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PAULIN PARIS, +DE LA BIBLIOTHÈQUE DU ROI. + + + +TOME NEUVIÈME. + + +Paris. +DONDEY-DUPRÉ PÈRE ET FILS, IMPR.-LIB. +RUE SAINT-LOUIS, N° 46, +ET RUE RICHELIEU, N° 47 _bis._ + +1830. + + + + +LETTRES +DE LORD BYRON, +ET +MÉMOIRES SUR SA VIE, +PAR THOMAS MOORE. + + + +_Préface du Traducteur_. + +Depuis la publication des deux premiers volumes de ces _Mémoires_, les +journaux de la Grande-Bretagne ont ouvert leurs colonnes aux +interminables réclamations des amis de lady Noël Byron, à lès en croire, +injustement traitée dans le cours de cet ouvrage. La veuve de l'illustre +poète a fait elle-même retentir ces organes insoucians du mensonge et de +la vérité, des plaintes que _semblaient_ lui arracher l'indiscrétion de +l'éditeur, la perfidie de ses demi-confidences, et surtout le rôle +affreux qu'il prêtait aux personnes dont elle était entourée à l'époque +de la déplorable affaire de son divorce. Certes le public a dû voir avec +étonnement les récriminations de lady Byron. Jusqu'alors, il accusait M. +Moore d'une partialité peu généreuse en faveur des adversaires de +l'illustre poète qui lui avait remis l'honorable soin de le défendre; et +le dépositaire, peut-être infidèle, semblait avoir assez fait, sinon +pour sa considération personnelle, du moins pour celle d'une famille à +laquelle Lord Byron avait toujours attribué ses chagrins les plus +cuisans. Voici la première lettre de lady Byron, publiée dans la +_Litterary Gazette_, et reproduite quelques jours après dans le _Times_: + +«Déjà, une multitude d'écrits remplis de faits notoirement faux ont été +livrés au public; j'ai dédaigné d'y répondre. Mais aujourd'hui il s'agit +d'un ouvrage publié par un homme regardé comme l'ami, le confident de +Lord Byron, et par conséquent comme un personnage dont les révélations +sont fondées sur la meilleure autorité. Cependant les faits contenus +dans cet ouvrage n'en sont pas moins erronés. On ne devrait jamais +attirer l'attention du public sur les détails de la vie privée; mais +quand cela arrive, les personnes victimes d'une telle indiscrétion ont +le droit de repousser d'injurieuses attaques. M. Moore a donné au public +ses propres impressions sur des événemens particuliers qui me touchent +de fort près; et il en a parlé comme s'il eût eu la connaissance la plus +parfaite de ce dont il parlait. La mort de Lord Byron me rend plus +pénible encore l'obligation de revenir sur des circonstances qui me +reportent à l'époque de mon mariage. Mon intention est donc de ne les +faire connaître qu'autant qu'il le faudra pour parvenir au but que je me +propose dans cette déclaration. Nul motif de justification personnelle +ne m'anime, et je n'accuserai personne: mais la conduite de mes parens +étant représentée sous un jour odieux dans certains passages extraits +des lettres de Lord Byron et dans les remarques de son biographe, je me +crois obligée de les défendre d'imputations que je _sais_ être fausses. + +Voici les divers passages des lettres de Lord Byron dont je veux parler: + +Dans le second volume on a outragé la réputation de ma mère en disant: + +«Mon enfant est dans un état de santé florissant et prospère à ce qu'on +me dit; mais je veux y voir par moi-même; je ne me sens nullement +disposé à l'abandonner à la contagion de la société de sa grand'mère.» + +C'est à tort qu'on l'a accusée de s'être abaissée à employer des +espions: «Une dame C. (espèce de factotum et _espion de lady Noël_) est +regardée par des gens bien instruits comme la cause occulte de toutes +nos dissensions domestiques.» + +Je cite aussi le passage où, après avoir voulu m'excuser moi-même, on +ajoute immédiatement après: «Ses plus proches parens sont.......» Ici le +mot laissé en blanc indique que l'expression était trop offensante pour +être publiée. + +Ces passages tendent évidemment à jeter quelque défaveur sur mes parens, +et peuvent faire croire que ce sont eux qui ont personnellement causé +notre séparation, ou qu'ils l'ont provoquée par les espions officieux +qu'ils ont employés. + +On peut induire aussi des passages suivans de la biographie, que mes +parens ont du moins exercé une influence qui ne leur appartenait pas, +afin de parvenir à leur but. «Ce fut peu de semaines après notre +dernière entrevue (Lord Byron et M. Moore) que lady Byron prit la +résolution de se séparer de son époux. Elle avait quitté Londres dans +les derniers jours de janvier pour aller voir son père dans le comté de +Leicester, et Lord Byron devait l'y rejoindre peu de tems après. Ils +s'étaient quittés dans une union parfaite: en route, elle lui écrivit +encore une lettre pleine de tendresse et de gaîté; mais à peine arrivée +à Kirkby-Mallory, le père écrivit à Lord Byron pour lui apprendre que +jamais il ne la reverrait.» + +En répondant à ce passage, j'éviterai autant qu'il me sera possible de +parler de choses personnelles soit à Lord Byron, soit à moi-même. Je me +borne à rétablir les faits. Je quittai Londres le 15 janvier 1816 pour +me rendre à Kirkby-Mallory, résidence de mon père et de ma mère. Lord +Byron m'avait signifié formellement dans sa lettre du 6 du même mois, +qu'il désirait que je quittasse Londres aussitôt qu'il me paraîtrait +convenable de le faire. Mais je ne pouvais me risquer à entreprendre ce +voyage fatigant plus tôt que le 15. Avant mon départ, j'avais été +vivement frappée de cette idée que Lord Byron était atteint de folie. Ce +qui surtout m'avait donné cette opinion, c'étaient les confidences de +ses plus proches amis, et de ses domestiques qui avaient eu plus que moi +le loisir de l'observer pendant la dernière partie de notre séjour en +ville. On avait même été jusqu'à me dire qu'il était à redouter qu'il ne +se détruisit lui-même. D'accord avec sa famille, j'avais consulté le 8 +janvier le docteur Baillie, notre ami, sur cette maladie qu'on +soupçonnait. Je lui racontai toutes les particularités venues à ma +connaissance, et j'ajoutai que Lord Byron m'avait témoigné le désir de +me voir quitter Londres. Le docteur saisît aussitôt cette idée, et pensa +qu'en cas de quelque dérangement d'esprit, mon éloignement pouvait être +fort utilement mis à profit. Le docteur Baillie ne pouvait avoir, à cet +égard, d'opinion arrêtée, puisqu'il n'avait point approché +personnellement Lord Byron. Il me recommanda d'éviter avec soin dans ma +correspondance tout sujet de déplaisir ou de tristesse. + +Telles étaient donc mes pensées quand je quittai Londres, bien résolue +de suivre les avis du médecin. Quelle qu'eût été la conduite de Lord +Byron à mon égard depuis mon mariage, c'eût été une véritable inhumanité +de montrer dans cette circonstance le moindre ressentiment. Le jour de +mon départ, et encore à mon arrivée à Kirkby, le 16 janvier, j'écrivis à +Lord Byron une lettre fort affectueuse, ainsi que j'en étais convenue +avec M. Baillie. On a plus tard répandu ma dernière lettre, et on a +voulu trouver là des preuves que j'avais cédé à des influences +étrangères, quand ensuite j'abandonnai mon mari. On en a tiré la +conséquence que j'avais quitté Lord Byron dans le plus parfait accord; +que des sentimens incompatibles avec la moindre idée d'outrage m'avaient +dicté ma dernière lettre, et que ma résolution n'avait subitement changé +que quand je m'étais trouvée sous l'influence de mes parens. Ces +assertions sont absolument dénuées de fondement: il n'y a point eu la +moindre intervention étrangère. + +A mon arrivée à Kirkby-Mallery, mes parens ne se doutaient en rien des +circonstances qui détruisaient toutes mes espérances de félicité; et +quand je leur fis part de l'état d'esprit dans lequel se trouvait Lord +Byron, ils firent tous leurs efforts pour me dissuader et le défendre. +Ils assurèrent en outre à ceux de nos parens qui étaient avec lui à +Londres qu'ils feraient tout ce qui dépendrait d'eux pour guérir sa +maladie par les soins les plus attentifs, et qu'ils espéraient, si on +pouvait le décider à venir les voir, obtenir les meilleurs résultats de +leurs efforts. C'est dans ces intentions que ma mère écrivit le 17 à +Lord Byron, en l'engageant à se rendre à Kirkby-Mallory. Elle l'avait +toujours traité avec la plus affectueuse considération: son indulgence +pour lui s'étendait jusqu'à ses moindres sentimens. Jamais, tant qu'elle +vécut avec lui, il ne lui échappa une parole qui pût le blesser[1]. + + [Note 1: On peut, afin d'apprécier la véracité de lady Byron, + consulter, sur la _bienveillance_ de sa mère pour notre + poète, le premier chant de _Don Juan_ et les _Mémoires du + capitaine Medwin_.] + +Après notre séparation, les détails que me donnèrent des personnes qui +vivaient dans son intimité ne firent que fortifier les doutes qui déjà +s'étaient élevés dans mon esprit sur la réalité de son mal; les rapports +des médecins étaient d'ailleurs loin d'établir le fait de l'aliénation +mentale. Dans ces circonstances, je crus devoir déclarer à mes parens +que, si je devais considérer la conduite passée de Lord Byron comme +celle d'un homme dans son bon sens, rien ne pourrait m'engager à +retourner auprès de lui. Mes parens et moi jugeâmes convenable de +consulter les gens les plus capables de nous éclairer à cet égard. Ma +mère se détermina donc à se rendre à Londres, pour cet objet, et afin +d'y recueillir de plus amples informations sur ce qui avait pu faire +supposer un dérangement d'esprit. Je lui avais donné procuration pour +recueillir les opinions d'hommes de lois sur un mémoire que j'avais fait +moi-même, bien que j'eusse alors des motifs de cacher une partie de +l'affaire, même à mon père et à ma mère. + +Convaincue par ces recherches et par toute la conduite de Lord Byron, +que les soupçons de folie conçus contre lui étaient tout-à-fait faux, je +n'hésitai point à autoriser les mesures qui devaient lui ôter tout +pouvoir sur moi. C'est d'après ma résolution, que mon père lui écrivit +le 2 février pour lui proposer de nous séparer à l'amiable. Lord Byron +repoussa d'abord cette proposition; mais quand on lui eut assuré que, +s'il persistait dans son refus, il faudrait en venir aux lois, il +consentit à signer l'acte de séparation. Je m'adressai au docteur +Lushington, qui avait parfaitement connu tous les détails de cette +affaire, pour qu'il voulût bien écrire tous ses souvenirs, et voici la +lettre qu'il me répondit à ce sujet. Elle prouvera que ma mère ne put +jamais avoir contre Lord Byron le moindre sentiment d'inimitié: + + +MA CHÈRE LADY BYRON, + +«Voici tout ce que ma mémoire peut me fournir sur le sujet dont vous +m'entretenez dans votre lettre. + +«Lady Noël me consulta d'abord pour votre affaire pendant que vous étiez +encore à la campagne. Ce qu'elle me dit alors suffisait pour justifier +une séparation; mais cependant les choses ne me parurent pas tellement +graves, qu'il fût indispensable d'en venir à ce point. Je crus même +qu'une réconciliation avec Lord Byron n'était pas impossible, et je m'y +serais très-volontiers employé. Je ne vis dans le récit de lady Noël, ni +la moindre exagération, ni le plus léger désir d'empêcher un +rapprochement: elle ne fit aucune objection quand j'en parlai. Lorsque +vous revîntes en ville, quinze jours ou peut-être plus après ma première +entrevue avec lady Noël, vous fûtes la première à m'informer de faits +qui, je n'en doute pas, n'étaient à la connaissance ni de sir Ralph ni +de lady Noël. Ces nouveaux renseignemens changèrent tout-à-fait mon +opinion; la réconciliation me parut dès-lors impossible; je déclarai ce +que je pensais, et j'ajoutai que, si jamais on revenait à cette idée de +rapprochement, je ne m'en mêlerais absolument en rien, soit en restant +dans les devoirs de ma profession, soit autrement. + +«Croyez-moi toujours votre très-affectionné,» + + ÉTIENNE LUSHINGTON. + + + +Je dois seulement ajouter ici que, si les informations sur lesquelles +mes conseils légaux (feu sir Samuel Romilly et le docteur Lushington) +ont formé leur opinion étaient fausses, c'est sur _moi seule_ que +devraient retomber tout l'odieux et toute la responsabilité. + +J'espère que les faits que je viens d'exposer ici suffiront pour +disculper mon père et ma mère de toute participation à mon divorce. Ils +ne l'ont ni causé, ni provoqué, ni conseillé; l'on ne peut les condamner +pour avoir donné à leur fille l'abri et l'assistance qu'elle réclamait +d'eux. Comme il n'y a point d'autres personnes de ma famille qui +puissent défendre leur mémoire de l'insulte, je me vois forcée de rompre +un silence que j'espérais garder toujours, et je demande à ceux qui +liront la vie de Byron qu'ils pèsent avec impartialité le témoignage +qu'on vient de m'arracher. + +Hanger-Hill, 19 février. + + A.J. NOËL BYRON. + + +Le lecteur, avide de détails sur les circonstances et les causes de +cette fameuse séparation, n'en trouve que de bien insignifians dans la +lettre que nous venons de citer. Que lady Byron ait demandé de sa propre +inspiration, ou d'après les conseils de sa mère, l'acte du fatal +divorce, c'est une circonstance assez peu intéressante en elle-même. La +seule chose que l'on doit ici remarquer, c'est que lady Byron avait le +malheur de méconnaître non-seulement le génie sublime, mais le bon sens +et la raison de son mari. Elle l'avoue naïvement: il lui fallu le +témoignage de tous ceux qui approchaient Lord Byron; il fallut la +sentence formelle des médecins pour lui persuader que l'auteur de +_Childe Harold_ n'était pas un fou. Avouons-le: ce premier motif de +divorce ne doit pas nous prévenir en faveur du second. + +La longue lettre de M. Campbell, insérée dans le _New Monthly Magazine_ +(avril 1830), offre moins d'intérêt encore que la précédente. Son +étendue ne nous permet pas de la traduire en entier; ce ne serait pas, +d'ailleurs, chose facile: jamais on n'a tant abusé de la facilité +malheureuse qu'offre la langue anglaise de multiplier les mots et les +phrases sonores sans exprimer d'idées et sans en suggérer au lecteur. + +L'illustre auteur des _Plaisirs de la Mémoire_[2], au mérite duquel +Byron a rendu si amplement justice, M. Campbell, commence par nous +apprendre qu'il avait consenti, le mois précédent, à l'insertion, dans +la _Revue_ qu'il dirige, d'un article louangeur, sur les _mémoires_; que +même, il en avait fait disparaître certains passages, où le critique +reprochait à M. Moore une partialité coupable envers lady Byron. «Mais, +ajoute-t-il, j'avais agi ainsi par suite de ma répugnance à blâmer _mon +ami_ M. Moore, et parce que je n'avais pas assez approfondi les passages +du livre incriminés. En outre, je ne croyais pas _alors_, comme je le +sais aujourd'hui, que lady Byron fût entièrement irréprochable dans +l'affaire de la séparation.» + + [Note 2: Voyez dans les _Poètes anglais et les Journalistes + écossais_, page 373 du deuxième vol. des œuvres complètes.] + +Comment! cette fameuse séparation date de quatorze ans, et voilà enfin +la conviction de M. Campbell tout-à-coup formée, arrêtée, ou plutôt +changée du tout au tout! que s'est-il donc passé pendant ce mois de +mars? Le voici: M. Campbell a écrit à lady Byron, lui demandant pour +_son instruction particulière_ une appréciation de l'exactitude ou de +l'inexactitude des faits avancés par M. Moore, et il en reçut la réponse +qu'il publie _à ses périls_, parce qu'elle lui a paru importante, _et +sans avoir eu le tems d'en demander la permission_ à cette dame: + + +MON CHER M. CAMPBELL, + +«En prenant la plume dans l'intention de vous indiquer, pour votre +_instruction particulière_, les passages du livre de M. Moore qui me +concernent et que je crois susceptibles de contradiction, je les trouve +encore bien plus nombreux que je n'avais d'abord supposé. Nier une +assertion _çà et là_, ce serait implicitement reconnaître la vérité du +reste. Si, au contraire, j'entreprenais de prouver toute la fausseté du +point de vue sous lequel M. Moore présente les choses, je me verrais +obligée à de certains détails, que dans les circonstances actuelles je +ne puis dévoiler, d'après mes principes et mes sentimens. Peut-être, par +un exemple, vous convaincrai-je mieux de la difficulté du cas: il n'est +pas vrai que des embarras pécuniaires furent les causes qui troublèrent +l'esprit[3] de Lord Byron, et la principale raison des arrangemens qu'il +prit à cette époque. Mais puis-je raisonnablement m'attendre que vous ou +d'autres le croirez, à moins que je ne vous montre quelles ont été les +causes en question?... et c'est ce que je ne puis faire. + +Je suis, etc.» + + E. NOËL BYRON. + + [Note 3: Encore _l'esprit de Lord Byron troublé_! mais vous + avez avoué que c'était une de vos chimères.] + +Là-dessus M. Campbell de s'écrier: «Excellente femme! honorée de tous +ceux qui la connaissent, attaquée seulement par ceux qui ne la +connaissent pas, je l'en croirai certainement sur son seul témoignage!» + +Certes, si une pareille lettre a suffi pour déterminer la conviction de +M. Campbell, il est au moins douteux qu'elle produise le même effet sur +l'esprit des lecteurs. Il ajoute, il est vrai, qu'il a recueilli un +petit nombre de faits à d'autres sources authentiques, qui lui prouvent +jusqu'à l'évidence l'innocence de cette dame, mais qu'il ne nous +répétera pas pour ne pas offenser notre délicatesse. Or, n'est-ce pas se +jouer un peu trop du public que de lui dire chaque jour: voilà la +vérité, je la tiens enfin, la voilà... mais vous ne la saurez pas! + +M. Campbell nous représente ensuite lady Byron comme la femme forte, qui +trouve dans sa propre conscience la sanction de sa conduite, et s'occupe +peu de l'opinion du monde; à la bonne heure, mais alors pourquoi donc +importuner de nouveau le public? pourquoi lui écrire par la voie des +journaux, uniquement pour lui dire qu'on ne lui dira rien? + +L'esprit de Byron était essentiellement versatile; il n'est donc pas +étonnant qu'il ait quelquefois cherché à excuser sa femme et à +s'attribuer tous les torts d'une rupture qui fit le malheur de sa vie. +M. Campbell reproche à M. Moore d'avoir affaibli l'effet de ces +prétendus aveux, en y ajoutant ses propres réflexions, et en y opposant +les passages de sa correspondance où son noble ami parle dans un sens +tout-à-fait contraire. Il cite à cet égard la lettre CCXXXV du recueil: +elle passera sous les yeux de nos lecteurs, et, nous sommes fâchés de le +dire, ils pourront voir que M. Campbell en a singulièrement altéré et +amplifié les termes. + +C'est un singulier argument en faveur de lady Byron que de dire: si elle +n'avait pas eu de justes sujets de désirer une séparation, le docteur +Lushington ne se serait pas chargé de sa cause. Dans une affaire, il y a +toujours au moins un avocat de chaque côté: souvent tous les deux sont +des hommes de talent; et nous devons en outre les supposer tous deux des +hommes d'honneur et de bonne foi. Alors, que devient l'argument? Un peu +plus loin se trouve un passage que je traduirai textuellement, parce +qu'il est d'une naïveté qui ne serait pas déplacée dans une comédie: +«C'est encore une erreur de M. Moore, et je pourrais le prouver au +besoin, que de représenter miss Millbank comme engagée avec son futur +époux dans un commerce épistolaire, au moment où il venait de solliciter +inutilement sa main. Jamais elle ne proposa de correspondance; au +contraire, ce fut lui qui, après avoir éprouvé un premier échec, lui +écrivit qu'il allait quitter l'Angleterre et voyager pendant quelques +années en Orient; qu'il partait le cœur plein de douleur, mais sans +entretenir aucun ressentiment, et qu'il s'estimerait heureux qu'elle +daignât lui faire dire verbalement qu'elle s'intéressait encore à son +bonheur. Une personne aussi bien élevée que miss Millbank pouvait-elle +faire autrement que de répondre poliment à un pareil message? Elle lui +envoya donc une réponse pleine de confiance et d'affection, ce qui ne +signifiait nullement qu'elle voulût l'encourager à renouveler ses offres +de mariage. Il lui écrivit, depuis, une lettre extrêmement intéressante +sur lui-même, sur ses vues personnelles, morales et religieuses, à +laquelle c'eût été manquer de charité que de ne point répondre. Il s'en +suivit une correspondance insensiblement plus fréquente, et bientôt elle +s'attacha passionnément à lui............................................ +........................................................................» + +Puisqu'après quatorze ans, passés dans l'attente, il paraît que nous +sommes condamnés à ne rien savoir de certain sur cette fameuse affaire +de la séparation, il faut bien en prendre notre parti et nous contenter +de simples conjectures. Les adversaires les plus acharnés du noble poète +sont obligés de convenir qu'il se montra toujours généreux, aimant et +aimable; les partisans les plus ardens de sa veuve ne contestent ni sa +fierté, ni sa froideur glaciale, ni ses prétentions ridicules à l'esprit +et aux connaissances scientifiques. Lord Byron, qu'elle accuse, après sa +mort, de torts qu'elle refuse de spécifier, et dont personne ne peut, en +conséquence, justifier sa glorieuse mémoire, Lord Byron n'a jamais perdu +un ami pendant la durée trop courte de son existence, il est au +contraire parvenu à s'attacher sincèrement des hommes qui d'abord +s'étaient déclarés ses ennemis; il fut un fils, sinon tendre, du moins +attentif et respectueux envers une assez mauvaise mère; nous pouvons +donc en conclure qu'il se fût montré bon mari, si l'épouse n'eût été +encore plus insupportable que la mère. + +Les _Mémoires_ que nous donnons aujourd'hui au public ne sont pas, au +moins quant à cette première partie, ce que le monde littéraire avait +droit d'attendre, et attendait en effet de M. Moore, écrivant la vie et +publiant la correspondance de Lord Byron. Cependant ils ne laissent pas +d'offrir le plus vif intérêt. Il en est du chantre de Childe Harold, +comme de tous les hommes véritablement grands: sa mort nous a fait mieux +apprécier son mérite, et le temps, loin de diminuer sa gloire, n'a fait +qu'ajouter à la popularité de ses ouvrages immortels. On voudra +connaître la vie d'un homme si étonnant, on voudra assister au +développement graduel de ce puissant génie; et des détails qui, partout +ailleurs, pourraient sembler puérils, prendront de l'intérêt à cause de +celui auquel ils se rapportent. Il eût été à désirer sans doute que la +position sociale de M. Moore, en lui imposant moins de ménagemens envers +les vivans, lui eût permis de rendre plus de justice à l'illustre mort. +Lié avec tous ceux qui tiennent le premier rang dans l'aristocratie et +dans la littérature de la Grande-Bretagne, non seulement M. Moore n'a +pas osé tout dire, mais encore il a souvent gauchi devant la vérité. Sa +prose, toujours maniérée, devient presque inintelligible précisément +dans les passages où nous aurions le plus désiré qu'il nous donnât une +idée précise des hommes et des choses. Ceux qui ont lu, je ne dis pas +ses œuvres poétiques, mais ses ouvrages en prose, seront fort étonnés du +mince talent qu'il a déployé dans celui-ci; et personne ne reconnaîtra +dans le pâle compilateur des _Mémoires de Lord Byron_, l'auteur si +ingénieux, si léger et si profond à la fois des _Mémoires du célèbre +chef irlandais, le capitaine Rock_. + +Au moment où nous songions à donner cette traduction, d'autres libraires +en faisaient paraître une autre que recommandait le nom de son auteur. +Madame Belloc l'avait, en effet, commencée avec le talent que tout le +monde lui reconnaît; mais bientôt, pressée sans doute par son éditeur, +elle a plutôt résumé que traduit le texte anglais, et son style s'est +beaucoup ressenti de la précipitation de son travail. Ajoutons qu'elle +n'a pas eu plus d'égards pour les lettres de Lord Byron que pour les +commentaires un peu longs de son biographe; en sorte que l'on peut dire +avec vérité qu'elle n'a réellement donné au public, ni la vie, ni la +correspondance de Lord Byron. + +Pour nous, nous avons religieusement tout traduit, et nous nous sommes +appliqué à rendre notre auteur dans les termes dont il se serait servi, +s'il eût écrit en français. A peine nous sommes-nous permis de +retrancher dans ce premier volume une ou deux notes absolument +étrangères au sujet. Dans le second, nous serons forcé de supprimer près +d'une demi-feuille d'impression, c'est-à-dire quelques lettres où le +noble poète consulte un de ses amis sur la coupe de certains vers, sur +le choix de certaines expressions anglaises; le lecteur sentira +facilement que ces lettres eussent été presque impossibles à traduire, +et que la lecture ne lui eût offert aucune espèce d'intérêt. + + + + +PRÉFACE +DE L'ÉDITEUR ANGLAIS. + + +En publiant cet ouvrage, je n'aurais pu, je l'avoue, me défendre d'une +grande défiance, en songeant à tout ce qui me manquait pour accomplir +une pareille tâche, si je n'étais persuadé que le sujet lui-même et la +variété des matériaux qu'il comporte doivent conserver une grande partie +de leur intérêt, même dans les mains les plus inhabiles. Les motifs qui +portèrent Lord Byron à fuir son pays sont bien déplorables sans doute, +mais c'est à son éloignement de l'Angleterre, alors que son génie +brillait du plus vif éclat, que nous devons toutes les lettres qui +formeront la plus grande partie du troisième et du quatrième volume de +cet ouvrage, et qui, nous n'en doutons pas, seront jugées pour +l'intérêt, l'énergie et la variété, comparables à ce qui honore le plus +notre littérature dans le même genre. + +On a dit de Pétrarque que sa correspondance et ses vers offraient +l'intérêt progressif d'un récit dans lequel le poète s'identifie +toujours avec l'homme.» On peut appliquer, et plus justement encore, les +mêmes expressions à Lord Byron, tant sa physionomie littéraire et son +caractère personnel sont intimement liés. C'est même au point que +priver ses ouvrages du commentaire instructif qu'en offrent sa +correspondance et l'histoire de sa vie, ce serait commettre une égale +injustice envers lui-même et envers le monde. + + + + +MÉMOIRES +SUR LA VIE +DE LORD BYRON. + + +On a dit de Lord Byron qu'il était plus fier de descendre de ces Byron +qui accompagnèrent Guillaume-le-Conquérant en Angleterre, que d'avoir +composé _Childe-Harold_ et _Manfred_. Cette remarque n'est pas dénuée de +tout fondement, l'orgueil de la naissance était certainement l'un des +traits caractéristiques du noble poète; et d'ailleurs toute +l'illustration que les années donnent à une famille, il pouvait +justement la réclamer pour la sienne. Le nom de Ralph de Burun occupe, +dès le tems de Guillaume-le-Conquérant, un rang distingué dans le +_Doomsday-Book_, parmi les tenanciers du Nottinghamshire; et pendant les +règnes suivans, nous voyons les descendans de ce Ralph, sous le titre de +lords de Horestan-Castle[4], posséder, dans le Derbyshire, des +propriétés considérables, auxquelles la terre de Rochdale, dans le duché +de Lancastre, fut ajoutée au tems d'Édouard Ier. Telle était, dans ces +premiers tems, la richesse territoriale de la famille, que le partage de +ses biens, dans le seul Nottinghamshire, avait suffi pour fonder +quelques-unes des premières maisons de la province. + + [Note 4: Il y avait, dit Thoroton, dans le parc de Horseley, + un château dont on peut voir encore quelques ruines; il + s'appelait Horestan-Castle, et était le principal manoir des + successeurs de Ralphe de Burun. + (_Note de Moore_.)] + +Mais son antiquité n'était pas la seule distinction qui recommandât à +ses héritiers le nom de Byron; le mérite personnel et les hauts faits +qui doivent former le premier ornement d'une généalogie, semblent avoir +été le partage fréquent de ses ancêtres. Dans l'un de ses premiers +poèmes, il fait allusion à la gloire de ses aïeux, et rappelle avec une +vive satisfaction «ces fiers barons bardés de fer, qui brillaient parmi +ceux qui conduisirent leurs vassaux européens dans les plaines de +Palestine;» puis il ajoute: «Sous les remparts d'Ascalon périt John de +Horiston; la mort a glacé la main de son ménestrel.» Cependant comme, +autant que je l'ai pu découvrir, il n'est fait mention nulle part de +quelqu'un de ses ancêtres qui se fût croisé, il est possible que sa +seule autorité, en composant ces vers, fut la tradition qui se +rapportait à certains groupes des vieilles boiseries de Newsteadt. Dans +l'un de ces groupes profondément sculptés et se détachant du panneau, on +peut reconnaître facilement un Sarrasin, ou un Maure avec une femme +européenne, d'un côté, et de l'autre un soldat chrétien. Un deuxième +groupe, placé dans l'une des chambres à coucher, représente une femme au +centre, et de chaque côté la tête d'un Sarrasin, dont les yeux sont +fixés avec intérêt sur elle. On ne sait rien de bien exact sur ces +sculptures; mais la tradition est, m'a-t-on dit, qu'elles se rapportent +à quelque aventure d'amour dans laquelle se trouvait engagé l'un des +chevaliers croisés dont parle le jeune poète. Quant aux exploits les +mieux prouvés, ou du moins les plus connus des Byron, il suffira de dire +que sous Édouard III, au siége de Calais et dans les plaines mémorables, +à diverses époques, de Créci, de Bosworth et de Marston Moor, leur nom +se montre revêtu de la double illustration de rang et de mérite, dont se +glorifiait leur plus jeune descendant, dans les vers que nous venons de +citer. + +Ce fut sous le règne de Henri VIII, à l'époque de la suppression des +monastères, que l'église et le prieuré de Newsteadt furent, avec les +terres contiguës, ajoutés, par un don royal, aux autres domaines de la +famille Byron[5]. Le favori à qui furent données les dépouilles du +monastère, était le petit neveu du vaillant guerrier qui combattit à +Bosworth, aux côtés de Richemond, et que l'on distingue des chevaliers +du même nom par le titre de sir John Byron _le Court, à la grande +barbe_: son portrait était du petit nombre de ceux qui décoraient les +murs de l'abbaye, quand elle appartenait au noble poète. + + [Note 5: Le prieuré de Newsteadt avait été fondé et dédie à + Dieu et à la Vierge, par Henri II; ses moines, chanoines + réguliers de l'ordre de St.-Augustin, étaient, à ce qu'il + paraît, les objets particuliers de la faveur royale, dans + leurs doubles intérêts spirituels et temporels. Pendant la + vie du cinquième Lord Byron, on trouva dans le lac de + Newsteadt, où l'on supposait que les moines avaient tenté de + le cacher, un grand aigle de cuivre; on le fit ouvrir, et + l'on découvrit dans l'intérieur une case secrète qui recelait + plusieurs vieilles chartes relatives aux droits et aux + privilèges de la fondation. A la vente des effets du vieux + Lord Byron, en 1776-1777, cet aigle avec trois candélabres, + trouvés à la même époque, furent achetés par un horloger de + Nottingham (celui-même qui avait trouvé les pièces dont nous + venons de parler), et ayant de ses mains passé dans celles de + sir Richard Kaye, prébendier de Southwell, ils forment à + présent un des ornemens les plus remarquables de la + cathédrale de cette ville. Un document curieux, trouvé, + dit-on, dans l'aigle, appartient aujourd'hui au colonel + Wildman; c'est un plein pardon, accordé par Henri II, de tous + les crimes possibles (et l'on en trouve désigné un assez long + catalogue) que les moines peuvent avoir commis avant le huit + décembre précédent. «_Murdris_ per ipsos _post decimum nonum + diem_ novembris ultimo præteritum perpetratis, si quæ + fuerint, _exceptis_.»] + +Au couronnement de Jacques Ier, nous trouvons un autre représentant de +cette famille, le petit-fils de sir John Byron _le Court_, devenu +l'objet de nouvelles faveurs royales et créé chevalier du Bain (_Knight +of the Bath_). Une lettre de ce personnage, conservée dans _les +Illustrations de Lodge_, nous apprend, que, malgré l'ostentation d'une +apparente prospérité, cette ancienne famille avait déjà l'expérience des +embarras pécuniaires. Dans cette pièce, après avoir parlé à son héritier +du meilleur moyen de payer ses dettes, «je vous conseille donc, +continue-t-il[6], aussitôt que vous aurez terminé, comme vous le devez, +les funérailles de votre père, de régler et de réduire ce grand train de +maison, et de ne garder de tous vos domestiques que quarante ou +cinquante au plus. Dans mon opinion, vous feriez beaucoup mieux de vivre +quelque tems dans le comté de Lancastre que dans celui de Nottingham; et +cela, pour plusieurs raisons excellentes, qu'au lieu de vous écrire, je +vous dirai à notre première entrevue.» + + [Note 6: Le comte de Shrewsbury. + (_Note de Moore_.)] + +C'est du règne suivant, celui de Charles Ier, que date l'origine de la +noblesse de la famille. En 1643, sir John Byron, arrière-petit-fils de +celui qui avait obtenu le riche domaine de Newsteadt, fut créé baron +Byron de Rochdale, dans le comté de Lancastre; et rarement de pareils +titres furent concédés pour des services aussi réels et aussi honorables +que ceux auxquels ce gentilhomme dut le sien. Presque à chaque page de +l'histoire de nos guerres civiles, son nom se trouve lié aux diverses +fortunes de son roi; toujours fidèle, persévérant et désintéressé dans +sa conduite. «Sir John Byron, dit l'auteur des _Mémoires du colonel +Hutchinson_, plus tard Lord Byron, et tous ses frères, hommes d'armes, +actifs et vaillans de leurs personnes, étaient tous acquis passionnément +au roi.» Dans une réponse que le colonel Hutchinson eut l'occasion de +faire, étant gouverneur de Nottingham, à son cousin germain, sir Richard +Byron, il accorde un glorieux tribut à la valeur et à la fidélité de la +famille. Sir Richard ayant envoyé quelqu'un vers son parent pour +l'engager à rendre le château, reçut pour réponse «que, sauf le cas où +il trouverait dans son cœur quelque disposition à une trahison +semblable, il devait se rappeler qu'il coulait dans ses veines assez du +sang des Byron, pour qu'il eût horreur de trahir ou d'abandonner ce +qu'il avait entrepris de défendre.» + +Tels sont quelques-uns des personnages distingués qui ont transmis à +Byron leur nom illustré. + +Du côté maternel notre poète pouvait vanter ses ancêtres, à la noblesse +desquels l'Écosse ne pouvait rien préférer, sa mère étant de la famille +des Gordon de Gight, descendans de sir William Gordon, troisième fils du +comte de Huntley, par la fille de Jacques Ier. + +Après les tems agités des guerres civiles, où se distinguèrent aussi +plusieurs Byron, puisqu'à la fameuse bataille d'Edgehill on vit jusqu'à +sept frères de ce nom, leur renommée semble assoupie pendant près d'un +siècle. Mais vers l'année 1750, le naufrage et les souffrances du +grand-père de notre poète, M. Byron, plus tard amiral, réveillèrent à un +haut degré l'attention et l'intérêt du public. Quelque tems après, une +autre sorte de célébrité, moins glorieuse il est vrai, devint le partage +de deux autres membres de la famille: l'un grand-oncle, l'autre père de +Lord Byron. Le premier, en 1765, subit un jugement devant la Chambre des +Pairs, pour avoir tué en duel, ou plutôt au milieu d'une querelle, son +parent et son voisin, M. Chaworth; le second ayant enlevé et conduit sur +le continent la femme de lord Carmarthen, l'épousa dès que le marquis +eut réussi à obtenir un divorce. Une fille fut le seul fruit de cette +courte union: ce fut l'honorable Augusta Byron, aujourd'hui femme du +colonel Leigh. + +En parcourant ainsi rapidement les premiers et les derniers ancêtres de +Lord Byron, on ne peut s'empêcher de remarquer à quel point ce dernier +réunissait en lui une partie des grandes et peut-être des mauvaises +qualités remarquables dans plusieurs de ses aïeux! La générosité, la +hardiesse, la grandeur d'ame des plus illustres; mais aussi les passions +déréglées, la bizarrerie, le mépris de l'opinion publique, qui +caractérisaient les autres. + +M. Byron, le père du poète, ayant perdu sa première femme en 1784, se +remaria l'année suivante à miss Catherine Gordon, fille et unique +héritière de George Gordon de Gight. Outre le domaine de Gight, qui +pourtant était dans l'origine bien plus important qu'aujourd'hui, cette +dame possédait en valeur pécuniaire, actions, etc., une fortune +considérable; et l'opinion commune était que M. Byron ne lui avait fait +la cour que pour s'affranchir de ses dettes. + +Un trait bien singulier que l'on raconte de miss Gordon, surtout si +jusqu'alors elle n'avait jamais vu le capitaine Byron, prouve en même +tems l'extrême vivacité et la véhémence des sentimens qu'elle avait déjà +pour lui. Elle était au théâtre d'Edimbourg, un soir que le rôle +d'_Isabella_ était rempli par Mrs. Siddons; l'illusion que faisait cette +grand actrice l'affecta au point de la faire tomber, avant la fin de la +pièce, dans de violentes attaques de nerf. On l'emporta hors du théâtre, +tandis qu'elle s'écriait à haute voix: «Oh! mon Byron, mon Byron!» + +A l'occasion de son mariage, un rimeur écossais fit paraître une ballade +que l'on a dernièrement réimprimée dans une collection d'_anciennes +chansons et ballades du nord de l'Écosse_. + +Comme elle porte la preuve de la réputation de fortune qu'avait la +nouvelle épouse et de l'inconduite extravagante de son époux, on en +pourra lire volontiers l'extrait suivant: + + +MISS GORDON DE GIGHT. + +Oh! où êtes-vous allée, jolie miss Gordon? où êtes-vous allée si +gentille et si parée? Vous avez épousé, vous avez épousé John Byron, +pour dissiper les terres de Gight. + +Ce jouvenceau est un mauvais sujet venu d'Angleterre; les Écossais ne +connaissent pas sa famille; il entretient des maîtresses; son hôte +l'importune et ne peut s'en faire payer. Oh! ce sera bientôt fait des +terres de Gight. + +Oh! où êtes-vous allée, etc. + +Entendez-vous les coups de fusil, le bruit du tambourin, celui du cor +dans les bois, de la cornemuse sous le vestibule, les aboiemens des +chiens courans et des chiens d'arrêt. Avec tout ce bruit-là, ce sera +bientôt fait des terres de Gight. + +Oh! où êtes-vous allée, etc. + +Bientôt après le mariage, qui eut lieu, je crois, à Bath, M. Byron et sa +femme se retirèrent dans leur terre d'Écosse, et il se passa peu de tems +avant que les pronostics du faiseur de ballades ne se réalisassent. La +malheureuse héritière mesura alors des yeux l'abîme de dettes qui devait +engloutir sa fortune. Les créanciers de M. Byron se présentèrent sans +perdre de tems. Argent comptant, actions de la Banque, droits de pêche, +tout fut sacrifié pour les satisfaire; tout cela ne suffisant pas, il +fallut grever la propriété d'une hypothèque assez considérable. + +Dans l'été de 1786, elle et son mari quittèrent l'Écosse pour la France; +et l'année suivante il fallut vendre le domaine de Gight, toujours pour +payer des dettes. La totalité du prix de la vente y passa, à l'exception +d'une petite somme remise en main tierce, pour l'usage particulier de +mistress Byron, qui se vit ainsi, dans le court espace de deux ans, +réduite d'un état d'opulence à un revenu modique de 150 livres +sterling[7]. + + [Note 7: Les détails que je joins ici sur la fortune de + mistress Byron (la mère), avant son mariage, et la rapidité + avec laquelle cette même fortune fut dissipée bientôt après, + sont de la plus grande exactitude; j'ai tout lieu de le + croire, d'après l'authenticité de la source où je les ai + puisés. + + «A l'époque de son mariage, miss Gordon possédait à peu près + 3,000 liv. st. en espèces, deux actions de la banque + d'Aberdeen, les domaines de Gight et de Monkshill, et le + privilège de deux pêcheries de saumons sur la Dee. Peu après + l'arrivée de M. et de mistress Byron en Écosse, il fut + évident que le premier avait contracté des dettes + considérables, et ses créanciers commencèrent des poursuites + légales pour arriver au recouvrement de leurs créances. + L'argent comptant fut immédiatement sacrifié pour les + satisfaire, les actions de la banque furent vendues à raison + de 600 liv. st. (elles en valent actuellement 5,000); on + abattit sur la terre de Gight et l'on vendit du bois, au + montant de 1,500 liv. st. On disposa de la ferme de Monkshill + et des pêcheries, formant un franc-fief, pour 480 liv. st. Ce + n'est pas tout, dans l'année même du mariage, on emprunta une + somme de 8,000 liv. st., pour laquelle mistress Byron donna + hypothèque sur son domaine de Gight. + + «En mars 1786, un contrat de mariage fut dressé selon la + _coutume_ d'Écosse et signé par les parties. Dans le cours de + l'été de la même année, M. et mistress Byron quittèrent Gight + pour n'y plus revenir; le domaine fut vendu l'année suivante + à Lord Haddo moyennant 17,850 liv. st. La totalité de cette + somme fut employée à payer les dettes de M. Byron, excepté + une rente de 55 liv. sterl. 17 schellings 1 penny, douaire de + la grand'mère de mistress Byron, représentant un capital de + 1,128 liv. st., qui devait revenir à cette dernière à la mort + de son aïeule, et 3,000 qui devaient être déposées en mains + tierces pour l'usage particulier de mistress Byron, et qui + furent depuis placées chez M. Carsewell de Ratharllet, dans + le comté de Fife.» + + Une autre personne, bien informée, m'a raconté une + particularité singulière qui eut lieu avant la vente de la + terre, c'est que tous les ramiers de la maison de Gight + s'envolèrent de concert et se rendirent au colombier de Lord + Haddo; leur exemple fut suivi par une troupe de hérons qui + avaient fait leur nid depuis maintes années dans un bois + voisin d'un grand lac, appelé le _Hagberry-Pot_. On vint en + avertir Lord Haddo. «Laissez venir les oiseaux, répondit-il, + ne les effarouchez pas, la terre ne manquera pas de les + suivre.» Ce qui arriva effectivement. + (_Note de Moore_.)] + +Mistress Byron revint en Angleterre à la fin de 1787, et le 22 janvier +suivant elle mit au monde à Londres, dans _Holle-street_, son premier et +unique enfant, George Gordon Byron. Le nom de Gordon lui fut donné par +suite d'une condition testamentaire imposée à quiconque épouserait +l'héritière de Gight; l'enfant, à son baptême, eut pour parrains le duc +de Gordon et le colonel Duff de Fetteresso. + +A propos de sa qualité de fils unique, Lord Byron, dans une des feuilles +de son journal, rapporte quelques coïncidences curieuses du même fait +dans sa famille, qui, pour un esprit disposé comme le sien à trouver +partout du merveilleux dans tout ce qui avait rapport à lui-même, +devaient paraître plus singulières et plus frappantes qu'elles ne le +sont en effet: «J'ai pensé, dit-il, à une chose bizarre; ma fille, ma +femme, ma sœur de père, ma mère, ma tante maternelle, la mère de ma +sœur, ma fille naturelle et moi-même sommes ou étions tous fils ou +filles uniques; la mère de ma sœur, lady Conyers, n'eut que ma sœur de +son second mariage; elle-même était fille unique; mon père n'eut que moi +de son second mariage avec ma mère, également fille unique. Une telle +complication dans une seule famille est bien singulière, elle semble +vraiment l'effet de la fatalité.» Ensuite il ajoute ces paroles +caractéristiques: «Mais les plus fiers animaux ont le moins de petits, +tels que les lions, les tigres et jusqu'aux éléphans, qui sont doux en +comparaison des premiers.» + +De Londres mistress Byron se rendit avec son enfant en Écosse; et, en +1790, elle fixa son séjour à Aberdeen, où le capitaine Byron vint +bientôt la rejoindre. C'est là qu'ils vécurent ensemble quelque tems, +logés en garni chez un nommé Anderson, dans _Queen-street_; mais leur +union étant loin d'être parfaite, une séparation fut bientôt jugée +nécessaire, et mistress Byron prit le parti d'aller loger, toujours en +garni, à l'extrémité de la même rue[8]. Malgré cette désunion, ils n'en +continuèrent pas moins à se visiter de tems en tems, et même à prendre +le thé l'un chez l'autre; mais les élémens de discorde se multiplièrent +et finirent par amener leur séparation complète et définitive. Il +arrivait toutefois fréquemment au mari, d'accoster la bonne et son fils +dans leur promenade et d'exprimer un vif désir d'avoir l'enfant chez lui +pour un ou deux jours. Mistress Byron était d'abord peu disposée à céder +à ce vœu; mais la bonne lui représenta que _si le père avait l'enfant +une seule nuit, il n'en voudrait pas davantage_, et cette réflexion la +décida enfin à y consentir. L'événement justifia la prédiction de la +bonne; quand elle vint le lendemain s'informer de son enfant, le +capitaine Byron lui déclara qu'il avait assez de son jeune hôte, et +qu'elle pouvait le reprendre tout de suite. + + [Note 8: Il semble que plusieurs fois elle changea de + domicile à Aberdeen; on désigne encore deux maisons où elle + aurait quelque tems logé, l'une dans _Virginia-street_, et + l'autre chez un M. Leslie, je crois, dans _Broad-street_. + (_Note de Moore_.)] + +Il faut observer qu'à cette époque la fortune de mistress Byron ne lui +permettait pas d'avoir plus d'une domestique; il n'est donc pas étonnant +que l'enfant envoyé affronter l'épreuve d'une visite, sans la +surveillance ordinaire de sa bonne, se soit montré un hôte difficile à +gouverner. + +Du reste, que dès l'enfance son caractère fût violent, sournois et +colère, il est impossible d'en douter; jusque dans ses petites jupes, il +manifestait avec sa bonne ce même esprit d'impatience dont il donna dans +la suite tant de preuves à ses critiques. Un jour elle le réprimanda +vivement d'avoir sali ou déchiré un fourreau qu'on venait de lui mettre: +ces reproches le firent entrer dans une de ces _rages silencieuses_, +comme il les nomme lui-même; il prit le fourreau de ses deux mains, le +mit en pièces, puis revint à une soudaine immobilité, défiant et son +censeur et son ressentiment. + +Mais malgré cette petite scène et d'autres emportemens semblables, +auxquels ne l'encourageait que trop l'exemple de sa mère (qui en +agissait, dit-on, fréquemment de même avec ses bonnets et ses robes), il +y avait dans ses inclinations, et le témoignage de ses bonnes, de ses +maîtres et de tous ceux qui eurent alors des rapports avec lui est ici +conforme, un mélange de douceur affectueuse et d'enjouement qui lui +gagnait nécessairement les cœurs, et qui plus tard, comme dans ses plus +tendres années, rendait son commerce facile pour ceux qui l'aimaient et +le connaissaient assez pour user toujours à son égard de douceur et de +fermeté. La gouvernante, dont nous avons déjà parlé, et la sœur de cette +femme, May-Gray, qui la remplaça, prirent sur son esprit une influence à +laquelle il ne résistait que bien rarement; tandis que sa mère, dont les +caprices et les accès de tendresse et d'emportement diminuaient +également le respect et l'affection de son enfant, ne dut jamais qu'à +l'autorité de son titre de mère le faible pouvoir qu'elle eut sur lui. + +Par l'effet d'un accident qui, dit-on, arriva au moment de sa naissance, +l'un de ses pieds fut détourné de sa position naturelle. Ce défaut, +grâce surtout aux efforts que l'on fit pour y remédier, fut pour lui, +pendant sa jeunesse, la source d'une foule de douleurs et d'ennuis. On +voulut redresser ce membre d'après les expédiens alors en vogue, et sous +la direction du célèbre John Hunter, qui même entretint à ce sujet une +correspondance avec le docteur Livingstone d'Aberdeen. C'était à sa +gouvernante qu'était confié le soin de lui mettre le soir ses +machines-bandages; souvent alors, comme elle l'a raconté depuis, elle +lui chantait ou lui racontait, pour mieux l'endormir, des histoires et +des légendes auxquelles, comme la plupart des enfans, il prenait un +grand plaisir. Elle lui apprit encore, dans cet âge si tendre, à répéter +un grand nombre de psaumes, et le premier et le vingt-troisième furent +ceux qu'il confia d'abord à sa mémoire. C'est un fait vraiment +remarquable que, par les soins de cette respectable et pieuse personne, +il acquit une connaissance plus parfaite des saintes Écritures, que ne +l'ont en général les jeunes gens. Dans une lettre qu'il écrivit d'Italie +à M. Murray, en 1821, après lui avoir demandé, par la première occasion, +l'envoi d'une bible, il ajoute: «N'oubliez pas cela, car je suis un +grand lecteur et admirateur de ces livres; je les avais parcourus tous +avant l'âge de huit ans,--c'est-à-dire les livres de l'Ancien-Testament; +quant au Nouveau, sa lecture me semblait une tâche, et celle de l'autre +un plaisir. J'en parle d'après mes idées d'enfant, telles que je me les +rappelle, et comme se présente encore à ma mémoire ce tems que je passai +à Aberdeen en 1796.» + +La difformité de son pied était dès-lors un sujet qui l'affligeait +beaucoup et sur lequel il se montrait très-irascible. Une personne de +Glascow m'a rapporté que la gouvernante de sa femme et celle de Byron se +voyaient souvent quand elles sortaient pour promener les enfans qui leur +étaient confiés, et qu'un jour elle lui avait dit: «Quel bel enfant que +ce Byron! et quel malheur qu'il ait un pareil pied!» L'enfant +l'entendit, et soudain, outré de colère, il la frappa d'un petit fouet +qu'il avait à la main, en s'écriant avec impatience: _Ne parlez pas de +cela_. Quelquefois cependant, comme plus tard, il parlait avec +indifférence et même plaisantait de son infirmité. Dans le voisinage se +trouvait un autre enfant qui avait dans l'un de ses pieds un défaut +semblable; Byron disait alors à cette occasion en riant: _Venez voir les +deux petits garçons qui s'en vont dans Brood-street avec leurs deux +pieds bots_. + +Parmi une foule d'exemples de vivacité et d'énergie, sa gouvernante +citait le suivant. Un soir, elle l'avait conduit au théâtre, à la +représentation de la _Femme colère corrigée_ (_the taming of the +Shrew_); il avait suivi la pièce pendant quelque tems avec un intérêt +silencieux, mais à la scène entre Catherine et Pétruchio, quand les +acteurs en furent à ces deux vers: + + CATHERINE. Je sais que c'est la lune. + PETRUCHIO. Non, vous mentez, c'est le soleil bienfaisant. + +Le petit Geordie (ainsi l'appelait-on), se levant de son siége, se mit à +crier vivement: _Mais je vous dis, moi, que c'est la lune, monsieur_. + +Nous avons déjà parlé du séjour du capitaine Byron à Aberdeen; il revint +encore y passer deux ou trois mois avant son départ définitif pour la +France. Chaque fois, le principal objet de sa visite était de tirer +encore, s'il le pouvait, quelque argent de la malheureuse femme qu'il +avait réduite à la misère; et il y réussit si bien, que la dernière fois +cette dame, gênée comme elle l'était, parvint à lui procurer les moyens +de se rendre à Valenciennes[9], où il mourut l'année suivante (1791). +Bien que sur la fin Mrs. Byron refusât de le voir, elle lui conserva +toujours, dit-on, une vive affection; et à cette époque, quand la +gouvernante venait à le rencontrer, elle ne manquait pas de s'informer +auprès d'elle, avec la plus tendre sollicitude, de sa santé et de l'air +de son visage. Quand elle apprit sa mort, sa douleur, suivant le récit +de la même personne, tenait du désespoir, et ses cris perçans furent +entendus jusque dans la rue. C'était vraiment une femme extrême dans +toutes ses passions; sa douleur et sa tendresse partaient de son +tempérament autant que d'une sensibilité réelle. Quoi qu'il en soit, +déplorer la mort d'un pareil mari était, il faut l'avouer, faire preuve +d'une générosité bien gratuite; d'autant plus que ne l'ayant épousée, +comme il le disait tout haut, que pour sa fortune, et ayant bientôt +dissipé le seul charme qu'elle eût à ses yeux, il avait la cruauté de +lui reprocher fréquemment les inconvéniens de la pénurie, fruit de son +extravagante prodigalité. + + [Note 9: Mrs. Byron, dit quelqu'un que j'ai déjà cité, + s'était endettée de trois cents liv. st., par suite des + avances d'argent faites à M. Byron lors de ses deux visites à + Aberdeen, et par les frais d'ameublement de la chambre + qu'elle occupa après la mort de son mari, dans Brood-street. + Les intérêts de cette somme réduisirent son revenu à 139 + liv.; toutefois elle sut vivre sans augmenter ses dettes, et + à la mort de sa grand'mère, ayant hérité des 1,122 liv. + réservées pour le douaire de cette dame, elle les acquitta + entièrement.] + +Le jeune Byron n'avait pas cinq ans accomplis quand on l'envoya à une +école primaire, tenue à Aberdeen par M. Bowers[10]. Il y resta, sauf +quelques interruptions, durant l'espace de douze mois, comme l'atteste +l'extrait suivant du registre journalier de l'école: + + +GEORGES GORDON BYRON, + +19 novembre 1792. + +19 novembre 1793, reçu une guinée. + + [Note 10: Dans _Long-acre_, l'instituteur actuel de cette + école est M. Davie Gronta, l'ingénieux éditeur d'une + _collection de batailles et monumens militaires_, et d'un + ouvrage fort utile intitulé: _Livre classique des poèmes + modernes_.] + +Le prix de cette école, pour la lecture seulement, n'était que de 5 +_shillings_ par quartier; et ce fut certainement moins dans le but de +hâter ses progrès que pour mieux échapper à sa turbulence que sa mère +l'y envoya. Quant au résultat de ces premières études à Aberdeen, tant +sous M. Bowers que sous différens autres instituteurs, il nous en offre +lui-même le curieux document dans une sorte de journal commencé sous le +titre de _mon Dictionnaire_, et qu'on retrouve dans l'un de ses +manuscrits: + +«J'ai vécu dans cette ville plusieurs années de ma première jeunesse; +mais depuis l'âge de dix ans je n'y suis pas retourné. A cinq ans, ou +plus tôt même, on m'envoyait à l'école tenue par un M. Bowers, que l'on +surnommait _Bodsy_, à cause de son air vif et éveillé. C'était une école +à l'usage des deux sexes; j'y appris peu de chose, si ce n'est à répéter +par cœur, à force de l'entendre, mais sans en retenir une lettre, la +première leçon monosyllabique: _Dieu fit l'homme, il faut l'aimer_. La +seule preuve que je donnais de mes progrès à la maison, c'était de +répéter ces mots avec la plus grande volubilité; mais un jour, ayant +tourné le feuillet, j'eus le malheur de redire encore la même chose, et +cela fit découvrir les bornes étroites de mes jeunes talens: on me tira +les oreilles (criante injustice, attendu que c'était par elles que +j'avais appris ce que je savais), et l'on confia mes dispositions aux +soins d'un nouveau précepteur; c'était un pieux et habile petit prêtre, +nommé Ross, devenu plus tard, ministre de l'une des églises d'Écosse +(celle d'_East_, je pense). Je fis sous lui d'étonnans progrès, et je me +rappelle encore aujourd'hui ses manières douces et sa généreuse +sollicitude. Dès que je pus lire, ma grande passion fut l'histoire, et +surtout je me passionnai, pourquoi? je l'ignore, pour la bataille donnée +près du lac Régille, dans l'histoire romaine, que l'on m'avait d'abord +mise entre les mains. Il y a quatre ans, me trouvant sur les hauteurs de +Tusculum, mes regards s'arrêtèrent sur le petit lac circulaire, jadis de +Régille, et qui n'est plus qu'un point dans la perspective; alors je me +souvins de mon jeune enthousiasme et de mon vieux instituteur. Plus tard +j'eus pour maître un nommé Paterson, honnête jeune homme, mais +très-sérieux et taciturne: c'était le fils de mon cordonnier; du reste +fort instruit, comme le sont généralement les Écossais; c'était de plus +un presbytérien rigide. Je commençai avec lui le latin, dans la +grammaire de Ruddeman, et je continuai jusqu'au moment où l'on me mit à +l'_école de grammaire_. Là je fis toutes mes classes jusqu'à la +quatrième forme[11], époque de mon rappel en Angleterre, ma patrie, par +la mort de mon oncle. + + [Note 11: Un collége régulier anglais se divise généralement + en six _formes_, quoiqu'un même professeur puisse être chargé + de deux à la fois. L'ordre des _formes_ est inverse du nôtre; + ainsi (la rhétorique et la philosophie faisant partie de + l'enseignement spécial des universités), la sixièmes _forme_ + correspondra à notre classe de seconde, et la première forme + à notre septième ou aux classes plus élémentaires encore. + (_Note du Traducteur_.)] + +C'est à Aberdeen, et sur les belles exemples de M. Duncan, que j'acquis +le beau point d'écriture que je ne lis pas moi-même sans difficulté. Je +ne pense pas qu'il se mît beaucoup en peine de mes progrès. J'écrivais +mieux alors que je n'ai jamais fait depuis; la hâte et l'agitation d'une +et d'autre espèce ont fait de moi le plus parfait griffonneur qui jamais +ait tenu une plume. Il pouvait y avoir à cette école de grammaire cent +cinquante enfans de tout âge; elle était divisée en cinq classes, tenues +par quatre maîtres, le principal se chargeant de la quatrième et de la +cinquième forme, comme en Angleterre la cinquième et la sixième forme et +les moniteurs ont toujours pour professeur le chef de l'école.» + +Parmi ses compagnons de classe, il en est de vivans qui se souviendront +encore de lui[12], et l'impression qu'ils en ont conservée est que +c'était un enfant vif et passionné, emporté, rancunier, mais affectueux +et sociable à l'égard de ses camarades; hardi, singulièrement aventureux +et toujours, comme l'un d'eux le répétait heureusement, toujours _plus +prêt à donner qu'à recevoir des coups_. Entr'autres anecdotes à l'appui +de ce caractère, on cite qu'une fois, revenant de l'école, il se trouva +de compagnie avec un enfant qui l'avait auparavant insulté, sans en +avoir été puni. Le petit Byron avait juré qu'il le lui paierait à la +première occasion; en conséquence cette fois-ci, bien que plusieurs +autres enfans prissent le parti de son adversaire, il parvint à lui +donner une _volée complète_; et quand il arriva chez sa mère, tout +essoufflé, la servante lui demanda ce qu'il avait fait. Il répondit, +avec un mélange de rage et d'enjouement, qu'il venait d'acquitter une +dette en rossant un enfant auquel il l'avait promis; qu'il était un +Byron, et que jamais il ne fausserait sa devise: _Croys Byron_. + + [Note 12: Le vieux portier du collége aussi se rappelle bien + le petit garçon à la jaquette rouge et au pantalon de nankin, + qu'il a si souvent chassé de la cour du collége.] + +Il est certain qu'il cherchait bien plus à se distinguer parmi ses +camarades par sa supériorité dans tous les jeux et exercices violens, +que par ses progrès à l'étude[13]. Cependant il était plein d'ardeur dès +qu'on parvenait à fixer son attention, ou qu'un genre d'étude venait à +lui plaire. Il était en général parmi les derniers de sa classe, et ne +semblait guère ambitieux de places plus honorables. Il est d'usage, je +crois, dans cette pension, d'intervertir de tems en tems l'ordre des +places et de mettre les plus faibles écoliers sur les bancs +ordinairement réservés aux plus forts, sans doute dans la vue de mieux +stimuler l'ardeur des uns et des autres. Dans ces occasions, et +seulement alors, Byron était parfois à la tête de ses condisciples, et +son professeur disait en le raillant; _Allons, George, vous ne tarderez +pas à retourner à la queue_[14]. + + [Note 13: C'était, dit l'un de ceux que j'ai consultés, un + bon joueur de billes, il les lançait plus loin que la plupart + des enfans; il excellait aussi aux _barres_, jeu qui exige + une grande agilité de jambes.] + + [Note 14: Il paraît, d'après la liste trimestrielle tenue a + l'école de grammaire d'Aberdeen, dans laquelle le nom des + enfans se trouve placé suivant le rang qu'ils tenaient dans + leur classe; il paraît, dis-je, qu'en avril 1794, le nom de + Byron se trouvait le vingt-troisième sur une liste de + trente-huit enfans, dans la seconde forme. En avril 1798, il + lui arriva d'être le cinquième dans la quatrième classe, + composée de vingt-sept enfans, et de dépasser plusieurs de + ses condisciples qui l'avaient toujours devancé jusque-là.] + +Durant cette période, sa mère et lui eurent l'occasion de faire visite à +plusieurs de leurs amis: ils passèrent quelque tems à Fetteresso, +demeure de son parrain le colonel Duff (on s'y rappelle encore le +plaisir que prenait l'enfant à jouer avec un vieux sommelier, bon +vivant, nommé Ernest Fiddler). Ils s'arrêtèrent aussi à Banff, où +résidaient quelques proches parens de mistress Byron. + +Il eut en 1796 une attaque de fièvre scarlatine, après laquelle sa mère +l'envoya, pour changer d'air, dans les montagnes de l'Écosse +(_highlands_); et ce fut alors, ou l'année suivante, qu'ils choisirent +pour résidence une ferme dans le voisinage de Ballater. C'est un séjour +recherché pendant l'été par ceux qui veulent reprendre leur santé ou +leur enjouement; il est situé sur la rivière, à quarante milles environ +d'Aberdeen. Bien que cette maison, où l'on montre encore avec orgueil le +lit du jeune Byron, soit naturellement devenue un but de pélerinage pour +les admirateurs du génie, elle est, ainsi que la vallée étroite et aride +dans laquelle elle est bâtie, bien indigne de s'associer au souvenir +d'un poète. A peu de distance de là, on peut vanter avec raison un +paysage où se retrouvent tous les genres de beautés sauvages qui suivent +le cours de la Dée à travers les montagnes. C'est là que les noirs +sommets de _Lachin-y-Gair_ s'élançaient en forme de tourelles aux yeux +du poète futur; les vers qu'il consacra, plusieurs années après, au +tableau de ces objets sublimes, montrent que déjà, malgré sa tendre +jeunesse, il connaissait tous les genres de _gloire sourcilleuse_ qui +s'y rattachaient[15]. + + [Note 15: Les souvenirs exprimés dans cette pièce sont + charmans, mais il n'en est pas moins certain, d'après le + témoignage de sa gouvernante, qu'il alla tout au plus deux + fois sur cette montagne, située à quelques milles de leur + résidence ordinaire.] + +Ah! c'est là que mes pas s'égarèrent souvent dans mon enfance; mon +chapeau était le bonnet à carreaux, mon manteau le _plaid_ des +montagnards; les souvenirs des chefs de _clans_, morts depuis long-tems, +venaient s'offrir à mon esprit, quand, chaque jour, j'errais dans les +clairières couvertes de pins. Je ne songeais pas à retourner au château, +avant que la gloire du jour mourant n'eût fait place aux rayons brillans +de l'étoile polaire, car mon imagination charmée aimait à se nourrir des +traditions glorieuses que je recueillais de la bouche des habitans de la +sombre Loch-na-Gar. + +On a plusieurs fois attribué la première étincelle de son génie poétique +à la sévérité grandiose des scènes au milieu desquelles s'écoula son +enfance; mais on pourrait se demander si jamais pareilles facultés +furent l'effet d'un pareil accident. Que les charmes d'une nature +pittoresque, nés principalement de notre imagination et de nos +souvenirs, soient profondément sentis à un âge où l'imagination est à +peine née, où les souvenirs sont rares, c'est ce qu'on concevra +difficilement, tout en faisant la part d'un génie prématuré. L'éclat que +le poète voit dans les aspects de la nature n'est pas autant dans les +objets eux-mêmes que dans l'œil qui les contemple; et l'imagination doit +entourer ses tableaux d'une sorte d'auréole avant de pouvoir leur +emprunter quelque inspiration. + +A la vérité, comme matériaux susceptibles d'être mis en œuvre par la +faculté poétique quand elle sera développée, ces merveilleuses +impressions, recueillies dès l'enfance avec toute la vivacité, +conservées avec toute la puissance de souvenir qui appartient au génie, +peuvent bien former l'un des plus purs et des plus précieux alimens dont +il se nourrira par la suite; mais cependant la source de ce charme est +dans le sentiment poétique qui existait en lui et qui s'éveille alors. +C'est l'imagination seule qui, agissant sur ses souvenirs, imprégnera +pour lui, dans la suite, tout le passé de poésie. + +Il faut donc classer les impressions que Lord Byron reçut dans son +enfance des scènes de la nature, avec les divers autres souvenirs qu'il +conserva de la même période, comme de son innocence, de ses jeux, de ses +espérances et de ses affections premières, tous souvenirs que le poète +sait convertir à son usage, mais dont aucun ne fait le poète; pas plus +que le miel (pour employer une comparaison de Byron lui-même) ne fait +l'abeille qui le butine. + +Quand il arrive, comme ce fut le cas en Grèce pour Lord Byron, que les +mêmes accidens de nature, sur lesquels la mémoire a réfléchi son charme, +se reproduisent devant les yeux, entourés de circonstances nouvelles et +inspiratrices, et de tous les accessoires qu'une imagination riche et +vigoureuse peut leur prêter; alors, et le passé, et le présent, tout +contribue à rendre l'enchantement complet. Or, jamais cœur ne fut mieux +né pour réunir ces divers sentimens que celui de Lord Byron. Dans un +poème écrit un ou deux ans avant sa mort[16], il fait honneur de sa +passion pour les montagnes aux impressions de son séjour dans les +_highlands_; et il attribue même le plaisir que lui fit éprouver +l'aspect de l'Ida et du Parnasse, bien moins aux traditions classiques +qu'aux souvenirs profonds que lui fournissaient son enfance et +_Lachin-y-gair_. + + [Note 16: L'Ile.] + +Celui dont les premiers regards se sont arrêtés sur les montagnes de +l'Écosse, couronnées d'un bleu céleste, aimera à contempler toutes les +cimes qui lui offriront une couleur analogue; il saluera, dans chaque +mamelon, le visage connu d'un ami; à la vue d'une montagne, son ame +s'épanouira, comme pour l'embrasser. Long-tems j'ai parcouru des pays +qui n'étaient pas mon pays; j'ai adoré les Alpes, aimé les Apennins, +révéré le Parnasse, admiré l'Ida cher à Jupiter, et l'Olympe qui s'élève +majestueusement au-dessus de la mer. Mais ce n'était point le souvenir +de leur gloire antique, ce n'était point la vue de leur beauté présente +qui m'imposaient ces impressions profondes de respect et d'amour. Les +ravissemens que l'enfant avait éprouvés survivaient à l'âge de +l'enfance. Loch-na-Gar dominait avec l'Ida sur les champs de la Troade. +Les souvenirs celtiques entouraient le mont Phrygien, et les eaux des +cascades des _highlands_ se mêlaient à la claire fontaine de Castalie. + +Dans une note jointe à ce morceau, nous le voyons faire le même +anachronisme dans l'histoire de ses propres sentimens, et rapporter à +son enfance elle-même cet amour des montagnes, qui n'était autre chose +que le résultat du travail de son imagination se reportant au passé. +«C'est, dit-il, de cette époque (celle de son séjour dans les +_highlands_) que date mon amour des pays montagneux. Je n'oublierai +jamais l'effet que produisit sur moi, quelques années plus tard, en +Angleterre, la seule chose que j'eusse vue depuis long-tems qui +ressemblât à des montagnes, quoiqu'en miniature; je veux parler des +_Malvern-hills_. Lorsque je retournai à Cheltenham, je les regardais +chaque soir, au coucher du soleil, avec une émotion que je ne pourrais +décrire.» Son amour pour les courses solitaires et pour les excursions +de toutes espèces[17], le conduisait souvent assez loin pour donner sur +lui des inquiétudes sérieuses. Il lui arrivait à Aberdeen, toutes les +fois qu'il en trouvait l'occasion, de s'esquiver, inaperçu, de la +maison. Quelquefois il se dirigeait du côté de la mer; et un jour, après +de longues et pénibles recherches, on trouva le petit aventurier se +débattant au milieu d'une fondrière ou mare, d'où il n'aurait pu se +tirer de lui-même. + + [Note 17: Cette phrase rend fort douteuse l'assurance donnée + par sa gouvernante (au rapport de Thomas Moore), que Byron + n'avait jamais vu que deux fois la montagne de + _Lachin-y-gair_, si voisine de l'habitation de sa mère. + (_N. du Tr._)] + +Dans le cours de l'une de ces excursions d'été le long de la Dée, il eut +l'occasion de voir les sauvages beautés des _highlands_, mieux encore +que dans les environs de leur résidence à Ballatrech. Sa mère l'avait +conduit sur la route romantique d'_Invercauld_, jusqu'à la petite chute +d'eau appelée _la vigne de la Dée_; sa passion pour les aventures fut +alors sur le point de lui coûter la vie: comme il grimpait le long d'une +pente inclinée sur cette cascade, une bruyère arrêta son pied bot et il +tomba. Déjà même il roulait vers le précipice, quand la gouvernante eut +la force et la présence d'esprit de le retenir, et de le ravir ainsi à +une mort certaine. + +Il n'avait encore que huit ans: ce fut alors qu'un sentiment plus près +de l'amour qu'on ne le supposerait possible dans un âge si tendre, prit, +de son propre aveu, sur ses pensées, une puissance absolue, et prouva +ainsi, de bonne heure, combien il était facile d'éveiller sa sensibilité +sur ce point comme sur tous les autres[18]. L'objet de son attachement +était Marie Duff; et les passages d'un journal, tenu par lui en 1813, +montrent avec quelle fraîcheur, après un intervalle de dix-sept ans, il +se rappelait toutes les circonstances de cette première passion: + + [Note 18: On sait que Dante n'avait que neuf ans quand, à la + _fête du Mai_, il vit pour la première fois Béatrix et en + devint amoureux. Alfieri lui-même, amant précoce, considère + une telle sensibilité prématurée comme le signe incontestable + d'une ame née pour les beaux-arts. «_Effetti_, dit-il en + décrivant ce qu'il éprouva lui-même lors de son premier + amour, _che poche persone intendono, e pochissime provano: ma + a quei soli pochissimi è concesso l' uscir della folla + volgare in tutte le umane arti_.» Canova disait ordinairement + qu'il se rappelait fort bien avoir été amoureux dès l'âge de + cinq ans.] + +«J'ai dernièrement, dit-il, beaucoup pensé à Marie Duff; il est bien +étrange que j'aie pu me passionner aussi profondément pour cette jeune +fille, à un âge où je ne pouvais connaître l'amour, ni ce que ce mot +signifiait: et pourtant c'était bien de l'amour. Ma mère me raillait +d'habitude sur cet attachement puéril; et plusieurs années après +(j'avais alors seize ans), elle me dit un jour: _Byron, je reçois une +lettre d'Edimbourg; miss Abercromby me mande que votre ancienne passion, +Marie Duff, est mariée à un M. Co_..... Et quelle fut ma réponse? En +vérité, je ne sais comment expliquer ce que je ressentis en ce moment; +mais je faillis entrer en convulsion. Ma mère en fut tellement alarmée, +que plus tard elle évita toujours de revenir sur ce sujet _avec +moi_,--se contentant de le redire volontiers à chacune de ses +connaissances. Maintenant que signifiait tout cela? Je ne l'avais pas +vue depuis que, par suite d'un _faux pas_ de sa mère, à Aberdeen, elle +fut ramenée à Banff, auprès de son aïeule: nous étions tous deux de +véritables enfans; j'avais dès-lors, et j'ai depuis éprouvé cinquante +fois, d'autres sentimens tendres; cependant je me rappelle encore tout +ce que nous nous disions l'un à l'autre, toutes nos caresses, ses +traits, mon inquiétude, mes insomnies, mes instances auprès de la +servante de ma mère pour qu'elle lui écrivît de ma part; ce qu'elle fit +à la fin pour me tranquilliser. La pauvre Nancy pensait que j'étais fou; +et comme je ne pouvais écrire une lettre moi-même, elle devint mon +secrétaire. Je me rappelle aussi nos promenades, mon bonheur quand +j'étais assis près de Marie dans l'appartement des enfans, à leur maison +proche des _Plainstones_ à Aberdeen. Alors, tandis que sa petite sœur +jouait à la poupée, nous faisions l'amour à notre manière. + +«Comment diable tout cela arriva-t-il à un pareil âge? d'où cela +provenait-il? Certainement, plusieurs années après, je n'avais pas +encore l'idée de la distinction des sexes; et cependant mes tourmens et +mon amour furent si violens, que je doute quelquefois si j'ai jamais été +depuis réellement amoureux. + +«Qu'il en soit ce qu'on voudra, l'annonce de son mariage, plusieurs +années après, fut pour moi un coup de foudre et fut sur le point de +m'étouffer, au grand effroi de ma mère et à l'étonnement de tous les +spectateurs qui refusaient d'y croire. C'est dans ma vie un phénomène +(puisque je n'avais alors que huit ans), qui m'a souvent tourmenté et +qui me tourmentera jusqu'à ma dernière heure; et récemment encore, je ne +sais pas pourquoi, son souvenir (non pas l'amour lui-même) s'est +représenté avec plus de force que jamais. Je serais bien étonné qu'elle +eût gardé de moi la moindre souvenance, et qu'elle se rappelât comme +elle plaignait sa petite sœur Hélène de ne pas avoir aussi un amoureux! +Il est incroyable comme j'ai gardé d'elle une parfaite et charmante +idée; de son front, de ses cheveux noirs, de ses yeux d'un brun clair, +de ses vêtemens même: je serais vraiment fâché de la voir aujourd'hui; +la réalité, toute belle qu'elle serait, détruirait ou du moins +obscurcirait les traits de la charmante Péri que je contemplais alors en +elle, et qui vit encore dans mon imagination après plus de seize années. +J'ai maintenant vingt-cinq ans et quelques mois..... + +«Ma mère, je le suppose, raconta cette circonstance (l'effet qu'avait +produit son mariage sur moi) aux Parkynses et certainement à la famille +Pigot; elle le mentionna sans doute également à miss Abercromby, qui +connaissait mon ancien penchant, et qui sans doute n'avait donné cette +nouvelle qu'à mon intention..... Je l'en remercie! Comme ses +commencemens, le terme de cette passion m'a souvent fait réfléchir; +quant à l'exactitude des faits, d'autres les connaissent aussi bien que +moi, et le souvenir que j'en conserve est encore plein de vie. Mais plus +j'y songe, et plus je suis embarrassé d'assigner quelques causes à cette +précocité d'affection.» + +Les chances qu'il avait de succéder au titre de ses ancêtres furent +quelque tems tout-à-fait incertaines; car; en 1794, le cinquième lord +Byron vivant avait encore un petit-fils. Sa mère cependant, dès sa +naissance, avait caressé l'espoir qu'il serait non-seulement un lord, +mais encore un grand homme. Une circonstance bizarre sur laquelle elle +fondait cette espérance, c'est qu'il était boiteux; pourquoi? il serait +difficile de le dire, si ce n'est peut-être qu'ayant un esprit des plus +superstitieux, elle avait consulté quelque diseur de bonne aventure, +qui, pour anoblir aux yeux d'une mère cette infirmité, l'avait rattachée +à la destinée future de l'enfant. + +La mort du petit-fils du vieux lord, arrivée en Corse en 1794, brisa le +seul obstacle qui se trouvait jusqu'alors placé entre le petit George et +l'héritage immédiat de la pairie: l'importance sensible que cet +événement leur donna fut sentie non-seulement par Mrs. Byron, mais aussi +par le jeune baron futur de Newsteadt. Pendant l'hiver de 1797, sa mère +lisait un jour par hasard un discours prononcé à la Chambre des +Communes; un ami se trouvait présent, qui dit à l'enfant: «Nous aurons +un jour ou l'autre le plaisir de lire aussi vos discours à la Chambre +des Communes.» _J'espère que non_, répondit-il; _si vous en lisez +quelqu'un de moi, ce sera à la Chambre des Lords_. + +Le titre dont il se félicitait ainsi ne lui fut que trop tôt dévolu. +S'il avait pu demeurer encore pendant dix ans tout simplement George +Byron, on ne peut douter que son caractère n'y eût gagné sous beaucoup +de rapports. L'année suivante, son grand oncle, le cinquième lord Byron, +mourut à l'abbaye de Newsteadt, ayant consommé les dernières années de +sa vie dans un état d'isolement austère et presque sauvage. + +Le lendemain de l'accession du petit Byron à la pairie, on dit qu'il +courut à sa mère et lui demanda _si elle apercevait quelque changement +en lui depuis qu'il était lord, car il n'en trouvait lui-même aucun_. +Réflexion ingénieuse et naturelle; l'enfant ne songeait pas encore que +la simple addition d'une syllabe au-devant de son nom avait suffi pour +opérer un changement complet et magique dans toutes ses relations +futures avec la société. + +On peut se faire une idée de l'effet que produisit dès-lors sur lui cet +événement, d'après l'agitation que, dit-on, il manifesta en s'entendant, +pour la première fois, appeler dans l'école avec l'addition du titre de +_dominus_. Incapable de faire la réponse habituelle, _adsum_, il resta +silencieux au milieu de la surprise générale de ses camarades, et finit +enfin par fondre en larmes. + +Le nuage qu'avait jeté, et sans cause, à plusieurs égards, sur le +caractère du dernier lord Byron, sa malheureuse affaire avec M. +Chaworth, avait encore été, dans la suite, obscurci par les effets +naturels d'une vie insociable et bizarre. On fait encore dans le +voisinage les récits les plus exagérés de sa cruauté envers lady Byron, +avant leur séparation mutuelle, et l'on croit même que, dans l'un de ses +accès de fureur, il avait été jusqu'à la précipiter dans l'étang de +Newsteadt. Une autre fois, dit-on, ayant tué son cocher pour quelque +désobéissance, il avait jeté le cadavre dans la voiture où se trouvait +lady Byron, et montant aussitôt sur le siége, il avait lui-même conduit +les chevaux. Ces histoires sont, à n'en pas douter, des fables +grossières, comme la plupart de celles dont son illustre héritier fut +plus tard la victime. Une femme au service du vieux lord, encore +vivante, contredit ces deux récits comme autant d'inventions de la +calomnie; elle suppose pourtant que la première est fondée sur les +circonstances suivantes. Une jeune dame du nom de Booth se trouvait à +Newsteadt en visite; un soir, on fit une partie de plaisir devant la +façade de l'abbaye, et lord Byron, par accident, l'avait poussée dans le +bassin qui reçoit la cascade: de là, sans doute, le conte dont nous +avons parlé. + +Une fois séparé de lady Byron, l'isolement complet dans lequel il vécut +réveilla toute la puissance d'imagination des habitans de l'endroit; nul +fait atroce ou désespéré que les commères du village ne fussent +disposées à lui imputer. Il y avait dans son triste jardin deux images +grimaçantes de satyres, que bientôt l'effroi de ceux qui les entrevirent +décora du nom de _diables du vieux lord_. On sait qu'il marchait +toujours armé, et l'on rapporte que le dernier sir John Warren, son +voisin, ayant été admis à dîner un jour avec lui, trouva sur la table +une boîte à pistolets placée là comme partie ordinaire du service. + +Dans ses dernières années, les seuls compagnons de sa solitude, outre +cette colonie de grillons qu'il s'amusait, dit-on, lui-même, à nourrir +et à dresser[19], étaient le vieux Murray, plus tard valet favori de son +successeur, et la domestique dont je viens de citer l'autorité. Cette +dernière, d'après les fonctions auxquelles on suppose qu'elle avait été +promue auprès de son noble maître, avait reçu généralement dans le pays +le nom de _Lady Betty_. + + [Note 19: Lord Byron avait l'habitude d'ajouter à ceci, sur + l'autorité de vieux domestiques, que le jour de la mort de + leur patron, ces grillons laissèrent tous de concert la + maison, et en si grand nombre, qu'il était impossible de + faire un pas dans le vestibule sans en écraser quelques-uns.] + +Quoiqu'il vécût dans sa solitude d'une manière sordide, il paraît qu'il +éprouvait souvent le besoin d'argent; et l'un des torts les plus sérieux +qu'il fit à sa propriété, fut la vente du domaine de Rochdale, dans le +duché de Lancastre, dont le produit minéralogique passait pour +très-important. Il savait bien, dit-on, à l'époque de la vente, qu'il +n'avait pas le droit de donner un titre légal de possession, et il n'est +pas croyable que ceux qui rachetèrent ignorassent l'irrégularité de la +transaction; mais ils prévirent sans doute, comme en effet cela arriva, +qu'avant d'être dépossédés de la propriété ils seraient à peu près +indemnisés par le produit qu'ils en tireraient. + +On tenta, pendant la minorité du jeune lord, de rentrer dans le domaine +de Rochdale, et, comme on le lira bientôt, ce fut avec un plein succès. +Pour Newsteadt, les bâtimens et les dépendances menaçaient une ruine +prochaine, et parmi les rares témoignages de la sollicitude ou de la +dépense de son propriétaire, se trouvaient quelques masses de pierres +réunies à grands frais, et quelques bâtimens, crénelés, élevés sur le +bord du lac et dans l'épaisseur du bois. Les forts bâtis sur le lac +étaient destinés à donner un aspect naval à ses ondes: souvent, quand il +était en bonne humeur, il se plaisait à des combats simulés; ses +bâtimens attaquaient la forteresse, qui à son tour les canonnait. Le +plus grand de ses vaisseaux avait été construit pour lui dans l'un des +ports de mer de l'est: on l'avait dirigé sur des roues vers la forêt de +Newsteadt, comme pour accomplir l'une des prophéties de la mère Shipton, +_que quand un vaisseau chargé de_ ling _traverserait la forêt de +Shervood, le domaine de Newsteadt sortirait de la famille Byron_. Dans +le duché de Nottingham, _ling_ répond au mot bruyère; et afin de +justifier la mère Shipton et de dépiter le vieux lord, on dit que les +paysans escortaient le vaisseau en y jetant sans cesse des touffes de +bruyère. + +Cet homme singulier prenait évidemment fort peu de soin du sort de ses +descendans; il n'avait entretenu aucun rapport avec son jeune héritier +d'Écosse, et s'il lui arrivait d'en parler, ce qui était fort rare, ce +n'était jamais que sous le nom _du petit enfant qui est à Aberdeen_. + +La mort de son grand oncle faisait de Lord Byron _le pupille de la +chancellerie_, et le comte de Carlisle fut désigné pour être son tuteur. +Il avait avec la famille quelques rapports de parenté, comme fils de la +sœur du défunt lord. En 1798, pendant l'automne, Mrs. Byron et son fils, +escortés de leur fidèle May Gray, quittèrent Aberdeen pour Newsteadt. +Avant leur départ, ils avaient vendu le mobilier de l'humble appartement +qu'ils occupaient, et le produit, à l'exception du linge et de la +vaisselle que Mrs. Byron emporta, fut de 74 livres sterling 17 shillings +7 pence. + +Le tems que Byron passa en Écosse, où sa mère avait d'ailleurs pris +naissance, lui permettait de se considérer lui-même, comme il s'en est +glorifié dans Don Juan, _à moitié Écossais par sa naissance, et +entièrement par son éducation_. + +Nous avons déjà vu avec quelle vivacité il gardait le souvenir des +montagnes qui, dans l'origine, avaient frappé ses yeux; les allusions +qu'il y fait, dans le passage de Don Juan que je viens de citer, au pont +romantique du Don et aux autres localités d'Aberdeen, montrent la même +fidélité et le même entraînement de souvenir. + +De dire comment _Auld-Lang-Syne_ évoque devant moi l'Écosse en masse et +dans tous ses détails, les Plaids écossais, les _Snoods_ écossais, les +montagnes bleues, les ondes claires, la Dee, le Don, le mur noir du pont +de Balgounie, mes souvenirs d'enfant, en un mot le plus doux songe de ce +qui me faisait alors rêver, enveloppé, comme les fils de Banco, de leurs +manteaux funéraires;--d'expliquer ces allusions enfantines qui ramènent +sous mes yeux ma douce enfance,--je ne m'en soucie pas, c'est un effet +de _Auld-Lang-Syne_. + +Puis il ajoute en note: + +Le pont du Don, près de _la vieille ville_ d'Aberdeen, avec son arche +unique et ses eaux noirâtres et poissonneuses, me sont encore présens, +comme si je les avais vus hier. Je me rappelle également, bien que je le +cite mal peut-être, le terrible proverbe qui, dans ma jeunesse, me +faisait craindre et pourtant désirer de le passer, parce que j'étais +fils unique, au moins du côté de ma mère. Le voici tel que je m'en +souviens, quoique je ne l'aie entendu ni lu depuis l'âge de neuf ans: + + Brig of Balgounie, black's your wa' + Wi a wife's ae son, and a mear's ae foal + Down ye shall fa'..... + +Pont de Balgounie, ton mur est noir, tu tomberas avec le fils unique +d'une femme et le poulain unique d'une cavale. + +Il eut toujours un véritable plaisir à rencontrer une personne +d'Aberdeen: quand feu M. Scott, qui était né dans cette ville, lui +rendit une visite à Venise, en 1819, il lui désigna surtout, en +rappelant leurs habitudes d'enfance, une place nommée la niche de +Wallace, où se trouve encore aujourd'hui une grossière statue de ce +guerrier écossais. Cette sorte de souvenir ne le trouvait jamais +insensible. A son premier voyage en Grèce, non-seulement l'aspect des +montagnes, mais le jupon court des Albanais, tout, dit-il, le _reportait +à Morven_. Dans sa dernière et fatale expédition, l'habit qu'il portait +de préférence, à Céphalonie, était une veste de _tartane_. + +Mais quelque sincères et profondément senties que fussent les +impressions qu'il gardait de l'Écosse, il lui arrivait quelquefois, +comme pour toutes ses affections les plus aimables, de donner un démenti +à son bon naturel; et lorsque la colère ou l'ironie l'excitait, de +persuader et les autres et lui-même que toutes ses affections se +portaient vers des objets directement opposés. + +Le fiel qu'il répandit à l'occasion de sa querelle avec la _Revue +d'Édimbourg_, sur tout ce qu'il y avait d'Écossais, offre l'exemple de +ce triomphe temporaire de ses passions. Dans tous les tems, le moindre +soupçon de ridicule jeté sur l'Écosse ou ses habitans suffisait pour +faire taire ses affectueux sentimens. Un de ses amis me raconta +l'amusante colère dans laquelle le mit un jour une innocente jeune +fille, pour avoir remarqué qu'il avait quelque chose de l'accent +écossais: «Bon dieu! s'écria-t-il, j'espère bien que non; j'aimerais +mieux voir tomber la maudite Écosse dans la mer que d'avoir l'accent +écossais.» + +Mais on ajoutera peu de foi aux saillies de ce genre répandues dans ses +écrits ou sa conversation, quand on les comparera aux preuves décisives +qu'il a laissées de son attachement pour le pays où il passa son +enfance. Et si, pour lui, ces impressions étaient ineffaçables, de +l'autre il y a chez les citoyens d'Aberdeen, qui le regardent comme leur +compatriote, une correspondance chaleureuse d'affection pour sa mémoire +et pour son nom. Ils montrent encore aux voyageurs les diverses maisons +où il résidait dans sa jeunesse; l'avoir vu seulement une fois, réveille +en eux un souvenir d'orgueil, et le pont du Don, déjà beau en lui-même, +est désormais revêtu, grâce à la mention qu'il en a faite dans son _Don +Juan_, d'un nouveau charme. Il y a deux ou trois ans qu'on offrit une +somme de cinq liv. st. à une personne d'Aberdeen en échange d'une lettre +écrite par le capitaine Byron quelques jours avant sa mort; et au nombre +des souvenirs du jeune poète, devenus autant de trésors pour ceux qui +les possèdent, il en est un dont il n'aurait pu sans rire entendre +parler, c'est tout simplement une vieille soucoupe de porcelaine dont il +avait une fois mordu un large morceau dans un accès de colère. + +Ce fut dans l'été de 1798 que Lord Byron, alors dans sa onzième année, +quitta l'Écosse avec sa mère et sa _bonne_, pour prendre possession de +l'ancien domaine de ses ancêtres. Voici comme il parle de ce voyage dans +une de ses dernières lettres: + +«Je me souviens de Loch-Leven comme si c'était d'hier; ce fut pourtant à +l'époque de mon voyage d'Angleterre, en 1798, que je le vis.» + +Déjà ils touchaient à la barrière de Newsteadt, ils voyaient les bois de +l'abbaye s'élancer comme pour les recevoir, quand Mrs. Byron, affectant +de méconnaître l'endroit, demanda à la femme de la barrière à qui +appartenait cette propriété. On lui répondit que le possesseur, Lord +Byron, était mort depuis quelques mois. «Et quel est l'héritier? demanda +la mère avec un orgueil satisfait.--On dit, répondit la femme, que c'est +un petit enfant qui vit à Aberdeen.--Et le voici, dieu le bénisse!» +s'écria la gouvernante, incapable de se contenir, et couvrant de baisers +le jeune lord assis sur ses genoux. + +Une élévation si soudaine aurait eu sans doute, même dans des +circonstances plus favorables pour lui, une influence dangereuse sur son +caractère; le guide qui désormais allait conduire les pas du jeune Byron +dans le monde ne pouvait être plus inhabile à lui en montrer les +écueils. Sa mère, dépourvue de jugement et d'empire sur elle-même, +employait à son égard, avec la même maladresse, et l'indulgence, et ce +qui était pire encore, une violence dont l'enfant s'amusait. Ce +sentiment exquis du ridicule qui, plus tard, le rendit si remarquable, +et que dès-lors il possédait, l'emportait toujours sur la crainte que +pouvait lui inspirer sa mère. Quand Mrs. Byron, femme petite et dont +l'embonpoint embarrassait la marche, essayait, dans ses accès de colère, +de l'atteindre afin de le punir, le petit diable, glorieux de sa +légèreté, se plaisait à lui échapper sans cesse, courant autour de la +chambre en dépit de sa jambe boiteuse, et riant à gorge déployée d'avoir +pu rendre inutiles toutes ses menaces. Dans ses _Memoranda_, il a +consigné quelques anecdotes de ces premiers tems, et bien qu'il n'y +nomme jamais sa mère qu'avec respect, il est facile de voir que l'idée +qu'il en avait conservée, du moins la plus caractéristique, était d'une +nature pénible. L'un des passages les plus frappans de ces _Mémoires_ se +rapporte au chagrin profond qu'il ressentait de son infirmité; il décrit +l'impression d'horreur et d'humiliation qui s'empara de lui quand sa +mère, dans un accès de colère, l'appela, _vilain boiteux_. Comme il +reproduit dans sa poésie, sous une forme ou l'autre, tous les sentimens +profonds de sa vie, il ne faut pas être surpris d'y retrouver une +expression de ce genre; nous voyons donc à l'ouverture de son drame, _le +Difforme transformé_: + + BERTA. Va-t'en, vilain bossu. + ARNOLD. Ma mère, je suis né ainsi. + +On peut se demander si l'origine du drame entier ne serait pas due à cet +unique souvenir. + +Avec un pareil caractère dans la personne qui devait seule diriger ses +premières années, on conçoit qu'il dut perdre tout le fruit des soins et +de la sollicitude qu'un tuteur éclairé eût pu avoir pour lui. D'ailleurs +Lord Carlisle, peu lié avec la famille, et n'ayant jamais eu l'occasion +de connaître l'enfant, n'avait accepté qu'avec répugnance cette charge +pénible; et comme ce titre le mettait surtout en rapport avec Mrs. +Byron, il ne faut pas s'étonner qu'il ne désirât jamais pénétrer dans +les détails de l'éducation de son pupille, plus qu'il n'y était +rigoureusement obligé: ce qui l'en éloignait était la crainte de se +trouver en opposition avec les habitudes violentes et capricieuses de la +mère. + +D'un autre côté, si la réputation du dernier Lord eût été assez +populaire pour piquer d'émulation son jeune successeur, peut-être +l'envie salutaire de rivaliser avec les morts eût suppléé aux bons +exemples des survivans, et nul esprit ne se serait plus facilement +ouvert à cette louable émulation que celui de Byron. Mais +malheureusement, comme nous venons de le dire, les circonstances étaient +autres, et à la place d'un aussi désirable stimulant fut substituée une +rivalité d'une espèce contraire. Les étranges anecdotes qui circulaient +sur le feu Lord dans le pays où ses rudes et solitaires habitudes +avaient laissé une trace d'effroi; ces anecdotes, dis-je, avaient frappé +son imagination poétique, et réveillé dans son jeune esprit une espèce +d'admiration pour des bizarreries qui lui semblaient un motif +d'étonnement et de souvenir. On a même quelquefois supposé que ce fut le +récit des bizarreries de son oncle, qui nourrit son imagination de ces +sombres peintures et de ces figures idéales, qu'il sut par la suite +revêtir de formes diverses et anoblies par son génie[20]. Mais, quoi +qu'il en soit, on peut conjecturer que, dans sa pénurie de meilleurs +modèles, les singularités de son prédécesseur immédiat eurent une grande +influence sur ses goûts et son imagination. Une habitude, entre autres, +qu'il semblait devoir à cet esprit d'imitation, et qu'il conserva toute +sa vie, fut celle d'avoir ordinairement auprès de lui une arme d'une +espèce quelconque; même encore enfant, il portait toujours de petits +pistolets chargés dans la poche de sa veste. + + [Note 20: Pourquoi donc accuser ces impressions, si les + effets en furent si admirables? + (_N. du Tr._)] + +La querelle du dernier Lord avec M. Chaworth avait pu d'ailleurs, dès +l'origine, lier d'une sorte de connexité, dans son esprit, le nom de sa +famille et l'habitude des duels; peut-être aussi les mortifications que +lui faisait dévorer, ou du moins craindre, à l'école, son infirmité +physique, trouvèrent une sorte de consolation dans l'espoir qu'un jour +les lois du combat singulier lui permettraient de lutter avec le plus +fort, à armes égales. + +Aussitôt après leur départ d'Écosse, Mrs. Byron, dans l'espoir d'obtenir +sa guérison, avait confié son fils aux soins d'un individu de Nottingham +qui se chargeait de ces sortes de cures: cet homme, charlatan de son +métier, se nommait Lavender; son procédé était de frotter d'abord +d'huile pendant long-tems le pied malade, puis de le tordre violemment +et de le tenir comprimé dans une machine de bois. Pour que l'enfant ne +fût pas, durant cet intervalle, retardé dans ses études, un respectable +professeur venait lui donner des leçons de latin. M. Rogers, c'était son +nom, lisait avec lui des morceaux de Virgile et de Cicéron, et ses +progrès lui parurent alors, malgré sa jeunesse, extrêmement sensibles: +toutefois, dans le cours de ses leçons, il éprouvait fréquemment de +violentes douleurs, à cause de la position de son pied; un jour, M. +Rogers lui dit: «Milord, je ne puis vous voir en proie à une douleur +comme celle que vous souffrez.--N'y songez pas, M. Rogers, répondit +l'enfant, vous ne vous en apercevrez plus.» + +Cet homme distingué, qui ne parle jamais de son élève que dans les +termes les plus affectueux, se souvient de plusieurs exemples de la +plaisante malice avec laquelle il aimait à se venger de son bourreau, en +mettant à découvert sa fastueuse ignorance. Un jour il avait placé au +hasard, sur une feuille de papier, toutes les lettres de l'alphabet, +mais toutefois en les disposant de manière à simuler des mots et des +phrases; il mit le papier sous les yeux du docte personnage en lui +demandant quelle langue c'était: «De l'italien,» répondit notre homme, +incapable d'avouer de bonne foi son ignorance. On conçoit que cette +réponse fut accueillie par la joie immodérée et les insultans éclats de +rire de notre jeune satirique, charmé du succès de ce premier piége +tendu au charlatanisme. + +C'est par une suite de la profonde impression qu'il conservait de tout +ce qui l'entourait dans sa jeunesse, et qui semblait un des traits +distinctifs de son caractère, que plusieurs années après, se trouvant +dans les environs de Nottingham, il envoya une lettre à son vieux +précepteur, remplie de sentimens affectueux. Il avait même chargé celui +qui la portait de dire à M. Rogers, qu'à compter d'un certain endroit de +Virgile, qu'il désignait, il pouvait encore réciter une vingtaine de +vers qu'il se souvenait fort bien d'avoir expliqués avec lui tandis +qu'il souffrait le plus. + +C'est dans ce tems, au rapport de sa gouvernante May Gray, que se +manifestèrent en lui les premiers indices de dispositions poétiques. +Voici à quel propos: une dame âgée, qui faisait de fréquentes visites à +sa mère, s'était servie à son égard d'expressions fort insultantes; et +ces affronts, il en conservait ordinairement un ressentiment implacable. +Cette dame s'était formé des idées singulières relativement à notre ame: +elle s'imaginait qu'elle s'arrêtait dans la lune comme pour y subir une +épreuve préliminaire avant d'aller plus loin. Un jour, Byron ayant reçu, +comme il paraît, une seconde injure du même genre, se présente en fureur +devant sa gouvernante: «Eh bien, mon petit héros, lui dit-elle, +qu'avez-vous donc?» L'enfant répondit que cette vieille l'avait mis dans +une affreuse colère, qu'il ne pouvait plus la supporter, etc., etc.; +puis soudain il répéta plusieurs fois les mauvais vers suivans, charmé +d'avoir trouvé un moyen d'exhaler sa bile: + +Dans le comté de Nott, demeure à Swan-Green une vieille maudite, si +jamais il en fut, et quand elle mourra (promptement je l'espère) elle +croit sur-le-champ qu'elle ira dans la lune. + +Ces vers ont peut-être été rajustés après coup; et lui-même, comme on va +le voir, date d'une année plus tard son premier essai poétique, mais +l'anecdote n'en fait pas moins connaître son caractère; c'est ce qui m'a +décidé à la conserver. + +Dans le même tems les faibles revenus de Mrs. Byron reçurent une +augmentation fort opportune sans doute, mais dont j'ignore le motif. Ce +fut une pension sur la liste civile de 300 liv. st. de rente; la lettre +suivante est une copie de l'ordonnance royale rendue à ce sujet: + + +GEORGES ROI. + +Il nous a plu accorder à Catherine Gordon, veuve Byron, une rente +annuelle de 300 livres, à commencer au 5 juillet 1799, pour continuer +durant notre plaisir. Nous voulons et il nous plaît, qu'en vertu de +notre lettre générale du sceau privé, sous la date du 5 novembre 1760, +des fonds de notre trésor ou de l'échiquier applicables au service de +notre liste civile, vous payiez à ladite Catherine Gordon, veuve Byron, +ou à son ordre, ladite rente, à commencer du 5 juillet 1799, pour lui +être servie par quartier ou autrement, dès que l'échéance sera arrivée; +la présente sera votre garantie. + + Le 2 octobre 1799; de notre règne la 39me. + _Par ordre de sa majesté_, + + Signé W. PITT, + S. DOUGLAS. + +Peu satisfaite de l'opérateur de Nottingham, Mrs. Byron, pendant l'été +de 1799, jugea convenable de conduire son enfant à Londres, où, d'après +l'avis de Lord Carlisle, on le confia aux soins du docteur Baillie. Il +était important de le placer dans une école paisible où l'on pût +facilement lui faire suivre le régime que l'on adopterait pour sa +guérison: on choisit à cet effet la maison de feu le docteur Glennie à +Dulwich; et comme en outre on jugea à propos de lui donner une chambre à +coucher séparée, le docteur Glennie avait fait placer un lit dans son +propre cabinet pour son nouvel élève. Mrs. Byron, à son arrivée dans la +ville après être restée peu de tems après lui à Newsteadt, prit un +appartement à Sloane-terrace, et, sous la direction du docteur Baillie, +on chargea l'un de messieurs Sheldrake de la construction d'une machine +propre à redresser peu à peu la jambe de l'enfant[21]. On lui prescrivit +de la modération dans tous les exercices du corps, mais le docteur +Glennie trouvait le précepte plus facile à donner qu'à faire exécuter, +et bien que l'enfant fût assez tranquille dans les heures d'étude, dès +que celle des jeux sonnait, il ne montrait pas moins d'_émulation_ dans +tous les exercices athlétiques que les enfans les plus robustes de +l'école: «émulation,» ajoute le docteur Glennie, avec lequel j'ai eu +quelques entretiens peu de tems avant sa mort, «que j'ai en général +remarquée dans les jeunes enfans affectés de semblables défauts +naturels[22].» + + [Note 21: Dans une lettre adressée dernièrement par M. + Sheldrake à l'éditeur d'un journal médical, on établit que la + personne du même nom qui fut appelée à Dulwich auprès de Lord + Byron doit à une méprise cet honneur, et ne fit rien pour sa + guérison. L'auteur de la lettre ajoute qu'il fut lui-même + consulté par Lord Byron, quatre ou cinq années plus tard, et + bien qu'il n'ait pu alors entreprendre la guérison du pied à + cause du peu de docilité de son noble patient, il parvint + cependant à lui construire une sorte de soulier qui allégea + l'inconvénient de son infirmité.] + + [Note 22: «Quoique, dit Alfieri en parlant de son tems + d'étude, je fusse le plus petit de tous les _grands_ qui se + trouvaient au second appartement où j'étais descendu, c'était + précisément mon infériorité de taille, d'âge et de force, qui + m'engageait à me distinguer.] + +Comme le jeune écolier avait reçu les élémens de la langue latine +suivant le système d'enseignement adopté à Aberdeen, il eut de la peine +à revenir sur ses pas, et se trouva, comme cela arrive souvent, retardé +dans ses études et embarrassé dans ses souvenirs, par la nécessité de se +soumettre au mode d'enseignement suivi dans les écoles anglaises. «Je +m'aperçus, dit le docteur Glennie, qu'il montra d'abord de l'ardeur et +obtint des succès: il était gai, toujours de bonne humeur et chéri de +ses camarades; il connaissait nos poètes et nos historiens bien mieux +que les enfans de son âge, et dans mon cabinet il trouvait à sa +disposition une foule de livres capables de flatter son goût et de +satisfaire sa curiosité, entre autres une collection de poètes, depuis +Chaucer jusqu'à Churchill, que je serais tenté de croire qu'il parcourut +depuis le commencement jusqu'à la fin. Il avait encore à cet âge une +connaissance étendue de la partie historique des saintes écritures; il +aimait à m'en entretenir, surtout après nos exercices pieux du dimanche +soir, et quand il lui arrivait de raisonner sur les faits racontés dans +nos livres sacrés, il le faisait avec l'air d'être persuadé des vérités +divines qu'ils renferment. Que les impressions de son enfance, dit +encore la même personne, se soient conservées plus tard dans sa mémoire, +malgré ses habitudes d'une vie irrégulière, c'est ce qu'on ne peut guère +révoquer en doute après avoir lu ses ouvrages sans prévention, et je +n'ai jamais pu m'ôter de la tête que, dans les étranges désordres qui +malheureusement marquèrent sa carrière, il n'ait dû souvent trouver bien +difficile de violer les excellens principes qu'il avait d'abord +adoptés.» + +J'aurais dû mentionner, parmi les traits caractéristiques de sa +jeunesse, et d'après le récit du mari de sa première gouvernante, qu'il +montrait dès-lors, et dans toutes les occasions, un esprit investigateur +en matières religieuses. + +Le docteur Glennie ne fut pas long-tems sans s'apercevoir que la mère +était beaucoup plus difficile à conduire que l'enfant. Tout en +professant la plus entière déférence pour les représentations de +l'habile instituteur, quant à la nécessité de ne pas interrompre les +études de son fils, Mrs. Byron n'avait ni assez de raison, ni assez +d'empire sur elle-même, pour confirmer ses paroles par ses actions; en +dépit des remontrances du docteur et des injonctions de Lord Carlisle, +elle ne laissa pas d'intervenir dans les détails de l'instruction de son +fils, et comme on pouvait l'attendre d'une mère tendre, impérieuse et +passionnée. En vain lui représentait-on que dans toutes les +connaissances élémentaires exigées d'un jeune homme que l'on destinait à +l'une des grandes écoles publiques, Lord Byron était fort en arrière, et +que pour suppléer à ce défaut il n'avait pas trop de tous ses instans; +Mrs. Byron paraissait bien comprendre la justice de ces observations, +mais elle s'embarrassait peu d'en profiter, et n'en continuait pas moins +à déranger sans cesse le professeur et l'enfant. Peu satisfaite +d'emmener son fils du samedi au lundi à _Sloane-terrace_, contre la +volonté du docteur Glennie, elle le retenait fréquemment chez elle une +semaine de plus; et pour ajouter encore à la distraction née de ces +interruptions, elle réunissait autour de lui un cercle nombreux de +jeunes amis, sans mettre dans ses choix beaucoup de sagacité. En +pouvait-il être autrement? se demande le docteur Glennie. «Mrs. Byron +était totalement étrangère à la société et aux manières anglaises; avec +un extérieur peu prévenant, une intelligence assez bornée et un esprit +singulièrement peu cultivé, elle avait conservé tous les préjugés nés +des opinions et des habitudes du nord. Je ne pense donc pas faire la +moindre injure à sa mémoire en déclarant que Mrs. Byron n'était pas +précisément une Mrs. Lambert, ornée des facultés capables de redresser +les torts de la fortune, et de former l'esprit et le caractère d'un +jeune homme de bonne famille.» + +Plus d'une fois l'intervention de Lord Carlisle, dont il fallut alors +invoquer l'autorité, avait mis quelque obstacle à cette indulgence +inopportune. Grâce à un tel soutien, le docteur Glennie osa bien +s'opposer à la sortie du samedi, dont on avait tant abusé; mais les +scènes violentes auxquelles il était en butte à chaque nouveau refus +auraient pu lasser la patience de tout autre professeur moins +consciencieux et moins zélé. Mrs. Byron, dont les accès d'emportement +n'étaient pas comme ceux de son fils, _des silencieuses rages_, se +laissait souvent entraîner à des cris dont les écoliers et les valets +recevaient la confidence. C'est au point que le docteur Glennie eut un +jour le chagrin d'entendre un camarade de son noble élève lui dire: +«Byron, ta mère est une sotte;» à quoi l'autre répondit gravement: «Je +le sais bien.» Par suite de toutes ces violences et de ces +incompatibilités de mœurs, Lord Carlisle finit par ne plus se mêler de +son pupille, et l'instituteur ayant sollicité une autre fois le bénéfice +de son intervention, il répondit: «Je ne veux plus rien avoir à démêler +avec Mrs. Byron, tirez-vous-en comme vous pourrez avec elle.» + +Parmi les livres que l'enfant pouvait consulter dans le cabinet du +docteur Glennie, était une brochure écrite par le frère d'un de ses +meilleurs amis, et intitulée: _Relation du naufrage de la Junon sur la +côte d'Arracan, en l'année 1795_; l'auteur avait été officier en second +du vaisseau, et le récit qu'il avait envoyé à ses amis des souffrances +de leur équipage leur avait paru assez touchant et assez extraordinaire +pour être publié. La brochure ne flatta que faiblement, à ce qu'il +paraît, l'opinion publique; mais elle était à Dulwich la lecture +favorite des jeunes élèves, et l'impression qu'elle laissa sur l'esprit +observateur de Byron contribua peut-être à lui suggérer le désir +d'étudier toutes les relations de naufrages, afin de mieux retracer la +grande et magnifique scène du même genre que l'on trouve dans _Don +Juan_. Les passages suivans de la brochure ont été adoptés, comme on va +le voir, avec de faibles changemens, par notre poète, sauf quelques +incidens: + +«De ceux qui n'étaient pas immédiatement auprès de moi, je ne sais rien, +si ce n'est par leurs cris. Quelques-uns résistaient long-tems et +mouraient dans une agonie complète, mais ce n'était pas toujours ceux +dont la faiblesse était plus sensible qui succombaient avec moins de +peine, quoiqu'il en arrivât quelquefois ainsi. Je me rappelle +particulièrement les exemples suivans: le valet de M. Wade, garçon fort +et robuste, mourut instantanément et presque sans murmurer, tandis qu'un +autre jeune homme du même âge, mais d'un extérieur moins robuste, +résista beaucoup plus long-tems. La destinée de ces malheureux jeunes +gens fut encore différente sous un autre rapport mémorable. Leurs pères +à tous deux étaient dans les hunes à l'instant où leurs enfans +commencèrent à être malades; le père du valet de M. Wade apprit avec +indifférence l'état de son fils, _il ne pouvait rien faire pour lui, il +l'abandonnait à son sort_. L'autre, quand il reçut la même nouvelle, +descendit à la hâte, et, saisissant le moment favorable, se traîna le +long du plat-bord jusqu'à son fils qui était dans les agrès de mizaine; +cependant il ne restait plus que trois ou quatre planches du gaillard +d'arrière, justement sur la galerie contiguë à l'autre; c'est là que le +père infortuné transporta son fils et l'attacha à la rampe pour +l'empêcher d'être emporté par les flots: quand le jeune homme était +saisi d'un accès de vomissement, le père le soulevait et essuyait +l'écume qui couvrait ses lèvres; s'il survenait une pluie d'orage, il +lui ouvrait la bouche pour qu'il pût en recevoir les gouttes, ou bien +les exprimait d'un linge où il les avait recueillies. C'est dans cette +situation douloureuse qu'ils restèrent tous deux quatre ou cinq jours, +après lesquels l'enfant expira. Le malheureux père, comme s'il n'eût pu +croire à ce qu'il voyait, se mit à soulever le corps, à le regarder +attentivement; et quand enfin il ne conserva plus aucun doute, il le +regarda en silence jusqu'au moment où la mer l'emporta; alors, +s'enveloppant dans une pièce de toile, il tomba à terre et ne se releva +plus. Il doit cependant avoir vécu deux ou trois jours au-delà, comme +nous le jugeâmes d'après les tremblemens convulsifs de ses jambes, quand +une vague venait à le couvrir[23].» + +[Note 23: Le passage suivant est la traduction qu'a tentée Lord Byron de +ce touchant récit, et tous les lecteurs jugeront que c'est un des +exemples dans lesquels la poésie est forcée de céder la palme à la +prose. Il y a dans la dernière phrase de la relation originale un +sublime que les artifices de la mesure et de la rime affaiblissent +nécessairement, et que nuls vers, quelles que soient leurs beautés, ne +sauraient exprimer avec moitié autant de force et de naturel. + + 87. Dans cette déplorable troupe, il y avait deux pères et + avec eux les deux fils. L'un de ceux-ci paraissait le plus + robuste et le mieux portant; il mourut des premiers. À + l'instant de sa mort, son plus proche voisin en avertit le + père, qui dit, en jetant les yeux sur lui: «Je n'y puis rien, + la volonté de Dieu soit faite!» Et sans une larme ou soupir, + il vit jeter son corps à la mer. + + 88. Le second père avait un fils plus faible, aux joues + décolorées, au maintien délicat. Ce jeune homme résista + long-tems, et se roidit contre sa destinée avec une patiente + tranquillité d'esprit. Il parlait peu, et de tems en tems il + souriait pour alléger le poids des mortelles pensées qui + oppressaient d'autant plus le cœur de son père, qu'il voyait + son fils les supporter comme lui. + + 89. Penché sur son corps, le père ne levait pas les yeux de + dessus son visage; il essuyait l'écume qui couvrait ses + lèvres, et n'avait d'attention que pour lui. Quand la pluie + tant désirée vint enfin à tomber, et que les yeux de + l'enfant, déjà demi-voilés d'une membrane épaisse, vinrent à + briller et à remuer pour un instant, il exprima quelques + gouttes de pluie dans sa bouche expirante:--ce fut en vain. + + 90. L'enfant mourut.--Le père demeura long-tems attaché sur + son corps; mais enfin, quand la mort se montra à découvert, + et que le poids insensible pressé contre son cœur ne lui + donna plus de mouvement ni d'espérance, il ne le perdit pas + des yeux, jusqu'au moment où une vague impitoyable éloigna le + corps du lieu d'où il avait été jeté. Alors il tomba lui-même + roide et glacé, ne donnant d'autre signe de vie que + l'agitation convulsive de ses jambes. + + Le lecteur trouvera le récit de la perte de _la Junon_ dans + la _Collection des naufrages et désastres maritimes_, à + laquelle Lord Byron eut habilement recours, pour y puiser les + connaissances techniques et les circonstances de sa belle + description.] + +Ce fut sans doute pendant les vacances de cette année que sa jeune +cousine, miss Parker, en faisant naître en lui une passion enfantine, +eut la gloire de lui inspirer ses premiers essais poétiques; c'est à +elle du moins qu'il attribué cet heureux effet. «Mes premiers essais +poétiques, dit-il, remontent à 1800, c'était l'ébullition d'une belle +passion pour ma cousine germaine, Marguerite Parker, fille et +petite-fille des deux amiraux Parker, l'une des plus belles de ces +jeunes filles qui, comme des fleurs, périssent dans leur printems. J'ai +oublié depuis long-tems les vers; mais elle, il me serait difficile de +l'oublier; ses yeux noirs, ses longs cils, son profil d'un style +tout-à-fait grec! J'avais alors douze ans, elle était un peu plus âgée, +peut-être d'un an. Elle mourut, un ou deux ans après, des suites d'une +chute; elle s'était brisé l'épine du dos, et cet accident amena la +consomption. Sa soeur _Augusta_, que quelques-uns regardaient comme plus +belle encore, périt de la même maladie, et c'est même en lui prodiguant +ses soins que Marguerite éprouva l'accident qui occasionna sa propre +mort. Ma sœur m'a dit que quand elle alla la voir peu de tems avant sa +fin, mon nom ayant été cité par hasard, le rouge monta à la figure de +Marguerite, quoique la mort fut déjà dans ses yeux, au grand étonnement +de ma sœur, qui, vivant avec sa grand'mère lady Holderness, et ne me +voyant que rarement, pour raisons de famille, ne savait rien de notre +attachement, et ne pouvait concevoir comment mon nom faisait un tel +effet sur elle dans un tel moment. Je ne sus rien de sa maladie qu'après +sa mort; j'étais à cette époque à Harrow ou dans la campagne. Quelques +années après, j'essayai une élégie; elle était bien plate[24]. + + [Note 24: Cette élégie est la première de son volume non + publié.] + +«Je ne me rappelle rien d'égal à la beauté transparente de ma cousine, +ou à la douceur de son caractère, pendant la courte période de notre +intimité. _On l'eût dite faite d'un arc-en-ciel_: tout en elle était +paix et beauté. + +«Ma passion eut sur moi ses effets habituels: je ne pouvais ni dormir, +ni manger, ni reposer, bien que j'eusse toutes les raisons de croire +qu'elle m'aimât. Mon tourment de chaque jour était de penser au tems qui +devait s'écouler avant que je la revisse: c'était ordinairement douze +heures. J'étais alors bien fou, et maintenant je ne suis guère plus +sage.» + +Il y avait deux ans qu'il était sous la garde du docteur Glennie, quand +sa mère, mécontente de la lenteur de ses progrès, lenteur dont elle +pouvait, comme nous l'avons vu, s'accuser avant tous les autres, pressa +tellement lord Carlisle de le faire passer dans une école publique, que +celui-ci finit par accéder à ses vœux. «En conséquence, dit le docteur +Glennie, il entra à Harrow aussi mal préparé qu'il est naturel de le +supposer, après deux années d'instruction élémentaire, et +continuellement dérangé par tout ce qui pouvait distraire son jeune +esprit de l'école et de toute étude sérieuse.» + +Ce sage instituteur ne vit plus que rarement Lord Byron à compter de ce +moment; mais à en juger par ce qu'en disent Mrs. Glennie et lui, il est +clair qu'ils le suivirent toujours avec intérêt dans le reste de sa +carrière; ils virent ses déviations, mais à travers le prisme flatteur +d'une affection réelle; et dans ses aberrations les plus étranges, ils +conservèrent la trace des belles qualités qu'ils avaient chéries et +admirées dans son enfance. Au reste les affectueux sentimens du docteur +Glennie furent mis à une rude épreuve, quand en 1817 il visita Genève, +peu de tems après le départ de Lord Byron de cette ville, et au moment +où sa réputation personnelle était frappée de la plus grande +impopularité; ceux qui voyaient dans le docteur Glennie son ancien +maître, ne manquaient pas d'accuser ce dernier de l'avoir mal élevé, ou, +pour employer leurs propres expressions, de n'en avoir pas fait un +meilleur sujet. + +Tandis que Lord Byron venait continuer à Londres son éducation, sa +gouvernante May Gray quittait le service de sa mère et retournait dans +son pays natal, où elle mourut il y a trois ans environ. Elle s'était +mariée convenablement; et dans l'une de ses dernières maladies elle +recevait les soins du docteur Ewing d'Aberdeen, qui, ayant toujours été +admirateur enthousiaste de Lord Byron, éprouva autant de joie que de +surprise de trouver une ancienne servante de son poète favori, dans une +femme qu'il avait soignée plusieurs années. Comme on peut le supposer, +il recueillait avec avidité de la bouche de sa malade toutes les +particularités qu'elle pouvait se rappeler des premiers jours de sa +seigneurie. Toutes ces communications, M. Ewing nous en a fait la +confidence; c'est à lui que nous devons une partie des anecdotes que +nous avons citées. + +Byron, au départ de May Gray, voulut lui donner un témoignage de sa +reconnaissance pour les soins qu'elle avait eus de lui; il lui donna sa +montre, la première qu'il eût eue en sa possession. La fidèle +gouvernante conserva ce précieux souvenir jusqu'à sa mort, comme une +sorte de trésor; et aussitôt après, son mari la donna au docteur Ewing, +qui l'apprécia également comme une relique du génie. L'affectueux enfant +lui avait aussi donné son portrait, grande miniature en pied peinte par +Kay d'Édimbourg, en 1795. Il s'y trouve représenté tenant à la main un +arc et des flèches, avec les plus beaux cheveux du monde tombant sur ses +épaules. Ce morceau curieux est également passé dans la possession du +docteur Ewing. + +Byron étendit les effets de sa reconnaissance à la sœur de cette femme, +qui avait été sa première gouvernante. Il lui écrivit quelques années +après son départ d'Écosse, et dans les termes les plus aimables; il +s'informait de sa santé, et lui apprenait avec joie que son pied s'était +assez bien redressé pour lui permettre de se servir de bottes +ordinaires; «événement qu'il avait si long-tems désiré, et qui lui +ferait sans doute à elle-même le plus vif plaisir.» Il accompagna sa +mère à Cheltenham durant l'été de 1801, et le récit qu'il fait de ses +propres sensations à cette époque nous montre à quel âge prématuré il +était familier avec les impressions poétiques. Un enfant qui contemple +avec émotion le soleil couchant sur les hauteurs, parce qu'il lui +rappelle les montagnes où il a passé sa jeunesse, a déjà sans doute le +cœur et l'imagination d'un poète. Ce fut pendant ce voyage à Cheltenham +qu'une diseuse de bonne aventure, consultée par sa mère, fit sur lui une +prédiction à laquelle il pensa quelque tems avec inquiétude. Mrs. Byron, +dans sa première visite à cette femme (c'était, si je ne me trompe, la +fameuse Mrs. Williams), s'était donnée pour une demoiselle; la sibylle +toutefois ne s'y trompa point: elle déclara que celle qui la consultait +était non-seulement mariée, mais la mère d'un fils boiteux; que ce fils +était prédestiné, entre autres événemens qu'elle lisait dans les astres, +à courir les dangers d'un empoisonnement avant sa majorité; qu'il serait +deux fois marié, et la seconde fois à une étrangère. + +Après deux ans, le jeune Byron raconta ces particularités à la personne +dont je tiens cette histoire, et il disait que l'idée de la première +partie de la prédiction s'était souvent présentée à lui. Cependant la +dernière partie semble avoir été plus près de se réaliser. + +Si on fait attention au caractère réservé de Byron dans sa jeunesse, et +même jusqu'à un certain point dans toute sa vie, la transition d'un +établissement paisible comme celui de Dulwich au fracas d'une grande +école publique était assez difficile. Aussi trouvons-nous, d'après son +propre témoignage, que, pendant les premiers dix-huit mois, _il haïssait +Harrow_. Cependant son esprit actif et social finit par vaincre sa +répugnance, et après avoir été, comme il le dit lui-même, _enfant fort +impopulaire_, il parvint à se montrer le boute-en-train de tous les +plaisirs et de toutes les espiégleries de l'école. Pour bien connaître +ses dispositions et ses habitudes de ce tems-là, nous ne pouvons mieux +faire que de nous en rapporter à la digne et respectable autorité du +docteur Drury, qui était alors à la tête de l'école, et auquel Lord +Byron a payé un tribut d'affection qui, semblable aux respectueux +sentimens de Dryden pour le docteur Belly, uniront à jamais les deux +noms du poète et de l'instituteur. Ce savant vénérable m'a fait passer +le morceau suivant qui, malgré sa brièveté, présente d'importans détails +sur l'impression que le jeune Lord fit alors sur lui. + +«Lord Byron avait treize ans et demi quand M. Hanson, son guide, vint le +confier à mes soins. Il me fit remarquer que son éducation avait été +négligée, et ajouta qu'il était mal préparé pour les études d'une école +publique; mais qu'après tout il croyait à l'enfant de véritables +dispositions. Aussitôt son départ, je pris dans mon cabinet le nouvel +élève, et j'essayai de le faire parler, en m'informant de ses plaisirs, +de ses habitudes, de ses amis dans son autre pension; mais je perdis +presque entièrement mon tems, et je compris bientôt qu'on m'avait confié +un jeune faon sauvage. Cependant il y avait de l'esprit dans ses yeux, +et il fallait d'abord le lier d'amitié avec un enfant plus âgé, qui pût +le familiariser avec les nouveaux objets qui l'entouraient et avec le +système de la maison dont il allait faire partie. Mais ce qu'il apprit +dans la conversation de son conducteur lui causa de la peine quand il +sut que des élèves beaucoup plus jeunes que lui étaient bien plus +avancés, et il se crut humilié de ne pouvoir rivaliser avec eux. Je m'en +aperçus et m'empressai de le confier aux soins spéciaux de l'un des +maîtres, comme répétiteur, en assurant l'enfant qu'il ne prendrait rang +dans la classe qu'au moment où son travail lui permettrait de marcher +avec ceux de son âge. Cette promesse lui plut, et dès-lors il fut plus à +son aise avec ses camarades, car pendant un certain tems il gardait une +sorte de timidité. Ses manières et son caractère me firent bientôt juger +qu'il était plus facile de le conduire avec un fil de soie qu'avec un +câble; et je me réglai sur ce principe. Après quelque séjour à Harrow, +et comme son esprit commençait à se développer, lord Carlisle, son +parent, exprima le désir de me voir; j'allai trouver sa seigneurie. Son +but était de m'apprendre quels étaient les biens à venir de Byron; il me +représenta ses espérances de fortune comme bornées, et voulut savoir +quelle était sa capacité. Je ne fis pas d'observation sur ses premières +confidences, et je répondis à sa question: _Il a des talens, milord, qui +ajouteront de l'éclat à son rang_. En vérité!!! répondit sa seigneurie, +avec un air de surprise qui n'indiquait pas, à mon avis, toute la +satisfaction que j'en attendais. Quant à son talent pour l'art oratoire, +voici la circonstance à laquelle vous faisiez allusion. Les hautes +classes de l'école avaient composé de ces sortes de déclamations qui, +après avoir été corrigées par les répétiteurs, étaient portées au +professeur; alors ceux qui les avaient faites les répétaient, afin qu'on +pût réformer leurs gestes et leur accent, avant qu'ils les prononçassent +en public. Je fus, en cette occasion, enchanté de l'attitude, de la +prononciation et des gestes de Lord Byron, non moins que de son travail +en lui-même. Tous les jeunes orateurs ne manquaient pas de suivre à la +lettre leur composition écrite: Lord Byron fit de même dans la première +partie de son travail; mais à ma surprise, il s'écarta tout d'un coup de +son manuscrit, et avec assez de hardiesse et de rapidité pour me faire +craindre de le voir manquer de mémoire pour la conclusion. Mes alarmes +n'étaient pas fondées, il fournit sa carrière sans hésitation et sans le +moindre embarras. Je lui demandai, pourquoi il avait ainsi altéré sa +composition; il me répondit qu'il n'y avait rien changé, et qu'il ne +s'était pas aperçu qu'il s'en fût écarté le moins du monde. Je le crus, +et d'après l'expérience que j'avais de sa manière d'être, je compris +qu'étant plein de son sujet, il avait involontairement substitué des +expressions et des couleurs plus vives à celles que sa plume avait +tracées.» + +Le docteur Drury, en me communiquant ces détails, ajoute un fait qui +atteste tout le cas que Lord Byron fit toujours des opinions de son +vieux maître, même quand il fut au faîte de sa gloire. + +«Après ma retraite d'Harrow, je reçus de lui deux lettres pleines +d'affection, et dans mes visites à Londres, à l'époque où ses ouvrages +fascinaient les yeux du public, je lui demandai pourquoi il n'avait pas +pensé à m'en faire tenir un seul, comme c'était son devoir. _C'est_, me +dit-il, _parce que vous êtes le seul homme auquel je crains de les voir +lire_. Puis, après un court intervalle, il ajouta: _Que pensez-vous du +Corsaire_?» + +Maintenant je vais mettre sous les yeux du lecteur les diverses notes +sur sa vie au collége, qu'il a consignées lui-même dans plusieurs livres +de souvenirs. Il n'est pas besoin de dire qu'étant son ouvrage, elles +présenteront sur ce tems les particularités les plus fidèles et les plus +curieuses. + +«J'avais dix-huit ans, tout singulier que cela puisse paraître, avant +d'avoir jamais lu une _revue_; mais étant à Harrow, mes connaissances, +sur toute sorte de sujets nouveaux, étaient assez grandes pour faire +supposer que je devais aux revues toute ma science, attendu qu'on ne me +voyait jamais lisant, mais toujours badinant, jouant, ou occupé à +quelque méchanceté. La vérité est que je lisais en mangeant, au lit et +partout où nul ne lisait; et avant d'avoir cinq ans j'avais lu toutes +sortes de livres, à l'exception d'une revue: cette exception est ce qui +me l'a fait remarquer. Je me souviens qu'en 1804, Hunter et Curzon +m'ayant confié l'idée qu'on avait de moi au collége à ce sujet, je les +fis bien rire en leur demandant d'un air surpris: et qu'est-ce donc +qu'une revue? Au reste, elles étaient alors moins répandues. Trois +années plus tard je les connus beaucoup mieux: mais enfin j'en lus une +pour la première fois en 1806. + +«J'ai déjà dit qu'on remarquait à l'école l'étendue et la variété de mes +connaissances générales; mais n'ayant aucune activité sous les autres +rapports, je pouvais bien faire d'une haleine trente ou quarante +hexamètres grecs fidèles à la prosodie, Dieu sait comme! mais d'un +travail soutenu j'en étais incapable. Mes dispositions étaient plutôt +celles de l'orateur ou du guerrier que celles du poète; et c'était +l'opinion du docteur Drury, mon grand patron et le principal du collége, +d'après ma faconde, ma turbulence, mon organe, mon talent de gestes et +de déclamation, que je deviendrais un jour grand orateur[25]. Je me +souviens que ma première déclamation le surprit, et qu'il m'en fit +devant mes rivaux les plus vifs complimens à la première répétition, ce +qui était étonnant, car il en était fort économe. Mes premiers vers de +Harrow (j'entends vers anglais) furent la traduction d'un chœur du +Prométhée d'Eschyles. M. Drury les reçut froidement; et personne ne +prévoyait en moi, d'après eux, la moindre disposition poétique. + + [Note 25: Pour mieux développer son talent dans ce genre, + Byron ne manquait pas de choisir pour les jours de discours + les passages les plus véhémens, comme le discours de Zanga + sur le corps d'Alonzo et le monologue de Léar. Dans l'une de + ces occasions publiques, il était convenu qu'il prendrait le + rôle de Drancès, et le jeune Peel celui de Turnus; mais Lord + Byron changea tout d'un coup d'idée et préféra le rôle de + Latinus, craignant, comme on le supposa, d'inspirer quelque + allusion ridicule avec cette raillerie de Turnus: _Ventosa in + lingua, pedibusque fugacibus istis_.] + +«Peel, cet orateur et cet homme d'état (car il l'était, l'est et le +sera), était de la même _forme_ que moi; nous en tenions _la tête_ tous +deux, suivant l'expression reçue. Nous étions bien ensemble; mais son +frère était mon ami intime. Maîtres et écoliers nous avions conçu de +Peel les plus grandes espérances, et il ne les trompa pas. + +«Pour les connaissances classiques, il était de beaucoup au-dessus de +moi; comme orateur et acteur; on m'estimait au moins son égal. Hors de +l'école j'étais toujours en partie et lui jamais, tandis qu'en classe il +savait toujours ses leçons et moi rarement; mais quand une fois je les +savais, je les savais presque aussi bien. Du reste, en instruction +générale, en histoire, etc., etc., je pense que je lui étais supérieur, +aussi bien qu'à la plupart des enfans de mon âge. + +«La merveille du collége, de notre tems, était George Sinclair, fils de +sir John; il faisait, à la lettre, les exercices de la moitié des +écoliers, des vers à volonté et des amplifications presque malgré +lui..... Il était de mes amis; comme nous nous trouvions dans la même +division, il me demandait souvent de le laisser faire mes devoirs, +faveur que je lui accordais toujours avec empressement quand ils étaient +difficiles, ou quand j'avais à faire quelqu'autre chose, ce qui +m'arrivait au moins une fois par heure. Du reste, son humeur était douce +et la mienne querelleuse. Il m'arrivait souvent de me battre pour lui, +ou de battre les autres à son intention, ou bien encore de le battre +lui-même pour le forcer à battre les autres quand je jugeais qu'il le +devait pour l'honneur de sa taille. D'autres fois nous parlions +politique, sujet sur lequel il était très-fort. Nous nous aimions +beaucoup, et je conserve encore des lettres qu'il m'a écrites de +l'école[26]. + + [Note 26: Malheureusement ses réponses à M. Sinclair sont + perdues. Je tiens de ce dernier qu'il y en avait une, entre + autres, où Lord Byron développait toute l'ombrageuse + sensibilité de son caractère. Elle exprimait le ressentiment + d'une insulte imaginaire, et commençait par l'apostrophe + boudeuse de _monsieur_!] + +«Un autre prodige effrayant de savoir, de talent et d'espérance était +Clayton; j'ignore ce qu'il est devenu, mais c'était réellement un génie. +Les amitiés de collége, étaient pour moi de véritables _passions_[27] +(car je n'ai jamais senti à demi), et je ne pense pas que j'en aie +conservé une seule; mais il faut dire que plusieurs de ceux qui me les +inspirèrent n'existent plus. Ma liaison avec lord Clare fut l'une des +premières et des plus durables dont je me souvienne, l'éloignement ayant +pu seul la refroidir. Jamais je n'entendis prononcer le nom de _Clare_ +sans un vif battement de cœur, et remarquez-le, j'écris encore +aujourd'hui sous le charme de mes impressions de 1803, 1804 et 1805, +etc., etc.» + + [Note 27: Dans l'un de ses journaux, et sous la date de 1808, + je trouve le passage suivant de Marmontel, qui sans doute + l'avait frappé comme s'appliquant à l'enthousiasme de ses + premières liaisons. «L'amitié, qui dans le monde est à peine + un sentiment, est une passion dans les cloîtres.» + (_Contes moraux_.)] + +J'emprunte l'extrait suivant à un autre de ses _Souvenirs_. + +«À Harrow, je tenais bien ma place au coup de poing[28]. Je crois me +rappeler que je ne fus battu qu'une fois sur sept, et c'était avec +H..... encore le drôle ne me battit que par l'intervention déloyale des +gens de la maison où il mangeait, et où la scène se passait; je n'avais +pas même de second. Je ne lui pardonnerai jamais, et je serais fâché de +le rencontrer aujourd'hui, car certainement nous nous querellerions. Mes +combats les plus mémorables furent avec Morgan, Rice, Raiesford et lord +Jocelyn, mais nous restâmes toujours bons amis par la suite. J'étais un +des enfans les moins aimés, cependant je finis par me faire respecter. +J'ai gardé toutes mes amitiés de collége et toutes mes haines, si ce +n'est relativement au docteur Butler, contre lequel je me révoltais, ce +dont plus tard j'ai été fâché. Le docteur Drury, que je tourmentais +aussi passablement, fut de tous mes amis le meilleur, le plus tendre, et +j'ajouterai le plus sévère; je le regarde encore aujourd'hui comme un +père. + + [Note 28: M. d'Israeli, dans son livre ingénieux _sur le + caractère des gens de lettres_, a émis l'opinion que l'un des + indices du génie dans les jeunes gens est le dégoût des jeux + et des exercices du corps. Il cite en preuve Beattie, qui + peint ainsi son ménestrel idéal: + + «Il avait toujours fui le bruit, les réunions, les fatigues, + et ne se souciait pas de paraître dans la tumultueuse mêlée + des écoliers; mais les forêts avaient pour lui le plus grand + charme.» + + Son autorité la plus imposante est Milton, qui dit aussi de + lui-même: + + «Étant enfant, nul jeu d'enfant ne m'était agréable.» + + On ne peut appliquer ces règles générales, ni aux + dispositions ni au mérite des hommes de génie, si dans les + personnages cités par M. d'Israeli on reconnaît quelque + infirmité corporelle, et si dans plusieurs autres on peut + remarquer des goûts directement opposés. Une foule d'autres + poètes, comme Eschyles, Dante, Camoëns, se sont distingués à + la guerre, le plus turbulent des exercices; et si l'on est + obligé d'avouer qu'Horace fut mauvais cavalier, et que + Virgile ne savait pas jouer à la paume, on trouve d'un autre + côté que Dante fut aussi habile à la chasse qu'à l'escrime, + que Tasse sut également bien danser et manier le fleuret, + qu'Alfieri était bon cavalier, Klopstock bon patineur, Cowper + renommé dans sa jeunesse à la crosse et au ballon, et + qu'enfin Lord Byron excellait dans tous les exercices du + corps.] + +«P. Hunter, Curzon, Long et Tatersant furent les principaux objets de +mon affection; je m'attachai encore à Clare, Dorset, C. Gordon, Debath, +Claridge et J. Wingfield; ils étaient plus jeunes que moi, et je les +gâtais par mon indulgence. Peut-être n'ai-je jamais aimé quelqu'un +autant que le pauvre Wingfield, qui mourut à Coimbre en 1811, avant mon +retour en Angleterre.» + +Un des plus frappans résultats de l'éducation en Angleterre c'est qu'on +ne retrouve dans aucun pays autant d'exemples d'amitié vigoureuse formée +dès l'enfance et conservée dans l'âge mûr, et que dans nulle autre +contrée peut-être les sentimens d'affection pour la maison paternelle ne +sont aussi rares ou du moins aussi faibles. Éloignés, comme ils le sont, +des cercles de famille, dans un tems où leur cœur est le plus accessible +aux sentimens affectueux, les enfans substituent naturellement aux liens +de parenté ces amitiés de collége, qui, s'unissant ensuite aux scènes et +aux événemens qui charmèrent leur jeunesse, conservent toujours sur eux +la plus grande force. On peut observer des résultats tout-à-fait +différens en Irlande, et je crois aussi en France, où le système +d'éducation se lie mieux aux souvenirs domestiques. Là, la maison +paternelle obtient une sorte de partage naturel et légitime dans le cœur +des enfans; mais aussi les amitiés hors de ce cercle domestique sont en +proportion moins vives et moins durables[29]. + + [Note 29: À huit ou neuf ans, on met l'enfant à l'école, et + dès-lors il dévient étranger dans la maison où il est né; + l'affection de son père est interrompue pour lui, et les + sourires de sa mère, ses tendres avis, la sollicitude de ses + parens, ne sont plus devant ses yeux. D'année en année, il se + sent vers eux moins d'entraînement, et il finit par perdre + ses premiers sentimens au point de se trouver plus heureux + partout ailleurs que dans sa famille. + (_Lettres de Cowper_.)] + +Pour un jeune homme comme Byron, rempli des sentimens les plus +passionnés, et ne trouvant dans la maison maternelle de sympathie +qu'avec la portion la moins noble de sa nature, le petit univers de +l'école devait nécessairement mettre en jeu ses affections, et leur +donner une extension extrême. Voilà pourquoi les amitiés qu'il contracta +au collége se ressentirent beaucoup de ce qu'il désigne lui-même comme +des _passions_. C'est le vide de pareilles affections dans ses foyers, +et leur vivacité parmi _la sociale réunion d'Ida_, qu'il décrit ainsi +dans l'un de ses premiers poèmes[30]. + + [Note 30: Même avant ses liaisons de collége, il avait montré + la même sorte d'attachement romanesque pour un enfant de son + âge, fils d'un de ses fermiers de Newsteadt. Dans deux ou + trois de ses premiers poèmes il ne s'arrête pas moins sur + l'inégalité que sur la chaleur de cette amitié. + + «Que la folie sourie, en voyant ton nom et le mien unis par + l'amitié; la vertu roturière a plus de droit à ce sentiment + que le vice anobli. + + «Bien que ton sort ne soit pas égal au mien, puisque ma + naissance m'appelle aux honneurs de la pairie, ne m'envie pas + cet éclat pompeux, un mérite modeste fait ton orgueil. + + «Nos ames du moins se rencontrent égales, ton humble + condition n'est point une disgrâce pour ma position élevée; + notre commerce n'en sera pas moins doux, puisque le mérite + remplace en toi la naissance.»] + +N'y a-t-il point quelqu'autre cause qui rende ce mot d'enfance si cher à +tout le monde? Ah! sûrement il y a une voix secrète qui nous dit tout +bas que l'amitié sera doublement douce à celui qui est obligé de +chercher des cœurs aimans, de les chercher hors du sein de sa famille, +quand il ne peut les y trouver. Ces cœurs, chère _Ida_[31], je les ai +trouvés dans ton sein, tu as été pour moi une famille, un monde, un +paradis. + + [Note 31: _Ida_, nom poétique de l'école d'Harrow. + (_N. du Tr._)] + +Cette première publication est remplie des témoignages les plus touchans +de ses amitiés de collége; il n'est pas jusqu'aux reproches qu'il +adresse à l'un d'eux, à propos de quelques griefs, qui ne portent un +caractère de tendresse. + +Vous saviez que mon ame, que mon cœur, que ma vie étaient à vous en cas +de danger; vous saviez que les années et la distance ne m'avaient pas +changé, que je n'existais que pour l'amour et l'amitié. + +Vous saviez... mais pourquoi revenir en vain sur le passé? les liens qui +nous unissaient sont rompus. Peut-être ce souvenir vous arrachera-t-il +un jour des larmes tardives; vous soupirerez alors en songeant à celui +qui fut votre ami! + +La description suivante de ce qu'il éprouvait après avoir quitté Harrow, +quand il retrouvait dans le monde quelqu'un de ses anciens camarades, se +rapproche beaucoup de la scène qui eut lieu en Italie, quelques années +seulement avant sa mort, quand à la vue de son cher lord Clare, après +une longue séparation, il se sentit touché jusqu'aux larmes par les +souvenirs qu'il réveillait en lui. + +..... Si par hasard quelque figure que je me rappelle bien, quelque +ancien camarade de mon enfance vient, une honnête joie peinte sur la +figure, réclamer en moi son ami; mes yeux, mon cœur, tout montre que je +suis encore un enfant: la scène éblouissante, les groupes bruyans qui +m'entourent disparaissent devant l'ami que je viens de retrouver. + +On a vu par les extraits de son _journal_ que M. Peel était l'un de ses +condisciples d'Harrow. La curieuse anecdote suivante, qui les concerne +tous deux, m'a été rapportée par un ami de ce dernier, et je tâcherai de +me rapprocher autant que possible des propres expressions du narrateur. + +Tandis que Lord Byron et M. Peel étaient à Harrow, un tyran[32], plus +vieux de quelques années, réclama le droit de _basculer_ le petit Peel, +droit que Peel, à tort ou à raison, ne voulut pas reconnaître. Mais sa +résistance fut vaine: le tyran non-seulement le fit fléchir, mais il +résolut d'infliger une punition à l'esclave réfractaire. Il se mit donc +en devoir de lui administrer une espèce de bastonnade sur la partie +interne du bras, que durant l'opération il avait comprimé de deux +cordes, avec un talent cruel, pour rendre la douleur plus vive. Tandis +que les coups se succédaient rapidement et que le pauvre Peel n'en +pouvait déjà plus, Byron aperçut et comprit de suite les tourmens de son +ami; il savait bien qu'il n'était pas assez fort pour chercher querelle +au tyran et que d'ailleurs il était dangereux de l'approcher; toutefois +il s'avance vers la scène de l'action, et le visage rouge de colère, les +yeux pleins de larmes et une voix que l'indignation et la terreur +rendaient incertaine, il lui demanda humblement qu'il voulût bien lui +dire combien de coups il entendait infliger. «Et que t'importe? petit +drôle! répondit l'exécuteur.--C'est que si vous y consentiez, repartit +Byron, en présentant son bras, j'en prendrais la moitié.» Il y a dans ce +petit trait un mélange de simplicité et de grandeur vraiment héroïque; +nous pouvons sourire à notre aise des amitiés d'enfance, mais il est +rare que celles de l'âge mûr soient capables d'une générosité comparable +à celle-ci. + + [Note 32: On appelle ainsi, dans les grands colléges + d'Angleterre, les élèves les plus anciens; ceux des dernières + classes sont désignés sous le nom d'esclaves. Il en était de + même à l'école polytechnique, il y a quelques années, et la + _bascule_ était également une servitude qu'imposaient les + élèves de deuxième année à ceux de la première. + (_N. du Tr._)] + +Parmi ses favoris d'école, on peut remarquer qu'un grand nombre étaient +nobles, ou de familles nobles, tels que les lords Clare et Delaware, le +duc de Dorset, et le jeune Wingfield. Une circonstance peut laisser +croire que leur rang avait eu quelque part dans les motifs qui +attirèrent Byron vers eux: un jour, celui de ses condisciples qui me +raconta le fait, avait, en sa qualité de moniteur, mis lord Delaware sur +sa liste de punition; Byron s'en étant aperçu, s'approcha de lui, en +disant: «Wildman, je vois que vous avez mis Delaware sur votre liste; ne +le faites pas frapper, je vous prie.--Pourquoi donc?--Je ne sais pas, +mais enfin c'est mon collègue à la pairie.» Il est inutile d'ajouter que +son intervention en pareil cas n'était rien moins qu'heureuse; car l'un +des rares bienfaits de l'éducation publique est de faire tomber en +quelque sorte ces distinctions artificielles, et de placer les jeunes +plébéiens dans une égalité parfaite avec les pairs, bien que ces +derniers puissent avoir leur revanche dans le monde. + +Il est vrai que, dans Lord Byron, le sentiment de sa supériorité +nobiliaire était alors assez peu déguisé pour lui attirer fréquemment +les moqueries de ses camarades; c'est, je crois, à Dulwich que son +habitude de tirer orgueil de la prééminence qu'il trouvait dans un vieux +baron anglais, sur tous les nouveaux pairs, lui fit donner le surnom de +_vieux baron anglais_. Mais ce serait une erreur de croire que, soit à +l'école, soit plus tard, il ait jamais été guidé par d'aristocratiques +sympathies dans le choix de ses amis. Tout au contraire, suivant l'usage +des hommes d'une extrême fierté, il préférait généralement pour _ses +intimes_, ceux d'un rang inférieur au sien, et tels étaient presque tous +ceux qu'il comptait à l'école parmi ses amis. D'un autre côté, ce qui le +charmait le plus dans ses autres plus jeunes amis, c'était leur +infériorité sous le rapport de l'âge et de la force. Elle lui permettait +de se complaire encore dans son généreux orgueil, en prenant quand il le +fallait, à leur égard, le rôle de protecteur. + +William Harness, qui était entré à Harrow à dix ans, tandis que Byron en +avait quatorze, fut l'un de ceux qu'il aima le plus, par ce dernier +motif, bien qu'il ait oublié d'en parler. Le jeune Harness, encore +boiteux des suites d'un accident d'enfance, et à peine remis d'une +maladie grave, était peu capable de surmonter les difficultés d'une +école publique; Byron le vit un jour maltraité par un enfant beaucoup +plus âgé et plus fort; il se hâta de prendre sa défense. Le lendemain, +le petit enfant demeurait seul à l'écart; Byron vint encore à lui, et +lui dit: «Harness, si quelqu'un te bat, dis-le-moi, et, si je puis, je +le rosserai.» Il tint sa parole, et, dès ce moment, le protecteur et le +protégé devinrent, malgré leur différence d'âge, des amis inséparables. +Cependant leur amitié subit un refroidissement auquel Lord Byron, dans +une lettre écrite après six ans, fait allusion avec tant de sensibilité, +de franchise et de délicatesse, que je ne puis m'empêcher d'anticiper la +date, et d'en donner ici un extrait. + +«Nous paraissons tous deux nous rappeler parfaitement, avec un mélange +de plaisir et de regret, les jours que nous passions ensemble; et je +vous jure bien sincèrement que je les compte au nombre des plus heureux +de mes courts instans de bonheur. Maintenant je touche à ma majorité, +c'est-à-dire que j'ai vingt ans et un mois; encore un an, et je +parcourrai dans le monde ma carrière de folie. Alors j'avais quatorze +ans: vous étiez presque le premier de mes amis d'Harrow, le premier +certainement en estime, sinon en date; mais une assez longue absence +d'Harrow, et de votre part de nouvelles liaisons, le contraste de votre +conduite (décidément tout à votre avantage) et de ces habitudes +turbulentes et querelleuses qui m'entraînèrent dans tous les genres de +désordres, toutes ces circonstances se réunirent pour détruire une +intimité que l'affection me pressait de continuer, et que la mémoire +m'obligeait de regretter amèrement. Mais il n'est pas une particularité +de cette époque, pas même une seule de nos conversations, qui ne reste +encore aujourd'hui gravée dans mon esprit. Je n'en dirai pas davantage: +cette assurance seule vous prouvera que si je n'y avais pas attaché de +prix, je ne me souviendrais pas aussi bien de tout cela. Comme je me +rappelle la lecture de vos _premiers essais_! Une autre circonstance que +vous ignorez, c'est que les _premiers vers_ que j'essayai de faire à +Harrow vous étaient adressés, vous deviez les voir; mais Sinclair en +avait gardé la copie quand nous allâmes en vacance, et à notre retour +nous avions cessé d'être liés; ils furent détruits, et certes ce ne fut +pas une grande perte. Par ce fait, vous pouvez juger de mes sentimens à +un âge où l'on ne saurait être hypocrite. + +«Je me suis arrêté plus que je ne pensais sur ce sujet, et je finirai +par où j'aurais dû commencer. Nous étions autrefois amis, nous l'avons +même toujours été, car notre séparation fut l'effet du hasard et non du +refroidissement. J'ignore où notre destinée doit nous conduire l'un et +l'autre; mais si l'occasion et quelque penchant vous décident à jeter +une pensée sur un écervelé de mon espèce, vous me trouverez toujours +sincère, et jamais assez aveugle sur mes défauts pour envelopper les +autres dans leurs conséquences. Voulez-vous m'écrire quelquefois? Je ne +dis pas souvent; mais enfin, si nous nous retrouvons, j'espère que nous +serons l'un pour l'autre ce que nous _devions_ être et ce que nous +_étions_.» + +Une autre preuve aussi forte de la vivacité de ses impressions de +jeunesse, c'est, quand ses amis ont gardé un si petit nombre de ses +anciennes lettres, le soin avec lequel il conserva toutes celles que lui +adressèrent les principaux d'entr'eux, même les plus jeunes. Et si +quelquefois ses correspondans oubliaient de dater leurs missives, sa +fidèle mémoire, après plusieurs années d'intervalle, suppléait à leur +oubli. Parmi ces souvenirs qu'il conservait si précieusement, il en est +un qu'il serait injuste de ne pas citer, soit comme monument de +l'énergie qui brillait au milieu de son langage enfantin, soit en +mémoire des tendres et affectueux sentimens que leur lecture réveillait, +comme on le verra plus tard, dans l'ame de Byron. + +À LORD BYRON, etc., etc. + + +Harrow-la-Montagne, 28 juillet 1805. + +«Puisque vous avez paru assez peu mon ami pour me _dire des noms_ toutes +les fois que vous me rencontriez ces jours derniers, je vous demande une +explication, et je désire savoir si vous voulez que nous soyons aussi +bons amis qu'auparavant. J'ai bien vu que ce mois-ci vous m'aviez +absolument laissé là, sans doute pour vos nouvelles connaissances; mais +il ne faut pas croire, parce que vous aurez dans la tête un caprice +quelconque, que je reviendrai toujours à vous, comme certains autres le +font, pour regagner votre amitié. Ne pensez pas que je sois votre ami +par intérêt, et parce que vous êtes plus grand ou plus âgé que moi: non, +cela n'est pas, et ne sera jamais. J'étais votre ami, et je ne le suis +encore qu'à une condition: c'est qu'en me voyant vous ne me _direz plus +des noms_. Vous avez bien vu, j'en suis sûr, que je n'aimais pas cela; +pourquoi donc le faisiez-vous, si ce n'est parce que vous ne voulez plus +être mon ami? et pourquoi le resterais-je, si vous me traitez mal? Je ne +tiens à rien de pareil; vous pouvez bien laisser les autres m'attaquer, +mais si vous vous moquez de moi, je serai bien plus malheureux. + +«Je ne suis pas un hypocrite, Byron, et je ne le serai jamais assez pour +rester votre ami quand vous me _direz des noms_. Personne ne dira, j'en +suis sûr, que je me sois abaissé pour regagner une amitié dont vous ne +voulez plus. Pourquoi le ferais-je? ne suis-je pas votre égal? Quel +intérêt y aurais-je? Quand vous me retrouverez dans le monde +(c'est-à-dire si vous le voulez), vous ne pourrez m'avancer ou me +protéger, ni moi vous. Je vous engage donc et vous demande, si vous +tenez à mon amitié (ce qui n'est pas, à en juger par votre conduite), à +ne pas me donner les noms que vous faites, ni à vous moquer de moi. +Jusqu'alors il me sera impossible de vous nommer mon ami. Je vous serai +obligé de me répondre de suite. + +»En attendant, je demeure votre... + +»Je ne puis dire votre ami.» + + +Sur le dos de cette lettre était la note suivante, de la main de Byron: + +«Cette lettre et une seconde furent écrites à Harrow par mon _alors_ et +toujours cher ami Lord de ***, quand nous étions camarades d'études. Il +me les adressa à la suite de je ne sais plus quel malentendu, le seul +qui s'éleva jamais entre nous; il fut d'ailleurs de courte durée, et je +ne conserve cette lettre que pour la lui rappeler quand je le verrai, +afin que nous puissions rire au souvenir de l'insignifiance de notre +première et dernière querelle.» + + BYRON. + + +On retrouve dans une lettre du même enfant, écrite deux années plus +tard[33], ces passages remarquables: + +«Votre dernière lettre m'a fait penser que vous étiez extrêmement piqué +contre la plupart de vos amis, et même un peu contre moi, si je ne me +trompe. Vous dites d'un côté: _Il n'est presque pas douteux que peu +d'années ou de mois nous rendront aussi indifférens l'un à l'autre, que +si nous n'avions pas passé ensemble une partie de notre vie_. En vérité, +Byron, vous me faites injure, et je n'ai pas de doute, au moins je +l'espère, que vous ne vous calomniiez vous-même.» + + [Note 33: D'autres lettres encore offrent de curieuses + preuves de la sensibilité jalouse et passionnée de Byron. + Dans l'une d'elles, par exemple, nous voyons qu'il s'était + offensé que son jeune ami lui eût écrit _mon cher Byron_ au + lieu de _mon très-cher_; et dans une autre, qu'il avait eu de + la jalousie de quelques expressions échappées à son ami, à + l'occasion du départ de Lord John Russell pour l'Espagne. + «Vous me dites, lui répond-on, que jamais vous ne me vîtes + agité comme quand j'écrivis ma dernière lettre; pensez-vous + que j'eusse tort? J'avais reçu une lettre de vous le samedi, + où vous me disiez que vous quittiez l'Angleterre au mois de + mars pour six ans; et le lundi John Russell partait pour + l'Espagne. Mais pouvez-vous imaginer que je fusse plus triste + au sujet de Lord Russell, qui s'en va pour quelques mois, et + de qui j'aurai constamment des nouvelles, que relativement à + vos six années de voyage au bout du monde, pendant lesquelles + j'entendrai à peine parler de vous, et qui peut-être + m'empêcheront de vous revoir jamais? J'éprouve une véritable + peine de ce que vous me dites, que je dois vous excuser si + vous êtes jaloux de me voir plus affecté du départ d'un ami + qui était près de vous que de celui qui était éloigné. Il est + impossible que vous ayez pu croire un moment que l'absence de + John m'affectât plus que la vôtre. Je finis donc sur ce + sujet.»] + +Malgré ces habitudes de jeux et de paresse qui semblaient l'indice d'une +certaine absence d'idées et de réflexions, il y avait des momens où le +jeune poète rentrait profondément en lui-même et se livrait à des +méditations incompatibles avec l'enjouement et l'insouciance de son âge. +On montre encore dans le cimetière d'Harrow une tombe élevée, d'où la +vue plane sur Windsor; c'était l'endroit favori où l'on savait si bien +qu'il aimait à s'arrêter, que les enfans l'appelaient _la tombe de +Byron_[34], et c'est là, dit-on, qu'il demeurait des heures entières +abîmé dans ses pensées, ruminant dans la solitude ses premières +inspirations sublimes et passionnées, et parfois, peut-être, entrevoyant +déjà cet avenir de gloire qui lui inspirait, à peine âgé de quinze ans, +ces vers remarquables: + +_Mon nom seul sera mon épitaphe_. S'il ne suffit pour honorer ma cendre, +qu'aucune autre gloire ne me soit accordée en récompense. On ne doit +voir que ce nom, ce nom seul sur mon tombeau; illustré par lui, ou comme +lui à jamais oublié. + + [Note 34: C'est à cette tombe que se rapporte ce passage des + _souvenirs d'enfance_, qui font partie de ses œuvres + inédites: + + «Souvent, quand, oppressé de tristes pressentimens, je + m'asseyais incliné sur notre tombe favorite.»] + +Il passa quelque tems à Bath avec sa mère, pendant l'automne de 1802, +et, quoique bien jeune, il prit assez de part aux plaisirs de ces lieux. +Il parut dans un bal masqué, donné par lady Riddel, sous le costume d'un +jeune Turc; modèle anticipé, quant à la beauté et au costume, de son +jeune Sélim de la _Fiancée d'Abydos_. Au moment d'entrer dans la maison, +quelqu'un de la foule essaya d'arracher le diamant qui attachait le +croissant de son turban, mais l'un de ceux qui l'accompagnaient +s'aperçut à tems de cette tentative de vol. La dame qui m'apprit cette +anecdote, et qui voyait beaucoup alors Mrs. Byron, a bien voulu ajouter +à son récit les remarqués suivantes: «J'ai vu beaucoup Lord Byron à +Bath; sa mère m'a invité souvent à prendre le thé avec elle; il était +toujours fort plaisant et original; quand la conversation tombait sur +ses amis absens, il montrait un léger penchant à la satire, auquel plus +tard il s'abandonna, comme chacun sait, avec une liberté entière.» + +Nous touchons maintenant à un événement qui, d'après sa profonde +conviction, exerça sur sa vie et son caractère une influence vive et +durable. + +Ce fut en 1803, que son cœur, déjà deux fois éprouvé, comme nous l'avons +vu, par d'enfantines impressions d'amour, conçut un attachement qui, +jeune comme il était encore, domina ses facultés au point de colorer +d'une teinte particulière le reste de ses jours. Que les passions +malheureuses soient en général les plus durables, c'est une triste +vérité qui, pour être confirmée, n'avait pas besoin de ce nouvel +exemple; mais peut-être faut-il attribuer à la même circonstance +l'innocence parfaite de cet attachement pour miss Chaworth, qui le +distingua, sans jamais l'effacer de son cœur, de tous ceux qui le +suivirent. Comme c'est le seul sentiment du même genre dont les détails +puissent être suivis sans dangers, ou dont les résultats, bien que +douloureux, puissent être racontés, nous pensons qu'on s'y arrêtera avec +plaisir. + +Mrs. Byron, en partant de Bath, vint séjourner à Nottingham, Newsteadt +étant en ce tems-là loué à lord Grey de Ruthen; et pendant les vacances +de Harrow, son jeune fils vint l'y rejoindre. Tel était son attachement +pour Newsteadt, que c'était même un plaisir pour lui d'être dans son +voisinage; aussi, avant d'avoir fait la connaissance de lord Grey, il +lui arrivait souvent de passer la nuit dans une petite maison contiguë à +la grande porte et qu'on appelle encore à présent la hutte[35]; mais +bientôt des rapports d'amitié s'établirent entre son noble locataire et +lui, et dès-lors il eut toujours à son service un appartement dans +l'abbaye. Comme il avait, peu de tems auparavant, été présenté à Londres +à la famille de miss Chaworth, qui, actuellement, résidait à Annesley, +dans le voisinage immédiat de Newsteadt, il renouvela bientôt +connaissance avec elle. La jeune héritière elle-même joignait à tous les +avantages sociaux qui l'environnaient une grande beauté et les +dispositions les plus aimables et les plus séduisantes. + + [Note 35: Je tiens ce fait de l'un des vieux domestiques de + Newsteadt, mais je ne dissimulerai pas que d'autres n'aient + révoqué en doute ces haltes nocturnes à _la hutte_.] + +Le jeune poète avait déjà remarqué ses charmes; mais ce fut seulement à +l'époque où nous sommes arrivés, comme il était dans sa seizième année +et miss Chaworth dans sa dix-huitième, qu'il semble en avoir été +complètement ébloui. Six courtes semaines d'été, écoulées près d'elle, +suffirent pour éveiller une passion qui dura toute sa vie. + +D'abord, bien qu'on lui offrît un lit à Annesley, il avait l'habitude de +revenir chaque nuit à Newsteadt, et le motif qu'il alléguait était sa +frayeur des tableaux de famille des Chaworth, qui, s'imaginait-il, +l'avaient pris en grippe en souvenir du duel de son oncle, et se +seraient détachés la nuit de leurs cadres pour le tourmenter. À la fin +il dit gravement un soir à miss Chaworth et à sa cousine: «La dernière +nuit, en m'en retournant, j'ai vu un _bogle_.» Comme ce dernier mot +écossais était complètement inintelligible pour les jeunes dames, il +leur fit entendre que c'était un revenant, et qu'il ne voulait pas ce +soir-là retourner à Newsteadt. À compter de là, il coucha toujours à +Annesley jusqu'à ce que ses visites furent interrompues par une courte +excursion à Matlock et à Castleton, dans laquelle il eut le bonheur +d'accompagner miss Chaworth et ses parens. Voici la curieuse notice que +l'on trouve de ce voyage dans l'un de ses livres-journaux: + +«J'avais quinze ans quand il m'arriva, dans une caverne du duché de +Derby, de traverser dans une barque, où deux personnes seulement +pouvaient rester couchées, un ruisseau qui coulait sous une roche; cette +dernière était tellement proche de l'eau, que nous fûmes obligés de +faire pousser la barque par un conducteur enfumé, espèce de Caron, qui +se tenait derrière, entièrement courbé dans l'eau. J'avais alors pour +second M. A. C., dont j'avais été passionnément amoureux sans le lui +dire, mais non pas sans qu'elle le découvrît. Je me rappelle mes +sensations, mais je ne puis les décrire. Notre société se composait de +Mrs. W., des deux miss W...s, de M. et Mrs. Cl...ke, de miss R. et de ma +M. A. C. Hélas! pourquoi dire _ma_? Notre mariage aurait apaisé des +haines qui avaient fait couler le sang de nos pères; il aurait réuni des +propriétés vastes et riches; au moins aurait-il réuni un seul cœur et +deux êtres assez bien assortis pour l'âge (elle avait deux ans de plus +que moi), et... et... et... qu'en est-il résulté?» + +Miss Chaworth prenait ordinairement part aux danses du soir, à Matlock, +tandis que son amant restait à la contempler, solitaire et mécontent. Il +est possible que le dégoût qu'il exprima toujours pour ce genre de +plaisir soit venu de quelque sentiment amer éprouvé dans sa jeunesse en +voyant la _dame de son cœur_ conduite par d'autres à la danse joyeuse +dont lui-même était exclu. Un jour que la jeune héritière d'Annesley +avait eu pour cavalier une personne qu'elle n'avait jamais vue, Byron +lui dit, d'un air de dépit, quand elle vint reprendre sa place: +«J'espère que vous aimez votre nouvel ami.» Ces paroles étaient à peine +prononcées, qu'il se vit accosté par une dame écossaise, d'une tournure +déplaisante, qui vint se recommander à lui comme cousine, et qui, +mettant son orgueil à la torture à force de manières et d'expressions +vulgaires, décida la belle miss Chaworth à lui dire à son tour à +l'oreille: «J'espère que vous aimez votre nouvelle amie.» À Annesley, il +passait la plus grande partie de son tems à faire des courses à cheval +avec miss Chaworth et sa cousine, ou plongé dans une morne rêverie, les +mains occupées de son mouchoir; ou bien tirant contre une porte qui +donne sur la terrasse, et qui conserve encore les vestiges de ses +balles. Mais son plus grand plaisir était de s'asseoir auprès de miss +Chaworth lorsqu'elle faisait de la musique; son air favori était la +jolie chanson galloise _Maryanne_, sans doute principalement à cause de +son nom. Pendant tout ce tems, il avait la douleur de voir celle qu'il +aimait, entièrement occupée d'un autre amour; et comme il le dit +lui-même: + +«Ses soupirs n'étaient pas pour lui: pour elle il était un frère, mais +rien de plus.» + +Il n'est pas même probable, si le cœur de miss Chaworth eût été libre, +que Lord Byron eût été choisi par elle comme un objet d'attachement. +Deux ans de plus donnent à une jeune fille une avance dans la vie, +contre laquelle un homme ne peut pas lutter. Miss Chaworth ne voyait +dans Byron qu'un collégien: ses manières étaient d'ailleurs alors dures +et peu sociables; elles n'avaient, comme je l'ai entendu répéter vingt +fois, rien de flatteur pour les jeunes filles de son âge. Si dans un +moment d'illusion il s'était flatté d'inspirer quelque amour à la jeune +miss, il dut être bientôt désabusé par une circonstance notée dans ses +_Mémoires_ comme l'une des plus douloureuses humiliations auxquelles son +infirmité l'eût exposé. Il entendit un jour miss Chaworth dire à sa +femme de chambre: «Pouvez-vous croire que je me soucie jamais de ce +petit boiteux?» Ces mots, comme il l'a rappelé lui-même, furent un coup +de foudre pour lui. Il était nuit fermée quand il les entendit; mais il +sortit à l'instant de la maison, et, sans rien voir devant lui, il +courut sans s'arrêter jusqu'à Newsteadt. + +La peinture qu'il a faite de cet amour, dans l'un de ses plus touchans +poèmes, _le Songe_, montre comment le génie et la sensibilité peuvent +élever les réalités de cette vie, et donner un lustre immortel aux +objets et aux événemens les plus communs. Sous le nom de l'_antique +oratoire_, la vieille salle d'Annesley rappellera long-tems à +l'imagination la vierge et l'adolescent qui s'y trouvèrent une fois +réunis; tandis que l'image du coursier de l'amant, bien que le type en +ait été la race laborieuse et peu poétique des chevaux de Nottingham, +ajoute encore aux charmes généraux de la scène, et jette sur le tableau +une portion de la lumière que le génie seul peut à son gré répandre. + +Au reste, dès cet âge encore tendre, il paraît avoir eu assez +d'expérience de la vie galante pour savoir comment les premiers trophées +peuvent conduire en amour à de nouvelles conquêtes; il se glorifiait +souvent, auprès de miss Chaworth, d'un nœud de cheveux que lui avait +donné quelque beauté sensible (sans doute cette jolie cousine dont il +parle avec tant de chaleur dans l'une des notes que nous avons citées). +Déjà, et il ne l'ignorait pas, il avait la beauté qui, malgré quelque +tendance à l'excessif embonpoint de sa mère, lui promettait cette +expression particulière qui donnait à ses traits tant de finesse et tant +de charme. Mais avec les fêtes de l'été finit le rêve de sa jeunesse: il +ne vit plus qu'une fois miss Chaworth l'année suivante, et il lui dit un +dernier adieu, comme il le racontait souvent, sur cette montagne près +d'Annesley, qu'il a si bien décrite dans son poème du _Songe_, comme +étant _couronnée d'un particulier diadême_[36]. Personne, à l'entendre, +n'aurait pu deviner tout ce qu'il éprouvait, car sa contenance était +calme et ses sentimens comprimés. «La première fois que je vous +reverrai, lui dit-il en la quittant, vous serez sans doute Mrs. +Chaworth[37]?--Je l'espère;» telle fut sa réponse. C'était avant cette +entrevue qu'il avait écrit au crayon, dans un volume des lettres de Mme +de Maintenon, qui appartenait à la jeune miss, les vers suivans: + + [Note 36: Parmi les vers inédits en ma possession, je trouve + les fragmens suivans, écrits quelque tems après cette époque: + + «Collines d'Annesley, arides et nues, dans lesquelles s'égara + mon enfance imprudente, comme les tempêtes du nord grondent + et mugissent au-dessus de vos ombrages touffus! Aujourd'hui + les heures ne s'écoulent plus délicieusement dans ces + promenades chéries; le sourire de Marie ne fait plus de vous + un paradis pour moi.»] + + [Note 37: Son mari prit en effet, pendant quelque tems, le + surnom de Chaworth.] + +Cesse, ô mémoire! de me tourmenter. Le présent est aujourd'hui décoloré +pour moi: l'avenir ne m'offre plus d'espérances; et quant au passé, par +pitié, cache-le-moi. Pourquoi ramener devant mes yeux ces images de ce +que je ne reverrai pas? pourquoi me représenter ces délicieux instans à +jamais évanouis? Le plaisir passé augmente la peine présente; le regret +de ce qui n'est plus se joint à la douleur de ce qui est. Espérances, +regrets, vous n'êtes plus que de vains mots: je ne demande plus qu'à +vous oublier. + +L'année suivante, miss Chaworth épousa l'heureux rival de Byron. M. John +Muster, l'un de ceux qui se trouvaient présens quand il en reçut la +première nouvelle, raconte ainsi ce qui se passa alors en lui: «J'étais +présent quand il apprit ce mariage, sa mère lui dit: _Byron, j'ai à vous +apprendre une nouvelle.--Eh bien, qu'est-ce?--D'abord, tirez votre +mouchoir, car vous en aurez besoin.--Quelle absurdité!--Prenez, dis-je, +votre mouchoir_ (il le fit pour lui plaire), _miss Chaworth est mariée_. +À ces mots une expression singulière et impossible à décrire se peignit +sur sa pâle figure; il remit violemment son mouchoir dans sa poche, +puis, avec une affectation de froideur et de nonchalance: _Est-ce là +tout?_ dit-il.--_Comment, je m'attendais à vous voir accablé de +douleur._ Il ne répondit rien, et bientôt après il ouvrit la +conversation sur un autre sujet.» + +Sa vie d'Harrow présente les mêmes particularités. Pendant toute sa +durée, comme il le dit lui-même, il était toujours jouant, se +révoltant[38], _ramant_ et se livrant à toute sorte d'espiègleries. +L'esprit de révolte dont il parle ici (bien qu'il n'ait jamais été +jusqu'à lui inspirer des actes de violence) se manifesta à l'occasion de +la retraite du docteur Drury, quand, à la place vacante, se présentèrent +les trois candidats, Mark Drury, Evans et Butler. Dans le premier +mouvement auquel cette rivalité donna lieu parmi les écoliers, le jeune +Wildman se montra à la tête du parti de Mark Drury, tandis que Byron +avait commencé par rester neutre. Mais dans l'espérance de l'avoir pour +allié, l'un des membres de la faction Drury dit à Wildman: «Byron, je le +sais, ne se joindra pas à nous, parce qu'il ne veut jamais de la seconde +place; mais vous pourriez, en lui donnant la première, vous l'assurer.» +Wildman suivit cet avis, et Byron prit en effet le commandement de la +faction. + + [Note 38: Gibbon, parlant des écoles publiques, dit: «La + scène comique d'une révolte de collége fait connaître, sous + leur véritable point de vue, les ministériels et les + indépendans de la génération nouvelle.» Mais de pareils + pronostics ne sont pas toujours sûrs; ainsi le doux et + paisible Addisson fut, étant au collége, chef d'un + soulèvement.] + +La violence qu'il mit dans son opposition au choix que l'on fit de +Butler, et surtout la vive affection qui l'unissait au dernier maître, +contribuèrent à aigrir les relations qu'il eut avec le nouveau directeur +pendant le reste de son séjour à Harrow. Par malheur, Byron résidant +dans les appartemens de Butler, les occasions de mésintelligence étaient +on ne peut plus fréquentes. Un jour le jeune rebelle, dans un accès de +défiance, arracha tous les grillages des fenêtres de la salle; et quand +le docteur lui demanda le motif de cette violence, il répondit, avec un +grand sang-froid: «Parce qu'ils obscurcissent la salle.» Une autre fois +il lui avoua hardiment la haine qu'il avait contre lui. Ce fut long-tems +la coutume que le maître, à la fin de chaque terme, invitât à dîner les +élèves les plus âgés; et cette faveur, semblable aux invitations +royales, était en général regardée comme un ordre. Lord Byron cependant +y répondit par un refus; cela surprit beaucoup le docteur Butler, et, à +la première occasion, il lui en demanda le motif devant les autres +élèves: «Aviez-vous quelque autre engagement?--Non, monsieur.--Mais vous +aviez donc une raison, Lord Byron?--J'en avais.--Et laquelle?--Parce que +(répliqua le jeune pair avec une fierté composée) s'il vous arrivait de +passer dans mon voisinage tandis que je serais à Newsteadt, je ne +songerais certainement pas à vous inviter à dîner; en conséquence, je ne +dois pas accepter une pareille invitation de votre part.» En général +l'idée qu'avaient de lui ses professeurs à Harrow était celle d'un +enfant paresseux, qui ne voulait jamais rien apprendre; et si l'on fait +attention à ses habitudes ordinaires, on avouera que cette réputation +n'était pas dépourvue de fondement. Il est impossible de jeter les yeux +sur les livres dont il se servait, et qui sont couverts de translations +interlignées, sans être frappé de l'absence de son attention. Les mots +grecs les plus ordinaires ont leur traduction anglaise barbouillée à +leur côté, et cette circonstance prouve bien qu'il ne les connaissait +pas assez pour les traduire de mémoire. Ainsi, dans son Xénophon, nous +trouvons νεοι, _jeunes_, σωμασιν, _corps_, ανθρωποις τοις αγαθοις, _bons +hommes_, etc., etc.; et même, dans les volumes de pièces grecques qu'il +vendit en partant à la bibliothèque du collége, nous remarquons, entre +autres exemples, le mot usuel χρυσος flanqué de son synonyme anglais +(or). + +Mais quelque faibles que fussent ses progrès dans les matières purement +scolastiques auxquelles nous consacrons en pure perte une si précieuse +portion de la vie[39], il n'en montrait pas moins des dispositions +merveilleuses pour tous les genres variés d'instruction qui ne sont +utiles que dans le monde. Né avec un esprit trop scrutateur et trop +vagabond pour être facilement emprisonné dans des limites déterminées, +il s'attachait à des sujets qui déjà intéressaient ses goûts virils, et +que ne pouvait comprendre l'esprit purement pédantesque d'une école; +mais ses accès irréguliers et violens de travail, dans cette direction, +donnaient à son intelligence une impulsion bien plus haute que celle de +ses condisciples les plus laborieux. La liste qu'il a faite de tous les +ouvrages divers dont il avait à la hâte, et de son propre choix, dévoré +les pages, avant d'atteindre sa quinzième année, est tellement +considérable, qu'on a de la peine à y ajouter foi; et elle présente une +telle masse de recherches, qu'elle pourrait défier les plus vieux +_helluones librorum_. + + [Note 39: Il est déplorable de songer à la perte de tems que + l'on fait subir aux enfans dans la plupart des colléges, en + les occupant pendant six ou sept ans à apprendre seulement + des mots, et encore d'une manière fort imparfaite. + (COWLEY, _Essai_.) + + Si un Chinois entendait parler de notre système d'éducation, + ne supposerait-il pas que nous destinons tous nos jeunes gens + à professer des langues mortes dans les pays étrangers, et + non pas à faire jamais usage de la nôtre? + (LOCKE, _sur l'Éducation_.)] + +Il ne faut pourtant pas croire, d'après l'étendue et l'activité de son +esprit, que Byron pût de lui-même choisir une direction privilégiée; +quel que soit, en effet, le plan d'instruction d'un jeune homme de +talent dans les grandes écoles et dans les universités d'Angleterre, il +ne suppléera pas complètement à ce qui lui manque sous le rapport +intellectuel, et pourra même l'exposer à des écarts embarrassans et +dangereux[40]. Dans la difficulté ou même l'impossibilité absolue qu'il +trouvera à combiner l'acquisition des connaissances pratiques avec les +études de l'antiquité qui lui sont nécessaires pour obtenir les honneurs +scolastiques, il devra choisir ou de porter toute son attention et ses +vœux vers ce dernier objet, et alors il n'aura aucune idée de tout ce +qui doit lui servir le plus dans le monde; ou d'adopter comme Lord Byron +et d'autres personnages distingués le système contraire, et consentir à +passer à l'école pour un élève incapable et paresseux, afin de se +préparer des moyens de supériorité dans le monde. + + [Note 40: Un excellent écolier peut quitter les bancs de + Westminster ou d'Eton dans une ignorance complète du train de + vie et de la conversation du monde anglais, vers la fin du + dix-huitième siècle. + (GIBBON.)] + +Les _souvenirs_ inscrits par le jeune poète dans ses livres d'école +peuvent nous permettre de croire que dans un âge si tendre il prévoyait +déjà vaguement que tout ce qui se rapportait à lui deviendrait par la +suite un objet d'intérêt et de curiosité. La date de son entrée à +Harrow[41], le nom des enfans qui furent ses moniteurs, la liste des +chefs de classe parmi ses condisciples sous le docteur Drury[42], tout y +est noté avec la dernière minutie, et comme pour former des points de +retour pour l'histoire de sa vie. Un exemple touchant suffira pour +montrer qu'il lui arriva plus d'une fois de s'arrêter à ces idées. Nous +trouvons sur la première page de ses _Scriptores græci_ la suivante note +écrite à la main: «George Gordon Byron, vendredi 26 juin, a. d. 1805, +trois heures trois quarts de l'après-midi, classe de troisième, Calvert +moniteur, Tem, Wildman à ma gauche et Long à ma droite. +Harrow-la-Montagne.» Et sur la même feuille se trouve le commentaire +suivant, écrit cinq ans plus tard: + + _Eheu fugaces, Posthume! Posthume! + Labuntur anni_. + B., 9 janvier 1809. + + [Note 41: Byron, Harrow-la-Montagne, dans le Middlesex, + _alumnus scholæ lyonensis privus, in anno domini_ 1801, + _Ellison duce_. + + Moniteur en 1801: Ellison, Royston, Hunxman, Rashleigh, + Rokeby, Leigh.] + + [Note 42: Chefs de classe de Drury, 1804: Byron, Drury, + Sinclair, Clare, Bolder, Annesley, Calvert, Strong, Acland, + Gordon, Drummond.] + +«Des quatre personnes dont les noms sont ici mentionnés, l'une est +morte, une autre est dans un climat lointain: tous sont séparés: il n'y +a pas cinq ans qu'ils étaient ensemble réunis dans la même classe; et +nul encore n'aurait atteint sa vingt et unième année.» + +Il passa les vacances de 1804[43] avec sa mère à Southwell: Mrs. Byron +était venue s'y fixer pendant l'été de cette année, en quittant +Nottingham, et elle avait choisi pour demeure la maison appelée +Burgage-Manor. On conserve encore à Southwell, sous la date du 8 août +1804, une note dans laquelle on annonce que le jeu est retenu _par Mrs. +et Lord Byron_. La personne à qui appartenait la maison qu'ils +habitaient était un rentier possesseur d'une assez belle bibliothèque; +et le premier soin du jeune poète, comme il nous l'apprend, fut de la +retourner complètement aussitôt après son arrivée à Southwell. L'un des +livres qui l'occupèrent et l'intéressèrent davantage fut, et on le +croira sans peine, la _Vie de lord Herbert de Cherbury_. + + [Note 43: Pendant l'une des vacances de Harrow, il demeura + quelque tems dans la maison de l'abbé de Rouffigny, dans + Took's court, avec l'intention d'y étudier la langue + française; mais, au dire de l'abbé, il avait peu de goût pour + cette étude, et, au grand dépit du révérend maître, il + passait presque tout son tems à faire des armes, à boxer, + etc.] + +Il entra au mois d'octobre 1805 au collége de la Trinité à Cambridge. +Voici comme il décrit les sentimens qu'il éprouva en quittant sa chère +Ida: + +«Mon entrée au collége me fit un effet singulier et pénible. D'abord +j'étais tellement affligé de quitter Harrow, bien que le tems en fût +arrivé (ayant alors dix-sept ans), que pendant le dernier quartier que +j'y passai, j'employais les heures, consacrées au sommeil à compter les +jours que j'avais encore à y rester. J'avais toujours _détesté_ Harrow +jusqu'aux dix-huit derniers mois, mais dès ce moment je l'aimai. En +second lieu je souhaitais d'aller à Oxford et non à Cambridge; +troisièmement je me trouvais tellement isolé dans ce nouveau monde que +je faillis en perdre la tête. Mes camarades n'étaient pourtant pas +insociables: au contraire, ils avaient de la bonté, de la bienveillance, +un rang, de la fortune, et une gaîté bien autre que la mienne. Je me +joignais à eux, je dînais, je soupais, etc., dans leur compagnie; mais +je ne sais comment j'éprouvais un sentiment le plus pénible, le plus +mortel de ma vie, en pensant que je n'étais plus un enfant.» + +Il fut sans doute quelque tems à Cambridge en proie à cette espèce +d'isolement; mais il n'était pas dans sa nature de rester long-tems sans +aimer quelque chose, et l'amitié qu'il forma bientôt avec le jeune +Eddleston, qui avait deux ans de moins que lui, surpassa même en +vivacité romanesque toutes ses autres liaisons de collége. Les +dispositions musicales de cet enfant furent l'occasion de leur intimité. +Il était alors un des choristes de Cambridge, bien que par la suite il +ait suivi une profession mercantile. Cette disconvenance de leur +position respective n'était pas sans charme pour Byron: elle flattait en +même tems son orgueil et son bon naturel, et établissait entre eux des +rapports mutuels de protection d'un côté, de reconnaissance et de +dévouement de l'autre; seuls rapports qui, suivant Bacon, soient la base +du peu d'amitié qui reste encore sur la terre. Ce fut sur un don que lui +avait fait Eddleston qu'il écrivit ces vers, intitulés _la Cornaline_, +qui étaient imprimés dans son premier volume resté inédit; en voici une +stance: + + Quelques-uns souriant des liens qui nous unissent, m'ont + souvent reproché ma faiblesse; ce don léger a cependant le + plus grand prix à mes yeux, car, j'en suis sûr, je le tiens de + quelqu'un qui m'aime. + +Une autre liaison moins vive, commencée à Harrow, et continuée pendant +sa première année de Cambridge, est ainsi mentionnée dans l'un de ses +_journaux_: + +«Que mes pensées sont étranges! La lecture du chant de Milton, _belle +Salvina_, m'a ramené, je ne sais comment ou pourquoi, aux jours les plus +heureux peut-être de ma vie (toujours exceptés, de tems en tems, +certains dimanches des deux derniers étés de Harrow). Je me retrouvais à +Cambridge avec Edward Noël et Long, qui fut plus tard dans les gardes: +Long, après avoir servi avec honneur dans l'expédition de Copenhague +(qui laisse encore vivre deux ou trois mille goujats gras et bien +payés), fut noyé en 1809, pendant son passage à Lisbonne avec son +régiment dans le _Saint-George_, qui fut heurté la nuit par un autre +vaisseau de transport. Nous étions des nageurs rivaux, également +passionnés pour les chevaux, la lecture et les festins. Nous avions été +ensemble à Harrow, mais _là_ du moins il n'était pas un esprit aussi +intraitable que le mien; j'étais toujours alors le premier à la paume, +dans les révoltes, les batailles, les parties, et tous les genres de +désordres; il était, lui, beaucoup plus calme et mieux civilisé. Mais à +Cambridge, soit que mon caractère s'adoucît ou que le sien prît plus de +roideur, il est certain que nous devînmes grands amis. La description du +siége de Sabrina me rappelle nos mutuels exploits de plongeur. Bien que +le Cam n'offre pas une onde vraiment _transparente_, et que l'endroit où +nous nous jetions eût quatorze pieds de profondeur, nous avions toujours +soin, afin de mieux prouver nos avantages, de lancer avant nous des +œufs, des pièces de vaisselle et même des shillings. Il y avait entre +autres, et je m'en souviens bien, dans le lit de la rivière où nous nous +baignions le plus ordinairement, une souche d'arbre autour de laquelle +j'aimais à me glisser et à m'étonner comment diable je me trouvais là. + +«Le soir nous faisions de la musique, car il était musicien et savait +tirer un égal parti de la flûte et du violoncelle. Je faisais partie de +l'assistance et, si je ne me trompe, notre boisson de prédilection était +alors de l'eau de soude. Le jour nous courions à cheval, nous nous +baignions, nous causions, ou parfois prenions un livre. Je me rappelle +l'avidité avec laquelle nous parcourûmes le nouvel in-quarto de Moore +(en 1806); le soir nous le lisions ensemble. Nous ne fûmes réunis qu'un +été. Long entra dans les gardes l'année que je passai à Nottingham, au +sortir du collége. Son amitié, et de ma part un violent et cependant pur +amour, étaient alors le roman de l'époque la plus romanesque de ma +vie..................................................................... +........................................................................ + +«Je me souviens qu'au printems de 1809 H***[44] me plaisantait de la +tristesse que m'avait causée la mort de Long, et s'amusait à faire des +épigrammes sur son nom, qui prêtait aux jeux de mots, tels que _long, +court_, etc.; mais il eut bien le tems de s'en repentir à trois ans de +là, quand notre ami mutuel, et surtout le sien, Charles Matthews, se +noya également, et qu'il put lui-même sentir combien mon affliction +avait été légitime. Pour moi, je ne rétorquai pas ces piquans jeux de +mots; je sentais trop tout ce que je perdais dans Matthews, et, ne +l'eussé-je pas senti, j'aurais encore respecté sa douleur. + + [Note 44: Sans doute Hobhouse.] + +«Le père de Long m'écrivit pour m'engager à faire l'épitaphe de son +fils: je le promis, mais je n'eus pas la force de la composer. Il était +de ces êtres bons et aimables qui ne demeurent guère dans ce monde, doué +de tous les talens et de tous les avantages qui pouvaient mieux le faire +regretter. Cependant, quoique bon compagnon, il avait parfois d'étranges +accès de mélancolie; je me souviens qu'un jour, allant chez son oncle, +je l'accompagnai jusqu'à la porte, c'était dans le haut ou le bas +Grosvenor ou Brook street, je ne sais plus lequel, mais c'était sûrement +dans une rue qui faisait suite à quelque place: il me dit que la nuit +d'auparavant il avait pris un pistolet sans savoir ou regarder s'il +était ou non chargé, et qu'il l'avait dirigé contre sa tête, laissant au +hasard le soin de décider s'il partirait ou non. La lettre qu'il +m'écrivit en passant du collége aux gardes, était encore aussi +mélancolique qu'on pouvait le supposer en pareil cas: mais son maintien +naturel ne révélait rien d'une pareille disposition; il était doux et +prévenant, il avait même un grand penchant pour la gaîté. Nous étions +fort liés à Harrow, et mainte fois nous y sommes retournés de Londres +pour nous mieux livrer à nos souvenirs de collége.» + +Ces mémoires affectueux sont extraits d'un journal qu'il tenait à +Ravenne pendant sa résidence dans cette ville, en 1821. Les +circonstances pendant lesquelles ils étaient consignés, doivent nous les +rendre encore plus touchans et plus remarquables. Il habitait une terre +étrangère; il était même en rapport avec des conspirateurs étrangers, +dont il cachait dans sa maison les armes au moment où il écrivait. +Cependant il lui était possible de s'éloigner ainsi des scènes qui +l'entouraient, et de reporter ses pensées sur le tems ancien, sur les +amitiés perdues de son enfance. Un anglais, M. Wathen, qui le vit dans +l'une des villes d'Italie, ayant eu l'occasion de mentionner, en lui +parlant, qu'il avait eu des rapports d'amitié avec Long, le noble poète, +dès ce moment, lui prodigua les témoignages d'une affection marquée. Il +lui parlait fréquemment de Long et de ses bonnes qualités, jusqu'à ce +que des pleurs, qu'il ne pouvait arrêter, lui couvrissent le visage. + +Il rejoignit sa mère à Southwell, suivant son habitude, durant l'été de +1806, et c'est alors qu'il forma dans une société rare, mais choisie, +quelques liens d'intimité dont on chérit encore avec orgueil le +souvenir. Si l'on excepte le court intervalle qu'il passa, comme nous +l'avons vu, dans la société de miss Chaworth, ce ne fut qu'à Southwell +qu'il eut jamais l'occasion de profiter de la douce influence de la +conversation des femmes et de comprendre que la sphère véritable de +leurs vertus c'est leur intérieur. Il fut admis dans le cercle de +l'aimable et spirituelle famille Pigot comme s'il en eût fait partie, et +le jeune poète ne trouva pas seulement dans le révérend John Becher[45] +un critique fin et judicieux, mais un ami sincère. Il eut encore une ou +deux autres familles, comme les Leacroft, les Houson, près desquelles +ses talens et la vivacité de son esprit furent toujours bienvenus; et la +timidité orgueilleuse qui, pendant sa minorité, l'avait éloigné de toute +relation avec les gentilshommes du voisinage, semble avoir disparu dans +la petite et agréable société de Southwell. L'une de ses amies les plus +intimes à cette époque m'a fourni les détails suivans, sur la manière +dont elle fit sa connaissance: + + [Note 45: Citoyen qui depuis s'est distingué d'une manière + honorable par ses plans philanthropiques sur l'important + objet de l'amélioration du sort des pauvres.] + +«La première fois que je le vis, ce fut à une réunion chez sa mère; et +telle était sa timidité, qu'il fallut l'envoyer chercher trois fois +avant de le décider à venir dans le salon, pour jouer avec les autres +jeunes gens. C'était un enfant gras et embarrassé, portant les cheveux +peignés sur le front, et ressemblant parfaitement à la miniature que sa +mère avait fait peindre par M. de Chambruland. Le lendemain matin, Mrs. +Byron l'ayant conduit chez nous, il conserva son extérieur timide et +réservé. La conversation tomba sur Chettenham, les amusemens et le +théâtre de cette ville, etc. Je rappelai que j'avais vu le rôle de +Gabriel Lackbrain parfaitement bien rempli. Quand sa mère partit, il la +suivit en nous faisant une grande inclination; pour moi, rappelant +encore la pièce dont nous venions de parler, je lui dis: Bonjour, +_Gaby_. Ces mots l'animèrent aussitôt, sa belle bouche s'ouvrit par un +éclat de rire, toute sa retenue s'évanouit pour toujours; et quand sa +mère lui répéta: Eh bien, Byron, êtes-vous prêt? il répondit que non, +qu'elle pouvait s'en aller, et qu'il désirait rester un peu plus +long-tems. À compter de là, il venait nous voir à toutes les heures du +jour, et se considérait chez nous parfaitement comme chez lui.» + +C'est à cette dame que fut adressée la première lettre de lui qui soit +tombée entre mes mains; il correspondait en même tems avec plusieurs de +ses amis d'Harrow, avec lord Clare, lord Powerscourt, M. William Peel, +M. William Bankes, et d'autres encore. Mais on prévoyait peu alors +l'intérêt général qui se rattacherait un jour à ces lettres d'écoliers, +et en conséquence, comme j'ai déjà eu l'occasion de m'en affliger, il +n'en existe plus qu'un très-petit nombre. La lettre dont j'ai parlé, à +son amie de Southwell, ne contient rien de remarquable; mais, peut-être, +par cette raison-là même, mérite-t-elle d'être insérée, comme servant à +montrer, par sa comparaison avec les suivantes, combien son esprit +acquit rapidement de la confiance en lui-même. Il y a véritablement dans +ses premiers manuscrits un charme pour les yeux de la curiosité, qu'ils +perdent nécessairement dans leur forme imprimée; ils attestent +évidemment une éducation peu suivie; l'écriture en est informe et +enfantine; on trouve même, çà et là, de grosses fautes d'orthographe +sous la plume de celui qui, quelques années plus tard, devait s'élancer +comme l'un des géans de la littérature anglaise. + + + + +LETTRE PREMIÈRE. + +À MISS ***. + +Burgage-Manor, 29 août 1804. + + +«J'ai reçu les armes, ma chère miss, et je vous remercie beaucoup de la +peine que vous avez prise. Il est impossible que je puisse y trouver le +moindre défaut. La vue des peintures me charme pour deux raisons: la +première, parce qu'elles serviront à orner mes livres, et la seconde +parce qu'elles me prouvent que _vous_ ne m'avez pas encore entièrement +_oublié_. Cependant je suis fâché que vous ne reveniez pas plus tôt. +Voilà déjà un siècle que vous êtes partie. Peut-être partirai-je pour +Londres avant que vous en sortiez, mais je ne l'espère pas. Vous ne +pensez plus à mon cordon de montre, à ma bourse; je désire pourtant bien +les avoir. Votre petite lettre me fut remise par Harry, au spectacle, où +j'accompagnais miss L*** et le docteur S***, et je reviens à l'instant +pour vous répondre avant de me coucher. Si je suis à Southwell quand +vous y viendrez, et je désire sincèrement que ce soit bientôt, car je +regrette beaucoup votre absence, je me fais une fête de vous entendre +chanter mon air favori _la vierge de Lodi_. Ma mère se joint à moi pour +vous prier de nous rappeler à l'affection de Mrs. Pigot, et croyez-moi, +ma chère miss, votre affectionné ami: + +BYRON. + +«_P. S._ Si vous jugiez à propos de me répondre, je m'estimerais +extrêmement heureux. Adieu. + +«2e _P. S._ Comme vous êtes, dites-vous, novice dans l'art de tricoter, +j'espère que vous ne vous en occupez guère; allez lentement, mais +sûrement. Adieu encore une fois.» + +Nous aurons souvent occasion de remarquer la constance que Lord Byron, +d'ailleurs si versatile, manifesta toujours dans les goûts et les +habitudes de sa jeunesse. La lettre que nous venons de citer rappelle +deux de ses habitudes, qu'il conserva toute sa vie; savoir, son +exactitude à répondre sur-le-champ aux lettres qu'il recevait, et sa +passion pour la musique des plus simples ballades. L'un des chants qu'il +avait alors le bon goût d'aimer le mieux était celui de _la Duenna_; et +quelques-uns de ses contemporains de Harrow se rappellent encore la +gaîté avec laquelle, lorsqu'il dînait au milieu de ses amis chez la +fameuse mère Barnard, il entonnait ordinairement: _Ce vin est le soleil +de notre table_. Son séjour à Southwell, pendant cet été, fut +interrompu, vers le commencement d'août, par l'un de ces emportemens +auxquels, dès son berceau, Mrs. Byron ne l'avait que trop accoutumé, et +que lui-même, par son esprit intraitable, contribuait souvent à faire +éclater. Dans les portraits qu'il trace de lui-même, le pinceau qu'il +emploie est si noir qu'il faut, dans la suivante description de son +caractère, extraite de ses _Mémoires_, faire une large part à +l'exagération, comme l'exige son usage de _surcharger les ombres +elles-mêmes_. + +«Du reste (il vient de mentionner son amour précoce pour Marie Duff), je +ne différais en rien des autres enfans: je n'étais ni grand, ni petit; +ni lourd, ni sémillant: j'étais de mon âge; ordinairement fort enjoué, +excepté dans mes humeurs noires, car alors j'étais un vrai démon. Un +jour, dans l'une de mes _rages silencieuses_, il fallut m'ôter un +couteau que j'avais pris sur la table, pendant le dîner de Mrs. Byron +(je dînais toujours avant elle), et dont j'allais me frapper la tête. +Mais c'était à trois ou quatre ans de là, et peu de jours avant la mort +du dernier lord Byron. + +«Mon naturel apparent a certainement gagné dans ces derniers tems; mais +je frémis, et je regretterai jusqu'à ma dernière heure les conséquences +funestes de ma violence et de mes passions. Un événement... mais peu +importe... il en est d'autres auxquels il ne vaut guère mieux s'arrêter, +et que pourtant je ferai connaître de préférence. + +«Mais je n'aime pas les parenthèses: mon naturel est maintenant plus +retenu, rarement brusque; et quand il l'est, les suites n'en sont pas +mortelles. C'est quand je me tais, et que je sens _pâlir_ mon front et +mes joues, que je ne me connais plus; et alors.... mais, à moins qu'il +n'y ait sur le tapis une femme (je ne dis pas quelque, ou toutes +femmes), je ne sors pas d'une apathie très-supportable.» + +On conçoit qu'avec un caractère de ce genre et les accès violens de Mrs. +Byron, le choc devait être formidable. L'âge auquel était parvenu notre +poète, alors que l'impatience du frein s'empare de la jeunesse, devait +rendre ces occasions plus fréquentes. On rapporte comme une preuve de la +conviction qu'ils avaient de leur mutuelle violence, qu'un jour, s'étant +quittés à la suite d'une scène du même genre, on sut que tous deux +s'étaient rendus en particulier, le soir même, chez l'apothicaire, +demandant, avec une inquiétude alternative, si l'autre n'avait pas +acheté du poison, et avertissant le droguiste de ne pas en donner dans +le cas où il se présenterait. + +Toutefois le jeune Lord prenait rarement une part active dans ces +orages. Aux éclats de sa mère il opposait un silence poli, et, par cela +même, provocateur; s'inclinant avec l'apparence du plus profond respect +à mesure que la voix maternelle augmentait d'intensité. Mais en général, +quand il prévoyait une tempête, il cherchait son salut dans la fuite; et +c'est à ce dernier expédient qu'il avait eu recours à l'époque où nous +sommes arrivés. Mais auparavant une scène avait eu lieu entre lui et +Mrs. Byron, dans laquelle la violence de cette dernière l'avait portée à +des extrémités qui, malgré leur outrageuse inconvenance, n'étaient pas +rares avec elle. Le poète Young, décrivant un caractère de cette espèce, +dit: + + «Les tasses et les soucoupes tourbillonnent dans l'air, pour + avertir que la dame est mécontente.» + +En pareil cas, Mrs. Byron préférait les pelles et pincettes, et plus +d'une fois elle les lança bruyamment sur son enfant fugitif. Cette +dernière fois, il n'eut que le tems d'éviter l'atteinte de la première +de ces armes, et de se réfugier à la hâte chez un de ses amis dans le +voisinage; là, ayant concerté le plus sûr moyen de déjouer les +poursuites, il ne tarda pas à s'enfuir à Londres. Les lettres que je +vais transcrire furent adressées, immédiatement après son arrivée, à +quelques amis de Southwell, dont la bienveillante intervention, dans +cette circonstance, nous permet de croire qu'il n'avait pas à se +reprocher les torts de cet esclandre. La première est adressée à M. +Pigot, jeune homme de son âge, qui venait d'arriver, à l'occasion des +vacances, d'Édimbourg, où il suivait alors ses études médicales. + + + + +LETTRE II. + +À M. PIGOT. + +Piccadilly, 9 août 1806. + + +«MON CHER PIGOT, + +«Mille remercîmens pour votre piquant récit des derniers procédés de mon +_aimable Alecto_, qui maintenant enfin commence à voir les suites de sa +folie. Je viens de recevoir une épître pénitentiaire, à laquelle j'ai +répondu modérément, avec une sorte de promesse de revenir dans une +quinzaine: ce que toutefois, entre nous, je ne compte pas faire. Son +_charmant ramage_ doit avoir ravi ses auditeurs; car ses hautes notes +sont parfaitement musicales: elles doivent faire un très-bel effet +pendant un beau clair de lune. Si j'avais été l'un des spectateurs, rien +ne m'aurait fait plus de plaisir; mais figurer dans la pièce comme l'un +des acteurs, saint Dominique m'en préserve! Sérieusement, j'ai de +grandes obligations à votre mère; et vous, ainsi que toute votre +famille, méritez tous mes remercîmens pour avoir si bien contribué à mon +évasion des mains de Mrs. Byron _furiosa_. + +«Oh! que n'ai-je la plume d'Arioste pour reproduire en style d'épopée +les _cris_ de cette _terrible soirée_, ou plutôt laissez-moi invoquer +l'ombre du Dante, car il n'y a que l'auteur de l'enfer qui puisse +convenablement répondre à un tel projet. Mais peut-être, à défaut de la +plume, pouvons-nous recourir au pinceau. Quel groupe! Mrs. Byron, figure +principale; vous, emplissant vos oreilles de coton comme le seul remède +à une surdité totale; Mrs. *** s'efforçant vainement de calmer la rage +de la lionne privée de son nourrisson, et enfin Élisabeth et Wousky, +prodigieux à raconter! tous deux spoliés de leur partie de langue, et +formant le dernier plan avec leur muette surprise. Comment S. B. a-t-il +appris tout cela? Quelles _pointes_ il a dû faire sur un aussi bouffon +sujet! Apprenez-moi tout cela dans votre suivante, et comment vous vous +êtes excusé auprès de A. Sans doute vous êtes maintenant las de +déchiffrer mes caractères hiéroglyphiques, et comme Tony Lumpkil[46], +vous me traitez de main maudite et sautillante. Je ne doute pas que tout +Southwell ne soit scandalisé. À propos, comment va ma nonne aux yeux +bleus, la belle ***? Est-elle _enveloppée dans la noire tunique de la +douleur_? Je resterai ici au moins huit à dix jours, vous recevrez mon +adresse avant mon départ; mais je ne sais encore laquelle. Il faut que +Mrs. Byron ignore ma retraite; vous pouvez lui offrir mes complimens et +lui protester que toutes poursuites seraient inutiles, attendu que je me +suis mis en mesure de gagner Portsmouth à la première nouvelle de son +départ de Southwell. Vous pouvez ajouter que je suis maintenant à la +campagne, chez un ami, où je resterai une quinzaine. + + [Note 46: Dans la comédie de la Coquette (_She stoops to + Conquer_.)] + +«Je viens de barbouiller (je ne dis pas écrire) une feuille de papier +double, et j'attends en réponse un _énorme budget_. Sans doute les dames +de Southwell condamnent l'exemple dangereux que j'ai donné; elles +tremblent que leurs bambins ne leur obéissent plus et ne quittent au +moindre dépit leurs tendres mamans. Adieu. Quand vous commencerez vos +lettres, rayez, s'il vous plaît, la _seigneurie_, et mettez à la place +Byron. Croyez-moi votre, etc.» + +BYRON. + +On va voir par la lettre suivante que la _lionne_ n'était pas en arrière +de son fils pour l'énergie et la résolution, et qu'aussitôt après la +fuite de ce dernier elle avait envoyé après lui. + + + + +LETTRE III. + +À MISS PIGOT. + +Londres, 10 août 1806. + + +MA CHÈRE BRIGITTE, + +«J'ai déjà ennuyé votre frère de plus de griffonnage qu'il n'en pourra +déchiffrer; c'est à vous maintenant que je donne la pénible charge de +parcourir cette deuxième épître. Vous avez vu par la première, que je +n'avais pas, en l'écrivant, la moindre fâcheuse idée de l'arrivée de +Mrs. Byron; il n'en est plus de même: la vue d'un billet de la _cause +illustre_ de mon _décampement soudain_ vient d'enlever _le rubis naturel +de mes joues_, et de blanchir subitement ma déplorable figure. Le +foudroyant avis de son arrivée (maudite soit son activité!) est +cependant moins terrible que vous ne l'imaginez, sans doute, du +tempérament volcanique de sa _seigneurie_. Il se termine par l'assurance +flatteuse de l'impossibilité dans laquelle elle se trouve de faire +présentement un pas, grâce à la fatigue du voyage, aux mauvaises routes, +mille fois bénies, et aux quadrupèdes rétifs de la poste royale. Comme +je ne me sens aucun entraînement à recevoir la chasse en plaine, je +ferai de nécessité vertu; et puisque, semblable à Macbeth, _ils mont lié +au poteau, je ne puis fuir_, j'imiterai ce courageux tyran, et, comme +l'ours, je combattrai de pied ferme. Je puis à présent engager la lutte +avec moins de désavantage, ayant tiré l'ennemi de ses retranchemens, +bien qu'au hasard de me faire casser la tête, comme le modèle auquel je +viens de me comparer. Quoi qu'il en soit, _frappe, Macduff, et maudit +qui le premier criera: Assez!_ + +»Je resterai dans la ville encore au moins une semaine, et j'espère +avant ce tems recevoir de vos nouvelles. Je suppose que l'imprimeur vous +a donné les résultats de ma _Métromanie_. Ayez soin de lire au premier +vers: «Les vents soufflent _longuement_,» au lieu de _rondement_, comme +l'a copié, par méprise, ce butor de Ridge, ce qui rend absurde toute la +strophe. _Addio_. Maintenant je vais me préparer au choc de mon _Hydre_. + +»Tout à vous.» + + + + +LETTRE IV. + +À M. PIGOT. + +Londres, dimanche à minuit, 10 août 1806. + + +CHER PIGOT, + +«Cet effrayant paquet va sans doute vous épouvanter; mais ce soir ayant +une heure de loisir, je l'ai employé à écrire les stances ci-incluses, +que je vous prie d'envoyer à Ridge pour qu'il les imprime _à part_ de +mes autres poèmes; car vous sentirez qu'il serait inconvenant de les +offrir aux dames, et que par conséquent aucune femme ne doit les voir +dans votre famille. Mille pardons de la peine que je vous donne cette +fois-ci et tant d'autres. + +»Votre dévoué.» + + + + +LETTRE V. + +À M. PIGOT. + +Piccadilly, 16 août 1806. + + +«Je ne puis pas dire précisément comme César, _veni, vidi, vici_: +pourtant je pourrais m'appliquer la part la plus importante de sa lettre +laconique; car bien que Mrs. Byron ait prit la peine de _venir_ et de +voir, votre humble serviteur a vaincu. Après un engagement sérieux de +quelques heures, dans lequel la vivacité du feu de l'ennemi nous a fait +éprouver une perte considérable, nous avons fini par l'obliger à se +retirer en désordre, abandonnant son artillerie, son train et quelques +prisonniers: cette victoire est décisive pour la campagne actuelle. +Parlons maintenant plus clairement: Mrs. Byron va repartir, mais je me +dirige moi-même, avec tous mes lauriers, vers Worthing, sur la côte de +Sussex; et c'est là que vous m'adresserez (poste restante) votre +première lettre. Le deuxième carillon de vers que j'enferme sous cette +enveloppe vous donnera sans doute une haute idée des vertus prolifiques +de ma muse; mais il y a plusieurs années que je les ai composés, et +c'est par hasard que je les ai retrouvés mardi, au milieu de vieux +papiers. Je les ai aussitôt recopiés, avec la date qui leur appartient, +et je désire qu'on les imprime avec le reste de la famille. Je +m'attendais bien à vous voir, sur les derniers venus, les mêmes +sentimens que moi; mais comme les _faits_ étaient réels, il était +impossible de rien changer à leur allure. Je ne resterai pas à Worthing +plus de trois semaines, et il serait possible que vous me vissiez à +Southwell vers le milieu de septembre.................................. +....................................................................... + +»Voulez-vous prier Ridge de suspendre l'impression de mes poésies +jusqu'à nouvel avis de ma part? j'ai résolu de leur donner une forme +entièrement nouvelle: cette suspension ne regarde pas les deux dernières +pièces que j'ai jointes à mes lettres pour vous. Excusez le vide de +cette lettre, ma tête est dans ce moment-ci un chaos d'idées absurdes, +d'affaires, de plans et de préparatifs. + +»J'attends une réponse avec impatience; rien, dans ce moment, veuillez +le croire, ne me ferait plus de plaisir qu'une lettre de vous.» + + + + +LETTRE VI. + +À M. PIGOT. + +Londres, 18 août 1806. + + +«Je suis précisément sur le point de partir pour Worthing, et je vous +écris uniquement pour vous prier de faire partir sur-le-champ ce +paresseux drôle de Charles avec mes chevaux. Dites-lui que je suis fort +mécontent de ne l'avoir pas encore vu, ni reçu avis de la cause de son +retard, surtout lui ayant fourni l'argent nécessaire pour son voyage. +Qu'il ait soin de ne pas remettre d'un jour son départ, sous aucun +prétexte; et, si pour obéir aux _caprices_ de Mrs. Byron (qui, je le +présume, continue toujours à tourmenter sa petite monarchie), il jugeait +à propos de ne pas suivre mes ordres positifs, il ne doit plus à +l'avenir se considérer comme à mon service. Il m'apportera la note du +chirurgien, et je l'acquitterai dès que je l'aurai reçue. Je ne puis non +plus concevoir qu'il n'ait pas averti Frank du triste état de mes +chevaux. Cher Pigot, pardonnez-moi ces brusques confidences, vous devez +les attribuer à la mauvaise conduite de ce _précieux maraud_, qui, au +lieu de suivre mes ordres, promène sa paresse dans les rues de ce +pandémonium politique, Nottingham. Rappelez-moi à votre famille et aux +Leacroft, et croyez-moi, etc. + +»_P. S._ Je vous charge du soin désagréable de presser son voyage, en +dépit même des ordres de Mrs. Byron: il devra d'abord se rendre à +Londres, et de là à Worthing, sans retard: C'est à Londres qu'il faut +envoyer tout ce que j'ai laissé; vous y adresserez également mes +poésies, sans même en réserver une copie pour vous et votre sœur, +attendu que je veux leur donner une tout autre forme. Quand elles seront +prêtes, vous en aurez les prémices. Il ne faut pas, sous aucun prétexte, +que Mrs. Byron les _voie_ ou les touche. Adieu.» + + + + +LETTRE VII. + +À M. PIGOT. + +Little-Hampton, 26 août 1806. + + +«J'ai reçu ce matin votre lettre, qu'il m'a fallu envoyer chercher à +Worthing, que je viens de quitter pour cet endroit, situé à huit milles +du premier, et sur la même côte. Vous serez sans doute content de +recevoir cette lettre, quand vous y aurez vu que je suis plus riche de +trente mille livres qu'à notre départ: je viens de recevoir de mon +avocat l'avis du gain d'une cause aux assises de Lancastre[47], par +lequel je me trouve gratifié de cette somme pour le tems de ma majorité. +Mrs. Byron est, sans doute, instruite de ce surcroît de propriété, mais +elle n'en connaît pas la _valeur_ exacte, et il serait bon qu'elle +continuât à l'ignorer, car sa conduite, dès qu'elle reçoit quelque +nouvelle favorable, est, s'il est possible, plus ridicule que sa +détestable habitude de s'affecter des plus légers contre-tems. Vous lui +ferez mes complimens, et lui direz qu'une seule chose peut prolonger mon +absence, c'est l'arrêt qu'elle a mis sur les effets de mon domestique: à +moins qu'elle ne les fasse immédiatement partir pour Piccadilly, avec +ceux qui m'appartiennent, et qu'elle a si long-tems retenus, elle ne +verra pas de sitôt ma radieuse figure illuminer son obscure demeure; +mais si elle les envoie, je reviendrai probablement avant deux ans, à +partir de la date de cette épître. + + [Note 47: Dans un procès entrepris pour rentrer dans la + propriété de Rochdale.] + +«Votre compliment poétique est une précieuse récompense de mes préludes; +vous êtes du petit nombre des favoris d'Apollon qui cultivent toutes les +sciences auxquelles préside votre divinité. Je désire que vous adressiez +de suite mes poésies à mon hôtel, à Londres; j'y veux faire plusieurs +changemens et quelques additions: il faut envoyer toutes les copies que +vous en aurez; décidé, comme je suis, à perfectionner le tout, et à vous +les représenter dans toute leur gloire. Vous les avez, je l'espère, +retirées des mains de ce _triple Upas_, de cet antipode des arts, Mrs. +Byron. Entre nous, vous pouvez compter me voir bientôt. Adieu. Tout à +vous.» + +On peut voir par ces lettres que Lord Byron songeait déjà à préparer +l'impression de ses poésies. L'idée de les publier s'offrit à lui, pour +la première fois, dans une maisonnette qu'il avait adoptée pour demeure +pendant ses visites à Southwell. Miss Pigot, qui auparavant ignorait son +goût pour la versification, lisait un jour devant lui les poésies de +Burns; tout-à-coup le jeune Byron lui dit que lui aussi était parfois +poète, et qu'il allait lui écrire quelques vers de ceux qu'il pouvait se +rappeler. Aussitôt il écrivit au crayon ceux qui commencent par +_j'espérais vivement être uni à toi_, qui se trouvent imprimés, mais +seulement dans le volume qui n'a pas été publié; il lui récita encore +les vers dont j'ai déjà parlé, _dans la salle, quand la voix de mes +pères_, etc., pièce si remarquable par la prédiction qu'elle contient de +son illustration future. + +Depuis ce moment; il fut tout au désir de se voir imprimé; cependant son +ambition se bornait encore à faire circuler parmi ses amis un petit +volume. Celui qui eut l'honneur de recevoir son premier manuscrit fut +Ridge, libraire à Newark; et, durant l'impression, le jeune auteur +continuait à lui envoyer de nouvelles pièces avec tout l'empressement et +toute la rapidité qu'il mit toujours dans ses autres compositions. + +Il ne fut pas long-tems sans revenir à Southwell, comme il l'avait +annoncé dans la dernière lettre que nous avons donnée; il en repartit +encore au bout d'une ou deux semaines, pour accompagner son jeune ami +Pigot jusqu'à Harrowgate. Nous empruntons les extraits suivans à une +lettre écrite dans le même tems, par ce dernier, à sa sœur. «Il y a +encore beaucoup de monde à Harrowgate, aujourd'hui vendredi; nous avons +un bal, je songe à y paraître pendant une heure, bien que je ne sois +guère curieux de figures inconnues. Lord Byron, vous le savez, est +encore plus timide que moi; cependant je ferai ce soir un effort... +Comment vont nos rôles de théâtre? Lord Byron sait tout le sien, et moi +la plus grande partie du mien: il est certain qu'il le joue d'une +manière inimitable; il _poétise_ en ce moment, et depuis que nous sommes +arrivés il a fait quelques vers vraiment jolis[48]. Il a la bonté de +tout faire pour m'amuser autant que possible, mais il n'est pas dans mon +naturel d'être heureux hors de la société des femmes ou de l'étude... Il +y a dans les environs plusieurs promenades agréables; je les ai +parcourues avec Boatswain, qui fait, ainsi que Brighton[49], +l'admiration universelle. Vous lirez cela à Mrs. Byron, car c'est un peu +dans le style de _Tony Lumpkin_. Lord Byron veut que je lui garde un peu +de place; c'est pourquoi, croyez-moi avec le respect dû à tous les +comédiens élus, etc., etc.» + + [Note 48: La pièce _à une belle Quaker_, de son premier + volume, fut écrite à Harrowgate.] + + [Note 49: Cheval de Lord Byron; il en avait encore un autre + alors appelé Sultan.] + +À cette note étaient joints les mots suivans de Lord Byron. + +«MA CHÈRE BRIGITTE, + +«Je descends un instant de mon Pégase, ce qui m'empêche d'avoir +long-tems recours à la vile prose dans l'épître que j'adresse à votre +_beauté_. Vous regrettez, dans une lettre précédente, que mes poésies ne +soient pas plus étendues; je vous apprends donc, pour votre +satisfaction, qu'elles sont maintenant presque doublées, soit par la +découverte de quelques pièces regardées comme perdues, soit par l'effet +de nouvelles inspirations. Nous nous reverrons mercredi prochain; +jusqu'alors, croyez-moi votre affectionné, + +BYRON. + +»_P. S._ Votre frère Jean est possédé d'une manie poétique, il rime +maintenant à raison de trois lignes par heure; ce que c'est que +l'inspiration! Adieu.» + +Grâce à la personne qui était alors le compagnon, l'ami intime de Lord +Byron, et qui maintenant exerce sa profession avec tout le succès que +méritent ses talens distingués, j'ai été initié dans quelques autres +particularités de leur commune visite à Harrowgate: on me permettra +d'employer, pour en faire part, ses propres expressions: + +«Vous me demandez de rappeler quelques anecdotes du tems que nous +passâmes ensemble à Harrowgate, pendant l'été de 1806, et à notre retour +du collége, lui de Cambridge, moi d'Édimbourg; mais tant d'années se +sont écoulées depuis, que je n'entrevois plus ce voyage que comme un +songe lointain. Nous partîmes, je m'en souviens bien, dans la voiture de +Lord Byron, traînée par des chevaux de poste: il avait fait partir son +_groom_ avec deux chevaux de selle et un superbe et féroce boul-dogue +appelé Nelson. Quant à Boatswain[50], il nous suivait, à côté de Frank, +sur le coffre de la voiture. Le boul-dogue Nelson portait une muselière; +mais cependant quelquefois il entrait dans notre appartement sans cette +précaution, à mon grand ennui, bien que lui et son maître fussent +enchantés de mettre tout en désordre dans la salle. Il y avait toujours +un fonds de jalousie haineuse entre ce Nelson et Boatswain; et chaque +fois que celui-ci rencontrait l'autre dans la chambre, ils en venaient +aussitôt aux prises. Alors Byron, moi-même, Frank et tous ceux qui se +trouvaient là, travaillions de toutes nos forces à les séparer: ce que +nous n'obtenions guère qu'en leur jetant dans la gueule la pelle et les +pincettes. Mais un jour Nelson s'échappa par malheur de la salle, +démuselé; il s'élança dans l'écurie, se jeta au cou d'un cheval, et ce +fut inutilement qu'on voulut lui faire lâcher prise. Les valets +d'écurie, alarmés, coururent chercher Frank, qui prenant un pistolet de +Wogdon, que son maître tenait toujours chargé dans sa chambre, le tira +dans la tête du pauvre Nelson. Lord Byron en eut le plus grand regret. + + [Note 50: Chien favori pour lequel Lord Byron fit dans la + suite la fameuse épitaphe.] + +«Nous habitions l'_hôtel de la Couronne_, au bas de Harrowgate. Nous +dînions toujours dans la salle commune, mais aussitôt après nous nous +retirions, car Byron n'aimait guère à boire plus que moi. Nous vivions +retirés et faisions peu de connaissances, car il était _vraiment_ +timide, ce qu'on prenait pour de l'orgueil quand on ne le connaissait +pas. Nous rencontrâmes par hasard le professeur Hailstone de Cambridge, +ce qui parut lui faire grand plaisir. Le professeur habitait le haut +Harrowgate; nous allâmes le prendre un soir pour aller au spectacle, et +une autre fois Lord Byron lui envoya son équipage pour le conduire à un +certain bal de Granby. Cet empressement à faire un accueil à l'un de ses +professeurs prouve, en dépit de son penchant à critiquer l'éducation +universitaire et à exagérer les défauts de la vieille discipline à +laquelle on soumet les sous-gradués, qu'il avait cependant l'habitude de +témoigner son respect aux personnes qui l'exerçaient. Je l'ai toujours +entendu parler avec les plus grands éloges de Hailstone, aussi bien que +de Bishop, Mansel du collége de la Trinité, et d'autres encore dont j'ai +oublié le nom. + +»Peu de gens appréciaient Lord Byron, mais je sais que son cœur était +naturellement bienveillant et sensible, et qu'il n'avait pas le plus +petit mélange de méchanceté dans le caractère[51].» + + [Note 51: Lord Byron et le docteur Pigot s'écrivirent encore + pendant quelque tems, mais ils ne se virent plus jamais à + compter de leur départ de Harrowgate, l'automne suivant.] + +On voit, par ses lettres de Harrowgate, qu'il songeait à organiser un +théâtre; il s'en occupa aussitôt après son retour à Southwell, et ce fut +pour lui une source infinie de plaisirs. On peut juger, par le fragment +d'une lettre adressée à son compagnon, avec quelle impatience toutes les +personnes chargées d'un rôle attendaient son retour: + +«Dites à Lord Byron, si quelque accident retardait son retour, que sa +mère souhaite qu'il lui écrive; et combien elle serait malheureuse s'il +ne se montrait pas au jour fixé. M. Wil. Banks a écrit à Mrs. H. pour +lui offrir le rôle de _Henry Woodville_. M. et Mrs. *** n'approuvent pas +que leur fils soit l'un des acteurs; mais je crois qu'il ne persistera +pas moins. M. G. W. dit que, pour ne pas faire manquer la partie, il +prendrait plutôt, pour nous obliger, un emploi, comme de chanter, de +danser, ou enfin quelque autre chose. Il n'y a rien à faire jusqu'au +retour de Lord Byron, et réellement il ne faut pas qu'il revienne plus +tard que mercredi ou jeudi.» + +Nous avons déjà vu qu'à Harrow, le seul point qui le distinguât de ses +condisciples était son talent pour la déclamation. Il revient avec une +évidente satisfaction sur ses succès de collége et sur la part qu'il +prenait à ces représentations de Southwell: + +«J'étais, dans ma jeunesse, considéré comme un bon acteur, outre les +exercices de Harrow, dans lesquels je brillais. Je remplis, en 1806, +pendant trois soirées consécutives, sur quelques théâtres particuliers +de Southwell, le rôle de Penruddock, dans _la Roue de Fortune_, et celui +de Tristram Fickle dans la farce de _la Girouette_, par Allingham. J'y +recueillis les plus vifs applaudissemens. Le prologue, fait à l'occasion +de notre réunion comique, était de ma composition. Quant aux autres +acteurs, c'étaient de jeunes dames et des personnes du voisinage. Notre +auditoire bienveillant parut complètement satisfait de nous.» + +Peut-être ici ne sera-t-il pas inutile de remarquer qu'en remplissant +deux rôles opposés avec un égal succès, le jeune poète développait +dès-lors cet amour et cette puissance de contraste qui, plus tard, le +signalèrent dans le monde et sur un plus grand théâtre sous des aspects +si divers. La morosité de Penruddock et la causticité de Tristram sont +en effet deux types auxquels semblent se rapporter toutes les +singularités de son caractère postérieur. + +Ces représentations forment une ère mémorable à Southwell; elles eurent +lieu sur la fin de septembre, dans la maison de M. Leacroft, dont +l'antichambre fut, pour cet effet, transformée en salle de spectacle, et +dont la famille remplissait quelques-uns des plus beaux rôles. Le +prologue, que l'on peut lire dans ses _Heures d'oisiveté_, fut composé +par Lord Byron, en voiture et sur la route d'Harrowgate. En montant dans +la chaise, à Chesterfield, il dit à son compagnon de voyage: «Pigot, je +vais tramer un prologue pour notre représentation,» et avant de gagner +Mansfield il avait achevé son travail, n'ayant qu'une seule fois +interrompu sa versifiante rêverie pour demander la prononciation précise +du mot français _début_; quand on la lui dit, il s'écria avec +l'enthousiasme de Byshe: «Bien! ce sera pour rimer avec _new_.» + +L'épilogue fut dans cette occasion composé par M. Becher; c'était, pour +donner à Lord Byron l'occasion de développer ses talens comiques, une +réunion de gais portraits de toutes les personnes qui avaient pris part +à cette représentation. Mais on avait eu, dans les coulisses, quelque +indice de ce projet; soudain la crainte du ridicule répandit l'alarme +chez tous les acteurs, et, pour les rassurer, l'auteur se vit obligé de +promettre que, si après la répétition ils venaient à en condamner les +traits, il le retirerait de bonne grâce. Cependant Lord Byron et lui +convinrent de répéter les vers devant leurs camarades, dans un ton aussi +innocent et aussi inoffensif que possible, réservant pour le soir de la +représentation le jeu de pantomime qui faisait tout le sel de la +plaisanterie. L'effet désiré fut produit; tous les acteurs satisfaits +témoignèrent leur étonnement de ce qu'on avait pu soupçonner +l'inconvenance d'un ouvrage aussi estimable. Mais leur surprise fut +d'une nature tout-à-fait différente, quand ils entendirent, le +lendemain, les bruyans éclats de rire de l'auditoire; et quand ils +virent le tour que leur avait joué Lord Byron, ils n'eurent d'autre +ressource que de joindre leurs rires à ceux que l'imitation de leurs +traits excitait dans l'assemblée. + +Ce fut au mois de novembre que le petit volume de poésies, dont il +s'occupait depuis quelque tems, fut lancé dans le cercle étroit auquel +il était destiné. M. Becher en reçut le premier exemplaire[52]. +L'ascendant que son amour pour la poésie, son esprit juste et sociable, +lui donnaient dans ce tems sur Lord Byron, lui permettait fréquemment de +diriger le goût de son jeune ami, autant en matière de conduite que de +littérature. Je citerai un exemple de la puissance de cet ascendant; il +prouvera que le caractère de Byron était loin d'être intraitable, et que +s'il avait eu plus souvent le bonheur de tomber dans des mains _habiles +à toucher cet instrument_, elles en eussent tiré une expression douce +aussi bien qu'énergique. + + [Note 52: Il ne reste de cette édition in quarto, composée + d'un petit nombre de feuilles, que deux ou trois copies.] + +À l'instant de marquer ainsi sa place dans la littérature légère du +jour, il était naturel que Lord Byron revînt avec plaisir sur les +ouvrages qui semblaient le plus en harmonie avec sa jeunesse et son +caractère. On dit que ses livres favoris étaient alors le Camoëns de +lord Strangford et les poèmes de Little[53]; souvent son respectable ami +lui avait justement reproché ce goût particulier; il lui représentait +avec raison (du moins quant au dernier de ces deux auteurs), combien il +lui était facile de trouver dans les vieilles illustrations littéraires +de l'Angleterre de plus sûrs modèles de pensées et de style. Au lieu de +perdre son tems sur les productions éphémères de ses contemporains, que +n'étudiait-il les pages de Milton et de Shakspeare, et surtout que ne +songeait-il à élever son imagination et son jugement par la +contemplation des plus sublimes beautés de la Bible? Mais quant à ce +dernier point, M. Becher reconnut que Lord Byron avait prévenu depuis +long-tems ses avis, et qu'il avait une profonde connaissance des beautés +de l'Écriture sainte. Cette circonstance fortifie encore le compte rendu +par son premier maître, le docteur Glennie, de ses grands progrès dans +les livres sacrés lorsqu'il n'était encore qu'un enfant. + + [Note 53: On sait que Thomas Moore s'était caché sous ce nom + dans ses premières poésies érotiques. + (_Note du Tr._)] + +M. Becher, comme je l'ai dit, reçut le premier exemplaire de son livre; +en le parcourant, et parmi plusieurs pièces dignes d'admiration, d'éloge +ou de critique, il trouva un poème dans lequel le jeune auteur avait +répandu une indécence de coloris, que ne pouvait pas même rendre +excusable sa grande jeunesse. Aussitôt, et pour lui exprimer son opinion +d'une manière plus courtoise, il fit et adressa à Lord Byron sur ce +sujet une supplique rimée à laquelle le noble poète fit sur-le-champ une +réponse également en vers; il y joignit une note en prose pour lui dire +qu'il sentait parfaitement la justice de sa critique amicale, et qu'en +conséquence plutôt que de laisser circuler le poème en question, il en +retirerait toutes les copies qu'il avait pu déjà distribuer, et +annullerait l'impression entière. Ce sacrifice fut fait le soir même; Mr +Becher vit brûler toutes les copies de cette édition, à l'exception de +celle qu'il avait reçue, et une autre qui, envoyée à Édimbourg, ne fut +pas rendue. + +Ce trait du jeune poète parle assez haut en sa faveur; cette docilité +ingénue, cette sensibilité, attestent un naturel capable de respecter et +d'aimer tout ce qu'il y a de respectable au monde. Les sentimens qui lui +dictèrent, vers ce tems, la lettre suivante, ne portent pas un caractère +moins aimable; il est impossible de la parcourir sans reconnaître dans +l'écrivain une noble candeur et une véritable sincérité. + + + + +LETTRE VIII. + +AU COMTE DE CLARE. + +Southwell Nottes, 6 février 1807. + + +MON TRÈS-CHER CLARE, + +«Si je voulais justifier ou du moins pallier ma négligence, vous +pourriez dire qu'au lieu d'une lettre vous avez reçu un placet surchargé +de prières à fin de pardon; j'aime mieux en un seul mot avouer mes +crimes, et me confier à votre affection et à votre générosité plutôt +qu'à mes protestations. Ma santé n'est pas entièrement rétablie: +cependant je suis hors de tout danger, et j'ai repris toutes mes forces, +si ce n'est celles de l'esprit fort susceptibles par elles-mêmes +d'affaiblissement. Vous serez étonné d'apprendre que j'aie dernièrement +écrit à Delaware pour lui expliquer (autant que possible sans +compromettre quelques-uns de _mes vieux_ amis) les motifs de ma conduite +à son égard pendant ma dernière résidence à Harrow (il y a deux ans de +cela), laquelle, si vous vous rappelez, était extrêmement _en +cavalier_[54]. Depuis j'ai découvert qu'il avait été injustement traité +et par ceux qui avaient accusé ses procédés et par moi-même qui avais +cru leur suggestion. En conséquence, je lui ai fait toutes les +réparations possibles en expliquant ma méprise, sans toutefois grande +espérance de le persuader: véritablement je n'attendais pas de réponse, +tout en désirant qu'elle m'arrivât pour la forme; elle ne l'est pas +encore, et sans doute elle ne viendra pas. Mais j'éprouve du bien-aise +intérieurement de mon procédé, assez humiliant d'ailleurs pour les gens +de ma nature; et je n'aurais pu dormir tranquille avec l'idée d'avoir, +_même involontairement_, fait injure à quelqu'un. J'ai, autant qu'il +m'était possible, réparé cette injure, et là doit se terminer l'affaire. +Que nous revenions ou non à notre ancienne intimité, c'est une chose +d'ailleurs fort secondaire. + + [Note 54: On voit que Lord Byron, peu familiarisé avec la + langue française, prend ici l'expression _en cavalier_, pour + synonyme de celle de _cavalière_.] + +»Je viens de passer le tems au milieu de soins divers; j'ai fait +condamner à _l'exportation_ un domestique[55] qui me volait, chose en +elle-même fort désagréable; j'ai joué sur un théâtre de société; j'ai +publié un volume de poésies (à la demande et à l'unique usage de mes +amis); j'ai fait l'amour; j'ai pris médecine. Ces deux derniers +amusemens n'ont pas eu _dans le monde_ un excellent effet; d'un côté mes +attentions se partagèrent entre tant de belles _demoiselles_, et de +l'autre les drogues qu'on me fit avaler étaient d'une vertu si +compliquée, qu'entre Vénus et Esculape je me suis trouvé mortellement +harassé. J'ai pourtant assez de loisir pour consacrer quelques heures +aux souvenirs du passé, pour regretter l'amitié et en même tems profiter +de l'occasion favorable pour vous assurer combien je suis et serai +toujours, mon très-cher Clare, votre sincère et parfaitement dévoué, + +BYRON. + + [Note 55: Son valet Frank.] + +Comme il se croyait obligé de remplacer les exemplaires de son livre +qu'il avait redemandés, et en même tems de lever l'espèce de stigmate +dont on aurait pu flétrir son talent avorté, il s'occupa promptement de +préparer une seconde édition, et ce travail ne fut terminé qu'au bout de +six semaines. Mais au commencement de janvier nous le voyons en adresser +un exemplaire à son ami d'Édimbourg, le docteur Pigot. + + + + +LETTRE IX. + +À M. PIGOT. + +Southwell, 13 janvier 1807. + + +«Je devrais commencer par un million d'excuses; mais la variété de mes +travaux en vers et en prose servira, je l'espère, à justifier ma +négligence. Vous recevrez avec cette lettre un volume de tous mes +_Juvenilia_, publiés depuis votre départ: leur nombre est beaucoup plus +grand que dans l'exemplaire en votre possession, lequel je vous supplie +d'anéantir, celui que je vous envoie étant beaucoup plus complet. Ces +_maudits_ vers à ma pauvre Marie[56] ont été une source de +mécontentemens auprès des dames d'un _certain âge_. Je ne les ai pas +insérés dans cette édition, parce que je leur dois d'avoir été traité de +_pécheur déhonté_, enfin d'un nouveau _Moore_, par votre cher[57]... Je +pense qu'on a en général accueilli favorablement ce volume, et sans +doute l'âge de son auteur préviendra la sévérité des juges. + + [Note 56: Il ne faut pas confondre cette Marie avec miss + Chaworth ou Marie d'Aberdeen; tout ce que j'en puis dire, + c'est qu'elle avait dans le monde une position humble, sinon + équivoque; qu'elle avait de longs, de brillans cheveux + blonds, dont Byron aimait à montrer à ses amis une tresse + aussi bien que le portrait de celle qui les lui avait donnés; + et qu'enfin c'est à elle que furent adressés les vers des + _Heures d'oisiveté_, intitulés: _À Marie, en recevant son + portrait_.] + + [Note 57: Le _respectable_ M. Becher, sans doute. + (_N. du Tr._)] + +»Les aventures de ma vie de seize à dix-neuf ans, et la dissipation au +milieu de laquelle je me suis trouvé à Londres, ont donné à mes idées +une teinte voluptueuse; mais d'ailleurs les inspirations que j'ai eues +ne comportaient guère un autre coloris. Ce volume _est singulièrement_ +correct et miraculeusement chaste. À propos, en parlant d'amour.... + +»Si vous pouvez trouver le tems de répondre à ce pot-pourri indigeste de +sottises, vous ne doutez pas du plaisir qu'en recevra votre, etc.» + +L'un de ses amis de collége, M. William Bankes, ayant vu, par hasard, un +exemplaire du livre, lui avait adressé une lettre où se trouvait exposée +l'opinion qu'il s'en formait. Voici la réponse de lord Byron: + + + + +LETTRE X. + +À M. WILLIAMS BANKES. + +Southwell, 6 mars 1807. + + +CHER BANKES, + +«Votre critique m'est précieuse à plusieurs titres: d'abord c'est la +seule où la flatterie ait fort peu de part, ensuite je suis _affadi_ par +les complimens insipides. J'ai meilleure opinion de votre jugement et de +votre mérite que de votre sensibilité. Recevez mes vifs remercîmens pour +la sincérité d'un jugement qui, pour être entièrement inattendu, n'en +sera pas moins bienvenu. Pour ce qui est d'un examen plus exact, il est +inutile de vous rappeler combien peu de nos _meilleurs_ poèmes +soutiendraient l'épreuve d'une minutieuse critique de mots. On ne peut +donc guère attendre d'un enfant (et la plupart de ces vers furent +composés il y a déjà long-tems) une grande perfection de sujet ou de +style. Plusieurs pièces furent écrites sous l'influence d'un grand +abattement d'esprit, d'une indisposition grave; de là, le tour sombre +des idées. Nous sommes d'accord dans l'opinion que les poésies érotiques +sont les moins irréprochables; elles n'en furent pas moins agréables aux +divinités sur l'autel desquelles je les déposai; c'est tout ce que je +voulais. + +»Le portrait de Pomposus fut dessiné à Harrow, après une _longue +séance_; cela garantit la ressemblance ou plutôt la caricature. C'est +_votre_ ami, _il ne fut jamais le mien_; il est donc à propos de m'en +taire. Les rimes sur le collége ne contiennent pas de personnalités; on +peut en voir dans l'une des notes, mais je ne pouvais la supprimer. Je +ne doute pas qu'elles ne servent de prétexte au blâme, juste punition de +mon impiété filiale envers une _alma mater_ aussi excellente. Je ne vous +envoie pas mon livre dans la crainte de _nous_ placer, vous dans la +situation de Gilblas, moi dans celle de l'archevêque de Grenade: au +risque des chances de l'épreuve, je désire laisser à votre arrêt toute +son indépendance. Si je vous avais adressé mon _libellus_ avant votre +lettre, j'aurais semblé vouloir acheter un compliment, et je n'hésite +pas à dire que j'avais plus d'impatience de voir votre critique malgré +sa sévérité, que d'entendre un million de louangeurs. Le même jour je +reçus les félicitations de Mackenzie, le célèbre auteur de l'_Homme +sensible_; laquelle, de _votre_ approbation ou de la _sienne_, me flatta +le plus? c'est ce que je ne puis décider. Vous recevrez mes _Juvenilia_, +tous ceux, du moins, qui ont été publiés. J'ai en manuscrit un gros +volume que je pourrai, par la suite, donner à part; à présent, je n'ai +ni le tems ni la volonté de le livrer à l'impression. Le printems, je +retournerai à la Trinité pour enlever mes effets, et vous dire un +dernier adieu; mes _pleurs_, dans cette circonstance, n'augmenteront +guère le courant du _Cam_. Je mettrai à profit désormais vos remarques, +malgré leur causticité ou leur amertume pour un palais gâté par les +_adulations sucrées_. Johnson a démontré qu'il n'y avait point de +poésies parfaites, mais il faudrait un Hercule pour travailler à +corriger les miennes. Franchement, je ne les avais pas revues depuis +l'époque où je les composai; et si je les ai publiées, ce n'a été qu'à +la prière de mes amis; mais on m'a tant parlé du _genus irritabile +vatum_, que nous n'aurons jamais, sur ce sujet, de querelle, la +réputation de poète n'étant nullement le _but_ de mes vœux. + +»Adieu. Tout à vous,» + +BYRON. + +Cette lettre fut suivie d'une autre, au même M. Bankes, sur le même +sujet; il n'en reste malheureusement que les fragmens suivans: + +«Pour ma part, j'ai bien souffert de la mort de mes deux meilleurs amis, +les seuls êtres que j'eusse jamais aimés (les femmes exceptées); me +voici réduit à être un animal solitaire, passablement misérable, et je +me sens assez cosmopolite pour ne plus me soucier le moins du monde du +lieu que j'habiterai, l'Angleterre ou le Kamtschatka. Je ne puis montrer +une déférence plus grande pour vos corrections qu'en les adoptant de +suite; je les suivrai dans l'édition suivante. Je suis fâché que vos +remarques ne soient pas plus fréquentes, convaincu de tout l'avantage +que j'en pourrais également retirer. J'ai, depuis ma dernière lettre, +reçu d'Édimbourg deux jugemens trop flatteurs tous les deux pour que je +puisse les répéter: l'un est de lord Woodhouselee, le premier et le plus +_volumineux_ des littérateurs écossais (son dernier ouvrage est une _Vie +de lord Kaymes_); le second est de Mackenzie, qui m'envoyait pour la +seconde fois son sentiment, mais plus développé. Je ne les connais +personnellement l'un ni l'autre, et je n'ai jamais sollicité leur avis à +ce sujet: leurs éloges sont volontaires; c'est un ami chez qui ils +avaient lu mes vers qui me les a transmis. + +«Contre mes premières intentions, je m'occupe en ce moment de la +publication d'une nouvelle édition; les sujets d'amour seront retranchés +et remplacés par d'autres; le tout, considérablement augmenté, paraîtra +vers la fin de mai. C'est une épreuve hasardeuse; mais le défaut +d'occupations plus graves, les encouragemens que j'ai reçus, ma vanité +personnelle, tout me porte à la tenter, mais non sans de _vives +palpitations_. Le livre sera lu dans ce pays, du moins par curiosité...» +Le reste manque. + +Voici la lettre modeste qu'il joignit à l'exemplaire qu'il présenta à M. +Falkner, propriétaire de la maison qu'occupait sa mère. + + + + +LETTRE XI. + +À M. FALKNER. + + +MONSIEUR, + +«Le volume qui accompagne cette lettre vous aurait déjà été présenté, si +l'indisposition de miss Falkner ne m'eût pas fait craindre de rendre +inconvenante l'offre de pareilles bagatelles. Vous y verrez quelques +fautes d'impression que je n'ai pas eu le tems de corriger: vous avez +donc une tâche pénible, celle d'apercevoir et les fautes de l'auteur et +celles dont il n'est pas coupable. De pareils _juvenilia_ ne peuvent +espérer une approbation sérieuse, mais j'ose espérer, pour la même +raison, qu'ils échapperont à la sévérité d'une critique intempestive, +quoique peut-être non méritée. + +»Ces poésies furent composées dans des tems et des circonstances +diverses; elles n'ont été publiées que pour un cercle d'amis +bienveillans. Vous pouvez m'en croire, monsieur: si elles procurent le +plus léger plaisir à vous et à mes autres _familiers_ lecteurs, j'aurai +recueilli tous les lauriers que je souhaite pour la tête de votre tout +dévoué, + +BYRON. + +»_P. S._ Miss Falkner est, je l'espère, en pleine convalescence.» + +Malgré cette déclaration peu ambitieuse du jeune auteur, il avait en lui +quelque chose qui l'empêchait de s'arrêter; et la réputation qu'il +s'était faite dans un cercle limité l'avait rendu plus avide de courir +les chances d'une plus vaste lice. Les cent copies de cette première +édition étaient à peine distribuées, qu'il revint avec une nouvelle +activité chez son imprimeur, et c'est ainsi que parurent les _Heures de +loisir_; il y joignit plusieurs pièces nouvellement composées, il en +retrancha une vingtaine de celles que renfermait son premier volume. Il +est difficile d'expliquer cette sévérité, la plupart des vers éliminés +étant aussi beaux, sinon meilleurs que les autres. + +Il y a dans l'une des pièces réimprimées parmi les _Heures de loisir_ +quelques corrections et additions assez curieuses, en ce qu'on peut les +attribuer aux sentimens connus du poète sur l'illustration de naissance. +L'_Épitaphe d'un ami_ semble, d'après les vers que je vais citer, avoir +été d'abord composée pour déplorer la mort de ce même jeune fermier +auquel il avait auparavant adressé quelques vers affectueux reproduits +plus haut: + +Quoique ton lot soit humble, puisque tu es né dans une chaumière; et que +ton nom ne soit point orné de titres, ta simple amitié m'était bien plus +chère que toutes les joies que peuvent donner la richesse, la réputation +et les amis du grand monde. + +Dans la nouvelle forme de cette épitaphe, non-seulement il supprima ce +passage, mais tous ceux qui rappelaient encore l'humble rang de son +jeune ami. Le premier des vers ajoutés: + + Et quoique ton père déplore l'extinction de sa race, + +semble destiné à rappeler l'idée d'une haute position sociale, toute +différente de celle que présentait l'épitaphe primitive. L'autre pièce, +évidemment adressée au même enfant, et rappelant en termes équivalens +l'obscurité de sa condition, ne se retrouve pas davantage dans les +_Heures de loisir_. Qu'en approchant de l'âge viril il sentît mieux +l'élévation de son rang, on peut le supposer, et ne voir qu'une suite de +ces sentimens dans le soin qu'il mit à cacher ses premières amitiés de +village. + +Ses visites à Southwell n'ayant plus été, après ce tems, que rares et +passagères, je saisis l'occasion de rappeler quelques traits variés de +ses habitudes et de son genre de vie à la même époque. Dans les premiers +instans de son séjour, sa timidité était excessive, mais elle disparut à +mesure qu'il se lia davantage avec les jeunes gens; il finit même par se +trouver à la plupart des assemblées et des festins, et par être mortifié +quand il n'était pas invité à quelque _rout_. Toutefois il conservait +encore son horreur des nouvelles figures; et s'il voyait des étrangers +approcher de la maison de Mrs. Pigot, quand il s'y trouvait, il eût +volontiers, pour les éviter, sauté par la fenêtre. Cette réserve +naturelle, jointe à une dose assez forte d'orgueil, l'éloignait des +gentilshommes du voisinage, auxquels, plus d'une fois, il lui arriva de +ne pas rendre leur visite: à l'égard de quelques-uns, sous prétexte que +leurs femmes n'étaient pas allées voir sa mère; de quelques autres, +parce qu'ils avaient trop tardé à le voir lui-même: mais la vraie raison +de ce dédain, c'est qu'il ne voulait pas faire connaissance avec des +voisins plus opulens que lui, et qu'il aimait à les mortifier par la +supériorité de son rang, comme il l'était lui-même par celle de leur +fortune. Son ami M. Becher lui faisait de fréquens reproches de cet +esprit insociable; et un jour Lord Byron lui répondit par des vers qui +expriment parfaitement la hauteur avec laquelle son génie volcanique +considérait déjà le monde; et comme le volume où se trouvent ces vers +est devenu fort rare, je ne puis résister au désir d'en donner les +passages suivans: + +Mon cher Becher, vous me dites de me mêler à la société des hommes: je +ne saurais nier que votre avis ne soit bon; mais la retraite convient +mieux à mon caractère, je ne veux pas descendre jusqu'à un monde que je +méprise. + +Si le sénat ou les camps m'appelaient, l'ambition pourrait me faire +sortir de mon heureux repos; et quand la jeunesse, ce tems d'épreuve, +sera passé, peut-être je m'efforcerai d'illustrer mon nom. + +Le feu caché dans les flancs caverneux de l'Etna couve long-tems et +fermente en secret, à la fin un volume effroyable de flammes et de fumée +révèle son existence; alors il n'y a point de torrens qui puissent +l'éteindre, point de barrières qui puissent l'arrêter. + +Oh! tel est le désir de gloire qui dévore mon cœur, qui m'ordonne de +vivre pour être loué un jour de la postérité. Oh! si je pouvais comme le +phénix prendre mon essor avec des ailes de feu, avec lui je serais +content de mourir au milieu des flammes. + +Pour une vie comme celle de Fox, pour une mort comme celle de Chatham, +quelles censures, quels dangers, quelles haines ne braverais-je pas? +Leur vie ne s'est point terminée avec leur dernier souffle, leur gloire +anime et vivifie le silence de leur tombeau. + +Comme sa mère, il était toujours en retard pour se lever et se mettre au +lit; il conserva même toute sa vie cette habitude. La nuit fut toujours +aussi son heure favorite de travail, et sa première visite, le jour +suivant, était ordinairement pour la belle amie qui lui servait de +copiste, et à laquelle il portait les fruits de sa précédente veille; +puis il se rendait chez son ami, M. Becher; de là dans une ou deux +autres maisons, puis le reste du jour était consacré à ses exercices +favoris; le soir, il passait le tems dans la famille Pigot, soit en +conversation, soit à entendre miss Pigot toucher le piano et chanter une +série d'airs qu'il admirait[58]. _La Vierge de Lodi_, avec les paroles: +_Mon cœur palpite d'amour_, et cet autre: _Quand le tems, qui ravit nos +années_, étaient, à ce qu'il paraît, ses airs favoris. Il s'était fait +dès-lors une douce habitude de cette existence régulière, qui le +ramenait périodiquement aux mêmes occupations, et qu'il adopta pendant +presque tout le tems de son séjour à l'étranger. + +D'un autre côté, les exercices auxquels il demandait quelques +distractions, dans de moins heureux jours, lui offraient alors des +plaisirs sans mélange. La plus grande partie de son tems se passait à +nager, jouer aux barres, tirer au blanc et courir à cheval[59]. + + [Note 58: Il aima toujours la musique, mais il ne sut jamais + bien exécuter. «Il est bien singulier, disait-il un jour à la + même dame, que je chante beaucoup mieux avec votre + accompagnement qu'avec tout autre.--C'est, répondit-elle, que + je joue selon votre manière de chanter.» C'est là en effet + tout le secret d'un habile accompagnateur.] + + [Note 59: Un autre de ses jeux favoris était _la balle à + crosser_; et l'on ne pouvait s'empêcher d'admirer la célérité + de sa course à ce dernier exercice, en dépit de son pied + boiteux. «Lord Byron, dit miss... dans une lettre à son + frère, datée de Southwell, vient de passer devant la fenêtre, + la batte sur l'épaule, pour aller _crosser_ suivant sa chère + habitude.»] + +Il n'était pas fort expert dans ce dernier art, et l'on cite comme un +exemple de son peu d'habitude des chevaux, qu'en voyant un jour passer +deux, sous ses fenêtres, il s'écria: «Les beaux chevaux! je voudrais les +acheter.--Comment! ce sont les vôtres, milord,» répondit son valet. Ceux +qui l'avaient connu au tems où nous sommes, s'étonnaient beaucoup +d'entendre plus tard parler de son adresse à monter à cheval; et la +vérité, je suis du moins porté à le croire, est que jamais il ne fut un +excellent écuyer. + +Nous avons déjà vu, d'après ses propres paroles, qu'il excellait à nager +et à plonger. Une dame de Southwell possède, entre autres précieux +objets qui lui ont appartenu, un dé qu'il vint un matin lui emprunter au +moment d'aller se baigner dans la Greet: en présence du frère de cette +dame, il l'avait jeté et retiré trois fois du fond de la rivière. Son +habitude de s'exercer au tir fut un jour un sujet d'alarme pour une +jeune et fort jolie personne, miss H., qui était du grand nombre des +beautés qui enflammaient à Southwell son imagination. On trouve +l'introduction suivante à la tête d'une pièce de vers imprimée dans le +volume non publié; «L'auteur déchargeant un jour ses pistolets dans un +jardin, deux dames, qui passaient près du but, furent alarmées par le +bruit d'une balle sifflant à leurs oreilles: c'est à l'une d'elles que +furent adressées, le lendemain, les stances suivantes.» + +Telle était sa passion pour les armes de toute espèce, qu'il gardait +ordinairement près de son lit une petite épée avec laquelle il s'amusait +le matin à s'escrimer dans ses rideaux. Ce lit fut, à la vente des +meubles de Mrs. Byron, acquis par une personne qui, voulant donner de +l'intérêt aux trous des draperies, les supposait percées par l'épée dont +le dernier lord Byron avait tué M. Chaworth, et que son héritier gardait +toujours près de son lit en souvenir. C'est ainsi que la fiction vient +souvent grossir les faits; l'épée en question était une arme innocente +et vierge que lord Byron empruntait à l'un de ses voisins durant son +séjour à Southwell. + +Les détails que nous avons déjà donnés sur son excursion à Harrowgate, +peuvent faire juger de sa passion pour les chiens, autre goût qu'il +conserva toute sa vie; il a immortalisé dans ses vers Boatswain, son +dogue favori, auprès duquel il avait formé le projet solennel d'être +enseveli. On raconte de cet animal quelques traits non-seulement +d'intelligence, mais encore d'une générosité qui devait nécessairement +exciter l'intérêt d'un maître comme Byron; j'en citerai un exemple en me +rapprochant autant que possible du récit qui m'en fut fait. Mrs. Byron +avait un chien terrier, appelé Gilpin, avec lequel Boatswain était +toujours en querelle, saisissant toutes les occasions de l'attaquer et +le mordant avec tant de rage qu'on craignait beaucoup qu'il ne finît par +le tuer. Pour le soustraire à ce sort, Mrs. Byron envoya Gilpin à un +fermier de Newstead, et Boatswain de son côté, quand lord Byron retourna +à Cambridge, fut, jusqu'au retour de son maître, confié aux soins d'un +valet, ainsi que deux autres dogues. Un matin le domestique conçut une +vive alarme de la disparition de Boatswain; il n'en put avoir de +nouvelles de la journée. Mais vers le soir, le chien revint accompagné +de Gilpin qu'il s'empressa de conduire au feu de la cuisine en +l'accablant de toutes les démonstrations de la joie la plus vive. Le +fait est qu'il était allé à Newstead pour le découvrir, et qu'il l'avait +ramené. Depuis ce tems ils vécurent en bonne intelligence; Boatswain +protégeant toujours son nouvel ami contre les insultes des autres chiens +(tâche que le naturel querelleur de Gilpin empêchait bien d'être une +sinécure) et s'empressant d'accourir à la première voix de détresse du +petit terrier. + +La tendance à la superstition est assez naturelle aux hommes doués d'un +caractère poétique. Lord Byron n'en était pas exempt, et dès son enfance +l'exemple de sa mère avait contribué à donner à son esprit cette +faiblesse. Mrs. Byron croyait aveuglément aux merveilles de la seconde +vue; et les récits étranges qu'elle faisait de cette faculté +mystérieuse, étonnèrent mainte fois ses amis anglais doués d'une foi +moins robuste. On verra que même bien plus tard, et à la mort de son ami +Shelley, l'idée des apparitions dont sa mère l'avait nourri, n'avait pas +perdu sur lui tout son empire. On peut citer comme un exemple d'une +superstition moins lugubre, une petite anecdote qui me fut racontée par +une de ses amies de Southwell. Cette dame avait un grain de collier en +agate traversé d'un fil de laiton, et qu'elle gardait toujours dans sa +boîte à ouvrage. Un jour, Lord Byron lui ayant dit ce que c'était, elle +lui répondit qu'on le lui avait donné comme un talisman, et que le +charme la préserverait de l'amour tant qu'il serait en sa possession. +«Alors donnez-le-moi, s'écria-t-il vivement, c'est là précisément ce que +je cherchais.» La jeune dame refusa; mais bientôt après son agate avait +disparu. Elle le taxa d'avoir commis le vol; mais en l'avouant de bonne +grâce, il protesta que jamais elle ne reverrait son amulette. + +Il laissa derrière lui à Southwell, comme partout où il fit jamais +quelque résidence, les preuves les plus affectueuses de bienfaisance et +de bonté de cœur... «Jamais, dit une personne qu'il voyait beaucoup à +cette époque, ses yeux ne furent frappés d'un seul objet de détresse +sans qu'il contribuât à l'adoucir.» Parmi de nombreux traits de cette +nature, je choisis le suivant comme une preuve moins de sa générosité +que de l'intérêt que présente l'incident en lui-même par sa liaison avec +le nom de Byron. Étant encore écolier, il lui arriva de se trouver à +Southwell dans une boutique de libraire, quand une pauvre femme vint +pour y acheter une Bible; le prix qu'on la lui fit fut de 8 shellings. +«Ah! mon cher Monsieur, s'écria-t-elle, je ne puis pas y mettre un +pareil prix; je ne croyais pas qu'elle pût m'en coûter la moitié.» La +femme alors s'éloigna avec un air désappointé, quand le jeune Byron, la +rappelant, lui fit présent de la Bible. + +Il eut toujours un grand soin de sa personne et de sa toilette, de +l'arrangement de ses cheveux, enfin de tout ce qui pouvait relever la +beauté dont la nature l'avait doué. Même dans un âge fort tendre, il +témoignait le désir de plaire à ce sexe qui ne devait pas cesser d'être +l'étoile polaire de sa destinée. La crainte d'un embonpoint excessif, +auquel il avait des dispositions naturelles, l'avait engagé, dès son +arrivée à Cambridge, à adopter un système d'abstinence et de violent +exercice, et de faire un fréquent usage des bains chauds. Mais un point +remplissait sa vie d'amertume, le frappait comme une malédiction au +milieu des joies de la jeunesse et de ses espérances de gloire et de +bonheur: le croira-t-on? c'était la légère difformité de son pied. Un +jour M. Becher, le voyant plus abattu qu'à l'ordinaire, s'efforçait de +l'égayer et de le ranimer en lui représentant sous les plus brillantes +couleurs, les nombreux avantages dont la Providence l'avait comblé, +entre autres celui d'un esprit qui le plaçait au-dessus du reste des +hommes. «Ah! mon cher ami, répondit Byron avec une expression +douloureuse, si cela (en se frappant le front de la main) m'élève +au-dessus des autres hommes, ceci (en indiquant son pied) me ravale bien +au-dessous d'eux.» + +Quelquefois il semblait que sa susceptibilité lui persuadât qu'il était +dans le monde la seule personne affligée d'une pareille infirmité. Quand +M. Bailey, qui se faisait alors remarquer comme écolier, aussi bien que +plus tard comme voyageur, entra à Cambridge après avoir été le +condisciple de Lord Byron à Aberdeen, le jeune Lord avait pris tant +d'embonpoint, que M. Bailey eut long-tems de la peine à le reconnaître. +«Il est assez singulier, lui dit alors Byron, que vous ne vous souveniez +pas de moi; je croyais que la nature m'avait gratifié d'un signe qui +devait toujours me faire reconnaître.» + +Mais ce défaut était aussi bien un motif d'émulation pour lui qu'une +source de regret et de honte. Dans tout ce qui exigeait du courage +personnel ou de la vivacité, il semblait animé, par le stigmate que la +nature lui avait infligé, d'un désir plus vif de surpasser tous ceux +auxquels elle avait accordé de plus _parfaites proportions_. C'est là, +je n'en doute pas, ce qui lui donnait aussi tant d'ardeur dans la +poursuite des intrigues amoureuses. Plus d'une fois l'espoir d'étonner +quelque jour le monde par les exploits d'un capitaine et d'un héros +venait se mêler dans ses rêves à la perspective du laurier poétique. +«Tôt ou tard, disait-il souvent quand il était enfant, je lèverai un +corps de troupes; les soldats seront habillés de noir, et monteront des +chevaux noirs; on les appellera, les _Byrons noirs_, et vous entendrez +parler de leurs prodiges de valeur.» + +J'ai déjà parlé de l'ardeur extrême avec laquelle, pendant son séjour à +Harrow, il se livrait à tous les genres d'études, à la seule exception +de ceux qu'exigeait la discipline de l'école. Les jours de fête ne +faisaient pas trêve à la soif de connaissances qui le dévorait, et, pour +être le moins possible distrait de ses heures de travail, il avait pris +l'habitude chez sa mère de lire tout le tems du dîner[60]. Dans un +esprit aussi mobile que le sien, tout ce qui était nouveau, grave ou +frivole, lourd ou divertissant, ne manquait jamais de trouver un écho, +et je n'ai pas de peine à concevoir la joie qu'il témoignait un jour en +montrant à l'une de ses amies qui me l'a raconté, un exemplaire des +Contes de ma Mère l'Oie, qu'il avait acheté le matin chez un +bouquiniste, et qu'il venait de lire à son dîner. + + [Note 60: Burns avait aussi l'habitude de lire à table, comme + nous l'apprend M. Lockhart dans la vie de ce poète.] + +Maintenant nous allons extraire d'un _Memorandum_, commencé par lui +cette année et tracé sans ordre et à la hâte, la liste de tous les +livres qu'il avait déjà parcourus dans tous les genres, à une époque où +la plupart de ses condisciples n'avaient encore étudié que leurs thèmes +et leurs versions. Ce document ne peut manquer d'intéresser; et quand on +considère que le lecteur de tant de livres possédait en même tems la +mémoire la plus heureuse, on peut douter que parmi les jeunes gens les +mieux élevés, parmi les plus brillans émules des honneurs scolastiques, +on en trouvât un seul qui eût acquis au même âge une aussi grande +variété de connaissances utiles. + + + +LISTE DES HISTORIENS +DONT J'AI PARCOURU LES OUVRAGES EN DIFFÉRENTES LANGUES. + + + +HISTOIRE D'ANGLETERRE.--Hume, Rapin, Henry, Smollet, Tindal, Belsham, +Bisset, Adolphus, Holinshed, les Chroniques de Froissart (ces dernières +appartiennent proprement à la France). + +ÉCOSSE.--Buchanan, Hector, Boethius, tous deux en latin. + +IRLANDE.--Gordon. + +ROME.--Hooke, chute et décadence par Gibbon; Histoire ancienne de Rollin +(renfermant celle des Carthaginois, etc.); de plus, Tite-Live, Tacite, +Eutrope, Cornélius Nepos, Cesar, Arrien, Salluste. + +GRÈCE.--La Grèce de Mitford, le Philippe de Leland, Plutarque, +Antiquités de Potter, Xenophon, Thucydide, Herodote. + +FRANCE.--Mezerai, Voltaire. + +ESPAGNE.--Je dois ce que je sais de l'ancienne histoire d'Espagne +principalement à un livre appelé l'Atlas, maintenant oublié. J'ai pris +quelque teinture de son histoire moderne, depuis les intrigues +d'Alberoni jusqu'au Prince de la paix, dans les ouvrages qui traitaient +de la politique européenne. + +PORTUGAL.--Ses révolutions par Vertot, comme aussi, du même historien, +la relation du siége de Rhodes: elle est de son invention, les faits +réels sont tout-à-fait différens. On en peut dire autant de ses +chevaliers de Malte. + +TURQUIE.--J'ai lu Knolles, sir Paul Ricaut et le prince Cantemir; en +outre une histoire anonyme plus moderne. Je sais tous les événemens de +l'histoire des Ottomans, depuis Tangralopi et Othman Ier jusqu'à la paix +de Passarowitz, en 1718; la bataille de Cutzka, en 1739, et le traité de +1790 entre la Russie et la Porte. + +RUSSIE.--La vie de Catherine II de Tooke, le czar Pierre de Voltaire. + +SUÈDE.--Le Charles XII de Voltaire et celui de Norberg, selon moi le +meilleur des deux. Une traduction de la guerre de trente ans de +Schiller, qui renferme les exploits de Gustave-Adolphe; puis la vie du +même prince par Harte. J'ai lu aussi quelque part un vie de Gustave +Vasa, le libérateur de la Suède, mais j'ai oublié le nom de l'auteur. + +PRUSSE.--J'ai vu au moins vingt vies de Frédéric II, le seul prince +mémorable dans les annales de la Prusse; ses propres ouvrages, ceux de +Gillies et de Thibault sont loin d'être amusans; le dernier est peu +estimable, mais circonstancié. + +DANEMARCK.--J'en sais peu de chose; j'ai quelque teinture de l'histoire +naturelle de la Norwége, aucune de sa chronologie. + +ALLEMAGNE.--J'ai lu de longues histoires de la maison de Souabe, de +Venceslas, de Rodolphe de Hapsbourg et de ses descendans autrichiens aux +grosses lèvres. + +SUISSE.--Ah! Guillaume-Tell et la bataille de Morgarten, où le duc de +Bourgogne fut tué! + +ITALIE.--Davila, Guicciardini, les Guelfes et les Gibelins, la bataille +de Pavie, Mazaniello, les révolutions de Naples, etc. + +INDOSTAN.--Orme et Cambridge. + +AMÉRIQUE.--Robertson, la guerre d'Amérique par Andrews. + +AFRIQUE.--Rien que des voyageurs, comme Mungo-Park, Bruce. + + +BIOGRAPHIE. + +Charles-Quint de Robertson, César, Salluste (Catilina et Jugurtha), les +vies de Marlborough, du prince Eugène, de Tékéli, de Bonnard, de +Bonaparte, de tous les poètes anglais, par Johnson et Anderson; les +Confessions de Rousseau, la vie de Cromwell, le Plutarque anglais, le +Nepos anglais, les vies des amiraux par Campbell, de Charles XII, du +czar Pierre, de Catherine II, de Henri lord Kaimes, de Marmontel, de sir +William Jones, par Teignmouth; la vie de Newton, de Bélisaire, et de +mille autres qui ne méritent pas qu'on en fasse mention. + + +LÉGISLATION. + +Blackstone, Montesquieu. + + +PHILOSOPHIE. + +Paley, Locke, Bacon, Hume, Berkeley, Drummond, Beattie et Bolingbroke. +Je déteste Hobbes. + + +GÉOGRAPHIE. + +Strabon, Cellarius, Adams, Pinkerton et Guthrie. + +POÉSIE. + +Tous les classiques anglais et la plupart des poètes vivans, Scott, +Southey, etc.; quelques poètes français dans l'original: le Cid est ma +pièce favorite. Peu d'italiens; des grecs et des latins sans nombre: à +l'avenir je ne m'occuperai plus de ces derniers. J'ai fait de nombreuses +traductions de ces deux langues, vers et prose. + + +ÉLOQUENCE. + +Démosthène, Cicéron, Quintilien, Sheridan, la Chironomie d'Austin, et +les débats du parlement, depuis la révolution, jusqu'en 1742. + + +THÉOLOGIE. + +Blair, Porteus, Tillotson, Hooker, tous fort ennuyeux. J'abhorre les +livres de dévotion, quoique je révère et que j'aime Dieu, sans admettre +les idées blasphématrices des sectaires, ni croire à leurs absurdes et +damnables hérésies, à leurs mystères et aux trente-neuf articles. + + +MÉLANGES. + +Le spectateur, le rôdeur; le monde, etc., etc., des romans par milliers. + +C'est de mémoire que j'ai fait l'énumération de tous ces livres: je me +souviens de les avoir lus, et j'en pourrais à l'occasion citer plus d'un +passage. J'ai, sans doute, omis quelques noms dans mon catalogue. J'en +avais lu la majeure partie avant quinze ans. Depuis que j'ai quitté +Harrow, je suis devenu paresseux et fat, en griffonnant des rimes et +faisant la cour aux femmes. + +B., 30 novembre 1807. + + +J'ai aussi lu, et je regrette aujourd'hui plus de quatre mille romans, y +compris les œuvres de Cervantes, Fielding, Smollet, Richardson, +Mackenzie, Sterne, Rabelais, Rousseau, etc., etc. Le livre, à mon avis, +le plus utile pour celui qui veut avoir l'air d'être fort instruit sans +grande peine, c'est la physiologie de la tristesse par Burton: c'est le +recueil de citations et d'anecdotes le plus curieux et le plus amusant +que j'aie parcouru; mais le lecteur superficiel doit le lire avec +attention, ou bien la confusion des sujets le rebutera facilement. S'il +a la patience d'aller jusqu'à la fin, il aura mieux profité pour ses +conversations littéraires, que s'il avait parcouru vingt autres ouvrages +que j'ai également lus, du moins en anglais. + +C'est à cette étude précoce et variée des écrivains anglais que Lord +Byron dut la facilité avec laquelle il savait employer toutes les +ressources de sa langue maternelle: c'est elle qui, le lançant dans les +champs de la littérature, armé de pied en cap, lui permit de revêtir ses +poétiques inspirations d'un style parfaitement digne d'elles. En +général, ce n'est pas l'absence d'idées ou de coloris qui arrête les +premiers pas des écrivains, c'est l'embarras de trouver des expressions +pour ce qu'ils conçoivent, c'est l'inexpérience de l'instrument dont se +rend maître l'homme de génie; en un mot, de leur langue maternelle. +C'est un fait assez singulier, que les trois exemples les plus frappans +de précocité littéraire, c'est-à-dire Pope, Congrève et Chatterton, +devaient tous trois à eux-mêmes leur éducation[61]; et que c'est par +suite de leurs goûts naturels, affranchis des pédantesques directions de +l'école, qu'ils découvrirent dans le génie de la langue anglaise ces +précieuses beautés dont ils surent faire un si parfait usage[62]. + + [Note 61: «Je lisais de moi-même, dit Pope, car la lecture + était une véritable passion chez moi; j'allais çà et là au + gré de mon imagination, et, comme un enfant qui va prendre + des fleurs dans les champs, dans les bois, partout où il en + voit sur sa route. Je regarde encore aujourd'hui ces cinq ou + six années comme les plus heureuses de ma vie.» + + Il paraît aussi qu'il n'ignorait pas les avantages de cette + manière d'étudier indépendante: «M. Pope, dit Spins, croyait + avoir gagné sous quelques rapports à n'avoir pas eu + d'éducation régulière. Il avait l'habitude de chercher dans + ce qu'il étudiait un sens, quand nous n'y voyons encore que + des mots.»] + + [Note 62: Chatterton écrivit, avant l'âge de douze ans, un + catalogue, dans le genre de celui de Byron, de tous les + livres qu'il avait déjà lus; ils s'élevaient à soixante-dix, + et la plupart roulaient sur des matières d'histoire ou de + théologie.] + +On peut, dans le fond, ajouter à ces trois exemples celui de Lord Byron, +puisque, malgré son nom d'écolier, il n'étudia pas sur les bancs de +l'école, dans le tems employé par ses camarades, à remuer curieusement +la cendre de l'antiquité; il se contentait de remonter à la source +fraîche et vive de son propre idiome[63], et d'y puiser cette richesse +et cette variété de style qui, dès l'âge de vingt-deux ans, placèrent +ses ouvrages parmi les monumens les plus précieux de la force et de la +douceur de la langue anglaise. + + [Note 63: La pureté que les Grecs mettaient dans leur style a + été attribuée peut-être avec justice à leur habitude de + n'étudier que leur propre langue. «S'ils devinrent savans, + dit Ferguson, ce ne fut qu'en étudiant ce qu'eux-mêmes + avaient composé.»] + +Dans le même livre où l'on retrouve les souvenirs de ses études, que +nous venons de citer, Byron avait écrit également de mémoire une liste +des divers poètes qui s'étaient distingués dans leur langue respective. +Après avoir cité ceux de l'Europe ancienne et moderne, voici comme il +poursuit son catalogue pour les autres contrées: + +ARABIE.--Mahomet, dont le Coran contient des passages d'une poésie bien +plus sublime que celle des auteurs européens. + +PERSE.--Ferdousi, auteur du Shah-Nameh; l'Iliade des Persans; Sadi et +Hafiz, l'immortel Hafiz, l'Anacréon de l'Orient. Ce dernier est respecté +par les Persans, bien autrement que nous ne respectons aucun poète +ancien ou moderne; ils vont en pélerinage à Shiraz pour y honorer sa +mémoire sur son tombeau: à ce monument est attaché un magnifique +exemplaire de ses œuvres. + +AMÉRIQUE.--Cet hémisphère a déjà produit un poète épique, c'est Barlow, +auteur de la Colombiade; il ne faut pas le comparer aux ouvrages des +nations plus polies. + +ISLANDE, DANEMARCK, NORWÉGE.--Ces régions étaient fameuses pour leurs +Scaldes. Parmi ces derniers on distinguait Lodburg; son chant de mort +respire des sentimens féroces, mais c'est un genre de poésie généreuse +et passionnée. + +L'INDOSTAN n'a pas de grands poètes connus; du moins le sanscrit l'est +si mal en Europe, que nous ignorons ce que le tems peut avoir épargné +dans leur littérature. + +L'EMPIRE BIRMAN.--Les habitans aiment passionnément la poésie; mais on +ne connaît pas leurs poètes. + +CHINE.--Je n'ai jamais entendu parler en fait de poète chinois que de +l'empereur Kien-Long et de son Ode au thé. Quel malheur que le +philosophe Confucius n'ait pas rédigé en vers ses admirables préceptes +de morale! + +AFRIQUE.--Quelques chants de ce pays sont plaintifs, et leurs paroles +simples et touchantes; mais j'ignore s'il faut compter ces informes +essais parmi les poèmes, comme les chants des bardes ou des scaldes. + +J'ai écrit cette courte liste de poètes entièrement de mémoire, et sans +le secours d'aucun livre; il a donc pu s'y glisser quelques erreurs, +mais elles doivent être de peu d'importance. J'ai parcouru les ouvrages +des Européens et quelques-uns de ceux de l'Asie, soit en original, soit +à l'aide de traduction. Je n'ai cité que les meilleurs dans ma liste des +poètes anglais; il eût été aussi inutile que fatigant d'énumérer ceux +d'un moindre mérite. Peut-être cependant pourrait-on dans un catalogue +cosmopolite ajouter encore Gray, Goldsmith et Collins; quant aux autres +depuis Chaucer jusqu'à Churchill, ce sont _voces prætereaque nihil_, +quelquefois nommés, rarement lus et jamais avec profit. Je regarde +Chaucer, en dépit des éloges qu'on lui a prodigués, comme méprisable et +licencieux; il ne doit son renom qu'à son antiquité, et sous ce +rapport-là même, on devrait plutôt se rappeler Pierce Plowman ou Thomas +d'Ercildoune. Je me suis gardé de citer des poètes vivans de +l'Angleterre; il n'en est pas un qui ne survive à ses ouvrages. Le goût +est perdu chez nous; encore un siècle, et nous aurons disparu, notre +empire, notre littérature et notre nom, des annales du genre humain. + +30 novembre 1807, BYRON. + + +Il se trouve, parmi les papiers que je possède de lui, plusieurs petits +poèmes (en tout environ six cents vers) qu'il écrivit en ce tems-là, +mais qu'il n'a jamais fait imprimer, parce qu'il les avait composés la +plupart après la publication de ses _Heures de loisir_. Le plus grand +nombre d'entre eux ne se recommande guère que par son nom, mais +quelques-uns, grâce aux sentimens et aux circonstances qui les +inspirent, seront lus ici avec plaisir. La première fois qu'il entra +dans Newsteadt, il planta dans un coin de terre un jeune chêne dont il +croyait l'existence attachée à la sienne. Après six ou sept ans, quand +il revint au même endroit, il trouva le chêne étouffé sous les mauvaises +herbes, et presque desséché. C'était au moment où Lord Grey de Ruthen +quittait l'abbaye; il fit alors l'un de ces poèmes composés de cinq +stances, et dont on pourra juger par les passages suivans: + +Jeune chêne, quand je te plantai profondément en terre, j'espérais que +tes jours seraient plus longs que les miens, que tes branches +jetteraient une ombre noire autour de toi, et que le lierre entourerait +ton tronc comme un manteau. + +Telles étaient mes espérances dans les années de l'enfance, quand je te +plantai avec orgueil sur la terre de mes aïeux. Ces jours sont passés et +je t'arrose de mes larmes; les mauvaises herbes qui t'entourent ne +peuvent voiler aux yeux ton triste dépérissement. + +Je t'ai quitté, mon pauvre chêne, et depuis cette heure fatale un +étranger est le maître du château, etc., etc. + +Le sujet des vers qui suivent est assez éclairci par la note qu'il a +placée en tête. Quoiqu'ils aient un air pénible et affecté, ils me +paraissent dignes d'être conservés comme un témoignage des sentimens +tendres et romanesques qu'il avait contractés pour ses amis de collége. + +«Il y a quelques années, étant à Harrow, un ami de l'auteur avait gravé +leurs deux noms dans un endroit écarté; il y avait même ajouté quelques +mots de souvenirs. Plus tard, à l'occasion de quelque injure réelle ou +imaginaire, l'auteur, avant de laisser Harrow, avait effacé ce fragile +souvenir. Voici les stances qu'il écrivit à leur place, quand il revit +Harrow, en 1807: + +Ici naguère les souvenirs de l'amitié attiraient les yeux de l'étranger; +ils étaient simples, ils étaient peu nombreux les mots qui les +exprimaient, et cependant la colère les a effacés. + +Elle trancha profondément dans l'arbre, mais elle n'effaça pas +entièrement les caractères; ils étaient si simples, que l'amitié +revenant regarda long-tems, jusqu'à ce qu'aidée de la mémoire, elle +rétablit les mots. + +Le repentir les traça de nouveau, le pardon y joignit son nom aimable; +l'inscription reparut si belle que l'amitié la crut toujours la même. + +Le souvenir serait beau encore; mais, hélas! en dépit de l'espérance et +des larmes de l'amitié, l'orgueil s'est jeté à la traverse, et a pour +toujours effacé et l'inscription et le sentiment qu'elle exprimait. + +Les mêmes sentimens d'amitié idéale distinguent un autre de ses poèmes, +dans lequel il a pris pour épigraphe cette ingénieuse devise française: +_l'amitié est l'amour sans ailes_. Chacune des neuf stances est terminée +par les mêmes mots; nous citerons les trois suivantes: + +Pourquoi gémirais-je tristement de ce que ma jeunesse est passée? Je +puis encore compter des jours heureux; la faculté d'aimer n'est pas +encore morte en moi. En revenant sur mes premières années, un souvenir +durable, une vérité éternelle m'apporte une céleste consolation; +souffles légers des vents, redites-la aux lieux où mon cœur s'émut pour +la première fois! + +_L'amitié, c'est l'amour sans ailes_! + +Demeure de mes aïeux, ton clocher lointain me rappelle toutes ces scènes +joyeuses; mon sein brûle comme autrefois; je redeviens enfant par la +pensée. Ton bouquet d'ormeaux, ta colline verdoyante, chacun de tes +sentiers, me ravissent encore. Chaque fleur exhale un double parfum. Il +me semble encore, au milieu de nos doux entretiens, entendre chacun de +mes compagnons s'écrier: + +L'amitié, c'est l'amour sans ailes! + +Mon cher Lycus, pourquoi pleures-tu? Retiens tes larmes prêtes à tomber; +l'affection peut dormir quelque tems, mais, sois-en sûr, elle se +réveillera! Quand nous nous retrouverons, pense, ami, pense combien elle +sera douce cette réunion si long-tems désirée! Mon ame bondit de bonheur +à cet espoir; quand deux jeunes cœurs sont si pleins d'affection, +l'absence, ami, ne peut que redire: + +L'amitié, c'est l'amour sans ailes! + +Quant aux vers suivans, je ne puis dire positivement qu'ils se +rattachent à quelque circonstance réelle. On peut même dire qu'habitué à +revenir sur toutes les anecdotes de sa jeunesse, il n'eut pas manqué, +dans la suite, de rappeler un fait aussi remarquable, s'il n'eût pas été +imaginaire. Or, ni dans sa conversation, ni dans ses écrits, je ne +trouve qu'il y ait fait une seule fois allusion[64]. D'un autre côté, +toutes ses poésies, sauf les embellissemens dont les entourait son +imagination, étaient l'expression si fidèle de ses sentimens et de sa +vie, qu'on ne peut guère s'empêcher de supposer une sorte de fondement +réel à un poème plein d'une sensibilité aussi pénétrante: + + [Note 64: Voici la seule particularité qui puisse, et encore + de fort loin, se lier au sujet de ce poème. Un an ou deux + avant la date qui s'y trouve placée, il écrivit de Harrow à + sa mère (comme je le sais d'une personne qui tenait elle-même + le fait de Mrs. Byron), pour lui dire qu'il avait éprouvé + dernièrement beaucoup d'ennui à l'occasion d'une jeune femme, + maîtresse de son ami Curzon, qui venait de mourir. Cette + femme, se trouvant alors sur le point de devenir mère, avait + déclaré que Lord Byron était le père de son enfant. Byron + assurait positivement sa mère qu'il n'en était rien; mais, + persuadé comme il l'était, que l'enfant appartenait à Curzon, + il souhaitait qu'on en prît tout le soin possible, et priait + en conséquence sa mère d'avoir la bonté de se charger de lui. + Une telle demande pouvait fort bien exciter l'humeur d'une + femme plus douce que Mrs. Byron; cependant elle répondit à + son fils qu'elle accueillerait volontiers l'enfant dès qu'il + serait né, et qu'elle ferait pour lui tout ce qu'il désirait. + Par bonheur, l'enfant mourut en voyant le jour.] + + +À MON FILS. + +Ces tresses blondes, ces yeux bleus, dont l'éclat rappelle ceux de ta +mère; ces lèvres de roses, ces joues à fossettes, ce sourire, qui +captivent le cœur, retracent d'anciennes scènes de bonheur, et touchent +le cœur de ton père, ô mon enfant! + +Et tu ne peux prononcer le nom de ton père; ah, William! si son nom +était le tien, alors sa conscience ne lui adresserait plus de reproches: +mais écartons ces tristes idées; les soins que je prendrai de toi me +rendront la paix intérieure; l'ombre de ta mère sourira dans sa joie, et +pardonnera le passé, ô mon enfant! + +Le gazon a recouvert son humble tombe, et une étrangère t'a présenté son +sein. Le préjugé peut rire dédaigneusement de ta naissance, et ne +t'accorder qu'à peine un nom sur la terre; mais il ne saurait détruire +une seule de tes espérances: le cœur de ton père est à toi, ô mon +enfant! + +Eh bien! laisse un monde sans entrailles se récrier; dois-je pour lui +plaire étouffer la voix puissante de la nature? Non, que les moralistes +me désapprouvent s'ils le veulent, tu seras toujours pour moi le bien +cher enfant de l'amour, beau chérubin, gage de jeunesse et de joie! un +père veille sur ton berceau, ô mon enfant! + +Ô quel charme, avant que l'âge n'ait ridé mon front, avant que d'avoir +épuisé à moitié la coupe de la vie, de contempler à la fois en toi, un +frère et un fils, et d'employer le reste de mes jours à réparer mon +injustice envers toi, ô mon enfant! + +Quoique ton père imprudent soit bien jeune encore, sa jeunesse +n'éteindra pas en lui le feu de l'amour paternel. Et quand même tu me +serais moins cher, tant que l'image d'Hélène revivra en toi, ce cœur, +plein de son souvenir du bonheur passé, n'en abandonnera jamais le gage, +ô mon enfant! + +B.--1807[65]. + + [Note 65: Dans cet usage de dater ses premiers poèmes, il + suivait l'exemple de Milton, qui, dit Johnson, en datant ses + premiers ouvrages, comme lui en avait donné l'exemple le + savant Politien, semblait recommander à la postérité la + précocité de ses inspirations. Le suivant badinage, également + écrit en 1807, n'a jamais été imprimé; il est intraduisible; + nous le donnerons en anglais: + + EPITAPH + + ON JOHN ADAMS, OF SOUTHWELL, A CARRIER, + + WHO DIED OF DRUNKENNESS. + + _John Adams lies here, of the parish of Southwell, + A_ carrier, _who_ carried _his can to his mouth well; + He_ carried _so much, and he_ carried _so fast, + He could_ carry _no more, so was_ carried _at last; + For, the liguor he drank being too much for one, + He could not_ carry _off, so he's now_ carri-on. + + B., sept. 1807.] + +Mais le plus remarquable de ses poèmes est d'une date antérieure à +toutes celles que je viens de donner, ayant été écrit en décembre 1806, +quand il n'avait pas encore dix-neuf ans. Il contient sa profession de +foi religieuse à cette époque, et nous montre combien son esprit lutta +de bonne heure entre le doute et la piété: + + +PRIÈRE DE LA NATURE. + +Père de la lumière! grand Dieu du ciel! entends-tu les accens du +désespoir? Des fautes comme celles de l'homme peuvent-elles être jamais +pardonnées? Le vice peut-il expier des crimes par des prières? Père de +la lumière, j'élève vers toi mes accens! Tu le vois, mon ame est noircie +de souillures; toi qui peux observer la chute du plus petit oiseau, +détourne de moi la mort du péché. + +Je ne cherche point de sectes inconnues; oh! montre-moi le sentier de la +vérité! Je reconnais ta toute-puissance redoutable, épargne les fautes +de ma jeunesse en les corrigeant. Que les dévots élèvent, s'ils le +veulent, des temples obscurs; que la superstition en salue humblement +les portiques; que, pour étendre et affermir leur empire funeste, les +prêtres inventent des rites mystiques et mensongers. L'homme +bornera-t-il le domaine de son créateur à ces dômes gothiques qui +surmontent des amas de pierres à moitié détruites? Ton temple est la +face du jour; la terre, l'océan, le ciel te forment un trône sans +limites. + +L'homme condamnera-t-il sa propre race aux tourmens de l'enfer, à moins +qu'ils ne fléchissent le genou devant de vaines pompes? Nous dira-t-il +que, pour un seul qui a failli, tous doivent périr confusément dans la +tempête? Chacun prétendra-t-il gagner les cieux, et cependant condamner +son frère à la mort éternelle, parce que son ame s'est ouverte à des +espérances différentes, ou qu'il a suivi des doctrines moins sévères? +Iront-ils, aux moyens de croyances qu'ils ne sauraient expliquer, +décider d'avance tes grâces et tes châtimens? Des reptiles rampans sur +la terre connaîtront-ils les desseins de leur grand créateur? + +Ces hommes qui n'ont vécu que pour eux-mêmes, qui ont passé leurs années +dans des crimes renouvelés chaque jour, trouveront-ils dans leur foi une +compensation à leurs forfaits, et vivront-ils au-delà des limites du +tems? + +Ô mon père! je ne cherche les lois d'aucun prophète; tes lois, à toi, +apparaissent dans les ouvrages de la nature. Je suis, je l'avoue, faible +et corrompu, et cependant je te prierai, car tu m'entendras! Toi qui +guides l'étoile errante à travers les royaumes infinis de l'éther, qui +calmes la guerre des élémens, et dont j'aperçois la main d'un pôle à +l'autre pôle; toi qui, dans ta sagesse, m'as placé ici-bas, et qui peux +m'en retirer quand telle sera ta volonté; tant que je serai sur cette +terre périssable, étends sur moi ta main protectrice. C'est à toi, à +toi, mon Dieu, que j'adresse mes prières; quelque bonheur ou quelque +malheur qui m'arrive, qu'à ta volonté je m'élève ou m'abaisse, je me +confie en ta protection: si, quand cette poussière sera rendue à la +poussière, mon ame parcourt les airs sur des ailes rapides, comme +j'adorerai ton nom glorieux! mais si cet esprit passager partage avec le +corps le repos éternel de la tombe, tant qu'il me restera un souffle de +vie, j'élèverai vers toi ma prière, quoique condamné à ne jamais quitter +la demeure des morts. C'est à toi que j'adresse mes dernières +inspirations, plein de reconnaissance pour tes bienfaits passés, et +espérant, ô mon Dieu, que cette vie errante se réunira enfin à ton +essence. + +Dans un autre poème, et qu'il écrivit avec la triste conviction qu'il +allait bientôt mourir, nous retrouvons une prière exprimant à peu près +les mêmes opinions. Après avoir dit adieu à toutes les scènes favorites +de sa jeunesse[66], voici comme il continue: + + [Note 66: Annesley n'est pas oublié en cette occasion: + + «Oublierai-je la scène toujours présente à ma pensée? Les + rochers s'élèvent et les rivières serpentent entre moi et les + lieux que notre amour embellissait, et cependant, Marie, ta + beauté m'apparaît fraîche encore, comme un délicieux songe + d'amour, etc., etc.»] + +Oublie ce monde, ô mon ame agitée, tourne tes pensées vers le ciel; tu y +dirigeras bientôt ta course, si tes erreurs sont oubliées. Loin des +bigots et des sectaires, incline-toi devant le trône du Tout-Puissant, +adresse-lui ta tremblante prière. Il est clément et juste, il ne +rejettera pas la prière de l'enfant de la poussière, quoiqu'il soit le +moindre objet de ses soins. Père de la lumière, j'élève vers toi mes +accens! Tu le vois, mon ame est pleine de souillures; toi qui peux +observer la chute du plus petit oiseau, détourne de moi la mort du +péché. Toi qui peux guider l'étoile errante, qui calmes la guerre des +élémens, qui as pour manteau les cieux immenses, pardonne mes pensées, +mes paroles, mes crimes; et puisque je dois bientôt cesser de vivre; +apprends-moi comment je dois mourir. + +Nous avons vu par une lettre précédente qu'il avait eu à se féliciter de +l'issue d'un procès jugé au tribunal de Lancastre, et relatif à la terre +de Rochdale. Dans une note que nous allons reproduire, et qu'il écrivit +à l'un de ses amis de Southwell à l'occasion d'un second triomphe dans +la même cause, on verra qu'il s'en exagérait beaucoup les résultats +probables. + + +9 février 1807. + +MON CHER, + +«J'ai le plaisir de vous annoncer que j'ai gagné une seconde fois la +cause de Rochdale, qui me fait valoir soixante mille livres de plus. + +Tout à vous.» + +BYRON. + +Au mois d'avril suivant il était encore à Southwell, et c'est de là +qu'il écrivit au docteur Pigot, alors à Édimbourg[67]: + + [Note 67: Il paraît, d'après un passage d'une lettre de miss + Pigot à son frère, que Lord Byron chargea ce dernier de + remettre une copie de ses poèmes à M. Mackenzie, l'auteur de + l'_Homme sensible_: «Je suis ravie que M. Mackenzie ait vu + une copie des poèmes de Lord Byron, et qu'il en ait jugé + aussi favorablement. Lord Byron en est enchanté.» + + Dans une autre lettre, l'aimable écrivain dit encore: «Lord + Byron me charge de vous dire qu'il ne vous écrit pas parce + que son édition n'est pas aussi avancée qu'il l'avait espéré. + Je lui dis qu'il faut aussi peu de chose pour l'affecter qu'à + une femme.»] + + +Southwell, avril 1807. + +MON CHER PIGOT, + +«Permettez-moi de vous féliciter du succès de votre premier examen; +_courage_, mon ami. Le titre de docteur fera merveille auprès des dames. +Je serai probablement à Essex ou à Londres quand vous arriverez en ce +lieu maudit, où je suis encore retenu par l'impression de mes vers. + +«Adieu, croyez-moi toujours bien sincèrement votre + +BYRON. + +«_P. S._ Depuis notre séparation, grâce à de violens exercices, la +_plupart_ physiques, et aux bains chauds, j'ai réduit mon embonpoint de +cent soixante-quatorze livres à cent quarante-un; total vingt-sept +livres de perte. _Bravo_! qu'en dites-vous?» + +Je dois à la complaisance de la dame qui correspondait alors avec Byron +l'avantage de pouvoir initier le lecteur dans les sentimens et les +travaux de notre poète pendant le reste de cette année. Ces lettres ont, +sans doute, un caractère enfantin[68], et la plupart des plaisanteries +qu'on y trouve naissent plutôt de jeux de mots que de pensées +saillantes; mais je les estime cependant fort curieuses, et par la +lumière qu'elles répandent sur cette époque de sa vie, et par le tableau +animé des craintes et des espérances qu'il avait relativement à sa +gloire future. La première de ces lettres ne porte pas de date, elle +semble avoir été écrite avant son départ de Southwell; les autres, comme +on le verra, sont datées de Cambridge et de Londres. + + [Note 68: En effet, il n'était encore qu'un enfant sous tous + les rapports dans ce tems-la. «Lundi prochain (dit miss + Pigot) est notre grande foire. Lord Byron l'attend avec le + même plaisir que le petit Henri, et se promet de paraître à + cheval dans la foulée; mais je pense qu'il changera de + résolution.»] + + + + +LETTRE XII. + +À MISS PIGOT. + +11 juin 1807. + + +MA CHÈRE REINE BESS[69], + +«_Sauvage_ doit être immortel; ce n'est pas un généreux boul-dogue, mais +c'est le plus joli roquet que j'aie encore vu, et il fera parfaitement +l'affaire. Dans ses accès de tendresse, il a déjà mordu les doigts et +dérangé la gravité du vieux Boatswain, qui en est encore fort ému. Je +désire savoir ce qu'il coûte, les frais qu'il a occasionnés, etc., etc., +afin de pouvoir indemniser M. G... Je ne puis que le remercier de la +peine qu'il a prise, lui adresser un long discours et conclure avec 1, +2, 3, 4, 5, 6, 7[70]; mais je suis hors d'état de faire tout cela par +moi-même, ainsi je vous _députe_ en qualité de légat, car il ne faut pas +parler d'_ambassadeur_, relativement au _pape_, comme c'est le cas ici +sans doute, puisque tout ce que je vous ai dit est à propos de +_bulle_[71]. + +«Tout à vous. + +BYRON. + +«_P. S._ Je vous écris de mon lit.» + + [Note 69: Diminutif d'Élisabeth. Byron, en l'appelant reine, + fait allusion à la reine Élisabeth.] + + [Note 70: Cette phrase s'explique par son habitude, quand il + lui arrivait de ne pas trouver les expressions de la pensée + qu'il voulait exprimer, de prononcer les chiffres 1, 2, 3, 4, + 5, 6, 7.] + + [Note 71: Bull-dog ou boul-dogue. On comprendra facilement le + jeu de mois.] + + + + +LETTRE XIII. + +À LA MÊME. + +Cambridge, 30 juin 1807. + + +«Mieux vaut tard que jamais, c'est un proverbe dont vous connaissez +l'origine, et, comme son application est ici toute naturelle, vous me +pardonnerez de lui avoir donné dans ma lettre une place aussi honorable. +Je me trouve ici presque suranné; mes anciens amis, excepté un fort +petit nombre, sont tous partis, et je me dispose à les suivre, mais je +reste jusqu'à lundi pour assister à trois oratorios, deux concerts, une +foire et un bal. Je me trouve non-seulement _plus maigre_, mais d'un +pouce plus _grand_ qu'à mon dernier voyage. Je me suis vu obligé de +redire à chacun mon _nom_, personne n'ayant le moindre souvenir de ma +figure ni de ma personne. Il n'est pas jusqu'au héros de ma _Cornaline_ +(qui, dans ce moment, se trouve placé vis-à-vis, lisant un volume de mes +poésies), qui n'ait passé devant moi dans les promenades du collége sans +me reconnaître, et qui n'ait été frappé du changement total qui s'était +opéré en moi, etc., etc. Les uns me trouvent mieux, les autres plus mal; +mais tous s'accordent à dire que je suis maigri, plus même que je ne le +désire. J'ai perdu deux livres d'embonpoint depuis mon départ de votre +maudit, détestable et détesté séjour de scandale[72], dont, à +l'exception de vous-même et de John Becher, je voudrais voir toute la +race consignée dans les gouffres de l'Achéron, lequel fleuve j'aimerais +mieux visiter en personne que de salir mes sandales dans la vile +poussière de Southwell. À parler sérieusement, si la légèreté de ma +bourse ne me force pas à rejoindre Mrs. Byron, vous ne me reverrez plus. + + [Note 72: Malgré les injures, d'ailleurs plutôt badines que + sérieuses, qu'il lance dans le cours de ses lettres contre + Southwell, il apprit plus tard à se convaincre que les heures + qu'il y avait passées étaient les plus heureuses de sa vie. + Dans une lettre qu'écrivit, il n'y a pas long-tems, à son + valet Fletcher, une dame qui l'avait intimement connu à + Southwell, on trouve le passage suivant: «Votre bon, votre + pauvre maître m'appelait toujours _l'antique piété_, quand je + m'avisais de lui faire des remontrances. Lors de sa dernière + visite, il me dit: _Eh bien! ma bonne amie, je ne serai + jamais aussi heureux qu'à Southwell_.» On verra plus loin, + dans une lettre à M. Dallas, ce qu'il pensait réellement de + cette ville et de ses agrémens comme lieu de résidence.] + +«Je pars lundi pour Londres; je quitte Cambridge sans beaucoup de peine, +notre société étant dispersée, et le musicien que je protégeais ayant +quitté sa place dans le chœur pour entrer dans une grande maison de +commerce de la capitale. Je vous ai dit, sans doute, qu'il était +exactement, et à une heure près, plus jeune que moi de deux années. Je +l'ai trouvé fort grandi, et surtout enchanté de revoir son premier +_patron_. Il est presque de ma taille, très-maigre, d'une belle figure, +des yeux noirs, des cheveux clairs: vous connaissez déjà l'idée que j'ai +de son esprit; j'espère bien n'avoir jamais sujet d'en changer. On me +croit ici généralement indisposé: l'université est fort gaie dans ce +moment; elle donne des fêtes de tous les genres. Hier j'ai soupé dehors, +mais je n'ai rien mangé; satisfait d'une bouteille de Bordeaux, je me +suis couché à deux heures pour me lever à huit. J'ai pris le parti de me +lever de bonne heure, cette habitude me convient parfaitement. Je reçois +beaucoup de politesses des maîtres et des élèves; mais ils me regardent +avec un peu de défiance: ils se soucient peu des _lardons_; le moyen de +déplaire c'est de dire la vérité. + +«Écrivez-moi, dites-moi comment se partent les habitans de votre +_ménagerie_, si mon édition se place, si mes chiens grognent. À propos, +mon boul-dogue est décédé; _la chair du chien comme celle de l'homme +n'est que de l'herbe_. Répondez-moi à Cambridge; si j'en suis parti, on +m'enverra votre lettre. Voici de tristes nouvelles qui arrivent: les +Russes sont vainqueurs; triste troupe qui ne mange que de l'_huile_, et +par conséquent devait fondre devant un _feu soutenu_. Je ne suis pas à +mon aise dans mon costume universitaire, je n'en ai pas l'usage. Je suis +monté sur une fenêtre à Sainte-Marie pour mieux entendre un _oratorio_; +mais au milieu du chant du _Messie_, je me suis laissé tomber, déchirant +ma superbe robe de soie noire, et endommageant une fort belle paire de +culottes. Mémoire, prendre garde de ne jamais tomber d'une fenêtre +d'église pendant le service. Adieu, ma chère Élisabeth, ne me rappelez à +personne, oubliez les gens de Southwell; en être oublié, voilà tout ce +que je désire.» + + + + +LETTRE XIV. + +À MISS PIGOT. + +Cambridge, collége de la Trinité, 5 juillet 1807. + + +«Depuis ma dernière lettre, je me suis décidé à rester encore une année +à Granta (Cambridge); mes appartemens y sont meublés dans le dernier +style. Plusieurs vieux amis me sont revenus, et leur nombre s'est +augmenté de nouvelles connaissances; mon inclination est donc pour le +collége, et j'y retournerai en octobre si je vis encore. Ma vie est ici +une suite continuelle de plaisirs; je vais dans le même jour à vingt +différens endroits; j'ai des invitations pour dîner plus que le tems de +mon séjour ne me permet d'en accepter. Je viens de prendre la plume, une +bouteille de Bordeaux dans la tête et des larmes dans les yeux, car je +viens de quitter ma Cornaline[73] qui était venue passer la soirée avec +moi; comme c'était notre dernière entrevue, j'avais manqué aux +invitations que l'on m'avait faites pour consacrer à l'amitié les heures +du _sabbat_. Maintenant nous voilà séparés, Edleston et moi: ma tête est +un chaos d'ennuis et d'espérances. Demain je partirai pour Londres; vous +m'écrirez à Albemarle-street, hôtel Gordon, où j'habiterai pendant mon +séjour dans la capitale. + +«Je suis ravi d'apprendre que vous vous intéressiez à mon _protégé_; il +a été mon _très-constant associé_ depuis le mois d'octobre 1805, époque +de mon entrée au collége Trinité. Sa voix fut la première à me frapper, +sa figure m'attacha à lui, ses manières me le firent aimer pour la vie. +Il entre dans une maison de commerce en ville vers le mois d'octobre, et +tout porte à croire que je ne le reverrai pas avant l'époque de ma +majorité, quand je pourrai lui donner à choisir ou d'une place d'associé +dans sa maison, ou de venir demeurer avec moi. Je pense que, dans ses +idées actuelles, il préférerait le dernier parti; mais d'ici là il +pourra bien changer d'avis: dans tous les cas ce sera comme il +l'entendra. Il est certain que c'est l'être que j'aime le plus au monde, +et que ni le tems ni l'absence ne pourront changer en rien mes sentimens +d'ailleurs si mobiles. Bref, nous ferions honte à lady E... Butler et +miss Ponsonby, nous étonnerions Oreste et Pilade; et vienne l'occasion +d'une catastrophe comme celle de Nisus et Euryale, nous l'emporterons +sur David et Jonathan. Peut-être a-t-il pour moi encore plus d'affection +que je n'en ai pour lui. Pendant tout mon tems de Cambridge, nous nous +sommes vus tous les jours, été et hiver, sans éprouver un moment +d'ennui, et nous séparant toujours avec une peine incroyable. Vous nous +verrez un jour ensemble, je l'espère; c'est le seul homme que j'estime, +bien que ce ne soit pas le seul que j'aime[74]. + + [Note 73: C'est-à-dire celui auquel il avait donné la fameuse + cornaline.] + + [Note 74: Il faut placer ici les autres détails de cette + amitié exaltée. Le jeune Edleston mourut en 1811 de + consomption. Voici la lettre que Byron adressa à la mère de + miss Pigot; elle prouvera quelle fut alors sa douleur, et + quelle fidélité il gardait à la mémoire de cet ami de + collége: + + Cambridge, 28 octobre 1811. + + MA CHÈRE DAME, + + «Je vous écris pour une demande pénible, et cependant il + m'est impossible de faire autrement. Vous vous souvenez d'une + cornaline que j'avais confiée à miss Élisabeth, il y a + quelques années, que réellement je lui avais donnée; + maintenant je viens lui faire la plus égoïste et la plus + inconvenante prière. Celui qui me l'avait donnée, dans sa + première jeunesse, est _mort_; et bien que je ne l'eusse pas + revu depuis long-tems, c'est le seul souvenir qui me reste de + cette personne à laquelle je m'intéressais très-vivement. + Elle a donc acquis par cet événement une valeur que j'aurais + bien souhaité ne jamais lui supposer. Si donc miss Betty l'a + conservée jusqu'à présent, elle m'excusera, je l'espère, si + je la supplie de me la renvoyer à Londres, à + Saint-James-street, n° 8; je la remplacerai par quelque autre + souvenir qui lui sera également précieux. Elle eut toujours + la bonté de s'intéresser au sort de celui dont je viens de + parler; dites-lui que le _donneur_ de la cornaline mourut au + mois de mai dernier, à l'âge de vingt-un ans, et que sa mort + est la sixième d'amis ou de parens que j'aie eu à supporter + dans l'espace de quatre mois. + + «Croyez-moi bien sincèrement, ma chère dame, + + BYRON. + + «_P. S._ Je pars demain pour Londres.» + + La cornaline fut aussitôt renvoyée à Lord Byron, qui + rappelait encore quelque tems après qu'il l'avait laissée à + miss Pigot comme un dépôt et non pas comme un don.] + +«Le marquis de Tavistock est arrivé hier; j'ai soupé avec lui chez son +tuteur, qui est un whig délibéré. L'opposition est ici en nombre, et +lord Huntingdon, le duc de Leinster, etc., etc., doivent encore nous +joindre en octobre; ainsi tout sera admirable. Le tems de la musique est +passé; mais voici un nouvel accident: j'ai renversé une _nacelle_ à +beurre sur la robe d'une dame; j'ai changé de couleur; les spectateurs +de rire et moi de les maudire. À propos, aveu pénible! je me suis +_grisé_ tous les jours, et je n'ai pas encore fini; cependant je ne +mange rien que du poisson, du potage et des végétaux; je ne me porte +donc pas plus mal. Les sots malins que ces Cantabres[75]! Mémoire. +Projet de réforme pour janvier. Cette ville offre une monotonie de +distractions continuelles; je l'aime, et déteste Southwell. Ridge a-t-il +bien vendu? Quelles dames ont acheté?... J'ai vu à Sainte-Marie une +jeune fille, vrai portrait d'Anne... J'ai cru que c'était elle... et +pour mon malheur; car la dame s'arrêta, ainsi le fis-je; je rougis, +ainsi ne fit-elle pas, ce qui était fort mal; je voudrais dans les +femmes plus de modestie. En parlant de femmes, Fanni, mon chien terrier, +me revient à l'esprit; comment se porte-t-il? J'ai attrapé un mal de +tête, je vais me mettre au lit et demain haut le pied de bonne heure +pour me mettre en route. Mon protégé déjeunera avec moi, mais je n'ai +pas d'appétit quand je pars, si ce n'est de Southwell. Mémoire. _Je hais +Southwell_. + +«Tout à vous.» + + [Note 75: Les habitans de Cambridge.] + + + + +LETTRE XV. + +À LA MÊME. + +Hôtel Gordon, 13 juillet 1807. + + +«Vous m'écrivez des lettres parfaites.--Fi des autres correspondans, et +de leurs fades excuses _de n'avoir rien à vous apprendre_! Vous m'avez +envoyé une délicieuse _brochure_; ici je me trouve dans un continuel +tourbillon de distractions fort agréables après tout, et, chose +singulière, je maigris à vue d'œil, pesant maintenant bien moins de cent +trente livres. Je séjournerai ici un mois, peut-être six semaines; je +ferai une apparition dans le comté d'Essex, et comme une faveur je +viendrai briller à Southwell dans toute ma gloire; mais rien jamais ne +pourra me forcer à y résider. Je suis décidé à retourner en octobre à +Cambridge; ou nous y serons d'une gaîté folle, ou je décampe de +l'université. Il m'est arrivé à Cambridge quelque chose +d'extraordinaire. J'ai trouvé une jeune fille qui ressemblait à ***, au +point que la plus minutieuse inspection pouvait seule m'empêcher de la +prendre pour cette dernière. Je me repens de ne pas lui avoir demandé si +elle était jamais allée à Harrow. + +«Que diable prétend donc Ridge? cinquante exemplaires en quinze jours, +et avant les annonces, n'est-ce pas assez vendre? Je sais que plusieurs +libraires de Londres en ont, et que Crosby en a envoyé aux _eaux_ les +plus fréquentées. En dit-on à Southwell du bien ou du mal?... J'aurais +voulu que Boatswain eût _avalé_ Damon. Comment se porte Bran? Par les +dieux, il faut que Bran devienne un _comte du saint empire romain_... + +«Les nouvelles de Londres ne peuvent guère vous intéresser; vous dont +toute la vie a été campagnarde vous vous souciez peu des routs, des +parties, des bals, des luttes, des cartes, des crim. con.[76], +discussions des chambres, politique, bals masqués, industrie, +institution d'Argyle-Street, courses nautiques, amourettes et loteries, +Brook et Bonaparte, chanteurs d'opéras et oratorios, vins, femmes, +figures de cire, girouettes, tout cela ne s'accorde guère avec vos idées +rétrécies de décorum et vos autres expressions sucrées qui ne se +trouvent plus dans notre vocabulaire. + + [Note 76: Abréviation des mots _criminelles conversations_, + qui servent à désigner les actions en adultère, viols, + attentats à la pudeur, etc., etc.] + +«Oh! Southwell! Southwell! combien je me félicite de t'avoir abandonné, +et combien je maudis les lourdes heures écoulées plusieurs mois durant, +au milieu des Mohawk qui habitent tes kraals! Toutefois une chose me +console, c'est, grâce à toi, d'avoir dépouillé assez de mon ancienne +graisse pour me permettre de glisser dans une _peau d'anguille_, et de +lutter avec les plus sveltes beaux des tems modernes. Mais je suis fâché +de le dire, la mode actuelle semble exiger de l'embonpoint, et l'on +m'assure qu'il s'en faut de quatorze livres que je sois à la mode. Il +n'en est pas moins vrai qu'au lieu d'engraisser je diminue, ce qui est +extraordinaire, attendu qu'à Londres on ne peut songer à des exercices +violens. J'attribue ce phénomène à la presse que nous éprouvons dans nos +réunions du soir. Je reçois ce matin même 14, une lettre de Ridge; la +mienne était commencée d'avant-hier: il m'écrit que mon livre se débite +aussi bien qu'on peut le désirer; que les soixante-quinze exemplaires +envoyés à Londres sont épuisés, et qu'on lui en demande, le jour même +qu'il m'écrivait, cinquante de plus: on n'a pourtant pas encore fait la +moitié des annonces. Adieu. + +«_P. S._ Lord Carlisle, en recevant mes œuvres, m'a fait tenir une +lettre assez satisfaisante avant d'avoir ouvert le livre: depuis je n'en +ai pas entendu parler. Je ne connais pas l'opinion qu'il en a formée, et +je m'en soucie fort peu. S'il fait la moindre insolence je l'encadrerai +avec Butler[77] et les autres de sa force. Le pauvre homme! il est dans +le duché d'York et fort malade; il me dit qu'il n'a pas eu le tems de me +lire, mais qu'il a jugé convenable de m'annoncer de suite qu'il avait +reçu mon envoi. Peut-être le comte ne veut-il _pas souffrir de frère +auprès de son trône_[78].--_S'il en est ainsi_, je saurai bien briser +_le sceptre dans ses mains_.-- + +«Adieu.» + +BYRON. + + [Note 77: Byron a inséré parmi ses poèmes imprimés, sans + avoir été publiés, quelques vers sur le docteur Butler, qu'il + n'a pas reproduits dans les _Heures d'oisiveté_; il y avait + ajouté une note moins amère, dans laquelle il expliquait ses + motifs de rancune.] + + [Note 78: Citation qui présente une allusion à la coutume du + Grand-Seigneur, de faire étrangler ses frères en montant sur + le trône.] + + + + +LETTRE XVI. + +À LA MÊME. + +2 août 1807. + + +«Londres commence à dégorger ce qu'elle contenait.--La ville est +déserte,--et mes occupations devenant moins nombreuses, je puis +griffonner à loisir. Dans quinze jours je partirai pour répondre à une +invitation de campagne, mais j'espère bien recevoir d'ici-là deux +lettres de vous. Ridge _n'écoule_ pas rapidement dans Nottes.