivit. Il donna une lettre vague à Mademoiselle pour l'autoriser à +demander à l'Hôtel de Ville les <i>choses nécessaires</i>. Avec ce mot, +l'audacieuse princesse pouvait ce qu'elle voulait. Le gouverneur de +Paris L'Hospital et le prévôt des marchands lui étaient fort +contraires. Ils voulurent ajourner. Leur résistance ne dura pas le +temps d'une messe basse qu'elle prit en passant par morceaux. La Grâce +agit, surtout par les cris de la Grève, où l'on entendait nettement: +«Entrons, noyons ces Mazarins.»</p> + +<p>Donc Mademoiselle emporta ce qu'elle voulait, un secours pour Condé, +et, le plus difficile, sa retraite à travers Paris. Elle avance +bravement au bruit des canonnades dans la rue Saint-Antoine, +rencontrant des morts, des blessés, la plupart ses amis. Elle s'émeut, +mais sans se troubler.</p> + +<p>Condé a fait des efforts surhumains, mais fait des <span class="pagenum"><a id="page330" name="page330"></a>(p. 330)</span> pertes +énormes. Il trouve Mademoiselle établie dans une maison tout près de +la Bastille. Elle lui offre de lui ouvrir Paris. Il refuse de reculer. +«Il était dans un état pitoyable. Deux doigts de poussière sur le +visage, ses cheveux mêlés, sa chemise sanglante, sa cuirasse pleine de +coups, l'épée nue à la main (ayant perdu le fourreau).... Il +pleurait....»</p> + +<p>Mademoiselle, pendant qu'il retourne au combat, lui envoie des +renforts, fait filer les bagages, reçoit, fait soigner les blessés. +Mais tout cela ne suffisait pas. Une seule chose pouvait sauver +celui-ci, c'était que la Bastille prît parti tirât de ses tours et le +reçut sous son canon.</p> + +<p>Les Broussel tenaient la Bastille. Un fils du vieux Broussel en était +gouverneur. Se décida-t-il en ce jour sans l'aveu de son père, sans +l'aveu des frondeurs, des Miron, Charton, Blancmesnil, de la vieille +et pure Fronde? Je ne le pense pas. La désertion du cardinal de Retz, +qui s'était fait ermite à Notre-Dame depuis qu'il avait le chapeau, +n'avait pas enterré avec lui le parti. Il existait disloqué, +discordant. On le voit bien, malgré l'ombre fatale que jette ici la +partialité des Mémoires. À croire ceux-ci, Mademoiselle a tout fait. +Qui lui permit de faire? Celui qui lui baissa le pont-levis et qui la +mit dans la Bastille. Et qui celui-là? C'est la Fronde.</p> + +<p>La vieille Fronde avait à choisir entre la brutalité militaire du +parti de Condé et l'infamie de Mazarin. Elle choisit, et sauva Condé.</p> + +<p>Il était temps. Car on voyait la seconde armée royaliste qui, de la +Seine, venait pour prendre en flanc <span class="pagenum"><a id="page331" name="page331"></a>(p. 331)</span> Condé, déjà trop faible +contre celle de Turenne. Encore dix minutes, il était perdu.</p> + +<p>On voyait tout cela des tours distinctement. Et le fils de Broussel +fut trop heureux quand Mademoiselle lui montra l'ordre, faux ou vrai, +de Monsieur pour tirer <i>sur l'ennemi</i>.</p> + +<p>Quel ennemi?</p> + +<p>Les canons braqués sur la ville furent tournés vers Charonne, où était +le roi. Qui allait tirer sur le roi?</p> + +<p>Ce fut un conseiller nommé Portail, donc le Parlement, qui tira.</p> + +<p>Il n'y eut que trois volées et trois petits boulets. Mais, si la +Fronde n'eût été déjà divisée et morte par l'abandon de Retz, ce +n'était plus la Fronde, mais la révolution d'Angleterre. Et c'était +le <i>Long Parlement</i>.<a href="#tam"><span class="small">[Retour à la Table des Matières]</span></a></p> + + + + +<h3><span class="pagenum"><a id="page332" name="page332"></a>(p. 332)</span> CHAPITRE XXIV</h3> + +<h4>FIN DE LA FRONDE—LE TERRORISME DE CONDÉ—MASSACRE DE L'HÔTEL-DE-VILLE<br> + +1652</h4> + + +<p>Au messager qui porta la nouvelle et lui montra les tours couronnées +de fumée, Condé dit: «Tu me donnes la vie.» Et il faillit l'étouffer +de ses embrassements.</p> + +<p>Ce feu ne pouvait guère pourtant intervenir de près dans le combat. Il +n'eût pas empêché Condé d'être écrasé aux pieds des tours. Il ne +portait qu'au loin. Il était admirable pour frapper à Charonne sur le +roi et sur Mazarin.</p> + +<p>Cela même effraya. On le prit comme la voix de Paris, comme menace de +la grande ville, comme signification définitive que la Fronde adoptait +Condé, que la Révolution ne reculerait plus, mais se transformerait +et frapperait la royauté.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page333" name="page333"></a>(p. 333)</span> Mazarin fut surpris, atterré. À toutes les portes, il avait +cru avoir des gens à lui. Il était sûr d'entrer, et ne songeait qu'à +amener la reine et les dames en triomphe. Il resta aplati, ne profita +pas de ses forces. S'il eût permis à Turenne de droite, à la Ferté de +gauche, de pousser leurs armées, de s'unir en formant un coin, ils +entraient infailliblement; ils perçaient à travers Condé, perçaient +jusqu'à Paris, ayant de moins en moins à craindre les boulets qui +volaient par-dessus leurs têtes. Ils auraient ri sous ces canons tirés +dans les nuages, et trouvé à la porte Saint-Antoine un monde de gens +impatients de la leur ouvrir. Mais Mazarin perdit la tête. Turenne, je +crois, garda la sienne. Pour la seconde fois, il épargna Condé. Froid, +calme et prévoyant, il se soucia peu, pour faire triompher Mazarin, de +marquer dans l'avenir de sa maison, celle de Bouillon, du sang d'un +prince, et du carnage horrible où allaient périr pêle-mêle nombre des +grands seigneurs de France.</p> + +<p>La porte Saint-Antoine s'ouvrit, non sans peine, à Condé. Il y fallut +des prières, des menaces, et l'intérêt aussi qu'excitait sa bravoure +héroïque. «Voulez-vous faire périr M. le Prince?» Cela emporta tout.</p> + +<p>Mais, à la porte Saint-Denis, on n'entra que de force et en cassant la +tête à l'officier bourgeois qui commandait, d'un coup de pistolet.</p> + +<p>L'entrée ne fut pas gaie. C'étaient des vaincus qui entraient et qui +venaient chercher asile. Une armée moitié espagnole, et des faux +Espagnols de Flandres. Des files de bagages infinis et des blessés +sans nombre, un encombrement désolant. Rien de moins rassurant, +<span class="pagenum"><a id="page334" name="page334"></a>(p. 334)</span> d'ailleurs, que de mettre dans une ville si riche tant +d'hommes de pillage et de sang. On les logea entre Saint-Victor et +Saint-Marcel, dans un faubourg muré, gardé par la Seine et la Bièvre; +on pouvait dire qu'ils étaient dans Paris et qu'ils n'y étaient pas. +Mais les bourgeois ne s'aperçurent que trop du voisinage de ces +troupes mal disciplinées, battues, mais impudentes et de mauvaise +humeur, qui n'auraient pas mieux demandé que d'avoir sur leurs hôtes +le succès qu'elles n'avaient pas eu sur l'ennemi.</p> + +<p>Condé trouva la ville fort changée et fort partagée. La Fronde même, +qui venait de le sauver, n'était nullement d'accord pour lui. Sans +parler de la Fronde inerte du cardinal de Retz, caché à Notre-Dame, il +y avait la Fronde orléaniste, attachée à Monsieur; la Fronde +royaliste, qui voulait le retour du roi et de la cour, et n'excluait +que Mazarin. Celle-ci, c'était vraiment presque toute la ville. Peu +voulaient Mazarin, et peu voulaient Condé.</p> + +<p>Condé n'avait qu'une chance, frapper un coup sanglant, se relever par +la terreur, compromettre Monsieur. Qui donna ce conseil sinistre? Qui +fit croire à Condé que cet excès d'ingratitude, de frapper qui l'avait +sauvé, de punir Paris, son asile, de sa généreuse hospitalité, lui +porterait bonheur? On l'ignore. Peut-être un sot et dur soldat, de ces +ignorants capitaines, bornés comme un boulet. Ou bien serait-ce +l'homme de Richelieu, élevé aux choses violentes, le malencontreux +Chavigny, un fils de la fatalité, né pour aller de faute en faute, de +malheur en malheur, qui mourut peu après, fort pénitent, fort +janséniste? Il serait <span class="pagenum"><a id="page335" name="page335"></a>(p. 335)</span> mort, dit-on, des reproches que lui fit +Condé d'avoir traité pour lui; mais, qui sait? ces reproches avaient +peut-être un autre sens.</p> + +<p>Le prévôt des marchands avait convoqué à l'Hôtel de Ville une +assemblée pour le 4 juillet, six magistrats et six bourgeois de chaque +quartier, de plus tous les curés, redevenus, comme Retz, grands amis +de la paix. Les magistrats frondeurs étaient sûrs d'y être envoyés, et +l'on pouvait prédire que la majorité serait frondeuse. Mais frondeuse +de quelle nuance? De celle qui voulait le <i>roi sans Mazarin</i>.</p> + +<p>Cette Fronde-là avait sauvé Condé, mais elle ne voulait pas éterniser +pour lui la guerre.</p> + +<p>Le 3 juillet, Condé prit son parti, et chargea ses soldats de <i>faire +peur</i> à cette assemblée. Il fit louer le soir chez les fripiers deux +cents habits d'ouvriers dont il affubla pareil nombre de ses tueurs +les plus déterminés. On loua à la Grève quelques chambres, où l'on +pratiqua dans les murs des meurtrières qui répondraient juste aux +fenêtres de la salle de l'Hôtel de Ville, qui étaient en face. On jeta +un mot d'ordre dans la population misérable du quartier, les maçons +sans ouvrage, les bateliers qui ne naviguaient plus: on dit partout la +nuit qu'il fallait en finir avec les Mazarins. La chaleur était +grande. Pour donner l'élan à l'affaire, on eut soin d'amener en Grève +cinquante pièces de vin à défoncer.</p> + +<p>Talon, un honnête homme et un consciencieux magistrat, affirme qu'un +des amis du prince, M. de Rohan, sut la nuit cet affreux secret; que, +le 4 au matin, il pria, supplia Condé de ne point faire cette chose +insensée <span class="pagenum"><a id="page336" name="page336"></a>(p. 336)</span> et horrible. Elle devait lui donner un jour de +force, mais le lendemain l'horreur universelle, la haine de Paris, qui +s'ouvrirait au Mazarin. Pouvait-il bien, d'ailleurs, envelopper dans +ce carnage les plus ardents frondeurs, les gens de son parti, du parti +qui venait de lui sauver la vie en le couvrant du feu de la Bastille.</p> + +<p>Le second de Broussel, Charton, allait se trouver là. L'aîné des +barricades, Miron, celui qui, le premier, fit battre le tambour au +jour où naquit la Fronde, Miron, allait aussi en aveugle à la mort. +Mais, outre ces frondeurs, il y avait des gens, le conseiller Ferrand, +l'échevin Fournier, qui étaient purement et simplement amis des +princes et des séïdes de Condé. N'était-ce pas une chose énorme et +monstrueuse de ne pas les avertir? On eût ébruité le secret, +dira-t-on. Mais il était déjà communiqué à tant de gens! Rohan ne fut +pas écouté. Apparemment les conseillers du prince jugèrent qu'en cette +vieillesse des partis, les amis trop anciens sont tièdes, cependant +exigeants, et qu'on est trop heureux de ces purgations fortuites qui +expulsent un sang refroidi.</p> + +<p>Soit que le secret transpirât, soit pressentiment vague, plusieurs +hésitaient d'y aller. Un marchand de la rue Saint-Denis, fort estimé, +aimé, était retenu par sa femme. Il dit: «Je suis nommé, c'est mon +devoir d'aller.» Mais il se confessa et communia, pensant aller à la +mort.</p> + +<p>Les deux princes arrivèrent fort tard à l'Assemblée (Conrart dit à six +heures). Condé sans doute priait, poussait, dès le matin, Monsieur, +peu curieux de cette <span class="pagenum"><a id="page337" name="page337"></a>(p. 337)</span> fête. Un trompette du roi arriva en même +temps pour demander qu'on remît l'assemblée. Elle s'insurgea contre, +et parut très-frondeuse, mais non dans l'intérêt des princes, +demandant seulement «que le roi rentrât sans Mazarin.» Les princes +mécontents se levèrent, descendirent.</p> + +<p>Est-il sûr qu'ils aient dit à la foule: «Ce sont des Mazarins, +faites-en ce que vous voudrez?» On l'a dit, mais j'en doute. Ce signal +de mort était superflu. Condé, croyant peut-être se laver les mains de +la chose en la rejetant sur un autre, avait logé le roi des Halles, le +mannequin Beaufort, dans une boutique des ruelles qui vont à la Grève +pour surveiller l'exécution. Chose curieuse qu'atteste Conrart, malgré +les cinquante tonneaux de vin, l'affaire ne prenait pas. Quelques +coups de fusil partirent bien de la Grève, tirés en haut, donc +innocents. Le peuple était plutôt triste, et plus sombre que furieux. +«Les plus méchants n'attaquaient point.» Qui voulut fuir d'abord +échappa sans grande peine.</p> + +<p>Mais il se trouvait là aussi des gens moins incertains, venus de chez +Condé, et de ses propres domestiques. Ses soldats déguisés, qui +buvaient depuis le matin avec les bateliers, ne souffrirent pas non +plus que la chose avortât. Ils attaquèrent en hommes d'expérience, +d'une part tirant d'en face par les trous faits exprès sur les larges +fenêtres de la salle de l'Hôtel de Ville; d'autre part, attaquant d'en +bas, de près et du plus grand courage les défenses improvisées que les +archers de la ville avaient faites au vestibule et à l'entrée du +fameux escalier. Ces archers, <span class="pagenum"><a id="page338" name="page338"></a>(p. 338)</span> peu nombreux, et n'ayant guère +de poudre, firent cependant une très-belle résistance, tirant quatre +par quatre, et chaque fois tuant quatre soldats. Ceux-ci étaient +désespérés; ils entrèrent en fureur. L'un d'eux, ayant déjà trois +balles, s'acharnait de son bras mourant à arracher un pieu; il fut tué +dessus à coups de hallebardes, d'épées et de poignards.</p> + +<p>Le gouverneur de Paris, L'Hospital, le prévôt, tous les royalistes, +craignaient beaucoup, mais non pas les frondeurs. Des hommes idolâtrés +du peuple, le président <i>J'dis ça</i> (Charton), le bouillant colonel et +maître des comptes Miron, n'imaginèrent pas un moment qu'on voulût +s'attaquer à eux. Charton se mit sur une fenêtre, cria qu'on +s'arrêtât, qu'il répondait de tout; mais on tira sur lui. Il +descendit, il s'offrit pour otage. En un moment, il fut coiffé de cinq +cents coups, s'arracha à grand'peine et se cacha aux lieux d'aisance. +Miron fut moins heureux encore. Il entreprit de se faire jour pour +aller faire armer ses gens et délivrer l'Hôtel de Ville. «Vous +périrez, lui dit-on.—Il n'importe! que je périsse en faisant mon +devoir.» À peine sur la Grève, il crie: «Je suis Miron.» Il est jeté à +terre par un savetier qu'il avait naguère empêché de tuer un +magistrat. Un cuisinier et un petit laquais de Condé frappent dessus; +il est percé de coups.</p> + +<p>Les amis que Condé avait dans l'assemblée, fort étonnés de voir +massacrer les frondeurs, se hâtent de faire un écriteau en grosses +lettres, y écrivent <i>Union</i>, espérant désarmer l'émeute. Mais l'émeute +était ivre de vin, de sang, n'y voyait plus. Ferrand, l'un d'eux, qui +descendit, fut tué à côté de Miron.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page339" name="page339"></a>(p. 339)</span> Cependant Condé et Monsieur étaient entourés de personnes qui +priaient, suppliaient, pleuraient pour qu'on envoyât au secours. Le +laquais d'un des partisans dévoués de Monsieur, qui était à l'Hôtel de +Ville, arriva jusqu'au prince. Il le trouva paisible qui sifflait. +«Monseigneur, ils vont tuer mon maître!» Le voyant sourd, paralytique, +aveugle, il perdit tout respect, l'empoigna par le bras, croyant le +faire lever... Mais toujours ce bras retombait....</p> + +<p>Un homme cependant arrive essoufflé. «Le feu est à l'Hôtel de Ville!» +Monsieur dit à Condé: «Mon cousin, ne pourriez-vous pas aller mettre +ordre à cela?—Monseigneur, dit Condé, je ne m'y entends point. Je me +sens poltron pour ces choses.—Eh bien, dit Mademoiselle, j'irai. Il +faut sauver le gouverneur, et le prévôt.—J'irai avec vous,» dit +Condé. Mademoiselle l'en empêcha. Elle n'alla pas jusqu'au bout. Au +pont Notre-Dame, on lui dit qu'ils étaient enragés à ce point qu'ils +avaient tiré sur le Saint-Sacrement qu'un curé apportait en Grève. Ses +gens la supplièrent de ne pas avancer.</p> + +<p>Le feu n'avait pas pris. Il n'y eut qu'une grande fumée dont les +enfermés étouffaient. D'autre part, un curé parvint jusqu'à Beaufort, +et lui fit honte de ce mélange horrible où il confondait ses amis. Il +avança alors, sauva quelques personnes. Mais ce qui fut plus efficace, +c'est que, les soldats furieux de Condé ayant été tués ou blessés en +grand nombre, il ne restait guère sur la Grève que de la canaille. Ces +meurt-de-faim, fort peu passionnés, imaginèrent qu'il y avait là une +grosse affaire pour eux à dépouiller les richards <span class="pagenum"><a id="page340" name="page340"></a>(p. 340)</span> qui +seraient trop heureux de n'être que volés. Ils montèrent, trente +d'abord d'un même flot. Et ils trouvèrent l'affaire encore meilleure. +Ces gens, qui n'attendaient que la mort, non-seulement se laissèrent +voler très-volontiers, mais leur proposèrent des traités, deux cents +francs, trois cents francs, pour être ramenés chez eux. Ce commerce +honteux, misérable, des vies humaines, qui s'était fait à la +Saint-Barthélemy, se revit dans Paris. Les défenseurs payés se +croyaient si autorisés d'en haut, qu'ils ne faisaient difficulté de +dire leurs noms, leurs métiers, leur adresse, et venaient froidement +toucher le lendemain le prix convenu de la veille.</p> + +<p>Mademoiselle, qui, dans tout cela, montre un cœur de princesse, et +point du tout de femme, donne la belle excuse qu'elle fit chercher un +trompette pour l'envoyer devant et obtenir passage, mais qu'il ne s'en +trouva pas dans tout Paris. Elle était revenue au Luxembourg. Son +père, après avoir eu peur d'agir, commençait à avoir peur de n'agir +pas. Il l'obligea de retourner. Il était minuit, et tout fini. Elle ne +rencontra guère de vivants, mais des morts empilés dans une charrette, +et si négligemment jetés, que les jambes et les bras roidis passaient +d'ici et de là. «Je ne fis que changer de portière, dit-elle, de +crainte que les pieds ou les mains ne me donnassent par le nez.» La +nuit était très-belle, fort chaude. Cette fille sensible rit fort en +rencontrant des marchandes en chemise qui causaient sur la porte avec +leurs bons amis en costume plus simple encore. La Grève était moins +gaie. «Je ne vis jamais, dit-elle, un lieu plus solitaire.» <span class="pagenum"><a id="page341" name="page341"></a>(p. 341)</span> +Beaufort la fit passer sur les poutres fumantes. Elle trouva dans un +cabinet le prévôt, et le sauva d'un danger qui n'existait plus.</p> + +<p>Il était presque jour. Paris se reconnaissait. On commençait partout à +raconter la chose. Et tout retombait sur Condé. «Il y eut un mouvement +d'horreur,» dit Joly.—Et Mademoiselle elle-même: «Ce fut le coup de +massue pour le parti.» Et le prudent Omer Talon ne fait pas difficulté +de dire: «Le coup le plus barbare, le plus sauvage qui se soit fait +depuis l'origine de la monarchie<a id="footnotetag27" name="footnotetag27"></a><a href="#footnote27" title="Lien vers la note 27"><span class="smaller">[27]</span></a>.»</p> + +<p>Condé fit l'expérience du changement terrible qui s'était fait pour +lui. Son partisan, le conseiller Leboult, vint trouver les deux +princes à la tête de plusieurs des victimes échappées, et, quand ils +le pressèrent d'articuler qui l'on croyait coupable, il dit +fermement: <span class="pagenum"><a id="page342" name="page342"></a>(p. 342)</span> «Vous.» À quoi Condé ne dit rien autre chose, +sinon «que personne ne dirait cela qu'il ne le fît périr.»</p> + +<p>Un autre de ses partisans, le conseiller Croissy, se déclara hardiment +contre lui quand il voulut faire recevoir son ami Rohan duc et pair. +Condé en vint à bout par la menace, et, comme il raillait Croissy en +sortant et disait qu'après tout il n'agissait que pour chasser les +Mazarins, Croissy, en levant les épaules, lui dit: «Je voudrais que +personne n'eût pas plus d'intelligence que moi avec lui.» Mot sanglant +qui notait cette duplicité exécrable: un massacre opéré pour traiter +plus facilement, et la Fronde égorgée pour pouvoir mieux trahir la +Fronde.</p> + +<p>L'indignation, l'horreur de son propre parti, l'obligèrent de donner +quelque satisfaction à l'opinion. Il fit dire aux églises qu'on +révélât ce qu'on saurait des auteurs du massacre. Ils n'étaient pas +difficiles à trouver.</p> + +<p>On prit tout d'abord le petit laquais et le cuisinier de Condé. On les +avait vus frapper Miron à terre. Le rapporteur de l'affaire trouve un +matin écrit sur sa porte: «Si vous les faites mourir, vous êtes mort!»</p> + +<p>Mais, en les défendant, Condé se fut séparé de la Fronde. L'assemblée, +chargée de nommer un nouveau prévôt, nomma Broussel à l'unanimité, et +l'une des victimes échappées du 4, Charton, brouillé avec les princes +et désormais leur ennemi, eut presque autant de voix que Broussel. +Celui-ci, octogénaire, maladif et de plus en plus, était incapable +d'agir. Sa fermeté, sa probité connue, portent à croire cependant +qu'il n'accepta <span class="pagenum"><a id="page343" name="page343"></a>(p. 343)</span> qu'autant que l'on ferait justice. Les deux +meurtriers furent pendus.</p> + +<p>La désertion avait réduit Condé de cinq mille hommes à deux mille cinq +cents. Et il n'osa plus même les tenir campés à Saint-Victor, où les +bourgeois, pillés et irrités, eussent fini par les assommer. Les +bouchers et nombre d'hommes pareils, pour garantir Retz, disaient-ils, +avaient fait du cloître Notre-Dame une place d'armes. Les tours +étaient pleines de poudres, de balles et de grenades. La terreur, +lancée par Condé, lui revint à lui-même. Il offrit aux bourgeois de +faire pendre ceux qu'ils voudraient, et finalement éloigna ses soldats +et les mit hors Paris en jurant qu'ils ne prendraient pas un épi de +blé.</p> + +<p>Cependant le massacre avait eu son effet. Les négociations furent plus +faciles. Mazarin se prit platement à croire que Condé était fort, +qu'il était maître de la ville, et, comme le prétexte unique et +dernier de la résistance était sa présence à la cour, il fit encore la +comédie de se retirer pour un temps.</p> + +<p>Condé semblait fou de fureur, de dégoût de lui-même. Pendant que la +grande folle Mademoiselle essaye de le soutenir d'argent, il se rue +dans l'orgie avec une comédienne, si bien qu'il en tombe malade. On +croit relire l'histoire de Charles IX, qui se tue sur Marie Touchet.</p> + +<p>Il put s'apercevoir que le respect était perdu. Rieux, un de ses +partisans, lui résistant en face, il lui donne un soufflet, reclaqué +sur-le-champ à la joue de Condé. On les prit tous les deux au corps, +ce qui n'empêcha pas qu'ils ne pussent encore échanger les gourmades.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page344" name="page344"></a>(p. 344)</span> Tout le monde, sous ses yeux, avait quitté la <i>paille</i>, signe +de son parti, pour mettre au chapeau le <i>papier</i>, le signe royaliste. +Paris et lui étaient las l'un de l'autre. Les Espagnols avaient payé +le duc de Lorraine pour venir le secourir. Il partit de bon cœur +pour aller le rejoindre. Il enviait la vie errante de ce massacreur +mercenaire, joyeux, plaisant dans les horreurs d'une guerre +anthropophage.</p> + +<p>Voilà Condé et Mazarin partis. Et Condé est perdu. Mazarin même, +quoique tenant le roi il tienne tout, aurait peine à se relever (comme +on verra) sans l'épée de Turenne.</p> + +<p>Que reste-t-il de la Fronde? Rien matériellement qu'une prodigieuse +misère. Et moralement? Pis encore: le dégoût de l'action, l'horreur +d'agir jamais.</p> + +<p>Est-ce tout? Oui, pour le présent. Pour l'avenir et pour l'effet +lointain, une chose reste: <i>une langue</i>, un esprit.</p> + +<p>Si l'on nous passe une comparaison un peu trop familière, et basse, si +l'on veut, mais nette, et qui explique tout, la France avait eu +jusque-là comme ce frein charnu de la langue qu'on coupe quelquefois +aux enfants pour leur donner la liberté d'organe. La Fronde nous coupa +le filet.</p> + +<p>On put croire que la France allait être lancée cent ans plus tôt dans +une audace extraordinaire d'esprit. Mazarino et son baragouinage +avaient déchaîné la verve comique, et le burlesque même. L'idolâtrie +royale fut atteinte un moment, et ce fut un fou rire d'avoir vu les +visages sous les masques, surpris les dieux dans la bassesse humaine, +l'Olympe sur la chaise <span class="pagenum"><a id="page345" name="page345"></a>(p. 345)</span> percée. On ne s'arrêta pas au mari de +la reine. La reine elle-même, «la bonne Suissesse,» comme dit Retz, +que le peuple appelait sans façon <i>Madame Anne</i>, elle fut chansonnée, +et, bien plus, racontée. Le <i>Rideau du lit de la reine</i>, c'est le +titre d'un de ces pamphlets. Mais voici le plus fort, Richelieu sort +de son tombeau. Son petit journal (d'une authenticité terrible, signé +de la griffe du lion) dit au nom de l'histoire la comédie intime, bien +plus forte et bien plus comique que n'auraient pu l'imaginer le faible +Marigny et le bonhomme Scarron.</p> + +<p>L'autel n'impose pas beaucoup plus que le trône. Les <i>esprits forts</i>, +brûlés naguère, sont en faveur dans la Fronde, hors la Fronde. Ils se +prélassent au Louvre. L'intime ami du cardinal de Retz, le joyeux +Brissac, qui, la nuit, court les rues avec ses amis, las de battre le +guet, trouve plus amusant de battre Dieu. Voyant le Crucifix, il y +court l'épée haute, en criant: «Voilà l'ennemi!»</p> + +<p>Le favori de Richelieu, Beautru l'athée, n'en est pas moins toujours +chez la dévote reine, comme un animal domestique, chien ou chat +favori. Ses bons mots sont célèbres. Un jour, à la procession, il ôte +son chapeau devant le Crucifix. «Quoi! dit-on, vous, Beautru?—Oh! +dit-il, nous nous saluons, mais nous ne nous parlons pas.»</p> + +<p>Est-ce Vanini qui ressuscite! ou bien est-ce déjà Diderot? Rien de +tel? Les grandes révoltes sont ajournées. La petite affaire janséniste +va absorber les plus hardis.</p> + +<p>Tant d'agitations inutiles ont excédé l'esprit public. <span class="pagenum"><a id="page346" name="page346"></a>(p. 346)</span> C'en +est fait de la comédie pour quelque temps. On souffle les chandelles, +et la farce est jouée. L'auditoire est heureux d'être mis à la porte. +Il bâille et va se mettre au lit. Les bouffons de la pièce, +pamphlétaires, satiriques, rieurs gagés, n'y gagnant plus leur vie, +tournent bientôt au madrigal, plus lucratif, soupirent à tant par +vers, et riment pour les ballets du roi.</p> + +<p>Ce roi jeune et galant, qui danse le <i>Zéphyr</i>, qui à lui seul joue les +<i>Jeux et les ris</i>, qui tout à l'heure sera Phébus, ou le Soleil +(soleil d'amour des Mancini, des La Mothe et des La Vallière), voilà +l'idole de la paix, le culte nouveau de la France. Si elle est +vraiment amoureuse, elle est femme, et ne rira plus.</p> + +<p>Qui trouvera-t-on qui rie encore? qui garde l'esprit de la Fronde? Un +seul homme peut-être. Dans un triste hôtel du Marais, non loin de +Marion Delorme et de la jeune Ninon, l'Homère grotesque, le Virgile +cul-de-jatte, Scarron, fait le <i>Roman comique</i>. Rieur obstiné, +intrépide, il rit sur son grabat, sur ses propres ruines, sur les +ruines du monde. Il se divertit à conter la vie aventureuse d'une +société de carnaval, aussi morale, aussi rangée que l'administration +de Mazarin et de Fouquet. Peinture divertissante et basse. Mais plus +basse, de beaucoup, est la réalité de ce temps-là, lorsque Ragotin +trône au Louvre.</p> + +<p>La meilleure farce, au reste, de Scarron, c'est celle qu'il a faite +sans en deviner la portée. Je parle de son mariage. La jeune Aubigné, +qu'il nourrit, qu'il élève (jolie petite prude qu'il prend, ma foi, +pour lui), comme il rirait s'il prévoyait qu'il la prépare <span class="pagenum"><a id="page347" name="page347"></a>(p. 347)</span> +pour le grand roi! Tant pis pour celui-ci, qui n'y pense que trente +ans trop tard. Scarron doit passer avant lui.</p> + +<p>Que fût-il devenu, le pauvre homme, si d'avance il eût lu les deux +inscriptions qu'on voit aux voûtes de la chapelle de Versailles, et +qui disent si bien les deux religions de l'époque: le <i>roi</i> le dieu du +peuple, et <i>madame Scarron</i> dieu du roi!</p> + +<p><i>Intrabit in templum suum dominator.</i> Le roi entrera dans son temple.</p> + +<p><i>Rex concupiscet decorem tuum.</i> Ta beauté remplira le roi de désir et +de concupiscence.</p> + +<p>Voilà pourquoi la foule, en ces derniers temps de Louis XIV, +s'obstinait, dit Racine, à demander et faire jouer les farces de +Scarron. On l'évoquait pour voir cette vengeance de la Fronde. Scarron +ne revint pas. Il eût trop ri. Il eût eu l'aventure de l'Arétin, qui, +dans un tel accès, tomba à la renverse et se cassa la tête. Il fût +mort une seconde fois.<a href="#tam"><span class="small">[Retour à la Table des Matières]</span></a></p> + + + + +<h3><span class="pagenum"><a id="page348" name="page348"></a>(p. 348)</span> CHAPITRE XXV</h3> + +<h4>TURENNE RELÈVE MAZARIN.—RÈGNE DE MAZARIN<br> + +1652-1657</h4> + + +<p>Les Mémoires véridiques du modeste Turenne et ceux de son jeune +lieutenant York (depuis Jacques II) nous apprennent que, sans la +fermeté de ce grand militaire, la cour et Mazarin lâchaient pied, +cédaient tout. N'étant reçus ni à Paris, ni à Rouen, <i>ni dans aucune +ville de France</i>, sans lui, ils fuyaient jusqu'à Lyon.</p> + +<p>C'est-à-dire que Paris, que la France, qui vomissait Condé, ne voulait +pas pour cela ravaler Mazarin. Excessif était le dégoût, et la nausée +mortelle. Pour qu'on subît cette odieuse médecine, il fallut un peu +d'aide. Il fallut la douce contrainte d'une exécution <span class="pagenum"><a id="page349" name="page349"></a>(p. 349)</span> +militaire par trois armées (de Turenne, de Condé et des Lorrains), qui +fit de la banlieue, à dix lieues à la ronde, un désert comparable à +ceux de Picardie et de Lorraine.</p> + +<p>Turenne, qui s'efface partout ailleurs, dit ici nettement (et je le +crois) qu'il eut les grandes initiatives du temps:</p> + +<p>1<sup>o</sup> Il arrêta la cour, effrayée de l'entrée des Espagnols qui venaient +secourir Condé; <i>il l'empêcha de fuir</i> (juillet 1652).</p> + +<p>2<sup>o</sup> Mazarin, s'éloignant encore pour apaiser et faire céder les +résistances de Paris (août), Turenne prit toute précaution pour que +cet éloignement ne fût pas définitif et <i>pour assurer son retour</i>.</p> + +<p>3<sup>o</sup> Il inquiéta les Espagnols, qui n'allèrent pas plus loin que Laon. +Il prit une bonne position à Villeneuve-Saint-Georges, et y <i>tint un +mois en échec Condé et les Lorrains</i> (septembre).</p> + +<p>4<sup>o</sup> Enfin, il donna à la cour, à la reine et au jeune roi le courage +de <i>rentrer dans Paris</i>, qu'ils redoutaient toujours. À ce point +qu'arrivés aux portes, et sachant que Monsieur y était encore, la peur +qu'ils eurent de ce peureux leur eût fait rebrousser chemin si Turenne +n'avait insisté, se mettant au même carrosse, et les couvrant de la +présence du redoutable général qui venait de primer Condé (21 +octobre).</p> + +<p>La chose réussit. Le peuple applaudit fort le roi. Déjà le clergé de +Paris, Retz en tête, les corps de métier, l'avaient prié de revenir. +Le 22, le Parlement est mandé au Louvre, dans une salle pleine de +soldats et sous l'œil de Turenne. Là, ce beau jeune roi, qui la +<span class="pagenum"><a id="page350" name="page350"></a>(p. 350)</span> veille avait été si près de rebrousser chemin, fait lire aux +magistrats, vaincus sans combat, la défense de se mêler d'aucune +affaire publique, ni spécialement de ses finances, ni entreprendre +contre ceux à qui il confie l'administration. C'est la proclamation +solennelle et définitive de la monarchie absolue, du grand règne, et +de l'âge d'or, qui, parti de la banqueroute, aboutit en un demi-siècle +à la sublime banqueroute des trois milliards qui rasa le pays.</p> + +<p>Le cardinal de Retz, qui, dès septembre, a reçu le chapeau, est +accueilli, caressé et choyé. La reine lui déclare que lui seul a mis +le roi dans Paris (éloge vrai, il divisa la Fronde). Et lui seul aussi +est frappé. Le 18 décembre, on le met à Vincennes. Alors Mazarin, +rassuré, hasarde de rentrer à Paris (février 1653).</p> + +<p>Ce qui rend dans tout cela l'initiative de Turenne bien étonnante, +c'est que, <i>seul</i> à la cour, il s'obstina pour Mazarin. La reine était +entourée de gens lassés et excédés de lui. Elle avait sous la main un +homme digne et capable, Châteauneuf, qui l'eût remplacé. L'aimait-elle +encore véritablement? Elle venait de sentir son ingratitude, sa +perversité (dans la tentative de lui enlever le jeune roi par le goût +des plaisirs honteux). Dès son premier voyage, elle avait paru +vacillante. Combien plus au second! Par quoi la tenait-il? +Très-probablement par le mariage. Mangeuse et fort sanguine, sensuelle +et dévote, le tempérament, les scrupules, la ramenaient à cet homme +méprisé, odieux, dont elle avait besoin. Elle le dit nettement dans +une lettre, comme les femmes n'en écrivent guère (V. Ravenel, +Walckenaër, <i>Sévigné</i>, et Cousin, <i>Hautefort</i>). <span class="pagenum"><a id="page351" name="page351"></a>(p. 351)</span> Elle y avoue +«qu'elle n'en peut plus.... Et il sait bien de quoi.»</p> + +<p>Turenne, très-bon observateur, vit cela, et conclut que, de toute +façon, Mazarin finirait par revenir. Il craignit de compliquer la +résistance militaire par une révolution de cour.</p> + +<p>Cela semblait d'un esprit positif, d'une politique prudente, basse, il +est vrai, mais sûre. Si ce coquin était indispensable, si le salut, la +paix étaient en lui, il fallait bien le prendre. Mais on eût pu +cependant objecter que Turenne, en portant si haut le drapeau de +Mazarin, en voulant même, à son départ, <i>qu'on déclarât qu'il +reviendrait</i>, se créait, par la force de ce nom détesté, une +difficulté très-réelle et au roi un obstacle. Il n'y parut pas dans le +Nord, mais beaucoup dans le Centre, et encore plus dans le Midi. +Tandis qu'on avait si peu de forces devant l'invasion espagnole, il +fallut employer des troupes en Bourbonnais, et bien plus en Guienne, +où la résistance contre Mazarin dura un an encore. Pourquoi? Il +s'obstinait, dans ce grand péril de la France, à faire recevoir à +Bordeaux le fils du duc d'Épernon, plus détesté que Mazarin même, mais +qui devait épouser sa nièce!</p> + +<p>Hors de la guerre, Turenne était un très-pauvre homme, tout à fait +terre à terre, et, s'il ne fit jamais de mauvaise manœuvre, il fit +bien des fausses démarches.</p> + +<p>À lire ce qui précède, on le croirait un Machiavel, un égoïste et +hardi courtisan, qui eût calculé que, cadet et pauvre, simple vicomte +de Turenne, il arriverait plutôt au commandement général des armées +en se <span class="pagenum"><a id="page352" name="page352"></a>(p. 352)</span> donnant pour maître un étranger isolé, méprisé. Mais ce +n'est pas cela. Ses vrais motifs furent autres, tout militaires. Pour +les comprendre, il faut connaître les hommes de la guerre de Trente +ans.</p> + +<p>Turenne et sa petite armée étaient une même personne, presque autant +que l'armée de Lorraine et son duc, l'aventurier célèbre. Chacun des +avis de Turenne et de ses conseils à la cour fut absolument relatif à +la position et au salut de cette armée. Quand il empêcha, en juillet, +la cour de fuir à Lyon, on allait l'affaiblir encore, lui prendre une +escorte de deux mille hommes; et cette armée, ainsi mutilée, frappée +moralement par l'abandon du roi, eût bientôt cessé d'exister. Quand il +exigea, en octobre, que le roi hasardât de rentrer à Paris, ce fut, +dit-il, parce que, sans cela, il n'y eût eu pour l'armée «ni argent ni +quartier d'hiver. Les officiers quittoient déjà tous les jours, faute +de subsistances.»</p> + +<p>Comprenons bien ce que c'est que Turenne.</p> + +<p>Les très-bons portraits qu'on en a donnent une tête assez forte, +médiocre, bourgeoise, où personne ne devinerait le descendant des +Turenne du Midi, ni le frère de M. de Bouillon. C'est un terne visage +hollandais (il l'était de mère et d'éducation), qui tournerait au +bonasse s'il n'avait la bouche fort arrêtée, réservée, mais +très-ferme.</p> + +<p>Cet homme de si grande résolution était hésitant de parole, trivial, +ennuyeux, filandreux. L'état d'infériorité où il fut longtemps, comme +cadet et bas officier dans les armées de la Hollande, resta en lui +toute sa vie. Il était fort modeste, fort serré, non avare, mais +<span class="pagenum"><a id="page353" name="page353"></a>(p. 353)</span> extrêmement économe. Ses lettres de jeunesse le disent assez. +Il y parle et reparle de son habit <i>qui passe</i>. Lui-même il était né +râpé.</p> + +<p>Son flegme était extraordinaire, et rien, pas même la plus brusque +surprise, ne l'en faisait sortir. Tout le monde sait l'anecdote +suivante, qui, du reste, lui fait honneur. Il se levait de fort bonne +heure. Un matin qu'il prenait l'air à la fenêtre, un de ses gens, +voyant un homme accoudé là en bonnet de coton, le prend pour son +camarade, et lui applique amicalement un énorme soufflet au bas du +dos. L'homme se retourne, et c'est Turenne. «Monseigneur, s'écrie le +frappeur à genoux, j'ai cru que c'était <i>Georges</i>...—Mais, quand +c'eût été <i>Georges</i>, dit Turenne en se frottant, il ne faut pas +frapper si fort.»</p> + +<p>L'homme était excusable. Et tout le monde croira voir <i>Georges</i> si +vous mettez à ses portraits un bonnet de coton.</p> + +<p>En ce temps d'emphase espagnole et de héros à la Corneille, la prose +apparut dans Turenne. On vit que là guerre était chose logique, +mathématique et de raison, qu'elle ne demandait pas grande chaleur, +tout au contraire, un froid bon sens, de la fermeté, de la patience, +beaucoup de cet instinct spécial du chasseur et du chien de chasse, +parfaitement conciliable avec la médiocrité de caractère.</p> + +<p>Les Mémoires de Turenne n'indiquent pas qu'il ait jamais eu une +émotion, jamais aimé, jamais haï. On dira que ce sont des Mémoires +militaires, et qu'il n'a voulu qu'expliquer ses opérations. Cependant +il est surprenant de voir que même les maîtres de son art, <span class="pagenum"><a id="page354" name="page354"></a>(p. 354)</span> +le grand Gustave, l'habile et savant général Merci (son vrai maître en +réalité), n'obtiennent à leur mort, d'un écrivain si prolixe, pas un +mot de sympathie. Une ligne pour Gustave dans une lettre, une pour +Merci dans les Mémoires, et voilà tout. Cependant, à Nordlingen, si +Merci n'eût été tué, Turenne n'eût pas sauvé Condé, et la bataille +était perdue.</p> + +<p>Il est bien entendu que les effroyables événements qu'il traverse, +l'état du peuple que son armée dévore, lui sont parfaitement +indifférents. Il y a de temps en temps une ligne funèbre, mais rien de +plus. «Pas un paysan dans les villages» (d'Alsace, p. 363).—«On passe +cent villages sans rencontrer un homme» (en Palatinat, p. 342).—«Dans +ce pays (de Moselle), il n'y a pas de quoi nourrir quatre hommes» (p. +399).</p> + +<p>Quant aux environs de Paris, on sait, mais non par lui, dans quel état +ils se trouvaient, pillés et repillés, ravagés, affamés, outragés par +les trois armées, puis empestés des cadavres innombrables d'hommes et +de chevaux. Les belles dames de Paris s'en vont, en se bouchant le +nez, à travers les charognes, faire collation dans ces armées, et +Turenne fait taire le canon quand Mademoiselle va visiter Condé. Mais +ces galanteries ne diminuent point l'horreur de la guerre. «Depuis +cinq ans, ni moisson ni vendange (V. Feillet). Nous rencontrons des +hommes si faibles, qu'ils rampent comme des lézards sur les fumiers. +Ils s'y enfouissent la nuit comme des bêtes, et s'exposent le jour au +soleil, déjà remplis et pénétrés de vers. On en trouve gisant +pêle-mêle avec leurs morts, dont ils n'ont pas la force de +s'éloigner. Ce que nous <span class="pagenum"><a id="page355" name="page355"></a>(p. 355)</span> n'oserions dire, si nous ne l'avions +vu, ils se mangent les bras et les mains, et meurent dans le +désespoir<a id="footnotetag28" name="footnotetag28"></a><a href="#footnote28" title="Lien vers la note 28"><span class="smaller">[28]</span></a>.»</p> + +<p>Le duc de Lorraine, en ces choses, était admirable. Il disait que son +armée ne pouvait manquer de vivres, parce qu'au besoin elle mangeait +les morts ou les blessés. Il était bon et indulgent pour les jeux du +soldat. Un de ces jeux, à Lagny, c'est de rôtir un enfant au four; +ailleurs, de voir lequel du mari ou de la femme, tous deux fouettés +d'épines à mort, mourra le premier dans son sang. Cette armée était +gaie, comme son chef, et facétieuse. On s'y amusait fort. Une des +raisons décisives qui firent quitter Paris à Condé, nous assurent les +plus graves témoins, c'est qu'il s'amusait beaucoup plus dans cette +vie d'agréable aventure.</p> + +<p>Turenne n'aimait pas les gaietés excessives, non par souci du peuple, +mais parce qu'elles ensauvagent le soldat et le rendent +indisciplinable. Il aimait les hommes rangés, laborieux, patients, à +son image, et il les faisait tels pour l'intérêt du service. Aux +batailles et aux campements, il ne se fiait pas aux bas officiers, +comme les Espagnols, ni dans les siéges aux ingénieurs, comme les +Hollandais. Il allait le matin à <span class="pagenum"><a id="page356" name="page356"></a>(p. 356)</span> la tranchée; il y allait le +soir, et il y retournait pour la troisième fois après souper. +Lui-même, il instruisait sans cesse les capitaines de ce qu'il y avait +à faire. C'était un maître autant qu'un général. Il les formait +soigneusement, ne les traitait nullement comme des machines. Parfois +même, cet homme serré, économe, pour s'assurer d'un officier qui +pouvait être utile, allait jusqu'à ouvrir sa bourse personnelle et le +remontait de son argent.