--Je le +crois facilement; mais dans la capitale la chose se passe d'une manière +bien plus flatteuse, et sans doute on peut se passer de l'assentiment +des littérateurs de province, quand on a d'ailleurs obtenu l'éloge des +revues, l'admiration des duchesses et la reconnaissance intéressée des +libraires de la capitale. J'ai actuellement sous les yeux une revue +intitulée: _Récréations littéraires_; mes poésies y sont vantées bien +au-delà de leur mérite. Je ne connais pas mon juge, mais je lui trouve +beaucoup de discernement, et à moi un talent _d'enfer_. Sa critique me +plaît surtout en ce qu'elle est fort longue, et en ce qu'elle a +justement la dose de sévérité nécessaire pour donner à ses éloges un +agréable relief. Je hais, vous le savez, les complimens communs et +insipides. Si vous voulez voir cet article, cherchez le troisième numéro +des _Récréations littéraires_ du mois dernier. + +«Je n'ai pas, je vous le répète, la plus légère idée de celui qui l'a +fait: il est imprimé dans un recueil périodique; et bien qu'on ait +inséré dans le même ouvrage un morceau de ma composition (l'_Examen de +Wordsworth_[79]), je ne connais aucun de ceux qui s'intéressent à cette +publication, pas même l'éditeur, dont le nom n'est pas parvenu jusqu'à +moi. Mon cousin, lord Alexandre Gordon, m'a dit que la _Grâce_ de +Gordon, sa mère, l'avait engagé à présenter ma _poétique_ seigneurie à +son _altesse_, attendu qu'elle avait acheté mon livre, qu'elle l'avait +prodigieusement admiré, comme le reste de la haute société, et qu'elle +voulait faire connaissance avec l'auteur. Malheureusement j'avais une +invitation pour quelques jours dans les environs, et la duchesse était à +la veille de partir pour l'Écosse; j'ai donc remis à l'hiver prochain ma +présentation, et alors je pourrai donner à la dame, dont il ne +m'appartient pas de contester l'excellent goût, une idée de ma sublime +et très-édifiante conversation. En ce moment elle est dans les _hautes +terres_, et Alexandre lui-même est parti depuis quelques jours pour ce +séjour béni des vents _noirs_ et _tumultueux_. + + [Note 79: On ne doit remarquer ce coup d'essai de Lord Byron + dans les _revues_ (plus tard, comme on le verra, il reparut + une ou deux fois dans la même lice, d'ailleurs si peu + poétique), qu'en rappelant l'aisance avec laquelle il sut se + plier au ton et à la phraséologie de ces tribunaux infimes de + la littérature; par exemple: «Les volumes que nous avons sous + les yeux sont de l'auteur des _Ballades lyriques_, collection + à laquelle on a prodigué, et non pas sans raison, de grands + éloges. Le caractère du talent de M. Wordsworth est la + simplicité unie à l'abondance: les vers pèchent quelquefois + du côté de l'harmonie, mais ils ont de la force; ils + s'adressent d'une manière irrésistible à l'imagination et à + tous nos sentimens naturels. Peut-être ces derniers ouvrages + n'égalent-ils pas les premières publications du même auteur; + mais on retrouve encore une véritable élégance dans une foule + de pièces, etc.» Si dans ce tems-là M. Wordsworth jeta les + yeux sur cet article, il ne prévit pas sans doute que + l'auteur d'une pareille prose rivaliserait, à quelque tems de + là, avec _lui-même_ dans la lice poétique.] + +«Crosby, mon éditeur de Londres, a placé sa seconde _commande_. Il en a +redemandé, du moins si je l'en crois, une troisième à Ridge. Sur tous +les étalages de librairie, je vois mon _propre nom_; je ne dis rien, +mais je jouis en secret de ma célébrité. Le dernier critique qui se soit +occupé de moi, m'a engagé avec bienveillance à renoncer à mon projet de +ne plus rien écrire; et, en _sa qualité d'ami des lettres_, il m'a +conjuré de _gratifier bientôt_ le public de quelque nouvel ouvrage. Qui +diable ne voudrait être poète, c'est-à-dire, si tous les critiques +avaient la même politesse? Au reste, je paierai peut-être cher ces +aimables faveurs préliminaires; mais, dans ce cas-là, j'aurai mon tour; +et, tant bien que mal, je n'en ai pas moins écrit, dans mes instans de +loisir et après deux heures du matin, trois cent quatre-vingts vers +blancs sur la bataille de Bosworth. J'avais heureusement pu consulter le +livre de Hutton. Je ferai huit ou dix chants sur ce sujet, et je l'aurai +terminé à la fin de l'année; mais les circonstances décideront si je +ferai imprimer ou non ce poème. Voilà bien assez d'_égoïsme_: mes +lauriers m'ont tourné la cervelle; mais sans doute la caustique +assiduité des critiques à venir, me ramènera à des sentimens plus +modestes. + +«Southwell est une place maudite; j'en ai fini avec elle, du moins +suivant toutes les probabilités: à l'exception de vous, je ne porte pas +la moindre estime à une seule ame de son enceinte; vous étiez la seule +compagnie raisonnable, et franchement j'ai toujours eu pour vous plus de +considération que pour les grues dont je partageais souvent les +ridicules, par bonté d'ame. Vous vous êtes donné pour moi et pour mes +manuscrits plus de peine que ne l'eussent fait tous ces mannequins +réunis. Croyez-moi, je n'ai pas, dans le cercle de péchés où je vis en +ce moment, oublié votre excellent naturel, et un jour j'espère bien vous +prouver toute la reconnaissance que j'en conserve. Adieu. Tout à vous, +etc. + +«_P. S._ Rappelez-moi au docteur P...» + + + + +LETTRE XVII. + +À LA MÊME. + +Londres, 11 août 1807. + + +«Je pars lundi _pour les hautes terres_[80]; un de mes amis +m'accompagnera dans ma voiture jusqu'à Édimbourg; c'est là que nous +quitterons notre équipage pour prendre un _tamdem_ (sorte de cabriolet), +qui nous conduira au milieu des défilés de l'ouest jusqu'à Inverary. +Nous achèterons alors des échasses afin de pénétrer dans les endroits +défendus aux moyens de transport ordinaires. Quand nous serons sur les +côtes, nous entrerons dans un vaisseau pour visiter les lieux les plus +remarquables des îles Hebrides, et si le tems nous le permet, nous irons +jusqu'en Islande à trois cents milles seulement de l'extrémité +septentrionale de l'Écosse afin de saluer l'_Hécla_. Ne divulguez pas ce +dernier projet, ma tendre _maman_ imaginerait que nous voyageons pour +découvrir de nouvelles terres, et ferait entendre comme d'habitude un +maternel cri d'alarme. + + [Note 80: Ce plan, qu'il n'exécuta jamais, avait été résolu + avant son départ de Southwell; voici comme il en est parlé + dans une lettre de miss Pigot à son frère: «Comment + pouvez-vous demander si Lord Byron ira cet été dans les + _hautes terres_ (ou _Highlands_) d'Écosse? Ignorez-vous donc + qu'il n'a pas la même idée dix minutes de suite? Je lui dis + qu'il est aussi inconstant que les vents et aussi mobile que + les vagues.»] + +«J'ai nagé dans la Tamise la semaine dernière entre les deux ponts de +Westminster et de Blackfriars, ce qui fait, en y comprenant les +différent détours obligés, une distance de trois milles. Vous voyez que +je suis préparé complètement à un naufrage sur mer. + +«J'ai l'intention de réunir toutes les traditions Erses, les poèmes, +etc., etc., de les traduire ou du moins d'étendre assez le sujet pour +faire un volume qui paraîtra au printems prochain sous le titre de _la +Harpe montagnarde_ ou quelque autre titre aussi pittoresque. J'ai +terminé le premier livre de la bataille de Bosworth; un second est +commencé, ce sera l'affaire de trois ou quatre ans, et sans doute il ne +sera jamais fini. Que penseriez-vous de quelques stances sur le mont +Hecla? Du moins elles seraient écrites sous le _feu_. Comment va +l'immortel Bran? et ce phénix des bêtes canines, le superbe Boatswain? +Je viens d'acheter un boul-dogue de race, digne d'être le coadjuteur des +précédentes divinités; son nom est Smut. _Oh! zéphirs, portez-le sur vos +ailes embaumées_. Écrivez-moi avant mon départ, je vous en conjure par +la cinquième côte de votre grand-père. Ridge est content de la vente, et +cela me console du peu de succès du livre en province. La vogue a été +complète à Londres: il y a peu de jours que Carpantier, l'éditeur de +Moore, m'a dit qu'on avait vendu tout ce qu'on avait envoyé, et qu'on ne +pouvait satisfaire aux dernières demandes parce qu'on n'en avait plus. +Le duc d'York, la marquise de Headfort, la duchesse de Gordon, etc., se +sont trouvés au nombre des acheteurs, et l'opinion de Crosby est que la +circulation sera plus rapide encore dans l'hiver. L'été est une saison +nulle pour le commerce, tant il y a peu de monde à Londres, et cependant +ils sont extrêmement contens. Je passerai tout près de vous dans le +cours de mon voyage, mais je ne pourrai aller vous voir. Ne le dites pas +à Mrs. Byron, elle croit que je prends une autre route. Si donc vous +avez une lettre, mettez-la à la boutique de Ridge, où je m'arrêterai, ou +bien adressez-la, poste restante, à Newark, vers six ou huit heures du +soir. Si votre frère veut bien se trouver là, je serai diablement ravi +de le voir; il pourra repartir le soir même, ou bien souper avec nous, +et retourner le lendemain matin. Je loge aux Armes de Kingston. + +«Adieu. Tout à vous.» + +BYRON. + + + + +LETTRE XVIII. + +À LA MÊME. + +Collége de la Trinité, Cambridge, 25 octobre 1807. + + +MA CHÈRE ÉLISABETH, + +«Fatigué d'être resté au jeu ces deux derniers jours jusqu'à quatre +heures du matin[81], je prends la plume pour m'informer de la santé de +votre altesse et de toutes les autres connaissances féminines que j'ai +laissées dans votre métropole archiépiscopale. Je mérite, je le sais, de +grands reproches pour ma négligence; mais ne faisant que courir à cheval +de long en large dans la province depuis trois mois, comment aurais-je +pu remplir les devoirs d'une exacte correspondance? Enfin me voilà +retenu pour six semaines, et je vous écris aussi _maigre_ que jamais, +n'ayant pas depuis ma diminution regagné une once, et n'en étant que de +meilleure humeur; mais, quoi qu'il en soit, Southwell était un séjour +détestable. J'en suis dehors, grâce à Saint-Dominique. Depuis ce tems, +je m'en suis deux fois rapproché de huit milles, mais sans pouvoir me +décider à venir étouffer dans sa lourde atmosphère. Cambridge est de son +côté assez maudite; c'est un vil chaos de bruit et d'ivrognerie; le jeu, +le bourgogne, la chasse, les mathématiques et Newmarket, les orgies et +les courses de chevaux, voilà tout ce qu'on y fait et tout ce qu'on y +trouve; mais comparé à l'éternelle insipidité de Southwell, c'est un +vrai paradis. Est-il rien de plus misérable que de ne faire qu'accroître +tous les jours le nombre de ses amours, de ses ennemis et de ses vers? + + [Note 81: On trouvera ici, comme dans plusieurs autres + lettres de sa jeunesse, cette espèce d'ostentation + d'inconduite, travers assez commun à cet âge, alors + qu'aspirant à la virilité, nous nous imaginons qu'il peut y + avoir de la force à se précipiter dans le désordre. + Malheureusement cette ambition puérile de paraître plus + mauvais qu'il n'était, demeura invétérée dans l'esprit de + Lord Byron long-tems après qu'elle s'est évanouie chez les + autres; son esprit ne faisait même que s'en débarrasser + lorsqu'il termina ses jours.] + +Au mois de janvier prochain (mais cela est seulement entre nous, n'en +dites rien, je vous prie, car mon persécuteur maternel jetterait bien +vite sur mes projets sa tomahawk); je me mettrai en mer pour quatre ou +cinq mois avec mon cousin le capitaine Bettesworth, qui commande _la +Tartare_, la plus belle frégate de la marine. J'ai déjà vu bien des +scènes, je veux étudier celles de la mer. Tout porte à croire que nous +irons dans la Méditerranée ou aux Indes occidentales, ou bien enfin... +au diable, et s'il y a quelque possibilité de me faire présenter à ce +dernier, Bettesworth le fera; c'est un brave compagnon qui n'a encore +reçu que vingt-quatre blessures en différens lieux, et qui possède une +lettre du dernier lord Nelson, avouant que Bettesworth est le seul +officier de marine qui ait reçu plus de blessures que lui-même. + +«J'ai maintenant un nouvel et le plus bel ami du monde, c'est un ours +apprivoisé; quand je le montrai pour la première fois, on me demanda ce +que je prétendais en faire, et moi de répondre que c'était un nouveau +candidat au grade. Sherard vous expliquera ce mot, si vous avez de la +peine à le comprendre. Ma réponse ne fit pas fortune. Nous avons ici une +foule de réunions; ce soir, par exemple, je soupe avec un assortiment +complet d'écuyers, joueurs, boxeurs, auteurs, ecclésiastiques et poètes. +C'est, comme vous le voyez, un précieux mélange; mais ils s'accordent +bien ensemble, et pour moi je suis un composé de chacun d'eux, à +l'exception des écuyers. Hier, j'ai encore été démonté de cheval. + +«Remerciez, en mon nom, votre frère pour son traité. J'ai écrit deux +cent quatorze pages d'un roman, un poème de trois cent quatre-vingts +vers, que l'on publiera dans quelques semaines sans mon nom, et avec des +notes; cinq cent soixante vers de la bataille de Bosworth et deux cent +cinquante d'un autre poème, sans compter une demi-douzaine de pièces +fugitives. Le poème que l'on va publier est une satire[82]. À propos, +j'ai été porté dans les cieux par la Revue critique[83] et vivement +insulté dans une autre publication[84]. Le tout, me dit-on, est pour le +mieux pour la vente du livre; cela occupe l'attention, et empêche mon +livre d'être oublié; d'ailleurs, dans tous les tems, n'a-t-on pas +censuré les plus grands hommes? pourquoi les derniers seraient-ils plus +heureux? Je supporte donc mon sort en philosophe: il est bizarre que +deux critiques opposées aient paru le même jour; et que sur cinq pages +d'injures, mon censeur, à l'appui de son opinion, ne cite que _deux +vers_ de différens poèmes. Maintenant la vraie manière de _tuer un +homme_, est de citer de longs passages et de les faire paraître +absurdes, car une simple allégation n'est pas une preuve. D'un autre +côté, il y a sept pages d'éloges, et c'est plus que ma _modestie_ ne +peut en supporter à ce sujet. + +_P. S._ Écrivez, écrivez, écrivez!!! + + [Note 82: Ce poème, qu'il augmenta depuis, était _les Bardes + anglais et les Reviseurs écossais_. Il semblerait d'après + cela que l'idée de cette satire lui soit venue quelque tems + avant la publication de l'article de la _Revue d'Édimbourg_.] + + [Note 83: En septembre 1807. Cette _Revue_, en prononçant sur + la carrière future du jeune auteur, se montra meilleur + prophète que le grand oracle du nord. L'écrivain, en citant + l'élégie sur l'abbaye de Newsteadt, disait: «Nous ne pouvons + que saluer avec une sorte d'enthousiasme prophétique + l'espérance renfermée dans la stance suivante: + + «Heureusement ton soleil peut encore échauffer ton front de + ses rayons les plus brûlans, etc., etc.»] + + [Note 84: Dans le premier numéro d'un ouvrage mensuel, appelé + _le Satirique_, dans lequel furent insérées, par la suite, + quelques invectives contre sa personne.] + +Ce fut au commencement de l'année suivante que Lord Byron forma une +liaison avec M. Dallas, allié de sa famille par les femmes. Ce M. Dallas +est l'auteur de quelques romans qui jouirent d'une certaine réputation +lorsqu'ils parurent, et aussi d'une sorte de _Mémoires_ du noble poète, +publiés immédiatement après sa mort. Comme ils sont principalement +fondés sur sa correspondance originale, ce sont aussi les plus +authentiques et les plus dignes de foi qui aient encore été publiés. +Dans les lettres que Lord Byron adresse à ce _gentleman_, parmi un grand +nombre de détails curieux, sous le point de vue littéraire, nous en +trouvons de bien plus importans sous celui qui nous occupe en ce moment; +je veux dire quelques détails propres à faire connaître les opinions que +Lord Byron professait alors sur la morale et la religion, opinions qui +eurent une si grande influence sur sa réputation et sa conduite. + +Ce n'est que bien rarement que l'irréligion et le scepticisme trouvent +accès dans un jeune cœur. Cette disposition naturelle à se confier en +l'avenir, qui fait le charme de cette période de la vie, la rend +naturellement la saison de la foi et de l'espérance. Alors sont encore +fraîches dans l'esprit ces impressions d'une première éducation +religieuse, qui, dans les esprits même les plus prompts à mettre en +question la foi de leurs pères, ne cèdent que lentement aux +envahissemens du doute, et, en même tems, étendent le bienfait de leur +répression morale sur cette partie de la vie où l'on reconnaît qu'elle +est le plus nécessaire. Si, comme les incrédules le reconnaissent +eux-mêmes, l'absence du frein religieux dégage l'homme d'une +responsabilité qui lui serait utile dans tous les tems; il en est +surtout ainsi dans la jeunesse, l'âge des tentations, l'âge où les +passions sont déjà assez portées par elles-mêmes à se donner toute +latitude sans que l'irréligion vienne encore ajouter à leur licence. Il +est donc heureux que, par suite des raisons que nous venons d'indiquer, +le scepticisme et l'incrédulité ne pénètrent généralement dans les ames +qu'à une époque de la vie où le caractère, déjà formé, est moins +susceptible d'être détérioré par leur influence funeste. Quand +l'incrédulité est le résultat erroné de la pensée et du raisonnement, +elle aura quelque chose de la froideur des sources qui l'ont fait +naître; elle ne sera qu'un sujet de spéculation; elle n'aura que peu de +pouvoir à porter l'homme vers le mal, comme, à la même époque de la vie, +la foi la plus orthodoxe n'en a trop souvent que peu pour le conduire +vers le bien. + +Tandis que, de cette manière, les mœurs de l'incrédule lui-même sont +préservées des conséquences funestes que de telles doctrines eussent pu +entraîner à un âge plus tendre; par une raison analogue, le danger de la +communication de ces mêmes idées à d'autres, se trouve singulièrement +diminué. Cette même vanité, cette même audace qui ont dicté les opinions +du jeune sceptique, le conduiront aussi probablement à les révéler, à +les proclamer tout haut, sans s'occuper de l'effet que son exemple peut +avoir sur ceux qui l'entourent, ou de l'odieux qu'une telle confession +ne saurait manquer de jeter irréparablement sur lui-même; mais, dans un +âge plus avancé, on examine ces conséquences avec plus de réflexion. + +L'incrédule, s'il a quelque considération pour le bonheur des autres, y +regardera à deux fois, avant de chasser de leur cœur une espérance dont +lui-même sent si vivement l'absence et le prix. S'il n'a d'égards que +pour lui-même, il hésitera naturellement encore à promulguer des +doctrines que, dans aucun siècle, les hommes n'ont impunément +professées. Dans l'un ou l'autre cas, il y a donc grande probabilité +qu'il gardera le silence; car, en supposant que la philanthropie ne +l'éloignât pas du projet de convertir les autres, la prudence du moins +pourra l'empêcher de faire de lui-même un martyr. + +Malheureusement Lord Byron fut encore en ceci une exception à la règle +générale. Chez lui le ver rongeur se montra au matin de la jeunesse, au +moment où ses ravages devaient être le plus funestes. Au malheur réel +d'être incrédule à quelque âge que ce soit, il ajouta le malheur plus +rare d'être incrédule avant d'avoir quitté les bancs de l'école. Et la +précocité qui mit, de si bonne heure, en jeu ses passions et son génie, +le fit aussi parvenir, avant l'âge, au plus affreux des résultats de la +raison humaine. À cette époque de la vie, où un caractère comme le sien +avait surtout besoin du frein des croyances religieuses, ce frein lui +manquait déjà presque entièrement. + +Nous avons vu dans les deux prières à la Divinité que j'ai extraites de +ses poésies non publiées, et mieux encore dans le résumé de ses études, +à quel âge son esprit ardent avait déjà secoué le joug de tous les +systèmes et de toutes les sectes. Toutefois, dans ces prières +elles-mêmes, il y a une ferveur d'adoration, au milieu de l'éloignement +des croyances reçues, qui peut montrer tout ce qu'il y avait +naturellement de piété dans son cœur (et il y en a beaucoup dans le cœur +des vrais poètes). S'il avait eu alors pour guides et pour appuis des +hommes capables de nourrir et d'entretenir ces heureuses dispositions, +il eût évité cette licence, ce dévergondage d'opinions, auxquels il se +livra dans la suite. Son scepticisme, s'il n'eût pas été entièrement +détruit, eût pu se changer en un doute modeste, qui, loin d'être opposé +à l'esprit religieux, le préserve de l'orgueil et lui inspire la charité +pour les erreurs des autres. S'il n'avait pas lui-même pris sur les +matières religieuses des idées claires et solides, il eût du moins +appris à ne pas obscurcir et ébranler celles de ses semblables. Mais il +eut le malheur de n'avoir point près de lui un sage mentor. Après avoir +quitté Southwell, il ne restait près de lui ni parent ni ami, vers qui +il pût lever les yeux avec respect. Il fut jeté seul dans le monde, avec +ses passions et son orgueil, pour s'abandonner à l'affreuse découverte +qu'il croyait avoir faite de la non-existence d'une vie à venir, et aux +droits dès-lors absolus que le présent a sur nous. Par une autre +fatalité, celui de ses camarades de collége pour lequel il professa de +son vivant le plus d'admiration et d'attachement, et dont il déplora la +perte avec la tendresse d'un frère, Matthews se trouva aussi sceptique +que lui-même, si ce n'est davantage encore. Les parens de ce jeune +homme, dont la carrière, si elle n'eût été sitôt arrêtée par la mort, +paraissait, d'après les promesses de sa jeunesse, devoir être si +brillante, conçurent l'idée de publier ses Mémoires, et s'adressèrent, +en conséquence, à Byron et à ses autres amis, pour en obtenir des +matériaux. La lettre suivante, à laquelle cette demande donna lieu, +outre qu'elle renferme plusieurs anecdotes amusantes sur son ami, nous +donne des détails si intéressans sur sa vie domestique à cette époque, +que nous n'hésitons pas à interrompre l'ordre chronologique pour +l'insérer ici. + + + + +LETTRE XIX. + +À M. MURRAY. + +Ravenne, 12 novembre 1820. + + +«Ce que vous me dites de feu Charles Skinner Matthews, a réveillé tous +mes anciens souvenirs; mais il m'a été impossible d'approuver +l'intention qu'a son frère de donner une notice sur sa vie, quand bien +même les événemens qui la remplirent auraient eu assez d'importance pour +justifier la publication d'anecdotes d'un intérêt aussi restreint. +Néanmoins, c'était un homme bien extraordinaire, et qui aurait acquis +une grande illustration. Nul n'obtint jamais de plus brillans succès +dans tout ce qu'il voulut essayer. Il était trop indolent sans doute; +mais quand il lui arrivait de faire un effort, il dépassait aussitôt de +bien loin tous ses rivaux. Ses victoires se trouveront enregistrées à +Cambridge, particulièrement celle sur Downing, qui fut aisément +remportée, quoique vivement et chaudement contestée. Hobhouse était son +intime ami; il vous donnera plus de documens sur lui que personne. +William Bankes aussi le connaissait intimement; mais pour moi je me +rappelle moins ses grandes facultés académiques que ses bizarreries. +Nous nous sommes trouvés réunis à l'une des époques les moins riantes de +ma vie. Quand, en 1805, j'entrai au collége de la Trinité, âgé de +dix-sept ans et demi, j'étais malheureux et jusqu'à un certain point +insociable. Désolé de quitter Harrow, où j'avais fini par me plaire +pendant les deux années précédentes; désolé d'aller à Cambridge et non +pas à Oxford (parce qu'il ne se trouvait pas de place vacante à +Christ-Church); désolé de quelques contrariétés domestiques de différens +genres, j'étais en conséquence aussi indomptable qu'un loup dont on a +rompu la voie. Aussi, bien que je connusse Matthews, et que je le +rencontrasse souvent chez Bankes, mon aumônier, mon professeur et mon +patron, chez Rhodes, chez Milness, chez Price, chez Dick, chez +Macnamara, Farrell, Galley Knight, et autres connaissances du même tems, +cependant je n'étais intime ni avec lui ni avec qui que ce fût, excepté +mon ancien camarade d'école Edward Long, avec qui je passais les +journées à monter à cheval et à nager, et Williams Bankes, qui avait +assez de douceur dans le caractère pour tolérer mes férocités. + +Ce fut en 1807 seulement, quand, pour prendre mes _degrés_ je fus +retourné à Cambridge, que j'avais auparavant quitté pendant plus d'un +an, que je devins l'un des amis intimes de Matthews. Ce fut par +l'entremise de M. ***, qui, après m'avoir détesté pendant deux ans, +comme il le dit lui-même, parce que je portais un chapeau blanc, une +redingote grise, et que je montais un cheval gris, m'avait pris en +affection parce que je faisais des vers. J'avais déjà vécu assez +long-tems avec eux, et je m'étais assez souvent enivré dans leur +compagnie; mais tout-à-coup nous devînmes réellement amis un beau matin; +Matthews cependant ne résidait pas à cette époque au collége; je le +rencontrais principalement, et de tems en tems, à des époques +incertaines, à Cambridge. H... pendant ce tems-là, faisait de grandes +choses, et fondait le club des whigs de Cambridge, qu'il paraît avoir +oublié, et la _société amicale_, qui fut dissoute en conséquence des +querelles perpétuelles des membres qui la composaient. Il se rendait +très-populaire parmi nous autres jeunes gens et très-formidable à tous +les maîtres particuliers, à tous les professeurs et principaux de +colléges. Williams B... était parti; car tant qu'il avait été là, c'est +lui qui dirigeait toute l'université et qui était le protecteur-né de +tous les mauvais tours. + +«À force de nous rencontrer à Londres et ailleurs, Matthews et moi +devînmes grands amis; il n'était pas très-doux de caractère, ni moi non +plus; mais avec un peu de tact, il était encore maniable. Je le +regardais comme un homme si supérieur, que je ne demandais pas mieux que +de sacrifier quelque chose à ses humeurs, qui souvent m'amusaient tout +en me mettant en colère. On n'a jamais su ce que sont devenus ses +papiers à l'époque de sa mort, et certainement il en avait beaucoup. Je +le dis ici par forme de parenthèse, de peur de l'oublier; il écrivait +remarquablement bien en latin et en anglais. + +«Nous nous rendîmes ensemble à Newsteadt, où j'avais une fameuse cave, +et où je m'étais procuré de chez un costumier des habillemens de +_moines_. Nous étions sept ou huit de notre compagnie, sans compter un +ou deux voisins qui nous faisaient visite dans l'occasion. Nous restions +fort tard dans la nuit, habillés de nos robes de frères, buvant du +bourgogne, du bordeaux, du champagne, et que sais-je encore, dans une +coupe faite d'un crâne humain, et quelques autres verres de toute +espèce; faisant mille bouffonneries dans toute la maison, sans quitter +un instant notre attirail monacal. Matthews m'avait baptisé du nom +d'Abbé, et quand il était de bonne humeur, il ne m'en donna pas d'autre +jusqu'au moment de sa mort. L'harmonie de nos touchantes réunions fut au +bout de quelques jours tant soit peu interrompue, par la menace que fit +Matthews de jeter _l'intrépide_ V... (nous l'avions appelé ainsi parce +qu'il avait gagné deux courses, l'une à pied, d'Ipswich à Londres, +l'autre à cheval, de Brighthelmstone à Londres), de jeter, dis-je, +l'intrépide V... par la fenêtre, à la suite d'une soirée de +plaisanterie, qui se termina par cette _épigramme_. V... vint à moi, et +me dit que le respect et la considération qu'il me devait, comme maître +de la maison, ne lui permettaient pas d'appeler en duel aucun de mes +hôtes, mais que le lendemain matin il se retirerait. Ce fut en vain que +je lui représentai que la fenêtre n'était pas très-élevée et que le +gazon au-dessous était d'une douceur toute particulière: il s'en alla. + +«Matthews et moi, nous avions fait le voyage de Cambridge à Londres, +parlant, pendant toute la route, sur le même sujet. Quand nous fûmes +arrivés à Longhborough, je ne sais quel hasard nous en fit écarter un +moment; Matthews s'en indigna; non, dit-il, ne quittons pas notre +conversation, finissons comme nous avons commencé; continuons jusqu'au +bout du voyage, et il se mit en effet à continuer, trouvant le moyen +d'être toujours amusant jusqu'au bout. Il avait auparavant, durant mon +absence de Cambridge, occupé mes appartemens dans le collége de la +Trinité. En l'y installant, mon répétiteur Jones lui avait dit, avec son +ton ridicule ordinaire: «M. Matthews, je vous recommande sérieusement de +prendre garde d'endommager aucun des meubles, car Lord Byron, monsieur, +est un jeune homme de passions tumultueuses.» Matthews fut ravi de cette +allocution; et, qui que ce fût qui vînt le visiter, il ne manquait pas +de leur recommander de ne toucher la porte elle-même qu'avec une grande +précaution, et alors il leur répétait l'exhortation de Jones dans les +mêmes termes et absolument du même ton; il y avait une grande glace dans +une chambre, ce qui lui suggéra cette remarque, qu'il avait cru d'abord +que ses amis devenaient singulièrement assidus à venir _le voir_; mais +qu'il avait bientôt découvert qu'ils ne venaient que pour se voir +eux-mêmes. La phrase de Jones de _passions tumultueuses_ et l'ensemble +de la scène l'avaient mis de si bonne humeur, que je crois en vérité que +c'est à cette circonstance que j'ai dû une partie de ses bonnes grâces. + +«Quand nous étions à Newstead, il arriva qu'un jour, avant dîner, +quelqu'un lui salit, par mégarde, un de ses bas de soie blancs, et +naturellement voulut lui en faire des excuses. Monsieur, répondit +Matthews, il peut vous paraître fort agréable, à vous qui avez une +grande quantité de bas de soie, de salir ceux d'autrui; mais pour moi +qui n'ai que cette seule et unique paire, que j'ai mise pour faire +honneur à l'Abbé ici présent, rien ne peut excuser le tort que me fait +votre manque d'attention, sans parler des frais de blanchissage. Il +avait presqu'en toute occasion le même ton de plaisanterie sardonique. +Une espèce de sauvage Irlandais, nommé F**, commençant à dire quelque +chose à un grand souper, à Cambridge, Matthews se mit à crier d'une voix +de tonnerre: Silence! et alors montrant F** du doigt, il ajouta ces +paroles d'oracle: _L'ourson est doué de raison_. On peut aisément +supposer qu'en entendant ce compliment, le pauvre _ourson_ perdit le peu +de raison qui pouvait lui être échu en partage. Quand H... publia son +premier volume de poésies, intitulé _Mélanges_, tout ce qu'il put en +tirer, c'est que la préface était absolument dans la manière de Walsh. +H... crut d'abord que c'était un compliment, mais nous ne sûmes jamais à +quoi nous en tenir là-dessus, car tout ce que l'on connaît de Walsh, +c'est son ode au roi Williams, et l'épithète que lui donne Pope, le +savant Walsh. Quand notre troupe quitta Newstead pour Londres, H... et +Matthews qui étaient à cette époque les meilleurs amis du monde, +convinrent de faire ensemble la route à pied. Ils se querellèrent à +moitié route, et achevèrent ainsi leur voyage, passant et repassant l'un +devant l'autre sans se dire un seul mot. Quand Matthews arriva à +Highgate, il avait dépensé tout son argent, excepté trois pences et demi +(7 sous) qu'il résolut d'employer aussi à une pinte de bière; il la +buvait à la porte d'une taverne, quand H... passa devant lui pour la +dernière fois, toujours sans lui parler. Ils se réconcilièrent depuis à +Londres. + +«L'escrime était une des passions de Matthews, il était aussi très-fort +au pugilat, mais il avait généralement le dessous dans les combats +sérieux et au poing nu; quant à la natation, il nageait bien, mais avec +efforts et travail, et se tenant le corps trop hors de l'eau; en sorte +que Scrope, Davies et moi-même, qui étions en quelque sorte ses rivaux, +nous lui disions souvent qu'il se noierait s'il rencontrait jamais +quelque endroit difficile. Il se noya en effet; mais, à coup sûr, Scrope +et moi eussions bien désiré que le doyen eût vécu, et que notre +prédiction se fût trouvée mensongère. + +«Sa tête était extraordinairement belle, et ressemblait beaucoup à celle +de Pope dans sa jeunesse. + +«Son frère Henry, si Henry est bien le nom de celui de _King's college_, +rappelle fortement sa voix, ses traits et sa manière de rire. Sa passion +pour boxer était si grande, qu'il voulait absolument que je le misse aux +prises avec Dogherty, pour lequel j'avais parié contre Tom Belcher, et +je les vis s'essayer ensemble dans ma chambre avec les gants. Comme il +paraissait y tenir opiniâtrement, j'aurais parié, pour lui plaire, en +faveur de Dogherty; mais le combat n'eut pas lieu. Bien entendu que +c'eût été un combat particulier dans une chambre particulière. + +«Un certain jour que le tems ne lui permettait pas de retourner +s'habiller chez lui, un ami, M. Basley, je crois, l'équipa d'une chemise +et d'une cravate extrêmement à la mode, mais tant soit peu exagérée. Il +se rendit à l'opéra, et prit place dans _Top's Alley_. Pendant +l'entr'acte, entre l'opéra et les ballets, une de ses connaissances vint +s'asseoir près de lui, et le salua. «Faites le tour, dit Matthews, +faites le tour. Pourquoi ferais-je le tour? dit l'autre, vous n'avez +qu'à tourner la tête, je suis tout près de vous. C'est précisément ce +que je ne peux pas faire, répondit Matthews; ne voyez-vous pas l'état +dans lequel je suis?» montrant du doigt son col de chemise savamment +empesé, et son inflexible cravate. Et il se tint là pendant tout le +spectacle, sa tête conservant toujours la même position perpendiculaire. + +«Un soir après avoir dîné ensemble, comme nous allions à l'opéra, je me +trouvai avoir un billet disponible, comme souscripteur à une loge, et +j'en fis présent à Matthews. «Voilà, dit-il quelque tems après à +Hobhouse, un procédé _courtois_ de la part de l'Abbé: un autre ne se +serait jamais avisé de penser que je pouvais faire meilleur emploi d'une +demi-guinée que de la jeter à un portier de spectacle; mais lui, +non-seulement il m'invite à dîner, mais il me donne encore un billet +d'opéra.» Ce n'était qu'une de ses singularités, car nul n'était plus +libéral, plus grand que lui dans toutes ses manières. Il nous donna, à +Hobhouse et moi, avant notre départ pour Constantinople, un festin +magnifique, auquel nous fîmes amplement honneur. Une de ses idées était +d'aller dîner dans toutes sortes de lieux étranges. Quelqu'un le +découvrit un jour dans je ne sais quelle obscure taverne du Strand; et +que croyez-vous qui l'y attirait? c'est qu'il payait, je crois, un +shilling pour dîner le _chapeau sur la tête_. Il appelait cela sa +_maison à chapeau_, et de vanter les avantages qu'il avait à prendre ses +repas la tête couverte. + +«Quand sir Henri Smith fut chassé de Cambridge, à la suite d'une rixe +avec un marchand nommé _Hiron_, Matthews s'en consola en allant chaque +soir crier sous la fenêtre de celui-ci: «Hélas! à quel péril s'expose +l'homme qui se joue avec _hat Hiron_[85]!» Il était aussi de cette bande +de libertins irréligieux qui se faisaient un plaisir d'aller troubler le +sommeil de Lort Mansel (dernièrement évêque de Bristol), qui alors +habitait le collége de la Trinité. Quand celui-ci paraissait à sa +fenêtre, écumant de colère et s'écriant: «Je vous connais, messieurs, je +vous connais,» ils avaient coutume de lui répondre: «Nous t'en +conjurons, oh _Lort_! écoute-nous, bon Lort, délivre-nous[86]!» (Lort +était son nom de baptême.) Comme il était très-libre dans ses manières +d'envisager toutes sortes de sujets, quoiqu'il ne fût ni dissolu ni +déréglé dans sa conduite, et que je n'avais pas moins d'indépendance +dans les idées, notre conversation et notre correspondance alarmaient +quelquefois vivement Hobhouse...» + + [Note 85: Il est impossible de traduire en français le jeu de + mots qui se trouve ici dans le texte: _hat Hiron_ signifiant + le _bouillant Hiron_, et _hat iron_ signifiant _un fer + chaud_.] + + [Note 86: Ces paroles sont extraites textuellement de la + liturgie anglicane, et présentent encore un jeu de mots: + _Lord, délivrez-nous; libera nos, Domine._] + +Comme déjà avant sa liaison avec M. Matthews, Lord Byron avait commencé +à s'enfoncer dans l'abîme du scepticisme, il serait injuste d'attribuer +au premier dans les opinions de son ami plus de part qu'il n'a dû en +résulter de l'influence naturelle de l'exemple et de la sympathie; +influence qui, éprouvée également des deux côtés, rendait en grande +partie réciproque la contagion de leurs doctrines. Outre cette +communauté de sentimens sur de tels sujets, ils étaient tous deux +tourmentés par le goût dangereux de la satire. Les hommes les plus pieux +même ne peuvent pas toujours résister à cette disposition d'esprit qui +nous entraîne presque malgré nous à déverser du ridicule sur tout ce +qu'il y a de plus saint et de plus grave. Il n'est donc pas étonnant que +dans une telle société, les opinions du noble poète aient pris avec plus +de rapidité une direction vers laquelle elles tendaient naturellement; +et quoique l'on ne puisse pas dire qu'il ait eu alors des doctrines bien +arrêtées, puisque ni à cette époque ni à aucune autre de sa vie il ne se +montra incrédule décidé, il apprit sans doute à sentir moins fortement +l'horreur du scepticisme, et à y mêler de la légèreté et de +l'amour-propre. Dès le commencement de sa correspondance avec M. Dallas, +nous le voyons proclamer ses sentimens sur tous les sujets de cette +nature, avec une légèreté et un aplomb bien différens du ton avec lequel +il présentait autrefois ses doutes. Cela même forme un contraste +frappant avec cette tristesse fiévreuse d'un cœur désolé de perdre ses +illusions, qui respire dans chaque vers des prières qu'il avait tracées +moins d'un an auparavant. + +Il ne faut pas cependant oublier ici sa propension à exagérer tout ce +qu'il pouvait y avoir de mauvais en lui. Dans sa première lettre à M. +Dallas, nous voyons un exemple de cette étrange ambition, complètement +opposée à l'hypocrisie, qui le porta à rechercher plutôt qu'à éviter la +réputation de libertin, et à présenter sans cesse sous le jour le plus +défavorable son caractère et sa conduite. Son nouveau correspondant lui +faisant compliment sur les sentimens de morale et de charité qui +respiraient dans l'un de ses poèmes, avait ajouté que cela lui avait +rappelé les ouvrages d'un autre noble auteur, qui était non-seulement +grand poète, grand orateur et grand historien, mais encore l'un des plus +profonds raisonneurs qui aient établi la vérité de cette religion, dont +le pardon des offenses est l'un des premiers principes; (le grand et le +bon lord Littleton, dont la réputation ne périra jamais.) Son fils, +ajoutait M. Dallas, auquel il avait transmis son génie, mais non ses +vertus, a brillé un moment pour disparaître bientôt comme un météore +passager, et avec lui son titre s'est éteint. C'est à cette lettre que +Lord Byron fit la réponse suivante: + + + + +LETTRE XX. + +À M. DALLAS. + +Hôtel Dorant, Albemarle-street, 20 janvier 1808. + + +MONSIEUR, + +«Votre lettre ne m'est parvenue que ce matin, probablement parce qu'elle +m'était adressée à Nottingham, où je n'ai pas résidé depuis le mois de +juin dernier; comme elle est datée du 6 courant, je vous prie d'excuser +le retard de ma réponse. + +«Si, comme vous dites, le petit volume dont vous parlez a fait quelque +plaisir à l'auteur de _Perceval_ et d'_Aubrey_, je suis plus que +récompensé par cet éloge. Quoique nos censeurs périodiques se soient +montrés d'une indulgence peu commune, je confesse que l'approbation d'un +homme d'un génie aussi reconnu est encore bien plus flatteuse pour moi; +mais je perdrais, je le crains, tous droits au titre d'homme candide, si +je ne refusais pas des éloges que je ne mérite point. Je suis fâché +d'ajouter que ce serait ici le cas. + +«Mes ouvrages doivent parler pour eux-mêmes; ils doivent se soutenir ou +tomber suivant leur mérite ou leur démérite; et sous le rapport +littéraire je suis fier de l'opinion favorable que vous voulez bien m'en +exprimer. Mais j'ai malheureusement si peu de prétentions au titre +d'homme vertueux, que je ne puis accepter les complimens que vous me +faites à cet égard, bien que je m'estimasse heureux de les mériter. Un +passage de votre lettre m'a singulièrement frappé: vous y parlez des +deux lords Littleton comme chacun d'eux le mérite respectivement; vous +serez surpris d'apprendre que la personne qui vous écrit en ce moment, a +été souvent comparée au second. Je n'ignore pas que par cet aveu, je me +perds moi-même dans votre estime; mais c'est une circonstance que votre +observation rend si remarquable, que je ne puis m'empêcher de rapporter +ce fait. Les événemens de ma courte vie ont été d'une nature si +singulière, que bien que cet orgueil que l'on appelle ordinairement +honneur, m'ait toujours empêché, et doive, je l'espère, m'empêcher +toujours de disgracier mon nom par aucune action lâche ou vile, j'ai +déjà été considéré comme un adepte du libertinage et un disciple de +l'incrédulité. Jusqu'à quel point la justice peut-elle avoir dicté cette +accusation? je ne prétends pas l'examiner ici, mais je dirai que comme +le _gentleman_[87] auquel mes religieux amis, dans la ferveur de leur +charité, m'ont déjà dévoué, on me fait plus mauvais que je ne suis en +effet. Quoi qu'il en soit, pour me laisser là moi-même, le plus mauvais +sujet que je puisse traiter, et pour en revenir à mes poésies, je ne +puis assez vous exprimer mes remercîmens, et j'espère avoir quelque jour +l'occasion de vous en présenter personnellement l'hommage. Une seconde +édition est maintenant sous presse avec quelques additions et des +retranchemens considérables; vous me permettrez de vous en offrir un +exemplaire. Le _Critical_, le _Monthly_ et l'_Anti-Jacobin Review_ ont +été très-indulgens, mais l'_Eclectic_ a prononcé une furieuse +philippique, non contre le livre, mais contre l'auteur, où vous +trouverez tout ce que je viens de vous dire avancé par un ecclésiastique +qui a écrit cet article. + + [Note 87: _Le Diable_.] + +«Je connaissais depuis long-tems votre nom et vos rapports avec notre +famille; j'espère faire bientôt une connaissance personnelle avec vous: +vous trouverez en moi un excellent composé d'un _Brainless_ et d'un +_Stanhope_[88]. Je crains que vous ne puissiez déchiffrer cette lettre, +car ma main est presque aussi mauvaise que ma réputation; mais je vais +signer, aussi lisiblement qu'il me sera possible, Votre obligé et +obéissant serviteur,» + +BYRON. + + [Note 88: Personnages du roman intitulé: _Percival_ + (_Perceval_). + (_Note de Moore_.)] + +Il y a ici évidemment une sorte d'orgueil de la part de Byron à +s'assimiler au débauché lord Littleton. De peur que ce qu'on connaissait +d'irrégulier dans sa vie ne suffit pas pour justifier cette prétention, +il fait, avec un air de mystère, suivant sa coutume, allusion à des +événemens inconnus qui pourraient lui donner droit à ce paralèle[89]. M. +Dallas qui, à ce qu'il paraît, ne s'attendait pas à voir recevoir ainsi +ses complimens, se tira de ce mauvais pas en renvoyant à la _candeur_ du +jeune Lord les éloges dont celui-ci s'était montré si peu reconnaissant +quand ils étaient adressés à ses mœurs, et ajoutait que, d'après +l'intention exprimée par Lord Byron dans sa préface, d'abandonner le +culte des muses pour suivre une autre carrière, il le croyait en ce +moment occupé aux études qui forment le sénateur et l'homme d'état; +qu'il se l'était représenté comme membre de quelque université, +s'exerçant à l'art de penser et de parler, et amassant un trésor de +connaissances en histoire et en droit. C'est dans la réponse à cette +lettre que se trouve l'exposition des opinions du noble poète à laquelle +j'ai fait allusion plus haut. + + [Note 89: Cet appel à l'imagination de son correspondant ne + fut pas tout-à-fait sans effet: «Je pensai, dit M. Dallas, + que ces lettres, _quoique évidemment fondées sur quelques + circonstances de sa vie antérieure_, étaient plutôt un jeu + d'esprit qu'un portrait ressemblant. + (_Note de Moore_.)] + + + + +LETTRE XXI. + +À M. DALLAS. + +Hôtel Dorant, 21 janvier 1808. + + +MONSIEUR, + +«Dans quelque tems que vos loisirs et votre disposition d'esprit vous +permettent de me favoriser d'une visite, je serai sensiblement flatté de +faire une connaissance personnelle avec quelqu'un dont l'esprit m'était +déjà connu depuis long-tems par ses ouvrages. + +«Votre conjecture est fondée en ce sens que je suis membre de +l'université de Cambridge, où je vais à la fin de ce quartier prendre le +grade de _Master artium_[90]; mais si le raisonnement, l'éloquence, la +vertu étaient l'objet que je poursuis, _Granta_[91] n'est point leur +métropole; le pays où elle est située n'est point un Eldorado, bien +moins encore une Eutopie. L'intelligence de ses enfans est aussi +stagnante que les eaux de sa _Cam_[92]; ils ont en vue dans leurs +travaux non l'église du Christ, mais l'église la plus prochaine qui leur +donnerait un bénéfice. + + [Note 90: _Maître-ès-arts_ (A. M.), second grade dans les + universités anglaises, correspondant exactement à celui de + licencié. + + Une université anglaise se compose d'étudians non gradués + (_under graduates_), de bacheliers, de maîtres-ès-arts et de + docteurs. Ces grades ne correspondent pas absolument aux + nôtres, en ce sens qu'il n'y a de bachelier que _ès-lettres_ + (_artium bachelors_, A. B.), bien que pour obtenir ce titre, + il faille subir des examens sur les sciences et la théologie. + + La licence et le doctorat s'obtiennent par un certain nombre + d'années de résidence et le paiement de certains droits qui + varient suivant que l'impétrant est noble ou roturier. Il n'y + a également que des licenciés-ès-lettres (_artium masters_). + + Quant au doctorat, au contraire, il n'y a point de + docteurs-ès-lettres, mais seulement des docteurs en théologie + (_doctores divinitatis_, D. D.), et des docteurs en droit + (_doctores legis_, D. L.). Bien que l'on appelle les médecins + du nom de docteur, il n'y a point de grades en médecine, non + plus que dans les sciences, et leurs diplômes sont plutôt des + permissions d'exercer que des titres universitaires. + (_N. du Tr._)] + + [Note 91: Nom poétique de l'université de Cambridge.] + + [Note 92: Rivière qui passe à Cambridge et lui donne son + nom.] + +«Quant à mes connaissances, je puis dire sans hyperbole qu'elles sont +passablement étendues en histoire; peu de nations existent ou ont existé +dont je ne connaisse plus ou moins les annales, depuis Hérodote jusqu'à +Gibbon. Quant aux auteurs grecs et latins, je les connais autant que la +plupart des écoliers qui leur ont consacré treize années d'études. Quant +aux lois du pays, je les connais juste assez pour ne pas _enfreindre les +statuts_, pour me servir de l'expression des braconniers. J'avais étudié +l'_Esprit des lois_ et _le Droit des gens_; mais quand je vis celui-ci +violé chaque mois, je cessai de m'en occuper comme d'une connaissance +sans utilité. Quant à la géographie, j'ai vu plus de pays sur la carte, +que je ne désirerais en traverser à pied. J'ai vu assez de mathématiques +pour me donner mal à la tête sans éclaircir mes idées. De philosophie, +d'astronomie et de métaphysique, j'en ai appris plus que je n'en +comprends[93]; pour du sens commun, j'en ai acquis si peu que je me +propose de fonder un prix _byronnien_ dans chacune de nos universités +pour le premier qui en découvrira quelques traits en moi; quoique l'on +craigne bien que la découverte de la quadrature du cercle ne doive +précéder celle-là. + + [Note 93: Byron paraît se rappeler ici la manière spirituelle + dont Voltaire nous peint l'érudition de Zadig: «Il savait de + la métaphysique ce que l'on en a su dans tous les âges... + c'est-à-dire fort peu de chose, etc.»] + +«Je me suis cru autrefois philosophe. Je débitais avec beaucoup de +décorum bon nombre d'absurdités, défiant la douleur et prêchant +l'égalité d'humeur. Pendant quelque tems cela réussit fort bien, car +personne ne souffrait pour moi que mes amis, et ne perdait patience que +mes auditeurs; à la fin une chute de cheval me convainquit que la +douleur physique était un mal, et cet argument, le pire de tous, changea +à la fois mon système et mon humeur; en sorte que je quittai Zenon pour +Aristippe, et m'imaginai que c'est le plaisir qui constitue réellement +le καλον[94]. En morale, je préfère Confucius aux dix +commandemens, et Socrate à Saint-Paul, quoique les deux derniers +s'accordent dans leur opinion du mariage. En religion, je suis pour +l'émancipation catholique, mais je ne reconnais pas le pape, et j'ai +refusé de recevoir le sacrement parce que je ne comprends pas comment +manger du pain et boire du vin de la main du vicaire terrestre peut +faire de moi l'héritier du royaume des cieux. Je regarde la vertu en +général, et chaque vertu en particulier, comme une disposition de l'ame; +chacune d'elles me semble une manière de sentir et non un principe[95]. +Je crois que la vérité est le premier attribut de la divinité, et que la +mort est un sommeil éternel, au moins pour le corps. Vous avez là un +résumé des sentimens de ce _libertin_ de George Lord Byron, et, jusqu'à +ce que je me pourvoie d'un nouvel habit, vous voyez que je suis +passablement mal vêtu. + + [Note 94: Το καλον, le beau.] + + [Note 95: C'est là la doctrine de Hume, qui résout toute + vertu en un sentiment. Voyez son ouvrage intitulé: + _Recherches sur les principes moraux_ (_Enquiry concerning + the principles of morals_).] + +«Je suis, etc.» + +Quoique telle fût sans doute à cette époque la tournure générale de ses +opinions, il faut se rappeler, avant d'ajouter trop d'importance à cette +profession de ses sentimens, d'abord qu'il ne résista jamais à la +tentation de montrer son esprit aux dépens de sa réputation, ensuite +qu'il écrivait ici à une personne bien intentionnée, sans doute, mais en +même tems à l'un de ces officieux, de ces donneurs d'avis, toujours +contens d'eux-mêmes, que Byron s'est fait dans tous les tems un plaisir +d'étonner et de mystifier. Les tours qu'il joua étant enfant au +charlatan du Nottinghamshire, Lavender, n'étaient que les premiers d'une +longue série de mystifications qu'il fit toute sa vie aux nombreux +charlatans que sa célébrité et son humeur sociable attiraient autour de +lui. + +Les termes dans lesquels il parle de l'université, dans cette lettre, +sont parfaitement d'accord avec plusieurs passages des _Heures +d'oisiveté_ et de sa première satire. On voit que s'il se rappelait +Harrow avec plus d'affection que de respect peut-être, Cambridge n'avait +pu lui inspirer ni l'un ni l'autre de ces deux sentimens. Ce dégoût +qu'il avait conservé pour sa _mère nourrice_, il le partageait en commun +avec la plupart des noms les plus illustres de la littérature anglaise. +«Si grande était la haine de Milton pour Cambridge, dit Warton, qu'il +avait même conçu un dégoût pour l'aspect du pays et pour les campagnes +d'alentour.» Voici comme le poète Gray parle de la même université: +«Certainement c'est de cette ville, aujourd'hui Cambridge, mais +autrefois connue sous le nom de Babylone, que le prophète parle, quand +il dit: Les animaux sauvages du désert y habiteront, leurs demeures +seront pleines de tristes créatures, les hiboux y bâtiront nids et les +satyres y danseront.» Gibbon nous a transmis le souvenir amer qu'il +conservait de l'université d'Oxford, et le froid mépris avec lequel +Locke se vengea de l'hypocrisie qui régnait dans cet asile de la +science, est encore plus remarquable[96]. + + [Note 96: Voyez sa lettre à Anthony Collins, 1703-4, où il + parle de ces fortes têtes qui jetaient feu et flamme contre + son livre, parce qu'il était de nature à nuire à l'industrie + locale, qu'à cette époque on appelait la _tonte de cochon_.] + +On peut penser que les souvenirs pénibles que quelques poètes ont +conservés de leur vie de collége ont leur origine dans cette antipathie +pour les entraves de la discipline, antipathie que l'on observe assez +souvent comme un des traits caractéristiques de génie: c'est comme une +sorte d'instinct ou de préservatif, s'il est vrai (comme quelques-uns +l'ont dit) qu'une éducation classique nuise à la fraîcheur et à +l'élasticité de l'imagination. Un écrivain, membre du clergé, et par +conséquent peu suspect de vouloir déprécier les études académiques, +non-seulement pose cette question: «Les formes ordinaires de notre +système d'éducation ne sont-elles pas plus nuisibles qu'utiles aux vrais +poètes?» mais encore il paraît fortement pencher pour une solution +affirmative. Pour exemple à l'appui de son opinion, il choisit le +classique Addisson qui, dans quelques essais originaux d'un genre sévère +ou allégorique, paraît n'avoir pas été dépourvu des talens qui révèlent +un esprit supérieur, talens qui furent tellement comprimés et énervés +par son étude constante et superstitieuse des classiques anciens, que +dans le fait il est demeuré un poète très-ordinaire. + +C'est sans doute sous l'impression de l'influence maligne de +l'atmosphère scholastique sur le génie, que Milton, en parlant de +Cambridge, s'écrie: «C'est un lieu où les disciples de Phébus ne +sauraient vivre,» et que Lord Byron, répétant en vers une pensée déjà +exprimée dans la lettre à M. Dallas, que nous venons de citer, dit: «Son +Hélicon est plus pesant et plus fangeux encore que sa rivière de Cam.» + +Dryden, qui, comme Milton, avait reçu quelque châtiment déshonorant[97] +à Cambridge, paraît avoir conservé peu de respect pour son _alma mater_; +et les vers dans lesquels il loue l'université d'Oxford aux dépens de la +sienne[98], lui ont été probablement dictés moins par une admiration +véritable de l'une que par le désir de dénigrer l'autre. + + [Note 97: Milton a reçu le fouet à l'université de Cambridge; + c'est, dit-on, le dernier qui ait été soumis à cette punition + dégoûtante, qui, bien que tombée en désuétude, n'en fait pas + moins partie des moyens de répression indiqués dans les + réglemens. + (_N. du. Tr._)] + + [Note 98: Voyez _prologue à l'université d'Oxford_.] + +Ce n'est pas seulement le génie qui se rebelle contre la discipline des +écoles; le goût, naturellement moins impérieux, et dont l'objet avoué +est de cultiver les études classiques, se montre quelquefois rétif au +gouvernement pédantesque qu'on veut lui imposer. Ce ne fut qu'après +avoir été déchargé de l'obligation de lire Virgile comme une tâche, que +Gray se sentit capable d'apprécier et de goûter les beautés de ce poète. +Byron, jusques à la fin, s'efforça de vaincre un préjugé de la même +nature contre Horace, dont le nom s'associait toujours dans son esprit +au souvenir des ennuis de l'école. + +Quoique le tems ait accoutumé mon esprit à méditer sur ce que j'avais +appris alors, telle est la force du préjugé né de l'impatience qu'ils +m'ont fait éprouver dans mes premiers ans, que, perdant pour moi +l'attrait de la nouveauté, les auteurs dont j'aurais peut-être cherché +la lecture avec avidité, si j'avais été libre dans mes choix, +m'inspirent toujours une sorte de dégoût, et que ce que je détestais +alors je l'abhorre encore aujourd'hui. Adieu donc, Horace, que je +détestais tant, c'est ma faute et non la tienne. C'est un grand malheur +d'entendre les mots dont tu t'es servi pour exprimer tes idées +poétiques, sans être en âge d'apprécier ces mêmes idées, et de +comprendre tes vers, trop tôt pour pouvoir jamais les aimer. (_Childe +Harold_, chant IV.) + +Aux grands poètes qui nous ont laissé un témoignage de leur +désapprobation du système anglais d'éducation il faut ajouter les noms +distingués de Cowley, Addisson et Cowper. Tandis que parmi les exemples +qui, comme ceux de Milton et de Dryden, démontrent l'espèce de raison +inverse qui peut exister entre les _honneurs_ du collége et le génie, il +ne faut pas oublier ceux de Swift, Goldsmith et Churchill, qui ne furent +jugés que de médiocres écoliers dans les universités dont ils honorent +aujourd'hui les annales. À la suite de cette longue série de poètes qui +ont quitté les universités, entachés d'une note déshonorante et pleins +de sentimens haineux contre elles, nous ajoutons des noms tels que ceux +de Shakspeare, de Pope, de Gay, de Thomson, de Burns, Chatterton, etc., +qui tous ont atteint leur degré de gloire respective sans avoir passé +par aucun collége. Nous verrons que le plus grand nombre de nos poètes +n'a rien dû à cette influence puissante que les universités sont censées +exercer sur le développement du génie, dans les pays qui en sont +pourvus. + +Les lettres suivantes, écrites à cette époque, contiennent quelques +particularités qui peut-être ne seront pas sans intérêt pour le lecteur. + + + + +LETTRE XXII. + +À M. HENRY DRURY. + +Hôtel Dorant, 13 janvier 1808. + + +MON CHER MONSIEUR, + +«La stupidité de mes domestiques ou du portier, en ne vous disant pas de +monter dans mon appartement, où je vous aurais rejoint à l'instant, m'a +privé du plaisir de vous voir hier matin. J'espérais vous rencontrer le +soir dans quelque lieu public, mon étoile ne l'a pas permis; c'est ainsi +qu'elle me refuse les faveurs, et généralement les faveurs qui me +seraient le plus agréables. Vous eussiez été, je crois, fort étonné en +me revoyant; j'ai perdu 50 liv. depuis notre dernière entrevue; je +pesais alors 181 liv., je n'en pèse plus maintenant que 130. Je me suis +débarrassé de mon _superflu_, au moyen de l'exercice violent et de +l'abstinence........................................................... +....................................................................... + +«Si vos occupations à Harrow vous permettaient de venir en ville d'ici +au premier février, je m'estimerais heureux de vous recevoir dans +Albemarle-street. Si je ne puis pas avoir cet avantage, je tâcherai +d'aller vous voir une après-midi à Harrow, tout en tremblant que votre +cave ne contribue pas beaucoup à ma guérison. Quant à mon digne +précepteur, le docteur Butler, notre rencontre chez vous n'empêcherait +pas ces _petites douceurs_ que nous étions dans l'habitude de nous +prodiguer mutuellement. Nous ne nous sommes parlé qu'une fois depuis mon +départ de Harrow, 1805, et dans cette occasion il dit poliment à +Tatersall que je n'étais pas un compagnon convenable pour ses élèves. +C'était avant ma première _échauffourée_ poétique; et, en bonne prose, +si j'avais été plus vieux de quelques années, j'aurais gardé le silence +sur ses perfections; mais j'étais couché sur le dos quand j'écrivis ou +plutôt quand je dictai ces folies d'écolier. Je ne m'attendais pas à en +revenir jamais; mon médecin avait reçu les honoraires de seizième +visite, et moi j'en étais à sa seizième ordonnance; je ne pouvais +quitter la terre sans laisser à Butler un souvenir de constant +attachement, en retour de tous ses bons offices. J'avais intention de +descendre à Harrow en juillet; mais pensant que ma visite, immédiatement +après la publication, pourrait être interprétée comme une insulte, je +dirigeai mes pas ailleurs; j'avais, de plus, appris que plusieurs des +élèves s'étaient procuré mon opuscule, et cela, bien certainement, +contre mes intentions; car je n'en ai pas donné une seule copie avant le +mois d'octobre, époque à laquelle, cédant à des instances réitérées, je +ne pus en refuser une à un jeune homme qui depuis a quitté l'école. Vous +me pardonnerez de vous entretenir si longuement sur ce sujet; vous +l'aviez abordé, dès-lors une explication devient nécessaire. Je +n'essaierai point de me justifier, _hic murus aheneus esto, nil conscire +sibi_, etc., comme lord Baltimor lors de son jugement pour un rapt. Je +suis demeuré assez long-tems au collége de la Trinité pour avoir oublié +la fin du vers; mais si je ne finis pas ma citation, je finirai du moins +ma lettre, en vous priant de me croire, avec autant d'affection que de +reconnaissance, votre, etc. + +«_P. S._ Je n'abuserai pas de vos loisirs en sollicitant la faveur d'une +réponse, de peur que vous ne disiez, comme dit Butler à Tatersall, +auquel j'avais adressé une lettre assez imprudente, à l'occasion du +propos dont j'ai parlé plus haut: «Je voudrais l'entraîner dans une +correspondance avec moi.» + + + + +LETTRE XXIII. + +À M. HARNESS. + +Hôtel Dorant, Albemarle-street, 11 février 1808. + + +MON CHER HARNESS, + +«Comme je n'ai pas eu occasion de vous les exprimer verbalement, +j'espère que vous voudrez bien recevoir mes remercîmens écrits, pour +l'opinion flatteuse que vous avez bien voulu exprimer au mois de +novembre dernier, sur quelques-unes des productions de ma pauvre muse. +Au plaisir que j'éprouve à me voir loué par un ancien camarade d'école +se joint le besoin de vous rendre justice, car j'avais entendu +l'histoire avec quelques légères variantes. En vérité, quand nous nous +rencontrâmes ce matin, Wingfield ne m'avait pas encore détrompé, mais il +vous dira que je n'ai témoigné aucun ressentiment en citant le jugement +qu'on vous prêtait, quoique je ne sois pas fâché d'avoir découvert la +vérité. Peut-être vous vous rappelez à peine qu'il y a quelques années +nous avons été liés d'une amitié trop courte, mais bien vive. Pourquoi +cette amitié n'a-t-elle pas duré plus long-tems? je n'en sais rien. J'ai +encore en ma possession un souvenir de vous, qui m'empêchera toujours de +l'oublier. Je me souviens aussi d'avoir été favorisé de la lecture de +plusieurs de vos compositions. Il est plusieurs autres circonstances que +je pourrais vous rappeler, si je ne craignais de fatiguer votre mémoire; +mais je vous prie de croire à la sincérité de mes regrets quant à la +courte durée de mon amitié, et aux espérances que je nourris de la voir +se renouveler, etc.» + +BYRON. + +J'ai déjà parlé de l'amitié qui unit de bonne heure ce _gentleman_ et +Lord Byron, aussi bien que de la froideur qui lui succéda. L'extrait +suivant d'une lettre dont M. Harness voulut bien m'honorer, en mettant à +ma disposition celle de son noble correspondant, expliquera les +circonstances qui amenèrent à cette époque leur réconciliation. Le +tribut d'éloges qu'il paie dans les dernières phrases à la mémoire de +Lord Byron, ne paraîtra pas moins honorable pour lui-même que pour son +ami. + +«Bientôt après, notre liaison se refroidit, comme le dit Byron dans la +première des lettres ci-jointes, et nous ne nous parlâmes plus durant la +dernière année qu'il passa à Harrow, ni jusqu'après la publication de +ses _Heures d'Oisiveté_; il était alors à Cambridge, et moi encore à +l'école, mais dans une des _formes_ les plus avancées. Il arriva que +dans une amplification anglaise je citai quelque chose de son ouvrage, +et je le fis avec éloge. On rapporta à Byron que j'avais au contraire +parlé en mauvaise part et de l'ouvrage et de l'auteur, pour m'attirer +les bonnes grâces de notre maître le docteur Butler, contre lequel un de +ses poèmes renfermait une satire. Wingfield, depuis lord Power's court, +notre ami commun, le désabusa de son erreur, et ce fut là l'occasion de +la première lettre de ce recueil. Notre commerce se renouvela, et +continua de ce moment jusqu'à celui où il quitta l'Angleterre; quelques +torts que Lord Byron puisse avoir eu envers d'autres, sa conduite envers +moi a toujours été uniformément affectueuse. J'ai eu à me reprocher bien +des négligences, bien des petites choses envers lui; mais je ne puis me +rappeler, pendant tout le cours de notre liaison, aucun exemple de +caprice, aucun manque d'amitié de sa part.» + +Au printems de cette année 1808, parut, dans la _Revue et Édimbourg_, la +fameuse critique sur les _Heures d'Oisiveté_. Qu'il eût d'avance quelque +idée de ce qui se préparait contre lui de ce côté, c'est ce que rend +évident la lettre suivante à son ami M. Becher. + + + + +LETTRE XXIV. + +À M. BECHER. + +Hôtel Dorant, 26 février 1808. + + +MON CHER BECHER, + +«... Passons à Apollon: je suis charmé que vous me continuiez votre +indulgence, et que le public veuille bien approuver mes essais. Je suis +devenu un personnage si important, qu'une violente attaque se prépare +contre moi dans le prochain numéro de la _Revue d'Édimbourg_. Je sais +cela d'un ami qui a vu la copie et l'épreuve de cette critique. Vous +n'ignorez pas que le système de ces messieurs est de tout désapprouver. +Ils ne louent personne, et ni le public ni les auteurs ne s'attendent à +trouver dans leur feuille rien qui ressemble à des éloges. Il y a ici +cependant quelque chose de remarquable, attendu qu'ils font profession +de ne donner de jugement que sur des ouvrages dignes de l'attention +publique. Vous verrez cet article quand il paraîtra: il est, m'a-t-on +dit, de la plus extrême sévérité; mais pour moi, j'en suis prévenu; et +pour vous, j'espère que vous ne vous en offenserez pas. + +»Dites à Mrs. Byron de ne pas se chagriner pour cela, et de s'attendre +aux plus grandes hostilités de leur part. Cela ne me peut faire aucun +tort, ainsi j'espère qu'elle ne s'en tourmentera pas trop. Ces messieurs +manquent leur but en injuriant indifféremment tout le monde; ils ne +louent jamais que les partisans de Lord Holland et compagnie; ce n'est +rien d'être critiqué et insulté, quand Southey, Moore, Lauderdale, +Strangford et Payne Knight partagent le même sort. + +»J'en suis fâché, mais il faut retrancher les _Souvenirs d'Enfance_ dans +la première édition. J'ai changé conformément à vos avis, les +_allusions_ trop _personnelles_ dans la sixième stance de ma dernière +ode. + +»Et maintenant, mon cher Becher, il me reste à vous offrir mes +remercîmens pour tout l'intérêt que vous avez bien voulu prendre à moi +et à mes mauvaises rimes. Croyez que je ferai toujours grand cas de vous +et de vos amis: je suis bien sincèrement, etc., etc.» + +Bientôt après cette lettre, parut l'article redouté, article qui, s'il +ne renferme pas beaucoup d'esprit en lui-même, eut du moins le mérite +incontestable d'exciter l'esprit des autres; jamais en effet article +dicté par la plus juste critique n'obtint la célébrité que celui-ci dut +à son injustice elle-même. Aussi long-tems qu'on gardera le souvenir de +la courte mais glorieuse carrière qu'a parcourue le génie de Byron, on +ne saurait oublier l'odieuse critique qui lui donna son premier élan. + +Il n'est que juste cependant de remarquer, sans prétendre justifier en +rien le ton méprisant qui règne dans cette critique, que les premiers +vers de Lord Byron, tout gracieux et tendres qu'ils sont, étaient peu +propres à faire attendre ces miracles brillans de poésie dont, par la +suite, il enchanta le monde étonné. Si les vers composés dans sa +jeunesse ont un charme particulier à nos yeux, c'est que nous les lisons +pour ainsi dire à la lueur de la gloire immortelle qu'il acquit dans la +suite. + +Il est cependant un point de vue sous lequel ces productions offrent un +intérêt profond et instructif. Images fidèles de son caractère pendant +cette période de sa vie, elles nous permettent de juger ce qu'il était +par lui-même avant que des désappointemens eussent jeté de l'amertume +dans son esprit ardent, et donné de l'activité aux défauts qui se +rencontraient dans son naturel énergique. En le suivant dans toutes ces +effusions de son jeune génie, nous le voyons se peindre des mêmes traits +dont chaque anecdote de son enfance nous avait déjà fait la confidence: +orgueilleux, entreprenant, colère, plein de ressentiment de la moindre +injustice, plus encore dans la cause des autres que dans la sienne, et +cependant, malgré son impétuosité, doux et facile sous la main de ceux à +qui l'affection donnait le droit de le guider. Lui-même n'a que +faiblement rendu justice à cette disposition aimante que l'on aperçoit à +chaque page de ce volume; sa jeunesse tout entière, dès sa plus tendre +enfance, n'est qu'une série d'attachemens les plus passionnés, de ces +épanchemens de l'ame dans l'amitié et dans l'amour, que l'on éprouve +rarement, et auxquels les autres répondent plus rarement encore, et qui, +repoussés et refoulés vers le cœur, ne sauraient manquer de se tourner +en amertume. + +L'on reconnaît aussi dans quelques-uns de ses poèmes non publiés, même à +travers les nuages dont le doute commence à les couvrir, les sentimens +de piété auxquels une ame comme la sienne ne pouvait demeurer étrangère, +mais qui, détournés de leur canal légitime, trouvent bientôt dans le +culte poétique de la nature une sorte de compensation à celui de la +religion dont la superstition les éloigne. Quant à tous ces traits de +caractère que nous trouvons çà et là répandus dans ses premiers poèmes, +nous le voyons jeter dans l'avenir un coup-d'œil tantôt plein d'un noble +orgueil, tantôt plein de tristesse, comme s'il sentait déjà en lui les +élémens de quelque chose de grand, mais qu'il doutât que la destinée lui +permît d'en développer jamais le germe. Il n'est pas étonnant qu'ayant +présente à la pensée toute sa noble carrière, nous contemplions ses +premiers essais sous l'influence d'une gloire qui ne leur est pas +propre, mais qui est comme le reflet de celle qu'il acquit dans la +suite; et alors, dans notre indignation contre l'aveuglement stupide du +critique, nous oublions qu'il n'a point écrit sous le charme dont se +revêt aujourd'hui pour nous tout ce qui se rattache de loin ou de près +au poète. + +Pour bien comprendre l'effet que cette critique produisit sur lui, il +faut d'abord se faire une juste idée de ce que la plupart des poètes +éprouveraient en se voyant en butte à une telle attaque, et puis avouer +que Byron avec son caractère et sa sensibilité devait en ressentir +l'amertume dix fois plus qu'aucun autre. Nous avons vu avec quelle +anxiété fiévreuse il attendait le jugement des revues inférieures; et la +joie qu'il montra de se voir louer par des journalistes moins connus, +peut nous faire juger combien son cœur a dû saigner sous les coups +dédaigneux de ceux qui, à cette époque, tenaient le sceptre de la +critique. Un ami qu'il trouva dans le premier moment d'émotion, après la +lecture de l'article, s'empressa de lui demander s'il venait de recevoir +un cartel, ne sachant comment expliquer autrement la colère et +l'indignation qui se peignaient dans ses yeux. Il serait en effet +difficile pour le sculpteur ou pour le peintre d'imaginer un sujet d'une +beauté plus effrayante que la belle figure du jeune poète au moment de +cette crise, où toute son énergie se déployait: son orgueil avait été +piqué au vif et son ambition humiliée; mais ce sentiment terrible ne +dura qu'un moment: la réaction de son esprit, le besoin de repousser +l'attaque, lui révélèrent à lui-même tout son génie; et la douleur et la +honte de l'injure se turent dans son cœur devant la noble certitude de +la vengeance. + +Entre autres effets moins poétiques de l'article de la _Revue_ sur son +esprit, il disait souvent que le jour qu'il le lut, il but pour sa part +après dîner trois bouteilles de vin de Bordeaux, et que rien ne le +soulagea jusqu'à ce qu'il eût donné en vers carrière à son imagination; +mais qu'après les vingt premiers, il se trouva beaucoup mieux; en effet, +son premier soin, après que la satire eut paru, fut, comme avant qu'elle +ne vît le jour, d'alléger autant qu'il le pourrait l'effet qu'elle +devait produire sur sa mère, qui, n'ayant pas le même génie, le même +sentiment d'une prompte et juste vengeance, devait souffrir cruellement +de cette attaque contre sa réputation, et s'en indigna, en effet, +beaucoup plus que bientôt il ne le fit lui-même. Mais on verra mieux +dans la lettre suivante l'état de son esprit dans ce moment critique. + + + + +LETTRE XXV. + +À M. BECHER. + +Hôtel Dorant, 28 mars 1808. + + +«J'ai reçu dernièrement de Ridge un exemplaire de la nouvelle édition, +et il est bien tems que je vous remercie de la peine que vous avez prise +de la surveiller: je le fais bien sincèrement, et je regrette seulement +que Ridge ne vous ait pas secondé autant que je l'aurais désiré, au +moins quant au papier, à la reliure, etc., etc., de mon exemplaire; +peut-être ceux destinés au public sont-ils plus satisfaisans sous tous +ces rapports. + +»Vous avez nécessairement vu _la Revue d'Édimbourg_. Je regrette que +Mrs. Byron ait pris la chose si fort à cœur. Pour ma part, _ces petites +boulettes de papier_ m'ont appris à voir le feu en face; et comme, somme +toute, j'ai eu assez de bonheur, mon repos ni mon appétit n'en ont point +été altérés. Pratt _le glaneur_, l'auteur, le poète, etc., etc., m'a +adressé une longue épître en vers sur ce sujet, en forme de consolation; +mais comme elle est assez mal faite, je ne vous l'enverrai pas, quoique +son nom eût pu lui mériter cet honneur. Ces messieurs de la _Revue +d'Édimbourg_ n'ont pas bien rempli leur tâche, c'est du moins l'avis de +plusieurs hommes de lettres; je pense que je pourrais écrire sur +moi-même une critique plus mordante que toutes celles qui ont été +publiées jusqu'ici. Ainsi, au lieu de la remarque assez méchante, mais +sans esprit, sur Macpherson, j'aurais dit si j'avais été à leur place: +«Hélas! cette pièce ne fait que prouver la vérité de l'assertion du +docteur Johnson, que beaucoup d'hommes, de femmes et _d'enfans_ +pourraient écrire des poésies comme celles d'Ossian.» + +»Je suis maigre, et prends beaucoup d'exercice. J'espère vous voir ce +printems ou cet été. On dit que lord Ruthen quitte Newstead en avril... +Aussitôt qu'il l'aura quitté pour toujours, je vous serais infiniment +obligé d'y faire un tour à cheval, d'examiner la propriété et de me +donner franchement votre opinion sur le meilleur parti à prendre quant à +la maison. Entre nous, je suis diablement enfoncé; mes dettes, tout +compris, s'élèveront à neuf ou dix mille livres sterling avant l'époque +de ma majorité. Mais j'ai des raisons de penser que je me trouverai +cependant plus riche que l'on ne le croit généralement. Je n'ai que peu +d'espoir de conserver Newstead; mais Hanson, mon agent, me dit que ma +propriété dans le Lancashire vaut trois fois plus. Je crois que nous la +recouvrerons, et que la partie adverse ne refuse de la rendre, que dans +l'espoir de prolonger l'affaire jusqu'à ma majorité; ils veulent sans +doute alors proposer quelques arrangemens, supposant que je préférerai +alors une somme d'argent comptant à une réversion. Pour Newstead, je +puis le vendre, peut-être ne le ferai-je pas; nous aurons le tems d'en +parler plus tard. Je viendrai en mai ou en juin... + +»Votre bien affectionné.» + +Le genre de vie qu'il menait à cette époque, partagé entre les +dissipations de Londres et celles de Cambridge, sans maison à lui, sans +un seul parent qu'il pût visiter, n'était pas propre à le rendre content +de lui-même ou des autres. N'ayant en tout de volonté à consulter que la +sienne[99], les plaisirs même auxquels il était le plus naturellement +porté, perdirent de bonne heure tout leur charme pour lui, parce qu'ils +manquaient de ce qui fait l'assaisonnement de toutes nos jouissances, la +rareté et la difficulté. J'ai déjà extrait d'un de ses _souvenirs_, un +passage où il décrit ce qu'il éprouva en se rendant à Cambridge pour la +première fois, et dit: «Qu'une des sensations les plus pénibles de sa +vie fut de voir qu'il n'était plus un enfant! Depuis ce moment, +ajoute-t-il, je commençai à m'estimer vieux, et dans mon estime l'âge +n'est pas estimable. Je pris mes _degrés_ dans le vice avec beaucoup de +promptitude; mais le vice n'était pas de mon goût, car mes premières +passions, quoique extrêmement violentes, étaient concentrées, et +n'aimaient point à se répandre au-dehors ni à se partager. J'aurais pu +quitter ou perdre le monde entier avec ou pour ce que j'aimais; mais +bien que mon tempérament fût de feu, je ne pouvais prendre part au +libertinage commun de cette ville à cette époque; et cependant ce dégoût +lui-même, qui laissait mon cœur inoccupé, me jeta dans des excès +peut-être plus fatals que ceux dont je m'éloignais, en fixant sur une +seule personne (à la fois) les passions qui, répandues sur plusieurs, +n'eussent fait de mal qu'à moi-même. + + [Note 99: Notre vie entière dépend singulièrement des trois + ou quatre premières années pendant lesquelles nous n'avons + pas eu d'autres maîtres que nous-mêmes. + (COWPER.)] + +D'après les raisons que nous venons d'en donner, les écarts auxquels il +se livrait à cette époque étaient bien moins nombreux et bien moins +grossiers que ceux de la plupart de ses condisciples; cependant, soit à +cause de la véhémence que leur donnait leur concentration, sur un seul +objet, ou plutôt de cet étrange orgueil qui l'a toujours porté à +afficher ses erreurs, il arrivait qu'une seule de ses folies faisait +plus de bruit que mille de celles des autres; nous en avons un exemple à +peu près à l'époque dont nous parlons, et à laquelle je serais porté à +croire que se rapportent les allusions mystérieuses que nous venons de +citer. Un amour, si l'on peut honorer de ce nom une intrigue passagère +que d'autres eussent bientôt oubliée ou auraient eu la prudence de +cacher, fut changé par lui en une liaison publique et d'une certaine +durée. Il fit loger avec lui à Brompton la personne qui le lui avait +inspiré, et l'emmena ensuite à Brighton déguisée en homme. Elle se +promenait ordinairement à cheval avec lui, et il la présentait comme son +jeune frère. Feu P.... qui se trouvait à Brighton à cette époque, et qui +soupçonnait la vraie nature de leurs rapports, dit un jour au prétendu +cavalier: «Quel joli cheval vous montez!--Oui, répondit celui-ci, en +faisant une faute grossière de langue, c'est mon frère qui me l'a +donn_a_ (_it was_ gave _me by my brother_).» + +Beattie nous dit de son poète idéal: «Il ne trouvait ni plaisir ni +orgueil dans les exercices de force ou d'agilité.» Bien différens +étaient les goûts de notre poète réel; et parmi les exercices auxquels +il se livrait, il faut compter d'abord les moins romantiques de tous +peut-être, celui de boxer et de prendre part au combat du coq. Ce goût +lui fit rechercher de bonne heure la connaissance du plus célèbre +professeur de cet art, M. Jackson, pour lequel il conserva, toute sa +vie, la plus grande considération. Un de ses derniers ouvrages contient +un tribut affectueux d'éloges, non-seulement pour les talens de cet +ornement, de cette gloire du pugilat, mais encore de ses qualités +sociales. Pendant le séjour que Byron fit cette année à Brighton, +Jackson fut un de ses visiteurs les plus assidus, les frais de la +voiture du professeur, pour l'_allée_ et le _retour_, étant toujours à +la charge de son noble élève. Il honora aussi de sa familiarité +d'Egville le maître de ballet et Gimaldi; il envoya, dit-on, à ce +dernier, le jour de son bénéfice, un présent de cent guinées. M. Jackson +ayant eu l'obligeance de me donner copie du petit nombre de lettres +qu'il a conservées parmi un bien plus grand nombre que Lord Byron lui +avait adressées, j'en insérerai ici une ou deux qui portent la date de +cette année. Quoique les sujets dont elles traitent soient de peu +d'importance en eux-mêmes, elles donneront peut-être des habitudes et de +la vie actuelle du jeune poète une idée plus complète qu'on ne pourrait +tirer de correspondances d'un genre plus relevé. Elles montreront au +moins combien les premiers goûts et les premiers passe-tems de l'auteur +de Childe-Harold étaient peu romanesques. Si nous les rapprochons des +occupations et des amusemens moins romantiques encore de la jeunesse de +Shakspeare, nous verrons combien le principe vital du génie, peut, sans +s'affaiblir, traverser l'atmosphère, même, en apparence, la plus +hétérogène et la plus contraire à sa nature. + + + + +LETTRE XXVI. + +À M. JACKSON. + +Newstead-Abbey, 18 septembre 1808. + + +MON CHER JACK, + +«Je voudrais que vous me fissiez savoir ce que Jekyll a fait à +Snoane-Square, n° 40, concernant le _pony_ que j'ai renvoyé comme +vicieux. + +«Je désire aussi que vous passiez chez Louch, à Brompton, pour lui +demander quelle diable d'idée il a eue de m'envoyer une lettre si +insolente à Brighton. Dites-lui bien en même tems que je ne prétends pas +du tout accepter le compte ridicule qu'il me présente pour de prétendues +détériorations. + +«Ambroise a agi de la manière la plus scandaleuse dans l'affaire du +_pony_. Vous pouvez dire à Jekyll que s'il ne me rend pas l'argent, je +mettrai l'affaire entre les mains de mon homme de loi. Vingt-cinq +guinées sont un fort bon prix pour un _pony_; et parbleu! dût-il m'en +coûter 500 liv. st., je ferai un exemple de M. Jekyll, et cela +immédiatement, à moins qu'il ne rende l'argent. + +Croyez-moi, mon cher Jack, etc. + + + + +LETTRE XXVII + +À M. JACKSON. + +Newstead-Abbey, 4 octobre 1808. + + +MON CHER JACK, + +«Si ce M. Jekyll n'est pas un gentleman, vous ferez avec lui le marché +le plus avantageux qu'il vous sera possible; mais si c'est un gentleman, +informez-m'en, car alors j'en agirai d'une tout autre manière. S'il ne +l'est pas, tirez de lui le plus d'argent que vous pourrez, car j'ai trop +d'affaires sur les bras pour commencer un procès. En outre, cet Ambroise +devrait rendre l'argent; mais j'en ai fini avec lui. Vous pouvez payer +L... avec la balance, et vous disposerez des bidets, etc., pour le +mieux. + +»J'aurais grand plaisir à vous voir ici; mais la maison est en +réparation et pleine d'ouvriers. J'espère toutefois avoir cet avantage +avant peu de mois. Si vous voyez Baldwabster, rappelez-moi, je vous +prie, à son souvenir, et dites-lui que j'ai regretté la perte de Sydney, +qui a péri, je le crains, dans ma garenne, car nous ne l'avons pas vu +depuis quinze jours. + +»Adieu, etc.» + + + + +LETTRE XXVIII. + +À M. JACKSON. + +Newstead-Abbey, 12 décembre 1808. + + +MON CHER JACK, + +«Achetez le lévrier à quelque prix que ce soit, et autant d'autres de la +même race que vous pourrez vous en procurer, mâles ou femelles. + +«Dites à d'Egville que je lui renverrai son costume, et que je lui suis +fort obligé du patron. Je suis fâché de vous donner tant de peines; mais +je n'avais pas idée qu'il fût si difficile de se procurer les animaux en +question; mon manoir sera terminé dans quelques semaines, et si vous +pouvez me faire une visite à Noël, je serai charmé de vous voir. + +«Croyez-moi votre, etc.» + +Le costume dont il s'agit ici était sans doute nécessaire pour un +théâtre de société qu'il montait à cette époque à Newstead, et sur +lequel nous trouverons d'autres détails dans la lettre suivante, +adressée à M. Becher. + + + + +LETTRE XXIX. + +À M. BECHER. + +Newstead-Abbey, 14 septembre 1808. + + +MON CHER BECHER, + +«Je vous suis fort obligé des informations que vous me donnez, et j'en +ferai mon profit. Je vais monter ici une comédie, le vestibule nous fera +une salle admirable. J'ai déjà distribué les rôles, et puis me passer de +dames, ayant quelques jeunes amis qui feront d'assez bons substituts, à +défaut de femmes. Nous n'avons besoin que de trois hommes, outre M. +Hobhouse et moi-même, pour la pièce dont nous avons fait choix. Ce sera +la Vengeance (_the Revenge_). Dites, je vous prie, au charpentier +Michalson de venir me parler immédiatement, et faites-moi savoir quel +jour vous pourrez venir dîner et passer la soirée avec moi. + +»Croyez-moi, etc., etc.» + +Ce fut dans l'automne de cette année, comme l'indiquent les lettres +précédentes, qu'il fixa pour la première fois sa résidence à l'abbaye de +Newstead. La maison, quand il la reçut des mains de lord Grey de Ruthen, +était dans le dernier état de dégradation; il se mit aussitôt à réparer +et à meubler quelques appartemens pour en rendre l'habitation plus +commode, non à lui-même, mais à sa mère. Dans une de ses lettres à Mrs. +Byron, publiée par M. Dallas, voici comme il explique ses vues et ses +intentions à ce sujet. + + + + +LETTRE XXX. + +À L'HONORABLE[100] MISTRESS BYRON. + + [Note 100: Lord Byron donne toujours le titre d'_honorable_ à + sa mère, quoiqu'elle n'y eût aucun droit.] + +Newstead-Abbey, 7 octobre 1808. + + +CHÈRE MADAME, + +«Je n'ai point de lits à présent pour les H... ni pour aucun autre; ils +couchent maintenant à Mansfield. Je ne sache point que je ressemble à +J.-J. Rousseau. Je n'ai nulle ambition de ressembler à si illustre fou; +mais ce que je sais, c'est que je vivrai à ma manière, et le plus +solitairement qu'il me sera possible. Dès que mes appartemens seront +prêts, je serai charmé de vous voir; jusque-là cela serait inconvenant +et incommode pour tous deux; vous ne sauriez vous opposer +raisonnablement à ce que je rende mon manoir habitable, malgré mon +départ pour la Perse en mars ou au plus tard en mai. Vous serez +propriétaire jusqu'à mon retour; et en cas d'accident, car j'ai déjà +préparé mon testament pour le moment où j'aurai vingt-un ans, j'ai eu +soin que la maison et le manoir vous restassent votre vie durant, outre +une pension suffisante. Ainsi vous voyez que ce n'est pas l'égoïsme qui +mes porte à faire des réparations et des embellissemens. Comme j'ai un +ami ici, nous irons au bal de l'Hôpital. Le 12, nous prendrons le thé +avec Mrs. Byron à huit heures, et nous espérons vous voir au bal. Si +cette dame a la bonté de nous réserver deux chambres pour nous habiller, +elle nous obligera infiniment. Que nous soyons au bal à dix ou onze +heures, c'est tout ce qu'il faut, et nous retournerons à Newstead entre +trois et quatre. + +»Adieu. Je suis bien sincèrement votre, etc.» + +L'idée entretenue par Mrs. Byron d'une ressemblance entre son fils et +Rousseau était surtout fondée sur ses habitudes solitaires, dans +lesquelles il montrait de si bonne heure du penchant à suivre ce +philosophe, penchant qui prit de la force à mesure qu'il avança en âge. +Dans un de ses _souvenirs_, auquel j'ai déjà beaucoup emprunté[101], il +met en question la justesse de cette comparaison entre Rousseau et lui, +et nous donne comme à l'ordinaire, en style très-animé, quelques idées +de son caractère et de ses habitudes. + + [Note 101: Ce journal est intitulé par lui-même: _Pensées + détachées_.] + +«Avant que je n'eusse vingt ans, ma mère voulait absolument que je +ressemblasse à Rousseau, madame de Staël en disait autant en 1813, et il +y a quelque chose de cela dans la _Revue d'Édimbourg_, dans l'article +critique sur le quatrième chant de Childe-Harold. Pour ma part, je ne +puis voir aucun point de ressemblance: il écrivait en prose et moi en +vers; c'était un homme du peuple, et moi de l'aristocratie; il était +philosophe, et je ne le suis point; il publia son premier ouvrage à +quarante ans, et moi à seize: son premier essai lui attira les +applaudissemens universels, le mien m'attira tout le contraire: il +épousa sa gouvernante, je n'ai pas pu vivre avec ma femme[102]: il +pensait que tout le monde conspirait contre sa personne, moi c'est mon +petit monde qui croit que je conspire contre lui, si j'en peux juger par +les injures que me prodiguent la presse et les coteries. Il aimait la +botanique, j'aime les fleurs, les herbes et les arbres, mais je ne sais +rien de leur histoire. Il a composé de la musique, je n'en connais que +ce que l'oreille me permet de saisir. Je n'ai jamais pu rien apprendre +par l'étude, pas même une langue: tout ce que je sais, je le dois à la +routine, à l'oreille et à la mémoire, qu'il avait mauvaise, et que j'ai +ou plutôt j'avais excellente, demandez plutôt au poète Hodgson, bon juge +en cette matière, car il en a lui-même une étonnante. Il écrivait avec +hésitation et travail, moi j'écris rapidement et presque toujours sans +efforts. Il ne sut jamais monter à cheval, nager ni faire des armes, moi +je suis un excellent nageur, un décent, si ce n'est un brillant +cavalier, m'étant enfoncé une côte au manége à l'âge de dix-huit ans. Je +maniais assez bien les armes, particulièrement l'espadon des +montagnards; je n'étais pas non plus un mauvais boxeur, quand je pouvais +conserver mon sang-froid, ce qui était difficile, mais ce que je me suis +toujours efforcé de faire depuis que (avec les gants) je renversai M. +Purling, et lui démis la rotule, en 1806, dans la salle d'Angelo et +Jackson. J'étais aussi assez fort à la balle crossée et l'un des onze +champions de Harrow, qui soutinrent un défi, en 1805, contre Éton. En +outre, le genre de vie de Rousseau, son pays, ses mœurs, l'ensemble de +son caractère, offrent avec moi de si grandes différences, que je ne +puis comprendre comment une telle comparaison a pu être faite trois +fois, et toujours d'une manière si remarquable. J'oubliais encore de +dire qu'il avait la vue courte, et que jusqu'ici la mienne a été tout le +contraire, au point qu'au plus grand théâtre de Bologne, je distinguai +certain buste et lus certaines inscriptions sur le bord de la scène, +bien que placé dans la loge la plus éloignée et la plus sombre. +Quoiqu'il y eût dans cette même loge plusieurs personnes jeunes et y +voyant bien, elles ne pouvaient reconnaître une seule lettre, et crurent +d'abord que c'était une plaisanterie, quoique je ne fusse jamais entré +dans ce théâtre auparavant. Somme toute, je crois avoir raison de +trouver la comparaison mal fondée. Je ne le dis pas par humeur, car +Rousseau était un grand homme, et la chose, si elle était vraie, serait +assez flatteuse; mais je ne trouve point de plaisir dans une pure +chimère.» + + [Note 102: _He married his house-keeper; I could not keep + house with my wife_.] + +Dans une autre lettre à sa mère, quelques semaines après la précédente, +il développe ses plans sur Newstead et ses voyages projetés. + + + + +LETTRE XXXI. + +À MRS. BYRON. + +Newstead-Abbey, 2 novembre 1808. + + +MA CHÈRE MÈRE, + +«Nous oublierons, s'il vous plaît, ce que vous me dîtes dans votre +dernière; je ne désire point me le rappeler. Quand nos chambres seront +prêtes, je serai charmé de vous recevoir; et surtout je serais fâché de +vous voir douter, en ce moment, de ma sincérité. C'est plus pour vous +que pour moi que je meuble la maison; je vous y installerai avant mon +départ pour les Indes, qui aura lieu, je crois, dans le courant de mars, +s'il ne survient quelque obstacle particulier. Je fais arranger en ce +moment le salon vert, la chambre à coucher rouge, et à l'étage au-dessus +quelques chambres d'amis. Tout cela sera bientôt prêt, ou du moins je +l'espère ainsi. + +«Je vous prierais de vous informer auprès du major Watson, qui a résidé +long-tems dans les Indes, quels sont les objets dont il est le plus +nécessaire d'être pourvu. J'ai déjà fait écrire par l'un de mes amis au +professeur d'Arabe, à Cambridge, pour quelques renseignemens que je +désire vivement me procurer. Il me sera aisé d'obtenir du gouvernement +des lettres pour les ambassadeurs, les consuls, etc., et aussi pour les +gouverneurs de Calcutta et de Madras. Je placerai mes propriétés et mon +testament entre les mains de plusieurs personnes de confiance dont vous +serez certainement l'une. Je n'ai reçu aucune nouvelle de H...; quand +j'en aurai, je m'empresserai de vous en faire part. + +»Après tout, vous avouerez que mon projet n'est pas mauvais; si je ne +voyage pas maintenant, je ne voyagerai jamais, et les hommes le +devraient toujours faire un jour ou l'autre. Je n'ai rien qui me +retienne maintenant dans mon pays; point de femme, point de sœurs à +pourvoir, point de frères, etc. Je prendrai soin de vos intérêts; et, à +mon retour, il sera possible que je me décide à suivre la carrière de la +politique. Quelques années consacrées à connaître d'autres pays, ne me +nuiront pas si j'embrasse ce parti. Tant que nous ne voyons que notre +propre nation; nous ne jouons pas franc jeu avec l'espèce humaine. C'est +par l'expérience personnelle, et non par des livres, que nous devrions +juger les peuples étrangers. Il n'y a rien de tel que de voir par +soi-même, et de ne s'en rapporter qu'à ce qu'on a vu. + +»Votre, etc.» + +Dans le mois de novembre de cette année, il perdit son chien favori +Boatswain. Le pauvre animal fut tout à coup saisi d'un accès de rage; au +commencement, Lord Byron soupçonnait si peu la nature de la maladie, +qu'il lui arriva plusieurs fois d'essuyer avec sa main nue l'écume qui +sortait de la bouche du chien au moment de ses attaques. Dans une lettre +à son ami, M. Hodgson[103], il annonce ainsi cet événement: «Boatswain +est mort! il a expiré dans un état de rage complète, après avoir +beaucoup souffert, mais conservant jusqu'à la fin toute la douceur de +son naturel, et sans jamais essayer de faire le moindre mal à ceux qui +l'entouraient. J'ai maintenant tout perdu, hors le vieux Murray.» + + [Note 103: Le révérend Francis Hodgson, auteur d'une + excellente traduction de Juvenal et de plusieurs autres + ouvrages estimés: il fut long-tems en correspondance avec + Lord Byron, et je lui dois plusieurs lettres intéressantes de + son noble ami; je les donnerai dans le cours des pages + suivantes.] + +Le monument qu'il éleva à ce chien, le plus remarquable en son genre, +depuis le tombeau du chien de Salamine, forme encore l'un des plus beaux +ornemens de Newstead. Les vers pleins de misanthropie qu'il y fit graver +se retrouvent dans son recueil de poésies, et sont précédés de +l'inscription que voici: + +«Près de ce lieu sont déposés les restes d'un être qui posséda la beauté +sans orgueil, la force sans insolence, le courage sans férocité; en un +mot, toutes les vertus de l'homme sans ses vices. Cet éloge, qui serait +une basse flatterie s'il était inscrit sur des cendres humaines, n'est +qu'un juste tribut à la mémoire de Boatswain, chien qui, né à +Terre-Neuve, au mois de mai 1803, est mort, à Newstead-Abbey, le 18 +novembre 1808.» + +Le poète Pope, à peu près au même âge que l'auteur de cette inscription, +fait de même l'éloge de son chien, aux dépens de l'espèce humaine, et +ajoute que l'histoire nous offre plus d'exemples de la fidélité des +chiens que de celle des hommes. Lord Byron, parlant de son favori, dit, +avec plus de tristesse et d'amertume encore: «Ces pierres ont été +élevées pour couvrir les restes d'un ami; je n'en ai jamais eu qu'un, et +c'est ici qu'il repose.» Il semble, en effet, qu'à cette époque sa +mélancolie fît de rapides progrès. Dans une autre lettre à M. Hodgson, +il dit: «Vous savez que, d'après Smollet, le rire est le signe +caractéristique d'un animal raisonnable; je le crois aussi; +malheureusement mes dispositions naturelles ne s'accordent pas toujours +avec mon opinion à cet égard.» + +Murray, le vieux serviteur dont il parle plus haut, comme le seul +individu fidèle qui lui reste, avait été long-tems domestique du vieux +lord, et était traité par le jeune poète avec une affection que la +vieillesse inspire rarement, surtout dans une condition dépendante. +«J'ai vu souvent, dit l'un des plus constans visiteurs de Newstead, Lord +Byron à la fin du repas, emplir un grand verre de Madère, et le passer +par-dessus son épaule à Joe Murray, qui se tenait derrière sa chaise, en +lui disant avec un air d'affection qui animait toute sa physionomie: +«Tiens, bois, mon vieux camarade!» + +Nous retrouvons dans un passage d'une autre de ses lettres à M. Hodgson +un exemple de ce ton d'indifférence avec lequel il parlait quelquefois +de la difformité de son pied. Ce _gentleman_ ayant dit, en plaisantant, +que quelques vers des _Heures d'oisiveté_ étaient calculés pour porter +les écoliers à la révolte, Lord Byron répondit: «Si mes chants ont +produit les glorieux effets que vous dites, je serai un Tyrtée complet, +quoique, et je suis fâché de le dire, je ressemble plutôt à ce poète +célèbre, dans ma personne que dans mes ouvrages.» Quelquefois aussi il +supportait avec la meilleure humeur du monde une allusion faite par +d'autres à cette infirmité, quand il supposait qu'on n'avait pas eu +l'intention de l'offenser. Un jour, dans une compagnie nombreuse et +_mélangée_, une personne sans éducation lui demanda tout haut: «Eh bien, +Milord, comment va votre pied?--Je vous remercie, Monsieur, répondit +Byron du ton le plus poli, comme à l'ordinaire, et absolument de même.» + +L'extrait suivant, relatif à un ecclésiastique des amis de sa +Seigneurie, est encore tiré d'une de ses lettres à M. Hodgson, et de la +même année: + +«J'écrivis, il y a quelques semaines, à N***, le priant de recevoir +comme élève le fils d'un citoyen de Londres, que je connais beaucoup. +Les attentions toutes particulières dont la famille m'avait comblé +pendant mon séjour parmi eux m'engagèrent à cette démarche. Maintenant, +faites attention à ce qui va suivre, comme quelqu'un l'a dit d'une +manière si sublime. Ce même jour arrive une épître signée N***, ne +contenant pas un seul mot relatif à la pension et à l'éducation, mais +une pétition en faveur de Robert Gregson, le fameux boxeur, actuellement +en prison pour quelques malheureuses livres sterling, et menacé d'avoir +pour dernier asile le _Banc du Roy_. Si cette lettre m'était venue de +quelques-unes de mes accointances _laïques_, ou enfin de toute autre +personne que celle dont parle la signature, je ne m'en étonnerais pas. +Si N*** est sérieux, je félicite le pugilat sur l'acquisition d'un tel +patron, et me trouverais heureux d'avancer quelque somme que ce soit +pour la délivrance du captif Gregson. Mais avant que d'écrire à N*** sur +ce sujet, je veux certainement avoir un certificat du fait signé de vous +ou de quelque respectable propriétaire. Quand je dis le _fait_, c'est le +fait de la lettre en tant qu'écrite par N***; car je n'ai aucun doute de +l'exactitude de ce qu'elle contient. La lettre est actuellement devant +moi, et je la garde pour vous la faire lire.» + +Il passa cet automne à Newstead s'occupant principalement à revoir et à +augmenter sa satire. Pour s'assurer lui-même de son mérite en la lisant +et relisant tout imprimée[104], il avait fait tirer plusieurs épreuves +du manuscrit, par son premier éditeur, à Newark. Il est assez +remarquable qu'excité comme il l'était par l'attaque des journalistes, +doué comme il l'était de la faculté d'écrire avec tant de rapidité, il +ait laissé écouler un si grand laps de tems entre l'agression et la +vengeance; mais il paraît qu'il avait pleinement apprécié toute +l'importance du premier pas qu'il ferait dans la littérature après cette +attaque. Il sentait que toutes ses chances de grandeur future +dépendaient de l'effort qu'il allait faire; en conséquence, il +rassemblait tranquillement toutes ses forces. Parmi ses préparatifs pour +la tâche qu'il se proposait, on doit remarquer une étude profonde des +écrits de Pope. Je ne doute point qu'on ne doive dater de cette époque +l'admiration enthousiaste qu'il conserva toujours pour ce grand poète, +admiration qui, après deux ou trois tentatives, éteignit en lui toute +espérance de prééminence dans la même carrière, et le força à chercher +la gloire par des chemins plus ouverts à la concurrence. + + [Note 104: On dit que Wieland avait coutume de faire imprimer + ses ouvrages pour les corriger, et qu'il tirait de grands + avantages de cette méthode, qui paraît n'être pas du tout + extraordinaire en Allemagne.] + +La tournure misanthropique que des affections trompées et des espérances +frustrées avaient, à cette époque, donnée à son esprit, lui rendait +facile le genre de la satire; cependant il est évident que cette +amertume existait bien plus dans son imagination que dans son cœur; et +l'entraînement qu'il éprouvait à faire la guerre au monde venait moins +du plaisir de porter des coups çà et là, que du sentiment de sa +puissance qui se révélait alors à lui-même, et qui le plaçait plus haut +qu'auparavant dans sa propre estime. La vérité est que la grande +facilité avec laquelle, comme on le verra bientôt, il passe de l'éloge à +la censure ou de la censure à l'éloge, prouve combien étaient passagères +et incohérentes les impressions qui, dans beaucoup de cas, semblent +avoir dicté ses jugemens. Quoique cette circonstance ôte à quelques +égards, du poids à ses éloges, elle l'absout en même tems du trop +d'aigreur qui se trouve dans ses critiques. + +Sa majorité (1809) fut célébrée à Newstead par autant de réjouissances +que purent le permettre la médiocrité de sa fortune et l'exiguïté du +nombre de ses amis; outre le _bœuf_ rôti de fondation, il y eut un bal +donné en cette occasion. La seule particularité dont se souvienne le +vieux domestique qui m'en a parlé, c'est que M. Hanson, l'agent du Lord, +était au nombre des danseurs. Quant à la manière dont Byron lui-même +célébra ce grand jour, je trouve dans une lettre écrite de Gênes, en +1822, les détails suivans qui pourront ne pas paraître sans intérêt. +«Vous ai-je jamais dit que le jour de ma majorité, je fis mon dîner +d'œufs avec du lard et une bouteille d'ale? Pour une fois en passant, +c'est ce que j'aime le mieux à manger et à boire; mais comme ni l'un ni +l'autre ne conviennent à mon estomac, c'est une petite jouissance que je +ne me permets que dans les grandes occasions, tous les quatre ou cinq +ans environ.» On se procura à un intérêt énorme par l'entremise des +usuriers, l'argent nécessaire pour son début dans le monde, et la +nécessité de le rembourser fut long-tems un fardeau pour lui. + +Ce ne fut qu'au commencement de cette année qu'il apporta à Londres sa +satire toute prête, à ce qu'il croyait lui-même, pour l'impression; mais +malheureusement avant que l'ouvrage ne fût imprimé, sa bile trouva de +nouveaux alimens dans la négligence avec laquelle il se crut traité par +son tuteur lord Carlisle. Les relations qui avaient précédemment existé +entre ce seigneur et son pupille n'avaient jamais été de nature à faire +naître beaucoup d'amitié entre eux, et c'est au caractère et à +l'influence de Mrs. Byron qu'appartient surtout le blâme d'avoir +augmenté, si ce n'est d'avoir causé leur éloignement. Lord Byron sentit +vivement, comme nous le voyons dans une de ses lettres, la froideur avec +laquelle lord Carlisle avait reçu la dédicace de son premier volume. +Toutefois cédant à des considérations prudentes, non-seulement il avait +dissimulé son déplaisir, mais il avait dans sa satire (telle qu'elle +devait d'abord paraître) introduit le compliment suivant à son tuteur: + +«Il n'en est qu'un seul auquel Apollon daigne encore sourire, et dans +Carlisle il couronne un nouveau Roscommon.» + +Cet éloge, si généreusement accordé, ne conserva pas sa place dans le +poème. Pendant le tems qui s'écoula entre la composition et +l'impression, Lord Byron, espérant naturellement que son tuteur +s'offrirait de lui-même à l'introduire dans la chambre des pairs le jour +où il devait y paraître la première fois, lui écrivit pour lui rappeler +qu'il serait majeur au commencement de la session. Au lieu de la +politesse à laquelle il s'attendait, il ne reçut pour toute réponse +qu'une note cérémonieuse, lui indiquant la manière formelle de procéder +dans de telles occasions. Il n'est donc pas étonnant que, disposé comme +il l'était par les circonstances précédentes à ne pas supposer à son +tuteur des intentions bien favorables pour lui, et se voyant ainsi +refusé au moment où l'appui d'un parent si proche lui eût été si utile, +son ame, naturellement si _impressionnable_, se soit ouverte au plaisir +de la vengeance. Cette indignation, une fois excitée, ne trouva qu'un +moyen trop facile de s'exhaler. Les vers louangeurs que je viens de +citer furent effacés, et sa satire fut publiée avec ceux que nous y +voyons contre lord Carlisle. Si ces vers flattèrent délicieusement +d'abord son désir de vengeance, telle était la facilité naturelle de son +caractère, qu'il ne tarda pas à se repentir de les avoir écrits[105]. + + [Note 105: Voyez les vers sur la mort du major Howard, fils + de lord Carlisle, tué à Waterloo: + + «Des lyres plus harmonieuses que la mienne ont redit leur + louange; mais parmi cette troupe de héros, il en est un que + je voudrais choisir, soit parce que je suis allié de sa + famille, soit parce que j'ai eu quelques torts envers son + père.» + (CHILDE HAROLD, chant III.)] + +Pendant l'impression de son poème, il l'augmenta de plus de cent vers, +et y fit plusieurs changemens, dont deux ou trois peuvent être cités +comme preuves de la promptitude avec laquelle il recevait les +impressions et les influences qui l'ont rendu si variable dans ses +manières de sentir et de juger. Dans sa satire, telle qu'il l'avait +composée d'abord, se trouvaient les deux vers suivans: + +Quoique des imprimeurs condescendent à souiller leurs presses des odes +de Smythe et des chants épiques de Hoyle. + +Il se repentit, au moment de la publication, de l'injustice de ces deux +vers (injustes également pour les deux auteurs qui y sont cités), du +moins quant à l'une de ces deux victimes. Il prit dans sa satire +imprimée un ton tout-à-fait différent. Le nom du professeur Smythe y est +cité avec honneur, comme il le méritait, et accouplé à celui de M. +Hodgson, l'un des plus estimables amis du poète: + +Oh! obscur asile d'une race vandale, à la fois honneur et disgrâce des +sciences, si plongé dans la routine de l'ennuyeuse inutilité, qu'à peine +les noms de Smythe et d'Hodgson seront capables de réhabiliter le tien! + +Voici un autre exemple de son extrême mobilité. Le manuscrit original de +la satire contenait ce vers: + +Je laisse la topographie à ce fat de Gell. + +Pendant le tems de l'impression il fit connaissance avec sir Williams +Gell. Alors, sans effort, par le changement d'une seule épithète, il +convertit sa satire en éloge: il écrivit pour la postérité: + +Je laisse la topographie au _classique_ Gell[106]. + + [Note 106: Dans la cinquième édition de cette satire, + supprimée par l'auteur en 1812, il changea de nouveau + d'opinion sur ce professeur, et en altéra l'expression ainsi: + «Je laisse la topographie au _rapide_ Gell.» Expliquons la + raison de ce nouveau changement par la note suivante: + «_Rapide_; en effet, il a _topographisé_ et _typographisé_ en + trois jours les états du roi Priam. Je l'avais appelé + classique avant que je n'eusse vu la _Troade_, et maintenant + je me garderai bien de lui accorder une qualification à + laquelle il a si peu de droits.»] + +Parmi les passages ajoutés au moment de l'impression, il faut remarquer +les vers contre la licence de l'opéra, «qu'ainsi donc l'Ausonie, etc.,» +que le jeune poète écrivit un soir au sortir du théâtre, et envoya +aussitôt à M. Dallas pour les insérer dans sa satire. Une autre de ces +additions fut le juste tribut d'éloge payé à MM. Crabbe et Rogers, éloge +d'autant plus désintéressé et d'autant plus exact, qu'à cette époque il +n'avait vu ni l'une ni l'autre de ces deux personnes distinguées, et +qu'il conserva toute sa vie l'opinion qu'il avait exprimée sur leur +mérite. Il devint depuis ami intime de l'auteur des _Plaisirs de la +mémoire_; mais il n'eut jamais le bonheur de former aucune liaison avec +celui qu'il désigna si bien sous le nom de _peintre le plus sombre et le +plus vrai de la nature_. Mon respectable ami et voisin, M. Crabbe, m'a +dit qu'une fois ils passèrent un jour ou deux dans le même hôtel, sans +le savoir, et qu'ils ont dû souvent se rencontrer, soit en entrant dans +la maison, soit en sortant. + +Presque de deux jours l'un, M. Dallas, qui s'était chargé de surveiller +l'impression, recevait de nouveaux matériaux pour l'enrichir; l'esprit +de l'auteur une fois excité sur un sujet quelconque ne savait plus +maîtriser la surabondance de ses idées. Dans l'un de ses courts billets +à M. Dallas, il lui dit: «Dépêchez-vous vite d'imprimer, ou je vous +inonderai de vers.» Il en fut de même pour ses publications +subséquentes, aussi long-tems du moins qu'il fut à portée de son +imprimeur, alimentant jusqu'au dernier moment la presse d'idées neuves +et fécondes qui lui étaient fournies par la lecture de ce qu'il avait +écrit auparavant. Il semblerait, en effet, d'après l'extrême facilité et +l'extrême rapidité dont il ajouta à presque tous ses ouvrages leurs plus +beaux passages, tandis qu'ils étaient entre les mains de l'imprimeur, +que l'action même de se faire imprimer aiguillonnât son imagination, et +que le torrent de ses idées prît plus de vie, de fraîcheur, en arrivant, +pour ainsi dire, à son embouchure. + +Parmi les passages pathétiques dont il orna son poème fut celui que lui +suggéra la mort déplorable de lord Falkland. C'était un officier de +marine, brave, mais débauché, dont il avait fait connaissance dans le +monde, et qui fut, au commencement de mars, tué dans un duel par M. +Powell. Les stances touchantes qu'il lui a consacrées dans sa satire +prouvent assez combien cet événement l'avait vivement frappé. «Je +connaissais beaucoup le feu lord Falkland. Le mardi soir je l'avais vu +faire lui-même les honneurs de sa table hospitalière; le mercredi matin, +je vis étendu devant moi ce corps qu'animaient naguère le courage, la +sensibilité, et tant de nobles passions!» Il ne s'en tint pas à des +paroles pour prouver sa sympathie dans cette occasion. Ce malheureux +jeune homme laissait derrière lui une famille qui avait besoin pour son +soulagement d'autre chose qu'une stérile compassion, et Lord Byron, +malgré la gêne qu'il éprouvait lui-même à cette époque, trouva moyen de +venir généreusement et délicatement au secours de la veuve et des enfans +de son ami. Dans la lettre suivante à Mrs. Byron, il en parle entre +autres sujets importans avec une sensibilité éloignée de toute +ostentation, qui lui fait le plus grand honneur. + + + + +LETTRE XXXII. + +À MRS. BYRON. + +Saint-James-street, n° 8, 4 mars 1809. + + +MA CHÈRE MÈRE, + +«Ma dernière lettre fut écrite dans un grand abattement d'esprit causé +par la mort de ce pauvre Falkland, qui a laissé sans un schelling sa +femme et ses enfans. Je me suis efforcé de venir à leur secours. Dieu +sait que je n'ai pas pu le faire comme je l'aurais désiré, gêné comme je +le suis, et accablé de tant de dettes. + +»Vous avez parfaitement raison; il faut que Newstead et moi nous nous +soutenions, ou tombions ensemble. J'y ai vécu, j'y ai attaché mon cœur, +et jamais besoin d'argent présent ou à venir ne pourra me porter à +vendre la moindre parcelle de notre héritage. J'ai un amour-propre qui +me donnera la force de supporter bien des embarras pécuniaires: j'aurai +peut-être à endurer bien des privations; mais quand on m'offrirait en +échange de Newstead la première fortune de l'Angleterre, je rejetterais +la proposition. N'ayez pas d'inquiétude à ce sujet; M. H*** en parle +comme un homme d'affaires; mais je sens comme un homme d'honneur, et je +ne vendrai pas Newstead. + +»J'entrerai à la chambre des pairs dès que l'on aura reçu certains +certificats pour lesquels on a écrit à Carhais, dans le Cornouaille, et +je ferai parler de moi: il faut que je brille dès le commencement, ou +tout est perdu. Il faut me garder le secret sur ma satire pendant un +mois, après cela vous serez libre d'en parler absolument comme vous le +voudrez. Lord Carlisle en a usé avec moi d'une manière infâme, en +refusant de donner au chancelier aucun détail sur ma famille. Je l'ai +_sanglé_ comme il faut dans mes vers, et peut-être sa Seigneurie se +repentira-t-elle de n'avoir pas montré une humeur plus conciliante. On +dit que cela se vendra; je l'espère, car le libraire s'est bien conduit +jusqu'ici, c'est-à-dire que l'édition a été bien soignée. Croyez-moi, +etc. + +»_P. S._ Vous aurez hypothèque sur une des fermes.» + +Le certificat dont il est ici question comme attendu de la principauté +de Cornouaille était les preuves du mariage entre l'amiral Byron et miss +Trevanion, mariage célébré, à ce qu'il paraît, dans une chapelle +particulière, à Carhais, et dont, en conséquence, il était difficile de +se procurer une attestation légale. Le délai nécessaire pour obtenir ces +papiers, et le refus peu gracieux de lord Carlisle de donner aucune +explication sur sa famille, furent les obstacles qui l'empêchèrent +long-tems de prendre sa place à la chambre. Les preuves nécessaires +ayant été à la fin fournies, il se présenta, le 13 mars, dans un état +d'isolement auquel aucun jeune homme d'un rang aussi élevé ne s'était +jamais vu réduit en pareille occasion. N'ayant pas un seul individu de +sa classe pour l'introduire comme un ami, ou l'accueillir comme une +connaissance, ce fut au hasard seul qu'il dut d'être accompagné jusqu'à +la barre de la chambre par un parent très-éloigné, et qui lui était +complètement inconnu un peu plus d'un an auparavant. Ce parent fut M. +Dallas, et les détails qu'il nous a donnés de cette scène entière sont +trop frappans pour que nous y changions un seul mot. + +«La satire fut publiée vers le milieu de mars, quelques jours après +qu'il eut pris sa place à la chambre des Pairs, ce qu'il fit le 13 du +même mois. Je descendais ce jour-là de James's-Street, sans intention de +lui faire visite; mais voyant son cabriolet à la porte, j'entrai. Sa +figure plus pâle qu'à l'ordinaire montrait que son esprit était agité et +qu'il pensait au noble seigneur sous les auspices duquel il avait +toujours cru faire son entrée à la Chambre. Je suis bien aise, me +dit-il, de vous voir; je vais prendre ma place à la Chambre, peut-être +voudrez-vous bien m'accompagner. Je me hâtai de lui exprimer combien +j'étais disposé à le faire, lui cachant en même tems le chagrin que +j'éprouvais en voyant un jeune homme qui, par sa naissance, sa fortune +et ses talens, appartenait à la première classe de la société, assez +négligé, assez isolé dans le monde, pour qu'il n'y eût pas un seul +membre du sénat dont il allait faire partie, auquel il pût s'adresser +pour y être introduit d'une manière convenable. Je vis qu'il sentait +vivement sa situation, et je partageais son indignation. + +»Après avoir parlé quelque tems de la satire dont les dernières feuilles +étaient alors sous presse, j'accompagnai Lord Byron à la Chambre. Il fut +reçu dans l'une des antichambres par quelques officiers de service, avec +lesquels il s'entendit sur les frais qu'il avait à payer. L'un d'eux +alla avertir le lord chancelier, et revint bientôt avec ordre +d'introduire le récipiendaire. Il y avait peu de membres présens, et +lord Eldon s'occupait d'affaires ordinaires ou peu importantes. Quand +Lord Byron entra, il me parut encore plus pâle qu'avant; on lisait sur +sa figure l'indignation jointe à la mortification; mais parvenu à la +dominer, il passa devant la _balle de laine_[107] sans regarder autour +de lui, et s'avança vers la table où l'officier chargé de cette fonction +lui fit entendre le serment d'usage. Cette formalité remplie, le +chancelier, quittant son siége, fit quelques pas vers lui en souriant et +lui présentant la main pour le féliciter de la manière la plus amicale. +Quoique je n'entendisse pas ses paroles, je vis bien qu'il lui adressait +quelques complimens. Ce fut autant de perdu; Lord Byron fit un salut +cérémonieux, et plaça à peine l'extrémité du bout de ses doigts dans les +mains du chancelier. Celui-ci ne prolongea pas des félicitations aussi +mal reçues; mais il retourna à sa place, tandis que Lord Byron alla +négligemment s'asseoir quelques minutes sur l'un des bancs restés vides +à la gauche du trône, et qu'occupent ordinairement les lords de +l'opposition. Quand il vint me rejoindre, je lui fis part de mes +observations; il me répondit: Si j'avais répondu à son serrement de +main, il m'aurait tout de suite compté comme acquis à son parti. Je ne +veux rien avoir à faire ni avec les uns ni avec les autres; j'ai pris +mon rang; je veux maintenant quitter l'Angleterre. Nous retournâmes à +Saint-James's-Street, mais il ne recouvra pas sa bonne humeur.» + + [Note 107: Nom du fauteuil du chancelier, et qui est pris + souvent par métaphore pour la dignité de chancelier. C'est + ainsi que l'on dit être assis sur _la balle de laine_, comme + chez nous être assis sur les _fleurs de lis_.] + +Au récit d'une cérémonie si désagréable pour un esprit fier comme le +sien, et si peu de nature à diminuer les idées misanthropiques qui déjà +prenaient sur lui tant d'empire, j'ajouterai d'après l'un de ses propres +_souvenirs_, les détails qu'il nous a lui-même laissés sur sa courte +conversation avec le lord chancelier: + +«Quand j'eus atteint mes vingt-un ans, la nécessité de me procurer +certains certificats de naissance et de mariage m'empêcha pendant +plusieurs semaines de prendre rang dans la Chambre. Après que ces +difficultés eurent été levées, et que j'eus prêté serment, le lord +chancelier s'excusa auprès de moi de ce délai, observant que le maintien +de ces formes voulues était une partie de son devoir. Je lui répondis +qu'il ne me devait point d'excuse, et comme il n'avait pas, en effet, +montré beaucoup d'empressement, j'ajoutai: Votre seigneurie est +exactement comme le _Petit Poucet_ (on donnait à cette époque la pièce +de ce nom), vous avez fait votre _devoir_, mais vous n'avez fait rien de +plus.» + +Quelques jours après parut la satire, et l'un des premiers exemplaires +fut adressé à M. Harness, son ami, avec la lettre suivante: + + + + +LETTRE XXXIII. + +À M. HARNESS. + +Saint-James's-Street, 18 mars 1809. + +«Vous ne me deviez pas d'excuses; si vous avez le tems d'écrire, et si +vous y êtes disposé, tant mieux; Le Seigneur nous rend reconnaissans +pour les faveurs que nous recevons. Quand, au contraire, je n'entends +pas parler de vous, je me console en pensant que vous êtes plus +agréablement occupé. + +»Je vous envoie par le même courrier une certaine satire nouvellement +publiée; et en retour de trois shillings et six pences qu'il m'en coûte, +je vous prie, si vous venez à en deviner l'auteur, de tenir son nom +secret, du moins quant à présent. Londres est plein de l'affaire du +duc[108]. La Chambre des communes s'en est occupée pendant les trois +dernières soirées, et n'a cependant encore rien décidé. Je ne sais pas +si la chose sera portée devant notre Chambre, à moins que ce ne soit +sous forme d'accusation. Si elle y paraît d'une manière qui permette la +discussion, je serai peut-être tenté de dire quelque chose à ce sujet. +Je suis bien aise d'apprendre que vous aimez Cambridge, premièrement +parce que vous savoir heureux ne peut qu'être infiniment agréable à +quelqu'un qui vous désire toutes les joies possibles de ce monde +sublunaire, et secondement, parce que j'admire la moralité de ce +sentiment. L'_alma mater_ a été pour moi une _injusta noverca_, et cette +vieille folle ne m'a donné mon degré de _master artium_ que parce +qu'elle n'a pu l'éviter. Vous savez quelle farce un noble candidat est +obligé de jouer. + + [Note 108: Probablement l'affaire du duc d'York, accusé + d'avoir vendu ou laissé vendre des commissions dans l'armée + d'une manière illégale.] + +«Je compte partir pour mes voyages, si je puis, au printems, et avant +cette époque je fais une collection des portraits de ceux de mes +camarades d'école avec lesquels j'étais le plus lié. J'en ai déjà +quelques-uns, et j'ai besoin du vôtre, sans lequel la galerie ne serait +pas complète. J'ai employé l'un des premiers peintres de miniature de +l'époque, et ce à mes dépens bien entendu, car je n'ai jamais souffert +que mes connaissances fussent induites à la moindre dépense pour +satisfaire quelqu'une de mes fantaisies. Cette observation pourra +paraître indélicate; mais quand je vous dirai qu'un de nos amis avait +d'abord refusé de poser dans la persuasion qu'il lui faudrait délier les +cordons de sa bourse, vous conviendrez qu'il est nécessaire de bien +établir d'abord ces préliminaires; pour éviter le retour d'une semblable +méprise, je viendrai vous voir quand il en sera tems, et je vous ménerai +chez le peintre. Ce sera une espèce de taxe que je léverai pendant une +semaine sur votre patience; mais excusez-moi, je vous prie, et songez +que cette ressemblance sera peut-être le seul souvenir qui me restera un +jour de notre ancienne amitié et de notre liaison actuelle. Cette idée +paraît assez folle maintenant; mais dans quelques années, quand +quelques-uns d'entre nous seront morts, que d'autres seront séparés par +des circonstances inévitables, ce sera une sorte de satisfaction de +conserver, dans les portraits de ceux qui survivront, l'image de ce que +nous étions naguère, et de contempler dans les portraits de ceux qui +seront morts tout ce qui nous restera du jugement, de la sensibilité et +de l'ensemble de tant de nobles qualités. Mais tout ceci doit être assez +ennuyeux pour vous; ainsi bon soir, et pour finir mon chapitre ou plutôt +mon homélie, croyez-moi, mon cher Harness, votre très-affectionné, etc., +etc.» + +Dans cette idée romanesque de rassembler et de conserver les portraits +de ses anciens amis de classe, on voit le travail naturel d'un cœur +ardent et désappointé qui, à mesure que l'avenir commence à s'obscurcir +autour de lui, se rattache avec empressement au souvenir du passé, et +qui, désespérant de trouver de nouveaux et de fidèles amis, ne songe +plus qu'à conserver tout ce qu'il pourra des anciens. Mais, en ce moment +même, sa sensibilité eut à soutenir un de ces terribles échecs auxquels +des ames comme la sienne, fort au-dessus de la trempe ordinaire, ne sont +que trop fréquemment exposées. Ce fut de la part d'un des amis qu'il +estimait le plus qu'il reçut, au moment où il quittait l'Angleterre, +cette preuve d'indifférence dont il se plaint et s'indigne dans une note +du second chant de _Childe-Harold_, la mettant en contraste avec la +fidélité et l'affection que venait de lui montrer son domestique turc +Derwish. M. Dallas décrit ainsi l'émotion où il le vit à l'occasion de +ce même manque d'affection: + +«Je le trouvai étouffant d'indignation. Le croirez-vous? me dit-il; je +viens à l'instant de rencontrer N***, je l'ai prié de venir passer une +heure avec moi; il m'a refusé; et quelle raison pensez-vous qu'il m'ait +donnée? Il était engagé à aller courir les boutiques avec sa mère et +quelques autres dames, et il sait que je pars demain pour être absent +pendant plusieurs années, et peut-être pour ne revenir jamais! Amitié! +je ne pense pas qu'excepté vous, votre famille et peut-être ma mère, je +laisse derrière moi un seul être qui se soucie de ce que je pourrai +devenir.» + +D'après cette phrase déjà citée d'une lettre à Mrs. Byron, «il faut que +je fasse quelque chose bientôt dans la Chambre,» et d'après une autre +expression plus explicite encore, contenue dans une lettre à M. Harness, +il paraîtrait qu'il songeait sérieusement, à cette époque, à entrer de +suite dans la carrière des affaires politiques que sa qualité de pair +héréditaire semblait ouvrir naturellement devant lui. Mais quelles +qu'aient été d'abord les impulsions de son ambition vers ce point, il y +renonça bientôt. S'il eût été allié de quelques familles qui eussent +tenu un rang distingué dans le monde politique, son envie de dominer, +secondée par de tels exemples et de telles sympathies, l'eût porté sans +doute à chercher la gloire au milieu des guerres de parti; peut-être +c'eût été alors son lot de donner un exemple remarquable de ce +changement par lequel un homme cesse d'être un grand poète pour devenir +un grand politique. Heureusement, toutefois pour le monde, car c'est une +question si ce fut un bonheur pour lui-même, il était décidé que ce +serait dans l'empire plus brillant de la poésie qu'il devait dominer. En +effet, l'isolement de toute société dans lequel il se trouvait à cette +époque, étant privé de ces affections et de ces protections dont un +jeune homme est ordinairement entouré lors de ses débuts, cet isolement, +dis-je, devait le décourager de suivre une carrière où les chances de +succès dépendent surtout des avantages qui ne sont pas en nous-mêmes. +Loin donc de prendre une part active aux travaux de ses nobles +collègues, il paraît qu'il regardait comme ennuyeux et mortifiant d'y +assister comme spectateur. Quelques jours après son admission, il se +retira dans sa retraite de Newstead-Abbey, pour y savourer l'amertume +d'une expérience prématurée, ou pour y méditer d'avance sur les scènes +et les aventures auxquelles son esprit ardent devait trouver à +l'étranger un champ plus libre que dans sa patrie. + +Peu de tems s'écoula cependant avant qu'il ne fût rappelé à Londres par +le succès de sa satire, dont le prompt débit rendait une seconde édition +nécessaire. Son agent zélé, M. Dallas, avait pris soin de lui +transmettre, dans sa solitude, tout ce qu'il avait pu recueillir +d'opinions favorables à son ouvrage. Il n'est pas sans intérêt de voir +par quels degrés on arrive d'abord à la réputation, et de trouver dans +l'approbation d'autorités telles que Pratt et les écrivains des Revues, +la première récompense et les premiers encouragemens d'un Byron. + +«Vous êtes déjà, lui écrivait-il, assez généralement connu pour +l'auteur. Cawthorn m'en a parlé dans ce sens, et j'en ai eu par moi-même +une preuve chez Hatchard, libraire de la reine. J'entrai pour lui +demander la satire; il me répondit qu'il en avait vendu un grand nombre +d'exemplaires, qu'il ne lui en restait pas un, qu'il allait en +redemander davantage, ce que je vis depuis qu'il avait fait. Je lui +demandai quel était l'auteur. Il me répondit qu'on la croyait de Lord +Byron. J'insistai pour savoir si c'était son opinion, à lui-même. Il me +répondit que oui, et que ce qui le lui faisait croire, c'est qu'une dame +de distinction était venue, sans hésitation, lui demander la satire de +Lord Byron. Il m'apprit aussi qu'il avait demandé à M. Giffard, qui +vient souvent dans sa boutique, si la satire était de vous; celui-ci nia +absolument qu'il en connût l'auteur; mais il parla avec grand éloge de +l'ouvrage, et dit qu'on lui en avait envoyé un exemplaire. Hatchard m'a +assuré que tous ceux qui fréquentent son cabinet de lecture l'admirent +beaucoup. Cawthorn m'a dit qu'on en faisait généralement un très-grand +cas, non-seulement parmi ses propres pratiques, mais encore parmi toutes +celles de ses confrères. Je suis allé plusieurs fois exprès chez mon +éditeur, et je l'ai toujours entendu beaucoup vanter. Pratt l'a lue +dernièrement à haute voix dans les salons, Phillip à un cercle d'hommes +de lettres: tous l'ont unanimement louée. L'_Anti-Jacobin_ et le +_Gentleman's Magazine_ ont déjà embouché pour vous la trompette de la +renommée. Vous verrez votre satire dans les autres revues le mois +prochain, et probablement elle sera maltraitée dans quelques-unes, +suivant les rapports que les propriétaires ou les éditeurs peuvent avoir +avec ceux que vous y avez flagellés.» + +À son arrivée à Londres, vers la fin d'avril, il trouva la première +édition de sa satire presque épuisée; il se mit aussitôt en devoir d'en +préparer une seconde, à laquelle il résolut de mettre son nom. Les +additions qu'il fit alors à son ouvrage sont considérables, il ajouta +entre autres près de cent vers qui devinrent les premiers[109], et ce ne +fut guère qu'au milieu du mois suivant que la nouvelle édition fut prête +à imprimer. Pendant son dernier séjour à la campagne, il était convenu +avec son ami Hobhouse qu'ils quitteraient l'Angleterre au commencement +de juin, et il désirait voir les épreuves de son volume avant que de +partir. + + [Note 109: La première édition commençait au vers: + + «Il fut un tems, avant que de nos jours dégénérés.»] + +Cette seconde édition est suivie d'un post-scriptum en prose que M. +Dallas, et c'est une preuve de jugement et de goût, supplia en vain le +poète de retrancher. Il est fort à regretter que Byron ne se soit point +rendu à ses sages avis; car il règne, dans cette malheureuse page, un +ton de bravache, que l'on est toujours peiné de voir adopté par un homme +vraiment brave. En voici un échantillon: «On dira peut-être que je +quitte l'Angleterre, parce que j'y ai insulté des personnes d'esprit et +d'honneur; mais je reviendrai, et elles pourront entretenir jusque-là +leurs ressentimens. Ceux qui me connaissent peuvent affirmer que les +motifs qui me font voyager, sont loin d'être des craintes littéraires ou +personnelles, et ceux qui ne me connaissent pas pourront en être +convaincus un jour. Depuis la publication de cet opuscule, mon nom n'a +pas été au secret, j'ai presque constamment habité Londres, prêt à +rendre raison de ce que j'ai écrit, et m'attendant chaque jour à +recevoir quelque petit cartel; mais, hélas! les tems de la chevalerie +sont passés, ou, pour parler comme le vulgaire, il n'y a plus de courage +aujourd'hui.» + +Quelques torts que l'auteur ait pu avoir dans cette satire, peu de +personnes la jugeraient plus sévèrement aujourd'hui, qu'il ne la jugea +lui-même neuf ans après l'avoir composée, au moment où il venait de +quitter l'Angleterre pour n'y jamais revenir. M. Murray possède +l'exemplaire que Byron lut alors; et les notes qu'il griffonna en marge, +et au bas des pages, méritent d'être traduites ici; sur la première on +lit: + +«La reliure de ce volume est beaucoup trop belle pour ce qu'il contient. + +»C'est la propriété d'un autre, voilà la seule raison qui me retient de +jeter au feu ce misérable monument de colère déplacée et de critique +aveugle.» + +En marge de ce passage: «De se laisser égarer par le cœur de Jeffrey, ou +la tête béotienne de Lamb,» est écrit: «Cela n'est pas juste; la tête et +le cœur de ces messieurs, ne sont pas du tout tels qu'ils ont été ici +représentés.» En travers de tout le sévère passage contre MM. Wordsworth +et Coleridge, il a griffonné _injuste_. Pour l'attaque terrible contre +M. Bowles, le commentaire est: «Tout ce morceau sur Bowles est trop +sauvage.» À la marge des vers qui commencent par «salut à l'immortel +Jeffrey,» est écrit, «trop féroce... C'est de la folie toute pure;» et +plus bas, à propos des vers: «Quelqu'un se rappelle-t-il ce jour +désastreux, etc.,» il ajoute, «tout cela est mauvais, parce que c'est +trop personnel.» + +Quelquefois cependant, loin de casser ses premiers jugemens, il semble +disposé à les confirmer et rendre plus sévères. Ainsi, en marge du +passage relatif à certain auteur de certaines épopées obscures (Cottle), +il dit: «C'est bien,» ajoutant au bas de la page: «J'ai vu quelques +lettres de ce drôle à une pauvre dame poète,» dont il attaque les +productions (productions dont cette brave femme n'était nullement +enflée), d'un ton si grossier et si tranchant, que je ne regretterais +pas les coups de fouet que je lui ai donnés, quand même ils eussent été +injustes, ce qui n'est pas, car en vérité _c'est un grand âne_. En marge +des vers si forts contre Clarke, collaborateur du _Magazine_ appelé le +_satiriste_, se trouve cette remarque: «Assez bien; il la méritait, et +cela n'est pas trop mal exprimé.» + +Tout le paragraphe commençant par _Illustre Lord Holland_, a pour note +«mauvais, et, en outre, manquant de vérité.» Les vers contre Lord +Carlisle lui paraissent mauvais aussi, la provocation n'était pas +suffisante pour justifier tant d'acrimonie. Dans une autre note +concernant le même seigneur, il dit: «Beaucoup trop sauvage, quel qu'en +ait pu être le fondement.» Il dit de Rosa Maltida (la fille du célèbre +juif K...), «elle a depuis épousé le Morning-Post, mariage extrêmement +bien assorti.» Aux vers commençant par «Quand quelque jeune homme +d'espérance, habitant une échoppe, etc.,» il a joint un note qui n'est +pas sans intérêt: «Tout ceci était dirigé contre le pauvre Blackett, il +était alors _patronisé_ par A. I. B.[110]. Je l'ignorais, sans quoi je +n'eusse pas écrit tout ceci, ou du moins, je ne le crois pas.» + + [Note 110: Lady Byron, alors miss Milbank.] + +En regard de l'éloge de M. Crabbe, il a écrit: «Je considère Crabbe et +Coleridge comme les deux plus remarquables poètes de notre tems, sous le +rapport de l'invention et du pathétique.» Sur l'un de ses propres vers: + + Et la gloire comme le Phénix au milieu des flammes, etc. + +il s'écrie: «Le diable emporte le Phénix! comment a-t-il fait pour venir +se fourrer là?» Et il conclut ses remarques de détails par l'observation +suivante, sur l'ensemble de la pièce: + +«Je désirerais bien sincèrement que la majeure partie de cette satire +n'eût jamais été écrite, non seulement à cause de l'injustice des +jugemens qui y sont portés sur quelques ouvrages et quelques personnes, +mais parce que je ne saurais approuver le ton qui y règne en général, et +l'esprit qui l'a dictée. + +«BYRON.--Diodati-Genève, 14 juillet 1816.» + +En même tems qu'il préparait sa nouvelle édition, il faisait gaîment les +honneurs de Newstead à une troupe de jeunes amis de collége, qu'à la +veille de quitter l'Angleterre pour si long-tems il avait réunis autour +de lui, comme pour une fête d'adieux. La lettre suivante, de l'un des +convives, Charles Skinner Matthews; quoiqu'elle ne parle pas autant de +son hôte illustre que nous eussions pu le désirer, plaira sans doute au +lecteur comme une peinture prise au moment même, et qui réfléchit bien +le caractère de Byron à cette époque. + + + +LETTRE DE C.S. MATTHEWS, ÉCUYER, + +À MISS ***. + +Londres, 22 mai 1809. + + +MA CHÈRE MISS ***, + +«Il faut d'abord que je vous donne quelques détails sur le lieu +singulier que je viens de quitter. + +»Newstead-Abbey est située à 136 milles de Londres, et à 4 de Mansfield. +C'est un si beau morceau d'architecture que je ne serais pas étonné +qu'on en trouvât la description, et peut-être la gravure, dans les +_monumens_ gothiques de Grose. Elle est en la possession des ancêtres du +propriétaire actuel depuis l'époque de la dissolution des monastères, +mais le bâtiment lui-même est d'une date bien plus reculée. Quoique +tombant en ruines, c'est encore une abbaye complète, et la plus grande +partie de l'édifice est encore debout et dans le même état que le jour +où il fut construit. Il y a deux rangées de cloîtres, avec un grand +nombre de chambres et de cellules, qui, bien qu'inhabitées et +inhabitables, pourraient facilement être remises en état; beaucoup des +anciennes chambres servent encore, entre autres une grande salle dallée. +Il ne reste plus qu'un côté de l'église de l'abbaye; l'ancienne cuisine +et une longue file de bâtimens attenans n'offrent plus qu'un amas de +décombres. Une salle magnifique de 70 pieds de long sur 23 de large, +unit les anciennes constructions aux bâtimens modernes; mais toutes les +parties de la maison sont dans un grand état de délabrement et +d'abandon, excepté celles que le seigneur actuel vient de faire +arranger. + +»La maison et les jardins sont entièrement entourés d'une muraille +crénelée. Devant l'entrée principale se trouve un grand lac, flanqué çà +et là de bâtimens fortifiés, dominés par une tour placée à l'autre +extrémité. Imaginez-vous, tout autour, des collines nues et arides, la +vue ne découvrant qu'à peine deux ou trois méchans arbres rabougris, à +plusieurs milles de distance, et vous aurez une idée de Newstead. Le +dernier lord étant brouillé avec son fils, auquel le domaine était +assuré par substitution, voulut au moins, par esprit de vengeance, qu'il +ne lui arrivât que dans le plus mauvais état possible. En conséquence il +négligea les constructions, et fit un tel abattage de tous les arbres, +qu'il réduisit bientôt une propriété naguère _boisée_ à l'état de +désolation et de nudité que je viens de décrire. Toutefois, son fils +mourut avant lui, et, tout cet étalage de colère manqua ainsi son effet. + +»En voilà assez sur le domaine; j'ai multiplié les détails sans ordre et +sans liaison, pour qu'ils ressemblassent mieux au sujet. Mais si ce lieu +vous paraît étrange, la manière dont on y vit ne l'est pas moins, je +vous assure. Montez avec moi les degrés qui mènent au vestibule, que je +vous présente à Milord et à ses hôtes. Prenez garde, souvenez-vous de +n'y venir qu'en plein jour, et de bien ouvrir vos yeux, car si vous +alliez vous tromper, si vous tourniez trop à droite en montant les +degrés, vous vous feriez empoigner par un ours, et si vous alliez trop à +gauche, ce serait encore pire, vous vous trouveriez nez à nez avec un +loup. Parvenu à la porte, vous n'êtes pas hors de danger, car le +vestibule étant en mauvais état, et ayant grand besoin de réparation, il +y a probablement à l'autre extrémité une foule de visiteurs qui +s'exercent à tirer au blanc, de manière que si vous entrez sans donner, +de loin et à haute voix, avis de votre approche, vous n'aurez échappé à +l'ours et au loup que pour tomber sous les balles des joyeux moines de +Newstead. + +«Nous étions quatre, sans compter Lord Byron, et notre compagnie +s'augmentait de tems en tems d'un curé du voisinage. Quant à notre +manière de vivre, voici quel était généralement l'ordre du jour: pour le +déjeuner, point d'heure fixe, chacun le prenait à sa convenance, et la +table demeurait servie jusqu'à ce que chacun de nous eût fini; il est +vrai de dire que si quelqu'un de nous eût désiré déjeuner d'aussi _bonne +heure_ que dix heures, il lui eût fallu une grande chance pour trouver +aucun des domestiques debout. Nous nous levions, terme moyen, à une +heure. Moi, qui me levais généralement entre onze heures et midi, +j'étais toujours, même malade, le premier levé, et je passais pour un +miracle de diligence et d'activité. Souvent deux heures sonnaient avant +que nous n'eussions fini de déjeuner. Alors, pour amuser notre journée, +nous avions la lecture, l'escrime, le bâton de volée, ou le jeu de +volant dans le grand salon, le tir au pistolet dans le vestibule; la +promenade à pied, à cheval, en bateau sur le lac, la partie de paume, ou +quelque partie avec l'ours et le loup que nous nous plaisions à +tourmenter. Entre sept et huit heures, nous nous mettions à table pour +dîner, et nous y restions jusqu'à une, deux et trois heures du matin. Je +laisse à deviner quel était notre plaisir pendant cette longue séance. + +»Je ne dois pas passer sous silence l'usage de faire passer à la ronde, +au moment du dessert, un crâne humain, rempli de vin de Bourgogne. Après +nous être rassasiés de viandes choisies et des meilleurs vins de France, +nous nous rendions dans le salon pour prendre le thé; là, suivant son +goût, chacun se livrait à la lecture ou à quelque conversation +instructive; et, après les _Sandwiches_, etc., chacun se retirait dans +sa chambre à coucher. Une collection de robes de moines, avec tout ce +qui s'en suit, crosses, rosaires, tonsures, etc., donnait plus de +variété à nos physionomies et à nos plaisirs. + +»Vous pouvez juger combien je fus contrarié de me trouver malade presque +pendant la première moitié du tems que je passai à Newstead. Mais je fus +conduit à des réflexions bien différentes de celles du docteur Swift, +qui quitta sans cérémonie aucune la maison de Pope, et lui écrivit +ensuite qu'il était impossible à deux amis malades de vivre ensemble; +mon pauvre corps tremblant et affaibli se trouvait si mal de la robuste +et bruyante santé de mes compagnons, que je désirais de tout mon cœur +voir chacun dans la maison, aussi malade que moi. + +»Je revins à pied avec un autre des convives; nous faisions à peu près +vingt-cinq milles par jour, mais nous restâmes environ une semaine en +route, parce que nous fûmes retenus par les pluies. + +»Je terminerai ici le récit d'une excursion qui m'a fait mieux connaître +le pays. Où croyez-vous que j'aille maintenant? À Constantinople! Du +moins on m'a proposé ce petit voyage. Lord Byron et un autre de mes amis +partent le mois prochain, et m'ont demandé de les accompagner; mais +c'est un projet un peu important, et qui vaut bien la peine d'y +réfléchir à deux fois... Adieu, etc.» + +C.S. MATTHEWS. + +Après avoir ainsi mis la dernière main à sa nouvelle édition, sans +attendre les nouveaux honneurs qui se préparaient pour lui, Lord Byron +quitta Londres le 11 juin, et, quinze jours après, mit à la voile pour +Lisbonne. + +Quelque grands que fussent les progrès que son talent eût faits sous +l'influence de la colère qu'il avait prise pour muse, il est, dans la +satire dont nous venons de parler, bien loin de la hauteur qu'il +atteignit dans la suite. Il est remarquable en effet que, lié comme son +génie paraît l'avoir été avec son caractère, le développement de ce +dernier ait précédé de si long-tems toute la maturité des ressources de +l'autre. La nature, en développant de bonne heure en lui une faculté de +sentir si forte et si multiple, semblait lui avoir désigné ce qu'elle +attendait de lui, avant qu'il pût la comprendre. Ce ne fut que lentement +et après de longues méditations, qu'il découvrit en lui-même tous ces +matériaux de poésie, que son caractère de feu enfantait, pour ainsi +dire, à son insu. Toute vigoureuse que soit sa satire, on y voit peu de +choses qui puissent donner un avant-goût des merveilles qui l'ont +suivie. Son esprit avait reçu l'éveil, mais il n'en avait pas encore +sondé la profondeur; et le fiel qu'il y répand, ne part pas encore du +fond de son cœur comme celui qu'il jeta dans la suite à la face du genre +humain. Ses innombrables facultés, ses passions que son ame avait +nourries si long-tems, n'avaient pas encore trouvé d'organe digne +d'elles. Le sombre, le grandiose, le tendre de sa nature, n'avaient pas +encore de voix, jusqu'à ce qu'enfin son puissant génie se réveilla avec +le sentiment de toute sa force. + +En s'arrêtant, dans sa satire aussi bien que dans ses premières poésies, +à écrire d'après des modèles reçus, il montra combien peu il avait +encore exploré ses propres ressources, et découvert les marques +distinctives qui devaient à jamais illustrer son nom. Quelque hardi et +quelque énergique que fût en général son caractère, il avait bien peu de +confiance dans ses forces intellectuelles. Ce ne fut que par degrés +insensibles qu'il acquit la conscience de ce qu'il pouvait faire; et il +ne fut pas moins étonné que le public de découvrir dans son ame une +aussi riche mine de génie. C'est par suite de la même lenteur à +s'apprécier, que, dans la suite, arrivé à l'apogée de sa gloire, il +douta long-tems qu'il pût réussir dans aucun ouvrage qui ne demandât que +de l'esprit et de la gaîté, jusqu'à ce que l'heureux essai qu'il en fit +dans Beppo, dissipa sa méfiance, et ouvrit une nouvelle carrière de +triomphes à son génie immense et versatile. + +À quelque distance que ses premières productions soient de celles qui +les ont suivies, il y a dans sa satire une vivacité de pensées, une +vigueur et un courage qui, joints à la justice de sa cause, ne pouvaient +manquer de lui valoir la sympathie publique, et d'attacher immédiatement +beaucoup de célébrité à son nom. Malgré le ton général de hardiesse et +d'indifférence qui règne dans sa satire, on y voit de tems en tems +quelques allusions à son sort et à son caractère, dont le pathétique +semble assurer la vérité, et qui étaient de nature à piquer vivement la +curiosité et l'intérêt. Je vais citer deux ou trois de ces passages, +comme montrant bien l'état de son ame à cette époque. Voici comme il +peint sa jeunesse exposée sans protection aux tentations d'un monde +corrompu et corrupteur: «Moi-même, le plus insouciant d'une troupe +insouciante, qui ai juste assez de bon sens pour connaître ce qui est +juste, et faire ce qui ne l'est pas, abandonné à moi-même à l'âge où le +bouclier de la raison est encore mal assuré, pour chercher mon chemin au +travers de la foule innombrable des passions; moi que tous les genres de +plaisir ont attiré et repoussé tour à tour, moi-même je me sens forcé +d'élever la voix; je suis forcé de sentir que de telles scènes, que de +tels hommes sont contraires au bien public. Quand même quelqu'ami me +dirait d'un ton de censeur: En quoi vaux-tu mieux que les autres, fou +que tu es? Quand même chacun de mes anciens camarades de débauche +sourirait et crierait au miracle, de me voir devenu moraliste...» + +Mais le passage suivant, quoique écrit à la hâte, montre bien plus +encore ce cœur ulcéré que l'on retrouve dans toutes ses compositions +subséquentes: + +«Il fut un tems qu'un mot désagréable ne serait jamais tombé de mes +lèvres qui semblent aujourd'hui pleines de fiel; ni fous ni folies +n'auraient pu me forcer à mépriser le plus vil des insectes que je +voyais ramper devant mes yeux. Mais aujourd'hui je suis bien endurci, je +suis bien changé de ce que j'étais dans ma jeunesse. J'ai appris à +penser et à dire sévèrement la vérité; j'ai appris à me moquer des +décrets emphatiques de nos critiques et à les briser eux-mêmes sur la +roue qu'ils m'avaient préparée. J'ai appris à repousser du pied la verge +que l'on voulait me faire baiser...» + +Nous avons indiqué dans les pages précédentes quelques-unes des causes +qui amenèrent ce changement de son caractère. Outre son propre +témoignage, il en est plusieurs autres qui prouvent qu'il n'avait +naturellement pas de fiel. Dans son enfance, bien qu'il se montrât +quelquefois colère et entêté, chacun reconnaissait sa douceur et sa +bonté envers ceux qui se montraient eux-mêmes bons et doux à son égard; +et ceux qui l'ont connu alors s'accordent à le d'un caractère affectueux +et gai. + +De toutes ces qualités naturelles la plus saillante, en effet, semble +avoir été un profond besoin d'aimer. Une disposition à former des +attachemens durables et un désir ardent d'être payé de retour, ont été +le songe et le tourment de sa vie. Nous avons vu avec quel enthousiasme +passionné il se livra à ses amitiés de collége. L'amour délirant et +malheureux qui suivit fut, si je puis m'exprimer ainsi, l'agonie, sans +être la mort, de ce désir insatiable qui dura toute sa vie, remplit sa +poésie de tout ce que l'ame a de plus tendre, prêta l'éclat de ses +couleurs, même à ces nœuds indignes que la vanité et la passion lui +firent former dans la suite, et lui dicta encore ces stances qu'il +écrivait quelques mois avant sa mort: + +Il est tems que ce cœur cesse d'être ému, puisqu'il a cessé d'émouvoir +les autres, et cependant, quoique je ne puisse plus être aimé, j'ai +besoin d'aimer encore! + +En supposant même les circonstances les plus favorables, ce serait +encore une question de savoir si, avec des dispositions telles que +celles que nous venons de décrire, il eût pu éviter d'être à la fin +désappointé, ou s'il eût jamais pu trouver où reposer son imagination et +ses désirs; mais Lord Byron rencontra les désappointemens dès les +premiers pas qu'il fit dans le sentier de la vie. Sa mère, vers laquelle +il tourna naturellement et avec ardeur ses premières affections, ou le +repoussa rudement, ou s'en joua par caprice. Parlant de ses premières +années avec un de ses amis, à Gênes, peu de tems avant son départ pour +la Grèce, il datait la première sensation de peine ou d'humiliation +qu'il eût jamais connue, de la froideur avec laquelle sa mère recevait +ses caresses dans son enfance et de ses fréquentes et malicieuses +allusions à son infirmité. + +Sa jeunesse fut aussi privée de l'affection sympathique d'une sœur; il +n'eut d'abord avec la sienne que des rapports extrêmement rares. Si son +besoin d'aimer avait trouvé où s'épancher dans sa famille, peut-être le +torrent de ses sensations se serait-il trouvé plus au niveau de ce monde +qu'il avait à traverser. Ainsi il eût évité ces chutes rapides et +tumultueuses auxquelles il fut bientôt exposé pour s'être trop tôt élevé +à toute sa crue. Le manque d'objets sur lesquels son attachement pût se +porter dans la maison paternelle ne laissa à son cœur d'autres +ressources que ces affections enfantines qu'il forma à l'école; quand +celles-ci furent interrompues par son passage à Cambridge, il se +retrouva de nouveau isolé et abandonné au vague de ses désirs. Bientôt +survint son malheureux attachement pour miss Chaworth, auquel, plus qu'à +toute autre cause, il attribuait lui-même le funeste changement qui +s'opéra dans son caractère. + +«Je doute quelquefois, dit-il dans ses _Pensées détachées_, si, après +tout, un genre de vie tranquille et sans agitation eût pu me convenir, +et pourtant je regrette quelquefois de n'en avoir pas un tel. Mes +premiers rêves, comme presque tous ceux des enfans, furent des rêves +guerriers; peu après ils furent tous d'amour et de solitude, jusqu'à ce +que mon malheureux attachement pour Maria Chaworth commença lorsque +j'avais à peine quinze ans, et continua long-tems quoique soigneusement +caché. Ce fut ce qui me rejeta de nouveau seul sur une vaste... vaste +mer. Je me rappelle qu'en 1804, je rencontrai ma sœur chez le général +Harcourt dans Portland-Place. J'étais moi-même alors, tel qu'elle +m'avait toujours vu jusque-là. Quand nous nous rencontrâmes ensuite en +1805 (elle me l'a dit depuis), mon caractère et mes manières étaient +tellement changés que l'on me reconnaissait à peine. Je ne m'apercevais +pas alors de cette altération; mais j'y crois, et je pourrais en rendre +raison.» J'ai déjà raconté la manière dont il prit congé de miss +Chaworth avant son mariage. Une fois après cet événement, il la revit, +et ce fut pour la dernière, lorsqu'il fut invité par M. Chaworth à dîner +à Annesley, peu de tems avant son départ d'Angleterre. Le peu d'années +qui s'étaient écoulées depuis leur dernière entrevue avaient apporté un +changement considérable dans les manières et l'extérieur du jeune poète. +L'informe et gros écolier était devenu un jeune homme gracieux et bien +pris dans sa taille. Ces émotions et ces passions qui rehaussent d'abord +et détruisent ensuite la beauté, n'avaient encore produit sur ses traits +que leur effet favorable; et quoiqu'il eût eu peu d'occasions de +fréquenter la bonne société, ses manières avaient acquis cette douceur +et cet aplomb qui caractérisent l'homme bien élevé. Son empire sur +lui-même fut bientôt mis à l'épreuve quand on apporta dans l'appartement +la petite fille de sa belle hôtesse. La vue de cet enfant lui fit +éprouver un saisissement dont il ne fut pas maître, ce ne fut qu'avec +effort qu'il parvint à dissimuler sa profonde émotion, et c'est à ce +qu'il éprouva dans ce moment que nous devons ces stances touchantes: «Eh +bien! tu es heureuse, etc.[111],» qui ont paru dans un recueil de +_Mélanges_, publié par l'un de ses amis, et que l'on retrouve maintenant +dans la collection générale de ses œuvres. Sous l'influence du même +sentiment il composa deux autres pièces à cette même époque; mais comme +elles ne se trouvent que dans les _Mélanges_ que je viens de citer, et +que ce recueil n'est plus dans le commerce, je crois qu'on ne me saura +pas mauvais gré d'en citer ici quelques stances: + + [Note 111: Datées sur le manuscrit original, 2 novembre + 1808.] + + +ADIEUX A UNE DAME[112]. + + [Note 112: Intitulés dans le manuscrit original: À Mrs. ***, + qui me demandait mes raisons pour quitter l'Angleterre au + printems, et datés du 2 décembre 1808.] + +Quand, chassé des bosquets d'Éden, l'homme s'arrêta quelques instans sur +le seuil, chaque scène lui rappelait les heures écoulées, et lui faisait +maudire son avenir. + +Mais errant à travers de lointains climats, il apprit à porter le poids +de son chagrin; il ne fit plus que donner un soupir au souvenir du tems +passé, et trouva du soulagement au milieu de scènes plus agitées. + +Ainsi, Marie, doit-il en être de moi; je ne dois plus revoir tes +charmes, car quand je m'arrête près de toi, mon cœur soupire pour tout +ce bonheur qu'il a connu autrefois, etc. + +L'autre poème respire tout entier la tendresse; mais je n'en donnerai +que les stances qui me paraissent les plus saillantes: + + +STANCES À ***, EN QUITTANT L'ANGLETERRE. + +C'en est fait! la barque abandonne au souffle du vent ses voiles +blanches, qui soufflent autour du mât et s'entr'ouvrent aux efforts de +la brise bruyante! Et il faut que je quitte ce pays, parce que je n'en +puis aimer qu'une... + +Comme un oiseau privé de sa compagne, mon cœur déchiré se livre à la +douleur: en vain je cherche autour de moi, je ne puis rencontrer un +sourire ami, une figure qui me plaise, et même au milieu des troupes les +plus nombreuses, je suis toujours seul, parce que je n'en puis aimer +qu'une. + +Je franchirai les flots blanchissans, j'irai chercher une patrie à +l'étranger; je ne saurais trouver de repos nulle part, jusqu'à ce que +j'aie oublié les traits de cette belle infidèle; je ne puis me +soustraire à mes sombres pensées, mais je puis aimer toujours, et +toujours je n'en puis aimer qu'une... + +Je pars... mais en quelque lieu que j'aille, aucun œil ne se mouillera +pour moi de larmes, aucun cœur ne sympathisera à mes peines; toi-même, +qui as détruit toutes mes espérances, tu ne m'accorderas pas un soupir, +quoique je n'en aime qu'une. + +Le souvenir de chacune de ces scènes passées, la pensée de ce que nous +sommes, de ce que nous avons été, abîmerait de douleurs des cœurs plus +faibles! Mais, hélas! le mien a supporté le choc, il bat encore comme il +avait commencé, et n'en aime jamais réellement qu'une. + +Qu'elle peut être cette belle, si tendrement aimée? c'est ce que le +vulgaire ne doit pas savoir; pourquoi ce jeune amour fut-il malheureux? +tu le sais, et moi j'en gémis; et bien peu de ceux qui vivent sur cette +terre n'ont aimé si long-tems, et n'en ont aimé qu'une. + +J'ai essayé les fers d'une autre, tout aussi belle peut-être; j'aurais +donné beaucoup pour l'aimer autant que toi, mais un charme insurmontable +empêchait mon cœur déchiré de rien sentir que pour une. + +Il me serait doux de te revoir au moment du départ, de te bénir en te +disant adieu; cependant je ne voudrais pas demander à tes beaux yeux des +larmes pour celui qui va errer sur les vastes mers. Il a perdu sa +patrie, ses espérances, sa jeunesse, et toutefois il aime encore, et +n'en aime qu'une. + +Tandis que son cœur aimant était ainsi trompé dans ses espérances de +retour, il était au moins autant mortifié et désappointé dans un autre +instinct de sa nature, le désir d'acquérir des distinctions et de +dominer. Le peu de rapports entre sa fortune et son rang fut de bonne +heure pour lui une source d'embarras et d'humiliations; et la haute +opinion qu'il avait des avantages d'une naissance illustre ne faisait +qu'ajouter à l'amertume de cette inégalité. Cependant l'ambition lui +suggéra bientôt qu'il y avait d'autres et de plus nobles voies pour +arriver aux distinctions. Il sentit avec orgueil qu'il pourrait un jour +obtenir celles que le talent ne doit qu'à lui-même. Il n'était pas +extraordinaire non plus que, comptant sur l'indulgence que l'on accorde +ordinairement à la jeunesse, il espérât faire impunément le premier pas +dans le sentier de la gloire. Mais là, comme dans tous les autres objets +que son cœur s'était proposés, il ne rencontra que le désappointement et +la mortification. Au lieu d'éprouver ces égards, si ce n'est cette +indulgence avec laquelle les critiques accueillent ordinairement de +jeunes débutans, il se trouva tout à coup victime d'une sévérité sans +borne, sévérité que l'on ne déploie que rarement contre les plus vieux +pécheurs dans le monde littéraire. Ainsi, son cœur, qui venait +d'éprouver toute la douleur d'un amour malheureux, se vit encore frustré +de ces ressources et de ces consolations qu'il avait cherchées dans +l'exercice de ses facultés intellectuelles. + +Tandis qu'il éprouvait ainsi de bonne heure des peines de plus d'un +genre, son imagination reçut encore l'influence funeste de plaisirs trop +prématurés. Bientôt se dissipa ce charme dont la jeunesse aime à +embellir un monde qu'elle ne connaît pas. Ses passions avaient dès le +commencement anticipé l'avenir, et le vide qu'elles laissèrent bientôt +dans son ame fut, de son propre aveu, l'une des principales causes de +cette mélancolie qui forma depuis l'une des marques distinctives de son +caractère. + +«Mes passions, dit-il dans ses _Pensés détachées_, se développèrent de +très-bonne heure, de si bonne heure que bien peu voudraient me croire, +si j'en citais la date et les circonstances: peut-être l'une des causes +de cette mélancolie anticipée de mes pensées fut que j'avais anticipé la +vie. Mes premiers poèmes sont pleins de pensées qui semblent appartenir +à un âge dix ans plus vieux que celui auquel ils furent écrits; je ne +veux point parler de leur mérite, mais de l'expérience qu'on y remarque. +Les deux premiers chants de _Childe Harold_ furent terminés, quand je +n'avais que vingt-deux ans, et on les croirait écrits par un homme plus +âgé que je ne le serai probablement jamais.» + +Quoique la première phrase de cet extrait se rapporte à une époque de +beaucoup antérieure, elle nous donnera occasion de remarquer que, +quelque irrégulière qu'ait été sa vie durant les deux ou trois années +qui précédèrent le moment de ses voyages, l'idée que plusieurs ont eue +qu'il faisait dans _Childe Harold_ allusion aux débauches et aux orgies +de Newstead, est, comme beaucoup d'autres accusations contre lui, fondée +sur son propre témoignage, étrangement exagéré. Il représente, il est +vrai, la maison de son représentant poétique comme un _dôme monastique +condamné à de vils usages_, et ajoute: «Où la superstition tenait jadis +son antre les filles de Paphos venaient chanter et sourire.» M. Dallas +se livrant au même esprit d'exagération, dit, en parlant des préparatifs +du jeune poète: «Déjà rassasié de plaisirs et dégoûté de la compagnie de +ceux qui n'avaient point d'autres ressources, il avait résolu de +maîtriser ses passions, et avait congédié ses harems.» La vérité est que +l'exiguïté des moyens pécuniaires de Lord Byron eût suffi seule pour le +détourner de ce luxe oriental. Son genre de vie à Newstead était simple +et peu coûteux. Ses compagnons, quoique amis du plaisir, avaient des +goûts et des caractères trop réfléchis pour s'accommoder d'une débauche +vulgaire. Quant à ses prétendus _harems_, il paraît qu'une ou deux +_subintroductæ_, comme les moines les auraient appelées, et encore +prises parmi les domestiques de la maison, sont tout ce que la médisance +a jamais pu citer à l'appui de cette calomnie. + +Il nous dit lui-même, dans le journal que je viens de citer, que le jeu +était au nombre de ses folies à cette époque. + +«J'ai, dit-il, idée que les joueurs sont aussi heureux que bien d'autres +gens, parce qu'ils sont toujours _excités_. Les femmes, le vin, la +gloire, la table rassasient quelquefois; mais chaque coup de carte ou de +dé tient le joueur éveillé, outre que l'on peut jouer dix fois plus +long-tems qu'on ne peut faire toute autre chose. Étant jeune, j'étais +passionné pour le jeu, c'est-à-dire pour le hasard; car je déteste tous +les jeux de cartes, même le pharaon. Quand le maccao fut inventé, je ne +voulus pas l'adopter; car je regrettais le bruit du cornet et des dés et +cette glorieuse incertitude, non-seulement d'une chance bonne ou +mauvaise, mais même d'une chance quelconque; car il faut souvent jeter +les dés plusieurs fois avant d'obtenir un résultat. J'ai gagné jusqu'à +quatorze coups de suite, et enlevé tout l'argent qui se trouvait sur la +table; mais je n'avais ni sang-froid, ni jugement, ni calcul: c'était +l'émotion qui faisait tout mon plaisir. Après tout, j'ai cessé à tems, +sans avoir ni beaucoup gagné ni beaucoup perdu. Depuis l'âge de vingt-un +ans j'ai très peu joué, et jamais au-delà de cent, deux cents ou trois +cents guinées.» + +Il fait allusion à cette folie et à quelques autres dans le billet +suivant. + + +À M. WILLIAMS BANKES. + +Vendredi, minuit. + + +MON CHER BANKES, + +«Je reçois à l'instant votre petit mot; croyez que je suis désespéré de +n'en avoir pas eu plus tôt connaissance; une demi-heure de conversation +avec vous m'eût été plus agréable que le vin, le jeu et toutes les +autres manières à la mode de passer une soirée chez soi ou en ville. Je +suis réellement très-fâché d'être sorti avant l'arrivée de votre +missive; à l'avenir écrivez-moi avant six heures, et soyez sûr que, +quels que soient mes engagemens, je les mettrai de côté. Croyez-moi avec +cette déférence que j'ai eue dès mon enfance pour vos talens, et une +meilleure opinion de votre cœur, + +»Votre, etc.» + +BYRON. + +Parmi les causes, si ce n'est plutôt parmi les résultats de cette +disposition à la mélancolie qui tenait à son caractère, il ne faut pas +oublier ce scepticisme en fait de matières religieuses, qui, comme nous +l'avons vu, jetait déjà quelque chose de sombre sur les pensées de son +enfance, et qui se rembrunit de plus en plus à l'époque dont je parle en +ce moment. En général, nous voyons les jeunes gens trop ardemment +occupés des plaisirs que ce monde donne ou promet, pour s'occuper bien +sérieusement des mystères du monde à venir. Mais avec lui le cas était +malheureusement tout contraire: comme philosophe et comme ami du +plaisir, il avait acquis trop tôt la plus déplorable expérience. Être, +comme il le supposait, parvenu à la dernière limite des plaisirs de ce +monde, et ne voir au-delà que nuages et obscurité, tel était le sort +funeste auquel un caractère et des passions prématurées semblaient +condamner Lord Byron. + +Quand, à l'âge de vingt-cinq ans, Pope se plaignait d'être fatigué du +monde, Swift lui répondit qu'il n'avait point encore assez agi, assez +souffert dans le monde pour en être fatigué. Mais quelle différence +entre la jeunesse de Pope et celle de Byron! Ce que le premier n'avait +qu'anticipé par la pensée, le second le connut dans la plus triste +réalité. À l'âge où l'un commençait à peine à jeter un coup d'œil sur +l'océan de la vie, l'autre y avait plongé, et en avait sondé toutes les +profondeurs. Swift lui-même dut aux désappointemens et aux injustices +qu'il éprouva de bonne heure cette amertume qui ne le quitta jamais, et +présente bien plus d'analogie avec le sort de notre poète, non-seulement +pour les attaques cruelles auxquelles il se trouva jeune en butte, que +pour l'effet qu'elles produisirent sur son caractère[113]. + + [Note 113: Il y a du moins un grand point de rapprochement + dans la disposition d'esprit que Johnson attribue à Swift: + «Le soupçon d'irréligion, dit-il, qui plana sur la tête de + Swift, vint en grande partie de son horreur pour + l'hypocrisie: _au lieu de chercher à paraître meilleur, il + prenait plaisir à paraître pire qu'il n'était en effet_.» + (_Note de Moore_.)] + +La jeunesse est naturellement portée à se donner des airs d'une +mélancolie romantique, à imiter un air triste et sombre que les années +n'ont pas encore pu amener. Je ne veux pas nier que quelque chose de ce +genre ne soit venu augmenter et nourrir les dispositions peu riantes de +notre jeune poète. Il avait dans son cabinet d'étude un certain nombre +de crânes humains bien polis et rangés avec une symétrie qui semblerait +indiquer plutôt l'envie de s'entourer d'idées sombres que de les éviter. +Peut-être est-ce aussi une imitation de l'usage que Young fit, dit-on, +d'un crâne, circonstance qui nous ferait douter de la sincérité de sa +mélancolie à cette époque, si nous n'en retrouvions les traces évidentes +dans le reste de ses écrits et dans sa vie tout entière. + +Telle est, d'après son propre témoignage et celui des autres, la +disposition d'esprit et de cœur dans laquelle Byron partit pour son +voyage indéfini, à la suite du changement le plus grand qu'un homme ait +jamais peut-être éprouvé dans sa manière de voir et de sentir. Le refus +de lord Carlisle d'agir comme son patron, et la position humiliante dans +laquelle ce refus le plaça, complétèrent les mortifications que déjà +bien d'autres causes lui avaient fait éprouver. Trompé dans ses +espérances en amour et en amitié, il trouva une sorte de vengeance et de +consolation à douter qu'il existât en effet de tels sentimens. Les +échecs qu'il avait essuyés étaient assez capables d'irriter et de +blesser qui que ce soit; il ajouta encore à ce qu'ils avaient de pénible +par le caractère irritable et impatient dont il les reçut. Ce que +d'autres auraient reçu avec résignation comme autant de malheurs le +révolta comme autant d'affronts et d'injustices, et la véhémence de +cette réaction produisit un changement complet dans tout son caractère. +Alors, comme dans les révolutions, tout ce qu'il y avait de mauvais et +d'irrégulier dans son naturel surgit à la surface, et domina en même +tems que tout ce qu'il y avait de plus énergique et de plus grand. Ses +vertus et ses qualités naturelles ajoutèrent elles-mêmes à la violence +de ce changement. Cette même ardeur qu'il avait mise dans ses amitiés et +dans ses amours fournit de nouveaux alimens à son indignation et à son +mépris. La vivacité et la tournure originale de son esprit ouvrirent un +autre canal au fiel dont il était rempli; et cette haine de +l'hypocrisie, qu'il avait déjà montrée en exagérant les erreurs de sa +jeunesse, le porta, par horreur de toute fausse prétention à la vertu, à +une autre prétention encore plus dangereuse, celle d'afficher des vices +et de s'en faire gloire. + +La lettre suivante, qu'il écrivit à sa mère peu de jours avant que de +mettre à la voile, donne quelques détails sur les personnes qui +composaient sa suite. Robert Rushton, dont il y parle avec tant +d'intérêt, est le jeune enfant qu'il introduisit dans le premier chant +de _Childe Harold_, en qualité de son page. + + + + +LETTRE XXXIV. + +À MRS. BYRON. + +Falmouth, 22 juin 1809. + + +MA CHÈRE MÈRE, + +«Nous aurons mis à la voile, probablement avant que cette lettre ne vous +soit parvenue. Fletcher m'a tant tourmenté, que je l'ai gardé à mon +service; mais s'il ne se conduit pas bien à l'étranger, je le renverrai +par un transport. J'ai un domestique allemand, qui a déjà été en Perse +avec M. Wilbraham, et qui m'a été fortement recommandé par le docteur +Butler de Harrow; si vous l'ajoutez à Robert et William, vous aurez tout +le personnel dont se compose ma suite. J'ai des lettres de +recommandation en abondance; je vous écrirai de tous les ports où nous +toucherons; mais si mes lettres viennent à s'égarer, il ne faut pas vous +en alarmer. Le continent marche bien; une insurrection a éclaté dans +Paris; les Autrichiens sont en train de battre Bonaparte, et les +Tyroliens se sont soulevés. + +«Voici mon portrait à l'huile pour être renvoyé le plus tôt possible à +Newstead. Je voudrais bien que les demoiselles P... eussent quelque +chose de mieux à faire que d'emporter mes miniatures à Nottingham pour +les copier. Puisque c'est fait maintenant, vous pourriez leur offrir de +copier aussi les autres portraits, auxquels je tiens beaucoup plus qu'au +mien. Quant aux finances, je suis ruiné, du moins jusqu'à ce que +Rochdale soit vendu; si cela ne tourne pas bien, j'entrerai au service +de l'Autriche ou de la Russie, peut-être même à celui de la Turquie, si +leurs manières me conviennent. Le monde est devant moi; je quitte +l'Angleterre sans regret et sans aucun désir de rien revoir de ce +qu'elle contient, excepté _vous-même_ et votre résidence actuelle. + +»_P. S._ Dites, je vous prie, à M. Rushton que son fils se porte bien et +va bien; il en est de même de Murray; en vérité, je ne l'ai jamais vu +mieux: il sera de retour dans un mois. Au nombre de mes regrets je +devrais compter celui de me séparer de ce fidèle serviteur; son grand +âge me privera peut-être du plaisir de le revoir jamais. Pour Robert, je +l'emmène; je l'aime, parce que, comme moi, il paraît être un animal sans +amis en ce monde.» + +Ceux qui se rappellent la description poétique qu'il fait de l'état de +son ame au moment de quitter l'Angleterre, pourront trouver étranges et +choquantes la gaîté et la légèreté qui règnent dans les lettres que je +vais transcrire ici. Mais dans un caractère comme celui de Lord Byron, +ces éclats de vivacité extérieure ne sont pas du tout incompatibles avec +un cœur intimement et profondément ulcéré[114], et le ton de gaîté et de +bonne humeur qu'il y affecte ne rend que plus frappant le sentiment +d'abandon et d'isolement qu'il y laisse quelquefois percer. + + [Note 114: On sait que le poète Cowper composa son + chef-d'œuvre de gaîté, _John Gilpin_, pendant une de ses + crises d'abattement mortel, et il dit lui-même: «Tout étrange + que cela puisse paraître, les ouvrages les plus bouffons que + j'aie écrits, le furent dans un moment de tristesse affreuse, + et peut-être ne les eussé-je jamais écrits sans cette même + tristesse.» + (_Note de Moore_.)] + + + + +LETTRE XXXV. + +À M. HENRY DRURY. + +Falmouth, 25 juin 1809. + + +MON CHER DRURY, + +«Nous partons demain par le paquebot de Lisbonne; nous avons été retenus +jusqu'ici par le manque de vent et d'autres circonstances. Tout étant +maintenant pour le mieux, demain soir à cette heure-ci nous serons +embarqués sur ce vaste monde des eaux. Le paquebot de Malte ne devant +pas partir pendant quelques semaines, nous avons résolu d'aller par +Lisbonne, afin de voir le Portugal; de là par Cadix et Gibraltar, et +puis nous reprenons notre première route, Malte et Constantinople, si +tant est que le capitaine Kidd, notre brave commandant, entende bien la +navigation, et nous conduise suivant la carte. + +»Voulez-vous avoir la bonté de dire au docteur Butler[115], qu'à sa +recommandation j'ai pris à mon service un Prussien, Friese, la perle des +domestiques? Il s'est trouvé parmi les adorateurs du feu en Perse, a vu +Persépolis et tout ce qui s'en suit. + + [Note 115: En se réconciliant avec le docteur Butler, au + moment de son départ, Byron donna une nouvelle preuve de la + bonté de son caractère, irritable sans doute, mais étranger à + toute idée de haine ou de rancune. Il avait préparé des + corrections pour une nouvelle édition de ses _Heures + d'oisiveté_, où il remplaçait les épigrammes contre ce + professeur, par son éloge et l'aveu des torts qu'il se + reprochait envers lui. + (_Note de Moore_.)] + +»Hobhouse a fait de formidables préparatifs pour publier ses voyages au +retour; un cent de plumes, deux gallons d'encre[116], plusieurs livres +blancs, etc., tout cela pour le plus grand avantage d'un public éclairé. +J'ai renoncé à rien écrire pour mon propre compte, mais j'ai promis de +lui fournir un ou deux chapitres de mœurs, etc., etc. + + Le coq chante, il faut partir; je ne saurais vous en dire davantage. + (_Ghost of Gaffer Thumb_.) + + +«Adieu, croyez-moi, etc., etc.» + + [Note 116: Un peu moins de dix pintes de Paris. + (_N. du Tr._)] + + + + +LETTRE XXXVI. + +À M. HODGSON. + +Falmouth, 25 juin 1809. + + +MON CHER HODGSON, + +«Avant que la présente ne vous parvienne, Hobhouse, deux femmes +d'officiers, trois enfans, deux filles de chambre, deux subalternes pour +la troupe, trois seigneurs portugais et leurs domestiques, enfin +moi-même, en tout dix-neuf ames, nous aurons mis à la voile pour +Lisbonne, sous la conduite du noble capitaine Kidd, aussi brave marin +qu'aucun qui ait jamais passé en contrebande un quartaut de spiritueux. + +»Nous allons à Lisbonne d'abord, parce que le paquebot de Malte est déjà +parti, voyez-vous? De Lisbonne à Gibraltar, Malte, Constantinople _et +cœtera_, comme dit éloquemment l'orateur Henley, quand il mit en danger +l'église _et cœtera_. + +»Cette ville de Falmouth, comme vous le devinez presque déjà, n'est pas +située fort loin de la mer. Elle est défendue de ce côté par deux +châteaux, Saint-Maws et Pendennis, extrêmement bien calculés pour +tourmenter tout le monde, excepté l'ennemi. Saint-Maws a pour garnison +un individu très-valide, âgé seulement de quatre-vingts ans; c'est du +reste un homme veuf. C'est à lui qu'est dévolu le commandement absolu et +la direction de six pièces de siége, les moins dirigeables possible, +admirablement adaptées pour la destruction de Pendennis qui est une +autre tour de même force sur l'autre côté du canal. Nous avons visité +Saint-Maws; pour Pendennis, on ne nous l'a laissé voir qu'à distance, +parce qu'on nous soupçonnait, Hobhouse et moi, d'avoir déjà pris +Saint-Maws par un coup de main. + +»La ville contient beaucoup de quakers et de poisson salé; les huîtres y +ont un goût de cuivre, parce que le pays est plein de mines; les femmes +(bénie soit pour cela la corporation!) sont fouettées derrière une +charrette quand elles se permettent de voler en petit ou en grand; et +c'est ce qui est arrivé hier vers midi à une personne du beau sexe. Elle +était entêtée et a envoyé le maire à tous les diables... + +»Hodgson! rappelez-moi au souvenir de Drury, et rappelez-moi à votre +propre souvenir... quand vous serez ivre; je ne suis pas digne d'occuper +les pensers d'un homme à jeun. Ayez l'œil à ma satire chez Cawthorn, +dans Cockspur-Street... + +»J'ignore quand je pourrai vous écrire de nouveau, car cela dépend de +notre expérimenté capitaine, le brave Kidd, et «des vents orageux qui +_ne_ soufflent _pas_ dans cette saison.» Je quitte l'Angleterre sans +regret; j'y retournerai sans plaisir. Je suis comme Adam, le premier +pécheur condamné à la déportation; mais je n'ai pas d'Ève, et je n'ai +pas mangé de pomme, si ce n'est des pommes sures et sauvages. Ainsi +finit mon premier chapitre. + +»Adieu. Tout à vous, etc.» + +Dans cette lettre étaient renfermées les strophes suivantes, dont nous +regrettons de ne pouvoir rendre toute la gaîté et le naturel: + +En rade de Falmouth, 30 juin 1809. + +1. Hourra! Hodgson, nous voilà partis; l'embargo est à la fin levé: une +brise favorable agite les voiles, et les frappe contre le mât, au-dessus +duquel le pavillon de partance déploie ses orbes onduleux. Attention! le +coup de canon est tiré. Les cris des femmes effrayées et les juremens +des matelots nous avertissent que le moment est venu. Voici monter à +bord un coquin de douanier; il faut tout ouvrir, tout montrer, malles, +caisses, etc. Malgré tant de bruit et de fracas, il faut que le plus +petit trou à rats soit visité, avant qu'on ne nous permette de partir à +bord du paquebot de Lisbonne. + +2. Nos matelots détachent les amarres; tout le monde aux rames. Le +bagage descend de dessus le quai; nous sommes impatiens. En avant, +poussez loin du rivage. «Prenez garde! cette caisse renferme des +liquides. Arrêtez le bateau, je me sens malade: oh! mon Dieu!»--«Malade! +madame; le diable m'emporte, vous le serez bien davantage quand vous +aurez été seulement une heure à bord.» Hommes, femmes, maîtres et +valets, maîtresses et servantes, pressés les uns contre les autres comme +des bâtons de cire, crient, se démènent et s'agitent. Que de bruit, que +de fracas avant que nous n'atteignions le paquebot de Lisbonne! + +3. Enfin nous l'avons atteint! Voilà le capitaine, le brave Kidd, qui +commande son équipage. Les passagers sont parqués dans leur logement, +les uns pour y grogner, les autres pour y vomir tout à leur aise. «Holà +hé! appelez-vous cela une chambre? Cela n'a pas trois pieds carrés; il +n'y aurait pas de quoi contenir la reine Mab[117]. Qui diable peut loger +là-dedans?»--«Qui, monsieur? beaucoup de monde. Vingt seigneurs à la +fois ont rempli mon navire.»--«Vraiment! Jésus mon Dieu, comme vous nous +pressez! Plût à Dieu que vos vingt seigneurs y fussent encore! j'aurais +échappé à la chaleur et au bruit qui règnent à bord de ce beau navire, +le paquebot de Lisbonne. + + [Note 117: _Queen mab_; voyez, dans Shakspeare, la charmante + description de cette petite reine des fées et de son petit + équipage.] + +4. «Fletcher! Murray! Rob[118]! où êtes-vous? étendus sur le pont comme +des bûches! Un coup de main, vous, joli matelot; voilà un bout de corde +pour fouetter ces chiens-là.» Hobhouse murmure des juremens affreux en +roulant le long de l'écoutille; il vomit alternativement des vers et son +déjeuner, et nous envoie tous à tous les diables. «Voilà une stance sur +la maison de Bragance... Au secours!»--«Un couplet?»--«Non, une tasse +d'eau chaude.»--«Qu'est-ce qu'il y a?»--«Diable! mon foie me vient sur +le bord des lèvres! Je ne survivrai jamais au bruit et au fracas de ce +navire brutal, le paquebot de Lisbonne.» + + [Note 118: Abréviation pour Robert.] + +5. Enfin, nous voilà en route pour la Turquie; Dieu sait quand nous en +reviendrons! Les vents violens et les sombres tempêtes peuvent en un +moment briser notre vaisseau. Mais puisque, de l'avis des philosophes, +la vie n'est qu'une plaisanterie, le mieux est encore de rire. Rions +donc, comme je fais maintenant; rions de tout, des grandes et des +petites choses. Bien portans ou malades, à la mer ou sur terre, tant que +nous avons de quoi boire abondamment, rions. Que diable! peut-on se +soucier d'autre chose? Holà hé! de bon vin! qui voudrait s'en laisser +manquer, même à bord du paquebot de Lisbonne? + +BYRON. + +Le 2 juillet, le navire mit à la voile de Falmouth; et après une +heureuse traversée de quatre jours et demi, nos voyageurs arrivèrent à +Lisbonne, et se logèrent dans cette ville. + +Lord Byron citait souvent une étrange anecdote que le capitaine Kidd, +commandant du paquebot, lui avait racontée pendant la traversée. Cet +officier lui dit qu'une nuit, étant endormi, il fut réveillé par le +poids de quelque chose de lourd sur son estomac, et qu'à l'aide d'une +petite clarté qui régnait dans sa chambre, il reconnut distinctement le +corps de son frère qui, à cette époque, servait aux grandes Indes dans +la marine royale, revêtu de son uniforme et couché en travers sur son +lit. Pensant que c'était une illusion de ses sens, il ferma les yeux, et +essaya de dormir. Mais la même pression se fit encore sentir, et chaque +fois qu'il se hasarda à ouvrir les yeux, il vit la même figure couchée +en travers sur lui dans la même position. Pour ajouter encore à ce que +cet événement avait de merveilleux, en étendant la main pour toucher ce +fantôme, il sentît que l'uniforme dont il paraissait couvert était tout +dégouttant d'eau. À l'arrivée d'un de ses camarades qu'il appela au +secours, l'apparition s'évanouit; mais quelques mois après, il reçut +l'accablante nouvelle que son frère était mort cette nuit-là même, noyé +dans les mers des Indes. Le capitaine Kidd n'avait pas le plus léger +doute sur la réalité de cette apparition surnaturelle. + +Les lettres suivantes de Lord Byron à son ami Hodgson, quoique écrites +avec une gaîté et une légèreté d'écolier, donneront quelque idée de +l'impression que lui fit son séjour à Lisbonne. De telles lettres, qui +contrastent si fortement avec les nobles stances sur le Portugal, qui se +trouvent dans le _Childe Harold_, montreront combien son imagination +était versatile, et sous combien d'aspects différens il pouvait +envisager les mêmes choses suivant les différentes dispositions d'esprit +où il était. + + + + +LETTRE XXXVII. + +À M. HODGSON. + +Lisbonne, 16 juillet 1809. + +MON CHER HODGSON, + +«Jusqu'ici nous avons poursuivi notre route; nous avons vu des choses +magnifiques, des palais, des couvens; mais comme tout cela se trouvera +écrit au large dans le premier volume de voyages de mon ami Hobhouse, je +ne veux point anticiper, ni le voler, en fraudant le plus petit détail, +et vous le communiquant ainsi d'une manière clandestine dans une lettre. +Tout ce que je puis me permettre de vous dire, c'est que le village de +Cintra, dans l'Estramadoure, est peut-être le plus beau village du +monde.................................................................. + +»Je suis très-heureux ici, parce que j'aime les oranges, et que je parle +mauvais latin aux moines, qui le comprennent d'autant mieux, qu'il est +plus semblable au leur. Et puis je vais en société (avec mes pistolets +de poche). Et puis je nage dans le Tage, que j'ai traversé d'un seul +coup. Et puis je monte à cheval sur un âne ou sur une mule. Et puis j'ai +attrapé la diarrhée, et j'ai été piqué par les mosquites: mais qu'est-ce +que cela fait? on ne doit point chercher ses aises quand on fait une +partie de plaisir. + +«Quand les Portugais font les méchans, je dis _caracho_! le grand juron +des fashionables de ce pays-ci, et qui remplace parfaitement notre +_damnation_. Quand je suis mécontent de mon voisin, je l'appelle _combro +de merda_; avec ces deux phrases et une troisième, _cobra burro_, qui +signifie: procurez-moi un âne, je suis universellement reconnu pour un +homme de distinction, et qui parle fort bien toutes les langues. Quelle +joyeuse vie nous menons, nous autres voyageurs!... si nous avions la +nourriture et le vêtement. Mais sérieusement, et par malheur trop +sérieusement parlant, tout au monde est préférable à l'Angleterre; et +jusqu'ici je m'amuse beaucoup de mon voyage. + +»Demain, nous partons pour faire à cheval plus de quatre cents milles en +poste, jusqu'à Gibraltar, où nous nous embarquerons pour Mélite et +Byzance. Une lettre me parviendrait à Malte, ou me serait envoyée si +j'étais absent. Embrassez, je vous prie, les Drury, les Dwyer, et tous +les Éphésiens que vous rencontrerez. J'écris en ce moment avec le crayon +qui m'a été donné par Butler, ce qui rend ma mauvaise main pire encore. +Excusez mon _illisibilité_... + +»Hodgson! envoyez-moi les nouvelles, les morts et les défaites, les +crimes capitaux et les malheurs de mes amis. Donnez-moi quelques détails +sur les sujets littéraires, les controverses et les critiques; tout cela +me sera agréable: _Suave mari magno_, etc. En parlant de cela, j'ai été +malade à la mer et de la mer. Adieu... + +»Votre affectionné, etc.» + + + + +LETTRE XXXVIII. + +À M. HODGSON. + +Gibraltar, 6 août 1809. + + +«Je viens d'arriver dans cette ville après un voyage de près de cinq +cents milles, à travers le Portugal et une partie de l'Espagne. Nous +allâmes à cheval de Lisbonne à Séville et à Cadix, et de là nous +montâmes à bord de la frégate _l'Hypérion_ pour nous rendre ici. Les +chevaux sont excellens, nous faisions soixante-dix milles par jour. Des +œufs, du vin, des lits bien durs, sont toutes les commodités qu'offre la +route; mais sous un climat aussi brûlant, c'est bien assez. Ma santé est +meilleure qu'en Angleterre. + +»Séville est une belle ville, et la Sierra Moréna est une montagne bien +digne de ce nom; mais le diable emporte les descriptions! elles sont +toujours ennuyeuses. Cadix! délicieuse Cadix! c'est le plus beau point +de la terre..., et la beauté de ses rues et de ses bâtimens ne le cède +qu'à l'amabilité de ses habitans. Car, préjugé national à part, je dois +avouer que les femmes de Cadix sont aussi supérieures en beauté aux +femmes anglaises, que les Espagnols sont inférieurs aux Anglais pour +toutes les qualités qui donnent de la dignité au nom d'homme... Au +moment où je commençais à faire quelques connaissances dans la ville, je +fus obligé d'en partir. + +»Vous n'attendez pas de moi une longue lettre après une telle course à +cheval, «sur ces rosses d'Asie à l'embonpoint hypocrite.» En parlant +d'Asie, cela me fait penser à l'Afrique, qui n'est qu'à cinq milles de +ma demeure actuelle; j'y veux aller me promener avant de partir pour +Constantinople... + +«Cadix est une vraie Cythère; beaucoup de grands d'Espagne s'y sont +réfugiés, après avoir quitté Madrid à la suite des troubles: c'est, je +crois, la plus jolie ville et la plus propre de l'Europe. Londres est +sale en comparaison... Les Espagnoles se ressemblent toutes; leur +éducation est la même. La femme d'un duc est comme la femme d'un paysan +sous le rapport de l'instruction; et pour les manières, la femme d'un +paysan a les mêmes que la duchesse. Certainement elles sont séduisantes; +mais elles n'ont qu'une idée dans la tête, et l'unique affaire de toute +leur vie est l'intrigue... + +«J'ai vu sir John Carr à Séville et à Cadix; et comme le barbier de +Swift, je l'ai supplié de ne me point faire figurer dans son journal. +Rappelez-moi, je vous prie, au souvenir des Drury et des Davies et de +tous ceux de ce genre-là qui sont encore en vie[119]. + + [Note 119: Des recommandations de ce genre, dit M. Hodgson, + dans une note au bas de la copie de cette lettre, se trouvent + à chaque pas dans sa correspondance. Il ne se contentait pas + de s'informer de la santé de ses amis et de leur donner cette + marque de souvenir. Si l'on pouvait savoir tout ce qu'il a + fait pour ses nombreux amis, certes il paraîtrait bien digne + d'en avoir eu. Pour moi, je me fais un plaisir de reconnaître + avec les sentimens de la plus vive gratitude, qu'il est venu + généreusement et bien à propos à mon secours; et si mon + pauvre ami Bland vivait encore, il rendrait aussi de grand + cœur le même hommage à la mémoire de Byron, quoique, après + tout, je sois de tous les hommes celui qui lui doit le plus + de reconnaissance. + (_Note de Moore_.)] + +Envoyez-moi une lettre et des nouvelles à Malte. Ma première sera datée +du Caucase ou de la montagne de Sion. Je repasserai en Espagne avant de +me rendre en Angleterre, car je suis amoureux de ce pays. Adieu, etc.» + +Dans une lettre à Mrs. Byron, datée de Gibraltar, quelques jours après, +il répète les mêmes détails sur son voyage, mais un peu plus étendus. +«Pour faire compensation, dit-il, à la saleté de Lisbonne et de ses +habitans, le village de Cintra, situé à quinze milles environ de cette +capitale, est peut-être, sous tous les rapports, le plus délicieux de +l'Europe; il renferme des beautés de toute espèce, naturelles et +artificielles. Des palais et des jardins s'élevant au milieu des +rochers, des cataractes et des précipices; des couvens sur des hauteurs +prodigieuses. Dans le lointain la vue de la mer et du Tage, et, en +outre, quoique ce ne soit qu'une circonstance bien secondaire, ce +village est remarquable comme étant le lieu où fut signée la fameuse +_convention_ de sir H*** D**[120]. Il réunit l'apparence sauvage et +pittoresque des montagnes de l'Écosse avec la verdure et la fécondité du +midi de la France. Près de là est le palais de Mafra, l'orgueil des +Portugais, et qui serait admiré dans tous les pays du monde sous le +rapport de la magnificence, mais non sous celui de l'élégance. Un +couvent y est annexé; les moines sont assez polis, et entendent le +latin, de sorte que nous eûmes ensemble une longue conversation. Ils ont +une belle bibliothèque, et me demandèrent si _les Anglais_ avaient _des +livres_ dans leur pays.» + + [Note 120: Le colonel Napier, dans une note à son excellente + _Histoire de la guerre de la Péninsule_, relève l'erreur dans + laquelle Byron est tombé avec plusieurs autres; la convention + dont il s'agit ayant été signée à trente milles de + Cintra.--Voy. _Childe Harold_, chant Ier. + (_Note de Moore_.)] + +Il raconte ensuite dans la même lettre une aventure qui lui arriva à +Séville, et qui peut donner une juste idée de lui-même et du pays où il +se trouvait: + +«Nous logeâmes dans la maison de deux dames espagnoles non mariées, qui +possèdent six maisons à Séville, et me donnèrent un curieux modèle des +manières espagnoles. Ce sont des dames de qualité: l'aînée est une fort +belle femme; la seconde est agréable, mais elle n'est pas d'un port +aussi avantageux que dona Josepha. La liberté de manières qui est +générale ici m'étonna d'abord beaucoup; dans la suite de mes +observations, j'eus lieu de remarquer que la réserve n'est pas le +caractère dominant des Espagnoles, qui, en général, sont très-bien, avec +de grands yeux noirs et de fort belles formes. L'aînée honora votre fils +indigne d'une attention toute particulière, elle m'embrassa au moment de +mon départ (je n'y avais demeuré que trois jours). Elle coupa une boucle +de mes cheveux, et me fit cadeau d'une tresse des siens de trois pieds +de long, que je vous envoie, et que je vous prie de vouloir bien me +garder jusqu'à mon retour. Ses mots d'adieu furent: _Adios, tu hermoso! +me gustas mucho_. «Adieu! beau cavalier, tu me plais beaucoup.» Elle +m'offrit une partie de son propre appartement, que ma vertu ne me permit +pas d'accepter; elle rit beaucoup, me dit que j'avais quelque amante en +Angleterre, et ajouta qu'elle allait se marier à un officier de l'armée +espagnole.» + +Parmi les beautés espagnoles, qui avaient excité en masse son +imagination, il paraît qu'une dame était au moment de fixer plus +particulièrement son attention: + +«Cadix, la délicieuse Cadix, est la plus agréable ville que j'aie encore +vue; elle est bien différente de nos villes anglaises, excepté sous le +rapport de la propreté; elle est aussi propre que Londres, mais pleine +des plus belles femmes de l'Espagne; les belles de Cadix sont pour +l'Espagne ce que sont les belles du Lancashire pour l'Angleterre. +Précisément au moment où je venais d'être présenté à la grandesse, et +que je commençais à l'aimer, je me suis vu obligé de quitter Cadix pour +cet affreux Gibraltar; mais avant de rentrer en Angleterre, j'y veux +faire une autre visite. + +»La veille de mon départ, j'étais à l'opéra dans la loge de l'amiral *** +avec sa femme et sa fille. Elle est très-jolie dans le genre espagnol, +qui, à mon avis, n'est pas inférieur au genre anglais pour la beauté +proprement dite, et qui est bien plus séduisant. De longs cheveux noirs, +des yeux noirs et languissans, un teint olive-claire et des formes plus +gracieuses, quand elles sont animées par le mouvement, que n'en peut +concevoir un Anglais, habitué à l'air nonchalant et apathique de ses +belles compatriotes; ajoutez à cela la mise à la fois la plus décente et +du meilleur goût, qui rend une beauté espagnole tout-à-fait +irrésistible. + +»Mademoiselle *** et son jeune frère comprenaient un peu le français, +et, après avoir témoigné ses regrets que je ne susse pas l'espagnol, +elle me proposa de m'enseigner cette langue. Je ne pus répondre que par +un profond salut, regrettant de quitter Cadix trop promptement pour +faire tous les progrès qui eussent naturellement suivi mes études sous +une si charmante directrice. Je me tenais debout, sur le derrière de la +loge, qui ressemble assez à nos loges d'opéra (le théâtre est vaste, +bien décoré, et la musique admirable), comme le font généralement les +Anglais pour ne pas incommoder les dames qui sont devant, quand la belle +espagnole déplaça une vieille femme, tante ou duègne, et m'ordonna de +venir m'asseoir à côté d'elle, à une distance honnête de la maman. Le +spectacle terminé, je m'étais éclipsé, et je traversais le passage avec +plusieurs hommes, quand la dame, tournant la tête par hasard, m'appela, +et j'eus l'honneur de la conduire jusqu'à la maison de l'amiral. J'ai +reçu une invitation pour l'époque de mon retour à Cadix, et j'en +profiterai certainement si je repasse par l'Espagne, en revenant +d'Asie.» + +C'est à ces aventures, ou plutôt à ces commencemens d'aventures, qu'il +fait allusion dans la première partie de ses _Souvenirs_; et c'est de la +plus jeune de ses belles hôtesses de Séville qu'il dit qu'il devint +amoureux, à l'aide d'un dictionnaire. + +«Pendant quelque tems, dit-il, je réussis très-bien dans mes études de +langue et dans mon amour[121], jusqu'à ce que la dame prit une fantaisie +pour une bague que je portais, et s'opiniâtra à ce que je la lui +donnasse comme un gage de ma sincérité. Cela était impossible, et je lui +déclarai que tout ce que je possédais était à son service, excepté cette +bague dont j'avais fait vœu de ne pas me séparer. La jeune Espagnole se +fâcha, son amant ne tarda pas à se fâcher aussi, et l'affaire se termina +par une froide séparation. Bientôt après je mis à la voile pour Malte, +où je perdis à la fois et mon cœur et ma bague.» + + [Note 121: Nous trouvons une allusion à cet incident dans + _Don Juan_: + + «Il est agréable d'apprendre une langue étrangère des yeux et + des lèvres d'une femme... c'est-à-dire quand la maîtresse et + l'écolier sont jeunes tous les deux, comme il m'arriva à moi, + etc.»] + +Dans une lettre sur Gibraltar que nous venons de citer, il ajoute: «Je +vais demain en Afrique, qui n'est qu'à six milles de cette forteresse. +Mon premier séjour après sera Cagliari, en Sardaigne, où je serai +présenté à sa majesté. J'ai un superbe uniforme pour habit de cour, +indispensable à un voyageur.» Toutefois il ne mit pas à exécution son +projet de visiter l'Afrique. Après un court séjour à Gibraltar, où il +dîna une fois avec lady Westmoreland, et une autre avec le général +Castaños, il partit de Malte, par le paquebot, le 19 août. Il avait +renvoyé en Angleterre Joe Murray et le jeune Rushton, la santé de ce +dernier ne lui permettant pas de l'accompagner plus long-tems. + +«Je vous prie, dit-il à sa mère, ayez toutes sortes de bontés pour cet +enfant; car c'est mon grand favori[122].» + + [Note 122: Voici le _post-scriptum_ de cette lettre: + + «Ainsi lord G... est marié à une paysanne! c'est fort bien! + Si je me marie, je vous amènerai une sultane, avec une + demi-douzaine de villes pour dot; et pour vous réconcilier + avec une belle-fille ottomane, elle vous donnera un boisseau + de perles, pas plus grosses que des œufs d'autruche et pas + plus petites que des noix.»] + +Il écrivit aussi une lettre au père de cet enfant, qui donne une si +bonne idée de la bonté et de la sensibilité de son ame, que j'ai grand +plaisir à l'insérer ici. + + + + +LETTRE XXXIX. + +À M. RUSHTON. + +Gibraltar, 15 août 1809. + + +M. RUSHTON, + +«J'ai envoyé Robert en Angleterre avec M. Murray, parce que le pays que +je vais traverser est dans une condition peu sûre, particulièrement pour +un enfant aussi jeune. Je vous permets de garder vingt-cinq livres +sterling par an pour son éducation, si je ne reviens pas avant cette +époque, et je désire qu'il soit toujours considéré comme étant à mon +service. Prenez-en le plus grand soin; qu'il soit envoyé à l'école. Dans +le cas où je viendrais à mourir, j'ai eu soin dans mon testament de lui +assurer une existence indépendante. Il s'est conduit extrêmement bien, +et a beaucoup voyagé, en égard au peu de tems qu'a duré son absence. +Vous déduirez les frais de son éducation de votre fermage.» + +BYRON. + +Ce fut le sort de Byron, pendant toute sa vie, de trouver partout où il +alla des personnes qui, par leur caractère extraordinaire, ou les +circonstances dans lesquelles elles s'étaient trouvées, étaient toutes +disposées à sympathiser avec lui. C'est à cette attraction qui se +trouvait en lui pour tout ce qui était étrange et _excentrique_, qu'il +dut, à la fois, les plus agréables, comme aussi les plus pénibles +liaisons qu'il ait formées dans sa vie. C'est dans la première classe +que nous devrons ranger le commerce qu'il entretint avec une dame, +pendant le court séjour qu'il fit à Malte. C'est cette même dame qu'il a +désignée, dans le _Childe Harold_, sous le nom de Florence, et dont il +parle ainsi à sa mère dans une lettre datée de Malte: + +«Cette lettre est confiée aux soins d'une femme bien extraordinaire dont +vous avez déjà sans doute entendu parler, Mrs. Spenser Smith, sur la +délivrance de laquelle le marquis de Salvo a publié une brochure, il y a +quelques années. Elle a depuis éprouvé un naufrage, et sa vie a été, dès +le commencement, fertile en incidens si extraordinaires, que, dans un +roman, ils paraîtraient improbables. Elle est née à Constantinople, où +son père, le baron H***, était consul d'Autriche. Elle fut mariée +malheureusement, et cependant jamais sa réputation n'a souffert la plus +légère atteinte. Elle a excité la vengeance de Bonaparte en prenant part +à quelque conspiration, a vu plusieurs fois sa vie en danger; et n'a pas +encore vingt-cinq ans. Elle est ici, se disposant à rejoindre son mari +en Angleterre. L'approche des Français l'a forcée à s'embarquer sur un +vaisseau de guerre, et à quitter précipitamment Trieste, où elle était +allée faire une visite à sa mère. Depuis son arrivée je n'ai presque pas +eu d'autre compagnie. Je l'ai trouvée très-agréable, très-bien élevée et +extrêmement originale. Bonaparte est encore en ce moment si fort irrité +contre elle, que sa vie serait peut-être en danger si on la faisait +prisonnière une seconde fois.» + +Le ton dont notre poète lui parle dans _Childe Harold_, parfaitement +d'accord avec ce qu'il vient d'en dire plus haut, respire l'admiration +et l'intérêt, mais sans indiquer un sentiment plus vif. + +Aimable Florence! si ce cœur insouciant et flétri pouvait jamais être à +une autre, il serait à toi; mais entraîné par toutes les vagues qui se +succèdent, je n'ose pas brûler sur ton autel un indigne parfum, ou +demander à ton âme chérie une seule pensée pour moi. + +C'est ainsi que raisonna Harold quand il jeta les yeux sur ceux de +Florence; il y puisa une admiration profonde, mais nul autre sentiment, +etc., etc. + +Dans un homme comme Byron, qui, en même tems qu'il a fait passer dans +ses poésies bien des événemens de sa vie, a mis aussi tant de poésie +dans son existence, il n'est pas toujours facile, en cherchant à +analyser ses sentimens, de distinguer ceux qui furent réels d'avec ceux +qui n'étaient qu'imaginaires. Par exemple la description qu'il nous +donne ici de la froideur et de l'insensibilité avec lesquelles il +contemplait même les charmes de cette séduisante personne est bien peu +d'accord avec l'anecdote que je viens de citer d'après ses Mémoires, +avec beaucoup de passages de ses lettres postérieures, mais surtout avec +l'un de ses petits poèmes les plus gracieux, qu'il désigne comme adressé +à cette même dame, pendant un orage, lorsque notre poète se rendait à +Zitza. + +Malgré ces témoignages qui semblent se contredire, je serais assez porté +à croire que la peinture qu'il nous fait de l'état de son cœur au +commencement de _Childe Harold_ est la seule vraie. L'idée qu'il était +amoureux ne lui sera venue qu'après, quand l'image de la belle Florence +se sera, pour ainsi dire, idéalisée dans son imagination, et qu'elle +aura embelli d'un reflet d'amour le souvenir des heures agréables qu'ils +avaient passées ensemble dans les îles de Calypso. On se rappellera +qu'il attribue lui-même aux cœurs qui se sont livrés de bonne heure aux +passions, et qui de bonne heure aussi en ont été désabusés, la froideur +et le calme avec lesquels il contempla des appas même aussi séduisans +que ceux de l'aimable Florence. Il y a toute raison de croire que telle +était alors l'espèce de dégoût avec lequel il voyait tous les objets +réels d'amour et de passion; et quoique son imagination pût toujours se +créer des idoles, il continua, à son retour en Angleterre, de professer +la même indifférence pour les plaisirs qu'il avait autrefois recherchés +avec tant d'ardeur. Nul anachorète ne saurait en effet se vanter de plus +d'apathie qu'il n'en montra à cette époque pour toutes les séductions de +ce genre. Mais à vingt-trois ans, il est triste de ne devoir qu'à la +satiété et au dégoût ce calme contre toutes les tentations: ce sont là +de tristes auxiliaires de la vertu, et c'est une tranquillité achetée +bien cher. + +Pendant son séjour à Malte, il fut, à la suite de quelque malentendu de +peu d'importance, au moment de se battre en duel avec un officier de +l'état-major du général Oakes. Il fait de fréquentes allusions à cet +incident dans les lettres que nous lirons bientôt, et j'ai souvent +entendu la personne qui lui servait de second, parler avec grand éloge +du courage et du mâle sang-froid qu'il déploya dans toute cette affaire. +Elle devait se vider de très-bonne heure; son ami fut obligé de +l'arracher à un sommeil profond. Arrivés au lieu du rendez-vous, sur le +bord de la mer, ils ne virent pas venir leurs adversaires, par suite de +quelque erreur involontaire. Quoique ses bagages fussent déjà à bord du +brick qui devait le transporter en Albanie, Lord Byron résolut +d'attendre au moins encore une heure; et pendant à peu près tout ce +tems, son ami et lui se promenèrent le long du rivage. À la fin ils +virent venir à eux un officier envoyé par son adversaire, qui +non-seulement l'excusa de ce retard, mais encore leur donna toutes les +explications qu'ils pouvaient désirer sur ce qui avait fait le sujet +même de la querelle. + +Le brick de guerre à bord duquel ils s'étaient embarqués, ayant ordre +d'escorter une flotte de petits vaisseaux marchands à Patras et à +Prévésa, ils restèrent deux ou trois jours à l'ancre en rade de cette +première ville. Enfin ils arrivèrent à leur destination, et, après avoir +vu en passant un coucher du soleil à Missolonghi, ils débarquèrent, le +27 septembre, à Prévésa. + +Ceux qui pourraient désirer des détails sur le voyage de Lord Byron en +Albanie, et ceux qu'il fit ensuite dans différentes parties de l'empire +ottoman, en compagnie avec M. Hobhouse, les trouveront dans la relation +qu'en a publiée ce dernier. Cet ouvrage, très-intéressant par lui-même, +sous tous les rapports, le devient bien davantage par cette +considération que nous y voyons Lord Byron comme présent à chaque page, +et que nous y accompagnons, pour ainsi dire, ses premiers pas dans un +pays au nom duquel il a pour jamais rattaché le sien. Comme j'ai entre +les mains des lettres du noble poète à sa mère et quelques-unes plus +curieuses encore qui, publiées pour la première fois, me mettent en état +de donner ses propres descriptions et ses propres esquisses, je me +contenterai, après avoir ainsi indiqué d'une manière générale le voyage +de M. Hobhouse, d'en extraire quelques notes pour jeter plus de clarté +sur la correspondance de son ami. + + + + +LETTRE XL. + +À MRS. BYRON. + +Prévésa, 12 novembre 1809. + + +MA CHÈRE MÈRE, + +«Voici quelque tems que je suis en Turquie; la ville que j'habite est +sur la côte; mais j'ai déjà traversé l'intérieur de la province +d'Albanie, en allant faire visite au pacha. J'ai quitté Malte, le 21 +septembre, à bord du brick de mer _le Spider_ (l'Araignée), et je suis +arrivé en huit jours à Prévésa. Déjà je suis allé environ cent cinquante +milles plus loin, à Tebelen, maison de campagne de Sa Hautesse, où je +suis resté trois jours. Le pacha se nomme Ali; on le regarde comme un +homme de grands talens; il gouverne toute l'Albanie (l'ancienne +Illyrie), l'Épire et une partie de la Macédoine. Son fils Vely-Pacha, +pour lequel il m'a donné des lettres, gouverne la Morée, et a beaucoup +d'influence en Égypte; en un mot, c'est un des plus puissans personnages +de l'empire Ottoman. Quand, après un voyage de trois jours dans un pays +montagneux et plein des beautés les plus pittoresques, j'arrivai à +Janina, on me dit qu'Ali-Pacha avait quitté cette capitale, et qu'il +était en Illyrie avec son armée, assiégeant Ibrahim-Pacha dans la +forteresse de Bérat. Il avait appris qu'un Anglais de distinction était +arrivé dans ses états, et avait laissé au commandant de Janina l'ordre +de me fournir une maison, et de me procurer _gratis_ tout ce qui me +serait nécessaire. En conséquence, encore que l'on m'ait permis de faire +quelques présens aux esclaves, etc., on n'a pas voulu me laisser payer +la moindre chose de ce qui était entré dans la maison pour notre usage. + +»Je fis un tour dans la campagne sur les chevaux du vizir, et visitai +ses palais, ainsi que ceux de ses petits-fils; ils sont magnifiques, +mais trop chargés d'ornemens d'or et de soie. J'allai ensuite à travers +les montagnes jusqu'à Zitza, village qui renferme un monastère grec où +je couchai au retour. C'est la plus belle situation que j'aie jamais +vue, en exceptant toujours Cintra en Portugal. Notre voyage fut beaucoup +allongé par les torrens tombés des montagnes, et qui interceptaient les +routes. Je n'oublierai jamais la scène singulière qui s'offrit à mes +regards, quand j'entrai à Tebelen vers les cinq heures du soir, au +moment du coucher du soleil. Elle me rappela, avec quelque changement de +costume, bien entendu, la description que donne Scott, dans son _Lay_, +du château de Branksome et du système féodal. Les Albanais avec leur +habillement, le plus magnifique du monde, leur long jupon blanc, leur +manteau broché d'or, leur veste et leur gilet de velours cramoisi lacé +en or, leurs pistolets et leurs poignards montés en argent; les Tartares +avec leurs hauts bonnets, les Turcs dans leurs turbans et leurs vastes +pelisses, les soldats et les esclaves noirs avec leurs chevaux; les +premiers groupés dans une grande galerie ouverte qui fait partie de la +façade, les autres placés dans une sorte de cloître au-dessous; deux +cents chevaux harnachés et prêts à être montés au moindre signal, des +courriers allant et venant avec des dépêches, le bruit des timbales, des +enfans qui crient l'heure, du haut du minaret, joint à la singularité du +bâtiment lui-même, forment un coup-d'œil nouveau et délicieux pour +l'étranger. Je fus conduit dans un fort bel appartement et le secrétaire +du vizir vint s'informer de l'état de ma santé à la mode turque. + +«Le lendemain je fus présenté à Ali-Pacha. J'étais vêtu d'un uniforme +d'officier d'état-major en grande tenue, avec un sabre magnifique, etc. +Le vizir me reçut dans une grande pièce, pavée en marbre; une fontaine +lançait de l'eau au milieu, et tout autour de la chambre étaient rangées +des ottomanes couvertes d'une étoffe écarlate. Il me reçut debout, +politesse extraordinaire pour un musulman, et me fit asseoir à sa +droite. J'ai un Grec pour interprète; mais dans cette occasion ce fut un +médecin d'Ali qui entend le latin, qui m'en servit. Sa première question +fut, pourquoi j'avais quitté mon pays si jeune? Les Turcs n'ont pas +l'idée qu'on puisse voyager pour son amusement. Il me dit ensuite que le +ministre anglais, le capitaine Leake, l'avait prévenu que j'étais d'une +grande famille, et me chargea de présenter ses respects à sa mère, +commission dont je m'acquitte en ce moment. Il dit encore qu'il était +sûr que j'étais noble, parce que j'avais les oreilles petites, les +cheveux bouclés, les mains petites et blanches[123], et témoigna qu'il +était content de ma figure et de mon costume. Il me dit de le regarder +comme un père tant que je serais en Turquie, et qu'il veillerait sur moi +comme sur son fils. Il me pria de le venir voir souvent, et surtout le +soir quand il serait de loisir; on servit du café et des pipes; après +quoi je terminai ma première visite, que je renouvelai trois fois. Il +est singulier que les Turcs, qui n'ont pas de dignités héréditaires et +peu de grandes familles, excepté les sultans, aient tant d'égards pour +la naissance, car j'observai que ma généalogie m'en valait plus que mon +titre de pair d'Angleterre[124]... + + [Note 123: Lord Byron avait autant que le pacha l'opinion que + la forme de la main peut indiquer la naissance; voyez dans + _Don Juan_, sa note sur le vers: + + _Though on more_ thorough-bred _or fairer fingers_.] + + [Note 124: Lors du voyage du docteur Holland en Albanie, + Ali-Pacha se rappelait parfaitement Lord Byron; il en parla + avec intérêt, et apprit avec plaisir qu'il avait donné, dans + un de ses ouvrages (_Childe Harold_), une description + poétique de l'Albanie, qui avait été fort goûtée en + Angleterre, et que son ami Hobhouse se disposait à publier + son voyage dans le même pays.] + +»J'ai vu aujourd'hui les restes de la ville d'Actium, près de laquelle +Antoine perdit le monde dans une petite baie, où deux frégates +manœuvreraient à peine aujourd'hui; un mur demi-renversé est l'unique +vestige qui marque ce lieu célèbre. De l'autre côté du golfe se voient +les ruines de Nicopolis, bâtie par Auguste en l'honneur de sa victoire. +Hier soir, j'ai assisté à une noce grecque, mais je n'ai ni assez de +tems, ni assez de place pour en donner la description, non plus que de +mille autres choses. + +»Je vais demain, avec une escorte de cinquante hommes, à Patras dans la +Morée, et de là à Athènes où je passerai l'hiver. Il y a deux jours, +j'ai failli périr avec un vaisseau de guerre turc, par l'ignorance du +capitaine et de l'équipage, quoique la tempête ne fût pas violente. +Fletcher appelait sa femme, les Grecs appelaient leurs saints, les +Musulmans appelaient Alla; le capitaine descendit dans la chambre, et +nous dit tout en pleurs de nous recommander à Dieu. Les voiles étaient +déchirées, la grande vergue rompue, le vent _fraîchissait_, la nuit +arrivait; nous n'avions plus que deux chances devant nous, d'arriver à +Corfou, qui est au pouvoir des Français, ou de descendre dans le liquide +tombeau, comme Fletcher le disait pathétiquement. Je fis ce que je pus +pour consoler celui-ci; mais le trouvant incorrigible, je m'enveloppai +dans ma capote albanaise (immense manteau), et je me couchai tout de mon +long sur le pont pour y attendre tout ce qui pourrait arriver de +pire[125]. J'ai appris dans mes voyages à avoir de la philosophie; et +quand je n'en aurais pas eu, de quoi m'eût-il servi ici de me lamenter +et de me plaindre? Heureusement le vent mollit, et ne nous porta qu'à +Souli sur le continent, où nous débarquâmes, et avec l'aide des naturels +nous retournâmes à Prévésa. Je ne me confierai plus dorénavant à des +matelots turcs, quoique le pacha ait mis à mes ordres une de ses propres +galiotes pour me porter à Patras. En conséquence, je vais jusqu'à +Missolonghi par terre, et de là je n'aurai qu'un petit golfe à traverser +pour arriver à Patras. La première lettre de Fletcher sera pleine de +merveilles; nous avons, une nuit, été perdus pendant neuf heures dans +les montagnes, et depuis nous avons manqué de nous noyer. Dans les deux +cas, Fletcher avait entièrement perdu la tête; la première fois par la +peur, la famine et les bandits; la seconde par la peur seule. Ses yeux +ont été un peu malades, je ne sais si c'est un effet des éclairs ou des +pleurs qu'il a versés. Quand vous m'écrirez, adressez-moi vos lettres +chez M. Strane, consul d'Angleterre, à Patras en Morée. + + [Note 125: J'ai entendu les compagnons de voyage de Byron + parler du sang-froid et du courage qu'il montra dans cette + occasion, d'une manière plus remarquable encore. Voyant qu'à + cause de son infirmité il ne pouvait être d'aucune utilité + pour l'exécution des manœuvres que leur position demandait, + non-seulement il est vrai qu'il s'enveloppa dans son manteau + et se coucha tranquillement, comme il le dit, mais ce qu'il + n'ajoute pas, c'est que, quand le danger fut passé, on + s'aperçut qu'il était profondément endormi. + (_Note de Moore_.)] + +»J'aurais beaucoup d'incidens à vous raconter, qui, je crois, vous +amuseraient; mais ils font confusion dans ma tête, comme ils en +feraient, je crois, sur le papier, et je ne saurais du tout les mettre +en ordre. J'aime beaucoup les Albanais; ils ne sont pas tous turcs, +quelques-uns sont chrétiens; mais la différence de leur religion n'en +met aucune dans leurs mœurs et dans leur conduite; on les regarde comme +les meilleures troupes au service de la Turquie. Pendant ma route, j'ai +passé deux jours en allant, et trois en revenant, dans une caserne à +Salone; et jamais je n'ai trouvé de soldats plus supportables, quoique +j'aie été dans les garnisons de Gibraltar et de Malte, et que j'aie vu +bon nombre de troupes espagnoles, françaises, siciliennes et anglaises. +On ne m'a rien volé, et j'ai toujours été le bienvenu à partager leurs +vivres et leur lait. Il n'y a pas une semaine, qu'un chef albanais +(chaque village a son chef qui est appelé primat), après nous avoir aidé +à sortir de la galère turque, lors de notre malheur, nous nourrit et +nous logea, moi et ma suite, composée de Fletcher, un Grec, deux +Athéniens, un prêtre grec, et mon compagnon, M. Hobhouse, et refusa de +recevoir autre chose qu'un certificat de la bonne réception qu'il nous +avait faite. Comme je le pressais de prendre au moins quelques sequins, +«non, répondit-il, je veux que vous m'aimiez, et non pas que vous me +payiez.» Ce sont là ses propres paroles. + +»Vous ne sauriez croire quelle est la valeur de l'argent dans ce +pays-ci. Je n'avais rien à payer d'après les ordres du visir, mais +depuis j'ai toujours eu seize chevaux, et généralement six ou sept +hommes à mon service; et je n'ai pas dépensé la moitié de ce qu'il m'en +a coûté pour passer trois semaines à Malte, quoique le gouverneur, sir +A. Ball, m'ait donné une maison gratis, et que je n'eusse qu'un seul +domestique. Je serais bien aise que H... fît des remises régulières, car +je n'ai pas intention de rester à perpétuité dans cette province; qu'il +m'écrive chez M. Strane, consul d'Angleterre à Patras. Le fait est que +la fertilité des plaines est extraordinaire, les espèces fort rares, ce +qui explique que tout y soit à bon marché. Je vais à Athènes pour y +apprendre le grec moderne, qui diffère beaucoup du grec ancien, quoique +les racines en soient les mêmes. Je n'ai pas envie de retourner en +Angleterre; et je ne le ferai que si j'y suis forcé, comme, par exemple, +si H... me négligeait. Je n'entrerai pas cependant en Asie avant un an +ou deux, car j'ai bien des choses à voir en Grèce, et peut-être +passerai-je en Afrique, ou du moins dans la partie Égyptienne. + +»Fletcher, comme tous les Anglais, est fort mécontent, cependant il est +un peu réconcilié avec la Turquie, depuis que le pacha lui a fait +présent de quatre-vingts piastres, qui, eu égard à la valeur de l'argent +ici, équivalent presque à dix guinées anglaises. Il n'a rien eu à +souffrir, si ce n'est du chaud, du froid et de la vermine, fléaux de +tous ceux qui couchent dans les chaumières, dans des gorges de +montagnes, dans les pays froids, et dont j'ai eu ma part comme lui; mais +il n'est pas brave et a peur des voleurs et des tempêtes. Il n'y a +personne en Angleterre au souvenir de qui je désire me recommander, et +dont je veuille avoir des nouvelles. Je voudrais seulement recevoir une +lettre de vous, et une ou deux de H... sur l'état de mes affaires; +dites-lui de m'écrire. Pour moi, je vous écrirai quand je pourrai, et +vous prie de me croire votre affectionné fils,» + +BYRON. + +Vers le milieu de novembre, notre jeune voyageur quitta Prévésa et se +dirigea vers la Morée, à travers l'Acarnanie et l'Étolie, accompagné de +son escorte de cinquante Albanais. + +En conséquence il prit une bande d'hommes sûrs pour traverser les vastes +forêts de l'Acarnanie, hommes nés pour la guerre, et dont les rudes +travaux ont rembruni le teint, jusqu'à ce qu'il aperçut les flots +blanchissans de l'Achéloüs, et qu'il vit de l'autre côté les plaines +fertiles de l'Étolie. + +(_Childe Harold_, ch. II.) + +Sa description d'une scène de nuit à Utraikey, petite place située dans +l'une des baies du golfe d'Arta, est sans doute restée gravée dans la +mémoire de nos lecteurs. Le plaisir que leur a causé la sauvage beauté +de cette peinture ne sera point diminué quand nous leur aurons fait +connaître, d'après le récit de M. Hobhouse, les circonstances réelles +sur lesquelles elle est fondée: + +«Le soir, les portes étaient fermées, et l'on faisait les préparatifs +nécessaires pour nourrir nos Albanais. On tuait un bouc, on le faisait +rôtir tout entier; quatre feux étaient allumés dans la cour, autour +desquels les soldats s'asseyaient en quatre troupes différentes. Après +avoir bu et mangé, la plupart d'entre eux, tandis que nous et les chefs +étions assis sur le gazon, s'assemblèrent autour du plus grand feu, et +là se mirent à danser en rond sans autre musique que leurs propres +chansons, mais en déployant une énergie étonnante. Toutes ces chansons +se rapportaient à quelques exploits de voleurs fameux. L'une d'elles, +qui les occupa plus d'une heure, commençait ainsi: «Quand nous partîmes +de Parga, nous étions soixante: puis venait le refrain: + + Tous voleurs à Parga, + Tous voleurs à Parga. + + Κλεφτεις ποτε Παργα, + Κλεφτεις ποτε Παργα. + +»Quand ils mugissaient cette strophe, ils tournaient en rond autour du +feu, tombaient sur leurs genoux, rebondissaient, et puis tournaient de +nouveau en répétant le même refrain. Le bruissement des vagues sur la +rive caillouteuse où nous étions assis remplissait les intervalles du +chant d'une musique peut-être moins monotone et certainement plus douce. +La nuit était très-sombre; mais au reflet des feux nous apercevions un +peu les bois, les rochers et le lac, qui, avec l'apparence sauvage des +danseurs, offraient une scène qui n'eût pas été perdue entre les mains +d'un artiste organisé comme l'auteur des _Mystères d'Udolphe_.» + +Après avoir traversé l'Acarnanie, nos voyageurs passèrent l'Acheloüs, et +arrivèrent, le 21 novembre, à Missolonghi. Ici il est impossible de ne +pas nous arrêter, et de ne pas songer d'avance à cette triste visite +qu'il y fit quinze ans après, quand, au milieu de sa carrière, et dans +toute la plénitude de sa réputation, il vint donner sa vie pour la cause +de ce pays qu'il traversait alors comme un simple et jeune étranger. Si +quelque esprit lui eût alors révélé ce qui devait arriver dans cet +intervalle; s'il lui avait montré, d'un côté, les triomphes qui +l'attendaient, le pouvoir que son génie varié obtiendrait sur les cœurs +pour les élever ou les abaisser, pour les éclairer ou les rendre plus +sombres; et s'il eût placé d'un autre côté les inconvéniens attachés à +ce don funeste: la fatigue et le dégoût que l'imagination donne à l'ame; +les ravages de ce feu intérieur qui dévore celui qui le possède, tandis +qu'il éblouit les autres; l'envie que tant de grandeur excite parmi les +autres hommes; la vengeance qu'ils tirent de celui qui les force à +regarder si haut pour l'admirer; on peut se le demander, eût-il accepté +la gloire à de telles conditions? N'aurait-il pas senti, au contraire, +que c'était l'acheter à trop haut prix, et que cet état de guerre +continuel contre le monde entier pendant sa vie ne serait que faiblement +récompensé par une immortalité que ce même monde serait obligé de lui +accorder après son trépas? + +À Missolonghi, il renvoya tous ses Albanais, à l'exception d'un seul, +nommé Dervish, qu'il prit à son service, et qui demeura avec lui pendant +tout le tems qu'il fut en Orient, avec Basile, le domestique que lui +avait donné Ali-Pacha. Après avoir habité près de quinze jours à Patras, +il se dirigea sur Vostitza. En approchant de cette ville, le sommet +neigeux du Parnasse, s'élevant comme une tour de l'autre côté du golfe, +s'offrit pour la première fois à ses yeux. Deux jours après, dans les +bosquets sacrés de Delphes, il écrivit les stances que cette vue lui +avait inspirées, et qui commencent ainsi: + +Ô toi, Parnasse! que je vois maintenant, non comme l'imagination te +présente souvent dans les songes du poète endormi, etc. + +C'est vers cette époque que, se promenant à cheval, au pied du Parnasse, +il vit dans les airs voler une troupe considérable d'aigles, phénomène +qui semble avoir frappé son imagination d'une sorte de superstition +poétique; car il y fait plus d'une fois allusion dans son journal. «Me +rendant à la fontaine de Delphes (Castri), en 1809, je vis une troupe de +douze aigles, et j'acceptai le présage, bien que Hobhouse soutînt, +probablement par plaisanterie, que c'étaient des vautours. J'avais la +veille composé les vers sur le Parnasse, dans _Childe Harold_; en voyant +ces oiseaux, j'espérai qu'Apollon avait agréé mon hommage. Du moins, +j'ai eu le nom et la réputation de poète dans l'âge réellement poétique +de la vie, de vingt à trente. Si cela continuera, c'est une autre +question.» + +Dans son journal, en racontant son départ de Patras, il cite une +anecdote qui fera honneur à son humanité aux yeux de tous ceux qui ne +seront point chasseurs. «Le dernier oiseau sur lequel j'ai tiré fut un +aiglon, sur le bord du golfe de Lépante, près Vostitza. Il n'était que +blessé, et je voulus le sauver; son œil était si brillant! Mais il +languit et mourut en peu de jours. Je n'ai jamais essayé depuis et +jamais je n'essaierai de tuer un autre oiseau.» + +Peu de choses étonnent autant les voyageurs en Grèce que l'extrême +petitesse de ces pays qui ont occupé si long-tems les cent bouches de la +renommée. «On pourrait, dit M. Hobhouse, sans trop presser son cheval, +aller de Livadie à Thèbes et revenir entre le déjeuner et le dîner, et, +sans bagage, faire facilement, en deux jours, le tour de la Béotie.» +Après avoir visité en très-peu de tems les fontaines de Mémoire et +d'Oubli, à Livadie, et les retraites d'Apollon Isménien, à Thèbes, nos +voyageurs tournèrent enfin leurs pas vers Athènes, l'objet de leurs +rêves poétiques, traversèrent le mont Cythéron, et arrivèrent en vue des +ruines de Philé, la veille de Noël 1809. + +Quoique le poète nous ait laissé dans ses vers le témoignage immortel de +l'enthousiasme avec lequel il contempla les scènes qui s'offrirent alors +à ses regards, il n'est pas difficile de concevoir que, pour des +observateurs superficiels, il put paraître spectateur insensible de +mille choses qui jettent le voyageur ordinaire en extase, du moins en +paroles. Il professa toute sa vie le plus souverain mépris pour tout ce +qui est affecté, soit en matière de goût, soit en matière de morale; +souvent il déguisa le sentiment vrai de son admiration sous un dehors +d'indifférence et de moquerie par haine pour le charlatanisme de ceux +qu'il voyait s'extasier à froid et sans rien ressentir réellement. Il +faut avouer aussi qu'il étendait à des sentimens vrais, mais pour +lesquels il n'éprouvait pas de sympathie, le dégoût que lui inspiraient +ceux qui n'étaient qu'affectés; ainsi il ne comprit jamais le mérite et +les jouissances d'un antiquaire ou d'un amateur d'objets d'art. «Je ne +fais point de collections, dit-il dans une note de _Childe Harold_, et +je ne les admire pas du tout.» Il ne faisait aucun cas des antiquités, à +moins qu'elles ne se rattachassent à quelques grands noms ou à quelques +grands événemens. Pour les objets d'art, il se contentait d'admirer leur +effet général, sans se piquer d'aucune connaissance des détails. C'était +à la nature, dans ses scènes solitaires de grandeur et de beauté, ou, +comme à Athènes, brillante d'un éclat toujours le même au milieu des +ruines de la gloire et des arts, qu'il payait sans restriction l'hommage +de son ame ardente. Dans le petit nombre de notes sur les voyages qu'il +a jointes à _Childe Harold_, l'on voit qu'il aime beaucoup mieux +s'occuper des sites et du pittoresque qu'offrent les lieux qu'il a +visités que des souvenirs classiques ou historiques qui peuvent s'y +rattacher. En prose ou en vers, il revient à la vallée de Zitza avec +plus de plaisir qu'à Delphes ou aux rives de la Troade; et ce qui le +frappe le plus vivement dans la plaine d'Athènes, c'est que «la vue y +est plus belle encore qu'à Cintra ou à Istamboul.» Où la nature +pouvait-elle en effet avoir plus de droit à son adoration que dans ces +contrées où il la voyait briller d'une beauté toujours jeune, toujours +la même au milieu des ruines de ce que l'homme avait jugé le plus digne +de durée? «Les institutions humaines périssent, dit Harris; mais la +nature ne change pas.» Lord Byron a paraphrasé cette pensée[126], en +l'embellissant: + + [Note 126: Le passage renferme la substance de toute la + strophe: + + «Malgré les diverses fortunes d'Athènes, considérée comme + cité, l'Attique est encore fameuse pour ses oliviers, et + l'Hymète pour son miel. Les institutions humaines périssent, + mais la nature ne change pas.» + (_Recherches philologiques_.) + + Je me rappelle que je fis un jour remarquer à Lord Byron + cette coïncidence, mais il m'assura qu'il n'avait jamais lu + cet ouvrage d'Harris.] + +Cependant ton ciel est aussi bleu, tes rochers aussi sauvages, tes +bosquets aussi agréables, tes prairies aussi verdoyantes, ton olive +aussi mûre, que quand tu florissais sous la protection de Minerve! +L'Hymète offre encore aux hommes les trésors de son miel divin; libre +voyageuse errante dans les plaines de l'air, l'abeille construit +toujours gaîment sur tes montagnes sa forteresse parfumée. Apollon dore +toujours de ses feux tes longs étés, et sous ses rayons brillent +toujours les marbres de Mendeli! Les arts, la gloire, la liberté, tout +passe, tout périt, excepté la nature, elle est toujours belle. + +(_Childe Harold_, ch. II.) + +Cette première visite à Athènes dura deux ou trois mois, pendant +lesquels il ne laissa pas passer un seul jour sans consacrer quelques +heures à parcourir les grands monumens du génie ancien, et sans évoquer, +pour ainsi dire, du milieu de leurs ruines l'esprit des siècles écoulés. +Il faisait aussi des excursions fréquentes dans différentes parties de +l'Attique. Un jour qu'il visitait le cap Colonne, il fut au moment +d'être enlevé par un parti de Maniotes cachés sous le rocher de Minerve +Sunias. Ces pirates, à ce que lui raconta depuis un Grec qui alors était +leur prisonnier, n'osèrent l'attaquer, persuadés que les deux Albanais +qu'ils voyaient à ses côtés, n'étaient qu'une partie d'une escorte plus +respectable laissée à portée de venir promptement à son secours. + +Outre le pouvoir magique de ses souvenirs et de son paysage, la ville de +Minerve possédait un attrait d'une autre sorte pour notre poète, auquel, +en quelque lieu qu'il portât ses pas, son cœur ou plutôt son imagination +n'était que trop sensible. On dit que sa jolie romance: «Jeune vierge +d'Athènes, avant que nous nous séparions,» fut adressée à la fille aînée +de la dame grecque chez laquelle il était logé, et il est assez probable +que la belle Athénienne ait été maîtresse de son imagination au moment +où il composa ces vers. Théodora Macri, son hôtesse, était la veuve d'un +vice-consul d'Angleterre; son principal revenu provenait de la location +aux étrangers, et surtout aux voyageurs anglais, des appartemens +qu'occupèrent alors Lord Byron et son ami; ce dernier nous en donne la +description suivante: «Notre logement consistait en un salon et deux +chambres à coucher, donnant sur une cour où se trouvaient cinq ou six +citronniers, d'où l'on tira le fruit qui assaisonna notre pilau et les +autres mets nationaux servis sur notre table frugale.» + +La renommée d'un poète illustre ne s'attache pas seulement à sa personne +et à ses écrits, une partie se reflète sur tout ce qui a eu avec lui un +rapport même éloigné. Non-seulement elle ennoblit les objets de ses +amitiés, de ses amours et de ses goûts; mais les lieux même où il a +vécu, où il a séjourné, acquièrent une célébrité qui ne s'efface pas +aisément. La jeune fille d'Athènes, quand elle prêtait innocemment +l'oreille aux complimens du jeune Anglais, ne se doutait guère qu'il dût +rendre son nom et sa maison si célèbres, qu'à leur retour de Grèce, les +voyageurs ne trouveraient rien de plus intéressant à donner à leurs +lecteurs que les détails suivans sur elle et sa famille: + +«Nous rencontrâmes, dit M. Hobhouse, à la porte notre valet qui était +allé devant pour nous chercher des logemens, et nous conduisit chez +Théodora Macri, la veuve du vice-consul, où nous sommes actuellement. +Cette dame a trois filles fort jolies; l'aînée est vraiment une beauté; +c'est elle, dit-on, qui inspira à Lord Byron cette fameuse romance: + +Jeune vierge d'Athènes, avant que nous nous séparions, rends-moi, +rends-moi mon cœur, etc., etc. + +»À Orchomènes, où était le temple des Grâces, je fus près de m'écrier: +Où les grâces se sont-elles enfuies? Je ne m'attendais pas à les +retrouver ici. Et cependant voici venir l'une avec des coupes dorées et +du café, et l'autre avec un livre. Ce livre est un registre de noms, et +il en est quelques-uns que la renommée est habituée à prononcer. Parmi +eux se trouve celui de Lord Byron, lié aux vers que je vais transcrire: + +La noble Albion voit en souriant partir son fils pour aller visiter le +berceau des arts; son but est noble; belle est l'entreprise; il vient à +Athènes, et... écrit son nom. + +»En forme de contrepoids, Lord Byron écrivit au-dessous: + +Ce poète modeste, comme beaucoup de poètes inconnus, rimaille sur nos +noms et cache le sien; mais quel qu'il soit, pour ne rien dire de pis, +son nom lui ferait plus d'honneur que ses vers. + +»En écrivant ces mots, _les trois Grâces athéniennes_, j'ai, je n'en +doute pas, fait naître votre curiosité et enflammé votre imagination, et +je ne dois pas compter sur votre attention que je ne vous en aie donné +quelque portrait. Leur appartement est justement en face du nôtre; et si +vous pouviez les voir comme nous les voyons en ce moment à travers les +plantes aromatiques qui se balancent doucement sur notre fenêtre, vous +laisseriez votre cœur à Athènes. + +»Thérésa, la vierge d'Athènes, Katinka et Mariana sont de taille +moyenne. Chacune d'elles porte sur le sommet de la tête une petite +calotte albanaise de couleur rouge, surmontée d'une tassette bleue, qui +s'étend et se rattache par le bas comme une étoile. Au bord de cette +calotte est un mouchoir de couleurs variées roulé autour des tempes. La +plus jeune porte ses cheveux détachés tombant sur les épaules presque +jusqu'à la ceinture, et mêlés suivant l'usage avec des tresses de soie. +Les cheveux des deux aînées sont le plus souvent attachés et retenus +sous le mouchoir. Leur vêtement de dessus est une pelisse bordée de +fourrures, tombant lâche jusqu'à la cheville; dessous est un mouchoir de +mousseline qui couvre le sein et se termine à la taille qui est courte. +En dessous est une robe de soie ou de mousseline rayée, s'élargissant un +peu au-dessus de la ceinture, et retombant sur le devant d'une manière +gracieuse et négligée; des bas blancs et des pantoufles jaunes +complètent le costume. Les deux aînées ont les yeux et les cheveux +noirs, le visage ovale, le teint un peu pâle et les dents d'une +blancheur éblouissante. Leurs joues sont arrondies, leur nez droit avec +quelque chose d'aquilin. La plus jeune, Mariana, est très-blonde; sa +figure n'est pas aussi joliment arrondie, mais a une expression plus +gaie que celle de ses sœurs, qui ont l'air assez pensif, excepté quand +la conversation prend une tournure animée. Leur taille est élégante, +leurs manières distinguées et susceptibles de plaire dans tous les pays +possibles. Leur conversation est fort agréable, et leur esprit paraît +plus cultivé que ne l'est généralement celui des dames grecques. Avec de +tels avantages, il serait bien étonnant qu'elles n'attirassent pas +l'attention des voyageurs qui visitent occasionnellement Athènes. Elles +s'asseoient à la manière orientale, le corps légèrement incliné, les +jambes ramassées sous elles sur le divan et sans souliers. Elles +s'occupent à coudre, à jouer du tambour de basque et à lire. + +»J'ai dit que j'avais vu ces beautés grecques à travers les balancemens +des plantes aromatiques qui décorent leurs fenêtres; peut-être cela +pourrait-il vous donner une trop haute idée de leur position. Votre +imagination vous représente peut-être déjà leurs maisons pleines de tous +les attributs du luxe oriental. Les coupes d'or ont pu aussi opérer +quelque enchantement sur vos idées. Avouez-le; ne vous représentez-vous +pas-- + +Les portes demi-ouvertes donnant sur de longues galeries où l'on ne +saurait décrire tout ce que l'œil rencontre d'élégance et de grandeur; +l'orgueil de la Turquie et de la Perse: des coussins jetés sur des +coussins, des tapis sur des tapis, d'immenses ottomanes, des oreillers +innombrables pour relever la tête, de manière que chaque appartement +paraît un lit grand et moëlleux? + +»Vous verrez bientôt pourquoi j'ai différé jusqu'à ce moment; apprenez +que les plantes aromatiques dont je viens de vous parler ne sont ni plus +ni moins que quelques pauvres géraniums et quelques baumes grecs, et que +la chambre dans laquelle se tiennent ces dames est presque dégarnie de +meubles, que les murs n'en ont été ni peints ni décorés par une main +habile. Que serait-il advenu de mes grâces, si je vous avais dit plus +tôt qu'une seule chambre est tout le logement qu'elles possèdent, à +l'exception d'un petit cabinet et d'une petite cuisine? Vous voyez +combien j'ai pris soin que la première impression leur fût avantageuse; +non qu'elles ne méritent toute espèce d'éloges, mais parce qu'il est +dans la nature auguste et fière de l'homme de faire peu de cas du mérite +et même de la beauté, si ces avantages ne sont pas relevés d'un peu de +pompe mondaine. Maintenant je vais vous communiquer un secret, mais +confidentiellement et à voix basse. + +»Ces dames, depuis la mort du vice-consul leur père, n'ont pas d'autres +ressources pour exister que de louer à des étrangers la chambre et le +cabinet que nous occupons dans ce moment; mais quoiqu'elles soient si +pauvres, leur vertu n'est pas moins remarquable que leur beauté. + +»Et toutes les richesses de l'Orient ou tous les vers flatteurs du +premier poète de l'Angleterre ne pourraient les rendre aussi réellement +dignes d'amour et d'admiration[127].» + + [Note 127: _Voyages en Italie, en Grèce_, etc., par H. W. + Williams.] + +Dix semaines s'étaient rapidement passées, quand l'offre inattendue d'un +passage à bord d'une corvette anglaise détermina nos voyageurs à se +préparer immédiatement au départ; et le 5 mars, ils quittèrent Athènes, +quoique avec beaucoup de regret. «Après avoir passé, dit encore M. +Hobhouse, par la porte qui conduit au Pyrée, nous lançâmes nos chevaux +au galop dans le bois d'oliviers sur la route de Salamine, espérant par +notre précipitation étourdir un peu la douleur du départ. Nous ne +pouvions nous empêcher de regarder derrière nous en nous rendant au +rivage, et nous continuâmes de fixer les yeux sur le point où à travers +la clairière du bois, nous avions entrevu pour la dernière fois le +temple de Thésée et les ruines du Parthénon; nous continuâmes ainsi +plusieurs minutes après que la ville et l'Acropolis eurent entièrement +disparu à notre vue.» + +À Smyrne, Lord Byron se logea dans la maison du consul général, et y +demeura jusqu'au 11 avril, excepté deux ou trois jours qu'il employa à +visiter les ruines d'Éphèse. Ce fut à cette époque qu'il termina les +deux premiers chants de _Childe Harold_, comme on le voit par une note +écrite de sa main sur le manuscrit original de ce poème: «Commencé le 31 +octobre 1809, à Janina en Albanie; fini le second chant, à Smyrne, le 28 +mars 1810.--BYRON.» + +La seule lettre un peu intéressante, datée de Smyrne, que je puisse +offrir au lecteur, est la suivante: + + + + +LETTRE XLI. + +À MRS. BYRON. + +Smyrne, 19 mars 1810. + + +MA CHÈRE MÈRE, + +«Je ne puis pas vous écrire une longue lettre; mais comme je crois que +vous ne serez pas fâchée de savoir où j'en suis de mes voyages, je vous +prie d'accepter le peu de détails que je puis vous donner. J'ai traversé +la plus grande partie de la Grèce, outre l'Épire, etc.; j'ai résidé dix +semaines à Athènes, et je me rends maintenant à Constantinople par la +route d'Asie. Je viens de visiter les ruines d'Éphèse, à une journée de +Smyrne. J'espère que vous avez reçu une longue lettre que je vous ai +écrite d'Albanie, où je vous donnais quelques détails sur la réception +que m'a faite le pacha de cette province. + +»C'est en arrivant à Constantinople que je déciderai si je dois aller +jusqu'en Perse, ou revenir sur mes pas. Je ne prendrai ce dernier parti +que si je ne puis l'éviter. Mais je n'entends pas parler de M. H..., et +je n'ai reçu de vous qu'une seule lettre. J'aurai besoin de fonds, soit +que j'avance ou que je revienne. Je lui ai écrit plusieurs fois, pour +qu'il ne prétende pas, pour s'excuser, qu'il ne connaissait pas ma +situation. Je ne puis encore vous rien dire sur quoi que ce soit; le +tems et l'occasion me manquent, car la frégate repart immédiatement. Il +est vrai que plus je vais, plus ma paresse augmente; et mon aversion +pour tout commerce épistolaire s'accroît de jour en jour. Je n'ai écrit +à personne qu'à vous et à M. H..., et c'est moins par inclination que +par devoir et par nécessité. + +»F*** est fort dégoûté par les fatigues, quoiqu'il n'en ait point enduré +que je n'aie partagées. C'est une pauvre créature. Les domestiques +anglais sont en vérité de détestables voyageurs. J'ai avec lui deux +soldats albanais et un interprète grec, tous parfaits dans leur genre. +La Grèce est délicieuse, surtout dans les environs d'Athènes. Partout +des cieux sans nuages et des paysages charmans. Mais je dois remettre à +notre première entrevue tout récit de mes aventures. Je ne tiens pas de +journal, mais mon ami H... ne cesse d'écrire. Prenez soin, je vous prie, +de Murray et de Robert, et dites à ce dernier qu'il est fort heureux +pour lui qu'il ne m'ait pas accompagné en Turquie. N'attribuez cette +lettre qu'au désir de vous assurer que je suis sain et sauf, et +croyez-moi, etc.» + +BYRON. + +Le 11 avril, il partit de Smyrne sur la frégate _la Salsette_, qui avait +reçu l'ordre de se rendre à Constantinople, pour ramener l'ambassadeur, +M. Adair, en Angleterre; et après avoir exploré les ruines de la Troade, +il arriva aux Dardanelles au commencement du mois suivant. Il écrivit +les lettres qu'on va lire, à ses amis, MM. Drury et Hodgson, pendant que +la frégate était à l'ancre dans ce détroit. + + + + +LETTRE XLII. + +À M. DRURY. + +A bord de la _Salsette_, 3 mai 1810. + + +MON CHER DRURY, + +«Lorsque je quittai l'Angleterre, il y a bientôt un an, vous me priâtes +de vous écrire. C'est ce que je me propose de faire. J'ai traversé le +Portugal et le midi de l'Espagne, visité la Sardaigne, la Sicile, Malte, +et de là j'ai poussé jusqu'en Turquie, où je suis encore à rôder. +Débarqué d'abord en Albanie, l'Épire d'autrefois, j'ai pénétré jusqu'au +mont Tomarit, parfaitement accueilli par le gouverneur, Ali-Pacha; et, +après avoir parcouru l'Illyrie, la Chaonie, etc., j'ai traversé le golfe +d'Actium avec une garde de cinquante Albanais, et passé l'Achéloüs pour +me rendre en Étolie par l'Acarnanie. + +»Après un court séjour en Morée, nous avons traversé le golfe de +Lépante, pris terre au pied du Parnasse, vu tout ce qui reste de +Delphes, et continué ainsi jusqu'à Thèbes et Athènes, dans la dernière +desquelles nous avons passé deux mois et demi. + +»Le vaisseau de S. M. _le Pylade_ nous a transportés à Smyrne; mais nous +avions auparavant étudié la topographie de l'Attique, sans oublier +Marathon et le promontoire de Sunium. Après Smyrne, notre second relai +fut la Troade, que nous visitâmes tandis que le navire était à l'ancre, +où il resta pendant quinze jours, vis-à-vis la tombe d'Antiloque. +Maintenant nous voilà dans les Dardanelles, en attendant le vent pour +nous rendre à Constantinople. + +»Ce matin, j'ai parcouru à la nage le trajet de Sestos à Abydos. La +distance directe n'est pas de plus d'un mille; mais, en raison du +courant, la traversée n'est pas sans danger; il y en a même assez pour +que je doute que l'affection conjugale de Léandre n'ait pas été un peu +refroidie par le passage. + +»Je l'essayai il y a huit jours, mais je n'y pus réussir, à cause du +vent du Nord et de l'étonnante rapidité du courant, quoique j'aie +toujours été, depuis mon enfance, un rude nageur. Mais ce matin, par un +tems plus calme, j'y suis parvenu, et j'ai traversé le _large +Hellespont_ en une heure dix minutes. + +»Eh bien, mon cher monsieur, j'ai quitté mon foyer, et visité quelques +parties de l'Afrique et de l'Asie, outre une raisonnable portion de +l'Europe. J'ai vécu avec des généraux et des amiraux, des princes et des +pachas, des gouverneurs et des _ingouvernables_; mais je n'ai ni tems ni +papier pour m'étendre. Je suis bien aise de vous dire que je conserve +pour vous des souvenirs d'amitié, et que je vis dans l'espérance de vous +revoir un jour; et si je vous écris aussi brièvement que possible, +attribuez-le à tout autre cause qu'à l'oubli. + +»Vous connaissez trop bien la Grèce ancienne et moderne pour qu'il soit +besoin de vous la décrire. J'ai, il est vrai, mieux vu l'Albanie +qu'aucun autre Anglais, que je sache, excepté un M. Leake; car c'est un +pays que l'on visite rarement, à cause du caractère farouche des +_natifs_; il offre cependant plus de beautés pittoresques que les +contrées classiques de la Grèce, malgré toutes les merveilleuses beautés +de ces dernières, surtout vers Delphes et le cap Colonne en Attique. +Elles sont loin néanmoins d'égaler certaines parties de l'Illyrie et de +l'Épire, où des lieux sans nom et des rivières oubliées sur la carte et +un jour peut-être mieux appréciées, obtiendront des peintres et des +poètes la préférence sur les rigoles desséchées de l'Ilyssus, et les +fondrières de la Béotie. + +»La Troade offre un champ vaste aux faiseurs de conjectures et aux +tireurs de bécassines; un bon chasseur et un savant ingénieux peuvent +sur ce terrain exercer avec grand avantage leurs jambes et leur +entendement; ou, s'ils préfèrent aller à cheval, ils peuvent s'y tromper +de route, comme cela m'est arrivé, et s'embourber dans un maudit +marécage formé par le Scamandre, qui serpente deçà et delà comme si les +vierges troyennes allaient encore lui apporter leur tribut accoutumé. Il +n'existe aujourd'hui d'autres vestiges de Troie, ou de ses destructeurs, +que les tertres qui renferment, à ce que l'on suppose, les squelettes +d'Achille, d'Antiloque, d'Ajax, etc. Mais le mont Ida lève encore son +front superbe; quoique les bergers de nos jours ne ressemblent guère à +Ganymède. Mais à quoi bon vous parler plus long-tems de choses qui sont +décrites tout au long dans le _book of Gell_? Et H*** n'a-t-il pas écrit +un journal? Quant à moi, je n'en tiens pas; car j'ai renoncé à tout +griffonnage. Je ne vois pas grande différence entre les Turcs et nous, +si ce n'est qu'ils n'ont pas de _culottes_, et que nous en avons; qu'ils +portent des habits longs, et nous des habits courts; qu'ils parlent peu, +et nous beaucoup. Ce sont des gens fort raisonnables. Ali-Pacha m'a dit +qu'il était sûr que j'étais né dans un rang élevé, par ce que j'ai les +oreilles et les mains petites et des cheveux bouclés. Je vous dirai, en +passant, que je parle passablement le romaïque ou grec moderne: il ne +diffère pas des anciens dialectes autant que vous pourriez le penser; +mais la prononciation en est diamétralement opposée. Quant à la poésie, +si elle n'est rimée, ils n'en ont pas la moindre idée. + +»J'aime les Grecs. Ce sont des fripons adroits qui ont tous les vices +des Turcs, sans avoir leur courage. Quelques-uns cependant sont braves: +tous sont beaux, et ressemblent beaucoup au buste d'Alcibiade. Les +femmes sont un peu moins belles. Je sais jurer en turc; mais, excepté un +effroyable jurement et les mots qui signifient entremetteur, pain et +eau, je connais peu le vocabulaire de cette langue. Ils sont extrêmement +polis envers les étrangers de tout rang, pourvu qu'ils soient +convenablement protégés; et comme j'ai deux domestiques et deux soldats, +nous faisons grand fracas. Nous avons parfois couru risque d'être +dévalisés, et une fois de faire naufrage; mais nous nous en sommes tirés +le mieux du monde. + +»À Malte, j'ai été fort épris d'une femme mariée, et j'ai provoqué un +aide-de-camp du général ***, grossier personnage, qui s'était offensé de +quelque chose, je n'ai jamais bien su de quoi; mais il donna des +explications, fit des excuses, la dame s'embarqua pour Cadix, et +j'échappai ainsi à l'accusation de meurtre et d'adultère. J'ai envoyé +quelques détails sur l'Espagne à notre ami Hodgson; mais depuis ce +tems-là je n'ai écrit à personne, excepté quelques billets à des parens +et à des gens de loi, pour m'en débarrasser. Je me propose de rompre +tout commerce, à mon retour, avec plusieurs de mes meilleurs amis, que +je regarde au moins comme tels, et de gronder toute ma vie. Mais +j'espère, avant de me faire tout-à-fait cynique, rire encore de bon cœur +avec vous, embrasser Dwyer, et trinquer avec Hodgson. + +»Dites au docteur Butler que je me sers en ce moment de la plume d'or +qu'il me donna avant mon départ: c'est pour cela que ma pancarte est +moins lisible qu'à l'ordinaire. J'ai été à Athènes, et j'ai vu des +gerbes de ces roseaux à écrire dont il refusa de me donner quelques-uns, +parce que le topographe Gell les avait apportés de l'Attique. Mais vous +n'aurez pas de descriptions, non; vous voudrez bien vous contenter de +quelques détails jusqu'à mon retour. Mais alors nous ouvrirons toutes +les écluses de la conversation. Je suis sur une frégate de trente-six, +qui va chercher Rob Adair à Constantinople: c'est lui qui aura l'honneur +de vous porter cette lettre. + +»Ainsi donc le livre de H***[128] a pris son essor avec quelques +sentimentales chansonnettes de ma façon, pour remplir le volume. Quel +succès a-t-il, eh? et où diable en est la seconde édition de ma satire +avec les additions, et mon nom au bas du titre, et les vers nouveaux +cloués à la fin, et un nouvel exorde, et je ne sais quoi encore, le tout +sorti tout chaud de mon atelier avant que j'eusse franchi la Manche? La +Méditerranée et l'Atlantique étendent leurs flots entre la critique et +moi; et les mugissemens de l'Hellespont couvrent le bruit des foudres de +la _Revue hyperboréenne_. + + [Note 128: Les mélanges auxquels j'ai renvoyé plusieurs + fois.] + +«Rappelez-moi au souvenir de Claridge, s'il n'est pas rentré au collége, +et présentez à Hodgson les assurances de ma haute considération. Vous +allez me demander ce que je me propose de faire; et je vais vous +répondre que je n'en sais rien. Il est possible que je m'en retourne +dans quelques mois; mais j'ai des desseins et des projets pour le tems +qui suivra mon séjour à Constantinople. Cependant Hobhouse sera +probablement de retour en septembre. + +«Le 2 juillet, il y aura un an que nous sommes partis d'Albion, +_oblitusque meoruni obliviscendus et illis_. J'étais las de mon pays, et +fort peu prévenu en faveur de tout autre; mais _je traîne ma chaîne sans +l'alonger, en changeant de lieu_. Je suis comme le joyeux meunier qui ne +se souciait de personne, et dont personne ne se souciait. À mes yeux +tout pays en vaut à peu près un autre. Je fume, j'ouvre de grands yeux +pour mieux voir les montagnes, et je relève ma moustache avec une fière +indépendance. Nulle privation ne m'afflige, et les moustiques qui +martyrisent le corps maladif de H*** ne font, par bonheur, aucun effet +sur le mien, parce que je vis avec plus de tempérance. + +»Dans mon catalogue j'ai oublié Éphèse, que j'ai visitée pendant mon +séjour à Smyrne; mais le temple est presque entièrement détruit, et il +serait bien superflu que saint Paul se donnât la peine d'adresser de +nouvelles épîtres à la race actuelle des Éphésiens, qui ont converti en +mosquée une vaste église construite entièrement en marbre; et je ne me +suis pas aperçu que l'édifice en fît plus mauvaise figure. + +»Mon papier est rempli, mon encre est épuisée; bon soir! Si vous +m'adressez une lettre à Malte, on me la fera parvenir quelque part que +je sois. H*** vous fait ses complimens. Il soupire pour sa poésie, au +moins pour en avoir quelques nouvelles. J'oubliais presque de vous dire +que je meurs d'amour pour trois jeunes Athéniennes qui sont sœurs. Je +logeais dans la même maison qu'elles. Ces divinités se nomment Thérésa, +Mariana et Katinka[129]: aucune des trois n'a encore quinze ans. + +»Votre τατεινοτατος δουλος[130].» + +BYRON. + + [Note 129: Il a adopté ce nom dans la description du sérail, + ch. VI, de _Don Juan_. Ce fut, si j'ai bonne mémoire, en + faisant la cour à une de ces jeunes filles qu'il lui donna + une marque d'amour fort en usage dans le levant, en se + faisant, avec son poignard, une blessure à la poitrine. La + jeune Athénienne, à ce qu'il m'a raconté, conserva tout son + sang-froid durant cette opération, qu'elle regardait comme un + juste tribut offert à sa beauté; mais elle n'en fut pas plus + disposée à lui être favorable.] + + [Note 130: Très-humble serviteur.] + + + + +LETTRE XLIII. + +À M. HOGDSON. + +À bord de la _Salsette_, détroit des Dardanelles, à la hauteur d'Abydos, +le 5 mai 1810. + + +«Je suis en route pour Constantinople, après avoir parcouru la Grèce, +l'Épire, etc., et une partie de l'Asie Mineure, voyage dont je viens de +communiquer quelques particularités à H. Drury, notre ami et notre hôte. +Je m'abstiendrai donc de vous les répéter; mais comme vous serez +peut-être bien aise d'apprendre que je me porte bien, etc., je saisis +l'occasion du retour de notre ambassadeur pour vous adresser le peu de +lignes que j'ai le tems d'écrire à la hâte. Nous avons éprouvé quelques +inconvéniens et couru quelques périls, mais il ne nous est rien arrivé +d'assez intéressant pour vous en entretenir, à moins que vous ne jugiez +digne de votre attention le trajet de Sestos à Abydos, que j'ai fait à +la nage, il y a deux jours. Si vous y joignez quelques alertes données +par les voleurs, la crainte d'un naufrage sur une galère turque, il y a +six mois, ma visite à un pacha, ma passion pour une femme mariée, à +Malte, un défi à un officier, mes amours avec trois jeunes Athéniennes, +avec une profusion de bouffonneries, et de beaux points de vue, vous +connaîtrez tous les événemens qui, depuis mon départ d'Espagne, ont +marqué ce voyage. + +»H*** fait des vers et écrit son journal; moi, je regarde et ne fais +rien; à moins qu'on ne considère la distraction de fumer comme un +amusement actif. Les Turcs surveillent trop leurs femmes pour qu'il soit +possible de les observer beaucoup. Mais j'ai vécu avec bon nombre de +Grecs, dont je connais le dialecte tout autant qu'il m'est nécessaire +pour converser un peu. J'ai fait aussi parmi les Turcs quelques +connaissances, en hommes. Quant à la société des femmes, il n'y faut pas +penser. J'ai été fort bien reçu par les gouverneurs et les pachas, et je +n'ai pas la moindre raison de me plaindre. Hobhouse quelque jour vous +racontera toutes nos aventures. Si j'en essayais le récit, ni mon papier +ni votre patience ne pourraient y suffire. + +»Personne, si ce n'est vous, ne m'a écrit depuis que j'ai quitté +l'Angleterre; il est vrai que je ne l'avais pas demandé. J'excepte mes +parens, qui m'écrivent tout aussi souvent que je le désire. Je ne sais +rien de l'ouvrage d'Hobhouse, sinon qu'il a paru. C'est plus que je n'en +sais de ma seconde édition; et certainement, à une pareille distance, je +ne m'en inquiète que médiocrement........................... J'espère +que vos publications et celles de Bland s'écoulent avec rapidité. + +»Je ne puis vous parler d'une manière certaine de l'époque de mon +retour; mais je regarde comme probable que Hobhouse me précédera. Nous +sommes absens depuis près d'un an. Je désirerais en employer au moins un +autre à mes observations dans ces climats toujours verts; cependant je +crains que des affaires, et des affaires litigieuses, qui sont bien ce +qu'il y a de pire au monde, ne me rappellent avant ce tems, si ce n'est +même beaucoup plus tôt. S'il en est ainsi, je vous en préviendrai. + +»J'espère que vous remarquerez en moi quelques changemens, je ne veux +pas dire au physique, mais au moral; car je commence à m'apercevoir que +sans la vertu ce monde maudit n'est pas tenable. Je suis passablement +dégoûté du vice, que j'ai étudié dans ses plus agréables variétés, et je +me propose, à mon retour, de rompre avec tous mes débauchés d'amis, de +renoncer au vin, aux inclinations charnelles, et de me livrer à la +politique et au décorum. Je suis sérieux, cynique et assez bien disposé +à faire de la morale; mais heureusement pour vous, l'homélie dont vous +étiez menacé est coupée court par le mauvais état de ma plume et le +manque de papier. + +»Bonjour. Si vous m'écrivez, adressez vos lettres à Malte, d'où l'on me +les fera parvenir. Ne me rappelez au souvenir de personne; mais +croyez-moi bien sincèrement votre, etc.» + +BYRON. + +Arrivé à Constantinople le 14 mai, il adressa à Mrs. Byron quatre ou +cinq lettres, et dans presque toutes il parle du succès avec lequel il a +traversé l'Hellespont à la nage. L'excessive vanité qu'il tirait de +cette prouesse classique (dont il a fort au long lui-même détaillé les +particularités) peut être mise au nombre des preuves de cet enfantillage +de caractère qui l'accompagna jusque dans un âge plus mûr, et qui, tout +en embarrassant ceux qui jugeaient de loin sa conduite, n'était pas, +pour ceux qui vivaient dans son intimité, une de ses singularités les +moins intéressantes. Onze ans encore après cette époque, si quelque +sceptique voyageur se hasardait à mettre en doute la possibilité de +l'exploit de Léandre, Lord Byron, avec cette susceptibilité sur son +courage personnel, qu'il conservait depuis son enfance, se lançait dans +la discussion avec une nouvelle chaleur, et citait deux ou trois autres +exemples de ce qu'il avait fait comme nageur, pour confirmer ses +premières assertions[131]. + + [Note 131: Il citait entre autres son passage du Tage en + 1809, que M. Hobhouse a décrit de la manière suivante: + + «Mon compagnon de voyage avait déjà précédemment exécuté une + traversée plus périlleuse, quoique moins célèbre; car je me + rappelle qu'à l'époque où nous étions en Portugal, il nagea + depuis le vieux Lisbonne jusqu'au château de Belem; et comme + il avait à lutter contre la marée et le courant opposé du + fleuve, le vent étant fort vif, il lui fallut près de deux + heures pour aller d'un bord à l'autre. Il ne resta dans l'eau + qu'une heure et dix minutes, en nageant de Sestos à Abydos. + En 1808, il faillit se noyer à Brighton, en se baignant avec + M. L. Stanhope, son ami. M. Hobhouse et d'autres spectateurs + envoyèrent à eux des bateliers, qui s'attachèrent des cordes + autour du corps, et qui réussirent enfin à retirer Lord Byron + et M. Stanhope de la lame, et leur sauvèrent ainsi la vie.»] + +Dans une de ses lettres à sa mère, datée de Constantinople, le 24 mai, +il revient sur ce notable exploit, et se représente comme l'humble +imitateur de Léandre; et pourtant, ajoute-t-il, je n'avais pas de Héro +pour m'accueillir sur l'autre rive. Puis il continue ainsi: + +«Lorsque notre ambassadeur obtiendra son audience de congé, je +l'accompagnerai pour voir le sultan, après quoi je retournerai +probablement en Grèce. Je n'ai rien reçu de M. Hanson, si ce n'est une +traite, mais sans aucune lettre de ce juridique gentleman. Si vous avez +besoin de fonds, servez-vous, je vous prie, des miens, tant qu'il y en +aura, sans aucune réserve; et dans la crainte que cela ne suffise pas, +j'inviterai M. Hanson, dans ma prochaine lettre, à vous avancer toutes +les sommes qui pourraient vous être nécessaires. Je m'en remets à votre +discrétion pour juger de ce que vous pouvez convenablement demander +d'après l'état actuel de mes affaires. J'ai déjà visité les lieux les +plus intéressans de la Turquie d'Europe et de l'Asie Mineure; mais je +n'irai pas plus loin avant d'avoir reçu des nouvelles d'Angleterre. En +attendant je compte sur des rentrées toutes les fois que les occasions +de m'en faire parvenir se présenteront; et je passerai l'été au milieu +de mes amis, les Grecs de la Morée.» + +Alors il ajoute avec cette bienveillante sollicitude dont il ne +s'écartait jamais envers les domestiques qu'il préférait: «Prenez soin, +je vous prie, de mon jeune Robert et du vieux Murray. Il est heureux +qu'ils s'en soient retournés; ni la jeunesse de l'un ni les années de +l'autre n'auraient pu s'accommoder aux changemens de climat et à la +fatigue du voyage.» + + + + +LETTRE XLIV. + +À M. HENRY DRURY. + +Constantinople, 17 juin 1810. + + +«Quoique ma dernière lettre soit d'une date bien récente, je reviens à +la charge pour vous féliciter de la naissance de votre enfant; une +lettre d'Hodgson m'a informé de cet événement dont je me réjouis avec +vous. + +»Je suis à peine de retour d'une expédition, par le Bosphore, à la mer +Noire et aux Symplegades Cyanéennes. J'ai gravi jusqu'à la cime de ces +dernières en m'exposant à autant de dangers qu'en aient jamais bravé les +Argonautes dans leur lougre. Vous rappelez-vous le commencement des +lamentations de la nourrice dans Médée? je vous en adresse la traduction +que j'ai faite au somme de ces montagnes: + +Oh! plût au ciel qu'un bon embargo eût retenu le navire _Argo_ dans le +port, et qu'en restant toujours dans les chantiers de Grèce il n'eût +jamais dépassé les roches d'Azur! mais, hélas! je crains que son voyage +ne soit la cause de quelque méchef pour ma chère miss Médée[132]. + + [Note 132: + + Oh! how I wish that an embargo + Had kept in port the good ship _Argo_ + Who, still unlaunch'd from Grecian docks + Had never pass'd the Azure rocks! + But now I fear her trip will be a + Damn'd business for my miss Medea, etc.] + +»Peu s'en est fallu qu'il n'en fût ainsi pour moi. + +Car si je n'avais pas eu ce sublime passage dans la tête, je n'aurais +jamais songé à grimper sur les susdites roches, où j'ai failli me rompre +les os pour le plus grand honneur de l'antiquité. + +»Ainsi donc je me suis assis sur les Cyanées, j'ai nagé de Sestos à +Abydos (comme je vous l'ai pompeusement annoncé dans ma dernière), et +après avoir de nouveau traversé la Morée, je m'embarquerai pour +Sainte-Maure, et j'irai faire le saut de Leucade. Si je survis à cette +épreuve, je vous rejoindrai probablement en Angleterre. H..., qui vous +remettra cette lettre, s'y rend en droite ligne; et comme ses voyages +lui sortent par tous les pores, je n'anticiperai pas sur ses récits: +seulement je vous prie de ne pas croire un mot de tout ce qu'il vous +dira, mais de me réserver votre attention si vous avez quelque désir +d'apprendre la vérité. + +«Je vais retourner à Athènes, et de là passer en Morée; mais la durée de +mon séjour dépend tellement de mon caprice que je n'ai rien de probable +à vous en dire. Mon absence date déjà d'un an; elle peut se prolonger +d'un autre, mais je suis comme du vif-argent, et je ne peux rien +affirmer. Nous sommes tous en ce moment fort occupés à ne rien faire. +Nous avons tout vu, excepté les mosquées que nous devons visiter mardi +prochain au moyen d'un firman. H... pourra vous les décrire ainsi que +divers autres objets curieux, à condition que c'est à _moi_ qu'on +s'adressera pour constater sa véracité, et je me réserve de contredire +tous les détails auxquels il attache le plus d'importance. Mais s'il se +lance parfois dans le bel esprit, je vous permets de l'applaudir, parce +qu'il en aura nécessairement dérobé les traits les plus brillans à son +compagnon de pélerinage. Dites à Davies que ses meilleures plaisanteries +ont été fort heureusement reproduites par H... sur plus d'un vaisseau de +Sa Majesté; mais ajoutez aussi que j'ai toujours soin de les rétablir au +nom du légitime possesseur; d'où il suit que lui, Davies, n'est pas +moins célèbre sur mer que sur terre, et règne sans rivaux aussi bien +dans la cabine qu'à la taverne du _cocotier_. + +»Ainsi donc Hodgson a publié de nouvelles poésies. Je désirerais qu'il +pût m'envoyer son _Sir Edgar_ et l'_Anthologie de Bland_, à Malte, d'où +on me les ferait parvenir. Dans ma dernière; que vous avez reçue, +j'espère, je traçais l'esquisse du terrain que nous avons parcouru. Si +cette dépêche ne vous est pas parvenue, la langue d'H... est bien à +votre service. Rappelez-moi au souvenir de Dwyer, qui me doit onze +guinées. Dites-lui de les faire remettre à mon banquier à Gibraltar ou à +Constantinople. Il me les a, je crois, déjà payées une fois; mais cela +ne fait rien à l'affaire, attendu que c'était une rente annuelle. + +»Tâchez, je vous prie, de m'écrire. J'ai fréquemment reçu des nouvelles +d'Hodgson. Malte est mon bureau de poste. Je compte vous revoir vers la +prochaine réunion de Montem[133]; vous vous souvenez sûrement de celle +de l'an dernier; j'espère qu'il en sera de même cette année; mais après +avoir traversé _le vaste Hellespont_, je fais _fi_ de Datchett[134]. Bon +soir. Je suis bien sincèrement, etc.» + +BYRON. + + [Note 133: Réunion annuelle des élèves du collége + d'Eton-Montem, suivie d'une collecte dont le produit est + destiné à placer à l'université de Cambridge ou d'Oxford le + sujet le plus distingué d'entre eux.] + + [Note 134: Allusion à une circonstance où il traversa la + Tamise à la nage, avec M. Drury, après le Montem, afin de + savoir combien de fois ils pourraient la traverser et la + retraverser sans toucher terre. Dans cette lutte, qui eut + lieu le soir, après souper, et lorsque tous deux étaient + échauffés par le vin, Lord Byron eut l'avantage.] + +Environ dix jours après la date de cette lettre, nous en trouvons une +autre adressée à Mrs. Byron, laquelle, au milieu de plusieurs +répétitions de faits déjà détaillés dans sa correspondance précédente, +contient aussi un bon nombre de passages qui méritent d'en être +extraits. + + + + +LETTRE XLV. + +À MRS. BYRON. + + +CHÈRE MÈRE, + +«M. Hobhouse, qui vous fera parvenir ou vous remettra cette lettre, et +qui part pour retourner en Angleterre, pourra vous mettre au courant de +nos divers changement de résidence; quant à moi, je suis fort incertain +sur l'époque de mon retour. Il ira probablement dans le Nottingham un +jour ou l'autre; mais Fletcher, que je renvoie parce qu'il m'embarrasse +(les domestiques anglais sont de tristes voyageurs), Fletcher le +remplacera par _interim_, et vous racontera nos voyages qui ont embrassé +passablement d'espace........................................... + +»Je me rappelle que Mahmoud-Pacha, petit-fils d'Ali, pacha de Yanina +(petit gaillard de dix ans, qui avait de grands yeux noirs, que nos +dames paieraient bien cher, et ces traits réguliers qui distinguent la +race turque), me demanda comment il se faisait que je me fusse mis à +voyager si jeune, et sans avoir personne pour prendre soin de moi. Le +petit bonhomme m'adressa cette question avec toute la gravité d'un homme +de soixante ans. + +»Je ne peux pas aujourd'hui vous écrire bien longuement; je n'ai que le +tems de vous dire que j'ai éprouvé bien des fatigues, mais jamais un +moment d'ennui. La seule chose que je redoute, c'est de contracter le +goût d'une vie errante, à la bohémienne, qui me rendra mon foyer +insupportable. C'est, me dit-on, ce qui arrive fort souvent aux gens qui +ont pris l'habitude des voyages; et, dans le fait, je commence à m'en +apercevoir. Le 3 mai, j'ai passé à la nage de Sestos à Abydos. Vous +connaissez l'histoire de Léandre; mais moi, je n'avais pas de Héro pour +me recevoir sur la rive.......................... + +«J'ai visité, en vertu d'un firman, toutes les principales mosquées. Il +est rare qu'on accorde cette faveur à des infidèles; mais le départ de +l'ambassadeur nous l'a fait obtenir. J'ai remonté par le Bosphore jusque +dans la mer Noire, en faisant le tour des murs de la ville; et en +vérité, j'en connais mieux l'aspect que celui de Londres. J'espère que, +par quelque soirée d'hiver, je vous amuserai en vous en faisant la +description; pour le moment, je vous prie de m'excuser si je m'en +dispense. Je ne puis écrire de longues lettres en juin. Je retourne +passer l'été en Grèce............................................ + +»C'est une pauvre créature que Fletcher; il lui faudrait mille +commodités dont je sais fort bien me passer. Il est furieusement las de +ses voyages, et vous ferez bien de ne pas trop croire ce qu'il vous +racontera de ce pays-ci. Il soupire après la bière, et l'oisiveté, et sa +femme, et le diable sait quoi en outre. Pour mon compte, je n'ai éprouvé +ni _désappointement_ ni dégoût. J'ai vécu avec des hommes du plus haut +comme du plus bas rang; j'ai passé des journées dans le palais d'un +pacha, et plus d'une nuit dans une étable; partout j'ai trouvé un peuple +inoffensif et bienveillant. J'ai passé aussi quelque tems avec les Grecs +les plus distingués de la Morée et de la Livadie; et quoiqu'ils ne +vaillent pas les Turcs, j'en fais plus de cas que des Espagnols, qui, à +leur tour, l'emportent sur les Portugais. + +»Vous trouverez dans les voyageurs mainte description de Constantinople; +mais lady Wortley-Montague est tombée dans une étrange erreur, quand +elle a dit que Saint-Paul ferait une singulière figure à coté de +Sainte-Sophie. J'ai vu ces deux édifices, et j'en ai examiné avec +beaucoup d'attention l'intérieur et l'extérieur. Sainte-Sophie, sans +aucun doute, est le plus intéressant des deux, et par son immense +antiquité, et parce que tous les empereurs grecs depuis Justinien y ont +été couronnés, que plusieurs y ont été assassinés sur les marches mêmes +de l'autel, et aussi parce que les sultans turcs s'y rendent +régulièrement. Mais elle n'est ni aussi belle ni aussi grande que +quelques autres mosquées, telles que celle de Soleyman, etc., et on ne +peut la mettre en parallèle avec Saint Paul (j'en parle peut-être comme +un cockney[135]). Néanmoins je préfère la cathédrale gothique de +Séville, à Saint-Paul, à Sainte-Sophie et à tous les édifices religieux +que j'aie jamais vus. + + [Note 135: Sorte de sobriquet par lequel on désigne, en + Angleterre, les natifs de Londres.] + +»Les murs du sérail ressemblent à ceux des jardins de Newstead, un peu +plus élevés cependant, et à peu près dans le même état de conservation. +Mais la promenade en longeant les murs de la ville du côté de la terre, +est d'une beauté remarquable. Figurez-vous quatre milles d'un triple +rang d'immenses créneaux tapissés de lierre, surmontés de deux cent +dix-huit tours, et de l'autre côté de la route, les sépultures turques +(qui sont les lieux les plus charmans de la terre) ombragées par +d'énormes cyprès. + +J'ai contemplé les ruines d'Athènes, d'Éphèse et de Delphes; j'ai +traversé une grande partie de la Turquie, plusieurs autres contrées de +l'Europe et quelques-unes de l'Asie; mais nul ouvrage de la nature ou de +l'art ne produisit jamais sur moi autant d'impression que le point de +vue qui se développe de chaque côté des Sept Tours jusqu'à l'extrémité +de la Corne d'Or. + +»Parlons maintenant de l'Angleterre. J'apprends avec plaisir le succès +des _Bardes anglais_, etc. Vous n'avez pu manquer d'observer les +nombreuses additions que j'ai faites à l'édition nouvelle. + +»Avez-vous reçu mon portrait par Sanders, peintre à Londres, Vigo-Lane? +Il était terminé et payé long-tems avant mon départ. Il me semble que +vous aimez prodigieusement la lecture des _Magazines_; où déterrez-vous +tant de nouvelles, de citations, etc.? Quoique je me trouve heureux +d'avoir pu prendre mon rang à la Chambre sans le secours de lord +Carlisle, je n'avais pas de ménagemens à garder envers un homme qui a +refusé, dans cette circonstance, d'intervenir comme mon parent; et j'ai +rompu sans retour avec lui, quoique je regrette d'affliger Mrs. Leigh. +Pauvre femme! j'espère qu'elle est heureuse. + +»Mon avis est que M. B... doit épouser miss R... Notre premier devoir +est de ne pas faire le mal; mais, hélas! cela n'est pas possible: le +second est de le réparer, si nous en avons le pouvoir. Cette jeune fille +est son égale; si elle ne l'était pas, une somme d'argent et l'entretien +assuré à l'enfant feraient une sorte de compensation, quoique bien +insuffisante; mais dans l'état des choses, son devoir est de l'épouser. +Je ne veux pas de galans séducteurs sur mes domaines, et je n'accorderai +pas à mes fermiers un privilége dont je m'abstiens moi-même, celui de +débaucher les filles des uns et des autres. J'ai, Dieu le sait, bien des +excès à me reprocher; mais comme j'ai pris la résolution de me réformer, +et que je ne m'en suis pas écarté depuis quelque tems, je compte que ce +Lothario suivra mon exemple, et commencera par rendre la jeune personne +à la société; sinon, par la barbe de mon père! je jure qu'il s'en +repentira. + +»Je vous prie de vous intéresser à Robert, à qui mon absence sera bien +pénible. Le pauvre garçon! c'est bien malgré lui qu'il s'en est +retourné. + +»J'espère que vous êtes bien portante et heureuse. J'aurai grand plaisir +à recevoir de vos nouvelles. + +»Croyez-moi bien sincèrement, etc. + +BYRON. + +»_P. S._ Comment se porte Joe Murray? Je rouvre ma lettre pour vous dire +que Fletcher m'ayant demandé de m'accompagner en Morée, je l'emmène avec +moi, quoique je vous aie annoncé le contraire.» + +Le lecteur n'aura pas manqué, je l'espère, de remarquer la fin de cette +lettre. L'énergie des sentimens moraux qui y sont exprimés si +naturellement, semble le sûr garant d'un cœur dont le fond était pur, +quoique les passions en eussent terni la surface. Quelques années plus +tard, quand il eut contracté l'habitude de cette raillerie amère, dont, +par malheur, il se plaisait à diriger les traits contre sa sensibilité +et contre celle des autres, je ne sais, quoiqu'il fût encore animé des +mêmes sentimens louables, si la fausse honte de passer pour vouloir se +faire une réputation de vertu, n'en aurait pas arrêté la franche et +honnête manifestation. + +L'extrait suivant, tiré d'une communication adressée à un recueil +mensuel très-estimé, par un voyageur qui, à cette époque, rencontra Lord +Byron à Constantinople, me paraît être assez authentique pour que je le +présente, sans hésiter, à mes lecteurs. + +«Nous fûmes interrompus dans notre discussion par l'entrée d'un +étranger, qu'au premier coup-d'œil je crus reconnaître pour un Anglais, +mais qui devait n'être arrivé que depuis peu à Constantinople. Il était +vêtu d'un habit écarlate, richement brodé en or, dans le genre de +l'uniforme des aides-de-camp en Angleterre, avec deux grosses +épaulettes. Sa figure annonçait environ vingt-deux ans. Ses traits, +d'une délicatesse remarquable, lui auraient donné une apparence +féminine, sans l'expression toute virile de ses beaux yeux bleus. En +entrant dans la boutique intérieure, il ôta son chapeau militaire orné +d'un panache, et découvrit une forêt de cheveux bruns bouclés qui +relevaient encore la beauté peu commune de son visage. L'ensemble de son +extérieur me fit une telle impression, qu'elle est toujours depuis +restée profondément gravée dans ma mémoire; et quoique ce soit un +souvenir de quinze ans, ce laps de tems n'en a pas altéré la vivacité. +Il était accompagné d'un janissaire attaché à l'ambassade anglaise et +d'un homme qui, par état, servait de _Cicerone_ aux étrangers. Ces +circonstances, jointes à ce qu'il boitait très-visiblement, me +convainquirent à l'instant que c'était Lord Byron. J'avais déjà entendu +parler de Sa Seigneurie et de son arrivée récente sur la frégate _la +Salsette_, qui s'était détachée de la station de Smyrne pour venir +prendre et emmener M. Adair, notre ambassadeur près de la Porte. Lord +Byron avait auparavant voyagé en Épire et dans l'Asie Mineure avec son +ami M. Hobhouse, et était devenu grand fumeur de tabac. Il s'était fait +conduire à cette boutique dans le dessein d'y acheter quelques pipes. +L'italien assez mauvais dont il se servait en parlant à son cicerone, et +le turc encore plus imparfait de celui-ci, ne permettaient guère au +marchand de comprendre facilement ce qu'ils désiraient; et comme +l'étranger en paraissait contrarié, je lui adressai la parole en +anglais, et m'offris à lui servir d'interprète. Quand il m'eut ainsi +reconnu pour un Anglais, Lord Byron me serra cordialement la main, et +m'assura, avec quelque chaleur, du grand plaisir qu'il éprouvait +toujours lorsqu'il rencontrait un compatriote en pays étranger. Ses +emplettes et les miennes étant terminées, nous sortîmes ensemble, et +parcourûmes les rues, dans plusieurs desquelles j'eus le plaisir de +diriger son attention vers quelques-unes des curiosités les plus +remarquables de Constantinople. Les circonstances particulières qui nous +avaient amenés à faire connaissance, firent naître entre nous, dès le +premier jour, un certain degré d'intimité que très-probablement deux ou +trois années de fréquentation n'auraient pas produit en Angleterre. Je +prononçai souvent son nom en lui parlant, mais il ne lui vint pas à +l'esprit de me demander comment j'avais pu l'apprendre, ni de s'informer +du mien. Il n'avait pas encore jeté les fondemens de cette célébrité +littéraire qu'il a acquise dans la suite; on ne le connaissait, au +contraire, que comme auteur des _Heures d'oisiveté_; et la sévérité avec +laquelle les rédacteurs de _la Revue d'Édimbourg_ avaient critiqué cette +production, était encore présente au souvenir de tout lecteur anglais. +On ne pouvait donc pas supposer qu'en recherchant sa connaissance je +fusse poussé par aucun de ces motifs de vanité auxquels tant d'autres +ont cédé depuis. Mais il était tout naturel qu'après notre rencontre +fortuite et tout ce qui s'était passé entre nous à cette occasion, je +priasse l'un des secrétaires de l'ambassade de me présenter à lui dans +les formes, un jour de la même semaine, que nous dînions ensemble chez +l'ambassadeur. Sa Seigneurie assura qu'elle se souvenait parfaitement de +moi; mais ce fut avec une extrême froideur, et immédiatement après elle +me tourna le dos. Ce procédé sans cérémonie qui contrastait d'une +manière si prononcée avec les circonstances précédentes, me parut si +étrange qu'il me fut impossible de me l'expliquer, et que je me sentis +en même tems fort disposé à beaucoup rabattre de l'opinion favorable que +son apparente franchise m'avait fait concevoir à notre première +entrevue. Ce ne fut donc pas sans surprise que, quelques jours après, je +le vis dans la rue s'avancer vers moi avec un sourire plein de +bienveillance. Il m'aborda familièrement, et me dit en me tendant la +main: «Je suis ennemi déclaré de l'étiquette anglaise, surtout hors +d'Angleterre; et quand je fais une nouvelle connaissance, c'est sans +attendre les formalités d'une présentation. Si vous n'avez rien à faire, +et que vous soyez disposé à une autre promenade, votre société me fera +beaucoup de plaisir.» Il mit dans sa manière d'agir cette irrésistible +attraction dont ceux qui ont eu le bonheur d'être admis dans son +intimité ont pu seuls éprouver la puissance dans ses momens de bonne +humeur, et j'acceptai avec empressement sa proposition. Nous visitâmes +de nouveau les curiosités les plus remarquables de la capitale, que je +ne décrirai point ici pour ne pas répéter les détails pleins +d'exactitude et de précision que des centaines de voyageurs en ont déjà +donnés; mais Sa Seigneurie se trouva fort _désappointée_ par le peu +d'intérêt qu'elles présentaient. Il loua les beautés pittoresques de la +ville et des paysages qui l'environnent, et me parut d'avis que, cela +excepté, rien n'était digne d'attirer l'attention d'un observateur. Il +parla des Turcs de manière à faire supposer qu'il avait fait un long +séjour parmi eux, et termina ses réflexions par ces mots: «Les Grecs, +tôt ou tard, s'insurgeront contre eux; mais s'ils ne se hâtent pas, +j'espère que Bonaparte viendra chasser cette inutile canaille[136].» + + [Note 136: _New Monthly Magazine_.] + +Pendant sa résidence à Constantinople, le ministre d'Angleterre, M. +Adair, se trouvant presque toujours indisposé, ne le vit que +très-rarement. Il le pressa cependant avec instance de venir loger au +palais de l'ambassade; mais Lord Byron, qui préférait la liberté dont il +jouissait dans une simple hôtellerie, refusa ses offres hospitalières. + +Lors de l'audience de congé accordée à l'ambassadeur par le sultan, le +noble poète, pour y assister, se mêla au cortége de M. Adair, non sans +avoir témoigné, relativement à la place qu'il occuperait dans la marche, +une anxiété bien caractéristique de sa jalouse susceptibilité toutes les +fois qu'il s'agissait de son rang. En vain l'ambassadeur l'assura-t-il +qu'on ne pouvait pas lui assigner une place particulière; que les Turcs, +dans leurs dispositions relatives au cérémonial, ne tenaient compte que +des personnes attachées à l'ambassade, et qu'ils négligeaient ou +ignoraient les distinctions de préséance accordées chez nous à la +noblesse. Enfin voyant que le jeune pair ne se laissait pas convaincre +par ces raisons, M. Adair fut obligé d'en appeler à une autorité qui +passait pour infaillible en matière d'étiquette; c'était le vieux +internonce d'Autriche. Lord Byron l'ayant consulté sur ce point, et le +trouvant entièrement d'accord avec le ministre d'Angleterre, déclara +qu'il était parfaitement satisfait. + +Le 14 juillet, son compagnon de voyage et lui partirent de +Constantinople, à bord de la frégate _la Salsette_; M. Hobhouse dans le +dessein d'accompagner l'ambassadeur en Angleterre, et Lord Byron pour +visiter de nouveau sa chère Grèce. M. Adair crut remarquer à cette +époque qu'il était plongé dans un profond abattement d'esprit, et je +trouve que M. Bruce, qui le rencontra plus tard à Athènes, en porta le +même jugement. On m'a raconté, comme ayant eu lieu pendant cette +traversée, une circonstance fort remarquable. En se promenant sur le +pont, il aperçut un petit yataghan ou poignard turc, qu'on avait laissé +sur un banc. Il le prit, le tira du fourreau, et après en avoir quelques +instans examiné la lame, on l'entendit qui disait à demi-voix: +«J'aimerais à savoir ce que ressent un homme après avoir commis un +meurtre!» On peut, je crois, dans ce surprenant propos, découvrir le +germe de ses poèmes futurs du _Giaour_ et de _Lara_. C'est cet ardent +désir de soumettre à l'examen les opérations mystérieuses des passions, +qui, secondé par son imagination, lui en donna enfin le pouvoir; et +peut-être trouverait-on que les émotions qui produisirent ces paroles +n'étaient que la première manifestation de cette faculté qui lui valut +plus tard, à juste titre, le surnom de _Scrutateur des abymes du +cœur_[137]. + + [Note 137: _Searcher of dark bosoms_.] + +En approchant de l'île de Zéa, il demanda à être mis à terre. En +conséquence, après qu'il eut fait ses adieux à son ami, on le débarqua +sur cette petite île avec ses deux Albanais, un Tartare et un domestique +anglais. Il a décrit lui-même dans un de ses manuscrits, les sentimens +de fierté solitaire avec lesquels, debout sur le rivage, il regarda le +vaisseau s'éloigner à pleines voiles, le laissant seul sur une terre +étrangère. + +Quelques jours après, il adressa d'Athènes la lettre suivante à Mrs. +Byron: + + + + +LETTRE XLVI. + +À MRS. BYRON. + +Athènes, 15 juillet 1810. + + +CHÈRE MÈRE, + +«Je suis arrivé de Constantinople ici en quatre jours, ce que l'on +considère comme une traversée extrêmement rapide, surtout dans cette +saison de l'année. Vous autres habitans du nord, vous ne pouvez pas vous +faire une idée de ce que c'est que l'été en Grèce; et pourtant un vrai +tems de gelée en comparaison des étés de Malte et de Gibraltar, sous les +ombrages desquels je me suis reposé l'année dernière, après un petit +mouvement de galop de quatre cents milles, sans interruption, à travers +l'Espagne et le Portugal. La date de ma lettre vous apprend que je suis +de nouveau à Athènes, ville que je préfère, tout bien considéré, à +toutes celles que je connais.... + +«Pour première excursion, je pars demain pour la Morée, où je compte +passer un mois ou deux, puis revenir prendre ici mes quartiers d'hiver, +à moins que je ne change mes plans, à la vérité, fort variables, comme +vous pouvez bien le supposer, mais dont aucun ne me dirige vers +l'Angleterre. + +«Le marquis de Sligo, mon ancien camarade de collége, est ici, et désire +m'accompagner en Morée. Ainsi nous partirons ensemble. Lord Sligo +continuera ensuite sa route vers la capitale, et Lord Byron, après avoir +examiné toutes les curiosités de ce canton, vous instruira de ce qu'il +se propose de faire, car c'est un point sur lequel ses idées ne sont +pas, pour le moment, parfaitement arrêtées. Malte est mon bureau de +poste perpétuel; c'est de là que mes lettres sont dirigées vers tous les +points de la terre habitable: remarquez en passant que j'ai déjà vu +l'Asie, l'Afrique, le levant de l'Europe, et tiré le meilleur parti de +mon tems, sans avoir pour cela examiné trop à la hâte les lieux les plus +intéressans de l'ancien monde. F..., après avoir été grillé, rôti, cuit +dans son jus; après avoir servi de pâture à toutes sortes d'insectes +rampans, commence à philosopher; il se réforme et se résigne, et promet +d'être à son retour un des ornemens de sa paroisse et un personnage fort +saillant dans la généalogie des Fl.... qui tiennent, à mon avis, des +Goths par leurs talens, des Grecs par leur pénétration, et des anciens +Saxons par leur énorme appétit. Il me demande la permission d'envoyer +une demi-douzaine de soupirs à Sally, son épousée, et s'émerveille, mais +non pas moi, de ce que ses lettres, d'une écriture et d'une orthographe +détestables, ne sont jamais parvenues en Angleterre. Au demeurant, ce +n'est pas une grande perte que celle de ses lettres ou des miennes qui +n'ont guère d'autre mérite que de vous apprendre, comme celle-ci, que +nous nous portons bien, et chaudement, Dieu sait! Ne comptez pas, en +cette saison, sur de longues lettres; car elles sont, je vous assure, +écrites à la sueur de mon front. Il est passablement singulier que M. +H.... ne m'ait pas adressé une syllabe depuis mon départ. Comme toutes +vos lettres me sont parvenues ainsi que beaucoup d'autres, je conjecture +que l'homme de loi est fâché ou qu'il a trop d'affaires. + +«J'espère que vous vous plaisez à Newstead, et que vous vivez en bonne +intelligence avec vos voisins, quoique vous soyez un vrai dragon, comme +vous savez; ne voilà-t-il pas une épithète bien respectueuse? Je vous +prie d'avoir grand soin de mes livres, ainsi que de plusieurs boîtes +remplies de papiers qui sont entre les mains de Joseph; et, s'il vous +plaît, laissez-moi quelques bouteilles de champagne à boire, car je suis +terriblement altéré. Je n'insiste pourtant sur ce dernier point +qu'autant qu'il vous arrangera. Je suppose que vous avez une pleine +maison de commères bien bavardes et bien médisantes. Avez-vous reçu mon +portrait à l'huile par Sanders, de Londres? Il est payé depuis seize +mois, pourquoi ne vous le faites-vous pas remettre? Ma suite, composée +de deux Turcs, deux Grecs, un Luthérien et de l'équivoque Fletcher, fait +un tel vacarme que je suis bien aise de finir en vous assurant que je +suis, etc.» + +BYRON. + +Un jour ou deux après la date de cette lettre, il partit d'Athènes avec +le marquis de Sligo. Après avoir voyagé de compagnie jusqu'à Corinthe, +ils prirent chacun une direction différente; lord Sligo pour visiter la +capitale de la Morée, et Lord Byron pour se rendre à Patras, où il +avait, comme on le verra dans la lettre suivante, quelques affaires à +régler avec le consul anglais, M. Strané. + + + + +LETTRE XLVII. + +A MRS. BYRON. + +Patras, 30 juillet 1810. + + +CHÈRE MADAME, + +«En quatre jours, avec un vent favorable, la frégate m'a transporté de +Constantinople à l'île de Céos, où j'ai pris un bateau pour me rendre à +Athènes. J'ai rencontré dans cette ville mon ami le marquis de Sligo qui +m'a témoigné le désir de voyager avec moi jusqu'à Corinthe. Là, nous +nous sommes séparés, lui pour aller à Tripolitza, et moi pour me rendre +à Patras, où j'avais quelques affaires à régler avec le consul M. +Strané, de la maison duquel je vous écris. Il m'a rendu tous les +services possibles depuis que j'ai quitté Malte pour me rendre à +Constantinople, d'où je vous ai écrit deux ou trois fois. J'irai dans +quelques jours faire une visite au pacha de Tripolitza, puis je ferai le +tour de la Morée, et je retournerai à Athènes, où j'ai fixé mon +quartier-général. Nous éprouvons ici de violentes chaleurs. En +Angleterre, quand le thermomètre s'élève à 98 degrés[138], vous êtes +tout en feu; l'autre jour, tandis que j'allais d'Athènes à Mégare, il +marquait 125 degrés: cependant je n'en suis pas incommodé. J'ai, comme +cela doit être, le teint fort bruni; mais je vis avec une grande +tempérance, et je ne me suis jamais mieux porté. + + [Note 138: De Fahrenheit.] + +»Avant de quitter Constantinople, j'ai vu le sultan (avec M. Adair) et +l'intérieur des mosquées, ce qui n'arrive que bien rarement aux +voyageurs. M. Hobhouse est parti pour l'Angleterre; quant à moi, je ne +me sens pas pressé d'en faire autant. Je n'ai rien de particulier à +faire savoir dans votre pays, si ce n'est l'extrême surprise que me +cause le silence de M. H... Je désire aussi qu'il m'adresse +régulièrement des fonds. Je suppose qu'on a pris des arrangemens en ce +qui regarde Wymondham et Rochdale. Adressez vos lettres à Malte ou à M. +Strané, consul-général, à Patras, Morée. Vous vous plaignez de mon +silence; mais je vous ai écrit vingt ou trente fois dans le courant de +l'année dernière: jamais moins de deux fois par mois, et souvent +davantage. Si mes lettres ne vous parviennent pas, il ne faut pas +conclure qu'on nous a dévorés, ou que ce pays-ci est désolé par la +guerre, la peste ou la famine: ne croyez pas non plus tous les bruits +absurdes qui ne manquent sûrement pas de circuler dans le +Nottinghamshire comme c'est l'usage. Je suis fort bien ici, ni plus ni +moins heureux qu'à mon ordinaire; si ce n'est que je suis fort aise de +me retrouver seul, car je commençais à me lasser de mon compagnon de +voyage; non pas que j'eusse à m'en plaindre, mais parce que je suis +naturellement porté vers la solitude, et que cette disposition prend de +jour en jour plus de force. Si je le désirais, je ne manquerais pas de +compagnons de voyage, il s'en présente tous les jours. L'un veut +m'emmener en Égypte, l'autre en Asie, dont j'ai vu tout ce que j'en veux +voir. Je connais déjà la plus grande partie de la Grèce, de sorte que je +me contenterai de retourner aux lieux que j'ai déjà parcourus, de +contempler mes mers et mes montagnes, seules connaissances dont j'aie +jamais tiré quelque utilité. + +»J'ai une suite fort présentable; elle se compose d'un Tartare, de deux +Albanais, d'un interprète et de Fletcher; mais dans ce pays-ci on en est +quitte à peu de frais. Adair m'a fait un accueil merveilleux, et dans le +fait je n'ai à me plaindre de personne. L'hospitalité ici est +nécessaire, car on n'y voit point d'hôtelleries. J'ai logé chez des +Grecs, des Turcs, des Italiens, des Anglais; aujourd'hui dans un palais, +demain dans une étable; un jour avec le pacha, le suivant avec le +berger. Je continuerai à vous écrire brièvement, mais fréquemment, et je +suis toujours heureux d'apprendre de vos nouvelles; mais vous remplissez +votre papier d'extraits de journaux, comme si ceux d'Angleterre ne se +trouvaient pas dans tous les lieux du monde. J'en ai une douzaine, en ce +moment, devant moi. Je vous prie de veiller à ce qu'on ait soin de mes +livres, et de me croire, chère mère, etc.» + +Il paraît qu'il passa la plus grande partie des deux mois suivans à +parcourir la Morée[139]; et dans plusieurs lettres il parle avec +beaucoup de satisfaction de la réception très-distinguée que lui fit +Véli-Pacha, fils d'Ali. + + [Note 139: Dans une note de l'avertissement qui précède son + _Siége de Corinthe_, il dit: «Je visitai ces trois villes + (Tripolitza, Napoli et Argos) en 1810-11; et durant mes + diverses excursions dans le pays, depuis mon arrivée en 1809, + je traversai l'Isthme huit fois en passant de l'Attique en + Morée, par les montagnes, ou dans l'autre direction, lorsque + j'allais du golfe d'Athènes à celui de Lépante.»] + +À son retour à Patras, il fut saisi d'une maladie, dont il raconte les +particularités dans la lettre suivante adressée à M. Hodgson; elles +sont, à beaucoup d'égards, si conformes à celles de la maladie fatale +qui l'enleva, quatorze ans plus tard, presque aux mêmes lieux, que, +malgré la gaîté du récit, il est difficile de le lire sans être +douloureusement affecté. + + + + +LETTRE XLVIII. + +À M. HODGSON. + +Patras (Morée), 3 octobre 1810. + + +«Comme je suis à peine délivré du médecin et de la fièvre, qui m'ont +retenu cinq jours au lit, je vous prie de ne pas compter sur beaucoup +d'_allegrezza_ dans cette lettre. Il règne ici une maladie endémique +qui, lorsque le vent vient du golfe de Corinthe (comme il arrive cinq +mois sur six), attaque grands et petits, et fait de terribles ravages +parmi les voyageurs étrangers. Il y a, de plus, deux médecins, dont l'un +est plein de confiance dans son génie naturel, car il n'a jamais étudié, +et dont l'autre a pour tous titres une campagne de dix-huit mois contre +les malades d'Otrante, qu'il a faite dans sa jeunesse avec de grands +résultats. + +»Lorsque je tombai malade, je protestai contre les tentatives de _ces_ +deux assassins; mais que peut faire pour sa défense un pauvre diable +affaibli, dévoré par la fièvre, et inondé de potions. Malgré moi et mes +dents, je vis le consul anglais, mon Tartare, mes Albanais, mon +interprète se réunir pour me livrer au médecin, à l'aide duquel ils +m'ont, trois jours durant, émétisé et clystérisé jusqu'à ne me laisser +que le souffle. C'est dans cet état que j'ai fait mon épitaphe. Tenez, +la voici: + +«La jeunesse, la nature et la pitié des dieux combattirent long-tems +pour tenir ma lampe allumée; mais le redoutable Romanelli triompha de +leurs efforts, et son souffle en éteignit la flamme tremblante[140].» + + [Note 140: + + Youth, nature, and relenting jove, + To keep my lamp _in_ strongly strove; + But Romanelli was so stout, + He beat all three, and blew it _out_.] + +»Cependant la nature et les dieux, piqués de mon peu de foi dans leur +pouvoir, ont à la fin triomphé tout de bon de Romanelli, et je vis +encore, bien à votre service, quoique ma faiblesse soit extrême. + +»Depuis que j'ai quitté Constantinople, j'ai parcouru la Morée et visité +Véli-Pacha, qui m'a rendu de grands honneurs, et donné un fort joli +étalon. H*** est sûrement en Angleterre à l'heure où je vous écris; je +l'ai chargé d'une dépêche pour votre poétique individu. Il m'écrit de +Malte, et me demande mon journal, en cas que j'en tienne un. Si j'en +faisais un, il l'aurait. Je lui ai adressé en réponse une épître de +consolations et d'exhortations, où je le prie de réduire de trois schl. +et six pences le prix de sa prochaine publication, vu qu'une demi-guinée +est un trop haut prix pour toute autre chose qu'un billet d'Opéra. + +»Quant à l'Angleterre, je n'en ai pas eu de nouvelles depuis bien +long-tems. Toutes les personnes qui prennent quelque intérêt à ce qui me +regarde sont, je crois, endormies, et vous êtes mon seul correspondant, +à l'exception des gens d'affaires. Je n'ai réellement pas d'amis au +monde, quoique ce monde soit peuplé de mes anciens condisciples, qui s'y +promènent revêtus de curieux déguisemens, en officiers des gardes, en +hommes de loi, en ecclésiastiques, en hommes à la mode, et autres habits +de caractères; aussi fais-je mes adieux à tous ces messieurs si +affairés, dont pas un ne daigne m'écrire. Au fait, je ne les en ai pas +priés; et me voilà ici, pauvre voyageur et philosophe un peu païen, qui, +après avoir parcouru la plus grande partie du Levant et vu force terres +et mers, dont on pourrait tirer fort bon parti, ne vaux, après tout, +guère mieux qu'avant de me mettre en route. Que Dieu me soit en aide! + +»Il y a aujourd'hui même quinze mois que je suis parti, et je pense que +mes intérêts me rappelleront bientôt en Angleterre; mais je vous en +donnerai régulièrement avis de Malte. Hobhouse vous donnera tous les +renseignemens possibles, si vous êtes curieux de connaître nos +aventures. J'ai lu quelques vieilles gazettes anglaises qui vont +jusqu'au 15 mai. J'y vois l'annonce de la _Dame du Lac_. Il va sans dire +que l'auteur ne s'est pas départi de sa manière, qui rappelle l'ancienne +ballade, et que le poème est bon. Tout balancé, Scott n'a pas de rivaux; +le but de tout griffonnage est d'amuser, et certainement il y réussit. +Je brûle de lire son nouvel ouvrage. + +»Et que deviennent _sir Edgard_ et votre ami Bland? Je suppose que vous +êtes engagé dans quelque chicane littéraire. Le seul parti à prendre, +c'est de regarder du haut en bas tous les confrères de l'écritoire. Je +suppose bien que vous ne m'accorderez pas le titre d'auteur; mais je +vous dédaigne tous, coquins que vous êtes! comptez là-dessus. + +»Vous ne connaissez pas D...s, n'est-ce pas? Il avait une farce prête à +être jouée quand je partis d'Angleterre, et me pria d'en faire le +prologue: ce que je lui promis; mais mon départ fut si précipité que je +n'en écrivis pas le premier couplet. Je n'ose m'informer de sa pièce, de +peur d'apprendre qu'elle est tombée. Que Dieu me pardonne d'employer un +tel mot! mais le parterre, mon cher monsieur, le parterre, vous le +savez, se permet de ces tours-là, en dépit du mérite. C'est une +circonstance fort curieuse qui me rappelle cette farce. Quand Drury-Lane +fut brûlé de fond en comble, accident qui fit perdre à Shéridan et à son +fils le peu de schellings qui leur restassent, que fait mon ami D...s? +Avant que l'incendie soit éteint, il écrit à Tom Shéridan, directeur du +combustible établissement, pour lui demander si cette farce n'a pas +servi d'aliment aux flammes, avec environ deux mille autres manuscrits +non jouables qui naturellement furent en grand péril, sinon entièrement +consumés. Eh bien! n'est-ce pas là un trait caractéristique? Les +passions de Pope ne sont rien en comparaison. Tandis que le pauvre +directeur, tout bouleversé, déplorait la perte d'un édifice qui ne +valait pas moins de trois cent mille livres sterling, avec quelque vingt +mille autres que pouvaient avoir coûté les chiffons et le clinquant des +costumes, les éléphans de _Barbe bleue_ et le reste, voici venir un +billet d'un endiablé d'auteur qui le rend responsable de deux actes et +quelques scènes de sa farce! + +»Mon cher H..., rappelez à Drury que je lui souhaite mille prospérités, +et priez Scrope Davies de me conserver son amitié. J'appelle de mes vœux +le jour où je vous reverrai à Newstead, et où le champagne égaiera +encore nos soirées: cet espoir me réjouit l'ame. Je n'ai laissé passer +aucune occasion sans vous écrire; j'attends donc des réponses aussi +régulières que celles de la Liturgie, et quelque peu plus longues. Comme +il est impossible à un homme dans son bon sens de compter sur d'heureux +jours, espérons au moins que nous en verrons de joyeux, ce qui y +ressemble le plus en apparence, quoiqu'il n'en soit rien en réalité. + +»C'est dans cette attente que je suis, etc.» + +Faible et fort amaigri par suite de sa maladie à Patras, un jour, après +son retour à Athènes, debout devant une glace, il dit à lord Sligo: +«Comme je suis pâle! j'aimerais, je crois, à mourir de +consomption.--Pourquoi de consomption? demanda son ami.--Parce qu'alors, +répondit-il, toutes les femmes diraient: Voyez ce pauvre Byron, comme il +a l'air intéressant en mourant!» + +Dans cette anecdote que, toute frivole qu'elle est, le narrateur citait +comme une preuve du sentiment que le poète avait de sa propre beauté, on +peut aussi trouver la trace de son habitude de tout rapporter à ce sexe +qu'il affectait de mépriser, et qui cependant exerçait une puissante +influence sur le cours et la teinte de toutes ses pensées. + +Il parlait souvent de sa mère à lord Sligo avec des sentimens qui +s'éloignaient bien peu de l'aversion. «Quelque jour, lui dit-il, je vous +expliquerai la cause de cette disposition de mon cœur.» Peu de tems +après, un jour qu'ils se baignaient ensemble dans le golfe de Lépante, +il rappela cette promesse, et montrant sa jambe et son pied nus. «Voyez, +s'écria-t-il, c'est à ses absurdes faiblesses à l'époque de ma naissance +que je dois cette difformité, et pourtant, d'aussi loin que je puisse me +souvenir, elle n'a jamais cessé de me la reprocher. Même encore peu de +jours avant notre dernière séparation, au moment où j'allais quitter +l'Angleterre, elle prononça contre moi une imprécation dans un de ses +accès de colère, et souhaita que je pusse devenir aussi difforme +d'esprit que de corps!» + +L'expression de sa physionomie et de ses gestes ne peuvent être bien +conçus que par ceux qui l'ont vu quelquefois dans un pareil état +d'excitation. + +Habitué à manifester sans réserve ses sentimens et ses pensées, il ne +déguisait pas davantage le peu de prix qu'il attachait à ces débris des +arts antiques, qu'il voyait si ardemment recherchés par tous ses +classiques compagnons de voyage. Lord Sligo se proposait d'employer +quelque argent à faire faire des fouilles pour chercher des antiquités. +Lord Byron, en lui offrant de surveiller ces travaux, et de tenir la +main à ce que cet argent reçût une destination légitime, lui dit: «Vous +pouvez être bien tranquille en vous en rapportant à moi, je ne suis pas +_dilettante_. Tous vos connaisseurs sont des voleurs; mais je fais trop +peu de cas de ces sortes de choses pour en dérober jamais.» + +Il observa plus sévèrement encore, pendant ses voyages, le régime qu'il +avait adopté pour se faire maigrir, et qu'il avait commencé à suivre +avant de quitter l'Angleterre. À Athènes, il prenait, dans ce dessein, +des bains chauds trois fois la semaine; sa boisson habituelle était un +mélange d'eau et de vinaigre, et il mangeait rarement autre chose qu'un +peu de riz. + +Au nombre des personnes qu'il vit le plus à cette époque, outre lord +Sligo, se trouvaient lady Hester Stanhope et M. Bruce; et même l'un des +premiers objets qui s'offrirent aux yeux de ces voyageurs distingués, au +moment où ils approchaient des côtes de l'Attique, fut Lord Byron se +jouant dans son élément favori au pied des rochers du cap Colonne. Ils +furent ensuite présentés les uns aux autres par lord Sligo; et ce fut, +je crois, à sa table que, dans le cours de leur première entrevue, lady +Hester, avec cette vive éloquence qui la rend si remarquable, fit +chaudement la guerre au poète à propos de l'opinion peu favorable à +l'intelligence des femmes, qu'elle lui supposait. Peu disposé, quand +même il en eût été capable, à défendre une pareille hérésie contre une +personne qui, par elle-même, en était la plus irrésistible réfutation, +Lord Byron n'eut d'autre ressource contre les argumens de sa belle +antagoniste, que le silence de l'assentiment. Lady Hester sut +naturellement gré d'une pareille retenue de la part d'un homme de sa +condition, et ils se lièrent, dès ce moment, de l'amitié la plus +sincère. En rappelant dans ses _Memoranda_ quelques souvenirs de cette +époque, après avoir raconté qu'il fut, à Sunium, surpris au bain par une +société anglaise, il ajoute: «Ce fut le commencement de la plus agréable +connaissance que j'aie faite en Grèce...» Puis il continue en protestant +à M. Bruce, si jamais ces pages tombent sous ses yeux, qu'il se +souvenait encore avec plaisir des jours qu'ils avaient passés ensemble à +Athènes. + +Pendant son séjour en Grèce à cette époque, nous le voyons former une de +ces amitiés singulières (si l'on peut prononcer ce beau nom en pareille +circonstance), dont j'ai cité déjà deux ou trois exemples en traçant +l'histoire de sa jeunesse, et dont le charme principal à ses yeux semble +avoir consisté dans le plaisir d'être protecteur, et celui de faire +naître des sentimens de reconnaissance. Un jeune Grec, nommé Nicolo +Giraud, fils d'une dame veuve, chez laquelle logeait l'artiste Lusieri, +fut celui qu'il adopta de cette manière, sans doute par suite d'idées +semblables à celles qui avaient inspiré ses premiers attachemens pour le +jeune paysan de Newstead, et pour le jeune chantre de Cambridge. Il +paraît avoir porté à ce jeune homme un intérêt très-vif, et l'on peut +dire fraternel; c'est au point que, non-seulement il lui fit accepter, +en le quittant à Malte, une somme considérable, mais encore il lui donna +dans la suite, comme le lecteur le verra, une preuve plus durable de sa +générosité. + +Quoiqu'il fît de tems à autre des excursions en Attique et en Morée, il +avait fixé son quartier-général à Athènes, où il logeait dans un couvent +de franciscains; et dans les intervalles d'une tournée à l'autre, il +s'occupait à recueillir des matériaux pour ces notes sur la situation de +la Grèce moderne, dont il a fait suivre le second chant de _Childe +Harold_. Ce fut aussi dans cette retraite qu'il composa, comme pour +braver le _Genius loci_, ses imitations d'Horace. Cette satire, qui +retrace d'un bout à l'autre des scènes de la vie de Londres, porte pour +date: «Athènes, couvent des Capucines, 12 mars 1811.» + +Dans le petit nombre de lettres qu'il écrivit encore à sa mère, je ne +choisirai que les deux suivantes. + + + + +LETTRE XLIX. + +À MRS. BYRON. + +Athènes, 14 janvier 1811. + + +CHÈRE MADAME, + +«Je saisis, suivant mon usage, une occasion d'écrire brièvement, mais +fréquemment; l'arrivée des lettres, à défaut de communications +régulières, étant fort incertaine... J'ai dernièrement fait plusieurs +tournées de quelque cent ou deux cents milles en Morée et dans +l'Attique, etc. J'ai terminé aussi ma grande excursion par la Troade et +Constantinople, etc., et suis maintenant revenu encore une fois à +Athènes. Je crois vous avoir écrit plusieurs fois qu'à l'imitation de +Léandre (quoique sans sa dame), j'avais traversé l'Hellespont de Sestos +à Abydos. Fletcher, que j'ai renvoyé en Angleterre avec des papiers, +vous instruira de cette circonstance et de quelques autres. Je n'aurai +pas, je crois, à me plaindre beaucoup de son absence, connaissant +passablement l'italien et le grec moderne; j'étudie cette dernière +langue avec un maître, et j'en sais tout ce qu'un homme raisonnable peut +désirer pour converser et donner des ordres. En outre, les lamentations +perpétuelles de Fletcher sur la privation de bœuf et de bière, son +mépris stupide pour tout ce qui est étranger, son incapacité +insurmontable pour apprendre le moindre mot d'aucune langue, le +rendaient une charge, suivant l'usage de tous les autres domestiques +anglais. Je vous assure que l'ennui de parler pour lui, les consolations +dont il avait besoin (beaucoup plus que moi-même), les pilaus (mets turc +composé de riz et de viande) qu'il ne pouvait manger, les vins qu'il ne +pouvait boire, les lits dans lesquels il ne pouvait dormir, et la longue +liste des calamités, telles que les faux pas des chevaux, le manque de +thé!!! qui l'assaillaient sans cesse, l'auraient rendu un objet +continuel de plaisanteries pour les spectateurs et d'embarras pour son +maître. Après tout, l'homme est assez honnête et assez capable dans un +pays chrétien; mais en Turquie, Dieu me pardonne! mes soldats albanais, +mes Tartares et mes janissaires travaillaient pour lui et pour nous +aussi, ainsi que mon ami Hobhouse peut le certifier. + +»Il est probable que je reviendrai en Angleterre au printems; mais pour +l'exécution de ce projet, il me faut des remises. Mes propres fonds +m'auraient très-bien suffi; mais j'ai été obligé d'aider un ami qui me +paiera, j'en suis certain; et en attendant je n'ai pas le sou. +Maintenant je ne me soucie pas d'entreprendre un voyage d'hiver, même +quand je serais fatigué de voyager; et je suis tellement convaincu des +avantages que l'on recueille à observer l'espèce humaine au lieu de lire +ce que l'on en écrit, et des fâcheux effets de rester chez soi, en proie +aux préjugés étroits d'un insulaire, que je pense qu'il devrait exister +parmi nous une loi qui envoyât pour un tems les jeunes gens à +l'étranger, chez le petit nombre d'alliés que nos guerres nous ont +laissés. + +»Ici je vis et je converse avec des Français, des Italiens, des +Allemands, des Danois, des Grecs, des Turcs, des Américains, etc., etc., +etc.; et sans perdre de vue mon pays, je puis juger des manières des +autres. Quand je reconnais la supériorité de l'Angleterre (sur le compte +de laquelle, soit dit en passant, nous nous abusons en bien des choses), +j'en suis satisfait; et lorsque je la trouve inférieure, je m'éclaire au +moins sous ce rapport. J'aurais pu continuer un siècle à être enfumé +dans vos villes, ou à humer le brouillard dans vos campagnes, sans +apprendre cette vérité, et sans rien acquérir chez moi de plus utile ou +de plus agréable. Je ne tiens point de journal, et n'ai point +l'intention de griffonner mes voyages. J'ai fini avec le métier +d'auteur; et si, dans ma dernière production, j'ai prouvé aux critiques +ou au monde que j'étais quelque chose de plus que ce qu'ils supposaient, +je suis satisfait, et ne hasarderai point _cette réputation_ par un +futur effort. Il est vrai que j'ai quelques autres productions en +portefeuille; mais je les laisse pour ceux qui me survivront. Si on les +juge dignes de la publication, elles serviront à éterniser ma mémoire, +lorsque moi-même j'aurai cessé d'avoir un souvenir. J'ai pris ici un +artiste bavarois qui prend pour moi quelques vues d'Athènes, etc. Cela +vaudra mieux que du griffonnage, maladie dont j'espère être guéri. À mon +retour, j'espère mener une vie tranquille et retirée; mais Dieu sait +mieux que nous ce qu'il nous faut, et agit en conséquence, au moins à ce +que l'on dit. Je n'ai point d'objection à faire à cela, après tout, +n'ayant pas raison de me plaindre de mon lot. Je suis cependant +convaincu que les hommes se font eux-mêmes plus de mal que le diable ne +pourrait jamais leur en faire. J'espère que cette lettre vous trouvera +en bonne santé, et autant heureuse que nous pouvons l'être. Vous +apprendrez au moins avec plaisir qu'il en est ainsi pour moi, et que je +suis à jamais votre...» + + + + +LETTRE L. + +À MRS. BYRON. + +Athènes, 28 février 1811. + + +CHÈRE MADAME, + +«Comme j'ai reçu un firman pour l'Égypte, etc., je partirai pour ce pays +dans le courant du printems, et je vous prie de mander à M. H... qu'il +est nécessaire de me faire parvenir des fonds. Au sujet de Newstead, je +réponds, comme auparavant, non. S'il faut vendre, vendez Rochdale. +Fletcher sera arrivé à cette époque avec mes lettres relatives à cet +objet. Je vous dirai d'abord franchement que je n'aime pas les placemens +de fonds. Si, par quelque circonstance particulière, j'étais amené à +adopter une telle résolution, j'irais, à tout événement, passer ma vie à +l'étranger: le seul lien qui m'attache à l'Angleterre est Newstead; et +ce lien une fois rompu, ni mon intérêt ni mes inclinations ne +m'appelleraient dans le Nord. La médiocrité dans votre pays est +l'opulence en Orient, tant est grande la différence qui existe dans la +valeur monétaire et l'abondance des objets nécessaires à la vie. Je me +sens tellement un citoyen du monde, que le pays où je pourrai jouir d'un +climat délicieux et de toutes les recherches du luxe, à un prix moindre +que celui de la vie ordinaire de collége en Angleterre, sera toujours +une patrie pour moi. Telles sont en effet les côtes de l'Archipel. Voici +donc l'alternative:--Si je garde Newstead, je reviens; si je le vends, +je reste à l'étranger. Je n'ai reçu d'autres lettres de vous que celles +de juin, mais j'ai écrit plusieurs fois; et, comme à l'ordinaire, je +continuerai d'après le même plan. + +»Croyez-moi à jamais votre, etc. + +BYRON. + +»_P. S._ Je vous verrai probablement dans le cours de l'automne; mais je +ne puis réellement, à une telle distance, vous désigner aucun mois en +particulier.» + + + + +LETTRE LI. + +À M. HODGSON. + +À bord de la frégate _la Volage_[141], 29 juin 1811. + + [Note 141: Le voyage d'Égypte, que, par la lettre précédente, + il semble avoir projeté, fut abandonné, probablement à défaut + des fonds qu'il attendait; et, le 3 de juin, il mit à la + voile de Malte pour l'Angleterre, sur la frégate _la Volage_, + ayant, pendant son court séjour à Malte, éprouvé une violente + attaque de fièvre tierce. D'après les lettres mélancoliques + qui suivent, on peut se faire une idée des sentimens avec + lesquels il revenait dans sa patrie.] + + +«Dans huit jours, avec un bon vent, nous serons à Portsmouth; et, le 2 +de juillet, se termineront (jour pour jour) deux années d'un voyage +duquel je reviens avec aussi peu d'émotion qu'à mon départ. Je pense +pourtant que j'ai eu plus de peine à quitter la Grèce que l'Angleterre, +pays que je suis impatient de revoir par la seule raison que je suis las +d'un si long voyage. + +»En vérité, mon avenir n'offre rien de très-agréable. Embarrassé dans +mes affaires particulières, indifférent au public, solitaire semis avoir +le désir de la société, le corps affaibli par des fièvres successives, +mais l'esprit, je l'espère, non encore abattu, je retourne _au logis_ +sans une espérance, et presque sans un désir. La première chose qu'il me +faudra braver, sera un homme de loi; la seconde un créancier, puis des +charbonniers, des fermiers, des arpenteurs, et toutes les agréables +conséquences d'un domaine en désordre et de mines de charbon contestées. +En un mot, je suis malade et chagrin; et, lorsque j'aurai un peu réparé +mes irréparables affaires, je décamperai ou vers l'Espagne pour y +guerroyer, ou encore une fois vers l'Orient, où je puis au moins avoir +des cieux sans nuages et un refuge contre les impertinens. + +»Je compte vous rencontrer ou vous voir à la ville ou à Newstead, toutes +les fois que vous pourrez y venir sans vous déranger. Je suppose que, +comme d'habitude, vous faites de l'amour et de la poésie. Ce mari de +H... Drury ne m'a jamais écrit, quoique je lui aie adressé plus d'une +lettre; mais je jurerais que le pauvre homme a de la famille, et que par +conséquent tous ses soins sont concentrés dans son cercle. + +Car des enfans causent de nouvelles dépenses, et Dicky est maintenant en +âge d'aller à l'école. + +(WARTON.) + +»Si vous le voyez, dites-lui que je lui apporte une lettre de Tucker, un +de ses amis, chirurgien de l'armée, qui m'a soigné et est un très-digne +homme, quoiqu'il aime trop les mots de son métier. J'arriverais trop +tard pour le jour des exercices oratoires, ou je serais probablement +descendu à Harrow...................................................... +....................................................................... + +»J'ai beaucoup regretté en Grèce d'avoir omis d'emporter +l'_Anthologie_.--Je veux dire celle de Bland et de Mirivale............ +....................................................................... + +»Qu'est devenu sir Edgar? Et les imitations et les traductions, où en +sont-elles? Je suppose que vous n'avez pas l'intention d'abandonner si +aisément le public, mais que vous l'attaquerez avec un in-quarto. Quant +à moi, je suis excédé des fats de la poésie et des bavardages, «et je +laisserai tout le domaine Castalien» à Bufo ou à tout autre. Mais vous +êtes un homme sentimental et sensible, et vous rimerez jusqu'à la fin du +chapitre. Quoi qu'il en soit, j'ai écrit quelque quatre mille vers d'un +genre ou d'un autre, sur mes voyages. + +»Je n'ai pas besoin de vous répéter que je serais heureux de vous voir. +J'arriverai à Londres vers le 8, à l'hôtel de Dorant, rue d'Albemarle, +et mes affaires m'appelleront quelques jours après dans le Nottingham +supérieur, et de là à Rochdale. + +»Je suis, ici et là, votre, etc.» + + + + +LETTRE LII. + +À MRS. BYRON. + +À bord de la frégate _la Volage_, 25 juin 1811. + + +CHÈRE MÈRE, + +«Cette lettre, qui vous sera envoyée à notre arrivée à Portsmouth, +probablement vers le 4 de juillet, a été commencée à peu près +vingt-trois jours après notre départ de Malte. Le 2 de juillet, jour +pour jour, j'aurai été deux ans absent de l'Angleterre, et j'y reviens +en grande partie avec les mêmes sentimens qui me dominaient à mon +départ; savoir, l'indifférence. Mais cette apathie ne s'étend +certainement pas jusqu'à vous, ainsi que je vous le prouverai par tous +les moyens en mon pouvoir. Vous serez assez bonne pour faire préparer +mon appartement à Newstead; mais que rien ne vous dérange, et surtout +que ce ne soit pas moi. Ne me considérez que comme une visite ordinaire. +Je dois seulement vous informer que, depuis long-tems, je me suis +astreint à une diète végétale complète, et que le poisson ni la viande +n'entrent dans mon régime. Je compte donc sur une provision considérable +de pommes de terre, d'herbes et de biscuit. Je ne bois point de vin. +J'ai avec moi deux domestiques, hommes de moyen âge, et tous deux Grecs. +Mon intention est de me rendre d'abord à Londres pour voir M. H..., et +de passer de là à Newstead, en allant à Rochdale. Je n'ai d'autre prière +à vous faire que celle de ne point oublier mon régime, qu'il m'est +très-nécessaire d'observer. Je suis en bonne santé, comme je l'ai +généralement été, à l'exception de deux accès de fièvre dont je fus +promptement débarrassé. + +»Mes projets dépendront tellement des circonstances, que je ne me +hasarderai point à énoncer une opinion à ce sujet. Mon avenir n'est pas +flatteur; mais je suppose que nous lutterons toute notre vie, comme nos +voisins. En vérité, d'après les dernières informations de H..., j'ai +quelque crainte de trouver Newstead démantelé par MM. Brothers, etc.: +H... semble déterminé à me forcer à le vendre; mais il sera trompé dans +son espoir. Je pense que je ne serai pas obsédé de visiteurs; mais s'il +en était autrement, vous devrez les recevoir, car je suis résolu à ne +laisser violer ma retraite par personne. Vous savez que je n'ai jamais +beaucoup aimé la société; je l'aime encore moins qu'auparavant. Je vous +apporte un schall et une quantité d'essence de roses. Il faudra que +j'entre tout cela par contrebande, s'il est possible. J'espère trouver +ma bibliothèque en assez bon ordre. + +»Fletcher est sans doute arrivé. Je distrairai le moulin, de la ferme de +M. B***; son fils est un trop brillant séducteur pour hériter des deux +objets, et j'y placerai Fletcher, qui m'a servi fidèlement, et dont +l'épouse est une bonne femme. Il est, en outre, nécessaire de tempérer +l'ardeur du jeune M. B***, ou il peuplera la paroisse de bâtards. En un +mot, s'il avait séduit une laitière, il aurait pu trouver quelque +excuse; mais la fille est son égale, et, dans la haute comme dans la +basse classe, en circonstance semblable, la réparation est de droit; +mais je n'interviendrai qu'en démembrant (comme Bonaparte) le royaume de +M. B***, afin d'en ériger une partie en principauté pour le +feld-maréchal Fletcher. J'espère que vous gouvernez d'une main prudente +mon petit empire et sa triste charge de dette nationale. Pour rompre la +métaphore, permettez-moi de me dire votre, etc. + +»_P. S._ Cette lettre était écrite pour être envoyée de Portsmouth; +mais, à notre arrivée, l'escadre a reçu l'ordre de se rendre à Nore. +C'est de là que partira ma lettre. Je n'ai point fait cet envoi plus +tôt, parce que j'ai supposé que vous pourriez éprouver des inquiétudes, +l'intervalle mentionné dans la lettre étant plus long que celui qui +devait exister entre notre arrivée au port et ma venue à Newstead.» + + + + +LETTRE LIII. + +À M. HENRY DRURY. + +À bord de la frégate _la Volage_, à la hauteur d'Ouessant, 17 juillet +1811. + + +MON CHER DRURY, + +«Après deux ans et quelques jours d'absence (le 2), j'approche de votre +patrie. L'extérieur de ma lettre vous indiquera le jour de mon arrivée. +Maintenant nous sommes agréablement retenus, par un calme plat, près du +port de Brest. Je n'en ai jamais été si près depuis que j'ai quitté +Duck-Puddle. ................................................. + +»Nous sommes partis de Malte depuis trente-quatre jours, et nous avons +eu une traversée fort ennuyeuse. Vous me verrez ou entendrez parler de +moi bientôt après la réception de cette lettre, puisque je dois passer +par Londres, afin de réparer mes irréparables affaires. De là il me faut +aller dans le Nottinghamshire, y lever des rentes; ensuite dans le +Lancashire, y vendre des mines de charbon; et revenir à Londres payer +des dettes; car il semble que je n'aurai jamais ni charbon ni repos que +je n'aille à Rochdale en personne. + +»Je rapporte quelques marbres pour Hobhouse, pour moi quatre anciens +crânes athéniens[142], tirés de sarcophages, une fiole de ciguë +attique[143], quatre tortues vivantes, un lièvre (mort dans la +traversée), deux domestiques grecs, vivans, l'un Athénien, l'autre +Yaniote, lesquels ne peuvent parler que le romaïque ou l'italien, et +_moi-même_, comme le dit finement Moses dans le _Vicaire de Wakefield_, +et je puis le dire à son exemple, car j'ai aussi peu de raison de me +vanter de mon expédition que lui de la sienne à la foire. + + [Note 142: Donnés par la suite à sir Walter Scott.] + + [Note 143: Possédée aujourd'hui par M. Murray.] + +»Je vous écrivis des rochers Cyanéens, pour vous dire que j'avais +traversé la mer à la nage de Sestos à Abydos. Avez-vous reçu ma +lettre?... Je suppose qu'Hodgson est, à l'heure qu'il est, enfoncé dans +l'étude. Que n'aurait-il pas donné pour avoir vu, comme moi, le +véritable Parnasse, où je fis tort à l'évêque de Chrissa d'un livre de +géographie? Mais je n'appelle cela qu'un plagiat, en ce que cette action +fut commise à une heure de chemin de Delphes.» + +Maintenant que nous avons ramené le jeune voyageur en Angleterre, il +peut être intéressant, avant de le suivre dans les scènes qui +l'attendaient chez lui, de considérer à quel point le caractère général +de son esprit et de son humeur avait été modifié par la série de voyages +et d'aventures dans lesquels il avait été engagé pendant les deux années +qui venaient de s'écouler. Il serait difficile d'imaginer une vie moins +poétique et moins romanesque que celle qu'il avait menée avant son +départ pour ses voyages. Dans sa jeunesse, il est vrai, il avait vécu et +erré parmi des scènes bien capables, selon les idées ordinaires, de +former les premiers germes du sentiment poétique. Mais bien que le poète +ait pu se nourrir plus tard de ces brillans souvenirs, il est plus que +douteux, comme on l'a déjà fait observer, qu'il ait été formé par eux. +S'il était vrai qu'une jeunesse passée au milieu des scènes de montagnes +fût si favorable au développement des talens d'imagination, les Gallois +parmi nous, et les Suisses à l'étranger, devraient briller plus qu'ils +ne le font de nos jours par leurs conceptions poétiques. Mais, en +accordant même que la mémoire des premières excursions de Byron ait eu +quelque part dans la direction de ses idées, l'effet réel de cette +influence, quelle qu'elle fût, cessa avec son enfance, et la vie qu'il +mena ensuite, durant son séjour au collége d'Harrow, fut ce que +naturellement la vie d'un écolier si rêveur et si entreprenant devait +être, tout autre chose que poétique. Pour un soldat ou un aventurier, +l'éducation qu'il reçut alors eût été parfaite. Ses exercices +athlétiques, ses combats, son amour pour les entreprises hasardeuses, +donnèrent les indices d'un esprit fait pour la carrière la plus +orageuse; mais ces dispositions paraissaient, de toutes, les moins +favorables aux études méditatives de la poésie; et bien qu'elles +promissent de le rendre plus tard un sujet d'inspiration pour les +poètes, elles ne donnaient assurément que très-peu d'espérance de le +voir jamais lui-même briller au premier rang parmi eux. + +Ses habitudes à l'université étaient encore moins intellectuelles et +moins littéraires. Dès son enfance, il avait lu beaucoup et avec ardeur, +quoique sans méthode; mais cette application même de son esprit, +irrégulière et sans direction comme elle était, il l'avait en grande +partie abandonnée après son départ d'Harrow; et au nombre des +occupations qui se partageaient son tems à l'académie, les jeux de +hasard, l'escrime, les soins à donner à son ours et à ses boul-dogues +furent au moins les plus innocentes, si elles ne furent pas les plus +favorites. Pendant son séjour à Londres, on ne le voit pas davantage +cultiver son intelligence, ou rechercher des amusemens plus délicats. +N'ayant aucune ressource de société privée par le manque absolu d'amis +et de parens, il était réduit dans cette ville à fréquenter les oisifs +de café; et pour ceux qui se rappellent ce qu'étaient à cette époque les +cafés de Limmer et Stevens, les deux maisons qu'il visitait de +préférence, il est inutile de dire que, quel que fût d'ailleurs le +mérite de ces établissemens, ils n'étaient rien moins que des écoles +convenables au développement d'un caractère poétique. + +Mais quelque incompatible qu'une telle vie pût être avec les habitudes +de contemplation qui seules pouvaient éveiller et fortifier les hautes +facultés qu'il avait déjà montrées, cependant, sous un autre point de +vue, le tems qu'il perdit alors en apparence fut, dans la suite, mis à +profit d'une manière incontestable. En l'initiant ainsi peu à peu à la +connaissance des variétés de l'esprit humain, en lui donnant l'aperçu +exact des détails de la société dans leurs formes les moins +artificielles; enfin, en le mêlant si jeune avec le monde, ses affaires +et ses plaisirs, la vie qu'il menait à Londres contribua certainement à +former cette combinaison extraordinaire, qu'on admira plus tard en lui, +de l'imagination et de la connaissance du monde, de l'héroïque et du +plaisant, des aperçus les plus fins et les plus minutieux de la vie +réelle avec les conceptions les plus élevées et les plus sublimes de la +grandeur idéale. + +Une autre disposition dominante de son esprit plus mûr et de ses écrits +dut peut-être sa naissance aux mêmes causes. Dans cette expérience +anticipée du monde que lui donnait son contact précoce avec la foule, il +n'est guère probable qu'un grand nombre des caractères les plus dignes +de l'espèce humaine aient frappé ses regards. Il n'est que trop +probable, au contraire, que les individus les plus légers et les moins +estimables des deux sexes durent être au nombre de ses modèles, et que +c'est d'après eux, à un âge où les impressions se gravent le plus +fortement, que ses premiers jugemens sur la nature humaine furent +formés. De là probablement ces aperçus méprisans et dégradans pour +l'humanité, qu'il était dans l'usage d'allier au tribut plus noble qu'il +payait à la beauté et à la majesté de la nature en général. De là le +contraste qui apparaît entre les productions de son imagination et +celles de son expérience; entre ces rêves pleins de beauté et de douceur +que l'une créait à sa volonté, et l'amertume, sombre et désolante qui +débordait de tous côtés lorsqu'il ne consultait plus que l'autre. + +Malgré le peu d'espérance que donnait sa jeunesse de la haute destinée +qui l'attendait, elle présentait déjà un caractère singulier de la +puissance de son imagination; je veux parler de cet amour de la solitude +qui, de bonne heure, indique ces goûts d'étude et d'observation de +soi-même par lesquelles seules «les carrières de diamans» du génie sont +exploitées et mises au grand jour. Dans son enfance à Harrow, il avait +fortement montré cette disposition; on le connaissait au collége comme +je l'ai déjà dit, pour aimer à s'éloigner de ses camarades, et à +s'asseoir seul sur une tombe dans le cimetière, s'abandonnant ainsi à la +rêverie pendant des heures entières. À mesure que son esprit révéla ses +ressources, ce sentiment domina en lui; et quand ses voyages à +l'étranger n'auraient servi qu'à le détacher des distractions de la +société pour le mettre en état, solitaire célèbre, de communiquer avec +son propre esprit, cela eût été un grand pas de fait vers l'expansion +complète de ses facultés. Ce fut réellement alors qu'il commença à se +sentir capable de se livrer au détachement que l'étude de soi-même +exige, et qu'il put jouir de cette liberté, indépendante du mélange des +pensées d'autrui, et qui seule laisse l'esprit contemplatif maître de +ses propres idées. Dans la solitude de ses nuits sur mer, dans ses +excursions isolées à travers la Grèce, il jouit d'assez de loisir et de +solitude pour s'observer lui-même, et là s'apercevoir des premiers +«éclairs de son glorieux génie.» Un de ses principaux plaisirs, ainsi +qu'il en fait mention dans ses _Memoranda_, était, lorsqu'il se baignait +dans quelque lieu retiré, de s'asseoir, au-dessus de la mer, sur des +rochers élevés, et là de rester des heures entières à contempler les +cieux et les eaux[144], et à se perdre dans cette sorte de vague rêverie +qui, quoique sans forme arrêtée, et sans but pour le moment, se +répandait ensuite, dans ses écrits, en peintures énergiques et +brillantes qui vivront à jamais. + + [Note 144: Il fait allusion à cette passion dans ces belles + stances: + + «S'asseoir sur les rochers, contempler la mer, etc.» + + Alfieri, avant que son génie ne se fût complètement + développé, ainsi qu'il nous le dit, avait l'habitude de + passer des heures dans une sorte d'état de rêverie, à + contempler l'Océan: «Après le spectacle, un de mes amusemens + à Marseille était de me baigner presque tous les soirs dans + la mer. J'avais trouvé un petit endroit fort agréable, sur + une langue de terre placée à droite hors du port; où, en + m'asseyant sur le sable, le dos appuyé contre un petit rocher + qui empêchait qu'on ne pût me voir du côté de la terre, je + n'avais plus devant moi que le ciel et la mer. Entre ces deux + immensités, qu'embellissaient les rayons d'un soleil + couchant, je passai, en rêvant, des heures délicieuses; et + là, je serais devenu poète, si j'avais su écrire dans une + langue quelconque.»] + +S'il n'eût pas été livré à ces doutes et à cette défiance qui entourent +les premiers pas du génie, les sentimens qu'il devait éprouver et ses +découvertes dans un nouveau domaine d'intelligence, auraient dû +convertir les heures solitaires du jeune voyageur en un rêve de bonheur. +Mais on verra que dans ces momens même, il se défiait de sa propre +force, et qu'il ne se doutait nullement de la hauteur à laquelle +s'élèverait l'esprit qu'il évoquait alors. Il devint tellement épris de +ces rêveries solitaires, que la société même de son compagnon de voyage, +malgré la sympathie de ses goûts avec les siens, devint pour lui une +chaîne et un fardeau; et ce ne fut que lorsqu'il se trouva seul, sur le +rivage d'une petite île de la mer Égée, que son génie respira librement. +Si l'on voulait une preuve plus forte de sa passion profonde pour +l'isolement, nous la trouverions, quelques années après, dans ses +propres écrits, lorsqu'il avoue que, dans la compagnie de la femme qu'il +aima le plus, il se surprit souvent soupirant après la solitude. + +Ce ne fut pas seulement en lui procurant la retraite dont il avait +besoin pour faire éclore dans le silence ses facultés admirables, que +les voyages contribuèrent puissamment à la formation de son caractère +poétique; dès son enfance même, il avait contemplé l'Orient avec des +yeux romanesques. La lecture qu'il fit, avant l'âge de dix ans, de +l'histoire des Turcs, par Rycaut, avait pris un fort ascendant sur son +esprit, et il avait lu avec avidité tous les livres sur l'Orient qu'il +avait pu rencontrer[145]. + + [Note 145: Quelques mois avant sa mort, dans une conversation + avec Mavrocordato, à Missolonghi, Lord Byron dit: «L'histoire + turque fut un des premiers livres qui procura du plaisir à ma + jeunesse; et je pense que cette lecture eut beaucoup + d'influence sur les désirs que j'eus ensuite de visiter le + Levant, et donna peut-être à ma poésie cette teinte orientale + que l'on y remarque.» + + (_Récit du comte Gamba_.) + + Dans la dernière édition de l'ouvrage du docteur Israeli, sur + le _caractère littéraire_, on trouve quelques notes + marginales assez curieuses, écrites par Lord Byron dans un + exemplaire de cet ouvrage qui lui appartenait. Parmi ces + notes est l'énumération suivante des écrivains qui, outre + Rycaut, avaient attiré son attention sur l'Orient de si bonne + heure. + + «Knolles, Cantemir, de Tott, lady M.W. Montague, la + traduction d'Hawkin de l'_Histoire des Turcs_ par Mignot, les + _Mille et Une Nuits_, tous les voyages, toutes les histoires, + tous les livres sur l'Orient que je pouvais trouver, je les + avais lus, ainsi que Rycaut, avant l'âge de dix ans. Je pense + que je lus les _Mille et Une Nuits_ en premier lieu; après + cela je préférai le récit des combats de mer, le roman de + _Don Quichotte_ et ceux de Smollett, particulièrement + _Roderic Random_, et j'étais passionné pour l'histoire + romaine. Lorsque j'étais enfant, je ne pus jamais lire sans + dégoût un livre de poésie.»] + +Il s'ensuit qu'en visitant ces contrées il ne fit que réaliser les rêves +de sa jeunesse, et ce retour de ses pensées vers ce tems d'innocence +donna à leur cours une fraîcheur et une pureté dont elles avaient manqué +depuis long-tems. Sans le charme de ces souvenirs, l'attrait de la +nouveauté était la moindre chose que lui présentaient les scènes +nouvelles à travers lesquelles il passait. De doux souvenirs du passé, +et peu d'hommes les ont retenus aussi vivement, se mêlaient aux +impressions des objets présens à ses yeux; et comme, dans les montagnes +d'Écosse, il avait souvent traversé, en imagination, les pays musulmans, +ainsi la même faculté le transportait des montagnes sauvages de +l'Albanie à celles de Monroy. + +Tandis qu'il trouvait à chaque pas des inspirations poétiques, il y +avait aussi dans ce prompt changement de place et de scène, dans cette +diversité d'hommes et d'usages qui l'entouraient, dans l'espérance +continuelle d'aventures nouvelles, et d'entreprises extraordinaires, une +succession et une variété d'_excitation_ toujours renouvelée, qui +mettaient non-seulement en action, mais rendaient plus vigoureuse toute +l'énergie de son caractère. Ainsi qu'il décrit lui-même sa manière de +vivre, c'était aujourd'hui dans un palais, demain dans une étable; un +jour avec le pacha, l'autre avec le berger. C'est ainsi qu'il trouva +toujours à exercer son esprit observateur, et que les impressions se +multiplièrent sur son imagination. Déjà initié à quelques-unes des +privations et des peines de la vie, pouvant juger par-là des rigueurs de +l'adversité, il apprit à agrandir le cercle de ses sympathies, plus +qu'il n'est ordinaire dans le rang élevé auquel il appartenait, et il +s'habitua à cette trempe vigoureuse et mâle de pensée qui est si +profondément gravée dans tous ses écrits. Nous ne devons pas oublier, au +nombre de ces salutaires effets de ses voyages, les nobles inspirations +du danger qu'il éprouva plus d'une fois, ayant été placé, tant sur terre +que sur mer, dans des situations bien calculées pour éveiller ces +sentimens d'énergie que des périls envisagés de sang-froid ne manquent +jamais de faire naître. + +Le vif intérêt, qu'en dépit de sa philosophie apparente à cet égard, +dans _Childe Harold_, il prenait à tout ce qui se rattache à la vie +militaire, trouva des occasions fréquentes de satisfaction, +non-seulement à bord des vaisseaux de guerre anglais sur lesquels il +s'embarqua, mais aussi dans ses divers rapports avec les soldats du +pays. À Salora, place isolée sur le golfe d'Arta, il passa une fois deux +ou trois jours logé dans une misérable baraque. Pendant tout ce tems il +vécut familièrement avec les soldats. Ces guerriers farouches, que l'on +pourrait presque appeler des brigands, assis autour du jeune poète, et +examinant avec une sauvage admiration son fusil de Manton[146] et son +épée anglaise, présentaient chaque soir une scène curieuse dont le +tableau pourrait offrir un contraste, malheureusement trop affligeant, +avec ce qui se passa quand le poète, devenu l'un de leurs capitaines, +mourut sur cette même terre avec des Souliotes pour gardes et la Grèce +entière pour cortége de deuil. + + [Note 146: «Il plut beaucoup le jour suivant, et nous + passâmes encore cette soirée avec nos soldats. Leur + capitaine, Elmas, essaya un beau fusil de Manton[146a], + appartenant à mon ami; et comme il touchait le but à chaque + coup, il y prit grand plaisir: _Hobhouse's Journey_, etc.»] + + [Note 146a: Nom d'un arquebusier.] + +Il est vrai qu'au milieu des émotions réveillées par cette variété +d'objets, son esprit était toujours plongé dans cette mélancolie qu'il +avait apportée de son pays natal. Il fit sur M. Adair et sur M. Bruce, +comme je l'ai déjà dit, l'effet d'un homme en proie à un profond +abattement; et ce fut aussi l'opinion du colonel Leake, qui, à cette +époque, était notre résident à Joannina[147]. Mais cette mélancolie +même, malgré son opiniâtreté, dut certainement parvenir, sous +l'influence énergique et salutaire de sa vie errante, à un degré +d'élévation qu'elle n'aurait jamais pu atteindre au milieu des +contrariétés qui l'obligeaient à se replier sur elle-même. S'il n'eût +pas voyagé, peut-être serait-il devenu un satirique grondeur; mais à +mesure que ses yeux embrassaient un plus vaste horizon, tous les +sentimens de son cœur se développèrent dans la même proportion; et cette +tristesse innée, en se combinant avec les effusions de son génie, devint +une des principales causes de leur énergie et de leur grandeur. Quelle +pensée sublime, en effet, s'éleva jamais dans l'ame, sans que la +mélancolie, quoique ignorée peut-être, y ait eu quelque part? + + [Note 147: Il faut se rappeler que ces deux personnes le + virent le plus souvent dans des circonstances où l'étiquette + des présentations devait, par suite de sa froide réserve, + porter au plus haut degré la tristesse de ses pensées. Son + compagnon de voyage parle de lui bien différemment. Dans le + récit d'une courte excursion à Négrepont, M. Hobhouse, qui ne + put l'y accompagner, exprime avec force le vide que lui fait + éprouver l'absence d'un ami qui joignait à la vivacité + d'observation et à des remarques piquantes, cette bonne + humeur communicative, qui réveille l'attention au milieu des + fatigues et rend les dangers moins terribles. Lord Byron, + dans quelques vers des imitations d'Horace, adressés + évidemment à M. Hobhouse, se rend la même justice, en ce qui + regarde sa sociabilité, mais il donne une idée plus nette de + la tournure d'esprit qui en était la source: + + «Cher Moschus, avec toi j'espère encore passer de longues + heures, riant de la folie des hommes, si nous ne pouvons + sourire à leurs traits d'esprit. Oui, je veux, ami, quitter + pour toi ma cellule de cynique, et adopter la devise de + Swift: Vivent les badinages! etc.»] + +Les lettres qu'il écrivit pendant la traversée, à son retour en +Angleterre, nous ont appris combien alors les dispositions de son ame +étaient loin d'être gaies et ses espérances d'être flatteuses; sans +contredit, eût-il été doué de la plus grande confiance, les contrariétés +qui l'attendaient dans sa patrie étaient bien suffisantes pour attrister +ses prévisions et comprimer son élasticité d'esprit. «Être heureux chez +soi, dit Johnson, c'est là en définitive, le but de toute ambition, la +fin où tendent nos travaux et nos entreprises.» Mais Lord Byron n'avait +pas de _chez soi_, rien du moins qui méritât ce nom si séduisant. Ce +bonheur de faire partie d'une famille bien unie dont les prières +l'auraient suivi dans ses voyages, dont l'attention aurait avidement +écouté ses récits à son retour, il ne le connut jamais, quoique la +nature lui eût donné un cœur digne de l'apprécier. Privé de tout ce qui +soutient et encourage, il eut à lutter contre tout ce qui désole et +humilie. À l'horreur d'un intérieur sans affections vint se joindre le +fardeau d'une position sociale sans ressources suffisantes, et il +éprouva ainsi tous les embarras de la vie domestique, sans jouir des +charmes qui les compensent. Pendant son absence, on avait laissé tomber +ses affaires dans une confusion plus grande encore, que leur tendance +naturelle ne donnait lieu de le craindre. On avait, l'année précédente, +exécuté une saisie à Newstead, pour une somme de quinze cents liv. st., +due à MM. Brothers, tapissiers, et nous croyons devoir rapporter un +trait du vieux Joë Murray dans cette circonstance. C'était un terrible +crève-cœur pour ce vieux et fidèle serviteur, jaloux de l'antique +honneur des Byron, de voir l'annonce de la vente placardée sur la porte +de l'abbaye. Mais redoutant assez la loi pour ne pas arracher l'affiche, +il se décida, pour s'en dédommager, à la couvrir d'une large feuille de +papier brun qu'il colla par dessus. + +Malgré la résolution, si récemment exprimée par Lord Byron, d'abandonner +pour jamais le métier d'auteur, et de laisser à d'autres _tout l'empire +Castalien_, nous le trouvons, à peine débarqué en Angleterre, +très-activement occupé de préparer la publication de quelques-uns des +poèmes qu'il avait composés dans ses voyages. Il y mettait même tant +d'empressement qu'il avait déjà, dans une lettre écrite en mer, annoncé +à M. Dallas, qu'on pourrait de suite les mettre sous presse. Je vais +placer ici sous les yeux du lecteur les parties les plus essentielles de +cette lettre qui, d'après sa date, aurait dû précéder quelques-unes de +celles que nous avons déjà données. + + + + +LETTRE LIV. + +À M. DALLAS. + +À bord de la frégate _la Volage_, 28 juin 1811. + + +«Après une absence de deux ans (jour pour jour, le 2 de juillet, avant +lequel nous n'arriverons pas à Portsmouth), me voilà revenant en +Angleterre... + +»J'y reviens avec peu d'espoir de bonheur domestique, et une +constitution un peu ébranlée par une ou deux atteintes fort vives de +fièvre; mais avec une ame qui n'est point abattue. Mes affaires, à ce +qu'il paraît, sont terriblement embrouillées, et je vais avoir +d'interminables difficultés à régler avec les gens de loi, les +charbonniers, les fermiers et les créanciers. Or, pour un homme qui +redoute les embarras, autant qu'il redoute un évêque, c'est un sérieux +sujet d'inquiétude. + +»Ma satire, à ce que je crois, est à sa quatrième édition; ce n'est pas +un succès tout-à-fait médiocre; il n'a cependant rien d'exagéré pour une +production qui, en raison du sujet qu'elle traite, ne peut intéresser +long-tems, et doit, par conséquent, avoir un succès immédiat, où n'en +avoir aucun. Aujourd'hui que je pense et agis avec plus de modération, +je regrette de l'avoir écrite, quoiqu'il soit probable que je la +trouverai oubliée par tout le monde, moins ceux qu'elle a offensés. + +»Votre protégé et celui de Pratt, le cordonnier Blackett est donc mort, +malgré ses vers! Cette mort est probablement une de celles qui sauvent +un homme de la damnation. C'est parmi vous que le pauvre diable s'est +perdu. Sans ses patrons, il serait peut-être aujourd'hui en fort bonne +posture, faisant des souliers, non des vers; mais vous avez voulu en +faire un immortel, coûte que coûte. Je dis cela dans la supposition que +ce sont la poésie, le patronage et les liqueurs fortes qui l'ont tué. Si +vous êtes à Londres au commencement ou vers le commencement de juillet, +vous me trouverez à l'hôtel Dorant, Albemarle-Street, où je serai charmé +de vous voir. J'ai une imitation de l'art poétique d'Horace, que +Cawthorn pourra imprimer de suite; mais que cela ne vous effraie pas, je +n'ai pas l'intention de vous en fatiguer. Vous savez bien que je ne lis +jamais mes vers aux personnes qui me viennent voir. Je partirai de +Londres après un séjour fort court, pour me rendre dans le +Nottinghamshire et de là à Rochdale. + +»Votre, etc.» + +Dès que Lord Byron fut arrivé à Londres, M. Dallas se rendit près de +lui. «Le 15 juillet, dit ce gentleman, j'eus le plaisir de lui serrer la +main, à l'hôtel Reddish, Saint-James's-Street: je trouvai que son aspect +démentait ce qu'il m'avait dit de sa santé, et son air n'annonçait ni +mélancolie, ni mécontentement d'être de retour. Il m'entretint, avec +beaucoup de feu, de ses voyages; mais il m'assura qu'il n'avait jamais +eu l'idée de les écrire. Il me dit qu'à son avis la satire était son +fort; qu'il s'en tenait à ce genre, et qu'il avait composé pendant ses +divers séjours une paraphrase de l'art poétique d'Horace, qui serait un +excellent supplément aux _Bardes anglais et critiques écossais_. Il +semblait espérer que sa réputation s'en accroîtrait, et j'entrepris d'en +surveiller la publication, comme je l'avais fait pour la satire. J'avais +mal choisi l'instant de ma visite, et nous eûmes à peine le tems de nous +entretenir sans être interrompus. Il m'engagea donc à venir le lendemain +déjeûner avec lui.» + +Dans l'intervalle, M. Dallas parcourut cette paraphrase que Lord Byron +lui avait permis d'emporter dans ce dessein, et son _désappointement_, +comme il le dit lui-même, fut cruel, en découvrant qu'un voyage de deux +ans dans les contrées inspiratrices de l'Orient, n'avait pas produit +plus de richesses poétiques. À leur rendez-vous du lendemain, quoiqu'il +s'abstînt de déprécier cet ouvrage, il ne put s'empêcher, comme il nous +l'apprend lui-même, d'exprimer à son noble ami quelque surprise de ce +qu'il n'avait composé rien de plus pendant son absence. «Alors, +continue-t-il, Lord Byron me dit qu'il avait en diverses occasions écrit +de courts poèmes, outre une grande quantité de stances, du rhythme de +Spencer, relatives aux pays qu'il avait parcourus. «Mais, dit-il, elles +ne sont pas dignes de votre attention; vous pouvez cependant les +emporter toutes, si cela vous fait plaisir.» C'est ainsi que j'obtins le +pélerinage de _Childe Harold_: il le tira d'un coffret avec beaucoup +d'autres poésies. Il me dit qu'elles n'avaient été lues que par une +seule personne qui y avait trouvé peu de choses à louer et beaucoup à +critiquer; que c'était son avis, et qu'il était sûr que ce serait aussi +le mien; que néanmoins, quoi qu'il en fût, elles étaient bien à mon +service; mais qu'il était urgent de presser la publication des +_Imitations d'Horace_, ce dont je l'assurai que je m'occupais.» + +M. Dallas ne tarda pas à découvrir tout le prix du trésor qui lui était +ainsi confié. Dès le même soir, il écrivit à son noble ami: «Vous avez +composé l'un des plus délicieux poèmes que j'aie jamais lus. Si je vous +disais cela pour vous flatter, je mériterais moins votre amitié que +votre mépris. _Childe Harold_ m'a tellement captivé, que je n'ai pu en +quitter la lecture. Je répondrais sur ma tête qu'il ajoutera beaucoup à +votre réputation comme poète, et qu'il vous fera un honneur infini, si +vous daignez accorder quelque attention à mes avis, etc.» + +Malgré ces justes éloges, et l'écho secret qu'ils durent trouver dans un +cœur si sensible au moindre murmure de la renommée, il se passa quelque +tems avant que la répugnance opiniâtre de Lord Byron à la publication de +_Childe Harold_ pût être surmontée. + +«Quoique jusqu'alors, dit M. Dallas, il eût écouté mes avis et mes +conseils, et qu'il fût naturel de croire qu'il céderait à des éloges si +prononcés, je fus surpris de voir qu'il se défiait encore de mon +jugement sur le mérite de _Childe Harold_. «C'était, disait-il, tout ce +qu'on voudrait, excepté de la poésie; un critique fort capable l'avait +blâmé; n'avais-je pas vu moi-même les annotations en marge du +manuscrit?» Enfin il revenait toujours de préférence aux paraphrases de +l'art poétique, et le manuscrit en fut remis à Cawthorn, éditeur de la +satire, pour qu'il le publiât sans aucun retard. Je ne quittai pourtant +pas encore la partie. Avant de sortir de chez lui, je revins à la +charge, et je lui dis que j'étais si convaincu du mérite de _Childe +Harold_, que s'il me l'avait donné, je l'aurais certainement publié, +pourvu qu'il voulût consentir à un petit nombre de changemens et de +correction.» + +Parmi les nombreux exemples cités en littérature du jugement erroné que +quelques auteurs ont porté sur leurs propres ouvrages, on peut regarder +comme l'un des plus inexplicables cette préférence que Lord Byron +accordait à une production si peu digne de son génie, sur un poème qui +offre autant de beautés originales que les premiers chants de _Childe +Harold_[148]. «Il en est, dit Swift, des hommes comme des terrains, qui +recèlent quelquefois une mine d'or, dont le propriétaire ignore +l'existence.» Mais cette mine, Lord Byron l'avait découverte, sans se +douter, à ce qu'on pourrait croire, de toute sa valeur. J'ai déjà eu +occasion de remarquer que, dans le tems même où il composait _Childe +Harold_, il est douteux qu'il connût pleinement la puissance nouvelle et +de sentimens et de pensées qui venait de s'élever dans son âme, et cette +observation est confirmée par l'étrange appréciation de son ouvrage que +nous lui voyons adopter. + + [Note 148: On doit moins s'étonner de ce que quelques auteurs + se méprennent sur le mérite de leurs ouvrages, quand on voit + que des générations entières sont quelquefois tombées dans la + même erreur. Les sonnets de Pétrarque furent considérés par + les savans de son tems comme dignes tout au plus des + chanteurs de ballades qui les faisaient entendre dans les + rues; tandis que son poème épique de l'Afrique, dont + l'existence est à peine connue de nos jours, était recherché + de toutes parts, et que le moindre fragment en était vivement + sollicité près de l'auteur, pour être placé dans les + bibliothèques des savans.] + +On pourrait croire en effet que malgré l'impulsion qui avait fait faire +des pas si rapides à son imagination, son jugement, plus lent à se +développer, était bien loin de la maturité, et que le jugement de +soi-même, le plus difficile de tous, lui était encore refusé. + +D'un autre côté, si l'on considère la déférence que, surtout à cette +époque, il était porté à accorder aux opinions de ceux avec lesquels il +vivait, il serait peut-être plus juste d'attribuer cette fausse +appréciation à sa défiance de son propre jugement, qu'à aucune +insuffisance. On ne peut expliquer que par l'ignorance de son énergie +intellectuelle ses égards et sa complaisante admiration pour ses anciens +condisciples, qui presque tous l'avaient dépassé durant ses études, et +dont quelques-uns, dans ce tems-là même, étaient ses rivaux en poésie. +L'exemple qu'il recevait de ces jeunes écrivains étant, comme leur goût, +principalement fondé sur l'imitation des modèles consacrés, leur +autorité, aussi long-tems qu'il s'y soumit, dut jusqu'à un certain point +le détourner de s'engager franchement dans une route nouvelle et +originale. Il est assez probable que quelques souvenirs de cette +première direction, joints à un léger penchant pour les réminiscences +classiques[149], contribuèrent à déterminer sa préférence pour la +paraphrase d'Horace. On peut croire au moins qu'ils furent suffisans +pour le décider à se contenter, pour le présent, de la gloire qu'il +avait acquise en suivant les routes tracées, au lieu de se lancer dans +une carrière qu'il n'avait pas encore explorée. Nous avons vu que le +noble auteur avant de confier à M. Dallas les deux premiers chants de +_Childe Harold_, en avait soumis le manuscrit à l'examen d'un ami, le +premier et le seul, à ce qu'il paraît, qui en eût pris connaissance à +cette époque. M. Dallas n'a pas nommé ce critique si scrupuleux; mais le +ton tranchant de censure, dont sont empreintes ses remarques, aurait été +capable, à quelque époque que ce fût, de dénaturer le jugement d'un +auteur qui, plusieurs années après, dans tout l'éclat de sa gloire, +avouait que le blâme du dernier des hommes lui causait plus de chagrin +qu'il n'éprouvait de plaisir à recevoir les applaudissemens des plus +hauts personnages. + + [Note 149: Gray, dominé par une semblable prédilection, + préféra long-tems ses poèmes latins à ceux qui lui ont + assigné un rang si élevé dans la littérature anglaise. + «Devons-nous, dit Mason, attribuer cette méprise à ce qu'il + avait été élevé à Eton, ou à quelque autre cause? Il est + certain que lorsque je fis sa connaissance, il semblait + attacher à ses poésies latines beaucoup plus de prix qu'à + celles qu'il avait composées dans sa langue natale.»] + +Quoiqu'il soit facile de reconnaître dans toutes les productions de son +âge mûr, des traces de sa supériorité, nous croyons cependant qu'on +ajouterait peu à sa célébrité en publiant dans son entier cette +paraphrase d'Horace, qui se compose de près de huit cents vers. Mais +j'en choisirai quelques passages capables de donner une idée de ses +beautés, comme de ses défauts, afin de mettre le lecteur à même de se +former une opinion sur une composition que l'auteur, par une erreur ou +un caprice de jugement, sans exemple peut-être dans les annales de la +littérature, préféra long-tems aux sublimes méditations de _Childe +Harold_. + +Le début du poème, si on le compare à l'original, est assez ingénieux: + +Qui ne rirait si Lawrence, s'engageant à couvrir sa précieuse toile du +portrait flatté du premier venu, abusait assez de son art pour que la +nature effarouchée vît nos bons bourgeois prendre sous son pinceau la +forme des centaures? Ou si quelque barbouilleur, par amour de +l'extraordinaire, ou pour hâter la vente, s'avisait de joindre à une +fille d'honneur la queue d'une sirène? Ou si le trivial Dubost (comme on +l'a vu naguère), possédé de la fureur de peindre, dégradait les +créatures, images de la divinité? Toute la politesse qui défend de se +moquer des sots en leur présence, ne pourrait réprimer les éclats de +rire de leurs amis. Crois-moi, Moschus, rien ne ressemble plus à ces +tableaux que le livre qui, plus décousu que les rêves d'un malade, +présente à nos regards une foule de figures incomplètes, poétiques +cauchemars, qui n'ont ni pieds ni tête. + +Ce qui suit est un des meilleurs morceaux écrits dans un genre plus +grave: + +De nos jours, les mots nouveaux sont en honneur, si on les ente +adroitement sur quelque gallicisme: pourrions-nous refuser à la muse +plus habile de Dryden et de Pope, ce que Chaucer et Spencer tentèrent +avec succès? Si vous pouvez créer que ne le faites-vous, à l'exemple de +William Pitt et de Walter-Scott, qui par le secours, l'un de ses vers, +l'autre de ses poumons, ont enrichi les dialectes mal joints de notre +île? Il est et il sera toujours légitime de proposer des réformes en +littérature, comme au parlement. + +De même que les forêts couvrent par degrés la terre de leurs feuilles, +ainsi se fanent des expressions qui ont plu dans leur nouveauté. Le même +destin est réservé à l'homme, et à tout ce qui se rattache à lui. Ses +ouvrages, ses mots s'effacent et ne servent plus qu'à fixer une date. +Quoique, à un signe des monarques, et à la voix du commerce, des fleuves +impétueux deviennent de tranquilles canaux; quoique des marais desséchés +et assainis soient sillonnés par la charrue et portent de jaunes +moissons; quoique des ports creusés sur nos rivages protégent les +vaisseaux contre les tempêtes de l'antique Océan, tout, tout doit périr. +Mais, survivant au naufrage général, l'amour des lettres préserve à demi +les souvenirs du passé. + +Je ne cite ce qui suit qu'à cause de la note qui y est jointe: + +Les premiers vers satiriques naquirent du spleen de quelque égoïste. En +doutez-vous? Voyez Dryden, Pope, et le doyen de Saint-Patrick[150]. + + [Note 150: _Mac-Flecknoe_, la _Dunciade_ et toutes les + ballades satiriques de Swift. Quels que soient leurs autres + ouvrages, ceux-ci furent le résultat de sentimens personnels + et de récriminations violentes contre d'indignes rivaux; et + quoique le mérite littéraire de ces satires fasse honneur aux + talens poétiques des auteurs, leur virulence déshonore + certainement leur caractère.] + +Les vers blancs, aujourd'hui, par un commun accord, sont presque +inséparables de la tragédie. Quoique les fureurs d'Almanzor +s'exprimassent en vers rimés, au tems de Dryden, nous ne voyons pas les +héros des pièces nouvelles en affubler leurs emportemens; et la modeste +comédie, abandonnant tout-à-fait les vers, nous offre en humble prose +ses gentillesses et ses quolibets. Ce n'est pas que nos Beaumont et nos +_ben_ aient plus mauvaise grâce, ou perdent rien de leur mérite, pour +avoir composé en vers; mais c'est ainsi que Thalie aime à se montrer. +Pauvre fille! que l'on siffle quelques vingt fois par an. + +On trouve dans les vers suivans, sur Milton, plus de poésie que dans +aucun autre passage de la paraphrase: + +Ô muse! s'écrie-t-il, réveille de plus sublimes accords! Et, s'il vous +plaît, que pensez-vous voir éclore de son cerveau enflammé? En un clin +d'œil, il tombe aussi bas que Southey dont les montagnes épiques ne +manquent jamais d'accoucher d'une souris! Ce n'était pas ainsi que jadis +votre puissant devancier tirait de doux accens de sa lyre inimitable: +d'une voix mélodieuse comme les soupirs de la harpe éolienne, il nous +parle de la première désobéissance de l'homme et du fruit défendu; mais +à mesure que son sujet s'élève, son chant fait retentir les échos de la +terre et des cieux. + +On pourra remarquer quelques traits piquans dans les esquisses +suivantes: + +Enfin il touche à l'adolescence! On ne le forcera plus à gémir sur les +vers diaboliques[151] de Virgile, et sur ceux qu'on lui donne à faire. +Les prières l'ennuient, la lecture est trop sérieuse; il vole de T...ll +à Fordham (malheureux T...ll, condamné à d'éternels soucis par les +apprentis boxeurs et les ours). Que peuvent des tuteurs, des devoirs, +des convenances, en présence d'une meute, de chevaux de chasse et de la +plaine de Newmarket? Rude avec ses aînés, hautain avec ses égaux, poli +envers des escrocs, prodigue de richesses........... persiflé, pillé, +dupé, il passe le tems de ses cours sans rien faire; évite peut-être +l'expulsion, et se retire M. A. (Maître-ès-arts)! Et l'on proclame sa +nouvelle dignité dans les clubs et les tripots, dont nul habitué +n'arriva jamais plus haut. + + [Note 151: Harvey, qui fit connaître la circulation du sang, + avait coutume, dans ses transports d'admiration, de jeter + loin de lui son _Virgile_, en disant que le livre avait un + diable familier. Un personnage tel que celui que je décris, + jetterait probablement aussi le livre; mais il désirerait + plutôt que le diable s'en emparât, non pas en haine du poète, + mais par une horreur bien fondée des hexamètres. Car, + vraiment, la fastidieuse étude des _longues_ et des _brèves_ + suffit pour qu'un homme prenne la poésie en aversion pendant + sa vie entière; et peut-être en cela n'est-ce pas un + désavantage.] + +Lancé dans le monde, et devenu moins ardent, il singe l'égoïste prudence +de son père; prend une femme, pour sa dot; choisit ses amis pour leur +rang; achète des terres, et se vante d'être trop prudent pour se fier à +la banque. Il prend place au sénat; procrée un héritier, et l'envoie à +Harrow, car il y fut lui-même. Muet, quoi qu'il vote, à moins qu'il ne +joigne sa voix aux acclamations favorables au ministère; s'il parle de +son fils: C'est un compère adroit, qu'il espère bien voir un jour +arriver à la pairie! + +La vieillesse s'avance; l'âge paralyse ses membres; il quitte la scène, +ou la scène le quitte; il entasse des richesses; s'afflige à chaque +penny qu'il faut dépenser, et l'avarice s'empare de toutes les pensées +qui ne sont pas à l'ambition. Il compte les cent pour cent, et sourit; +ou vainement s'irrite, en considérant ses trésors entamés pour payer les +dettes du jeune Hopeful; il pèse bien et sagement ce qu'il faut acheter +ou vendre; habile à tout faire, excepté à mourir! grondeur, morose, +radoteur difficile à contenter, louant tous les tems, excepté le +présent; infirme, querelleur, délaissé et presque oublié, il meurt sans +qu'on le pleure; on l'enterre; qu'il pourrisse! + +Plus loin, parlant de l'opéra, voilà comment il s'exprime: + +Là se rend l'alerte boutiquier, dont l'oreille est mise à la torture par +l'orchestre qu'il veut entendre pour son argent. Une fausse honte, et +non la sympathie, l'empêche seule de ronfler; ses angoisses redoublent +quand il croit du bon ton de crier: Encore! Écrasé par la foule dans +Fop's alley, coudoyé par les élégans, gêné par son chapeau, tremblant +pour ses orteils, sa soirée est un combat, et il ne goûte quelque repos +que quand enfin le rideau tombe, et lui donne un peu de relâche qui +l'enchante. Devinez-vous pourquoi il se résigne à souffrir tout cela et +plus encore? C'est qu'il lui en coûte cher, et qu'il est forcé de se +parer! + +Les derniers vers du passage suivant retracent plaisamment ce mélange de +gaîté et d'amertume qui, parfois, animait la conversation de l'auteur. À +tel point même, que ceux qui l'ont connu pourraient presque s'imaginer +qu'ils l'entendent parler: + +Mais rien n'est sans défaut, et chacun sait que les violons et les +harpes perdent souvent le ton, et que les meilleurs chanteurs, au moment +où ils voudraient réunir tous leurs moyens, ne font entendre que des +accens criards; les chiens perdent la trace du gibier, la pierre refuse +l'étincelle, et les fusils à deux coups (que le diable les emporte!) +manquent le but[152]! + + [Note 152: Comme M. Pope a pris la liberté d'envoyer Homère à + tous les diables, malgré tout ce qu'il lui devait, quand il a + dit: «Et Homère (que le diable l'emporte, etc.)» Il est + présumable que, par licence poétique, on peut en faire + autant, en vers, de tout homme et de toute chose; et en cas + d'accident, je désire qu'on me permette de me prévaloir de + cet illustre précédent.] + +Un dernier passage, avec la note plaisante qui y est jointe, complétera +le nombre des morceaux que je veux citer comme les meilleurs. + +Est-ce assez? Non: écrivez donc et imprimez bien vite. Si le dernier +arrivé est dévolu à Satan, qui voudrait arriver le dernier? Ils +assiégent les presses, ils publient en toute hâte, ils escaladent le +comptoir et quittent leurs échoppes: de belles demoiselles de province, +des hommes de haut renom, quoi donc! des baronnets même, ont noirci +d'encre leur main guerrière. La pauvreté ne les arrête pas; c'est +Pollion qui nous joua ce tour; de son tems Phébus commença à trouver +crédit chez les banquiers. Ce ne sont pas seulement les vivans; les +morts même nous débitent leurs sottises aussi couramment que jadis +chantait la tête d'Orphée! Sifflés de leur vivant, ils obtiennent un +succès posthume; tirés de la poussière où ils étaient ensevelis quand +ils vivaient. Les revues réveillent le souvenir de leurs épidémiques +délits, de ces livres témoins muets du martyre auquel les condamne la +rage de rimer: Hélas! Que de chagrins va nous causer tel barbouilleur +que citèrent souvent le _Morning Post_ et le _Monthly Magazine_! dans +ces recueils sont ensevelis ses premiers chefs-d'œuvre; mais bientôt la +presse gémit, et il en sort un épais in-quarto! Laissez donc, vous qui +êtes sages, laissez les succès mendiés de la lyre aux baronnets ou aux +lords possédés du démon des vers, ou à ces crépins de village, +ménestrels jumeaux ivres de poétique bière! Prêtez l'oreille à ces +accords d'une mélodie narcotique: ce sont les savetiers lauréats qui +chantent les louanges de Capel Lofft[153]. + + [Note 153: Ce gentleman bien intentionné a gâté quelques + excellens cordonniers, et contribué à la ruine poétique de + plus d'un pauvre industrieux. Nathaniel Bloomfield et son + frère Bobby ont mis tout le Sommersetshire en train de + chanter; et cette maladie ne s'est pas bornée à envahir un + seul comté. Pratt aussi, qui fut jadis plus sage, a été + atteint de la contagion du patronage, et a attiré dans le + piége de la poésie un pauvre diable nommé Blackett; mais il + mourut pendant l'opération, laissant au dépourvu un enfant et + deux volumes de fragmens. La petite fille, si elle n'a pas + d'inclinations poétiques et ne se transforme pas en Sapho + cordonnière, s'en tirera peut-être; mais les tragédies sont + aussi rachitiques que si elles étaient la progéniture d'un + comte ou de quelque coureur de prix académiques. Les patrons + du pauvre homme sont certainement responsables de sa fin + tragique, et ce devrait être un délit punissable par les + lois. Mais c'est là ce qu'ils ont fait de moins coupable; + car, par un raffinement de barbarie, ils ont couvert le + défunt d'un ridicule posthume, en imprimant ce qu'il aurait + eu le bon sens de ne jamais faire imprimer lui-même. Certes, + ces remueurs de débris sont punissables par le statut contre + _les hommes de la résurrection_. Quelle différence y a-t-il, + en effet, entre exposer un pauvre idiot, après sa mort, dans + un amphithéâtre de chirurgie, et l'étaler dans une boutique + de libraire? Est-il plus mal d'exhumer ses os que ses bévues? + Ne vaut-il pas mieux attacher son corps au gibet, sur une + bruyère, que d'emprisonner son ame dans un in-octavo? «Nous + savons ce que nous sommes, mais nous ignorons ce que nous + pouvons devenir;» et il faut espérer que nous ne saurons + jamais si un homme qui a traversé la vie avec une sorte + d'éclat, est destiné à n'être qu'un charlatan de l'autre côté + du Styx, et à devenir, comme le pauvre Joe Blackett, le + plastron des railleries du purgatoire. Le prétexte de cette + publication est d'assurer un sort à l'enfant. Mais aucun des + amis et des tentateurs de ce _sutor ultrà crepidam_ ne + pouvait-il donc faire une bonne action sans enferrer Pratt + dans une biographie, et lui faire encore diviser sa dédicace + en tant de minces portions? À la duchesse une telle; la + très-honorable celle-ci, et mistress et miss celle-là; ces + volumes sont, etc., etc. Eh mais, c'est distribuer «le doux + lait de la dédicace» par petits verres. Il n'y en a qu'une + chopine, et il le partage entre douze personnes. Ah! Pratt, + n'avais-tu donc pas quelques éloges en réserve? As-tu pu + croire que six familles de distinction se contenteraient de + si peu? Il y a un enfant, un livre et une dédicace: que + n'envoies-tu la petite fille à la duchesse, les volumes à + l'épicier, et la dédicace à tous les diables?] + +Ces extraits choisis, qui comprennent un peu plus du huitième du poème +entier, suffiront pour donner au lecteur une idée du reste, dont la plus +grande partie est fort inférieure, et descend parfois au niveau de la +versification la plus triviale. + +Quand on examine la destinée des hommes, il est assez curieux d'observer +combien de fois un premier pas a décidé du sort de toute la vie. Si Lord +Byron, à cette époque, eût persisté dans son premier projet de publier +ce poème au lieu de _Childe Harold_, il est plus que probable que le +monde aurait compté un grand poète de moins[154]. La paraphrase, qui est +à tous égards si inférieure à sa première satire, et qui tombe même, en +quelques endroits, au-dessous de ce qu'ont écrit les versificateurs du +dernier rang, n'aurait pu manquer d'éprouver une chute complète. Ses +premiers adversaires auraient repris tous leurs avantages; et dans +l'amertume de sa mortification, il aurait peut-être jeté _Childe Harold_ +au feu; ou s'il eût retrouvé assez de courage pour publier ce poème, son +succès même, quoique suffisant pour le réhabiliter aux yeux du public et +aux siens, n'aurait jamais excité cette explosion d'enthousiasme, cette +subite manifestation de l'admiration générale, qui l'accueillirent +lorsqu'il apparut au monde avec toute l'illusion de son retour récent de +la terre natale de la poésie, et au milieu desquelles il marcha d'un pas +ferme et sûr à de nouveaux triomphes, dont le dernier était toujours le +plus éclatant. + + [Note 154: Le passage suivant de son journal montrera qu'il + attribuait lui-même tout à la fortune: «Comme Sylla, j'ai + toujours cru que tout dépendait de la fortune, et rien de + nous-mêmes. Je ne me rappelle ni une pensée ni une action + dignes de mon approbation ou de celle d'autrui, que je ne + doive attribuer à la bonne déesse fortune.»] + +Le jugement plus sûr de ses amis détourna heureusement ce danger, et il +consentit enfin à la publication immédiate de _Childe Harold_; mais il +ne cessa pas d'exprimer des doutes sur son mérite, et son inquiétude sur +l'accueil qu'on lui ferait dans le monde. + +«Je fis tout mon possible, dit son conseiller, pour relever cet ouvrage +dans son opinion, et j'y réussis; mais il variait beaucoup dans ses +idées à cet égard, et il ne fut satisfait que lorsque le monde eut enfin +prononcé sur son mérite. Il me répétait sans cesse que j'allais le jeter +dans de grands embarras avec ses anciens ennemis; que la _Revue +d'Édimbourg_ saisirait avec joie l'occasion de l'humilier; qu'il ne +voulait pas que son nom parût. Je le priai d'abandonner tout à ma +direction, et que je répondais que ce poème imposerait silence à tous +ses ennemis.» + +La question de la publication étant alors décidée, il s'éleva quelques +doutes et quelques difficultés relativement à l'éditeur. Quoique Lord +Byron eût confié à Cawthorn ses _Imitations d'Horace_, qu'il regardait +comme son plus beau titre, il paraît qu'il ne le trouva pas assez haut +placé dans sa profession pour assurer le succès ou la vogue à l'ouvrage +dont les chances lui semblaient plus incertaines. Il n'avait pas oublié +que MM. Longman avaient autrefois refusé de publier ses _Bardes +anglais_, et il exigea positivement de M. Dallas qu'il n'offrît pas le +manuscrit à cette maison. On s'adressa d'abord à M. Miller, +d'Albemarle-Street; mais, effrayé de la sévérité avec laquelle lord +Elgin était traité dans ce poème, M. Miller, qui était l'éditeur et le +libraire de ce seigneur, refusa de s'en charger. Le poète était si +soigneux de sa réputation, que cette circonstance, quelque insignifiante +qu'elle fût, commença à réveiller ses premières terreurs; et s'il se fût +présenté de nouvelles difficultés, il ne faut pas douter qu'il ne fût +revenu à son ancien projet. Mais on ne tarda pas à trouver une personne +qui tint à honneur d'entreprendre cette publication. M. Murray, qui +demeurait alors dans Fleet-Street, ayant, quelque tems auparavant, +exprimé le désir d'être autorisé à faire paraître quelque production de +Lord Byron, ce fut à lui que M. Dallas confia le manuscrit de _Childe +Harold_. Ainsi commencèrent entre ce gentleman et le poète des relations +qui durèrent, à quelques interruptions près, aussi long-tems que la vie +de l'un, et devinrent pour l'autre une source abondante d'honneur et de +richesse. + +Au milieu des occupations que lui donnaient ses projets littéraires et +quelques affaires litigieuses à terminer avec ses agens, Lord Byron fut +soudain rappelé à Newstead par la nouvelle d'un événement qui semble +l'avoir affligé beaucoup plus qu'on ne pouvait s'y attendre d'après +l'état des choses. Mrs. Byron, dont l'embonpoint excessif menaçait +toujours de rendre les maladies dangereuses, s'était trouvée indisposée +depuis quelques jours, mais sans que sa position fût alarmante, et il ne +paraît pas que son état fût capable d'inspirer des craintes quand il lui +avait écrit le billet suivant: + + +Hôtel Reddish, Londres, 23 juillet 1811. + + +CHÈRE MADAME, + +«M. H... me retient seul encore pour signer quelques baux, et j'aurai +soin de vous prévenir de mon départ. C'est bien malgré moi que je reste +ici. Je vous ferai une courte visite en me dirigeant vers le Lancashire +pour l'affaire de Rochdale. Vous me donnerez votre avis..., etc. + +»_P. S._ Je vous prie de considérer Newstead comme votre maison, et non +la mienne, et de ne regarder mon passage que comme une simple visite.» + +Quand il était parti pour ses voyages, elle avait conçu une sorte d'idée +superstitieuse qu'elle ne le reverrait plus; et lorsqu'il revint sain et +sauf, et qu'il lui écrivit pour la prévenir qu'il se rendrait bientôt +près d'elle, à Newstead, elle dit à sa femme de chambre: «Si j'allais +mourir avant l'arrivée de Byron, comme ce serait étrange!» Et ce fut +réellement ce qui arriva. À la fin de juillet sa maladie devint plus +menaçante; et sa vie, dit-on, se termina d'une manière tristement +caractéristique, s'il est vrai que ce fut un accès de colère excité par +la lecture d'un mémoire du tapissier, qui causa sa mort. Lord Byron, +comme cela devait être, fut promptement informé de l'attaque. Mais, +malgré son départ précipité, il arriva trop tard; elle avait rendu le +dernier soupir. + +Il écrivit la lettre suivante sur la route: + + + + +LETTRE LV. + +AU DOCTEUR PIGOT. + +Newport-Pagnell, 2 août 1811. + + +MON CHER DOCTEUR, + +«Ma pauvre mère est morte hier! et je suis parti de Londres pour aller +accompagner ce qui reste d'elle, à la sépulture de famille. J'ai appris +sa maladie un jour, et sa mort le lendemain. Grâce à Dieu, ses derniers +momens ont été fort tranquilles. On m'assure qu'elle a peu souffert, et +qu'elle ne connaissait pas le danger de sa position. Je reconnais +aujourd'hui toute la vérité de l'observation de M. Gray: «Que nous ne +pouvons avoir qu'une mère.» Qu'elle repose en paix! J'ai à vous +remercier de vos témoignages d'intérêt; et comme dans six semaines je +dois aller dans le Lancashire pour affaires, je pousserai jusqu'à +Liverpool et Chester; du moins je tâcherai. + +»Si cela peut vous être agréable, je vous dirai qu'au mois de novembre +prochain l'éditeur du _Fouet_ (_the Scourge_) sera jugé pour deux +libelles différens sur feu Mrs. Byron et moi-même, la mort de ma mère ne +changeant rien à la chose. Comme il est coupable d'une violation de +privilége, dans une insertion aussi sotte que mal fondée, il sera +poursuivi avec la dernière rigueur. + +»Je vous donne ce détail, parce que je sais que vous vous intéressez à +l'affaire, laquelle est maintenant entre les mains du procureur-général. + +»Je resterai la plus grande partie de ce mois à Newstead, où je serais +charmé de recevoir de vos nouvelles, d'autant plus que j'en ai été privé +pendant les deux années qu'a duré mon voyage d'Orient. + +»Je suis, mon cher Pigot, etc.» + +BYRON. + +Le lecteur aura sans doute remarqué que le ton général de la +correspondance du noble poète avec sa mère est celui d'un fils qui +accomplit strictement et consciencieusement ce qu'il regarde comme son +devoir, mais sans aucun mélange de cordialité ou d'affection. Le titre +même de _madame_ qu'il lui donne presque toujours, auquel il ne +substitue que rarement le nom plus doux de _mère_, est en lui-même une +preuve suffisante de la nature des sentimens qu'il avait pour elle. +Qu'ils aient été tels, l'on ne peut ni s'en étonner, ni l'en blâmer; +mais que, malgré le malheureux caractère de sa mère, qui lui aliénait +son cœur, il ait continué à consulter ses désirs, à s'occuper de son +bien-être, comme on le voit non-seulement dans ses lettres, mais encore +dans le soin qu'il avait pris de disposer le domaine de Newstead pour +son usage presque exclusif, c'est ce qui lui fait singulièrement +honneur, et ce qui devient même plus méritoire, car l'affection nous +fait un plaisir personnel des soins que nous prodiguons à ceux qui en +sont l'objet. + +Mais, quoique sa mère fut ainsi devenue, de son vivant, presque +étrangère à son cœur, la mort lui rendit la place qu'elle devait +naturellement y occuper. Soit par un retour de sa première tendresse; +soit par la puissance du tombeau, qui fait oublier tant de choses! soit +par la perspective du vide qu'elle allait laisser dans sa vie, il est +certain qu'il sentit amèrement sa mort, si ce n'est profondément. La +nuit qui suivit son arrivée à Newstead, la garde de Mrs. Byron, passant +devant la porte de la chambre où reposait le cadavre de cette dame, +entendit un bruit comme de quelqu'un qui soupirait péniblement, et, en +entrant, fut fort étonnée de trouver Lord Byron près du lit, assis dans +une obscurité profonde. Comme elle lui représentait la faiblesse qu'il y +avait à s'abandonner ainsi à la douleur, il fondit en larmes, et +s'écria: «Ho! Mrs. By, je n'avais qu'une amie dans le monde, et elle est +morte!» + +Tandis qu'il renfermait ainsi dans le silence et dans l'obscurité ses +pensées réelles, il y avait dans d'autres parties de sa conduite plus +exposées aux regards un degré de singularité et d'indécorum qui, aux +yeux d'observateurs superficiels, devait faire révoquer en doute la +sensibilité de son naturel. Le matin des funérailles, après avoir refusé +d'accompagner lui-même le corps, il se tint debout à la porte de +l'Abbaye jusqu'à ce que tout le cortége fut passé; alors, se tournant +vers le jeune Rushton, il lui ordonna d'aller chercher des gants à +boxer, et se mit à s'exercer avec cet enfant, comme à son ordinaire. Il +fut silencieux et distrait pendant tout le tems; et comme par un effort +pour se soustraire aux pensées qui l'agitaient, Rushton crut +s'apercevoir qu'il mettait une violence inaccoutumée dans les coups +qu'il lui portait. Mais à la fin, l'effort devenant trop grand pour lui, +il jeta précipitamment les gants, et se retira dans sa chambre. + +Nous avons assez parlé de Mrs. Byron dans cet ouvrage pour mettre +pleinement le lecteur en état de se former une opinion tant sur le +caractère de cette dame que sur le degré d'influence qu'il dut avoir sur +celui de son fils. L'homme le plus extraordinaire de notre tems[155], +qui se croyait principalement redevable à l'éducation qu'il reçut de sa +mère, de l'élévation sans exemple à laquelle il arriva dans la suite, a +dit plusieurs fois que «la bonne ou mauvaise conduite d'un enfant dépend +entièrement de sa mère.» Quant à l'influence que peuvent avoir eue les +caprices et la violence de sa mère sur les défauts qui se mêlèrent aux +belles qualités de Lord Byron, sur ses impulsions incertaines et +opiniâtres, sur son aversion pour toute espèce de frein, sur l'amertume +qu'il mit quelquefois dans sa haine, et sur la précipitation de ses +ressentimens, c'est une question pour la solution de laquelle les +matériaux ne manquent pas dans ces pages, et que chacun décidera suivant +qu'il accordera plus ou moins de force et de pouvoir à ces causes dans +la formation d'un caractère. + + [Note 155: Napoléon.] + +Malgré le traitement peu judicieux et presque grossier qu'elle lui fit +subir, il n'est pas douteux qu'elle n'aimât son fils, mais par boutades, +et comme il convenait seulement à un naturel tel que le sien; il est +moins douteux encore qu'elle n'en fût fière, et ne plaçât en lui de +grandes espérances pour l'avenir. On peut juger de son anxiété pour le +succès de ses premiers essais littéraires, par les peines que prit Byron +pour la tranquilliser lors de l'apparition de l'article de la _Revue +d'Édimbourg_, où il était si mal traité. À mesure que sa renommée +s'augmenta et devint plus brillante, elle se confirma de plus en plus +dans les idées que, par une sorte de superstition, elle avait formées +dès son enfance, de sa grandeur et de sa gloire à venir. Elle épiait +avec inquiétude toutes les publications où son nom était même simplement +mentionné; elle avait réuni en un volume qu'a vu l'un de mes amis tout +ce qui avait paru sur sa satire et ses premiers poèmes. Le volume était +couvert à la marge d'observations qui lui étaient propres, pleines de +plus de sens et d'habileté que nous ne lui en aurions supposé, d'après +ce que nous connaissions en général de son caractère et de sa manière +d'être. + +Parmi les autres traits de sa conduite, où l'on pourrait remarquer le +désir d'environner sa mère de respect, on peut remarquer qu'étant enfant +il insistait pour être appelé «Georges Byron Gordon,» donnant ainsi la +préférence au nom maternel, et qu'il continua toujours à lui écrire: «À +l'honorable Mrs. Byron,» quoiqu'il sût bien qu'elle n'avait aucune +espèce de droit à ce titre honorifique. Il ne paraît pas non plus que +dans sa conduite générale envers elle il ait jamais manqué d'affection +et de déférence, on y remarquait seulement quelquefois plus de +familiarité que n'en comportent nos idées de respect filial. Ainsi quand +ils étaient bien ensemble, il ne l'appelait jamais autrement que «Kitty +Gordon;» et je me rappelle avoir vu un témoin de la scène me décrire +l'air dramatique et malin dont un jour, à Southwell, quand ils étaient +dans le fort de leur rage théâtrale, il ouvrit brusquement les portes du +salon pour la faire entrer, en disant: «Entrez, honorable Kitty Gordon.» + +L'orgueil de la naissance était un sentiment commun à la mère et au +fils, souvent même c'était un sujet de rivalité entre eux; il leur était +difficile d'accorder leurs prétentions anglaises et écossaises au plus +haut lignage respectif. Dans une lettre écrite d'Italie; il dit à propos +de quelque anecdote qu'il tenait de sa mère: «Ma mère, qui était fière +comme un diable de descendre des Stuart, en ligne droite des _vieux +Gordon_, et non des _Sexton Gordon_, comme elle appelait dédaigneusement +la branche ducale, ne manquait pas de me faire remarquer, chaque fois +qu'elle me racontait cette histoire, combien _ses_ Gordon l'emportaient +sur les Byron anglais, malgré notre origine normande, et notre nom +toujours porté par un héritier mâle, tandis que celui des Gordon était +tombé à une femme, dans la personne de ma mère.» + +Si, pour peindre fortement les émotions pénibles, il faut les avoir +éprouvées, ou, en d'autres termes, si, pour que le poète soit grand, +l'homme doit avoir souffert, Lord Byron, il faut l'avouer, paya son beau +talent de bonne heure et bien cher. Quelque peu nombreuses que fussent +les affections de Byron, soit en dedans, soit en dehors du cercle de sa +parenté, il les vit dans un court espace de tems presque toutes brisées +par la mort[156]. Outre la perte de sa mère, il eut à déplorer, dans +l'espace de quelques semaines, la mort prématurée de deux ou trois de +ses meilleurs amis. «Dans le court espace d'un mois,» dit-il dans une +note de _Childe Harold_, «j'ai perdu celle qui m'avait donné +l'existence, et la plupart de ceux qui me rendaient cette existence +tolérable.» Parmi eux nous devons compter le jeune Wingfield, que nous +avons vu en tête de la liste de ses favoris, à Harrow, et qui mourut de +la fièvre à Coimbre; et Matthews, l'objet de son admiration et de son +idolâtrie à l'université, qui se noya en se baignant dans la Cam. + + [Note 156: Dans une lettre écrite deux ou trois mois après la + mort de sa mère, il ne compte pas moins de six personnes de + ses parens ou de ses amis que la mort lui avait enlevées + depuis le mois de mai jusqu'à la fin d'août. + (_Note de Moore_.)] + +La lettre suivante, écrite immédiatement après ce dernier événement, est +tellement pleine d'une douloureuse sensibilité, que la lecture en est +presque pénible. + + + + +LETTRE LVI. + +À M. SCROPE DAVIES. + +Newstead-Abbey, 7 août 1811. + + +MON CHER DAVIES, + +«Il y a quelque malédiction sur moi et les miens. Le cadavre de ma mère +est encore dans la maison, et voilà qu'un de mes meilleurs amis se noie +dans un fossé! Je ne sais que dire, que penser ou que faire. J'avais +reçu une lettre de lui avant-hier. Mon cher Scrope, si vous avez un +moment de libre, je vous en conjure, venez me voir, j'ai besoin d'un +ami. La dernière lettre de Matthews était datée de vendredi, et samedi +il n'était plus! Qui pouvait-on comparer à Matthews pour les talens? +Comme nous étions tous petits auprès de lui! Vous ne me rendez que +justice en disant que j'aurais volontiers risqué ma chétive existence +pour sauver la sienne. J'avais intention de lui écrire ce soir même, +pour l'inviter, comme je vous invite, mon bien, bon ami, à me venir +voir. Que Dieu pardonne à... son apathie! Quelle sera la douleur de +notre pauvre Hobhouse! Ses lettres ne parlent que de Matthews. Venez, +Scrope, je suis presque dans le désespoir; me voilà presque seul dans le +monde! Je n'avais que vous, Hobhouse et Matthews; laissez-moi jouir de +la société des survivans aussi long-tems que je le puis. Pauvre +Matthews! Dans sa lettre de vendredi, il me parlait de son intention de +se présenter pour l'élection de Cambridge et d'un voyage qu'il devait +faire bientôt à Londres. Écrivez-moi ou venez, mais venez plutôt si vous +le pouvez; l'un ou l'autre, ou tous les deux. + +»Pour toujours, votre, etc.» + +J'ai déjà eu occasion de parler de ce jeune homme remarquable[157]; mais +le rang qu'il occupa dans les affections de Byron, justifiera sans doute +un hommage à sa mémoire un peu plus détaillé. + + [Note 157: Charles Skinner Matthews était le troisième fils + de feu John Matthews, esq. de Belmont, dans le Herefordshire, + représentant de ce comté au parlement de 1802 à 1806. Il + avait pour frères l'auteur du _Journal d'un Invalide_ (_Diary + of an Invalid_), qui mourut aussi fort jeune, et le + prébendier actuel d'Hereford, le révérend Arthur Matthews, + qui, par ses talens naturels et ses connaissances acquises, + soutient dignement la réputation de son nom. + + Le père de cette famille accomplie était lui-même un homme de + fort grands talens, et auteur de plusieurs poèmes anonymes; + l'un d'eux, la _Parodie de l'Héloïse de Pope_, a été + faussement attribué à feu M. le professeur Porson; qui le + récitait souvent, et qui en a même donné une édition.] + +Rarement, peut-être on a vu réunis à la fois autant de jeunes gens de +mérite et d'espérance qu'il s'en trouva à Cambridge dans la société dont +Byron faisait partie. Le nom de quelques-uns d'entre eux, MM. Hobhouse +et William Bankes, par exemple, est devenu célèbre dans le monde +littéraire et savant. Il en est un autre, M. Scrope Davies, dont les +talens n'ont encore, au grand regret de ses amis, brillé que dans sa +conversation, d'ailleurs fort remarquable. Parmi tous ces jeunes gens +pleins de talens et de connaissances, en y comprenant Byron lui-même, +dont le génie était à cette époque _un monde non encore découvert_, la +supériorité dans presque tous les genres paraît, du consentement de +tous, avoir incontestablement appartenu à Matthews. Cet hommage unanime, +si nous considérons le mérite des personnes qui le lui rendaient, doit +donner une très-haute idée des dispositions et même des talens qu'il +montrait à cette époque. On ne peut songer sans intérêt et sans douleur +à ce qu'il serait probablement devenu un jour si la mort ne l'eût pas +frappé sitôt. La supériorité intellectuelle, non accompagnée des +qualités aimables du cœur, n'eût pas suffi pour obtenir cet éloge +unanime; mais le jeune Matthews, en dépit de quelques légères aspérités +de caractère, de quelques originalités qu'il commençait à faire +disparaître, paraît avoir été l'un de ces individus rares, qui +commandent notre affection en même tems que nos respects, et qui nous +soulagent de l'admiration que nous ne saurions leur refuser, par l'amour +qu'ils savent nous inspirer. + +J'ai déjà parlé de ses opinions religieuses, et, de leur malheureuse +conformité avec celles de Lord Byron; ardent, comme son noble ami, à la +recherche de la vérité, comme lui il s'égara dans sa poursuite, et tous +deux prirent pour elle cette fausse lumière qui lui ressemble. Qu'il +soit jamais allé plus loin que Lord Byron dans son scepticisme, que son +esprit ingénieux ait jamais admis _la croyance incroyable de +l'athéisme_, c'est, malgré le témoignage écrit de notre poète, c'est ce +que je vois nier par tous ceux de ses amis qui avouent ses autres +erreurs en les déplorant. Je ne me serais même pas permis d'examiner +quelles ont été les opinions d'un homme qui, ne les ayant jamais +affichées, ne les a pas rendues du domaine public, si l'idée fausse +qu'on avait adoptée à ce sujet, d'après l'autorité de Lord Byron, ne +m'eût pas fait considérer comme un acte de justice, envers tous deux, de +repousser cette imputation. + +On se rappellera que, dans ses lettres écrites à sa mère, avant son +départ pour ses voyages, Lord Byron parle quelquefois d'un testament +qu'il avait intention de laisser entre les mains de ses exécuteurs. Quel +qu'ait été le contenu de cette pièce, il paraît que, quinze jours après +la mort de sa mère, il crut devoir faire de nouvelles dispositions, et +adressa la lettre suivante, avec ses instructions à cet effet, à feu M. +Bolton, procureur à Nottingham. J'ai refusé long-tems de croire qu'il +eût jamais donné sérieusement et en forme les ordres que l'on va voir, +pour son propre enterrement; mais les documens ci-joints mettent hors de +doute cette preuve remarquable de la singularité de son caractère. + + +À M. BOLTON. + +Newstead-Abbey, 12 août 1811. + + +MONSIEUR, + +«Je vous envoie ci-joint une copie des clauses principales du testament +que j'ai dessein de faire, que je vous prie de vouloir bien faire +grossoyer le plus tôt possible, de la manière la plus claire et la plus +formelle. Les changemens que vous y remarquerez sont principalement par +suite de la mort de Mrs. Byron. Je vous serais obligé de le tenir prêt +dans peu de tems, et j'ai l'honneur d'être, monsieur, + +»Votre très-humble et très-obéissant serviteur,» + +BYRON. + +NOTES POUR UN TESTAMENT À GROSSOYER IMMÉDIATEMENT. + +Newstead-Abbey, 12 août 1811. + +«Le domaine de Newstead à substituer, après certaines déductions, à +George Anson Byron, héritier légitime du titre, ou à la personne +quelconque qui s'en trouvera héritière légitime au décès de Lord Byron. +La propriété de Rochdale à vendre en tout ou en partie, suivant le +chiffre des dettes et legs du présent Lord Byron. + +»À Nicolo Giraud, d'Athènes, sujet français, mais né en Grèce, la somme +de 7,000 livres sterl. pour être payée, à l'époque de sa majorité, audit +Nicolo Giraud, habitant Athènes et Malte en 1810, et ce sur la vente de +telles parties de Rochdale, Newstead et autres propriétés, suivant que +besoin sera. + +»À William Fletcher, Joseph Murray et Démétrius Zograffo[158], natif de +Grèce, domestiques, la somme de 50 livres sterl. pendant leur vie. De +plus, audit William Fletcher, le moulin de Newstead, à condition qu'il +en paiera la rente, mais sans être soumis au caprice du propriétaire. À +Robert Rushton, la somme de 50 livres sterling de rente viagère; plus, +une autre somme de 1,000 liv. sterl. le jour qu'il atteindra l'âge de +vingt-cinq ans. + + [Note 158: Si les gazettes ne mentent pas, ce qu'elles font + généralement, Démétrius Zograffo, d'Athènes, est à la tête de + l'insurrection de ce pays. Il a été mon domestique pendant + les années 1809, 1810, 1811 et 1812, avec quelques + interruptions, car je le laissai en Grèce quand je passai à + Constantinople; il m'accompagna en Angleterre, en 1811, et + retourna dans son pays au printems de l'année suivante. C'est + un homme habile, quoiqu'il n'eût pas l'air entreprenant; mais + ce sont les circonstances qui nous font ce que nous sommes. + Ses deux fils, alors au berceau, s'appelaient Miltiade et + Alcibiade; puisse le présage être favorable! + (_Journal autographe de Byron_.)] + +»À John Hanson, esq., la somme de 2,000 liv. sterling. + +»Ce qui pourra être dû à S.B. Davies, esq., devra lui être payé dès +qu'il en aura fourni la note. + +»Le corps de Lord Byron sera enseveli dans le caveau du château de +Newstead, sans aucune cérémonie ou service funèbre, et sans aucune +inscription, si ce n'est celle de son nom et de son âge. Les restes de +son chien ne seront pas pour cela enlevés du dit caveau. + +»Ma bibliothèque et mes meubles de toute espèce sont légués à mes amis +et exécuteurs John Carn Hobbouse et S.B. Davies. En cas de décès des +susdits, je nomme pour mes exécuteurs le révérend J. Becher, de +Southwell, Nottinghamshire, et R. C. Dallas, Esq. de Montake Surrey. + +»Le produit de la vente de Wymondham dans le Norfolkshire, et des +propriétés de la feue Mrs. Byron en Écosse, sera employé au paiement de +mes dettes et de mes legs.» + +En envoyant une copie du testament rédigé d'après les instructions de +Lord Byron, le procureur avait accompagné quelques-unes des clauses de +questions marginales, appelant l'attention de son noble client sur +certaines choses qui lui semblaient impropres ou douteuses. Comme les +courtes, mais énergiques réponses de Byron, sont parfaitement empreintes +de l'originalité de son caractère, nous allons donner ici quelques-unes +de ces clauses avec les questions et les réponses qui s'y rapportent. + +«Ceci est la dernière volonté et le testament de moi, le très-honorable +Georges-Gordon Lord Byron, Baron Byron de Rochdale, dans le comté de +Lancaster. Je veux que mon corps soit enterré dans le caveau du jardin +de Newstead, sans aucune cérémonie, ni aucun service funèbre quelconque. +Qu'on ne place aucune inscription sur mon tombeau, sauf une tablette +portant mon nom et mon âge. Je veux de plus qu'on ne retire pas du dit +caveau les restes de mon chien fidèle. Je me confie à l'affection de mes +exécuteurs pour l'accomplissement de cette volonté, à laquelle je tiens +d'une manière toute particulière.» + +»--On demande à Lord Byron s'il ne vaudrait pas mieux supprimer +entièrement cette clause relative aux funérailles. La substance pourrait +en être renfermée dans une lettre de Sa Seigneurie à ses exécuteurs, et +jointe au testament, lequel porterait alors que les funérailles auraient +lieu en la manière que Sa Seigneurie l'aurait ordonné par une lettre _ad +hoc_, ou, à défaut d'une telle lettre, à la discrétion de ses +exécuteurs.» + +»--Il faut que cela reste.» + +BYRON. + +»Je veux, et j'ordonne formellement que toutes les sommes que ledit S. +B. Davies pourrait avoir à répéter sur moi, soient payées intégralement, +aussitôt que possible, après mon décès, dès qu'il aura prouvé la nature +et le montant de la dette (par témoins ou autrement, à la satisfaction +de mes exécuteurs ci-dessus nommés)[159].» + + [Note 159: Les mots placés ici entre deux traits avaient été + biffés à la plume par Lord Byron.] + +»--Si M. Davies a quelques comptes non réglés avec Lord Byron, cette +circonstance est une raison de ne le point nommer exécuteur; chaque +exécuteur étant en état de se payer par ses propres mains sans consulter +ses co-exécuteurs.» + +»--Tant mieux... Si la chose est possible, qu'il soit l'un des +exécuteurs.» + +BYRON. + +Les deux lettres suivantes contiennent de nouvelles instructions sur le +même sujet. + + + + +LETTRE LVIII. [Même numéro que lettre suivante] + +À M. BOLTON. + +Newstead-Abbey, 16 août 1811. + + +MONSIEUR, + +«J'ai répondu en marge à vos questions[160]. Mon intention est que l'on +accorde à M. Davies tout ce qu'il croira devoir répéter, et de plus +qu'il soit l'un de mes exécuteurs. Je désire que le testament soit, s'il +est possible, écrit de manière à prévenir toute espèce de discussion +après ma mort, et c'est ce sur quoi je m'en repose sur vous comme homme +de loi et homme d'honneur. + + [Note 160: En énumérant dans cette clause le nom et la + demeure des exécuteurs, le procureur avait laissé des blancs + pour les noms de baptême des exécuteurs; Lord Byron les ayant + tous remplis, excepté celui ou ceux de M. Dallas, écrivit en + marge: «J'ai oublié le nom de baptême de Dallas... il n'y a + qu'à le retrancher.»] + +»Quant à la manière simple dont je veux qu'on dispose de ma _carcasse_, +je veux que l'on s'y conforme absolument; cela aura, du moins, +l'avantage de sauver bien du trouble et de la dépense. En outre, ce qui +est de peu de conséquence pour moi, mais qui pourra calmer la conscience +des survivans, le jardin est _terre consacrée_. Cet article est copié +mot à mot de mon premier testament, et les changemens opérés dans +d'autres sont la suite de la mort de Mrs. Byron. + +»J'ai l'honneur d'être votre très-humble et très-obéissant serviteur,» + +BYRON. + + + + +LETTRE LVIII.