</p> + +<p>Il connaissait parfaitement l'ennemi, et devinait heure par heure ce +qu'il faisait ou voulait faire. Il comprit, en juillet 1652, quand, +avec sept mille hommes, il marcha contre trente mille, que les +Espagnols ne voulaient pas sérieusement l'invasion, qu'ils ne +voulaient pas faire Condé roi de France, qu'ils ne s'amuseraient pas à +conquérir ici pour rendre bientôt, et qu'ils tenaient bien plus à +reprendre leurs places de Flandre. Il savait qu'au moment où ils +faisaient Condé leur général, ils s'en défiaient, et que l'assurance +même de Turenne à marcher si faible contre eux augmenterait leurs +soupçons. Ce qui pouvait y ajouter, c'est que tous deux entretenaient +(par pur amour de l'art) une correspondance. Turenne n'avait pas un +succès que respectueusement il ne fît juge son ancien général des +soins qu'il prenait pour le battre.</p> + +<p>Si Condé méritait d'être puni pour avoir passé aux Espagnols, il le +fut à coup sûr. Ils le firent général, mais en le liant, l'entravant. +Des lieutenants comme un gouverneur des Pays-Bas, ou un duc de +Lorraine, ne pouvaient obéir. Et d'ailleurs, la vieille tactique +espagnole des temps de Charles-Quint, leur méthode <span class="pagenum"><a id="page357" name="page357"></a>(p. 357)</span> des +campements romains, retranchés chaque soir, mettait obstacle à tout. +La hiérarchie était inflexible, l'étiquette immuable, à l'armée tout +comme à Madrid. Un jour que Turenne observait leur camp de très-près, +ses lieutenants s'étonnèrent de voir un homme si sage se hasarder +ainsi. Il répondit: «Soyez tranquille. Le commandant de ce quartier, +Fernand de Solis, n'entreprendra rien de son chef. Il enverra demander +permission au général Fuensaldgne, lequel ne fera rien sans en avertir +l'Archiduc. Mais l'Archiduc a tant d'égards pour le prince de Condé, +qu'il le fera prier de décider avec lui en conseil de guerre sur ce +qu'on pourrait faire. Donc, nous avons le temps d'observer. Nous ne +risquons rien, sauf peut-être un coup de canon.»</p> + +<p>Ce fut encore bien pis quand Don Juan d'Autriche, le fils du roi +d'Espagne, vint succéder à l'Archiduc. À chaque campement, en +arrivant, il se mettait au lit. L'occasion la plus favorable de livrer +bataille fut perdue une fois, parce qu'on n'osa pas l'éveiller.</p> + +<p>Turenne crut qu'en combattant des gens si sages on pouvait être hardi. +En 1653-1654, n'ayant encore que des moyens très-faibles, il prit les +places de Champagne que possédait Condé, et qui étaient le vrai chemin +de l'invasion, comme il l'explique. Puis, lorsque Condé, fortifié de +deux armées, espagnole et lorraine, essaya par la Picardie ce qu'il ne +pouvait plus par la Champagne, Turenne audacieusement (et seul de son +avis) ne couvrit point Paris. Il passa derrière l'ennemi, et se mit +entre lui et les Pays-Bas. Cependant, à Péronne, Condé crut pouvoir +l'accabler. <span class="pagenum"><a id="page358" name="page358"></a>(p. 358)</span> Mais le général espagnol, qui avait peut-être +défense de livrer bataille, exigea un conseil de guerre. Or, pendant +le conseil, Turenne, qui avançait toujours, était déjà en sûreté.</p> + +<p>Ses misères n'étaient pas finies. Dans les années qui suivent, il +opéra avec des armées bien plus fortes. Mais son indigne maître, +Mazarin, comprit si peu le signalé bonheur qu'il avait eu d'être sauvé +par un tel homme, qu'il lui donna toujours pour égaux dans le +commandement le médiocre La Ferté, qui arrivait toujours trop tard, +s'étonnait, s'embrouillait. Bien plus, le brutal Hocquincourt, un +soldat inepte et perfide, dont le mérite unique était d'avoir offert +d'assassiner Condé et d'avoir ramené Mazarin<a id="footnotetag29" name="footnotetag29"></a><a href="#footnote29" title="Lien vers la note 29"><span class="smaller">[29]</span></a>.</p> + +<p>On voit très-bien, dans les récits, quoique modestes et fort doux de +Turenne, jamais accusateur, combien ces généraux de Mazarin lui furent +embarrassants et dangereux. En 1654, la grande armée des Espagnols +voulant reprendre Arras, Turenne exigea, décida qu'on forcerait leurs +lignes. La Ferté, Hocquincourt, ne s'en souciaient pas, et croyaient +la chose impossible. <span class="pagenum"><a id="page359" name="page359"></a>(p. 359)</span> Ils s'y prirent de manière qu'elle le +devint presque en effet. L'attaque générale devait se faire la nuit; +ils n'arrivèrent qu'au jour. Mais déjà Turenne seul avait forcé les +lignes et défait l'ennemi.</p> + +<p>Cela ne décourage pas Mazarin. Il maintient La Ferté pour commander +avec Turenne. Il en résulte à Valenciennes (1656), qu'ils +assiégeaient, le plus terrible événement. Les Espagnols, ayant rompu +les écluses des marais voisins, attaquent, à la faveur de cette +inondation, le corps de la Ferté, ne rencontrent nulle garde avancée, +prennent le général, tous les officiers, tuent quatre mille hommes. +Tout cela en un quart d'heure. Jamais le sang-froid de Turenne ne +parut davantage. Lui seul, il n'eut pas peur, n'éprouva aucun trouble, +retira son canon, et s'en alla au petit pas. L'armée croyait rentrer +en France, et déjà le bagage en avait pris la route. Mais Turenne le +fit arrêter, resta en pays ennemi, campa près du Quesnoy. Les ennemis, +ayant eu du renfort, semblaient devoir venir à lui. Les nôtres étaient +d'avis de ne pas les attendre. Turenne ne bougea, attendit. Les +Espagnols respectèrent son repos.</p> + +<p>Notons un fait piquant. Dans une occasion (Mém. d'Yorck, p. 589), +Turenne a peur, Mazarin n'a pas peur.</p> + +<p>Les prêtres et les femmes ne craignent rien. Il s'agissait de passer +une rivière sous le feu de l'ennemi; mais devant la rivière il y avait +encore des marais et des retranchements, des fossés, et l'on +n'arrivait au passage que par une étroite chaussée. Mazarin soutenait +que, le roi étant là en personne, on devait braver <span class="pagenum"><a id="page360" name="page360"></a>(p. 360)</span> tout, +passer. Turenne objecta qu'on perdrait trop de monde. Mais cela n'eût +guère arrêté s'il n'eût montré la chose comme absolument inutile, +parce qu'on pouvait passer plus bas.</p> + +<p>Était-ce humanité? Non, prudence et bon sens. Des romanciers ont +travesti Turenne en je ne sais quel philanthrope, un Fénelon guerrier. +Il n'y a rien du tout de cela. La réalité est que la guerre de Trente +ans, ayant perdu ses fureurs, ses chaleurs, ayant usé cinq ou six +générations de généraux, de plus en plus indifférents, sans passions +et dégagés d'idées, a fini par produire l'homme technique ou l'art +incarné, lumière, glace et calcul. Nulle émotion ne reste plus. C'est +la guerre quasi pacifique, mais non moins meurtrière.</p> + +<p>Un froid mortel saisit; une Sibérie à geler le mercure. On voyage dans +la nuit des pôles, plus lumineuse que le jour, où l'on voit des +batailles de glaces heurtant les glaces, de cristaux brisant des +cristaux. Un grand désert. Plus d'hommes, et pas même de morts. Et +même on ne s'en souvient plus.<a href="#tam"><span class="small">[Retour à la Table des Matières]</span></a></p> + + + + +<h3><span class="pagenum"><a id="page361" name="page361"></a>(p. 361)</span> CHAPITRE XXVI</h3> + +<h4>PAIX UNIVERSELLE.—TRIOMPHE ET MORT DE MAZARIN<br> + +1658-1659</h4> + + +<p>Mazarin, on l'a vu avant la Fronde, avait pendant cinq ans exploité le +royaume par la force d'opinion que lui donnait alors une victoire +annuelle de Condé. Pendant sept ans (après la Fronde), il se releva, +brilla, grandit par les solides résultats des succès de Turenne. Il en +tira cette gloire qu'à la dernière campagne l'Espagne, sérieusement +menacée de la perte des Pays-Bas, rechercha, demanda (1658) la paix +que Mazarin avait d'abord offerte.</p> + +<p>Donc, par deux fois le génie militaire couvrit devant l'Europe la +honte d'un gouvernement vil, trompa sur son habileté.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page362" name="page362"></a>(p. 362)</span> Ce qui est évident, c'est qu'au temps du plus grand péril +(1652), et constamment dans les années qui suivent, Mazarin subordonna +entièrement les affaires de la France: 1<sup>o</sup> au placement de sa famille, +au mariage de ses nièces; 2<sup>o</sup> à son avarice, à la création d'une +énorme fortune, la plus monstrueuse qu'aucun ministre eût eue jamais. +Ni Concini, ni Luynes, ne sont rien à côté.</p> + +<p>Pour faire cardinal son frère, il avait presque fait la guerre au +pape, et ce frère, un moine imbécile, il le fit vice-roi de Catalogne. +Pour cette position si importante, si précieuse, qui nous mettait au +cœur de l'Espagne, on eût dû ménager le peuple catalan à tout prix.</p> + +<p>Pour marier une nièce au fils du duc d'Épernon, il aigrit, prolongea +la guerre de Guienne, la résistance de Bordeaux.</p> + +<p>Pour décider le prince de Conti à épouser une autre Mancini, il donna +à ce prince, élevé pour l'Église, contrefait, qui, d'ailleurs, n'avait +point vu la guerre, l'armée des Pyrénées, celle qui, par la Catalogne +et l'Aragon, devait prendre l'Espagne corps à corps.</p> + +<p>Une autre nièce épouse le frère du duc de Modène, qui, avec la Savoie, +nous fait attaquer et manquer Pavie. C'est par un mariage semblable +que le prince Thomas de Savoie gagne le cœur de Mazarin. Son fils, +le comte de Soissons, épouse Olympe Mancini, dont il aura le prince +Eugène, le futur fléau de la France.</p> + +<p>Au total, il avait sept nièces, qui toutes eurent des dots énormes, la +moindre six cent mille livres (d'alors) et le gouvernement +d'Auvergne. La plus riche, dont <span class="pagenum"><a id="page363" name="page363"></a>(p. 363)</span> le mari s'appela duc de +Mazarin, eut, à la mort de l'oncle, un million et demi de rentes (six +millions de rentes d'aujourd'hui).</p> + +<p>M. de Sismondi, savant économiste, s'efforce d'expliquer comment la +France, après la guerre civile, <i>put se remettre</i> sous Mazarin. Vaines +explications. Les faits montrent qu'<i>elle ne se remit pas du tout</i>.</p> + +<p>Huit ans après la Fronde, l'année même où meurt Mazarin (1660), les +rapports, cités par M. Feillet, nous apprennent cette chose lamentable +que, <i>non-seulement aux provinces frontières</i> (Bourgogne, Picardie, +Champagne, Lorraine), mais dans <i>celles de l'intérieur</i>, par exemple +dans l'Angoumois, la misère était la même qu'<i>aux environs de Paris</i>. +Les pauvres mangeaient encore, comme au temps de la Fronde, les bêtes +jetées à la voirie, les disputaient aux chiens.</p> + +<p>On a vu l'impuissance, l'insuffisance et la misère des secours +qu'essaya d'organiser l'excellent Vincent de Paul, les trois sous <i>par +mois</i> qu'on donna dans l'année la plus dure aux populations les plus +affamées. Ajoutez-y les soupes économiques (d'herbe et d'eau claire, +c'était à peu près tout), les <i>magasins charitables</i>, où chacun doit +porter ce qui ne lui sert pas. La liste des objets donnés est +curieuse; on rirait si l'on ne pleurait: «Dix-neuf lanternes, +vingt-six douzaines de chapelets, des vieux peignes, vingt-trois +seringues, etc., etc.» (Feillet.)</p> + +<p>Du jour où Richelieu voulut toucher aux biens d'Église, ne put et +recula, la Charité, aussi bien que l'État, devait perdre à jamais +l'espoir. Et les petites aumônes tirées par cette Église si riche du +bon cœur <span class="pagenum"><a id="page364" name="page364"></a>(p. 364)</span> de nos dames et de leurs petites économies, ne +purent être que ridicules devant le monstrueux fléau qui peu à peu but +le sang de la France.</p> + +<p>Quel fléau? Deux pompes aspirantes d'incalculable force.</p> + +<p>1<sup>o</sup> La grande pompe centrale du fisc, l'exploitation violente de la +France par un coquin pour un coquin. Je parle de Mazarin et de +Fouquet, à qui il confia les finances.</p> + +<p>2<sup>o</sup> La pompe universelle de toutes les tyrannies locales. Elles +ressuscitent sous un gouvernement faible et fripon, qui se sent trop +coupable pour accuser aucun coupable; les campagnes livrées aux +seigneurs, avides, nécessiteux et luxueux. Nous aurons pour l'Auvergne +le récit aimable et badin du jeune abbé Fléchier, qui montre en ce +pays la sauvage horreur du temps féodal, aggravée des caprices d'une +tyrannie malicieuse, dont les temps barbares n'eurent jamais l'idée.</p> + +<p>Que les peuples soient exploités, volés, c'est la chose ordinaire. On +n'y ferait pas attention s'il n'y avait eu ici dans le vol une lâche +audace, une intrépidité de bassesse, qu'on nous passe ces mots, toute +nouvelle et originale, qui ne s'est peut-être vue qu'une fois.</p> + +<p>On vit en huit ans cette chose surprenante, miraculeuse, absurde: <i>un +homme qui était maître et roi</i>, prenait ce qu'il voulait, <i>et qui +pourtant volait le roi</i>, c'est-à-dire se volait lui-même.</p> + +<p>Il était l'État en réalité (autant que le fut jamais Louis XIV). Et en +même temps il faisait des affaires avec l'État, s'était fait +financier, partisan, munitionnaire. <span class="pagenum"><a id="page365" name="page365"></a>(p. 365)</span> Il trafiquait des vivres, +spéculait sur l'artillerie, gagnait sur la marine. Il avait pris à son +compte la maison du roi.</p> + +<p>Quoiqu'il eût tant d'esprit pour l'intrigue et le <i>ravaudage</i> (dit si +bien Retz), il n'avait ni intelligence ni connaissance de la France +qu'il exploitait. De sorte qu'à chaque instant, sans tact ni pudeur, à +l'aveugle, il faisait des choses immondes. Il avilit les charges, les +dignités, en les vendant et les multipliant. «Il aimait mieux faire +dix ducs et pairs que donner dix écus.»</p> + +<p>Peu avant sa mort, il promet un siége de président à un homme aimé de +la reine. L'homme vient le remercier: «Oui, mais j'en veux cent mille +écus.» La reine eut beau faire et beau dire; il n'en démordit pas, +disant toujours: «J'en veux cent mille écus.» Tout en disant cela, il +mourut. Et on l'eut pour rien (Montglat).</p> + +<p>On ne pouvait arriver à lui, à moins d'être joueur. Il était fort +adroit aux tours de carte, et n'avait jamais pu se corriger d'avoir la +main trop vive et trop habile. On dit qu'il choisissait les pièces +fausses ou rognées pour les passer au jeu.</p> + +<p>Il inventa un jeu nouveau, la spéculation sur la guerre. Il ne +comprenait pas d'abord grand'chose aux affaires militaires. Ce qui le +prouve, ce sont ses choix ridicules et d'avoir égalé un Hocquincourt +au premier général du siècle. À mesure cependant qu'il aperçut qu'il +avait en Turenne un génie infaillible, un joueur qui gagnait toujours, +il voulut être de la partie; il joua sur Turenne, s'associa d'avance +à ses <span class="pagenum"><a id="page366" name="page366"></a>(p. 366)</span> victoires, se fit son fournisseur de vivres, réalisa +sur ses conquêtes de gigantesques bénéfices.</p> + +<p>Vers la fin, il avait fait encore un pas. Il avait pris un intérêt +dans l'entreprise honnête des pirates et des flibustiers qui faisaient +la course sur le commerce des Hollandais, nos alliés. Excellente +spéculation. On prit en moins de rien trois cents vaisseaux. La +Hollande indignée envoya le grand Ruyter, qui prit tout simplement une +petite représaille, deux vaisseaux seulement. Mazarin redevint souple, +aimable, offrit satisfaction, promit mille choses qu'il ne donna +jamais.</p> + +<p>On a parlé beaucoup de l'habileté de Mazarin, de sa subtile politique, +de sa fine diplomatie, de sa persévérance à continuer la tradition +d'Henri IV et de Richelieu. On le redit, parce qu'on l'a dit. Ce sont +choses convenues que tout le monde répète. Examinons pourtant. Henri +IV et Richelieu cultivèrent, ménagèrent, se rallièrent les petites +puissances. Le premier s'assura des Suisses, et fut étroitement uni +avec les Hollandais. C'est avec ceux-ci que Richelieu eût voulu +partager les Pays-Bas. Mazarin se brouilla avec les uns et les autres.</p> + +<p>Dans la crise si grave où la rivalité maritime commençait entre +l'Angleterre et la Hollande, c'était le moment ou jamais de s'attacher +celle-ci. Mazarin ne voit là qu'une facilité de pirater. Noble +commencement de cette longue série de sottises par lesquelles Louis +XIV réussit à rattacher solidement la Hollande à l'Angleterre.</p> + +<p>Cromwell, tout Cromwell qu'il pût être, avec sa <span class="pagenum"><a id="page367" name="page367"></a>(p. 367)</span> république +viagère, n'avait pas fait grand'chose, tant que l'invincible Ruyter +promenait sur les mers le pavillon de Hollande. Cromwell était près de +sa mort, et Charles II de sa restauration. L'Angleterre allait +retomber. Qui fonda sa grandeur? La politique profonde de Mazarin, +hostile à la Hollande, la politique profonde de Louis XIV, qui fait de +notre ancienne et de notre meilleure alliée une chaloupe à la remorque +du vaisseau britannique.</p> + +<p>Littérairement, à coup sûr, la diplomatie française est charmante. Les +dépêches de Mazarin, de Lyonne, etc., ne sont guère au-dessous des +lettres de madame de Sévigné. Est-ce assez pour justifier l'admiration +sans bornes qu'on a montrée pour cette diplomatie aux derniers temps? +Regardons, je vous prie, surtout les résultats.</p> + +<p>On pouvait s'y tromper en avril 1657, à la mort de l'empereur +Ferdinand III. La France ne put faire élire son candidat, le duc de +Bavière. Mais les princes du Rhin et autres, s'alliant à la France et +à la Suède, n'élurent l'Autrichien Léopold qu'en lui faisant signer +l'engagement «de ne donner aucune aide aux Espagnols».</p> + +<p>Ce succès de la France, poussant ceux-ci au désespoir, pouvait les +décider à l'alliance monstrueuse de Cromwell, à unir le drapeau de +l'État <i>catholique</i> entre tous à celui de la république <i>puritaine</i>. +On assure qu'ils offraient au Protecteur d'assiéger avec lui Calais +pour y faire rentrer les Anglais, les rétablir en France, guérir la +plaie dont l'orgueil britannique saignait depuis cent ans.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page368" name="page368"></a>(p. 368)</span> Cromwell, dont le ferme et froid regard voyait très-bien, +malgré les succès de Turenne, l'épuisement réel de la France, la +faiblesse misérable d'un gouvernement dilapidateur, demande à Mazarin +ce qu'il lui donnera à la place. Et celui-ci est trop heureux que +l'Anglais accepte Dunkerque, Mardick et Gravelines, trois ports pour +un, que Mazarin se fait fort de conquérir sur l'Espagne pour les lui +donner.</p> + +<p>Traité, au fond, fort triste, qui faisait de la France la servante de +l'Angleterre, lui faisait employer son sang à conquérir pour sa +rivale. Avec quel résultat? D'établir les Anglais sur le +continent.—Non pas à Calais, il est vrai, mais à deux pas de Calais.</p> + +<p>Qui ne voit que Dunkerque, en Flandre, mais si près de la France, +n'était guère moins dangereux, permettant également la descente d'une +armée qui pouvait à son choix tomber sur nous ou sur les Pays-Bas?</p> + +<p>Le but de Mazarin, dit-on, était d'abaisser à la fois l'Espagne et la +<i>Hollande</i>. Son traité avec l'Angleterre eût eu le résultat d'humilier +la première sur terre, la <i>seconde sur mer</i>. Politique admirable, +zélée pour la marine anglaise!</p> + +<p>Turenne eut des succès rapides. Il gagna sur les Espagnols la bataille +des Dunes (14 juin 1658), qui nous donna le bel avantage de mettre les +Anglais dans Dunkerque. Puis, on prit Gravelines, Ypres, Oudenarde, +Menin. On était maître du chemin de Bruxelles. Si l'on y eût été, si +l'on eût procédé sérieusement à la conquête des Pays-Bas, on aurait +vu bien vite les résultats du traité qui mettait l'Anglais <span class="pagenum"><a id="page369" name="page369"></a>(p. 369)</span> à +Dunkerque. Il eût fait volte-face, n'eût jamais permis un tel +agrandissement de la France, et, profitant de la descente qu'il avait +par nous sur le continent, notre excellent ami nous eût pris par +derrière.</p> + +<p>La mort de Cromwell qui survint (septembre 1658) put rassurer sur ce +danger. Et, d'autre part, une victoire du Portugal sur l'Espagne +encourageait notre conquête. La grande barrière des Pays-Bas avait été +brisée par la prise de tant de places. Mais ce fut alors qu'on traita.</p> + +<p>La France, naguère alliée de Cromwell, retomba dans ses attractions +catholiques, dans le vieux rêve de ses reines, toujours le mariage +espagnol. Marie de Médicis y avait tout sacrifié. Combien plus Anne +d'Autriche, Espagnole elle-même, et dont le fils était Espagnol par sa +mère! La femme née, de Louis XIV, prédestinée et légitime, était +l'infante, sa cousine.