[Même numéro que la lettre précédente.] + +À M. BOLTON. + +Newstead-Abbey, 20 août 1811. + + +MONSIEUR, + +«Les témoins seront pris parmi mes fermiers, et je serai charmé de vous +recevoir le premier jour qui vous sera convenable. J'ai oublié de +mentionner qu'il faut spécifier par codicille, ou autrement, que mon +corps ne devra, sous aucun prétexte, être enlevé de la place où je yeux +qu'il soit déposé. Que si quelqu'un de mes successeurs au titre, soit +par bigoterie, soit autrement, voulait déranger ma carcasse, un tel +procédé devra être suivi de la perte du domaine, qui, dans ce cas, +serait dévolu à ma sœur l'honorable Augusta Leigh ou à ses ayant-cause, +aux mêmes conditions. + +«»J'ai l'honneur d'être, Monsieur, etc.» + +BYRON. + +En conséquence de cette dernière lettre, une condition provisionnelle +fut insérée dans le testament. Il y fut aussi, le 28 du même mois, +ajouté un codicille par lequel il révoque la donation précédemment faite +de «ses meubles meublans, bibliothèque, tableaux, sabres, montres, +argenterie, linge, bijoux, etc., et autres effets mobiliers, excepté +l'argent et les valeurs en portefeuille, qui se trouveraient dans la +maison et propriété de Newstead au jour de son décès, et lègue le tout +(excepté le vin et les autres spiritueux) à ses amis lesdits J. C. +Hobhouse, J. B. Davies et Francis Hodgson, ses exécuteurs, etc. Il lègue +le vin et les liqueurs spiritueuses qui se trouveront dans les caves et +autres parties de Newstead, à son ami ledit J. Becher, pour son usage +particulier. Priant collectivement et individuellement les susnommés de +vouloir bien accepter leur dit legs respectif, comme un gage de son +amitié.» + +On ne saurait se défendre d'un intérêt douloureux à la lecture des +lettres suivantes, écrites lorsque ses dernières pertes étaient encore +toutes récentes. + +LETTRE LIX. + +À M. DALLAS. + +Newstead-Abbey, 12 août 1811. + +«Que la paix soit avec les morts! Le regret ne saurait les réveiller. +Après avoir donné un soupir à ceux qui ont quitté cette vie, +reprenons-en les ennuyeuses occupations, dans la certitude où nous +sommes que nous aussi nous aurons un jour notre repos. Outre celle qui +m'avait donné l'existence, j'ai perdu la plus grande partie de ceux qui +me la rendaient supportable. Le meilleur ami de mon ami Hobhouse, +Matthews, homme d'un rare mérite, l'ornement de notre petit cercle, a +péri misérablement dans les eaux fangeuses de la Cam, toujours fatales +au génie. Mon pauvre camarade d'école, Wingfield, est mort à Coimbre. En +voilà trois dans l'espace d'un mois; j'avais reçu des nouvelles de tous +trois, mais je n'en ai pas vu un seul. Matthews m'avait écrit le jour +même de sa mort: quoique je regrette vivement sa perte, je suis bien +plus tourmenté pour Hobhouse, je crains bien qu'il n'en perde la raison; +depuis cet événement, les lettres qu'il m'a écrites sont pleines +d'incohérences. Mais allons..., nous passerons un jour ou un autre comme +tout le reste... Le monde est trop plein de ces sortes de choses, et +notre chagrin même est égoïste. + +»J'ai reçu une lettre de vous, à laquelle mes dernières occupations +m'ont empêché de répondre, ainsi qu'il aurait convenu. J'espère que vos +parens et vos amis ne seront pas de sitôt séparés. Je serai charmé de +recevoir une lettre de vous: parlez-moi d'affaires, de sujets communs, +de quelque chose ou de rien, de tout ce que vous voudrez, excepté de la +mort; j'en ai plus que je n'en puis supporter. C'est une chose +étonnante: je regarde sans émotion les quatre crânes que j'ai toujours +sous les yeux dans mon cabinet d'étude, et je ne puis, même par la +pensée, dépouiller de leur enveloppe charnue les traits de ceux que j'ai +connus, sans éprouver une horrible sensation; mais les vers n'y font pas +tant de cérémonie! Sûrement les Romains avaient raison de brûler leurs +morts. + +»Je serai charmé de recevoir de vos nouvelles, et suis votre, etc.» + +BYRON. + + + + +LETTRE LX. + +À M. HODGSON. + +Newstead-Abbey, 22 août 1811. + + +«Vous avez sans doute appris la mort soudaine de ma mère, celle de +Matthews, celle de Wingfield que je n'ai sue d'une manière bien positive +qu'au moment où je quittais Londres, encore refusais-je d'y croire; tout +cela fait un horrible vide dans mes affections. Ces coups se sont +succédé si rapidement, que je suis comme stupéfait du choc. Quoique je +mange, que je boive, que je parle, que je rie même quelquefois, j'ai +peine à me persuader que je sois éveillé; chaque matin j'acquiers la +triste conviction que tout cela n'est que trop réel. Mais, brisons là, +les morts sont en repos, et seuls ils y sont. + +»Vous partagerez la douleur de ce pauvre Hobhouse: Matthews était le +dieu de son idolâtrie; et si l'intelligence peut élever un homme +au-dessus de ses semblables, nul ne pouvait lui refuser cette +prééminence. Je le connaissais très-intimement, et l'estimais en +proportion; mais je retombe encore... Allons, parlons de la vie et des +vivans. + +«Si vous vous sentiez disposé à venir ici, vous y trouveriez «du bœuf, +du feu de charbon de terre» et du vin qui n'est pas sans quelque mérite. +Si vous y trouverez les deux autres nécessités d'un Anglais, suivant +Otway, je ne saurais en répondre, mais probablement une des deux. +Faites-moi savoir quand je pourrai vous attendre, afin que je vous +tienne au courant de mes allées et de mes venues..... + +«Davies est venu ici; il m'a invité à passer une semaine à Cambridge +dans le mois d'octobre, de sorte que nous pourrions d'aventure nous +rencontrer le verre à la main. Sa gaîté contre laquelle la mort ne peut +rien, m'a rendu bien service; mais après tout, nos éclats de rire +n'étaient pas francs. + +«Vous m'écrirez? Je suis seul, voilà la première fois que la solitude +m'est pénible. Votre anxiété, à propos de la critique sur le livre de +***, est amusante; comme elle est anonyme, elle est de peu de +conséquence. Je voudrais qu'elle eût amené un peu plus de confusion, car +j'aime les malices littéraires. Ne faites-vous rien? N'écrivez-vous +rien? N'imprimez-vous rien? Pourquoi ne continuez-vous pas votre satire +sur le méthodisme? Ce sujet, en supposant même que le public fût aveugle +sur le mérite littéraire, ferait merveille. Outre que pour un homme qui +se destine au diaconat, il n'y aurait pas de mal de prouver son +orthodoxie, sérieusement parlé, je désirerais vivement vous voir mieux +apprécié. Je dis _sérieusement_, parce qu'étant auteur moi-même, on +pourrait soupçonner mon humanité. Croyez-moi, pour toujours, mon cher +Hodgson, votre, etc.» + + + + +LETTRE LXI. + +A M. DALLAS. + +Newstead, 21 août 1811. + + +«Votre lettre me fait honneur de plus de sensibilité que je n'en +possède; quoique je me trouve suffisamment malheureux, je suis cependant +sujet à une sorte de joie hystérique, ou plutôt de rire sans gaîté, dont +je ne puis me rendre compte, et que je ne saurais surmonter; et +cependant je ne m'en sens pas soulagé: une personne indifférente me +croirait dans les meilleures dispositions du monde. «Il faut oublier +toutes ces choses,» et avoir recours à toutes nos jouissances +d'égoïstes, ou plutôt à notre égoïsme, source de nos jouissances. Je ne +crois pas retourner à Londres immédiatement; j'accepterai donc sans +cérémonie ce que vous m'avez obligeamment offert, votre médiation entre +Murray et moi. Je ne crois pas qu'il soit convenable d'y mettre mon nom. +Observez que ma maudite satire sera cause que les critiques anglais et +écossais vont se déchaîner sur le _Pélerinage_. Mais n'importe; si +Murray insiste, et que vous soyez d'accord avec lui, j'en aurai le +courage. Que le titre porte donc: «Par l'auteur des _Poètes anglais et +des Journalistes écossais_.» Mes remarques sur la langue romaïque, qui +devaient accompagner mes _Imitations d'Horace_, se joindront tout +naturellement à cet ouvrage, avec lequel elles ont plus de rapport, +ainsi que les petits poèmes que j'ai maintenant en portefeuille, et +quelques autres déjà publiés dans les _Mélanges_. J'ai trouvé dans les +papiers de ma pauvre mère toutes mes lettres de l'Orient, et en +particulier une assez longue sur l'Albanie; j'en pourrai, au besoin, +tirer le sujet d'une note ou deux. Comme je n'avais point de journal, +ces lettres écrites sur les lieux sont tout ce que je puis désirer de +mieux. Nous en reparlerons quand tout le reste sera définitivement +arrangé. + +«Murray a-t-il montré l'ouvrage à quelqu'un? Il en est bien le maître; +mais je ne veux pas de suffrages mendiés ou surpris. Il y a +naturellement certaines petites choses que je voudrais changer. +Peut-être ferait-on aussi bien de retrancher deux stances bouffonnes sur +le dimanche à Londres. Je dois singulièrement éviter d'identifier mon +caractère avec celui de _Childe Harold_, et c'est en vérité une seconde +objection pour l'impression de mon nom sur le titre. Quand vous serez +convenu du tems, du format, du caractère, etc., faites-moi l'honneur +d'une réponse. Je vous donne une peine infinie, et que tous mes +remercîmens ne sauraient jamais reconnaître. J'avais mis en tête du +manuscrit une sorte d'apologie en prose de mon scepticisme; mais comme, +toute réflexion faite, je trouve qu'elle a plutôt l'air d'une attaque +que d'une défense, je crois qu'il serait peut-être mieux de la +retrancher.... Voyez, et jugez. Je crains que Murray ne se fasse quelque +mauvaise affaire avec les dévots; je ne puis qu'y faire; je souhaite +cependant qu'il s'en tire pour le mieux. Quant à moi, «j'ai été abreuvé +de critiques, et j'en ai eu tout mon soûl,» et je ne pense pas que «le +plus épouvantable traité» puisse mouvoir et faire hérisser sur ma tête +«ma toison de cheveux», jusqu'à ce que «la forêt de Birnam vienne au +château de Dunsinane[161]». Je continuerai à vous écrire de tems en +tems, et j'espère que vous me rendrez lettre pour lettre. Comment Pratt +se tire-t-il des œuvres posthumes de Joe Blackett? Vous avez tué ce +pauvre homme-là entre vous, en dépit de votre ami l'Ionien et de moi qui +voulions le sauver des griffes de Pratt. Poésie, pauvreté pendant la +vie, oubli après la mort! Cruel patronage! de ruiner un homme, en +l'arrachant à son état. Mais enfin c'est un merveilleux sujet de +souscription et de biographie; et Pratt, qui tire le meilleur parti de +ses dédicaces, a déjà dédié son livre à cinq grandes familles au moins. + + [Note 161: Imitation burlesque du _Macbeth_ de Shakspeare. + (_N. du Tr._)] + +«Je suis fâché que vous n'aimiez pas Harry White; avec beaucoup de +jargon religieux qui, par parenthèse, l'a tué, quoique sincère, comme +vous avez tué Joe Blackett, certes il y avait en lui de la poésie et du +génie. Je ne dis pas cela pour ma comparaison et mes rimes; mais il +était incontestablement au-dessus de tous les Bloomfields, les +Blacketts, et tous ces autres savetiers que Lofft et Pratt ont enlevés +ou enlèveront à leur état pour les faire entrer au service de la presse. +Vous excuserez tout le décousu de cette lettre; j'écris je ne sais quoi +pour me dérober à moi-même. Hobhouse est parti pour l'Irlande. M. Davies +est passé par ici en se rendant à Harrowgate. + +»Vous ne connaissiez pas Matthews; c'était un homme d'un talent +extraordinaire; il en a fait preuve à Cambridge, en gagnant, sur les +plus habiles candidats, plus de prix et de _fellowships_ qu'aucun gradué +ne l'ait encore fait, de mémoire d'homme. Mais c'était un athée bien +décidé et bien connu pour tel; car il proclamait ses principes dans +toutes les sociétés. Je le connaissais beaucoup; sa mort laisse dans mon +cœur un vide qui ne sera pas aisément rempli: pour Hobhouse, il ne s'en +consolera jamais. Écrivez-moi, et croyez-moi, etc.» + + + + +LETTRE LXII. + +À M. MURRAY. + +Newstead-Abbey, 23 août 1811. + + +MONSIEUR, + +«Un chagrin domestique, la mort d'un parent très-proche, m'a jusqu'ici +empêché d'entrer en correspondance avec vous sur ce qui fait le sujet de +cette lettre. Mon ami, M. Dallas, a mis entre vos mains le manuscrit +d'un poème écrit par moi en Grèce, et me dit que vous n'avez point +d'objections contre sa publication; mais il m'apprend aussi que vous +désireriez soumettre l'ouvrage à M. Gifford. Certes, nul ne désirerait +plus que moi profiter des observations dont il pourrait peut-être +m'honorer; mais il y a dans une démarche de ce genre une sorte de quête +d'éloges qui répugne à mon orgueil, ou de quelque autre nom qu'il vous +plaise d'appeler le sentiment qui me force à m'y refuser. Non-seulement +M. Gifford est le premier de nos poètes satiriques, mais il est encore +l'éditeur de nos principales _Revues_, et comme tel, l'homme du monde +dont je voudrais le moins avoir l'air de prévenir la critique par de +petits moyens, quoique en effet je la redoute beaucoup. Vous voudrez +donc bien garder le manuscrit entre vos mains, ou s'il faut absolument +qu'il soit montré à quelqu'un, envoyez-le à un autre. Quoique je ne sois +pas très-patient de la censure, je serais, comme un autre, charmé de +recevoir le peu d'éloges que mes vers peuvent mériter; mais à coup sûr +je ne veux pas les extorquer par d'humbles sollicitations, et en faisant +passer mon manuscrit à la ronde. Je suis persuadé qu'avec un peu de +réflexion vous verrez que je n'ai pas tort. + +«Si vous vous déterminez à publier, j'ai aussi quelques petits poèmes +inédits, quelques notes, et une courte dissertation sur la littérature +grecque moderne, écrite à Athènes, qui pourront être places à la fin du +volume. Si la pièce dont il s'agit ici venait à réussir, j'ai intention +de publier plus tard un choix de mon premier recueil, ma satire, une +autre de la même longueur, et quelques autres petites choses; le tout +joint au manuscrit que vous avez maintenant entre les mains pourrait +former deux volumes. Nous aurons le tems d'en reparler. Je vous serais +obligé de me faire connaître la détermination que vous aurez prise. + +«Je suis, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur,» + +BYRON. + + + + +LETTRE LXIII. + +A M. DALLAS. + +Newstead-Abbey, 25 août 1811. + + +«Comme heureusement j'ai mon franc-couvert[162], je ne me fais point +scrupule de vous accabler de griffonnage; depuis dix jours je vous ai +envoyé de véritables paquets. Je suis ici comme un ermite; je ne crois +pas que mon agent puisse m'accompagner à Rochdale avant la seconde +semaine de septembre, délai qui me contrarie fort; car je voudrais que +cette affaire fût finie, et serais bien aise de me livrer à quelque +occupation. Je vous envoie des exordes, des annotations, etc., pour +notre futur in-quarto, si tant est qu'in-quarto il doive y avoir. J'ai +aussi écrit à M. Murray, lui exposant les raisons qui me font ne pas +consentir à ce qu'il envoie mon manuscrit à Juvénal[163], mais lui +permettant de le montrer à quelque autre personne du métier qu'il pourra +lui être agréable. Hobhouse est sous presse, de manière que, lui en +prose, et moi en vers, nous tirons passablement à vue sur la patience et +le papier-monnaie du public. Ce n'est pas tout; mes _Imitations +d'Horace_ attendent leur tour pour s'imprimer chez Cawthorn, mais je +suis encore incertain sur le _quand_ et le _comment_, le simple ou le +double, le présent et le futur. Il faut que vous excusiez tout ce +bavardage; car dans ce manoir isolé je n'ai rien à dire, si ce n'est de +moi-même, et je serais charmé de pouvoir parler de....., ou penser à +quelque autre chose que ce soit. + + [Note 162: Pendant la durée des sessions, les membres des + deux chambres ont leur couvert libre, tant pour les lettres + qu'ils écrivent que pour celles qu'ils reçoivent. + (_N. du Tr._)] + + [Note 163: M. Gifford.] + +«Qu'est-ce que vous allez faire? Pensez-vous à percher dans le +Cumberland, comme vous en aviez l'idée, quand j'étais dans la métropole! +Si vous avez le goût de la retraite, que ne prenez-vous «la chaumière de +l'amitié» de miss ***, dernière résidence du savetier Joe Blackett, de +la mort duquel vous et les autres répondrez un jour? «Sa fille +orpheline» (pathétique Pratt!) ne saurait manquer de devenir une Sapho +cordonnière. N'avez-vous pas de remords? Je crois que l'élégante épître +à miss Dallas devrait être gravée sur le cénotaphe que miss *** veut +consacrer à sa mémoire. + +«Les journaux semblent désappointés de ce que Sa Majesté ne meurt pas et +s'occupe à quelque chose de mieux. Je présume que tout est fini +maintenant. Si le parlement reprend ses séances en octobre, je me +rendrai à Londres pour y assister. Je suis aussi invité à Cambridge pour +le commencement de ce mois, mais il faut d'abord que j'aille faire une +course à Rochdale. Maintenant que Matthews est mort et que Hobhouse est +en Irlande, à l'exception de celui qui m'y appelle, à peine me +reste-t-il un ami à Cambridge pour me venir prendre la main à mon +arrivée. A vingt-trois ans, me voilà resté presque seul, que sera-ce +donc à soixante-dix! Il est vrai que je suis jeune et que je puis +commencer de nouvelles liaisons; mais avec qui me rappellerai-je ces +scènes joyeuses de la première partie de la vie? C'est une chose +étrange, combien peu de mes amis sont morts d'une mort tranquille! je +veux dire dans leur lit. Une vie tranquille est de bien plus grande +conséquence. Mais on aime mieux se quereller et se heurter que +_bailler_. Ce mot m'avertit qu'il est tems de vous débarrasser de votre +bien affectionné, etc. + + + + +LETTRE LXIV. + +A M. DALLAS. + +Newstead-Abbey, 27 août 1811. + +«J'étais si sincère dans ma note sur feu Charles Matthews, et je me sens +si totalement incapable de rendre justice à ses talens, que le passage +doit subsister par la raison même que vous alléguez pour me le faire +supprimer. Tous les hommes que j'ai connus ne sont que des pygmées +auprès de lui. C'était un géant intellectuel. Il est vrai que j'aimais +Wingfield plus encore: c'était mon plus ancien camarade et le plus cher, +un de ces hommes peu nombreux qu'on ne saurait jamais se repentir +d'avoir aimés; mais sous le rapport de la capacité... Ah! vous ne +connaissiez pas Matthews! + +«_Childe Harold_ peut attendre, et ce sera tant mieux; les livres n'en +sont jamais plus mauvais pour avoir été retardés dans leur publication. +Ainsi, vous avez chez vous notre héritier, Georges Anson Byron, et sa +sœur................................................................... + +«Dites tout ce que vous voudrez, mais vous êtes l'un des _meurtriers_ de +Blackett, et cependant vous ne voulez pas avouer le génie d'Harry White. +Mettant à part sa bigoterie, il mérite certainement d'être placé près de +Chatterton. Il est étonnant combien peu il était connu! et, à Cambridge, +personne ne pensait à lui, ne parlait de lui, jusqu'à ce que la mort +l'ait rendu indifférent à sa gloire posthume. Pour ma part, j'eusse été +fier d'être lié avec lui; ses préjugés mêmes étaient respectables. Il y +a à Granta un poète épique en herbe, un M. Townsend, protégé du feu duc +de Cumberland. Avez-vous jamais entendu parler de son _Armageddon_? Je +crois que son plan (pour l'homme, je ne le connais pas) a quelque chose +de sublime; bien que dans vos idées, à vous autres Nazaréens, il y ait +trop de hardiesse à vouloir créer à l'avance _Le Dernier Jour_. Cela a +l'air de vouloir dire au Seigneur ce qu'il doit faire, et pourrait +rappeler à quelque lecteur malévole ce vers: + + Des sots se précipitent où les anges ne marchent qu'en + tremblant. + +»Je ne veux point lui faire de chicanes, d'autres lui en feront, et il +pourrait bien voir après ses talons tous les agneaux de Jacob Behmen. +Quoi qu'il en soit, j'espère qu'il s'en tirera à son honneur, encore +qu'il doive rencontrer Milton en son chemin. + +»Écrivez-moi, je suis fou de bavardages; saluez pour moi Ju..., et +donnez pour moi une poignée de main à Georges; mais prenez garde, il a +une vilaine patte marine. + +»_P. S._ J'inviterais volontiers Georges à venir ici, mais je ne sais +comment l'amuser; j'ai vendu tous mes chevaux à mon départ d'Angleterre, +et je n'ai pas encore eu le tems de les remplacer. Cependant, s'il veut +venir chasser en septembre, il sera le bienvenu, mais il faudra qu'il +apporte un fusil; j'ai donné tous les miens à Ali Pacha, et à d'autres +Turcs. J'ai des chiens, un garde, beaucoup de gibier, un grand domaine, +un lac, un bateau, un logement et du bon vin à son service.» + + + + +LETTRE LXV. + +À M. MURRAY. + +Newstead-Abbey, 5 septembre 1811. + + +MONSIEUR, + +«Il paraît que le tems est passé où, comme le disait le docteur Johnson, +un homme était sûr d'apprendre la vérité de son libraire; vous m'avez +fait tant de complimens qu'à moins d'être le dernier écrivassier du +monde, je devrais m'en tenir pour offensé. Mais puisque je les accepte +ces complimens tels qu'ils sont, il est bien juste que j'aie aussi +beaucoup d'égards pour vos objections, d'autant plus que je les crois +fondées. Quant aux parties politique et métaphysique, je crains de n'y +pouvoir rien changer; j'ai de grandes autorités pour justifier mes +erreurs sur ce point, car l'_Énéide_ elle-même était un poème +_politique_ et écrit dans un but _politique_. Quant à mes malheureuses +opinions sur des sujets plus importans, j'ai été trop sincère en les +émettant pour songer à chanter la palinodie. J'ai dit ce que j'avais vu +pour ce qui touche les affaires d'Espagne, et je crois que l'honnête +John Bull commence à revenir de l'ivresse où l'avait plongé la retraite +de Masséna, conséquence ordinaire de _succès extraordinaires_. Vous +voyez donc que je ne puis altérer les pensées; mais si dans l'expression +et la forme des vers, il y a quelque chose que vous désiriez changer, je +puis rajuster des rimes, et retourner des stances autant qu'il vous +plaira. Quant aux _Orthodoxes_, espérons qu'ils achèteront l'ouvrage +pour en dire du mal, alors vous leur pardonnerez l'intention en faveur +du résultat immédiat. Vous savez que rien de ce qui sort de ma plume ne +saurait être épargné, pour plusieurs bonnes raisons; ainsi donc, encore +que cet ouvrage soit d'une nature tout-à-fait différente du premier, +nous ne devons pas nous livrer à de trop belles espérances. + +»Vous ne m'avez point fait de réponse à ma question; dites-moi +franchement, avez-vous montré le manuscrit à quelqu'un de votre corps? +J'ai envoyé une stance d'introduction à M. Dallas pour vous être remise, +et sans laquelle le poème commençait d'une manière trop brusque. Il vaut +mieux numéroter les stances en chiffres romains. J'ai des _Recherches +sur la littérature grecque moderne_ et quelques autres petits poèmes qui +se placeront à la fin. Je les ai ici, et je vous les enverrai en tems +opportun. Si M. Dallas a perdu la stance et la note qui y était annexée, +écrivez-le-moi, et je vous les enverrai directement. Vous me dites +d'ajouter deux chants, mais je dois visiter mes _charbonniers_ du +Lancashire, le 15 courant, et c'est une occupation si anti-poétique que +je n'ai pas besoin de vous en dire davantage. + +»Je suis, Monsieur, votre très-obéissant, etc.» + +Les manuscrits de ces deux poèmes ayant été, bien contre sa volonté, +montrés à M. Gifford, voici l'opinion de ce gentleman, rapportée par M. +Dallas: «Il a parlé très-avantageusement de votre satire; mais quant à +votre poème (_Childe Harold_), non-seulement il a dit que c'était ce que +vous aviez écrit de mieux, mais il le prétend au moins égal à quoi que +ce soit qu'on ait publié depuis le commencement de ce siècle.» + + + + +LETTRE LXVI. + +À M. DALLAS. + +Newstead-Abbey, 7 septembre 1811. + + +MONSIEUR, + +«Comme Gifford a toujours été pour moi mon _magnus Apollo_, des éloges +tels que ceux que vous mentionnez me sont naturellement plus précieux +que _tout l'or vanté de Bolcara_, que _toutes les pierres précieuses de +Samarkand_. Mais je suis fâché que le manuscrit lui ait été montré, et +je l'avais écrit à Murray, croyant qu'il en était tems encore. + +»Pour répondre à votre objection sur l'expression de _ligne centrale_, +je vous dirai seulement qu'avant que Childe Harold quittât l'Angleterre, +son intention arrêtée était de traverser la Perse et de revenir par les +Indes, ce qu'il n'aurait pu faire sans passer la ligne équinoxiale. + +»Quant aux autres erreurs dont vous parlez, il faudra que je les corrige +au fur et à mesure pendant l'impression. Je me sens très-honoré du désir +qu'ont bien voulu exprimer des personnes aussi distinguées de me voir +continuer mon poème; mais pour cela, il faut que je retourne en Grèce et +en Asie; il me faut un soleil plus chaud et un ciel sans nuages; on ne +saurait décrire de telles scènes au coin d'un feu de charbon de terre. +J'avais projeté un chant additionnel quand j'étais dans la Troade et à +Constantinople, et, si je revoyais ces lieux-là, je pourrais continuer: +mais au milieu des circonstances et des sensations actuelles je n'ai ni +harpe, ni cœur, ni voix pour aller en avant. Je sens que vous avez tous +raison quant à la partie métaphysique; mais je sens aussi que je suis +sincère, et que si je ne devais écrire que _ad captandum vulgus_, autant +vaudrait publier tout de suite un _Magazine_ ou filer langoureusement +des chansonnettes pour le Wauxhall................................... + +»Mon ouvrage réussira comme il pourra. Je sais que j'ai tout contre moi, +des poètes irrités et des préjugés; mais si le poème est _un poème_, il +surmontera ces obstacles, _sinon_ il mérite son sort. J'ai lu l'ode de +votre ami; ce ne serait pas lui faire grand compliment de lui dire +qu'elle est bien supérieure à celle de S***, sur le même sujet. C'est +évidemment l'ouvrage d'un homme de goût et d'un poète, et cependant je +ne pourrais dire qu'elle soit tout-à-fait égale à ce qu'on avait droit +d'attendre de l'auteur des _Horæ Ionicæ_. Je vous en remercie, et c'est +plus que je n'en voudrais dire d'aucune autre des odes qu'on nous donne +aujourd'hui. Je suis bien sensible aux vœux que vous formez pour moi, et +j'en ai grand besoin. Ma vie entière a été en opposition aux convenances +sociales pour ne pas dire à la décence. Mes affaires sont embarrassées, +mes amis sont morts ou loin de moi, et mon existence n'est plus qu'un +désert aride. Dans Matthews j'ai perdu un guide, un philosophe, un ami; +dans Wingfield un ami seulement, mais un ami que j'aurais désiré +accompagner dans son long voyage. + +»Matthews était, en effet, un homme extraordinaire; jamais un étranger +n'aurait pu concevoir un tel génie; le cachet de l'immortalité était +empreint sur tout ce qu'il disait, sur tout ce qu'il faisait: et +maintenant que reste-t-il de lui? Quand nous voyons de ces hommes +disparaître, de ces hommes qui semblaient avoir été créés pour montrer +tout ce que le créateur pourrait faire de ses créatures; quand nous les +voyons réduits en poussière avant que le tems n'ait mûri leur génie qui +eût pu être l'orgueil de la postérité, que devons-nous en conclure? Pour +ma part, ma raison s'y perd. Il était beaucoup pour moi, il était tout +pour Hobhouse. Mon pauvre Hobhouse idolâtrait Matthews. Moi je l'aimais +moitié moins que je ne le respectais; j'étais tellement convaincu de sa +supériorité infinie, que quoique je ne lui portasse pas envie, je +restais devant lui dans une sorte d'admiration stupéfaite. Lui, +Hobhouse, Davis et moi nous formions un petit cercle à Cambridge et +ailleurs. Davis est un homme d'esprit et un homme du monde; il ressent +la perte que nous avons faite, autant qu'un homme de ce caractère peut +la ressentir; mais il n'en est pas aussi affecté qu'Hobhouse. Davis, qui +n'est point écrivain, nous a toujours battus dans une guerre de mots; +son talent de conversation nous amusait en même tems qu'il nous +imposait. Hobhouse et moi, avions toujours le dessous contre les deux +autres, et Matthews lui-même était obligé de céder devant la vivacité +toute puissante de Davis. Mais je vous parle là d'hommes et de jeunes +gens, comme si tout cela était de nature à vous intéresser. + +»J'attends le retour de mon agent vers le 14, pour me rendre avec lui +dans le Lancashire, où tout le monde me dit que j'ai une propriété qui +n'est pas à dédaigner, consistant en mines de charbon de terre, etc. Mon +intention est d'accepter ensuite une invitation, à Cambridge, en +octobre, et peut-être irai-je jusqu'à Londres. J'ai quatre invitations +pour quatre villes différentes; mais il faut que je me dévoue tout +entier aux affaires. Je suis complètement seul, comme le prouvent assez +ces lettres longues et ennuyeuses. En relisant votre lettre, je vois que +l'ode est de l'auteur; faites-lui, je vous prie, accepter mes +complimens. Sa muse méritait un sujet plus noble. Vous m'écrirez, je +l'espère, comme à l'ordinaire. + +»Je vous souhaite le bon soir, et suis, etc.» + + + +LETTRE LXVII. + +À M. MURRAY. + +Newstead-Abbey, 14 septembre 1811. + + +MONSIEUR, + +«Depuis votre dernière lettre j'ai appris de M. Dallas que, contre mon +intention, ainsi qu'il le savait bien, et que vous le savez vous-même, +d'après une lettre que je vous avais écrite tout entière à ce sujet, mon +manuscrit avait été soumis à la lecture de M. Gifford. Quelques +événemens domestiques récens, dont vous avez sans doute connaissance, +m'empêchèrent de vous envoyer ma lettre plus tôt. Je ne pouvais +m'imaginer, en effet, que vous seriez si pressé de jeter mes productions +entre les mains d'un étranger, qui pouvait n'être pas plus satisfait de +les recevoir, que l'auteur de les voir offrir d'une telle manière et à +un tel homme. + +»Mon adresse, quand j'aurai quitté Newstead, sera à Rochdale, +Lancashire; mais je n'ai pas encore fixé le jour de mon départ, j'aurai +soin de vous en tenir averti. + +»Vous m'avez mis dans une situation bien ridicule; mais enfin cela est +passé, nous n'en parlerons pas davantage. Vous paraissez désirer +quelques changemens; s'ils n'ont rien à voir avec la politique ou la +religion, je m'y prêterai avec le plus grand plaisir du monde. + +»Je suis, Monsieur, etc.» + + + +LETTRE LXVIII. + +À M. DALLAS. + +Newstead-Abbey, 17 septembre 1811. + + +«Je vous excuse facilement de ne m'avoir point écrit, car j'espère que +vous avez quelque chose de mieux à faire. De votre côté, vous devez me +pardonner de vous importuner si souvent, car, pour le moment, je n'ai +rien à faire qui puisse vous sauver l'ennui de ma correspondance. + +»Je ne puis me fixer à rien, et, à l'exception d'un grand exercice +physique, mes jours se passent dans une indolence uniforme et une +oisiveté insipide. J'ai long-tems attendu, et j'attends encore mon +agent; quand il viendra, j'aurai assez de quoi m'occuper d'affaires peu +agréables, je vous assure. Avant de partir pour Rochdale, je vous dirai +comment vous devez m'écrire, ce sera probablement poste restante. J'ai +reçu de Murray une seconde épreuve que je l'ai prié de vous montrer, +afin que vous voyiez si quelque chose ne me serait pas échappé avant que +l'imprimeur ne jette les fondemens d'une colonne d'_errata_. + +»Je suis maintenant presque seul, n'ayant avec moi qu'une vieille +connaissance, un vieux camarade d'école, si _vieux_, en effet, que nous +n'avons presque plus rien de _nouveau_ à nous dire sur aucun sujet, et +que nous bâillons l'un devant l'autre dans une sorte de _quiétude +inquiète_. Je n'entends pas parler de Cawthorn ou du capitaine Hobhouse +et de leur _in-quarto_. Dieu prenne pitié du genre humain! Nous fondons +sur lui, comme Cerbère, avec notre triple publication. Pour moi-même, +pris isolément, je me contente de me faire comparer à Janus. + +»Je ne suis pas du tout satisfait que Murray ait montré le manuscrit; et +je suis certain que Gifford doit penser là-dessus, comme moi-même. Ses +éloges ne signifient absolument rien; que pouvait-il dire? Il ne pouvait +pas cracher à la figure de quelqu'un qui l'avait loué de toutes les +manières possibles. Je dois l'avouer, je donnerais tout au monde pour +qu'il fût bien convaincu que je ne suis pour rien dans cette misérable +affaire. Plus j'y pense, plus cela me tourmente; ainsi le meilleur est +de n'en plus parler. C'est déjà assez d'être un écrivassier, sans avoir +recours à de si petits moyens pour extorquer des éloges ou prévenir la +censure. C'est aller au-devant d'un jugement, c'est mendier, se mettre à +genoux devant un homme, c'est l'aduler... Diable, diable, diable! et +tout cela sans mon consentement, et en opposition à ma volonté formelle! +Je voudrais que Murray eût été attaché au _cou de Payne_, quand il sauta +dans le canal de Padington; dites-lui donc que c'est un réceptacle +convenable pour des éditeurs. Puisque vous pensez à vous fixer à la +campagne, pourquoi ne pas essayer de Nottingham? Je crois qu'il y a là +plusieurs maisons qui vous conviendraient parfaitement, et puis vous +seriez plus près de la métropole; mais nous en reparlerons. + +»Je suis, etc.» + + + + +LETTRE LXIX. + +À M. DALLAS. + +Newstead-Abbey, 21 septembre 1811. + + +«J'ai montré le cas que je fais de vos observations en me conformant à +presque toutes; j'ai aussi fait, par moi-même, plusieurs corrections sur +la première épreuve. Écrivez-moi, je vous prie; quand j'irai à Lanes, je +vous le ferai savoir. Vous voilà sur mon dos maintenant, ainsi que mon +ami Juvenal Hodgson sur le chapitre de la révélation. Vous ne manquez +pas de ferveur, mais lui c'est un brasier ardent; s'il prend, pour +sauver son ame, la moitié de la peine qu'il se donne pour la mienne, +grande sera sa récompense un jour à venir. Je vous honore et vous +remercie tous deux; mais ni l'un ni l'autre vous ne m'avez convaincu. + +»Maintenant occupons-nous des notes. Outre celles que j'ai déjà +envoyées, j'enverrai encore les observations sur les remarques de ces +messieurs de la _Revue d'Édimbourg_ sur le grec moderne, une chanson +albanaise en langue albanaise _et non pas grecque_, quelques +échantillons de grec moderne, tirés du Nouveau-Testament, une scène de +l'une des comédies de Goldoni, traduite, le prospectus du livre d'un +ami, tout cela en romaïque, outre leur _Pater Noster_; vous voyez qu'il +y en aura assez pour ne pas dire trop. Avez-vous reçu les _Noctes +atticæ_? J'envoie de plus une note sur le Portugal. Hobhouse va bientôt +paraître aussi.» + + + + +LETTRE LXX. + +À M. DALLAS. + +Newstead-Abbey, 23 septembre 1811. + + +«_Lisboa_ est le mot portugais, et conséquemment le meilleur. +_Ulyssipont_ est pédantesque, et comme j'ai un peu plus haut _Hellas_ et +_Eros_, cela aurait l'air d'une affectation de termes grecs, que je +désire éviter. J'en ai déjà une quantité effrayante dans mes notes, +comme échantillons de la langue; ainsi donc il faut conserver _Lisboa_. +Vous avez raison quant aux _Imitations d'Horace_, il ne faut pas +qu'elles viennent avant le _Romaunt_; je sais bien que Cawthorn sera +furieux; mais n'importe, arrêtez toujours les _Imitations_, et puis vous +essaierez si vous pouvez le remettre de bonne humeur, si vous pouvez. + +»J'ai adopté, je crois, la plupart de vos suggestions; _Lisboa_ sera une +exception pour prouver la règle. J'ai envoyé quantité de notes, et j'en +enverrai encore; mais faites-les recopier, je vous prie, car le diable +ne lirait pas mon écriture. À propos, je n'ai point envie de changer le +neuvième vers de la pièce intitulée _Good Night_ (_Bonne Nuit_ ou _Bon +Soir_). Je n'ai aucune raison de supposer que mon chien vaille mieux que +ses confrères de l'espèce humaine, et nous savons qu'_Argus_ est une +fable. Le _Cosmopolite_ est une acquisition faite sur le continent. Je +ne crois pas qu'on le trouve en Angleterre. C'est un petit volume +amusant, plein de la gaîté et de la vivacité françaises. Je lis leur +langue, quoique je ne la parle pas. + +»Je veux être en colère contre Murray. Son procédé est un procédé de +libraire, cela sent l'arrière-boutique; et si le résultat de +l'expérience avait été tel qu'il le méritait, il y avait de quoi +soulever tout Fleet-Street, et emprunter le bâton du géant de l'église +de Saint-Dunstan pour immoler un homme qui abuse ainsi du dépôt qu'on +lui avait confié. Je lui ai écrit, je vous jure, comme jamais auteur ne +l'avait encore fait; j'espère que vous exagérerez encore mon +ressentiment, jusqu'à ce qu'il s'y montre sensible. Vous me dites +toujours que vous avez beaucoup de choses à m'écrire, écrivez-les; mais +laissez de côté la métaphysique. Nous ne nous entendrons jamais sur ce +point-là. Je suis ennuyé et endormi à mon ordinaire. Je ne fais rien, et +ce rien même me fatigue. Adieu.» + + + + +LETTRE LXXI. + +À M. DALLAS. + +Newstead-Abbey, 11 octobre 1811. + + +«Je reviens de Lancs, et je me suis convaincu que ma propriété pourrait +acquérir beaucoup de valeur; mais diverses circonstances m'empêchent d'y +donner tous les soins convenables. Je serai à Londres pour affaires au +commencement de novembre, et peut-être à Cambridge avant la fin de ce +mois; dans tous les cas, je vous tiendrai au courant de tous mes +mouvemens. + +»Voici encore une mort qui vient m'affliger; j'ai perdu quelqu'un qui +m'était bien cher dans de meilleurs tems; mais j'ai presque oublié le +goût amer du chagrin, et j'ai été abreuvé d'horreur jusqu'à ce que je +sois devenu complètement endurci. Je n'ai plus une larme aujourd'hui +pour un événement qui, il y a cinq ans, m'aurait abîmé de douleur. Il +semblerait que je sois destiné à éprouver dès ma jeunesse le plus grand +malheur des vieillards. Mes amis tombent autour de moi, et je resterai +comme un arbre seul et isolé quoique le tems ne l'ait pas encore +desséché: d'autres peuvent toujours trouver un refuge dans leur famille; +mais je n'ai de ressources que dans mes propres réflexions, et elles ne +m'offrent aucune consolation dans ce monde ou dans l'autre, si ce n'est +le plaisir égoïste de survivre à ceux qui valaient mieux que moi. En +vérité je suis bien malheureux; vous me pardonnerez de m'excuser ainsi; +car vous savez que je ne suis point porté à la sensibilité. + +»Au lieu de vous fatiguer de mes affaires, je serais bien aise que vous +me parlassiez de vos projets de retraite; vous ne voulez pas, je +suppose, vous isoler entièrement de la société? Maintenant je connais un +grand village, ou une petite ville, à douze milles environ d'ici, où +votre famille aurait l'avantage d'une société fort agréable, et n'aurait +pas à craindre de se voir ennuyer par une affluence mercantile; où vous +trouveriez des hommes de talent et d'opinions indépendantes, où j'ai +quelques amis dont je serais fier de vous procurer la connaissance. Il y +a en outre un café et d'autres lieux publics où l'on peut se réunir. Ma +mère y a demeuré pendant plusieurs années, et je connais très-bien tout +Southwell; c'est le nom de cette petite république. Enfin, vous ne serez +pas fort loin de moi; et quoique je sois en général le plus mauvais +compagnon possible pour des jeunes gens, cette objection ne saurait +s'appliquer à vous, que je pourrais voir fréquemment. Vos dépenses aussi +seront exactement celles qu'il vous conviendra de faire plus ou moins; +mais il vous en coûterait fort peu, pour vous procurer tous les plaisirs +d'une vie de province. Vous pourriez être aussi retiré ou aussi répandu +que vous le voudriez, et dans un pays certainement aussi beau que les +lacs du Cumberland, à moins que vous n'ayez un désir particulier +d'entrer dans l'_école pittoresque_[164]. + + [Note 164: Voyez, dans les _Poètes anglais_, tome II des + _Œuvres de Byron_, page 378, une note sur les poètes des + lacs. + (_N. du Tr._)] + +»Cet Ionien de vos amis est-il à Londres? Vous m'aviez promis de me +procurer sa connaissance. + +Vous me dites que vous avez montré le manuscrit à plusieurs personnes; +cela n'est-il pas contraire à nos conventions? Avertissez donc M. Murray +de défendre à son garçon de boutique d'appeler mon ouvrage _le +Pélerinage de l'enfant d'Harrow_ (_Child of Harrow's Pilgrimage_!!!) +comme il l'a fait en parlant à plusieurs de mes amis étonnés, qui, à +cette occasion, ont écrit pour s'informer de l'état de mes facultés +intellectuelles, et certes il y avait de quoi. Je n'ai pas reçu de +nouvelles de Murray, à qui j'avais adressé une vigoureuse semonce. +Faut-il que j'écrive encore des notes? N'y en a-t-il pas assez? Il faut +arrêter Cawthorn dans l'impression des _Imitations d'Horace_; j'espère +qu'il avance dans celle de l'_in-quarto_ de Hobhouse. + +»Bon soir. Tout à vous, etc., etc.» + +Les vers suivans sont de la même date que la lettre précédente, et n'ont +pas encore été imprimés, c'est une réponse à d'autres vers dans lesquels +un ami l'exhortait à bannir les soucis et à se livrer à la joie. On y +verra avec quelle triste persévérance, même sous le poids de malheurs +récens, il revient sans cesse au désappointement qu'il a éprouvé dans +ses premières affections comme à la source principale de tous ses +chagrins et de toutes ses erreurs passées et à venir. + +Oh! bannissons les soucis! que telle soit toujours ta devise à l'heure +du plaisir! Peut-être aussi la mienne, lorsque, dans de nocturnes +orgies, je cherche ces délices enivrantes, par lesquelles les fils du +désespoir tentent d'assoupir le cœur et de bannir les chagrins. + +Mais à l'heure matinale des méditations, quand le présent, le passé, +l'avenir nous effraient de leurs sombres images, quand je reconnais que +tout ce que j'aimais est changé ou n'est plus, ne viens pas irriter par +ces maximes importunes les douleurs d'un homme dont chaque pensée... +Mais pourquoi en parler? tu sais que je ne suis plus ce que j'étais +naguère; et surtout si tu tiens à conserver une place dans un cœur qui +ne fut jamais froid, je t'en conjure par toutes les puissances que les +hommes révèrent, par tous les objets qui te sont chers, par ton bonheur +ici-bas et tes espérances d'une autre vie, garde-toi, oh! garde-toi de +jamais me parler d'amour. + +Il serait trop long de raconter, et sans utilité d'entendre la triste +histoire d'un homme qui dédaigne les larmes; ce récit ne réveillerait +que peu de sympathie dans les cœurs vertueux; mais le mien a souffert +plus qu'il ne convient à un philosophe de l'avouer. J'ai vu ma fiancée +devenir l'épouse d'un autre, je l'ai vue assise à ses côtés; j'ai vu +l'enfant que son sein a porté sourire doucement comme faisait sa mère, +lorsque jeunes tous deux nous nous regardions en souriant, innocens et +purs comme cet enfant; j'ai vu ses yeux, chargés d'un froid dédain, +chercher à découvrir si j'éprouvais quelque douleur secrète; et moi, +j'ai bien joué mon rôle: j'ai commandé à mon visage de ne pas trahir les +angoisses de mon cœur, je lui ai renvoyé des regards aussi glacés que +les siens; et pourtant, cette femme! je me sentais encore son esclave! +J'ai baisé d'un air d'indifférence l'enfant qui aurait dû être le mien, +et chacune de mes caresses n'a que trop prouvé que le tems n'avait pas +affaibli mon amour. Mais laissons ces tristes souvenirs: je ne veux plus +gémir; je n'irai plus chercher quelque repos sur la rive orientale: le +inonde convient bien au tumulte de mes pensées; je reviendrai me jeter +dans son tourbillon. Mais si dans un tems à venir, quand les beaux jours +d'Albion seront sur le déclin, tu entends parler d'un homme dont les +crimes profonds sont dignes des époques les plus noires, d'un homme que +ni l'amour ni la pitié ne touchent, aussi insensible à l'espoir de la +célébrité qu'aux louanges des hommes vertueux; d'un homme qui, dans +l'orgueil d'une inflexible ambition, ne reculera pas même devant la +crainte de verser le sang; d'un homme que l'histoire mettra au rang des +anarchistes les plus violens du siècle; cet homme, tu le connaîtras, +mais alors suspends ton jugement, et que l'horreur de ces _effets_ ne te +fasse pas oublier quelle fut leur _cause_. + +Les pronostics qu'il tire dans ces dernières lignes sur sa carrière à +venir sont de nature, il faut l'avouer, à exciter plus d'horreur que +d'intérêt, si bien d'autres exagérations du même genre ne nous avaient +appris à ne nous point étonner à quelque excès que nous le voyions +pousser la rage de se calomnier lui-même. On dirait qu'avec le génie +nécessaire pour peindre des personnages sauvages et sombres, il eût +aussi l'ambition d'être lui-même l'objet noir et sublime qu'il +retraçait, et qu'à force de se plaire à dessiner des crimes héroïques, +il s'efforçait d'imaginer ce qu'il ne pouvait trouver dans son propre +caractère, des sujets propres à exercer ses pinceaux............. + +C'est vers ce tems, quand son ame était douloureusement occupée de la +mort d'un objet réel de ses affections, qu'il écrivit ses différens +poèmes sur la mort d'un être _imaginaire_, Thyrza. Quand nous +réfléchissons aux circonstances particulières sous l'influence +desquelles son imagination produisit ces beaux vers, il n'est pas +étonnant que de toutes ses pièces pathétiques celles-ci soient à la fois +les plus touchantes et les plus pures; elles sont, pour ainsi dire, +l'essence, l'esprit concentré de plusieurs douleurs, c'est le point où +sont venues aboutir mille tristes pensées venues de sources différentes, +raffinées, réchauffées dans leur passage à travers son imagination, et +formant comme un réservoir profond d'idées et de sentimens lugubres et +solennels. En retraçant les heures heureuses qu'il avait passées avec +les amis qu'il venait de perdre, toute la tendresse ardente de sa +jeunesse venait réchauffer son imagination et son cœur. Les jeux de +l'école avec les favoris de son enfance Wingfield et Tattersatt, les +jours d'été passés avec Long et ces soirées romanesques qui s'étaient +écoulées dans la société de son frère adoptif Eddlestone; tous les +souvenirs de ces hommes, jeunes naguère, et morts maintenant, venaient +se mêler dans son esprit à l'image de celle qui, quoique vivante, était +pour lui aussi bien perdue qu'eux, et répandaient dans son ame ce +sentiment général de tendresse et d'affection qu'il revêtit d'un si +brillant coloris dans ses poèmes. Jamais l'amitié, quelque passionnée +qu'elle fût, n'aurait inspiré des chagrins aussi profonds; jamais non +plus l'amour, quelque pur qu'on le suppose, n'eût pu retenir la passion +dans des termes aussi chastes. C'est le mélange de deux affections dans +sa mémoire et dans son imagination, qui donna ainsi naissance à un objet +idéal, où les plus beaux traits de toutes deux se trouvaient combinés, +et lui inspira ces poésies, les plus tristes et les plus tendres que +puisse offrir le genre érotique, dans lesquelles nous trouvons toute la +profondeur et toute l'intensité d'un sentiment réel peintes avec des +couleurs que n'eut jamais la réalité. + +La lettre suivante fera connaître encore mieux l'état de ses pensées et +ses occupations à cette époque. + + + + +LETTRE LXXII. + +À M. HOGDSON. + +Newstead-Abbey, 13 octobre 1811. + + +«Vous devez commencer à me trouver un correspondant terriblement +libéral; mais comme mes lettres sont franches de port, vous excuserez +leur fréquence. J'ai répondu en vers et en prose à vos dernières +lettres; et quoique je vous écrive de nouveau, je ne sais pourquoi je le +fais, ni ce que je pourrais vous mander que vous ne sachiez déjà. Je +deviens _nerveux_, combien vous allez rire! mais cela est vrai, je +deviens réellement, malheureusement, ridiculement _nerveux_ comme une +petite-maîtresse. Votre climat me tue; je ne puis ni lire, ni écrire, ni +m'amuser ou amuser qui que ce soit. Mes nuits et mes jours se passent +sans repos; je n'ai presque jamais de société, et quand j'en ai je +m'empresse de la fuir. Dans le moment où je vous parle, j'ai ici trois +dames, et je me suis sauvé pour vous envoyer ce gribouillage. Je ne sais +pas si je ne finirai point par être fou, car je sens le manque de +méthode dans l'arrangement de mes idées. Cela me tourmente étrangement; +mais cela a plutôt l'air de la sottise que de la folie, comme le dirait +facétieusement Scrope Davies, qui a une singulière manière de consoler +les gens. Il faut que j'essaie de votre compagnie, comme l'on essaie de +la corne de cerf; une session de parlement m'irait assez bien: en un +mot, je ne vois rien qui puisse m'empêcher de conjuguer le malheureux +verbe, _je m'ennuie_, etc. + +»Quand serez-vous à Cambridge? Vous m'avez, je crois, donné à entendre +que votre ami Bland est revenu de la Hollande. J'ai toujours eu le plus +grand respect pour ses talens et pour tout ce que j'entends dire de son +caractère personnel; je crois bien qu'il ne me connaît pas, si ce n'est +qu'il se rappelle nos répétitions dans la sixième _forme_, à raison de +deux vers chaque matin, et encore bien imparfaits. Je me le suis rappelé +en passant sur les caps Matapan, Saint-Angelo et son île de Clériga, et +j'ai toujours regretté l'absence de l'Anthologie. Je suppose qu'il va +traduire maintenant Vondel, le Shakspeare hollandais, et dans l'état +actuel _Gysbert van Amstel_ pourra facilement être arrangée pour notre +théâtre. Je présume qu'il a vu le poème hollandais où l'amour de Pirame +et Thisbé est comparé à... _la Pas__sion de Jésus-Christ_, ainsi que +_l'amour de Lucifer pour Ève_, et autres variétés de la littérature des +Pays-Bas. Sans doute vous me croirez fou de vous entretenir de pareilles +bagatelles, mais elles sont en grande réputation sur les bords de tous +les canaux, depuis Amsterdam jusqu'à Alkmazar. + +»Tout à vous, etc. + +BYRON. + +»Toutes mes poésies sont entre les mains de leurs divers éditeurs, +excepté mes _Imitations d'Horace_, auxquelles j'ai joint quelques vers +sauvages sur le Méthodisme et quelques notes féroces sur les trois +éditeurs de l'Édin; mes _Imitations_, dis-je, sont en retard, et +pourquoi? Je n'ai pas d'amis dans le monde qui puisse traduire +suffisamment bien le latin d'_Horace_ et mon Anglais pour les ajuster +ensemble au sortir de la presse, et corriger les épreuves d'une manière +un peu grammaticale. En sorte que si vous n'avez pas d'entrailles quand +vous retournerez à Londres, pour moi je suis trop loin pour le faire +moi-même; le monde se trouvera privé de cet ouvrage ineffable pendant je +ne sais combien de semaines. + +»_Le Pélerinage de Childe Harold_ attendra jusqu'à ce que celui de +Murray soit fini. Il fait maintenant une tournée dans Middlesex, et à +son retour nous devons nous attendre à des merveilles. Il veut en faire +un _in-quarto_, c'est un abominable format peu propre à la vente; mais +l'ouvrage est effroyablement long, et il faut bien qu'on obéisse à son +libraire... + +»Ainsi vous allez prendre les ordres. Il faut que vous fassiez votre +prix avec les _réviseurs ecclésiastiques_; ils vous accusent d'impiété, +et je crains que ce ne soit à tort. Démétrius _Poliorcète_ est ici avec +_Gilpin Horner_. Nous n'avons pas besoin du peintre[165], car les +portraits qu'il a faits d'inspiration se trouvent absolument semblables +aux animaux. Écrivez-moi, et envoyez-moi votre _Chanson d'amour_; mais +j'attends de vous _paulo majora_. Faites un effort pour briller avant +d'être diacre; essayez un peu d'un sec éditeur. + +»Tout à vous, etc.» + +BYRON. + + [Note 165: Qu'il avait mandé pour faire le portrait de son + ours et de son loup.] + + +FIN DU TOME NEUVIÈME. + + +IMPRIMERIE DE DONDEY-DUPRÉ, +Rue St.-Louis, n°46, au Marais. + + + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Oeuvres complètes de lord Byron + Volume 9, by George Gordon Byron + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 30067 *** diff --git a/30067-h/30067-h.htm b/30067-h/30067-h.htm new file mode 100644 index 0000000..deada88 --- /dev/null +++ b/30067-h/30067-h.htm @@ -0,0 +1,13593 @@ +<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD HTML 4.01 Transitional//EN"> +<html> +<head> + <meta http-equiv="content-type" content="text/html; charset=UTF-8"> + <title>The Project Gutenberg eBook of Oeuvres complètes de Lord + Byron, Vol. 9, par Paulin Paris</title> + + +<style type="text/css"> +<!-- + +body {margin-left: 10%; margin-right: 10%} + +h1,h2,h3,h4,h5,h6 {text-align: center;} +p {text-align: justify} +blockquote {text-align: justify} + +hr {width: 50%; text-align: center} +hr.full {width: 100%} +hr.short {width: 10%; text-align: center} + +.note {font-size: 0.8em; margin-left: 10%; margin-right: 10%} +.footnote {font-size: 0.8em; margin-left: 10%; margin-right: 10%} +.side {padding-left: 10px; font-weight: bold; font-size: 75%; + float: right; margin-left: 10px; border-left: thin dashed; + width: 25%; text-indent: 0px; font-style: italic; text-align: left} + +.stage1 {font-size: 0.9em; text-align: center} +.stage2 {font-size: 0.9em} +.sc {font-variant: small-caps} +.lef {float: left} +.mid {text-align: center} +.rig {float: right} +.sml {font-size: 10pt} + +span.pagenum {font-size: 8pt; left: 91%; right: 1%; position: absolute} +span.linenum {font-size: 8pt; right: 91%; left: 1%; position: absolute} + +.poem {margin-bottom: 1em; margin-left: 10%; margin-right: 10%; + text-align: left} +.poem .stanza {margin: 1em 0em} +.poem .stanza.i {margin: 1em 0em; font-style: italic;} +.poem p {padding-left: 3em; margin: 0px; text-indent: -3em} +.poem p.i2 {margin-left: 1em} +.poem p.i4 {margin-left: 2em} +.poem p.i6 {margin-left: 3em} +.poem p.i8 {margin-left: 4em} +.poem p.i10 {margin-left: 5em} +.poem p.i12 {margin-left: 6em} +.poem p.i14 {margin-left: 7em} +.poem p.i16 {margin-left: 8em} +.poem p.i18 {margin-left: 9em} +.poem p.i20 {margin-left: 10em} +.poem p.i30 {margin-left: 15em} + + +--> +</style> +</head> +<body> +<div>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 30067 ***</div> + +<br><br> + +<h2>ŒUVRES COMPLÈTES</h2> + +<h4>DE</h4> + +<h1>LORD BYRON,</h1> + +<h4>AVEC NOTES ET COMMENTAIRES,</h4> + +<h5>COMPRENANT</h5> + +<h3>SES MÉMOIRES PUBLIÉS PAR THOMAS MOORE,</h3> + +<h5>ET ORNÉES D'UN BEAU PORTRAIT DE L'AUTEUR.</h5> + +<p class="mid"><i>Traduction Nouvelle</i></p> + +<h3>PAR M. PAULIN PARIS,</h3> + +<h5>DE LA BIBLIOTHÈQUE DU ROI.</h5> + +<hr class="short"> +<h3>TOME NEUVIÈME.</h3> +<hr class="short"> + +<p class="mid"><i>Paris.</i><br> +DONDEY-DUPRÉ PÈRE ET FILS, IMPR.-LIBR., ÉDITEURS,<br> +RUE SAINT-LOUIS, N° 46, <br> +ET RUE RICHELIEU, N° 47 <i>bis.</i></p> + +<hr class="short"> + +<h4>1830.</h4> + +<br><br><br> + + + +<h3>LETTRES</h3> + +<h1>DE LORD BYRON,</h1> + +<h5>ET</h5> + +<h2>MÉMOIRES SUR SA VIE,</h2> + +<h4><span class="sc">Par Thomas MOORE</span>.</h4> +<br><br><br> + + + +<br><hr><br> +<h2><i>Préface du Traducteur</i>.</h2> +<br> +<hr class="short"> +<br><br> + +<p>Depuis la publication des deux premiers volumes de ces <i>Mémoires</i>, les +journaux de la Grande-Bretagne ont ouvert leurs colonnes aux +interminables réclamations des amis de lady Noël Byron, à lès en croire, +injustement traitée dans le cours de cet ouvrage. La veuve de l'illustre +poète a fait elle-même retentir ces organes insoucians du mensonge et de +la vérité, des plaintes que <i>semblaient</i> lui arracher l'indiscrétion de +l'éditeur, la perfidie de ses demi-confidences, et surtout le rôle +affreux qu'il prêtait aux personnes dont elle était entourée à l'époque +de la déplorable affaire de son divorce. Certes le public a dû voir avec +étonnement les récriminations de lady Byron. Jusqu'alors, il accusait M. +Moore d'une partialité peu généreuse en faveur des adversaires de +l'illustre poète qui lui avait remis l'honorable soin de le défendre; et +le dépositaire, peut-être infidèle, semblait avoir assez fait, sinon +pour sa considération personnelle, du moins pour celle d'une famille à +laquelle Lord Byron avait toujours attribué ses chagrins les plus +cuisans. Voici la première lettre de lady Byron, publiée dans la +<i>Litterary Gazette</i>, et reproduite quelques jours après dans le <i>Times</i>:</p> + +<p>«Déjà, une multitude d'écrits remplis de faits notoirement faux ont été +livrés au public; j'ai dédaigné d'y répondre. Mais aujourd'hui il s'agit +d'un ouvrage publié par un homme regardé comme l'ami, le confident de +Lord Byron, et par conséquent comme un personnage dont les révélations +sont fondées sur la meilleure autorité. Cependant les faits contenus +dans cet ouvrage n'en sont pas moins erronés. On ne devrait jamais +attirer l'attention du public sur les détails de la vie privée; mais +quand cela arrive, les personnes victimes d'une telle indiscrétion ont +le droit de repousser d'injurieuses attaques. M. Moore a donné au public +ses propres impressions sur des événemens particuliers qui me touchent +de fort près; et il en a parlé comme s'il eût eu la connaissance la plus +parfaite de ce dont il parlait. La mort de Lord Byron me rend plus +pénible encore l'obligation de revenir sur des circonstances qui me +reportent à l'époque de mon mariage. Mon intention est donc de ne les +faire connaître qu'autant qu'il le faudra pour parvenir au but que je me +propose dans cette déclaration. Nul motif de justification personnelle +ne m'anime, et je n'accuserai personne: mais la conduite de mes parens +étant représentée sous un jour odieux dans certains passages extraits +des lettres de Lord Byron et dans les remarques de son biographe, je me +crois obligée de les défendre d'imputations que je <i>sais</i> être fausses.</p> + + + +<p>Voici les divers passages des lettres de Lord Byron dont je veux parler:</p> + +<p>Dans le second volume on a outragé la réputation de ma mère en disant:</p> + +<p>«Mon enfant est dans un état de santé florissant et prospère à ce qu'on +me dit; mais je veux y voir par moi-même; je ne me sens nullement +disposé à l'abandonner à la contagion de la société de sa grand'mère.»</p> + +<p>C'est à tort qu'on l'a accusée de s'être abaissée à employer des +espions: «Une dame C. (espèce de factotum et <i>espion de lady Noël</i>) est +regardée par des gens bien instruits comme la cause occulte de toutes +nos dissensions domestiques.»</p> + + + +<p>Je cite aussi le passage où, après avoir voulu m'excuser moi-même, on +ajoute immédiatement après: «Ses plus proches parens sont.......» Ici le +mot laissé en blanc indique que l'expression était trop offensante pour +être publiée.</p> + +<p>Ces passages tendent évidemment à jeter quelque défaveur sur mes parens, +et peuvent faire croire que ce sont eux qui ont personnellement causé +notre séparation, ou qu'ils l'ont provoquée par les espions officieux +qu'ils ont employés.</p> + +<p>On peut induire aussi des passages suivans de la biographie, que mes +parens ont du moins exercé une influence qui ne leur appartenait pas, +afin de parvenir à leur but. «Ce fut peu de semaines après notre +dernière entrevue (Lord Byron et M. Moore) que lady Byron prit la +résolution de se séparer de son époux. Elle avait quitté Londres dans +les derniers jours de janvier pour aller voir son père dans le comté de +Leicester, et Lord Byron devait l'y rejoindre peu de tems après. Ils +s'étaient quittés dans une union parfaite: en route, elle lui écrivit +encore une lettre pleine de tendresse et de gaîté; mais à peine arrivée +à Kirkby-Mallory, le père écrivit à Lord Byron pour lui apprendre que +jamais il ne la reverrait.»</p> + +<p>En répondant à ce passage, j'éviterai autant qu'il me sera possible de +parler de choses personnelles soit à Lord Byron, soit à moi-même. Je me +borne à rétablir les faits. Je quittai Londres le 15 janvier 1816 pour +me rendre à Kirkby-Mallory, résidence de mon père et de ma mère. Lord +Byron m'avait signifié formellement dans sa lettre du 6 du même mois, +qu'il désirait que je quittasse Londres aussitôt qu'il me paraîtrait +convenable de le faire. Mais je ne pouvais me risquer à entreprendre ce +voyage fatigant plus tôt que le 15. Avant mon départ, j'avais été +vivement frappée de cette idée que Lord Byron était atteint de folie. Ce +qui surtout m'avait donné cette opinion, c'étaient les confidences de +ses plus proches amis, et de ses domestiques qui avaient eu plus que moi +le loisir de l'observer pendant la dernière partie de notre séjour en +ville. On avait même été jusqu'à me dire qu'il était à redouter qu'il ne +se détruisit lui-même. D'accord avec sa famille, j'avais consulté le 8 +janvier le docteur Baillie, notre ami, sur cette maladie qu'on +soupçonnait. Je lui racontai toutes les particularités venues à ma +connaissance, et j'ajoutai que Lord Byron m'avait témoigné le désir de +me voir quitter Londres. Le docteur saisît aussitôt cette idée, et pensa +qu'en cas de quelque dérangement d'esprit, mon éloignement pouvait être +fort utilement mis à profit. Le docteur Baillie ne pouvait avoir, à cet +égard, d'opinion arrêtée, puisqu'il n'avait point approché +personnellement Lord Byron. Il me recommanda d'éviter avec soin dans ma +correspondance tout sujet de déplaisir ou de tristesse.</p> + + + +<p>Telles étaient donc mes pensées quand je quittai Londres, bien résolue +de suivre les avis du médecin. Quelle qu'eût été la conduite de Lord +Byron à mon égard depuis mon mariage, c'eût été une véritable inhumanité +de montrer dans cette circonstance le moindre ressentiment. Le jour de +mon départ, et encore à mon arrivée à Kirkby, le 16 janvier, j'écrivis à +Lord Byron une lettre fort affectueuse, ainsi que j'en étais convenue +avec M. Baillie. On a plus tard répandu ma dernière lettre, et on a +voulu trouver là des preuves que j'avais cédé à des influences +étrangères, quand ensuite j'abandonnai mon mari. On en a tiré la +conséquence que j'avais quitté Lord Byron dans le plus parfait accord; +que des sentimens incompatibles avec la moindre idée d'outrage m'avaient +dicté ma dernière lettre, et que ma résolution n'avait subitement changé +que quand je m'étais trouvée sous l'influence de mes parens. Ces +assertions sont absolument dénuées de fondement: il n'y a point eu la +moindre intervention étrangère.</p> + +<p>A mon arrivée à Kirkby-Mallery, mes parens ne se doutaient en rien des +circonstances qui détruisaient toutes mes espérances de félicité; et +quand je leur fis part de l'état d'esprit dans lequel se trouvait Lord +Byron, ils firent tous leurs efforts pour me dissuader et le défendre. +Ils assurèrent en outre à ceux de nos parens qui étaient avec lui à +Londres qu'ils feraient tout ce qui dépendrait d'eux pour guérir sa +maladie par les soins les plus attentifs, et qu'ils espéraient, si on +pouvait le décider à venir les voir, obtenir les meilleurs résultats de +leurs efforts. C'est dans ces intentions que ma mère écrivit le 17 à +Lord Byron, en l'engageant à se rendre à Kirkby-Mallory. Elle l'avait +toujours traité avec la plus affectueuse considération: son indulgence +pour lui s'étendait jusqu'à ses moindres sentimens. Jamais, tant qu'elle +vécut avec lui, il ne lui échappa une parole qui pût le blesser<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a> +<a href="#footnote1"><sup class="sml">1</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote1" +name="footnote1"><b>Note 1: </b></a><a href="#footnotetag1"> +(retour) </a> On peut, afin d'apprécier la véracité de lady Byron, + consulter, sur la <i>bienveillance</i> de sa mère pour notre + poète, le premier chant de <i>Don Juan</i> et les <i>Mémoires du + capitaine Medwin</i>.</blockquote> + +<p>Après notre séparation, les détails que me donnèrent des personnes qui +vivaient dans son intimité ne firent que fortifier les doutes qui déjà +s'étaient élevés dans mon esprit sur la réalité de son mal; les rapports +des médecins étaient d'ailleurs loin d'établir le fait de l'aliénation +mentale. Dans ces circonstances, je crus devoir déclarer à mes parens +que, si je devais considérer la conduite passée de Lord Byron comme +celle d'un homme dans son bon sens, rien ne pourrait m'engager à +retourner auprès de lui. Mes parens et moi jugeâmes convenable de +consulter les gens les plus capables de nous éclairer à cet égard. Ma +mère se détermina donc à se rendre à Londres, pour cet objet, et afin +d'y recueillir de plus amples informations sur ce qui avait pu faire +supposer un dérangement d'esprit. Je lui avais donné procuration pour +recueillir les opinions d'hommes de lois sur un mémoire que j'avais fait +moi-même, bien que j'eusse alors des motifs de cacher une partie de +l'affaire, même à mon père et à ma mère.</p> + +<p>Convaincue par ces recherches et par toute la conduite de Lord Byron, +que les soupçons de folie conçus contre lui étaient tout-à-fait faux, je +n'hésitai point à autoriser les mesures qui devaient lui ôter tout +pouvoir sur moi. C'est d'après ma résolution, que mon père lui écrivit +le 2 février pour lui proposer de nous séparer à l'amiable. Lord Byron +repoussa d'abord cette proposition; mais quand on lui eut assuré que, +s'il persistait dans son refus, il faudrait en venir aux lois, il +consentit à signer l'acte de séparation. Je m'adressai au docteur +Lushington, qui avait parfaitement connu tous les détails de cette +affaire, pour qu'il voulût bien écrire tous ses souvenirs, et voici la +lettre qu'il me répondit à ce sujet. Elle prouvera que ma mère ne put +jamais avoir contre Lord Byron le moindre sentiment d'inimitié:</p> +<br> +<p><span class="sc">Ma chère lady Byron</span>,</p> + +<p>«Voici tout ce que ma mémoire peut me fournir sur le sujet dont vous +m'entretenez dans votre lettre.</p> + +<p>«Lady Noël me consulta d'abord pour votre affaire pendant que vous étiez +encore à la campagne. Ce qu'elle me dit alors suffisait pour justifier +une séparation; mais cependant les choses ne me parurent pas tellement +graves, qu'il fût indispensable d'en venir à ce point. Je crus même +qu'une réconciliation avec Lord Byron n'était pas impossible, et je m'y +serais très-volontiers employé. Je ne vis dans le récit de lady Noël, ni +la moindre exagération, ni le plus léger désir d'empêcher un +rapprochement: elle ne fit aucune objection quand j'en parlai. Lorsque +vous revîntes en ville, quinze jours ou peut-être plus après ma première +entrevue avec lady Noël, vous fûtes la première à m'informer de faits +qui, je n'en doute pas, n'étaient à la connaissance ni de sir Ralph ni +de lady Noël. Ces nouveaux renseignemens changèrent tout-à-fait mon +opinion; la réconciliation me parut dès-lors impossible; je déclarai ce +que je pensais, et j'ajoutai que, si jamais on revenait à cette idée de +rapprochement, je ne m'en mêlerais absolument en rien, soit en restant +dans les devoirs de ma profession, soit autrement.</p> + +<p>«Croyez-moi toujours votre très-affectionné,»<span class="rig"><br> +<span class="sc">Étienne LUSHINGTON</span></span>.</p><br><br> + +<p>Je dois seulement ajouter ici que, si les informations sur lesquelles +mes conseils légaux (feu sir Samuel Romilly et le docteur Lushington) +ont formé leur opinion étaient fausses, c'est sur <i>moi seule</i> que +devraient retomber tout l'odieux et toute la responsabilité.</p> + +<p>J'espère que les faits que je viens d'exposer ici suffiront pour +disculper mon père et ma mère de toute participation à mon divorce. Ils +ne l'ont ni causé, ni provoqué, ni conseillé; l'on ne peut les condamner +pour avoir donné à leur fille l'abri et l'assistance qu'elle réclamait +d'eux. Comme il n'y a point d'autres personnes de ma famille qui +puissent défendre leur mémoire de l'insulte, je me vois forcée de rompre +un silence que j'espérais garder toujours, et je demande à ceux qui +liront la vie de Byron qu'ils pèsent avec impartialité le témoignage +qu'on vient de m'arracher.</p> + +<p>Hanger-Hill, 19 février.<span class="rig"><br> +<span class="sc">A.J. Noël BYRON</span>.</span></p><br><br> + + + +<p>Le lecteur, avide de détails sur les circonstances et les causes de +cette fameuse séparation, n'en trouve que de bien insignifians dans la +lettre que nous venons de citer. Que lady Byron ait demandé de sa propre +inspiration, ou d'après les conseils de sa mère, l'acte du fatal +divorce, c'est une circonstance assez peu intéressante en elle-même. La +seule chose que l'on doit ici remarquer, c'est que lady Byron avait le +malheur de méconnaître non-seulement le génie sublime, mais le bon sens +et la raison de son mari. Elle l'avoue naïvement: il lui fallu le +témoignage de tous ceux qui approchaient Lord Byron; il fallut la +sentence formelle des médecins pour lui persuader que l'auteur de +<i>Childe Harold</i> n'était pas un fou. Avouons-le: ce premier motif de +divorce ne doit pas nous prévenir en faveur du second.</p> + +<p>La longue lettre de M. Campbell, insérée dans le <i>New Monthly Magazine</i> +(avril 1830), offre moins d'intérêt encore que la précédente. Son +étendue ne nous permet pas de la traduire en entier; ce ne serait pas, +d'ailleurs, chose facile: jamais on n'a tant abusé de la facilité +malheureuse qu'offre la langue anglaise de multiplier les mots et les +phrases sonores sans exprimer d'idées et sans en suggérer au lecteur.</p> + +<p>L'illustre auteur des <i>Plaisirs de la Mémoire</i><a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a> +<a href="#footnote2"><sup class="sml">2</sup></a>, au mérite duquel +Byron a rendu si amplement justice, M. Campbell, commence par nous +apprendre qu'il avait consenti, le mois précédent, à l'insertion, dans +la <i>Revue</i> qu'il dirige, d'un article louangeur, sur les <i>mémoires</i>; que +même, il en avait fait disparaître certains passages, où le critique +reprochait à M. Moore une partialité coupable envers lady Byron. «Mais, +ajoute-t-il, j'avais agi ainsi par suite de ma répugnance à blâmer <i>mon +ami</i> M. Moore, et parce que je n'avais pas assez approfondi les passages +du livre incriminés. En outre, je ne croyais pas <i>alors</i>, comme je le +sais aujourd'hui, que lady Byron fût entièrement irréprochable dans +l'affaire de la séparation.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote2" +name="footnote2"><b>Note 2: </b></a><a href="#footnotetag2"> +(retour) </a> Voyez dans les <i>Poètes anglais et les Journalistes + écossais</i>, page 373 du deuxième vol. des œuvres complètes.</blockquote> + +<p>Comment! cette fameuse séparation date de quatorze ans, et voilà enfin +la conviction de M. Campbell tout-à-coup formée, arrêtée, ou plutôt +changée du tout au tout! que s'est-il donc passé pendant ce mois de +mars? Le voici: M. Campbell a écrit à lady Byron, lui demandant pour +<i>son instruction particulière</i> une appréciation de l'exactitude ou de +l'inexactitude des faits avancés par M. Moore, et il en reçut la réponse +qu'il publie <i>à ses périls</i>, parce qu'elle lui a paru importante, <i>et +sans avoir eu le tems d'en demander la permission</i> à cette dame:</p> + +<br> +<p><span class="sc">Mon cher M. Campbell</span>,</p> + +<p>«En prenant la plume dans l'intention de vous indiquer, pour votre +<i>instruction particulière</i>, les passages du livre de M. Moore qui me +concernent et que je crois susceptibles de contradiction, je les trouve +encore bien plus nombreux que je n'avais d'abord supposé. Nier une +assertion <i>çà et là</i>, ce serait implicitement reconnaître la vérité du +reste. Si, au contraire, j'entreprenais de prouver toute la fausseté du +point de vue sous lequel M. Moore présente les choses, je me verrais +obligée à de certains détails, que dans les circonstances actuelles je +ne puis dévoiler, d'après mes principes et mes sentimens. Peut-être, par +un exemple, vous convaincrai-je mieux de la difficulté du cas: il n'est +pas vrai que des embarras pécuniaires furent les causes qui troublèrent +l'esprit<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a> +<a href="#footnote3"><sup class="sml">3</sup></a> de Lord Byron, et la principale raison des arrangemens qu'il +prit à cette époque. Mais puis-je raisonnablement m'attendre que vous ou +d'autres le croirez, à moins que je ne vous montre quelles ont été les +causes en question?... et c'est ce que je ne puis faire.</p> + +<p>Je suis, etc.»<br> + +<span class="rig">E. <span class="sc">Noël</span> BYRON.</span></p><br><br> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote3" +name="footnote3"><b>Note 3: </b></a><a href="#footnotetag3"> +(retour) </a> Encore <i>l'esprit de Lord Byron troublé</i>! mais vous + avez avoué que c'était une de vos chimères.</blockquote> + +<p>Là-dessus M. Campbell de s'écrier: «Excellente femme! honorée de tous +ceux qui la connaissent, attaquée seulement par ceux qui ne la +connaissent pas, je l'en croirai certainement sur son seul témoignage!»</p> + +<p>Certes, si une pareille lettre a suffi pour déterminer la conviction de +M. Campbell, il est au moins douteux qu'elle produise le même effet sur +l'esprit des lecteurs. Il ajoute, il est vrai, qu'il a recueilli un +petit nombre de faits à d'autres sources authentiques, qui lui prouvent +jusqu'à l'évidence l'innocence de cette dame, mais qu'il ne nous +répétera pas pour ne pas offenser notre délicatesse. Or, n'est-ce pas se +jouer un peu trop du public que de lui dire chaque jour: voilà la +vérité, je la tiens enfin, la voilà... mais vous ne la saurez pas!</p> + +<p>M. Campbell nous représente ensuite lady Byron comme la femme forte, qui +trouve dans sa propre conscience la sanction de sa conduite, et s'occupe +peu de l'opinion du monde; à la bonne heure, mais alors pourquoi donc +importuner de nouveau le public? pourquoi lui écrire par la voie des +journaux, uniquement pour lui dire qu'on ne lui dira rien?</p> + +<p>L'esprit de Byron était essentiellement versatile; il n'est donc pas +étonnant qu'il ait quelquefois cherché à excuser sa femme et à +s'attribuer tous les torts d'une rupture qui fit le malheur de sa vie. +M. Campbell reproche à M. Moore d'avoir affaibli l'effet de ces +prétendus aveux, en y ajoutant ses propres réflexions, et en y opposant +les passages de sa correspondance où son noble ami parle dans un sens +tout-à-fait contraire. Il cite à cet égard la lettre CCXXXV du recueil: +elle passera sous les yeux de nos lecteurs, et, nous sommes fâchés de le +dire, ils pourront voir que M. Campbell en a singulièrement altéré et +amplifié les termes.</p> + +<p>C'est un singulier argument en faveur de lady Byron que de dire: si elle +n'avait pas eu de justes sujets de désirer une séparation, le docteur +Lushington ne se serait pas chargé de sa cause. Dans une affaire, il y a +toujours au moins un avocat de chaque côté: souvent tous les deux sont +des hommes de talent; et nous devons en outre les supposer tous deux des +hommes d'honneur et de bonne foi. Alors, que devient l'argument? Un peu +plus loin se trouve un passage que je traduirai textuellement, parce +qu'il est d'une naïveté qui ne serait pas déplacée dans une comédie: +«C'est encore une erreur de M. Moore, et je pourrais le prouver au +besoin, que de représenter miss Millbank comme engagée avec son futur +époux dans un commerce épistolaire, au moment où il venait de solliciter +inutilement sa main. Jamais elle ne proposa de correspondance; au +contraire, ce fut lui qui, après avoir éprouvé un premier échec, lui +écrivit qu'il allait quitter l'Angleterre et voyager pendant quelques +années en Orient; qu'il partait le cœur plein de douleur, mais sans +entretenir aucun ressentiment, et qu'il s'estimerait heureux qu'elle +daignât lui faire dire verbalement qu'elle s'intéressait encore à son +bonheur. Une personne aussi bien élevée que miss Millbank pouvait-elle +faire autrement que de répondre poliment à un pareil message? Elle lui +envoya donc une réponse pleine de confiance et d'affection, ce qui ne +signifiait nullement qu'elle voulût l'encourager à renouveler ses offres +de mariage. Il lui écrivit, depuis, une lettre extrêmement intéressante +sur lui-même, sur ses vues personnelles, morales et religieuses, à +laquelle c'eût été manquer de charité que de ne point répondre. Il s'en +suivit une correspondance insensiblement plus fréquente, et bientôt elle +s'attacha passionnément à lui. +.............................................»</p> + +<p>Puisqu'après quatorze ans, passés dans l'attente, il paraît que nous +sommes condamnés à ne rien savoir de certain sur cette fameuse affaire +de la séparation, il faut bien en prendre notre parti et nous contenter +de simples conjectures. Les adversaires les plus acharnés du noble poète +sont obligés de convenir qu'il se montra toujours généreux, aimant et +aimable; les partisans les plus ardens de sa veuve ne contestent ni sa +fierté, ni sa froideur glaciale, ni ses prétentions ridicules à l'esprit +et aux connaissances scientifiques. Lord Byron, qu'elle accuse, après sa +mort, de torts qu'elle refuse de spécifier, et dont personne ne peut, en +conséquence, justifier sa glorieuse mémoire, Lord Byron n'a jamais perdu +un ami pendant la durée trop courte de son existence, il est au +contraire parvenu à s'attacher sincèrement des hommes qui d'abord +s'étaient déclarés ses ennemis; il fut un fils, sinon tendre, du moins +attentif et respectueux envers une assez mauvaise mère; nous pouvons +donc en conclure qu'il se fût montré bon mari, si l'épouse n'eût été +encore plus insupportable que la mère.</p> + +<p>Les <i>Mémoires</i> que nous donnons aujourd'hui au public ne sont pas, au +moins quant à cette première partie, ce que le monde littéraire avait +droit d'attendre, et attendait en effet de M. Moore, écrivant la vie et +publiant la correspondance de Lord Byron. Cependant ils ne laissent pas +d'offrir le plus vif intérêt. Il en est du chantre de Childe Harold, +comme de tous les hommes véritablement grands: sa mort nous a fait mieux +apprécier son mérite, et le temps, loin de diminuer sa gloire, n'a fait +qu'ajouter à la popularité de ses ouvrages immortels. On voudra +connaître la vie d'un homme si étonnant, on voudra assister au +développement graduel de ce puissant génie; et des détails qui, partout +ailleurs, pourraient sembler puérils, prendront de l'intérêt à cause de +celui auquel ils se rapportent. Il eût été à désirer sans doute que la +position sociale de M. Moore, en lui imposant moins de ménagemens envers +les vivans, lui eût permis de rendre plus de justice à l'illustre mort. +Lié avec tous ceux qui tiennent le premier rang dans l'aristocratie et +dans la littérature de la Grande-Bretagne, non seulement M. Moore n'a +pas osé tout dire, mais encore il a souvent gauchi devant la vérité. Sa +prose, toujours maniérée, devient presque inintelligible précisément +dans les passages où nous aurions le plus désiré qu'il nous donnât une +idée précise des hommes et des choses. Ceux qui ont lu, je ne dis pas +ses œuvres poétiques, mais ses ouvrages en prose, seront fort étonnés du +mince talent qu'il a déployé dans celui-ci; et personne ne reconnaîtra +dans le pâle compilateur des <i>Mémoires de Lord Byron</i>, l'auteur si +ingénieux, si léger et si profond à la fois des <i>Mémoires du célèbre +chef irlandais, le capitaine Rock</i>.</p> + + + +<p>Au moment où nous songions à donner cette traduction, d'autres libraires +en faisaient paraître une autre que recommandait le nom de son auteur. +Madame Belloc l'avait, en effet, commencée avec le talent que tout le +monde lui reconnaît; mais bientôt, pressée sans doute par son éditeur, +elle a plutôt résumé que traduit le texte anglais, et son style s'est +beaucoup ressenti de la précipitation de son travail. Ajoutons qu'elle +n'a pas eu plus d'égards pour les lettres de Lord Byron que pour les +commentaires un peu longs de son biographe; en sorte que l'on peut dire +avec vérité qu'elle n'a réellement donné au public, ni la vie, ni la +correspondance de Lord Byron.</p> + +<p>Pour nous, nous avons religieusement tout traduit, et nous nous sommes +appliqué à rendre notre auteur dans les termes dont il se serait servi, +s'il eût écrit en français. A peine nous sommes-nous permis de +retrancher dans ce premier volume une ou deux notes absolument +étrangères au sujet. Dans le second, nous serons forcé de supprimer près +d'une demi-feuille d'impression, c'est-à-dire quelques lettres où le +noble poète consulte un de ses amis sur la coupe de certains vers, sur +le choix de certaines expressions anglaises; le lecteur sentira +facilement que ces lettres eussent été presque impossibles à traduire, +et que la lecture ne lui eût offert aucune espèce d'intérêt.</p> + +<br><hr class="full"><br> + +<h2>PRÉFACE</h2> + +<h4>DE L'ÉDITEUR ANGLAIS.</h4> + +<br><hr class="short"><br> + +<p>En publiant cet ouvrage, je n'aurais pu, je l'avoue, me défendre d'une +grande défiance, en songeant à tout ce qui me manquait pour accomplir +une pareille tâche, si je n'étais persuadé que le sujet lui-même et la +variété des matériaux qu'il comporte doivent conserver une grande partie +de leur intérêt, même dans les mains les plus inhabiles. Les motifs qui +portèrent Lord Byron à fuir son pays sont bien déplorables sans doute, +mais c'est à son éloignement de l'Angleterre, alors que son génie +brillait du plus vif éclat, que nous devons toutes les lettres qui +formeront la plus grande partie du troisième et du quatrième volume de +cet ouvrage, et qui, nous n'en doutons pas, seront jugées pour +l'intérêt, l'énergie et la variété, comparables à ce qui honore le plus +notre littérature dans le même genre.</p> + +<p>On a dit de Pétrarque que sa correspondance et ses vers offraient +«l'intérêt progressif d'un récit dans lequel le poète s'identifie +toujours avec l'homme.» On peut appliquer, et plus justement encore, les +mêmes expressions à Lord Byron, tant sa physionomie littéraire et son +caractère personnel sont intimement liés. C'est même au point que +priver ses ouvrages du commentaire instructif qu'en offrent sa +correspondance et l'histoire de sa vie, ce serait commettre une égale +injustice envers lui-même et envers le monde.</p> +<br><br><br> + +<hr class="full"> +<h3><b>MÉMOIRES</b></h3> + +<h4>SUR LA VIE</h4> + +<h2>DE LORD BYRON.</h2> + +<br><hr class="short"><br> + +<p>On a dit de Lord Byron qu'il était plus fier de descendre de ces Byron +qui accompagnèrent Guillaume-le-Conquérant en Angleterre, que d'avoir +composé <i>Childe-Harold</i> et <i>Manfred</i>. Cette remarque n'est pas dénuée de +tout fondement, l'orgueil de la naissance était certainement l'un des +traits caractéristiques du noble poète; et d'ailleurs toute +l'illustration que les années donnent à une famille, il pouvait +justement la réclamer pour la sienne. Le nom de Ralph de Burun occupe, +dès le tems de Guillaume-le-Conquérant, un rang distingué dans le +<i>Doomsday-Book</i>, parmi les tenanciers du Nottinghamshire; et pendant les +règnes suivans, nous voyons les descendans de ce Ralph, sous le titre de +lords de Horestan-Castle<a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a> +<a href="#footnote4"><sup class="sml">4</sup></a>, posséder, dans le Derbyshire, des +propriétés considérables, auxquelles la terre de Rochdale, dans le duché +de Lancastre, fut ajoutée au tems d'Édouard Ier. Telle était, dans ces +premiers tems, la richesse territoriale de la famille, que le partage de +ses biens, dans le seul Nottinghamshire, avait suffi pour fonder +quelques-unes des premières maisons de la province.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote4" +name="footnote4"><b>Note 4: </b></a><a href="#footnotetag4"> +(retour) </a> Il y avait, dit Thoroton, dans le parc de Horseley, + un château dont on peut voir encore quelques ruines; il + s'appelait Horestan-Castle, et était le principal manoir des + successeurs de Ralphe de Burun.<span class="rig"> + (<i>Note de Moore</i>.)</span><br> +</blockquote> + +<p>Mais son antiquité n'était pas la seule distinction qui recommandât à +ses héritiers le nom de Byron; le mérite personnel et les hauts faits +qui doivent former le premier ornement d'une généalogie, semblent avoir +été le partage fréquent de ses ancêtres. Dans l'un de ses premiers +poèmes, il fait allusion à la gloire de ses aïeux, et rappelle avec une +vive satisfaction «ces fiers barons bardés de fer, qui brillaient parmi +ceux qui conduisirent leurs vassaux européens dans les plaines de +Palestine;» puis il ajoute: «Sous les remparts d'Ascalon périt John de +Horiston; la mort a glacé la main de son ménestrel.» Cependant comme, +autant que je l'ai pu découvrir, il n'est fait mention nulle part de +quelqu'un de ses ancêtres qui se fût croisé, il est possible que sa +seule autorité, en composant ces vers, fut la tradition qui se +rapportait à certains groupes des vieilles boiseries de Newsteadt. Dans +l'un de ces groupes profondément sculptés et se détachant du panneau, on +peut reconnaître facilement un Sarrasin, ou un Maure avec une femme +européenne, d'un côté, et de l'autre un soldat chrétien. Un deuxième +groupe, placé dans l'une des chambres à coucher, représente une femme au +centre, et de chaque côté la tête d'un Sarrasin, dont les yeux sont +fixés avec intérêt sur elle. On ne sait rien de bien exact sur ces +sculptures; mais la tradition est, m'a-t-on dit, qu'elles se rapportent +à quelque aventure d'amour dans laquelle se trouvait engagé l'un des +chevaliers croisés dont parle le jeune poète. Quant aux exploits les +mieux prouvés, ou du moins les plus connus des Byron, il suffira de dire +que sous Édouard III, au siége de Calais et dans les plaines mémorables, +à diverses époques, de Créci, de Bosworth et de Marston Moor, leur nom +se montre revêtu de la double illustration de rang et de mérite, dont se +glorifiait leur plus jeune descendant, dans les vers que nous venons de +citer.</p> + +<p>Ce fut sous le règne de Henri VIII, à l'époque de la suppression des +monastères, que l'église et le prieuré de Newsteadt furent, avec les +terres contiguës, ajoutés, par un don royal, aux autres domaines de la +famille Byron<a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a> +<a href="#footnote5"><sup class="sml">5</sup></a>. Le favori à qui furent données les dépouilles du +monastère, était le petit neveu du vaillant guerrier qui combattit à +Bosworth, aux côtés de Richemond, et que l'on distingue des chevaliers +du même nom par le titre de sir John Byron <i>le Court, à la grande +barbe</i>: son portrait était du petit nombre de ceux qui décoraient les +murs de l'abbaye, quand elle appartenait au noble poète.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote5" +name="footnote5"><b>Note 5: </b></a><a href="#footnotetag5"> +(retour) </a> Le prieuré de Newsteadt avait été fondé et dédie à + Dieu et à la Vierge, par Henri II; ses moines, chanoines + réguliers de l'ordre de St.-Augustin, étaient, à ce qu'il + paraît, les objets particuliers de la faveur royale, dans + leurs doubles intérêts spirituels et temporels. Pendant la + vie du cinquième Lord Byron, on trouva dans le lac de + Newsteadt, où l'on supposait que les moines avaient tenté de + le cacher, un grand aigle de cuivre; on le fit ouvrir, et + l'on découvrit dans l'intérieur une case secrète qui recelait + plusieurs vieilles chartes relatives aux droits et aux + privilèges de la fondation. A la vente des effets du vieux + Lord Byron, en 1776-1777, cet aigle avec trois candélabres, + trouvés à la même époque, furent achetés par un horloger de + Nottingham (celui-même qui avait trouvé les pièces dont nous + venons de parler), et ayant de ses mains passé dans celles de + sir Richard Kaye, prébendier de Southwell, ils forment à + présent un des ornemens les plus remarquables de la + cathédrale de cette ville. Un document curieux, trouvé, + dit-on, dans l'aigle, appartient aujourd'hui au colonel + Wildman; c'est un plein pardon, accordé par Henri II, de tous + les crimes possibles (et l'on en trouve désigné un assez long + catalogue) que les moines peuvent avoir commis avant le huit + décembre précédent. «<i>Murdris</i> per ipsos <i>post decimum nonum + diem</i> novembris ultimo præteritum perpetratis, si quæ + fuerint, <i>exceptis</i>.»</blockquote> + +<p>Au couronnement de Jacques Ier, nous trouvons un autre représentant de +cette famille, le petit-fils de sir John Byron <i>le Court</i>, devenu +l'objet de nouvelles faveurs royales et créé chevalier du Bain (<i>Knight +of the Bath</i>). Une lettre de ce personnage, conservée dans <i>les +Illustrations de Lodge</i>, nous apprend, que, malgré l'ostentation d'une +apparente prospérité, cette ancienne famille avait déjà l'expérience des +embarras pécuniaires. Dans cette pièce, après avoir parlé à son héritier +du meilleur moyen de payer ses dettes, «je vous conseille donc, +continue-t-il<a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a> +<a href="#footnote6"><sup class="sml">6</sup></a>, aussitôt que vous aurez terminé, comme vous le devez, +les funérailles de votre père, de régler et de réduire ce grand train de +maison, et de ne garder de tous vos domestiques que quarante ou +cinquante au plus. Dans mon opinion, vous feriez beaucoup mieux de vivre +quelque tems dans le comté de Lancastre que dans celui de Nottingham; et +cela, pour plusieurs raisons excellentes, qu'au lieu de vous écrire, je +vous dirai à notre première entrevue.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote6" +name="footnote6"><b>Note 6: </b></a><a href="#footnotetag6"> +(retour) </a> + Le comte de Shrewsbury.<span class="rig"> + (<i>Note de Moore</i>.)</span><br></blockquote> + +<p>C'est du règne suivant, celui de Charles Ier, que date l'origine de la +noblesse de la famille. En 1643, sir John Byron, arrière-petit-fils de +celui qui avait obtenu le riche domaine de Newsteadt, fut créé baron +Byron de Rochdale, dans le comté de Lancastre; et rarement de pareils +titres furent concédés pour des services aussi réels et aussi honorables +que ceux auxquels ce gentilhomme dut le sien. Presque à chaque page de +l'histoire de nos guerres civiles, son nom se trouve lié aux diverses +fortunes de son roi; toujours fidèle, persévérant et désintéressé dans +sa conduite. «Sir John Byron, dit l'auteur des <i>Mémoires du colonel +Hutchinson</i>, plus tard Lord Byron, et tous ses frères, hommes d'armes, +actifs et vaillans de leurs personnes, étaient tous acquis passionnément +au roi.» Dans une réponse que le colonel Hutchinson eut l'occasion de +faire, étant gouverneur de Nottingham, à son cousin germain, sir Richard +Byron, il accorde un glorieux tribut à la valeur et à la fidélité de la +famille. Sir Richard ayant envoyé quelqu'un vers son parent pour +l'engager à rendre le château, reçut pour réponse «que, sauf le cas où +il trouverait dans son cœur quelque disposition à une trahison +semblable, il devait se rappeler qu'il coulait dans ses veines assez du +sang des Byron, pour qu'il eût horreur de trahir ou d'abandonner ce +qu'il avait entrepris de défendre.»</p> + +<p>Tels sont quelques-uns des personnages distingués qui ont transmis à +Byron leur nom illustré.</p> + +<p>Du côté maternel notre poète pouvait vanter ses ancêtres, à la noblesse +desquels l'Écosse ne pouvait rien préférer, sa mère étant de la famille +des Gordon de Gight, descendans de sir William Gordon, troisième fils du +comte de Huntley, par la fille de Jacques Ier.</p> + +<p>Après les tems agités des guerres civiles, où se distinguèrent aussi +plusieurs Byron, puisqu'à la fameuse bataille d'Edgehill on vit jusqu'à +sept frères de ce nom, leur renommée semble assoupie pendant près d'un +siècle. Mais vers l'année 1750, le naufrage et les souffrances du +grand-père de notre poète, M. Byron, plus tard amiral, réveillèrent à un +haut degré l'attention et l'intérêt du public. Quelque tems après, une +autre sorte de célébrité, moins glorieuse il est vrai, devint le partage +de deux autres membres de la famille: l'un grand-oncle, l'autre père de +Lord Byron. Le premier, en 1765, subit un jugement devant la Chambre des +Pairs, pour avoir tué en duel, ou plutôt au milieu d'une querelle, son +parent et son voisin, M. Chaworth; le second ayant enlevé et conduit sur +le continent la femme de lord Carmarthen, l'épousa dès que le marquis +eut réussi à obtenir un divorce. Une fille fut le seul fruit de cette +courte union: ce fut l'honorable Augusta Byron, aujourd'hui femme du +colonel Leigh.</p> + +<p>En parcourant ainsi rapidement les premiers et les derniers ancêtres de +Lord Byron, on ne peut s'empêcher de remarquer à quel point ce dernier +réunissait en lui une partie des grandes et peut-être des mauvaises +qualités remarquables dans plusieurs de ses aïeux! La générosité, la +hardiesse, la grandeur d'ame des plus illustres; mais aussi les passions +déréglées, la bizarrerie, le mépris de l'opinion publique, qui +caractérisaient les autres.</p> + +<p>M. Byron, le père du poète, ayant perdu sa première femme en 1784, se +remaria l'année suivante à miss Catherine Gordon, fille et unique +héritière de George Gordon de Gight. Outre le domaine de Gight, qui +pourtant était dans l'origine bien plus important qu'aujourd'hui, cette +dame possédait en valeur pécuniaire, actions, etc., une fortune +considérable; et l'opinion commune était que M. Byron ne lui avait fait +la cour que pour s'affranchir de ses dettes.</p> + +<p>Un trait bien singulier que l'on raconte de miss Gordon, surtout si +jusqu'alors elle n'avait jamais vu le capitaine Byron, prouve en même +tems l'extrême vivacité et la véhémence des sentimens qu'elle avait déjà +pour lui. Elle était au théâtre d'Edimbourg, un soir que le rôle +d'<i>Isabella</i> était rempli par Mrs. Siddons; l'illusion que faisait cette +grand actrice l'affecta au point de la faire tomber, avant la fin de la +pièce, dans de violentes attaques de nerf. On l'emporta hors du théâtre, +tandis qu'elle s'écriait à haute voix: «Oh! mon Byron, mon Byron!»</p> + +<p>A l'occasion de son mariage, un rimeur écossais fit paraître une ballade +que l'on a dernièrement réimprimée dans une collection d'<i>anciennes +chansons et ballades du nord de l'Écosse</i>.</p> + +<p>Comme elle porte la preuve de la réputation de fortune qu'avait la +nouvelle épouse et de l'inconduite extravagante de son époux, on en +pourra lire volontiers l'extrait suivant:</p> +<br> +<p class="mid">MISS GORDON DE GIGHT.</p> + +<p>Oh! où êtes-vous allée, jolie miss Gordon? où êtes-vous allée si +gentille et si parée? Vous avez épousé, vous avez épousé John Byron, +pour dissiper les terres de Gight.</p> + +<p>Ce jouvenceau est un mauvais sujet venu d'Angleterre; les Écossais ne +connaissent pas sa famille; il entretient des maîtresses; son hôte +l'importune et ne peut s'en faire payer. Oh! ce sera bientôt fait des +terres de Gight.</p> + +<p>Oh! où êtes-vous allée, etc.</p> + +<p>Entendez-vous les coups de fusil, le bruit du tambourin, celui du cor +dans les bois, de la cornemuse sous le vestibule, les aboiemens des +chiens courans et des chiens d'arrêt. Avec tout ce bruit-là, ce sera +bientôt fait des terres de Gight.</p> + +<p>Oh! où êtes-vous allée, etc.</p> +<br> +<p>Bientôt après le mariage, qui eut lieu, je crois, à Bath, M. Byron et sa +femme se retirèrent dans leur terre d'Écosse, et il se passa peu de tems +avant que les pronostics du faiseur de ballades ne se réalisassent. La +malheureuse héritière mesura alors des yeux l'abîme de dettes qui devait +engloutir sa fortune. Les créanciers de M. Byron se présentèrent sans +perdre de tems. Argent comptant, actions de la Banque, droits de pêche, +tout fut sacrifié pour les satisfaire; tout cela ne suffisant pas, il +fallut grever la propriété d'une hypothèque assez considérable.</p> + +<p>Dans l'été de 1786, elle et son mari quittèrent l'Écosse pour la France; +et l'année suivante il fallut vendre le domaine de Gight, toujours pour +payer des dettes. La totalité du prix de la vente y passa, à l'exception +d'une petite somme remise en main tierce, pour l'usage particulier de +mistress Byron, qui se vit ainsi, dans le court espace de deux ans, +réduite d'un état d'opulence à un revenu modique de 150 livres +sterling<a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a> +<a href="#footnote7"><sup class="sml">7</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote7" +name="footnote7"><b>Note 7: </b></a><a href="#footnotetag7"> +(retour) </a> + Les détails que je joins ici sur la fortune de + mistress Byron (la mère), avant son mariage, et la rapidité + avec laquelle cette même fortune fut dissipée bientôt après, + sont de la plus grande exactitude; j'ai tout lieu de le + croire, d'après l'authenticité de la source où je les ai + puisés. + +<p> «A l'époque de son mariage, miss Gordon possédait à peu près + 3,000 liv. st. en espèces, deux actions de la banque + d'Aberdeen, les domaines de Gight et de Monkshill, et le + privilège de deux pêcheries de saumons sur la Dee. Peu après + l'arrivée de M. et de mistress Byron en Écosse, il fut + évident que le premier avait contracté des dettes + considérables, et ses créanciers commencèrent des poursuites + légales pour arriver au recouvrement de leurs créances. + L'argent comptant fut immédiatement sacrifié pour les + satisfaire, les actions de la banque furent vendues à raison + de 600 liv. st. (elles en valent actuellement 5,000); on + abattit sur la terre de Gight et l'on vendit du bois, au + montant de 1,500 liv. st. On disposa de la ferme de Monkshill + et des pêcheries, formant un franc-fief, pour 480 liv. st. Ce + n'est pas tout, dans l'année même du mariage, on emprunta une + somme de 8,000 liv. st., pour laquelle mistress Byron donna + hypothèque sur son domaine de Gight.</p> + +<p> «En mars 1786, un contrat de mariage fut dressé selon la + <i>coutume</i> d'Écosse et signé par les parties. Dans le cours de + l'été de la même année, M. et mistress Byron quittèrent Gight + pour n'y plus revenir; le domaine fut vendu l'année suivante + à Lord Haddo moyennant 17,850 liv. st. La totalité de cette + somme fut employée à payer les dettes de M. Byron, excepté + une rente de 55 liv. sterl. 17 schellings 1 penny, douaire de + la grand'mère de mistress Byron, représentant un capital de + 1,128 liv. st., qui devait revenir à cette dernière à la mort + de son aïeule, et 3,000 qui devaient être déposées en mains + tierces pour l'usage particulier de mistress Byron, et qui + furent depuis placées chez M. Carsewell de Ratharllet, dans + le comté de Fife.»</p> + +<p> Une autre personne, bien informée, m'a raconté une + particularité singulière qui eut lieu avant la vente de la + terre, c'est que tous les ramiers de la maison de Gight + s'envolèrent de concert et se rendirent au colombier de Lord + Haddo; leur exemple fut suivi par une troupe de hérons qui + avaient fait leur nid depuis maintes années dans un bois + voisin d'un grand lac, appelé le <i>Hagberry-Pot</i>. On vint en + avertir Lord Haddo. «Laissez venir les oiseaux, répondit-il, + ne les effarouchez pas, la terre ne manquera pas de les + suivre.» Ce qui arriva effectivement.<span class="rig"> + (<i>Note de Moore</i>.)</span></p> +</blockquote> + +<p>Mistress Byron revint en Angleterre à la fin de 1787, et le 22 janvier +suivant elle mit au monde à Londres, dans <i>Holle-street</i>, son premier et +unique enfant, George Gordon Byron. Le nom de Gordon lui fut donné par +suite d'une condition testamentaire imposée à quiconque épouserait +l'héritière de Gight; l'enfant, à son baptême, eut pour parrains le duc +de Gordon et le colonel Duff de Fetteresso.</p> + +<p>A propos de sa qualité de fils unique, Lord Byron, dans une des feuilles +de son journal, rapporte quelques coïncidences curieuses du même fait +dans sa famille, qui, pour un esprit disposé comme le sien à trouver +partout du merveilleux dans tout ce qui avait rapport à lui-même, +devaient paraître plus singulières et plus frappantes qu'elles ne le +sont en effet: «J'ai pensé, dit-il, à une chose bizarre; ma fille, ma +femme, ma sœur de père, ma mère, ma tante maternelle, la mère de ma +sœur, ma fille naturelle et moi-même sommes ou étions tous fils ou +filles uniques; la mère de ma sœur, lady Conyers, n'eut que ma sœur de +son second mariage; elle-même était fille unique; mon père n'eut que moi +de son second mariage avec ma mère, également fille unique. Une telle +complication dans une seule famille est bien singulière, elle semble +vraiment l'effet de la fatalité.» Ensuite il ajoute ces paroles +caractéristiques: «Mais les plus fiers animaux ont le moins de petits, +tels que les lions, les tigres et jusqu'aux éléphans, qui sont doux en +comparaison des premiers.»</p> + +<p>De Londres mistress Byron se rendit avec son enfant en Écosse; et, en +1790, elle fixa son séjour à Aberdeen, où le capitaine Byron vint +bientôt la rejoindre. C'est là qu'ils vécurent ensemble quelque tems, +logés en garni chez un nommé Anderson, dans <i>Queen-street</i>; mais leur +union étant loin d'être parfaite, une séparation fut bientôt jugée +nécessaire, et mistress Byron prit le parti d'aller loger, toujours en +garni, à l'extrémité de la même rue<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a> +<a href="#footnote8"><sup class="sml">8</sup></a>. Malgré cette désunion, ils n'en +continuèrent pas moins à se visiter de tems en tems, et même à prendre +le thé l'un chez l'autre; mais les élémens de discorde se multiplièrent +et finirent par amener leur séparation complète et définitive. Il +arrivait toutefois fréquemment au mari, d'accoster la bonne et son fils +dans leur promenade et d'exprimer un vif désir d'avoir l'enfant chez lui +pour un ou deux jours. Mistress Byron était d'abord peu disposée à céder +à ce vœu; mais la bonne lui représenta que <i>si le père avait l'enfant +une seule nuit, il n'en voudrait pas davantage</i>, et cette réflexion la +décida enfin à y consentir. L'événement justifia la prédiction de la +bonne; quand elle vint le lendemain s'informer de son enfant, le +capitaine Byron lui déclara qu'il avait assez de son jeune hôte, et +qu'elle pouvait le reprendre tout de suite.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote8" +name="footnote8"><b>Note 8: </b></a><a href="#footnotetag8"> +(retour) </a> Il semble que plusieurs fois elle changea de + domicile à Aberdeen; on désigne encore deux maisons où elle + aurait quelque tems logé, l'une dans <i>Virginia-street</i>, et + l'autre chez un M. Leslie, je crois, dans <i>Broad-street</i>. + <span class="rig"> (<i>Note de Moore</i>.)</span><br> +</blockquote> + +<p>Il faut observer qu'à cette époque la fortune de mistress Byron ne lui +permettait pas d'avoir plus d'une domestique; il n'est donc pas étonnant +que l'enfant envoyé affronter l'épreuve d'une visite, sans la +surveillance ordinaire de sa bonne, se soit montré un hôte difficile à +gouverner.</p> + +<p>Du reste, que dès l'enfance son caractère fût violent, sournois et +colère, il est impossible d'en douter; jusque dans ses petites jupes, il +manifestait avec sa bonne ce même esprit d'impatience dont il donna dans +la suite tant de preuves à ses critiques. Un jour elle le réprimanda +vivement d'avoir sali ou déchiré un fourreau qu'on venait de lui mettre: +ces reproches le firent entrer dans une de ces <i>rages silencieuses</i>, +comme il les nomme lui-même; il prit le fourreau de ses deux mains, le +mit en pièces, puis revint à une soudaine immobilité, défiant et son +censeur et son ressentiment.</p> + +<p>Mais malgré cette petite scène et d'autres emportemens semblables, +auxquels ne l'encourageait que trop l'exemple de sa mère (qui en +agissait, dit-on, fréquemment de même avec ses bonnets et ses robes), il +y avait dans ses inclinations, et le témoignage de ses bonnes, de ses +maîtres et de tous ceux qui eurent alors des rapports avec lui est ici +conforme, un mélange de douceur affectueuse et d'enjouement qui lui +gagnait nécessairement les cœurs, et qui plus tard, comme dans ses plus +tendres années, rendait son commerce facile pour ceux qui l'aimaient et +le connaissaient assez pour user toujours à son égard de douceur et de +fermeté. La gouvernante, dont nous avons déjà parlé, et la sœur de cette +femme, May-Gray, qui la remplaça, prirent sur son esprit une influence à +laquelle il ne résistait que bien rarement; tandis que sa mère, dont les +caprices et les accès de tendresse et d'emportement diminuaient +également le respect et l'affection de son enfant, ne dut jamais qu'à +l'autorité de son titre de mère le faible pouvoir qu'elle eut sur lui.</p> + +<p>Par l'effet d'un accident qui, dit-on, arriva au moment de sa naissance, +l'un de ses pieds fut détourné de sa position naturelle. Ce défaut, +grâce surtout aux efforts que l'on fit pour y remédier, fut pour lui, +pendant sa jeunesse, la source d'une foule de douleurs et d'ennuis. On +voulut redresser ce membre d'après les expédiens alors en vogue, et sous +la direction du célèbre John Hunter, qui même entretint à ce sujet une +correspondance avec le docteur Livingstone d'Aberdeen. C'était à sa +gouvernante qu'était confié le soin de lui mettre le soir ses +machines-bandages; souvent alors, comme elle l'a raconté depuis, elle +lui chantait ou lui racontait, pour mieux l'endormir, des histoires et +des légendes auxquelles, comme la plupart des enfans, il prenait un +grand plaisir. Elle lui apprit encore, dans cet âge si tendre, à répéter +un grand nombre de psaumes, et le premier et le vingt-troisième furent +ceux qu'il confia d'abord à sa mémoire. C'est un fait vraiment +remarquable que, par les soins de cette respectable et pieuse personne, +il acquit une connaissance plus parfaite des saintes Écritures, que ne +l'ont en général les jeunes gens. Dans une lettre qu'il écrivit d'Italie +à M. Murray, en 1821, après lui avoir demandé, par la première occasion, +l'envoi d'une bible, il ajoute: «N'oubliez pas cela, car je suis un +grand lecteur et admirateur de ces livres; je les avais parcourus tous +avant l'âge de huit ans,--c'est-à-dire les livres de l'Ancien-Testament; +quant au Nouveau, sa lecture me semblait une tâche, et celle de l'autre +un plaisir. J'en parle d'après mes idées d'enfant, telles que je me les +rappelle, et comme se présente encore à ma mémoire ce tems que je passai +à Aberdeen en 1796.»</p> + +<p>La difformité de son pied était dès-lors un sujet qui l'affligeait +beaucoup et sur lequel il se montrait très-irascible. Une personne de +Glascow m'a rapporté que la gouvernante de sa femme et celle de Byron se +voyaient souvent quand elles sortaient pour promener les enfans qui leur +étaient confiés, et qu'un jour elle lui avait dit: «Quel bel enfant que +ce Byron! et quel malheur qu'il ait un pareil pied!» L'enfant +l'entendit, et soudain, outré de colère, il la frappa d'un petit fouet +qu'il avait à la main, en s'écriant avec impatience: <i>Ne parlez pas de +cela</i>. Quelquefois cependant, comme plus tard, il parlait avec +indifférence et même plaisantait de son infirmité. Dans le voisinage se +trouvait un autre enfant qui avait dans l'un de ses pieds un défaut +semblable; Byron disait alors à cette occasion en riant: <i>Venez voir les +deux petits garçons qui s'en vont dans Brood-street avec leurs deux +pieds bots</i>.</p> + +<p>Parmi une foule d'exemples de vivacité et d'énergie, sa gouvernante +citait le suivant. Un soir, elle l'avait conduit au théâtre, à la +représentation de la <i>Femme colère corrigée</i> (<i>the taming of the +Shrew</i>); il avait suivi la pièce pendant quelque tems avec un intérêt +silencieux, mais à la scène entre Catherine et Pétruchio, quand les +acteurs en furent à ces deux vers:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i8"> <span class="sc">Catherine</span>. Je sais que c'est la lune.</p> + +<p class="i8"> <span class="sc">Pétruchio</span>. Non, vous mentez, c'est le soleil bienfaisant.</p> +</div></div> + +<p>Le petit Geordie (ainsi l'appelait-on), se levant de son siége, se mit à +crier vivement: <i>Mais je vous dis, moi, que c'est la lune, monsieur</i>.</p> + +<p>Nous avons déjà parlé du séjour du capitaine Byron à Aberdeen; il revint +encore y passer deux ou trois mois avant son départ définitif pour la +France. Chaque fois, le principal objet de sa visite était de tirer +encore, s'il le pouvait, quelque argent de la malheureuse femme qu'il +avait réduite à la misère; et il y réussit si bien, que la dernière fois +cette dame, gênée comme elle l'était, parvint à lui procurer les moyens +de se rendre à Valenciennes<a id="footnotetag9" name="footnotetag9"></a> +<a href="#footnote9"><sup class="sml">9</sup></a>, où il mourut l'année suivante (1791). +Bien que sur la fin Mrs. Byron refusât de le voir, elle lui conserva +toujours, dit-on, une vive affection; et à cette époque, quand la +gouvernante venait à le rencontrer, elle ne manquait pas de s'informer +auprès d'elle, avec la plus tendre sollicitude, de sa santé et de l'air +de son visage. Quand elle apprit sa mort, sa douleur, suivant le récit +de la même personne, tenait du désespoir, et ses cris perçans furent +entendus jusque dans la rue. C'était vraiment une femme extrême dans +toutes ses passions; sa douleur et sa tendresse partaient de son +tempérament autant que d'une sensibilité réelle. Quoi qu'il en soit, +déplorer la mort d'un pareil mari était, il faut l'avouer, faire preuve +d'une générosité bien gratuite; d'autant plus que ne l'ayant épousée, +comme il le disait tout haut, que pour sa fortune, et ayant bientôt +dissipé le seul charme qu'elle eût à ses yeux, il avait la cruauté de +lui reprocher fréquemment les inconvéniens de la pénurie, fruit de son +extravagante prodigalité.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote9" +name="footnote9"><b>Note 9: </b></a><a href="#footnotetag9"> +(retour) </a> + Mrs. Byron, dit quelqu'un que j'ai déjà cité, + s'était endettée de trois cents liv. st., par suite des + avances d'argent faites à M. Byron lors de ses deux visites à + Aberdeen, et par les frais d'ameublement de la chambre + qu'elle occupa après la mort de son mari, dans Brood-street. + Les intérêts de cette somme réduisirent son revenu à 139 + liv.; toutefois elle sut vivre sans augmenter ses dettes, et + à la mort de sa grand'mère, ayant hérité des 1,122 liv. + réservées pour le douaire de cette dame, elle les acquitta + entièrement.</blockquote> + +<p>Le jeune Byron n'avait pas cinq ans accomplis quand on l'envoya à une +école primaire, tenue à Aberdeen par M. Bowers<a id="footnotetag10" name="footnotetag10"></a> +<a href="#footnote10"><sup class="sml">10</sup></a>. Il y resta, sauf +quelques interruptions, durant l'espace de douze mois, comme l'atteste +l'extrait suivant du registre journalier de l'école:</p> + +<p class="mid"><span class="sc">georges gordon byron</span>,<br> + +19 novembre 1792.<br> + +19 novembre 1793, reçu une guinée.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote10" +name="footnote10"><b>Note 10: </b></a><a href="#footnotetag10"> +(retour) </a> + Dans <i>Long-acre</i>, l'instituteur actuel de cette + école est M. Davie Gronta, l'ingénieux éditeur d'une + <i>collection de batailles et monumens militaires</i>, et d'un + ouvrage fort utile intitulé: <i>Livre classique des poèmes + modernes</i>.</blockquote> + +<p>Le prix de cette école, pour la lecture seulement, n'était que de 5 +<i>shillings</i> par quartier; et ce fut certainement moins dans le but de +hâter ses progrès que pour mieux échapper à sa turbulence que sa mère +l'y envoya. Quant au résultat de ces premières études à Aberdeen, tant +sous M. Bowers que sous différens autres instituteurs, il nous en offre +lui-même le curieux document dans une sorte de journal commencé sous le +titre de <i>mon Dictionnaire</i>, et qu'on retrouve dans l'un de ses +manuscrits:</p> + +<p>«J'ai vécu dans cette ville plusieurs années de ma première jeunesse; +mais depuis l'âge de dix ans je n'y suis pas retourné. A cinq ans, ou +plus tôt même, on m'envoyait à l'école tenue par un M. Bowers, que l'on +surnommait <i>Bodsy</i>, à cause de son air vif et éveillé. C'était une école +à l'usage des deux sexes; j'y appris peu de chose, si ce n'est à répéter +par cœur, à force de l'entendre, mais sans en retenir une lettre, la +première leçon monosyllabique: <i>Dieu fit l'homme, il faut l'aimer</i>. La +seule preuve que je donnais de mes progrès à la maison, c'était de +répéter ces mots avec la plus grande volubilité; mais un jour, ayant +tourné le feuillet, j'eus le malheur de redire encore la même chose, et +cela fit découvrir les bornes étroites de mes jeunes talens: on me tira +les oreilles (criante injustice, attendu que c'était par elles que +j'avais appris ce que je savais), et l'on confia mes dispositions aux +soins d'un nouveau précepteur; c'était un pieux et habile petit prêtre, +nommé Ross, devenu plus tard, ministre de l'une des églises d'Écosse +(celle d'<i>East</i>, je pense). Je fis sous lui d'étonnans progrès, et je me +rappelle encore aujourd'hui ses manières douces et sa généreuse +sollicitude. Dès que je pus lire, ma grande passion fut l'histoire, et +surtout je me passionnai, pourquoi? je l'ignore, pour la bataille donnée +près du lac Régille, dans l'histoire romaine, que l'on m'avait d'abord +mise entre les mains. Il y a quatre ans, me trouvant sur les hauteurs de +Tusculum, mes regards s'arrêtèrent sur le petit lac circulaire, jadis de +Régille, et qui n'est plus qu'un point dans la perspective; alors je me +souvins de mon jeune enthousiasme et de mon vieux instituteur. Plus tard +j'eus pour maître un nommé Paterson, honnête jeune homme, mais +très-sérieux et taciturne: c'était le fils de mon cordonnier; du reste +fort instruit, comme le sont généralement les Écossais; c'était de plus +un presbytérien rigide. Je commençai avec lui le latin, dans la +grammaire de Ruddeman, et je continuai jusqu'au moment où l'on me mit à +l'<i>école de grammaire</i>. Là je fis toutes mes classes jusqu'à la +quatrième forme<a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a> +<a href="#footnote11"><sup class="sml">11</sup></a>, époque de mon rappel en Angleterre, ma patrie, par +la mort de mon oncle.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote11" +name="footnote11"><b>Note 11: </b></a><a href="#footnotetag11"> +(retour) </a> Un collége régulier anglais se divise généralement + en six <i>formes</i>, quoiqu'un même professeur puisse être chargé + de deux à la fois. L'ordre des <i>formes</i> est inverse du nôtre; + ainsi (la rhétorique et la philosophie faisant partie de + l'enseignement spécial des universités), la sixièmes <i>forme</i> + correspondra à notre classe de seconde, et la première forme + à notre septième ou aux classes plus élémentaires encore. + <span class="rig"> (<i>Note du Traducteur</i>.)</span><br> +</blockquote> + +<p>C'est à Aberdeen, et sur les belles exemples de M. Duncan, que j'acquis +le beau point d'écriture que je ne lis pas moi-même sans difficulté. Je +ne pense pas qu'il se mît beaucoup en peine de mes progrès. J'écrivais +mieux alors que je n'ai jamais fait depuis; la hâte et l'agitation d'une +et d'autre espèce ont fait de moi le plus parfait griffonneur qui jamais +ait tenu une plume. Il pouvait y avoir à cette école de grammaire cent +cinquante enfans de tout âge; elle était divisée en cinq classes, tenues +par quatre maîtres, le principal se chargeant de la quatrième et de la +cinquième forme, comme en Angleterre la cinquième et la sixième forme et +les moniteurs ont toujours pour professeur le chef de l'école.»</p> + +<p>Parmi ses compagnons de classe, il en est de vivans qui se souviendront +encore de lui<a id="footnotetag12" name="footnotetag12"></a> +<a href="#footnote12"><sup class="sml">12</sup></a>, et l'impression qu'ils en ont conservée est que +c'était un enfant vif et passionné, emporté, rancunier, mais affectueux +et sociable à l'égard de ses camarades; hardi, singulièrement aventureux +et toujours, comme l'un d'eux le répétait heureusement, toujours <i>plus +prêt à donner qu'à recevoir des coups</i>. Entr'autres anecdotes à l'appui +de ce caractère, on cite qu'une fois, revenant de l'école, il se trouva +de compagnie avec un enfant qui l'avait auparavant insulté, sans en +avoir été puni. Le petit Byron avait juré qu'il le lui paierait à la +première occasion; en conséquence cette fois-ci, bien que plusieurs +autres enfans prissent le parti de son adversaire, il parvint à lui +donner une <i>volée complète</i>; et quand il arriva chez sa mère, tout +essoufflé, la servante lui demanda ce qu'il avait fait. Il répondit, +avec un mélange de rage et d'enjouement, qu'il venait d'acquitter une +dette en rossant un enfant auquel il l'avait promis; qu'il était un +Byron, et que jamais il ne fausserait sa devise: <i>Croys Byron</i>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote12" +name="footnote12"><b>Note 12: </b></a><a href="#footnotetag12"> +(retour) </a> Le vieux portier du collége aussi se rappelle bien + le petit garçon à la jaquette rouge et au pantalon de nankin, + qu'il a si souvent chassé de la cour du collége.</blockquote> + +<p>Il est certain qu'il cherchait bien plus à se distinguer parmi ses +camarades par sa supériorité dans tous les jeux et exercices violens, +que par ses progrès à l'étude<a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a> +<a href="#footnote13"><sup class="sml">13</sup></a>. Cependant il était plein d'ardeur dès +qu'on parvenait à fixer son attention, ou qu'un genre d'étude venait à +lui plaire. Il était en général parmi les derniers de sa classe, et ne +semblait guère ambitieux de places plus honorables. Il est d'usage, je +crois, dans cette pension, d'intervertir de tems en tems l'ordre des +places et de mettre les plus faibles écoliers sur les bancs +ordinairement réservés aux plus forts, sans doute dans la vue de mieux +stimuler l'ardeur des uns et des autres. Dans ces occasions, et +seulement alors, Byron était parfois à la tête de ses condisciples, et +son professeur disait en le raillant; <i>Allons, George, vous ne tarderez +pas à retourner à la queue</i><a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a> +<a href="#footnote14"><sup class="sml">14</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote13" +name="footnote13"><b>Note 13: </b></a><a href="#footnotetag13"> +(retour) </a> C'était, dit l'un de ceux que j'ai consultés, un + bon joueur de billes, il les lançait plus loin que la plupart + des enfans; il excellait aussi aux <i>barres</i>, jeu qui exige + une grande agilité de jambes.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote14" +name="footnote14"><b>Note 14: </b></a><a href="#footnotetag14"> +(retour) </a> Il paraît, d'après la liste trimestrielle tenue a + l'école de grammaire d'Aberdeen, dans laquelle le nom des + enfans se trouve placé suivant le rang qu'ils tenaient dans + leur classe; il paraît, dis-je, qu'en avril 1794, le nom de + Byron se trouvait le vingt-troisième sur une liste de + trente-huit enfans, dans la seconde forme. En avril 1798, il + lui arriva d'être le cinquième dans la quatrième classe, + composée de vingt-sept enfans, et de dépasser plusieurs de + ses condisciples qui l'avaient toujours devancé jusque-là.</blockquote> + +<p>Durant cette période, sa mère et lui eurent l'occasion de faire visite à +plusieurs de leurs amis: ils passèrent quelque tems à Fetteresso, +demeure de son parrain le colonel Duff (on s'y rappelle encore le +plaisir que prenait l'enfant à jouer avec un vieux sommelier, bon +vivant, nommé Ernest Fiddler). Ils s'arrêtèrent aussi à Banff, où +résidaient quelques proches parens de mistress Byron.</p> + +<p>Il eut en 1796 une attaque de fièvre scarlatine, après laquelle sa mère +l'envoya, pour changer d'air, dans les montagnes de l'Écosse +(<i>highlands</i>); et ce fut alors, ou l'année suivante, qu'ils choisirent +pour résidence une ferme dans le voisinage de Ballater. C'est un séjour +recherché pendant l'été par ceux qui veulent reprendre leur santé ou +leur enjouement; il est situé sur la rivière, à quarante milles environ +d'Aberdeen. Bien que cette maison, où l'on montre encore avec orgueil le +lit du jeune Byron, soit naturellement devenue un but de pélerinage pour +les admirateurs du génie, elle est, ainsi que la vallée étroite et aride +dans laquelle elle est bâtie, bien indigne de s'associer au souvenir +d'un poète. A peu de distance de là, on peut vanter avec raison un +paysage où se retrouvent tous les genres de beautés sauvages qui suivent +le cours de la Dée à travers les montagnes. C'est là que les noirs +sommets de <i>Lachin-y-Gair</i> s'élançaient en forme de tourelles aux yeux +du poète futur; les vers qu'il consacra, plusieurs années après, au +tableau de ces objets sublimes, montrent que déjà, malgré sa tendre +jeunesse, il connaissait tous les genres de <i>gloire sourcilleuse</i> qui +s'y rattachaient<a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a> +<a href="#footnote15"><sup class="sml">15</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote15" +name="footnote15"><b>Note 15: </b></a><a href="#footnotetag15"> +(retour) </a> Les souvenirs exprimés dans cette pièce sont + charmans, mais il n'en est pas moins certain, d'après le + témoignage de sa gouvernante, qu'il alla tout au plus deux + fois sur cette montagne, située à quelques milles de leur + résidence ordinaire.</blockquote> + +<p>Ah! c'est là que mes pas s'égarèrent souvent dans mon enfance; mon +chapeau était le bonnet à carreaux, mon manteau le <i>plaid</i> des +montagnards; les souvenirs des chefs de <i>clans</i>, morts depuis long-tems, +venaient s'offrir à mon esprit, quand, chaque jour, j'errais dans les +clairières couvertes de pins. Je ne songeais pas à retourner au château, +avant que la gloire du jour mourant n'eût fait place aux rayons brillans +de l'étoile polaire, car mon imagination charmée aimait à se nourrir des +traditions glorieuses que je recueillais de la bouche des habitans de la +sombre Loch-na-Gar.</p> + +<p>On a plusieurs fois attribué la première étincelle de son génie poétique +à la sévérité grandiose des scènes au milieu desquelles s'écoula son +enfance; mais on pourrait se demander si jamais pareilles facultés +furent l'effet d'un pareil accident. Que les charmes d'une nature +pittoresque, nés principalement de notre imagination et de nos +souvenirs, soient profondément sentis à un âge où l'imagination est à +peine née, où les souvenirs sont rares, c'est ce qu'on concevra +difficilement, tout en faisant la part d'un génie prématuré. L'éclat que +le poète voit dans les aspects de la nature n'est pas autant dans les +objets eux-mêmes que dans l'œil qui les contemple; et l'imagination doit +entourer ses tableaux d'une sorte d'auréole avant de pouvoir leur +emprunter quelque inspiration.</p> + +<p>A la vérité, comme matériaux susceptibles d'être mis en œuvre par la +faculté poétique quand elle sera développée, ces merveilleuses +impressions, recueillies dès l'enfance avec toute la vivacité, +conservées avec toute la puissance de souvenir qui appartient au génie, +peuvent bien former l'un des plus purs et des plus précieux alimens dont +il se nourrira par la suite; mais cependant la source de ce charme est +dans le sentiment poétique qui existait en lui et qui s'éveille alors. +C'est l'imagination seule qui, agissant sur ses souvenirs, imprégnera +pour lui, dans la suite, tout le passé de poésie.</p> + +<p>Il faut donc classer les impressions que Lord Byron reçut dans son +enfance des scènes de la nature, avec les divers autres souvenirs qu'il +conserva de la même période, comme de son innocence, de ses jeux, de ses +espérances et de ses affections premières, tous souvenirs que le poète +sait convertir à son usage, mais dont aucun ne fait le poète; pas plus +que le miel (pour employer une comparaison de Byron lui-même) ne fait +l'abeille qui le butine.</p> + +<p>Quand il arrive, comme ce fut le cas en Grèce pour Lord Byron, que les +mêmes accidens de nature, sur lesquels la mémoire a réfléchi son charme, +se reproduisent devant les yeux, entourés de circonstances nouvelles et +inspiratrices, et de tous les accessoires qu'une imagination riche et +vigoureuse peut leur prêter; alors, et le passé, et le présent, tout +contribue à rendre l'enchantement complet. Or, jamais cœur ne fut mieux +né pour réunir ces divers sentimens que celui de Lord Byron. Dans un +poème écrit un ou deux ans avant sa mort<a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a> +<a href="#footnote16"><sup class="sml">16</sup></a>, il fait honneur de sa +passion pour les montagnes aux impressions de son séjour dans les +<i>highlands</i>; et il attribue même le plaisir que lui fit éprouver +l'aspect de l'Ida et du Parnasse, bien moins aux traditions classiques +qu'aux souvenirs profonds que lui fournissaient son enfance et +<i>Lachin-y-gair</i>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote16" +name="footnote16"><b>Note 16: </b></a><a href="#footnotetag16"> +(retour) </a> L'Ile.</blockquote> + + + +<p>Celui dont les premiers regards se sont arrêtés sur les montagnes de +l'Écosse, couronnées d'un bleu céleste, aimera à contempler toutes les +cimes qui lui offriront une couleur analogue; il saluera, dans chaque +mamelon, le visage connu d'un ami; à la vue d'une montagne, son ame +s'épanouira, comme pour l'embrasser. Long-tems j'ai parcouru des pays +qui n'étaient pas mon pays; j'ai adoré les Alpes, aimé les Apennins, +révéré le Parnasse, admiré l'Ida cher à Jupiter, et l'Olympe qui s'élève +majestueusement au-dessus de la mer. Mais ce n'était point le souvenir +de leur gloire antique, ce n'était point la vue de leur beauté présente +qui m'imposaient ces impressions profondes de respect et d'amour. Les +ravissemens que l'enfant avait éprouvés survivaient à l'âge de +l'enfance. Loch-na-Gar dominait avec l'Ida sur les champs de la Troade. +Les souvenirs celtiques entouraient le mont Phrygien, et les eaux des +cascades des <i>highlands</i> se mêlaient à la claire fontaine de Castalie.</p> + + + +<p>Dans une note jointe à ce morceau, nous le voyons faire le même +anachronisme dans l'histoire de ses propres sentimens, et rapporter à +son enfance elle-même cet amour des montagnes, qui n'était autre chose +que le résultat du travail de son imagination se reportant au passé. +«C'est, dit-il, de cette époque (celle de son séjour dans les +<i>highlands</i>) que date mon amour des pays montagneux. Je n'oublierai +jamais l'effet que produisit sur moi, quelques années plus tard, en +Angleterre, la seule chose que j'eusse vue depuis long-tems qui +ressemblât à des montagnes, quoiqu'en miniature; je veux parler des +<i>Malvern-hills</i>. Lorsque je retournai à Cheltenham, je les regardais +chaque soir, au coucher du soleil, avec une émotion que je ne pourrais +décrire.» Son amour pour les courses solitaires et pour les excursions +de toutes espèces<a id="footnotetag17" name="footnotetag17"></a> +<a href="#footnote17"><sup class="sml">17</sup></a>, le conduisait souvent assez loin pour donner sur +lui des inquiétudes sérieuses. Il lui arrivait à Aberdeen, toutes les +fois qu'il en trouvait l'occasion, de s'esquiver, inaperçu, de la +maison. Quelquefois il se dirigeait du côté de la mer; et un jour, après +de longues et pénibles recherches, on trouva le petit aventurier se +débattant au milieu d'une fondrière ou mare, d'où il n'aurait pu se +tirer de lui-même.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote17" +name="footnote17"><b>Note 17: </b></a><a href="#footnotetag17"> +(retour) </a> Cette phrase rend fort douteuse l'assurance donnée + par sa gouvernante (au rapport de Thomas Moore), que Byron + n'avait jamais vu que deux fois la montagne de + <i>Lachin-y-gair</i>, si voisine de l'habitation de sa mère. + <span class="rig"> (<i>N. du Tr.</i>)</span><br> +</blockquote> + +<p>Dans le cours de l'une de ces excursions d'été le long de la Dée, il eut +l'occasion de voir les sauvages beautés des <i>highlands</i>, mieux encore +que dans les environs de leur résidence à Ballatrech. Sa mère l'avait +conduit sur la route romantique d'<i>Invercauld</i>, jusqu'à la petite chute +d'eau appelée <i>la vigne de la Dée</i>; sa passion pour les aventures fut +alors sur le point de lui coûter la vie: comme il grimpait le long d'une +pente inclinée sur cette cascade, une bruyère arrêta son pied bot et il +tomba. Déjà même il roulait vers le précipice, quand la gouvernante eut +la force et la présence d'esprit de le retenir, et de le ravir ainsi à +une mort certaine.</p> + +<p>Il n'avait encore que huit ans: ce fut alors qu'un sentiment plus près +de l'amour qu'on ne le supposerait possible dans un âge si tendre, prit, +de son propre aveu, sur ses pensées, une puissance absolue, et prouva +ainsi, de bonne heure, combien il était facile d'éveiller sa sensibilité +sur ce point comme sur tous les autres<a id="footnotetag18" name="footnotetag18"></a> +<a href="#footnote18"><sup class="sml">18</sup></a>. L'objet de son attachement +était Marie Duff; et les passages d'un journal, tenu par lui en 1813, +montrent avec quelle fraîcheur, après un intervalle de dix-sept ans, il +se rappelait toutes les circonstances de cette première passion:</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote18" +name="footnote18"><b>Note 18: </b></a><a href="#footnotetag18"> +(retour) </a> On sait que Dante n'avait que neuf ans quand, à la + <i>fête du Mai</i>, il vit pour la première fois Béatrix et en + devint amoureux. Alfieri lui-même, amant précoce, considère + une telle sensibilité prématurée comme le signe incontestable + d'une ame née pour les beaux-arts. «<i>Effetti</i>, dit-il en + décrivant ce qu'il éprouva lui-même lors de son premier + amour, <i>che poche persone intendono, e pochissime provano: ma + a quei soli pochissimi è concesso l' uscir della folla + volgare in tutte le umane arti</i>.» Canova disait ordinairement + qu'il se rappelait fort bien avoir été amoureux dès l'âge de + cinq ans.</blockquote> + +<p>«J'ai dernièrement, dit-il, beaucoup pensé à Marie Duff; il est bien +étrange que j'aie pu me passionner aussi profondément pour cette jeune +fille, à un âge où je ne pouvais connaître l'amour, ni ce que ce mot +signifiait: et pourtant c'était bien de l'amour. Ma mère me raillait +d'habitude sur cet attachement puéril; et plusieurs années après +(j'avais alors seize ans), elle me dit un jour: <i>Byron, je reçois une +lettre d'Edimbourg; miss Abercromby me mande que votre ancienne passion, +Marie Duff, est mariée à un M. Co</i>..... Et quelle fut ma réponse? En +vérité, je ne sais comment expliquer ce que je ressentis en ce moment; +mais je faillis entrer en convulsion. Ma mère en fut tellement alarmée, +que plus tard elle évita toujours de revenir sur ce sujet <i>avec +moi</i>,--se contentant de le redire volontiers à chacune de ses +connaissances. Maintenant que signifiait tout cela? Je ne l'avais pas +vue depuis que, par suite d'un <i>faux pas</i> de sa mère, à Aberdeen, elle +fut ramenée à Banff, auprès de son aïeule: nous étions tous deux de +véritables enfans; j'avais dès-lors, et j'ai depuis éprouvé cinquante +fois, d'autres sentimens tendres; cependant je me rappelle encore tout +ce que nous nous disions l'un à l'autre, toutes nos caresses, ses +traits, mon inquiétude, mes insomnies, mes instances auprès de la +servante de ma mère pour qu'elle lui écrivît de ma part; ce qu'elle fit +à la fin pour me tranquilliser. La pauvre Nancy pensait que j'étais fou; +et comme je ne pouvais écrire une lettre moi-même, elle devint mon +secrétaire. Je me rappelle aussi nos promenades, mon bonheur quand +j'étais assis près de Marie dans l'appartement des enfans, à leur maison +proche des <i>Plainstones</i> à Aberdeen. Alors, tandis que sa petite sœur +jouait à la poupée, nous faisions l'amour à notre manière.</p> + +<p>«Comment diable tout cela arriva-t-il à un pareil âge? d'où cela +provenait-il? Certainement, plusieurs années après, je n'avais pas +encore l'idée de la distinction des sexes; et cependant mes tourmens et +mon amour furent si violens, que je doute quelquefois si j'ai jamais été +depuis réellement amoureux.</p> + +<p>«Qu'il en soit ce qu'on voudra, l'annonce de son mariage, plusieurs +années après, fut pour moi un coup de foudre et fut sur le point de +m'étouffer, au grand effroi de ma mère et à l'étonnement de tous les +spectateurs qui refusaient d'y croire. C'est dans ma vie un phénomène +(puisque je n'avais alors que huit ans), qui m'a souvent tourmenté et +qui me tourmentera jusqu'à ma dernière heure; et récemment encore, je ne +sais pas pourquoi, son souvenir (non pas l'amour lui-même) s'est +représenté avec plus de force que jamais. Je serais bien étonné qu'elle +eût gardé de moi la moindre souvenance, et qu'elle se rappelât comme +elle plaignait sa petite sœur Hélène de ne pas avoir aussi un amoureux! +Il est incroyable comme j'ai gardé d'elle une parfaite et charmante +idée; de son front, de ses cheveux noirs, de ses yeux d'un brun clair, +de ses vêtemens même: je serais vraiment fâché de la voir aujourd'hui; +la réalité, toute belle qu'elle serait, détruirait ou du moins +obscurcirait les traits de la charmante Péri que je contemplais alors en +elle, et qui vit encore dans mon imagination après plus de seize années. +J'ai maintenant vingt-cinq ans et quelques mois.....</p> + +<p>«Ma mère, je le suppose, raconta cette circonstance (l'effet qu'avait +produit son mariage sur moi) aux Parkynses et certainement à la famille +Pigot; elle le mentionna sans doute également à miss Abercromby, qui +connaissait mon ancien penchant, et qui sans doute n'avait donné cette +nouvelle qu'à mon intention..... Je l'en remercie! Comme ses +commencemens, le terme de cette passion m'a souvent fait réfléchir; +quant à l'exactitude des faits, d'autres les connaissent aussi bien que +moi, et le souvenir que j'en conserve est encore plein de vie. Mais plus +j'y songe, et plus je suis embarrassé d'assigner quelques causes à cette +précocité d'affection.»</p> + +<p>Les chances qu'il avait de succéder au titre de ses ancêtres furent +quelque tems tout-à-fait incertaines; car; en 1794, le cinquième lord +Byron vivant avait encore un petit-fils. Sa mère cependant, dès sa +naissance, avait caressé l'espoir qu'il serait non-seulement un lord, +mais encore un grand homme. Une circonstance bizarre sur laquelle elle +fondait cette espérance, c'est qu'il était boiteux; pourquoi? il serait +difficile de le dire, si ce n'est peut-être qu'ayant un esprit des plus +superstitieux, elle avait consulté quelque diseur de bonne aventure, +qui, pour anoblir aux yeux d'une mère cette infirmité, l'avait rattachée +à la destinée future de l'enfant.</p> + +<p>La mort du petit-fils du vieux lord, arrivée en Corse en 1794, brisa le +seul obstacle qui se trouvait jusqu'alors placé entre le petit George et +l'héritage immédiat de la pairie: l'importance sensible que cet +événement leur donna fut sentie non-seulement par Mrs. Byron, mais aussi +par le jeune baron futur de Newsteadt. Pendant l'hiver de 1797, sa mère +lisait un jour par hasard un discours prononcé à la Chambre des +Communes; un ami se trouvait présent, qui dit à l'enfant: «Nous aurons +un jour ou l'autre le plaisir de lire aussi vos discours à la Chambre +des Communes.» <i>J'espère que non</i>, répondit-il; <i>si vous en lisez +quelqu'un de moi, ce sera à la Chambre des Lords</i>.</p> + +<p>Le titre dont il se félicitait ainsi ne lui fut que trop tôt dévolu. +S'il avait pu demeurer encore pendant dix ans tout simplement George +Byron, on ne peut douter que son caractère n'y eût gagné sous beaucoup +de rapports. L'année suivante, son grand oncle, le cinquième lord Byron, +mourut à l'abbaye de Newsteadt, ayant consommé les dernières années de +sa vie dans un état d'isolement austère et presque sauvage.</p> + +<p>Le lendemain de l'accession du petit Byron à la pairie, on dit qu'il +courut à sa mère et lui demanda <i>si elle apercevait quelque changement +en lui depuis qu'il était lord, car il n'en trouvait lui-même aucun</i>. +Réflexion ingénieuse et naturelle; l'enfant ne songeait pas encore que +la simple addition d'une syllabe au-devant de son nom avait suffi pour +opérer un changement complet et magique dans toutes ses relations +futures avec la société.</p> + +<p>On peut se faire une idée de l'effet que produisit dès-lors sur lui cet +événement, d'après l'agitation que, dit-on, il manifesta en s'entendant, +pour la première fois, appeler dans l'école avec l'addition du titre de +<i>dominus</i>. Incapable de faire la réponse habituelle, <i>adsum</i>, il resta +silencieux au milieu de la surprise générale de ses camarades, et finit +enfin par fondre en larmes.</p> + +<p>Le nuage qu'avait jeté, et sans cause, à plusieurs égards, sur le +caractère du dernier lord Byron, sa malheureuse affaire avec M. +Chaworth, avait encore été, dans la suite, obscurci par les effets +naturels d'une vie insociable et bizarre. On fait encore dans le +voisinage les récits les plus exagérés de sa cruauté envers lady Byron, +avant leur séparation mutuelle, et l'on croit même que, dans l'un de ses +accès de fureur, il avait été jusqu'à la précipiter dans l'étang de +Newsteadt. Une autre fois, dit-on, ayant tué son cocher pour quelque +désobéissance, il avait jeté le cadavre dans la voiture où se trouvait +lady Byron, et montant aussitôt sur le siége, il avait lui-même conduit +les chevaux. Ces histoires sont, à n'en pas douter, des fables +grossières, comme la plupart de celles dont son illustre héritier fut +plus tard la victime. Une femme au service du vieux lord, encore +vivante, contredit ces deux récits comme autant d'inventions de la +calomnie; elle suppose pourtant que la première est fondée sur les +circonstances suivantes. Une jeune dame du nom de Booth se trouvait à +Newsteadt en visite; un soir, on fit une partie de plaisir devant la +façade de l'abbaye, et lord Byron, par accident, l'avait poussée dans le +bassin qui reçoit la cascade: de là, sans doute, le conte dont nous +avons parlé.</p> + +<p>Une fois séparé de lady Byron, l'isolement complet dans lequel il vécut +réveilla toute la puissance d'imagination des habitans de l'endroit; nul +fait atroce ou désespéré que les commères du village ne fussent +disposées à lui imputer. Il y avait dans son triste jardin deux images +grimaçantes de satyres, que bientôt l'effroi de ceux qui les entrevirent +décora du nom de <i>diables du vieux lord</i>. On sait qu'il marchait +toujours armé, et l'on rapporte que le dernier sir John Warren, son +voisin, ayant été admis à dîner un jour avec lui, trouva sur la table +une boîte à pistolets placée là comme partie ordinaire du service.</p> + +<p>Dans ses dernières années, les seuls compagnons de sa solitude, outre +cette colonie de grillons qu'il s'amusait, dit-on, lui-même, à nourrir +et à dresser<a id="footnotetag19" name="footnotetag19"></a> +<a href="#footnote19"><sup class="sml">19</sup></a>, étaient le vieux Murray, plus tard valet favori de son +successeur, et la domestique dont je viens de citer l'autorité. Cette +dernière, d'après les fonctions auxquelles on suppose qu'elle avait été +promue auprès de son noble maître, avait reçu généralement dans le pays +le nom de <i>Lady Betty</i>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote19" +name="footnote19"><b>Note 19: </b></a><a href="#footnotetag19"> +(retour) </a> Lord Byron avait l'habitude d'ajouter à ceci, sur + l'autorité de vieux domestiques, que le jour de la mort de + leur patron, ces grillons laissèrent tous de concert la + maison, et en si grand nombre, qu'il était impossible de + faire un pas dans le vestibule sans en écraser quelques-uns.</blockquote> + +<p>Quoiqu'il vécût dans sa solitude d'une manière sordide, il paraît qu'il +éprouvait souvent le besoin d'argent; et l'un des torts les plus sérieux +qu'il fit à sa propriété, fut la vente du domaine de Rochdale, dans le +duché de Lancastre, dont le produit minéralogique passait pour +très-important. Il savait bien, dit-on, à l'époque de la vente, qu'il +n'avait pas le droit de donner un titre légal de possession, et il n'est +pas croyable que ceux qui rachetèrent ignorassent l'irrégularité de la +transaction; mais ils prévirent sans doute, comme en effet cela arriva, +qu'avant d'être dépossédés de la propriété ils seraient à peu près +indemnisés par le produit qu'ils en tireraient.</p> + +<p>On tenta, pendant la minorité du jeune lord, de rentrer dans le domaine +de Rochdale, et, comme on le lira bientôt, ce fut avec un plein succès. +Pour Newsteadt, les bâtimens et les dépendances menaçaient une ruine +prochaine, et parmi les rares témoignages de la sollicitude ou de la +dépense de son propriétaire, se trouvaient quelques masses de pierres +réunies à grands frais, et quelques bâtimens, crénelés, élevés sur le +bord du lac et dans l'épaisseur du bois. Les forts bâtis sur le lac +étaient destinés à donner un aspect naval à ses ondes: souvent, quand il +était en bonne humeur, il se plaisait à des combats simulés; ses +bâtimens attaquaient la forteresse, qui à son tour les canonnait. Le +plus grand de ses vaisseaux avait été construit pour lui dans l'un des +ports de mer de l'est: on l'avait dirigé sur des roues vers la forêt de +Newsteadt, comme pour accomplir l'une des prophéties de la mère Shipton, +<i>que quand un vaisseau chargé de</i> ling <i>traverserait la forêt de +Shervood, le domaine de Newsteadt sortirait de la famille Byron</i>. Dans +le duché de Nottingham, <i>ling</i> répond au mot bruyère; et afin de +justifier la mère Shipton et de dépiter le vieux lord, on dit que les +paysans escortaient le vaisseau en y jetant sans cesse des touffes de +bruyère.</p> + +<p>Cet homme singulier prenait évidemment fort peu de soin du sort de ses +descendans; il n'avait entretenu aucun rapport avec son jeune héritier +d'Écosse, et s'il lui arrivait d'en parler, ce qui était fort rare, ce +n'était jamais que sous le nom <i>du petit enfant qui est à Aberdeen</i>.</p> + +<p>La mort de son grand oncle faisait de Lord Byron <i>le pupille de la +chancellerie</i>, et le comte de Carlisle fut désigné pour être son tuteur. +Il avait avec la famille quelques rapports de parenté, comme fils de la +sœur du défunt lord. En 1798, pendant l'automne, Mrs. Byron et son fils, +escortés de leur fidèle May Gray, quittèrent Aberdeen pour Newsteadt. +Avant leur départ, ils avaient vendu le mobilier de l'humble appartement +qu'ils occupaient, et le produit, à l'exception du linge et de la +vaisselle que Mrs. Byron emporta, fut de 74 livres sterling 17 shillings +7 pence.</p> + +<p>Le tems que Byron passa en Écosse, où sa mère avait d'ailleurs pris +naissance, lui permettait de se considérer lui-même, comme il s'en est +glorifié dans Don Juan, <i>à moitié Écossais par sa naissance, et +entièrement par son éducation</i>.</p> + +<p>Nous avons déjà vu avec quelle vivacité il gardait le souvenir des +montagnes qui, dans l'origine, avaient frappé ses yeux; les allusions +qu'il y fait, dans le passage de Don Juan que je viens de citer, au pont +romantique du Don et aux autres localités d'Aberdeen, montrent la même +fidélité et le même entraînement de souvenir.</p> + +<br> + +<p>De dire comment <i>Auld-Lang-Syne</i> évoque devant moi l'Écosse en masse et +dans tous ses détails, les Plaids écossais, les <i>Snoods</i> écossais, les +montagnes bleues, les ondes claires, la Dee, le Don, le mur noir du pont +de Balgounie, mes souvenirs d'enfant, en un mot le plus doux songe de ce +qui me faisait alors rêver, enveloppé, comme les fils de Banco, de leurs +manteaux funéraires;--d'expliquer ces allusions enfantines qui ramènent +sous mes yeux ma douce enfance,--je ne m'en soucie pas, c'est un effet +de <i>Auld-Lang-Syne</i>.</p> + +<br> + +<p>Puis il ajoute en note:</p> + +<br> + +<p>Le pont du Don, près de <i>la vieille ville</i> d'Aberdeen, avec son arche +unique et ses eaux noirâtres et poissonneuses, me sont encore présens, +comme si je les avais vus hier. Je me rappelle également, bien que je le +cite mal peut-être, le terrible proverbe qui, dans ma jeunesse, me +faisait craindre et pourtant désirer de le passer, parce que j'étais +fils unique, au moins du côté de ma mère. Le voici tel que je m'en +souviens, quoique je ne l'aie entendu ni lu depuis l'âge de neuf ans:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i14"> Brig of Balgounie, black's your wa'</p> +<p class="i14"> Wi a wife's ae son, and a mear's ae foal</p> +<p class="i14"> Down ye shall fa'.....</p> +</div></div> + +<p>Pont de Balgounie, ton mur est noir, tu tomberas avec le fils unique +d'une femme et le poulain unique d'une cavale.</p> + +<br> + +<p>Il eut toujours un véritable plaisir à rencontrer une personne +d'Aberdeen: quand feu M. Scott, qui était né dans cette ville, lui +rendit une visite à Venise, en 1819, il lui désigna surtout, en +rappelant leurs habitudes d'enfance, une place nommée la niche de +Wallace, où se trouve encore aujourd'hui une grossière statue de ce +guerrier écossais. Cette sorte de souvenir ne le trouvait jamais +insensible. A son premier voyage en Grèce, non-seulement l'aspect des +montagnes, mais le jupon court des Albanais, tout, dit-il, le <i>reportait +à Morven</i>. Dans sa dernière et fatale expédition, l'habit qu'il portait +de préférence, à Céphalonie, était une veste de <i>tartane</i>.</p> + +<p>Mais quelque sincères et profondément senties que fussent les +impressions qu'il gardait de l'Écosse, il lui arrivait quelquefois, +comme pour toutes ses affections les plus aimables, de donner un démenti +à son bon naturel; et lorsque la colère ou l'ironie l'excitait, de +persuader et les autres et lui-même que toutes ses affections se +portaient vers des objets directement opposés.</p> + +<p>Le fiel qu'il répandit à l'occasion de sa querelle avec la <i>Revue +d'Édimbourg</i>, sur tout ce qu'il y avait d'Écossais, offre l'exemple de +ce triomphe temporaire de ses passions. Dans tous les tems, le moindre +soupçon de ridicule jeté sur l'Écosse ou ses habitans suffisait pour +faire taire ses affectueux sentimens. Un de ses amis me raconta +l'amusante colère dans laquelle le mit un jour une innocente jeune +fille, pour avoir remarqué qu'il avait quelque chose de l'accent +écossais: «Bon dieu! s'écria-t-il, j'espère bien que non; j'aimerais +mieux voir tomber la maudite Écosse dans la mer que d'avoir l'accent +écossais.»</p> + +<p>Mais on ajoutera peu de foi aux saillies de ce genre répandues dans ses +écrits ou sa conversation, quand on les comparera aux preuves décisives +qu'il a laissées de son attachement pour le pays où il passa son +enfance. Et si, pour lui, ces impressions étaient ineffaçables, de +l'autre il y a chez les citoyens d'Aberdeen, qui le regardent comme leur +compatriote, une correspondance chaleureuse d'affection pour sa mémoire +et pour son nom. Ils montrent encore aux voyageurs les diverses maisons +où il résidait dans sa jeunesse; l'avoir vu seulement une fois, réveille +en eux un souvenir d'orgueil, et le pont du Don, déjà beau en lui-même, +est désormais revêtu, grâce à la mention qu'il en a faite dans son <i>Don +Juan</i>, d'un nouveau charme. Il y a deux ou trois ans qu'on offrit une +somme de cinq liv. st. à une personne d'Aberdeen en échange d'une lettre +écrite par le capitaine Byron quelques jours avant sa mort; et au nombre +des souvenirs du jeune poète, devenus autant de trésors pour ceux qui +les possèdent, il en est un dont il n'aurait pu sans rire entendre +parler, c'est tout simplement une vieille soucoupe de porcelaine dont il +avait une fois mordu un large morceau dans un accès de colère.</p> + +<p>Ce fut dans l'été de 1798 que Lord Byron, alors dans sa onzième année, +quitta l'Écosse avec sa mère et sa <i>bonne</i>, pour prendre possession de +l'ancien domaine de ses ancêtres. Voici comme il parle de ce voyage dans +une de ses dernières lettres:</p> + +<p>«Je me souviens de Loch-Leven comme si c'était d'hier; ce fut pourtant à +l'époque de mon voyage d'Angleterre, en 1798, que je le vis.»</p> + +<p>Déjà ils touchaient à la barrière de Newsteadt, ils voyaient les bois de +l'abbaye s'élancer comme pour les recevoir, quand Mrs. Byron, affectant +de méconnaître l'endroit, demanda à la femme de la barrière à qui +appartenait cette propriété. On lui répondit que le possesseur, Lord +Byron, était mort depuis quelques mois. «Et quel est l'héritier? demanda +la mère avec un orgueil satisfait.--On dit, répondit la femme, que c'est +un petit enfant qui vit à Aberdeen.--Et le voici, dieu le bénisse!» +s'écria la gouvernante, incapable de se contenir, et couvrant de baisers +le jeune lord assis sur ses genoux.</p> + +<p>Une élévation si soudaine aurait eu sans doute, même dans des +circonstances plus favorables pour lui, une influence dangereuse sur son +caractère; le guide qui désormais allait conduire les pas du jeune Byron +dans le monde ne pouvait être plus inhabile à lui en montrer les +écueils. Sa mère, dépourvue de jugement et d'empire sur elle-même, +employait à son égard, avec la même maladresse, et l'indulgence, et ce +qui était pire encore, une violence dont l'enfant s'amusait. Ce +sentiment exquis du ridicule qui, plus tard, le rendit si remarquable, +et que dès-lors il possédait, l'emportait toujours sur la crainte que +pouvait lui inspirer sa mère. Quand Mrs. Byron, femme petite et dont +l'embonpoint embarrassait la marche, essayait, dans ses accès de colère, +de l'atteindre afin de le punir, le petit diable, glorieux de sa +légèreté, se plaisait à lui échapper sans cesse, courant autour de la +chambre en dépit de sa jambe boiteuse, et riant à gorge déployée d'avoir +pu rendre inutiles toutes ses menaces. Dans ses <i>Memoranda</i>, il a +consigné quelques anecdotes de ces premiers tems, et bien qu'il n'y +nomme jamais sa mère qu'avec respect, il est facile de voir que l'idée +qu'il en avait conservée, du moins la plus caractéristique, était d'une +nature pénible. L'un des passages les plus frappans de ces <i>Mémoires</i> se +rapporte au chagrin profond qu'il ressentait de son infirmité; il décrit +l'impression d'horreur et d'humiliation qui s'empara de lui quand sa +mère, dans un accès de colère, l'appela, <i>vilain boiteux</i>. Comme il +reproduit dans sa poésie, sous une forme ou l'autre, tous les sentimens +profonds de sa vie, il ne faut pas être surpris d'y retrouver une +expression de ce genre; nous voyons donc à l'ouverture de son drame, <i>le +Difforme transformé</i>:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i14"><span class="sc">Berta</span>. Va-t'en, vilain bossu.</p> +<p class="i14"><span class="sc">Arnold</span>. Ma mère, je suis né ainsi.</p> +</div></div> + +<p>On peut se demander si l'origine du drame entier ne serait pas due à cet +unique souvenir.</p> + +<p>Avec un pareil caractère dans la personne qui devait seule diriger ses +premières années, on conçoit qu'il dut perdre tout le fruit des soins et +de la sollicitude qu'un tuteur éclairé eût pu avoir pour lui. D'ailleurs +Lord Carlisle, peu lié avec la famille, et n'ayant jamais eu l'occasion +de connaître l'enfant, n'avait accepté qu'avec répugnance cette charge +pénible; et comme ce titre le mettait surtout en rapport avec Mrs. +Byron, il ne faut pas s'étonner qu'il ne désirât jamais pénétrer dans +les détails de l'éducation de son pupille, plus qu'il n'y était +rigoureusement obligé: ce qui l'en éloignait était la crainte de se +trouver en opposition avec les habitudes violentes et capricieuses de la +mère.</p> + +<p>D'un autre côté, si la réputation du dernier Lord eût été assez +populaire pour piquer d'émulation son jeune successeur, peut-être +l'envie salutaire de rivaliser avec les morts eût suppléé aux bons +exemples des survivans, et nul esprit ne se serait plus facilement +ouvert à cette louable émulation que celui de Byron. Mais +malheureusement, comme nous venons de le dire, les circonstances étaient +autres, et à la place d'un aussi désirable stimulant fut substituée une +rivalité d'une espèce contraire. Les étranges anecdotes qui circulaient +sur le feu Lord dans le pays où ses rudes et solitaires habitudes +avaient laissé une trace d'effroi; ces anecdotes, dis-je, avaient frappé +son imagination poétique, et réveillé dans son jeune esprit une espèce +d'admiration pour des bizarreries qui lui semblaient un motif +d'étonnement et de souvenir. On a même quelquefois supposé que ce fut le +récit des bizarreries de son oncle, qui nourrit son imagination de ces +sombres peintures et de ces figures idéales, qu'il sut par la suite +revêtir de formes diverses et anoblies par son génie<a id="footnotetag20" name="footnotetag20"></a> +<a href="#footnote20"><sup class="sml">20</sup></a>. Mais, quoi +qu'il en soit, on peut conjecturer que, dans sa pénurie de meilleurs +modèles, les singularités de son prédécesseur immédiat eurent une grande +influence sur ses goûts et son imagination. Une habitude, entre autres, +qu'il semblait devoir à cet esprit d'imitation, et qu'il conserva toute +sa vie, fut celle d'avoir ordinairement auprès de lui une arme d'une +espèce quelconque; même encore enfant, il portait toujours de petits +pistolets chargés dans la poche de sa veste.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote20" +name="footnote20"><b>Note 20: </b></a><a href="#footnotetag20"> +(retour) </a> Pourquoi donc accuser ces impressions, si les + effets en furent si admirables? + <span class="rig">(<i>N. du Tr.</i>)</span><br><br> +</blockquote> + +<p>La querelle du dernier Lord avec M. Chaworth avait pu d'ailleurs, dès +l'origine, lier d'une sorte de connexité, dans son esprit, le nom de sa +famille et l'habitude des duels; peut-être aussi les mortifications que +lui faisait dévorer, ou du moins craindre, à l'école, son infirmité +physique, trouvèrent une sorte de consolation dans l'espoir qu'un jour +les lois du combat singulier lui permettraient de lutter avec le plus +fort, à armes égales.</p> + +<p>Aussitôt après leur départ d'Écosse, Mrs. Byron, dans l'espoir d'obtenir +sa guérison, avait confié son fils aux soins d'un individu de Nottingham +qui se chargeait de ces sortes de cures: cet homme, charlatan de son +métier, se nommait Lavender; son procédé était de frotter d'abord +d'huile pendant long-tems le pied malade, puis de le tordre violemment +et de le tenir comprimé dans une machine de bois. Pour que l'enfant ne +fût pas, durant cet intervalle, retardé dans ses études, un respectable +professeur venait lui donner des leçons de latin. M. Rogers, c'était son +nom, lisait avec lui des morceaux de Virgile et de Cicéron, et ses +progrès lui parurent alors, malgré sa jeunesse, extrêmement sensibles: +toutefois, dans le cours de ses leçons, il éprouvait fréquemment de +violentes douleurs, à cause de la position de son pied; un jour, M. +Rogers lui dit: «Milord, je ne puis vous voir en proie à une douleur +comme celle que vous souffrez.--N'y songez pas, M. Rogers, répondit +l'enfant, vous ne vous en apercevrez plus.»</p> + +<p>Cet homme distingué, qui ne parle jamais de son élève que dans les +termes les plus affectueux, se souvient de plusieurs exemples de la +plaisante malice avec laquelle il aimait à se venger de son bourreau, en +mettant à découvert sa fastueuse ignorance. Un jour il avait placé au +hasard, sur une feuille de papier, toutes les lettres de l'alphabet, +mais toutefois en les disposant de manière à simuler des mots et des +phrases; il mit le papier sous les yeux du docte personnage en lui +demandant quelle langue c'était: «De l'italien,» répondit notre homme, +incapable d'avouer de bonne foi son ignorance. On conçoit que cette +réponse fut accueillie par la joie immodérée et les insultans éclats de +rire de notre jeune satirique, charmé du succès de ce premier piége +tendu au charlatanisme.</p> + +<p>C'est par une suite de la profonde impression qu'il conservait de tout +ce qui l'entourait dans sa jeunesse, et qui semblait un des traits +distinctifs de son caractère, que plusieurs années après, se trouvant +dans les environs de Nottingham, il envoya une lettre à son vieux +précepteur, remplie de sentimens affectueux. Il avait même chargé celui +qui la portait de dire à M. Rogers, qu'à compter d'un certain endroit de +Virgile, qu'il désignait, il pouvait encore réciter une vingtaine de +vers qu'il se souvenait fort bien d'avoir expliqués avec lui tandis +qu'il souffrait le plus.</p> + +<p>C'est dans ce tems, au rapport de sa gouvernante May Gray, que se +manifestèrent en lui les premiers indices de dispositions poétiques. +Voici à quel propos: une dame âgée, qui faisait de fréquentes visites à +sa mère, s'était servie à son égard d'expressions fort insultantes; et +ces affronts, il en conservait ordinairement un ressentiment implacable. +Cette dame s'était formé des idées singulières relativement à notre ame: +elle s'imaginait qu'elle s'arrêtait dans la lune comme pour y subir une +épreuve préliminaire avant d'aller plus loin. Un jour, Byron ayant reçu, +comme il paraît, une seconde injure du même genre, se présente en fureur +devant sa gouvernante: «Eh bien, mon petit héros, lui dit-elle, +qu'avez-vous donc?» L'enfant répondit que cette vieille l'avait mis dans +une affreuse colère, qu'il ne pouvait plus la supporter, etc., etc.; +puis soudain il répéta plusieurs fois les mauvais vers suivans, charmé +d'avoir trouvé un moyen d'exhaler sa bile:</p> + +<p>Dans le comté de Nott, demeure à Swan-Green une vieille maudite, si +jamais il en fut, et quand elle mourra (promptement je l'espère) elle +croit sur-le-champ qu'elle ira dans la lune.</p> + +<p>Ces vers ont peut-être été rajustés après coup; et lui-même, comme on va +le voir, date d'une année plus tard son premier essai poétique, mais +l'anecdote n'en fait pas moins connaître son caractère; c'est ce qui m'a +décidé à la conserver.</p> + +<p>Dans le même tems les faibles revenus de Mrs. Byron reçurent une +augmentation fort opportune sans doute, mais dont j'ignore le motif. Ce +fut une pension sur la liste civile de 300 liv. st. de rente; la lettre +suivante est une copie de l'ordonnance royale rendue à ce sujet:</p> + +<p class="mid">GEORGES ROI.</p> + +<p>Il nous a plu accorder à Catherine Gordon, veuve Byron, une rente +annuelle de 300 livres, à commencer au 5 juillet 1799, pour continuer +durant notre plaisir. Nous voulons et il nous plaît, qu'en vertu de +notre lettre générale du sceau privé, sous la date du 5 novembre 1760, +des fonds de notre trésor ou de l'échiquier applicables au service de +notre liste civile, vous payiez à ladite Catherine Gordon, veuve Byron, +ou à son ordre, ladite rente, à commencer du 5 juillet 1799, pour lui +être servie par quartier ou autrement, dès que l'échéance sera arrivée; +la présente sera votre garantie.</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p> Le 2 octobre 1799; de notre règne la 39me.</p> + +<p> <i>Par ordre de sa majesté</i>,</p> + +<p class="rig"> Signé W. <span class="sc">Pitt</span>,</p><br> + +<p class="rig"> S. <span class="sc">Douglas</span>.</p><br> +</div></div> + +<p>Peu satisfaite de l'opérateur de Nottingham, Mrs. Byron, pendant l'été +de 1799, jugea convenable de conduire son enfant à Londres, où, d'après +l'avis de Lord Carlisle, on le confia aux soins du docteur Baillie. Il +était important de le placer dans une école paisible où l'on pût +facilement lui faire suivre le régime que l'on adopterait pour sa +guérison: on choisit à cet effet la maison de feu le docteur Glennie à +Dulwich; et comme en outre on jugea à propos de lui donner une chambre à +coucher séparée, le docteur Glennie avait fait placer un lit dans son +propre cabinet pour son nouvel élève. Mrs. Byron, à son arrivée dans la +ville après être restée peu de tems après lui à Newsteadt, prit un +appartement à Sloane-terrace, et, sous la direction du docteur Baillie, +on chargea l'un de messieurs Sheldrake de la construction d'une machine +propre à redresser peu à peu la jambe de l'enfant<a id="footnotetag21" name="footnotetag21"></a> +<a href="#footnote21"><sup class="sml">21</sup></a>. On lui prescrivit +de la modération dans tous les exercices du corps, mais le docteur +Glennie trouvait le précepte plus facile à donner qu'à faire exécuter, +et bien que l'enfant fût assez tranquille dans les heures d'étude, dès +que celle des jeux sonnait, il ne montrait pas moins d'<i>émulation</i> dans +tous les exercices athlétiques que les enfans les plus robustes de +l'école: «émulation,» ajoute le docteur Glennie, avec lequel j'ai eu +quelques entretiens peu de tems avant sa mort, «que j'ai en général +remarquée dans les jeunes enfans affectés de semblables défauts +naturels<a id="footnotetag22" name="footnotetag22"></a> +<a href="#footnote22"><sup class="sml">22</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote21" +name="footnote21"><b>Note 21: </b></a><a href="#footnotetag21"> +(retour) </a> Dans une lettre adressée dernièrement par M. + Sheldrake à l'éditeur d'un journal médical, on établit que la + personne du même nom qui fut appelée à Dulwich auprès de Lord + Byron doit à une méprise cet honneur, et ne fit rien pour sa + guérison. L'auteur de la lettre ajoute qu'il fut lui-même + consulté par Lord Byron, quatre ou cinq années plus tard, et + bien qu'il n'ait pu alors entreprendre la guérison du pied à + cause du peu de docilité de son noble patient, il parvint + cependant à lui construire une sorte de soulier qui allégea + l'inconvénient de son infirmité.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote22" +name="footnote22"><b>Note 22: </b></a><a href="#footnotetag22"> +(retour) </a> «Quoique, dit Alfieri en parlant de son tems + d'étude, je fusse le plus petit de tous les <i>grands</i> qui se + trouvaient au second appartement où j'étais descendu, c'était + précisément mon infériorité de taille, d'âge et de force, qui + m'engageait à me distinguer.</blockquote> + +<p>Comme le jeune écolier avait reçu les élémens de la langue latine +suivant le système d'enseignement adopté à Aberdeen, il eut de la peine +à revenir sur ses pas, et se trouva, comme cela arrive souvent, retardé +dans ses études et embarrassé dans ses souvenirs, par la nécessité de se +soumettre au mode d'enseignement suivi dans les écoles anglaises. «Je +m'aperçus, dit le docteur Glennie, qu'il montra d'abord de l'ardeur et +obtint des succès: il était gai, toujours de bonne humeur et chéri de +ses camarades; il connaissait nos poètes et nos historiens bien mieux +que les enfans de son âge, et dans mon cabinet il trouvait à sa +disposition une foule de livres capables de flatter son goût et de +satisfaire sa curiosité, entre autres une collection de poètes, depuis +Chaucer jusqu'à Churchill, que je serais tenté de croire qu'il parcourut +depuis le commencement jusqu'à la fin. Il avait encore à cet âge une +connaissance étendue de la partie historique des saintes écritures; il +aimait à m'en entretenir, surtout après nos exercices pieux du dimanche +soir, et quand il lui arrivait de raisonner sur les faits racontés dans +nos livres sacrés, il le faisait avec l'air d'être persuadé des vérités +divines qu'ils renferment. Que les impressions de son enfance, dit +encore la même personne, se soient conservées plus tard dans sa mémoire, +malgré ses habitudes d'une vie irrégulière, c'est ce qu'on ne peut guère +révoquer en doute après avoir lu ses ouvrages sans prévention, et je +n'ai jamais pu m'ôter de la tête que, dans les étranges désordres qui +malheureusement marquèrent sa carrière, il n'ait dû souvent trouver bien +difficile de violer les excellens principes qu'il avait d'abord +adoptés.»</p> + +<p>J'aurais dû mentionner, parmi les traits caractéristiques de sa +jeunesse, et d'après le récit du mari de sa première gouvernante, qu'il +montrait dès-lors, et dans toutes les occasions, un esprit investigateur +en matières religieuses.</p> + +<p>Le docteur Glennie ne fut pas long-tems sans s'apercevoir que la mère +était beaucoup plus difficile à conduire que l'enfant. Tout en +professant la plus entière déférence pour les représentations de +l'habile instituteur, quant à la nécessité de ne pas interrompre les +études de son fils, Mrs. Byron n'avait ni assez de raison, ni assez +d'empire sur elle-même, pour confirmer ses paroles par ses actions; en +dépit des remontrances du docteur et des injonctions de Lord Carlisle, +elle ne laissa pas d'intervenir dans les détails de l'instruction de son +fils, et comme on pouvait l'attendre d'une mère tendre, impérieuse et +passionnée. En vain lui représentait-on que dans toutes les +connaissances élémentaires exigées d'un jeune homme que l'on destinait à +l'une des grandes écoles publiques, Lord Byron était fort en arrière, et +que pour suppléer à ce défaut il n'avait pas trop de tous ses instans; +Mrs. Byron paraissait bien comprendre la justice de ces observations, +mais elle s'embarrassait peu d'en profiter, et n'en continuait pas moins +à déranger sans cesse le professeur et l'enfant. Peu satisfaite +d'emmener son fils du samedi au lundi à <i>Sloane-terrace</i>, contre la +volonté du docteur Glennie, elle le retenait fréquemment chez elle une +semaine de plus; et pour ajouter encore à la distraction née de ces +interruptions, elle réunissait autour de lui un cercle nombreux de +jeunes amis, sans mettre dans ses choix beaucoup de sagacité. En +pouvait-il être autrement? se demande le docteur Glennie. «Mrs. Byron +était totalement étrangère à la société et aux manières anglaises; avec +un extérieur peu prévenant, une intelligence assez bornée et un esprit +singulièrement peu cultivé, elle avait conservé tous les préjugés nés +des opinions et des habitudes du nord. Je ne pense donc pas faire la +moindre injure à sa mémoire en déclarant que Mrs. Byron n'était pas +précisément une Mrs. Lambert, ornée des facultés capables de redresser +les torts de la fortune, et de former l'esprit et le caractère d'un +jeune homme de bonne famille.»</p> + +<p>Plus d'une fois l'intervention de Lord Carlisle, dont il fallut alors +invoquer l'autorité, avait mis quelque obstacle à cette indulgence +inopportune. Grâce à un tel soutien, le docteur Glennie osa bien +s'opposer à la sortie du samedi, dont on avait tant abusé; mais les +scènes violentes auxquelles il était en butte à chaque nouveau refus +auraient pu lasser la patience de tout autre professeur moins +consciencieux et moins zélé. Mrs. Byron, dont les accès d'emportement +n'étaient pas comme ceux de son fils, <i>des silencieuses rages</i>, se +laissait souvent entraîner à des cris dont les écoliers et les valets +recevaient la confidence. C'est au point que le docteur Glennie eut un +jour le chagrin d'entendre un camarade de son noble élève lui dire: +«Byron, ta mère est une sotte;» à quoi l'autre répondit gravement: «Je +le sais bien.» Par suite de toutes ces violences et de ces +incompatibilités de mœurs, Lord Carlisle finit par ne plus se mêler de +son pupille, et l'instituteur ayant sollicité une autre fois le bénéfice +de son intervention, il répondit: «Je ne veux plus rien avoir à démêler +avec Mrs. Byron, tirez-vous-en comme vous pourrez avec elle.»</p> + +<p>Parmi les livres que l'enfant pouvait consulter dans le cabinet du +docteur Glennie, était une brochure écrite par le frère d'un de ses +meilleurs amis, et intitulée: <i>Relation du naufrage de la Junon sur la +côte d'Arracan, en l'année 1795</i>; l'auteur avait été officier en second +du vaisseau, et le récit qu'il avait envoyé à ses amis des souffrances +de leur équipage leur avait paru assez touchant et assez extraordinaire +pour être publié. La brochure ne flatta que faiblement, à ce qu'il +paraît, l'opinion publique; mais elle était à Dulwich la lecture +favorite des jeunes élèves, et l'impression qu'elle laissa sur l'esprit +observateur de Byron contribua peut-être à lui suggérer le désir +d'étudier toutes les relations de naufrages, afin de mieux retracer la +grande et magnifique scène du même genre que l'on trouve dans <i>Don +Juan</i>. Les passages suivans de la brochure ont été adoptés, comme on va +le voir, avec de faibles changemens, par notre poète, sauf quelques +incidens:</p> + +<p>«De ceux qui n'étaient pas immédiatement auprès de moi, je ne sais rien, +si ce n'est par leurs cris. Quelques-uns résistaient long-tems et +mouraient dans une agonie complète, mais ce n'était pas toujours ceux +dont la faiblesse était plus sensible qui succombaient avec moins de +peine, quoiqu'il en arrivât quelquefois ainsi. Je me rappelle +particulièrement les exemples suivans: le valet de M. Wade, garçon fort +et robuste, mourut instantanément et presque sans murmurer, tandis qu'un +autre jeune homme du même âge, mais d'un extérieur moins robuste, +résista beaucoup plus long-tems. La destinée de ces malheureux jeunes +gens fut encore différente sous un autre rapport mémorable. Leurs pères +à tous deux étaient dans les hunes à l'instant où leurs enfans +commencèrent à être malades; le père du valet de M. Wade apprit avec +indifférence l'état de son fils, <i>il ne pouvait rien faire pour lui, il +l'abandonnait à son sort</i>. L'autre, quand il reçut la même nouvelle, +descendit à la hâte, et, saisissant le moment favorable, se traîna le +long du plat-bord jusqu'à son fils qui était dans les agrès de mizaine; +cependant il ne restait plus que trois ou quatre planches du gaillard +d'arrière, justement sur la galerie contiguë à l'autre; c'est là que le +père infortuné transporta son fils et l'attacha à la rampe pour +l'empêcher d'être emporté par les flots: quand le jeune homme était +saisi d'un accès de vomissement, le père le soulevait et essuyait +l'écume qui couvrait ses lèvres; s'il survenait une pluie d'orage, il +lui ouvrait la bouche pour qu'il pût en recevoir les gouttes, ou bien +les exprimait d'un linge où il les avait recueillies. C'est dans cette +situation douloureuse qu'ils restèrent tous deux quatre ou cinq jours, +après lesquels l'enfant expira. Le malheureux père, comme s'il n'eût pu +croire à ce qu'il voyait, se mit à soulever le corps, à le regarder +attentivement; et quand enfin il ne conserva plus aucun doute, il le +regarda en silence jusqu'au moment où la mer l'emporta; alors, +s'enveloppant dans une pièce de toile, il tomba à terre et ne se releva +plus. Il doit cependant avoir vécu deux ou trois jours au-delà, comme +nous le jugeâmes d'après les tremblemens convulsifs de ses jambes, quand +une vague venait à le couvrir<a id="footnotetag23" name="footnotetag23"></a> +<a href="#footnote23"><sup class="sml">23</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote23" +name="footnote23"><b>Note 23: </b></a><a href="#footnotetag23"> +(retour) </a> Le passage suivant est la traduction qu'a tentée Lord Byron de +ce touchant récit, et tous les lecteurs jugeront que c'est un des +exemples dans lesquels la poésie est forcée de céder la palme à la +prose. Il y a dans la dernière phrase de la relation originale un +sublime que les artifices de la mesure et de la rime affaiblissent +nécessairement, et que nuls vers, quelles que soient leurs beautés, ne +sauraient exprimer avec moitié autant de force et de naturel. + +<p> 87. Dans cette déplorable troupe, il y avait deux pères et + avec eux les deux fils. L'un de ceux-ci paraissait le plus + robuste et le mieux portant; il mourut des premiers. À + l'instant de sa mort, son plus proche voisin en avertit le + père, qui dit, en jetant les yeux sur lui: «Je n'y puis rien, + la volonté de Dieu soit faite!» Et sans une larme ou soupir, + il vit jeter son corps à la mer.</p> + +<p> 88. Le second père avait un fils plus faible, aux joues + décolorées, au maintien délicat. Ce jeune homme résista + long-tems, et se roidit contre sa destinée avec une patiente + tranquillité d'esprit. Il parlait peu, et de tems en tems il + souriait pour alléger le poids des mortelles pensées qui + oppressaient d'autant plus le cœur de son père, qu'il voyait + son fils les supporter comme lui.</p> + +<p> 89. Penché sur son corps, le père ne levait pas les yeux de + dessus son visage; il essuyait l'écume qui couvrait ses + lèvres, et n'avait d'attention que pour lui. Quand la pluie + tant désirée vint enfin à tomber, et que les yeux de + l'enfant, déjà demi-voilés d'une membrane épaisse, vinrent à + briller et à remuer pour un instant, il exprima quelques + gouttes de pluie dans sa bouche expirante:--ce fut en vain.</p> + +<p> 90. L'enfant mourut.--Le père demeura long-tems attaché sur + son corps; mais enfin, quand la mort se montra à découvert, + et que le poids insensible pressé contre son cœur ne lui + donna plus de mouvement ni d'espérance, il ne le perdit pas + des yeux, jusqu'au moment où une vague impitoyable éloigna le + corps du lieu d'où il avait été jeté. Alors il tomba lui-même + roide et glacé, ne donnant d'autre signe de vie que + l'agitation convulsive de ses jambes.</p> + +<p> Le lecteur trouvera le récit de la perte de <i>la Junon</i> dans + la <i>Collection des naufrages et désastres maritimes</i>, à + laquelle Lord Byron eut habilement recours, pour y puiser les + connaissances techniques et les circonstances de sa belle + description.</p> +</blockquote> + +<p>Ce fut sans doute pendant les vacances de cette année que sa jeune +cousine, miss Parker, en faisant naître en lui une passion enfantine, +eut la gloire de lui inspirer ses premiers essais poétiques; c'est à +elle du moins qu'il attribué cet heureux effet. «Mes premiers essais +poétiques, dit-il, remontent à 1800, c'était l'ébullition d'une belle +passion pour ma cousine germaine, Marguerite Parker, fille et +petite-fille des deux amiraux Parker, l'une des plus belles de ces +jeunes filles qui, comme des fleurs, périssent dans leur printems. J'ai +oublié depuis long-tems les vers; mais elle, il me serait difficile de +l'oublier; ses yeux noirs, ses longs cils, son profil d'un style +tout-à-fait grec! J'avais alors douze ans, elle était un peu plus âgée, +peut-être d'un an. Elle mourut, un ou deux ans après, des suites d'une +chute; elle s'était brisé l'épine du dos, et cet accident amena la +consomption. Sa soeur <i>Augusta</i>, que quelques-uns regardaient comme plus +belle encore, périt de la même maladie, et c'est même en lui prodiguant +ses soins que Marguerite éprouva l'accident qui occasionna sa propre +mort. Ma sœur m'a dit que quand elle alla la voir peu de tems avant sa +fin, mon nom ayant été cité par hasard, le rouge monta à la figure de +Marguerite, quoique la mort fut déjà dans ses yeux, au grand étonnement +de ma sœur, qui, vivant avec sa grand'mère lady Holderness, et ne me +voyant que rarement, pour raisons de famille, ne savait rien de notre +attachement, et ne pouvait concevoir comment mon nom faisait un tel +effet sur elle dans un tel moment. Je ne sus rien de sa maladie qu'après +sa mort; j'étais à cette époque à Harrow ou dans la campagne. Quelques +années après, j'essayai une élégie; elle était bien plate<a id="footnotetag24" name="footnotetag24"></a> +<a href="#footnote24"><sup class="sml">24</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote24" +name="footnote24"><b>Note 24: </b></a><a href="#footnotetag24"> +(retour) </a> Cette élégie est la première de son volume non + publié.</blockquote> + +<p>«Je ne me rappelle rien d'égal à la beauté transparente de ma cousine, +ou à la douceur de son caractère, pendant la courte période de notre +intimité. <i>On l'eût dite faite d'un arc-en-ciel</i>: tout en elle était +paix et beauté.</p> + +<p>«Ma passion eut sur moi ses effets habituels: je ne pouvais ni dormir, +ni manger, ni reposer, bien que j'eusse toutes les raisons de croire +qu'elle m'aimât. Mon tourment de chaque jour était de penser au tems qui +devait s'écouler avant que je la revisse: c'était ordinairement douze +heures. J'étais alors bien fou, et maintenant je ne suis guère plus +sage.»</p> + +<p>Il y avait deux ans qu'il était sous la garde du docteur Glennie, quand +sa mère, mécontente de la lenteur de ses progrès, lenteur dont elle +pouvait, comme nous l'avons vu, s'accuser avant tous les autres, pressa +tellement lord Carlisle de le faire passer dans une école publique, que +celui-ci finit par accéder à ses vœux. «En conséquence, dit le docteur +Glennie, il entra à Harrow aussi mal préparé qu'il est naturel de le +supposer, après deux années d'instruction élémentaire, et +continuellement dérangé par tout ce qui pouvait distraire son jeune +esprit de l'école et de toute étude sérieuse.»</p> + +<p>Ce sage instituteur ne vit plus que rarement Lord Byron à compter de ce +moment; mais à en juger par ce qu'en disent Mrs. Glennie et lui, il est +clair qu'ils le suivirent toujours avec intérêt dans le reste de sa +carrière; ils virent ses déviations, mais à travers le prisme flatteur +d'une affection réelle; et dans ses aberrations les plus étranges, ils +conservèrent la trace des belles qualités qu'ils avaient chéries et +admirées dans son enfance. Au reste les affectueux sentimens du docteur +Glennie furent mis à une rude épreuve, quand en 1817 il visita Genève, +peu de tems après le départ de Lord Byron de cette ville, et au moment +où sa réputation personnelle était frappée de la plus grande +impopularité; ceux qui voyaient dans le docteur Glennie son ancien +maître, ne manquaient pas d'accuser ce dernier de l'avoir mal élevé, ou, +pour employer leurs propres expressions, de n'en avoir pas fait un +meilleur sujet.</p> + +<p>Tandis que Lord Byron venait continuer à Londres son éducation, sa +gouvernante May Gray quittait le service de sa mère et retournait dans +son pays natal, où elle mourut il y a trois ans environ. Elle s'était +mariée convenablement; et dans l'une de ses dernières maladies elle +recevait les soins du docteur Ewing d'Aberdeen, qui, ayant toujours été +admirateur enthousiaste de Lord Byron, éprouva autant de joie que de +surprise de trouver une ancienne servante de son poète favori, dans une +femme qu'il avait soignée plusieurs années. Comme on peut le supposer, +il recueillait avec avidité de la bouche de sa malade toutes les +particularités qu'elle pouvait se rappeler des premiers jours de sa +seigneurie. Toutes ces communications, M. Ewing nous en a fait la +confidence; c'est à lui que nous devons une partie des anecdotes que +nous avons citées.</p> + +<p>Byron, au départ de May Gray, voulut lui donner un témoignage de sa +reconnaissance pour les soins qu'elle avait eus de lui; il lui donna sa +montre, la première qu'il eût eue en sa possession. La fidèle +gouvernante conserva ce précieux souvenir jusqu'à sa mort, comme une +sorte de trésor; et aussitôt après, son mari la donna au docteur Ewing, +qui l'apprécia également comme une relique du génie. L'affectueux enfant +lui avait aussi donné son portrait, grande miniature en pied peinte par +Kay d'Édimbourg, en 1795. Il s'y trouve représenté tenant à la main un +arc et des flèches, avec les plus beaux cheveux du monde tombant sur ses +épaules. Ce morceau curieux est également passé dans la possession du +docteur Ewing.</p> + +<p>Byron étendit les effets de sa reconnaissance à la sœur de cette femme, +qui avait été sa première gouvernante. Il lui écrivit quelques années +après son départ d'Écosse, et dans les termes les plus aimables; il +s'informait de sa santé, et lui apprenait avec joie que son pied s'était +assez bien redressé pour lui permettre de se servir de bottes +ordinaires; «événement qu'il avait si long-tems désiré, et qui lui +ferait sans doute à elle-même le plus vif plaisir.» Il accompagna sa +mère à Cheltenham durant l'été de 1801, et le récit qu'il fait de ses +propres sensations à cette époque nous montre à quel âge prématuré il +était familier avec les impressions poétiques. Un enfant qui contemple +avec émotion le soleil couchant sur les hauteurs, parce qu'il lui +rappelle les montagnes où il a passé sa jeunesse, a déjà sans doute le +cœur et l'imagination d'un poète. Ce fut pendant ce voyage à Cheltenham +qu'une diseuse de bonne aventure, consultée par sa mère, fit sur lui une +prédiction à laquelle il pensa quelque tems avec inquiétude. Mrs. Byron, +dans sa première visite à cette femme (c'était, si je ne me trompe, la +fameuse Mrs. Williams), s'était donnée pour une demoiselle; la sibylle +toutefois ne s'y trompa point: elle déclara que celle qui la consultait +était non-seulement mariée, mais la mère d'un fils boiteux; que ce fils +était prédestiné, entre autres événemens qu'elle lisait dans les astres, +à courir les dangers d'un empoisonnement avant sa majorité; qu'il serait +deux fois marié, et la seconde fois à une étrangère.</p> + +<p>Après deux ans, le jeune Byron raconta ces particularités à la personne +dont je tiens cette histoire, et il disait que l'idée de la première +partie de la prédiction s'était souvent présentée à lui. Cependant la +dernière partie semble avoir été plus près de se réaliser.</p> + +<p>Si on fait attention au caractère réservé de Byron dans sa jeunesse, et +même jusqu'à un certain point dans toute sa vie, la transition d'un +établissement paisible comme celui de Dulwich au fracas d'une grande +école publique était assez difficile. Aussi trouvons-nous, d'après son +propre témoignage, que, pendant les premiers dix-huit mois, <i>il haïssait +Harrow</i>. Cependant son esprit actif et social finit par vaincre sa +répugnance, et après avoir été, comme il le dit lui-même, <i>enfant fort +impopulaire</i>, il parvint à se montrer le boute-en-train de tous les +plaisirs et de toutes les espiégleries de l'école. Pour bien connaître +ses dispositions et ses habitudes de ce tems-là, nous ne pouvons mieux +faire que de nous en rapporter à la digne et respectable autorité du +docteur Drury, qui était alors à la tête de l'école, et auquel Lord +Byron a payé un tribut d'affection qui, semblable aux respectueux +sentimens de Dryden pour le docteur Belly, uniront à jamais les deux +noms du poète et de l'instituteur. Ce savant vénérable m'a fait passer +le morceau suivant qui, malgré sa brièveté, présente d'importans détails +sur l'impression que le jeune Lord fit alors sur lui.</p> + +<p>«Lord Byron avait treize ans et demi quand M. Hanson, son guide, vint le +confier à mes soins. Il me fit remarquer que son éducation avait été +négligée, et ajouta qu'il était mal préparé pour les études d'une école +publique; mais qu'après tout il croyait à l'enfant de véritables +dispositions. Aussitôt son départ, je pris dans mon cabinet le nouvel +élève, et j'essayai de le faire parler, en m'informant de ses plaisirs, +de ses habitudes, de ses amis dans son autre pension; mais je perdis +presque entièrement mon tems, et je compris bientôt qu'on m'avait confié +un jeune faon sauvage. Cependant il y avait de l'esprit dans ses yeux, +et il fallait d'abord le lier d'amitié avec un enfant plus âgé, qui pût +le familiariser avec les nouveaux objets qui l'entouraient et avec le +système de la maison dont il allait faire partie. Mais ce qu'il apprit +dans la conversation de son conducteur lui causa de la peine quand il +sut que des élèves beaucoup plus jeunes que lui étaient bien plus +avancés, et il se crut humilié de ne pouvoir rivaliser avec eux. Je m'en +aperçus et m'empressai de le confier aux soins spéciaux de l'un des +maîtres, comme répétiteur, en assurant l'enfant qu'il ne prendrait rang +dans la classe qu'au moment où son travail lui permettrait de marcher +avec ceux de son âge. Cette promesse lui plut, et dès-lors il fut plus à +son aise avec ses camarades, car pendant un certain tems il gardait une +sorte de timidité. Ses manières et son caractère me firent bientôt juger +qu'il était plus facile de le conduire avec un fil de soie qu'avec un +câble; et je me réglai sur ce principe. Après quelque séjour à Harrow, +et comme son esprit commençait à se développer, lord Carlisle, son +parent, exprima le désir de me voir; j'allai trouver sa seigneurie. Son +but était de m'apprendre quels étaient les biens à venir de Byron; il me +représenta ses espérances de fortune comme bornées, et voulut savoir +quelle était sa capacité. Je ne fis pas d'observation sur ses premières +confidences, et je répondis à sa question: <i>Il a des talens, milord, qui +ajouteront de l'éclat à son rang</i>. En vérité!!! répondit sa seigneurie, +avec un air de surprise qui n'indiquait pas, à mon avis, toute la +satisfaction que j'en attendais. Quant à son talent pour l'art oratoire, +voici la circonstance à laquelle vous faisiez allusion. Les hautes +classes de l'école avaient composé de ces sortes de déclamations qui, +après avoir été corrigées par les répétiteurs, étaient portées au +professeur; alors ceux qui les avaient faites les répétaient, afin qu'on +pût réformer leurs gestes et leur accent, avant qu'ils les prononçassent +en public. Je fus, en cette occasion, enchanté de l'attitude, de la +prononciation et des gestes de Lord Byron, non moins que de son travail +en lui-même. Tous les jeunes orateurs ne manquaient pas de suivre à la +lettre leur composition écrite: Lord Byron fit de même dans la première +partie de son travail; mais à ma surprise, il s'écarta tout d'un coup de +son manuscrit, et avec assez de hardiesse et de rapidité pour me faire +craindre de le voir manquer de mémoire pour la conclusion. Mes alarmes +n'étaient pas fondées, il fournit sa carrière sans hésitation et sans le +moindre embarras. Je lui demandai, pourquoi il avait ainsi altéré sa +composition; il me répondit qu'il n'y avait rien changé, et qu'il ne +s'était pas aperçu qu'il s'en fût écarté le moins du monde. Je le crus, +et d'après l'expérience que j'avais de sa manière d'être, je compris +qu'étant plein de son sujet, il avait involontairement substitué des +expressions et des couleurs plus vives à celles que sa plume avait +tracées.»</p> + +<p>Le docteur Drury, en me communiquant ces détails, ajoute un fait qui +atteste tout le cas que Lord Byron fit toujours des opinions de son +vieux maître, même quand il fut au faîte de sa gloire.</p> + +<p>«Après ma retraite d'Harrow, je reçus de lui deux lettres pleines +d'affection, et dans mes visites à Londres, à l'époque où ses ouvrages +fascinaient les yeux du public, je lui demandai pourquoi il n'avait pas +pensé à m'en faire tenir un seul, comme c'était son devoir. <i>C'est</i>, me +dit-il, <i>parce que vous êtes le seul homme auquel je crains de les voir +lire</i>. Puis, après un court intervalle, il ajouta: <i>Que pensez-vous du +Corsaire</i>?»</p> + +<p>Maintenant je vais mettre sous les yeux du lecteur les diverses notes +sur sa vie au collége, qu'il a consignées lui-même dans plusieurs livres +de souvenirs. Il n'est pas besoin de dire qu'étant son ouvrage, elles +présenteront sur ce tems les particularités les plus fidèles et les plus +curieuses.</p> + +<p>«J'avais dix-huit ans, tout singulier que cela puisse paraître, avant +d'avoir jamais lu une <i>revue</i>; mais étant à Harrow, mes connaissances, +sur toute sorte de sujets nouveaux, étaient assez grandes pour faire +supposer que je devais aux revues toute ma science, attendu qu'on ne me +voyait jamais lisant, mais toujours badinant, jouant, ou occupé à +quelque méchanceté. La vérité est que je lisais en mangeant, au lit et +partout où nul ne lisait; et avant d'avoir cinq ans j'avais lu toutes +sortes de livres, à l'exception d'une revue: cette exception est ce qui +me l'a fait remarquer. Je me souviens qu'en 1804, Hunter et Curzon +m'ayant confié l'idée qu'on avait de moi au collége à ce sujet, je les +fis bien rire en leur demandant d'un air surpris: et qu'est-ce donc +qu'une revue? Au reste, elles étaient alors moins répandues. Trois +années plus tard je les connus beaucoup mieux: mais enfin j'en lus une +pour la première fois en 1806.</p> + +<p>«J'ai déjà dit qu'on remarquait à l'école l'étendue et la variété de mes +connaissances générales; mais n'ayant aucune activité sous les autres +rapports, je pouvais bien faire d'une haleine trente ou quarante +hexamètres grecs fidèles à la prosodie, Dieu sait comme! mais d'un +travail soutenu j'en étais incapable. Mes dispositions étaient plutôt +celles de l'orateur ou du guerrier que celles du poète; et c'était +l'opinion du docteur Drury, mon grand patron et le principal du collége, +d'après ma faconde, ma turbulence, mon organe, mon talent de gestes et +de déclamation, que je deviendrais un jour grand orateur<a id="footnotetag25" name="footnotetag25"></a> +<a href="#footnote25"><sup class="sml">25</sup></a>. Je me +souviens que ma première déclamation le surprit, et qu'il m'en fit +devant mes rivaux les plus vifs complimens à la première répétition, ce +qui était étonnant, car il en était fort économe. Mes premiers vers de +Harrow (j'entends vers anglais) furent la traduction d'un chœur du +Prométhée d'Eschyles. M. Drury les reçut froidement; et personne ne +prévoyait en moi, d'après eux, la moindre disposition poétique.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote25" +name="footnote25"><b>Note 25: </b></a><a href="#footnotetag25"> +(retour) </a> Pour mieux développer son talent dans ce genre, + Byron ne manquait pas de choisir pour les jours de discours + les passages les plus véhémens, comme le discours de Zanga + sur le corps d'Alonzo et le monologue de Léar. Dans l'une de + ces occasions publiques, il était convenu qu'il prendrait le + rôle de Drancès, et le jeune Peel celui de Turnus; mais Lord + Byron changea tout d'un coup d'idée et préféra le rôle de + Latinus, craignant, comme on le supposa, d'inspirer quelque + allusion ridicule avec cette raillerie de Turnus: <i>Ventosa in + lingua, pedibusque fugacibus istis</i>.</blockquote> + +<p>«Peel, cet orateur et cet homme d'état (car il l'était, l'est et le +sera), était de la même <i>forme</i> que moi; nous en tenions <i>la tête</i> tous +deux, suivant l'expression reçue. Nous étions bien ensemble; mais son +frère était mon ami intime. Maîtres et écoliers nous avions conçu de +Peel les plus grandes espérances, et il ne les trompa pas.</p> + +<p>«Pour les connaissances classiques, il était de beaucoup au-dessus de +moi; comme orateur et acteur; on m'estimait au moins son égal. Hors de +l'école j'étais toujours en partie et lui jamais, tandis qu'en classe il +savait toujours ses leçons et moi rarement; mais quand une fois je les +savais, je les savais presque aussi bien. Du reste, en instruction +générale, en histoire, etc., etc., je pense que je lui étais supérieur, +aussi bien qu'à la plupart des enfans de mon âge.</p> + +<p>«La merveille du collége, de notre tems, était George Sinclair, fils de +sir John; il faisait, à la lettre, les exercices de la moitié des +écoliers, des vers à volonté et des amplifications presque malgré +lui..... Il était de mes amis; comme nous nous trouvions dans la même +division, il me demandait souvent de le laisser faire mes devoirs, +faveur que je lui accordais toujours avec empressement quand ils étaient +difficiles, ou quand j'avais à faire quelqu'autre chose, ce qui +m'arrivait au moins une fois par heure. Du reste, son humeur était douce +et la mienne querelleuse. Il m'arrivait souvent de me battre pour lui, +ou de battre les autres à son intention, ou bien encore de le battre +lui-même pour le forcer à battre les autres quand je jugeais qu'il le +devait pour l'honneur de sa taille. D'autres fois nous parlions +politique, sujet sur lequel il était très-fort. Nous nous aimions +beaucoup, et je conserve encore des lettres qu'il m'a écrites de +l'école<a id="footnotetag26" name="footnotetag26"></a> +<a href="#footnote26"><sup class="sml">26</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote26" +name="footnote26"><b>Note 26: </b></a><a href="#footnotetag26"> +(retour) </a> Malheureusement ses réponses à M. Sinclair sont + perdues. Je tiens de ce dernier qu'il y en avait une, entre + autres, où Lord Byron développait toute l'ombrageuse + sensibilité de son caractère. Elle exprimait le ressentiment + d'une insulte imaginaire, et commençait par l'apostrophe + boudeuse de <i>monsieur</i>!</blockquote> + +<p>«Un autre prodige effrayant de savoir, de talent et d'espérance était +Clayton; j'ignore ce qu'il est devenu, mais c'était réellement un génie. +Les amitiés de collége, étaient pour moi de véritables <i>passions</i><a id="footnotetag27" name="footnotetag27"></a> +<a href="#footnote27"><sup class="sml">27</sup></a> +(car je n'ai jamais senti à demi), et je ne pense pas que j'en aie +conservé une seule; mais il faut dire que plusieurs de ceux qui me les +inspirèrent n'existent plus. Ma liaison avec lord Clare fut l'une des +premières et des plus durables dont je me souvienne, l'éloignement ayant +pu seul la refroidir. Jamais je n'entendis prononcer le nom de <i>Clare</i> +sans un vif battement de cœur, et remarquez-le, j'écris encore +aujourd'hui sous le charme de mes impressions de 1803, 1804 et 1805, +etc., etc.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote27" +name="footnote27"><b>Note 27: </b></a><a href="#footnotetag27"> +(retour) </a> Dans l'un de ses journaux, et sous la date de 1808, + je trouve le passage suivant de Marmontel, qui sans doute + l'avait frappé comme s'appliquant à l'enthousiasme de ses + premières liaisons. «L'amitié, qui dans le monde est à peine + un sentiment, est une passion dans les cloîtres.» + <span class="rig">(<i>Contes moraux</i>.)</span><br><br> +</blockquote> + +<p>J'emprunte l'extrait suivant à un autre de ses <i>Souvenirs</i>.</p> + +<p>«À Harrow, je tenais bien ma place au coup de poing<a id="footnotetag28" name="footnotetag28"></a> +<a href="#footnote28"><sup class="sml">28</sup></a>. Je crois me +rappeler que je ne fus battu qu'une fois sur sept, et c'était avec +H..... encore le drôle ne me battit que par l'intervention déloyale des +gens de la maison où il mangeait, et où la scène se passait; je n'avais +pas même de second. Je ne lui pardonnerai jamais, et je serais fâché de +le rencontrer aujourd'hui, car certainement nous nous querellerions. Mes +combats les plus mémorables furent avec Morgan, Rice, Raiesford et lord +Jocelyn, mais nous restâmes toujours bons amis par la suite. J'étais un +des enfans les moins aimés, cependant je finis par me faire respecter. +J'ai gardé toutes mes amitiés de collége et toutes mes haines, si ce +n'est relativement au docteur Butler, contre lequel je me révoltais, ce +dont plus tard j'ai été fâché. Le docteur Drury, que je tourmentais +aussi passablement, fut de tous mes amis le meilleur, le plus tendre, et +j'ajouterai le plus sévère; je le regarde encore aujourd'hui comme un +père.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote28" +name="footnote28"><b>Note 28: </b></a><a href="#footnotetag28"> +(retour) </a> M. d'Israeli, dans son livre ingénieux <i>sur le + caractère des gens de lettres</i>, a émis l'opinion que l'un des + indices du génie dans les jeunes gens est le dégoût des jeux + et des exercices du corps. Il cite en preuve Beattie, qui + peint ainsi son ménestrel idéal: + +<p> «Il avait toujours fui le bruit, les réunions, les fatigues, + et ne se souciait pas de paraître dans la tumultueuse mêlée + des écoliers; mais les forêts avaient pour lui le plus grand + charme.»</p> + +<p> Son autorité la plus imposante est Milton, qui dit aussi de + lui-même:</p> + +<p> «Étant enfant, nul jeu d'enfant ne m'était agréable.»</p> + +<p> On ne peut appliquer ces règles générales, ni aux + dispositions ni au mérite des hommes de génie, si dans les + personnages cités par M. d'Israeli on reconnaît quelque + infirmité corporelle, et si dans plusieurs autres on peut + remarquer des goûts directement opposés. Une foule d'autres + poètes, comme Eschyles, Dante, Camoëns, se sont distingués à + la guerre, le plus turbulent des exercices; et si l'on est + obligé d'avouer qu'Horace fut mauvais cavalier, et que + Virgile ne savait pas jouer à la paume, on trouve d'un autre + côté que Dante fut aussi habile à la chasse qu'à l'escrime, + que Tasse sut également bien danser et manier le fleuret, + qu'Alfieri était bon cavalier, Klopstock bon patineur, Cowper + renommé dans sa jeunesse à la crosse et au ballon, et + qu'enfin Lord Byron excellait dans tous les exercices du + corps.</p></blockquote> + +<p>«P. Hunter, Curzon, Long et Tatersant furent les principaux objets de +mon affection; je m'attachai encore à Clare, Dorset, C. Gordon, Debath, +Claridge et J. Wingfield; ils étaient plus jeunes que moi, et je les +gâtais par mon indulgence. Peut-être n'ai-je jamais aimé quelqu'un +autant que le pauvre Wingfield, qui mourut à Coimbre en 1811, avant mon +retour en Angleterre.»</p> + +<p>Un des plus frappans résultats de l'éducation en Angleterre c'est qu'on +ne retrouve dans aucun pays autant d'exemples d'amitié vigoureuse formée +dès l'enfance et conservée dans l'âge mûr, et que dans nulle autre +contrée peut-être les sentimens d'affection pour la maison paternelle ne +sont aussi rares ou du moins aussi faibles. Éloignés, comme ils le sont, +des cercles de famille, dans un tems où leur cœur est le plus accessible +aux sentimens affectueux, les enfans substituent naturellement aux liens +de parenté ces amitiés de collége, qui, s'unissant ensuite aux scènes et +aux événemens qui charmèrent leur jeunesse, conservent toujours sur eux +la plus grande force. On peut observer des résultats tout-à-fait +différens en Irlande, et je crois aussi en France, où le système +d'éducation se lie mieux aux souvenirs domestiques. Là, la maison +paternelle obtient une sorte de partage naturel et légitime dans le cœur +des enfans; mais aussi les amitiés hors de ce cercle domestique sont en +proportion moins vives et moins durables<a id="footnotetag29" name="footnotetag29"></a> +<a href="#footnote29"><sup class="sml">29</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote29" +name="footnote29"><b>Note 29: </b></a><a href="#footnotetag29"> +(retour) </a> + À huit ou neuf ans, on met l'enfant à l'école, et + dès-lors il dévient étranger dans la maison où il est né; + l'affection de son père est interrompue pour lui, et les + sourires de sa mère, ses tendres avis, la sollicitude de ses + parens, ne sont plus devant ses yeux. D'année en année, il se + sent vers eux moins d'entraînement, et il finit par perdre + ses premiers sentimens au point de se trouver plus heureux + partout ailleurs que dans sa famille. + <span class="rig">(<i>Lettres de Cowper</i>.)</span><br> +</blockquote> + +<p>Pour un jeune homme comme Byron, rempli des sentimens les plus +passionnés, et ne trouvant dans la maison maternelle de sympathie +qu'avec la portion la moins noble de sa nature, le petit univers de +l'école devait nécessairement mettre en jeu ses affections, et leur +donner une extension extrême. Voilà pourquoi les amitiés qu'il contracta +au collége se ressentirent beaucoup de ce qu'il désigne lui-même comme +des <i>passions</i>. C'est le vide de pareilles affections dans ses foyers, +et leur vivacité parmi <i>la sociale réunion d'Ida</i>, qu'il décrit ainsi +dans l'un de ses premiers poèmes<a id="footnotetag30" name="footnotetag30"></a> +<a href="#footnote30"><sup class="sml">30</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote30" +name="footnote30"><b>Note 30: </b></a><a href="#footnotetag30"> +(retour) </a> Même avant ses liaisons de collége, il avait montré + la même sorte d'attachement romanesque pour un enfant de son + âge, fils d'un de ses fermiers de Newsteadt. Dans deux ou + trois de ses premiers poèmes il ne s'arrête pas moins sur + l'inégalité que sur la chaleur de cette amitié. + +<p> «Que la folie sourie, en voyant ton nom et le mien unis par + l'amitié; la vertu roturière a plus de droit à ce sentiment + que le vice anobli.</p> + +<p> «Bien que ton sort ne soit pas égal au mien, puisque ma + naissance m'appelle aux honneurs de la pairie, ne m'envie pas + cet éclat pompeux, un mérite modeste fait ton orgueil.</p> + +<p> «Nos ames du moins se rencontrent égales, ton humble + condition n'est point une disgrâce pour ma position élevée; + notre commerce n'en sera pas moins doux, puisque le mérite + remplace en toi la naissance.»</p> +</blockquote> + + +<p>N'y a-t-il point quelqu'autre cause qui rende ce mot d'enfance si cher à +tout le monde? Ah! sûrement il y a une voix secrète qui nous dit tout +bas que l'amitié sera doublement douce à celui qui est obligé de +chercher des cœurs aimans, de les chercher hors du sein de sa famille, +quand il ne peut les y trouver. Ces cœurs, chère <i>Ida</i><a id="footnotetag31" name="footnotetag31"></a> +<a href="#footnote31"><sup class="sml">31</sup></a>, je les ai +trouvés dans ton sein, tu as été pour moi une famille, un monde, un +paradis.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote31" +name="footnote31"><b>Note 31: </b></a><a href="#footnotetag31"> +(retour) </a> <i>Ida</i>, nom poétique de l'école d'Harrow. + (<i>N. du Tr.</i>)</blockquote> + +<p>Cette première publication est remplie des témoignages les plus touchans +de ses amitiés de collége; il n'est pas jusqu'aux reproches qu'il +adresse à l'un d'eux, à propos de quelques griefs, qui ne portent un +caractère de tendresse.</p> + +<p>Vous saviez que mon ame, que mon cœur, que ma vie étaient à vous en cas +de danger; vous saviez que les années et la distance ne m'avaient pas +changé, que je n'existais que pour l'amour et l'amitié.</p> + +<p>Vous saviez... mais pourquoi revenir en vain sur le passé? les liens qui +nous unissaient sont rompus. Peut-être ce souvenir vous arrachera-t-il +un jour des larmes tardives; vous soupirerez alors en songeant à celui +qui fut votre ami!</p> + +<p>La description suivante de ce qu'il éprouvait après avoir quitté Harrow, +quand il retrouvait dans le monde quelqu'un de ses anciens camarades, se +rapproche beaucoup de la scène qui eut lieu en Italie, quelques années +seulement avant sa mort, quand à la vue de son cher lord Clare, après +une longue séparation, il se sentit touché jusqu'aux larmes par les +souvenirs qu'il réveillait en lui.</p> + +<p>..... Si par hasard quelque figure que je me rappelle bien, quelque +ancien camarade de mon enfance vient, une honnête joie peinte sur la +figure, réclamer en moi son ami; mes yeux, mon cœur, tout montre que je +suis encore un enfant: la scène éblouissante, les groupes bruyans qui +m'entourent disparaissent devant l'ami que je viens de retrouver.</p> + +<p>On a vu par les extraits de son <i>journal</i> que M. Peel était l'un de ses +condisciples d'Harrow. La curieuse anecdote suivante, qui les concerne +tous deux, m'a été rapportée par un ami de ce dernier, et je tâcherai de +me rapprocher autant que possible des propres expressions du narrateur.</p> + +<p>Tandis que Lord Byron et M. Peel étaient à Harrow, un tyran<a id="footnotetag32" name="footnotetag32"></a> +<a href="#footnote32"><sup class="sml">32</sup></a>, plus +vieux de quelques années, réclama le droit de <i>basculer</i> le petit Peel, +droit que Peel, à tort ou à raison, ne voulut pas reconnaître. Mais sa +résistance fut vaine: le tyran non-seulement le fit fléchir, mais il +résolut d'infliger une punition à l'esclave réfractaire. Il se mit donc +en devoir de lui administrer une espèce de bastonnade sur la partie +interne du bras, que durant l'opération il avait comprimé de deux +cordes, avec un talent cruel, pour rendre la douleur plus vive. Tandis +que les coups se succédaient rapidement et que le pauvre Peel n'en +pouvait déjà plus, Byron aperçut et comprit de suite les tourmens de son +ami; il savait bien qu'il n'était pas assez fort pour chercher querelle +au tyran et que d'ailleurs il était dangereux de l'approcher; toutefois +il s'avance vers la scène de l'action, et le visage rouge de colère, les +yeux pleins de larmes et une voix que l'indignation et la terreur +rendaient incertaine, il lui demanda humblement qu'il voulût bien lui +dire combien de coups il entendait infliger. «Et que t'importe? petit +drôle! répondit l'exécuteur.--C'est que si vous y consentiez, repartit +Byron, en présentant son bras, j'en prendrais la moitié.» Il y a dans ce +petit trait un mélange de simplicité et de grandeur vraiment héroïque; +nous pouvons sourire à notre aise des amitiés d'enfance, mais il est +rare que celles de l'âge mûr soient capables d'une générosité comparable +à celle-ci.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote32" +name="footnote32"><b>Note 32: </b></a><a href="#footnotetag32"> +(retour) </a> On appelle ainsi, dans les grands colléges + d'Angleterre, les élèves les plus anciens; ceux des dernières + classes sont désignés sous le nom d'esclaves. Il en était de + même à l'école polytechnique, il y a quelques années, et la + <i>bascule</i> était également une servitude qu'imposaient les + élèves de deuxième année à ceux de la première. + <span class="rib">(<i>N. du Tr.</i>)</span><br> +</blockquote> + +<p>Parmi ses favoris d'école, on peut remarquer qu'un grand nombre étaient +nobles, ou de familles nobles, tels que les lords Clare et Delaware, le +duc de Dorset, et le jeune Wingfield. Une circonstance peut laisser +croire que leur rang avait eu quelque part dans les motifs qui +attirèrent Byron vers eux: un jour, celui de ses condisciples qui me +raconta le fait, avait, en sa qualité de moniteur, mis lord Delaware sur +sa liste de punition; Byron s'en étant aperçu, s'approcha de lui, en +disant: «Wildman, je vois que vous avez mis Delaware sur votre liste; ne +le faites pas frapper, je vous prie.--Pourquoi donc?--Je ne sais pas, +mais enfin c'est mon collègue à la pairie.» Il est inutile d'ajouter que +son intervention en pareil cas n'était rien moins qu'heureuse; car l'un +des rares bienfaits de l'éducation publique est de faire tomber en +quelque sorte ces distinctions artificielles, et de placer les jeunes +plébéiens dans une égalité parfaite avec les pairs, bien que ces +derniers puissent avoir leur revanche dans le monde.</p> + +<p>Il est vrai que, dans Lord Byron, le sentiment de sa supériorité +nobiliaire était alors assez peu déguisé pour lui attirer fréquemment +les moqueries de ses camarades; c'est, je crois, à Dulwich que son +habitude de tirer orgueil de la prééminence qu'il trouvait dans un vieux +baron anglais, sur tous les nouveaux pairs, lui fit donner le surnom de +<i>vieux baron anglais</i>. Mais ce serait une erreur de croire que, soit à +l'école, soit plus tard, il ait jamais été guidé par d'aristocratiques +sympathies dans le choix de ses amis. Tout au contraire, suivant l'usage +des hommes d'une extrême fierté, il préférait généralement pour <i>ses +intimes</i>, ceux d'un rang inférieur au sien, et tels étaient presque tous +ceux qu'il comptait à l'école parmi ses amis. D'un autre côté, ce qui le +charmait le plus dans ses autres plus jeunes amis, c'était leur +infériorité sous le rapport de l'âge et de la force. Elle lui permettait +de se complaire encore dans son généreux orgueil, en prenant quand il le +fallait, à leur égard, le rôle de protecteur.</p> + +<p>William Harness, qui était entré à Harrow à dix ans, tandis que Byron en +avait quatorze, fut l'un de ceux qu'il aima le plus, par ce dernier +motif, bien qu'il ait oublié d'en parler. Le jeune Harness, encore +boiteux des suites d'un accident d'enfance, et à peine remis d'une +maladie grave, était peu capable de surmonter les difficultés d'une +école publique; Byron le vit un jour maltraité par un enfant beaucoup +plus âgé et plus fort; il se hâta de prendre sa défense. Le lendemain, +le petit enfant demeurait seul à l'écart; Byron vint encore à lui, et +lui dit: «Harness, si quelqu'un te bat, dis-le-moi, et, si je puis, je +le rosserai.» Il tint sa parole, et, dès ce moment, le protecteur et le +protégé devinrent, malgré leur différence d'âge, des amis inséparables. +Cependant leur amitié subit un refroidissement auquel Lord Byron, dans +une lettre écrite après six ans, fait allusion avec tant de sensibilité, +de franchise et de délicatesse, que je ne puis m'empêcher d'anticiper la +date, et d'en donner ici un extrait.</p> + +<p>«Nous paraissons tous deux nous rappeler parfaitement, avec un mélange +de plaisir et de regret, les jours que nous passions ensemble; et je +vous jure bien sincèrement que je les compte au nombre des plus heureux +de mes courts instans de bonheur. Maintenant je touche à ma majorité, +c'est-à-dire que j'ai vingt ans et un mois; encore un an, et je +parcourrai dans le monde ma carrière de folie. Alors j'avais quatorze +ans: vous étiez presque le premier de mes amis d'Harrow, le premier +certainement en estime, sinon en date; mais une assez longue absence +d'Harrow, et de votre part de nouvelles liaisons, le contraste de votre +conduite (décidément tout à votre avantage) et de ces habitudes +turbulentes et querelleuses qui m'entraînèrent dans tous les genres de +désordres, toutes ces circonstances se réunirent pour détruire une +intimité que l'affection me pressait de continuer, et que la mémoire +m'obligeait de regretter amèrement. Mais il n'est pas une particularité +de cette époque, pas même une seule de nos conversations, qui ne reste +encore aujourd'hui gravée dans mon esprit. Je n'en dirai pas davantage: +cette assurance seule vous prouvera que si je n'y avais pas attaché de +prix, je ne me souviendrais pas aussi bien de tout cela. Comme je me +rappelle la lecture de vos <i>premiers essais</i>! Une autre circonstance que +vous ignorez, c'est que les <i>premiers vers</i> que j'essayai de faire à +Harrow vous étaient adressés, vous deviez les voir; mais Sinclair en +avait gardé la copie quand nous allâmes en vacance, et à notre retour +nous avions cessé d'être liés; ils furent détruits, et certes ce ne fut +pas une grande perte. Par ce fait, vous pouvez juger de mes sentimens à +un âge où l'on ne saurait être hypocrite.</p> + +<p>«Je me suis arrêté plus que je ne pensais sur ce sujet, et je finirai +par où j'aurais dû commencer. Nous étions autrefois amis, nous l'avons +même toujours été, car notre séparation fut l'effet du hasard et non du +refroidissement. J'ignore où notre destinée doit nous conduire l'un et +l'autre; mais si l'occasion et quelque penchant vous décident à jeter +une pensée sur un écervelé de mon espèce, vous me trouverez toujours +sincère, et jamais assez aveugle sur mes défauts pour envelopper les +autres dans leurs conséquences. Voulez-vous m'écrire quelquefois? Je ne +dis pas souvent; mais enfin, si nous nous retrouvons, j'espère que nous +serons l'un pour l'autre ce que nous <i>devions</i> être et ce que nous +<i>étions</i>.»</p> + +<p>Une autre preuve aussi forte de la vivacité de ses impressions de +jeunesse, c'est, quand ses amis ont gardé un si petit nombre de ses +anciennes lettres, le soin avec lequel il conserva toutes celles que lui +adressèrent les principaux d'entr'eux, même les plus jeunes. Et si +quelquefois ses correspondans oubliaient de dater leurs missives, sa +fidèle mémoire, après plusieurs années d'intervalle, suppléait à leur +oubli. Parmi ces souvenirs qu'il conservait si précieusement, il en est +un qu'il serait injuste de ne pas citer, soit comme monument de +l'énergie qui brillait au milieu de son langage enfantin, soit en +mémoire des tendres et affectueux sentimens que leur lecture réveillait, +comme on le verra plus tard, dans l'ame de Byron.</p> + +<p class="mid">À LORD BYRON, etc., etc.<br><span class="rig"> + +Harrow-la-Montagne, 28 juillet 1805.</span><br></p> + +<p>«Puisque vous avez paru assez peu mon ami pour me <i>dire des noms</i> toutes +les fois que vous me rencontriez ces jours derniers, je vous demande une +explication, et je désire savoir si vous voulez que nous soyons aussi +bons amis qu'auparavant. J'ai bien vu que ce mois-ci vous m'aviez +absolument laissé là, sans doute pour vos nouvelles connaissances; mais +il ne faut pas croire, parce que vous aurez dans la tête un caprice +quelconque, que je reviendrai toujours à vous, comme certains autres le +font, pour regagner votre amitié. Ne pensez pas que je sois votre ami +par intérêt, et parce que vous êtes plus grand ou plus âgé que moi: non, +cela n'est pas, et ne sera jamais. J'étais votre ami, et je ne le suis +encore qu'à une condition: c'est qu'en me voyant vous ne me <i>direz plus +des noms</i>. Vous avez bien vu, j'en suis sûr, que je n'aimais pas cela; +pourquoi donc le faisiez-vous, si ce n'est parce que vous ne voulez plus +être mon ami? et pourquoi le resterais-je, si vous me traitez mal? Je ne +tiens à rien de pareil; vous pouvez bien laisser les autres m'attaquer, +mais si vous vous moquez de moi, je serai bien plus malheureux.</p> + +<p>«Je ne suis pas un hypocrite, Byron, et je ne le serai jamais assez pour +rester votre ami quand vous me <i>direz des noms</i>. Personne ne dira, j'en +suis sûr, que je me sois abaissé pour regagner une amitié dont vous ne +voulez plus. Pourquoi le ferais-je? ne suis-je pas votre égal? Quel +intérêt y aurais-je? Quand vous me retrouverez dans le monde +(c'est-à-dire si vous le voulez), vous ne pourrez m'avancer ou me +protéger, ni moi vous. Je vous engage donc et vous demande, si vous +tenez à mon amitié (ce qui n'est pas, à en juger par votre conduite), à +ne pas me donner les noms que vous faites, ni à vous moquer de moi. +Jusqu'alors il me sera impossible de vous nommer mon ami. Je vous serai +obligé de me répondre de suite.</p> + +<p>«En attendant, je demeure votre...</p> + +<p class="mid">»Je ne puis dire votre ami.»</p> + +<p>Sur le dos de cette lettre était la note suivante, de la main de Byron:</p> + +<p>«Cette lettre et une seconde furent écrites à Harrow par mon <i>alors</i> et +toujours cher ami Lord de ***, quand nous étions camarades d'études. Il +me les adressa à la suite de je ne sais plus quel malentendu, le seul +qui s'éleva jamais entre nous; il fut d'ailleurs de courte durée, et je +ne conserve cette lettre que pour la lui rappeler quand je le verrai, +afin que nous puissions rire au souvenir de l'insignifiance de notre +première et dernière querelle.»<br> + +<span class="rig">BYRON.</span><br></p> + +<p>On retrouve dans une lettre du même enfant, écrite deux années plus +tard<a id="footnotetag33" name="footnotetag33"></a> +<a href="#footnote33"><sup class="sml">33</sup></a>, ces passages remarquables:</p> + +<p>«Votre dernière lettre m'a fait penser que vous étiez extrêmement piqué +contre la plupart de vos amis, et même un peu contre moi, si je ne me +trompe. Vous dites d'un côté: <i>Il n'est presque pas douteux que peu +d'années ou de mois nous rendront aussi indifférens l'un à l'autre, que +si nous n'avions pas passé ensemble une partie de notre vie</i>. En vérité, +Byron, vous me faites injure, et je n'ai pas de doute, au moins je +l'espère, que vous ne vous calomniiez vous-même.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote33" +name="footnote33"><b>Note 33: </b></a><a href="#footnotetag33"> +(retour) </a> D'autres lettres encore offrent de curieuses + preuves de la sensibilité jalouse et passionnée de Byron. + Dans l'une d'elles, par exemple, nous voyons qu'il s'était + offensé que son jeune ami lui eût écrit <i>mon cher Byron</i> au + lieu de <i>mon très-cher</i>; et dans une autre, qu'il avait eu de + la jalousie de quelques expressions échappées à son ami, à + l'occasion du départ de Lord John Russell pour l'Espagne. + «Vous me dites, lui répond-on, que jamais vous ne me vîtes + agité comme quand j'écrivis ma dernière lettre; pensez-vous + que j'eusse tort? J'avais reçu une lettre de vous le samedi, + où vous me disiez que vous quittiez l'Angleterre au mois de + mars pour six ans; et le lundi John Russell partait pour + l'Espagne. Mais pouvez-vous imaginer que je fusse plus triste + au sujet de Lord Russell, qui s'en va pour quelques mois, et + de qui j'aurai constamment des nouvelles, que relativement à + vos six années de voyage au bout du monde, pendant lesquelles + j'entendrai à peine parler de vous, et qui peut-être + m'empêcheront de vous revoir jamais? J'éprouve une véritable + peine de ce que vous me dites, que je dois vous excuser si + vous êtes jaloux de me voir plus affecté du départ d'un ami + qui était près de vous que de celui qui était éloigné. Il est + impossible que vous ayez pu croire un moment que l'absence de + John m'affectât plus que la vôtre. Je finis donc sur ce + sujet.»</blockquote> + +<p>Malgré ces habitudes de jeux et de paresse qui semblaient l'indice d'une +certaine absence d'idées et de réflexions, il y avait des momens où le +jeune poète rentrait profondément en lui-même et se livrait à des +méditations incompatibles avec l'enjouement et l'insouciance de son âge. +On montre encore dans le cimetière d'Harrow une tombe élevée, d'où la +vue plane sur Windsor; c'était l'endroit favori où l'on savait si bien +qu'il aimait à s'arrêter, que les enfans l'appelaient <i>la tombe de +Byron</i><a id="footnotetag34" name="footnotetag34"></a> +<a href="#footnote34"><sup class="sml">34</sup></a>, et c'est là, dit-on, qu'il demeurait des heures entières +abîmé dans ses pensées, ruminant dans la solitude ses premières +inspirations sublimes et passionnées, et parfois, peut-être, entrevoyant +déjà cet avenir de gloire qui lui inspirait, à peine âgé de quinze ans, +ces vers remarquables:</p> + +<p><i>Mon nom seul sera mon épitaphe</i>. S'il ne suffit pour honorer ma cendre, +qu'aucune autre gloire ne me soit accordée en récompense. On ne doit +voir que ce nom, ce nom seul sur mon tombeau; illustré par lui, ou comme +lui à jamais oublié.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote34" +name="footnote34"><b>Note 34: </b></a><a href="#footnotetag34"> +(retour) </a> C'est à cette tombe que se rapporte ce passage des + <i>souvenirs d'enfance</i>, qui font partie de ses œuvres + inédites: + +<p> «Souvent, quand, oppressé de tristes pressentimens, je + m'asseyais incliné sur notre tombe favorite.»</p> +</blockquote> + +<p>Il passa quelque tems à Bath avec sa mère, pendant l'automne de 1802, +et, quoique bien jeune, il prit assez de part aux plaisirs de ces lieux. +Il parut dans un bal masqué, donné par lady Riddel, sous le costume d'un +jeune Turc; modèle anticipé, quant à la beauté et au costume, de son +jeune Sélim de la <i>Fiancée d'Abydos</i>. Au moment d'entrer dans la maison, +quelqu'un de la foule essaya d'arracher le diamant qui attachait le +croissant de son turban, mais l'un de ceux qui l'accompagnaient +s'aperçut à tems de cette tentative de vol. La dame qui m'apprit cette +anecdote, et qui voyait beaucoup alors Mrs. Byron, a bien voulu ajouter +à son récit les remarqués suivantes: «J'ai vu beaucoup Lord Byron à +Bath; sa mère m'a invité souvent à prendre le thé avec elle; il était +toujours fort plaisant et original; quand la conversation tombait sur +ses amis absens, il montrait un léger penchant à la satire, auquel plus +tard il s'abandonna, comme chacun sait, avec une liberté entière.»</p> + +<p>Nous touchons maintenant à un événement qui, d'après sa profonde +conviction, exerça sur sa vie et son caractère une influence vive et +durable.</p> + +<p>Ce fut en 1803, que son cœur, déjà deux fois éprouvé, comme nous l'avons +vu, par d'enfantines impressions d'amour, conçut un attachement qui, +jeune comme il était encore, domina ses facultés au point de colorer +d'une teinte particulière le reste de ses jours. Que les passions +malheureuses soient en général les plus durables, c'est une triste +vérité qui, pour être confirmée, n'avait pas besoin de ce nouvel +exemple; mais peut-être faut-il attribuer à la même circonstance +l'innocence parfaite de cet attachement pour miss Chaworth, qui le +distingua, sans jamais l'effacer de son cœur, de tous ceux qui le +suivirent. Comme c'est le seul sentiment du même genre dont les détails +puissent être suivis sans dangers, ou dont les résultats, bien que +douloureux, puissent être racontés, nous pensons qu'on s'y arrêtera avec +plaisir.</p> + +<p>Mrs. Byron, en partant de Bath, vint séjourner à Nottingham, Newsteadt +étant en ce tems-là loué à lord Grey de Ruthen; et pendant les vacances +de Harrow, son jeune fils vint l'y rejoindre. Tel était son attachement +pour Newsteadt, que c'était même un plaisir pour lui d'être dans son +voisinage; aussi, avant d'avoir fait la connaissance de lord Grey, il +lui arrivait souvent de passer la nuit dans une petite maison contiguë à +la grande porte et qu'on appelle encore à présent la hutte<a id="footnotetag35" name="footnotetag35"></a> +<a href="#footnote35"><sup class="sml">35</sup></a>; mais +bientôt des rapports d'amitié s'établirent entre son noble locataire et +lui, et dès-lors il eut toujours à son service un appartement dans +l'abbaye. Comme il avait, peu de tems auparavant, été présenté à Londres +à la famille de miss Chaworth, qui, actuellement, résidait à Annesley, +dans le voisinage immédiat de Newsteadt, il renouvela bientôt +connaissance avec elle. La jeune héritière elle-même joignait à tous les +avantages sociaux qui l'environnaient une grande beauté et les +dispositions les plus aimables et les plus séduisantes.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote35" +name="footnote35"><b>Note 35: </b></a><a href="#footnotetag35"> +(retour) </a> Je tiens ce fait de l'un des vieux domestiques de + Newsteadt, mais je ne dissimulerai pas que d'autres n'aient + révoqué en doute ces haltes nocturnes à <i>la hutte</i>.</blockquote> + +<p>Le jeune poète avait déjà remarqué ses charmes; mais ce fut seulement à +l'époque où nous sommes arrivés, comme il était dans sa seizième année +et miss Chaworth dans sa dix-huitième, qu'il semble en avoir été +complètement ébloui. Six courtes semaines d'été, écoulées près d'elle, +suffirent pour éveiller une passion qui dura toute sa vie.</p> + +<p>D'abord, bien qu'on lui offrît un lit à Annesley, il avait l'habitude de +revenir chaque nuit à Newsteadt, et le motif qu'il alléguait était sa +frayeur des tableaux de famille des Chaworth, qui, s'imaginait-il, +l'avaient pris en grippe en souvenir du duel de son oncle, et se +seraient détachés la nuit de leurs cadres pour le tourmenter. À la fin +il dit gravement un soir à miss Chaworth et à sa cousine: «La dernière +nuit, en m'en retournant, j'ai vu un <i>bogle</i>.» Comme ce dernier mot +écossais était complètement inintelligible pour les jeunes dames, il +leur fit entendre que c'était un revenant, et qu'il ne voulait pas ce +soir-là retourner à Newsteadt. À compter de là, il coucha toujours à +Annesley jusqu'à ce que ses visites furent interrompues par une courte +excursion à Matlock et à Castleton, dans laquelle il eut le bonheur +d'accompagner miss Chaworth et ses parens. Voici la curieuse notice que +l'on trouve de ce voyage dans l'un de ses livres-journaux:</p> + +<p>«J'avais quinze ans quand il m'arriva, dans une caverne du duché de +Derby, de traverser dans une barque, où deux personnes seulement +pouvaient rester couchées, un ruisseau qui coulait sous une roche; cette +dernière était tellement proche de l'eau, que nous fûmes obligés de +faire pousser la barque par un conducteur enfumé, espèce de Caron, qui +se tenait derrière, entièrement courbé dans l'eau. J'avais alors pour +second M. A. C., dont j'avais été passionnément amoureux sans le lui +dire, mais non pas sans qu'elle le découvrît. Je me rappelle mes +sensations, mais je ne puis les décrire. Notre société se composait de +Mrs. W., des deux miss W...s, de M. et Mrs. Cl...ke, de miss R. et de ma +M. A. C. Hélas! pourquoi dire <i>ma</i>? Notre mariage aurait apaisé des +haines qui avaient fait couler le sang de nos pères; il aurait réuni des +propriétés vastes et riches; au moins aurait-il réuni un seul cœur et +deux êtres assez bien assortis pour l'âge (elle avait deux ans de plus +que moi), et... et... et... qu'en est-il résulté?»</p> + +<p>Miss Chaworth prenait ordinairement part aux danses du soir, à Matlock, +tandis que son amant restait à la contempler, solitaire et mécontent. Il +est possible que le dégoût qu'il exprima toujours pour ce genre de +plaisir soit venu de quelque sentiment amer éprouvé dans sa jeunesse en +voyant la <i>dame de son cœur</i> conduite par d'autres à la danse joyeuse +dont lui-même était exclu. Un jour que la jeune héritière d'Annesley +avait eu pour cavalier une personne qu'elle n'avait jamais vue, Byron +lui dit, d'un air de dépit, quand elle vint reprendre sa place: +«J'espère que vous aimez votre nouvel ami.» Ces paroles étaient à peine +prononcées, qu'il se vit accosté par une dame écossaise, d'une tournure +déplaisante, qui vint se recommander à lui comme cousine, et qui, +mettant son orgueil à la torture à force de manières et d'expressions +vulgaires, décida la belle miss Chaworth à lui dire à son tour à +l'oreille: «J'espère que vous aimez votre nouvelle amie.» À Annesley, il +passait la plus grande partie de son tems à faire des courses à cheval +avec miss Chaworth et sa cousine, ou plongé dans une morne rêverie, les +mains occupées de son mouchoir; ou bien tirant contre une porte qui +donne sur la terrasse, et qui conserve encore les vestiges de ses +balles. Mais son plus grand plaisir était de s'asseoir auprès de miss +Chaworth lorsqu'elle faisait de la musique; son air favori était la +jolie chanson galloise <i>Maryanne</i>, sans doute principalement à cause de +son nom. Pendant tout ce tems, il avait la douleur de voir celle qu'il +aimait, entièrement occupée d'un autre amour; et comme il le dit +lui-même:</p> + +<p>«Ses soupirs n'étaient pas pour lui: pour elle il était un frère, mais +rien de plus.»</p> + +<p>Il n'est pas même probable, si le cœur de miss Chaworth eût été libre, +que Lord Byron eût été choisi par elle comme un objet d'attachement. +Deux ans de plus donnent à une jeune fille une avance dans la vie, +contre laquelle un homme ne peut pas lutter. Miss Chaworth ne voyait +dans Byron qu'un collégien: ses manières étaient d'ailleurs alors dures +et peu sociables; elles n'avaient, comme je l'ai entendu répéter vingt +fois, rien de flatteur pour les jeunes filles de son âge. Si dans un +moment d'illusion il s'était flatté d'inspirer quelque amour à la jeune +miss, il dut être bientôt désabusé par une circonstance notée dans ses +<i>Mémoires</i> comme l'une des plus douloureuses humiliations auxquelles son +infirmité l'eût exposé. Il entendit un jour miss Chaworth dire à sa +femme de chambre: «Pouvez-vous croire que je me soucie jamais de ce +petit boiteux?» Ces mots, comme il l'a rappelé lui-même, furent un coup +de foudre pour lui. Il était nuit fermée quand il les entendit; mais il +sortit à l'instant de la maison, et, sans rien voir devant lui, il +courut sans s'arrêter jusqu'à Newsteadt.</p> + +<p>La peinture qu'il a faite de cet amour, dans l'un de ses plus touchans +poèmes, <i>le Songe</i>, montre comment le génie et la sensibilité peuvent +élever les réalités de cette vie, et donner un lustre immortel aux +objets et aux événemens les plus communs. Sous le nom de l'<i>antique +oratoire</i>, la vieille salle d'Annesley rappellera long-tems à +l'imagination la vierge et l'adolescent qui s'y trouvèrent une fois +réunis; tandis que l'image du coursier de l'amant, bien que le type en +ait été la race laborieuse et peu poétique des chevaux de Nottingham, +ajoute encore aux charmes généraux de la scène, et jette sur le tableau +une portion de la lumière que le génie seul peut à son gré répandre.</p> + +<p>Au reste, dès cet âge encore tendre, il paraît avoir eu assez +d'expérience de la vie galante pour savoir comment les premiers trophées +peuvent conduire en amour à de nouvelles conquêtes; il se glorifiait +souvent, auprès de miss Chaworth, d'un nœud de cheveux que lui avait +donné quelque beauté sensible (sans doute cette jolie cousine dont il +parle avec tant de chaleur dans l'une des notes que nous avons citées). +Déjà, et il ne l'ignorait pas, il avait la beauté qui, malgré quelque +tendance à l'excessif embonpoint de sa mère, lui promettait cette +expression particulière qui donnait à ses traits tant de finesse et tant +de charme. Mais avec les fêtes de l'été finit le rêve de sa jeunesse: il +ne vit plus qu'une fois miss Chaworth l'année suivante, et il lui dit un +dernier adieu, comme il le racontait souvent, sur cette montagne près +d'Annesley, qu'il a si bien décrite dans son poème du <i>Songe</i>, comme +étant <i>couronnée d'un particulier diadême</i><a id="footnotetag36" name="footnotetag36"></a> +<a href="#footnote36"><sup class="sml">36</sup></a>. Personne, à l'entendre, +n'aurait pu deviner tout ce qu'il éprouvait, car sa contenance était +calme et ses sentimens comprimés. «La première fois que je vous +reverrai, lui dit-il en la quittant, vous serez sans doute Mrs. +Chaworth<a id="footnotetag37" name="footnotetag37"></a> +<a href="#footnote37"><sup class="sml">37</sup></a>?--Je l'espère;» telle fut sa réponse. C'était avant cette +entrevue qu'il avait écrit au crayon, dans un volume des lettres de Mme +de Maintenon, qui appartenait à la jeune miss, les vers suivans:</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote36" +name="footnote36"><b>Note 36: </b></a><a href="#footnotetag36"> +(retour) </a> Parmi les vers inédits en ma possession, je trouve + les fragmens suivans, écrits quelque tems après cette époque: + +<p> «Collines d'Annesley, arides et nues, dans lesquelles s'égara + mon enfance imprudente, comme les tempêtes du nord grondent + et mugissent au-dessus de vos ombrages touffus! Aujourd'hui + les heures ne s'écoulent plus délicieusement dans ces + promenades chéries; le sourire de Marie ne fait plus de vous + un paradis pour moi.»</p></blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote37" +name="footnote37"><b>Note 37: </b></a><a href="#footnotetag37"> +(retour) </a> Son mari prit en effet, pendant quelque tems, le + surnom de Chaworth.</blockquote> + +<p>Cesse, ô mémoire! de me tourmenter. Le présent est aujourd'hui décoloré +pour moi: l'avenir ne m'offre plus d'espérances; et quant au passé, par +pitié, cache-le-moi. Pourquoi ramener devant mes yeux ces images de ce +que je ne reverrai pas? pourquoi me représenter ces délicieux instans à +jamais évanouis? Le plaisir passé augmente la peine présente; le regret +de ce qui n'est plus se joint à la douleur de ce qui est. Espérances, +regrets, vous n'êtes plus que de vains mots: je ne demande plus qu'à +vous oublier.</p> + +<p>L'année suivante, miss Chaworth épousa l'heureux rival de Byron. M. John +Muster, l'un de ceux qui se trouvaient présens quand il en reçut la +première nouvelle, raconte ainsi ce qui se passa alors en lui: «J'étais +présent quand il apprit ce mariage, sa mère lui dit: <i>Byron, j'ai à vous +apprendre une nouvelle.--Eh bien, qu'est-ce?--D'abord, tirez votre +mouchoir, car vous en aurez besoin.--Quelle absurdité!--Prenez, dis-je, +votre mouchoir</i> (il le fit pour lui plaire), <i>miss Chaworth est mariée</i>. +À ces mots une expression singulière et impossible à décrire se peignit +sur sa pâle figure; il remit violemment son mouchoir dans sa poche, +puis, avec une affectation de froideur et de nonchalance: <i>Est-ce là +tout?</i> dit-il.--<i>Comment, je m'attendais à vous voir accablé de +douleur.</i> Il ne répondit rien, et bientôt après il ouvrit la +conversation sur un autre sujet.»</p> + +<p>Sa vie d'Harrow présente les mêmes particularités. Pendant toute sa +durée, comme il le dit lui-même, il était toujours jouant, se +révoltant<a id="footnotetag38" name="footnotetag38"></a> +<a href="#footnote38"><sup class="sml">38</sup></a>, <i>ramant</i> et se livrant à toute sorte d'espiègleries. +L'esprit de révolte dont il parle ici (bien qu'il n'ait jamais été +jusqu'à lui inspirer des actes de violence) se manifesta à l'occasion de +la retraite du docteur Drury, quand, à la place vacante, se présentèrent +les trois candidats, Mark Drury, Evans et Butler. Dans le premier +mouvement auquel cette rivalité donna lieu parmi les écoliers, le jeune +Wildman se montra à la tête du parti de Mark Drury, tandis que Byron +avait commencé par rester neutre. Mais dans l'espérance de l'avoir pour +allié, l'un des membres de la faction Drury dit à Wildman: «Byron, je le +sais, ne se joindra pas à nous, parce qu'il ne veut jamais de la seconde +place; mais vous pourriez, en lui donnant la première, vous l'assurer.» +Wildman suivit cet avis, et Byron prit en effet le commandement de la +faction.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote38" +name="footnote38"><b>Note 38: </b></a><a href="#footnotetag38"> +(retour) </a> Gibbon, parlant des écoles publiques, dit: «La + scène comique d'une révolte de collége fait connaître, sous + leur véritable point de vue, les ministériels et les + indépendans de la génération nouvelle.» Mais de pareils + pronostics ne sont pas toujours sûrs; ainsi le doux et + paisible Addisson fut, étant au collége, chef d'un + soulèvement.</blockquote> + +<p>La violence qu'il mit dans son opposition au choix que l'on fit de +Butler, et surtout la vive affection qui l'unissait au dernier maître, +contribuèrent à aigrir les relations qu'il eut avec le nouveau directeur +pendant le reste de son séjour à Harrow. Par malheur, Byron résidant +dans les appartemens de Butler, les occasions de mésintelligence étaient +on ne peut plus fréquentes. Un jour le jeune rebelle, dans un accès de +défiance, arracha tous les grillages des fenêtres de la salle; et quand +le docteur lui demanda le motif de cette violence, il répondit, avec un +grand sang-froid: «Parce qu'ils obscurcissent la salle.» Une autre fois +il lui avoua hardiment la haine qu'il avait contre lui. Ce fut long-tems +la coutume que le maître, à la fin de chaque terme, invitât à dîner les +élèves les plus âgés; et cette faveur, semblable aux invitations +royales, était en général regardée comme un ordre. Lord Byron cependant +y répondit par un refus; cela surprit beaucoup le docteur Butler, et, à +la première occasion, il lui en demanda le motif devant les autres +élèves: «Aviez-vous quelque autre engagement?--Non, monsieur.--Mais vous +aviez donc une raison, Lord Byron?--J'en avais.--Et laquelle?--Parce que +(répliqua le jeune pair avec une fierté composée) s'il vous arrivait de +passer dans mon voisinage tandis que je serais à Newsteadt, je ne +songerais certainement pas à vous inviter à dîner; en conséquence, je ne +dois pas accepter une pareille invitation de votre part.» En général +l'idée qu'avaient de lui ses professeurs à Harrow était celle d'un +enfant paresseux, qui ne voulait jamais rien apprendre; et si l'on fait +attention à ses habitudes ordinaires, on avouera que cette réputation +n'était pas dépourvue de fondement. Il est impossible de jeter les yeux +sur les livres dont il se servait, et qui sont couverts de translations +interlignées, sans être frappé de l'absence de son attention. Les mots +grecs les plus ordinaires ont leur traduction anglaise barbouillée à +leur côté, et cette circonstance prouve bien qu'il ne les connaissait +pas assez pour les traduire de mémoire. Ainsi, dans son Xénophon, nous +trouvons νεοι, <i>jeunes</i>, σωμασιν, <i>corps</i>, ανθρωποις τοις αγαθοις, <i>bons hommes</i>, etc., etc.; et même, dans les +volumes de pièces grecques qu'il vendit en partant à la bibliothèque du +collége, nous remarquons, entre autres exemples, le mot usuel χρυσος flanqué de son synonyme anglais (or).</p> + +<p>Mais quelque faibles que fussent ses progrès dans les matières purement +scolastiques auxquelles nous consacrons en pure perte une si précieuse +portion de la vie<a id="footnotetag39" name="footnotetag39"></a> +<a href="#footnote39"><sup class="sml">39</sup></a>, il n'en montrait pas moins des dispositions +merveilleuses pour tous les genres variés d'instruction qui ne sont +utiles que dans le monde. Né avec un esprit trop scrutateur et trop +vagabond pour être facilement emprisonné dans des limites déterminées, +il s'attachait à des sujets qui déjà intéressaient ses goûts virils, et +que ne pouvait comprendre l'esprit purement pédantesque d'une école; +mais ses accès irréguliers et violens de travail, dans cette direction, +donnaient à son intelligence une impulsion bien plus haute que celle de +ses condisciples les plus laborieux. La liste qu'il a faite de tous les +ouvrages divers dont il avait à la hâte, et de son propre choix, dévoré +les pages, avant d'atteindre sa quinzième année, est tellement +considérable, qu'on a de la peine à y ajouter foi; et elle présente une +telle masse de recherches, qu'elle pourrait défier les plus vieux +<i>helluones librorum</i>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote39" +name="footnote39"><b>Note 39: </b></a><a href="#footnotetag39"> +(retour) </a> Il est déplorable de songer à la perte de tems que + l'on fait subir aux enfans dans la plupart des colléges, en + les occupant pendant six ou sept ans à apprendre seulement + des mots, et encore d'une manière fort imparfaite. + <span class="rig">(<span class="sc">Cowley</span>, <i>Essai</i>.)</span><br> + +<p> Si un Chinois entendait parler de notre système d'éducation, + ne supposerait-il pas que nous destinons tous nos jeunes gens + à professer des langues mortes dans les pays étrangers, et + non pas à faire jamais usage de la nôtre? + <span class="rig">(<span class="sc">Locke</span>, <i>sur l'Éducation</i>.)</span></p><br> +</blockquote> + +<p>Il ne faut pourtant pas croire, d'après l'étendue et l'activité de son +esprit, que Byron pût de lui-même choisir une direction privilégiée; +quel que soit, en effet, le plan d'instruction d'un jeune homme de +talent dans les grandes écoles et dans les universités d'Angleterre, il +ne suppléera pas complètement à ce qui lui manque sous le rapport +intellectuel, et pourra même l'exposer à des écarts embarrassans et +dangereux<a id="footnotetag40" name="footnotetag40"></a> +<a href="#footnote40"><sup class="sml">40</sup></a>. Dans la difficulté ou même l'impossibilité absolue qu'il +trouvera à combiner l'acquisition des connaissances pratiques avec les +études de l'antiquité qui lui sont nécessaires pour obtenir les honneurs +scolastiques, il devra choisir ou de porter toute son attention et ses +vœux vers ce dernier objet, et alors il n'aura aucune idée de tout ce +qui doit lui servir le plus dans le monde; ou d'adopter comme Lord Byron +et d'autres personnages distingués le système contraire, et consentir à +passer à l'école pour un élève incapable et paresseux, afin de se +préparer des moyens de supériorité dans le monde.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote40" +name="footnote40"><b>Note 40: </b></a><a href="#footnotetag40"> +(retour) </a> Un excellent écolier peut quitter les bancs de + Westminster ou d'Eton dans une ignorance complète du train de + vie et de la conversation du monde anglais, vers la fin du + dix-huitième siècle. + <span class="rig">(<span class="sc">Gibbon</span>.)</span><br> +</blockquote> + +<p>Les <i>souvenirs</i> inscrits par le jeune poète dans ses livres d'école +peuvent nous permettre de croire que dans un âge si tendre il prévoyait +déjà vaguement que tout ce qui se rapportait à lui deviendrait par la +suite un objet d'intérêt et de curiosité. La date de son entrée à +Harrow<a id="footnotetag41" name="footnotetag41"></a> +<a href="#footnote41"><sup class="sml">41</sup></a>, le nom des enfans qui furent ses moniteurs, la liste des +chefs de classe parmi ses condisciples sous le docteur Drury<a id="footnotetag42" name="footnotetag42"></a> +<a href="#footnote42"><sup class="sml">42</sup></a>, tout y +est noté avec la dernière minutie, et comme pour former des points de +retour pour l'histoire de sa vie. Un exemple touchant suffira pour +montrer qu'il lui arriva plus d'une fois de s'arrêter à ces idées. Nous +trouvons sur la première page de ses <i>Scriptores græci</i> la suivante note +écrite à la main: «George Gordon Byron, vendredi 26 juin, a. d. 1805, +trois heures trois quarts de l'après-midi, classe de troisième, Calvert +moniteur, Tem, Wildman à ma gauche et Long à ma droite. +Harrow-la-Montagne.» Et sur la même feuille se trouve le commentaire +suivant, écrit cinq ans plus tard:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i14"> <i>Eheu fugaces, Posthume! Posthume!</i></p> +<p class="i14"> <i>Labuntur anni</i>.</p> +</div></div> + +<p>B., 9 janvier 1809.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote41" +name="footnote41"><b>Note 41: </b></a><a href="#footnotetag41"> +(retour) </a> + Byron, Harrow-la-Montagne, dans le Middlesex, + <i>alumnus scholæ lyonensis privus, in anno domini</i> 1801, + <i>Ellison duce</i>. + +<p> Moniteur en 1801: Ellison, Royston, Hunxman, Rashleigh, + Rokeby, Leigh.</p> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote42" +name="footnote42"><b>Note 42: </b></a><a href="#footnotetag42"> +(retour) </a> + Chefs de classe de Drury, 1804: Byron, Drury, + Sinclair, Clare, Bolder, Annesley, Calvert, Strong, Acland, + Gordon, Drummond.</blockquote> + +<p>«Des quatre personnes dont les noms sont ici mentionnés, l'une est +morte, une autre est dans un climat lointain: tous sont séparés: il n'y +a pas cinq ans qu'ils étaient ensemble réunis dans la même classe; et +nul encore n'aurait atteint sa vingt et unième année.»</p> + +<p>Il passa les vacances de 1804<a id="footnotetag43" name="footnotetag43"></a> +<a href="#footnote43"><sup class="sml">43</sup></a> avec sa mère à Southwell: Mrs. Byron +était venue s'y fixer pendant l'été de cette année, en quittant +Nottingham, et elle avait choisi pour demeure la maison appelée +Burgage-Manor. On conserve encore à Southwell, sous la date du 8 août +1804, une note dans laquelle on annonce que le jeu est retenu <i>par Mrs. +et Lord Byron</i>. La personne à qui appartenait la maison qu'ils +habitaient était un rentier possesseur d'une assez belle bibliothèque; +et le premier soin du jeune poète, comme il nous l'apprend, fut de la +retourner complètement aussitôt après son arrivée à Southwell. L'un des +livres qui l'occupèrent et l'intéressèrent davantage fut, et on le +croira sans peine, la <i>Vie de lord Herbert de Cherbury</i>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote43" +name="footnote43"><b>Note 43: </b></a><a href="#footnotetag43"> +(retour) </a> Pendant l'une des vacances de Harrow, il demeura + quelque tems dans la maison de l'abbé de Rouffigny, dans + Took's court, avec l'intention d'y étudier la langue + française; mais, au dire de l'abbé, il avait peu de goût pour + cette étude, et, au grand dépit du révérend maître, il + passait presque tout son tems à faire des armes, à boxer, + etc.</blockquote> + +<p>Il entra au mois d'octobre 1805 au collége de la Trinité à Cambridge. +Voici comme il décrit les sentimens qu'il éprouva en quittant sa chère +Ida:</p> + +<p>«Mon entrée au collége me fit un effet singulier et pénible. D'abord +j'étais tellement affligé de quitter Harrow, bien que le tems en fût +arrivé (ayant alors dix-sept ans), que pendant le dernier quartier que +j'y passai, j'employais les heures, consacrées au sommeil à compter les +jours que j'avais encore à y rester. J'avais toujours <i>détesté</i> Harrow +jusqu'aux dix-huit derniers mois, mais dès ce moment je l'aimai. En +second lieu je souhaitais d'aller à Oxford et non à Cambridge; +troisièmement je me trouvais tellement isolé dans ce nouveau monde que +je faillis en perdre la tête. Mes camarades n'étaient pourtant pas +insociables: au contraire, ils avaient de la bonté, de la bienveillance, +un rang, de la fortune, et une gaîté bien autre que la mienne. Je me +joignais à eux, je dînais, je soupais, etc., dans leur compagnie; mais +je ne sais comment j'éprouvais un sentiment le plus pénible, le plus +mortel de ma vie, en pensant que je n'étais plus un enfant.»</p> + +<p>Il fut sans doute quelque tems à Cambridge en proie à cette espèce +d'isolement; mais il n'était pas dans sa nature de rester long-tems sans +aimer quelque chose, et l'amitié qu'il forma bientôt avec le jeune +Eddleston, qui avait deux ans de moins que lui, surpassa même en +vivacité romanesque toutes ses autres liaisons de collége. Les +dispositions musicales de cet enfant furent l'occasion de leur intimité. +Il était alors un des choristes de Cambridge, bien que par la suite il +ait suivi une profession mercantile. Cette disconvenance de leur +position respective n'était pas sans charme pour Byron: elle flattait en +même tems son orgueil et son bon naturel, et établissait entre eux des +rapports mutuels de protection d'un côté, de reconnaissance et de +dévouement de l'autre; seuls rapports qui, suivant Bacon, soient la base +du peu d'amitié qui reste encore sur la terre. Ce fut sur un don que lui +avait fait Eddleston qu'il écrivit ces vers, intitulés <i>la Cornaline</i>, +qui étaient imprimés dans son premier volume resté inédit; en voici une +stance:</p> + + +<p> Quelques-uns souriant des liens qui nous unissent, m'ont + souvent reproché ma faiblesse; ce don léger a cependant le + plus grand prix à mes yeux, car, j'en suis sûr, je le tiens de + quelqu'un qui m'aime.</p> +<br> + +<p>Une autre liaison moins vive, commencée à Harrow, et continuée pendant +sa première année de Cambridge, est ainsi mentionnée dans l'un de ses +<i>journaux</i>:</p> + +<p>«Que mes pensées sont étranges! La lecture du chant de Milton, <i>belle +Salvina</i>, m'a ramené, je ne sais comment ou pourquoi, aux jours les plus +heureux peut-être de ma vie (toujours exceptés, de tems en tems, +certains dimanches des deux derniers étés de Harrow). Je me retrouvais à +Cambridge avec Edward Noël et Long, qui fut plus tard dans les gardes: +Long, après avoir servi avec honneur dans l'expédition de Copenhague +(qui laisse encore vivre deux ou trois mille goujats gras et bien +payés), fut noyé en 1809, pendant son passage à Lisbonne avec son +régiment dans le <i>Saint-George</i>, qui fut heurté la nuit par un autre +vaisseau de transport. Nous étions des nageurs rivaux, également +passionnés pour les chevaux, la lecture et les festins. Nous avions été +ensemble à Harrow, mais <i>là</i> du moins il n'était pas un esprit aussi +intraitable que le mien; j'étais toujours alors le premier à la paume, +dans les révoltes, les batailles, les parties, et tous les genres de +désordres; il était, lui, beaucoup plus calme et mieux civilisé. Mais à +Cambridge, soit que mon caractère s'adoucît ou que le sien prît plus de +roideur, il est certain que nous devînmes grands amis. La description du +siége de Sabrina me rappelle nos mutuels exploits de plongeur. Bien que +le Cam n'offre pas une onde vraiment <i>transparente</i>, et que l'endroit où +nous nous jetions eût quatorze pieds de profondeur, nous avions toujours +soin, afin de mieux prouver nos avantages, de lancer avant nous des +œufs, des pièces de vaisselle et même des shillings. Il y avait entre +autres, et je m'en souviens bien, dans le lit de la rivière où nous nous +baignions le plus ordinairement, une souche d'arbre autour de laquelle +j'aimais à me glisser et à m'étonner comment diable je me trouvais là.</p> + +<p>«Le soir nous faisions de la musique, car il était musicien et savait +tirer un égal parti de la flûte et du violoncelle. Je faisais partie de +l'assistance et, si je ne me trompe, notre boisson de prédilection était +alors de l'eau de soude. Le jour nous courions à cheval, nous nous +baignions, nous causions, ou parfois prenions un livre. Je me rappelle +l'avidité avec laquelle nous parcourûmes le nouvel in-quarto de Moore +(en 1806); le soir nous le lisions ensemble. Nous ne fûmes réunis qu'un +été. Long entra dans les gardes l'année que je passai à Nottingham, au +sortir du collége. Son amitié, et de ma part un violent et cependant pur +amour, étaient alors le roman de l'époque la plus romanesque de ma +vie ....................................................................<br> +........................................................................ +.....................................................................</p> + +<p>«Je me souviens qu'au printems de 1809 H***<a id="footnotetag44" name="footnotetag44"></a> +<a href="#footnote44"><sup class="sml">44</sup></a> me plaisantait de la +tristesse que m'avait causée la mort de Long, et s'amusait à faire des +épigrammes sur son nom, qui prêtait aux jeux de mots, tels que <i>long, +court</i>, etc.; mais il eut bien le tems de s'en repentir à trois ans de +là, quand notre ami mutuel, et surtout le sien, Charles Matthews, se +noya également, et qu'il put lui-même sentir combien mon affliction +avait été légitime. Pour moi, je ne rétorquai pas ces piquans jeux de +mots; je sentais trop tout ce que je perdais dans Matthews, et, ne +l'eussé-je pas senti, j'aurais encore respecté sa douleur.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote44" +name="footnote44"><b>Note 44: </b></a><a href="#footnotetag44"> +(retour) </a> Sans doute Hobhouse.</blockquote> + +<p>«Le père de Long m'écrivit pour m'engager à faire l'épitaphe de son +fils: je le promis, mais je n'eus pas la force de la composer. Il était +de ces êtres bons et aimables qui ne demeurent guère dans ce monde, doué +de tous les talens et de tous les avantages qui pouvaient mieux le faire +regretter. Cependant, quoique bon compagnon, il avait parfois d'étranges +accès de mélancolie; je me souviens qu'un jour, allant chez son oncle, +je l'accompagnai jusqu'à la porte, c'était dans le haut ou le bas +Grosvenor ou Brook street, je ne sais plus lequel, mais c'était sûrement +dans une rue qui faisait suite à quelque place: il me dit que la nuit +d'auparavant il avait pris un pistolet sans savoir ou regarder s'il +était ou non chargé, et qu'il l'avait dirigé contre sa tête, laissant au +hasard le soin de décider s'il partirait ou non. La lettre qu'il +m'écrivit en passant du collége aux gardes, était encore aussi +mélancolique qu'on pouvait le supposer en pareil cas: mais son maintien +naturel ne révélait rien d'une pareille disposition; il était doux et +prévenant, il avait même un grand penchant pour la gaîté. Nous étions +fort liés à Harrow, et mainte fois nous y sommes retournés de Londres +pour nous mieux livrer à nos souvenirs de collége.»</p> + +<p>Ces mémoires affectueux sont extraits d'un journal qu'il tenait à +Ravenne pendant sa résidence dans cette ville, en 1821. Les +circonstances pendant lesquelles ils étaient consignés, doivent nous les +rendre encore plus touchans et plus remarquables. Il habitait une terre +étrangère; il était même en rapport avec des conspirateurs étrangers, +dont il cachait dans sa maison les armes au moment où il écrivait. +Cependant il lui était possible de s'éloigner ainsi des scènes qui +l'entouraient, et de reporter ses pensées sur le tems ancien, sur les +amitiés perdues de son enfance. Un anglais, M. Wathen, qui le vit dans +l'une des villes d'Italie, ayant eu l'occasion de mentionner, en lui +parlant, qu'il avait eu des rapports d'amitié avec Long, le noble poète, +dès ce moment, lui prodigua les témoignages d'une affection marquée. Il +lui parlait fréquemment de Long et de ses bonnes qualités, jusqu'à ce +que des pleurs, qu'il ne pouvait arrêter, lui couvrissent le visage.</p> + +<p>Il rejoignit sa mère à Southwell, suivant son habitude, durant l'été de +1806, et c'est alors qu'il forma dans une société rare, mais choisie, +quelques liens d'intimité dont on chérit encore avec orgueil le +souvenir. Si l'on excepte le court intervalle qu'il passa, comme nous +l'avons vu, dans la société de miss Chaworth, ce ne fut qu'à Southwell +qu'il eut jamais l'occasion de profiter de la douce influence de la +conversation des femmes et de comprendre que la sphère véritable de +leurs vertus c'est leur intérieur. Il fut admis dans le cercle de +l'aimable et spirituelle famille Pigot comme s'il en eût fait partie, et +le jeune poète ne trouva pas seulement dans le révérend John Becher<a id="footnotetag45" name="footnotetag45"></a> +<a href="#footnote45"><sup class="sml">45</sup></a> +un critique fin et judicieux, mais un ami sincère. Il eut encore une ou +deux autres familles, comme les Leacroft, les Houson, près desquelles +ses talens et la vivacité de son esprit furent toujours bienvenus; et la +timidité orgueilleuse qui, pendant sa minorité, l'avait éloigné de toute +relation avec les gentilshommes du voisinage, semble avoir disparu dans +la petite et agréable société de Southwell. L'une de ses amies les plus +intimes à cette époque m'a fourni les détails suivans, sur la manière +dont elle fit sa connaissance:</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote45" +name="footnote45"><b>Note 45: </b></a><a href="#footnotetag45"> +(retour) </a> Citoyen qui depuis s'est distingué d'une manière + honorable par ses plans philanthropiques sur l'important + objet de l'amélioration du sort des pauvres.</blockquote> + +<p>«La première fois que je le vis, ce fut à une réunion chez sa mère; et +telle était sa timidité, qu'il fallut l'envoyer chercher trois fois +avant de le décider à venir dans le salon, pour jouer avec les autres +jeunes gens. C'était un enfant gras et embarrassé, portant les cheveux +peignés sur le front, et ressemblant parfaitement à la miniature que sa +mère avait fait peindre par M. de Chambruland. Le lendemain matin, Mrs. +Byron l'ayant conduit chez nous, il conserva son extérieur timide et +réservé. La conversation tomba sur Chettenham, les amusemens et le +théâtre de cette ville, etc. Je rappelai que j'avais vu le rôle de +Gabriel Lackbrain parfaitement bien rempli. Quand sa mère partit, il la +suivit en nous faisant une grande inclination; pour moi, rappelant +encore la pièce dont nous venions de parler, je lui dis: Bonjour, +<i>Gaby</i>. Ces mots l'animèrent aussitôt, sa belle bouche s'ouvrit par un +éclat de rire, toute sa retenue s'évanouit pour toujours; et quand sa +mère lui répéta: Eh bien, Byron, êtes-vous prêt? il répondit que non, +qu'elle pouvait s'en aller, et qu'il désirait rester un peu plus +long-tems. À compter de là, il venait nous voir à toutes les heures du +jour, et se considérait chez nous parfaitement comme chez lui.»</p> + +<p>C'est à cette dame que fut adressée la première lettre de lui qui soit +tombée entre mes mains; il correspondait en même tems avec plusieurs de +ses amis d'Harrow, avec lord Clare, lord Powerscourt, M. William Peel, +M. William Bankes, et d'autres encore. Mais on prévoyait peu alors +l'intérêt général qui se rattacherait un jour à ces lettres d'écoliers, +et en conséquence, comme j'ai déjà eu l'occasion de m'en affliger, il +n'en existe plus qu'un très-petit nombre. La lettre dont j'ai parlé, à +son amie de Southwell, ne contient rien de remarquable; mais, peut-être, +par cette raison-là même, mérite-t-elle d'être insérée, comme servant à +montrer, par sa comparaison avec les suivantes, combien son esprit +acquit rapidement de la confiance en lui-même. Il y a véritablement dans +ses premiers manuscrits un charme pour les yeux de la curiosité, qu'ils +perdent nécessairement dans leur forme imprimée; ils attestent +évidemment une éducation peu suivie; l'écriture en est informe et +enfantine; on trouve même, çà et là, de grosses fautes d'orthographe +sous la plume de celui qui, quelques années plus tard, devait s'élancer +comme l'un des géans de la littérature anglaise.</p> + +<br><br> +<h3>LETTRE PREMIÈRE.</h3> + +<h4>À MISS ***.</h4> + +<p class="rig">Burgage-Manor, 29 août 1804.</p><br><br> + +<p>«J'ai reçu les armes, ma chère miss, et je vous remercie beaucoup de la +peine que vous avez prise. Il est impossible que je puisse y trouver le +moindre défaut. La vue des peintures me charme pour deux raisons: la +première, parce qu'elles serviront à orner mes livres, et la seconde +parce qu'elles me prouvent que <i>vous</i> ne m'avez pas encore entièrement +<i>oublié</i>. Cependant je suis fâché que vous ne reveniez pas plus tôt. +Voilà déjà un siècle que vous êtes partie. Peut-être partirai-je pour +Londres avant que vous en sortiez, mais je ne l'espère pas. Vous ne +pensez plus à mon cordon de montre, à ma bourse; je désire pourtant bien +les avoir. Votre petite lettre me fut remise par Harry, au spectacle, où +j'accompagnais miss L*** et le docteur S***, et je reviens à l'instant +pour vous répondre avant de me coucher. Si je suis à Southwell quand +vous y viendrez, et je désire sincèrement que ce soit bientôt, car je +regrette beaucoup votre absence, je me fais une fête de vous entendre +chanter mon air favori <i>la vierge de Lodi</i>. Ma mère se joint à moi pour +vous prier de nous rappeler à l'affection de Mrs. Pigot, et croyez-moi, +ma chère miss, votre affectionné ami:<span class="rig"> +BYRON.</span><br></p> + +<p>«<i>P. S.</i> Si vous jugiez à propos de me répondre, je m'estimerais +extrêmement heureux. Adieu.</p> + +<p>«2e <i>P. S.</i> Comme vous êtes, dites-vous, novice dans l'art de tricoter, +j'espère que vous ne vous en occupez guère; allez lentement, mais +sûrement. Adieu encore une fois.»</p> + +<p>Nous aurons souvent occasion de remarquer la constance que Lord Byron, +d'ailleurs si versatile, manifesta toujours dans les goûts et les +habitudes de sa jeunesse. La lettre que nous venons de citer rappelle +deux de ses habitudes, qu'il conserva toute sa vie; savoir, son +exactitude à répondre sur-le-champ aux lettres qu'il recevait, et sa +passion pour la musique des plus simples ballades. L'un des chants qu'il +avait alors le bon goût d'aimer le mieux était celui de <i>la Duenna</i>; et +quelques-uns de ses contemporains de Harrow se rappellent encore la +gaîté avec laquelle, lorsqu'il dînait au milieu de ses amis chez la +fameuse mère Barnard, il entonnait ordinairement: <i>Ce vin est le soleil +de notre table</i>. Son séjour à Southwell, pendant cet été, fut +interrompu, vers le commencement d'août, par l'un de ces emportemens +auxquels, dès son berceau, Mrs. Byron ne l'avait que trop accoutumé, et +que lui-même, par son esprit intraitable, contribuait souvent à faire +éclater. Dans les portraits qu'il trace de lui-même, le pinceau qu'il +emploie est si noir qu'il faut, dans la suivante description de son +caractère, extraite de ses <i>Mémoires</i>, faire une large part à +l'exagération, comme l'exige son usage de <i>surcharger les ombres +elles-mêmes</i>.</p> + +<p>«Du reste (il vient de mentionner son amour précoce pour Marie Duff), je +ne différais en rien des autres enfans: je n'étais ni grand, ni petit; +ni lourd, ni sémillant: j'étais de mon âge; ordinairement fort enjoué, +excepté dans mes humeurs noires, car alors j'étais un vrai démon. Un +jour, dans l'une de mes <i>rages silencieuses</i>, il fallut m'ôter un +couteau que j'avais pris sur la table, pendant le dîner de Mrs. Byron +(je dînais toujours avant elle), et dont j'allais me frapper la tête. +Mais c'était à trois ou quatre ans de là, et peu de jours avant la mort +du dernier lord Byron.</p> + +<p>«Mon naturel apparent a certainement gagné dans ces derniers tems; mais +je frémis, et je regretterai jusqu'à ma dernière heure les conséquences +funestes de ma violence et de mes passions. Un événement... mais peu +importe... il en est d'autres auxquels il ne vaut guère mieux s'arrêter, +et que pourtant je ferai connaître de préférence.</p> + +<p>«Mais je n'aime pas les parenthèses: mon naturel est maintenant plus +retenu, rarement brusque; et quand il l'est, les suites n'en sont pas +mortelles. C'est quand je me tais, et que je sens <i>pâlir</i> mon front et +mes joues, que je ne me connais plus; et alors.... mais, à moins qu'il +n'y ait sur le tapis une femme (je ne dis pas quelque, ou toutes +femmes), je ne sors pas d'une apathie très-supportable.»</p> + +<p>On conçoit qu'avec un caractère de ce genre et les accès violens de Mrs. +Byron, le choc devait être formidable. L'âge auquel était parvenu notre +poète, alors que l'impatience du frein s'empare de la jeunesse, devait +rendre ces occasions plus fréquentes. On rapporte comme une preuve de la +conviction qu'ils avaient de leur mutuelle violence, qu'un jour, s'étant +quittés à la suite d'une scène du même genre, on sut que tous deux +s'étaient rendus en particulier, le soir même, chez l'apothicaire, +demandant, avec une inquiétude alternative, si l'autre n'avait pas +acheté du poison, et avertissant le droguiste de ne pas en donner dans +le cas où il se présenterait.</p> + +<p>Toutefois le jeune Lord prenait rarement une part active dans ces +orages. Aux éclats de sa mère il opposait un silence poli, et, par cela +même, provocateur; s'inclinant avec l'apparence du plus profond respect +à mesure que la voix maternelle augmentait d'intensité. Mais en général, +quand il prévoyait une tempête, il cherchait son salut dans la fuite; et +c'est à ce dernier expédient qu'il avait eu recours à l'époque où nous +sommes arrivés. Mais auparavant une scène avait eu lieu entre lui et +Mrs. Byron, dans laquelle la violence de cette dernière l'avait portée à +des extrémités qui, malgré leur outrageuse inconvenance, n'étaient pas +rares avec elle. Le poète Young, décrivant un caractère de cette espèce, +dit:</p> + + +<p>«Les tasses et les soucoupes tourbillonnent dans l'air, pour + avertir que la dame est mécontente.»</p> + + +<p>En pareil cas, Mrs. Byron préférait les pelles et pincettes, et plus +d'une fois elle les lança bruyamment sur son enfant fugitif. Cette +dernière fois, il n'eut que le tems d'éviter l'atteinte de la première +de ces armes, et de se réfugier à la hâte chez un de ses amis dans le +voisinage; là, ayant concerté le plus sûr moyen de déjouer les +poursuites, il ne tarda pas à s'enfuir à Londres. Les lettres que je +vais transcrire furent adressées, immédiatement après son arrivée, à +quelques amis de Southwell, dont la bienveillante intervention, dans +cette circonstance, nous permet de croire qu'il n'avait pas à se +reprocher les torts de cet esclandre. La première est adressée à M. +Pigot, jeune homme de son âge, qui venait d'arriver, à l'occasion des +vacances, d'Édimbourg, où il suivait alors ses études médicales.</p> +<br><br> +<h3>LETTRE II.</h3> + +<h4>À M. PIGOT.</h4> + +<p class="rig">Piccadilly, 9 août 1806.</p><br><br> + +<p><span class="sc">«Mon cher Pigot</span>,</p> + + +<p>«Mille remercîmens pour votre piquant récit des derniers procédés de mon +<i>aimable Alecto</i>, qui maintenant enfin commence à voir les suites de sa +folie. Je viens de recevoir une épître pénitentiaire, à laquelle j'ai +répondu modérément, avec une sorte de promesse de revenir dans une +quinzaine: ce que toutefois, entre nous, je ne compte pas faire. Son +<i>charmant ramage</i> doit avoir ravi ses auditeurs; car ses hautes notes +sont parfaitement musicales: elles doivent faire un très-bel effet +pendant un beau clair de lune. Si j'avais été l'un des spectateurs, rien +ne m'aurait fait plus de plaisir; mais figurer dans la pièce comme l'un +des acteurs, saint Dominique m'en préserve! Sérieusement, j'ai de +grandes obligations à votre mère; et vous, ainsi que toute votre +famille, méritez tous mes remercîmens pour avoir si bien contribué à mon +évasion des mains de Mrs. Byron <i>furiosa</i>.</p> + +<p>«Oh! que n'ai-je la plume d'Arioste pour reproduire en style d'épopée +les <i>cris</i> de cette <i>terrible soirée</i>, ou plutôt laissez-moi invoquer +l'ombre du Dante, car il n'y a que l'auteur de l'enfer qui puisse +convenablement répondre à un tel projet. Mais peut-être, à défaut de la +plume, pouvons-nous recourir au pinceau. Quel groupe! Mrs. Byron, figure +principale; vous, emplissant vos oreilles de coton comme le seul remède +à une surdité totale; Mrs. *** s'efforçant vainement de calmer la rage +de la lionne privée de son nourrisson, et enfin Élisabeth et Wousky, +prodigieux à raconter! tous deux spoliés de leur partie de langue, et +formant le dernier plan avec leur muette surprise. Comment S. B. a-t-il +appris tout cela? Quelles <i>pointes</i> il a dû faire sur un aussi bouffon +sujet! Apprenez-moi tout cela dans votre suivante, et comment vous vous +êtes excusé auprès de A. Sans doute vous êtes maintenant las de +déchiffrer mes caractères hiéroglyphiques, et comme Tony Lumpkil<a id="footnotetag46" name="footnotetag46"></a> +<a href="#footnote46"><sup class="sml">46</sup></a>, +vous me traitez de main maudite et sautillante. Je ne doute pas que tout +Southwell ne soit scandalisé. À propos, comment va ma nonne aux yeux +bleus, la belle ***? Est-elle <i>enveloppée dans la noire tunique de la +douleur</i>? Je resterai ici au moins huit à dix jours, vous recevrez mon +adresse avant mon départ; mais je ne sais encore laquelle. Il faut que +Mrs. Byron ignore ma retraite; vous pouvez lui offrir mes complimens et +lui protester que toutes poursuites seraient inutiles, attendu que je me +suis mis en mesure de gagner Portsmouth à la première nouvelle de son +départ de Southwell. Vous pouvez ajouter que je suis maintenant à la +campagne, chez un ami, où je resterai une quinzaine.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote46" +name="footnote46"><b>Note 46: </b></a><a href="#footnotetag46"> +(retour) </a> Dans la comédie de la Coquette (<i>She stoops to + Conquer</i>.)</blockquote> + +<p>«Je viens de barbouiller (je ne dis pas écrire) une feuille de papier +double, et j'attends en réponse un <i>énorme budget</i>. Sans doute les dames +de Southwell condamnent l'exemple dangereux que j'ai donné; elles +tremblent que leurs bambins ne leur obéissent plus et ne quittent au +moindre dépit leurs tendres mamans. Adieu. Quand vous commencerez vos +lettres, rayez, s'il vous plaît, la <i>seigneurie</i>, et mettez à la place +Byron. Croyez-moi votre, etc.»<span class="rig"> +BYRON.</span><br></p> + +<p>On va voir par la lettre suivante que la <i>lionne</i> n'était pas en arrière +de son fils pour l'énergie et la résolution, et qu'aussitôt après la +fuite de ce dernier elle avait envoyé après lui.</p> +<br><br> +<h3>LETTRE III.</h3> + +<h4>À MISS PIGOT.</h4> + +<p class="rig">Londres, 10 août 1806.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Ma chère Brigitte</span>,</p> + +<p>«J'ai déjà ennuyé votre frère de plus de griffonnage qu'il n'en pourra +déchiffrer; c'est à vous maintenant que je donne la pénible charge de +parcourir cette deuxième épître. Vous avez vu par la première, que je +n'avais pas, en l'écrivant, la moindre fâcheuse idée de l'arrivée de +Mrs. Byron; il n'en est plus de même: la vue d'un billet de la <i>cause +illustre</i> de mon <i>décampement soudain</i> vient d'enlever <i>le rubis naturel +de mes joues</i>, et de blanchir subitement ma déplorable figure. Le +foudroyant avis de son arrivée (maudite soit son activité!) est +cependant moins terrible que vous ne l'imaginez, sans doute, du +tempérament volcanique de sa <i>seigneurie</i>. Il se termine par l'assurance +flatteuse de l'impossibilité dans laquelle elle se trouve de faire +présentement un pas, grâce à la fatigue du voyage, aux mauvaises routes, +mille fois bénies, et aux quadrupèdes rétifs de la poste royale. Comme +je ne me sens aucun entraînement à recevoir la chasse en plaine, je +ferai de nécessité vertu; et puisque, semblable à Macbeth, <i>ils mont lié +au poteau, je ne puis fuir</i>, j'imiterai ce courageux tyran, et, comme +l'ours, je combattrai de pied ferme. Je puis à présent engager la lutte +avec moins de désavantage, ayant tiré l'ennemi de ses retranchemens, +bien qu'au hasard de me faire casser la tête, comme le modèle auquel je +viens de me comparer. Quoi qu'il en soit, <i>frappe, Macduff, et maudit +qui le premier criera: Assez!</i></p> + +<p>»Je resterai dans la ville encore au moins une semaine, et j'espère +avant ce tems recevoir de vos nouvelles. Je suppose que l'imprimeur vous +a donné les résultats de ma <i>Métromanie</i>. Ayez soin de lire au premier +vers: «Les vents soufflent <i>longuement</i>,» au lieu de <i>rondement</i>, comme +l'a copié, par méprise, ce butor de Ridge, ce qui rend absurde toute la +strophe. <i>Addio</i>. Maintenant je vais me préparer au choc de mon <i>Hydre</i>.</p> + +<p>»Tout à vous.»</p> +<br><br> +<h3>LETTRE IV.</h3> + +<h4>À M. PIGOT.</h4> + +<p class="rig">Londres, dimanche à minuit, 10 août 1806.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Cher Pigot</span>,</p> + +<p>«Cet effrayant paquet va sans doute vous épouvanter; mais ce soir ayant +une heure de loisir, je l'ai employé à écrire les stances ci-incluses, +que je vous prie d'envoyer à Ridge pour qu'il les imprime <i>à part</i> de +mes autres poèmes; car vous sentirez qu'il serait inconvenant de les +offrir aux dames, et que par conséquent aucune femme ne doit les voir +dans votre famille. Mille pardons de la peine que je vous donne cette +fois-ci et tant d'autres.</p> + +<p>»Votre dévoué.»</p> +<br><br> +<h3>LETTRE V.</h3> + +<h4>À M. PIGOT.</h4> + +<p class="rig">Piccadilly, 16 août 1806.</p><br><br> + +<p>«Je ne puis pas dire précisément comme César, <i>veni, vidi, vici</i>: +pourtant je pourrais m'appliquer la part la plus importante de sa lettre +laconique; car bien que Mrs. Byron ait prit la peine de <i>venir</i> et de +voir, votre humble serviteur a vaincu. Après un engagement sérieux de +quelques heures, dans lequel la vivacité du feu de l'ennemi nous a fait +éprouver une perte considérable, nous avons fini par l'obliger à se +retirer en désordre, abandonnant son artillerie, son train et quelques +prisonniers: cette victoire est décisive pour la campagne actuelle. +Parlons maintenant plus clairement: Mrs. Byron va repartir, mais je me +dirige moi-même, avec tous mes lauriers, vers Worthing, sur la côte de +Sussex; et c'est là que vous m'adresserez (poste restante) votre +première lettre. Le deuxième carillon de vers que j'enferme sous cette +enveloppe vous donnera sans doute une haute idée des vertus prolifiques +de ma muse; mais il y a plusieurs années que je les ai composés, et +c'est par hasard que je les ai retrouvés mardi, au milieu de vieux +papiers. Je les ai aussitôt recopiés, avec la date qui leur appartient, +et je désire qu'on les imprime avec le reste de la famille. Je +m'attendais bien à vous voir, sur les derniers venus, les mêmes +sentimens que moi; mais comme les <i>faits</i> étaient réels, il était +impossible de rien changer à leur allure. Je ne resterai pas à Worthing +plus de trois semaines, et il serait possible que vous me vissiez à +Southwell vers le milieu de septembre.............................. +....................................................<br> +.............................................................................................................................................................</p> + +<p>»Voulez-vous prier Ridge de suspendre l'impression de mes poésies +jusqu'à nouvel avis de ma part? j'ai résolu de leur donner une forme +entièrement nouvelle: cette suspension ne regarde pas les deux dernières +pièces que j'ai jointes à mes lettres pour vous. Excusez le vide de +cette lettre, ma tête est dans ce moment-ci un chaos d'idées absurdes, +d'affaires, de plans et de préparatifs.</p> + +<p>»J'attends une réponse avec impatience; rien, dans ce moment, veuillez +le croire, ne me ferait plus de plaisir qu'une lettre de vous.»</p> +<br><br> +<h3>LETTRE VI.</h3> + +<h4>À M. PIGOT.</h4> + +<p class="rig">Londres, 18 août 1806.</p><br><br> + +<p>«Je suis précisément sur le point de partir pour Worthing, et je vous +écris uniquement pour vous prier de faire partir sur-le-champ ce +paresseux drôle de Charles avec mes chevaux. Dites-lui que je suis fort +mécontent de ne l'avoir pas encore vu, ni reçu avis de la cause de son +retard, surtout lui ayant fourni l'argent nécessaire pour son voyage. +Qu'il ait soin de ne pas remettre d'un jour son départ, sous aucun +prétexte; et, si pour obéir aux <i>caprices</i> de Mrs. Byron (qui, je le +présume, continue toujours à tourmenter sa petite monarchie), il jugeait +à propos de ne pas suivre mes ordres positifs, il ne doit plus à +l'avenir se considérer comme à mon service. Il m'apportera la note du +chirurgien, et je l'acquitterai dès que je l'aurai reçue. Je ne puis non +plus concevoir qu'il n'ait pas averti Frank du triste état de mes +chevaux. Cher Pigot, pardonnez-moi ces brusques confidences, vous devez +les attribuer à la mauvaise conduite de ce <i>précieux maraud</i>, qui, au +lieu de suivre mes ordres, promène sa paresse dans les rues de ce +pandémonium politique, Nottingham. Rappelez-moi à votre famille et aux +Leacroft, et croyez-moi, etc.</p> + +<p>»<i>P. S.</i> Je vous charge du soin désagréable de presser son voyage, en +dépit même des ordres de Mrs. Byron: il devra d'abord se rendre à +Londres, et de là à Worthing, sans retard: C'est à Londres qu'il faut +envoyer tout ce que j'ai laissé; vous y adresserez également mes +poésies, sans même en réserver une copie pour vous et votre sœur, +attendu que je veux leur donner une tout autre forme. Quand elles seront +prêtes, vous en aurez les prémices. Il ne faut pas, sous aucun prétexte, +que Mrs. Byron les <i>voie</i> ou les touche. Adieu.»</p> +<br><br> +<h3>LETTRE VII.</h3> + +<h4>À M. PIGOT.</h4> + +<p class="rig">Little-Hampton, 26 août 1806.</p><br><br> + +<p>«J'ai reçu ce matin votre lettre, qu'il m'a fallu envoyer chercher à +Worthing, que je viens de quitter pour cet endroit, situé à huit milles +du premier, et sur la même côte. Vous serez sans doute content de +recevoir cette lettre, quand vous y aurez vu que je suis plus riche de +trente mille livres qu'à notre départ: je viens de recevoir de mon +avocat l'avis du gain d'une cause aux assises de Lancastre<a id="footnotetag47" name="footnotetag47"></a> +<a href="#footnote47"><sup class="sml">47</sup></a>, par +lequel je me trouve gratifié de cette somme pour le tems de ma majorité. +Mrs. Byron est, sans doute, instruite de ce surcroît de propriété, mais +elle n'en connaît pas la <i>valeur</i> exacte, et il serait bon qu'elle +continuât à l'ignorer, car sa conduite, dès qu'elle reçoit quelque +nouvelle favorable, est, s'il est possible, plus ridicule que sa +détestable habitude de s'affecter des plus légers contre-tems. Vous lui +ferez mes complimens, et lui direz qu'une seule chose peut prolonger mon +absence, c'est l'arrêt qu'elle a mis sur les effets de mon domestique: à +moins qu'elle ne les fasse immédiatement partir pour Piccadilly, avec +ceux qui m'appartiennent, et qu'elle a si long-tems retenus, elle ne +verra pas de sitôt ma radieuse figure illuminer son obscure demeure; +mais si elle les envoie, je reviendrai probablement avant deux ans, à +partir de la date de cette épître.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote47" +name="footnote47"><b>Note 47: </b></a><a href="#footnotetag47"> +(retour) </a> Dans un procès entrepris pour rentrer dans la + propriété de Rochdale.</blockquote> + +<p>«Votre compliment poétique est une précieuse récompense de mes préludes; +vous êtes du petit nombre des favoris d'Apollon qui cultivent toutes les +sciences auxquelles préside votre divinité. Je désire que vous adressiez +de suite mes poésies à mon hôtel, à Londres; j'y veux faire plusieurs +changemens et quelques additions: il faut envoyer toutes les copies que +vous en aurez; décidé, comme je suis, à perfectionner le tout, et à vous +les représenter dans toute leur gloire. Vous les avez, je l'espère, +retirées des mains de ce <i>triple Upas</i>, de cet antipode des arts, Mrs. +Byron. Entre nous, vous pouvez compter me voir bientôt. Adieu. Tout à +vous.»</p> + +<p>On peut voir par ces lettres que Lord Byron songeait déjà à préparer +l'impression de ses poésies. L'idée de les publier s'offrit à lui, pour +la première fois, dans une maisonnette qu'il avait adoptée pour demeure +pendant ses visites à Southwell. Miss Pigot, qui auparavant ignorait son +goût pour la versification, lisait un jour devant lui les poésies de +Burns; tout-à-coup le jeune Byron lui dit que lui aussi était parfois +poète, et qu'il allait lui écrire quelques vers de ceux qu'il pouvait se +rappeler. Aussitôt il écrivit au crayon ceux qui commencent par +<i>j'espérais vivement être uni à toi</i>, qui se trouvent imprimés, mais +seulement dans le volume qui n'a pas été publié; il lui récita encore +les vers dont j'ai déjà parlé, <i>dans la salle, quand la voix de mes +pères</i>, etc., pièce si remarquable par la prédiction qu'elle contient de +son illustration future.</p> + +<p>Depuis ce moment; il fut tout au désir de se voir imprimé; cependant son +ambition se bornait encore à faire circuler parmi ses amis un petit +volume. Celui qui eut l'honneur de recevoir son premier manuscrit fut +Ridge, libraire à Newark; et, durant l'impression, le jeune auteur +continuait à lui envoyer de nouvelles pièces avec tout l'empressement et +toute la rapidité qu'il mit toujours dans ses autres compositions.</p> + +<p>Il ne fut pas long-tems sans revenir à Southwell, comme il l'avait +annoncé dans la dernière lettre que nous avons donnée; il en repartit +encore au bout d'une ou deux semaines, pour accompagner son jeune ami +Pigot jusqu'à Harrowgate. Nous empruntons les extraits suivans à une +lettre écrite dans le même tems, par ce dernier, à sa sœur. «Il y a +encore beaucoup de monde à Harrowgate, aujourd'hui vendredi; nous avons +un bal, je songe à y paraître pendant une heure, bien que je ne sois +guère curieux de figures inconnues. Lord Byron, vous le savez, est +encore plus timide que moi; cependant je ferai ce soir un effort... +Comment vont nos rôles de théâtre? Lord Byron sait tout le sien, et moi +la plus grande partie du mien: il est certain qu'il le joue d'une +manière inimitable; il <i>poétise</i> en ce moment, et depuis que nous sommes +arrivés il a fait quelques vers vraiment jolis<a id="footnotetag48" name="footnotetag48"></a> +<a href="#footnote48"><sup class="sml">48</sup></a>. Il a la bonté de +tout faire pour m'amuser autant que possible, mais il n'est pas dans mon +naturel d'être heureux hors de la société des femmes ou de l'étude... Il +y a dans les environs plusieurs promenades agréables; je les ai +parcourues avec Boatswain, qui fait, ainsi que Brighton<a id="footnotetag49" name="footnotetag49"></a> +<a href="#footnote49"><sup class="sml">49</sup></a>, +l'admiration universelle. Vous lirez cela à Mrs. Byron, car c'est un peu +dans le style de <i>Tony Lumpkin</i>. Lord Byron veut que je lui garde un peu +de place; c'est pourquoi, croyez-moi avec le respect dû à tous les +comédiens élus, etc., etc.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote48" +name="footnote48"><b>Note 48: </b></a><a href="#footnotetag48"> +(retour) </a> La pièce <i>à une belle Quaker</i>, de son premier + volume, fut écrite à Harrowgate.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote49" +name="footnote49"><b>Note 49: </b></a><a href="#footnotetag49"> +(retour) </a> Cheval de Lord Byron; il en avait encore un autre + alors appelé Sultan.</blockquote> + +<p>À cette note étaient joints les mots suivans de Lord Byron.</p> + +<p>«<span class="sc">Ma chère Brigitte</span>,</p> + +<p>«Je descends un instant de mon Pégase, ce qui m'empêche d'avoir +long-tems recours à la vile prose dans l'épître que j'adresse à votre +<i>beauté</i>. Vous regrettez, dans une lettre précédente, que mes poésies ne +soient pas plus étendues; je vous apprends donc, pour votre +satisfaction, qu'elles sont maintenant presque doublées, soit par la +découverte de quelques pièces regardées comme perdues, soit par l'effet +de nouvelles inspirations. Nous nous reverrons mercredi prochain; +jusqu'alors, croyez-moi votre affectionné,<br><span class="rig"> +BYRON.</span></p><br> + +<p>»<i>P. S.</i> Votre frère Jean est possédé d'une manie poétique, il rime +maintenant à raison de trois lignes par heure; ce que c'est que +l'inspiration! Adieu.»</p> + +<p>Grâce à la personne qui était alors le compagnon, l'ami intime de Lord +Byron, et qui maintenant exerce sa profession avec tout le succès que +méritent ses talens distingués, j'ai été initié dans quelques autres +particularités de leur commune visite à Harrowgate: on me permettra +d'employer, pour en faire part, ses propres expressions:</p> + +<p>«Vous me demandez de rappeler quelques anecdotes du tems que nous +passâmes ensemble à Harrowgate, pendant l'été de 1806, et à notre retour +du collége, lui de Cambridge, moi d'Édimbourg; mais tant d'années se +sont écoulées depuis, que je n'entrevois plus ce voyage que comme un +songe lointain. Nous partîmes, je m'en souviens bien, dans la voiture de +Lord Byron, traînée par des chevaux de poste: il avait fait partir son +<i>groom</i> avec deux chevaux de selle et un superbe et féroce boul-dogue +appelé Nelson. Quant à Boatswain<a id="footnotetag50" name="footnotetag50"></a> +<a href="#footnote50"><sup class="sml">50</sup></a>, il nous suivait, à côté de Frank, +sur le coffre de la voiture. Le boul-dogue Nelson portait une muselière; +mais cependant quelquefois il entrait dans notre appartement sans cette +précaution, à mon grand ennui, bien que lui et son maître fussent +enchantés de mettre tout en désordre dans la salle. Il y avait toujours +un fonds de jalousie haineuse entre ce Nelson et Boatswain; et chaque +fois que celui-ci rencontrait l'autre dans la chambre, ils en venaient +aussitôt aux prises. Alors Byron, moi-même, Frank et tous ceux qui se +trouvaient là, travaillions de toutes nos forces à les séparer: ce que +nous n'obtenions guère qu'en leur jetant dans la gueule la pelle et les +pincettes. Mais un jour Nelson s'échappa par malheur de la salle, +démuselé; il s'élança dans l'écurie, se jeta au cou d'un cheval, et ce +fut inutilement qu'on voulut lui faire lâcher prise. Les valets +d'écurie, alarmés, coururent chercher Frank, qui prenant un pistolet de +Wogdon, que son maître tenait toujours chargé dans sa chambre, le tira +dans la tête du pauvre Nelson. Lord Byron en eut le plus grand regret.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote50" +name="footnote50"><b>Note 50: </b></a><a href="#footnotetag50"> +(retour) </a> Chien favori pour lequel Lord Byron fit dans la + suite la fameuse épitaphe.</blockquote> + +<p>«Nous habitions l'<i>hôtel de la Couronne</i>, au bas de Harrowgate. Nous +dînions toujours dans la salle commune, mais aussitôt après nous nous +retirions, car Byron n'aimait guère à boire plus que moi. Nous vivions +retirés et faisions peu de connaissances, car il était <i>vraiment</i> +timide, ce qu'on prenait pour de l'orgueil quand on ne le connaissait +pas. Nous rencontrâmes par hasard le professeur Hailstone de Cambridge, +ce qui parut lui faire grand plaisir. Le professeur habitait le haut +Harrowgate; nous allâmes le prendre un soir pour aller au spectacle, et +une autre fois Lord Byron lui envoya son équipage pour le conduire à un +certain bal de Granby. Cet empressement à faire un accueil à l'un de ses +professeurs prouve, en dépit de son penchant à critiquer l'éducation +universitaire et à exagérer les défauts de la vieille discipline à +laquelle on soumet les sous-gradués, qu'il avait cependant l'habitude de +témoigner son respect aux personnes qui l'exerçaient. Je l'ai toujours +entendu parler avec les plus grands éloges de Hailstone, aussi bien que +de Bishop, Mansel du collége de la Trinité, et d'autres encore dont j'ai +oublié le nom.</p> + +<p>»Peu de gens appréciaient Lord Byron, mais je sais que son cœur était +naturellement bienveillant et sensible, et qu'il n'avait pas le plus +petit mélange de méchanceté dans le caractère<a id="footnotetag51" name="footnotetag51"></a> +<a href="#footnote51"><sup class="sml">51</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote51" +name="footnote51"><b>Note 51: </b></a><a href="#footnotetag51"> +(retour) </a> Lord Byron et le docteur Pigot s'écrivirent encore + pendant quelque tems, mais ils ne se virent plus jamais à + compter de leur départ de Harrowgate, l'automne suivant.</blockquote> + +<p>On voit, par ses lettres de Harrowgate, qu'il songeait à organiser un +théâtre; il s'en occupa aussitôt après son retour à Southwell, et ce fut +pour lui une source infinie de plaisirs. On peut juger, par le fragment +d'une lettre adressée à son compagnon, avec quelle impatience toutes les +personnes chargées d'un rôle attendaient son retour:</p> + +<p>«Dites à Lord Byron, si quelque accident retardait son retour, que sa +mère souhaite qu'il lui écrive; et combien elle serait malheureuse s'il +ne se montrait pas au jour fixé. M. Wil. Banks a écrit à Mrs. H. pour +lui offrir le rôle de <i>Henry Woodville</i>. M. et Mrs. *** n'approuvent pas +que leur fils soit l'un des acteurs; mais je crois qu'il ne persistera +pas moins. M. G. W. dit que, pour ne pas faire manquer la partie, il +prendrait plutôt, pour nous obliger, un emploi, comme de chanter, de +danser, ou enfin quelque autre chose. Il n'y a rien à faire jusqu'au +retour de Lord Byron, et réellement il ne faut pas qu'il revienne plus +tard que mercredi ou jeudi.»</p> + +<p>Nous avons déjà vu qu'à Harrow, le seul point qui le distinguât de ses +condisciples était son talent pour la déclamation. Il revient avec une +évidente satisfaction sur ses succès de collége et sur la part qu'il +prenait à ces représentations de Southwell:</p> + +<p>«J'étais, dans ma jeunesse, considéré comme un bon acteur, outre les +exercices de Harrow, dans lesquels je brillais. Je remplis, en 1806, +pendant trois soirées consécutives, sur quelques théâtres particuliers +de Southwell, le rôle de Penruddock, dans <i>la Roue de Fortune</i>, et celui +de Tristram Fickle dans la farce de <i>la Girouette</i>, par Allingham. J'y +recueillis les plus vifs applaudissemens. Le prologue, fait à l'occasion +de notre réunion comique, était de ma composition. Quant aux autres +acteurs, c'étaient de jeunes dames et des personnes du voisinage. Notre +auditoire bienveillant parut complètement satisfait de nous.»</p> + +<p>Peut-être ici ne sera-t-il pas inutile de remarquer qu'en remplissant +deux rôles opposés avec un égal succès, le jeune poète développait +dès-lors cet amour et cette puissance de contraste qui, plus tard, le +signalèrent dans le monde et sur un plus grand théâtre sous des aspects +si divers. La morosité de Penruddock et la causticité de Tristram sont +en effet deux types auxquels semblent se rapporter toutes les +singularités de son caractère postérieur.</p> + +<p>Ces représentations forment une ère mémorable à Southwell; elles eurent +lieu sur la fin de septembre, dans la maison de M. Leacroft, dont +l'antichambre fut, pour cet effet, transformée en salle de spectacle, et +dont la famille remplissait quelques-uns des plus beaux rôles. Le +prologue, que l'on peut lire dans ses <i>Heures d'oisiveté</i>, fut composé +par Lord Byron, en voiture et sur la route d'Harrowgate. En montant dans +la chaise, à Chesterfield, il dit à son compagnon de voyage: «Pigot, je +vais tramer un prologue pour notre représentation,» et avant de gagner +Mansfield il avait achevé son travail, n'ayant qu'une seule fois +interrompu sa versifiante rêverie pour demander la prononciation précise +du mot français <i>début</i>; quand on la lui dit, il s'écria avec +l'enthousiasme de Byshe: «Bien! ce sera pour rimer avec <i>new</i>.»</p> + +<p>L'épilogue fut dans cette occasion composé par M. Becher; c'était, pour +donner à Lord Byron l'occasion de développer ses talens comiques, une +réunion de gais portraits de toutes les personnes qui avaient pris part +à cette représentation. Mais on avait eu, dans les coulisses, quelque +indice de ce projet; soudain la crainte du ridicule répandit l'alarme +chez tous les acteurs, et, pour les rassurer, l'auteur se vit obligé de +promettre que, si après la répétition ils venaient à en condamner les +traits, il le retirerait de bonne grâce. Cependant Lord Byron et lui +convinrent de répéter les vers devant leurs camarades, dans un ton aussi +innocent et aussi inoffensif que possible, réservant pour le soir de la +représentation le jeu de pantomime qui faisait tout le sel de la +plaisanterie. L'effet désiré fut produit; tous les acteurs satisfaits +témoignèrent leur étonnement de ce qu'on avait pu soupçonner +l'inconvenance d'un ouvrage aussi estimable. Mais leur surprise fut +d'une nature tout-à-fait différente, quand ils entendirent, le +lendemain, les bruyans éclats de rire de l'auditoire; et quand ils +virent le tour que leur avait joué Lord Byron, ils n'eurent d'autre +ressource que de joindre leurs rires à ceux que l'imitation de leurs +traits excitait dans l'assemblée.</p> + +<p>Ce fut au mois de novembre que le petit volume de poésies, dont il +s'occupait depuis quelque tems, fut lancé dans le cercle étroit auquel +il était destiné. M. Becher en reçut le premier exemplaire<a id="footnotetag52" name="footnotetag52"></a> +<a href="#footnote52"><sup class="sml">52</sup></a>. +L'ascendant que son amour pour la poésie, son esprit juste et sociable, +lui donnaient dans ce tems sur Lord Byron, lui permettait fréquemment de +diriger le goût de son jeune ami, autant en matière de conduite que de +littérature. Je citerai un exemple de la puissance de cet ascendant; il +prouvera que le caractère de Byron était loin d'être intraitable, et que +s'il avait eu plus souvent le bonheur de tomber dans des mains <i>habiles +à toucher cet instrument</i>, elles en eussent tiré une expression douce +aussi bien qu'énergique.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote52" +name="footnote52"><b>Note 52: </b></a><a href="#footnotetag52"> +(retour) </a> Il ne reste de cette édition in quarto, composée + d'un petit nombre de feuilles, que deux ou trois copies.</blockquote> + +<p>À l'instant de marquer ainsi sa place dans la littérature légère du +jour, il était naturel que Lord Byron revînt avec plaisir sur les +ouvrages qui semblaient le plus en harmonie avec sa jeunesse et son +caractère. On dit que ses livres favoris étaient alors le Camoëns de +lord Strangford et les poèmes de Little<a id="footnotetag53" name="footnotetag53"></a> +<a href="#footnote53"><sup class="sml">53</sup></a>; souvent son respectable ami +lui avait justement reproché ce goût particulier; il lui représentait +avec raison (du moins quant au dernier de ces deux auteurs), combien il +lui était facile de trouver dans les vieilles illustrations littéraires +de l'Angleterre de plus sûrs modèles de pensées et de style. Au lieu de +perdre son tems sur les productions éphémères de ses contemporains, que +n'étudiait-il les pages de Milton et de Shakspeare, et surtout que ne +songeait-il à élever son imagination et son jugement par la +contemplation des plus sublimes beautés de la Bible? Mais quant à ce +dernier point, M. Becher reconnut que Lord Byron avait prévenu depuis +long-tems ses avis, et qu'il avait une profonde connaissance des beautés +de l'Écriture sainte. Cette circonstance fortifie encore le compte rendu +par son premier maître, le docteur Glennie, de ses grands progrès dans +les livres sacrés lorsqu'il n'était encore qu'un enfant.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote53" +name="footnote53"><b>Note 53: </b></a><a href="#footnotetag53"> +(retour) </a> On sait que Thomas Moore s'était caché sous ce nom + dans ses premières poésies érotiques. + <span class="rig">(<i>Note du Tr.</i>)</span><br> +</blockquote> + +<p>M. Becher, comme je l'ai dit, reçut le premier exemplaire de son livre; +en le parcourant, et parmi plusieurs pièces dignes d'admiration, d'éloge +ou de critique, il trouva un poème dans lequel le jeune auteur avait +répandu une indécence de coloris, que ne pouvait pas même rendre +excusable sa grande jeunesse. Aussitôt, et pour lui exprimer son opinion +d'une manière plus courtoise, il fit et adressa à Lord Byron sur ce +sujet une supplique rimée à laquelle le noble poète fit sur-le-champ une +réponse également en vers; il y joignit une note en prose pour lui dire +qu'il sentait parfaitement la justice de sa critique amicale, et qu'en +conséquence plutôt que de laisser circuler le poème en question, il en +retirerait toutes les copies qu'il avait pu déjà distribuer, et +annullerait l'impression entière. Ce sacrifice fut fait le soir même; Mr +Becher vit brûler toutes les copies de cette édition, à l'exception de +celle qu'il avait reçue, et une autre qui, envoyée à Édimbourg, ne fut +pas rendue.</p> + +<p>Ce trait du jeune poète parle assez haut en sa faveur; cette docilité +ingénue, cette sensibilité, attestent un naturel capable de respecter et +d'aimer tout ce qu'il y a de respectable au monde. Les sentimens qui lui +dictèrent, vers ce tems, la lettre suivante, ne portent pas un caractère +moins aimable; il est impossible de la parcourir sans reconnaître dans +l'écrivain une noble candeur et une véritable sincérité.</p> +<br><br> +<h3>LETTRE VIII.</h3> + +<h4>AU COMTE DE CLARE.</h4> + +<p class="rig">Southwell Nottes, 6 février 1807.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Mon très-cher Clare</span>,</p> + +<p>«Si je voulais justifier ou du moins pallier ma négligence, vous +pourriez dire qu'au lieu d'une lettre vous avez reçu un placet surchargé +de prières à fin de pardon; j'aime mieux en un seul mot avouer mes +crimes, et me confier à votre affection et à votre générosité plutôt +qu'à mes protestations. Ma santé n'est pas entièrement rétablie: +cependant je suis hors de tout danger, et j'ai repris toutes mes forces, +si ce n'est celles de l'esprit fort susceptibles par elles-mêmes +d'affaiblissement. Vous serez étonné d'apprendre que j'aie dernièrement +écrit à Delaware pour lui expliquer (autant que possible sans +compromettre quelques-uns de <i>mes vieux</i> amis) les motifs de ma conduite +à son égard pendant ma dernière résidence à Harrow (il y a deux ans de +cela), laquelle, si vous vous rappelez, était extrêmement <i>en +cavalier</i><a id="footnotetag54" name="footnotetag54"></a> +<a href="#footnote54"><sup class="sml">54</sup></a>. Depuis j'ai découvert qu'il avait été injustement traité +et par ceux qui avaient accusé ses procédés et par moi-même qui avais +cru leur suggestion. En conséquence, je lui ai fait toutes les +réparations possibles en expliquant ma méprise, sans toutefois grande +espérance de le persuader: véritablement je n'attendais pas de réponse, +tout en désirant qu'elle m'arrivât pour la forme; elle ne l'est pas +encore, et sans doute elle ne viendra pas. Mais j'éprouve du bien-aise +intérieurement de mon procédé, assez humiliant d'ailleurs pour les gens +de ma nature; et je n'aurais pu dormir tranquille avec l'idée d'avoir, +<i>même involontairement</i>, fait injure à quelqu'un. J'ai, autant qu'il +m'était possible, réparé cette injure, et là doit se terminer l'affaire. +Que nous revenions ou non à notre ancienne intimité, c'est une chose +d'ailleurs fort secondaire.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote54" +name="footnote54"><b>Note 54: </b></a><a href="#footnotetag54"> +(retour) </a> On voit que Lord Byron, peu familiarisé avec la + langue française, prend ici l'expression <i>en cavalier</i>, pour + synonyme de celle de <i>cavalière</i>.</blockquote> + +<p>»Je viens de passer le tems au milieu de soins divers; j'ai fait +condamner à <i>l'exportation</i> un domestique<a id="footnotetag55" name="footnotetag55"></a> +<a href="#footnote55"><sup class="sml">55</sup></a> qui me volait, chose en +elle-même fort désagréable; j'ai joué sur un théâtre de société; j'ai +publié un volume de poésies (à la demande et à l'unique usage de mes +amis); j'ai fait l'amour; j'ai pris médecine. Ces deux derniers +amusemens n'ont pas eu <i>dans le monde</i> un excellent effet; d'un côté mes +attentions se partagèrent entre tant de belles <i>demoiselles</i>, et de +l'autre les drogues qu'on me fit avaler étaient d'une vertu si +compliquée, qu'entre Vénus et Esculape je me suis trouvé mortellement +harassé. J'ai pourtant assez de loisir pour consacrer quelques heures +aux souvenirs du passé, pour regretter l'amitié et en même tems profiter +de l'occasion favorable pour vous assurer combien je suis et serai +toujours, mon très-cher Clare, votre sincère et parfaitement dévoué,<span class="rig"> +BYRON.</span></p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote55" +name="footnote55"><b>Note 55: </b></a><a href="#footnotetag55"> +(retour) </a> Son valet Frank.</blockquote> + +<p>Comme il se croyait obligé de remplacer les exemplaires de son livre +qu'il avait redemandés, et en même tems de lever l'espèce de stigmate +dont on aurait pu flétrir son talent avorté, il s'occupa promptement de +préparer une seconde édition, et ce travail ne fut terminé qu'au bout de +six semaines. Mais au commencement de janvier nous le voyons en adresser +un exemplaire à son ami d'Édimbourg, le docteur Pigot.</p> +<br><br> +<h3>LETTRE IX.</h3> + +<h4>À M. PIGOT.</h4> + +<p class="rig">Southwell, 13 janvier 1807.</p><br><br> + +<p>«Je devrais commencer par un million d'excuses; mais la variété de mes +travaux en vers et en prose servira, je l'espère, à justifier ma +négligence. Vous recevrez avec cette lettre un volume de tous mes +<i>Juvenilia</i>, publiés depuis votre départ: leur nombre est beaucoup plus +grand que dans l'exemplaire en votre possession, lequel je vous supplie +d'anéantir, celui que je vous envoie étant beaucoup plus complet. Ces +<i>maudits</i> vers à ma pauvre Marie<a id="footnotetag56" name="footnotetag56"></a> +<a href="#footnote56"><sup class="sml">56</sup></a> ont été une source de +mécontentemens auprès des dames d'un <i>certain âge</i>. Je ne les ai pas +insérés dans cette édition, parce que je leur dois d'avoir été traité de +<i>pécheur déhonté</i>, enfin d'un nouveau <i>Moore</i>, par votre cher +<a id="footnotetag57" name="footnotetag57"></a> +<a href="#footnote57"><sup class="sml">57</sup></a>... Je +pense qu'on a en général accueilli favorablement ce volume, et sans +doute l'âge de son auteur préviendra la sévérité des juges.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote56" +name="footnote56"><b>Note 56: </b></a><a href="#footnotetag56"> +(retour) </a> Il ne faut pas confondre cette Marie avec miss + Chaworth ou Marie d'Aberdeen; tout ce que j'en puis dire, + c'est qu'elle avait dans le monde une position humble, sinon + équivoque; qu'elle avait de longs, de brillans cheveux + blonds, dont Byron aimait à montrer à ses amis une tresse + aussi bien que le portrait de celle qui les lui avait donnés; + et qu'enfin c'est à elle que furent adressés les vers des + <i>Heures d'oisiveté</i>, intitulés: <i>À Marie, en recevant son + portrait</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote57" +name="footnote57"><b>Note 57: </b></a><a href="#footnotetag57"> +(retour) </a> Le <i>respectable</i> M. Becher, sans doute. +<span class="rig">(<i>N. du Tr.</i>)</span><br> +</blockquote> + +<p>»Les aventures de ma vie de seize à dix-neuf ans, et la dissipation au +milieu de laquelle je me suis trouvé à Londres, ont donné à mes idées +une teinte voluptueuse; mais d'ailleurs les inspirations que j'ai eues +ne comportaient guère un autre coloris. Ce volume <i>est singulièrement</i> +correct et miraculeusement chaste. À propos, en parlant d'amour....</p> + +<p>»Si vous pouvez trouver le tems de répondre à ce pot-pourri indigeste de +sottises, vous ne doutez pas du plaisir qu'en recevra votre, etc.»</p> + +<p>L'un de ses amis de collége, M. William Bankes, ayant vu, par hasard, un +exemplaire du livre, lui avait adressé une lettre où se trouvait exposée +l'opinion qu'il s'en formait. Voici la réponse de lord Byron:</p> +<br><br> +<h3>LETTRE X.</h3> + +<h4>À M. WILLIAMS BANKES.</h4> + +<p class="rig">Southwell, 6 mars 1807.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Cher Bankes</span>,</p> + +<p>«Votre critique m'est précieuse à plusieurs titres: d'abord c'est la +seule où la flatterie ait fort peu de part, ensuite je suis <i>affadi</i> par +les complimens insipides. J'ai meilleure opinion de votre jugement et de +votre mérite que de votre sensibilité. Recevez mes vifs remercîmens pour +la sincérité d'un jugement qui, pour être entièrement inattendu, n'en +sera pas moins bienvenu. Pour ce qui est d'un examen plus exact, il est +inutile de vous rappeler combien peu de nos <i>meilleurs</i> poèmes +soutiendraient l'épreuve d'une minutieuse critique de mots. On ne peut +donc guère attendre d'un enfant (et la plupart de ces vers furent +composés il y a déjà long-tems) une grande perfection de sujet ou de +style. Plusieurs pièces furent écrites sous l'influence d'un grand +abattement d'esprit, d'une indisposition grave; de là, le tour sombre +des idées. Nous sommes d'accord dans l'opinion que les poésies érotiques +sont les moins irréprochables; elles n'en furent pas moins agréables aux +divinités sur l'autel desquelles je les déposai; c'est tout ce que je +voulais.</p> + +<p>»Le portrait de Pomposus fut dessiné à Harrow, après une <i>longue +séance</i>; cela garantit la ressemblance ou plutôt la caricature. C'est +<i>votre</i> ami, <i>il ne fut jamais le mien</i>; il est donc à propos de m'en +taire. Les rimes sur le collége ne contiennent pas de personnalités; on +peut en voir dans l'une des notes, mais je ne pouvais la supprimer. Je +ne doute pas qu'elles ne servent de prétexte au blâme, juste punition de +mon impiété filiale envers une <i>alma mater</i> aussi excellente. Je ne vous +envoie pas mon livre dans la crainte de <i>nous</i> placer, vous dans la +situation de Gilblas, moi dans celle de l'archevêque de Grenade: au +risque des chances de l'épreuve, je désire laisser à votre arrêt toute +son indépendance. Si je vous avais adressé mon <i>libellus</i> avant votre +lettre, j'aurais semblé vouloir acheter un compliment, et je n'hésite +pas à dire que j'avais plus d'impatience de voir votre critique malgré +sa sévérité, que d'entendre un million de louangeurs. Le même jour je +reçus les félicitations de Mackenzie, le célèbre auteur de l'<i>Homme +sensible</i>; laquelle, de <i>votre</i> approbation ou de la <i>sienne</i>, me flatta +le plus? c'est ce que je ne puis décider. Vous recevrez mes <i>Juvenilia</i>, +tous ceux, du moins, qui ont été publiés. J'ai en manuscrit un gros +volume que je pourrai, par la suite, donner à part; à présent, je n'ai +ni le tems ni la volonté de le livrer à l'impression. Le printems, je +retournerai à la Trinité pour enlever mes effets, et vous dire un +dernier adieu; mes <i>pleurs</i>, dans cette circonstance, n'augmenteront +guère le courant du <i>Cam</i>. Je mettrai à profit désormais vos remarques, +malgré leur causticité ou leur amertume pour un palais gâté par les +<i>adulations sucrées</i>. Johnson a démontré qu'il n'y avait point de +poésies parfaites, mais il faudrait un Hercule pour travailler à +corriger les miennes. Franchement, je ne les avais pas revues depuis +l'époque où je les composai; et si je les ai publiées, ce n'a été qu'à +la prière de mes amis; mais on m'a tant parlé du <i>genus irritabile +vatum</i>, que nous n'aurons jamais, sur ce sujet, de querelle, la +réputation de poète n'étant nullement le <i>but</i> de mes vœux.</p> + +<p>»Adieu. Tout à vous,»<br><span class="rig"> + +BYRON.</span><br></p> + +<p>Cette lettre fut suivie d'une autre, au même M. Bankes, sur le même +sujet; il n'en reste malheureusement que les fragmens suivans:</p> + +<p>«Pour ma part, j'ai bien souffert de la mort de mes deux meilleurs amis, +les seuls êtres que j'eusse jamais aimés (les femmes exceptées); me +voici réduit à être un animal solitaire, passablement misérable, et je +me sens assez cosmopolite pour ne plus me soucier le moins du monde du +lieu que j'habiterai, l'Angleterre ou le Kamtschatka. Je ne puis montrer +une déférence plus grande pour vos corrections qu'en les adoptant de +suite; je les suivrai dans l'édition suivante. Je suis fâché que vos +remarques ne soient pas plus fréquentes, convaincu de tout l'avantage +que j'en pourrais également retirer. J'ai, depuis ma dernière lettre, +reçu d'Édimbourg deux jugemens trop flatteurs tous les deux pour que je +puisse les répéter: l'un est de lord Woodhouselee, le premier et le plus +<i>volumineux</i> des littérateurs écossais (son dernier ouvrage est une <i>Vie +de lord Kaymes</i>); le second est de Mackenzie, qui m'envoyait pour la +seconde fois son sentiment, mais plus développé. Je ne les connais +personnellement l'un ni l'autre, et je n'ai jamais sollicité leur avis à +ce sujet: leurs éloges sont volontaires; c'est un ami chez qui ils +avaient lu mes vers qui me les a transmis.</p> + +<p>«Contre mes premières intentions, je m'occupe en ce moment de la +publication d'une nouvelle édition; les sujets d'amour seront retranchés +et remplacés par d'autres; le tout, considérablement augmenté, paraîtra +vers la fin de mai. C'est une épreuve hasardeuse; mais le défaut +d'occupations plus graves, les encouragemens que j'ai reçus, ma vanité +personnelle, tout me porte à la tenter, mais non sans de <i>vives +palpitations</i>. Le livre sera lu dans ce pays, du moins par curiosité...» +Le reste manque.</p> + +<p>Voici la lettre modeste qu'il joignit à l'exemplaire qu'il présenta à M. +Falkner, propriétaire de la maison qu'occupait sa mère.</p> +<br><br> +<h3>LETTRE XI.</h3> + +<h4>À M. FALKNER.</h4> + +<p><span class="sc">Monsieur</span>,</p> + +<p>«Le volume qui accompagne cette lettre vous aurait déjà été présenté, si +l'indisposition de miss Falkner ne m'eût pas fait craindre de rendre +inconvenante l'offre de pareilles bagatelles. Vous y verrez quelques +fautes d'impression que je n'ai pas eu le tems de corriger: vous avez +donc une tâche pénible, celle d'apercevoir et les fautes de l'auteur et +celles dont il n'est pas coupable. De pareils <i>juvenilia</i> ne peuvent +espérer une approbation sérieuse, mais j'ose espérer, pour la même +raison, qu'ils échapperont à la sévérité d'une critique intempestive, +quoique peut-être non méritée.</p> + +<p>»Ces poésies furent composées dans des tems et des circonstances +diverses; elles n'ont été publiées que pour un cercle d'amis +bienveillans. Vous pouvez m'en croire, monsieur: si elles procurent le +plus léger plaisir à vous et à mes autres <i>familiers</i> lecteurs, j'aurai +recueilli tous les lauriers que je souhaite pour la tête de votre tout +dévoué,<span class="rig"><br> +BYRON.</span><br><br></p> + +<p>»<i>P. S.</i> Miss Falkner est, je l'espère, en pleine convalescence.»</p> + +<p>Malgré cette déclaration peu ambitieuse du jeune auteur, il avait en lui +quelque chose qui l'empêchait de s'arrêter; et la réputation qu'il +s'était faite dans un cercle limité l'avait rendu plus avide de courir +les chances d'une plus vaste lice. Les cent copies de cette première +édition étaient à peine distribuées, qu'il revint avec une nouvelle +activité chez son imprimeur, et c'est ainsi que parurent les <i>Heures de +loisir</i>; il y joignit plusieurs pièces nouvellement composées, il en +retrancha une vingtaine de celles que renfermait son premier volume. Il +est difficile d'expliquer cette sévérité, la plupart des vers éliminés +étant aussi beaux, sinon meilleurs que les autres.</p> + +<p>Il y a dans l'une des pièces réimprimées parmi les <i>Heures de loisir</i> +quelques corrections et additions assez curieuses, en ce qu'on peut les +attribuer aux sentimens connus du poète sur l'illustration de naissance. +L'<i>Épitaphe d'un ami</i> semble, d'après les vers que je vais citer, avoir +été d'abord composée pour déplorer la mort de ce même jeune fermier +auquel il avait auparavant adressé quelques vers affectueux reproduits +plus haut:</p> + +<p>Quoique ton lot soit humble, puisque tu es né dans une chaumière; et que +ton nom ne soit point orné de titres, ta simple amitié m'était bien plus +chère que toutes les joies que peuvent donner la richesse, la réputation +et les amis du grand monde.</p> + +<p>Dans la nouvelle forme de cette épitaphe, non-seulement il supprima ce +passage, mais tous ceux qui rappelaient encore l'humble rang de son +jeune ami. Le premier des vers ajoutés:</p> + +<p class="mid">Et quoique ton père déplore l'extinction de sa race,</p> + +<p>semble destiné à rappeler l'idée d'une haute position sociale, toute +différente de celle que présentait l'épitaphe primitive. L'autre pièce, +évidemment adressée au même enfant, et rappelant en termes équivalens +l'obscurité de sa condition, ne se retrouve pas davantage dans les +<i>Heures de loisir</i>. Qu'en approchant de l'âge viril il sentît mieux +l'élévation de son rang, on peut le supposer, et ne voir qu'une suite de +ces sentimens dans le soin qu'il mit à cacher ses premières amitiés de +village.</p> + +<p>Ses visites à Southwell n'ayant plus été, après ce tems, que rares et +passagères, je saisis l'occasion de rappeler quelques traits variés de +ses habitudes et de son genre de vie à la même époque. Dans les premiers +instans de son séjour, sa timidité était excessive, mais elle disparut à +mesure qu'il se lia davantage avec les jeunes gens; il finit même par se +trouver à la plupart des assemblées et des festins, et par être mortifié +quand il n'était pas invité à quelque <i>rout</i>. Toutefois il conservait +encore son horreur des nouvelles figures; et s'il voyait des étrangers +approcher de la maison de Mrs. Pigot, quand il s'y trouvait, il eût +volontiers, pour les éviter, sauté par la fenêtre. Cette réserve +naturelle, jointe à une dose assez forte d'orgueil, l'éloignait des +gentilshommes du voisinage, auxquels, plus d'une fois, il lui arriva de +ne pas rendre leur visite: à l'égard de quelques-uns, sous prétexte que +leurs femmes n'étaient pas allées voir sa mère; de quelques autres, +parce qu'ils avaient trop tardé à le voir lui-même: mais la vraie raison +de ce dédain, c'est qu'il ne voulait pas faire connaissance avec des +voisins plus opulens que lui, et qu'il aimait à les mortifier par la +supériorité de son rang, comme il l'était lui-même par celle de leur +fortune. Son ami M. Becher lui faisait de fréquens reproches de cet +esprit insociable; et un jour Lord Byron lui répondit par des vers qui +expriment parfaitement la hauteur avec laquelle son génie volcanique +considérait déjà le monde; et comme le volume où se trouvent ces vers +est devenu fort rare, je ne puis résister au désir d'en donner les +passages suivans:</p> + +<p>Mon cher Becher, vous me dites de me mêler à la société des hommes: je +ne saurais nier que votre avis ne soit bon; mais la retraite convient +mieux à mon caractère, je ne veux pas descendre jusqu'à un monde que je +méprise.</p> + +<p>Si le sénat ou les camps m'appelaient, l'ambition pourrait me faire +sortir de mon heureux repos; et quand la jeunesse, ce tems d'épreuve, +sera passé, peut-être je m'efforcerai d'illustrer mon nom.</p> + +<p>Le feu caché dans les flancs caverneux de l'Etna couve long-tems et +fermente en secret, à la fin un volume effroyable de flammes et de fumée +révèle son existence; alors il n'y a point de torrens qui puissent +l'éteindre, point de barrières qui puissent l'arrêter.</p> + +<p>Oh! tel est le désir de gloire qui dévore mon cœur, qui m'ordonne de +vivre pour être loué un jour de la postérité. Oh! si je pouvais comme le +phénix prendre mon essor avec des ailes de feu, avec lui je serais +content de mourir au milieu des flammes.</p> + +<p>Pour une vie comme celle de Fox, pour une mort comme celle de Chatham, +quelles censures, quels dangers, quelles haines ne braverais-je pas? +Leur vie ne s'est point terminée avec leur dernier souffle, leur gloire +anime et vivifie le silence de leur tombeau.</p> + +<p>Comme sa mère, il était toujours en retard pour se lever et se mettre au +lit; il conserva même toute sa vie cette habitude. La nuit fut toujours +aussi son heure favorite de travail, et sa première visite, le jour +suivant, était ordinairement pour la belle amie qui lui servait de +copiste, et à laquelle il portait les fruits de sa précédente veille; +puis il se rendait chez son ami, M. Becher; de là dans une ou deux +autres maisons, puis le reste du jour était consacré à ses exercices +favoris; le soir, il passait le tems dans la famille Pigot, soit en +conversation, soit à entendre miss Pigot toucher le piano et chanter une +série d'airs qu'il admirait<a id="footnotetag58" name="footnotetag58"></a> +<a href="#footnote58"><sup class="sml">58</sup></a>. <i>La Vierge de Lodi</i>, avec les paroles: +<i>Mon cœur palpite d'amour</i>, et cet autre: <i>Quand le tems, qui ravit nos +années</i>, étaient, à ce qu'il paraît, ses airs favoris. Il s'était fait +dès-lors une douce habitude de cette existence régulière, qui le +ramenait périodiquement aux mêmes occupations, et qu'il adopta pendant +presque tout le tems de son séjour à l'étranger.</p> + +<p>D'un autre côté, les exercices auxquels il demandait quelques +distractions, dans de moins heureux jours, lui offraient alors des +plaisirs sans mélange. La plus grande partie de son tems se passait à +nager, jouer aux barres, tirer au blanc et courir à cheval<a id="footnotetag59" name="footnotetag59"></a> +<a href="#footnote59"><sup class="sml">59</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote58" +name="footnote58"><b>Note 58: </b></a><a href="#footnotetag58"> +(retour) </a> Il aima toujours la musique, mais il ne sut jamais + bien exécuter. «Il est bien singulier, disait-il un jour à la + même dame, que je chante beaucoup mieux avec votre + accompagnement qu'avec tout autre.--C'est, répondit-elle, que + je joue selon votre manière de chanter.» C'est là en effet + tout le secret d'un habile accompagnateur.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote59" +name="footnote59"><b>Note 59: </b></a><a href="#footnotetag59"> +(retour) </a> Un autre de ses jeux favoris était <i>la balle à + crosser</i>; et l'on ne pouvait s'empêcher d'admirer la célérité + de sa course à ce dernier exercice, en dépit de son pied + boiteux. «Lord Byron, dit miss... dans une lettre à son + frère, datée de Southwell, vient de passer devant la fenêtre, + la batte sur l'épaule, pour aller <i>crosser</i> suivant sa chère + habitude.»</blockquote> + +<p>Il n'était pas fort expert dans ce dernier art, et l'on cite comme un +exemple de son peu d'habitude des chevaux, qu'en voyant un jour passer +deux, sous ses fenêtres, il s'écria: «Les beaux chevaux! je voudrais les +acheter.--Comment! ce sont les vôtres, milord,» répondit son valet. Ceux +qui l'avaient connu au tems où nous sommes, s'étonnaient beaucoup +d'entendre plus tard parler de son adresse à monter à cheval; et la +vérité, je suis du moins porté à le croire, est que jamais il ne fut un +excellent écuyer.</p> + +<p>Nous avons déjà vu, d'après ses propres paroles, qu'il excellait à nager +et à plonger. Une dame de Southwell possède, entre autres précieux +objets qui lui ont appartenu, un dé qu'il vint un matin lui emprunter au +moment d'aller se baigner dans la Greet: en présence du frère de cette +dame, il l'avait jeté et retiré trois fois du fond de la rivière. Son +habitude de s'exercer au tir fut un jour un sujet d'alarme pour une +jeune et fort jolie personne, miss H., qui était du grand nombre des +beautés qui enflammaient à Southwell son imagination. On trouve +l'introduction suivante à la tête d'une pièce de vers imprimée dans le +volume non publié; «L'auteur déchargeant un jour ses pistolets dans un +jardin, deux dames, qui passaient près du but, furent alarmées par le +bruit d'une balle sifflant à leurs oreilles: c'est à l'une d'elles que +furent adressées, le lendemain, les stances suivantes.»</p> + +<p>Telle était sa passion pour les armes de toute espèce, qu'il gardait +ordinairement près de son lit une petite épée avec laquelle il s'amusait +le matin à s'escrimer dans ses rideaux. Ce lit fut, à la vente des +meubles de Mrs. Byron, acquis par une personne qui, voulant donner de +l'intérêt aux trous des draperies, les supposait percées par l'épée dont +le dernier lord Byron avait tué M. Chaworth, et que son héritier gardait +toujours près de son lit en souvenir. C'est ainsi que la fiction vient +souvent grossir les faits; l'épée en question était une arme innocente +et vierge que lord Byron empruntait à l'un de ses voisins durant son +séjour à Southwell.</p> + +<p>Les détails que nous avons déjà donnés sur son excursion à Harrowgate, +peuvent faire juger de sa passion pour les chiens, autre goût qu'il +conserva toute sa vie; il a immortalisé dans ses vers Boatswain, son +dogue favori, auprès duquel il avait formé le projet solennel d'être +enseveli. On raconte de cet animal quelques traits non-seulement +d'intelligence, mais encore d'une générosité qui devait nécessairement +exciter l'intérêt d'un maître comme Byron; j'en citerai un exemple en me +rapprochant autant que possible du récit qui m'en fut fait. Mrs. Byron +avait un chien terrier, appelé Gilpin, avec lequel Boatswain était +toujours en querelle, saisissant toutes les occasions de l'attaquer et +le mordant avec tant de rage qu'on craignait beaucoup qu'il ne finît par +le tuer. Pour le soustraire à ce sort, Mrs. Byron envoya Gilpin à un +fermier de Newstead, et Boatswain de son côté, quand lord Byron retourna +à Cambridge, fut, jusqu'au retour de son maître, confié aux soins d'un +valet, ainsi que deux autres dogues. Un matin le domestique conçut une +vive alarme de la disparition de Boatswain; il n'en put avoir de +nouvelles de la journée. Mais vers le soir, le chien revint accompagné +de Gilpin qu'il s'empressa de conduire au feu de la cuisine en +l'accablant de toutes les démonstrations de la joie la plus vive. Le +fait est qu'il était allé à Newstead pour le découvrir, et qu'il l'avait +ramené. Depuis ce tems ils vécurent en bonne intelligence; Boatswain +protégeant toujours son nouvel ami contre les insultes des autres chiens +(tâche que le naturel querelleur de Gilpin empêchait bien d'être une +sinécure) et s'empressant d'accourir à la première voix de détresse du +petit terrier.</p> + +<p>La tendance à la superstition est assez naturelle aux hommes doués d'un +caractère poétique. Lord Byron n'en était pas exempt, et dès son enfance +l'exemple de sa mère avait contribué à donner à son esprit cette +faiblesse. Mrs. Byron croyait aveuglément aux merveilles de la seconde +vue; et les récits étranges qu'elle faisait de cette faculté +mystérieuse, étonnèrent mainte fois ses amis anglais doués d'une foi +moins robuste. On verra que même bien plus tard, et à la mort de son ami +Shelley, l'idée des apparitions dont sa mère l'avait nourri, n'avait pas +perdu sur lui tout son empire. On peut citer comme un exemple d'une +superstition moins lugubre, une petite anecdote qui me fut racontée par +une de ses amies de Southwell. Cette dame avait un grain de collier en +agate traversé d'un fil de laiton, et qu'elle gardait toujours dans sa +boîte à ouvrage. Un jour, Lord Byron lui ayant dit ce que c'était, elle +lui répondit qu'on le lui avait donné comme un talisman, et que le +charme la préserverait de l'amour tant qu'il serait en sa possession. +«Alors donnez-le-moi, s'écria-t-il vivement, c'est là précisément ce que +je cherchais.» La jeune dame refusa; mais bientôt après son agate avait +disparu. Elle le taxa d'avoir commis le vol; mais en l'avouant de bonne +grâce, il protesta que jamais elle ne reverrait son amulette.</p> + +<p>Il laissa derrière lui à Southwell, comme partout où il fit jamais +quelque résidence, les preuves les plus affectueuses de bienfaisance et +de bonté de cœur... «Jamais, dit une personne qu'il voyait beaucoup à +cette époque, ses yeux ne furent frappés d'un seul objet de détresse +sans qu'il contribuât à l'adoucir.» Parmi de nombreux traits de cette +nature, je choisis le suivant comme une preuve moins de sa générosité +que de l'intérêt que présente l'incident en lui-même par sa liaison avec +le nom de Byron. Étant encore écolier, il lui arriva de se trouver à +Southwell dans une boutique de libraire, quand une pauvre femme vint +pour y acheter une Bible; le prix qu'on la lui fit fut de 8 shellings. +«Ah! mon cher Monsieur, s'écria-t-elle, je ne puis pas y mettre un +pareil prix; je ne croyais pas qu'elle pût m'en coûter la moitié.» La +femme alors s'éloigna avec un air désappointé, quand le jeune Byron, la +rappelant, lui fit présent de la Bible.</p> + +<p>Il eut toujours un grand soin de sa personne et de sa toilette, de +l'arrangement de ses cheveux, enfin de tout ce qui pouvait relever la +beauté dont la nature l'avait doué. Même dans un âge fort tendre, il +témoignait le désir de plaire à ce sexe qui ne devait pas cesser d'être +l'étoile polaire de sa destinée. La crainte d'un embonpoint excessif, +auquel il avait des dispositions naturelles, l'avait engagé, dès son +arrivée à Cambridge, à adopter un système d'abstinence et de violent +exercice, et de faire un fréquent usage des bains chauds. Mais un point +remplissait sa vie d'amertume, le frappait comme une malédiction au +milieu des joies de la jeunesse et de ses espérances de gloire et de +bonheur: le croira-t-on? c'était la légère difformité de son pied. Un +jour M. Becher, le voyant plus abattu qu'à l'ordinaire, s'efforçait de +l'égayer et de le ranimer en lui représentant sous les plus brillantes +couleurs, les nombreux avantages dont la Providence l'avait comblé, +entre autres celui d'un esprit qui le plaçait au-dessus du reste des +hommes. «Ah! mon cher ami, répondit Byron avec une expression +douloureuse, si cela (en se frappant le front de la main) m'élève +au-dessus des autres hommes, ceci (en indiquant son pied) me ravale bien +au-dessous d'eux.»</p> + +<p>Quelquefois il semblait que sa susceptibilité lui persuadât qu'il était +dans le monde la seule personne affligée d'une pareille infirmité. Quand +M. Bailey, qui se faisait alors remarquer comme écolier, aussi bien que +plus tard comme voyageur, entra à Cambridge après avoir été le +condisciple de Lord Byron à Aberdeen, le jeune Lord avait pris tant +d'embonpoint, que M. Bailey eut long-tems de la peine à le reconnaître. +«Il est assez singulier, lui dit alors Byron, que vous ne vous souveniez +pas de moi; je croyais que la nature m'avait gratifié d'un signe qui +devait toujours me faire reconnaître.»</p> + +<p>Mais ce défaut était aussi bien un motif d'émulation pour lui qu'une +source de regret et de honte. Dans tout ce qui exigeait du courage +personnel ou de la vivacité, il semblait animé, par le stigmate que la +nature lui avait infligé, d'un désir plus vif de surpasser tous ceux +auxquels elle avait accordé de plus <i>parfaites proportions</i>. C'est là, +je n'en doute pas, ce qui lui donnait aussi tant d'ardeur dans la +poursuite des intrigues amoureuses. Plus d'une fois l'espoir d'étonner +quelque jour le monde par les exploits d'un capitaine et d'un héros +venait se mêler dans ses rêves à la perspective du laurier poétique. +«Tôt ou tard, disait-il souvent quand il était enfant, je lèverai un +corps de troupes; les soldats seront habillés de noir, et monteront des +chevaux noirs; on les appellera, les <i>Byrons noirs</i>, et vous entendrez +parler de leurs prodiges de valeur.»</p> + +<p>J'ai déjà parlé de l'ardeur extrême avec laquelle, pendant son séjour à +Harrow, il se livrait à tous les genres d'études, à la seule exception +de ceux qu'exigeait la discipline de l'école. Les jours de fête ne +faisaient pas trêve à la soif de connaissances qui le dévorait, et, pour +être le moins possible distrait de ses heures de travail, il avait pris +l'habitude chez sa mère de lire tout le tems du dîner<a id="footnotetag60" name="footnotetag60"></a> +<a href="#footnote60"><sup class="sml">60</sup></a>. Dans un +esprit aussi mobile que le sien, tout ce qui était nouveau, grave ou +frivole, lourd ou divertissant, ne manquait jamais de trouver un écho, +et je n'ai pas de peine à concevoir la joie qu'il témoignait un jour en +montrant à l'une de ses amies qui me l'a raconté, un exemplaire des +Contes de ma Mère l'Oie, qu'il avait acheté le matin chez un +bouquiniste, et qu'il venait de lire à son dîner.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote60" +name="footnote60"><b>Note 60: </b></a><a href="#footnotetag60"> +(retour) </a> Burns avait aussi l'habitude de lire à table, comme + nous l'apprend M. Lockhart dans la vie de ce poète.</blockquote> + +<p>Maintenant nous allons extraire d'un <i>Memorandum</i>, commencé par lui +cette année et tracé sans ordre et à la hâte, la liste de tous les +livres qu'il avait déjà parcourus dans tous les genres, à une époque où +la plupart de ses condisciples n'avaient encore étudié que leurs thèmes +et leurs versions. Ce document ne peut manquer d'intéresser; et quand on +considère que le lecteur de tant de livres possédait en même tems la +mémoire la plus heureuse, on peut douter que parmi les jeunes gens les +mieux élevés, parmi les plus brillans émules des honneurs scolastiques, +on en trouvât un seul qui eût acquis au même âge une aussi grande +variété de connaissances utiles.</p> +<br> +<h3>LISTE DES HISTORIENS</h3> + + <h5>DONT J'AI PARCOURU LES OUVRAGES EN DIFFÉRENTES LANGUES.</h5> + + <hr class="short"> + +<p><span class="sc">Histoire d'Angleterre</span>.--Hume, Rapin, Henry, Smollet, Tindal, Belsham, +Bisset, Adolphus, Holinshed, les Chroniques de Froissart (ces dernières +appartiennent proprement à la France).</p> + +<p><span class="sc">Écosse</span>.--Buchanan, Hector, Boethius, tous deux en latin.</p> + +<p><span class="sc">Irlande</span>.--Gordon.</p> + +<p><span class="sc">Rome</span>.--Hooke, chute et décadence par Gibbon; Histoire ancienne de Rollin +(renfermant celle des Carthaginois, etc.); de plus, Tite-Live, Tacite, +Eutrope, Cornélius Nepos, Cesar, Arrien, Salluste.</p> + +<p><span class="sc">Grèce</span>.--La Grèce de Mitford, le Philippe de Leland, Plutarque, +Antiquités de Potter, Xenophon, Thucydide, Herodote.</p> + +<p><span class="sc">France</span>.--Mezerai, Voltaire.</p> + +<p><span class="sc">Espagne</span>.--Je dois ce que je sais de l'ancienne histoire d'Espagne +principalement à un livre appelé l'Atlas, maintenant oublié. J'ai pris +quelque teinture de son histoire moderne, depuis les intrigues +d'Alberoni jusqu'au Prince de la paix, dans les ouvrages qui traitaient +de la politique européenne.</p> + +<p><span class="sc">Portugal</span>.--Ses révolutions par Vertot, comme aussi, du même historien, +la relation du siége de Rhodes: elle est de son invention, les faits +réels sont tout-à-fait différens. On en peut dire autant de ses +chevaliers de Malte.</p> + +<p><span class="sc">Turquie</span>.--J'ai lu Knolles, sir Paul Ricaut et le prince Cantemir; en +outre une histoire anonyme plus moderne. Je sais tous les événemens de +l'histoire des Ottomans, depuis Tangralopi et Othman Ier jusqu'à la paix +de Passarowitz, en 1718; la bataille de Cutzka, en 1739, et le traité de +1790 entre la Russie et la Porte.</p> + +<p><span class="sc">Russie</span>.--La vie de Catherine II de Tooke, le czar Pierre de Voltaire.</p> + +<p><span class="sc">Suède</span>.--Le Charles XII de Voltaire et celui de Norberg, selon moi le +meilleur des deux. Une traduction de la guerre de trente ans de +Schiller, qui renferme les exploits de Gustave-Adolphe; puis la vie du +même prince par Harte. J'ai lu aussi quelque part un vie de Gustave +Vasa, le libérateur de la Suède, mais j'ai oublié le nom de l'auteur.</p> + +<p><span class="sc">Prusse</span>.--J'ai vu au moins vingt vies de Frédéric II, le seul prince +mémorable dans les annales de la Prusse; ses propres ouvrages, ceux de +Gillies et de Thibault sont loin d'être amusans; le dernier est peu +estimable, mais circonstancié.</p> + +<p><span class="sc">Danemarck</span>.--J'en sais peu de chose; j'ai quelque teinture de l'histoire +naturelle de la Norwége, aucune de sa chronologie.</p> + +<p><span class="sc">Allemagne</span>.--J'ai lu de longues histoires de la maison de Souabe, de +Venceslas, de Rodolphe de Hapsbourg et de ses descendans autrichiens aux +grosses lèvres.</p> + +<p><span class="sc">Suisse</span>.--Ah! Guillaume-Tell et la bataille de Morgarten, où le duc de +Bourgogne fut tué!</p> + +<p><span class="sc">Italie</span>.--Davila, Guicciardini, les Guelfes et les Gibelins, la bataille +de Pavie, Mazaniello, les révolutions de Naples, etc.</p> + +<p><span class="sc">Indostan</span>.--Orme et Cambridge.</p> + +<p><span class="sc">Amérique</span>.--Robertson, la guerre d'Amérique par Andrews.</p> + +<p><span class="sc">Afrique</span>.--Rien que des voyageurs, comme Mungo-Park, Bruce.</p> + +<h3>BIOGRAPHIE.</h3> + +<p>Charles-Quint de Robertson, César, Salluste (Catilina et Jugurtha), les +vies de Marlborough, du prince Eugène, de Tékéli, de Bonnard, de +Bonaparte, de tous les poètes anglais, par Johnson et Anderson; les +Confessions de Rousseau, la vie de Cromwell, le Plutarque anglais, le +Nepos anglais, les vies des amiraux par Campbell, de Charles XII, du +czar Pierre, de Catherine II, de Henri lord Kaimes, de Marmontel, de sir +William Jones, par Teignmouth; la vie de Newton, de Bélisaire, et de +mille autres qui ne méritent pas qu'on en fasse mention.</p> + +<h3>LÉGISLATION.</h3> + +<p>Blackstone, Montesquieu.</p> + +<h3>PHILOSOPHIE.</h3> + +<p>Paley, Locke, Bacon, Hume, Berkeley, Drummond, Beattie et Bolingbroke. +Je déteste Hobbes.</p> + +<h3>GÉOGRAPHIE.</h3> + +<p>Strabon, Cellarius, Adams, Pinkerton et Guthrie.</p> + +<h3>POÉSIE.</h3> + +<p>Tous les classiques anglais et la plupart des poètes vivans, Scott, +Southey, etc.; quelques poètes français dans l'original: le Cid est ma +pièce favorite. Peu d'italiens; des grecs et des latins sans nombre: à +l'avenir je ne m'occuperai plus de ces derniers. J'ai fait de nombreuses +traductions de ces deux langues, vers et prose.</p> + +<h3>ÉLOQUENCE.</h3> + +<p>Démosthène, Cicéron, Quintilien, Sheridan, la Chironomie d'Austin, et +les débats du parlement, depuis la révolution, jusqu'en 1742.</p> + +<h3>THÉOLOGIE.</h3> + +<p>Blair, Porteus, Tillotson, Hooker, tous fort ennuyeux. J'abhorre les +livres de dévotion, quoique je révère et que j'aime Dieu, sans admettre +les idées blasphématrices des sectaires, ni croire à leurs absurdes et +damnables hérésies, à leurs mystères et aux trente-neuf articles.</p> + +<h3>MÉLANGES.</h3> + +<p>Le spectateur, le rôdeur; le monde, etc., etc., des romans par milliers.</p> + +<p>C'est de mémoire que j'ai fait l'énumération de tous ces livres: je me +souviens de les avoir lus, et j'en pourrais à l'occasion citer plus d'un +passage. J'ai, sans doute, omis quelques noms dans mon catalogue. J'en +avais lu la majeure partie avant quinze ans. Depuis que j'ai quitté +Harrow, je suis devenu paresseux et fat, en griffonnant des rimes et +faisant la cour aux femmes.<br><span class="rig"> + +B., 30 novembre 1807.</span><br></p> + +<p>J'ai aussi lu, et je regrette aujourd'hui plus de quatre mille romans, y +compris les œuvres de Cervantes, Fielding, Smollet, Richardson, +Mackenzie, Sterne, Rabelais, Rousseau, etc., etc. Le livre, à mon avis, +le plus utile pour celui qui veut avoir l'air d'être fort instruit sans +grande peine, c'est la physiologie de la tristesse par Burton: c'est le +recueil de citations et d'anecdotes le plus curieux et le plus amusant +que j'aie parcouru; mais le lecteur superficiel doit le lire avec +attention, ou bien la confusion des sujets le rebutera facilement. S'il +a la patience d'aller jusqu'à la fin, il aura mieux profité pour ses +conversations littéraires, que s'il avait parcouru vingt autres ouvrages +que j'ai également lus, du moins en anglais.</p> + +<p>C'est à cette étude précoce et variée des écrivains anglais que Lord +Byron dut la facilité avec laquelle il savait employer toutes les +ressources de sa langue maternelle: c'est elle qui, le lançant dans les +champs de la littérature, armé de pied en cap, lui permit de revêtir ses +poétiques inspirations d'un style parfaitement digne d'elles. En +général, ce n'est pas l'absence d'idées ou de coloris qui arrête les +premiers pas des écrivains, c'est l'embarras de trouver des expressions +pour ce qu'ils conçoivent, c'est l'inexpérience de l'instrument dont se +rend maître l'homme de génie; en un mot, de leur langue maternelle. +C'est un fait assez singulier, que les trois exemples les plus frappans +de précocité littéraire, c'est-à-dire Pope, Congrève et Chatterton, +devaient tous trois à eux-mêmes leur éducation<a id="footnotetag61" name="footnotetag61"></a> +<a href="#footnote61"><sup class="sml">61</sup></a>; et que c'est par +suite de leurs goûts naturels, affranchis des pédantesques directions de +l'école, qu'ils découvrirent dans le génie de la langue anglaise ces +précieuses beautés dont ils surent faire un si parfait usage<a id="footnotetag62" name="footnotetag62"></a> +<a href="#footnote62"><sup class="sml">62</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote61" +name="footnote61"><b>Note 61: </b></a><a href="#footnotetag61"> +(retour) </a> «Je lisais de moi-même, dit Pope, car la lecture + était une véritable passion chez moi; j'allais çà et là au + gré de mon imagination, et, comme un enfant qui va prendre + des fleurs dans les champs, dans les bois, partout où il en + voit sur sa route. Je regarde encore aujourd'hui ces cinq ou + six années comme les plus heureuses de ma vie.» + +<p> Il paraît aussi qu'il n'ignorait pas les avantages de cette + manière d'étudier indépendante: «M. Pope, dit Spins, croyait + avoir gagné sous quelques rapports à n'avoir pas eu + d'éducation régulière. Il avait l'habitude de chercher dans + ce qu'il étudiait un sens, quand nous n'y voyons encore que + des mots.»</p></blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote62" +name="footnote62"><b>Note 62: </b></a><a href="#footnotetag62"> +(retour) </a> Chatterton écrivit, avant l'âge de douze ans, un + catalogue, dans le genre de celui de Byron, de tous les + livres qu'il avait déjà lus; ils s'élevaient à soixante-dix, + et la plupart roulaient sur des matières d'histoire ou de + théologie.</blockquote> + +<p>On peut, dans le fond, ajouter à ces trois exemples celui de Lord Byron, +puisque, malgré son nom d'écolier, il n'étudia pas sur les bancs de +l'école, dans le tems employé par ses camarades, à remuer curieusement +la cendre de l'antiquité; il se contentait de remonter à la source +fraîche et vive de son propre idiome<a id="footnotetag63" name="footnotetag63"></a> +<a href="#footnote63"><sup class="sml">63</sup></a>, et d'y puiser cette richesse +et cette variété de style qui, dès l'âge de vingt-deux ans, placèrent +ses ouvrages parmi les monumens les plus précieux de la force et de la +douceur de la langue anglaise.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote63" +name="footnote63"><b>Note 63: </b></a><a href="#footnotetag63"> +(retour) </a> La pureté que les Grecs mettaient dans leur style a + été attribuée peut-être avec justice à leur habitude de + n'étudier que leur propre langue. «S'ils devinrent savans, + dit Ferguson, ce ne fut qu'en étudiant ce qu'eux-mêmes + avaient composé.»</blockquote> + +<p>Dans le même livre où l'on retrouve les souvenirs de ses études, que +nous venons de citer, Byron avait écrit également de mémoire une liste +des divers poètes qui s'étaient distingués dans leur langue respective. +Après avoir cité ceux de l'Europe ancienne et moderne, voici comme il +poursuit son catalogue pour les autres contrées:</p> + +<p><span class="sc">Arabie</span>.--Mahomet, dont le Coran contient des passages d'une poésie bien +plus sublime que celle des auteurs européens.</p> + +<p><span class="sc">Perse</span>.--Ferdousi, auteur du Shah-Nameh; l'Iliade des Persans; Sadi et +Hafiz, l'immortel Hafiz, l'Anacréon de l'Orient. Ce dernier est respecté +par les Persans, bien autrement que nous ne respectons aucun poète +ancien ou moderne; ils vont en pélerinage à Shiraz pour y honorer sa +mémoire sur son tombeau: à ce monument est attaché un magnifique +exemplaire de ses œuvres.</p> + +<p><span class="sc">Amérique</span>.--Cet hémisphère a déjà produit un poète épique, c'est Barlow, +auteur de la Colombiade; il ne faut pas le comparer aux ouvrages des +nations plus polies.</p> + +<p><span class="sc">Islande, Danemarck, Norwége</span>.--Ces régions étaient fameuses pour leurs +Scaldes. Parmi ces derniers on distinguait Lodburg; son chant de mort +respire des sentimens féroces, mais c'est un genre de poésie généreuse +et passionnée.</p> + +<p><span class="sc">L'Indostan</span> n'a pas de grands poètes connus; du moins le sanscrit l'est +si mal en Europe, que nous ignorons ce que le tems peut avoir épargné +dans leur littérature.</p> + +<p><span class="sc">L'empire Birman</span>.--Les habitans aiment passionnément la poésie; mais on +ne connaît pas leurs poètes.</p> + +<p><span class="sc">Chine</span>.--Je n'ai jamais entendu parler en fait de poète chinois que de +l'empereur Kien-Long et de son Ode au thé. Quel malheur que le +philosophe Confucius n'ait pas rédigé en vers ses admirables préceptes +de morale!</p> + +<p><span class="sc">Afrique</span>.--Quelques chants de ce pays sont plaintifs, et leurs paroles +simples et touchantes; mais j'ignore s'il faut compter ces informes +essais parmi les poèmes, comme les chants des bardes ou des scaldes.</p> + +<p>J'ai écrit cette courte liste de poètes entièrement de mémoire, et sans +le secours d'aucun livre; il a donc pu s'y glisser quelques erreurs, +mais elles doivent être de peu d'importance. J'ai parcouru les ouvrages +des Européens et quelques-uns de ceux de l'Asie, soit en original, soit +à l'aide de traduction. Je n'ai cité que les meilleurs dans ma liste des +poètes anglais; il eût été aussi inutile que fatigant d'énumérer ceux +d'un moindre mérite. Peut-être cependant pourrait-on dans un catalogue +cosmopolite ajouter encore Gray, Goldsmith et Collins; quant aux autres +depuis Chaucer jusqu'à Churchill, ce sont <i>voces prætereaque nihil</i>, +quelquefois nommés, rarement lus et jamais avec profit. Je regarde +Chaucer, en dépit des éloges qu'on lui a prodigués, comme méprisable et +licencieux; il ne doit son renom qu'à son antiquité, et sous ce +rapport-là même, on devrait plutôt se rappeler Pierce Plowman ou Thomas +d'Ercildoune. Je me suis gardé de citer des poètes vivans de +l'Angleterre; il n'en est pas un qui ne survive à ses ouvrages. Le goût +est perdu chez nous; encore un siècle, et nous aurons disparu, notre +empire, notre littérature et notre nom, des annales du genre humain.<br><br><span class="rig"> +30 novembre 1807, BYRON.</span><br></p> + +<p>Il se trouve, parmi les papiers que je possède de lui, plusieurs petits +poèmes (en tout environ six cents vers) qu'il écrivit en ce tems-là, +mais qu'il n'a jamais fait imprimer, parce qu'il les avait composés la +plupart après la publication de ses <i>Heures de loisir</i>. Le plus grand +nombre d'entre eux ne se recommande guère que par son nom, mais +quelques-uns, grâce aux sentimens et aux circonstances qui les +inspirent, seront lus ici avec plaisir. La première fois qu'il entra +dans Newsteadt, il planta dans un coin de terre un jeune chêne dont il +croyait l'existence attachée à la sienne. Après six ou sept ans, quand +il revint au même endroit, il trouva le chêne étouffé sous les mauvaises +herbes, et presque desséché. C'était au moment où Lord Grey de Ruthen +quittait l'abbaye; il fit alors l'un de ces poèmes composés de cinq +stances, et dont on pourra juger par les passages suivans:</p> + +<p>Jeune chêne, quand je te plantai profondément en terre, j'espérais que +tes jours seraient plus longs que les miens, que tes branches +jetteraient une ombre noire autour de toi, et que le lierre entourerait +ton tronc comme un manteau.</p> + +<p>Telles étaient mes espérances dans les années de l'enfance, quand je te +plantai avec orgueil sur la terre de mes aïeux. Ces jours sont passés et +je t'arrose de mes larmes; les mauvaises herbes qui t'entourent ne +peuvent voiler aux yeux ton triste dépérissement.</p> + +<p>Je t'ai quitté, mon pauvre chêne, et depuis cette heure fatale un +étranger est le maître du château, etc., etc.</p> + +<p>Le sujet des vers qui suivent est assez éclairci par la note qu'il a +placée en tête. Quoiqu'ils aient un air pénible et affecté, ils me +paraissent dignes d'être conservés comme un témoignage des sentimens +tendres et romanesques qu'il avait contractés pour ses amis de collége.</p> + +<p>«Il y a quelques années, étant à Harrow, un ami de l'auteur avait gravé +leurs deux noms dans un endroit écarté; il y avait même ajouté quelques +mots de souvenirs. Plus tard, à l'occasion de quelque injure réelle ou +imaginaire, l'auteur, avant de laisser Harrow, avait effacé ce fragile +souvenir. Voici les stances qu'il écrivit à leur place, quand il revit +Harrow, en 1807:</p> + +<p>Ici naguère les souvenirs de l'amitié attiraient les yeux de l'étranger; +ils étaient simples, ils étaient peu nombreux les mots qui les +exprimaient, et cependant la colère les a effacés.</p> + +<p>Elle trancha profondément dans l'arbre, mais elle n'effaça pas +entièrement les caractères; ils étaient si simples, que l'amitié +revenant regarda long-tems, jusqu'à ce qu'aidée de la mémoire, elle +rétablit les mots.</p> + +<p>Le repentir les traça de nouveau, le pardon y joignit son nom aimable; +l'inscription reparut si belle que l'amitié la crut toujours la même.</p> + +<p>Le souvenir serait beau encore; mais, hélas! en dépit de l'espérance et +des larmes de l'amitié, l'orgueil s'est jeté à la traverse, et a pour +toujours effacé et l'inscription et le sentiment qu'elle exprimait.</p> + +<p>Les mêmes sentimens d'amitié idéale distinguent un autre de ses poèmes, +dans lequel il a pris pour épigraphe cette ingénieuse devise française: +<i>l'amitié est l'amour sans ailes</i>. Chacune des neuf stances est terminée +par les mêmes mots; nous citerons les trois suivantes:</p> + +<p>Pourquoi gémirais-je tristement de ce que ma jeunesse est passée? Je +puis encore compter des jours heureux; la faculté d'aimer n'est pas +encore morte en moi. En revenant sur mes premières années, un souvenir +durable, une vérité éternelle m'apporte une céleste consolation; +souffles légers des vents, redites-la aux lieux où mon cœur s'émut pour +la première fois!</p> + +<p><i>L'amitié, c'est l'amour sans ailes</i>!</p> + +<p>Demeure de mes aïeux, ton clocher lointain me rappelle toutes ces scènes +joyeuses; mon sein brûle comme autrefois; je redeviens enfant par la +pensée. Ton bouquet d'ormeaux, ta colline verdoyante, chacun de tes +sentiers, me ravissent encore. Chaque fleur exhale un double parfum. Il +me semble encore, au milieu de nos doux entretiens, entendre chacun de +mes compagnons s'écrier:</p> + +<p>L'amitié, c'est l'amour sans ailes!</p> + +<p>Mon cher Lycus, pourquoi pleures-tu? Retiens tes larmes prêtes à tomber; +l'affection peut dormir quelque tems, mais, sois-en sûr, elle se +réveillera! Quand nous nous retrouverons, pense, ami, pense combien elle +sera douce cette réunion si long-tems désirée! Mon ame bondit de bonheur +à cet espoir; quand deux jeunes cœurs sont si pleins d'affection, +l'absence, ami, ne peut que redire:</p> + +<p> L'amitié, c'est l'amour sans ailes!</p> + +<p>Quant aux vers suivans, je ne puis dire positivement qu'ils se +rattachent à quelque circonstance réelle. On peut même dire qu'habitué à +revenir sur toutes les anecdotes de sa jeunesse, il n'eut pas manqué, +dans la suite, de rappeler un fait aussi remarquable, s'il n'eût pas été +imaginaire. Or, ni dans sa conversation, ni dans ses écrits, je ne +trouve qu'il y ait fait une seule fois allusion<a id="footnotetag64" name="footnotetag64"></a> +<a href="#footnote64"><sup class="sml">64</sup></a>. D'un autre côté, +toutes ses poésies, sauf les embellissemens dont les entourait son +imagination, étaient l'expression si fidèle de ses sentimens et de sa +vie, qu'on ne peut guère s'empêcher de supposer une sorte de fondement +réel à un poème plein d'une sensibilité aussi pénétrante:</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote64" +name="footnote64"><b>Note 64: </b></a><a href="#footnotetag64"> +(retour) </a> Voici la seule particularité qui puisse, et encore + de fort loin, se lier au sujet de ce poème. Un an ou deux + avant la date qui s'y trouve placée, il écrivit de Harrow à + sa mère (comme je le sais d'une personne qui tenait elle-même + le fait de Mrs. Byron), pour lui dire qu'il avait éprouvé + dernièrement beaucoup d'ennui à l'occasion d'une jeune femme, + maîtresse de son ami Curzon, qui venait de mourir. Cette + femme, se trouvant alors sur le point de devenir mère, avait + déclaré que Lord Byron était le père de son enfant. Byron + assurait positivement sa mère qu'il n'en était rien; mais, + persuadé comme il l'était, que l'enfant appartenait à Curzon, + il souhaitait qu'on en prît tout le soin possible, et priait + en conséquence sa mère d'avoir la bonté de se charger de lui. + Une telle demande pouvait fort bien exciter l'humeur d'une + femme plus douce que Mrs. Byron; cependant elle répondit à + son fils qu'elle accueillerait volontiers l'enfant dès qu'il + serait né, et qu'elle ferait pour lui tout ce qu'il désirait. + Par bonheur, l'enfant mourut en voyant le jour.</blockquote> +<br> +<p class="mid">À MON FILS.</p> + + +<p>Ces tresses blondes, ces yeux bleus, dont l'éclat rappelle ceux de ta +mère; ces lèvres de roses, ces joues à fossettes, ce sourire, qui +captivent le cœur, retracent d'anciennes scènes de bonheur, et touchent +le cœur de ton père, ô mon enfant!</p> + +<p>Et tu ne peux prononcer le nom de ton père; ah, William! si son nom +était le tien, alors sa conscience ne lui adresserait plus de reproches: +mais écartons ces tristes idées; les soins que je prendrai de toi me +rendront la paix intérieure; l'ombre de ta mère sourira dans sa joie, et +pardonnera le passé, ô mon enfant!</p> + +<p>Le gazon a recouvert son humble tombe, et une étrangère t'a présenté son +sein. Le préjugé peut rire dédaigneusement de ta naissance, et ne +t'accorder qu'à peine un nom sur la terre; mais il ne saurait détruire +une seule de tes espérances: le cœur de ton père est à toi, ô mon +enfant!</p> + +<p>Eh bien! laisse un monde sans entrailles se récrier; dois-je pour lui +plaire étouffer la voix puissante de la nature? Non, que les moralistes +me désapprouvent s'ils le veulent, tu seras toujours pour moi le bien +cher enfant de l'amour, beau chérubin, gage de jeunesse et de joie! un +père veille sur ton berceau, ô mon enfant!</p> + +<p>Ô quel charme, avant que l'âge n'ait ridé mon front, avant que d'avoir +épuisé à moitié la coupe de la vie, de contempler à la fois en toi, un +frère et un fils, et d'employer le reste de mes jours à réparer mon +injustice envers toi, ô mon enfant!</p> + +<p>Quoique ton père imprudent soit bien jeune encore, sa jeunesse +n'éteindra pas en lui le feu de l'amour paternel. Et quand même tu me +serais moins cher, tant que l'image d'Hélène revivra en toi, ce cœur, +plein de son souvenir du bonheur passé, n'en abandonnera jamais le gage, +ô mon enfant!<span class="rig"><br> +B.--1807<a id="footnotetag65" name="footnotetag65"></a> +<a href="#footnote65"><sup class="sml">65</sup></a>.</span><br><br></p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote65" +name="footnote65"><b>Note 65: </b></a><a href="#footnotetag65"> +(retour) </a> Dans cet usage de dater ses premiers poèmes, il + suivait l'exemple de Milton, qui, dit Johnson, en datant ses + premiers ouvrages, comme lui en avait donné l'exemple le + savant Politien, semblait recommander à la postérité la + précocité de ses inspirations. Le suivant badinage, également + écrit en 1807, n'a jamais été imprimé; il est intraduisible; + nous le donnerons en anglais: + +<p class="mid"> EPITAPH</p> + +<p class="mid"> ON JOHN ADAMS, OF SOUTHWELL, A CARRIER,</p> + +<p class="mid"> WHO DIED OF DRUNKENNESS.</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i14"> John Adams lies here, of the parish of Southwell,</p> +<p class="i14"> A carrier, who carried his can to his mouth well;</p> +<p class="i14"> He carried so much, and he carried so fast,</p> +<p class="i14"> For, the liquor he drank being too much for one,</p> +<p class="i14"> He could not carry off, so he's now carri-on.</p> + +<p class="rig"> B., sept. 1807.<br></p> +</div></div><br> +</blockquote> + +<p>Mais le plus remarquable de ses poèmes est d'une date antérieure à +toutes celles que je viens de donner, ayant été écrit en décembre 1806, +quand il n'avait pas encore dix-neuf ans. Il contient sa profession de +foi religieuse à cette époque, et nous montre combien son esprit lutta +de bonne heure entre le doute et la piété:</p> + +<p class="mid">PRIÈRE DE LA NATURE.</p> + +<p>Père de la lumière! grand Dieu du ciel! entends-tu les accens du +désespoir? Des fautes comme celles de l'homme peuvent-elles être jamais +pardonnées? Le vice peut-il expier des crimes par des prières? Père de +la lumière, j'élève vers toi mes accens! Tu le vois, mon ame est noircie +de souillures; toi qui peux observer la chute du plus petit oiseau, +détourne de moi la mort du péché.</p> + +<p>Je ne cherche point de sectes inconnues; oh! montre-moi le sentier de la +vérité! Je reconnais ta toute-puissance redoutable, épargne les fautes +de ma jeunesse en les corrigeant. Que les dévots élèvent, s'ils le +veulent, des temples obscurs; que la superstition en salue humblement +les portiques; que, pour étendre et affermir leur empire funeste, les +prêtres inventent des rites mystiques et mensongers. L'homme +bornera-t-il le domaine de son créateur à ces dômes gothiques qui +surmontent des amas de pierres à moitié détruites? Ton temple est la +face du jour; la terre, l'océan, le ciel te forment un trône sans +limites.</p> + +<p>L'homme condamnera-t-il sa propre race aux tourmens de l'enfer, à moins +qu'ils ne fléchissent le genou devant de vaines pompes? Nous dira-t-il +que, pour un seul qui a failli, tous doivent périr confusément dans la +tempête? Chacun prétendra-t-il gagner les cieux, et cependant condamner +son frère à la mort éternelle, parce que son ame s'est ouverte à des +espérances différentes, ou qu'il a suivi des doctrines moins sévères? +Iront-ils, aux moyens de croyances qu'ils ne sauraient expliquer, +décider d'avance tes grâces et tes châtimens? Des reptiles rampans sur +la terre connaîtront-ils les desseins de leur grand créateur?</p> + +<p>Ces hommes qui n'ont vécu que pour eux-mêmes, qui ont passé leurs années +dans des crimes renouvelés chaque jour, trouveront-ils dans leur foi une +compensation à leurs forfaits, et vivront-ils au-delà des limites du +tems?</p> + +<p>Ô mon père! je ne cherche les lois d'aucun prophète; tes lois, à toi, +apparaissent dans les ouvrages de la nature. Je suis, je l'avoue, faible +et corrompu, et cependant je te prierai, car tu m'entendras! Toi qui +guides l'étoile errante à travers les royaumes infinis de l'éther, qui +calmes la guerre des élémens, et dont j'aperçois la main d'un pôle à +l'autre pôle; toi qui, dans ta sagesse, m'as placé ici-bas, et qui peux +m'en retirer quand telle sera ta volonté; tant que je serai sur cette +terre périssable, étends sur moi ta main protectrice. C'est à toi, à +toi, mon Dieu, que j'adresse mes prières; quelque bonheur ou quelque +malheur qui m'arrive, qu'à ta volonté je m'élève ou m'abaisse, je me +confie en ta protection: si, quand cette poussière sera rendue à la +poussière, mon ame parcourt les airs sur des ailes rapides, comme +j'adorerai ton nom glorieux! mais si cet esprit passager partage avec le +corps le repos éternel de la tombe, tant qu'il me restera un souffle de +vie, j'élèverai vers toi ma prière, quoique condamné à ne jamais quitter +la demeure des morts. C'est à toi que j'adresse mes dernières +inspirations, plein de reconnaissance pour tes bienfaits passés, et +espérant, ô mon Dieu, que cette vie errante se réunira enfin à ton +essence.</p> + +<p>Dans un autre poème, et qu'il écrivit avec la triste conviction qu'il +allait bientôt mourir, nous retrouvons une prière exprimant à peu près +les mêmes opinions. Après avoir dit adieu à toutes les scènes favorites +de sa jeunesse<a id="footnotetag66" name="footnotetag66"></a> +<a href="#footnote66"><sup class="sml">66</sup></a>, voici comme il continue:</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote66" +name="footnote66"><b>Note 66: </b></a><a href="#footnotetag66"> +(retour) </a> Annesley n'est pas oublié en cette occasion: + +<p> «Oublierai-je la scène toujours présente à ma pensée? Les + rochers s'élèvent et les rivières serpentent entre moi et les + lieux que notre amour embellissait, et cependant, Marie, ta + beauté m'apparaît fraîche encore, comme un délicieux songe + d'amour, etc., etc.»</p></blockquote> + +<p>Oublie ce monde, ô mon ame agitée, tourne tes pensées vers le ciel; tu y +dirigeras bientôt ta course, si tes erreurs sont oubliées. Loin des +bigots et des sectaires, incline-toi devant le trône du Tout-Puissant, +adresse-lui ta tremblante prière. Il est clément et juste, il ne +rejettera pas la prière de l'enfant de la poussière, quoiqu'il soit le +moindre objet de ses soins. Père de la lumière, j'élève vers toi mes +accens! Tu le vois, mon ame est pleine de souillures; toi qui peux +observer la chute du plus petit oiseau, détourne de moi la mort du +péché. Toi qui peux guider l'étoile errante, qui calmes la guerre des +élémens, qui as pour manteau les cieux immenses, pardonne mes pensées, +mes paroles, mes crimes; et puisque je dois bientôt cesser de vivre; +apprends-moi comment je dois mourir.</p> + +<p>Nous avons vu par une lettre précédente qu'il avait eu à se féliciter de +l'issue d'un procès jugé au tribunal de Lancastre, et relatif à la terre +de Rochdale. Dans une note que nous allons reproduire, et qu'il écrivit +à l'un de ses amis de Southwell à l'occasion d'un second triomphe dans +la même cause, on verra qu'il s'en exagérait beaucoup les résultats +probables.</p> + +<p class="rig">9 février 1807.</p><br> + +<p><span class="sc">Mon cher</span>,</p> + +<p>«J'ai le plaisir de vous annoncer que j'ai gagné une seconde fois la +cause de Rochdale, qui me fait valoir soixante mille livres de plus.</p> + +<p>Tout à vous.»<br><span class="rig"> +BYRON.</span><br><br> + +<p>Au mois d'avril suivant il était encore à Southwell, et c'est de là +qu'il écrivit au docteur Pigot, alors à Édimbourg<a id="footnotetag67" name="footnotetag67"></a> +<a href="#footnote67"><sup class="sml">67</sup></a>:</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote67" +name="footnote67"><b>Note 67: </b></a><a href="#footnotetag67"> +(retour) </a> Il paraît, d'après un passage d'une lettre de miss + Pigot à son frère, que Lord Byron chargea ce dernier de + remettre une copie de ses poèmes à M. Mackenzie, l'auteur de + l'<i>Homme sensible</i>: «Je suis ravie que M. Mackenzie ait vu + une copie des poèmes de Lord Byron, et qu'il en ait jugé + aussi favorablement. Lord Byron en est enchanté.» + +<p> Dans une autre lettre, l'aimable écrivain dit encore: «Lord + Byron me charge de vous dire qu'il ne vous écrit pas parce + que son édition n'est pas aussi avancée qu'il l'avait espéré. + Je lui dis qu'il faut aussi peu de chose pour l'affecter qu'à + une femme.»</p></blockquote> + +<p class="rig">Southwell, avril 1807.</p><br> + +<p><span class="sc">Mon cher Pigot</span>,</p> + +<p>«Permettez-moi de vous féliciter du succès de votre premier examen; +<i>courage</i>, mon ami. Le titre de docteur fera merveille auprès des dames. +Je serai probablement à Essex ou à Londres quand vous arriverez en ce +lieu maudit, où je suis encore retenu par l'impression de mes vers.</p> + +<p>«Adieu, croyez-moi toujours bien sincèrement votre<br><span class="rig"> +BYRON.</span></p><br> + +<p>«<i>P. S.</i> Depuis notre séparation, grâce à de violens exercices, la +<i>plupart</i> physiques, et aux bains chauds, j'ai réduit mon embonpoint de +cent soixante-quatorze livres à cent quarante-un; total vingt-sept +livres de perte. <i>Bravo</i>! qu'en dites-vous?»</p> + +<p>Je dois à la complaisance de la dame qui correspondait alors avec Byron +l'avantage de pouvoir initier le lecteur dans les sentimens et les +travaux de notre poète pendant le reste de cette année. Ces lettres ont, +sans doute, un caractère enfantin<a id="footnotetag68" name="footnotetag68"></a> +<a href="#footnote68"><sup class="sml">68</sup></a>, et la plupart des plaisanteries +qu'on y trouve naissent plutôt de jeux de mots que de pensées +saillantes; mais je les estime cependant fort curieuses, et par la +lumière qu'elles répandent sur cette époque de sa vie, et par le tableau +animé des craintes et des espérances qu'il avait relativement à sa +gloire future. La première de ces lettres ne porte pas de date, elle +semble avoir été écrite avant son départ de Southwell; les autres, comme +on le verra, sont datées de Cambridge et de Londres.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote68" +name="footnote68"><b>Note 68: </b></a><a href="#footnotetag68"> +(retour) </a> En effet, il n'était encore qu'un enfant sous tous + les rapports dans ce tems-la. «Lundi prochain (dit miss + Pigot) est notre grande foire. Lord Byron l'attend avec le + même plaisir que le petit Henri, et se promet de paraître à + cheval dans la foulée; mais je pense qu'il changera de + résolution.»</blockquote> +<br><br> +<h3>LETTRE XII.</h3> + +<h4>À MISS PIGOT.</h4> + +<p class="rig">11 juin 1807.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Ma chère reine Bess</span><a id="footnotetag69" name="footnotetag69"></a> +<a href="#footnote69"><sup class="sml">69</sup></a>,</p> + +<p>«<i>Sauvage</i> doit être immortel; ce n'est pas un généreux boul-dogue, mais +c'est le plus joli roquet que j'aie encore vu, et il fera parfaitement +l'affaire. Dans ses accès de tendresse, il a déjà mordu les doigts et +dérangé la gravité du vieux Boatswain, qui en est encore fort ému. Je +désire savoir ce qu'il coûte, les frais qu'il a occasionnés, etc., etc., +afin de pouvoir indemniser M. G... Je ne puis que le remercier de la +peine qu'il a prise, lui adresser un long discours et conclure avec 1, +2, 3, 4, 5, 6, 7<a id="footnotetag70" name="footnotetag70"></a> +<a href="#footnote70"><sup class="sml">70</sup></a>; mais je suis hors d'état de faire tout cela par +moi-même, ainsi je vous <i>députe</i> en qualité de légat, car il ne faut pas +parler d'<i>ambassadeur</i>, relativement au <i>pape</i>, comme c'est le cas ici +sans doute, puisque tout ce que je vous ai dit est à propos de +<i>bulle</i><a id="footnotetag71" name="footnotetag71"></a> +<a href="#footnote71"><sup class="sml">71</sup></a>.</p> + +<p>«Tout à vous.<br><span class="rig"> + +BYRON.<br></span></p> + +<p>«<i>P. S.</i> Je vous écris de mon lit.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote69" +name="footnote69"><b>Note 69: </b></a><a href="#footnotetag69"> +(retour) </a> Diminutif d'Élisabeth. Byron, en l'appelant reine, + fait allusion à la reine Élisabeth.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote70" +name="footnote70"><b>Note 70: </b></a><a href="#footnotetag70"> +(retour) </a> Cette phrase s'explique par son habitude, quand il + lui arrivait de ne pas trouver les expressions de la pensée + qu'il voulait exprimer, de prononcer les chiffres 1, 2, 3, 4, + 5, 6, 7.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote71" +name="footnote71"><b>Note 71: </b></a><a href="#footnotetag71"> +(retour) </a> Bull-dog ou boul-dogue. On comprendra facilement le + jeu de mois.</blockquote> +<br><br> +<h3>LETTRE XIII.</h3> + +<h4>À LA MÊME.</h4> + +<p class="rig">Cambridge, 30 juin 1807.</p><br><br> + +<p>«Mieux vaut tard que jamais, c'est un proverbe dont vous connaissez +l'origine, et, comme son application est ici toute naturelle, vous me +pardonnerez de lui avoir donné dans ma lettre une place aussi honorable. +Je me trouve ici presque suranné; mes anciens amis, excepté un fort +petit nombre, sont tous partis, et je me dispose à les suivre, mais je +reste jusqu'à lundi pour assister à trois oratorios, deux concerts, une +foire et un bal. Je me trouve non-seulement <i>plus maigre</i>, mais d'un +pouce plus <i>grand</i> qu'à mon dernier voyage. Je me suis vu obligé de +redire à chacun mon <i>nom</i>, personne n'ayant le moindre souvenir de ma +figure ni de ma personne. Il n'est pas jusqu'au héros de ma <i>Cornaline</i> +(qui, dans ce moment, se trouve placé vis-à-vis, lisant un volume de mes +poésies), qui n'ait passé devant moi dans les promenades du collége sans +me reconnaître, et qui n'ait été frappé du changement total qui s'était +opéré en moi, etc., etc. Les uns me trouvent mieux, les autres plus mal; +mais tous s'accordent à dire que je suis maigri, plus même que je ne le +désire. J'ai perdu deux livres d'embonpoint depuis mon départ de votre +maudit, détestable et détesté séjour de scandale<a id="footnotetag72" name="footnotetag72"></a> +<a href="#footnote72"><sup class="sml">72</sup></a>, dont, à +l'exception de vous-même et de John Becher, je voudrais voir toute la +race consignée dans les gouffres de l'Achéron, lequel fleuve j'aimerais +mieux visiter en personne que de salir mes sandales dans la vile +poussière de Southwell. À parler sérieusement, si la légèreté de ma +bourse ne me force pas à rejoindre Mrs. Byron, vous ne me reverrez plus.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote72" +name="footnote72"><b>Note 72: </b></a><a href="#footnotetag72"> +(retour) </a> Malgré les injures, d'ailleurs plutôt badines que + sérieuses, qu'il lance dans le cours de ses lettres contre + Southwell, il apprit plus tard à se convaincre que les heures + qu'il y avait passées étaient les plus heureuses de sa vie. + Dans une lettre qu'écrivit, il n'y a pas long-tems, à son + valet Fletcher, une dame qui l'avait intimement connu à + Southwell, on trouve le passage suivant: «Votre bon, votre + pauvre maître m'appelait toujours <i>l'antique piété</i>, quand je + m'avisais de lui faire des remontrances. Lors de sa dernière + visite, il me dit: <i>Eh bien! ma bonne amie, je ne serai + jamais aussi heureux qu'à Southwell</i>.» On verra plus loin, + dans une lettre à M. Dallas, ce qu'il pensait réellement de + cette ville et de ses agrémens comme lieu de résidence.</blockquote> + +<p>«Je pars lundi pour Londres; je quitte Cambridge sans beaucoup de peine, +notre société étant dispersée, et le musicien que je protégeais ayant +quitté sa place dans le chœur pour entrer dans une grande maison de +commerce de la capitale. Je vous ai dit, sans doute, qu'il était +exactement, et à une heure près, plus jeune que moi de deux années. Je +l'ai trouvé fort grandi, et surtout enchanté de revoir son premier +<i>patron</i>. Il est presque de ma taille, très-maigre, d'une belle figure, +des yeux noirs, des cheveux clairs: vous connaissez déjà l'idée que j'ai +de son esprit; j'espère bien n'avoir jamais sujet d'en changer. On me +croit ici généralement indisposé: l'université est fort gaie dans ce +moment; elle donne des fêtes de tous les genres. Hier j'ai soupé dehors, +mais je n'ai rien mangé; satisfait d'une bouteille de Bordeaux, je me +suis couché à deux heures pour me lever à huit. J'ai pris le parti de me +lever de bonne heure, cette habitude me convient parfaitement. Je reçois +beaucoup de politesses des maîtres et des élèves; mais ils me regardent +avec un peu de défiance: ils se soucient peu des <i>lardons</i>; le moyen de +déplaire c'est de dire la vérité.</p> + +<p>«Écrivez-moi, dites-moi comment se partent les habitans de votre +<i>ménagerie</i>, si mon édition se place, si mes chiens grognent. À propos, +mon boul-dogue est décédé; <i>la chair du chien comme celle de l'homme +n'est que de l'herbe</i>. Répondez-moi à Cambridge; si j'en suis parti, on +m'enverra votre lettre. Voici de tristes nouvelles qui arrivent: les +Russes sont vainqueurs; triste troupe qui ne mange que de l'<i>huile</i>, et +par conséquent devait fondre devant un <i>feu soutenu</i>. Je ne suis pas à +mon aise dans mon costume universitaire, je n'en ai pas l'usage. Je suis +monté sur une fenêtre à Sainte-Marie pour mieux entendre un <i>oratorio</i>; +mais au milieu du chant du <i>Messie</i>, je me suis laissé tomber, déchirant +ma superbe robe de soie noire, et endommageant une fort belle paire de +culottes. Mémoire, prendre garde de ne jamais tomber d'une fenêtre +d'église pendant le service. Adieu, ma chère Élisabeth, ne me rappelez à +personne, oubliez les gens de Southwell; en être oublié, voilà tout ce +que je désire.»</p> +<br><br> +<h3>LETTRE XIV.</h3> + +<h4>À MISS PIGOT.</h4> + +<p class="rig">Cambridge, collége de la Trinité, 5 juillet 1807.</p><br><br> + +<p>«Depuis ma dernière lettre, je me suis décidé à rester encore une année +à Granta (Cambridge); mes appartemens y sont meublés dans le dernier +style. Plusieurs vieux amis me sont revenus, et leur nombre s'est +augmenté de nouvelles connaissances; mon inclination est donc pour le +collége, et j'y retournerai en octobre si je vis encore. Ma vie est ici +une suite continuelle de plaisirs; je vais dans le même jour à vingt +différens endroits; j'ai des invitations pour dîner plus que le tems de +mon séjour ne me permet d'en accepter. Je viens de prendre la plume, une +bouteille de Bordeaux dans la tête et des larmes dans les yeux, car je +viens de quitter ma Cornaline<a id="footnotetag73" name="footnotetag73"></a> +<a href="#footnote73"><sup class="sml">73</sup></a> qui était venue passer la soirée avec +moi; comme c'était notre dernière entrevue, j'avais manqué aux +invitations que l'on m'avait faites pour consacrer à l'amitié les heures +du <i>sabbat</i>. Maintenant nous voilà séparés, Edleston et moi: ma tête est +un chaos d'ennuis et d'espérances. Demain je partirai pour Londres; vous +m'écrirez à Albemarle-street, hôtel Gordon, où j'habiterai pendant mon +séjour dans la capitale.</p> + +<p>«Je suis ravi d'apprendre que vous vous intéressiez à mon <i>protégé</i>; il +a été mon <i>très-constant associé</i> depuis le mois d'octobre 1805, époque +de mon entrée au collége Trinité. Sa voix fut la première à me frapper, +sa figure m'attacha à lui, ses manières me le firent aimer pour la vie. +Il entre dans une maison de commerce en ville vers le mois d'octobre, et +tout porte à croire que je ne le reverrai pas avant l'époque de ma +majorité, quand je pourrai lui donner à choisir ou d'une place d'associé +dans sa maison, ou de venir demeurer avec moi. Je pense que, dans ses +idées actuelles, il préférerait le dernier parti; mais d'ici là il +pourra bien changer d'avis: dans tous les cas ce sera comme il +l'entendra. Il est certain que c'est l'être que j'aime le plus au monde, +et que ni le tems ni l'absence ne pourront changer en rien mes sentimens +d'ailleurs si mobiles. Bref, nous ferions honte à lady E... Butler et +miss Ponsonby, nous étonnerions Oreste et Pilade; et vienne l'occasion +d'une catastrophe comme celle de Nisus et Euryale, nous l'emporterons +sur David et Jonathan. Peut-être a-t-il pour moi encore plus d'affection +que je n'en ai pour lui. Pendant tout mon tems de Cambridge, nous nous +sommes vus tous les jours, été et hiver, sans éprouver un moment +d'ennui, et nous séparant toujours avec une peine incroyable. Vous nous +verrez un jour ensemble, je l'espère; c'est le seul homme que j'estime, +bien que ce ne soit pas le seul que j'aime<a id="footnotetag74" name="footnotetag74"></a> +<a href="#footnote74"><sup class="sml">74</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote73" +name="footnote73"><b>Note 73: </b></a><a href="#footnotetag73"> +(retour) </a> C'est-à-dire celui auquel il avait donné la fameuse + cornaline.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote74" +name="footnote74"><b>Note 74: </b></a><a href="#footnotetag74"> +(retour) </a> Il faut placer ici les autres détails de cette + amitié exaltée. Le jeune Edleston mourut en 1811 de + consomption. Voici la lettre que Byron adressa à la mère de + miss Pigot; elle prouvera quelle fut alors sa douleur, et + quelle fidélité il gardait à la mémoire de cet ami de + collége:<br> + +<span class="rig"> Cambridge, 28 octobre 1811.</span><br><br><br> + +<p> <span class="sc">Ma chère dame</span>,</p> + +<p> «Je vous écris pour une demande pénible, et cependant il + m'est impossible de faire autrement. Vous vous souvenez d'une + cornaline que j'avais confiée à miss Élisabeth, il y a + quelques années, que réellement je lui avais donnée; + maintenant je viens lui faire la plus égoïste et la plus + inconvenante prière. Celui qui me l'avait donnée, dans sa + première jeunesse, est <i>mort</i>; et bien que je ne l'eusse pas + revu depuis long-tems, c'est le seul souvenir qui me reste de + cette personne à laquelle je m'intéressais très-vivement. + Elle a donc acquis par cet événement une valeur que j'aurais + bien souhaité ne jamais lui supposer. Si donc miss Betty l'a + conservée jusqu'à présent, elle m'excusera, je l'espère, si + je la supplie de me la renvoyer à Londres, à + Saint-James-street, n° 8; je la remplacerai par quelque autre + souvenir qui lui sera également précieux. Elle eut toujours + la bonté de s'intéresser au sort de celui dont je viens de + parler; dites-lui que le <i>donneur</i> de la cornaline mourut au + mois de mai dernier, à l'âge de vingt-un ans, et que sa mort + est la sixième d'amis ou de parens que j'aie eu à supporter + dans l'espace de quatre mois.</p> + +<p> «Croyez-moi bien sincèrement, ma chère dame,<br><span class="rig"> +BYRON.</span><br></p> + +<p> «<i>P. S.</i> Je pars demain pour Londres.»</p> + +<p> La cornaline fut aussitôt renvoyée à Lord Byron, qui + rappelait encore quelque tems après qu'il l'avait laissée à + miss Pigot comme un dépôt et non pas comme un don.</p></blockquote> + +<p>«Le marquis de Tavistock est arrivé hier; j'ai soupé avec lui chez son +tuteur, qui est un whig délibéré. L'opposition est ici en nombre, et +lord Huntingdon, le duc de Leinster, etc., etc., doivent encore nous +joindre en octobre; ainsi tout sera admirable. Le tems de la musique est +passé; mais voici un nouvel accident: j'ai renversé une <i>nacelle</i> à +beurre sur la robe d'une dame; j'ai changé de couleur; les spectateurs +de rire et moi de les maudire. À propos, aveu pénible! je me suis +<i>grisé</i> tous les jours, et je n'ai pas encore fini; cependant je ne +mange rien que du poisson, du potage et des végétaux; je ne me porte +donc pas plus mal. Les sots malins que ces Cantabres<a id="footnotetag75" name="footnotetag75"></a> +<a href="#footnote75"><sup class="sml">75</sup></a>! Mémoire. +Projet de réforme pour janvier. Cette ville offre une monotonie de +distractions continuelles; je l'aime, et déteste Southwell. Ridge a-t-il +bien vendu? Quelles dames ont acheté?... J'ai vu à Sainte-Marie une +jeune fille, vrai portrait d'Anne... J'ai cru que c'était elle... et +pour mon malheur; car la dame s'arrêta, ainsi le fis-je; je rougis, +ainsi ne fit-elle pas, ce qui était fort mal; je voudrais dans les +femmes plus de modestie. En parlant de femmes, Fanni, mon chien terrier, +me revient à l'esprit; comment se porte-t-il? J'ai attrapé un mal de +tête, je vais me mettre au lit et demain haut le pied de bonne heure +pour me mettre en route. Mon protégé déjeunera avec moi, mais je n'ai +pas d'appétit quand je pars, si ce n'est de Southwell. Mémoire. <i>Je hais +Southwell</i>.</p> + +<p>«Tout à vous.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote75" +name="footnote75"><b>Note 75: </b></a><a href="#footnotetag75"> +(retour) </a> Les habitans de Cambridge.</blockquote> +<br><br> +<h3>LETTRE XV.</h3> + +<h4>À LA MÊME.</h4> + +<p class="rig">Hôtel Gordon, 13 juillet 1807.</p><br><br> + +<p>«Vous m'écrivez des lettres parfaites.--Fi des autres correspondans, et +de leurs fades excuses <i>de n'avoir rien à vous apprendre</i>! Vous m'avez +envoyé une délicieuse <i>brochure</i>; ici je me trouve dans un continuel +tourbillon de distractions fort agréables après tout, et, chose +singulière, je maigris à vue d'œil, pesant maintenant bien moins de cent +trente livres. Je séjournerai ici un mois, peut-être six semaines; je +ferai une apparition dans le comté d'Essex, et comme une faveur je +viendrai briller à Southwell dans toute ma gloire; mais rien jamais ne +pourra me forcer à y résider. Je suis décidé à retourner en octobre à +Cambridge; ou nous y serons d'une gaîté folle, ou je décampe de +l'université. Il m'est arrivé à Cambridge quelque chose +d'extraordinaire. J'ai trouvé une jeune fille qui ressemblait à ***, au +point que la plus minutieuse inspection pouvait seule m'empêcher de la +prendre pour cette dernière. Je me repens de ne pas lui avoir demandé si +elle était jamais allée à Harrow.</p> + +<p>«Que diable prétend donc Ridge? cinquante exemplaires en quinze jours, +et avant les annonces, n'est-ce pas assez vendre? Je sais que plusieurs +libraires de Londres en ont, et que Crosby en a envoyé aux <i>eaux</i> les +plus fréquentées. En dit-on à Southwell du bien ou du mal?... J'aurais +voulu que Boatswain eût <i>avalé</i> Damon. Comment se porte Bran? Par les +dieux, il faut que Bran devienne un <i>comte du saint empire romain</i>...</p> + +<p>«Les nouvelles de Londres ne peuvent guère vous intéresser; vous dont +toute la vie a été campagnarde vous vous souciez peu des routs, des +parties, des bals, des luttes, des cartes, des crim. con.<a id="footnotetag76" name="footnotetag76"></a> +<a href="#footnote76"><sup class="sml">76</sup></a>, +discussions des chambres, politique, bals masqués, industrie, +institution d'Argyle-Street, courses nautiques, amourettes et loteries, +Brook et Bonaparte, chanteurs d'opéras et oratorios, vins, femmes, +figures de cire, girouettes, tout cela ne s'accorde guère avec vos idées +rétrécies de décorum et vos autres expressions sucrées qui ne se +trouvent plus dans notre vocabulaire.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote76" +name="footnote76"><b>Note 76: </b></a><a href="#footnotetag76"> +(retour) </a> Abréviation des mots <i>criminelles conversations</i>, + qui servent à désigner les actions en adultère, viols, + attentats à la pudeur, etc., etc.</blockquote> + +<p>«Oh! Southwell! Southwell! combien je me félicite de t'avoir abandonné, +et combien je maudis les lourdes heures écoulées plusieurs mois durant, +au milieu des Mohawk qui habitent tes kraals! Toutefois une chose me +console, c'est, grâce à toi, d'avoir dépouillé assez de mon ancienne +graisse pour me permettre de glisser dans une <i>peau d'anguille</i>, et de +lutter avec les plus sveltes beaux des tems modernes. Mais je suis fâché +de le dire, la mode actuelle semble exiger de l'embonpoint, et l'on +m'assure qu'il s'en faut de quatorze livres que je sois à la mode. Il +n'en est pas moins vrai qu'au lieu d'engraisser je diminue, ce qui est +extraordinaire, attendu qu'à Londres on ne peut songer à des exercices +violens. J'attribue ce phénomène à la presse que nous éprouvons dans nos +réunions du soir. Je reçois ce matin même 14, une lettre de Ridge; la +mienne était commencée d'avant-hier: il m'écrit que mon livre se débite +aussi bien qu'on peut le désirer; que les soixante-quinze exemplaires +envoyés à Londres sont épuisés, et qu'on lui en demande, le jour même +qu'il m'écrivait, cinquante de plus: on n'a pourtant pas encore fait la +moitié des annonces. Adieu.</p> + +<p>«<i>P. S.</i> Lord Carlisle, en recevant mes œuvres, m'a fait tenir une +lettre assez satisfaisante avant d'avoir ouvert le livre: depuis je n'en +ai pas entendu parler. Je ne connais pas l'opinion qu'il en a formée, et +je m'en soucie fort peu. S'il fait la moindre insolence je l'encadrerai +avec Butler<a id="footnotetag77" name="footnotetag77"></a> +<a href="#footnote77"><sup class="sml">77</sup></a> et les autres de sa force. Le pauvre homme! il est dans +le duché d'York et fort malade; il me dit qu'il n'a pas eu le tems de me +lire, mais qu'il a jugé convenable de m'annoncer de suite qu'il avait +reçu mon envoi. Peut-être le comte ne veut-il <i>pas souffrir de frère +auprès de son trône</i><a id="footnotetag78" name="footnotetag78"></a> +<a href="#footnote78"><sup class="sml">78</sup></a>.--<i>S'il en est ainsi</i>, je saurai bien briser +<i>le sceptre dans ses mains</i>.--</p> + +<p>«Adieu.»<br><span class="rig"> +BYRON.</span><br></p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote77" +name="footnote77"><b>Note 77: </b></a><a href="#footnotetag77"> +(retour) </a> Byron a inséré parmi ses poèmes imprimés, sans + avoir été publiés, quelques vers sur le docteur Butler, qu'il + n'a pas reproduits dans les <i>Heures d'oisiveté</i>; il y avait + ajouté une note moins amère, dans laquelle il expliquait ses + motifs de rancune.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote78" +name="footnote78"><b>Note 78: </b></a><a href="#footnotetag78"> +(retour) </a> Citation qui présente une allusion à la coutume du + Grand-Seigneur, de faire étrangler ses frères en montant sur + le trône.</blockquote> +<br><br> +<h3>LETTRE XVI.</h3> + +<h4>À LA MÊME.</h4> + +<p class="rig">2 août 1807.</p><br><br> + +<p>«Londres commence à dégorger ce qu'elle contenait.--La ville est +déserte,--et mes occupations devenant moins nombreuses, je puis +griffonner à loisir. Dans quinze jours je partirai pour répondre à une +invitation de campagne, mais j'espère bien recevoir d'ici-là deux +lettres de vous. Ridge <i>n'écoule</i> pas rapidement dans Nottes.--Je le +crois facilement; mais dans la capitale la chose se passe d'une manière +bien plus flatteuse, et sans doute on peut se passer de l'assentiment +des littérateurs de province, quand on a d'ailleurs obtenu l'éloge des +revues, l'admiration des duchesses et la reconnaissance intéressée des +libraires de la capitale. J'ai actuellement sous les yeux une revue +intitulée: <i>Récréations littéraires</i>; mes poésies y sont vantées bien +au-delà de leur mérite. Je ne connais pas mon juge, mais je lui trouve +beaucoup de discernement, et à moi un talent <i>d'enfer</i>. Sa critique me +plaît surtout en ce qu'elle est fort longue, et en ce qu'elle a +justement la dose de sévérité nécessaire pour donner à ses éloges un +agréable relief. Je hais, vous le savez, les complimens communs et +insipides. Si vous voulez voir cet article, cherchez le troisième numéro +des <i>Récréations littéraires</i> du mois dernier.</p> + +<p>«Je n'ai pas, je vous le répète, la plus légère idée de celui qui l'a +fait: il est imprimé dans un recueil périodique; et bien qu'on ait +inséré dans le même ouvrage un morceau de ma composition (l'<i>Examen de +Wordsworth</i><a id="footnotetag79" name="footnotetag79"></a> +<a href="#footnote79"><sup class="sml">79</sup></a>), je ne connais aucun de ceux qui s'intéressent à cette +publication, pas même l'éditeur, dont le nom n'est pas parvenu jusqu'à +moi. Mon cousin, lord Alexandre Gordon, m'a dit que la <i>Grâce</i> de +Gordon, sa mère, l'avait engagé à présenter ma <i>poétique</i> seigneurie à +son <i>altesse</i>, attendu qu'elle avait acheté mon livre, qu'elle l'avait +prodigieusement admiré, comme le reste de la haute société, et qu'elle +voulait faire connaissance avec l'auteur. Malheureusement j'avais une +invitation pour quelques jours dans les environs, et la duchesse était à +la veille de partir pour l'Écosse; j'ai donc remis à l'hiver prochain ma +présentation, et alors je pourrai donner à la dame, dont il ne +m'appartient pas de contester l'excellent goût, une idée de ma sublime +et très-édifiante conversation. En ce moment elle est dans les <i>hautes +terres</i>, et Alexandre lui-même est parti depuis quelques jours pour ce +séjour béni des vents <i>noirs</i> et <i>tumultueux</i>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote79" +name="footnote79"><b>Note 79: </b></a><a href="#footnotetag79"> +(retour) </a> On ne doit remarquer ce coup d'essai de Lord Byron + dans les <i>revues</i> (plus tard, comme on le verra, il reparut + une ou deux fois dans la même lice, d'ailleurs si peu + poétique), qu'en rappelant l'aisance avec laquelle il sut se + plier au ton et à la phraséologie de ces tribunaux infimes de + la littérature; par exemple: «Les volumes que nous avons sous + les yeux sont de l'auteur des <i>Ballades lyriques</i>, collection + à laquelle on a prodigué, et non pas sans raison, de grands + éloges. Le caractère du talent de M. Wordsworth est la + simplicité unie à l'abondance: les vers pèchent quelquefois + du côté de l'harmonie, mais ils ont de la force; ils + s'adressent d'une manière irrésistible à l'imagination et à + tous nos sentimens naturels. Peut-être ces derniers ouvrages + n'égalent-ils pas les premières publications du même auteur; + mais on retrouve encore une véritable élégance dans une foule + de pièces, etc.» Si dans ce tems-là M. Wordsworth jeta les + yeux sur cet article, il ne prévit pas sans doute que + l'auteur d'une pareille prose rivaliserait, à quelque tems de + là, avec <i>lui-même</i> dans la lice poétique.</blockquote> + +<p>«Crosby, mon éditeur de Londres, a placé sa seconde <i>commande</i>. Il en a +redemandé, du moins si je l'en crois, une troisième à Ridge. Sur tous +les étalages de librairie, je vois mon <i>propre nom</i>; je ne dis rien, +mais je jouis en secret de ma célébrité. Le dernier critique qui se soit +occupé de moi, m'a engagé avec bienveillance à renoncer à mon projet de +ne plus rien écrire; et, en <i>sa qualité d'ami des lettres</i>, il m'a +conjuré de <i>gratifier bientôt</i> le public de quelque nouvel ouvrage. Qui +diable ne voudrait être poète, c'est-à-dire, si tous les critiques +avaient la même politesse? Au reste, je paierai peut-être cher ces +aimables faveurs préliminaires; mais, dans ce cas-là, j'aurai mon tour; +et, tant bien que mal, je n'en ai pas moins écrit, dans mes instans de +loisir et après deux heures du matin, trois cent quatre-vingts vers +blancs sur la bataille de Bosworth. J'avais heureusement pu consulter le +livre de Hutton. Je ferai huit ou dix chants sur ce sujet, et je l'aurai +terminé à la fin de l'année; mais les circonstances décideront si je +ferai imprimer ou non ce poème. Voilà bien assez d'<i>égoïsme</i>: mes +lauriers m'ont tourné la cervelle; mais sans doute la caustique +assiduité des critiques à venir, me ramènera à des sentimens plus +modestes.</p> + +<p>«Southwell est une place maudite; j'en ai fini avec elle, du moins +suivant toutes les probabilités: à l'exception de vous, je ne porte pas +la moindre estime à une seule ame de son enceinte; vous étiez la seule +compagnie raisonnable, et franchement j'ai toujours eu pour vous plus de +considération que pour les grues dont je partageais souvent les +ridicules, par bonté d'ame. Vous vous êtes donné pour moi et pour mes +manuscrits plus de peine que ne l'eussent fait tous ces mannequins +réunis. Croyez-moi, je n'ai pas, dans le cercle de péchés où je vis en +ce moment, oublié votre excellent naturel, et un jour j'espère bien vous +prouver toute la reconnaissance que j'en conserve. Adieu. Tout à vous, +etc.</p> + +<p>«<i>P. S.</i> Rappelez-moi au docteur P...»</p> +<br><br> +<h3>LETTRE XVII.</h3> + +<h4>À LA MÊME.</h4> + +<p class="rig">Londres, 11 août 1807.</p><br><br> + +<p>«Je pars lundi <i>pour les hautes terres</i><a id="footnotetag80" name="footnotetag80"></a> +<a href="#footnote80"><sup class="sml">80</sup></a>; un de mes amis +m'accompagnera dans ma voiture jusqu'à Édimbourg; c'est là que nous +quitterons notre équipage pour prendre un <i>tamdem</i> (sorte de cabriolet), +qui nous conduira au milieu des défilés de l'ouest jusqu'à Inverary. +Nous achèterons alors des échasses afin de pénétrer dans les endroits +défendus aux moyens de transport ordinaires. Quand nous serons sur les +côtes, nous entrerons dans un vaisseau pour visiter les lieux les plus +remarquables des îles Hebrides, et si le tems nous le permet, nous irons +jusqu'en Islande à trois cents milles seulement de l'extrémité +septentrionale de l'Écosse afin de saluer l'<i>Hécla</i>. Ne divulguez pas ce +dernier projet, ma tendre <i>maman</i> imaginerait que nous voyageons pour +découvrir de nouvelles terres, et ferait entendre comme d'habitude un +maternel cri d'alarme.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote80" +name="footnote80"><b>Note 80: </b></a><a href="#footnotetag80"> +(retour) </a> Ce plan, qu'il n'exécuta jamais, avait été résolu + avant son départ de Southwell; voici comme il en est parlé + dans une lettre de miss Pigot à son frère: «Comment + pouvez-vous demander si Lord Byron ira cet été dans les + <i>hautes terres</i> (ou <i>Highlands</i>) d'Écosse? Ignorez-vous donc + qu'il n'a pas la même idée dix minutes de suite? Je lui dis + qu'il est aussi inconstant que les vents et aussi mobile que + les vagues.»</blockquote> + +<p>«J'ai nagé dans la Tamise la semaine dernière entre les deux ponts de +Westminster et de Blackfriars, ce qui fait, en y comprenant les +différent détours obligés, une distance de trois milles. Vous voyez que +je suis préparé complètement à un naufrage sur mer.</p> + +<p>«J'ai l'intention de réunir toutes les traditions Erses, les poèmes, +etc., etc., de les traduire ou du moins d'étendre assez le sujet pour +faire un volume qui paraîtra au printems prochain sous le titre de <i>la +Harpe montagnarde</i> ou quelque autre titre aussi pittoresque. J'ai +terminé le premier livre de la bataille de Bosworth; un second est +commencé, ce sera l'affaire de trois ou quatre ans, et sans doute il ne +sera jamais fini. Que penseriez-vous de quelques stances sur le mont +Hecla? Du moins elles seraient écrites sous le <i>feu</i>. Comment va +l'immortel Bran? et ce phénix des bêtes canines, le superbe Boatswain? +Je viens d'acheter un boul-dogue de race, digne d'être le coadjuteur des +précédentes divinités; son nom est Smut. <i>Oh! zéphirs, portez-le sur vos +ailes embaumées</i>. Écrivez-moi avant mon départ, je vous en conjure par +la cinquième côte de votre grand-père. Ridge est content de la vente, et +cela me console du peu de succès du livre en province. La vogue a été +complète à Londres: il y a peu de jours que Carpantier, l'éditeur de +Moore, m'a dit qu'on avait vendu tout ce qu'on avait envoyé, et qu'on ne +pouvait satisfaire aux dernières demandes parce qu'on n'en avait plus. +Le duc d'York, la marquise de Headfort, la duchesse de Gordon, etc., se +sont trouvés au nombre des acheteurs, et l'opinion de Crosby est que la +circulation sera plus rapide encore dans l'hiver. L'été est une saison +nulle pour le commerce, tant il y a peu de monde à Londres, et cependant +ils sont extrêmement contens. Je passerai tout près de vous dans le +cours de mon voyage, mais je ne pourrai aller vous voir. Ne le dites pas +à Mrs. Byron, elle croit que je prends une autre route. Si donc vous +avez une lettre, mettez-la à la boutique de Ridge, où je m'arrêterai, ou +bien adressez-la, poste restante, à Newark, vers six ou huit heures du +soir. Si votre frère veut bien se trouver là, je serai diablement ravi +de le voir; il pourra repartir le soir même, ou bien souper avec nous, +et retourner le lendemain matin. Je loge aux Armes de Kingston.</p> + +<p>«Adieu. Tout à vous.»<br><span class="rig"> +BYRON.</span></p><br><br> + +<h3>LETTRE XVIII.</h3> + +<h4>À LA MÊME.</h4> + +<p class="rig">Collége de la Trinité, Cambridge, 25 octobre 1807.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Ma chère Élisabeth</span>,</p> + +<p>«Fatigué d'être resté au jeu ces deux derniers jours jusqu'à quatre +heures du matin<a id="footnotetag81" name="footnotetag81"></a> +<a href="#footnote81"><sup class="sml">81</sup></a>, je prends la plume pour m'informer de la santé de +votre altesse et de toutes les autres connaissances féminines que j'ai +laissées dans votre métropole archiépiscopale. Je mérite, je le sais, de +grands reproches pour ma négligence; mais ne faisant que courir à cheval +de long en large dans la province depuis trois mois, comment aurais-je +pu remplir les devoirs d'une exacte correspondance? Enfin me voilà +retenu pour six semaines, et je vous écris aussi <i>maigre</i> que jamais, +n'ayant pas depuis ma diminution regagné une once, et n'en étant que de +meilleure humeur; mais, quoi qu'il en soit, Southwell était un séjour +détestable. J'en suis dehors, grâce à Saint-Dominique. Depuis ce tems, +je m'en suis deux fois rapproché de huit milles, mais sans pouvoir me +décider à venir étouffer dans sa lourde atmosphère. Cambridge est de son +côté assez maudite; c'est un vil chaos de bruit et d'ivrognerie; le jeu, +le bourgogne, la chasse, les mathématiques et Newmarket, les orgies et +les courses de chevaux, voilà tout ce qu'on y fait et tout ce qu'on y +trouve; mais comparé à l'éternelle insipidité de Southwell, c'est un +vrai paradis. Est-il rien de plus misérable que de ne faire qu'accroître +tous les jours le nombre de ses amours, de ses ennemis et de ses vers?</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote81" +name="footnote81"><b>Note 81: </b></a><a href="#footnotetag81"> +(retour) </a> On trouvera ici, comme dans plusieurs autres + lettres de sa jeunesse, cette espèce d'ostentation + d'inconduite, travers assez commun à cet âge, alors + qu'aspirant à la virilité, nous nous imaginons qu'il peut y + avoir de la force à se précipiter dans le désordre. + Malheureusement cette ambition puérile de paraître plus + mauvais qu'il n'était, demeura invétérée dans l'esprit de + Lord Byron long-tems après qu'elle s'est évanouie chez les + autres; son esprit ne faisait même que s'en débarrasser + lorsqu'il termina ses jours.</blockquote> + +<p>Au mois de janvier prochain (mais cela est seulement entre nous, n'en +dites rien, je vous prie, car mon persécuteur maternel jetterait bien +vite sur mes projets sa tomahawk); je me mettrai en mer pour quatre ou +cinq mois avec mon cousin le capitaine Bettesworth, qui commande <i>la +Tartare</i>, la plus belle frégate de la marine. J'ai déjà vu bien des +scènes, je veux étudier celles de la mer. Tout porte à croire que nous +irons dans la Méditerranée ou aux Indes occidentales, ou bien enfin... +au diable, et s'il y a quelque possibilité de me faire présenter à ce +dernier, Bettesworth le fera; c'est un brave compagnon qui n'a encore +reçu que vingt-quatre blessures en différens lieux, et qui possède une +lettre du dernier lord Nelson, avouant que Bettesworth est le seul +officier de marine qui ait reçu plus de blessures que lui-même.</p> + +<p>«J'ai maintenant un nouvel et le plus bel ami du monde, c'est un ours +apprivoisé; quand je le montrai pour la première fois, on me demanda ce +que je prétendais en faire, et moi de répondre que c'était un nouveau +candidat au grade. Sherard vous expliquera ce mot, si vous avez de la +peine à le comprendre. Ma réponse ne fit pas fortune. Nous avons ici une +foule de réunions; ce soir, par exemple, je soupe avec un assortiment +complet d'écuyers, joueurs, boxeurs, auteurs, ecclésiastiques et poètes. +C'est, comme vous le voyez, un précieux mélange; mais ils s'accordent +bien ensemble, et pour moi je suis un composé de chacun d'eux, à +l'exception des écuyers. Hier, j'ai encore été démonté de cheval.</p> + +<p>«Remerciez, en mon nom, votre frère pour son traité. J'ai écrit deux +cent quatorze pages d'un roman, un poème de trois cent quatre-vingts +vers, que l'on publiera dans quelques semaines sans mon nom, et avec des +notes; cinq cent soixante vers de la bataille de Bosworth et deux cent +cinquante d'un autre poème, sans compter une demi-douzaine de pièces +fugitives. Le poème que l'on va publier est une satire<a id="footnotetag82" name="footnotetag82"></a> +<a href="#footnote82"><sup class="sml">82</sup></a>. À propos, +j'ai été porté dans les cieux par la Revue critique<a id="footnotetag83" name="footnotetag83"></a> +<a href="#footnote83"><sup class="sml">83</sup></a> et vivement +insulté dans une autre publication<a id="footnotetag84" name="footnotetag84"></a> +<a href="#footnote84"><sup class="sml">84</sup></a>. Le tout, me dit-on, est pour le +mieux pour la vente du livre; cela occupe l'attention, et empêche mon +livre d'être oublié; d'ailleurs, dans tous les tems, n'a-t-on pas +censuré les plus grands hommes? pourquoi les derniers seraient-ils plus +heureux? Je supporte donc mon sort en philosophe: il est bizarre que +deux critiques opposées aient paru le même jour; et que sur cinq pages +d'injures, mon censeur, à l'appui de son opinion, ne cite que <i>deux +vers</i> de différens poèmes. Maintenant la vraie manière de <i>tuer un +homme</i>, est de citer de longs passages et de les faire paraître +absurdes, car une simple allégation n'est pas une preuve. D'un autre +côté, il y a sept pages d'éloges, et c'est plus que ma <i>modestie</i> ne +peut en supporter à ce sujet.</p> + +<p><i>P. S.</i> Écrivez, écrivez, écrivez!!!</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote82" +name="footnote82"><b>Note 82: </b></a><a href="#footnotetag82"> +(retour) </a> Ce poème, qu'il augmenta depuis, était <i>les Bardes + anglais et les Reviseurs écossais</i>. Il semblerait d'après + cela que l'idée de cette satire lui soit venue quelque tems + avant la publication de l'article de la <i>Revue d'Édimbourg</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote83" +name="footnote83"><b>Note 83: </b></a><a href="#footnotetag83"> +(retour) </a> En septembre 1807. Cette <i>Revue</i>, en prononçant sur + la carrière future du jeune auteur, se montra meilleur + prophète que le grand oracle du nord. L'écrivain, en citant + l'élégie sur l'abbaye de Newsteadt, disait: «Nous ne pouvons + que saluer avec une sorte d'enthousiasme prophétique + l'espérance renfermée dans la stance suivante: + +<p> «Heureusement ton soleil peut encore échauffer ton front de + ses rayons les plus brûlans, etc., etc.»</p></blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote84" +name="footnote84"><b>Note 84: </b></a><a href="#footnotetag84"> +(retour) </a> Dans le premier numéro d'un ouvrage mensuel, appelé + <i>le Satirique</i>, dans lequel furent insérées, par la suite, + quelques invectives contre sa personne.</blockquote> + +<p>Ce fut au commencement de l'année suivante que Lord Byron forma une +liaison avec M. Dallas, allié de sa famille par les femmes. Ce M. Dallas +est l'auteur de quelques romans qui jouirent d'une certaine réputation +lorsqu'ils parurent, et aussi d'une sorte de <i>Mémoires</i> du noble poète, +publiés immédiatement après sa mort. Comme ils sont principalement +fondés sur sa correspondance originale, ce sont aussi les plus +authentiques et les plus dignes de foi qui aient encore été publiés. +Dans les lettres que Lord Byron adresse à ce <i>gentleman</i>, parmi un grand +nombre de détails curieux, sous le point de vue littéraire, nous en +trouvons de bien plus importans sous celui qui nous occupe en ce moment; +je veux dire quelques détails propres à faire connaître les opinions que +Lord Byron professait alors sur la morale et la religion, opinions qui +eurent une si grande influence sur sa réputation et sa conduite.</p> + +<p>Ce n'est que bien rarement que l'irréligion et le scepticisme trouvent +accès dans un jeune cœur. Cette disposition naturelle à se confier en +l'avenir, qui fait le charme de cette période de la vie, la rend +naturellement la saison de la foi et de l'espérance. Alors sont encore +fraîches dans l'esprit ces impressions d'une première éducation +religieuse, qui, dans les esprits même les plus prompts à mettre en +question la foi de leurs pères, ne cèdent que lentement aux +envahissemens du doute, et, en même tems, étendent le bienfait de leur +répression morale sur cette partie de la vie où l'on reconnaît qu'elle +est le plus nécessaire. Si, comme les incrédules le reconnaissent +eux-mêmes, l'absence du frein religieux dégage l'homme d'une +responsabilité qui lui serait utile dans tous les tems; il en est +surtout ainsi dans la jeunesse, l'âge des tentations, l'âge où les +passions sont déjà assez portées par elles-mêmes à se donner toute +latitude sans que l'irréligion vienne encore ajouter à leur licence. Il +est donc heureux que, par suite des raisons que nous venons d'indiquer, +le scepticisme et l'incrédulité ne pénètrent généralement dans les ames +qu'à une époque de la vie où le caractère, déjà formé, est moins +susceptible d'être détérioré par leur influence funeste. Quand +l'incrédulité est le résultat erroné de la pensée et du raisonnement, +elle aura quelque chose de la froideur des sources qui l'ont fait +naître; elle ne sera qu'un sujet de spéculation; elle n'aura que peu de +pouvoir à porter l'homme vers le mal, comme, à la même époque de la vie, +la foi la plus orthodoxe n'en a trop souvent que peu pour le conduire +vers le bien.</p> + +<p>Tandis que, de cette manière, les mœurs de l'incrédule lui-même sont +préservées des conséquences funestes que de telles doctrines eussent pu +entraîner à un âge plus tendre; par une raison analogue, le danger de la +communication de ces mêmes idées à d'autres, se trouve singulièrement +diminué. Cette même vanité, cette même audace qui ont dicté les opinions +du jeune sceptique, le conduiront aussi probablement à les révéler, à +les proclamer tout haut, sans s'occuper de l'effet que son exemple peut +avoir sur ceux qui l'entourent, ou de l'odieux qu'une telle confession +ne saurait manquer de jeter irréparablement sur lui-même; mais, dans un +âge plus avancé, on examine ces conséquences avec plus de réflexion.</p> + +<p>L'incrédule, s'il a quelque considération pour le bonheur des autres, y +regardera à deux fois, avant de chasser de leur cœur une espérance dont +lui-même sent si vivement l'absence et le prix. S'il n'a d'égards que +pour lui-même, il hésitera naturellement encore à promulguer des +doctrines que, dans aucun siècle, les hommes n'ont impunément +professées. Dans l'un ou l'autre cas, il y a donc grande probabilité +qu'il gardera le silence; car, en supposant que la philanthropie ne +l'éloignât pas du projet de convertir les autres, la prudence du moins +pourra l'empêcher de faire de lui-même un martyr.</p> + +<p>Malheureusement Lord Byron fut encore en ceci une exception à la règle +générale. Chez lui le ver rongeur se montra au matin de la jeunesse, au +moment où ses ravages devaient être le plus funestes. Au malheur réel +d'être incrédule à quelque âge que ce soit, il ajouta le malheur plus +rare d'être incrédule avant d'avoir quitté les bancs de l'école. Et la +précocité qui mit, de si bonne heure, en jeu ses passions et son génie, +le fit aussi parvenir, avant l'âge, au plus affreux des résultats de la +raison humaine. À cette époque de la vie, où un caractère comme le sien +avait surtout besoin du frein des croyances religieuses, ce frein lui +manquait déjà presque entièrement.</p> + +<p>Nous avons vu dans les deux prières à la Divinité que j'ai extraites de +ses poésies non publiées, et mieux encore dans le résumé de ses études, +à quel âge son esprit ardent avait déjà secoué le joug de tous les +systèmes et de toutes les sectes. Toutefois, dans ces prières +elles-mêmes, il y a une ferveur d'adoration, au milieu de l'éloignement +des croyances reçues, qui peut montrer tout ce qu'il y avait +naturellement de piété dans son cœur (et il y en a beaucoup dans le cœur +des vrais poètes). S'il avait eu alors pour guides et pour appuis des +hommes capables de nourrir et d'entretenir ces heureuses dispositions, +il eût évité cette licence, ce dévergondage d'opinions, auxquels il se +livra dans la suite. Son scepticisme, s'il n'eût pas été entièrement +détruit, eût pu se changer en un doute modeste, qui, loin d'être opposé +à l'esprit religieux, le préserve de l'orgueil et lui inspire la charité +pour les erreurs des autres. S'il n'avait pas lui-même pris sur les +matières religieuses des idées claires et solides, il eût du moins +appris à ne pas obscurcir et ébranler celles de ses semblables. Mais il +eut le malheur de n'avoir point près de lui un sage mentor. Après avoir +quitté Southwell, il ne restait près de lui ni parent ni ami, vers qui +il pût lever les yeux avec respect. Il fut jeté seul dans le monde, avec +ses passions et son orgueil, pour s'abandonner à l'affreuse découverte +qu'il croyait avoir faite de la non-existence d'une vie à venir, et aux +droits dès-lors absolus que le présent a sur nous. Par une autre +fatalité, celui de ses camarades de collége pour lequel il professa de +son vivant le plus d'admiration et d'attachement, et dont il déplora la +perte avec la tendresse d'un frère, Matthews se trouva aussi sceptique +que lui-même, si ce n'est davantage encore. Les parens de ce jeune +homme, dont la carrière, si elle n'eût été sitôt arrêtée par la mort, +paraissait, d'après les promesses de sa jeunesse, devoir être si +brillante, conçurent l'idée de publier ses Mémoires, et s'adressèrent, +en conséquence, à Byron et à ses autres amis, pour en obtenir des +matériaux. La lettre suivante, à laquelle cette demande donna lieu, +outre qu'elle renferme plusieurs anecdotes amusantes sur son ami, nous +donne des détails si intéressans sur sa vie domestique à cette époque, +que nous n'hésitons pas à interrompre l'ordre chronologique pour +l'insérer ici.</p> +<br><br> +<h3>LETTRE XIX.</h3> + +<h4>À M. MURRAY.</h4> + +<p class="rig">Ravenne, 12 novembre 1820.</p><br><br> + +<p>«Ce que vous me dites de feu Charles Skinner Matthews, a réveillé tous +mes anciens souvenirs; mais il m'a été impossible d'approuver +l'intention qu'a son frère de donner une notice sur sa vie, quand bien +même les événemens qui la remplirent auraient eu assez d'importance pour +justifier la publication d'anecdotes d'un intérêt aussi restreint. +Néanmoins, c'était un homme bien extraordinaire, et qui aurait acquis +une grande illustration. Nul n'obtint jamais de plus brillans succès +dans tout ce qu'il voulut essayer. Il était trop indolent sans doute; +mais quand il lui arrivait de faire un effort, il dépassait aussitôt de +bien loin tous ses rivaux. Ses victoires se trouveront enregistrées à +Cambridge, particulièrement celle sur Downing, qui fut aisément +remportée, quoique vivement et chaudement contestée. Hobhouse était son +intime ami; il vous donnera plus de documens sur lui que personne. +William Bankes aussi le connaissait intimement; mais pour moi je me +rappelle moins ses grandes facultés académiques que ses bizarreries. +Nous nous sommes trouvés réunis à l'une des époques les moins riantes de +ma vie. Quand, en 1805, j'entrai au collége de la Trinité, âgé de +dix-sept ans et demi, j'étais malheureux et jusqu'à un certain point +insociable. Désolé de quitter Harrow, où j'avais fini par me plaire +pendant les deux années précédentes; désolé d'aller à Cambridge et non +pas à Oxford (parce qu'il ne se trouvait pas de place vacante à +Christ-Church); désolé de quelques contrariétés domestiques de différens +genres, j'étais en conséquence aussi indomptable qu'un loup dont on a +rompu la voie. Aussi, bien que je connusse Matthews, et que je le +rencontrasse souvent chez Bankes, mon aumônier, mon professeur et mon +patron, chez Rhodes, chez Milness, chez Price, chez Dick, chez +Macnamara, Farrell, Galley Knight, et autres connaissances du même tems, +cependant je n'étais intime ni avec lui ni avec qui que ce fût, excepté +mon ancien camarade d'école Edward Long, avec qui je passais les +journées à monter à cheval et à nager, et Williams Bankes, qui avait +assez de douceur dans le caractère pour tolérer mes férocités.</p> + +<p>Ce fut en 1807 seulement, quand, pour prendre mes <i>degrés</i> je fus +retourné à Cambridge, que j'avais auparavant quitté pendant plus d'un +an, que je devins l'un des amis intimes de Matthews. Ce fut par +l'entremise de M. ***, qui, après m'avoir détesté pendant deux ans, +comme il le dit lui-même, parce que je portais un chapeau blanc, une +redingote grise, et que je montais un cheval gris, m'avait pris en +affection parce que je faisais des vers. J'avais déjà vécu assez +long-tems avec eux, et je m'étais assez souvent enivré dans leur +compagnie; mais tout-à-coup nous devînmes réellement amis un beau matin; +Matthews cependant ne résidait pas à cette époque au collége; je le +rencontrais principalement, et de tems en tems, à des époques +incertaines, à Cambridge. H... pendant ce tems-là, faisait de grandes +choses, et fondait le club des whigs de Cambridge, qu'il paraît avoir +oublié, et la <i>société amicale</i>, qui fut dissoute en conséquence des +querelles perpétuelles des membres qui la composaient. Il se rendait +très-populaire parmi nous autres jeunes gens et très-formidable à tous +les maîtres particuliers, à tous les professeurs et principaux de +colléges. Williams B... était parti; car tant qu'il avait été là, c'est +lui qui dirigeait toute l'université et qui était le protecteur-né de +tous les mauvais tours.</p> + +<p>«À force de nous rencontrer à Londres et ailleurs, Matthews et moi +devînmes grands amis; il n'était pas très-doux de caractère, ni moi non +plus; mais avec un peu de tact, il était encore maniable. Je le +regardais comme un homme si supérieur, que je ne demandais pas mieux que +de sacrifier quelque chose à ses humeurs, qui souvent m'amusaient tout +en me mettant en colère. On n'a jamais su ce que sont devenus ses +papiers à l'époque de sa mort, et certainement il en avait beaucoup. Je +le dis ici par forme de parenthèse, de peur de l'oublier; il écrivait +remarquablement bien en latin et en anglais.</p> + +<p>«Nous nous rendîmes ensemble à Newsteadt, où j'avais une fameuse cave, +et où je m'étais procuré de chez un costumier des habillemens de +<i>moines</i>. Nous étions sept ou huit de notre compagnie, sans compter un +ou deux voisins qui nous faisaient visite dans l'occasion. Nous restions +fort tard dans la nuit, habillés de nos robes de frères, buvant du +bourgogne, du bordeaux, du champagne, et que sais-je encore, dans une +coupe faite d'un crâne humain, et quelques autres verres de toute +espèce; faisant mille bouffonneries dans toute la maison, sans quitter +un instant notre attirail monacal. Matthews m'avait baptisé du nom +d'Abbé, et quand il était de bonne humeur, il ne m'en donna pas d'autre +jusqu'au moment de sa mort. L'harmonie de nos touchantes réunions fut au +bout de quelques jours tant soit peu interrompue, par la menace que fit +Matthews de jeter <i>l'intrépide</i> V... (nous l'avions appelé ainsi parce +qu'il avait gagné deux courses, l'une à pied, d'Ipswich à Londres, +l'autre à cheval, de Brighthelmstone à Londres), de jeter, dis-je, +l'intrépide V... par la fenêtre, à la suite d'une soirée de +plaisanterie, qui se termina par cette <i>épigramme</i>. V... vint à moi, et +me dit que le respect et la considération qu'il me devait, comme maître +de la maison, ne lui permettaient pas d'appeler en duel aucun de mes +hôtes, mais que le lendemain matin il se retirerait. Ce fut en vain que +je lui représentai que la fenêtre n'était pas très-élevée et que le +gazon au-dessous était d'une douceur toute particulière: il s'en alla.</p> + +<p>«Matthews et moi, nous avions fait le voyage de Cambridge à Londres, +parlant, pendant toute la route, sur le même sujet. Quand nous fûmes +arrivés à Longhborough, je ne sais quel hasard nous en fit écarter un +moment; Matthews s'en indigna; non, dit-il, ne quittons pas notre +conversation, finissons comme nous avons commencé; continuons jusqu'au +bout du voyage, et il se mit en effet à continuer, trouvant le moyen +d'être toujours amusant jusqu'au bout. Il avait auparavant, durant mon +absence de Cambridge, occupé mes appartemens dans le collége de la +Trinité. En l'y installant, mon répétiteur Jones lui avait dit, avec son +ton ridicule ordinaire: «M. Matthews, je vous recommande sérieusement de +prendre garde d'endommager aucun des meubles, car Lord Byron, monsieur, +est un jeune homme de passions tumultueuses.» Matthews fut ravi de cette +allocution; et, qui que ce fût qui vînt le visiter, il ne manquait pas +de leur recommander de ne toucher la porte elle-même qu'avec une grande +précaution, et alors il leur répétait l'exhortation de Jones dans les +mêmes termes et absolument du même ton; il y avait une grande glace dans +une chambre, ce qui lui suggéra cette remarque, qu'il avait cru d'abord +que ses amis devenaient singulièrement assidus à venir <i>le voir</i>; mais +qu'il avait bientôt découvert qu'ils ne venaient que pour se voir +eux-mêmes. La phrase de Jones de <i>passions tumultueuses</i> et l'ensemble +de la scène l'avaient mis de si bonne humeur, que je crois en vérité que +c'est à cette circonstance que j'ai dû une partie de ses bonnes grâces.</p> + +<p>«Quand nous étions à Newstead, il arriva qu'un jour, avant dîner, +quelqu'un lui salit, par mégarde, un de ses bas de soie blancs, et +naturellement voulut lui en faire des excuses. Monsieur, répondit +Matthews, il peut vous paraître fort agréable, à vous qui avez une +grande quantité de bas de soie, de salir ceux d'autrui; mais pour moi +qui n'ai que cette seule et unique paire, que j'ai mise pour faire +honneur à l'Abbé ici présent, rien ne peut excuser le tort que me fait +votre manque d'attention, sans parler des frais de blanchissage. Il +avait presqu'en toute occasion le même ton de plaisanterie sardonique. +Une espèce de sauvage Irlandais, nommé F**, commençant à dire quelque +chose à un grand souper, à Cambridge, Matthews se mit à crier d'une voix +de tonnerre: Silence! et alors montrant F** du doigt, il ajouta ces +paroles d'oracle: <i>L'ourson est doué de raison</i>. On peut aisément +supposer qu'en entendant ce compliment, le pauvre <i>ourson</i> perdit le peu +de raison qui pouvait lui être échu en partage. Quand H... publia son +premier volume de poésies, intitulé <i>Mélanges</i>, tout ce qu'il put en +tirer, c'est que la préface était absolument dans la manière de Walsh. +H... crut d'abord que c'était un compliment, mais nous ne sûmes jamais à +quoi nous en tenir là-dessus, car tout ce que l'on connaît de Walsh, +c'est son ode au roi Williams, et l'épithète que lui donne Pope, le +savant Walsh. Quand notre troupe quitta Newstead pour Londres, H... et +Matthews qui étaient à cette époque les meilleurs amis du monde, +convinrent de faire ensemble la route à pied. Ils se querellèrent à +moitié route, et achevèrent ainsi leur voyage, passant et repassant l'un +devant l'autre sans se dire un seul mot. Quand Matthews arriva à +Highgate, il avait dépensé tout son argent, excepté trois pences et demi +(7 sous) qu'il résolut d'employer aussi à une pinte de bière; il la +buvait à la porte d'une taverne, quand H... passa devant lui pour la +dernière fois, toujours sans lui parler. Ils se réconcilièrent depuis à +Londres.</p> + +<p>«L'escrime était une des passions de Matthews, il était aussi très-fort +au pugilat, mais il avait généralement le dessous dans les combats +sérieux et au poing nu; quant à la natation, il nageait bien, mais avec +efforts et travail, et se tenant le corps trop hors de l'eau; en sorte +que Scrope, Davies et moi-même, qui étions en quelque sorte ses rivaux, +nous lui disions souvent qu'il se noierait s'il rencontrait jamais +quelque endroit difficile. Il se noya en effet; mais, à coup sûr, Scrope +et moi eussions bien désiré que le doyen eût vécu, et que notre +prédiction se fût trouvée mensongère.</p> + +<p>«Sa tête était extraordinairement belle, et ressemblait beaucoup à celle +de Pope dans sa jeunesse.</p> + +<p>«Son frère Henry, si Henry est bien le nom de celui de <i>King's college</i>, +rappelle fortement sa voix, ses traits et sa manière de rire. Sa passion +pour boxer était si grande, qu'il voulait absolument que je le misse aux +prises avec Dogherty, pour lequel j'avais parié contre Tom Belcher, et +je les vis s'essayer ensemble dans ma chambre avec les gants. Comme il +paraissait y tenir opiniâtrement, j'aurais parié, pour lui plaire, en +faveur de Dogherty; mais le combat n'eut pas lieu. Bien entendu que +c'eût été un combat particulier dans une chambre particulière.</p> + +<p>«Un certain jour que le tems ne lui permettait pas de retourner +s'habiller chez lui, un ami, M. Basley, je crois, l'équipa d'une chemise +et d'une cravate extrêmement à la mode, mais tant soit peu exagérée. Il +se rendit à l'opéra, et prit place dans <i>Top's Alley</i>. Pendant +l'entr'acte, entre l'opéra et les ballets, une de ses connaissances vint +s'asseoir près de lui, et le salua. «Faites le tour, dit Matthews, +faites le tour. Pourquoi ferais-je le tour? dit l'autre, vous n'avez +qu'à tourner la tête, je suis tout près de vous. C'est précisément ce +que je ne peux pas faire, répondit Matthews; ne voyez-vous pas l'état +dans lequel je suis?» montrant du doigt son col de chemise savamment +empesé, et son inflexible cravate. Et il se tint là pendant tout le +spectacle, sa tête conservant toujours la même position perpendiculaire.</p> + +<p>«Un soir après avoir dîné ensemble, comme nous allions à l'opéra, je me +trouvai avoir un billet disponible, comme souscripteur à une loge, et +j'en fis présent à Matthews. «Voilà, dit-il quelque tems après à +Hobhouse, un procédé <i>courtois</i> de la part de l'Abbé: un autre ne se +serait jamais avisé de penser que je pouvais faire meilleur emploi d'une +demi-guinée que de la jeter à un portier de spectacle; mais lui, +non-seulement il m'invite à dîner, mais il me donne encore un billet +d'opéra.» Ce n'était qu'une de ses singularités, car nul n'était plus +libéral, plus grand que lui dans toutes ses manières. Il nous donna, à +Hobhouse et moi, avant notre départ pour Constantinople, un festin +magnifique, auquel nous fîmes amplement honneur. Une de ses idées était +d'aller dîner dans toutes sortes de lieux étranges. Quelqu'un le +découvrit un jour dans je ne sais quelle obscure taverne du Strand; et +que croyez-vous qui l'y attirait? c'est qu'il payait, je crois, un +shilling pour dîner le <i>chapeau sur la tête</i>. Il appelait cela sa +<i>maison à chapeau</i>, et de vanter les avantages qu'il avait à prendre ses +repas la tête couverte.</p> + +<p>«Quand sir Henri Smith fut chassé de Cambridge, à la suite d'une rixe +avec un marchand nommé <i>Hiron</i>, Matthews s'en consola en allant chaque +soir crier sous la fenêtre de celui-ci: «Hélas! à quel péril s'expose +l'homme qui se joue avec <i>hat Hiron</i><a id="footnotetag85" name="footnotetag85"></a> +<a href="#footnote85"><sup class="sml">85</sup></a>!» Il était aussi de cette bande +de libertins irréligieux qui se faisaient un plaisir d'aller troubler le +sommeil de Lort Mansel (dernièrement évêque de Bristol), qui alors +habitait le collége de la Trinité. Quand celui-ci paraissait à sa +fenêtre, écumant de colère et s'écriant: «Je vous connais, messieurs, je +vous connais,» ils avaient coutume de lui répondre: «Nous t'en +conjurons, oh <i>Lort</i>! écoute-nous, bon Lort, délivre-nous<a id="footnotetag86" name="footnotetag86"></a> +<a href="#footnote86"><sup class="sml">86</sup></a>!» (Lort +était son nom de baptême.) Comme il était très-libre dans ses manières +d'envisager toutes sortes de sujets, quoiqu'il ne fût ni dissolu ni +déréglé dans sa conduite, et que je n'avais pas moins d'indépendance +dans les idées, notre conversation et notre correspondance alarmaient +quelquefois vivement Hobhouse...»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote85" +name="footnote85"><b>Note 85: </b></a><a href="#footnotetag85"> +(retour) </a> Il est impossible de traduire en français le jeu de + mots qui se trouve ici dans le texte: <i>hat Hiron</i> signifiant + le <i>bouillant Hiron</i>, et <i>hat iron</i> signifiant <i>un fer + chaud</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote86" +name="footnote86"><b>Note 86: </b></a><a href="#footnotetag86"> +(retour) </a> Ces paroles sont extraites textuellement de la + liturgie anglicane, et présentent encore un jeu de mots: + <i>Lord, délivrez-nous; libera nos, Domine.</i></blockquote> + +<p>Comme déjà avant sa liaison avec M. Matthews, Lord Byron avait commencé +à s'enfoncer dans l'abîme du scepticisme, il serait injuste d'attribuer +au premier dans les opinions de son ami plus de part qu'il n'a dû en +résulter de l'influence naturelle de l'exemple et de la sympathie; +influence qui, éprouvée également des deux côtés, rendait en grande +partie réciproque la contagion de leurs doctrines. Outre cette +communauté de sentimens sur de tels sujets, ils étaient tous deux +tourmentés par le goût dangereux de la satire. Les hommes les plus pieux +même ne peuvent pas toujours résister à cette disposition d'esprit qui +nous entraîne presque malgré nous à déverser du ridicule sur tout ce +qu'il y a de plus saint et de plus grave. Il n'est donc pas étonnant que +dans une telle société, les opinions du noble poète aient pris avec plus +de rapidité une direction vers laquelle elles tendaient naturellement; +et quoique l'on ne puisse pas dire qu'il ait eu alors des doctrines bien +arrêtées, puisque ni à cette époque ni à aucune autre de sa vie il ne se +montra incrédule décidé, il apprit sans doute à sentir moins fortement +l'horreur du scepticisme, et à y mêler de la légèreté et de +l'amour-propre. Dès le commencement de sa correspondance avec M. Dallas, +nous le voyons proclamer ses sentimens sur tous les sujets de cette +nature, avec une légèreté et un aplomb bien différens du ton avec lequel +il présentait autrefois ses doutes. Cela même forme un contraste +frappant avec cette tristesse fiévreuse d'un cœur désolé de perdre ses +illusions, qui respire dans chaque vers des prières qu'il avait tracées +moins d'un an auparavant.</p> + +<p>Il ne faut pas cependant oublier ici sa propension à exagérer tout ce +qu'il pouvait y avoir de mauvais en lui. Dans sa première lettre à M. +Dallas, nous voyons un exemple de cette étrange ambition, complètement +opposée à l'hypocrisie, qui le porta à rechercher plutôt qu'à éviter la +réputation de libertin, et à présenter sans cesse sous le jour le plus +défavorable son caractère et sa conduite. Son nouveau correspondant lui +faisant compliment sur les sentimens de morale et de charité qui +respiraient dans l'un de ses poèmes, avait ajouté que cela lui avait +rappelé les ouvrages d'un autre noble auteur, qui était non-seulement +grand poète, grand orateur et grand historien, mais encore l'un des plus +profonds raisonneurs qui aient établi la vérité de cette religion, dont +le pardon des offenses est l'un des premiers principes; (le grand et le +bon lord Littleton, dont la réputation ne périra jamais.) Son fils, +ajoutait M. Dallas, auquel il avait transmis son génie, mais non ses +vertus, a brillé un moment pour disparaître bientôt comme un météore +passager, et avec lui son titre s'est éteint. C'est à cette lettre que +Lord Byron fit la réponse suivante:</p> +<br><br> +<h3>LETTRE XX.</h3> + +<h4>À M. DALLAS.</h4> + +<p class="rig">Hôtel Dorant, Albemarle-street, 20 janvier 1808.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Monsieur</span>,</p> + +<p>«Votre lettre ne m'est parvenue que ce matin, probablement parce qu'elle +m'était adressée à Nottingham, où je n'ai pas résidé depuis le mois de +juin dernier; comme elle est datée du 6 courant, je vous prie d'excuser +le retard de ma réponse.</p> + +<p>«Si, comme vous dites, le petit volume dont vous parlez a fait quelque +plaisir à l'auteur de <i>Perceval</i> et d'<i>Aubrey</i>, je suis plus que +récompensé par cet éloge. Quoique nos censeurs périodiques se soient +montrés d'une indulgence peu commune, je confesse que l'approbation d'un +homme d'un génie aussi reconnu est encore bien plus flatteuse pour moi; +mais je perdrais, je le crains, tous droits au titre d'homme candide, si +je ne refusais pas des éloges que je ne mérite point. Je suis fâché +d'ajouter que ce serait ici le cas.</p> + +<p>«Mes ouvrages doivent parler pour eux-mêmes; ils doivent se soutenir ou +tomber suivant leur mérite ou leur démérite; et sous le rapport +littéraire je suis fier de l'opinion favorable que vous voulez bien m'en +exprimer. Mais j'ai malheureusement si peu de prétentions au titre +d'homme vertueux, que je ne puis accepter les complimens que vous me +faites à cet égard, bien que je m'estimasse heureux de les mériter. Un +passage de votre lettre m'a singulièrement frappé: vous y parlez des +deux lords Littleton comme chacun d'eux le mérite respectivement; vous +serez surpris d'apprendre que la personne qui vous écrit en ce moment, a +été souvent comparée au second. Je n'ignore pas que par cet aveu, je me +perds moi-même dans votre estime; mais c'est une circonstance que votre +observation rend si remarquable, que je ne puis m'empêcher de rapporter +ce fait. Les événemens de ma courte vie ont été d'une nature si +singulière, que bien que cet orgueil que l'on appelle ordinairement +honneur, m'ait toujours empêché, et doive, je l'espère, m'empêcher +toujours de disgracier mon nom par aucune action lâche ou vile, j'ai +déjà été considéré comme un adepte du libertinage et un disciple de +l'incrédulité. Jusqu'à quel point la justice peut-elle avoir dicté cette +accusation? je ne prétends pas l'examiner ici, mais je dirai que comme +le <i>gentleman</i><a id="footnotetag87" name="footnotetag87"></a> +<a href="#footnote87"><sup class="sml">87</sup></a> + auquel mes religieux amis, dans la ferveur de leur +charité, m'ont déjà dévoué, on me fait plus mauvais que je ne suis en +effet. Quoi qu'il en soit, pour me laisser là moi-même, le plus mauvais +sujet que je puisse traiter, et pour en revenir à mes poésies, je ne +puis assez vous exprimer mes remercîmens, et j'espère avoir quelque jour +l'occasion de vous en présenter personnellement l'hommage. Une seconde +édition est maintenant sous presse avec quelques additions et des +retranchemens considérables; vous me permettrez de vous en offrir un +exemplaire. Le <i>Critical</i>, le <i>Monthly</i> et l'<i>Anti-Jacobin Review</i> ont +été très-indulgens, mais l'<i>Eclectic</i> a prononcé une furieuse +philippique, non contre le livre, mais contre l'auteur, où vous +trouverez tout ce que je viens de vous dire avancé par un ecclésiastique +qui a écrit cet article.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote87" +name="footnote87"><b>Note 87: </b></a><a href="#footnotetag87"> +(retour) </a> <i>Le Diable</i>.</blockquote> + +<p>«Je connaissais depuis long-tems votre nom et vos rapports avec notre +famille; j'espère faire bientôt une connaissance personnelle avec vous: +vous trouverez en moi un excellent composé d'un <i>Brainless</i> et d'un +<i>Stanhope</i><a id="footnotetag88" name="footnotetag88"></a> +<a href="#footnote88"><sup class="sml">88</sup></a> +. Je crains que vous ne puissiez déchiffrer cette lettre, +car ma main est presque aussi mauvaise que ma réputation; mais je vais +signer, aussi lisiblement qu'il me sera possible, Votre obligé et +obéissant serviteur,»<br><span class="rig"> +BYRON.</span></p><br> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote88" +name="footnote88"><b>Note 88: </b></a><a href="#footnotetag88"> +(retour) </a> Personnages du roman intitulé: <i>Percival</i> + (<i>Perceval</i>).<span class="rig"> + (<i>Note de Moore</i>.)</span><br> +</blockquote> + +<p>Il y a ici évidemment une sorte d'orgueil de la part de Byron à +s'assimiler au débauché lord Littleton. De peur que ce qu'on connaissait +d'irrégulier dans sa vie ne suffit pas pour justifier cette prétention, +il fait, avec un air de mystère, suivant sa coutume, allusion à des +événemens inconnus qui pourraient lui donner droit à ce paralèle<a id="footnotetag89" name="footnotetag89"></a> +<a href="#footnote89"><sup class="sml">89</sup></a>. M. +Dallas qui, à ce qu'il paraît, ne s'attendait pas à voir recevoir ainsi +ses complimens, se tira de ce mauvais pas en renvoyant à la <i>candeur</i> du +jeune Lord les éloges dont celui-ci s'était montré si peu reconnaissant +quand ils étaient adressés à ses mœurs, et ajoutait que, d'après +l'intention exprimée par Lord Byron dans sa préface, d'abandonner le +culte des muses pour suivre une autre carrière, il le croyait en ce +moment occupé aux études qui forment le sénateur et l'homme d'état; +qu'il se l'était représenté comme membre de quelque université, +s'exerçant à l'art de penser et de parler, et amassant un trésor de +connaissances en histoire et en droit. C'est dans la réponse à cette +lettre que se trouve l'exposition des opinions du noble poète à laquelle +j'ai fait allusion plus haut.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote89" +name="footnote89"><b>Note 89: </b></a><a href="#footnotetag89"> +(retour) </a> Cet appel à l'imagination de son correspondant ne + fut pas tout-à-fait sans effet: «Je pensai, dit M. Dallas, + que ces lettres, <i>quoique évidemment fondées sur quelques + circonstances de sa vie antérieure</i>, étaient plutôt un jeu + d'esprit qu'un portrait ressemblant.<span class="rig"> + (<i>Note de Moore</i>.)</span><br></blockquote> +<br><br> +<h3>LETTRE XXI.</h3> + +<h4>À M. DALLAS.</h4> + +<p class="rig">Hôtel Dorant, 21 janvier 1808.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Monsieur</span>,</p> + +<p>«Dans quelque tems que vos loisirs et votre disposition d'esprit vous +permettent de me favoriser d'une visite, je serai sensiblement flatté de +faire une connaissance personnelle avec quelqu'un dont l'esprit m'était +déjà connu depuis long-tems par ses ouvrages.</p> + +<p>«Votre conjecture est fondée en ce sens que je suis membre de +l'université de Cambridge, où je vais à la fin de ce quartier prendre le +grade de <i>Master artium</i><a id="footnotetag90" name="footnotetag90"></a> +<a href="#footnote90"><sup class="sml">90</sup></a>; mais si le raisonnement, l'éloquence, la +vertu étaient l'objet que je poursuis, <i>Granta</i><a id="footnotetag91" name="footnotetag91"></a> +<a href="#footnote91"><sup class="sml">91</sup></a> n'est point leur +métropole; le pays où elle est située n'est point un Eldorado, bien +moins encore une Eutopie. L'intelligence de ses enfans est aussi +stagnante que les eaux de sa <i>Cam</i><a id="footnotetag92" name="footnotetag92"></a> +<a href="#footnote92"><sup class="sml">92</sup></a>; ils ont en vue dans leurs +travaux non l'église du Christ, mais l'église la plus prochaine qui leur +donnerait un bénéfice.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote90" +name="footnote90"><b>Note 90: </b></a><a href="#footnotetag90"> +(retour) </a> <i>Maître-ès-arts</i> (A. M.), second grade dans les + universités anglaises, correspondant exactement à celui de + licencié. + +<p> Une université anglaise se compose d'étudians non gradués + (<i>under graduates</i>), de bacheliers, de maîtres-ès-arts et de + docteurs. Ces grades ne correspondent pas absolument aux + nôtres, en ce sens qu'il n'y a de bachelier que <i>ès-lettres</i> + (<i>artium bachelors</i>, A. B.), bien que pour obtenir ce titre, + il faille subir des examens sur les sciences et la théologie.</p> + +<p> La licence et le doctorat s'obtiennent par un certain nombre + d'années de résidence et le paiement de certains droits qui + varient suivant que l'impétrant est noble ou roturier. Il n'y + a également que des licenciés-ès-lettres (<i>artium masters</i>).</p> + +<p> Quant au doctorat, au contraire, il n'y a point de + docteurs-ès-lettres, mais seulement des docteurs en théologie + (<i>doctores divinitatis</i>, D. D.), et des docteurs en droit + (<i>doctores legis</i>, D. L.). Bien que l'on appelle les médecins + du nom de docteur, il n'y a point de grades en médecine, non + plus que dans les sciences, et leurs diplômes sont plutôt des + permissions d'exercer que des titres universitaires.<span class="rig"> + (<i>N. du Tr.</i>)</span></p></blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote91" +name="footnote91"><b>Note 91: </b></a><a href="#footnotetag91"> +(retour) </a> Nom poétique de l'université de Cambridge.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote92" +name="footnote92"><b>Note 92: </b></a><a href="#footnotetag92"> +(retour) </a> Rivière qui passe à Cambridge et lui donne son + nom.</blockquote> + +<p>«Quant à mes connaissances, je puis dire sans hyperbole qu'elles sont +passablement étendues en histoire; peu de nations existent ou ont existé +dont je ne connaisse plus ou moins les annales, depuis Hérodote jusqu'à +Gibbon. Quant aux auteurs grecs et latins, je les connais autant que la +plupart des écoliers qui leur ont consacré treize années d'études. Quant +aux lois du pays, je les connais juste assez pour ne pas <i>enfreindre les +statuts</i>, pour me servir de l'expression des braconniers. J'avais étudié +l'<i>Esprit des lois</i> et <i>le Droit des gens</i>; mais quand je vis celui-ci +violé chaque mois, je cessai de m'en occuper comme d'une connaissance +sans utilité. Quant à la géographie, j'ai vu plus de pays sur la carte, +que je ne désirerais en traverser à pied. J'ai vu assez de mathématiques +pour me donner mal à la tête sans éclaircir mes idées. De philosophie, +d'astronomie et de métaphysique, j'en ai appris plus que je n'en +comprends<a id="footnotetag93" name="footnotetag93"></a> +<a href="#footnote93"><sup class="sml">93</sup></a>; pour du sens commun, j'en ai acquis si peu que je me +propose de fonder un prix <i>byronnien</i> dans chacune de nos universités +pour le premier qui en découvrira quelques traits en moi; quoique l'on +craigne bien que la découverte de la quadrature du cercle ne doive +précéder celle-là.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote93" +name="footnote93"><b>Note 93: </b></a><a href="#footnotetag93">(retour) </a> Byron paraît se rappeler ici la manière spirituelle + dont Voltaire nous peint l'érudition de Zadig: «Il savait de + la métaphysique ce que l'on en a su dans tous les âges... + c'est-à-dire fort peu de chose, etc.»</blockquote> + +<p>«Je me suis cru autrefois philosophe. Je débitais avec beaucoup de +décorum bon nombre d'absurdités, défiant la douleur et prêchant +l'égalité d'humeur. Pendant quelque tems cela réussit fort bien, car +personne ne souffrait pour moi que mes amis, et ne perdait patience que +mes auditeurs; à la fin une chute de cheval me convainquit que la +douleur physique était un mal, et cet argument, le pire de tous, changea +à la fois mon système et mon humeur; en sorte que je quittai Zenon pour +Aristippe, et m'imaginai que c'est le plaisir qui constitue réellement +le καλον<a id="footnotetag94" name="footnotetag94"></a> +<a href="#footnote94"><sup class="sml">94</sup></a>. En morale, je préfère Confucius aux dix +commandemens, et Socrate à Saint-Paul, quoique les deux derniers +s'accordent dans leur opinion du mariage. En religion, je suis pour +l'émancipation catholique, mais je ne reconnais pas le pape, et j'ai +refusé de recevoir le sacrement parce que je ne comprends pas comment +manger du pain et boire du vin de la main du vicaire terrestre peut +faire de moi l'héritier du royaume des cieux. Je regarde la vertu en +général, et chaque vertu en particulier, comme une disposition de l'ame; +chacune d'elles me semble une manière de sentir et non un principe<a id="footnotetag95" name="footnotetag95"></a> +<a href="#footnote95"><sup class="sml">95</sup></a>. +Je crois que la vérité est le premier attribut de la divinité, et que la +mort est un sommeil éternel, au moins pour le corps. Vous avez là un +résumé des sentimens de ce <i>libertin</i> de George Lord Byron, et, jusqu'à +ce que je me pourvoie d'un nouvel habit, vous voyez que je suis +passablement mal vêtu.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote94" +name="footnote94"><b>Note 94: </b></a><a href="#footnotetag94"> +(retour) </a> Το καλον, le beau.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote95" +name="footnote95"><b>Note 95: </b></a><a href="#footnotetag95"> +(retour) </a> C'est là la doctrine de Hume, qui résout toute + vertu en un sentiment. Voyez son ouvrage intitulé: + <i>Recherches sur les principes moraux</i> (<i>Enquiry concerning + the principles of morals</i>).</blockquote> + +<p>«Je suis, etc.»</p> + +<p>Quoique telle fût sans doute à cette époque la tournure générale de ses +opinions, il faut se rappeler, avant d'ajouter trop d'importance à cette +profession de ses sentimens, d'abord qu'il ne résista jamais à la +tentation de montrer son esprit aux dépens de sa réputation, ensuite +qu'il écrivait ici à une personne bien intentionnée, sans doute, mais en +même tems à l'un de ces officieux, de ces donneurs d'avis, toujours +contens d'eux-mêmes, que Byron s'est fait dans tous les tems un plaisir +d'étonner et de mystifier. Les tours qu'il joua étant enfant au +charlatan du Nottinghamshire, Lavender, n'étaient que les premiers d'une +longue série de mystifications qu'il fit toute sa vie aux nombreux +charlatans que sa célébrité et son humeur sociable attiraient autour de +lui.</p> + +<p>Les termes dans lesquels il parle de l'université, dans cette lettre, +sont parfaitement d'accord avec plusieurs passages des <i>Heures +d'oisiveté</i> et de sa première satire. On voit que s'il se rappelait +Harrow avec plus d'affection que de respect peut-être, Cambridge n'avait +pu lui inspirer ni l'un ni l'autre de ces deux sentimens. Ce dégoût +qu'il avait conservé pour sa <i>mère nourrice</i>, il le partageait en commun +avec la plupart des noms les plus illustres de la littérature anglaise. +«Si grande était la haine de Milton pour Cambridge, dit Warton, qu'il +avait même conçu un dégoût pour l'aspect du pays et pour les campagnes +d'alentour.» Voici comme le poète Gray parle de la même université: +«Certainement c'est de cette ville, aujourd'hui Cambridge, mais +autrefois connue sous le nom de Babylone, que le prophète parle, quand +il dit: Les animaux sauvages du désert y habiteront, leurs demeures +seront pleines de tristes créatures, les hiboux y bâtiront nids et les +satyres y danseront.» Gibbon nous a transmis le souvenir amer qu'il +conservait de l'université d'Oxford, et le froid mépris avec lequel +Locke se vengea de l'hypocrisie qui régnait dans cet asile de la +science, est encore plus remarquable<a id="footnotetag96" name="footnotetag96"></a> +<a href="#footnote96"><sup class="sml">96</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote96" +name="footnote96"><b>Note 96: </b></a><a href="#footnotetag96"> +(retour) </a> Voyez sa lettre à Anthony Collins, 1703-4, où il + parle de ces fortes têtes qui jetaient feu et flamme contre + son livre, parce qu'il était de nature à nuire à l'industrie + locale, qu'à cette époque on appelait la <i>tonte de cochon</i>.</blockquote> + +<p>On peut penser que les souvenirs pénibles que quelques poètes ont +conservés de leur vie de collége ont leur origine dans cette antipathie +pour les entraves de la discipline, antipathie que l'on observe assez +souvent comme un des traits caractéristiques de génie: c'est comme une +sorte d'instinct ou de préservatif, s'il est vrai (comme quelques-uns +l'ont dit) qu'une éducation classique nuise à la fraîcheur et à +l'élasticité de l'imagination. Un écrivain, membre du clergé, et par +conséquent peu suspect de vouloir déprécier les études académiques, +non-seulement pose cette question: «Les formes ordinaires de notre +système d'éducation ne sont-elles pas plus nuisibles qu'utiles aux vrais +poètes?» mais encore il paraît fortement pencher pour une solution +affirmative. Pour exemple à l'appui de son opinion, il choisit le +classique Addisson qui, dans quelques essais originaux d'un genre sévère +ou allégorique, paraît n'avoir pas été dépourvu des talens qui révèlent +un esprit supérieur, talens qui furent tellement comprimés et énervés +par son étude constante et superstitieuse des classiques anciens, que +dans le fait il est demeuré un poète très-ordinaire.</p> + +<p>C'est sans doute sous l'impression de l'influence maligne de +l'atmosphère scholastique sur le génie, que Milton, en parlant de +Cambridge, s'écrie: «C'est un lieu où les disciples de Phébus ne +sauraient vivre,» et que Lord Byron, répétant en vers une pensée déjà +exprimée dans la lettre à M. Dallas, que nous venons de citer, dit: «Son +Hélicon est plus pesant et plus fangeux encore que sa rivière de Cam.»</p> + +<p>Dryden, qui, comme Milton, avait reçu quelque châtiment déshonorant<a id="footnotetag97" name="footnotetag97"></a> +<a href="#footnote97"><sup class="sml">97</sup></a> +à Cambridge, paraît avoir conservé peu de respect pour son <i>alma mater</i>; +et les vers dans lesquels il loue l'université d'Oxford aux dépens de la +sienne<a id="footnotetag98" name="footnotetag98"></a> +<a href="#footnote98"><sup class="sml">98</sup></a>, lui ont été probablement dictés moins par une admiration +véritable de l'une que par le désir de dénigrer l'autre.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote97" +name="footnote97"><b>Note 97: </b></a><a href="#footnotetag97"> +(retour) </a> Milton a reçu le fouet à l'université de Cambridge; + c'est, dit-on, le dernier qui ait été soumis à cette punition + dégoûtante, qui, bien que tombée en désuétude, n'en fait pas + moins partie des moyens de répression indiqués dans les + réglemens.<span class="rig"> + (<i>N. du. Tr.</i>)</span></blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote98" +name="footnote98"><b>Note 98: </b></a><a href="#footnotetag98"> +(retour) </a> Voyez <i>prologue à l'université d'Oxford</i>.</blockquote> + +<p>Ce n'est pas seulement le génie qui se rebelle contre la discipline des +écoles; le goût, naturellement moins impérieux, et dont l'objet avoué +est de cultiver les études classiques, se montre quelquefois rétif au +gouvernement pédantesque qu'on veut lui imposer. Ce ne fut qu'après +avoir été déchargé de l'obligation de lire Virgile comme une tâche, que +Gray se sentit capable d'apprécier et de goûter les beautés de ce poète. +Byron, jusques à la fin, s'efforça de vaincre un préjugé de la même +nature contre Horace, dont le nom s'associait toujours dans son esprit +au souvenir des ennuis de l'école.</p> + +<p>Quoique le tems ait accoutumé mon esprit à méditer sur ce que j'avais +appris alors, telle est la force du préjugé né de l'impatience qu'ils +m'ont fait éprouver dans mes premiers ans, que, perdant pour moi +l'attrait de la nouveauté, les auteurs dont j'aurais peut-être cherché +la lecture avec avidité, si j'avais été libre dans mes choix, +m'inspirent toujours une sorte de dégoût, et que ce que je détestais +alors je l'abhorre encore aujourd'hui. Adieu donc, Horace, que je +détestais tant, c'est ma faute et non la tienne. C'est un grand malheur +d'entendre les mots dont tu t'es servi pour exprimer tes idées +poétiques, sans être en âge d'apprécier ces mêmes idées, et de +comprendre tes vers, trop tôt pour pouvoir jamais les aimer. (<i>Childe +Harold</i>, chant <span class="sc">iv</span>.)</p> + +<p>Aux grands poètes qui nous ont laissé un témoignage de leur +désapprobation du système anglais d'éducation il faut ajouter les noms +distingués de Cowley, Addisson et Cowper. Tandis que parmi les exemples +qui, comme ceux de Milton et de Dryden, démontrent l'espèce de raison +inverse qui peut exister entre les <i>honneurs</i> du collége et le génie, il +ne faut pas oublier ceux de Swift, Goldsmith et Churchill, qui ne furent +jugés que de médiocres écoliers dans les universités dont ils honorent +aujourd'hui les annales. À la suite de cette longue série de poètes qui +ont quitté les universités, entachés d'une note déshonorante et pleins +de sentimens haineux contre elles, nous ajoutons des noms tels que ceux +de Shakspeare, de Pope, de Gay, de Thomson, de Burns, Chatterton, etc., +qui tous ont atteint leur degré de gloire respective sans avoir passé +par aucun collége. Nous verrons que le plus grand nombre de nos poètes +n'a rien dû à cette influence puissante que les universités sont censées +exercer sur le développement du génie, dans les pays qui en sont +pourvus.</p> + +<p>Les lettres suivantes, écrites à cette époque, contiennent quelques +particularités qui peut-être ne seront pas sans intérêt pour le lecteur.</p> +<br><br> +<h3>LETTRE XXII.</h3> + +<h4>À M. HENRY DRURY.</h4> + +<p class="rig">Hôtel Dorant, 13 janvier 1808.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Mon cher Monsieur</span>,</p> + +<p>«La stupidité de mes domestiques ou du portier, en ne vous disant pas de +monter dans mon appartement, où je vous aurais rejoint à l'instant, m'a +privé du plaisir de vous voir hier matin. J'espérais vous rencontrer le +soir dans quelque lieu public, mon étoile ne l'a pas permis; c'est ainsi +qu'elle me refuse les faveurs, et généralement les faveurs qui me +seraient le plus agréables. Vous eussiez été, je crois, fort étonné en +me revoyant; j'ai perdu 50 liv. depuis notre dernière entrevue; je +pesais alors 181 liv., je n'en pèse plus maintenant que 130. Je me suis +débarrassé de mon <i>superflu</i>, au moyen de l'exercice violent et de +l'abstinence. +............................................................................................................................................. +.......................................................................................................................................................</p> + +<p>«Si vos occupations à Harrow vous permettaient de venir en ville d'ici +au premier février, je m'estimerais heureux de vous recevoir dans +Albemarle-street. Si je ne puis pas avoir cet avantage, je tâcherai +d'aller vous voir une après-midi à Harrow, tout en tremblant que votre +cave ne contribue pas beaucoup à ma guérison. Quant à mon digne +précepteur, le docteur Butler, notre rencontre chez vous n'empêcherait +pas ces <i>petites douceurs</i> que nous étions dans l'habitude de nous +prodiguer mutuellement. Nous ne nous sommes parlé qu'une fois depuis mon +départ de Harrow, 1805, et dans cette occasion il dit poliment à +Tatersall que je n'étais pas un compagnon convenable pour ses élèves. +C'était avant ma première <i>échauffourée</i> poétique; et, en bonne prose, +si j'avais été plus vieux de quelques années, j'aurais gardé le silence +sur ses perfections; mais j'étais couché sur le dos quand j'écrivis ou +plutôt quand je dictai ces folies d'écolier. Je ne m'attendais pas à en +revenir jamais; mon médecin avait reçu les honoraires de seizième +visite, et moi j'en étais à sa seizième ordonnance; je ne pouvais +quitter la terre sans laisser à Butler un souvenir de constant +attachement, en retour de tous ses bons offices. J'avais intention de +descendre à Harrow en juillet; mais pensant que ma visite, immédiatement +après la publication, pourrait être interprétée comme une insulte, je +dirigeai mes pas ailleurs; j'avais, de plus, appris que plusieurs des +élèves s'étaient procuré mon opuscule, et cela, bien certainement, +contre mes intentions; car je n'en ai pas donné une seule copie avant le +mois d'octobre, époque à laquelle, cédant à des instances réitérées, je +ne pus en refuser une à un jeune homme qui depuis a quitté l'école. Vous +me pardonnerez de vous entretenir si longuement sur ce sujet; vous +l'aviez abordé, dès-lors une explication devient nécessaire. Je +n'essaierai point de me justifier, <i>hic murus aheneus esto, nil conscire +sibi</i>, etc., comme lord Baltimor lors de son jugement pour un rapt. Je +suis demeuré assez long-tems au collége de la Trinité pour avoir oublié +la fin du vers; mais si je ne finis pas ma citation, je finirai du moins +ma lettre, en vous priant de me croire, avec autant d'affection que de +reconnaissance, votre, etc.</p> + +<p>«<i>P. S.</i> Je n'abuserai pas de vos loisirs en sollicitant la faveur d'une +réponse, de peur que vous ne disiez, comme dit Butler à Tatersall, +auquel j'avais adressé une lettre assez imprudente, à l'occasion du +propos dont j'ai parlé plus haut: «Je voudrais l'entraîner dans une +correspondance avec moi.»</p> +<br><br> +<h3>LETTRE XXIII.</h3> + +<h4>À M. HARNESS.</h4> + +<p class="rig">Hôtel Dorant, Albemarle-street, 11 février 1808.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Mon cher Harness</span>,</p> + +<p>«Comme je n'ai pas eu occasion de vous les exprimer verbalement, +j'espère que vous voudrez bien recevoir mes remercîmens écrits, pour +l'opinion flatteuse que vous avez bien voulu exprimer au mois de +novembre dernier, sur quelques-unes des productions de ma pauvre muse. +Au plaisir que j'éprouve à me voir loué par un ancien camarade d'école +se joint le besoin de vous rendre justice, car j'avais entendu +l'histoire avec quelques légères variantes. En vérité, quand nous nous +rencontrâmes ce matin, Wingfield ne m'avait pas encore détrompé, mais il +vous dira que je n'ai témoigné aucun ressentiment en citant le jugement +qu'on vous prêtait, quoique je ne sois pas fâché d'avoir découvert la +vérité. Peut-être vous vous rappelez à peine qu'il y a quelques années +nous avons été liés d'une amitié trop courte, mais bien vive. Pourquoi +cette amitié n'a-t-elle pas duré plus long-tems? je n'en sais rien. J'ai +encore en ma possession un souvenir de vous, qui m'empêchera toujours de +l'oublier. Je me souviens aussi d'avoir été favorisé de la lecture de +plusieurs de vos compositions. Il est plusieurs autres circonstances que +je pourrais vous rappeler, si je ne craignais de fatiguer votre mémoire; +mais je vous prie de croire à la sincérité de mes regrets quant à la +courte durée de mon amitié, et aux espérances que je nourris de la voir +se renouveler, etc.»<br><span class="rig"> +BYRON.</span><br></p> + +<p>J'ai déjà parlé de l'amitié qui unit de bonne heure ce <i>gentleman</i> et +Lord Byron, aussi bien que de la froideur qui lui succéda. L'extrait +suivant d'une lettre dont M. Harness voulut bien m'honorer, en mettant à +ma disposition celle de son noble correspondant, expliquera les +circonstances qui amenèrent à cette époque leur réconciliation. Le +tribut d'éloges qu'il paie dans les dernières phrases à la mémoire de +Lord Byron, ne paraîtra pas moins honorable pour lui-même que pour son +ami.</p> + +<p>«Bientôt après, notre liaison se refroidit, comme le dit Byron dans la +première des lettres ci-jointes, et nous ne nous parlâmes plus durant la +dernière année qu'il passa à Harrow, ni jusqu'après la publication de +ses <i>Heures d'Oisiveté</i>; il était alors à Cambridge, et moi encore à +l'école, mais dans une des <i>formes</i> les plus avancées. Il arriva que +dans une amplification anglaise je citai quelque chose de son ouvrage, +et je le fis avec éloge. On rapporta à Byron que j'avais au contraire +parlé en mauvaise part et de l'ouvrage et de l'auteur, pour m'attirer +les bonnes grâces de notre maître le docteur Butler, contre lequel un de +ses poèmes renfermait une satire. Wingfield, depuis lord Power's court, +notre ami commun, le désabusa de son erreur, et ce fut là l'occasion de +la première lettre de ce recueil. Notre commerce se renouvela, et +continua de ce moment jusqu'à celui où il quitta l'Angleterre; quelques +torts que Lord Byron puisse avoir eu envers d'autres, sa conduite envers +moi a toujours été uniformément affectueuse. J'ai eu à me reprocher bien +des négligences, bien des petites choses envers lui; mais je ne puis me +rappeler, pendant tout le cours de notre liaison, aucun exemple de +caprice, aucun manque d'amitié de sa part.»</p> + +<p>Au printems de cette année 1808, parut, dans la <i>Revue et Édimbourg</i>, la +fameuse critique sur les <i>Heures d'Oisiveté</i>. Qu'il eût d'avance quelque +idée de ce qui se préparait contre lui de ce côté, c'est ce que rend +évident la lettre suivante à son ami M. Becher.</p> +<br><br> +<h3>LETTRE XXIV.</h3> + +<h4>À M. BECHER.</h4> + +<p class="rig">Hôtel Dorant, 26 février 1808.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Mon cher Becher</span>,</p> + +<p>«... Passons à Apollon: je suis charmé que vous me continuiez votre +indulgence, et que le public veuille bien approuver mes essais. Je suis +devenu un personnage si important, qu'une violente attaque se prépare +contre moi dans le prochain numéro de la <i>Revue d'Édimbourg</i>. Je sais +cela d'un ami qui a vu la copie et l'épreuve de cette critique. Vous +n'ignorez pas que le système de ces messieurs est de tout désapprouver. +Ils ne louent personne, et ni le public ni les auteurs ne s'attendent à +trouver dans leur feuille rien qui ressemble à des éloges. Il y a ici +cependant quelque chose de remarquable, attendu qu'ils font profession +de ne donner de jugement que sur des ouvrages dignes de l'attention +publique. Vous verrez cet article quand il paraîtra: il est, m'a-t-on +dit, de la plus extrême sévérité; mais pour moi, j'en suis prévenu; et +pour vous, j'espère que vous ne vous en offenserez pas.</p> + +<p>»Dites à Mrs. Byron de ne pas se chagriner pour cela, et de s'attendre +aux plus grandes hostilités de leur part. Cela ne me peut faire aucun +tort, ainsi j'espère qu'elle ne s'en tourmentera pas trop. Ces messieurs +manquent leur but en injuriant indifféremment tout le monde; ils ne +louent jamais que les partisans de Lord Holland et compagnie; ce n'est +rien d'être critiqué et insulté, quand Southey, Moore, Lauderdale, +Strangford et Payne Knight partagent le même sort.</p> + +<p>»J'en suis fâché, mais il faut retrancher les <i>Souvenirs d'Enfance</i> dans +la première édition. J'ai changé conformément à vos avis, les +<i>allusions</i> trop <i>personnelles</i> dans la sixième stance de ma dernière +ode.</p> + +<p>»Et maintenant, mon cher Becher, il me reste à vous offrir mes +remercîmens pour tout l'intérêt que vous avez bien voulu prendre à moi +et à mes mauvaises rimes. Croyez que je ferai toujours grand cas de vous +et de vos amis: je suis bien sincèrement, etc., etc.»</p> + +<p>Bientôt après cette lettre, parut l'article redouté, article qui, s'il +ne renferme pas beaucoup d'esprit en lui-même, eut du moins le mérite +incontestable d'exciter l'esprit des autres; jamais en effet article +dicté par la plus juste critique n'obtint la célébrité que celui-ci dut +à son injustice elle-même. Aussi long-tems qu'on gardera le souvenir de +la courte mais glorieuse carrière qu'a parcourue le génie de Byron, on +ne saurait oublier l'odieuse critique qui lui donna son premier élan.</p> + +<p>Il n'est que juste cependant de remarquer, sans prétendre justifier en +rien le ton méprisant qui règne dans cette critique, que les premiers +vers de Lord Byron, tout gracieux et tendres qu'ils sont, étaient peu +propres à faire attendre ces miracles brillans de poésie dont, par la +suite, il enchanta le monde étonné. Si les vers composés dans sa +jeunesse ont un charme particulier à nos yeux, c'est que nous les lisons +pour ainsi dire à la lueur de la gloire immortelle qu'il acquit dans la +suite.</p> + +<p>Il est cependant un point de vue sous lequel ces productions offrent un +intérêt profond et instructif. Images fidèles de son caractère pendant +cette période de sa vie, elles nous permettent de juger ce qu'il était +par lui-même avant que des désappointemens eussent jeté de l'amertume +dans son esprit ardent, et donné de l'activité aux défauts qui se +rencontraient dans son naturel énergique. En le suivant dans toutes ces +effusions de son jeune génie, nous le voyons se peindre des mêmes traits +dont chaque anecdote de son enfance nous avait déjà fait la confidence: +orgueilleux, entreprenant, colère, plein de ressentiment de la moindre +injustice, plus encore dans la cause des autres que dans la sienne, et +cependant, malgré son impétuosité, doux et facile sous la main de ceux à +qui l'affection donnait le droit de le guider. Lui-même n'a que +faiblement rendu justice à cette disposition aimante que l'on aperçoit à +chaque page de ce volume; sa jeunesse tout entière, dès sa plus tendre +enfance, n'est qu'une série d'attachemens les plus passionnés, de ces +épanchemens de l'ame dans l'amitié et dans l'amour, que l'on éprouve +rarement, et auxquels les autres répondent plus rarement encore, et qui, +repoussés et refoulés vers le cœur, ne sauraient manquer de se tourner +en amertume.</p> + +<p>L'on reconnaît aussi dans quelques-uns de ses poèmes non publiés, même à +travers les nuages dont le doute commence à les couvrir, les sentimens +de piété auxquels une ame comme la sienne ne pouvait demeurer étrangère, +mais qui, détournés de leur canal légitime, trouvent bientôt dans le +culte poétique de la nature une sorte de compensation à celui de la +religion dont la superstition les éloigne. Quant à tous ces traits de +caractère que nous trouvons çà et là répandus dans ses premiers poèmes, +nous le voyons jeter dans l'avenir un coup-d'œil tantôt plein d'un noble +orgueil, tantôt plein de tristesse, comme s'il sentait déjà en lui les +élémens de quelque chose de grand, mais qu'il doutât que la destinée lui +permît d'en développer jamais le germe. Il n'est pas étonnant qu'ayant +présente à la pensée toute sa noble carrière, nous contemplions ses +premiers essais sous l'influence d'une gloire qui ne leur est pas +propre, mais qui est comme le reflet de celle qu'il acquit dans la +suite; et alors, dans notre indignation contre l'aveuglement stupide du +critique, nous oublions qu'il n'a point écrit sous le charme dont se +revêt aujourd'hui pour nous tout ce qui se rattache de loin ou de près +au poète.</p> + +<p>Pour bien comprendre l'effet que cette critique produisit sur lui, il +faut d'abord se faire une juste idée de ce que la plupart des poètes +éprouveraient en se voyant en butte à une telle attaque, et puis avouer +que Byron avec son caractère et sa sensibilité devait en ressentir +l'amertume dix fois plus qu'aucun autre. Nous avons vu avec quelle +anxiété fiévreuse il attendait le jugement des revues inférieures; et la +joie qu'il montra de se voir louer par des journalistes moins connus, +peut nous faire juger combien son cœur a dû saigner sous les coups +dédaigneux de ceux qui, à cette époque, tenaient le sceptre de la +critique. Un ami qu'il trouva dans le premier moment d'émotion, après la +lecture de l'article, s'empressa de lui demander s'il venait de recevoir +un cartel, ne sachant comment expliquer autrement la colère et +l'indignation qui se peignaient dans ses yeux. Il serait en effet +difficile pour le sculpteur ou pour le peintre d'imaginer un sujet d'une +beauté plus effrayante que la belle figure du jeune poète au moment de +cette crise, où toute son énergie se déployait: son orgueil avait été +piqué au vif et son ambition humiliée; mais ce sentiment terrible ne +dura qu'un moment: la réaction de son esprit, le besoin de repousser +l'attaque, lui révélèrent à lui-même tout son génie; et la douleur et la +honte de l'injure se turent dans son cœur devant la noble certitude de +la vengeance.</p> + +<p>Entre autres effets moins poétiques de l'article de la <i>Revue</i> sur son +esprit, il disait souvent que le jour qu'il le lut, il but pour sa part +après dîner trois bouteilles de vin de Bordeaux, et que rien ne le +soulagea jusqu'à ce qu'il eût donné en vers carrière à son imagination; +mais qu'après les vingt premiers, il se trouva beaucoup mieux; en effet, +son premier soin, après que la satire eut paru, fut, comme avant qu'elle +ne vît le jour, d'alléger autant qu'il le pourrait l'effet qu'elle +devait produire sur sa mère, qui, n'ayant pas le même génie, le même +sentiment d'une prompte et juste vengeance, devait souffrir cruellement +de cette attaque contre sa réputation, et s'en indigna, en effet, +beaucoup plus que bientôt il ne le fit lui-même. Mais on verra mieux +dans la lettre suivante l'état de son esprit dans ce moment critique.</p> +<br><br> +<h3>LETTRE XXV.</h3> + +<h4>À M. BECHER.</h4> + +<p class="rig">Hôtel Dorant, 28 mars 1808.</p><br><br> + +<p>«J'ai reçu dernièrement de Ridge un exemplaire de la nouvelle édition, +et il est bien tems que je vous remercie de la peine que vous avez prise +de la surveiller: je le fais bien sincèrement, et je regrette seulement +que Ridge ne vous ait pas secondé autant que je l'aurais désiré, au +moins quant au papier, à la reliure, etc., etc., de mon exemplaire; +peut-être ceux destinés au public sont-ils plus satisfaisans sous tous +ces rapports.</p> + +<p>»Vous avez nécessairement vu <i>la Revue d'Édimbourg</i>. Je regrette que +Mrs. Byron ait pris la chose si fort à cœur. Pour ma part, <i>ces petites +boulettes de papier</i> m'ont appris à voir le feu en face; et comme, somme +toute, j'ai eu assez de bonheur, mon repos ni mon appétit n'en ont point +été altérés. Pratt <i>le glaneur</i>, l'auteur, le poète, etc., etc., m'a +adressé une longue épître en vers sur ce sujet, en forme de consolation; +mais comme elle est assez mal faite, je ne vous l'enverrai pas, quoique +son nom eût pu lui mériter cet honneur. Ces messieurs de la <i>Revue +d'Édimbourg</i> n'ont pas bien rempli leur tâche, c'est du moins l'avis de +plusieurs hommes de lettres; je pense que je pourrais écrire sur +moi-même une critique plus mordante que toutes celles qui ont été +publiées jusqu'ici. Ainsi, au lieu de la remarque assez méchante, mais +sans esprit, sur Macpherson, j'aurais dit si j'avais été à leur place: +«Hélas! cette pièce ne fait que prouver la vérité de l'assertion du +docteur Johnson, que beaucoup d'hommes, de femmes et <i>d'enfans</i> +pourraient écrire des poésies comme celles d'Ossian.»</p> + +<p>»Je suis maigre, et prends beaucoup d'exercice. J'espère vous voir ce +printems ou cet été. On dit que lord Ruthen quitte Newstead en avril... +Aussitôt qu'il l'aura quitté pour toujours, je vous serais infiniment +obligé d'y faire un tour à cheval, d'examiner la propriété et de me +donner franchement votre opinion sur le meilleur parti à prendre quant à +la maison. Entre nous, je suis diablement enfoncé; mes dettes, tout +compris, s'élèveront à neuf ou dix mille livres sterling avant l'époque +de ma majorité. Mais j'ai des raisons de penser que je me trouverai +cependant plus riche que l'on ne le croit généralement. Je n'ai que peu +d'espoir de conserver Newstead; mais Hanson, mon agent, me dit que ma +propriété dans le Lancashire vaut trois fois plus. Je crois que nous la +recouvrerons, et que la partie adverse ne refuse de la rendre, que dans +l'espoir de prolonger l'affaire jusqu'à ma majorité; ils veulent sans +doute alors proposer quelques arrangemens, supposant que je préférerai +alors une somme d'argent comptant à une réversion. Pour Newstead, je +puis le vendre, peut-être ne le ferai-je pas; nous aurons le tems d'en +parler plus tard. Je viendrai en mai ou en juin...</p> + +<p>»Votre bien affectionné.»</p> + +<p>Le genre de vie qu'il menait à cette époque, partagé entre les +dissipations de Londres et celles de Cambridge, sans maison à lui, sans +un seul parent qu'il pût visiter, n'était pas propre à le rendre content +de lui-même ou des autres. N'ayant en tout de volonté à consulter que la +sienne<a id="footnotetag99" name="footnotetag99"></a> +<a href="#footnote99"><sup class="sml">99</sup></a>, les plaisirs même auxquels il était le plus naturellement +porté, perdirent de bonne heure tout leur charme pour lui, parce qu'ils +manquaient de ce qui fait l'assaisonnement de toutes nos jouissances, la +rareté et la difficulté. J'ai déjà extrait d'un de ses <i>souvenirs</i>, un +passage où il décrit ce qu'il éprouva en se rendant à Cambridge pour la +première fois, et dit: «Qu'une des sensations les plus pénibles de sa +vie fut de voir qu'il n'était plus un enfant! Depuis ce moment, +ajoute-t-il, je commençai à m'estimer vieux, et dans mon estime l'âge +n'est pas estimable. Je pris mes <i>degrés</i> dans le vice avec beaucoup de +promptitude; mais le vice n'était pas de mon goût, car mes premières +passions, quoique extrêmement violentes, étaient concentrées, et +n'aimaient point à se répandre au-dehors ni à se partager. J'aurais pu +quitter ou perdre le monde entier avec ou pour ce que j'aimais; mais +bien que mon tempérament fût de feu, je ne pouvais prendre part au +libertinage commun de cette ville à cette époque; et cependant ce dégoût +lui-même, qui laissait mon cœur inoccupé, me jeta dans des excès +peut-être plus fatals que ceux dont je m'éloignais, en fixant sur une +seule personne (à la fois) les passions qui, répandues sur plusieurs, +n'eussent fait de mal qu'à moi-même.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote99" +name="footnote99"><b>Note 99: </b></a><a href="#footnotetag99"> +(retour) </a> Notre vie entière dépend singulièrement des trois + ou quatre premières années pendant lesquelles nous n'avons + pas eu d'autres maîtres que nous-mêmes. + <span class="rig">(<span class="sc">Cowper</span>.)</span><br> +</blockquote> + +<p>D'après les raisons que nous venons d'en donner, les écarts auxquels il +se livrait à cette époque étaient bien moins nombreux et bien moins +grossiers que ceux de la plupart de ses condisciples; cependant, soit à +cause de la véhémence que leur donnait leur concentration, sur un seul +objet, ou plutôt de cet étrange orgueil qui l'a toujours porté à +afficher ses erreurs, il arrivait qu'une seule de ses folies faisait +plus de bruit que mille de celles des autres; nous en avons un exemple à +peu près à l'époque dont nous parlons, et à laquelle je serais porté à +croire que se rapportent les allusions mystérieuses que nous venons de +citer. Un amour, si l'on peut honorer de ce nom une intrigue passagère +que d'autres eussent bientôt oubliée ou auraient eu la prudence de +cacher, fut changé par lui en une liaison publique et d'une certaine +durée. Il fit loger avec lui à Brompton la personne qui le lui avait +inspiré, et l'emmena ensuite à Brighton déguisée en homme. Elle se +promenait ordinairement à cheval avec lui, et il la présentait comme son +jeune frère. Feu P.... qui se trouvait à Brighton à cette époque, et qui +soupçonnait la vraie nature de leurs rapports, dit un jour au prétendu +cavalier: «Quel joli cheval vous montez!--Oui, répondit celui-ci, en +faisant une faute grossière de langue, c'est mon frère qui me l'a +donn<i>a</i> (<i>it was</i> gave <i>me by my brother</i>).»</p> + +<p>Beattie nous dit de son poète idéal: «Il ne trouvait ni plaisir ni +orgueil dans les exercices de force ou d'agilité.» Bien différens +étaient les goûts de notre poète réel; et parmi les exercices auxquels +il se livrait, il faut compter d'abord les moins romantiques de tous +peut-être, celui de boxer et de prendre part au combat du coq. Ce goût +lui fit rechercher de bonne heure la connaissance du plus célèbre +professeur de cet art, M. Jackson, pour lequel il conserva, toute sa +vie, la plus grande considération. Un de ses derniers ouvrages contient +un tribut affectueux d'éloges, non-seulement pour les talens de cet +ornement, de cette gloire du pugilat, mais encore de ses qualités +sociales. Pendant le séjour que Byron fit cette année à Brighton, +Jackson fut un de ses visiteurs les plus assidus, les frais de la +voiture du professeur, pour l'<i>allée</i> et le <i>retour</i>, étant toujours à +la charge de son noble élève. Il honora aussi de sa familiarité +d'Egville le maître de ballet et Gimaldi; il envoya, dit-on, à ce +dernier, le jour de son bénéfice, un présent de cent guinées. M. Jackson +ayant eu l'obligeance de me donner copie du petit nombre de lettres +qu'il a conservées parmi un bien plus grand nombre que Lord Byron lui +avait adressées, j'en insérerai ici une ou deux qui portent la date de +cette année. Quoique les sujets dont elles traitent soient de peu +d'importance en eux-mêmes, elles donneront peut-être des habitudes et de +la vie actuelle du jeune poète une idée plus complète qu'on ne pourrait +tirer de correspondances d'un genre plus relevé. Elles montreront au +moins combien les premiers goûts et les premiers passe-tems de l'auteur +de Childe-Harold étaient peu romanesques. Si nous les rapprochons des +occupations et des amusemens moins romantiques encore de la jeunesse de +Shakspeare, nous verrons combien le principe vital du génie, peut, sans +s'affaiblir, traverser l'atmosphère, même, en apparence, la plus +hétérogène et la plus contraire à sa nature.</p> +<br><br> +<h3>LETTRE XXVI.</h3> + +<h4>À M. JACKSON.</h4> + +<p class="rig">Newstead-Abbey, 18 septembre 1808.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Mon cher Jack</span>,</p> + +<p>«Je voudrais que vous me fissiez savoir ce que Jekyll a fait à +Snoane-Square, n° 40, concernant le <i>pony</i> que j'ai renvoyé comme +vicieux.</p> + +<p>«Je désire aussi que vous passiez chez Louch, à Brompton, pour lui +demander quelle diable d'idée il a eue de m'envoyer une lettre si +insolente à Brighton. Dites-lui bien en même tems que je ne prétends pas +du tout accepter le compte ridicule qu'il me présente pour de prétendues +détériorations.</p> + +<p>«Ambroise a agi de la manière la plus scandaleuse dans l'affaire du +<i>pony</i>. Vous pouvez dire à Jekyll que s'il ne me rend pas l'argent, je +mettrai l'affaire entre les mains de mon homme de loi. Vingt-cinq +guinées sont un fort bon prix pour un <i>pony</i>; et parbleu! dût-il m'en +coûter 500 liv. st., je ferai un exemple de M. Jekyll, et cela +immédiatement, à moins qu'il ne rende l'argent.</p> + +<p>Croyez-moi, mon cher Jack, etc.</p> +<br><br> +<h3>LETTRE XXVII</h3> + +<h4>À M. JACKSON.</h4> + +<p class="rig">Newstead-Abbey, 4 octobre 1808.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Mon cher Jack</span>,</p> + +<p>«Si ce M. Jekyll n'est pas un gentleman, vous ferez avec lui le marché +le plus avantageux qu'il vous sera possible; mais si c'est un gentleman, +informez-m'en, car alors j'en agirai d'une tout autre manière. S'il ne +l'est pas, tirez de lui le plus d'argent que vous pourrez, car j'ai trop +d'affaires sur les bras pour commencer un procès. En outre, cet Ambroise +devrait rendre l'argent; mais j'en ai fini avec lui. Vous pouvez payer +L... avec la balance, et vous disposerez des bidets, etc., pour le +mieux.</p> + +<p>»J'aurais grand plaisir à vous voir ici; mais la maison est en +réparation et pleine d'ouvriers. J'espère toutefois avoir cet avantage +avant peu de mois. Si vous voyez Baldwabster, rappelez-moi, je vous +prie, à son souvenir, et dites-lui que j'ai regretté la perte de Sydney, +qui a péri, je le crains, dans ma garenne, car nous ne l'avons pas vu +depuis quinze jours.</p> + +<p>»Adieu, etc.»</p> +<br><br> +<h3>LETTRE XXVIII.</h3> + +<h4>À M. JACKSON.</h4> + +<p class="rig">Newstead-Abbey, 12 décembre 1808.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Mon cher Jack</span>,</p> + +<p>«Achetez le lévrier à quelque prix que ce soit, et autant d'autres de la +même race que vous pourrez vous en procurer, mâles ou femelles.</p> + +<p>«Dites à d'Egville que je lui renverrai son costume, et que je lui suis +fort obligé du patron. Je suis fâché de vous donner tant de peines; mais +je n'avais pas idée qu'il fût si difficile de se procurer les animaux en +question; mon manoir sera terminé dans quelques semaines, et si vous +pouvez me faire une visite à Noël, je serai charmé de vous voir.</p> + +<p>«Croyez-moi votre, etc.»</p> + +<p>Le costume dont il s'agit ici était sans doute nécessaire pour un +théâtre de société qu'il montait à cette époque à Newstead, et sur +lequel nous trouverons d'autres détails dans la lettre suivante, +adressée à M. Becher.</p> +<br><br> +<h3>LETTRE XXIX.</h3> + +<h4>À M. BECHER.</h4> + +<p class="rig">Newstead-Abbey, 14 septembre 1808.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Mon cher Becher</span>,</p> + +<p>«Je vous suis fort obligé des informations que vous me donnez, et j'en +ferai mon profit. Je vais monter ici une comédie, le vestibule nous fera +une salle admirable. J'ai déjà distribué les rôles, et puis me passer de +dames, ayant quelques jeunes amis qui feront d'assez bons substituts, à +défaut de femmes. Nous n'avons besoin que de trois hommes, outre M. +Hobhouse et moi-même, pour la pièce dont nous avons fait choix. Ce sera +la Vengeance (<i>the Revenge</i>). Dites, je vous prie, au charpentier +Michalson de venir me parler immédiatement, et faites-moi savoir quel +jour vous pourrez venir dîner et passer la soirée avec moi.</p> + +<p>»Croyez-moi, etc., etc.»</p> + +<p>Ce fut dans l'automne de cette année, comme l'indiquent les lettres +précédentes, qu'il fixa pour la première fois sa résidence à l'abbaye de +Newstead. La maison, quand il la reçut des mains de lord Grey de Ruthen, +était dans le dernier état de dégradation; il se mit aussitôt à réparer +et à meubler quelques appartemens pour en rendre l'habitation plus +commode, non à lui-même, mais à sa mère. Dans une de ses lettres à Mrs. +Byron, publiée par M. Dallas, voici comme il explique ses vues et ses +intentions à ce sujet.</p> +<br><br> +<h3>LETTRE XXX.</h3> + +<h4>À L'HONORABLE<a id="footnotetag100" name="footnotetag100"></a> +<a href="#footnote100"><sup class="sml">100</sup></a> MISTRESS BYRON.</h4> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote100" +name="footnote100"><b>Note 100: </b></a><a href="#footnotetag100"> +(retour) </a> Lord Byron donne toujours le titre d'<i>honorable</i> à + sa mère, quoiqu'elle n'y eût aucun droit.</blockquote> + +<p class="rig">Newstead-Abbey, 7 octobre 1808.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Chère Madame</span>,</p> + +<p>«Je n'ai point de lits à présent pour les H... ni pour aucun autre; ils +couchent maintenant à Mansfield. Je ne sache point que je ressemble à +J.-J. Rousseau. Je n'ai nulle ambition de ressembler à si illustre fou; +mais ce que je sais, c'est que je vivrai à ma manière, et le plus +solitairement qu'il me sera possible. Dès que mes appartemens seront +prêts, je serai charmé de vous voir; jusque-là cela serait inconvenant +et incommode pour tous deux; vous ne sauriez vous opposer +raisonnablement à ce que je rende mon manoir habitable, malgré mon +départ pour la Perse en mars ou au plus tard en mai. Vous serez +propriétaire jusqu'à mon retour; et en cas d'accident, car j'ai déjà +préparé mon testament pour le moment où j'aurai vingt-un ans, j'ai eu +soin que la maison et le manoir vous restassent votre vie durant, outre +une pension suffisante. Ainsi vous voyez que ce n'est pas l'égoïsme qui +mes porte à faire des réparations et des embellissemens. Comme j'ai un +ami ici, nous irons au bal de l'Hôpital. Le 12, nous prendrons le thé +avec Mrs. Byron à huit heures, et nous espérons vous voir au bal. Si +cette dame a la bonté de nous réserver deux chambres pour nous habiller, +elle nous obligera infiniment. Que nous soyons au bal à dix ou onze +heures, c'est tout ce qu'il faut, et nous retournerons à Newstead entre +trois et quatre.</p> + +<p>»Adieu. Je suis bien sincèrement votre, etc.»</p> + +<p>L'idée entretenue par Mrs. Byron d'une ressemblance entre son fils et +Rousseau était surtout fondée sur ses habitudes solitaires, dans +lesquelles il montrait de si bonne heure du penchant à suivre ce +philosophe, penchant qui prit de la force à mesure qu'il avança en âge. +Dans un de ses <i>souvenirs</i>, auquel j'ai déjà beaucoup emprunté<a id="footnotetag101" name="footnotetag101"></a> +<a href="#footnote101"><sup class="sml">101</sup></a>, il +met en question la justesse de cette comparaison entre Rousseau et lui, +et nous donne comme à l'ordinaire, en style très-animé, quelques idées +de son caractère et de ses habitudes.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote101" +name="footnote101"><b>Note 101: </b></a><a href="#footnotetag101"> +(retour) </a> Ce journal est intitulé par lui-même: <i>Pensées + détachées</i>.</blockquote> + +<p>«Avant que je n'eusse vingt ans, ma mère voulait absolument que je +ressemblasse à Rousseau, madame de Staël en disait autant en 1813, et il +y a quelque chose de cela dans la <i>Revue d'Édimbourg</i>, dans l'article +critique sur le quatrième chant de Childe-Harold. Pour ma part, je ne +puis voir aucun point de ressemblance: il écrivait en prose et moi en +vers; c'était un homme du peuple, et moi de l'aristocratie; il était +philosophe, et je ne le suis point; il publia son premier ouvrage à +quarante ans, et moi à seize: son premier essai lui attira les +applaudissemens universels, le mien m'attira tout le contraire: il +épousa sa gouvernante, je n'ai pas pu vivre avec ma femme<a id="footnotetag102" name="footnotetag102"></a> +<a href="#footnote102"><sup class="sml">102</sup></a>: il +pensait que tout le monde conspirait contre sa personne, moi c'est mon +petit monde qui croit que je conspire contre lui, si j'en peux juger par +les injures que me prodiguent la presse et les coteries. Il aimait la +botanique, j'aime les fleurs, les herbes et les arbres, mais je ne sais +rien de leur histoire. Il a composé de la musique, je n'en connais que +ce que l'oreille me permet de saisir. Je n'ai jamais pu rien apprendre +par l'étude, pas même une langue: tout ce que je sais, je le dois à la +routine, à l'oreille et à la mémoire, qu'il avait mauvaise, et que j'ai +ou plutôt j'avais excellente, demandez plutôt au poète Hodgson, bon juge +en cette matière, car il en a lui-même une étonnante. Il écrivait avec +hésitation et travail, moi j'écris rapidement et presque toujours sans +efforts. Il ne sut jamais monter à cheval, nager ni faire des armes, moi +je suis un excellent nageur, un décent, si ce n'est un brillant +cavalier, m'étant enfoncé une côte au manége à l'âge de dix-huit ans. Je +maniais assez bien les armes, particulièrement l'espadon des +montagnards; je n'étais pas non plus un mauvais boxeur, quand je pouvais +conserver mon sang-froid, ce qui était difficile, mais ce que je me suis +toujours efforcé de faire depuis que (avec les gants) je renversai M. +Purling, et lui démis la rotule, en 1806, dans la salle d'Angelo et +Jackson. J'étais aussi assez fort à la balle crossée et l'un des onze +champions de Harrow, qui soutinrent un défi, en 1805, contre Éton. En +outre, le genre de vie de Rousseau, son pays, ses mœurs, l'ensemble de +son caractère, offrent avec moi de si grandes différences, que je ne +puis comprendre comment une telle comparaison a pu être faite trois +fois, et toujours d'une manière si remarquable. J'oubliais encore de +dire qu'il avait la vue courte, et que jusqu'ici la mienne a été tout le +contraire, au point qu'au plus grand théâtre de Bologne, je distinguai +certain buste et lus certaines inscriptions sur le bord de la scène, +bien que placé dans la loge la plus éloignée et la plus sombre. +Quoiqu'il y eût dans cette même loge plusieurs personnes jeunes et y +voyant bien, elles ne pouvaient reconnaître une seule lettre, et crurent +d'abord que c'était une plaisanterie, quoique je ne fusse jamais entré +dans ce théâtre auparavant. Somme toute, je crois avoir raison de +trouver la comparaison mal fondée. Je ne le dis pas par humeur, car +Rousseau était un grand homme, et la chose, si elle était vraie, serait +assez flatteuse; mais je ne trouve point de plaisir dans une pure +chimère.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote102" +name="footnote102"><b>Note 102: </b></a><a href="#footnotetag102"> +(retour) </a> <i>He married his house-keeper; I could not keep + house with my wife</i>.</blockquote> + +<p>Dans une autre lettre à sa mère, quelques semaines après la précédente, +il développe ses plans sur Newstead et ses voyages projetés.</p> +<br><br> +<h3>LETTRE XXXI.</h3> + +<h4>À MRS. BYRON.</h4> + +<p class="rig">Newstead-Abbey, 2 novembre 1808.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Ma chère mère</span>,</p> + +<p>«Nous oublierons, s'il vous plaît, ce que vous me dîtes dans votre +dernière; je ne désire point me le rappeler. Quand nos chambres seront +prêtes, je serai charmé de vous recevoir; et surtout je serais fâché de +vous voir douter, en ce moment, de ma sincérité. C'est plus pour vous +que pour moi que je meuble la maison; je vous y installerai avant mon +départ pour les Indes, qui aura lieu, je crois, dans le courant de mars, +s'il ne survient quelque obstacle particulier. Je fais arranger en ce +moment le salon vert, la chambre à coucher rouge, et à l'étage au-dessus +quelques chambres d'amis. Tout cela sera bientôt prêt, ou du moins je +l'espère ainsi.</p> + +<p>«Je vous prierais de vous informer auprès du major Watson, qui a résidé +long-tems dans les Indes, quels sont les objets dont il est le plus +nécessaire d'être pourvu. J'ai déjà fait écrire par l'un de mes amis au +professeur d'Arabe, à Cambridge, pour quelques renseignemens que je +désire vivement me procurer. Il me sera aisé d'obtenir du gouvernement +des lettres pour les ambassadeurs, les consuls, etc., et aussi pour les +gouverneurs de Calcutta et de Madras. Je placerai mes propriétés et mon +testament entre les mains de plusieurs personnes de confiance dont vous +serez certainement l'une. Je n'ai reçu aucune nouvelle de H...; quand +j'en aurai, je m'empresserai de vous en faire part.</p> + +<p>»Après tout, vous avouerez que mon projet n'est pas mauvais; si je ne +voyage pas maintenant, je ne voyagerai jamais, et les hommes le +devraient toujours faire un jour ou l'autre. Je n'ai rien qui me +retienne maintenant dans mon pays; point de femme, point de sœurs à +pourvoir, point de frères, etc. Je prendrai soin de vos intérêts; et, à +mon retour, il sera possible que je me décide à suivre la carrière de la +politique. Quelques années consacrées à connaître d'autres pays, ne me +nuiront pas si j'embrasse ce parti. Tant que nous ne voyons que notre +propre nation; nous ne jouons pas franc jeu avec l'espèce humaine. C'est +par l'expérience personnelle, et non par des livres, que nous devrions +juger les peuples étrangers. Il n'y a rien de tel que de voir par +soi-même, et de ne s'en rapporter qu'à ce qu'on a vu.</p> + +<p>»Votre, etc.»</p> + +<p>Dans le mois de novembre de cette année, il perdit son chien favori +Boatswain. Le pauvre animal fut tout à coup saisi d'un accès de rage; au +commencement, Lord Byron soupçonnait si peu la nature de la maladie, +qu'il lui arriva plusieurs fois d'essuyer avec sa main nue l'écume qui +sortait de la bouche du chien au moment de ses attaques. Dans une lettre +à son ami, M. Hodgson<a id="footnotetag103" name="footnotetag103"></a> +<a href="#footnote103"><sup class="sml">103</sup></a>, il annonce ainsi cet événement: «Boatswain +est mort! il a expiré dans un état de rage complète, après avoir +beaucoup souffert, mais conservant jusqu'à la fin toute la douceur de +son naturel, et sans jamais essayer de faire le moindre mal à ceux qui +l'entouraient. J'ai maintenant tout perdu, hors le vieux Murray.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote103" +name="footnote103"><b>Note 103: </b></a><a href="#footnotetag103"> +(retour) </a> Le révérend Francis Hodgson, auteur d'une + excellente traduction de Juvenal et de plusieurs autres + ouvrages estimés: il fut long-tems en correspondance avec + Lord Byron, et je lui dois plusieurs lettres intéressantes de + son noble ami; je les donnerai dans le cours des pages + suivantes.</blockquote> + +<p>Le monument qu'il éleva à ce chien, le plus remarquable en son genre, +depuis le tombeau du chien de Salamine, forme encore l'un des plus beaux +ornemens de Newstead. Les vers pleins de misanthropie qu'il y fit graver +se retrouvent dans son recueil de poésies, et sont précédés de +l'inscription que voici:</p> + +<p>«Près de ce lieu sont déposés les restes d'un être qui posséda la beauté +sans orgueil, la force sans insolence, le courage sans férocité; en un +mot, toutes les vertus de l'homme sans ses vices. Cet éloge, qui serait +une basse flatterie s'il était inscrit sur des cendres humaines, n'est +qu'un juste tribut à la mémoire de Boatswain, chien qui, né à +Terre-Neuve, au mois de mai 1803, est mort, à Newstead-Abbey, le 18 +novembre 1808.»</p> + +<p>Le poète Pope, à peu près au même âge que l'auteur de cette inscription, +fait de même l'éloge de son chien, aux dépens de l'espèce humaine, et +ajoute que l'histoire nous offre plus d'exemples de la fidélité des +chiens que de celle des hommes. Lord Byron, parlant de son favori, dit, +avec plus de tristesse et d'amertume encore: «Ces pierres ont été +élevées pour couvrir les restes d'un ami; je n'en ai jamais eu qu'un, et +c'est ici qu'il repose.» Il semble, en effet, qu'à cette époque sa +mélancolie fît de rapides progrès. Dans une autre lettre à M. Hodgson, +il dit: «Vous savez que, d'après Smollet, le rire est le signe +caractéristique d'un animal raisonnable; je le crois aussi; +malheureusement mes dispositions naturelles ne s'accordent pas toujours +avec mon opinion à cet égard.»</p> + +<p>Murray, le vieux serviteur dont il parle plus haut, comme le seul +individu fidèle qui lui reste, avait été long-tems domestique du vieux +lord, et était traité par le jeune poète avec une affection que la +vieillesse inspire rarement, surtout dans une condition dépendante. +«J'ai vu souvent, dit l'un des plus constans visiteurs de Newstead, Lord +Byron à la fin du repas, emplir un grand verre de Madère, et le passer +par-dessus son épaule à Joe Murray, qui se tenait derrière sa chaise, en +lui disant avec un air d'affection qui animait toute sa physionomie: +«Tiens, bois, mon vieux camarade!»</p> + +<p>Nous retrouvons dans un passage d'une autre de ses lettres à M. Hodgson +un exemple de ce ton d'indifférence avec lequel il parlait quelquefois +de la difformité de son pied. Ce <i>gentleman</i> ayant dit, en plaisantant, +que quelques vers des <i>Heures d'oisiveté</i> étaient calculés pour porter +les écoliers à la révolte, Lord Byron répondit: «Si mes chants ont +produit les glorieux effets que vous dites, je serai un Tyrtée complet, +quoique, et je suis fâché de le dire, je ressemble plutôt à ce poète +célèbre, dans ma personne que dans mes ouvrages.» Quelquefois aussi il +supportait avec la meilleure humeur du monde une allusion faite par +d'autres à cette infirmité, quand il supposait qu'on n'avait pas eu +l'intention de l'offenser. Un jour, dans une compagnie nombreuse et +<i>mélangée</i>, une personne sans éducation lui demanda tout haut: «Eh bien, +Milord, comment va votre pied?--Je vous remercie, Monsieur, répondit +Byron du ton le plus poli, comme à l'ordinaire, et absolument de même.»</p> + +<p>L'extrait suivant, relatif à un ecclésiastique des amis de sa +Seigneurie, est encore tiré d'une de ses lettres à M. Hodgson, et de la +même année:</p> + +<p>«J'écrivis, il y a quelques semaines, à N***, le priant de recevoir +comme élève le fils d'un citoyen de Londres, que je connais beaucoup. +Les attentions toutes particulières dont la famille m'avait comblé +pendant mon séjour parmi eux m'engagèrent à cette démarche. Maintenant, +faites attention à ce qui va suivre, comme quelqu'un l'a dit d'une +manière si sublime. Ce même jour arrive une épître signée N***, ne +contenant pas un seul mot relatif à la pension et à l'éducation, mais +une pétition en faveur de Robert Gregson, le fameux boxeur, actuellement +en prison pour quelques malheureuses livres sterling, et menacé d'avoir +pour dernier asile le <i>Banc du Roy</i>. Si cette lettre m'était venue de +quelques-unes de mes accointances <i>laïques</i>, ou enfin de toute autre +personne que celle dont parle la signature, je ne m'en étonnerais pas. +Si N*** est sérieux, je félicite le pugilat sur l'acquisition d'un tel +patron, et me trouverais heureux d'avancer quelque somme que ce soit +pour la délivrance du captif Gregson. Mais avant que d'écrire à N*** sur +ce sujet, je veux certainement avoir un certificat du fait signé de vous +ou de quelque respectable propriétaire. Quand je dis le <i>fait</i>, c'est le +fait de la lettre en tant qu'écrite par N***; car je n'ai aucun doute de +l'exactitude de ce qu'elle contient. La lettre est actuellement devant +moi, et je la garde pour vous la faire lire.»</p> + +<p>Il passa cet automne à Newstead s'occupant principalement à revoir et à +augmenter sa satire. Pour s'assurer lui-même de son mérite en la lisant +et relisant tout imprimée<a id="footnotetag104" name="footnotetag104"></a> +<a href="#footnote104"><sup class="sml">104</sup></a>, il avait fait tirer plusieurs épreuves +du manuscrit, par son premier éditeur, à Newark. Il est assez +remarquable qu'excité comme il l'était par l'attaque des journalistes, +doué comme il l'était de la faculté d'écrire avec tant de rapidité, il +ait laissé écouler un si grand laps de tems entre l'agression et la +vengeance; mais il paraît qu'il avait pleinement apprécié toute +l'importance du premier pas qu'il ferait dans la littérature après cette +attaque. Il sentait que toutes ses chances de grandeur future +dépendaient de l'effort qu'il allait faire; en conséquence, il +rassemblait tranquillement toutes ses forces. Parmi ses préparatifs pour +la tâche qu'il se proposait, on doit remarquer une étude profonde des +écrits de Pope. Je ne doute point qu'on ne doive dater de cette époque +l'admiration enthousiaste qu'il conserva toujours pour ce grand poète, +admiration qui, après deux ou trois tentatives, éteignit en lui toute +espérance de prééminence dans la même carrière, et le força à chercher +la gloire par des chemins plus ouverts à la concurrence.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote104" +name="footnote104"><b>Note 104: </b></a><a href="#footnotetag104"> +(retour) </a> On dit que Wieland avait coutume de faire imprimer + ses ouvrages pour les corriger, et qu'il tirait de grands + avantages de cette méthode, qui paraît n'être pas du tout + extraordinaire en Allemagne.</blockquote> + +<p>La tournure misanthropique que des affections trompées et des espérances +frustrées avaient, à cette époque, donnée à son esprit, lui rendait +facile le genre de la satire; cependant il est évident que cette +amertume existait bien plus dans son imagination que dans son cœur; et +l'entraînement qu'il éprouvait à faire la guerre au monde venait moins +du plaisir de porter des coups çà et là, que du sentiment de sa +puissance qui se révélait alors à lui-même, et qui le plaçait plus haut +qu'auparavant dans sa propre estime. La vérité est que la grande +facilité avec laquelle, comme on le verra bientôt, il passe de l'éloge à +la censure ou de la censure à l'éloge, prouve combien étaient passagères +et incohérentes les impressions qui, dans beaucoup de cas, semblent +avoir dicté ses jugemens. Quoique cette circonstance ôte à quelques +égards, du poids à ses éloges, elle l'absout en même tems du trop +d'aigreur qui se trouve dans ses critiques.</p> + +<p>Sa majorité (1809) fut célébrée à Newstead par autant de réjouissances +que purent le permettre la médiocrité de sa fortune et l'exiguïté du +nombre de ses amis; outre le <i>bœuf</i> rôti de fondation, il y eut un bal +donné en cette occasion. La seule particularité dont se souvienne le +vieux domestique qui m'en a parlé, c'est que M. Hanson, l'agent du Lord, +était au nombre des danseurs. Quant à la manière dont Byron lui-même +célébra ce grand jour, je trouve dans une lettre écrite de Gênes, en +1822, les détails suivans qui pourront ne pas paraître sans intérêt. +«Vous ai-je jamais dit que le jour de ma majorité, je fis mon dîner +d'œufs avec du lard et une bouteille d'ale? Pour une fois en passant, +c'est ce que j'aime le mieux à manger et à boire; mais comme ni l'un ni +l'autre ne conviennent à mon estomac, c'est une petite jouissance que je +ne me permets que dans les grandes occasions, tous les quatre ou cinq +ans environ.» On se procura à un intérêt énorme par l'entremise des +usuriers, l'argent nécessaire pour son début dans le monde, et la +nécessité de le rembourser fut long-tems un fardeau pour lui.</p> + +<p>Ce ne fut qu'au commencement de cette année qu'il apporta à Londres sa +satire toute prête, à ce qu'il croyait lui-même, pour l'impression; mais +malheureusement avant que l'ouvrage ne fût imprimé, sa bile trouva de +nouveaux alimens dans la négligence avec laquelle il se crut traité par +son tuteur lord Carlisle. Les relations qui avaient précédemment existé +entre ce seigneur et son pupille n'avaient jamais été de nature à faire +naître beaucoup d'amitié entre eux, et c'est au caractère et à +l'influence de Mrs. Byron qu'appartient surtout le blâme d'avoir +augmenté, si ce n'est d'avoir causé leur éloignement. Lord Byron sentit +vivement, comme nous le voyons dans une de ses lettres, la froideur avec +laquelle lord Carlisle avait reçu la dédicace de son premier volume. +Toutefois cédant à des considérations prudentes, non-seulement il avait +dissimulé son déplaisir, mais il avait dans sa satire (telle qu'elle +devait d'abord paraître) introduit le compliment suivant à son tuteur:</p> + +<p>«Il n'en est qu'un seul auquel Apollon daigne encore sourire, et dans +Carlisle il couronne un nouveau Roscommon.»</p> + +<p>Cet éloge, si généreusement accordé, ne conserva pas sa place dans le +poème. Pendant le tems qui s'écoula entre la composition et +l'impression, Lord Byron, espérant naturellement que son tuteur +s'offrirait de lui-même à l'introduire dans la chambre des pairs le jour +où il devait y paraître la première fois, lui écrivit pour lui rappeler +qu'il serait majeur au commencement de la session. Au lieu de la +politesse à laquelle il s'attendait, il ne reçut pour toute réponse +qu'une note cérémonieuse, lui indiquant la manière formelle de procéder +dans de telles occasions. Il n'est donc pas étonnant que, disposé comme +il l'était par les circonstances précédentes à ne pas supposer à son +tuteur des intentions bien favorables pour lui, et se voyant ainsi +refusé au moment où l'appui d'un parent si proche lui eût été si utile, +son ame, naturellement si <i>impressionnable</i>, se soit ouverte au plaisir +de la vengeance. Cette indignation, une fois excitée, ne trouva qu'un +moyen trop facile de s'exhaler. Les vers louangeurs que je viens de +citer furent effacés, et sa satire fut publiée avec ceux que nous y +voyons contre lord Carlisle. Si ces vers flattèrent délicieusement +d'abord son désir de vengeance, telle était la facilité naturelle de son +caractère, qu'il ne tarda pas à se repentir de les avoir écrits<a id="footnotetag105" name="footnotetag105"></a> +<a href="#footnote105"><sup class="sml">105</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote105" +name="footnote105"><b>Note 105: </b></a><a href="#footnotetag105"> +(retour) </a> Voyez les vers sur la mort du major Howard, fils + de lord Carlisle, tué à Waterloo: + +<p> «Des lyres plus harmonieuses que la mienne ont redit leur + louange; mais parmi cette troupe de héros, il en est un que + je voudrais choisir, soit parce que je suis allié de sa + famille, soit parce que j'ai eu quelques torts envers son + père.» + <span class="rig">(<span class="sc">Childe Harold</span>, chant III.)</span><br></p> +</blockquote> + +<p>Pendant l'impression de son poème, il l'augmenta de plus de cent vers, +et y fit plusieurs changemens, dont deux ou trois peuvent être cités +comme preuves de la promptitude avec laquelle il recevait les +impressions et les influences qui l'ont rendu si variable dans ses +manières de sentir et de juger. Dans sa satire, telle qu'il l'avait +composée d'abord, se trouvaient les deux vers suivans:</p> + +<p>Quoique des imprimeurs condescendent à souiller leurs presses des odes +de Smythe et des chants épiques de Hoyle.</p> + +<p>Il se repentit, au moment de la publication, de l'injustice de ces deux +vers (injustes également pour les deux auteurs qui y sont cités), du +moins quant à l'une de ces deux victimes. Il prit dans sa satire +imprimée un ton tout-à-fait différent. Le nom du professeur Smythe y est +cité avec honneur, comme il le méritait, et accouplé à celui de M. +Hodgson, l'un des plus estimables amis du poète:</p> + +<p>Oh! obscur asile d'une race vandale, à la fois honneur et disgrâce des +sciences, si plongé dans la routine de l'ennuyeuse inutilité, qu'à peine +les noms de Smythe et d'Hodgson seront capables de réhabiliter le tien!</p> + +<p>Voici un autre exemple de son extrême mobilité. Le manuscrit original de +la satire contenait ce vers:</p> + +<p>Je laisse la topographie à ce fat de Gell.</p> + +<p>Pendant le tems de l'impression il fit connaissance avec sir Williams +Gell. Alors, sans effort, par le changement d'une seule épithète, il +convertit sa satire en éloge: il écrivit pour la postérité:</p> + +<p>Je laisse la topographie au <i>classique</i> Gell<a id="footnotetag106" name="footnotetag106"></a> +<a href="#footnote106"><sup class="sml">106</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote106" +name="footnote106"><b>Note 106: </b></a><a href="#footnotetag106"> +(retour) </a> Dans la cinquième édition de cette satire, + supprimée par l'auteur en 1812, il changea de nouveau + d'opinion sur ce professeur, et en altéra l'expression ainsi: + «Je laisse la topographie au <i>rapide</i> Gell.» Expliquons la + raison de ce nouveau changement par la note suivante: + «<i>Rapide</i>; en effet, il a <i>topographisé</i> et <i>typographisé</i> en + trois jours les états du roi Priam. Je l'avais appelé + classique avant que je n'eusse vu la <i>Troade</i>, et maintenant + je me garderai bien de lui accorder une qualification à + laquelle il a si peu de droits.»</blockquote> + +<p>Parmi les passages ajoutés au moment de l'impression, il faut remarquer +les vers contre la licence de l'opéra, «qu'ainsi donc l'Ausonie, etc.,» +que le jeune poète écrivit un soir au sortir du théâtre, et envoya +aussitôt à M. Dallas pour les insérer dans sa satire. Une autre de ces +additions fut le juste tribut d'éloge payé à MM. Crabbe et Rogers, éloge +d'autant plus désintéressé et d'autant plus exact, qu'à cette époque il +n'avait vu ni l'une ni l'autre de ces deux personnes distinguées, et +qu'il conserva toute sa vie l'opinion qu'il avait exprimée sur leur +mérite. Il devint depuis ami intime de l'auteur des <i>Plaisirs de la +mémoire</i>; mais il n'eut jamais le bonheur de former aucune liaison avec +celui qu'il désigna si bien sous le nom de <i>peintre le plus sombre et le +plus vrai de la nature</i>. Mon respectable ami et voisin, M. Crabbe, m'a +dit qu'une fois ils passèrent un jour ou deux dans le même hôtel, sans +le savoir, et qu'ils ont dû souvent se rencontrer, soit en entrant dans +la maison, soit en sortant.</p> + +<p>Presque de deux jours l'un, M. Dallas, qui s'était chargé de surveiller +l'impression, recevait de nouveaux matériaux pour l'enrichir; l'esprit +de l'auteur une fois excité sur un sujet quelconque ne savait plus +maîtriser la surabondance de ses idées. Dans l'un de ses courts billets +à M. Dallas, il lui dit: «Dépêchez-vous vite d'imprimer, ou je vous +inonderai de vers.» Il en fut de même pour ses publications +subséquentes, aussi long-tems du moins qu'il fut à portée de son +imprimeur, alimentant jusqu'au dernier moment la presse d'idées neuves +et fécondes qui lui étaient fournies par la lecture de ce qu'il avait +écrit auparavant. Il semblerait, en effet, d'après l'extrême facilité et +l'extrême rapidité dont il ajouta à presque tous ses ouvrages leurs plus +beaux passages, tandis qu'ils étaient entre les mains de l'imprimeur, +que l'action même de se faire imprimer aiguillonnât son imagination, et +que le torrent de ses idées prît plus de vie, de fraîcheur, en arrivant, +pour ainsi dire, à son embouchure.</p> + +<p>Parmi les passages pathétiques dont il orna son poème fut celui que lui +suggéra la mort déplorable de lord Falkland. C'était un officier de +marine, brave, mais débauché, dont il avait fait connaissance dans le +monde, et qui fut, au commencement de mars, tué dans un duel par M. +Powell. Les stances touchantes qu'il lui a consacrées dans sa satire +prouvent assez combien cet événement l'avait vivement frappé. «Je +connaissais beaucoup le feu lord Falkland. Le mardi soir je l'avais vu +faire lui-même les honneurs de sa table hospitalière; le mercredi matin, +je vis étendu devant moi ce corps qu'animaient naguère le courage, la +sensibilité, et tant de nobles passions!» Il ne s'en tint pas à des +paroles pour prouver sa sympathie dans cette occasion. Ce malheureux +jeune homme laissait derrière lui une famille qui avait besoin pour son +soulagement d'autre chose qu'une stérile compassion, et Lord Byron, +malgré la gêne qu'il éprouvait lui-même à cette époque, trouva moyen de +venir généreusement et délicatement au secours de la veuve et des enfans +de son ami. Dans la lettre suivante à Mrs. Byron, il en parle entre +autres sujets importans avec une sensibilité éloignée de toute +ostentation, qui lui fait le plus grand honneur.</p> +<br><br> +<h3>LETTRE XXXII.</h3> + +<h4>À MRS. BYRON.</h4> + +<p class="rig">Saint-James-street, n° 8, 4 mars 1809.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Ma chère Mère</span>,</p> + +<p>«Ma dernière lettre fut écrite dans un grand abattement d'esprit causé +par la mort de ce pauvre Falkland, qui a laissé sans un schelling sa +femme et ses enfans. Je me suis efforcé de venir à leur secours. Dieu +sait que je n'ai pas pu le faire comme je l'aurais désiré, gêné comme je +le suis, et accablé de tant de dettes.</p> + +<p>»Vous avez parfaitement raison; il faut que Newstead et moi nous nous +soutenions, ou tombions ensemble. J'y ai vécu, j'y ai attaché mon cœur, +et jamais besoin d'argent présent ou à venir ne pourra me porter à +vendre la moindre parcelle de notre héritage. J'ai un amour-propre qui +me donnera la force de supporter bien des embarras pécuniaires: j'aurai +peut-être à endurer bien des privations; mais quand on m'offrirait en +échange de Newstead la première fortune de l'Angleterre, je rejetterais +la proposition. N'ayez pas d'inquiétude à ce sujet; M. H*** en parle +comme un homme d'affaires; mais je sens comme un homme d'honneur, et je +ne vendrai pas Newstead.</p> + +<p>»J'entrerai à la chambre des pairs dès que l'on aura reçu certains +certificats pour lesquels on a écrit à Carhais, dans le Cornouaille, et +je ferai parler de moi: il faut que je brille dès le commencement, ou +tout est perdu. Il faut me garder le secret sur ma satire pendant un +mois, après cela vous serez libre d'en parler absolument comme vous le +voudrez. Lord Carlisle en a usé avec moi d'une manière infâme, en +refusant de donner au chancelier aucun détail sur ma famille. Je l'ai +<i>sanglé</i> comme il faut dans mes vers, et peut-être sa Seigneurie se +repentira-t-elle de n'avoir pas montré une humeur plus conciliante. On +dit que cela se vendra; je l'espère, car le libraire s'est bien conduit +jusqu'ici, c'est-à-dire que l'édition a été bien soignée. Croyez-moi, +etc.</p> + +<p>»<i>P. S.</i> Vous aurez hypothèque sur une des fermes.»</p> + +<p>Le certificat dont il est ici question comme attendu de la principauté +de Cornouaille était les preuves du mariage entre l'amiral Byron et miss +Trevanion, mariage célébré, à ce qu'il paraît, dans une chapelle +particulière, à Carhais, et dont, en conséquence, il était difficile de +se procurer une attestation légale. Le délai nécessaire pour obtenir ces +papiers, et le refus peu gracieux de lord Carlisle de donner aucune +explication sur sa famille, furent les obstacles qui l'empêchèrent +long-tems de prendre sa place à la chambre. Les preuves nécessaires +ayant été à la fin fournies, il se présenta, le 13 mars, dans un état +d'isolement auquel aucun jeune homme d'un rang aussi élevé ne s'était +jamais vu réduit en pareille occasion. N'ayant pas un seul individu de +sa classe pour l'introduire comme un ami, ou l'accueillir comme une +connaissance, ce fut au hasard seul qu'il dut d'être accompagné jusqu'à +la barre de la chambre par un parent très-éloigné, et qui lui était +complètement inconnu un peu plus d'un an auparavant. Ce parent fut M. +Dallas, et les détails qu'il nous a donnés de cette scène entière sont +trop frappans pour que nous y changions un seul mot.</p> + +<p>«La satire fut publiée vers le milieu de mars, quelques jours après +qu'il eut pris sa place à la chambre des Pairs, ce qu'il fit le 13 du +même mois. Je descendais ce jour-là de James's-Street, sans intention de +lui faire visite; mais voyant son cabriolet à la porte, j'entrai. Sa +figure plus pâle qu'à l'ordinaire montrait que son esprit était agité et +qu'il pensait au noble seigneur sous les auspices duquel il avait +toujours cru faire son entrée à la Chambre. Je suis bien aise, me +dit-il, de vous voir; je vais prendre ma place à la Chambre, peut-être +voudrez-vous bien m'accompagner. Je me hâtai de lui exprimer combien +j'étais disposé à le faire, lui cachant en même tems le chagrin que +j'éprouvais en voyant un jeune homme qui, par sa naissance, sa fortune +et ses talens, appartenait à la première classe de la société, assez +négligé, assez isolé dans le monde, pour qu'il n'y eût pas un seul +membre du sénat dont il allait faire partie, auquel il pût s'adresser +pour y être introduit d'une manière convenable. Je vis qu'il sentait +vivement sa situation, et je partageais son indignation.</p> + +<p>»Après avoir parlé quelque tems de la satire dont les dernières feuilles +étaient alors sous presse, j'accompagnai Lord Byron à la Chambre. Il fut +reçu dans l'une des antichambres par quelques officiers de service, avec +lesquels il s'entendit sur les frais qu'il avait à payer. L'un d'eux +alla avertir le lord chancelier, et revint bientôt avec ordre +d'introduire le récipiendaire. Il y avait peu de membres présens, et +lord Eldon s'occupait d'affaires ordinaires ou peu importantes. Quand +Lord Byron entra, il me parut encore plus pâle qu'avant; on lisait sur +sa figure l'indignation jointe à la mortification; mais parvenu à la +dominer, il passa devant la <i>balle de laine</i><a id="footnotetag107" name="footnotetag107"></a> +<a href="#footnote107"><sup class="sml">107</sup></a> sans regarder autour +de lui, et s'avança vers la table où l'officier chargé de cette fonction +lui fit entendre le serment d'usage. Cette formalité remplie, le +chancelier, quittant son siége, fit quelques pas vers lui en souriant et +lui présentant la main pour le féliciter de la manière la plus amicale. +Quoique je n'entendisse pas ses paroles, je vis bien qu'il lui adressait +quelques complimens. Ce fut autant de perdu; Lord Byron fit un salut +cérémonieux, et plaça à peine l'extrémité du bout de ses doigts dans les +mains du chancelier. Celui-ci ne prolongea pas des félicitations aussi +mal reçues; mais il retourna à sa place, tandis que Lord Byron alla +négligemment s'asseoir quelques minutes sur l'un des bancs restés vides +à la gauche du trône, et qu'occupent ordinairement les lords de +l'opposition. Quand il vint me rejoindre, je lui fis part de mes +observations; il me répondit: Si j'avais répondu à son serrement de +main, il m'aurait tout de suite compté comme acquis à son parti. Je ne +veux rien avoir à faire ni avec les uns ni avec les autres; j'ai pris +mon rang; je veux maintenant quitter l'Angleterre. Nous retournâmes à +Saint-James's-Street, mais il ne recouvra pas sa bonne humeur.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote107" +name="footnote107"><b>Note 107: </b></a><a href="#footnotetag107"> +(retour) </a> Nom du fauteuil du chancelier, et qui est pris + souvent par métaphore pour la dignité de chancelier. C'est + ainsi que l'on dit être assis sur <i>la balle de laine</i>, comme + chez nous être assis sur les <i>fleurs de lis</i>.</blockquote> + +<p>Au récit d'une cérémonie si désagréable pour un esprit fier comme le +sien, et si peu de nature à diminuer les idées misanthropiques qui déjà +prenaient sur lui tant d'empire, j'ajouterai d'après l'un de ses propres +<i>souvenirs</i>, les détails qu'il nous a lui-même laissés sur sa courte +conversation avec le lord chancelier:</p> + +<p>«Quand j'eus atteint mes vingt-un ans, la nécessité de me procurer +certains certificats de naissance et de mariage m'empêcha pendant +plusieurs semaines de prendre rang dans la Chambre. Après que ces +difficultés eurent été levées, et que j'eus prêté serment, le lord +chancelier s'excusa auprès de moi de ce délai, observant que le maintien +de ces formes voulues était une partie de son devoir. Je lui répondis +qu'il ne me devait point d'excuse, et comme il n'avait pas, en effet, +montré beaucoup d'empressement, j'ajoutai: Votre seigneurie est +exactement comme le <i>Petit Poucet</i> (on donnait à cette époque la pièce +de ce nom), vous avez fait votre <i>devoir</i>, mais vous n'avez fait rien de +plus.»</p> + +<p>Quelques jours après parut la satire, et l'un des premiers exemplaires +fut adressé à M. Harness, son ami, avec la lettre suivante:</p> +<br><br> +<h3>LETTRE XXXIII.</h3> + +<h4>À M. HARNESS.</h4> + +<p class="rig">Saint-James's-Street, 18 mars 1809.</p><br><br> + +<p>«Vous ne me deviez pas d'excuses; si vous avez le tems d'écrire, et si +vous y êtes disposé, tant mieux; Le Seigneur nous rend reconnaissans +pour les faveurs que nous recevons. Quand, au contraire, je n'entends +pas parler de vous, je me console en pensant que vous êtes plus +agréablement occupé.</p> + +<p>»Je vous envoie par le même courrier une certaine satire nouvellement +publiée; et en retour de trois shillings et six pences qu'il m'en coûte, +je vous prie, si vous venez à en deviner l'auteur, de tenir son nom +secret, du moins quant à présent. Londres est plein de l'affaire du +duc<a id="footnotetag108" name="footnotetag108"></a> +<a href="#footnote108"><sup class="sml">108</sup></a>. La Chambre des communes s'en est occupée pendant les trois +dernières soirées, et n'a cependant encore rien décidé. Je ne sais pas +si la chose sera portée devant notre Chambre, à moins que ce ne soit +sous forme d'accusation. Si elle y paraît d'une manière qui permette la +discussion, je serai peut-être tenté de dire quelque chose à ce sujet. +Je suis bien aise d'apprendre que vous aimez Cambridge, premièrement +parce que vous savoir heureux ne peut qu'être infiniment agréable à +quelqu'un qui vous désire toutes les joies possibles de ce monde +sublunaire, et secondement, parce que j'admire la moralité de ce +sentiment. L'<i>alma mater</i> a été pour moi une <i>injusta noverca</i>, et cette +vieille folle ne m'a donné mon degré de <i>master artium</i> que parce +qu'elle n'a pu l'éviter. Vous savez quelle farce un noble candidat est +obligé de jouer.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote108" +name="footnote108"><b>Note 108: </b></a><a href="#footnotetag108"> +(retour) </a> Probablement l'affaire du duc d'York, accusé + d'avoir vendu ou laissé vendre des commissions dans l'armée + d'une manière illégale.</blockquote> + +<p>«Je compte partir pour mes voyages, si je puis, au printems, et avant +cette époque je fais une collection des portraits de ceux de mes +camarades d'école avec lesquels j'étais le plus lié. J'en ai déjà +quelques-uns, et j'ai besoin du vôtre, sans lequel la galerie ne serait +pas complète. J'ai employé l'un des premiers peintres de miniature de +l'époque, et ce à mes dépens bien entendu, car je n'ai jamais souffert +que mes connaissances fussent induites à la moindre dépense pour +satisfaire quelqu'une de mes fantaisies. Cette observation pourra +paraître indélicate; mais quand je vous dirai qu'un de nos amis avait +d'abord refusé de poser dans la persuasion qu'il lui faudrait délier les +cordons de sa bourse, vous conviendrez qu'il est nécessaire de bien +établir d'abord ces préliminaires; pour éviter le retour d'une semblable +méprise, je viendrai vous voir quand il en sera tems, et je vous ménerai +chez le peintre. Ce sera une espèce de taxe que je léverai pendant une +semaine sur votre patience; mais excusez-moi, je vous prie, et songez +que cette ressemblance sera peut-être le seul souvenir qui me restera un +jour de notre ancienne amitié et de notre liaison actuelle. Cette idée +paraît assez folle maintenant; mais dans quelques années, quand +quelques-uns d'entre nous seront morts, que d'autres seront séparés par +des circonstances inévitables, ce sera une sorte de satisfaction de +conserver, dans les portraits de ceux qui survivront, l'image de ce que +nous étions naguère, et de contempler dans les portraits de ceux qui +seront morts tout ce qui nous restera du jugement, de la sensibilité et +de l'ensemble de tant de nobles qualités. Mais tout ceci doit être assez +ennuyeux pour vous; ainsi bon soir, et pour finir mon chapitre ou plutôt +mon homélie, croyez-moi, mon cher Harness, votre très-affectionné, etc., +etc.»</p> + +<p>Dans cette idée romanesque de rassembler et de conserver les portraits +de ses anciens amis de classe, on voit le travail naturel d'un cœur +ardent et désappointé qui, à mesure que l'avenir commence à s'obscurcir +autour de lui, se rattache avec empressement au souvenir du passé, et +qui, désespérant de trouver de nouveaux et de fidèles amis, ne songe +plus qu'à conserver tout ce qu'il pourra des anciens. Mais, en ce moment +même, sa sensibilité eut à soutenir un de ces terribles échecs auxquels +des ames comme la sienne, fort au-dessus de la trempe ordinaire, ne sont +que trop fréquemment exposées. Ce fut de la part d'un des amis qu'il +estimait le plus qu'il reçut, au moment où il quittait l'Angleterre, +cette preuve d'indifférence dont il se plaint et s'indigne dans une note +du second chant de <i>Childe-Harold</i>, la mettant en contraste avec la +fidélité et l'affection que venait de lui montrer son domestique turc +Derwish. M. Dallas décrit ainsi l'émotion où il le vit à l'occasion de +ce même manque d'affection:</p> + +<p>«Je le trouvai étouffant d'indignation. Le croirez-vous? me dit-il; je +viens à l'instant de rencontrer N***, je l'ai prié de venir passer une +heure avec moi; il m'a refusé; et quelle raison pensez-vous qu'il m'ait +donnée? Il était engagé à aller courir les boutiques avec sa mère et +quelques autres dames, et il sait que je pars demain pour être absent +pendant plusieurs années, et peut-être pour ne revenir jamais! Amitié! +je ne pense pas qu'excepté vous, votre famille et peut-être ma mère, je +laisse derrière moi un seul être qui se soucie de ce que je pourrai +devenir.»</p> + +<p>D'après cette phrase déjà citée d'une lettre à Mrs. Byron, «il faut que +je fasse quelque chose bientôt dans la Chambre,» et d'après une autre +expression plus explicite encore, contenue dans une lettre à M. Harness, +il paraîtrait qu'il songeait sérieusement, à cette époque, à entrer de +suite dans la carrière des affaires politiques que sa qualité de pair +héréditaire semblait ouvrir naturellement devant lui. Mais quelles +qu'aient été d'abord les impulsions de son ambition vers ce point, il y +renonça bientôt. S'il eût été allié de quelques familles qui eussent +tenu un rang distingué dans le monde politique, son envie de dominer, +secondée par de tels exemples et de telles sympathies, l'eût porté sans +doute à chercher la gloire au milieu des guerres de parti; peut-être +c'eût été alors son lot de donner un exemple remarquable de ce +changement par lequel un homme cesse d'être un grand poète pour devenir +un grand politique. Heureusement, toutefois pour le monde, car c'est une +question si ce fut un bonheur pour lui-même, il était décidé que ce +serait dans l'empire plus brillant de la poésie qu'il devait dominer. En +effet, l'isolement de toute société dans lequel il se trouvait à cette +époque, étant privé de ces affections et de ces protections dont un +jeune homme est ordinairement entouré lors de ses débuts, cet isolement, +dis-je, devait le décourager de suivre une carrière où les chances de +succès dépendent surtout des avantages qui ne sont pas en nous-mêmes. +Loin donc de prendre une part active aux travaux de ses nobles +collègues, il paraît qu'il regardait comme ennuyeux et mortifiant d'y +assister comme spectateur. Quelques jours après son admission, il se +retira dans sa retraite de Newstead-Abbey, pour y savourer l'amertume +d'une expérience prématurée, ou pour y méditer d'avance sur les scènes +et les aventures auxquelles son esprit ardent devait trouver à +l'étranger un champ plus libre que dans sa patrie.</p> + +<p>Peu de tems s'écoula cependant avant qu'il ne fût rappelé à Londres par +le succès de sa satire, dont le prompt débit rendait une seconde édition +nécessaire. Son agent zélé, M. Dallas, avait pris soin de lui +transmettre, dans sa solitude, tout ce qu'il avait pu recueillir +d'opinions favorables à son ouvrage. Il n'est pas sans intérêt de voir +par quels degrés on arrive d'abord à la réputation, et de trouver dans +l'approbation d'autorités telles que Pratt et les écrivains des Revues, +la première récompense et les premiers encouragemens d'un Byron.</p> + +<p>«Vous êtes déjà, lui écrivait-il, assez généralement connu pour +l'auteur. Cawthorn m'en a parlé dans ce sens, et j'en ai eu par moi-même +une preuve chez Hatchard, libraire de la reine. J'entrai pour lui +demander la satire; il me répondit qu'il en avait vendu un grand nombre +d'exemplaires, qu'il ne lui en restait pas un, qu'il allait en +redemander davantage, ce que je vis depuis qu'il avait fait. Je lui +demandai quel était l'auteur. Il me répondit qu'on la croyait de Lord +Byron. J'insistai pour savoir si c'était son opinion, à lui-même. Il me +répondit que oui, et que ce qui le lui faisait croire, c'est qu'une dame +de distinction était venue, sans hésitation, lui demander la satire de +Lord Byron. Il m'apprit aussi qu'il avait demandé à M. Giffard, qui +vient souvent dans sa boutique, si la satire était de vous; celui-ci nia +absolument qu'il en connût l'auteur; mais il parla avec grand éloge de +l'ouvrage, et dit qu'on lui en avait envoyé un exemplaire. Hatchard m'a +assuré que tous ceux qui fréquentent son cabinet de lecture l'admirent +beaucoup. Cawthorn m'a dit qu'on en faisait généralement un très-grand +cas, non-seulement parmi ses propres pratiques, mais encore parmi toutes +celles de ses confrères. Je suis allé plusieurs fois exprès chez mon +éditeur, et je l'ai toujours entendu beaucoup vanter. Pratt l'a lue +dernièrement à haute voix dans les salons, Phillip à un cercle d'hommes +de lettres: tous l'ont unanimement louée. L'<i>Anti-Jacobin</i> et le +<i>Gentleman's Magazine</i> ont déjà embouché pour vous la trompette de la +renommée. Vous verrez votre satire dans les autres revues le mois +prochain, et probablement elle sera maltraitée dans quelques-unes, +suivant les rapports que les propriétaires ou les éditeurs peuvent avoir +avec ceux que vous y avez flagellés.»</p> + +<p>À son arrivée à Londres, vers la fin d'avril, il trouva la première +édition de sa satire presque épuisée; il se mit aussitôt en devoir d'en +préparer une seconde, à laquelle il résolut de mettre son nom. Les +additions qu'il fit alors à son ouvrage sont considérables, il ajouta +entre autres près de cent vers qui devinrent les premiers<a id="footnotetag109" name="footnotetag109"></a> +<a href="#footnote109"><sup class="sml">109</sup></a>, et ce ne +fut guère qu'au milieu du mois suivant que la nouvelle édition fut prête +à imprimer. Pendant son dernier séjour à la campagne, il était convenu +avec son ami Hobhouse qu'ils quitteraient l'Angleterre au commencement +de juin, et il désirait voir les épreuves de son volume avant que de +partir.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote109" +name="footnote109"><b>Note 109: </b></a><a href="#footnotetag109"> +(retour) </a> La première édition commençait au vers: + +<p class="mid"> «Il fut un tems, avant que de nos jours dégénérés.» +</p> +</blockquote> + +<p>Cette seconde édition est suivie d'un post-scriptum en prose que M. +Dallas, et c'est une preuve de jugement et de goût, supplia en vain le +poète de retrancher. Il est fort à regretter que Byron ne se soit point +rendu à ses sages avis; car il règne, dans cette malheureuse page, un +ton de bravache, que l'on est toujours peiné de voir adopté par un homme +vraiment brave. En voici un échantillon: «On dira peut-être que je +quitte l'Angleterre, parce que j'y ai insulté des personnes d'esprit et +d'honneur; mais je reviendrai, et elles pourront entretenir jusque-là +leurs ressentimens. Ceux qui me connaissent peuvent affirmer que les +motifs qui me font voyager, sont loin d'être des craintes littéraires ou +personnelles, et ceux qui ne me connaissent pas pourront en être +convaincus un jour. Depuis la publication de cet opuscule, mon nom n'a +pas été au secret, j'ai presque constamment habité Londres, prêt à +rendre raison de ce que j'ai écrit, et m'attendant chaque jour à +recevoir quelque petit cartel; mais, hélas! les tems de la chevalerie +sont passés, ou, pour parler comme le vulgaire, il n'y a plus de courage +aujourd'hui.»</p> + +<p>Quelques torts que l'auteur ait pu avoir dans cette satire, peu de +personnes la jugeraient plus sévèrement aujourd'hui, qu'il ne la jugea +lui-même neuf ans après l'avoir composée, au moment où il venait de +quitter l'Angleterre pour n'y jamais revenir. M. Murray possède +l'exemplaire que Byron lut alors; et les notes qu'il griffonna en marge, +et au bas des pages, méritent d'être traduites ici; sur la première on +lit:</p> + +<p>«La reliure de ce volume est beaucoup trop belle pour ce qu'il contient.</p> + +<p>»C'est la propriété d'un autre, voilà la seule raison qui me retient de +jeter au feu ce misérable monument de colère déplacée et de critique +aveugle.»</p> + +<p>En marge de ce passage: «De se laisser égarer par le cœur de Jeffrey, ou +la tête béotienne de Lamb,» est écrit: «Cela n'est pas juste; la tête et +le cœur de ces messieurs, ne sont pas du tout tels qu'ils ont été ici +représentés.» En travers de tout le sévère passage contre MM. Wordsworth +et Coleridge, il a griffonné <i>injuste</i>. Pour l'attaque terrible contre +M. Bowles, le commentaire est: «Tout ce morceau sur Bowles est trop +sauvage.» À la marge des vers qui commencent par «salut à l'immortel +Jeffrey,» est écrit, «trop féroce... C'est de la folie toute pure;» et +plus bas, à propos des vers: «Quelqu'un se rappelle-t-il ce jour +désastreux, etc.,» il ajoute, «tout cela est mauvais, parce que c'est +trop personnel.»</p> + +<p>Quelquefois cependant, loin de casser ses premiers jugemens, il semble +disposé à les confirmer et rendre plus sévères. Ainsi, en marge du +passage relatif à certain auteur de certaines épopées obscures (Cottle), +il dit: «C'est bien,» ajoutant au bas de la page: «J'ai vu quelques +lettres de ce drôle à une pauvre dame poète,» dont il attaque les +productions (productions dont cette brave femme n'était nullement +enflée), d'un ton si grossier et si tranchant, que je ne regretterais +pas les coups de fouet que je lui ai donnés, quand même ils eussent été +injustes, ce qui n'est pas, car en vérité <i>c'est un grand âne</i>. En marge +des vers si forts contre Clarke, collaborateur du <i>Magazine</i> appelé le +<i>satiriste</i>, se trouve cette remarque: «Assez bien; il la méritait, et +cela n'est pas trop mal exprimé.»</p> + +<p>Tout le paragraphe commençant par <i>Illustre Lord Holland</i>, a pour note +«mauvais, et, en outre, manquant de vérité.» Les vers contre Lord +Carlisle lui paraissent mauvais aussi, la provocation n'était pas +suffisante pour justifier tant d'acrimonie. Dans une autre note +concernant le même seigneur, il dit: «Beaucoup trop sauvage, quel qu'en +ait pu être le fondement.» Il dit de Rosa Maltida (la fille du célèbre +juif K...), «elle a depuis épousé le Morning-Post, mariage extrêmement +bien assorti.» Aux vers commençant par «Quand quelque jeune homme +d'espérance, habitant une échoppe, etc.,» il a joint un note qui n'est +pas sans intérêt: «Tout ceci était dirigé contre le pauvre Blackett, il +était alors <i>patronisé</i> par A. I. B.<a id="footnotetag110" name="footnotetag110"></a> +<a href="#footnote110"><sup class="sml">110</sup></a>. Je l'ignorais, sans quoi je +n'eusse pas écrit tout ceci, ou du moins, je ne le crois pas.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote110" +name="footnote110"><b>Note 110: </b></a><a href="#footnotetag110"> +(retour) </a> Lady Byron, alors miss Milbank.</blockquote> + +<p>En regard de l'éloge de M. Crabbe, il a écrit: «Je considère Crabbe et +Coleridge comme les deux plus remarquables poètes de notre tems, sous le +rapport de l'invention et du pathétique.» Sur l'un de ses propres vers:</p> + +<p class="mid">Et la gloire comme le Phénix au milieu des flammes, etc. +</p> + +<p>il s'écrie: «Le diable emporte le Phénix! comment a-t-il fait pour venir +se fourrer là?» Et il conclut ses remarques de détails par l'observation +suivante, sur l'ensemble de la pièce:</p> + +<p>«Je désirerais bien sincèrement que la majeure partie de cette satire +n'eût jamais été écrite, non seulement à cause de l'injustice des +jugemens qui y sont portés sur quelques ouvrages et quelques personnes, +mais parce que je ne saurais approuver le ton qui y règne en général, et +l'esprit qui l'a dictée.<br> +<span class="rig">«BYRON.--Diodati-Genève, 14 juillet 1816.»</span><br></p> + +<p>En même tems qu'il préparait sa nouvelle édition, il faisait gaîment les +honneurs de Newstead à une troupe de jeunes amis de collége, qu'à la +veille de quitter l'Angleterre pour si long-tems il avait réunis autour +de lui, comme pour une fête d'adieux. La lettre suivante, de l'un des +convives, Charles Skinner Matthews; quoiqu'elle ne parle pas autant de +son hôte illustre que nous eussions pu le désirer, plaira sans doute au +lecteur comme une peinture prise au moment même, et qui réfléchit bien +le caractère de Byron à cette époque.</p> + +<p class="mid">LETTRE DE C.S. MATTHEWS, ÉCUYER,</p> + +<p class="mid">À MISS ***.</p> + +<p class="rig">Londres, 22 mai 1809.</p><br> + +<p><span class="sc">Ma chère miss</span> ***,</p> + +<p>«Il faut d'abord que je vous donne quelques détails sur le lieu +singulier que je viens de quitter.</p> + +<p>»Newstead-Abbey est située à 136 milles de Londres, et à 4 de Mansfield. +C'est un si beau morceau d'architecture que je ne serais pas étonné +qu'on en trouvât la description, et peut-être la gravure, dans les +<i>monumens</i> gothiques de Grose. Elle est en la possession des ancêtres du +propriétaire actuel depuis l'époque de la dissolution des monastères, +mais le bâtiment lui-même est d'une date bien plus reculée. Quoique +tombant en ruines, c'est encore une abbaye complète, et la plus grande +partie de l'édifice est encore debout et dans le même état que le jour +où il fut construit. Il y a deux rangées de cloîtres, avec un grand +nombre de chambres et de cellules, qui, bien qu'inhabitées et +inhabitables, pourraient facilement être remises en état; beaucoup des +anciennes chambres servent encore, entre autres une grande salle dallée. +Il ne reste plus qu'un côté de l'église de l'abbaye; l'ancienne cuisine +et une longue file de bâtimens attenans n'offrent plus qu'un amas de +décombres. Une salle magnifique de 70 pieds de long sur 23 de large, +unit les anciennes constructions aux bâtimens modernes; mais toutes les +parties de la maison sont dans un grand état de délabrement et +d'abandon, excepté celles que le seigneur actuel vient de faire +arranger.</p> + +<p>»La maison et les jardins sont entièrement entourés d'une muraille +crénelée. Devant l'entrée principale se trouve un grand lac, flanqué çà +et là de bâtimens fortifiés, dominés par une tour placée à l'autre +extrémité. Imaginez-vous, tout autour, des collines nues et arides, la +vue ne découvrant qu'à peine deux ou trois méchans arbres rabougris, à +plusieurs milles de distance, et vous aurez une idée de Newstead. Le +dernier lord étant brouillé avec son fils, auquel le domaine était +assuré par substitution, voulut au moins, par esprit de vengeance, qu'il +ne lui arrivât que dans le plus mauvais état possible. En conséquence il +négligea les constructions, et fit un tel abattage de tous les arbres, +qu'il réduisit bientôt une propriété naguère <i>boisée</i> à l'état de +désolation et de nudité que je viens de décrire. Toutefois, son fils +mourut avant lui, et, tout cet étalage de colère manqua ainsi son effet.</p> + +<p>»En voilà assez sur le domaine; j'ai multiplié les détails sans ordre et +sans liaison, pour qu'ils ressemblassent mieux au sujet. Mais si ce lieu +vous paraît étrange, la manière dont on y vit ne l'est pas moins, je +vous assure. Montez avec moi les degrés qui mènent au vestibule, que je +vous présente à Milord et à ses hôtes. Prenez garde, souvenez-vous de +n'y venir qu'en plein jour, et de bien ouvrir vos yeux, car si vous +alliez vous tromper, si vous tourniez trop à droite en montant les +degrés, vous vous feriez empoigner par un ours, et si vous alliez trop à +gauche, ce serait encore pire, vous vous trouveriez nez à nez avec un +loup. Parvenu à la porte, vous n'êtes pas hors de danger, car le +vestibule étant en mauvais état, et ayant grand besoin de réparation, il +y a probablement à l'autre extrémité une foule de visiteurs qui +s'exercent à tirer au blanc, de manière que si vous entrez sans donner, +de loin et à haute voix, avis de votre approche, vous n'aurez échappé à +l'ours et au loup que pour tomber sous les balles des joyeux moines de +Newstead.</p> + +<p>«Nous étions quatre, sans compter Lord Byron, et notre compagnie +s'augmentait de tems en tems d'un curé du voisinage. Quant à notre +manière de vivre, voici quel était généralement l'ordre du jour: pour le +déjeuner, point d'heure fixe, chacun le prenait à sa convenance, et la +table demeurait servie jusqu'à ce que chacun de nous eût fini; il est +vrai de dire que si quelqu'un de nous eût désiré déjeuner d'aussi <i>bonne +heure</i> que dix heures, il lui eût fallu une grande chance pour trouver +aucun des domestiques debout. Nous nous levions, terme moyen, à une +heure. Moi, qui me levais généralement entre onze heures et midi, +j'étais toujours, même malade, le premier levé, et je passais pour un +miracle de diligence et d'activité. Souvent deux heures sonnaient avant +que nous n'eussions fini de déjeuner. Alors, pour amuser notre journée, +nous avions la lecture, l'escrime, le bâton de volée, ou le jeu de +volant dans le grand salon, le tir au pistolet dans le vestibule; la +promenade à pied, à cheval, en bateau sur le lac, la partie de paume, ou +quelque partie avec l'ours et le loup que nous nous plaisions à +tourmenter. Entre sept et huit heures, nous nous mettions à table pour +dîner, et nous y restions jusqu'à une, deux et trois heures du matin. Je +laisse à deviner quel était notre plaisir pendant cette longue séance.</p> + +<p>»Je ne dois pas passer sous silence l'usage de faire passer à la ronde, +au moment du dessert, un crâne humain, rempli de vin de Bourgogne. Après +nous être rassasiés de viandes choisies et des meilleurs vins de France, +nous nous rendions dans le salon pour prendre le thé; là, suivant son +goût, chacun se livrait à la lecture ou à quelque conversation +instructive; et, après les <i>Sandwiches</i>, etc., chacun se retirait dans +sa chambre à coucher. Une collection de robes de moines, avec tout ce +qui s'en suit, crosses, rosaires, tonsures, etc., donnait plus de +variété à nos physionomies et à nos plaisirs.</p> + +<p>»Vous pouvez juger combien je fus contrarié de me trouver malade presque +pendant la première moitié du tems que je passai à Newstead. Mais je fus +conduit à des réflexions bien différentes de celles du docteur Swift, +qui quitta sans cérémonie aucune la maison de Pope, et lui écrivit +ensuite qu'il était impossible à deux amis malades de vivre ensemble; +mon pauvre corps tremblant et affaibli se trouvait si mal de la robuste +et bruyante santé de mes compagnons, que je désirais de tout mon cœur +voir chacun dans la maison, aussi malade que moi.</p> + +<p>»Je revins à pied avec un autre des convives; nous faisions à peu près +vingt-cinq milles par jour, mais nous restâmes environ une semaine en +route, parce que nous fûmes retenus par les pluies.</p> + +<p>»Je terminerai ici le récit d'une excursion qui m'a fait mieux connaître +le pays. Où croyez-vous que j'aille maintenant? À Constantinople! Du +moins on m'a proposé ce petit voyage. Lord Byron et un autre de mes amis +partent le mois prochain, et m'ont demandé de les accompagner; mais +c'est un projet un peu important, et qui vaut bien la peine d'y +réfléchir à deux fois... Adieu, etc.»<br> + +<span class="rig">C.S. MATTHEWS.</span><br></p> + +<p>Après avoir ainsi mis la dernière main à sa nouvelle édition, sans +attendre les nouveaux honneurs qui se préparaient pour lui, Lord Byron +quitta Londres le 11 juin, et, quinze jours après, mit à la voile pour +Lisbonne.</p> + +<p>Quelque grands que fussent les progrès que son talent eût faits sous +l'influence de la colère qu'il avait prise pour muse, il est, dans la +satire dont nous venons de parler, bien loin de la hauteur qu'il +atteignit dans la suite. Il est remarquable en effet que, lié comme son +génie paraît l'avoir été avec son caractère, le développement de ce +dernier ait précédé de si long-tems toute la maturité des ressources de +l'autre. La nature, en développant de bonne heure en lui une faculté de +sentir si forte et si multiple, semblait lui avoir désigné ce qu'elle +attendait de lui, avant qu'il pût la comprendre. Ce ne fut que lentement +et après de longues méditations, qu'il découvrit en lui-même tous ces +matériaux de poésie, que son caractère de feu enfantait, pour ainsi +dire, à son insu. Toute vigoureuse que soit sa satire, on y voit peu de +choses qui puissent donner un avant-goût des merveilles qui l'ont +suivie. Son esprit avait reçu l'éveil, mais il n'en avait pas encore +sondé la profondeur; et le fiel qu'il y répand, ne part pas encore du +fond de son cœur comme celui qu'il jeta dans la suite à la face du genre +humain. Ses innombrables facultés, ses passions que son ame avait +nourries si long-tems, n'avaient pas encore trouvé d'organe digne +d'elles. Le sombre, le grandiose, le tendre de sa nature, n'avaient pas +encore de voix, jusqu'à ce qu'enfin son puissant génie se réveilla avec +le sentiment de toute sa force.</p> + +<p>En s'arrêtant, dans sa satire aussi bien que dans ses premières poésies, +à écrire d'après des modèles reçus, il montra combien peu il avait +encore exploré ses propres ressources, et découvert les marques +distinctives qui devaient à jamais illustrer son nom. Quelque hardi et +quelque énergique que fût en général son caractère, il avait bien peu de +confiance dans ses forces intellectuelles. Ce ne fut que par degrés +insensibles qu'il acquit la conscience de ce qu'il pouvait faire; et il +ne fut pas moins étonné que le public de découvrir dans son ame une +aussi riche mine de génie. C'est par suite de la même lenteur à +s'apprécier, que, dans la suite, arrivé à l'apogée de sa gloire, il +douta long-tems qu'il pût réussir dans aucun ouvrage qui ne demandât que +de l'esprit et de la gaîté, jusqu'à ce que l'heureux essai qu'il en fit +dans Beppo, dissipa sa méfiance, et ouvrit une nouvelle carrière de +triomphes à son génie immense et versatile.</p> + +<p>À quelque distance que ses premières productions soient de celles qui +les ont suivies, il y a dans sa satire une vivacité de pensées, une +vigueur et un courage qui, joints à la justice de sa cause, ne pouvaient +manquer de lui valoir la sympathie publique, et d'attacher immédiatement +beaucoup de célébrité à son nom. Malgré le ton général de hardiesse et +d'indifférence qui règne dans sa satire, on y voit de tems en tems +quelques allusions à son sort et à son caractère, dont le pathétique +semble assurer la vérité, et qui étaient de nature à piquer vivement la +curiosité et l'intérêt. Je vais citer deux ou trois de ces passages, +comme montrant bien l'état de son ame à cette époque. Voici comme il +peint sa jeunesse exposée sans protection aux tentations d'un monde +corrompu et corrupteur: «Moi-même, le plus insouciant d'une troupe +insouciante, qui ai juste assez de bon sens pour connaître ce qui est +juste, et faire ce qui ne l'est pas, abandonné à moi-même à l'âge où le +bouclier de la raison est encore mal assuré, pour chercher mon chemin au +travers de la foule innombrable des passions; moi que tous les genres de +plaisir ont attiré et repoussé tour à tour, moi-même je me sens forcé +d'élever la voix; je suis forcé de sentir que de telles scènes, que de +tels hommes sont contraires au bien public. Quand même quelqu'ami me +dirait d'un ton de censeur: En quoi vaux-tu mieux que les autres, fou +que tu es? Quand même chacun de mes anciens camarades de débauche +sourirait et crierait au miracle, de me voir devenu moraliste...»</p> + +<p>Mais le passage suivant, quoique écrit à la hâte, montre bien plus +encore ce cœur ulcéré que l'on retrouve dans toutes ses compositions +subséquentes:</p> + +<p>«Il fut un tems qu'un mot désagréable ne serait jamais tombé de mes +lèvres qui semblent aujourd'hui pleines de fiel; ni fous ni folies +n'auraient pu me forcer à mépriser le plus vil des insectes que je +voyais ramper devant mes yeux. Mais aujourd'hui je suis bien endurci, je +suis bien changé de ce que j'étais dans ma jeunesse. J'ai appris à +penser et à dire sévèrement la vérité; j'ai appris à me moquer des +décrets emphatiques de nos critiques et à les briser eux-mêmes sur la +roue qu'ils m'avaient préparée. J'ai appris à repousser du pied la verge +que l'on voulait me faire baiser...»</p> + +<p>Nous avons indiqué dans les pages précédentes quelques-unes des causes +qui amenèrent ce changement de son caractère. Outre son propre +témoignage, il en est plusieurs autres qui prouvent qu'il n'avait +naturellement pas de fiel. Dans son enfance, bien qu'il se montrât +quelquefois colère et entêté, chacun reconnaissait sa douceur et sa +bonté envers ceux qui se montraient eux-mêmes bons et doux à son égard; +et ceux qui l'ont connu alors s'accordent à le d'un caractère affectueux +et gai.</p> + +<p>De toutes ces qualités naturelles la plus saillante, en effet, semble +avoir été un profond besoin d'aimer. Une disposition à former des +attachemens durables et un désir ardent d'être payé de retour, ont été +le songe et le tourment de sa vie. Nous avons vu avec quel enthousiasme +passionné il se livra à ses amitiés de collége. L'amour délirant et +malheureux qui suivit fut, si je puis m'exprimer ainsi, l'agonie, sans +être la mort, de ce désir insatiable qui dura toute sa vie, remplit sa +poésie de tout ce que l'ame a de plus tendre, prêta l'éclat de ses +couleurs, même à ces nœuds indignes que la vanité et la passion lui +firent former dans la suite, et lui dicta encore ces stances qu'il +écrivait quelques mois avant sa mort:</p> + +<p>Il est tems que ce cœur cesse d'être ému, puisqu'il a cessé d'émouvoir +les autres, et cependant, quoique je ne puisse plus être aimé, j'ai +besoin d'aimer encore!</p> + +<p>En supposant même les circonstances les plus favorables, ce serait +encore une question de savoir si, avec des dispositions telles que +celles que nous venons de décrire, il eût pu éviter d'être à la fin +désappointé, ou s'il eût jamais pu trouver où reposer son imagination et +ses désirs; mais Lord Byron rencontra les désappointemens dès les +premiers pas qu'il fit dans le sentier de la vie. Sa mère, vers laquelle +il tourna naturellement et avec ardeur ses premières affections, ou le +repoussa rudement, ou s'en joua par caprice. Parlant de ses premières +années avec un de ses amis, à Gênes, peu de tems avant son départ pour +la Grèce, il datait la première sensation de peine ou d'humiliation +qu'il eût jamais connue, de la froideur avec laquelle sa mère recevait +ses caresses dans son enfance et de ses fréquentes et malicieuses +allusions à son infirmité.</p> + +<p>Sa jeunesse fut aussi privée de l'affection sympathique d'une sœur; il +n'eut d'abord avec la sienne que des rapports extrêmement rares. Si son +besoin d'aimer avait trouvé où s'épancher dans sa famille, peut-être le +torrent de ses sensations se serait-il trouvé plus au niveau de ce monde +qu'il avait à traverser. Ainsi il eût évité ces chutes rapides et +tumultueuses auxquelles il fut bientôt exposé pour s'être trop tôt élevé +à toute sa crue. Le manque d'objets sur lesquels son attachement pût se +porter dans la maison paternelle ne laissa à son cœur d'autres +ressources que ces affections enfantines qu'il forma à l'école; quand +celles-ci furent interrompues par son passage à Cambridge, il se +retrouva de nouveau isolé et abandonné au vague de ses désirs. Bientôt +survint son malheureux attachement pour miss Chaworth, auquel, plus qu'à +toute autre cause, il attribuait lui-même le funeste changement qui +s'opéra dans son caractère.</p> + +<p>«Je doute quelquefois, dit-il dans ses <i>Pensées détachées</i>, si, après +tout, un genre de vie tranquille et sans agitation eût pu me convenir, +et pourtant je regrette quelquefois de n'en avoir pas un tel. Mes +premiers rêves, comme presque tous ceux des enfans, furent des rêves +guerriers; peu après ils furent tous d'amour et de solitude, jusqu'à ce +que mon malheureux attachement pour Maria Chaworth commença lorsque +j'avais à peine quinze ans, et continua long-tems quoique soigneusement +caché. Ce fut ce qui me rejeta de nouveau seul sur une vaste... vaste +mer. Je me rappelle qu'en 1804, je rencontrai ma sœur chez le général +Harcourt dans Portland-Place. J'étais moi-même alors, tel qu'elle +m'avait toujours vu jusque-là. Quand nous nous rencontrâmes ensuite en +1805 (elle me l'a dit depuis), mon caractère et mes manières étaient +tellement changés que l'on me reconnaissait à peine. Je ne m'apercevais +pas alors de cette altération; mais j'y crois, et je pourrais en rendre +raison.» J'ai déjà raconté la manière dont il prit congé de miss +Chaworth avant son mariage. Une fois après cet événement, il la revit, +et ce fut pour la dernière, lorsqu'il fut invité par M. Chaworth à dîner +à Annesley, peu de tems avant son départ d'Angleterre. Le peu d'années +qui s'étaient écoulées depuis leur dernière entrevue avaient apporté un +changement considérable dans les manières et l'extérieur du jeune poète. +L'informe et gros écolier était devenu un jeune homme gracieux et bien +pris dans sa taille. Ces émotions et ces passions qui rehaussent d'abord +et détruisent ensuite la beauté, n'avaient encore produit sur ses traits +que leur effet favorable; et quoiqu'il eût eu peu d'occasions de +fréquenter la bonne société, ses manières avaient acquis cette douceur +et cet aplomb qui caractérisent l'homme bien élevé. Son empire sur +lui-même fut bientôt mis à l'épreuve quand on apporta dans l'appartement +la petite fille de sa belle hôtesse. La vue de cet enfant lui fit +éprouver un saisissement dont il ne fut pas maître, ce ne fut qu'avec +effort qu'il parvint à dissimuler sa profonde émotion, et c'est à ce +qu'il éprouva dans ce moment que nous devons ces stances touchantes: «Eh +bien! tu es heureuse, etc.<a id="footnotetag111" name="footnotetag111"></a> +<a href="#footnote111"><sup class="sml">111</sup></a>,» qui ont paru dans un recueil de +<i>Mélanges</i>, publié par l'un de ses amis, et que l'on retrouve maintenant +dans la collection générale de ses œuvres. Sous l'influence du même +sentiment il composa deux autres pièces à cette même époque; mais comme +elles ne se trouvent que dans les <i>Mélanges</i> que je viens de citer, et +que ce recueil n'est plus dans le commerce, je crois qu'on ne me saura +pas mauvais gré d'en citer ici quelques stances:</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote111" +name="footnote111"><b>Note 111: </b></a><a href="#footnotetag111"> +(retour) </a> Datées sur le manuscrit original, 2 novembre + 1808.</blockquote> + +<p class="mid">ADIEUX A UNE DAME<a id="footnotetag112" name="footnotetag112"></a> +<a href="#footnote112"><sup class="sml">112</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote112" +name="footnote112"><b>Note 112: </b></a><a href="#footnotetag112"> +(retour) </a> Intitulés dans le manuscrit original: À Mrs. ***, + qui me demandait mes raisons pour quitter l'Angleterre au + printems, et datés du 2 décembre 1808.</blockquote> + +<p>Quand, chassé des bosquets d'Éden, l'homme s'arrêta quelques instans sur +le seuil, chaque scène lui rappelait les heures écoulées, et lui faisait +maudire son avenir.</p> + +<p>Mais errant à travers de lointains climats, il apprit à porter le poids +de son chagrin; il ne fit plus que donner un soupir au souvenir du tems +passé, et trouva du soulagement au milieu de scènes plus agitées.</p> + +<p>Ainsi, Marie, doit-il en être de moi; je ne dois plus revoir tes +charmes, car quand je m'arrête près de toi, mon cœur soupire pour tout +ce bonheur qu'il a connu autrefois, etc.</p> + +<p>L'autre poème respire tout entier la tendresse; mais je n'en donnerai +que les stances qui me paraissent les plus saillantes:</p> + +<p class="mid">STANCES À ***, <span class="sc">en quittant l'Angleterre</span>.</p> + +<p>C'en est fait! la barque abandonne au souffle du vent ses voiles +blanches, qui soufflent autour du mât et s'entr'ouvrent aux efforts de +la brise bruyante! Et il faut que je quitte ce pays, parce que je n'en +puis aimer qu'une...</p> + +<p>Comme un oiseau privé de sa compagne, mon cœur déchiré se livre à la +douleur: en vain je cherche autour de moi, je ne puis rencontrer un +sourire ami, une figure qui me plaise, et même au milieu des troupes les +plus nombreuses, je suis toujours seul, parce que je n'en puis aimer +qu'une.</p> + +<p>Je franchirai les flots blanchissans, j'irai chercher une patrie à +l'étranger; je ne saurais trouver de repos nulle part, jusqu'à ce que +j'aie oublié les traits de cette belle infidèle; je ne puis me +soustraire à mes sombres pensées, mais je puis aimer toujours, et +toujours je n'en puis aimer qu'une...</p> + +<p>Je pars... mais en quelque lieu que j'aille, aucun œil ne se mouillera +pour moi de larmes, aucun cœur ne sympathisera à mes peines; toi-même, +qui as détruit toutes mes espérances, tu ne m'accorderas pas un soupir, +quoique je n'en aime qu'une.</p> + +<p>Le souvenir de chacune de ces scènes passées, la pensée de ce que nous +sommes, de ce que nous avons été, abîmerait de douleurs des cœurs plus +faibles! Mais, hélas! le mien a supporté le choc, il bat encore comme il +avait commencé, et n'en aime jamais réellement qu'une.</p> + +<p>Qu'elle peut être cette belle, si tendrement aimée? c'est ce que le +vulgaire ne doit pas savoir; pourquoi ce jeune amour fut-il malheureux? +tu le sais, et moi j'en gémis; et bien peu de ceux qui vivent sur cette +terre n'ont aimé si long-tems, et n'en ont aimé qu'une.</p> + +<p>J'ai essayé les fers d'une autre, tout aussi belle peut-être; j'aurais +donné beaucoup pour l'aimer autant que toi, mais un charme insurmontable +empêchait mon cœur déchiré de rien sentir que pour une.</p> + +<p>Il me serait doux de te revoir au moment du départ, de te bénir en te +disant adieu; cependant je ne voudrais pas demander à tes beaux yeux des +larmes pour celui qui va errer sur les vastes mers. Il a perdu sa +patrie, ses espérances, sa jeunesse, et toutefois il aime encore, et +n'en aime qu'une.</p> + +<p>Tandis que son cœur aimant était ainsi trompé dans ses espérances de +retour, il était au moins autant mortifié et désappointé dans un autre +instinct de sa nature, le désir d'acquérir des distinctions et de +dominer. Le peu de rapports entre sa fortune et son rang fut de bonne +heure pour lui une source d'embarras et d'humiliations; et la haute +opinion qu'il avait des avantages d'une naissance illustre ne faisait +qu'ajouter à l'amertume de cette inégalité. Cependant l'ambition lui +suggéra bientôt qu'il y avait d'autres et de plus nobles voies pour +arriver aux distinctions. Il sentit avec orgueil qu'il pourrait un jour +obtenir celles que le talent ne doit qu'à lui-même. Il n'était pas +extraordinaire non plus que, comptant sur l'indulgence que l'on accorde +ordinairement à la jeunesse, il espérât faire impunément le premier pas +dans le sentier de la gloire. Mais là, comme dans tous les autres objets +que son cœur s'était proposés, il ne rencontra que le désappointement et +la mortification. Au lieu d'éprouver ces égards, si ce n'est cette +indulgence avec laquelle les critiques accueillent ordinairement de +jeunes débutans, il se trouva tout à coup victime d'une sévérité sans +borne, sévérité que l'on ne déploie que rarement contre les plus vieux +pécheurs dans le monde littéraire. Ainsi, son cœur, qui venait +d'éprouver toute la douleur d'un amour malheureux, se vit encore frustré +de ces ressources et de ces consolations qu'il avait cherchées dans +l'exercice de ses facultés intellectuelles.</p> + +<p>Tandis qu'il éprouvait ainsi de bonne heure des peines de plus d'un +genre, son imagination reçut encore l'influence funeste de plaisirs trop +prématurés. Bientôt se dissipa ce charme dont la jeunesse aime à +embellir un monde qu'elle ne connaît pas. Ses passions avaient dès le +commencement anticipé l'avenir, et le vide qu'elles laissèrent bientôt +dans son ame fut, de son propre aveu, l'une des principales causes de +cette mélancolie qui forma depuis l'une des marques distinctives de son +caractère.</p> + +<p>«Mes passions, dit-il dans ses <i>Pensés détachées</i>, se développèrent de +très-bonne heure, de si bonne heure que bien peu voudraient me croire, +si j'en citais la date et les circonstances: peut-être l'une des causes +de cette mélancolie anticipée de mes pensées fut que j'avais anticipé la +vie. Mes premiers poèmes sont pleins de pensées qui semblent appartenir +à un âge dix ans plus vieux que celui auquel ils furent écrits; je ne +veux point parler de leur mérite, mais de l'expérience qu'on y remarque. +Les deux premiers chants de <i>Childe Harold</i> furent terminés, quand je +n'avais que vingt-deux ans, et on les croirait écrits par un homme plus +âgé que je ne le serai probablement jamais.»</p> + +<p>Quoique la première phrase de cet extrait se rapporte à une époque de +beaucoup antérieure, elle nous donnera occasion de remarquer que, +quelque irrégulière qu'ait été sa vie durant les deux ou trois années +qui précédèrent le moment de ses voyages, l'idée que plusieurs ont eue +qu'il faisait dans <i>Childe Harold</i> allusion aux débauches et aux orgies +de Newstead, est, comme beaucoup d'autres accusations contre lui, fondée +sur son propre témoignage, étrangement exagéré. Il représente, il est +vrai, la maison de son représentant poétique comme un <i>dôme monastique +condamné à de vils usages</i>, et ajoute: «Où la superstition tenait jadis +son antre les filles de Paphos venaient chanter et sourire.» M. Dallas +se livrant au même esprit d'exagération, dit, en parlant des préparatifs +du jeune poète: «Déjà rassasié de plaisirs et dégoûté de la compagnie de +ceux qui n'avaient point d'autres ressources, il avait résolu de +maîtriser ses passions, et avait congédié ses harems.» La vérité est que +l'exiguïté des moyens pécuniaires de Lord Byron eût suffi seule pour le +détourner de ce luxe oriental. Son genre de vie à Newstead était simple +et peu coûteux. Ses compagnons, quoique amis du plaisir, avaient des +goûts et des caractères trop réfléchis pour s'accommoder d'une débauche +vulgaire. Quant à ses prétendus <i>harems</i>, il paraît qu'une ou deux +<i>subintroductæ</i>, comme les moines les auraient appelées, et encore +prises parmi les domestiques de la maison, sont tout ce que la médisance +a jamais pu citer à l'appui de cette calomnie.</p> + +<p>Il nous dit lui-même, dans le journal que je viens de citer, que le jeu +était au nombre de ses folies à cette époque.</p> + +<p>«J'ai, dit-il, idée que les joueurs sont aussi heureux que bien d'autres +gens, parce qu'ils sont toujours <i>excités</i>. Les femmes, le vin, la +gloire, la table rassasient quelquefois; mais chaque coup de carte ou de +dé tient le joueur éveillé, outre que l'on peut jouer dix fois plus +long-tems qu'on ne peut faire toute autre chose. Étant jeune, j'étais +passionné pour le jeu, c'est-à-dire pour le hasard; car je déteste tous +les jeux de cartes, même le pharaon. Quand le maccao fut inventé, je ne +voulus pas l'adopter; car je regrettais le bruit du cornet et des dés et +cette glorieuse incertitude, non-seulement d'une chance bonne ou +mauvaise, mais même d'une chance quelconque; car il faut souvent jeter +les dés plusieurs fois avant d'obtenir un résultat. J'ai gagné jusqu'à +quatorze coups de suite, et enlevé tout l'argent qui se trouvait sur la +table; mais je n'avais ni sang-froid, ni jugement, ni calcul: c'était +l'émotion qui faisait tout mon plaisir. Après tout, j'ai cessé à tems, +sans avoir ni beaucoup gagné ni beaucoup perdu. Depuis l'âge de vingt-un +ans j'ai très peu joué, et jamais au-delà de cent, deux cents ou trois +cents guinées.»</p> + +<p>Il fait allusion à cette folie et à quelques autres dans le billet +suivant.</p> + +<p class="mid">À M. WILLIAMS BANKES.<br> + +<span class="rig">Vendredi, minuit.</span></p><br> + +<p><span class="sc">Mon cher Bankes</span>,</p> + +<p>«Je reçois à l'instant votre petit mot; croyez que je suis désespéré de +n'en avoir pas eu plus tôt connaissance; une demi-heure de conversation +avec vous m'eût été plus agréable que le vin, le jeu et toutes les +autres manières à la mode de passer une soirée chez soi ou en ville. Je +suis réellement très-fâché d'être sorti avant l'arrivée de votre +missive; à l'avenir écrivez-moi avant six heures, et soyez sûr que, +quels que soient mes engagemens, je les mettrai de côté. Croyez-moi avec +cette déférence que j'ai eue dès mon enfance pour vos talens, et une +meilleure opinion de votre cœur,</p> + +<p>»Votre, etc.»<br><span class="rig"> +BYRON.</span><br></p> + +<p>Parmi les causes, si ce n'est plutôt parmi les résultats de cette +disposition à la mélancolie qui tenait à son caractère, il ne faut pas +oublier ce scepticisme en fait de matières religieuses, qui, comme nous +l'avons vu, jetait déjà quelque chose de sombre sur les pensées de son +enfance, et qui se rembrunit de plus en plus à l'époque dont je parle en +ce moment. En général, nous voyons les jeunes gens trop ardemment +occupés des plaisirs que ce monde donne ou promet, pour s'occuper bien +sérieusement des mystères du monde à venir. Mais avec lui le cas était +malheureusement tout contraire: comme philosophe et comme ami du +plaisir, il avait acquis trop tôt la plus déplorable expérience. Être, +comme il le supposait, parvenu à la dernière limite des plaisirs de ce +monde, et ne voir au-delà que nuages et obscurité, tel était le sort +funeste auquel un caractère et des passions prématurées semblaient +condamner Lord Byron.</p> + +<p>Quand, à l'âge de vingt-cinq ans, Pope se plaignait d'être fatigué du +monde, Swift lui répondit qu'il n'avait point encore assez agi, assez +souffert dans le monde pour en être fatigué. Mais quelle différence +entre la jeunesse de Pope et celle de Byron! Ce que le premier n'avait +qu'anticipé par la pensée, le second le connut dans la plus triste +réalité. À l'âge où l'un commençait à peine à jeter un coup d'œil sur +l'océan de la vie, l'autre y avait plongé, et en avait sondé toutes les +profondeurs. Swift lui-même dut aux désappointemens et aux injustices +qu'il éprouva de bonne heure cette amertume qui ne le quitta jamais, et +présente bien plus d'analogie avec le sort de notre poète, non-seulement +pour les attaques cruelles auxquelles il se trouva jeune en butte, que +pour l'effet qu'elles produisirent sur son caractère<a id="footnotetag113" name="footnotetag113"></a> +<a href="#footnote113"><sup class="sml">113</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote113" +name="footnote113"><b>Note 113: </b></a><a href="#footnotetag113"> +(retour) </a> Il y a du moins un grand point de rapprochement + dans la disposition d'esprit que Johnson attribue à Swift: + «Le soupçon d'irréligion, dit-il, qui plana sur la tête de + Swift, vint en grande partie de son horreur pour + l'hypocrisie: <i>au lieu de chercher à paraître meilleur, il + prenait plaisir à paraître pire qu'il n'était en effet</i>.» + <span class="rig"> (<i>Note de Moore</i>.)</span><br> +</blockquote> + +<p>La jeunesse est naturellement portée à se donner des airs d'une +mélancolie romantique, à imiter un air triste et sombre que les années +n'ont pas encore pu amener. Je ne veux pas nier que quelque chose de ce +genre ne soit venu augmenter et nourrir les dispositions peu riantes de +notre jeune poète. Il avait dans son cabinet d'étude un certain nombre +de crânes humains bien polis et rangés avec une symétrie qui semblerait +indiquer plutôt l'envie de s'entourer d'idées sombres que de les éviter. +Peut-être est-ce aussi une imitation de l'usage que Young fit, dit-on, +d'un crâne, circonstance qui nous ferait douter de la sincérité de sa +mélancolie à cette époque, si nous n'en retrouvions les traces évidentes +dans le reste de ses écrits et dans sa vie tout entière.</p> + +<p>Telle est, d'après son propre témoignage et celui des autres, la +disposition d'esprit et de cœur dans laquelle Byron partit pour son +voyage indéfini, à la suite du changement le plus grand qu'un homme ait +jamais peut-être éprouvé dans sa manière de voir et de sentir. Le refus +de lord Carlisle d'agir comme son patron, et la position humiliante dans +laquelle ce refus le plaça, complétèrent les mortifications que déjà +bien d'autres causes lui avaient fait éprouver. Trompé dans ses +espérances en amour et en amitié, il trouva une sorte de vengeance et de +consolation à douter qu'il existât en effet de tels sentimens. Les +échecs qu'il avait essuyés étaient assez capables d'irriter et de +blesser qui que ce soit; il ajouta encore à ce qu'ils avaient de pénible +par le caractère irritable et impatient dont il les reçut. Ce que +d'autres auraient reçu avec résignation comme autant de malheurs le +révolta comme autant d'affronts et d'injustices, et la véhémence de +cette réaction produisit un changement complet dans tout son caractère. +Alors, comme dans les révolutions, tout ce qu'il y avait de mauvais et +d'irrégulier dans son naturel surgit à la surface, et domina en même +tems que tout ce qu'il y avait de plus énergique et de plus grand. Ses +vertus et ses qualités naturelles ajoutèrent elles-mêmes à la violence +de ce changement. Cette même ardeur qu'il avait mise dans ses amitiés et +dans ses amours fournit de nouveaux alimens à son indignation et à son +mépris. La vivacité et la tournure originale de son esprit ouvrirent un +autre canal au fiel dont il était rempli; et cette haine de +l'hypocrisie, qu'il avait déjà montrée en exagérant les erreurs de sa +jeunesse, le porta, par horreur de toute fausse prétention à la vertu, à +une autre prétention encore plus dangereuse, celle d'afficher des vices +et de s'en faire gloire.</p> + +<p>La lettre suivante, qu'il écrivit à sa mère peu de jours avant que de +mettre à la voile, donne quelques détails sur les personnes qui +composaient sa suite. Robert Rushton, dont il y parle avec tant +d'intérêt, est le jeune enfant qu'il introduisit dans le premier chant +de <i>Childe Harold</i>, en qualité de son page.</p> +<br><br> +<h3>LETTRE XXXIV.</h3> + +<h4>À MRS. BYRON.</h4> + +<p class="rig">Falmouth, 22 juin 1809.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Ma chère mère</span>,</p> + +<p>«Nous aurons mis à la voile, probablement avant que cette lettre ne vous +soit parvenue. Fletcher m'a tant tourmenté, que je l'ai gardé à mon +service; mais s'il ne se conduit pas bien à l'étranger, je le renverrai +par un transport. J'ai un domestique allemand, qui a déjà été en Perse +avec M. Wilbraham, et qui m'a été fortement recommandé par le docteur +Butler de Harrow; si vous l'ajoutez à Robert et William, vous aurez tout +le personnel dont se compose ma suite. J'ai des lettres de +recommandation en abondance; je vous écrirai de tous les ports où nous +toucherons; mais si mes lettres viennent à s'égarer, il ne faut pas vous +en alarmer. Le continent marche bien; une insurrection a éclaté dans +Paris; les Autrichiens sont en train de battre Bonaparte, et les +Tyroliens se sont soulevés.</p> + +<p>«Voici mon portrait à l'huile pour être renvoyé le plus tôt possible à +Newstead. Je voudrais bien que les demoiselles P... eussent quelque +chose de mieux à faire que d'emporter mes miniatures à Nottingham pour +les copier. Puisque c'est fait maintenant, vous pourriez leur offrir de +copier aussi les autres portraits, auxquels je tiens beaucoup plus qu'au +mien. Quant aux finances, je suis ruiné, du moins jusqu'à ce que +Rochdale soit vendu; si cela ne tourne pas bien, j'entrerai au service +de l'Autriche ou de la Russie, peut-être même à celui de la Turquie, si +leurs manières me conviennent. Le monde est devant moi; je quitte +l'Angleterre sans regret et sans aucun désir de rien revoir de ce +qu'elle contient, excepté <i>vous-même</i> et votre résidence actuelle.</p> + +<p>»<i>P. S.</i> Dites, je vous prie, à M. Rushton que son fils se porte bien et +va bien; il en est de même de Murray; en vérité, je ne l'ai jamais vu +mieux: il sera de retour dans un mois. Au nombre de mes regrets je +devrais compter celui de me séparer de ce fidèle serviteur; son grand +âge me privera peut-être du plaisir de le revoir jamais. Pour Robert, je +l'emmène; je l'aime, parce que, comme moi, il paraît être un animal sans +amis en ce monde.»</p> + +<p>Ceux qui se rappellent la description poétique qu'il fait de l'état de +son ame au moment de quitter l'Angleterre, pourront trouver étranges et +choquantes la gaîté et la légèreté qui règnent dans les lettres que je +vais transcrire ici. Mais dans un caractère comme celui de Lord Byron, +ces éclats de vivacité extérieure ne sont pas du tout incompatibles avec +un cœur intimement et profondément ulcéré<a id="footnotetag114" name="footnotetag114"></a> +<a href="#footnote114"><sup class="sml">114</sup></a>, et le ton de gaîté et de +bonne humeur qu'il y affecte ne rend que plus frappant le sentiment +d'abandon et d'isolement qu'il y laisse quelquefois percer.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote114" +name="footnote114"><b>Note 114: </b></a><a href="#footnotetag114"> +(retour) </a> On sait que le poète Cowper composa son + chef-d'œuvre de gaîté, <i>John Gilpin</i>, pendant une de ses + crises d'abattement mortel, et il dit lui-même: «Tout étrange + que cela puisse paraître, les ouvrages les plus bouffons que + j'aie écrits, le furent dans un moment de tristesse affreuse, + et peut-être ne les eussé-je jamais écrits sans cette même + tristesse.»<br> + <span class="rig">(<i>Note de Moore</i>.)</span><br> +</blockquote> +<br><br> +<h3>LETTRE XXXV.</h3> + +<h4>À M. HENRY DRURY.</h4> + +<p class="rig">Falmouth, 25 juin 1809.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Mon cher Drury</span>,</p> + +<p>«Nous partons demain par le paquebot de Lisbonne; nous avons été retenus +jusqu'ici par le manque de vent et d'autres circonstances. Tout étant +maintenant pour le mieux, demain soir à cette heure-ci nous serons +embarqués sur ce vaste monde des eaux. Le paquebot de Malte ne devant +pas partir pendant quelques semaines, nous avons résolu d'aller par +Lisbonne, afin de voir le Portugal; de là par Cadix et Gibraltar, et +puis nous reprenons notre première route, Malte et Constantinople, si +tant est que le capitaine Kidd, notre brave commandant, entende bien la +navigation, et nous conduise suivant la carte.</p> + +<p>»Voulez-vous avoir la bonté de dire au docteur Butler<a id="footnotetag115" name="footnotetag115"></a> +<a href="#footnote115"><sup class="sml">115</sup></a>, qu'à sa +recommandation j'ai pris à mon service un Prussien, Friese, la perle des +domestiques? Il s'est trouvé parmi les adorateurs du feu en Perse, a vu +Persépolis et tout ce qui s'en suit.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote115" +name="footnote115"><b>Note 115: </b></a><a href="#footnotetag115"> +(retour) </a> En se réconciliant avec le docteur Butler, au + moment de son départ, Byron donna une nouvelle preuve de la + bonté de son caractère, irritable sans doute, mais étranger à + toute idée de haine ou de rancune. Il avait préparé des + corrections pour une nouvelle édition de ses <i>Heures + d'oisiveté</i>, où il remplaçait les épigrammes contre ce + professeur, par son éloge et l'aveu des torts qu'il se + reprochait envers lui.<br> + <span class="rig"> (<i>Note de Moore</i>.)</span><br> +</blockquote> + +<p>»Hobhouse a fait de formidables préparatifs pour publier ses voyages au +retour; un cent de plumes, deux gallons d'encre<a id="footnotetag116" name="footnotetag116"></a> +<a href="#footnote116"><sup class="sml">116</sup></a>, plusieurs livres +blancs, etc., tout cela pour le plus grand avantage d'un public éclairé. +J'ai renoncé à rien écrire pour mon propre compte, mais j'ai promis de +lui fournir un ou deux chapitres de mœurs, etc., etc.</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p> Le coq chante, il faut partir; je ne saurais vous en dire davantage.</p> + +<p class="rig"> (<i>Ghost of Gaffer Thumb</i>.)<br></p><br> +</div></div> + +<p>«Adieu, croyez-moi, etc., etc.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote116" +name="footnote116"><b>Note 116: </b></a><a href="#footnotetag116"> +(retour) </a> Un peu moins de dix pintes de Paris. +<span class="rig"> (<i>N. du Tr.</i>)</span><br> +</blockquote> + +<br><br> +<h3>LETTRE XXXVI.</h3> + +<h4>À M. HODGSON.</h4> + +<p class="rig">Falmouth, 25 juin 1809.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Mon cher Hodgson</span>,</p> + +<p>«Avant que la présente ne vous parvienne, Hobhouse, deux femmes +d'officiers, trois enfans, deux filles de chambre, deux subalternes pour +la troupe, trois seigneurs portugais et leurs domestiques, enfin +moi-même, en tout dix-neuf ames, nous aurons mis à la voile pour +Lisbonne, sous la conduite du noble capitaine Kidd, aussi brave marin +qu'aucun qui ait jamais passé en contrebande un quartaut de spiritueux.</p> + +<p>»Nous allons à Lisbonne d'abord, parce que le paquebot de Malte est déjà +parti, voyez-vous? De Lisbonne à Gibraltar, Malte, Constantinople <i>et +cœtera</i>, comme dit éloquemment l'orateur Henley, quand il mit en danger +l'église <i>et cœtera</i>.</p> + +<p>»Cette ville de Falmouth, comme vous le devinez presque déjà, n'est pas +située fort loin de la mer. Elle est défendue de ce côté par deux +châteaux, Saint-Maws et Pendennis, extrêmement bien calculés pour +tourmenter tout le monde, excepté l'ennemi. Saint-Maws a pour garnison +un individu très-valide, âgé seulement de quatre-vingts ans; c'est du +reste un homme veuf. C'est à lui qu'est dévolu le commandement absolu et +la direction de six pièces de siége, les moins dirigeables possible, +admirablement adaptées pour la destruction de Pendennis qui est une +autre tour de même force sur l'autre côté du canal. Nous avons visité +Saint-Maws; pour Pendennis, on ne nous l'a laissé voir qu'à distance, +parce qu'on nous soupçonnait, Hobhouse et moi, d'avoir déjà pris +Saint-Maws par un coup de main.</p> + +<p>»La ville contient beaucoup de quakers et de poisson salé; les huîtres y +ont un goût de cuivre, parce que le pays est plein de mines; les femmes +(bénie soit pour cela la corporation!) sont fouettées derrière une +charrette quand elles se permettent de voler en petit ou en grand; et +c'est ce qui est arrivé hier vers midi à une personne du beau sexe. Elle +était entêtée et a envoyé le maire à tous les diables...</p> + +<p>»Hodgson! rappelez-moi au souvenir de Drury, et rappelez-moi à votre +propre souvenir... quand vous serez ivre; je ne suis pas digne d'occuper +les pensers d'un homme à jeun. Ayez l'œil à ma satire chez Cawthorn, +dans Cockspur-Street...</p> + +<p>»J'ignore quand je pourrai vous écrire de nouveau, car cela dépend de +notre expérimenté capitaine, le brave Kidd, et «des vents orageux qui +<i>ne</i> soufflent <i>pas</i> dans cette saison.» Je quitte l'Angleterre sans +regret; j'y retournerai sans plaisir. Je suis comme Adam, le premier +pécheur condamné à la déportation; mais je n'ai pas d'Ève, et je n'ai +pas mangé de pomme, si ce n'est des pommes sures et sauvages. Ainsi +finit mon premier chapitre.</p> + +<p>»Adieu. Tout à vous, etc.»</p> + +<p>Dans cette lettre étaient renfermées les strophes suivantes, dont nous +regrettons de ne pouvoir rendre toute la gaîté et le naturel:</p> + +<p>En rade de Falmouth, 30 juin 1809.</p> + +<p>1. Hourra! Hodgson, nous voilà partis; l'embargo est à la fin levé: une +brise favorable agite les voiles, et les frappe contre le mât, au-dessus +duquel le pavillon de partance déploie ses orbes onduleux. Attention! le +coup de canon est tiré. Les cris des femmes effrayées et les juremens +des matelots nous avertissent que le moment est venu. Voici monter à +bord un coquin de douanier; il faut tout ouvrir, tout montrer, malles, +caisses, etc. Malgré tant de bruit et de fracas, il faut que le plus +petit trou à rats soit visité, avant qu'on ne nous permette de partir à +bord du paquebot de Lisbonne.</p> + +<p>2. Nos matelots détachent les amarres; tout le monde aux rames. Le +bagage descend de dessus le quai; nous sommes impatiens. En avant, +poussez loin du rivage. «Prenez garde! cette caisse renferme des +liquides. Arrêtez le bateau, je me sens malade: oh! mon Dieu!»--«Malade! +madame; le diable m'emporte, vous le serez bien davantage quand vous +aurez été seulement une heure à bord.» Hommes, femmes, maîtres et +valets, maîtresses et servantes, pressés les uns contre les autres comme +des bâtons de cire, crient, se démènent et s'agitent. Que de bruit, que +de fracas avant que nous n'atteignions le paquebot de Lisbonne!</p> + +<p>3. Enfin nous l'avons atteint! Voilà le capitaine, le brave Kidd, qui +commande son équipage. Les passagers sont parqués dans leur logement, +les uns pour y grogner, les autres pour y vomir tout à leur aise. «Holà +hé! appelez-vous cela une chambre? Cela n'a pas trois pieds carrés; il +n'y aurait pas de quoi contenir la reine Mab<a id="footnotetag117" name="footnotetag117"></a> +<a href="#footnote117"><sup class="sml">117</sup></a>. Qui diable peut loger +là-dedans?»--«Qui, monsieur? beaucoup de monde. Vingt seigneurs à la +fois ont rempli mon navire.»--«Vraiment! Jésus mon Dieu, comme vous nous +pressez! Plût à Dieu que vos vingt seigneurs y fussent encore! j'aurais +échappé à la chaleur et au bruit qui règnent à bord de ce beau navire, +le paquebot de Lisbonne.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote117" +name="footnote117"><b>Note 117: </b></a><a href="#footnotetag117"> +(retour) </a> <i>Queen mab</i>; voyez, dans Shakspeare, la charmante + description de cette petite reine des fées et de son petit + équipage.</blockquote> + +<p>4. «Fletcher! Murray! Rob<a id="footnotetag118" name="footnotetag118"></a> +<a href="#footnote118"><sup class="sml">118</sup></a>! où êtes-vous? étendus sur le pont comme +des bûches! Un coup de main, vous, joli matelot; voilà un bout de corde +pour fouetter ces chiens-là.» Hobhouse murmure des juremens affreux en +roulant le long de l'écoutille; il vomit alternativement des vers et son +déjeuner, et nous envoie tous à tous les diables. «Voilà une stance sur +la maison de Bragance... Au secours!»--«Un couplet?»--«Non, une tasse +d'eau chaude.»--«Qu'est-ce qu'il y a?»--«Diable! mon foie me vient sur +le bord des lèvres! Je ne survivrai jamais au bruit et au fracas de ce +navire brutal, le paquebot de Lisbonne.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote118" +name="footnote118"><b>Note 118: </b></a><a href="#footnotetag118"> +(retour) </a> Abréviation pour Robert.</blockquote> + +<p>5. Enfin, nous voilà en route pour la Turquie; Dieu sait quand nous en +reviendrons! Les vents violens et les sombres tempêtes peuvent en un +moment briser notre vaisseau. Mais puisque, de l'avis des philosophes, +la vie n'est qu'une plaisanterie, le mieux est encore de rire. Rions +donc, comme je fais maintenant; rions de tout, des grandes et des +petites choses. Bien portans ou malades, à la mer ou sur terre, tant que +nous avons de quoi boire abondamment, rions. Que diable! peut-on se +soucier d'autre chose? Holà hé! de bon vin! qui voudrait s'en laisser +manquer, même à bord du paquebot de Lisbonne?<br> +<span class="rig">BYRON.</span><br></p> + +<p>Le 2 juillet, le navire mit à la voile de Falmouth; et après une +heureuse traversée de quatre jours et demi, nos voyageurs arrivèrent à +Lisbonne, et se logèrent dans cette ville.</p> + +<p>Lord Byron citait souvent une étrange anecdote que le capitaine Kidd, +commandant du paquebot, lui avait racontée pendant la traversée. Cet +officier lui dit qu'une nuit, étant endormi, il fut réveillé par le +poids de quelque chose de lourd sur son estomac, et qu'à l'aide d'une +petite clarté qui régnait dans sa chambre, il reconnut distinctement le +corps de son frère qui, à cette époque, servait aux grandes Indes dans +la marine royale, revêtu de son uniforme et couché en travers sur son +lit. Pensant que c'était une illusion de ses sens, il ferma les yeux, et +essaya de dormir. Mais la même pression se fit encore sentir, et chaque +fois qu'il se hasarda à ouvrir les yeux, il vit la même figure couchée +en travers sur lui dans la même position. Pour ajouter encore à ce que +cet événement avait de merveilleux, en étendant la main pour toucher ce +fantôme, il sentît que l'uniforme dont il paraissait couvert était tout +dégouttant d'eau. À l'arrivée d'un de ses camarades qu'il appela au +secours, l'apparition s'évanouit; mais quelques mois après, il reçut +l'accablante nouvelle que son frère était mort cette nuit-là même, noyé +dans les mers des Indes. Le capitaine Kidd n'avait pas le plus léger +doute sur la réalité de cette apparition surnaturelle.</p> + +<p>Les lettres suivantes de Lord Byron à son ami Hodgson, quoique écrites +avec une gaîté et une légèreté d'écolier, donneront quelque idée de +l'impression que lui fit son séjour à Lisbonne. De telles lettres, qui +contrastent si fortement avec les nobles stances sur le Portugal, qui se +trouvent dans le <i>Childe Harold</i>, montreront combien son imagination +était versatile, et sous combien d'aspects différens il pouvait +envisager les mêmes choses suivant les différentes dispositions d'esprit +où il était.</p> +<br><br> +<h3>LETTRE XXXVII.</h3> + +<h4>À M. HODGSON.</h4> + +<p class="rig">Lisbonne, 16 juillet 1809.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Mon cher Hodgson</span>,</p> + +<p>«Jusqu'ici nous avons poursuivi notre route; nous avons vu des choses +magnifiques, des palais, des couvens; mais comme tout cela se trouvera +écrit au large dans le premier volume de voyages de mon ami Hobhouse, je +ne veux point anticiper, ni le voler, en fraudant le plus petit détail, +et vous le communiquant ainsi d'une manière clandestine dans une lettre. +Tout ce que je puis me permettre de vous dire, c'est que le village de +Cintra, dans l'Estramadoure, est peut-être le plus beau village du +monde...............................................</p> + +<p>»Je suis très-heureux ici, parce que j'aime les oranges, et que je parle +mauvais latin aux moines, qui le comprennent d'autant mieux, qu'il est +plus semblable au leur. Et puis je vais en société (avec mes pistolets +de poche). Et puis je nage dans le Tage, que j'ai traversé d'un seul +coup. Et puis je monte à cheval sur un âne ou sur une mule. Et puis j'ai +attrapé la diarrhée, et j'ai été piqué par les mosquites: mais qu'est-ce +que cela fait? on ne doit point chercher ses aises quand on fait une +partie de plaisir.</p> + +<p>«Quand les Portugais font les méchans, je dis <i>caracho</i>! le grand juron +des fashionables de ce pays-ci, et qui remplace parfaitement notre +<i>damnation</i>. Quand je suis mécontent de mon voisin, je l'appelle <i>combro +de merda</i>; avec ces deux phrases et une troisième, <i>cobra burro</i>, qui +signifie: procurez-moi un âne, je suis universellement reconnu pour un +homme de distinction, et qui parle fort bien toutes les langues. Quelle +joyeuse vie nous menons, nous autres voyageurs!... si nous avions la +nourriture et le vêtement. Mais sérieusement, et par malheur trop +sérieusement parlant, tout au monde est préférable à l'Angleterre; et +jusqu'ici je m'amuse beaucoup de mon voyage.</p> + +<p>»Demain, nous partons pour faire à cheval plus de quatre cents milles en +poste, jusqu'à Gibraltar, où nous nous embarquerons pour Mélite et +Byzance. Une lettre me parviendrait à Malte, ou me serait envoyée si +j'étais absent. Embrassez, je vous prie, les Drury, les Dwyer, et tous +les Éphésiens que vous rencontrerez. J'écris en ce moment avec le crayon +qui m'a été donné par Butler, ce qui rend ma mauvaise main pire encore. +Excusez mon <i>illisibilité</i>...</p> + +<p>»Hodgson! envoyez-moi les nouvelles, les morts et les défaites, les +crimes capitaux et les malheurs de mes amis. Donnez-moi quelques détails +sur les sujets littéraires, les controverses et les critiques; tout cela +me sera agréable: <i>Suave mari magno</i>, etc. En parlant de cela, j'ai été +malade à la mer et de la mer. Adieu...</p> + +<p>»Votre affectionné, etc.»</p> +<br><br> +<h3>LETTRE XXXVIII.</h3> + +<h4>À M. HODGSON.</h4> + +<p class="rig">Gibraltar, 6 août 1809.</p><br><br> + +<p>«Je viens d'arriver dans cette ville après un voyage de près de cinq +cents milles, à travers le Portugal et une partie de l'Espagne. Nous +allâmes à cheval de Lisbonne à Séville et à Cadix, et de là nous +montâmes à bord de la frégate <i>l'Hypérion</i> pour nous rendre ici. Les +chevaux sont excellens, nous faisions soixante-dix milles par jour. Des +œufs, du vin, des lits bien durs, sont toutes les commodités qu'offre la +route; mais sous un climat aussi brûlant, c'est bien assez. Ma santé est +meilleure qu'en Angleterre.</p> + +<p>»Séville est une belle ville, et la Sierra Moréna est une montagne bien +digne de ce nom; mais le diable emporte les descriptions! elles sont +toujours ennuyeuses. Cadix! délicieuse Cadix! c'est le plus beau point +de la terre..., et la beauté de ses rues et de ses bâtimens ne le cède +qu'à l'amabilité de ses habitans. Car, préjugé national à part, je dois +avouer que les femmes de Cadix sont aussi supérieures en beauté aux +femmes anglaises, que les Espagnols sont inférieurs aux Anglais pour +toutes les qualités qui donnent de la dignité au nom d'homme... Au +moment où je commençais à faire quelques connaissances dans la ville, je +fus obligé d'en partir.</p> + +<p>»Vous n'attendez pas de moi une longue lettre après une telle course à +cheval, «sur ces rosses d'Asie à l'embonpoint hypocrite.» En parlant +d'Asie, cela me fait penser à l'Afrique, qui n'est qu'à cinq milles de +ma demeure actuelle; j'y veux aller me promener avant de partir pour +Constantinople...</p> + +<p>«Cadix est une vraie Cythère; beaucoup de grands d'Espagne s'y sont +réfugiés, après avoir quitté Madrid à la suite des troubles: c'est, je +crois, la plus jolie ville et la plus propre de l'Europe. Londres est +sale en comparaison... Les Espagnoles se ressemblent toutes; leur +éducation est la même. La femme d'un duc est comme la femme d'un paysan +sous le rapport de l'instruction; et pour les manières, la femme d'un +paysan a les mêmes que la duchesse. Certainement elles sont séduisantes; +mais elles n'ont qu'une idée dans la tête, et l'unique affaire de toute +leur vie est l'intrigue...</p> + +<p>«J'ai vu sir John Carr à Séville et à Cadix; et comme le barbier de +Swift, je l'ai supplié de ne me point faire figurer dans son journal. +Rappelez-moi, je vous prie, au souvenir des Drury et des Davies et de +tous ceux de ce genre-là qui sont encore en vie<a id="footnotetag119" name="footnotetag119"></a> +<a href="#footnote119"><sup class="sml">119</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote119" +name="footnote119"><b>Note 119: </b></a><a href="#footnotetag119"> +(retour) </a> Des recommandations de ce genre, dit M. Hodgson, + dans une note au bas de la copie de cette lettre, se trouvent + à chaque pas dans sa correspondance. Il ne se contentait pas + de s'informer de la santé de ses amis et de leur donner cette + marque de souvenir. Si l'on pouvait savoir tout ce qu'il a + fait pour ses nombreux amis, certes il paraîtrait bien digne + d'en avoir eu. Pour moi, je me fais un plaisir de reconnaître + avec les sentimens de la plus vive gratitude, qu'il est venu + généreusement et bien à propos à mon secours; et si mon + pauvre ami Bland vivait encore, il rendrait aussi de grand + cœur le même hommage à la mémoire de Byron, quoique, après + tout, je sois de tous les hommes celui qui lui doit le plus + de reconnaissance.<br> + <span class="rig">(<i>Note de Moore</i>.)</span><br> +</blockquote> + +<p>Envoyez-moi une lettre et des nouvelles à Malte. Ma première sera datée +du Caucase ou de la montagne de Sion. Je repasserai en Espagne avant de +me rendre en Angleterre, car je suis amoureux de ce pays. Adieu, etc.»</p> + +<p>Dans une lettre à Mrs. Byron, datée de Gibraltar, quelques jours après, +il répète les mêmes détails sur son voyage, mais un peu plus étendus. +«Pour faire compensation, dit-il, à la saleté de Lisbonne et de ses +habitans, le village de Cintra, situé à quinze milles environ de cette +capitale, est peut-être, sous tous les rapports, le plus délicieux de +l'Europe; il renferme des beautés de toute espèce, naturelles et +artificielles. Des palais et des jardins s'élevant au milieu des +rochers, des cataractes et des précipices; des couvens sur des hauteurs +prodigieuses. Dans le lointain la vue de la mer et du Tage, et, en +outre, quoique ce ne soit qu'une circonstance bien secondaire, ce +village est remarquable comme étant le lieu où fut signée la fameuse +<i>convention</i> de sir H*** D**<a id="footnotetag120" name="footnotetag120"></a> +<a href="#footnote120"><sup class="sml">120</sup></a>. Il réunit l'apparence sauvage et +pittoresque des montagnes de l'Écosse avec la verdure et la fécondité du +midi de la France. Près de là est le palais de Mafra, l'orgueil des +Portugais, et qui serait admiré dans tous les pays du monde sous le +rapport de la magnificence, mais non sous celui de l'élégance. Un +couvent y est annexé; les moines sont assez polis, et entendent le +latin, de sorte que nous eûmes ensemble une longue conversation. Ils ont +une belle bibliothèque, et me demandèrent si <i>les Anglais</i> avaient <i>des +livres</i> dans leur pays.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote120" +name="footnote120"><b>Note 120: </b></a><a href="#footnotetag120"> +(retour) </a> Le colonel Napier, dans une note à son excellente + <i>Histoire de la guerre de la Péninsule</i>, relève l'erreur dans + laquelle Byron est tombé avec plusieurs autres; la convention + dont il s'agit ayant été signée à trente milles de + Cintra.--Voy. <i>Childe Harold</i>, chant Ier.<br> + <span class="rig">(<i>Note de Moore</i>.)</span><br> +</blockquote> + +<p>Il raconte ensuite dans la même lettre une aventure qui lui arriva à +Séville, et qui peut donner une juste idée de lui-même et du pays où il +se trouvait:</p> + +<p>«Nous logeâmes dans la maison de deux dames espagnoles non mariées, qui +possèdent six maisons à Séville, et me donnèrent un curieux modèle des +manières espagnoles. Ce sont des dames de qualité: l'aînée est une fort +belle femme; la seconde est agréable, mais elle n'est pas d'un port +aussi avantageux que dona Josepha. La liberté de manières qui est +générale ici m'étonna d'abord beaucoup; dans la suite de mes +observations, j'eus lieu de remarquer que la réserve n'est pas le +caractère dominant des Espagnoles, qui, en général, sont très-bien, avec +de grands yeux noirs et de fort belles formes. L'aînée honora votre fils +indigne d'une attention toute particulière, elle m'embrassa au moment de +mon départ (je n'y avais demeuré que trois jours). Elle coupa une boucle +de mes cheveux, et me fit cadeau d'une tresse des siens de trois pieds +de long, que je vous envoie, et que je vous prie de vouloir bien me +garder jusqu'à mon retour. Ses mots d'adieu furent: <i>Adios, tu hermoso! +me gustas mucho</i>. «Adieu! beau cavalier, tu me plais beaucoup.» Elle +m'offrit une partie de son propre appartement, que ma vertu ne me permit +pas d'accepter; elle rit beaucoup, me dit que j'avais quelque amante en +Angleterre, et ajouta qu'elle allait se marier à un officier de l'armée +espagnole.»</p> + +<p>Parmi les beautés espagnoles, qui avaient excité en masse son +imagination, il paraît qu'une dame était au moment de fixer plus +particulièrement son attention:</p> + +<p>«Cadix, la délicieuse Cadix, est la plus agréable ville que j'aie encore +vue; elle est bien différente de nos villes anglaises, excepté sous le +rapport de la propreté; elle est aussi propre que Londres, mais pleine +des plus belles femmes de l'Espagne; les belles de Cadix sont pour +l'Espagne ce que sont les belles du Lancashire pour l'Angleterre. +Précisément au moment où je venais d'être présenté à la grandesse, et +que je commençais à l'aimer, je me suis vu obligé de quitter Cadix pour +cet affreux Gibraltar; mais avant de rentrer en Angleterre, j'y veux +faire une autre visite.</p> + +<p>»La veille de mon départ, j'étais à l'opéra dans la loge de l'amiral *** +avec sa femme et sa fille. Elle est très-jolie dans le genre espagnol, +qui, à mon avis, n'est pas inférieur au genre anglais pour la beauté +proprement dite, et qui est bien plus séduisant. De longs cheveux noirs, +des yeux noirs et languissans, un teint olive-claire et des formes plus +gracieuses, quand elles sont animées par le mouvement, que n'en peut +concevoir un Anglais, habitué à l'air nonchalant et apathique de ses +belles compatriotes; ajoutez à cela la mise à la fois la plus décente et +du meilleur goût, qui rend une beauté espagnole tout-à-fait +irrésistible.</p> + +<p>»Mademoiselle *** et son jeune frère comprenaient un peu le français, +et, après avoir témoigné ses regrets que je ne susse pas l'espagnol, +elle me proposa de m'enseigner cette langue. Je ne pus répondre que par +un profond salut, regrettant de quitter Cadix trop promptement pour +faire tous les progrès qui eussent naturellement suivi mes études sous +une si charmante directrice. Je me tenais debout, sur le derrière de la +loge, qui ressemble assez à nos loges d'opéra (le théâtre est vaste, +bien décoré, et la musique admirable), comme le font généralement les +Anglais pour ne pas incommoder les dames qui sont devant, quand la belle +espagnole déplaça une vieille femme, tante ou duègne, et m'ordonna de +venir m'asseoir à côté d'elle, à une distance honnête de la maman. Le +spectacle terminé, je m'étais éclipsé, et je traversais le passage avec +plusieurs hommes, quand la dame, tournant la tête par hasard, m'appela, +et j'eus l'honneur de la conduire jusqu'à la maison de l'amiral. J'ai +reçu une invitation pour l'époque de mon retour à Cadix, et j'en +profiterai certainement si je repasse par l'Espagne, en revenant +d'Asie.»</p> + +<p>C'est à ces aventures, ou plutôt à ces commencemens d'aventures, qu'il +fait allusion dans la première partie de ses <i>Souvenirs</i>; et c'est de la +plus jeune de ses belles hôtesses de Séville qu'il dit qu'il devint +amoureux, à l'aide d'un dictionnaire.</p> + +<p>«Pendant quelque tems, dit-il, je réussis très-bien dans mes études de +langue et dans mon amour<a id="footnotetag121" name="footnotetag121"></a> +<a href="#footnote121"><sup class="sml">121</sup></a>, jusqu'à ce que la dame prit une fantaisie +pour une bague que je portais, et s'opiniâtra à ce que je la lui +donnasse comme un gage de ma sincérité. Cela était impossible, et je lui +déclarai que tout ce que je possédais était à son service, excepté cette +bague dont j'avais fait vœu de ne pas me séparer. La jeune Espagnole se +fâcha, son amant ne tarda pas à se fâcher aussi, et l'affaire se termina +par une froide séparation. Bientôt après je mis à la voile pour Malte, +où je perdis à la fois et mon cœur et ma bague.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote121" +name="footnote121"><b>Note 121: </b></a><a href="#footnotetag121"> +(retour) </a> Nous trouvons une allusion à cet incident dans + <i>Don Juan</i>: + +<p> «Il est agréable d'apprendre une langue étrangère des yeux et + des lèvres d'une femme... c'est-à-dire quand la maîtresse et + l'écolier sont jeunes tous les deux, comme il m'arriva à moi, + etc.»</p></blockquote> + +<p>Dans une lettre sur Gibraltar que nous venons de citer, il ajoute: «Je +vais demain en Afrique, qui n'est qu'à six milles de cette forteresse. +Mon premier séjour après sera Cagliari, en Sardaigne, où je serai +présenté à sa majesté. J'ai un superbe uniforme pour habit de cour, +indispensable à un voyageur.» Toutefois il ne mit pas à exécution son +projet de visiter l'Afrique. Après un court séjour à Gibraltar, où il +dîna une fois avec lady Westmoreland, et une autre avec le général +Castaños, il partit de Malte, par le paquebot, le 19 août. Il avait +renvoyé en Angleterre Joe Murray et le jeune Rushton, la santé de ce +dernier ne lui permettant pas de l'accompagner plus long-tems.</p> + +<p>«Je vous prie, dit-il à sa mère, ayez toutes sortes de bontés pour cet +enfant; car c'est mon grand favori<a id="footnotetag122" name="footnotetag122"></a> +<a href="#footnote122"><sup class="sml">122</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote122" +name="footnote122"><b>Note 122: </b></a><a href="#footnotetag122"> +(retour) </a> + Voici le <i>post-scriptum</i> de cette lettre: + +<p> «Ainsi lord G... est marié à une paysanne! c'est fort bien! + Si je me marie, je vous amènerai une sultane, avec une + demi-douzaine de villes pour dot; et pour vous réconcilier + avec une belle-fille ottomane, elle vous donnera un boisseau + de perles, pas plus grosses que des œufs d'autruche et pas + plus petites que des noix.»</p></blockquote> + +<p>Il écrivit aussi une lettre au père de cet enfant, qui donne une si +bonne idée de la bonté et de la sensibilité de son ame, que j'ai grand +plaisir à l'insérer ici.</p> +<br><br> +<h3>LETTRE XXXIX.</h3> + +<h4>À M. RUSHTON.</h4> + +<p class="rig">Gibraltar, 15 août 1809.</p><br><br> + +<p><span class="sc">M. Rushton</span>,</p> + +<p>«J'ai envoyé Robert en Angleterre avec M. Murray, parce que le pays que +je vais traverser est dans une condition peu sûre, particulièrement pour +un enfant aussi jeune. Je vous permets de garder vingt-cinq livres +sterling par an pour son éducation, si je ne reviens pas avant cette +époque, et je désire qu'il soit toujours considéré comme étant à mon +service. Prenez-en le plus grand soin; qu'il soit envoyé à l'école. Dans +le cas où je viendrais à mourir, j'ai eu soin dans mon testament de lui +assurer une existence indépendante. Il s'est conduit extrêmement bien, +et a beaucoup voyagé, en égard au peu de tems qu'a duré son absence. +Vous déduirez les frais de son éducation de votre fermage.»<br> +<span class="rig">BYRON.</span><br></p> + +<p>Ce fut le sort de Byron, pendant toute sa vie, de trouver partout où il +alla des personnes qui, par leur caractère extraordinaire, ou les +circonstances dans lesquelles elles s'étaient trouvées, étaient toutes +disposées à sympathiser avec lui. C'est à cette attraction qui se +trouvait en lui pour tout ce qui était étrange et <i>excentrique</i>, qu'il +dut, à la fois, les plus agréables, comme aussi les plus pénibles +liaisons qu'il ait formées dans sa vie. C'est dans la première classe +que nous devrons ranger le commerce qu'il entretint avec une dame, +pendant le court séjour qu'il fit à Malte. C'est cette même dame qu'il a +désignée, dans le <i>Childe Harold</i>, sous le nom de Florence, et dont il +parle ainsi à sa mère dans une lettre datée de Malte:</p> + +<p>«Cette lettre est confiée aux soins d'une femme bien extraordinaire dont +vous avez déjà sans doute entendu parler, Mrs. Spenser Smith, sur la +délivrance de laquelle le marquis de Salvo a publié une brochure, il y a +quelques années. Elle a depuis éprouvé un naufrage, et sa vie a été, dès +le commencement, fertile en incidens si extraordinaires, que, dans un +roman, ils paraîtraient improbables. Elle est née à Constantinople, où +son père, le baron H***, était consul d'Autriche. Elle fut mariée +malheureusement, et cependant jamais sa réputation n'a souffert la plus +légère atteinte. Elle a excité la vengeance de Bonaparte en prenant part +à quelque conspiration, a vu plusieurs fois sa vie en danger; et n'a pas +encore vingt-cinq ans. Elle est ici, se disposant à rejoindre son mari +en Angleterre. L'approche des Français l'a forcée à s'embarquer sur un +vaisseau de guerre, et à quitter précipitamment Trieste, où elle était +allée faire une visite à sa mère. Depuis son arrivée je n'ai presque pas +eu d'autre compagnie. Je l'ai trouvée très-agréable, très-bien élevée et +extrêmement originale. Bonaparte est encore en ce moment si fort irrité +contre elle, que sa vie serait peut-être en danger si on la faisait +prisonnière une seconde fois.»</p> + +<p>Le ton dont notre poète lui parle dans <i>Childe Harold</i>, parfaitement +d'accord avec ce qu'il vient d'en dire plus haut, respire l'admiration +et l'intérêt, mais sans indiquer un sentiment plus vif.</p> + +<p>Aimable Florence! si ce cœur insouciant et flétri pouvait jamais être à +une autre, il serait à toi; mais entraîné par toutes les vagues qui se +succèdent, je n'ose pas brûler sur ton autel un indigne parfum, ou +demander à ton âme chérie une seule pensée pour moi.</p> + +<p>C'est ainsi que raisonna Harold quand il jeta les yeux sur ceux de +Florence; il y puisa une admiration profonde, mais nul autre sentiment, +etc., etc.</p> + +<p>Dans un homme comme Byron, qui, en même tems qu'il a fait passer dans +ses poésies bien des événemens de sa vie, a mis aussi tant de poésie +dans son existence, il n'est pas toujours facile, en cherchant à +analyser ses sentimens, de distinguer ceux qui furent réels d'avec ceux +qui n'étaient qu'imaginaires. Par exemple la description qu'il nous +donne ici de la froideur et de l'insensibilité avec lesquelles il +contemplait même les charmes de cette séduisante personne est bien peu +d'accord avec l'anecdote que je viens de citer d'après ses Mémoires, +avec beaucoup de passages de ses lettres postérieures, mais surtout avec +l'un de ses petits poèmes les plus gracieux, qu'il désigne comme adressé +à cette même dame, pendant un orage, lorsque notre poète se rendait à +Zitza.</p> + +<p>Malgré ces témoignages qui semblent se contredire, je serais assez porté +à croire que la peinture qu'il nous fait de l'état de son cœur au +commencement de <i>Childe Harold</i> est la seule vraie. L'idée qu'il était +amoureux ne lui sera venue qu'après, quand l'image de la belle Florence +se sera, pour ainsi dire, idéalisée dans son imagination, et qu'elle +aura embelli d'un reflet d'amour le souvenir des heures agréables qu'ils +avaient passées ensemble dans les îles de Calypso. On se rappellera +qu'il attribue lui-même aux cœurs qui se sont livrés de bonne heure aux +passions, et qui de bonne heure aussi en ont été désabusés, la froideur +et le calme avec lesquels il contempla des appas même aussi séduisans +que ceux de l'aimable Florence. Il y a toute raison de croire que telle +était alors l'espèce de dégoût avec lequel il voyait tous les objets +réels d'amour et de passion; et quoique son imagination pût toujours se +créer des idoles, il continua, à son retour en Angleterre, de professer +la même indifférence pour les plaisirs qu'il avait autrefois recherchés +avec tant d'ardeur. Nul anachorète ne saurait en effet se vanter de plus +d'apathie qu'il n'en montra à cette époque pour toutes les séductions de +ce genre. Mais à vingt-trois ans, il est triste de ne devoir qu'à la +satiété et au dégoût ce calme contre toutes les tentations: ce sont là +de tristes auxiliaires de la vertu, et c'est une tranquillité achetée +bien cher.</p> + +<p>Pendant son séjour à Malte, il fut, à la suite de quelque malentendu de +peu d'importance, au moment de se battre en duel avec un officier de +l'état-major du général Oakes. Il fait de fréquentes allusions à cet +incident dans les lettres que nous lirons bientôt, et j'ai souvent +entendu la personne qui lui servait de second, parler avec grand éloge +du courage et du mâle sang-froid qu'il déploya dans toute cette affaire. +Elle devait se vider de très-bonne heure; son ami fut obligé de +l'arracher à un sommeil profond. Arrivés au lieu du rendez-vous, sur le +bord de la mer, ils ne virent pas venir leurs adversaires, par suite de +quelque erreur involontaire. Quoique ses bagages fussent déjà à bord du +brick qui devait le transporter en Albanie, Lord Byron résolut +d'attendre au moins encore une heure; et pendant à peu près tout ce +tems, son ami et lui se promenèrent le long du rivage. À la fin ils +virent venir à eux un officier envoyé par son adversaire, qui +non-seulement l'excusa de ce retard, mais encore leur donna toutes les +explications qu'ils pouvaient désirer sur ce qui avait fait le sujet +même de la querelle.</p> + +<p>Le brick de guerre à bord duquel ils s'étaient embarqués, ayant ordre +d'escorter une flotte de petits vaisseaux marchands à Patras et à +Prévésa, ils restèrent deux ou trois jours à l'ancre en rade de cette +première ville. Enfin ils arrivèrent à leur destination, et, après avoir +vu en passant un coucher du soleil à Missolonghi, ils débarquèrent, le +27 septembre, à Prévésa.</p> + +<p>Ceux qui pourraient désirer des détails sur le voyage de Lord Byron en +Albanie, et ceux qu'il fit ensuite dans différentes parties de l'empire +ottoman, en compagnie avec M. Hobhouse, les trouveront dans la relation +qu'en a publiée ce dernier. Cet ouvrage, très-intéressant par lui-même, +sous tous les rapports, le devient bien davantage par cette +considération que nous y voyons Lord Byron comme présent à chaque page, +et que nous y accompagnons, pour ainsi dire, ses premiers pas dans un +pays au nom duquel il a pour jamais rattaché le sien. Comme j'ai entre +les mains des lettres du noble poète à sa mère et quelques-unes plus +curieuses encore qui, publiées pour la première fois, me mettent en état +de donner ses propres descriptions et ses propres esquisses, je me +contenterai, après avoir ainsi indiqué d'une manière générale le voyage +de M. Hobhouse, d'en extraire quelques notes pour jeter plus de clarté +sur la correspondance de son ami.</p> +<br><br> +<h3>LETTRE XL.</h3> + +<h4>À MRS. BYRON.</h4> + +<p class="rig">Prévésa, 12 novembre 1809.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Ma chère mère</span>,</p> + +<p>«Voici quelque tems que je suis en Turquie; la ville que j'habite est +sur la côte; mais j'ai déjà traversé l'intérieur de la province +d'Albanie, en allant faire visite au pacha. J'ai quitté Malte, le 21 +septembre, à bord du brick de mer <i>le Spider</i> (l'Araignée), et je suis +arrivé en huit jours à Prévésa. Déjà je suis allé environ cent cinquante +milles plus loin, à Tebelen, maison de campagne de Sa Hautesse, où je +suis resté trois jours. Le pacha se nomme Ali; on le regarde comme un +homme de grands talens; il gouverne toute l'Albanie (l'ancienne +Illyrie), l'Épire et une partie de la Macédoine. Son fils Vely-Pacha, +pour lequel il m'a donné des lettres, gouverne la Morée, et a beaucoup +d'influence en Égypte; en un mot, c'est un des plus puissans personnages +de l'empire Ottoman. Quand, après un voyage de trois jours dans un pays +montagneux et plein des beautés les plus pittoresques, j'arrivai à +Janina, on me dit qu'Ali-Pacha avait quitté cette capitale, et qu'il +était en Illyrie avec son armée, assiégeant Ibrahim-Pacha dans la +forteresse de Bérat. Il avait appris qu'un Anglais de distinction était +arrivé dans ses états, et avait laissé au commandant de Janina l'ordre +de me fournir une maison, et de me procurer <i>gratis</i> tout ce qui me +serait nécessaire. En conséquence, encore que l'on m'ait permis de faire +quelques présens aux esclaves, etc., on n'a pas voulu me laisser payer +la moindre chose de ce qui était entré dans la maison pour notre usage.</p> + +<p>»Je fis un tour dans la campagne sur les chevaux du vizir, et visitai +ses palais, ainsi que ceux de ses petits-fils; ils sont magnifiques, +mais trop chargés d'ornemens d'or et de soie. J'allai ensuite à travers +les montagnes jusqu'à Zitza, village qui renferme un monastère grec où +je couchai au retour. C'est la plus belle situation que j'aie jamais +vue, en exceptant toujours Cintra en Portugal. Notre voyage fut beaucoup +allongé par les torrens tombés des montagnes, et qui interceptaient les +routes. Je n'oublierai jamais la scène singulière qui s'offrit à mes +regards, quand j'entrai à Tebelen vers les cinq heures du soir, au +moment du coucher du soleil. Elle me rappela, avec quelque changement de +costume, bien entendu, la description que donne Scott, dans son <i>Lay</i>, +du château de Branksome et du système féodal. Les Albanais avec leur +habillement, le plus magnifique du monde, leur long jupon blanc, leur +manteau broché d'or, leur veste et leur gilet de velours cramoisi lacé +en or, leurs pistolets et leurs poignards montés en argent; les Tartares +avec leurs hauts bonnets, les Turcs dans leurs turbans et leurs vastes +pelisses, les soldats et les esclaves noirs avec leurs chevaux; les +premiers groupés dans une grande galerie ouverte qui fait partie de la +façade, les autres placés dans une sorte de cloître au-dessous; deux +cents chevaux harnachés et prêts à être montés au moindre signal, des +courriers allant et venant avec des dépêches, le bruit des timbales, des +enfans qui crient l'heure, du haut du minaret, joint à la singularité du +bâtiment lui-même, forment un coup-d'œil nouveau et délicieux pour +l'étranger. Je fus conduit dans un fort bel appartement et le secrétaire +du vizir vint s'informer de l'état de ma santé à la mode turque.</p> + +<p>«Le lendemain je fus présenté à Ali-Pacha. J'étais vêtu d'un uniforme +d'officier d'état-major en grande tenue, avec un sabre magnifique, etc. +Le vizir me reçut dans une grande pièce, pavée en marbre; une fontaine +lançait de l'eau au milieu, et tout autour de la chambre étaient rangées +des ottomanes couvertes d'une étoffe écarlate. Il me reçut debout, +politesse extraordinaire pour un musulman, et me fit asseoir à sa +droite. J'ai un Grec pour interprète; mais dans cette occasion ce fut un +médecin d'Ali qui entend le latin, qui m'en servit. Sa première question +fut, pourquoi j'avais quitté mon pays si jeune? Les Turcs n'ont pas +l'idée qu'on puisse voyager pour son amusement. Il me dit ensuite que le +ministre anglais, le capitaine Leake, l'avait prévenu que j'étais d'une +grande famille, et me chargea de présenter ses respects à sa mère, +commission dont je m'acquitte en ce moment. Il dit encore qu'il était +sûr que j'étais noble, parce que j'avais les oreilles petites, les +cheveux bouclés, les mains petites et blanches<a id="footnotetag123" name="footnotetag123"></a> +<a href="#footnote123"><sup class="sml">123</sup></a>, et témoigna qu'il +était content de ma figure et de mon costume. Il me dit de le regarder +comme un père tant que je serais en Turquie, et qu'il veillerait sur moi +comme sur son fils. Il me pria de le venir voir souvent, et surtout le +soir quand il serait de loisir; on servit du café et des pipes; après +quoi je terminai ma première visite, que je renouvelai trois fois. Il +est singulier que les Turcs, qui n'ont pas de dignités héréditaires et +peu de grandes familles, excepté les sultans, aient tant d'égards pour +la naissance, car j'observai que ma généalogie m'en valait plus que mon +titre de pair d'Angleterre<a id="footnotetag124" name="footnotetag124"></a> +<a href="#footnote124"><sup class="sml">124</sup></a>...</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote123" +name="footnote123"><b>Note 123: </b></a><a href="#footnotetag123"> +(retour) </a> Lord Byron avait autant que le pacha l'opinion que + la forme de la main peut indiquer la naissance; voyez dans + <i>Don Juan</i>, sa note sur le vers: + +<p class="mid"> + <i>Though on more</i> thorough-bred <i>or fairer fingers</i>.</p> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote124" +name="footnote124"><b>Note 124: </b></a><a href="#footnotetag124"> +(retour) </a> Lors du voyage du docteur Holland en Albanie, + Ali-Pacha se rappelait parfaitement Lord Byron; il en parla + avec intérêt, et apprit avec plaisir qu'il avait donné, dans + un de ses ouvrages (<i>Childe Harold</i>), une description + poétique de l'Albanie, qui avait été fort goûtée en + Angleterre, et que son ami Hobhouse se disposait à publier + son voyage dans le même pays.</blockquote> + +<p>»J'ai vu aujourd'hui les restes de la ville d'Actium, près de laquelle +Antoine perdit le monde dans une petite baie, où deux frégates +manœuvreraient à peine aujourd'hui; un mur demi-renversé est l'unique +vestige qui marque ce lieu célèbre. De l'autre côté du golfe se voient +les ruines de Nicopolis, bâtie par Auguste en l'honneur de sa victoire. +Hier soir, j'ai assisté à une noce grecque, mais je n'ai ni assez de +tems, ni assez de place pour en donner la description, non plus que de +mille autres choses.</p> + +<p>»Je vais demain, avec une escorte de cinquante hommes, à Patras dans la +Morée, et de là à Athènes où je passerai l'hiver. Il y a deux jours, +j'ai failli périr avec un vaisseau de guerre turc, par l'ignorance du +capitaine et de l'équipage, quoique la tempête ne fût pas violente. +Fletcher appelait sa femme, les Grecs appelaient leurs saints, les +Musulmans appelaient Alla; le capitaine descendit dans la chambre, et +nous dit tout en pleurs de nous recommander à Dieu. Les voiles étaient +déchirées, la grande vergue rompue, le vent <i>fraîchissait</i>, la nuit +arrivait; nous n'avions plus que deux chances devant nous, d'arriver à +Corfou, qui est au pouvoir des Français, ou de descendre dans le liquide +tombeau, comme Fletcher le disait pathétiquement. Je fis ce que je pus +pour consoler celui-ci; mais le trouvant incorrigible, je m'enveloppai +dans ma capote albanaise (immense manteau), et je me couchai tout de mon +long sur le pont pour y attendre tout ce qui pourrait arriver de +pire<a id="footnotetag125" name="footnotetag125"></a> +<a href="#footnote125"><sup class="sml">125</sup></a>. J'ai appris dans mes voyages à avoir de la philosophie; et +quand je n'en aurais pas eu, de quoi m'eût-il servi ici de me lamenter +et de me plaindre? Heureusement le vent mollit, et ne nous porta qu'à +Souli sur le continent, où nous débarquâmes, et avec l'aide des naturels +nous retournâmes à Prévésa. Je ne me confierai plus dorénavant à des +matelots turcs, quoique le pacha ait mis à mes ordres une de ses propres +galiotes pour me porter à Patras. En conséquence, je vais jusqu'à +Missolonghi par terre, et de là je n'aurai qu'un petit golfe à traverser +pour arriver à Patras. La première lettre de Fletcher sera pleine de +merveilles; nous avons, une nuit, été perdus pendant neuf heures dans +les montagnes, et depuis nous avons manqué de nous noyer. Dans les deux +cas, Fletcher avait entièrement perdu la tête; la première fois par la +peur, la famine et les bandits; la seconde par la peur seule. Ses yeux +ont été un peu malades, je ne sais si c'est un effet des éclairs ou des +pleurs qu'il a versés. Quand vous m'écrirez, adressez-moi vos lettres +chez M. Strane, consul d'Angleterre, à Patras en Morée.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote125" +name="footnote125"><b>Note 125: </b></a><a href="#footnotetag125"> +(retour) </a> J'ai entendu les compagnons de voyage de Byron + parler du sang-froid et du courage qu'il montra dans cette + occasion, d'une manière plus remarquable encore. Voyant qu'à + cause de son infirmité il ne pouvait être d'aucune utilité + pour l'exécution des manœuvres que leur position demandait, + non-seulement il est vrai qu'il s'enveloppa dans son manteau + et se coucha tranquillement, comme il le dit, mais ce qu'il + n'ajoute pas, c'est que, quand le danger fut passé, on + s'aperçut qu'il était profondément endormi.<br> + <span class="rig">(<i>Note de Moore</i>.)</span><br> +</blockquote> + +<p>»J'aurais beaucoup d'incidens à vous raconter, qui, je crois, vous +amuseraient; mais ils font confusion dans ma tête, comme ils en +feraient, je crois, sur le papier, et je ne saurais du tout les mettre +en ordre. J'aime beaucoup les Albanais; ils ne sont pas tous turcs, +quelques-uns sont chrétiens; mais la différence de leur religion n'en +met aucune dans leurs mœurs et dans leur conduite; on les regarde comme +les meilleures troupes au service de la Turquie. Pendant ma route, j'ai +passé deux jours en allant, et trois en revenant, dans une caserne à +Salone; et jamais je n'ai trouvé de soldats plus supportables, quoique +j'aie été dans les garnisons de Gibraltar et de Malte, et que j'aie vu +bon nombre de troupes espagnoles, françaises, siciliennes et anglaises. +On ne m'a rien volé, et j'ai toujours été le bienvenu à partager leurs +vivres et leur lait. Il n'y a pas une semaine, qu'un chef albanais +(chaque village a son chef qui est appelé primat), après nous avoir aidé +à sortir de la galère turque, lors de notre malheur, nous nourrit et +nous logea, moi et ma suite, composée de Fletcher, un Grec, deux +Athéniens, un prêtre grec, et mon compagnon, M. Hobhouse, et refusa de +recevoir autre chose qu'un certificat de la bonne réception qu'il nous +avait faite. Comme je le pressais de prendre au moins quelques sequins, +«non, répondit-il, je veux que vous m'aimiez, et non pas que vous me +payiez.» Ce sont là ses propres paroles.</p> + +<p>»Vous ne sauriez croire quelle est la valeur de l'argent dans ce +pays-ci. Je n'avais rien à payer d'après les ordres du visir, mais +depuis j'ai toujours eu seize chevaux, et généralement six ou sept +hommes à mon service; et je n'ai pas dépensé la moitié de ce qu'il m'en +a coûté pour passer trois semaines à Malte, quoique le gouverneur, sir +A. Ball, m'ait donné une maison gratis, et que je n'eusse qu'un seul +domestique. Je serais bien aise que H... fît des remises régulières, car +je n'ai pas intention de rester à perpétuité dans cette province; qu'il +m'écrive chez M. Strane, consul d'Angleterre à Patras. Le fait est que +la fertilité des plaines est extraordinaire, les espèces fort rares, ce +qui explique que tout y soit à bon marché. Je vais à Athènes pour y +apprendre le grec moderne, qui diffère beaucoup du grec ancien, quoique +les racines en soient les mêmes. Je n'ai pas envie de retourner en +Angleterre; et je ne le ferai que si j'y suis forcé, comme, par exemple, +si H... me négligeait. Je n'entrerai pas cependant en Asie avant un an +ou deux, car j'ai bien des choses à voir en Grèce, et peut-être +passerai-je en Afrique, ou du moins dans la partie Égyptienne.</p> + +<p>»Fletcher, comme tous les Anglais, est fort mécontent, cependant il est +un peu réconcilié avec la Turquie, depuis que le pacha lui a fait +présent de quatre-vingts piastres, qui, eu égard à la valeur de l'argent +ici, équivalent presque à dix guinées anglaises. Il n'a rien eu à +souffrir, si ce n'est du chaud, du froid et de la vermine, fléaux de +tous ceux qui couchent dans les chaumières, dans des gorges de +montagnes, dans les pays froids, et dont j'ai eu ma part comme lui; mais +il n'est pas brave et a peur des voleurs et des tempêtes. Il n'y a +personne en Angleterre au souvenir de qui je désire me recommander, et +dont je veuille avoir des nouvelles. Je voudrais seulement recevoir une +lettre de vous, et une ou deux de H... sur l'état de mes affaires; +dites-lui de m'écrire. Pour moi, je vous écrirai quand je pourrai, et +vous prie de me croire votre affectionné fils,»<br> + +<span class="rig">BYRON.</span><br></p> + +<p>Vers le milieu de novembre, notre jeune voyageur quitta Prévésa et se +dirigea vers la Morée, à travers l'Acarnanie et l'Étolie, accompagné de +son escorte de cinquante Albanais.</p> + +<p>En conséquence il prit une bande d'hommes sûrs pour traverser les vastes +forêts de l'Acarnanie, hommes nés pour la guerre, et dont les rudes +travaux ont rembruni le teint, jusqu'à ce qu'il aperçut les flots +blanchissans de l'Achéloüs, et qu'il vit de l'autre côté les plaines +fertiles de l'Étolie.<br> +<span class="rig">(<i>Childe Harold</i>, ch. II.)</span><br></p> + +<p>Sa description d'une scène de nuit à Utraikey, petite place située dans +l'une des baies du golfe d'Arta, est sans doute restée gravée dans la +mémoire de nos lecteurs. Le plaisir que leur a causé la sauvage beauté +de cette peinture ne sera point diminué quand nous leur aurons fait +connaître, d'après le récit de M. Hobhouse, les circonstances réelles +sur lesquelles elle est fondée:</p> + +<p>«Le soir, les portes étaient fermées, et l'on faisait les préparatifs +nécessaires pour nourrir nos Albanais. On tuait un bouc, on le faisait +rôtir tout entier; quatre feux étaient allumés dans la cour, autour +desquels les soldats s'asseyaient en quatre troupes différentes. Après +avoir bu et mangé, la plupart d'entre eux, tandis que nous et les chefs +étions assis sur le gazon, s'assemblèrent autour du plus grand feu, et +là se mirent à danser en rond sans autre musique que leurs propres +chansons, mais en déployant une énergie étonnante. Toutes ces chansons +se rapportaient à quelques exploits de voleurs fameux. L'une d'elles, +qui les occupa plus d'une heure, commençait ainsi: «Quand nous partîmes +de Parga, nous étions soixante: puis venait le refrain:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i20"> Tous voleurs à Parga,</p> +<p class="i20"> Tous voleurs à Parga.</p> +<br> +<p class="i20"> Κλεφτεις ποτε Παργα,</p> +<p class="i20"> Κλεφτεις ποτε Παργα.</p> +</div></div> + +<p>»Quand ils mugissaient cette strophe, ils tournaient en rond autour du +feu, tombaient sur leurs genoux, rebondissaient, et puis tournaient de +nouveau en répétant le même refrain. Le bruissement des vagues sur la +rive caillouteuse où nous étions assis remplissait les intervalles du +chant d'une musique peut-être moins monotone et certainement plus douce. +La nuit était très-sombre; mais au reflet des feux nous apercevions un +peu les bois, les rochers et le lac, qui, avec l'apparence sauvage des +danseurs, offraient une scène qui n'eût pas été perdue entre les mains +d'un artiste organisé comme l'auteur des <i>Mystères d'Udolphe</i>.»</p> + +<p>Après avoir traversé l'Acarnanie, nos voyageurs passèrent l'Acheloüs, et +arrivèrent, le 21 novembre, à Missolonghi. Ici il est impossible de ne +pas nous arrêter, et de ne pas songer d'avance à cette triste visite +qu'il y fit quinze ans après, quand, au milieu de sa carrière, et dans +toute la plénitude de sa réputation, il vint donner sa vie pour la cause +de ce pays qu'il traversait alors comme un simple et jeune étranger. Si +quelque esprit lui eût alors révélé ce qui devait arriver dans cet +intervalle; s'il lui avait montré, d'un côté, les triomphes qui +l'attendaient, le pouvoir que son génie varié obtiendrait sur les cœurs +pour les élever ou les abaisser, pour les éclairer ou les rendre plus +sombres; et s'il eût placé d'un autre côté les inconvéniens attachés à +ce don funeste: la fatigue et le dégoût que l'imagination donne à l'ame; +les ravages de ce feu intérieur qui dévore celui qui le possède, tandis +qu'il éblouit les autres; l'envie que tant de grandeur excite parmi les +autres hommes; la vengeance qu'ils tirent de celui qui les force à +regarder si haut pour l'admirer; on peut se le demander, eût-il accepté +la gloire à de telles conditions? N'aurait-il pas senti, au contraire, +que c'était l'acheter à trop haut prix, et que cet état de guerre +continuel contre le monde entier pendant sa vie ne serait que faiblement +récompensé par une immortalité que ce même monde serait obligé de lui +accorder après son trépas?</p> + +<p>À Missolonghi, il renvoya tous ses Albanais, à l'exception d'un seul, +nommé Dervish, qu'il prit à son service, et qui demeura avec lui pendant +tout le tems qu'il fut en Orient, avec Basile, le domestique que lui +avait donné Ali-Pacha. Après avoir habité près de quinze jours à Patras, +il se dirigea sur Vostitza. En approchant de cette ville, le sommet +neigeux du Parnasse, s'élevant comme une tour de l'autre côté du golfe, +s'offrit pour la première fois à ses yeux. Deux jours après, dans les +bosquets sacrés de Delphes, il écrivit les stances que cette vue lui +avait inspirées, et qui commencent ainsi:</p> + +<p>Ô toi, Parnasse! que je vois maintenant, non comme l'imagination te +présente souvent dans les songes du poète endormi, etc.</p> + +<p>C'est vers cette époque que, se promenant à cheval, au pied du Parnasse, +il vit dans les airs voler une troupe considérable d'aigles, phénomène +qui semble avoir frappé son imagination d'une sorte de superstition +poétique; car il y fait plus d'une fois allusion dans son journal. «Me +rendant à la fontaine de Delphes (Castri), en 1809, je vis une troupe de +douze aigles, et j'acceptai le présage, bien que Hobhouse soutînt, +probablement par plaisanterie, que c'étaient des vautours. J'avais la +veille composé les vers sur le Parnasse, dans <i>Childe Harold</i>; en voyant +ces oiseaux, j'espérai qu'Apollon avait agréé mon hommage. Du moins, +j'ai eu le nom et la réputation de poète dans l'âge réellement poétique +de la vie, de vingt à trente. Si cela continuera, c'est une autre +question.»</p> + +<p>Dans son journal, en racontant son départ de Patras, il cite une +anecdote qui fera honneur à son humanité aux yeux de tous ceux qui ne +seront point chasseurs. «Le dernier oiseau sur lequel j'ai tiré fut un +aiglon, sur le bord du golfe de Lépante, près Vostitza. Il n'était que +blessé, et je voulus le sauver; son œil était si brillant! Mais il +languit et mourut en peu de jours. Je n'ai jamais essayé depuis et +jamais je n'essaierai de tuer un autre oiseau.»</p> + +<p>Peu de choses étonnent autant les voyageurs en Grèce que l'extrême +petitesse de ces pays qui ont occupé si long-tems les cent bouches de la +renommée. «On pourrait, dit M. Hobhouse, sans trop presser son cheval, +aller de Livadie à Thèbes et revenir entre le déjeuner et le dîner, et, +sans bagage, faire facilement, en deux jours, le tour de la Béotie.» +Après avoir visité en très-peu de tems les fontaines de Mémoire et +d'Oubli, à Livadie, et les retraites d'Apollon Isménien, à Thèbes, nos +voyageurs tournèrent enfin leurs pas vers Athènes, l'objet de leurs +rêves poétiques, traversèrent le mont Cythéron, et arrivèrent en vue des +ruines de Philé, la veille de Noël 1809.</p> + +<p>Quoique le poète nous ait laissé dans ses vers le témoignage immortel de +l'enthousiasme avec lequel il contempla les scènes qui s'offrirent alors +à ses regards, il n'est pas difficile de concevoir que, pour des +observateurs superficiels, il put paraître spectateur insensible de +mille choses qui jettent le voyageur ordinaire en extase, du moins en +paroles. Il professa toute sa vie le plus souverain mépris pour tout ce +qui est affecté, soit en matière de goût, soit en matière de morale; +souvent il déguisa le sentiment vrai de son admiration sous un dehors +d'indifférence et de moquerie par haine pour le charlatanisme de ceux +qu'il voyait s'extasier à froid et sans rien ressentir réellement. Il +faut avouer aussi qu'il étendait à des sentimens vrais, mais pour +lesquels il n'éprouvait pas de sympathie, le dégoût que lui inspiraient +ceux qui n'étaient qu'affectés; ainsi il ne comprit jamais le mérite et +les jouissances d'un antiquaire ou d'un amateur d'objets d'art. «Je ne +fais point de collections, dit-il dans une note de <i>Childe Harold</i>, et +je ne les admire pas du tout.» Il ne faisait aucun cas des antiquités, à +moins qu'elles ne se rattachassent à quelques grands noms ou à quelques +grands événemens. Pour les objets d'art, il se contentait d'admirer leur +effet général, sans se piquer d'aucune connaissance des détails. C'était +à la nature, dans ses scènes solitaires de grandeur et de beauté, ou, +comme à Athènes, brillante d'un éclat toujours le même au milieu des +ruines de la gloire et des arts, qu'il payait sans restriction l'hommage +de son ame ardente. Dans le petit nombre de notes sur les voyages qu'il +a jointes à <i>Childe Harold</i>, l'on voit qu'il aime beaucoup mieux +s'occuper des sites et du pittoresque qu'offrent les lieux qu'il a +visités que des souvenirs classiques ou historiques qui peuvent s'y +rattacher. En prose ou en vers, il revient à la vallée de Zitza avec +plus de plaisir qu'à Delphes ou aux rives de la Troade; et ce qui le +frappe le plus vivement dans la plaine d'Athènes, c'est que «la vue y +est plus belle encore qu'à Cintra ou à Istamboul.» Où la nature +pouvait-elle en effet avoir plus de droit à son adoration que dans ces +contrées où il la voyait briller d'une beauté toujours jeune, toujours +la même au milieu des ruines de ce que l'homme avait jugé le plus digne +de durée? «Les institutions humaines périssent, dit Harris; mais la +nature ne change pas.» Lord Byron a paraphrasé cette pensée<a id="footnotetag126" name="footnotetag126"></a> +<a href="#footnote126"><sup class="sml">126</sup></a>, en +l'embellissant:</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote126" +name="footnote126"><b>Note 126: </b></a><a href="#footnotetag126"> +(retour) </a> Le passage renferme la substance de toute la + strophe: + +<p> «Malgré les diverses fortunes d'Athènes, considérée comme + cité, l'Attique est encore fameuse pour ses oliviers, et + l'Hymète pour son miel. Les institutions humaines périssent, + mais la nature ne change pas.»<br> + <span class="rig">(<i>Recherches philologiques</i>.)</span><br></p> + +<p> Je me rappelle que je fis un jour remarquer à Lord Byron + cette coïncidence, mais il m'assura qu'il n'avait jamais lu + cet ouvrage d'Harris.</p></blockquote> + +<p>Cependant ton ciel est aussi bleu, tes rochers aussi sauvages, tes +bosquets aussi agréables, tes prairies aussi verdoyantes, ton olive +aussi mûre, que quand tu florissais sous la protection de Minerve! +L'Hymète offre encore aux hommes les trésors de son miel divin; libre +voyageuse errante dans les plaines de l'air, l'abeille construit +toujours gaîment sur tes montagnes sa forteresse parfumée. Apollon dore +toujours de ses feux tes longs étés, et sous ses rayons brillent +toujours les marbres de Mendeli! Les arts, la gloire, la liberté, tout +passe, tout périt, excepté la nature, elle est toujours belle.<br> + +<span class="rig">(<i>Childe Harold</i>, ch. II.)</span><br></p> + +<p>Cette première visite à Athènes dura deux ou trois mois, pendant +lesquels il ne laissa pas passer un seul jour sans consacrer quelques +heures à parcourir les grands monumens du génie ancien, et sans évoquer, +pour ainsi dire, du milieu de leurs ruines l'esprit des siècles écoulés. +Il faisait aussi des excursions fréquentes dans différentes parties de +l'Attique. Un jour qu'il visitait le cap Colonne, il fut au moment +d'être enlevé par un parti de Maniotes cachés sous le rocher de Minerve +Sunias. Ces pirates, à ce que lui raconta depuis un Grec qui alors était +leur prisonnier, n'osèrent l'attaquer, persuadés que les deux Albanais +qu'ils voyaient à ses côtés, n'étaient qu'une partie d'une escorte plus +respectable laissée à portée de venir promptement à son secours.</p> + +<p>Outre le pouvoir magique de ses souvenirs et de son paysage, la ville de +Minerve possédait un attrait d'une autre sorte pour notre poète, auquel, +en quelque lieu qu'il portât ses pas, son cœur ou plutôt son imagination +n'était que trop sensible. On dit que sa jolie romance: «Jeune vierge +d'Athènes, avant que nous nous séparions,» fut adressée à la fille aînée +de la dame grecque chez laquelle il était logé, et il est assez probable +que la belle Athénienne ait été maîtresse de son imagination au moment +où il composa ces vers. Théodora Macri, son hôtesse, était la veuve d'un +vice-consul d'Angleterre; son principal revenu provenait de la location +aux étrangers, et surtout aux voyageurs anglais, des appartemens +qu'occupèrent alors Lord Byron et son ami; ce dernier nous en donne la +description suivante: «Notre logement consistait en un salon et deux +chambres à coucher, donnant sur une cour où se trouvaient cinq ou six +citronniers, d'où l'on tira le fruit qui assaisonna notre pilau et les +autres mets nationaux servis sur notre table frugale.»</p> + +<p>La renommée d'un poète illustre ne s'attache pas seulement à sa personne +et à ses écrits, une partie se reflète sur tout ce qui a eu avec lui un +rapport même éloigné. Non-seulement elle ennoblit les objets de ses +amitiés, de ses amours et de ses goûts; mais les lieux même où il a +vécu, où il a séjourné, acquièrent une célébrité qui ne s'efface pas +aisément. La jeune fille d'Athènes, quand elle prêtait innocemment +l'oreille aux complimens du jeune Anglais, ne se doutait guère qu'il dût +rendre son nom et sa maison si célèbres, qu'à leur retour de Grèce, les +voyageurs ne trouveraient rien de plus intéressant à donner à leurs +lecteurs que les détails suivans sur elle et sa famille:</p> + +<p>«Nous rencontrâmes, dit M. Hobhouse, à la porte notre valet qui était +allé devant pour nous chercher des logemens, et nous conduisit chez +Théodora Macri, la veuve du vice-consul, où nous sommes actuellement. +Cette dame a trois filles fort jolies; l'aînée est vraiment une beauté; +c'est elle, dit-on, qui inspira à Lord Byron cette fameuse romance:</p> + +<p>Jeune vierge d'Athènes, avant que nous nous séparions, rends-moi, +rends-moi mon cœur, etc., etc.</p> + +<p>»À Orchomènes, où était le temple des Grâces, je fus près de m'écrier: +Où les grâces se sont-elles enfuies? Je ne m'attendais pas à les +retrouver ici. Et cependant voici venir l'une avec des coupes dorées et +du café, et l'autre avec un livre. Ce livre est un registre de noms, et +il en est quelques-uns que la renommée est habituée à prononcer. Parmi +eux se trouve celui de Lord Byron, lié aux vers que je vais transcrire:</p> + +<p>La noble Albion voit en souriant partir son fils pour aller visiter le +berceau des arts; son but est noble; belle est l'entreprise; il vient à +Athènes, et... écrit son nom.</p> + +<p>»En forme de contrepoids, Lord Byron écrivit au-dessous:</p> + +<p>Ce poète modeste, comme beaucoup de poètes inconnus, rimaille sur nos +noms et cache le sien; mais quel qu'il soit, pour ne rien dire de pis, +son nom lui ferait plus d'honneur que ses vers.</p> + +<p>»En écrivant ces mots, <i>les trois Grâces athéniennes</i>, j'ai, je n'en +doute pas, fait naître votre curiosité et enflammé votre imagination, et +je ne dois pas compter sur votre attention que je ne vous en aie donné +quelque portrait. Leur appartement est justement en face du nôtre; et si +vous pouviez les voir comme nous les voyons en ce moment à travers les +plantes aromatiques qui se balancent doucement sur notre fenêtre, vous +laisseriez votre cœur à Athènes.</p> + +<p>»Thérésa, la vierge d'Athènes, Katinka et Mariana sont de taille +moyenne. Chacune d'elles porte sur le sommet de la tête une petite +calotte albanaise de couleur rouge, surmontée d'une tassette bleue, qui +s'étend et se rattache par le bas comme une étoile. Au bord de cette +calotte est un mouchoir de couleurs variées roulé autour des tempes. La +plus jeune porte ses cheveux détachés tombant sur les épaules presque +jusqu'à la ceinture, et mêlés suivant l'usage avec des tresses de soie. +Les cheveux des deux aînées sont le plus souvent attachés et retenus +sous le mouchoir. Leur vêtement de dessus est une pelisse bordée de +fourrures, tombant lâche jusqu'à la cheville; dessous est un mouchoir de +mousseline qui couvre le sein et se termine à la taille qui est courte. +En dessous est une robe de soie ou de mousseline rayée, s'élargissant un +peu au-dessus de la ceinture, et retombant sur le devant d'une manière +gracieuse et négligée; des bas blancs et des pantoufles jaunes +complètent le costume. Les deux aînées ont les yeux et les cheveux +noirs, le visage ovale, le teint un peu pâle et les dents d'une +blancheur éblouissante. Leurs joues sont arrondies, leur nez droit avec +quelque chose d'aquilin. La plus jeune, Mariana, est très-blonde; sa +figure n'est pas aussi joliment arrondie, mais a une expression plus +gaie que celle de ses sœurs, qui ont l'air assez pensif, excepté quand +la conversation prend une tournure animée. Leur taille est élégante, +leurs manières distinguées et susceptibles de plaire dans tous les pays +possibles. Leur conversation est fort agréable, et leur esprit paraît +plus cultivé que ne l'est généralement celui des dames grecques. Avec de +tels avantages, il serait bien étonnant qu'elles n'attirassent pas +l'attention des voyageurs qui visitent occasionnellement Athènes. Elles +s'asseoient à la manière orientale, le corps légèrement incliné, les +jambes ramassées sous elles sur le divan et sans souliers. Elles +s'occupent à coudre, à jouer du tambour de basque et à lire.</p> + +<p>»J'ai dit que j'avais vu ces beautés grecques à travers les balancemens +des plantes aromatiques qui décorent leurs fenêtres; peut-être cela +pourrait-il vous donner une trop haute idée de leur position. Votre +imagination vous représente peut-être déjà leurs maisons pleines de tous +les attributs du luxe oriental. Les coupes d'or ont pu aussi opérer +quelque enchantement sur vos idées. Avouez-le; ne vous représentez-vous +pas--</p> + +<p>Les portes demi-ouvertes donnant sur de longues galeries où l'on ne +saurait décrire tout ce que l'œil rencontre d'élégance et de grandeur; +l'orgueil de la Turquie et de la Perse: des coussins jetés sur des +coussins, des tapis sur des tapis, d'immenses ottomanes, des oreillers +innombrables pour relever la tête, de manière que chaque appartement +paraît un lit grand et moëlleux?