</p> + +<p>Autant Anne le désirait, autant Philippe IV. Il aurait fait ce mariage +à tout prix. On pouvait croire qu'une telle union fortifierait +l'ascendant moral, déjà si fort, des Espagnols, tant moqués des +Français, mais toujours copiés. Du reste, cet excellent père, pour +procurer ce grand mariage à sa fille, faisait bon marché de l'Espagne +même. N'ayant qu'un fils à la mamelle, très-frêle et maladif, il +envisageait sans effroi l'hypothèse où sa fille (malgré la +renonciation qu'elle fit) hériterait de l'empire espagnol. Cette +nation si fière n'eût plus été qu'une dépendance de la France +(Motteville).</p> + +<p>Les Castillans haïssaient moins celle-ci. Leur haine <span class="pagenum"><a id="page370" name="page370"></a>(p. 370)</span> et leur +furie était toute contre les Portugais, leurs vaillants frères, qui +les battaient. Ils croyaient, le lendemain de la paix avec la France, +exterminer le Portugal, comme ils avaient déjà soumis les Catalans.</p> + +<p>Mazarin, par une suite de fautes, avait perdu la Catalogne. Il +sacrifia le Portugal. C'est la base réelle de son Traité des Pyrénées +(7 novembre 1659).</p> + +<p>Encore un sacrifice du faible au fort, le sacrifice d'un allié aussi +précieux contre l'Espagne, que l'était la Hollande contre les Pays-Bas +espagnols.</p> + +<p>L'abandon de la Catalogne et du Portugal, celui de Naples et de la +Sicile dans leur grande crise de 1647, c'étaient les solides services +par lesquels Mazarin pouvait se vanter d'avoir ressuscité l'Espagne, +si elle ressuscitait jamais.</p> + +<p>Il prévoyait, dit-on, que l'infante ou ses enfants hériteraient.—Oui, +soixante ans après, et au prix d'effroyables guerres. Les deux pays +étant quasi exterminés, un des morts se coucha sur l'autre. Résultat +si lointain, si coûteux, d'avantage si contestable, qu'on a tort d'en +tant triompher. Que l'Espagne devînt si française, cela n'a guère paru +en 1808, et depuis.</p> + +<p>Ce qui poussa Mazarin à abandonner le Portugal, et à précipiter le +mariage (plus que les Espagnols qui le désiraient tant), c'était la +pénurie d'argent. On avait touché le fond et le tuf. Le financier de +Mazarin, le petit Fouquet, son noir diablotin (qu'on voit à +Versailles), était à bout de ses tours. Un nouveau gouffre s'était +ouvert, qui mangeait autant que la guerre. Ce gouffre était le jeune +roi. Depuis deux ou trois ans, ses divertissements, fêtes, bals, +concerts, carrousels, <span class="pagenum"><a id="page371" name="page371"></a>(p. 371)</span> avaient pris un vol effréné. Le +colossal recueil des dessins des <i>Ballets du roi</i> que possède la +Bibliothèque, fait deviner combien il en coûtait pour ces folles +représentations.</p> + +<p>Mazarin le tenait par cet étourdissement des fêtes. Ses nièces en +faisaient l'ornement. L'une d'elles, Olympe Mancini, qui avait pris le +cœur du roi, en était l'âme et la déesse. Mazarin, nous dit-on, en +fut très-affligé. Je ne le pense pas. À cette même époque, il faisait +les plus grands efforts pour en faire une (Hortense) reine +d'Angleterre, tentant le vénal Charles II par une dot de six millions. +Et l'on veut qu'il n'ait pas saisi l'espoir de faire Olympe reine de +France! L'obstacle réel fut Anne d'Autriche. Il avait tout fait pour +éloigner d'elle son fils, et lui ôter toute influence. Elle le punit, +ce jour-là, de son ingratitude. Sa fierté espagnole se releva. Elle +dit: «Si mon fils est assez bas pour faire cela, je me mettrai contre +lui avec mon second fils, à la tête de tout le royaume.»</p> + +<p>Il ne resta à Mazarin qu'à faire le magnanime. Il écrivit au roi, +contre ce mariage, les belles lettres de désintéressement austère +qu'on a tant admirées.</p> + +<p>Je laisse les amateurs de négociations s'amuser à celles du mariage +d'Espagne, qui était fait d'avance par la violente envie que les deux +partis avaient de le faire à tout prix. La France y garda les +conquêtes de Richelieu, l'Artois, le Roussillon, mais peu ou rien des +conquêtes de Mazarin. Elle rendit les places fortes de Flandre, le +prix des victoires de Turenne.</p> + +<p>Condé rentra et recouvra ses biens, mais non pas ceux de ses amis, +qui restèrent sacrifiés. Il se retrouva <span class="pagenum"><a id="page372" name="page372"></a>(p. 372)</span> prince du sang, +gouverneur de Bourgogne, mais perdu pour tout l'avenir.</p> + +<p>On assure que Mazarin, en rendant tant de places de l'intérieur des +Pays-bas, eût pu obtenir de garder Cambrai, mais que l'Espagne le +gagna en lui donnant l'espoir de le soutenir au premier conclave, de +lui donner la papauté. Rien d'invraisemblable en cela. L'habitude si +longue qu'il avait de tromper, de mentir et trahir, put le rendre +prenable à ce vain leurre qui, dans son état de santé, devenait +pourtant ridicule.</p> + +<p>Rien de plus gai que Mazarin au moment où il signe le grand traité à +la Bidassoa. Il écrit à Paris: «Tout va être fini. Je ne ferai pas +grand séjour au pays basque, à moins que je ne m'amuse à leur voir +pêcher la baleine, à apprendre le basque ou à sauter comme eux.»</p> + +<p>Cependant le sauteur, au milieu de ces joies, est pincé par la goutte. +La poitrine se prend. Il continue au lit sa vie habituelle. Le lit du +moribond, couvert de cartes, est la table du jeu, le comptoir à vendre +les places. Cartes et sacrements allaient pêle-mêle. La seule +réparation de ses vols qu'il imagina, ce fut de tout offrir au roi, +bien sûr qu'il refuserait. Ce refus le tranquillisa entièrement, et il +continua en toute sécurité son jeu et ses dévotions. Tous en furent +édifiés, et trouvèrent qu'il faisait une bonne fin. Du moins, +conséquente à sa vie. Il vécut, mourut en trichant (9 mars 1661)<a id="footnotetag30" name="footnotetag30"></a><a href="#footnote30" title="Lien vers la note 30"><span class="smaller">[30]</span></a>.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page373" name="page373"></a>(p. 373)</span> Il croyait tricher l'avenir. Heureux joueur, il avait eu la +partie toute faite. L'augure de sa jeunesse s'était trouvé rempli. Il +avait apparu, à vingt-cinq ans, sur un champ de bataille, criant: La +Paix! la Paix! ce qui fut le premier escamotage de sa vie. Aux grands +et sérieux travailleurs qui sont morts à la peine en lui préparant +tout, il escamote encore la gloire de la paix triomphante de +Westphalie, des Pyrénées. Richelieu travailla. Mazarin recueillit. +L'un fit l'administration, l'armée, la marine et mourut justement la +veille de Rocroi. L'autre gâta tout, et réussit en tout. Grand par +Condé et plus grand par Turenne, affermi par l'orage même et +l'avortement de la Fronde, il a ce dernier bonheur qu'on fait honneur +à son génie de la paix forcée et fatale où l'on tomba par lassitude. +Ce piédestal lui reste. Il garde, après la mort, ce masque de l'ange +de la paix.</p> + +<p>Vraiment, est-ce une paix? Elle arrivait trop tard. L'Allemagne, +agonisant sur ses ruines, ne trouva pas la paix dans le traité de +Westphalie. L'Espagne, finie et défunte, n'était plus en état de +ressentir la paix des Pyrénées. Et la France elle-même, qui entre par +là dans un procès de cinquante ans pour la succession d'Espagne, la +France va trouver dans cette paix et la guerre fiscale au dedans et la +guerre sanglante au dehors<a id="footnotetag31" name="footnotetag31"></a><a href="#footnote31" title="Lien vers la note 31"><span class="smaller">[31]</span></a>.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page374" name="page374"></a>(p. 374)</span> J'ai dit ailleurs ce que je pensais du prétendu système +d'équilibre au <span class="smcap">XVII</span><sup>e</sup> siècle. J'ai hasardé de dire aussi que +Richelieu n'y comprit rien, croyant <span class="pagenum"><a id="page375" name="page375"></a>(p. 375)</span> que les protestants, si +faiblement liés (par les idées), faisaient un contrepoids au parti +catholique, fortement lié (par les intérêts). Du reste, quand on voit +dans ses Mémoires les conditions misérables, accablantes, qu'il fait +au Palatin pour le rétablir sur le Rhin, sa partialité pour la +Bavière, on sent qu'une telle paix n'eût été qu'une amende honorable +des Protestants demandant grâce à genoux, la corde au cou, et que, +bien loin d'établir l'équilibre, elle aurait fait dans l'avenir leur +irrémédiable déchéance.</p> + +<p>On peut prévoir que, si ce grand, ce ferme Richelieu se tient si peu +dans l'équilibre, la France des Louvois, des Chamillart, etc., ira de +plus en plus gauchissant d'un côté, jusqu'à verser tout à fait dans +l'ornière de la <i>Révocation</i>. Louis XIV succède à Philippe II, et la +France à l'Espagne. Elle marche à la même ruine.</p> + +<p>Cela se voit de loin, et, dès le commencement. Le beau roi de seize +ans, revenant de la chasse, en bottes à l'écuyère et le fouet à la +main, défend au Parlement de demander jamais aucune économie. Il +commence la guerre à l'argent. Avec Fouquet, plus tard avec Louvois +(malgré les efforts de Colbert), il ouvre contre la France la campagne +victorieuse où il vint à bout définitivement de la fortune publique, +emportant pour dernier trophée l'immortelle banqueroute de trois +milliards à Saint-Denis.</p> + +<p>Toute autre nation, après les Mazarin, les Fouquet, les Louvois, tant +de guerres, tant de gloire, tant de héros, tant de fripons, resterait +assommée à ne se jamais relever. Et celle-ci pourtant dure encore.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page376" name="page376"></a>(p. 376)</span> Ce brevet d'immortalité, cette Jouvence nationale, comment +les expliquer? Le pauvre Sismondi se gratte ici la tête, et ne trouve +rien, sinon que peut-être, à force de tuer, les hommes étant plus +rares, le salaire croissait pour les survivants, qui souffraient un +peu moins. Je ne vois point cela. Vauban et Boisguilbert semblent dire +plutôt le contraire dans les lugubres épitaphes qu'ils font de la +France de Louis XIV.</p> + +<p>La seule explication, je l'ai trouvée dans un auteur anglais du <span class="smcap">XVII</span><sup>e</sup> +siècle, qui, traversant nos plaines à cette époque, vit, non sans +peur, une grande foule déguenillée de gens étiques, une ronde de vingt +ou trente mille gueux, qui dansaient de tout leur cœur. Ces +squelettes, n'ayant pas soupé, au lieu de se désespérer, faisaient un +bal le soir. C'était une armée de Louis XIV.</p> + +<p>Oublier, rire de tout, souffrir sans chercher de remède, se moquer de +soi-même et mourir en riant, telle fut cette France d'alors. La +chanson continue, et la comédie vient. Les grands consolateurs sont +nos comiques.</p> + +<p>Leur instrument, la nouvelle langue française, née des <i>Mazarinades</i>, +y est déjà étincelante. Elle est dans le <i>Roman comique</i>. Elle est +dans les <i>Mémoires de Retz</i>, qu'il commença certainement à Vincennes +(1652). Elle va éclater dans le pamphlet mordant, puissant, +victorieux, de la Fronde religieuse, les <i>Provinciales</i> (1657). Et +déjà aux portes est <i>Tartufe</i> (1664).</p> + +<p>Adieu le gaulois. Salut au français.</p> + +<p>La belle forte langue du <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle, qui si souvent vibre du +cœur, était un peu pédante. Elle s'accrochait <span class="pagenum"><a id="page377" name="page377"></a>(p. 377)</span> dans les +plis de sa robe, se retardait dans les aspérités (pittoresques, +admirables) dont elle est hérissée. Ce n'était pas langue de gens +pressés, de gens d'affaires, de combattants qui visent à frapper vite, +et ne demandent à la parole que vigueur et célérité.</p> + +<p>C'est là le sérieux de la Fronde. Elle ne laisse nul résultat visible, +palpable, matériel. Elle laisse un esprit, et cet esprit, logé dans un +véhicule invincible, ira, pénétrera partout.</p> + +<p>Elle a fait, pour l'y mettre, une étrange machine, la nouvelle langue +française.</p> + +<p>Cette langue a subi comme une transformation chimique. Elle était +solide, et devient fluide. Peu propre à la circulation, elle marchait +d'une allure rude et forte. Mais voici que, liquéfiée, elle court +légère, rapide et chaude, admirablement lumineuse. Si quelques +capricieux (des Montesquieu, des La Bruyère) en exploitent surtout +l'étincelle, le grand courant, facile et pur, n'en va pas moins d'une +fluidité continue, de Retz en Sévigné, et de là en Voltaire.</p> + +<p>La Fronde a fait cette langue. Cette langue a fait Voltaire, le +gigantesque journaliste. Voltaire a fait la Presse et le journalisme +moderne.</p> + +<p>Mais faut-il dire que cette puissance soit celle d'une langue +nationale? Non, c'est la langue européenne, acceptée par la diplomatie +de tous les peuples, reine hier par Voltaire et Rousseau, et +aujourd'hui si absolue, que les autres langues vaincues subissent peu +à peu sa grammaire.</p> + +<p>Ce terrible engin d'analyse éclaire tout, dissout tout et peut tout +mettre en poudre, broyer tout, formalisme, <span class="pagenum"><a id="page378" name="page378"></a>(p. 378)</span> lois, dogmes et +trônes. Son nom, c'est: <i>La raison parlée</i>.</p> + +<p>Un si fort dissolvant, que je ne suis pas sûr que même, pendant le +beau et solennel récitatif de Bossuet, on n'ait pas ri sous cape. La +France était, n'était pas dupe. Les deux choses sont peut-être vraies, +et pourraient bien se soutenir. L'enfant est grave en berçant sa +poupée (sincère même), la baise et l'adore, mais il sait bien qu'elle +est de bois.</p> + +<p>Fatalité de la lumière! Elle va pénétrant, par cette maudite langue +française, qu'on n'arrêtera pas. Plus d'asile aux ténèbres. Plus de +mystère, et plus de sanctuaire obscur. La <i>Nuit divine</i> (d'Homère) est +supprimée. Une telle langue, c'est la guerre aux dieux.<a href="#tam"><span class="small">[Retour à la Table des Matières]</span></a></p> + + + + +<p class="center p4">FIN DU TOME QUATORZIÈME</p> + + + +<a id="tam" name="tam"></a> +<h2><span class="pagenum"><a id="page379" name="page379"></a>(p. 379)</span> TABLE DES MATIÈRES</h2> + + +<div class="index"> +<p><span class="index-3"><a href="#pagei">PRÉFACE</a></span> +<span class="ralign">Pages.</span></p> + + +<p><span class="index-3">CHAPITRE PREMIER</span></p> + +<ul class="none"> +<li class="min2em"><span class="smcap">La Guerre de Trente ans.—Les marchés d'hommes.—La + bonne aventure</span> +<span class="ralign"><a href="#page001">1</a></span></li> +<li>Les marchés d'hommes +<span class="ralign"><a href="#page002">2</a></span></li> +<li>Gustave-Adolphe +<span class="ralign"><a href="#page003">3</a></span></li> +<li>Waldstein +<span class="ralign"><a href="#page004">4</a></span></li> +<li>La loterie, le jeu +<span class="ralign"><a href="#page006">6</a></span></li> +</ul> + +<p><span class="index-3">CHAPITRE II</span></p> + +<ul class="none"> +<li class="min2em"><span class="smcap">La situation de Richelieu. 1629</span> +<span class="ralign"><a href="#page013">13</a></span></li> +<li>Il vécut d'expédients +<span class="ralign"><a href="#page014">14</a></span></li> +<li>Son allocution au roi +<span class="ralign"><a href="#page017">17</a></span></li> +<li>Changement de sa politique en 1629 +<span class="ralign"><a href="#page019">19</a></span></li> +<li>Il rallie le clergé. Sa police de capucins +<span class="ralign"><a href="#page024">24</a></span></li> +</ul> + +<p><span class="index-3">CHAPITRE III</span></p> + +<ul class="none"> +<li class="min2em"><span class="smcap">La France ne peut sauver Mantoue.</span> 1629-1630 +<span class="ralign"><a href="#page028">28</a></span></li> +<li>Le Pas de Suse, 6 mars 1629 +<span class="ralign"><a href="#page031">31</a></span></li> +<li>Paix des huguenots +<span class="ralign"><a href="#page032">32</a></span></li> +<li>Les impériaux en Italie. Sac de Mantoue. 18 juillet 1630 +<span class="ralign"><a href="#page033">33</a></span></li> +</ul> + +<p><span class="index-3">CHAPITRE IV</span></p> + +<ul class="none"> +<li class="min2em"><span class="smcap">Richelieu contre les deux reines.</span> 1630 +<span class="ralign"><a href="#page042">42</a></span></li> +<li>Le roi. La maladie du roi +<span class="ralign"><a href="#page046">46</a></span></li> +<li>Il est à la mort (1<sup>er</sup> octobre). Intrigues des reines +<span class="ralign"><a href="#page050">50</a></span></li> +<li>Joseph traite à Ratisbonne +<span class="ralign"><a href="#page054">54</a></span></li> +<li>Mazarin sauve l'armée espagnole +<span class="ralign"><a href="#page058">58</a></span></li> +</ul> + +<p><span class="index-3">CHAPITRE V</span></p> + +<ul class="none"> +<li class="min2em"><span class="smcap">Journée des Dupes.—Victoire de Richelieu.</span> 1630-1631 +<span class="ralign"><a href="#page061">61</a></span></li> +<li>Mademoiselle de Hautefort +<span class="ralign"><a href="#page062">62</a></span></li> +<li>La <i>journée des Dupes</i> ne décida rien (10 novembre), + mais Richelieu saisit les lettres des reines (décembre) +<span class="ralign"><a href="#page067">67</a></span></li> +<li>Fuite de Gaston et de la reine mère. 1631 +<span class="ralign"><a href="#page075">75</a></span></li> +</ul> + +<p><span class="index-3">CHAPITRE VI</span></p> + +<ul class="none"> +<li class="min2em"><span class="smcap">Gustave-Adolphe. 1631</span> +<span class="ralign"><a href="#page078">78</a></span></li> +<li>Tristesse de Cervantès et de Shakespeare +<span class="ralign"><a href="#page079">79</a></span></li> +<li>Joie héroïque de Gustave et de Galilée +<span class="ralign"><a href="#page080">80</a></span></li> +<li>Gustave comme juste juge +<span class="ralign"><a href="#page082">82</a></span></li> +<li>Son maître Jacques de la Gardie, créateur de la guerre + moderne +<span class="ralign"><a href="#page084">84</a></span></li> +<li>Richelieu s'entend avec Gustave, peu, tard et mal +<span class="ralign"><a href="#page087">87</a></span></li> +<li>24 juin 1631, Gustave débarque en Allemagne +<span class="ralign"><a href="#page089">89</a></span></li> +<li>7 septembre, sa victoire à Leipzig, délivrance de l'Allemagne +<span class="ralign"><a href="#page092">92</a></span></li> +</ul> + +<p><span class="index-3">CHAPITRE VII</span></p> + +<ul class="none"> +<li class="min2em"><span class="smcap">Richelieu profite des victoires de Gustave. 1632</span> +<span class="ralign"><a href="#page095">95</a></span></li> +<li>Gustave ne pouvait sauver l'Allemagne qu'en s'y établissant +<span class="ralign"><a href="#page099">99</a></span></li> +<li>Richelieu envahit la Lorraine +<span class="ralign"><a href="#page101">101</a></span></li> +<li>Richelieu bat et décapite Montmorency +<span class="ralign"><a href="#page107">107</a></span></li> +<li>Son amour, sa maladie +<span class="ralign"><a href="#page111">111</a></span></li> +</ul> + +<p><span class="index-3">CHAPITRE VIII</span></p> + +<ul class="none"> +<li class="min2em"><span class="smcap">Richelieu chef des protestants.—Ses revers.—La + France envahie. 1635-1636</span> +<span class="ralign"><a href="#page115">115</a></span></li> +<li>Mort de Gustave, 16 novembre 1632 +<span class="ralign"><a href="#page117">117</a></span></li> +<li>Mort de Waldstein, 1634 +<span class="ralign"><a href="#page118">118</a></span></li> +<li>Richelieu eut-il une vraie notion de l'Équilibre? +<span class="ralign"><a href="#page121">121</a></span></li> +<li>Il est forcé de succéder à Gustave, 1633 +<span class="ralign"><a href="#page123">123</a></span></li> +<li>Il veut rompre avec l'Espagne et renvoyer la reine. +<span class="ralign"><a href="#page124">124</a></span></li> +<li>Échecs de 1635. +<span class="ralign"><a href="#page128">128</a></span></li> +<li>La France envahie, 1636. +<span class="ralign"><a href="#page131">131</a></span></li> +</ul> + +<p><span class="index-3">CHAPITRE IX</span></p> + +<ul class="none"> +<li class="min2em"><span class="smcap">La trilogie diabolique sous Louis XIII.—Religieuses de + Loudun. 1633-1639.</span> +<span class="ralign"><a href="#page137">137</a></span></li> +<li>De la direction des mystiques. +<span class="ralign"><a href="#page139">139</a></span></li> +<li>Le diable et les couvents. +<span class="ralign"><a href="#page141">141</a></span></li> +<li>Procès et mort d'Urbain Grandier. +<span class="ralign"><a href="#page149">149</a></span></li> +</ul> + +<p><span class="index-3">CHAPITRE X</span></p> + +<ul class="none"> +<li class="min2em"><span class="smcap">Les Carmélites.—Succès du Cid. 1636-1637.</span> +<span class="ralign"><a href="#page160">160</a></span></li> +<li>Le centre de l'intrigue espagnole. +<span class="ralign"><a href="#page164">164</a></span></li> +<li>Le Cid, glorification de l'Espagne. +<span class="ralign"><a href="#page169">169</a></span></li> +<li>L'<i>Académie</i>. +<span class="ralign"><a href="#page170">170</a></span></li> +</ul> + +<p><span class="index-3">CHAPITRE XI</span></p> + +<ul class="none"> +<li class="min2em"><span class="smcap">Danger de la reine</span>. Août 1637. +<span class="ralign"><a href="#page173">173</a></span></li> +<li>Lafayette et le père Caussin. +<span class="ralign"><a href="#page175">175</a></span></li> +</ul> + +<p><span class="index-3">CHAPITRE XII</span></p> + +<ul class="none"> +<li class="min2em"><span class="smcap">Conception et naissance de Louis XIV.