</p> + +<p>»Vous verrez bientôt pourquoi j'ai différé jusqu'à ce moment; apprenez +que les plantes aromatiques dont je viens de vous parler ne sont ni plus +ni moins que quelques pauvres géraniums et quelques baumes grecs, et que +la chambre dans laquelle se tiennent ces dames est presque dégarnie de +meubles, que les murs n'en ont été ni peints ni décorés par une main +habile. Que serait-il advenu de mes grâces, si je vous avais dit plus +tôt qu'une seule chambre est tout le logement qu'elles possèdent, à +l'exception d'un petit cabinet et d'une petite cuisine? Vous voyez +combien j'ai pris soin que la première impression leur fût avantageuse; +non qu'elles ne méritent toute espèce d'éloges, mais parce qu'il est +dans la nature auguste et fière de l'homme de faire peu de cas du mérite +et même de la beauté, si ces avantages ne sont pas relevés d'un peu de +pompe mondaine. Maintenant je vais vous communiquer un secret, mais +confidentiellement et à voix basse.</p> + +<p>»Ces dames, depuis la mort du vice-consul leur père, n'ont pas d'autres +ressources pour exister que de louer à des étrangers la chambre et le +cabinet que nous occupons dans ce moment; mais quoiqu'elles soient si +pauvres, leur vertu n'est pas moins remarquable que leur beauté.</p> + +<p>»Et toutes les richesses de l'Orient ou tous les vers flatteurs du +premier poète de l'Angleterre ne pourraient les rendre aussi réellement +dignes d'amour et d'admiration<a id="footnotetag127" name="footnotetag127"></a> +<a href="#footnote127"><sup class="sml">127</sup></a> +.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote127" +name="footnote127"><b>Note 127: </b></a><a href="#footnotetag127"> +(retour) </a> <i>Voyages en Italie, en Grèce</i>, etc., par H. W. + Williams.</blockquote> + +<p>Dix semaines s'étaient rapidement passées, quand l'offre inattendue d'un +passage à bord d'une corvette anglaise détermina nos voyageurs à se +préparer immédiatement au départ; et le 5 mars, ils quittèrent Athènes, +quoique avec beaucoup de regret. «Après avoir passé, dit encore M. +Hobhouse, par la porte qui conduit au Pyrée, nous lançâmes nos chevaux +au galop dans le bois d'oliviers sur la route de Salamine, espérant par +notre précipitation étourdir un peu la douleur du départ. Nous ne +pouvions nous empêcher de regarder derrière nous en nous rendant au +rivage, et nous continuâmes de fixer les yeux sur le point où à travers +la clairière du bois, nous avions entrevu pour la dernière fois le +temple de Thésée et les ruines du Parthénon; nous continuâmes ainsi +plusieurs minutes après que la ville et l'Acropolis eurent entièrement +disparu à notre vue.»</p> + +<p>À Smyrne, Lord Byron se logea dans la maison du consul général, et y +demeura jusqu'au 11 avril, excepté deux ou trois jours qu'il employa à +visiter les ruines d'Éphèse. Ce fut à cette époque qu'il termina les +deux premiers chants de <i>Childe Harold</i>, comme on le voit par une note +écrite de sa main sur le manuscrit original de ce poème: «Commencé le 31 +octobre 1809, à Janina en Albanie; fini le second chant, à Smyrne, le 28 +mars 1810.--<span class="sc">Byron</span>.»</p> + +<p>La seule lettre un peu intéressante, datée de Smyrne, que je puisse +offrir au lecteur, est la suivante:</p> +<br><br> +<h3>LETTRE XLI.</h3> + +<h4>À MRS. BYRON.</h4> + +<p class="rig">Smyrne, 19 mars 1810.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Ma chère Mère</span>,</p> + +<p>«Je ne puis pas vous écrire une longue lettre; mais comme je crois que +vous ne serez pas fâchée de savoir où j'en suis de mes voyages, je vous +prie d'accepter le peu de détails que je puis vous donner. J'ai traversé +la plus grande partie de la Grèce, outre l'Épire, etc.; j'ai résidé dix +semaines à Athènes, et je me rends maintenant à Constantinople par la +route d'Asie. Je viens de visiter les ruines d'Éphèse, à une journée de +Smyrne. J'espère que vous avez reçu une longue lettre que je vous ai +écrite d'Albanie, où je vous donnais quelques détails sur la réception +que m'a faite le pacha de cette province.</p> + +<p>»C'est en arrivant à Constantinople que je déciderai si je dois aller +jusqu'en Perse, ou revenir sur mes pas. Je ne prendrai ce dernier parti +que si je ne puis l'éviter. Mais je n'entends pas parler de M. H..., et +je n'ai reçu de vous qu'une seule lettre. J'aurai besoin de fonds, soit +que j'avance ou que je revienne. Je lui ai écrit plusieurs fois, pour +qu'il ne prétende pas, pour s'excuser, qu'il ne connaissait pas ma +situation. Je ne puis encore vous rien dire sur quoi que ce soit; le +tems et l'occasion me manquent, car la frégate repart immédiatement. Il +est vrai que plus je vais, plus ma paresse augmente; et mon aversion +pour tout commerce épistolaire s'accroît de jour en jour. Je n'ai écrit +à personne qu'à vous et à M. H..., et c'est moins par inclination que +par devoir et par nécessité.</p> + +<p>»F*** est fort dégoûté par les fatigues, quoiqu'il n'en ait point enduré +que je n'aie partagées. C'est une pauvre créature. Les domestiques +anglais sont en vérité de détestables voyageurs. J'ai avec lui deux +soldats albanais et un interprète grec, tous parfaits dans leur genre. +La Grèce est délicieuse, surtout dans les environs d'Athènes. Partout +des cieux sans nuages et des paysages charmans. Mais je dois remettre à +notre première entrevue tout récit de mes aventures. Je ne tiens pas de +journal, mais mon ami H... ne cesse d'écrire. Prenez soin, je vous prie, +de Murray et de Robert, et dites à ce dernier qu'il est fort heureux +pour lui qu'il ne m'ait pas accompagné en Turquie. N'attribuez cette +lettre qu'au désir de vous assurer que je suis sain et sauf, et +croyez-moi, etc.»<br> + +<span class="rig">BYRON.</span><br></p> + +<p>Le 11 avril, il partit de Smyrne sur la frégate <i>la Salsette</i>, qui avait +reçu l'ordre de se rendre à Constantinople, pour ramener l'ambassadeur, +M. Adair, en Angleterre; et après avoir exploré les ruines de la Troade, +il arriva aux Dardanelles au commencement du mois suivant. Il écrivit +les lettres qu'on va lire, à ses amis, MM. Drury et Hodgson, pendant que +la frégate était à l'ancre dans ce détroit.</p> +<br><br> +<h3>LETTRE XLII.</h3> + +<h4>À M. DRURY.</h4> + +<p class="rig">A bord de la <i>Salsette</i>, 3 mai 1810.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Mon cher Drury</span>,</p> + +<p>«Lorsque je quittai l'Angleterre, il y a bientôt un an, vous me priâtes +de vous écrire. C'est ce que je me propose de faire. J'ai traversé le +Portugal et le midi de l'Espagne, visité la Sardaigne, la Sicile, Malte, +et de là j'ai poussé jusqu'en Turquie, où je suis encore à rôder. +Débarqué d'abord en Albanie, l'Épire d'autrefois, j'ai pénétré jusqu'au +mont Tomarit, parfaitement accueilli par le gouverneur, Ali-Pacha; et, +après avoir parcouru l'Illyrie, la Chaonie, etc., j'ai traversé le golfe +d'Actium avec une garde de cinquante Albanais, et passé l'Achéloüs pour +me rendre en Étolie par l'Acarnanie.</p> + +<p>»Après un court séjour en Morée, nous avons traversé le golfe de +Lépante, pris terre au pied du Parnasse, vu tout ce qui reste de +Delphes, et continué ainsi jusqu'à Thèbes et Athènes, dans la dernière +desquelles nous avons passé deux mois et demi.</p> + +<p>»Le vaisseau de S. M. <i>le Pylade</i> nous a transportés à Smyrne; mais nous +avions auparavant étudié la topographie de l'Attique, sans oublier +Marathon et le promontoire de Sunium. Après Smyrne, notre second relai +fut la Troade, que nous visitâmes tandis que le navire était à l'ancre, +où il resta pendant quinze jours, vis-à-vis la tombe d'Antiloque. +Maintenant nous voilà dans les Dardanelles, en attendant le vent pour +nous rendre à Constantinople.</p> + +<p>»Ce matin, j'ai parcouru à la nage le trajet de Sestos à Abydos. La +distance directe n'est pas de plus d'un mille; mais, en raison du +courant, la traversée n'est pas sans danger; il y en a même assez pour +que je doute que l'affection conjugale de Léandre n'ait pas été un peu +refroidie par le passage.</p> + +<p>»Je l'essayai il y a huit jours, mais je n'y pus réussir, à cause du +vent du Nord et de l'étonnante rapidité du courant, quoique j'aie +toujours été, depuis mon enfance, un rude nageur. Mais ce matin, par un +tems plus calme, j'y suis parvenu, et j'ai traversé le <i>large +Hellespont</i> en une heure dix minutes.</p> + +<p>»Eh bien, mon cher monsieur, j'ai quitté mon foyer, et visité quelques +parties de l'Afrique et de l'Asie, outre une raisonnable portion de +l'Europe. J'ai vécu avec des généraux et des amiraux, des princes et des +pachas, des gouverneurs et des <i>ingouvernables</i>; mais je n'ai ni tems ni +papier pour m'étendre. Je suis bien aise de vous dire que je conserve +pour vous des souvenirs d'amitié, et que je vis dans l'espérance de vous +revoir un jour; et si je vous écris aussi brièvement que possible, +attribuez-le à tout autre cause qu'à l'oubli.</p> + +<p>»Vous connaissez trop bien la Grèce ancienne et moderne pour qu'il soit +besoin de vous la décrire. J'ai, il est vrai, mieux vu l'Albanie +qu'aucun autre Anglais, que je sache, excepté un M. Leake; car c'est un +pays que l'on visite rarement, à cause du caractère farouche des +<i>natifs</i>; il offre cependant plus de beautés pittoresques que les +contrées classiques de la Grèce, malgré toutes les merveilleuses beautés +de ces dernières, surtout vers Delphes et le cap Colonne en Attique. +Elles sont loin néanmoins d'égaler certaines parties de l'Illyrie et de +l'Épire, où des lieux sans nom et des rivières oubliées sur la carte et +un jour peut-être mieux appréciées, obtiendront des peintres et des +poètes la préférence sur les rigoles desséchées de l'Ilyssus, et les +fondrières de la Béotie.</p> + +<p>»La Troade offre un champ vaste aux faiseurs de conjectures et aux +tireurs de bécassines; un bon chasseur et un savant ingénieux peuvent +sur ce terrain exercer avec grand avantage leurs jambes et leur +entendement; ou, s'ils préfèrent aller à cheval, ils peuvent s'y tromper +de route, comme cela m'est arrivé, et s'embourber dans un maudit +marécage formé par le Scamandre, qui serpente deçà et delà comme si les +vierges troyennes allaient encore lui apporter leur tribut accoutumé. Il +n'existe aujourd'hui d'autres vestiges de Troie, ou de ses destructeurs, +que les tertres qui renferment, à ce que l'on suppose, les squelettes +d'Achille, d'Antiloque, d'Ajax, etc. Mais le mont Ida lève encore son +front superbe; quoique les bergers de nos jours ne ressemblent guère à +Ganymède. Mais à quoi bon vous parler plus long-tems de choses qui sont +décrites tout au long dans le <i>book of Gell</i>? Et H*** n'a-t-il pas écrit +un journal? Quant à moi, je n'en tiens pas; car j'ai renoncé à tout +griffonnage. Je ne vois pas grande différence entre les Turcs et nous, +si ce n'est qu'ils n'ont pas de <i>culottes</i>, et que nous en avons; qu'ils +portent des habits longs, et nous des habits courts; qu'ils parlent peu, +et nous beaucoup. Ce sont des gens fort raisonnables. Ali-Pacha m'a dit +qu'il était sûr que j'étais né dans un rang élevé, par ce que j'ai les +oreilles et les mains petites et des cheveux bouclés. Je vous dirai, en +passant, que je parle passablement le romaïque ou grec moderne: il ne +diffère pas des anciens dialectes autant que vous pourriez le penser; +mais la prononciation en est diamétralement opposée. Quant à la poésie, +si elle n'est rimée, ils n'en ont pas la moindre idée.</p> + +<p>»J'aime les Grecs. Ce sont des fripons adroits qui ont tous les vices +des Turcs, sans avoir leur courage. Quelques-uns cependant sont braves: +tous sont beaux, et ressemblent beaucoup au buste d'Alcibiade. Les +femmes sont un peu moins belles. Je sais jurer en turc; mais, excepté un +effroyable jurement et les mots qui signifient entremetteur, pain et +eau, je connais peu le vocabulaire de cette langue. Ils sont extrêmement +polis envers les étrangers de tout rang, pourvu qu'ils soient +convenablement protégés; et comme j'ai deux domestiques et deux soldats, +nous faisons grand fracas. Nous avons parfois couru risque d'être +dévalisés, et une fois de faire naufrage; mais nous nous en sommes tirés +le mieux du monde.</p> + +<p>»À Malte, j'ai été fort épris d'une femme mariée, et j'ai provoqué un +aide-de-camp du général ***, grossier personnage, qui s'était offensé de +quelque chose, je n'ai jamais bien su de quoi; mais il donna des +explications, fit des excuses, la dame s'embarqua pour Cadix, et +j'échappai ainsi à l'accusation de meurtre et d'adultère. J'ai envoyé +quelques détails sur l'Espagne à notre ami Hodgson; mais depuis ce +tems-là je n'ai écrit à personne, excepté quelques billets à des parens +et à des gens de loi, pour m'en débarrasser. Je me propose de rompre +tout commerce, à mon retour, avec plusieurs de mes meilleurs amis, que +je regarde au moins comme tels, et de gronder toute ma vie. Mais +j'espère, avant de me faire tout-à-fait cynique, rire encore de bon cœur +avec vous, embrasser Dwyer, et trinquer avec Hodgson.</p> + +<p>»Dites au docteur Butler que je me sers en ce moment de la plume d'or +qu'il me donna avant mon départ: c'est pour cela que ma pancarte est +moins lisible qu'à l'ordinaire. J'ai été à Athènes, et j'ai vu des +gerbes de ces roseaux à écrire dont il refusa de me donner quelques-uns, +parce que le topographe Gell les avait apportés de l'Attique. Mais vous +n'aurez pas de descriptions, non; vous voudrez bien vous contenter de +quelques détails jusqu'à mon retour. Mais alors nous ouvrirons toutes +les écluses de la conversation. Je suis sur une frégate de trente-six, +qui va chercher Rob Adair à Constantinople: c'est lui qui aura l'honneur +de vous porter cette lettre.</p> + +<p>»Ainsi donc le livre de H***<a id="footnotetag128" name="footnotetag128"></a> +<a href="#footnote128"><sup class="sml">128</sup></a> a pris son essor avec quelques +sentimentales chansonnettes de ma façon, pour remplir le volume. Quel +succès a-t-il, eh? et où diable en est la seconde édition de ma satire +avec les additions, et mon nom au bas du titre, et les vers nouveaux +cloués à la fin, et un nouvel exorde, et je ne sais quoi encore, le tout +sorti tout chaud de mon atelier avant que j'eusse franchi la Manche? La +Méditerranée et l'Atlantique étendent leurs flots entre la critique et +moi; et les mugissemens de l'Hellespont couvrent le bruit des foudres de +la <i>Revue hyperboréenne</i>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote128" +name="footnote128"><b>Note 128: </b></a><a href="#footnotetag128"> +(retour) </a> Les mélanges auxquels j'ai renvoyé plusieurs + fois.</blockquote> + +<p>«Rappelez-moi au souvenir de Claridge, s'il n'est pas rentré au collége, +et présentez à Hodgson les assurances de ma haute considération. Vous +allez me demander ce que je me propose de faire; et je vais vous +répondre que je n'en sais rien. Il est possible que je m'en retourne +dans quelques mois; mais j'ai des desseins et des projets pour le tems +qui suivra mon séjour à Constantinople. Cependant Hobhouse sera +probablement de retour en septembre.</p> + +<p>«Le 2 juillet, il y aura un an que nous sommes partis d'Albion, +<i>oblitusque meoruni obliviscendus et illis</i>. J'étais las de mon pays, et +fort peu prévenu en faveur de tout autre; mais <i>je traîne ma chaîne sans +l'alonger, en changeant de lieu</i>. Je suis comme le joyeux meunier qui ne +se souciait de personne, et dont personne ne se souciait. À mes yeux +tout pays en vaut à peu près un autre. Je fume, j'ouvre de grands yeux +pour mieux voir les montagnes, et je relève ma moustache avec une fière +indépendance. Nulle privation ne m'afflige, et les moustiques qui +martyrisent le corps maladif de H*** ne font, par bonheur, aucun effet +sur le mien, parce que je vis avec plus de tempérance.</p> + +<p>»Dans mon catalogue j'ai oublié Éphèse, que j'ai visitée pendant mon +séjour à Smyrne; mais le temple est presque entièrement détruit, et il +serait bien superflu que saint Paul se donnât la peine d'adresser de +nouvelles épîtres à la race actuelle des Éphésiens, qui ont converti en +mosquée une vaste église construite entièrement en marbre; et je ne me +suis pas aperçu que l'édifice en fît plus mauvaise figure.</p> + +<p>»Mon papier est rempli, mon encre est épuisée; bon soir! Si vous +m'adressez une lettre à Malte, on me la fera parvenir quelque part que +je sois. H*** vous fait ses complimens. Il soupire pour sa poésie, au +moins pour en avoir quelques nouvelles. J'oubliais presque de vous dire +que je meurs d'amour pour trois jeunes Athéniennes qui sont sœurs. Je +logeais dans la même maison qu'elles. Ces divinités se nomment Thérésa, +Mariana et Katinka<a id="footnotetag129" name="footnotetag129"></a> +<a href="#footnote129"><sup class="sml">129</sup></a>: aucune des trois n'a encore quinze ans.</p> + +<p>»Votre τατεινοτατος δουλος<a id="footnotetag130" name="footnotetag130"></a> +<a href="#footnote130"><sup class="sml">130</sup></a>.»<br> + +<span class="rig">BYRON.</span><br></p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote129" +name="footnote129"><b>Note 129: </b></a><a href="#footnotetag129"> +(retour) </a> Il a adopté ce nom dans la description du sérail, + ch. VI, de <i>Don Juan</i>. Ce fut, si j'ai bonne mémoire, en + faisant la cour à une de ces jeunes filles qu'il lui donna + une marque d'amour fort en usage dans le levant, en se + faisant, avec son poignard, une blessure à la poitrine. La + jeune Athénienne, à ce qu'il m'a raconté, conserva tout son + sang-froid durant cette opération, qu'elle regardait comme un + juste tribut offert à sa beauté; mais elle n'en fut pas plus + disposée à lui être favorable.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote130" +name="footnote130"><b>Note 130: </b></a><a href="#footnotetag130"> +(retour) </a> Très-humble serviteur.</blockquote> +<br><br> +<h3>LETTRE XLIII.</h3> + +<h4>À M. HOGDSON.</h4> + +<p class="mid">À bord de la <i>Salsette</i>, détroit des Dardanelles, à la hauteur d'Abydos, +le 5 mai 1810.</p> + +<p>«Je suis en route pour Constantinople, après avoir parcouru la Grèce, +l'Épire, etc., et une partie de l'Asie Mineure, voyage dont je viens de +communiquer quelques particularités à H. Drury, notre ami et notre hôte. +Je m'abstiendrai donc de vous les répéter; mais comme vous serez +peut-être bien aise d'apprendre que je me porte bien, etc., je saisis +l'occasion du retour de notre ambassadeur pour vous adresser le peu de +lignes que j'ai le tems d'écrire à la hâte. Nous avons éprouvé quelques +inconvéniens et couru quelques périls, mais il ne nous est rien arrivé +d'assez intéressant pour vous en entretenir, à moins que vous ne jugiez +digne de votre attention le trajet de Sestos à Abydos, que j'ai fait à +la nage, il y a deux jours. Si vous y joignez quelques alertes données +par les voleurs, la crainte d'un naufrage sur une galère turque, il y a +six mois, ma visite à un pacha, ma passion pour une femme mariée, à +Malte, un défi à un officier, mes amours avec trois jeunes Athéniennes, +avec une profusion de bouffonneries, et de beaux points de vue, vous +connaîtrez tous les événemens qui, depuis mon départ d'Espagne, ont +marqué ce voyage.</p> + +<p>»H*** fait des vers et écrit son journal; moi, je regarde et ne fais +rien; à moins qu'on ne considère la distraction de fumer comme un +amusement actif. Les Turcs surveillent trop leurs femmes pour qu'il soit +possible de les observer beaucoup. Mais j'ai vécu avec bon nombre de +Grecs, dont je connais le dialecte tout autant qu'il m'est nécessaire +pour converser un peu. J'ai fait aussi parmi les Turcs quelques +connaissances, en hommes. Quant à la société des femmes, il n'y faut pas +penser. J'ai été fort bien reçu par les gouverneurs et les pachas, et je +n'ai pas la moindre raison de me plaindre. Hobhouse quelque jour vous +racontera toutes nos aventures. Si j'en essayais le récit, ni mon papier +ni votre patience ne pourraient y suffire.</p> + +<p>»Personne, si ce n'est vous, ne m'a écrit depuis que j'ai quitté +l'Angleterre; il est vrai que je ne l'avais pas demandé. J'excepte mes +parens, qui m'écrivent tout aussi souvent que je le désire. Je ne sais +rien de l'ouvrage d'Hobhouse, sinon qu'il a paru. C'est plus que je n'en +sais de ma seconde édition; et certainement, à une pareille distance, je +ne m'en inquiète que médiocrement........................... J'espère +que vos publications et celles de Bland s'écoulent avec rapidité.</p> + +<p>»Je ne puis vous parler d'une manière certaine de l'époque de mon +retour; mais je regarde comme probable que Hobhouse me précédera. Nous +sommes absens depuis près d'un an. Je désirerais en employer au moins un +autre à mes observations dans ces climats toujours verts; cependant je +crains que des affaires, et des affaires litigieuses, qui sont bien ce +qu'il y a de pire au monde, ne me rappellent avant ce tems, si ce n'est +même beaucoup plus tôt. S'il en est ainsi, je vous en préviendrai.</p> + +<p>»J'espère que vous remarquerez en moi quelques changemens, je ne veux +pas dire au physique, mais au moral; car je commence à m'apercevoir que +sans la vertu ce monde maudit n'est pas tenable. Je suis passablement +dégoûté du vice, que j'ai étudié dans ses plus agréables variétés, et je +me propose, à mon retour, de rompre avec tous mes débauchés d'amis, de +renoncer au vin, aux inclinations charnelles, et de me livrer à la +politique et au décorum. Je suis sérieux, cynique et assez bien disposé +à faire de la morale; mais heureusement pour vous, l'homélie dont vous +étiez menacé est coupée court par le mauvais état de ma plume et le +manque de papier.</p> + +<p>»Bonjour. Si vous m'écrivez, adressez vos lettres à Malte, d'où l'on me +les fera parvenir. Ne me rappelez au souvenir de personne; mais +croyez-moi bien sincèrement votre, etc.»<br> +<span class="rig">BYRON.</span><br></p> + +<p>Arrivé à Constantinople le 14 mai, il adressa à Mrs. Byron quatre ou +cinq lettres, et dans presque toutes il parle du succès avec lequel il a +traversé l'Hellespont à la nage. L'excessive vanité qu'il tirait de +cette prouesse classique (dont il a fort au long lui-même détaillé les +particularités) peut être mise au nombre des preuves de cet enfantillage +de caractère qui l'accompagna jusque dans un âge plus mûr, et qui, tout +en embarrassant ceux qui jugeaient de loin sa conduite, n'était pas, +pour ceux qui vivaient dans son intimité, une de ses singularités les +moins intéressantes. Onze ans encore après cette époque, si quelque +sceptique voyageur se hasardait à mettre en doute la possibilité de +l'exploit de Léandre, Lord Byron, avec cette susceptibilité sur son +courage personnel, qu'il conservait depuis son enfance, se lançait dans +la discussion avec une nouvelle chaleur, et citait deux ou trois autres +exemples de ce qu'il avait fait comme nageur, pour confirmer ses +premières assertions<a id="footnotetag131" name="footnotetag131"></a> +<a href="#footnote131"><sup class="sml">131</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote131" +name="footnote131"><b>Note 131: </b></a><a href="#footnotetag131"> +(retour) </a> Il citait entre autres son passage du Tage en + 1809, que M. Hobhouse a décrit de la manière suivante: + +<p> «Mon compagnon de voyage avait déjà précédemment exécuté une + traversée plus périlleuse, quoique moins célèbre; car je me + rappelle qu'à l'époque où nous étions en Portugal, il nagea + depuis le vieux Lisbonne jusqu'au château de Belem; et comme + il avait à lutter contre la marée et le courant opposé du + fleuve, le vent étant fort vif, il lui fallut près de deux + heures pour aller d'un bord à l'autre. Il ne resta dans l'eau + qu'une heure et dix minutes, en nageant de Sestos à Abydos. + En 1808, il faillit se noyer à Brighton, en se baignant avec + M. L. Stanhope, son ami. M. Hobhouse et d'autres spectateurs + envoyèrent à eux des bateliers, qui s'attachèrent des cordes + autour du corps, et qui réussirent enfin à retirer Lord Byron + et M. Stanhope de la lame, et leur sauvèrent ainsi la vie.»</p></blockquote> + +<p>Dans une de ses lettres à sa mère, datée de Constantinople, le 24 mai, +il revient sur ce notable exploit, et se représente comme l'humble +imitateur de Léandre; et pourtant, ajoute-t-il, je n'avais pas de Héro +pour m'accueillir sur l'autre rive. Puis il continue ainsi:</p> + +<p>«Lorsque notre ambassadeur obtiendra son audience de congé, je +l'accompagnerai pour voir le sultan, après quoi je retournerai +probablement en Grèce. Je n'ai rien reçu de M. Hanson, si ce n'est une +traite, mais sans aucune lettre de ce juridique gentleman. Si vous avez +besoin de fonds, servez-vous, je vous prie, des miens, tant qu'il y en +aura, sans aucune réserve; et dans la crainte que cela ne suffise pas, +j'inviterai M. Hanson, dans ma prochaine lettre, à vous avancer toutes +les sommes qui pourraient vous être nécessaires. Je m'en remets à votre +discrétion pour juger de ce que vous pouvez convenablement demander +d'après l'état actuel de mes affaires. J'ai déjà visité les lieux les +plus intéressans de la Turquie d'Europe et de l'Asie Mineure; mais je +n'irai pas plus loin avant d'avoir reçu des nouvelles d'Angleterre. En +attendant je compte sur des rentrées toutes les fois que les occasions +de m'en faire parvenir se présenteront; et je passerai l'été au milieu +de mes amis, les Grecs de la Morée.»</p> + +<p>Alors il ajoute avec cette bienveillante sollicitude dont il ne +s'écartait jamais envers les domestiques qu'il préférait: «Prenez soin, +je vous prie, de mon jeune Robert et du vieux Murray. Il est heureux +qu'ils s'en soient retournés; ni la jeunesse de l'un ni les années de +l'autre n'auraient pu s'accommoder aux changemens de climat et à la +fatigue du voyage.»</p> +<br><br> +<h3>LETTRE XLIV.</h3> + +<h4>À M. HENRY DRURY.</h4> + +<p class="rig">Constantinople, 17 juin 1810.</p><br><br> + +<p>«Quoique ma dernière lettre soit d'une date bien récente, je reviens à +la charge pour vous féliciter de la naissance de votre enfant; une +lettre d'Hodgson m'a informé de cet événement dont je me réjouis avec +vous.</p> + +<p>»Je suis à peine de retour d'une expédition, par le Bosphore, à la mer +Noire et aux Symplegades Cyanéennes. J'ai gravi jusqu'à la cime de ces +dernières en m'exposant à autant de dangers qu'en aient jamais bravé les +Argonautes dans leur lougre. Vous rappelez-vous le commencement des +lamentations de la nourrice dans Médée? je vous en adresse la traduction +que j'ai faite au somme de ces montagnes:</p> + +<p>Oh! plût au ciel qu'un bon embargo eût retenu le navire <i>Argo</i> dans le +port, et qu'en restant toujours dans les chantiers de Grèce il n'eût +jamais dépassé les roches d'Azur! mais, hélas! je crains que son voyage +ne soit la cause de quelque méchef pour ma chère miss Médée<a id="footnotetag132" name="footnotetag132"></a> +<a href="#footnote132"><sup class="sml">132</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote132" +name="footnote132"><b>Note 132: </b></a><a href="#footnotetag132"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i16"> Oh! how I wish that an embargo</p> +<p class="i16"> Had kept in port the good ship <i>Argo</i></p> +<p class="i16"> Who, still unlaunch'd from Grecian docks</p> +<p class="i16"> Had never pass'd the Azure rocks!</p> +<p class="i16"> But now I fear her trip will be a</p> +<p class="i16"> Damn'd business for my miss Medea, etc.</p> +</div></div> +</blockquote> + +<p>»Peu s'en est fallu qu'il n'en fût ainsi pour moi.</p> + +<p>Car si je n'avais pas eu ce sublime passage dans la tête, je n'aurais +jamais songé à grimper sur les susdites roches, où j'ai failli me rompre +les os pour le plus grand honneur de l'antiquité.</p> + +<p>»Ainsi donc je me suis assis sur les Cyanées, j'ai nagé de Sestos à +Abydos (comme je vous l'ai pompeusement annoncé dans ma dernière), et +après avoir de nouveau traversé la Morée, je m'embarquerai pour +Sainte-Maure, et j'irai faire le saut de Leucade. Si je survis à cette +épreuve, je vous rejoindrai probablement en Angleterre. H..., qui vous +remettra cette lettre, s'y rend en droite ligne; et comme ses voyages +lui sortent par tous les pores, je n'anticiperai pas sur ses récits: +seulement je vous prie de ne pas croire un mot de tout ce qu'il vous +dira, mais de me réserver votre attention si vous avez quelque désir +d'apprendre la vérité.</p> + +<p>«Je vais retourner à Athènes, et de là passer en Morée; mais la durée de +mon séjour dépend tellement de mon caprice que je n'ai rien de probable +à vous en dire. Mon absence date déjà d'un an; elle peut se prolonger +d'un autre, mais je suis comme du vif-argent, et je ne peux rien +affirmer. Nous sommes tous en ce moment fort occupés à ne rien faire. +Nous avons tout vu, excepté les mosquées que nous devons visiter mardi +prochain au moyen d'un firman. H... pourra vous les décrire ainsi que +divers autres objets curieux, à condition que c'est à <i>moi</i> qu'on +s'adressera pour constater sa véracité, et je me réserve de contredire +tous les détails auxquels il attache le plus d'importance. Mais s'il se +lance parfois dans le bel esprit, je vous permets de l'applaudir, parce +qu'il en aura nécessairement dérobé les traits les plus brillans à son +compagnon de pélerinage. Dites à Davies que ses meilleures plaisanteries +ont été fort heureusement reproduites par H... sur plus d'un vaisseau de +Sa Majesté; mais ajoutez aussi que j'ai toujours soin de les rétablir au +nom du légitime possesseur; d'où il suit que lui, Davies, n'est pas +moins célèbre sur mer que sur terre, et règne sans rivaux aussi bien +dans la cabine qu'à la taverne du <i>cocotier</i>.</p> + +<p>»Ainsi donc Hodgson a publié de nouvelles poésies. Je désirerais qu'il +pût m'envoyer son <i>Sir Edgar</i> et l'<i>Anthologie de Bland</i>, à Malte, d'où +on me les ferait parvenir. Dans ma dernière; que vous avez reçue, +j'espère, je traçais l'esquisse du terrain que nous avons parcouru. Si +cette dépêche ne vous est pas parvenue, la langue d'H... est bien à +votre service. Rappelez-moi au souvenir de Dwyer, qui me doit onze +guinées. Dites-lui de les faire remettre à mon banquier à Gibraltar ou à +Constantinople. Il me les a, je crois, déjà payées une fois; mais cela +ne fait rien à l'affaire, attendu que c'était une rente annuelle.</p> + +<p>»Tâchez, je vous prie, de m'écrire. J'ai fréquemment reçu des nouvelles +d'Hodgson. Malte est mon bureau de poste. Je compte vous revoir vers la +prochaine réunion de Montem<a id="footnotetag133" name="footnotetag133"></a> +<a href="#footnote133"><sup class="sml">133</sup></a>; vous vous souvenez sûrement de celle +de l'an dernier; j'espère qu'il en sera de même cette année; mais après +avoir traversé <i>le vaste Hellespont</i>, je fais <i>fi</i> de Datchett<a id="footnotetag134" name="footnotetag134"></a> +<a href="#footnote134"><sup class="sml">134</sup></a>. Bon +soir. Je suis bien sincèrement, etc.»<br> + +<span class="rig">BYRON.</span><br></p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote133" +name="footnote133"><b>Note 133: </b></a><a href="#footnotetag133"> +(retour) </a> Réunion annuelle des élèves du collége + d'Eton-Montem, suivie d'une collecte dont le produit est + destiné à placer à l'université de Cambridge ou d'Oxford le + sujet le plus distingué d'entre eux.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote134" +name="footnote134"><b>Note 134: </b></a><a href="#footnotetag134"> +(retour) </a> Allusion à une circonstance où il traversa la + Tamise à la nage, avec M. Drury, après le Montem, afin de + savoir combien de fois ils pourraient la traverser et la + retraverser sans toucher terre. Dans cette lutte, qui eut + lieu le soir, après souper, et lorsque tous deux étaient + échauffés par le vin, Lord Byron eut l'avantage.</blockquote> + +<p>Environ dix jours après la date de cette lettre, nous en trouvons une +autre adressée à Mrs. Byron, laquelle, au milieu de plusieurs +répétitions de faits déjà détaillés dans sa correspondance précédente, +contient aussi un bon nombre de passages qui méritent d'en être +extraits.</p> +<br><br> +<h3>LETTRE XLV.</h3> + +<h4>À MRS. BYRON.</h4> + +<p><span class="sc">Chère mère</span>,</p> + +<p>«M. Hobhouse, qui vous fera parvenir ou vous remettra cette lettre, et +qui part pour retourner en Angleterre, pourra vous mettre au courant de +nos divers changement de résidence; quant à moi, je suis fort incertain +sur l'époque de mon retour. Il ira probablement dans le Nottingham un +jour ou l'autre; mais Fletcher, que je renvoie parce qu'il m'embarrasse +(les domestiques anglais sont de tristes voyageurs), Fletcher le +remplacera par <i>interim</i>, et vous racontera nos voyages qui ont embrassé +passablement d'espace.<br>............................................................................................................................................</p> + +<p>»Je me rappelle que Mahmoud-Pacha, petit-fils d'Ali, pacha de Yanina +(petit gaillard de dix ans, qui avait de grands yeux noirs, que nos +dames paieraient bien cher, et ces traits réguliers qui distinguent la +race turque), me demanda comment il se faisait que je me fusse mis à +voyager si jeune, et sans avoir personne pour prendre soin de moi. Le +petit bonhomme m'adressa cette question avec toute la gravité d'un homme +de soixante ans.</p> + +<p>»Je ne peux pas aujourd'hui vous écrire bien longuement; je n'ai que le +tems de vous dire que j'ai éprouvé bien des fatigues, mais jamais un +moment d'ennui. La seule chose que je redoute, c'est de contracter le +goût d'une vie errante, à la bohémienne, qui me rendra mon foyer +insupportable. C'est, me dit-on, ce qui arrive fort souvent aux gens qui +ont pris l'habitude des voyages; et, dans le fait, je commence à m'en +apercevoir. Le 3 mai, j'ai passé à la nage de Sestos à Abydos. Vous +connaissez l'histoire de Léandre; mais moi, je n'avais pas de Héro pour +me recevoir sur la rive.<br>.................................................................................................................................................................</p> + +<p>«J'ai visité, en vertu d'un firman, toutes les principales mosquées. Il +est rare qu'on accorde cette faveur à des infidèles; mais le départ de +l'ambassadeur nous l'a fait obtenir. J'ai remonté par le Bosphore jusque +dans la mer Noire, en faisant le tour des murs de la ville; et en +vérité, j'en connais mieux l'aspect que celui de Londres. J'espère que, +par quelque soirée d'hiver, je vous amuserai en vous en faisant la +description; pour le moment, je vous prie de m'excuser si je m'en +dispense. Je ne puis écrire de longues lettres en juin. Je retourne +passer l'été en Grèce.<br>.....................................................................................................................................................................</p> + +<p>»C'est une pauvre créature que Fletcher; il lui faudrait mille +commodités dont je sais fort bien me passer. Il est furieusement las de +ses voyages, et vous ferez bien de ne pas trop croire ce qu'il vous +racontera de ce pays-ci. Il soupire après la bière, et l'oisiveté, et sa +femme, et le diable sait quoi en outre. Pour mon compte, je n'ai éprouvé +ni <i>désappointement</i> ni dégoût. J'ai vécu avec des hommes du plus haut +comme du plus bas rang; j'ai passé des journées dans le palais d'un +pacha, et plus d'une nuit dans une étable; partout j'ai trouvé un peuple +inoffensif et bienveillant. J'ai passé aussi quelque tems avec les Grecs +les plus distingués de la Morée et de la Livadie; et quoiqu'ils ne +vaillent pas les Turcs, j'en fais plus de cas que des Espagnols, qui, à +leur tour, l'emportent sur les Portugais.</p> + +<p>»Vous trouverez dans les voyageurs mainte description de Constantinople; +mais lady Wortley-Montague est tombée dans une étrange erreur, quand +elle a dit que Saint-Paul ferait une singulière figure à coté de +Sainte-Sophie. J'ai vu ces deux édifices, et j'en ai examiné avec +beaucoup d'attention l'intérieur et l'extérieur. Sainte-Sophie, sans +aucun doute, est le plus intéressant des deux, et par son immense +antiquité, et parce que tous les empereurs grecs depuis Justinien y ont +été couronnés, que plusieurs y ont été assassinés sur les marches mêmes +de l'autel, et aussi parce que les sultans turcs s'y rendent +régulièrement. Mais elle n'est ni aussi belle ni aussi grande que +quelques autres mosquées, telles que celle de Soleyman, etc., et on ne +peut la mettre en parallèle avec Saint Paul (j'en parle peut-être comme +un cockney<a id="footnotetag135" name="footnotetag135"></a> +<a href="#footnote135"><sup class="sml">135</sup></a>). Néanmoins je préfère la cathédrale gothique de +Séville, à Saint-Paul, à Sainte-Sophie et à tous les édifices religieux +que j'aie jamais vus.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote135" +name="footnote135"><b>Note 135: </b></a><a href="#footnotetag135"> +(retour) </a> Sorte de sobriquet par lequel on désigne, en + Angleterre, les natifs de Londres.</blockquote> + +<p>»Les murs du sérail ressemblent à ceux des jardins de Newstead, un peu +plus élevés cependant, et à peu près dans le même état de conservation. +Mais la promenade en longeant les murs de la ville du côté de la terre, +est d'une beauté remarquable. Figurez-vous quatre milles d'un triple +rang d'immenses créneaux tapissés de lierre, surmontés de deux cent +dix-huit tours, et de l'autre côté de la route, les sépultures turques +(qui sont les lieux les plus charmans de la terre) ombragées par +d'énormes cyprès.</p> + +<p>J'ai contemplé les ruines d'Athènes, d'Éphèse et de Delphes; j'ai +traversé une grande partie de la Turquie, plusieurs autres contrées de +l'Europe et quelques-unes de l'Asie; mais nul ouvrage de la nature ou de +l'art ne produisit jamais sur moi autant d'impression que le point de +vue qui se développe de chaque côté des Sept Tours jusqu'à l'extrémité +de la Corne d'Or.</p> + +<p>»Parlons maintenant de l'Angleterre. J'apprends avec plaisir le succès +des <i>Bardes anglais</i>, etc. Vous n'avez pu manquer d'observer les +nombreuses additions que j'ai faites à l'édition nouvelle.</p> + +<p>»Avez-vous reçu mon portrait par Sanders, peintre à Londres, Vigo-Lane? +Il était terminé et payé long-tems avant mon départ. Il me semble que +vous aimez prodigieusement la lecture des <i>Magazines</i>; où déterrez-vous +tant de nouvelles, de citations, etc.? Quoique je me trouve heureux +d'avoir pu prendre mon rang à la Chambre sans le secours de lord +Carlisle, je n'avais pas de ménagemens à garder envers un homme qui a +refusé, dans cette circonstance, d'intervenir comme mon parent; et j'ai +rompu sans retour avec lui, quoique je regrette d'affliger Mrs. Leigh. +Pauvre femme! j'espère qu'elle est heureuse.</p> + +<p>»Mon avis est que M. B... doit épouser miss R... Notre premier devoir +est de ne pas faire le mal; mais, hélas! cela n'est pas possible: le +second est de le réparer, si nous en avons le pouvoir. Cette jeune fille +est son égale; si elle ne l'était pas, une somme d'argent et l'entretien +assuré à l'enfant feraient une sorte de compensation, quoique bien +insuffisante; mais dans l'état des choses, son devoir est de l'épouser. +Je ne veux pas de galans séducteurs sur mes domaines, et je n'accorderai +pas à mes fermiers un privilége dont je m'abstiens moi-même, celui de +débaucher les filles des uns et des autres. J'ai, Dieu le sait, bien des +excès à me reprocher; mais comme j'ai pris la résolution de me réformer, +et que je ne m'en suis pas écarté depuis quelque tems, je compte que ce +Lothario suivra mon exemple, et commencera par rendre la jeune personne +à la société; sinon, par la barbe de mon père! je jure qu'il s'en +repentira.</p> + +<p>»Je vous prie de vous intéresser à Robert, à qui mon absence sera bien +pénible. Le pauvre garçon! c'est bien malgré lui qu'il s'en est +retourné.</p> + +<p>»J'espère que vous êtes bien portante et heureuse. J'aurai grand plaisir +à recevoir de vos nouvelles.</p> + +<p>»Croyez-moi bien sincèrement, etc.<br> + +<span class="rig">BYRON.</span><br></p> + +<p>»<i>P. S.</i> Comment se porte Joe Murray? Je rouvre ma lettre pour vous dire +que Fletcher m'ayant demandé de m'accompagner en Morée, je l'emmène avec +moi, quoique je vous aie annoncé le contraire.»</p> + +<p>Le lecteur n'aura pas manqué, je l'espère, de remarquer la fin de cette +lettre. L'énergie des sentimens moraux qui y sont exprimés si +naturellement, semble le sûr garant d'un cœur dont le fond était pur, +quoique les passions en eussent terni la surface. Quelques années plus +tard, quand il eut contracté l'habitude de cette raillerie amère, dont, +par malheur, il se plaisait à diriger les traits contre sa sensibilité +et contre celle des autres, je ne sais, quoiqu'il fût encore animé des +mêmes sentimens louables, si la fausse honte de passer pour vouloir se +faire une réputation de vertu, n'en aurait pas arrêté la franche et +honnête manifestation.</p> + +<p>L'extrait suivant, tiré d'une communication adressée à un recueil +mensuel très-estimé, par un voyageur qui, à cette époque, rencontra Lord +Byron à Constantinople, me paraît être assez authentique pour que je le +présente, sans hésiter, à mes lecteurs.</p> + +<p>«Nous fûmes interrompus dans notre discussion par l'entrée d'un +étranger, qu'au premier coup-d'œil je crus reconnaître pour un Anglais, +mais qui devait n'être arrivé que depuis peu à Constantinople. Il était +vêtu d'un habit écarlate, richement brodé en or, dans le genre de +l'uniforme des aides-de-camp en Angleterre, avec deux grosses +épaulettes. Sa figure annonçait environ vingt-deux ans. Ses traits, +d'une délicatesse remarquable, lui auraient donné une apparence +féminine, sans l'expression toute virile de ses beaux yeux bleus. En +entrant dans la boutique intérieure, il ôta son chapeau militaire orné +d'un panache, et découvrit une forêt de cheveux bruns bouclés qui +relevaient encore la beauté peu commune de son visage. L'ensemble de son +extérieur me fit une telle impression, qu'elle est toujours depuis +restée profondément gravée dans ma mémoire; et quoique ce soit un +souvenir de quinze ans, ce laps de tems n'en a pas altéré la vivacité. +Il était accompagné d'un janissaire attaché à l'ambassade anglaise et +d'un homme qui, par état, servait de <i>Cicerone</i> aux étrangers. Ces +circonstances, jointes à ce qu'il boitait très-visiblement, me +convainquirent à l'instant que c'était Lord Byron. J'avais déjà entendu +parler de Sa Seigneurie et de son arrivée récente sur la frégate <i>la +Salsette</i>, qui s'était détachée de la station de Smyrne pour venir +prendre et emmener M. Adair, notre ambassadeur près de la Porte. Lord +Byron avait auparavant voyagé en Épire et dans l'Asie Mineure avec son +ami M. Hobhouse, et était devenu grand fumeur de tabac. Il s'était fait +conduire à cette boutique dans le dessein d'y acheter quelques pipes. +L'italien assez mauvais dont il se servait en parlant à son cicerone, et +le turc encore plus imparfait de celui-ci, ne permettaient guère au +marchand de comprendre facilement ce qu'ils désiraient; et comme +l'étranger en paraissait contrarié, je lui adressai la parole en +anglais, et m'offris à lui servir d'interprète. Quand il m'eut ainsi +reconnu pour un Anglais, Lord Byron me serra cordialement la main, et +m'assura, avec quelque chaleur, du grand plaisir qu'il éprouvait +toujours lorsqu'il rencontrait un compatriote en pays étranger. Ses +emplettes et les miennes étant terminées, nous sortîmes ensemble, et +parcourûmes les rues, dans plusieurs desquelles j'eus le plaisir de +diriger son attention vers quelques-unes des curiosités les plus +remarquables de Constantinople. Les circonstances particulières qui nous +avaient amenés à faire connaissance, firent naître entre nous, dès le +premier jour, un certain degré d'intimité que très-probablement deux ou +trois années de fréquentation n'auraient pas produit en Angleterre. Je +prononçai souvent son nom en lui parlant, mais il ne lui vint pas à +l'esprit de me demander comment j'avais pu l'apprendre, ni de s'informer +du mien. Il n'avait pas encore jeté les fondemens de cette célébrité +littéraire qu'il a acquise dans la suite; on ne le connaissait, au +contraire, que comme auteur des <i>Heures d'oisiveté</i>; et la sévérité avec +laquelle les rédacteurs de <i>la Revue d'Édimbourg</i> avaient critiqué cette +production, était encore présente au souvenir de tout lecteur anglais. +On ne pouvait donc pas supposer qu'en recherchant sa connaissance je +fusse poussé par aucun de ces motifs de vanité auxquels tant d'autres +ont cédé depuis. Mais il était tout naturel qu'après notre rencontre +fortuite et tout ce qui s'était passé entre nous à cette occasion, je +priasse l'un des secrétaires de l'ambassade de me présenter à lui dans +les formes, un jour de la même semaine, que nous dînions ensemble chez +l'ambassadeur. Sa Seigneurie assura qu'elle se souvenait parfaitement de +moi; mais ce fut avec une extrême froideur, et immédiatement après elle +me tourna le dos. Ce procédé sans cérémonie qui contrastait d'une +manière si prononcée avec les circonstances précédentes, me parut si +étrange qu'il me fut impossible de me l'expliquer, et que je me sentis +en même tems fort disposé à beaucoup rabattre de l'opinion favorable que +son apparente franchise m'avait fait concevoir à notre première +entrevue. Ce ne fut donc pas sans surprise que, quelques jours après, je +le vis dans la rue s'avancer vers moi avec un sourire plein de +bienveillance. Il m'aborda familièrement, et me dit en me tendant la +main: «Je suis ennemi déclaré de l'étiquette anglaise, surtout hors +d'Angleterre; et quand je fais une nouvelle connaissance, c'est sans +attendre les formalités d'une présentation. Si vous n'avez rien à faire, +et que vous soyez disposé à une autre promenade, votre société me fera +beaucoup de plaisir.» Il mit dans sa manière d'agir cette irrésistible +attraction dont ceux qui ont eu le bonheur d'être admis dans son +intimité ont pu seuls éprouver la puissance dans ses momens de bonne +humeur, et j'acceptai avec empressement sa proposition. Nous visitâmes +de nouveau les curiosités les plus remarquables de la capitale, que je +ne décrirai point ici pour ne pas répéter les détails pleins +d'exactitude et de précision que des centaines de voyageurs en ont déjà +donnés; mais Sa Seigneurie se trouva fort <i>désappointée</i> par le peu +d'intérêt qu'elles présentaient. Il loua les beautés pittoresques de la +ville et des paysages qui l'environnent, et me parut d'avis que, cela +excepté, rien n'était digne d'attirer l'attention d'un observateur. Il +parla des Turcs de manière à faire supposer qu'il avait fait un long +séjour parmi eux, et termina ses réflexions par ces mots: «Les Grecs, +tôt ou tard, s'insurgeront contre eux; mais s'ils ne se hâtent pas, +j'espère que Bonaparte viendra chasser cette inutile canaille<a id="footnotetag136" name="footnotetag136"></a> +<a href="#footnote136"><sup class="sml">136</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote136" +name="footnote136"><b>Note 136: </b></a><a href="#footnotetag136"> +(retour) </a> <i>New Monthly Magazine</i>.</blockquote> + +<p>Pendant sa résidence à Constantinople, le ministre d'Angleterre, M. +Adair, se trouvant presque toujours indisposé, ne le vit que +très-rarement. Il le pressa cependant avec instance de venir loger au +palais de l'ambassade; mais Lord Byron, qui préférait la liberté dont il +jouissait dans une simple hôtellerie, refusa ses offres hospitalières.</p> + +<p>Lors de l'audience de congé accordée à l'ambassadeur par le sultan, le +noble poète, pour y assister, se mêla au cortége de M. Adair, non sans +avoir témoigné, relativement à la place qu'il occuperait dans la marche, +une anxiété bien caractéristique de sa jalouse susceptibilité toutes les +fois qu'il s'agissait de son rang. En vain l'ambassadeur l'assura-t-il +qu'on ne pouvait pas lui assigner une place particulière; que les Turcs, +dans leurs dispositions relatives au cérémonial, ne tenaient compte que +des personnes attachées à l'ambassade, et qu'ils négligeaient ou +ignoraient les distinctions de préséance accordées chez nous à la +noblesse. Enfin voyant que le jeune pair ne se laissait pas convaincre +par ces raisons, M. Adair fut obligé d'en appeler à une autorité qui +passait pour infaillible en matière d'étiquette; c'était le vieux +internonce d'Autriche. Lord Byron l'ayant consulté sur ce point, et le +trouvant entièrement d'accord avec le ministre d'Angleterre, déclara +qu'il était parfaitement satisfait.</p> + +<p>Le 14 juillet, son compagnon de voyage et lui partirent de +Constantinople, à bord de la frégate <i>la Salsette</i>; M. Hobhouse dans le +dessein d'accompagner l'ambassadeur en Angleterre, et Lord Byron pour +visiter de nouveau sa chère Grèce. M. Adair crut remarquer à cette +époque qu'il était plongé dans un profond abattement d'esprit, et je +trouve que M. Bruce, qui le rencontra plus tard à Athènes, en porta le +même jugement. On m'a raconté, comme ayant eu lieu pendant cette +traversée, une circonstance fort remarquable. En se promenant sur le +pont, il aperçut un petit yataghan ou poignard turc, qu'on avait laissé +sur un banc. Il le prit, le tira du fourreau, et après en avoir quelques +instans examiné la lame, on l'entendit qui disait à demi-voix: +«J'aimerais à savoir ce que ressent un homme après avoir commis un +meurtre!» On peut, je crois, dans ce surprenant propos, découvrir le +germe de ses poèmes futurs du <i>Giaour</i> et de <i>Lara</i>. C'est cet ardent +désir de soumettre à l'examen les opérations mystérieuses des passions, +qui, secondé par son imagination, lui en donna enfin le pouvoir; et +peut-être trouverait-on que les émotions qui produisirent ces paroles +n'étaient que la première manifestation de cette faculté qui lui valut +plus tard, à juste titre, le surnom de <i>Scrutateur des abymes du +cœur</i><a id="footnotetag137" name="footnotetag137"></a> +<a href="#footnote137"><sup class="sml">137</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote137" +name="footnote137"><b>Note 137: </b></a><a href="#footnotetag137"> +(retour) </a> <i>Searcher of dark bosoms</i>.</blockquote> + +<p>En approchant de l'île de Zéa, il demanda à être mis à terre. En +conséquence, après qu'il eut fait ses adieux à son ami, on le débarqua +sur cette petite île avec ses deux Albanais, un Tartare et un domestique +anglais. Il a décrit lui-même dans un de ses manuscrits, les sentimens +de fierté solitaire avec lesquels, debout sur le rivage, il regarda le +vaisseau s'éloigner à pleines voiles, le laissant seul sur une terre +étrangère.</p> + +<p>Quelques jours après, il adressa d'Athènes la lettre suivante à Mrs. +Byron:</p> +<br><br> +<h3>LETTRE XLVI.</h3> + +<h4>À MRS. BYRON.</h4> + +<p class="rig">Athènes, 15 juillet 1810.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Chère Mère</span>,</p> + +<p>«Je suis arrivé de Constantinople ici en quatre jours, ce que l'on +considère comme une traversée extrêmement rapide, surtout dans cette +saison de l'année. Vous autres habitans du nord, vous ne pouvez pas vous +faire une idée de ce que c'est que l'été en Grèce; et pourtant un vrai +tems de gelée en comparaison des étés de Malte et de Gibraltar, sous les +ombrages desquels je me suis reposé l'année dernière, après un petit +mouvement de galop de quatre cents milles, sans interruption, à travers +l'Espagne et le Portugal. La date de ma lettre vous apprend que je suis +de nouveau à Athènes, ville que je préfère, tout bien considéré, à +toutes celles que je connais....</p> + +<p>«Pour première excursion, je pars demain pour la Morée, où je compte +passer un mois ou deux, puis revenir prendre ici mes quartiers d'hiver, +à moins que je ne change mes plans, à la vérité, fort variables, comme +vous pouvez bien le supposer, mais dont aucun ne me dirige vers +l'Angleterre.</p> + +<p>«Le marquis de Sligo, mon ancien camarade de collége, est ici, et désire +m'accompagner en Morée. Ainsi nous partirons ensemble. Lord Sligo +continuera ensuite sa route vers la capitale, et Lord Byron, après avoir +examiné toutes les curiosités de ce canton, vous instruira de ce qu'il +se propose de faire, car c'est un point sur lequel ses idées ne sont +pas, pour le moment, parfaitement arrêtées. Malte est mon bureau de +poste perpétuel; c'est de là que mes lettres sont dirigées vers tous les +points de la terre habitable: remarquez en passant que j'ai déjà vu +l'Asie, l'Afrique, le levant de l'Europe, et tiré le meilleur parti de +mon tems, sans avoir pour cela examiné trop à la hâte les lieux les plus +intéressans de l'ancien monde. F..., après avoir été grillé, rôti, cuit +dans son jus; après avoir servi de pâture à toutes sortes d'insectes +rampans, commence à philosopher; il se réforme et se résigne, et promet +d'être à son retour un des ornemens de sa paroisse et un personnage fort +saillant dans la généalogie des Fl.... qui tiennent, à mon avis, des +Goths par leurs talens, des Grecs par leur pénétration, et des anciens +Saxons par leur énorme appétit. Il me demande la permission d'envoyer +une demi-douzaine de soupirs à Sally, son épousée, et s'émerveille, mais +non pas moi, de ce que ses lettres, d'une écriture et d'une orthographe +détestables, ne sont jamais parvenues en Angleterre. Au demeurant, ce +n'est pas une grande perte que celle de ses lettres ou des miennes qui +n'ont guère d'autre mérite que de vous apprendre, comme celle-ci, que +nous nous portons bien, et chaudement, Dieu sait! Ne comptez pas, en +cette saison, sur de longues lettres; car elles sont, je vous assure, +écrites à la sueur de mon front. Il est passablement singulier que M. +H.... ne m'ait pas adressé une syllabe depuis mon départ. Comme toutes +vos lettres me sont parvenues ainsi que beaucoup d'autres, je conjecture +que l'homme de loi est fâché ou qu'il a trop d'affaires.</p> + +<p>«J'espère que vous vous plaisez à Newstead, et que vous vivez en bonne +intelligence avec vos voisins, quoique vous soyez un vrai dragon, comme +vous savez; ne voilà-t-il pas une épithète bien respectueuse? Je vous +prie d'avoir grand soin de mes livres, ainsi que de plusieurs boîtes +remplies de papiers qui sont entre les mains de Joseph; et, s'il vous +plaît, laissez-moi quelques bouteilles de champagne à boire, car je suis +terriblement altéré. Je n'insiste pourtant sur ce dernier point +qu'autant qu'il vous arrangera. Je suppose que vous avez une pleine +maison de commères bien bavardes et bien médisantes. Avez-vous reçu mon +portrait à l'huile par Sanders, de Londres? Il est payé depuis seize +mois, pourquoi ne vous le faites-vous pas remettre? Ma suite, composée +de deux Turcs, deux Grecs, un Luthérien et de l'équivoque Fletcher, fait +un tel vacarme que je suis bien aise de finir en vous assurant que je +suis, etc.»<br> +<span class="rig">BYRON.</span><br></p> + +<p>Un jour ou deux après la date de cette lettre, il partit d'Athènes avec +le marquis de Sligo. Après avoir voyagé de compagnie jusqu'à Corinthe, +ils prirent chacun une direction différente; lord Sligo pour visiter la +capitale de la Morée, et Lord Byron pour se rendre à Patras, où il +avait, comme on le verra dans la lettre suivante, quelques affaires à +régler avec le consul anglais, M. Strané.</p> +<br><br> +<h3>LETTRE XLVII.</h3> + +<h4>A MRS. BYRON.</h4> + +<p class="rig">Patras, 30 juillet 1810.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Chère Madame</span>,</p> + +<p>«En quatre jours, avec un vent favorable, la frégate m'a transporté de +Constantinople à l'île de Céos, où j'ai pris un bateau pour me rendre à +Athènes. J'ai rencontré dans cette ville mon ami le marquis de Sligo qui +m'a témoigné le désir de voyager avec moi jusqu'à Corinthe. Là, nous +nous sommes séparés, lui pour aller à Tripolitza, et moi pour me rendre +à Patras, où j'avais quelques affaires à régler avec le consul M. +Strané, de la maison duquel je vous écris. Il m'a rendu tous les +services possibles depuis que j'ai quitté Malte pour me rendre à +Constantinople, d'où je vous ai écrit deux ou trois fois. J'irai dans +quelques jours faire une visite au pacha de Tripolitza, puis je ferai le +tour de la Morée, et je retournerai à Athènes, où j'ai fixé mon +quartier-général. Nous éprouvons ici de violentes chaleurs. En +Angleterre, quand le thermomètre s'élève à 98 degrés<a id="footnotetag138" name="footnotetag138"></a> +<a href="#footnote138"><sup class="sml">138</sup></a>, vous êtes +tout en feu; l'autre jour, tandis que j'allais d'Athènes à Mégare, il +marquait 125 degrés: cependant je n'en suis pas incommodé. J'ai, comme +cela doit être, le teint fort bruni; mais je vis avec une grande +tempérance, et je ne me suis jamais mieux porté.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote138" +name="footnote138"><b>Note 138: </b></a><a href="#footnotetag138"> +(retour) </a> De Fahrenheit.</blockquote> + +<p>»Avant de quitter Constantinople, j'ai vu le sultan (avec M. Adair) et +l'intérieur des mosquées, ce qui n'arrive que bien rarement aux +voyageurs. M. Hobhouse est parti pour l'Angleterre; quant à moi, je ne +me sens pas pressé d'en faire autant. Je n'ai rien de particulier à +faire savoir dans votre pays, si ce n'est l'extrême surprise que me +cause le silence de M. H... Je désire aussi qu'il m'adresse +régulièrement des fonds. Je suppose qu'on a pris des arrangemens en ce +qui regarde Wymondham et Rochdale. Adressez vos lettres à Malte ou à M. +Strané, consul-général, à Patras, Morée. Vous vous plaignez de mon +silence; mais je vous ai écrit vingt ou trente fois dans le courant de +l'année dernière: jamais moins de deux fois par mois, et souvent +davantage. Si mes lettres ne vous parviennent pas, il ne faut pas +conclure qu'on nous a dévorés, ou que ce pays-ci est désolé par la +guerre, la peste ou la famine: ne croyez pas non plus tous les bruits +absurdes qui ne manquent sûrement pas de circuler dans le +Nottinghamshire comme c'est l'usage. Je suis fort bien ici, ni plus ni +moins heureux qu'à mon ordinaire; si ce n'est que je suis fort aise de +me retrouver seul, car je commençais à me lasser de mon compagnon de +voyage; non pas que j'eusse à m'en plaindre, mais parce que je suis +naturellement porté vers la solitude, et que cette disposition prend de +jour en jour plus de force. Si je le désirais, je ne manquerais pas de +compagnons de voyage, il s'en présente tous les jours. L'un veut +m'emmener en Égypte, l'autre en Asie, dont j'ai vu tout ce que j'en veux +voir. Je connais déjà la plus grande partie de la Grèce, de sorte que je +me contenterai de retourner aux lieux que j'ai déjà parcourus, de +contempler mes mers et mes montagnes, seules connaissances dont j'aie +jamais tiré quelque utilité.</p> + +<p>»J'ai une suite fort présentable; elle se compose d'un Tartare, de deux +Albanais, d'un interprète et de Fletcher; mais dans ce pays-ci on en est +quitte à peu de frais. Adair m'a fait un accueil merveilleux, et dans le +fait je n'ai à me plaindre de personne. L'hospitalité ici est +nécessaire, car on n'y voit point d'hôtelleries. J'ai logé chez des +Grecs, des Turcs, des Italiens, des Anglais; aujourd'hui dans un palais, +demain dans une étable; un jour avec le pacha, le suivant avec le +berger. Je continuerai à vous écrire brièvement, mais fréquemment, et je +suis toujours heureux d'apprendre de vos nouvelles; mais vous remplissez +votre papier d'extraits de journaux, comme si ceux d'Angleterre ne se +trouvaient pas dans tous les lieux du monde. J'en ai une douzaine, en ce +moment, devant moi. Je vous prie de veiller à ce qu'on ait soin de mes +livres, et de me croire, chère mère, etc.»</p> + +<p>Il paraît qu'il passa la plus grande partie des deux mois suivans à +parcourir la Morée<a id="footnotetag139" name="footnotetag139"></a> +<a href="#footnote139"><sup class="sml">139</sup></a>; et dans plusieurs lettres il parle avec +beaucoup de satisfaction de la réception très-distinguée que lui fit +Véli-Pacha, fils d'Ali.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote139" +name="footnote139"><b>Note 139: </b></a><a href="#footnotetag139"> +(retour) </a> Dans une note de l'avertissement qui précède son + <i>Siége de Corinthe</i>, il dit: «Je visitai ces trois villes + (Tripolitza, Napoli et Argos) en 1810-11; et durant mes + diverses excursions dans le pays, depuis mon arrivée en 1809, + je traversai l'Isthme huit fois en passant de l'Attique en + Morée, par les montagnes, ou dans l'autre direction, lorsque + j'allais du golfe d'Athènes à celui de Lépante.»</blockquote> + +<p>À son retour à Patras, il fut saisi d'une maladie, dont il raconte les +particularités dans la lettre suivante adressée à M. Hodgson; elles +sont, à beaucoup d'égards, si conformes à celles de la maladie fatale +qui l'enleva, quatorze ans plus tard, presque aux mêmes lieux, que, +malgré la gaîté du récit, il est difficile de le lire sans être +douloureusement affecté.</p> +<br><br> +<h3>LETTRE XLVIII.</h3> + +<h4>À M. HODGSON.</h4> + +<p class="rig">Patras (Morée), 3 octobre 1810.</p><br><br> + +<p>«Comme je suis à peine délivré du médecin et de la fièvre, qui m'ont +retenu cinq jours au lit, je vous prie de ne pas compter sur beaucoup +d'<i>allegrezza</i> dans cette lettre. Il règne ici une maladie endémique +qui, lorsque le vent vient du golfe de Corinthe (comme il arrive cinq +mois sur six), attaque grands et petits, et fait de terribles ravages +parmi les voyageurs étrangers. Il y a, de plus, deux médecins, dont l'un +est plein de confiance dans son génie naturel, car il n'a jamais étudié, +et dont l'autre a pour tous titres une campagne de dix-huit mois contre +les malades d'Otrante, qu'il a faite dans sa jeunesse avec de grands +résultats.</p> + +<p>»Lorsque je tombai malade, je protestai contre les tentatives de <i>ces</i> +deux assassins; mais que peut faire pour sa défense un pauvre diable +affaibli, dévoré par la fièvre, et inondé de potions. Malgré moi et mes +dents, je vis le consul anglais, mon Tartare, mes Albanais, mon +interprète se réunir pour me livrer au médecin, à l'aide duquel ils +m'ont, trois jours durant, émétisé et clystérisé jusqu'à ne me laisser +que le souffle. C'est dans cet état que j'ai fait mon épitaphe. Tenez, +la voici:</p> + +<p>«La jeunesse, la nature et la pitié des dieux combattirent long-tems +pour tenir ma lampe allumée; mais le redoutable Romanelli triompha de +leurs efforts, et son souffle en éteignit la flamme tremblante<a id="footnotetag140" name="footnotetag140"></a> +<a href="#footnote140"><sup class="sml">140</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote140" +name="footnote140"><b>Note 140: </b></a><a href="#footnotetag140"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i14"> Youth, nature, and relenting jove,</p> +<p class="i14"> To keep my lamp in strongly strove;</p> +<p class="i14"> But Romanelli was so stout,</p> +<p class="i14"> He beat all three, and blew it out.</p> +</div></div> +</blockquote> + +<p>»Cependant la nature et les dieux, piqués de mon peu de foi dans leur +pouvoir, ont à la fin triomphé tout de bon de Romanelli, et je vis +encore, bien à votre service, quoique ma faiblesse soit extrême.</p> + +<p>»Depuis que j'ai quitté Constantinople, j'ai parcouru la Morée et visité +Véli-Pacha, qui m'a rendu de grands honneurs, et donné un fort joli +étalon. H*** est sûrement en Angleterre à l'heure où je vous écris; je +l'ai chargé d'une dépêche pour votre poétique individu. Il m'écrit de +Malte, et me demande mon journal, en cas que j'en tienne un. Si j'en +faisais un, il l'aurait. Je lui ai adressé en réponse une épître de +consolations et d'exhortations, où je le prie de réduire de trois schl. +et six pences le prix de sa prochaine publication, vu qu'une demi-guinée +est un trop haut prix pour toute autre chose qu'un billet d'Opéra.</p> + +<p>»Quant à l'Angleterre, je n'en ai pas eu de nouvelles depuis bien +long-tems. Toutes les personnes qui prennent quelque intérêt à ce qui me +regarde sont, je crois, endormies, et vous êtes mon seul correspondant, +à l'exception des gens d'affaires. Je n'ai réellement pas d'amis au +monde, quoique ce monde soit peuplé de mes anciens condisciples, qui s'y +promènent revêtus de curieux déguisemens, en officiers des gardes, en +hommes de loi, en ecclésiastiques, en hommes à la mode, et autres habits +de caractères; aussi fais-je mes adieux à tous ces messieurs si +affairés, dont pas un ne daigne m'écrire. Au fait, je ne les en ai pas +priés; et me voilà ici, pauvre voyageur et philosophe un peu païen, qui, +après avoir parcouru la plus grande partie du Levant et vu force terres +et mers, dont on pourrait tirer fort bon parti, ne vaux, après tout, +guère mieux qu'avant de me mettre en route. Que Dieu me soit en aide!</p> + +<p>»Il y a aujourd'hui même quinze mois que je suis parti, et je pense que +mes intérêts me rappelleront bientôt en Angleterre; mais je vous en +donnerai régulièrement avis de Malte. Hobhouse vous donnera tous les +renseignemens possibles, si vous êtes curieux de connaître nos +aventures. J'ai lu quelques vieilles gazettes anglaises qui vont +jusqu'au 15 mai. J'y vois l'annonce de la <i>Dame du Lac</i>. Il va sans dire +que l'auteur ne s'est pas départi de sa manière, qui rappelle l'ancienne +ballade, et que le poème est bon. Tout balancé, Scott n'a pas de rivaux; +le but de tout griffonnage est d'amuser, et certainement il y réussit. +Je brûle de lire son nouvel ouvrage.</p> + +<p>»Et que deviennent <i>sir Edgard</i> et votre ami Bland? Je suppose que vous +êtes engagé dans quelque chicane littéraire. Le seul parti à prendre, +c'est de regarder du haut en bas tous les confrères de l'écritoire. Je +suppose bien que vous ne m'accorderez pas le titre d'auteur; mais je +vous dédaigne tous, coquins que vous êtes! comptez là-dessus.</p> + +<p>»Vous ne connaissez pas D...s, n'est-ce pas? Il avait une farce prête à +être jouée quand je partis d'Angleterre, et me pria d'en faire le +prologue: ce que je lui promis; mais mon départ fut si précipité que je +n'en écrivis pas le premier couplet. Je n'ose m'informer de sa pièce, de +peur d'apprendre qu'elle est tombée. Que Dieu me pardonne d'employer un +tel mot! mais le parterre, mon cher monsieur, le parterre, vous le +savez, se permet de ces tours-là, en dépit du mérite. C'est une +circonstance fort curieuse qui me rappelle cette farce. Quand Drury-Lane +fut brûlé de fond en comble, accident qui fit perdre à Shéridan et à son +fils le peu de schellings qui leur restassent, que fait mon ami D...s? +Avant que l'incendie soit éteint, il écrit à Tom Shéridan, directeur du +combustible établissement, pour lui demander si cette farce n'a pas +servi d'aliment aux flammes, avec environ deux mille autres manuscrits +non jouables qui naturellement furent en grand péril, sinon entièrement +consumés. Eh bien! n'est-ce pas là un trait caractéristique? Les +passions de Pope ne sont rien en comparaison. Tandis que le pauvre +directeur, tout bouleversé, déplorait la perte d'un édifice qui ne +valait pas moins de trois cent mille livres sterling, avec quelque vingt +mille autres que pouvaient avoir coûté les chiffons et le clinquant des +costumes, les éléphans de <i>Barbe bleue</i> et le reste, voici venir un +billet d'un endiablé d'auteur qui le rend responsable de deux actes et +quelques scènes de sa farce!</p> + +<p>»Mon cher H..., rappelez à Drury que je lui souhaite mille prospérités, +et priez Scrope Davies de me conserver son amitié. J'appelle de mes vœux +le jour où je vous reverrai à Newstead, et où le champagne égaiera +encore nos soirées: cet espoir me réjouit l'ame. Je n'ai laissé passer +aucune occasion sans vous écrire; j'attends donc des réponses aussi +régulières que celles de la Liturgie, et quelque peu plus longues. Comme +il est impossible à un homme dans son bon sens de compter sur d'heureux +jours, espérons au moins que nous en verrons de joyeux, ce qui y +ressemble le plus en apparence, quoiqu'il n'en soit rien en réalité.</p> + +<p>»C'est dans cette attente que je suis, etc.»</p> + +<p>Faible et fort amaigri par suite de sa maladie à Patras, un jour, après +son retour à Athènes, debout devant une glace, il dit à lord Sligo: +«Comme je suis pâle! j'aimerais, je crois, à mourir de +consomption.--Pourquoi de consomption? demanda son ami.--Parce qu'alors, +répondit-il, toutes les femmes diraient: Voyez ce pauvre Byron, comme il +a l'air intéressant en mourant!»</p> + +<p>Dans cette anecdote que, toute frivole qu'elle est, le narrateur citait +comme une preuve du sentiment que le poète avait de sa propre beauté, on +peut aussi trouver la trace de son habitude de tout rapporter à ce sexe +qu'il affectait de mépriser, et qui cependant exerçait une puissante +influence sur le cours et la teinte de toutes ses pensées.</p> + +<p>Il parlait souvent de sa mère à lord Sligo avec des sentimens qui +s'éloignaient bien peu de l'aversion. «Quelque jour, lui dit-il, je vous +expliquerai la cause de cette disposition de mon cœur.» Peu de tems +après, un jour qu'ils se baignaient ensemble dans le golfe de Lépante, +il rappela cette promesse, et montrant sa jambe et son pied nus. «Voyez, +s'écria-t-il, c'est à ses absurdes faiblesses à l'époque de ma naissance +que je dois cette difformité, et pourtant, d'aussi loin que je puisse me +souvenir, elle n'a jamais cessé de me la reprocher. Même encore peu de +jours avant notre dernière séparation, au moment où j'allais quitter +l'Angleterre, elle prononça contre moi une imprécation dans un de ses +accès de colère, et souhaita que je pusse devenir aussi difforme +d'esprit que de corps!»</p> + +<p>L'expression de sa physionomie et de ses gestes ne peuvent être bien +conçus que par ceux qui l'ont vu quelquefois dans un pareil état +d'excitation.</p> + +<p>Habitué à manifester sans réserve ses sentimens et ses pensées, il ne +déguisait pas davantage le peu de prix qu'il attachait à ces débris des +arts antiques, qu'il voyait si ardemment recherchés par tous ses +classiques compagnons de voyage. Lord Sligo se proposait d'employer +quelque argent à faire faire des fouilles pour chercher des antiquités. +Lord Byron, en lui offrant de surveiller ces travaux, et de tenir la +main à ce que cet argent reçût une destination légitime, lui dit: «Vous +pouvez être bien tranquille en vous en rapportant à moi, je ne suis pas +<i>dilettante</i>. Tous vos connaisseurs sont des voleurs; mais je fais trop +peu de cas de ces sortes de choses pour en dérober jamais.»</p> + +<p>Il observa plus sévèrement encore, pendant ses voyages, le régime qu'il +avait adopté pour se faire maigrir, et qu'il avait commencé à suivre +avant de quitter l'Angleterre. À Athènes, il prenait, dans ce dessein, +des bains chauds trois fois la semaine; sa boisson habituelle était un +mélange d'eau et de vinaigre, et il mangeait rarement autre chose qu'un +peu de riz.</p> + +<p>Au nombre des personnes qu'il vit le plus à cette époque, outre lord +Sligo, se trouvaient lady Hester Stanhope et M. Bruce; et même l'un des +premiers objets qui s'offrirent aux yeux de ces voyageurs distingués, au +moment où ils approchaient des côtes de l'Attique, fut Lord Byron se +jouant dans son élément favori au pied des rochers du cap Colonne. Ils +furent ensuite présentés les uns aux autres par lord Sligo; et ce fut, +je crois, à sa table que, dans le cours de leur première entrevue, lady +Hester, avec cette vive éloquence qui la rend si remarquable, fit +chaudement la guerre au poète à propos de l'opinion peu favorable à +l'intelligence des femmes, qu'elle lui supposait. Peu disposé, quand +même il en eût été capable, à défendre une pareille hérésie contre une +personne qui, par elle-même, en était la plus irrésistible réfutation, +Lord Byron n'eut d'autre ressource contre les argumens de sa belle +antagoniste, que le silence de l'assentiment. Lady Hester sut +naturellement gré d'une pareille retenue de la part d'un homme de sa +condition, et ils se lièrent, dès ce moment, de l'amitié la plus +sincère. En rappelant dans ses <i>Memoranda</i> quelques souvenirs de cette +époque, après avoir raconté qu'il fut, à Sunium, surpris au bain par une +société anglaise, il ajoute: «Ce fut le commencement de la plus agréable +connaissance que j'aie faite en Grèce...» Puis il continue en protestant +à M. Bruce, si jamais ces pages tombent sous ses yeux, qu'il se +souvenait encore avec plaisir des jours qu'ils avaient passés ensemble à +Athènes.</p> + +<p>Pendant son séjour en Grèce à cette époque, nous le voyons former une de +ces amitiés singulières (si l'on peut prononcer ce beau nom en pareille +circonstance), dont j'ai cité déjà deux ou trois exemples en traçant +l'histoire de sa jeunesse, et dont le charme principal à ses yeux semble +avoir consisté dans le plaisir d'être protecteur, et celui de faire +naître des sentimens de reconnaissance. Un jeune Grec, nommé Nicolo +Giraud, fils d'une dame veuve, chez laquelle logeait l'artiste Lusieri, +fut celui qu'il adopta de cette manière, sans doute par suite d'idées +semblables à celles qui avaient inspiré ses premiers attachemens pour le +jeune paysan de Newstead, et pour le jeune chantre de Cambridge. Il +paraît avoir porté à ce jeune homme un intérêt très-vif, et l'on peut +dire fraternel; c'est au point que, non-seulement il lui fit accepter, +en le quittant à Malte, une somme considérable, mais encore il lui donna +dans la suite, comme le lecteur le verra, une preuve plus durable de sa +générosité.</p> + +<p>Quoiqu'il fît de tems à autre des excursions en Attique et en Morée, il +avait fixé son quartier-général à Athènes, où il logeait dans un couvent +de franciscains; et dans les intervalles d'une tournée à l'autre, il +s'occupait à recueillir des matériaux pour ces notes sur la situation de +la Grèce moderne, dont il a fait suivre le second chant de <i>Childe +Harold</i>. Ce fut aussi dans cette retraite qu'il composa, comme pour +braver le <i>Genius loci</i>, ses imitations d'Horace. Cette satire, qui +retrace d'un bout à l'autre des scènes de la vie de Londres, porte pour +date: «Athènes, couvent des Capucines, 12 mars 1811.»</p> + +<p>Dans le petit nombre de lettres qu'il écrivit encore à sa mère, je ne +choisirai que les deux suivantes.</p> +<br><br> +<h3>LETTRE XLIX.</h3> + +<h4>À MRS. BYRON.</h4> + +<p class="rig">Athènes, 14 janvier 1811.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Chère Madame</span>,</p> + +<p>«Je saisis, suivant mon usage, une occasion d'écrire brièvement, mais +fréquemment; l'arrivée des lettres, à défaut de communications +régulières, étant fort incertaine... J'ai dernièrement fait plusieurs +tournées de quelque cent ou deux cents milles en Morée et dans +l'Attique, etc. J'ai terminé aussi ma grande excursion par la Troade et +Constantinople, etc., et suis maintenant revenu encore une fois à +Athènes. Je crois vous avoir écrit plusieurs fois qu'à l'imitation de +Léandre (quoique sans sa dame), j'avais traversé l'Hellespont de Sestos +à Abydos. Fletcher, que j'ai renvoyé en Angleterre avec des papiers, +vous instruira de cette circonstance et de quelques autres. Je n'aurai +pas, je crois, à me plaindre beaucoup de son absence, connaissant +passablement l'italien et le grec moderne; j'étudie cette dernière +langue avec un maître, et j'en sais tout ce qu'un homme raisonnable peut +désirer pour converser et donner des ordres. En outre, les lamentations +perpétuelles de Fletcher sur la privation de bœuf et de bière, son +mépris stupide pour tout ce qui est étranger, son incapacité +insurmontable pour apprendre le moindre mot d'aucune langue, le +rendaient une charge, suivant l'usage de tous les autres domestiques +anglais. Je vous assure que l'ennui de parler pour lui, les consolations +dont il avait besoin (beaucoup plus que moi-même), les pilaus (mets turc +composé de riz et de viande) qu'il ne pouvait manger, les vins qu'il ne +pouvait boire, les lits dans lesquels il ne pouvait dormir, et la longue +liste des calamités, telles que les faux pas des chevaux, le manque de +thé!!! qui l'assaillaient sans cesse, l'auraient rendu un objet +continuel de plaisanteries pour les spectateurs et d'embarras pour son +maître. Après tout, l'homme est assez honnête et assez capable dans un +pays chrétien; mais en Turquie, Dieu me pardonne! mes soldats albanais, +mes Tartares et mes janissaires travaillaient pour lui et pour nous +aussi, ainsi que mon ami Hobhouse peut le certifier.</p> + +<p>»Il est probable que je reviendrai en Angleterre au printems; mais pour +l'exécution de ce projet, il me faut des remises. Mes propres fonds +m'auraient très-bien suffi; mais j'ai été obligé d'aider un ami qui me +paiera, j'en suis certain; et en attendant je n'ai pas le sou. +Maintenant je ne me soucie pas d'entreprendre un voyage d'hiver, même +quand je serais fatigué de voyager; et je suis tellement convaincu des +avantages que l'on recueille à observer l'espèce humaine au lieu de lire +ce que l'on en écrit, et des fâcheux effets de rester chez soi, en proie +aux préjugés étroits d'un insulaire, que je pense qu'il devrait exister +parmi nous une loi qui envoyât pour un tems les jeunes gens à +l'étranger, chez le petit nombre d'alliés que nos guerres nous ont +laissés.</p> + +<p>»Ici je vis et je converse avec des Français, des Italiens, des +Allemands, des Danois, des Grecs, des Turcs, des Américains, etc., etc., +etc.; et sans perdre de vue mon pays, je puis juger des manières des +autres. Quand je reconnais la supériorité de l'Angleterre (sur le compte +de laquelle, soit dit en passant, nous nous abusons en bien des choses), +j'en suis satisfait; et lorsque je la trouve inférieure, je m'éclaire au +moins sous ce rapport. J'aurais pu continuer un siècle à être enfumé +dans vos villes, ou à humer le brouillard dans vos campagnes, sans +apprendre cette vérité, et sans rien acquérir chez moi de plus utile ou +de plus agréable. Je ne tiens point de journal, et n'ai point +l'intention de griffonner mes voyages. J'ai fini avec le métier +d'auteur; et si, dans ma dernière production, j'ai prouvé aux critiques +ou au monde que j'étais quelque chose de plus que ce qu'ils supposaient, +je suis satisfait, et ne hasarderai point <i>cette réputation</i> par un +futur effort. Il est vrai que j'ai quelques autres productions en +portefeuille; mais je les laisse pour ceux qui me survivront. Si on les +juge dignes de la publication, elles serviront à éterniser ma mémoire, +lorsque moi-même j'aurai cessé d'avoir un souvenir. J'ai pris ici un +artiste bavarois qui prend pour moi quelques vues d'Athènes, etc. Cela +vaudra mieux que du griffonnage, maladie dont j'espère être guéri. À mon +retour, j'espère mener une vie tranquille et retirée; mais Dieu sait +mieux que nous ce qu'il nous faut, et agit en conséquence, au moins à ce +que l'on dit. Je n'ai point d'objection à faire à cela, après tout, +n'ayant pas raison de me plaindre de mon lot. Je suis cependant +convaincu que les hommes se font eux-mêmes plus de mal que le diable ne +pourrait jamais leur en faire. J'espère que cette lettre vous trouvera +en bonne santé, et autant heureuse que nous pouvons l'être. Vous +apprendrez au moins avec plaisir qu'il en est ainsi pour moi, et que je +suis à jamais votre...»</p> +<br><br> +<h3>LETTRE L.</h3> + +<h4>À MRS. BYRON.</h4> + +<p class="rig">Athènes, 28 février 1811.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Chère Madame</span>,</p> + +<p>«Comme j'ai reçu un firman pour l'Égypte, etc., je partirai pour ce pays +dans le courant du printems, et je vous prie de mander à M. H... qu'il +est nécessaire de me faire parvenir des fonds. Au sujet de Newstead, je +réponds, comme auparavant, non. S'il faut vendre, vendez Rochdale. +Fletcher sera arrivé à cette époque avec mes lettres relatives à cet +objet. Je vous dirai d'abord franchement que je n'aime pas les placemens +de fonds. Si, par quelque circonstance particulière, j'étais amené à +adopter une telle résolution, j'irais, à tout événement, passer ma vie à +l'étranger: le seul lien qui m'attache à l'Angleterre est Newstead; et +ce lien une fois rompu, ni mon intérêt ni mes inclinations ne +m'appelleraient dans le Nord. La médiocrité dans votre pays est +l'opulence en Orient, tant est grande la différence qui existe dans la +valeur monétaire et l'abondance des objets nécessaires à la vie. Je me +sens tellement un citoyen du monde, que le pays où je pourrai jouir d'un +climat délicieux et de toutes les recherches du luxe, à un prix moindre +que celui de la vie ordinaire de collége en Angleterre, sera toujours +une patrie pour moi. Telles sont en effet les côtes de l'Archipel. Voici +donc l'alternative:--Si je garde Newstead, je reviens; si je le vends, +je reste à l'étranger. Je n'ai reçu d'autres lettres de vous que celles +de juin, mais j'ai écrit plusieurs fois; et, comme à l'ordinaire, je +continuerai d'après le même plan.</p> + +<p>»Croyez-moi à jamais votre, etc.<br> + +<span class="rig">BYRON.</span><br></p> + +<p>»<i>P. S.</i> Je vous verrai probablement dans le cours de l'automne; mais je +ne puis réellement, à une telle distance, vous désigner aucun mois en +particulier.»</p> +<br><br> +<h3>LETTRE LI.</h3> + +<h4>À M. HODGSON.</h4> + +<p class="mid">À bord de la frégate <i>la Volage</i><a id="footnotetag141" name="footnotetag141"></a> +<a href="#footnote141"><sup class="sml">141</sup></a>, 29 juin 1811.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote141" +name="footnote141"><b>Note 141: </b></a><a href="#footnotetag141"> +(retour) </a> Le voyage d'Égypte, que, par la lettre précédente, + il semble avoir projeté, fut abandonné, probablement à défaut + des fonds qu'il attendait; et, le 3 de juin, il mit à la + voile de Malte pour l'Angleterre, sur la frégate <i>la Volage</i>, + ayant, pendant son court séjour à Malte, éprouvé une violente + attaque de fièvre tierce. D'après les lettres mélancoliques + qui suivent, on peut se faire une idée des sentimens avec + lesquels il revenait dans sa patrie.</blockquote> + +<p>«Dans huit jours, avec un bon vent, nous serons à Portsmouth; et, le 2 +de juillet, se termineront (jour pour jour) deux années d'un voyage +duquel je reviens avec aussi peu d'émotion qu'à mon départ. Je pense +pourtant que j'ai eu plus de peine à quitter la Grèce que l'Angleterre, +pays que je suis impatient de revoir par la seule raison que je suis las +d'un si long voyage.</p> + +<p>»En vérité, mon avenir n'offre rien de très-agréable. Embarrassé dans +mes affaires particulières, indifférent au public, solitaire semis avoir +le désir de la société, le corps affaibli par des fièvres successives, +mais l'esprit, je l'espère, non encore abattu, je retourne <i>au logis</i> +sans une espérance, et presque sans un désir. La première chose qu'il me +faudra braver, sera un homme de loi; la seconde un créancier, puis des +charbonniers, des fermiers, des arpenteurs, et toutes les agréables +conséquences d'un domaine en désordre et de mines de charbon contestées. +En un mot, je suis malade et chagrin; et, lorsque j'aurai un peu réparé +mes irréparables affaires, je décamperai ou vers l'Espagne pour y +guerroyer, ou encore une fois vers l'Orient, où je puis au moins avoir +des cieux sans nuages et un refuge contre les impertinens.</p> + +<p>»Je compte vous rencontrer ou vous voir à la ville ou à Newstead, toutes +les fois que vous pourrez y venir sans vous déranger. Je suppose que, +comme d'habitude, vous faites de l'amour et de la poésie. Ce mari de +H... Drury ne m'a jamais écrit, quoique je lui aie adressé plus d'une +lettre; mais je jurerais que le pauvre homme a de la famille, et que par +conséquent tous ses soins sont concentrés dans son cercle.</p> + +<p>Car des enfans causent de nouvelles dépenses, et Dicky est maintenant en +âge d'aller à l'école.<br> + +<span class="rig">(<span class="sc">Warton</span>.)</span><br></p> + +<p>»Si vous le voyez, dites-lui que je lui apporte une lettre de Tucker, un +de ses amis, chirurgien de l'armée, qui m'a soigné et est un très-digne +homme, quoiqu'il aime trop les mots de son métier. J'arriverais trop +tard pour le jour des exercices oratoires, ou je serais probablement +descendu à Harrow.<br>........................................................................................ +........................................................</p> + +<p>»J'ai beaucoup regretté en Grèce d'avoir omis d'emporter +l'<i>Anthologie</i>.--Je veux dire celle de Bland et de +Mirivale. ....................................................................................................................................................</p> + +<p>»Qu'est devenu sir Edgar? Et les imitations et les traductions, où en +sont-elles? Je suppose que vous n'avez pas l'intention d'abandonner si +aisément le public, mais que vous l'attaquerez avec un in-quarto. Quant +à moi, je suis excédé des fats de la poésie et des bavardages, «et je +laisserai tout le domaine Castalien» à Bufo ou à tout autre. Mais vous +êtes un homme sentimental et sensible, et vous rimerez jusqu'à la fin du +chapitre. Quoi qu'il en soit, j'ai écrit quelque quatre mille vers d'un +genre ou d'un autre, sur mes voyages.</p> + +<p>»Je n'ai pas besoin de vous répéter que je serais heureux de vous voir. +J'arriverai à Londres vers le 8, à l'hôtel de Dorant, rue d'Albemarle, +et mes affaires m'appelleront quelques jours après dans le Nottingham +supérieur, et de là à Rochdale.</p> + +<p>»Je suis, ici et là, votre, etc.»</p> +<br><br> +<h3>LETTRE LII.</h3> + +<h4>À MRS. BYRON.</h4> + +<p class="mid">À bord de la frégate <i>la Volage</i>, 25 juin 1811.</p> + +<p><span class="sc">Chère Mère</span>,</p> + +<p>«Cette lettre, qui vous sera envoyée à notre arrivée à Portsmouth, +probablement vers le 4 de juillet, a été commencée à peu près +vingt-trois jours après notre départ de Malte. Le 2 de juillet, jour +pour jour, j'aurai été deux ans absent de l'Angleterre, et j'y reviens +en grande partie avec les mêmes sentimens qui me dominaient à mon +départ; savoir, l'indifférence. Mais cette apathie ne s'étend +certainement pas jusqu'à vous, ainsi que je vous le prouverai par tous +les moyens en mon pouvoir. Vous serez assez bonne pour faire préparer +mon appartement à Newstead; mais que rien ne vous dérange, et surtout +que ce ne soit pas moi. Ne me considérez que comme une visite ordinaire. +Je dois seulement vous informer que, depuis long-tems, je me suis +astreint à une diète végétale complète, et que le poisson ni la viande +n'entrent dans mon régime. Je compte donc sur une provision considérable +de pommes de terre, d'herbes et de biscuit. Je ne bois point de vin. +J'ai avec moi deux domestiques, hommes de moyen âge, et tous deux Grecs. +Mon intention est de me rendre d'abord à Londres pour voir M. H..., et +de passer de là à Newstead, en allant à Rochdale. Je n'ai d'autre prière +à vous faire que celle de ne point oublier mon régime, qu'il m'est +très-nécessaire d'observer. Je suis en bonne santé, comme je l'ai +généralement été, à l'exception de deux accès de fièvre dont je fus +promptement débarrassé.</p> + +<p>»Mes projets dépendront tellement des circonstances, que je ne me +hasarderai point à énoncer une opinion à ce sujet. Mon avenir n'est pas +flatteur; mais je suppose que nous lutterons toute notre vie, comme nos +voisins. En vérité, d'après les dernières informations de H..., j'ai +quelque crainte de trouver Newstead démantelé par MM. Brothers, etc.: +H... semble déterminé à me forcer à le vendre; mais il sera trompé dans +son espoir. Je pense que je ne serai pas obsédé de visiteurs; mais s'il +en était autrement, vous devrez les recevoir, car je suis résolu à ne +laisser violer ma retraite par personne. Vous savez que je n'ai jamais +beaucoup aimé la société; je l'aime encore moins qu'auparavant. Je vous +apporte un schall et une quantité d'essence de roses. Il faudra que +j'entre tout cela par contrebande, s'il est possible. J'espère trouver +ma bibliothèque en assez bon ordre.</p> + +<p>»Fletcher est sans doute arrivé. Je distrairai le moulin, de la ferme de +M. B***; son fils est un trop brillant séducteur pour hériter des deux +objets, et j'y placerai Fletcher, qui m'a servi fidèlement, et dont +l'épouse est une bonne femme. Il est, en outre, nécessaire de tempérer +l'ardeur du jeune M. B***, ou il peuplera la paroisse de bâtards. En un +mot, s'il avait séduit une laitière, il aurait pu trouver quelque +excuse; mais la fille est son égale, et, dans la haute comme dans la +basse classe, en circonstance semblable, la réparation est de droit; +mais je n'interviendrai qu'en démembrant (comme Bonaparte) le royaume de +M. B***, afin d'en ériger une partie en principauté pour le +feld-maréchal Fletcher. J'espère que vous gouvernez d'une main prudente +mon petit empire et sa triste charge de dette nationale. Pour rompre la +métaphore, permettez-moi de me dire votre, etc.</p> + +<p>»<i>P. S.</i> Cette lettre était écrite pour être envoyée de Portsmouth; +mais, à notre arrivée, l'escadre a reçu l'ordre de se rendre à Nore. +C'est de là que partira ma lettre. Je n'ai point fait cet envoi plus +tôt, parce que j'ai supposé que vous pourriez éprouver des inquiétudes, +l'intervalle mentionné dans la lettre étant plus long que celui qui +devait exister entre notre arrivée au port et ma venue à Newstead.»</p> +<br><br> +<h3>LETTRE LIII.</h3> + +<h4>À M. HENRY DRURY.</h4> + +<p class="mid">À bord de la frégate <i>la Volage</i>, à la hauteur d'Ouessant, 17 juillet +1811.</p> + +<p><span class="sc">Mon cher Drury</span>,</p> + +<p>«Après deux ans et quelques jours d'absence (le 2), j'approche de votre +patrie. L'extérieur de ma lettre vous indiquera le jour de mon arrivée. +Maintenant nous sommes agréablement retenus, par un calme plat, près du +port de Brest. Je n'en ai jamais été si près depuis que j'ai quitté +Duck-Puddle.<br> ........................................................................................................................................</p> + +<p>»Nous sommes partis de Malte depuis trente-quatre jours, et nous avons +eu une traversée fort ennuyeuse. Vous me verrez ou entendrez parler de +moi bientôt après la réception de cette lettre, puisque je dois passer +par Londres, afin de réparer mes irréparables affaires. De là il me faut +aller dans le Nottinghamshire, y lever des rentes; ensuite dans le +Lancashire, y vendre des mines de charbon; et revenir à Londres payer +des dettes; car il semble que je n'aurai jamais ni charbon ni repos que +je n'aille à Rochdale en personne.</p> + +<p>»Je rapporte quelques marbres pour Hobhouse, pour moi quatre anciens +crânes athéniens<a id="footnotetag142" name="footnotetag142"></a> +<a href="#footnote142"><sup class="sml">142</sup></a>, tirés de sarcophages, une fiole de ciguë +attique<a id="footnotetag143" name="footnotetag143"></a> +<a href="#footnote143"><sup class="sml">143</sup></a>, quatre tortues vivantes, un lièvre (mort dans la +traversée), deux domestiques grecs, vivans, l'un Athénien, l'autre +Yaniote, lesquels ne peuvent parler que le romaïque ou l'italien, et +<i>moi-même</i>, comme le dit finement Moses dans le <i>Vicaire de Wakefield</i>, +et je puis le dire à son exemple, car j'ai aussi peu de raison de me +vanter de mon expédition que lui de la sienne à la foire.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote142" +name="footnote142"><b>Note 142: </b></a><a href="#footnotetag142"> +(retour) </a> Donnés par la suite à sir Walter Scott.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote143" +name="footnote143"><b>Note 143: </b></a><a href="#footnotetag143"> +(retour) </a> Possédée aujourd'hui par M. Murray.</blockquote> + +<p>»Je vous écrivis des rochers Cyanéens, pour vous dire que j'avais +traversé la mer à la nage de Sestos à Abydos. Avez-vous reçu ma +lettre?... Je suppose qu'Hodgson est, à l'heure qu'il est, enfoncé dans +l'étude. Que n'aurait-il pas donné pour avoir vu, comme moi, le +véritable Parnasse, où je fis tort à l'évêque de Chrissa d'un livre de +géographie? Mais je n'appelle cela qu'un plagiat, en ce que cette action +fut commise à une heure de chemin de Delphes.»</p> + +<p>Maintenant que nous avons ramené le jeune voyageur en Angleterre, il +peut être intéressant, avant de le suivre dans les scènes qui +l'attendaient chez lui, de considérer à quel point le caractère général +de son esprit et de son humeur avait été modifié par la série de voyages +et d'aventures dans lesquels il avait été engagé pendant les deux années +qui venaient de s'écouler. Il serait difficile d'imaginer une vie moins +poétique et moins romanesque que celle qu'il avait menée avant son +départ pour ses voyages. Dans sa jeunesse, il est vrai, il avait vécu et +erré parmi des scènes bien capables, selon les idées ordinaires, de +former les premiers germes du sentiment poétique. Mais bien que le poète +ait pu se nourrir plus tard de ces brillans souvenirs, il est plus que +douteux, comme on l'a déjà fait observer, qu'il ait été formé par eux. +S'il était vrai qu'une jeunesse passée au milieu des scènes de montagnes +fût si favorable au développement des talens d'imagination, les Gallois +parmi nous, et les Suisses à l'étranger, devraient briller plus qu'ils +ne le font de nos jours par leurs conceptions poétiques. Mais, en +accordant même que la mémoire des premières excursions de Byron ait eu +quelque part dans la direction de ses idées, l'effet réel de cette +influence, quelle qu'elle fût, cessa avec son enfance, et la vie qu'il +mena ensuite, durant son séjour au collége d'Harrow, fut ce que +naturellement la vie d'un écolier si rêveur et si entreprenant devait +être, tout autre chose que poétique. Pour un soldat ou un aventurier, +l'éducation qu'il reçut alors eût été parfaite. Ses exercices +athlétiques, ses combats, son amour pour les entreprises hasardeuses, +donnèrent les indices d'un esprit fait pour la carrière la plus +orageuse; mais ces dispositions paraissaient, de toutes, les moins +favorables aux études méditatives de la poésie; et bien qu'elles +promissent de le rendre plus tard un sujet d'inspiration pour les +poètes, elles ne donnaient assurément que très-peu d'espérance de le +voir jamais lui-même briller au premier rang parmi eux.</p> + +<p>Ses habitudes à l'université étaient encore moins intellectuelles et +moins littéraires. Dès son enfance, il avait lu beaucoup et avec ardeur, +quoique sans méthode; mais cette application même de son esprit, +irrégulière et sans direction comme elle était, il l'avait en grande +partie abandonnée après son départ d'Harrow; et au nombre des +occupations qui se partageaient son tems à l'académie, les jeux de +hasard, l'escrime, les soins à donner à son ours et à ses boul-dogues +furent au moins les plus innocentes, si elles ne furent pas les plus +favorites. Pendant son séjour à Londres, on ne le voit pas davantage +cultiver son intelligence, ou rechercher des amusemens plus délicats. +N'ayant aucune ressource de société privée par le manque absolu d'amis +et de parens, il était réduit dans cette ville à fréquenter les oisifs +de café; et pour ceux qui se rappellent ce qu'étaient à cette époque les +cafés de Limmer et Stevens, les deux maisons qu'il visitait de +préférence, il est inutile de dire que, quel que fût d'ailleurs le +mérite de ces établissemens, ils n'étaient rien moins que des écoles +convenables au développement d'un caractère poétique.</p> + +<p>Mais quelque incompatible qu'une telle vie pût être avec les habitudes +de contemplation qui seules pouvaient éveiller et fortifier les hautes +facultés qu'il avait déjà montrées, cependant, sous un autre point de +vue, le tems qu'il perdit alors en apparence fut, dans la suite, mis à +profit d'une manière incontestable. En l'initiant ainsi peu à peu à la +connaissance des variétés de l'esprit humain, en lui donnant l'aperçu +exact des détails de la société dans leurs formes les moins +artificielles; enfin, en le mêlant si jeune avec le monde, ses affaires +et ses plaisirs, la vie qu'il menait à Londres contribua certainement à +former cette combinaison extraordinaire, qu'on admira plus tard en lui, +de l'imagination et de la connaissance du monde, de l'héroïque et du +plaisant, des aperçus les plus fins et les plus minutieux de la vie +réelle avec les conceptions les plus élevées et les plus sublimes de la +grandeur idéale.</p> + +<p>Une autre disposition dominante de son esprit plus mûr et de ses écrits +dut peut-être sa naissance aux mêmes causes. Dans cette expérience +anticipée du monde que lui donnait son contact précoce avec la foule, il +n'est guère probable qu'un grand nombre des caractères les plus dignes +de l'espèce humaine aient frappé ses regards. Il n'est que trop +probable, au contraire, que les individus les plus légers et les moins +estimables des deux sexes durent être au nombre de ses modèles, et que +c'est d'après eux, à un âge où les impressions se gravent le plus +fortement, que ses premiers jugemens sur la nature humaine furent +formés. De là probablement ces aperçus méprisans et dégradans pour +l'humanité, qu'il était dans l'usage d'allier au tribut plus noble qu'il +payait à la beauté et à la majesté de la nature en général. De là le +contraste qui apparaît entre les productions de son imagination et +celles de son expérience; entre ces rêves pleins de beauté et de douceur +que l'une créait à sa volonté, et l'amertume, sombre et désolante qui +débordait de tous côtés lorsqu'il ne consultait plus que l'autre.</p> + +<p>Malgré le peu d'espérance que donnait sa jeunesse de la haute destinée +qui l'attendait, elle présentait déjà un caractère singulier de la +puissance de son imagination; je veux parler de cet amour de la solitude +qui, de bonne heure, indique ces goûts d'étude et d'observation de +soi-même par lesquelles seules «les carrières de diamans» du génie sont +exploitées et mises au grand jour. Dans son enfance à Harrow, il avait +fortement montré cette disposition; on le connaissait au collége comme +je l'ai déjà dit, pour aimer à s'éloigner de ses camarades, et à +s'asseoir seul sur une tombe dans le cimetière, s'abandonnant ainsi à la +rêverie pendant des heures entières. À mesure que son esprit révéla ses +ressources, ce sentiment domina en lui; et quand ses voyages à +l'étranger n'auraient servi qu'à le détacher des distractions de la +société pour le mettre en état, solitaire célèbre, de communiquer avec +son propre esprit, cela eût été un grand pas de fait vers l'expansion +complète de ses facultés. Ce fut réellement alors qu'il commença à se +sentir capable de se livrer au détachement que l'étude de soi-même +exige, et qu'il put jouir de cette liberté, indépendante du mélange des +pensées d'autrui, et qui seule laisse l'esprit contemplatif maître de +ses propres idées. Dans la solitude de ses nuits sur mer, dans ses +excursions isolées à travers la Grèce, il jouit d'assez de loisir et de +solitude pour s'observer lui-même, et là s'apercevoir des premiers +«éclairs de son glorieux génie.» Un de ses principaux plaisirs, ainsi +qu'il en fait mention dans ses <i>Memoranda</i>, était, lorsqu'il se baignait +dans quelque lieu retiré, de s'asseoir, au-dessus de la mer, sur des +rochers élevés, et là de rester des heures entières à contempler les +cieux et les eaux<a id="footnotetag144" name="footnotetag144"></a> +<a href="#footnote144"><sup class="sml">144</sup></a>, et à se perdre dans cette sorte de vague rêverie +qui, quoique sans forme arrêtée, et sans but pour le moment, se +répandait ensuite, dans ses écrits, en peintures énergiques et +brillantes qui vivront à jamais.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote144" +name="footnote144"><b>Note 144: </b></a><a href="#footnotetag144"> +(retour) </a> Il fait allusion à cette passion dans ces belles + stances: + +<p> «S'asseoir sur les rochers, contempler la mer, etc.»</p> + +<p> Alfieri, avant que son génie ne se fût complètement + développé, ainsi qu'il nous le dit, avait l'habitude de + passer des heures dans une sorte d'état de rêverie, à + contempler l'Océan: «Après le spectacle, un de mes amusemens + à Marseille était de me baigner presque tous les soirs dans + la mer. J'avais trouvé un petit endroit fort agréable, sur + une langue de terre placée à droite hors du port; où, en + m'asseyant sur le sable, le dos appuyé contre un petit rocher + qui empêchait qu'on ne pût me voir du côté de la terre, je + n'avais plus devant moi que le ciel et la mer. Entre ces deux + immensités, qu'embellissaient les rayons d'un soleil + couchant, je passai, en rêvant, des heures délicieuses; et + là, je serais devenu poète, si j'avais su écrire dans une + langue quelconque.»</p></blockquote> + +<p>S'il n'eût pas été livré à ces doutes et à cette défiance qui entourent +les premiers pas du génie, les sentimens qu'il devait éprouver et ses +découvertes dans un nouveau domaine d'intelligence, auraient dû +convertir les heures solitaires du jeune voyageur en un rêve de bonheur. +Mais on verra que dans ces momens même, il se défiait de sa propre +force, et qu'il ne se doutait nullement de la hauteur à laquelle +s'élèverait l'esprit qu'il évoquait alors. Il devint tellement épris de +ces rêveries solitaires, que la société même de son compagnon de voyage, +malgré la sympathie de ses goûts avec les siens, devint pour lui une +chaîne et un fardeau; et ce ne fut que lorsqu'il se trouva seul, sur le +rivage d'une petite île de la mer Égée, que son génie respira librement. +Si l'on voulait une preuve plus forte de sa passion profonde pour +l'isolement, nous la trouverions, quelques années après, dans ses +propres écrits, lorsqu'il avoue que, dans la compagnie de la femme qu'il +aima le plus, il se surprit souvent soupirant après la solitude.</p> + +<p>Ce ne fut pas seulement en lui procurant la retraite dont il avait +besoin pour faire éclore dans le silence ses facultés admirables, que +les voyages contribuèrent puissamment à la formation de son caractère +poétique; dès son enfance même, il avait contemplé l'Orient avec des +yeux romanesques. La lecture qu'il fit, avant l'âge de dix ans, de +l'histoire des Turcs, par Rycaut, avait pris un fort ascendant sur son +esprit, et il avait lu avec avidité tous les livres sur l'Orient qu'il +avait pu rencontrer<a id="footnotetag145" name="footnotetag145"></a> +<a href="#footnote145"><sup class="sml">145</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote145" +name="footnote145"><b>Note 145: </b></a><a href="#footnotetag145"> +(retour) </a> Quelques mois avant sa mort, dans une conversation + avec Mavrocordato, à Missolonghi, Lord Byron dit: «L'histoire + turque fut un des premiers livres qui procura du plaisir à ma + jeunesse; et je pense que cette lecture eut beaucoup + d'influence sur les désirs que j'eus ensuite de visiter le + Levant, et donna peut-être à ma poésie cette teinte orientale + que l'on y remarque.»<br> + +<span class="rig"> (<i>Récit du comte Gamba</i>.)</span><br> + +<p> Dans la dernière édition de l'ouvrage du docteur Israeli, sur + le <i>caractère littéraire</i>, on trouve quelques notes + marginales assez curieuses, écrites par Lord Byron dans un + exemplaire de cet ouvrage qui lui appartenait. Parmi ces + notes est l'énumération suivante des écrivains qui, outre + Rycaut, avaient attiré son attention sur l'Orient de si bonne + heure.</p> + +<p> «Knolles, Cantemir, de Tott, lady M.W. Montague, la + traduction d'Hawkin de l'<i>Histoire des Turcs</i> par Mignot, les + <i>Mille et Une Nuits</i>, tous les voyages, toutes les histoires, + tous les livres sur l'Orient que je pouvais trouver, je les + avais lus, ainsi que Rycaut, avant l'âge de dix ans. Je pense + que je lus les <i>Mille et Une Nuits</i> en premier lieu; après + cela je préférai le récit des combats de mer, le roman de + <i>Don Quichotte</i> et ceux de Smollett, particulièrement + <i>Roderic Random</i>, et j'étais passionné pour l'histoire + romaine. Lorsque j'étais enfant, je ne pus jamais lire sans + dégoût un livre de poésie.»</p></blockquote> + +<p>Il s'ensuit qu'en visitant ces contrées il ne fit que réaliser les rêves +de sa jeunesse, et ce retour de ses pensées vers ce tems d'innocence +donna à leur cours une fraîcheur et une pureté dont elles avaient manqué +depuis long-tems. Sans le charme de ces souvenirs, l'attrait de la +nouveauté était la moindre chose que lui présentaient les scènes +nouvelles à travers lesquelles il passait. De doux souvenirs du passé, +et peu d'hommes les ont retenus aussi vivement, se mêlaient aux +impressions des objets présens à ses yeux; et comme, dans les montagnes +d'Écosse, il avait souvent traversé, en imagination, les pays musulmans, +ainsi la même faculté le transportait des montagnes sauvages de +l'Albanie à celles de Monroy.</p> + +<p>Tandis qu'il trouvait à chaque pas des inspirations poétiques, il y +avait aussi dans ce prompt changement de place et de scène, dans cette +diversité d'hommes et d'usages qui l'entouraient, dans l'espérance +continuelle d'aventures nouvelles, et d'entreprises extraordinaires, une +succession et une variété d'<i>excitation</i> toujours renouvelée, qui +mettaient non-seulement en action, mais rendaient plus vigoureuse toute +l'énergie de son caractère. Ainsi qu'il décrit lui-même sa manière de +vivre, c'était aujourd'hui dans un palais, demain dans une étable; un +jour avec le pacha, l'autre avec le berger. C'est ainsi qu'il trouva +toujours à exercer son esprit observateur, et que les impressions se +multiplièrent sur son imagination. Déjà initié à quelques-unes des +privations et des peines de la vie, pouvant juger par-là des rigueurs de +l'adversité, il apprit à agrandir le cercle de ses sympathies, plus +qu'il n'est ordinaire dans le rang élevé auquel il appartenait, et il +s'habitua à cette trempe vigoureuse et mâle de pensée qui est si +profondément gravée dans tous ses écrits. Nous ne devons pas oublier, au +nombre de ces salutaires effets de ses voyages, les nobles inspirations +du danger qu'il éprouva plus d'une fois, ayant été placé, tant sur terre +que sur mer, dans des situations bien calculées pour éveiller ces +sentimens d'énergie que des périls envisagés de sang-froid ne manquent +jamais de faire naître.</p> + +<p>Le vif intérêt, qu'en dépit de sa philosophie apparente à cet égard, +dans <i>Childe Harold</i>, il prenait à tout ce qui se rattache à la vie +militaire, trouva des occasions fréquentes de satisfaction, +non-seulement à bord des vaisseaux de guerre anglais sur lesquels il +s'embarqua, mais aussi dans ses divers rapports avec les soldats du +pays. À Salora, place isolée sur le golfe d'Arta, il passa une fois deux +ou trois jours logé dans une misérable baraque. Pendant tout ce tems il +vécut familièrement avec les soldats. Ces guerriers farouches, que l'on +pourrait presque appeler des brigands, assis autour du jeune poète, et +examinant avec une sauvage admiration son fusil de Manton<a id="footnotetag146" name="footnotetag146"></a> +<a href="#footnote146"><sup class="sml">146</sup></a> et son +épée anglaise, présentaient chaque soir une scène curieuse dont le +tableau pourrait offrir un contraste, malheureusement trop affligeant, +avec ce qui se passa quand le poète, devenu l'un de leurs capitaines, +mourut sur cette même terre avec des Souliotes pour gardes et la Grèce +entière pour cortége de deuil.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote146" +name="footnote146"><b>Note 146: </b></a><a href="#footnotetag146"> +(retour) </a> «Il plut beaucoup le jour suivant, et nous + passâmes encore cette soirée avec nos soldats. Leur + capitaine, Elmas, essaya un beau fusil de Manton<a id="footnotetag146a" name="footnotetag146a"></a> +<a href="#footnote146a"><sup class="sml">146a</sup></a>, + appartenant à mon ami; et comme il touchait le but à chaque + coup, il y prit grand plaisir: <i>Hobhouse's Journey</i>, etc.»</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote146a" +name="footnote146a"><b>Note 146a: </b></a><a href="#footnotetag146a"> +(retour) </a> Nom d'un arquebusier.</blockquote> + +<p>Il est vrai qu'au milieu des émotions réveillées par cette variété +d'objets, son esprit était toujours plongé dans cette mélancolie qu'il +avait apportée de son pays natal. Il fit sur M. Adair et sur M. Bruce, +comme je l'ai déjà dit, l'effet d'un homme en proie à un profond +abattement; et ce fut aussi l'opinion du colonel Leake, qui, à cette +époque, était notre résident à Joannina<a id="footnotetag147" name="footnotetag147"></a> +<a href="#footnote147"><sup class="sml">147</sup></a>. Mais cette mélancolie +même, malgré son opiniâtreté, dut certainement parvenir, sous +l'influence énergique et salutaire de sa vie errante, à un degré +d'élévation qu'elle n'aurait jamais pu atteindre au milieu des +contrariétés qui l'obligeaient à se replier sur elle-même. S'il n'eût +pas voyagé, peut-être serait-il devenu un satirique grondeur; mais à +mesure que ses yeux embrassaient un plus vaste horizon, tous les +sentimens de son cœur se développèrent dans la même proportion; et cette +tristesse innée, en se combinant avec les effusions de son génie, devint +une des principales causes de leur énergie et de leur grandeur. Quelle +pensée sublime, en effet, s'éleva jamais dans l'ame, sans que la +mélancolie, quoique ignorée peut-être, y ait eu quelque part?</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote147" +name="footnote147"><b>Note 147: </b></a><a href="#footnotetag147"> +(retour) </a> Il faut se rappeler que ces deux personnes le + virent le plus souvent dans des circonstances où l'étiquette + des présentations devait, par suite de sa froide réserve, + porter au plus haut degré la tristesse de ses pensées. Son + compagnon de voyage parle de lui bien différemment. Dans le + récit d'une courte excursion à Négrepont, M. Hobhouse, qui ne + put l'y accompagner, exprime avec force le vide que lui fait + éprouver l'absence d'un ami qui joignait à la vivacité + d'observation et à des remarques piquantes, cette bonne + humeur communicative, qui réveille l'attention au milieu des + fatigues et rend les dangers moins terribles. Lord Byron, + dans quelques vers des imitations d'Horace, adressés + évidemment à M. Hobhouse, se rend la même justice, en ce qui + regarde sa sociabilité, mais il donne une idée plus nette de + la tournure d'esprit qui en était la source: + +<p> «Cher Moschus, avec toi j'espère encore passer de longues + heures, riant de la folie des hommes, si nous ne pouvons + sourire à leurs traits d'esprit. Oui, je veux, ami, quitter + pour toi ma cellule de cynique, et adopter la devise de + Swift: Vivent les badinages! etc.»</p></blockquote> + +<p>Les lettres qu'il écrivit pendant la traversée, à son retour en +Angleterre, nous ont appris combien alors les dispositions de son ame +étaient loin d'être gaies et ses espérances d'être flatteuses; sans +contredit, eût-il été doué de la plus grande confiance, les contrariétés +qui l'attendaient dans sa patrie étaient bien suffisantes pour attrister +ses prévisions et comprimer son élasticité d'esprit. «Être heureux chez +soi, dit Johnson, c'est là en définitive, le but de toute ambition, la +fin où tendent nos travaux et nos entreprises.» Mais Lord Byron n'avait +pas de <i>chez soi</i>, rien du moins qui méritât ce nom si séduisant. Ce +bonheur de faire partie d'une famille bien unie dont les prières +l'auraient suivi dans ses voyages, dont l'attention aurait avidement +écouté ses récits à son retour, il ne le connut jamais, quoique la +nature lui eût donné un cœur digne de l'apprécier. Privé de tout ce qui +soutient et encourage, il eut à lutter contre tout ce qui désole et +humilie. À l'horreur d'un intérieur sans affections vint se joindre le +fardeau d'une position sociale sans ressources suffisantes, et il +éprouva ainsi tous les embarras de la vie domestique, sans jouir des +charmes qui les compensent. Pendant son absence, on avait laissé tomber +ses affaires dans une confusion plus grande encore, que leur tendance +naturelle ne donnait lieu de le craindre. On avait, l'année précédente, +exécuté une saisie à Newstead, pour une somme de quinze cents liv. st., +due à MM. Brothers, tapissiers, et nous croyons devoir rapporter un +trait du vieux Joë Murray dans cette circonstance. C'était un terrible +crève-cœur pour ce vieux et fidèle serviteur, jaloux de l'antique +honneur des Byron, de voir l'annonce de la vente placardée sur la porte +de l'abbaye. Mais redoutant assez la loi pour ne pas arracher l'affiche, +il se décida, pour s'en dédommager, à la couvrir d'une large feuille de +papier brun qu'il colla par dessus.</p> + +<p>Malgré la résolution, si récemment exprimée par Lord Byron, d'abandonner +pour jamais le métier d'auteur, et de laisser à d'autres <i>tout l'empire +Castalien</i>, nous le trouvons, à peine débarqué en Angleterre, +très-activement occupé de préparer la publication de quelques-uns des +poèmes qu'il avait composés dans ses voyages. Il y mettait même tant +d'empressement qu'il avait déjà, dans une lettre écrite en mer, annoncé +à M. Dallas, qu'on pourrait de suite les mettre sous presse. Je vais +placer ici sous les yeux du lecteur les parties les plus essentielles de +cette lettre qui, d'après sa date, aurait dû précéder quelques-unes de +celles que nous avons déjà données.</p> +<br><br> +<h3>LETTRE LIV.</h3> + +<h4>À M. DALLAS.</h4> + +<p class="mid">À bord de la frégate <i>la Volage</i>, 28 juin 1811.</p> + +<p>«Après une absence de deux ans (jour pour jour, le 2 de juillet, avant +lequel nous n'arriverons pas à Portsmouth), me voilà revenant en +Angleterre...</p> + +<p>»J'y reviens avec peu d'espoir de bonheur domestique, et une +constitution un peu ébranlée par une ou deux atteintes fort vives de +fièvre; mais avec une ame qui n'est point abattue. Mes affaires, à ce +qu'il paraît, sont terriblement embrouillées, et je vais avoir +d'interminables difficultés à régler avec les gens de loi, les +charbonniers, les fermiers et les créanciers. Or, pour un homme qui +redoute les embarras, autant qu'il redoute un évêque, c'est un sérieux +sujet d'inquiétude.</p> + +<p>»Ma satire, à ce que je crois, est à sa quatrième édition; ce n'est pas +un succès tout-à-fait médiocre; il n'a cependant rien d'exagéré pour une +production qui, en raison du sujet qu'elle traite, ne peut intéresser +long-tems, et doit, par conséquent, avoir un succès immédiat, où n'en +avoir aucun. Aujourd'hui que je pense et agis avec plus de modération, +je regrette de l'avoir écrite, quoiqu'il soit probable que je la +trouverai oubliée par tout le monde, moins ceux qu'elle a offensés.</p> + +<p>»Votre protégé et celui de Pratt, le cordonnier Blackett est donc mort, +malgré ses vers! Cette mort est probablement une de celles qui sauvent +un homme de la damnation. C'est parmi vous que le pauvre diable s'est +perdu. Sans ses patrons, il serait peut-être aujourd'hui en fort bonne +posture, faisant des souliers, non des vers; mais vous avez voulu en +faire un immortel, coûte que coûte. Je dis cela dans la supposition que +ce sont la poésie, le patronage et les liqueurs fortes qui l'ont tué. Si +vous êtes à Londres au commencement ou vers le commencement de juillet, +vous me trouverez à l'hôtel Dorant, Albemarle-Street, où je serai charmé +de vous voir. J'ai une imitation de l'art poétique d'Horace, que +Cawthorn pourra imprimer de suite; mais que cela ne vous effraie pas, je +n'ai pas l'intention de vous en fatiguer. Vous savez bien que je ne lis +jamais mes vers aux personnes qui me viennent voir. Je partirai de +Londres après un séjour fort court, pour me rendre dans le +Nottinghamshire et de là à Rochdale.</p> + +<p>»Votre, etc.»</p> + +<p>Dès que Lord Byron fut arrivé à Londres, M. Dallas se rendit près de +lui. «Le 15 juillet, dit ce gentleman, j'eus le plaisir de lui serrer la +main, à l'hôtel Reddish, Saint-James's-Street: je trouvai que son aspect +démentait ce qu'il m'avait dit de sa santé, et son air n'annonçait ni +mélancolie, ni mécontentement d'être de retour. Il m'entretint, avec +beaucoup de feu, de ses voyages; mais il m'assura qu'il n'avait jamais +eu l'idée de les écrire. Il me dit qu'à son avis la satire était son +fort; qu'il s'en tenait à ce genre, et qu'il avait composé pendant ses +divers séjours une paraphrase de l'art poétique d'Horace, qui serait un +excellent supplément aux <i>Bardes anglais et critiques écossais</i>. Il +semblait espérer que sa réputation s'en accroîtrait, et j'entrepris d'en +surveiller la publication, comme je l'avais fait pour la satire. J'avais +mal choisi l'instant de ma visite, et nous eûmes à peine le tems de nous +entretenir sans être interrompus. Il m'engagea donc à venir le lendemain +déjeûner avec lui.»</p> + +<p>Dans l'intervalle, M. Dallas parcourut cette paraphrase que Lord Byron +lui avait permis d'emporter dans ce dessein, et son <i>désappointement</i>, +comme il le dit lui-même, fut cruel, en découvrant qu'un voyage de deux +ans dans les contrées inspiratrices de l'Orient, n'avait pas produit +plus de richesses poétiques. À leur rendez-vous du lendemain, quoiqu'il +s'abstînt de déprécier cet ouvrage, il ne put s'empêcher, comme il nous +l'apprend lui-même, d'exprimer à son noble ami quelque surprise de ce +qu'il n'avait composé rien de plus pendant son absence. «Alors, +continue-t-il, Lord Byron me dit qu'il avait en diverses occasions écrit +de courts poèmes, outre une grande quantité de stances, du rhythme de +Spencer, relatives aux pays qu'il avait parcourus. «Mais, dit-il, elles +ne sont pas dignes de votre attention; vous pouvez cependant les +emporter toutes, si cela vous fait plaisir.» C'est ainsi que j'obtins le +pélerinage de <i>Childe Harold</i>: il le tira d'un coffret avec beaucoup +d'autres poésies. Il me dit qu'elles n'avaient été lues que par une +seule personne qui y avait trouvé peu de choses à louer et beaucoup à +critiquer; que c'était son avis, et qu'il était sûr que ce serait aussi +le mien; que néanmoins, quoi qu'il en fût, elles étaient bien à mon +service; mais qu'il était urgent de presser la publication des +<i>Imitations d'Horace</i>, ce dont je l'assurai que je m'occupais.»</p> + +<p>M. Dallas ne tarda pas à découvrir tout le prix du trésor qui lui était +ainsi confié. Dès le même soir, il écrivit à son noble ami: «Vous avez +composé l'un des plus délicieux poèmes que j'aie jamais lus. Si je vous +disais cela pour vous flatter, je mériterais moins votre amitié que +votre mépris. <i>Childe Harold</i> m'a tellement captivé, que je n'ai pu en +quitter la lecture. Je répondrais sur ma tête qu'il ajoutera beaucoup à +votre réputation comme poète, et qu'il vous fera un honneur infini, si +vous daignez accorder quelque attention à mes avis, etc.»</p> + +<p>Malgré ces justes éloges, et l'écho secret qu'ils durent trouver dans un +cœur si sensible au moindre murmure de la renommée, il se passa quelque +tems avant que la répugnance opiniâtre de Lord Byron à la publication de +<i>Childe Harold</i> pût être surmontée.</p> + +<p>«Quoique jusqu'alors, dit M. Dallas, il eût écouté mes avis et mes +conseils, et qu'il fût naturel de croire qu'il céderait à des éloges si +prononcés, je fus surpris de voir qu'il se défiait encore de mon +jugement sur le mérite de <i>Childe Harold</i>. «C'était, disait-il, tout ce +qu'on voudrait, excepté de la poésie; un critique fort capable l'avait +blâmé; n'avais-je pas vu moi-même les annotations en marge du +manuscrit?» Enfin il revenait toujours de préférence aux paraphrases de +l'art poétique, et le manuscrit en fut remis à Cawthorn, éditeur de la +satire, pour qu'il le publiât sans aucun retard. Je ne quittai pourtant +pas encore la partie. Avant de sortir de chez lui, je revins à la +charge, et je lui dis que j'étais si convaincu du mérite de <i>Childe +Harold</i>, que s'il me l'avait donné, je l'aurais certainement publié, +pourvu qu'il voulût consentir à un petit nombre de changemens et de +correction.»</p> + +<p>Parmi les nombreux exemples cités en littérature du jugement erroné que +quelques auteurs ont porté sur leurs propres ouvrages, on peut regarder +comme l'un des plus inexplicables cette préférence que Lord Byron +accordait à une production si peu digne de son génie, sur un poème qui +offre autant de beautés originales que les premiers chants de <i>Childe +Harold</i><a id="footnotetag148" name="footnotetag148"></a> +<a href="#footnote148"><sup class="sml">148</sup></a>. «Il en est, dit Swift, des hommes comme des terrains, qui +recèlent quelquefois une mine d'or, dont le propriétaire ignore +l'existence.» Mais cette mine, Lord Byron l'avait découverte, sans se +douter, à ce qu'on pourrait croire, de toute sa valeur. J'ai déjà eu +occasion de remarquer que, dans le tems même où il composait <i>Childe +Harold</i>, il est douteux qu'il connût pleinement la puissance nouvelle et +de sentimens et de pensées qui venait de s'élever dans son âme, et cette +observation est confirmée par l'étrange appréciation de son ouvrage que +nous lui voyons adopter.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote148" +name="footnote148"><b>Note 148: </b></a><a href="#footnotetag148"> +(retour) </a> On doit moins s'étonner de ce que quelques auteurs + se méprennent sur le mérite de leurs ouvrages, quand on voit + que des générations entières sont quelquefois tombées dans la + même erreur. Les sonnets de Pétrarque furent considérés par + les savans de son tems comme dignes tout au plus des + chanteurs de ballades qui les faisaient entendre dans les + rues; tandis que son poème épique de l'Afrique, dont + l'existence est à peine connue de nos jours, était recherché + de toutes parts, et que le moindre fragment en était vivement + sollicité près de l'auteur, pour être placé dans les + bibliothèques des savans.</blockquote> + +<p>On pourrait croire en effet que malgré l'impulsion qui avait fait faire +des pas si rapides à son imagination, son jugement, plus lent à se +développer, était bien loin de la maturité, et que le jugement de +soi-même, le plus difficile de tous, lui était encore refusé.</p> + +<p>D'un autre côté, si l'on considère la déférence que, surtout à cette +époque, il était porté à accorder aux opinions de ceux avec lesquels il +vivait, il serait peut-être plus juste d'attribuer cette fausse +appréciation à sa défiance de son propre jugement, qu'à aucune +insuffisance. On ne peut expliquer que par l'ignorance de son énergie +intellectuelle ses égards et sa complaisante admiration pour ses anciens +condisciples, qui presque tous l'avaient dépassé durant ses études, et +dont quelques-uns, dans ce tems-là même, étaient ses rivaux en poésie. +L'exemple qu'il recevait de ces jeunes écrivains étant, comme leur goût, +principalement fondé sur l'imitation des modèles consacrés, leur +autorité, aussi long-tems qu'il s'y soumit, dut jusqu'à un certain point +le détourner de s'engager franchement dans une route nouvelle et +originale. Il est assez probable que quelques souvenirs de cette +première direction, joints à un léger penchant pour les réminiscences +classiques<a id="footnotetag149" name="footnotetag149"></a> +<a href="#footnote149"><sup class="sml">149</sup></a>, contribuèrent à déterminer sa préférence pour la +paraphrase d'Horace. On peut croire au moins qu'ils furent suffisans +pour le décider à se contenter, pour le présent, de la gloire qu'il +avait acquise en suivant les routes tracées, au lieu de se lancer dans +une carrière qu'il n'avait pas encore explorée. Nous avons vu que le +noble auteur avant de confier à M. Dallas les deux premiers chants de +<i>Childe Harold</i>, en avait soumis le manuscrit à l'examen d'un ami, le +premier et le seul, à ce qu'il paraît, qui en eût pris connaissance à +cette époque. M. Dallas n'a pas nommé ce critique si scrupuleux; mais le +ton tranchant de censure, dont sont empreintes ses remarques, aurait été +capable, à quelque époque que ce fût, de dénaturer le jugement d'un +auteur qui, plusieurs années après, dans tout l'éclat de sa gloire, +avouait que le blâme du dernier des hommes lui causait plus de chagrin +qu'il n'éprouvait de plaisir à recevoir les applaudissemens des plus +hauts personnages.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote149" +name="footnote149"><b>Note 149: </b></a><a href="#footnotetag149"> +(retour) </a> Gray, dominé par une semblable prédilection, + préféra long-tems ses poèmes latins à ceux qui lui ont + assigné un rang si élevé dans la littérature anglaise. + «Devons-nous, dit Mason, attribuer cette méprise à ce qu'il + avait été élevé à Eton, ou à quelque autre cause? Il est + certain que lorsque je fis sa connaissance, il semblait + attacher à ses poésies latines beaucoup plus de prix qu'à + celles qu'il avait composées dans sa langue natale.»</blockquote> + +<p>Quoiqu'il soit facile de reconnaître dans toutes les productions de son +âge mûr, des traces de sa supériorité, nous croyons cependant qu'on +ajouterait peu à sa célébrité en publiant dans son entier cette +paraphrase d'Horace, qui se compose de près de huit cents vers. Mais +j'en choisirai quelques passages capables de donner une idée de ses +beautés, comme de ses défauts, afin de mettre le lecteur à même de se +former une opinion sur une composition que l'auteur, par une erreur ou +un caprice de jugement, sans exemple peut-être dans les annales de la +littérature, préféra long-tems aux sublimes méditations de <i>Childe +Harold</i>.</p> + +<p>Le début du poème, si on le compare à l'original, est assez ingénieux:</p> + +<p>Qui ne rirait si Lawrence, s'engageant à couvrir sa précieuse toile du +portrait flatté du premier venu, abusait assez de son art pour que la +nature effarouchée vît nos bons bourgeois prendre sous son pinceau la +forme des centaures? Ou si quelque barbouilleur, par amour de +l'extraordinaire, ou pour hâter la vente, s'avisait de joindre à une +fille d'honneur la queue d'une sirène? Ou si le trivial Dubost (comme on +l'a vu naguère), possédé de la fureur de peindre, dégradait les +créatures, images de la divinité? Toute la politesse qui défend de se +moquer des sots en leur présence, ne pourrait réprimer les éclats de +rire de leurs amis. Crois-moi, Moschus, rien ne ressemble plus à ces +tableaux que le livre qui, plus décousu que les rêves d'un malade, +présente à nos regards une foule de figures incomplètes, poétiques +cauchemars, qui n'ont ni pieds ni tête.</p> + +<p>Ce qui suit est un des meilleurs morceaux écrits dans un genre plus +grave:</p> + +<p>De nos jours, les mots nouveaux sont en honneur, si on les ente +adroitement sur quelque gallicisme: pourrions-nous refuser à la muse +plus habile de Dryden et de Pope, ce que Chaucer et Spencer tentèrent +avec succès? Si vous pouvez créer que ne le faites-vous, à l'exemple de +William Pitt et de Walter-Scott, qui par le secours, l'un de ses vers, +l'autre de ses poumons, ont enrichi les dialectes mal joints de notre +île? Il est et il sera toujours légitime de proposer des réformes en +littérature, comme au parlement.</p> + +<p>De même que les forêts couvrent par degrés la terre de leurs feuilles, +ainsi se fanent des expressions qui ont plu dans leur nouveauté. Le même +destin est réservé à l'homme, et à tout ce qui se rattache à lui. Ses +ouvrages, ses mots s'effacent et ne servent plus qu'à fixer une date. +Quoique, à un signe des monarques, et à la voix du commerce, des fleuves +impétueux deviennent de tranquilles canaux; quoique des marais desséchés +et assainis soient sillonnés par la charrue et portent de jaunes +moissons; quoique des ports creusés sur nos rivages protégent les +vaisseaux contre les tempêtes de l'antique Océan, tout, tout doit périr. +Mais, survivant au naufrage général, l'amour des lettres préserve à demi +les souvenirs du passé.</p> + +<p>Je ne cite ce qui suit qu'à cause de la note qui y est jointe:</p> + +<p>Les premiers vers satiriques naquirent du spleen de quelque égoïste. En +doutez-vous? Voyez Dryden, Pope, et le doyen de Saint-Patrick<a id="footnotetag150" name="footnotetag150"></a> +<a href="#footnote150"><sup class="sml">150</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote150" +name="footnote150"><b>Note 150: </b></a><a href="#footnotetag150"> +(retour) </a> <i>Mac-Flecknoe</i>, la <i>Dunciade</i> et toutes les + ballades satiriques de Swift. Quels que soient leurs autres + ouvrages, ceux-ci furent le résultat de sentimens personnels + et de récriminations violentes contre d'indignes rivaux; et + quoique le mérite littéraire de ces satires fasse honneur aux + talens poétiques des auteurs, leur virulence déshonore + certainement leur caractère.</blockquote> + +<p>Les vers blancs, aujourd'hui, par un commun accord, sont presque +inséparables de la tragédie. Quoique les fureurs d'Almanzor +s'exprimassent en vers rimés, au tems de Dryden, nous ne voyons pas les +héros des pièces nouvelles en affubler leurs emportemens; et la modeste +comédie, abandonnant tout-à-fait les vers, nous offre en humble prose +ses gentillesses et ses quolibets. Ce n'est pas que nos Beaumont et nos +<i>ben</i> aient plus mauvaise grâce, ou perdent rien de leur mérite, pour +avoir composé en vers; mais c'est ainsi que Thalie aime à se montrer. +Pauvre fille! que l'on siffle quelques vingt fois par an.</p> + +<p>On trouve dans les vers suivans, sur Milton, plus de poésie que dans +aucun autre passage de la paraphrase:</p> + +<p>Ô muse! s'écrie-t-il, réveille de plus sublimes accords! Et, s'il vous +plaît, que pensez-vous voir éclore de son cerveau enflammé? En un clin +d'œil, il tombe aussi bas que Southey dont les montagnes épiques ne +manquent jamais d'accoucher d'une souris! Ce n'était pas ainsi que jadis +votre puissant devancier tirait de doux accens de sa lyre inimitable: +d'une voix mélodieuse comme les soupirs de la harpe éolienne, il nous +parle de la première désobéissance de l'homme et du fruit défendu; mais +à mesure que son sujet s'élève, son chant fait retentir les échos de la +terre et des cieux.</p> + +<p>On pourra remarquer quelques traits piquans dans les esquisses +suivantes:</p> + +<p>Enfin il touche à l'adolescence! On ne le forcera plus à gémir sur les +vers diaboliques<a id="footnotetag151" name="footnotetag151"></a> +<a href="#footnote151"><sup class="sml">151</sup></a> de Virgile, et sur ceux qu'on lui donne à faire. +Les prières l'ennuient, la lecture est trop sérieuse; il vole de T...ll +à Fordham (malheureux T...ll, condamné à d'éternels soucis par les +apprentis boxeurs et les ours). Que peuvent des tuteurs, des devoirs, +des convenances, en présence d'une meute, de chevaux de chasse et de la +plaine de Newmarket? Rude avec ses aînés, hautain avec ses égaux, poli +envers des escrocs, prodigue de richesses........... persiflé, pillé, +dupé, il passe le tems de ses cours sans rien faire; évite peut-être +l'expulsion, et se retire M. A. (Maître-ès-arts)! Et l'on proclame sa +nouvelle dignité dans les clubs et les tripots, dont nul habitué +n'arriva jamais plus haut.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote151" +name="footnote151"><b>Note 151: </b></a><a href="#footnotetag151"> +(retour) </a> Harvey, qui fit connaître la circulation du sang, + avait coutume, dans ses transports d'admiration, de jeter + loin de lui son <i>Virgile</i>, en disant que le livre avait un + diable familier. Un personnage tel que celui que je décris, + jetterait probablement aussi le livre; mais il désirerait + plutôt que le diable s'en emparât, non pas en haine du poète, + mais par une horreur bien fondée des hexamètres. Car, + vraiment, la fastidieuse étude des <i>longues</i> et des <i>brèves</i> + suffit pour qu'un homme prenne la poésie en aversion pendant + sa vie entière; et peut-être en cela n'est-ce pas un + désavantage.</blockquote> + +<p>Lancé dans le monde, et devenu moins ardent, il singe l'égoïste prudence +de son père; prend une femme, pour sa dot; choisit ses amis pour leur +rang; achète des terres, et se vante d'être trop prudent pour se fier à +la banque. Il prend place au sénat; procrée un héritier, et l'envoie à +Harrow, car il y fut lui-même. Muet, quoi qu'il vote, à moins qu'il ne +joigne sa voix aux acclamations favorables au ministère; s'il parle de +son fils: C'est un compère adroit, qu'il espère bien voir un jour +arriver à la pairie!</p> + +<p>La vieillesse s'avance; l'âge paralyse ses membres; il quitte la scène, +ou la scène le quitte; il entasse des richesses; s'afflige à chaque +penny qu'il faut dépenser, et l'avarice s'empare de toutes les pensées +qui ne sont pas à l'ambition. Il compte les cent pour cent, et sourit; +ou vainement s'irrite, en considérant ses trésors entamés pour payer les +dettes du jeune Hopeful; il pèse bien et sagement ce qu'il faut acheter +ou vendre; habile à tout faire, excepté à mourir! grondeur, morose, +radoteur difficile à contenter, louant tous les tems, excepté le +présent; infirme, querelleur, délaissé et presque oublié, il meurt sans +qu'on le pleure; on l'enterre; qu'il pourrisse!</p> + +<p>Plus loin, parlant de l'opéra, voilà comment il s'exprime:</p> + +<p>Là se rend l'alerte boutiquier, dont l'oreille est mise à la torture par +l'orchestre qu'il veut entendre pour son argent. Une fausse honte, et +non la sympathie, l'empêche seule de ronfler; ses angoisses redoublent +quand il croit du bon ton de crier: Encore! Écrasé par la foule dans +Fop's alley, coudoyé par les élégans, gêné par son chapeau, tremblant +pour ses orteils, sa soirée est un combat, et il ne goûte quelque repos +que quand enfin le rideau tombe, et lui donne un peu de relâche qui +l'enchante. Devinez-vous pourquoi il se résigne à souffrir tout cela et +plus encore? C'est qu'il lui en coûte cher, et qu'il est forcé de se +parer!</p> + +<p>Les derniers vers du passage suivant retracent plaisamment ce mélange de +gaîté et d'amertume qui, parfois, animait la conversation de l'auteur. À +tel point même, que ceux qui l'ont connu pourraient presque s'imaginer +qu'ils l'entendent parler:</p> + +<p>Mais rien n'est sans défaut, et chacun sait que les violons et les +harpes perdent souvent le ton, et que les meilleurs chanteurs, au moment +où ils voudraient réunir tous leurs moyens, ne font entendre que des +accens criards; les chiens perdent la trace du gibier, la pierre refuse +l'étincelle, et les fusils à deux coups (que le diable les emporte!) +manquent le but<a id="footnotetag152" name="footnotetag152"></a> +<a href="#footnote152"><sup class="sml">152</sup></a>!</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote152" +name="footnote152"><b>Note 152: </b></a><a href="#footnotetag152"> +(retour) </a> Comme M. Pope a pris la liberté d'envoyer Homère à + tous les diables, malgré tout ce qu'il lui devait, quand il a + dit: «Et Homère (que le diable l'emporte, etc.)» Il est + présumable que, par licence poétique, on peut en faire + autant, en vers, de tout homme et de toute chose; et en cas + d'accident, je désire qu'on me permette de me prévaloir de + cet illustre précédent.</blockquote> + +<p>Un dernier passage, avec la note plaisante qui y est jointe, complétera +le nombre des morceaux que je veux citer comme les meilleurs.</p> + +<p>Est-ce assez? Non: écrivez donc et imprimez bien vite. Si le dernier +arrivé est dévolu à Satan, qui voudrait arriver le dernier? Ils +assiégent les presses, ils publient en toute hâte, ils escaladent le +comptoir et quittent leurs échoppes: de belles demoiselles de province, +des hommes de haut renom, quoi donc! des baronnets même, ont noirci +d'encre leur main guerrière. La pauvreté ne les arrête pas; c'est +Pollion qui nous joua ce tour; de son tems Phébus commença à trouver +crédit chez les banquiers. Ce ne sont pas seulement les vivans; les +morts même nous débitent leurs sottises aussi couramment que jadis +chantait la tête d'Orphée! Sifflés de leur vivant, ils obtiennent un +succès posthume; tirés de la poussière où ils étaient ensevelis quand +ils vivaient. Les revues réveillent le souvenir de leurs épidémiques +délits, de ces livres témoins muets du martyre auquel les condamne la +rage de rimer: Hélas! Que de chagrins va nous causer tel barbouilleur +que citèrent souvent le <i>Morning Post</i> et le <i>Monthly Magazine</i>! dans +ces recueils sont ensevelis ses premiers chefs-d'œuvre; mais bientôt la +presse gémit, et il en sort un épais in-quarto! Laissez donc, vous qui +êtes sages, laissez les succès mendiés de la lyre aux baronnets ou aux +lords possédés du démon des vers, ou à ces crépins de village, +ménestrels jumeaux ivres de poétique bière! Prêtez l'oreille à ces +accords d'une mélodie narcotique: ce sont les savetiers lauréats qui +chantent les louanges de Capel Lofft<a id="footnotetag153" name="footnotetag153"></a> +<a href="#footnote153"><sup class="sml">153</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote153" +name="footnote153"><b>Note 153: </b></a><a href="#footnotetag153"> +(retour) </a> Ce gentleman bien intentionné a gâté quelques + excellens cordonniers, et contribué à la ruine poétique de + plus d'un pauvre industrieux. Nathaniel Bloomfield et son + frère Bobby ont mis tout le Sommersetshire en train de + chanter; et cette maladie ne s'est pas bornée à envahir un + seul comté. Pratt aussi, qui fut jadis plus sage, a été + atteint de la contagion du patronage, et a attiré dans le + piége de la poésie un pauvre diable nommé Blackett; mais il + mourut pendant l'opération, laissant au dépourvu un enfant et + deux volumes de fragmens. La petite fille, si elle n'a pas + d'inclinations poétiques et ne se transforme pas en Sapho + cordonnière, s'en tirera peut-être; mais les tragédies sont + aussi rachitiques que si elles étaient la progéniture d'un + comte ou de quelque coureur de prix académiques. Les patrons + du pauvre homme sont certainement responsables de sa fin + tragique, et ce devrait être un délit punissable par les + lois. Mais c'est là ce qu'ils ont fait de moins coupable; + car, par un raffinement de barbarie, ils ont couvert le + défunt d'un ridicule posthume, en imprimant ce qu'il aurait + eu le bon sens de ne jamais faire imprimer lui-même. Certes, + ces remueurs de débris sont punissables par le statut contre + <i>les hommes de la résurrection</i>. Quelle différence y a-t-il, + en effet, entre exposer un pauvre idiot, après sa mort, dans + un amphithéâtre de chirurgie, et l'étaler dans une boutique + de libraire? Est-il plus mal d'exhumer ses os que ses bévues? + Ne vaut-il pas mieux attacher son corps au gibet, sur une + bruyère, que d'emprisonner son ame dans un in-octavo? «Nous + savons ce que nous sommes, mais nous ignorons ce que nous + pouvons devenir;» et il faut espérer que nous ne saurons + jamais si un homme qui a traversé la vie avec une sorte + d'éclat, est destiné à n'être qu'un charlatan de l'autre côté + du Styx, et à devenir, comme le pauvre Joe Blackett, le + plastron des railleries du purgatoire. Le prétexte de cette + publication est d'assurer un sort à l'enfant. Mais aucun des + amis et des tentateurs de ce <i>sutor ultrà crepidam</i> ne + pouvait-il donc faire une bonne action sans enferrer Pratt + dans une biographie, et lui faire encore diviser sa dédicace + en tant de minces portions? À la duchesse une telle; la + très-honorable celle-ci, et mistress et miss celle-là; ces + volumes sont, etc., etc. Eh mais, c'est distribuer «le doux + lait de la dédicace» par petits verres. Il n'y en a qu'une + chopine, et il le partage entre douze personnes. Ah! Pratt, + n'avais-tu donc pas quelques éloges en réserve? As-tu pu + croire que six familles de distinction se contenteraient de + si peu? Il y a un enfant, un livre et une dédicace: que + n'envoies-tu la petite fille à la duchesse, les volumes à + l'épicier, et la dédicace à tous les diables?</blockquote> + +<p>Ces extraits choisis, qui comprennent un peu plus du huitième du poème +entier, suffiront pour donner au lecteur une idée du reste, dont la plus +grande partie est fort inférieure, et descend parfois au niveau de la +versification la plus triviale.</p> + +<p>Quand on examine la destinée des hommes, il est assez curieux d'observer +combien de fois un premier pas a décidé du sort de toute la vie. Si Lord +Byron, à cette époque, eût persisté dans son premier projet de publier +ce poème au lieu de <i>Childe Harold</i>, il est plus que probable que le +monde aurait compté un grand poète de moins<a id="footnotetag154" name="footnotetag154"></a> +<a href="#footnote154"><sup class="sml">154</sup></a> +. La paraphrase, qui est +à tous égards si inférieure à sa première satire, et qui tombe même, en +quelques endroits, au-dessous de ce qu'ont écrit les versificateurs du +dernier rang, n'aurait pu manquer d'éprouver une chute complète. Ses +premiers adversaires auraient repris tous leurs avantages; et dans +l'amertume de sa mortification, il aurait peut-être jeté <i>Childe Harold</i> +au feu; ou s'il eût retrouvé assez de courage pour publier ce poème, son +succès même, quoique suffisant pour le réhabiliter aux yeux du public et +aux siens, n'aurait jamais excité cette explosion d'enthousiasme, cette +subite manifestation de l'admiration générale, qui l'accueillirent +lorsqu'il apparut au monde avec toute l'illusion de son retour récent de +la terre natale de la poésie, et au milieu desquelles il marcha d'un pas +ferme et sûr à de nouveaux triomphes, dont le dernier était toujours le +plus éclatant.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote154" +name="footnote154"><b>Note 154: </b></a><a href="#footnotetag154"> +(retour) </a> Le passage suivant de son journal montrera qu'il + attribuait lui-même tout à la fortune: «Comme Sylla, j'ai + toujours cru que tout dépendait de la fortune, et rien de + nous-mêmes. Je ne me rappelle ni une pensée ni une action + dignes de mon approbation ou de celle d'autrui, que je ne + doive attribuer à la bonne déesse fortune.»</blockquote> + +<p>Le jugement plus sûr de ses amis détourna heureusement ce danger, et il +consentit enfin à la publication immédiate de <i>Childe Harold</i>; mais il +ne cessa pas d'exprimer des doutes sur son mérite, et son inquiétude sur +l'accueil qu'on lui ferait dans le monde.</p> + +<p>«Je fis tout mon possible, dit son conseiller, pour relever cet ouvrage +dans son opinion, et j'y réussis; mais il variait beaucoup dans ses +idées à cet égard, et il ne fut satisfait que lorsque le monde eut enfin +prononcé sur son mérite. Il me répétait sans cesse que j'allais le jeter +dans de grands embarras avec ses anciens ennemis; que la <i>Revue +d'Édimbourg</i> saisirait avec joie l'occasion de l'humilier; qu'il ne +voulait pas que son nom parût. Je le priai d'abandonner tout à ma +direction, et que je répondais que ce poème imposerait silence à tous +ses ennemis.»</p> + +<p>La question de la publication étant alors décidée, il s'éleva quelques +doutes et quelques difficultés relativement à l'éditeur. Quoique Lord +Byron eût confié à Cawthorn ses <i>Imitations d'Horace</i>, qu'il regardait +comme son plus beau titre, il paraît qu'il ne le trouva pas assez haut +placé dans sa profession pour assurer le succès ou la vogue à l'ouvrage +dont les chances lui semblaient plus incertaines. Il n'avait pas oublié +que MM. Longman avaient autrefois refusé de publier ses <i>Bardes +anglais</i>, et il exigea positivement de M. Dallas qu'il n'offrît pas le +manuscrit à cette maison. On s'adressa d'abord à M. Miller, +d'Albemarle-Street; mais, effrayé de la sévérité avec laquelle lord +Elgin était traité dans ce poème, M. Miller, qui était l'éditeur et le +libraire de ce seigneur, refusa de s'en charger. Le poète était si +soigneux de sa réputation, que cette circonstance, quelque insignifiante +qu'elle fût, commença à réveiller ses premières terreurs; et s'il se fût +présenté de nouvelles difficultés, il ne faut pas douter qu'il ne fût +revenu à son ancien projet. Mais on ne tarda pas à trouver une personne +qui tint à honneur d'entreprendre cette publication. M. Murray, qui +demeurait alors dans Fleet-Street, ayant, quelque tems auparavant, +exprimé le désir d'être autorisé à faire paraître quelque production de +Lord Byron, ce fut à lui que M. Dallas confia le manuscrit de <i>Childe +Harold</i>. Ainsi commencèrent entre ce gentleman et le poète des relations +qui durèrent, à quelques interruptions près, aussi long-tems que la vie +de l'un, et devinrent pour l'autre une source abondante d'honneur et de +richesse.</p> + +<p>Au milieu des occupations que lui donnaient ses projets littéraires et +quelques affaires litigieuses à terminer avec ses agens, Lord Byron fut +soudain rappelé à Newstead par la nouvelle d'un événement qui semble +l'avoir affligé beaucoup plus qu'on ne pouvait s'y attendre d'après +l'état des choses. Mrs. Byron, dont l'embonpoint excessif menaçait +toujours de rendre les maladies dangereuses, s'était trouvée indisposée +depuis quelques jours, mais sans que sa position fût alarmante, et il ne +paraît pas que son état fût capable d'inspirer des craintes quand il lui +avait écrit le billet suivant:</p> + +<p class="rig">Hôtel Reddish, Londres, 23 juillet 1811.<br></p><br> + +<p><span class="sc">Chère Madame</span>,</p> + +<p>«M. H... me retient seul encore pour signer quelques baux, et j'aurai +soin de vous prévenir de mon départ. C'est bien malgré moi que je reste +ici. Je vous ferai une courte visite en me dirigeant vers le Lancashire +pour l'affaire de Rochdale. Vous me donnerez votre avis..., etc.</p> + +<p>»<i>P. S.</i> Je vous prie de considérer Newstead comme votre maison, et non +la mienne, et de ne regarder mon passage que comme une simple visite.»</p> + +<p>Quand il était parti pour ses voyages, elle avait conçu une sorte d'idée +superstitieuse qu'elle ne le reverrait plus; et lorsqu'il revint sain et +sauf, et qu'il lui écrivit pour la prévenir qu'il se rendrait bientôt +près d'elle, à Newstead, elle dit à sa femme de chambre: «Si j'allais +mourir avant l'arrivée de Byron, comme ce serait étrange!» Et ce fut +réellement ce qui arriva. À la fin de juillet sa maladie devint plus +menaçante; et sa vie, dit-on, se termina d'une manière tristement +caractéristique, s'il est vrai que ce fut un accès de colère excité par +la lecture d'un mémoire du tapissier, qui causa sa mort. Lord Byron, +comme cela devait être, fut promptement informé de l'attaque. Mais, +malgré son départ précipité, il arriva trop tard; elle avait rendu le +dernier soupir.</p> + +<p>Il écrivit la lettre suivante sur la route:</p> +<br><br> +<h3>LETTRE LV.</h3> + +<h4>AU DOCTEUR PIGOT.</h4> + +<p class="rig">Newport-Pagnell, 2 août 1811.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Mon cher docteur</span>,</p> + +<p>«Ma pauvre mère est morte hier! et je suis parti de Londres pour aller +accompagner ce qui reste d'elle, à la sépulture de famille. J'ai appris +sa maladie un jour, et sa mort le lendemain. Grâce à Dieu, ses derniers +momens ont été fort tranquilles. On m'assure qu'elle a peu souffert, et +qu'elle ne connaissait pas le danger de sa position. Je reconnais +aujourd'hui toute la vérité de l'observation de M. Gray: «Que nous ne +pouvons avoir qu'une mère.» Qu'elle repose en paix! J'ai à vous +remercier de vos témoignages d'intérêt; et comme dans six semaines je +dois aller dans le Lancashire pour affaires, je pousserai jusqu'à +Liverpool et Chester; du moins je tâcherai.</p> + +<p>»Si cela peut vous être agréable, je vous dirai qu'au mois de novembre +prochain l'éditeur du <i>Fouet</i> (<i>the Scourge</i>) sera jugé pour deux +libelles différens sur feu Mrs. Byron et moi-même, la mort de ma mère ne +changeant rien à la chose. Comme il est coupable d'une violation de +privilége, dans une insertion aussi sotte que mal fondée, il sera +poursuivi avec la dernière rigueur.</p> + +<p>»Je vous donne ce détail, parce que je sais que vous vous intéressez à +l'affaire, laquelle est maintenant entre les mains du procureur-général.</p> + +<p>»Je resterai la plus grande partie de ce mois à Newstead, où je serais +charmé de recevoir de vos nouvelles, d'autant plus que j'en ai été privé +pendant les deux années qu'a duré mon voyage d'Orient.</p> + +<p>»Je suis, mon cher Pigot, etc.»<br> + +<span class="rig">BYRON.</span><br></p> + +<p>Le lecteur aura sans doute remarqué que le ton général de la +correspondance du noble poète avec sa mère est celui d'un fils qui +accomplit strictement et consciencieusement ce qu'il regarde comme son +devoir, mais sans aucun mélange de cordialité ou d'affection. Le titre +même de <i>madame</i> qu'il lui donne presque toujours, auquel il ne +substitue que rarement le nom plus doux de <i>mère</i>, est en lui-même une +preuve suffisante de la nature des sentimens qu'il avait pour elle. +Qu'ils aient été tels, l'on ne peut ni s'en étonner, ni l'en blâmer; +mais que, malgré le malheureux caractère de sa mère, qui lui aliénait +son cœur, il ait continué à consulter ses désirs, à s'occuper de son +bien-être, comme on le voit non-seulement dans ses lettres, mais encore +dans le soin qu'il avait pris de disposer le domaine de Newstead pour +son usage presque exclusif, c'est ce qui lui fait singulièrement +honneur, et ce qui devient même plus méritoire, car l'affection nous +fait un plaisir personnel des soins que nous prodiguons à ceux qui en +sont l'objet.</p> + +<p>Mais, quoique sa mère fut ainsi devenue, de son vivant, presque +étrangère à son cœur, la mort lui rendit la place qu'elle devait +naturellement y occuper. Soit par un retour de sa première tendresse; +soit par la puissance du tombeau, qui fait oublier tant de choses! soit +par la perspective du vide qu'elle allait laisser dans sa vie, il est +certain qu'il sentit amèrement sa mort, si ce n'est profondément. La +nuit qui suivit son arrivée à Newstead, la garde de Mrs. Byron, passant +devant la porte de la chambre où reposait le cadavre de cette dame, +entendit un bruit comme de quelqu'un qui soupirait péniblement, et, en +entrant, fut fort étonnée de trouver Lord Byron près du lit, assis dans +une obscurité profonde. Comme elle lui représentait la faiblesse qu'il y +avait à s'abandonner ainsi à la douleur, il fondit en larmes, et +s'écria: «Ho! Mrs. By, je n'avais qu'une amie dans le monde, et elle est +morte!»</p> + +<p>Tandis qu'il renfermait ainsi dans le silence et dans l'obscurité ses +pensées réelles, il y avait dans d'autres parties de sa conduite plus +exposées aux regards un degré de singularité et d'indécorum qui, aux +yeux d'observateurs superficiels, devait faire révoquer en doute la +sensibilité de son naturel. Le matin des funérailles, après avoir refusé +d'accompagner lui-même le corps, il se tint debout à la porte de +l'Abbaye jusqu'à ce que tout le cortége fut passé; alors, se tournant +vers le jeune Rushton, il lui ordonna d'aller chercher des gants à +boxer, et se mit à s'exercer avec cet enfant, comme à son ordinaire. Il +fut silencieux et distrait pendant tout le tems; et comme par un effort +pour se soustraire aux pensées qui l'agitaient, Rushton crut +s'apercevoir qu'il mettait une violence inaccoutumée dans les coups +qu'il lui portait. Mais à la fin, l'effort devenant trop grand pour lui, +il jeta précipitamment les gants, et se retira dans sa chambre.</p> + +<p>Nous avons assez parlé de Mrs. Byron dans cet ouvrage pour mettre +pleinement le lecteur en état de se former une opinion tant sur le +caractère de cette dame que sur le degré d'influence qu'il dut avoir sur +celui de son fils. L'homme le plus extraordinaire de notre tems<a id="footnotetag155" name="footnotetag155"></a> +<a href="#footnote155"><sup class="sml">155</sup></a>, +qui se croyait principalement redevable à l'éducation qu'il reçut de sa +mère, de l'élévation sans exemple à laquelle il arriva dans la suite, a +dit plusieurs fois que «la bonne ou mauvaise conduite d'un enfant dépend +entièrement de sa mère.» Quant à l'influence que peuvent avoir eue les +caprices et la violence de sa mère sur les défauts qui se mêlèrent aux +belles qualités de Lord Byron, sur ses impulsions incertaines et +opiniâtres, sur son aversion pour toute espèce de frein, sur l'amertume +qu'il mit quelquefois dans sa haine, et sur la précipitation de ses +ressentimens, c'est une question pour la solution de laquelle les +matériaux ne manquent pas dans ces pages, et que chacun décidera suivant +qu'il accordera plus ou moins de force et de pouvoir à ces causes dans +la formation d'un caractère.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote155" +name="footnote155"><b>Note 155: </b></a><a href="#footnotetag155"> +(retour) </a> Napoléon.</blockquote> + +<p>Malgré le traitement peu judicieux et presque grossier qu'elle lui fit +subir, il n'est pas douteux qu'elle n'aimât son fils, mais par boutades, +et comme il convenait seulement à un naturel tel que le sien; il est +moins douteux encore qu'elle n'en fût fière, et ne plaçât en lui de +grandes espérances pour l'avenir. On peut juger de son anxiété pour le +succès de ses premiers essais littéraires, par les peines que prit Byron +pour la tranquilliser lors de l'apparition de l'article de la <i>Revue +d'Édimbourg</i>, où il était si mal traité. À mesure que sa renommée +s'augmenta et devint plus brillante, elle se confirma de plus en plus +dans les idées que, par une sorte de superstition, elle avait formées +dès son enfance, de sa grandeur et de sa gloire à venir. Elle épiait +avec inquiétude toutes les publications où son nom était même simplement +mentionné; elle avait réuni en un volume qu'a vu l'un de mes amis tout +ce qui avait paru sur sa satire et ses premiers poèmes. Le volume était +couvert à la marge d'observations qui lui étaient propres, pleines de +plus de sens et d'habileté que nous ne lui en aurions supposé, d'après +ce que nous connaissions en général de son caractère et de sa manière +d'être.</p> + +<p>Parmi les autres traits de sa conduite, où l'on pourrait remarquer le +désir d'environner sa mère de respect, on peut remarquer qu'étant enfant +il insistait pour être appelé «Georges Byron Gordon,» donnant ainsi la +préférence au nom maternel, et qu'il continua toujours à lui écrire: «À +l'honorable Mrs. Byron,» quoiqu'il sût bien qu'elle n'avait aucune +espèce de droit à ce titre honorifique. Il ne paraît pas non plus que +dans sa conduite générale envers elle il ait jamais manqué d'affection +et de déférence, on y remarquait seulement quelquefois plus de +familiarité que n'en comportent nos idées de respect filial. Ainsi quand +ils étaient bien ensemble, il ne l'appelait jamais autrement que «Kitty +Gordon;» et je me rappelle avoir vu un témoin de la scène me décrire +l'air dramatique et malin dont un jour, à Southwell, quand ils étaient +dans le fort de leur rage théâtrale, il ouvrit brusquement les portes du +salon pour la faire entrer, en disant: «Entrez, honorable Kitty Gordon.»</p> + +<p>L'orgueil de la naissance était un sentiment commun à la mère et au +fils, souvent même c'était un sujet de rivalité entre eux; il leur était +difficile d'accorder leurs prétentions anglaises et écossaises au plus +haut lignage respectif. Dans une lettre écrite d'Italie; il dit à propos +de quelque anecdote qu'il tenait de sa mère: «Ma mère, qui était fière +comme un diable de descendre des Stuart, en ligne droite des <i>vieux +Gordon</i>, et non des <i>Sexton Gordon</i>, comme elle appelait dédaigneusement +la branche ducale, ne manquait pas de me faire remarquer, chaque fois +qu'elle me racontait cette histoire, combien <i>ses</i> Gordon l'emportaient +sur les Byron anglais, malgré notre origine normande, et notre nom +toujours porté par un héritier mâle, tandis que celui des Gordon était +tombé à une femme, dans la personne de ma mère.»</p> + +<p>Si, pour peindre fortement les émotions pénibles, il faut les avoir +éprouvées, ou, en d'autres termes, si, pour que le poète soit grand, +l'homme doit avoir souffert, Lord Byron, il faut l'avouer, paya son beau +talent de bonne heure et bien cher. Quelque peu nombreuses que fussent +les affections de Byron, soit en dedans, soit en dehors du cercle de sa +parenté, il les vit dans un court espace de tems presque toutes brisées +par la mort<a id="footnotetag156" name="footnotetag156"></a> +<a href="#footnote156"><sup class="sml">156</sup></a>. Outre la perte de sa mère, il eut à déplorer, dans +l'espace de quelques semaines, la mort prématurée de deux ou trois de +ses meilleurs amis. «Dans le court espace d'un mois,» dit-il dans une +note de <i>Childe Harold</i>, «j'ai perdu celle qui m'avait donné +l'existence, et la plupart de ceux qui me rendaient cette existence +tolérable.» Parmi eux nous devons compter le jeune Wingfield, que nous +avons vu en tête de la liste de ses favoris, à Harrow, et qui mourut de +la fièvre à Coimbre; et Matthews, l'objet de son admiration et de son +idolâtrie à l'université, qui se noya en se baignant dans la Cam.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote156" +name="footnote156"><b>Note 156: </b></a><a href="#footnotetag156"> +(retour) </a> Dans une lettre écrite deux ou trois mois après la + mort de sa mère, il ne compte pas moins de six personnes de + ses parens ou de ses amis que la mort lui avait enlevées + depuis le mois de mai jusqu'à la fin d'août.<br> + <span class="rig"> (<i>Note de Moore</i>.)</span><br> +</blockquote> + +<p>La lettre suivante, écrite immédiatement après ce dernier événement, est +tellement pleine d'une douloureuse sensibilité, que la lecture en est +presque pénible.</p> +<br><br> +<h3>LETTRE LVI.</h3> + +<h4>À M. SCROPE DAVIES.</h4> + +<p class="rig">Newstead-Abbey, 7 août 1811.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Mon cher Davies</span>,</p> + +<p>«Il y a quelque malédiction sur moi et les miens. Le cadavre de ma mère +est encore dans la maison, et voilà qu'un de mes meilleurs amis se noie +dans un fossé! Je ne sais que dire, que penser ou que faire. J'avais +reçu une lettre de lui avant-hier. Mon cher Scrope, si vous avez un +moment de libre, je vous en conjure, venez me voir, j'ai besoin d'un +ami. La dernière lettre de Matthews était datée de vendredi, et samedi +il n'était plus! Qui pouvait-on comparer à Matthews pour les talens? +Comme nous étions tous petits auprès de lui! Vous ne me rendez que +justice en disant que j'aurais volontiers risqué ma chétive existence +pour sauver la sienne. J'avais intention de lui écrire ce soir même, +pour l'inviter, comme je vous invite, mon bien, bon ami, à me venir +voir. Que Dieu pardonne à... son apathie! Quelle sera la douleur de +notre pauvre Hobhouse! Ses lettres ne parlent que de Matthews. Venez, +Scrope, je suis presque dans le désespoir; me voilà presque seul dans le +monde! Je n'avais que vous, Hobhouse et Matthews; laissez-moi jouir de +la société des survivans aussi long-tems que je le puis. Pauvre +Matthews! Dans sa lettre de vendredi, il me parlait de son intention de +se présenter pour l'élection de Cambridge et d'un voyage qu'il devait +faire bientôt à Londres. Écrivez-moi ou venez, mais venez plutôt si vous +le pouvez; l'un ou l'autre, ou tous les deux.</p> + +<p>»Pour toujours, votre, etc.»</p> + +<p>J'ai déjà eu occasion de parler de ce jeune homme remarquable<a id="footnotetag157" name="footnotetag157"></a> +<a href="#footnote157"><sup class="sml">157</sup></a>; mais +le rang qu'il occupa dans les affections de Byron, justifiera sans doute +un hommage à sa mémoire un peu plus détaillé.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote157" +name="footnote157"><b>Note 157: </b></a><a href="#footnotetag157"> +(retour) </a> Charles Skinner Matthews était le troisième fils + de feu John Matthews, esq. de Belmont, dans le Herefordshire, + représentant de ce comté au parlement de 1802 à 1806. Il + avait pour frères l'auteur du <i>Journal d'un Invalide</i> (<i>Diary + of an Invalid</i>), qui mourut aussi fort jeune, et le + prébendier actuel d'Hereford, le révérend Arthur Matthews, + qui, par ses talens naturels et ses connaissances acquises, + soutient dignement la réputation de son nom. + +<p> Le père de cette famille accomplie était lui-même un homme de + fort grands talens, et auteur de plusieurs poèmes anonymes; + l'un d'eux, la <i>Parodie de l'Héloïse de Pope</i>, a été + faussement attribué à feu M. le professeur Porson; qui le + récitait souvent, et qui en a même donné une édition.</p></blockquote> + +<p>Rarement, peut-être on a vu réunis à la fois autant de jeunes gens de +mérite et d'espérance qu'il s'en trouva à Cambridge dans la société dont +Byron faisait partie. Le nom de quelques-uns d'entre eux, MM. Hobhouse +et William Bankes, par exemple, est devenu célèbre dans le monde +littéraire et savant. Il en est un autre, M. Scrope Davies, dont les +talens n'ont encore, au grand regret de ses amis, brillé que dans sa +conversation, d'ailleurs fort remarquable. Parmi tous ces jeunes gens +pleins de talens et de connaissances, en y comprenant Byron lui-même, +dont le génie était à cette époque <i>un monde non encore découvert</i>, la +supériorité dans presque tous les genres paraît, du consentement de +tous, avoir incontestablement appartenu à Matthews. Cet hommage unanime, +si nous considérons le mérite des personnes qui le lui rendaient, doit +donner une très-haute idée des dispositions et même des talens qu'il +montrait à cette époque. On ne peut songer sans intérêt et sans douleur +à ce qu'il serait probablement devenu un jour si la mort ne l'eût pas +frappé sitôt. La supériorité intellectuelle, non accompagnée des +qualités aimables du cœur, n'eût pas suffi pour obtenir cet éloge +unanime; mais le jeune Matthews, en dépit de quelques légères aspérités +de caractère, de quelques originalités qu'il commençait à faire +disparaître, paraît avoir été l'un de ces individus rares, qui +commandent notre affection en même tems que nos respects, et qui nous +soulagent de l'admiration que nous ne saurions leur refuser, par l'amour +qu'ils savent nous inspirer.</p> + +<p>J'ai déjà parlé de ses opinions religieuses, et, de leur malheureuse +conformité avec celles de Lord Byron; ardent, comme son noble ami, à la +recherche de la vérité, comme lui il s'égara dans sa poursuite, et tous +deux prirent pour elle cette fausse lumière qui lui ressemble. Qu'il +soit jamais allé plus loin que Lord Byron dans son scepticisme, que son +esprit ingénieux ait jamais admis <i>la croyance incroyable de +l'athéisme</i>, c'est, malgré le témoignage écrit de notre poète, c'est ce +que je vois nier par tous ceux de ses amis qui avouent ses autres +erreurs en les déplorant. Je ne me serais même pas permis d'examiner +quelles ont été les opinions d'un homme qui, ne les ayant jamais +affichées, ne les a pas rendues du domaine public, si l'idée fausse +qu'on avait adoptée à ce sujet, d'après l'autorité de Lord Byron, ne +m'eût pas fait considérer comme un acte de justice, envers tous deux, de +repousser cette imputation.</p> + +<p>On se rappellera que, dans ses lettres écrites à sa mère, avant son +départ pour ses voyages, Lord Byron parle quelquefois d'un testament +qu'il avait intention de laisser entre les mains de ses exécuteurs. Quel +qu'ait été le contenu de cette pièce, il paraît que, quinze jours après +la mort de sa mère, il crut devoir faire de nouvelles dispositions, et +adressa la lettre suivante, avec ses instructions à cet effet, à feu M. +Bolton, procureur à Nottingham. J'ai refusé long-tems de croire qu'il +eût jamais donné sérieusement et en forme les ordres que l'on va voir, +pour son propre enterrement; mais les documens ci-joints mettent hors de +doute cette preuve remarquable de la singularité de son caractère.</p> + +<p class="mid">À M. BOLTON.</p> + +<p class="rig">Newstead-Abbey, 12 août 1811.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Monsieur</span>,</p> + +<p>«Je vous envoie ci-joint une copie des clauses principales du testament +que j'ai dessein de faire, que je vous prie de vouloir bien faire +grossoyer le plus tôt possible, de la manière la plus claire et la plus +formelle. Les changemens que vous y remarquerez sont principalement par +suite de la mort de Mrs. Byron. Je vous serais obligé de le tenir prêt +dans peu de tems, et j'ai l'honneur d'être, monsieur,</p> + +<p>»Votre très-humble et très-obéissant serviteur,»<br> + +<span class="rig">BYRON.</span><br></p><br> + +<p class="mid">NOTES POUR UN TESTAMENT À GROSSOYER IMMÉDIATEMENT.</p> + +<p class="rig">Newstead-Abbey, 12 août 1811.</p><br><br> + +<p>«Le domaine de Newstead à substituer, après certaines déductions, à +George Anson Byron, héritier légitime du titre, ou à la personne +quelconque qui s'en trouvera héritière légitime au décès de Lord Byron. +La propriété de Rochdale à vendre en tout ou en partie, suivant le +chiffre des dettes et legs du présent Lord Byron.</p> + +<p>»À Nicolo Giraud, d'Athènes, sujet français, mais né en Grèce, la somme +de 7,000 livres sterl. pour être payée, à l'époque de sa majorité, audit +Nicolo Giraud, habitant Athènes et Malte en 1810, et ce sur la vente de +telles parties de Rochdale, Newstead et autres propriétés, suivant que +besoin sera.</p> + +<p>»À William Fletcher, Joseph Murray et Démétrius Zograffo<a id="footnotetag158" name="footnotetag158"></a> +<a href="#footnote158"><sup class="sml">158</sup></a>, natif de +Grèce, domestiques, la somme de 50 livres sterl. pendant leur vie. De +plus, audit William Fletcher, le moulin de Newstead, à condition qu'il +en paiera la rente, mais sans être soumis au caprice du propriétaire. À +Robert Rushton, la somme de 50 livres sterling de rente viagère; plus, +une autre somme de 1,000 liv. sterl. le jour qu'il atteindra l'âge de +vingt-cinq ans.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote158" +name="footnote158"><b>Note 158: </b></a><a href="#footnotetag158"> +(retour) </a> Si les gazettes ne mentent pas, ce qu'elles font + généralement, Démétrius Zograffo, d'Athènes, est à la tête de + l'insurrection de ce pays. Il a été mon domestique pendant + les années 1809, 1810, 1811 et 1812, avec quelques + interruptions, car je le laissai en Grèce quand je passai à + Constantinople; il m'accompagna en Angleterre, en 1811, et + retourna dans son pays au printems de l'année suivante. C'est + un homme habile, quoiqu'il n'eût pas l'air entreprenant; mais + ce sont les circonstances qui nous font ce que nous sommes. + Ses deux fils, alors au berceau, s'appelaient Miltiade et + Alcibiade; puisse le présage être favorable!<br> + <span class="rig">(<i>Journal autographe de Byron</i>.)</span><br> +</blockquote> + +<p>»À John Hanson, esq., la somme de 2,000 liv. sterling.</p> + +<p>»Ce qui pourra être dû à S.B. Davies, esq., devra lui être payé dès +qu'il en aura fourni la note.</p> + +<p>»Le corps de Lord Byron sera enseveli dans le caveau du château de +Newstead, sans aucune cérémonie ou service funèbre, et sans aucune +inscription, si ce n'est celle de son nom et de son âge. Les restes de +son chien ne seront pas pour cela enlevés du dit caveau.</p> + +<p>»Ma bibliothèque et mes meubles de toute espèce sont légués à mes amis +et exécuteurs John Carn Hobbouse et S.B. Davies. En cas de décès des +susdits, je nomme pour mes exécuteurs le révérend J. Becher, de +Southwell, Nottinghamshire, et R. C. Dallas, Esq. de Montake Surrey.</p> + +<p>»Le produit de la vente de Wymondham dans le Norfolkshire, et des +propriétés de la feue Mrs. Byron en Écosse, sera employé au paiement de +mes dettes et de mes legs.»</p> + +<p>En envoyant une copie du testament rédigé d'après les instructions de +Lord Byron, le procureur avait accompagné quelques-unes des clauses de +questions marginales, appelant l'attention de son noble client sur +certaines choses qui lui semblaient impropres ou douteuses. Comme les +courtes, mais énergiques réponses de Byron, sont parfaitement empreintes +de l'originalité de son caractère, nous allons donner ici quelques-unes +de ces clauses avec les questions et les réponses qui s'y rapportent.</p> + +<p>«Ceci est la dernière volonté et le testament de moi, le très-honorable +Georges-Gordon Lord Byron, Baron Byron de Rochdale, dans le comté de +Lancaster. Je veux que mon corps soit enterré dans le caveau du jardin +de Newstead, sans aucune cérémonie, ni aucun service funèbre quelconque. +Qu'on ne place aucune inscription sur mon tombeau, sauf une tablette +portant mon nom et mon âge. Je veux de plus qu'on ne retire pas du dit +caveau les restes de mon chien fidèle. Je me confie à l'affection de mes +exécuteurs pour l'accomplissement de cette volonté, à laquelle je tiens +d'une manière toute particulière.»</p> + +<p>»--On demande à Lord Byron s'il ne vaudrait pas mieux supprimer +entièrement cette clause relative aux funérailles. La substance pourrait +en être renfermée dans une lettre de Sa Seigneurie à ses exécuteurs, et +jointe au testament, lequel porterait alors que les funérailles auraient +lieu en la manière que Sa Seigneurie l'aurait ordonné par une lettre <i>ad +hoc</i>, ou, à défaut d'une telle lettre, à la discrétion de ses +exécuteurs.»</p> + +<p>»--Il faut que cela reste.»<br> + +<span class="rig">BYRON.</span><br></p> + +<p>»Je veux, et j'ordonne formellement que toutes les sommes que ledit S. +B. Davies pourrait avoir à répéter sur moi, soient payées intégralement, +aussitôt que possible, après mon décès, dès qu'il aura prouvé la nature +et le montant de la dette (par témoins ou autrement, à la satisfaction +de mes exécuteurs ci-dessus nommés)<a id="footnotetag159" name="footnotetag159"></a> +<a href="#footnote159"><sup class="sml">159</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote159" +name="footnote159"><b>Note 159: </b></a><a href="#footnotetag159"> +(retour) </a> Les mots placés ici entre deux traits avaient été + biffés à la plume par Lord Byron.</blockquote> + +<p>»--Si M. Davies a quelques comptes non réglés avec Lord Byron, cette +circonstance est une raison de ne le point nommer exécuteur; chaque +exécuteur étant en état de se payer par ses propres mains sans consulter +ses co-exécuteurs.»</p> + +<p>»--Tant mieux... Si la chose est possible, qu'il soit l'un des +exécuteurs.»<br> + +<span class="rig">BYRON.</span><br></p> + +<p>Les deux lettres suivantes contiennent de nouvelles instructions sur le +même sujet.</p> +<br><br> +<h3>LETTRE LVIII.</h3> + +<h4>À M. BOLTON.</h4> + +<p class="rig">Newstead-Abbey, 16 août 1811.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Monsieur</span>,</p> + +<p>«J'ai répondu en marge à vos questions<a id="footnotetag160" name="footnotetag160"></a> +<a href="#footnote160"><sup class="sml">160</sup></a>. Mon intention est que l'on +accorde à M. Davies tout ce qu'il croira devoir répéter, et de plus +qu'il soit l'un de mes exécuteurs. Je désire que le testament soit, s'il +est possible, écrit de manière à prévenir toute espèce de discussion +après ma mort, et c'est ce sur quoi je m'en repose sur vous comme homme +de loi et homme d'honneur.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote160" +name="footnote160"><b>Note 160: </b></a><a href="#footnotetag160"> +(retour) </a> En énumérant dans cette clause le nom et la + demeure des exécuteurs, le procureur avait laissé des blancs + pour les noms de baptême des exécuteurs; Lord Byron les ayant + tous remplis, excepté celui ou ceux de M. Dallas, écrivit en + marge: «J'ai oublié le nom de baptême de Dallas... il n'y a + qu'à le retrancher.»</blockquote> + +<p>»Quant à la manière simple dont je veux qu'on dispose de ma <i>carcasse</i>, +je veux que l'on s'y conforme absolument; cela aura, du moins, +l'avantage de sauver bien du trouble et de la dépense. En outre, ce qui +est de peu de conséquence pour moi, mais qui pourra calmer la conscience +des survivans, le jardin est <i>terre consacrée</i>. Cet article est copié +mot à mot de mon premier testament, et les changemens opérés dans +d'autres sont la suite de la mort de Mrs. Byron.</p> + +<p>»J'ai l'honneur d'être votre très-humble et très-obéissant serviteur,»<br> + +<span class="rig">BYRON.</span><br></p> +<br><br> +<h3>LETTRE LVIII.</h3> + +<h4>À M. BOLTON.</h4> + +<p class="rig">Newstead-Abbey, 20 août 1811.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Monsieur</span>,</p> + +<p>«Les témoins seront pris parmi mes fermiers, et je serai charmé de vous +recevoir le premier jour qui vous sera convenable. J'ai oublié de +mentionner qu'il faut spécifier par codicille, ou autrement, que mon +corps ne devra, sous aucun prétexte, être enlevé de la place où je yeux +qu'il soit déposé. Que si quelqu'un de mes successeurs au titre, soit +par bigoterie, soit autrement, voulait déranger ma carcasse, un tel +procédé devra être suivi de la perte du domaine, qui, dans ce cas, +serait dévolu à ma sœur l'honorable Augusta Leigh ou à ses ayant-cause, +aux mêmes conditions.</p> + +<p>«»J'ai l'honneur d'être, Monsieur, etc.»<br> + +<span class="rig">BYRON.</span><br></p> + +<p>En conséquence de cette dernière lettre, une condition provisionnelle +fut insérée dans le testament. Il y fut aussi, le 28 du même mois, +ajouté un codicille par lequel il révoque la donation précédemment faite +de «ses meubles meublans, bibliothèque, tableaux, sabres, montres, +argenterie, linge, bijoux, etc., et autres effets mobiliers, excepté +l'argent et les valeurs en portefeuille, qui se trouveraient dans la +maison et propriété de Newstead au jour de son décès, et lègue le tout +(excepté le vin et les autres spiritueux) à ses amis lesdits J. C. +Hobhouse, J. B. Davies et Francis Hodgson, ses exécuteurs, etc. Il lègue +le vin et les liqueurs spiritueuses qui se trouveront dans les caves et +autres parties de Newstead, à son ami ledit J. Becher, pour son usage +particulier. Priant collectivement et individuellement les susnommés de +vouloir bien accepter leur dit legs respectif, comme un gage de son +amitié.»</p> + +<p>On ne saurait se défendre d'un intérêt douloureux à la lecture des +lettres suivantes, écrites lorsque ses dernières pertes étaient encore +toutes récentes.</p> +<br><br> +<h3>LETTRE LIX.</h3> + +<h4>À M. DALLAS.</h4> + +<p class="rig">Newstead-Abbey, 12 août 1811.</p><br><br> + +<p>«Que la paix soit avec les morts! Le regret ne saurait les réveiller. +Après avoir donné un soupir à ceux qui ont quitté cette vie, +reprenons-en les ennuyeuses occupations, dans la certitude où nous +sommes que nous aussi nous aurons un jour notre repos. Outre celle qui +m'avait donné l'existence, j'ai perdu la plus grande partie de ceux qui +me la rendaient supportable. Le meilleur ami de mon ami Hobhouse, +Matthews, homme d'un rare mérite, l'ornement de notre petit cercle, a +péri misérablement dans les eaux fangeuses de la Cam, toujours fatales +au génie. Mon pauvre camarade d'école, Wingfield, est mort à Coimbre. En +voilà trois dans l'espace d'un mois; j'avais reçu des nouvelles de tous +trois, mais je n'en ai pas vu un seul. Matthews m'avait écrit le jour +même de sa mort: quoique je regrette vivement sa perte, je suis bien +plus tourmenté pour Hobhouse, je crains bien qu'il n'en perde la raison; +depuis cet événement, les lettres qu'il m'a écrites sont pleines +d'incohérences. Mais allons..., nous passerons un jour ou un autre comme +tout le reste... Le monde est trop plein de ces sortes de choses, et +notre chagrin même est égoïste.</p> + +<p>»J'ai reçu une lettre de vous, à laquelle mes dernières occupations +m'ont empêché de répondre, ainsi qu'il aurait convenu. J'espère que vos +parens et vos amis ne seront pas de sitôt séparés. Je serai charmé de +recevoir une lettre de vous: parlez-moi d'affaires, de sujets communs, +de quelque chose ou de rien, de tout ce que vous voudrez, excepté de la +mort; j'en ai plus que je n'en puis supporter. C'est une chose +étonnante: je regarde sans émotion les quatre crânes que j'ai toujours +sous les yeux dans mon cabinet d'étude, et je ne puis, même par la +pensée, dépouiller de leur enveloppe charnue les traits de ceux que j'ai +connus, sans éprouver une horrible sensation; mais les vers n'y font pas +tant de cérémonie! Sûrement les Romains avaient raison de brûler leurs +morts.</p> + +<p>»Je serai charmé de recevoir de vos nouvelles, et suis votre, etc.»<br> + +<span class="rig">BYRON.</span><br></p> + +<br><br> +<h3>LETTRE LX.</h3> + +<h4>À M. HODGSON.</h4> + +<p class="rig">Newstead-Abbey, 22 août 1811.</p><br><br> + +<p>«Vous avez sans doute appris la mort soudaine de ma mère, celle de +Matthews, celle de Wingfield que je n'ai sue d'une manière bien positive +qu'au moment où je quittais Londres, encore refusais-je d'y croire; tout +cela fait un horrible vide dans mes affections. Ces coups se sont +succédé si rapidement, que je suis comme stupéfait du choc. Quoique je +mange, que je boive, que je parle, que je rie même quelquefois, j'ai +peine à me persuader que je sois éveillé; chaque matin j'acquiers la +triste conviction que tout cela n'est que trop réel. Mais, brisons là, +les morts sont en repos, et seuls ils y sont.</p> + +<p>»Vous partagerez la douleur de ce pauvre Hobhouse: Matthews était le +dieu de son idolâtrie; et si l'intelligence peut élever un homme +au-dessus de ses semblables, nul ne pouvait lui refuser cette +prééminence. Je le connaissais très-intimement, et l'estimais en +proportion; mais je retombe encore... Allons, parlons de la vie et des +vivans.</p> + +<p>«Si vous vous sentiez disposé à venir ici, vous y trouveriez «du bœuf, +du feu de charbon de terre» et du vin qui n'est pas sans quelque mérite. +Si vous y trouverez les deux autres nécessités d'un Anglais, suivant +Otway, je ne saurais en répondre, mais probablement une des deux. +Faites-moi savoir quand je pourrai vous attendre, afin que je vous +tienne au courant de mes allées et de mes venues.....</p> + +<p>«Davies est venu ici; il m'a invité à passer une semaine à Cambridge +dans le mois d'octobre, de sorte que nous pourrions d'aventure nous +rencontrer le verre à la main. Sa gaîté contre laquelle la mort ne peut +rien, m'a rendu bien service; mais après tout, nos éclats de rire +n'étaient pas francs.</p> + +<p>«Vous m'écrirez? Je suis seul, voilà la première fois que la solitude +m'est pénible. Votre anxiété, à propos de la critique sur le livre de +***, est amusante; comme elle est anonyme, elle est de peu de +conséquence. Je voudrais qu'elle eût amené un peu plus de confusion, car +j'aime les malices littéraires. Ne faites-vous rien? N'écrivez-vous +rien? N'imprimez-vous rien? Pourquoi ne continuez-vous pas votre satire +sur le méthodisme? Ce sujet, en supposant même que le public fût aveugle +sur le mérite littéraire, ferait merveille. Outre que pour un homme qui +se destine au diaconat, il n'y aurait pas de mal de prouver son +orthodoxie, sérieusement parlé, je désirerais vivement vous voir mieux +apprécié. Je dis <i>sérieusement</i>, parce qu'étant auteur moi-même, on +pourrait soupçonner mon humanité. Croyez-moi, pour toujours, mon cher +Hodgson, votre, etc.»</p> +<br><br> +<h3>LETTRE LXI.</h3> + +<h4>A M. DALLAS.</h4> + +<p class="rig">Newstead, 21 août 1811.</p><br><br> + +<p>«Votre lettre me fait honneur de plus de sensibilité que je n'en +possède; quoique je me trouve suffisamment malheureux, je suis cependant +sujet à une sorte de joie hystérique, ou plutôt de rire sans gaîté, dont +je ne puis me rendre compte, et que je ne saurais surmonter; et +cependant je ne m'en sens pas soulagé: une personne indifférente me +croirait dans les meilleures dispositions du monde. «Il faut oublier +toutes ces choses,» et avoir recours à toutes nos jouissances +d'égoïstes, ou plutôt à notre égoïsme, source de nos jouissances. Je ne +crois pas retourner à Londres immédiatement; j'accepterai donc sans +cérémonie ce que vous m'avez obligeamment offert, votre médiation entre +Murray et moi. Je ne crois pas qu'il soit convenable d'y mettre mon nom. +Observez que ma maudite satire sera cause que les critiques anglais et +écossais vont se déchaîner sur le <i>Pélerinage</i>. Mais n'importe; si +Murray insiste, et que vous soyez d'accord avec lui, j'en aurai le +courage. Que le titre porte donc: «Par l'auteur des <i>Poètes anglais et +des Journalistes écossais</i>.» Mes remarques sur la langue romaïque, qui +devaient accompagner mes <i>Imitations d'Horace</i>, se joindront tout +naturellement à cet ouvrage, avec lequel elles ont plus de rapport, +ainsi que les petits poèmes que j'ai maintenant en portefeuille, et +quelques autres déjà publiés dans les <i>Mélanges</i>. J'ai trouvé dans les +papiers de ma pauvre mère toutes mes lettres de l'Orient, et en +particulier une assez longue sur l'Albanie; j'en pourrai, au besoin, +tirer le sujet d'une note ou deux. Comme je n'avais point de journal, +ces lettres écrites sur les lieux sont tout ce que je puis désirer de +mieux. Nous en reparlerons quand tout le reste sera définitivement +arrangé.</p> + +<p>«Murray a-t-il montré l'ouvrage à quelqu'un? Il en est bien le maître; +mais je ne veux pas de suffrages mendiés ou surpris. Il y a +naturellement certaines petites choses que je voudrais changer. +Peut-être ferait-on aussi bien de retrancher deux stances bouffonnes sur +le dimanche à Londres. Je dois singulièrement éviter d'identifier mon +caractère avec celui de <i>Childe Harold</i>, et c'est en vérité une seconde +objection pour l'impression de mon nom sur le titre. Quand vous serez +convenu du tems, du format, du caractère, etc., faites-moi l'honneur +d'une réponse. Je vous donne une peine infinie, et que tous mes +remercîmens ne sauraient jamais reconnaître. J'avais mis en tête du +manuscrit une sorte d'apologie en prose de mon scepticisme; mais comme, +toute réflexion faite, je trouve qu'elle a plutôt l'air d'une attaque +que d'une défense, je crois qu'il serait peut-être mieux de la +retrancher.... Voyez, et jugez. Je crains que Murray ne se fasse quelque +mauvaise affaire avec les dévots; je ne puis qu'y faire; je souhaite +cependant qu'il s'en tire pour le mieux. Quant à moi, «j'ai été abreuvé +de critiques, et j'en ai eu tout mon soûl,» et je ne pense pas que «le +plus épouvantable traité» puisse mouvoir et faire hérisser sur ma tête +«ma toison de cheveux», jusqu'à ce que «la forêt de Birnam vienne au +château de Dunsinane<a id="footnotetag161" name="footnotetag161"></a> +<a href="#footnote161"><sup class="sml">161</sup></a>». Je continuerai à vous écrire de tems en +tems, et j'espère que vous me rendrez lettre pour lettre. Comment Pratt +se tire-t-il des œuvres posthumes de Joe Blackett? Vous avez tué ce +pauvre homme-là entre vous, en dépit de votre ami l'Ionien et de moi qui +voulions le sauver des griffes de Pratt. Poésie, pauvreté pendant la +vie, oubli après la mort! Cruel patronage! de ruiner un homme, en +l'arrachant à son état. Mais enfin c'est un merveilleux sujet de +souscription et de biographie; et Pratt, qui tire le meilleur parti de +ses dédicaces, a déjà dédié son livre à cinq grandes familles au moins.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote161" +name="footnote161"><b>Note 161: </b></a><a href="#footnotetag161"> +(retour) </a> Imitation burlesque du <i>Macbeth</i> de Shakspeare. +<span class="rig">(<i>N. du Tr.</i>)</span><br> +</blockquote> + +<p>«Je suis fâché que vous n'aimiez pas Harry White; avec beaucoup de +jargon religieux qui, par parenthèse, l'a tué, quoique sincère, comme +vous avez tué Joe Blackett, certes il y avait en lui de la poésie et du +génie. Je ne dis pas cela pour ma comparaison et mes rimes; mais il +était incontestablement au-dessus de tous les Bloomfields, les +Blacketts, et tous ces autres savetiers que Lofft et Pratt ont enlevés +ou enlèveront à leur état pour les faire entrer au service de la presse. +Vous excuserez tout le décousu de cette lettre; j'écris je ne sais quoi +pour me dérober à moi-même. Hobhouse est parti pour l'Irlande. M. Davies +est passé par ici en se rendant à Harrowgate.</p> + +<p>»Vous ne connaissiez pas Matthews; c'était un homme d'un talent +extraordinaire; il en a fait preuve à Cambridge, en gagnant, sur les +plus habiles candidats, plus de prix et de <i>fellowships</i> qu'aucun gradué +ne l'ait encore fait, de mémoire d'homme. Mais c'était un athée bien +décidé et bien connu pour tel; car il proclamait ses principes dans +toutes les sociétés. Je le connaissais beaucoup; sa mort laisse dans mon +cœur un vide qui ne sera pas aisément rempli: pour Hobhouse, il ne s'en +consolera jamais. Écrivez-moi, et croyez-moi, etc.»</p> +<br><br> +<h3>LETTRE LXII.</h3> + +<h4>À M. MURRAY.</h4> + +<p class="rig">Newstead-Abbey, 23 août 1811.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Monsieur</span>,</p> + +<p>«Un chagrin domestique, la mort d'un parent très-proche, m'a jusqu'ici +empêché d'entrer en correspondance avec vous sur ce qui fait le sujet de +cette lettre. Mon ami, M. Dallas, a mis entre vos mains le manuscrit +d'un poème écrit par moi en Grèce, et me dit que vous n'avez point +d'objections contre sa publication; mais il m'apprend aussi que vous +désireriez soumettre l'ouvrage à M. Gifford. Certes, nul ne désirerait +plus que moi profiter des observations dont il pourrait peut-être +m'honorer; mais il y a dans une démarche de ce genre une sorte de quête +d'éloges qui répugne à mon orgueil, ou de quelque autre nom qu'il vous +plaise d'appeler le sentiment qui me force à m'y refuser. Non-seulement +M. Gifford est le premier de nos poètes satiriques, mais il est encore +l'éditeur de nos principales <i>Revues</i>, et comme tel, l'homme du monde +dont je voudrais le moins avoir l'air de prévenir la critique par de +petits moyens, quoique en effet je la redoute beaucoup. Vous voudrez +donc bien garder le manuscrit entre vos mains, ou s'il faut absolument +qu'il soit montré à quelqu'un, envoyez-le à un autre. Quoique je ne sois +pas très-patient de la censure, je serais, comme un autre, charmé de +recevoir le peu d'éloges que mes vers peuvent mériter; mais à coup sûr +je ne veux pas les extorquer par d'humbles sollicitations, et en faisant +passer mon manuscrit à la ronde. Je suis persuadé qu'avec un peu de +réflexion vous verrez que je n'ai pas tort.</p> + +<p>«Si vous vous déterminez à publier, j'ai aussi quelques petits poèmes +inédits, quelques notes, et une courte dissertation sur la littérature +grecque moderne, écrite à Athènes, qui pourront être places à la fin du +volume. Si la pièce dont il s'agit ici venait à réussir, j'ai intention +de publier plus tard un choix de mon premier recueil, ma satire, une +autre de la même longueur, et quelques autres petites choses; le tout +joint au manuscrit que vous avez maintenant entre les mains pourrait +former deux volumes. Nous aurons le tems d'en reparler. Je vous serais +obligé de me faire connaître la détermination que vous aurez prise.</p> + +<p>«Je suis, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur,»<br> + +<span class="rig">BYRON.</span><br></p> +<br><br> +<h3>LETTRE LXIII.</h3> + +<h4>A M. DALLAS.</h4> + +<p class="rig">Newstead-Abbey, 25 août 1811.</p><br><br> + +<p>«Comme heureusement j'ai mon franc-couvert<a id="footnotetag162" name="footnotetag162"></a> +<a href="#footnote162"><sup class="sml">162</sup></a>, je ne me fais point +scrupule de vous accabler de griffonnage; depuis dix jours je vous ai +envoyé de véritables paquets. Je suis ici comme un ermite; je ne crois +pas que mon agent puisse m'accompagner à Rochdale avant la seconde +semaine de septembre, délai qui me contrarie fort; car je voudrais que +cette affaire fût finie, et serais bien aise de me livrer à quelque +occupation. Je vous envoie des exordes, des annotations, etc., pour +notre futur in-quarto, si tant est qu'in-quarto il doive y avoir. J'ai +aussi écrit à M. Murray, lui exposant les raisons qui me font ne pas +consentir à ce qu'il envoie mon manuscrit à Juvénal<a id="footnotetag163" name="footnotetag163"></a> +<a href="#footnote163"><sup class="sml">163</sup></a>, mais lui +permettant de le montrer à quelque autre personne du métier qu'il pourra +lui être agréable. Hobhouse est sous presse, de manière que, lui en +prose, et moi en vers, nous tirons passablement à vue sur la patience et +le papier-monnaie du public. Ce n'est pas tout; mes <i>Imitations +d'Horace</i> attendent leur tour pour s'imprimer chez Cawthorn, mais je +suis encore incertain sur le <i>quand</i> et le <i>comment</i>, le simple ou le +double, le présent et le futur. Il faut que vous excusiez tout ce +bavardage; car dans ce manoir isolé je n'ai rien à dire, si ce n'est de +moi-même, et je serais charmé de pouvoir parler de....., ou penser à +quelque autre chose que ce soit.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote162" +name="footnote162"><b>Note 162: </b></a><a href="#footnotetag162"> +(retour) </a> Pendant la durée des sessions, les membres des + deux chambres ont leur couvert libre, tant pour les lettres + qu'ils écrivent que pour celles qu'ils reçoivent.<br> + <span class="rog">(<i>N. du Tr.</i>)</span><br> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote163" +name="footnote163"><b>Note 163: </b></a><a href="#footnotetag163"> +(retour) </a> M. Gifford.</blockquote> + +<p>«Qu'est-ce que vous allez faire? Pensez-vous à percher dans le +Cumberland, comme vous en aviez l'idée, quand j'étais dans la métropole! +Si vous avez le goût de la retraite, que ne prenez-vous «la chaumière de +l'amitié» de miss ***, dernière résidence du savetier Joe Blackett, de +la mort duquel vous et les autres répondrez un jour? «Sa fille +orpheline» (pathétique Pratt!) ne saurait manquer de devenir une Sapho +cordonnière. N'avez-vous pas de remords? Je crois que l'élégante épître +à miss Dallas devrait être gravée sur le cénotaphe que miss *** veut +consacrer à sa mémoire.</p> + +<p>«Les journaux semblent désappointés de ce que Sa Majesté ne meurt pas et +s'occupe à quelque chose de mieux. Je présume que tout est fini +maintenant. Si le parlement reprend ses séances en octobre, je me +rendrai à Londres pour y assister. Je suis aussi invité à Cambridge pour +le commencement de ce mois, mais il faut d'abord que j'aille faire une +course à Rochdale. Maintenant que Matthews est mort et que Hobhouse est +en Irlande, à l'exception de celui qui m'y appelle, à peine me +reste-t-il un ami à Cambridge pour me venir prendre la main à mon +arrivée. A vingt-trois ans, me voilà resté presque seul, que sera-ce +donc à soixante-dix! Il est vrai que je suis jeune et que je puis +commencer de nouvelles liaisons; mais avec qui me rappellerai-je ces +scènes joyeuses de la première partie de la vie? C'est une chose +étrange, combien peu de mes amis sont morts d'une mort tranquille! je +veux dire dans leur lit. Une vie tranquille est de bien plus grande +conséquence. Mais on aime mieux se quereller et se heurter que +<i>bailler</i>. Ce mot m'avertit qu'il est tems de vous débarrasser de votre +bien affectionné, etc.</p> +<br><br> +<h3>LETTRE LXIV.</h3> + +<h4>A M. DALLAS.</h4> + +<p class="rig">Newstead-Abbey, 27 août 1811.</p><br><br> + +<p>«J'étais si sincère dans ma note sur feu Charles Matthews, et je me sens +si totalement incapable de rendre justice à ses talens, que le passage +doit subsister par la raison même que vous alléguez pour me le faire +supprimer. Tous les hommes que j'ai connus ne sont que des pygmées +auprès de lui. C'était un géant intellectuel. Il est vrai que j'aimais +Wingfield plus encore: c'était mon plus ancien camarade et le plus cher, +un de ces hommes peu nombreux qu'on ne saurait jamais se repentir +d'avoir aimés; mais sous le rapport de la capacité... Ah! vous ne +connaissiez pas Matthews!</p> + +<p>«<i>Childe Harold</i> peut attendre, et ce sera tant mieux; les livres n'en +sont jamais plus mauvais pour avoir été retardés dans leur publication. +Ainsi, vous avez chez vous notre héritier, Georges Anson Byron, et sa +sœur. .........................................................................................................................................</p> + +<p>«Dites tout ce que vous voudrez, mais vous êtes l'un des <i>meurtriers</i> de +Blackett, et cependant vous ne voulez pas avouer le génie d'Harry White. +Mettant à part sa bigoterie, il mérite certainement d'être placé près de +Chatterton. Il est étonnant combien peu il était connu! et, à Cambridge, +personne ne pensait à lui, ne parlait de lui, jusqu'à ce que la mort +l'ait rendu indifférent à sa gloire posthume. Pour ma part, j'eusse été +fier d'être lié avec lui; ses préjugés mêmes étaient respectables. Il y +a à Granta un poète épique en herbe, un M. Townsend, protégé du feu duc +de Cumberland. Avez-vous jamais entendu parler de son <i>Armageddon</i>? Je +crois que son plan (pour l'homme, je ne le connais pas) a quelque chose +de sublime; bien que dans vos idées, à vous autres Nazaréens, il y ait +trop de hardiesse à vouloir créer à l'avance <i>Le Dernier Jour</i>. Cela a +l'air de vouloir dire au Seigneur ce qu'il doit faire, et pourrait +rappeler à quelque lecteur malévole ce vers:</p> + +<p class="mid">Des sots se précipitent où les anges ne marchent qu'en + tremblant.</p> + +<p>»Je ne veux point lui faire de chicanes, d'autres lui en feront, et il +pourrait bien voir après ses talons tous les agneaux de Jacob Behmen. +Quoi qu'il en soit, j'espère qu'il s'en tirera à son honneur, encore +qu'il doive rencontrer Milton en son chemin.</p> + +<p>»Écrivez-moi, je suis fou de bavardages; saluez pour moi Ju..., et +donnez pour moi une poignée de main à Georges; mais prenez garde, il a +une vilaine patte marine.</p> + +<p>»<i>P. S.</i> J'inviterais volontiers Georges à venir ici, mais je ne sais +comment l'amuser; j'ai vendu tous mes chevaux à mon départ d'Angleterre, +et je n'ai pas encore eu le tems de les remplacer. Cependant, s'il veut +venir chasser en septembre, il sera le bienvenu, mais il faudra qu'il +apporte un fusil; j'ai donné tous les miens à Ali Pacha, et à d'autres +Turcs. J'ai des chiens, un garde, beaucoup de gibier, un grand domaine, +un lac, un bateau, un logement et du bon vin à son service.»</p> +<br><br> +<h3>LETTRE LXV.</h3> + +<h4>À M. MURRAY.</h4> + +<p class="rig">Newstead-Abbey, 5 septembre 1811.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Monsieur</span>,</p> + +<p>«Il paraît que le tems est passé où, comme le disait le docteur Johnson, +un homme était sûr d'apprendre la vérité de son libraire; vous m'avez +fait tant de complimens qu'à moins d'être le dernier écrivassier du +monde, je devrais m'en tenir pour offensé. Mais puisque je les accepte +ces complimens tels qu'ils sont, il est bien juste que j'aie aussi +beaucoup d'égards pour vos objections, d'autant plus que je les crois +fondées. Quant aux parties politique et métaphysique, je crains de n'y +pouvoir rien changer; j'ai de grandes autorités pour justifier mes +erreurs sur ce point, car l'<i>Énéide</i> elle-même était un poème +<i>politique</i> et écrit dans un but <i>politique</i>. Quant à mes malheureuses +opinions sur des sujets plus importans, j'ai été trop sincère en les +émettant pour songer à chanter la palinodie. J'ai dit ce que j'avais vu +pour ce qui touche les affaires d'Espagne, et je crois que l'honnête +John Bull commence à revenir de l'ivresse où l'avait plongé la retraite +de Masséna, conséquence ordinaire de <i>succès extraordinaires</i>. Vous +voyez donc que je ne puis altérer les pensées; mais si dans l'expression +et la forme des vers, il y a quelque chose que vous désiriez changer, je +puis rajuster des rimes, et retourner des stances autant qu'il vous +plaira. Quant aux <i>Orthodoxes</i>, espérons qu'ils achèteront l'ouvrage +pour en dire du mal, alors vous leur pardonnerez l'intention en faveur +du résultat immédiat. Vous savez que rien de ce qui sort de ma plume ne +saurait être épargné, pour plusieurs bonnes raisons; ainsi donc, encore +que cet ouvrage soit d'une nature tout-à-fait différente du premier, +nous ne devons pas nous livrer à de trop belles espérances.</p> + +<p>»Vous ne m'avez point fait de réponse à ma question; dites-moi +franchement, avez-vous montré le manuscrit à quelqu'un de votre corps? +J'ai envoyé une stance d'introduction à M. Dallas pour vous être remise, +et sans laquelle le poème commençait d'une manière trop brusque. Il vaut +mieux numéroter les stances en chiffres romains. J'ai des <i>Recherches +sur la littérature grecque moderne</i> et quelques autres petits poèmes qui +se placeront à la fin. Je les ai ici, et je vous les enverrai en tems +opportun. Si M. Dallas a perdu la stance et la note qui y était annexée, +écrivez-le-moi, et je vous les enverrai directement. Vous me dites +d'ajouter deux chants, mais je dois visiter mes <i>charbonniers</i> du +Lancashire, le 15 courant, et c'est une occupation si anti-poétique que +je n'ai pas besoin de vous en dire davantage.</p> + +<p>»Je suis, Monsieur, votre très-obéissant, etc.»</p> + +<p>Les manuscrits de ces deux poèmes ayant été, bien contre sa volonté, +montrés à M. Gifford, voici l'opinion de ce gentleman, rapportée par M. +Dallas: «Il a parlé très-avantageusement de votre satire; mais quant à +votre poème (<i>Childe Harold</i>), non-seulement il a dit que c'était ce que +vous aviez écrit de mieux, mais il le prétend au moins égal à quoi que +ce soit qu'on ait publié depuis le commencement de ce siècle.»</p> +<br><br> +<h3>LETTRE LXVI.</h3> + +<h4>À M. DALLAS.</h4> + +<p class="rig">Newstead-Abbey, 7 septembre 1811.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Monsieur</span>,</p> + +<p>«Comme Gifford a toujours été pour moi mon <i>magnus Apollo</i>, des éloges +tels que ceux que vous mentionnez me sont naturellement plus précieux +que <i>tout l'or vanté de Bolcara</i>, que <i>toutes les pierres précieuses de +Samarkand</i>. Mais je suis fâché que le manuscrit lui ait été montré, et +je l'avais écrit à Murray, croyant qu'il en était tems encore.</p> + +<p>»Pour répondre à votre objection sur l'expression de <i>ligne centrale</i>, +je vous dirai seulement qu'avant que Childe Harold quittât l'Angleterre, +son intention arrêtée était de traverser la Perse et de revenir par les +Indes, ce qu'il n'aurait pu faire sans passer la ligne équinoxiale.</p> + +<p>»Quant aux autres erreurs dont vous parlez, il faudra que je les corrige +au fur et à mesure pendant l'impression. Je me sens très-honoré du désir +qu'ont bien voulu exprimer des personnes aussi distinguées de me voir +continuer mon poème; mais pour cela, il faut que je retourne en Grèce et +en Asie; il me faut un soleil plus chaud et un ciel sans nuages; on ne +saurait décrire de telles scènes au coin d'un feu de charbon de terre. +J'avais projeté un chant additionnel quand j'étais dans la Troade et à +Constantinople, et, si je revoyais ces lieux-là, je pourrais continuer: +mais au milieu des circonstances et des sensations actuelles je n'ai ni +harpe, ni cœur, ni voix pour aller en avant. Je sens que vous avez tous +raison quant à la partie métaphysique; mais je sens aussi que je suis +sincère, et que si je ne devais écrire que <i>ad captandum vulgus</i>, autant +vaudrait publier tout de suite un <i>Magazine</i> ou filer langoureusement +des chansonnettes pour le +Wauxhall.<br>......................................................................................................................................................</p> + +<p>»Mon ouvrage réussira comme il pourra. Je sais que j'ai tout contre moi, +des poètes irrités et des préjugés; mais si le poème est <i>un poème</i>, il +surmontera ces obstacles, <i>sinon</i> il mérite son sort. J'ai lu l'ode de +votre ami; ce ne serait pas lui faire grand compliment de lui dire +qu'elle est bien supérieure à celle de S***, sur le même sujet. C'est +évidemment l'ouvrage d'un homme de goût et d'un poète, et cependant je +ne pourrais dire qu'elle soit tout-à-fait égale à ce qu'on avait droit +d'attendre de l'auteur des <i>Horæ Ionicæ</i>. Je vous en remercie, et c'est +plus que je n'en voudrais dire d'aucune autre des odes qu'on nous donne +aujourd'hui. Je suis bien sensible aux vœux que vous formez pour moi, et +j'en ai grand besoin. Ma vie entière a été en opposition aux convenances +sociales pour ne pas dire à la décence. Mes affaires sont embarrassées, +mes amis sont morts ou loin de moi, et mon existence n'est plus qu'un +désert aride. Dans Matthews j'ai perdu un guide, un philosophe, un ami; +dans Wingfield un ami seulement, mais un ami que j'aurais désiré +accompagner dans son long voyage.</p> + +<p>»Matthews était, en effet, un homme extraordinaire; jamais un étranger +n'aurait pu concevoir un tel génie; le cachet de l'immortalité était +empreint sur tout ce qu'il disait, sur tout ce qu'il faisait: et +maintenant que reste-t-il de lui? Quand nous voyons de ces hommes +disparaître, de ces hommes qui semblaient avoir été créés pour montrer +tout ce que le créateur pourrait faire de ses créatures; quand nous les +voyons réduits en poussière avant que le tems n'ait mûri leur génie qui +eût pu être l'orgueil de la postérité, que devons-nous en conclure? Pour +ma part, ma raison s'y perd. Il était beaucoup pour moi, il était tout +pour Hobhouse. Mon pauvre Hobhouse idolâtrait Matthews. Moi je l'aimais +moitié moins que je ne le respectais; j'étais tellement convaincu de sa +supériorité infinie, que quoique je ne lui portasse pas envie, je +restais devant lui dans une sorte d'admiration stupéfaite. Lui, +Hobhouse, Davis et moi nous formions un petit cercle à Cambridge et +ailleurs. Davis est un homme d'esprit et un homme du monde; il ressent +la perte que nous avons faite, autant qu'un homme de ce caractère peut +la ressentir; mais il n'en est pas aussi affecté qu'Hobhouse. Davis, qui +n'est point écrivain, nous a toujours battus dans une guerre de mots; +son talent de conversation nous amusait en même tems qu'il nous +imposait. Hobhouse et moi, avions toujours le dessous contre les deux +autres, et Matthews lui-même était obligé de céder devant la vivacité +toute puissante de Davis. Mais je vous parle là d'hommes et de jeunes +gens, comme si tout cela était de nature à vous intéresser.</p> + +<p>»J'attends le retour de mon agent vers le 14, pour me rendre avec lui +dans le Lancashire, où tout le monde me dit que j'ai une propriété qui +n'est pas à dédaigner, consistant en mines de charbon de terre, etc. Mon +intention est d'accepter ensuite une invitation, à Cambridge, en +octobre, et peut-être irai-je jusqu'à Londres. J'ai quatre invitations +pour quatre villes différentes; mais il faut que je me dévoue tout +entier aux affaires. Je suis complètement seul, comme le prouvent assez +ces lettres longues et ennuyeuses. En relisant votre lettre, je vois que +l'ode est de l'auteur; faites-lui, je vous prie, accepter mes +complimens. Sa muse méritait un sujet plus noble. Vous m'écrirez, je +l'espère, comme à l'ordinaire.</p> + +<p>»Je vous souhaite le bon soir, et suis, etc.»</p> +<br><br> +<h3>LETTRE LXVII.</h3> + +<h4>À M. MURRAY.</h4> + +<p class="rig">Newstead-Abbey, 14 septembre 1811.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Monsieur</span>,</p> + +<p>«Depuis votre dernière lettre j'ai appris de M. Dallas que, contre mon +intention, ainsi qu'il le savait bien, et que vous le savez vous-même, +d'après une lettre que je vous avais écrite tout entière à ce sujet, mon +manuscrit avait été soumis à la lecture de M. Gifford. Quelques +événemens domestiques récens, dont vous avez sans doute connaissance, +m'empêchèrent de vous envoyer ma lettre plus tôt. Je ne pouvais +m'imaginer, en effet, que vous seriez si pressé de jeter mes productions +entre les mains d'un étranger, qui pouvait n'être pas plus satisfait de +les recevoir, que l'auteur de les voir offrir d'une telle manière et à +un tel homme.</p> + +<p>»Mon adresse, quand j'aurai quitté Newstead, sera à Rochdale, +Lancashire; mais je n'ai pas encore fixé le jour de mon départ, j'aurai +soin de vous en tenir averti.</p> + +<p>»Vous m'avez mis dans une situation bien ridicule; mais enfin cela est +passé, nous n'en parlerons pas davantage. Vous paraissez désirer +quelques changemens; s'ils n'ont rien à voir avec la politique ou la +religion, je m'y prêterai avec le plus grand plaisir du monde.</p> + +<p>»Je suis, Monsieur, etc.»</p> +<br><br> +<h3>LETTRE LXVIII.</h3> + +<h4>À M. DALLAS.</h4> + +<p class="rig">Newstead-Abbey, 17 septembre 1811.</p><br><br> + +<p>«Je vous excuse facilement de ne m'avoir point écrit, car j'espère que +vous avez quelque chose de mieux à faire. De votre côté, vous devez me +pardonner de vous importuner si souvent, car, pour le moment, je n'ai +rien à faire qui puisse vous sauver l'ennui de ma correspondance.</p> + +<p>»Je ne puis me fixer à rien, et, à l'exception d'un grand exercice +physique, mes jours se passent dans une indolence uniforme et une +oisiveté insipide. J'ai long-tems attendu, et j'attends encore mon +agent; quand il viendra, j'aurai assez de quoi m'occuper d'affaires peu +agréables, je vous assure. Avant de partir pour Rochdale, je vous dirai +comment vous devez m'écrire, ce sera probablement poste restante. J'ai +reçu de Murray une seconde épreuve que je l'ai prié de vous montrer, +afin que vous voyiez si quelque chose ne me serait pas échappé avant que +l'imprimeur ne jette les fondemens d'une colonne d'<i>errata</i>.</p> + +<p>»Je suis maintenant presque seul, n'ayant avec moi qu'une vieille +connaissance, un vieux camarade d'école, si <i>vieux</i>, en effet, que nous +n'avons presque plus rien de <i>nouveau</i> à nous dire sur aucun sujet, et +que nous bâillons l'un devant l'autre dans une sorte de <i>quiétude +inquiète</i>. Je n'entends pas parler de Cawthorn ou du capitaine Hobhouse +et de leur <i>in-quarto</i>. Dieu prenne pitié du genre humain! Nous fondons +sur lui, comme Cerbère, avec notre triple publication. Pour moi-même, +pris isolément, je me contente de me faire comparer à Janus.</p> + +<p>»Je ne suis pas du tout satisfait que Murray ait montré le manuscrit; et +je suis certain que Gifford doit penser là-dessus, comme moi-même. Ses +éloges ne signifient absolument rien; que pouvait-il dire? Il ne pouvait +pas cracher à la figure de quelqu'un qui l'avait loué de toutes les +manières possibles. Je dois l'avouer, je donnerais tout au monde pour +qu'il fût bien convaincu que je ne suis pour rien dans cette misérable +affaire. Plus j'y pense, plus cela me tourmente; ainsi le meilleur est +de n'en plus parler. C'est déjà assez d'être un écrivassier, sans avoir +recours à de si petits moyens pour extorquer des éloges ou prévenir la +censure. C'est aller au-devant d'un jugement, c'est mendier, se mettre à +genoux devant un homme, c'est l'aduler... Diable, diable, diable! et +tout cela sans mon consentement, et en opposition à ma volonté formelle! +Je voudrais que Murray eût été attaché au <i>cou de Payne</i>, quand il sauta +dans le canal de Padington; dites-lui donc que c'est un réceptacle +convenable pour des éditeurs. Puisque vous pensez à vous fixer à la +campagne, pourquoi ne pas essayer de Nottingham? Je crois qu'il y a là +plusieurs maisons qui vous conviendraient parfaitement, et puis vous +seriez plus près de la métropole; mais nous en reparlerons.</p> + +<p>»Je suis, etc.»</p> +<br><br> +<h3>LETTRE LXIX.</h3> + +<h4>À M. DALLAS.</h4> + +<p class="rig">Newstead-Abbey, 21 septembre 1811.</p><br><br> + +<p>«J'ai montré le cas que je fais de vos observations en me conformant à +presque toutes; j'ai aussi fait, par moi-même, plusieurs corrections sur +la première épreuve. Écrivez-moi, je vous prie; quand j'irai à Lanes, je +vous le ferai savoir. Vous voilà sur mon dos maintenant, ainsi que mon +ami Juvenal Hodgson sur le chapitre de la révélation. Vous ne manquez +pas de ferveur, mais lui c'est un brasier ardent; s'il prend, pour +sauver son ame, la moitié de la peine qu'il se donne pour la mienne, +grande sera sa récompense un jour à venir. Je vous honore et vous +remercie tous deux; mais ni l'un ni l'autre vous ne m'avez convaincu.</p> + +<p>»Maintenant occupons-nous des notes. Outre celles que j'ai déjà +envoyées, j'enverrai encore les observations sur les remarques de ces +messieurs de la <i>Revue d'Édimbourg</i> sur le grec moderne, une chanson +albanaise en langue albanaise <i>et non pas grecque</i>, quelques +échantillons de grec moderne, tirés du Nouveau-Testament, une scène de +l'une des comédies de Goldoni, traduite, le prospectus du livre d'un +ami, tout cela en romaïque, outre leur <i>Pater Noster</i>; vous voyez qu'il +y en aura assez pour ne pas dire trop. Avez-vous reçu les <i>Noctes +atticæ</i>? J'envoie de plus une note sur le Portugal. Hobhouse va bientôt +paraître aussi.»</p> +<br><br> +<h3>LETTRE LXX.</h3> + +<h4>À M. DALLAS.</h4> + +<p class="rig">Newstead-Abbey, 23 septembre 1811.</p><br><br> + +<p>«<i>Lisboa</i> est le mot portugais, et conséquemment le meilleur. +<i>Ulyssipont</i> est pédantesque, et comme j'ai un peu plus haut <i>Hellas</i> et +<i>Eros</i>, cela aurait l'air d'une affectation de termes grecs, que je +désire éviter. J'en ai déjà une quantité effrayante dans mes notes, +comme échantillons de la langue; ainsi donc il faut conserver <i>Lisboa</i>. +Vous avez raison quant aux <i>Imitations d'Horace</i>, il ne faut pas +qu'elles viennent avant le <i>Romaunt</i>; je sais bien que Cawthorn sera +furieux; mais n'importe, arrêtez toujours les <i>Imitations</i>, et puis vous +essaierez si vous pouvez le remettre de bonne humeur, si vous pouvez.</p> + +<p>»J'ai adopté, je crois, la plupart de vos suggestions; <i>Lisboa</i> sera une +exception pour prouver la règle. J'ai envoyé quantité de notes, et j'en +enverrai encore; mais faites-les recopier, je vous prie, car le diable +ne lirait pas mon écriture. À propos, je n'ai point envie de changer le +neuvième vers de la pièce intitulée <i>Good Night</i> (<i>Bonne Nuit</i> ou <i>Bon +Soir</i>). Je n'ai aucune raison de supposer que mon chien vaille mieux que +ses confrères de l'espèce humaine, et nous savons qu'<i>Argus</i> est une +fable. Le <i>Cosmopolite</i> est une acquisition faite sur le continent. Je +ne crois pas qu'on le trouve en Angleterre. C'est un petit volume +amusant, plein de la gaîté et de la vivacité françaises. Je lis leur +langue, quoique je ne la parle pas.</p> + +<p>»Je veux être en colère contre Murray. Son procédé est un procédé de +libraire, cela sent l'arrière-boutique; et si le résultat de +l'expérience avait été tel qu'il le méritait, il y avait de quoi +soulever tout Fleet-Street, et emprunter le bâton du géant de l'église +de Saint-Dunstan pour immoler un homme qui abuse ainsi du dépôt qu'on +lui avait confié. Je lui ai écrit, je vous jure, comme jamais auteur ne +l'avait encore fait; j'espère que vous exagérerez encore mon +ressentiment, jusqu'à ce qu'il s'y montre sensible. Vous me dites +toujours que vous avez beaucoup de choses à m'écrire, écrivez-les; mais +laissez de côté la métaphysique. Nous ne nous entendrons jamais sur ce +point-là. Je suis ennuyé et endormi à mon ordinaire. Je ne fais rien, et +ce rien même me fatigue. Adieu.»</p> +<br><br> +<h3>LETTRE LXXI.</h3> + +<h4>À M. DALLAS.</h4> + +<p class="rig">Newstead-Abbey, 11 octobre 1811.</p><br><br> + +<p>«Je reviens de Lancs, et je me suis convaincu que ma propriété pourrait +acquérir beaucoup de valeur; mais diverses circonstances m'empêchent d'y +donner tous les soins convenables. Je serai à Londres pour affaires au +commencement de novembre, et peut-être à Cambridge avant la fin de ce +mois; dans tous les cas, je vous tiendrai au courant de tous mes +mouvemens.</p> + +<p>»Voici encore une mort qui vient m'affliger; j'ai perdu quelqu'un qui +m'était bien cher dans de meilleurs tems; mais j'ai presque oublié le +goût amer du chagrin, et j'ai été abreuvé d'horreur jusqu'à ce que je +sois devenu complètement endurci. Je n'ai plus une larme aujourd'hui +pour un événement qui, il y a cinq ans, m'aurait abîmé de douleur. Il +semblerait que je sois destiné à éprouver dès ma jeunesse le plus grand +malheur des vieillards. Mes amis tombent autour de moi, et je resterai +comme un arbre seul et isolé quoique le tems ne l'ait pas encore +desséché: d'autres peuvent toujours trouver un refuge dans leur famille; +mais je n'ai de ressources que dans mes propres réflexions, et elles ne +m'offrent aucune consolation dans ce monde ou dans l'autre, si ce n'est +le plaisir égoïste de survivre à ceux qui valaient mieux que moi. En +vérité je suis bien malheureux; vous me pardonnerez de m'excuser ainsi; +car vous savez que je ne suis point porté à la sensibilité.</p> + +<p>»Au lieu de vous fatiguer de mes affaires, je serais bien aise que vous +me parlassiez de vos projets de retraite; vous ne voulez pas, je +suppose, vous isoler entièrement de la société? Maintenant je connais un +grand village, ou une petite ville, à douze milles environ d'ici, où +votre famille aurait l'avantage d'une société fort agréable, et n'aurait +pas à craindre de se voir ennuyer par une affluence mercantile; où vous +trouveriez des hommes de talent et d'opinions indépendantes, où j'ai +quelques amis dont je serais fier de vous procurer la connaissance. Il y +a en outre un café et d'autres lieux publics où l'on peut se réunir. Ma +mère y a demeuré pendant plusieurs années, et je connais très-bien tout +Southwell; c'est le nom de cette petite république. Enfin, vous ne serez +pas fort loin de moi; et quoique je sois en général le plus mauvais +compagnon possible pour des jeunes gens, cette objection ne saurait +s'appliquer à vous, que je pourrais voir fréquemment. Vos dépenses aussi +seront exactement celles qu'il vous conviendra de faire plus ou moins; +mais il vous en coûterait fort peu, pour vous procurer tous les plaisirs +d'une vie de province. Vous pourriez être aussi retiré ou aussi répandu +que vous le voudriez, et dans un pays certainement aussi beau que les +lacs du Cumberland, à moins que vous n'ayez un désir particulier +d'entrer dans l'<i>école pittoresque</i><a id="footnotetag164" name="footnotetag164"></a> +<a href="#footnote164"><sup class="sml">164</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote164" +name="footnote164"><b>Note 164: </b></a><a href="#footnotetag164"> +(retour) </a> Voyez, dans les <i>Poètes anglais</i>, tome II des + <i>Œuvres de Byron</i>, page 378, une note sur les poètes des + lacs.<br> + <span class="rig"> (<i>N. du Tr.</i>)</span><br> +</blockquote> + +<p>»Cet Ionien de vos amis est-il à Londres? Vous m'aviez promis de me +procurer sa connaissance.</p> + +<p>Vous me dites que vous avez montré le manuscrit à plusieurs personnes; +cela n'est-il pas contraire à nos conventions? Avertissez donc M. Murray +de défendre à son garçon de boutique d'appeler mon ouvrage <i>le +Pélerinage de l'enfant d'Harrow</i> (<i>Child of Harrow's Pilgrimage</i>!!!) +comme il l'a fait en parlant à plusieurs de mes amis étonnés, qui, à +cette occasion, ont écrit pour s'informer de l'état de mes facultés +intellectuelles, et certes il y avait de quoi. Je n'ai pas reçu de +nouvelles de Murray, à qui j'avais adressé une vigoureuse semonce. +Faut-il que j'écrive encore des notes? N'y en a-t-il pas assez? Il faut +arrêter Cawthorn dans l'impression des <i>Imitations d'Horace</i>; j'espère +qu'il avance dans celle de l'<i>in-quarto</i> de Hobhouse.</p> + +<p>»Bon soir. Tout à vous, etc., etc.»</p> + +<p>Les vers suivans sont de la même date que la lettre précédente, et n'ont +pas encore été imprimés, c'est une réponse à d'autres vers dans lesquels +un ami l'exhortait à bannir les soucis et à se livrer à la joie. On y +verra avec quelle triste persévérance, même sous le poids de malheurs +récens, il revient sans cesse au désappointement qu'il a éprouvé dans +ses premières affections comme à la source principale de tous ses +chagrins et de toutes ses erreurs passées et à venir.</p> + +<p>Oh! bannissons les soucis! que telle soit toujours ta devise à l'heure +du plaisir! Peut-être aussi la mienne, lorsque, dans de nocturnes +orgies, je cherche ces délices enivrantes, par lesquelles les fils du +désespoir tentent d'assoupir le cœur et de bannir les chagrins.</p> + +<p>Mais à l'heure matinale des méditations, quand le présent, le passé, +l'avenir nous effraient de leurs sombres images, quand je reconnais que +tout ce que j'aimais est changé ou n'est plus, ne viens pas irriter par +ces maximes importunes les douleurs d'un homme dont chaque pensée... +Mais pourquoi en parler? tu sais que je ne suis plus ce que j'étais +naguère; et surtout si tu tiens à conserver une place dans un cœur qui +ne fut jamais froid, je t'en conjure par toutes les puissances que les +hommes révèrent, par tous les objets qui te sont chers, par ton bonheur +ici-bas et tes espérances d'une autre vie, garde-toi, oh! garde-toi de +jamais me parler d'amour.</p> + +<p>Il serait trop long de raconter, et sans utilité d'entendre la triste +histoire d'un homme qui dédaigne les larmes; ce récit ne réveillerait +que peu de sympathie dans les cœurs vertueux; mais le mien a souffert +plus qu'il ne convient à un philosophe de l'avouer. J'ai vu ma fiancée +devenir l'épouse d'un autre, je l'ai vue assise à ses côtés; j'ai vu +l'enfant que son sein a porté sourire doucement comme faisait sa mère, +lorsque jeunes tous deux nous nous regardions en souriant, innocens et +purs comme cet enfant; j'ai vu ses yeux, chargés d'un froid dédain, +chercher à découvrir si j'éprouvais quelque douleur secrète; et moi, +j'ai bien joué mon rôle: j'ai commandé à mon visage de ne pas trahir les +angoisses de mon cœur, je lui ai renvoyé des regards aussi glacés que +les siens; et pourtant, cette femme! je me sentais encore son esclave! +J'ai baisé d'un air d'indifférence l'enfant qui aurait dû être le mien, +et chacune de mes caresses n'a que trop prouvé que le tems n'avait pas +affaibli mon amour. Mais laissons ces tristes souvenirs: je ne veux plus +gémir; je n'irai plus chercher quelque repos sur la rive orientale: le +inonde convient bien au tumulte de mes pensées; je reviendrai me jeter +dans son tourbillon. Mais si dans un tems à venir, quand les beaux jours +d'Albion seront sur le déclin, tu entends parler d'un homme dont les +crimes profonds sont dignes des époques les plus noires, d'un homme que +ni l'amour ni la pitié ne touchent, aussi insensible à l'espoir de la +célébrité qu'aux louanges des hommes vertueux; d'un homme qui, dans +l'orgueil d'une inflexible ambition, ne reculera pas même devant la +crainte de verser le sang; d'un homme que l'histoire mettra au rang des +anarchistes les plus violens du siècle; cet homme, tu le connaîtras, +mais alors suspends ton jugement, et que l'horreur de ces <i>effets</i> ne te +fasse pas oublier quelle fut leur <i>cause</i>.</p> + +<p>Les pronostics qu'il tire dans ces dernières lignes sur sa carrière à +venir sont de nature, il faut l'avouer, à exciter plus d'horreur que +d'intérêt, si bien d'autres exagérations du même genre ne nous avaient +appris à ne nous point étonner à quelque excès que nous le voyions +pousser la rage de se calomnier lui-même. On dirait qu'avec le génie +nécessaire pour peindre des personnages sauvages et sombres, il eût +aussi l'ambition d'être lui-même l'objet noir et sublime qu'il +retraçait, et qu'à force de se plaire à dessiner des crimes héroïques, +il s'efforçait d'imaginer ce qu'il ne pouvait trouver dans son propre +caractère, des sujets propres à exercer ses pinceaux.............</p> + +<p>C'est vers ce tems, quand son ame était douloureusement occupée de la +mort d'un objet réel de ses affections, qu'il écrivit ses différens +poèmes sur la mort d'un être <i>imaginaire</i>, Thyrza. Quand nous +réfléchissons aux circonstances particulières sous l'influence +desquelles son imagination produisit ces beaux vers, il n'est pas +étonnant que de toutes ses pièces pathétiques celles-ci soient à la fois +les plus touchantes et les plus pures; elles sont, pour ainsi dire, +l'essence, l'esprit concentré de plusieurs douleurs, c'est le point où +sont venues aboutir mille tristes pensées venues de sources différentes, +raffinées, réchauffées dans leur passage à travers son imagination, et +formant comme un réservoir profond d'idées et de sentimens lugubres et +solennels. En retraçant les heures heureuses qu'il avait passées avec +les amis qu'il venait de perdre, toute la tendresse ardente de sa +jeunesse venait réchauffer son imagination et son cœur. Les jeux de +l'école avec les favoris de son enfance Wingfield et Tattersatt, les +jours d'été passés avec Long et ces soirées romanesques qui s'étaient +écoulées dans la société de son frère adoptif Eddlestone; tous les +souvenirs de ces hommes, jeunes naguère, et morts maintenant, venaient +se mêler dans son esprit à l'image de celle qui, quoique vivante, était +pour lui aussi bien perdue qu'eux, et répandaient dans son ame ce +sentiment général de tendresse et d'affection qu'il revêtit d'un si +brillant coloris dans ses poèmes. Jamais l'amitié, quelque passionnée +qu'elle fût, n'aurait inspiré des chagrins aussi profonds; jamais non +plus l'amour, quelque pur qu'on le suppose, n'eût pu retenir la passion +dans des termes aussi chastes. C'est le mélange de deux affections dans +sa mémoire et dans son imagination, qui donna ainsi naissance à un objet +idéal, où les plus beaux traits de toutes deux se trouvaient combinés, +et lui inspira ces poésies, les plus tristes et les plus tendres que +puisse offrir le genre érotique, dans lesquelles nous trouvons toute la +profondeur et toute l'intensité d'un sentiment réel peintes avec des +couleurs que n'eut jamais la réalité.</p> + +<p>La lettre suivante fera connaître encore mieux l'état de ses pensées et +ses occupations à cette époque.</p> +<br><br> +<h3>LETTRE LXXII.</h3> + +<h4>À M. HOGDSON.</h4> + +<p class="rig">Newstead-Abbey, 13 octobre 1811.</p><br><br> + +<p>«Vous devez commencer à me trouver un correspondant terriblement +libéral; mais comme mes lettres sont franches de port, vous excuserez +leur fréquence. J'ai répondu en vers et en prose à vos dernières +lettres; et quoique je vous écrive de nouveau, je ne sais pourquoi je le +fais, ni ce que je pourrais vous mander que vous ne sachiez déjà. Je +deviens <i>nerveux</i>, combien vous allez rire! mais cela est vrai, je +deviens réellement, malheureusement, ridiculement <i>nerveux</i> comme une +petite-maîtresse. Votre climat me tue; je ne puis ni lire, ni écrire, ni +m'amuser ou amuser qui que ce soit. Mes nuits et mes jours se passent +sans repos; je n'ai presque jamais de société, et quand j'en ai je +m'empresse de la fuir. Dans le moment où je vous parle, j'ai ici trois +dames, et je me suis sauvé pour vous envoyer ce gribouillage. Je ne sais +pas si je ne finirai point par être fou, car je sens le manque de +méthode dans l'arrangement de mes idées. Cela me tourmente étrangement; +mais cela a plutôt l'air de la sottise que de la folie, comme le dirait +facétieusement Scrope Davies, qui a une singulière manière de consoler +les gens. Il faut que j'essaie de votre compagnie, comme l'on essaie de +la corne de cerf; une session de parlement m'irait assez bien: en un +mot, je ne vois rien qui puisse m'empêcher de conjuguer le malheureux +verbe, <i>je m'ennuie</i>, etc.</p> + +<p>»Quand serez-vous à Cambridge? Vous m'avez, je crois, donné à entendre +que votre ami Bland est revenu de la Hollande. J'ai toujours eu le plus +grand respect pour ses talens et pour tout ce que j'entends dire de son +caractère personnel; je crois bien qu'il ne me connaît pas, si ce n'est +qu'il se rappelle nos répétitions dans la sixième <i>forme</i>, à raison de +deux vers chaque matin, et encore bien imparfaits. Je me le suis rappelé +en passant sur les caps Matapan, Saint-Angelo et son île de Clériga, et +j'ai toujours regretté l'absence de l'Anthologie. Je suppose qu'il va +traduire maintenant Vondel, le Shakspeare hollandais, et dans l'état +actuel <i>Gysbert van Amstel</i> pourra facilement être arrangée pour notre +théâtre. Je présume qu'il a vu le poème hollandais où l'amour de Pirame +et Thisbé est comparé à... <i>la Pas</i><i>sion de Jésus-Christ</i>, ainsi que +<i>l'amour de Lucifer pour Ève</i>, et autres variétés de la littérature des +Pays-Bas. Sans doute vous me croirez fou de vous entretenir de pareilles +bagatelles, mais elles sont en grande réputation sur les bords de tous +les canaux, depuis Amsterdam jusqu'à Alkmazar.</p> + +<p>»Tout à vous, etc.<br> + +<span class="rig">BYRON.</span><br></p> + +<p>»Toutes mes poésies sont entre les mains de leurs divers éditeurs, +excepté mes <i>Imitations d'Horace</i>, auxquelles j'ai joint quelques vers +sauvages sur le Méthodisme et quelques notes féroces sur les trois +éditeurs de l'Édin; mes <i>Imitations</i>, dis-je, sont en retard, et +pourquoi? Je n'ai pas d'amis dans le monde qui puisse traduire +suffisamment bien le latin d'<i>Horace</i> et mon Anglais pour les ajuster +ensemble au sortir de la presse, et corriger les épreuves d'une manière +un peu grammaticale. En sorte que si vous n'avez pas d'entrailles quand +vous retournerez à Londres, pour moi je suis trop loin pour le faire +moi-même; le monde se trouvera privé de cet ouvrage ineffable pendant je +ne sais combien de semaines.</p> + +<p>»<i>Le Pélerinage de Childe Harold</i> attendra jusqu'à ce que celui de +Murray soit fini. Il fait maintenant une tournée dans Middlesex, et à +son retour nous devons nous attendre à des merveilles. Il veut en faire +un <i>in-quarto</i>, c'est un abominable format peu propre à la vente; mais +l'ouvrage est effroyablement long, et il faut bien qu'on obéisse à son +libraire...</p> + +<p>»Ainsi vous allez prendre les ordres. Il faut que vous fassiez votre +prix avec les <i>réviseurs ecclésiastiques</i>; ils vous accusent d'impiété, +et je crains que ce ne soit à tort. Démétrius <i>Poliorcète</i> est ici avec +<i>Gilpin Horner</i>. Nous n'avons pas besoin du peintre<a id="footnotetag165" name="footnotetag165"></a> +<a href="#footnote165"><sup class="sml">165</sup></a>, car les +portraits qu'il a faits d'inspiration se trouvent absolument semblables +aux animaux. Écrivez-moi, et envoyez-moi votre <i>Chanson d'amour</i>; mais +j'attends de vous <i>paulo majora</i>. Faites un effort pour briller avant +d'être diacre; essayez un peu d'un sec éditeur.</p> + +<p>»Tout à vous, etc.»<br> + +<span class="rig">BYRON.</span><br></p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote165" +name="footnote165"><b>Note 165: </b></a><a href="#footnotetag165"> +(retour) </a> Qu'il avait mandé pour faire le portrait de son + ours et de son loup.</blockquote> + +<p>FIN DU TOME NEUVIÈME.</p> +<br> +<p class="sml">IMPRIMERIE DE DONDEY-DUPRÉ,<br> + +Rue St.-Louis, n°46, au Marais.</p> + +<div>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 30067 ***</div> +</body> + +</html> + diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Oeuvres complètes de lord Byron, Volume 9 + comprenant ses mémoires publiés par Thomas Moore + +Author: George Gordon Byron + +Annotator: Thomas Moore + +Translator: Paris Paulin + +Release Date: September 23, 2009 [EBook #30067] + +Language: French + +Character set encoding: UTF-8 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LORD BYRON *** + + + + +Produced by Mireille Harmelin, Rénald Lévesque and the +Online Distributed Proofreaders Europe at +http://dp.rastko.net. This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) + + + + + + + +ŒUVRES COMPLÈTES +DE +LORD BYRON, +AVEC NOTES ET COMMENTAIRES, +COMPRENANT +SES MÉMOIRES PUBLIÉS PAR THOMAS MOORE, +ET ORNÉS D'UN BEAU PORTRAIT DE L'AUTEUR. + +_Traduction Nouvelle_ + +PAR M. PAULIN PARIS, +DE LA BIBLIOTHÈQUE DU ROI. + + + +TOME NEUVIÈME. + + +Paris. +DONDEY-DUPRÉ PÈRE ET FILS, IMPR.-LIB. +RUE SAINT-LOUIS, N° 46, +ET RUE RICHELIEU, N° 47 _bis._ + +1830. + + + + +LETTRES +DE LORD BYRON, +ET +MÉMOIRES SUR SA VIE, +PAR THOMAS MOORE. + + + +_Préface du Traducteur_. + +Depuis la publication des deux premiers volumes de ces _Mémoires_, les +journaux de la Grande-Bretagne ont ouvert leurs colonnes aux +interminables réclamations des amis de lady Noël Byron, à lès en croire, +injustement traitée dans le cours de cet ouvrage. La veuve de l'illustre +poète a fait elle-même retentir ces organes insoucians du mensonge et de +la vérité, des plaintes que _semblaient_ lui arracher l'indiscrétion de +l'éditeur, la perfidie de ses demi-confidences, et surtout le rôle +affreux qu'il prêtait aux personnes dont elle était entourée à l'époque +de la déplorable affaire de son divorce. Certes le public a dû voir avec +étonnement les récriminations de lady Byron. Jusqu'alors, il accusait M. +Moore d'une partialité peu généreuse en faveur des adversaires de +l'illustre poète qui lui avait remis l'honorable soin de le défendre; et +le dépositaire, peut-être infidèle, semblait avoir assez fait, sinon +pour sa considération personnelle, du moins pour celle d'une famille à +laquelle Lord Byron avait toujours attribué ses chagrins les plus +cuisans. Voici la première lettre de lady Byron, publiée dans la +_Litterary Gazette_, et reproduite quelques jours après dans le _Times_: + +«Déjà, une multitude d'écrits remplis de faits notoirement faux ont été +livrés au public; j'ai dédaigné d'y répondre. Mais aujourd'hui il s'agit +d'un ouvrage publié par un homme regardé comme l'ami, le confident de +Lord Byron, et par conséquent comme un personnage dont les révélations +sont fondées sur la meilleure autorité. Cependant les faits contenus +dans cet ouvrage n'en sont pas moins erronés. On ne devrait jamais +attirer l'attention du public sur les détails de la vie privée; mais +quand cela arrive, les personnes victimes d'une telle indiscrétion ont +le droit de repousser d'injurieuses attaques. M. Moore a donné au public +ses propres impressions sur des événemens particuliers qui me touchent +de fort près; et il en a parlé comme s'il eût eu la connaissance la plus +parfaite de ce dont il parlait. La mort de Lord Byron me rend plus +pénible encore l'obligation de revenir sur des circonstances qui me +reportent à l'époque de mon mariage. Mon intention est donc de ne les +faire connaître qu'autant qu'il le faudra pour parvenir au but que je me +propose dans cette déclaration. Nul motif de justification personnelle +ne m'anime, et je n'accuserai personne: mais la conduite de mes parens +étant représentée sous un jour odieux dans certains passages extraits +des lettres de Lord Byron et dans les remarques de son biographe, je me +crois obligée de les défendre d'imputations que je _sais_ être fausses. + +Voici les divers passages des lettres de Lord Byron dont je veux parler: + +Dans le second volume on a outragé la réputation de ma mère en disant: + +«Mon enfant est dans un état de santé florissant et prospère à ce qu'on +me dit; mais je veux y voir par moi-même; je ne me sens nullement +disposé à l'abandonner à la contagion de la société de sa grand'mère.» + +C'est à tort qu'on l'a accusée de s'être abaissée à employer des +espions: «Une dame C. (espèce de factotum et _espion de lady Noël_) est +regardée par des gens bien instruits comme la cause occulte de toutes +nos dissensions domestiques.» + +Je cite aussi le passage où, après avoir voulu m'excuser moi-même, on +ajoute immédiatement après: «Ses plus proches parens sont.......» Ici le +mot laissé en blanc indique que l'expression était trop offensante pour +être publiée. + +Ces passages tendent évidemment à jeter quelque défaveur sur mes parens, +et peuvent faire croire que ce sont eux qui ont personnellement causé +notre séparation, ou qu'ils l'ont provoquée par les espions officieux +qu'ils ont employés. + +On peut induire aussi des passages suivans de la biographie, que mes +parens ont du moins exercé une influence qui ne leur appartenait pas, +afin de parvenir à leur but. «Ce fut peu de semaines après notre +dernière entrevue (Lord Byron et M. Moore) que lady Byron prit la +résolution de se séparer de son époux. Elle avait quitté Londres dans +les derniers jours de janvier pour aller voir son père dans le comté de +Leicester, et Lord Byron devait l'y rejoindre peu de tems après. Ils +s'étaient quittés dans une union parfaite: en route, elle lui écrivit +encore une lettre pleine de tendresse et de gaîté; mais à peine arrivée +à Kirkby-Mallory, le père écrivit à Lord Byron pour lui apprendre que +jamais il ne la reverrait.» + +En répondant à ce passage, j'éviterai autant qu'il me sera possible de +parler de choses personnelles soit à Lord Byron, soit à moi-même. Je me +borne à rétablir les faits. Je quittai Londres le 15 janvier 1816 pour +me rendre à Kirkby-Mallory, résidence de mon père et de ma mère. Lord +Byron m'avait signifié formellement dans sa lettre du 6 du même mois, +qu'il désirait que je quittasse Londres aussitôt qu'il me paraîtrait +convenable de le faire. Mais je ne pouvais me risquer à entreprendre ce +voyage fatigant plus tôt que le 15. Avant mon départ, j'avais été +vivement frappée de cette idée que Lord Byron était atteint de folie. Ce +qui surtout m'avait donné cette opinion, c'étaient les confidences de +ses plus proches amis, et de ses domestiques qui avaient eu plus que moi +le loisir de l'observer pendant la dernière partie de notre séjour en +ville. On avait même été jusqu'à me dire qu'il était à redouter qu'il ne +se détruisit lui-même. D'accord avec sa famille, j'avais consulté le 8 +janvier le docteur Baillie, notre ami, sur cette maladie qu'on +soupçonnait. Je lui racontai toutes les particularités venues à ma +connaissance, et j'ajoutai que Lord Byron m'avait témoigné le désir de +me voir quitter Londres. Le docteur saisît aussitôt cette idée, et pensa +qu'en cas de quelque dérangement d'esprit, mon éloignement pouvait être +fort utilement mis à profit. Le docteur Baillie ne pouvait avoir, à cet +égard, d'opinion arrêtée, puisqu'il n'avait point approché +personnellement Lord Byron. Il me recommanda d'éviter avec soin dans ma +correspondance tout sujet de déplaisir ou de tristesse. + +Telles étaient donc mes pensées quand je quittai Londres, bien résolue +de suivre les avis du médecin. Quelle qu'eût été la conduite de Lord +Byron à mon égard depuis mon mariage, c'eût été une véritable inhumanité +de montrer dans cette circonstance le moindre ressentiment. Le jour de +mon départ, et encore à mon arrivée à Kirkby, le 16 janvier, j'écrivis à +Lord Byron une lettre fort affectueuse, ainsi que j'en étais convenue +avec M. Baillie. On a plus tard répandu ma dernière lettre, et on a +voulu trouver là des preuves que j'avais cédé à des influences +étrangères, quand ensuite j'abandonnai mon mari. On en a tiré la +conséquence que j'avais quitté Lord Byron dans le plus parfait accord; +que des sentimens incompatibles avec la moindre idée d'outrage m'avaient +dicté ma dernière lettre, et que ma résolution n'avait subitement changé +que quand je m'étais trouvée sous l'influence de mes parens. Ces +assertions sont absolument dénuées de fondement: il n'y a point eu la +moindre intervention étrangère. + +A mon arrivée à Kirkby-Mallery, mes parens ne se doutaient en rien des +circonstances qui détruisaient toutes mes espérances de félicité; et +quand je leur fis part de l'état d'esprit dans lequel se trouvait Lord +Byron, ils firent tous leurs efforts pour me dissuader et le défendre. +Ils assurèrent en outre à ceux de nos parens qui étaient avec lui à +Londres qu'ils feraient tout ce qui dépendrait d'eux pour guérir sa +maladie par les soins les plus attentifs, et qu'ils espéraient, si on +pouvait le décider à venir les voir, obtenir les meilleurs résultats de +leurs efforts. C'est dans ces intentions que ma mère écrivit le 17 à +Lord Byron, en l'engageant à se rendre à Kirkby-Mallory. Elle l'avait +toujours traité avec la plus affectueuse considération: son indulgence +pour lui s'étendait jusqu'à ses moindres sentimens. Jamais, tant qu'elle +vécut avec lui, il ne lui échappa une parole qui pût le blesser[1]. + + [Note 1: On peut, afin d'apprécier la véracité de lady Byron, + consulter, sur la _bienveillance_ de sa mère pour notre + poète, le premier chant de _Don Juan_ et les _Mémoires du + capitaine Medwin_.] + +Après notre séparation, les détails que me donnèrent des personnes qui +vivaient dans son intimité ne firent que fortifier les doutes qui déjà +s'étaient élevés dans mon esprit sur la réalité de son mal; les rapports +des médecins étaient d'ailleurs loin d'établir le fait de l'aliénation +mentale. Dans ces circonstances, je crus devoir déclarer à mes parens +que, si je devais considérer la conduite passée de Lord Byron comme +celle d'un homme dans son bon sens, rien ne pourrait m'engager à +retourner auprès de lui. Mes parens et moi jugeâmes convenable de +consulter les gens les plus capables de nous éclairer à cet égard. Ma +mère se détermina donc à se rendre à Londres, pour cet objet, et afin +d'y recueillir de plus amples informations sur ce qui avait pu faire +supposer un dérangement d'esprit. Je lui avais donné procuration pour +recueillir les opinions d'hommes de lois sur un mémoire que j'avais fait +moi-même, bien que j'eusse alors des motifs de cacher une partie de +l'affaire, même à mon père et à ma mère. + +Convaincue par ces recherches et par toute la conduite de Lord Byron, +que les soupçons de folie conçus contre lui étaient tout-à-fait faux, je +n'hésitai point à autoriser les mesures qui devaient lui ôter tout +pouvoir sur moi. C'est d'après ma résolution, que mon père lui écrivit +le 2 février pour lui proposer de nous séparer à l'amiable. Lord Byron +repoussa d'abord cette proposition; mais quand on lui eut assuré que, +s'il persistait dans son refus, il faudrait en venir aux lois, il +consentit à signer l'acte de séparation. Je m'adressai au docteur +Lushington, qui avait parfaitement connu tous les détails de cette +affaire, pour qu'il voulût bien écrire tous ses souvenirs, et voici la +lettre qu'il me répondit à ce sujet. Elle prouvera que ma mère ne put +jamais avoir contre Lord Byron le moindre sentiment d'inimitié: + + +MA CHÈRE LADY BYRON, + +«Voici tout ce que ma mémoire peut me fournir sur le sujet dont vous +m'entretenez dans votre lettre. + +«Lady Noël me consulta d'abord pour votre affaire pendant que vous étiez +encore à la campagne. Ce qu'elle me dit alors suffisait pour justifier +une séparation; mais cependant les choses ne me parurent pas tellement +graves, qu'il fût indispensable d'en venir à ce point. Je crus même +qu'une réconciliation avec Lord Byron n'était pas impossible, et je m'y +serais très-volontiers employé. Je ne vis dans le récit de lady Noël, ni +la moindre exagération, ni le plus léger désir d'empêcher un +rapprochement: elle ne fit aucune objection quand j'en parlai. Lorsque +vous revîntes en ville, quinze jours ou peut-être plus après ma première +entrevue avec lady Noël, vous fûtes la première à m'informer de faits +qui, je n'en doute pas, n'étaient à la connaissance ni de sir Ralph ni +de lady Noël. Ces nouveaux renseignemens changèrent tout-à-fait mon +opinion; la réconciliation me parut dès-lors impossible; je déclarai ce +que je pensais, et j'ajoutai que, si jamais on revenait à cette idée de +rapprochement, je ne m'en mêlerais absolument en rien, soit en restant +dans les devoirs de ma profession, soit autrement. + +«Croyez-moi toujours votre très-affectionné,» + + ÉTIENNE LUSHINGTON. + + + +Je dois seulement ajouter ici que, si les informations sur lesquelles +mes conseils légaux (feu sir Samuel Romilly et le docteur Lushington) +ont formé leur opinion étaient fausses, c'est sur _moi seule_ que +devraient retomber tout l'odieux et toute la responsabilité. + +J'espère que les faits que je viens d'exposer ici suffiront pour +disculper mon père et ma mère de toute participation à mon divorce. Ils +ne l'ont ni causé, ni provoqué, ni conseillé; l'on ne peut les condamner +pour avoir donné à leur fille l'abri et l'assistance qu'elle réclamait +d'eux. Comme il n'y a point d'autres personnes de ma famille qui +puissent défendre leur mémoire de l'insulte, je me vois forcée de rompre +un silence que j'espérais garder toujours, et je demande à ceux qui +liront la vie de Byron qu'ils pèsent avec impartialité le témoignage +qu'on vient de m'arracher. + +Hanger-Hill, 19 février. + + A.J. NOËL BYRON. + + +Le lecteur, avide de détails sur les circonstances et les causes de +cette fameuse séparation, n'en trouve que de bien insignifians dans la +lettre que nous venons de citer. Que lady Byron ait demandé de sa propre +inspiration, ou d'après les conseils de sa mère, l'acte du fatal +divorce, c'est une circonstance assez peu intéressante en elle-même. La +seule chose que l'on doit ici remarquer, c'est que lady Byron avait le +malheur de méconnaître non-seulement le génie sublime, mais le bon sens +et la raison de son mari. Elle l'avoue naïvement: il lui fallu le +témoignage de tous ceux qui approchaient Lord Byron; il fallut la +sentence formelle des médecins pour lui persuader que l'auteur de +_Childe Harold_ n'était pas un fou. Avouons-le: ce premier motif de +divorce ne doit pas nous prévenir en faveur du second. + +La longue lettre de M. Campbell, insérée dans le _New Monthly Magazine_ +(avril 1830), offre moins d'intérêt encore que la précédente. Son +étendue ne nous permet pas de la traduire en entier; ce ne serait pas, +d'ailleurs, chose facile: jamais on n'a tant abusé de la facilité +malheureuse qu'offre la langue anglaise de multiplier les mots et les +phrases sonores sans exprimer d'idées et sans en suggérer au lecteur. + +L'illustre auteur des _Plaisirs de la Mémoire_[2], au mérite duquel +Byron a rendu si amplement justice, M. Campbell, commence par nous +apprendre qu'il avait consenti, le mois précédent, à l'insertion, dans +la _Revue_ qu'il dirige, d'un article louangeur, sur les _mémoires_; que +même, il en avait fait disparaître certains passages, où le critique +reprochait à M. Moore une partialité coupable envers lady Byron. «Mais, +ajoute-t-il, j'avais agi ainsi par suite de ma répugnance à blâmer _mon +ami_ M. Moore, et parce que je n'avais pas assez approfondi les passages +du livre incriminés. En outre, je ne croyais pas _alors_, comme je le +sais aujourd'hui, que lady Byron fût entièrement irréprochable dans +l'affaire de la séparation.» + + [Note 2: Voyez dans les _Poètes anglais et les Journalistes + écossais_, page 373 du deuxième vol. des œuvres complètes.] + +Comment! cette fameuse séparation date de quatorze ans, et voilà enfin +la conviction de M. Campbell tout-à-coup formée, arrêtée, ou plutôt +changée du tout au tout! que s'est-il donc passé pendant ce mois de +mars? Le voici: M. Campbell a écrit à lady Byron, lui demandant pour +_son instruction particulière_ une appréciation de l'exactitude ou de +l'inexactitude des faits avancés par M. Moore, et il en reçut la réponse +qu'il publie _à ses périls_, parce qu'elle lui a paru importante, _et +sans avoir eu le tems d'en demander la permission_ à cette dame: + + +MON CHER M. CAMPBELL, + +«En prenant la plume dans l'intention de vous indiquer, pour votre +_instruction particulière_, les passages du livre de M. Moore qui me +concernent et que je crois susceptibles de contradiction, je les trouve +encore bien plus nombreux que je n'avais d'abord supposé. Nier une +assertion _çà et là_, ce serait implicitement reconnaître la vérité du +reste. Si, au contraire, j'entreprenais de prouver toute la fausseté du +point de vue sous lequel M. Moore présente les choses, je me verrais +obligée à de certains détails, que dans les circonstances actuelles je +ne puis dévoiler, d'après mes principes et mes sentimens. Peut-être, par +un exemple, vous convaincrai-je mieux de la difficulté du cas: il n'est +pas vrai que des embarras pécuniaires furent les causes qui troublèrent +l'esprit[3] de Lord Byron, et la principale raison des arrangemens qu'il +prit à cette époque. Mais puis-je raisonnablement m'attendre que vous ou +d'autres le croirez, à moins que je ne vous montre quelles ont été les +causes en question?... et c'est ce que je ne puis faire. + +Je suis, etc.» + + E. NOËL BYRON. + + [Note 3: Encore _l'esprit de Lord Byron troublé_! mais vous + avez avoué que c'était une de vos chimères.] + +Là-dessus M. Campbell de s'écrier: «Excellente femme! honorée de tous +ceux qui la connaissent, attaquée seulement par ceux qui ne la +connaissent pas, je l'en croirai certainement sur son seul témoignage!» + +Certes, si une pareille lettre a suffi pour déterminer la conviction de +M. Campbell, il est au moins douteux qu'elle produise le même effet sur +l'esprit des lecteurs. Il ajoute, il est vrai, qu'il a recueilli un +petit nombre de faits à d'autres sources authentiques, qui lui prouvent +jusqu'à l'évidence l'innocence de cette dame, mais qu'il ne nous +répétera pas pour ne pas offenser notre délicatesse. Or, n'est-ce pas se +jouer un peu trop du public que de lui dire chaque jour: voilà la +vérité, je la tiens enfin, la voilà... mais vous ne la saurez pas! + +M. Campbell nous représente ensuite lady Byron comme la femme forte, qui +trouve dans sa propre conscience la sanction de sa conduite, et s'occupe +peu de l'opinion du monde; à la bonne heure, mais alors pourquoi donc +importuner de nouveau le public? pourquoi lui écrire par la voie des +journaux, uniquement pour lui dire qu'on ne lui dira rien? + +L'esprit de Byron était essentiellement versatile; il n'est donc pas +étonnant qu'il ait quelquefois cherché à excuser sa femme et à +s'attribuer tous les torts d'une rupture qui fit le malheur de sa vie. +M. Campbell reproche à M. Moore d'avoir affaibli l'effet de ces +prétendus aveux, en y ajoutant ses propres réflexions, et en y opposant +les passages de sa correspondance où son noble ami parle dans un sens +tout-à-fait contraire. Il cite à cet égard la lettre CCXXXV du recueil: +elle passera sous les yeux de nos lecteurs, et, nous sommes fâchés de le +dire, ils pourront voir que M. Campbell en a singulièrement altéré et +amplifié les termes. + +C'est un singulier argument en faveur de lady Byron que de dire: si elle +n'avait pas eu de justes sujets de désirer une séparation, le docteur +Lushington ne se serait pas chargé de sa cause. Dans une affaire, il y a +toujours au moins un avocat de chaque côté: souvent tous les deux sont +des hommes de talent; et nous devons en outre les supposer tous deux des +hommes d'honneur et de bonne foi. Alors, que devient l'argument? Un peu +plus loin se trouve un passage que je traduirai textuellement, parce +qu'il est d'une naïveté qui ne serait pas déplacée dans une comédie: +«C'est encore une erreur de M. Moore, et je pourrais le prouver au +besoin, que de représenter miss Millbank comme engagée avec son futur +époux dans un commerce épistolaire, au moment où il venait de solliciter +inutilement sa main. Jamais elle ne proposa de correspondance; au +contraire, ce fut lui qui, après avoir éprouvé un premier échec, lui +écrivit qu'il allait quitter l'Angleterre et voyager pendant quelques +années en Orient; qu'il partait le cœur plein de douleur, mais sans +entretenir aucun ressentiment, et qu'il s'estimerait heureux qu'elle +daignât lui faire dire verbalement qu'elle s'intéressait encore à son +bonheur. Une personne aussi bien élevée que miss Millbank pouvait-elle +faire autrement que de répondre poliment à un pareil message? Elle lui +envoya donc une réponse pleine de confiance et d'affection, ce qui ne +signifiait nullement qu'elle voulût l'encourager à renouveler ses offres +de mariage. Il lui écrivit, depuis, une lettre extrêmement intéressante +sur lui-même, sur ses vues personnelles, morales et religieuses, à +laquelle c'eût été manquer de charité que de ne point répondre. Il s'en +suivit une correspondance insensiblement plus fréquente, et bientôt elle +s'attacha passionnément à lui............................................ +........................................................................» + +Puisqu'après quatorze ans, passés dans l'attente, il paraît que nous +sommes condamnés à ne rien savoir de certain sur cette fameuse affaire +de la séparation, il faut bien en prendre notre parti et nous contenter +de simples conjectures. Les adversaires les plus acharnés du noble poète +sont obligés de convenir qu'il se montra toujours généreux, aimant et +aimable; les partisans les plus ardens de sa veuve ne contestent ni sa +fierté, ni sa froideur glaciale, ni ses prétentions ridicules à l'esprit +et aux connaissances scientifiques. Lord Byron, qu'elle accuse, après sa +mort, de torts qu'elle refuse de spécifier, et dont personne ne peut, en +conséquence, justifier sa glorieuse mémoire, Lord Byron n'a jamais perdu +un ami pendant la durée trop courte de son existence, il est au +contraire parvenu à s'attacher sincèrement des hommes qui d'abord +s'étaient déclarés ses ennemis; il fut un fils, sinon tendre, du moins +attentif et respectueux envers une assez mauvaise mère; nous pouvons +donc en conclure qu'il se fût montré bon mari, si l'épouse n'eût été +encore plus insupportable que la mère. + +Les _Mémoires_ que nous donnons aujourd'hui au public ne sont pas, au +moins quant à cette première partie, ce que le monde littéraire avait +droit d'attendre, et attendait en effet de M. Moore, écrivant la vie et +publiant la correspondance de Lord Byron. Cependant ils ne laissent pas +d'offrir le plus vif intérêt. Il en est du chantre de Childe Harold, +comme de tous les hommes véritablement grands: sa mort nous a fait mieux +apprécier son mérite, et le temps, loin de diminuer sa gloire, n'a fait +qu'ajouter à la popularité de ses ouvrages immortels. On voudra +connaître la vie d'un homme si étonnant, on voudra assister au +développement graduel de ce puissant génie; et des détails qui, partout +ailleurs, pourraient sembler puérils, prendront de l'intérêt à cause de +celui auquel ils se rapportent. Il eût été à désirer sans doute que la +position sociale de M. Moore, en lui imposant moins de ménagemens envers +les vivans, lui eût permis de rendre plus de justice à l'illustre mort. +Lié avec tous ceux qui tiennent le premier rang dans l'aristocratie et +dans la littérature de la Grande-Bretagne, non seulement M. Moore n'a +pas osé tout dire, mais encore il a souvent gauchi devant la vérité. Sa +prose, toujours maniérée, devient presque inintelligible précisément +dans les passages où nous aurions le plus désiré qu'il nous donnât une +idée précise des hommes et des choses. Ceux qui ont lu, je ne dis pas +ses œuvres poétiques, mais ses ouvrages en prose, seront fort étonnés du +mince talent qu'il a déployé dans celui-ci; et personne ne reconnaîtra +dans le pâle compilateur des _Mémoires de Lord Byron_, l'auteur si +ingénieux, si léger et si profond à la fois des _Mémoires du célèbre +chef irlandais, le capitaine Rock_. + +Au moment où nous songions à donner cette traduction, d'autres libraires +en faisaient paraître une autre que recommandait le nom de son auteur. +Madame Belloc l'avait, en effet, commencée avec le talent que tout le +monde lui reconnaît; mais bientôt, pressée sans doute par son éditeur, +elle a plutôt résumé que traduit le texte anglais, et son style s'est +beaucoup ressenti de la précipitation de son travail. Ajoutons qu'elle +n'a pas eu plus d'égards pour les lettres de Lord Byron que pour les +commentaires un peu longs de son biographe; en sorte que l'on peut dire +avec vérité qu'elle n'a réellement donné au public, ni la vie, ni la +correspondance de Lord Byron. + +Pour nous, nous avons religieusement tout traduit, et nous nous sommes +appliqué à rendre notre auteur dans les termes dont il se serait servi, +s'il eût écrit en français. A peine nous sommes-nous permis de +retrancher dans ce premier volume une ou deux notes absolument +étrangères au sujet. Dans le second, nous serons forcé de supprimer près +d'une demi-feuille d'impression, c'est-à-dire quelques lettres où le +noble poète consulte un de ses amis sur la coupe de certains vers, sur +le choix de certaines expressions anglaises; le lecteur sentira +facilement que ces lettres eussent été presque impossibles à traduire, +et que la lecture ne lui eût offert aucune espèce d'intérêt. + + + + +PRÉFACE +DE L'ÉDITEUR ANGLAIS. + + +En publiant cet ouvrage, je n'aurais pu, je l'avoue, me défendre d'une +grande défiance, en songeant à tout ce qui me manquait pour accomplir +une pareille tâche, si je n'étais persuadé que le sujet lui-même et la +variété des matériaux qu'il comporte doivent conserver une grande partie +de leur intérêt, même dans les mains les plus inhabiles. Les motifs qui +portèrent Lord Byron à fuir son pays sont bien déplorables sans doute, +mais c'est à son éloignement de l'Angleterre, alors que son génie +brillait du plus vif éclat, que nous devons toutes les lettres qui +formeront la plus grande partie du troisième et du quatrième volume de +cet ouvrage, et qui, nous n'en doutons pas, seront jugées pour +l'intérêt, l'énergie et la variété, comparables à ce qui honore le plus +notre littérature dans le même genre. + +On a dit de Pétrarque que sa correspondance et ses vers offraient +l'intérêt progressif d'un récit dans lequel le poète s'identifie +toujours avec l'homme.» On peut appliquer, et plus justement encore, les +mêmes expressions à Lord Byron, tant sa physionomie littéraire et son +caractère personnel sont intimement liés. C'est même au point que +priver ses ouvrages du commentaire instructif qu'en offrent sa +correspondance et l'histoire de sa vie, ce serait commettre une égale +injustice envers lui-même et envers le monde. + + + + +MÉMOIRES +SUR LA VIE +DE LORD BYRON. + + +On a dit de Lord Byron qu'il était plus fier de descendre de ces Byron +qui accompagnèrent Guillaume-le-Conquérant en Angleterre, que d'avoir +composé _Childe-Harold_ et _Manfred_. Cette remarque n'est pas dénuée de +tout fondement, l'orgueil de la naissance était certainement l'un des +traits caractéristiques du noble poète; et d'ailleurs toute +l'illustration que les années donnent à une famille, il pouvait +justement la réclamer pour la sienne. Le nom de Ralph de Burun occupe, +dès le tems de Guillaume-le-Conquérant, un rang distingué dans le +_Doomsday-Book_, parmi les tenanciers du Nottinghamshire; et pendant les +règnes suivans, nous voyons les descendans de ce Ralph, sous le titre de +lords de Horestan-Castle[4], posséder, dans le Derbyshire, des +propriétés considérables, auxquelles la terre de Rochdale, dans le duché +de Lancastre, fut ajoutée au tems d'Édouard Ier. Telle était, dans ces +premiers tems, la richesse territoriale de la famille, que le partage de +ses biens, dans le seul Nottinghamshire, avait suffi pour fonder +quelques-unes des premières maisons de la province. + + [Note 4: Il y avait, dit Thoroton, dans le parc de Horseley, + un château dont on peut voir encore quelques ruines; il + s'appelait Horestan-Castle, et était le principal manoir des + successeurs de Ralphe de Burun. + (_Note de Moore_.)] + +Mais son antiquité n'était pas la seule distinction qui recommandât à +ses héritiers le nom de Byron; le mérite personnel et les hauts faits +qui doivent former le premier ornement d'une généalogie, semblent avoir +été le partage fréquent de ses ancêtres. Dans l'un de ses premiers +poèmes, il fait allusion à la gloire de ses aïeux, et rappelle avec une +vive satisfaction «ces fiers barons bardés de fer, qui brillaient parmi +ceux qui conduisirent leurs vassaux européens dans les plaines de +Palestine;» puis il ajoute: «Sous les remparts d'Ascalon périt John de +Horiston; la mort a glacé la main de son ménestrel.» Cependant comme, +autant que je l'ai pu découvrir, il n'est fait mention nulle part de +quelqu'un de ses ancêtres qui se fût croisé, il est possible que sa +seule autorité, en composant ces vers, fut la tradition qui se +rapportait à certains groupes des vieilles boiseries de Newsteadt. Dans +l'un de ces groupes profondément sculptés et se détachant du panneau, on +peut reconnaître facilement un Sarrasin, ou un Maure avec une femme +européenne, d'un côté, et de l'autre un soldat chrétien. Un deuxième +groupe, placé dans l'une des chambres à coucher, représente une femme au +centre, et de chaque côté la tête d'un Sarrasin, dont les yeux sont +fixés avec intérêt sur elle. On ne sait rien de bien exact sur ces +sculptures; mais la tradition est, m'a-t-on dit, qu'elles se rapportent +à quelque aventure d'amour dans laquelle se trouvait engagé l'un des +chevaliers croisés dont parle le jeune poète. Quant aux exploits les +mieux prouvés, ou du moins les plus connus des Byron, il suffira de dire +que sous Édouard III, au siége de Calais et dans les plaines mémorables, +à diverses époques, de Créci, de Bosworth et de Marston Moor, leur nom +se montre revêtu de la double illustration de rang et de mérite, dont se +glorifiait leur plus jeune descendant, dans les vers que nous venons de +citer. + +Ce fut sous le règne de Henri VIII, à l'époque de la suppression des +monastères, que l'église et le prieuré de Newsteadt furent, avec les +terres contiguës, ajoutés, par un don royal, aux autres domaines de la +famille Byron[5]. Le favori à qui furent données les dépouilles du +monastère, était le petit neveu du vaillant guerrier qui combattit à +Bosworth, aux côtés de Richemond, et que l'on distingue des chevaliers +du même nom par le titre de sir John Byron _le Court, à la grande +barbe_: son portrait était du petit nombre de ceux qui décoraient les +murs de l'abbaye, quand elle appartenait au noble poète. + + [Note 5: Le prieuré de Newsteadt avait été fondé et dédie à + Dieu et à la Vierge, par Henri II; ses moines, chanoines + réguliers de l'ordre de St.-Augustin, étaient, à ce qu'il + paraît, les objets particuliers de la faveur royale, dans + leurs doubles intérêts spirituels et temporels. Pendant la + vie du cinquième Lord Byron, on trouva dans le lac de + Newsteadt, où l'on supposait que les moines avaient tenté de + le cacher, un grand aigle de cuivre; on le fit ouvrir, et + l'on découvrit dans l'intérieur une case secrète qui recelait + plusieurs vieilles chartes relatives aux droits et aux + privilèges de la fondation. A la vente des effets du vieux + Lord Byron, en 1776-1777, cet aigle avec trois candélabres, + trouvés à la même époque, furent achetés par un horloger de + Nottingham (celui-même qui avait trouvé les pièces dont nous + venons de parler), et ayant de ses mains passé dans celles de + sir Richard Kaye, prébendier de Southwell, ils forment à + présent un des ornemens les plus remarquables de la + cathédrale de cette ville. Un document curieux, trouvé, + dit-on, dans l'aigle, appartient aujourd'hui au colonel + Wildman; c'est un plein pardon, accordé par Henri II, de tous + les crimes possibles (et l'on en trouve désigné un assez long + catalogue) que les moines peuvent avoir commis avant le huit + décembre précédent. «_Murdris_ per ipsos _post decimum nonum + diem_ novembris ultimo præteritum perpetratis, si quæ + fuerint, _exceptis_.»] + +Au couronnement de Jacques Ier, nous trouvons un autre représentant de +cette famille, le petit-fils de sir John Byron _le Court_, devenu +l'objet de nouvelles faveurs royales et créé chevalier du Bain (_Knight +of the Bath_). Une lettre de ce personnage, conservée dans _les +Illustrations de Lodge_, nous apprend, que, malgré l'ostentation d'une +apparente prospérité, cette ancienne famille avait déjà l'expérience des +embarras pécuniaires. Dans cette pièce, après avoir parlé à son héritier +du meilleur moyen de payer ses dettes, «je vous conseille donc, +continue-t-il[6], aussitôt que vous aurez terminé, comme vous le devez, +les funérailles de votre père, de régler et de réduire ce grand train de +maison, et de ne garder de tous vos domestiques que quarante ou +cinquante au plus. Dans mon opinion, vous feriez beaucoup mieux de vivre +quelque tems dans le comté de Lancastre que dans celui de Nottingham; et +cela, pour plusieurs raisons excellentes, qu'au lieu de vous écrire, je +vous dirai à notre première entrevue.» + + [Note 6: Le comte de Shrewsbury. + (_Note de Moore_.)] + +C'est du règne suivant, celui de Charles Ier, que date l'origine de la +noblesse de la famille. En 1643, sir John Byron, arrière-petit-fils de +celui qui avait obtenu le riche domaine de Newsteadt, fut créé baron +Byron de Rochdale, dans le comté de Lancastre; et rarement de pareils +titres furent concédés pour des services aussi réels et aussi honorables +que ceux auxquels ce gentilhomme dut le sien. Presque à chaque page de +l'histoire de nos guerres civiles, son nom se trouve lié aux diverses +fortunes de son roi; toujours fidèle, persévérant et désintéressé dans +sa conduite. «Sir John Byron, dit l'auteur des _Mémoires du colonel +Hutchinson_, plus tard Lord Byron, et tous ses frères, hommes d'armes, +actifs et vaillans de leurs personnes, étaient tous acquis passionnément +au roi.» Dans une réponse que le colonel Hutchinson eut l'occasion de +faire, étant gouverneur de Nottingham, à son cousin germain, sir Richard +Byron, il accorde un glorieux tribut à la valeur et à la fidélité de la +famille. Sir Richard ayant envoyé quelqu'un vers son parent pour +l'engager à rendre le château, reçut pour réponse «que, sauf le cas où +il trouverait dans son cœur quelque disposition à une trahison +semblable, il devait se rappeler qu'il coulait dans ses veines assez du +sang des Byron, pour qu'il eût horreur de trahir ou d'abandonner ce +qu'il avait entrepris de défendre.» + +Tels sont quelques-uns des personnages distingués qui ont transmis à +Byron leur nom illustré. + +Du côté maternel notre poète pouvait vanter ses ancêtres, à la noblesse +desquels l'Écosse ne pouvait rien préférer, sa mère étant de la famille +des Gordon de Gight, descendans de sir William Gordon, troisième fils du +comte de Huntley, par la fille de Jacques Ier. + +Après les tems agités des guerres civiles, où se distinguèrent aussi +plusieurs Byron, puisqu'à la fameuse bataille d'Edgehill on vit jusqu'à +sept frères de ce nom, leur renommée semble assoupie pendant près d'un +siècle. Mais vers l'année 1750, le naufrage et les souffrances du +grand-père de notre poète, M. Byron, plus tard amiral, réveillèrent à un +haut degré l'attention et l'intérêt du public. Quelque tems après, une +autre sorte de célébrité, moins glorieuse il est vrai, devint le partage +de deux autres membres de la famille: l'un grand-oncle, l'autre père de +Lord Byron. Le premier, en 1765, subit un jugement devant la Chambre des +Pairs, pour avoir tué en duel, ou plutôt au milieu d'une querelle, son +parent et son voisin, M. Chaworth; le second ayant enlevé et conduit sur +le continent la femme de lord Carmarthen, l'épousa dès que le marquis +eut réussi à obtenir un divorce. Une fille fut le seul fruit de cette +courte union: ce fut l'honorable Augusta Byron, aujourd'hui femme du +colonel Leigh. + +En parcourant ainsi rapidement les premiers et les derniers ancêtres de +Lord Byron, on ne peut s'empêcher de remarquer à quel point ce dernier +réunissait en lui une partie des grandes et peut-être des mauvaises +qualités remarquables dans plusieurs de ses aïeux! La générosité, la +hardiesse, la grandeur d'ame des plus illustres; mais aussi les passions +déréglées, la bizarrerie, le mépris de l'opinion publique, qui +caractérisaient les autres. + +M. Byron, le père du poète, ayant perdu sa première femme en 1784, se +remaria l'année suivante à miss Catherine Gordon, fille et unique +héritière de George Gordon de Gight. Outre le domaine de Gight, qui +pourtant était dans l'origine bien plus important qu'aujourd'hui, cette +dame possédait en valeur pécuniaire, actions, etc., une fortune +considérable; et l'opinion commune était que M. Byron ne lui avait fait +la cour que pour s'affranchir de ses dettes. + +Un trait bien singulier que l'on raconte de miss Gordon, surtout si +jusqu'alors elle n'avait jamais vu le capitaine Byron, prouve en même +tems l'extrême vivacité et la véhémence des sentimens qu'elle avait déjà +pour lui. Elle était au théâtre d'Edimbourg, un soir que le rôle +d'_Isabella_ était rempli par Mrs. Siddons; l'illusion que faisait cette +grand actrice l'affecta au point de la faire tomber, avant la fin de la +pièce, dans de violentes attaques de nerf. On l'emporta hors du théâtre, +tandis qu'elle s'écriait à haute voix: «Oh! mon Byron, mon Byron!» + +A l'occasion de son mariage, un rimeur écossais fit paraître une ballade +que l'on a dernièrement réimprimée dans une collection d'_anciennes +chansons et ballades du nord de l'Écosse_. + +Comme elle porte la preuve de la réputation de fortune qu'avait la +nouvelle épouse et de l'inconduite extravagante de son époux, on en +pourra lire volontiers l'extrait suivant: + + +MISS GORDON DE GIGHT. + +Oh! où êtes-vous allée, jolie miss Gordon? où êtes-vous allée si +gentille et si parée? Vous avez épousé, vous avez épousé John Byron, +pour dissiper les terres de Gight. + +Ce jouvenceau est un mauvais sujet venu d'Angleterre; les Écossais ne +connaissent pas sa famille; il entretient des maîtresses; son hôte +l'importune et ne peut s'en faire payer. Oh! ce sera bientôt fait des +terres de Gight. + +Oh! où êtes-vous allée, etc. + +Entendez-vous les coups de fusil, le bruit du tambourin, celui du cor +dans les bois, de la cornemuse sous le vestibule, les aboiemens des +chiens courans et des chiens d'arrêt. Avec tout ce bruit-là, ce sera +bientôt fait des terres de Gight. + +Oh! où êtes-vous allée, etc. + +Bientôt après le mariage, qui eut lieu, je crois, à Bath, M. Byron et sa +femme se retirèrent dans leur terre d'Écosse, et il se passa peu de tems +avant que les pronostics du faiseur de ballades ne se réalisassent. La +malheureuse héritière mesura alors des yeux l'abîme de dettes qui devait +engloutir sa fortune. Les créanciers de M. Byron se présentèrent sans +perdre de tems. Argent comptant, actions de la Banque, droits de pêche, +tout fut sacrifié pour les satisfaire; tout cela ne suffisant pas, il +fallut grever la propriété d'une hypothèque assez considérable. + +Dans l'été de 1786, elle et son mari quittèrent l'Écosse pour la France; +et l'année suivante il fallut vendre le domaine de Gight, toujours pour +payer des dettes. La totalité du prix de la vente y passa, à l'exception +d'une petite somme remise en main tierce, pour l'usage particulier de +mistress Byron, qui se vit ainsi, dans le court espace de deux ans, +réduite d'un état d'opulence à un revenu modique de 150 livres +sterling[7]. + + [Note 7: Les détails que je joins ici sur la fortune de + mistress Byron (la mère), avant son mariage, et la rapidité + avec laquelle cette même fortune fut dissipée bientôt après, + sont de la plus grande exactitude; j'ai tout lieu de le + croire, d'après l'authenticité de la source où je les ai + puisés. + + «A l'époque de son mariage, miss Gordon possédait à peu près + 3,000 liv. st. en espèces, deux actions de la banque + d'Aberdeen, les domaines de Gight et de Monkshill, et le + privilège de deux pêcheries de saumons sur la Dee. Peu après + l'arrivée de M. et de mistress Byron en Écosse, il fut + évident que le premier avait contracté des dettes + considérables, et ses créanciers commencèrent des poursuites + légales pour arriver au recouvrement de leurs créances. + L'argent comptant fut immédiatement sacrifié pour les + satisfaire, les actions de la banque furent vendues à raison + de 600 liv. st. (elles en valent actuellement 5,000); on + abattit sur la terre de Gight et l'on vendit du bois, au + montant de 1,500 liv. st. On disposa de la ferme de Monkshill + et des pêcheries, formant un franc-fief, pour 480 liv. st. Ce + n'est pas tout, dans l'année même du mariage, on emprunta une + somme de 8,000 liv. st., pour laquelle mistress Byron donna + hypothèque sur son domaine de Gight. + + «En mars 1786, un contrat de mariage fut dressé selon la + _coutume_ d'Écosse et signé par les parties. Dans le cours de + l'été de la même année, M. et mistress Byron quittèrent Gight + pour n'y plus revenir; le domaine fut vendu l'année suivante + à Lord Haddo moyennant 17,850 liv. st. La totalité de cette + somme fut employée à payer les dettes de M. Byron, excepté + une rente de 55 liv. sterl. 17 schellings 1 penny, douaire de + la grand'mère de mistress Byron, représentant un capital de + 1,128 liv. st., qui devait revenir à cette dernière à la mort + de son aïeule, et 3,000 qui devaient être déposées en mains + tierces pour l'usage particulier de mistress Byron, et qui + furent depuis placées chez M. Carsewell de Ratharllet, dans + le comté de Fife.» + + Une autre personne, bien informée, m'a raconté une + particularité singulière qui eut lieu avant la vente de la + terre, c'est que tous les ramiers de la maison de Gight + s'envolèrent de concert et se rendirent au colombier de Lord + Haddo; leur exemple fut suivi par une troupe de hérons qui + avaient fait leur nid depuis maintes années dans un bois + voisin d'un grand lac, appelé le _Hagberry-Pot_. On vint en + avertir Lord Haddo. «Laissez venir les oiseaux, répondit-il, + ne les effarouchez pas, la terre ne manquera pas de les + suivre.» Ce qui arriva effectivement. + (_Note de Moore_.)] + +Mistress Byron revint en Angleterre à la fin de 1787, et le 22 janvier +suivant elle mit au monde à Londres, dans _Holle-street_, son premier et +unique enfant, George Gordon Byron. Le nom de Gordon lui fut donné par +suite d'une condition testamentaire imposée à quiconque épouserait +l'héritière de Gight; l'enfant, à son baptême, eut pour parrains le duc +de Gordon et le colonel Duff de Fetteresso. + +A propos de sa qualité de fils unique, Lord Byron, dans une des feuilles +de son journal, rapporte quelques coïncidences curieuses du même fait +dans sa famille, qui, pour un esprit disposé comme le sien à trouver +partout du merveilleux dans tout ce qui avait rapport à lui-même, +devaient paraître plus singulières et plus frappantes qu'elles ne le +sont en effet: «J'ai pensé, dit-il, à une chose bizarre; ma fille, ma +femme, ma sœur de père, ma mère, ma tante maternelle, la mère de ma +sœur, ma fille naturelle et moi-même sommes ou étions tous fils ou +filles uniques; la mère de ma sœur, lady Conyers, n'eut que ma sœur de +son second mariage; elle-même était fille unique; mon père n'eut que moi +de son second mariage avec ma mère, également fille unique. Une telle +complication dans une seule famille est bien singulière, elle semble +vraiment l'effet de la fatalité.» Ensuite il ajoute ces paroles +caractéristiques: «Mais les plus fiers animaux ont le moins de petits, +tels que les lions, les tigres et jusqu'aux éléphans, qui sont doux en +comparaison des premiers.» + +De Londres mistress Byron se rendit avec son enfant en Écosse; et, en +1790, elle fixa son séjour à Aberdeen, où le capitaine Byron vint +bientôt la rejoindre. C'est là qu'ils vécurent ensemble quelque tems, +logés en garni chez un nommé Anderson, dans _Queen-street_; mais leur +union étant loin d'être parfaite, une séparation fut bientôt jugée +nécessaire, et mistress Byron prit le parti d'aller loger, toujours en +garni, à l'extrémité de la même rue[8]. Malgré cette désunion, ils n'en +continuèrent pas moins à se visiter de tems en tems, et même à prendre +le thé l'un chez l'autre; mais les élémens de discorde se multiplièrent +et finirent par amener leur séparation complète et définitive. Il +arrivait toutefois fréquemment au mari, d'accoster la bonne et son fils +dans leur promenade et d'exprimer un vif désir d'avoir l'enfant chez lui +pour un ou deux jours. Mistress Byron était d'abord peu disposée à céder +à ce vœu; mais la bonne lui représenta que _si le père avait l'enfant +une seule nuit, il n'en voudrait pas davantage_, et cette réflexion la +décida enfin à y consentir. L'événement justifia la prédiction de la +bonne; quand elle vint le lendemain s'informer de son enfant, le +capitaine Byron lui déclara qu'il avait assez de son jeune hôte, et +qu'elle pouvait le reprendre tout de suite. + + [Note 8: Il semble que plusieurs fois elle changea de + domicile à Aberdeen; on désigne encore deux maisons où elle + aurait quelque tems logé, l'une dans _Virginia-street_, et + l'autre chez un M. Leslie, je crois, dans _Broad-street_. + (_Note de Moore_.)] + +Il faut observer qu'à cette époque la fortune de mistress Byron ne lui +permettait pas d'avoir plus d'une domestique; il n'est donc pas étonnant +que l'enfant envoyé affronter l'épreuve d'une visite, sans la +surveillance ordinaire de sa bonne, se soit montré un hôte difficile à +gouverner. + +Du reste, que dès l'enfance son caractère fût violent, sournois et +colère, il est impossible d'en douter; jusque dans ses petites jupes, il +manifestait avec sa bonne ce même esprit d'impatience dont il donna dans +la suite tant de preuves à ses critiques. Un jour elle le réprimanda +vivement d'avoir sali ou déchiré un fourreau qu'on venait de lui mettre: +ces reproches le firent entrer dans une de ces _rages silencieuses_, +comme il les nomme lui-même; il prit le fourreau de ses deux mains, le +mit en pièces, puis revint à une soudaine immobilité, défiant et son +censeur et son ressentiment. + +Mais malgré cette petite scène et d'autres emportemens semblables, +auxquels ne l'encourageait que trop l'exemple de sa mère (qui en +agissait, dit-on, fréquemment de même avec ses bonnets et ses robes), il +y avait dans ses inclinations, et le témoignage de ses bonnes, de ses +maîtres et de tous ceux qui eurent alors des rapports avec lui est ici +conforme, un mélange de douceur affectueuse et d'enjouement qui lui +gagnait nécessairement les cœurs, et qui plus tard, comme dans ses plus +tendres années, rendait son commerce facile pour ceux qui l'aimaient et +le connaissaient assez pour user toujours à son égard de douceur et de +fermeté. La gouvernante, dont nous avons déjà parlé, et la sœur de cette +femme, May-Gray, qui la remplaça, prirent sur son esprit une influence à +laquelle il ne résistait que bien rarement; tandis que sa mère, dont les +caprices et les accès de tendresse et d'emportement diminuaient +également le respect et l'affection de son enfant, ne dut jamais qu'à +l'autorité de son titre de mère le faible pouvoir qu'elle eut sur lui. + +Par l'effet d'un accident qui, dit-on, arriva au moment de sa naissance, +l'un de ses pieds fut détourné de sa position naturelle. Ce défaut, +grâce surtout aux efforts que l'on fit pour y remédier, fut pour lui, +pendant sa jeunesse, la source d'une foule de douleurs et d'ennuis. On +voulut redresser ce membre d'après les expédiens alors en vogue, et sous +la direction du célèbre John Hunter, qui même entretint à ce sujet une +correspondance avec le docteur Livingstone d'Aberdeen. C'était à sa +gouvernante qu'était confié le soin de lui mettre le soir ses +machines-bandages; souvent alors, comme elle l'a raconté depuis, elle +lui chantait ou lui racontait, pour mieux l'endormir, des histoires et +des légendes auxquelles, comme la plupart des enfans, il prenait un +grand plaisir. Elle lui apprit encore, dans cet âge si tendre, à répéter +un grand nombre de psaumes, et le premier et le vingt-troisième furent +ceux qu'il confia d'abord à sa mémoire. C'est un fait vraiment +remarquable que, par les soins de cette respectable et pieuse personne, +il acquit une connaissance plus parfaite des saintes Écritures, que ne +l'ont en général les jeunes gens. Dans une lettre qu'il écrivit d'Italie +à M. Murray, en 1821, après lui avoir demandé, par la première occasion, +l'envoi d'une bible, il ajoute: «N'oubliez pas cela, car je suis un +grand lecteur et admirateur de ces livres; je les avais parcourus tous +avant l'âge de huit ans,--c'est-à-dire les livres de l'Ancien-Testament; +quant au Nouveau, sa lecture me semblait une tâche, et celle de l'autre +un plaisir. J'en parle d'après mes idées d'enfant, telles que je me les +rappelle, et comme se présente encore à ma mémoire ce tems que je passai +à Aberdeen en 1796.» + +La difformité de son pied était dès-lors un sujet qui l'affligeait +beaucoup et sur lequel il se montrait très-irascible. Une personne de +Glascow m'a rapporté que la gouvernante de sa femme et celle de Byron se +voyaient souvent quand elles sortaient pour promener les enfans qui leur +étaient confiés, et qu'un jour elle lui avait dit: «Quel bel enfant que +ce Byron! et quel malheur qu'il ait un pareil pied!» L'enfant +l'entendit, et soudain, outré de colère, il la frappa d'un petit fouet +qu'il avait à la main, en s'écriant avec impatience: _Ne parlez pas de +cela_. Quelquefois cependant, comme plus tard, il parlait avec +indifférence et même plaisantait de son infirmité. Dans le voisinage se +trouvait un autre enfant qui avait dans l'un de ses pieds un défaut +semblable; Byron disait alors à cette occasion en riant: _Venez voir les +deux petits garçons qui s'en vont dans Brood-street avec leurs deux +pieds bots_. + +Parmi une foule d'exemples de vivacité et d'énergie, sa gouvernante +citait le suivant. Un soir, elle l'avait conduit au théâtre, à la +représentation de la _Femme colère corrigée_ (_the taming of the +Shrew_); il avait suivi la pièce pendant quelque tems avec un intérêt +silencieux, mais à la scène entre Catherine et Pétruchio, quand les +acteurs en furent à ces deux vers: + + CATHERINE. Je sais que c'est la lune. + PETRUCHIO. Non, vous mentez, c'est le soleil bienfaisant. + +Le petit Geordie (ainsi l'appelait-on), se levant de son siége, se mit à +crier vivement: _Mais je vous dis, moi, que c'est la lune, monsieur_. + +Nous avons déjà parlé du séjour du capitaine Byron à Aberdeen; il revint +encore y passer deux ou trois mois avant son départ définitif pour la +France. Chaque fois, le principal objet de sa visite était de tirer +encore, s'il le pouvait, quelque argent de la malheureuse femme qu'il +avait réduite à la misère; et il y réussit si bien, que la dernière fois +cette dame, gênée comme elle l'était, parvint à lui procurer les moyens +de se rendre à Valenciennes[9], où il mourut l'année suivante (1791). +Bien que sur la fin Mrs. Byron refusât de le voir, elle lui conserva +toujours, dit-on, une vive affection; et à cette époque, quand la +gouvernante venait à le rencontrer, elle ne manquait pas de s'informer +auprès d'elle, avec la plus tendre sollicitude, de sa santé et de l'air +de son visage. Quand elle apprit sa mort, sa douleur, suivant le récit +de la même personne, tenait du désespoir, et ses cris perçans furent +entendus jusque dans la rue. C'était vraiment une femme extrême dans +toutes ses passions; sa douleur et sa tendresse partaient de son +tempérament autant que d'une sensibilité réelle. Quoi qu'il en soit, +déplorer la mort d'un pareil mari était, il faut l'avouer, faire preuve +d'une générosité bien gratuite; d'autant plus que ne l'ayant épousée, +comme il le disait tout haut, que pour sa fortune, et ayant bientôt +dissipé le seul charme qu'elle eût à ses yeux, il avait la cruauté de +lui reprocher fréquemment les inconvéniens de la pénurie, fruit de son +extravagante prodigalité. + + [Note 9: Mrs. Byron, dit quelqu'un que j'ai déjà cité, + s'était endettée de trois cents liv. st., par suite des + avances d'argent faites à M. Byron lors de ses deux visites à + Aberdeen, et par les frais d'ameublement de la chambre + qu'elle occupa après la mort de son mari, dans Brood-street. + Les intérêts de cette somme réduisirent son revenu à 139 + liv.; toutefois elle sut vivre sans augmenter ses dettes, et + à la mort de sa grand'mère, ayant hérité des 1,122 liv. + réservées pour le douaire de cette dame, elle les acquitta + entièrement.] + +Le jeune Byron n'avait pas cinq ans accomplis quand on l'envoya à une +école primaire, tenue à Aberdeen par M. Bowers[10]. Il y resta, sauf +quelques interruptions, durant l'espace de douze mois, comme l'atteste +l'extrait suivant du registre journalier de l'école: + + +GEORGES GORDON BYRON, + +19 novembre 1792. + +19 novembre 1793, reçu une guinée. + + [Note 10: Dans _Long-acre_, l'instituteur actuel de cette + école est M. Davie Gronta, l'ingénieux éditeur d'une + _collection de batailles et monumens militaires_, et d'un + ouvrage fort utile intitulé: _Livre classique des poèmes + modernes_.] + +Le prix de cette école, pour la lecture seulement, n'était que de 5 +_shillings_ par quartier; et ce fut certainement moins dans le but de +hâter ses progrès que pour mieux échapper à sa turbulence que sa mère +l'y envoya. Quant au résultat de ces premières études à Aberdeen, tant +sous M. Bowers que sous différens autres instituteurs, il nous en offre +lui-même le curieux document dans une sorte de journal commencé sous le +titre de _mon Dictionnaire_, et qu'on retrouve dans l'un de ses +manuscrits: + +«J'ai vécu dans cette ville plusieurs années de ma première jeunesse; +mais depuis l'âge de dix ans je n'y suis pas retourné. A cinq ans, ou +plus tôt même, on m'envoyait à l'école tenue par un M. Bowers, que l'on +surnommait _Bodsy_, à cause de son air vif et éveillé. C'était une école +à l'usage des deux sexes; j'y appris peu de chose, si ce n'est à répéter +par cœur, à force de l'entendre, mais sans en retenir une lettre, la +première leçon monosyllabique: _Dieu fit l'homme, il faut l'aimer_. La +seule preuve que je donnais de mes progrès à la maison, c'était de +répéter ces mots avec la plus grande volubilité; mais un jour, ayant +tourné le feuillet, j'eus le malheur de redire encore la même chose, et +cela fit découvrir les bornes étroites de mes jeunes talens: on me tira +les oreilles (criante injustice, attendu que c'était par elles que +j'avais appris ce que je savais), et l'on confia mes dispositions aux +soins d'un nouveau précepteur; c'était un pieux et habile petit prêtre, +nommé Ross, devenu plus tard, ministre de l'une des églises d'Écosse +(celle d'_East_, je pense). Je fis sous lui d'étonnans progrès, et je me +rappelle encore aujourd'hui ses manières douces et sa généreuse +sollicitude. Dès que je pus lire, ma grande passion fut l'histoire, et +surtout je me passionnai, pourquoi? je l'ignore, pour la bataille donnée +près du lac Régille, dans l'histoire romaine, que l'on m'avait d'abord +mise entre les mains. Il y a quatre ans, me trouvant sur les hauteurs de +Tusculum, mes regards s'arrêtèrent sur le petit lac circulaire, jadis de +Régille, et qui n'est plus qu'un point dans la perspective; alors je me +souvins de mon jeune enthousiasme et de mon vieux instituteur. Plus tard +j'eus pour maître un nommé Paterson, honnête jeune homme, mais +très-sérieux et taciturne: c'était le fils de mon cordonnier; du reste +fort instruit, comme le sont généralement les Écossais; c'était de plus +un presbytérien rigide. Je commençai avec lui le latin, dans la +grammaire de Ruddeman, et je continuai jusqu'au moment où l'on me mit à +l'_école de grammaire_. Là je fis toutes mes classes jusqu'à la +quatrième forme[11], époque de mon rappel en Angleterre, ma patrie, par +la mort de mon oncle. + + [Note 11: Un collége régulier anglais se divise généralement + en six _formes_, quoiqu'un même professeur puisse être chargé + de deux à la fois. L'ordre des _formes_ est inverse du nôtre; + ainsi (la rhétorique et la philosophie faisant partie de + l'enseignement spécial des universités), la sixièmes _forme_ + correspondra à notre classe de seconde, et la première forme + à notre septième ou aux classes plus élémentaires encore. + (_Note du Traducteur_.)] + +C'est à Aberdeen, et sur les belles exemples de M. Duncan, que j'acquis +le beau point d'écriture que je ne lis pas moi-même sans difficulté. Je +ne pense pas qu'il se mît beaucoup en peine de mes progrès. J'écrivais +mieux alors que je n'ai jamais fait depuis; la hâte et l'agitation d'une +et d'autre espèce ont fait de moi le plus parfait griffonneur qui jamais +ait tenu une plume. Il pouvait y avoir à cette école de grammaire cent +cinquante enfans de tout âge; elle était divisée en cinq classes, tenues +par quatre maîtres, le principal se chargeant de la quatrième et de la +cinquième forme, comme en Angleterre la cinquième et la sixième forme et +les moniteurs ont toujours pour professeur le chef de l'école.» + +Parmi ses compagnons de classe, il en est de vivans qui se souviendront +encore de lui[12], et l'impression qu'ils en ont conservée est que +c'était un enfant vif et passionné, emporté, rancunier, mais affectueux +et sociable à l'égard de ses camarades; hardi, singulièrement aventureux +et toujours, comme l'un d'eux le répétait heureusement, toujours _plus +prêt à donner qu'à recevoir des coups_. Entr'autres anecdotes à l'appui +de ce caractère, on cite qu'une fois, revenant de l'école, il se trouva +de compagnie avec un enfant qui l'avait auparavant insulté, sans en +avoir été puni. Le petit Byron avait juré qu'il le lui paierait à la +première occasion; en conséquence cette fois-ci, bien que plusieurs +autres enfans prissent le parti de son adversaire, il parvint à lui +donner une _volée complète_; et quand il arriva chez sa mère, tout +essoufflé, la servante lui demanda ce qu'il avait fait. Il répondit, +avec un mélange de rage et d'enjouement, qu'il venait d'acquitter une +dette en rossant un enfant auquel il l'avait promis; qu'il était un +Byron, et que jamais il ne fausserait sa devise: _Croys Byron_. + + [Note 12: Le vieux portier du collége aussi se rappelle bien + le petit garçon à la jaquette rouge et au pantalon de nankin, + qu'il a si souvent chassé de la cour du collége.] + +Il est certain qu'il cherchait bien plus à se distinguer parmi ses +camarades par sa supériorité dans tous les jeux et exercices violens, +que par ses progrès à l'étude[13]. Cependant il était plein d'ardeur dès +qu'on parvenait à fixer son attention, ou qu'un genre d'étude venait à +lui plaire. Il était en général parmi les derniers de sa classe, et ne +semblait guère ambitieux de places plus honorables. Il est d'usage, je +crois, dans cette pension, d'intervertir de tems en tems l'ordre des +places et de mettre les plus faibles écoliers sur les bancs +ordinairement réservés aux plus forts, sans doute dans la vue de mieux +stimuler l'ardeur des uns et des autres. Dans ces occasions, et +seulement alors, Byron était parfois à la tête de ses condisciples, et +son professeur disait en le raillant; _Allons, George, vous ne tarderez +pas à retourner à la queue_[14]. + + [Note 13: C'était, dit l'un de ceux que j'ai consultés, un + bon joueur de billes, il les lançait plus loin que la plupart + des enfans; il excellait aussi aux _barres_, jeu qui exige + une grande agilité de jambes.] + + [Note 14: Il paraît, d'après la liste trimestrielle tenue a + l'école de grammaire d'Aberdeen, dans laquelle le nom des + enfans se trouve placé suivant le rang qu'ils tenaient dans + leur classe; il paraît, dis-je, qu'en avril 1794, le nom de + Byron se trouvait le vingt-troisième sur une liste de + trente-huit enfans, dans la seconde forme. En avril 1798, il + lui arriva d'être le cinquième dans la quatrième classe, + composée de vingt-sept enfans, et de dépasser plusieurs de + ses condisciples qui l'avaient toujours devancé jusque-là.] + +Durant cette période, sa mère et lui eurent l'occasion de faire visite à +plusieurs de leurs amis: ils passèrent quelque tems à Fetteresso, +demeure de son parrain le colonel Duff (on s'y rappelle encore le +plaisir que prenait l'enfant à jouer avec un vieux sommelier, bon +vivant, nommé Ernest Fiddler). Ils s'arrêtèrent aussi à Banff, où +résidaient quelques proches parens de mistress Byron. + +Il eut en 1796 une attaque de fièvre scarlatine, après laquelle sa mère +l'envoya, pour changer d'air, dans les montagnes de l'Écosse +(_highlands_); et ce fut alors, ou l'année suivante, qu'ils choisirent +pour résidence une ferme dans le voisinage de Ballater. C'est un séjour +recherché pendant l'été par ceux qui veulent reprendre leur santé ou +leur enjouement; il est situé sur la rivière, à quarante milles environ +d'Aberdeen. Bien que cette maison, où l'on montre encore avec orgueil le +lit du jeune Byron, soit naturellement devenue un but de pélerinage pour +les admirateurs du génie, elle est, ainsi que la vallée étroite et aride +dans laquelle elle est bâtie, bien indigne de s'associer au souvenir +d'un poète. A peu de distance de là, on peut vanter avec raison un +paysage où se retrouvent tous les genres de beautés sauvages qui suivent +le cours de la Dée à travers les montagnes. C'est là que les noirs +sommets de _Lachin-y-Gair_ s'élançaient en forme de tourelles aux yeux +du poète futur; les vers qu'il consacra, plusieurs années après, au +tableau de ces objets sublimes, montrent que déjà, malgré sa tendre +jeunesse, il connaissait tous les genres de _gloire sourcilleuse_ qui +s'y rattachaient[15]. + + [Note 15: Les souvenirs exprimés dans cette pièce sont + charmans, mais il n'en est pas moins certain, d'après le + témoignage de sa gouvernante, qu'il alla tout au plus deux + fois sur cette montagne, située à quelques milles de leur + résidence ordinaire.] + +Ah! c'est là que mes pas s'égarèrent souvent dans mon enfance; mon +chapeau était le bonnet à carreaux, mon manteau le _plaid_ des +montagnards; les souvenirs des chefs de _clans_, morts depuis long-tems, +venaient s'offrir à mon esprit, quand, chaque jour, j'errais dans les +clairières couvertes de pins. Je ne songeais pas à retourner au château, +avant que la gloire du jour mourant n'eût fait place aux rayons brillans +de l'étoile polaire, car mon imagination charmée aimait à se nourrir des +traditions glorieuses que je recueillais de la bouche des habitans de la +sombre Loch-na-Gar. + +On a plusieurs fois attribué la première étincelle de son génie poétique +à la sévérité grandiose des scènes au milieu desquelles s'écoula son +enfance; mais on pourrait se demander si jamais pareilles facultés +furent l'effet d'un pareil accident. Que les charmes d'une nature +pittoresque, nés principalement de notre imagination et de nos +souvenirs, soient profondément sentis à un âge où l'imagination est à +peine née, où les souvenirs sont rares, c'est ce qu'on concevra +difficilement, tout en faisant la part d'un génie prématuré. L'éclat que +le poète voit dans les aspects de la nature n'est pas autant dans les +objets eux-mêmes que dans l'œil qui les contemple; et l'imagination doit +entourer ses tableaux d'une sorte d'auréole avant de pouvoir leur +emprunter quelque inspiration. + +A la vérité, comme matériaux susceptibles d'être mis en œuvre par la +faculté poétique quand elle sera développée, ces merveilleuses +impressions, recueillies dès l'enfance avec toute la vivacité, +conservées avec toute la puissance de souvenir qui appartient au génie, +peuvent bien former l'un des plus purs et des plus précieux alimens dont +il se nourrira par la suite; mais cependant la source de ce charme est +dans le sentiment poétique qui existait en lui et qui s'éveille alors. +C'est l'imagination seule qui, agissant sur ses souvenirs, imprégnera +pour lui, dans la suite, tout le passé de poésie. + +Il faut donc classer les impressions que Lord Byron reçut dans son +enfance des scènes de la nature, avec les divers autres souvenirs qu'il +conserva de la même période, comme de son innocence, de ses jeux, de ses +espérances et de ses affections premières, tous souvenirs que le poète +sait convertir à son usage, mais dont aucun ne fait le poète; pas plus +que le miel (pour employer une comparaison de Byron lui-même) ne fait +l'abeille qui le butine. + +Quand il arrive, comme ce fut le cas en Grèce pour Lord Byron, que les +mêmes accidens de nature, sur lesquels la mémoire a réfléchi son charme, +se reproduisent devant les yeux, entourés de circonstances nouvelles et +inspiratrices, et de tous les accessoires qu'une imagination riche et +vigoureuse peut leur prêter; alors, et le passé, et le présent, tout +contribue à rendre l'enchantement complet. Or, jamais cœur ne fut mieux +né pour réunir ces divers sentimens que celui de Lord Byron. Dans un +poème écrit un ou deux ans avant sa mort[16], il fait honneur de sa +passion pour les montagnes aux impressions de son séjour dans les +_highlands_; et il attribue même le plaisir que lui fit éprouver +l'aspect de l'Ida et du Parnasse, bien moins aux traditions classiques +qu'aux souvenirs profonds que lui fournissaient son enfance et +_Lachin-y-gair_. + + [Note 16: L'Ile.] + +Celui dont les premiers regards se sont arrêtés sur les montagnes de +l'Écosse, couronnées d'un bleu céleste, aimera à contempler toutes les +cimes qui lui offriront une couleur analogue; il saluera, dans chaque +mamelon, le visage connu d'un ami; à la vue d'une montagne, son ame +s'épanouira, comme pour l'embrasser. Long-tems j'ai parcouru des pays +qui n'étaient pas mon pays; j'ai adoré les Alpes, aimé les Apennins, +révéré le Parnasse, admiré l'Ida cher à Jupiter, et l'Olympe qui s'élève +majestueusement au-dessus de la mer. Mais ce n'était point le souvenir +de leur gloire antique, ce n'était point la vue de leur beauté présente +qui m'imposaient ces impressions profondes de respect et d'amour. Les +ravissemens que l'enfant avait éprouvés survivaient à l'âge de +l'enfance. Loch-na-Gar dominait avec l'Ida sur les champs de la Troade. +Les souvenirs celtiques entouraient le mont Phrygien, et les eaux des +cascades des _highlands_ se mêlaient à la claire fontaine de Castalie. + +Dans une note jointe à ce morceau, nous le voyons faire le même +anachronisme dans l'histoire de ses propres sentimens, et rapporter à +son enfance elle-même cet amour des montagnes, qui n'était autre chose +que le résultat du travail de son imagination se reportant au passé. +«C'est, dit-il, de cette époque (celle de son séjour dans les +_highlands_) que date mon amour des pays montagneux. Je n'oublierai +jamais l'effet que produisit sur moi, quelques années plus tard, en +Angleterre, la seule chose que j'eusse vue depuis long-tems qui +ressemblât à des montagnes, quoiqu'en miniature; je veux parler des +_Malvern-hills_. Lorsque je retournai à Cheltenham, je les regardais +chaque soir, au coucher du soleil, avec une émotion que je ne pourrais +décrire.» Son amour pour les courses solitaires et pour les excursions +de toutes espèces[17], le conduisait souvent assez loin pour donner sur +lui des inquiétudes sérieuses. Il lui arrivait à Aberdeen, toutes les +fois qu'il en trouvait l'occasion, de s'esquiver, inaperçu, de la +maison. Quelquefois il se dirigeait du côté de la mer; et un jour, après +de longues et pénibles recherches, on trouva le petit aventurier se +débattant au milieu d'une fondrière ou mare, d'où il n'aurait pu se +tirer de lui-même. + + [Note 17: Cette phrase rend fort douteuse l'assurance donnée + par sa gouvernante (au rapport de Thomas Moore), que Byron + n'avait jamais vu que deux fois la montagne de + _Lachin-y-gair_, si voisine de l'habitation de sa mère. + (_N. du Tr._)] + +Dans le cours de l'une de ces excursions d'été le long de la Dée, il eut +l'occasion de voir les sauvages beautés des _highlands_, mieux encore +que dans les environs de leur résidence à Ballatrech. Sa mère l'avait +conduit sur la route romantique d'_Invercauld_, jusqu'à la petite chute +d'eau appelée _la vigne de la Dée_; sa passion pour les aventures fut +alors sur le point de lui coûter la vie: comme il grimpait le long d'une +pente inclinée sur cette cascade, une bruyère arrêta son pied bot et il +tomba. Déjà même il roulait vers le précipice, quand la gouvernante eut +la force et la présence d'esprit de le retenir, et de le ravir ainsi à +une mort certaine. + +Il n'avait encore que huit ans: ce fut alors qu'un sentiment plus près +de l'amour qu'on ne le supposerait possible dans un âge si tendre, prit, +de son propre aveu, sur ses pensées, une puissance absolue, et prouva +ainsi, de bonne heure, combien il était facile d'éveiller sa sensibilité +sur ce point comme sur tous les autres[18]. L'objet de son attachement +était Marie Duff; et les passages d'un journal, tenu par lui en 1813, +montrent avec quelle fraîcheur, après un intervalle de dix-sept ans, il +se rappelait toutes les circonstances de cette première passion: + + [Note 18: On sait que Dante n'avait que neuf ans quand, à la + _fête du Mai_, il vit pour la première fois Béatrix et en + devint amoureux. Alfieri lui-même, amant précoce, considère + une telle sensibilité prématurée comme le signe incontestable + d'une ame née pour les beaux-arts. «_Effetti_, dit-il en + décrivant ce qu'il éprouva lui-même lors de son premier + amour, _che poche persone intendono, e pochissime provano: ma + a quei soli pochissimi è concesso l' uscir della folla + volgare in tutte le umane arti_.» Canova disait ordinairement + qu'il se rappelait fort bien avoir été amoureux dès l'âge de + cinq ans.] + +«J'ai dernièrement, dit-il, beaucoup pensé à Marie Duff; il est bien +étrange que j'aie pu me passionner aussi profondément pour cette jeune +fille, à un âge où je ne pouvais connaître l'amour, ni ce que ce mot +signifiait: et pourtant c'était bien de l'amour. Ma mère me raillait +d'habitude sur cet attachement puéril; et plusieurs années après +(j'avais alors seize ans), elle me dit un jour: _Byron, je reçois une +lettre d'Edimbourg; miss Abercromby me mande que votre ancienne passion, +Marie Duff, est mariée à un M. Co_..... Et quelle fut ma réponse? En +vérité, je ne sais comment expliquer ce que je ressentis en ce moment; +mais je faillis entrer en convulsion. Ma mère en fut tellement alarmée, +que plus tard elle évita toujours de revenir sur ce sujet _avec +moi_,--se contentant de le redire volontiers à chacune de ses +connaissances. Maintenant que signifiait tout cela? Je ne l'avais pas +vue depuis que, par suite d'un _faux pas_ de sa mère, à Aberdeen, elle +fut ramenée à Banff, auprès de son aïeule: nous étions tous deux de +véritables enfans; j'avais dès-lors, et j'ai depuis éprouvé cinquante +fois, d'autres sentimens tendres; cependant je me rappelle encore tout +ce que nous nous disions l'un à l'autre, toutes nos caresses, ses +traits, mon inquiétude, mes insomnies, mes instances auprès de la +servante de ma mère pour qu'elle lui écrivît de ma part; ce qu'elle fit +à la fin pour me tranquilliser. La pauvre Nancy pensait que j'étais fou; +et comme je ne pouvais écrire une lettre moi-même, elle devint mon +secrétaire. Je me rappelle aussi nos promenades, mon bonheur quand +j'étais assis près de Marie dans l'appartement des enfans, à leur maison +proche des _Plainstones_ à Aberdeen. Alors, tandis que sa petite sœur +jouait à la poupée, nous faisions l'amour à notre manière. + +«Comment diable tout cela arriva-t-il à un pareil âge? d'où cela +provenait-il? Certainement, plusieurs années après, je n'avais pas +encore l'idée de la distinction des sexes; et cependant mes tourmens et +mon amour furent si violens, que je doute quelquefois si j'ai jamais été +depuis réellement amoureux. + +«Qu'il en soit ce qu'on voudra, l'annonce de son mariage, plusieurs +années après, fut pour moi un coup de foudre et fut sur le point de +m'étouffer, au grand effroi de ma mère et à l'étonnement de tous les +spectateurs qui refusaient d'y croire. C'est dans ma vie un phénomène +(puisque je n'avais alors que huit ans), qui m'a souvent tourmenté et +qui me tourmentera jusqu'à ma dernière heure; et récemment encore, je ne +sais pas pourquoi, son souvenir (non pas l'amour lui-même) s'est +représenté avec plus de force que jamais. Je serais bien étonné qu'elle +eût gardé de moi la moindre souvenance, et qu'elle se rappelât comme +elle plaignait sa petite sœur Hélène de ne pas avoir aussi un amoureux! +Il est incroyable comme j'ai gardé d'elle une parfaite et charmante +idée; de son front, de ses cheveux noirs, de ses yeux d'un brun clair, +de ses vêtemens même: je serais vraiment fâché de la voir aujourd'hui; +la réalité, toute belle qu'elle serait, détruirait ou du moins +obscurcirait les traits de la charmante Péri que je contemplais alors en +elle, et qui vit encore dans mon imagination après plus de seize années. +J'ai maintenant vingt-cinq ans et quelques mois..... + +«Ma mère, je le suppose, raconta cette circonstance (l'effet qu'avait +produit son mariage sur moi) aux Parkynses et certainement à la famille +Pigot; elle le mentionna sans doute également à miss Abercromby, qui +connaissait mon ancien penchant, et qui sans doute n'avait donné cette +nouvelle qu'à mon intention..... Je l'en remercie! Comme ses +commencemens, le terme de cette passion m'a souvent fait réfléchir; +quant à l'exactitude des faits, d'autres les connaissent aussi bien que +moi, et le souvenir que j'en conserve est encore plein de vie. Mais plus +j'y songe, et plus je suis embarrassé d'assigner quelques causes à cette +précocité d'affection.» + +Les chances qu'il avait de succéder au titre de ses ancêtres furent +quelque tems tout-à-fait incertaines; car; en 1794, le cinquième lord +Byron vivant avait encore un petit-fils. Sa mère cependant, dès sa +naissance, avait caressé l'espoir qu'il serait non-seulement un lord, +mais encore un grand homme. Une circonstance bizarre sur laquelle elle +fondait cette espérance, c'est qu'il était boiteux; pourquoi? il serait +difficile de le dire, si ce n'est peut-être qu'ayant un esprit des plus +superstitieux, elle avait consulté quelque diseur de bonne aventure, +qui, pour anoblir aux yeux d'une mère cette infirmité, l'avait rattachée +à la destinée future de l'enfant. + +La mort du petit-fils du vieux lord, arrivée en Corse en 1794, brisa le +seul obstacle qui se trouvait jusqu'alors placé entre le petit George et +l'héritage immédiat de la pairie: l'importance sensible que cet +événement leur donna fut sentie non-seulement par Mrs. Byron, mais aussi +par le jeune baron futur de Newsteadt. Pendant l'hiver de 1797, sa mère +lisait un jour par hasard un discours prononcé à la Chambre des +Communes; un ami se trouvait présent, qui dit à l'enfant: «Nous aurons +un jour ou l'autre le plaisir de lire aussi vos discours à la Chambre +des Communes.» _J'espère que non_, répondit-il; _si vous en lisez +quelqu'un de moi, ce sera à la Chambre des Lords_. + +Le titre dont il se félicitait ainsi ne lui fut que trop tôt dévolu. +S'il avait pu demeurer encore pendant dix ans tout simplement George +Byron, on ne peut douter que son caractère n'y eût gagné sous beaucoup +de rapports. L'année suivante, son grand oncle, le cinquième lord Byron, +mourut à l'abbaye de Newsteadt, ayant consommé les dernières années de +sa vie dans un état d'isolement austère et presque sauvage. + +Le lendemain de l'accession du petit Byron à la pairie, on dit qu'il +courut à sa mère et lui demanda _si elle apercevait quelque changement +en lui depuis qu'il était lord, car il n'en trouvait lui-même aucun_. +Réflexion ingénieuse et naturelle; l'enfant ne songeait pas encore que +la simple addition d'une syllabe au-devant de son nom avait suffi pour +opérer un changement complet et magique dans toutes ses relations +futures avec la société. + +On peut se faire une idée de l'effet que produisit dès-lors sur lui cet +événement, d'après l'agitation que, dit-on, il manifesta en s'entendant, +pour la première fois, appeler dans l'école avec l'addition du titre de +_dominus_. Incapable de faire la réponse habituelle, _adsum_, il resta +silencieux au milieu de la surprise générale de ses camarades, et finit +enfin par fondre en larmes. + +Le nuage qu'avait jeté, et sans cause, à plusieurs égards, sur le +caractère du dernier lord Byron, sa malheureuse affaire avec M. +Chaworth, avait encore été, dans la suite, obscurci par les effets +naturels d'une vie insociable et bizarre. On fait encore dans le +voisinage les récits les plus exagérés de sa cruauté envers lady Byron, +avant leur séparation mutuelle, et l'on croit même que, dans l'un de ses +accès de fureur, il avait été jusqu'à la précipiter dans l'étang de +Newsteadt. Une autre fois, dit-on, ayant tué son cocher pour quelque +désobéissance, il avait jeté le cadavre dans la voiture où se trouvait +lady Byron, et montant aussitôt sur le siége, il avait lui-même conduit +les chevaux. Ces histoires sont, à n'en pas douter, des fables +grossières, comme la plupart de celles dont son illustre héritier fut +plus tard la victime. Une femme au service du vieux lord, encore +vivante, contredit ces deux récits comme autant d'inventions de la +calomnie; elle suppose pourtant que la première est fondée sur les +circonstances suivantes. Une jeune dame du nom de Booth se trouvait à +Newsteadt en visite; un soir, on fit une partie de plaisir devant la +façade de l'abbaye, et lord Byron, par accident, l'avait poussée dans le +bassin qui reçoit la cascade: de là, sans doute, le conte dont nous +avons parlé. + +Une fois séparé de lady Byron, l'isolement complet dans lequel il vécut +réveilla toute la puissance d'imagination des habitans de l'endroit; nul +fait atroce ou désespéré que les commères du village ne fussent +disposées à lui imputer. Il y avait dans son triste jardin deux images +grimaçantes de satyres, que bientôt l'effroi de ceux qui les entrevirent +décora du nom de _diables du vieux lord_. On sait qu'il marchait +toujours armé, et l'on rapporte que le dernier sir John Warren, son +voisin, ayant été admis à dîner un jour avec lui, trouva sur la table +une boîte à pistolets placée là comme partie ordinaire du service. + +Dans ses dernières années, les seuls compagnons de sa solitude, outre +cette colonie de grillons qu'il s'amusait, dit-on, lui-même, à nourrir +et à dresser[19], étaient le vieux Murray, plus tard valet favori de son +successeur, et la domestique dont je viens de citer l'autorité. Cette +dernière, d'après les fonctions auxquelles on suppose qu'elle avait été +promue auprès de son noble maître, avait reçu généralement dans le pays +le nom de _Lady Betty_. + + [Note 19: Lord Byron avait l'habitude d'ajouter à ceci, sur + l'autorité de vieux domestiques, que le jour de la mort de + leur patron, ces grillons laissèrent tous de concert la + maison, et en si grand nombre, qu'il était impossible de + faire un pas dans le vestibule sans en écraser quelques-uns.] + +Quoiqu'il vécût dans sa solitude d'une manière sordide, il paraît qu'il +éprouvait souvent le besoin d'argent; et l'un des torts les plus sérieux +qu'il fit à sa propriété, fut la vente du domaine de Rochdale, dans le +duché de Lancastre, dont le produit minéralogique passait pour +très-important. Il savait bien, dit-on, à l'époque de la vente, qu'il +n'avait pas le droit de donner un titre légal de possession, et il n'est +pas croyable que ceux qui rachetèrent ignorassent l'irrégularité de la +transaction; mais ils prévirent sans doute, comme en effet cela arriva, +qu'avant d'être dépossédés de la propriété ils seraient à peu près +indemnisés par le produit qu'ils en tireraient. + +On tenta, pendant la minorité du jeune lord, de rentrer dans le domaine +de Rochdale, et, comme on le lira bientôt, ce fut avec un plein succès. +Pour Newsteadt, les bâtimens et les dépendances menaçaient une ruine +prochaine, et parmi les rares témoignages de la sollicitude ou de la +dépense de son propriétaire, se trouvaient quelques masses de pierres +réunies à grands frais, et quelques bâtimens, crénelés, élevés sur le +bord du lac et dans l'épaisseur du bois. Les forts bâtis sur le lac +étaient destinés à donner un aspect naval à ses ondes: souvent, quand il +était en bonne humeur, il se plaisait à des combats simulés; ses +bâtimens attaquaient la forteresse, qui à son tour les canonnait. Le +plus grand de ses vaisseaux avait été construit pour lui dans l'un des +ports de mer de l'est: on l'avait dirigé sur des roues vers la forêt de +Newsteadt, comme pour accomplir l'une des prophéties de la mère Shipton, +_que quand un vaisseau chargé de_ ling _traverserait la forêt de +Shervood, le domaine de Newsteadt sortirait de la famille Byron_. Dans +le duché de Nottingham, _ling_ répond au mot bruyère; et afin de +justifier la mère Shipton et de dépiter le vieux lord, on dit que les +paysans escortaient le vaisseau en y jetant sans cesse des touffes de +bruyère. + +Cet homme singulier prenait évidemment fort peu de soin du sort de ses +descendans; il n'avait entretenu aucun rapport avec son jeune héritier +d'Écosse, et s'il lui arrivait d'en parler, ce qui était fort rare, ce +n'était jamais que sous le nom _du petit enfant qui est à Aberdeen_. + +La mort de son grand oncle faisait de Lord Byron _le pupille de la +chancellerie_, et le comte de Carlisle fut désigné pour être son tuteur. +Il avait avec la famille quelques rapports de parenté, comme fils de la +sœur du défunt lord. En 1798, pendant l'automne, Mrs. Byron et son fils, +escortés de leur fidèle May Gray, quittèrent Aberdeen pour Newsteadt. +Avant leur départ, ils avaient vendu le mobilier de l'humble appartement +qu'ils occupaient, et le produit, à l'exception du linge et de la +vaisselle que Mrs. Byron emporta, fut de 74 livres sterling 17 shillings +7 pence. + +Le tems que Byron passa en Écosse, où sa mère avait d'ailleurs pris +naissance, lui permettait de se considérer lui-même, comme il s'en est +glorifié dans Don Juan, _à moitié Écossais par sa naissance, et +entièrement par son éducation_. + +Nous avons déjà vu avec quelle vivacité il gardait le souvenir des +montagnes qui, dans l'origine, avaient frappé ses yeux; les allusions +qu'il y fait, dans le passage de Don Juan que je viens de citer, au pont +romantique du Don et aux autres localités d'Aberdeen, montrent la même +fidélité et le même entraînement de souvenir. + +De dire comment _Auld-Lang-Syne_ évoque devant moi l'Écosse en masse et +dans tous ses détails, les Plaids écossais, les _Snoods_ écossais, les +montagnes bleues, les ondes claires, la Dee, le Don, le mur noir du pont +de Balgounie, mes souvenirs d'enfant, en un mot le plus doux songe de ce +qui me faisait alors rêver, enveloppé, comme les fils de Banco, de leurs +manteaux funéraires;--d'expliquer ces allusions enfantines qui ramènent +sous mes yeux ma douce enfance,--je ne m'en soucie pas, c'est un effet +de _Auld-Lang-Syne_. + +Puis il ajoute en note: + +Le pont du Don, près de _la vieille ville_ d'Aberdeen, avec son arche +unique et ses eaux noirâtres et poissonneuses, me sont encore présens, +comme si je les avais vus hier. Je me rappelle également, bien que je le +cite mal peut-être, le terrible proverbe qui, dans ma jeunesse, me +faisait craindre et pourtant désirer de le passer, parce que j'étais +fils unique, au moins du côté de ma mère. Le voici tel que je m'en +souviens, quoique je ne l'aie entendu ni lu depuis l'âge de neuf ans: + + Brig of Balgounie, black's your wa' + Wi a wife's ae son, and a mear's ae foal + Down ye shall fa'..... + +Pont de Balgounie, ton mur est noir, tu tomberas avec le fils unique +d'une femme et le poulain unique d'une cavale. + +Il eut toujours un véritable plaisir à rencontrer une personne +d'Aberdeen: quand feu M. Scott, qui était né dans cette ville, lui +rendit une visite à Venise, en 1819, il lui désigna surtout, en +rappelant leurs habitudes d'enfance, une place nommée la niche de +Wallace, où se trouve encore aujourd'hui une grossière statue de ce +guerrier écossais. Cette sorte de souvenir ne le trouvait jamais +insensible. A son premier voyage en Grèce, non-seulement l'aspect des +montagnes, mais le jupon court des Albanais, tout, dit-il, le _reportait +à Morven_. Dans sa dernière et fatale expédition, l'habit qu'il portait +de préférence, à Céphalonie, était une veste de _tartane_. + +Mais quelque sincères et profondément senties que fussent les +impressions qu'il gardait de l'Écosse, il lui arrivait quelquefois, +comme pour toutes ses affections les plus aimables, de donner un démenti +à son bon naturel; et lorsque la colère ou l'ironie l'excitait, de +persuader et les autres et lui-même que toutes ses affections se +portaient vers des objets directement opposés. + +Le fiel qu'il répandit à l'occasion de sa querelle avec la _Revue +d'Édimbourg_, sur tout ce qu'il y avait d'Écossais, offre l'exemple de +ce triomphe temporaire de ses passions. Dans tous les tems, le moindre +soupçon de ridicule jeté sur l'Écosse ou ses habitans suffisait pour +faire taire ses affectueux sentimens. Un de ses amis me raconta +l'amusante colère dans laquelle le mit un jour une innocente jeune +fille, pour avoir remarqué qu'il avait quelque chose de l'accent +écossais: «Bon dieu! s'écria-t-il, j'espère bien que non; j'aimerais +mieux voir tomber la maudite Écosse dans la mer que d'avoir l'accent +écossais.» + +Mais on ajoutera peu de foi aux saillies de ce genre répandues dans ses +écrits ou sa conversation, quand on les comparera aux preuves décisives +qu'il a laissées de son attachement pour le pays où il passa son +enfance. Et si, pour lui, ces impressions étaient ineffaçables, de +l'autre il y a chez les citoyens d'Aberdeen, qui le regardent comme leur +compatriote, une correspondance chaleureuse d'affection pour sa mémoire +et pour son nom. Ils montrent encore aux voyageurs les diverses maisons +où il résidait dans sa jeunesse; l'avoir vu seulement une fois, réveille +en eux un souvenir d'orgueil, et le pont du Don, déjà beau en lui-même, +est désormais revêtu, grâce à la mention qu'il en a faite dans son _Don +Juan_, d'un nouveau charme. Il y a deux ou trois ans qu'on offrit une +somme de cinq liv. st. à une personne d'Aberdeen en échange d'une lettre +écrite par le capitaine Byron quelques jours avant sa mort; et au nombre +des souvenirs du jeune poète, devenus autant de trésors pour ceux qui +les possèdent, il en est un dont il n'aurait pu sans rire entendre +parler, c'est tout simplement une vieille soucoupe de porcelaine dont il +avait une fois mordu un large morceau dans un accès de colère. + +Ce fut dans l'été de 1798 que Lord Byron, alors dans sa onzième année, +quitta l'Écosse avec sa mère et sa _bonne_, pour prendre possession de +l'ancien domaine de ses ancêtres. Voici comme il parle de ce voyage dans +une de ses dernières lettres: + +«Je me souviens de Loch-Leven comme si c'était d'hier; ce fut pourtant à +l'époque de mon voyage d'Angleterre, en 1798, que je le vis.» + +Déjà ils touchaient à la barrière de Newsteadt, ils voyaient les bois de +l'abbaye s'élancer comme pour les recevoir, quand Mrs. Byron, affectant +de méconnaître l'endroit, demanda à la femme de la barrière à qui +appartenait cette propriété. On lui répondit que le possesseur, Lord +Byron, était mort depuis quelques mois. «Et quel est l'héritier? demanda +la mère avec un orgueil satisfait.--On dit, répondit la femme, que c'est +un petit enfant qui vit à Aberdeen.--Et le voici, dieu le bénisse!» +s'écria la gouvernante, incapable de se contenir, et couvrant de baisers +le jeune lord assis sur ses genoux. + +Une élévation si soudaine aurait eu sans doute, même dans des +circonstances plus favorables pour lui, une influence dangereuse sur son +caractère; le guide qui désormais allait conduire les pas du jeune Byron +dans le monde ne pouvait être plus inhabile à lui en montrer les +écueils. Sa mère, dépourvue de jugement et d'empire sur elle-même, +employait à son égard, avec la même maladresse, et l'indulgence, et ce +qui était pire encore, une violence dont l'enfant s'amusait. Ce +sentiment exquis du ridicule qui, plus tard, le rendit si remarquable, +et que dès-lors il possédait, l'emportait toujours sur la crainte que +pouvait lui inspirer sa mère. Quand Mrs. Byron, femme petite et dont +l'embonpoint embarrassait la marche, essayait, dans ses accès de colère, +de l'atteindre afin de le punir, le petit diable, glorieux de sa +légèreté, se plaisait à lui échapper sans cesse, courant autour de la +chambre en dépit de sa jambe boiteuse, et riant à gorge déployée d'avoir +pu rendre inutiles toutes ses menaces. Dans ses _Memoranda_, il a +consigné quelques anecdotes de ces premiers tems, et bien qu'il n'y +nomme jamais sa mère qu'avec respect, il est facile de voir que l'idée +qu'il en avait conservée, du moins la plus caractéristique, était d'une +nature pénible. L'un des passages les plus frappans de ces _Mémoires_ se +rapporte au chagrin profond qu'il ressentait de son infirmité; il décrit +l'impression d'horreur et d'humiliation qui s'empara de lui quand sa +mère, dans un accès de colère, l'appela, _vilain boiteux_. Comme il +reproduit dans sa poésie, sous une forme ou l'autre, tous les sentimens +profonds de sa vie, il ne faut pas être surpris d'y retrouver une +expression de ce genre; nous voyons donc à l'ouverture de son drame, _le +Difforme transformé_: + + BERTA. Va-t'en, vilain bossu. + ARNOLD. Ma mère, je suis né ainsi. + +On peut se demander si l'origine du drame entier ne serait pas due à cet +unique souvenir. + +Avec un pareil caractère dans la personne qui devait seule diriger ses +premières années, on conçoit qu'il dut perdre tout le fruit des soins et +de la sollicitude qu'un tuteur éclairé eût pu avoir pour lui. D'ailleurs +Lord Carlisle, peu lié avec la famille, et n'ayant jamais eu l'occasion +de connaître l'enfant, n'avait accepté qu'avec répugnance cette charge +pénible; et comme ce titre le mettait surtout en rapport avec Mrs. +Byron, il ne faut pas s'étonner qu'il ne désirât jamais pénétrer dans +les détails de l'éducation de son pupille, plus qu'il n'y était +rigoureusement obligé: ce qui l'en éloignait était la crainte de se +trouver en opposition avec les habitudes violentes et capricieuses de la +mère. + +D'un autre côté, si la réputation du dernier Lord eût été assez +populaire pour piquer d'émulation son jeune successeur, peut-être +l'envie salutaire de rivaliser avec les morts eût suppléé aux bons +exemples des survivans, et nul esprit ne se serait plus facilement +ouvert à cette louable émulation que celui de Byron. Mais +malheureusement, comme nous venons de le dire, les circonstances étaient +autres, et à la place d'un aussi désirable stimulant fut substituée une +rivalité d'une espèce contraire. Les étranges anecdotes qui circulaient +sur le feu Lord dans le pays où ses rudes et solitaires habitudes +avaient laissé une trace d'effroi; ces anecdotes, dis-je, avaient frappé +son imagination poétique, et réveillé dans son jeune esprit une espèce +d'admiration pour des bizarreries qui lui semblaient un motif +d'étonnement et de souvenir. On a même quelquefois supposé que ce fut le +récit des bizarreries de son oncle, qui nourrit son imagination de ces +sombres peintures et de ces figures idéales, qu'il sut par la suite +revêtir de formes diverses et anoblies par son génie[20]. Mais, quoi +qu'il en soit, on peut conjecturer que, dans sa pénurie de meilleurs +modèles, les singularités de son prédécesseur immédiat eurent une grande +influence sur ses goûts et son imagination. Une habitude, entre autres, +qu'il semblait devoir à cet esprit d'imitation, et qu'il conserva toute +sa vie, fut celle d'avoir ordinairement auprès de lui une arme d'une +espèce quelconque; même encore enfant, il portait toujours de petits +pistolets chargés dans la poche de sa veste. + + [Note 20: Pourquoi donc accuser ces impressions, si les + effets en furent si admirables? + (_N. du Tr._)] + +La querelle du dernier Lord avec M. Chaworth avait pu d'ailleurs, dès +l'origine, lier d'une sorte de connexité, dans son esprit, le nom de sa +famille et l'habitude des duels; peut-être aussi les mortifications que +lui faisait dévorer, ou du moins craindre, à l'école, son infirmité +physique, trouvèrent une sorte de consolation dans l'espoir qu'un jour +les lois du combat singulier lui permettraient de lutter avec le plus +fort, à armes égales. + +Aussitôt après leur départ d'Écosse, Mrs. Byron, dans l'espoir d'obtenir +sa guérison, avait confié son fils aux soins d'un individu de Nottingham +qui se chargeait de ces sortes de cures: cet homme, charlatan de son +métier, se nommait Lavender; son procédé était de frotter d'abord +d'huile pendant long-tems le pied malade, puis de le tordre violemment +et de le tenir comprimé dans une machine de bois. Pour que l'enfant ne +fût pas, durant cet intervalle, retardé dans ses études, un respectable +professeur venait lui donner des leçons de latin. M. Rogers, c'était son +nom, lisait avec lui des morceaux de Virgile et de Cicéron, et ses +progrès lui parurent alors, malgré sa jeunesse, extrêmement sensibles: +toutefois, dans le cours de ses leçons, il éprouvait fréquemment de +violentes douleurs, à cause de la position de son pied; un jour, M. +Rogers lui dit: «Milord, je ne puis vous voir en proie à une douleur +comme celle que vous souffrez.