</span> 1637-1638 +<span class="ralign"><a href="#page180">180</a></span></li> +<li>Situation désespérée de la reine en décembre 1637 +<span class="ralign"><a href="#page182">182</a></span></li> +<li>Lafayette sauve la reine (9 décembre 1637) +<span class="ralign"><a href="#page185">185</a></span></li> +<li>L'accouchement, 5 septembre 1638 +<span class="ralign"><a href="#page188">188</a></span></li> +</ul> + +<p><span class="index-3">CHAPITRE XIII</span></p> + +<ul class="none"> +<li class="min2em"><span class="smcap">Misère.—Révoltes.—La question des biens du + clergé.</span> 1638-1640. +<span class="ralign"><a href="#page190">190</a></span></li> +<li>Solidarité de ruine. +<span class="ralign"><a href="#page194">194</a></span></li> +<li><i>Va-nu-pieds</i> et <i>Croquants</i>. +<span class="ralign"><a href="#page196">196</a></span></li> +<li>Richelieu menace le clergé, n'en tire rien, recule. +<span class="ralign"><a href="#page201">201</a></span></li> +</ul> + +<p><span class="index-3">CHAPITRE XIV</span></p> + +<ul class="none"> +<li class="min2em"><span class="smcap">Richelieu relevé par les révolutions étrangères.—Les + favoris, Mazarin, Cinq-Mars.</span> 1638-1641. +<span class="ralign"><a href="#page203">203</a></span></li> +<li>Le Portugal et la Catalogne contre l'Espagne. +<span class="ralign"><a href="#page205">205</a></span></li> +<li>Influence italienne. Fortune de Mazarin. +<span class="ralign"><a href="#page207">207</a></span></li> +<li>Naissance de Monsieur (1639). +<span class="ralign"><a href="#page208">208</a></span></li> +<li>Richelieu donne au roi Cinq-Mars qui le trahit. +<span class="ralign"><a href="#page212">212</a></span></li> +<li>Conspiration de Soissons. 1641. +<span class="ralign"><a href="#page219">219</a></span></li> +</ul> + +<p><span class="index-3">CHAPITRE XV</span></p> + +<ul class="none"> +<li class="min2em"><span class="smcap">Conspiration de Cinq-Mars et de Thou</span>. 1642. +<span class="ralign"><a href="#page221">221</a></span></li> +<li>La reine et Gaston les trahissent. +<span class="ralign"><a href="#page228">228</a></span></li> +</ul> + +<p><span class="index-3">CHAPITRE XVI</span></p> + +<ul class="none"> +<li class="min2em"><span class="smcap">Isolement et mort de Richelieu.—Mort de + Louis XIII.</span> 1642-1643. +<span class="ralign"><a href="#page233">233</a></span></li> +<li>Ingratitude des Condés pour Richelieu. +<span class="ralign"><a href="#page235">235</a></span></li> +<li>Les deux mourants voudraient lier la future régente. +<span class="ralign"><a href="#page241">241</a></span></li> +</ul> + +<p><span class="index-3">CHAPITRE XVII</span></p> + +<ul class="none"> +<li class="min2em"><span class="smcap">Louis XIV.—Enghien.—Bataille de Rocroy.</span> 1643. +<span class="ralign"><a href="#page246">246</a></span></li> +<li>Gassion et Sirot gagnent la bataille. +<span class="ralign"><a href="#page252">252</a></span></li> +</ul> + +<p><span class="index-3">CHAPITRE XVIII</span></p> + +<ul class="none"> +<li class="min2em"><span class="smcap">L'avénement de Mazarin</span>. 1643. +<span class="ralign"><a href="#page255">255</a></span></li> +<li>La reine, pour le garder, donne tout à tous, emprisonne ses amis. +<span class="ralign"><a href="#page259">259</a></span></li> +</ul> + +<p><span class="index-3">CHAPITRE XIX</span></p> + +<ul class="none"> +<li class="min2em"><span class="smcap">Gloire et victoire.—Traité de Westphalie.</span> 1643-1648. +<span class="ralign"><a href="#page263">263</a></span></li> +<li>Mazarin vécut de l'éclat d'une victoire annuelle que + l'on arrangeait pour Condé. +<span class="ralign"><a href="#page264">264</a></span></li> +<li>Ses efforts pour empêcher la paix. +<span class="ralign"><a href="#page272">272</a></span></li> +</ul> + +<p><span class="index-3">CHAPITRE XX</span></p> + +<ul class="none"> +<li class="min2em"><span class="smcap">Le jansénisme.—La Fronde.</span> 1648. +<span class="ralign"><a href="#page275">275</a></span></li> +<li>La Fronde fut une révolution morale, aussi bien que + la Fronde religieuse du jansénisme. +<span class="ralign"><a href="#page277">277</a></span></li> +<li>Le Parlement, quoique menacé, défend le peuple. +<span class="ralign"><a href="#page279">279</a></span></li> +</ul> + +<p><span class="index-3">CHAPITRE XXI</span></p> + +<ul class="none"> +<li class="min2em"><span class="smcap">Le premier âge de la Fronde.—Les Barricades.—La + Cour, appuyée par la Fronde, emprisonne + Condé.</span> +<span class="ralign"><a href="#page285">285</a></span></li> +<li>Le Parlement pose la garantie des personnes et des + propriétés. +<span class="ralign"><a href="#page287">287</a></span></li> +<li>Gondi (depuis cardinal de Retz). +<span class="ralign"><a href="#page291">291</a></span></li> +<li>Paris deux fois trahi. +<span class="ralign"><a href="#page298">298</a></span></li> +<li>Folie de Condé. Sa prison. +<span class="ralign"><a href="#page300">300</a></span></li> +</ul> + +<p><span class="index-3">CHAPITRE XXII</span></p> + +<ul class="none"> +<li class="min2em"><span class="smcap">Second âge de la Fronde.—La Cour, appuyée par + la Fronde, chasse Condé.</span> 1650-1651. +<span class="ralign"><a href="#page304">304</a></span></li> +<li>Les héroïnes. +<span class="ralign"><a href="#page306">306</a></span></li> +<li>Mazarin bat Turenne. +<span class="ralign"><a href="#page308">308</a></span></li> +<li>Personne ne veut des États généraux. +<span class="ralign"><a href="#page315">315</a></span></li> +</ul> + +<p><span class="index-3">CHAPITRE XXIII</span></p> + +<ul class="none"> +<li class="min2em"><span class="smcap">Fin de la Fronde.—Combat du faubourg Saint-Antoine.</span> 1652. +<span class="ralign"><a href="#page317">317</a></span></li> +<li>Horreur et plaisanteries. +<span class="ralign"><a href="#page318">318</a></span></li> +<li>Massacre à Paris, Sodome à la cour. +<span class="ralign"><a href="#page326">326</a></span></li> +<li>Condé sauvé par la Fronde. +<span class="ralign"><a href="#page330">330</a></span></li> +</ul> + +<p><span class="index-3">CHAPITRE XXIV</span></p> + +<ul class="none"> +<li class="min2em"><span class="smcap">Fin de la Fronde.—Le terrorisme de Condé.—Second + massacre (à l'Hôtel de Ville).</span> 1652. +<span class="ralign"><a href="#page332">332</a></span></li> +</ul> + +<p><span class="index-3">CHAPITRE XXV</span></p> + +<ul class="none"> +<li class="min2em"><span class="smcap">Turenne relève Mazarin.—Règne de Mazarin.</span> 1652-1657. +<span class="ralign"><a href="#page348">348</a></span></li> +<li>Mazarin était perdu sans Turenne. +<span class="ralign"><a href="#page349">349</a></span></li> +<li>Froide et infaillible habileté de Turenne. +<span class="ralign"><a href="#page352">352</a></span></li> +<li>La guerre anthropophage. +<span class="ralign"><a href="#page357">357</a></span></li> +</ul> + +<p><span class="index-3">CHAPITRE XXVI</span></p> + +<ul class="none"> +<li class="min2em"><span class="smcap">Paix des Pyrénées.—Triomphe et mort de Mazarin.</span> + 1658-1661. +<span class="ralign"><a href="#page361">361</a></span></li> +<li>La misère et la famine jusqu'à la mort de Mazarin. +<span class="ralign"><a href="#page363">363</a></span></li> +<li>Sa politique contraire à celle de Richelieu. +<span class="ralign"><a href="#page366">366</a></span></li> +<li>L'Espagne ambitionne un second traité de mariage + avec la France. 1659. +<span class="ralign"><a href="#page369">369</a></span></li> +<li>Mort de Mazarin, 1661. +<span class="ralign"><a href="#page372">372</a></span></li> +<li>Cette paix n'est pas une paix. +<span class="ralign"><a href="#page373">373</a></span></li> +<li>Essor de la nouvelle langue française. +<span class="ralign"><a href="#page376">376</a></span></li> +</ul> +</div> + + +<p class="p4"><a id="footnote1" name="footnote1"></a> +<b>Note 1:</b> Quelle pitié de voir Schiller poser ce spéculateur en +face de Gustave-Adolphe! Waldstein est grand comme fléau, mais sa +spéculation était fort simple, et la prime effroyable qu'il donna au +soldat devait lui attirer tous les soldats de la terre. Gustave, le +maître à tous, trop grand pour dénigrer personne, ne faisait pas cas +des talents militaires de ce Waldstein. Il fit de petites choses avec +des moyens énormes. Son attitude d'acteur, sa tragi-comédie de +solitude dans la foule, de taciturnité, etc., fait rire le grand +Gustave. Il l'appelle sans façon: <i>Le fat</i> (Narren)? ou peut-être <i>le +sot</i>. Mais tout cela imprime une respectueuse terreur au pauvre +dramaturge. Il copie avec une admiration bourgeoise les vieux récits +allemands sur les magnificences de l'illustrissime coquin. Sa table +était de cent couverts; il avait tant de carrosses. Son maître d'hôtel +<i>était de première qualité</i>, etc.—Pauvretés pitoyables. Ce qui est +pire dans le livre de Schiller, ce qui fausse l'histoire à chaque +instant, c'est un déplorable effort d'impartialité entre le bien et le +mal. Reproche, au reste, qu'on peut faire à plus d'un Allemand, entre +autres à notre aimable, savant, ingénieux Ranke, qui nous a tant +appris. Son Histoire de la papauté (je parle de l'original, et non, +bien entendu, de la perfide traduction), avec tant de mérites divers, +a le tort de grossir énormément beaucoup de petites choses. Rome +d'abord. Dans sa pitoyable décadence, elle redevient le centre du +monde. C'est comme un cadran solaire en bois de sapin qui dirait: «Le +soleil tourne à cause de moi.» Mais, non, Rome ne s'y trompe pas. Elle +est moins occupée des visions ambitieuses des Jésuites, ou du grand +mensonge des missions, que de son piètre intérêt italien.—Les +jésuites, de même, sont surfaits par Ranke. Leurs rêves d'Armada, de +conquêtes d'Angleterre, etc., les montrent constamment chimériques. La +dissidence de ceux d'Allemagne et de France, celle des Jésuites +français entre eux, que je note dans ce volume, n'est pas propre non +plus à nous faire admirer la sagesse de l'ordre. Possevin, leur rusé +savantasse, me paraît, en conscience, un bien petit héros.—Les +Jésuites ont une chose dont on doit tenir compte: c'est la lente et +patiente préparation de la guerre de Trente ans par la captation des +familles nobles et princières, par la séduction des mères et la +conquête des enfants. Ils obtinrent une variété imprévue de l'espèce +humaine, <i>le bigot</i>, vrai coup de génie, comme celui de l'horticulteur +qui a trouvé la rose noire, sans parfum ni feuilles, un bâton. Ce +bâton, c'est Ferdinand II. On ne savait pas bien en détail comment ils +s'en servirent. L'archiviste de Vienne, Hormayer (V. les intéressants +<i>extraits d'Alfred Michiels, Siècle</i> de 1856), nous l'a complétement +révélé. Nous savons maintenant comment ces Pères, tenant en haut +l'Empereur, leur terrible marionnette, purent faire en bas de la +démocratie pour l'extermination du peuple. Leurs apôtres, dans le +carnage de Bohême, étaient des bouchers bien pensants, de pieux +laquais, de dévots tailleurs, etc. On massacrait, d'une manière +intelligente, jamais dans des lieux contigus, mais éloignés les uns +des autres, toujours aux moments imprévus. Cela désorientait la +résistance. Chacun, abattu, inquiet, se disait cependant: «Le mal est +encore loin.» Chacun croyait avoir un meilleur numéro dans cette +loterie de la mort. 11,000 communes sur 30,000 périrent entièrement; +les autres à moitié. Le pays offrait une profonde solitude. Les gens +armés qui se hasardaient à le traverser rencontraient parfois sur le +soir des paysans autour du feu, préparant leur souper, et un homme +dans la marmite. <i>Hormayer, Taschenbuch für die vaterlændische +geschichte</i>, 1836.</p> + +<p>Voilà des gens féroces, direz-vous, mais enfin bien habiles. Attendez. +Ceci n'est que le premier acte de la guerre de Trente ans, le moment +du <i>bigot</i>. Voici venir le second acte; c'est le <i>Marchand d'hommes</i>, +Waldstein, le spéculateur en armées. Tout échappe aux Jésuites. Ils +n'avaient pas prévu cela. Les voilà étonnés, effarés, comme un hibou +qui aurait couvé un vautour. Lorsque Waldstein a été éreinté par +Gustave, ils le font assassiner. Et alors ils reprennent force. Par +grande habileté? ils n'en ont pas besoin, ayant pour eux la +miraculeuse vertu d'une révolution territoriale qui offre à chacun le +bien du voisin.<a href="#footnotetag1"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p> + +<p><a id="footnote2" name="footnote2"></a> +<b>Note 2:</b> Nous possédons une curieuse histoire de la Loterie: <i>Del +giuco del Lotto, opera del conte Petitti di Roreto</i>. 8<sup>o</sup> 1853, +<i>Torino</i>. Elle commence en Italie au <span class="smcap">XIV</span><sup>e</sup> siècle, en Flandre en 1519, +en France en 1539. L'auteur, admirateur des gouvernements protecteurs +de la loterie, etc., n'en donne pas moins les faits les plus +intéressants sur les résultats moraux de cette institution fiscale. En +Lombardie, à Venise, les boulangers cuisent moins de pain la veille du +tirage.—V. aussi <i>Delamare</i>, Police, <i>Savary</i>, Dict. du Commerce, +l'<i>Encyclopédie</i> (par matières), le <i>répertoire de Favart-Langlade</i>, +et <i>Boulatignier</i>, de la <i>Fortune publique</i>. Savary nous apprend que +Saint-Sulpice, les Théatins, les Filles-Saint-Thomas, furent bâtis à +l'aide des loteries ecclésiastiques. Le nom originaire de la loterie à +Gênes est <i>Giuco del Seminario</i>.—Quant à l'histoire du Jeu en +général, j'ai eu un moment la tentation de la faire en recueillant les +textes innombrables que me fournissaient surtout les Mémoires du +<span class="smcap">XVII</span><sup>e</sup> siècle, le grand siècle du jeu. Gourville spécialement est ici +inappréciable. Qu'il est fier! qu'il est noble! Comme il sent bien sa +dignité de <i>beau joueur</i>, de croupier, d'homme de tripot! Son +assurance impose. La vertu, la probité, la morale des petites gens, +sont honteuses et baissent les yeux.<a href="#footnotetag2"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p> + +<p><a id="footnote3" name="footnote3"></a> +<b>Note 3:</b> Cette parole eût dû rester présente à ceux qui admirent +avec raison les monuments de la politique d'alors, mais s'en exagèrent +la portée systématique, la suite, la conséquence. Nous avons fait +effort dans ce volume pour faire apprécier dans son vrai caractère la +volonté très-forte, mais non pas fixe, de Richelieu, et les variations +fatales que lui imposèrent les événements. Mazarin va plus loin. Tout +en passant sa vie à calculer son jeu, à négocier, <i>ravauder</i> (comme +dit Retz), il attribue tous ses succès à sa bonne fortune.</p> + +<p>Il se moquait de ceux qui se creusaient la tête pour en chercher les +causes et croyaient qu'il avait des secrets, des recettes à lui. Il ne +réclamait qu'un mérite, d'<i>être heureux</i>.</p> + +<p>D'autre part, nous lisons dans les <i>Mémoires de Retz</i>, qu'un jour la +reine lui disant: «Le pauvre cardinal Mazarin est bien embarrassé,» il +aurait répondu: «Donnez-moi le Roi pour deux jours, vous verrez si je +le serai.»</p> + +<p>Retz a raison. Avoir le Roi en main et jouer sur cette carte, c'est +dans ce temps <i>être heureux</i> à coup sûr, et d'avance gagner la partie. +Donc il faut que l'histoire suive attentivement l'<i>heureux</i> joueur, +n'oublie jamais l'intrigue de cour qui est alors le point principal, +s'y place, regarde de là et l'administration intérieure, et la +politique extérieure, s'attache au Roi, à la chambre du Roi, «aux +douze pieds carrés qui, disait Richelieu, lui ont donné plus de +besogne que toute l'Europe.»</p> + +<p>Cette méthode, absurde en d'autres siècles, comme nous l'avons dit +ailleurs, est au <span class="smcap">XVII</span><sup>e</sup>, non-seulement la meilleure, mais la seule +possible. Elle en est la boussole. Autrement on se noiera dans l'océan +des actes et des paroles, dans la richesse souvent stérile des vaines +négociations, des dits et contredits sans résultat, des longs efforts +pour de petits effets, d'essais et d'idées avortés. Ces récits, ces +écrits, ces dépêches, vous tentent trop souvent par le mérite +littéraire, la forme agréable, le charme, la clarté du détail. +L'ensemble n'en est pas moins obscur. On est porté à chaque instant à +se méprendre et à donner aux choses une valeur propre, une portée +qu'elles n'ont pas. Heureusement une éclaircie se fait du côté de la +cour, un rayon du <i>Soleil</i> (le Roi), et l'on voit que l'œuvre +compliquée, laborieuse d'en bas, n'est qu'un petit reflet capricieux +de l'Olympe d'en haut.<a href="#footnotetag3"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p> + +<p><a id="footnote4" name="footnote4"></a> +<b>Note 4:</b> La belle publication de M. Avenel (<i>Lettres de +Richelieu</i>) étant peu avancée encore, c'est à lui-même que j'ai +demandé des renseignements. Personne, à coup sûr, ne connaît mieux +cette époque. Mais nous n'avons pas de document qui éclaircisse ce +point. J'ai été réduit aux trois volumes <i>manuscrits de la +Bibliothèque</i>, tellement insuffisants.—L'ouvrage estimable sur +l'<i>Administration de Richelieu</i>, dont je parle dans le texte, est +celui de M. Caillet. M. Caillet est savant, exact, judicieux (sauf le +chapitre de l'éducation auquel je reviendrai).—Du reste, ce qui fait +sentir partout les embarras financiers de Richelieu, ce sont ces +licenciements de troupes au moment les plus graves, mesures absurdes +si elles n'avaient été commandées par la nécessité.<a href="#footnotetag4"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p> + +<p><a id="footnote5" name="footnote5"></a> +<b>Note 5:</b> Quand il la fit faire par Marillac, elle était tout à +fait en harmonie avec ses actes d'alors, l'invasion de la Valteline, +la reconstruction de la Sorbonne, la défense de communiquer avec le +nonce, etc. En janvier 1629, il la fit recevoir au Parlement, voulant +montrer encore les dents au pape, lorsqu'il allait le secourir, afin +de le convaincre d'autant mieux de la nécessité de gagner un homme à +la fois si utile et si redoutable, qui, dans un pli de sa robe, +apportait la guerre et la paix. Le sens était: «Je maintiens +l'ordonnance, prêt à la sacrifier si l'on me fait légat à vie.» Il +paraît que la cour de Rome sut le leurrer un an de plus, et tirer de +lui un démenti de l'ordonnance gallicane, la démarche violente contre +Richer, vieux chef des gallicans. Cette démarche publique semblait +river pour toujours Richelieu dans l'ultramontanisme. Rome alors se +moqua de lui, croyant qu'il ne pourrait changer. Mais il changea +encore en 1638, quand il lança Du Puy et son livre des <i>Libertés +gallicanes</i>. Court moment, il est vrai. Il ne pouvait lutter +sérieusement contre Rome, sans troubler la conscience d'un roi si +maladif, craintif de la mort, de l'enfer.—J'insiste sur ces +<i>contradictions successives</i> de Richelieu et aussi sur ses +<i>contradictions simultanées</i> (par exemple, ses trois traités en sens +contraires d'avril 1631, V. plus loin). Personne n'a cherché davantage +à sauver l'apparence, à garder la fière attitude d'un homme tout d'une +pièce et d'immuable volonté. Le fameux <i>Testament</i>, les longs et +laborieux <i>Mémoires</i>, sont combinés pour cet effet. Ils réussissent à +donner l'admiration et le respect du grand labeur, de l'effort soutenu +d'un homme qui fait route à travers tant d'obstacles; mais ils ne +trompent nullement sur la fixité de sa politique.—Les <i>Mémoires</i>, +bien examinés, discutés et serrés de près, faiblissent spécialement en +trois points essentiels: 1<sup>o</sup> ils exagèrent les forts petits succès des +campagnes d'Italie, si misérables en comparaison des conquêtes du +<span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle. Ici, quels résultats? On secourt Casal, on prend +Pignerol, on laisse périr Mantoue, et on se coule à fond dans +l'opinion des Italiens. L'effet du <i>Pas de Suse</i> eût été grand, si +l'on n'eût, sur le champ, rentré en France et bientôt licencié trente +régiments.—2<sup>o</sup> Les <i>Mémoires</i> feraient croire que Richelieu, de bonne +heure, agit sérieusement avec Gustave (ce qui est faux, il ne pensait +alors qu'au Bavarois). Ils feraient croire du moins qu'il lui procura +sa trêve de Pologne. Mais tout le monde y travaillait, surtout la +Hollande; et le seul qui réussit, ce fut Gustave, par une victoire qui +découragea les Polonais.—3<sup>o</sup> Richelieu s'efforce d'obscurcir, +d'abréger, d'effacer ce qui, au fond, est le plus admirable en lui, sa +lutte désespérée contre l'intrigue espagnole des deux reines.<a href="#footnotetag5"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p> + +<p><a id="footnote6" name="footnote6"></a> +<b>Note 6:</b> La sécheresse des Mémoires est ici surprenante. Richelieu +court comme sur du feu. Bassompierre, Brienne, Mareuil, Gaston, +donnent quelques détails accessoires, extérieurs, et point du tout le +fond. Nul moyen de comprendre la <i>crise de Lyon</i> ni la <i>journée des +dupes</i>. Après cette journée (10 novembre 1630), on tire le rideau, on +fait semblant de croire qu'elle finit tout, et l'on ne dit plus <i>rien +pendant cinq mois</i>, sauf la fuite de Gaston et le traité de Suède. Ce +traité sert de remplissage; on le place en janvier, quoiqu'il n'ait +été alors que rédigé, projeté; il ne fut conclu qu'en avril. Ce +silence de cinq mois, d'<i>une demi-année presque</i>, est évidemment +convenu. C'est un mystère d'État.</p> + +<p>Par un arrangement tacite, chacun a mieux aimé éluder, esquiver. Cela +rend curieux. Mais, très-probablement, ce sont choses terribles et +périlleuses.</p> + +<p>Richelieu cependant avait la mauvaise habitude d'écrire, d'écrire +toujours. Il ne rédigeait pas tous les soirs exactement, comme +Mazarin, une note des faits de la journée. Il s'est fié généralement à +la grosse compilation de ses Mémoires qu'il faisait faire. Mais, pour +cette période si grave dont ses Mémoires parlent à peine, il ne s'est +fié qu'à lui-même. Un terrible petit journal, écrit par lui, en est +resté. Il a été publié en 1649.</p> + +<p>Comment cette pièce fut-elle déterrée, publiée? Je suppose qu'au +moment où Condé se brouilla avec la cour, à la fin de 1649, et se lia +intimement avec l'héritier de Richelieu (en le mariant), qu'à ce +moment, dis-je, Condé reçut de ce jeune duc le redoutable manuscrit de +famille, et le lança dans le public par les imprimeurs hardis de la +Fronde.</p> + +<p>Son authenticité ne peut pas être contestée. 1<sup>o</sup> Quoique ce soient de +simples notes sèches et brèves, parfois obscures, quand on a beaucoup +lu Richelieu, il est impossible de l'y méconnaître. Les faiseurs de la +Fronde eussent fait un livre piquant; mais, entre eux tous, ils +eussent travaillé des années sans rien faire qui, de près ou de loin, +rappelât ce terrible petit livre.—2<sup>o</sup> C'est un <i>memento</i> personnel, +extraordinairement sérieux, d'un homme d'action qui se parle à lui +seul; il est si occupé du fond, si inattentif à la forme, qu'il en +oublie la grammaire; souvent il commence par la première personne, il +dit <i>je</i>, puis il continue par la troisième, et dit <i>le cardinal</i>.—3<sup>o</sup> +Les rapports d'espions et de gens gagnés qui lui révèlent les détails +d'intérieur font penser aux pièces de police qu'on trouva au 9 +thermidor chez Robespierre. Mais ce qui ajoute aux révélations +qu'obtient Richelieu un caractère bien plus naïf, inimitable et +impossible à feindre, ce sont les mots imprudents de la reine, ses +échappées colères, ses petites bouderies, les faiblesses, les +violences par lesquelles elle se perdait.—4<sup>o</sup> Non-seulement les faits +dominants y sont fortement indiqués, mais on y trouve marquées de +légères nuances, peu importantes pour le résultat total de l'histoire, +fort importantes pour la critique qui y sent le détail vivant et le +trait précis de la vérité (par exemple, la malveillance que les +reines, liguées contre Richelieu, gardaient l'une pour l'autre, p. 34 +de l'éd. des <i>Archives cur.</i>, t. V).—5<sup>o</sup> Enfin, ce qui est bien plus +décisif que tout détail, c'est la force avec laquelle cette pièce +essentielle vient juste s'encastrer dans la lacune, et s'adapter par +tous ses angles aux angles précis du lieu vide, lequel, si vous ne l'y +mettez, restera comme un trou impossible à combler, et, bien plus, une +énigme irrémédiablement obscure.</p> + +<p>Maintenant la reine avorta-t-elle réellement, comme les médecins et +les femmes de la reine le dirent à Richelieu, ou l'enfant vécut-il? +Dans cette dernière hypothèse, il faudrait faire remonter bien plus +haut le commencement de la grossesse. Cet <i>aîné</i> de Louis XIV aurait +pu être alors le fameux <i>Masque de fer</i>. L'histoire de celui-ci +restera probablement à jamais obscure. Des écrivains, du reste fort +légers, de peu d'autorité (Delort, Madame de Campan, etc.), en ont +parlé, je crois, pour l'obscurcir et pour donner le change. On en +pensera ce qu'on voudra. Mais on ne me fera pas croire aisément qu'on +eût pris des précautions tellement extraordinaires, qu'on eût gardé à +ce point le secret (toujours transmis du roi au roi, et à nul autre) +si le prisonnier n'avait été qu'un agent du duc de Mantoue! Cela est +insoutenable. Si Louis XVI dit à Marie-Antoinette qu'on n'en savait +rien, c'est que, la connaissant bien, il se souciait peu d'envoyer ce +secret à Vienne.—Il est même douteux que, si le prisonnier eût été, +comme d'autres pensent, un <i>cadet</i> de Louis XIV, un fils de la Reine +et de Mazarin, les rois qui succédèrent eussent gardé si bien le +secret; mais très-probablement l'enfant fut un aîné, et sa naissance +obscurcissait la question (capitale pour eux) de savoir si Louis XIV, +leur auteur, avait régné légitimement.<a href="#footnotetag6"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p> + +<p><a id="footnote7" name="footnote7"></a> +<b>Note 7:</b> Joseph tenait le fil des destinées de Richelieu.—<i>Le +véritable père Joseph</i>, de Richard, est un livre léger, fait un +demi-siècle après, et qui, dans certains points, mérite peu de +confiance. Cependant l'auteur écrivait d'après des manuscrits que nous +n'avons plus, surtout d'après les <i>Mémoires d'État</i> de Joseph. Il y a +nombre de faits fort vraisemblables, ailleurs obscurs et à peine +indiqués, ici très-clairs et mis en pleine lumière. Au reste, quoiqu'à +l'exemple de tous les biographes il donne à son héros une importance +exagérée, il ne surfait pas du moins sa vertu. Richard est amusant. Il +semble nous promettre de beaux secrets de la politique du temps: «on +voit bien l'aiguille au cadran, dit-il; mais, si l'on voyait les roues +et les ressorts cachés!» Le dessous est beau en effet. Il montre son +Joseph marchant toute sa vie de trahison en trahison. Il trahit +Ornano. Il décide Gaston à trahir Chalais. Il habille un jeune comte +en Capucin pour aller à Bruxelles et surprendre les lettres qui +mèneront Chalais à la mort. En 1632, il conseille de faire mourir +Montmorency, de ne pas tenir parole à Gaston. Il trahit deux fois +Richelieu, et en signant le traité de Ratisbonne (1630), et en tirant +parole du roi de faire revenir sa mère, malgré le ministre (1638).</p> + +<p>Sur tout cela, Richard le croit le grand homme du temps.—L'ouvrage +n'est pas moral, mais il est curieux. Richard, qui probablement copie +le plus souvent Joseph, éclaire beaucoup de choses sans le savoir, +sans soupçonner la portée de ce qu'il dit. On suit très-bien chez lui +la lutte discrète, la haine cachée des deux grands <i>amis</i> l'un pour +l'autre, la duplicité de Joseph, qui, comme ministre de Richelieu, +conseille des choses violentes et hasardeuses, mais qui, en dessous, +travaille souvent le roi en sens contraire, qui parle pour et contre +Gaston, pour et contre Marie de Médicis, etc.<a href="#footnotetag7"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p> + +<p><a id="footnote8" name="footnote8"></a> +<b>Note 8:</b> C'était ici le lieu d'en parler; mais j'ai dû à ce grand +homme le respect de commencer par lui mes Éclaircissements. Je ne +pouvais d'ailleurs, dans une histoire de France, l'envisager que de +profil. La vieille histoire d'<i>Arkenholz</i>, sortie des pièces et des +récits originaux, est toujours excellente. Elle nous a sauvé beaucoup +de pièces importantes qui, je crois, n'existent plus ailleurs. Je +parle de celles qui racontent la mort de Gustave, le sac de +Magdebourg, etc.<a href="#footnotetag8"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p> + +<p><a id="footnote9" name="footnote9"></a> +<b>Note 9:</b> Un récit curieux et inédit de cet événement est celui que +l'abbé Fontana écrit à monseigneur Panzirole la même année 1634. Il +l'appelle <i>Valestayn</i>. Mais le célèbre général signait lui-même +<i>Waldstein</i>.—Il y donne d'abord la version officielle des impériaux, +avec des circonstances nouvelles, puis il ajoute: «Plusieurs répandent +que la trahison de Waldstein n'est point avérée; que ce sont ses +ennemis, les Espagnols et Bavière (sans doute le duc de Bavière), qui +ont tout fait pour le faire paraître coupable.» (<i>Extraits des +Archives du Vatican</i>, conservés à nos <i>Archives de France</i>, carton L, +386.)<a href="#footnotetag9"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p> + +<p><a id="footnote10" name="footnote10"></a> +<b>Note 10:</b> Richelieu doit être jugé relativement aux difficultés +infinies de sa position. La dévotion du roi, ses ménagements pour +Rome, l'espoir de devenir légat, lièrent le ministre aux Jésuites, et +l'empêchèrent d'être ce que la fierté de son génie l'aurait fait être, +un gallican, un sorboniste (lui, fondateur de la Sorbonne nouvelle). +Ce qui étonne le plus, c'est que dans sa politique et son intérieur +même, il les subit par l'ascendant croissant d'un homme affilié à la +Société, d'un sot fieffé, dangereux, haineux, venimeux, mais le scribe +des scribes et d'un travail énorme: Sublet du Noyer. Richelieu le fit, +en 1633, secrétaire d'État de la guerre, le chargea fort imprudemment +d'inspecter nos places en 1636, crut aux rapports de l'ignorant, ce +qui nous valut l'invasion et les faciles succès de l'ennemi qui vint +presque à Paris. Cette bévue, qui devait le faire chasser, fut au +contraire récompensée. Il fut chargé de fortifier des places, de +diriger des siéges, d'organiser la marine: il eut la surintendance des +bâtiments et manufactures, la surveillance de l'imprimerie royale, +etc. Richelieu, accablé, malade, ne s'occupait plus que de +l'extérieur, et bien plus encore des complots dont il était environné. +Sublet régna, à tort et à travers; il a laissé partout des marques de +son génie, l'érection des églises jésuites à pots de fleurs, la +destruction des œuvres les plus hautes de la Renaissance, +spécialement de la sublime <i>Léda</i> de Michel-Ange, l'unique tableau +qu'il eût peint à l'huile, qui était à Fontainebleau. Cet animal, +chargé de recevoir le Poussin que Richelieu appelait de Rome et +logeait aux Tuileries, eut l'impertinence de lui tailler la besogne, +exigeant qu'il lui fît tant de chefs-d'œuvre par mois. Le Poussin +se sauva à Rome.—L'attraction des sots pour les sots rendait Sublet +très-cher au roi. Ils disaient leur rosaire ensemble. Cela enhardit +fort le petit homme, si bien qu'en dessous il commençait tout +doucement à trahir le roi pour la reine, croyant être par elle +archevêque de Paris. Le mourant le mit à la porte. Et la reine, une +fois régente, ne se souvint plus de Sublet, qui prit la chose à +cœur, et, comme le pauvre père Joseph, creva d'ambition rentrée +(1645).<a href="#footnotetag10"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p> + +<p><a id="footnote11" name="footnote11"></a> +<b>Note 11:</b> Ici, et plus haut, je suis la Vie anonyme de madame de +Hautefort, publiée par M. Cousin.—On lui a très-amèrement et +très-justement reproché son culte pour les Chevreuse, les Longueville, +etc. Il est triste, en effet, de voir cet ancien et illustre maître, +éloquent initiateur de la jeunesse au stoïcisme de Kant et de Fichte, +de le voir, dis-je, aux genoux de ces coureuses dont les intrigues +noyèrent la France de sang. Elles avaient de l'esprit, je le veux +bien. Qui n'en avait? Elles parlaient à merveille. «Celui qui +parlerait mal à la cour, dit La Bruyère, aurait le mérite d'un savant +dans les langues étrangères.»—Avec tout cela, M. Cousin a publié des +textes inédits dont on doit profiter, révélé des faits curieux. On ne +connaissait bien ni madame de Hautefort, ni mademoiselle Lafayette, ni +même la reine Anne. La fameuse affaire du Val-de-Grâce n'était pas +bien éclaircie. On sait maintenant (<i>Chevreuse</i>, p. 52) que, le jour +de l'Assomption, la <i>reine communia et jura par l'Eucharistie</i> qu'elle +avait dans l'estomac, <i>qu'elle n'avait pas correspondu avec +l'Espagne</i>. Puis elle avoua <i>qu'elle avait menti et qu'elle s'était +parjurée</i>, qu'elle avait averti son frère de l'envoi d'un espion +français en Espagne, et des traités que l'Angleterre et le duc de +Lorraine allaient faire avec la France pour que l'Espagne pût les +empêcher.</p> + +<p>Partout ailleurs, la partialité de M. Cousin pour la galante reine est +bien naïve. Il doute du succès de Buckingham auprès d'elle. Et +pourquoi? Parce que Tallemant n'en a rien dit (il a omis bien d'autres +choses), parce que la Rochefoucauld n'en a rien dit. Mais la +Rochefoucauld, le chevalier personnel de la reine, si dévoué, qu'elle +voulait se faire enlever par lui à Bruxelles, n'avait garde de parler +d'une telle aventure. Retz, qui la conte, la tenait de la meilleure +source, de la Chevreuse, de celle même qui livra la reine à Buckingham +dans le jardin du Louvre.—M. Cousin, dans un autre passage +(<i>Hautefort</i>, p. 28, etc.), dénature les faits et les obscurcit par +une simple intervention chronologique. Il parle de la retraite de +Lafayette, de la grossesse de la reine, de la naissance de Louis XIV +(1638) <i>avant de parler</i> du danger de la reine, de l'affaire du +Val-de-Grâce, de l'expulsion de Caussin, etc. C'est placer les causes +après les effets. On n'y comprend plus rien. Dès que l'on rétablit les +dates dans leur ordre sévère, la clarté reparaît. C'est parce qu'en +1637 elle se crut perdue par deux fois (en août au Val-de-Grâce, et le +9 décembre par l'échec de Caussin), c'est pour cela qu'on fit le 9 la +tentative extrême. Sa grossesse, qui date de cette nuit, fit son salut +et lui donna quinze ans de règne.—Une chose singulière, et qu'on peut +vérifier à Westminster sur l'effigie de Buckingham, c'est que Louis +XIV ressemblait (un peu lourdement, il est vrai) à ce bel Anglais, +mort dix ans avant sa naissance. Dira-t-on que la reine, qui toute sa +vie garda ce souvenir, l'eut présent à l'esprit au moment de la +conception? Du reste, si elle fut enceinte en 1628 du fait de +Buckingham, comme elle le craignit (V. Retz), il ne serait pas +étonnant que l'enfant de 1638 lui eût ressemblé. Le premier amant (dit +M. Lucas, <i>Hérédité</i>) détermine souvent le type des enfants futurs qui +naîtront de ses successeurs.<a href="#footnotetag11"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p> + +<p><a id="footnote12" name="footnote12"></a> +<b>Note 12:</b> Louis XIV naîtra le 5 septembre 1638. Anne d'Autriche +a-t-elle conçu le 5 décembre 1637? Non. Les mois n'ont pas tous trente +jours. Il faut ajouter six jours pour les six mois qui ont trente et +un jours; mais, comme le mois de février n'en a que 28, il faut ôter +deux de ces six jours, c'est-à-dire n'en <i>ajouter que quatre au calcul +total</i>.—Donc, en ajoutant au 5 décembre quatre jours, on obtient le 9 +décembre, la veille de l'exil du Jésuite Caussin, le jour même où +Richelieu lui fit prononcer son exil, et où la reine, ayant échoué +dans cette dernière intrigue, n'eut plus de salut que dans une +grossesse.<a href="#footnotetag12"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p> + +<p><a id="footnote13" name="footnote13"></a> +<b>Note 13:</b> Les tableaux de l'administration de Richelieu, que nous +trouvons dans les ouvrages généraux de MM. Avenel (Introd.), Chéruel, +Bailly, Doniol, Dareste, etc., ne pouvaient être que sommaires. Pour +la première fois, les faits, les dates, ont été réunis et donnés au +complet avec de nombreuses citations des actes, dans l'ouvrage spécial +de M. Caillet. Je l'ai eu constamment sous les yeux, en écrivant ce +chapitre. On y suit à merveille les tergiversations et les +contradictions de Richelieu, et pour la levée de l'impôt (par élus, +par trésoriers, par intendants), et pour ses tentatives de faire aider +l'État par le clergé. M. Caillet ne tire aucune conclusion. Celle qui +ressort des faits, c'est que, Richelieu étant définitivement repoussé, +et le clergé (le grand propriétaire de France) ne donnant rien qu'un +<i>don gratuit</i> minime, ni l'État, ni la Charité, ne pourront se +constituer. Richelieu mourra à la peine, Vincent de Paul fera très-peu +de chose (six cent mille livres en six années pour des millions +d'affamés). Puis, va venir Colbert qui mourra à la peine. L'État +s'enfonce dans la mendicité. La bureaucratie progresse dans +l'extermination du peuple. Mais, ce n'est pas assez. C'est quand la +terre elle-même semble exterminée et ne produit plus, qu'arrive par +les grandes famines la Révolution de 89.—Sur les révoltes des +<i>va-nu-pieds</i> de Normandie, des <i>croquants</i> de Guyenne, voyez les +textes intéressants réunis par M. Bonnemère, <i>Histoire des paysans</i>. +Gassion, qui extermina les premiers, ne put s'empêcher d'admirer leur +valeur héroïque. Voir aussi l'importante <i>Histoire du Parlement de +Normandie</i>, par M. Floquet, et spécialement son <i>Diaire du voyage du +chancelier Séguier, à Rouen</i>.<a href="#footnotetag13"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p> + +<p><a id="footnote14" name="footnote14"></a> +<b>Note 14:</b> Et cependant il ne suit pas leur plan d'études dans son +collége. On disait, et on dit encore, qu'ils enseignaient <i>les +sciences</i> aussi bien que les langues. Les langues, c'est-à-dire le +latin (peu ou point de grec), s'enseignaient en six classes et au +moins en six ans; et, <i>dans une seule</i>, entre la rhétorique et la +théologie, ils enseignaient un peu de philosophie, de mathématiques et +de physique. Le plan que Richelieu traça pour son collége modèle de +Richelieu diffère essentiellement, en ce qu'à chaque classe et chaque +année, de la sixième à la philosophie, les sciences sont toujours +enseignées et en français. À la classe du matin, quand l'attention des +enfants est neuve et fraîche encore, on leur enseigne l'histoire, la +géographie, la physique, la géométrie, la musique, la mécanique, +l'optique, l'astronomie, la politique et la métaphysique. À la classe +du soir, ils se délassent par les poètes et les orateurs, les auteurs +épistolaires, les livres de dialogues, la prosodie et la grammaire. +Enseignement tout à fait différent de celui des Jésuites; celui de +Richelieu y donne la grande part, <i>plus de la moitié</i>, aux sciences, +qui, dans les colléges de La Flèche ou de Clermont, n'entraient au +total <i>que pour un douzième</i>.</p> + +<p>L'originalité réelle de leur collége de Clermont (rue Saint-Jacques) +était surtout en ceci, qu'il y avait à peu près autant de maîtres que +d'élèves, <i>trois cents Jésuites</i>, profès ou aspirants, pour <i>quatre +cents écoliers</i>. Je parle des écoliers <i>internes</i> seulement, des seuls +auxquels on fît attention, et qui étaient les enfants des plus grandes +familles. La mécanique de leurs colléges était très-forte, en ce sens +que le même professeur suivait l'enfant de classe en classe, le +prenait en sixième et le menait en rhétorique. L'élève maltraité ne +pouvait dire: «Dans un an, je suis quitte de ce professeur.» S'il +déplaisait malheureusement, si son maître le prenait en grippe, on le +fouettait six ans de suite. Cela rendait peureux, flatteur; on +craignait extrêmement un maître à perpétuité. Les enfants pauvres, les +boursiers, sous cette perspective, et suivis ainsi de la verge, +devaient travailler ou périr. La vieille Université de Paris, qui +fouettait tant, reproche cependant aux Jésuites de ne fouetter que les +pauvres, ces malheureux boursiers, tenus au collége par leur +subsistance.</p> + +<p>«Voilà qui est bien dur, diront les mères. Et comment tant de grandes +dames confiaient-elles à ces terribles Pères leur douce progéniture?» +Rassurez-vous. Autant leur mécanique, vue par là, était dure, autant, +d'un autre côté, elle était douce. Tous les Jésuites n'étaient pas +professeurs, beaucoup étaient <i>amis</i>. L'amitié était une position, un +métier, une profession spéciale. Parmi ces Jésuites non enseignants, +mais amateurs, qui causaient, conseillaient, observaient, se +promenaient, faisaient de la littérature, l'enfant pouvait se choisir +<i>un ami</i>. Quoi de plus rassurant pour la pauvre mère qui amenait son +nourrisson et s'en allait en larmes, que de le confier à ce bon Père +qui en faisait son pupille, se chargeait de le recommander, +d'intervenir pour lui, d'adoucir le pédant, de sauver un enfant si +tendre! «N'ayez pas peur, madame. Tout cela est pour nos boursiers, +des enfants rudes qui ne vont que par là... Mais ce beau cher petit +seigneur! j'en réponds, et rassurez-vous,» disait le Père.