--N'y songez pas, M. Rogers, répondit +l'enfant, vous ne vous en apercevrez plus.» + +Cet homme distingué, qui ne parle jamais de son élève que dans les +termes les plus affectueux, se souvient de plusieurs exemples de la +plaisante malice avec laquelle il aimait à se venger de son bourreau, en +mettant à découvert sa fastueuse ignorance. Un jour il avait placé au +hasard, sur une feuille de papier, toutes les lettres de l'alphabet, +mais toutefois en les disposant de manière à simuler des mots et des +phrases; il mit le papier sous les yeux du docte personnage en lui +demandant quelle langue c'était: «De l'italien,» répondit notre homme, +incapable d'avouer de bonne foi son ignorance. On conçoit que cette +réponse fut accueillie par la joie immodérée et les insultans éclats de +rire de notre jeune satirique, charmé du succès de ce premier piége +tendu au charlatanisme. + +C'est par une suite de la profonde impression qu'il conservait de tout +ce qui l'entourait dans sa jeunesse, et qui semblait un des traits +distinctifs de son caractère, que plusieurs années après, se trouvant +dans les environs de Nottingham, il envoya une lettre à son vieux +précepteur, remplie de sentimens affectueux. Il avait même chargé celui +qui la portait de dire à M. Rogers, qu'à compter d'un certain endroit de +Virgile, qu'il désignait, il pouvait encore réciter une vingtaine de +vers qu'il se souvenait fort bien d'avoir expliqués avec lui tandis +qu'il souffrait le plus. + +C'est dans ce tems, au rapport de sa gouvernante May Gray, que se +manifestèrent en lui les premiers indices de dispositions poétiques. +Voici à quel propos: une dame âgée, qui faisait de fréquentes visites à +sa mère, s'était servie à son égard d'expressions fort insultantes; et +ces affronts, il en conservait ordinairement un ressentiment implacable. +Cette dame s'était formé des idées singulières relativement à notre ame: +elle s'imaginait qu'elle s'arrêtait dans la lune comme pour y subir une +épreuve préliminaire avant d'aller plus loin. Un jour, Byron ayant reçu, +comme il paraît, une seconde injure du même genre, se présente en fureur +devant sa gouvernante: «Eh bien, mon petit héros, lui dit-elle, +qu'avez-vous donc?» L'enfant répondit que cette vieille l'avait mis dans +une affreuse colère, qu'il ne pouvait plus la supporter, etc., etc.; +puis soudain il répéta plusieurs fois les mauvais vers suivans, charmé +d'avoir trouvé un moyen d'exhaler sa bile: + +Dans le comté de Nott, demeure à Swan-Green une vieille maudite, si +jamais il en fut, et quand elle mourra (promptement je l'espère) elle +croit sur-le-champ qu'elle ira dans la lune. + +Ces vers ont peut-être été rajustés après coup; et lui-même, comme on va +le voir, date d'une année plus tard son premier essai poétique, mais +l'anecdote n'en fait pas moins connaître son caractère; c'est ce qui m'a +décidé à la conserver. + +Dans le même tems les faibles revenus de Mrs. Byron reçurent une +augmentation fort opportune sans doute, mais dont j'ignore le motif. Ce +fut une pension sur la liste civile de 300 liv. st. de rente; la lettre +suivante est une copie de l'ordonnance royale rendue à ce sujet: + + +GEORGES ROI. + +Il nous a plu accorder à Catherine Gordon, veuve Byron, une rente +annuelle de 300 livres, à commencer au 5 juillet 1799, pour continuer +durant notre plaisir. Nous voulons et il nous plaît, qu'en vertu de +notre lettre générale du sceau privé, sous la date du 5 novembre 1760, +des fonds de notre trésor ou de l'échiquier applicables au service de +notre liste civile, vous payiez à ladite Catherine Gordon, veuve Byron, +ou à son ordre, ladite rente, à commencer du 5 juillet 1799, pour lui +être servie par quartier ou autrement, dès que l'échéance sera arrivée; +la présente sera votre garantie. + + Le 2 octobre 1799; de notre règne la 39me. + _Par ordre de sa majesté_, + + Signé W. PITT, + S. DOUGLAS. + +Peu satisfaite de l'opérateur de Nottingham, Mrs. Byron, pendant l'été +de 1799, jugea convenable de conduire son enfant à Londres, où, d'après +l'avis de Lord Carlisle, on le confia aux soins du docteur Baillie. Il +était important de le placer dans une école paisible où l'on pût +facilement lui faire suivre le régime que l'on adopterait pour sa +guérison: on choisit à cet effet la maison de feu le docteur Glennie à +Dulwich; et comme en outre on jugea à propos de lui donner une chambre à +coucher séparée, le docteur Glennie avait fait placer un lit dans son +propre cabinet pour son nouvel élève. Mrs. Byron, à son arrivée dans la +ville après être restée peu de tems après lui à Newsteadt, prit un +appartement à Sloane-terrace, et, sous la direction du docteur Baillie, +on chargea l'un de messieurs Sheldrake de la construction d'une machine +propre à redresser peu à peu la jambe de l'enfant[21]. On lui prescrivit +de la modération dans tous les exercices du corps, mais le docteur +Glennie trouvait le précepte plus facile à donner qu'à faire exécuter, +et bien que l'enfant fût assez tranquille dans les heures d'étude, dès +que celle des jeux sonnait, il ne montrait pas moins d'_émulation_ dans +tous les exercices athlétiques que les enfans les plus robustes de +l'école: «émulation,» ajoute le docteur Glennie, avec lequel j'ai eu +quelques entretiens peu de tems avant sa mort, «que j'ai en général +remarquée dans les jeunes enfans affectés de semblables défauts +naturels[22].» + + [Note 21: Dans une lettre adressée dernièrement par M. + Sheldrake à l'éditeur d'un journal médical, on établit que la + personne du même nom qui fut appelée à Dulwich auprès de Lord + Byron doit à une méprise cet honneur, et ne fit rien pour sa + guérison. L'auteur de la lettre ajoute qu'il fut lui-même + consulté par Lord Byron, quatre ou cinq années plus tard, et + bien qu'il n'ait pu alors entreprendre la guérison du pied à + cause du peu de docilité de son noble patient, il parvint + cependant à lui construire une sorte de soulier qui allégea + l'inconvénient de son infirmité.] + + [Note 22: «Quoique, dit Alfieri en parlant de son tems + d'étude, je fusse le plus petit de tous les _grands_ qui se + trouvaient au second appartement où j'étais descendu, c'était + précisément mon infériorité de taille, d'âge et de force, qui + m'engageait à me distinguer.] + +Comme le jeune écolier avait reçu les élémens de la langue latine +suivant le système d'enseignement adopté à Aberdeen, il eut de la peine +à revenir sur ses pas, et se trouva, comme cela arrive souvent, retardé +dans ses études et embarrassé dans ses souvenirs, par la nécessité de se +soumettre au mode d'enseignement suivi dans les écoles anglaises. «Je +m'aperçus, dit le docteur Glennie, qu'il montra d'abord de l'ardeur et +obtint des succès: il était gai, toujours de bonne humeur et chéri de +ses camarades; il connaissait nos poètes et nos historiens bien mieux +que les enfans de son âge, et dans mon cabinet il trouvait à sa +disposition une foule de livres capables de flatter son goût et de +satisfaire sa curiosité, entre autres une collection de poètes, depuis +Chaucer jusqu'à Churchill, que je serais tenté de croire qu'il parcourut +depuis le commencement jusqu'à la fin. Il avait encore à cet âge une +connaissance étendue de la partie historique des saintes écritures; il +aimait à m'en entretenir, surtout après nos exercices pieux du dimanche +soir, et quand il lui arrivait de raisonner sur les faits racontés dans +nos livres sacrés, il le faisait avec l'air d'être persuadé des vérités +divines qu'ils renferment. Que les impressions de son enfance, dit +encore la même personne, se soient conservées plus tard dans sa mémoire, +malgré ses habitudes d'une vie irrégulière, c'est ce qu'on ne peut guère +révoquer en doute après avoir lu ses ouvrages sans prévention, et je +n'ai jamais pu m'ôter de la tête que, dans les étranges désordres qui +malheureusement marquèrent sa carrière, il n'ait dû souvent trouver bien +difficile de violer les excellens principes qu'il avait d'abord +adoptés.» + +J'aurais dû mentionner, parmi les traits caractéristiques de sa +jeunesse, et d'après le récit du mari de sa première gouvernante, qu'il +montrait dès-lors, et dans toutes les occasions, un esprit investigateur +en matières religieuses. + +Le docteur Glennie ne fut pas long-tems sans s'apercevoir que la mère +était beaucoup plus difficile à conduire que l'enfant. Tout en +professant la plus entière déférence pour les représentations de +l'habile instituteur, quant à la nécessité de ne pas interrompre les +études de son fils, Mrs. Byron n'avait ni assez de raison, ni assez +d'empire sur elle-même, pour confirmer ses paroles par ses actions; en +dépit des remontrances du docteur et des injonctions de Lord Carlisle, +elle ne laissa pas d'intervenir dans les détails de l'instruction de son +fils, et comme on pouvait l'attendre d'une mère tendre, impérieuse et +passionnée. En vain lui représentait-on que dans toutes les +connaissances élémentaires exigées d'un jeune homme que l'on destinait à +l'une des grandes écoles publiques, Lord Byron était fort en arrière, et +que pour suppléer à ce défaut il n'avait pas trop de tous ses instans; +Mrs. Byron paraissait bien comprendre la justice de ces observations, +mais elle s'embarrassait peu d'en profiter, et n'en continuait pas moins +à déranger sans cesse le professeur et l'enfant. Peu satisfaite +d'emmener son fils du samedi au lundi à _Sloane-terrace_, contre la +volonté du docteur Glennie, elle le retenait fréquemment chez elle une +semaine de plus; et pour ajouter encore à la distraction née de ces +interruptions, elle réunissait autour de lui un cercle nombreux de +jeunes amis, sans mettre dans ses choix beaucoup de sagacité. En +pouvait-il être autrement? se demande le docteur Glennie. «Mrs. Byron +était totalement étrangère à la société et aux manières anglaises; avec +un extérieur peu prévenant, une intelligence assez bornée et un esprit +singulièrement peu cultivé, elle avait conservé tous les préjugés nés +des opinions et des habitudes du nord. Je ne pense donc pas faire la +moindre injure à sa mémoire en déclarant que Mrs. Byron n'était pas +précisément une Mrs. Lambert, ornée des facultés capables de redresser +les torts de la fortune, et de former l'esprit et le caractère d'un +jeune homme de bonne famille.» + +Plus d'une fois l'intervention de Lord Carlisle, dont il fallut alors +invoquer l'autorité, avait mis quelque obstacle à cette indulgence +inopportune. Grâce à un tel soutien, le docteur Glennie osa bien +s'opposer à la sortie du samedi, dont on avait tant abusé; mais les +scènes violentes auxquelles il était en butte à chaque nouveau refus +auraient pu lasser la patience de tout autre professeur moins +consciencieux et moins zélé. Mrs. Byron, dont les accès d'emportement +n'étaient pas comme ceux de son fils, _des silencieuses rages_, se +laissait souvent entraîner à des cris dont les écoliers et les valets +recevaient la confidence. C'est au point que le docteur Glennie eut un +jour le chagrin d'entendre un camarade de son noble élève lui dire: +«Byron, ta mère est une sotte;» à quoi l'autre répondit gravement: «Je +le sais bien.» Par suite de toutes ces violences et de ces +incompatibilités de mœurs, Lord Carlisle finit par ne plus se mêler de +son pupille, et l'instituteur ayant sollicité une autre fois le bénéfice +de son intervention, il répondit: «Je ne veux plus rien avoir à démêler +avec Mrs. Byron, tirez-vous-en comme vous pourrez avec elle.» + +Parmi les livres que l'enfant pouvait consulter dans le cabinet du +docteur Glennie, était une brochure écrite par le frère d'un de ses +meilleurs amis, et intitulée: _Relation du naufrage de la Junon sur la +côte d'Arracan, en l'année 1795_; l'auteur avait été officier en second +du vaisseau, et le récit qu'il avait envoyé à ses amis des souffrances +de leur équipage leur avait paru assez touchant et assez extraordinaire +pour être publié. La brochure ne flatta que faiblement, à ce qu'il +paraît, l'opinion publique; mais elle était à Dulwich la lecture +favorite des jeunes élèves, et l'impression qu'elle laissa sur l'esprit +observateur de Byron contribua peut-être à lui suggérer le désir +d'étudier toutes les relations de naufrages, afin de mieux retracer la +grande et magnifique scène du même genre que l'on trouve dans _Don +Juan_. Les passages suivans de la brochure ont été adoptés, comme on va +le voir, avec de faibles changemens, par notre poète, sauf quelques +incidens: + +«De ceux qui n'étaient pas immédiatement auprès de moi, je ne sais rien, +si ce n'est par leurs cris. Quelques-uns résistaient long-tems et +mouraient dans une agonie complète, mais ce n'était pas toujours ceux +dont la faiblesse était plus sensible qui succombaient avec moins de +peine, quoiqu'il en arrivât quelquefois ainsi. Je me rappelle +particulièrement les exemples suivans: le valet de M. Wade, garçon fort +et robuste, mourut instantanément et presque sans murmurer, tandis qu'un +autre jeune homme du même âge, mais d'un extérieur moins robuste, +résista beaucoup plus long-tems. La destinée de ces malheureux jeunes +gens fut encore différente sous un autre rapport mémorable. Leurs pères +à tous deux étaient dans les hunes à l'instant où leurs enfans +commencèrent à être malades; le père du valet de M. Wade apprit avec +indifférence l'état de son fils, _il ne pouvait rien faire pour lui, il +l'abandonnait à son sort_. L'autre, quand il reçut la même nouvelle, +descendit à la hâte, et, saisissant le moment favorable, se traîna le +long du plat-bord jusqu'à son fils qui était dans les agrès de mizaine; +cependant il ne restait plus que trois ou quatre planches du gaillard +d'arrière, justement sur la galerie contiguë à l'autre; c'est là que le +père infortuné transporta son fils et l'attacha à la rampe pour +l'empêcher d'être emporté par les flots: quand le jeune homme était +saisi d'un accès de vomissement, le père le soulevait et essuyait +l'écume qui couvrait ses lèvres; s'il survenait une pluie d'orage, il +lui ouvrait la bouche pour qu'il pût en recevoir les gouttes, ou bien +les exprimait d'un linge où il les avait recueillies. C'est dans cette +situation douloureuse qu'ils restèrent tous deux quatre ou cinq jours, +après lesquels l'enfant expira. Le malheureux père, comme s'il n'eût pu +croire à ce qu'il voyait, se mit à soulever le corps, à le regarder +attentivement; et quand enfin il ne conserva plus aucun doute, il le +regarda en silence jusqu'au moment où la mer l'emporta; alors, +s'enveloppant dans une pièce de toile, il tomba à terre et ne se releva +plus. Il doit cependant avoir vécu deux ou trois jours au-delà, comme +nous le jugeâmes d'après les tremblemens convulsifs de ses jambes, quand +une vague venait à le couvrir[23].» + +[Note 23: Le passage suivant est la traduction qu'a tentée Lord Byron de +ce touchant récit, et tous les lecteurs jugeront que c'est un des +exemples dans lesquels la poésie est forcée de céder la palme à la +prose. Il y a dans la dernière phrase de la relation originale un +sublime que les artifices de la mesure et de la rime affaiblissent +nécessairement, et que nuls vers, quelles que soient leurs beautés, ne +sauraient exprimer avec moitié autant de force et de naturel. + + 87. Dans cette déplorable troupe, il y avait deux pères et + avec eux les deux fils. L'un de ceux-ci paraissait le plus + robuste et le mieux portant; il mourut des premiers. À + l'instant de sa mort, son plus proche voisin en avertit le + père, qui dit, en jetant les yeux sur lui: «Je n'y puis rien, + la volonté de Dieu soit faite!» Et sans une larme ou soupir, + il vit jeter son corps à la mer. + + 88. Le second père avait un fils plus faible, aux joues + décolorées, au maintien délicat. Ce jeune homme résista + long-tems, et se roidit contre sa destinée avec une patiente + tranquillité d'esprit. Il parlait peu, et de tems en tems il + souriait pour alléger le poids des mortelles pensées qui + oppressaient d'autant plus le cœur de son père, qu'il voyait + son fils les supporter comme lui. + + 89. Penché sur son corps, le père ne levait pas les yeux de + dessus son visage; il essuyait l'écume qui couvrait ses + lèvres, et n'avait d'attention que pour lui. Quand la pluie + tant désirée vint enfin à tomber, et que les yeux de + l'enfant, déjà demi-voilés d'une membrane épaisse, vinrent à + briller et à remuer pour un instant, il exprima quelques + gouttes de pluie dans sa bouche expirante:--ce fut en vain. + + 90. L'enfant mourut.--Le père demeura long-tems attaché sur + son corps; mais enfin, quand la mort se montra à découvert, + et que le poids insensible pressé contre son cœur ne lui + donna plus de mouvement ni d'espérance, il ne le perdit pas + des yeux, jusqu'au moment où une vague impitoyable éloigna le + corps du lieu d'où il avait été jeté. Alors il tomba lui-même + roide et glacé, ne donnant d'autre signe de vie que + l'agitation convulsive de ses jambes. + + Le lecteur trouvera le récit de la perte de _la Junon_ dans + la _Collection des naufrages et désastres maritimes_, à + laquelle Lord Byron eut habilement recours, pour y puiser les + connaissances techniques et les circonstances de sa belle + description.] + +Ce fut sans doute pendant les vacances de cette année que sa jeune +cousine, miss Parker, en faisant naître en lui une passion enfantine, +eut la gloire de lui inspirer ses premiers essais poétiques; c'est à +elle du moins qu'il attribué cet heureux effet. «Mes premiers essais +poétiques, dit-il, remontent à 1800, c'était l'ébullition d'une belle +passion pour ma cousine germaine, Marguerite Parker, fille et +petite-fille des deux amiraux Parker, l'une des plus belles de ces +jeunes filles qui, comme des fleurs, périssent dans leur printems. J'ai +oublié depuis long-tems les vers; mais elle, il me serait difficile de +l'oublier; ses yeux noirs, ses longs cils, son profil d'un style +tout-à-fait grec! J'avais alors douze ans, elle était un peu plus âgée, +peut-être d'un an. Elle mourut, un ou deux ans après, des suites d'une +chute; elle s'était brisé l'épine du dos, et cet accident amena la +consomption. Sa soeur _Augusta_, que quelques-uns regardaient comme plus +belle encore, périt de la même maladie, et c'est même en lui prodiguant +ses soins que Marguerite éprouva l'accident qui occasionna sa propre +mort. Ma sœur m'a dit que quand elle alla la voir peu de tems avant sa +fin, mon nom ayant été cité par hasard, le rouge monta à la figure de +Marguerite, quoique la mort fut déjà dans ses yeux, au grand étonnement +de ma sœur, qui, vivant avec sa grand'mère lady Holderness, et ne me +voyant que rarement, pour raisons de famille, ne savait rien de notre +attachement, et ne pouvait concevoir comment mon nom faisait un tel +effet sur elle dans un tel moment. Je ne sus rien de sa maladie qu'après +sa mort; j'étais à cette époque à Harrow ou dans la campagne. Quelques +années après, j'essayai une élégie; elle était bien plate[24]. + + [Note 24: Cette élégie est la première de son volume non + publié.] + +«Je ne me rappelle rien d'égal à la beauté transparente de ma cousine, +ou à la douceur de son caractère, pendant la courte période de notre +intimité. _On l'eût dite faite d'un arc-en-ciel_: tout en elle était +paix et beauté. + +«Ma passion eut sur moi ses effets habituels: je ne pouvais ni dormir, +ni manger, ni reposer, bien que j'eusse toutes les raisons de croire +qu'elle m'aimât. Mon tourment de chaque jour était de penser au tems qui +devait s'écouler avant que je la revisse: c'était ordinairement douze +heures. J'étais alors bien fou, et maintenant je ne suis guère plus +sage.» + +Il y avait deux ans qu'il était sous la garde du docteur Glennie, quand +sa mère, mécontente de la lenteur de ses progrès, lenteur dont elle +pouvait, comme nous l'avons vu, s'accuser avant tous les autres, pressa +tellement lord Carlisle de le faire passer dans une école publique, que +celui-ci finit par accéder à ses vœux. «En conséquence, dit le docteur +Glennie, il entra à Harrow aussi mal préparé qu'il est naturel de le +supposer, après deux années d'instruction élémentaire, et +continuellement dérangé par tout ce qui pouvait distraire son jeune +esprit de l'école et de toute étude sérieuse.» + +Ce sage instituteur ne vit plus que rarement Lord Byron à compter de ce +moment; mais à en juger par ce qu'en disent Mrs. Glennie et lui, il est +clair qu'ils le suivirent toujours avec intérêt dans le reste de sa +carrière; ils virent ses déviations, mais à travers le prisme flatteur +d'une affection réelle; et dans ses aberrations les plus étranges, ils +conservèrent la trace des belles qualités qu'ils avaient chéries et +admirées dans son enfance. Au reste les affectueux sentimens du docteur +Glennie furent mis à une rude épreuve, quand en 1817 il visita Genève, +peu de tems après le départ de Lord Byron de cette ville, et au moment +où sa réputation personnelle était frappée de la plus grande +impopularité; ceux qui voyaient dans le docteur Glennie son ancien +maître, ne manquaient pas d'accuser ce dernier de l'avoir mal élevé, ou, +pour employer leurs propres expressions, de n'en avoir pas fait un +meilleur sujet. + +Tandis que Lord Byron venait continuer à Londres son éducation, sa +gouvernante May Gray quittait le service de sa mère et retournait dans +son pays natal, où elle mourut il y a trois ans environ. Elle s'était +mariée convenablement; et dans l'une de ses dernières maladies elle +recevait les soins du docteur Ewing d'Aberdeen, qui, ayant toujours été +admirateur enthousiaste de Lord Byron, éprouva autant de joie que de +surprise de trouver une ancienne servante de son poète favori, dans une +femme qu'il avait soignée plusieurs années. Comme on peut le supposer, +il recueillait avec avidité de la bouche de sa malade toutes les +particularités qu'elle pouvait se rappeler des premiers jours de sa +seigneurie. Toutes ces communications, M. Ewing nous en a fait la +confidence; c'est à lui que nous devons une partie des anecdotes que +nous avons citées. + +Byron, au départ de May Gray, voulut lui donner un témoignage de sa +reconnaissance pour les soins qu'elle avait eus de lui; il lui donna sa +montre, la première qu'il eût eue en sa possession. La fidèle +gouvernante conserva ce précieux souvenir jusqu'à sa mort, comme une +sorte de trésor; et aussitôt après, son mari la donna au docteur Ewing, +qui l'apprécia également comme une relique du génie. L'affectueux enfant +lui avait aussi donné son portrait, grande miniature en pied peinte par +Kay d'Édimbourg, en 1795. Il s'y trouve représenté tenant à la main un +arc et des flèches, avec les plus beaux cheveux du monde tombant sur ses +épaules. Ce morceau curieux est également passé dans la possession du +docteur Ewing. + +Byron étendit les effets de sa reconnaissance à la sœur de cette femme, +qui avait été sa première gouvernante. Il lui écrivit quelques années +après son départ d'Écosse, et dans les termes les plus aimables; il +s'informait de sa santé, et lui apprenait avec joie que son pied s'était +assez bien redressé pour lui permettre de se servir de bottes +ordinaires; «événement qu'il avait si long-tems désiré, et qui lui +ferait sans doute à elle-même le plus vif plaisir.» Il accompagna sa +mère à Cheltenham durant l'été de 1801, et le récit qu'il fait de ses +propres sensations à cette époque nous montre à quel âge prématuré il +était familier avec les impressions poétiques. Un enfant qui contemple +avec émotion le soleil couchant sur les hauteurs, parce qu'il lui +rappelle les montagnes où il a passé sa jeunesse, a déjà sans doute le +cœur et l'imagination d'un poète. Ce fut pendant ce voyage à Cheltenham +qu'une diseuse de bonne aventure, consultée par sa mère, fit sur lui une +prédiction à laquelle il pensa quelque tems avec inquiétude. Mrs. Byron, +dans sa première visite à cette femme (c'était, si je ne me trompe, la +fameuse Mrs. Williams), s'était donnée pour une demoiselle; la sibylle +toutefois ne s'y trompa point: elle déclara que celle qui la consultait +était non-seulement mariée, mais la mère d'un fils boiteux; que ce fils +était prédestiné, entre autres événemens qu'elle lisait dans les astres, +à courir les dangers d'un empoisonnement avant sa majorité; qu'il serait +deux fois marié, et la seconde fois à une étrangère. + +Après deux ans, le jeune Byron raconta ces particularités à la personne +dont je tiens cette histoire, et il disait que l'idée de la première +partie de la prédiction s'était souvent présentée à lui. Cependant la +dernière partie semble avoir été plus près de se réaliser. + +Si on fait attention au caractère réservé de Byron dans sa jeunesse, et +même jusqu'à un certain point dans toute sa vie, la transition d'un +établissement paisible comme celui de Dulwich au fracas d'une grande +école publique était assez difficile. Aussi trouvons-nous, d'après son +propre témoignage, que, pendant les premiers dix-huit mois, _il haïssait +Harrow_. Cependant son esprit actif et social finit par vaincre sa +répugnance, et après avoir été, comme il le dit lui-même, _enfant fort +impopulaire_, il parvint à se montrer le boute-en-train de tous les +plaisirs et de toutes les espiégleries de l'école. Pour bien connaître +ses dispositions et ses habitudes de ce tems-là, nous ne pouvons mieux +faire que de nous en rapporter à la digne et respectable autorité du +docteur Drury, qui était alors à la tête de l'école, et auquel Lord +Byron a payé un tribut d'affection qui, semblable aux respectueux +sentimens de Dryden pour le docteur Belly, uniront à jamais les deux +noms du poète et de l'instituteur. Ce savant vénérable m'a fait passer +le morceau suivant qui, malgré sa brièveté, présente d'importans détails +sur l'impression que le jeune Lord fit alors sur lui. + +«Lord Byron avait treize ans et demi quand M. Hanson, son guide, vint le +confier à mes soins. Il me fit remarquer que son éducation avait été +négligée, et ajouta qu'il était mal préparé pour les études d'une école +publique; mais qu'après tout il croyait à l'enfant de véritables +dispositions. Aussitôt son départ, je pris dans mon cabinet le nouvel +élève, et j'essayai de le faire parler, en m'informant de ses plaisirs, +de ses habitudes, de ses amis dans son autre pension; mais je perdis +presque entièrement mon tems, et je compris bientôt qu'on m'avait confié +un jeune faon sauvage. Cependant il y avait de l'esprit dans ses yeux, +et il fallait d'abord le lier d'amitié avec un enfant plus âgé, qui pût +le familiariser avec les nouveaux objets qui l'entouraient et avec le +système de la maison dont il allait faire partie. Mais ce qu'il apprit +dans la conversation de son conducteur lui causa de la peine quand il +sut que des élèves beaucoup plus jeunes que lui étaient bien plus +avancés, et il se crut humilié de ne pouvoir rivaliser avec eux. Je m'en +aperçus et m'empressai de le confier aux soins spéciaux de l'un des +maîtres, comme répétiteur, en assurant l'enfant qu'il ne prendrait rang +dans la classe qu'au moment où son travail lui permettrait de marcher +avec ceux de son âge. Cette promesse lui plut, et dès-lors il fut plus à +son aise avec ses camarades, car pendant un certain tems il gardait une +sorte de timidité. Ses manières et son caractère me firent bientôt juger +qu'il était plus facile de le conduire avec un fil de soie qu'avec un +câble; et je me réglai sur ce principe. Après quelque séjour à Harrow, +et comme son esprit commençait à se développer, lord Carlisle, son +parent, exprima le désir de me voir; j'allai trouver sa seigneurie. Son +but était de m'apprendre quels étaient les biens à venir de Byron; il me +représenta ses espérances de fortune comme bornées, et voulut savoir +quelle était sa capacité. Je ne fis pas d'observation sur ses premières +confidences, et je répondis à sa question: _Il a des talens, milord, qui +ajouteront de l'éclat à son rang_. En vérité!!! répondit sa seigneurie, +avec un air de surprise qui n'indiquait pas, à mon avis, toute la +satisfaction que j'en attendais. Quant à son talent pour l'art oratoire, +voici la circonstance à laquelle vous faisiez allusion. Les hautes +classes de l'école avaient composé de ces sortes de déclamations qui, +après avoir été corrigées par les répétiteurs, étaient portées au +professeur; alors ceux qui les avaient faites les répétaient, afin qu'on +pût réformer leurs gestes et leur accent, avant qu'ils les prononçassent +en public. Je fus, en cette occasion, enchanté de l'attitude, de la +prononciation et des gestes de Lord Byron, non moins que de son travail +en lui-même. Tous les jeunes orateurs ne manquaient pas de suivre à la +lettre leur composition écrite: Lord Byron fit de même dans la première +partie de son travail; mais à ma surprise, il s'écarta tout d'un coup de +son manuscrit, et avec assez de hardiesse et de rapidité pour me faire +craindre de le voir manquer de mémoire pour la conclusion. Mes alarmes +n'étaient pas fondées, il fournit sa carrière sans hésitation et sans le +moindre embarras. Je lui demandai, pourquoi il avait ainsi altéré sa +composition; il me répondit qu'il n'y avait rien changé, et qu'il ne +s'était pas aperçu qu'il s'en fût écarté le moins du monde. Je le crus, +et d'après l'expérience que j'avais de sa manière d'être, je compris +qu'étant plein de son sujet, il avait involontairement substitué des +expressions et des couleurs plus vives à celles que sa plume avait +tracées.» + +Le docteur Drury, en me communiquant ces détails, ajoute un fait qui +atteste tout le cas que Lord Byron fit toujours des opinions de son +vieux maître, même quand il fut au faîte de sa gloire. + +«Après ma retraite d'Harrow, je reçus de lui deux lettres pleines +d'affection, et dans mes visites à Londres, à l'époque où ses ouvrages +fascinaient les yeux du public, je lui demandai pourquoi il n'avait pas +pensé à m'en faire tenir un seul, comme c'était son devoir. _C'est_, me +dit-il, _parce que vous êtes le seul homme auquel je crains de les voir +lire_. Puis, après un court intervalle, il ajouta: _Que pensez-vous du +Corsaire_?» + +Maintenant je vais mettre sous les yeux du lecteur les diverses notes +sur sa vie au collége, qu'il a consignées lui-même dans plusieurs livres +de souvenirs. Il n'est pas besoin de dire qu'étant son ouvrage, elles +présenteront sur ce tems les particularités les plus fidèles et les plus +curieuses. + +«J'avais dix-huit ans, tout singulier que cela puisse paraître, avant +d'avoir jamais lu une _revue_; mais étant à Harrow, mes connaissances, +sur toute sorte de sujets nouveaux, étaient assez grandes pour faire +supposer que je devais aux revues toute ma science, attendu qu'on ne me +voyait jamais lisant, mais toujours badinant, jouant, ou occupé à +quelque méchanceté. La vérité est que je lisais en mangeant, au lit et +partout où nul ne lisait; et avant d'avoir cinq ans j'avais lu toutes +sortes de livres, à l'exception d'une revue: cette exception est ce qui +me l'a fait remarquer. Je me souviens qu'en 1804, Hunter et Curzon +m'ayant confié l'idée qu'on avait de moi au collége à ce sujet, je les +fis bien rire en leur demandant d'un air surpris: et qu'est-ce donc +qu'une revue? Au reste, elles étaient alors moins répandues. Trois +années plus tard je les connus beaucoup mieux: mais enfin j'en lus une +pour la première fois en 1806. + +«J'ai déjà dit qu'on remarquait à l'école l'étendue et la variété de mes +connaissances générales; mais n'ayant aucune activité sous les autres +rapports, je pouvais bien faire d'une haleine trente ou quarante +hexamètres grecs fidèles à la prosodie, Dieu sait comme! mais d'un +travail soutenu j'en étais incapable. Mes dispositions étaient plutôt +celles de l'orateur ou du guerrier que celles du poète; et c'était +l'opinion du docteur Drury, mon grand patron et le principal du collége, +d'après ma faconde, ma turbulence, mon organe, mon talent de gestes et +de déclamation, que je deviendrais un jour grand orateur[25]. Je me +souviens que ma première déclamation le surprit, et qu'il m'en fit +devant mes rivaux les plus vifs complimens à la première répétition, ce +qui était étonnant, car il en était fort économe. Mes premiers vers de +Harrow (j'entends vers anglais) furent la traduction d'un chœur du +Prométhée d'Eschyles. M. Drury les reçut froidement; et personne ne +prévoyait en moi, d'après eux, la moindre disposition poétique. + + [Note 25: Pour mieux développer son talent dans ce genre, + Byron ne manquait pas de choisir pour les jours de discours + les passages les plus véhémens, comme le discours de Zanga + sur le corps d'Alonzo et le monologue de Léar. Dans l'une de + ces occasions publiques, il était convenu qu'il prendrait le + rôle de Drancès, et le jeune Peel celui de Turnus; mais Lord + Byron changea tout d'un coup d'idée et préféra le rôle de + Latinus, craignant, comme on le supposa, d'inspirer quelque + allusion ridicule avec cette raillerie de Turnus: _Ventosa in + lingua, pedibusque fugacibus istis_.] + +«Peel, cet orateur et cet homme d'état (car il l'était, l'est et le +sera), était de la même _forme_ que moi; nous en tenions _la tête_ tous +deux, suivant l'expression reçue. Nous étions bien ensemble; mais son +frère était mon ami intime. Maîtres et écoliers nous avions conçu de +Peel les plus grandes espérances, et il ne les trompa pas. + +«Pour les connaissances classiques, il était de beaucoup au-dessus de +moi; comme orateur et acteur; on m'estimait au moins son égal. Hors de +l'école j'étais toujours en partie et lui jamais, tandis qu'en classe il +savait toujours ses leçons et moi rarement; mais quand une fois je les +savais, je les savais presque aussi bien. Du reste, en instruction +générale, en histoire, etc., etc., je pense que je lui étais supérieur, +aussi bien qu'à la plupart des enfans de mon âge. + +«La merveille du collége, de notre tems, était George Sinclair, fils de +sir John; il faisait, à la lettre, les exercices de la moitié des +écoliers, des vers à volonté et des amplifications presque malgré +lui..... Il était de mes amis; comme nous nous trouvions dans la même +division, il me demandait souvent de le laisser faire mes devoirs, +faveur que je lui accordais toujours avec empressement quand ils étaient +difficiles, ou quand j'avais à faire quelqu'autre chose, ce qui +m'arrivait au moins une fois par heure. Du reste, son humeur était douce +et la mienne querelleuse. Il m'arrivait souvent de me battre pour lui, +ou de battre les autres à son intention, ou bien encore de le battre +lui-même pour le forcer à battre les autres quand je jugeais qu'il le +devait pour l'honneur de sa taille. D'autres fois nous parlions +politique, sujet sur lequel il était très-fort. Nous nous aimions +beaucoup, et je conserve encore des lettres qu'il m'a écrites de +l'école[26]. + + [Note 26: Malheureusement ses réponses à M. Sinclair sont + perdues. Je tiens de ce dernier qu'il y en avait une, entre + autres, où Lord Byron développait toute l'ombrageuse + sensibilité de son caractère. Elle exprimait le ressentiment + d'une insulte imaginaire, et commençait par l'apostrophe + boudeuse de _monsieur_!] + +«Un autre prodige effrayant de savoir, de talent et d'espérance était +Clayton; j'ignore ce qu'il est devenu, mais c'était réellement un génie. +Les amitiés de collége, étaient pour moi de véritables _passions_[27] +(car je n'ai jamais senti à demi), et je ne pense pas que j'en aie +conservé une seule; mais il faut dire que plusieurs de ceux qui me les +inspirèrent n'existent plus. Ma liaison avec lord Clare fut l'une des +premières et des plus durables dont je me souvienne, l'éloignement ayant +pu seul la refroidir. Jamais je n'entendis prononcer le nom de _Clare_ +sans un vif battement de cœur, et remarquez-le, j'écris encore +aujourd'hui sous le charme de mes impressions de 1803, 1804 et 1805, +etc., etc.» + + [Note 27: Dans l'un de ses journaux, et sous la date de 1808, + je trouve le passage suivant de Marmontel, qui sans doute + l'avait frappé comme s'appliquant à l'enthousiasme de ses + premières liaisons. «L'amitié, qui dans le monde est à peine + un sentiment, est une passion dans les cloîtres.» + (_Contes moraux_.)] + +J'emprunte l'extrait suivant à un autre de ses _Souvenirs_. + +«À Harrow, je tenais bien ma place au coup de poing[28]. Je crois me +rappeler que je ne fus battu qu'une fois sur sept, et c'était avec +H..... encore le drôle ne me battit que par l'intervention déloyale des +gens de la maison où il mangeait, et où la scène se passait; je n'avais +pas même de second. Je ne lui pardonnerai jamais, et je serais fâché de +le rencontrer aujourd'hui, car certainement nous nous querellerions. Mes +combats les plus mémorables furent avec Morgan, Rice, Raiesford et lord +Jocelyn, mais nous restâmes toujours bons amis par la suite. J'étais un +des enfans les moins aimés, cependant je finis par me faire respecter. +J'ai gardé toutes mes amitiés de collége et toutes mes haines, si ce +n'est relativement au docteur Butler, contre lequel je me révoltais, ce +dont plus tard j'ai été fâché. Le docteur Drury, que je tourmentais +aussi passablement, fut de tous mes amis le meilleur, le plus tendre, et +j'ajouterai le plus sévère; je le regarde encore aujourd'hui comme un +père. + + [Note 28: M. d'Israeli, dans son livre ingénieux _sur le + caractère des gens de lettres_, a émis l'opinion que l'un des + indices du génie dans les jeunes gens est le dégoût des jeux + et des exercices du corps. Il cite en preuve Beattie, qui + peint ainsi son ménestrel idéal: + + «Il avait toujours fui le bruit, les réunions, les fatigues, + et ne se souciait pas de paraître dans la tumultueuse mêlée + des écoliers; mais les forêts avaient pour lui le plus grand + charme.» + + Son autorité la plus imposante est Milton, qui dit aussi de + lui-même: + + «Étant enfant, nul jeu d'enfant ne m'était agréable.» + + On ne peut appliquer ces règles générales, ni aux + dispositions ni au mérite des hommes de génie, si dans les + personnages cités par M. d'Israeli on reconnaît quelque + infirmité corporelle, et si dans plusieurs autres on peut + remarquer des goûts directement opposés. Une foule d'autres + poètes, comme Eschyles, Dante, Camoëns, se sont distingués à + la guerre, le plus turbulent des exercices; et si l'on est + obligé d'avouer qu'Horace fut mauvais cavalier, et que + Virgile ne savait pas jouer à la paume, on trouve d'un autre + côté que Dante fut aussi habile à la chasse qu'à l'escrime, + que Tasse sut également bien danser et manier le fleuret, + qu'Alfieri était bon cavalier, Klopstock bon patineur, Cowper + renommé dans sa jeunesse à la crosse et au ballon, et + qu'enfin Lord Byron excellait dans tous les exercices du + corps.] + +«P. Hunter, Curzon, Long et Tatersant furent les principaux objets de +mon affection; je m'attachai encore à Clare, Dorset, C. Gordon, Debath, +Claridge et J. Wingfield; ils étaient plus jeunes que moi, et je les +gâtais par mon indulgence. Peut-être n'ai-je jamais aimé quelqu'un +autant que le pauvre Wingfield, qui mourut à Coimbre en 1811, avant mon +retour en Angleterre.» + +Un des plus frappans résultats de l'éducation en Angleterre c'est qu'on +ne retrouve dans aucun pays autant d'exemples d'amitié vigoureuse formée +dès l'enfance et conservée dans l'âge mûr, et que dans nulle autre +contrée peut-être les sentimens d'affection pour la maison paternelle ne +sont aussi rares ou du moins aussi faibles. Éloignés, comme ils le sont, +des cercles de famille, dans un tems où leur cœur est le plus accessible +aux sentimens affectueux, les enfans substituent naturellement aux liens +de parenté ces amitiés de collége, qui, s'unissant ensuite aux scènes et +aux événemens qui charmèrent leur jeunesse, conservent toujours sur eux +la plus grande force. On peut observer des résultats tout-à-fait +différens en Irlande, et je crois aussi en France, où le système +d'éducation se lie mieux aux souvenirs domestiques. Là, la maison +paternelle obtient une sorte de partage naturel et légitime dans le cœur +des enfans; mais aussi les amitiés hors de ce cercle domestique sont en +proportion moins vives et moins durables[29]. + + [Note 29: À huit ou neuf ans, on met l'enfant à l'école, et + dès-lors il dévient étranger dans la maison où il est né; + l'affection de son père est interrompue pour lui, et les + sourires de sa mère, ses tendres avis, la sollicitude de ses + parens, ne sont plus devant ses yeux. D'année en année, il se + sent vers eux moins d'entraînement, et il finit par perdre + ses premiers sentimens au point de se trouver plus heureux + partout ailleurs que dans sa famille. + (_Lettres de Cowper_.)] + +Pour un jeune homme comme Byron, rempli des sentimens les plus +passionnés, et ne trouvant dans la maison maternelle de sympathie +qu'avec la portion la moins noble de sa nature, le petit univers de +l'école devait nécessairement mettre en jeu ses affections, et leur +donner une extension extrême. Voilà pourquoi les amitiés qu'il contracta +au collége se ressentirent beaucoup de ce qu'il désigne lui-même comme +des _passions_. C'est le vide de pareilles affections dans ses foyers, +et leur vivacité parmi _la sociale réunion d'Ida_, qu'il décrit ainsi +dans l'un de ses premiers poèmes[30]. + + [Note 30: Même avant ses liaisons de collége, il avait montré + la même sorte d'attachement romanesque pour un enfant de son + âge, fils d'un de ses fermiers de Newsteadt. Dans deux ou + trois de ses premiers poèmes il ne s'arrête pas moins sur + l'inégalité que sur la chaleur de cette amitié. + + «Que la folie sourie, en voyant ton nom et le mien unis par + l'amitié; la vertu roturière a plus de droit à ce sentiment + que le vice anobli. + + «Bien que ton sort ne soit pas égal au mien, puisque ma + naissance m'appelle aux honneurs de la pairie, ne m'envie pas + cet éclat pompeux, un mérite modeste fait ton orgueil. + + «Nos ames du moins se rencontrent égales, ton humble + condition n'est point une disgrâce pour ma position élevée; + notre commerce n'en sera pas moins doux, puisque le mérite + remplace en toi la naissance.»] + +N'y a-t-il point quelqu'autre cause qui rende ce mot d'enfance si cher à +tout le monde? Ah! sûrement il y a une voix secrète qui nous dit tout +bas que l'amitié sera doublement douce à celui qui est obligé de +chercher des cœurs aimans, de les chercher hors du sein de sa famille, +quand il ne peut les y trouver. Ces cœurs, chère _Ida_[31], je les ai +trouvés dans ton sein, tu as été pour moi une famille, un monde, un +paradis. + + [Note 31: _Ida_, nom poétique de l'école d'Harrow. + (_N. du Tr._)] + +Cette première publication est remplie des témoignages les plus touchans +de ses amitiés de collége; il n'est pas jusqu'aux reproches qu'il +adresse à l'un d'eux, à propos de quelques griefs, qui ne portent un +caractère de tendresse. + +Vous saviez que mon ame, que mon cœur, que ma vie étaient à vous en cas +de danger; vous saviez que les années et la distance ne m'avaient pas +changé, que je n'existais que pour l'amour et l'amitié. + +Vous saviez... mais pourquoi revenir en vain sur le passé? les liens qui +nous unissaient sont rompus. Peut-être ce souvenir vous arrachera-t-il +un jour des larmes tardives; vous soupirerez alors en songeant à celui +qui fut votre ami! + +La description suivante de ce qu'il éprouvait après avoir quitté Harrow, +quand il retrouvait dans le monde quelqu'un de ses anciens camarades, se +rapproche beaucoup de la scène qui eut lieu en Italie, quelques années +seulement avant sa mort, quand à la vue de son cher lord Clare, après +une longue séparation, il se sentit touché jusqu'aux larmes par les +souvenirs qu'il réveillait en lui. + +..... Si par hasard quelque figure que je me rappelle bien, quelque +ancien camarade de mon enfance vient, une honnête joie peinte sur la +figure, réclamer en moi son ami; mes yeux, mon cœur, tout montre que je +suis encore un enfant: la scène éblouissante, les groupes bruyans qui +m'entourent disparaissent devant l'ami que je viens de retrouver. + +On a vu par les extraits de son _journal_ que M. Peel était l'un de ses +condisciples d'Harrow. La curieuse anecdote suivante, qui les concerne +tous deux, m'a été rapportée par un ami de ce dernier, et je tâcherai de +me rapprocher autant que possible des propres expressions du narrateur. + +Tandis que Lord Byron et M. Peel étaient à Harrow, un tyran[32], plus +vieux de quelques années, réclama le droit de _basculer_ le petit Peel, +droit que Peel, à tort ou à raison, ne voulut pas reconnaître. Mais sa +résistance fut vaine: le tyran non-seulement le fit fléchir, mais il +résolut d'infliger une punition à l'esclave réfractaire. Il se mit donc +en devoir de lui administrer une espèce de bastonnade sur la partie +interne du bras, que durant l'opération il avait comprimé de deux +cordes, avec un talent cruel, pour rendre la douleur plus vive. Tandis +que les coups se succédaient rapidement et que le pauvre Peel n'en +pouvait déjà plus, Byron aperçut et comprit de suite les tourmens de son +ami; il savait bien qu'il n'était pas assez fort pour chercher querelle +au tyran et que d'ailleurs il était dangereux de l'approcher; toutefois +il s'avance vers la scène de l'action, et le visage rouge de colère, les +yeux pleins de larmes et une voix que l'indignation et la terreur +rendaient incertaine, il lui demanda humblement qu'il voulût bien lui +dire combien de coups il entendait infliger. «Et que t'importe? petit +drôle! répondit l'exécuteur.--C'est que si vous y consentiez, repartit +Byron, en présentant son bras, j'en prendrais la moitié.» Il y a dans ce +petit trait un mélange de simplicité et de grandeur vraiment héroïque; +nous pouvons sourire à notre aise des amitiés d'enfance, mais il est +rare que celles de l'âge mûr soient capables d'une générosité comparable +à celle-ci. + + [Note 32: On appelle ainsi, dans les grands colléges + d'Angleterre, les élèves les plus anciens; ceux des dernières + classes sont désignés sous le nom d'esclaves. Il en était de + même à l'école polytechnique, il y a quelques années, et la + _bascule_ était également une servitude qu'imposaient les + élèves de deuxième année à ceux de la première. + (_N. du Tr._)] + +Parmi ses favoris d'école, on peut remarquer qu'un grand nombre étaient +nobles, ou de familles nobles, tels que les lords Clare et Delaware, le +duc de Dorset, et le jeune Wingfield. Une circonstance peut laisser +croire que leur rang avait eu quelque part dans les motifs qui +attirèrent Byron vers eux: un jour, celui de ses condisciples qui me +raconta le fait, avait, en sa qualité de moniteur, mis lord Delaware sur +sa liste de punition; Byron s'en étant aperçu, s'approcha de lui, en +disant: «Wildman, je vois que vous avez mis Delaware sur votre liste; ne +le faites pas frapper, je vous prie.--Pourquoi donc?--Je ne sais pas, +mais enfin c'est mon collègue à la pairie.» Il est inutile d'ajouter que +son intervention en pareil cas n'était rien moins qu'heureuse; car l'un +des rares bienfaits de l'éducation publique est de faire tomber en +quelque sorte ces distinctions artificielles, et de placer les jeunes +plébéiens dans une égalité parfaite avec les pairs, bien que ces +derniers puissent avoir leur revanche dans le monde. + +Il est vrai que, dans Lord Byron, le sentiment de sa supériorité +nobiliaire était alors assez peu déguisé pour lui attirer fréquemment +les moqueries de ses camarades; c'est, je crois, à Dulwich que son +habitude de tirer orgueil de la prééminence qu'il trouvait dans un vieux +baron anglais, sur tous les nouveaux pairs, lui fit donner le surnom de +_vieux baron anglais_. Mais ce serait une erreur de croire que, soit à +l'école, soit plus tard, il ait jamais été guidé par d'aristocratiques +sympathies dans le choix de ses amis. Tout au contraire, suivant l'usage +des hommes d'une extrême fierté, il préférait généralement pour _ses +intimes_, ceux d'un rang inférieur au sien, et tels étaient presque tous +ceux qu'il comptait à l'école parmi ses amis. D'un autre côté, ce qui le +charmait le plus dans ses autres plus jeunes amis, c'était leur +infériorité sous le rapport de l'âge et de la force. Elle lui permettait +de se complaire encore dans son généreux orgueil, en prenant quand il le +fallait, à leur égard, le rôle de protecteur. + +William Harness, qui était entré à Harrow à dix ans, tandis que Byron en +avait quatorze, fut l'un de ceux qu'il aima le plus, par ce dernier +motif, bien qu'il ait oublié d'en parler. Le jeune Harness, encore +boiteux des suites d'un accident d'enfance, et à peine remis d'une +maladie grave, était peu capable de surmonter les difficultés d'une +école publique; Byron le vit un jour maltraité par un enfant beaucoup +plus âgé et plus fort; il se hâta de prendre sa défense. Le lendemain, +le petit enfant demeurait seul à l'écart; Byron vint encore à lui, et +lui dit: «Harness, si quelqu'un te bat, dis-le-moi, et, si je puis, je +le rosserai.» Il tint sa parole, et, dès ce moment, le protecteur et le +protégé devinrent, malgré leur différence d'âge, des amis inséparables. +Cependant leur amitié subit un refroidissement auquel Lord Byron, dans +une lettre écrite après six ans, fait allusion avec tant de sensibilité, +de franchise et de délicatesse, que je ne puis m'empêcher d'anticiper la +date, et d'en donner ici un extrait. + +«Nous paraissons tous deux nous rappeler parfaitement, avec un mélange +de plaisir et de regret, les jours que nous passions ensemble; et je +vous jure bien sincèrement que je les compte au nombre des plus heureux +de mes courts instans de bonheur. Maintenant je touche à ma majorité, +c'est-à-dire que j'ai vingt ans et un mois; encore un an, et je +parcourrai dans le monde ma carrière de folie. Alors j'avais quatorze +ans: vous étiez presque le premier de mes amis d'Harrow, le premier +certainement en estime, sinon en date; mais une assez longue absence +d'Harrow, et de votre part de nouvelles liaisons, le contraste de votre +conduite (décidément tout à votre avantage) et de ces habitudes +turbulentes et querelleuses qui m'entraînèrent dans tous les genres de +désordres, toutes ces circonstances se réunirent pour détruire une +intimité que l'affection me pressait de continuer, et que la mémoire +m'obligeait de regretter amèrement. Mais il n'est pas une particularité +de cette époque, pas même une seule de nos conversations, qui ne reste +encore aujourd'hui gravée dans mon esprit. Je n'en dirai pas davantage: +cette assurance seule vous prouvera que si je n'y avais pas attaché de +prix, je ne me souviendrais pas aussi bien de tout cela. Comme je me +rappelle la lecture de vos _premiers essais_! Une autre circonstance que +vous ignorez, c'est que les _premiers vers_ que j'essayai de faire à +Harrow vous étaient adressés, vous deviez les voir; mais Sinclair en +avait gardé la copie quand nous allâmes en vacance, et à notre retour +nous avions cessé d'être liés; ils furent détruits, et certes ce ne fut +pas une grande perte. Par ce fait, vous pouvez juger de mes sentimens à +un âge où l'on ne saurait être hypocrite. + +«Je me suis arrêté plus que je ne pensais sur ce sujet, et je finirai +par où j'aurais dû commencer. Nous étions autrefois amis, nous l'avons +même toujours été, car notre séparation fut l'effet du hasard et non du +refroidissement. J'ignore où notre destinée doit nous conduire l'un et +l'autre; mais si l'occasion et quelque penchant vous décident à jeter +une pensée sur un écervelé de mon espèce, vous me trouverez toujours +sincère, et jamais assez aveugle sur mes défauts pour envelopper les +autres dans leurs conséquences. Voulez-vous m'écrire quelquefois? Je ne +dis pas souvent; mais enfin, si nous nous retrouvons, j'espère que nous +serons l'un pour l'autre ce que nous _devions_ être et ce que nous +_étions_.» + +Une autre preuve aussi forte de la vivacité de ses impressions de +jeunesse, c'est, quand ses amis ont gardé un si petit nombre de ses +anciennes lettres, le soin avec lequel il conserva toutes celles que lui +adressèrent les principaux d'entr'eux, même les plus jeunes. Et si +quelquefois ses correspondans oubliaient de dater leurs missives, sa +fidèle mémoire, après plusieurs années d'intervalle, suppléait à leur +oubli. Parmi ces souvenirs qu'il conservait si précieusement, il en est +un qu'il serait injuste de ne pas citer, soit comme monument de +l'énergie qui brillait au milieu de son langage enfantin, soit en +mémoire des tendres et affectueux sentimens que leur lecture réveillait, +comme on le verra plus tard, dans l'ame de Byron. + +À LORD BYRON, etc., etc. + + +Harrow-la-Montagne, 28 juillet 1805. + +«Puisque vous avez paru assez peu mon ami pour me _dire des noms_ toutes +les fois que vous me rencontriez ces jours derniers, je vous demande une +explication, et je désire savoir si vous voulez que nous soyons aussi +bons amis qu'auparavant. J'ai bien vu que ce mois-ci vous m'aviez +absolument laissé là, sans doute pour vos nouvelles connaissances; mais +il ne faut pas croire, parce que vous aurez dans la tête un caprice +quelconque, que je reviendrai toujours à vous, comme certains autres le +font, pour regagner votre amitié. Ne pensez pas que je sois votre ami +par intérêt, et parce que vous êtes plus grand ou plus âgé que moi: non, +cela n'est pas, et ne sera jamais. J'étais votre ami, et je ne le suis +encore qu'à une condition: c'est qu'en me voyant vous ne me _direz plus +des noms_. Vous avez bien vu, j'en suis sûr, que je n'aimais pas cela; +pourquoi donc le faisiez-vous, si ce n'est parce que vous ne voulez plus +être mon ami? et pourquoi le resterais-je, si vous me traitez mal? Je ne +tiens à rien de pareil; vous pouvez bien laisser les autres m'attaquer, +mais si vous vous moquez de moi, je serai bien plus malheureux. + +«Je ne suis pas un hypocrite, Byron, et je ne le serai jamais assez pour +rester votre ami quand vous me _direz des noms_. Personne ne dira, j'en +suis sûr, que je me sois abaissé pour regagner une amitié dont vous ne +voulez plus. Pourquoi le ferais-je? ne suis-je pas votre égal? Quel +intérêt y aurais-je? Quand vous me retrouverez dans le monde +(c'est-à-dire si vous le voulez), vous ne pourrez m'avancer ou me +protéger, ni moi vous. Je vous engage donc et vous demande, si vous +tenez à mon amitié (ce qui n'est pas, à en juger par votre conduite), à +ne pas me donner les noms que vous faites, ni à vous moquer de moi. +Jusqu'alors il me sera impossible de vous nommer mon ami. Je vous serai +obligé de me répondre de suite. + +»En attendant, je demeure votre... + +»Je ne puis dire votre ami.» + + +Sur le dos de cette lettre était la note suivante, de la main de Byron: + +«Cette lettre et une seconde furent écrites à Harrow par mon _alors_ et +toujours cher ami Lord de ***, quand nous étions camarades d'études. Il +me les adressa à la suite de je ne sais plus quel malentendu, le seul +qui s'éleva jamais entre nous; il fut d'ailleurs de courte durée, et je +ne conserve cette lettre que pour la lui rappeler quand je le verrai, +afin que nous puissions rire au souvenir de l'insignifiance de notre +première et dernière querelle.» + + BYRON. + + +On retrouve dans une lettre du même enfant, écrite deux années plus +tard[33], ces passages remarquables: + +«Votre dernière lettre m'a fait penser que vous étiez extrêmement piqué +contre la plupart de vos amis, et même un peu contre moi, si je ne me +trompe. Vous dites d'un côté: _Il n'est presque pas douteux que peu +d'années ou de mois nous rendront aussi indifférens l'un à l'autre, que +si nous n'avions pas passé ensemble une partie de notre vie_. En vérité, +Byron, vous me faites injure, et je n'ai pas de doute, au moins je +l'espère, que vous ne vous calomniiez vous-même.» + + [Note 33: D'autres lettres encore offrent de curieuses + preuves de la sensibilité jalouse et passionnée de Byron. + Dans l'une d'elles, par exemple, nous voyons qu'il s'était + offensé que son jeune ami lui eût écrit _mon cher Byron_ au + lieu de _mon très-cher_; et dans une autre, qu'il avait eu de + la jalousie de quelques expressions échappées à son ami, à + l'occasion du départ de Lord John Russell pour l'Espagne. + «Vous me dites, lui répond-on, que jamais vous ne me vîtes + agité comme quand j'écrivis ma dernière lettre; pensez-vous + que j'eusse tort? J'avais reçu une lettre de vous le samedi, + où vous me disiez que vous quittiez l'Angleterre au mois de + mars pour six ans; et le lundi John Russell partait pour + l'Espagne. Mais pouvez-vous imaginer que je fusse plus triste + au sujet de Lord Russell, qui s'en va pour quelques mois, et + de qui j'aurai constamment des nouvelles, que relativement à + vos six années de voyage au bout du monde, pendant lesquelles + j'entendrai à peine parler de vous, et qui peut-être + m'empêcheront de vous revoir jamais? J'éprouve une véritable + peine de ce que vous me dites, que je dois vous excuser si + vous êtes jaloux de me voir plus affecté du départ d'un ami + qui était près de vous que de celui qui était éloigné. Il est + impossible que vous ayez pu croire un moment que l'absence de + John m'affectât plus que la vôtre. Je finis donc sur ce + sujet.»] + +Malgré ces habitudes de jeux et de paresse qui semblaient l'indice d'une +certaine absence d'idées et de réflexions, il y avait des momens où le +jeune poète rentrait profondément en lui-même et se livrait à des +méditations incompatibles avec l'enjouement et l'insouciance de son âge. +On montre encore dans le cimetière d'Harrow une tombe élevée, d'où la +vue plane sur Windsor; c'était l'endroit favori où l'on savait si bien +qu'il aimait à s'arrêter, que les enfans l'appelaient _la tombe de +Byron_[34], et c'est là, dit-on, qu'il demeurait des heures entières +abîmé dans ses pensées, ruminant dans la solitude ses premières +inspirations sublimes et passionnées, et parfois, peut-être, entrevoyant +déjà cet avenir de gloire qui lui inspirait, à peine âgé de quinze ans, +ces vers remarquables: + +_Mon nom seul sera mon épitaphe_. S'il ne suffit pour honorer ma cendre, +qu'aucune autre gloire ne me soit accordée en récompense. On ne doit +voir que ce nom, ce nom seul sur mon tombeau; illustré par lui, ou comme +lui à jamais oublié. + + [Note 34: C'est à cette tombe que se rapporte ce passage des + _souvenirs d'enfance_, qui font partie de ses œuvres + inédites: + + «Souvent, quand, oppressé de tristes pressentimens, je + m'asseyais incliné sur notre tombe favorite.»] + +Il passa quelque tems à Bath avec sa mère, pendant l'automne de 1802, +et, quoique bien jeune, il prit assez de part aux plaisirs de ces lieux. +Il parut dans un bal masqué, donné par lady Riddel, sous le costume d'un +jeune Turc; modèle anticipé, quant à la beauté et au costume, de son +jeune Sélim de la _Fiancée d'Abydos_. Au moment d'entrer dans la maison, +quelqu'un de la foule essaya d'arracher le diamant qui attachait le +croissant de son turban, mais l'un de ceux qui l'accompagnaient +s'aperçut à tems de cette tentative de vol. La dame qui m'apprit cette +anecdote, et qui voyait beaucoup alors Mrs. Byron, a bien voulu ajouter +à son récit les remarqués suivantes: «J'ai vu beaucoup Lord Byron à +Bath; sa mère m'a invité souvent à prendre le thé avec elle; il était +toujours fort plaisant et original; quand la conversation tombait sur +ses amis absens, il montrait un léger penchant à la satire, auquel plus +tard il s'abandonna, comme chacun sait, avec une liberté entière.» + +Nous touchons maintenant à un événement qui, d'après sa profonde +conviction, exerça sur sa vie et son caractère une influence vive et +durable. + +Ce fut en 1803, que son cœur, déjà deux fois éprouvé, comme nous l'avons +vu, par d'enfantines impressions d'amour, conçut un attachement qui, +jeune comme il était encore, domina ses facultés au point de colorer +d'une teinte particulière le reste de ses jours. Que les passions +malheureuses soient en général les plus durables, c'est une triste +vérité qui, pour être confirmée, n'avait pas besoin de ce nouvel +exemple; mais peut-être faut-il attribuer à la même circonstance +l'innocence parfaite de cet attachement pour miss Chaworth, qui le +distingua, sans jamais l'effacer de son cœur, de tous ceux qui le +suivirent. Comme c'est le seul sentiment du même genre dont les détails +puissent être suivis sans dangers, ou dont les résultats, bien que +douloureux, puissent être racontés, nous pensons qu'on s'y arrêtera avec +plaisir. + +Mrs. Byron, en partant de Bath, vint séjourner à Nottingham, Newsteadt +étant en ce tems-là loué à lord Grey de Ruthen; et pendant les vacances +de Harrow, son jeune fils vint l'y rejoindre. Tel était son attachement +pour Newsteadt, que c'était même un plaisir pour lui d'être dans son +voisinage; aussi, avant d'avoir fait la connaissance de lord Grey, il +lui arrivait souvent de passer la nuit dans une petite maison contiguë à +la grande porte et qu'on appelle encore à présent la hutte[35]; mais +bientôt des rapports d'amitié s'établirent entre son noble locataire et +lui, et dès-lors il eut toujours à son service un appartement dans +l'abbaye. Comme il avait, peu de tems auparavant, été présenté à Londres +à la famille de miss Chaworth, qui, actuellement, résidait à Annesley, +dans le voisinage immédiat de Newsteadt, il renouvela bientôt +connaissance avec elle. La jeune héritière elle-même joignait à tous les +avantages sociaux qui l'environnaient une grande beauté et les +dispositions les plus aimables et les plus séduisantes. + + [Note 35: Je tiens ce fait de l'un des vieux domestiques de + Newsteadt, mais je ne dissimulerai pas que d'autres n'aient + révoqué en doute ces haltes nocturnes à _la hutte_.] + +Le jeune poète avait déjà remarqué ses charmes; mais ce fut seulement à +l'époque où nous sommes arrivés, comme il était dans sa seizième année +et miss Chaworth dans sa dix-huitième, qu'il semble en avoir été +complètement ébloui. Six courtes semaines d'été, écoulées près d'elle, +suffirent pour éveiller une passion qui dura toute sa vie. + +D'abord, bien qu'on lui offrît un lit à Annesley, il avait l'habitude de +revenir chaque nuit à Newsteadt, et le motif qu'il alléguait était sa +frayeur des tableaux de famille des Chaworth, qui, s'imaginait-il, +l'avaient pris en grippe en souvenir du duel de son oncle, et se +seraient détachés la nuit de leurs cadres pour le tourmenter. À la fin +il dit gravement un soir à miss Chaworth et à sa cousine: «La dernière +nuit, en m'en retournant, j'ai vu un _bogle_.» Comme ce dernier mot +écossais était complètement inintelligible pour les jeunes dames, il +leur fit entendre que c'était un revenant, et qu'il ne voulait pas ce +soir-là retourner à Newsteadt. À compter de là, il coucha toujours à +Annesley jusqu'à ce que ses visites furent interrompues par une courte +excursion à Matlock et à Castleton, dans laquelle il eut le bonheur +d'accompagner miss Chaworth et ses parens. Voici la curieuse notice que +l'on trouve de ce voyage dans l'un de ses livres-journaux: + +«J'avais quinze ans quand il m'arriva, dans une caverne du duché de +Derby, de traverser dans une barque, où deux personnes seulement +pouvaient rester couchées, un ruisseau qui coulait sous une roche; cette +dernière était tellement proche de l'eau, que nous fûmes obligés de +faire pousser la barque par un conducteur enfumé, espèce de Caron, qui +se tenait derrière, entièrement courbé dans l'eau. J'avais alors pour +second M. A. C., dont j'avais été passionnément amoureux sans le lui +dire, mais non pas sans qu'elle le découvrît. Je me rappelle mes +sensations, mais je ne puis les décrire. Notre société se composait de +Mrs. W., des deux miss W...s, de M. et Mrs. Cl...ke, de miss R. et de ma +M. A. C. Hélas! pourquoi dire _ma_? Notre mariage aurait apaisé des +haines qui avaient fait couler le sang de nos pères; il aurait réuni des +propriétés vastes et riches; au moins aurait-il réuni un seul cœur et +deux êtres assez bien assortis pour l'âge (elle avait deux ans de plus +que moi), et... et... et... qu'en est-il résulté?» + +Miss Chaworth prenait ordinairement part aux danses du soir, à Matlock, +tandis que son amant restait à la contempler, solitaire et mécontent. Il +est possible que le dégoût qu'il exprima toujours pour ce genre de +plaisir soit venu de quelque sentiment amer éprouvé dans sa jeunesse en +voyant la _dame de son cœur_ conduite par d'autres à la danse joyeuse +dont lui-même était exclu. Un jour que la jeune héritière d'Annesley +avait eu pour cavalier une personne qu'elle n'avait jamais vue, Byron +lui dit, d'un air de dépit, quand elle vint reprendre sa place: +«J'espère que vous aimez votre nouvel ami.» Ces paroles étaient à peine +prononcées, qu'il se vit accosté par une dame écossaise, d'une tournure +déplaisante, qui vint se recommander à lui comme cousine, et qui, +mettant son orgueil à la torture à force de manières et d'expressions +vulgaires, décida la belle miss Chaworth à lui dire à son tour à +l'oreille: «J'espère que vous aimez votre nouvelle amie.» À Annesley, il +passait la plus grande partie de son tems à faire des courses à cheval +avec miss Chaworth et sa cousine, ou plongé dans une morne rêverie, les +mains occupées de son mouchoir; ou bien tirant contre une porte qui +donne sur la terrasse, et qui conserve encore les vestiges de ses +balles. Mais son plus grand plaisir était de s'asseoir auprès de miss +Chaworth lorsqu'elle faisait de la musique; son air favori était la +jolie chanson galloise _Maryanne_, sans doute principalement à cause de +son nom. Pendant tout ce tems, il avait la douleur de voir celle qu'il +aimait, entièrement occupée d'un autre amour; et comme il le dit +lui-même: + +«Ses soupirs n'étaient pas pour lui: pour elle il était un frère, mais +rien de plus.» + +Il n'est pas même probable, si le cœur de miss Chaworth eût été libre, +que Lord Byron eût été choisi par elle comme un objet d'attachement. +Deux ans de plus donnent à une jeune fille une avance dans la vie, +contre laquelle un homme ne peut pas lutter. Miss Chaworth ne voyait +dans Byron qu'un collégien: ses manières étaient d'ailleurs alors dures +et peu sociables; elles n'avaient, comme je l'ai entendu répéter vingt +fois, rien de flatteur pour les jeunes filles de son âge. Si dans un +moment d'illusion il s'était flatté d'inspirer quelque amour à la jeune +miss, il dut être bientôt désabusé par une circonstance notée dans ses +_Mémoires_ comme l'une des plus douloureuses humiliations auxquelles son +infirmité l'eût exposé. Il entendit un jour miss Chaworth dire à sa +femme de chambre: «Pouvez-vous croire que je me soucie jamais de ce +petit boiteux?» Ces mots, comme il l'a rappelé lui-même, furent un coup +de foudre pour lui. Il était nuit fermée quand il les entendit; mais il +sortit à l'instant de la maison, et, sans rien voir devant lui, il +courut sans s'arrêter jusqu'à Newsteadt. + +La peinture qu'il a faite de cet amour, dans l'un de ses plus touchans +poèmes, _le Songe_, montre comment le génie et la sensibilité peuvent +élever les réalités de cette vie, et donner un lustre immortel aux +objets et aux événemens les plus communs. Sous le nom de l'_antique +oratoire_, la vieille salle d'Annesley rappellera long-tems à +l'imagination la vierge et l'adolescent qui s'y trouvèrent une fois +réunis; tandis que l'image du coursier de l'amant, bien que le type en +ait été la race laborieuse et peu poétique des chevaux de Nottingham, +ajoute encore aux charmes généraux de la scène, et jette sur le tableau +une portion de la lumière que le génie seul peut à son gré répandre. + +Au reste, dès cet âge encore tendre, il paraît avoir eu assez +d'expérience de la vie galante pour savoir comment les premiers trophées +peuvent conduire en amour à de nouvelles conquêtes; il se glorifiait +souvent, auprès de miss Chaworth, d'un nœud de cheveux que lui avait +donné quelque beauté sensible (sans doute cette jolie cousine dont il +parle avec tant de chaleur dans l'une des notes que nous avons citées). +Déjà, et il ne l'ignorait pas, il avait la beauté qui, malgré quelque +tendance à l'excessif embonpoint de sa mère, lui promettait cette +expression particulière qui donnait à ses traits tant de finesse et tant +de charme. Mais avec les fêtes de l'été finit le rêve de sa jeunesse: il +ne vit plus qu'une fois miss Chaworth l'année suivante, et il lui dit un +dernier adieu, comme il le racontait souvent, sur cette montagne près +d'Annesley, qu'il a si bien décrite dans son poème du _Songe_, comme +étant _couronnée d'un particulier diadême_[36]. Personne, à l'entendre, +n'aurait pu deviner tout ce qu'il éprouvait, car sa contenance était +calme et ses sentimens comprimés. «La première fois que je vous +reverrai, lui dit-il en la quittant, vous serez sans doute Mrs. +Chaworth[37]?--Je l'espère;» telle fut sa réponse. C'était avant cette +entrevue qu'il avait écrit au crayon, dans un volume des lettres de Mme +de Maintenon, qui appartenait à la jeune miss, les vers suivans: + + [Note 36: Parmi les vers inédits en ma possession, je trouve + les fragmens suivans, écrits quelque tems après cette époque: + + «Collines d'Annesley, arides et nues, dans lesquelles s'égara + mon enfance imprudente, comme les tempêtes du nord grondent + et mugissent au-dessus de vos ombrages touffus! Aujourd'hui + les heures ne s'écoulent plus délicieusement dans ces + promenades chéries; le sourire de Marie ne fait plus de vous + un paradis pour moi.»] + + [Note 37: Son mari prit en effet, pendant quelque tems, le + surnom de Chaworth.] + +Cesse, ô mémoire! de me tourmenter. Le présent est aujourd'hui décoloré +pour moi: l'avenir ne m'offre plus d'espérances; et quant au passé, par +pitié, cache-le-moi. Pourquoi ramener devant mes yeux ces images de ce +que je ne reverrai pas? pourquoi me représenter ces délicieux instans à +jamais évanouis? Le plaisir passé augmente la peine présente; le regret +de ce qui n'est plus se joint à la douleur de ce qui est. Espérances, +regrets, vous n'êtes plus que de vains mots: je ne demande plus qu'à +vous oublier. + +L'année suivante, miss Chaworth épousa l'heureux rival de Byron. M. John +Muster, l'un de ceux qui se trouvaient présens quand il en reçut la +première nouvelle, raconte ainsi ce qui se passa alors en lui: «J'étais +présent quand il apprit ce mariage, sa mère lui dit: _Byron, j'ai à vous +apprendre une nouvelle.--Eh bien, qu'est-ce?--D'abord, tirez votre +mouchoir, car vous en aurez besoin.--Quelle absurdité!--Prenez, dis-je, +votre mouchoir_ (il le fit pour lui plaire), _miss Chaworth est mariée_. +À ces mots une expression singulière et impossible à décrire se peignit +sur sa pâle figure; il remit violemment son mouchoir dans sa poche, +puis, avec une affectation de froideur et de nonchalance: _Est-ce là +tout?_ dit-il.--_Comment, je m'attendais à vous voir accablé de +douleur._ Il ne répondit rien, et bientôt après il ouvrit la +conversation sur un autre sujet.» + +Sa vie d'Harrow présente les mêmes particularités. Pendant toute sa +durée, comme il le dit lui-même, il était toujours jouant, se +révoltant[38], _ramant_ et se livrant à toute sorte d'espiègleries. +L'esprit de révolte dont il parle ici (bien qu'il n'ait jamais été +jusqu'à lui inspirer des actes de violence) se manifesta à l'occasion de +la retraite du docteur Drury, quand, à la place vacante, se présentèrent +les trois candidats, Mark Drury, Evans et Butler. Dans le premier +mouvement auquel cette rivalité donna lieu parmi les écoliers, le jeune +Wildman se montra à la tête du parti de Mark Drury, tandis que Byron +avait commencé par rester neutre. Mais dans l'espérance de l'avoir pour +allié, l'un des membres de la faction Drury dit à Wildman: «Byron, je le +sais, ne se joindra pas à nous, parce qu'il ne veut jamais de la seconde +place; mais vous pourriez, en lui donnant la première, vous l'assurer.» +Wildman suivit cet avis, et Byron prit en effet le commandement de la +faction. + + [Note 38: Gibbon, parlant des écoles publiques, dit: «La + scène comique d'une révolte de collége fait connaître, sous + leur véritable point de vue, les ministériels et les + indépendans de la génération nouvelle.» Mais de pareils + pronostics ne sont pas toujours sûrs; ainsi le doux et + paisible Addisson fut, étant au collége, chef d'un + soulèvement.] + +La violence qu'il mit dans son opposition au choix que l'on fit de +Butler, et surtout la vive affection qui l'unissait au dernier maître, +contribuèrent à aigrir les relations qu'il eut avec le nouveau directeur +pendant le reste de son séjour à Harrow. Par malheur, Byron résidant +dans les appartemens de Butler, les occasions de mésintelligence étaient +on ne peut plus fréquentes. Un jour le jeune rebelle, dans un accès de +défiance, arracha tous les grillages des fenêtres de la salle; et quand +le docteur lui demanda le motif de cette violence, il répondit, avec un +grand sang-froid: «Parce qu'ils obscurcissent la salle.» Une autre fois +il lui avoua hardiment la haine qu'il avait contre lui. Ce fut long-tems +la coutume que le maître, à la fin de chaque terme, invitât à dîner les +élèves les plus âgés; et cette faveur, semblable aux invitations +royales, était en général regardée comme un ordre. Lord Byron cependant +y répondit par un refus; cela surprit beaucoup le docteur Butler, et, à +la première occasion, il lui en demanda le motif devant les autres +élèves: «Aviez-vous quelque autre engagement?--Non, monsieur.--Mais vous +aviez donc une raison, Lord Byron?--J'en avais.--Et laquelle?--Parce que +(répliqua le jeune pair avec une fierté composée) s'il vous arrivait de +passer dans mon voisinage tandis que je serais à Newsteadt, je ne +songerais certainement pas à vous inviter à dîner; en conséquence, je ne +dois pas accepter une pareille invitation de votre part.» En général +l'idée qu'avaient de lui ses professeurs à Harrow était celle d'un +enfant paresseux, qui ne voulait jamais rien apprendre; et si l'on fait +attention à ses habitudes ordinaires, on avouera que cette réputation +n'était pas dépourvue de fondement. Il est impossible de jeter les yeux +sur les livres dont il se servait, et qui sont couverts de translations +interlignées, sans être frappé de l'absence de son attention. Les mots +grecs les plus ordinaires ont leur traduction anglaise barbouillée à +leur côté, et cette circonstance prouve bien qu'il ne les connaissait +pas assez pour les traduire de mémoire. Ainsi, dans son Xénophon, nous +trouvons νεοι, _jeunes_, σωμασιν, _corps_, ανθρωποις τοις αγαθοις, _bons +hommes_, etc., etc.; et même, dans les volumes de pièces grecques qu'il +vendit en partant à la bibliothèque du collége, nous remarquons, entre +autres exemples, le mot usuel χρυσος flanqué de son synonyme anglais +(or). + +Mais quelque faibles que fussent ses progrès dans les matières purement +scolastiques auxquelles nous consacrons en pure perte une si précieuse +portion de la vie[39], il n'en montrait pas moins des dispositions +merveilleuses pour tous les genres variés d'instruction qui ne sont +utiles que dans le monde. Né avec un esprit trop scrutateur et trop +vagabond pour être facilement emprisonné dans des limites déterminées, +il s'attachait à des sujets qui déjà intéressaient ses goûts virils, et +que ne pouvait comprendre l'esprit purement pédantesque d'une école; +mais ses accès irréguliers et violens de travail, dans cette direction, +donnaient à son intelligence une impulsion bien plus haute que celle de +ses condisciples les plus laborieux. La liste qu'il a faite de tous les +ouvrages divers dont il avait à la hâte, et de son propre choix, dévoré +les pages, avant d'atteindre sa quinzième année, est tellement +considérable, qu'on a de la peine à y ajouter foi; et elle présente une +telle masse de recherches, qu'elle pourrait défier les plus vieux +_helluones librorum_. + + [Note 39: Il est déplorable de songer à la perte de tems que + l'on fait subir aux enfans dans la plupart des colléges, en + les occupant pendant six ou sept ans à apprendre seulement + des mots, et encore d'une manière fort imparfaite. + (COWLEY, _Essai_.) + + Si un Chinois entendait parler de notre système d'éducation, + ne supposerait-il pas que nous destinons tous nos jeunes gens + à professer des langues mortes dans les pays étrangers, et + non pas à faire jamais usage de la nôtre? + (LOCKE, _sur l'Éducation_.)] + +Il ne faut pourtant pas croire, d'après l'étendue et l'activité de son +esprit, que Byron pût de lui-même choisir une direction privilégiée; +quel que soit, en effet, le plan d'instruction d'un jeune homme de +talent dans les grandes écoles et dans les universités d'Angleterre, il +ne suppléera pas complètement à ce qui lui manque sous le rapport +intellectuel, et pourra même l'exposer à des écarts embarrassans et +dangereux[40]. Dans la difficulté ou même l'impossibilité absolue qu'il +trouvera à combiner l'acquisition des connaissances pratiques avec les +études de l'antiquité qui lui sont nécessaires pour obtenir les honneurs +scolastiques, il devra choisir ou de porter toute son attention et ses +vœux vers ce dernier objet, et alors il n'aura aucune idée de tout ce +qui doit lui servir le plus dans le monde; ou d'adopter comme Lord Byron +et d'autres personnages distingués le système contraire, et consentir à +passer à l'école pour un élève incapable et paresseux, afin de se +préparer des moyens de supériorité dans le monde. + + [Note 40: Un excellent écolier peut quitter les bancs de + Westminster ou d'Eton dans une ignorance complète du train de + vie et de la conversation du monde anglais, vers la fin du + dix-huitième siècle. + (GIBBON.)] + +Les _souvenirs_ inscrits par le jeune poète dans ses livres d'école +peuvent nous permettre de croire que dans un âge si tendre il prévoyait +déjà vaguement que tout ce qui se rapportait à lui deviendrait par la +suite un objet d'intérêt et de curiosité. La date de son entrée à +Harrow[41], le nom des enfans qui furent ses moniteurs, la liste des +chefs de classe parmi ses condisciples sous le docteur Drury[42], tout y +est noté avec la dernière minutie, et comme pour former des points de +retour pour l'histoire de sa vie. Un exemple touchant suffira pour +montrer qu'il lui arriva plus d'une fois de s'arrêter à ces idées. Nous +trouvons sur la première page de ses _Scriptores græci_ la suivante note +écrite à la main: «George Gordon Byron, vendredi 26 juin, a. d. 1805, +trois heures trois quarts de l'après-midi, classe de troisième, Calvert +moniteur, Tem, Wildman à ma gauche et Long à ma droite. +Harrow-la-Montagne.» Et sur la même feuille se trouve le commentaire +suivant, écrit cinq ans plus tard: + + _Eheu fugaces, Posthume! Posthume! + Labuntur anni_. + B., 9 janvier 1809. + + [Note 41: Byron, Harrow-la-Montagne, dans le Middlesex, + _alumnus scholæ lyonensis privus, in anno domini_ 1801, + _Ellison duce_. + + Moniteur en 1801: Ellison, Royston, Hunxman, Rashleigh, + Rokeby, Leigh.] + + [Note 42: Chefs de classe de Drury, 1804: Byron, Drury, + Sinclair, Clare, Bolder, Annesley, Calvert, Strong, Acland, + Gordon, Drummond.] + +«Des quatre personnes dont les noms sont ici mentionnés, l'une est +morte, une autre est dans un climat lointain: tous sont séparés: il n'y +a pas cinq ans qu'ils étaient ensemble réunis dans la même classe; et +nul encore n'aurait atteint sa vingt et unième année.» + +Il passa les vacances de 1804[43] avec sa mère à Southwell: Mrs. Byron +était venue s'y fixer pendant l'été de cette année, en quittant +Nottingham, et elle avait choisi pour demeure la maison appelée +Burgage-Manor. On conserve encore à Southwell, sous la date du 8 août +1804, une note dans laquelle on annonce que le jeu est retenu _par Mrs. +et Lord Byron_. La personne à qui appartenait la maison qu'ils +habitaient était un rentier possesseur d'une assez belle bibliothèque; +et le premier soin du jeune poète, comme il nous l'apprend, fut de la +retourner complètement aussitôt après son arrivée à Southwell. L'un des +livres qui l'occupèrent et l'intéressèrent davantage fut, et on le +croira sans peine, la _Vie de lord Herbert de Cherbury_. + + [Note 43: Pendant l'une des vacances de Harrow, il demeura + quelque tems dans la maison de l'abbé de Rouffigny, dans + Took's court, avec l'intention d'y étudier la langue + française; mais, au dire de l'abbé, il avait peu de goût pour + cette étude, et, au grand dépit du révérend maître, il + passait presque tout son tems à faire des armes, à boxer, + etc.] + +Il entra au mois d'octobre 1805 au collége de la Trinité à Cambridge. +Voici comme il décrit les sentimens qu'il éprouva en quittant sa chère +Ida: + +«Mon entrée au collége me fit un effet singulier et pénible. D'abord +j'étais tellement affligé de quitter Harrow, bien que le tems en fût +arrivé (ayant alors dix-sept ans), que pendant le dernier quartier que +j'y passai, j'employais les heures, consacrées au sommeil à compter les +jours que j'avais encore à y rester. J'avais toujours _détesté_ Harrow +jusqu'aux dix-huit derniers mois, mais dès ce moment je l'aimai. En +second lieu je souhaitais d'aller à Oxford et non à Cambridge; +troisièmement je me trouvais tellement isolé dans ce nouveau monde que +je faillis en perdre la tête. Mes camarades n'étaient pourtant pas +insociables: au contraire, ils avaient de la bonté, de la bienveillance, +un rang, de la fortune, et une gaîté bien autre que la mienne. Je me +joignais à eux, je dînais, je soupais, etc., dans leur compagnie; mais +je ne sais comment j'éprouvais un sentiment le plus pénible, le plus +mortel de ma vie, en pensant que je n'étais plus un enfant.» + +Il fut sans doute quelque tems à Cambridge en proie à cette espèce +d'isolement; mais il n'était pas dans sa nature de rester long-tems sans +aimer quelque chose, et l'amitié qu'il forma bientôt avec le jeune +Eddleston, qui avait deux ans de moins que lui, surpassa même en +vivacité romanesque toutes ses autres liaisons de collége. Les +dispositions musicales de cet enfant furent l'occasion de leur intimité. +Il était alors un des choristes de Cambridge, bien que par la suite il +ait suivi une profession mercantile. Cette disconvenance de leur +position respective n'était pas sans charme pour Byron: elle flattait en +même tems son orgueil et son bon naturel, et établissait entre eux des +rapports mutuels de protection d'un côté, de reconnaissance et de +dévouement de l'autre; seuls rapports qui, suivant Bacon, soient la base +du peu d'amitié qui reste encore sur la terre. Ce fut sur un don que lui +avait fait Eddleston qu'il écrivit ces vers, intitulés _la Cornaline_, +qui étaient imprimés dans son premier volume resté inédit; en voici une +stance: + + Quelques-uns souriant des liens qui nous unissent, m'ont + souvent reproché ma faiblesse; ce don léger a cependant le + plus grand prix à mes yeux, car, j'en suis sûr, je le tiens de + quelqu'un qui m'aime. + +Une autre liaison moins vive, commencée à Harrow, et continuée pendant +sa première année de Cambridge, est ainsi mentionnée dans l'un de ses +_journaux_: + +«Que mes pensées sont étranges! La lecture du chant de Milton, _belle +Salvina_, m'a ramené, je ne sais comment ou pourquoi, aux jours les plus +heureux peut-être de ma vie (toujours exceptés, de tems en tems, +certains dimanches des deux derniers étés de Harrow). Je me retrouvais à +Cambridge avec Edward Noël et Long, qui fut plus tard dans les gardes: +Long, après avoir servi avec honneur dans l'expédition de Copenhague +(qui laisse encore vivre deux ou trois mille goujats gras et bien +payés), fut noyé en 1809, pendant son passage à Lisbonne avec son +régiment dans le _Saint-George_, qui fut heurté la nuit par un autre +vaisseau de transport. Nous étions des nageurs rivaux, également +passionnés pour les chevaux, la lecture et les festins. Nous avions été +ensemble à Harrow, mais _là_ du moins il n'était pas un esprit aussi +intraitable que le mien; j'étais toujours alors le premier à la paume, +dans les révoltes, les batailles, les parties, et tous les genres de +désordres; il était, lui, beaucoup plus calme et mieux civilisé. Mais à +Cambridge, soit que mon caractère s'adoucît ou que le sien prît plus de +roideur, il est certain que nous devînmes grands amis. La description du +siége de Sabrina me rappelle nos mutuels exploits de plongeur. Bien que +le Cam n'offre pas une onde vraiment _transparente_, et que l'endroit où +nous nous jetions eût quatorze pieds de profondeur, nous avions toujours +soin, afin de mieux prouver nos avantages, de lancer avant nous des +œufs, des pièces de vaisselle et même des shillings. Il y avait entre +autres, et je m'en souviens bien, dans le lit de la rivière où nous nous +baignions le plus ordinairement, une souche d'arbre autour de laquelle +j'aimais à me glisser et à m'étonner comment diable je me trouvais là. + +«Le soir nous faisions de la musique, car il était musicien et savait +tirer un égal parti de la flûte et du violoncelle. Je faisais partie de +l'assistance et, si je ne me trompe, notre boisson de prédilection était +alors de l'eau de soude. Le jour nous courions à cheval, nous nous +baignions, nous causions, ou parfois prenions un livre. Je me rappelle +l'avidité avec laquelle nous parcourûmes le nouvel in-quarto de Moore +(en 1806); le soir nous le lisions ensemble. Nous ne fûmes réunis qu'un +été. Long entra dans les gardes l'année que je passai à Nottingham, au +sortir du collége. Son amitié, et de ma part un violent et cependant pur +amour, étaient alors le roman de l'époque la plus romanesque de ma +vie..................................................................... +........................................................................ + +«Je me souviens qu'au printems de 1809 H***[44] me plaisantait de la +tristesse que m'avait causée la mort de Long, et s'amusait à faire des +épigrammes sur son nom, qui prêtait aux jeux de mots, tels que _long, +court_, etc.; mais il eut bien le tems de s'en repentir à trois ans de +là, quand notre ami mutuel, et surtout le sien, Charles Matthews, se +noya également, et qu'il put lui-même sentir combien mon affliction +avait été légitime. Pour moi, je ne rétorquai pas ces piquans jeux de +mots; je sentais trop tout ce que je perdais dans Matthews, et, ne +l'eussé-je pas senti, j'aurais encore respecté sa douleur. + + [Note 44: Sans doute Hobhouse.] + +«Le père de Long m'écrivit pour m'engager à faire l'épitaphe de son +fils: je le promis, mais je n'eus pas la force de la composer. Il était +de ces êtres bons et aimables qui ne demeurent guère dans ce monde, doué +de tous les talens et de tous les avantages qui pouvaient mieux le faire +regretter. Cependant, quoique bon compagnon, il avait parfois d'étranges +accès de mélancolie; je me souviens qu'un jour, allant chez son oncle, +je l'accompagnai jusqu'à la porte, c'était dans le haut ou le bas +Grosvenor ou Brook street, je ne sais plus lequel, mais c'était sûrement +dans une rue qui faisait suite à quelque place: il me dit que la nuit +d'auparavant il avait pris un pistolet sans savoir ou regarder s'il +était ou non chargé, et qu'il l'avait dirigé contre sa tête, laissant au +hasard le soin de décider s'il partirait ou non. La lettre qu'il +m'écrivit en passant du collége aux gardes, était encore aussi +mélancolique qu'on pouvait le supposer en pareil cas: mais son maintien +naturel ne révélait rien d'une pareille disposition; il était doux et +prévenant, il avait même un grand penchant pour la gaîté. Nous étions +fort liés à Harrow, et mainte fois nous y sommes retournés de Londres +pour nous mieux livrer à nos souvenirs de collége.» + +Ces mémoires affectueux sont extraits d'un journal qu'il tenait à +Ravenne pendant sa résidence dans cette ville, en 1821. Les +circonstances pendant lesquelles ils étaient consignés, doivent nous les +rendre encore plus touchans et plus remarquables. Il habitait une terre +étrangère; il était même en rapport avec des conspirateurs étrangers, +dont il cachait dans sa maison les armes au moment où il écrivait. +Cependant il lui était possible de s'éloigner ainsi des scènes qui +l'entouraient, et de reporter ses pensées sur le tems ancien, sur les +amitiés perdues de son enfance. Un anglais, M. Wathen, qui le vit dans +l'une des villes d'Italie, ayant eu l'occasion de mentionner, en lui +parlant, qu'il avait eu des rapports d'amitié avec Long, le noble poète, +dès ce moment, lui prodigua les témoignages d'une affection marquée. Il +lui parlait fréquemment de Long et de ses bonnes qualités, jusqu'à ce +que des pleurs, qu'il ne pouvait arrêter, lui couvrissent le visage. + +Il rejoignit sa mère à Southwell, suivant son habitude, durant l'été de +1806, et c'est alors qu'il forma dans une société rare, mais choisie, +quelques liens d'intimité dont on chérit encore avec orgueil le +souvenir. Si l'on excepte le court intervalle qu'il passa, comme nous +l'avons vu, dans la société de miss Chaworth, ce ne fut qu'à Southwell +qu'il eut jamais l'occasion de profiter de la douce influence de la +conversation des femmes et de comprendre que la sphère véritable de +leurs vertus c'est leur intérieur. Il fut admis dans le cercle de +l'aimable et spirituelle famille Pigot comme s'il en eût fait partie, et +le jeune poète ne trouva pas seulement dans le révérend John Becher[45] +un critique fin et judicieux, mais un ami sincère. Il eut encore une ou +deux autres familles, comme les Leacroft, les Houson, près desquelles +ses talens et la vivacité de son esprit furent toujours bienvenus; et la +timidité orgueilleuse qui, pendant sa minorité, l'avait éloigné de toute +relation avec les gentilshommes du voisinage, semble avoir disparu dans +la petite et agréable société de Southwell. L'une de ses amies les plus +intimes à cette époque m'a fourni les détails suivans, sur la manière +dont elle fit sa connaissance: + + [Note 45: Citoyen qui depuis s'est distingué d'une manière + honorable par ses plans philanthropiques sur l'important + objet de l'amélioration du sort des pauvres.] + +«La première fois que je le vis, ce fut à une réunion chez sa mère; et +telle était sa timidité, qu'il fallut l'envoyer chercher trois fois +avant de le décider à venir dans le salon, pour jouer avec les autres +jeunes gens. C'était un enfant gras et embarrassé, portant les cheveux +peignés sur le front, et ressemblant parfaitement à la miniature que sa +mère avait fait peindre par M. de Chambruland. Le lendemain matin, Mrs. +Byron l'ayant conduit chez nous, il conserva son extérieur timide et +réservé. La conversation tomba sur Chettenham, les amusemens et le +théâtre de cette ville, etc. Je rappelai que j'avais vu le rôle de +Gabriel Lackbrain parfaitement bien rempli. Quand sa mère partit, il la +suivit en nous faisant une grande inclination; pour moi, rappelant +encore la pièce dont nous venions de parler, je lui dis: Bonjour, +_Gaby_. Ces mots l'animèrent aussitôt, sa belle bouche s'ouvrit par un +éclat de rire, toute sa retenue s'évanouit pour toujours; et quand sa +mère lui répéta: Eh bien, Byron, êtes-vous prêt? il répondit que non, +qu'elle pouvait s'en aller, et qu'il désirait rester un peu plus +long-tems. À compter de là, il venait nous voir à toutes les heures du +jour, et se considérait chez nous parfaitement comme chez lui.» + +C'est à cette dame que fut adressée la première lettre de lui qui soit +tombée entre mes mains; il correspondait en même tems avec plusieurs de +ses amis d'Harrow, avec lord Clare, lord Powerscourt, M. William Peel, +M. William Bankes, et d'autres encore. Mais on prévoyait peu alors +l'intérêt général qui se rattacherait un jour à ces lettres d'écoliers, +et en conséquence, comme j'ai déjà eu l'occasion de m'en affliger, il +n'en existe plus qu'un très-petit nombre. La lettre dont j'ai parlé, à +son amie de Southwell, ne contient rien de remarquable; mais, peut-être, +par cette raison-là même, mérite-t-elle d'être insérée, comme servant à +montrer, par sa comparaison avec les suivantes, combien son esprit +acquit rapidement de la confiance en lui-même. Il y a véritablement dans +ses premiers manuscrits un charme pour les yeux de la curiosité, qu'ils +perdent nécessairement dans leur forme imprimée; ils attestent +évidemment une éducation peu suivie; l'écriture en est informe et +enfantine; on trouve même, çà et là, de grosses fautes d'orthographe +sous la plume de celui qui, quelques années plus tard, devait s'élancer +comme l'un des géans de la littérature anglaise. + + + + +LETTRE PREMIÈRE. + +À MISS ***. + +Burgage-Manor, 29 août 1804. + + +«J'ai reçu les armes, ma chère miss, et je vous remercie beaucoup de la +peine que vous avez prise. Il est impossible que je puisse y trouver le +moindre défaut. La vue des peintures me charme pour deux raisons: la +première, parce qu'elles serviront à orner mes livres, et la seconde +parce qu'elles me prouvent que _vous_ ne m'avez pas encore entièrement +_oublié_. Cependant je suis fâché que vous ne reveniez pas plus tôt. +Voilà déjà un siècle que vous êtes partie. Peut-être partirai-je pour +Londres avant que vous en sortiez, mais je ne l'espère pas. Vous ne +pensez plus à mon cordon de montre, à ma bourse; je désire pourtant bien +les avoir. Votre petite lettre me fut remise par Harry, au spectacle, où +j'accompagnais miss L*** et le docteur S***, et je reviens à l'instant +pour vous répondre avant de me coucher. Si je suis à Southwell quand +vous y viendrez, et je désire sincèrement que ce soit bientôt, car je +regrette beaucoup votre absence, je me fais une fête de vous entendre +chanter mon air favori _la vierge de Lodi_. Ma mère se joint à moi pour +vous prier de nous rappeler à l'affection de Mrs. Pigot, et croyez-moi, +ma chère miss, votre affectionné ami: + +BYRON. + +«_P. S._ Si vous jugiez à propos de me répondre, je m'estimerais +extrêmement heureux. Adieu. + +«2e _P. S._ Comme vous êtes, dites-vous, novice dans l'art de tricoter, +j'espère que vous ne vous en occupez guère; allez lentement, mais +sûrement. Adieu encore une fois.» + +Nous aurons souvent occasion de remarquer la constance que Lord Byron, +d'ailleurs si versatile, manifesta toujours dans les goûts et les +habitudes de sa jeunesse. La lettre que nous venons de citer rappelle +deux de ses habitudes, qu'il conserva toute sa vie; savoir, son +exactitude à répondre sur-le-champ aux lettres qu'il recevait, et sa +passion pour la musique des plus simples ballades. L'un des chants qu'il +avait alors le bon goût d'aimer le mieux était celui de _la Duenna_; et +quelques-uns de ses contemporains de Harrow se rappellent encore la +gaîté avec laquelle, lorsqu'il dînait au milieu de ses amis chez la +fameuse mère Barnard, il entonnait ordinairement: _Ce vin est le soleil +de notre table_. Son séjour à Southwell, pendant cet été, fut +interrompu, vers le commencement d'août, par l'un de ces emportemens +auxquels, dès son berceau, Mrs. Byron ne l'avait que trop accoutumé, et +que lui-même, par son esprit intraitable, contribuait souvent à faire +éclater. Dans les portraits qu'il trace de lui-même, le pinceau qu'il +emploie est si noir qu'il faut, dans la suivante description de son +caractère, extraite de ses _Mémoires_, faire une large part à +l'exagération, comme l'exige son usage de _surcharger les ombres +elles-mêmes_. + +«Du reste (il vient de mentionner son amour précoce pour Marie Duff), je +ne différais en rien des autres enfans: je n'étais ni grand, ni petit; +ni lourd, ni sémillant: j'étais de mon âge; ordinairement fort enjoué, +excepté dans mes humeurs noires, car alors j'étais un vrai démon. Un +jour, dans l'une de mes _rages silencieuses_, il fallut m'ôter un +couteau que j'avais pris sur la table, pendant le dîner de Mrs. Byron +(je dînais toujours avant elle), et dont j'allais me frapper la tête. +Mais c'était à trois ou quatre ans de là, et peu de jours avant la mort +du dernier lord Byron. + +«Mon naturel apparent a certainement gagné dans ces derniers tems; mais +je frémis, et je regretterai jusqu'à ma dernière heure les conséquences +funestes de ma violence et de mes passions. Un événement... mais peu +importe... il en est d'autres auxquels il ne vaut guère mieux s'arrêter, +et que pourtant je ferai connaître de préférence. + +«Mais je n'aime pas les parenthèses: mon naturel est maintenant plus +retenu, rarement brusque; et quand il l'est, les suites n'en sont pas +mortelles. C'est quand je me tais, et que je sens _pâlir_ mon front et +mes joues, que je ne me connais plus; et alors.... mais, à moins qu'il +n'y ait sur le tapis une femme (je ne dis pas quelque, ou toutes +femmes), je ne sors pas d'une apathie très-supportable.» + +On conçoit qu'avec un caractère de ce genre et les accès violens de Mrs. +Byron, le choc devait être formidable. L'âge auquel était parvenu notre +poète, alors que l'impatience du frein s'empare de la jeunesse, devait +rendre ces occasions plus fréquentes. On rapporte comme une preuve de la +conviction qu'ils avaient de leur mutuelle violence, qu'un jour, s'étant +quittés à la suite d'une scène du même genre, on sut que tous deux +s'étaient rendus en particulier, le soir même, chez l'apothicaire, +demandant, avec une inquiétude alternative, si l'autre n'avait pas +acheté du poison, et avertissant le droguiste de ne pas en donner dans +le cas où il se présenterait. + +Toutefois le jeune Lord prenait rarement une part active dans ces +orages. Aux éclats de sa mère il opposait un silence poli, et, par cela +même, provocateur; s'inclinant avec l'apparence du plus profond respect +à mesure que la voix maternelle augmentait d'intensité. Mais en général, +quand il prévoyait une tempête, il cherchait son salut dans la fuite; et +c'est à ce dernier expédient qu'il avait eu recours à l'époque où nous +sommes arrivés. Mais auparavant une scène avait eu lieu entre lui et +Mrs. Byron, dans laquelle la violence de cette dernière l'avait portée à +des extrémités qui, malgré leur outrageuse inconvenance, n'étaient pas +rares avec elle. Le poète Young, décrivant un caractère de cette espèce, +dit: + + «Les tasses et les soucoupes tourbillonnent dans l'air, pour + avertir que la dame est mécontente.» + +En pareil cas, Mrs. Byron préférait les pelles et pincettes, et plus +d'une fois elle les lança bruyamment sur son enfant fugitif. Cette +dernière fois, il n'eut que le tems d'éviter l'atteinte de la première +de ces armes, et de se réfugier à la hâte chez un de ses amis dans le +voisinage; là, ayant concerté le plus sûr moyen de déjouer les +poursuites, il ne tarda pas à s'enfuir à Londres. Les lettres que je +vais transcrire furent adressées, immédiatement après son arrivée, à +quelques amis de Southwell, dont la bienveillante intervention, dans +cette circonstance, nous permet de croire qu'il n'avait pas à se +reprocher les torts de cet esclandre. La première est adressée à M. +Pigot, jeune homme de son âge, qui venait d'arriver, à l'occasion des +vacances, d'Édimbourg, où il suivait alors ses études médicales. + + + + +LETTRE II. + +À M. PIGOT. + +Piccadilly, 9 août 1806. + + +«MON CHER PIGOT, + +«Mille remercîmens pour votre piquant récit des derniers procédés de mon +_aimable Alecto_, qui maintenant enfin commence à voir les suites de sa +folie. Je viens de recevoir une épître pénitentiaire, à laquelle j'ai +répondu modérément, avec une sorte de promesse de revenir dans une +quinzaine: ce que toutefois, entre nous, je ne compte pas faire. Son +_charmant ramage_ doit avoir ravi ses auditeurs; car ses hautes notes +sont parfaitement musicales: elles doivent faire un très-bel effet +pendant un beau clair de lune. Si j'avais été l'un des spectateurs, rien +ne m'aurait fait plus de plaisir; mais figurer dans la pièce comme l'un +des acteurs, saint Dominique m'en préserve! Sérieusement, j'ai de +grandes obligations à votre mère; et vous, ainsi que toute votre +famille, méritez tous mes remercîmens pour avoir si bien contribué à mon +évasion des mains de Mrs. Byron _furiosa_. + +«Oh! que n'ai-je la plume d'Arioste pour reproduire en style d'épopée +les _cris_ de cette _terrible soirée_, ou plutôt laissez-moi invoquer +l'ombre du Dante, car il n'y a que l'auteur de l'enfer qui puisse +convenablement répondre à un tel projet. Mais peut-être, à défaut de la +plume, pouvons-nous recourir au pinceau. Quel groupe! Mrs. Byron, figure +principale; vous, emplissant vos oreilles de coton comme le seul remède +à une surdité totale; Mrs. *** s'efforçant vainement de calmer la rage +de la lionne privée de son nourrisson, et enfin Élisabeth et Wousky, +prodigieux à raconter! tous deux spoliés de leur partie de langue, et +formant le dernier plan avec leur muette surprise. Comment S. B. a-t-il +appris tout cela? Quelles _pointes_ il a dû faire sur un aussi bouffon +sujet! Apprenez-moi tout cela dans votre suivante, et comment vous vous +êtes excusé auprès de A. Sans doute vous êtes maintenant las de +déchiffrer mes caractères hiéroglyphiques, et comme Tony Lumpkil[46], +vous me traitez de main maudite et sautillante. Je ne doute pas que tout +Southwell ne soit scandalisé. À propos, comment va ma nonne aux yeux +bleus, la belle ***? Est-elle _enveloppée dans la noire tunique de la +douleur_? Je resterai ici au moins huit à dix jours, vous recevrez mon +adresse avant mon départ; mais je ne sais encore laquelle. Il faut que +Mrs. Byron ignore ma retraite; vous pouvez lui offrir mes complimens et +lui protester que toutes poursuites seraient inutiles, attendu que je me +suis mis en mesure de gagner Portsmouth à la première nouvelle de son +départ de Southwell. Vous pouvez ajouter que je suis maintenant à la +campagne, chez un ami, où je resterai une quinzaine. + + [Note 46: Dans la comédie de la Coquette (_She stoops to + Conquer_.)] + +«Je viens de barbouiller (je ne dis pas écrire) une feuille de papier +double, et j'attends en réponse un _énorme budget_. Sans doute les dames +de Southwell condamnent l'exemple dangereux que j'ai donné; elles +tremblent que leurs bambins ne leur obéissent plus et ne quittent au +moindre dépit leurs tendres mamans. Adieu. Quand vous commencerez vos +lettres, rayez, s'il vous plaît, la _seigneurie_, et mettez à la place +Byron. Croyez-moi votre, etc.» + +BYRON. + +On va voir par la lettre suivante que la _lionne_ n'était pas en arrière +de son fils pour l'énergie et la résolution, et qu'aussitôt après la +fuite de ce dernier elle avait envoyé après lui. + + + + +LETTRE III. + +À MISS PIGOT. + +Londres, 10 août 1806. + + +MA CHÈRE BRIGITTE, + +«J'ai déjà ennuyé votre frère de plus de griffonnage qu'il n'en pourra +déchiffrer; c'est à vous maintenant que je donne la pénible charge de +parcourir cette deuxième épître. Vous avez vu par la première, que je +n'avais pas, en l'écrivant, la moindre fâcheuse idée de l'arrivée de +Mrs. Byron; il n'en est plus de même: la vue d'un billet de la _cause +illustre_ de mon _décampement soudain_ vient d'enlever _le rubis naturel +de mes joues_, et de blanchir subitement ma déplorable figure. Le +foudroyant avis de son arrivée (maudite soit son activité!) est +cependant moins terrible que vous ne l'imaginez, sans doute, du +tempérament volcanique de sa _seigneurie_. Il se termine par l'assurance +flatteuse de l'impossibilité dans laquelle elle se trouve de faire +présentement un pas, grâce à la fatigue du voyage, aux mauvaises routes, +mille fois bénies, et aux quadrupèdes rétifs de la poste royale. Comme +je ne me sens aucun entraînement à recevoir la chasse en plaine, je +ferai de nécessité vertu; et puisque, semblable à Macbeth, _ils mont lié +au poteau, je ne puis fuir_, j'imiterai ce courageux tyran, et, comme +l'ours, je combattrai de pied ferme. Je puis à présent engager la lutte +avec moins de désavantage, ayant tiré l'ennemi de ses retranchemens, +bien qu'au hasard de me faire casser la tête, comme le modèle auquel je +viens de me comparer. Quoi qu'il en soit, _frappe, Macduff, et maudit +qui le premier criera: Assez!_ + +»Je resterai dans la ville encore au moins une semaine, et j'espère +avant ce tems recevoir de vos nouvelles. Je suppose que l'imprimeur vous +a donné les résultats de ma _Métromanie_. Ayez soin de lire au premier +vers: «Les vents soufflent _longuement_,» au lieu de _rondement_, comme +l'a copié, par méprise, ce butor de Ridge, ce qui rend absurde toute la +strophe. _Addio_. Maintenant je vais me préparer au choc de mon _Hydre_. + +»Tout à vous.» + + + + +LETTRE IV. + +À M. PIGOT. + +Londres, dimanche à minuit, 10 août 1806. + + +CHER PIGOT, + +«Cet effrayant paquet va sans doute vous épouvanter; mais ce soir ayant +une heure de loisir, je l'ai employé à écrire les stances ci-incluses, +que je vous prie d'envoyer à Ridge pour qu'il les imprime _à part_ de +mes autres poèmes; car vous sentirez qu'il serait inconvenant de les +offrir aux dames, et que par conséquent aucune femme ne doit les voir +dans votre famille. Mille pardons de la peine que je vous donne cette +fois-ci et tant d'autres. + +»Votre dévoué.» + + + + +LETTRE V. + +À M. PIGOT. + +Piccadilly, 16 août 1806. + + +«Je ne puis pas dire précisément comme César, _veni, vidi, vici_: +pourtant je pourrais m'appliquer la part la plus importante de sa lettre +laconique; car bien que Mrs. Byron ait prit la peine de _venir_ et de +voir, votre humble serviteur a vaincu. Après un engagement sérieux de +quelques heures, dans lequel la vivacité du feu de l'ennemi nous a fait +éprouver une perte considérable, nous avons fini par l'obliger à se +retirer en désordre, abandonnant son artillerie, son train et quelques +prisonniers: cette victoire est décisive pour la campagne actuelle. +Parlons maintenant plus clairement: Mrs. Byron va repartir, mais je me +dirige moi-même, avec tous mes lauriers, vers Worthing, sur la côte de +Sussex; et c'est là que vous m'adresserez (poste restante) votre +première lettre. Le deuxième carillon de vers que j'enferme sous cette +enveloppe vous donnera sans doute une haute idée des vertus prolifiques +de ma muse; mais il y a plusieurs années que je les ai composés, et +c'est par hasard que je les ai retrouvés mardi, au milieu de vieux +papiers. Je les ai aussitôt recopiés, avec la date qui leur appartient, +et je désire qu'on les imprime avec le reste de la famille. Je +m'attendais bien à vous voir, sur les derniers venus, les mêmes +sentimens que moi; mais comme les _faits_ étaient réels, il était +impossible de rien changer à leur allure. Je ne resterai pas à Worthing +plus de trois semaines, et il serait possible que vous me vissiez à +Southwell vers le milieu de septembre.................................. +....................................................................... + +»Voulez-vous prier Ridge de suspendre l'impression de mes poésies +jusqu'à nouvel avis de ma part? j'ai résolu de leur donner une forme +entièrement nouvelle: cette suspension ne regarde pas les deux dernières +pièces que j'ai jointes à mes lettres pour vous. Excusez le vide de +cette lettre, ma tête est dans ce moment-ci un chaos d'idées absurdes, +d'affaires, de plans et de préparatifs. + +»J'attends une réponse avec impatience; rien, dans ce moment, veuillez +le croire, ne me ferait plus de plaisir qu'une lettre de vous.» + + + + +LETTRE VI. + +À M. PIGOT. + +Londres, 18 août 1806. + + +«Je suis précisément sur le point de partir pour Worthing, et je vous +écris uniquement pour vous prier de faire partir sur-le-champ ce +paresseux drôle de Charles avec mes chevaux. Dites-lui que je suis fort +mécontent de ne l'avoir pas encore vu, ni reçu avis de la cause de son +retard, surtout lui ayant fourni l'argent nécessaire pour son voyage. +Qu'il ait soin de ne pas remettre d'un jour son départ, sous aucun +prétexte; et, si pour obéir aux _caprices_ de Mrs. Byron (qui, je le +présume, continue toujours à tourmenter sa petite monarchie), il jugeait +à propos de ne pas suivre mes ordres positifs, il ne doit plus à +l'avenir se considérer comme à mon service. Il m'apportera la note du +chirurgien, et je l'acquitterai dès que je l'aurai reçue. Je ne puis non +plus concevoir qu'il n'ait pas averti Frank du triste état de mes +chevaux. Cher Pigot, pardonnez-moi ces brusques confidences, vous devez +les attribuer à la mauvaise conduite de ce _précieux maraud_, qui, au +lieu de suivre mes ordres, promène sa paresse dans les rues de ce +pandémonium politique, Nottingham. Rappelez-moi à votre famille et aux +Leacroft, et croyez-moi, etc. + +»_P. S._ Je vous charge du soin désagréable de presser son voyage, en +dépit même des ordres de Mrs. Byron: il devra d'abord se rendre à +Londres, et de là à Worthing, sans retard: C'est à Londres qu'il faut +envoyer tout ce que j'ai laissé; vous y adresserez également mes +poésies, sans même en réserver une copie pour vous et votre sœur, +attendu que je veux leur donner une tout autre forme. Quand elles seront +prêtes, vous en aurez les prémices. Il ne faut pas, sous aucun prétexte, +que Mrs. Byron les _voie_ ou les touche. Adieu.» + + + + +LETTRE VII. + +À M. PIGOT. + +Little-Hampton, 26 août 1806. + + +«J'ai reçu ce matin votre lettre, qu'il m'a fallu envoyer chercher à +Worthing, que je viens de quitter pour cet endroit, situé à huit milles +du premier, et sur la même côte. Vous serez sans doute content de +recevoir cette lettre, quand vous y aurez vu que je suis plus riche de +trente mille livres qu'à notre départ: je viens de recevoir de mon +avocat l'avis du gain d'une cause aux assises de Lancastre[47], par +lequel je me trouve gratifié de cette somme pour le tems de ma majorité. +Mrs. Byron est, sans doute, instruite de ce surcroît de propriété, mais +elle n'en connaît pas la _valeur_ exacte, et il serait bon qu'elle +continuât à l'ignorer, car sa conduite, dès qu'elle reçoit quelque +nouvelle favorable, est, s'il est possible, plus ridicule que sa +détestable habitude de s'affecter des plus légers contre-tems. Vous lui +ferez mes complimens, et lui direz qu'une seule chose peut prolonger mon +absence, c'est l'arrêt qu'elle a mis sur les effets de mon domestique: à +moins qu'elle ne les fasse immédiatement partir pour Piccadilly, avec +ceux qui m'appartiennent, et qu'elle a si long-tems retenus, elle ne +verra pas de sitôt ma radieuse figure illuminer son obscure demeure; +mais si elle les envoie, je reviendrai probablement avant deux ans, à +partir de la date de cette épître. + + [Note 47: Dans un procès entrepris pour rentrer dans la + propriété de Rochdale.] + +«Votre compliment poétique est une précieuse récompense de mes préludes; +vous êtes du petit nombre des favoris d'Apollon qui cultivent toutes les +sciences auxquelles préside votre divinité. Je désire que vous adressiez +de suite mes poésies à mon hôtel, à Londres; j'y veux faire plusieurs +changemens et quelques additions: il faut envoyer toutes les copies que +vous en aurez; décidé, comme je suis, à perfectionner le tout, et à vous +les représenter dans toute leur gloire. Vous les avez, je l'espère, +retirées des mains de ce _triple Upas_, de cet antipode des arts, Mrs. +Byron. Entre nous, vous pouvez compter me voir bientôt. Adieu. Tout à +vous.» + +On peut voir par ces lettres que Lord Byron songeait déjà à préparer +l'impression de ses poésies. L'idée de les publier s'offrit à lui, pour +la première fois, dans une maisonnette qu'il avait adoptée pour demeure +pendant ses visites à Southwell. Miss Pigot, qui auparavant ignorait son +goût pour la versification, lisait un jour devant lui les poésies de +Burns; tout-à-coup le jeune Byron lui dit que lui aussi était parfois +poète, et qu'il allait lui écrire quelques vers de ceux qu'il pouvait se +rappeler. Aussitôt il écrivit au crayon ceux qui commencent par +_j'espérais vivement être uni à toi_, qui se trouvent imprimés, mais +seulement dans le volume qui n'a pas été publié; il lui récita encore +les vers dont j'ai déjà parlé, _dans la salle, quand la voix de mes +pères_, etc., pièce si remarquable par la prédiction qu'elle contient de +son illustration future. + +Depuis ce moment; il fut tout au désir de se voir imprimé; cependant son +ambition se bornait encore à faire circuler parmi ses amis un petit +volume. Celui qui eut l'honneur de recevoir son premier manuscrit fut +Ridge, libraire à Newark; et, durant l'impression, le jeune auteur +continuait à lui envoyer de nouvelles pièces avec tout l'empressement et +toute la rapidité qu'il mit toujours dans ses autres compositions. + +Il ne fut pas long-tems sans revenir à Southwell, comme il l'avait +annoncé dans la dernière lettre que nous avons donnée; il en repartit +encore au bout d'une ou deux semaines, pour accompagner son jeune ami +Pigot jusqu'à Harrowgate. Nous empruntons les extraits suivans à une +lettre écrite dans le même tems, par ce dernier, à sa sœur. «Il y a +encore beaucoup de monde à Harrowgate, aujourd'hui vendredi; nous avons +un bal, je songe à y paraître pendant une heure, bien que je ne sois +guère curieux de figures inconnues. Lord Byron, vous le savez, est +encore plus timide que moi; cependant je ferai ce soir un effort... +Comment vont nos rôles de théâtre? Lord Byron sait tout le sien, et moi +la plus grande partie du mien: il est certain qu'il le joue d'une +manière inimitable; il _poétise_ en ce moment, et depuis que nous sommes +arrivés il a fait quelques vers vraiment jolis[48]. Il a la bonté de +tout faire pour m'amuser autant que possible, mais il n'est pas dans mon +naturel d'être heureux hors de la société des femmes ou de l'étude... Il +y a dans les environs plusieurs promenades agréables; je les ai +parcourues avec Boatswain, qui fait, ainsi que Brighton[49], +l'admiration universelle. Vous lirez cela à Mrs. Byron, car c'est un peu +dans le style de _Tony Lumpkin_. Lord Byron veut que je lui garde un peu +de place; c'est pourquoi, croyez-moi avec le respect dû à tous les +comédiens élus, etc., etc.» + + [Note 48: La pièce _à une belle Quaker_, de son premier + volume, fut écrite à Harrowgate.] + + [Note 49: Cheval de Lord Byron; il en avait encore un autre + alors appelé Sultan.] + +À cette note étaient joints les mots suivans de Lord Byron. + +«MA CHÈRE BRIGITTE, + +«Je descends un instant de mon Pégase, ce qui m'empêche d'avoir +long-tems recours à la vile prose dans l'épître que j'adresse à votre +_beauté_. Vous regrettez, dans une lettre précédente, que mes poésies ne +soient pas plus étendues; je vous apprends donc, pour votre +satisfaction, qu'elles sont maintenant presque doublées, soit par la +découverte de quelques pièces regardées comme perdues, soit par l'effet +de nouvelles inspirations. Nous nous reverrons mercredi prochain; +jusqu'alors, croyez-moi votre affectionné, + +BYRON. + +»_P. S._ Votre frère Jean est possédé d'une manie poétique, il rime +maintenant à raison de trois lignes par heure; ce que c'est que +l'inspiration! Adieu.» + +Grâce à la personne qui était alors le compagnon, l'ami intime de Lord +Byron, et qui maintenant exerce sa profession avec tout le succès que +méritent ses talens distingués, j'ai été initié dans quelques autres +particularités de leur commune visite à Harrowgate: on me permettra +d'employer, pour en faire part, ses propres expressions: + +«Vous me demandez de rappeler quelques anecdotes du tems que nous +passâmes ensemble à Harrowgate, pendant l'été de 1806, et à notre retour +du collége, lui de Cambridge, moi d'Édimbourg; mais tant d'années se +sont écoulées depuis, que je n'entrevois plus ce voyage que comme un +songe lointain. Nous partîmes, je m'en souviens bien, dans la voiture de +Lord Byron, traînée par des chevaux de poste: il avait fait partir son +_groom_ avec deux chevaux de selle et un superbe et féroce boul-dogue +appelé Nelson. Quant à Boatswain[50], il nous suivait, à côté de Frank, +sur le coffre de la voiture. Le boul-dogue Nelson portait une muselière; +mais cependant quelquefois il entrait dans notre appartement sans cette +précaution, à mon grand ennui, bien que lui et son maître fussent +enchantés de mettre tout en désordre dans la salle. Il y avait toujours +un fonds de jalousie haineuse entre ce Nelson et Boatswain; et chaque +fois que celui-ci rencontrait l'autre dans la chambre, ils en venaient +aussitôt aux prises. Alors Byron, moi-même, Frank et tous ceux qui se +trouvaient là, travaillions de toutes nos forces à les séparer: ce que +nous n'obtenions guère qu'en leur jetant dans la gueule la pelle et les +pincettes. Mais un jour Nelson s'échappa par malheur de la salle, +démuselé; il s'élança dans l'écurie, se jeta au cou d'un cheval, et ce +fut inutilement qu'on voulut lui faire lâcher prise. Les valets +d'écurie, alarmés, coururent chercher Frank, qui prenant un pistolet de +Wogdon, que son maître tenait toujours chargé dans sa chambre, le tira +dans la tête du pauvre Nelson. Lord Byron en eut le plus grand regret. + + [Note 50: Chien favori pour lequel Lord Byron fit dans la + suite la fameuse épitaphe.] + +«Nous habitions l'_hôtel de la Couronne_, au bas de Harrowgate. Nous +dînions toujours dans la salle commune, mais aussitôt après nous nous +retirions, car Byron n'aimait guère à boire plus que moi. Nous vivions +retirés et faisions peu de connaissances, car il était _vraiment_ +timide, ce qu'on prenait pour de l'orgueil quand on ne le connaissait +pas. Nous rencontrâmes par hasard le professeur Hailstone de Cambridge, +ce qui parut lui faire grand plaisir. Le professeur habitait le haut +Harrowgate; nous allâmes le prendre un soir pour aller au spectacle, et +une autre fois Lord Byron lui envoya son équipage pour le conduire à un +certain bal de Granby. Cet empressement à faire un accueil à l'un de ses +professeurs prouve, en dépit de son penchant à critiquer l'éducation +universitaire et à exagérer les défauts de la vieille discipline à +laquelle on soumet les sous-gradués, qu'il avait cependant l'habitude de +témoigner son respect aux personnes qui l'exerçaient. Je l'ai toujours +entendu parler avec les plus grands éloges de Hailstone, aussi bien que +de Bishop, Mansel du collége de la Trinité, et d'autres encore dont j'ai +oublié le nom. + +»Peu de gens appréciaient Lord Byron, mais je sais que son cœur était +naturellement bienveillant et sensible, et qu'il n'avait pas le plus +petit mélange de méchanceté dans le caractère[51].» + + [Note 51: Lord Byron et le docteur Pigot s'écrivirent encore + pendant quelque tems, mais ils ne se virent plus jamais à + compter de leur départ de Harrowgate, l'automne suivant.] + +On voit, par ses lettres de Harrowgate, qu'il songeait à organiser un +théâtre; il s'en occupa aussitôt après son retour à Southwell, et ce fut +pour lui une source infinie de plaisirs. On peut juger, par le fragment +d'une lettre adressée à son compagnon, avec quelle impatience toutes les +personnes chargées d'un rôle attendaient son retour: + +«Dites à Lord Byron, si quelque accident retardait son retour, que sa +mère souhaite qu'il lui écrive; et combien elle serait malheureuse s'il +ne se montrait pas au jour fixé. M. Wil. Banks a écrit à Mrs. H. pour +lui offrir le rôle de _Henry Woodville_. M. et Mrs. *** n'approuvent pas +que leur fils soit l'un des acteurs; mais je crois qu'il ne persistera +pas moins. M. G. W. dit que, pour ne pas faire manquer la partie, il +prendrait plutôt, pour nous obliger, un emploi, comme de chanter, de +danser, ou enfin quelque autre chose. Il n'y a rien à faire jusqu'au +retour de Lord Byron, et réellement il ne faut pas qu'il revienne plus +tard que mercredi ou jeudi.» + +Nous avons déjà vu qu'à Harrow, le seul point qui le distinguât de ses +condisciples était son talent pour la déclamation. Il revient avec une +évidente satisfaction sur ses succès de collége et sur la part qu'il +prenait à ces représentations de Southwell: + +«J'étais, dans ma jeunesse, considéré comme un bon acteur, outre les +exercices de Harrow, dans lesquels je brillais. Je remplis, en 1806, +pendant trois soirées consécutives, sur quelques théâtres particuliers +de Southwell, le rôle de Penruddock, dans _la Roue de Fortune_, et celui +de Tristram Fickle dans la farce de _la Girouette_, par Allingham. J'y +recueillis les plus vifs applaudissemens. Le prologue, fait à l'occasion +de notre réunion comique, était de ma composition. Quant aux autres +acteurs, c'étaient de jeunes dames et des personnes du voisinage. Notre +auditoire bienveillant parut complètement satisfait de nous.» + +Peut-être ici ne sera-t-il pas inutile de remarquer qu'en remplissant +deux rôles opposés avec un égal succès, le jeune poète développait +dès-lors cet amour et cette puissance de contraste qui, plus tard, le +signalèrent dans le monde et sur un plus grand théâtre sous des aspects +si divers. La morosité de Penruddock et la causticité de Tristram sont +en effet deux types auxquels semblent se rapporter toutes les +singularités de son caractère postérieur. + +Ces représentations forment une ère mémorable à Southwell; elles eurent +lieu sur la fin de septembre, dans la maison de M. Leacroft, dont +l'antichambre fut, pour cet effet, transformée en salle de spectacle, et +dont la famille remplissait quelques-uns des plus beaux rôles. Le +prologue, que l'on peut lire dans ses _Heures d'oisiveté_, fut composé +par Lord Byron, en voiture et sur la route d'Harrowgate. En montant dans +la chaise, à Chesterfield, il dit à son compagnon de voyage: «Pigot, je +vais tramer un prologue pour notre représentation,» et avant de gagner +Mansfield il avait achevé son travail, n'ayant qu'une seule fois +interrompu sa versifiante rêverie pour demander la prononciation précise +du mot français _début_; quand on la lui dit, il s'écria avec +l'enthousiasme de Byshe: «Bien! ce sera pour rimer avec _new_.» + +L'épilogue fut dans cette occasion composé par M. Becher; c'était, pour +donner à Lord Byron l'occasion de développer ses talens comiques, une +réunion de gais portraits de toutes les personnes qui avaient pris part +à cette représentation. Mais on avait eu, dans les coulisses, quelque +indice de ce projet; soudain la crainte du ridicule répandit l'alarme +chez tous les acteurs, et, pour les rassurer, l'auteur se vit obligé de +promettre que, si après la répétition ils venaient à en condamner les +traits, il le retirerait de bonne grâce. Cependant Lord Byron et lui +convinrent de répéter les vers devant leurs camarades, dans un ton aussi +innocent et aussi inoffensif que possible, réservant pour le soir de la +représentation le jeu de pantomime qui faisait tout le sel de la +plaisanterie. L'effet désiré fut produit; tous les acteurs satisfaits +témoignèrent leur étonnement de ce qu'on avait pu soupçonner +l'inconvenance d'un ouvrage aussi estimable. Mais leur surprise fut +d'une nature tout-à-fait différente, quand ils entendirent, le +lendemain, les bruyans éclats de rire de l'auditoire; et quand ils +virent le tour que leur avait joué Lord Byron, ils n'eurent d'autre +ressource que de joindre leurs rires à ceux que l'imitation de leurs +traits excitait dans l'assemblée. + +Ce fut au mois de novembre que le petit volume de poésies, dont il +s'occupait depuis quelque tems, fut lancé dans le cercle étroit auquel +il était destiné. M. Becher en reçut le premier exemplaire[52]. +L'ascendant que son amour pour la poésie, son esprit juste et sociable, +lui donnaient dans ce tems sur Lord Byron, lui permettait fréquemment de +diriger le goût de son jeune ami, autant en matière de conduite que de +littérature. Je citerai un exemple de la puissance de cet ascendant; il +prouvera que le caractère de Byron était loin d'être intraitable, et que +s'il avait eu plus souvent le bonheur de tomber dans des mains _habiles +à toucher cet instrument_, elles en eussent tiré une expression douce +aussi bien qu'énergique. + + [Note 52: Il ne reste de cette édition in quarto, composée + d'un petit nombre de feuilles, que deux ou trois copies.] + +À l'instant de marquer ainsi sa place dans la littérature légère du +jour, il était naturel que Lord Byron revînt avec plaisir sur les +ouvrages qui semblaient le plus en harmonie avec sa jeunesse et son +caractère. On dit que ses livres favoris étaient alors le Camoëns de +lord Strangford et les poèmes de Little[53]; souvent son respectable ami +lui avait justement reproché ce goût particulier; il lui représentait +avec raison (du moins quant au dernier de ces deux auteurs), combien il +lui était facile de trouver dans les vieilles illustrations littéraires +de l'Angleterre de plus sûrs modèles de pensées et de style. Au lieu de +perdre son tems sur les productions éphémères de ses contemporains, que +n'étudiait-il les pages de Milton et de Shakspeare, et surtout que ne +songeait-il à élever son imagination et son jugement par la +contemplation des plus sublimes beautés de la Bible? Mais quant à ce +dernier point, M. Becher reconnut que Lord Byron avait prévenu depuis +long-tems ses avis, et qu'il avait une profonde connaissance des beautés +de l'Écriture sainte. Cette circonstance fortifie encore le compte rendu +par son premier maître, le docteur Glennie, de ses grands progrès dans +les livres sacrés lorsqu'il n'était encore qu'un enfant. + + [Note 53: On sait que Thomas Moore s'était caché sous ce nom + dans ses premières poésies érotiques. + (_Note du Tr._)] + +M. Becher, comme je l'ai dit, reçut le premier exemplaire de son livre; +en le parcourant, et parmi plusieurs pièces dignes d'admiration, d'éloge +ou de critique, il trouva un poème dans lequel le jeune auteur avait +répandu une indécence de coloris, que ne pouvait pas même rendre +excusable sa grande jeunesse. Aussitôt, et pour lui exprimer son opinion +d'une manière plus courtoise, il fit et adressa à Lord Byron sur ce +sujet une supplique rimée à laquelle le noble poète fit sur-le-champ une +réponse également en vers; il y joignit une note en prose pour lui dire +qu'il sentait parfaitement la justice de sa critique amicale, et qu'en +conséquence plutôt que de laisser circuler le poème en question, il en +retirerait toutes les copies qu'il avait pu déjà distribuer, et +annullerait l'impression entière. Ce sacrifice fut fait le soir même; Mr +Becher vit brûler toutes les copies de cette édition, à l'exception de +celle qu'il avait reçue, et une autre qui, envoyée à Édimbourg, ne fut +pas rendue. + +Ce trait du jeune poète parle assez haut en sa faveur; cette docilité +ingénue, cette sensibilité, attestent un naturel capable de respecter et +d'aimer tout ce qu'il y a de respectable au monde. Les sentimens qui lui +dictèrent, vers ce tems, la lettre suivante, ne portent pas un caractère +moins aimable; il est impossible de la parcourir sans reconnaître dans +l'écrivain une noble candeur et une véritable sincérité. + + + + +LETTRE VIII. + +AU COMTE DE CLARE. + +Southwell Nottes, 6 février 1807. + + +MON TRÈS-CHER CLARE, + +«Si je voulais justifier ou du moins pallier ma négligence, vous +pourriez dire qu'au lieu d'une lettre vous avez reçu un placet surchargé +de prières à fin de pardon; j'aime mieux en un seul mot avouer mes +crimes, et me confier à votre affection et à votre générosité plutôt +qu'à mes protestations. Ma santé n'est pas entièrement rétablie: +cependant je suis hors de tout danger, et j'ai repris toutes mes forces, +si ce n'est celles de l'esprit fort susceptibles par elles-mêmes +d'affaiblissement. Vous serez étonné d'apprendre que j'aie dernièrement +écrit à Delaware pour lui expliquer (autant que possible sans +compromettre quelques-uns de _mes vieux_ amis) les motifs de ma conduite +à son égard pendant ma dernière résidence à Harrow (il y a deux ans de +cela), laquelle, si vous vous rappelez, était extrêmement _en +cavalier_[54]. Depuis j'ai découvert qu'il avait été injustement traité +et par ceux qui avaient accusé ses procédés et par moi-même qui avais +cru leur suggestion. En conséquence, je lui ai fait toutes les +réparations possibles en expliquant ma méprise, sans toutefois grande +espérance de le persuader: véritablement je n'attendais pas de réponse, +tout en désirant qu'elle m'arrivât pour la forme; elle ne l'est pas +encore, et sans doute elle ne viendra pas. Mais j'éprouve du bien-aise +intérieurement de mon procédé, assez humiliant d'ailleurs pour les gens +de ma nature; et je n'aurais pu dormir tranquille avec l'idée d'avoir, +_même involontairement_, fait injure à quelqu'un. J'ai, autant qu'il +m'était possible, réparé cette injure, et là doit se terminer l'affaire. +Que nous revenions ou non à notre ancienne intimité, c'est une chose +d'ailleurs fort secondaire. + + [Note 54: On voit que Lord Byron, peu familiarisé avec la + langue française, prend ici l'expression _en cavalier_, pour + synonyme de celle de _cavalière_.] + +»Je viens de passer le tems au milieu de soins divers; j'ai fait +condamner à _l'exportation_ un domestique[55] qui me volait, chose en +elle-même fort désagréable; j'ai joué sur un théâtre de société; j'ai +publié un volume de poésies (à la demande et à l'unique usage de mes +amis); j'ai fait l'amour; j'ai pris médecine. Ces deux derniers +amusemens n'ont pas eu _dans le monde_ un excellent effet; d'un côté mes +attentions se partagèrent entre tant de belles _demoiselles_, et de +l'autre les drogues qu'on me fit avaler étaient d'une vertu si +compliquée, qu'entre Vénus et Esculape je me suis trouvé mortellement +harassé. J'ai pourtant assez de loisir pour consacrer quelques heures +aux souvenirs du passé, pour regretter l'amitié et en même tems profiter +de l'occasion favorable pour vous assurer combien je suis et serai +toujours, mon très-cher Clare, votre sincère et parfaitement dévoué, + +BYRON. + + [Note 55: Son valet Frank.] + +Comme il se croyait obligé de remplacer les exemplaires de son livre +qu'il avait redemandés, et en même tems de lever l'espèce de stigmate +dont on aurait pu flétrir son talent avorté, il s'occupa promptement de +préparer une seconde édition, et ce travail ne fut terminé qu'au bout de +six semaines. Mais au commencement de janvier nous le voyons en adresser +un exemplaire à son ami d'Édimbourg, le docteur Pigot. + + + + +LETTRE IX. + +À M. PIGOT. + +Southwell, 13 janvier 1807. + + +«Je devrais commencer par un million d'excuses; mais la variété de mes +travaux en vers et en prose servira, je l'espère, à justifier ma +négligence. Vous recevrez avec cette lettre un volume de tous mes +_Juvenilia_, publiés depuis votre départ: leur nombre est beaucoup plus +grand que dans l'exemplaire en votre possession, lequel je vous supplie +d'anéantir, celui que je vous envoie étant beaucoup plus complet. Ces +_maudits_ vers à ma pauvre Marie[56] ont été une source de +mécontentemens auprès des dames d'un _certain âge_. Je ne les ai pas +insérés dans cette édition, parce que je leur dois d'avoir été traité de +_pécheur déhonté_, enfin d'un nouveau _Moore_, par votre cher[57]... Je +pense qu'on a en général accueilli favorablement ce volume, et sans +doute l'âge de son auteur préviendra la sévérité des juges. + + [Note 56: Il ne faut pas confondre cette Marie avec miss + Chaworth ou Marie d'Aberdeen; tout ce que j'en puis dire, + c'est qu'elle avait dans le monde une position humble, sinon + équivoque; qu'elle avait de longs, de brillans cheveux + blonds, dont Byron aimait à montrer à ses amis une tresse + aussi bien que le portrait de celle qui les lui avait donnés; + et qu'enfin c'est à elle que furent adressés les vers des + _Heures d'oisiveté_, intitulés: _À Marie, en recevant son + portrait_.] + + [Note 57: Le _respectable_ M. Becher, sans doute. + (_N. du Tr._)] + +»Les aventures de ma vie de seize à dix-neuf ans, et la dissipation au +milieu de laquelle je me suis trouvé à Londres, ont donné à mes idées +une teinte voluptueuse; mais d'ailleurs les inspirations que j'ai eues +ne comportaient guère un autre coloris. Ce volume _est singulièrement_ +correct et miraculeusement chaste. À propos, en parlant d'amour.... + +»Si vous pouvez trouver le tems de répondre à ce pot-pourri indigeste de +sottises, vous ne doutez pas du plaisir qu'en recevra votre, etc.» + +L'un de ses amis de collége, M. William Bankes, ayant vu, par hasard, un +exemplaire du livre, lui avait adressé une lettre où se trouvait exposée +l'opinion qu'il s'en formait. Voici la réponse de lord Byron: + + + + +LETTRE X. + +À M. WILLIAMS BANKES. + +Southwell, 6 mars 1807. + + +CHER BANKES, + +«Votre critique m'est précieuse à plusieurs titres: d'abord c'est la +seule où la flatterie ait fort peu de part, ensuite je suis _affadi_ par +les complimens insipides. J'ai meilleure opinion de votre jugement et de +votre mérite que de votre sensibilité. Recevez mes vifs remercîmens pour +la sincérité d'un jugement qui, pour être entièrement inattendu, n'en +sera pas moins bienvenu. Pour ce qui est d'un examen plus exact, il est +inutile de vous rappeler combien peu de nos _meilleurs_ poèmes +soutiendraient l'épreuve d'une minutieuse critique de mots. On ne peut +donc guère attendre d'un enfant (et la plupart de ces vers furent +composés il y a déjà long-tems) une grande perfection de sujet ou de +style. Plusieurs pièces furent écrites sous l'influence d'un grand +abattement d'esprit, d'une indisposition grave; de là, le tour sombre +des idées. Nous sommes d'accord dans l'opinion que les poésies érotiques +sont les moins irréprochables; elles n'en furent pas moins agréables aux +divinités sur l'autel desquelles je les déposai; c'est tout ce que je +voulais. + +»Le portrait de Pomposus fut dessiné à Harrow, après une _longue +séance_; cela garantit la ressemblance ou plutôt la caricature. C'est +_votre_ ami, _il ne fut jamais le mien_; il est donc à propos de m'en +taire. Les rimes sur le collége ne contiennent pas de personnalités; on +peut en voir dans l'une des notes, mais je ne pouvais la supprimer. Je +ne doute pas qu'elles ne servent de prétexte au blâme, juste punition de +mon impiété filiale envers une _alma mater_ aussi excellente. Je ne vous +envoie pas mon livre dans la crainte de _nous_ placer, vous dans la +situation de Gilblas, moi dans celle de l'archevêque de Grenade: au +risque des chances de l'épreuve, je désire laisser à votre arrêt toute +son indépendance. Si je vous avais adressé mon _libellus_ avant votre +lettre, j'aurais semblé vouloir acheter un compliment, et je n'hésite +pas à dire que j'avais plus d'impatience de voir votre critique malgré +sa sévérité, que d'entendre un million de louangeurs. Le même jour je +reçus les félicitations de Mackenzie, le célèbre auteur de l'_Homme +sensible_; laquelle, de _votre_ approbation ou de la _sienne_, me flatta +le plus? c'est ce que je ne puis décider. Vous recevrez mes _Juvenilia_, +tous ceux, du moins, qui ont été publiés. J'ai en manuscrit un gros +volume que je pourrai, par la suite, donner à part; à présent, je n'ai +ni le tems ni la volonté de le livrer à l'impression. Le printems, je +retournerai à la Trinité pour enlever mes effets, et vous dire un +dernier adieu; mes _pleurs_, dans cette circonstance, n'augmenteront +guère le courant du _Cam_. Je mettrai à profit désormais vos remarques, +malgré leur causticité ou leur amertume pour un palais gâté par les +_adulations sucrées_. Johnson a démontré qu'il n'y avait point de +poésies parfaites, mais il faudrait un Hercule pour travailler à +corriger les miennes. Franchement, je ne les avais pas revues depuis +l'époque où je les composai; et si je les ai publiées, ce n'a été qu'à +la prière de mes amis; mais on m'a tant parlé du _genus irritabile +vatum_, que nous n'aurons jamais, sur ce sujet, de querelle, la +réputation de poète n'étant nullement le _but_ de mes vœux. + +»Adieu. Tout à vous,» + +BYRON. + +Cette lettre fut suivie d'une autre, au même M. Bankes, sur le même +sujet; il n'en reste malheureusement que les fragmens suivans: + +«Pour ma part, j'ai bien souffert de la mort de mes deux meilleurs amis, +les seuls êtres que j'eusse jamais aimés (les femmes exceptées); me +voici réduit à être un animal solitaire, passablement misérable, et je +me sens assez cosmopolite pour ne plus me soucier le moins du monde du +lieu que j'habiterai, l'Angleterre ou le Kamtschatka. Je ne puis montrer +une déférence plus grande pour vos corrections qu'en les adoptant de +suite; je les suivrai dans l'édition suivante. Je suis fâché que vos +remarques ne soient pas plus fréquentes, convaincu de tout l'avantage +que j'en pourrais également retirer. J'ai, depuis ma dernière lettre, +reçu d'Édimbourg deux jugemens trop flatteurs tous les deux pour que je +puisse les répéter: l'un est de lord Woodhouselee, le premier et le plus +_volumineux_ des littérateurs écossais (son dernier ouvrage est une _Vie +de lord Kaymes_); le second est de Mackenzie, qui m'envoyait pour la +seconde fois son sentiment, mais plus développé. Je ne les connais +personnellement l'un ni l'autre, et je n'ai jamais sollicité leur avis à +ce sujet: leurs éloges sont volontaires; c'est un ami chez qui ils +avaient lu mes vers qui me les a transmis. + +«Contre mes premières intentions, je m'occupe en ce moment de la +publication d'une nouvelle édition; les sujets d'amour seront retranchés +et remplacés par d'autres; le tout, considérablement augmenté, paraîtra +vers la fin de mai. C'est une épreuve hasardeuse; mais le défaut +d'occupations plus graves, les encouragemens que j'ai reçus, ma vanité +personnelle, tout me porte à la tenter, mais non sans de _vives +palpitations_. Le livre sera lu dans ce pays, du moins par curiosité...» +Le reste manque. + +Voici la lettre modeste qu'il joignit à l'exemplaire qu'il présenta à M. +Falkner, propriétaire de la maison qu'occupait sa mère. + + + + +LETTRE XI. + +À M. FALKNER. + + +MONSIEUR, + +«Le volume qui accompagne cette lettre vous aurait déjà été présenté, si +l'indisposition de miss Falkner ne m'eût pas fait craindre de rendre +inconvenante l'offre de pareilles bagatelles. Vous y verrez quelques +fautes d'impression que je n'ai pas eu le tems de corriger: vous avez +donc une tâche pénible, celle d'apercevoir et les fautes de l'auteur et +celles dont il n'est pas coupable. De pareils _juvenilia_ ne peuvent +espérer une approbation sérieuse, mais j'ose espérer, pour la même +raison, qu'ils échapperont à la sévérité d'une critique intempestive, +quoique peut-être non méritée. + +»Ces poésies furent composées dans des tems et des circonstances +diverses; elles n'ont été publiées que pour un cercle d'amis +bienveillans. Vous pouvez m'en croire, monsieur: si elles procurent le +plus léger plaisir à vous et à mes autres _familiers_ lecteurs, j'aurai +recueilli tous les lauriers que je souhaite pour la tête de votre tout +dévoué, + +BYRON. + +»_P. S._ Miss Falkner est, je l'espère, en pleine convalescence.» + +Malgré cette déclaration peu ambitieuse du jeune auteur, il avait en lui +quelque chose qui l'empêchait de s'arrêter; et la réputation qu'il +s'était faite dans un cercle limité l'avait rendu plus avide de courir +les chances d'une plus vaste lice. Les cent copies de cette première +édition étaient à peine distribuées, qu'il revint avec une nouvelle +activité chez son imprimeur, et c'est ainsi que parurent les _Heures de +loisir_; il y joignit plusieurs pièces nouvellement composées, il en +retrancha une vingtaine de celles que renfermait son premier volume. Il +est difficile d'expliquer cette sévérité, la plupart des vers éliminés +étant aussi beaux, sinon meilleurs que les autres. + +Il y a dans l'une des pièces réimprimées parmi les _Heures de loisir_ +quelques corrections et additions assez curieuses, en ce qu'on peut les +attribuer aux sentimens connus du poète sur l'illustration de naissance. +L'_Épitaphe d'un ami_ semble, d'après les vers que je vais citer, avoir +été d'abord composée pour déplorer la mort de ce même jeune fermier +auquel il avait auparavant adressé quelques vers affectueux reproduits +plus haut: + +Quoique ton lot soit humble, puisque tu es né dans une chaumière; et que +ton nom ne soit point orné de titres, ta simple amitié m'était bien plus +chère que toutes les joies que peuvent donner la richesse, la réputation +et les amis du grand monde. + +Dans la nouvelle forme de cette épitaphe, non-seulement il supprima ce +passage, mais tous ceux qui rappelaient encore l'humble rang de son +jeune ami. Le premier des vers ajoutés: + + Et quoique ton père déplore l'extinction de sa race, + +semble destiné à rappeler l'idée d'une haute position sociale, toute +différente de celle que présentait l'épitaphe primitive. L'autre pièce, +évidemment adressée au même enfant, et rappelant en termes équivalens +l'obscurité de sa condition, ne se retrouve pas davantage dans les +_Heures de loisir_. Qu'en approchant de l'âge viril il sentît mieux +l'élévation de son rang, on peut le supposer, et ne voir qu'une suite de +ces sentimens dans le soin qu'il mit à cacher ses premières amitiés de +village. + +Ses visites à Southwell n'ayant plus été, après ce tems, que rares et +passagères, je saisis l'occasion de rappeler quelques traits variés de +ses habitudes et de son genre de vie à la même époque. Dans les premiers +instans de son séjour, sa timidité était excessive, mais elle disparut à +mesure qu'il se lia davantage avec les jeunes gens; il finit même par se +trouver à la plupart des assemblées et des festins, et par être mortifié +quand il n'était pas invité à quelque _rout_. Toutefois il conservait +encore son horreur des nouvelles figures; et s'il voyait des étrangers +approcher de la maison de Mrs. Pigot, quand il s'y trouvait, il eût +volontiers, pour les éviter, sauté par la fenêtre. Cette réserve +naturelle, jointe à une dose assez forte d'orgueil, l'éloignait des +gentilshommes du voisinage, auxquels, plus d'une fois, il lui arriva de +ne pas rendre leur visite: à l'égard de quelques-uns, sous prétexte que +leurs femmes n'étaient pas allées voir sa mère; de quelques autres, +parce qu'ils avaient trop tardé à le voir lui-même: mais la vraie raison +de ce dédain, c'est qu'il ne voulait pas faire connaissance avec des +voisins plus opulens que lui, et qu'il aimait à les mortifier par la +supériorité de son rang, comme il l'était lui-même par celle de leur +fortune. Son ami M. Becher lui faisait de fréquens reproches de cet +esprit insociable; et un jour Lord Byron lui répondit par des vers qui +expriment parfaitement la hauteur avec laquelle son génie volcanique +considérait déjà le monde; et comme le volume où se trouvent ces vers +est devenu fort rare, je ne puis résister au désir d'en donner les +passages suivans: + +Mon cher Becher, vous me dites de me mêler à la société des hommes: je +ne saurais nier que votre avis ne soit bon; mais la retraite convient +mieux à mon caractère, je ne veux pas descendre jusqu'à un monde que je +méprise. + +Si le sénat ou les camps m'appelaient, l'ambition pourrait me faire +sortir de mon heureux repos; et quand la jeunesse, ce tems d'épreuve, +sera passé, peut-être je m'efforcerai d'illustrer mon nom. + +Le feu caché dans les flancs caverneux de l'Etna couve long-tems et +fermente en secret, à la fin un volume effroyable de flammes et de fumée +révèle son existence; alors il n'y a point de torrens qui puissent +l'éteindre, point de barrières qui puissent l'arrêter. + +Oh! tel est le désir de gloire qui dévore mon cœur, qui m'ordonne de +vivre pour être loué un jour de la postérité. Oh! si je pouvais comme le +phénix prendre mon essor avec des ailes de feu, avec lui je serais +content de mourir au milieu des flammes. + +Pour une vie comme celle de Fox, pour une mort comme celle de Chatham, +quelles censures, quels dangers, quelles haines ne braverais-je pas? +Leur vie ne s'est point terminée avec leur dernier souffle, leur gloire +anime et vivifie le silence de leur tombeau. + +Comme sa mère, il était toujours en retard pour se lever et se mettre au +lit; il conserva même toute sa vie cette habitude. La nuit fut toujours +aussi son heure favorite de travail, et sa première visite, le jour +suivant, était ordinairement pour la belle amie qui lui servait de +copiste, et à laquelle il portait les fruits de sa précédente veille; +puis il se rendait chez son ami, M. Becher; de là dans une ou deux +autres maisons, puis le reste du jour était consacré à ses exercices +favoris; le soir, il passait le tems dans la famille Pigot, soit en +conversation, soit à entendre miss Pigot toucher le piano et chanter une +série d'airs qu'il admirait[58]. _La Vierge de Lodi_, avec les paroles: +_Mon cœur palpite d'amour_, et cet autre: _Quand le tems, qui ravit nos +années_, étaient, à ce qu'il paraît, ses airs favoris. Il s'était fait +dès-lors une douce habitude de cette existence régulière, qui le +ramenait périodiquement aux mêmes occupations, et qu'il adopta pendant +presque tout le tems de son séjour à l'étranger. + +D'un autre côté, les exercices auxquels il demandait quelques +distractions, dans de moins heureux jours, lui offraient alors des +plaisirs sans mélange. La plus grande partie de son tems se passait à +nager, jouer aux barres, tirer au blanc et courir à cheval[59]. + + [Note 58: Il aima toujours la musique, mais il ne sut jamais + bien exécuter. «Il est bien singulier, disait-il un jour à la + même dame, que je chante beaucoup mieux avec votre + accompagnement qu'avec tout autre.--C'est, répondit-elle, que + je joue selon votre manière de chanter.» C'est là en effet + tout le secret d'un habile accompagnateur.] + + [Note 59: Un autre de ses jeux favoris était _la balle à + crosser_; et l'on ne pouvait s'empêcher d'admirer la célérité + de sa course à ce dernier exercice, en dépit de son pied + boiteux. «Lord Byron, dit miss... dans une lettre à son + frère, datée de Southwell, vient de passer devant la fenêtre, + la batte sur l'épaule, pour aller _crosser_ suivant sa chère + habitude.»] + +Il n'était pas fort expert dans ce dernier art, et l'on cite comme un +exemple de son peu d'habitude des chevaux, qu'en voyant un jour passer +deux, sous ses fenêtres, il s'écria: «Les beaux chevaux! je voudrais les +acheter.--Comment! ce sont les vôtres, milord,» répondit son valet. Ceux +qui l'avaient connu au tems où nous sommes, s'étonnaient beaucoup +d'entendre plus tard parler de son adresse à monter à cheval; et la +vérité, je suis du moins porté à le croire, est que jamais il ne fut un +excellent écuyer. + +Nous avons déjà vu, d'après ses propres paroles, qu'il excellait à nager +et à plonger. Une dame de Southwell possède, entre autres précieux +objets qui lui ont appartenu, un dé qu'il vint un matin lui emprunter au +moment d'aller se baigner dans la Greet: en présence du frère de cette +dame, il l'avait jeté et retiré trois fois du fond de la rivière. Son +habitude de s'exercer au tir fut un jour un sujet d'alarme pour une +jeune et fort jolie personne, miss H., qui était du grand nombre des +beautés qui enflammaient à Southwell son imagination. On trouve +l'introduction suivante à la tête d'une pièce de vers imprimée dans le +volume non publié; «L'auteur déchargeant un jour ses pistolets dans un +jardin, deux dames, qui passaient près du but, furent alarmées par le +bruit d'une balle sifflant à leurs oreilles: c'est à l'une d'elles que +furent adressées, le lendemain, les stances suivantes.» + +Telle était sa passion pour les armes de toute espèce, qu'il gardait +ordinairement près de son lit une petite épée avec laquelle il s'amusait +le matin à s'escrimer dans ses rideaux. Ce lit fut, à la vente des +meubles de Mrs. Byron, acquis par une personne qui, voulant donner de +l'intérêt aux trous des draperies, les supposait percées par l'épée dont +le dernier lord Byron avait tué M. Chaworth, et que son héritier gardait +toujours près de son lit en souvenir. C'est ainsi que la fiction vient +souvent grossir les faits; l'épée en question était une arme innocente +et vierge que lord Byron empruntait à l'un de ses voisins durant son +séjour à Southwell. + +Les détails que nous avons déjà donnés sur son excursion à Harrowgate, +peuvent faire juger de sa passion pour les chiens, autre goût qu'il +conserva toute sa vie; il a immortalisé dans ses vers Boatswain, son +dogue favori, auprès duquel il avait formé le projet solennel d'être +enseveli. On raconte de cet animal quelques traits non-seulement +d'intelligence, mais encore d'une générosité qui devait nécessairement +exciter l'intérêt d'un maître comme Byron; j'en citerai un exemple en me +rapprochant autant que possible du récit qui m'en fut fait. Mrs. Byron +avait un chien terrier, appelé Gilpin, avec lequel Boatswain était +toujours en querelle, saisissant toutes les occasions de l'attaquer et +le mordant avec tant de rage qu'on craignait beaucoup qu'il ne finît par +le tuer. Pour le soustraire à ce sort, Mrs. Byron envoya Gilpin à un +fermier de Newstead, et Boatswain de son côté, quand lord Byron retourna +à Cambridge, fut, jusqu'au retour de son maître, confié aux soins d'un +valet, ainsi que deux autres dogues. Un matin le domestique conçut une +vive alarme de la disparition de Boatswain; il n'en put avoir de +nouvelles de la journée. Mais vers le soir, le chien revint accompagné +de Gilpin qu'il s'empressa de conduire au feu de la cuisine en +l'accablant de toutes les démonstrations de la joie la plus vive. Le +fait est qu'il était allé à Newstead pour le découvrir, et qu'il l'avait +ramené. Depuis ce tems ils vécurent en bonne intelligence; Boatswain +protégeant toujours son nouvel ami contre les insultes des autres chiens +(tâche que le naturel querelleur de Gilpin empêchait bien d'être une +sinécure) et s'empressant d'accourir à la première voix de détresse du +petit terrier. + +La tendance à la superstition est assez naturelle aux hommes doués d'un +caractère poétique. Lord Byron n'en était pas exempt, et dès son enfance +l'exemple de sa mère avait contribué à donner à son esprit cette +faiblesse. Mrs. Byron croyait aveuglément aux merveilles de la seconde +vue; et les récits étranges qu'elle faisait de cette faculté +mystérieuse, étonnèrent mainte fois ses amis anglais doués d'une foi +moins robuste. On verra que même bien plus tard, et à la mort de son ami +Shelley, l'idée des apparitions dont sa mère l'avait nourri, n'avait pas +perdu sur lui tout son empire. On peut citer comme un exemple d'une +superstition moins lugubre, une petite anecdote qui me fut racontée par +une de ses amies de Southwell. Cette dame avait un grain de collier en +agate traversé d'un fil de laiton, et qu'elle gardait toujours dans sa +boîte à ouvrage. Un jour, Lord Byron lui ayant dit ce que c'était, elle +lui répondit qu'on le lui avait donné comme un talisman, et que le +charme la préserverait de l'amour tant qu'il serait en sa possession. +«Alors donnez-le-moi, s'écria-t-il vivement, c'est là précisément ce que +je cherchais.» La jeune dame refusa; mais bientôt après son agate avait +disparu. Elle le taxa d'avoir commis le vol; mais en l'avouant de bonne +grâce, il protesta que jamais elle ne reverrait son amulette. + +Il laissa derrière lui à Southwell, comme partout où il fit jamais +quelque résidence, les preuves les plus affectueuses de bienfaisance et +de bonté de cœur... «Jamais, dit une personne qu'il voyait beaucoup à +cette époque, ses yeux ne furent frappés d'un seul objet de détresse +sans qu'il contribuât à l'adoucir.» Parmi de nombreux traits de cette +nature, je choisis le suivant comme une preuve moins de sa générosité +que de l'intérêt que présente l'incident en lui-même par sa liaison avec +le nom de Byron. Étant encore écolier, il lui arriva de se trouver à +Southwell dans une boutique de libraire, quand une pauvre femme vint +pour y acheter une Bible; le prix qu'on la lui fit fut de 8 shellings. +«Ah! mon cher Monsieur, s'écria-t-elle, je ne puis pas y mettre un +pareil prix; je ne croyais pas qu'elle pût m'en coûter la moitié.» La +femme alors s'éloigna avec un air désappointé, quand le jeune Byron, la +rappelant, lui fit présent de la Bible. + +Il eut toujours un grand soin de sa personne et de sa toilette, de +l'arrangement de ses cheveux, enfin de tout ce qui pouvait relever la +beauté dont la nature l'avait doué. Même dans un âge fort tendre, il +témoignait le désir de plaire à ce sexe qui ne devait pas cesser d'être +l'étoile polaire de sa destinée. La crainte d'un embonpoint excessif, +auquel il avait des dispositions naturelles, l'avait engagé, dès son +arrivée à Cambridge, à adopter un système d'abstinence et de violent +exercice, et de faire un fréquent usage des bains chauds. Mais un point +remplissait sa vie d'amertume, le frappait comme une malédiction au +milieu des joies de la jeunesse et de ses espérances de gloire et de +bonheur: le croira-t-on? c'était la légère difformité de son pied. Un +jour M. Becher, le voyant plus abattu qu'à l'ordinaire, s'efforçait de +l'égayer et de le ranimer en lui représentant sous les plus brillantes +couleurs, les nombreux avantages dont la Providence l'avait comblé, +entre autres celui d'un esprit qui le plaçait au-dessus du reste des +hommes. «Ah! mon cher ami, répondit Byron avec une expression +douloureuse, si cela (en se frappant le front de la main) m'élève +au-dessus des autres hommes, ceci (en indiquant son pied) me ravale bien +au-dessous d'eux.» + +Quelquefois il semblait que sa susceptibilité lui persuadât qu'il était +dans le monde la seule personne affligée d'une pareille infirmité. Quand +M. Bailey, qui se faisait alors remarquer comme écolier, aussi bien que +plus tard comme voyageur, entra à Cambridge après avoir été le +condisciple de Lord Byron à Aberdeen, le jeune Lord avait pris tant +d'embonpoint, que M. Bailey eut long-tems de la peine à le reconnaître. +«Il est assez singulier, lui dit alors Byron, que vous ne vous souveniez +pas de moi; je croyais que la nature m'avait gratifié d'un signe qui +devait toujours me faire reconnaître.» + +Mais ce défaut était aussi bien un motif d'émulation pour lui qu'une +source de regret et de honte. Dans tout ce qui exigeait du courage +personnel ou de la vivacité, il semblait animé, par le stigmate que la +nature lui avait infligé, d'un désir plus vif de surpasser tous ceux +auxquels elle avait accordé de plus _parfaites proportions_. C'est là, +je n'en doute pas, ce qui lui donnait aussi tant d'ardeur dans la +poursuite des intrigues amoureuses. Plus d'une fois l'espoir d'étonner +quelque jour le monde par les exploits d'un capitaine et d'un héros +venait se mêler dans ses rêves à la perspective du laurier poétique. +«Tôt ou tard, disait-il souvent quand il était enfant, je lèverai un +corps de troupes; les soldats seront habillés de noir, et monteront des +chevaux noirs; on les appellera, les _Byrons noirs_, et vous entendrez +parler de leurs prodiges de valeur.» + +J'ai déjà parlé de l'ardeur extrême avec laquelle, pendant son séjour à +Harrow, il se livrait à tous les genres d'études, à la seule exception +de ceux qu'exigeait la discipline de l'école. Les jours de fête ne +faisaient pas trêve à la soif de connaissances qui le dévorait, et, pour +être le moins possible distrait de ses heures de travail, il avait pris +l'habitude chez sa mère de lire tout le tems du dîner[60]. Dans un +esprit aussi mobile que le sien, tout ce qui était nouveau, grave ou +frivole, lourd ou divertissant, ne manquait jamais de trouver un écho, +et je n'ai pas de peine à concevoir la joie qu'il témoignait un jour en +montrant à l'une de ses amies qui me l'a raconté, un exemplaire des +Contes de ma Mère l'Oie, qu'il avait acheté le matin chez un +bouquiniste, et qu'il venait de lire à son dîner. + + [Note 60: Burns avait aussi l'habitude de lire à table, comme + nous l'apprend M. Lockhart dans la vie de ce poète.] + +Maintenant nous allons extraire d'un _Memorandum_, commencé par lui +cette année et tracé sans ordre et à la hâte, la liste de tous les +livres qu'il avait déjà parcourus dans tous les genres, à une époque où +la plupart de ses condisciples n'avaient encore étudié que leurs thèmes +et leurs versions. Ce document ne peut manquer d'intéresser; et quand on +considère que le lecteur de tant de livres possédait en même tems la +mémoire la plus heureuse, on peut douter que parmi les jeunes gens les +mieux élevés, parmi les plus brillans émules des honneurs scolastiques, +on en trouvât un seul qui eût acquis au même âge une aussi grande +variété de connaissances utiles. + + + +LISTE DES HISTORIENS +DONT J'AI PARCOURU LES OUVRAGES EN DIFFÉRENTES LANGUES. + + + +HISTOIRE D'ANGLETERRE.--Hume, Rapin, Henry, Smollet, Tindal, Belsham, +Bisset, Adolphus, Holinshed, les Chroniques de Froissart (ces dernières +appartiennent proprement à la France). + +ÉCOSSE.--Buchanan, Hector, Boethius, tous deux en latin. + +IRLANDE.--Gordon. + +ROME.--Hooke, chute et décadence par Gibbon; Histoire ancienne de Rollin +(renfermant celle des Carthaginois, etc.); de plus, Tite-Live, Tacite, +Eutrope, Cornélius Nepos, Cesar, Arrien, Salluste. + +GRÈCE.--La Grèce de Mitford, le Philippe de Leland, Plutarque, +Antiquités de Potter, Xenophon, Thucydide, Herodote. + +FRANCE.--Mezerai, Voltaire. + +ESPAGNE.--Je dois ce que je sais de l'ancienne histoire d'Espagne +principalement à un livre appelé l'Atlas, maintenant oublié. J'ai pris +quelque teinture de son histoire moderne, depuis les intrigues +d'Alberoni jusqu'au Prince de la paix, dans les ouvrages qui traitaient +de la politique européenne. + +PORTUGAL.--Ses révolutions par Vertot, comme aussi, du même historien, +la relation du siége de Rhodes: elle est de son invention, les faits +réels sont tout-à-fait différens. On en peut dire autant de ses +chevaliers de Malte. + +TURQUIE.--J'ai lu Knolles, sir Paul Ricaut et le prince Cantemir; en +outre une histoire anonyme plus moderne. Je sais tous les événemens de +l'histoire des Ottomans, depuis Tangralopi et Othman Ier jusqu'à la paix +de Passarowitz, en 1718; la bataille de Cutzka, en 1739, et le traité de +1790 entre la Russie et la Porte. + +RUSSIE.--La vie de Catherine II de Tooke, le czar Pierre de Voltaire. + +SUÈDE.--Le Charles XII de Voltaire et celui de Norberg, selon moi le +meilleur des deux. Une traduction de la guerre de trente ans de +Schiller, qui renferme les exploits de Gustave-Adolphe; puis la vie du +même prince par Harte. J'ai lu aussi quelque part un vie de Gustave +Vasa, le libérateur de la Suède, mais j'ai oublié le nom de l'auteur. + +PRUSSE.--J'ai vu au moins vingt vies de Frédéric II, le seul prince +mémorable dans les annales de la Prusse; ses propres ouvrages, ceux de +Gillies et de Thibault sont loin d'être amusans; le dernier est peu +estimable, mais circonstancié. + +DANEMARCK.--J'en sais peu de chose; j'ai quelque teinture de l'histoire +naturelle de la Norwége, aucune de sa chronologie. + +ALLEMAGNE.--J'ai lu de longues histoires de la maison de Souabe, de +Venceslas, de Rodolphe de Hapsbourg et de ses descendans autrichiens aux +grosses lèvres. + +SUISSE.--Ah! Guillaume-Tell et la bataille de Morgarten, où le duc de +Bourgogne fut tué! + +ITALIE.--Davila, Guicciardini, les Guelfes et les Gibelins, la bataille +de Pavie, Mazaniello, les révolutions de Naples, etc. + +INDOSTAN.--Orme et Cambridge. + +AMÉRIQUE.--Robertson, la guerre d'Amérique par Andrews. + +AFRIQUE.--Rien que des voyageurs, comme Mungo-Park, Bruce. + + +BIOGRAPHIE. + +Charles-Quint de Robertson, César, Salluste (Catilina et Jugurtha), les +vies de Marlborough, du prince Eugène, de Tékéli, de Bonnard, de +Bonaparte, de tous les poètes anglais, par Johnson et Anderson; les +Confessions de Rousseau, la vie de Cromwell, le Plutarque anglais, le +Nepos anglais, les vies des amiraux par Campbell, de Charles XII, du +czar Pierre, de Catherine II, de Henri lord Kaimes, de Marmontel, de sir +William Jones, par Teignmouth; la vie de Newton, de Bélisaire, et de +mille autres qui ne méritent pas qu'on en fasse mention. + + +LÉGISLATION. + +Blackstone, Montesquieu. + + +PHILOSOPHIE. + +Paley, Locke, Bacon, Hume, Berkeley, Drummond, Beattie et Bolingbroke. +Je déteste Hobbes. + + +GÉOGRAPHIE. + +Strabon, Cellarius, Adams, Pinkerton et Guthrie. + +POÉSIE. + +Tous les classiques anglais et la plupart des poètes vivans, Scott, +Southey, etc.; quelques poètes français dans l'original: le Cid est ma +pièce favorite. Peu d'italiens; des grecs et des latins sans nombre: à +l'avenir je ne m'occuperai plus de ces derniers. J'ai fait de nombreuses +traductions de ces deux langues, vers et prose. + + +ÉLOQUENCE. + +Démosthène, Cicéron, Quintilien, Sheridan, la Chironomie d'Austin, et +les débats du parlement, depuis la révolution, jusqu'en 1742. + + +THÉOLOGIE. + +Blair, Porteus, Tillotson, Hooker, tous fort ennuyeux. J'abhorre les +livres de dévotion, quoique je révère et que j'aime Dieu, sans admettre +les idées blasphématrices des sectaires, ni croire à leurs absurdes et +damnables hérésies, à leurs mystères et aux trente-neuf articles. + + +MÉLANGES. + +Le spectateur, le rôdeur; le monde, etc., etc., des romans par milliers. + +C'est de mémoire que j'ai fait l'énumération de tous ces livres: je me +souviens de les avoir lus, et j'en pourrais à l'occasion citer plus d'un +passage. J'ai, sans doute, omis quelques noms dans mon catalogue. J'en +avais lu la majeure partie avant quinze ans. Depuis que j'ai quitté +Harrow, je suis devenu paresseux et fat, en griffonnant des rimes et +faisant la cour aux femmes. + +B., 30 novembre 1807. + + +J'ai aussi lu, et je regrette aujourd'hui plus de quatre mille romans, y +compris les œuvres de Cervantes, Fielding, Smollet, Richardson, +Mackenzie, Sterne, Rabelais, Rousseau, etc., etc. Le livre, à mon avis, +le plus utile pour celui qui veut avoir l'air d'être fort instruit sans +grande peine, c'est la physiologie de la tristesse par Burton: c'est le +recueil de citations et d'anecdotes le plus curieux et le plus amusant +que j'aie parcouru; mais le lecteur superficiel doit le lire avec +attention, ou bien la confusion des sujets le rebutera facilement. S'il +a la patience d'aller jusqu'à la fin, il aura mieux profité pour ses +conversations littéraires, que s'il avait parcouru vingt autres ouvrages +que j'ai également lus, du moins en anglais. + +C'est à cette étude précoce et variée des écrivains anglais que Lord +Byron dut la facilité avec laquelle il savait employer toutes les +ressources de sa langue maternelle: c'est elle qui, le lançant dans les +champs de la littérature, armé de pied en cap, lui permit de revêtir ses +poétiques inspirations d'un style parfaitement digne d'elles. En +général, ce n'est pas l'absence d'idées ou de coloris qui arrête les +premiers pas des écrivains, c'est l'embarras de trouver des expressions +pour ce qu'ils conçoivent, c'est l'inexpérience de l'instrument dont se +rend maître l'homme de génie; en un mot, de leur langue maternelle. +C'est un fait assez singulier, que les trois exemples les plus frappans +de précocité littéraire, c'est-à-dire Pope, Congrève et Chatterton, +devaient tous trois à eux-mêmes leur éducation[61]; et que c'est par +suite de leurs goûts naturels, affranchis des pédantesques directions de +l'école, qu'ils découvrirent dans le génie de la langue anglaise ces +précieuses beautés dont ils surent faire un si parfait usage[62]. + + [Note 61: «Je lisais de moi-même, dit Pope, car la lecture + était une véritable passion chez moi; j'allais çà et là au + gré de mon imagination, et, comme un enfant qui va prendre + des fleurs dans les champs, dans les bois, partout où il en + voit sur sa route. Je regarde encore aujourd'hui ces cinq ou + six années comme les plus heureuses de ma vie.» + + Il paraît aussi qu'il n'ignorait pas les avantages de cette + manière d'étudier indépendante: «M. Pope, dit Spins, croyait + avoir gagné sous quelques rapports à n'avoir pas eu + d'éducation régulière. Il avait l'habitude de chercher dans + ce qu'il étudiait un sens, quand nous n'y voyons encore que + des mots.»] + + [Note 62: Chatterton écrivit, avant l'âge de douze ans, un + catalogue, dans le genre de celui de Byron, de tous les + livres qu'il avait déjà lus; ils s'élevaient à soixante-dix, + et la plupart roulaient sur des matières d'histoire ou de + théologie.] + +On peut, dans le fond, ajouter à ces trois exemples celui de Lord Byron, +puisque, malgré son nom d'écolier, il n'étudia pas sur les bancs de +l'école, dans le tems employé par ses camarades, à remuer curieusement +la cendre de l'antiquité; il se contentait de remonter à la source +fraîche et vive de son propre idiome[63], et d'y puiser cette richesse +et cette variété de style qui, dès l'âge de vingt-deux ans, placèrent +ses ouvrages parmi les monumens les plus précieux de la force et de la +douceur de la langue anglaise. + + [Note 63: La pureté que les Grecs mettaient dans leur style a + été attribuée peut-être avec justice à leur habitude de + n'étudier que leur propre langue. «S'ils devinrent savans, + dit Ferguson, ce ne fut qu'en étudiant ce qu'eux-mêmes + avaient composé.»] + +Dans le même livre où l'on retrouve les souvenirs de ses études, que +nous venons de citer, Byron avait écrit également de mémoire une liste +des divers poètes qui s'étaient distingués dans leur langue respective. +Après avoir cité ceux de l'Europe ancienne et moderne, voici comme il +poursuit son catalogue pour les autres contrées: + +ARABIE.--Mahomet, dont le Coran contient des passages d'une poésie bien +plus sublime que celle des auteurs européens. + +PERSE.--Ferdousi, auteur du Shah-Nameh; l'Iliade des Persans; Sadi et +Hafiz, l'immortel Hafiz, l'Anacréon de l'Orient. Ce dernier est respecté +par les Persans, bien autrement que nous ne respectons aucun poète +ancien ou moderne; ils vont en pélerinage à Shiraz pour y honorer sa +mémoire sur son tombeau: à ce monument est attaché un magnifique +exemplaire de ses œuvres. + +AMÉRIQUE.--Cet hémisphère a déjà produit un poète épique, c'est Barlow, +auteur de la Colombiade; il ne faut pas le comparer aux ouvrages des +nations plus polies. + +ISLANDE, DANEMARCK, NORWÉGE.--Ces régions étaient fameuses pour leurs +Scaldes. Parmi ces derniers on distinguait Lodburg; son chant de mort +respire des sentimens féroces, mais c'est un genre de poésie généreuse +et passionnée. + +L'INDOSTAN n'a pas de grands poètes connus; du moins le sanscrit l'est +si mal en Europe, que nous ignorons ce que le tems peut avoir épargné +dans leur littérature. + +L'EMPIRE BIRMAN.--Les habitans aiment passionnément la poésie; mais on +ne connaît pas leurs poètes. + +CHINE.--Je n'ai jamais entendu parler en fait de poète chinois que de +l'empereur Kien-Long et de son Ode au thé. Quel malheur que le +philosophe Confucius n'ait pas rédigé en vers ses admirables préceptes +de morale! + +AFRIQUE.--Quelques chants de ce pays sont plaintifs, et leurs paroles +simples et touchantes; mais j'ignore s'il faut compter ces informes +essais parmi les poèmes, comme les chants des bardes ou des scaldes. + +J'ai écrit cette courte liste de poètes entièrement de mémoire, et sans +le secours d'aucun livre; il a donc pu s'y glisser quelques erreurs, +mais elles doivent être de peu d'importance. J'ai parcouru les ouvrages +des Européens et quelques-uns de ceux de l'Asie, soit en original, soit +à l'aide de traduction. Je n'ai cité que les meilleurs dans ma liste des +poètes anglais; il eût été aussi inutile que fatigant d'énumérer ceux +d'un moindre mérite. Peut-être cependant pourrait-on dans un catalogue +cosmopolite ajouter encore Gray, Goldsmith et Collins; quant aux autres +depuis Chaucer jusqu'à Churchill, ce sont _voces prætereaque nihil_, +quelquefois nommés, rarement lus et jamais avec profit. Je regarde +Chaucer, en dépit des éloges qu'on lui a prodigués, comme méprisable et +licencieux; il ne doit son renom qu'à son antiquité, et sous ce +rapport-là même, on devrait plutôt se rappeler Pierce Plowman ou Thomas +d'Ercildoune. Je me suis gardé de citer des poètes vivans de +l'Angleterre; il n'en est pas un qui ne survive à ses ouvrages. Le goût +est perdu chez nous; encore un siècle, et nous aurons disparu, notre +empire, notre littérature et notre nom, des annales du genre humain. + +30 novembre 1807, BYRON. + + +Il se trouve, parmi les papiers que je possède de lui, plusieurs petits +poèmes (en tout environ six cents vers) qu'il écrivit en ce tems-là, +mais qu'il n'a jamais fait imprimer, parce qu'il les avait composés la +plupart après la publication de ses _Heures de loisir_. Le plus grand +nombre d'entre eux ne se recommande guère que par son nom, mais +quelques-uns, grâce aux sentimens et aux circonstances qui les +inspirent, seront lus ici avec plaisir. La première fois qu'il entra +dans Newsteadt, il planta dans un coin de terre un jeune chêne dont il +croyait l'existence attachée à la sienne. Après six ou sept ans, quand +il revint au même endroit, il trouva le chêne étouffé sous les mauvaises +herbes, et presque desséché. C'était au moment où Lord Grey de Ruthen +quittait l'abbaye; il fit alors l'un de ces poèmes composés de cinq +stances, et dont on pourra juger par les passages suivans: + +Jeune chêne, quand je te plantai profondément en terre, j'espérais que +tes jours seraient plus longs que les miens, que tes branches +jetteraient une ombre noire autour de toi, et que le lierre entourerait +ton tronc comme un manteau. + +Telles étaient mes espérances dans les années de l'enfance, quand je te +plantai avec orgueil sur la terre de mes aïeux. Ces jours sont passés et +je t'arrose de mes larmes; les mauvaises herbes qui t'entourent ne +peuvent voiler aux yeux ton triste dépérissement. + +Je t'ai quitté, mon pauvre chêne, et depuis cette heure fatale un +étranger est le maître du château, etc., etc. + +Le sujet des vers qui suivent est assez éclairci par la note qu'il a +placée en tête. Quoiqu'ils aient un air pénible et affecté, ils me +paraissent dignes d'être conservés comme un témoignage des sentimens +tendres et romanesques qu'il avait contractés pour ses amis de collége. + +«Il y a quelques années, étant à Harrow, un ami de l'auteur avait gravé +leurs deux noms dans un endroit écarté; il y avait même ajouté quelques +mots de souvenirs. Plus tard, à l'occasion de quelque injure réelle ou +imaginaire, l'auteur, avant de laisser Harrow, avait effacé ce fragile +souvenir. Voici les stances qu'il écrivit à leur place, quand il revit +Harrow, en 1807: + +Ici naguère les souvenirs de l'amitié attiraient les yeux de l'étranger; +ils étaient simples, ils étaient peu nombreux les mots qui les +exprimaient, et cependant la colère les a effacés. + +Elle trancha profondément dans l'arbre, mais elle n'effaça pas +entièrement les caractères; ils étaient si simples, que l'amitié +revenant regarda long-tems, jusqu'à ce qu'aidée de la mémoire, elle +rétablit les mots. + +Le repentir les traça de nouveau, le pardon y joignit son nom aimable; +l'inscription reparut si belle que l'amitié la crut toujours la même. + +Le souvenir serait beau encore; mais, hélas! en dépit de l'espérance et +des larmes de l'amitié, l'orgueil s'est jeté à la traverse, et a pour +toujours effacé et l'inscription et le sentiment qu'elle exprimait. + +Les mêmes sentimens d'amitié idéale distinguent un autre de ses poèmes, +dans lequel il a pris pour épigraphe cette ingénieuse devise française: +_l'amitié est l'amour sans ailes_. Chacune des neuf stances est terminée +par les mêmes mots; nous citerons les trois suivantes: + +Pourquoi gémirais-je tristement de ce que ma jeunesse est passée? Je +puis encore compter des jours heureux; la faculté d'aimer n'est pas +encore morte en moi. En revenant sur mes premières années, un souvenir +durable, une vérité éternelle m'apporte une céleste consolation; +souffles légers des vents, redites-la aux lieux où mon cœur s'émut pour +la première fois! + +_L'amitié, c'est l'amour sans ailes_! + +Demeure de mes aïeux, ton clocher lointain me rappelle toutes ces scènes +joyeuses; mon sein brûle comme autrefois; je redeviens enfant par la +pensée. Ton bouquet d'ormeaux, ta colline verdoyante, chacun de tes +sentiers, me ravissent encore. Chaque fleur exhale un double parfum. Il +me semble encore, au milieu de nos doux entretiens, entendre chacun de +mes compagnons s'écrier: + +L'amitié, c'est l'amour sans ailes! + +Mon cher Lycus, pourquoi pleures-tu? Retiens tes larmes prêtes à tomber; +l'affection peut dormir quelque tems, mais, sois-en sûr, elle se +réveillera! Quand nous nous retrouverons, pense, ami, pense combien elle +sera douce cette réunion si long-tems désirée! Mon ame bondit de bonheur +à cet espoir; quand deux jeunes cœurs sont si pleins d'affection, +l'absence, ami, ne peut que redire: + +L'amitié, c'est l'amour sans ailes! + +Quant aux vers suivans, je ne puis dire positivement qu'ils se +rattachent à quelque circonstance réelle. On peut même dire qu'habitué à +revenir sur toutes les anecdotes de sa jeunesse, il n'eut pas manqué, +dans la suite, de rappeler un fait aussi remarquable, s'il n'eût pas été +imaginaire. Or, ni dans sa conversation, ni dans ses écrits, je ne +trouve qu'il y ait fait une seule fois allusion[64]. D'un autre côté, +toutes ses poésies, sauf les embellissemens dont les entourait son +imagination, étaient l'expression si fidèle de ses sentimens et de sa +vie, qu'on ne peut guère s'empêcher de supposer une sorte de fondement +réel à un poème plein d'une sensibilité aussi pénétrante: + + [Note 64: Voici la seule particularité qui puisse, et encore + de fort loin, se lier au sujet de ce poème. Un an ou deux + avant la date qui s'y trouve placée, il écrivit de Harrow à + sa mère (comme je le sais d'une personne qui tenait elle-même + le fait de Mrs. Byron), pour lui dire qu'il avait éprouvé + dernièrement beaucoup d'ennui à l'occasion d'une jeune femme, + maîtresse de son ami Curzon, qui venait de mourir. Cette + femme, se trouvant alors sur le point de devenir mère, avait + déclaré que Lord Byron était le père de son enfant. Byron + assurait positivement sa mère qu'il n'en était rien; mais, + persuadé comme il l'était, que l'enfant appartenait à Curzon, + il souhaitait qu'on en prît tout le soin possible, et priait + en conséquence sa mère d'avoir la bonté de se charger de lui. + Une telle demande pouvait fort bien exciter l'humeur d'une + femme plus douce que Mrs. Byron; cependant elle répondit à + son fils qu'elle accueillerait volontiers l'enfant dès qu'il + serait né, et qu'elle ferait pour lui tout ce qu'il désirait. + Par bonheur, l'enfant mourut en voyant le jour.] + + +À MON FILS. + +Ces tresses blondes, ces yeux bleus, dont l'éclat rappelle ceux de ta +mère; ces lèvres de roses, ces joues à fossettes, ce sourire, qui +captivent le cœur, retracent d'anciennes scènes de bonheur, et touchent +le cœur de ton père, ô mon enfant! + +Et tu ne peux prononcer le nom de ton père; ah, William! si son nom +était le tien, alors sa conscience ne lui adresserait plus de reproches: +mais écartons ces tristes idées; les soins que je prendrai de toi me +rendront la paix intérieure; l'ombre de ta mère sourira dans sa joie, et +pardonnera le passé, ô mon enfant! + +Le gazon a recouvert son humble tombe, et une étrangère t'a présenté son +sein. Le préjugé peut rire dédaigneusement de ta naissance, et ne +t'accorder qu'à peine un nom sur la terre; mais il ne saurait détruire +une seule de tes espérances: le cœur de ton père est à toi, ô mon +enfant! + +Eh bien! laisse un monde sans entrailles se récrier; dois-je pour lui +plaire étouffer la voix puissante de la nature? Non, que les moralistes +me désapprouvent s'ils le veulent, tu seras toujours pour moi le bien +cher enfant de l'amour, beau chérubin, gage de jeunesse et de joie! un +père veille sur ton berceau, ô mon enfant! + +Ô quel charme, avant que l'âge n'ait ridé mon front, avant que d'avoir +épuisé à moitié la coupe de la vie, de contempler à la fois en toi, un +frère et un fils, et d'employer le reste de mes jours à réparer mon +injustice envers toi, ô mon enfant! + +Quoique ton père imprudent soit bien jeune encore, sa jeunesse +n'éteindra pas en lui le feu de l'amour paternel. Et quand même tu me +serais moins cher, tant que l'image d'Hélène revivra en toi, ce cœur, +plein de son souvenir du bonheur passé, n'en abandonnera jamais le gage, +ô mon enfant! + +B.--1807[65]. + + [Note 65: Dans cet usage de dater ses premiers poèmes, il + suivait l'exemple de Milton, qui, dit Johnson, en datant ses + premiers ouvrages, comme lui en avait donné l'exemple le + savant Politien, semblait recommander à la postérité la + précocité de ses inspirations. Le suivant badinage, également + écrit en 1807, n'a jamais été imprimé; il est intraduisible; + nous le donnerons en anglais: + + EPITAPH + + ON JOHN ADAMS, OF SOUTHWELL, A CARRIER, + + WHO DIED OF DRUNKENNESS. + + _John Adams lies here, of the parish of Southwell, + A_ carrier, _who_ carried _his can to his mouth well; + He_ carried _so much, and he_ carried _so fast, + He could_ carry _no more, so was_ carried _at last; + For, the liguor he drank being too much for one, + He could not_ carry _off, so he's now_ carri-on. + + B., sept. 1807.] + +Mais le plus remarquable de ses poèmes est d'une date antérieure à +toutes celles que je viens de donner, ayant été écrit en décembre 1806, +quand il n'avait pas encore dix-neuf ans. Il contient sa profession de +foi religieuse à cette époque, et nous montre combien son esprit lutta +de bonne heure entre le doute et la piété: + + +PRIÈRE DE LA NATURE. + +Père de la lumière! grand Dieu du ciel! entends-tu les accens du +désespoir? Des fautes comme celles de l'homme peuvent-elles être jamais +pardonnées? Le vice peut-il expier des crimes par des prières? Père de +la lumière, j'élève vers toi mes accens! Tu le vois, mon ame est noircie +de souillures; toi qui peux observer la chute du plus petit oiseau, +détourne de moi la mort du péché. + +Je ne cherche point de sectes inconnues; oh! montre-moi le sentier de la +vérité! Je reconnais ta toute-puissance redoutable, épargne les fautes +de ma jeunesse en les corrigeant. Que les dévots élèvent, s'ils le +veulent, des temples obscurs; que la superstition en salue humblement +les portiques; que, pour étendre et affermir leur empire funeste, les +prêtres inventent des rites mystiques et mensongers. L'homme +bornera-t-il le domaine de son créateur à ces dômes gothiques qui +surmontent des amas de pierres à moitié détruites? Ton temple est la +face du jour; la terre, l'océan, le ciel te forment un trône sans +limites. + +L'homme condamnera-t-il sa propre race aux tourmens de l'enfer, à moins +qu'ils ne fléchissent le genou devant de vaines pompes? Nous dira-t-il +que, pour un seul qui a failli, tous doivent périr confusément dans la +tempête? Chacun prétendra-t-il gagner les cieux, et cependant condamner +son frère à la mort éternelle, parce que son ame s'est ouverte à des +espérances différentes, ou qu'il a suivi des doctrines moins sévères? +Iront-ils, aux moyens de croyances qu'ils ne sauraient expliquer, +décider d'avance tes grâces et tes châtimens? Des reptiles rampans sur +la terre connaîtront-ils les desseins de leur grand créateur? + +Ces hommes qui n'ont vécu que pour eux-mêmes, qui ont passé leurs années +dans des crimes renouvelés chaque jour, trouveront-ils dans leur foi une +compensation à leurs forfaits, et vivront-ils au-delà des limites du +tems? + +Ô mon père! je ne cherche les lois d'aucun prophète; tes lois, à toi, +apparaissent dans les ouvrages de la nature. Je suis, je l'avoue, faible +et corrompu, et cependant je te prierai, car tu m'entendras! Toi qui +guides l'étoile errante à travers les royaumes infinis de l'éther, qui +calmes la guerre des élémens, et dont j'aperçois la main d'un pôle à +l'autre pôle; toi qui, dans ta sagesse, m'as placé ici-bas, et qui peux +m'en retirer quand telle sera ta volonté; tant que je serai sur cette +terre périssable, étends sur moi ta main protectrice. C'est à toi, à +toi, mon Dieu, que j'adresse mes prières; quelque bonheur ou quelque +malheur qui m'arrive, qu'à ta volonté je m'élève ou m'abaisse, je me +confie en ta protection: si, quand cette poussière sera rendue à la +poussière, mon ame parcourt les airs sur des ailes rapides, comme +j'adorerai ton nom glorieux! mais si cet esprit passager partage avec le +corps le repos éternel de la tombe, tant qu'il me restera un souffle de +vie, j'élèverai vers toi ma prière, quoique condamné à ne jamais quitter +la demeure des morts. C'est à toi que j'adresse mes dernières +inspirations, plein de reconnaissance pour tes bienfaits passés, et +espérant, ô mon Dieu, que cette vie errante se réunira enfin à ton +essence. + +Dans un autre poème, et qu'il écrivit avec la triste conviction qu'il +allait bientôt mourir, nous retrouvons une prière exprimant à peu près +les mêmes opinions. Après avoir dit adieu à toutes les scènes favorites +de sa jeunesse[66], voici comme il continue: + + [Note 66: Annesley n'est pas oublié en cette occasion: + + «Oublierai-je la scène toujours présente à ma pensée? Les + rochers s'élèvent et les rivières serpentent entre moi et les + lieux que notre amour embellissait, et cependant, Marie, ta + beauté m'apparaît fraîche encore, comme un délicieux songe + d'amour, etc., etc.»] + +Oublie ce monde, ô mon ame agitée, tourne tes pensées vers le ciel; tu y +dirigeras bientôt ta course, si tes erreurs sont oubliées. Loin des +bigots et des sectaires, incline-toi devant le trône du Tout-Puissant, +adresse-lui ta tremblante prière. Il est clément et juste, il ne +rejettera pas la prière de l'enfant de la poussière, quoiqu'il soit le +moindre objet de ses soins. Père de la lumière, j'élève vers toi mes +accens! Tu le vois, mon ame est pleine de souillures; toi qui peux +observer la chute du plus petit oiseau, détourne de moi la mort du +péché. Toi qui peux guider l'étoile errante, qui calmes la guerre des +élémens, qui as pour manteau les cieux immenses, pardonne mes pensées, +mes paroles, mes crimes; et puisque je dois bientôt cesser de vivre; +apprends-moi comment je dois mourir. + +Nous avons vu par une lettre précédente qu'il avait eu à se féliciter de +l'issue d'un procès jugé au tribunal de Lancastre, et relatif à la terre +de Rochdale. Dans une note que nous allons reproduire, et qu'il écrivit +à l'un de ses amis de Southwell à l'occasion d'un second triomphe dans +la même cause, on verra qu'il s'en exagérait beaucoup les résultats +probables. + + +9 février 1807. + +MON CHER, + +«J'ai le plaisir de vous annoncer que j'ai gagné une seconde fois la +cause de Rochdale, qui me fait valoir soixante mille livres de plus. + +Tout à vous.» + +BYRON. + +Au mois d'avril suivant il était encore à Southwell, et c'est de là +qu'il écrivit au docteur Pigot, alors à Édimbourg[67]: + + [Note 67: Il paraît, d'après un passage d'une lettre de miss + Pigot à son frère, que Lord Byron chargea ce dernier de + remettre une copie de ses poèmes à M. Mackenzie, l'auteur de + l'_Homme sensible_: «Je suis ravie que M. Mackenzie ait vu + une copie des poèmes de Lord Byron, et qu'il en ait jugé + aussi favorablement. Lord Byron en est enchanté.» + + Dans une autre lettre, l'aimable écrivain dit encore: «Lord + Byron me charge de vous dire qu'il ne vous écrit pas parce + que son édition n'est pas aussi avancée qu'il l'avait espéré. + Je lui dis qu'il faut aussi peu de chose pour l'affecter qu'à + une femme.»] + + +Southwell, avril 1807. + +MON CHER PIGOT, + +«Permettez-moi de vous féliciter du succès de votre premier examen; +_courage_, mon ami. Le titre de docteur fera merveille auprès des dames. +Je serai probablement à Essex ou à Londres quand vous arriverez en ce +lieu maudit, où je suis encore retenu par l'impression de mes vers. + +«Adieu, croyez-moi toujours bien sincèrement votre + +BYRON. + +«_P. S._ Depuis notre séparation, grâce à de violens exercices, la +_plupart_ physiques, et aux bains chauds, j'ai réduit mon embonpoint de +cent soixante-quatorze livres à cent quarante-un; total vingt-sept +livres de perte. _Bravo_! qu'en dites-vous?» + +Je dois à la complaisance de la dame qui correspondait alors avec Byron +l'avantage de pouvoir initier le lecteur dans les sentimens et les +travaux de notre poète pendant le reste de cette année. Ces lettres ont, +sans doute, un caractère enfantin[68], et la plupart des plaisanteries +qu'on y trouve naissent plutôt de jeux de mots que de pensées +saillantes; mais je les estime cependant fort curieuses, et par la +lumière qu'elles répandent sur cette époque de sa vie, et par le tableau +animé des craintes et des espérances qu'il avait relativement à sa +gloire future. La première de ces lettres ne porte pas de date, elle +semble avoir été écrite avant son départ de Southwell; les autres, comme +on le verra, sont datées de Cambridge et de Londres. + + [Note 68: En effet, il n'était encore qu'un enfant sous tous + les rapports dans ce tems-la. «Lundi prochain (dit miss + Pigot) est notre grande foire. Lord Byron l'attend avec le + même plaisir que le petit Henri, et se promet de paraître à + cheval dans la foulée; mais je pense qu'il changera de + résolution.»] + + + + +LETTRE XII. + +À MISS PIGOT. + +11 juin 1807. + + +MA CHÈRE REINE BESS[69], + +«_Sauvage_ doit être immortel; ce n'est pas un généreux boul-dogue, mais +c'est le plus joli roquet que j'aie encore vu, et il fera parfaitement +l'affaire. Dans ses accès de tendresse, il a déjà mordu les doigts et +dérangé la gravité du vieux Boatswain, qui en est encore fort ému. Je +désire savoir ce qu'il coûte, les frais qu'il a occasionnés, etc., etc., +afin de pouvoir indemniser M. G... Je ne puis que le remercier de la +peine qu'il a prise, lui adresser un long discours et conclure avec 1, +2, 3, 4, 5, 6, 7[70]; mais je suis hors d'état de faire tout cela par +moi-même, ainsi je vous _députe_ en qualité de légat, car il ne faut pas +parler d'_ambassadeur_, relativement au _pape_, comme c'est le cas ici +sans doute, puisque tout ce que je vous ai dit est à propos de +_bulle_[71]. + +«Tout à vous. + +BYRON. + +«_P. S._ Je vous écris de mon lit.» + + [Note 69: Diminutif d'Élisabeth. Byron, en l'appelant reine, + fait allusion à la reine Élisabeth.] + + [Note 70: Cette phrase s'explique par son habitude, quand il + lui arrivait de ne pas trouver les expressions de la pensée + qu'il voulait exprimer, de prononcer les chiffres 1, 2, 3, 4, + 5, 6, 7.] + + [Note 71: Bull-dog ou boul-dogue. On comprendra facilement le + jeu de mois.] + + + + +LETTRE XIII. + +À LA MÊME. + +Cambridge, 30 juin 1807. + + +«Mieux vaut tard que jamais, c'est un proverbe dont vous connaissez +l'origine, et, comme son application est ici toute naturelle, vous me +pardonnerez de lui avoir donné dans ma lettre une place aussi honorable. +Je me trouve ici presque suranné; mes anciens amis, excepté un fort +petit nombre, sont tous partis, et je me dispose à les suivre, mais je +reste jusqu'à lundi pour assister à trois oratorios, deux concerts, une +foire et un bal. Je me trouve non-seulement _plus maigre_, mais d'un +pouce plus _grand_ qu'à mon dernier voyage. Je me suis vu obligé de +redire à chacun mon _nom_, personne n'ayant le moindre souvenir de ma +figure ni de ma personne. Il n'est pas jusqu'au héros de ma _Cornaline_ +(qui, dans ce moment, se trouve placé vis-à-vis, lisant un volume de mes +poésies), qui n'ait passé devant moi dans les promenades du collége sans +me reconnaître, et qui n'ait été frappé du changement total qui s'était +opéré en moi, etc., etc. Les uns me trouvent mieux, les autres plus mal; +mais tous s'accordent à dire que je suis maigri, plus même que je ne le +désire. J'ai perdu deux livres d'embonpoint depuis mon départ de votre +maudit, détestable et détesté séjour de scandale[72], dont, à +l'exception de vous-même et de John Becher, je voudrais voir toute la +race consignée dans les gouffres de l'Achéron, lequel fleuve j'aimerais +mieux visiter en personne que de salir mes sandales dans la vile +poussière de Southwell. À parler sérieusement, si la légèreté de ma +bourse ne me force pas à rejoindre Mrs. Byron, vous ne me reverrez plus. + + [Note 72: Malgré les injures, d'ailleurs plutôt badines que + sérieuses, qu'il lance dans le cours de ses lettres contre + Southwell, il apprit plus tard à se convaincre que les heures + qu'il y avait passées étaient les plus heureuses de sa vie. + Dans une lettre qu'écrivit, il n'y a pas long-tems, à son + valet Fletcher, une dame qui l'avait intimement connu à + Southwell, on trouve le passage suivant: «Votre bon, votre + pauvre maître m'appelait toujours _l'antique piété_, quand je + m'avisais de lui faire des remontrances. Lors de sa dernière + visite, il me dit: _Eh bien! ma bonne amie, je ne serai + jamais aussi heureux qu'à Southwell_.» On verra plus loin, + dans une lettre à M. Dallas, ce qu'il pensait réellement de + cette ville et de ses agrémens comme lieu de résidence.] + +«Je pars lundi pour Londres; je quitte Cambridge sans beaucoup de peine, +notre société étant dispersée, et le musicien que je protégeais ayant +quitté sa place dans le chœur pour entrer dans une grande maison de +commerce de la capitale. Je vous ai dit, sans doute, qu'il était +exactement, et à une heure près, plus jeune que moi de deux années. Je +l'ai trouvé fort grandi, et surtout enchanté de revoir son premier +_patron_. Il est presque de ma taille, très-maigre, d'une belle figure, +des yeux noirs, des cheveux clairs: vous connaissez déjà l'idée que j'ai +de son esprit; j'espère bien n'avoir jamais sujet d'en changer. On me +croit ici généralement indisposé: l'université est fort gaie dans ce +moment; elle donne des fêtes de tous les genres. Hier j'ai soupé dehors, +mais je n'ai rien mangé; satisfait d'une bouteille de Bordeaux, je me +suis couché à deux heures pour me lever à huit. J'ai pris le parti de me +lever de bonne heure, cette habitude me convient parfaitement. Je reçois +beaucoup de politesses des maîtres et des élèves; mais ils me regardent +avec un peu de défiance: ils se soucient peu des _lardons_; le moyen de +déplaire c'est de dire la vérité. + +«Écrivez-moi, dites-moi comment se partent les habitans de votre +_ménagerie_, si mon édition se place, si mes chiens grognent. À propos, +mon boul-dogue est décédé; _la chair du chien comme celle de l'homme +n'est que de l'herbe_. Répondez-moi à Cambridge; si j'en suis parti, on +m'enverra votre lettre. Voici de tristes nouvelles qui arrivent: les +Russes sont vainqueurs; triste troupe qui ne mange que de l'_huile_, et +par conséquent devait fondre devant un _feu soutenu_. Je ne suis pas à +mon aise dans mon costume universitaire, je n'en ai pas l'usage. Je suis +monté sur une fenêtre à Sainte-Marie pour mieux entendre un _oratorio_; +mais au milieu du chant du _Messie_, je me suis laissé tomber, déchirant +ma superbe robe de soie noire, et endommageant une fort belle paire de +culottes. Mémoire, prendre garde de ne jamais tomber d'une fenêtre +d'église pendant le service. Adieu, ma chère Élisabeth, ne me rappelez à +personne, oubliez les gens de Southwell; en être oublié, voilà tout ce +que je désire.» + + + + +LETTRE XIV. + +À MISS PIGOT. + +Cambridge, collége de la Trinité, 5 juillet 1807. + + +«Depuis ma dernière lettre, je me suis décidé à rester encore une année +à Granta (Cambridge); mes appartemens y sont meublés dans le dernier +style. Plusieurs vieux amis me sont revenus, et leur nombre s'est +augmenté de nouvelles connaissances; mon inclination est donc pour le +collége, et j'y retournerai en octobre si je vis encore. Ma vie est ici +une suite continuelle de plaisirs; je vais dans le même jour à vingt +différens endroits; j'ai des invitations pour dîner plus que le tems de +mon séjour ne me permet d'en accepter. Je viens de prendre la plume, une +bouteille de Bordeaux dans la tête et des larmes dans les yeux, car je +viens de quitter ma Cornaline[73] qui était venue passer la soirée avec +moi; comme c'était notre dernière entrevue, j'avais manqué aux +invitations que l'on m'avait faites pour consacrer à l'amitié les heures +du _sabbat_. Maintenant nous voilà séparés, Edleston et moi: ma tête est +un chaos d'ennuis et d'espérances. Demain je partirai pour Londres; vous +m'écrirez à Albemarle-street, hôtel Gordon, où j'habiterai pendant mon +séjour dans la capitale. + +«Je suis ravi d'apprendre que vous vous intéressiez à mon _protégé_; il +a été mon _très-constant associé_ depuis le mois d'octobre 1805, époque +de mon entrée au collége Trinité. Sa voix fut la première à me frapper, +sa figure m'attacha à lui, ses manières me le firent aimer pour la vie. +Il entre dans une maison de commerce en ville vers le mois d'octobre, et +tout porte à croire que je ne le reverrai pas avant l'époque de ma +majorité, quand je pourrai lui donner à choisir ou d'une place d'associé +dans sa maison, ou de venir demeurer avec moi. Je pense que, dans ses +idées actuelles, il préférerait le dernier parti; mais d'ici là il +pourra bien changer d'avis: dans tous les cas ce sera comme il +l'entendra. Il est certain que c'est l'être que j'aime le plus au monde, +et que ni le tems ni l'absence ne pourront changer en rien mes sentimens +d'ailleurs si mobiles. Bref, nous ferions honte à lady E... Butler et +miss Ponsonby, nous étonnerions Oreste et Pilade; et vienne l'occasion +d'une catastrophe comme celle de Nisus et Euryale, nous l'emporterons +sur David et Jonathan. Peut-être a-t-il pour moi encore plus d'affection +que je n'en ai pour lui. Pendant tout mon tems de Cambridge, nous nous +sommes vus tous les jours, été et hiver, sans éprouver un moment +d'ennui, et nous séparant toujours avec une peine incroyable. Vous nous +verrez un jour ensemble, je l'espère; c'est le seul homme que j'estime, +bien que ce ne soit pas le seul que j'aime[74]. + + [Note 73: C'est-à-dire celui auquel il avait donné la fameuse + cornaline.] + + [Note 74: Il faut placer ici les autres détails de cette + amitié exaltée. Le jeune Edleston mourut en 1811 de + consomption. Voici la lettre que Byron adressa à la mère de + miss Pigot; elle prouvera quelle fut alors sa douleur, et + quelle fidélité il gardait à la mémoire de cet ami de + collége: + + Cambridge, 28 octobre 1811. + + MA CHÈRE DAME, + + «Je vous écris pour une demande pénible, et cependant il + m'est impossible de faire autrement. Vous vous souvenez d'une + cornaline que j'avais confiée à miss Élisabeth, il y a + quelques années, que réellement je lui avais donnée; + maintenant je viens lui faire la plus égoïste et la plus + inconvenante prière. Celui qui me l'avait donnée, dans sa + première jeunesse, est _mort_; et bien que je ne l'eusse pas + revu depuis long-tems, c'est le seul souvenir qui me reste de + cette personne à laquelle je m'intéressais très-vivement. + Elle a donc acquis par cet événement une valeur que j'aurais + bien souhaité ne jamais lui supposer. Si donc miss Betty l'a + conservée jusqu'à présent, elle m'excusera, je l'espère, si + je la supplie de me la renvoyer à Londres, à + Saint-James-street, n° 8; je la remplacerai par quelque autre + souvenir qui lui sera également précieux. Elle eut toujours + la bonté de s'intéresser au sort de celui dont je viens de + parler; dites-lui que le _donneur_ de la cornaline mourut au + mois de mai dernier, à l'âge de vingt-un ans, et que sa mort + est la sixième d'amis ou de parens que j'aie eu à supporter + dans l'espace de quatre mois. + + «Croyez-moi bien sincèrement, ma chère dame, + + BYRON. + + «_P. S._ Je pars demain pour Londres.» + + La cornaline fut aussitôt renvoyée à Lord Byron, qui + rappelait encore quelque tems après qu'il l'avait laissée à + miss Pigot comme un dépôt et non pas comme un don.] + +«Le marquis de Tavistock est arrivé hier; j'ai soupé avec lui chez son +tuteur, qui est un whig délibéré. L'opposition est ici en nombre, et +lord Huntingdon, le duc de Leinster, etc., etc., doivent encore nous +joindre en octobre; ainsi tout sera admirable. Le tems de la musique est +passé; mais voici un nouvel accident: j'ai renversé une _nacelle_ à +beurre sur la robe d'une dame; j'ai changé de couleur; les spectateurs +de rire et moi de les maudire. À propos, aveu pénible! je me suis +_grisé_ tous les jours, et je n'ai pas encore fini; cependant je ne +mange rien que du poisson, du potage et des végétaux; je ne me porte +donc pas plus mal. Les sots malins que ces Cantabres[75]! Mémoire. +Projet de réforme pour janvier. Cette ville offre une monotonie de +distractions continuelles; je l'aime, et déteste Southwell. Ridge a-t-il +bien vendu? Quelles dames ont acheté?... J'ai vu à Sainte-Marie une +jeune fille, vrai portrait d'Anne... J'ai cru que c'était elle... et +pour mon malheur; car la dame s'arrêta, ainsi le fis-je; je rougis, +ainsi ne fit-elle pas, ce qui était fort mal; je voudrais dans les +femmes plus de modestie. En parlant de femmes, Fanni, mon chien terrier, +me revient à l'esprit; comment se porte-t-il? J'ai attrapé un mal de +tête, je vais me mettre au lit et demain haut le pied de bonne heure +pour me mettre en route. Mon protégé déjeunera avec moi, mais je n'ai +pas d'appétit quand je pars, si ce n'est de Southwell. Mémoire. _Je hais +Southwell_. + +«Tout à vous.» + + [Note 75: Les habitans de Cambridge.] + + + + +LETTRE XV. + +À LA MÊME. + +Hôtel Gordon, 13 juillet 1807. + + +«Vous m'écrivez des lettres parfaites.--Fi des autres correspondans, et +de leurs fades excuses _de n'avoir rien à vous apprendre_! Vous m'avez +envoyé une délicieuse _brochure_; ici je me trouve dans un continuel +tourbillon de distractions fort agréables après tout, et, chose +singulière, je maigris à vue d'œil, pesant maintenant bien moins de cent +trente livres. Je séjournerai ici un mois, peut-être six semaines; je +ferai une apparition dans le comté d'Essex, et comme une faveur je +viendrai briller à Southwell dans toute ma gloire; mais rien jamais ne +pourra me forcer à y résider. Je suis décidé à retourner en octobre à +Cambridge; ou nous y serons d'une gaîté folle, ou je décampe de +l'université. Il m'est arrivé à Cambridge quelque chose +d'extraordinaire. J'ai trouvé une jeune fille qui ressemblait à ***, au +point que la plus minutieuse inspection pouvait seule m'empêcher de la +prendre pour cette dernière. Je me repens de ne pas lui avoir demandé si +elle était jamais allée à Harrow. + +«Que diable prétend donc Ridge? cinquante exemplaires en quinze jours, +et avant les annonces, n'est-ce pas assez vendre? Je sais que plusieurs +libraires de Londres en ont, et que Crosby en a envoyé aux _eaux_ les +plus fréquentées. En dit-on à Southwell du bien ou du mal?... J'aurais +voulu que Boatswain eût _avalé_ Damon. Comment se porte Bran? Par les +dieux, il faut que Bran devienne un _comte du saint empire romain_... + +«Les nouvelles de Londres ne peuvent guère vous intéresser; vous dont +toute la vie a été campagnarde vous vous souciez peu des routs, des +parties, des bals, des luttes, des cartes, des crim. con.[76], +discussions des chambres, politique, bals masqués, industrie, +institution d'Argyle-Street, courses nautiques, amourettes et loteries, +Brook et Bonaparte, chanteurs d'opéras et oratorios, vins, femmes, +figures de cire, girouettes, tout cela ne s'accorde guère avec vos idées +rétrécies de décorum et vos autres expressions sucrées qui ne se +trouvent plus dans notre vocabulaire. + + [Note 76: Abréviation des mots _criminelles conversations_, + qui servent à désigner les actions en adultère, viols, + attentats à la pudeur, etc., etc.] + +«Oh! Southwell! Southwell! combien je me félicite de t'avoir abandonné, +et combien je maudis les lourdes heures écoulées plusieurs mois durant, +au milieu des Mohawk qui habitent tes kraals! Toutefois une chose me +console, c'est, grâce à toi, d'avoir dépouillé assez de mon ancienne +graisse pour me permettre de glisser dans une _peau d'anguille_, et de +lutter avec les plus sveltes beaux des tems modernes. Mais je suis fâché +de le dire, la mode actuelle semble exiger de l'embonpoint, et l'on +m'assure qu'il s'en faut de quatorze livres que je sois à la mode. Il +n'en est pas moins vrai qu'au lieu d'engraisser je diminue, ce qui est +extraordinaire, attendu qu'à Londres on ne peut songer à des exercices +violens. J'attribue ce phénomène à la presse que nous éprouvons dans nos +réunions du soir. Je reçois ce matin même 14, une lettre de Ridge; la +mienne était commencée d'avant-hier: il m'écrit que mon livre se débite +aussi bien qu'on peut le désirer; que les soixante-quinze exemplaires +envoyés à Londres sont épuisés, et qu'on lui en demande, le jour même +qu'il m'écrivait, cinquante de plus: on n'a pourtant pas encore fait la +moitié des annonces. Adieu. + +«_P. S._ Lord Carlisle, en recevant mes œuvres, m'a fait tenir une +lettre assez satisfaisante avant d'avoir ouvert le livre: depuis je n'en +ai pas entendu parler. Je ne connais pas l'opinion qu'il en a formée, et +je m'en soucie fort peu. S'il fait la moindre insolence je l'encadrerai +avec Butler[77] et les autres de sa force. Le pauvre homme! il est dans +le duché d'York et fort malade; il me dit qu'il n'a pas eu le tems de me +lire, mais qu'il a jugé convenable de m'annoncer de suite qu'il avait +reçu mon envoi. Peut-être le comte ne veut-il _pas souffrir de frère +auprès de son trône_[78].--_S'il en est ainsi_, je saurai bien briser +_le sceptre dans ses mains_.-- + +«Adieu.» + +BYRON. + + [Note 77: Byron a inséré parmi ses poèmes imprimés, sans + avoir été publiés, quelques vers sur le docteur Butler, qu'il + n'a pas reproduits dans les _Heures d'oisiveté_; il y avait + ajouté une note moins amère, dans laquelle il expliquait ses + motifs de rancune.] + + [Note 78: Citation qui présente une allusion à la coutume du + Grand-Seigneur, de faire étrangler ses frères en montant sur + le trône.] + + + + +LETTRE XVI. + +À LA MÊME. + +2 août 1807. + + +«Londres commence à dégorger ce qu'elle contenait.--La ville est +déserte,--et mes occupations devenant moins nombreuses, je puis +griffonner à loisir. Dans quinze jours je partirai pour répondre à une +invitation de campagne, mais j'espère bien recevoir d'ici-là deux +lettres de vous. Ridge _n'écoule_ pas rapidement dans Nottes.--Je le +crois facilement; mais dans la capitale la chose se passe d'une manière +bien plus flatteuse, et sans doute on peut se passer de l'assentiment +des littérateurs de province, quand on a d'ailleurs obtenu l'éloge des +revues, l'admiration des duchesses et la reconnaissance intéressée des +libraires de la capitale. J'ai actuellement sous les yeux une revue +intitulée: _Récréations littéraires_; mes poésies y sont vantées bien +au-delà de leur mérite. Je ne connais pas mon juge, mais je lui trouve +beaucoup de discernement, et à moi un talent _d'enfer_. Sa critique me +plaît surtout en ce qu'elle est fort longue, et en ce qu'elle a +justement la dose de sévérité nécessaire pour donner à ses éloges un +agréable relief. Je hais, vous le savez, les complimens communs et +insipides. Si vous voulez voir cet article, cherchez le troisième numéro +des _Récréations littéraires_ du mois dernier. + +«Je n'ai pas, je vous le répète, la plus légère idée de celui qui l'a +fait: il est imprimé dans un recueil périodique; et bien qu'on ait +inséré dans le même ouvrage un morceau de ma composition (l'_Examen de +Wordsworth_[79]), je ne connais aucun de ceux qui s'intéressent à cette +publication, pas même l'éditeur, dont le nom n'est pas parvenu jusqu'à +moi. Mon cousin, lord Alexandre Gordon, m'a dit que la _Grâce_ de +Gordon, sa mère, l'avait engagé à présenter ma _poétique_ seigneurie à +son _altesse_, attendu qu'elle avait acheté mon livre, qu'elle l'avait +prodigieusement admiré, comme le reste de la haute société, et qu'elle +voulait faire connaissance avec l'auteur. Malheureusement j'avais une +invitation pour quelques jours dans les environs, et la duchesse était à +la veille de partir pour l'Écosse; j'ai donc remis à l'hiver prochain ma +présentation, et alors je pourrai donner à la dame, dont il ne +m'appartient pas de contester l'excellent goût, une idée de ma sublime +et très-édifiante conversation. En ce moment elle est dans les _hautes +terres_, et Alexandre lui-même est parti depuis quelques jours pour ce +séjour béni des vents _noirs_ et _tumultueux_. + + [Note 79: On ne doit remarquer ce coup d'essai de Lord Byron + dans les _revues_ (plus tard, comme on le verra, il reparut + une ou deux fois dans la même lice, d'ailleurs si peu + poétique), qu'en rappelant l'aisance avec laquelle il sut se + plier au ton et à la phraséologie de ces tribunaux infimes de + la littérature; par exemple: «Les volumes que nous avons sous + les yeux sont de l'auteur des _Ballades lyriques_, collection + à laquelle on a prodigué, et non pas sans raison, de grands + éloges. Le caractère du talent de M. Wordsworth est la + simplicité unie à l'abondance: les vers pèchent quelquefois + du côté de l'harmonie, mais ils ont de la force; ils + s'adressent d'une manière irrésistible à l'imagination et à + tous nos sentimens naturels. Peut-être ces derniers ouvrages + n'égalent-ils pas les premières publications du même auteur; + mais on retrouve encore une véritable élégance dans une foule + de pièces, etc.» Si dans ce tems-là M. Wordsworth jeta les + yeux sur cet article, il ne prévit pas sans doute que + l'auteur d'une pareille prose rivaliserait, à quelque tems de + là, avec _lui-même_ dans la lice poétique.] + +«Crosby, mon éditeur de Londres, a placé sa seconde _commande_. Il en a +redemandé, du moins si je l'en crois, une troisième à Ridge. Sur tous +les étalages de librairie, je vois mon _propre nom_; je ne dis rien, +mais je jouis en secret de ma célébrité. Le dernier critique qui se soit +occupé de moi, m'a engagé avec bienveillance à renoncer à mon projet de +ne plus rien écrire; et, en _sa qualité d'ami des lettres_, il m'a +conjuré de _gratifier bientôt_ le public de quelque nouvel ouvrage. Qui +diable ne voudrait être poète, c'est-à-dire, si tous les critiques +avaient la même politesse? Au reste, je paierai peut-être cher ces +aimables faveurs préliminaires; mais, dans ce cas-là, j'aurai mon tour; +et, tant bien que mal, je n'en ai pas moins écrit, dans mes instans de +loisir et après deux heures du matin, trois cent quatre-vingts vers +blancs sur la bataille de Bosworth. J'avais heureusement pu consulter le +livre de Hutton. Je ferai huit ou dix chants sur ce sujet, et je l'aurai +terminé à la fin de l'année; mais les circonstances décideront si je +ferai imprimer ou non ce poème. Voilà bien assez d'_égoïsme_: mes +lauriers m'ont tourné la cervelle; mais sans doute la caustique +assiduité des critiques à venir, me ramènera à des sentimens plus +modestes. + +«Southwell est une place maudite; j'en ai fini avec elle, du moins +suivant toutes les probabilités: à l'exception de vous, je ne porte pas +la moindre estime à une seule ame de son enceinte; vous étiez la seule +compagnie raisonnable, et franchement j'ai toujours eu pour vous plus de +considération que pour les grues dont je partageais souvent les +ridicules, par bonté d'ame. Vous vous êtes donné pour moi et pour mes +manuscrits plus de peine que ne l'eussent fait tous ces mannequins +réunis. Croyez-moi, je n'ai pas, dans le cercle de péchés où je vis en +ce moment, oublié votre excellent naturel, et un jour j'espère bien vous +prouver toute la reconnaissance que j'en conserve. Adieu. Tout à vous, +etc. + +«_P. S._ Rappelez-moi au docteur P...» + + + + +LETTRE XVII. + +À LA MÊME. + +Londres, 11 août 1807. + + +«Je pars lundi _pour les hautes terres_[80]; un de mes amis +m'accompagnera dans ma voiture jusqu'à Édimbourg; c'est là que nous +quitterons notre équipage pour prendre un _tamdem_ (sorte de cabriolet), +qui nous conduira au milieu des défilés de l'ouest jusqu'à Inverary. +Nous achèterons alors des échasses afin de pénétrer dans les endroits +défendus aux moyens de transport ordinaires. Quand nous serons sur les +côtes, nous entrerons dans un vaisseau pour visiter les lieux les plus +remarquables des îles Hebrides, et si le tems nous le permet, nous irons +jusqu'en Islande à trois cents milles seulement de l'extrémité +septentrionale de l'Écosse afin de saluer l'_Hécla_. Ne divulguez pas ce +dernier projet, ma tendre _maman_ imaginerait que nous voyageons pour +découvrir de nouvelles terres, et ferait entendre comme d'habitude un +maternel cri d'alarme. + + [Note 80: Ce plan, qu'il n'exécuta jamais, avait été résolu + avant son départ de Southwell; voici comme il en est parlé + dans une lettre de miss Pigot à son frère: «Comment + pouvez-vous demander si Lord Byron ira cet été dans les + _hautes terres_ (ou _Highlands_) d'Écosse? Ignorez-vous donc + qu'il n'a pas la même idée dix minutes de suite? Je lui dis + qu'il est aussi inconstant que les vents et aussi mobile que + les vagues.»] + +«J'ai nagé dans la Tamise la semaine dernière entre les deux ponts de +Westminster et de Blackfriars, ce qui fait, en y comprenant les +différent détours obligés, une distance de trois milles. Vous voyez que +je suis préparé complètement à un naufrage sur mer. + +«J'ai l'intention de réunir toutes les traditions Erses, les poèmes, +etc., etc., de les traduire ou du moins d'étendre assez le sujet pour +faire un volume qui paraîtra au printems prochain sous le titre de _la +Harpe montagnarde_ ou quelque autre titre aussi pittoresque. J'ai +terminé le premier livre de la bataille de Bosworth; un second est +commencé, ce sera l'affaire de trois ou quatre ans, et sans doute il ne +sera jamais fini. Que penseriez-vous de quelques stances sur le mont +Hecla? Du moins elles seraient écrites sous le _feu_. Comment va +l'immortel Bran? et ce phénix des bêtes canines, le superbe Boatswain? +Je viens d'acheter un boul-dogue de race, digne d'être le coadjuteur des +précédentes divinités; son nom est Smut. _Oh! zéphirs, portez-le sur vos +ailes embaumées_. Écrivez-moi avant mon départ, je vous en conjure par +la cinquième côte de votre grand-père. Ridge est content de la vente, et +cela me console du peu de succès du livre en province. La vogue a été +complète à Londres: il y a peu de jours que Carpantier, l'éditeur de +Moore, m'a dit qu'on avait vendu tout ce qu'on avait envoyé, et qu'on ne +pouvait satisfaire aux dernières demandes parce qu'on n'en avait plus. +Le duc d'York, la marquise de Headfort, la duchesse de Gordon, etc., se +sont trouvés au nombre des acheteurs, et l'opinion de Crosby est que la +circulation sera plus rapide encore dans l'hiver. L'été est une saison +nulle pour le commerce, tant il y a peu de monde à Londres, et cependant +ils sont extrêmement contens. Je passerai tout près de vous dans le +cours de mon voyage, mais je ne pourrai aller vous voir. Ne le dites pas +à Mrs. Byron, elle croit que je prends une autre route. Si donc vous +avez une lettre, mettez-la à la boutique de Ridge, où je m'arrêterai, ou +bien adressez-la, poste restante, à Newark, vers six ou huit heures du +soir. Si votre frère veut bien se trouver là, je serai diablement ravi +de le voir; il pourra repartir le soir même, ou bien souper avec nous, +et retourner le lendemain matin. Je loge aux Armes de Kingston. + +«Adieu. Tout à vous.» + +BYRON. + + + + +LETTRE XVIII. + +À LA MÊME. + +Collége de la Trinité, Cambridge, 25 octobre 1807. + + +MA CHÈRE ÉLISABETH, + +«Fatigué d'être resté au jeu ces deux derniers jours jusqu'à quatre +heures du matin[81], je prends la plume pour m'informer de la santé de +votre altesse et de toutes les autres connaissances féminines que j'ai +laissées dans votre métropole archiépiscopale. Je mérite, je le sais, de +grands reproches pour ma négligence; mais ne faisant que courir à cheval +de long en large dans la province depuis trois mois, comment aurais-je +pu remplir les devoirs d'une exacte correspondance? Enfin me voilà +retenu pour six semaines, et je vous écris aussi _maigre_ que jamais, +n'ayant pas depuis ma diminution regagné une once, et n'en étant que de +meilleure humeur; mais, quoi qu'il en soit, Southwell était un séjour +détestable. J'en suis dehors, grâce à Saint-Dominique. Depuis ce tems, +je m'en suis deux fois rapproché de huit milles, mais sans pouvoir me +décider à venir étouffer dans sa lourde atmosphère. Cambridge est de son +côté assez maudite; c'est un vil chaos de bruit et d'ivrognerie; le jeu, +le bourgogne, la chasse, les mathématiques et Newmarket, les orgies et +les courses de chevaux, voilà tout ce qu'on y fait et tout ce qu'on y +trouve; mais comparé à l'éternelle insipidité de Southwell, c'est un +vrai paradis. Est-il rien de plus misérable que de ne faire qu'accroître +tous les jours le nombre de ses amours, de ses ennemis et de ses vers? + + [Note 81: On trouvera ici, comme dans plusieurs autres + lettres de sa jeunesse, cette espèce d'ostentation + d'inconduite, travers assez commun à cet âge, alors + qu'aspirant à la virilité, nous nous imaginons qu'il peut y + avoir de la force à se précipiter dans le désordre. + Malheureusement cette ambition puérile de paraître plus + mauvais qu'il n'était, demeura invétérée dans l'esprit de + Lord Byron long-tems après qu'elle s'est évanouie chez les + autres; son esprit ne faisait même que s'en débarrasser + lorsqu'il termina ses jours.] + +Au mois de janvier prochain (mais cela est seulement entre nous, n'en +dites rien, je vous prie, car mon persécuteur maternel jetterait bien +vite sur mes projets sa tomahawk); je me mettrai en mer pour quatre ou +cinq mois avec mon cousin le capitaine Bettesworth, qui commande _la +Tartare_, la plus belle frégate de la marine. J'ai déjà vu bien des +scènes, je veux étudier celles de la mer. Tout porte à croire que nous +irons dans la Méditerranée ou aux Indes occidentales, ou bien enfin... +au diable, et s'il y a quelque possibilité de me faire présenter à ce +dernier, Bettesworth le fera; c'est un brave compagnon qui n'a encore +reçu que vingt-quatre blessures en différens lieux, et qui possède une +lettre du dernier lord Nelson, avouant que Bettesworth est le seul +officier de marine qui ait reçu plus de blessures que lui-même. + +«J'ai maintenant un nouvel et le plus bel ami du monde, c'est un ours +apprivoisé; quand je le montrai pour la première fois, on me demanda ce +que je prétendais en faire, et moi de répondre que c'était un nouveau +candidat au grade. Sherard vous expliquera ce mot, si vous avez de la +peine à le comprendre. Ma réponse ne fit pas fortune. Nous avons ici une +foule de réunions; ce soir, par exemple, je soupe avec un assortiment +complet d'écuyers, joueurs, boxeurs, auteurs, ecclésiastiques et poètes. +C'est, comme vous le voyez, un précieux mélange; mais ils s'accordent +bien ensemble, et pour moi je suis un composé de chacun d'eux, à +l'exception des écuyers. Hier, j'ai encore été démonté de cheval. + +«Remerciez, en mon nom, votre frère pour son traité. J'ai écrit deux +cent quatorze pages d'un roman, un poème de trois cent quatre-vingts +vers, que l'on publiera dans quelques semaines sans mon nom, et avec des +notes; cinq cent soixante vers de la bataille de Bosworth et deux cent +cinquante d'un autre poème, sans compter une demi-douzaine de pièces +fugitives. Le poème que l'on va publier est une satire[82]. À propos, +j'ai été porté dans les cieux par la Revue critique[83] et vivement +insulté dans une autre publication[84]. Le tout, me dit-on, est pour le +mieux pour la vente du livre; cela occupe l'attention, et empêche mon +livre d'être oublié; d'ailleurs, dans tous les tems, n'a-t-on pas +censuré les plus grands hommes? pourquoi les derniers seraient-ils plus +heureux? Je supporte donc mon sort en philosophe: il est bizarre que +deux critiques opposées aient paru le même jour; et que sur cinq pages +d'injures, mon censeur, à l'appui de son opinion, ne cite que _deux +vers_ de différens poèmes. Maintenant la vraie manière de _tuer un +homme_, est de citer de longs passages et de les faire paraître +absurdes, car une simple allégation n'est pas une preuve. D'un autre +côté, il y a sept pages d'éloges, et c'est plus que ma _modestie_ ne +peut en supporter à ce sujet. + +_P. S._ Écrivez, écrivez, écrivez!!! + + [Note 82: Ce poème, qu'il augmenta depuis, était _les Bardes + anglais et les Reviseurs écossais_. Il semblerait d'après + cela que l'idée de cette satire lui soit venue quelque tems + avant la publication de l'article de la _Revue d'Édimbourg_.] + + [Note 83: En septembre 1807. Cette _Revue_, en prononçant sur + la carrière future du jeune auteur, se montra meilleur + prophète que le grand oracle du nord. L'écrivain, en citant + l'élégie sur l'abbaye de Newsteadt, disait: «Nous ne pouvons + que saluer avec une sorte d'enthousiasme prophétique + l'espérance renfermée dans la stance suivante: + + «Heureusement ton soleil peut encore échauffer ton front de + ses rayons les plus brûlans, etc., etc.»] + + [Note 84: Dans le premier numéro d'un ouvrage mensuel, appelé + _le Satirique_, dans lequel furent insérées, par la suite, + quelques invectives contre sa personne.] + +Ce fut au commencement de l'année suivante que Lord Byron forma une +liaison avec M. Dallas, allié de sa famille par les femmes. Ce M. Dallas +est l'auteur de quelques romans qui jouirent d'une certaine réputation +lorsqu'ils parurent, et aussi d'une sorte de _Mémoires_ du noble poète, +publiés immédiatement après sa mort. Comme ils sont principalement +fondés sur sa correspondance originale, ce sont aussi les plus +authentiques et les plus dignes de foi qui aient encore été publiés. +Dans les lettres que Lord Byron adresse à ce _gentleman_, parmi un grand +nombre de détails curieux, sous le point de vue littéraire, nous en +trouvons de bien plus importans sous celui qui nous occupe en ce moment; +je veux dire quelques détails propres à faire connaître les opinions que +Lord Byron professait alors sur la morale et la religion, opinions qui +eurent une si grande influence sur sa réputation et sa conduite. + +Ce n'est que bien rarement que l'irréligion et le scepticisme trouvent +accès dans un jeune cœur. Cette disposition naturelle à se confier en +l'avenir, qui fait le charme de cette période de la vie, la rend +naturellement la saison de la foi et de l'espérance. Alors sont encore +fraîches dans l'esprit ces impressions d'une première éducation +religieuse, qui, dans les esprits même les plus prompts à mettre en +question la foi de leurs pères, ne cèdent que lentement aux +envahissemens du doute, et, en même tems, étendent le bienfait de leur +répression morale sur cette partie de la vie où l'on reconnaît qu'elle +est le plus nécessaire. Si, comme les incrédules le reconnaissent +eux-mêmes, l'absence du frein religieux dégage l'homme d'une +responsabilité qui lui serait utile dans tous les tems; il en est +surtout ainsi dans la jeunesse, l'âge des tentations, l'âge où les +passions sont déjà assez portées par elles-mêmes à se donner toute +latitude sans que l'irréligion vienne encore ajouter à leur licence. Il +est donc heureux que, par suite des raisons que nous venons d'indiquer, +le scepticisme et l'incrédulité ne pénètrent généralement dans les ames +qu'à une époque de la vie où le caractère, déjà formé, est moins +susceptible d'être détérioré par leur influence funeste. Quand +l'incrédulité est le résultat erroné de la pensée et du raisonnement, +elle aura quelque chose de la froideur des sources qui l'ont fait +naître; elle ne sera qu'un sujet de spéculation; elle n'aura que peu de +pouvoir à porter l'homme vers le mal, comme, à la même époque de la vie, +la foi la plus orthodoxe n'en a trop souvent que peu pour le conduire +vers le bien. + +Tandis que, de cette manière, les mœurs de l'incrédule lui-même sont +préservées des conséquences funestes que de telles doctrines eussent pu +entraîner à un âge plus tendre; par une raison analogue, le danger de la +communication de ces mêmes idées à d'autres, se trouve singulièrement +diminué. Cette même vanité, cette même audace qui ont dicté les opinions +du jeune sceptique, le conduiront aussi probablement à les révéler, à +les proclamer tout haut, sans s'occuper de l'effet que son exemple peut +avoir sur ceux qui l'entourent, ou de l'odieux qu'une telle confession +ne saurait manquer de jeter irréparablement sur lui-même; mais, dans un +âge plus avancé, on examine ces conséquences avec plus de réflexion. + +L'incrédule, s'il a quelque considération pour le bonheur des autres, y +regardera à deux fois, avant de chasser de leur cœur une espérance dont +lui-même sent si vivement l'absence et le prix. S'il n'a d'égards que +pour lui-même, il hésitera naturellement encore à promulguer des +doctrines que, dans aucun siècle, les hommes n'ont impunément +professées. Dans l'un ou l'autre cas, il y a donc grande probabilité +qu'il gardera le silence; car, en supposant que la philanthropie ne +l'éloignât pas du projet de convertir les autres, la prudence du moins +pourra l'empêcher de faire de lui-même un martyr. + +Malheureusement Lord Byron fut encore en ceci une exception à la règle +générale. Chez lui le ver rongeur se montra au matin de la jeunesse, au +moment où ses ravages devaient être le plus funestes. Au malheur réel +d'être incrédule à quelque âge que ce soit, il ajouta le malheur plus +rare d'être incrédule avant d'avoir quitté les bancs de l'école. Et la +précocité qui mit, de si bonne heure, en jeu ses passions et son génie, +le fit aussi parvenir, avant l'âge, au plus affreux des résultats de la +raison humaine. À cette époque de la vie, où un caractère comme le sien +avait surtout besoin du frein des croyances religieuses, ce frein lui +manquait déjà presque entièrement. + +Nous avons vu dans les deux prières à la Divinité que j'ai extraites de +ses poésies non publiées, et mieux encore dans le résumé de ses études, +à quel âge son esprit ardent avait déjà secoué le joug de tous les +systèmes et de toutes les sectes. Toutefois, dans ces prières +elles-mêmes, il y a une ferveur d'adoration, au milieu de l'éloignement +des croyances reçues, qui peut montrer tout ce qu'il y avait +naturellement de piété dans son cœur (et il y en a beaucoup dans le cœur +des vrais poètes). S'il avait eu alors pour guides et pour appuis des +hommes capables de nourrir et d'entretenir ces heureuses dispositions, +il eût évité cette licence, ce dévergondage d'opinions, auxquels il se +livra dans la suite. Son scepticisme, s'il n'eût pas été entièrement +détruit, eût pu se changer en un doute modeste, qui, loin d'être opposé +à l'esprit religieux, le préserve de l'orgueil et lui inspire la charité +pour les erreurs des autres. S'il n'avait pas lui-même pris sur les +matières religieuses des idées claires et solides, il eût du moins +appris à ne pas obscurcir et ébranler celles de ses semblables. Mais il +eut le malheur de n'avoir point près de lui un sage mentor. Après avoir +quitté Southwell, il ne restait près de lui ni parent ni ami, vers qui +il pût lever les yeux avec respect. Il fut jeté seul dans le monde, avec +ses passions et son orgueil, pour s'abandonner à l'affreuse découverte +qu'il croyait avoir faite de la non-existence d'une vie à venir, et aux +droits dès-lors absolus que le présent a sur nous. Par une autre +fatalité, celui de ses camarades de collége pour lequel il professa de +son vivant le plus d'admiration et d'attachement, et dont il déplora la +perte avec la tendresse d'un frère, Matthews se trouva aussi sceptique +que lui-même, si ce n'est davantage encore. Les parens de ce jeune +homme, dont la carrière, si elle n'eût été sitôt arrêtée par la mort, +paraissait, d'après les promesses de sa jeunesse, devoir être si +brillante, conçurent l'idée de publier ses Mémoires, et s'adressèrent, +en conséquence, à Byron et à ses autres amis, pour en obtenir des +matériaux. La lettre suivante, à laquelle cette demande donna lieu, +outre qu'elle renferme plusieurs anecdotes amusantes sur son ami, nous +donne des détails si intéressans sur sa vie domestique à cette époque, +que nous n'hésitons pas à interrompre l'ordre chronologique pour +l'insérer ici. + + + + +LETTRE XIX. + +À M. MURRAY. + +Ravenne, 12 novembre 1820. + + +«Ce que vous me dites de feu Charles Skinner Matthews, a réveillé tous +mes anciens souvenirs; mais il m'a été impossible d'approuver +l'intention qu'a son frère de donner une notice sur sa vie, quand bien +même les événemens qui la remplirent auraient eu assez d'importance pour +justifier la publication d'anecdotes d'un intérêt aussi restreint. +Néanmoins, c'était un homme bien extraordinaire, et qui aurait acquis +une grande illustration. Nul n'obtint jamais de plus brillans succès +dans tout ce qu'il voulut essayer. Il était trop indolent sans doute; +mais quand il lui arrivait de faire un effort, il dépassait aussitôt de +bien loin tous ses rivaux. Ses victoires se trouveront enregistrées à +Cambridge, particulièrement celle sur Downing, qui fut aisément +remportée, quoique vivement et chaudement contestée. Hobhouse était son +intime ami; il vous donnera plus de documens sur lui que personne. +William Bankes aussi le connaissait intimement; mais pour moi je me +rappelle moins ses grandes facultés académiques que ses bizarreries. +Nous nous sommes trouvés réunis à l'une des époques les moins riantes de +ma vie. Quand, en 1805, j'entrai au collége de la Trinité, âgé de +dix-sept ans et demi, j'étais malheureux et jusqu'à un certain point +insociable. Désolé de quitter Harrow, où j'avais fini par me plaire +pendant les deux années précédentes; désolé d'aller à Cambridge et non +pas à Oxford (parce qu'il ne se trouvait pas de place vacante à +Christ-Church); désolé de quelques contrariétés domestiques de différens +genres, j'étais en conséquence aussi indomptable qu'un loup dont on a +rompu la voie. Aussi, bien que je connusse Matthews, et que je le +rencontrasse souvent chez Bankes, mon aumônier, mon professeur et mon +patron, chez Rhodes, chez Milness, chez Price, chez Dick, chez +Macnamara, Farrell, Galley Knight, et autres connaissances du même tems, +cependant je n'étais intime ni avec lui ni avec qui que ce fût, excepté +mon ancien camarade d'école Edward Long, avec qui je passais les +journées à monter à cheval et à nager, et Williams Bankes, qui avait +assez de douceur dans le caractère pour tolérer mes férocités. + +Ce fut en 1807 seulement, quand, pour prendre mes _degrés_ je fus +retourné à Cambridge, que j'avais auparavant quitté pendant plus d'un +an, que je devins l'un des amis intimes de Matthews. Ce fut par +l'entremise de M. ***, qui, après m'avoir détesté pendant deux ans, +comme il le dit lui-même, parce que je portais un chapeau blanc, une +redingote grise, et que je montais un cheval gris, m'avait pris en +affection parce que je faisais des vers. J'avais déjà vécu assez +long-tems avec eux, et je m'étais assez souvent enivré dans leur +compagnie; mais tout-à-coup nous devînmes réellement amis un beau matin; +Matthews cependant ne résidait pas à cette époque au collége; je le +rencontrais principalement, et de tems en tems, à des époques +incertaines, à Cambridge. H... pendant ce tems-là, faisait de grandes +choses, et fondait le club des whigs de Cambridge, qu'il paraît avoir +oublié, et la _société amicale_, qui fut dissoute en conséquence des +querelles perpétuelles des membres qui la composaient. Il se rendait +très-populaire parmi nous autres jeunes gens et très-formidable à tous +les maîtres particuliers, à tous les professeurs et principaux de +colléges. Williams B... était parti; car tant qu'il avait été là, c'est +lui qui dirigeait toute l'université et qui était le protecteur-né de +tous les mauvais tours. + +«À force de nous rencontrer à Londres et ailleurs, Matthews et moi +devînmes grands amis; il n'était pas très-doux de caractère, ni moi non +plus; mais avec un peu de tact, il était encore maniable. Je le +regardais comme un homme si supérieur, que je ne demandais pas mieux que +de sacrifier quelque chose à ses humeurs, qui souvent m'amusaient tout +en me mettant en colère. On n'a jamais su ce que sont devenus ses +papiers à l'époque de sa mort, et certainement il en avait beaucoup. Je +le dis ici par forme de parenthèse, de peur de l'oublier; il écrivait +remarquablement bien en latin et en anglais. + +«Nous nous rendîmes ensemble à Newsteadt, où j'avais une fameuse cave, +et où je m'étais procuré de chez un costumier des habillemens de +_moines_. Nous étions sept ou huit de notre compagnie, sans compter un +ou deux voisins qui nous faisaient visite dans l'occasion. Nous restions +fort tard dans la nuit, habillés de nos robes de frères, buvant du +bourgogne, du bordeaux, du champagne, et que sais-je encore, dans une +coupe faite d'un crâne humain, et quelques autres verres de toute +espèce; faisant mille bouffonneries dans toute la maison, sans quitter +un instant notre attirail monacal. Matthews m'avait baptisé du nom +d'Abbé, et quand il était de bonne humeur, il ne m'en donna pas d'autre +jusqu'au moment de sa mort. L'harmonie de nos touchantes réunions fut au +bout de quelques jours tant soit peu interrompue, par la menace que fit +Matthews de jeter _l'intrépide_ V... (nous l'avions appelé ainsi parce +qu'il avait gagné deux courses, l'une à pied, d'Ipswich à Londres, +l'autre à cheval, de Brighthelmstone à Londres), de jeter, dis-je, +l'intrépide V... par la fenêtre, à la suite d'une soirée de +plaisanterie, qui se termina par cette _épigramme_. V... vint à moi, et +me dit que le respect et la considération qu'il me devait, comme maître +de la maison, ne lui permettaient pas d'appeler en duel aucun de mes +hôtes, mais que le lendemain matin il se retirerait. Ce fut en vain que +je lui représentai que la fenêtre n'était pas très-élevée et que le +gazon au-dessous était d'une douceur toute particulière: il s'en alla. + +«Matthews et moi, nous avions fait le voyage de Cambridge à Londres, +parlant, pendant toute la route, sur le même sujet. Quand nous fûmes +arrivés à Longhborough, je ne sais quel hasard nous en fit écarter un +moment; Matthews s'en indigna; non, dit-il, ne quittons pas notre +conversation, finissons comme nous avons commencé; continuons jusqu'au +bout du voyage, et il se mit en effet à continuer, trouvant le moyen +d'être toujours amusant jusqu'au bout. Il avait auparavant, durant mon +absence de Cambridge, occupé mes appartemens dans le collége de la +Trinité. En l'y installant, mon répétiteur Jones lui avait dit, avec son +ton ridicule ordinaire: «M. Matthews, je vous recommande sérieusement de +prendre garde d'endommager aucun des meubles, car Lord Byron, monsieur, +est un jeune homme de passions tumultueuses.» Matthews fut ravi de cette +allocution; et, qui que ce fût qui vînt le visiter, il ne manquait pas +de leur recommander de ne toucher la porte elle-même qu'avec une grande +précaution, et alors il leur répétait l'exhortation de Jones dans les +mêmes termes et absolument du même ton; il y avait une grande glace dans +une chambre, ce qui lui suggéra cette remarque, qu'il avait cru d'abord +que ses amis devenaient singulièrement assidus à venir _le voir_; mais +qu'il avait bientôt découvert qu'ils ne venaient que pour se voir +eux-mêmes. La phrase de Jones de _passions tumultueuses_ et l'ensemble +de la scène l'avaient mis de si bonne humeur, que je crois en vérité que +c'est à cette circonstance que j'ai dû une partie de ses bonnes grâces. + +«Quand nous étions à Newstead, il arriva qu'un jour, avant dîner, +quelqu'un lui salit, par mégarde, un de ses bas de soie blancs, et +naturellement voulut lui en faire des excuses. Monsieur, répondit +Matthews, il peut vous paraître fort agréable, à vous qui avez une +grande quantité de bas de soie, de salir ceux d'autrui; mais pour moi +qui n'ai que cette seule et unique paire, que j'ai mise pour faire +honneur à l'Abbé ici présent, rien ne peut excuser le tort que me fait +votre manque d'attention, sans parler des frais de blanchissage. Il +avait presqu'en toute occasion le même ton de plaisanterie sardonique. +Une espèce de sauvage Irlandais, nommé F**, commençant à dire quelque +chose à un grand souper, à Cambridge, Matthews se mit à crier d'une voix +de tonnerre: Silence! et alors montrant F** du doigt, il ajouta ces +paroles d'oracle: _L'ourson est doué de raison_. On peut aisément +supposer qu'en entendant ce compliment, le pauvre _ourson_ perdit le peu +de raison qui pouvait lui être échu en partage. Quand H... publia son +premier volume de poésies, intitulé _Mélanges_, tout ce qu'il put en +tirer, c'est que la préface était absolument dans la manière de Walsh. +H... crut d'abord que c'était un compliment, mais nous ne sûmes jamais à +quoi nous en tenir là-dessus, car tout ce que l'on connaît de Walsh, +c'est son ode au roi Williams, et l'épithète que lui donne Pope, le +savant Walsh. Quand notre troupe quitta Newstead pour Londres, H... et +Matthews qui étaient à cette époque les meilleurs amis du monde, +convinrent de faire ensemble la route à pied. Ils se querellèrent à +moitié route, et achevèrent ainsi leur voyage, passant et repassant l'un +devant l'autre sans se dire un seul mot. Quand Matthews arriva à +Highgate, il avait dépensé tout son argent, excepté trois pences et demi +(7 sous) qu'il résolut d'employer aussi à une pinte de bière; il la +buvait à la porte d'une taverne, quand H... passa devant lui pour la +dernière fois, toujours sans lui parler. Ils se réconcilièrent depuis à +Londres. + +«L'escrime était une des passions de Matthews, il était aussi très-fort +au pugilat, mais il avait généralement le dessous dans les combats +sérieux et au poing nu; quant à la natation, il nageait bien, mais avec +efforts et travail, et se tenant le corps trop hors de l'eau; en sorte +que Scrope, Davies et moi-même, qui étions en quelque sorte ses rivaux, +nous lui disions souvent qu'il se noierait s'il rencontrait jamais +quelque endroit difficile. Il se noya en effet; mais, à coup sûr, Scrope +et moi eussions bien désiré que le doyen eût vécu, et que notre +prédiction se fût trouvée mensongère. + +«Sa tête était extraordinairement belle, et ressemblait beaucoup à celle +de Pope dans sa jeunesse. + +«Son frère Henry, si Henry est bien le nom de celui de _King's college_, +rappelle fortement sa voix, ses traits et sa manière de rire. Sa passion +pour boxer était si grande, qu'il voulait absolument que je le misse aux +prises avec Dogherty, pour lequel j'avais parié contre Tom Belcher, et +je les vis s'essayer ensemble dans ma chambre avec les gants. Comme il +paraissait y tenir opiniâtrement, j'aurais parié, pour lui plaire, en +faveur de Dogherty; mais le combat n'eut pas lieu. Bien entendu que +c'eût été un combat particulier dans une chambre particulière. + +«Un certain jour que le tems ne lui permettait pas de retourner +s'habiller chez lui, un ami, M. Basley, je crois, l'équipa d'une chemise +et d'une cravate extrêmement à la mode, mais tant soit peu exagérée. Il +se rendit à l'opéra, et prit place dans _Top's Alley_. Pendant +l'entr'acte, entre l'opéra et les ballets, une de ses connaissances vint +s'asseoir près de lui, et le salua. «Faites le tour, dit Matthews, +faites le tour. Pourquoi ferais-je le tour? dit l'autre, vous n'avez +qu'à tourner la tête, je suis tout près de vous. C'est précisément ce +que je ne peux pas faire, répondit Matthews; ne voyez-vous pas l'état +dans lequel je suis?» montrant du doigt son col de chemise savamment +empesé, et son inflexible cravate. Et il se tint là pendant tout le +spectacle, sa tête conservant toujours la même position perpendiculaire. + +«Un soir après avoir dîné ensemble, comme nous allions à l'opéra, je me +trouvai avoir un billet disponible, comme souscripteur à une loge, et +j'en fis présent à Matthews. «Voilà, dit-il quelque tems après à +Hobhouse, un procédé _courtois_ de la part de l'Abbé: un autre ne se +serait jamais avisé de penser que je pouvais faire meilleur emploi d'une +demi-guinée que de la jeter à un portier de spectacle; mais lui, +non-seulement il m'invite à dîner, mais il me donne encore un billet +d'opéra.» Ce n'était qu'une de ses singularités, car nul n'était plus +libéral, plus grand que lui dans toutes ses manières. Il nous donna, à +Hobhouse et moi, avant notre départ pour Constantinople, un festin +magnifique, auquel nous fîmes amplement honneur. Une de ses idées était +d'aller dîner dans toutes sortes de lieux étranges. Quelqu'un le +découvrit un jour dans je ne sais quelle obscure taverne du Strand; et +que croyez-vous qui l'y attirait? c'est qu'il payait, je crois, un +shilling pour dîner le _chapeau sur la tête_. Il appelait cela sa +_maison à chapeau_, et de vanter les avantages qu'il avait à prendre ses +repas la tête couverte. + +«Quand sir Henri Smith fut chassé de Cambridge, à la suite d'une rixe +avec un marchand nommé _Hiron_, Matthews s'en consola en allant chaque +soir crier sous la fenêtre de celui-ci: «Hélas! à quel péril s'expose +l'homme qui se joue avec _hat Hiron_[85]!» Il était aussi de cette bande +de libertins irréligieux qui se faisaient un plaisir d'aller troubler le +sommeil de Lort Mansel (dernièrement évêque de Bristol), qui alors +habitait le collége de la Trinité. Quand celui-ci paraissait à sa +fenêtre, écumant de colère et s'écriant: «Je vous connais, messieurs, je +vous connais,» ils avaient coutume de lui répondre: «Nous t'en +conjurons, oh _Lort_! écoute-nous, bon Lort, délivre-nous[86]!» (Lort +était son nom de baptême.) Comme il était très-libre dans ses manières +d'envisager toutes sortes de sujets, quoiqu'il ne fût ni dissolu ni +déréglé dans sa conduite, et que je n'avais pas moins d'indépendance +dans les idées, notre conversation et notre correspondance alarmaient +quelquefois vivement Hobhouse...» + + [Note 85: Il est impossible de traduire en français le jeu de + mots qui se trouve ici dans le texte: _hat Hiron_ signifiant + le _bouillant Hiron_, et _hat iron_ signifiant _un fer + chaud_.] + + [Note 86: Ces paroles sont extraites textuellement de la + liturgie anglicane, et présentent encore un jeu de mots: + _Lord, délivrez-nous; libera nos, Domine._] + +Comme déjà avant sa liaison avec M. Matthews, Lord Byron avait commencé +à s'enfoncer dans l'abîme du scepticisme, il serait injuste d'attribuer +au premier dans les opinions de son ami plus de part qu'il n'a dû en +résulter de l'influence naturelle de l'exemple et de la sympathie; +influence qui, éprouvée également des deux côtés, rendait en grande +partie réciproque la contagion de leurs doctrines. Outre cette +communauté de sentimens sur de tels sujets, ils étaient tous deux +tourmentés par le goût dangereux de la satire. Les hommes les plus pieux +même ne peuvent pas toujours résister à cette disposition d'esprit qui +nous entraîne presque malgré nous à déverser du ridicule sur tout ce +qu'il y a de plus saint et de plus grave. Il n'est donc pas étonnant que +dans une telle société, les opinions du noble poète aient pris avec plus +de rapidité une direction vers laquelle elles tendaient naturellement; +et quoique l'on ne puisse pas dire qu'il ait eu alors des doctrines bien +arrêtées, puisque ni à cette époque ni à aucune autre de sa vie il ne se +montra incrédule décidé, il apprit sans doute à sentir moins fortement +l'horreur du scepticisme, et à y mêler de la légèreté et de +l'amour-propre. Dès le commencement de sa correspondance avec M. Dallas, +nous le voyons proclamer ses sentimens sur tous les sujets de cette +nature, avec une légèreté et un aplomb bien différens du ton avec lequel +il présentait autrefois ses doutes. Cela même forme un contraste +frappant avec cette tristesse fiévreuse d'un cœur désolé de perdre ses +illusions, qui respire dans chaque vers des prières qu'il avait tracées +moins d'un an auparavant. + +Il ne faut pas cependant oublier ici sa propension à exagérer tout ce +qu'il pouvait y avoir de mauvais en lui. Dans sa première lettre à M. +Dallas, nous voyons un exemple de cette étrange ambition, complètement +opposée à l'hypocrisie, qui le porta à rechercher plutôt qu'à éviter la +réputation de libertin, et à présenter sans cesse sous le jour le plus +défavorable son caractère et sa conduite. Son nouveau correspondant lui +faisant compliment sur les sentimens de morale et de charité qui +respiraient dans l'un de ses poèmes, avait ajouté que cela lui avait +rappelé les ouvrages d'un autre noble auteur, qui était non-seulement +grand poète, grand orateur et grand historien, mais encore l'un des plus +profonds raisonneurs qui aient établi la vérité de cette religion, dont +le pardon des offenses est l'un des premiers principes; (le grand et le +bon lord Littleton, dont la réputation ne périra jamais.) Son fils, +ajoutait M. Dallas, auquel il avait transmis son génie, mais non ses +vertus, a brillé un moment pour disparaître bientôt comme un météore +passager, et avec lui son titre s'est éteint. C'est à cette lettre que +Lord Byron fit la réponse suivante: + + + + +LETTRE XX. + +À M. DALLAS. + +Hôtel Dorant, Albemarle-street, 20 janvier 1808. + + +MONSIEUR, + +«Votre lettre ne m'est parvenue que ce matin, probablement parce qu'elle +m'était adressée à Nottingham, où je n'ai pas résidé depuis le mois de +juin dernier; comme elle est datée du 6 courant, je vous prie d'excuser +le retard de ma réponse. + +«Si, comme vous dites, le petit volume dont vous parlez a fait quelque +plaisir à l'auteur de _Perceval_ et d'_Aubrey_, je suis plus que +récompensé par cet éloge. Quoique nos censeurs périodiques se soient +montrés d'une indulgence peu commune, je confesse que l'approbation d'un +homme d'un génie aussi reconnu est encore bien plus flatteuse pour moi; +mais je perdrais, je le crains, tous droits au titre d'homme candide, si +je ne refusais pas des éloges que je ne mérite point. Je suis fâché +d'ajouter que ce serait ici le cas. + +«Mes ouvrages doivent parler pour eux-mêmes; ils doivent se soutenir ou +tomber suivant leur mérite ou leur démérite; et sous le rapport +littéraire je suis fier de l'opinion favorable que vous voulez bien m'en +exprimer. Mais j'ai malheureusement si peu de prétentions au titre +d'homme vertueux, que je ne puis accepter les complimens que vous me +faites à cet égard, bien que je m'estimasse heureux de les mériter. Un +passage de votre lettre m'a singulièrement frappé: vous y parlez des +deux lords Littleton comme chacun d'eux le mérite respectivement; vous +serez surpris d'apprendre que la personne qui vous écrit en ce moment, a +été souvent comparée au second. Je n'ignore pas que par cet aveu, je me +perds moi-même dans votre estime; mais c'est une circonstance que votre +observation rend si remarquable, que je ne puis m'empêcher de rapporter +ce fait. Les événemens de ma courte vie ont été d'une nature si +singulière, que bien que cet orgueil que l'on appelle ordinairement +honneur, m'ait toujours empêché, et doive, je l'espère, m'empêcher +toujours de disgracier mon nom par aucune action lâche ou vile, j'ai +déjà été considéré comme un adepte du libertinage et un disciple de +l'incrédulité. Jusqu'à quel point la justice peut-elle avoir dicté cette +accusation? je ne prétends pas l'examiner ici, mais je dirai que comme +le _gentleman_[87] auquel mes religieux amis, dans la ferveur de leur +charité, m'ont déjà dévoué, on me fait plus mauvais que je ne suis en +effet. Quoi qu'il en soit, pour me laisser là moi-même, le plus mauvais +sujet que je puisse traiter, et pour en revenir à mes poésies, je ne +puis assez vous exprimer mes remercîmens, et j'espère avoir quelque jour +l'occasion de vous en présenter personnellement l'hommage. Une seconde +édition est maintenant sous presse avec quelques additions et des +retranchemens considérables; vous me permettrez de vous en offrir un +exemplaire. Le _Critical_, le _Monthly_ et l'_Anti-Jacobin Review_ ont +été très-indulgens, mais l'_Eclectic_ a prononcé une furieuse +philippique, non contre le livre, mais contre l'auteur, où vous +trouverez tout ce que je viens de vous dire avancé par un ecclésiastique +qui a écrit cet article. + + [Note 87: _Le Diable_.] + +«Je connaissais depuis long-tems votre nom et vos rapports avec notre +famille; j'espère faire bientôt une connaissance personnelle avec vous: +vous trouverez en moi un excellent composé d'un _Brainless_ et d'un +_Stanhope_[88]. Je crains que vous ne puissiez déchiffrer cette lettre, +car ma main est presque aussi mauvaise que ma réputation; mais je vais +signer, aussi lisiblement qu'il me sera possible, Votre obligé et +obéissant serviteur,» + +BYRON. + + [Note 88: Personnages du roman intitulé: _Percival_ + (_Perceval_). + (_Note de Moore_.)] + +Il y a ici évidemment une sorte d'orgueil de la part de Byron à +s'assimiler au débauché lord Littleton. De peur que ce qu'on connaissait +d'irrégulier dans sa vie ne suffit pas pour justifier cette prétention, +il fait, avec un air de mystère, suivant sa coutume, allusion à des +événemens inconnus qui pourraient lui donner droit à ce paralèle[89]. M. +Dallas qui, à ce qu'il paraît, ne s'attendait pas à voir recevoir ainsi +ses complimens, se tira de ce mauvais pas en renvoyant à la _candeur_ du +jeune Lord les éloges dont celui-ci s'était montré si peu reconnaissant +quand ils étaient adressés à ses mœurs, et ajoutait que, d'après +l'intention exprimée par Lord Byron dans sa préface, d'abandonner le +culte des muses pour suivre une autre carrière, il le croyait en ce +moment occupé aux études qui forment le sénateur et l'homme d'état; +qu'il se l'était représenté comme membre de quelque université, +s'exerçant à l'art de penser et de parler, et amassant un trésor de +connaissances en histoire et en droit. C'est dans la réponse à cette +lettre que se trouve l'exposition des opinions du noble poète à laquelle +j'ai fait allusion plus haut. + + [Note 89: Cet appel à l'imagination de son correspondant ne + fut pas tout-à-fait sans effet: «Je pensai, dit M. Dallas, + que ces lettres, _quoique évidemment fondées sur quelques + circonstances de sa vie antérieure_, étaient plutôt un jeu + d'esprit qu'un portrait ressemblant. + (_Note de Moore_.)] + + + + +LETTRE XXI. + +À M. DALLAS. + +Hôtel Dorant, 21 janvier 1808. + + +MONSIEUR, + +«Dans quelque tems que vos loisirs et votre disposition d'esprit vous +permettent de me favoriser d'une visite, je serai sensiblement flatté de +faire une connaissance personnelle avec quelqu'un dont l'esprit m'était +déjà connu depuis long-tems par ses ouvrages. + +«Votre conjecture est fondée en ce sens que je suis membre de +l'université de Cambridge, où je vais à la fin de ce quartier prendre le +grade de _Master artium_[90]; mais si le raisonnement, l'éloquence, la +vertu étaient l'objet que je poursuis, _Granta_[91] n'est point leur +métropole; le pays où elle est située n'est point un Eldorado, bien +moins encore une Eutopie. L'intelligence de ses enfans est aussi +stagnante que les eaux de sa _Cam_[92]; ils ont en vue dans leurs +travaux non l'église du Christ, mais l'église la plus prochaine qui leur +donnerait un bénéfice. + + [Note 90: _Maître-ès-arts_ (A. M.), second grade dans les + universités anglaises, correspondant exactement à celui de + licencié. + + Une université anglaise se compose d'étudians non gradués + (_under graduates_), de bacheliers, de maîtres-ès-arts et de + docteurs. Ces grades ne correspondent pas absolument aux + nôtres, en ce sens qu'il n'y a de bachelier que _ès-lettres_ + (_artium bachelors_, A. B.), bien que pour obtenir ce titre, + il faille subir des examens sur les sciences et la théologie. + + La licence et le doctorat s'obtiennent par un certain nombre + d'années de résidence et le paiement de certains droits qui + varient suivant que l'impétrant est noble ou roturier. Il n'y + a également que des licenciés-ès-lettres (_artium masters_). + + Quant au doctorat, au contraire, il n'y a point de + docteurs-ès-lettres, mais seulement des docteurs en théologie + (_doctores divinitatis_, D. D.), et des docteurs en droit + (_doctores legis_, D. L.). Bien que l'on appelle les médecins + du nom de docteur, il n'y a point de grades en médecine, non + plus que dans les sciences, et leurs diplômes sont plutôt des + permissions d'exercer que des titres universitaires. + (_N. du Tr._)] + + [Note 91: Nom poétique de l'université de Cambridge.] + + [Note 92: Rivière qui passe à Cambridge et lui donne son + nom.] + +«Quant à mes connaissances, je puis dire sans hyperbole qu'elles sont +passablement étendues en histoire; peu de nations existent ou ont existé +dont je ne connaisse plus ou moins les annales, depuis Hérodote jusqu'à +Gibbon. Quant aux auteurs grecs et latins, je les connais autant que la +plupart des écoliers qui leur ont consacré treize années d'études. Quant +aux lois du pays, je les connais juste assez pour ne pas _enfreindre les +statuts_, pour me servir de l'expression des braconniers. J'avais étudié +l'_Esprit des lois_ et _le Droit des gens_; mais quand je vis celui-ci +violé chaque mois, je cessai de m'en occuper comme d'une connaissance +sans utilité. Quant à la géographie, j'ai vu plus de pays sur la carte, +que je ne désirerais en traverser à pied. J'ai vu assez de mathématiques +pour me donner mal à la tête sans éclaircir mes idées. De philosophie, +d'astronomie et de métaphysique, j'en ai appris plus que je n'en +comprends[93]; pour du sens commun, j'en ai acquis si peu que je me +propose de fonder un prix _byronnien_ dans chacune de nos universités +pour le premier qui en découvrira quelques traits en moi; quoique l'on +craigne bien que la découverte de la quadrature du cercle ne doive +précéder celle-là. + + [Note 93: Byron paraît se rappeler ici la manière spirituelle + dont Voltaire nous peint l'érudition de Zadig: «Il savait de + la métaphysique ce que l'on en a su dans tous les âges... + c'est-à-dire fort peu de chose, etc.»] + +«Je me suis cru autrefois philosophe. Je débitais avec beaucoup de +décorum bon nombre d'absurdités, défiant la douleur et prêchant +l'égalité d'humeur. Pendant quelque tems cela réussit fort bien, car +personne ne souffrait pour moi que mes amis, et ne perdait patience que +mes auditeurs; à la fin une chute de cheval me convainquit que la +douleur physique était un mal, et cet argument, le pire de tous, changea +à la fois mon système et mon humeur; en sorte que je quittai Zenon pour +Aristippe, et m'imaginai que c'est le plaisir qui constitue réellement +le καλον[94]. En morale, je préfère Confucius aux dix +commandemens, et Socrate à Saint-Paul, quoique les deux derniers +s'accordent dans leur opinion du mariage. En religion, je suis pour +l'émancipation catholique, mais je ne reconnais pas le pape, et j'ai +refusé de recevoir le sacrement parce que je ne comprends pas comment +manger du pain et boire du vin de la main du vicaire terrestre peut +faire de moi l'héritier du royaume des cieux. Je regarde la vertu en +général, et chaque vertu en particulier, comme une disposition de l'ame; +chacune d'elles me semble une manière de sentir et non un principe[95]. +Je crois que la vérité est le premier attribut de la divinité, et que la +mort est un sommeil éternel, au moins pour le corps. Vous avez là un +résumé des sentimens de ce _libertin_ de George Lord Byron, et, jusqu'à +ce que je me pourvoie d'un nouvel habit, vous voyez que je suis +passablement mal vêtu. + + [Note 94: Το καλον, le beau.] + + [Note 95: C'est là la doctrine de Hume, qui résout toute + vertu en un sentiment. Voyez son ouvrage intitulé: + _Recherches sur les principes moraux_ (_Enquiry concerning + the principles of morals_).] + +«Je suis, etc.» + +Quoique telle fût sans doute à cette époque la tournure générale de ses +opinions, il faut se rappeler, avant d'ajouter trop d'importance à cette +profession de ses sentimens, d'abord qu'il ne résista jamais à la +tentation de montrer son esprit aux dépens de sa réputation, ensuite +qu'il écrivait ici à une personne bien intentionnée, sans doute, mais en +même tems à l'un de ces officieux, de ces donneurs d'avis, toujours +contens d'eux-mêmes, que Byron s'est fait dans tous les tems un plaisir +d'étonner et de mystifier. Les tours qu'il joua étant enfant au +charlatan du Nottinghamshire, Lavender, n'étaient que les premiers d'une +longue série de mystifications qu'il fit toute sa vie aux nombreux +charlatans que sa célébrité et son humeur sociable attiraient autour de +lui. + +Les termes dans lesquels il parle de l'université, dans cette lettre, +sont parfaitement d'accord avec plusieurs passages des _Heures +d'oisiveté_ et de sa première satire. On voit que s'il se rappelait +Harrow avec plus d'affection que de respect peut-être, Cambridge n'avait +pu lui inspirer ni l'un ni l'autre de ces deux sentimens. Ce dégoût +qu'il avait conservé pour sa _mère nourrice_, il le partageait en commun +avec la plupart des noms les plus illustres de la littérature anglaise. +«Si grande était la haine de Milton pour Cambridge, dit Warton, qu'il +avait même conçu un dégoût pour l'aspect du pays et pour les campagnes +d'alentour.» Voici comme le poète Gray parle de la même université: +«Certainement c'est de cette ville, aujourd'hui Cambridge, mais +autrefois connue sous le nom de Babylone, que le prophète parle, quand +il dit: Les animaux sauvages du désert y habiteront, leurs demeures +seront pleines de tristes créatures, les hiboux y bâtiront nids et les +satyres y danseront.» Gibbon nous a transmis le souvenir amer qu'il +conservait de l'université d'Oxford, et le froid mépris avec lequel +Locke se vengea de l'hypocrisie qui régnait dans cet asile de la +science, est encore plus remarquable[96]. + + [Note 96: Voyez sa lettre à Anthony Collins, 1703-4, où il + parle de ces fortes têtes qui jetaient feu et flamme contre + son livre, parce qu'il était de nature à nuire à l'industrie + locale, qu'à cette époque on appelait la _tonte de cochon_.] + +On peut penser que les souvenirs pénibles que quelques poètes ont +conservés de leur vie de collége ont leur origine dans cette antipathie +pour les entraves de la discipline, antipathie que l'on observe assez +souvent comme un des traits caractéristiques de génie: c'est comme une +sorte d'instinct ou de préservatif, s'il est vrai (comme quelques-uns +l'ont dit) qu'une éducation classique nuise à la fraîcheur et à +l'élasticité de l'imagination. Un écrivain, membre du clergé, et par +conséquent peu suspect de vouloir déprécier les études académiques, +non-seulement pose cette question: «Les formes ordinaires de notre +système d'éducation ne sont-elles pas plus nuisibles qu'utiles aux vrais +poètes?» mais encore il paraît fortement pencher pour une solution +affirmative. Pour exemple à l'appui de son opinion, il choisit le +classique Addisson qui, dans quelques essais originaux d'un genre sévère +ou allégorique, paraît n'avoir pas été dépourvu des talens qui révèlent +un esprit supérieur, talens qui furent tellement comprimés et énervés +par son étude constante et superstitieuse des classiques anciens, que +dans le fait il est demeuré un poète très-ordinaire. + +C'est sans doute sous l'impression de l'influence maligne de +l'atmosphère scholastique sur le génie, que Milton, en parlant de +Cambridge, s'écrie: «C'est un lieu où les disciples de Phébus ne +sauraient vivre,» et que Lord Byron, répétant en vers une pensée déjà +exprimée dans la lettre à M. Dallas, que nous venons de citer, dit: «Son +Hélicon est plus pesant et plus fangeux encore que sa rivière de Cam.» + +Dryden, qui, comme Milton, avait reçu quelque châtiment déshonorant[97] +à Cambridge, paraît avoir conservé peu de respect pour son _alma mater_; +et les vers dans lesquels il loue l'université d'Oxford aux dépens de la +sienne[98], lui ont été probablement dictés moins par une admiration +véritable de l'une que par le désir de dénigrer l'autre. + + [Note 97: Milton a reçu le fouet à l'université de Cambridge; + c'est, dit-on, le dernier qui ait été soumis à cette punition + dégoûtante, qui, bien que tombée en désuétude, n'en fait pas + moins partie des moyens de répression indiqués dans les + réglemens. + (_N. du. Tr._)] + + [Note 98: Voyez _prologue à l'université d'Oxford_.] + +Ce n'est pas seulement le génie qui se rebelle contre la discipline des +écoles; le goût, naturellement moins impérieux, et dont l'objet avoué +est de cultiver les études classiques, se montre quelquefois rétif au +gouvernement pédantesque qu'on veut lui imposer. Ce ne fut qu'après +avoir été déchargé de l'obligation de lire Virgile comme une tâche, que +Gray se sentit capable d'apprécier et de goûter les beautés de ce poète. +Byron, jusques à la fin, s'efforça de vaincre un préjugé de la même +nature contre Horace, dont le nom s'associait toujours dans son esprit +au souvenir des ennuis de l'école. + +Quoique le tems ait accoutumé mon esprit à méditer sur ce que j'avais +appris alors, telle est la force du préjugé né de l'impatience qu'ils +m'ont fait éprouver dans mes premiers ans, que, perdant pour moi +l'attrait de la nouveauté, les auteurs dont j'aurais peut-être cherché +la lecture avec avidité, si j'avais été libre dans mes choix, +m'inspirent toujours une sorte de dégoût, et que ce que je détestais +alors je l'abhorre encore aujourd'hui. Adieu donc, Horace, que je +détestais tant, c'est ma faute et non la tienne. C'est un grand malheur +d'entendre les mots dont tu t'es servi pour exprimer tes idées +poétiques, sans être en âge d'apprécier ces mêmes idées, et de +comprendre tes vers, trop tôt pour pouvoir jamais les aimer. (_Childe +Harold_, chant IV.) + +Aux grands poètes qui nous ont laissé un témoignage de leur +désapprobation du système anglais d'éducation il faut ajouter les noms +distingués de Cowley, Addisson et Cowper. Tandis que parmi les exemples +qui, comme ceux de Milton et de Dryden, démontrent l'espèce de raison +inverse qui peut exister entre les _honneurs_ du collége et le génie, il +ne faut pas oublier ceux de Swift, Goldsmith et Churchill, qui ne furent +jugés que de médiocres écoliers dans les universités dont ils honorent +aujourd'hui les annales. À la suite de cette longue série de poètes qui +ont quitté les universités, entachés d'une note déshonorante et pleins +de sentimens haineux contre elles, nous ajoutons des noms tels que ceux +de Shakspeare, de Pope, de Gay, de Thomson, de Burns, Chatterton, etc., +qui tous ont atteint leur degré de gloire respective sans avoir passé +par aucun collége. Nous verrons que le plus grand nombre de nos poètes +n'a rien dû à cette influence puissante que les universités sont censées +exercer sur le développement du génie, dans les pays qui en sont +pourvus. + +Les lettres suivantes, écrites à cette époque, contiennent quelques +particularités qui peut-être ne seront pas sans intérêt pour le lecteur. + + + + +LETTRE XXII. + +À M. HENRY DRURY. + +Hôtel Dorant, 13 janvier 1808. + + +MON CHER MONSIEUR, + +«La stupidité de mes domestiques ou du portier, en ne vous disant pas de +monter dans mon appartement, où je vous aurais rejoint à l'instant, m'a +privé du plaisir de vous voir hier matin. J'espérais vous rencontrer le +soir dans quelque lieu public, mon étoile ne l'a pas permis; c'est ainsi +qu'elle me refuse les faveurs, et généralement les faveurs qui me +seraient le plus agréables. Vous eussiez été, je crois, fort étonné en +me revoyant; j'ai perdu 50 liv. depuis notre dernière entrevue; je +pesais alors 181 liv., je n'en pèse plus maintenant que 130. Je me suis +débarrassé de mon _superflu_, au moyen de l'exercice violent et de +l'abstinence........................................................... +....................................................................... + +«Si vos occupations à Harrow vous permettaient de venir en ville d'ici +au premier février, je m'estimerais heureux de vous recevoir dans +Albemarle-street. Si je ne puis pas avoir cet avantage, je tâcherai +d'aller vous voir une après-midi à Harrow, tout en tremblant que votre +cave ne contribue pas beaucoup à ma guérison. Quant à mon digne +précepteur, le docteur Butler, notre rencontre chez vous n'empêcherait +pas ces _petites douceurs_ que nous étions dans l'habitude de nous +prodiguer mutuellement. Nous ne nous sommes parlé qu'une fois depuis mon +départ de Harrow, 1805, et dans cette occasion il dit poliment à +Tatersall que je n'étais pas un compagnon convenable pour ses élèves. +C'était avant ma première _échauffourée_ poétique; et, en bonne prose, +si j'avais été plus vieux de quelques années, j'aurais gardé le silence +sur ses perfections; mais j'étais couché sur le dos quand j'écrivis ou +plutôt quand je dictai ces folies d'écolier. Je ne m'attendais pas à en +revenir jamais; mon médecin avait reçu les honoraires de seizième +visite, et moi j'en étais à sa seizième ordonnance; je ne pouvais +quitter la terre sans laisser à Butler un souvenir de constant +attachement, en retour de tous ses bons offices. J'avais intention de +descendre à Harrow en juillet; mais pensant que ma visite, immédiatement +après la publication, pourrait être interprétée comme une insulte, je +dirigeai mes pas ailleurs; j'avais, de plus, appris que plusieurs des +élèves s'étaient procuré mon opuscule, et cela, bien certainement, +contre mes intentions; car je n'en ai pas donné une seule copie avant le +mois d'octobre, époque à laquelle, cédant à des instances réitérées, je +ne pus en refuser une à un jeune homme qui depuis a quitté l'école. Vous +me pardonnerez de vous entretenir si longuement sur ce sujet; vous +l'aviez abordé, dès-lors une explication devient nécessaire. Je +n'essaierai point de me justifier, _hic murus aheneus esto, nil conscire +sibi_, etc., comme lord Baltimor lors de son jugement pour un rapt. Je +suis demeuré assez long-tems au collége de la Trinité pour avoir oublié +la fin du vers; mais si je ne finis pas ma citation, je finirai du moins +ma lettre, en vous priant de me croire, avec autant d'affection que de +reconnaissance, votre, etc. + +«_P. S._ Je n'abuserai pas de vos loisirs en sollicitant la faveur d'une +réponse, de peur que vous ne disiez, comme dit Butler à Tatersall, +auquel j'avais adressé une lettre assez imprudente, à l'occasion du +propos dont j'ai parlé plus haut: «Je voudrais l'entraîner dans une +correspondance avec moi.» + + + + +LETTRE XXIII. + +À M. HARNESS. + +Hôtel Dorant, Albemarle-street, 11 février 1808. + + +MON CHER HARNESS, + +«Comme je n'ai pas eu occasion de vous les exprimer verbalement, +j'espère que vous voudrez bien recevoir mes remercîmens écrits, pour +l'opinion flatteuse que vous avez bien voulu exprimer au mois de +novembre dernier, sur quelques-unes des productions de ma pauvre muse. +Au plaisir que j'éprouve à me voir loué par un ancien camarade d'école +se joint le besoin de vous rendre justice, car j'avais entendu +l'histoire avec quelques légères variantes. En vérité, quand nous nous +rencontrâmes ce matin, Wingfield ne m'avait pas encore détrompé, mais il +vous dira que je n'ai témoigné aucun ressentiment en citant le jugement +qu'on vous prêtait, quoique je ne sois pas fâché d'avoir découvert la +vérité. Peut-être vous vous rappelez à peine qu'il y a quelques années +nous avons été liés d'une amitié trop courte, mais bien vive. Pourquoi +cette amitié n'a-t-elle pas duré plus long-tems? je n'en sais rien. J'ai +encore en ma possession un souvenir de vous, qui m'empêchera toujours de +l'oublier. Je me souviens aussi d'avoir été favorisé de la lecture de +plusieurs de vos compositions. Il est plusieurs autres circonstances que +je pourrais vous rappeler, si je ne craignais de fatiguer votre mémoire; +mais je vous prie de croire à la sincérité de mes regrets quant à la +courte durée de mon amitié, et aux espérances que je nourris de la voir +se renouveler, etc.» + +BYRON. + +J'ai déjà parlé de l'amitié qui unit de bonne heure ce _gentleman_ et +Lord Byron, aussi bien que de la froideur qui lui succéda. L'extrait +suivant d'une lettre dont M. Harness voulut bien m'honorer, en mettant à +ma disposition celle de son noble correspondant, expliquera les +circonstances qui amenèrent à cette époque leur réconciliation. Le +tribut d'éloges qu'il paie dans les dernières phrases à la mémoire de +Lord Byron, ne paraîtra pas moins honorable pour lui-même que pour son +ami. + +«Bientôt après, notre liaison se refroidit, comme le dit Byron dans la +première des lettres ci-jointes, et nous ne nous parlâmes plus durant la +dernière année qu'il passa à Harrow, ni jusqu'après la publication de +ses _Heures d'Oisiveté_; il était alors à Cambridge, et moi encore à +l'école, mais dans une des _formes_ les plus avancées. Il arriva que +dans une amplification anglaise je citai quelque chose de son ouvrage, +et je le fis avec éloge. On rapporta à Byron que j'avais au contraire +parlé en mauvaise part et de l'ouvrage et de l'auteur, pour m'attirer +les bonnes grâces de notre maître le docteur Butler, contre lequel un de +ses poèmes renfermait une satire. Wingfield, depuis lord Power's court, +notre ami commun, le désabusa de son erreur, et ce fut là l'occasion de +la première lettre de ce recueil. Notre commerce se renouvela, et +continua de ce moment jusqu'à celui où il quitta l'Angleterre; quelques +torts que Lord Byron puisse avoir eu envers d'autres, sa conduite envers +moi a toujours été uniformément affectueuse. J'ai eu à me reprocher bien +des négligences, bien des petites choses envers lui; mais je ne puis me +rappeler, pendant tout le cours de notre liaison, aucun exemple de +caprice, aucun manque d'amitié de sa part.» + +Au printems de cette année 1808, parut, dans la _Revue et Édimbourg_, la +fameuse critique sur les _Heures d'Oisiveté_. Qu'il eût d'avance quelque +idée de ce qui se préparait contre lui de ce côté, c'est ce que rend +évident la lettre suivante à son ami M. Becher. + + + + +LETTRE XXIV. + +À M. BECHER. + +Hôtel Dorant, 26 février 1808. + + +MON CHER BECHER, + +«... Passons à Apollon: je suis charmé que vous me continuiez votre +indulgence, et que le public veuille bien approuver mes essais. Je suis +devenu un personnage si important, qu'une violente attaque se prépare +contre moi dans le prochain numéro de la _Revue d'Édimbourg_. Je sais +cela d'un ami qui a vu la copie et l'épreuve de cette critique. Vous +n'ignorez pas que le système de ces messieurs est de tout désapprouver. +Ils ne louent personne, et ni le public ni les auteurs ne s'attendent à +trouver dans leur feuille rien qui ressemble à des éloges. Il y a ici +cependant quelque chose de remarquable, attendu qu'ils font profession +de ne donner de jugement que sur des ouvrages dignes de l'attention +publique. Vous verrez cet article quand il paraîtra: il est, m'a-t-on +dit, de la plus extrême sévérité; mais pour moi, j'en suis prévenu; et +pour vous, j'espère que vous ne vous en offenserez pas. + +»Dites à Mrs. Byron de ne pas se chagriner pour cela, et de s'attendre +aux plus grandes hostilités de leur part. Cela ne me peut faire aucun +tort, ainsi j'espère qu'elle ne s'en tourmentera pas trop. Ces messieurs +manquent leur but en injuriant indifféremment tout le monde; ils ne +louent jamais que les partisans de Lord Holland et compagnie; ce n'est +rien d'être critiqué et insulté, quand Southey, Moore, Lauderdale, +Strangford et Payne Knight partagent le même sort. + +»J'en suis fâché, mais il faut retrancher les _Souvenirs d'Enfance_ dans +la première édition. J'ai changé conformément à vos avis, les +_allusions_ trop _personnelles_ dans la sixième stance de ma dernière +ode. + +»Et maintenant, mon cher Becher, il me reste à vous offrir mes +remercîmens pour tout l'intérêt que vous avez bien voulu prendre à moi +et à mes mauvaises rimes. Croyez que je ferai toujours grand cas de vous +et de vos amis: je suis bien sincèrement, etc., etc.» + +Bientôt après cette lettre, parut l'article redouté, article qui, s'il +ne renferme pas beaucoup d'esprit en lui-même, eut du moins le mérite +incontestable d'exciter l'esprit des autres; jamais en effet article +dicté par la plus juste critique n'obtint la célébrité que celui-ci dut +à son injustice elle-même. Aussi long-tems qu'on gardera le souvenir de +la courte mais glorieuse carrière qu'a parcourue le génie de Byron, on +ne saurait oublier l'odieuse critique qui lui donna son premier élan. + +Il n'est que juste cependant de remarquer, sans prétendre justifier en +rien le ton méprisant qui règne dans cette critique, que les premiers +vers de Lord Byron, tout gracieux et tendres qu'ils sont, étaient peu +propres à faire attendre ces miracles brillans de poésie dont, par la +suite, il enchanta le monde étonné. Si les vers composés dans sa +jeunesse ont un charme particulier à nos yeux, c'est que nous les lisons +pour ainsi dire à la lueur de la gloire immortelle qu'il acquit dans la +suite. + +Il est cependant un point de vue sous lequel ces productions offrent un +intérêt profond et instructif. Images fidèles de son caractère pendant +cette période de sa vie, elles nous permettent de juger ce qu'il était +par lui-même avant que des désappointemens eussent jeté de l'amertume +dans son esprit ardent, et donné de l'activité aux défauts qui se +rencontraient dans son naturel énergique. En le suivant dans toutes ces +effusions de son jeune génie, nous le voyons se peindre des mêmes traits +dont chaque anecdote de son enfance nous avait déjà fait la confidence: +orgueilleux, entreprenant, colère, plein de ressentiment de la moindre +injustice, plus encore dans la cause des autres que dans la sienne, et +cependant, malgré son impétuosité, doux et facile sous la main de ceux à +qui l'affection donnait le droit de le guider. Lui-même n'a que +faiblement rendu justice à cette disposition aimante que l'on aperçoit à +chaque page de ce volume; sa jeunesse tout entière, dès sa plus tendre +enfance, n'est qu'une série d'attachemens les plus passionnés, de ces +épanchemens de l'ame dans l'amitié et dans l'amour, que l'on éprouve +rarement, et auxquels les autres répondent plus rarement encore, et qui, +repoussés et refoulés vers le cœur, ne sauraient manquer de se tourner +en amertume. + +L'on reconnaît aussi dans quelques-uns de ses poèmes non publiés, même à +travers les nuages dont le doute commence à les couvrir, les sentimens +de piété auxquels une ame comme la sienne ne pouvait demeurer étrangère, +mais qui, détournés de leur canal légitime, trouvent bientôt dans le +culte poétique de la nature une sorte de compensation à celui de la +religion dont la superstition les éloigne. Quant à tous ces traits de +caractère que nous trouvons çà et là répandus dans ses premiers poèmes, +nous le voyons jeter dans l'avenir un coup-d'œil tantôt plein d'un noble +orgueil, tantôt plein de tristesse, comme s'il sentait déjà en lui les +élémens de quelque chose de grand, mais qu'il doutât que la destinée lui +permît d'en développer jamais le germe. Il n'est pas étonnant qu'ayant +présente à la pensée toute sa noble carrière, nous contemplions ses +premiers essais sous l'influence d'une gloire qui ne leur est pas +propre, mais qui est comme le reflet de celle qu'il acquit dans la +suite; et alors, dans notre indignation contre l'aveuglement stupide du +critique, nous oublions qu'il n'a point écrit sous le charme dont se +revêt aujourd'hui pour nous tout ce qui se rattache de loin ou de près +au poète. + +Pour bien comprendre l'effet que cette critique produisit sur lui, il +faut d'abord se faire une juste idée de ce que la plupart des poètes +éprouveraient en se voyant en butte à une telle attaque, et puis avouer +que Byron avec son caractère et sa sensibilité devait en ressentir +l'amertume dix fois plus qu'aucun autre. Nous avons vu avec quelle +anxiété fiévreuse il attendait le jugement des revues inférieures; et la +joie qu'il montra de se voir louer par des journalistes moins connus, +peut nous faire juger combien son cœur a dû saigner sous les coups +dédaigneux de ceux qui, à cette époque, tenaient le sceptre de la +critique. Un ami qu'il trouva dans le premier moment d'émotion, après la +lecture de l'article, s'empressa de lui demander s'il venait de recevoir +un cartel, ne sachant comment expliquer autrement la colère et +l'indignation qui se peignaient dans ses yeux. Il serait en effet +difficile pour le sculpteur ou pour le peintre d'imaginer un sujet d'une +beauté plus effrayante que la belle figure du jeune poète au moment de +cette crise, où toute son énergie se déployait: son orgueil avait été +piqué au vif et son ambition humiliée; mais ce sentiment terrible ne +dura qu'un moment: la réaction de son esprit, le besoin de repousser +l'attaque, lui révélèrent à lui-même tout son génie; et la douleur et la +honte de l'injure se turent dans son cœur devant la noble certitude de +la vengeance. + +Entre autres effets moins poétiques de l'article de la _Revue_ sur son +esprit, il disait souvent que le jour qu'il le lut, il but pour sa part +après dîner trois bouteilles de vin de Bordeaux, et que rien ne le +soulagea jusqu'à ce qu'il eût donné en vers carrière à son imagination; +mais qu'après les vingt premiers, il se trouva beaucoup mieux; en effet, +son premier soin, après que la satire eut paru, fut, comme avant qu'elle +ne vît le jour, d'alléger autant qu'il le pourrait l'effet qu'elle +devait produire sur sa mère, qui, n'ayant pas le même génie, le même +sentiment d'une prompte et juste vengeance, devait souffrir cruellement +de cette attaque contre sa réputation, et s'en indigna, en effet, +beaucoup plus que bientôt il ne le fit lui-même. Mais on verra mieux +dans la lettre suivante l'état de son esprit dans ce moment critique. + + + + +LETTRE XXV. + +À M. BECHER. + +Hôtel Dorant, 28 mars 1808. + + +«J'ai reçu dernièrement de Ridge un exemplaire de la nouvelle édition, +et il est bien tems que je vous remercie de la peine que vous avez prise +de la surveiller: je le fais bien sincèrement, et je regrette seulement +que Ridge ne vous ait pas secondé autant que je l'aurais désiré, au +moins quant au papier, à la reliure, etc., etc., de mon exemplaire; +peut-être ceux destinés au public sont-ils plus satisfaisans sous tous +ces rapports. + +»Vous avez nécessairement vu _la Revue d'Édimbourg_. Je regrette que +Mrs. Byron ait pris la chose si fort à cœur. Pour ma part, _ces petites +boulettes de papier_ m'ont appris à voir le feu en face; et comme, somme +toute, j'ai eu assez de bonheur, mon repos ni mon appétit n'en ont point +été altérés. Pratt _le glaneur_, l'auteur, le poète, etc., etc., m'a +adressé une longue épître en vers sur ce sujet, en forme de consolation; +mais comme elle est assez mal faite, je ne vous l'enverrai pas, quoique +son nom eût pu lui mériter cet honneur. Ces messieurs de la _Revue +d'Édimbourg_ n'ont pas bien rempli leur tâche, c'est du moins l'avis de +plusieurs hommes de lettres; je pense que je pourrais écrire sur +moi-même une critique plus mordante que toutes celles qui ont été +publiées jusqu'ici. Ainsi, au lieu de la remarque assez méchante, mais +sans esprit, sur Macpherson, j'aurais dit si j'avais été à leur place: +«Hélas! cette pièce ne fait que prouver la vérité de l'assertion du +docteur Johnson, que beaucoup d'hommes, de femmes et _d'enfans_ +pourraient écrire des poésies comme celles d'Ossian.» + +»Je suis maigre, et prends beaucoup d'exercice. J'espère vous voir ce +printems ou cet été. On dit que lord Ruthen quitte Newstead en avril... +Aussitôt qu'il l'aura quitté pour toujours, je vous serais infiniment +obligé d'y faire un tour à cheval, d'examiner la propriété et de me +donner franchement votre opinion sur le meilleur parti à prendre quant à +la maison. Entre nous, je suis diablement enfoncé; mes dettes, tout +compris, s'élèveront à neuf ou dix mille livres sterling avant l'époque +de ma majorité. Mais j'ai des raisons de penser que je me trouverai +cependant plus riche que l'on ne le croit généralement. Je n'ai que peu +d'espoir de conserver Newstead; mais Hanson, mon agent, me dit que ma +propriété dans le Lancashire vaut trois fois plus. Je crois que nous la +recouvrerons, et que la partie adverse ne refuse de la rendre, que dans +l'espoir de prolonger l'affaire jusqu'à ma majorité; ils veulent sans +doute alors proposer quelques arrangemens, supposant que je préférerai +alors une somme d'argent comptant à une réversion. Pour Newstead, je +puis le vendre, peut-être ne le ferai-je pas; nous aurons le tems d'en +parler plus tard. Je viendrai en mai ou en juin... + +»Votre bien affectionné.» + +Le genre de vie qu'il menait à cette époque, partagé entre les +dissipations de Londres et celles de Cambridge, sans maison à lui, sans +un seul parent qu'il pût visiter, n'était pas propre à le rendre content +de lui-même ou des autres. N'ayant en tout de volonté à consulter que la +sienne[99], les plaisirs même auxquels il était le plus naturellement +porté, perdirent de bonne heure tout leur charme pour lui, parce qu'ils +manquaient de ce qui fait l'assaisonnement de toutes nos jouissances, la +rareté et la difficulté. J'ai déjà extrait d'un de ses _souvenirs_, un +passage où il décrit ce qu'il éprouva en se rendant à Cambridge pour la +première fois, et dit: «Qu'une des sensations les plus pénibles de sa +vie fut de voir qu'il n'était plus un enfant! Depuis ce moment, +ajoute-t-il, je commençai à m'estimer vieux, et dans mon estime l'âge +n'est pas estimable. Je pris mes _degrés_ dans le vice avec beaucoup de +promptitude; mais le vice n'était pas de mon goût, car mes premières +passions, quoique extrêmement violentes, étaient concentrées, et +n'aimaient point à se répandre au-dehors ni à se partager. J'aurais pu +quitter ou perdre le monde entier avec ou pour ce que j'aimais; mais +bien que mon tempérament fût de feu, je ne pouvais prendre part au +libertinage commun de cette ville à cette époque; et cependant ce dégoût +lui-même, qui laissait mon cœur inoccupé, me jeta dans des excès +peut-être plus fatals que ceux dont je m'éloignais, en fixant sur une +seule personne (à la fois) les passions qui, répandues sur plusieurs, +n'eussent fait de mal qu'à moi-même. + + [Note 99: Notre vie entière dépend singulièrement des trois + ou quatre premières années pendant lesquelles nous n'avons + pas eu d'autres maîtres que nous-mêmes. + (COWPER.)] + +D'après les raisons que nous venons d'en donner, les écarts auxquels il +se livrait à cette époque étaient bien moins nombreux et bien moins +grossiers que ceux de la plupart de ses condisciples; cependant, soit à +cause de la véhémence que leur donnait leur concentration, sur un seul +objet, ou plutôt de cet étrange orgueil qui l'a toujours porté à +afficher ses erreurs, il arrivait qu'une seule de ses folies faisait +plus de bruit que mille de celles des autres; nous en avons un exemple à +peu près à l'époque dont nous parlons, et à laquelle je serais porté à +croire que se rapportent les allusions mystérieuses que nous venons de +citer. Un amour, si l'on peut honorer de ce nom une intrigue passagère +que d'autres eussent bientôt oubliée ou auraient eu la prudence de +cacher, fut changé par lui en une liaison publique et d'une certaine +durée. Il fit loger avec lui à Brompton la personne qui le lui avait +inspiré, et l'emmena ensuite à Brighton déguisée en homme. Elle se +promenait ordinairement à cheval avec lui, et il la présentait comme son +jeune frère. Feu P.... qui se trouvait à Brighton à cette époque, et qui +soupçonnait la vraie nature de leurs rapports, dit un jour au prétendu +cavalier: «Quel joli cheval vous montez!--Oui, répondit celui-ci, en +faisant une faute grossière de langue, c'est mon frère qui me l'a +donn_a_ (_it was_ gave _me by my brother_).» + +Beattie nous dit de son poète idéal: «Il ne trouvait ni plaisir ni +orgueil dans les exercices de force ou d'agilité.» Bien différens +étaient les goûts de notre poète réel; et parmi les exercices auxquels +il se livrait, il faut compter d'abord les moins romantiques de tous +peut-être, celui de boxer et de prendre part au combat du coq. Ce goût +lui fit rechercher de bonne heure la connaissance du plus célèbre +professeur de cet art, M. Jackson, pour lequel il conserva, toute sa +vie, la plus grande considération. Un de ses derniers ouvrages contient +un tribut affectueux d'éloges, non-seulement pour les talens de cet +ornement, de cette gloire du pugilat, mais encore de ses qualités +sociales. Pendant le séjour que Byron fit cette année à Brighton, +Jackson fut un de ses visiteurs les plus assidus, les frais de la +voiture du professeur, pour l'_allée_ et le _retour_, étant toujours à +la charge de son noble élève. Il honora aussi de sa familiarité +d'Egville le maître de ballet et Gimaldi; il envoya, dit-on, à ce +dernier, le jour de son bénéfice, un présent de cent guinées. M. Jackson +ayant eu l'obligeance de me donner copie du petit nombre de lettres +qu'il a conservées parmi un bien plus grand nombre que Lord Byron lui +avait adressées, j'en insérerai ici une ou deux qui portent la date de +cette année. Quoique les sujets dont elles traitent soient de peu +d'importance en eux-mêmes, elles donneront peut-être des habitudes et de +la vie actuelle du jeune poète une idée plus complète qu'on ne pourrait +tirer de correspondances d'un genre plus relevé. Elles montreront au +moins combien les premiers goûts et les premiers passe-tems de l'auteur +de Childe-Harold étaient peu romanesques. Si nous les rapprochons des +occupations et des amusemens moins romantiques encore de la jeunesse de +Shakspeare, nous verrons combien le principe vital du génie, peut, sans +s'affaiblir, traverser l'atmosphère, même, en apparence, la plus +hétérogène et la plus contraire à sa nature. + + + + +LETTRE XXVI. + +À M. JACKSON. + +Newstead-Abbey, 18 septembre 1808. + + +MON CHER JACK, + +«Je voudrais que vous me fissiez savoir ce que Jekyll a fait à +Snoane-Square, n° 40, concernant le _pony_ que j'ai renvoyé comme +vicieux. + +«Je désire aussi que vous passiez chez Louch, à Brompton, pour lui +demander quelle diable d'idée il a eue de m'envoyer une lettre si +insolente à Brighton. Dites-lui bien en même tems que je ne prétends pas +du tout accepter le compte ridicule qu'il me présente pour de prétendues +détériorations. + +«Ambroise a agi de la manière la plus scandaleuse dans l'affaire du +_pony_. Vous pouvez dire à Jekyll que s'il ne me rend pas l'argent, je +mettrai l'affaire entre les mains de mon homme de loi. Vingt-cinq +guinées sont un fort bon prix pour un _pony_; et parbleu! dût-il m'en +coûter 500 liv. st., je ferai un exemple de M. Jekyll, et cela +immédiatement, à moins qu'il ne rende l'argent. + +Croyez-moi, mon cher Jack, etc. + + + + +LETTRE XXVII + +À M. JACKSON. + +Newstead-Abbey, 4 octobre 1808. + + +MON CHER JACK, + +«Si ce M. Jekyll n'est pas un gentleman, vous ferez avec lui le marché +le plus avantageux qu'il vous sera possible; mais si c'est un gentleman, +informez-m'en, car alors j'en agirai d'une tout autre manière. S'il ne +l'est pas, tirez de lui le plus d'argent que vous pourrez, car j'ai trop +d'affaires sur les bras pour commencer un procès. En outre, cet Ambroise +devrait rendre l'argent; mais j'en ai fini avec lui. Vous pouvez payer +L... avec la balance, et vous disposerez des bidets, etc., pour le +mieux. + +»J'aurais grand plaisir à vous voir ici; mais la maison est en +réparation et pleine d'ouvriers. J'espère toutefois avoir cet avantage +avant peu de mois. Si vous voyez Baldwabster, rappelez-moi, je vous +prie, à son souvenir, et dites-lui que j'ai regretté la perte de Sydney, +qui a péri, je le crains, dans ma garenne, car nous ne l'avons pas vu +depuis quinze jours. + +»Adieu, etc.» + + + + +LETTRE XXVIII. + +À M. JACKSON. + +Newstead-Abbey, 12 décembre 1808. + + +MON CHER JACK, + +«Achetez le lévrier à quelque prix que ce soit, et autant d'autres de la +même race que vous pourrez vous en procurer, mâles ou femelles. + +«Dites à d'Egville que je lui renverrai son costume, et que je lui suis +fort obligé du patron. Je suis fâché de vous donner tant de peines; mais +je n'avais pas idée qu'il fût si difficile de se procurer les animaux en +question; mon manoir sera terminé dans quelques semaines, et si vous +pouvez me faire une visite à Noël, je serai charmé de vous voir. + +«Croyez-moi votre, etc.» + +Le costume dont il s'agit ici était sans doute nécessaire pour un +théâtre de société qu'il montait à cette époque à Newstead, et sur +lequel nous trouverons d'autres détails dans la lettre suivante, +adressée à M. Becher. + + + + +LETTRE XXIX. + +À M. BECHER. + +Newstead-Abbey, 14 septembre 1808. + + +MON CHER BECHER, + +«Je vous suis fort obligé des informations que vous me donnez, et j'en +ferai mon profit. Je vais monter ici une comédie, le vestibule nous fera +une salle admirable. J'ai déjà distribué les rôles, et puis me passer de +dames, ayant quelques jeunes amis qui feront d'assez bons substituts, à +défaut de femmes. Nous n'avons besoin que de trois hommes, outre M. +Hobhouse et moi-même, pour la pièce dont nous avons fait choix. Ce sera +la Vengeance (_the Revenge_). Dites, je vous prie, au charpentier +Michalson de venir me parler immédiatement, et faites-moi savoir quel +jour vous pourrez venir dîner et passer la soirée avec moi. + +»Croyez-moi, etc., etc.» + +Ce fut dans l'automne de cette année, comme l'indiquent les lettres +précédentes, qu'il fixa pour la première fois sa résidence à l'abbaye de +Newstead. La maison, quand il la reçut des mains de lord Grey de Ruthen, +était dans le dernier état de dégradation; il se mit aussitôt à réparer +et à meubler quelques appartemens pour en rendre l'habitation plus +commode, non à lui-même, mais à sa mère. Dans une de ses lettres à Mrs. +Byron, publiée par M. Dallas, voici comme il explique ses vues et ses +intentions à ce sujet. + + + + +LETTRE XXX. + +À L'HONORABLE[100] MISTRESS BYRON. + + [Note 100: Lord Byron donne toujours le titre d'_honorable_ à + sa mère, quoiqu'elle n'y eût aucun droit.] + +Newstead-Abbey, 7 octobre 1808. + + +CHÈRE MADAME, + +«Je n'ai point de lits à présent pour les H... ni pour aucun autre; ils +couchent maintenant à Mansfield. Je ne sache point que je ressemble à +J.-J. Rousseau. Je n'ai nulle ambition de ressembler à si illustre fou; +mais ce que je sais, c'est que je vivrai à ma manière, et le plus +solitairement qu'il me sera possible. Dès que mes appartemens seront +prêts, je serai charmé de vous voir; jusque-là cela serait inconvenant +et incommode pour tous deux; vous ne sauriez vous opposer +raisonnablement à ce que je rende mon manoir habitable, malgré mon +départ pour la Perse en mars ou au plus tard en mai. Vous serez +propriétaire jusqu'à mon retour; et en cas d'accident, car j'ai déjà +préparé mon testament pour le moment où j'aurai vingt-un ans, j'ai eu +soin que la maison et le manoir vous restassent votre vie durant, outre +une pension suffisante. Ainsi vous voyez que ce n'est pas l'égoïsme qui +mes porte à faire des réparations et des embellissemens. Comme j'ai un +ami ici, nous irons au bal de l'Hôpital. Le 12, nous prendrons le thé +avec Mrs. Byron à huit heures, et nous espérons vous voir au bal. Si +cette dame a la bonté de nous réserver deux chambres pour nous habiller, +elle nous obligera infiniment. Que nous soyons au bal à dix ou onze +heures, c'est tout ce qu'il faut, et nous retournerons à Newstead entre +trois et quatre. + +»Adieu. Je suis bien sincèrement votre, etc.» + +L'idée entretenue par Mrs. Byron d'une ressemblance entre son fils et +Rousseau était surtout fondée sur ses habitudes solitaires, dans +lesquelles il montrait de si bonne heure du penchant à suivre ce +philosophe, penchant qui prit de la force à mesure qu'il avança en âge. +Dans un de ses _souvenirs_, auquel j'ai déjà beaucoup emprunté[101], il +met en question la justesse de cette comparaison entre Rousseau et lui, +et nous donne comme à l'ordinaire, en style très-animé, quelques idées +de son caractère et de ses habitudes. + + [Note 101: Ce journal est intitulé par lui-même: _Pensées + détachées_.] + +«Avant que je n'eusse vingt ans, ma mère voulait absolument que je +ressemblasse à Rousseau, madame de Staël en disait autant en 1813, et il +y a quelque chose de cela dans la _Revue d'Édimbourg_, dans l'article +critique sur le quatrième chant de Childe-Harold. Pour ma part, je ne +puis voir aucun point de ressemblance: il écrivait en prose et moi en +vers; c'était un homme du peuple, et moi de l'aristocratie; il était +philosophe, et je ne le suis point; il publia son premier ouvrage à +quarante ans, et moi à seize: son premier essai lui attira les +applaudissemens universels, le mien m'attira tout le contraire: il +épousa sa gouvernante, je n'ai pas pu vivre avec ma femme[102]: il +pensait que tout le monde conspirait contre sa personne, moi c'est mon +petit monde qui croit que je conspire contre lui, si j'en peux juger par +les injures que me prodiguent la presse et les coteries. Il aimait la +botanique, j'aime les fleurs, les herbes et les arbres, mais je ne sais +rien de leur histoire. Il a composé de la musique, je n'en connais que +ce que l'oreille me permet de saisir. Je n'ai jamais pu rien apprendre +par l'étude, pas même une langue: tout ce que je sais, je le dois à la +routine, à l'oreille et à la mémoire, qu'il avait mauvaise, et que j'ai +ou plutôt j'avais excellente, demandez plutôt au poète Hodgson, bon juge +en cette matière, car il en a lui-même une étonnante. Il écrivait avec +hésitation et travail, moi j'écris rapidement et presque toujours sans +efforts. Il ne sut jamais monter à cheval, nager ni faire des armes, moi +je suis un excellent nageur, un décent, si ce n'est un brillant +cavalier, m'étant enfoncé une côte au manége à l'âge de dix-huit ans. Je +maniais assez bien les armes, particulièrement l'espadon des +montagnards; je n'étais pas non plus un mauvais boxeur, quand je pouvais +conserver mon sang-froid, ce qui était difficile, mais ce que je me suis +toujours efforcé de faire depuis que (avec les gants) je renversai M. +Purling, et lui démis la rotule, en 1806, dans la salle d'Angelo et +Jackson. J'étais aussi assez fort à la balle crossée et l'un des onze +champions de Harrow, qui soutinrent un défi, en 1805, contre Éton. En +outre, le genre de vie de Rousseau, son pays, ses mœurs, l'ensemble de +son caractère, offrent avec moi de si grandes différences, que je ne +puis comprendre comment une telle comparaison a pu être faite trois +fois, et toujours d'une manière si remarquable. J'oubliais encore de +dire qu'il avait la vue courte, et que jusqu'ici la mienne a été tout le +contraire, au point qu'au plus grand théâtre de Bologne, je distinguai +certain buste et lus certaines inscriptions sur le bord de la scène, +bien que placé dans la loge la plus éloignée et la plus sombre. +Quoiqu'il y eût dans cette même loge plusieurs personnes jeunes et y +voyant bien, elles ne pouvaient reconnaître une seule lettre, et crurent +d'abord que c'était une plaisanterie, quoique je ne fusse jamais entré +dans ce théâtre auparavant. Somme toute, je crois avoir raison de +trouver la comparaison mal fondée. Je ne le dis pas par humeur, car +Rousseau était un grand homme, et la chose, si elle était vraie, serait +assez flatteuse; mais je ne trouve point de plaisir dans une pure +chimère.» + + [Note 102: _He married his house-keeper; I could not keep + house with my wife_.] + +Dans une autre lettre à sa mère, quelques semaines après la précédente, +il développe ses plans sur Newstead et ses voyages projetés. + + + + +LETTRE XXXI. + +À MRS. BYRON. + +Newstead-Abbey, 2 novembre 1808. + + +MA CHÈRE MÈRE, + +«Nous oublierons, s'il vous plaît, ce que vous me dîtes dans votre +dernière; je ne désire point me le rappeler. Quand nos chambres seront +prêtes, je serai charmé de vous recevoir; et surtout je serais fâché de +vous voir douter, en ce moment, de ma sincérité. C'est plus pour vous +que pour moi que je meuble la maison; je vous y installerai avant mon +départ pour les Indes, qui aura lieu, je crois, dans le courant de mars, +s'il ne survient quelque obstacle particulier. Je fais arranger en ce +moment le salon vert, la chambre à coucher rouge, et à l'étage au-dessus +quelques chambres d'amis. Tout cela sera bientôt prêt, ou du moins je +l'espère ainsi. + +«Je vous prierais de vous informer auprès du major Watson, qui a résidé +long-tems dans les Indes, quels sont les objets dont il est le plus +nécessaire d'être pourvu. J'ai déjà fait écrire par l'un de mes amis au +professeur d'Arabe, à Cambridge, pour quelques renseignemens que je +désire vivement me procurer. Il me sera aisé d'obtenir du gouvernement +des lettres pour les ambassadeurs, les consuls, etc., et aussi pour les +gouverneurs de Calcutta et de Madras. Je placerai mes propriétés et mon +testament entre les mains de plusieurs personnes de confiance dont vous +serez certainement l'une. Je n'ai reçu aucune nouvelle de H...; quand +j'en aurai, je m'empresserai de vous en faire part. + +»Après tout, vous avouerez que mon projet n'est pas mauvais; si je ne +voyage pas maintenant, je ne voyagerai jamais, et les hommes le +devraient toujours faire un jour ou l'autre. Je n'ai rien qui me +retienne maintenant dans mon pays; point de femme, point de sœurs à +pourvoir, point de frères, etc. Je prendrai soin de vos intérêts; et, à +mon retour, il sera possible que je me décide à suivre la carrière de la +politique. Quelques années consacrées à connaître d'autres pays, ne me +nuiront pas si j'embrasse ce parti. Tant que nous ne voyons que notre +propre nation; nous ne jouons pas franc jeu avec l'espèce humaine. C'est +par l'expérience personnelle, et non par des livres, que nous devrions +juger les peuples étrangers. Il n'y a rien de tel que de voir par +soi-même, et de ne s'en rapporter qu'à ce qu'on a vu. + +»Votre, etc.» + +Dans le mois de novembre de cette année, il perdit son chien favori +Boatswain. Le pauvre animal fut tout à coup saisi d'un accès de rage; au +commencement, Lord Byron soupçonnait si peu la nature de la maladie, +qu'il lui arriva plusieurs fois d'essuyer avec sa main nue l'écume qui +sortait de la bouche du chien au moment de ses attaques. Dans une lettre +à son ami, M. Hodgson[103], il annonce ainsi cet événement: «Boatswain +est mort! il a expiré dans un état de rage complète, après avoir +beaucoup souffert, mais conservant jusqu'à la fin toute la douceur de +son naturel, et sans jamais essayer de faire le moindre mal à ceux qui +l'entouraient. J'ai maintenant tout perdu, hors le vieux Murray.» + + [Note 103: Le révérend Francis Hodgson, auteur d'une + excellente traduction de Juvenal et de plusieurs autres + ouvrages estimés: il fut long-tems en correspondance avec + Lord Byron, et je lui dois plusieurs lettres intéressantes de + son noble ami; je les donnerai dans le cours des pages + suivantes.] + +Le monument qu'il éleva à ce chien, le plus remarquable en son genre, +depuis le tombeau du chien de Salamine, forme encore l'un des plus beaux +ornemens de Newstead. Les vers pleins de misanthropie qu'il y fit graver +se retrouvent dans son recueil de poésies, et sont précédés de +l'inscription que voici: + +«Près de ce lieu sont déposés les restes d'un être qui posséda la beauté +sans orgueil, la force sans insolence, le courage sans férocité; en un +mot, toutes les vertus de l'homme sans ses vices. Cet éloge, qui serait +une basse flatterie s'il était inscrit sur des cendres humaines, n'est +qu'un juste tribut à la mémoire de Boatswain, chien qui, né à +Terre-Neuve, au mois de mai 1803, est mort, à Newstead-Abbey, le 18 +novembre 1808.» + +Le poète Pope, à peu près au même âge que l'auteur de cette inscription, +fait de même l'éloge de son chien, aux dépens de l'espèce humaine, et +ajoute que l'histoire nous offre plus d'exemples de la fidélité des +chiens que de celle des hommes. Lord Byron, parlant de son favori, dit, +avec plus de tristesse et d'amertume encore: «Ces pierres ont été +élevées pour couvrir les restes d'un ami; je n'en ai jamais eu qu'un, et +c'est ici qu'il repose.» Il semble, en effet, qu'à cette époque sa +mélancolie fît de rapides progrès. Dans une autre lettre à M. Hodgson, +il dit: «Vous savez que, d'après Smollet, le rire est le signe +caractéristique d'un animal raisonnable; je le crois aussi; +malheureusement mes dispositions naturelles ne s'accordent pas toujours +avec mon opinion à cet égard.» + +Murray, le vieux serviteur dont il parle plus haut, comme le seul +individu fidèle qui lui reste, avait été long-tems domestique du vieux +lord, et était traité par le jeune poète avec une affection que la +vieillesse inspire rarement, surtout dans une condition dépendante. +«J'ai vu souvent, dit l'un des plus constans visiteurs de Newstead, Lord +Byron à la fin du repas, emplir un grand verre de Madère, et le passer +par-dessus son épaule à Joe Murray, qui se tenait derrière sa chaise, en +lui disant avec un air d'affection qui animait toute sa physionomie: +«Tiens, bois, mon vieux camarade!» + +Nous retrouvons dans un passage d'une autre de ses lettres à M. Hodgson +un exemple de ce ton d'indifférence avec lequel il parlait quelquefois +de la difformité de son pied. Ce _gentleman_ ayant dit, en plaisantant, +que quelques vers des _Heures d'oisiveté_ étaient calculés pour porter +les écoliers à la révolte, Lord Byron répondit: «Si mes chants ont +produit les glorieux effets que vous dites, je serai un Tyrtée complet, +quoique, et je suis fâché de le dire, je ressemble plutôt à ce poète +célèbre, dans ma personne que dans mes ouvrages.» Quelquefois aussi il +supportait avec la meilleure humeur du monde une allusion faite par +d'autres à cette infirmité, quand il supposait qu'on n'avait pas eu +l'intention de l'offenser. Un jour, dans une compagnie nombreuse et +_mélangée_, une personne sans éducation lui demanda tout haut: «Eh bien, +Milord, comment va votre pied?--Je vous remercie, Monsieur, répondit +Byron du ton le plus poli, comme à l'ordinaire, et absolument de même.» + +L'extrait suivant, relatif à un ecclésiastique des amis de sa +Seigneurie, est encore tiré d'une de ses lettres à M. Hodgson, et de la +même année: + +«J'écrivis, il y a quelques semaines, à N***, le priant de recevoir +comme élève le fils d'un citoyen de Londres, que je connais beaucoup. +Les attentions toutes particulières dont la famille m'avait comblé +pendant mon séjour parmi eux m'engagèrent à cette démarche. Maintenant, +faites attention à ce qui va suivre, comme quelqu'un l'a dit d'une +manière si sublime. Ce même jour arrive une épître signée N***, ne +contenant pas un seul mot relatif à la pension et à l'éducation, mais +une pétition en faveur de Robert Gregson, le fameux boxeur, actuellement +en prison pour quelques malheureuses livres sterling, et menacé d'avoir +pour dernier asile le _Banc du Roy_. Si cette lettre m'était venue de +quelques-unes de mes accointances _laïques_, ou enfin de toute autre +personne que celle dont parle la signature, je ne m'en étonnerais pas. +Si N*** est sérieux, je félicite le pugilat sur l'acquisition d'un tel +patron, et me trouverais heureux d'avancer quelque somme que ce soit +pour la délivrance du captif Gregson. Mais avant que d'écrire à N*** sur +ce sujet, je veux certainement avoir un certificat du fait signé de vous +ou de quelque respectable propriétaire. Quand je dis le _fait_, c'est le +fait de la lettre en tant qu'écrite par N***; car je n'ai aucun doute de +l'exactitude de ce qu'elle contient. La lettre est actuellement devant +moi, et je la garde pour vous la faire lire.» + +Il passa cet automne à Newstead s'occupant principalement à revoir et à +augmenter sa satire. Pour s'assurer lui-même de son mérite en la lisant +et relisant tout imprimée[104], il avait fait tirer plusieurs épreuves +du manuscrit, par son premier éditeur, à Newark. Il est assez +remarquable qu'excité comme il l'était par l'attaque des journalistes, +doué comme il l'était de la faculté d'écrire avec tant de rapidité, il +ait laissé écouler un si grand laps de tems entre l'agression et la +vengeance; mais il paraît qu'il avait pleinement apprécié toute +l'importance du premier pas qu'il ferait dans la littérature après cette +attaque. Il sentait que toutes ses chances de grandeur future +dépendaient de l'effort qu'il allait faire; en conséquence, il +rassemblait tranquillement toutes ses forces. Parmi ses préparatifs pour +la tâche qu'il se proposait, on doit remarquer une étude profonde des +écrits de Pope. Je ne doute point qu'on ne doive dater de cette époque +l'admiration enthousiaste qu'il conserva toujours pour ce grand poète, +admiration qui, après deux ou trois tentatives, éteignit en lui toute +espérance de prééminence dans la même carrière, et le força à chercher +la gloire par des chemins plus ouverts à la concurrence. + + [Note 104: On dit que Wieland avait coutume de faire imprimer + ses ouvrages pour les corriger, et qu'il tirait de grands + avantages de cette méthode, qui paraît n'être pas du tout + extraordinaire en Allemagne.] + +La tournure misanthropique que des affections trompées et des espérances +frustrées avaient, à cette époque, donnée à son esprit, lui rendait +facile le genre de la satire; cependant il est évident que cette +amertume existait bien plus dans son imagination que dans son cœur; et +l'entraînement qu'il éprouvait à faire la guerre au monde venait moins +du plaisir de porter des coups çà et là, que du sentiment de sa +puissance qui se révélait alors à lui-même, et qui le plaçait plus haut +qu'auparavant dans sa propre estime. La vérité est que la grande +facilité avec laquelle, comme on le verra bientôt, il passe de l'éloge à +la censure ou de la censure à l'éloge, prouve combien étaient passagères +et incohérentes les impressions qui, dans beaucoup de cas, semblent +avoir dicté ses jugemens. Quoique cette circonstance ôte à quelques +égards, du poids à ses éloges, elle l'absout en même tems du trop +d'aigreur qui se trouve dans ses critiques. + +Sa majorité (1809) fut célébrée à Newstead par autant de réjouissances +que purent le permettre la médiocrité de sa fortune et l'exiguïté du +nombre de ses amis; outre le _bœuf_ rôti de fondation, il y eut un bal +donné en cette occasion. La seule particularité dont se souvienne le +vieux domestique qui m'en a parlé, c'est que M. Hanson, l'agent du Lord, +était au nombre des danseurs. Quant à la manière dont Byron lui-même +célébra ce grand jour, je trouve dans une lettre écrite de Gênes, en +1822, les détails suivans qui pourront ne pas paraître sans intérêt. +«Vous ai-je jamais dit que le jour de ma majorité, je fis mon dîner +d'œufs avec du lard et une bouteille d'ale? Pour une fois en passant, +c'est ce que j'aime le mieux à manger et à boire; mais comme ni l'un ni +l'autre ne conviennent à mon estomac, c'est une petite jouissance que je +ne me permets que dans les grandes occasions, tous les quatre ou cinq +ans environ.» On se procura à un intérêt énorme par l'entremise des +usuriers, l'argent nécessaire pour son début dans le monde, et la +nécessité de le rembourser fut long-tems un fardeau pour lui. + +Ce ne fut qu'au commencement de cette année qu'il apporta à Londres sa +satire toute prête, à ce qu'il croyait lui-même, pour l'impression; mais +malheureusement avant que l'ouvrage ne fût imprimé, sa bile trouva de +nouveaux alimens dans la négligence avec laquelle il se crut traité par +son tuteur lord Carlisle. Les relations qui avaient précédemment existé +entre ce seigneur et son pupille n'avaient jamais été de nature à faire +naître beaucoup d'amitié entre eux, et c'est au caractère et à +l'influence de Mrs. Byron qu'appartient surtout le blâme d'avoir +augmenté, si ce n'est d'avoir causé leur éloignement. Lord Byron sentit +vivement, comme nous le voyons dans une de ses lettres, la froideur avec +laquelle lord Carlisle avait reçu la dédicace de son premier volume. +Toutefois cédant à des considérations prudentes, non-seulement il avait +dissimulé son déplaisir, mais il avait dans sa satire (telle qu'elle +devait d'abord paraître) introduit le compliment suivant à son tuteur: + +«Il n'en est qu'un seul auquel Apollon daigne encore sourire, et dans +Carlisle il couronne un nouveau Roscommon.» + +Cet éloge, si généreusement accordé, ne conserva pas sa place dans le +poème. Pendant le tems qui s'écoula entre la composition et +l'impression, Lord Byron, espérant naturellement que son tuteur +s'offrirait de lui-même à l'introduire dans la chambre des pairs le jour +où il devait y paraître la première fois, lui écrivit pour lui rappeler +qu'il serait majeur au commencement de la session. Au lieu de la +politesse à laquelle il s'attendait, il ne reçut pour toute réponse +qu'une note cérémonieuse, lui indiquant la manière formelle de procéder +dans de telles occasions. Il n'est donc pas étonnant que, disposé comme +il l'était par les circonstances précédentes à ne pas supposer à son +tuteur des intentions bien favorables pour lui, et se voyant ainsi +refusé au moment où l'appui d'un parent si proche lui eût été si utile, +son ame, naturellement si _impressionnable_, se soit ouverte au plaisir +de la vengeance. Cette indignation, une fois excitée, ne trouva qu'un +moyen trop facile de s'exhaler. Les vers louangeurs que je viens de +citer furent effacés, et sa satire fut publiée avec ceux que nous y +voyons contre lord Carlisle. Si ces vers flattèrent délicieusement +d'abord son désir de vengeance, telle était la facilité naturelle de son +caractère, qu'il ne tarda pas à se repentir de les avoir écrits[105]. + + [Note 105: Voyez les vers sur la mort du major Howard, fils + de lord Carlisle, tué à Waterloo: + + «Des lyres plus harmonieuses que la mienne ont redit leur + louange; mais parmi cette troupe de héros, il en est un que + je voudrais choisir, soit parce que je suis allié de sa + famille, soit parce que j'ai eu quelques torts envers son + père.» + (CHILDE HAROLD, chant III.)] + +Pendant l'impression de son poème, il l'augmenta de plus de cent vers, +et y fit plusieurs changemens, dont deux ou trois peuvent être cités +comme preuves de la promptitude avec laquelle il recevait les +impressions et les influences qui l'ont rendu si variable dans ses +manières de sentir et de juger. Dans sa satire, telle qu'il l'avait +composée d'abord, se trouvaient les deux vers suivans: + +Quoique des imprimeurs condescendent à souiller leurs presses des odes +de Smythe et des chants épiques de Hoyle. + +Il se repentit, au moment de la publication, de l'injustice de ces deux +vers (injustes également pour les deux auteurs qui y sont cités), du +moins quant à l'une de ces deux victimes. Il prit dans sa satire +imprimée un ton tout-à-fait différent. Le nom du professeur Smythe y est +cité avec honneur, comme il le méritait, et accouplé à celui de M. +Hodgson, l'un des plus estimables amis du poète: + +Oh! obscur asile d'une race vandale, à la fois honneur et disgrâce des +sciences, si plongé dans la routine de l'ennuyeuse inutilité, qu'à peine +les noms de Smythe et d'Hodgson seront capables de réhabiliter le tien! + +Voici un autre exemple de son extrême mobilité. Le manuscrit original de +la satire contenait ce vers: + +Je laisse la topographie à ce fat de Gell. + +Pendant le tems de l'impression il fit connaissance avec sir Williams +Gell. Alors, sans effort, par le changement d'une seule épithète, il +convertit sa satire en éloge: il écrivit pour la postérité: + +Je laisse la topographie au _classique_ Gell[106]. + + [Note 106: Dans la cinquième édition de cette satire, + supprimée par l'auteur en 1812, il changea de nouveau + d'opinion sur ce professeur, et en altéra l'expression ainsi: + «Je laisse la topographie au _rapide_ Gell.» Expliquons la + raison de ce nouveau changement par la note suivante: + «_Rapide_; en effet, il a _topographisé_ et _typographisé_ en + trois jours les états du roi Priam. Je l'avais appelé + classique avant que je n'eusse vu la _Troade_, et maintenant + je me garderai bien de lui accorder une qualification à + laquelle il a si peu de droits.»] + +Parmi les passages ajoutés au moment de l'impression, il faut remarquer +les vers contre la licence de l'opéra, «qu'ainsi donc l'Ausonie, etc.,» +que le jeune poète écrivit un soir au sortir du théâtre, et envoya +aussitôt à M. Dallas pour les insérer dans sa satire. Une autre de ces +additions fut le juste tribut d'éloge payé à MM. Crabbe et Rogers, éloge +d'autant plus désintéressé et d'autant plus exact, qu'à cette époque il +n'avait vu ni l'une ni l'autre de ces deux personnes distinguées, et +qu'il conserva toute sa vie l'opinion qu'il avait exprimée sur leur +mérite. Il devint depuis ami intime de l'auteur des _Plaisirs de la +mémoire_; mais il n'eut jamais le bonheur de former aucune liaison avec +celui qu'il désigna si bien sous le nom de _peintre le plus sombre et le +plus vrai de la nature_. Mon respectable ami et voisin, M. Crabbe, m'a +dit qu'une fois ils passèrent un jour ou deux dans le même hôtel, sans +le savoir, et qu'ils ont dû souvent se rencontrer, soit en entrant dans +la maison, soit en sortant. + +Presque de deux jours l'un, M. Dallas, qui s'était chargé de surveiller +l'impression, recevait de nouveaux matériaux pour l'enrichir; l'esprit +de l'auteur une fois excité sur un sujet quelconque ne savait plus +maîtriser la surabondance de ses idées. Dans l'un de ses courts billets +à M. Dallas, il lui dit: «Dépêchez-vous vite d'imprimer, ou je vous +inonderai de vers.» Il en fut de même pour ses publications +subséquentes, aussi long-tems du moins qu'il fut à portée de son +imprimeur, alimentant jusqu'au dernier moment la presse d'idées neuves +et fécondes qui lui étaient fournies par la lecture de ce qu'il avait +écrit auparavant. Il semblerait, en effet, d'après l'extrême facilité et +l'extrême rapidité dont il ajouta à presque tous ses ouvrages leurs plus +beaux passages, tandis qu'ils étaient entre les mains de l'imprimeur, +que l'action même de se faire imprimer aiguillonnât son imagination, et +que le torrent de ses idées prît plus de vie, de fraîcheur, en arrivant, +pour ainsi dire, à son embouchure. + +Parmi les passages pathétiques dont il orna son poème fut celui que lui +suggéra la mort déplorable de lord Falkland. C'était un officier de +marine, brave, mais débauché, dont il avait fait connaissance dans le +monde, et qui fut, au commencement de mars, tué dans un duel par M. +Powell. Les stances touchantes qu'il lui a consacrées dans sa satire +prouvent assez combien cet événement l'avait vivement frappé. «Je +connaissais beaucoup le feu lord Falkland. Le mardi soir je l'avais vu +faire lui-même les honneurs de sa table hospitalière; le mercredi matin, +je vis étendu devant moi ce corps qu'animaient naguère le courage, la +sensibilité, et tant de nobles passions!» Il ne s'en tint pas à des +paroles pour prouver sa sympathie dans cette occasion. Ce malheureux +jeune homme laissait derrière lui une famille qui avait besoin pour son +soulagement d'autre chose qu'une stérile compassion, et Lord Byron, +malgré la gêne qu'il éprouvait lui-même à cette époque, trouva moyen de +venir généreusement et délicatement au secours de la veuve et des enfans +de son ami. Dans la lettre suivante à Mrs. Byron, il en parle entre +autres sujets importans avec une sensibilité éloignée de toute +ostentation, qui lui fait le plus grand honneur. + + + + +LETTRE XXXII. + +À MRS. BYRON. + +Saint-James-street, n° 8, 4 mars 1809. + + +MA CHÈRE MÈRE, + +«Ma dernière lettre fut écrite dans un grand abattement d'esprit causé +par la mort de ce pauvre Falkland, qui a laissé sans un schelling sa +femme et ses enfans. Je me suis efforcé de venir à leur secours. Dieu +sait que je n'ai pas pu le faire comme je l'aurais désiré, gêné comme je +le suis, et accablé de tant de dettes. + +»Vous avez parfaitement raison; il faut que Newstead et moi nous nous +soutenions, ou tombions ensemble. J'y ai vécu, j'y ai attaché mon cœur, +et jamais besoin d'argent présent ou à venir ne pourra me porter à +vendre la moindre parcelle de notre héritage. J'ai un amour-propre qui +me donnera la force de supporter bien des embarras pécuniaires: j'aurai +peut-être à endurer bien des privations; mais quand on m'offrirait en +échange de Newstead la première fortune de l'Angleterre, je rejetterais +la proposition. N'ayez pas d'inquiétude à ce sujet; M. H*** en parle +comme un homme d'affaires; mais je sens comme un homme d'honneur, et je +ne vendrai pas Newstead. + +»J'entrerai à la chambre des pairs dès que l'on aura reçu certains +certificats pour lesquels on a écrit à Carhais, dans le Cornouaille, et +je ferai parler de moi: il faut que je brille dès le commencement, ou +tout est perdu. Il faut me garder le secret sur ma satire pendant un +mois, après cela vous serez libre d'en parler absolument comme vous le +voudrez. Lord Carlisle en a usé avec moi d'une manière infâme, en +refusant de donner au chancelier aucun détail sur ma famille. Je l'ai +_sanglé_ comme il faut dans mes vers, et peut-être sa Seigneurie se +repentira-t-elle de n'avoir pas montré une humeur plus conciliante. On +dit que cela se vendra; je l'espère, car le libraire s'est bien conduit +jusqu'ici, c'est-à-dire que l'édition a été bien soignée. Croyez-moi, +etc. + +»_P. S._ Vous aurez hypothèque sur une des fermes.» + +Le certificat dont il est ici question comme attendu de la principauté +de Cornouaille était les preuves du mariage entre l'amiral Byron et miss +Trevanion, mariage célébré, à ce qu'il paraît, dans une chapelle +particulière, à Carhais, et dont, en conséquence, il était difficile de +se procurer une attestation légale. Le délai nécessaire pour obtenir ces +papiers, et le refus peu gracieux de lord Carlisle de donner aucune +explication sur sa famille, furent les obstacles qui l'empêchèrent +long-tems de prendre sa place à la chambre. Les preuves nécessaires +ayant été à la fin fournies, il se présenta, le 13 mars, dans un état +d'isolement auquel aucun jeune homme d'un rang aussi élevé ne s'était +jamais vu réduit en pareille occasion. N'ayant pas un seul individu de +sa classe pour l'introduire comme un ami, ou l'accueillir comme une +connaissance, ce fut au hasard seul qu'il dut d'être accompagné jusqu'à +la barre de la chambre par un parent très-éloigné, et qui lui était +complètement inconnu un peu plus d'un an auparavant. Ce parent fut M. +Dallas, et les détails qu'il nous a donnés de cette scène entière sont +trop frappans pour que nous y changions un seul mot. + +«La satire fut publiée vers le milieu de mars, quelques jours après +qu'il eut pris sa place à la chambre des Pairs, ce qu'il fit le 13 du +même mois. Je descendais ce jour-là de James's-Street, sans intention de +lui faire visite; mais voyant son cabriolet à la porte, j'entrai. Sa +figure plus pâle qu'à l'ordinaire montrait que son esprit était agité et +qu'il pensait au noble seigneur sous les auspices duquel il avait +toujours cru faire son entrée à la Chambre. Je suis bien aise, me +dit-il, de vous voir; je vais prendre ma place à la Chambre, peut-être +voudrez-vous bien m'accompagner. Je me hâtai de lui exprimer combien +j'étais disposé à le faire, lui cachant en même tems le chagrin que +j'éprouvais en voyant un jeune homme qui, par sa naissance, sa fortune +et ses talens, appartenait à la première classe de la société, assez +négligé, assez isolé dans le monde, pour qu'il n'y eût pas un seul +membre du sénat dont il allait faire partie, auquel il pût s'adresser +pour y être introduit d'une manière convenable. Je vis qu'il sentait +vivement sa situation, et je partageais son indignation. + +»Après avoir parlé quelque tems de la satire dont les dernières feuilles +étaient alors sous presse, j'accompagnai Lord Byron à la Chambre. Il fut +reçu dans l'une des antichambres par quelques officiers de service, avec +lesquels il s'entendit sur les frais qu'il avait à payer. L'un d'eux +alla avertir le lord chancelier, et revint bientôt avec ordre +d'introduire le récipiendaire. Il y avait peu de membres présens, et +lord Eldon s'occupait d'affaires ordinaires ou peu importantes. Quand +Lord Byron entra, il me parut encore plus pâle qu'avant; on lisait sur +sa figure l'indignation jointe à la mortification; mais parvenu à la +dominer, il passa devant la _balle de laine_[107] sans regarder autour +de lui, et s'avança vers la table où l'officier chargé de cette fonction +lui fit entendre le serment d'usage. Cette formalité remplie, le +chancelier, quittant son siége, fit quelques pas vers lui en souriant et +lui présentant la main pour le féliciter de la manière la plus amicale. +Quoique je n'entendisse pas ses paroles, je vis bien qu'il lui adressait +quelques complimens. Ce fut autant de perdu; Lord Byron fit un salut +cérémonieux, et plaça à peine l'extrémité du bout de ses doigts dans les +mains du chancelier. Celui-ci ne prolongea pas des félicitations aussi +mal reçues; mais il retourna à sa place, tandis que Lord Byron alla +négligemment s'asseoir quelques minutes sur l'un des bancs restés vides +à la gauche du trône, et qu'occupent ordinairement les lords de +l'opposition. Quand il vint me rejoindre, je lui fis part de mes +observations; il me répondit: Si j'avais répondu à son serrement de +main, il m'aurait tout de suite compté comme acquis à son parti. Je ne +veux rien avoir à faire ni avec les uns ni avec les autres; j'ai pris +mon rang; je veux maintenant quitter l'Angleterre. Nous retournâmes à +Saint-James's-Street, mais il ne recouvra pas sa bonne humeur.» + + [Note 107: Nom du fauteuil du chancelier, et qui est pris + souvent par métaphore pour la dignité de chancelier. C'est + ainsi que l'on dit être assis sur _la balle de laine_, comme + chez nous être assis sur les _fleurs de lis_.] + +Au récit d'une cérémonie si désagréable pour un esprit fier comme le +sien, et si peu de nature à diminuer les idées misanthropiques qui déjà +prenaient sur lui tant d'empire, j'ajouterai d'après l'un de ses propres +_souvenirs_, les détails qu'il nous a lui-même laissés sur sa courte +conversation avec le lord chancelier: + +«Quand j'eus atteint mes vingt-un ans, la nécessité de me procurer +certains certificats de naissance et de mariage m'empêcha pendant +plusieurs semaines de prendre rang dans la Chambre. Après que ces +difficultés eurent été levées, et que j'eus prêté serment, le lord +chancelier s'excusa auprès de moi de ce délai, observant que le maintien +de ces formes voulues était une partie de son devoir. Je lui répondis +qu'il ne me devait point d'excuse, et comme il n'avait pas, en effet, +montré beaucoup d'empressement, j'ajoutai: Votre seigneurie est +exactement comme le _Petit Poucet_ (on donnait à cette époque la pièce +de ce nom), vous avez fait votre _devoir_, mais vous n'avez fait rien de +plus.» + +Quelques jours après parut la satire, et l'un des premiers exemplaires +fut adressé à M. Harness, son ami, avec la lettre suivante: + + + + +LETTRE XXXIII. + +À M. HARNESS. + +Saint-James's-Street, 18 mars 1809. + +«Vous ne me deviez pas d'excuses; si vous avez le tems d'écrire, et si +vous y êtes disposé, tant mieux; Le Seigneur nous rend reconnaissans +pour les faveurs que nous recevons. Quand, au contraire, je n'entends +pas parler de vous, je me console en pensant que vous êtes plus +agréablement occupé. + +»Je vous envoie par le même courrier une certaine satire nouvellement +publiée; et en retour de trois shillings et six pences qu'il m'en coûte, +je vous prie, si vous venez à en deviner l'auteur, de tenir son nom +secret, du moins quant à présent. Londres est plein de l'affaire du +duc[108]. La Chambre des communes s'en est occupée pendant les trois +dernières soirées, et n'a cependant encore rien décidé. Je ne sais pas +si la chose sera portée devant notre Chambre, à moins que ce ne soit +sous forme d'accusation. Si elle y paraît d'une manière qui permette la +discussion, je serai peut-être tenté de dire quelque chose à ce sujet. +Je suis bien aise d'apprendre que vous aimez Cambridge, premièrement +parce que vous savoir heureux ne peut qu'être infiniment agréable à +quelqu'un qui vous désire toutes les joies possibles de ce monde +sublunaire, et secondement, parce que j'admire la moralité de ce +sentiment. L'_alma mater_ a été pour moi une _injusta noverca_, et cette +vieille folle ne m'a donné mon degré de _master artium_ que parce +qu'elle n'a pu l'éviter. Vous savez quelle farce un noble candidat est +obligé de jouer. + + [Note 108: Probablement l'affaire du duc d'York, accusé + d'avoir vendu ou laissé vendre des commissions dans l'armée + d'une manière illégale.] + +«Je compte partir pour mes voyages, si je puis, au printems, et avant +cette époque je fais une collection des portraits de ceux de mes +camarades d'école avec lesquels j'étais le plus lié. J'en ai déjà +quelques-uns, et j'ai besoin du vôtre, sans lequel la galerie ne serait +pas complète. J'ai employé l'un des premiers peintres de miniature de +l'époque, et ce à mes dépens bien entendu, car je n'ai jamais souffert +que mes connaissances fussent induites à la moindre dépense pour +satisfaire quelqu'une de mes fantaisies. Cette observation pourra +paraître indélicate; mais quand je vous dirai qu'un de nos amis avait +d'abord refusé de poser dans la persuasion qu'il lui faudrait délier les +cordons de sa bourse, vous conviendrez qu'il est nécessaire de bien +établir d'abord ces préliminaires; pour éviter le retour d'une semblable +méprise, je viendrai vous voir quand il en sera tems, et je vous ménerai +chez le peintre. Ce sera une espèce de taxe que je léverai pendant une +semaine sur votre patience; mais excusez-moi, je vous prie, et songez +que cette ressemblance sera peut-être le seul souvenir qui me restera un +jour de notre ancienne amitié et de notre liaison actuelle. Cette idée +paraît assez folle maintenant; mais dans quelques années, quand +quelques-uns d'entre nous seront morts, que d'autres seront séparés par +des circonstances inévitables, ce sera une sorte de satisfaction de +conserver, dans les portraits de ceux qui survivront, l'image de ce que +nous étions naguère, et de contempler dans les portraits de ceux qui +seront morts tout ce qui nous restera du jugement, de la sensibilité et +de l'ensemble de tant de nobles qualités. Mais tout ceci doit être assez +ennuyeux pour vous; ainsi bon soir, et pour finir mon chapitre ou plutôt +mon homélie, croyez-moi, mon cher Harness, votre très-affectionné, etc., +etc.» + +Dans cette idée romanesque de rassembler et de conserver les portraits +de ses anciens amis de classe, on voit le travail naturel d'un cœur +ardent et désappointé qui, à mesure que l'avenir commence à s'obscurcir +autour de lui, se rattache avec empressement au souvenir du passé, et +qui, désespérant de trouver de nouveaux et de fidèles amis, ne songe +plus qu'à conserver tout ce qu'il pourra des anciens. Mais, en ce moment +même, sa sensibilité eut à soutenir un de ces terribles échecs auxquels +des ames comme la sienne, fort au-dessus de la trempe ordinaire, ne sont +que trop fréquemment exposées. Ce fut de la part d'un des amis qu'il +estimait le plus qu'il reçut, au moment où il quittait l'Angleterre, +cette preuve d'indifférence dont il se plaint et s'indigne dans une note +du second chant de _Childe-Harold_, la mettant en contraste avec la +fidélité et l'affection que venait de lui montrer son domestique turc +Derwish. M. Dallas décrit ainsi l'émotion où il le vit à l'occasion de +ce même manque d'affection: + +«Je le trouvai étouffant d'indignation. Le croirez-vous? me dit-il; je +viens à l'instant de rencontrer N***, je l'ai prié de venir passer une +heure avec moi; il m'a refusé; et quelle raison pensez-vous qu'il m'ait +donnée? Il était engagé à aller courir les boutiques avec sa mère et +quelques autres dames, et il sait que je pars demain pour être absent +pendant plusieurs années, et peut-être pour ne revenir jamais! Amitié! +je ne pense pas qu'excepté vous, votre famille et peut-être ma mère, je +laisse derrière moi un seul être qui se soucie de ce que je pourrai +devenir.» + +D'après cette phrase déjà citée d'une lettre à Mrs. Byron, «il faut que +je fasse quelque chose bientôt dans la Chambre,» et d'après une autre +expression plus explicite encore, contenue dans une lettre à M. Harness, +il paraîtrait qu'il songeait sérieusement, à cette époque, à entrer de +suite dans la carrière des affaires politiques que sa qualité de pair +héréditaire semblait ouvrir naturellement devant lui. Mais quelles +qu'aient été d'abord les impulsions de son ambition vers ce point, il y +renonça bientôt. S'il eût été allié de quelques familles qui eussent +tenu un rang distingué dans le monde politique, son envie de dominer, +secondée par de tels exemples et de telles sympathies, l'eût porté sans +doute à chercher la gloire au milieu des guerres de parti; peut-être +c'eût été alors son lot de donner un exemple remarquable de ce +changement par lequel un homme cesse d'être un grand poète pour devenir +un grand politique. Heureusement, toutefois pour le monde, car c'est une +question si ce fut un bonheur pour lui-même, il était décidé que ce +serait dans l'empire plus brillant de la poésie qu'il devait dominer. En +effet, l'isolement de toute société dans lequel il se trouvait à cette +époque, étant privé de ces affections et de ces protections dont un +jeune homme est ordinairement entouré lors de ses débuts, cet isolement, +dis-je, devait le décourager de suivre une carrière où les chances de +succès dépendent surtout des avantages qui ne sont pas en nous-mêmes. +Loin donc de prendre une part active aux travaux de ses nobles +collègues, il paraît qu'il regardait comme ennuyeux et mortifiant d'y +assister comme spectateur. Quelques jours après son admission, il se +retira dans sa retraite de Newstead-Abbey, pour y savourer l'amertume +d'une expérience prématurée, ou pour y méditer d'avance sur les scènes +et les aventures auxquelles son esprit ardent devait trouver à +l'étranger un champ plus libre que dans sa patrie. + +Peu de tems s'écoula cependant avant qu'il ne fût rappelé à Londres par +le succès de sa satire, dont le prompt débit rendait une seconde édition +nécessaire. Son agent zélé, M. Dallas, avait pris soin de lui +transmettre, dans sa solitude, tout ce qu'il avait pu recueillir +d'opinions favorables à son ouvrage. Il n'est pas sans intérêt de voir +par quels degrés on arrive d'abord à la réputation, et de trouver dans +l'approbation d'autorités telles que Pratt et les écrivains des Revues, +la première récompense et les premiers encouragemens d'un Byron. + +«Vous êtes déjà, lui écrivait-il, assez généralement connu pour +l'auteur. Cawthorn m'en a parlé dans ce sens, et j'en ai eu par moi-même +une preuve chez Hatchard, libraire de la reine. J'entrai pour lui +demander la satire; il me répondit qu'il en avait vendu un grand nombre +d'exemplaires, qu'il ne lui en restait pas un, qu'il allait en +redemander davantage, ce que je vis depuis qu'il avait fait. Je lui +demandai quel était l'auteur. Il me répondit qu'on la croyait de Lord +Byron. J'insistai pour savoir si c'était son opinion, à lui-même. Il me +répondit que oui, et que ce qui le lui faisait croire, c'est qu'une dame +de distinction était venue, sans hésitation, lui demander la satire de +Lord Byron. Il m'apprit aussi qu'il avait demandé à M. Giffard, qui +vient souvent dans sa boutique, si la satire était de vous; celui-ci nia +absolument qu'il en connût l'auteur; mais il parla avec grand éloge de +l'ouvrage, et dit qu'on lui en avait envoyé un exemplaire. Hatchard m'a +assuré que tous ceux qui fréquentent son cabinet de lecture l'admirent +beaucoup. Cawthorn m'a dit qu'on en faisait généralement un très-grand +cas, non-seulement parmi ses propres pratiques, mais encore parmi toutes +celles de ses confrères. Je suis allé plusieurs fois exprès chez mon +éditeur, et je l'ai toujours entendu beaucoup vanter. Pratt l'a lue +dernièrement à haute voix dans les salons, Phillip à un cercle d'hommes +de lettres: tous l'ont unanimement louée. L'_Anti-Jacobin_ et le +_Gentleman's Magazine_ ont déjà embouché pour vous la trompette de la +renommée. Vous verrez votre satire dans les autres revues le mois +prochain, et probablement elle sera maltraitée dans quelques-unes, +suivant les rapports que les propriétaires ou les éditeurs peuvent avoir +avec ceux que vous y avez flagellés.» + +À son arrivée à Londres, vers la fin d'avril, il trouva la première +édition de sa satire presque épuisée; il se mit aussitôt en devoir d'en +préparer une seconde, à laquelle il résolut de mettre son nom. Les +additions qu'il fit alors à son ouvrage sont considérables, il ajouta +entre autres près de cent vers qui devinrent les premiers[109], et ce ne +fut guère qu'au milieu du mois suivant que la nouvelle édition fut prête +à imprimer. Pendant son dernier séjour à la campagne, il était convenu +avec son ami Hobhouse qu'ils quitteraient l'Angleterre au commencement +de juin, et il désirait voir les épreuves de son volume avant que de +partir. + + [Note 109: La première édition commençait au vers: + + «Il fut un tems, avant que de nos jours dégénérés.»] + +Cette seconde édition est suivie d'un post-scriptum en prose que M. +Dallas, et c'est une preuve de jugement et de goût, supplia en vain le +poète de retrancher. Il est fort à regretter que Byron ne se soit point +rendu à ses sages avis; car il règne, dans cette malheureuse page, un +ton de bravache, que l'on est toujours peiné de voir adopté par un homme +vraiment brave. En voici un échantillon: «On dira peut-être que je +quitte l'Angleterre, parce que j'y ai insulté des personnes d'esprit et +d'honneur; mais je reviendrai, et elles pourront entretenir jusque-là +leurs ressentimens. Ceux qui me connaissent peuvent affirmer que les +motifs qui me font voyager, sont loin d'être des craintes littéraires ou +personnelles, et ceux qui ne me connaissent pas pourront en être +convaincus un jour. Depuis la publication de cet opuscule, mon nom n'a +pas été au secret, j'ai presque constamment habité Londres, prêt à +rendre raison de ce que j'ai écrit, et m'attendant chaque jour à +recevoir quelque petit cartel; mais, hélas! les tems de la chevalerie +sont passés, ou, pour parler comme le vulgaire, il n'y a plus de courage +aujourd'hui.» + +Quelques torts que l'auteur ait pu avoir dans cette satire, peu de +personnes la jugeraient plus sévèrement aujourd'hui, qu'il ne la jugea +lui-même neuf ans après l'avoir composée, au moment où il venait de +quitter l'Angleterre pour n'y jamais revenir. M. Murray possède +l'exemplaire que Byron lut alors; et les notes qu'il griffonna en marge, +et au bas des pages, méritent d'être traduites ici; sur la première on +lit: + +«La reliure de ce volume est beaucoup trop belle pour ce qu'il contient. + +»C'est la propriété d'un autre, voilà la seule raison qui me retient de +jeter au feu ce misérable monument de colère déplacée et de critique +aveugle.» + +En marge de ce passage: «De se laisser égarer par le cœur de Jeffrey, ou +la tête béotienne de Lamb,» est écrit: «Cela n'est pas juste; la tête et +le cœur de ces messieurs, ne sont pas du tout tels qu'ils ont été ici +représentés.» En travers de tout le sévère passage contre MM. Wordsworth +et Coleridge, il a griffonné _injuste_. Pour l'attaque terrible contre +M. Bowles, le commentaire est: «Tout ce morceau sur Bowles est trop +sauvage.» À la marge des vers qui commencent par «salut à l'immortel +Jeffrey,» est écrit, «trop féroce... C'est de la folie toute pure;» et +plus bas, à propos des vers: «Quelqu'un se rappelle-t-il ce jour +désastreux, etc.,» il ajoute, «tout cela est mauvais, parce que c'est +trop personnel.» + +Quelquefois cependant, loin de casser ses premiers jugemens, il semble +disposé à les confirmer et rendre plus sévères. Ainsi, en marge du +passage relatif à certain auteur de certaines épopées obscures (Cottle), +il dit: «C'est bien,» ajoutant au bas de la page: «J'ai vu quelques +lettres de ce drôle à une pauvre dame poète,» dont il attaque les +productions (productions dont cette brave femme n'était nullement +enflée), d'un ton si grossier et si tranchant, que je ne regretterais +pas les coups de fouet que je lui ai donnés, quand même ils eussent été +injustes, ce qui n'est pas, car en vérité _c'est un grand âne_. En marge +des vers si forts contre Clarke, collaborateur du _Magazine_ appelé le +_satiriste_, se trouve cette remarque: «Assez bien; il la méritait, et +cela n'est pas trop mal exprimé.» + +Tout le paragraphe commençant par _Illustre Lord Holland_, a pour note +«mauvais, et, en outre, manquant de vérité.» Les vers contre Lord +Carlisle lui paraissent mauvais aussi, la provocation n'était pas +suffisante pour justifier tant d'acrimonie. Dans une autre note +concernant le même seigneur, il dit: «Beaucoup trop sauvage, quel qu'en +ait pu être le fondement.» Il dit de Rosa Maltida (la fille du célèbre +juif K...), «elle a depuis épousé le Morning-Post, mariage extrêmement +bien assorti.» Aux vers commençant par «Quand quelque jeune homme +d'espérance, habitant une échoppe, etc.,» il a joint un note qui n'est +pas sans intérêt: «Tout ceci était dirigé contre le pauvre Blackett, il +était alors _patronisé_ par A. I. B.