—Un père? +bien mieux, une mère tendre qui partageait ses jeux mieux que n'eût +fait sa mère, l'aidait dans son devoir, le menait au jardin, et +cueillait avec lui des fleurs. Inutile de dire que cet homme charmant +devenait pour l'enfant un confident aimé, indispensable; l'écolier le +cherchait, dès qu'il était libre, lui disait toutes ses pensées. +L'<i>ami</i> savait le fond du fond, dix fois plus que le confesseur. Il +renseignait parfaitement la Compagnie, et sur l'enfant, ses qualités, +ses vices, ses tendances, son caractère, et sur tout ce que l'enfant +pouvait savoir ou entrevoir des secrets de sa famille. Le connaissant +à ce point-là, il avait sur lui les plus fortes prises, s'en emparait +de plus en plus. Tellement, qu'au grand étonnement de la mère, quand +elle venait voir son enfant, il était froid, rêveur, distrait, +visiblement ennuyé d'elle, et fort impatient d'aller <i>jouer</i> avec son +<i>ami</i>. Mais on jouait bien moins qu'on ne causait. Les Jésuites +étaient fort caillettes, commères intarissables, aussi bavards que +curieux.—Il y avait, en cette institution, du bien, du mal. Sans nul +doute, la société douce et bonne d'un homme d'esprit peut affiner bien +vite; c'est ce qu'il y a de plus fort pour mûrir en serre chaude et +donner de prompts résultats. La concurrence était extrême et poussée +par tous les moyens. On faisait de petits parleurs, des académiciens +de douze ans, et des acteurs de treize pour les comédies de collége.</p> + +<p>Voilà le bien, si c'en est un. Le mal était ceci: Dans l'éducation +ordinaire, un même homme étant obligé d'alterner la rigueur et +l'indulgence, cumulant les deux rôles de Grâce et de Justice, +neutralise par l'une les effets de l'autre; il influe moins comme +homme que comme doctrine et ne prend d'autorité que celle de la +raison. Mais ici, l'homme de la Grâce n'ayant point à sévir jamais, +étant toujours un camarade aimable, un aide utile, un protecteur +surtout, défendant l'enfant de la peur, infailliblement gagnait tout +le cœur de la petite créature. Ce qui en advenait, on le sait trop.</p> + +<p>Si des résultats moraux et de l'éducation nous passons à +l'instruction, examinons quelle était la valeur réelle de leur +enseignement. On le devine par leurs très-médiocres commentaires sur +les auteurs anciens. Grande chute! quand on arrive là en sortant de la +vigoureuse et mâle érudition du <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle, qui retrouva parfois +l'âme même de l'Antiquité. À qui fera-t-on croire que de plats +écrivains, grotesques et ridicules, comme ils furent généralement, ont +pu être de vrais interprètes du noble génie antique? Cent ans avant +Pascal, Rabelais note d'un trait vigoureux l'aurore de cette belle +littérature (la Savatte de pénitence, la Pantouffle d'humilité, etc.). +Elle fleurit de plus en plus. N'inventant plus rien, on édite, on +ramasse, on balaye, on compile. Les gros recueils commencent avec je +ne sais combien de mauvais livres de classe. Dans ces catacombes de +l'ennui, l'on recueille religieusement tout l'inutile, le <i>detritus</i> +et le <i>caput mortuum</i>. À côté fourmille, frétille la fausse vie plus +morte encore, les épigrammes galantes, la dévotion en madrigal, etc. +Pour écarter les sottises honteuses et ne parler que des choses fades, +qui peut lire sans nausée une seule page du livre capital et +triomphant de la Société, si somptueusement édité, l'<i>Imago primi +sæculi Societatis Jesu</i>, 1640?—Mariana confesse que son ordre est +très-corrompu. Eh bien, la corruption morale se réfléchit dans celle +du goût. Leurs doctrines et leurs mœurs firent leur littérature, et +celle-ci qui subsiste, témoigne contre leur enseignement. M. Caillet a +tort de suivre ici, les yeux fermés, M. Émond, dans son <i>Histoire du +Collége Louis-le-Grand</i>. Il a tort aussi (p. 412) de révoquer en doute +l'assertion de l'Université: «que les Jésuites <i>traitaient mal les +boursiers, les écoliers pauvres</i> (<i>Mss. de la Bibl. Mazarine</i>). Cela +paraît bien vraisemblable quand on lit dans Ranke (Papauté) l'expresse +recommandation du légat <i>de mieux traiter les écoliers nobles et +riches</i>.<a href="#footnotetag14"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p> + +<p><a id="footnote15" name="footnote15"></a> +<b>Note 15:</b> Campion le dit expressément. Le 15 août 1641, il rassure +la Chevreuse en lui disant qu'il a brûlé les lettres de la reine. M. +Cousin, le défenseur ordinaire de ces dames, nous apprend pourtant, et +dans sa <i>Hautefort</i>, et dans sa <i>Chevreuse</i>, toute la gravité du +complot et la part qu'y prenait la reine. La Hautefort, par l'ordre +d'Anne, y était entrée. La Chevreuse, à Londres, avait formé +l'association des <i>émigrés français et des royalistes d'Angleterre</i> +(Holland, général de Charles I<sup>er</sup>, Montaigu, conseiller d'Henriette, +ardent papiste), et la ligue des uns et des autres <i>avec l'Espagne et +le pape</i>. À Bruxelles, elle y associa encore le duc de Lorraine et le +comte de Soissons. Complot trop vaste, trop mêlé d'éléments nombreux +et complexes, qui devaient marcher mal ensemble. Cette grande +politique, la Chevreuse, était un esprit romanesque, nullement +positif. Ceci rappelle les complots fous et visionnaires des Jésuites +avant l'Armada. On échoua. Puis on reprit la chose plus follement +encore par le petit Cinq-Mars. Le sérieux de l'échafaud a trop relevé +ce favori ridicule, si outrecuidant, si absurde. Il voulait, lui, ce +garçon de vingt ans, que le roi le laissât <i>tuteur du dauphin</i>. Cela +fit connaître le personnage comme mannequin de la cabale, et dégoûta +entièrement Louis XIII.<a href="#footnotetag15"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p> + +<p><a id="footnote16" name="footnote16"></a> +<b>Note 16:</b> Et on peut dire que, pour son compte, elle en tramait un +elle-même. Son plan était d'enlever ses enfants, à la mort de Louis +XIII. Elle chargea de Thou de demander au duc de Bouillon de la mener +à Sedan (Cousin, <i>Chevreuse</i>, p. 101). Bouillon, comme on le voit dans +toute la Fronde, appartenait essentiellement aux Espagnols. La reine +ne voulait pas moins que mettre le roi de France entre les mains du +roi d'Espagne. Quoi de plus criminel?—De Thou fut très-coupable. +Richelieu venait de lui pardonner déjà sa participation à un complot +de la Chevreuse.—M. Cousin se trompe (avec bien d'autres, il est +vrai), en disant, p. 105 de sa <i>Chevreuse</i>, que Richelieu eut le +traité le 11 juin. Les notes écrites à Tarascon par Richelieu même, +établissent que, le 7 juillet, il n'avait pas encore cette pièce +essentielle.<a href="#footnotetag16"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p> + +<p><a id="footnote17" name="footnote17"></a> +<b>Note 17:</b> Condé n'est pas sans droit à cette gloire; car, sans +lui, Gassion et les autres officiers inférieurs eussent été paralysés +par L'Hospital. Il y a droit encore par son allégresse héroïque qui +anima les troupes et par la part qu'il prit à la vigoureuse exécution. +L'excellent historien militaire Montglat, mestre de camp du régiment +de Navarre, contemporain (mort en 1675), très-capable et très-informé, +explique parfaitement que la bataille fut <i>gagnée par Gassion</i>, qui +agit et s'arrêta à point dans l'action, <i>et par Sirot</i>, qui refusa +d'agir à contre-temps, et désobéit à un ordre impérieux du prince.—Le +récit de Lenet, serviteur des Condés, n'est que ridicule.—La vie de +Sirot, fort romanesque en certains points, est fort sérieuse ici où +elle s'accorde avec Montglat. Du reste, elle n'est pas, comme on l'a +dit, un roman moderne. Elle est citée par l'abbé Arnaud (fils d'Arnaud +d'Andilly), qui fut carabinier sous Louis XIII.<a href="#footnotetag17"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p> + +<p><a id="footnote18" name="footnote18"></a> +<b>Note 18:</b> Le mariage secret de la reine et de Mazarin n'est +affirmé positivement que par la duchesse d'Orléans, mère du Régent. +Cependant il me semble à peu près certain. La reine, déjà fort dévote, +et de plus en plus, n'eût pas tellement montré sa passion si elle ne +l'eût crue légitime. Elle l'affiche pendant la Fronde avec une +assurance extraordinaire. Elle l'avoue dans ses lettres à Mazarin, +absent, avec l'effusion toute charnelle d'une épouse entièrement +asservie par l'exigence du tempérament (Ravenel, <i>Lettres</i>; +Walckenaër, <i>Sévigné</i>, deuxième partie, p. 471; Cousin, <i>Hautefort</i>, +p. 95, et 471-482. Voir aussi dans les <i>Appendices de Saint-Simon</i>, t. +XII, édition de Chéruel).—Les Mémoires témoignent que Mazarin se +conduisait avec elle, nullement avec les égards d'un amant, mais avec +la rudesse d'un mari indélicat, brutal.—Reste à expliquer comment +Mazarin, cardinal, a pu l'épouser. Mais il y a des exemples de princes +cardinaux que Rome a décardinalisés, lorsqu'une nécessité politique +les obligeait de se marier. Il est très-possible que l'attachement +dévoué et fidèle de Mazarin pour les Barberini tînt au secret de cette +dispense qu'ils lui avaient sans doute obtenue de leur oncle. Du +reste, il n'est pas nécessaire d'être prêtre pour devenir cardinal. +Mazarin, d'abord officier dans l'armée du pape, puis négociateur, +était alors un <i>abbate</i>. Mais ce titre n'engage à rien en Italie. «Je +ne pense pas qu'il y ait preuve que Mazarin ait jamais été prêtre. Je +n'en trouve aucune trace.» Cette assertion est grave; elle est du +savant et exact M. Chéruel, l'éditeur de <i>Saint-Simon</i>. Combien nous +avons à regretter que sa grande publication des <i>Lettres de Mazarin</i> +n'ait point paru encore!<a href="#footnotetag18"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p> + +<p><a id="footnote19" name="footnote19"></a> +<b>Note 19:</b> Le beau et modeste récit des Mémoires de Turenne indique +fort bien cependant qu'avec le corps Hessois qu'il commandait, il +sauva tout. Dans sa lettre à sa sœur, il lui annonce avec une +satisfaction contenue que Condé, dans l'effusion de sa reconnaissance, +le remercia solennellement devant l'armée. Condé n'en reste pas moins +dans l'histoire «le vainqueur de Nordlingen.»<a href="#footnotetag19"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p> + +<p><a id="footnote20" name="footnote20"></a> +<b>Note 20:</b> Quand on n'aurait pas là-dessus le témoignage de Brienne +et autres contemporains, on jugerait très-bien que les rôles de nos +plénipotentiaires avaient été arrangés, que les impertinences du +belliqueux Servien, en opposition avec la pacifique d'Avaux, étaient +voulues par Mazarin pour gagner du temps et attendre quelque bonne +circonstance. Celle qui vint, ce fut la paralysie financière, la +ruine, la banqueroute, qui le mit hors d'état de profiter des +révolutions de Naples et de Sicile. Puis, par-dessus tomba la Fronde, +la révolution de Paris. Mazarin n'avait rien prévu.—La guerre avait +duré si longtemps qu'on en avait oublié la cause, la spoliation du +Palatin, l'oppression du Rhin (ce paradis devenu un désert. V. +Turenne <i>passim</i>), l'exécrable extermination de la Bohême. Tout fut +approuvé, sanctionné au profit de l'Autriche et de la Bavière. +Victoire réelle des catholiques allemands sur nos alliés protestants. +Que signifie donc ce sot enthousiasme de quelques-uns sur +l'impartialité du traité de Westphalie, sur cette fondation de +l'équilibre de l'Europe, sur la gloire de la France, etc.? Il n'y eut +aucun équilibre. Le parti catholique resta le plus fort en Europe, +jusqu'à ce que l'Angleterre eût fini sa longue trahison, jusqu'à ce +que la France, ruinée par Louis XIV, eût cédé l'ascendant aux +puissances protestantes.<a href="#footnotetag20"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p> + +<p><a id="footnote21" name="footnote21"></a> +<b>Note 21:</b> Mazarin continuait la guerre, mais la reine eût fort +désiré s'arranger avec l'Espagne. Cela ressort des lettres inédites et +fort amusantes d'un général des Capucins, Innocent de Calatagiron, qui +se charge de rétablir la paix de l'Europe. Il explique lui-même avec +beaucoup d'audace et de forfanterie comment il se glisse partout et +fait la leçon aux reines et aux rois. Il s'adresse au duc d'Orléans, à +sa fille Mademoiselle, aux dames d'honneur, etc. Il croit les avoir +toutes <i>remplies du saint désir de la vengeance de la religion en +Allemagne</i> et de la nécessité de la paix générale. Les moyens de cette +paix sont peu pacifiques. <i>Il en faut d'extraordinaires et de +terribles</i>, il faut exterminer ce qui n'est pas catholique. La reine +Anne d'Autriche lui dit qu'elle ne demanderait pas mieux que de faire +la paix et de se rapprocher des Espagnols. «<i>Alors, mon caractère, mon +habit, me firent tout oser</i>;» je lui dis qu'il ne suffisait pas de le +désirer, qu'il fallait le faire, l'ordonner à ses ministres,» etc. +Ailleurs, la reine lui dit qu'elle a donné ses ordres à ses +plénipotentiaires: «<i>Je me mis alors à genoux pour rendre grâce au +ciel. Elle s'agenouilla aussi et ne voulut se relever qu'après +moi.</i>»—Le Capucin croit alors avoir tout fait. Il finit fièrement en +disant: «<i>Ego plantavi.... Illustrissimus dominus Nuntius +rigabit.</i>»—Ce Capucin infatigable court et va partout, en Bretagne, à +Bordeaux, en Espagne. La foule le suit, l'environne comme un messager +de paix, l'étouffe presque: «C'est sans doute en punition de mes +péchés, mais ils devinent toujours où je vais passer.» Ce concours de +monde est chose incroyable, effrayante: c'est comme une insurrection. +«Et il y en aura une, si on fait trop attendre la paix.» (E, 1035.) +Extraits des <i>Archives du Vatican</i>, conservés à nos Archives de +France, carton L, 386.<a href="#footnotetag21"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p> + +<p><a id="footnote22" name="footnote22"></a> +<b>Note 22:</b> Ce que je dis ici de Venise est un souvenir bien ancien +de ma première jeunesse. Grâce à Dieu, ce peuple héroïque s'est bien +relevé. La Venise de Manin n'a guère ressemblé à celle-là.<a href="#footnotetag22"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p> + +<p><a id="footnote23" name="footnote23"></a> +<b>Note 23:</b> Par quelle faiblesse d'esprit, par quelle impuissance de +critique, nos contemporains ont-ils été admirateurs exagérés de +Port-Royal, etc., et dénigreurs méprisants de la Fronde? Et qui ne +voit que c'est la même chose? Il y eut des deux côtés de bonnes +intentions, de l'honnêteté, des vertus (vertus intrigantes, +cabaleuses, disputeuses, si l'on veut). Au total, un médiocre génie. +La grande fureur d'Arnauld contre les calvinistes est ridicule, avec +tant de côtés communs. Le jansénisme, faible résurrection de saint +Paul, de saint Augustin, et, en plusieurs points, de Calvin et Luther, +a nui beaucoup, en ce qu'il a donné une petite porte à l'esprit de +liberté qui s'est fait tout petit pour passer là. Un seul, bizarre et +contrefait, mais grand, Pascal, s'est fait écraser au passage.—Du +reste, il faut appliquer à toute l'Église du <span class="smcap">XVII</span><sup>e</sup> siècle ce que j'ai +dit en parlant de la guerre, au sujet des petits grands hommes +comparés aux vrais géants. Qu'est-ce que c'est que ses prédicateurs +illustres, ses éloquents controversistes, devant Newton et Galilée? +Gloire, gloire aux inventeurs! Les autres doivent rester bien loin +derrière et en grande modestie.<a href="#footnotetag23"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p> + +<p><a id="footnote24" name="footnote24"></a> +<b>Note 24:</b> Voilà la moralité de la Fronde parlementaire, et la +gloire de nos magistrats. MM. les rieurs peuvent rire à leur aise. +Cela est très-beau et très-sérieux, et cela est incontestable. Il faut +seulement bien remarquer les dates. Nos pauvres magistrats ne +montrèrent pas beaucoup de génie, dans toute l'affaire, mais une +incontestable honnêteté. Retz ne montre ni l'un ni l'autre, quand il +se moque du bon président Blancmesnil, qui, admis au conciliabule et +voyant sur la table le traité avec l'Espagne, «crut voir l'holocauste +du Sabbat.» Le niais ici, c'est Retz. Comment ne voit-il pas que +l'Espagnol se moquait de lui? Si la conscience ne lui dit rien, le bon +sens devrait lui dire que le chat emploie sa patte de singe pour tirer +les marrons du feu. Il est curieux de voir un homme d'autant d'esprit +être le jouet de tous, surtout des femmes. Madame de Bouillon (avec +permission de son mari) l'amuse et le captive, lui lie le pouce, lui +tire du sang, etc. Madame de Longueville se joue de lui aussi, dans +l'intérêt de ses amants. Il n'est pas jusqu'à la <i>grosse Suissesse</i> +(Anne d'Autriche) qui ne fasse de la coquetterie avec lui, dans leurs +nocturnes rendez-vous, au profit de Mazarin. C'est le plus spirituel +de tous dont justement rit tout le monde.<a href="#footnotetag24"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p> + +<p><a id="footnote25" name="footnote25"></a> +<b>Note 25:</b> Cela est sérieux et suppose une redoutable unanimité. +Rien d'analogue jusqu'au grand jour de la prise de la Bastille. Que +serait-il arrivé si Retz et le Parlement avaient réellement lâché la +Révolution, la presse, non contre le faquin étranger, mais contre la +reine, de manière à établir ses trahisons, ses avis donnés à l'ennemi, +etc. On tenait à Paris deux femmes qui savaient tout et auraient tout +dit, madame de Chevreuse et madame de Guéméné. La reine n'avait aucune +idée de la prise qu'on avait sur elle. Tandis que la Fronde mettait +des gants pour la combattre, elle montra une violence, une férocité +que sa vie antérieure n'eût pas fait deviner. Elle insista plusieurs +jours pour faire mourir le premier qu'on fit prisonnier. Elle l'eût +fait. Mais les siens avertirent ceux de Paris, qui prièrent la reine +d'épargner ce malheureux, en faisant entendre pourtant tout doucement +qu'eux aussi ils avaient des prisonniers qu'ils pourraient faire +mourir. (Retz, p. 100.)—Elle savait à qui elle avait affaire. Ni +Retz, ni le Parlement, ni Condé, ne voulaient d'États généraux, ni de +révolution sérieuse. Cromwell, qui avait envoyé à Retz un homme sûr, +vit bien vite que toute l'affaire était ridicule. Ce Catilina +ecclésiastique, mené par les femmes, avait pour agents des curés et +des bedeaux, des habitués de paroisse. Il veut relever les libertés de +France; avec quoi? avec un clergé et une assemblée du clergé qui, par +son obstination à fermer sa bourse, s'est montré et déclaré le +véritable ennemi de l'État. Au moment de l'explosion, Retz ne sait ce +qu'il fera, il l'avoue. Il allait écrire à l'Espagne, dit-il? mais <i>il +attend Condé</i>; puis, sur quelques coquetteries de madame de +Longueville, il se jette de ce côté-là, et croit, contre Condé, +pouvoir créer l'automate Conti. Et c'est dans cette indécision +pitoyable qu'il fait le fier contre Cromwell, <i>le méprise</i>, dit-il. +Cromwell avait dit un mot fort et profond, modeste, qui semblait un +aveu: «On ne monte jamais si haut que quand on ne sait où l'on va.» Ce +mot, dit Retz, à l'horreur que j'avais pour lui ajouta <i>le +mépris</i>.—Lui, le petit bonhomme, il sait bien où il monte et ce qu'il +veut: il veut monter d'abord à devenir <i>gouverneur de Paris</i>. Première +chute; l'Italien rusé, au premier pas, lui fait donner du nez à terre. +Puis, ce profond ambitieux veut être <i>cardinal</i> de Rome, et c'est pour +cela qu'il fait l'amour à Anne d'Autriche. Seconde chute; ce chapeau, +pour lequel il trahit la Fronde, lui tombe sur la tête et l'écrase +définitivement. On le fait cardinal, mais c'est pour le mettre à +Vincennes.—Tous ces ridicules de conduite et cette petitesse de +nature n'empêchent pas que ses confessions (c'est plus que des +Mémoires) ne soient le livre capital et primordial de la nouvelle +langue française. Ce piètre politique est un admirable écrivain.<a href="#footnotetag25"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p> + +<p><a id="footnote26" name="footnote26"></a> +<b>Note 26:</b> Pourquoi ai-je abrégé la Fronde? Pour l'éclaircir. +Jusqu'ici elle reste obscure, parce que l'histoire y est restée +l'humble servante des faiseurs de mémoires et des anecdotiers. +L'histoire a été éblouie de tant d'esprit, de ce feu d'artifice de +bons mots, de saillies; et moi, j'en levais les épaules. Un fléau me +poursuit dans cette Fronde, le vrai fléau de la France, dont elle ne +peut se défaire, la race des <i>sots spirituels</i>. Dans la très-vieille +France, il n'y avait que certains terroirs, surtout nos hâbleurs du +Midi, qui nous fournissaient des <i>plaisants</i>; mais, depuis Henri IV et +l'invasion gasconne, tout pays en abonde. Tout le royaume, dans la +Fronde, se met à hâbler. Le plus triste, c'est que, de nos jours, les +historiens de la Fronde, de ses héros et de ses héroïnes, admirant, +copiant ce torrent de sottises bien dites et bien tournées, égayant +ces gaietés ineptes de leurs légèretés assez lourdes, ont réussi à +faire croire à l'Europe que la France, plus vieille de deux siècles, +et moins amusante, à coup sûr, n'a pas beaucoup plus de cervelle.<a href="#footnotetag26"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p> + +<p><a id="footnote27" name="footnote27"></a> +<b>Note 27:</b> J'adopte ce mot de Talon. Il est incontestable. Le +massacre de la Saint-Barthélemy s'explique (sans se justifier) par un +horrible accès de fanatisme, celui de septembre 93 par la panique de +l'invasion et la furie de la peur. Mais celui du 4 juillet 1652 n'est +évidemment qu'un acte de scélératesse et de calcul.—Peu importe qu'il +y ait eu peu ou beaucoup de morts. Il n'y eut que trente morts +considérables, et cent en tout, à ce qu'il paraît, du côté des +assiégés. Les assaillants perdirent bien plus de monde par la +résistance héroïque des archers de la Ville.—Condé négociait, et +c'était pour aider aux négociations, et améliorer son traité en se +faisant croire maître de Paris, qu'il organisa le +massacre.—Mademoiselle elle-même ne dit pas non,—Talon et Conrart +affirment positivement. Leur récit est confirmé par celui des +<i>Registres de l'Hôtel de Ville</i>, t. III, p. 51-73. Le procureur du +roi, Germain Piètre, veut qu'on le rappelle dans Paris. L'assemblée +murmure au départ des princes, leurs partisans disent dans la foule +qu'il n'y a rien à espérer de l'assemblée, et déchaînent la Grève +contre l'Hôtel de Ville, etc.<a href="#footnotetag27"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p> + +<p><a id="footnote28" name="footnote28"></a> +<b>Note 28:</b> M. Feillet a donné dans la <i>Revue de Paris</i> (15 août +1856) un très-précieux extrait de l'<i>Histoire du paupérisme</i> qu'il +prépare. Cet extrait résume les enquêtes et rapports, manuscrits ou +imprimés, que firent sur l'effroyable état de la France, pendant la +Fronde, <i>et jusqu'à la mort de Mazarin</i>, les envoyés de Vincent de +Paul et autres personnes charitables.—Rien de plus douloureux. On +peut juger, par cette lecture, si M. de Saint-Aulaire est excusable +d'appeler les plaintes de ce temps de vaines déclamations!<a href="#footnotetag28"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p> + +<p><a id="footnote29" name="footnote29"></a> +<b>Note 29:</b> Turenne le dit, dans ses Mémoires, d'une manière +indirecte, avec beaucoup de douceur et de finesse. «M. de Turenne +<i>pria</i> M. de la Ferté....<i>pria</i> M. Hocquincourt.» etc. Il constate +ainsi qu'il ne pouvait leur <i>commander</i>, et par conséquent qu'il n'est +pas responsable de leurs lenteurs, de leurs revers.—Nos <i>Archives +générales</i> possèdent plusieurs autographes de Turenne (ancienne +section M), et plusieurs pièces fort intéressantes pour l'histoire de +son frère, le duc de Bouillon, spécialement des lettres éloquentes et +touchantes de sa mère, fille de Guillaume le Taciturne. Dans l'une, +elle le prie de ne pas se perdre par ses intrigues. Dans plusieurs +autres, elle rampe aux pieds de Richelieu pour sauver la tête de son +fils.—<i>Archives</i>, K, carton 123, n<sup>o</sup> 29.<a href="#footnotetag29"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p> + +<p><a id="footnote30" name="footnote30"></a> +<b>Note 30:</b> J'ajourne au volume suivant les visites de Christine et +plusieurs faits des dernières années de Mazarin. Ils ne peuvent être +bien éclairés que par ses lettres mêmes, que l'excellent éditeur de +Saint-Simon, M. Chéruel, promet de donner au public. J'ai eu recours +plusieurs fois à son obligeance, dans le cours de ce travail, pour +l'éclaircissement de quelques points obscurs. Pour d'autres, il vaut +mieux attendre son importante publication.<a href="#footnotetag30"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p> + +<p><a id="footnote31" name="footnote31"></a> +<b>Note 31:</b> Un génie pénétrant, le sorcier hollandais Rembrandt, qui +sut tout deviner, dans son tableau lugubre, daté de la grande joie du +traité de Westphalie (1648), a parlé mieux ici que tous les +politiques, tous les historiens (le <i>Christ à Emmaüs</i>, que nous avons +au Louvre).—On oublie la peinture. On entend un soupir. Soupir +profond, et tiré de si loin! Les pleurs de dix millions de veuves y +sont entrés, et cette mélodie funèbre flotte et pleure dans l'œil +du pauvre homme, qui rompt le pain du peuple.—Il est bien entendu que +la tradition du Moyen âge est finie et oubliée, déjà à cent lieues de +ce tableau. Une autre chose déjà est à la place, un océan dans la +petite toile. Et quoi?... L'âme moderne.—La merveille, dans cette +œuvre profonde, d'attendrissement et de pitié, c'est qu'il n'y a +rien pour l'espérance. «Seigneur, dit-il, multipliez ce pain!... Ils +sont si affamés!» Mais il ne l'attend guère, et tout indique ici que +la faim durera.—Ce misérable poisson sec qu'apporte le fiévreux +hôtelier n'y fera pas grand'chose. C'est la maison du jeûne, et la +table de la famine. Dessous, rit, grince et gronde un affreux dogue, +le Diable, si l'on veut, une bête robuste, aussi forte, aussi grasse +que ces pauvres gens-là sont maigres. Il a sujet de rire, car le monde +lui appartient.—V. la description de ce tableau dans <i>La Foi nouvelle +cherchée dans l'Art</i>, par Alfred Dumesnil.</p> + +<p>De cette paix date la guerre qui nous divise et en France et ailleurs. +Les deux peuples qui sont en ce peuple conservaient jusque-là un reste +d'unité. Mais la dualité éclate. D'une part, un petit peuple français, +petit monde de cour, brillant, lettré et parlant à merveille. D'autre +part, très-bas, plus bas que jamais, la grande masse gauloise des +campagnes, noire, hâve, à quatre pattes, conservant les patois. +L'écartement augmente, le divorce s'achève, par le progrès même de la +haute France. Elle se trouve si loin de la basse, qu'elle ne la voit +plus, ne la connaît plus, n'y distingue plus rien de vivant, et pas +même des ombres, mais quelque chose de vague, comme un zéro en +chiffre. Des mots nouveaux commencent, d'abstraction terrible, +meurtrière, où disparaît tout sentiment de la vie.—Plus d'hommes, +mais des <i>particuliers</i>,—tout à l'heure des <i>individus</i>.<a href="#footnotetag31"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p> + + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of Project Gutenberg's Histoire de France 1618-1661, by Jules Michelet + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE FRANCE 1618-1661 *** + +***** This file should be named 30602-h.htm or 30602-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/3/0/6/0/30602/ + +Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and +the Online Distributed Proofreading Team at +http://www.pgdp.net (This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose +such as creation of derivative works, reports, performances and +research. They may be modified and printed and given away--you may do +practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is +subject to the trademark license, especially commercial +redistribution. + + + +*** START: FULL LICENSE *** + +THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE +PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK + +To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free +distribution of electronic works, by using or distributing this work +(or any other work associated in any way with the phrase "Project +Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project +Gutenberg-tm License (available with this file or online at +http://gutenberg.org/license). + + +Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm +electronic works + +1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm +electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to +and accept all the terms of this license and intellectual property +(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all +the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy +all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. +If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project +Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the +terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or +entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. + +1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be +used on or associated in any way with an electronic work by people who +agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few +things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works +even without complying with the full terms of this agreement. See +paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project +Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement +and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic +works. See paragraph 1.E below. + +1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" +or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project +Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the +collection are in the public domain in the United States. If an +individual work is in the public domain in the United States and you are +located in the United States, we do not claim a right to prevent you from +copying, distributing, performing, displaying or creating derivative +works based on the work as long as all references to Project Gutenberg +are removed. Of course, we hope that you will support the Project +Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by +freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of +this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with +the work. You can easily comply with the terms of this agreement by +keeping this work in the same format with its attached full Project +Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. + +1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern +what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in +a constant state of change. If you are outside the United States, check +the laws of your country in addition to the terms of this agreement +before downloading, copying, displaying, performing, distributing or +creating derivative works based on this work or any other Project +Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning +the copyright status of any work in any country outside the United +States. + +1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: + +1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate +access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently +whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the +phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project +Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, +copied or distributed: + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + +1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived +from the public domain (does not contain a notice indicating that it is +posted with permission of the copyright holder), the work can be copied +and distributed to anyone in the United States without paying any fees +or charges. If you are redistributing or providing access to a work +with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the +work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 +through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the +Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or +1.E.9. + +1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted +with the permission of the copyright holder, your use and distribution +must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional +terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked +to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the +permission of the copyright holder found at the beginning of this work. + +1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm +License terms from this work, or any files containing a part of this +work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. + +1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this +electronic work, or any part of this electronic work, without +prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with +active links or immediate access to the full terms of the Project +Gutenberg-tm License. + +1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, +compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any +word processing or hypertext form. However, if you provide access to or +distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than +"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version +posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), +you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a +copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon +request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other +form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm +License as specified in paragraph 1.E.1. + +1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, +performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works +unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. + +1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing +access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided +that + +- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from + the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method + you already use to calculate your applicable taxes. The fee is + owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he + has agreed to donate royalties under this paragraph to the + Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments + must be paid within 60 days following each date on which you + prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax + returns. Royalty payments should be clearly marked as such and + sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the + address specified in Section 4, "Information about donations to + the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." + +- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies + you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he + does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm + License. You must require such a user to return or + destroy all copies of the works possessed in a physical medium + and discontinue all use of and all access to other copies of + Project Gutenberg-tm works. + +- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any + money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the + electronic work is discovered and reported to you within 90 days + of receipt of the work. + +- You comply with all other terms of this agreement for free + distribution of Project Gutenberg-tm works. + +1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm +electronic work or group of works on different terms than are set +forth in this agreement, you must obtain permission in writing from +both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael +Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the +Foundation as set forth in Section 3 below. + +1.F. + +1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable +effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread +public domain works in creating the Project Gutenberg-tm +collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic +works, and the medium on which they may be stored, may contain +"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or +corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual +property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a +computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by +your equipment. + +1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right +of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project +Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project +Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all +liability to you for damages, costs and expenses, including legal +fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT +LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE +PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE +TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE +LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR +INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH +DAMAGE. + +1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a +defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can +receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a +written explanation to the person you received the work from. If you +received the work on a physical medium, you must return the medium with +your written explanation. The person or entity that provided you with +the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a +refund. If you received the work electronically, the person or entity +providing it to you may choose to give you a second opportunity to +receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy +is also defective, you may demand a refund in writing without further +opportunities to fix the problem. + +1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth +in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER +WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO +WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. + +1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied +warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. +If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the +law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be +interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by +the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any +provision of this agreement shall not void the remaining provisions. + +1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the +trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone +providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance +with this agreement, and any volunteers associated with the production, +promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, +harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, +that arise directly or indirectly from any of the following which you do +or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm +work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any +Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. + + +Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm + +Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of +electronic works in formats readable by the widest variety of computers +including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at http://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. Compliance requirements are not uniform and it takes a +considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up +with these requirements. We do not solicit donations in locations +where we have not received written confirmation of compliance. To +SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any +particular state visit http://pglaf.org + +While we cannot and do not solicit contributions from states where we +have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition +against accepting unsolicited donations from donors in such states who +approach us with offers to donate. + +International donations are gratefully accepted, but we cannot make +any statements concerning tax treatment of donations received from +outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. + +Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation +methods and addresses. Donations are accepted in a number of other +ways including checks, online payments and credit card donations. +To donate, please visit: http://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + + +</pre> + +</body> +</html> diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize +this eBook outside of the United States should confirm copyright +status under the laws that apply to them. diff --git a/README.md b/README.md new file mode 100644 index 0000000..641d8ad --- /dev/null +++ b/README.md @@ -0,0 +1,2 @@ +Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for +eBook #30602 (https://www.gutenberg.org/ebooks/30602) |