[110]. Je l'ignorais, sans quoi je +n'eusse pas écrit tout ceci, ou du moins, je ne le crois pas.» + + [Note 110: Lady Byron, alors miss Milbank.] + +En regard de l'éloge de M. Crabbe, il a écrit: «Je considère Crabbe et +Coleridge comme les deux plus remarquables poètes de notre tems, sous le +rapport de l'invention et du pathétique.» Sur l'un de ses propres vers: + + Et la gloire comme le Phénix au milieu des flammes, etc. + +il s'écrie: «Le diable emporte le Phénix! comment a-t-il fait pour venir +se fourrer là?» Et il conclut ses remarques de détails par l'observation +suivante, sur l'ensemble de la pièce: + +«Je désirerais bien sincèrement que la majeure partie de cette satire +n'eût jamais été écrite, non seulement à cause de l'injustice des +jugemens qui y sont portés sur quelques ouvrages et quelques personnes, +mais parce que je ne saurais approuver le ton qui y règne en général, et +l'esprit qui l'a dictée. + +«BYRON.--Diodati-Genève, 14 juillet 1816.» + +En même tems qu'il préparait sa nouvelle édition, il faisait gaîment les +honneurs de Newstead à une troupe de jeunes amis de collége, qu'à la +veille de quitter l'Angleterre pour si long-tems il avait réunis autour +de lui, comme pour une fête d'adieux. La lettre suivante, de l'un des +convives, Charles Skinner Matthews; quoiqu'elle ne parle pas autant de +son hôte illustre que nous eussions pu le désirer, plaira sans doute au +lecteur comme une peinture prise au moment même, et qui réfléchit bien +le caractère de Byron à cette époque. + + + +LETTRE DE C.S. MATTHEWS, ÉCUYER, + +À MISS ***. + +Londres, 22 mai 1809. + + +MA CHÈRE MISS ***, + +«Il faut d'abord que je vous donne quelques détails sur le lieu +singulier que je viens de quitter. + +»Newstead-Abbey est située à 136 milles de Londres, et à 4 de Mansfield. +C'est un si beau morceau d'architecture que je ne serais pas étonné +qu'on en trouvât la description, et peut-être la gravure, dans les +_monumens_ gothiques de Grose. Elle est en la possession des ancêtres du +propriétaire actuel depuis l'époque de la dissolution des monastères, +mais le bâtiment lui-même est d'une date bien plus reculée. Quoique +tombant en ruines, c'est encore une abbaye complète, et la plus grande +partie de l'édifice est encore debout et dans le même état que le jour +où il fut construit. Il y a deux rangées de cloîtres, avec un grand +nombre de chambres et de cellules, qui, bien qu'inhabitées et +inhabitables, pourraient facilement être remises en état; beaucoup des +anciennes chambres servent encore, entre autres une grande salle dallée. +Il ne reste plus qu'un côté de l'église de l'abbaye; l'ancienne cuisine +et une longue file de bâtimens attenans n'offrent plus qu'un amas de +décombres. Une salle magnifique de 70 pieds de long sur 23 de large, +unit les anciennes constructions aux bâtimens modernes; mais toutes les +parties de la maison sont dans un grand état de délabrement et +d'abandon, excepté celles que le seigneur actuel vient de faire +arranger. + +»La maison et les jardins sont entièrement entourés d'une muraille +crénelée. Devant l'entrée principale se trouve un grand lac, flanqué çà +et là de bâtimens fortifiés, dominés par une tour placée à l'autre +extrémité. Imaginez-vous, tout autour, des collines nues et arides, la +vue ne découvrant qu'à peine deux ou trois méchans arbres rabougris, à +plusieurs milles de distance, et vous aurez une idée de Newstead. Le +dernier lord étant brouillé avec son fils, auquel le domaine était +assuré par substitution, voulut au moins, par esprit de vengeance, qu'il +ne lui arrivât que dans le plus mauvais état possible. En conséquence il +négligea les constructions, et fit un tel abattage de tous les arbres, +qu'il réduisit bientôt une propriété naguère _boisée_ à l'état de +désolation et de nudité que je viens de décrire. Toutefois, son fils +mourut avant lui, et, tout cet étalage de colère manqua ainsi son effet. + +»En voilà assez sur le domaine; j'ai multiplié les détails sans ordre et +sans liaison, pour qu'ils ressemblassent mieux au sujet. Mais si ce lieu +vous paraît étrange, la manière dont on y vit ne l'est pas moins, je +vous assure. Montez avec moi les degrés qui mènent au vestibule, que je +vous présente à Milord et à ses hôtes. Prenez garde, souvenez-vous de +n'y venir qu'en plein jour, et de bien ouvrir vos yeux, car si vous +alliez vous tromper, si vous tourniez trop à droite en montant les +degrés, vous vous feriez empoigner par un ours, et si vous alliez trop à +gauche, ce serait encore pire, vous vous trouveriez nez à nez avec un +loup. Parvenu à la porte, vous n'êtes pas hors de danger, car le +vestibule étant en mauvais état, et ayant grand besoin de réparation, il +y a probablement à l'autre extrémité une foule de visiteurs qui +s'exercent à tirer au blanc, de manière que si vous entrez sans donner, +de loin et à haute voix, avis de votre approche, vous n'aurez échappé à +l'ours et au loup que pour tomber sous les balles des joyeux moines de +Newstead. + +«Nous étions quatre, sans compter Lord Byron, et notre compagnie +s'augmentait de tems en tems d'un curé du voisinage. Quant à notre +manière de vivre, voici quel était généralement l'ordre du jour: pour le +déjeuner, point d'heure fixe, chacun le prenait à sa convenance, et la +table demeurait servie jusqu'à ce que chacun de nous eût fini; il est +vrai de dire que si quelqu'un de nous eût désiré déjeuner d'aussi _bonne +heure_ que dix heures, il lui eût fallu une grande chance pour trouver +aucun des domestiques debout. Nous nous levions, terme moyen, à une +heure. Moi, qui me levais généralement entre onze heures et midi, +j'étais toujours, même malade, le premier levé, et je passais pour un +miracle de diligence et d'activité. Souvent deux heures sonnaient avant +que nous n'eussions fini de déjeuner. Alors, pour amuser notre journée, +nous avions la lecture, l'escrime, le bâton de volée, ou le jeu de +volant dans le grand salon, le tir au pistolet dans le vestibule; la +promenade à pied, à cheval, en bateau sur le lac, la partie de paume, ou +quelque partie avec l'ours et le loup que nous nous plaisions à +tourmenter. Entre sept et huit heures, nous nous mettions à table pour +dîner, et nous y restions jusqu'à une, deux et trois heures du matin. Je +laisse à deviner quel était notre plaisir pendant cette longue séance. + +»Je ne dois pas passer sous silence l'usage de faire passer à la ronde, +au moment du dessert, un crâne humain, rempli de vin de Bourgogne. Après +nous être rassasiés de viandes choisies et des meilleurs vins de France, +nous nous rendions dans le salon pour prendre le thé; là, suivant son +goût, chacun se livrait à la lecture ou à quelque conversation +instructive; et, après les _Sandwiches_, etc., chacun se retirait dans +sa chambre à coucher. Une collection de robes de moines, avec tout ce +qui s'en suit, crosses, rosaires, tonsures, etc., donnait plus de +variété à nos physionomies et à nos plaisirs. + +»Vous pouvez juger combien je fus contrarié de me trouver malade presque +pendant la première moitié du tems que je passai à Newstead. Mais je fus +conduit à des réflexions bien différentes de celles du docteur Swift, +qui quitta sans cérémonie aucune la maison de Pope, et lui écrivit +ensuite qu'il était impossible à deux amis malades de vivre ensemble; +mon pauvre corps tremblant et affaibli se trouvait si mal de la robuste +et bruyante santé de mes compagnons, que je désirais de tout mon cœur +voir chacun dans la maison, aussi malade que moi. + +»Je revins à pied avec un autre des convives; nous faisions à peu près +vingt-cinq milles par jour, mais nous restâmes environ une semaine en +route, parce que nous fûmes retenus par les pluies. + +»Je terminerai ici le récit d'une excursion qui m'a fait mieux connaître +le pays. Où croyez-vous que j'aille maintenant? À Constantinople! Du +moins on m'a proposé ce petit voyage. Lord Byron et un autre de mes amis +partent le mois prochain, et m'ont demandé de les accompagner; mais +c'est un projet un peu important, et qui vaut bien la peine d'y +réfléchir à deux fois... Adieu, etc.» + +C.S. MATTHEWS. + +Après avoir ainsi mis la dernière main à sa nouvelle édition, sans +attendre les nouveaux honneurs qui se préparaient pour lui, Lord Byron +quitta Londres le 11 juin, et, quinze jours après, mit à la voile pour +Lisbonne. + +Quelque grands que fussent les progrès que son talent eût faits sous +l'influence de la colère qu'il avait prise pour muse, il est, dans la +satire dont nous venons de parler, bien loin de la hauteur qu'il +atteignit dans la suite. Il est remarquable en effet que, lié comme son +génie paraît l'avoir été avec son caractère, le développement de ce +dernier ait précédé de si long-tems toute la maturité des ressources de +l'autre. La nature, en développant de bonne heure en lui une faculté de +sentir si forte et si multiple, semblait lui avoir désigné ce qu'elle +attendait de lui, avant qu'il pût la comprendre. Ce ne fut que lentement +et après de longues méditations, qu'il découvrit en lui-même tous ces +matériaux de poésie, que son caractère de feu enfantait, pour ainsi +dire, à son insu. Toute vigoureuse que soit sa satire, on y voit peu de +choses qui puissent donner un avant-goût des merveilles qui l'ont +suivie. Son esprit avait reçu l'éveil, mais il n'en avait pas encore +sondé la profondeur; et le fiel qu'il y répand, ne part pas encore du +fond de son cœur comme celui qu'il jeta dans la suite à la face du genre +humain. Ses innombrables facultés, ses passions que son ame avait +nourries si long-tems, n'avaient pas encore trouvé d'organe digne +d'elles. Le sombre, le grandiose, le tendre de sa nature, n'avaient pas +encore de voix, jusqu'à ce qu'enfin son puissant génie se réveilla avec +le sentiment de toute sa force. + +En s'arrêtant, dans sa satire aussi bien que dans ses premières poésies, +à écrire d'après des modèles reçus, il montra combien peu il avait +encore exploré ses propres ressources, et découvert les marques +distinctives qui devaient à jamais illustrer son nom. Quelque hardi et +quelque énergique que fût en général son caractère, il avait bien peu de +confiance dans ses forces intellectuelles. Ce ne fut que par degrés +insensibles qu'il acquit la conscience de ce qu'il pouvait faire; et il +ne fut pas moins étonné que le public de découvrir dans son ame une +aussi riche mine de génie. C'est par suite de la même lenteur à +s'apprécier, que, dans la suite, arrivé à l'apogée de sa gloire, il +douta long-tems qu'il pût réussir dans aucun ouvrage qui ne demandât que +de l'esprit et de la gaîté, jusqu'à ce que l'heureux essai qu'il en fit +dans Beppo, dissipa sa méfiance, et ouvrit une nouvelle carrière de +triomphes à son génie immense et versatile. + +À quelque distance que ses premières productions soient de celles qui +les ont suivies, il y a dans sa satire une vivacité de pensées, une +vigueur et un courage qui, joints à la justice de sa cause, ne pouvaient +manquer de lui valoir la sympathie publique, et d'attacher immédiatement +beaucoup de célébrité à son nom. Malgré le ton général de hardiesse et +d'indifférence qui règne dans sa satire, on y voit de tems en tems +quelques allusions à son sort et à son caractère, dont le pathétique +semble assurer la vérité, et qui étaient de nature à piquer vivement la +curiosité et l'intérêt. Je vais citer deux ou trois de ces passages, +comme montrant bien l'état de son ame à cette époque. Voici comme il +peint sa jeunesse exposée sans protection aux tentations d'un monde +corrompu et corrupteur: «Moi-même, le plus insouciant d'une troupe +insouciante, qui ai juste assez de bon sens pour connaître ce qui est +juste, et faire ce qui ne l'est pas, abandonné à moi-même à l'âge où le +bouclier de la raison est encore mal assuré, pour chercher mon chemin au +travers de la foule innombrable des passions; moi que tous les genres de +plaisir ont attiré et repoussé tour à tour, moi-même je me sens forcé +d'élever la voix; je suis forcé de sentir que de telles scènes, que de +tels hommes sont contraires au bien public. Quand même quelqu'ami me +dirait d'un ton de censeur: En quoi vaux-tu mieux que les autres, fou +que tu es? Quand même chacun de mes anciens camarades de débauche +sourirait et crierait au miracle, de me voir devenu moraliste...» + +Mais le passage suivant, quoique écrit à la hâte, montre bien plus +encore ce cœur ulcéré que l'on retrouve dans toutes ses compositions +subséquentes: + +«Il fut un tems qu'un mot désagréable ne serait jamais tombé de mes +lèvres qui semblent aujourd'hui pleines de fiel; ni fous ni folies +n'auraient pu me forcer à mépriser le plus vil des insectes que je +voyais ramper devant mes yeux. Mais aujourd'hui je suis bien endurci, je +suis bien changé de ce que j'étais dans ma jeunesse. J'ai appris à +penser et à dire sévèrement la vérité; j'ai appris à me moquer des +décrets emphatiques de nos critiques et à les briser eux-mêmes sur la +roue qu'ils m'avaient préparée. J'ai appris à repousser du pied la verge +que l'on voulait me faire baiser...» + +Nous avons indiqué dans les pages précédentes quelques-unes des causes +qui amenèrent ce changement de son caractère. Outre son propre +témoignage, il en est plusieurs autres qui prouvent qu'il n'avait +naturellement pas de fiel. Dans son enfance, bien qu'il se montrât +quelquefois colère et entêté, chacun reconnaissait sa douceur et sa +bonté envers ceux qui se montraient eux-mêmes bons et doux à son égard; +et ceux qui l'ont connu alors s'accordent à le d'un caractère affectueux +et gai. + +De toutes ces qualités naturelles la plus saillante, en effet, semble +avoir été un profond besoin d'aimer. Une disposition à former des +attachemens durables et un désir ardent d'être payé de retour, ont été +le songe et le tourment de sa vie. Nous avons vu avec quel enthousiasme +passionné il se livra à ses amitiés de collége. L'amour délirant et +malheureux qui suivit fut, si je puis m'exprimer ainsi, l'agonie, sans +être la mort, de ce désir insatiable qui dura toute sa vie, remplit sa +poésie de tout ce que l'ame a de plus tendre, prêta l'éclat de ses +couleurs, même à ces nœuds indignes que la vanité et la passion lui +firent former dans la suite, et lui dicta encore ces stances qu'il +écrivait quelques mois avant sa mort: + +Il est tems que ce cœur cesse d'être ému, puisqu'il a cessé d'émouvoir +les autres, et cependant, quoique je ne puisse plus être aimé, j'ai +besoin d'aimer encore! + +En supposant même les circonstances les plus favorables, ce serait +encore une question de savoir si, avec des dispositions telles que +celles que nous venons de décrire, il eût pu éviter d'être à la fin +désappointé, ou s'il eût jamais pu trouver où reposer son imagination et +ses désirs; mais Lord Byron rencontra les désappointemens dès les +premiers pas qu'il fit dans le sentier de la vie. Sa mère, vers laquelle +il tourna naturellement et avec ardeur ses premières affections, ou le +repoussa rudement, ou s'en joua par caprice. Parlant de ses premières +années avec un de ses amis, à Gênes, peu de tems avant son départ pour +la Grèce, il datait la première sensation de peine ou d'humiliation +qu'il eût jamais connue, de la froideur avec laquelle sa mère recevait +ses caresses dans son enfance et de ses fréquentes et malicieuses +allusions à son infirmité. + +Sa jeunesse fut aussi privée de l'affection sympathique d'une sœur; il +n'eut d'abord avec la sienne que des rapports extrêmement rares. Si son +besoin d'aimer avait trouvé où s'épancher dans sa famille, peut-être le +torrent de ses sensations se serait-il trouvé plus au niveau de ce monde +qu'il avait à traverser. Ainsi il eût évité ces chutes rapides et +tumultueuses auxquelles il fut bientôt exposé pour s'être trop tôt élevé +à toute sa crue. Le manque d'objets sur lesquels son attachement pût se +porter dans la maison paternelle ne laissa à son cœur d'autres +ressources que ces affections enfantines qu'il forma à l'école; quand +celles-ci furent interrompues par son passage à Cambridge, il se +retrouva de nouveau isolé et abandonné au vague de ses désirs. Bientôt +survint son malheureux attachement pour miss Chaworth, auquel, plus qu'à +toute autre cause, il attribuait lui-même le funeste changement qui +s'opéra dans son caractère. + +«Je doute quelquefois, dit-il dans ses _Pensées détachées_, si, après +tout, un genre de vie tranquille et sans agitation eût pu me convenir, +et pourtant je regrette quelquefois de n'en avoir pas un tel. Mes +premiers rêves, comme presque tous ceux des enfans, furent des rêves +guerriers; peu après ils furent tous d'amour et de solitude, jusqu'à ce +que mon malheureux attachement pour Maria Chaworth commença lorsque +j'avais à peine quinze ans, et continua long-tems quoique soigneusement +caché. Ce fut ce qui me rejeta de nouveau seul sur une vaste... vaste +mer. Je me rappelle qu'en 1804, je rencontrai ma sœur chez le général +Harcourt dans Portland-Place. J'étais moi-même alors, tel qu'elle +m'avait toujours vu jusque-là. Quand nous nous rencontrâmes ensuite en +1805 (elle me l'a dit depuis), mon caractère et mes manières étaient +tellement changés que l'on me reconnaissait à peine. Je ne m'apercevais +pas alors de cette altération; mais j'y crois, et je pourrais en rendre +raison.» J'ai déjà raconté la manière dont il prit congé de miss +Chaworth avant son mariage. Une fois après cet événement, il la revit, +et ce fut pour la dernière, lorsqu'il fut invité par M. Chaworth à dîner +à Annesley, peu de tems avant son départ d'Angleterre. Le peu d'années +qui s'étaient écoulées depuis leur dernière entrevue avaient apporté un +changement considérable dans les manières et l'extérieur du jeune poète. +L'informe et gros écolier était devenu un jeune homme gracieux et bien +pris dans sa taille. Ces émotions et ces passions qui rehaussent d'abord +et détruisent ensuite la beauté, n'avaient encore produit sur ses traits +que leur effet favorable; et quoiqu'il eût eu peu d'occasions de +fréquenter la bonne société, ses manières avaient acquis cette douceur +et cet aplomb qui caractérisent l'homme bien élevé. Son empire sur +lui-même fut bientôt mis à l'épreuve quand on apporta dans l'appartement +la petite fille de sa belle hôtesse. La vue de cet enfant lui fit +éprouver un saisissement dont il ne fut pas maître, ce ne fut qu'avec +effort qu'il parvint à dissimuler sa profonde émotion, et c'est à ce +qu'il éprouva dans ce moment que nous devons ces stances touchantes: «Eh +bien! tu es heureuse, etc.[111],» qui ont paru dans un recueil de +_Mélanges_, publié par l'un de ses amis, et que l'on retrouve maintenant +dans la collection générale de ses œuvres. Sous l'influence du même +sentiment il composa deux autres pièces à cette même époque; mais comme +elles ne se trouvent que dans les _Mélanges_ que je viens de citer, et +que ce recueil n'est plus dans le commerce, je crois qu'on ne me saura +pas mauvais gré d'en citer ici quelques stances: + + [Note 111: Datées sur le manuscrit original, 2 novembre + 1808.] + + +ADIEUX A UNE DAME[112]. + + [Note 112: Intitulés dans le manuscrit original: À Mrs. ***, + qui me demandait mes raisons pour quitter l'Angleterre au + printems, et datés du 2 décembre 1808.] + +Quand, chassé des bosquets d'Éden, l'homme s'arrêta quelques instans sur +le seuil, chaque scène lui rappelait les heures écoulées, et lui faisait +maudire son avenir. + +Mais errant à travers de lointains climats, il apprit à porter le poids +de son chagrin; il ne fit plus que donner un soupir au souvenir du tems +passé, et trouva du soulagement au milieu de scènes plus agitées. + +Ainsi, Marie, doit-il en être de moi; je ne dois plus revoir tes +charmes, car quand je m'arrête près de toi, mon cœur soupire pour tout +ce bonheur qu'il a connu autrefois, etc. + +L'autre poème respire tout entier la tendresse; mais je n'en donnerai +que les stances qui me paraissent les plus saillantes: + + +STANCES À ***, EN QUITTANT L'ANGLETERRE. + +C'en est fait! la barque abandonne au souffle du vent ses voiles +blanches, qui soufflent autour du mât et s'entr'ouvrent aux efforts de +la brise bruyante! Et il faut que je quitte ce pays, parce que je n'en +puis aimer qu'une... + +Comme un oiseau privé de sa compagne, mon cœur déchiré se livre à la +douleur: en vain je cherche autour de moi, je ne puis rencontrer un +sourire ami, une figure qui me plaise, et même au milieu des troupes les +plus nombreuses, je suis toujours seul, parce que je n'en puis aimer +qu'une. + +Je franchirai les flots blanchissans, j'irai chercher une patrie à +l'étranger; je ne saurais trouver de repos nulle part, jusqu'à ce que +j'aie oublié les traits de cette belle infidèle; je ne puis me +soustraire à mes sombres pensées, mais je puis aimer toujours, et +toujours je n'en puis aimer qu'une... + +Je pars... mais en quelque lieu que j'aille, aucun œil ne se mouillera +pour moi de larmes, aucun cœur ne sympathisera à mes peines; toi-même, +qui as détruit toutes mes espérances, tu ne m'accorderas pas un soupir, +quoique je n'en aime qu'une. + +Le souvenir de chacune de ces scènes passées, la pensée de ce que nous +sommes, de ce que nous avons été, abîmerait de douleurs des cœurs plus +faibles! Mais, hélas! le mien a supporté le choc, il bat encore comme il +avait commencé, et n'en aime jamais réellement qu'une. + +Qu'elle peut être cette belle, si tendrement aimée? c'est ce que le +vulgaire ne doit pas savoir; pourquoi ce jeune amour fut-il malheureux? +tu le sais, et moi j'en gémis; et bien peu de ceux qui vivent sur cette +terre n'ont aimé si long-tems, et n'en ont aimé qu'une. + +J'ai essayé les fers d'une autre, tout aussi belle peut-être; j'aurais +donné beaucoup pour l'aimer autant que toi, mais un charme insurmontable +empêchait mon cœur déchiré de rien sentir que pour une. + +Il me serait doux de te revoir au moment du départ, de te bénir en te +disant adieu; cependant je ne voudrais pas demander à tes beaux yeux des +larmes pour celui qui va errer sur les vastes mers. Il a perdu sa +patrie, ses espérances, sa jeunesse, et toutefois il aime encore, et +n'en aime qu'une. + +Tandis que son cœur aimant était ainsi trompé dans ses espérances de +retour, il était au moins autant mortifié et désappointé dans un autre +instinct de sa nature, le désir d'acquérir des distinctions et de +dominer. Le peu de rapports entre sa fortune et son rang fut de bonne +heure pour lui une source d'embarras et d'humiliations; et la haute +opinion qu'il avait des avantages d'une naissance illustre ne faisait +qu'ajouter à l'amertume de cette inégalité. Cependant l'ambition lui +suggéra bientôt qu'il y avait d'autres et de plus nobles voies pour +arriver aux distinctions. Il sentit avec orgueil qu'il pourrait un jour +obtenir celles que le talent ne doit qu'à lui-même. Il n'était pas +extraordinaire non plus que, comptant sur l'indulgence que l'on accorde +ordinairement à la jeunesse, il espérât faire impunément le premier pas +dans le sentier de la gloire. Mais là, comme dans tous les autres objets +que son cœur s'était proposés, il ne rencontra que le désappointement et +la mortification. Au lieu d'éprouver ces égards, si ce n'est cette +indulgence avec laquelle les critiques accueillent ordinairement de +jeunes débutans, il se trouva tout à coup victime d'une sévérité sans +borne, sévérité que l'on ne déploie que rarement contre les plus vieux +pécheurs dans le monde littéraire. Ainsi, son cœur, qui venait +d'éprouver toute la douleur d'un amour malheureux, se vit encore frustré +de ces ressources et de ces consolations qu'il avait cherchées dans +l'exercice de ses facultés intellectuelles. + +Tandis qu'il éprouvait ainsi de bonne heure des peines de plus d'un +genre, son imagination reçut encore l'influence funeste de plaisirs trop +prématurés. Bientôt se dissipa ce charme dont la jeunesse aime à +embellir un monde qu'elle ne connaît pas. Ses passions avaient dès le +commencement anticipé l'avenir, et le vide qu'elles laissèrent bientôt +dans son ame fut, de son propre aveu, l'une des principales causes de +cette mélancolie qui forma depuis l'une des marques distinctives de son +caractère. + +«Mes passions, dit-il dans ses _Pensés détachées_, se développèrent de +très-bonne heure, de si bonne heure que bien peu voudraient me croire, +si j'en citais la date et les circonstances: peut-être l'une des causes +de cette mélancolie anticipée de mes pensées fut que j'avais anticipé la +vie. Mes premiers poèmes sont pleins de pensées qui semblent appartenir +à un âge dix ans plus vieux que celui auquel ils furent écrits; je ne +veux point parler de leur mérite, mais de l'expérience qu'on y remarque. +Les deux premiers chants de _Childe Harold_ furent terminés, quand je +n'avais que vingt-deux ans, et on les croirait écrits par un homme plus +âgé que je ne le serai probablement jamais.» + +Quoique la première phrase de cet extrait se rapporte à une époque de +beaucoup antérieure, elle nous donnera occasion de remarquer que, +quelque irrégulière qu'ait été sa vie durant les deux ou trois années +qui précédèrent le moment de ses voyages, l'idée que plusieurs ont eue +qu'il faisait dans _Childe Harold_ allusion aux débauches et aux orgies +de Newstead, est, comme beaucoup d'autres accusations contre lui, fondée +sur son propre témoignage, étrangement exagéré. Il représente, il est +vrai, la maison de son représentant poétique comme un _dôme monastique +condamné à de vils usages_, et ajoute: «Où la superstition tenait jadis +son antre les filles de Paphos venaient chanter et sourire.» M. Dallas +se livrant au même esprit d'exagération, dit, en parlant des préparatifs +du jeune poète: «Déjà rassasié de plaisirs et dégoûté de la compagnie de +ceux qui n'avaient point d'autres ressources, il avait résolu de +maîtriser ses passions, et avait congédié ses harems.» La vérité est que +l'exiguïté des moyens pécuniaires de Lord Byron eût suffi seule pour le +détourner de ce luxe oriental. Son genre de vie à Newstead était simple +et peu coûteux. Ses compagnons, quoique amis du plaisir, avaient des +goûts et des caractères trop réfléchis pour s'accommoder d'une débauche +vulgaire. Quant à ses prétendus _harems_, il paraît qu'une ou deux +_subintroductæ_, comme les moines les auraient appelées, et encore +prises parmi les domestiques de la maison, sont tout ce que la médisance +a jamais pu citer à l'appui de cette calomnie. + +Il nous dit lui-même, dans le journal que je viens de citer, que le jeu +était au nombre de ses folies à cette époque. + +«J'ai, dit-il, idée que les joueurs sont aussi heureux que bien d'autres +gens, parce qu'ils sont toujours _excités_. Les femmes, le vin, la +gloire, la table rassasient quelquefois; mais chaque coup de carte ou de +dé tient le joueur éveillé, outre que l'on peut jouer dix fois plus +long-tems qu'on ne peut faire toute autre chose. Étant jeune, j'étais +passionné pour le jeu, c'est-à-dire pour le hasard; car je déteste tous +les jeux de cartes, même le pharaon. Quand le maccao fut inventé, je ne +voulus pas l'adopter; car je regrettais le bruit du cornet et des dés et +cette glorieuse incertitude, non-seulement d'une chance bonne ou +mauvaise, mais même d'une chance quelconque; car il faut souvent jeter +les dés plusieurs fois avant d'obtenir un résultat. J'ai gagné jusqu'à +quatorze coups de suite, et enlevé tout l'argent qui se trouvait sur la +table; mais je n'avais ni sang-froid, ni jugement, ni calcul: c'était +l'émotion qui faisait tout mon plaisir. Après tout, j'ai cessé à tems, +sans avoir ni beaucoup gagné ni beaucoup perdu. Depuis l'âge de vingt-un +ans j'ai très peu joué, et jamais au-delà de cent, deux cents ou trois +cents guinées.» + +Il fait allusion à cette folie et à quelques autres dans le billet +suivant. + + +À M. WILLIAMS BANKES. + +Vendredi, minuit. + + +MON CHER BANKES, + +«Je reçois à l'instant votre petit mot; croyez que je suis désespéré de +n'en avoir pas eu plus tôt connaissance; une demi-heure de conversation +avec vous m'eût été plus agréable que le vin, le jeu et toutes les +autres manières à la mode de passer une soirée chez soi ou en ville. Je +suis réellement très-fâché d'être sorti avant l'arrivée de votre +missive; à l'avenir écrivez-moi avant six heures, et soyez sûr que, +quels que soient mes engagemens, je les mettrai de côté. Croyez-moi avec +cette déférence que j'ai eue dès mon enfance pour vos talens, et une +meilleure opinion de votre cœur, + +»Votre, etc.» + +BYRON. + +Parmi les causes, si ce n'est plutôt parmi les résultats de cette +disposition à la mélancolie qui tenait à son caractère, il ne faut pas +oublier ce scepticisme en fait de matières religieuses, qui, comme nous +l'avons vu, jetait déjà quelque chose de sombre sur les pensées de son +enfance, et qui se rembrunit de plus en plus à l'époque dont je parle en +ce moment. En général, nous voyons les jeunes gens trop ardemment +occupés des plaisirs que ce monde donne ou promet, pour s'occuper bien +sérieusement des mystères du monde à venir. Mais avec lui le cas était +malheureusement tout contraire: comme philosophe et comme ami du +plaisir, il avait acquis trop tôt la plus déplorable expérience. Être, +comme il le supposait, parvenu à la dernière limite des plaisirs de ce +monde, et ne voir au-delà que nuages et obscurité, tel était le sort +funeste auquel un caractère et des passions prématurées semblaient +condamner Lord Byron. + +Quand, à l'âge de vingt-cinq ans, Pope se plaignait d'être fatigué du +monde, Swift lui répondit qu'il n'avait point encore assez agi, assez +souffert dans le monde pour en être fatigué. Mais quelle différence +entre la jeunesse de Pope et celle de Byron! Ce que le premier n'avait +qu'anticipé par la pensée, le second le connut dans la plus triste +réalité. À l'âge où l'un commençait à peine à jeter un coup d'œil sur +l'océan de la vie, l'autre y avait plongé, et en avait sondé toutes les +profondeurs. Swift lui-même dut aux désappointemens et aux injustices +qu'il éprouva de bonne heure cette amertume qui ne le quitta jamais, et +présente bien plus d'analogie avec le sort de notre poète, non-seulement +pour les attaques cruelles auxquelles il se trouva jeune en butte, que +pour l'effet qu'elles produisirent sur son caractère[113]. + + [Note 113: Il y a du moins un grand point de rapprochement + dans la disposition d'esprit que Johnson attribue à Swift: + «Le soupçon d'irréligion, dit-il, qui plana sur la tête de + Swift, vint en grande partie de son horreur pour + l'hypocrisie: _au lieu de chercher à paraître meilleur, il + prenait plaisir à paraître pire qu'il n'était en effet_.» + (_Note de Moore_.)] + +La jeunesse est naturellement portée à se donner des airs d'une +mélancolie romantique, à imiter un air triste et sombre que les années +n'ont pas encore pu amener. Je ne veux pas nier que quelque chose de ce +genre ne soit venu augmenter et nourrir les dispositions peu riantes de +notre jeune poète. Il avait dans son cabinet d'étude un certain nombre +de crânes humains bien polis et rangés avec une symétrie qui semblerait +indiquer plutôt l'envie de s'entourer d'idées sombres que de les éviter. +Peut-être est-ce aussi une imitation de l'usage que Young fit, dit-on, +d'un crâne, circonstance qui nous ferait douter de la sincérité de sa +mélancolie à cette époque, si nous n'en retrouvions les traces évidentes +dans le reste de ses écrits et dans sa vie tout entière. + +Telle est, d'après son propre témoignage et celui des autres, la +disposition d'esprit et de cœur dans laquelle Byron partit pour son +voyage indéfini, à la suite du changement le plus grand qu'un homme ait +jamais peut-être éprouvé dans sa manière de voir et de sentir. Le refus +de lord Carlisle d'agir comme son patron, et la position humiliante dans +laquelle ce refus le plaça, complétèrent les mortifications que déjà +bien d'autres causes lui avaient fait éprouver. Trompé dans ses +espérances en amour et en amitié, il trouva une sorte de vengeance et de +consolation à douter qu'il existât en effet de tels sentimens. Les +échecs qu'il avait essuyés étaient assez capables d'irriter et de +blesser qui que ce soit; il ajouta encore à ce qu'ils avaient de pénible +par le caractère irritable et impatient dont il les reçut. Ce que +d'autres auraient reçu avec résignation comme autant de malheurs le +révolta comme autant d'affronts et d'injustices, et la véhémence de +cette réaction produisit un changement complet dans tout son caractère. +Alors, comme dans les révolutions, tout ce qu'il y avait de mauvais et +d'irrégulier dans son naturel surgit à la surface, et domina en même +tems que tout ce qu'il y avait de plus énergique et de plus grand. Ses +vertus et ses qualités naturelles ajoutèrent elles-mêmes à la violence +de ce changement. Cette même ardeur qu'il avait mise dans ses amitiés et +dans ses amours fournit de nouveaux alimens à son indignation et à son +mépris. La vivacité et la tournure originale de son esprit ouvrirent un +autre canal au fiel dont il était rempli; et cette haine de +l'hypocrisie, qu'il avait déjà montrée en exagérant les erreurs de sa +jeunesse, le porta, par horreur de toute fausse prétention à la vertu, à +une autre prétention encore plus dangereuse, celle d'afficher des vices +et de s'en faire gloire. + +La lettre suivante, qu'il écrivit à sa mère peu de jours avant que de +mettre à la voile, donne quelques détails sur les personnes qui +composaient sa suite. Robert Rushton, dont il y parle avec tant +d'intérêt, est le jeune enfant qu'il introduisit dans le premier chant +de _Childe Harold_, en qualité de son page. + + + + +LETTRE XXXIV. + +À MRS. BYRON. + +Falmouth, 22 juin 1809. + + +MA CHÈRE MÈRE, + +«Nous aurons mis à la voile, probablement avant que cette lettre ne vous +soit parvenue. Fletcher m'a tant tourmenté, que je l'ai gardé à mon +service; mais s'il ne se conduit pas bien à l'étranger, je le renverrai +par un transport. J'ai un domestique allemand, qui a déjà été en Perse +avec M. Wilbraham, et qui m'a été fortement recommandé par le docteur +Butler de Harrow; si vous l'ajoutez à Robert et William, vous aurez tout +le personnel dont se compose ma suite. J'ai des lettres de +recommandation en abondance; je vous écrirai de tous les ports où nous +toucherons; mais si mes lettres viennent à s'égarer, il ne faut pas vous +en alarmer. Le continent marche bien; une insurrection a éclaté dans +Paris; les Autrichiens sont en train de battre Bonaparte, et les +Tyroliens se sont soulevés. + +«Voici mon portrait à l'huile pour être renvoyé le plus tôt possible à +Newstead. Je voudrais bien que les demoiselles P... eussent quelque +chose de mieux à faire que d'emporter mes miniatures à Nottingham pour +les copier. Puisque c'est fait maintenant, vous pourriez leur offrir de +copier aussi les autres portraits, auxquels je tiens beaucoup plus qu'au +mien. Quant aux finances, je suis ruiné, du moins jusqu'à ce que +Rochdale soit vendu; si cela ne tourne pas bien, j'entrerai au service +de l'Autriche ou de la Russie, peut-être même à celui de la Turquie, si +leurs manières me conviennent. Le monde est devant moi; je quitte +l'Angleterre sans regret et sans aucun désir de rien revoir de ce +qu'elle contient, excepté _vous-même_ et votre résidence actuelle. + +»_P. S._ Dites, je vous prie, à M. Rushton que son fils se porte bien et +va bien; il en est de même de Murray; en vérité, je ne l'ai jamais vu +mieux: il sera de retour dans un mois. Au nombre de mes regrets je +devrais compter celui de me séparer de ce fidèle serviteur; son grand +âge me privera peut-être du plaisir de le revoir jamais. Pour Robert, je +l'emmène; je l'aime, parce que, comme moi, il paraît être un animal sans +amis en ce monde.» + +Ceux qui se rappellent la description poétique qu'il fait de l'état de +son ame au moment de quitter l'Angleterre, pourront trouver étranges et +choquantes la gaîté et la légèreté qui règnent dans les lettres que je +vais transcrire ici. Mais dans un caractère comme celui de Lord Byron, +ces éclats de vivacité extérieure ne sont pas du tout incompatibles avec +un cœur intimement et profondément ulcéré[114], et le ton de gaîté et de +bonne humeur qu'il y affecte ne rend que plus frappant le sentiment +d'abandon et d'isolement qu'il y laisse quelquefois percer. + + [Note 114: On sait que le poète Cowper composa son + chef-d'œuvre de gaîté, _John Gilpin_, pendant une de ses + crises d'abattement mortel, et il dit lui-même: «Tout étrange + que cela puisse paraître, les ouvrages les plus bouffons que + j'aie écrits, le furent dans un moment de tristesse affreuse, + et peut-être ne les eussé-je jamais écrits sans cette même + tristesse.» + (_Note de Moore_.)] + + + + +LETTRE XXXV. + +À M. HENRY DRURY. + +Falmouth, 25 juin 1809. + + +MON CHER DRURY, + +«Nous partons demain par le paquebot de Lisbonne; nous avons été retenus +jusqu'ici par le manque de vent et d'autres circonstances. Tout étant +maintenant pour le mieux, demain soir à cette heure-ci nous serons +embarqués sur ce vaste monde des eaux. Le paquebot de Malte ne devant +pas partir pendant quelques semaines, nous avons résolu d'aller par +Lisbonne, afin de voir le Portugal; de là par Cadix et Gibraltar, et +puis nous reprenons notre première route, Malte et Constantinople, si +tant est que le capitaine Kidd, notre brave commandant, entende bien la +navigation, et nous conduise suivant la carte. + +»Voulez-vous avoir la bonté de dire au docteur Butler[115], qu'à sa +recommandation j'ai pris à mon service un Prussien, Friese, la perle des +domestiques? Il s'est trouvé parmi les adorateurs du feu en Perse, a vu +Persépolis et tout ce qui s'en suit. + + [Note 115: En se réconciliant avec le docteur Butler, au + moment de son départ, Byron donna une nouvelle preuve de la + bonté de son caractère, irritable sans doute, mais étranger à + toute idée de haine ou de rancune. Il avait préparé des + corrections pour une nouvelle édition de ses _Heures + d'oisiveté_, où il remplaçait les épigrammes contre ce + professeur, par son éloge et l'aveu des torts qu'il se + reprochait envers lui. + (_Note de Moore_.)] + +»Hobhouse a fait de formidables préparatifs pour publier ses voyages au +retour; un cent de plumes, deux gallons d'encre[116], plusieurs livres +blancs, etc., tout cela pour le plus grand avantage d'un public éclairé. +J'ai renoncé à rien écrire pour mon propre compte, mais j'ai promis de +lui fournir un ou deux chapitres de mœurs, etc., etc. + + Le coq chante, il faut partir; je ne saurais vous en dire davantage. + (_Ghost of Gaffer Thumb_.) + + +«Adieu, croyez-moi, etc., etc.» + + [Note 116: Un peu moins de dix pintes de Paris. + (_N. du Tr._)] + + + + +LETTRE XXXVI. + +À M. HODGSON. + +Falmouth, 25 juin 1809. + + +MON CHER HODGSON, + +«Avant que la présente ne vous parvienne, Hobhouse, deux femmes +d'officiers, trois enfans, deux filles de chambre, deux subalternes pour +la troupe, trois seigneurs portugais et leurs domestiques, enfin +moi-même, en tout dix-neuf ames, nous aurons mis à la voile pour +Lisbonne, sous la conduite du noble capitaine Kidd, aussi brave marin +qu'aucun qui ait jamais passé en contrebande un quartaut de spiritueux. + +»Nous allons à Lisbonne d'abord, parce que le paquebot de Malte est déjà +parti, voyez-vous? De Lisbonne à Gibraltar, Malte, Constantinople _et +cœtera_, comme dit éloquemment l'orateur Henley, quand il mit en danger +l'église _et cœtera_. + +»Cette ville de Falmouth, comme vous le devinez presque déjà, n'est pas +située fort loin de la mer. Elle est défendue de ce côté par deux +châteaux, Saint-Maws et Pendennis, extrêmement bien calculés pour +tourmenter tout le monde, excepté l'ennemi. Saint-Maws a pour garnison +un individu très-valide, âgé seulement de quatre-vingts ans; c'est du +reste un homme veuf. C'est à lui qu'est dévolu le commandement absolu et +la direction de six pièces de siége, les moins dirigeables possible, +admirablement adaptées pour la destruction de Pendennis qui est une +autre tour de même force sur l'autre côté du canal. Nous avons visité +Saint-Maws; pour Pendennis, on ne nous l'a laissé voir qu'à distance, +parce qu'on nous soupçonnait, Hobhouse et moi, d'avoir déjà pris +Saint-Maws par un coup de main. + +»La ville contient beaucoup de quakers et de poisson salé; les huîtres y +ont un goût de cuivre, parce que le pays est plein de mines; les femmes +(bénie soit pour cela la corporation!) sont fouettées derrière une +charrette quand elles se permettent de voler en petit ou en grand; et +c'est ce qui est arrivé hier vers midi à une personne du beau sexe. Elle +était entêtée et a envoyé le maire à tous les diables... + +»Hodgson! rappelez-moi au souvenir de Drury, et rappelez-moi à votre +propre souvenir... quand vous serez ivre; je ne suis pas digne d'occuper +les pensers d'un homme à jeun. Ayez l'œil à ma satire chez Cawthorn, +dans Cockspur-Street... + +»J'ignore quand je pourrai vous écrire de nouveau, car cela dépend de +notre expérimenté capitaine, le brave Kidd, et «des vents orageux qui +_ne_ soufflent _pas_ dans cette saison.» Je quitte l'Angleterre sans +regret; j'y retournerai sans plaisir. Je suis comme Adam, le premier +pécheur condamné à la déportation; mais je n'ai pas d'Ève, et je n'ai +pas mangé de pomme, si ce n'est des pommes sures et sauvages. Ainsi +finit mon premier chapitre. + +»Adieu. Tout à vous, etc.» + +Dans cette lettre étaient renfermées les strophes suivantes, dont nous +regrettons de ne pouvoir rendre toute la gaîté et le naturel: + +En rade de Falmouth, 30 juin 1809. + +1. Hourra! Hodgson, nous voilà partis; l'embargo est à la fin levé: une +brise favorable agite les voiles, et les frappe contre le mât, au-dessus +duquel le pavillon de partance déploie ses orbes onduleux. Attention! le +coup de canon est tiré. Les cris des femmes effrayées et les juremens +des matelots nous avertissent que le moment est venu. Voici monter à +bord un coquin de douanier; il faut tout ouvrir, tout montrer, malles, +caisses, etc. Malgré tant de bruit et de fracas, il faut que le plus +petit trou à rats soit visité, avant qu'on ne nous permette de partir à +bord du paquebot de Lisbonne. + +2. Nos matelots détachent les amarres; tout le monde aux rames. Le +bagage descend de dessus le quai; nous sommes impatiens. En avant, +poussez loin du rivage. «Prenez garde! cette caisse renferme des +liquides. Arrêtez le bateau, je me sens malade: oh! mon Dieu!»--«Malade! +madame; le diable m'emporte, vous le serez bien davantage quand vous +aurez été seulement une heure à bord.» Hommes, femmes, maîtres et +valets, maîtresses et servantes, pressés les uns contre les autres comme +des bâtons de cire, crient, se démènent et s'agitent. Que de bruit, que +de fracas avant que nous n'atteignions le paquebot de Lisbonne! + +3. Enfin nous l'avons atteint! Voilà le capitaine, le brave Kidd, qui +commande son équipage. Les passagers sont parqués dans leur logement, +les uns pour y grogner, les autres pour y vomir tout à leur aise. «Holà +hé! appelez-vous cela une chambre? Cela n'a pas trois pieds carrés; il +n'y aurait pas de quoi contenir la reine Mab[117]. Qui diable peut loger +là-dedans?»--«Qui, monsieur? beaucoup de monde. Vingt seigneurs à la +fois ont rempli mon navire.»--«Vraiment! Jésus mon Dieu, comme vous nous +pressez! Plût à Dieu que vos vingt seigneurs y fussent encore! j'aurais +échappé à la chaleur et au bruit qui règnent à bord de ce beau navire, +le paquebot de Lisbonne. + + [Note 117: _Queen mab_; voyez, dans Shakspeare, la charmante + description de cette petite reine des fées et de son petit + équipage.] + +4. «Fletcher! Murray! Rob[118]! où êtes-vous? étendus sur le pont comme +des bûches! Un coup de main, vous, joli matelot; voilà un bout de corde +pour fouetter ces chiens-là.» Hobhouse murmure des juremens affreux en +roulant le long de l'écoutille; il vomit alternativement des vers et son +déjeuner, et nous envoie tous à tous les diables. «Voilà une stance sur +la maison de Bragance... Au secours!»--«Un couplet?»--«Non, une tasse +d'eau chaude.»--«Qu'est-ce qu'il y a?»--«Diable! mon foie me vient sur +le bord des lèvres! Je ne survivrai jamais au bruit et au fracas de ce +navire brutal, le paquebot de Lisbonne.» + + [Note 118: Abréviation pour Robert.] + +5. Enfin, nous voilà en route pour la Turquie; Dieu sait quand nous en +reviendrons! Les vents violens et les sombres tempêtes peuvent en un +moment briser notre vaisseau. Mais puisque, de l'avis des philosophes, +la vie n'est qu'une plaisanterie, le mieux est encore de rire. Rions +donc, comme je fais maintenant; rions de tout, des grandes et des +petites choses. Bien portans ou malades, à la mer ou sur terre, tant que +nous avons de quoi boire abondamment, rions. Que diable! peut-on se +soucier d'autre chose? Holà hé! de bon vin! qui voudrait s'en laisser +manquer, même à bord du paquebot de Lisbonne? + +BYRON. + +Le 2 juillet, le navire mit à la voile de Falmouth; et après une +heureuse traversée de quatre jours et demi, nos voyageurs arrivèrent à +Lisbonne, et se logèrent dans cette ville. + +Lord Byron citait souvent une étrange anecdote que le capitaine Kidd, +commandant du paquebot, lui avait racontée pendant la traversée. Cet +officier lui dit qu'une nuit, étant endormi, il fut réveillé par le +poids de quelque chose de lourd sur son estomac, et qu'à l'aide d'une +petite clarté qui régnait dans sa chambre, il reconnut distinctement le +corps de son frère qui, à cette époque, servait aux grandes Indes dans +la marine royale, revêtu de son uniforme et couché en travers sur son +lit. Pensant que c'était une illusion de ses sens, il ferma les yeux, et +essaya de dormir. Mais la même pression se fit encore sentir, et chaque +fois qu'il se hasarda à ouvrir les yeux, il vit la même figure couchée +en travers sur lui dans la même position. Pour ajouter encore à ce que +cet événement avait de merveilleux, en étendant la main pour toucher ce +fantôme, il sentît que l'uniforme dont il paraissait couvert était tout +dégouttant d'eau. À l'arrivée d'un de ses camarades qu'il appela au +secours, l'apparition s'évanouit; mais quelques mois après, il reçut +l'accablante nouvelle que son frère était mort cette nuit-là même, noyé +dans les mers des Indes. Le capitaine Kidd n'avait pas le plus léger +doute sur la réalité de cette apparition surnaturelle. + +Les lettres suivantes de Lord Byron à son ami Hodgson, quoique écrites +avec une gaîté et une légèreté d'écolier, donneront quelque idée de +l'impression que lui fit son séjour à Lisbonne. De telles lettres, qui +contrastent si fortement avec les nobles stances sur le Portugal, qui se +trouvent dans le _Childe Harold_, montreront combien son imagination +était versatile, et sous combien d'aspects différens il pouvait +envisager les mêmes choses suivant les différentes dispositions d'esprit +où il était. + + + + +LETTRE XXXVII. + +À M. HODGSON. + +Lisbonne, 16 juillet 1809. + +MON CHER HODGSON, + +«Jusqu'ici nous avons poursuivi notre route; nous avons vu des choses +magnifiques, des palais, des couvens; mais comme tout cela se trouvera +écrit au large dans le premier volume de voyages de mon ami Hobhouse, je +ne veux point anticiper, ni le voler, en fraudant le plus petit détail, +et vous le communiquant ainsi d'une manière clandestine dans une lettre. +Tout ce que je puis me permettre de vous dire, c'est que le village de +Cintra, dans l'Estramadoure, est peut-être le plus beau village du +monde.................................................................. + +»Je suis très-heureux ici, parce que j'aime les oranges, et que je parle +mauvais latin aux moines, qui le comprennent d'autant mieux, qu'il est +plus semblable au leur. Et puis je vais en société (avec mes pistolets +de poche). Et puis je nage dans le Tage, que j'ai traversé d'un seul +coup. Et puis je monte à cheval sur un âne ou sur une mule. Et puis j'ai +attrapé la diarrhée, et j'ai été piqué par les mosquites: mais qu'est-ce +que cela fait? on ne doit point chercher ses aises quand on fait une +partie de plaisir. + +«Quand les Portugais font les méchans, je dis _caracho_! le grand juron +des fashionables de ce pays-ci, et qui remplace parfaitement notre +_damnation_. Quand je suis mécontent de mon voisin, je l'appelle _combro +de merda_; avec ces deux phrases et une troisième, _cobra burro_, qui +signifie: procurez-moi un âne, je suis universellement reconnu pour un +homme de distinction, et qui parle fort bien toutes les langues. Quelle +joyeuse vie nous menons, nous autres voyageurs!... si nous avions la +nourriture et le vêtement. Mais sérieusement, et par malheur trop +sérieusement parlant, tout au monde est préférable à l'Angleterre; et +jusqu'ici je m'amuse beaucoup de mon voyage. + +»Demain, nous partons pour faire à cheval plus de quatre cents milles en +poste, jusqu'à Gibraltar, où nous nous embarquerons pour Mélite et +Byzance. Une lettre me parviendrait à Malte, ou me serait envoyée si +j'étais absent. Embrassez, je vous prie, les Drury, les Dwyer, et tous +les Éphésiens que vous rencontrerez. J'écris en ce moment avec le crayon +qui m'a été donné par Butler, ce qui rend ma mauvaise main pire encore. +Excusez mon _illisibilité_... + +»Hodgson! envoyez-moi les nouvelles, les morts et les défaites, les +crimes capitaux et les malheurs de mes amis. Donnez-moi quelques détails +sur les sujets littéraires, les controverses et les critiques; tout cela +me sera agréable: _Suave mari magno_, etc. En parlant de cela, j'ai été +malade à la mer et de la mer. Adieu... + +»Votre affectionné, etc.» + + + + +LETTRE XXXVIII. + +À M. HODGSON. + +Gibraltar, 6 août 1809. + + +«Je viens d'arriver dans cette ville après un voyage de près de cinq +cents milles, à travers le Portugal et une partie de l'Espagne. Nous +allâmes à cheval de Lisbonne à Séville et à Cadix, et de là nous +montâmes à bord de la frégate _l'Hypérion_ pour nous rendre ici. Les +chevaux sont excellens, nous faisions soixante-dix milles par jour. Des +œufs, du vin, des lits bien durs, sont toutes les commodités qu'offre la +route; mais sous un climat aussi brûlant, c'est bien assez. Ma santé est +meilleure qu'en Angleterre. + +»Séville est une belle ville, et la Sierra Moréna est une montagne bien +digne de ce nom; mais le diable emporte les descriptions! elles sont +toujours ennuyeuses. Cadix! délicieuse Cadix! c'est le plus beau point +de la terre..., et la beauté de ses rues et de ses bâtimens ne le cède +qu'à l'amabilité de ses habitans. Car, préjugé national à part, je dois +avouer que les femmes de Cadix sont aussi supérieures en beauté aux +femmes anglaises, que les Espagnols sont inférieurs aux Anglais pour +toutes les qualités qui donnent de la dignité au nom d'homme... Au +moment où je commençais à faire quelques connaissances dans la ville, je +fus obligé d'en partir. + +»Vous n'attendez pas de moi une longue lettre après une telle course à +cheval, «sur ces rosses d'Asie à l'embonpoint hypocrite.» En parlant +d'Asie, cela me fait penser à l'Afrique, qui n'est qu'à cinq milles de +ma demeure actuelle; j'y veux aller me promener avant de partir pour +Constantinople... + +«Cadix est une vraie Cythère; beaucoup de grands d'Espagne s'y sont +réfugiés, après avoir quitté Madrid à la suite des troubles: c'est, je +crois, la plus jolie ville et la plus propre de l'Europe. Londres est +sale en comparaison... Les Espagnoles se ressemblent toutes; leur +éducation est la même. La femme d'un duc est comme la femme d'un paysan +sous le rapport de l'instruction; et pour les manières, la femme d'un +paysan a les mêmes que la duchesse. Certainement elles sont séduisantes; +mais elles n'ont qu'une idée dans la tête, et l'unique affaire de toute +leur vie est l'intrigue... + +«J'ai vu sir John Carr à Séville et à Cadix; et comme le barbier de +Swift, je l'ai supplié de ne me point faire figurer dans son journal. +Rappelez-moi, je vous prie, au souvenir des Drury et des Davies et de +tous ceux de ce genre-là qui sont encore en vie[119]. + + [Note 119: Des recommandations de ce genre, dit M. Hodgson, + dans une note au bas de la copie de cette lettre, se trouvent + à chaque pas dans sa correspondance. Il ne se contentait pas + de s'informer de la santé de ses amis et de leur donner cette + marque de souvenir. Si l'on pouvait savoir tout ce qu'il a + fait pour ses nombreux amis, certes il paraîtrait bien digne + d'en avoir eu. Pour moi, je me fais un plaisir de reconnaître + avec les sentimens de la plus vive gratitude, qu'il est venu + généreusement et bien à propos à mon secours; et si mon + pauvre ami Bland vivait encore, il rendrait aussi de grand + cœur le même hommage à la mémoire de Byron, quoique, après + tout, je sois de tous les hommes celui qui lui doit le plus + de reconnaissance. + (_Note de Moore_.)] + +Envoyez-moi une lettre et des nouvelles à Malte. Ma première sera datée +du Caucase ou de la montagne de Sion. Je repasserai en Espagne avant de +me rendre en Angleterre, car je suis amoureux de ce pays. Adieu, etc.» + +Dans une lettre à Mrs. Byron, datée de Gibraltar, quelques jours après, +il répète les mêmes détails sur son voyage, mais un peu plus étendus. +«Pour faire compensation, dit-il, à la saleté de Lisbonne et de ses +habitans, le village de Cintra, situé à quinze milles environ de cette +capitale, est peut-être, sous tous les rapports, le plus délicieux de +l'Europe; il renferme des beautés de toute espèce, naturelles et +artificielles. Des palais et des jardins s'élevant au milieu des +rochers, des cataractes et des précipices; des couvens sur des hauteurs +prodigieuses. Dans le lointain la vue de la mer et du Tage, et, en +outre, quoique ce ne soit qu'une circonstance bien secondaire, ce +village est remarquable comme étant le lieu où fut signée la fameuse +_convention_ de sir H*** D**[120]. Il réunit l'apparence sauvage et +pittoresque des montagnes de l'Écosse avec la verdure et la fécondité du +midi de la France. Près de là est le palais de Mafra, l'orgueil des +Portugais, et qui serait admiré dans tous les pays du monde sous le +rapport de la magnificence, mais non sous celui de l'élégance. Un +couvent y est annexé; les moines sont assez polis, et entendent le +latin, de sorte que nous eûmes ensemble une longue conversation. Ils ont +une belle bibliothèque, et me demandèrent si _les Anglais_ avaient _des +livres_ dans leur pays.» + + [Note 120: Le colonel Napier, dans une note à son excellente + _Histoire de la guerre de la Péninsule_, relève l'erreur dans + laquelle Byron est tombé avec plusieurs autres; la convention + dont il s'agit ayant été signée à trente milles de + Cintra.--Voy. _Childe Harold_, chant Ier. + (_Note de Moore_.)] + +Il raconte ensuite dans la même lettre une aventure qui lui arriva à +Séville, et qui peut donner une juste idée de lui-même et du pays où il +se trouvait: + +«Nous logeâmes dans la maison de deux dames espagnoles non mariées, qui +possèdent six maisons à Séville, et me donnèrent un curieux modèle des +manières espagnoles. Ce sont des dames de qualité: l'aînée est une fort +belle femme; la seconde est agréable, mais elle n'est pas d'un port +aussi avantageux que dona Josepha. La liberté de manières qui est +générale ici m'étonna d'abord beaucoup; dans la suite de mes +observations, j'eus lieu de remarquer que la réserve n'est pas le +caractère dominant des Espagnoles, qui, en général, sont très-bien, avec +de grands yeux noirs et de fort belles formes. L'aînée honora votre fils +indigne d'une attention toute particulière, elle m'embrassa au moment de +mon départ (je n'y avais demeuré que trois jours). Elle coupa une boucle +de mes cheveux, et me fit cadeau d'une tresse des siens de trois pieds +de long, que je vous envoie, et que je vous prie de vouloir bien me +garder jusqu'à mon retour. Ses mots d'adieu furent: _Adios, tu hermoso! +me gustas mucho_. «Adieu! beau cavalier, tu me plais beaucoup.» Elle +m'offrit une partie de son propre appartement, que ma vertu ne me permit +pas d'accepter; elle rit beaucoup, me dit que j'avais quelque amante en +Angleterre, et ajouta qu'elle allait se marier à un officier de l'armée +espagnole.» + +Parmi les beautés espagnoles, qui avaient excité en masse son +imagination, il paraît qu'une dame était au moment de fixer plus +particulièrement son attention: + +«Cadix, la délicieuse Cadix, est la plus agréable ville que j'aie encore +vue; elle est bien différente de nos villes anglaises, excepté sous le +rapport de la propreté; elle est aussi propre que Londres, mais pleine +des plus belles femmes de l'Espagne; les belles de Cadix sont pour +l'Espagne ce que sont les belles du Lancashire pour l'Angleterre. +Précisément au moment où je venais d'être présenté à la grandesse, et +que je commençais à l'aimer, je me suis vu obligé de quitter Cadix pour +cet affreux Gibraltar; mais avant de rentrer en Angleterre, j'y veux +faire une autre visite. + +»La veille de mon départ, j'étais à l'opéra dans la loge de l'amiral *** +avec sa femme et sa fille. Elle est très-jolie dans le genre espagnol, +qui, à mon avis, n'est pas inférieur au genre anglais pour la beauté +proprement dite, et qui est bien plus séduisant. De longs cheveux noirs, +des yeux noirs et languissans, un teint olive-claire et des formes plus +gracieuses, quand elles sont animées par le mouvement, que n'en peut +concevoir un Anglais, habitué à l'air nonchalant et apathique de ses +belles compatriotes; ajoutez à cela la mise à la fois la plus décente et +du meilleur goût, qui rend une beauté espagnole tout-à-fait +irrésistible. + +»Mademoiselle *** et son jeune frère comprenaient un peu le français, +et, après avoir témoigné ses regrets que je ne susse pas l'espagnol, +elle me proposa de m'enseigner cette langue. Je ne pus répondre que par +un profond salut, regrettant de quitter Cadix trop promptement pour +faire tous les progrès qui eussent naturellement suivi mes études sous +une si charmante directrice. Je me tenais debout, sur le derrière de la +loge, qui ressemble assez à nos loges d'opéra (le théâtre est vaste, +bien décoré, et la musique admirable), comme le font généralement les +Anglais pour ne pas incommoder les dames qui sont devant, quand la belle +espagnole déplaça une vieille femme, tante ou duègne, et m'ordonna de +venir m'asseoir à côté d'elle, à une distance honnête de la maman. Le +spectacle terminé, je m'étais éclipsé, et je traversais le passage avec +plusieurs hommes, quand la dame, tournant la tête par hasard, m'appela, +et j'eus l'honneur de la conduire jusqu'à la maison de l'amiral. J'ai +reçu une invitation pour l'époque de mon retour à Cadix, et j'en +profiterai certainement si je repasse par l'Espagne, en revenant +d'Asie.» + +C'est à ces aventures, ou plutôt à ces commencemens d'aventures, qu'il +fait allusion dans la première partie de ses _Souvenirs_; et c'est de la +plus jeune de ses belles hôtesses de Séville qu'il dit qu'il devint +amoureux, à l'aide d'un dictionnaire. + +«Pendant quelque tems, dit-il, je réussis très-bien dans mes études de +langue et dans mon amour[121], jusqu'à ce que la dame prit une fantaisie +pour une bague que je portais, et s'opiniâtra à ce que je la lui +donnasse comme un gage de ma sincérité. Cela était impossible, et je lui +déclarai que tout ce que je possédais était à son service, excepté cette +bague dont j'avais fait vœu de ne pas me séparer. La jeune Espagnole se +fâcha, son amant ne tarda pas à se fâcher aussi, et l'affaire se termina +par une froide séparation. Bientôt après je mis à la voile pour Malte, +où je perdis à la fois et mon cœur et ma bague.» + + [Note 121: Nous trouvons une allusion à cet incident dans + _Don Juan_: + + «Il est agréable d'apprendre une langue étrangère des yeux et + des lèvres d'une femme... c'est-à-dire quand la maîtresse et + l'écolier sont jeunes tous les deux, comme il m'arriva à moi, + etc.»] + +Dans une lettre sur Gibraltar que nous venons de citer, il ajoute: «Je +vais demain en Afrique, qui n'est qu'à six milles de cette forteresse. +Mon premier séjour après sera Cagliari, en Sardaigne, où je serai +présenté à sa majesté. J'ai un superbe uniforme pour habit de cour, +indispensable à un voyageur.» Toutefois il ne mit pas à exécution son +projet de visiter l'Afrique. Après un court séjour à Gibraltar, où il +dîna une fois avec lady Westmoreland, et une autre avec le général +Castaños, il partit de Malte, par le paquebot, le 19 août. Il avait +renvoyé en Angleterre Joe Murray et le jeune Rushton, la santé de ce +dernier ne lui permettant pas de l'accompagner plus long-tems. + +«Je vous prie, dit-il à sa mère, ayez toutes sortes de bontés pour cet +enfant; car c'est mon grand favori[122].» + + [Note 122: Voici le _post-scriptum_ de cette lettre: + + «Ainsi lord G... est marié à une paysanne! c'est fort bien! + Si je me marie, je vous amènerai une sultane, avec une + demi-douzaine de villes pour dot; et pour vous réconcilier + avec une belle-fille ottomane, elle vous donnera un boisseau + de perles, pas plus grosses que des œufs d'autruche et pas + plus petites que des noix.»] + +Il écrivit aussi une lettre au père de cet enfant, qui donne une si +bonne idée de la bonté et de la sensibilité de son ame, que j'ai grand +plaisir à l'insérer ici. + + + + +LETTRE XXXIX. + +À M. RUSHTON. + +Gibraltar, 15 août 1809. + + +M. RUSHTON, + +«J'ai envoyé Robert en Angleterre avec M. Murray, parce que le pays que +je vais traverser est dans une condition peu sûre, particulièrement pour +un enfant aussi jeune. Je vous permets de garder vingt-cinq livres +sterling par an pour son éducation, si je ne reviens pas avant cette +époque, et je désire qu'il soit toujours considéré comme étant à mon +service. Prenez-en le plus grand soin; qu'il soit envoyé à l'école. Dans +le cas où je viendrais à mourir, j'ai eu soin dans mon testament de lui +assurer une existence indépendante. Il s'est conduit extrêmement bien, +et a beaucoup voyagé, en égard au peu de tems qu'a duré son absence. +Vous déduirez les frais de son éducation de votre fermage.» + +BYRON. + +Ce fut le sort de Byron, pendant toute sa vie, de trouver partout où il +alla des personnes qui, par leur caractère extraordinaire, ou les +circonstances dans lesquelles elles s'étaient trouvées, étaient toutes +disposées à sympathiser avec lui. C'est à cette attraction qui se +trouvait en lui pour tout ce qui était étrange et _excentrique_, qu'il +dut, à la fois, les plus agréables, comme aussi les plus pénibles +liaisons qu'il ait formées dans sa vie. C'est dans la première classe +que nous devrons ranger le commerce qu'il entretint avec une dame, +pendant le court séjour qu'il fit à Malte. C'est cette même dame qu'il a +désignée, dans le _Childe Harold_, sous le nom de Florence, et dont il +parle ainsi à sa mère dans une lettre datée de Malte: + +«Cette lettre est confiée aux soins d'une femme bien extraordinaire dont +vous avez déjà sans doute entendu parler, Mrs. Spenser Smith, sur la +délivrance de laquelle le marquis de Salvo a publié une brochure, il y a +quelques années. Elle a depuis éprouvé un naufrage, et sa vie a été, dès +le commencement, fertile en incidens si extraordinaires, que, dans un +roman, ils paraîtraient improbables. Elle est née à Constantinople, où +son père, le baron H***, était consul d'Autriche. Elle fut mariée +malheureusement, et cependant jamais sa réputation n'a souffert la plus +légère atteinte. Elle a excité la vengeance de Bonaparte en prenant part +à quelque conspiration, a vu plusieurs fois sa vie en danger; et n'a pas +encore vingt-cinq ans. Elle est ici, se disposant à rejoindre son mari +en Angleterre. L'approche des Français l'a forcée à s'embarquer sur un +vaisseau de guerre, et à quitter précipitamment Trieste, où elle était +allée faire une visite à sa mère. Depuis son arrivée je n'ai presque pas +eu d'autre compagnie. Je l'ai trouvée très-agréable, très-bien élevée et +extrêmement originale. Bonaparte est encore en ce moment si fort irrité +contre elle, que sa vie serait peut-être en danger si on la faisait +prisonnière une seconde fois.» + +Le ton dont notre poète lui parle dans _Childe Harold_, parfaitement +d'accord avec ce qu'il vient d'en dire plus haut, respire l'admiration +et l'intérêt, mais sans indiquer un sentiment plus vif. + +Aimable Florence! si ce cœur insouciant et flétri pouvait jamais être à +une autre, il serait à toi; mais entraîné par toutes les vagues qui se +succèdent, je n'ose pas brûler sur ton autel un indigne parfum, ou +demander à ton âme chérie une seule pensée pour moi. + +C'est ainsi que raisonna Harold quand il jeta les yeux sur ceux de +Florence; il y puisa une admiration profonde, mais nul autre sentiment, +etc., etc. + +Dans un homme comme Byron, qui, en même tems qu'il a fait passer dans +ses poésies bien des événemens de sa vie, a mis aussi tant de poésie +dans son existence, il n'est pas toujours facile, en cherchant à +analyser ses sentimens, de distinguer ceux qui furent réels d'avec ceux +qui n'étaient qu'imaginaires. Par exemple la description qu'il nous +donne ici de la froideur et de l'insensibilité avec lesquelles il +contemplait même les charmes de cette séduisante personne est bien peu +d'accord avec l'anecdote que je viens de citer d'après ses Mémoires, +avec beaucoup de passages de ses lettres postérieures, mais surtout avec +l'un de ses petits poèmes les plus gracieux, qu'il désigne comme adressé +à cette même dame, pendant un orage, lorsque notre poète se rendait à +Zitza. + +Malgré ces témoignages qui semblent se contredire, je serais assez porté +à croire que la peinture qu'il nous fait de l'état de son cœur au +commencement de _Childe Harold_ est la seule vraie. L'idée qu'il était +amoureux ne lui sera venue qu'après, quand l'image de la belle Florence +se sera, pour ainsi dire, idéalisée dans son imagination, et qu'elle +aura embelli d'un reflet d'amour le souvenir des heures agréables qu'ils +avaient passées ensemble dans les îles de Calypso. On se rappellera +qu'il attribue lui-même aux cœurs qui se sont livrés de bonne heure aux +passions, et qui de bonne heure aussi en ont été désabusés, la froideur +et le calme avec lesquels il contempla des appas même aussi séduisans +que ceux de l'aimable Florence. Il y a toute raison de croire que telle +était alors l'espèce de dégoût avec lequel il voyait tous les objets +réels d'amour et de passion; et quoique son imagination pût toujours se +créer des idoles, il continua, à son retour en Angleterre, de professer +la même indifférence pour les plaisirs qu'il avait autrefois recherchés +avec tant d'ardeur. Nul anachorète ne saurait en effet se vanter de plus +d'apathie qu'il n'en montra à cette époque pour toutes les séductions de +ce genre. Mais à vingt-trois ans, il est triste de ne devoir qu'à la +satiété et au dégoût ce calme contre toutes les tentations: ce sont là +de tristes auxiliaires de la vertu, et c'est une tranquillité achetée +bien cher. + +Pendant son séjour à Malte, il fut, à la suite de quelque malentendu de +peu d'importance, au moment de se battre en duel avec un officier de +l'état-major du général Oakes. Il fait de fréquentes allusions à cet +incident dans les lettres que nous lirons bientôt, et j'ai souvent +entendu la personne qui lui servait de second, parler avec grand éloge +du courage et du mâle sang-froid qu'il déploya dans toute cette affaire. +Elle devait se vider de très-bonne heure; son ami fut obligé de +l'arracher à un sommeil profond. Arrivés au lieu du rendez-vous, sur le +bord de la mer, ils ne virent pas venir leurs adversaires, par suite de +quelque erreur involontaire. Quoique ses bagages fussent déjà à bord du +brick qui devait le transporter en Albanie, Lord Byron résolut +d'attendre au moins encore une heure; et pendant à peu près tout ce +tems, son ami et lui se promenèrent le long du rivage. À la fin ils +virent venir à eux un officier envoyé par son adversaire, qui +non-seulement l'excusa de ce retard, mais encore leur donna toutes les +explications qu'ils pouvaient désirer sur ce qui avait fait le sujet +même de la querelle. + +Le brick de guerre à bord duquel ils s'étaient embarqués, ayant ordre +d'escorter une flotte de petits vaisseaux marchands à Patras et à +Prévésa, ils restèrent deux ou trois jours à l'ancre en rade de cette +première ville. Enfin ils arrivèrent à leur destination, et, après avoir +vu en passant un coucher du soleil à Missolonghi, ils débarquèrent, le +27 septembre, à Prévésa. + +Ceux qui pourraient désirer des détails sur le voyage de Lord Byron en +Albanie, et ceux qu'il fit ensuite dans différentes parties de l'empire +ottoman, en compagnie avec M. Hobhouse, les trouveront dans la relation +qu'en a publiée ce dernier. Cet ouvrage, très-intéressant par lui-même, +sous tous les rapports, le devient bien davantage par cette +considération que nous y voyons Lord Byron comme présent à chaque page, +et que nous y accompagnons, pour ainsi dire, ses premiers pas dans un +pays au nom duquel il a pour jamais rattaché le sien. Comme j'ai entre +les mains des lettres du noble poète à sa mère et quelques-unes plus +curieuses encore qui, publiées pour la première fois, me mettent en état +de donner ses propres descriptions et ses propres esquisses, je me +contenterai, après avoir ainsi indiqué d'une manière générale le voyage +de M. Hobhouse, d'en extraire quelques notes pour jeter plus de clarté +sur la correspondance de son ami. + + + + +LETTRE XL. + +À MRS. BYRON. + +Prévésa, 12 novembre 1809. + + +MA CHÈRE MÈRE, + +«Voici quelque tems que je suis en Turquie; la ville que j'habite est +sur la côte; mais j'ai déjà traversé l'intérieur de la province +d'Albanie, en allant faire visite au pacha. J'ai quitté Malte, le 21 +septembre, à bord du brick de mer _le Spider_ (l'Araignée), et je suis +arrivé en huit jours à Prévésa. Déjà je suis allé environ cent cinquante +milles plus loin, à Tebelen, maison de campagne de Sa Hautesse, où je +suis resté trois jours. Le pacha se nomme Ali; on le regarde comme un +homme de grands talens; il gouverne toute l'Albanie (l'ancienne +Illyrie), l'Épire et une partie de la Macédoine. Son fils Vely-Pacha, +pour lequel il m'a donné des lettres, gouverne la Morée, et a beaucoup +d'influence en Égypte; en un mot, c'est un des plus puissans personnages +de l'empire Ottoman. Quand, après un voyage de trois jours dans un pays +montagneux et plein des beautés les plus pittoresques, j'arrivai à +Janina, on me dit qu'Ali-Pacha avait quitté cette capitale, et qu'il +était en Illyrie avec son armée, assiégeant Ibrahim-Pacha dans la +forteresse de Bérat. Il avait appris qu'un Anglais de distinction était +arrivé dans ses états, et avait laissé au commandant de Janina l'ordre +de me fournir une maison, et de me procurer _gratis_ tout ce qui me +serait nécessaire. En conséquence, encore que l'on m'ait permis de faire +quelques présens aux esclaves, etc., on n'a pas voulu me laisser payer +la moindre chose de ce qui était entré dans la maison pour notre usage. + +»Je fis un tour dans la campagne sur les chevaux du vizir, et visitai +ses palais, ainsi que ceux de ses petits-fils; ils sont magnifiques, +mais trop chargés d'ornemens d'or et de soie. J'allai ensuite à travers +les montagnes jusqu'à Zitza, village qui renferme un monastère grec où +je couchai au retour. C'est la plus belle situation que j'aie jamais +vue, en exceptant toujours Cintra en Portugal. Notre voyage fut beaucoup +allongé par les torrens tombés des montagnes, et qui interceptaient les +routes. Je n'oublierai jamais la scène singulière qui s'offrit à mes +regards, quand j'entrai à Tebelen vers les cinq heures du soir, au +moment du coucher du soleil. Elle me rappela, avec quelque changement de +costume, bien entendu, la description que donne Scott, dans son _Lay_, +du château de Branksome et du système féodal. Les Albanais avec leur +habillement, le plus magnifique du monde, leur long jupon blanc, leur +manteau broché d'or, leur veste et leur gilet de velours cramoisi lacé +en or, leurs pistolets et leurs poignards montés en argent; les Tartares +avec leurs hauts bonnets, les Turcs dans leurs turbans et leurs vastes +pelisses, les soldats et les esclaves noirs avec leurs chevaux; les +premiers groupés dans une grande galerie ouverte qui fait partie de la +façade, les autres placés dans une sorte de cloître au-dessous; deux +cents chevaux harnachés et prêts à être montés au moindre signal, des +courriers allant et venant avec des dépêches, le bruit des timbales, des +enfans qui crient l'heure, du haut du minaret, joint à la singularité du +bâtiment lui-même, forment un coup-d'œil nouveau et délicieux pour +l'étranger. Je fus conduit dans un fort bel appartement et le secrétaire +du vizir vint s'informer de l'état de ma santé à la mode turque. + +«Le lendemain je fus présenté à Ali-Pacha. J'étais vêtu d'un uniforme +d'officier d'état-major en grande tenue, avec un sabre magnifique, etc. +Le vizir me reçut dans une grande pièce, pavée en marbre; une fontaine +lançait de l'eau au milieu, et tout autour de la chambre étaient rangées +des ottomanes couvertes d'une étoffe écarlate. Il me reçut debout, +politesse extraordinaire pour un musulman, et me fit asseoir à sa +droite. J'ai un Grec pour interprète; mais dans cette occasion ce fut un +médecin d'Ali qui entend le latin, qui m'en servit. Sa première question +fut, pourquoi j'avais quitté mon pays si jeune? Les Turcs n'ont pas +l'idée qu'on puisse voyager pour son amusement. Il me dit ensuite que le +ministre anglais, le capitaine Leake, l'avait prévenu que j'étais d'une +grande famille, et me chargea de présenter ses respects à sa mère, +commission dont je m'acquitte en ce moment. Il dit encore qu'il était +sûr que j'étais noble, parce que j'avais les oreilles petites, les +cheveux bouclés, les mains petites et blanches[123], et témoigna qu'il +était content de ma figure et de mon costume. Il me dit de le regarder +comme un père tant que je serais en Turquie, et qu'il veillerait sur moi +comme sur son fils. Il me pria de le venir voir souvent, et surtout le +soir quand il serait de loisir; on servit du café et des pipes; après +quoi je terminai ma première visite, que je renouvelai trois fois. Il +est singulier que les Turcs, qui n'ont pas de dignités héréditaires et +peu de grandes familles, excepté les sultans, aient tant d'égards pour +la naissance, car j'observai que ma généalogie m'en valait plus que mon +titre de pair d'Angleterre[124]... + + [Note 123: Lord Byron avait autant que le pacha l'opinion que + la forme de la main peut indiquer la naissance; voyez dans + _Don Juan_, sa note sur le vers: + + _Though on more_ thorough-bred _or fairer fingers_.] + + [Note 124: Lors du voyage du docteur Holland en Albanie, + Ali-Pacha se rappelait parfaitement Lord Byron; il en parla + avec intérêt, et apprit avec plaisir qu'il avait donné, dans + un de ses ouvrages (_Childe Harold_), une description + poétique de l'Albanie, qui avait été fort goûtée en + Angleterre, et que son ami Hobhouse se disposait à publier + son voyage dans le même pays.] + +»J'ai vu aujourd'hui les restes de la ville d'Actium, près de laquelle +Antoine perdit le monde dans une petite baie, où deux frégates +manœuvreraient à peine aujourd'hui; un mur demi-renversé est l'unique +vestige qui marque ce lieu célèbre. De l'autre côté du golfe se voient +les ruines de Nicopolis, bâtie par Auguste en l'honneur de sa victoire. +Hier soir, j'ai assisté à une noce grecque, mais je n'ai ni assez de +tems, ni assez de place pour en donner la description, non plus que de +mille autres choses. + +»Je vais demain, avec une escorte de cinquante hommes, à Patras dans la +Morée, et de là à Athènes où je passerai l'hiver. Il y a deux jours, +j'ai failli périr avec un vaisseau de guerre turc, par l'ignorance du +capitaine et de l'équipage, quoique la tempête ne fût pas violente. +Fletcher appelait sa femme, les Grecs appelaient leurs saints, les +Musulmans appelaient Alla; le capitaine descendit dans la chambre, et +nous dit tout en pleurs de nous recommander à Dieu. Les voiles étaient +déchirées, la grande vergue rompue, le vent _fraîchissait_, la nuit +arrivait; nous n'avions plus que deux chances devant nous, d'arriver à +Corfou, qui est au pouvoir des Français, ou de descendre dans le liquide +tombeau, comme Fletcher le disait pathétiquement. Je fis ce que je pus +pour consoler celui-ci; mais le trouvant incorrigible, je m'enveloppai +dans ma capote albanaise (immense manteau), et je me couchai tout de mon +long sur le pont pour y attendre tout ce qui pourrait arriver de +pire[125]. J'ai appris dans mes voyages à avoir de la philosophie; et +quand je n'en aurais pas eu, de quoi m'eût-il servi ici de me lamenter +et de me plaindre? Heureusement le vent mollit, et ne nous porta qu'à +Souli sur le continent, où nous débarquâmes, et avec l'aide des naturels +nous retournâmes à Prévésa. Je ne me confierai plus dorénavant à des +matelots turcs, quoique le pacha ait mis à mes ordres une de ses propres +galiotes pour me porter à Patras. En conséquence, je vais jusqu'à +Missolonghi par terre, et de là je n'aurai qu'un petit golfe à traverser +pour arriver à Patras. La première lettre de Fletcher sera pleine de +merveilles; nous avons, une nuit, été perdus pendant neuf heures dans +les montagnes, et depuis nous avons manqué de nous noyer. Dans les deux +cas, Fletcher avait entièrement perdu la tête; la première fois par la +peur, la famine et les bandits; la seconde par la peur seule. Ses yeux +ont été un peu malades, je ne sais si c'est un effet des éclairs ou des +pleurs qu'il a versés. Quand vous m'écrirez, adressez-moi vos lettres +chez M. Strane, consul d'Angleterre, à Patras en Morée. + + [Note 125: J'ai entendu les compagnons de voyage de Byron + parler du sang-froid et du courage qu'il montra dans cette + occasion, d'une manière plus remarquable encore. Voyant qu'à + cause de son infirmité il ne pouvait être d'aucune utilité + pour l'exécution des manœuvres que leur position demandait, + non-seulement il est vrai qu'il s'enveloppa dans son manteau + et se coucha tranquillement, comme il le dit, mais ce qu'il + n'ajoute pas, c'est que, quand le danger fut passé, on + s'aperçut qu'il était profondément endormi. + (_Note de Moore_.)] + +»J'aurais beaucoup d'incidens à vous raconter, qui, je crois, vous +amuseraient; mais ils font confusion dans ma tête, comme ils en +feraient, je crois, sur le papier, et je ne saurais du tout les mettre +en ordre. J'aime beaucoup les Albanais; ils ne sont pas tous turcs, +quelques-uns sont chrétiens; mais la différence de leur religion n'en +met aucune dans leurs mœurs et dans leur conduite; on les regarde comme +les meilleures troupes au service de la Turquie. Pendant ma route, j'ai +passé deux jours en allant, et trois en revenant, dans une caserne à +Salone; et jamais je n'ai trouvé de soldats plus supportables, quoique +j'aie été dans les garnisons de Gibraltar et de Malte, et que j'aie vu +bon nombre de troupes espagnoles, françaises, siciliennes et anglaises. +On ne m'a rien volé, et j'ai toujours été le bienvenu à partager leurs +vivres et leur lait. Il n'y a pas une semaine, qu'un chef albanais +(chaque village a son chef qui est appelé primat), après nous avoir aidé +à sortir de la galère turque, lors de notre malheur, nous nourrit et +nous logea, moi et ma suite, composée de Fletcher, un Grec, deux +Athéniens, un prêtre grec, et mon compagnon, M. Hobhouse, et refusa de +recevoir autre chose qu'un certificat de la bonne réception qu'il nous +avait faite. Comme je le pressais de prendre au moins quelques sequins, +«non, répondit-il, je veux que vous m'aimiez, et non pas que vous me +payiez.» Ce sont là ses propres paroles. + +»Vous ne sauriez croire quelle est la valeur de l'argent dans ce +pays-ci. Je n'avais rien à payer d'après les ordres du visir, mais +depuis j'ai toujours eu seize chevaux, et généralement six ou sept +hommes à mon service; et je n'ai pas dépensé la moitié de ce qu'il m'en +a coûté pour passer trois semaines à Malte, quoique le gouverneur, sir +A. Ball, m'ait donné une maison gratis, et que je n'eusse qu'un seul +domestique. Je serais bien aise que H... fît des remises régulières, car +je n'ai pas intention de rester à perpétuité dans cette province; qu'il +m'écrive chez M. Strane, consul d'Angleterre à Patras. Le fait est que +la fertilité des plaines est extraordinaire, les espèces fort rares, ce +qui explique que tout y soit à bon marché. Je vais à Athènes pour y +apprendre le grec moderne, qui diffère beaucoup du grec ancien, quoique +les racines en soient les mêmes. Je n'ai pas envie de retourner en +Angleterre; et je ne le ferai que si j'y suis forcé, comme, par exemple, +si H... me négligeait. Je n'entrerai pas cependant en Asie avant un an +ou deux, car j'ai bien des choses à voir en Grèce, et peut-être +passerai-je en Afrique, ou du moins dans la partie Égyptienne. + +»Fletcher, comme tous les Anglais, est fort mécontent, cependant il est +un peu réconcilié avec la Turquie, depuis que le pacha lui a fait +présent de quatre-vingts piastres, qui, eu égard à la valeur de l'argent +ici, équivalent presque à dix guinées anglaises. Il n'a rien eu à +souffrir, si ce n'est du chaud, du froid et de la vermine, fléaux de +tous ceux qui couchent dans les chaumières, dans des gorges de +montagnes, dans les pays froids, et dont j'ai eu ma part comme lui; mais +il n'est pas brave et a peur des voleurs et des tempêtes. Il n'y a +personne en Angleterre au souvenir de qui je désire me recommander, et +dont je veuille avoir des nouvelles. Je voudrais seulement recevoir une +lettre de vous, et une ou deux de H... sur l'état de mes affaires; +dites-lui de m'écrire. Pour moi, je vous écrirai quand je pourrai, et +vous prie de me croire votre affectionné fils,» + +BYRON. + +Vers le milieu de novembre, notre jeune voyageur quitta Prévésa et se +dirigea vers la Morée, à travers l'Acarnanie et l'Étolie, accompagné de +son escorte de cinquante Albanais. + +En conséquence il prit une bande d'hommes sûrs pour traverser les vastes +forêts de l'Acarnanie, hommes nés pour la guerre, et dont les rudes +travaux ont rembruni le teint, jusqu'à ce qu'il aperçut les flots +blanchissans de l'Achéloüs, et qu'il vit de l'autre côté les plaines +fertiles de l'Étolie. + +(_Childe Harold_, ch. II.) + +Sa description d'une scène de nuit à Utraikey, petite place située dans +l'une des baies du golfe d'Arta, est sans doute restée gravée dans la +mémoire de nos lecteurs. Le plaisir que leur a causé la sauvage beauté +de cette peinture ne sera point diminué quand nous leur aurons fait +connaître, d'après le récit de M. Hobhouse, les circonstances réelles +sur lesquelles elle est fondée: + +«Le soir, les portes étaient fermées, et l'on faisait les préparatifs +nécessaires pour nourrir nos Albanais. On tuait un bouc, on le faisait +rôtir tout entier; quatre feux étaient allumés dans la cour, autour +desquels les soldats s'asseyaient en quatre troupes différentes. Après +avoir bu et mangé, la plupart d'entre eux, tandis que nous et les chefs +étions assis sur le gazon, s'assemblèrent autour du plus grand feu, et +là se mirent à danser en rond sans autre musique que leurs propres +chansons, mais en déployant une énergie étonnante. Toutes ces chansons +se rapportaient à quelques exploits de voleurs fameux. L'une d'elles, +qui les occupa plus d'une heure, commençait ainsi: «Quand nous partîmes +de Parga, nous étions soixante: puis venait le refrain: + + Tous voleurs à Parga, + Tous voleurs à Parga. + + Κλεφτεις ποτε Παργα, + Κλεφτεις ποτε Παργα. + +»Quand ils mugissaient cette strophe, ils tournaient en rond autour du +feu, tombaient sur leurs genoux, rebondissaient, et puis tournaient de +nouveau en répétant le même refrain. Le bruissement des vagues sur la +rive caillouteuse où nous étions assis remplissait les intervalles du +chant d'une musique peut-être moins monotone et certainement plus douce. +La nuit était très-sombre; mais au reflet des feux nous apercevions un +peu les bois, les rochers et le lac, qui, avec l'apparence sauvage des +danseurs, offraient une scène qui n'eût pas été perdue entre les mains +d'un artiste organisé comme l'auteur des _Mystères d'Udolphe_.» + +Après avoir traversé l'Acarnanie, nos voyageurs passèrent l'Acheloüs, et +arrivèrent, le 21 novembre, à Missolonghi. Ici il est impossible de ne +pas nous arrêter, et de ne pas songer d'avance à cette triste visite +qu'il y fit quinze ans après, quand, au milieu de sa carrière, et dans +toute la plénitude de sa réputation, il vint donner sa vie pour la cause +de ce pays qu'il traversait alors comme un simple et jeune étranger. Si +quelque esprit lui eût alors révélé ce qui devait arriver dans cet +intervalle; s'il lui avait montré, d'un côté, les triomphes qui +l'attendaient, le pouvoir que son génie varié obtiendrait sur les cœurs +pour les élever ou les abaisser, pour les éclairer ou les rendre plus +sombres; et s'il eût placé d'un autre côté les inconvéniens attachés à +ce don funeste: la fatigue et le dégoût que l'imagination donne à l'ame; +les ravages de ce feu intérieur qui dévore celui qui le possède, tandis +qu'il éblouit les autres; l'envie que tant de grandeur excite parmi les +autres hommes; la vengeance qu'ils tirent de celui qui les force à +regarder si haut pour l'admirer; on peut se le demander, eût-il accepté +la gloire à de telles conditions? N'aurait-il pas senti, au contraire, +que c'était l'acheter à trop haut prix, et que cet état de guerre +continuel contre le monde entier pendant sa vie ne serait que faiblement +récompensé par une immortalité que ce même monde serait obligé de lui +accorder après son trépas? + +À Missolonghi, il renvoya tous ses Albanais, à l'exception d'un seul, +nommé Dervish, qu'il prit à son service, et qui demeura avec lui pendant +tout le tems qu'il fut en Orient, avec Basile, le domestique que lui +avait donné Ali-Pacha. Après avoir habité près de quinze jours à Patras, +il se dirigea sur Vostitza. En approchant de cette ville, le sommet +neigeux du Parnasse, s'élevant comme une tour de l'autre côté du golfe, +s'offrit pour la première fois à ses yeux. Deux jours après, dans les +bosquets sacrés de Delphes, il écrivit les stances que cette vue lui +avait inspirées, et qui commencent ainsi: + +Ô toi, Parnasse! que je vois maintenant, non comme l'imagination te +présente souvent dans les songes du poète endormi, etc. + +C'est vers cette époque que, se promenant à cheval, au pied du Parnasse, +il vit dans les airs voler une troupe considérable d'aigles, phénomène +qui semble avoir frappé son imagination d'une sorte de superstition +poétique; car il y fait plus d'une fois allusion dans son journal. «Me +rendant à la fontaine de Delphes (Castri), en 1809, je vis une troupe de +douze aigles, et j'acceptai le présage, bien que Hobhouse soutînt, +probablement par plaisanterie, que c'étaient des vautours. J'avais la +veille composé les vers sur le Parnasse, dans _Childe Harold_; en voyant +ces oiseaux, j'espérai qu'Apollon avait agréé mon hommage. Du moins, +j'ai eu le nom et la réputation de poète dans l'âge réellement poétique +de la vie, de vingt à trente. Si cela continuera, c'est une autre +question.» + +Dans son journal, en racontant son départ de Patras, il cite une +anecdote qui fera honneur à son humanité aux yeux de tous ceux qui ne +seront point chasseurs. «Le dernier oiseau sur lequel j'ai tiré fut un +aiglon, sur le bord du golfe de Lépante, près Vostitza. Il n'était que +blessé, et je voulus le sauver; son œil était si brillant! Mais il +languit et mourut en peu de jours. Je n'ai jamais essayé depuis et +jamais je n'essaierai de tuer un autre oiseau.» + +Peu de choses étonnent autant les voyageurs en Grèce que l'extrême +petitesse de ces pays qui ont occupé si long-tems les cent bouches de la +renommée. «On pourrait, dit M. Hobhouse, sans trop presser son cheval, +aller de Livadie à Thèbes et revenir entre le déjeuner et le dîner, et, +sans bagage, faire facilement, en deux jours, le tour de la Béotie.» +Après avoir visité en très-peu de tems les fontaines de Mémoire et +d'Oubli, à Livadie, et les retraites d'Apollon Isménien, à Thèbes, nos +voyageurs tournèrent enfin leurs pas vers Athènes, l'objet de leurs +rêves poétiques, traversèrent le mont Cythéron, et arrivèrent en vue des +ruines de Philé, la veille de Noël 1809. + +Quoique le poète nous ait laissé dans ses vers le témoignage immortel de +l'enthousiasme avec lequel il contempla les scènes qui s'offrirent alors +à ses regards, il n'est pas difficile de concevoir que, pour des +observateurs superficiels, il put paraître spectateur insensible de +mille choses qui jettent le voyageur ordinaire en extase, du moins en +paroles. Il professa toute sa vie le plus souverain mépris pour tout ce +qui est affecté, soit en matière de goût, soit en matière de morale; +souvent il déguisa le sentiment vrai de son admiration sous un dehors +d'indifférence et de moquerie par haine pour le charlatanisme de ceux +qu'il voyait s'extasier à froid et sans rien ressentir réellement. Il +faut avouer aussi qu'il étendait à des sentimens vrais, mais pour +lesquels il n'éprouvait pas de sympathie, le dégoût que lui inspiraient +ceux qui n'étaient qu'affectés; ainsi il ne comprit jamais le mérite et +les jouissances d'un antiquaire ou d'un amateur d'objets d'art. «Je ne +fais point de collections, dit-il dans une note de _Childe Harold_, et +je ne les admire pas du tout.» Il ne faisait aucun cas des antiquités, à +moins qu'elles ne se rattachassent à quelques grands noms ou à quelques +grands événemens. Pour les objets d'art, il se contentait d'admirer leur +effet général, sans se piquer d'aucune connaissance des détails. C'était +à la nature, dans ses scènes solitaires de grandeur et de beauté, ou, +comme à Athènes, brillante d'un éclat toujours le même au milieu des +ruines de la gloire et des arts, qu'il payait sans restriction l'hommage +de son ame ardente. Dans le petit nombre de notes sur les voyages qu'il +a jointes à _Childe Harold_, l'on voit qu'il aime beaucoup mieux +s'occuper des sites et du pittoresque qu'offrent les lieux qu'il a +visités que des souvenirs classiques ou historiques qui peuvent s'y +rattacher. En prose ou en vers, il revient à la vallée de Zitza avec +plus de plaisir qu'à Delphes ou aux rives de la Troade; et ce qui le +frappe le plus vivement dans la plaine d'Athènes, c'est que «la vue y +est plus belle encore qu'à Cintra ou à Istamboul.» Où la nature +pouvait-elle en effet avoir plus de droit à son adoration que dans ces +contrées où il la voyait briller d'une beauté toujours jeune, toujours +la même au milieu des ruines de ce que l'homme avait jugé le plus digne +de durée? «Les institutions humaines périssent, dit Harris; mais la +nature ne change pas.» Lord Byron a paraphrasé cette pensée[126], en +l'embellissant: + + [Note 126: Le passage renferme la substance de toute la + strophe: + + «Malgré les diverses fortunes d'Athènes, considérée comme + cité, l'Attique est encore fameuse pour ses oliviers, et + l'Hymète pour son miel. Les institutions humaines périssent, + mais la nature ne change pas.» + (_Recherches philologiques_.) + + Je me rappelle que je fis un jour remarquer à Lord Byron + cette coïncidence, mais il m'assura qu'il n'avait jamais lu + cet ouvrage d'Harris.] + +Cependant ton ciel est aussi bleu, tes rochers aussi sauvages, tes +bosquets aussi agréables, tes prairies aussi verdoyantes, ton olive +aussi mûre, que quand tu florissais sous la protection de Minerve! +L'Hymète offre encore aux hommes les trésors de son miel divin; libre +voyageuse errante dans les plaines de l'air, l'abeille construit +toujours gaîment sur tes montagnes sa forteresse parfumée. Apollon dore +toujours de ses feux tes longs étés, et sous ses rayons brillent +toujours les marbres de Mendeli! Les arts, la gloire, la liberté, tout +passe, tout périt, excepté la nature, elle est toujours belle. + +(_Childe Harold_, ch. II.) + +Cette première visite à Athènes dura deux ou trois mois, pendant +lesquels il ne laissa pas passer un seul jour sans consacrer quelques +heures à parcourir les grands monumens du génie ancien, et sans évoquer, +pour ainsi dire, du milieu de leurs ruines l'esprit des siècles écoulés. +Il faisait aussi des excursions fréquentes dans différentes parties de +l'Attique. Un jour qu'il visitait le cap Colonne, il fut au moment +d'être enlevé par un parti de Maniotes cachés sous le rocher de Minerve +Sunias. Ces pirates, à ce que lui raconta depuis un Grec qui alors était +leur prisonnier, n'osèrent l'attaquer, persuadés que les deux Albanais +qu'ils voyaient à ses côtés, n'étaient qu'une partie d'une escorte plus +respectable laissée à portée de venir promptement à son secours. + +Outre le pouvoir magique de ses souvenirs et de son paysage, la ville de +Minerve possédait un attrait d'une autre sorte pour notre poète, auquel, +en quelque lieu qu'il portât ses pas, son cœur ou plutôt son imagination +n'était que trop sensible. On dit que sa jolie romance: «Jeune vierge +d'Athènes, avant que nous nous séparions,» fut adressée à la fille aînée +de la dame grecque chez laquelle il était logé, et il est assez probable +que la belle Athénienne ait été maîtresse de son imagination au moment +où il composa ces vers. Théodora Macri, son hôtesse, était la veuve d'un +vice-consul d'Angleterre; son principal revenu provenait de la location +aux étrangers, et surtout aux voyageurs anglais, des appartemens +qu'occupèrent alors Lord Byron et son ami; ce dernier nous en donne la +description suivante: «Notre logement consistait en un salon et deux +chambres à coucher, donnant sur une cour où se trouvaient cinq ou six +citronniers, d'où l'on tira le fruit qui assaisonna notre pilau et les +autres mets nationaux servis sur notre table frugale.» + +La renommée d'un poète illustre ne s'attache pas seulement à sa personne +et à ses écrits, une partie se reflète sur tout ce qui a eu avec lui un +rapport même éloigné. Non-seulement elle ennoblit les objets de ses +amitiés, de ses amours et de ses goûts; mais les lieux même où il a +vécu, où il a séjourné, acquièrent une célébrité qui ne s'efface pas +aisément. La jeune fille d'Athènes, quand elle prêtait innocemment +l'oreille aux complimens du jeune Anglais, ne se doutait guère qu'il dût +rendre son nom et sa maison si célèbres, qu'à leur retour de Grèce, les +voyageurs ne trouveraient rien de plus intéressant à donner à leurs +lecteurs que les détails suivans sur elle et sa famille: + +«Nous rencontrâmes, dit M. Hobhouse, à la porte notre valet qui était +allé devant pour nous chercher des logemens, et nous conduisit chez +Théodora Macri, la veuve du vice-consul, où nous sommes actuellement. +Cette dame a trois filles fort jolies; l'aînée est vraiment une beauté; +c'est elle, dit-on, qui inspira à Lord Byron cette fameuse romance: + +Jeune vierge d'Athènes, avant que nous nous séparions, rends-moi, +rends-moi mon cœur, etc., etc. + +»À Orchomènes, où était le temple des Grâces, je fus près de m'écrier: +Où les grâces se sont-elles enfuies? Je ne m'attendais pas à les +retrouver ici. Et cependant voici venir l'une avec des coupes dorées et +du café, et l'autre avec un livre. Ce livre est un registre de noms, et +il en est quelques-uns que la renommée est habituée à prononcer. Parmi +eux se trouve celui de Lord Byron, lié aux vers que je vais transcrire: + +La noble Albion voit en souriant partir son fils pour aller visiter le +berceau des arts; son but est noble; belle est l'entreprise; il vient à +Athènes, et... écrit son nom. + +»En forme de contrepoids, Lord Byron écrivit au-dessous: + +Ce poète modeste, comme beaucoup de poètes inconnus, rimaille sur nos +noms et cache le sien; mais quel qu'il soit, pour ne rien dire de pis, +son nom lui ferait plus d'honneur que ses vers. + +»En écrivant ces mots, _les trois Grâces athéniennes_, j'ai, je n'en +doute pas, fait naître votre curiosité et enflammé votre imagination, et +je ne dois pas compter sur votre attention que je ne vous en aie donné +quelque portrait. Leur appartement est justement en face du nôtre; et si +vous pouviez les voir comme nous les voyons en ce moment à travers les +plantes aromatiques qui se balancent doucement sur notre fenêtre, vous +laisseriez votre cœur à Athènes. + +»Thérésa, la vierge d'Athènes, Katinka et Mariana sont de taille +moyenne. Chacune d'elles porte sur le sommet de la tête une petite +calotte albanaise de couleur rouge, surmontée d'une tassette bleue, qui +s'étend et se rattache par le bas comme une étoile. Au bord de cette +calotte est un mouchoir de couleurs variées roulé autour des tempes. La +plus jeune porte ses cheveux détachés tombant sur les épaules presque +jusqu'à la ceinture, et mêlés suivant l'usage avec des tresses de soie. +Les cheveux des deux aînées sont le plus souvent attachés et retenus +sous le mouchoir. Leur vêtement de dessus est une pelisse bordée de +fourrures, tombant lâche jusqu'à la cheville; dessous est un mouchoir de +mousseline qui couvre le sein et se termine à la taille qui est courte. +En dessous est une robe de soie ou de mousseline rayée, s'élargissant un +peu au-dessus de la ceinture, et retombant sur le devant d'une manière +gracieuse et négligée; des bas blancs et des pantoufles jaunes +complètent le costume. Les deux aînées ont les yeux et les cheveux +noirs, le visage ovale, le teint un peu pâle et les dents d'une +blancheur éblouissante. Leurs joues sont arrondies, leur nez droit avec +quelque chose d'aquilin. La plus jeune, Mariana, est très-blonde; sa +figure n'est pas aussi joliment arrondie, mais a une expression plus +gaie que celle de ses sœurs, qui ont l'air assez pensif, excepté quand +la conversation prend une tournure animée. Leur taille est élégante, +leurs manières distinguées et susceptibles de plaire dans tous les pays +possibles. Leur conversation est fort agréable, et leur esprit paraît +plus cultivé que ne l'est généralement celui des dames grecques. Avec de +tels avantages, il serait bien étonnant qu'elles n'attirassent pas +l'attention des voyageurs qui visitent occasionnellement Athènes. Elles +s'asseoient à la manière orientale, le corps légèrement incliné, les +jambes ramassées sous elles sur le divan et sans souliers. Elles +s'occupent à coudre, à jouer du tambour de basque et à lire. + +»J'ai dit que j'avais vu ces beautés grecques à travers les balancemens +des plantes aromatiques qui décorent leurs fenêtres; peut-être cela +pourrait-il vous donner une trop haute idée de leur position. Votre +imagination vous représente peut-être déjà leurs maisons pleines de tous +les attributs du luxe oriental. Les coupes d'or ont pu aussi opérer +quelque enchantement sur vos idées. Avouez-le; ne vous représentez-vous +pas-- + +Les portes demi-ouvertes donnant sur de longues galeries où l'on ne +saurait décrire tout ce que l'œil rencontre d'élégance et de grandeur; +l'orgueil de la Turquie et de la Perse: des coussins jetés sur des +coussins, des tapis sur des tapis, d'immenses ottomanes, des oreillers +innombrables pour relever la tête, de manière que chaque appartement +paraît un lit grand et moëlleux? + +»Vous verrez bientôt pourquoi j'ai différé jusqu'à ce moment; apprenez +que les plantes aromatiques dont je viens de vous parler ne sont ni plus +ni moins que quelques pauvres géraniums et quelques baumes grecs, et que +la chambre dans laquelle se tiennent ces dames est presque dégarnie de +meubles, que les murs n'en ont été ni peints ni décorés par une main +habile. Que serait-il advenu de mes grâces, si je vous avais dit plus +tôt qu'une seule chambre est tout le logement qu'elles possèdent, à +l'exception d'un petit cabinet et d'une petite cuisine? Vous voyez +combien j'ai pris soin que la première impression leur fût avantageuse; +non qu'elles ne méritent toute espèce d'éloges, mais parce qu'il est +dans la nature auguste et fière de l'homme de faire peu de cas du mérite +et même de la beauté, si ces avantages ne sont pas relevés d'un peu de +pompe mondaine. Maintenant je vais vous communiquer un secret, mais +confidentiellement et à voix basse. + +»Ces dames, depuis la mort du vice-consul leur père, n'ont pas d'autres +ressources pour exister que de louer à des étrangers la chambre et le +cabinet que nous occupons dans ce moment; mais quoiqu'elles soient si +pauvres, leur vertu n'est pas moins remarquable que leur beauté. + +»Et toutes les richesses de l'Orient ou tous les vers flatteurs du +premier poète de l'Angleterre ne pourraient les rendre aussi réellement +dignes d'amour et d'admiration[127].» + + [Note 127: _Voyages en Italie, en Grèce_, etc., par H. W. + Williams.] + +Dix semaines s'étaient rapidement passées, quand l'offre inattendue d'un +passage à bord d'une corvette anglaise détermina nos voyageurs à se +préparer immédiatement au départ; et le 5 mars, ils quittèrent Athènes, +quoique avec beaucoup de regret. «Après avoir passé, dit encore M. +Hobhouse, par la porte qui conduit au Pyrée, nous lançâmes nos chevaux +au galop dans le bois d'oliviers sur la route de Salamine, espérant par +notre précipitation étourdir un peu la douleur du départ. Nous ne +pouvions nous empêcher de regarder derrière nous en nous rendant au +rivage, et nous continuâmes de fixer les yeux sur le point où à travers +la clairière du bois, nous avions entrevu pour la dernière fois le +temple de Thésée et les ruines du Parthénon; nous continuâmes ainsi +plusieurs minutes après que la ville et l'Acropolis eurent entièrement +disparu à notre vue.» + +À Smyrne, Lord Byron se logea dans la maison du consul général, et y +demeura jusqu'au 11 avril, excepté deux ou trois jours qu'il employa à +visiter les ruines d'Éphèse. Ce fut à cette époque qu'il termina les +deux premiers chants de _Childe Harold_, comme on le voit par une note +écrite de sa main sur le manuscrit original de ce poème: «Commencé le 31 +octobre 1809, à Janina en Albanie; fini le second chant, à Smyrne, le 28 +mars 1810.--BYRON.» + +La seule lettre un peu intéressante, datée de Smyrne, que je puisse +offrir au lecteur, est la suivante: + + + + +LETTRE XLI. + +À MRS. BYRON. + +Smyrne, 19 mars 1810. + + +MA CHÈRE MÈRE, + +«Je ne puis pas vous écrire une longue lettre; mais comme je crois que +vous ne serez pas fâchée de savoir où j'en suis de mes voyages, je vous +prie d'accepter le peu de détails que je puis vous donner. J'ai traversé +la plus grande partie de la Grèce, outre l'Épire, etc.; j'ai résidé dix +semaines à Athènes, et je me rends maintenant à Constantinople par la +route d'Asie. Je viens de visiter les ruines d'Éphèse, à une journée de +Smyrne. J'espère que vous avez reçu une longue lettre que je vous ai +écrite d'Albanie, où je vous donnais quelques détails sur la réception +que m'a faite le pacha de cette province. + +»C'est en arrivant à Constantinople que je déciderai si je dois aller +jusqu'en Perse, ou revenir sur mes pas. Je ne prendrai ce dernier parti +que si je ne puis l'éviter. Mais je n'entends pas parler de M. H..., et +je n'ai reçu de vous qu'une seule lettre. J'aurai besoin de fonds, soit +que j'avance ou que je revienne. Je lui ai écrit plusieurs fois, pour +qu'il ne prétende pas, pour s'excuser, qu'il ne connaissait pas ma +situation. Je ne puis encore vous rien dire sur quoi que ce soit; le +tems et l'occasion me manquent, car la frégate repart immédiatement. Il +est vrai que plus je vais, plus ma paresse augmente; et mon aversion +pour tout commerce épistolaire s'accroît de jour en jour. Je n'ai écrit +à personne qu'à vous et à M. H..., et c'est moins par inclination que +par devoir et par nécessité. + +»F*** est fort dégoûté par les fatigues, quoiqu'il n'en ait point enduré +que je n'aie partagées. C'est une pauvre créature. Les domestiques +anglais sont en vérité de détestables voyageurs. J'ai avec lui deux +soldats albanais et un interprète grec, tous parfaits dans leur genre. +La Grèce est délicieuse, surtout dans les environs d'Athènes. Partout +des cieux sans nuages et des paysages charmans. Mais je dois remettre à +notre première entrevue tout récit de mes aventures. Je ne tiens pas de +journal, mais mon ami H... ne cesse d'écrire. Prenez soin, je vous prie, +de Murray et de Robert, et dites à ce dernier qu'il est fort heureux +pour lui qu'il ne m'ait pas accompagné en Turquie. N'attribuez cette +lettre qu'au désir de vous assurer que je suis sain et sauf, et +croyez-moi, etc.» + +BYRON. + +Le 11 avril, il partit de Smyrne sur la frégate _la Salsette_, qui avait +reçu l'ordre de se rendre à Constantinople, pour ramener l'ambassadeur, +M. Adair, en Angleterre; et après avoir exploré les ruines de la Troade, +il arriva aux Dardanelles au commencement du mois suivant. Il écrivit +les lettres qu'on va lire, à ses amis, MM. Drury et Hodgson, pendant que +la frégate était à l'ancre dans ce détroit. + + + + +LETTRE XLII. + +À M. DRURY. + +A bord de la _Salsette_, 3 mai 1810. + + +MON CHER DRURY, + +«Lorsque je quittai l'Angleterre, il y a bientôt un an, vous me priâtes +de vous écrire. C'est ce que je me propose de faire. J'ai traversé le +Portugal et le midi de l'Espagne, visité la Sardaigne, la Sicile, Malte, +et de là j'ai poussé jusqu'en Turquie, où je suis encore à rôder. +Débarqué d'abord en Albanie, l'Épire d'autrefois, j'ai pénétré jusqu'au +mont Tomarit, parfaitement accueilli par le gouverneur, Ali-Pacha; et, +après avoir parcouru l'Illyrie, la Chaonie, etc., j'ai traversé le golfe +d'Actium avec une garde de cinquante Albanais, et passé l'Achéloüs pour +me rendre en Étolie par l'Acarnanie. + +»Après un court séjour en Morée, nous avons traversé le golfe de +Lépante, pris terre au pied du Parnasse, vu tout ce qui reste de +Delphes, et continué ainsi jusqu'à Thèbes et Athènes, dans la dernière +desquelles nous avons passé deux mois et demi. + +»Le vaisseau de S. M. _le Pylade_ nous a transportés à Smyrne; mais nous +avions auparavant étudié la topographie de l'Attique, sans oublier +Marathon et le promontoire de Sunium. Après Smyrne, notre second relai +fut la Troade, que nous visitâmes tandis que le navire était à l'ancre, +où il resta pendant quinze jours, vis-à-vis la tombe d'Antiloque. +Maintenant nous voilà dans les Dardanelles, en attendant le vent pour +nous rendre à Constantinople. + +»Ce matin, j'ai parcouru à la nage le trajet de Sestos à Abydos. La +distance directe n'est pas de plus d'un mille; mais, en raison du +courant, la traversée n'est pas sans danger; il y en a même assez pour +que je doute que l'affection conjugale de Léandre n'ait pas été un peu +refroidie par le passage. + +»Je l'essayai il y a huit jours, mais je n'y pus réussir, à cause du +vent du Nord et de l'étonnante rapidité du courant, quoique j'aie +toujours été, depuis mon enfance, un rude nageur. Mais ce matin, par un +tems plus calme, j'y suis parvenu, et j'ai traversé le _large +Hellespont_ en une heure dix minutes. + +»Eh bien, mon cher monsieur, j'ai quitté mon foyer, et visité quelques +parties de l'Afrique et de l'Asie, outre une raisonnable portion de +l'Europe. J'ai vécu avec des généraux et des amiraux, des princes et des +pachas, des gouverneurs et des _ingouvernables_; mais je n'ai ni tems ni +papier pour m'étendre. Je suis bien aise de vous dire que je conserve +pour vous des souvenirs d'amitié, et que je vis dans l'espérance de vous +revoir un jour; et si je vous écris aussi brièvement que possible, +attribuez-le à tout autre cause qu'à l'oubli. + +»Vous connaissez trop bien la Grèce ancienne et moderne pour qu'il soit +besoin de vous la décrire. J'ai, il est vrai, mieux vu l'Albanie +qu'aucun autre Anglais, que je sache, excepté un M. Leake; car c'est un +pays que l'on visite rarement, à cause du caractère farouche des +_natifs_; il offre cependant plus de beautés pittoresques que les +contrées classiques de la Grèce, malgré toutes les merveilleuses beautés +de ces dernières, surtout vers Delphes et le cap Colonne en Attique. +Elles sont loin néanmoins d'égaler certaines parties de l'Illyrie et de +l'Épire, où des lieux sans nom et des rivières oubliées sur la carte et +un jour peut-être mieux appréciées, obtiendront des peintres et des +poètes la préférence sur les rigoles desséchées de l'Ilyssus, et les +fondrières de la Béotie. + +»La Troade offre un champ vaste aux faiseurs de conjectures et aux +tireurs de bécassines; un bon chasseur et un savant ingénieux peuvent +sur ce terrain exercer avec grand avantage leurs jambes et leur +entendement; ou, s'ils préfèrent aller à cheval, ils peuvent s'y tromper +de route, comme cela m'est arrivé, et s'embourber dans un maudit +marécage formé par le Scamandre, qui serpente deçà et delà comme si les +vierges troyennes allaient encore lui apporter leur tribut accoutumé. Il +n'existe aujourd'hui d'autres vestiges de Troie, ou de ses destructeurs, +que les tertres qui renferment, à ce que l'on suppose, les squelettes +d'Achille, d'Antiloque, d'Ajax, etc. Mais le mont Ida lève encore son +front superbe; quoique les bergers de nos jours ne ressemblent guère à +Ganymède. Mais à quoi bon vous parler plus long-tems de choses qui sont +décrites tout au long dans le _book of Gell_? Et H*** n'a-t-il pas écrit +un journal? Quant à moi, je n'en tiens pas; car j'ai renoncé à tout +griffonnage. Je ne vois pas grande différence entre les Turcs et nous, +si ce n'est qu'ils n'ont pas de _culottes_, et que nous en avons; qu'ils +portent des habits longs, et nous des habits courts; qu'ils parlent peu, +et nous beaucoup. Ce sont des gens fort raisonnables. Ali-Pacha m'a dit +qu'il était sûr que j'étais né dans un rang élevé, par ce que j'ai les +oreilles et les mains petites et des cheveux bouclés. Je vous dirai, en +passant, que je parle passablement le romaïque ou grec moderne: il ne +diffère pas des anciens dialectes autant que vous pourriez le penser; +mais la prononciation en est diamétralement opposée. Quant à la poésie, +si elle n'est rimée, ils n'en ont pas la moindre idée. + +»J'aime les Grecs. Ce sont des fripons adroits qui ont tous les vices +des Turcs, sans avoir leur courage. Quelques-uns cependant sont braves: +tous sont beaux, et ressemblent beaucoup au buste d'Alcibiade. Les +femmes sont un peu moins belles. Je sais jurer en turc; mais, excepté un +effroyable jurement et les mots qui signifient entremetteur, pain et +eau, je connais peu le vocabulaire de cette langue. Ils sont extrêmement +polis envers les étrangers de tout rang, pourvu qu'ils soient +convenablement protégés; et comme j'ai deux domestiques et deux soldats, +nous faisons grand fracas. Nous avons parfois couru risque d'être +dévalisés, et une fois de faire naufrage; mais nous nous en sommes tirés +le mieux du monde. + +»À Malte, j'ai été fort épris d'une femme mariée, et j'ai provoqué un +aide-de-camp du général ***, grossier personnage, qui s'était offensé de +quelque chose, je n'ai jamais bien su de quoi; mais il donna des +explications, fit des excuses, la dame s'embarqua pour Cadix, et +j'échappai ainsi à l'accusation de meurtre et d'adultère. J'ai envoyé +quelques détails sur l'Espagne à notre ami Hodgson; mais depuis ce +tems-là je n'ai écrit à personne, excepté quelques billets à des parens +et à des gens de loi, pour m'en débarrasser. Je me propose de rompre +tout commerce, à mon retour, avec plusieurs de mes meilleurs amis, que +je regarde au moins comme tels, et de gronder toute ma vie. Mais +j'espère, avant de me faire tout-à-fait cynique, rire encore de bon cœur +avec vous, embrasser Dwyer, et trinquer avec Hodgson. + +»Dites au docteur Butler que je me sers en ce moment de la plume d'or +qu'il me donna avant mon départ: c'est pour cela que ma pancarte est +moins lisible qu'à l'ordinaire. J'ai été à Athènes, et j'ai vu des +gerbes de ces roseaux à écrire dont il refusa de me donner quelques-uns, +parce que le topographe Gell les avait apportés de l'Attique. Mais vous +n'aurez pas de descriptions, non; vous voudrez bien vous contenter de +quelques détails jusqu'à mon retour. Mais alors nous ouvrirons toutes +les écluses de la conversation. Je suis sur une frégate de trente-six, +qui va chercher Rob Adair à Constantinople: c'est lui qui aura l'honneur +de vous porter cette lettre. + +»Ainsi donc le livre de H***[128] a pris son essor avec quelques +sentimentales chansonnettes de ma façon, pour remplir le volume. Quel +succès a-t-il, eh? et où diable en est la seconde édition de ma satire +avec les additions, et mon nom au bas du titre, et les vers nouveaux +cloués à la fin, et un nouvel exorde, et je ne sais quoi encore, le tout +sorti tout chaud de mon atelier avant que j'eusse franchi la Manche? La +Méditerranée et l'Atlantique étendent leurs flots entre la critique et +moi; et les mugissemens de l'Hellespont couvrent le bruit des foudres de +la _Revue hyperboréenne_. + + [Note 128: Les mélanges auxquels j'ai renvoyé plusieurs + fois.] + +«Rappelez-moi au souvenir de Claridge, s'il n'est pas rentré au collége, +et présentez à Hodgson les assurances de ma haute considération. Vous +allez me demander ce que je me propose de faire; et je vais vous +répondre que je n'en sais rien. Il est possible que je m'en retourne +dans quelques mois; mais j'ai des desseins et des projets pour le tems +qui suivra mon séjour à Constantinople. Cependant Hobhouse sera +probablement de retour en septembre. + +«Le 2 juillet, il y aura un an que nous sommes partis d'Albion, +_oblitusque meoruni obliviscendus et illis_. J'étais las de mon pays, et +fort peu prévenu en faveur de tout autre; mais _je traîne ma chaîne sans +l'alonger, en changeant de lieu_. Je suis comme le joyeux meunier qui ne +se souciait de personne, et dont personne ne se souciait. À mes yeux +tout pays en vaut à peu près un autre. Je fume, j'ouvre de grands yeux +pour mieux voir les montagnes, et je relève ma moustache avec une fière +indépendance. Nulle privation ne m'afflige, et les moustiques qui +martyrisent le corps maladif de H*** ne font, par bonheur, aucun effet +sur le mien, parce que je vis avec plus de tempérance. + +»Dans mon catalogue j'ai oublié Éphèse, que j'ai visitée pendant mon +séjour à Smyrne; mais le temple est presque entièrement détruit, et il +serait bien superflu que saint Paul se donnât la peine d'adresser de +nouvelles épîtres à la race actuelle des Éphésiens, qui ont converti en +mosquée une vaste église construite entièrement en marbre; et je ne me +suis pas aperçu que l'édifice en fît plus mauvaise figure. + +»Mon papier est rempli, mon encre est épuisée; bon soir! Si vous +m'adressez une lettre à Malte, on me la fera parvenir quelque part que +je sois. H*** vous fait ses complimens. Il soupire pour sa poésie, au +moins pour en avoir quelques nouvelles. J'oubliais presque de vous dire +que je meurs d'amour pour trois jeunes Athéniennes qui sont sœurs. Je +logeais dans la même maison qu'elles. Ces divinités se nomment Thérésa, +Mariana et Katinka[129]: aucune des trois n'a encore quinze ans. + +»Votre τατεινοτατος δουλος[130].» + +BYRON. + + [Note 129: Il a adopté ce nom dans la description du sérail, + ch. VI, de _Don Juan_. Ce fut, si j'ai bonne mémoire, en + faisant la cour à une de ces jeunes filles qu'il lui donna + une marque d'amour fort en usage dans le levant, en se + faisant, avec son poignard, une blessure à la poitrine. La + jeune Athénienne, à ce qu'il m'a raconté, conserva tout son + sang-froid durant cette opération, qu'elle regardait comme un + juste tribut offert à sa beauté; mais elle n'en fut pas plus + disposée à lui être favorable.] + + [Note 130: Très-humble serviteur.] + + + + +LETTRE XLIII. + +À M. HOGDSON. + +À bord de la _Salsette_, détroit des Dardanelles, à la hauteur d'Abydos, +le 5 mai 1810. + + +«Je suis en route pour Constantinople, après avoir parcouru la Grèce, +l'Épire, etc., et une partie de l'Asie Mineure, voyage dont je viens de +communiquer quelques particularités à H. Drury, notre ami et notre hôte. +Je m'abstiendrai donc de vous les répéter; mais comme vous serez +peut-être bien aise d'apprendre que je me porte bien, etc., je saisis +l'occasion du retour de notre ambassadeur pour vous adresser le peu de +lignes que j'ai le tems d'écrire à la hâte. Nous avons éprouvé quelques +inconvéniens et couru quelques périls, mais il ne nous est rien arrivé +d'assez intéressant pour vous en entretenir, à moins que vous ne jugiez +digne de votre attention le trajet de Sestos à Abydos, que j'ai fait à +la nage, il y a deux jours. Si vous y joignez quelques alertes données +par les voleurs, la crainte d'un naufrage sur une galère turque, il y a +six mois, ma visite à un pacha, ma passion pour une femme mariée, à +Malte, un défi à un officier, mes amours avec trois jeunes Athéniennes, +avec une profusion de bouffonneries, et de beaux points de vue, vous +connaîtrez tous les événemens qui, depuis mon départ d'Espagne, ont +marqué ce voyage. + +»H*** fait des vers et écrit son journal; moi, je regarde et ne fais +rien; à moins qu'on ne considère la distraction de fumer comme un +amusement actif. Les Turcs surveillent trop leurs femmes pour qu'il soit +possible de les observer beaucoup. Mais j'ai vécu avec bon nombre de +Grecs, dont je connais le dialecte tout autant qu'il m'est nécessaire +pour converser un peu. J'ai fait aussi parmi les Turcs quelques +connaissances, en hommes. Quant à la société des femmes, il n'y faut pas +penser. J'ai été fort bien reçu par les gouverneurs et les pachas, et je +n'ai pas la moindre raison de me plaindre. Hobhouse quelque jour vous +racontera toutes nos aventures. Si j'en essayais le récit, ni mon papier +ni votre patience ne pourraient y suffire. + +»Personne, si ce n'est vous, ne m'a écrit depuis que j'ai quitté +l'Angleterre; il est vrai que je ne l'avais pas demandé. J'excepte mes +parens, qui m'écrivent tout aussi souvent que je le désire. Je ne sais +rien de l'ouvrage d'Hobhouse, sinon qu'il a paru. C'est plus que je n'en +sais de ma seconde édition; et certainement, à une pareille distance, je +ne m'en inquiète que médiocrement........................... J'espère +que vos publications et celles de Bland s'écoulent avec rapidité. + +»Je ne puis vous parler d'une manière certaine de l'époque de mon +retour; mais je regarde comme probable que Hobhouse me précédera. Nous +sommes absens depuis près d'un an. Je désirerais en employer au moins un +autre à mes observations dans ces climats toujours verts; cependant je +crains que des affaires, et des affaires litigieuses, qui sont bien ce +qu'il y a de pire au monde, ne me rappellent avant ce tems, si ce n'est +même beaucoup plus tôt. S'il en est ainsi, je vous en préviendrai. + +»J'espère que vous remarquerez en moi quelques changemens, je ne veux +pas dire au physique, mais au moral; car je commence à m'apercevoir que +sans la vertu ce monde maudit n'est pas tenable. Je suis passablement +dégoûté du vice, que j'ai étudié dans ses plus agréables variétés, et je +me propose, à mon retour, de rompre avec tous mes débauchés d'amis, de +renoncer au vin, aux inclinations charnelles, et de me livrer à la +politique et au décorum. Je suis sérieux, cynique et assez bien disposé +à faire de la morale; mais heureusement pour vous, l'homélie dont vous +étiez menacé est coupée court par le mauvais état de ma plume et le +manque de papier. + +»Bonjour. Si vous m'écrivez, adressez vos lettres à Malte, d'où l'on me +les fera parvenir. Ne me rappelez au souvenir de personne; mais +croyez-moi bien sincèrement votre, etc.» + +BYRON. + +Arrivé à Constantinople le 14 mai, il adressa à Mrs. Byron quatre ou +cinq lettres, et dans presque toutes il parle du succès avec lequel il a +traversé l'Hellespont à la nage. L'excessive vanité qu'il tirait de +cette prouesse classique (dont il a fort au long lui-même détaillé les +particularités) peut être mise au nombre des preuves de cet enfantillage +de caractère qui l'accompagna jusque dans un âge plus mûr, et qui, tout +en embarrassant ceux qui jugeaient de loin sa conduite, n'était pas, +pour ceux qui vivaient dans son intimité, une de ses singularités les +moins intéressantes. Onze ans encore après cette époque, si quelque +sceptique voyageur se hasardait à mettre en doute la possibilité de +l'exploit de Léandre, Lord Byron, avec cette susceptibilité sur son +courage personnel, qu'il conservait depuis son enfance, se lançait dans +la discussion avec une nouvelle chaleur, et citait deux ou trois autres +exemples de ce qu'il avait fait comme nageur, pour confirmer ses +premières assertions[131]. + + [Note 131: Il citait entre autres son passage du Tage en + 1809, que M. Hobhouse a décrit de la manière suivante: + + «Mon compagnon de voyage avait déjà précédemment exécuté une + traversée plus périlleuse, quoique moins célèbre; car je me + rappelle qu'à l'époque où nous étions en Portugal, il nagea + depuis le vieux Lisbonne jusqu'au château de Belem; et comme + il avait à lutter contre la marée et le courant opposé du + fleuve, le vent étant fort vif, il lui fallut près de deux + heures pour aller d'un bord à l'autre. Il ne resta dans l'eau + qu'une heure et dix minutes, en nageant de Sestos à Abydos. + En 1808, il faillit se noyer à Brighton, en se baignant avec + M. L. Stanhope, son ami. M. Hobhouse et d'autres spectateurs + envoyèrent à eux des bateliers, qui s'attachèrent des cordes + autour du corps, et qui réussirent enfin à retirer Lord Byron + et M. Stanhope de la lame, et leur sauvèrent ainsi la vie.»] + +Dans une de ses lettres à sa mère, datée de Constantinople, le 24 mai, +il revient sur ce notable exploit, et se représente comme l'humble +imitateur de Léandre; et pourtant, ajoute-t-il, je n'avais pas de Héro +pour m'accueillir sur l'autre rive. Puis il continue ainsi: + +«Lorsque notre ambassadeur obtiendra son audience de congé, je +l'accompagnerai pour voir le sultan, après quoi je retournerai +probablement en Grèce. Je n'ai rien reçu de M. Hanson, si ce n'est une +traite, mais sans aucune lettre de ce juridique gentleman. Si vous avez +besoin de fonds, servez-vous, je vous prie, des miens, tant qu'il y en +aura, sans aucune réserve; et dans la crainte que cela ne suffise pas, +j'inviterai M. Hanson, dans ma prochaine lettre, à vous avancer toutes +les sommes qui pourraient vous être nécessaires. Je m'en remets à votre +discrétion pour juger de ce que vous pouvez convenablement demander +d'après l'état actuel de mes affaires. J'ai déjà visité les lieux les +plus intéressans de la Turquie d'Europe et de l'Asie Mineure; mais je +n'irai pas plus loin avant d'avoir reçu des nouvelles d'Angleterre. En +attendant je compte sur des rentrées toutes les fois que les occasions +de m'en faire parvenir se présenteront; et je passerai l'été au milieu +de mes amis, les Grecs de la Morée.» + +Alors il ajoute avec cette bienveillante sollicitude dont il ne +s'écartait jamais envers les domestiques qu'il préférait: «Prenez soin, +je vous prie, de mon jeune Robert et du vieux Murray. Il est heureux +qu'ils s'en soient retournés; ni la jeunesse de l'un ni les années de +l'autre n'auraient pu s'accommoder aux changemens de climat et à la +fatigue du voyage.» + + + + +LETTRE XLIV. + +À M. HENRY DRURY. + +Constantinople, 17 juin 1810. + + +«Quoique ma dernière lettre soit d'une date bien récente, je reviens à +la charge pour vous féliciter de la naissance de votre enfant; une +lettre d'Hodgson m'a informé de cet événement dont je me réjouis avec +vous. + +»Je suis à peine de retour d'une expédition, par le Bosphore, à la mer +Noire et aux Symplegades Cyanéennes. J'ai gravi jusqu'à la cime de ces +dernières en m'exposant à autant de dangers qu'en aient jamais bravé les +Argonautes dans leur lougre. Vous rappelez-vous le commencement des +lamentations de la nourrice dans Médée? je vous en adresse la traduction +que j'ai faite au somme de ces montagnes: + +Oh! plût au ciel qu'un bon embargo eût retenu le navire _Argo_ dans le +port, et qu'en restant toujours dans les chantiers de Grèce il n'eût +jamais dépassé les roches d'Azur! mais, hélas! je crains que son voyage +ne soit la cause de quelque méchef pour ma chère miss Médée[132]. + + [Note 132: + + Oh! how I wish that an embargo + Had kept in port the good ship _Argo_ + Who, still unlaunch'd from Grecian docks + Had never pass'd the Azure rocks! + But now I fear her trip will be a + Damn'd business for my miss Medea, etc.] + +»Peu s'en est fallu qu'il n'en fût ainsi pour moi. + +Car si je n'avais pas eu ce sublime passage dans la tête, je n'aurais +jamais songé à grimper sur les susdites roches, où j'ai failli me rompre +les os pour le plus grand honneur de l'antiquité. + +»Ainsi donc je me suis assis sur les Cyanées, j'ai nagé de Sestos à +Abydos (comme je vous l'ai pompeusement annoncé dans ma dernière), et +après avoir de nouveau traversé la Morée, je m'embarquerai pour +Sainte-Maure, et j'irai faire le saut de Leucade. Si je survis à cette +épreuve, je vous rejoindrai probablement en Angleterre. H..., qui vous +remettra cette lettre, s'y rend en droite ligne; et comme ses voyages +lui sortent par tous les pores, je n'anticiperai pas sur ses récits: +seulement je vous prie de ne pas croire un mot de tout ce qu'il vous +dira, mais de me réserver votre attention si vous avez quelque désir +d'apprendre la vérité. + +«Je vais retourner à Athènes, et de là passer en Morée; mais la durée de +mon séjour dépend tellement de mon caprice que je n'ai rien de probable +à vous en dire. Mon absence date déjà d'un an; elle peut se prolonger +d'un autre, mais je suis comme du vif-argent, et je ne peux rien +affirmer. Nous sommes tous en ce moment fort occupés à ne rien faire. +Nous avons tout vu, excepté les mosquées que nous devons visiter mardi +prochain au moyen d'un firman. H... pourra vous les décrire ainsi que +divers autres objets curieux, à condition que c'est à _moi_ qu'on +s'adressera pour constater sa véracité, et je me réserve de contredire +tous les détails auxquels il attache le plus d'importance. Mais s'il se +lance parfois dans le bel esprit, je vous permets de l'applaudir, parce +qu'il en aura nécessairement dérobé les traits les plus brillans à son +compagnon de pélerinage. Dites à Davies que ses meilleures plaisanteries +ont été fort heureusement reproduites par H... sur plus d'un vaisseau de +Sa Majesté; mais ajoutez aussi que j'ai toujours soin de les rétablir au +nom du légitime possesseur; d'où il suit que lui, Davies, n'est pas +moins célèbre sur mer que sur terre, et règne sans rivaux aussi bien +dans la cabine qu'à la taverne du _cocotier_. + +»Ainsi donc Hodgson a publié de nouvelles poésies. Je désirerais qu'il +pût m'envoyer son _Sir Edgar_ et l'_Anthologie de Bland_, à Malte, d'où +on me les ferait parvenir. Dans ma dernière; que vous avez reçue, +j'espère, je traçais l'esquisse du terrain que nous avons parcouru. Si +cette dépêche ne vous est pas parvenue, la langue d'H... est bien à +votre service. Rappelez-moi au souvenir de Dwyer, qui me doit onze +guinées. Dites-lui de les faire remettre à mon banquier à Gibraltar ou à +Constantinople. Il me les a, je crois, déjà payées une fois; mais cela +ne fait rien à l'affaire, attendu que c'était une rente annuelle. + +»Tâchez, je vous prie, de m'écrire. J'ai fréquemment reçu des nouvelles +d'Hodgson. Malte est mon bureau de poste. Je compte vous revoir vers la +prochaine réunion de Montem[133]; vous vous souvenez sûrement de celle +de l'an dernier; j'espère qu'il en sera de même cette année; mais après +avoir traversé _le vaste Hellespont_, je fais _fi_ de Datchett[134]. Bon +soir. Je suis bien sincèrement, etc.» + +BYRON. + + [Note 133: Réunion annuelle des élèves du collége + d'Eton-Montem, suivie d'une collecte dont le produit est + destiné à placer à l'université de Cambridge ou d'Oxford le + sujet le plus distingué d'entre eux.] + + [Note 134: Allusion à une circonstance où il traversa la + Tamise à la nage, avec M. Drury, après le Montem, afin de + savoir combien de fois ils pourraient la traverser et la + retraverser sans toucher terre. Dans cette lutte, qui eut + lieu le soir, après souper, et lorsque tous deux étaient + échauffés par le vin, Lord Byron eut l'avantage.] + +Environ dix jours après la date de cette lettre, nous en trouvons une +autre adressée à Mrs. Byron, laquelle, au milieu de plusieurs +répétitions de faits déjà détaillés dans sa correspondance précédente, +contient aussi un bon nombre de passages qui méritent d'en être +extraits. + + + + +LETTRE XLV. + +À MRS. BYRON. + + +CHÈRE MÈRE, + +«M. Hobhouse, qui vous fera parvenir ou vous remettra cette lettre, et +qui part pour retourner en Angleterre, pourra vous mettre au courant de +nos divers changement de résidence; quant à moi, je suis fort incertain +sur l'époque de mon retour. Il ira probablement dans le Nottingham un +jour ou l'autre; mais Fletcher, que je renvoie parce qu'il m'embarrasse +(les domestiques anglais sont de tristes voyageurs), Fletcher le +remplacera par _interim_, et vous racontera nos voyages qui ont embrassé +passablement d'espace........................................... + +»Je me rappelle que Mahmoud-Pacha, petit-fils d'Ali, pacha de Yanina +(petit gaillard de dix ans, qui avait de grands yeux noirs, que nos +dames paieraient bien cher, et ces traits réguliers qui distinguent la +race turque), me demanda comment il se faisait que je me fusse mis à +voyager si jeune, et sans avoir personne pour prendre soin de moi. Le +petit bonhomme m'adressa cette question avec toute la gravité d'un homme +de soixante ans. + +»Je ne peux pas aujourd'hui vous écrire bien longuement; je n'ai que le +tems de vous dire que j'ai éprouvé bien des fatigues, mais jamais un +moment d'ennui. La seule chose que je redoute, c'est de contracter le +goût d'une vie errante, à la bohémienne, qui me rendra mon foyer +insupportable. C'est, me dit-on, ce qui arrive fort souvent aux gens qui +ont pris l'habitude des voyages; et, dans le fait, je commence à m'en +apercevoir. Le 3 mai, j'ai passé à la nage de Sestos à Abydos. Vous +connaissez l'histoire de Léandre; mais moi, je n'avais pas de Héro pour +me recevoir sur la rive.......................... + +«J'ai visité, en vertu d'un firman, toutes les principales mosquées. Il +est rare qu'on accorde cette faveur à des infidèles; mais le départ de +l'ambassadeur nous l'a fait obtenir. J'ai remonté par le Bosphore jusque +dans la mer Noire, en faisant le tour des murs de la ville; et en +vérité, j'en connais mieux l'aspect que celui de Londres. J'espère que, +par quelque soirée d'hiver, je vous amuserai en vous en faisant la +description; pour le moment, je vous prie de m'excuser si je m'en +dispense. Je ne puis écrire de longues lettres en juin. Je retourne +passer l'été en Grèce............................................ + +»C'est une pauvre créature que Fletcher; il lui faudrait mille +commodités dont je sais fort bien me passer. Il est furieusement las de +ses voyages, et vous ferez bien de ne pas trop croire ce qu'il vous +racontera de ce pays-ci. Il soupire après la bière, et l'oisiveté, et sa +femme, et le diable sait quoi en outre. Pour mon compte, je n'ai éprouvé +ni _désappointement_ ni dégoût. J'ai vécu avec des hommes du plus haut +comme du plus bas rang; j'ai passé des journées dans le palais d'un +pacha, et plus d'une nuit dans une étable; partout j'ai trouvé un peuple +inoffensif et bienveillant. J'ai passé aussi quelque tems avec les Grecs +les plus distingués de la Morée et de la Livadie; et quoiqu'ils ne +vaillent pas les Turcs, j'en fais plus de cas que des Espagnols, qui, à +leur tour, l'emportent sur les Portugais. + +»Vous trouverez dans les voyageurs mainte description de Constantinople; +mais lady Wortley-Montague est tombée dans une étrange erreur, quand +elle a dit que Saint-Paul ferait une singulière figure à coté de +Sainte-Sophie. J'ai vu ces deux édifices, et j'en ai examiné avec +beaucoup d'attention l'intérieur et l'extérieur. Sainte-Sophie, sans +aucun doute, est le plus intéressant des deux, et par son immense +antiquité, et parce que tous les empereurs grecs depuis Justinien y ont +été couronnés, que plusieurs y ont été assassinés sur les marches mêmes +de l'autel, et aussi parce que les sultans turcs s'y rendent +régulièrement. Mais elle n'est ni aussi belle ni aussi grande que +quelques autres mosquées, telles que celle de Soleyman, etc., et on ne +peut la mettre en parallèle avec Saint Paul (j'en parle peut-être comme +un cockney[135]). Néanmoins je préfère la cathédrale gothique de +Séville, à Saint-Paul, à Sainte-Sophie et à tous les édifices religieux +que j'aie jamais vus. + + [Note 135: Sorte de sobriquet par lequel on désigne, en + Angleterre, les natifs de Londres.] + +»Les murs du sérail ressemblent à ceux des jardins de Newstead, un peu +plus élevés cependant, et à peu près dans le même état de conservation. +Mais la promenade en longeant les murs de la ville du côté de la terre, +est d'une beauté remarquable. Figurez-vous quatre milles d'un triple +rang d'immenses créneaux tapissés de lierre, surmontés de deux cent +dix-huit tours, et de l'autre côté de la route, les sépultures turques +(qui sont les lieux les plus charmans de la terre) ombragées par +d'énormes cyprès. + +J'ai contemplé les ruines d'Athènes, d'Éphèse et de Delphes; j'ai +traversé une grande partie de la Turquie, plusieurs autres contrées de +l'Europe et quelques-unes de l'Asie; mais nul ouvrage de la nature ou de +l'art ne produisit jamais sur moi autant d'impression que le point de +vue qui se développe de chaque côté des Sept Tours jusqu'à l'extrémité +de la Corne d'Or. + +»Parlons maintenant de l'Angleterre. J'apprends avec plaisir le succès +des _Bardes anglais_, etc. Vous n'avez pu manquer d'observer les +nombreuses additions que j'ai faites à l'édition nouvelle. + +»Avez-vous reçu mon portrait par Sanders, peintre à Londres, Vigo-Lane? +Il était terminé et payé long-tems avant mon départ. Il me semble que +vous aimez prodigieusement la lecture des _Magazines_; où déterrez-vous +tant de nouvelles, de citations, etc.? Quoique je me trouve heureux +d'avoir pu prendre mon rang à la Chambre sans le secours de lord +Carlisle, je n'avais pas de ménagemens à garder envers un homme qui a +refusé, dans cette circonstance, d'intervenir comme mon parent; et j'ai +rompu sans retour avec lui, quoique je regrette d'affliger Mrs. Leigh. +Pauvre femme! j'espère qu'elle est heureuse. + +»Mon avis est que M. B... doit épouser miss R... Notre premier devoir +est de ne pas faire le mal; mais, hélas! cela n'est pas possible: le +second est de le réparer, si nous en avons le pouvoir. Cette jeune fille +est son égale; si elle ne l'était pas, une somme d'argent et l'entretien +assuré à l'enfant feraient une sorte de compensation, quoique bien +insuffisante; mais dans l'état des choses, son devoir est de l'épouser. +Je ne veux pas de galans séducteurs sur mes domaines, et je n'accorderai +pas à mes fermiers un privilége dont je m'abstiens moi-même, celui de +débaucher les filles des uns et des autres. J'ai, Dieu le sait, bien des +excès à me reprocher; mais comme j'ai pris la résolution de me réformer, +et que je ne m'en suis pas écarté depuis quelque tems, je compte que ce +Lothario suivra mon exemple, et commencera par rendre la jeune personne +à la société; sinon, par la barbe de mon père! je jure qu'il s'en +repentira. + +»Je vous prie de vous intéresser à Robert, à qui mon absence sera bien +pénible. Le pauvre garçon! c'est bien malgré lui qu'il s'en est +retourné. + +»J'espère que vous êtes bien portante et heureuse. J'aurai grand plaisir +à recevoir de vos nouvelles. + +»Croyez-moi bien sincèrement, etc. + +BYRON. + +»_P. S._ Comment se porte Joe Murray? Je rouvre ma lettre pour vous dire +que Fletcher m'ayant demandé de m'accompagner en Morée, je l'emmène avec +moi, quoique je vous aie annoncé le contraire.» + +Le lecteur n'aura pas manqué, je l'espère, de remarquer la fin de cette +lettre. L'énergie des sentimens moraux qui y sont exprimés si +naturellement, semble le sûr garant d'un cœur dont le fond était pur, +quoique les passions en eussent terni la surface. Quelques années plus +tard, quand il eut contracté l'habitude de cette raillerie amère, dont, +par malheur, il se plaisait à diriger les traits contre sa sensibilité +et contre celle des autres, je ne sais, quoiqu'il fût encore animé des +mêmes sentimens louables, si la fausse honte de passer pour vouloir se +faire une réputation de vertu, n'en aurait pas arrêté la franche et +honnête manifestation. + +L'extrait suivant, tiré d'une communication adressée à un recueil +mensuel très-estimé, par un voyageur qui, à cette époque, rencontra Lord +Byron à Constantinople, me paraît être assez authentique pour que je le +présente, sans hésiter, à mes lecteurs. + +«Nous fûmes interrompus dans notre discussion par l'entrée d'un +étranger, qu'au premier coup-d'œil je crus reconnaître pour un Anglais, +mais qui devait n'être arrivé que depuis peu à Constantinople. Il était +vêtu d'un habit écarlate, richement brodé en or, dans le genre de +l'uniforme des aides-de-camp en Angleterre, avec deux grosses +épaulettes. Sa figure annonçait environ vingt-deux ans. Ses traits, +d'une délicatesse remarquable, lui auraient donné une apparence +féminine, sans l'expression toute virile de ses beaux yeux bleus. En +entrant dans la boutique intérieure, il ôta son chapeau militaire orné +d'un panache, et découvrit une forêt de cheveux bruns bouclés qui +relevaient encore la beauté peu commune de son visage. L'ensemble de son +extérieur me fit une telle impression, qu'elle est toujours depuis +restée profondément gravée dans ma mémoire; et quoique ce soit un +souvenir de quinze ans, ce laps de tems n'en a pas altéré la vivacité. +Il était accompagné d'un janissaire attaché à l'ambassade anglaise et +d'un homme qui, par état, servait de _Cicerone_ aux étrangers. Ces +circonstances, jointes à ce qu'il boitait très-visiblement, me +convainquirent à l'instant que c'était Lord Byron. J'avais déjà entendu +parler de Sa Seigneurie et de son arrivée récente sur la frégate _la +Salsette_, qui s'était détachée de la station de Smyrne pour venir +prendre et emmener M. Adair, notre ambassadeur près de la Porte. Lord +Byron avait auparavant voyagé en Épire et dans l'Asie Mineure avec son +ami M. Hobhouse, et était devenu grand fumeur de tabac. Il s'était fait +conduire à cette boutique dans le dessein d'y acheter quelques pipes. +L'italien assez mauvais dont il se servait en parlant à son cicerone, et +le turc encore plus imparfait de celui-ci, ne permettaient guère au +marchand de comprendre facilement ce qu'ils désiraient; et comme +l'étranger en paraissait contrarié, je lui adressai la parole en +anglais, et m'offris à lui servir d'interprète. Quand il m'eut ainsi +reconnu pour un Anglais, Lord Byron me serra cordialement la main, et +m'assura, avec quelque chaleur, du grand plaisir qu'il éprouvait +toujours lorsqu'il rencontrait un compatriote en pays étranger. Ses +emplettes et les miennes étant terminées, nous sortîmes ensemble, et +parcourûmes les rues, dans plusieurs desquelles j'eus le plaisir de +diriger son attention vers quelques-unes des curiosités les plus +remarquables de Constantinople. Les circonstances particulières qui nous +avaient amenés à faire connaissance, firent naître entre nous, dès le +premier jour, un certain degré d'intimité que très-probablement deux ou +trois années de fréquentation n'auraient pas produit en Angleterre. Je +prononçai souvent son nom en lui parlant, mais il ne lui vint pas à +l'esprit de me demander comment j'avais pu l'apprendre, ni de s'informer +du mien. Il n'avait pas encore jeté les fondemens de cette célébrité +littéraire qu'il a acquise dans la suite; on ne le connaissait, au +contraire, que comme auteur des _Heures d'oisiveté_; et la sévérité avec +laquelle les rédacteurs de _la Revue d'Édimbourg_ avaient critiqué cette +production, était encore présente au souvenir de tout lecteur anglais. +On ne pouvait donc pas supposer qu'en recherchant sa connaissance je +fusse poussé par aucun de ces motifs de vanité auxquels tant d'autres +ont cédé depuis. Mais il était tout naturel qu'après notre rencontre +fortuite et tout ce qui s'était passé entre nous à cette occasion, je +priasse l'un des secrétaires de l'ambassade de me présenter à lui dans +les formes, un jour de la même semaine, que nous dînions ensemble chez +l'ambassadeur. Sa Seigneurie assura qu'elle se souvenait parfaitement de +moi; mais ce fut avec une extrême froideur, et immédiatement après elle +me tourna le dos. Ce procédé sans cérémonie qui contrastait d'une +manière si prononcée avec les circonstances précédentes, me parut si +étrange qu'il me fut impossible de me l'expliquer, et que je me sentis +en même tems fort disposé à beaucoup rabattre de l'opinion favorable que +son apparente franchise m'avait fait concevoir à notre première +entrevue. Ce ne fut donc pas sans surprise que, quelques jours après, je +le vis dans la rue s'avancer vers moi avec un sourire plein de +bienveillance. Il m'aborda familièrement, et me dit en me tendant la +main: «Je suis ennemi déclaré de l'étiquette anglaise, surtout hors +d'Angleterre; et quand je fais une nouvelle connaissance, c'est sans +attendre les formalités d'une présentation. Si vous n'avez rien à faire, +et que vous soyez disposé à une autre promenade, votre société me fera +beaucoup de plaisir.» Il mit dans sa manière d'agir cette irrésistible +attraction dont ceux qui ont eu le bonheur d'être admis dans son +intimité ont pu seuls éprouver la puissance dans ses momens de bonne +humeur, et j'acceptai avec empressement sa proposition. Nous visitâmes +de nouveau les curiosités les plus remarquables de la capitale, que je +ne décrirai point ici pour ne pas répéter les détails pleins +d'exactitude et de précision que des centaines de voyageurs en ont déjà +donnés; mais Sa Seigneurie se trouva fort _désappointée_ par le peu +d'intérêt qu'elles présentaient. Il loua les beautés pittoresques de la +ville et des paysages qui l'environnent, et me parut d'avis que, cela +excepté, rien n'était digne d'attirer l'attention d'un observateur. Il +parla des Turcs de manière à faire supposer qu'il avait fait un long +séjour parmi eux, et termina ses réflexions par ces mots: «Les Grecs, +tôt ou tard, s'insurgeront contre eux; mais s'ils ne se hâtent pas, +j'espère que Bonaparte viendra chasser cette inutile canaille[136].» + + [Note 136: _New Monthly Magazine_.] + +Pendant sa résidence à Constantinople, le ministre d'Angleterre, M. +Adair, se trouvant presque toujours indisposé, ne le vit que +très-rarement. Il le pressa cependant avec instance de venir loger au +palais de l'ambassade; mais Lord Byron, qui préférait la liberté dont il +jouissait dans une simple hôtellerie, refusa ses offres hospitalières. + +Lors de l'audience de congé accordée à l'ambassadeur par le sultan, le +noble poète, pour y assister, se mêla au cortége de M. Adair, non sans +avoir témoigné, relativement à la place qu'il occuperait dans la marche, +une anxiété bien caractéristique de sa jalouse susceptibilité toutes les +fois qu'il s'agissait de son rang. En vain l'ambassadeur l'assura-t-il +qu'on ne pouvait pas lui assigner une place particulière; que les Turcs, +dans leurs dispositions relatives au cérémonial, ne tenaient compte que +des personnes attachées à l'ambassade, et qu'ils négligeaient ou +ignoraient les distinctions de préséance accordées chez nous à la +noblesse. Enfin voyant que le jeune pair ne se laissait pas convaincre +par ces raisons, M. Adair fut obligé d'en appeler à une autorité qui +passait pour infaillible en matière d'étiquette; c'était le vieux +internonce d'Autriche. Lord Byron l'ayant consulté sur ce point, et le +trouvant entièrement d'accord avec le ministre d'Angleterre, déclara +qu'il était parfaitement satisfait. + +Le 14 juillet, son compagnon de voyage et lui partirent de +Constantinople, à bord de la frégate _la Salsette_; M. Hobhouse dans le +dessein d'accompagner l'ambassadeur en Angleterre, et Lord Byron pour +visiter de nouveau sa chère Grèce. M. Adair crut remarquer à cette +époque qu'il était plongé dans un profond abattement d'esprit, et je +trouve que M. Bruce, qui le rencontra plus tard à Athènes, en porta le +même jugement. On m'a raconté, comme ayant eu lieu pendant cette +traversée, une circonstance fort remarquable. En se promenant sur le +pont, il aperçut un petit yataghan ou poignard turc, qu'on avait laissé +sur un banc. Il le prit, le tira du fourreau, et après en avoir quelques +instans examiné la lame, on l'entendit qui disait à demi-voix: +«J'aimerais à savoir ce que ressent un homme après avoir commis un +meurtre!» On peut, je crois, dans ce surprenant propos, découvrir le +germe de ses poèmes futurs du _Giaour_ et de _Lara_. C'est cet ardent +désir de soumettre à l'examen les opérations mystérieuses des passions, +qui, secondé par son imagination, lui en donna enfin le pouvoir; et +peut-être trouverait-on que les émotions qui produisirent ces paroles +n'étaient que la première manifestation de cette faculté qui lui valut +plus tard, à juste titre, le surnom de _Scrutateur des abymes du +cœur_[137]. + + [Note 137: _Searcher of dark bosoms_.] + +En approchant de l'île de Zéa, il demanda à être mis à terre. En +conséquence, après qu'il eut fait ses adieux à son ami, on le débarqua +sur cette petite île avec ses deux Albanais, un Tartare et un domestique +anglais. Il a décrit lui-même dans un de ses manuscrits, les sentimens +de fierté solitaire avec lesquels, debout sur le rivage, il regarda le +vaisseau s'éloigner à pleines voiles, le laissant seul sur une terre +étrangère. + +Quelques jours après, il adressa d'Athènes la lettre suivante à Mrs. +Byron: + + + + +LETTRE XLVI. + +À MRS. BYRON. + +Athènes, 15 juillet 1810. + + +CHÈRE MÈRE, + +«Je suis arrivé de Constantinople ici en quatre jours, ce que l'on +considère comme une traversée extrêmement rapide, surtout dans cette +saison de l'année. Vous autres habitans du nord, vous ne pouvez pas vous +faire une idée de ce que c'est que l'été en Grèce; et pourtant un vrai +tems de gelée en comparaison des étés de Malte et de Gibraltar, sous les +ombrages desquels je me suis reposé l'année dernière, après un petit +mouvement de galop de quatre cents milles, sans interruption, à travers +l'Espagne et le Portugal. La date de ma lettre vous apprend que je suis +de nouveau à Athènes, ville que je préfère, tout bien considéré, à +toutes celles que je connais.... + +«Pour première excursion, je pars demain pour la Morée, où je compte +passer un mois ou deux, puis revenir prendre ici mes quartiers d'hiver, +à moins que je ne change mes plans, à la vérité, fort variables, comme +vous pouvez bien le supposer, mais dont aucun ne me dirige vers +l'Angleterre. + +«Le marquis de Sligo, mon ancien camarade de collége, est ici, et désire +m'accompagner en Morée. Ainsi nous partirons ensemble. Lord Sligo +continuera ensuite sa route vers la capitale, et Lord Byron, après avoir +examiné toutes les curiosités de ce canton, vous instruira de ce qu'il +se propose de faire, car c'est un point sur lequel ses idées ne sont +pas, pour le moment, parfaitement arrêtées. Malte est mon bureau de +poste perpétuel; c'est de là que mes lettres sont dirigées vers tous les +points de la terre habitable: remarquez en passant que j'ai déjà vu +l'Asie, l'Afrique, le levant de l'Europe, et tiré le meilleur parti de +mon tems, sans avoir pour cela examiné trop à la hâte les lieux les plus +intéressans de l'ancien monde. F..., après avoir été grillé, rôti, cuit +dans son jus; après avoir servi de pâture à toutes sortes d'insectes +rampans, commence à philosopher; il se réforme et se résigne, et promet +d'être à son retour un des ornemens de sa paroisse et un personnage fort +saillant dans la généalogie des Fl.... qui tiennent, à mon avis, des +Goths par leurs talens, des Grecs par leur pénétration, et des anciens +Saxons par leur énorme appétit. Il me demande la permission d'envoyer +une demi-douzaine de soupirs à Sally, son épousée, et s'émerveille, mais +non pas moi, de ce que ses lettres, d'une écriture et d'une orthographe +détestables, ne sont jamais parvenues en Angleterre. Au demeurant, ce +n'est pas une grande perte que celle de ses lettres ou des miennes qui +n'ont guère d'autre mérite que de vous apprendre, comme celle-ci, que +nous nous portons bien, et chaudement, Dieu sait! Ne comptez pas, en +cette saison, sur de longues lettres; car elles sont, je vous assure, +écrites à la sueur de mon front. Il est passablement singulier que M. +H.... ne m'ait pas adressé une syllabe depuis mon départ. Comme toutes +vos lettres me sont parvenues ainsi que beaucoup d'autres, je conjecture +que l'homme de loi est fâché ou qu'il a trop d'affaires. + +«J'espère que vous vous plaisez à Newstead, et que vous vivez en bonne +intelligence avec vos voisins, quoique vous soyez un vrai dragon, comme +vous savez; ne voilà-t-il pas une épithète bien respectueuse? Je vous +prie d'avoir grand soin de mes livres, ainsi que de plusieurs boîtes +remplies de papiers qui sont entre les mains de Joseph; et, s'il vous +plaît, laissez-moi quelques bouteilles de champagne à boire, car je suis +terriblement altéré. Je n'insiste pourtant sur ce dernier point +qu'autant qu'il vous arrangera. Je suppose que vous avez une pleine +maison de commères bien bavardes et bien médisantes. Avez-vous reçu mon +portrait à l'huile par Sanders, de Londres? Il est payé depuis seize +mois, pourquoi ne vous le faites-vous pas remettre? Ma suite, composée +de deux Turcs, deux Grecs, un Luthérien et de l'équivoque Fletcher, fait +un tel vacarme que je suis bien aise de finir en vous assurant que je +suis, etc.» + +BYRON. + +Un jour ou deux après la date de cette lettre, il partit d'Athènes avec +le marquis de Sligo. Après avoir voyagé de compagnie jusqu'à Corinthe, +ils prirent chacun une direction différente; lord Sligo pour visiter la +capitale de la Morée, et Lord Byron pour se rendre à Patras, où il +avait, comme on le verra dans la lettre suivante, quelques affaires à +régler avec le consul anglais, M. Strané. + + + + +LETTRE XLVII. + +A MRS. BYRON. + +Patras, 30 juillet 1810. + + +CHÈRE MADAME, + +«En quatre jours, avec un vent favorable, la frégate m'a transporté de +Constantinople à l'île de Céos, où j'ai pris un bateau pour me rendre à +Athènes. J'ai rencontré dans cette ville mon ami le marquis de Sligo qui +m'a témoigné le désir de voyager avec moi jusqu'à Corinthe. Là, nous +nous sommes séparés, lui pour aller à Tripolitza, et moi pour me rendre +à Patras, où j'avais quelques affaires à régler avec le consul M. +Strané, de la maison duquel je vous écris. Il m'a rendu tous les +services possibles depuis que j'ai quitté Malte pour me rendre à +Constantinople, d'où je vous ai écrit deux ou trois fois. J'irai dans +quelques jours faire une visite au pacha de Tripolitza, puis je ferai le +tour de la Morée, et je retournerai à Athènes, où j'ai fixé mon +quartier-général. Nous éprouvons ici de violentes chaleurs. En +Angleterre, quand le thermomètre s'élève à 98 degrés[138], vous êtes +tout en feu; l'autre jour, tandis que j'allais d'Athènes à Mégare, il +marquait 125 degrés: cependant je n'en suis pas incommodé. J'ai, comme +cela doit être, le teint fort bruni; mais je vis avec une grande +tempérance, et je ne me suis jamais mieux porté. + + [Note 138: De Fahrenheit.] + +»Avant de quitter Constantinople, j'ai vu le sultan (avec M. Adair) et +l'intérieur des mosquées, ce qui n'arrive que bien rarement aux +voyageurs. M. Hobhouse est parti pour l'Angleterre; quant à moi, je ne +me sens pas pressé d'en faire autant. Je n'ai rien de particulier à +faire savoir dans votre pays, si ce n'est l'extrême surprise que me +cause le silence de M. H... Je désire aussi qu'il m'adresse +régulièrement des fonds. Je suppose qu'on a pris des arrangemens en ce +qui regarde Wymondham et Rochdale. Adressez vos lettres à Malte ou à M. +Strané, consul-général, à Patras, Morée. Vous vous plaignez de mon +silence; mais je vous ai écrit vingt ou trente fois dans le courant de +l'année dernière: jamais moins de deux fois par mois, et souvent +davantage. Si mes lettres ne vous parviennent pas, il ne faut pas +conclure qu'on nous a dévorés, ou que ce pays-ci est désolé par la +guerre, la peste ou la famine: ne croyez pas non plus tous les bruits +absurdes qui ne manquent sûrement pas de circuler dans le +Nottinghamshire comme c'est l'usage. Je suis fort bien ici, ni plus ni +moins heureux qu'à mon ordinaire; si ce n'est que je suis fort aise de +me retrouver seul, car je commençais à me lasser de mon compagnon de +voyage; non pas que j'eusse à m'en plaindre, mais parce que je suis +naturellement porté vers la solitude, et que cette disposition prend de +jour en jour plus de force. Si je le désirais, je ne manquerais pas de +compagnons de voyage, il s'en présente tous les jours. L'un veut +m'emmener en Égypte, l'autre en Asie, dont j'ai vu tout ce que j'en veux +voir. Je connais déjà la plus grande partie de la Grèce, de sorte que je +me contenterai de retourner aux lieux que j'ai déjà parcourus, de +contempler mes mers et mes montagnes, seules connaissances dont j'aie +jamais tiré quelque utilité. + +»J'ai une suite fort présentable; elle se compose d'un Tartare, de deux +Albanais, d'un interprète et de Fletcher; mais dans ce pays-ci on en est +quitte à peu de frais. Adair m'a fait un accueil merveilleux, et dans le +fait je n'ai à me plaindre de personne. L'hospitalité ici est +nécessaire, car on n'y voit point d'hôtelleries. J'ai logé chez des +Grecs, des Turcs, des Italiens, des Anglais; aujourd'hui dans un palais, +demain dans une étable; un jour avec le pacha, le suivant avec le +berger. Je continuerai à vous écrire brièvement, mais fréquemment, et je +suis toujours heureux d'apprendre de vos nouvelles; mais vous remplissez +votre papier d'extraits de journaux, comme si ceux d'Angleterre ne se +trouvaient pas dans tous les lieux du monde. J'en ai une douzaine, en ce +moment, devant moi. Je vous prie de veiller à ce qu'on ait soin de mes +livres, et de me croire, chère mère, etc.» + +Il paraît qu'il passa la plus grande partie des deux mois suivans à +parcourir la Morée[139]; et dans plusieurs lettres il parle avec +beaucoup de satisfaction de la réception très-distinguée que lui fit +Véli-Pacha, fils d'Ali. + + [Note 139: Dans une note de l'avertissement qui précède son + _Siége de Corinthe_, il dit: «Je visitai ces trois villes + (Tripolitza, Napoli et Argos) en 1810-11; et durant mes + diverses excursions dans le pays, depuis mon arrivée en 1809, + je traversai l'Isthme huit fois en passant de l'Attique en + Morée, par les montagnes, ou dans l'autre direction, lorsque + j'allais du golfe d'Athènes à celui de Lépante.»] + +À son retour à Patras, il fut saisi d'une maladie, dont il raconte les +particularités dans la lettre suivante adressée à M. Hodgson; elles +sont, à beaucoup d'égards, si conformes à celles de la maladie fatale +qui l'enleva, quatorze ans plus tard, presque aux mêmes lieux, que, +malgré la gaîté du récit, il est difficile de le lire sans être +douloureusement affecté. + + + + +LETTRE XLVIII. + +À M. HODGSON. + +Patras (Morée), 3 octobre 1810. + + +«Comme je suis à peine délivré du médecin et de la fièvre, qui m'ont +retenu cinq jours au lit, je vous prie de ne pas compter sur beaucoup +d'_allegrezza_ dans cette lettre. Il règne ici une maladie endémique +qui, lorsque le vent vient du golfe de Corinthe (comme il arrive cinq +mois sur six), attaque grands et petits, et fait de terribles ravages +parmi les voyageurs étrangers. Il y a, de plus, deux médecins, dont l'un +est plein de confiance dans son génie naturel, car il n'a jamais étudié, +et dont l'autre a pour tous titres une campagne de dix-huit mois contre +les malades d'Otrante, qu'il a faite dans sa jeunesse avec de grands +résultats. + +»Lorsque je tombai malade, je protestai contre les tentatives de _ces_ +deux assassins; mais que peut faire pour sa défense un pauvre diable +affaibli, dévoré par la fièvre, et inondé de potions. Malgré moi et mes +dents, je vis le consul anglais, mon Tartare, mes Albanais, mon +interprète se réunir pour me livrer au médecin, à l'aide duquel ils +m'ont, trois jours durant, émétisé et clystérisé jusqu'à ne me laisser +que le souffle. C'est dans cet état que j'ai fait mon épitaphe. Tenez, +la voici: + +«La jeunesse, la nature et la pitié des dieux combattirent long-tems +pour tenir ma lampe allumée; mais le redoutable Romanelli triompha de +leurs efforts, et son souffle en éteignit la flamme tremblante[140].» + + [Note 140: + + Youth, nature, and relenting jove, + To keep my lamp _in_ strongly strove; + But Romanelli was so stout, + He beat all three, and blew it _out_.] + +»Cependant la nature et les dieux, piqués de mon peu de foi dans leur +pouvoir, ont à la fin triomphé tout de bon de Romanelli, et je vis +encore, bien à votre service, quoique ma faiblesse soit extrême. + +»Depuis que j'ai quitté Constantinople, j'ai parcouru la Morée et visité +Véli-Pacha, qui m'a rendu de grands honneurs, et donné un fort joli +étalon. H*** est sûrement en Angleterre à l'heure où je vous écris; je +l'ai chargé d'une dépêche pour votre poétique individu. Il m'écrit de +Malte, et me demande mon journal, en cas que j'en tienne un. Si j'en +faisais un, il l'aurait. Je lui ai adressé en réponse une épître de +consolations et d'exhortations, où je le prie de réduire de trois schl. +et six pences le prix de sa prochaine publication, vu qu'une demi-guinée +est un trop haut prix pour toute autre chose qu'un billet d'Opéra. + +»Quant à l'Angleterre, je n'en ai pas eu de nouvelles depuis bien +long-tems. Toutes les personnes qui prennent quelque intérêt à ce qui me +regarde sont, je crois, endormies, et vous êtes mon seul correspondant, +à l'exception des gens d'affaires. Je n'ai réellement pas d'amis au +monde, quoique ce monde soit peuplé de mes anciens condisciples, qui s'y +promènent revêtus de curieux déguisemens, en officiers des gardes, en +hommes de loi, en ecclésiastiques, en hommes à la mode, et autres habits +de caractères; aussi fais-je mes adieux à tous ces messieurs si +affairés, dont pas un ne daigne m'écrire. Au fait, je ne les en ai pas +priés; et me voilà ici, pauvre voyageur et philosophe un peu païen, qui, +après avoir parcouru la plus grande partie du Levant et vu force terres +et mers, dont on pourrait tirer fort bon parti, ne vaux, après tout, +guère mieux qu'avant de me mettre en route. Que Dieu me soit en aide! + +»Il y a aujourd'hui même quinze mois que je suis parti, et je pense que +mes intérêts me rappelleront bientôt en Angleterre; mais je vous en +donnerai régulièrement avis de Malte. Hobhouse vous donnera tous les +renseignemens possibles, si vous êtes curieux de connaître nos +aventures. J'ai lu quelques vieilles gazettes anglaises qui vont +jusqu'au 15 mai. J'y vois l'annonce de la _Dame du Lac_. Il va sans dire +que l'auteur ne s'est pas départi de sa manière, qui rappelle l'ancienne +ballade, et que le poème est bon. Tout balancé, Scott n'a pas de rivaux; +le but de tout griffonnage est d'amuser, et certainement il y réussit. +Je brûle de lire son nouvel ouvrage. + +»Et que deviennent _sir Edgard_ et votre ami Bland? Je suppose que vous +êtes engagé dans quelque chicane littéraire. Le seul parti à prendre, +c'est de regarder du haut en bas tous les confrères de l'écritoire. Je +suppose bien que vous ne m'accorderez pas le titre d'auteur; mais je +vous dédaigne tous, coquins que vous êtes! comptez là-dessus. + +»Vous ne connaissez pas D...s, n'est-ce pas? Il avait une farce prête à +être jouée quand je partis d'Angleterre, et me pria d'en faire le +prologue: ce que je lui promis; mais mon départ fut si précipité que je +n'en écrivis pas le premier couplet. Je n'ose m'informer de sa pièce, de +peur d'apprendre qu'elle est tombée. Que Dieu me pardonne d'employer un +tel mot! mais le parterre, mon cher monsieur, le parterre, vous le +savez, se permet de ces tours-là, en dépit du mérite. C'est une +circonstance fort curieuse qui me rappelle cette farce. Quand Drury-Lane +fut brûlé de fond en comble, accident qui fit perdre à Shéridan et à son +fils le peu de schellings qui leur restassent, que fait mon ami D...s? +Avant que l'incendie soit éteint, il écrit à Tom Shéridan, directeur du +combustible établissement, pour lui demander si cette farce n'a pas +servi d'aliment aux flammes, avec environ deux mille autres manuscrits +non jouables qui naturellement furent en grand péril, sinon entièrement +consumés. Eh bien! n'est-ce pas là un trait caractéristique? Les +passions de Pope ne sont rien en comparaison. Tandis que le pauvre +directeur, tout bouleversé, déplorait la perte d'un édifice qui ne +valait pas moins de trois cent mille livres sterling, avec quelque vingt +mille autres que pouvaient avoir coûté les chiffons et le clinquant des +costumes, les éléphans de _Barbe bleue_ et le reste, voici venir un +billet d'un endiablé d'auteur qui le rend responsable de deux actes et +quelques scènes de sa farce! + +»Mon cher H..., rappelez à Drury que je lui souhaite mille prospérités, +et priez Scrope Davies de me conserver son amitié. J'appelle de mes vœux +le jour où je vous reverrai à Newstead, et où le champagne égaiera +encore nos soirées: cet espoir me réjouit l'ame. Je n'ai laissé passer +aucune occasion sans vous écrire; j'attends donc des réponses aussi +régulières que celles de la Liturgie, et quelque peu plus longues. Comme +il est impossible à un homme dans son bon sens de compter sur d'heureux +jours, espérons au moins que nous en verrons de joyeux, ce qui y +ressemble le plus en apparence, quoiqu'il n'en soit rien en réalité. + +»C'est dans cette attente que je suis, etc.» + +Faible et fort amaigri par suite de sa maladie à Patras, un jour, après +son retour à Athènes, debout devant une glace, il dit à lord Sligo: +«Comme je suis pâle! j'aimerais, je crois, à mourir de +consomption.--Pourquoi de consomption? demanda son ami.--Parce qu'alors, +répondit-il, toutes les femmes diraient: Voyez ce pauvre Byron, comme il +a l'air intéressant en mourant!» + +Dans cette anecdote que, toute frivole qu'elle est, le narrateur citait +comme une preuve du sentiment que le poète avait de sa propre beauté, on +peut aussi trouver la trace de son habitude de tout rapporter à ce sexe +qu'il affectait de mépriser, et qui cependant exerçait une puissante +influence sur le cours et la teinte de toutes ses pensées. + +Il parlait souvent de sa mère à lord Sligo avec des sentimens qui +s'éloignaient bien peu de l'aversion. «Quelque jour, lui dit-il, je vous +expliquerai la cause de cette disposition de mon cœur.» Peu de tems +après, un jour qu'ils se baignaient ensemble dans le golfe de Lépante, +il rappela cette promesse, et montrant sa jambe et son pied nus. «Voyez, +s'écria-t-il, c'est à ses absurdes faiblesses à l'époque de ma naissance +que je dois cette difformité, et pourtant, d'aussi loin que je puisse me +souvenir, elle n'a jamais cessé de me la reprocher. Même encore peu de +jours avant notre dernière séparation, au moment où j'allais quitter +l'Angleterre, elle prononça contre moi une imprécation dans un de ses +accès de colère, et souhaita que je pusse devenir aussi difforme +d'esprit que de corps!» + +L'expression de sa physionomie et de ses gestes ne peuvent être bien +conçus que par ceux qui l'ont vu quelquefois dans un pareil état +d'excitation. + +Habitué à manifester sans réserve ses sentimens et ses pensées, il ne +déguisait pas davantage le peu de prix qu'il attachait à ces débris des +arts antiques, qu'il voyait si ardemment recherchés par tous ses +classiques compagnons de voyage. Lord Sligo se proposait d'employer +quelque argent à faire faire des fouilles pour chercher des antiquités. +Lord Byron, en lui offrant de surveiller ces travaux, et de tenir la +main à ce que cet argent reçût une destination légitime, lui dit: «Vous +pouvez être bien tranquille en vous en rapportant à moi, je ne suis pas +_dilettante_. Tous vos connaisseurs sont des voleurs; mais je fais trop +peu de cas de ces sortes de choses pour en dérober jamais.» + +Il observa plus sévèrement encore, pendant ses voyages, le régime qu'il +avait adopté pour se faire maigrir, et qu'il avait commencé à suivre +avant de quitter l'Angleterre. À Athènes, il prenait, dans ce dessein, +des bains chauds trois fois la semaine; sa boisson habituelle était un +mélange d'eau et de vinaigre, et il mangeait rarement autre chose qu'un +peu de riz. + +Au nombre des personnes qu'il vit le plus à cette époque, outre lord +Sligo, se trouvaient lady Hester Stanhope et M. Bruce; et même l'un des +premiers objets qui s'offrirent aux yeux de ces voyageurs distingués, au +moment où ils approchaient des côtes de l'Attique, fut Lord Byron se +jouant dans son élément favori au pied des rochers du cap Colonne. Ils +furent ensuite présentés les uns aux autres par lord Sligo; et ce fut, +je crois, à sa table que, dans le cours de leur première entrevue, lady +Hester, avec cette vive éloquence qui la rend si remarquable, fit +chaudement la guerre au poète à propos de l'opinion peu favorable à +l'intelligence des femmes, qu'elle lui supposait. Peu disposé, quand +même il en eût été capable, à défendre une pareille hérésie contre une +personne qui, par elle-même, en était la plus irrésistible réfutation, +Lord Byron n'eut d'autre ressource contre les argumens de sa belle +antagoniste, que le silence de l'assentiment. Lady Hester sut +naturellement gré d'une pareille retenue de la part d'un homme de sa +condition, et ils se lièrent, dès ce moment, de l'amitié la plus +sincère. En rappelant dans ses _Memoranda_ quelques souvenirs de cette +époque, après avoir raconté qu'il fut, à Sunium, surpris au bain par une +société anglaise, il ajoute: «Ce fut le commencement de la plus agréable +connaissance que j'aie faite en Grèce...» Puis il continue en protestant +à M. Bruce, si jamais ces pages tombent sous ses yeux, qu'il se +souvenait encore avec plaisir des jours qu'ils avaient passés ensemble à +Athènes. + +Pendant son séjour en Grèce à cette époque, nous le voyons former une de +ces amitiés singulières (si l'on peut prononcer ce beau nom en pareille +circonstance), dont j'ai cité déjà deux ou trois exemples en traçant +l'histoire de sa jeunesse, et dont le charme principal à ses yeux semble +avoir consisté dans le plaisir d'être protecteur, et celui de faire +naître des sentimens de reconnaissance. Un jeune Grec, nommé Nicolo +Giraud, fils d'une dame veuve, chez laquelle logeait l'artiste Lusieri, +fut celui qu'il adopta de cette manière, sans doute par suite d'idées +semblables à celles qui avaient inspiré ses premiers attachemens pour le +jeune paysan de Newstead, et pour le jeune chantre de Cambridge. Il +paraît avoir porté à ce jeune homme un intérêt très-vif, et l'on peut +dire fraternel; c'est au point que, non-seulement il lui fit accepter, +en le quittant à Malte, une somme considérable, mais encore il lui donna +dans la suite, comme le lecteur le verra, une preuve plus durable de sa +générosité. + +Quoiqu'il fît de tems à autre des excursions en Attique et en Morée, il +avait fixé son quartier-général à Athènes, où il logeait dans un couvent +de franciscains; et dans les intervalles d'une tournée à l'autre, il +s'occupait à recueillir des matériaux pour ces notes sur la situation de +la Grèce moderne, dont il a fait suivre le second chant de _Childe +Harold_. Ce fut aussi dans cette retraite qu'il composa, comme pour +braver le _Genius loci_, ses imitations d'Horace. Cette satire, qui +retrace d'un bout à l'autre des scènes de la vie de Londres, porte pour +date: «Athènes, couvent des Capucines, 12 mars 1811.» + +Dans le petit nombre de lettres qu'il écrivit encore à sa mère, je ne +choisirai que les deux suivantes. + + + + +LETTRE XLIX. + +À MRS. BYRON. + +Athènes, 14 janvier 1811. + + +CHÈRE MADAME, + +«Je saisis, suivant mon usage, une occasion d'écrire brièvement, mais +fréquemment; l'arrivée des lettres, à défaut de communications +régulières, étant fort incertaine... J'ai dernièrement fait plusieurs +tournées de quelque cent ou deux cents milles en Morée et dans +l'Attique, etc. J'ai terminé aussi ma grande excursion par la Troade et +Constantinople, etc., et suis maintenant revenu encore une fois à +Athènes. Je crois vous avoir écrit plusieurs fois qu'à l'imitation de +Léandre (quoique sans sa dame), j'avais traversé l'Hellespont de Sestos +à Abydos. Fletcher, que j'ai renvoyé en Angleterre avec des papiers, +vous instruira de cette circonstance et de quelques autres. Je n'aurai +pas, je crois, à me plaindre beaucoup de son absence, connaissant +passablement l'italien et le grec moderne; j'étudie cette dernière +langue avec un maître, et j'en sais tout ce qu'un homme raisonnable peut +désirer pour converser et donner des ordres. En outre, les lamentations +perpétuelles de Fletcher sur la privation de bœuf et de bière, son +mépris stupide pour tout ce qui est étranger, son incapacité +insurmontable pour apprendre le moindre mot d'aucune langue, le +rendaient une charge, suivant l'usage de tous les autres domestiques +anglais. Je vous assure que l'ennui de parler pour lui, les consolations +dont il avait besoin (beaucoup plus que moi-même), les pilaus (mets turc +composé de riz et de viande) qu'il ne pouvait manger, les vins qu'il ne +pouvait boire, les lits dans lesquels il ne pouvait dormir, et la longue +liste des calamités, telles que les faux pas des chevaux, le manque de +thé!!! qui l'assaillaient sans cesse, l'auraient rendu un objet +continuel de plaisanteries pour les spectateurs et d'embarras pour son +maître. Après tout, l'homme est assez honnête et assez capable dans un +pays chrétien; mais en Turquie, Dieu me pardonne! mes soldats albanais, +mes Tartares et mes janissaires travaillaient pour lui et pour nous +aussi, ainsi que mon ami Hobhouse peut le certifier. + +»Il est probable que je reviendrai en Angleterre au printems; mais pour +l'exécution de ce projet, il me faut des remises. Mes propres fonds +m'auraient très-bien suffi; mais j'ai été obligé d'aider un ami qui me +paiera, j'en suis certain; et en attendant je n'ai pas le sou. +Maintenant je ne me soucie pas d'entreprendre un voyage d'hiver, même +quand je serais fatigué de voyager; et je suis tellement convaincu des +avantages que l'on recueille à observer l'espèce humaine au lieu de lire +ce que l'on en écrit, et des fâcheux effets de rester chez soi, en proie +aux préjugés étroits d'un insulaire, que je pense qu'il devrait exister +parmi nous une loi qui envoyât pour un tems les jeunes gens à +l'étranger, chez le petit nombre d'alliés que nos guerres nous ont +laissés. + +»Ici je vis et je converse avec des Français, des Italiens, des +Allemands, des Danois, des Grecs, des Turcs, des Américains, etc., etc., +etc.; et sans perdre de vue mon pays, je puis juger des manières des +autres. Quand je reconnais la supériorité de l'Angleterre (sur le compte +de laquelle, soit dit en passant, nous nous abusons en bien des choses), +j'en suis satisfait; et lorsque je la trouve inférieure, je m'éclaire au +moins sous ce rapport. J'aurais pu continuer un siècle à être enfumé +dans vos villes, ou à humer le brouillard dans vos campagnes, sans +apprendre cette vérité, et sans rien acquérir chez moi de plus utile ou +de plus agréable. Je ne tiens point de journal, et n'ai point +l'intention de griffonner mes voyages. J'ai fini avec le métier +d'auteur; et si, dans ma dernière production, j'ai prouvé aux critiques +ou au monde que j'étais quelque chose de plus que ce qu'ils supposaient, +je suis satisfait, et ne hasarderai point _cette réputation_ par un +futur effort. Il est vrai que j'ai quelques autres productions en +portefeuille; mais je les laisse pour ceux qui me survivront. Si on les +juge dignes de la publication, elles serviront à éterniser ma mémoire, +lorsque moi-même j'aurai cessé d'avoir un souvenir. J'ai pris ici un +artiste bavarois qui prend pour moi quelques vues d'Athènes, etc. Cela +vaudra mieux que du griffonnage, maladie dont j'espère être guéri. À mon +retour, j'espère mener une vie tranquille et retirée; mais Dieu sait +mieux que nous ce qu'il nous faut, et agit en conséquence, au moins à ce +que l'on dit. Je n'ai point d'objection à faire à cela, après tout, +n'ayant pas raison de me plaindre de mon lot. Je suis cependant +convaincu que les hommes se font eux-mêmes plus de mal que le diable ne +pourrait jamais leur en faire. J'espère que cette lettre vous trouvera +en bonne santé, et autant heureuse que nous pouvons l'être. Vous +apprendrez au moins avec plaisir qu'il en est ainsi pour moi, et que je +suis à jamais votre...» + + + + +LETTRE L. + +À MRS. BYRON. + +Athènes, 28 février 1811. + + +CHÈRE MADAME, + +«Comme j'ai reçu un firman pour l'Égypte, etc., je partirai pour ce pays +dans le courant du printems, et je vous prie de mander à M. H... qu'il +est nécessaire de me faire parvenir des fonds. Au sujet de Newstead, je +réponds, comme auparavant, non. S'il faut vendre, vendez Rochdale. +Fletcher sera arrivé à cette époque avec mes lettres relatives à cet +objet. Je vous dirai d'abord franchement que je n'aime pas les placemens +de fonds. Si, par quelque circonstance particulière, j'étais amené à +adopter une telle résolution, j'irais, à tout événement, passer ma vie à +l'étranger: le seul lien qui m'attache à l'Angleterre est Newstead; et +ce lien une fois rompu, ni mon intérêt ni mes inclinations ne +m'appelleraient dans le Nord. La médiocrité dans votre pays est +l'opulence en Orient, tant est grande la différence qui existe dans la +valeur monétaire et l'abondance des objets nécessaires à la vie. Je me +sens tellement un citoyen du monde, que le pays où je pourrai jouir d'un +climat délicieux et de toutes les recherches du luxe, à un prix moindre +que celui de la vie ordinaire de collége en Angleterre, sera toujours +une patrie pour moi. Telles sont en effet les côtes de l'Archipel. Voici +donc l'alternative:--Si je garde Newstead, je reviens; si je le vends, +je reste à l'étranger. Je n'ai reçu d'autres lettres de vous que celles +de juin, mais j'ai écrit plusieurs fois; et, comme à l'ordinaire, je +continuerai d'après le même plan. + +»Croyez-moi à jamais votre, etc. + +BYRON. + +»_P. S._ Je vous verrai probablement dans le cours de l'automne; mais je +ne puis réellement, à une telle distance, vous désigner aucun mois en +particulier.» + + + + +LETTRE LI. + +À M. HODGSON. + +À bord de la frégate _la Volage_[141], 29 juin 1811. + + [Note 141: Le voyage d'Égypte, que, par la lettre précédente, + il semble avoir projeté, fut abandonné, probablement à défaut + des fonds qu'il attendait; et, le 3 de juin, il mit à la + voile de Malte pour l'Angleterre, sur la frégate _la Volage_, + ayant, pendant son court séjour à Malte, éprouvé une violente + attaque de fièvre tierce. D'après les lettres mélancoliques + qui suivent, on peut se faire une idée des sentimens avec + lesquels il revenait dans sa patrie.] + + +«Dans huit jours, avec un bon vent, nous serons à Portsmouth; et, le 2 +de juillet, se termineront (jour pour jour) deux années d'un voyage +duquel je reviens avec aussi peu d'émotion qu'à mon départ. Je pense +pourtant que j'ai eu plus de peine à quitter la Grèce que l'Angleterre, +pays que je suis impatient de revoir par la seule raison que je suis las +d'un si long voyage. + +»En vérité, mon avenir n'offre rien de très-agréable. Embarrassé dans +mes affaires particulières, indifférent au public, solitaire semis avoir +le désir de la société, le corps affaibli par des fièvres successives, +mais l'esprit, je l'espère, non encore abattu, je retourne _au logis_ +sans une espérance, et presque sans un désir. La première chose qu'il me +faudra braver, sera un homme de loi; la seconde un créancier, puis des +charbonniers, des fermiers, des arpenteurs, et toutes les agréables +conséquences d'un domaine en désordre et de mines de charbon contestées. +En un mot, je suis malade et chagrin; et, lorsque j'aurai un peu réparé +mes irréparables affaires, je décamperai ou vers l'Espagne pour y +guerroyer, ou encore une fois vers l'Orient, où je puis au moins avoir +des cieux sans nuages et un refuge contre les impertinens. + +»Je compte vous rencontrer ou vous voir à la ville ou à Newstead, toutes +les fois que vous pourrez y venir sans vous déranger. Je suppose que, +comme d'habitude, vous faites de l'amour et de la poésie. Ce mari de +H... Drury ne m'a jamais écrit, quoique je lui aie adressé plus d'une +lettre; mais je jurerais que le pauvre homme a de la famille, et que par +conséquent tous ses soins sont concentrés dans son cercle. + +Car des enfans causent de nouvelles dépenses, et Dicky est maintenant en +âge d'aller à l'école. + +(WARTON.) + +»Si vous le voyez, dites-lui que je lui apporte une lettre de Tucker, un +de ses amis, chirurgien de l'armée, qui m'a soigné et est un très-digne +homme, quoiqu'il aime trop les mots de son métier. J'arriverais trop +tard pour le jour des exercices oratoires, ou je serais probablement +descendu à Harrow...................................................... +....................................................................... + +»J'ai beaucoup regretté en Grèce d'avoir omis d'emporter +l'_Anthologie_.--Je veux dire celle de Bland et de Mirivale............ +....................................................................... + +»Qu'est devenu sir Edgar? Et les imitations et les traductions, où en +sont-elles? Je suppose que vous n'avez pas l'intention d'abandonner si +aisément le public, mais que vous l'attaquerez avec un in-quarto. Quant +à moi, je suis excédé des fats de la poésie et des bavardages, «et je +laisserai tout le domaine Castalien» à Bufo ou à tout autre. Mais vous +êtes un homme sentimental et sensible, et vous rimerez jusqu'à la fin du +chapitre. Quoi qu'il en soit, j'ai écrit quelque quatre mille vers d'un +genre ou d'un autre, sur mes voyages. + +»Je n'ai pas besoin de vous répéter que je serais heureux de vous voir. +J'arriverai à Londres vers le 8, à l'hôtel de Dorant, rue d'Albemarle, +et mes affaires m'appelleront quelques jours après dans le Nottingham +supérieur, et de là à Rochdale. + +»Je suis, ici et là, votre, etc.» + + + + +LETTRE LII. + +À MRS. BYRON. + +À bord de la frégate _la Volage_, 25 juin 1811. + + +CHÈRE MÈRE, + +«Cette lettre, qui vous sera envoyée à notre arrivée à Portsmouth, +probablement vers le 4 de juillet, a été commencée à peu près +vingt-trois jours après notre départ de Malte. Le 2 de juillet, jour +pour jour, j'aurai été deux ans absent de l'Angleterre, et j'y reviens +en grande partie avec les mêmes sentimens qui me dominaient à mon +départ; savoir, l'indifférence. Mais cette apathie ne s'étend +certainement pas jusqu'à vous, ainsi que je vous le prouverai par tous +les moyens en mon pouvoir. Vous serez assez bonne pour faire préparer +mon appartement à Newstead; mais que rien ne vous dérange, et surtout +que ce ne soit pas moi. Ne me considérez que comme une visite ordinaire. +Je dois seulement vous informer que, depuis long-tems, je me suis +astreint à une diète végétale complète, et que le poisson ni la viande +n'entrent dans mon régime. Je compte donc sur une provision considérable +de pommes de terre, d'herbes et de biscuit. Je ne bois point de vin. +J'ai avec moi deux domestiques, hommes de moyen âge, et tous deux Grecs. +Mon intention est de me rendre d'abord à Londres pour voir M. H..., et +de passer de là à Newstead, en allant à Rochdale. Je n'ai d'autre prière +à vous faire que celle de ne point oublier mon régime, qu'il m'est +très-nécessaire d'observer. Je suis en bonne santé, comme je l'ai +généralement été, à l'exception de deux accès de fièvre dont je fus +promptement débarrassé. + +»Mes projets dépendront tellement des circonstances, que je ne me +hasarderai point à énoncer une opinion à ce sujet. Mon avenir n'est pas +flatteur; mais je suppose que nous lutterons toute notre vie, comme nos +voisins. En vérité, d'après les dernières informations de H..., j'ai +quelque crainte de trouver Newstead démantelé par MM. Brothers, etc.: +H... semble déterminé à me forcer à le vendre; mais il sera trompé dans +son espoir. Je pense que je ne serai pas obsédé de visiteurs; mais s'il +en était autrement, vous devrez les recevoir, car je suis résolu à ne +laisser violer ma retraite par personne. Vous savez que je n'ai jamais +beaucoup aimé la société; je l'aime encore moins qu'auparavant. Je vous +apporte un schall et une quantité d'essence de roses. Il faudra que +j'entre tout cela par contrebande, s'il est possible. J'espère trouver +ma bibliothèque en assez bon ordre. + +»Fletcher est sans doute arrivé. Je distrairai le moulin, de la ferme de +M. B***; son fils est un trop brillant séducteur pour hériter des deux +objets, et j'y placerai Fletcher, qui m'a servi fidèlement, et dont +l'épouse est une bonne femme. Il est, en outre, nécessaire de tempérer +l'ardeur du jeune M. B***, ou il peuplera la paroisse de bâtards. En un +mot, s'il avait séduit une laitière, il aurait pu trouver quelque +excuse; mais la fille est son égale, et, dans la haute comme dans la +basse classe, en circonstance semblable, la réparation est de droit; +mais je n'interviendrai qu'en démembrant (comme Bonaparte) le royaume de +M. B***, afin d'en ériger une partie en principauté pour le +feld-maréchal Fletcher. J'espère que vous gouvernez d'une main prudente +mon petit empire et sa triste charge de dette nationale. Pour rompre la +métaphore, permettez-moi de me dire votre, etc. + +»_P. S._ Cette lettre était écrite pour être envoyée de Portsmouth; +mais, à notre arrivée, l'escadre a reçu l'ordre de se rendre à Nore. +C'est de là que partira ma lettre. Je n'ai point fait cet envoi plus +tôt, parce que j'ai supposé que vous pourriez éprouver des inquiétudes, +l'intervalle mentionné dans la lettre étant plus long que celui qui +devait exister entre notre arrivée au port et ma venue à Newstead.» + + + + +LETTRE LIII. + +À M. HENRY DRURY. + +À bord de la frégate _la Volage_, à la hauteur d'Ouessant, 17 juillet +1811. + + +MON CHER DRURY, + +«Après deux ans et quelques jours d'absence (le 2), j'approche de votre +patrie. L'extérieur de ma lettre vous indiquera le jour de mon arrivée. +Maintenant nous sommes agréablement retenus, par un calme plat, près du +port de Brest. Je n'en ai jamais été si près depuis que j'ai quitté +Duck-Puddle. ................................................. + +»Nous sommes partis de Malte depuis trente-quatre jours, et nous avons +eu une traversée fort ennuyeuse. Vous me verrez ou entendrez parler de +moi bientôt après la réception de cette lettre, puisque je dois passer +par Londres, afin de réparer mes irréparables affaires. De là il me faut +aller dans le Nottinghamshire, y lever des rentes; ensuite dans le +Lancashire, y vendre des mines de charbon; et revenir à Londres payer +des dettes; car il semble que je n'aurai jamais ni charbon ni repos que +je n'aille à Rochdale en personne. + +»Je rapporte quelques marbres pour Hobhouse, pour moi quatre anciens +crânes athéniens[142], tirés de sarcophages, une fiole de ciguë +attique[143], quatre tortues vivantes, un lièvre (mort dans la +traversée), deux domestiques grecs, vivans, l'un Athénien, l'autre +Yaniote, lesquels ne peuvent parler que le romaïque ou l'italien, et +_moi-même_, comme le dit finement Moses dans le _Vicaire de Wakefield_, +et je puis le dire à son exemple, car j'ai aussi peu de raison de me +vanter de mon expédition que lui de la sienne à la foire. + + [Note 142: Donnés par la suite à sir Walter Scott.] + + [Note 143: Possédée aujourd'hui par M. Murray.] + +»Je vous écrivis des rochers Cyanéens, pour vous dire que j'avais +traversé la mer à la nage de Sestos à Abydos. Avez-vous reçu ma +lettre?... Je suppose qu'Hodgson est, à l'heure qu'il est, enfoncé dans +l'étude. Que n'aurait-il pas donné pour avoir vu, comme moi, le +véritable Parnasse, où je fis tort à l'évêque de Chrissa d'un livre de +géographie? Mais je n'appelle cela qu'un plagiat, en ce que cette action +fut commise à une heure de chemin de Delphes.» + +Maintenant que nous avons ramené le jeune voyageur en Angleterre, il +peut être intéressant, avant de le suivre dans les scènes qui +l'attendaient chez lui, de considérer à quel point le caractère général +de son esprit et de son humeur avait été modifié par la série de voyages +et d'aventures dans lesquels il avait été engagé pendant les deux années +qui venaient de s'écouler. Il serait difficile d'imaginer une vie moins +poétique et moins romanesque que celle qu'il avait menée avant son +départ pour ses voyages. Dans sa jeunesse, il est vrai, il avait vécu et +erré parmi des scènes bien capables, selon les idées ordinaires, de +former les premiers germes du sentiment poétique. Mais bien que le poète +ait pu se nourrir plus tard de ces brillans souvenirs, il est plus que +douteux, comme on l'a déjà fait observer, qu'il ait été formé par eux. +S'il était vrai qu'une jeunesse passée au milieu des scènes de montagnes +fût si favorable au développement des talens d'imagination, les Gallois +parmi nous, et les Suisses à l'étranger, devraient briller plus qu'ils +ne le font de nos jours par leurs conceptions poétiques. Mais, en +accordant même que la mémoire des premières excursions de Byron ait eu +quelque part dans la direction de ses idées, l'effet réel de cette +influence, quelle qu'elle fût, cessa avec son enfance, et la vie qu'il +mena ensuite, durant son séjour au collége d'Harrow, fut ce que +naturellement la vie d'un écolier si rêveur et si entreprenant devait +être, tout autre chose que poétique. Pour un soldat ou un aventurier, +l'éducation qu'il reçut alors eût été parfaite. Ses exercices +athlétiques, ses combats, son amour pour les entreprises hasardeuses, +donnèrent les indices d'un esprit fait pour la carrière la plus +orageuse; mais ces dispositions paraissaient, de toutes, les moins +favorables aux études méditatives de la poésie; et bien qu'elles +promissent de le rendre plus tard un sujet d'inspiration pour les +poètes, elles ne donnaient assurément que très-peu d'espérance de le +voir jamais lui-même briller au premier rang parmi eux. + +Ses habitudes à l'université étaient encore moins intellectuelles et +moins littéraires. Dès son enfance, il avait lu beaucoup et avec ardeur, +quoique sans méthode; mais cette application même de son esprit, +irrégulière et sans direction comme elle était, il l'avait en grande +partie abandonnée après son départ d'Harrow; et au nombre des +occupations qui se partageaient son tems à l'académie, les jeux de +hasard, l'escrime, les soins à donner à son ours et à ses boul-dogues +furent au moins les plus innocentes, si elles ne furent pas les plus +favorites. Pendant son séjour à Londres, on ne le voit pas davantage +cultiver son intelligence, ou rechercher des amusemens plus délicats. +N'ayant aucune ressource de société privée par le manque absolu d'amis +et de parens, il était réduit dans cette ville à fréquenter les oisifs +de café; et pour ceux qui se rappellent ce qu'étaient à cette époque les +cafés de Limmer et Stevens, les deux maisons qu'il visitait de +préférence, il est inutile de dire que, quel que fût d'ailleurs le +mérite de ces établissemens, ils n'étaient rien moins que des écoles +convenables au développement d'un caractère poétique. + +Mais quelque incompatible qu'une telle vie pût être avec les habitudes +de contemplation qui seules pouvaient éveiller et fortifier les hautes +facultés qu'il avait déjà montrées, cependant, sous un autre point de +vue, le tems qu'il perdit alors en apparence fut, dans la suite, mis à +profit d'une manière incontestable. En l'initiant ainsi peu à peu à la +connaissance des variétés de l'esprit humain, en lui donnant l'aperçu +exact des détails de la société dans leurs formes les moins +artificielles; enfin, en le mêlant si jeune avec le monde, ses affaires +et ses plaisirs, la vie qu'il menait à Londres contribua certainement à +former cette combinaison extraordinaire, qu'on admira plus tard en lui, +de l'imagination et de la connaissance du monde, de l'héroïque et du +plaisant, des aperçus les plus fins et les plus minutieux de la vie +réelle avec les conceptions les plus élevées et les plus sublimes de la +grandeur idéale. + +Une autre disposition dominante de son esprit plus mûr et de ses écrits +dut peut-être sa naissance aux mêmes causes. Dans cette expérience +anticipée du monde que lui donnait son contact précoce avec la foule, il +n'est guère probable qu'un grand nombre des caractères les plus dignes +de l'espèce humaine aient frappé ses regards. Il n'est que trop +probable, au contraire, que les individus les plus légers et les moins +estimables des deux sexes durent être au nombre de ses modèles, et que +c'est d'après eux, à un âge où les impressions se gravent le plus +fortement, que ses premiers jugemens sur la nature humaine furent +formés. De là probablement ces aperçus méprisans et dégradans pour +l'humanité, qu'il était dans l'usage d'allier au tribut plus noble qu'il +payait à la beauté et à la majesté de la nature en général. De là le +contraste qui apparaît entre les productions de son imagination et +celles de son expérience; entre ces rêves pleins de beauté et de douceur +que l'une créait à sa volonté, et l'amertume, sombre et désolante qui +débordait de tous côtés lorsqu'il ne consultait plus que l'autre. + +Malgré le peu d'espérance que donnait sa jeunesse de la haute destinée +qui l'attendait, elle présentait déjà un caractère singulier de la +puissance de son imagination; je veux parler de cet amour de la solitude +qui, de bonne heure, indique ces goûts d'étude et d'observation de +soi-même par lesquelles seules «les carrières de diamans» du génie sont +exploitées et mises au grand jour. Dans son enfance à Harrow, il avait +fortement montré cette disposition; on le connaissait au collége comme +je l'ai déjà dit, pour aimer à s'éloigner de ses camarades, et à +s'asseoir seul sur une tombe dans le cimetière, s'abandonnant ainsi à la +rêverie pendant des heures entières. À mesure que son esprit révéla ses +ressources, ce sentiment domina en lui; et quand ses voyages à +l'étranger n'auraient servi qu'à le détacher des distractions de la +société pour le mettre en état, solitaire célèbre, de communiquer avec +son propre esprit, cela eût été un grand pas de fait vers l'expansion +complète de ses facultés. Ce fut réellement alors qu'il commença à se +sentir capable de se livrer au détachement que l'étude de soi-même +exige, et qu'il put jouir de cette liberté, indépendante du mélange des +pensées d'autrui, et qui seule laisse l'esprit contemplatif maître de +ses propres idées. Dans la solitude de ses nuits sur mer, dans ses +excursions isolées à travers la Grèce, il jouit d'assez de loisir et de +solitude pour s'observer lui-même, et là s'apercevoir des premiers +«éclairs de son glorieux génie.» Un de ses principaux plaisirs, ainsi +qu'il en fait mention dans ses _Memoranda_, était, lorsqu'il se baignait +dans quelque lieu retiré, de s'asseoir, au-dessus de la mer, sur des +rochers élevés, et là de rester des heures entières à contempler les +cieux et les eaux[144], et à se perdre dans cette sorte de vague rêverie +qui, quoique sans forme arrêtée, et sans but pour le moment, se +répandait ensuite, dans ses écrits, en peintures énergiques et +brillantes qui vivront à jamais. + + [Note 144: Il fait allusion à cette passion dans ces belles + stances: + + «S'asseoir sur les rochers, contempler la mer, etc.» + + Alfieri, avant que son génie ne se fût complètement + développé, ainsi qu'il nous le dit, avait l'habitude de + passer des heures dans une sorte d'état de rêverie, à + contempler l'Océan: «Après le spectacle, un de mes amusemens + à Marseille était de me baigner presque tous les soirs dans + la mer. J'avais trouvé un petit endroit fort agréable, sur + une langue de terre placée à droite hors du port; où, en + m'asseyant sur le sable, le dos appuyé contre un petit rocher + qui empêchait qu'on ne pût me voir du côté de la terre, je + n'avais plus devant moi que le ciel et la mer. Entre ces deux + immensités, qu'embellissaient les rayons d'un soleil + couchant, je passai, en rêvant, des heures délicieuses; et + là, je serais devenu poète, si j'avais su écrire dans une + langue quelconque.»] + +S'il n'eût pas été livré à ces doutes et à cette défiance qui entourent +les premiers pas du génie, les sentimens qu'il devait éprouver et ses +découvertes dans un nouveau domaine d'intelligence, auraient dû +convertir les heures solitaires du jeune voyageur en un rêve de bonheur. +Mais on verra que dans ces momens même, il se défiait de sa propre +force, et qu'il ne se doutait nullement de la hauteur à laquelle +s'élèverait l'esprit qu'il évoquait alors. Il devint tellement épris de +ces rêveries solitaires, que la société même de son compagnon de voyage, +malgré la sympathie de ses goûts avec les siens, devint pour lui une +chaîne et un fardeau; et ce ne fut que lorsqu'il se trouva seul, sur le +rivage d'une petite île de la mer Égée, que son génie respira librement. +Si l'on voulait une preuve plus forte de sa passion profonde pour +l'isolement, nous la trouverions, quelques années après, dans ses +propres écrits, lorsqu'il avoue que, dans la compagnie de la femme qu'il +aima le plus, il se surprit souvent soupirant après la solitude. + +Ce ne fut pas seulement en lui procurant la retraite dont il avait +besoin pour faire éclore dans le silence ses facultés admirables, que +les voyages contribuèrent puissamment à la formation de son caractère +poétique; dès son enfance même, il avait contemplé l'Orient avec des +yeux romanesques. La lecture qu'il fit, avant l'âge de dix ans, de +l'histoire des Turcs, par Rycaut, avait pris un fort ascendant sur son +esprit, et il avait lu avec avidité tous les livres sur l'Orient qu'il +avait pu rencontrer[145]. + + [Note 145: Quelques mois avant sa mort, dans une conversation + avec Mavrocordato, à Missolonghi, Lord Byron dit: «L'histoire + turque fut un des premiers livres qui procura du plaisir à ma + jeunesse; et je pense que cette lecture eut beaucoup + d'influence sur les désirs que j'eus ensuite de visiter le + Levant, et donna peut-être à ma poésie cette teinte orientale + que l'on y remarque.» + + (_Récit du comte Gamba_.) + + Dans la dernière édition de l'ouvrage du docteur Israeli, sur + le _caractère littéraire_, on trouve quelques notes + marginales assez curieuses, écrites par Lord Byron dans un + exemplaire de cet ouvrage qui lui appartenait. Parmi ces + notes est l'énumération suivante des écrivains qui, outre + Rycaut, avaient attiré son attention sur l'Orient de si bonne + heure. + + «Knolles, Cantemir, de Tott, lady M.W. Montague, la + traduction d'Hawkin de l'_Histoire des Turcs_ par Mignot, les + _Mille et Une Nuits_, tous les voyages, toutes les histoires, + tous les livres sur l'Orient que je pouvais trouver, je les + avais lus, ainsi que Rycaut, avant l'âge de dix ans. Je pense + que je lus les _Mille et Une Nuits_ en premier lieu; après + cela je préférai le récit des combats de mer, le roman de + _Don Quichotte_ et ceux de Smollett, particulièrement + _Roderic Random_, et j'étais passionné pour l'histoire + romaine. Lorsque j'étais enfant, je ne pus jamais lire sans + dégoût un livre de poésie.»] + +Il s'ensuit qu'en visitant ces contrées il ne fit que réaliser les rêves +de sa jeunesse, et ce retour de ses pensées vers ce tems d'innocence +donna à leur cours une fraîcheur et une pureté dont elles avaient manqué +depuis long-tems. Sans le charme de ces souvenirs, l'attrait de la +nouveauté était la moindre chose que lui présentaient les scènes +nouvelles à travers lesquelles il passait. De doux souvenirs du passé, +et peu d'hommes les ont retenus aussi vivement, se mêlaient aux +impressions des objets présens à ses yeux; et comme, dans les montagnes +d'Écosse, il avait souvent traversé, en imagination, les pays musulmans, +ainsi la même faculté le transportait des montagnes sauvages de +l'Albanie à celles de Monroy. + +Tandis qu'il trouvait à chaque pas des inspirations poétiques, il y +avait aussi dans ce prompt changement de place et de scène, dans cette +diversité d'hommes et d'usages qui l'entouraient, dans l'espérance +continuelle d'aventures nouvelles, et d'entreprises extraordinaires, une +succession et une variété d'_excitation_ toujours renouvelée, qui +mettaient non-seulement en action, mais rendaient plus vigoureuse toute +l'énergie de son caractère. Ainsi qu'il décrit lui-même sa manière de +vivre, c'était aujourd'hui dans un palais, demain dans une étable; un +jour avec le pacha, l'autre avec le berger. C'est ainsi qu'il trouva +toujours à exercer son esprit observateur, et que les impressions se +multiplièrent sur son imagination. Déjà initié à quelques-unes des +privations et des peines de la vie, pouvant juger par-là des rigueurs de +l'adversité, il apprit à agrandir le cercle de ses sympathies, plus +qu'il n'est ordinaire dans le rang élevé auquel il appartenait, et il +s'habitua à cette trempe vigoureuse et mâle de pensée qui est si +profondément gravée dans tous ses écrits. Nous ne devons pas oublier, au +nombre de ces salutaires effets de ses voyages, les nobles inspirations +du danger qu'il éprouva plus d'une fois, ayant été placé, tant sur terre +que sur mer, dans des situations bien calculées pour éveiller ces +sentimens d'énergie que des périls envisagés de sang-froid ne manquent +jamais de faire naître. + +Le vif intérêt, qu'en dépit de sa philosophie apparente à cet égard, +dans _Childe Harold_, il prenait à tout ce qui se rattache à la vie +militaire, trouva des occasions fréquentes de satisfaction, +non-seulement à bord des vaisseaux de guerre anglais sur lesquels il +s'embarqua, mais aussi dans ses divers rapports avec les soldats du +pays. À Salora, place isolée sur le golfe d'Arta, il passa une fois deux +ou trois jours logé dans une misérable baraque. Pendant tout ce tems il +vécut familièrement avec les soldats. Ces guerriers farouches, que l'on +pourrait presque appeler des brigands, assis autour du jeune poète, et +examinant avec une sauvage admiration son fusil de Manton[146] et son +épée anglaise, présentaient chaque soir une scène curieuse dont le +tableau pourrait offrir un contraste, malheureusement trop affligeant, +avec ce qui se passa quand le poète, devenu l'un de leurs capitaines, +mourut sur cette même terre avec des Souliotes pour gardes et la Grèce +entière pour cortége de deuil. + + [Note 146: «Il plut beaucoup le jour suivant, et nous + passâmes encore cette soirée avec nos soldats. Leur + capitaine, Elmas, essaya un beau fusil de Manton[146a], + appartenant à mon ami; et comme il touchait le but à chaque + coup, il y prit grand plaisir: _Hobhouse's Journey_, etc.»] + + [Note 146a: Nom d'un arquebusier.] + +Il est vrai qu'au milieu des émotions réveillées par cette variété +d'objets, son esprit était toujours plongé dans cette mélancolie qu'il +avait apportée de son pays natal. Il fit sur M. Adair et sur M. Bruce, +comme je l'ai déjà dit, l'effet d'un homme en proie à un profond +abattement; et ce fut aussi l'opinion du colonel Leake, qui, à cette +époque, était notre résident à Joannina[147]. Mais cette mélancolie +même, malgré son opiniâtreté, dut certainement parvenir, sous +l'influence énergique et salutaire de sa vie errante, à un degré +d'élévation qu'elle n'aurait jamais pu atteindre au milieu des +contrariétés qui l'obligeaient à se replier sur elle-même. S'il n'eût +pas voyagé, peut-être serait-il devenu un satirique grondeur; mais à +mesure que ses yeux embrassaient un plus vaste horizon, tous les +sentimens de son cœur se développèrent dans la même proportion; et cette +tristesse innée, en se combinant avec les effusions de son génie, devint +une des principales causes de leur énergie et de leur grandeur. Quelle +pensée sublime, en effet, s'éleva jamais dans l'ame, sans que la +mélancolie, quoique ignorée peut-être, y ait eu quelque part? + + [Note 147: Il faut se rappeler que ces deux personnes le + virent le plus souvent dans des circonstances où l'étiquette + des présentations devait, par suite de sa froide réserve, + porter au plus haut degré la tristesse de ses pensées. Son + compagnon de voyage parle de lui bien différemment. Dans le + récit d'une courte excursion à Négrepont, M. Hobhouse, qui ne + put l'y accompagner, exprime avec force le vide que lui fait + éprouver l'absence d'un ami qui joignait à la vivacité + d'observation et à des remarques piquantes, cette bonne + humeur communicative, qui réveille l'attention au milieu des + fatigues et rend les dangers moins terribles. Lord Byron, + dans quelques vers des imitations d'Horace, adressés + évidemment à M. Hobhouse, se rend la même justice, en ce qui + regarde sa sociabilité, mais il donne une idée plus nette de + la tournure d'esprit qui en était la source: + + «Cher Moschus, avec toi j'espère encore passer de longues + heures, riant de la folie des hommes, si nous ne pouvons + sourire à leurs traits d'esprit. Oui, je veux, ami, quitter + pour toi ma cellule de cynique, et adopter la devise de + Swift: Vivent les badinages! etc.»] + +Les lettres qu'il écrivit pendant la traversée, à son retour en +Angleterre, nous ont appris combien alors les dispositions de son ame +étaient loin d'être gaies et ses espérances d'être flatteuses; sans +contredit, eût-il été doué de la plus grande confiance, les contrariétés +qui l'attendaient dans sa patrie étaient bien suffisantes pour attrister +ses prévisions et comprimer son élasticité d'esprit. «Être heureux chez +soi, dit Johnson, c'est là en définitive, le but de toute ambition, la +fin où tendent nos travaux et nos entreprises.» Mais Lord Byron n'avait +pas de _chez soi_, rien du moins qui méritât ce nom si séduisant. Ce +bonheur de faire partie d'une famille bien unie dont les prières +l'auraient suivi dans ses voyages, dont l'attention aurait avidement +écouté ses récits à son retour, il ne le connut jamais, quoique la +nature lui eût donné un cœur digne de l'apprécier. Privé de tout ce qui +soutient et encourage, il eut à lutter contre tout ce qui désole et +humilie. À l'horreur d'un intérieur sans affections vint se joindre le +fardeau d'une position sociale sans ressources suffisantes, et il +éprouva ainsi tous les embarras de la vie domestique, sans jouir des +charmes qui les compensent. Pendant son absence, on avait laissé tomber +ses affaires dans une confusion plus grande encore, que leur tendance +naturelle ne donnait lieu de le craindre. On avait, l'année précédente, +exécuté une saisie à Newstead, pour une somme de quinze cents liv. st., +due à MM. Brothers, tapissiers, et nous croyons devoir rapporter un +trait du vieux Joë Murray dans cette circonstance. C'était un terrible +crève-cœur pour ce vieux et fidèle serviteur, jaloux de l'antique +honneur des Byron, de voir l'annonce de la vente placardée sur la porte +de l'abbaye. Mais redoutant assez la loi pour ne pas arracher l'affiche, +il se décida, pour s'en dédommager, à la couvrir d'une large feuille de +papier brun qu'il colla par dessus. + +Malgré la résolution, si récemment exprimée par Lord Byron, d'abandonner +pour jamais le métier d'auteur, et de laisser à d'autres _tout l'empire +Castalien_, nous le trouvons, à peine débarqué en Angleterre, +très-activement occupé de préparer la publication de quelques-uns des +poèmes qu'il avait composés dans ses voyages. Il y mettait même tant +d'empressement qu'il avait déjà, dans une lettre écrite en mer, annoncé +à M. Dallas, qu'on pourrait de suite les mettre sous presse. Je vais +placer ici sous les yeux du lecteur les parties les plus essentielles de +cette lettre qui, d'après sa date, aurait dû précéder quelques-unes de +celles que nous avons déjà données. + + + + +LETTRE LIV. + +À M. DALLAS. + +À bord de la frégate _la Volage_, 28 juin 1811. + + +«Après une absence de deux ans (jour pour jour, le 2 de juillet, avant +lequel nous n'arriverons pas à Portsmouth), me voilà revenant en +Angleterre... + +»J'y reviens avec peu d'espoir de bonheur domestique, et une +constitution un peu ébranlée par une ou deux atteintes fort vives de +fièvre; mais avec une ame qui n'est point abattue. Mes affaires, à ce +qu'il paraît, sont terriblement embrouillées, et je vais avoir +d'interminables difficultés à régler avec les gens de loi, les +charbonniers, les fermiers et les créanciers. Or, pour un homme qui +redoute les embarras, autant qu'il redoute un évêque, c'est un sérieux +sujet d'inquiétude. + +»Ma satire, à ce que je crois, est à sa quatrième édition; ce n'est pas +un succès tout-à-fait médiocre; il n'a cependant rien d'exagéré pour une +production qui, en raison du sujet qu'elle traite, ne peut intéresser +long-tems, et doit, par conséquent, avoir un succès immédiat, où n'en +avoir aucun. Aujourd'hui que je pense et agis avec plus de modération, +je regrette de l'avoir écrite, quoiqu'il soit probable que je la +trouverai oubliée par tout le monde, moins ceux qu'elle a offensés. + +»Votre protégé et celui de Pratt, le cordonnier Blackett est donc mort, +malgré ses vers! Cette mort est probablement une de celles qui sauvent +un homme de la damnation. C'est parmi vous que le pauvre diable s'est +perdu. Sans ses patrons, il serait peut-être aujourd'hui en fort bonne +posture, faisant des souliers, non des vers; mais vous avez voulu en +faire un immortel, coûte que coûte. Je dis cela dans la supposition que +ce sont la poésie, le patronage et les liqueurs fortes qui l'ont tué. Si +vous êtes à Londres au commencement ou vers le commencement de juillet, +vous me trouverez à l'hôtel Dorant, Albemarle-Street, où je serai charmé +de vous voir. J'ai une imitation de l'art poétique d'Horace, que +Cawthorn pourra imprimer de suite; mais que cela ne vous effraie pas, je +n'ai pas l'intention de vous en fatiguer. Vous savez bien que je ne lis +jamais mes vers aux personnes qui me viennent voir. Je partirai de +Londres après un séjour fort court, pour me rendre dans le +Nottinghamshire et de là à Rochdale. + +»Votre, etc.» + +Dès que Lord Byron fut arrivé à Londres, M. Dallas se rendit près de +lui. «Le 15 juillet, dit ce gentleman, j'eus le plaisir de lui serrer la +main, à l'hôtel Reddish, Saint-James's-Street: je trouvai que son aspect +démentait ce qu'il m'avait dit de sa santé, et son air n'annonçait ni +mélancolie, ni mécontentement d'être de retour. Il m'entretint, avec +beaucoup de feu, de ses voyages; mais il m'assura qu'il n'avait jamais +eu l'idée de les écrire. Il me dit qu'à son avis la satire était son +fort; qu'il s'en tenait à ce genre, et qu'il avait composé pendant ses +divers séjours une paraphrase de l'art poétique d'Horace, qui serait un +excellent supplément aux _Bardes anglais et critiques écossais_. Il +semblait espérer que sa réputation s'en accroîtrait, et j'entrepris d'en +surveiller la publication, comme je l'avais fait pour la satire. J'avais +mal choisi l'instant de ma visite, et nous eûmes à peine le tems de nous +entretenir sans être interrompus. Il m'engagea donc à venir le lendemain +déjeûner avec lui.» + +Dans l'intervalle, M. Dallas parcourut cette paraphrase que Lord Byron +lui avait permis d'emporter dans ce dessein, et son _désappointement_, +comme il le dit lui-même, fut cruel, en découvrant qu'un voyage de deux +ans dans les contrées inspiratrices de l'Orient, n'avait pas produit +plus de richesses poétiques. À leur rendez-vous du lendemain, quoiqu'il +s'abstînt de déprécier cet ouvrage, il ne put s'empêcher, comme il nous +l'apprend lui-même, d'exprimer à son noble ami quelque surprise de ce +qu'il n'avait composé rien de plus pendant son absence. «Alors, +continue-t-il, Lord Byron me dit qu'il avait en diverses occasions écrit +de courts poèmes, outre une grande quantité de stances, du rhythme de +Spencer, relatives aux pays qu'il avait parcourus. «Mais, dit-il, elles +ne sont pas dignes de votre attention; vous pouvez cependant les +emporter toutes, si cela vous fait plaisir.» C'est ainsi que j'obtins le +pélerinage de _Childe Harold_: il le tira d'un coffret avec beaucoup +d'autres poésies. Il me dit qu'elles n'avaient été lues que par une +seule personne qui y avait trouvé peu de choses à louer et beaucoup à +critiquer; que c'était son avis, et qu'il était sûr que ce serait aussi +le mien; que néanmoins, quoi qu'il en fût, elles étaient bien à mon +service; mais qu'il était urgent de presser la publication des +_Imitations d'Horace_, ce dont je l'assurai que je m'occupais.» + +M. Dallas ne tarda pas à découvrir tout le prix du trésor qui lui était +ainsi confié. Dès le même soir, il écrivit à son noble ami: «Vous avez +composé l'un des plus délicieux poèmes que j'aie jamais lus. Si je vous +disais cela pour vous flatter, je mériterais moins votre amitié que +votre mépris. _Childe Harold_ m'a tellement captivé, que je n'ai pu en +quitter la lecture. Je répondrais sur ma tête qu'il ajoutera beaucoup à +votre réputation comme poète, et qu'il vous fera un honneur infini, si +vous daignez accorder quelque attention à mes avis, etc.» + +Malgré ces justes éloges, et l'écho secret qu'ils durent trouver dans un +cœur si sensible au moindre murmure de la renommée, il se passa quelque +tems avant que la répugnance opiniâtre de Lord Byron à la publication de +_Childe Harold_ pût être surmontée. + +«Quoique jusqu'alors, dit M. Dallas, il eût écouté mes avis et mes +conseils, et qu'il fût naturel de croire qu'il céderait à des éloges si +prononcés, je fus surpris de voir qu'il se défiait encore de mon +jugement sur le mérite de _Childe Harold_. «C'était, disait-il, tout ce +qu'on voudrait, excepté de la poésie; un critique fort capable l'avait +blâmé; n'avais-je pas vu moi-même les annotations en marge du +manuscrit?» Enfin il revenait toujours de préférence aux paraphrases de +l'art poétique, et le manuscrit en fut remis à Cawthorn, éditeur de la +satire, pour qu'il le publiât sans aucun retard. Je ne quittai pourtant +pas encore la partie. Avant de sortir de chez lui, je revins à la +charge, et je lui dis que j'étais si convaincu du mérite de _Childe +Harold_, que s'il me l'avait donné, je l'aurais certainement publié, +pourvu qu'il voulût consentir à un petit nombre de changemens et de +correction.» + +Parmi les nombreux exemples cités en littérature du jugement erroné que +quelques auteurs ont porté sur leurs propres ouvrages, on peut regarder +comme l'un des plus inexplicables cette préférence que Lord Byron +accordait à une production si peu digne de son génie, sur un poème qui +offre autant de beautés originales que les premiers chants de _Childe +Harold_[148]. «Il en est, dit Swift, des hommes comme des terrains, qui +recèlent quelquefois une mine d'or, dont le propriétaire ignore +l'existence.» Mais cette mine, Lord Byron l'avait découverte, sans se +douter, à ce qu'on pourrait croire, de toute sa valeur. J'ai déjà eu +occasion de remarquer que, dans le tems même où il composait _Childe +Harold_, il est douteux qu'il connût pleinement la puissance nouvelle et +de sentimens et de pensées qui venait de s'élever dans son âme, et cette +observation est confirmée par l'étrange appréciation de son ouvrage que +nous lui voyons adopter. + + [Note 148: On doit moins s'étonner de ce que quelques auteurs + se méprennent sur le mérite de leurs ouvrages, quand on voit + que des générations entières sont quelquefois tombées dans la + même erreur. Les sonnets de Pétrarque furent considérés par + les savans de son tems comme dignes tout au plus des + chanteurs de ballades qui les faisaient entendre dans les + rues; tandis que son poème épique de l'Afrique, dont + l'existence est à peine connue de nos jours, était recherché + de toutes parts, et que le moindre fragment en était vivement + sollicité près de l'auteur, pour être placé dans les + bibliothèques des savans.] + +On pourrait croire en effet que malgré l'impulsion qui avait fait faire +des pas si rapides à son imagination, son jugement, plus lent à se +développer, était bien loin de la maturité, et que le jugement de +soi-même, le plus difficile de tous, lui était encore refusé. + +D'un autre côté, si l'on considère la déférence que, surtout à cette +époque, il était porté à accorder aux opinions de ceux avec lesquels il +vivait, il serait peut-être plus juste d'attribuer cette fausse +appréciation à sa défiance de son propre jugement, qu'à aucune +insuffisance. On ne peut expliquer que par l'ignorance de son énergie +intellectuelle ses égards et sa complaisante admiration pour ses anciens +condisciples, qui presque tous l'avaient dépassé durant ses études, et +dont quelques-uns, dans ce tems-là même, étaient ses rivaux en poésie. +L'exemple qu'il recevait de ces jeunes écrivains étant, comme leur goût, +principalement fondé sur l'imitation des modèles consacrés, leur +autorité, aussi long-tems qu'il s'y soumit, dut jusqu'à un certain point +le détourner de s'engager franchement dans une route nouvelle et +originale. Il est assez probable que quelques souvenirs de cette +première direction, joints à un léger penchant pour les réminiscences +classiques[149], contribuèrent à déterminer sa préférence pour la +paraphrase d'Horace. On peut croire au moins qu'ils furent suffisans +pour le décider à se contenter, pour le présent, de la gloire qu'il +avait acquise en suivant les routes tracées, au lieu de se lancer dans +une carrière qu'il n'avait pas encore explorée. Nous avons vu que le +noble auteur avant de confier à M. Dallas les deux premiers chants de +_Childe Harold_, en avait soumis le manuscrit à l'examen d'un ami, le +premier et le seul, à ce qu'il paraît, qui en eût pris connaissance à +cette époque. M. Dallas n'a pas nommé ce critique si scrupuleux; mais le +ton tranchant de censure, dont sont empreintes ses remarques, aurait été +capable, à quelque époque que ce fût, de dénaturer le jugement d'un +auteur qui, plusieurs années après, dans tout l'éclat de sa gloire, +avouait que le blâme du dernier des hommes lui causait plus de chagrin +qu'il n'éprouvait de plaisir à recevoir les applaudissemens des plus +hauts personnages. + + [Note 149: Gray, dominé par une semblable prédilection, + préféra long-tems ses poèmes latins à ceux qui lui ont + assigné un rang si élevé dans la littérature anglaise. + «Devons-nous, dit Mason, attribuer cette méprise à ce qu'il + avait été élevé à Eton, ou à quelque autre cause? Il est + certain que lorsque je fis sa connaissance, il semblait + attacher à ses poésies latines beaucoup plus de prix qu'à + celles qu'il avait composées dans sa langue natale.»] + +Quoiqu'il soit facile de reconnaître dans toutes les productions de son +âge mûr, des traces de sa supériorité, nous croyons cependant qu'on +ajouterait peu à sa célébrité en publiant dans son entier cette +paraphrase d'Horace, qui se compose de près de huit cents vers. Mais +j'en choisirai quelques passages capables de donner une idée de ses +beautés, comme de ses défauts, afin de mettre le lecteur à même de se +former une opinion sur une composition que l'auteur, par une erreur ou +un caprice de jugement, sans exemple peut-être dans les annales de la +littérature, préféra long-tems aux sublimes méditations de _Childe +Harold_. + +Le début du poème, si on le compare à l'original, est assez ingénieux: + +Qui ne rirait si Lawrence, s'engageant à couvrir sa précieuse toile du +portrait flatté du premier venu, abusait assez de son art pour que la +nature effarouchée vît nos bons bourgeois prendre sous son pinceau la +forme des centaures? Ou si quelque barbouilleur, par amour de +l'extraordinaire, ou pour hâter la vente, s'avisait de joindre à une +fille d'honneur la queue d'une sirène? Ou si le trivial Dubost (comme on +l'a vu naguère), possédé de la fureur de peindre, dégradait les +créatures, images de la divinité? Toute la politesse qui défend de se +moquer des sots en leur présence, ne pourrait réprimer les éclats de +rire de leurs amis. Crois-moi, Moschus, rien ne ressemble plus à ces +tableaux que le livre qui, plus décousu que les rêves d'un malade, +présente à nos regards une foule de figures incomplètes, poétiques +cauchemars, qui n'ont ni pieds ni tête. + +Ce qui suit est un des meilleurs morceaux écrits dans un genre plus +grave: + +De nos jours, les mots nouveaux sont en honneur, si on les ente +adroitement sur quelque gallicisme: pourrions-nous refuser à la muse +plus habile de Dryden et de Pope, ce que Chaucer et Spencer tentèrent +avec succès? Si vous pouvez créer que ne le faites-vous, à l'exemple de +William Pitt et de Walter-Scott, qui par le secours, l'un de ses vers, +l'autre de ses poumons, ont enrichi les dialectes mal joints de notre +île? Il est et il sera toujours légitime de proposer des réformes en +littérature, comme au parlement. + +De même que les forêts couvrent par degrés la terre de leurs feuilles, +ainsi se fanent des expressions qui ont plu dans leur nouveauté. Le même +destin est réservé à l'homme, et à tout ce qui se rattache à lui. Ses +ouvrages, ses mots s'effacent et ne servent plus qu'à fixer une date. +Quoique, à un signe des monarques, et à la voix du commerce, des fleuves +impétueux deviennent de tranquilles canaux; quoique des marais desséchés +et assainis soient sillonnés par la charrue et portent de jaunes +moissons; quoique des ports creusés sur nos rivages protégent les +vaisseaux contre les tempêtes de l'antique Océan, tout, tout doit périr. +Mais, survivant au naufrage général, l'amour des lettres préserve à demi +les souvenirs du passé. + +Je ne cite ce qui suit qu'à cause de la note qui y est jointe: + +Les premiers vers satiriques naquirent du spleen de quelque égoïste. En +doutez-vous? Voyez Dryden, Pope, et le doyen de Saint-Patrick[150]. + + [Note 150: _Mac-Flecknoe_, la _Dunciade_ et toutes les + ballades satiriques de Swift. Quels que soient leurs autres + ouvrages, ceux-ci furent le résultat de sentimens personnels + et de récriminations violentes contre d'indignes rivaux; et + quoique le mérite littéraire de ces satires fasse honneur aux + talens poétiques des auteurs, leur virulence déshonore + certainement leur caractère.] + +Les vers blancs, aujourd'hui, par un commun accord, sont presque +inséparables de la tragédie. Quoique les fureurs d'Almanzor +s'exprimassent en vers rimés, au tems de Dryden, nous ne voyons pas les +héros des pièces nouvelles en affubler leurs emportemens; et la modeste +comédie, abandonnant tout-à-fait les vers, nous offre en humble prose +ses gentillesses et ses quolibets. Ce n'est pas que nos Beaumont et nos +_ben_ aient plus mauvaise grâce, ou perdent rien de leur mérite, pour +avoir composé en vers; mais c'est ainsi que Thalie aime à se montrer. +Pauvre fille! que l'on siffle quelques vingt fois par an. + +On trouve dans les vers suivans, sur Milton, plus de poésie que dans +aucun autre passage de la paraphrase: + +Ô muse! s'écrie-t-il, réveille de plus sublimes accords! Et, s'il vous +plaît, que pensez-vous voir éclore de son cerveau enflammé? En un clin +d'œil, il tombe aussi bas que Southey dont les montagnes épiques ne +manquent jamais d'accoucher d'une souris! Ce n'était pas ainsi que jadis +votre puissant devancier tirait de doux accens de sa lyre inimitable: +d'une voix mélodieuse comme les soupirs de la harpe éolienne, il nous +parle de la première désobéissance de l'homme et du fruit défendu; mais +à mesure que son sujet s'élève, son chant fait retentir les échos de la +terre et des cieux. + +On pourra remarquer quelques traits piquans dans les esquisses +suivantes: + +Enfin il touche à l'adolescence! On ne le forcera plus à gémir sur les +vers diaboliques[151] de Virgile, et sur ceux qu'on lui donne à faire. +Les prières l'ennuient, la lecture est trop sérieuse; il vole de T...ll +à Fordham (malheureux T...ll, condamné à d'éternels soucis par les +apprentis boxeurs et les ours). Que peuvent des tuteurs, des devoirs, +des convenances, en présence d'une meute, de chevaux de chasse et de la +plaine de Newmarket? Rude avec ses aînés, hautain avec ses égaux, poli +envers des escrocs, prodigue de richesses........... persiflé, pillé, +dupé, il passe le tems de ses cours sans rien faire; évite peut-être +l'expulsion, et se retire M. A. (Maître-ès-arts)! Et l'on proclame sa +nouvelle dignité dans les clubs et les tripots, dont nul habitué +n'arriva jamais plus haut. + + [Note 151: Harvey, qui fit connaître la circulation du sang, + avait coutume, dans ses transports d'admiration, de jeter + loin de lui son _Virgile_, en disant que le livre avait un + diable familier. Un personnage tel que celui que je décris, + jetterait probablement aussi le livre; mais il désirerait + plutôt que le diable s'en emparât, non pas en haine du poète, + mais par une horreur bien fondée des hexamètres. Car, + vraiment, la fastidieuse étude des _longues_ et des _brèves_ + suffit pour qu'un homme prenne la poésie en aversion pendant + sa vie entière; et peut-être en cela n'est-ce pas un + désavantage.] + +Lancé dans le monde, et devenu moins ardent, il singe l'égoïste prudence +de son père; prend une femme, pour sa dot; choisit ses amis pour leur +rang; achète des terres, et se vante d'être trop prudent pour se fier à +la banque. Il prend place au sénat; procrée un héritier, et l'envoie à +Harrow, car il y fut lui-même. Muet, quoi qu'il vote, à moins qu'il ne +joigne sa voix aux acclamations favorables au ministère; s'il parle de +son fils: C'est un compère adroit, qu'il espère bien voir un jour +arriver à la pairie! + +La vieillesse s'avance; l'âge paralyse ses membres; il quitte la scène, +ou la scène le quitte; il entasse des richesses; s'afflige à chaque +penny qu'il faut dépenser, et l'avarice s'empare de toutes les pensées +qui ne sont pas à l'ambition. Il compte les cent pour cent, et sourit; +ou vainement s'irrite, en considérant ses trésors entamés pour payer les +dettes du jeune Hopeful; il pèse bien et sagement ce qu'il faut acheter +ou vendre; habile à tout faire, excepté à mourir! grondeur, morose, +radoteur difficile à contenter, louant tous les tems, excepté le +présent; infirme, querelleur, délaissé et presque oublié, il meurt sans +qu'on le pleure; on l'enterre; qu'il pourrisse! + +Plus loin, parlant de l'opéra, voilà comment il s'exprime: + +Là se rend l'alerte boutiquier, dont l'oreille est mise à la torture par +l'orchestre qu'il veut entendre pour son argent. Une fausse honte, et +non la sympathie, l'empêche seule de ronfler; ses angoisses redoublent +quand il croit du bon ton de crier: Encore! Écrasé par la foule dans +Fop's alley, coudoyé par les élégans, gêné par son chapeau, tremblant +pour ses orteils, sa soirée est un combat, et il ne goûte quelque repos +que quand enfin le rideau tombe, et lui donne un peu de relâche qui +l'enchante. Devinez-vous pourquoi il se résigne à souffrir tout cela et +plus encore? C'est qu'il lui en coûte cher, et qu'il est forcé de se +parer! + +Les derniers vers du passage suivant retracent plaisamment ce mélange de +gaîté et d'amertume qui, parfois, animait la conversation de l'auteur. À +tel point même, que ceux qui l'ont connu pourraient presque s'imaginer +qu'ils l'entendent parler: + +Mais rien n'est sans défaut, et chacun sait que les violons et les +harpes perdent souvent le ton, et que les meilleurs chanteurs, au moment +où ils voudraient réunir tous leurs moyens, ne font entendre que des +accens criards; les chiens perdent la trace du gibier, la pierre refuse +l'étincelle, et les fusils à deux coups (que le diable les emporte!) +manquent le but[152]! + + [Note 152: Comme M. Pope a pris la liberté d'envoyer Homère à + tous les diables, malgré tout ce qu'il lui devait, quand il a + dit: «Et Homère (que le diable l'emporte, etc.)» Il est + présumable que, par licence poétique, on peut en faire + autant, en vers, de tout homme et de toute chose; et en cas + d'accident, je désire qu'on me permette de me prévaloir de + cet illustre précédent.] + +Un dernier passage, avec la note plaisante qui y est jointe, complétera +le nombre des morceaux que je veux citer comme les meilleurs. + +Est-ce assez? Non: écrivez donc et imprimez bien vite. Si le dernier +arrivé est dévolu à Satan, qui voudrait arriver le dernier? Ils +assiégent les presses, ils publient en toute hâte, ils escaladent le +comptoir et quittent leurs échoppes: de belles demoiselles de province, +des hommes de haut renom, quoi donc! des baronnets même, ont noirci +d'encre leur main guerrière. La pauvreté ne les arrête pas; c'est +Pollion qui nous joua ce tour; de son tems Phébus commença à trouver +crédit chez les banquiers. Ce ne sont pas seulement les vivans; les +morts même nous débitent leurs sottises aussi couramment que jadis +chantait la tête d'Orphée! Sifflés de leur vivant, ils obtiennent un +succès posthume; tirés de la poussière où ils étaient ensevelis quand +ils vivaient. Les revues réveillent le souvenir de leurs épidémiques +délits, de ces livres témoins muets du martyre auquel les condamne la +rage de rimer: Hélas! Que de chagrins va nous causer tel barbouilleur +que citèrent souvent le _Morning Post_ et le _Monthly Magazine_! dans +ces recueils sont ensevelis ses premiers chefs-d'œuvre; mais bientôt la +presse gémit, et il en sort un épais in-quarto! Laissez donc, vous qui +êtes sages, laissez les succès mendiés de la lyre aux baronnets ou aux +lords possédés du démon des vers, ou à ces crépins de village, +ménestrels jumeaux ivres de poétique bière! Prêtez l'oreille à ces +accords d'une mélodie narcotique: ce sont les savetiers lauréats qui +chantent les louanges de Capel Lofft[153]. + + [Note 153: Ce gentleman bien intentionné a gâté quelques + excellens cordonniers, et contribué à la ruine poétique de + plus d'un pauvre industrieux. Nathaniel Bloomfield et son + frère Bobby ont mis tout le Sommersetshire en train de + chanter; et cette maladie ne s'est pas bornée à envahir un + seul comté. Pratt aussi, qui fut jadis plus sage, a été + atteint de la contagion du patronage, et a attiré dans le + piége de la poésie un pauvre diable nommé Blackett; mais il + mourut pendant l'opération, laissant au dépourvu un enfant et + deux volumes de fragmens. La petite fille, si elle n'a pas + d'inclinations poétiques et ne se transforme pas en Sapho + cordonnière, s'en tirera peut-être; mais les tragédies sont + aussi rachitiques que si elles étaient la progéniture d'un + comte ou de quelque coureur de prix académiques. Les patrons + du pauvre homme sont certainement responsables de sa fin + tragique, et ce devrait être un délit punissable par les + lois. Mais c'est là ce qu'ils ont fait de moins coupable; + car, par un raffinement de barbarie, ils ont couvert le + défunt d'un ridicule posthume, en imprimant ce qu'il aurait + eu le bon sens de ne jamais faire imprimer lui-même. Certes, + ces remueurs de débris sont punissables par le statut contre + _les hommes de la résurrection_. Quelle différence y a-t-il, + en effet, entre exposer un pauvre idiot, après sa mort, dans + un amphithéâtre de chirurgie, et l'étaler dans une boutique + de libraire? Est-il plus mal d'exhumer ses os que ses bévues? + Ne vaut-il pas mieux attacher son corps au gibet, sur une + bruyère, que d'emprisonner son ame dans un in-octavo? «Nous + savons ce que nous sommes, mais nous ignorons ce que nous + pouvons devenir;» et il faut espérer que nous ne saurons + jamais si un homme qui a traversé la vie avec une sorte + d'éclat, est destiné à n'être qu'un charlatan de l'autre côté + du Styx, et à devenir, comme le pauvre Joe Blackett, le + plastron des railleries du purgatoire. Le prétexte de cette + publication est d'assurer un sort à l'enfant. Mais aucun des + amis et des tentateurs de ce _sutor ultrà crepidam_ ne + pouvait-il donc faire une bonne action sans enferrer Pratt + dans une biographie, et lui faire encore diviser sa dédicace + en tant de minces portions? À la duchesse une telle; la + très-honorable celle-ci, et mistress et miss celle-là; ces + volumes sont, etc., etc. Eh mais, c'est distribuer «le doux + lait de la dédicace» par petits verres. Il n'y en a qu'une + chopine, et il le partage entre douze personnes. Ah! Pratt, + n'avais-tu donc pas quelques éloges en réserve? As-tu pu + croire que six familles de distinction se contenteraient de + si peu? Il y a un enfant, un livre et une dédicace: que + n'envoies-tu la petite fille à la duchesse, les volumes à + l'épicier, et la dédicace à tous les diables?] + +Ces extraits choisis, qui comprennent un peu plus du huitième du poème +entier, suffiront pour donner au lecteur une idée du reste, dont la plus +grande partie est fort inférieure, et descend parfois au niveau de la +versification la plus triviale. + +Quand on examine la destinée des hommes, il est assez curieux d'observer +combien de fois un premier pas a décidé du sort de toute la vie. Si Lord +Byron, à cette époque, eût persisté dans son premier projet de publier +ce poème au lieu de _Childe Harold_, il est plus que probable que le +monde aurait compté un grand poète de moins[154]. La paraphrase, qui est +à tous égards si inférieure à sa première satire, et qui tombe même, en +quelques endroits, au-dessous de ce qu'ont écrit les versificateurs du +dernier rang, n'aurait pu manquer d'éprouver une chute complète. Ses +premiers adversaires auraient repris tous leurs avantages; et dans +l'amertume de sa mortification, il aurait peut-être jeté _Childe Harold_ +au feu; ou s'il eût retrouvé assez de courage pour publier ce poème, son +succès même, quoique suffisant pour le réhabiliter aux yeux du public et +aux siens, n'aurait jamais excité cette explosion d'enthousiasme, cette +subite manifestation de l'admiration générale, qui l'accueillirent +lorsqu'il apparut au monde avec toute l'illusion de son retour récent de +la terre natale de la poésie, et au milieu desquelles il marcha d'un pas +ferme et sûr à de nouveaux triomphes, dont le dernier était toujours le +plus éclatant. + + [Note 154: Le passage suivant de son journal montrera qu'il + attribuait lui-même tout à la fortune: «Comme Sylla, j'ai + toujours cru que tout dépendait de la fortune, et rien de + nous-mêmes. Je ne me rappelle ni une pensée ni une action + dignes de mon approbation ou de celle d'autrui, que je ne + doive attribuer à la bonne déesse fortune.»] + +Le jugement plus sûr de ses amis détourna heureusement ce danger, et il +consentit enfin à la publication immédiate de _Childe Harold_; mais il +ne cessa pas d'exprimer des doutes sur son mérite, et son inquiétude sur +l'accueil qu'on lui ferait dans le monde. + +«Je fis tout mon possible, dit son conseiller, pour relever cet ouvrage +dans son opinion, et j'y réussis; mais il variait beaucoup dans ses +idées à cet égard, et il ne fut satisfait que lorsque le monde eut enfin +prononcé sur son mérite. Il me répétait sans cesse que j'allais le jeter +dans de grands embarras avec ses anciens ennemis; que la _Revue +d'Édimbourg_ saisirait avec joie l'occasion de l'humilier; qu'il ne +voulait pas que son nom parût. Je le priai d'abandonner tout à ma +direction, et que je répondais que ce poème imposerait silence à tous +ses ennemis.» + +La question de la publication étant alors décidée, il s'éleva quelques +doutes et quelques difficultés relativement à l'éditeur. Quoique Lord +Byron eût confié à Cawthorn ses _Imitations d'Horace_, qu'il regardait +comme son plus beau titre, il paraît qu'il ne le trouva pas assez haut +placé dans sa profession pour assurer le succès ou la vogue à l'ouvrage +dont les chances lui semblaient plus incertaines. Il n'avait pas oublié +que MM. Longman avaient autrefois refusé de publier ses _Bardes +anglais_, et il exigea positivement de M. Dallas qu'il n'offrît pas le +manuscrit à cette maison. On s'adressa d'abord à M. Miller, +d'Albemarle-Street; mais, effrayé de la sévérité avec laquelle lord +Elgin était traité dans ce poème, M. Miller, qui était l'éditeur et le +libraire de ce seigneur, refusa de s'en charger. Le poète était si +soigneux de sa réputation, que cette circonstance, quelque insignifiante +qu'elle fût, commença à réveiller ses premières terreurs; et s'il se fût +présenté de nouvelles difficultés, il ne faut pas douter qu'il ne fût +revenu à son ancien projet. Mais on ne tarda pas à trouver une personne +qui tint à honneur d'entreprendre cette publication. M. Murray, qui +demeurait alors dans Fleet-Street, ayant, quelque tems auparavant, +exprimé le désir d'être autorisé à faire paraître quelque production de +Lord Byron, ce fut à lui que M. Dallas confia le manuscrit de _Childe +Harold_. Ainsi commencèrent entre ce gentleman et le poète des relations +qui durèrent, à quelques interruptions près, aussi long-tems que la vie +de l'un, et devinrent pour l'autre une source abondante d'honneur et de +richesse. + +Au milieu des occupations que lui donnaient ses projets littéraires et +quelques affaires litigieuses à terminer avec ses agens, Lord Byron fut +soudain rappelé à Newstead par la nouvelle d'un événement qui semble +l'avoir affligé beaucoup plus qu'on ne pouvait s'y attendre d'après +l'état des choses. Mrs. Byron, dont l'embonpoint excessif menaçait +toujours de rendre les maladies dangereuses, s'était trouvée indisposée +depuis quelques jours, mais sans que sa position fût alarmante, et il ne +paraît pas que son état fût capable d'inspirer des craintes quand il lui +avait écrit le billet suivant: + + +Hôtel Reddish, Londres, 23 juillet 1811. + + +CHÈRE MADAME, + +«M. H... me retient seul encore pour signer quelques baux, et j'aurai +soin de vous prévenir de mon départ. C'est bien malgré moi que je reste +ici. Je vous ferai une courte visite en me dirigeant vers le Lancashire +pour l'affaire de Rochdale. Vous me donnerez votre avis..., etc. + +»_P. S._ Je vous prie de considérer Newstead comme votre maison, et non +la mienne, et de ne regarder mon passage que comme une simple visite.» + +Quand il était parti pour ses voyages, elle avait conçu une sorte d'idée +superstitieuse qu'elle ne le reverrait plus; et lorsqu'il revint sain et +sauf, et qu'il lui écrivit pour la prévenir qu'il se rendrait bientôt +près d'elle, à Newstead, elle dit à sa femme de chambre: «Si j'allais +mourir avant l'arrivée de Byron, comme ce serait étrange!» Et ce fut +réellement ce qui arriva. À la fin de juillet sa maladie devint plus +menaçante; et sa vie, dit-on, se termina d'une manière tristement +caractéristique, s'il est vrai que ce fut un accès de colère excité par +la lecture d'un mémoire du tapissier, qui causa sa mort. Lord Byron, +comme cela devait être, fut promptement informé de l'attaque. Mais, +malgré son départ précipité, il arriva trop tard; elle avait rendu le +dernier soupir. + +Il écrivit la lettre suivante sur la route: + + + + +LETTRE LV. + +AU DOCTEUR PIGOT. + +Newport-Pagnell, 2 août 1811. + + +MON CHER DOCTEUR, + +«Ma pauvre mère est morte hier! et je suis parti de Londres pour aller +accompagner ce qui reste d'elle, à la sépulture de famille. J'ai appris +sa maladie un jour, et sa mort le lendemain. Grâce à Dieu, ses derniers +momens ont été fort tranquilles. On m'assure qu'elle a peu souffert, et +qu'elle ne connaissait pas le danger de sa position. Je reconnais +aujourd'hui toute la vérité de l'observation de M. Gray: «Que nous ne +pouvons avoir qu'une mère.» Qu'elle repose en paix! J'ai à vous +remercier de vos témoignages d'intérêt; et comme dans six semaines je +dois aller dans le Lancashire pour affaires, je pousserai jusqu'à +Liverpool et Chester; du moins je tâcherai. + +»Si cela peut vous être agréable, je vous dirai qu'au mois de novembre +prochain l'éditeur du _Fouet_ (_the Scourge_) sera jugé pour deux +libelles différens sur feu Mrs. Byron et moi-même, la mort de ma mère ne +changeant rien à la chose. Comme il est coupable d'une violation de +privilége, dans une insertion aussi sotte que mal fondée, il sera +poursuivi avec la dernière rigueur. + +»Je vous donne ce détail, parce que je sais que vous vous intéressez à +l'affaire, laquelle est maintenant entre les mains du procureur-général. + +»Je resterai la plus grande partie de ce mois à Newstead, où je serais +charmé de recevoir de vos nouvelles, d'autant plus que j'en ai été privé +pendant les deux années qu'a duré mon voyage d'Orient. + +»Je suis, mon cher Pigot, etc.» + +BYRON. + +Le lecteur aura sans doute remarqué que le ton général de la +correspondance du noble poète avec sa mère est celui d'un fils qui +accomplit strictement et consciencieusement ce qu'il regarde comme son +devoir, mais sans aucun mélange de cordialité ou d'affection. Le titre +même de _madame_ qu'il lui donne presque toujours, auquel il ne +substitue que rarement le nom plus doux de _mère_, est en lui-même une +preuve suffisante de la nature des sentimens qu'il avait pour elle. +Qu'ils aient été tels, l'on ne peut ni s'en étonner, ni l'en blâmer; +mais que, malgré le malheureux caractère de sa mère, qui lui aliénait +son cœur, il ait continué à consulter ses désirs, à s'occuper de son +bien-être, comme on le voit non-seulement dans ses lettres, mais encore +dans le soin qu'il avait pris de disposer le domaine de Newstead pour +son usage presque exclusif, c'est ce qui lui fait singulièrement +honneur, et ce qui devient même plus méritoire, car l'affection nous +fait un plaisir personnel des soins que nous prodiguons à ceux qui en +sont l'objet. + +Mais, quoique sa mère fut ainsi devenue, de son vivant, presque +étrangère à son cœur, la mort lui rendit la place qu'elle devait +naturellement y occuper. Soit par un retour de sa première tendresse; +soit par la puissance du tombeau, qui fait oublier tant de choses! soit +par la perspective du vide qu'elle allait laisser dans sa vie, il est +certain qu'il sentit amèrement sa mort, si ce n'est profondément. La +nuit qui suivit son arrivée à Newstead, la garde de Mrs. Byron, passant +devant la porte de la chambre où reposait le cadavre de cette dame, +entendit un bruit comme de quelqu'un qui soupirait péniblement, et, en +entrant, fut fort étonnée de trouver Lord Byron près du lit, assis dans +une obscurité profonde. Comme elle lui représentait la faiblesse qu'il y +avait à s'abandonner ainsi à la douleur, il fondit en larmes, et +s'écria: «Ho! Mrs. By, je n'avais qu'une amie dans le monde, et elle est +morte!» + +Tandis qu'il renfermait ainsi dans le silence et dans l'obscurité ses +pensées réelles, il y avait dans d'autres parties de sa conduite plus +exposées aux regards un degré de singularité et d'indécorum qui, aux +yeux d'observateurs superficiels, devait faire révoquer en doute la +sensibilité de son naturel. Le matin des funérailles, après avoir refusé +d'accompagner lui-même le corps, il se tint debout à la porte de +l'Abbaye jusqu'à ce que tout le cortége fut passé; alors, se tournant +vers le jeune Rushton, il lui ordonna d'aller chercher des gants à +boxer, et se mit à s'exercer avec cet enfant, comme à son ordinaire. Il +fut silencieux et distrait pendant tout le tems; et comme par un effort +pour se soustraire aux pensées qui l'agitaient, Rushton crut +s'apercevoir qu'il mettait une violence inaccoutumée dans les coups +qu'il lui portait. Mais à la fin, l'effort devenant trop grand pour lui, +il jeta précipitamment les gants, et se retira dans sa chambre. + +Nous avons assez parlé de Mrs. Byron dans cet ouvrage pour mettre +pleinement le lecteur en état de se former une opinion tant sur le +caractère de cette dame que sur le degré d'influence qu'il dut avoir sur +celui de son fils. L'homme le plus extraordinaire de notre tems[155], +qui se croyait principalement redevable à l'éducation qu'il reçut de sa +mère, de l'élévation sans exemple à laquelle il arriva dans la suite, a +dit plusieurs fois que «la bonne ou mauvaise conduite d'un enfant dépend +entièrement de sa mère.» Quant à l'influence que peuvent avoir eue les +caprices et la violence de sa mère sur les défauts qui se mêlèrent aux +belles qualités de Lord Byron, sur ses impulsions incertaines et +opiniâtres, sur son aversion pour toute espèce de frein, sur l'amertume +qu'il mit quelquefois dans sa haine, et sur la précipitation de ses +ressentimens, c'est une question pour la solution de laquelle les +matériaux ne manquent pas dans ces pages, et que chacun décidera suivant +qu'il accordera plus ou moins de force et de pouvoir à ces causes dans +la formation d'un caractère. + + [Note 155: Napoléon.] + +Malgré le traitement peu judicieux et presque grossier qu'elle lui fit +subir, il n'est pas douteux qu'elle n'aimât son fils, mais par boutades, +et comme il convenait seulement à un naturel tel que le sien; il est +moins douteux encore qu'elle n'en fût fière, et ne plaçât en lui de +grandes espérances pour l'avenir. On peut juger de son anxiété pour le +succès de ses premiers essais littéraires, par les peines que prit Byron +pour la tranquilliser lors de l'apparition de l'article de la _Revue +d'Édimbourg_, où il était si mal traité. À mesure que sa renommée +s'augmenta et devint plus brillante, elle se confirma de plus en plus +dans les idées que, par une sorte de superstition, elle avait formées +dès son enfance, de sa grandeur et de sa gloire à venir. Elle épiait +avec inquiétude toutes les publications où son nom était même simplement +mentionné; elle avait réuni en un volume qu'a vu l'un de mes amis tout +ce qui avait paru sur sa satire et ses premiers poèmes. Le volume était +couvert à la marge d'observations qui lui étaient propres, pleines de +plus de sens et d'habileté que nous ne lui en aurions supposé, d'après +ce que nous connaissions en général de son caractère et de sa manière +d'être. + +Parmi les autres traits de sa conduite, où l'on pourrait remarquer le +désir d'environner sa mère de respect, on peut remarquer qu'étant enfant +il insistait pour être appelé «Georges Byron Gordon,» donnant ainsi la +préférence au nom maternel, et qu'il continua toujours à lui écrire: «À +l'honorable Mrs. Byron,» quoiqu'il sût bien qu'elle n'avait aucune +espèce de droit à ce titre honorifique. Il ne paraît pas non plus que +dans sa conduite générale envers elle il ait jamais manqué d'affection +et de déférence, on y remarquait seulement quelquefois plus de +familiarité que n'en comportent nos idées de respect filial. Ainsi quand +ils étaient bien ensemble, il ne l'appelait jamais autrement que «Kitty +Gordon;» et je me rappelle avoir vu un témoin de la scène me décrire +l'air dramatique et malin dont un jour, à Southwell, quand ils étaient +dans le fort de leur rage théâtrale, il ouvrit brusquement les portes du +salon pour la faire entrer, en disant: «Entrez, honorable Kitty Gordon.» + +L'orgueil de la naissance était un sentiment commun à la mère et au +fils, souvent même c'était un sujet de rivalité entre eux; il leur était +difficile d'accorder leurs prétentions anglaises et écossaises au plus +haut lignage respectif. Dans une lettre écrite d'Italie; il dit à propos +de quelque anecdote qu'il tenait de sa mère: «Ma mère, qui était fière +comme un diable de descendre des Stuart, en ligne droite des _vieux +Gordon_, et non des _Sexton Gordon_, comme elle appelait dédaigneusement +la branche ducale, ne manquait pas de me faire remarquer, chaque fois +qu'elle me racontait cette histoire, combien _ses_ Gordon l'emportaient +sur les Byron anglais, malgré notre origine normande, et notre nom +toujours porté par un héritier mâle, tandis que celui des Gordon était +tombé à une femme, dans la personne de ma mère.» + +Si, pour peindre fortement les émotions pénibles, il faut les avoir +éprouvées, ou, en d'autres termes, si, pour que le poète soit grand, +l'homme doit avoir souffert, Lord Byron, il faut l'avouer, paya son beau +talent de bonne heure et bien cher. Quelque peu nombreuses que fussent +les affections de Byron, soit en dedans, soit en dehors du cercle de sa +parenté, il les vit dans un court espace de tems presque toutes brisées +par la mort[156]. Outre la perte de sa mère, il eut à déplorer, dans +l'espace de quelques semaines, la mort prématurée de deux ou trois de +ses meilleurs amis. «Dans le court espace d'un mois,» dit-il dans une +note de _Childe Harold_, «j'ai perdu celle qui m'avait donné +l'existence, et la plupart de ceux qui me rendaient cette existence +tolérable.» Parmi eux nous devons compter le jeune Wingfield, que nous +avons vu en tête de la liste de ses favoris, à Harrow, et qui mourut de +la fièvre à Coimbre; et Matthews, l'objet de son admiration et de son +idolâtrie à l'université, qui se noya en se baignant dans la Cam. + + [Note 156: Dans une lettre écrite deux ou trois mois après la + mort de sa mère, il ne compte pas moins de six personnes de + ses parens ou de ses amis que la mort lui avait enlevées + depuis le mois de mai jusqu'à la fin d'août. + (_Note de Moore_.)] + +La lettre suivante, écrite immédiatement après ce dernier événement, est +tellement pleine d'une douloureuse sensibilité, que la lecture en est +presque pénible. + + + + +LETTRE LVI. + +À M. SCROPE DAVIES. + +Newstead-Abbey, 7 août 1811. + + +MON CHER DAVIES, + +«Il y a quelque malédiction sur moi et les miens. Le cadavre de ma mère +est encore dans la maison, et voilà qu'un de mes meilleurs amis se noie +dans un fossé! Je ne sais que dire, que penser ou que faire. J'avais +reçu une lettre de lui avant-hier. Mon cher Scrope, si vous avez un +moment de libre, je vous en conjure, venez me voir, j'ai besoin d'un +ami. La dernière lettre de Matthews était datée de vendredi, et samedi +il n'était plus! Qui pouvait-on comparer à Matthews pour les talens? +Comme nous étions tous petits auprès de lui! Vous ne me rendez que +justice en disant que j'aurais volontiers risqué ma chétive existence +pour sauver la sienne. J'avais intention de lui écrire ce soir même, +pour l'inviter, comme je vous invite, mon bien, bon ami, à me venir +voir. Que Dieu pardonne à... son apathie! Quelle sera la douleur de +notre pauvre Hobhouse! Ses lettres ne parlent que de Matthews. Venez, +Scrope, je suis presque dans le désespoir; me voilà presque seul dans le +monde! Je n'avais que vous, Hobhouse et Matthews; laissez-moi jouir de +la société des survivans aussi long-tems que je le puis. Pauvre +Matthews! Dans sa lettre de vendredi, il me parlait de son intention de +se présenter pour l'élection de Cambridge et d'un voyage qu'il devait +faire bientôt à Londres. Écrivez-moi ou venez, mais venez plutôt si vous +le pouvez; l'un ou l'autre, ou tous les deux. + +»Pour toujours, votre, etc.» + +J'ai déjà eu occasion de parler de ce jeune homme remarquable[157]; mais +le rang qu'il occupa dans les affections de Byron, justifiera sans doute +un hommage à sa mémoire un peu plus détaillé. + + [Note 157: Charles Skinner Matthews était le troisième fils + de feu John Matthews, esq. de Belmont, dans le Herefordshire, + représentant de ce comté au parlement de 1802 à 1806. Il + avait pour frères l'auteur du _Journal d'un Invalide_ (_Diary + of an Invalid_), qui mourut aussi fort jeune, et le + prébendier actuel d'Hereford, le révérend Arthur Matthews, + qui, par ses talens naturels et ses connaissances acquises, + soutient dignement la réputation de son nom. + + Le père de cette famille accomplie était lui-même un homme de + fort grands talens, et auteur de plusieurs poèmes anonymes; + l'un d'eux, la _Parodie de l'Héloïse de Pope_, a été + faussement attribué à feu M. le professeur Porson; qui le + récitait souvent, et qui en a même donné une édition.] + +Rarement, peut-être on a vu réunis à la fois autant de jeunes gens de +mérite et d'espérance qu'il s'en trouva à Cambridge dans la société dont +Byron faisait partie. Le nom de quelques-uns d'entre eux, MM. Hobhouse +et William Bankes, par exemple, est devenu célèbre dans le monde +littéraire et savant. Il en est un autre, M. Scrope Davies, dont les +talens n'ont encore, au grand regret de ses amis, brillé que dans sa +conversation, d'ailleurs fort remarquable. Parmi tous ces jeunes gens +pleins de talens et de connaissances, en y comprenant Byron lui-même, +dont le génie était à cette époque _un monde non encore découvert_, la +supériorité dans presque tous les genres paraît, du consentement de +tous, avoir incontestablement appartenu à Matthews. Cet hommage unanime, +si nous considérons le mérite des personnes qui le lui rendaient, doit +donner une très-haute idée des dispositions et même des talens qu'il +montrait à cette époque. On ne peut songer sans intérêt et sans douleur +à ce qu'il serait probablement devenu un jour si la mort ne l'eût pas +frappé sitôt. La supériorité intellectuelle, non accompagnée des +qualités aimables du cœur, n'eût pas suffi pour obtenir cet éloge +unanime; mais le jeune Matthews, en dépit de quelques légères aspérités +de caractère, de quelques originalités qu'il commençait à faire +disparaître, paraît avoir été l'un de ces individus rares, qui +commandent notre affection en même tems que nos respects, et qui nous +soulagent de l'admiration que nous ne saurions leur refuser, par l'amour +qu'ils savent nous inspirer. + +J'ai déjà parlé de ses opinions religieuses, et, de leur malheureuse +conformité avec celles de Lord Byron; ardent, comme son noble ami, à la +recherche de la vérité, comme lui il s'égara dans sa poursuite, et tous +deux prirent pour elle cette fausse lumière qui lui ressemble. Qu'il +soit jamais allé plus loin que Lord Byron dans son scepticisme, que son +esprit ingénieux ait jamais admis _la croyance incroyable de +l'athéisme_, c'est, malgré le témoignage écrit de notre poète, c'est ce +que je vois nier par tous ceux de ses amis qui avouent ses autres +erreurs en les déplorant. Je ne me serais même pas permis d'examiner +quelles ont été les opinions d'un homme qui, ne les ayant jamais +affichées, ne les a pas rendues du domaine public, si l'idée fausse +qu'on avait adoptée à ce sujet, d'après l'autorité de Lord Byron, ne +m'eût pas fait considérer comme un acte de justice, envers tous deux, de +repousser cette imputation. + +On se rappellera que, dans ses lettres écrites à sa mère, avant son +départ pour ses voyages, Lord Byron parle quelquefois d'un testament +qu'il avait intention de laisser entre les mains de ses exécuteurs. Quel +qu'ait été le contenu de cette pièce, il paraît que, quinze jours après +la mort de sa mère, il crut devoir faire de nouvelles dispositions, et +adressa la lettre suivante, avec ses instructions à cet effet, à feu M. +Bolton, procureur à Nottingham. J'ai refusé long-tems de croire qu'il +eût jamais donné sérieusement et en forme les ordres que l'on va voir, +pour son propre enterrement; mais les documens ci-joints mettent hors de +doute cette preuve remarquable de la singularité de son caractère. + + +À M. BOLTON. + +Newstead-Abbey, 12 août 1811. + + +MONSIEUR, + +«Je vous envoie ci-joint une copie des clauses principales du testament +que j'ai dessein de faire, que je vous prie de vouloir bien faire +grossoyer le plus tôt possible, de la manière la plus claire et la plus +formelle. Les changemens que vous y remarquerez sont principalement par +suite de la mort de Mrs. Byron. Je vous serais obligé de le tenir prêt +dans peu de tems, et j'ai l'honneur d'être, monsieur, + +»Votre très-humble et très-obéissant serviteur,» + +BYRON. + +NOTES POUR UN TESTAMENT À GROSSOYER IMMÉDIATEMENT. + +Newstead-Abbey, 12 août 1811. + +«Le domaine de Newstead à substituer, après certaines déductions, à +George Anson Byron, héritier légitime du titre, ou à la personne +quelconque qui s'en trouvera héritière légitime au décès de Lord Byron. +La propriété de Rochdale à vendre en tout ou en partie, suivant le +chiffre des dettes et legs du présent Lord Byron. + +»À Nicolo Giraud, d'Athènes, sujet français, mais né en Grèce, la somme +de 7,000 livres sterl. pour être payée, à l'époque de sa majorité, audit +Nicolo Giraud, habitant Athènes et Malte en 1810, et ce sur la vente de +telles parties de Rochdale, Newstead et autres propriétés, suivant que +besoin sera. + +»À William Fletcher, Joseph Murray et Démétrius Zograffo[158], natif de +Grèce, domestiques, la somme de 50 livres sterl. pendant leur vie. De +plus, audit William Fletcher, le moulin de Newstead, à condition qu'il +en paiera la rente, mais sans être soumis au caprice du propriétaire. À +Robert Rushton, la somme de 50 livres sterling de rente viagère; plus, +une autre somme de 1,000 liv. sterl. le jour qu'il atteindra l'âge de +vingt-cinq ans. + + [Note 158: Si les gazettes ne mentent pas, ce qu'elles font + généralement, Démétrius Zograffo, d'Athènes, est à la tête de + l'insurrection de ce pays. Il a été mon domestique pendant + les années 1809, 1810, 1811 et 1812, avec quelques + interruptions, car je le laissai en Grèce quand je passai à + Constantinople; il m'accompagna en Angleterre, en 1811, et + retourna dans son pays au printems de l'année suivante. C'est + un homme habile, quoiqu'il n'eût pas l'air entreprenant; mais + ce sont les circonstances qui nous font ce que nous sommes. + Ses deux fils, alors au berceau, s'appelaient Miltiade et + Alcibiade; puisse le présage être favorable! + (_Journal autographe de Byron_.)] + +»À John Hanson, esq., la somme de 2,000 liv. sterling. + +»Ce qui pourra être dû à S.B. Davies, esq., devra lui être payé dès +qu'il en aura fourni la note. + +»Le corps de Lord Byron sera enseveli dans le caveau du château de +Newstead, sans aucune cérémonie ou service funèbre, et sans aucune +inscription, si ce n'est celle de son nom et de son âge. Les restes de +son chien ne seront pas pour cela enlevés du dit caveau. + +»Ma bibliothèque et mes meubles de toute espèce sont légués à mes amis +et exécuteurs John Carn Hobbouse et S.B. Davies. En cas de décès des +susdits, je nomme pour mes exécuteurs le révérend J. Becher, de +Southwell, Nottinghamshire, et R. C. Dallas, Esq. de Montake Surrey. + +»Le produit de la vente de Wymondham dans le Norfolkshire, et des +propriétés de la feue Mrs. Byron en Écosse, sera employé au paiement de +mes dettes et de mes legs.» + +En envoyant une copie du testament rédigé d'après les instructions de +Lord Byron, le procureur avait accompagné quelques-unes des clauses de +questions marginales, appelant l'attention de son noble client sur +certaines choses qui lui semblaient impropres ou douteuses. Comme les +courtes, mais énergiques réponses de Byron, sont parfaitement empreintes +de l'originalité de son caractère, nous allons donner ici quelques-unes +de ces clauses avec les questions et les réponses qui s'y rapportent. + +«Ceci est la dernière volonté et le testament de moi, le très-honorable +Georges-Gordon Lord Byron, Baron Byron de Rochdale, dans le comté de +Lancaster. Je veux que mon corps soit enterré dans le caveau du jardin +de Newstead, sans aucune cérémonie, ni aucun service funèbre quelconque. +Qu'on ne place aucune inscription sur mon tombeau, sauf une tablette +portant mon nom et mon âge. Je veux de plus qu'on ne retire pas du dit +caveau les restes de mon chien fidèle. Je me confie à l'affection de mes +exécuteurs pour l'accomplissement de cette volonté, à laquelle je tiens +d'une manière toute particulière.» + +»--On demande à Lord Byron s'il ne vaudrait pas mieux supprimer +entièrement cette clause relative aux funérailles. La substance pourrait +en être renfermée dans une lettre de Sa Seigneurie à ses exécuteurs, et +jointe au testament, lequel porterait alors que les funérailles auraient +lieu en la manière que Sa Seigneurie l'aurait ordonné par une lettre _ad +hoc_, ou, à défaut d'une telle lettre, à la discrétion de ses +exécuteurs.» + +»--Il faut que cela reste.» + +BYRON. + +»Je veux, et j'ordonne formellement que toutes les sommes que ledit S. +B. Davies pourrait avoir à répéter sur moi, soient payées intégralement, +aussitôt que possible, après mon décès, dès qu'il aura prouvé la nature +et le montant de la dette (par témoins ou autrement, à la satisfaction +de mes exécuteurs ci-dessus nommés)[159].» + + [Note 159: Les mots placés ici entre deux traits avaient été + biffés à la plume par Lord Byron.] + +»--Si M. Davies a quelques comptes non réglés avec Lord Byron, cette +circonstance est une raison de ne le point nommer exécuteur; chaque +exécuteur étant en état de se payer par ses propres mains sans consulter +ses co-exécuteurs.» + +»--Tant mieux... Si la chose est possible, qu'il soit l'un des +exécuteurs.» + +BYRON. + +Les deux lettres suivantes contiennent de nouvelles instructions sur le +même sujet. + + + + +LETTRE LVIII. [Même numéro que lettre suivante] + +À M. BOLTON. + +Newstead-Abbey, 16 août 1811. + + +MONSIEUR, + +«J'ai répondu en marge à vos questions[160]. Mon intention est que l'on +accorde à M. Davies tout ce qu'il croira devoir répéter, et de plus +qu'il soit l'un de mes exécuteurs. Je désire que le testament soit, s'il +est possible, écrit de manière à prévenir toute espèce de discussion +après ma mort, et c'est ce sur quoi je m'en repose sur vous comme homme +de loi et homme d'honneur. + + [Note 160: En énumérant dans cette clause le nom et la + demeure des exécuteurs, le procureur avait laissé des blancs + pour les noms de baptême des exécuteurs; Lord Byron les ayant + tous remplis, excepté celui ou ceux de M. Dallas, écrivit en + marge: «J'ai oublié le nom de baptême de Dallas... il n'y a + qu'à le retrancher.»] + +»Quant à la manière simple dont je veux qu'on dispose de ma _carcasse_, +je veux que l'on s'y conforme absolument; cela aura, du moins, +l'avantage de sauver bien du trouble et de la dépense. En outre, ce qui +est de peu de conséquence pour moi, mais qui pourra calmer la conscience +des survivans, le jardin est _terre consacrée_. Cet article est copié +mot à mot de mon premier testament, et les changemens opérés dans +d'autres sont la suite de la mort de Mrs. Byron. + +»J'ai l'honneur d'être votre très-humble et très-obéissant serviteur,» + +BYRON. + + + + +LETTRE LVIII.[Même numéro que la lettre précédente.] + +À M. BOLTON. + +Newstead-Abbey, 20 août 1811. + + +MONSIEUR, + +«Les témoins seront pris parmi mes fermiers, et je serai charmé de vous +recevoir le premier jour qui vous sera convenable. J'ai oublié de +mentionner qu'il faut spécifier par codicille, ou autrement, que mon +corps ne devra, sous aucun prétexte, être enlevé de la place où je yeux +qu'il soit déposé. Que si quelqu'un de mes successeurs au titre, soit +par bigoterie, soit autrement, voulait déranger ma carcasse, un tel +procédé devra être suivi de la perte du domaine, qui, dans ce cas, +serait dévolu à ma sœur l'honorable Augusta Leigh ou à ses ayant-cause, +aux mêmes conditions. + +«»J'ai l'honneur d'être, Monsieur, etc.» + +BYRON. + +En conséquence de cette dernière lettre, une condition provisionnelle +fut insérée dans le testament. Il y fut aussi, le 28 du même mois, +ajouté un codicille par lequel il révoque la donation précédemment faite +de «ses meubles meublans, bibliothèque, tableaux, sabres, montres, +argenterie, linge, bijoux, etc., et autres effets mobiliers, excepté +l'argent et les valeurs en portefeuille, qui se trouveraient dans la +maison et propriété de Newstead au jour de son décès, et lègue le tout +(excepté le vin et les autres spiritueux) à ses amis lesdits J. C. +Hobhouse, J. B. Davies et Francis Hodgson, ses exécuteurs, etc. Il lègue +le vin et les liqueurs spiritueuses qui se trouveront dans les caves et +autres parties de Newstead, à son ami ledit J. Becher, pour son usage +particulier. Priant collectivement et individuellement les susnommés de +vouloir bien accepter leur dit legs respectif, comme un gage de son +amitié.» + +On ne saurait se défendre d'un intérêt douloureux à la lecture des +lettres suivantes, écrites lorsque ses dernières pertes étaient encore +toutes récentes. + +LETTRE LIX. + +À M. DALLAS. + +Newstead-Abbey, 12 août 1811. + +«Que la paix soit avec les morts! Le regret ne saurait les réveiller. +Après avoir donné un soupir à ceux qui ont quitté cette vie, +reprenons-en les ennuyeuses occupations, dans la certitude où nous +sommes que nous aussi nous aurons un jour notre repos. Outre celle qui +m'avait donné l'existence, j'ai perdu la plus grande partie de ceux qui +me la rendaient supportable. Le meilleur ami de mon ami Hobhouse, +Matthews, homme d'un rare mérite, l'ornement de notre petit cercle, a +péri misérablement dans les eaux fangeuses de la Cam, toujours fatales +au génie. Mon pauvre camarade d'école, Wingfield, est mort à Coimbre. En +voilà trois dans l'espace d'un mois; j'avais reçu des nouvelles de tous +trois, mais je n'en ai pas vu un seul. Matthews m'avait écrit le jour +même de sa mort: quoique je regrette vivement sa perte, je suis bien +plus tourmenté pour Hobhouse, je crains bien qu'il n'en perde la raison; +depuis cet événement, les lettres qu'il m'a écrites sont pleines +d'incohérences. Mais allons..., nous passerons un jour ou un autre comme +tout le reste... Le monde est trop plein de ces sortes de choses, et +notre chagrin même est égoïste. + +»J'ai reçu une lettre de vous, à laquelle mes dernières occupations +m'ont empêché de répondre, ainsi qu'il aurait convenu. J'espère que vos +parens et vos amis ne seront pas de sitôt séparés. Je serai charmé de +recevoir une lettre de vous: parlez-moi d'affaires, de sujets communs, +de quelque chose ou de rien, de tout ce que vous voudrez, excepté de la +mort; j'en ai plus que je n'en puis supporter. C'est une chose +étonnante: je regarde sans émotion les quatre crânes que j'ai toujours +sous les yeux dans mon cabinet d'étude, et je ne puis, même par la +pensée, dépouiller de leur enveloppe charnue les traits de ceux que j'ai +connus, sans éprouver une horrible sensation; mais les vers n'y font pas +tant de cérémonie! Sûrement les Romains avaient raison de brûler leurs +morts. + +»Je serai charmé de recevoir de vos nouvelles, et suis votre, etc.» + +BYRON. + + + + +LETTRE LX. + +À M. HODGSON. + +Newstead-Abbey, 22 août 1811. + + +«Vous avez sans doute appris la mort soudaine de ma mère, celle de +Matthews, celle de Wingfield que je n'ai sue d'une manière bien positive +qu'au moment où je quittais Londres, encore refusais-je d'y croire; tout +cela fait un horrible vide dans mes affections. Ces coups se sont +succédé si rapidement, que je suis comme stupéfait du choc. Quoique je +mange, que je boive, que je parle, que je rie même quelquefois, j'ai +peine à me persuader que je sois éveillé; chaque matin j'acquiers la +triste conviction que tout cela n'est que trop réel. Mais, brisons là, +les morts sont en repos, et seuls ils y sont. + +»Vous partagerez la douleur de ce pauvre Hobhouse: Matthews était le +dieu de son idolâtrie; et si l'intelligence peut élever un homme +au-dessus de ses semblables, nul ne pouvait lui refuser cette +prééminence. Je le connaissais très-intimement, et l'estimais en +proportion; mais je retombe encore... Allons, parlons de la vie et des +vivans. + +«Si vous vous sentiez disposé à venir ici, vous y trouveriez «du bœuf, +du feu de charbon de terre» et du vin qui n'est pas sans quelque mérite. +Si vous y trouverez les deux autres nécessités d'un Anglais, suivant +Otway, je ne saurais en répondre, mais probablement une des deux. +Faites-moi savoir quand je pourrai vous attendre, afin que je vous +tienne au courant de mes allées et de mes venues..... + +«Davies est venu ici; il m'a invité à passer une semaine à Cambridge +dans le mois d'octobre, de sorte que nous pourrions d'aventure nous +rencontrer le verre à la main. Sa gaîté contre laquelle la mort ne peut +rien, m'a rendu bien service; mais après tout, nos éclats de rire +n'étaient pas francs. + +«Vous m'écrirez? Je suis seul, voilà la première fois que la solitude +m'est pénible. Votre anxiété, à propos de la critique sur le livre de +***, est amusante; comme elle est anonyme, elle est de peu de +conséquence. Je voudrais qu'elle eût amené un peu plus de confusion, car +j'aime les malices littéraires. Ne faites-vous rien? N'écrivez-vous +rien? N'imprimez-vous rien? Pourquoi ne continuez-vous pas votre satire +sur le méthodisme? Ce sujet, en supposant même que le public fût aveugle +sur le mérite littéraire, ferait merveille. Outre que pour un homme qui +se destine au diaconat, il n'y aurait pas de mal de prouver son +orthodoxie, sérieusement parlé, je désirerais vivement vous voir mieux +apprécié. Je dis _sérieusement_, parce qu'étant auteur moi-même, on +pourrait soupçonner mon humanité. Croyez-moi, pour toujours, mon cher +Hodgson, votre, etc.» + + + + +LETTRE LXI. + +A M. DALLAS. + +Newstead, 21 août 1811. + + +«Votre lettre me fait honneur de plus de sensibilité que je n'en +possède; quoique je me trouve suffisamment malheureux, je suis cependant +sujet à une sorte de joie hystérique, ou plutôt de rire sans gaîté, dont +je ne puis me rendre compte, et que je ne saurais surmonter; et +cependant je ne m'en sens pas soulagé: une personne indifférente me +croirait dans les meilleures dispositions du monde. «Il faut oublier +toutes ces choses,» et avoir recours à toutes nos jouissances +d'égoïstes, ou plutôt à notre égoïsme, source de nos jouissances. Je ne +crois pas retourner à Londres immédiatement; j'accepterai donc sans +cérémonie ce que vous m'avez obligeamment offert, votre médiation entre +Murray et moi. Je ne crois pas qu'il soit convenable d'y mettre mon nom. +Observez que ma maudite satire sera cause que les critiques anglais et +écossais vont se déchaîner sur le _Pélerinage_. Mais n'importe; si +Murray insiste, et que vous soyez d'accord avec lui, j'en aurai le +courage. Que le titre porte donc: «Par l'auteur des _Poètes anglais et +des Journalistes écossais_.» Mes remarques sur la langue romaïque, qui +devaient accompagner mes _Imitations d'Horace_, se joindront tout +naturellement à cet ouvrage, avec lequel elles ont plus de rapport, +ainsi que les petits poèmes que j'ai maintenant en portefeuille, et +quelques autres déjà publiés dans les _Mélanges_. J'ai trouvé dans les +papiers de ma pauvre mère toutes mes lettres de l'Orient, et en +particulier une assez longue sur l'Albanie; j'en pourrai, au besoin, +tirer le sujet d'une note ou deux. Comme je n'avais point de journal, +ces lettres écrites sur les lieux sont tout ce que je puis désirer de +mieux. Nous en reparlerons quand tout le reste sera définitivement +arrangé. + +«Murray a-t-il montré l'ouvrage à quelqu'un? Il en est bien le maître; +mais je ne veux pas de suffrages mendiés ou surpris. Il y a +naturellement certaines petites choses que je voudrais changer. +Peut-être ferait-on aussi bien de retrancher deux stances bouffonnes sur +le dimanche à Londres. Je dois singulièrement éviter d'identifier mon +caractère avec celui de _Childe Harold_, et c'est en vérité une seconde +objection pour l'impression de mon nom sur le titre. Quand vous serez +convenu du tems, du format, du caractère, etc., faites-moi l'honneur +d'une réponse. Je vous donne une peine infinie, et que tous mes +remercîmens ne sauraient jamais reconnaître. J'avais mis en tête du +manuscrit une sorte d'apologie en prose de mon scepticisme; mais comme, +toute réflexion faite, je trouve qu'elle a plutôt l'air d'une attaque +que d'une défense, je crois qu'il serait peut-être mieux de la +retrancher.... Voyez, et jugez. Je crains que Murray ne se fasse quelque +mauvaise affaire avec les dévots; je ne puis qu'y faire; je souhaite +cependant qu'il s'en tire pour le mieux. Quant à moi, «j'ai été abreuvé +de critiques, et j'en ai eu tout mon soûl,» et je ne pense pas que «le +plus épouvantable traité» puisse mouvoir et faire hérisser sur ma tête +«ma toison de cheveux», jusqu'à ce que «la forêt de Birnam vienne au +château de Dunsinane[161]». Je continuerai à vous écrire de tems en +tems, et j'espère que vous me rendrez lettre pour lettre. Comment Pratt +se tire-t-il des œuvres posthumes de Joe Blackett? Vous avez tué ce +pauvre homme-là entre vous, en dépit de votre ami l'Ionien et de moi qui +voulions le sauver des griffes de Pratt. Poésie, pauvreté pendant la +vie, oubli après la mort! Cruel patronage! de ruiner un homme, en +l'arrachant à son état. Mais enfin c'est un merveilleux sujet de +souscription et de biographie; et Pratt, qui tire le meilleur parti de +ses dédicaces, a déjà dédié son livre à cinq grandes familles au moins. + + [Note 161: Imitation burlesque du _Macbeth_ de Shakspeare. + (_N. du Tr._)] + +«Je suis fâché que vous n'aimiez pas Harry White; avec beaucoup de +jargon religieux qui, par parenthèse, l'a tué, quoique sincère, comme +vous avez tué Joe Blackett, certes il y avait en lui de la poésie et du +génie. Je ne dis pas cela pour ma comparaison et mes rimes; mais il +était incontestablement au-dessus de tous les Bloomfields, les +Blacketts, et tous ces autres savetiers que Lofft et Pratt ont enlevés +ou enlèveront à leur état pour les faire entrer au service de la presse. +Vous excuserez tout le décousu de cette lettre; j'écris je ne sais quoi +pour me dérober à moi-même. Hobhouse est parti pour l'Irlande. M. Davies +est passé par ici en se rendant à Harrowgate. + +»Vous ne connaissiez pas Matthews; c'était un homme d'un talent +extraordinaire; il en a fait preuve à Cambridge, en gagnant, sur les +plus habiles candidats, plus de prix et de _fellowships_ qu'aucun gradué +ne l'ait encore fait, de mémoire d'homme. Mais c'était un athée bien +décidé et bien connu pour tel; car il proclamait ses principes dans +toutes les sociétés. Je le connaissais beaucoup; sa mort laisse dans mon +cœur un vide qui ne sera pas aisément rempli: pour Hobhouse, il ne s'en +consolera jamais. Écrivez-moi, et croyez-moi, etc.» + + + + +LETTRE LXII. + +À M. MURRAY. + +Newstead-Abbey, 23 août 1811. + + +MONSIEUR, + +«Un chagrin domestique, la mort d'un parent très-proche, m'a jusqu'ici +empêché d'entrer en correspondance avec vous sur ce qui fait le sujet de +cette lettre. Mon ami, M. Dallas, a mis entre vos mains le manuscrit +d'un poème écrit par moi en Grèce, et me dit que vous n'avez point +d'objections contre sa publication; mais il m'apprend aussi que vous +désireriez soumettre l'ouvrage à M. Gifford. Certes, nul ne désirerait +plus que moi profiter des observations dont il pourrait peut-être +m'honorer; mais il y a dans une démarche de ce genre une sorte de quête +d'éloges qui répugne à mon orgueil, ou de quelque autre nom qu'il vous +plaise d'appeler le sentiment qui me force à m'y refuser. Non-seulement +M. Gifford est le premier de nos poètes satiriques, mais il est encore +l'éditeur de nos principales _Revues_, et comme tel, l'homme du monde +dont je voudrais le moins avoir l'air de prévenir la critique par de +petits moyens, quoique en effet je la redoute beaucoup. Vous voudrez +donc bien garder le manuscrit entre vos mains, ou s'il faut absolument +qu'il soit montré à quelqu'un, envoyez-le à un autre. Quoique je ne sois +pas très-patient de la censure, je serais, comme un autre, charmé de +recevoir le peu d'éloges que mes vers peuvent mériter; mais à coup sûr +je ne veux pas les extorquer par d'humbles sollicitations, et en faisant +passer mon manuscrit à la ronde. Je suis persuadé qu'avec un peu de +réflexion vous verrez que je n'ai pas tort. + +«Si vous vous déterminez à publier, j'ai aussi quelques petits poèmes +inédits, quelques notes, et une courte dissertation sur la littérature +grecque moderne, écrite à Athènes, qui pourront être places à la fin du +volume. Si la pièce dont il s'agit ici venait à réussir, j'ai intention +de publier plus tard un choix de mon premier recueil, ma satire, une +autre de la même longueur, et quelques autres petites choses; le tout +joint au manuscrit que vous avez maintenant entre les mains pourrait +former deux volumes. Nous aurons le tems d'en reparler. Je vous serais +obligé de me faire connaître la détermination que vous aurez prise. + +«Je suis, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur,» + +BYRON. + + + + +LETTRE LXIII. + +A M. DALLAS. + +Newstead-Abbey, 25 août 1811. + + +«Comme heureusement j'ai mon franc-couvert[162], je ne me fais point +scrupule de vous accabler de griffonnage; depuis dix jours je vous ai +envoyé de véritables paquets. Je suis ici comme un ermite; je ne crois +pas que mon agent puisse m'accompagner à Rochdale avant la seconde +semaine de septembre, délai qui me contrarie fort; car je voudrais que +cette affaire fût finie, et serais bien aise de me livrer à quelque +occupation. Je vous envoie des exordes, des annotations, etc., pour +notre futur in-quarto, si tant est qu'in-quarto il doive y avoir. J'ai +aussi écrit à M. Murray, lui exposant les raisons qui me font ne pas +consentir à ce qu'il envoie mon manuscrit à Juvénal[163], mais lui +permettant de le montrer à quelque autre personne du métier qu'il pourra +lui être agréable. Hobhouse est sous presse, de manière que, lui en +prose, et moi en vers, nous tirons passablement à vue sur la patience et +le papier-monnaie du public. Ce n'est pas tout; mes _Imitations +d'Horace_ attendent leur tour pour s'imprimer chez Cawthorn, mais je +suis encore incertain sur le _quand_ et le _comment_, le simple ou le +double, le présent et le futur. Il faut que vous excusiez tout ce +bavardage; car dans ce manoir isolé je n'ai rien à dire, si ce n'est de +moi-même, et je serais charmé de pouvoir parler de....., ou penser à +quelque autre chose que ce soit. + + [Note 162: Pendant la durée des sessions, les membres des + deux chambres ont leur couvert libre, tant pour les lettres + qu'ils écrivent que pour celles qu'ils reçoivent. + (_N. du Tr._)] + + [Note 163: M. Gifford.] + +«Qu'est-ce que vous allez faire? Pensez-vous à percher dans le +Cumberland, comme vous en aviez l'idée, quand j'étais dans la métropole! +Si vous avez le goût de la retraite, que ne prenez-vous «la chaumière de +l'amitié» de miss ***, dernière résidence du savetier Joe Blackett, de +la mort duquel vous et les autres répondrez un jour? «Sa fille +orpheline» (pathétique Pratt!) ne saurait manquer de devenir une Sapho +cordonnière. N'avez-vous pas de remords? Je crois que l'élégante épître +à miss Dallas devrait être gravée sur le cénotaphe que miss *** veut +consacrer à sa mémoire. + +«Les journaux semblent désappointés de ce que Sa Majesté ne meurt pas et +s'occupe à quelque chose de mieux. Je présume que tout est fini +maintenant. Si le parlement reprend ses séances en octobre, je me +rendrai à Londres pour y assister. Je suis aussi invité à Cambridge pour +le commencement de ce mois, mais il faut d'abord que j'aille faire une +course à Rochdale. Maintenant que Matthews est mort et que Hobhouse est +en Irlande, à l'exception de celui qui m'y appelle, à peine me +reste-t-il un ami à Cambridge pour me venir prendre la main à mon +arrivée. A vingt-trois ans, me voilà resté presque seul, que sera-ce +donc à soixante-dix! Il est vrai que je suis jeune et que je puis +commencer de nouvelles liaisons; mais avec qui me rappellerai-je ces +scènes joyeuses de la première partie de la vie? C'est une chose +étrange, combien peu de mes amis sont morts d'une mort tranquille! je +veux dire dans leur lit. Une vie tranquille est de bien plus grande +conséquence. Mais on aime mieux se quereller et se heurter que +_bailler_. Ce mot m'avertit qu'il est tems de vous débarrasser de votre +bien affectionné, etc. + + + + +LETTRE LXIV. + +A M. DALLAS. + +Newstead-Abbey, 27 août 1811. + +«J'étais si sincère dans ma note sur feu Charles Matthews, et je me sens +si totalement incapable de rendre justice à ses talens, que le passage +doit subsister par la raison même que vous alléguez pour me le faire +supprimer. Tous les hommes que j'ai connus ne sont que des pygmées +auprès de lui. C'était un géant intellectuel. Il est vrai que j'aimais +Wingfield plus encore: c'était mon plus ancien camarade et le plus cher, +un de ces hommes peu nombreux qu'on ne saurait jamais se repentir +d'avoir aimés; mais sous le rapport de la capacité... Ah! vous ne +connaissiez pas Matthews! + +«_Childe Harold_ peut attendre, et ce sera tant mieux; les livres n'en +sont jamais plus mauvais pour avoir été retardés dans leur publication. +Ainsi, vous avez chez vous notre héritier, Georges Anson Byron, et sa +sœur................................................................... + +«Dites tout ce que vous voudrez, mais vous êtes l'un des _meurtriers_ de +Blackett, et cependant vous ne voulez pas avouer le génie d'Harry White. +Mettant à part sa bigoterie, il mérite certainement d'être placé près de +Chatterton. Il est étonnant combien peu il était connu! et, à Cambridge, +personne ne pensait à lui, ne parlait de lui, jusqu'à ce que la mort +l'ait rendu indifférent à sa gloire posthume. Pour ma part, j'eusse été +fier d'être lié avec lui; ses préjugés mêmes étaient respectables. Il y +a à Granta un poète épique en herbe, un M. Townsend, protégé du feu duc +de Cumberland. Avez-vous jamais entendu parler de son _Armageddon_? Je +crois que son plan (pour l'homme, je ne le connais pas) a quelque chose +de sublime; bien que dans vos idées, à vous autres Nazaréens, il y ait +trop de hardiesse à vouloir créer à l'avance _Le Dernier Jour_. Cela a +l'air de vouloir dire au Seigneur ce qu'il doit faire, et pourrait +rappeler à quelque lecteur malévole ce vers: + + Des sots se précipitent où les anges ne marchent qu'en + tremblant. + +»Je ne veux point lui faire de chicanes, d'autres lui en feront, et il +pourrait bien voir après ses talons tous les agneaux de Jacob Behmen. +Quoi qu'il en soit, j'espère qu'il s'en tirera à son honneur, encore +qu'il doive rencontrer Milton en son chemin. + +»Écrivez-moi, je suis fou de bavardages; saluez pour moi Ju..., et +donnez pour moi une poignée de main à Georges; mais prenez garde, il a +une vilaine patte marine. + +»_P. S._ J'inviterais volontiers Georges à venir ici, mais je ne sais +comment l'amuser; j'ai vendu tous mes chevaux à mon départ d'Angleterre, +et je n'ai pas encore eu le tems de les remplacer. Cependant, s'il veut +venir chasser en septembre, il sera le bienvenu, mais il faudra qu'il +apporte un fusil; j'ai donné tous les miens à Ali Pacha, et à d'autres +Turcs. J'ai des chiens, un garde, beaucoup de gibier, un grand domaine, +un lac, un bateau, un logement et du bon vin à son service.» + + + + +LETTRE LXV. + +À M. MURRAY. + +Newstead-Abbey, 5 septembre 1811. + + +MONSIEUR, + +«Il paraît que le tems est passé où, comme le disait le docteur Johnson, +un homme était sûr d'apprendre la vérité de son libraire; vous m'avez +fait tant de complimens qu'à moins d'être le dernier écrivassier du +monde, je devrais m'en tenir pour offensé. Mais puisque je les accepte +ces complimens tels qu'ils sont, il est bien juste que j'aie aussi +beaucoup d'égards pour vos objections, d'autant plus que je les crois +fondées. Quant aux parties politique et métaphysique, je crains de n'y +pouvoir rien changer; j'ai de grandes autorités pour justifier mes +erreurs sur ce point, car l'_Énéide_ elle-même était un poème +_politique_ et écrit dans un but _politique_. Quant à mes malheureuses +opinions sur des sujets plus importans, j'ai été trop sincère en les +émettant pour songer à chanter la palinodie. J'ai dit ce que j'avais vu +pour ce qui touche les affaires d'Espagne, et je crois que l'honnête +John Bull commence à revenir de l'ivresse où l'avait plongé la retraite +de Masséna, conséquence ordinaire de _succès extraordinaires_. Vous +voyez donc que je ne puis altérer les pensées; mais si dans l'expression +et la forme des vers, il y a quelque chose que vous désiriez changer, je +puis rajuster des rimes, et retourner des stances autant qu'il vous +plaira. Quant aux _Orthodoxes_, espérons qu'ils achèteront l'ouvrage +pour en dire du mal, alors vous leur pardonnerez l'intention en faveur +du résultat immédiat. Vous savez que rien de ce qui sort de ma plume ne +saurait être épargné, pour plusieurs bonnes raisons; ainsi donc, encore +que cet ouvrage soit d'une nature tout-à-fait différente du premier, +nous ne devons pas nous livrer à de trop belles espérances. + +»Vous ne m'avez point fait de réponse à ma question; dites-moi +franchement, avez-vous montré le manuscrit à quelqu'un de votre corps? +J'ai envoyé une stance d'introduction à M. Dallas pour vous être remise, +et sans laquelle le poème commençait d'une manière trop brusque. Il vaut +mieux numéroter les stances en chiffres romains. J'ai des _Recherches +sur la littérature grecque moderne_ et quelques autres petits poèmes qui +se placeront à la fin. Je les ai ici, et je vous les enverrai en tems +opportun. Si M. Dallas a perdu la stance et la note qui y était annexée, +écrivez-le-moi, et je vous les enverrai directement. Vous me dites +d'ajouter deux chants, mais je dois visiter mes _charbonniers_ du +Lancashire, le 15 courant, et c'est une occupation si anti-poétique que +je n'ai pas besoin de vous en dire davantage. + +»Je suis, Monsieur, votre très-obéissant, etc.» + +Les manuscrits de ces deux poèmes ayant été, bien contre sa volonté, +montrés à M. Gifford, voici l'opinion de ce gentleman, rapportée par M. +Dallas: «Il a parlé très-avantageusement de votre satire; mais quant à +votre poème (_Childe Harold_), non-seulement il a dit que c'était ce que +vous aviez écrit de mieux, mais il le prétend au moins égal à quoi que +ce soit qu'on ait publié depuis le commencement de ce siècle.» + + + + +LETTRE LXVI. + +À M. DALLAS. + +Newstead-Abbey, 7 septembre 1811. + + +MONSIEUR, + +«Comme Gifford a toujours été pour moi mon _magnus Apollo_, des éloges +tels que ceux que vous mentionnez me sont naturellement plus précieux +que _tout l'or vanté de Bolcara_, que _toutes les pierres précieuses de +Samarkand_. Mais je suis fâché que le manuscrit lui ait été montré, et +je l'avais écrit à Murray, croyant qu'il en était tems encore. + +»Pour répondre à votre objection sur l'expression de _ligne centrale_, +je vous dirai seulement qu'avant que Childe Harold quittât l'Angleterre, +son intention arrêtée était de traverser la Perse et de revenir par les +Indes, ce qu'il n'aurait pu faire sans passer la ligne équinoxiale. + +»Quant aux autres erreurs dont vous parlez, il faudra que je les corrige +au fur et à mesure pendant l'impression. Je me sens très-honoré du désir +qu'ont bien voulu exprimer des personnes aussi distinguées de me voir +continuer mon poème; mais pour cela, il faut que je retourne en Grèce et +en Asie; il me faut un soleil plus chaud et un ciel sans nuages; on ne +saurait décrire de telles scènes au coin d'un feu de charbon de terre. +J'avais projeté un chant additionnel quand j'étais dans la Troade et à +Constantinople, et, si je revoyais ces lieux-là, je pourrais continuer: +mais au milieu des circonstances et des sensations actuelles je n'ai ni +harpe, ni cœur, ni voix pour aller en avant. Je sens que vous avez tous +raison quant à la partie métaphysique; mais je sens aussi que je suis +sincère, et que si je ne devais écrire que _ad captandum vulgus_, autant +vaudrait publier tout de suite un _Magazine_ ou filer langoureusement +des chansonnettes pour le Wauxhall................................... + +»Mon ouvrage réussira comme il pourra. Je sais que j'ai tout contre moi, +des poètes irrités et des préjugés; mais si le poème est _un poème_, il +surmontera ces obstacles, _sinon_ il mérite son sort. J'ai lu l'ode de +votre ami; ce ne serait pas lui faire grand compliment de lui dire +qu'elle est bien supérieure à celle de S***, sur le même sujet. C'est +évidemment l'ouvrage d'un homme de goût et d'un poète, et cependant je +ne pourrais dire qu'elle soit tout-à-fait égale à ce qu'on avait droit +d'attendre de l'auteur des _Horæ Ionicæ_. Je vous en remercie, et c'est +plus que je n'en voudrais dire d'aucune autre des odes qu'on nous donne +aujourd'hui. Je suis bien sensible aux vœux que vous formez pour moi, et +j'en ai grand besoin. Ma vie entière a été en opposition aux convenances +sociales pour ne pas dire à la décence. Mes affaires sont embarrassées, +mes amis sont morts ou loin de moi, et mon existence n'est plus qu'un +désert aride. Dans Matthews j'ai perdu un guide, un philosophe, un ami; +dans Wingfield un ami seulement, mais un ami que j'aurais désiré +accompagner dans son long voyage. + +»Matthews était, en effet, un homme extraordinaire; jamais un étranger +n'aurait pu concevoir un tel génie; le cachet de l'immortalité était +empreint sur tout ce qu'il disait, sur tout ce qu'il faisait: et +maintenant que reste-t-il de lui? Quand nous voyons de ces hommes +disparaître, de ces hommes qui semblaient avoir été créés pour montrer +tout ce que le créateur pourrait faire de ses créatures; quand nous les +voyons réduits en poussière avant que le tems n'ait mûri leur génie qui +eût pu être l'orgueil de la postérité, que devons-nous en conclure? Pour +ma part, ma raison s'y perd. Il était beaucoup pour moi, il était tout +pour Hobhouse. Mon pauvre Hobhouse idolâtrait Matthews. Moi je l'aimais +moitié moins que je ne le respectais; j'étais tellement convaincu de sa +supériorité infinie, que quoique je ne lui portasse pas envie, je +restais devant lui dans une sorte d'admiration stupéfaite. Lui, +Hobhouse, Davis et moi nous formions un petit cercle à Cambridge et +ailleurs. Davis est un homme d'esprit et un homme du monde; il ressent +la perte que nous avons faite, autant qu'un homme de ce caractère peut +la ressentir; mais il n'en est pas aussi affecté qu'Hobhouse. Davis, qui +n'est point écrivain, nous a toujours battus dans une guerre de mots; +son talent de conversation nous amusait en même tems qu'il nous +imposait. Hobhouse et moi, avions toujours le dessous contre les deux +autres, et Matthews lui-même était obligé de céder devant la vivacité +toute puissante de Davis. Mais je vous parle là d'hommes et de jeunes +gens, comme si tout cela était de nature à vous intéresser. + +»J'attends le retour de mon agent vers le 14, pour me rendre avec lui +dans le Lancashire, où tout le monde me dit que j'ai une propriété qui +n'est pas à dédaigner, consistant en mines de charbon de terre, etc. Mon +intention est d'accepter ensuite une invitation, à Cambridge, en +octobre, et peut-être irai-je jusqu'à Londres. J'ai quatre invitations +pour quatre villes différentes; mais il faut que je me dévoue tout +entier aux affaires. Je suis complètement seul, comme le prouvent assez +ces lettres longues et ennuyeuses. En relisant votre lettre, je vois que +l'ode est de l'auteur; faites-lui, je vous prie, accepter mes +complimens. Sa muse méritait un sujet plus noble. Vous m'écrirez, je +l'espère, comme à l'ordinaire. + +»Je vous souhaite le bon soir, et suis, etc.» + + + +LETTRE LXVII. + +À M. MURRAY. + +Newstead-Abbey, 14 septembre 1811. + + +MONSIEUR, + +«Depuis votre dernière lettre j'ai appris de M. Dallas que, contre mon +intention, ainsi qu'il le savait bien, et que vous le savez vous-même, +d'après une lettre que je vous avais écrite tout entière à ce sujet, mon +manuscrit avait été soumis à la lecture de M. Gifford. Quelques +événemens domestiques récens, dont vous avez sans doute connaissance, +m'empêchèrent de vous envoyer ma lettre plus tôt. Je ne pouvais +m'imaginer, en effet, que vous seriez si pressé de jeter mes productions +entre les mains d'un étranger, qui pouvait n'être pas plus satisfait de +les recevoir, que l'auteur de les voir offrir d'une telle manière et à +un tel homme. + +»Mon adresse, quand j'aurai quitté Newstead, sera à Rochdale, +Lancashire; mais je n'ai pas encore fixé le jour de mon départ, j'aurai +soin de vous en tenir averti. + +»Vous m'avez mis dans une situation bien ridicule; mais enfin cela est +passé, nous n'en parlerons pas davantage. Vous paraissez désirer +quelques changemens; s'ils n'ont rien à voir avec la politique ou la +religion, je m'y prêterai avec le plus grand plaisir du monde. + +»Je suis, Monsieur, etc.» + + + +LETTRE LXVIII. + +À M. DALLAS. + +Newstead-Abbey, 17 septembre 1811. + + +«Je vous excuse facilement de ne m'avoir point écrit, car j'espère que +vous avez quelque chose de mieux à faire. De votre côté, vous devez me +pardonner de vous importuner si souvent, car, pour le moment, je n'ai +rien à faire qui puisse vous sauver l'ennui de ma correspondance. + +»Je ne puis me fixer à rien, et, à l'exception d'un grand exercice +physique, mes jours se passent dans une indolence uniforme et une +oisiveté insipide. J'ai long-tems attendu, et j'attends encore mon +agent; quand il viendra, j'aurai assez de quoi m'occuper d'affaires peu +agréables, je vous assure. Avant de partir pour Rochdale, je vous dirai +comment vous devez m'écrire, ce sera probablement poste restante. J'ai +reçu de Murray une seconde épreuve que je l'ai prié de vous montrer, +afin que vous voyiez si quelque chose ne me serait pas échappé avant que +l'imprimeur ne jette les fondemens d'une colonne d'_errata_. + +»Je suis maintenant presque seul, n'ayant avec moi qu'une vieille +connaissance, un vieux camarade d'école, si _vieux_, en effet, que nous +n'avons presque plus rien de _nouveau_ à nous dire sur aucun sujet, et +que nous bâillons l'un devant l'autre dans une sorte de _quiétude +inquiète_. Je n'entends pas parler de Cawthorn ou du capitaine Hobhouse +et de leur _in-quarto_. Dieu prenne pitié du genre humain! Nous fondons +sur lui, comme Cerbère, avec notre triple publication. Pour moi-même, +pris isolément, je me contente de me faire comparer à Janus. + +»Je ne suis pas du tout satisfait que Murray ait montré le manuscrit; et +je suis certain que Gifford doit penser là-dessus, comme moi-même. Ses +éloges ne signifient absolument rien; que pouvait-il dire? Il ne pouvait +pas cracher à la figure de quelqu'un qui l'avait loué de toutes les +manières possibles. Je dois l'avouer, je donnerais tout au monde pour +qu'il fût bien convaincu que je ne suis pour rien dans cette misérable +affaire. Plus j'y pense, plus cela me tourmente; ainsi le meilleur est +de n'en plus parler. C'est déjà assez d'être un écrivassier, sans avoir +recours à de si petits moyens pour extorquer des éloges ou prévenir la +censure. C'est aller au-devant d'un jugement, c'est mendier, se mettre à +genoux devant un homme, c'est l'aduler... Diable, diable, diable! et +tout cela sans mon consentement, et en opposition à ma volonté formelle! +Je voudrais que Murray eût été attaché au _cou de Payne_, quand il sauta +dans le canal de Padington; dites-lui donc que c'est un réceptacle +convenable pour des éditeurs. Puisque vous pensez à vous fixer à la +campagne, pourquoi ne pas essayer de Nottingham? Je crois qu'il y a là +plusieurs maisons qui vous conviendraient parfaitement, et puis vous +seriez plus près de la métropole; mais nous en reparlerons. + +»Je suis, etc.» + + + + +LETTRE LXIX. + +À M. DALLAS. + +Newstead-Abbey, 21 septembre 1811. + + +«J'ai montré le cas que je fais de vos observations en me conformant à +presque toutes; j'ai aussi fait, par moi-même, plusieurs corrections sur +la première épreuve. Écrivez-moi, je vous prie; quand j'irai à Lanes, je +vous le ferai savoir. Vous voilà sur mon dos maintenant, ainsi que mon +ami Juvenal Hodgson sur le chapitre de la révélation. Vous ne manquez +pas de ferveur, mais lui c'est un brasier ardent; s'il prend, pour +sauver son ame, la moitié de la peine qu'il se donne pour la mienne, +grande sera sa récompense un jour à venir. Je vous honore et vous +remercie tous deux; mais ni l'un ni l'autre vous ne m'avez convaincu. + +»Maintenant occupons-nous des notes. Outre celles que j'ai déjà +envoyées, j'enverrai encore les observations sur les remarques de ces +messieurs de la _Revue d'Édimbourg_ sur le grec moderne, une chanson +albanaise en langue albanaise _et non pas grecque_, quelques +échantillons de grec moderne, tirés du Nouveau-Testament, une scène de +l'une des comédies de Goldoni, traduite, le prospectus du livre d'un +ami, tout cela en romaïque, outre leur _Pater Noster_; vous voyez qu'il +y en aura assez pour ne pas dire trop. Avez-vous reçu les _Noctes +atticæ_? J'envoie de plus une note sur le Portugal. Hobhouse va bientôt +paraître aussi.» + + + + +LETTRE LXX. + +À M. DALLAS. + +Newstead-Abbey, 23 septembre 1811. + + +«_Lisboa_ est le mot portugais, et conséquemment le meilleur. +_Ulyssipont_ est pédantesque, et comme j'ai un peu plus haut _Hellas_ et +_Eros_, cela aurait l'air d'une affectation de termes grecs, que je +désire éviter. J'en ai déjà une quantité effrayante dans mes notes, +comme échantillons de la langue; ainsi donc il faut conserver _Lisboa_. +Vous avez raison quant aux _Imitations d'Horace_, il ne faut pas +qu'elles viennent avant le _Romaunt_; je sais bien que Cawthorn sera +furieux; mais n'importe, arrêtez toujours les _Imitations_, et puis vous +essaierez si vous pouvez le remettre de bonne humeur, si vous pouvez. + +»J'ai adopté, je crois, la plupart de vos suggestions; _Lisboa_ sera une +exception pour prouver la règle. J'ai envoyé quantité de notes, et j'en +enverrai encore; mais faites-les recopier, je vous prie, car le diable +ne lirait pas mon écriture. À propos, je n'ai point envie de changer le +neuvième vers de la pièce intitulée _Good Night_ (_Bonne Nuit_ ou _Bon +Soir_). Je n'ai aucune raison de supposer que mon chien vaille mieux que +ses confrères de l'espèce humaine, et nous savons qu'_Argus_ est une +fable. Le _Cosmopolite_ est une acquisition faite sur le continent. Je +ne crois pas qu'on le trouve en Angleterre. C'est un petit volume +amusant, plein de la gaîté et de la vivacité françaises. Je lis leur +langue, quoique je ne la parle pas. + +»Je veux être en colère contre Murray. Son procédé est un procédé de +libraire, cela sent l'arrière-boutique; et si le résultat de +l'expérience avait été tel qu'il le méritait, il y avait de quoi +soulever tout Fleet-Street, et emprunter le bâton du géant de l'église +de Saint-Dunstan pour immoler un homme qui abuse ainsi du dépôt qu'on +lui avait confié. Je lui ai écrit, je vous jure, comme jamais auteur ne +l'avait encore fait; j'espère que vous exagérerez encore mon +ressentiment, jusqu'à ce qu'il s'y montre sensible. Vous me dites +toujours que vous avez beaucoup de choses à m'écrire, écrivez-les; mais +laissez de côté la métaphysique. Nous ne nous entendrons jamais sur ce +point-là. Je suis ennuyé et endormi à mon ordinaire. Je ne fais rien, et +ce rien même me fatigue. Adieu.» + + + + +LETTRE LXXI. + +À M. DALLAS. + +Newstead-Abbey, 11 octobre 1811. + + +«Je reviens de Lancs, et je me suis convaincu que ma propriété pourrait +acquérir beaucoup de valeur; mais diverses circonstances m'empêchent d'y +donner tous les soins convenables. Je serai à Londres pour affaires au +commencement de novembre, et peut-être à Cambridge avant la fin de ce +mois; dans tous les cas, je vous tiendrai au courant de tous mes +mouvemens. + +»Voici encore une mort qui vient m'affliger; j'ai perdu quelqu'un qui +m'était bien cher dans de meilleurs tems; mais j'ai presque oublié le +goût amer du chagrin, et j'ai été abreuvé d'horreur jusqu'à ce que je +sois devenu complètement endurci. Je n'ai plus une larme aujourd'hui +pour un événement qui, il y a cinq ans, m'aurait abîmé de douleur. Il +semblerait que je sois destiné à éprouver dès ma jeunesse le plus grand +malheur des vieillards. Mes amis tombent autour de moi, et je resterai +comme un arbre seul et isolé quoique le tems ne l'ait pas encore +desséché: d'autres peuvent toujours trouver un refuge dans leur famille; +mais je n'ai de ressources que dans mes propres réflexions, et elles ne +m'offrent aucune consolation dans ce monde ou dans l'autre, si ce n'est +le plaisir égoïste de survivre à ceux qui valaient mieux que moi. En +vérité je suis bien malheureux; vous me pardonnerez de m'excuser ainsi; +car vous savez que je ne suis point porté à la sensibilité. + +»Au lieu de vous fatiguer de mes affaires, je serais bien aise que vous +me parlassiez de vos projets de retraite; vous ne voulez pas, je +suppose, vous isoler entièrement de la société? Maintenant je connais un +grand village, ou une petite ville, à douze milles environ d'ici, où +votre famille aurait l'avantage d'une société fort agréable, et n'aurait +pas à craindre de se voir ennuyer par une affluence mercantile; où vous +trouveriez des hommes de talent et d'opinions indépendantes, où j'ai +quelques amis dont je serais fier de vous procurer la connaissance. Il y +a en outre un café et d'autres lieux publics où l'on peut se réunir. Ma +mère y a demeuré pendant plusieurs années, et je connais très-bien tout +Southwell; c'est le nom de cette petite république. Enfin, vous ne serez +pas fort loin de moi; et quoique je sois en général le plus mauvais +compagnon possible pour des jeunes gens, cette objection ne saurait +s'appliquer à vous, que je pourrais voir fréquemment. Vos dépenses aussi +seront exactement celles qu'il vous conviendra de faire plus ou moins; +mais il vous en coûterait fort peu, pour vous procurer tous les plaisirs +d'une vie de province. Vous pourriez être aussi retiré ou aussi répandu +que vous le voudriez, et dans un pays certainement aussi beau que les +lacs du Cumberland, à moins que vous n'ayez un désir particulier +d'entrer dans l'_école pittoresque_[164]. + + [Note 164: Voyez, dans les _Poètes anglais_, tome II des + _Œuvres de Byron_, page 378, une note sur les poètes des + lacs. + (_N. du Tr._)] + +»Cet Ionien de vos amis est-il à Londres? Vous m'aviez promis de me +procurer sa connaissance. + +Vous me dites que vous avez montré le manuscrit à plusieurs personnes; +cela n'est-il pas contraire à nos conventions? Avertissez donc M. Murray +de défendre à son garçon de boutique d'appeler mon ouvrage _le +Pélerinage de l'enfant d'Harrow_ (_Child of Harrow's Pilgrimage_!!!) +comme il l'a fait en parlant à plusieurs de mes amis étonnés, qui, à +cette occasion, ont écrit pour s'informer de l'état de mes facultés +intellectuelles, et certes il y avait de quoi. Je n'ai pas reçu de +nouvelles de Murray, à qui j'avais adressé une vigoureuse semonce. +Faut-il que j'écrive encore des notes? N'y en a-t-il pas assez? Il faut +arrêter Cawthorn dans l'impression des _Imitations d'Horace_; j'espère +qu'il avance dans celle de l'_in-quarto_ de Hobhouse. + +»Bon soir. Tout à vous, etc., etc.» + +Les vers suivans sont de la même date que la lettre précédente, et n'ont +pas encore été imprimés, c'est une réponse à d'autres vers dans lesquels +un ami l'exhortait à bannir les soucis et à se livrer à la joie. On y +verra avec quelle triste persévérance, même sous le poids de malheurs +récens, il revient sans cesse au désappointement qu'il a éprouvé dans +ses premières affections comme à la source principale de tous ses +chagrins et de toutes ses erreurs passées et à venir. + +Oh! bannissons les soucis! que telle soit toujours ta devise à l'heure +du plaisir! Peut-être aussi la mienne, lorsque, dans de nocturnes +orgies, je cherche ces délices enivrantes, par lesquelles les fils du +désespoir tentent d'assoupir le cœur et de bannir les chagrins. + +Mais à l'heure matinale des méditations, quand le présent, le passé, +l'avenir nous effraient de leurs sombres images, quand je reconnais que +tout ce que j'aimais est changé ou n'est plus, ne viens pas irriter par +ces maximes importunes les douleurs d'un homme dont chaque pensée... +Mais pourquoi en parler? tu sais que je ne suis plus ce que j'étais +naguère; et surtout si tu tiens à conserver une place dans un cœur qui +ne fut jamais froid, je t'en conjure par toutes les puissances que les +hommes révèrent, par tous les objets qui te sont chers, par ton bonheur +ici-bas et tes espérances d'une autre vie, garde-toi, oh! garde-toi de +jamais me parler d'amour. + +Il serait trop long de raconter, et sans utilité d'entendre la triste +histoire d'un homme qui dédaigne les larmes; ce récit ne réveillerait +que peu de sympathie dans les cœurs vertueux; mais le mien a souffert +plus qu'il ne convient à un philosophe de l'avouer. J'ai vu ma fiancée +devenir l'épouse d'un autre, je l'ai vue assise à ses côtés; j'ai vu +l'enfant que son sein a porté sourire doucement comme faisait sa mère, +lorsque jeunes tous deux nous nous regardions en souriant, innocens et +purs comme cet enfant; j'ai vu ses yeux, chargés d'un froid dédain, +chercher à découvrir si j'éprouvais quelque douleur secrète; et moi, +j'ai bien joué mon rôle: j'ai commandé à mon visage de ne pas trahir les +angoisses de mon cœur, je lui ai renvoyé des regards aussi glacés que +les siens; et pourtant, cette femme! je me sentais encore son esclave! +J'ai baisé d'un air d'indifférence l'enfant qui aurait dû être le mien, +et chacune de mes caresses n'a que trop prouvé que le tems n'avait pas +affaibli mon amour. Mais laissons ces tristes souvenirs: je ne veux plus +gémir; je n'irai plus chercher quelque repos sur la rive orientale: le +inonde convient bien au tumulte de mes pensées; je reviendrai me jeter +dans son tourbillon. Mais si dans un tems à venir, quand les beaux jours +d'Albion seront sur le déclin, tu entends parler d'un homme dont les +crimes profonds sont dignes des époques les plus noires, d'un homme que +ni l'amour ni la pitié ne touchent, aussi insensible à l'espoir de la +célébrité qu'aux louanges des hommes vertueux; d'un homme qui, dans +l'orgueil d'une inflexible ambition, ne reculera pas même devant la +crainte de verser le sang; d'un homme que l'histoire mettra au rang des +anarchistes les plus violens du siècle; cet homme, tu le connaîtras, +mais alors suspends ton jugement, et que l'horreur de ces _effets_ ne te +fasse pas oublier quelle fut leur _cause_. + +Les pronostics qu'il tire dans ces dernières lignes sur sa carrière à +venir sont de nature, il faut l'avouer, à exciter plus d'horreur que +d'intérêt, si bien d'autres exagérations du même genre ne nous avaient +appris à ne nous point étonner à quelque excès que nous le voyions +pousser la rage de se calomnier lui-même. On dirait qu'avec le génie +nécessaire pour peindre des personnages sauvages et sombres, il eût +aussi l'ambition d'être lui-même l'objet noir et sublime qu'il +retraçait, et qu'à force de se plaire à dessiner des crimes héroïques, +il s'efforçait d'imaginer ce qu'il ne pouvait trouver dans son propre +caractère, des sujets propres à exercer ses pinceaux............. + +C'est vers ce tems, quand son ame était douloureusement occupée de la +mort d'un objet réel de ses affections, qu'il écrivit ses différens +poèmes sur la mort d'un être _imaginaire_, Thyrza. Quand nous +réfléchissons aux circonstances particulières sous l'influence +desquelles son imagination produisit ces beaux vers, il n'est pas +étonnant que de toutes ses pièces pathétiques celles-ci soient à la fois +les plus touchantes et les plus pures; elles sont, pour ainsi dire, +l'essence, l'esprit concentré de plusieurs douleurs, c'est le point où +sont venues aboutir mille tristes pensées venues de sources différentes, +raffinées, réchauffées dans leur passage à travers son imagination, et +formant comme un réservoir profond d'idées et de sentimens lugubres et +solennels. En retraçant les heures heureuses qu'il avait passées avec +les amis qu'il venait de perdre, toute la tendresse ardente de sa +jeunesse venait réchauffer son imagination et son cœur. Les jeux de +l'école avec les favoris de son enfance Wingfield et Tattersatt, les +jours d'été passés avec Long et ces soirées romanesques qui s'étaient +écoulées dans la société de son frère adoptif Eddlestone; tous les +souvenirs de ces hommes, jeunes naguère, et morts maintenant, venaient +se mêler dans son esprit à l'image de celle qui, quoique vivante, était +pour lui aussi bien perdue qu'eux, et répandaient dans son ame ce +sentiment général de tendresse et d'affection qu'il revêtit d'un si +brillant coloris dans ses poèmes. Jamais l'amitié, quelque passionnée +qu'elle fût, n'aurait inspiré des chagrins aussi profonds; jamais non +plus l'amour, quelque pur qu'on le suppose, n'eût pu retenir la passion +dans des termes aussi chastes. C'est le mélange de deux affections dans +sa mémoire et dans son imagination, qui donna ainsi naissance à un objet +idéal, où les plus beaux traits de toutes deux se trouvaient combinés, +et lui inspira ces poésies, les plus tristes et les plus tendres que +puisse offrir le genre érotique, dans lesquelles nous trouvons toute la +profondeur et toute l'intensité d'un sentiment réel peintes avec des +couleurs que n'eut jamais la réalité. + +La lettre suivante fera connaître encore mieux l'état de ses pensées et +ses occupations à cette époque. + + + + +LETTRE LXXII. + +À M. HOGDSON. + +Newstead-Abbey, 13 octobre 1811. + + +«Vous devez commencer à me trouver un correspondant terriblement +libéral; mais comme mes lettres sont franches de port, vous excuserez +leur fréquence. J'ai répondu en vers et en prose à vos dernières +lettres; et quoique je vous écrive de nouveau, je ne sais pourquoi je le +fais, ni ce que je pourrais vous mander que vous ne sachiez déjà. Je +deviens _nerveux_, combien vous allez rire! mais cela est vrai, je +deviens réellement, malheureusement, ridiculement _nerveux_ comme une +petite-maîtresse. Votre climat me tue; je ne puis ni lire, ni écrire, ni +m'amuser ou amuser qui que ce soit. Mes nuits et mes jours se passent +sans repos; je n'ai presque jamais de société, et quand j'en ai je +m'empresse de la fuir. Dans le moment où je vous parle, j'ai ici trois +dames, et je me suis sauvé pour vous envoyer ce gribouillage. Je ne sais +pas si je ne finirai point par être fou, car je sens le manque de +méthode dans l'arrangement de mes idées. Cela me tourmente étrangement; +mais cela a plutôt l'air de la sottise que de la folie, comme le dirait +facétieusement Scrope Davies, qui a une singulière manière de consoler +les gens. Il faut que j'essaie de votre compagnie, comme l'on essaie de +la corne de cerf; une session de parlement m'irait assez bien: en un +mot, je ne vois rien qui puisse m'empêcher de conjuguer le malheureux +verbe, _je m'ennuie_, etc. + +»Quand serez-vous à Cambridge? Vous m'avez, je crois, donné à entendre +que votre ami Bland est revenu de la Hollande. J'ai toujours eu le plus +grand respect pour ses talens et pour tout ce que j'entends dire de son +caractère personnel; je crois bien qu'il ne me connaît pas, si ce n'est +qu'il se rappelle nos répétitions dans la sixième _forme_, à raison de +deux vers chaque matin, et encore bien imparfaits. Je me le suis rappelé +en passant sur les caps Matapan, Saint-Angelo et son île de Clériga, et +j'ai toujours regretté l'absence de l'Anthologie. Je suppose qu'il va +traduire maintenant Vondel, le Shakspeare hollandais, et dans l'état +actuel _Gysbert van Amstel_ pourra facilement être arrangée pour notre +théâtre. Je présume qu'il a vu le poème hollandais où l'amour de Pirame +et Thisbé est comparé à... _la Pas__sion de Jésus-Christ_, ainsi que +_l'amour de Lucifer pour Ève_, et autres variétés de la littérature des +Pays-Bas. Sans doute vous me croirez fou de vous entretenir de pareilles +bagatelles, mais elles sont en grande réputation sur les bords de tous +les canaux, depuis Amsterdam jusqu'à Alkmazar. + +»Tout à vous, etc. + +BYRON. + +»Toutes mes poésies sont entre les mains de leurs divers éditeurs, +excepté mes _Imitations d'Horace_, auxquelles j'ai joint quelques vers +sauvages sur le Méthodisme et quelques notes féroces sur les trois +éditeurs de l'Édin; mes _Imitations_, dis-je, sont en retard, et +pourquoi? Je n'ai pas d'amis dans le monde qui puisse traduire +suffisamment bien le latin d'_Horace_ et mon Anglais pour les ajuster +ensemble au sortir de la presse, et corriger les épreuves d'une manière +un peu grammaticale. En sorte que si vous n'avez pas d'entrailles quand +vous retournerez à Londres, pour moi je suis trop loin pour le faire +moi-même; le monde se trouvera privé de cet ouvrage ineffable pendant je +ne sais combien de semaines. + +»_Le Pélerinage de Childe Harold_ attendra jusqu'à ce que celui de +Murray soit fini. Il fait maintenant une tournée dans Middlesex, et à +son retour nous devons nous attendre à des merveilles. Il veut en faire +un _in-quarto_, c'est un abominable format peu propre à la vente; mais +l'ouvrage est effroyablement long, et il faut bien qu'on obéisse à son +libraire... + +»Ainsi vous allez prendre les ordres. Il faut que vous fassiez votre +prix avec les _réviseurs ecclésiastiques_; ils vous accusent d'impiété, +et je crains que ce ne soit à tort. Démétrius _Poliorcète_ est ici avec +_Gilpin Horner_. Nous n'avons pas besoin du peintre[165], car les +portraits qu'il a faits d'inspiration se trouvent absolument semblables +aux animaux. Écrivez-moi, et envoyez-moi votre _Chanson d'amour_; mais +j'attends de vous _paulo majora_. Faites un effort pour briller avant +d'être diacre; essayez un peu d'un sec éditeur. + +»Tout à vous, etc.» + +BYRON. + + [Note 165: Qu'il avait mandé pour faire le portrait de son + ours et de son loup.] + + +FIN DU TOME NEUVIÈME. + + +IMPRIMERIE DE DONDEY-DUPRÉ, +Rue St.-Louis, n°46, au Marais. + + + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Oeuvres complètes de lord Byron + Volume 9, by George Gordon Byron + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LORD BYRON *** + +***** This file should be named 30067-0.txt or 30067-0.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/3/0/0/6/30067/ + +Produced by Mireille Harmelin, Rénald Lévesque and the +Online Distributed Proofreaders Europe at +http://dp.rastko.net. This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at http://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. 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Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/old/30067-0.zip b/old/30067-0.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..b00d348 --- /dev/null +++ b/old/30067-0.zip diff --git a/old/30067-8.txt b/old/30067-8.txt new file mode 100644 index 0000000..38b6b4c --- /dev/null +++ b/old/30067-8.txt @@ -0,0 +1,13649 @@ +The Project Gutenberg EBook of Oeuvres compltes de lord Byron, Volume 9, by +George Gordon Byron + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Oeuvres compltes de lord Byron, Volume 9 + comprenant ses mmoires publis par Thomas Moore + +Author: George Gordon Byron + +Annotator: Thomas Moore + +Translator: Paris Paulin + +Release Date: September 23, 2009 [EBook #30067] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LORD BYRON *** + + + + +Produced by Mireille Harmelin, Rnald Lvesque and the +Online Distributed Proofreaders Europe at +http://dp.rastko.net. This file was produced from images +generously made available by the Bibliothque nationale +de France (BnF/Gallica) + + + + + + + +OEUVRES COMPLTES +DE +LORD BYRON, +AVEC NOTES ET COMMENTAIRES, +COMPRENANT +SES MMOIRES PUBLIS PAR THOMAS MOORE, +ET ORNS D'UN BEAU PORTRAIT DE L'AUTEUR. + +_Traduction Nouvelle_ + +PAR M. PAULIN PARIS, +DE LA BIBLIOTHQUE DU ROI. + + + +TOME NEUVIME. + + +Paris. +DONDEY-DUPR PRE ET FILS, IMPR.-LIB. +RUE SAINT-LOUIS, N 46, +ET RUE RICHELIEU, N 47 _bis._ + +1830. + + + + +LETTRES +DE LORD BYRON, +ET +MMOIRES SUR SA VIE, +PAR THOMAS MOORE. + + + +_Prface du Traducteur_. + +Depuis la publication des deux premiers volumes de ces _Mmoires_, les +journaux de la Grande-Bretagne ont ouvert leurs colonnes aux +interminables rclamations des amis de lady Nol Byron, ls en croire, +injustement traite dans le cours de cet ouvrage. La veuve de l'illustre +pote a fait elle-mme retentir ces organes insoucians du mensonge et de +la vrit, des plaintes que _semblaient_ lui arracher l'indiscrtion de +l'diteur, la perfidie de ses demi-confidences, et surtout le rle +affreux qu'il prtait aux personnes dont elle tait entoure l'poque +de la dplorable affaire de son divorce. Certes le public a d voir avec +tonnement les rcriminations de lady Byron. Jusqu'alors, il accusait M. +Moore d'une partialit peu gnreuse en faveur des adversaires de +l'illustre pote qui lui avait remis l'honorable soin de le dfendre; et +le dpositaire, peut-tre infidle, semblait avoir assez fait, sinon +pour sa considration personnelle, du moins pour celle d'une famille +laquelle Lord Byron avait toujours attribu ses chagrins les plus +cuisans. Voici la premire lettre de lady Byron, publie dans la +_Litterary Gazette_, et reproduite quelques jours aprs dans le _Times_: + +Dj, une multitude d'crits remplis de faits notoirement faux ont t +livrs au public; j'ai ddaign d'y rpondre. Mais aujourd'hui il s'agit +d'un ouvrage publi par un homme regard comme l'ami, le confident de +Lord Byron, et par consquent comme un personnage dont les rvlations +sont fondes sur la meilleure autorit. Cependant les faits contenus +dans cet ouvrage n'en sont pas moins errons. On ne devrait jamais +attirer l'attention du public sur les dtails de la vie prive; mais +quand cela arrive, les personnes victimes d'une telle indiscrtion ont +le droit de repousser d'injurieuses attaques. M. Moore a donn au public +ses propres impressions sur des vnemens particuliers qui me touchent +de fort prs; et il en a parl comme s'il et eu la connaissance la plus +parfaite de ce dont il parlait. La mort de Lord Byron me rend plus +pnible encore l'obligation de revenir sur des circonstances qui me +reportent l'poque de mon mariage. Mon intention est donc de ne les +faire connatre qu'autant qu'il le faudra pour parvenir au but que je me +propose dans cette dclaration. Nul motif de justification personnelle +ne m'anime, et je n'accuserai personne: mais la conduite de mes parens +tant reprsente sous un jour odieux dans certains passages extraits +des lettres de Lord Byron et dans les remarques de son biographe, je me +crois oblige de les dfendre d'imputations que je _sais_ tre fausses. + +Voici les divers passages des lettres de Lord Byron dont je veux parler: + +Dans le second volume on a outrag la rputation de ma mre en disant: + +Mon enfant est dans un tat de sant florissant et prospre ce qu'on +me dit; mais je veux y voir par moi-mme; je ne me sens nullement +dispos l'abandonner la contagion de la socit de sa grand'mre. + +C'est tort qu'on l'a accuse de s'tre abaisse employer des +espions: Une dame C. (espce de factotum et _espion de lady Nol_) est +regarde par des gens bien instruits comme la cause occulte de toutes +nos dissensions domestiques. + +Je cite aussi le passage o, aprs avoir voulu m'excuser moi-mme, on +ajoute immdiatement aprs: Ses plus proches parens sont....... Ici le +mot laiss en blanc indique que l'expression tait trop offensante pour +tre publie. + +Ces passages tendent videmment jeter quelque dfaveur sur mes parens, +et peuvent faire croire que ce sont eux qui ont personnellement caus +notre sparation, ou qu'ils l'ont provoque par les espions officieux +qu'ils ont employs. + +On peut induire aussi des passages suivans de la biographie, que mes +parens ont du moins exerc une influence qui ne leur appartenait pas, +afin de parvenir leur but. Ce fut peu de semaines aprs notre +dernire entrevue (Lord Byron et M. Moore) que lady Byron prit la +rsolution de se sparer de son poux. Elle avait quitt Londres dans +les derniers jours de janvier pour aller voir son pre dans le comt de +Leicester, et Lord Byron devait l'y rejoindre peu de tems aprs. Ils +s'taient quitts dans une union parfaite: en route, elle lui crivit +encore une lettre pleine de tendresse et de gat; mais peine arrive + Kirkby-Mallory, le pre crivit Lord Byron pour lui apprendre que +jamais il ne la reverrait. + +En rpondant ce passage, j'viterai autant qu'il me sera possible de +parler de choses personnelles soit Lord Byron, soit moi-mme. Je me +borne rtablir les faits. Je quittai Londres le 15 janvier 1816 pour +me rendre Kirkby-Mallory, rsidence de mon pre et de ma mre. Lord +Byron m'avait signifi formellement dans sa lettre du 6 du mme mois, +qu'il dsirait que je quittasse Londres aussitt qu'il me paratrait +convenable de le faire. Mais je ne pouvais me risquer entreprendre ce +voyage fatigant plus tt que le 15. Avant mon dpart, j'avais t +vivement frappe de cette ide que Lord Byron tait atteint de folie. Ce +qui surtout m'avait donn cette opinion, c'taient les confidences de +ses plus proches amis, et de ses domestiques qui avaient eu plus que moi +le loisir de l'observer pendant la dernire partie de notre sjour en +ville. On avait mme t jusqu' me dire qu'il tait redouter qu'il ne +se dtruisit lui-mme. D'accord avec sa famille, j'avais consult le 8 +janvier le docteur Baillie, notre ami, sur cette maladie qu'on +souponnait. Je lui racontai toutes les particularits venues ma +connaissance, et j'ajoutai que Lord Byron m'avait tmoign le dsir de +me voir quitter Londres. Le docteur saist aussitt cette ide, et pensa +qu'en cas de quelque drangement d'esprit, mon loignement pouvait tre +fort utilement mis profit. Le docteur Baillie ne pouvait avoir, cet +gard, d'opinion arrte, puisqu'il n'avait point approch +personnellement Lord Byron. Il me recommanda d'viter avec soin dans ma +correspondance tout sujet de dplaisir ou de tristesse. + +Telles taient donc mes penses quand je quittai Londres, bien rsolue +de suivre les avis du mdecin. Quelle qu'et t la conduite de Lord +Byron mon gard depuis mon mariage, c'et t une vritable inhumanit +de montrer dans cette circonstance le moindre ressentiment. Le jour de +mon dpart, et encore mon arrive Kirkby, le 16 janvier, j'crivis +Lord Byron une lettre fort affectueuse, ainsi que j'en tais convenue +avec M. Baillie. On a plus tard rpandu ma dernire lettre, et on a +voulu trouver l des preuves que j'avais cd des influences +trangres, quand ensuite j'abandonnai mon mari. On en a tir la +consquence que j'avais quitt Lord Byron dans le plus parfait accord; +que des sentimens incompatibles avec la moindre ide d'outrage m'avaient +dict ma dernire lettre, et que ma rsolution n'avait subitement chang +que quand je m'tais trouve sous l'influence de mes parens. Ces +assertions sont absolument dnues de fondement: il n'y a point eu la +moindre intervention trangre. + +A mon arrive Kirkby-Mallery, mes parens ne se doutaient en rien des +circonstances qui dtruisaient toutes mes esprances de flicit; et +quand je leur fis part de l'tat d'esprit dans lequel se trouvait Lord +Byron, ils firent tous leurs efforts pour me dissuader et le dfendre. +Ils assurrent en outre ceux de nos parens qui taient avec lui +Londres qu'ils feraient tout ce qui dpendrait d'eux pour gurir sa +maladie par les soins les plus attentifs, et qu'ils espraient, si on +pouvait le dcider venir les voir, obtenir les meilleurs rsultats de +leurs efforts. C'est dans ces intentions que ma mre crivit le 17 +Lord Byron, en l'engageant se rendre Kirkby-Mallory. Elle l'avait +toujours trait avec la plus affectueuse considration: son indulgence +pour lui s'tendait jusqu' ses moindres sentimens. Jamais, tant qu'elle +vcut avec lui, il ne lui chappa une parole qui pt le blesser[1]. + + [Note 1: On peut, afin d'apprcier la vracit de lady Byron, + consulter, sur la _bienveillance_ de sa mre pour notre + pote, le premier chant de _Don Juan_ et les _Mmoires du + capitaine Medwin_.] + +Aprs notre sparation, les dtails que me donnrent des personnes qui +vivaient dans son intimit ne firent que fortifier les doutes qui dj +s'taient levs dans mon esprit sur la ralit de son mal; les rapports +des mdecins taient d'ailleurs loin d'tablir le fait de l'alination +mentale. Dans ces circonstances, je crus devoir dclarer mes parens +que, si je devais considrer la conduite passe de Lord Byron comme +celle d'un homme dans son bon sens, rien ne pourrait m'engager +retourner auprs de lui. Mes parens et moi jugemes convenable de +consulter les gens les plus capables de nous clairer cet gard. Ma +mre se dtermina donc se rendre Londres, pour cet objet, et afin +d'y recueillir de plus amples informations sur ce qui avait pu faire +supposer un drangement d'esprit. Je lui avais donn procuration pour +recueillir les opinions d'hommes de lois sur un mmoire que j'avais fait +moi-mme, bien que j'eusse alors des motifs de cacher une partie de +l'affaire, mme mon pre et ma mre. + +Convaincue par ces recherches et par toute la conduite de Lord Byron, +que les soupons de folie conus contre lui taient tout--fait faux, je +n'hsitai point autoriser les mesures qui devaient lui ter tout +pouvoir sur moi. C'est d'aprs ma rsolution, que mon pre lui crivit +le 2 fvrier pour lui proposer de nous sparer l'amiable. Lord Byron +repoussa d'abord cette proposition; mais quand on lui eut assur que, +s'il persistait dans son refus, il faudrait en venir aux lois, il +consentit signer l'acte de sparation. Je m'adressai au docteur +Lushington, qui avait parfaitement connu tous les dtails de cette +affaire, pour qu'il voult bien crire tous ses souvenirs, et voici la +lettre qu'il me rpondit ce sujet. Elle prouvera que ma mre ne put +jamais avoir contre Lord Byron le moindre sentiment d'inimiti: + + +MA CHRE LADY BYRON, + +Voici tout ce que ma mmoire peut me fournir sur le sujet dont vous +m'entretenez dans votre lettre. + +Lady Nol me consulta d'abord pour votre affaire pendant que vous tiez +encore la campagne. Ce qu'elle me dit alors suffisait pour justifier +une sparation; mais cependant les choses ne me parurent pas tellement +graves, qu'il ft indispensable d'en venir ce point. Je crus mme +qu'une rconciliation avec Lord Byron n'tait pas impossible, et je m'y +serais trs-volontiers employ. Je ne vis dans le rcit de lady Nol, ni +la moindre exagration, ni le plus lger dsir d'empcher un +rapprochement: elle ne fit aucune objection quand j'en parlai. Lorsque +vous revntes en ville, quinze jours ou peut-tre plus aprs ma premire +entrevue avec lady Nol, vous ftes la premire m'informer de faits +qui, je n'en doute pas, n'taient la connaissance ni de sir Ralph ni +de lady Nol. Ces nouveaux renseignemens changrent tout--fait mon +opinion; la rconciliation me parut ds-lors impossible; je dclarai ce +que je pensais, et j'ajoutai que, si jamais on revenait cette ide de +rapprochement, je ne m'en mlerais absolument en rien, soit en restant +dans les devoirs de ma profession, soit autrement. + +Croyez-moi toujours votre trs-affectionn, + + TIENNE LUSHINGTON. + + + +Je dois seulement ajouter ici que, si les informations sur lesquelles +mes conseils lgaux (feu sir Samuel Romilly et le docteur Lushington) +ont form leur opinion taient fausses, c'est sur _moi seule_ que +devraient retomber tout l'odieux et toute la responsabilit. + +J'espre que les faits que je viens d'exposer ici suffiront pour +disculper mon pre et ma mre de toute participation mon divorce. Ils +ne l'ont ni caus, ni provoqu, ni conseill; l'on ne peut les condamner +pour avoir donn leur fille l'abri et l'assistance qu'elle rclamait +d'eux. Comme il n'y a point d'autres personnes de ma famille qui +puissent dfendre leur mmoire de l'insulte, je me vois force de rompre +un silence que j'esprais garder toujours, et je demande ceux qui +liront la vie de Byron qu'ils psent avec impartialit le tmoignage +qu'on vient de m'arracher. + +Hanger-Hill, 19 fvrier. + + A.J. NOL BYRON. + + +Le lecteur, avide de dtails sur les circonstances et les causes de +cette fameuse sparation, n'en trouve que de bien insignifians dans la +lettre que nous venons de citer. Que lady Byron ait demand de sa propre +inspiration, ou d'aprs les conseils de sa mre, l'acte du fatal +divorce, c'est une circonstance assez peu intressante en elle-mme. La +seule chose que l'on doit ici remarquer, c'est que lady Byron avait le +malheur de mconnatre non-seulement le gnie sublime, mais le bon sens +et la raison de son mari. Elle l'avoue navement: il lui fallu le +tmoignage de tous ceux qui approchaient Lord Byron; il fallut la +sentence formelle des mdecins pour lui persuader que l'auteur de +_Childe Harold_ n'tait pas un fou. Avouons-le: ce premier motif de +divorce ne doit pas nous prvenir en faveur du second. + +La longue lettre de M. Campbell, insre dans le _New Monthly Magazine_ +(avril 1830), offre moins d'intrt encore que la prcdente. Son +tendue ne nous permet pas de la traduire en entier; ce ne serait pas, +d'ailleurs, chose facile: jamais on n'a tant abus de la facilit +malheureuse qu'offre la langue anglaise de multiplier les mots et les +phrases sonores sans exprimer d'ides et sans en suggrer au lecteur. + +L'illustre auteur des _Plaisirs de la Mmoire_[2], au mrite duquel +Byron a rendu si amplement justice, M. Campbell, commence par nous +apprendre qu'il avait consenti, le mois prcdent, l'insertion, dans +la _Revue_ qu'il dirige, d'un article louangeur, sur les _mmoires_; que +mme, il en avait fait disparatre certains passages, o le critique +reprochait M. Moore une partialit coupable envers lady Byron. Mais, +ajoute-t-il, j'avais agi ainsi par suite de ma rpugnance blmer _mon +ami_ M. Moore, et parce que je n'avais pas assez approfondi les passages +du livre incrimins. En outre, je ne croyais pas _alors_, comme je le +sais aujourd'hui, que lady Byron ft entirement irrprochable dans +l'affaire de la sparation. + + [Note 2: Voyez dans les _Potes anglais et les Journalistes + cossais_, page 373 du deuxime vol. des oeuvres compltes.] + +Comment! cette fameuse sparation date de quatorze ans, et voil enfin +la conviction de M. Campbell tout--coup forme, arrte, ou plutt +change du tout au tout! que s'est-il donc pass pendant ce mois de +mars? Le voici: M. Campbell a crit lady Byron, lui demandant pour +_son instruction particulire_ une apprciation de l'exactitude ou de +l'inexactitude des faits avancs par M. Moore, et il en reut la rponse +qu'il publie _ ses prils_, parce qu'elle lui a paru importante, _et +sans avoir eu le tems d'en demander la permission_ cette dame: + + +MON CHER M. CAMPBELL, + +En prenant la plume dans l'intention de vous indiquer, pour votre +_instruction particulire_, les passages du livre de M. Moore qui me +concernent et que je crois susceptibles de contradiction, je les trouve +encore bien plus nombreux que je n'avais d'abord suppos. Nier une +assertion _ et l_, ce serait implicitement reconnatre la vrit du +reste. Si, au contraire, j'entreprenais de prouver toute la fausset du +point de vue sous lequel M. Moore prsente les choses, je me verrais +oblige de certains dtails, que dans les circonstances actuelles je +ne puis dvoiler, d'aprs mes principes et mes sentimens. Peut-tre, par +un exemple, vous convaincrai-je mieux de la difficult du cas: il n'est +pas vrai que des embarras pcuniaires furent les causes qui troublrent +l'esprit[3] de Lord Byron, et la principale raison des arrangemens qu'il +prit cette poque. Mais puis-je raisonnablement m'attendre que vous ou +d'autres le croirez, moins que je ne vous montre quelles ont t les +causes en question?... et c'est ce que je ne puis faire. + +Je suis, etc. + + E. NOL BYRON. + + [Note 3: Encore _l'esprit de Lord Byron troubl_! mais vous + avez avou que c'tait une de vos chimres.] + +L-dessus M. Campbell de s'crier: Excellente femme! honore de tous +ceux qui la connaissent, attaque seulement par ceux qui ne la +connaissent pas, je l'en croirai certainement sur son seul tmoignage! + +Certes, si une pareille lettre a suffi pour dterminer la conviction de +M. Campbell, il est au moins douteux qu'elle produise le mme effet sur +l'esprit des lecteurs. Il ajoute, il est vrai, qu'il a recueilli un +petit nombre de faits d'autres sources authentiques, qui lui prouvent +jusqu' l'vidence l'innocence de cette dame, mais qu'il ne nous +rptera pas pour ne pas offenser notre dlicatesse. Or, n'est-ce pas se +jouer un peu trop du public que de lui dire chaque jour: voil la +vrit, je la tiens enfin, la voil... mais vous ne la saurez pas! + +M. Campbell nous reprsente ensuite lady Byron comme la femme forte, qui +trouve dans sa propre conscience la sanction de sa conduite, et s'occupe +peu de l'opinion du monde; la bonne heure, mais alors pourquoi donc +importuner de nouveau le public? pourquoi lui crire par la voie des +journaux, uniquement pour lui dire qu'on ne lui dira rien? + +L'esprit de Byron tait essentiellement versatile; il n'est donc pas +tonnant qu'il ait quelquefois cherch excuser sa femme et +s'attribuer tous les torts d'une rupture qui fit le malheur de sa vie. +M. Campbell reproche M. Moore d'avoir affaibli l'effet de ces +prtendus aveux, en y ajoutant ses propres rflexions, et en y opposant +les passages de sa correspondance o son noble ami parle dans un sens +tout--fait contraire. Il cite cet gard la lettre CCXXXV du recueil: +elle passera sous les yeux de nos lecteurs, et, nous sommes fchs de le +dire, ils pourront voir que M. Campbell en a singulirement altr et +amplifi les termes. + +C'est un singulier argument en faveur de lady Byron que de dire: si elle +n'avait pas eu de justes sujets de dsirer une sparation, le docteur +Lushington ne se serait pas charg de sa cause. Dans une affaire, il y a +toujours au moins un avocat de chaque ct: souvent tous les deux sont +des hommes de talent; et nous devons en outre les supposer tous deux des +hommes d'honneur et de bonne foi. Alors, que devient l'argument? Un peu +plus loin se trouve un passage que je traduirai textuellement, parce +qu'il est d'une navet qui ne serait pas dplace dans une comdie: +C'est encore une erreur de M. Moore, et je pourrais le prouver au +besoin, que de reprsenter miss Millbank comme engage avec son futur +poux dans un commerce pistolaire, au moment o il venait de solliciter +inutilement sa main. Jamais elle ne proposa de correspondance; au +contraire, ce fut lui qui, aprs avoir prouv un premier chec, lui +crivit qu'il allait quitter l'Angleterre et voyager pendant quelques +annes en Orient; qu'il partait le coeur plein de douleur, mais sans +entretenir aucun ressentiment, et qu'il s'estimerait heureux qu'elle +daignt lui faire dire verbalement qu'elle s'intressait encore son +bonheur. Une personne aussi bien leve que miss Millbank pouvait-elle +faire autrement que de rpondre poliment un pareil message? Elle lui +envoya donc une rponse pleine de confiance et d'affection, ce qui ne +signifiait nullement qu'elle voult l'encourager renouveler ses offres +de mariage. Il lui crivit, depuis, une lettre extrmement intressante +sur lui-mme, sur ses vues personnelles, morales et religieuses, +laquelle c'et t manquer de charit que de ne point rpondre. Il s'en +suivit une correspondance insensiblement plus frquente, et bientt elle +s'attacha passionnment lui............................................ +........................................................................ + +Puisqu'aprs quatorze ans, passs dans l'attente, il parat que nous +sommes condamns ne rien savoir de certain sur cette fameuse affaire +de la sparation, il faut bien en prendre notre parti et nous contenter +de simples conjectures. Les adversaires les plus acharns du noble pote +sont obligs de convenir qu'il se montra toujours gnreux, aimant et +aimable; les partisans les plus ardens de sa veuve ne contestent ni sa +fiert, ni sa froideur glaciale, ni ses prtentions ridicules l'esprit +et aux connaissances scientifiques. Lord Byron, qu'elle accuse, aprs sa +mort, de torts qu'elle refuse de spcifier, et dont personne ne peut, en +consquence, justifier sa glorieuse mmoire, Lord Byron n'a jamais perdu +un ami pendant la dure trop courte de son existence, il est au +contraire parvenu s'attacher sincrement des hommes qui d'abord +s'taient dclars ses ennemis; il fut un fils, sinon tendre, du moins +attentif et respectueux envers une assez mauvaise mre; nous pouvons +donc en conclure qu'il se ft montr bon mari, si l'pouse n'et t +encore plus insupportable que la mre. + +Les _Mmoires_ que nous donnons aujourd'hui au public ne sont pas, au +moins quant cette premire partie, ce que le monde littraire avait +droit d'attendre, et attendait en effet de M. Moore, crivant la vie et +publiant la correspondance de Lord Byron. Cependant ils ne laissent pas +d'offrir le plus vif intrt. Il en est du chantre de Childe Harold, +comme de tous les hommes vritablement grands: sa mort nous a fait mieux +apprcier son mrite, et le temps, loin de diminuer sa gloire, n'a fait +qu'ajouter la popularit de ses ouvrages immortels. On voudra +connatre la vie d'un homme si tonnant, on voudra assister au +dveloppement graduel de ce puissant gnie; et des dtails qui, partout +ailleurs, pourraient sembler purils, prendront de l'intrt cause de +celui auquel ils se rapportent. Il et t dsirer sans doute que la +position sociale de M. Moore, en lui imposant moins de mnagemens envers +les vivans, lui et permis de rendre plus de justice l'illustre mort. +Li avec tous ceux qui tiennent le premier rang dans l'aristocratie et +dans la littrature de la Grande-Bretagne, non seulement M. Moore n'a +pas os tout dire, mais encore il a souvent gauchi devant la vrit. Sa +prose, toujours manire, devient presque inintelligible prcisment +dans les passages o nous aurions le plus dsir qu'il nous donnt une +ide prcise des hommes et des choses. Ceux qui ont lu, je ne dis pas +ses oeuvres potiques, mais ses ouvrages en prose, seront fort tonns du +mince talent qu'il a dploy dans celui-ci; et personne ne reconnatra +dans le ple compilateur des _Mmoires de Lord Byron_, l'auteur si +ingnieux, si lger et si profond la fois des _Mmoires du clbre +chef irlandais, le capitaine Rock_. + +Au moment o nous songions donner cette traduction, d'autres libraires +en faisaient paratre une autre que recommandait le nom de son auteur. +Madame Belloc l'avait, en effet, commence avec le talent que tout le +monde lui reconnat; mais bientt, presse sans doute par son diteur, +elle a plutt rsum que traduit le texte anglais, et son style s'est +beaucoup ressenti de la prcipitation de son travail. Ajoutons qu'elle +n'a pas eu plus d'gards pour les lettres de Lord Byron que pour les +commentaires un peu longs de son biographe; en sorte que l'on peut dire +avec vrit qu'elle n'a rellement donn au public, ni la vie, ni la +correspondance de Lord Byron. + +Pour nous, nous avons religieusement tout traduit, et nous nous sommes +appliqu rendre notre auteur dans les termes dont il se serait servi, +s'il et crit en franais. A peine nous sommes-nous permis de +retrancher dans ce premier volume une ou deux notes absolument +trangres au sujet. Dans le second, nous serons forc de supprimer prs +d'une demi-feuille d'impression, c'est--dire quelques lettres o le +noble pote consulte un de ses amis sur la coupe de certains vers, sur +le choix de certaines expressions anglaises; le lecteur sentira +facilement que ces lettres eussent t presque impossibles traduire, +et que la lecture ne lui et offert aucune espce d'intrt. + + + + +PRFACE +DE L'DITEUR ANGLAIS. + + +En publiant cet ouvrage, je n'aurais pu, je l'avoue, me dfendre d'une +grande dfiance, en songeant tout ce qui me manquait pour accomplir +une pareille tche, si je n'tais persuad que le sujet lui-mme et la +varit des matriaux qu'il comporte doivent conserver une grande partie +de leur intrt, mme dans les mains les plus inhabiles. Les motifs qui +portrent Lord Byron fuir son pays sont bien dplorables sans doute, +mais c'est son loignement de l'Angleterre, alors que son gnie +brillait du plus vif clat, que nous devons toutes les lettres qui +formeront la plus grande partie du troisime et du quatrime volume de +cet ouvrage, et qui, nous n'en doutons pas, seront juges pour +l'intrt, l'nergie et la varit, comparables ce qui honore le plus +notre littrature dans le mme genre. + +On a dit de Ptrarque que sa correspondance et ses vers offraient +l'intrt progressif d'un rcit dans lequel le pote s'identifie +toujours avec l'homme. On peut appliquer, et plus justement encore, les +mmes expressions Lord Byron, tant sa physionomie littraire et son +caractre personnel sont intimement lis. C'est mme au point que +priver ses ouvrages du commentaire instructif qu'en offrent sa +correspondance et l'histoire de sa vie, ce serait commettre une gale +injustice envers lui-mme et envers le monde. + + + + +MMOIRES +SUR LA VIE +DE LORD BYRON. + + +On a dit de Lord Byron qu'il tait plus fier de descendre de ces Byron +qui accompagnrent Guillaume-le-Conqurant en Angleterre, que d'avoir +compos _Childe-Harold_ et _Manfred_. Cette remarque n'est pas dnue de +tout fondement, l'orgueil de la naissance tait certainement l'un des +traits caractristiques du noble pote; et d'ailleurs toute +l'illustration que les annes donnent une famille, il pouvait +justement la rclamer pour la sienne. Le nom de Ralph de Burun occupe, +ds le tems de Guillaume-le-Conqurant, un rang distingu dans le +_Doomsday-Book_, parmi les tenanciers du Nottinghamshire; et pendant les +rgnes suivans, nous voyons les descendans de ce Ralph, sous le titre de +lords de Horestan-Castle[4], possder, dans le Derbyshire, des +proprits considrables, auxquelles la terre de Rochdale, dans le duch +de Lancastre, fut ajoute au tems d'douard Ier. Telle tait, dans ces +premiers tems, la richesse territoriale de la famille, que le partage de +ses biens, dans le seul Nottinghamshire, avait suffi pour fonder +quelques-unes des premires maisons de la province. + + [Note 4: Il y avait, dit Thoroton, dans le parc de Horseley, + un chteau dont on peut voir encore quelques ruines; il + s'appelait Horestan-Castle, et tait le principal manoir des + successeurs de Ralphe de Burun. + (_Note de Moore_.)] + +Mais son antiquit n'tait pas la seule distinction qui recommandt +ses hritiers le nom de Byron; le mrite personnel et les hauts faits +qui doivent former le premier ornement d'une gnalogie, semblent avoir +t le partage frquent de ses anctres. Dans l'un de ses premiers +pomes, il fait allusion la gloire de ses aeux, et rappelle avec une +vive satisfaction ces fiers barons bards de fer, qui brillaient parmi +ceux qui conduisirent leurs vassaux europens dans les plaines de +Palestine; puis il ajoute: Sous les remparts d'Ascalon prit John de +Horiston; la mort a glac la main de son mnestrel. Cependant comme, +autant que je l'ai pu dcouvrir, il n'est fait mention nulle part de +quelqu'un de ses anctres qui se ft crois, il est possible que sa +seule autorit, en composant ces vers, fut la tradition qui se +rapportait certains groupes des vieilles boiseries de Newsteadt. Dans +l'un de ces groupes profondment sculpts et se dtachant du panneau, on +peut reconnatre facilement un Sarrasin, ou un Maure avec une femme +europenne, d'un ct, et de l'autre un soldat chrtien. Un deuxime +groupe, plac dans l'une des chambres coucher, reprsente une femme au +centre, et de chaque ct la tte d'un Sarrasin, dont les yeux sont +fixs avec intrt sur elle. On ne sait rien de bien exact sur ces +sculptures; mais la tradition est, m'a-t-on dit, qu'elles se rapportent + quelque aventure d'amour dans laquelle se trouvait engag l'un des +chevaliers croiss dont parle le jeune pote. Quant aux exploits les +mieux prouvs, ou du moins les plus connus des Byron, il suffira de dire +que sous douard III, au sige de Calais et dans les plaines mmorables, + diverses poques, de Crci, de Bosworth et de Marston Moor, leur nom +se montre revtu de la double illustration de rang et de mrite, dont se +glorifiait leur plus jeune descendant, dans les vers que nous venons de +citer. + +Ce fut sous le rgne de Henri VIII, l'poque de la suppression des +monastres, que l'glise et le prieur de Newsteadt furent, avec les +terres contigus, ajouts, par un don royal, aux autres domaines de la +famille Byron[5]. Le favori qui furent donnes les dpouilles du +monastre, tait le petit neveu du vaillant guerrier qui combattit +Bosworth, aux cts de Richemond, et que l'on distingue des chevaliers +du mme nom par le titre de sir John Byron _le Court, la grande +barbe_: son portrait tait du petit nombre de ceux qui dcoraient les +murs de l'abbaye, quand elle appartenait au noble pote. + + [Note 5: Le prieur de Newsteadt avait t fond et ddie + Dieu et la Vierge, par Henri II; ses moines, chanoines + rguliers de l'ordre de St.-Augustin, taient, ce qu'il + parat, les objets particuliers de la faveur royale, dans + leurs doubles intrts spirituels et temporels. Pendant la + vie du cinquime Lord Byron, on trouva dans le lac de + Newsteadt, o l'on supposait que les moines avaient tent de + le cacher, un grand aigle de cuivre; on le fit ouvrir, et + l'on dcouvrit dans l'intrieur une case secrte qui recelait + plusieurs vieilles chartes relatives aux droits et aux + privilges de la fondation. A la vente des effets du vieux + Lord Byron, en 1776-1777, cet aigle avec trois candlabres, + trouvs la mme poque, furent achets par un horloger de + Nottingham (celui-mme qui avait trouv les pices dont nous + venons de parler), et ayant de ses mains pass dans celles de + sir Richard Kaye, prbendier de Southwell, ils forment + prsent un des ornemens les plus remarquables de la + cathdrale de cette ville. Un document curieux, trouv, + dit-on, dans l'aigle, appartient aujourd'hui au colonel + Wildman; c'est un plein pardon, accord par Henri II, de tous + les crimes possibles (et l'on en trouve dsign un assez long + catalogue) que les moines peuvent avoir commis avant le huit + dcembre prcdent. _Murdris_ per ipsos _post decimum nonum + diem_ novembris ultimo prteritum perpetratis, si qu + fuerint, _exceptis_.] + +Au couronnement de Jacques Ier, nous trouvons un autre reprsentant de +cette famille, le petit-fils de sir John Byron _le Court_, devenu +l'objet de nouvelles faveurs royales et cr chevalier du Bain (_Knight +of the Bath_). Une lettre de ce personnage, conserve dans _les +Illustrations de Lodge_, nous apprend, que, malgr l'ostentation d'une +apparente prosprit, cette ancienne famille avait dj l'exprience des +embarras pcuniaires. Dans cette pice, aprs avoir parl son hritier +du meilleur moyen de payer ses dettes, je vous conseille donc, +continue-t-il[6], aussitt que vous aurez termin, comme vous le devez, +les funrailles de votre pre, de rgler et de rduire ce grand train de +maison, et de ne garder de tous vos domestiques que quarante ou +cinquante au plus. Dans mon opinion, vous feriez beaucoup mieux de vivre +quelque tems dans le comt de Lancastre que dans celui de Nottingham; et +cela, pour plusieurs raisons excellentes, qu'au lieu de vous crire, je +vous dirai notre premire entrevue. + + [Note 6: Le comte de Shrewsbury. + (_Note de Moore_.)] + +C'est du rgne suivant, celui de Charles Ier, que date l'origine de la +noblesse de la famille. En 1643, sir John Byron, arrire-petit-fils de +celui qui avait obtenu le riche domaine de Newsteadt, fut cr baron +Byron de Rochdale, dans le comt de Lancastre; et rarement de pareils +titres furent concds pour des services aussi rels et aussi honorables +que ceux auxquels ce gentilhomme dut le sien. Presque chaque page de +l'histoire de nos guerres civiles, son nom se trouve li aux diverses +fortunes de son roi; toujours fidle, persvrant et dsintress dans +sa conduite. Sir John Byron, dit l'auteur des _Mmoires du colonel +Hutchinson_, plus tard Lord Byron, et tous ses frres, hommes d'armes, +actifs et vaillans de leurs personnes, taient tous acquis passionnment +au roi. Dans une rponse que le colonel Hutchinson eut l'occasion de +faire, tant gouverneur de Nottingham, son cousin germain, sir Richard +Byron, il accorde un glorieux tribut la valeur et la fidlit de la +famille. Sir Richard ayant envoy quelqu'un vers son parent pour +l'engager rendre le chteau, reut pour rponse que, sauf le cas o +il trouverait dans son coeur quelque disposition une trahison +semblable, il devait se rappeler qu'il coulait dans ses veines assez du +sang des Byron, pour qu'il et horreur de trahir ou d'abandonner ce +qu'il avait entrepris de dfendre. + +Tels sont quelques-uns des personnages distingus qui ont transmis +Byron leur nom illustr. + +Du ct maternel notre pote pouvait vanter ses anctres, la noblesse +desquels l'cosse ne pouvait rien prfrer, sa mre tant de la famille +des Gordon de Gight, descendans de sir William Gordon, troisime fils du +comte de Huntley, par la fille de Jacques Ier. + +Aprs les tems agits des guerres civiles, o se distingurent aussi +plusieurs Byron, puisqu' la fameuse bataille d'Edgehill on vit jusqu' +sept frres de ce nom, leur renomme semble assoupie pendant prs d'un +sicle. Mais vers l'anne 1750, le naufrage et les souffrances du +grand-pre de notre pote, M. Byron, plus tard amiral, rveillrent un +haut degr l'attention et l'intrt du public. Quelque tems aprs, une +autre sorte de clbrit, moins glorieuse il est vrai, devint le partage +de deux autres membres de la famille: l'un grand-oncle, l'autre pre de +Lord Byron. Le premier, en 1765, subit un jugement devant la Chambre des +Pairs, pour avoir tu en duel, ou plutt au milieu d'une querelle, son +parent et son voisin, M. Chaworth; le second ayant enlev et conduit sur +le continent la femme de lord Carmarthen, l'pousa ds que le marquis +eut russi obtenir un divorce. Une fille fut le seul fruit de cette +courte union: ce fut l'honorable Augusta Byron, aujourd'hui femme du +colonel Leigh. + +En parcourant ainsi rapidement les premiers et les derniers anctres de +Lord Byron, on ne peut s'empcher de remarquer quel point ce dernier +runissait en lui une partie des grandes et peut-tre des mauvaises +qualits remarquables dans plusieurs de ses aeux! La gnrosit, la +hardiesse, la grandeur d'ame des plus illustres; mais aussi les passions +drgles, la bizarrerie, le mpris de l'opinion publique, qui +caractrisaient les autres. + +M. Byron, le pre du pote, ayant perdu sa premire femme en 1784, se +remaria l'anne suivante miss Catherine Gordon, fille et unique +hritire de George Gordon de Gight. Outre le domaine de Gight, qui +pourtant tait dans l'origine bien plus important qu'aujourd'hui, cette +dame possdait en valeur pcuniaire, actions, etc., une fortune +considrable; et l'opinion commune tait que M. Byron ne lui avait fait +la cour que pour s'affranchir de ses dettes. + +Un trait bien singulier que l'on raconte de miss Gordon, surtout si +jusqu'alors elle n'avait jamais vu le capitaine Byron, prouve en mme +tems l'extrme vivacit et la vhmence des sentimens qu'elle avait dj +pour lui. Elle tait au thtre d'Edimbourg, un soir que le rle +d'_Isabella_ tait rempli par Mrs. Siddons; l'illusion que faisait cette +grand actrice l'affecta au point de la faire tomber, avant la fin de la +pice, dans de violentes attaques de nerf. On l'emporta hors du thtre, +tandis qu'elle s'criait haute voix: Oh! mon Byron, mon Byron! + +A l'occasion de son mariage, un rimeur cossais fit paratre une ballade +que l'on a dernirement rimprime dans une collection d'_anciennes +chansons et ballades du nord de l'cosse_. + +Comme elle porte la preuve de la rputation de fortune qu'avait la +nouvelle pouse et de l'inconduite extravagante de son poux, on en +pourra lire volontiers l'extrait suivant: + + +MISS GORDON DE GIGHT. + +Oh! o tes-vous alle, jolie miss Gordon? o tes-vous alle si +gentille et si pare? Vous avez pous, vous avez pous John Byron, +pour dissiper les terres de Gight. + +Ce jouvenceau est un mauvais sujet venu d'Angleterre; les cossais ne +connaissent pas sa famille; il entretient des matresses; son hte +l'importune et ne peut s'en faire payer. Oh! ce sera bientt fait des +terres de Gight. + +Oh! o tes-vous alle, etc. + +Entendez-vous les coups de fusil, le bruit du tambourin, celui du cor +dans les bois, de la cornemuse sous le vestibule, les aboiemens des +chiens courans et des chiens d'arrt. Avec tout ce bruit-l, ce sera +bientt fait des terres de Gight. + +Oh! o tes-vous alle, etc. + +Bientt aprs le mariage, qui eut lieu, je crois, Bath, M. Byron et sa +femme se retirrent dans leur terre d'cosse, et il se passa peu de tems +avant que les pronostics du faiseur de ballades ne se ralisassent. La +malheureuse hritire mesura alors des yeux l'abme de dettes qui devait +engloutir sa fortune. Les cranciers de M. Byron se prsentrent sans +perdre de tems. Argent comptant, actions de la Banque, droits de pche, +tout fut sacrifi pour les satisfaire; tout cela ne suffisant pas, il +fallut grever la proprit d'une hypothque assez considrable. + +Dans l't de 1786, elle et son mari quittrent l'cosse pour la France; +et l'anne suivante il fallut vendre le domaine de Gight, toujours pour +payer des dettes. La totalit du prix de la vente y passa, l'exception +d'une petite somme remise en main tierce, pour l'usage particulier de +mistress Byron, qui se vit ainsi, dans le court espace de deux ans, +rduite d'un tat d'opulence un revenu modique de 150 livres +sterling[7]. + + [Note 7: Les dtails que je joins ici sur la fortune de + mistress Byron (la mre), avant son mariage, et la rapidit + avec laquelle cette mme fortune fut dissipe bientt aprs, + sont de la plus grande exactitude; j'ai tout lieu de le + croire, d'aprs l'authenticit de la source o je les ai + puiss. + + A l'poque de son mariage, miss Gordon possdait peu prs + 3,000 liv. st. en espces, deux actions de la banque + d'Aberdeen, les domaines de Gight et de Monkshill, et le + privilge de deux pcheries de saumons sur la Dee. Peu aprs + l'arrive de M. et de mistress Byron en cosse, il fut + vident que le premier avait contract des dettes + considrables, et ses cranciers commencrent des poursuites + lgales pour arriver au recouvrement de leurs crances. + L'argent comptant fut immdiatement sacrifi pour les + satisfaire, les actions de la banque furent vendues raison + de 600 liv. st. (elles en valent actuellement 5,000); on + abattit sur la terre de Gight et l'on vendit du bois, au + montant de 1,500 liv. st. On disposa de la ferme de Monkshill + et des pcheries, formant un franc-fief, pour 480 liv. st. Ce + n'est pas tout, dans l'anne mme du mariage, on emprunta une + somme de 8,000 liv. st., pour laquelle mistress Byron donna + hypothque sur son domaine de Gight. + + En mars 1786, un contrat de mariage fut dress selon la + _coutume_ d'cosse et sign par les parties. Dans le cours de + l't de la mme anne, M. et mistress Byron quittrent Gight + pour n'y plus revenir; le domaine fut vendu l'anne suivante + Lord Haddo moyennant 17,850 liv. st. La totalit de cette + somme fut employe payer les dettes de M. Byron, except + une rente de 55 liv. sterl. 17 schellings 1 penny, douaire de + la grand'mre de mistress Byron, reprsentant un capital de + 1,128 liv. st., qui devait revenir cette dernire la mort + de son aeule, et 3,000 qui devaient tre dposes en mains + tierces pour l'usage particulier de mistress Byron, et qui + furent depuis places chez M. Carsewell de Ratharllet, dans + le comt de Fife. + + Une autre personne, bien informe, m'a racont une + particularit singulire qui eut lieu avant la vente de la + terre, c'est que tous les ramiers de la maison de Gight + s'envolrent de concert et se rendirent au colombier de Lord + Haddo; leur exemple fut suivi par une troupe de hrons qui + avaient fait leur nid depuis maintes annes dans un bois + voisin d'un grand lac, appel le _Hagberry-Pot_. On vint en + avertir Lord Haddo. Laissez venir les oiseaux, rpondit-il, + ne les effarouchez pas, la terre ne manquera pas de les + suivre. Ce qui arriva effectivement. + (_Note de Moore_.)] + +Mistress Byron revint en Angleterre la fin de 1787, et le 22 janvier +suivant elle mit au monde Londres, dans _Holle-street_, son premier et +unique enfant, George Gordon Byron. Le nom de Gordon lui fut donn par +suite d'une condition testamentaire impose quiconque pouserait +l'hritire de Gight; l'enfant, son baptme, eut pour parrains le duc +de Gordon et le colonel Duff de Fetteresso. + +A propos de sa qualit de fils unique, Lord Byron, dans une des feuilles +de son journal, rapporte quelques concidences curieuses du mme fait +dans sa famille, qui, pour un esprit dispos comme le sien trouver +partout du merveilleux dans tout ce qui avait rapport lui-mme, +devaient paratre plus singulires et plus frappantes qu'elles ne le +sont en effet: J'ai pens, dit-il, une chose bizarre; ma fille, ma +femme, ma soeur de pre, ma mre, ma tante maternelle, la mre de ma +soeur, ma fille naturelle et moi-mme sommes ou tions tous fils ou +filles uniques; la mre de ma soeur, lady Conyers, n'eut que ma soeur de +son second mariage; elle-mme tait fille unique; mon pre n'eut que moi +de son second mariage avec ma mre, galement fille unique. Une telle +complication dans une seule famille est bien singulire, elle semble +vraiment l'effet de la fatalit. Ensuite il ajoute ces paroles +caractristiques: Mais les plus fiers animaux ont le moins de petits, +tels que les lions, les tigres et jusqu'aux lphans, qui sont doux en +comparaison des premiers. + +De Londres mistress Byron se rendit avec son enfant en cosse; et, en +1790, elle fixa son sjour Aberdeen, o le capitaine Byron vint +bientt la rejoindre. C'est l qu'ils vcurent ensemble quelque tems, +logs en garni chez un nomm Anderson, dans _Queen-street_; mais leur +union tant loin d'tre parfaite, une sparation fut bientt juge +ncessaire, et mistress Byron prit le parti d'aller loger, toujours en +garni, l'extrmit de la mme rue[8]. Malgr cette dsunion, ils n'en +continurent pas moins se visiter de tems en tems, et mme prendre +le th l'un chez l'autre; mais les lmens de discorde se multiplirent +et finirent par amener leur sparation complte et dfinitive. Il +arrivait toutefois frquemment au mari, d'accoster la bonne et son fils +dans leur promenade et d'exprimer un vif dsir d'avoir l'enfant chez lui +pour un ou deux jours. Mistress Byron tait d'abord peu dispose cder + ce voeu; mais la bonne lui reprsenta que _si le pre avait l'enfant +une seule nuit, il n'en voudrait pas davantage_, et cette rflexion la +dcida enfin y consentir. L'vnement justifia la prdiction de la +bonne; quand elle vint le lendemain s'informer de son enfant, le +capitaine Byron lui dclara qu'il avait assez de son jeune hte, et +qu'elle pouvait le reprendre tout de suite. + + [Note 8: Il semble que plusieurs fois elle changea de + domicile Aberdeen; on dsigne encore deux maisons o elle + aurait quelque tems log, l'une dans _Virginia-street_, et + l'autre chez un M. Leslie, je crois, dans _Broad-street_. + (_Note de Moore_.)] + +Il faut observer qu' cette poque la fortune de mistress Byron ne lui +permettait pas d'avoir plus d'une domestique; il n'est donc pas tonnant +que l'enfant envoy affronter l'preuve d'une visite, sans la +surveillance ordinaire de sa bonne, se soit montr un hte difficile +gouverner. + +Du reste, que ds l'enfance son caractre ft violent, sournois et +colre, il est impossible d'en douter; jusque dans ses petites jupes, il +manifestait avec sa bonne ce mme esprit d'impatience dont il donna dans +la suite tant de preuves ses critiques. Un jour elle le rprimanda +vivement d'avoir sali ou dchir un fourreau qu'on venait de lui mettre: +ces reproches le firent entrer dans une de ces _rages silencieuses_, +comme il les nomme lui-mme; il prit le fourreau de ses deux mains, le +mit en pices, puis revint une soudaine immobilit, dfiant et son +censeur et son ressentiment. + +Mais malgr cette petite scne et d'autres emportemens semblables, +auxquels ne l'encourageait que trop l'exemple de sa mre (qui en +agissait, dit-on, frquemment de mme avec ses bonnets et ses robes), il +y avait dans ses inclinations, et le tmoignage de ses bonnes, de ses +matres et de tous ceux qui eurent alors des rapports avec lui est ici +conforme, un mlange de douceur affectueuse et d'enjouement qui lui +gagnait ncessairement les coeurs, et qui plus tard, comme dans ses plus +tendres annes, rendait son commerce facile pour ceux qui l'aimaient et +le connaissaient assez pour user toujours son gard de douceur et de +fermet. La gouvernante, dont nous avons dj parl, et la soeur de cette +femme, May-Gray, qui la remplaa, prirent sur son esprit une influence +laquelle il ne rsistait que bien rarement; tandis que sa mre, dont les +caprices et les accs de tendresse et d'emportement diminuaient +galement le respect et l'affection de son enfant, ne dut jamais qu' +l'autorit de son titre de mre le faible pouvoir qu'elle eut sur lui. + +Par l'effet d'un accident qui, dit-on, arriva au moment de sa naissance, +l'un de ses pieds fut dtourn de sa position naturelle. Ce dfaut, +grce surtout aux efforts que l'on fit pour y remdier, fut pour lui, +pendant sa jeunesse, la source d'une foule de douleurs et d'ennuis. On +voulut redresser ce membre d'aprs les expdiens alors en vogue, et sous +la direction du clbre John Hunter, qui mme entretint ce sujet une +correspondance avec le docteur Livingstone d'Aberdeen. C'tait sa +gouvernante qu'tait confi le soin de lui mettre le soir ses +machines-bandages; souvent alors, comme elle l'a racont depuis, elle +lui chantait ou lui racontait, pour mieux l'endormir, des histoires et +des lgendes auxquelles, comme la plupart des enfans, il prenait un +grand plaisir. Elle lui apprit encore, dans cet ge si tendre, rpter +un grand nombre de psaumes, et le premier et le vingt-troisime furent +ceux qu'il confia d'abord sa mmoire. C'est un fait vraiment +remarquable que, par les soins de cette respectable et pieuse personne, +il acquit une connaissance plus parfaite des saintes critures, que ne +l'ont en gnral les jeunes gens. Dans une lettre qu'il crivit d'Italie + M. Murray, en 1821, aprs lui avoir demand, par la premire occasion, +l'envoi d'une bible, il ajoute: N'oubliez pas cela, car je suis un +grand lecteur et admirateur de ces livres; je les avais parcourus tous +avant l'ge de huit ans,--c'est--dire les livres de l'Ancien-Testament; +quant au Nouveau, sa lecture me semblait une tche, et celle de l'autre +un plaisir. J'en parle d'aprs mes ides d'enfant, telles que je me les +rappelle, et comme se prsente encore ma mmoire ce tems que je passai + Aberdeen en 1796. + +La difformit de son pied tait ds-lors un sujet qui l'affligeait +beaucoup et sur lequel il se montrait trs-irascible. Une personne de +Glascow m'a rapport que la gouvernante de sa femme et celle de Byron se +voyaient souvent quand elles sortaient pour promener les enfans qui leur +taient confis, et qu'un jour elle lui avait dit: Quel bel enfant que +ce Byron! et quel malheur qu'il ait un pareil pied! L'enfant +l'entendit, et soudain, outr de colre, il la frappa d'un petit fouet +qu'il avait la main, en s'criant avec impatience: _Ne parlez pas de +cela_. Quelquefois cependant, comme plus tard, il parlait avec +indiffrence et mme plaisantait de son infirmit. Dans le voisinage se +trouvait un autre enfant qui avait dans l'un de ses pieds un dfaut +semblable; Byron disait alors cette occasion en riant: _Venez voir les +deux petits garons qui s'en vont dans Brood-street avec leurs deux +pieds bots_. + +Parmi une foule d'exemples de vivacit et d'nergie, sa gouvernante +citait le suivant. Un soir, elle l'avait conduit au thtre, la +reprsentation de la _Femme colre corrige_ (_the taming of the +Shrew_); il avait suivi la pice pendant quelque tems avec un intrt +silencieux, mais la scne entre Catherine et Ptruchio, quand les +acteurs en furent ces deux vers: + + CATHERINE. Je sais que c'est la lune. + PETRUCHIO. Non, vous mentez, c'est le soleil bienfaisant. + +Le petit Geordie (ainsi l'appelait-on), se levant de son sige, se mit +crier vivement: _Mais je vous dis, moi, que c'est la lune, monsieur_. + +Nous avons dj parl du sjour du capitaine Byron Aberdeen; il revint +encore y passer deux ou trois mois avant son dpart dfinitif pour la +France. Chaque fois, le principal objet de sa visite tait de tirer +encore, s'il le pouvait, quelque argent de la malheureuse femme qu'il +avait rduite la misre; et il y russit si bien, que la dernire fois +cette dame, gne comme elle l'tait, parvint lui procurer les moyens +de se rendre Valenciennes[9], o il mourut l'anne suivante (1791). +Bien que sur la fin Mrs. Byron refust de le voir, elle lui conserva +toujours, dit-on, une vive affection; et cette poque, quand la +gouvernante venait le rencontrer, elle ne manquait pas de s'informer +auprs d'elle, avec la plus tendre sollicitude, de sa sant et de l'air +de son visage. Quand elle apprit sa mort, sa douleur, suivant le rcit +de la mme personne, tenait du dsespoir, et ses cris perans furent +entendus jusque dans la rue. C'tait vraiment une femme extrme dans +toutes ses passions; sa douleur et sa tendresse partaient de son +temprament autant que d'une sensibilit relle. Quoi qu'il en soit, +dplorer la mort d'un pareil mari tait, il faut l'avouer, faire preuve +d'une gnrosit bien gratuite; d'autant plus que ne l'ayant pouse, +comme il le disait tout haut, que pour sa fortune, et ayant bientt +dissip le seul charme qu'elle et ses yeux, il avait la cruaut de +lui reprocher frquemment les inconvniens de la pnurie, fruit de son +extravagante prodigalit. + + [Note 9: Mrs. Byron, dit quelqu'un que j'ai dj cit, + s'tait endette de trois cents liv. st., par suite des + avances d'argent faites M. Byron lors de ses deux visites + Aberdeen, et par les frais d'ameublement de la chambre + qu'elle occupa aprs la mort de son mari, dans Brood-street. + Les intrts de cette somme rduisirent son revenu 139 + liv.; toutefois elle sut vivre sans augmenter ses dettes, et + la mort de sa grand'mre, ayant hrit des 1,122 liv. + rserves pour le douaire de cette dame, elle les acquitta + entirement.] + +Le jeune Byron n'avait pas cinq ans accomplis quand on l'envoya une +cole primaire, tenue Aberdeen par M. Bowers[10]. Il y resta, sauf +quelques interruptions, durant l'espace de douze mois, comme l'atteste +l'extrait suivant du registre journalier de l'cole: + + +GEORGES GORDON BYRON, + +19 novembre 1792. + +19 novembre 1793, reu une guine. + + [Note 10: Dans _Long-acre_, l'instituteur actuel de cette + cole est M. Davie Gronta, l'ingnieux diteur d'une + _collection de batailles et monumens militaires_, et d'un + ouvrage fort utile intitul: _Livre classique des pomes + modernes_.] + +Le prix de cette cole, pour la lecture seulement, n'tait que de 5 +_shillings_ par quartier; et ce fut certainement moins dans le but de +hter ses progrs que pour mieux chapper sa turbulence que sa mre +l'y envoya. Quant au rsultat de ces premires tudes Aberdeen, tant +sous M. Bowers que sous diffrens autres instituteurs, il nous en offre +lui-mme le curieux document dans une sorte de journal commenc sous le +titre de _mon Dictionnaire_, et qu'on retrouve dans l'un de ses +manuscrits: + +J'ai vcu dans cette ville plusieurs annes de ma premire jeunesse; +mais depuis l'ge de dix ans je n'y suis pas retourn. A cinq ans, ou +plus tt mme, on m'envoyait l'cole tenue par un M. Bowers, que l'on +surnommait _Bodsy_, cause de son air vif et veill. C'tait une cole + l'usage des deux sexes; j'y appris peu de chose, si ce n'est rpter +par coeur, force de l'entendre, mais sans en retenir une lettre, la +premire leon monosyllabique: _Dieu fit l'homme, il faut l'aimer_. La +seule preuve que je donnais de mes progrs la maison, c'tait de +rpter ces mots avec la plus grande volubilit; mais un jour, ayant +tourn le feuillet, j'eus le malheur de redire encore la mme chose, et +cela fit dcouvrir les bornes troites de mes jeunes talens: on me tira +les oreilles (criante injustice, attendu que c'tait par elles que +j'avais appris ce que je savais), et l'on confia mes dispositions aux +soins d'un nouveau prcepteur; c'tait un pieux et habile petit prtre, +nomm Ross, devenu plus tard, ministre de l'une des glises d'cosse +(celle d'_East_, je pense). Je fis sous lui d'tonnans progrs, et je me +rappelle encore aujourd'hui ses manires douces et sa gnreuse +sollicitude. Ds que je pus lire, ma grande passion fut l'histoire, et +surtout je me passionnai, pourquoi? je l'ignore, pour la bataille donne +prs du lac Rgille, dans l'histoire romaine, que l'on m'avait d'abord +mise entre les mains. Il y a quatre ans, me trouvant sur les hauteurs de +Tusculum, mes regards s'arrtrent sur le petit lac circulaire, jadis de +Rgille, et qui n'est plus qu'un point dans la perspective; alors je me +souvins de mon jeune enthousiasme et de mon vieux instituteur. Plus tard +j'eus pour matre un nomm Paterson, honnte jeune homme, mais +trs-srieux et taciturne: c'tait le fils de mon cordonnier; du reste +fort instruit, comme le sont gnralement les cossais; c'tait de plus +un presbytrien rigide. Je commenai avec lui le latin, dans la +grammaire de Ruddeman, et je continuai jusqu'au moment o l'on me mit +l'_cole de grammaire_. L je fis toutes mes classes jusqu' la +quatrime forme[11], poque de mon rappel en Angleterre, ma patrie, par +la mort de mon oncle. + + [Note 11: Un collge rgulier anglais se divise gnralement + en six _formes_, quoiqu'un mme professeur puisse tre charg + de deux la fois. L'ordre des _formes_ est inverse du ntre; + ainsi (la rhtorique et la philosophie faisant partie de + l'enseignement spcial des universits), la siximes _forme_ + correspondra notre classe de seconde, et la premire forme + notre septime ou aux classes plus lmentaires encore. + (_Note du Traducteur_.)] + +C'est Aberdeen, et sur les belles exemples de M. Duncan, que j'acquis +le beau point d'criture que je ne lis pas moi-mme sans difficult. Je +ne pense pas qu'il se mt beaucoup en peine de mes progrs. J'crivais +mieux alors que je n'ai jamais fait depuis; la hte et l'agitation d'une +et d'autre espce ont fait de moi le plus parfait griffonneur qui jamais +ait tenu une plume. Il pouvait y avoir cette cole de grammaire cent +cinquante enfans de tout ge; elle tait divise en cinq classes, tenues +par quatre matres, le principal se chargeant de la quatrime et de la +cinquime forme, comme en Angleterre la cinquime et la sixime forme et +les moniteurs ont toujours pour professeur le chef de l'cole. + +Parmi ses compagnons de classe, il en est de vivans qui se souviendront +encore de lui[12], et l'impression qu'ils en ont conserve est que +c'tait un enfant vif et passionn, emport, rancunier, mais affectueux +et sociable l'gard de ses camarades; hardi, singulirement aventureux +et toujours, comme l'un d'eux le rptait heureusement, toujours _plus +prt donner qu' recevoir des coups_. Entr'autres anecdotes l'appui +de ce caractre, on cite qu'une fois, revenant de l'cole, il se trouva +de compagnie avec un enfant qui l'avait auparavant insult, sans en +avoir t puni. Le petit Byron avait jur qu'il le lui paierait la +premire occasion; en consquence cette fois-ci, bien que plusieurs +autres enfans prissent le parti de son adversaire, il parvint lui +donner une _vole complte_; et quand il arriva chez sa mre, tout +essouffl, la servante lui demanda ce qu'il avait fait. Il rpondit, +avec un mlange de rage et d'enjouement, qu'il venait d'acquitter une +dette en rossant un enfant auquel il l'avait promis; qu'il tait un +Byron, et que jamais il ne fausserait sa devise: _Croys Byron_. + + [Note 12: Le vieux portier du collge aussi se rappelle bien + le petit garon la jaquette rouge et au pantalon de nankin, + qu'il a si souvent chass de la cour du collge.] + +Il est certain qu'il cherchait bien plus se distinguer parmi ses +camarades par sa supriorit dans tous les jeux et exercices violens, +que par ses progrs l'tude[13]. Cependant il tait plein d'ardeur ds +qu'on parvenait fixer son attention, ou qu'un genre d'tude venait +lui plaire. Il tait en gnral parmi les derniers de sa classe, et ne +semblait gure ambitieux de places plus honorables. Il est d'usage, je +crois, dans cette pension, d'intervertir de tems en tems l'ordre des +places et de mettre les plus faibles coliers sur les bancs +ordinairement rservs aux plus forts, sans doute dans la vue de mieux +stimuler l'ardeur des uns et des autres. Dans ces occasions, et +seulement alors, Byron tait parfois la tte de ses condisciples, et +son professeur disait en le raillant; _Allons, George, vous ne tarderez +pas retourner la queue_[14]. + + [Note 13: C'tait, dit l'un de ceux que j'ai consults, un + bon joueur de billes, il les lanait plus loin que la plupart + des enfans; il excellait aussi aux _barres_, jeu qui exige + une grande agilit de jambes.] + + [Note 14: Il parat, d'aprs la liste trimestrielle tenue a + l'cole de grammaire d'Aberdeen, dans laquelle le nom des + enfans se trouve plac suivant le rang qu'ils tenaient dans + leur classe; il parat, dis-je, qu'en avril 1794, le nom de + Byron se trouvait le vingt-troisime sur une liste de + trente-huit enfans, dans la seconde forme. En avril 1798, il + lui arriva d'tre le cinquime dans la quatrime classe, + compose de vingt-sept enfans, et de dpasser plusieurs de + ses condisciples qui l'avaient toujours devanc jusque-l.] + +Durant cette priode, sa mre et lui eurent l'occasion de faire visite +plusieurs de leurs amis: ils passrent quelque tems Fetteresso, +demeure de son parrain le colonel Duff (on s'y rappelle encore le +plaisir que prenait l'enfant jouer avec un vieux sommelier, bon +vivant, nomm Ernest Fiddler). Ils s'arrtrent aussi Banff, o +rsidaient quelques proches parens de mistress Byron. + +Il eut en 1796 une attaque de fivre scarlatine, aprs laquelle sa mre +l'envoya, pour changer d'air, dans les montagnes de l'cosse +(_highlands_); et ce fut alors, ou l'anne suivante, qu'ils choisirent +pour rsidence une ferme dans le voisinage de Ballater. C'est un sjour +recherch pendant l't par ceux qui veulent reprendre leur sant ou +leur enjouement; il est situ sur la rivire, quarante milles environ +d'Aberdeen. Bien que cette maison, o l'on montre encore avec orgueil le +lit du jeune Byron, soit naturellement devenue un but de plerinage pour +les admirateurs du gnie, elle est, ainsi que la valle troite et aride +dans laquelle elle est btie, bien indigne de s'associer au souvenir +d'un pote. A peu de distance de l, on peut vanter avec raison un +paysage o se retrouvent tous les genres de beauts sauvages qui suivent +le cours de la De travers les montagnes. C'est l que les noirs +sommets de _Lachin-y-Gair_ s'lanaient en forme de tourelles aux yeux +du pote futur; les vers qu'il consacra, plusieurs annes aprs, au +tableau de ces objets sublimes, montrent que dj, malgr sa tendre +jeunesse, il connaissait tous les genres de _gloire sourcilleuse_ qui +s'y rattachaient[15]. + + [Note 15: Les souvenirs exprims dans cette pice sont + charmans, mais il n'en est pas moins certain, d'aprs le + tmoignage de sa gouvernante, qu'il alla tout au plus deux + fois sur cette montagne, situe quelques milles de leur + rsidence ordinaire.] + +Ah! c'est l que mes pas s'garrent souvent dans mon enfance; mon +chapeau tait le bonnet carreaux, mon manteau le _plaid_ des +montagnards; les souvenirs des chefs de _clans_, morts depuis long-tems, +venaient s'offrir mon esprit, quand, chaque jour, j'errais dans les +clairires couvertes de pins. Je ne songeais pas retourner au chteau, +avant que la gloire du jour mourant n'et fait place aux rayons brillans +de l'toile polaire, car mon imagination charme aimait se nourrir des +traditions glorieuses que je recueillais de la bouche des habitans de la +sombre Loch-na-Gar. + +On a plusieurs fois attribu la premire tincelle de son gnie potique + la svrit grandiose des scnes au milieu desquelles s'coula son +enfance; mais on pourrait se demander si jamais pareilles facults +furent l'effet d'un pareil accident. Que les charmes d'une nature +pittoresque, ns principalement de notre imagination et de nos +souvenirs, soient profondment sentis un ge o l'imagination est +peine ne, o les souvenirs sont rares, c'est ce qu'on concevra +difficilement, tout en faisant la part d'un gnie prmatur. L'clat que +le pote voit dans les aspects de la nature n'est pas autant dans les +objets eux-mmes que dans l'oeil qui les contemple; et l'imagination doit +entourer ses tableaux d'une sorte d'aurole avant de pouvoir leur +emprunter quelque inspiration. + +A la vrit, comme matriaux susceptibles d'tre mis en oeuvre par la +facult potique quand elle sera dveloppe, ces merveilleuses +impressions, recueillies ds l'enfance avec toute la vivacit, +conserves avec toute la puissance de souvenir qui appartient au gnie, +peuvent bien former l'un des plus purs et des plus prcieux alimens dont +il se nourrira par la suite; mais cependant la source de ce charme est +dans le sentiment potique qui existait en lui et qui s'veille alors. +C'est l'imagination seule qui, agissant sur ses souvenirs, imprgnera +pour lui, dans la suite, tout le pass de posie. + +Il faut donc classer les impressions que Lord Byron reut dans son +enfance des scnes de la nature, avec les divers autres souvenirs qu'il +conserva de la mme priode, comme de son innocence, de ses jeux, de ses +esprances et de ses affections premires, tous souvenirs que le pote +sait convertir son usage, mais dont aucun ne fait le pote; pas plus +que le miel (pour employer une comparaison de Byron lui-mme) ne fait +l'abeille qui le butine. + +Quand il arrive, comme ce fut le cas en Grce pour Lord Byron, que les +mmes accidens de nature, sur lesquels la mmoire a rflchi son charme, +se reproduisent devant les yeux, entours de circonstances nouvelles et +inspiratrices, et de tous les accessoires qu'une imagination riche et +vigoureuse peut leur prter; alors, et le pass, et le prsent, tout +contribue rendre l'enchantement complet. Or, jamais coeur ne fut mieux +n pour runir ces divers sentimens que celui de Lord Byron. Dans un +pome crit un ou deux ans avant sa mort[16], il fait honneur de sa +passion pour les montagnes aux impressions de son sjour dans les +_highlands_; et il attribue mme le plaisir que lui fit prouver +l'aspect de l'Ida et du Parnasse, bien moins aux traditions classiques +qu'aux souvenirs profonds que lui fournissaient son enfance et +_Lachin-y-gair_. + + [Note 16: L'Ile.] + +Celui dont les premiers regards se sont arrts sur les montagnes de +l'cosse, couronnes d'un bleu cleste, aimera contempler toutes les +cimes qui lui offriront une couleur analogue; il saluera, dans chaque +mamelon, le visage connu d'un ami; la vue d'une montagne, son ame +s'panouira, comme pour l'embrasser. Long-tems j'ai parcouru des pays +qui n'taient pas mon pays; j'ai ador les Alpes, aim les Apennins, +rvr le Parnasse, admir l'Ida cher Jupiter, et l'Olympe qui s'lve +majestueusement au-dessus de la mer. Mais ce n'tait point le souvenir +de leur gloire antique, ce n'tait point la vue de leur beaut prsente +qui m'imposaient ces impressions profondes de respect et d'amour. Les +ravissemens que l'enfant avait prouvs survivaient l'ge de +l'enfance. Loch-na-Gar dominait avec l'Ida sur les champs de la Troade. +Les souvenirs celtiques entouraient le mont Phrygien, et les eaux des +cascades des _highlands_ se mlaient la claire fontaine de Castalie. + +Dans une note jointe ce morceau, nous le voyons faire le mme +anachronisme dans l'histoire de ses propres sentimens, et rapporter +son enfance elle-mme cet amour des montagnes, qui n'tait autre chose +que le rsultat du travail de son imagination se reportant au pass. +C'est, dit-il, de cette poque (celle de son sjour dans les +_highlands_) que date mon amour des pays montagneux. Je n'oublierai +jamais l'effet que produisit sur moi, quelques annes plus tard, en +Angleterre, la seule chose que j'eusse vue depuis long-tems qui +ressemblt des montagnes, quoiqu'en miniature; je veux parler des +_Malvern-hills_. Lorsque je retournai Cheltenham, je les regardais +chaque soir, au coucher du soleil, avec une motion que je ne pourrais +dcrire. Son amour pour les courses solitaires et pour les excursions +de toutes espces[17], le conduisait souvent assez loin pour donner sur +lui des inquitudes srieuses. Il lui arrivait Aberdeen, toutes les +fois qu'il en trouvait l'occasion, de s'esquiver, inaperu, de la +maison. Quelquefois il se dirigeait du ct de la mer; et un jour, aprs +de longues et pnibles recherches, on trouva le petit aventurier se +dbattant au milieu d'une fondrire ou mare, d'o il n'aurait pu se +tirer de lui-mme. + + [Note 17: Cette phrase rend fort douteuse l'assurance donne + par sa gouvernante (au rapport de Thomas Moore), que Byron + n'avait jamais vu que deux fois la montagne de + _Lachin-y-gair_, si voisine de l'habitation de sa mre. + (_N. du Tr._)] + +Dans le cours de l'une de ces excursions d't le long de la De, il eut +l'occasion de voir les sauvages beauts des _highlands_, mieux encore +que dans les environs de leur rsidence Ballatrech. Sa mre l'avait +conduit sur la route romantique d'_Invercauld_, jusqu' la petite chute +d'eau appele _la vigne de la De_; sa passion pour les aventures fut +alors sur le point de lui coter la vie: comme il grimpait le long d'une +pente incline sur cette cascade, une bruyre arrta son pied bot et il +tomba. Dj mme il roulait vers le prcipice, quand la gouvernante eut +la force et la prsence d'esprit de le retenir, et de le ravir ainsi +une mort certaine. + +Il n'avait encore que huit ans: ce fut alors qu'un sentiment plus prs +de l'amour qu'on ne le supposerait possible dans un ge si tendre, prit, +de son propre aveu, sur ses penses, une puissance absolue, et prouva +ainsi, de bonne heure, combien il tait facile d'veiller sa sensibilit +sur ce point comme sur tous les autres[18]. L'objet de son attachement +tait Marie Duff; et les passages d'un journal, tenu par lui en 1813, +montrent avec quelle fracheur, aprs un intervalle de dix-sept ans, il +se rappelait toutes les circonstances de cette premire passion: + + [Note 18: On sait que Dante n'avait que neuf ans quand, la + _fte du Mai_, il vit pour la premire fois Batrix et en + devint amoureux. Alfieri lui-mme, amant prcoce, considre + une telle sensibilit prmature comme le signe incontestable + d'une ame ne pour les beaux-arts. _Effetti_, dit-il en + dcrivant ce qu'il prouva lui-mme lors de son premier + amour, _che poche persone intendono, e pochissime provano: ma + a quei soli pochissimi concesso l' uscir della folla + volgare in tutte le umane arti_. Canova disait ordinairement + qu'il se rappelait fort bien avoir t amoureux ds l'ge de + cinq ans.] + +J'ai dernirement, dit-il, beaucoup pens Marie Duff; il est bien +trange que j'aie pu me passionner aussi profondment pour cette jeune +fille, un ge o je ne pouvais connatre l'amour, ni ce que ce mot +signifiait: et pourtant c'tait bien de l'amour. Ma mre me raillait +d'habitude sur cet attachement puril; et plusieurs annes aprs +(j'avais alors seize ans), elle me dit un jour: _Byron, je reois une +lettre d'Edimbourg; miss Abercromby me mande que votre ancienne passion, +Marie Duff, est marie un M. Co_..... Et quelle fut ma rponse? En +vrit, je ne sais comment expliquer ce que je ressentis en ce moment; +mais je faillis entrer en convulsion. Ma mre en fut tellement alarme, +que plus tard elle vita toujours de revenir sur ce sujet _avec +moi_,--se contentant de le redire volontiers chacune de ses +connaissances. Maintenant que signifiait tout cela? Je ne l'avais pas +vue depuis que, par suite d'un _faux pas_ de sa mre, Aberdeen, elle +fut ramene Banff, auprs de son aeule: nous tions tous deux de +vritables enfans; j'avais ds-lors, et j'ai depuis prouv cinquante +fois, d'autres sentimens tendres; cependant je me rappelle encore tout +ce que nous nous disions l'un l'autre, toutes nos caresses, ses +traits, mon inquitude, mes insomnies, mes instances auprs de la +servante de ma mre pour qu'elle lui crivt de ma part; ce qu'elle fit + la fin pour me tranquilliser. La pauvre Nancy pensait que j'tais fou; +et comme je ne pouvais crire une lettre moi-mme, elle devint mon +secrtaire. Je me rappelle aussi nos promenades, mon bonheur quand +j'tais assis prs de Marie dans l'appartement des enfans, leur maison +proche des _Plainstones_ Aberdeen. Alors, tandis que sa petite soeur +jouait la poupe, nous faisions l'amour notre manire. + +Comment diable tout cela arriva-t-il un pareil ge? d'o cela +provenait-il? Certainement, plusieurs annes aprs, je n'avais pas +encore l'ide de la distinction des sexes; et cependant mes tourmens et +mon amour furent si violens, que je doute quelquefois si j'ai jamais t +depuis rellement amoureux. + +Qu'il en soit ce qu'on voudra, l'annonce de son mariage, plusieurs +annes aprs, fut pour moi un coup de foudre et fut sur le point de +m'touffer, au grand effroi de ma mre et l'tonnement de tous les +spectateurs qui refusaient d'y croire. C'est dans ma vie un phnomne +(puisque je n'avais alors que huit ans), qui m'a souvent tourment et +qui me tourmentera jusqu' ma dernire heure; et rcemment encore, je ne +sais pas pourquoi, son souvenir (non pas l'amour lui-mme) s'est +reprsent avec plus de force que jamais. Je serais bien tonn qu'elle +et gard de moi la moindre souvenance, et qu'elle se rappelt comme +elle plaignait sa petite soeur Hlne de ne pas avoir aussi un amoureux! +Il est incroyable comme j'ai gard d'elle une parfaite et charmante +ide; de son front, de ses cheveux noirs, de ses yeux d'un brun clair, +de ses vtemens mme: je serais vraiment fch de la voir aujourd'hui; +la ralit, toute belle qu'elle serait, dtruirait ou du moins +obscurcirait les traits de la charmante Pri que je contemplais alors en +elle, et qui vit encore dans mon imagination aprs plus de seize annes. +J'ai maintenant vingt-cinq ans et quelques mois..... + +Ma mre, je le suppose, raconta cette circonstance (l'effet qu'avait +produit son mariage sur moi) aux Parkynses et certainement la famille +Pigot; elle le mentionna sans doute galement miss Abercromby, qui +connaissait mon ancien penchant, et qui sans doute n'avait donn cette +nouvelle qu' mon intention..... Je l'en remercie! Comme ses +commencemens, le terme de cette passion m'a souvent fait rflchir; +quant l'exactitude des faits, d'autres les connaissent aussi bien que +moi, et le souvenir que j'en conserve est encore plein de vie. Mais plus +j'y songe, et plus je suis embarrass d'assigner quelques causes cette +prcocit d'affection. + +Les chances qu'il avait de succder au titre de ses anctres furent +quelque tems tout--fait incertaines; car; en 1794, le cinquime lord +Byron vivant avait encore un petit-fils. Sa mre cependant, ds sa +naissance, avait caress l'espoir qu'il serait non-seulement un lord, +mais encore un grand homme. Une circonstance bizarre sur laquelle elle +fondait cette esprance, c'est qu'il tait boiteux; pourquoi? il serait +difficile de le dire, si ce n'est peut-tre qu'ayant un esprit des plus +superstitieux, elle avait consult quelque diseur de bonne aventure, +qui, pour anoblir aux yeux d'une mre cette infirmit, l'avait rattache + la destine future de l'enfant. + +La mort du petit-fils du vieux lord, arrive en Corse en 1794, brisa le +seul obstacle qui se trouvait jusqu'alors plac entre le petit George et +l'hritage immdiat de la pairie: l'importance sensible que cet +vnement leur donna fut sentie non-seulement par Mrs. Byron, mais aussi +par le jeune baron futur de Newsteadt. Pendant l'hiver de 1797, sa mre +lisait un jour par hasard un discours prononc la Chambre des +Communes; un ami se trouvait prsent, qui dit l'enfant: Nous aurons +un jour ou l'autre le plaisir de lire aussi vos discours la Chambre +des Communes. _J'espre que non_, rpondit-il; _si vous en lisez +quelqu'un de moi, ce sera la Chambre des Lords_. + +Le titre dont il se flicitait ainsi ne lui fut que trop tt dvolu. +S'il avait pu demeurer encore pendant dix ans tout simplement George +Byron, on ne peut douter que son caractre n'y et gagn sous beaucoup +de rapports. L'anne suivante, son grand oncle, le cinquime lord Byron, +mourut l'abbaye de Newsteadt, ayant consomm les dernires annes de +sa vie dans un tat d'isolement austre et presque sauvage. + +Le lendemain de l'accession du petit Byron la pairie, on dit qu'il +courut sa mre et lui demanda _si elle apercevait quelque changement +en lui depuis qu'il tait lord, car il n'en trouvait lui-mme aucun_. +Rflexion ingnieuse et naturelle; l'enfant ne songeait pas encore que +la simple addition d'une syllabe au-devant de son nom avait suffi pour +oprer un changement complet et magique dans toutes ses relations +futures avec la socit. + +On peut se faire une ide de l'effet que produisit ds-lors sur lui cet +vnement, d'aprs l'agitation que, dit-on, il manifesta en s'entendant, +pour la premire fois, appeler dans l'cole avec l'addition du titre de +_dominus_. Incapable de faire la rponse habituelle, _adsum_, il resta +silencieux au milieu de la surprise gnrale de ses camarades, et finit +enfin par fondre en larmes. + +Le nuage qu'avait jet, et sans cause, plusieurs gards, sur le +caractre du dernier lord Byron, sa malheureuse affaire avec M. +Chaworth, avait encore t, dans la suite, obscurci par les effets +naturels d'une vie insociable et bizarre. On fait encore dans le +voisinage les rcits les plus exagrs de sa cruaut envers lady Byron, +avant leur sparation mutuelle, et l'on croit mme que, dans l'un de ses +accs de fureur, il avait t jusqu' la prcipiter dans l'tang de +Newsteadt. Une autre fois, dit-on, ayant tu son cocher pour quelque +dsobissance, il avait jet le cadavre dans la voiture o se trouvait +lady Byron, et montant aussitt sur le sige, il avait lui-mme conduit +les chevaux. Ces histoires sont, n'en pas douter, des fables +grossires, comme la plupart de celles dont son illustre hritier fut +plus tard la victime. Une femme au service du vieux lord, encore +vivante, contredit ces deux rcits comme autant d'inventions de la +calomnie; elle suppose pourtant que la premire est fonde sur les +circonstances suivantes. Une jeune dame du nom de Booth se trouvait +Newsteadt en visite; un soir, on fit une partie de plaisir devant la +faade de l'abbaye, et lord Byron, par accident, l'avait pousse dans le +bassin qui reoit la cascade: de l, sans doute, le conte dont nous +avons parl. + +Une fois spar de lady Byron, l'isolement complet dans lequel il vcut +rveilla toute la puissance d'imagination des habitans de l'endroit; nul +fait atroce ou dsespr que les commres du village ne fussent +disposes lui imputer. Il y avait dans son triste jardin deux images +grimaantes de satyres, que bientt l'effroi de ceux qui les entrevirent +dcora du nom de _diables du vieux lord_. On sait qu'il marchait +toujours arm, et l'on rapporte que le dernier sir John Warren, son +voisin, ayant t admis dner un jour avec lui, trouva sur la table +une bote pistolets place l comme partie ordinaire du service. + +Dans ses dernires annes, les seuls compagnons de sa solitude, outre +cette colonie de grillons qu'il s'amusait, dit-on, lui-mme, nourrir +et dresser[19], taient le vieux Murray, plus tard valet favori de son +successeur, et la domestique dont je viens de citer l'autorit. Cette +dernire, d'aprs les fonctions auxquelles on suppose qu'elle avait t +promue auprs de son noble matre, avait reu gnralement dans le pays +le nom de _Lady Betty_. + + [Note 19: Lord Byron avait l'habitude d'ajouter ceci, sur + l'autorit de vieux domestiques, que le jour de la mort de + leur patron, ces grillons laissrent tous de concert la + maison, et en si grand nombre, qu'il tait impossible de + faire un pas dans le vestibule sans en craser quelques-uns.] + +Quoiqu'il vct dans sa solitude d'une manire sordide, il parat qu'il +prouvait souvent le besoin d'argent; et l'un des torts les plus srieux +qu'il fit sa proprit, fut la vente du domaine de Rochdale, dans le +duch de Lancastre, dont le produit minralogique passait pour +trs-important. Il savait bien, dit-on, l'poque de la vente, qu'il +n'avait pas le droit de donner un titre lgal de possession, et il n'est +pas croyable que ceux qui rachetrent ignorassent l'irrgularit de la +transaction; mais ils prvirent sans doute, comme en effet cela arriva, +qu'avant d'tre dpossds de la proprit ils seraient peu prs +indemniss par le produit qu'ils en tireraient. + +On tenta, pendant la minorit du jeune lord, de rentrer dans le domaine +de Rochdale, et, comme on le lira bientt, ce fut avec un plein succs. +Pour Newsteadt, les btimens et les dpendances menaaient une ruine +prochaine, et parmi les rares tmoignages de la sollicitude ou de la +dpense de son propritaire, se trouvaient quelques masses de pierres +runies grands frais, et quelques btimens, crnels, levs sur le +bord du lac et dans l'paisseur du bois. Les forts btis sur le lac +taient destins donner un aspect naval ses ondes: souvent, quand il +tait en bonne humeur, il se plaisait des combats simuls; ses +btimens attaquaient la forteresse, qui son tour les canonnait. Le +plus grand de ses vaisseaux avait t construit pour lui dans l'un des +ports de mer de l'est: on l'avait dirig sur des roues vers la fort de +Newsteadt, comme pour accomplir l'une des prophties de la mre Shipton, +_que quand un vaisseau charg de_ ling _traverserait la fort de +Shervood, le domaine de Newsteadt sortirait de la famille Byron_. Dans +le duch de Nottingham, _ling_ rpond au mot bruyre; et afin de +justifier la mre Shipton et de dpiter le vieux lord, on dit que les +paysans escortaient le vaisseau en y jetant sans cesse des touffes de +bruyre. + +Cet homme singulier prenait videmment fort peu de soin du sort de ses +descendans; il n'avait entretenu aucun rapport avec son jeune hritier +d'cosse, et s'il lui arrivait d'en parler, ce qui tait fort rare, ce +n'tait jamais que sous le nom _du petit enfant qui est Aberdeen_. + +La mort de son grand oncle faisait de Lord Byron _le pupille de la +chancellerie_, et le comte de Carlisle fut dsign pour tre son tuteur. +Il avait avec la famille quelques rapports de parent, comme fils de la +soeur du dfunt lord. En 1798, pendant l'automne, Mrs. Byron et son fils, +escorts de leur fidle May Gray, quittrent Aberdeen pour Newsteadt. +Avant leur dpart, ils avaient vendu le mobilier de l'humble appartement +qu'ils occupaient, et le produit, l'exception du linge et de la +vaisselle que Mrs. Byron emporta, fut de 74 livres sterling 17 shillings +7 pence. + +Le tems que Byron passa en cosse, o sa mre avait d'ailleurs pris +naissance, lui permettait de se considrer lui-mme, comme il s'en est +glorifi dans Don Juan, _ moiti cossais par sa naissance, et +entirement par son ducation_. + +Nous avons dj vu avec quelle vivacit il gardait le souvenir des +montagnes qui, dans l'origine, avaient frapp ses yeux; les allusions +qu'il y fait, dans le passage de Don Juan que je viens de citer, au pont +romantique du Don et aux autres localits d'Aberdeen, montrent la mme +fidlit et le mme entranement de souvenir. + +De dire comment _Auld-Lang-Syne_ voque devant moi l'cosse en masse et +dans tous ses dtails, les Plaids cossais, les _Snoods_ cossais, les +montagnes bleues, les ondes claires, la Dee, le Don, le mur noir du pont +de Balgounie, mes souvenirs d'enfant, en un mot le plus doux songe de ce +qui me faisait alors rver, envelopp, comme les fils de Banco, de leurs +manteaux funraires;--d'expliquer ces allusions enfantines qui ramnent +sous mes yeux ma douce enfance,--je ne m'en soucie pas, c'est un effet +de _Auld-Lang-Syne_. + +Puis il ajoute en note: + +Le pont du Don, prs de _la vieille ville_ d'Aberdeen, avec son arche +unique et ses eaux noirtres et poissonneuses, me sont encore prsens, +comme si je les avais vus hier. Je me rappelle galement, bien que je le +cite mal peut-tre, le terrible proverbe qui, dans ma jeunesse, me +faisait craindre et pourtant dsirer de le passer, parce que j'tais +fils unique, au moins du ct de ma mre. Le voici tel que je m'en +souviens, quoique je ne l'aie entendu ni lu depuis l'ge de neuf ans: + + Brig of Balgounie, black's your wa' + Wi a wife's ae son, and a mear's ae foal + Down ye shall fa'..... + +Pont de Balgounie, ton mur est noir, tu tomberas avec le fils unique +d'une femme et le poulain unique d'une cavale. + +Il eut toujours un vritable plaisir rencontrer une personne +d'Aberdeen: quand feu M. Scott, qui tait n dans cette ville, lui +rendit une visite Venise, en 1819, il lui dsigna surtout, en +rappelant leurs habitudes d'enfance, une place nomme la niche de +Wallace, o se trouve encore aujourd'hui une grossire statue de ce +guerrier cossais. Cette sorte de souvenir ne le trouvait jamais +insensible. A son premier voyage en Grce, non-seulement l'aspect des +montagnes, mais le jupon court des Albanais, tout, dit-il, le _reportait + Morven_. Dans sa dernire et fatale expdition, l'habit qu'il portait +de prfrence, Cphalonie, tait une veste de _tartane_. + +Mais quelque sincres et profondment senties que fussent les +impressions qu'il gardait de l'cosse, il lui arrivait quelquefois, +comme pour toutes ses affections les plus aimables, de donner un dmenti + son bon naturel; et lorsque la colre ou l'ironie l'excitait, de +persuader et les autres et lui-mme que toutes ses affections se +portaient vers des objets directement opposs. + +Le fiel qu'il rpandit l'occasion de sa querelle avec la _Revue +d'dimbourg_, sur tout ce qu'il y avait d'cossais, offre l'exemple de +ce triomphe temporaire de ses passions. Dans tous les tems, le moindre +soupon de ridicule jet sur l'cosse ou ses habitans suffisait pour +faire taire ses affectueux sentimens. Un de ses amis me raconta +l'amusante colre dans laquelle le mit un jour une innocente jeune +fille, pour avoir remarqu qu'il avait quelque chose de l'accent +cossais: Bon dieu! s'cria-t-il, j'espre bien que non; j'aimerais +mieux voir tomber la maudite cosse dans la mer que d'avoir l'accent +cossais. + +Mais on ajoutera peu de foi aux saillies de ce genre rpandues dans ses +crits ou sa conversation, quand on les comparera aux preuves dcisives +qu'il a laisses de son attachement pour le pays o il passa son +enfance. Et si, pour lui, ces impressions taient ineffaables, de +l'autre il y a chez les citoyens d'Aberdeen, qui le regardent comme leur +compatriote, une correspondance chaleureuse d'affection pour sa mmoire +et pour son nom. Ils montrent encore aux voyageurs les diverses maisons +o il rsidait dans sa jeunesse; l'avoir vu seulement une fois, rveille +en eux un souvenir d'orgueil, et le pont du Don, dj beau en lui-mme, +est dsormais revtu, grce la mention qu'il en a faite dans son _Don +Juan_, d'un nouveau charme. Il y a deux ou trois ans qu'on offrit une +somme de cinq liv. st. une personne d'Aberdeen en change d'une lettre +crite par le capitaine Byron quelques jours avant sa mort; et au nombre +des souvenirs du jeune pote, devenus autant de trsors pour ceux qui +les possdent, il en est un dont il n'aurait pu sans rire entendre +parler, c'est tout simplement une vieille soucoupe de porcelaine dont il +avait une fois mordu un large morceau dans un accs de colre. + +Ce fut dans l't de 1798 que Lord Byron, alors dans sa onzime anne, +quitta l'cosse avec sa mre et sa _bonne_, pour prendre possession de +l'ancien domaine de ses anctres. Voici comme il parle de ce voyage dans +une de ses dernires lettres: + +Je me souviens de Loch-Leven comme si c'tait d'hier; ce fut pourtant +l'poque de mon voyage d'Angleterre, en 1798, que je le vis. + +Dj ils touchaient la barrire de Newsteadt, ils voyaient les bois de +l'abbaye s'lancer comme pour les recevoir, quand Mrs. Byron, affectant +de mconnatre l'endroit, demanda la femme de la barrire qui +appartenait cette proprit. On lui rpondit que le possesseur, Lord +Byron, tait mort depuis quelques mois. Et quel est l'hritier? demanda +la mre avec un orgueil satisfait.--On dit, rpondit la femme, que c'est +un petit enfant qui vit Aberdeen.--Et le voici, dieu le bnisse! +s'cria la gouvernante, incapable de se contenir, et couvrant de baisers +le jeune lord assis sur ses genoux. + +Une lvation si soudaine aurait eu sans doute, mme dans des +circonstances plus favorables pour lui, une influence dangereuse sur son +caractre; le guide qui dsormais allait conduire les pas du jeune Byron +dans le monde ne pouvait tre plus inhabile lui en montrer les +cueils. Sa mre, dpourvue de jugement et d'empire sur elle-mme, +employait son gard, avec la mme maladresse, et l'indulgence, et ce +qui tait pire encore, une violence dont l'enfant s'amusait. Ce +sentiment exquis du ridicule qui, plus tard, le rendit si remarquable, +et que ds-lors il possdait, l'emportait toujours sur la crainte que +pouvait lui inspirer sa mre. Quand Mrs. Byron, femme petite et dont +l'embonpoint embarrassait la marche, essayait, dans ses accs de colre, +de l'atteindre afin de le punir, le petit diable, glorieux de sa +lgret, se plaisait lui chapper sans cesse, courant autour de la +chambre en dpit de sa jambe boiteuse, et riant gorge dploye d'avoir +pu rendre inutiles toutes ses menaces. Dans ses _Memoranda_, il a +consign quelques anecdotes de ces premiers tems, et bien qu'il n'y +nomme jamais sa mre qu'avec respect, il est facile de voir que l'ide +qu'il en avait conserve, du moins la plus caractristique, tait d'une +nature pnible. L'un des passages les plus frappans de ces _Mmoires_ se +rapporte au chagrin profond qu'il ressentait de son infirmit; il dcrit +l'impression d'horreur et d'humiliation qui s'empara de lui quand sa +mre, dans un accs de colre, l'appela, _vilain boiteux_. Comme il +reproduit dans sa posie, sous une forme ou l'autre, tous les sentimens +profonds de sa vie, il ne faut pas tre surpris d'y retrouver une +expression de ce genre; nous voyons donc l'ouverture de son drame, _le +Difforme transform_: + + BERTA. Va-t'en, vilain bossu. + ARNOLD. Ma mre, je suis n ainsi. + +On peut se demander si l'origine du drame entier ne serait pas due cet +unique souvenir. + +Avec un pareil caractre dans la personne qui devait seule diriger ses +premires annes, on conoit qu'il dut perdre tout le fruit des soins et +de la sollicitude qu'un tuteur clair et pu avoir pour lui. D'ailleurs +Lord Carlisle, peu li avec la famille, et n'ayant jamais eu l'occasion +de connatre l'enfant, n'avait accept qu'avec rpugnance cette charge +pnible; et comme ce titre le mettait surtout en rapport avec Mrs. +Byron, il ne faut pas s'tonner qu'il ne dsirt jamais pntrer dans +les dtails de l'ducation de son pupille, plus qu'il n'y tait +rigoureusement oblig: ce qui l'en loignait tait la crainte de se +trouver en opposition avec les habitudes violentes et capricieuses de la +mre. + +D'un autre ct, si la rputation du dernier Lord et t assez +populaire pour piquer d'mulation son jeune successeur, peut-tre +l'envie salutaire de rivaliser avec les morts et suppl aux bons +exemples des survivans, et nul esprit ne se serait plus facilement +ouvert cette louable mulation que celui de Byron. Mais +malheureusement, comme nous venons de le dire, les circonstances taient +autres, et la place d'un aussi dsirable stimulant fut substitue une +rivalit d'une espce contraire. Les tranges anecdotes qui circulaient +sur le feu Lord dans le pays o ses rudes et solitaires habitudes +avaient laiss une trace d'effroi; ces anecdotes, dis-je, avaient frapp +son imagination potique, et rveill dans son jeune esprit une espce +d'admiration pour des bizarreries qui lui semblaient un motif +d'tonnement et de souvenir. On a mme quelquefois suppos que ce fut le +rcit des bizarreries de son oncle, qui nourrit son imagination de ces +sombres peintures et de ces figures idales, qu'il sut par la suite +revtir de formes diverses et anoblies par son gnie[20]. Mais, quoi +qu'il en soit, on peut conjecturer que, dans sa pnurie de meilleurs +modles, les singularits de son prdcesseur immdiat eurent une grande +influence sur ses gots et son imagination. Une habitude, entre autres, +qu'il semblait devoir cet esprit d'imitation, et qu'il conserva toute +sa vie, fut celle d'avoir ordinairement auprs de lui une arme d'une +espce quelconque; mme encore enfant, il portait toujours de petits +pistolets chargs dans la poche de sa veste. + + [Note 20: Pourquoi donc accuser ces impressions, si les + effets en furent si admirables? + (_N. du Tr._)] + +La querelle du dernier Lord avec M. Chaworth avait pu d'ailleurs, ds +l'origine, lier d'une sorte de connexit, dans son esprit, le nom de sa +famille et l'habitude des duels; peut-tre aussi les mortifications que +lui faisait dvorer, ou du moins craindre, l'cole, son infirmit +physique, trouvrent une sorte de consolation dans l'espoir qu'un jour +les lois du combat singulier lui permettraient de lutter avec le plus +fort, armes gales. + +Aussitt aprs leur dpart d'cosse, Mrs. Byron, dans l'espoir d'obtenir +sa gurison, avait confi son fils aux soins d'un individu de Nottingham +qui se chargeait de ces sortes de cures: cet homme, charlatan de son +mtier, se nommait Lavender; son procd tait de frotter d'abord +d'huile pendant long-tems le pied malade, puis de le tordre violemment +et de le tenir comprim dans une machine de bois. Pour que l'enfant ne +ft pas, durant cet intervalle, retard dans ses tudes, un respectable +professeur venait lui donner des leons de latin. M. Rogers, c'tait son +nom, lisait avec lui des morceaux de Virgile et de Cicron, et ses +progrs lui parurent alors, malgr sa jeunesse, extrmement sensibles: +toutefois, dans le cours de ses leons, il prouvait frquemment de +violentes douleurs, cause de la position de son pied; un jour, M. +Rogers lui dit: Milord, je ne puis vous voir en proie une douleur +comme celle que vous souffrez.--N'y songez pas, M. Rogers, rpondit +l'enfant, vous ne vous en apercevrez plus. + +Cet homme distingu, qui ne parle jamais de son lve que dans les +termes les plus affectueux, se souvient de plusieurs exemples de la +plaisante malice avec laquelle il aimait se venger de son bourreau, en +mettant dcouvert sa fastueuse ignorance. Un jour il avait plac au +hasard, sur une feuille de papier, toutes les lettres de l'alphabet, +mais toutefois en les disposant de manire simuler des mots et des +phrases; il mit le papier sous les yeux du docte personnage en lui +demandant quelle langue c'tait: De l'italien, rpondit notre homme, +incapable d'avouer de bonne foi son ignorance. On conoit que cette +rponse fut accueillie par la joie immodre et les insultans clats de +rire de notre jeune satirique, charm du succs de ce premier pige +tendu au charlatanisme. + +C'est par une suite de la profonde impression qu'il conservait de tout +ce qui l'entourait dans sa jeunesse, et qui semblait un des traits +distinctifs de son caractre, que plusieurs annes aprs, se trouvant +dans les environs de Nottingham, il envoya une lettre son vieux +prcepteur, remplie de sentimens affectueux. Il avait mme charg celui +qui la portait de dire M. Rogers, qu' compter d'un certain endroit de +Virgile, qu'il dsignait, il pouvait encore rciter une vingtaine de +vers qu'il se souvenait fort bien d'avoir expliqus avec lui tandis +qu'il souffrait le plus. + +C'est dans ce tems, au rapport de sa gouvernante May Gray, que se +manifestrent en lui les premiers indices de dispositions potiques. +Voici quel propos: une dame ge, qui faisait de frquentes visites +sa mre, s'tait servie son gard d'expressions fort insultantes; et +ces affronts, il en conservait ordinairement un ressentiment implacable. +Cette dame s'tait form des ides singulires relativement notre ame: +elle s'imaginait qu'elle s'arrtait dans la lune comme pour y subir une +preuve prliminaire avant d'aller plus loin. Un jour, Byron ayant reu, +comme il parat, une seconde injure du mme genre, se prsente en fureur +devant sa gouvernante: Eh bien, mon petit hros, lui dit-elle, +qu'avez-vous donc? L'enfant rpondit que cette vieille l'avait mis dans +une affreuse colre, qu'il ne pouvait plus la supporter, etc., etc.; +puis soudain il rpta plusieurs fois les mauvais vers suivans, charm +d'avoir trouv un moyen d'exhaler sa bile: + +Dans le comt de Nott, demeure Swan-Green une vieille maudite, si +jamais il en fut, et quand elle mourra (promptement je l'espre) elle +croit sur-le-champ qu'elle ira dans la lune. + +Ces vers ont peut-tre t rajusts aprs coup; et lui-mme, comme on va +le voir, date d'une anne plus tard son premier essai potique, mais +l'anecdote n'en fait pas moins connatre son caractre; c'est ce qui m'a +dcid la conserver. + +Dans le mme tems les faibles revenus de Mrs. Byron reurent une +augmentation fort opportune sans doute, mais dont j'ignore le motif. Ce +fut une pension sur la liste civile de 300 liv. st. de rente; la lettre +suivante est une copie de l'ordonnance royale rendue ce sujet: + + +GEORGES ROI. + +Il nous a plu accorder Catherine Gordon, veuve Byron, une rente +annuelle de 300 livres, commencer au 5 juillet 1799, pour continuer +durant notre plaisir. Nous voulons et il nous plat, qu'en vertu de +notre lettre gnrale du sceau priv, sous la date du 5 novembre 1760, +des fonds de notre trsor ou de l'chiquier applicables au service de +notre liste civile, vous payiez ladite Catherine Gordon, veuve Byron, +ou son ordre, ladite rente, commencer du 5 juillet 1799, pour lui +tre servie par quartier ou autrement, ds que l'chance sera arrive; +la prsente sera votre garantie. + + Le 2 octobre 1799; de notre rgne la 39me. + _Par ordre de sa majest_, + + Sign W. PITT, + S. DOUGLAS. + +Peu satisfaite de l'oprateur de Nottingham, Mrs. Byron, pendant l't +de 1799, jugea convenable de conduire son enfant Londres, o, d'aprs +l'avis de Lord Carlisle, on le confia aux soins du docteur Baillie. Il +tait important de le placer dans une cole paisible o l'on pt +facilement lui faire suivre le rgime que l'on adopterait pour sa +gurison: on choisit cet effet la maison de feu le docteur Glennie +Dulwich; et comme en outre on jugea propos de lui donner une chambre +coucher spare, le docteur Glennie avait fait placer un lit dans son +propre cabinet pour son nouvel lve. Mrs. Byron, son arrive dans la +ville aprs tre reste peu de tems aprs lui Newsteadt, prit un +appartement Sloane-terrace, et, sous la direction du docteur Baillie, +on chargea l'un de messieurs Sheldrake de la construction d'une machine +propre redresser peu peu la jambe de l'enfant[21]. On lui prescrivit +de la modration dans tous les exercices du corps, mais le docteur +Glennie trouvait le prcepte plus facile donner qu' faire excuter, +et bien que l'enfant ft assez tranquille dans les heures d'tude, ds +que celle des jeux sonnait, il ne montrait pas moins d'_mulation_ dans +tous les exercices athltiques que les enfans les plus robustes de +l'cole: mulation, ajoute le docteur Glennie, avec lequel j'ai eu +quelques entretiens peu de tems avant sa mort, que j'ai en gnral +remarque dans les jeunes enfans affects de semblables dfauts +naturels[22]. + + [Note 21: Dans une lettre adresse dernirement par M. + Sheldrake l'diteur d'un journal mdical, on tablit que la + personne du mme nom qui fut appele Dulwich auprs de Lord + Byron doit une mprise cet honneur, et ne fit rien pour sa + gurison. L'auteur de la lettre ajoute qu'il fut lui-mme + consult par Lord Byron, quatre ou cinq annes plus tard, et + bien qu'il n'ait pu alors entreprendre la gurison du pied + cause du peu de docilit de son noble patient, il parvint + cependant lui construire une sorte de soulier qui allgea + l'inconvnient de son infirmit.] + + [Note 22: Quoique, dit Alfieri en parlant de son tems + d'tude, je fusse le plus petit de tous les _grands_ qui se + trouvaient au second appartement o j'tais descendu, c'tait + prcisment mon infriorit de taille, d'ge et de force, qui + m'engageait me distinguer.] + +Comme le jeune colier avait reu les lmens de la langue latine +suivant le systme d'enseignement adopt Aberdeen, il eut de la peine + revenir sur ses pas, et se trouva, comme cela arrive souvent, retard +dans ses tudes et embarrass dans ses souvenirs, par la ncessit de se +soumettre au mode d'enseignement suivi dans les coles anglaises. Je +m'aperus, dit le docteur Glennie, qu'il montra d'abord de l'ardeur et +obtint des succs: il tait gai, toujours de bonne humeur et chri de +ses camarades; il connaissait nos potes et nos historiens bien mieux +que les enfans de son ge, et dans mon cabinet il trouvait sa +disposition une foule de livres capables de flatter son got et de +satisfaire sa curiosit, entre autres une collection de potes, depuis +Chaucer jusqu' Churchill, que je serais tent de croire qu'il parcourut +depuis le commencement jusqu' la fin. Il avait encore cet ge une +connaissance tendue de la partie historique des saintes critures; il +aimait m'en entretenir, surtout aprs nos exercices pieux du dimanche +soir, et quand il lui arrivait de raisonner sur les faits raconts dans +nos livres sacrs, il le faisait avec l'air d'tre persuad des vrits +divines qu'ils renferment. Que les impressions de son enfance, dit +encore la mme personne, se soient conserves plus tard dans sa mmoire, +malgr ses habitudes d'une vie irrgulire, c'est ce qu'on ne peut gure +rvoquer en doute aprs avoir lu ses ouvrages sans prvention, et je +n'ai jamais pu m'ter de la tte que, dans les tranges dsordres qui +malheureusement marqurent sa carrire, il n'ait d souvent trouver bien +difficile de violer les excellens principes qu'il avait d'abord +adopts. + +J'aurais d mentionner, parmi les traits caractristiques de sa +jeunesse, et d'aprs le rcit du mari de sa premire gouvernante, qu'il +montrait ds-lors, et dans toutes les occasions, un esprit investigateur +en matires religieuses. + +Le docteur Glennie ne fut pas long-tems sans s'apercevoir que la mre +tait beaucoup plus difficile conduire que l'enfant. Tout en +professant la plus entire dfrence pour les reprsentations de +l'habile instituteur, quant la ncessit de ne pas interrompre les +tudes de son fils, Mrs. Byron n'avait ni assez de raison, ni assez +d'empire sur elle-mme, pour confirmer ses paroles par ses actions; en +dpit des remontrances du docteur et des injonctions de Lord Carlisle, +elle ne laissa pas d'intervenir dans les dtails de l'instruction de son +fils, et comme on pouvait l'attendre d'une mre tendre, imprieuse et +passionne. En vain lui reprsentait-on que dans toutes les +connaissances lmentaires exiges d'un jeune homme que l'on destinait +l'une des grandes coles publiques, Lord Byron tait fort en arrire, et +que pour suppler ce dfaut il n'avait pas trop de tous ses instans; +Mrs. Byron paraissait bien comprendre la justice de ces observations, +mais elle s'embarrassait peu d'en profiter, et n'en continuait pas moins + dranger sans cesse le professeur et l'enfant. Peu satisfaite +d'emmener son fils du samedi au lundi _Sloane-terrace_, contre la +volont du docteur Glennie, elle le retenait frquemment chez elle une +semaine de plus; et pour ajouter encore la distraction ne de ces +interruptions, elle runissait autour de lui un cercle nombreux de +jeunes amis, sans mettre dans ses choix beaucoup de sagacit. En +pouvait-il tre autrement? se demande le docteur Glennie. Mrs. Byron +tait totalement trangre la socit et aux manires anglaises; avec +un extrieur peu prvenant, une intelligence assez borne et un esprit +singulirement peu cultiv, elle avait conserv tous les prjugs ns +des opinions et des habitudes du nord. Je ne pense donc pas faire la +moindre injure sa mmoire en dclarant que Mrs. Byron n'tait pas +prcisment une Mrs. Lambert, orne des facults capables de redresser +les torts de la fortune, et de former l'esprit et le caractre d'un +jeune homme de bonne famille. + +Plus d'une fois l'intervention de Lord Carlisle, dont il fallut alors +invoquer l'autorit, avait mis quelque obstacle cette indulgence +inopportune. Grce un tel soutien, le docteur Glennie osa bien +s'opposer la sortie du samedi, dont on avait tant abus; mais les +scnes violentes auxquelles il tait en butte chaque nouveau refus +auraient pu lasser la patience de tout autre professeur moins +consciencieux et moins zl. Mrs. Byron, dont les accs d'emportement +n'taient pas comme ceux de son fils, _des silencieuses rages_, se +laissait souvent entraner des cris dont les coliers et les valets +recevaient la confidence. C'est au point que le docteur Glennie eut un +jour le chagrin d'entendre un camarade de son noble lve lui dire: +Byron, ta mre est une sotte; quoi l'autre rpondit gravement: Je +le sais bien. Par suite de toutes ces violences et de ces +incompatibilits de moeurs, Lord Carlisle finit par ne plus se mler de +son pupille, et l'instituteur ayant sollicit une autre fois le bnfice +de son intervention, il rpondit: Je ne veux plus rien avoir dmler +avec Mrs. Byron, tirez-vous-en comme vous pourrez avec elle. + +Parmi les livres que l'enfant pouvait consulter dans le cabinet du +docteur Glennie, tait une brochure crite par le frre d'un de ses +meilleurs amis, et intitule: _Relation du naufrage de la Junon sur la +cte d'Arracan, en l'anne 1795_; l'auteur avait t officier en second +du vaisseau, et le rcit qu'il avait envoy ses amis des souffrances +de leur quipage leur avait paru assez touchant et assez extraordinaire +pour tre publi. La brochure ne flatta que faiblement, ce qu'il +parat, l'opinion publique; mais elle tait Dulwich la lecture +favorite des jeunes lves, et l'impression qu'elle laissa sur l'esprit +observateur de Byron contribua peut-tre lui suggrer le dsir +d'tudier toutes les relations de naufrages, afin de mieux retracer la +grande et magnifique scne du mme genre que l'on trouve dans _Don +Juan_. Les passages suivans de la brochure ont t adopts, comme on va +le voir, avec de faibles changemens, par notre pote, sauf quelques +incidens: + +De ceux qui n'taient pas immdiatement auprs de moi, je ne sais rien, +si ce n'est par leurs cris. Quelques-uns rsistaient long-tems et +mouraient dans une agonie complte, mais ce n'tait pas toujours ceux +dont la faiblesse tait plus sensible qui succombaient avec moins de +peine, quoiqu'il en arrivt quelquefois ainsi. Je me rappelle +particulirement les exemples suivans: le valet de M. Wade, garon fort +et robuste, mourut instantanment et presque sans murmurer, tandis qu'un +autre jeune homme du mme ge, mais d'un extrieur moins robuste, +rsista beaucoup plus long-tems. La destine de ces malheureux jeunes +gens fut encore diffrente sous un autre rapport mmorable. Leurs pres + tous deux taient dans les hunes l'instant o leurs enfans +commencrent tre malades; le pre du valet de M. Wade apprit avec +indiffrence l'tat de son fils, _il ne pouvait rien faire pour lui, il +l'abandonnait son sort_. L'autre, quand il reut la mme nouvelle, +descendit la hte, et, saisissant le moment favorable, se trana le +long du plat-bord jusqu' son fils qui tait dans les agrs de mizaine; +cependant il ne restait plus que trois ou quatre planches du gaillard +d'arrire, justement sur la galerie contigu l'autre; c'est l que le +pre infortun transporta son fils et l'attacha la rampe pour +l'empcher d'tre emport par les flots: quand le jeune homme tait +saisi d'un accs de vomissement, le pre le soulevait et essuyait +l'cume qui couvrait ses lvres; s'il survenait une pluie d'orage, il +lui ouvrait la bouche pour qu'il pt en recevoir les gouttes, ou bien +les exprimait d'un linge o il les avait recueillies. C'est dans cette +situation douloureuse qu'ils restrent tous deux quatre ou cinq jours, +aprs lesquels l'enfant expira. Le malheureux pre, comme s'il n'et pu +croire ce qu'il voyait, se mit soulever le corps, le regarder +attentivement; et quand enfin il ne conserva plus aucun doute, il le +regarda en silence jusqu'au moment o la mer l'emporta; alors, +s'enveloppant dans une pice de toile, il tomba terre et ne se releva +plus. Il doit cependant avoir vcu deux ou trois jours au-del, comme +nous le jugemes d'aprs les tremblemens convulsifs de ses jambes, quand +une vague venait le couvrir[23]. + +[Note 23: Le passage suivant est la traduction qu'a tente Lord Byron de +ce touchant rcit, et tous les lecteurs jugeront que c'est un des +exemples dans lesquels la posie est force de cder la palme la +prose. Il y a dans la dernire phrase de la relation originale un +sublime que les artifices de la mesure et de la rime affaiblissent +ncessairement, et que nuls vers, quelles que soient leurs beauts, ne +sauraient exprimer avec moiti autant de force et de naturel. + + 87. Dans cette dplorable troupe, il y avait deux pres et + avec eux les deux fils. L'un de ceux-ci paraissait le plus + robuste et le mieux portant; il mourut des premiers. + l'instant de sa mort, son plus proche voisin en avertit le + pre, qui dit, en jetant les yeux sur lui: Je n'y puis rien, + la volont de Dieu soit faite! Et sans une larme ou soupir, + il vit jeter son corps la mer. + + 88. Le second pre avait un fils plus faible, aux joues + dcolores, au maintien dlicat. Ce jeune homme rsista + long-tems, et se roidit contre sa destine avec une patiente + tranquillit d'esprit. Il parlait peu, et de tems en tems il + souriait pour allger le poids des mortelles penses qui + oppressaient d'autant plus le coeur de son pre, qu'il voyait + son fils les supporter comme lui. + + 89. Pench sur son corps, le pre ne levait pas les yeux de + dessus son visage; il essuyait l'cume qui couvrait ses + lvres, et n'avait d'attention que pour lui. Quand la pluie + tant dsire vint enfin tomber, et que les yeux de + l'enfant, dj demi-voils d'une membrane paisse, vinrent + briller et remuer pour un instant, il exprima quelques + gouttes de pluie dans sa bouche expirante:--ce fut en vain. + + 90. L'enfant mourut.--Le pre demeura long-tems attach sur + son corps; mais enfin, quand la mort se montra dcouvert, + et que le poids insensible press contre son coeur ne lui + donna plus de mouvement ni d'esprance, il ne le perdit pas + des yeux, jusqu'au moment o une vague impitoyable loigna le + corps du lieu d'o il avait t jet. Alors il tomba lui-mme + roide et glac, ne donnant d'autre signe de vie que + l'agitation convulsive de ses jambes. + + Le lecteur trouvera le rcit de la perte de _la Junon_ dans + la _Collection des naufrages et dsastres maritimes_, + laquelle Lord Byron eut habilement recours, pour y puiser les + connaissances techniques et les circonstances de sa belle + description.] + +Ce fut sans doute pendant les vacances de cette anne que sa jeune +cousine, miss Parker, en faisant natre en lui une passion enfantine, +eut la gloire de lui inspirer ses premiers essais potiques; c'est +elle du moins qu'il attribu cet heureux effet. Mes premiers essais +potiques, dit-il, remontent 1800, c'tait l'bullition d'une belle +passion pour ma cousine germaine, Marguerite Parker, fille et +petite-fille des deux amiraux Parker, l'une des plus belles de ces +jeunes filles qui, comme des fleurs, prissent dans leur printems. J'ai +oubli depuis long-tems les vers; mais elle, il me serait difficile de +l'oublier; ses yeux noirs, ses longs cils, son profil d'un style +tout--fait grec! J'avais alors douze ans, elle tait un peu plus ge, +peut-tre d'un an. Elle mourut, un ou deux ans aprs, des suites d'une +chute; elle s'tait bris l'pine du dos, et cet accident amena la +consomption. Sa soeur _Augusta_, que quelques-uns regardaient comme plus +belle encore, prit de la mme maladie, et c'est mme en lui prodiguant +ses soins que Marguerite prouva l'accident qui occasionna sa propre +mort. Ma soeur m'a dit que quand elle alla la voir peu de tems avant sa +fin, mon nom ayant t cit par hasard, le rouge monta la figure de +Marguerite, quoique la mort fut dj dans ses yeux, au grand tonnement +de ma soeur, qui, vivant avec sa grand'mre lady Holderness, et ne me +voyant que rarement, pour raisons de famille, ne savait rien de notre +attachement, et ne pouvait concevoir comment mon nom faisait un tel +effet sur elle dans un tel moment. Je ne sus rien de sa maladie qu'aprs +sa mort; j'tais cette poque Harrow ou dans la campagne. Quelques +annes aprs, j'essayai une lgie; elle tait bien plate[24]. + + [Note 24: Cette lgie est la premire de son volume non + publi.] + +Je ne me rappelle rien d'gal la beaut transparente de ma cousine, +ou la douceur de son caractre, pendant la courte priode de notre +intimit. _On l'et dite faite d'un arc-en-ciel_: tout en elle tait +paix et beaut. + +Ma passion eut sur moi ses effets habituels: je ne pouvais ni dormir, +ni manger, ni reposer, bien que j'eusse toutes les raisons de croire +qu'elle m'aimt. Mon tourment de chaque jour tait de penser au tems qui +devait s'couler avant que je la revisse: c'tait ordinairement douze +heures. J'tais alors bien fou, et maintenant je ne suis gure plus +sage. + +Il y avait deux ans qu'il tait sous la garde du docteur Glennie, quand +sa mre, mcontente de la lenteur de ses progrs, lenteur dont elle +pouvait, comme nous l'avons vu, s'accuser avant tous les autres, pressa +tellement lord Carlisle de le faire passer dans une cole publique, que +celui-ci finit par accder ses voeux. En consquence, dit le docteur +Glennie, il entra Harrow aussi mal prpar qu'il est naturel de le +supposer, aprs deux annes d'instruction lmentaire, et +continuellement drang par tout ce qui pouvait distraire son jeune +esprit de l'cole et de toute tude srieuse. + +Ce sage instituteur ne vit plus que rarement Lord Byron compter de ce +moment; mais en juger par ce qu'en disent Mrs. Glennie et lui, il est +clair qu'ils le suivirent toujours avec intrt dans le reste de sa +carrire; ils virent ses dviations, mais travers le prisme flatteur +d'une affection relle; et dans ses aberrations les plus tranges, ils +conservrent la trace des belles qualits qu'ils avaient chries et +admires dans son enfance. Au reste les affectueux sentimens du docteur +Glennie furent mis une rude preuve, quand en 1817 il visita Genve, +peu de tems aprs le dpart de Lord Byron de cette ville, et au moment +o sa rputation personnelle tait frappe de la plus grande +impopularit; ceux qui voyaient dans le docteur Glennie son ancien +matre, ne manquaient pas d'accuser ce dernier de l'avoir mal lev, ou, +pour employer leurs propres expressions, de n'en avoir pas fait un +meilleur sujet. + +Tandis que Lord Byron venait continuer Londres son ducation, sa +gouvernante May Gray quittait le service de sa mre et retournait dans +son pays natal, o elle mourut il y a trois ans environ. Elle s'tait +marie convenablement; et dans l'une de ses dernires maladies elle +recevait les soins du docteur Ewing d'Aberdeen, qui, ayant toujours t +admirateur enthousiaste de Lord Byron, prouva autant de joie que de +surprise de trouver une ancienne servante de son pote favori, dans une +femme qu'il avait soigne plusieurs annes. Comme on peut le supposer, +il recueillait avec avidit de la bouche de sa malade toutes les +particularits qu'elle pouvait se rappeler des premiers jours de sa +seigneurie. Toutes ces communications, M. Ewing nous en a fait la +confidence; c'est lui que nous devons une partie des anecdotes que +nous avons cites. + +Byron, au dpart de May Gray, voulut lui donner un tmoignage de sa +reconnaissance pour les soins qu'elle avait eus de lui; il lui donna sa +montre, la premire qu'il et eue en sa possession. La fidle +gouvernante conserva ce prcieux souvenir jusqu' sa mort, comme une +sorte de trsor; et aussitt aprs, son mari la donna au docteur Ewing, +qui l'apprcia galement comme une relique du gnie. L'affectueux enfant +lui avait aussi donn son portrait, grande miniature en pied peinte par +Kay d'dimbourg, en 1795. Il s'y trouve reprsent tenant la main un +arc et des flches, avec les plus beaux cheveux du monde tombant sur ses +paules. Ce morceau curieux est galement pass dans la possession du +docteur Ewing. + +Byron tendit les effets de sa reconnaissance la soeur de cette femme, +qui avait t sa premire gouvernante. Il lui crivit quelques annes +aprs son dpart d'cosse, et dans les termes les plus aimables; il +s'informait de sa sant, et lui apprenait avec joie que son pied s'tait +assez bien redress pour lui permettre de se servir de bottes +ordinaires; vnement qu'il avait si long-tems dsir, et qui lui +ferait sans doute elle-mme le plus vif plaisir. Il accompagna sa +mre Cheltenham durant l't de 1801, et le rcit qu'il fait de ses +propres sensations cette poque nous montre quel ge prmatur il +tait familier avec les impressions potiques. Un enfant qui contemple +avec motion le soleil couchant sur les hauteurs, parce qu'il lui +rappelle les montagnes o il a pass sa jeunesse, a dj sans doute le +coeur et l'imagination d'un pote. Ce fut pendant ce voyage Cheltenham +qu'une diseuse de bonne aventure, consulte par sa mre, fit sur lui une +prdiction laquelle il pensa quelque tems avec inquitude. Mrs. Byron, +dans sa premire visite cette femme (c'tait, si je ne me trompe, la +fameuse Mrs. Williams), s'tait donne pour une demoiselle; la sibylle +toutefois ne s'y trompa point: elle dclara que celle qui la consultait +tait non-seulement marie, mais la mre d'un fils boiteux; que ce fils +tait prdestin, entre autres vnemens qu'elle lisait dans les astres, + courir les dangers d'un empoisonnement avant sa majorit; qu'il serait +deux fois mari, et la seconde fois une trangre. + +Aprs deux ans, le jeune Byron raconta ces particularits la personne +dont je tiens cette histoire, et il disait que l'ide de la premire +partie de la prdiction s'tait souvent prsente lui. Cependant la +dernire partie semble avoir t plus prs de se raliser. + +Si on fait attention au caractre rserv de Byron dans sa jeunesse, et +mme jusqu' un certain point dans toute sa vie, la transition d'un +tablissement paisible comme celui de Dulwich au fracas d'une grande +cole publique tait assez difficile. Aussi trouvons-nous, d'aprs son +propre tmoignage, que, pendant les premiers dix-huit mois, _il hassait +Harrow_. Cependant son esprit actif et social finit par vaincre sa +rpugnance, et aprs avoir t, comme il le dit lui-mme, _enfant fort +impopulaire_, il parvint se montrer le boute-en-train de tous les +plaisirs et de toutes les espigleries de l'cole. Pour bien connatre +ses dispositions et ses habitudes de ce tems-l, nous ne pouvons mieux +faire que de nous en rapporter la digne et respectable autorit du +docteur Drury, qui tait alors la tte de l'cole, et auquel Lord +Byron a pay un tribut d'affection qui, semblable aux respectueux +sentimens de Dryden pour le docteur Belly, uniront jamais les deux +noms du pote et de l'instituteur. Ce savant vnrable m'a fait passer +le morceau suivant qui, malgr sa brivet, prsente d'importans dtails +sur l'impression que le jeune Lord fit alors sur lui. + +Lord Byron avait treize ans et demi quand M. Hanson, son guide, vint le +confier mes soins. Il me fit remarquer que son ducation avait t +nglige, et ajouta qu'il tait mal prpar pour les tudes d'une cole +publique; mais qu'aprs tout il croyait l'enfant de vritables +dispositions. Aussitt son dpart, je pris dans mon cabinet le nouvel +lve, et j'essayai de le faire parler, en m'informant de ses plaisirs, +de ses habitudes, de ses amis dans son autre pension; mais je perdis +presque entirement mon tems, et je compris bientt qu'on m'avait confi +un jeune faon sauvage. Cependant il y avait de l'esprit dans ses yeux, +et il fallait d'abord le lier d'amiti avec un enfant plus g, qui pt +le familiariser avec les nouveaux objets qui l'entouraient et avec le +systme de la maison dont il allait faire partie. Mais ce qu'il apprit +dans la conversation de son conducteur lui causa de la peine quand il +sut que des lves beaucoup plus jeunes que lui taient bien plus +avancs, et il se crut humili de ne pouvoir rivaliser avec eux. Je m'en +aperus et m'empressai de le confier aux soins spciaux de l'un des +matres, comme rptiteur, en assurant l'enfant qu'il ne prendrait rang +dans la classe qu'au moment o son travail lui permettrait de marcher +avec ceux de son ge. Cette promesse lui plut, et ds-lors il fut plus +son aise avec ses camarades, car pendant un certain tems il gardait une +sorte de timidit. Ses manires et son caractre me firent bientt juger +qu'il tait plus facile de le conduire avec un fil de soie qu'avec un +cble; et je me rglai sur ce principe. Aprs quelque sjour Harrow, +et comme son esprit commenait se dvelopper, lord Carlisle, son +parent, exprima le dsir de me voir; j'allai trouver sa seigneurie. Son +but tait de m'apprendre quels taient les biens venir de Byron; il me +reprsenta ses esprances de fortune comme bornes, et voulut savoir +quelle tait sa capacit. Je ne fis pas d'observation sur ses premires +confidences, et je rpondis sa question: _Il a des talens, milord, qui +ajouteront de l'clat son rang_. En vrit!!! rpondit sa seigneurie, +avec un air de surprise qui n'indiquait pas, mon avis, toute la +satisfaction que j'en attendais. Quant son talent pour l'art oratoire, +voici la circonstance laquelle vous faisiez allusion. Les hautes +classes de l'cole avaient compos de ces sortes de dclamations qui, +aprs avoir t corriges par les rptiteurs, taient portes au +professeur; alors ceux qui les avaient faites les rptaient, afin qu'on +pt rformer leurs gestes et leur accent, avant qu'ils les prononassent +en public. Je fus, en cette occasion, enchant de l'attitude, de la +prononciation et des gestes de Lord Byron, non moins que de son travail +en lui-mme. Tous les jeunes orateurs ne manquaient pas de suivre la +lettre leur composition crite: Lord Byron fit de mme dans la premire +partie de son travail; mais ma surprise, il s'carta tout d'un coup de +son manuscrit, et avec assez de hardiesse et de rapidit pour me faire +craindre de le voir manquer de mmoire pour la conclusion. Mes alarmes +n'taient pas fondes, il fournit sa carrire sans hsitation et sans le +moindre embarras. Je lui demandai, pourquoi il avait ainsi altr sa +composition; il me rpondit qu'il n'y avait rien chang, et qu'il ne +s'tait pas aperu qu'il s'en ft cart le moins du monde. Je le crus, +et d'aprs l'exprience que j'avais de sa manire d'tre, je compris +qu'tant plein de son sujet, il avait involontairement substitu des +expressions et des couleurs plus vives celles que sa plume avait +traces. + +Le docteur Drury, en me communiquant ces dtails, ajoute un fait qui +atteste tout le cas que Lord Byron fit toujours des opinions de son +vieux matre, mme quand il fut au fate de sa gloire. + +Aprs ma retraite d'Harrow, je reus de lui deux lettres pleines +d'affection, et dans mes visites Londres, l'poque o ses ouvrages +fascinaient les yeux du public, je lui demandai pourquoi il n'avait pas +pens m'en faire tenir un seul, comme c'tait son devoir. _C'est_, me +dit-il, _parce que vous tes le seul homme auquel je crains de les voir +lire_. Puis, aprs un court intervalle, il ajouta: _Que pensez-vous du +Corsaire_? + +Maintenant je vais mettre sous les yeux du lecteur les diverses notes +sur sa vie au collge, qu'il a consignes lui-mme dans plusieurs livres +de souvenirs. Il n'est pas besoin de dire qu'tant son ouvrage, elles +prsenteront sur ce tems les particularits les plus fidles et les plus +curieuses. + +J'avais dix-huit ans, tout singulier que cela puisse paratre, avant +d'avoir jamais lu une _revue_; mais tant Harrow, mes connaissances, +sur toute sorte de sujets nouveaux, taient assez grandes pour faire +supposer que je devais aux revues toute ma science, attendu qu'on ne me +voyait jamais lisant, mais toujours badinant, jouant, ou occup +quelque mchancet. La vrit est que je lisais en mangeant, au lit et +partout o nul ne lisait; et avant d'avoir cinq ans j'avais lu toutes +sortes de livres, l'exception d'une revue: cette exception est ce qui +me l'a fait remarquer. Je me souviens qu'en 1804, Hunter et Curzon +m'ayant confi l'ide qu'on avait de moi au collge ce sujet, je les +fis bien rire en leur demandant d'un air surpris: et qu'est-ce donc +qu'une revue? Au reste, elles taient alors moins rpandues. Trois +annes plus tard je les connus beaucoup mieux: mais enfin j'en lus une +pour la premire fois en 1806. + +J'ai dj dit qu'on remarquait l'cole l'tendue et la varit de mes +connaissances gnrales; mais n'ayant aucune activit sous les autres +rapports, je pouvais bien faire d'une haleine trente ou quarante +hexamtres grecs fidles la prosodie, Dieu sait comme! mais d'un +travail soutenu j'en tais incapable. Mes dispositions taient plutt +celles de l'orateur ou du guerrier que celles du pote; et c'tait +l'opinion du docteur Drury, mon grand patron et le principal du collge, +d'aprs ma faconde, ma turbulence, mon organe, mon talent de gestes et +de dclamation, que je deviendrais un jour grand orateur[25]. Je me +souviens que ma premire dclamation le surprit, et qu'il m'en fit +devant mes rivaux les plus vifs complimens la premire rptition, ce +qui tait tonnant, car il en tait fort conome. Mes premiers vers de +Harrow (j'entends vers anglais) furent la traduction d'un choeur du +Promthe d'Eschyles. M. Drury les reut froidement; et personne ne +prvoyait en moi, d'aprs eux, la moindre disposition potique. + + [Note 25: Pour mieux dvelopper son talent dans ce genre, + Byron ne manquait pas de choisir pour les jours de discours + les passages les plus vhmens, comme le discours de Zanga + sur le corps d'Alonzo et le monologue de Lar. Dans l'une de + ces occasions publiques, il tait convenu qu'il prendrait le + rle de Drancs, et le jeune Peel celui de Turnus; mais Lord + Byron changea tout d'un coup d'ide et prfra le rle de + Latinus, craignant, comme on le supposa, d'inspirer quelque + allusion ridicule avec cette raillerie de Turnus: _Ventosa in + lingua, pedibusque fugacibus istis_.] + +Peel, cet orateur et cet homme d'tat (car il l'tait, l'est et le +sera), tait de la mme _forme_ que moi; nous en tenions _la tte_ tous +deux, suivant l'expression reue. Nous tions bien ensemble; mais son +frre tait mon ami intime. Matres et coliers nous avions conu de +Peel les plus grandes esprances, et il ne les trompa pas. + +Pour les connaissances classiques, il tait de beaucoup au-dessus de +moi; comme orateur et acteur; on m'estimait au moins son gal. Hors de +l'cole j'tais toujours en partie et lui jamais, tandis qu'en classe il +savait toujours ses leons et moi rarement; mais quand une fois je les +savais, je les savais presque aussi bien. Du reste, en instruction +gnrale, en histoire, etc., etc., je pense que je lui tais suprieur, +aussi bien qu' la plupart des enfans de mon ge. + +La merveille du collge, de notre tems, tait George Sinclair, fils de +sir John; il faisait, la lettre, les exercices de la moiti des +coliers, des vers volont et des amplifications presque malgr +lui..... Il tait de mes amis; comme nous nous trouvions dans la mme +division, il me demandait souvent de le laisser faire mes devoirs, +faveur que je lui accordais toujours avec empressement quand ils taient +difficiles, ou quand j'avais faire quelqu'autre chose, ce qui +m'arrivait au moins une fois par heure. Du reste, son humeur tait douce +et la mienne querelleuse. Il m'arrivait souvent de me battre pour lui, +ou de battre les autres son intention, ou bien encore de le battre +lui-mme pour le forcer battre les autres quand je jugeais qu'il le +devait pour l'honneur de sa taille. D'autres fois nous parlions +politique, sujet sur lequel il tait trs-fort. Nous nous aimions +beaucoup, et je conserve encore des lettres qu'il m'a crites de +l'cole[26]. + + [Note 26: Malheureusement ses rponses M. Sinclair sont + perdues. Je tiens de ce dernier qu'il y en avait une, entre + autres, o Lord Byron dveloppait toute l'ombrageuse + sensibilit de son caractre. Elle exprimait le ressentiment + d'une insulte imaginaire, et commenait par l'apostrophe + boudeuse de _monsieur_!] + +Un autre prodige effrayant de savoir, de talent et d'esprance tait +Clayton; j'ignore ce qu'il est devenu, mais c'tait rellement un gnie. +Les amitis de collge, taient pour moi de vritables _passions_[27] +(car je n'ai jamais senti demi), et je ne pense pas que j'en aie +conserv une seule; mais il faut dire que plusieurs de ceux qui me les +inspirrent n'existent plus. Ma liaison avec lord Clare fut l'une des +premires et des plus durables dont je me souvienne, l'loignement ayant +pu seul la refroidir. Jamais je n'entendis prononcer le nom de _Clare_ +sans un vif battement de coeur, et remarquez-le, j'cris encore +aujourd'hui sous le charme de mes impressions de 1803, 1804 et 1805, +etc., etc. + + [Note 27: Dans l'un de ses journaux, et sous la date de 1808, + je trouve le passage suivant de Marmontel, qui sans doute + l'avait frapp comme s'appliquant l'enthousiasme de ses + premires liaisons. L'amiti, qui dans le monde est peine + un sentiment, est une passion dans les clotres. + (_Contes moraux_.)] + +J'emprunte l'extrait suivant un autre de ses _Souvenirs_. + + Harrow, je tenais bien ma place au coup de poing[28]. Je crois me +rappeler que je ne fus battu qu'une fois sur sept, et c'tait avec +H..... encore le drle ne me battit que par l'intervention dloyale des +gens de la maison o il mangeait, et o la scne se passait; je n'avais +pas mme de second. Je ne lui pardonnerai jamais, et je serais fch de +le rencontrer aujourd'hui, car certainement nous nous querellerions. Mes +combats les plus mmorables furent avec Morgan, Rice, Raiesford et lord +Jocelyn, mais nous restmes toujours bons amis par la suite. J'tais un +des enfans les moins aims, cependant je finis par me faire respecter. +J'ai gard toutes mes amitis de collge et toutes mes haines, si ce +n'est relativement au docteur Butler, contre lequel je me rvoltais, ce +dont plus tard j'ai t fch. Le docteur Drury, que je tourmentais +aussi passablement, fut de tous mes amis le meilleur, le plus tendre, et +j'ajouterai le plus svre; je le regarde encore aujourd'hui comme un +pre. + + [Note 28: M. d'Israeli, dans son livre ingnieux _sur le + caractre des gens de lettres_, a mis l'opinion que l'un des + indices du gnie dans les jeunes gens est le dgot des jeux + et des exercices du corps. Il cite en preuve Beattie, qui + peint ainsi son mnestrel idal: + + Il avait toujours fui le bruit, les runions, les fatigues, + et ne se souciait pas de paratre dans la tumultueuse mle + des coliers; mais les forts avaient pour lui le plus grand + charme. + + Son autorit la plus imposante est Milton, qui dit aussi de + lui-mme: + + tant enfant, nul jeu d'enfant ne m'tait agrable. + + On ne peut appliquer ces rgles gnrales, ni aux + dispositions ni au mrite des hommes de gnie, si dans les + personnages cits par M. d'Israeli on reconnat quelque + infirmit corporelle, et si dans plusieurs autres on peut + remarquer des gots directement opposs. Une foule d'autres + potes, comme Eschyles, Dante, Camons, se sont distingus + la guerre, le plus turbulent des exercices; et si l'on est + oblig d'avouer qu'Horace fut mauvais cavalier, et que + Virgile ne savait pas jouer la paume, on trouve d'un autre + ct que Dante fut aussi habile la chasse qu' l'escrime, + que Tasse sut galement bien danser et manier le fleuret, + qu'Alfieri tait bon cavalier, Klopstock bon patineur, Cowper + renomm dans sa jeunesse la crosse et au ballon, et + qu'enfin Lord Byron excellait dans tous les exercices du + corps.] + +P. Hunter, Curzon, Long et Tatersant furent les principaux objets de +mon affection; je m'attachai encore Clare, Dorset, C. Gordon, Debath, +Claridge et J. Wingfield; ils taient plus jeunes que moi, et je les +gtais par mon indulgence. Peut-tre n'ai-je jamais aim quelqu'un +autant que le pauvre Wingfield, qui mourut Coimbre en 1811, avant mon +retour en Angleterre. + +Un des plus frappans rsultats de l'ducation en Angleterre c'est qu'on +ne retrouve dans aucun pays autant d'exemples d'amiti vigoureuse forme +ds l'enfance et conserve dans l'ge mr, et que dans nulle autre +contre peut-tre les sentimens d'affection pour la maison paternelle ne +sont aussi rares ou du moins aussi faibles. loigns, comme ils le sont, +des cercles de famille, dans un tems o leur coeur est le plus accessible +aux sentimens affectueux, les enfans substituent naturellement aux liens +de parent ces amitis de collge, qui, s'unissant ensuite aux scnes et +aux vnemens qui charmrent leur jeunesse, conservent toujours sur eux +la plus grande force. On peut observer des rsultats tout--fait +diffrens en Irlande, et je crois aussi en France, o le systme +d'ducation se lie mieux aux souvenirs domestiques. L, la maison +paternelle obtient une sorte de partage naturel et lgitime dans le coeur +des enfans; mais aussi les amitis hors de ce cercle domestique sont en +proportion moins vives et moins durables[29]. + + [Note 29: huit ou neuf ans, on met l'enfant l'cole, et + ds-lors il dvient tranger dans la maison o il est n; + l'affection de son pre est interrompue pour lui, et les + sourires de sa mre, ses tendres avis, la sollicitude de ses + parens, ne sont plus devant ses yeux. D'anne en anne, il se + sent vers eux moins d'entranement, et il finit par perdre + ses premiers sentimens au point de se trouver plus heureux + partout ailleurs que dans sa famille. + (_Lettres de Cowper_.)] + +Pour un jeune homme comme Byron, rempli des sentimens les plus +passionns, et ne trouvant dans la maison maternelle de sympathie +qu'avec la portion la moins noble de sa nature, le petit univers de +l'cole devait ncessairement mettre en jeu ses affections, et leur +donner une extension extrme. Voil pourquoi les amitis qu'il contracta +au collge se ressentirent beaucoup de ce qu'il dsigne lui-mme comme +des _passions_. C'est le vide de pareilles affections dans ses foyers, +et leur vivacit parmi _la sociale runion d'Ida_, qu'il dcrit ainsi +dans l'un de ses premiers pomes[30]. + + [Note 30: Mme avant ses liaisons de collge, il avait montr + la mme sorte d'attachement romanesque pour un enfant de son + ge, fils d'un de ses fermiers de Newsteadt. Dans deux ou + trois de ses premiers pomes il ne s'arrte pas moins sur + l'ingalit que sur la chaleur de cette amiti. + + Que la folie sourie, en voyant ton nom et le mien unis par + l'amiti; la vertu roturire a plus de droit ce sentiment + que le vice anobli. + + Bien que ton sort ne soit pas gal au mien, puisque ma + naissance m'appelle aux honneurs de la pairie, ne m'envie pas + cet clat pompeux, un mrite modeste fait ton orgueil. + + Nos ames du moins se rencontrent gales, ton humble + condition n'est point une disgrce pour ma position leve; + notre commerce n'en sera pas moins doux, puisque le mrite + remplace en toi la naissance.] + +N'y a-t-il point quelqu'autre cause qui rende ce mot d'enfance si cher +tout le monde? Ah! srement il y a une voix secrte qui nous dit tout +bas que l'amiti sera doublement douce celui qui est oblig de +chercher des coeurs aimans, de les chercher hors du sein de sa famille, +quand il ne peut les y trouver. Ces coeurs, chre _Ida_[31], je les ai +trouvs dans ton sein, tu as t pour moi une famille, un monde, un +paradis. + + [Note 31: _Ida_, nom potique de l'cole d'Harrow. + (_N. du Tr._)] + +Cette premire publication est remplie des tmoignages les plus touchans +de ses amitis de collge; il n'est pas jusqu'aux reproches qu'il +adresse l'un d'eux, propos de quelques griefs, qui ne portent un +caractre de tendresse. + +Vous saviez que mon ame, que mon coeur, que ma vie taient vous en cas +de danger; vous saviez que les annes et la distance ne m'avaient pas +chang, que je n'existais que pour l'amour et l'amiti. + +Vous saviez... mais pourquoi revenir en vain sur le pass? les liens qui +nous unissaient sont rompus. Peut-tre ce souvenir vous arrachera-t-il +un jour des larmes tardives; vous soupirerez alors en songeant celui +qui fut votre ami! + +La description suivante de ce qu'il prouvait aprs avoir quitt Harrow, +quand il retrouvait dans le monde quelqu'un de ses anciens camarades, se +rapproche beaucoup de la scne qui eut lieu en Italie, quelques annes +seulement avant sa mort, quand la vue de son cher lord Clare, aprs +une longue sparation, il se sentit touch jusqu'aux larmes par les +souvenirs qu'il rveillait en lui. + +..... Si par hasard quelque figure que je me rappelle bien, quelque +ancien camarade de mon enfance vient, une honnte joie peinte sur la +figure, rclamer en moi son ami; mes yeux, mon coeur, tout montre que je +suis encore un enfant: la scne blouissante, les groupes bruyans qui +m'entourent disparaissent devant l'ami que je viens de retrouver. + +On a vu par les extraits de son _journal_ que M. Peel tait l'un de ses +condisciples d'Harrow. La curieuse anecdote suivante, qui les concerne +tous deux, m'a t rapporte par un ami de ce dernier, et je tcherai de +me rapprocher autant que possible des propres expressions du narrateur. + +Tandis que Lord Byron et M. Peel taient Harrow, un tyran[32], plus +vieux de quelques annes, rclama le droit de _basculer_ le petit Peel, +droit que Peel, tort ou raison, ne voulut pas reconnatre. Mais sa +rsistance fut vaine: le tyran non-seulement le fit flchir, mais il +rsolut d'infliger une punition l'esclave rfractaire. Il se mit donc +en devoir de lui administrer une espce de bastonnade sur la partie +interne du bras, que durant l'opration il avait comprim de deux +cordes, avec un talent cruel, pour rendre la douleur plus vive. Tandis +que les coups se succdaient rapidement et que le pauvre Peel n'en +pouvait dj plus, Byron aperut et comprit de suite les tourmens de son +ami; il savait bien qu'il n'tait pas assez fort pour chercher querelle +au tyran et que d'ailleurs il tait dangereux de l'approcher; toutefois +il s'avance vers la scne de l'action, et le visage rouge de colre, les +yeux pleins de larmes et une voix que l'indignation et la terreur +rendaient incertaine, il lui demanda humblement qu'il voult bien lui +dire combien de coups il entendait infliger. Et que t'importe? petit +drle! rpondit l'excuteur.--C'est que si vous y consentiez, repartit +Byron, en prsentant son bras, j'en prendrais la moiti. Il y a dans ce +petit trait un mlange de simplicit et de grandeur vraiment hroque; +nous pouvons sourire notre aise des amitis d'enfance, mais il est +rare que celles de l'ge mr soient capables d'une gnrosit comparable + celle-ci. + + [Note 32: On appelle ainsi, dans les grands collges + d'Angleterre, les lves les plus anciens; ceux des dernires + classes sont dsigns sous le nom d'esclaves. Il en tait de + mme l'cole polytechnique, il y a quelques annes, et la + _bascule_ tait galement une servitude qu'imposaient les + lves de deuxime anne ceux de la premire. + (_N. du Tr._)] + +Parmi ses favoris d'cole, on peut remarquer qu'un grand nombre taient +nobles, ou de familles nobles, tels que les lords Clare et Delaware, le +duc de Dorset, et le jeune Wingfield. Une circonstance peut laisser +croire que leur rang avait eu quelque part dans les motifs qui +attirrent Byron vers eux: un jour, celui de ses condisciples qui me +raconta le fait, avait, en sa qualit de moniteur, mis lord Delaware sur +sa liste de punition; Byron s'en tant aperu, s'approcha de lui, en +disant: Wildman, je vois que vous avez mis Delaware sur votre liste; ne +le faites pas frapper, je vous prie.--Pourquoi donc?--Je ne sais pas, +mais enfin c'est mon collgue la pairie. Il est inutile d'ajouter que +son intervention en pareil cas n'tait rien moins qu'heureuse; car l'un +des rares bienfaits de l'ducation publique est de faire tomber en +quelque sorte ces distinctions artificielles, et de placer les jeunes +plbiens dans une galit parfaite avec les pairs, bien que ces +derniers puissent avoir leur revanche dans le monde. + +Il est vrai que, dans Lord Byron, le sentiment de sa supriorit +nobiliaire tait alors assez peu dguis pour lui attirer frquemment +les moqueries de ses camarades; c'est, je crois, Dulwich que son +habitude de tirer orgueil de la prminence qu'il trouvait dans un vieux +baron anglais, sur tous les nouveaux pairs, lui fit donner le surnom de +_vieux baron anglais_. Mais ce serait une erreur de croire que, soit +l'cole, soit plus tard, il ait jamais t guid par d'aristocratiques +sympathies dans le choix de ses amis. Tout au contraire, suivant l'usage +des hommes d'une extrme fiert, il prfrait gnralement pour _ses +intimes_, ceux d'un rang infrieur au sien, et tels taient presque tous +ceux qu'il comptait l'cole parmi ses amis. D'un autre ct, ce qui le +charmait le plus dans ses autres plus jeunes amis, c'tait leur +infriorit sous le rapport de l'ge et de la force. Elle lui permettait +de se complaire encore dans son gnreux orgueil, en prenant quand il le +fallait, leur gard, le rle de protecteur. + +William Harness, qui tait entr Harrow dix ans, tandis que Byron en +avait quatorze, fut l'un de ceux qu'il aima le plus, par ce dernier +motif, bien qu'il ait oubli d'en parler. Le jeune Harness, encore +boiteux des suites d'un accident d'enfance, et peine remis d'une +maladie grave, tait peu capable de surmonter les difficults d'une +cole publique; Byron le vit un jour maltrait par un enfant beaucoup +plus g et plus fort; il se hta de prendre sa dfense. Le lendemain, +le petit enfant demeurait seul l'cart; Byron vint encore lui, et +lui dit: Harness, si quelqu'un te bat, dis-le-moi, et, si je puis, je +le rosserai. Il tint sa parole, et, ds ce moment, le protecteur et le +protg devinrent, malgr leur diffrence d'ge, des amis insparables. +Cependant leur amiti subit un refroidissement auquel Lord Byron, dans +une lettre crite aprs six ans, fait allusion avec tant de sensibilit, +de franchise et de dlicatesse, que je ne puis m'empcher d'anticiper la +date, et d'en donner ici un extrait. + +Nous paraissons tous deux nous rappeler parfaitement, avec un mlange +de plaisir et de regret, les jours que nous passions ensemble; et je +vous jure bien sincrement que je les compte au nombre des plus heureux +de mes courts instans de bonheur. Maintenant je touche ma majorit, +c'est--dire que j'ai vingt ans et un mois; encore un an, et je +parcourrai dans le monde ma carrire de folie. Alors j'avais quatorze +ans: vous tiez presque le premier de mes amis d'Harrow, le premier +certainement en estime, sinon en date; mais une assez longue absence +d'Harrow, et de votre part de nouvelles liaisons, le contraste de votre +conduite (dcidment tout votre avantage) et de ces habitudes +turbulentes et querelleuses qui m'entranrent dans tous les genres de +dsordres, toutes ces circonstances se runirent pour dtruire une +intimit que l'affection me pressait de continuer, et que la mmoire +m'obligeait de regretter amrement. Mais il n'est pas une particularit +de cette poque, pas mme une seule de nos conversations, qui ne reste +encore aujourd'hui grave dans mon esprit. Je n'en dirai pas davantage: +cette assurance seule vous prouvera que si je n'y avais pas attach de +prix, je ne me souviendrais pas aussi bien de tout cela. Comme je me +rappelle la lecture de vos _premiers essais_! Une autre circonstance que +vous ignorez, c'est que les _premiers vers_ que j'essayai de faire +Harrow vous taient adresss, vous deviez les voir; mais Sinclair en +avait gard la copie quand nous allmes en vacance, et notre retour +nous avions cess d'tre lis; ils furent dtruits, et certes ce ne fut +pas une grande perte. Par ce fait, vous pouvez juger de mes sentimens +un ge o l'on ne saurait tre hypocrite. + +Je me suis arrt plus que je ne pensais sur ce sujet, et je finirai +par o j'aurais d commencer. Nous tions autrefois amis, nous l'avons +mme toujours t, car notre sparation fut l'effet du hasard et non du +refroidissement. J'ignore o notre destine doit nous conduire l'un et +l'autre; mais si l'occasion et quelque penchant vous dcident jeter +une pense sur un cervel de mon espce, vous me trouverez toujours +sincre, et jamais assez aveugle sur mes dfauts pour envelopper les +autres dans leurs consquences. Voulez-vous m'crire quelquefois? Je ne +dis pas souvent; mais enfin, si nous nous retrouvons, j'espre que nous +serons l'un pour l'autre ce que nous _devions_ tre et ce que nous +_tions_. + +Une autre preuve aussi forte de la vivacit de ses impressions de +jeunesse, c'est, quand ses amis ont gard un si petit nombre de ses +anciennes lettres, le soin avec lequel il conserva toutes celles que lui +adressrent les principaux d'entr'eux, mme les plus jeunes. Et si +quelquefois ses correspondans oubliaient de dater leurs missives, sa +fidle mmoire, aprs plusieurs annes d'intervalle, supplait leur +oubli. Parmi ces souvenirs qu'il conservait si prcieusement, il en est +un qu'il serait injuste de ne pas citer, soit comme monument de +l'nergie qui brillait au milieu de son langage enfantin, soit en +mmoire des tendres et affectueux sentimens que leur lecture rveillait, +comme on le verra plus tard, dans l'ame de Byron. + + LORD BYRON, etc., etc. + + +Harrow-la-Montagne, 28 juillet 1805. + +Puisque vous avez paru assez peu mon ami pour me _dire des noms_ toutes +les fois que vous me rencontriez ces jours derniers, je vous demande une +explication, et je dsire savoir si vous voulez que nous soyons aussi +bons amis qu'auparavant. J'ai bien vu que ce mois-ci vous m'aviez +absolument laiss l, sans doute pour vos nouvelles connaissances; mais +il ne faut pas croire, parce que vous aurez dans la tte un caprice +quelconque, que je reviendrai toujours vous, comme certains autres le +font, pour regagner votre amiti. Ne pensez pas que je sois votre ami +par intrt, et parce que vous tes plus grand ou plus g que moi: non, +cela n'est pas, et ne sera jamais. J'tais votre ami, et je ne le suis +encore qu' une condition: c'est qu'en me voyant vous ne me _direz plus +des noms_. Vous avez bien vu, j'en suis sr, que je n'aimais pas cela; +pourquoi donc le faisiez-vous, si ce n'est parce que vous ne voulez plus +tre mon ami? et pourquoi le resterais-je, si vous me traitez mal? Je ne +tiens rien de pareil; vous pouvez bien laisser les autres m'attaquer, +mais si vous vous moquez de moi, je serai bien plus malheureux. + +Je ne suis pas un hypocrite, Byron, et je ne le serai jamais assez pour +rester votre ami quand vous me _direz des noms_. Personne ne dira, j'en +suis sr, que je me sois abaiss pour regagner une amiti dont vous ne +voulez plus. Pourquoi le ferais-je? ne suis-je pas votre gal? Quel +intrt y aurais-je? Quand vous me retrouverez dans le monde +(c'est--dire si vous le voulez), vous ne pourrez m'avancer ou me +protger, ni moi vous. Je vous engage donc et vous demande, si vous +tenez mon amiti (ce qui n'est pas, en juger par votre conduite), +ne pas me donner les noms que vous faites, ni vous moquer de moi. +Jusqu'alors il me sera impossible de vous nommer mon ami. Je vous serai +oblig de me rpondre de suite. + +En attendant, je demeure votre... + +Je ne puis dire votre ami. + + +Sur le dos de cette lettre tait la note suivante, de la main de Byron: + +Cette lettre et une seconde furent crites Harrow par mon _alors_ et +toujours cher ami Lord de ***, quand nous tions camarades d'tudes. Il +me les adressa la suite de je ne sais plus quel malentendu, le seul +qui s'leva jamais entre nous; il fut d'ailleurs de courte dure, et je +ne conserve cette lettre que pour la lui rappeler quand je le verrai, +afin que nous puissions rire au souvenir de l'insignifiance de notre +premire et dernire querelle. + + BYRON. + + +On retrouve dans une lettre du mme enfant, crite deux annes plus +tard[33], ces passages remarquables: + +Votre dernire lettre m'a fait penser que vous tiez extrmement piqu +contre la plupart de vos amis, et mme un peu contre moi, si je ne me +trompe. Vous dites d'un ct: _Il n'est presque pas douteux que peu +d'annes ou de mois nous rendront aussi indiffrens l'un l'autre, que +si nous n'avions pas pass ensemble une partie de notre vie_. En vrit, +Byron, vous me faites injure, et je n'ai pas de doute, au moins je +l'espre, que vous ne vous calomniiez vous-mme. + + [Note 33: D'autres lettres encore offrent de curieuses + preuves de la sensibilit jalouse et passionne de Byron. + Dans l'une d'elles, par exemple, nous voyons qu'il s'tait + offens que son jeune ami lui et crit _mon cher Byron_ au + lieu de _mon trs-cher_; et dans une autre, qu'il avait eu de + la jalousie de quelques expressions chappes son ami, + l'occasion du dpart de Lord John Russell pour l'Espagne. + Vous me dites, lui rpond-on, que jamais vous ne me vtes + agit comme quand j'crivis ma dernire lettre; pensez-vous + que j'eusse tort? J'avais reu une lettre de vous le samedi, + o vous me disiez que vous quittiez l'Angleterre au mois de + mars pour six ans; et le lundi John Russell partait pour + l'Espagne. Mais pouvez-vous imaginer que je fusse plus triste + au sujet de Lord Russell, qui s'en va pour quelques mois, et + de qui j'aurai constamment des nouvelles, que relativement + vos six annes de voyage au bout du monde, pendant lesquelles + j'entendrai peine parler de vous, et qui peut-tre + m'empcheront de vous revoir jamais? J'prouve une vritable + peine de ce que vous me dites, que je dois vous excuser si + vous tes jaloux de me voir plus affect du dpart d'un ami + qui tait prs de vous que de celui qui tait loign. Il est + impossible que vous ayez pu croire un moment que l'absence de + John m'affectt plus que la vtre. Je finis donc sur ce + sujet.] + +Malgr ces habitudes de jeux et de paresse qui semblaient l'indice d'une +certaine absence d'ides et de rflexions, il y avait des momens o le +jeune pote rentrait profondment en lui-mme et se livrait des +mditations incompatibles avec l'enjouement et l'insouciance de son ge. +On montre encore dans le cimetire d'Harrow une tombe leve, d'o la +vue plane sur Windsor; c'tait l'endroit favori o l'on savait si bien +qu'il aimait s'arrter, que les enfans l'appelaient _la tombe de +Byron_[34], et c'est l, dit-on, qu'il demeurait des heures entires +abm dans ses penses, ruminant dans la solitude ses premires +inspirations sublimes et passionnes, et parfois, peut-tre, entrevoyant +dj cet avenir de gloire qui lui inspirait, peine g de quinze ans, +ces vers remarquables: + +_Mon nom seul sera mon pitaphe_. S'il ne suffit pour honorer ma cendre, +qu'aucune autre gloire ne me soit accorde en rcompense. On ne doit +voir que ce nom, ce nom seul sur mon tombeau; illustr par lui, ou comme +lui jamais oubli. + + [Note 34: C'est cette tombe que se rapporte ce passage des + _souvenirs d'enfance_, qui font partie de ses oeuvres + indites: + + Souvent, quand, oppress de tristes pressentimens, je + m'asseyais inclin sur notre tombe favorite.] + +Il passa quelque tems Bath avec sa mre, pendant l'automne de 1802, +et, quoique bien jeune, il prit assez de part aux plaisirs de ces lieux. +Il parut dans un bal masqu, donn par lady Riddel, sous le costume d'un +jeune Turc; modle anticip, quant la beaut et au costume, de son +jeune Slim de la _Fiance d'Abydos_. Au moment d'entrer dans la maison, +quelqu'un de la foule essaya d'arracher le diamant qui attachait le +croissant de son turban, mais l'un de ceux qui l'accompagnaient +s'aperut tems de cette tentative de vol. La dame qui m'apprit cette +anecdote, et qui voyait beaucoup alors Mrs. Byron, a bien voulu ajouter + son rcit les remarqus suivantes: J'ai vu beaucoup Lord Byron +Bath; sa mre m'a invit souvent prendre le th avec elle; il tait +toujours fort plaisant et original; quand la conversation tombait sur +ses amis absens, il montrait un lger penchant la satire, auquel plus +tard il s'abandonna, comme chacun sait, avec une libert entire. + +Nous touchons maintenant un vnement qui, d'aprs sa profonde +conviction, exera sur sa vie et son caractre une influence vive et +durable. + +Ce fut en 1803, que son coeur, dj deux fois prouv, comme nous l'avons +vu, par d'enfantines impressions d'amour, conut un attachement qui, +jeune comme il tait encore, domina ses facults au point de colorer +d'une teinte particulire le reste de ses jours. Que les passions +malheureuses soient en gnral les plus durables, c'est une triste +vrit qui, pour tre confirme, n'avait pas besoin de ce nouvel +exemple; mais peut-tre faut-il attribuer la mme circonstance +l'innocence parfaite de cet attachement pour miss Chaworth, qui le +distingua, sans jamais l'effacer de son coeur, de tous ceux qui le +suivirent. Comme c'est le seul sentiment du mme genre dont les dtails +puissent tre suivis sans dangers, ou dont les rsultats, bien que +douloureux, puissent tre raconts, nous pensons qu'on s'y arrtera avec +plaisir. + +Mrs. Byron, en partant de Bath, vint sjourner Nottingham, Newsteadt +tant en ce tems-l lou lord Grey de Ruthen; et pendant les vacances +de Harrow, son jeune fils vint l'y rejoindre. Tel tait son attachement +pour Newsteadt, que c'tait mme un plaisir pour lui d'tre dans son +voisinage; aussi, avant d'avoir fait la connaissance de lord Grey, il +lui arrivait souvent de passer la nuit dans une petite maison contigu +la grande porte et qu'on appelle encore prsent la hutte[35]; mais +bientt des rapports d'amiti s'tablirent entre son noble locataire et +lui, et ds-lors il eut toujours son service un appartement dans +l'abbaye. Comme il avait, peu de tems auparavant, t prsent Londres + la famille de miss Chaworth, qui, actuellement, rsidait Annesley, +dans le voisinage immdiat de Newsteadt, il renouvela bientt +connaissance avec elle. La jeune hritire elle-mme joignait tous les +avantages sociaux qui l'environnaient une grande beaut et les +dispositions les plus aimables et les plus sduisantes. + + [Note 35: Je tiens ce fait de l'un des vieux domestiques de + Newsteadt, mais je ne dissimulerai pas que d'autres n'aient + rvoqu en doute ces haltes nocturnes _la hutte_.] + +Le jeune pote avait dj remarqu ses charmes; mais ce fut seulement +l'poque o nous sommes arrivs, comme il tait dans sa seizime anne +et miss Chaworth dans sa dix-huitime, qu'il semble en avoir t +compltement bloui. Six courtes semaines d't, coules prs d'elle, +suffirent pour veiller une passion qui dura toute sa vie. + +D'abord, bien qu'on lui offrt un lit Annesley, il avait l'habitude de +revenir chaque nuit Newsteadt, et le motif qu'il allguait tait sa +frayeur des tableaux de famille des Chaworth, qui, s'imaginait-il, +l'avaient pris en grippe en souvenir du duel de son oncle, et se +seraient dtachs la nuit de leurs cadres pour le tourmenter. la fin +il dit gravement un soir miss Chaworth et sa cousine: La dernire +nuit, en m'en retournant, j'ai vu un _bogle_. Comme ce dernier mot +cossais tait compltement inintelligible pour les jeunes dames, il +leur fit entendre que c'tait un revenant, et qu'il ne voulait pas ce +soir-l retourner Newsteadt. compter de l, il coucha toujours +Annesley jusqu' ce que ses visites furent interrompues par une courte +excursion Matlock et Castleton, dans laquelle il eut le bonheur +d'accompagner miss Chaworth et ses parens. Voici la curieuse notice que +l'on trouve de ce voyage dans l'un de ses livres-journaux: + +J'avais quinze ans quand il m'arriva, dans une caverne du duch de +Derby, de traverser dans une barque, o deux personnes seulement +pouvaient rester couches, un ruisseau qui coulait sous une roche; cette +dernire tait tellement proche de l'eau, que nous fmes obligs de +faire pousser la barque par un conducteur enfum, espce de Caron, qui +se tenait derrire, entirement courb dans l'eau. J'avais alors pour +second M. A. C., dont j'avais t passionnment amoureux sans le lui +dire, mais non pas sans qu'elle le dcouvrt. Je me rappelle mes +sensations, mais je ne puis les dcrire. Notre socit se composait de +Mrs. W., des deux miss W...s, de M. et Mrs. Cl...ke, de miss R. et de ma +M. A. C. Hlas! pourquoi dire _ma_? Notre mariage aurait apais des +haines qui avaient fait couler le sang de nos pres; il aurait runi des +proprits vastes et riches; au moins aurait-il runi un seul coeur et +deux tres assez bien assortis pour l'ge (elle avait deux ans de plus +que moi), et... et... et... qu'en est-il rsult? + +Miss Chaworth prenait ordinairement part aux danses du soir, Matlock, +tandis que son amant restait la contempler, solitaire et mcontent. Il +est possible que le dgot qu'il exprima toujours pour ce genre de +plaisir soit venu de quelque sentiment amer prouv dans sa jeunesse en +voyant la _dame de son coeur_ conduite par d'autres la danse joyeuse +dont lui-mme tait exclu. Un jour que la jeune hritire d'Annesley +avait eu pour cavalier une personne qu'elle n'avait jamais vue, Byron +lui dit, d'un air de dpit, quand elle vint reprendre sa place: +J'espre que vous aimez votre nouvel ami. Ces paroles taient peine +prononces, qu'il se vit accost par une dame cossaise, d'une tournure +dplaisante, qui vint se recommander lui comme cousine, et qui, +mettant son orgueil la torture force de manires et d'expressions +vulgaires, dcida la belle miss Chaworth lui dire son tour +l'oreille: J'espre que vous aimez votre nouvelle amie. Annesley, il +passait la plus grande partie de son tems faire des courses cheval +avec miss Chaworth et sa cousine, ou plong dans une morne rverie, les +mains occupes de son mouchoir; ou bien tirant contre une porte qui +donne sur la terrasse, et qui conserve encore les vestiges de ses +balles. Mais son plus grand plaisir tait de s'asseoir auprs de miss +Chaworth lorsqu'elle faisait de la musique; son air favori tait la +jolie chanson galloise _Maryanne_, sans doute principalement cause de +son nom. Pendant tout ce tems, il avait la douleur de voir celle qu'il +aimait, entirement occupe d'un autre amour; et comme il le dit +lui-mme: + +Ses soupirs n'taient pas pour lui: pour elle il tait un frre, mais +rien de plus. + +Il n'est pas mme probable, si le coeur de miss Chaworth et t libre, +que Lord Byron et t choisi par elle comme un objet d'attachement. +Deux ans de plus donnent une jeune fille une avance dans la vie, +contre laquelle un homme ne peut pas lutter. Miss Chaworth ne voyait +dans Byron qu'un collgien: ses manires taient d'ailleurs alors dures +et peu sociables; elles n'avaient, comme je l'ai entendu rpter vingt +fois, rien de flatteur pour les jeunes filles de son ge. Si dans un +moment d'illusion il s'tait flatt d'inspirer quelque amour la jeune +miss, il dut tre bientt dsabus par une circonstance note dans ses +_Mmoires_ comme l'une des plus douloureuses humiliations auxquelles son +infirmit l'et expos. Il entendit un jour miss Chaworth dire sa +femme de chambre: Pouvez-vous croire que je me soucie jamais de ce +petit boiteux? Ces mots, comme il l'a rappel lui-mme, furent un coup +de foudre pour lui. Il tait nuit ferme quand il les entendit; mais il +sortit l'instant de la maison, et, sans rien voir devant lui, il +courut sans s'arrter jusqu' Newsteadt. + +La peinture qu'il a faite de cet amour, dans l'un de ses plus touchans +pomes, _le Songe_, montre comment le gnie et la sensibilit peuvent +lever les ralits de cette vie, et donner un lustre immortel aux +objets et aux vnemens les plus communs. Sous le nom de l'_antique +oratoire_, la vieille salle d'Annesley rappellera long-tems +l'imagination la vierge et l'adolescent qui s'y trouvrent une fois +runis; tandis que l'image du coursier de l'amant, bien que le type en +ait t la race laborieuse et peu potique des chevaux de Nottingham, +ajoute encore aux charmes gnraux de la scne, et jette sur le tableau +une portion de la lumire que le gnie seul peut son gr rpandre. + +Au reste, ds cet ge encore tendre, il parat avoir eu assez +d'exprience de la vie galante pour savoir comment les premiers trophes +peuvent conduire en amour de nouvelles conqutes; il se glorifiait +souvent, auprs de miss Chaworth, d'un noeud de cheveux que lui avait +donn quelque beaut sensible (sans doute cette jolie cousine dont il +parle avec tant de chaleur dans l'une des notes que nous avons cites). +Dj, et il ne l'ignorait pas, il avait la beaut qui, malgr quelque +tendance l'excessif embonpoint de sa mre, lui promettait cette +expression particulire qui donnait ses traits tant de finesse et tant +de charme. Mais avec les ftes de l't finit le rve de sa jeunesse: il +ne vit plus qu'une fois miss Chaworth l'anne suivante, et il lui dit un +dernier adieu, comme il le racontait souvent, sur cette montagne prs +d'Annesley, qu'il a si bien dcrite dans son pome du _Songe_, comme +tant _couronne d'un particulier diadme_[36]. Personne, l'entendre, +n'aurait pu deviner tout ce qu'il prouvait, car sa contenance tait +calme et ses sentimens comprims. La premire fois que je vous +reverrai, lui dit-il en la quittant, vous serez sans doute Mrs. +Chaworth[37]?--Je l'espre; telle fut sa rponse. C'tait avant cette +entrevue qu'il avait crit au crayon, dans un volume des lettres de Mme +de Maintenon, qui appartenait la jeune miss, les vers suivans: + + [Note 36: Parmi les vers indits en ma possession, je trouve + les fragmens suivans, crits quelque tems aprs cette poque: + + Collines d'Annesley, arides et nues, dans lesquelles s'gara + mon enfance imprudente, comme les temptes du nord grondent + et mugissent au-dessus de vos ombrages touffus! Aujourd'hui + les heures ne s'coulent plus dlicieusement dans ces + promenades chries; le sourire de Marie ne fait plus de vous + un paradis pour moi.] + + [Note 37: Son mari prit en effet, pendant quelque tems, le + surnom de Chaworth.] + +Cesse, mmoire! de me tourmenter. Le prsent est aujourd'hui dcolor +pour moi: l'avenir ne m'offre plus d'esprances; et quant au pass, par +piti, cache-le-moi. Pourquoi ramener devant mes yeux ces images de ce +que je ne reverrai pas? pourquoi me reprsenter ces dlicieux instans +jamais vanouis? Le plaisir pass augmente la peine prsente; le regret +de ce qui n'est plus se joint la douleur de ce qui est. Esprances, +regrets, vous n'tes plus que de vains mots: je ne demande plus qu' +vous oublier. + +L'anne suivante, miss Chaworth pousa l'heureux rival de Byron. M. John +Muster, l'un de ceux qui se trouvaient prsens quand il en reut la +premire nouvelle, raconte ainsi ce qui se passa alors en lui: J'tais +prsent quand il apprit ce mariage, sa mre lui dit: _Byron, j'ai vous +apprendre une nouvelle.--Eh bien, qu'est-ce?--D'abord, tirez votre +mouchoir, car vous en aurez besoin.--Quelle absurdit!--Prenez, dis-je, +votre mouchoir_ (il le fit pour lui plaire), _miss Chaworth est marie_. + ces mots une expression singulire et impossible dcrire se peignit +sur sa ple figure; il remit violemment son mouchoir dans sa poche, +puis, avec une affectation de froideur et de nonchalance: _Est-ce l +tout?_ dit-il.--_Comment, je m'attendais vous voir accabl de +douleur._ Il ne rpondit rien, et bientt aprs il ouvrit la +conversation sur un autre sujet. + +Sa vie d'Harrow prsente les mmes particularits. Pendant toute sa +dure, comme il le dit lui-mme, il tait toujours jouant, se +rvoltant[38], _ramant_ et se livrant toute sorte d'espigleries. +L'esprit de rvolte dont il parle ici (bien qu'il n'ait jamais t +jusqu' lui inspirer des actes de violence) se manifesta l'occasion de +la retraite du docteur Drury, quand, la place vacante, se prsentrent +les trois candidats, Mark Drury, Evans et Butler. Dans le premier +mouvement auquel cette rivalit donna lieu parmi les coliers, le jeune +Wildman se montra la tte du parti de Mark Drury, tandis que Byron +avait commenc par rester neutre. Mais dans l'esprance de l'avoir pour +alli, l'un des membres de la faction Drury dit Wildman: Byron, je le +sais, ne se joindra pas nous, parce qu'il ne veut jamais de la seconde +place; mais vous pourriez, en lui donnant la premire, vous l'assurer. +Wildman suivit cet avis, et Byron prit en effet le commandement de la +faction. + + [Note 38: Gibbon, parlant des coles publiques, dit: La + scne comique d'une rvolte de collge fait connatre, sous + leur vritable point de vue, les ministriels et les + indpendans de la gnration nouvelle. Mais de pareils + pronostics ne sont pas toujours srs; ainsi le doux et + paisible Addisson fut, tant au collge, chef d'un + soulvement.] + +La violence qu'il mit dans son opposition au choix que l'on fit de +Butler, et surtout la vive affection qui l'unissait au dernier matre, +contriburent aigrir les relations qu'il eut avec le nouveau directeur +pendant le reste de son sjour Harrow. Par malheur, Byron rsidant +dans les appartemens de Butler, les occasions de msintelligence taient +on ne peut plus frquentes. Un jour le jeune rebelle, dans un accs de +dfiance, arracha tous les grillages des fentres de la salle; et quand +le docteur lui demanda le motif de cette violence, il rpondit, avec un +grand sang-froid: Parce qu'ils obscurcissent la salle. Une autre fois +il lui avoua hardiment la haine qu'il avait contre lui. Ce fut long-tems +la coutume que le matre, la fin de chaque terme, invitt dner les +lves les plus gs; et cette faveur, semblable aux invitations +royales, tait en gnral regarde comme un ordre. Lord Byron cependant +y rpondit par un refus; cela surprit beaucoup le docteur Butler, et, +la premire occasion, il lui en demanda le motif devant les autres +lves: Aviez-vous quelque autre engagement?--Non, monsieur.--Mais vous +aviez donc une raison, Lord Byron?--J'en avais.--Et laquelle?--Parce que +(rpliqua le jeune pair avec une fiert compose) s'il vous arrivait de +passer dans mon voisinage tandis que je serais Newsteadt, je ne +songerais certainement pas vous inviter dner; en consquence, je ne +dois pas accepter une pareille invitation de votre part. En gnral +l'ide qu'avaient de lui ses professeurs Harrow tait celle d'un +enfant paresseux, qui ne voulait jamais rien apprendre; et si l'on fait +attention ses habitudes ordinaires, on avouera que cette rputation +n'tait pas dpourvue de fondement. Il est impossible de jeter les yeux +sur les livres dont il se servait, et qui sont couverts de translations +interlignes, sans tre frapp de l'absence de son attention. Les mots +grecs les plus ordinaires ont leur traduction anglaise barbouille +leur ct, et cette circonstance prouve bien qu'il ne les connaissait +pas assez pour les traduire de mmoire. Ainsi, dans son Xnophon, nous +trouvons [Grec: neoi], _jeunes_, [Grec: smasin], _corps_, [Grec: +anthrpois tois agathois], _bons hommes_, etc., etc.; et mme, dans les +volumes de pices grecques qu'il vendit en partant la bibliothque du +collge, nous remarquons, entre autres exemples, le mot usuel [Grec: +chrousos] flanqu de son synonyme anglais (or). + +Mais quelque faibles que fussent ses progrs dans les matires purement +scolastiques auxquelles nous consacrons en pure perte une si prcieuse +portion de la vie[39], il n'en montrait pas moins des dispositions +merveilleuses pour tous les genres varis d'instruction qui ne sont +utiles que dans le monde. N avec un esprit trop scrutateur et trop +vagabond pour tre facilement emprisonn dans des limites dtermines, +il s'attachait des sujets qui dj intressaient ses gots virils, et +que ne pouvait comprendre l'esprit purement pdantesque d'une cole; +mais ses accs irrguliers et violens de travail, dans cette direction, +donnaient son intelligence une impulsion bien plus haute que celle de +ses condisciples les plus laborieux. La liste qu'il a faite de tous les +ouvrages divers dont il avait la hte, et de son propre choix, dvor +les pages, avant d'atteindre sa quinzime anne, est tellement +considrable, qu'on a de la peine y ajouter foi; et elle prsente une +telle masse de recherches, qu'elle pourrait dfier les plus vieux +_helluones librorum_. + + [Note 39: Il est dplorable de songer la perte de tems que + l'on fait subir aux enfans dans la plupart des collges, en + les occupant pendant six ou sept ans apprendre seulement + des mots, et encore d'une manire fort imparfaite. + (COWLEY, _Essai_.) + + Si un Chinois entendait parler de notre systme d'ducation, + ne supposerait-il pas que nous destinons tous nos jeunes gens + professer des langues mortes dans les pays trangers, et + non pas faire jamais usage de la ntre? + (LOCKE, _sur l'ducation_.)] + +Il ne faut pourtant pas croire, d'aprs l'tendue et l'activit de son +esprit, que Byron pt de lui-mme choisir une direction privilgie; +quel que soit, en effet, le plan d'instruction d'un jeune homme de +talent dans les grandes coles et dans les universits d'Angleterre, il +ne supplera pas compltement ce qui lui manque sous le rapport +intellectuel, et pourra mme l'exposer des carts embarrassans et +dangereux[40]. Dans la difficult ou mme l'impossibilit absolue qu'il +trouvera combiner l'acquisition des connaissances pratiques avec les +tudes de l'antiquit qui lui sont ncessaires pour obtenir les honneurs +scolastiques, il devra choisir ou de porter toute son attention et ses +voeux vers ce dernier objet, et alors il n'aura aucune ide de tout ce +qui doit lui servir le plus dans le monde; ou d'adopter comme Lord Byron +et d'autres personnages distingus le systme contraire, et consentir +passer l'cole pour un lve incapable et paresseux, afin de se +prparer des moyens de supriorit dans le monde. + + [Note 40: Un excellent colier peut quitter les bancs de + Westminster ou d'Eton dans une ignorance complte du train de + vie et de la conversation du monde anglais, vers la fin du + dix-huitime sicle. + (GIBBON.)] + +Les _souvenirs_ inscrits par le jeune pote dans ses livres d'cole +peuvent nous permettre de croire que dans un ge si tendre il prvoyait +dj vaguement que tout ce qui se rapportait lui deviendrait par la +suite un objet d'intrt et de curiosit. La date de son entre +Harrow[41], le nom des enfans qui furent ses moniteurs, la liste des +chefs de classe parmi ses condisciples sous le docteur Drury[42], tout y +est not avec la dernire minutie, et comme pour former des points de +retour pour l'histoire de sa vie. Un exemple touchant suffira pour +montrer qu'il lui arriva plus d'une fois de s'arrter ces ides. Nous +trouvons sur la premire page de ses _Scriptores grci_ la suivante note +crite la main: George Gordon Byron, vendredi 26 juin, a. d. 1805, +trois heures trois quarts de l'aprs-midi, classe de troisime, Calvert +moniteur, Tem, Wildman ma gauche et Long ma droite. +Harrow-la-Montagne. Et sur la mme feuille se trouve le commentaire +suivant, crit cinq ans plus tard: + + _Eheu fugaces, Posthume! Posthume! + Labuntur anni_. + B., 9 janvier 1809. + + [Note 41: Byron, Harrow-la-Montagne, dans le Middlesex, + _alumnus schol lyonensis privus, in anno domini_ 1801, + _Ellison duce_. + + Moniteur en 1801: Ellison, Royston, Hunxman, Rashleigh, + Rokeby, Leigh.] + + [Note 42: Chefs de classe de Drury, 1804: Byron, Drury, + Sinclair, Clare, Bolder, Annesley, Calvert, Strong, Acland, + Gordon, Drummond.] + +Des quatre personnes dont les noms sont ici mentionns, l'une est +morte, une autre est dans un climat lointain: tous sont spars: il n'y +a pas cinq ans qu'ils taient ensemble runis dans la mme classe; et +nul encore n'aurait atteint sa vingt et unime anne. + +Il passa les vacances de 1804[43] avec sa mre Southwell: Mrs. Byron +tait venue s'y fixer pendant l't de cette anne, en quittant +Nottingham, et elle avait choisi pour demeure la maison appele +Burgage-Manor. On conserve encore Southwell, sous la date du 8 aot +1804, une note dans laquelle on annonce que le jeu est retenu _par Mrs. +et Lord Byron_. La personne qui appartenait la maison qu'ils +habitaient tait un rentier possesseur d'une assez belle bibliothque; +et le premier soin du jeune pote, comme il nous l'apprend, fut de la +retourner compltement aussitt aprs son arrive Southwell. L'un des +livres qui l'occuprent et l'intressrent davantage fut, et on le +croira sans peine, la _Vie de lord Herbert de Cherbury_. + + [Note 43: Pendant l'une des vacances de Harrow, il demeura + quelque tems dans la maison de l'abb de Rouffigny, dans + Took's court, avec l'intention d'y tudier la langue + franaise; mais, au dire de l'abb, il avait peu de got pour + cette tude, et, au grand dpit du rvrend matre, il + passait presque tout son tems faire des armes, boxer, + etc.] + +Il entra au mois d'octobre 1805 au collge de la Trinit Cambridge. +Voici comme il dcrit les sentimens qu'il prouva en quittant sa chre +Ida: + +Mon entre au collge me fit un effet singulier et pnible. D'abord +j'tais tellement afflig de quitter Harrow, bien que le tems en ft +arriv (ayant alors dix-sept ans), que pendant le dernier quartier que +j'y passai, j'employais les heures, consacres au sommeil compter les +jours que j'avais encore y rester. J'avais toujours _dtest_ Harrow +jusqu'aux dix-huit derniers mois, mais ds ce moment je l'aimai. En +second lieu je souhaitais d'aller Oxford et non Cambridge; +troisimement je me trouvais tellement isol dans ce nouveau monde que +je faillis en perdre la tte. Mes camarades n'taient pourtant pas +insociables: au contraire, ils avaient de la bont, de la bienveillance, +un rang, de la fortune, et une gat bien autre que la mienne. Je me +joignais eux, je dnais, je soupais, etc., dans leur compagnie; mais +je ne sais comment j'prouvais un sentiment le plus pnible, le plus +mortel de ma vie, en pensant que je n'tais plus un enfant. + +Il fut sans doute quelque tems Cambridge en proie cette espce +d'isolement; mais il n'tait pas dans sa nature de rester long-tems sans +aimer quelque chose, et l'amiti qu'il forma bientt avec le jeune +Eddleston, qui avait deux ans de moins que lui, surpassa mme en +vivacit romanesque toutes ses autres liaisons de collge. Les +dispositions musicales de cet enfant furent l'occasion de leur intimit. +Il tait alors un des choristes de Cambridge, bien que par la suite il +ait suivi une profession mercantile. Cette disconvenance de leur +position respective n'tait pas sans charme pour Byron: elle flattait en +mme tems son orgueil et son bon naturel, et tablissait entre eux des +rapports mutuels de protection d'un ct, de reconnaissance et de +dvouement de l'autre; seuls rapports qui, suivant Bacon, soient la base +du peu d'amiti qui reste encore sur la terre. Ce fut sur un don que lui +avait fait Eddleston qu'il crivit ces vers, intituls _la Cornaline_, +qui taient imprims dans son premier volume rest indit; en voici une +stance: + + Quelques-uns souriant des liens qui nous unissent, m'ont + souvent reproch ma faiblesse; ce don lger a cependant le + plus grand prix mes yeux, car, j'en suis sr, je le tiens de + quelqu'un qui m'aime. + +Une autre liaison moins vive, commence Harrow, et continue pendant +sa premire anne de Cambridge, est ainsi mentionne dans l'un de ses +_journaux_: + +Que mes penses sont tranges! La lecture du chant de Milton, _belle +Salvina_, m'a ramen, je ne sais comment ou pourquoi, aux jours les plus +heureux peut-tre de ma vie (toujours excepts, de tems en tems, +certains dimanches des deux derniers ts de Harrow). Je me retrouvais +Cambridge avec Edward Nol et Long, qui fut plus tard dans les gardes: +Long, aprs avoir servi avec honneur dans l'expdition de Copenhague +(qui laisse encore vivre deux ou trois mille goujats gras et bien +pays), fut noy en 1809, pendant son passage Lisbonne avec son +rgiment dans le _Saint-George_, qui fut heurt la nuit par un autre +vaisseau de transport. Nous tions des nageurs rivaux, galement +passionns pour les chevaux, la lecture et les festins. Nous avions t +ensemble Harrow, mais _l_ du moins il n'tait pas un esprit aussi +intraitable que le mien; j'tais toujours alors le premier la paume, +dans les rvoltes, les batailles, les parties, et tous les genres de +dsordres; il tait, lui, beaucoup plus calme et mieux civilis. Mais +Cambridge, soit que mon caractre s'adouct ou que le sien prt plus de +roideur, il est certain que nous devnmes grands amis. La description du +sige de Sabrina me rappelle nos mutuels exploits de plongeur. Bien que +le Cam n'offre pas une onde vraiment _transparente_, et que l'endroit o +nous nous jetions et quatorze pieds de profondeur, nous avions toujours +soin, afin de mieux prouver nos avantages, de lancer avant nous des +oeufs, des pices de vaisselle et mme des shillings. Il y avait entre +autres, et je m'en souviens bien, dans le lit de la rivire o nous nous +baignions le plus ordinairement, une souche d'arbre autour de laquelle +j'aimais me glisser et m'tonner comment diable je me trouvais l. + +Le soir nous faisions de la musique, car il tait musicien et savait +tirer un gal parti de la flte et du violoncelle. Je faisais partie de +l'assistance et, si je ne me trompe, notre boisson de prdilection tait +alors de l'eau de soude. Le jour nous courions cheval, nous nous +baignions, nous causions, ou parfois prenions un livre. Je me rappelle +l'avidit avec laquelle nous parcourmes le nouvel in-quarto de Moore +(en 1806); le soir nous le lisions ensemble. Nous ne fmes runis qu'un +t. Long entra dans les gardes l'anne que je passai Nottingham, au +sortir du collge. Son amiti, et de ma part un violent et cependant pur +amour, taient alors le roman de l'poque la plus romanesque de ma +vie..................................................................... +........................................................................ + +Je me souviens qu'au printems de 1809 H***[44] me plaisantait de la +tristesse que m'avait cause la mort de Long, et s'amusait faire des +pigrammes sur son nom, qui prtait aux jeux de mots, tels que _long, +court_, etc.; mais il eut bien le tems de s'en repentir trois ans de +l, quand notre ami mutuel, et surtout le sien, Charles Matthews, se +noya galement, et qu'il put lui-mme sentir combien mon affliction +avait t lgitime. Pour moi, je ne rtorquai pas ces piquans jeux de +mots; je sentais trop tout ce que je perdais dans Matthews, et, ne +l'euss-je pas senti, j'aurais encore respect sa douleur. + + [Note 44: Sans doute Hobhouse.] + +Le pre de Long m'crivit pour m'engager faire l'pitaphe de son +fils: je le promis, mais je n'eus pas la force de la composer. Il tait +de ces tres bons et aimables qui ne demeurent gure dans ce monde, dou +de tous les talens et de tous les avantages qui pouvaient mieux le faire +regretter. Cependant, quoique bon compagnon, il avait parfois d'tranges +accs de mlancolie; je me souviens qu'un jour, allant chez son oncle, +je l'accompagnai jusqu' la porte, c'tait dans le haut ou le bas +Grosvenor ou Brook street, je ne sais plus lequel, mais c'tait srement +dans une rue qui faisait suite quelque place: il me dit que la nuit +d'auparavant il avait pris un pistolet sans savoir ou regarder s'il +tait ou non charg, et qu'il l'avait dirig contre sa tte, laissant au +hasard le soin de dcider s'il partirait ou non. La lettre qu'il +m'crivit en passant du collge aux gardes, tait encore aussi +mlancolique qu'on pouvait le supposer en pareil cas: mais son maintien +naturel ne rvlait rien d'une pareille disposition; il tait doux et +prvenant, il avait mme un grand penchant pour la gat. Nous tions +fort lis Harrow, et mainte fois nous y sommes retourns de Londres +pour nous mieux livrer nos souvenirs de collge. + +Ces mmoires affectueux sont extraits d'un journal qu'il tenait +Ravenne pendant sa rsidence dans cette ville, en 1821. Les +circonstances pendant lesquelles ils taient consigns, doivent nous les +rendre encore plus touchans et plus remarquables. Il habitait une terre +trangre; il tait mme en rapport avec des conspirateurs trangers, +dont il cachait dans sa maison les armes au moment o il crivait. +Cependant il lui tait possible de s'loigner ainsi des scnes qui +l'entouraient, et de reporter ses penses sur le tems ancien, sur les +amitis perdues de son enfance. Un anglais, M. Wathen, qui le vit dans +l'une des villes d'Italie, ayant eu l'occasion de mentionner, en lui +parlant, qu'il avait eu des rapports d'amiti avec Long, le noble pote, +ds ce moment, lui prodigua les tmoignages d'une affection marque. Il +lui parlait frquemment de Long et de ses bonnes qualits, jusqu' ce +que des pleurs, qu'il ne pouvait arrter, lui couvrissent le visage. + +Il rejoignit sa mre Southwell, suivant son habitude, durant l't de +1806, et c'est alors qu'il forma dans une socit rare, mais choisie, +quelques liens d'intimit dont on chrit encore avec orgueil le +souvenir. Si l'on excepte le court intervalle qu'il passa, comme nous +l'avons vu, dans la socit de miss Chaworth, ce ne fut qu' Southwell +qu'il eut jamais l'occasion de profiter de la douce influence de la +conversation des femmes et de comprendre que la sphre vritable de +leurs vertus c'est leur intrieur. Il fut admis dans le cercle de +l'aimable et spirituelle famille Pigot comme s'il en et fait partie, et +le jeune pote ne trouva pas seulement dans le rvrend John Becher[45] +un critique fin et judicieux, mais un ami sincre. Il eut encore une ou +deux autres familles, comme les Leacroft, les Houson, prs desquelles +ses talens et la vivacit de son esprit furent toujours bienvenus; et la +timidit orgueilleuse qui, pendant sa minorit, l'avait loign de toute +relation avec les gentilshommes du voisinage, semble avoir disparu dans +la petite et agrable socit de Southwell. L'une de ses amies les plus +intimes cette poque m'a fourni les dtails suivans, sur la manire +dont elle fit sa connaissance: + + [Note 45: Citoyen qui depuis s'est distingu d'une manire + honorable par ses plans philanthropiques sur l'important + objet de l'amlioration du sort des pauvres.] + +La premire fois que je le vis, ce fut une runion chez sa mre; et +telle tait sa timidit, qu'il fallut l'envoyer chercher trois fois +avant de le dcider venir dans le salon, pour jouer avec les autres +jeunes gens. C'tait un enfant gras et embarrass, portant les cheveux +peigns sur le front, et ressemblant parfaitement la miniature que sa +mre avait fait peindre par M. de Chambruland. Le lendemain matin, Mrs. +Byron l'ayant conduit chez nous, il conserva son extrieur timide et +rserv. La conversation tomba sur Chettenham, les amusemens et le +thtre de cette ville, etc. Je rappelai que j'avais vu le rle de +Gabriel Lackbrain parfaitement bien rempli. Quand sa mre partit, il la +suivit en nous faisant une grande inclination; pour moi, rappelant +encore la pice dont nous venions de parler, je lui dis: Bonjour, +_Gaby_. Ces mots l'animrent aussitt, sa belle bouche s'ouvrit par un +clat de rire, toute sa retenue s'vanouit pour toujours; et quand sa +mre lui rpta: Eh bien, Byron, tes-vous prt? il rpondit que non, +qu'elle pouvait s'en aller, et qu'il dsirait rester un peu plus +long-tems. compter de l, il venait nous voir toutes les heures du +jour, et se considrait chez nous parfaitement comme chez lui. + +C'est cette dame que fut adresse la premire lettre de lui qui soit +tombe entre mes mains; il correspondait en mme tems avec plusieurs de +ses amis d'Harrow, avec lord Clare, lord Powerscourt, M. William Peel, +M. William Bankes, et d'autres encore. Mais on prvoyait peu alors +l'intrt gnral qui se rattacherait un jour ces lettres d'coliers, +et en consquence, comme j'ai dj eu l'occasion de m'en affliger, il +n'en existe plus qu'un trs-petit nombre. La lettre dont j'ai parl, +son amie de Southwell, ne contient rien de remarquable; mais, peut-tre, +par cette raison-l mme, mrite-t-elle d'tre insre, comme servant +montrer, par sa comparaison avec les suivantes, combien son esprit +acquit rapidement de la confiance en lui-mme. Il y a vritablement dans +ses premiers manuscrits un charme pour les yeux de la curiosit, qu'ils +perdent ncessairement dans leur forme imprime; ils attestent +videmment une ducation peu suivie; l'criture en est informe et +enfantine; on trouve mme, et l, de grosses fautes d'orthographe +sous la plume de celui qui, quelques annes plus tard, devait s'lancer +comme l'un des gans de la littrature anglaise. + + + + +LETTRE PREMIRE. + + MISS ***. + +Burgage-Manor, 29 aot 1804. + + +J'ai reu les armes, ma chre miss, et je vous remercie beaucoup de la +peine que vous avez prise. Il est impossible que je puisse y trouver le +moindre dfaut. La vue des peintures me charme pour deux raisons: la +premire, parce qu'elles serviront orner mes livres, et la seconde +parce qu'elles me prouvent que _vous_ ne m'avez pas encore entirement +_oubli_. Cependant je suis fch que vous ne reveniez pas plus tt. +Voil dj un sicle que vous tes partie. Peut-tre partirai-je pour +Londres avant que vous en sortiez, mais je ne l'espre pas. Vous ne +pensez plus mon cordon de montre, ma bourse; je dsire pourtant bien +les avoir. Votre petite lettre me fut remise par Harry, au spectacle, o +j'accompagnais miss L*** et le docteur S***, et je reviens l'instant +pour vous rpondre avant de me coucher. Si je suis Southwell quand +vous y viendrez, et je dsire sincrement que ce soit bientt, car je +regrette beaucoup votre absence, je me fais une fte de vous entendre +chanter mon air favori _la vierge de Lodi_. Ma mre se joint moi pour +vous prier de nous rappeler l'affection de Mrs. Pigot, et croyez-moi, +ma chre miss, votre affectionn ami: + +BYRON. + +_P. S._ Si vous jugiez propos de me rpondre, je m'estimerais +extrmement heureux. Adieu. + +2e _P. S._ Comme vous tes, dites-vous, novice dans l'art de tricoter, +j'espre que vous ne vous en occupez gure; allez lentement, mais +srement. Adieu encore une fois. + +Nous aurons souvent occasion de remarquer la constance que Lord Byron, +d'ailleurs si versatile, manifesta toujours dans les gots et les +habitudes de sa jeunesse. La lettre que nous venons de citer rappelle +deux de ses habitudes, qu'il conserva toute sa vie; savoir, son +exactitude rpondre sur-le-champ aux lettres qu'il recevait, et sa +passion pour la musique des plus simples ballades. L'un des chants qu'il +avait alors le bon got d'aimer le mieux tait celui de _la Duenna_; et +quelques-uns de ses contemporains de Harrow se rappellent encore la +gat avec laquelle, lorsqu'il dnait au milieu de ses amis chez la +fameuse mre Barnard, il entonnait ordinairement: _Ce vin est le soleil +de notre table_. Son sjour Southwell, pendant cet t, fut +interrompu, vers le commencement d'aot, par l'un de ces emportemens +auxquels, ds son berceau, Mrs. Byron ne l'avait que trop accoutum, et +que lui-mme, par son esprit intraitable, contribuait souvent faire +clater. Dans les portraits qu'il trace de lui-mme, le pinceau qu'il +emploie est si noir qu'il faut, dans la suivante description de son +caractre, extraite de ses _Mmoires_, faire une large part +l'exagration, comme l'exige son usage de _surcharger les ombres +elles-mmes_. + +Du reste (il vient de mentionner son amour prcoce pour Marie Duff), je +ne diffrais en rien des autres enfans: je n'tais ni grand, ni petit; +ni lourd, ni smillant: j'tais de mon ge; ordinairement fort enjou, +except dans mes humeurs noires, car alors j'tais un vrai dmon. Un +jour, dans l'une de mes _rages silencieuses_, il fallut m'ter un +couteau que j'avais pris sur la table, pendant le dner de Mrs. Byron +(je dnais toujours avant elle), et dont j'allais me frapper la tte. +Mais c'tait trois ou quatre ans de l, et peu de jours avant la mort +du dernier lord Byron. + +Mon naturel apparent a certainement gagn dans ces derniers tems; mais +je frmis, et je regretterai jusqu' ma dernire heure les consquences +funestes de ma violence et de mes passions. Un vnement... mais peu +importe... il en est d'autres auxquels il ne vaut gure mieux s'arrter, +et que pourtant je ferai connatre de prfrence. + +Mais je n'aime pas les parenthses: mon naturel est maintenant plus +retenu, rarement brusque; et quand il l'est, les suites n'en sont pas +mortelles. C'est quand je me tais, et que je sens _plir_ mon front et +mes joues, que je ne me connais plus; et alors.... mais, moins qu'il +n'y ait sur le tapis une femme (je ne dis pas quelque, ou toutes +femmes), je ne sors pas d'une apathie trs-supportable. + +On conoit qu'avec un caractre de ce genre et les accs violens de Mrs. +Byron, le choc devait tre formidable. L'ge auquel tait parvenu notre +pote, alors que l'impatience du frein s'empare de la jeunesse, devait +rendre ces occasions plus frquentes. On rapporte comme une preuve de la +conviction qu'ils avaient de leur mutuelle violence, qu'un jour, s'tant +quitts la suite d'une scne du mme genre, on sut que tous deux +s'taient rendus en particulier, le soir mme, chez l'apothicaire, +demandant, avec une inquitude alternative, si l'autre n'avait pas +achet du poison, et avertissant le droguiste de ne pas en donner dans +le cas o il se prsenterait. + +Toutefois le jeune Lord prenait rarement une part active dans ces +orages. Aux clats de sa mre il opposait un silence poli, et, par cela +mme, provocateur; s'inclinant avec l'apparence du plus profond respect + mesure que la voix maternelle augmentait d'intensit. Mais en gnral, +quand il prvoyait une tempte, il cherchait son salut dans la fuite; et +c'est ce dernier expdient qu'il avait eu recours l'poque o nous +sommes arrivs. Mais auparavant une scne avait eu lieu entre lui et +Mrs. Byron, dans laquelle la violence de cette dernire l'avait porte +des extrmits qui, malgr leur outrageuse inconvenance, n'taient pas +rares avec elle. Le pote Young, dcrivant un caractre de cette espce, +dit: + + Les tasses et les soucoupes tourbillonnent dans l'air, pour + avertir que la dame est mcontente. + +En pareil cas, Mrs. Byron prfrait les pelles et pincettes, et plus +d'une fois elle les lana bruyamment sur son enfant fugitif. Cette +dernire fois, il n'eut que le tems d'viter l'atteinte de la premire +de ces armes, et de se rfugier la hte chez un de ses amis dans le +voisinage; l, ayant concert le plus sr moyen de djouer les +poursuites, il ne tarda pas s'enfuir Londres. Les lettres que je +vais transcrire furent adresses, immdiatement aprs son arrive, +quelques amis de Southwell, dont la bienveillante intervention, dans +cette circonstance, nous permet de croire qu'il n'avait pas se +reprocher les torts de cet esclandre. La premire est adresse M. +Pigot, jeune homme de son ge, qui venait d'arriver, l'occasion des +vacances, d'dimbourg, o il suivait alors ses tudes mdicales. + + + + +LETTRE II. + + M. PIGOT. + +Piccadilly, 9 aot 1806. + + +MON CHER PIGOT, + +Mille remercmens pour votre piquant rcit des derniers procds de mon +_aimable Alecto_, qui maintenant enfin commence voir les suites de sa +folie. Je viens de recevoir une ptre pnitentiaire, laquelle j'ai +rpondu modrment, avec une sorte de promesse de revenir dans une +quinzaine: ce que toutefois, entre nous, je ne compte pas faire. Son +_charmant ramage_ doit avoir ravi ses auditeurs; car ses hautes notes +sont parfaitement musicales: elles doivent faire un trs-bel effet +pendant un beau clair de lune. Si j'avais t l'un des spectateurs, rien +ne m'aurait fait plus de plaisir; mais figurer dans la pice comme l'un +des acteurs, saint Dominique m'en prserve! Srieusement, j'ai de +grandes obligations votre mre; et vous, ainsi que toute votre +famille, mritez tous mes remercmens pour avoir si bien contribu mon +vasion des mains de Mrs. Byron _furiosa_. + +Oh! que n'ai-je la plume d'Arioste pour reproduire en style d'pope +les _cris_ de cette _terrible soire_, ou plutt laissez-moi invoquer +l'ombre du Dante, car il n'y a que l'auteur de l'enfer qui puisse +convenablement rpondre un tel projet. Mais peut-tre, dfaut de la +plume, pouvons-nous recourir au pinceau. Quel groupe! Mrs. Byron, figure +principale; vous, emplissant vos oreilles de coton comme le seul remde + une surdit totale; Mrs. *** s'efforant vainement de calmer la rage +de la lionne prive de son nourrisson, et enfin lisabeth et Wousky, +prodigieux raconter! tous deux spolis de leur partie de langue, et +formant le dernier plan avec leur muette surprise. Comment S. B. a-t-il +appris tout cela? Quelles _pointes_ il a d faire sur un aussi bouffon +sujet! Apprenez-moi tout cela dans votre suivante, et comment vous vous +tes excus auprs de A. Sans doute vous tes maintenant las de +dchiffrer mes caractres hiroglyphiques, et comme Tony Lumpkil[46], +vous me traitez de main maudite et sautillante. Je ne doute pas que tout +Southwell ne soit scandalis. propos, comment va ma nonne aux yeux +bleus, la belle ***? Est-elle _enveloppe dans la noire tunique de la +douleur_? Je resterai ici au moins huit dix jours, vous recevrez mon +adresse avant mon dpart; mais je ne sais encore laquelle. Il faut que +Mrs. Byron ignore ma retraite; vous pouvez lui offrir mes complimens et +lui protester que toutes poursuites seraient inutiles, attendu que je me +suis mis en mesure de gagner Portsmouth la premire nouvelle de son +dpart de Southwell. Vous pouvez ajouter que je suis maintenant la +campagne, chez un ami, o je resterai une quinzaine. + + [Note 46: Dans la comdie de la Coquette (_She stoops to + Conquer_.)] + +Je viens de barbouiller (je ne dis pas crire) une feuille de papier +double, et j'attends en rponse un _norme budget_. Sans doute les dames +de Southwell condamnent l'exemple dangereux que j'ai donn; elles +tremblent que leurs bambins ne leur obissent plus et ne quittent au +moindre dpit leurs tendres mamans. Adieu. Quand vous commencerez vos +lettres, rayez, s'il vous plat, la _seigneurie_, et mettez la place +Byron. Croyez-moi votre, etc. + +BYRON. + +On va voir par la lettre suivante que la _lionne_ n'tait pas en arrire +de son fils pour l'nergie et la rsolution, et qu'aussitt aprs la +fuite de ce dernier elle avait envoy aprs lui. + + + + +LETTRE III. + + MISS PIGOT. + +Londres, 10 aot 1806. + + +MA CHRE BRIGITTE, + +J'ai dj ennuy votre frre de plus de griffonnage qu'il n'en pourra +dchiffrer; c'est vous maintenant que je donne la pnible charge de +parcourir cette deuxime ptre. Vous avez vu par la premire, que je +n'avais pas, en l'crivant, la moindre fcheuse ide de l'arrive de +Mrs. Byron; il n'en est plus de mme: la vue d'un billet de la _cause +illustre_ de mon _dcampement soudain_ vient d'enlever _le rubis naturel +de mes joues_, et de blanchir subitement ma dplorable figure. Le +foudroyant avis de son arrive (maudite soit son activit!) est +cependant moins terrible que vous ne l'imaginez, sans doute, du +temprament volcanique de sa _seigneurie_. Il se termine par l'assurance +flatteuse de l'impossibilit dans laquelle elle se trouve de faire +prsentement un pas, grce la fatigue du voyage, aux mauvaises routes, +mille fois bnies, et aux quadrupdes rtifs de la poste royale. Comme +je ne me sens aucun entranement recevoir la chasse en plaine, je +ferai de ncessit vertu; et puisque, semblable Macbeth, _ils mont li +au poteau, je ne puis fuir_, j'imiterai ce courageux tyran, et, comme +l'ours, je combattrai de pied ferme. Je puis prsent engager la lutte +avec moins de dsavantage, ayant tir l'ennemi de ses retranchemens, +bien qu'au hasard de me faire casser la tte, comme le modle auquel je +viens de me comparer. Quoi qu'il en soit, _frappe, Macduff, et maudit +qui le premier criera: Assez!_ + +Je resterai dans la ville encore au moins une semaine, et j'espre +avant ce tems recevoir de vos nouvelles. Je suppose que l'imprimeur vous +a donn les rsultats de ma _Mtromanie_. Ayez soin de lire au premier +vers: Les vents soufflent _longuement_, au lieu de _rondement_, comme +l'a copi, par mprise, ce butor de Ridge, ce qui rend absurde toute la +strophe. _Addio_. Maintenant je vais me prparer au choc de mon _Hydre_. + +Tout vous. + + + + +LETTRE IV. + + M. PIGOT. + +Londres, dimanche minuit, 10 aot 1806. + + +CHER PIGOT, + +Cet effrayant paquet va sans doute vous pouvanter; mais ce soir ayant +une heure de loisir, je l'ai employ crire les stances ci-incluses, +que je vous prie d'envoyer Ridge pour qu'il les imprime _ part_ de +mes autres pomes; car vous sentirez qu'il serait inconvenant de les +offrir aux dames, et que par consquent aucune femme ne doit les voir +dans votre famille. Mille pardons de la peine que je vous donne cette +fois-ci et tant d'autres. + +Votre dvou. + + + + +LETTRE V. + + M. PIGOT. + +Piccadilly, 16 aot 1806. + + +Je ne puis pas dire prcisment comme Csar, _veni, vidi, vici_: +pourtant je pourrais m'appliquer la part la plus importante de sa lettre +laconique; car bien que Mrs. Byron ait prit la peine de _venir_ et de +voir, votre humble serviteur a vaincu. Aprs un engagement srieux de +quelques heures, dans lequel la vivacit du feu de l'ennemi nous a fait +prouver une perte considrable, nous avons fini par l'obliger se +retirer en dsordre, abandonnant son artillerie, son train et quelques +prisonniers: cette victoire est dcisive pour la campagne actuelle. +Parlons maintenant plus clairement: Mrs. Byron va repartir, mais je me +dirige moi-mme, avec tous mes lauriers, vers Worthing, sur la cte de +Sussex; et c'est l que vous m'adresserez (poste restante) votre +premire lettre. Le deuxime carillon de vers que j'enferme sous cette +enveloppe vous donnera sans doute une haute ide des vertus prolifiques +de ma muse; mais il y a plusieurs annes que je les ai composs, et +c'est par hasard que je les ai retrouvs mardi, au milieu de vieux +papiers. Je les ai aussitt recopis, avec la date qui leur appartient, +et je dsire qu'on les imprime avec le reste de la famille. Je +m'attendais bien vous voir, sur les derniers venus, les mmes +sentimens que moi; mais comme les _faits_ taient rels, il tait +impossible de rien changer leur allure. Je ne resterai pas Worthing +plus de trois semaines, et il serait possible que vous me vissiez +Southwell vers le milieu de septembre.................................. +....................................................................... + +Voulez-vous prier Ridge de suspendre l'impression de mes posies +jusqu' nouvel avis de ma part? j'ai rsolu de leur donner une forme +entirement nouvelle: cette suspension ne regarde pas les deux dernires +pices que j'ai jointes mes lettres pour vous. Excusez le vide de +cette lettre, ma tte est dans ce moment-ci un chaos d'ides absurdes, +d'affaires, de plans et de prparatifs. + +J'attends une rponse avec impatience; rien, dans ce moment, veuillez +le croire, ne me ferait plus de plaisir qu'une lettre de vous. + + + + +LETTRE VI. + + M. PIGOT. + +Londres, 18 aot 1806. + + +Je suis prcisment sur le point de partir pour Worthing, et je vous +cris uniquement pour vous prier de faire partir sur-le-champ ce +paresseux drle de Charles avec mes chevaux. Dites-lui que je suis fort +mcontent de ne l'avoir pas encore vu, ni reu avis de la cause de son +retard, surtout lui ayant fourni l'argent ncessaire pour son voyage. +Qu'il ait soin de ne pas remettre d'un jour son dpart, sous aucun +prtexte; et, si pour obir aux _caprices_ de Mrs. Byron (qui, je le +prsume, continue toujours tourmenter sa petite monarchie), il jugeait + propos de ne pas suivre mes ordres positifs, il ne doit plus +l'avenir se considrer comme mon service. Il m'apportera la note du +chirurgien, et je l'acquitterai ds que je l'aurai reue. Je ne puis non +plus concevoir qu'il n'ait pas averti Frank du triste tat de mes +chevaux. Cher Pigot, pardonnez-moi ces brusques confidences, vous devez +les attribuer la mauvaise conduite de ce _prcieux maraud_, qui, au +lieu de suivre mes ordres, promne sa paresse dans les rues de ce +pandmonium politique, Nottingham. Rappelez-moi votre famille et aux +Leacroft, et croyez-moi, etc. + +_P. S._ Je vous charge du soin dsagrable de presser son voyage, en +dpit mme des ordres de Mrs. Byron: il devra d'abord se rendre +Londres, et de l Worthing, sans retard: C'est Londres qu'il faut +envoyer tout ce que j'ai laiss; vous y adresserez galement mes +posies, sans mme en rserver une copie pour vous et votre soeur, +attendu que je veux leur donner une tout autre forme. Quand elles seront +prtes, vous en aurez les prmices. Il ne faut pas, sous aucun prtexte, +que Mrs. Byron les _voie_ ou les touche. Adieu. + + + + +LETTRE VII. + + M. PIGOT. + +Little-Hampton, 26 aot 1806. + + +J'ai reu ce matin votre lettre, qu'il m'a fallu envoyer chercher +Worthing, que je viens de quitter pour cet endroit, situ huit milles +du premier, et sur la mme cte. Vous serez sans doute content de +recevoir cette lettre, quand vous y aurez vu que je suis plus riche de +trente mille livres qu' notre dpart: je viens de recevoir de mon +avocat l'avis du gain d'une cause aux assises de Lancastre[47], par +lequel je me trouve gratifi de cette somme pour le tems de ma majorit. +Mrs. Byron est, sans doute, instruite de ce surcrot de proprit, mais +elle n'en connat pas la _valeur_ exacte, et il serait bon qu'elle +continut l'ignorer, car sa conduite, ds qu'elle reoit quelque +nouvelle favorable, est, s'il est possible, plus ridicule que sa +dtestable habitude de s'affecter des plus lgers contre-tems. Vous lui +ferez mes complimens, et lui direz qu'une seule chose peut prolonger mon +absence, c'est l'arrt qu'elle a mis sur les effets de mon domestique: +moins qu'elle ne les fasse immdiatement partir pour Piccadilly, avec +ceux qui m'appartiennent, et qu'elle a si long-tems retenus, elle ne +verra pas de sitt ma radieuse figure illuminer son obscure demeure; +mais si elle les envoie, je reviendrai probablement avant deux ans, +partir de la date de cette ptre. + + [Note 47: Dans un procs entrepris pour rentrer dans la + proprit de Rochdale.] + +Votre compliment potique est une prcieuse rcompense de mes prludes; +vous tes du petit nombre des favoris d'Apollon qui cultivent toutes les +sciences auxquelles prside votre divinit. Je dsire que vous adressiez +de suite mes posies mon htel, Londres; j'y veux faire plusieurs +changemens et quelques additions: il faut envoyer toutes les copies que +vous en aurez; dcid, comme je suis, perfectionner le tout, et vous +les reprsenter dans toute leur gloire. Vous les avez, je l'espre, +retires des mains de ce _triple Upas_, de cet antipode des arts, Mrs. +Byron. Entre nous, vous pouvez compter me voir bientt. Adieu. Tout +vous. + +On peut voir par ces lettres que Lord Byron songeait dj prparer +l'impression de ses posies. L'ide de les publier s'offrit lui, pour +la premire fois, dans une maisonnette qu'il avait adopte pour demeure +pendant ses visites Southwell. Miss Pigot, qui auparavant ignorait son +got pour la versification, lisait un jour devant lui les posies de +Burns; tout--coup le jeune Byron lui dit que lui aussi tait parfois +pote, et qu'il allait lui crire quelques vers de ceux qu'il pouvait se +rappeler. Aussitt il crivit au crayon ceux qui commencent par +_j'esprais vivement tre uni toi_, qui se trouvent imprims, mais +seulement dans le volume qui n'a pas t publi; il lui rcita encore +les vers dont j'ai dj parl, _dans la salle, quand la voix de mes +pres_, etc., pice si remarquable par la prdiction qu'elle contient de +son illustration future. + +Depuis ce moment; il fut tout au dsir de se voir imprim; cependant son +ambition se bornait encore faire circuler parmi ses amis un petit +volume. Celui qui eut l'honneur de recevoir son premier manuscrit fut +Ridge, libraire Newark; et, durant l'impression, le jeune auteur +continuait lui envoyer de nouvelles pices avec tout l'empressement et +toute la rapidit qu'il mit toujours dans ses autres compositions. + +Il ne fut pas long-tems sans revenir Southwell, comme il l'avait +annonc dans la dernire lettre que nous avons donne; il en repartit +encore au bout d'une ou deux semaines, pour accompagner son jeune ami +Pigot jusqu' Harrowgate. Nous empruntons les extraits suivans une +lettre crite dans le mme tems, par ce dernier, sa soeur. Il y a +encore beaucoup de monde Harrowgate, aujourd'hui vendredi; nous avons +un bal, je songe y paratre pendant une heure, bien que je ne sois +gure curieux de figures inconnues. Lord Byron, vous le savez, est +encore plus timide que moi; cependant je ferai ce soir un effort... +Comment vont nos rles de thtre? Lord Byron sait tout le sien, et moi +la plus grande partie du mien: il est certain qu'il le joue d'une +manire inimitable; il _potise_ en ce moment, et depuis que nous sommes +arrivs il a fait quelques vers vraiment jolis[48]. Il a la bont de +tout faire pour m'amuser autant que possible, mais il n'est pas dans mon +naturel d'tre heureux hors de la socit des femmes ou de l'tude... Il +y a dans les environs plusieurs promenades agrables; je les ai +parcourues avec Boatswain, qui fait, ainsi que Brighton[49], +l'admiration universelle. Vous lirez cela Mrs. Byron, car c'est un peu +dans le style de _Tony Lumpkin_. Lord Byron veut que je lui garde un peu +de place; c'est pourquoi, croyez-moi avec le respect d tous les +comdiens lus, etc., etc. + + [Note 48: La pice _ une belle Quaker_, de son premier + volume, fut crite Harrowgate.] + + [Note 49: Cheval de Lord Byron; il en avait encore un autre + alors appel Sultan.] + + cette note taient joints les mots suivans de Lord Byron. + +MA CHRE BRIGITTE, + +Je descends un instant de mon Pgase, ce qui m'empche d'avoir +long-tems recours la vile prose dans l'ptre que j'adresse votre +_beaut_. Vous regrettez, dans une lettre prcdente, que mes posies ne +soient pas plus tendues; je vous apprends donc, pour votre +satisfaction, qu'elles sont maintenant presque doubles, soit par la +dcouverte de quelques pices regardes comme perdues, soit par l'effet +de nouvelles inspirations. Nous nous reverrons mercredi prochain; +jusqu'alors, croyez-moi votre affectionn, + +BYRON. + +_P. S._ Votre frre Jean est possd d'une manie potique, il rime +maintenant raison de trois lignes par heure; ce que c'est que +l'inspiration! Adieu. + +Grce la personne qui tait alors le compagnon, l'ami intime de Lord +Byron, et qui maintenant exerce sa profession avec tout le succs que +mritent ses talens distingus, j'ai t initi dans quelques autres +particularits de leur commune visite Harrowgate: on me permettra +d'employer, pour en faire part, ses propres expressions: + +Vous me demandez de rappeler quelques anecdotes du tems que nous +passmes ensemble Harrowgate, pendant l't de 1806, et notre retour +du collge, lui de Cambridge, moi d'dimbourg; mais tant d'annes se +sont coules depuis, que je n'entrevois plus ce voyage que comme un +songe lointain. Nous partmes, je m'en souviens bien, dans la voiture de +Lord Byron, trane par des chevaux de poste: il avait fait partir son +_groom_ avec deux chevaux de selle et un superbe et froce boul-dogue +appel Nelson. Quant Boatswain[50], il nous suivait, ct de Frank, +sur le coffre de la voiture. Le boul-dogue Nelson portait une muselire; +mais cependant quelquefois il entrait dans notre appartement sans cette +prcaution, mon grand ennui, bien que lui et son matre fussent +enchants de mettre tout en dsordre dans la salle. Il y avait toujours +un fonds de jalousie haineuse entre ce Nelson et Boatswain; et chaque +fois que celui-ci rencontrait l'autre dans la chambre, ils en venaient +aussitt aux prises. Alors Byron, moi-mme, Frank et tous ceux qui se +trouvaient l, travaillions de toutes nos forces les sparer: ce que +nous n'obtenions gure qu'en leur jetant dans la gueule la pelle et les +pincettes. Mais un jour Nelson s'chappa par malheur de la salle, +dmusel; il s'lana dans l'curie, se jeta au cou d'un cheval, et ce +fut inutilement qu'on voulut lui faire lcher prise. Les valets +d'curie, alarms, coururent chercher Frank, qui prenant un pistolet de +Wogdon, que son matre tenait toujours charg dans sa chambre, le tira +dans la tte du pauvre Nelson. Lord Byron en eut le plus grand regret. + + [Note 50: Chien favori pour lequel Lord Byron fit dans la + suite la fameuse pitaphe.] + +Nous habitions l'_htel de la Couronne_, au bas de Harrowgate. Nous +dnions toujours dans la salle commune, mais aussitt aprs nous nous +retirions, car Byron n'aimait gure boire plus que moi. Nous vivions +retirs et faisions peu de connaissances, car il tait _vraiment_ +timide, ce qu'on prenait pour de l'orgueil quand on ne le connaissait +pas. Nous rencontrmes par hasard le professeur Hailstone de Cambridge, +ce qui parut lui faire grand plaisir. Le professeur habitait le haut +Harrowgate; nous allmes le prendre un soir pour aller au spectacle, et +une autre fois Lord Byron lui envoya son quipage pour le conduire un +certain bal de Granby. Cet empressement faire un accueil l'un de ses +professeurs prouve, en dpit de son penchant critiquer l'ducation +universitaire et exagrer les dfauts de la vieille discipline +laquelle on soumet les sous-gradus, qu'il avait cependant l'habitude de +tmoigner son respect aux personnes qui l'exeraient. Je l'ai toujours +entendu parler avec les plus grands loges de Hailstone, aussi bien que +de Bishop, Mansel du collge de la Trinit, et d'autres encore dont j'ai +oubli le nom. + +Peu de gens apprciaient Lord Byron, mais je sais que son coeur tait +naturellement bienveillant et sensible, et qu'il n'avait pas le plus +petit mlange de mchancet dans le caractre[51]. + + [Note 51: Lord Byron et le docteur Pigot s'crivirent encore + pendant quelque tems, mais ils ne se virent plus jamais + compter de leur dpart de Harrowgate, l'automne suivant.] + +On voit, par ses lettres de Harrowgate, qu'il songeait organiser un +thtre; il s'en occupa aussitt aprs son retour Southwell, et ce fut +pour lui une source infinie de plaisirs. On peut juger, par le fragment +d'une lettre adresse son compagnon, avec quelle impatience toutes les +personnes charges d'un rle attendaient son retour: + +Dites Lord Byron, si quelque accident retardait son retour, que sa +mre souhaite qu'il lui crive; et combien elle serait malheureuse s'il +ne se montrait pas au jour fix. M. Wil. Banks a crit Mrs. H. pour +lui offrir le rle de _Henry Woodville_. M. et Mrs. *** n'approuvent pas +que leur fils soit l'un des acteurs; mais je crois qu'il ne persistera +pas moins. M. G. W. dit que, pour ne pas faire manquer la partie, il +prendrait plutt, pour nous obliger, un emploi, comme de chanter, de +danser, ou enfin quelque autre chose. Il n'y a rien faire jusqu'au +retour de Lord Byron, et rellement il ne faut pas qu'il revienne plus +tard que mercredi ou jeudi. + +Nous avons dj vu qu' Harrow, le seul point qui le distingut de ses +condisciples tait son talent pour la dclamation. Il revient avec une +vidente satisfaction sur ses succs de collge et sur la part qu'il +prenait ces reprsentations de Southwell: + +J'tais, dans ma jeunesse, considr comme un bon acteur, outre les +exercices de Harrow, dans lesquels je brillais. Je remplis, en 1806, +pendant trois soires conscutives, sur quelques thtres particuliers +de Southwell, le rle de Penruddock, dans _la Roue de Fortune_, et celui +de Tristram Fickle dans la farce de _la Girouette_, par Allingham. J'y +recueillis les plus vifs applaudissemens. Le prologue, fait l'occasion +de notre runion comique, tait de ma composition. Quant aux autres +acteurs, c'taient de jeunes dames et des personnes du voisinage. Notre +auditoire bienveillant parut compltement satisfait de nous. + +Peut-tre ici ne sera-t-il pas inutile de remarquer qu'en remplissant +deux rles opposs avec un gal succs, le jeune pote dveloppait +ds-lors cet amour et cette puissance de contraste qui, plus tard, le +signalrent dans le monde et sur un plus grand thtre sous des aspects +si divers. La morosit de Penruddock et la causticit de Tristram sont +en effet deux types auxquels semblent se rapporter toutes les +singularits de son caractre postrieur. + +Ces reprsentations forment une re mmorable Southwell; elles eurent +lieu sur la fin de septembre, dans la maison de M. Leacroft, dont +l'antichambre fut, pour cet effet, transforme en salle de spectacle, et +dont la famille remplissait quelques-uns des plus beaux rles. Le +prologue, que l'on peut lire dans ses _Heures d'oisivet_, fut compos +par Lord Byron, en voiture et sur la route d'Harrowgate. En montant dans +la chaise, Chesterfield, il dit son compagnon de voyage: Pigot, je +vais tramer un prologue pour notre reprsentation, et avant de gagner +Mansfield il avait achev son travail, n'ayant qu'une seule fois +interrompu sa versifiante rverie pour demander la prononciation prcise +du mot franais _dbut_; quand on la lui dit, il s'cria avec +l'enthousiasme de Byshe: Bien! ce sera pour rimer avec _new_. + +L'pilogue fut dans cette occasion compos par M. Becher; c'tait, pour +donner Lord Byron l'occasion de dvelopper ses talens comiques, une +runion de gais portraits de toutes les personnes qui avaient pris part + cette reprsentation. Mais on avait eu, dans les coulisses, quelque +indice de ce projet; soudain la crainte du ridicule rpandit l'alarme +chez tous les acteurs, et, pour les rassurer, l'auteur se vit oblig de +promettre que, si aprs la rptition ils venaient en condamner les +traits, il le retirerait de bonne grce. Cependant Lord Byron et lui +convinrent de rpter les vers devant leurs camarades, dans un ton aussi +innocent et aussi inoffensif que possible, rservant pour le soir de la +reprsentation le jeu de pantomime qui faisait tout le sel de la +plaisanterie. L'effet dsir fut produit; tous les acteurs satisfaits +tmoignrent leur tonnement de ce qu'on avait pu souponner +l'inconvenance d'un ouvrage aussi estimable. Mais leur surprise fut +d'une nature tout--fait diffrente, quand ils entendirent, le +lendemain, les bruyans clats de rire de l'auditoire; et quand ils +virent le tour que leur avait jou Lord Byron, ils n'eurent d'autre +ressource que de joindre leurs rires ceux que l'imitation de leurs +traits excitait dans l'assemble. + +Ce fut au mois de novembre que le petit volume de posies, dont il +s'occupait depuis quelque tems, fut lanc dans le cercle troit auquel +il tait destin. M. Becher en reut le premier exemplaire[52]. +L'ascendant que son amour pour la posie, son esprit juste et sociable, +lui donnaient dans ce tems sur Lord Byron, lui permettait frquemment de +diriger le got de son jeune ami, autant en matire de conduite que de +littrature. Je citerai un exemple de la puissance de cet ascendant; il +prouvera que le caractre de Byron tait loin d'tre intraitable, et que +s'il avait eu plus souvent le bonheur de tomber dans des mains _habiles + toucher cet instrument_, elles en eussent tir une expression douce +aussi bien qu'nergique. + + [Note 52: Il ne reste de cette dition in quarto, compose + d'un petit nombre de feuilles, que deux ou trois copies.] + + l'instant de marquer ainsi sa place dans la littrature lgre du +jour, il tait naturel que Lord Byron revnt avec plaisir sur les +ouvrages qui semblaient le plus en harmonie avec sa jeunesse et son +caractre. On dit que ses livres favoris taient alors le Camons de +lord Strangford et les pomes de Little[53]; souvent son respectable ami +lui avait justement reproch ce got particulier; il lui reprsentait +avec raison (du moins quant au dernier de ces deux auteurs), combien il +lui tait facile de trouver dans les vieilles illustrations littraires +de l'Angleterre de plus srs modles de penses et de style. Au lieu de +perdre son tems sur les productions phmres de ses contemporains, que +n'tudiait-il les pages de Milton et de Shakspeare, et surtout que ne +songeait-il lever son imagination et son jugement par la +contemplation des plus sublimes beauts de la Bible? Mais quant ce +dernier point, M. Becher reconnut que Lord Byron avait prvenu depuis +long-tems ses avis, et qu'il avait une profonde connaissance des beauts +de l'criture sainte. Cette circonstance fortifie encore le compte rendu +par son premier matre, le docteur Glennie, de ses grands progrs dans +les livres sacrs lorsqu'il n'tait encore qu'un enfant. + + [Note 53: On sait que Thomas Moore s'tait cach sous ce nom + dans ses premires posies rotiques. + (_Note du Tr._)] + +M. Becher, comme je l'ai dit, reut le premier exemplaire de son livre; +en le parcourant, et parmi plusieurs pices dignes d'admiration, d'loge +ou de critique, il trouva un pome dans lequel le jeune auteur avait +rpandu une indcence de coloris, que ne pouvait pas mme rendre +excusable sa grande jeunesse. Aussitt, et pour lui exprimer son opinion +d'une manire plus courtoise, il fit et adressa Lord Byron sur ce +sujet une supplique rime laquelle le noble pote fit sur-le-champ une +rponse galement en vers; il y joignit une note en prose pour lui dire +qu'il sentait parfaitement la justice de sa critique amicale, et qu'en +consquence plutt que de laisser circuler le pome en question, il en +retirerait toutes les copies qu'il avait pu dj distribuer, et +annullerait l'impression entire. Ce sacrifice fut fait le soir mme; Mr +Becher vit brler toutes les copies de cette dition, l'exception de +celle qu'il avait reue, et une autre qui, envoye dimbourg, ne fut +pas rendue. + +Ce trait du jeune pote parle assez haut en sa faveur; cette docilit +ingnue, cette sensibilit, attestent un naturel capable de respecter et +d'aimer tout ce qu'il y a de respectable au monde. Les sentimens qui lui +dictrent, vers ce tems, la lettre suivante, ne portent pas un caractre +moins aimable; il est impossible de la parcourir sans reconnatre dans +l'crivain une noble candeur et une vritable sincrit. + + + + +LETTRE VIII. + +AU COMTE DE CLARE. + +Southwell Nottes, 6 fvrier 1807. + + +MON TRS-CHER CLARE, + +Si je voulais justifier ou du moins pallier ma ngligence, vous +pourriez dire qu'au lieu d'une lettre vous avez reu un placet surcharg +de prires fin de pardon; j'aime mieux en un seul mot avouer mes +crimes, et me confier votre affection et votre gnrosit plutt +qu' mes protestations. Ma sant n'est pas entirement rtablie: +cependant je suis hors de tout danger, et j'ai repris toutes mes forces, +si ce n'est celles de l'esprit fort susceptibles par elles-mmes +d'affaiblissement. Vous serez tonn d'apprendre que j'aie dernirement +crit Delaware pour lui expliquer (autant que possible sans +compromettre quelques-uns de _mes vieux_ amis) les motifs de ma conduite + son gard pendant ma dernire rsidence Harrow (il y a deux ans de +cela), laquelle, si vous vous rappelez, tait extrmement _en +cavalier_[54]. Depuis j'ai dcouvert qu'il avait t injustement trait +et par ceux qui avaient accus ses procds et par moi-mme qui avais +cru leur suggestion. En consquence, je lui ai fait toutes les +rparations possibles en expliquant ma mprise, sans toutefois grande +esprance de le persuader: vritablement je n'attendais pas de rponse, +tout en dsirant qu'elle m'arrivt pour la forme; elle ne l'est pas +encore, et sans doute elle ne viendra pas. Mais j'prouve du bien-aise +intrieurement de mon procd, assez humiliant d'ailleurs pour les gens +de ma nature; et je n'aurais pu dormir tranquille avec l'ide d'avoir, +_mme involontairement_, fait injure quelqu'un. J'ai, autant qu'il +m'tait possible, rpar cette injure, et l doit se terminer l'affaire. +Que nous revenions ou non notre ancienne intimit, c'est une chose +d'ailleurs fort secondaire. + + [Note 54: On voit que Lord Byron, peu familiaris avec la + langue franaise, prend ici l'expression _en cavalier_, pour + synonyme de celle de _cavalire_.] + +Je viens de passer le tems au milieu de soins divers; j'ai fait +condamner _l'exportation_ un domestique[55] qui me volait, chose en +elle-mme fort dsagrable; j'ai jou sur un thtre de socit; j'ai +publi un volume de posies ( la demande et l'unique usage de mes +amis); j'ai fait l'amour; j'ai pris mdecine. Ces deux derniers +amusemens n'ont pas eu _dans le monde_ un excellent effet; d'un ct mes +attentions se partagrent entre tant de belles _demoiselles_, et de +l'autre les drogues qu'on me fit avaler taient d'une vertu si +complique, qu'entre Vnus et Esculape je me suis trouv mortellement +harass. J'ai pourtant assez de loisir pour consacrer quelques heures +aux souvenirs du pass, pour regretter l'amiti et en mme tems profiter +de l'occasion favorable pour vous assurer combien je suis et serai +toujours, mon trs-cher Clare, votre sincre et parfaitement dvou, + +BYRON. + + [Note 55: Son valet Frank.] + +Comme il se croyait oblig de remplacer les exemplaires de son livre +qu'il avait redemands, et en mme tems de lever l'espce de stigmate +dont on aurait pu fltrir son talent avort, il s'occupa promptement de +prparer une seconde dition, et ce travail ne fut termin qu'au bout de +six semaines. Mais au commencement de janvier nous le voyons en adresser +un exemplaire son ami d'dimbourg, le docteur Pigot. + + + + +LETTRE IX. + + M. PIGOT. + +Southwell, 13 janvier 1807. + + +Je devrais commencer par un million d'excuses; mais la varit de mes +travaux en vers et en prose servira, je l'espre, justifier ma +ngligence. Vous recevrez avec cette lettre un volume de tous mes +_Juvenilia_, publis depuis votre dpart: leur nombre est beaucoup plus +grand que dans l'exemplaire en votre possession, lequel je vous supplie +d'anantir, celui que je vous envoie tant beaucoup plus complet. Ces +_maudits_ vers ma pauvre Marie[56] ont t une source de +mcontentemens auprs des dames d'un _certain ge_. Je ne les ai pas +insrs dans cette dition, parce que je leur dois d'avoir t trait de +_pcheur dhont_, enfin d'un nouveau _Moore_, par votre cher[57]... Je +pense qu'on a en gnral accueilli favorablement ce volume, et sans +doute l'ge de son auteur prviendra la svrit des juges. + + [Note 56: Il ne faut pas confondre cette Marie avec miss + Chaworth ou Marie d'Aberdeen; tout ce que j'en puis dire, + c'est qu'elle avait dans le monde une position humble, sinon + quivoque; qu'elle avait de longs, de brillans cheveux + blonds, dont Byron aimait montrer ses amis une tresse + aussi bien que le portrait de celle qui les lui avait donns; + et qu'enfin c'est elle que furent adresss les vers des + _Heures d'oisivet_, intituls: _ Marie, en recevant son + portrait_.] + + [Note 57: Le _respectable_ M. Becher, sans doute. + (_N. du Tr._)] + +Les aventures de ma vie de seize dix-neuf ans, et la dissipation au +milieu de laquelle je me suis trouv Londres, ont donn mes ides +une teinte voluptueuse; mais d'ailleurs les inspirations que j'ai eues +ne comportaient gure un autre coloris. Ce volume _est singulirement_ +correct et miraculeusement chaste. propos, en parlant d'amour.... + +Si vous pouvez trouver le tems de rpondre ce pot-pourri indigeste de +sottises, vous ne doutez pas du plaisir qu'en recevra votre, etc. + +L'un de ses amis de collge, M. William Bankes, ayant vu, par hasard, un +exemplaire du livre, lui avait adress une lettre o se trouvait expose +l'opinion qu'il s'en formait. Voici la rponse de lord Byron: + + + + +LETTRE X. + + M. WILLIAMS BANKES. + +Southwell, 6 mars 1807. + + +CHER BANKES, + +Votre critique m'est prcieuse plusieurs titres: d'abord c'est la +seule o la flatterie ait fort peu de part, ensuite je suis _affadi_ par +les complimens insipides. J'ai meilleure opinion de votre jugement et de +votre mrite que de votre sensibilit. Recevez mes vifs remercmens pour +la sincrit d'un jugement qui, pour tre entirement inattendu, n'en +sera pas moins bienvenu. Pour ce qui est d'un examen plus exact, il est +inutile de vous rappeler combien peu de nos _meilleurs_ pomes +soutiendraient l'preuve d'une minutieuse critique de mots. On ne peut +donc gure attendre d'un enfant (et la plupart de ces vers furent +composs il y a dj long-tems) une grande perfection de sujet ou de +style. Plusieurs pices furent crites sous l'influence d'un grand +abattement d'esprit, d'une indisposition grave; de l, le tour sombre +des ides. Nous sommes d'accord dans l'opinion que les posies rotiques +sont les moins irrprochables; elles n'en furent pas moins agrables aux +divinits sur l'autel desquelles je les dposai; c'est tout ce que je +voulais. + +Le portrait de Pomposus fut dessin Harrow, aprs une _longue +sance_; cela garantit la ressemblance ou plutt la caricature. C'est +_votre_ ami, _il ne fut jamais le mien_; il est donc propos de m'en +taire. Les rimes sur le collge ne contiennent pas de personnalits; on +peut en voir dans l'une des notes, mais je ne pouvais la supprimer. Je +ne doute pas qu'elles ne servent de prtexte au blme, juste punition de +mon impit filiale envers une _alma mater_ aussi excellente. Je ne vous +envoie pas mon livre dans la crainte de _nous_ placer, vous dans la +situation de Gilblas, moi dans celle de l'archevque de Grenade: au +risque des chances de l'preuve, je dsire laisser votre arrt toute +son indpendance. Si je vous avais adress mon _libellus_ avant votre +lettre, j'aurais sembl vouloir acheter un compliment, et je n'hsite +pas dire que j'avais plus d'impatience de voir votre critique malgr +sa svrit, que d'entendre un million de louangeurs. Le mme jour je +reus les flicitations de Mackenzie, le clbre auteur de l'_Homme +sensible_; laquelle, de _votre_ approbation ou de la _sienne_, me flatta +le plus? c'est ce que je ne puis dcider. Vous recevrez mes _Juvenilia_, +tous ceux, du moins, qui ont t publis. J'ai en manuscrit un gros +volume que je pourrai, par la suite, donner part; prsent, je n'ai +ni le tems ni la volont de le livrer l'impression. Le printems, je +retournerai la Trinit pour enlever mes effets, et vous dire un +dernier adieu; mes _pleurs_, dans cette circonstance, n'augmenteront +gure le courant du _Cam_. Je mettrai profit dsormais vos remarques, +malgr leur causticit ou leur amertume pour un palais gt par les +_adulations sucres_. Johnson a dmontr qu'il n'y avait point de +posies parfaites, mais il faudrait un Hercule pour travailler +corriger les miennes. Franchement, je ne les avais pas revues depuis +l'poque o je les composai; et si je les ai publies, ce n'a t qu' +la prire de mes amis; mais on m'a tant parl du _genus irritabile +vatum_, que nous n'aurons jamais, sur ce sujet, de querelle, la +rputation de pote n'tant nullement le _but_ de mes voeux. + +Adieu. Tout vous, + +BYRON. + +Cette lettre fut suivie d'une autre, au mme M. Bankes, sur le mme +sujet; il n'en reste malheureusement que les fragmens suivans: + +Pour ma part, j'ai bien souffert de la mort de mes deux meilleurs amis, +les seuls tres que j'eusse jamais aims (les femmes exceptes); me +voici rduit tre un animal solitaire, passablement misrable, et je +me sens assez cosmopolite pour ne plus me soucier le moins du monde du +lieu que j'habiterai, l'Angleterre ou le Kamtschatka. Je ne puis montrer +une dfrence plus grande pour vos corrections qu'en les adoptant de +suite; je les suivrai dans l'dition suivante. Je suis fch que vos +remarques ne soient pas plus frquentes, convaincu de tout l'avantage +que j'en pourrais galement retirer. J'ai, depuis ma dernire lettre, +reu d'dimbourg deux jugemens trop flatteurs tous les deux pour que je +puisse les rpter: l'un est de lord Woodhouselee, le premier et le plus +_volumineux_ des littrateurs cossais (son dernier ouvrage est une _Vie +de lord Kaymes_); le second est de Mackenzie, qui m'envoyait pour la +seconde fois son sentiment, mais plus dvelopp. Je ne les connais +personnellement l'un ni l'autre, et je n'ai jamais sollicit leur avis +ce sujet: leurs loges sont volontaires; c'est un ami chez qui ils +avaient lu mes vers qui me les a transmis. + +Contre mes premires intentions, je m'occupe en ce moment de la +publication d'une nouvelle dition; les sujets d'amour seront retranchs +et remplacs par d'autres; le tout, considrablement augment, paratra +vers la fin de mai. C'est une preuve hasardeuse; mais le dfaut +d'occupations plus graves, les encouragemens que j'ai reus, ma vanit +personnelle, tout me porte la tenter, mais non sans de _vives +palpitations_. Le livre sera lu dans ce pays, du moins par curiosit... +Le reste manque. + +Voici la lettre modeste qu'il joignit l'exemplaire qu'il prsenta M. +Falkner, propritaire de la maison qu'occupait sa mre. + + + + +LETTRE XI. + + M. FALKNER. + + +MONSIEUR, + +Le volume qui accompagne cette lettre vous aurait dj t prsent, si +l'indisposition de miss Falkner ne m'et pas fait craindre de rendre +inconvenante l'offre de pareilles bagatelles. Vous y verrez quelques +fautes d'impression que je n'ai pas eu le tems de corriger: vous avez +donc une tche pnible, celle d'apercevoir et les fautes de l'auteur et +celles dont il n'est pas coupable. De pareils _juvenilia_ ne peuvent +esprer une approbation srieuse, mais j'ose esprer, pour la mme +raison, qu'ils chapperont la svrit d'une critique intempestive, +quoique peut-tre non mrite. + +Ces posies furent composes dans des tems et des circonstances +diverses; elles n'ont t publies que pour un cercle d'amis +bienveillans. Vous pouvez m'en croire, monsieur: si elles procurent le +plus lger plaisir vous et mes autres _familiers_ lecteurs, j'aurai +recueilli tous les lauriers que je souhaite pour la tte de votre tout +dvou, + +BYRON. + +_P. S._ Miss Falkner est, je l'espre, en pleine convalescence. + +Malgr cette dclaration peu ambitieuse du jeune auteur, il avait en lui +quelque chose qui l'empchait de s'arrter; et la rputation qu'il +s'tait faite dans un cercle limit l'avait rendu plus avide de courir +les chances d'une plus vaste lice. Les cent copies de cette premire +dition taient peine distribues, qu'il revint avec une nouvelle +activit chez son imprimeur, et c'est ainsi que parurent les _Heures de +loisir_; il y joignit plusieurs pices nouvellement composes, il en +retrancha une vingtaine de celles que renfermait son premier volume. Il +est difficile d'expliquer cette svrit, la plupart des vers limins +tant aussi beaux, sinon meilleurs que les autres. + +Il y a dans l'une des pices rimprimes parmi les _Heures de loisir_ +quelques corrections et additions assez curieuses, en ce qu'on peut les +attribuer aux sentimens connus du pote sur l'illustration de naissance. +L'_pitaphe d'un ami_ semble, d'aprs les vers que je vais citer, avoir +t d'abord compose pour dplorer la mort de ce mme jeune fermier +auquel il avait auparavant adress quelques vers affectueux reproduits +plus haut: + +Quoique ton lot soit humble, puisque tu es n dans une chaumire; et que +ton nom ne soit point orn de titres, ta simple amiti m'tait bien plus +chre que toutes les joies que peuvent donner la richesse, la rputation +et les amis du grand monde. + +Dans la nouvelle forme de cette pitaphe, non-seulement il supprima ce +passage, mais tous ceux qui rappelaient encore l'humble rang de son +jeune ami. Le premier des vers ajouts: + + Et quoique ton pre dplore l'extinction de sa race, + +semble destin rappeler l'ide d'une haute position sociale, toute +diffrente de celle que prsentait l'pitaphe primitive. L'autre pice, +videmment adresse au mme enfant, et rappelant en termes quivalens +l'obscurit de sa condition, ne se retrouve pas davantage dans les +_Heures de loisir_. Qu'en approchant de l'ge viril il sentt mieux +l'lvation de son rang, on peut le supposer, et ne voir qu'une suite de +ces sentimens dans le soin qu'il mit cacher ses premires amitis de +village. + +Ses visites Southwell n'ayant plus t, aprs ce tems, que rares et +passagres, je saisis l'occasion de rappeler quelques traits varis de +ses habitudes et de son genre de vie la mme poque. Dans les premiers +instans de son sjour, sa timidit tait excessive, mais elle disparut +mesure qu'il se lia davantage avec les jeunes gens; il finit mme par se +trouver la plupart des assembles et des festins, et par tre mortifi +quand il n'tait pas invit quelque _rout_. Toutefois il conservait +encore son horreur des nouvelles figures; et s'il voyait des trangers +approcher de la maison de Mrs. Pigot, quand il s'y trouvait, il et +volontiers, pour les viter, saut par la fentre. Cette rserve +naturelle, jointe une dose assez forte d'orgueil, l'loignait des +gentilshommes du voisinage, auxquels, plus d'une fois, il lui arriva de +ne pas rendre leur visite: l'gard de quelques-uns, sous prtexte que +leurs femmes n'taient pas alles voir sa mre; de quelques autres, +parce qu'ils avaient trop tard le voir lui-mme: mais la vraie raison +de ce ddain, c'est qu'il ne voulait pas faire connaissance avec des +voisins plus opulens que lui, et qu'il aimait les mortifier par la +supriorit de son rang, comme il l'tait lui-mme par celle de leur +fortune. Son ami M. Becher lui faisait de frquens reproches de cet +esprit insociable; et un jour Lord Byron lui rpondit par des vers qui +expriment parfaitement la hauteur avec laquelle son gnie volcanique +considrait dj le monde; et comme le volume o se trouvent ces vers +est devenu fort rare, je ne puis rsister au dsir d'en donner les +passages suivans: + +Mon cher Becher, vous me dites de me mler la socit des hommes: je +ne saurais nier que votre avis ne soit bon; mais la retraite convient +mieux mon caractre, je ne veux pas descendre jusqu' un monde que je +mprise. + +Si le snat ou les camps m'appelaient, l'ambition pourrait me faire +sortir de mon heureux repos; et quand la jeunesse, ce tems d'preuve, +sera pass, peut-tre je m'efforcerai d'illustrer mon nom. + +Le feu cach dans les flancs caverneux de l'Etna couve long-tems et +fermente en secret, la fin un volume effroyable de flammes et de fume +rvle son existence; alors il n'y a point de torrens qui puissent +l'teindre, point de barrires qui puissent l'arrter. + +Oh! tel est le dsir de gloire qui dvore mon coeur, qui m'ordonne de +vivre pour tre lou un jour de la postrit. Oh! si je pouvais comme le +phnix prendre mon essor avec des ailes de feu, avec lui je serais +content de mourir au milieu des flammes. + +Pour une vie comme celle de Fox, pour une mort comme celle de Chatham, +quelles censures, quels dangers, quelles haines ne braverais-je pas? +Leur vie ne s'est point termine avec leur dernier souffle, leur gloire +anime et vivifie le silence de leur tombeau. + +Comme sa mre, il tait toujours en retard pour se lever et se mettre au +lit; il conserva mme toute sa vie cette habitude. La nuit fut toujours +aussi son heure favorite de travail, et sa premire visite, le jour +suivant, tait ordinairement pour la belle amie qui lui servait de +copiste, et laquelle il portait les fruits de sa prcdente veille; +puis il se rendait chez son ami, M. Becher; de l dans une ou deux +autres maisons, puis le reste du jour tait consacr ses exercices +favoris; le soir, il passait le tems dans la famille Pigot, soit en +conversation, soit entendre miss Pigot toucher le piano et chanter une +srie d'airs qu'il admirait[58]. _La Vierge de Lodi_, avec les paroles: +_Mon coeur palpite d'amour_, et cet autre: _Quand le tems, qui ravit nos +annes_, taient, ce qu'il parat, ses airs favoris. Il s'tait fait +ds-lors une douce habitude de cette existence rgulire, qui le +ramenait priodiquement aux mmes occupations, et qu'il adopta pendant +presque tout le tems de son sjour l'tranger. + +D'un autre ct, les exercices auxquels il demandait quelques +distractions, dans de moins heureux jours, lui offraient alors des +plaisirs sans mlange. La plus grande partie de son tems se passait +nager, jouer aux barres, tirer au blanc et courir cheval[59]. + + [Note 58: Il aima toujours la musique, mais il ne sut jamais + bien excuter. Il est bien singulier, disait-il un jour la + mme dame, que je chante beaucoup mieux avec votre + accompagnement qu'avec tout autre.--C'est, rpondit-elle, que + je joue selon votre manire de chanter. C'est l en effet + tout le secret d'un habile accompagnateur.] + + [Note 59: Un autre de ses jeux favoris tait _la balle + crosser_; et l'on ne pouvait s'empcher d'admirer la clrit + de sa course ce dernier exercice, en dpit de son pied + boiteux. Lord Byron, dit miss... dans une lettre son + frre, date de Southwell, vient de passer devant la fentre, + la batte sur l'paule, pour aller _crosser_ suivant sa chre + habitude.] + +Il n'tait pas fort expert dans ce dernier art, et l'on cite comme un +exemple de son peu d'habitude des chevaux, qu'en voyant un jour passer +deux, sous ses fentres, il s'cria: Les beaux chevaux! je voudrais les +acheter.--Comment! ce sont les vtres, milord, rpondit son valet. Ceux +qui l'avaient connu au tems o nous sommes, s'tonnaient beaucoup +d'entendre plus tard parler de son adresse monter cheval; et la +vrit, je suis du moins port le croire, est que jamais il ne fut un +excellent cuyer. + +Nous avons dj vu, d'aprs ses propres paroles, qu'il excellait nager +et plonger. Une dame de Southwell possde, entre autres prcieux +objets qui lui ont appartenu, un d qu'il vint un matin lui emprunter au +moment d'aller se baigner dans la Greet: en prsence du frre de cette +dame, il l'avait jet et retir trois fois du fond de la rivire. Son +habitude de s'exercer au tir fut un jour un sujet d'alarme pour une +jeune et fort jolie personne, miss H., qui tait du grand nombre des +beauts qui enflammaient Southwell son imagination. On trouve +l'introduction suivante la tte d'une pice de vers imprime dans le +volume non publi; L'auteur dchargeant un jour ses pistolets dans un +jardin, deux dames, qui passaient prs du but, furent alarmes par le +bruit d'une balle sifflant leurs oreilles: c'est l'une d'elles que +furent adresses, le lendemain, les stances suivantes. + +Telle tait sa passion pour les armes de toute espce, qu'il gardait +ordinairement prs de son lit une petite pe avec laquelle il s'amusait +le matin s'escrimer dans ses rideaux. Ce lit fut, la vente des +meubles de Mrs. Byron, acquis par une personne qui, voulant donner de +l'intrt aux trous des draperies, les supposait perces par l'pe dont +le dernier lord Byron avait tu M. Chaworth, et que son hritier gardait +toujours prs de son lit en souvenir. C'est ainsi que la fiction vient +souvent grossir les faits; l'pe en question tait une arme innocente +et vierge que lord Byron empruntait l'un de ses voisins durant son +sjour Southwell. + +Les dtails que nous avons dj donns sur son excursion Harrowgate, +peuvent faire juger de sa passion pour les chiens, autre got qu'il +conserva toute sa vie; il a immortalis dans ses vers Boatswain, son +dogue favori, auprs duquel il avait form le projet solennel d'tre +enseveli. On raconte de cet animal quelques traits non-seulement +d'intelligence, mais encore d'une gnrosit qui devait ncessairement +exciter l'intrt d'un matre comme Byron; j'en citerai un exemple en me +rapprochant autant que possible du rcit qui m'en fut fait. Mrs. Byron +avait un chien terrier, appel Gilpin, avec lequel Boatswain tait +toujours en querelle, saisissant toutes les occasions de l'attaquer et +le mordant avec tant de rage qu'on craignait beaucoup qu'il ne fint par +le tuer. Pour le soustraire ce sort, Mrs. Byron envoya Gilpin un +fermier de Newstead, et Boatswain de son ct, quand lord Byron retourna + Cambridge, fut, jusqu'au retour de son matre, confi aux soins d'un +valet, ainsi que deux autres dogues. Un matin le domestique conut une +vive alarme de la disparition de Boatswain; il n'en put avoir de +nouvelles de la journe. Mais vers le soir, le chien revint accompagn +de Gilpin qu'il s'empressa de conduire au feu de la cuisine en +l'accablant de toutes les dmonstrations de la joie la plus vive. Le +fait est qu'il tait all Newstead pour le dcouvrir, et qu'il l'avait +ramen. Depuis ce tems ils vcurent en bonne intelligence; Boatswain +protgeant toujours son nouvel ami contre les insultes des autres chiens +(tche que le naturel querelleur de Gilpin empchait bien d'tre une +sincure) et s'empressant d'accourir la premire voix de dtresse du +petit terrier. + +La tendance la superstition est assez naturelle aux hommes dous d'un +caractre potique. Lord Byron n'en tait pas exempt, et ds son enfance +l'exemple de sa mre avait contribu donner son esprit cette +faiblesse. Mrs. Byron croyait aveuglment aux merveilles de la seconde +vue; et les rcits tranges qu'elle faisait de cette facult +mystrieuse, tonnrent mainte fois ses amis anglais dous d'une foi +moins robuste. On verra que mme bien plus tard, et la mort de son ami +Shelley, l'ide des apparitions dont sa mre l'avait nourri, n'avait pas +perdu sur lui tout son empire. On peut citer comme un exemple d'une +superstition moins lugubre, une petite anecdote qui me fut raconte par +une de ses amies de Southwell. Cette dame avait un grain de collier en +agate travers d'un fil de laiton, et qu'elle gardait toujours dans sa +bote ouvrage. Un jour, Lord Byron lui ayant dit ce que c'tait, elle +lui rpondit qu'on le lui avait donn comme un talisman, et que le +charme la prserverait de l'amour tant qu'il serait en sa possession. +Alors donnez-le-moi, s'cria-t-il vivement, c'est l prcisment ce que +je cherchais. La jeune dame refusa; mais bientt aprs son agate avait +disparu. Elle le taxa d'avoir commis le vol; mais en l'avouant de bonne +grce, il protesta que jamais elle ne reverrait son amulette. + +Il laissa derrire lui Southwell, comme partout o il fit jamais +quelque rsidence, les preuves les plus affectueuses de bienfaisance et +de bont de coeur... Jamais, dit une personne qu'il voyait beaucoup +cette poque, ses yeux ne furent frapps d'un seul objet de dtresse +sans qu'il contribut l'adoucir. Parmi de nombreux traits de cette +nature, je choisis le suivant comme une preuve moins de sa gnrosit +que de l'intrt que prsente l'incident en lui-mme par sa liaison avec +le nom de Byron. tant encore colier, il lui arriva de se trouver +Southwell dans une boutique de libraire, quand une pauvre femme vint +pour y acheter une Bible; le prix qu'on la lui fit fut de 8 shellings. +Ah! mon cher Monsieur, s'cria-t-elle, je ne puis pas y mettre un +pareil prix; je ne croyais pas qu'elle pt m'en coter la moiti. La +femme alors s'loigna avec un air dsappoint, quand le jeune Byron, la +rappelant, lui fit prsent de la Bible. + +Il eut toujours un grand soin de sa personne et de sa toilette, de +l'arrangement de ses cheveux, enfin de tout ce qui pouvait relever la +beaut dont la nature l'avait dou. Mme dans un ge fort tendre, il +tmoignait le dsir de plaire ce sexe qui ne devait pas cesser d'tre +l'toile polaire de sa destine. La crainte d'un embonpoint excessif, +auquel il avait des dispositions naturelles, l'avait engag, ds son +arrive Cambridge, adopter un systme d'abstinence et de violent +exercice, et de faire un frquent usage des bains chauds. Mais un point +remplissait sa vie d'amertume, le frappait comme une maldiction au +milieu des joies de la jeunesse et de ses esprances de gloire et de +bonheur: le croira-t-on? c'tait la lgre difformit de son pied. Un +jour M. Becher, le voyant plus abattu qu' l'ordinaire, s'efforait de +l'gayer et de le ranimer en lui reprsentant sous les plus brillantes +couleurs, les nombreux avantages dont la Providence l'avait combl, +entre autres celui d'un esprit qui le plaait au-dessus du reste des +hommes. Ah! mon cher ami, rpondit Byron avec une expression +douloureuse, si cela (en se frappant le front de la main) m'lve +au-dessus des autres hommes, ceci (en indiquant son pied) me ravale bien +au-dessous d'eux. + +Quelquefois il semblait que sa susceptibilit lui persuadt qu'il tait +dans le monde la seule personne afflige d'une pareille infirmit. Quand +M. Bailey, qui se faisait alors remarquer comme colier, aussi bien que +plus tard comme voyageur, entra Cambridge aprs avoir t le +condisciple de Lord Byron Aberdeen, le jeune Lord avait pris tant +d'embonpoint, que M. Bailey eut long-tems de la peine le reconnatre. +Il est assez singulier, lui dit alors Byron, que vous ne vous souveniez +pas de moi; je croyais que la nature m'avait gratifi d'un signe qui +devait toujours me faire reconnatre. + +Mais ce dfaut tait aussi bien un motif d'mulation pour lui qu'une +source de regret et de honte. Dans tout ce qui exigeait du courage +personnel ou de la vivacit, il semblait anim, par le stigmate que la +nature lui avait inflig, d'un dsir plus vif de surpasser tous ceux +auxquels elle avait accord de plus _parfaites proportions_. C'est l, +je n'en doute pas, ce qui lui donnait aussi tant d'ardeur dans la +poursuite des intrigues amoureuses. Plus d'une fois l'espoir d'tonner +quelque jour le monde par les exploits d'un capitaine et d'un hros +venait se mler dans ses rves la perspective du laurier potique. +Tt ou tard, disait-il souvent quand il tait enfant, je lverai un +corps de troupes; les soldats seront habills de noir, et monteront des +chevaux noirs; on les appellera, les _Byrons noirs_, et vous entendrez +parler de leurs prodiges de valeur. + +J'ai dj parl de l'ardeur extrme avec laquelle, pendant son sjour +Harrow, il se livrait tous les genres d'tudes, la seule exception +de ceux qu'exigeait la discipline de l'cole. Les jours de fte ne +faisaient pas trve la soif de connaissances qui le dvorait, et, pour +tre le moins possible distrait de ses heures de travail, il avait pris +l'habitude chez sa mre de lire tout le tems du dner[60]. Dans un +esprit aussi mobile que le sien, tout ce qui tait nouveau, grave ou +frivole, lourd ou divertissant, ne manquait jamais de trouver un cho, +et je n'ai pas de peine concevoir la joie qu'il tmoignait un jour en +montrant l'une de ses amies qui me l'a racont, un exemplaire des +Contes de ma Mre l'Oie, qu'il avait achet le matin chez un +bouquiniste, et qu'il venait de lire son dner. + + [Note 60: Burns avait aussi l'habitude de lire table, comme + nous l'apprend M. Lockhart dans la vie de ce pote.] + +Maintenant nous allons extraire d'un _Memorandum_, commenc par lui +cette anne et trac sans ordre et la hte, la liste de tous les +livres qu'il avait dj parcourus dans tous les genres, une poque o +la plupart de ses condisciples n'avaient encore tudi que leurs thmes +et leurs versions. Ce document ne peut manquer d'intresser; et quand on +considre que le lecteur de tant de livres possdait en mme tems la +mmoire la plus heureuse, on peut douter que parmi les jeunes gens les +mieux levs, parmi les plus brillans mules des honneurs scolastiques, +on en trouvt un seul qui et acquis au mme ge une aussi grande +varit de connaissances utiles. + + + +LISTE DES HISTORIENS +DONT J'AI PARCOURU LES OUVRAGES EN DIFFRENTES LANGUES. + + + +HISTOIRE D'ANGLETERRE.--Hume, Rapin, Henry, Smollet, Tindal, Belsham, +Bisset, Adolphus, Holinshed, les Chroniques de Froissart (ces dernires +appartiennent proprement la France). + +COSSE.--Buchanan, Hector, Boethius, tous deux en latin. + +IRLANDE.--Gordon. + +ROME.--Hooke, chute et dcadence par Gibbon; Histoire ancienne de Rollin +(renfermant celle des Carthaginois, etc.); de plus, Tite-Live, Tacite, +Eutrope, Cornlius Nepos, Cesar, Arrien, Salluste. + +GRCE.--La Grce de Mitford, le Philippe de Leland, Plutarque, +Antiquits de Potter, Xenophon, Thucydide, Herodote. + +FRANCE.--Mezerai, Voltaire. + +ESPAGNE.--Je dois ce que je sais de l'ancienne histoire d'Espagne +principalement un livre appel l'Atlas, maintenant oubli. J'ai pris +quelque teinture de son histoire moderne, depuis les intrigues +d'Alberoni jusqu'au Prince de la paix, dans les ouvrages qui traitaient +de la politique europenne. + +PORTUGAL.--Ses rvolutions par Vertot, comme aussi, du mme historien, +la relation du sige de Rhodes: elle est de son invention, les faits +rels sont tout--fait diffrens. On en peut dire autant de ses +chevaliers de Malte. + +TURQUIE.--J'ai lu Knolles, sir Paul Ricaut et le prince Cantemir; en +outre une histoire anonyme plus moderne. Je sais tous les vnemens de +l'histoire des Ottomans, depuis Tangralopi et Othman Ier jusqu' la paix +de Passarowitz, en 1718; la bataille de Cutzka, en 1739, et le trait de +1790 entre la Russie et la Porte. + +RUSSIE.--La vie de Catherine II de Tooke, le czar Pierre de Voltaire. + +SUDE.--Le Charles XII de Voltaire et celui de Norberg, selon moi le +meilleur des deux. Une traduction de la guerre de trente ans de +Schiller, qui renferme les exploits de Gustave-Adolphe; puis la vie du +mme prince par Harte. J'ai lu aussi quelque part un vie de Gustave +Vasa, le librateur de la Sude, mais j'ai oubli le nom de l'auteur. + +PRUSSE.--J'ai vu au moins vingt vies de Frdric II, le seul prince +mmorable dans les annales de la Prusse; ses propres ouvrages, ceux de +Gillies et de Thibault sont loin d'tre amusans; le dernier est peu +estimable, mais circonstanci. + +DANEMARCK.--J'en sais peu de chose; j'ai quelque teinture de l'histoire +naturelle de la Norwge, aucune de sa chronologie. + +ALLEMAGNE.--J'ai lu de longues histoires de la maison de Souabe, de +Venceslas, de Rodolphe de Hapsbourg et de ses descendans autrichiens aux +grosses lvres. + +SUISSE.--Ah! Guillaume-Tell et la bataille de Morgarten, o le duc de +Bourgogne fut tu! + +ITALIE.--Davila, Guicciardini, les Guelfes et les Gibelins, la bataille +de Pavie, Mazaniello, les rvolutions de Naples, etc. + +INDOSTAN.--Orme et Cambridge. + +AMRIQUE.--Robertson, la guerre d'Amrique par Andrews. + +AFRIQUE.--Rien que des voyageurs, comme Mungo-Park, Bruce. + + +BIOGRAPHIE. + +Charles-Quint de Robertson, Csar, Salluste (Catilina et Jugurtha), les +vies de Marlborough, du prince Eugne, de Tkli, de Bonnard, de +Bonaparte, de tous les potes anglais, par Johnson et Anderson; les +Confessions de Rousseau, la vie de Cromwell, le Plutarque anglais, le +Nepos anglais, les vies des amiraux par Campbell, de Charles XII, du +czar Pierre, de Catherine II, de Henri lord Kaimes, de Marmontel, de sir +William Jones, par Teignmouth; la vie de Newton, de Blisaire, et de +mille autres qui ne mritent pas qu'on en fasse mention. + + +LGISLATION. + +Blackstone, Montesquieu. + + +PHILOSOPHIE. + +Paley, Locke, Bacon, Hume, Berkeley, Drummond, Beattie et Bolingbroke. +Je dteste Hobbes. + + +GOGRAPHIE. + +Strabon, Cellarius, Adams, Pinkerton et Guthrie. + +POSIE. + +Tous les classiques anglais et la plupart des potes vivans, Scott, +Southey, etc.; quelques potes franais dans l'original: le Cid est ma +pice favorite. Peu d'italiens; des grecs et des latins sans nombre: +l'avenir je ne m'occuperai plus de ces derniers. J'ai fait de nombreuses +traductions de ces deux langues, vers et prose. + + +LOQUENCE. + +Dmosthne, Cicron, Quintilien, Sheridan, la Chironomie d'Austin, et +les dbats du parlement, depuis la rvolution, jusqu'en 1742. + + +THOLOGIE. + +Blair, Porteus, Tillotson, Hooker, tous fort ennuyeux. J'abhorre les +livres de dvotion, quoique je rvre et que j'aime Dieu, sans admettre +les ides blasphmatrices des sectaires, ni croire leurs absurdes et +damnables hrsies, leurs mystres et aux trente-neuf articles. + + +MLANGES. + +Le spectateur, le rdeur; le monde, etc., etc., des romans par milliers. + +C'est de mmoire que j'ai fait l'numration de tous ces livres: je me +souviens de les avoir lus, et j'en pourrais l'occasion citer plus d'un +passage. J'ai, sans doute, omis quelques noms dans mon catalogue. J'en +avais lu la majeure partie avant quinze ans. Depuis que j'ai quitt +Harrow, je suis devenu paresseux et fat, en griffonnant des rimes et +faisant la cour aux femmes. + +B., 30 novembre 1807. + + +J'ai aussi lu, et je regrette aujourd'hui plus de quatre mille romans, y +compris les oeuvres de Cervantes, Fielding, Smollet, Richardson, +Mackenzie, Sterne, Rabelais, Rousseau, etc., etc. Le livre, mon avis, +le plus utile pour celui qui veut avoir l'air d'tre fort instruit sans +grande peine, c'est la physiologie de la tristesse par Burton: c'est le +recueil de citations et d'anecdotes le plus curieux et le plus amusant +que j'aie parcouru; mais le lecteur superficiel doit le lire avec +attention, ou bien la confusion des sujets le rebutera facilement. S'il +a la patience d'aller jusqu' la fin, il aura mieux profit pour ses +conversations littraires, que s'il avait parcouru vingt autres ouvrages +que j'ai galement lus, du moins en anglais. + +C'est cette tude prcoce et varie des crivains anglais que Lord +Byron dut la facilit avec laquelle il savait employer toutes les +ressources de sa langue maternelle: c'est elle qui, le lanant dans les +champs de la littrature, arm de pied en cap, lui permit de revtir ses +potiques inspirations d'un style parfaitement digne d'elles. En +gnral, ce n'est pas l'absence d'ides ou de coloris qui arrte les +premiers pas des crivains, c'est l'embarras de trouver des expressions +pour ce qu'ils conoivent, c'est l'inexprience de l'instrument dont se +rend matre l'homme de gnie; en un mot, de leur langue maternelle. +C'est un fait assez singulier, que les trois exemples les plus frappans +de prcocit littraire, c'est--dire Pope, Congrve et Chatterton, +devaient tous trois eux-mmes leur ducation[61]; et que c'est par +suite de leurs gots naturels, affranchis des pdantesques directions de +l'cole, qu'ils dcouvrirent dans le gnie de la langue anglaise ces +prcieuses beauts dont ils surent faire un si parfait usage[62]. + + [Note 61: Je lisais de moi-mme, dit Pope, car la lecture + tait une vritable passion chez moi; j'allais et l au + gr de mon imagination, et, comme un enfant qui va prendre + des fleurs dans les champs, dans les bois, partout o il en + voit sur sa route. Je regarde encore aujourd'hui ces cinq ou + six annes comme les plus heureuses de ma vie. + + Il parat aussi qu'il n'ignorait pas les avantages de cette + manire d'tudier indpendante: M. Pope, dit Spins, croyait + avoir gagn sous quelques rapports n'avoir pas eu + d'ducation rgulire. Il avait l'habitude de chercher dans + ce qu'il tudiait un sens, quand nous n'y voyons encore que + des mots.] + + [Note 62: Chatterton crivit, avant l'ge de douze ans, un + catalogue, dans le genre de celui de Byron, de tous les + livres qu'il avait dj lus; ils s'levaient soixante-dix, + et la plupart roulaient sur des matires d'histoire ou de + thologie.] + +On peut, dans le fond, ajouter ces trois exemples celui de Lord Byron, +puisque, malgr son nom d'colier, il n'tudia pas sur les bancs de +l'cole, dans le tems employ par ses camarades, remuer curieusement +la cendre de l'antiquit; il se contentait de remonter la source +frache et vive de son propre idiome[63], et d'y puiser cette richesse +et cette varit de style qui, ds l'ge de vingt-deux ans, placrent +ses ouvrages parmi les monumens les plus prcieux de la force et de la +douceur de la langue anglaise. + + [Note 63: La puret que les Grecs mettaient dans leur style a + t attribue peut-tre avec justice leur habitude de + n'tudier que leur propre langue. S'ils devinrent savans, + dit Ferguson, ce ne fut qu'en tudiant ce qu'eux-mmes + avaient compos.] + +Dans le mme livre o l'on retrouve les souvenirs de ses tudes, que +nous venons de citer, Byron avait crit galement de mmoire une liste +des divers potes qui s'taient distingus dans leur langue respective. +Aprs avoir cit ceux de l'Europe ancienne et moderne, voici comme il +poursuit son catalogue pour les autres contres: + +ARABIE.--Mahomet, dont le Coran contient des passages d'une posie bien +plus sublime que celle des auteurs europens. + +PERSE.--Ferdousi, auteur du Shah-Nameh; l'Iliade des Persans; Sadi et +Hafiz, l'immortel Hafiz, l'Anacron de l'Orient. Ce dernier est respect +par les Persans, bien autrement que nous ne respectons aucun pote +ancien ou moderne; ils vont en plerinage Shiraz pour y honorer sa +mmoire sur son tombeau: ce monument est attach un magnifique +exemplaire de ses oeuvres. + +AMRIQUE.--Cet hmisphre a dj produit un pote pique, c'est Barlow, +auteur de la Colombiade; il ne faut pas le comparer aux ouvrages des +nations plus polies. + +ISLANDE, DANEMARCK, NORWGE.--Ces rgions taient fameuses pour leurs +Scaldes. Parmi ces derniers on distinguait Lodburg; son chant de mort +respire des sentimens froces, mais c'est un genre de posie gnreuse +et passionne. + +L'INDOSTAN n'a pas de grands potes connus; du moins le sanscrit l'est +si mal en Europe, que nous ignorons ce que le tems peut avoir pargn +dans leur littrature. + +L'EMPIRE BIRMAN.--Les habitans aiment passionnment la posie; mais on +ne connat pas leurs potes. + +CHINE.--Je n'ai jamais entendu parler en fait de pote chinois que de +l'empereur Kien-Long et de son Ode au th. Quel malheur que le +philosophe Confucius n'ait pas rdig en vers ses admirables prceptes +de morale! + +AFRIQUE.--Quelques chants de ce pays sont plaintifs, et leurs paroles +simples et touchantes; mais j'ignore s'il faut compter ces informes +essais parmi les pomes, comme les chants des bardes ou des scaldes. + +J'ai crit cette courte liste de potes entirement de mmoire, et sans +le secours d'aucun livre; il a donc pu s'y glisser quelques erreurs, +mais elles doivent tre de peu d'importance. J'ai parcouru les ouvrages +des Europens et quelques-uns de ceux de l'Asie, soit en original, soit + l'aide de traduction. Je n'ai cit que les meilleurs dans ma liste des +potes anglais; il et t aussi inutile que fatigant d'numrer ceux +d'un moindre mrite. Peut-tre cependant pourrait-on dans un catalogue +cosmopolite ajouter encore Gray, Goldsmith et Collins; quant aux autres +depuis Chaucer jusqu' Churchill, ce sont _voces prtereaque nihil_, +quelquefois nomms, rarement lus et jamais avec profit. Je regarde +Chaucer, en dpit des loges qu'on lui a prodigus, comme mprisable et +licencieux; il ne doit son renom qu' son antiquit, et sous ce +rapport-l mme, on devrait plutt se rappeler Pierce Plowman ou Thomas +d'Ercildoune. Je me suis gard de citer des potes vivans de +l'Angleterre; il n'en est pas un qui ne survive ses ouvrages. Le got +est perdu chez nous; encore un sicle, et nous aurons disparu, notre +empire, notre littrature et notre nom, des annales du genre humain. + +30 novembre 1807, BYRON. + + +Il se trouve, parmi les papiers que je possde de lui, plusieurs petits +pomes (en tout environ six cents vers) qu'il crivit en ce tems-l, +mais qu'il n'a jamais fait imprimer, parce qu'il les avait composs la +plupart aprs la publication de ses _Heures de loisir_. Le plus grand +nombre d'entre eux ne se recommande gure que par son nom, mais +quelques-uns, grce aux sentimens et aux circonstances qui les +inspirent, seront lus ici avec plaisir. La premire fois qu'il entra +dans Newsteadt, il planta dans un coin de terre un jeune chne dont il +croyait l'existence attache la sienne. Aprs six ou sept ans, quand +il revint au mme endroit, il trouva le chne touff sous les mauvaises +herbes, et presque dessch. C'tait au moment o Lord Grey de Ruthen +quittait l'abbaye; il fit alors l'un de ces pomes composs de cinq +stances, et dont on pourra juger par les passages suivans: + +Jeune chne, quand je te plantai profondment en terre, j'esprais que +tes jours seraient plus longs que les miens, que tes branches +jetteraient une ombre noire autour de toi, et que le lierre entourerait +ton tronc comme un manteau. + +Telles taient mes esprances dans les annes de l'enfance, quand je te +plantai avec orgueil sur la terre de mes aeux. Ces jours sont passs et +je t'arrose de mes larmes; les mauvaises herbes qui t'entourent ne +peuvent voiler aux yeux ton triste dprissement. + +Je t'ai quitt, mon pauvre chne, et depuis cette heure fatale un +tranger est le matre du chteau, etc., etc. + +Le sujet des vers qui suivent est assez clairci par la note qu'il a +place en tte. Quoiqu'ils aient un air pnible et affect, ils me +paraissent dignes d'tre conservs comme un tmoignage des sentimens +tendres et romanesques qu'il avait contracts pour ses amis de collge. + +Il y a quelques annes, tant Harrow, un ami de l'auteur avait grav +leurs deux noms dans un endroit cart; il y avait mme ajout quelques +mots de souvenirs. Plus tard, l'occasion de quelque injure relle ou +imaginaire, l'auteur, avant de laisser Harrow, avait effac ce fragile +souvenir. Voici les stances qu'il crivit leur place, quand il revit +Harrow, en 1807: + +Ici nagure les souvenirs de l'amiti attiraient les yeux de l'tranger; +ils taient simples, ils taient peu nombreux les mots qui les +exprimaient, et cependant la colre les a effacs. + +Elle trancha profondment dans l'arbre, mais elle n'effaa pas +entirement les caractres; ils taient si simples, que l'amiti +revenant regarda long-tems, jusqu' ce qu'aide de la mmoire, elle +rtablit les mots. + +Le repentir les traa de nouveau, le pardon y joignit son nom aimable; +l'inscription reparut si belle que l'amiti la crut toujours la mme. + +Le souvenir serait beau encore; mais, hlas! en dpit de l'esprance et +des larmes de l'amiti, l'orgueil s'est jet la traverse, et a pour +toujours effac et l'inscription et le sentiment qu'elle exprimait. + +Les mmes sentimens d'amiti idale distinguent un autre de ses pomes, +dans lequel il a pris pour pigraphe cette ingnieuse devise franaise: +_l'amiti est l'amour sans ailes_. Chacune des neuf stances est termine +par les mmes mots; nous citerons les trois suivantes: + +Pourquoi gmirais-je tristement de ce que ma jeunesse est passe? Je +puis encore compter des jours heureux; la facult d'aimer n'est pas +encore morte en moi. En revenant sur mes premires annes, un souvenir +durable, une vrit ternelle m'apporte une cleste consolation; +souffles lgers des vents, redites-la aux lieux o mon coeur s'mut pour +la premire fois! + +_L'amiti, c'est l'amour sans ailes_! + +Demeure de mes aeux, ton clocher lointain me rappelle toutes ces scnes +joyeuses; mon sein brle comme autrefois; je redeviens enfant par la +pense. Ton bouquet d'ormeaux, ta colline verdoyante, chacun de tes +sentiers, me ravissent encore. Chaque fleur exhale un double parfum. Il +me semble encore, au milieu de nos doux entretiens, entendre chacun de +mes compagnons s'crier: + +L'amiti, c'est l'amour sans ailes! + +Mon cher Lycus, pourquoi pleures-tu? Retiens tes larmes prtes tomber; +l'affection peut dormir quelque tems, mais, sois-en sr, elle se +rveillera! Quand nous nous retrouverons, pense, ami, pense combien elle +sera douce cette runion si long-tems dsire! Mon ame bondit de bonheur + cet espoir; quand deux jeunes coeurs sont si pleins d'affection, +l'absence, ami, ne peut que redire: + +L'amiti, c'est l'amour sans ailes! + +Quant aux vers suivans, je ne puis dire positivement qu'ils se +rattachent quelque circonstance relle. On peut mme dire qu'habitu +revenir sur toutes les anecdotes de sa jeunesse, il n'eut pas manqu, +dans la suite, de rappeler un fait aussi remarquable, s'il n'et pas t +imaginaire. Or, ni dans sa conversation, ni dans ses crits, je ne +trouve qu'il y ait fait une seule fois allusion[64]. D'un autre ct, +toutes ses posies, sauf les embellissemens dont les entourait son +imagination, taient l'expression si fidle de ses sentimens et de sa +vie, qu'on ne peut gure s'empcher de supposer une sorte de fondement +rel un pome plein d'une sensibilit aussi pntrante: + + [Note 64: Voici la seule particularit qui puisse, et encore + de fort loin, se lier au sujet de ce pome. Un an ou deux + avant la date qui s'y trouve place, il crivit de Harrow + sa mre (comme je le sais d'une personne qui tenait elle-mme + le fait de Mrs. Byron), pour lui dire qu'il avait prouv + dernirement beaucoup d'ennui l'occasion d'une jeune femme, + matresse de son ami Curzon, qui venait de mourir. Cette + femme, se trouvant alors sur le point de devenir mre, avait + dclar que Lord Byron tait le pre de son enfant. Byron + assurait positivement sa mre qu'il n'en tait rien; mais, + persuad comme il l'tait, que l'enfant appartenait Curzon, + il souhaitait qu'on en prt tout le soin possible, et priait + en consquence sa mre d'avoir la bont de se charger de lui. + Une telle demande pouvait fort bien exciter l'humeur d'une + femme plus douce que Mrs. Byron; cependant elle rpondit + son fils qu'elle accueillerait volontiers l'enfant ds qu'il + serait n, et qu'elle ferait pour lui tout ce qu'il dsirait. + Par bonheur, l'enfant mourut en voyant le jour.] + + + MON FILS. + +Ces tresses blondes, ces yeux bleus, dont l'clat rappelle ceux de ta +mre; ces lvres de roses, ces joues fossettes, ce sourire, qui +captivent le coeur, retracent d'anciennes scnes de bonheur, et touchent +le coeur de ton pre, mon enfant! + +Et tu ne peux prononcer le nom de ton pre; ah, William! si son nom +tait le tien, alors sa conscience ne lui adresserait plus de reproches: +mais cartons ces tristes ides; les soins que je prendrai de toi me +rendront la paix intrieure; l'ombre de ta mre sourira dans sa joie, et +pardonnera le pass, mon enfant! + +Le gazon a recouvert son humble tombe, et une trangre t'a prsent son +sein. Le prjug peut rire ddaigneusement de ta naissance, et ne +t'accorder qu' peine un nom sur la terre; mais il ne saurait dtruire +une seule de tes esprances: le coeur de ton pre est toi, mon +enfant! + +Eh bien! laisse un monde sans entrailles se rcrier; dois-je pour lui +plaire touffer la voix puissante de la nature? Non, que les moralistes +me dsapprouvent s'ils le veulent, tu seras toujours pour moi le bien +cher enfant de l'amour, beau chrubin, gage de jeunesse et de joie! un +pre veille sur ton berceau, mon enfant! + + quel charme, avant que l'ge n'ait rid mon front, avant que d'avoir +puis moiti la coupe de la vie, de contempler la fois en toi, un +frre et un fils, et d'employer le reste de mes jours rparer mon +injustice envers toi, mon enfant! + +Quoique ton pre imprudent soit bien jeune encore, sa jeunesse +n'teindra pas en lui le feu de l'amour paternel. Et quand mme tu me +serais moins cher, tant que l'image d'Hlne revivra en toi, ce coeur, +plein de son souvenir du bonheur pass, n'en abandonnera jamais le gage, + mon enfant! + +B.--1807[65]. + + [Note 65: Dans cet usage de dater ses premiers pomes, il + suivait l'exemple de Milton, qui, dit Johnson, en datant ses + premiers ouvrages, comme lui en avait donn l'exemple le + savant Politien, semblait recommander la postrit la + prcocit de ses inspirations. Le suivant badinage, galement + crit en 1807, n'a jamais t imprim; il est intraduisible; + nous le donnerons en anglais: + + EPITAPH + + ON JOHN ADAMS, OF SOUTHWELL, A CARRIER, + + WHO DIED OF DRUNKENNESS. + + _John Adams lies here, of the parish of Southwell, + A_ carrier, _who_ carried _his can to his mouth well; + He_ carried _so much, and he_ carried _so fast, + He could_ carry _no more, so was_ carried _at last; + For, the liguor he drank being too much for one, + He could not_ carry _off, so he's now_ carri-on. + + B., sept. 1807.] + +Mais le plus remarquable de ses pomes est d'une date antrieure +toutes celles que je viens de donner, ayant t crit en dcembre 1806, +quand il n'avait pas encore dix-neuf ans. Il contient sa profession de +foi religieuse cette poque, et nous montre combien son esprit lutta +de bonne heure entre le doute et la pit: + + +PRIRE DE LA NATURE. + +Pre de la lumire! grand Dieu du ciel! entends-tu les accens du +dsespoir? Des fautes comme celles de l'homme peuvent-elles tre jamais +pardonnes? Le vice peut-il expier des crimes par des prires? Pre de +la lumire, j'lve vers toi mes accens! Tu le vois, mon ame est noircie +de souillures; toi qui peux observer la chute du plus petit oiseau, +dtourne de moi la mort du pch. + +Je ne cherche point de sectes inconnues; oh! montre-moi le sentier de la +vrit! Je reconnais ta toute-puissance redoutable, pargne les fautes +de ma jeunesse en les corrigeant. Que les dvots lvent, s'ils le +veulent, des temples obscurs; que la superstition en salue humblement +les portiques; que, pour tendre et affermir leur empire funeste, les +prtres inventent des rites mystiques et mensongers. L'homme +bornera-t-il le domaine de son crateur ces dmes gothiques qui +surmontent des amas de pierres moiti dtruites? Ton temple est la +face du jour; la terre, l'ocan, le ciel te forment un trne sans +limites. + +L'homme condamnera-t-il sa propre race aux tourmens de l'enfer, moins +qu'ils ne flchissent le genou devant de vaines pompes? Nous dira-t-il +que, pour un seul qui a failli, tous doivent prir confusment dans la +tempte? Chacun prtendra-t-il gagner les cieux, et cependant condamner +son frre la mort ternelle, parce que son ame s'est ouverte des +esprances diffrentes, ou qu'il a suivi des doctrines moins svres? +Iront-ils, aux moyens de croyances qu'ils ne sauraient expliquer, +dcider d'avance tes grces et tes chtimens? Des reptiles rampans sur +la terre connatront-ils les desseins de leur grand crateur? + +Ces hommes qui n'ont vcu que pour eux-mmes, qui ont pass leurs annes +dans des crimes renouvels chaque jour, trouveront-ils dans leur foi une +compensation leurs forfaits, et vivront-ils au-del des limites du +tems? + + mon pre! je ne cherche les lois d'aucun prophte; tes lois, toi, +apparaissent dans les ouvrages de la nature. Je suis, je l'avoue, faible +et corrompu, et cependant je te prierai, car tu m'entendras! Toi qui +guides l'toile errante travers les royaumes infinis de l'ther, qui +calmes la guerre des lmens, et dont j'aperois la main d'un ple +l'autre ple; toi qui, dans ta sagesse, m'as plac ici-bas, et qui peux +m'en retirer quand telle sera ta volont; tant que je serai sur cette +terre prissable, tends sur moi ta main protectrice. C'est toi, +toi, mon Dieu, que j'adresse mes prires; quelque bonheur ou quelque +malheur qui m'arrive, qu' ta volont je m'lve ou m'abaisse, je me +confie en ta protection: si, quand cette poussire sera rendue la +poussire, mon ame parcourt les airs sur des ailes rapides, comme +j'adorerai ton nom glorieux! mais si cet esprit passager partage avec le +corps le repos ternel de la tombe, tant qu'il me restera un souffle de +vie, j'lverai vers toi ma prire, quoique condamn ne jamais quitter +la demeure des morts. C'est toi que j'adresse mes dernires +inspirations, plein de reconnaissance pour tes bienfaits passs, et +esprant, mon Dieu, que cette vie errante se runira enfin ton +essence. + +Dans un autre pome, et qu'il crivit avec la triste conviction qu'il +allait bientt mourir, nous retrouvons une prire exprimant peu prs +les mmes opinions. Aprs avoir dit adieu toutes les scnes favorites +de sa jeunesse[66], voici comme il continue: + + [Note 66: Annesley n'est pas oubli en cette occasion: + + Oublierai-je la scne toujours prsente ma pense? Les + rochers s'lvent et les rivires serpentent entre moi et les + lieux que notre amour embellissait, et cependant, Marie, ta + beaut m'apparat frache encore, comme un dlicieux songe + d'amour, etc., etc.] + +Oublie ce monde, mon ame agite, tourne tes penses vers le ciel; tu y +dirigeras bientt ta course, si tes erreurs sont oublies. Loin des +bigots et des sectaires, incline-toi devant le trne du Tout-Puissant, +adresse-lui ta tremblante prire. Il est clment et juste, il ne +rejettera pas la prire de l'enfant de la poussire, quoiqu'il soit le +moindre objet de ses soins. Pre de la lumire, j'lve vers toi mes +accens! Tu le vois, mon ame est pleine de souillures; toi qui peux +observer la chute du plus petit oiseau, dtourne de moi la mort du +pch. Toi qui peux guider l'toile errante, qui calmes la guerre des +lmens, qui as pour manteau les cieux immenses, pardonne mes penses, +mes paroles, mes crimes; et puisque je dois bientt cesser de vivre; +apprends-moi comment je dois mourir. + +Nous avons vu par une lettre prcdente qu'il avait eu se fliciter de +l'issue d'un procs jug au tribunal de Lancastre, et relatif la terre +de Rochdale. Dans une note que nous allons reproduire, et qu'il crivit + l'un de ses amis de Southwell l'occasion d'un second triomphe dans +la mme cause, on verra qu'il s'en exagrait beaucoup les rsultats +probables. + + +9 fvrier 1807. + +MON CHER, + +J'ai le plaisir de vous annoncer que j'ai gagn une seconde fois la +cause de Rochdale, qui me fait valoir soixante mille livres de plus. + +Tout vous. + +BYRON. + +Au mois d'avril suivant il tait encore Southwell, et c'est de l +qu'il crivit au docteur Pigot, alors dimbourg[67]: + + [Note 67: Il parat, d'aprs un passage d'une lettre de miss + Pigot son frre, que Lord Byron chargea ce dernier de + remettre une copie de ses pomes M. Mackenzie, l'auteur de + l'_Homme sensible_: Je suis ravie que M. Mackenzie ait vu + une copie des pomes de Lord Byron, et qu'il en ait jug + aussi favorablement. Lord Byron en est enchant. + + Dans une autre lettre, l'aimable crivain dit encore: Lord + Byron me charge de vous dire qu'il ne vous crit pas parce + que son dition n'est pas aussi avance qu'il l'avait espr. + Je lui dis qu'il faut aussi peu de chose pour l'affecter qu' + une femme.] + + +Southwell, avril 1807. + +MON CHER PIGOT, + +Permettez-moi de vous fliciter du succs de votre premier examen; +_courage_, mon ami. Le titre de docteur fera merveille auprs des dames. +Je serai probablement Essex ou Londres quand vous arriverez en ce +lieu maudit, o je suis encore retenu par l'impression de mes vers. + +Adieu, croyez-moi toujours bien sincrement votre + +BYRON. + +_P. S._ Depuis notre sparation, grce de violens exercices, la +_plupart_ physiques, et aux bains chauds, j'ai rduit mon embonpoint de +cent soixante-quatorze livres cent quarante-un; total vingt-sept +livres de perte. _Bravo_! qu'en dites-vous? + +Je dois la complaisance de la dame qui correspondait alors avec Byron +l'avantage de pouvoir initier le lecteur dans les sentimens et les +travaux de notre pote pendant le reste de cette anne. Ces lettres ont, +sans doute, un caractre enfantin[68], et la plupart des plaisanteries +qu'on y trouve naissent plutt de jeux de mots que de penses +saillantes; mais je les estime cependant fort curieuses, et par la +lumire qu'elles rpandent sur cette poque de sa vie, et par le tableau +anim des craintes et des esprances qu'il avait relativement sa +gloire future. La premire de ces lettres ne porte pas de date, elle +semble avoir t crite avant son dpart de Southwell; les autres, comme +on le verra, sont dates de Cambridge et de Londres. + + [Note 68: En effet, il n'tait encore qu'un enfant sous tous + les rapports dans ce tems-la. Lundi prochain (dit miss + Pigot) est notre grande foire. Lord Byron l'attend avec le + mme plaisir que le petit Henri, et se promet de paratre + cheval dans la foule; mais je pense qu'il changera de + rsolution.] + + + + +LETTRE XII. + + MISS PIGOT. + +11 juin 1807. + + +MA CHRE REINE BESS[69], + +_Sauvage_ doit tre immortel; ce n'est pas un gnreux boul-dogue, mais +c'est le plus joli roquet que j'aie encore vu, et il fera parfaitement +l'affaire. Dans ses accs de tendresse, il a dj mordu les doigts et +drang la gravit du vieux Boatswain, qui en est encore fort mu. Je +dsire savoir ce qu'il cote, les frais qu'il a occasionns, etc., etc., +afin de pouvoir indemniser M. G... Je ne puis que le remercier de la +peine qu'il a prise, lui adresser un long discours et conclure avec 1, +2, 3, 4, 5, 6, 7[70]; mais je suis hors d'tat de faire tout cela par +moi-mme, ainsi je vous _dpute_ en qualit de lgat, car il ne faut pas +parler d'_ambassadeur_, relativement au _pape_, comme c'est le cas ici +sans doute, puisque tout ce que je vous ai dit est propos de +_bulle_[71]. + +Tout vous. + +BYRON. + +_P. S._ Je vous cris de mon lit. + + [Note 69: Diminutif d'lisabeth. Byron, en l'appelant reine, + fait allusion la reine lisabeth.] + + [Note 70: Cette phrase s'explique par son habitude, quand il + lui arrivait de ne pas trouver les expressions de la pense + qu'il voulait exprimer, de prononcer les chiffres 1, 2, 3, 4, + 5, 6, 7.] + + [Note 71: Bull-dog ou boul-dogue. On comprendra facilement le + jeu de mois.] + + + + +LETTRE XIII. + + LA MME. + +Cambridge, 30 juin 1807. + + +Mieux vaut tard que jamais, c'est un proverbe dont vous connaissez +l'origine, et, comme son application est ici toute naturelle, vous me +pardonnerez de lui avoir donn dans ma lettre une place aussi honorable. +Je me trouve ici presque surann; mes anciens amis, except un fort +petit nombre, sont tous partis, et je me dispose les suivre, mais je +reste jusqu' lundi pour assister trois oratorios, deux concerts, une +foire et un bal. Je me trouve non-seulement _plus maigre_, mais d'un +pouce plus _grand_ qu' mon dernier voyage. Je me suis vu oblig de +redire chacun mon _nom_, personne n'ayant le moindre souvenir de ma +figure ni de ma personne. Il n'est pas jusqu'au hros de ma _Cornaline_ +(qui, dans ce moment, se trouve plac vis--vis, lisant un volume de mes +posies), qui n'ait pass devant moi dans les promenades du collge sans +me reconnatre, et qui n'ait t frapp du changement total qui s'tait +opr en moi, etc., etc. Les uns me trouvent mieux, les autres plus mal; +mais tous s'accordent dire que je suis maigri, plus mme que je ne le +dsire. J'ai perdu deux livres d'embonpoint depuis mon dpart de votre +maudit, dtestable et dtest sjour de scandale[72], dont, +l'exception de vous-mme et de John Becher, je voudrais voir toute la +race consigne dans les gouffres de l'Achron, lequel fleuve j'aimerais +mieux visiter en personne que de salir mes sandales dans la vile +poussire de Southwell. parler srieusement, si la lgret de ma +bourse ne me force pas rejoindre Mrs. Byron, vous ne me reverrez plus. + + [Note 72: Malgr les injures, d'ailleurs plutt badines que + srieuses, qu'il lance dans le cours de ses lettres contre + Southwell, il apprit plus tard se convaincre que les heures + qu'il y avait passes taient les plus heureuses de sa vie. + Dans une lettre qu'crivit, il n'y a pas long-tems, son + valet Fletcher, une dame qui l'avait intimement connu + Southwell, on trouve le passage suivant: Votre bon, votre + pauvre matre m'appelait toujours _l'antique pit_, quand je + m'avisais de lui faire des remontrances. Lors de sa dernire + visite, il me dit: _Eh bien! ma bonne amie, je ne serai + jamais aussi heureux qu' Southwell_. On verra plus loin, + dans une lettre M. Dallas, ce qu'il pensait rellement de + cette ville et de ses agrmens comme lieu de rsidence.] + +Je pars lundi pour Londres; je quitte Cambridge sans beaucoup de peine, +notre socit tant disperse, et le musicien que je protgeais ayant +quitt sa place dans le choeur pour entrer dans une grande maison de +commerce de la capitale. Je vous ai dit, sans doute, qu'il tait +exactement, et une heure prs, plus jeune que moi de deux annes. Je +l'ai trouv fort grandi, et surtout enchant de revoir son premier +_patron_. Il est presque de ma taille, trs-maigre, d'une belle figure, +des yeux noirs, des cheveux clairs: vous connaissez dj l'ide que j'ai +de son esprit; j'espre bien n'avoir jamais sujet d'en changer. On me +croit ici gnralement indispos: l'universit est fort gaie dans ce +moment; elle donne des ftes de tous les genres. Hier j'ai soup dehors, +mais je n'ai rien mang; satisfait d'une bouteille de Bordeaux, je me +suis couch deux heures pour me lever huit. J'ai pris le parti de me +lever de bonne heure, cette habitude me convient parfaitement. Je reois +beaucoup de politesses des matres et des lves; mais ils me regardent +avec un peu de dfiance: ils se soucient peu des _lardons_; le moyen de +dplaire c'est de dire la vrit. + +crivez-moi, dites-moi comment se partent les habitans de votre +_mnagerie_, si mon dition se place, si mes chiens grognent. propos, +mon boul-dogue est dcd; _la chair du chien comme celle de l'homme +n'est que de l'herbe_. Rpondez-moi Cambridge; si j'en suis parti, on +m'enverra votre lettre. Voici de tristes nouvelles qui arrivent: les +Russes sont vainqueurs; triste troupe qui ne mange que de l'_huile_, et +par consquent devait fondre devant un _feu soutenu_. Je ne suis pas +mon aise dans mon costume universitaire, je n'en ai pas l'usage. Je suis +mont sur une fentre Sainte-Marie pour mieux entendre un _oratorio_; +mais au milieu du chant du _Messie_, je me suis laiss tomber, dchirant +ma superbe robe de soie noire, et endommageant une fort belle paire de +culottes. Mmoire, prendre garde de ne jamais tomber d'une fentre +d'glise pendant le service. Adieu, ma chre lisabeth, ne me rappelez +personne, oubliez les gens de Southwell; en tre oubli, voil tout ce +que je dsire. + + + + +LETTRE XIV. + + MISS PIGOT. + +Cambridge, collge de la Trinit, 5 juillet 1807. + + +Depuis ma dernire lettre, je me suis dcid rester encore une anne + Granta (Cambridge); mes appartemens y sont meubls dans le dernier +style. Plusieurs vieux amis me sont revenus, et leur nombre s'est +augment de nouvelles connaissances; mon inclination est donc pour le +collge, et j'y retournerai en octobre si je vis encore. Ma vie est ici +une suite continuelle de plaisirs; je vais dans le mme jour vingt +diffrens endroits; j'ai des invitations pour dner plus que le tems de +mon sjour ne me permet d'en accepter. Je viens de prendre la plume, une +bouteille de Bordeaux dans la tte et des larmes dans les yeux, car je +viens de quitter ma Cornaline[73] qui tait venue passer la soire avec +moi; comme c'tait notre dernire entrevue, j'avais manqu aux +invitations que l'on m'avait faites pour consacrer l'amiti les heures +du _sabbat_. Maintenant nous voil spars, Edleston et moi: ma tte est +un chaos d'ennuis et d'esprances. Demain je partirai pour Londres; vous +m'crirez Albemarle-street, htel Gordon, o j'habiterai pendant mon +sjour dans la capitale. + +Je suis ravi d'apprendre que vous vous intressiez mon _protg_; il +a t mon _trs-constant associ_ depuis le mois d'octobre 1805, poque +de mon entre au collge Trinit. Sa voix fut la premire me frapper, +sa figure m'attacha lui, ses manires me le firent aimer pour la vie. +Il entre dans une maison de commerce en ville vers le mois d'octobre, et +tout porte croire que je ne le reverrai pas avant l'poque de ma +majorit, quand je pourrai lui donner choisir ou d'une place d'associ +dans sa maison, ou de venir demeurer avec moi. Je pense que, dans ses +ides actuelles, il prfrerait le dernier parti; mais d'ici l il +pourra bien changer d'avis: dans tous les cas ce sera comme il +l'entendra. Il est certain que c'est l'tre que j'aime le plus au monde, +et que ni le tems ni l'absence ne pourront changer en rien mes sentimens +d'ailleurs si mobiles. Bref, nous ferions honte lady E... Butler et +miss Ponsonby, nous tonnerions Oreste et Pilade; et vienne l'occasion +d'une catastrophe comme celle de Nisus et Euryale, nous l'emporterons +sur David et Jonathan. Peut-tre a-t-il pour moi encore plus d'affection +que je n'en ai pour lui. Pendant tout mon tems de Cambridge, nous nous +sommes vus tous les jours, t et hiver, sans prouver un moment +d'ennui, et nous sparant toujours avec une peine incroyable. Vous nous +verrez un jour ensemble, je l'espre; c'est le seul homme que j'estime, +bien que ce ne soit pas le seul que j'aime[74]. + + [Note 73: C'est--dire celui auquel il avait donn la fameuse + cornaline.] + + [Note 74: Il faut placer ici les autres dtails de cette + amiti exalte. Le jeune Edleston mourut en 1811 de + consomption. Voici la lettre que Byron adressa la mre de + miss Pigot; elle prouvera quelle fut alors sa douleur, et + quelle fidlit il gardait la mmoire de cet ami de + collge: + + Cambridge, 28 octobre 1811. + + MA CHRE DAME, + + Je vous cris pour une demande pnible, et cependant il + m'est impossible de faire autrement. Vous vous souvenez d'une + cornaline que j'avais confie miss lisabeth, il y a + quelques annes, que rellement je lui avais donne; + maintenant je viens lui faire la plus goste et la plus + inconvenante prire. Celui qui me l'avait donne, dans sa + premire jeunesse, est _mort_; et bien que je ne l'eusse pas + revu depuis long-tems, c'est le seul souvenir qui me reste de + cette personne laquelle je m'intressais trs-vivement. + Elle a donc acquis par cet vnement une valeur que j'aurais + bien souhait ne jamais lui supposer. Si donc miss Betty l'a + conserve jusqu' prsent, elle m'excusera, je l'espre, si + je la supplie de me la renvoyer Londres, + Saint-James-street, n 8; je la remplacerai par quelque autre + souvenir qui lui sera galement prcieux. Elle eut toujours + la bont de s'intresser au sort de celui dont je viens de + parler; dites-lui que le _donneur_ de la cornaline mourut au + mois de mai dernier, l'ge de vingt-un ans, et que sa mort + est la sixime d'amis ou de parens que j'aie eu supporter + dans l'espace de quatre mois. + + Croyez-moi bien sincrement, ma chre dame, + + BYRON. + + _P. S._ Je pars demain pour Londres. + + La cornaline fut aussitt renvoye Lord Byron, qui + rappelait encore quelque tems aprs qu'il l'avait laisse + miss Pigot comme un dpt et non pas comme un don.] + +Le marquis de Tavistock est arriv hier; j'ai soup avec lui chez son +tuteur, qui est un whig dlibr. L'opposition est ici en nombre, et +lord Huntingdon, le duc de Leinster, etc., etc., doivent encore nous +joindre en octobre; ainsi tout sera admirable. Le tems de la musique est +pass; mais voici un nouvel accident: j'ai renvers une _nacelle_ +beurre sur la robe d'une dame; j'ai chang de couleur; les spectateurs +de rire et moi de les maudire. propos, aveu pnible! je me suis +_gris_ tous les jours, et je n'ai pas encore fini; cependant je ne +mange rien que du poisson, du potage et des vgtaux; je ne me porte +donc pas plus mal. Les sots malins que ces Cantabres[75]! Mmoire. +Projet de rforme pour janvier. Cette ville offre une monotonie de +distractions continuelles; je l'aime, et dteste Southwell. Ridge a-t-il +bien vendu? Quelles dames ont achet?... J'ai vu Sainte-Marie une +jeune fille, vrai portrait d'Anne... J'ai cru que c'tait elle... et +pour mon malheur; car la dame s'arrta, ainsi le fis-je; je rougis, +ainsi ne fit-elle pas, ce qui tait fort mal; je voudrais dans les +femmes plus de modestie. En parlant de femmes, Fanni, mon chien terrier, +me revient l'esprit; comment se porte-t-il? J'ai attrap un mal de +tte, je vais me mettre au lit et demain haut le pied de bonne heure +pour me mettre en route. Mon protg djeunera avec moi, mais je n'ai +pas d'apptit quand je pars, si ce n'est de Southwell. Mmoire. _Je hais +Southwell_. + +Tout vous. + + [Note 75: Les habitans de Cambridge.] + + + + +LETTRE XV. + + LA MME. + +Htel Gordon, 13 juillet 1807. + + +Vous m'crivez des lettres parfaites.--Fi des autres correspondans, et +de leurs fades excuses _de n'avoir rien vous apprendre_! Vous m'avez +envoy une dlicieuse _brochure_; ici je me trouve dans un continuel +tourbillon de distractions fort agrables aprs tout, et, chose +singulire, je maigris vue d'oeil, pesant maintenant bien moins de cent +trente livres. Je sjournerai ici un mois, peut-tre six semaines; je +ferai une apparition dans le comt d'Essex, et comme une faveur je +viendrai briller Southwell dans toute ma gloire; mais rien jamais ne +pourra me forcer y rsider. Je suis dcid retourner en octobre +Cambridge; ou nous y serons d'une gat folle, ou je dcampe de +l'universit. Il m'est arriv Cambridge quelque chose +d'extraordinaire. J'ai trouv une jeune fille qui ressemblait ***, au +point que la plus minutieuse inspection pouvait seule m'empcher de la +prendre pour cette dernire. Je me repens de ne pas lui avoir demand si +elle tait jamais alle Harrow. + +Que diable prtend donc Ridge? cinquante exemplaires en quinze jours, +et avant les annonces, n'est-ce pas assez vendre? Je sais que plusieurs +libraires de Londres en ont, et que Crosby en a envoy aux _eaux_ les +plus frquentes. En dit-on Southwell du bien ou du mal?... J'aurais +voulu que Boatswain et _aval_ Damon. Comment se porte Bran? Par les +dieux, il faut que Bran devienne un _comte du saint empire romain_... + +Les nouvelles de Londres ne peuvent gure vous intresser; vous dont +toute la vie a t campagnarde vous vous souciez peu des routs, des +parties, des bals, des luttes, des cartes, des crim. con.[76], +discussions des chambres, politique, bals masqus, industrie, +institution d'Argyle-Street, courses nautiques, amourettes et loteries, +Brook et Bonaparte, chanteurs d'opras et oratorios, vins, femmes, +figures de cire, girouettes, tout cela ne s'accorde gure avec vos ides +rtrcies de dcorum et vos autres expressions sucres qui ne se +trouvent plus dans notre vocabulaire. + + [Note 76: Abrviation des mots _criminelles conversations_, + qui servent dsigner les actions en adultre, viols, + attentats la pudeur, etc., etc.] + +Oh! Southwell! Southwell! combien je me flicite de t'avoir abandonn, +et combien je maudis les lourdes heures coules plusieurs mois durant, +au milieu des Mohawk qui habitent tes kraals! Toutefois une chose me +console, c'est, grce toi, d'avoir dpouill assez de mon ancienne +graisse pour me permettre de glisser dans une _peau d'anguille_, et de +lutter avec les plus sveltes beaux des tems modernes. Mais je suis fch +de le dire, la mode actuelle semble exiger de l'embonpoint, et l'on +m'assure qu'il s'en faut de quatorze livres que je sois la mode. Il +n'en est pas moins vrai qu'au lieu d'engraisser je diminue, ce qui est +extraordinaire, attendu qu' Londres on ne peut songer des exercices +violens. J'attribue ce phnomne la presse que nous prouvons dans nos +runions du soir. Je reois ce matin mme 14, une lettre de Ridge; la +mienne tait commence d'avant-hier: il m'crit que mon livre se dbite +aussi bien qu'on peut le dsirer; que les soixante-quinze exemplaires +envoys Londres sont puiss, et qu'on lui en demande, le jour mme +qu'il m'crivait, cinquante de plus: on n'a pourtant pas encore fait la +moiti des annonces. Adieu. + +_P. S._ Lord Carlisle, en recevant mes oeuvres, m'a fait tenir une +lettre assez satisfaisante avant d'avoir ouvert le livre: depuis je n'en +ai pas entendu parler. Je ne connais pas l'opinion qu'il en a forme, et +je m'en soucie fort peu. S'il fait la moindre insolence je l'encadrerai +avec Butler[77] et les autres de sa force. Le pauvre homme! il est dans +le duch d'York et fort malade; il me dit qu'il n'a pas eu le tems de me +lire, mais qu'il a jug convenable de m'annoncer de suite qu'il avait +reu mon envoi. Peut-tre le comte ne veut-il _pas souffrir de frre +auprs de son trne_[78].--_S'il en est ainsi_, je saurai bien briser +_le sceptre dans ses mains_.-- + +Adieu. + +BYRON. + + [Note 77: Byron a insr parmi ses pomes imprims, sans + avoir t publis, quelques vers sur le docteur Butler, qu'il + n'a pas reproduits dans les _Heures d'oisivet_; il y avait + ajout une note moins amre, dans laquelle il expliquait ses + motifs de rancune.] + + [Note 78: Citation qui prsente une allusion la coutume du + Grand-Seigneur, de faire trangler ses frres en montant sur + le trne.] + + + + +LETTRE XVI. + + LA MME. + +2 aot 1807. + + +Londres commence dgorger ce qu'elle contenait.--La ville est +dserte,--et mes occupations devenant moins nombreuses, je puis +griffonner loisir. Dans quinze jours je partirai pour rpondre une +invitation de campagne, mais j'espre bien recevoir d'ici-l deux +lettres de vous. Ridge _n'coule_ pas rapidement dans Nottes.--Je le +crois facilement; mais dans la capitale la chose se passe d'une manire +bien plus flatteuse, et sans doute on peut se passer de l'assentiment +des littrateurs de province, quand on a d'ailleurs obtenu l'loge des +revues, l'admiration des duchesses et la reconnaissance intresse des +libraires de la capitale. J'ai actuellement sous les yeux une revue +intitule: _Rcrations littraires_; mes posies y sont vantes bien +au-del de leur mrite. Je ne connais pas mon juge, mais je lui trouve +beaucoup de discernement, et moi un talent _d'enfer_. Sa critique me +plat surtout en ce qu'elle est fort longue, et en ce qu'elle a +justement la dose de svrit ncessaire pour donner ses loges un +agrable relief. Je hais, vous le savez, les complimens communs et +insipides. Si vous voulez voir cet article, cherchez le troisime numro +des _Rcrations littraires_ du mois dernier. + +Je n'ai pas, je vous le rpte, la plus lgre ide de celui qui l'a +fait: il est imprim dans un recueil priodique; et bien qu'on ait +insr dans le mme ouvrage un morceau de ma composition (l'_Examen de +Wordsworth_[79]), je ne connais aucun de ceux qui s'intressent cette +publication, pas mme l'diteur, dont le nom n'est pas parvenu jusqu' +moi. Mon cousin, lord Alexandre Gordon, m'a dit que la _Grce_ de +Gordon, sa mre, l'avait engag prsenter ma _potique_ seigneurie +son _altesse_, attendu qu'elle avait achet mon livre, qu'elle l'avait +prodigieusement admir, comme le reste de la haute socit, et qu'elle +voulait faire connaissance avec l'auteur. Malheureusement j'avais une +invitation pour quelques jours dans les environs, et la duchesse tait +la veille de partir pour l'cosse; j'ai donc remis l'hiver prochain ma +prsentation, et alors je pourrai donner la dame, dont il ne +m'appartient pas de contester l'excellent got, une ide de ma sublime +et trs-difiante conversation. En ce moment elle est dans les _hautes +terres_, et Alexandre lui-mme est parti depuis quelques jours pour ce +sjour bni des vents _noirs_ et _tumultueux_. + + [Note 79: On ne doit remarquer ce coup d'essai de Lord Byron + dans les _revues_ (plus tard, comme on le verra, il reparut + une ou deux fois dans la mme lice, d'ailleurs si peu + potique), qu'en rappelant l'aisance avec laquelle il sut se + plier au ton et la phrasologie de ces tribunaux infimes de + la littrature; par exemple: Les volumes que nous avons sous + les yeux sont de l'auteur des _Ballades lyriques_, collection + laquelle on a prodigu, et non pas sans raison, de grands + loges. Le caractre du talent de M. Wordsworth est la + simplicit unie l'abondance: les vers pchent quelquefois + du ct de l'harmonie, mais ils ont de la force; ils + s'adressent d'une manire irrsistible l'imagination et + tous nos sentimens naturels. Peut-tre ces derniers ouvrages + n'galent-ils pas les premires publications du mme auteur; + mais on retrouve encore une vritable lgance dans une foule + de pices, etc. Si dans ce tems-l M. Wordsworth jeta les + yeux sur cet article, il ne prvit pas sans doute que + l'auteur d'une pareille prose rivaliserait, quelque tems de + l, avec _lui-mme_ dans la lice potique.] + +Crosby, mon diteur de Londres, a plac sa seconde _commande_. Il en a +redemand, du moins si je l'en crois, une troisime Ridge. Sur tous +les talages de librairie, je vois mon _propre nom_; je ne dis rien, +mais je jouis en secret de ma clbrit. Le dernier critique qui se soit +occup de moi, m'a engag avec bienveillance renoncer mon projet de +ne plus rien crire; et, en _sa qualit d'ami des lettres_, il m'a +conjur de _gratifier bientt_ le public de quelque nouvel ouvrage. Qui +diable ne voudrait tre pote, c'est--dire, si tous les critiques +avaient la mme politesse? Au reste, je paierai peut-tre cher ces +aimables faveurs prliminaires; mais, dans ce cas-l, j'aurai mon tour; +et, tant bien que mal, je n'en ai pas moins crit, dans mes instans de +loisir et aprs deux heures du matin, trois cent quatre-vingts vers +blancs sur la bataille de Bosworth. J'avais heureusement pu consulter le +livre de Hutton. Je ferai huit ou dix chants sur ce sujet, et je l'aurai +termin la fin de l'anne; mais les circonstances dcideront si je +ferai imprimer ou non ce pome. Voil bien assez d'_gosme_: mes +lauriers m'ont tourn la cervelle; mais sans doute la caustique +assiduit des critiques venir, me ramnera des sentimens plus +modestes. + +Southwell est une place maudite; j'en ai fini avec elle, du moins +suivant toutes les probabilits: l'exception de vous, je ne porte pas +la moindre estime une seule ame de son enceinte; vous tiez la seule +compagnie raisonnable, et franchement j'ai toujours eu pour vous plus de +considration que pour les grues dont je partageais souvent les +ridicules, par bont d'ame. Vous vous tes donn pour moi et pour mes +manuscrits plus de peine que ne l'eussent fait tous ces mannequins +runis. Croyez-moi, je n'ai pas, dans le cercle de pchs o je vis en +ce moment, oubli votre excellent naturel, et un jour j'espre bien vous +prouver toute la reconnaissance que j'en conserve. Adieu. Tout vous, +etc. + +_P. S._ Rappelez-moi au docteur P... + + + + +LETTRE XVII. + + LA MME. + +Londres, 11 aot 1807. + + +Je pars lundi _pour les hautes terres_[80]; un de mes amis +m'accompagnera dans ma voiture jusqu' dimbourg; c'est l que nous +quitterons notre quipage pour prendre un _tamdem_ (sorte de cabriolet), +qui nous conduira au milieu des dfils de l'ouest jusqu' Inverary. +Nous achterons alors des chasses afin de pntrer dans les endroits +dfendus aux moyens de transport ordinaires. Quand nous serons sur les +ctes, nous entrerons dans un vaisseau pour visiter les lieux les plus +remarquables des les Hebrides, et si le tems nous le permet, nous irons +jusqu'en Islande trois cents milles seulement de l'extrmit +septentrionale de l'cosse afin de saluer l'_Hcla_. Ne divulguez pas ce +dernier projet, ma tendre _maman_ imaginerait que nous voyageons pour +dcouvrir de nouvelles terres, et ferait entendre comme d'habitude un +maternel cri d'alarme. + + [Note 80: Ce plan, qu'il n'excuta jamais, avait t rsolu + avant son dpart de Southwell; voici comme il en est parl + dans une lettre de miss Pigot son frre: Comment + pouvez-vous demander si Lord Byron ira cet t dans les + _hautes terres_ (ou _Highlands_) d'cosse? Ignorez-vous donc + qu'il n'a pas la mme ide dix minutes de suite? Je lui dis + qu'il est aussi inconstant que les vents et aussi mobile que + les vagues.] + +J'ai nag dans la Tamise la semaine dernire entre les deux ponts de +Westminster et de Blackfriars, ce qui fait, en y comprenant les +diffrent dtours obligs, une distance de trois milles. Vous voyez que +je suis prpar compltement un naufrage sur mer. + +J'ai l'intention de runir toutes les traditions Erses, les pomes, +etc., etc., de les traduire ou du moins d'tendre assez le sujet pour +faire un volume qui paratra au printems prochain sous le titre de _la +Harpe montagnarde_ ou quelque autre titre aussi pittoresque. J'ai +termin le premier livre de la bataille de Bosworth; un second est +commenc, ce sera l'affaire de trois ou quatre ans, et sans doute il ne +sera jamais fini. Que penseriez-vous de quelques stances sur le mont +Hecla? Du moins elles seraient crites sous le _feu_. Comment va +l'immortel Bran? et ce phnix des btes canines, le superbe Boatswain? +Je viens d'acheter un boul-dogue de race, digne d'tre le coadjuteur des +prcdentes divinits; son nom est Smut. _Oh! zphirs, portez-le sur vos +ailes embaumes_. crivez-moi avant mon dpart, je vous en conjure par +la cinquime cte de votre grand-pre. Ridge est content de la vente, et +cela me console du peu de succs du livre en province. La vogue a t +complte Londres: il y a peu de jours que Carpantier, l'diteur de +Moore, m'a dit qu'on avait vendu tout ce qu'on avait envoy, et qu'on ne +pouvait satisfaire aux dernires demandes parce qu'on n'en avait plus. +Le duc d'York, la marquise de Headfort, la duchesse de Gordon, etc., se +sont trouvs au nombre des acheteurs, et l'opinion de Crosby est que la +circulation sera plus rapide encore dans l'hiver. L't est une saison +nulle pour le commerce, tant il y a peu de monde Londres, et cependant +ils sont extrmement contens. Je passerai tout prs de vous dans le +cours de mon voyage, mais je ne pourrai aller vous voir. Ne le dites pas + Mrs. Byron, elle croit que je prends une autre route. Si donc vous +avez une lettre, mettez-la la boutique de Ridge, o je m'arrterai, ou +bien adressez-la, poste restante, Newark, vers six ou huit heures du +soir. Si votre frre veut bien se trouver l, je serai diablement ravi +de le voir; il pourra repartir le soir mme, ou bien souper avec nous, +et retourner le lendemain matin. Je loge aux Armes de Kingston. + +Adieu. Tout vous. + +BYRON. + + + + +LETTRE XVIII. + + LA MME. + +Collge de la Trinit, Cambridge, 25 octobre 1807. + + +MA CHRE LISABETH, + +Fatigu d'tre rest au jeu ces deux derniers jours jusqu' quatre +heures du matin[81], je prends la plume pour m'informer de la sant de +votre altesse et de toutes les autres connaissances fminines que j'ai +laisses dans votre mtropole archipiscopale. Je mrite, je le sais, de +grands reproches pour ma ngligence; mais ne faisant que courir cheval +de long en large dans la province depuis trois mois, comment aurais-je +pu remplir les devoirs d'une exacte correspondance? Enfin me voil +retenu pour six semaines, et je vous cris aussi _maigre_ que jamais, +n'ayant pas depuis ma diminution regagn une once, et n'en tant que de +meilleure humeur; mais, quoi qu'il en soit, Southwell tait un sjour +dtestable. J'en suis dehors, grce Saint-Dominique. Depuis ce tems, +je m'en suis deux fois rapproch de huit milles, mais sans pouvoir me +dcider venir touffer dans sa lourde atmosphre. Cambridge est de son +ct assez maudite; c'est un vil chaos de bruit et d'ivrognerie; le jeu, +le bourgogne, la chasse, les mathmatiques et Newmarket, les orgies et +les courses de chevaux, voil tout ce qu'on y fait et tout ce qu'on y +trouve; mais compar l'ternelle insipidit de Southwell, c'est un +vrai paradis. Est-il rien de plus misrable que de ne faire qu'accrotre +tous les jours le nombre de ses amours, de ses ennemis et de ses vers? + + [Note 81: On trouvera ici, comme dans plusieurs autres + lettres de sa jeunesse, cette espce d'ostentation + d'inconduite, travers assez commun cet ge, alors + qu'aspirant la virilit, nous nous imaginons qu'il peut y + avoir de la force se prcipiter dans le dsordre. + Malheureusement cette ambition purile de paratre plus + mauvais qu'il n'tait, demeura invtre dans l'esprit de + Lord Byron long-tems aprs qu'elle s'est vanouie chez les + autres; son esprit ne faisait mme que s'en dbarrasser + lorsqu'il termina ses jours.] + +Au mois de janvier prochain (mais cela est seulement entre nous, n'en +dites rien, je vous prie, car mon perscuteur maternel jetterait bien +vite sur mes projets sa tomahawk); je me mettrai en mer pour quatre ou +cinq mois avec mon cousin le capitaine Bettesworth, qui commande _la +Tartare_, la plus belle frgate de la marine. J'ai dj vu bien des +scnes, je veux tudier celles de la mer. Tout porte croire que nous +irons dans la Mditerrane ou aux Indes occidentales, ou bien enfin... +au diable, et s'il y a quelque possibilit de me faire prsenter ce +dernier, Bettesworth le fera; c'est un brave compagnon qui n'a encore +reu que vingt-quatre blessures en diffrens lieux, et qui possde une +lettre du dernier lord Nelson, avouant que Bettesworth est le seul +officier de marine qui ait reu plus de blessures que lui-mme. + +J'ai maintenant un nouvel et le plus bel ami du monde, c'est un ours +apprivois; quand je le montrai pour la premire fois, on me demanda ce +que je prtendais en faire, et moi de rpondre que c'tait un nouveau +candidat au grade. Sherard vous expliquera ce mot, si vous avez de la +peine le comprendre. Ma rponse ne fit pas fortune. Nous avons ici une +foule de runions; ce soir, par exemple, je soupe avec un assortiment +complet d'cuyers, joueurs, boxeurs, auteurs, ecclsiastiques et potes. +C'est, comme vous le voyez, un prcieux mlange; mais ils s'accordent +bien ensemble, et pour moi je suis un compos de chacun d'eux, +l'exception des cuyers. Hier, j'ai encore t dmont de cheval. + +Remerciez, en mon nom, votre frre pour son trait. J'ai crit deux +cent quatorze pages d'un roman, un pome de trois cent quatre-vingts +vers, que l'on publiera dans quelques semaines sans mon nom, et avec des +notes; cinq cent soixante vers de la bataille de Bosworth et deux cent +cinquante d'un autre pome, sans compter une demi-douzaine de pices +fugitives. Le pome que l'on va publier est une satire[82]. propos, +j'ai t port dans les cieux par la Revue critique[83] et vivement +insult dans une autre publication[84]. Le tout, me dit-on, est pour le +mieux pour la vente du livre; cela occupe l'attention, et empche mon +livre d'tre oubli; d'ailleurs, dans tous les tems, n'a-t-on pas +censur les plus grands hommes? pourquoi les derniers seraient-ils plus +heureux? Je supporte donc mon sort en philosophe: il est bizarre que +deux critiques opposes aient paru le mme jour; et que sur cinq pages +d'injures, mon censeur, l'appui de son opinion, ne cite que _deux +vers_ de diffrens pomes. Maintenant la vraie manire de _tuer un +homme_, est de citer de longs passages et de les faire paratre +absurdes, car une simple allgation n'est pas une preuve. D'un autre +ct, il y a sept pages d'loges, et c'est plus que ma _modestie_ ne +peut en supporter ce sujet. + +_P. S._ crivez, crivez, crivez!!! + + [Note 82: Ce pome, qu'il augmenta depuis, tait _les Bardes + anglais et les Reviseurs cossais_. Il semblerait d'aprs + cela que l'ide de cette satire lui soit venue quelque tems + avant la publication de l'article de la _Revue d'dimbourg_.] + + [Note 83: En septembre 1807. Cette _Revue_, en prononant sur + la carrire future du jeune auteur, se montra meilleur + prophte que le grand oracle du nord. L'crivain, en citant + l'lgie sur l'abbaye de Newsteadt, disait: Nous ne pouvons + que saluer avec une sorte d'enthousiasme prophtique + l'esprance renferme dans la stance suivante: + + Heureusement ton soleil peut encore chauffer ton front de + ses rayons les plus brlans, etc., etc.] + + [Note 84: Dans le premier numro d'un ouvrage mensuel, appel + _le Satirique_, dans lequel furent insres, par la suite, + quelques invectives contre sa personne.] + +Ce fut au commencement de l'anne suivante que Lord Byron forma une +liaison avec M. Dallas, alli de sa famille par les femmes. Ce M. Dallas +est l'auteur de quelques romans qui jouirent d'une certaine rputation +lorsqu'ils parurent, et aussi d'une sorte de _Mmoires_ du noble pote, +publis immdiatement aprs sa mort. Comme ils sont principalement +fonds sur sa correspondance originale, ce sont aussi les plus +authentiques et les plus dignes de foi qui aient encore t publis. +Dans les lettres que Lord Byron adresse ce _gentleman_, parmi un grand +nombre de dtails curieux, sous le point de vue littraire, nous en +trouvons de bien plus importans sous celui qui nous occupe en ce moment; +je veux dire quelques dtails propres faire connatre les opinions que +Lord Byron professait alors sur la morale et la religion, opinions qui +eurent une si grande influence sur sa rputation et sa conduite. + +Ce n'est que bien rarement que l'irrligion et le scepticisme trouvent +accs dans un jeune coeur. Cette disposition naturelle se confier en +l'avenir, qui fait le charme de cette priode de la vie, la rend +naturellement la saison de la foi et de l'esprance. Alors sont encore +fraches dans l'esprit ces impressions d'une premire ducation +religieuse, qui, dans les esprits mme les plus prompts mettre en +question la foi de leurs pres, ne cdent que lentement aux +envahissemens du doute, et, en mme tems, tendent le bienfait de leur +rpression morale sur cette partie de la vie o l'on reconnat qu'elle +est le plus ncessaire. Si, comme les incrdules le reconnaissent +eux-mmes, l'absence du frein religieux dgage l'homme d'une +responsabilit qui lui serait utile dans tous les tems; il en est +surtout ainsi dans la jeunesse, l'ge des tentations, l'ge o les +passions sont dj assez portes par elles-mmes se donner toute +latitude sans que l'irrligion vienne encore ajouter leur licence. Il +est donc heureux que, par suite des raisons que nous venons d'indiquer, +le scepticisme et l'incrdulit ne pntrent gnralement dans les ames +qu' une poque de la vie o le caractre, dj form, est moins +susceptible d'tre dtrior par leur influence funeste. Quand +l'incrdulit est le rsultat erron de la pense et du raisonnement, +elle aura quelque chose de la froideur des sources qui l'ont fait +natre; elle ne sera qu'un sujet de spculation; elle n'aura que peu de +pouvoir porter l'homme vers le mal, comme, la mme poque de la vie, +la foi la plus orthodoxe n'en a trop souvent que peu pour le conduire +vers le bien. + +Tandis que, de cette manire, les moeurs de l'incrdule lui-mme sont +prserves des consquences funestes que de telles doctrines eussent pu +entraner un ge plus tendre; par une raison analogue, le danger de la +communication de ces mmes ides d'autres, se trouve singulirement +diminu. Cette mme vanit, cette mme audace qui ont dict les opinions +du jeune sceptique, le conduiront aussi probablement les rvler, +les proclamer tout haut, sans s'occuper de l'effet que son exemple peut +avoir sur ceux qui l'entourent, ou de l'odieux qu'une telle confession +ne saurait manquer de jeter irrparablement sur lui-mme; mais, dans un +ge plus avanc, on examine ces consquences avec plus de rflexion. + +L'incrdule, s'il a quelque considration pour le bonheur des autres, y +regardera deux fois, avant de chasser de leur coeur une esprance dont +lui-mme sent si vivement l'absence et le prix. S'il n'a d'gards que +pour lui-mme, il hsitera naturellement encore promulguer des +doctrines que, dans aucun sicle, les hommes n'ont impunment +professes. Dans l'un ou l'autre cas, il y a donc grande probabilit +qu'il gardera le silence; car, en supposant que la philanthropie ne +l'loignt pas du projet de convertir les autres, la prudence du moins +pourra l'empcher de faire de lui-mme un martyr. + +Malheureusement Lord Byron fut encore en ceci une exception la rgle +gnrale. Chez lui le ver rongeur se montra au matin de la jeunesse, au +moment o ses ravages devaient tre le plus funestes. Au malheur rel +d'tre incrdule quelque ge que ce soit, il ajouta le malheur plus +rare d'tre incrdule avant d'avoir quitt les bancs de l'cole. Et la +prcocit qui mit, de si bonne heure, en jeu ses passions et son gnie, +le fit aussi parvenir, avant l'ge, au plus affreux des rsultats de la +raison humaine. cette poque de la vie, o un caractre comme le sien +avait surtout besoin du frein des croyances religieuses, ce frein lui +manquait dj presque entirement. + +Nous avons vu dans les deux prires la Divinit que j'ai extraites de +ses posies non publies, et mieux encore dans le rsum de ses tudes, + quel ge son esprit ardent avait dj secou le joug de tous les +systmes et de toutes les sectes. Toutefois, dans ces prires +elles-mmes, il y a une ferveur d'adoration, au milieu de l'loignement +des croyances reues, qui peut montrer tout ce qu'il y avait +naturellement de pit dans son coeur (et il y en a beaucoup dans le coeur +des vrais potes). S'il avait eu alors pour guides et pour appuis des +hommes capables de nourrir et d'entretenir ces heureuses dispositions, +il et vit cette licence, ce dvergondage d'opinions, auxquels il se +livra dans la suite. Son scepticisme, s'il n'et pas t entirement +dtruit, et pu se changer en un doute modeste, qui, loin d'tre oppos + l'esprit religieux, le prserve de l'orgueil et lui inspire la charit +pour les erreurs des autres. S'il n'avait pas lui-mme pris sur les +matires religieuses des ides claires et solides, il et du moins +appris ne pas obscurcir et branler celles de ses semblables. Mais il +eut le malheur de n'avoir point prs de lui un sage mentor. Aprs avoir +quitt Southwell, il ne restait prs de lui ni parent ni ami, vers qui +il pt lever les yeux avec respect. Il fut jet seul dans le monde, avec +ses passions et son orgueil, pour s'abandonner l'affreuse dcouverte +qu'il croyait avoir faite de la non-existence d'une vie venir, et aux +droits ds-lors absolus que le prsent a sur nous. Par une autre +fatalit, celui de ses camarades de collge pour lequel il professa de +son vivant le plus d'admiration et d'attachement, et dont il dplora la +perte avec la tendresse d'un frre, Matthews se trouva aussi sceptique +que lui-mme, si ce n'est davantage encore. Les parens de ce jeune +homme, dont la carrire, si elle n'et t sitt arrte par la mort, +paraissait, d'aprs les promesses de sa jeunesse, devoir tre si +brillante, conurent l'ide de publier ses Mmoires, et s'adressrent, +en consquence, Byron et ses autres amis, pour en obtenir des +matriaux. La lettre suivante, laquelle cette demande donna lieu, +outre qu'elle renferme plusieurs anecdotes amusantes sur son ami, nous +donne des dtails si intressans sur sa vie domestique cette poque, +que nous n'hsitons pas interrompre l'ordre chronologique pour +l'insrer ici. + + + + +LETTRE XIX. + + M. MURRAY. + +Ravenne, 12 novembre 1820. + + +Ce que vous me dites de feu Charles Skinner Matthews, a rveill tous +mes anciens souvenirs; mais il m'a t impossible d'approuver +l'intention qu'a son frre de donner une notice sur sa vie, quand bien +mme les vnemens qui la remplirent auraient eu assez d'importance pour +justifier la publication d'anecdotes d'un intrt aussi restreint. +Nanmoins, c'tait un homme bien extraordinaire, et qui aurait acquis +une grande illustration. Nul n'obtint jamais de plus brillans succs +dans tout ce qu'il voulut essayer. Il tait trop indolent sans doute; +mais quand il lui arrivait de faire un effort, il dpassait aussitt de +bien loin tous ses rivaux. Ses victoires se trouveront enregistres +Cambridge, particulirement celle sur Downing, qui fut aisment +remporte, quoique vivement et chaudement conteste. Hobhouse tait son +intime ami; il vous donnera plus de documens sur lui que personne. +William Bankes aussi le connaissait intimement; mais pour moi je me +rappelle moins ses grandes facults acadmiques que ses bizarreries. +Nous nous sommes trouvs runis l'une des poques les moins riantes de +ma vie. Quand, en 1805, j'entrai au collge de la Trinit, g de +dix-sept ans et demi, j'tais malheureux et jusqu' un certain point +insociable. Dsol de quitter Harrow, o j'avais fini par me plaire +pendant les deux annes prcdentes; dsol d'aller Cambridge et non +pas Oxford (parce qu'il ne se trouvait pas de place vacante +Christ-Church); dsol de quelques contrarits domestiques de diffrens +genres, j'tais en consquence aussi indomptable qu'un loup dont on a +rompu la voie. Aussi, bien que je connusse Matthews, et que je le +rencontrasse souvent chez Bankes, mon aumnier, mon professeur et mon +patron, chez Rhodes, chez Milness, chez Price, chez Dick, chez +Macnamara, Farrell, Galley Knight, et autres connaissances du mme tems, +cependant je n'tais intime ni avec lui ni avec qui que ce ft, except +mon ancien camarade d'cole Edward Long, avec qui je passais les +journes monter cheval et nager, et Williams Bankes, qui avait +assez de douceur dans le caractre pour tolrer mes frocits. + +Ce fut en 1807 seulement, quand, pour prendre mes _degrs_ je fus +retourn Cambridge, que j'avais auparavant quitt pendant plus d'un +an, que je devins l'un des amis intimes de Matthews. Ce fut par +l'entremise de M. ***, qui, aprs m'avoir dtest pendant deux ans, +comme il le dit lui-mme, parce que je portais un chapeau blanc, une +redingote grise, et que je montais un cheval gris, m'avait pris en +affection parce que je faisais des vers. J'avais dj vcu assez +long-tems avec eux, et je m'tais assez souvent enivr dans leur +compagnie; mais tout--coup nous devnmes rellement amis un beau matin; +Matthews cependant ne rsidait pas cette poque au collge; je le +rencontrais principalement, et de tems en tems, des poques +incertaines, Cambridge. H... pendant ce tems-l, faisait de grandes +choses, et fondait le club des whigs de Cambridge, qu'il parat avoir +oubli, et la _socit amicale_, qui fut dissoute en consquence des +querelles perptuelles des membres qui la composaient. Il se rendait +trs-populaire parmi nous autres jeunes gens et trs-formidable tous +les matres particuliers, tous les professeurs et principaux de +collges. Williams B... tait parti; car tant qu'il avait t l, c'est +lui qui dirigeait toute l'universit et qui tait le protecteur-n de +tous les mauvais tours. + + force de nous rencontrer Londres et ailleurs, Matthews et moi +devnmes grands amis; il n'tait pas trs-doux de caractre, ni moi non +plus; mais avec un peu de tact, il tait encore maniable. Je le +regardais comme un homme si suprieur, que je ne demandais pas mieux que +de sacrifier quelque chose ses humeurs, qui souvent m'amusaient tout +en me mettant en colre. On n'a jamais su ce que sont devenus ses +papiers l'poque de sa mort, et certainement il en avait beaucoup. Je +le dis ici par forme de parenthse, de peur de l'oublier; il crivait +remarquablement bien en latin et en anglais. + +Nous nous rendmes ensemble Newsteadt, o j'avais une fameuse cave, +et o je m'tais procur de chez un costumier des habillemens de +_moines_. Nous tions sept ou huit de notre compagnie, sans compter un +ou deux voisins qui nous faisaient visite dans l'occasion. Nous restions +fort tard dans la nuit, habills de nos robes de frres, buvant du +bourgogne, du bordeaux, du champagne, et que sais-je encore, dans une +coupe faite d'un crne humain, et quelques autres verres de toute +espce; faisant mille bouffonneries dans toute la maison, sans quitter +un instant notre attirail monacal. Matthews m'avait baptis du nom +d'Abb, et quand il tait de bonne humeur, il ne m'en donna pas d'autre +jusqu'au moment de sa mort. L'harmonie de nos touchantes runions fut au +bout de quelques jours tant soit peu interrompue, par la menace que fit +Matthews de jeter _l'intrpide_ V... (nous l'avions appel ainsi parce +qu'il avait gagn deux courses, l'une pied, d'Ipswich Londres, +l'autre cheval, de Brighthelmstone Londres), de jeter, dis-je, +l'intrpide V... par la fentre, la suite d'une soire de +plaisanterie, qui se termina par cette _pigramme_. V... vint moi, et +me dit que le respect et la considration qu'il me devait, comme matre +de la maison, ne lui permettaient pas d'appeler en duel aucun de mes +htes, mais que le lendemain matin il se retirerait. Ce fut en vain que +je lui reprsentai que la fentre n'tait pas trs-leve et que le +gazon au-dessous tait d'une douceur toute particulire: il s'en alla. + +Matthews et moi, nous avions fait le voyage de Cambridge Londres, +parlant, pendant toute la route, sur le mme sujet. Quand nous fmes +arrivs Longhborough, je ne sais quel hasard nous en fit carter un +moment; Matthews s'en indigna; non, dit-il, ne quittons pas notre +conversation, finissons comme nous avons commenc; continuons jusqu'au +bout du voyage, et il se mit en effet continuer, trouvant le moyen +d'tre toujours amusant jusqu'au bout. Il avait auparavant, durant mon +absence de Cambridge, occup mes appartemens dans le collge de la +Trinit. En l'y installant, mon rptiteur Jones lui avait dit, avec son +ton ridicule ordinaire: M. Matthews, je vous recommande srieusement de +prendre garde d'endommager aucun des meubles, car Lord Byron, monsieur, +est un jeune homme de passions tumultueuses. Matthews fut ravi de cette +allocution; et, qui que ce ft qui vnt le visiter, il ne manquait pas +de leur recommander de ne toucher la porte elle-mme qu'avec une grande +prcaution, et alors il leur rptait l'exhortation de Jones dans les +mmes termes et absolument du mme ton; il y avait une grande glace dans +une chambre, ce qui lui suggra cette remarque, qu'il avait cru d'abord +que ses amis devenaient singulirement assidus venir _le voir_; mais +qu'il avait bientt dcouvert qu'ils ne venaient que pour se voir +eux-mmes. La phrase de Jones de _passions tumultueuses_ et l'ensemble +de la scne l'avaient mis de si bonne humeur, que je crois en vrit que +c'est cette circonstance que j'ai d une partie de ses bonnes grces. + +Quand nous tions Newstead, il arriva qu'un jour, avant dner, +quelqu'un lui salit, par mgarde, un de ses bas de soie blancs, et +naturellement voulut lui en faire des excuses. Monsieur, rpondit +Matthews, il peut vous paratre fort agrable, vous qui avez une +grande quantit de bas de soie, de salir ceux d'autrui; mais pour moi +qui n'ai que cette seule et unique paire, que j'ai mise pour faire +honneur l'Abb ici prsent, rien ne peut excuser le tort que me fait +votre manque d'attention, sans parler des frais de blanchissage. Il +avait presqu'en toute occasion le mme ton de plaisanterie sardonique. +Une espce de sauvage Irlandais, nomm F**, commenant dire quelque +chose un grand souper, Cambridge, Matthews se mit crier d'une voix +de tonnerre: Silence! et alors montrant F** du doigt, il ajouta ces +paroles d'oracle: _L'ourson est dou de raison_. On peut aisment +supposer qu'en entendant ce compliment, le pauvre _ourson_ perdit le peu +de raison qui pouvait lui tre chu en partage. Quand H... publia son +premier volume de posies, intitul _Mlanges_, tout ce qu'il put en +tirer, c'est que la prface tait absolument dans la manire de Walsh. +H... crut d'abord que c'tait un compliment, mais nous ne smes jamais +quoi nous en tenir l-dessus, car tout ce que l'on connat de Walsh, +c'est son ode au roi Williams, et l'pithte que lui donne Pope, le +savant Walsh. Quand notre troupe quitta Newstead pour Londres, H... et +Matthews qui taient cette poque les meilleurs amis du monde, +convinrent de faire ensemble la route pied. Ils se querellrent +moiti route, et achevrent ainsi leur voyage, passant et repassant l'un +devant l'autre sans se dire un seul mot. Quand Matthews arriva +Highgate, il avait dpens tout son argent, except trois pences et demi +(7 sous) qu'il rsolut d'employer aussi une pinte de bire; il la +buvait la porte d'une taverne, quand H... passa devant lui pour la +dernire fois, toujours sans lui parler. Ils se rconcilirent depuis +Londres. + +L'escrime tait une des passions de Matthews, il tait aussi trs-fort +au pugilat, mais il avait gnralement le dessous dans les combats +srieux et au poing nu; quant la natation, il nageait bien, mais avec +efforts et travail, et se tenant le corps trop hors de l'eau; en sorte +que Scrope, Davies et moi-mme, qui tions en quelque sorte ses rivaux, +nous lui disions souvent qu'il se noierait s'il rencontrait jamais +quelque endroit difficile. Il se noya en effet; mais, coup sr, Scrope +et moi eussions bien dsir que le doyen et vcu, et que notre +prdiction se ft trouve mensongre. + +Sa tte tait extraordinairement belle, et ressemblait beaucoup celle +de Pope dans sa jeunesse. + +Son frre Henry, si Henry est bien le nom de celui de _King's college_, +rappelle fortement sa voix, ses traits et sa manire de rire. Sa passion +pour boxer tait si grande, qu'il voulait absolument que je le misse aux +prises avec Dogherty, pour lequel j'avais pari contre Tom Belcher, et +je les vis s'essayer ensemble dans ma chambre avec les gants. Comme il +paraissait y tenir opinitrement, j'aurais pari, pour lui plaire, en +faveur de Dogherty; mais le combat n'eut pas lieu. Bien entendu que +c'et t un combat particulier dans une chambre particulire. + +Un certain jour que le tems ne lui permettait pas de retourner +s'habiller chez lui, un ami, M. Basley, je crois, l'quipa d'une chemise +et d'une cravate extrmement la mode, mais tant soit peu exagre. Il +se rendit l'opra, et prit place dans _Top's Alley_. Pendant +l'entr'acte, entre l'opra et les ballets, une de ses connaissances vint +s'asseoir prs de lui, et le salua. Faites le tour, dit Matthews, +faites le tour. Pourquoi ferais-je le tour? dit l'autre, vous n'avez +qu' tourner la tte, je suis tout prs de vous. C'est prcisment ce +que je ne peux pas faire, rpondit Matthews; ne voyez-vous pas l'tat +dans lequel je suis? montrant du doigt son col de chemise savamment +empes, et son inflexible cravate. Et il se tint l pendant tout le +spectacle, sa tte conservant toujours la mme position perpendiculaire. + +Un soir aprs avoir dn ensemble, comme nous allions l'opra, je me +trouvai avoir un billet disponible, comme souscripteur une loge, et +j'en fis prsent Matthews. Voil, dit-il quelque tems aprs +Hobhouse, un procd _courtois_ de la part de l'Abb: un autre ne se +serait jamais avis de penser que je pouvais faire meilleur emploi d'une +demi-guine que de la jeter un portier de spectacle; mais lui, +non-seulement il m'invite dner, mais il me donne encore un billet +d'opra. Ce n'tait qu'une de ses singularits, car nul n'tait plus +libral, plus grand que lui dans toutes ses manires. Il nous donna, +Hobhouse et moi, avant notre dpart pour Constantinople, un festin +magnifique, auquel nous fmes amplement honneur. Une de ses ides tait +d'aller dner dans toutes sortes de lieux tranges. Quelqu'un le +dcouvrit un jour dans je ne sais quelle obscure taverne du Strand; et +que croyez-vous qui l'y attirait? c'est qu'il payait, je crois, un +shilling pour dner le _chapeau sur la tte_. Il appelait cela sa +_maison chapeau_, et de vanter les avantages qu'il avait prendre ses +repas la tte couverte. + +Quand sir Henri Smith fut chass de Cambridge, la suite d'une rixe +avec un marchand nomm _Hiron_, Matthews s'en consola en allant chaque +soir crier sous la fentre de celui-ci: Hlas! quel pril s'expose +l'homme qui se joue avec _hat Hiron_[85]! Il tait aussi de cette bande +de libertins irrligieux qui se faisaient un plaisir d'aller troubler le +sommeil de Lort Mansel (dernirement vque de Bristol), qui alors +habitait le collge de la Trinit. Quand celui-ci paraissait sa +fentre, cumant de colre et s'criant: Je vous connais, messieurs, je +vous connais, ils avaient coutume de lui rpondre: Nous t'en +conjurons, oh _Lort_! coute-nous, bon Lort, dlivre-nous[86]! (Lort +tait son nom de baptme.) Comme il tait trs-libre dans ses manires +d'envisager toutes sortes de sujets, quoiqu'il ne ft ni dissolu ni +drgl dans sa conduite, et que je n'avais pas moins d'indpendance +dans les ides, notre conversation et notre correspondance alarmaient +quelquefois vivement Hobhouse... + + [Note 85: Il est impossible de traduire en franais le jeu de + mots qui se trouve ici dans le texte: _hat Hiron_ signifiant + le _bouillant Hiron_, et _hat iron_ signifiant _un fer + chaud_.] + + [Note 86: Ces paroles sont extraites textuellement de la + liturgie anglicane, et prsentent encore un jeu de mots: + _Lord, dlivrez-nous; libera nos, Domine._] + +Comme dj avant sa liaison avec M. Matthews, Lord Byron avait commenc + s'enfoncer dans l'abme du scepticisme, il serait injuste d'attribuer +au premier dans les opinions de son ami plus de part qu'il n'a d en +rsulter de l'influence naturelle de l'exemple et de la sympathie; +influence qui, prouve galement des deux cts, rendait en grande +partie rciproque la contagion de leurs doctrines. Outre cette +communaut de sentimens sur de tels sujets, ils taient tous deux +tourments par le got dangereux de la satire. Les hommes les plus pieux +mme ne peuvent pas toujours rsister cette disposition d'esprit qui +nous entrane presque malgr nous dverser du ridicule sur tout ce +qu'il y a de plus saint et de plus grave. Il n'est donc pas tonnant que +dans une telle socit, les opinions du noble pote aient pris avec plus +de rapidit une direction vers laquelle elles tendaient naturellement; +et quoique l'on ne puisse pas dire qu'il ait eu alors des doctrines bien +arrtes, puisque ni cette poque ni aucune autre de sa vie il ne se +montra incrdule dcid, il apprit sans doute sentir moins fortement +l'horreur du scepticisme, et y mler de la lgret et de +l'amour-propre. Ds le commencement de sa correspondance avec M. Dallas, +nous le voyons proclamer ses sentimens sur tous les sujets de cette +nature, avec une lgret et un aplomb bien diffrens du ton avec lequel +il prsentait autrefois ses doutes. Cela mme forme un contraste +frappant avec cette tristesse fivreuse d'un coeur dsol de perdre ses +illusions, qui respire dans chaque vers des prires qu'il avait traces +moins d'un an auparavant. + +Il ne faut pas cependant oublier ici sa propension exagrer tout ce +qu'il pouvait y avoir de mauvais en lui. Dans sa premire lettre M. +Dallas, nous voyons un exemple de cette trange ambition, compltement +oppose l'hypocrisie, qui le porta rechercher plutt qu' viter la +rputation de libertin, et prsenter sans cesse sous le jour le plus +dfavorable son caractre et sa conduite. Son nouveau correspondant lui +faisant compliment sur les sentimens de morale et de charit qui +respiraient dans l'un de ses pomes, avait ajout que cela lui avait +rappel les ouvrages d'un autre noble auteur, qui tait non-seulement +grand pote, grand orateur et grand historien, mais encore l'un des plus +profonds raisonneurs qui aient tabli la vrit de cette religion, dont +le pardon des offenses est l'un des premiers principes; (le grand et le +bon lord Littleton, dont la rputation ne prira jamais.) Son fils, +ajoutait M. Dallas, auquel il avait transmis son gnie, mais non ses +vertus, a brill un moment pour disparatre bientt comme un mtore +passager, et avec lui son titre s'est teint. C'est cette lettre que +Lord Byron fit la rponse suivante: + + + + +LETTRE XX. + + M. DALLAS. + +Htel Dorant, Albemarle-street, 20 janvier 1808. + + +MONSIEUR, + +Votre lettre ne m'est parvenue que ce matin, probablement parce qu'elle +m'tait adresse Nottingham, o je n'ai pas rsid depuis le mois de +juin dernier; comme elle est date du 6 courant, je vous prie d'excuser +le retard de ma rponse. + +Si, comme vous dites, le petit volume dont vous parlez a fait quelque +plaisir l'auteur de _Perceval_ et d'_Aubrey_, je suis plus que +rcompens par cet loge. Quoique nos censeurs priodiques se soient +montrs d'une indulgence peu commune, je confesse que l'approbation d'un +homme d'un gnie aussi reconnu est encore bien plus flatteuse pour moi; +mais je perdrais, je le crains, tous droits au titre d'homme candide, si +je ne refusais pas des loges que je ne mrite point. Je suis fch +d'ajouter que ce serait ici le cas. + +Mes ouvrages doivent parler pour eux-mmes; ils doivent se soutenir ou +tomber suivant leur mrite ou leur dmrite; et sous le rapport +littraire je suis fier de l'opinion favorable que vous voulez bien m'en +exprimer. Mais j'ai malheureusement si peu de prtentions au titre +d'homme vertueux, que je ne puis accepter les complimens que vous me +faites cet gard, bien que je m'estimasse heureux de les mriter. Un +passage de votre lettre m'a singulirement frapp: vous y parlez des +deux lords Littleton comme chacun d'eux le mrite respectivement; vous +serez surpris d'apprendre que la personne qui vous crit en ce moment, a +t souvent compare au second. Je n'ignore pas que par cet aveu, je me +perds moi-mme dans votre estime; mais c'est une circonstance que votre +observation rend si remarquable, que je ne puis m'empcher de rapporter +ce fait. Les vnemens de ma courte vie ont t d'une nature si +singulire, que bien que cet orgueil que l'on appelle ordinairement +honneur, m'ait toujours empch, et doive, je l'espre, m'empcher +toujours de disgracier mon nom par aucune action lche ou vile, j'ai +dj t considr comme un adepte du libertinage et un disciple de +l'incrdulit. Jusqu' quel point la justice peut-elle avoir dict cette +accusation? je ne prtends pas l'examiner ici, mais je dirai que comme +le _gentleman_[87] auquel mes religieux amis, dans la ferveur de leur +charit, m'ont dj dvou, on me fait plus mauvais que je ne suis en +effet. Quoi qu'il en soit, pour me laisser l moi-mme, le plus mauvais +sujet que je puisse traiter, et pour en revenir mes posies, je ne +puis assez vous exprimer mes remercmens, et j'espre avoir quelque jour +l'occasion de vous en prsenter personnellement l'hommage. Une seconde +dition est maintenant sous presse avec quelques additions et des +retranchemens considrables; vous me permettrez de vous en offrir un +exemplaire. Le _Critical_, le _Monthly_ et l'_Anti-Jacobin Review_ ont +t trs-indulgens, mais l'_Eclectic_ a prononc une furieuse +philippique, non contre le livre, mais contre l'auteur, o vous +trouverez tout ce que je viens de vous dire avanc par un ecclsiastique +qui a crit cet article. + + [Note 87: _Le Diable_.] + +Je connaissais depuis long-tems votre nom et vos rapports avec notre +famille; j'espre faire bientt une connaissance personnelle avec vous: +vous trouverez en moi un excellent compos d'un _Brainless_ et d'un +_Stanhope_[88]. Je crains que vous ne puissiez dchiffrer cette lettre, +car ma main est presque aussi mauvaise que ma rputation; mais je vais +signer, aussi lisiblement qu'il me sera possible, Votre oblig et +obissant serviteur, + +BYRON. + + [Note 88: Personnages du roman intitul: _Percival_ + (_Perceval_). + (_Note de Moore_.)] + +Il y a ici videmment une sorte d'orgueil de la part de Byron +s'assimiler au dbauch lord Littleton. De peur que ce qu'on connaissait +d'irrgulier dans sa vie ne suffit pas pour justifier cette prtention, +il fait, avec un air de mystre, suivant sa coutume, allusion des +vnemens inconnus qui pourraient lui donner droit ce paralle[89]. M. +Dallas qui, ce qu'il parat, ne s'attendait pas voir recevoir ainsi +ses complimens, se tira de ce mauvais pas en renvoyant la _candeur_ du +jeune Lord les loges dont celui-ci s'tait montr si peu reconnaissant +quand ils taient adresss ses moeurs, et ajoutait que, d'aprs +l'intention exprime par Lord Byron dans sa prface, d'abandonner le +culte des muses pour suivre une autre carrire, il le croyait en ce +moment occup aux tudes qui forment le snateur et l'homme d'tat; +qu'il se l'tait reprsent comme membre de quelque universit, +s'exerant l'art de penser et de parler, et amassant un trsor de +connaissances en histoire et en droit. C'est dans la rponse cette +lettre que se trouve l'exposition des opinions du noble pote laquelle +j'ai fait allusion plus haut. + + [Note 89: Cet appel l'imagination de son correspondant ne + fut pas tout--fait sans effet: Je pensai, dit M. Dallas, + que ces lettres, _quoique videmment fondes sur quelques + circonstances de sa vie antrieure_, taient plutt un jeu + d'esprit qu'un portrait ressemblant. + (_Note de Moore_.)] + + + + +LETTRE XXI. + + M. DALLAS. + +Htel Dorant, 21 janvier 1808. + + +MONSIEUR, + +Dans quelque tems que vos loisirs et votre disposition d'esprit vous +permettent de me favoriser d'une visite, je serai sensiblement flatt de +faire une connaissance personnelle avec quelqu'un dont l'esprit m'tait +dj connu depuis long-tems par ses ouvrages. + +Votre conjecture est fonde en ce sens que je suis membre de +l'universit de Cambridge, o je vais la fin de ce quartier prendre le +grade de _Master artium_[90]; mais si le raisonnement, l'loquence, la +vertu taient l'objet que je poursuis, _Granta_[91] n'est point leur +mtropole; le pays o elle est situe n'est point un Eldorado, bien +moins encore une Eutopie. L'intelligence de ses enfans est aussi +stagnante que les eaux de sa _Cam_[92]; ils ont en vue dans leurs +travaux non l'glise du Christ, mais l'glise la plus prochaine qui leur +donnerait un bnfice. + + [Note 90: _Matre-s-arts_ (A. M.), second grade dans les + universits anglaises, correspondant exactement celui de + licenci. + + Une universit anglaise se compose d'tudians non gradus + (_under graduates_), de bacheliers, de matres-s-arts et de + docteurs. Ces grades ne correspondent pas absolument aux + ntres, en ce sens qu'il n'y a de bachelier que _s-lettres_ + (_artium bachelors_, A. B.), bien que pour obtenir ce titre, + il faille subir des examens sur les sciences et la thologie. + + La licence et le doctorat s'obtiennent par un certain nombre + d'annes de rsidence et le paiement de certains droits qui + varient suivant que l'imptrant est noble ou roturier. Il n'y + a galement que des licencis-s-lettres (_artium masters_). + + Quant au doctorat, au contraire, il n'y a point de + docteurs-s-lettres, mais seulement des docteurs en thologie + (_doctores divinitatis_, D. D.), et des docteurs en droit + (_doctores legis_, D. L.). Bien que l'on appelle les mdecins + du nom de docteur, il n'y a point de grades en mdecine, non + plus que dans les sciences, et leurs diplmes sont plutt des + permissions d'exercer que des titres universitaires. + (_N. du Tr._)] + + [Note 91: Nom potique de l'universit de Cambridge.] + + [Note 92: Rivire qui passe Cambridge et lui donne son + nom.] + +Quant mes connaissances, je puis dire sans hyperbole qu'elles sont +passablement tendues en histoire; peu de nations existent ou ont exist +dont je ne connaisse plus ou moins les annales, depuis Hrodote jusqu' +Gibbon. Quant aux auteurs grecs et latins, je les connais autant que la +plupart des coliers qui leur ont consacr treize annes d'tudes. Quant +aux lois du pays, je les connais juste assez pour ne pas _enfreindre les +statuts_, pour me servir de l'expression des braconniers. J'avais tudi +l'_Esprit des lois_ et _le Droit des gens_; mais quand je vis celui-ci +viol chaque mois, je cessai de m'en occuper comme d'une connaissance +sans utilit. Quant la gographie, j'ai vu plus de pays sur la carte, +que je ne dsirerais en traverser pied. J'ai vu assez de mathmatiques +pour me donner mal la tte sans claircir mes ides. De philosophie, +d'astronomie et de mtaphysique, j'en ai appris plus que je n'en +comprends[93]; pour du sens commun, j'en ai acquis si peu que je me +propose de fonder un prix _byronnien_ dans chacune de nos universits +pour le premier qui en dcouvrira quelques traits en moi; quoique l'on +craigne bien que la dcouverte de la quadrature du cercle ne doive +prcder celle-l. + + [Note 93: Byron parat se rappeler ici la manire spirituelle + dont Voltaire nous peint l'rudition de Zadig: Il savait de + la mtaphysique ce que l'on en a su dans tous les ges... + c'est--dire fort peu de chose, etc.] + +Je me suis cru autrefois philosophe. Je dbitais avec beaucoup de +dcorum bon nombre d'absurdits, dfiant la douleur et prchant +l'galit d'humeur. Pendant quelque tems cela russit fort bien, car +personne ne souffrait pour moi que mes amis, et ne perdait patience que +mes auditeurs; la fin une chute de cheval me convainquit que la +douleur physique tait un mal, et cet argument, le pire de tous, changea + la fois mon systme et mon humeur; en sorte que je quittai Zenon pour +Aristippe, et m'imaginai que c'est le plaisir qui constitue rellement +le [Grec: kalon][94]. En morale, je prfre Confucius aux dix +commandemens, et Socrate Saint-Paul, quoique les deux derniers +s'accordent dans leur opinion du mariage. En religion, je suis pour +l'mancipation catholique, mais je ne reconnais pas le pape, et j'ai +refus de recevoir le sacrement parce que je ne comprends pas comment +manger du pain et boire du vin de la main du vicaire terrestre peut +faire de moi l'hritier du royaume des cieux. Je regarde la vertu en +gnral, et chaque vertu en particulier, comme une disposition de l'ame; +chacune d'elles me semble une manire de sentir et non un principe[95]. +Je crois que la vrit est le premier attribut de la divinit, et que la +mort est un sommeil ternel, au moins pour le corps. Vous avez l un +rsum des sentimens de ce _libertin_ de George Lord Byron, et, jusqu' +ce que je me pourvoie d'un nouvel habit, vous voyez que je suis +passablement mal vtu. + + [Note 94: [Grec: Tau kalov], le beau.] + + [Note 95: C'est l la doctrine de Hume, qui rsout toute + vertu en un sentiment. Voyez son ouvrage intitul: + _Recherches sur les principes moraux_ (_Enquiry concerning + the principles of morals_).] + +Je suis, etc. + +Quoique telle ft sans doute cette poque la tournure gnrale de ses +opinions, il faut se rappeler, avant d'ajouter trop d'importance cette +profession de ses sentimens, d'abord qu'il ne rsista jamais la +tentation de montrer son esprit aux dpens de sa rputation, ensuite +qu'il crivait ici une personne bien intentionne, sans doute, mais en +mme tems l'un de ces officieux, de ces donneurs d'avis, toujours +contens d'eux-mmes, que Byron s'est fait dans tous les tems un plaisir +d'tonner et de mystifier. Les tours qu'il joua tant enfant au +charlatan du Nottinghamshire, Lavender, n'taient que les premiers d'une +longue srie de mystifications qu'il fit toute sa vie aux nombreux +charlatans que sa clbrit et son humeur sociable attiraient autour de +lui. + +Les termes dans lesquels il parle de l'universit, dans cette lettre, +sont parfaitement d'accord avec plusieurs passages des _Heures +d'oisivet_ et de sa premire satire. On voit que s'il se rappelait +Harrow avec plus d'affection que de respect peut-tre, Cambridge n'avait +pu lui inspirer ni l'un ni l'autre de ces deux sentimens. Ce dgot +qu'il avait conserv pour sa _mre nourrice_, il le partageait en commun +avec la plupart des noms les plus illustres de la littrature anglaise. +Si grande tait la haine de Milton pour Cambridge, dit Warton, qu'il +avait mme conu un dgot pour l'aspect du pays et pour les campagnes +d'alentour. Voici comme le pote Gray parle de la mme universit: +Certainement c'est de cette ville, aujourd'hui Cambridge, mais +autrefois connue sous le nom de Babylone, que le prophte parle, quand +il dit: Les animaux sauvages du dsert y habiteront, leurs demeures +seront pleines de tristes cratures, les hiboux y btiront nids et les +satyres y danseront. Gibbon nous a transmis le souvenir amer qu'il +conservait de l'universit d'Oxford, et le froid mpris avec lequel +Locke se vengea de l'hypocrisie qui rgnait dans cet asile de la +science, est encore plus remarquable[96]. + + [Note 96: Voyez sa lettre Anthony Collins, 1703-4, o il + parle de ces fortes ttes qui jetaient feu et flamme contre + son livre, parce qu'il tait de nature nuire l'industrie + locale, qu' cette poque on appelait la _tonte de cochon_.] + +On peut penser que les souvenirs pnibles que quelques potes ont +conservs de leur vie de collge ont leur origine dans cette antipathie +pour les entraves de la discipline, antipathie que l'on observe assez +souvent comme un des traits caractristiques de gnie: c'est comme une +sorte d'instinct ou de prservatif, s'il est vrai (comme quelques-uns +l'ont dit) qu'une ducation classique nuise la fracheur et +l'lasticit de l'imagination. Un crivain, membre du clerg, et par +consquent peu suspect de vouloir dprcier les tudes acadmiques, +non-seulement pose cette question: Les formes ordinaires de notre +systme d'ducation ne sont-elles pas plus nuisibles qu'utiles aux vrais +potes? mais encore il parat fortement pencher pour une solution +affirmative. Pour exemple l'appui de son opinion, il choisit le +classique Addisson qui, dans quelques essais originaux d'un genre svre +ou allgorique, parat n'avoir pas t dpourvu des talens qui rvlent +un esprit suprieur, talens qui furent tellement comprims et nervs +par son tude constante et superstitieuse des classiques anciens, que +dans le fait il est demeur un pote trs-ordinaire. + +C'est sans doute sous l'impression de l'influence maligne de +l'atmosphre scholastique sur le gnie, que Milton, en parlant de +Cambridge, s'crie: C'est un lieu o les disciples de Phbus ne +sauraient vivre, et que Lord Byron, rptant en vers une pense dj +exprime dans la lettre M. Dallas, que nous venons de citer, dit: Son +Hlicon est plus pesant et plus fangeux encore que sa rivire de Cam. + +Dryden, qui, comme Milton, avait reu quelque chtiment dshonorant[97] + Cambridge, parat avoir conserv peu de respect pour son _alma mater_; +et les vers dans lesquels il loue l'universit d'Oxford aux dpens de la +sienne[98], lui ont t probablement dicts moins par une admiration +vritable de l'une que par le dsir de dnigrer l'autre. + + [Note 97: Milton a reu le fouet l'universit de Cambridge; + c'est, dit-on, le dernier qui ait t soumis cette punition + dgotante, qui, bien que tombe en dsutude, n'en fait pas + moins partie des moyens de rpression indiqus dans les + rglemens. + (_N. du. Tr._)] + + [Note 98: Voyez _prologue l'universit d'Oxford_.] + +Ce n'est pas seulement le gnie qui se rebelle contre la discipline des +coles; le got, naturellement moins imprieux, et dont l'objet avou +est de cultiver les tudes classiques, se montre quelquefois rtif au +gouvernement pdantesque qu'on veut lui imposer. Ce ne fut qu'aprs +avoir t dcharg de l'obligation de lire Virgile comme une tche, que +Gray se sentit capable d'apprcier et de goter les beauts de ce pote. +Byron, jusques la fin, s'effora de vaincre un prjug de la mme +nature contre Horace, dont le nom s'associait toujours dans son esprit +au souvenir des ennuis de l'cole. + +Quoique le tems ait accoutum mon esprit mditer sur ce que j'avais +appris alors, telle est la force du prjug n de l'impatience qu'ils +m'ont fait prouver dans mes premiers ans, que, perdant pour moi +l'attrait de la nouveaut, les auteurs dont j'aurais peut-tre cherch +la lecture avec avidit, si j'avais t libre dans mes choix, +m'inspirent toujours une sorte de dgot, et que ce que je dtestais +alors je l'abhorre encore aujourd'hui. Adieu donc, Horace, que je +dtestais tant, c'est ma faute et non la tienne. C'est un grand malheur +d'entendre les mots dont tu t'es servi pour exprimer tes ides +potiques, sans tre en ge d'apprcier ces mmes ides, et de +comprendre tes vers, trop tt pour pouvoir jamais les aimer. (_Childe +Harold_, chant IV.) + +Aux grands potes qui nous ont laiss un tmoignage de leur +dsapprobation du systme anglais d'ducation il faut ajouter les noms +distingus de Cowley, Addisson et Cowper. Tandis que parmi les exemples +qui, comme ceux de Milton et de Dryden, dmontrent l'espce de raison +inverse qui peut exister entre les _honneurs_ du collge et le gnie, il +ne faut pas oublier ceux de Swift, Goldsmith et Churchill, qui ne furent +jugs que de mdiocres coliers dans les universits dont ils honorent +aujourd'hui les annales. la suite de cette longue srie de potes qui +ont quitt les universits, entachs d'une note dshonorante et pleins +de sentimens haineux contre elles, nous ajoutons des noms tels que ceux +de Shakspeare, de Pope, de Gay, de Thomson, de Burns, Chatterton, etc., +qui tous ont atteint leur degr de gloire respective sans avoir pass +par aucun collge. Nous verrons que le plus grand nombre de nos potes +n'a rien d cette influence puissante que les universits sont censes +exercer sur le dveloppement du gnie, dans les pays qui en sont +pourvus. + +Les lettres suivantes, crites cette poque, contiennent quelques +particularits qui peut-tre ne seront pas sans intrt pour le lecteur. + + + + +LETTRE XXII. + + M. HENRY DRURY. + +Htel Dorant, 13 janvier 1808. + + +MON CHER MONSIEUR, + +La stupidit de mes domestiques ou du portier, en ne vous disant pas de +monter dans mon appartement, o je vous aurais rejoint l'instant, m'a +priv du plaisir de vous voir hier matin. J'esprais vous rencontrer le +soir dans quelque lieu public, mon toile ne l'a pas permis; c'est ainsi +qu'elle me refuse les faveurs, et gnralement les faveurs qui me +seraient le plus agrables. Vous eussiez t, je crois, fort tonn en +me revoyant; j'ai perdu 50 liv. depuis notre dernire entrevue; je +pesais alors 181 liv., je n'en pse plus maintenant que 130. Je me suis +dbarrass de mon _superflu_, au moyen de l'exercice violent et de +l'abstinence........................................................... +....................................................................... + +Si vos occupations Harrow vous permettaient de venir en ville d'ici +au premier fvrier, je m'estimerais heureux de vous recevoir dans +Albemarle-street. Si je ne puis pas avoir cet avantage, je tcherai +d'aller vous voir une aprs-midi Harrow, tout en tremblant que votre +cave ne contribue pas beaucoup ma gurison. Quant mon digne +prcepteur, le docteur Butler, notre rencontre chez vous n'empcherait +pas ces _petites douceurs_ que nous tions dans l'habitude de nous +prodiguer mutuellement. Nous ne nous sommes parl qu'une fois depuis mon +dpart de Harrow, 1805, et dans cette occasion il dit poliment +Tatersall que je n'tais pas un compagnon convenable pour ses lves. +C'tait avant ma premire _chauffoure_ potique; et, en bonne prose, +si j'avais t plus vieux de quelques annes, j'aurais gard le silence +sur ses perfections; mais j'tais couch sur le dos quand j'crivis ou +plutt quand je dictai ces folies d'colier. Je ne m'attendais pas en +revenir jamais; mon mdecin avait reu les honoraires de seizime +visite, et moi j'en tais sa seizime ordonnance; je ne pouvais +quitter la terre sans laisser Butler un souvenir de constant +attachement, en retour de tous ses bons offices. J'avais intention de +descendre Harrow en juillet; mais pensant que ma visite, immdiatement +aprs la publication, pourrait tre interprte comme une insulte, je +dirigeai mes pas ailleurs; j'avais, de plus, appris que plusieurs des +lves s'taient procur mon opuscule, et cela, bien certainement, +contre mes intentions; car je n'en ai pas donn une seule copie avant le +mois d'octobre, poque laquelle, cdant des instances ritres, je +ne pus en refuser une un jeune homme qui depuis a quitt l'cole. Vous +me pardonnerez de vous entretenir si longuement sur ce sujet; vous +l'aviez abord, ds-lors une explication devient ncessaire. Je +n'essaierai point de me justifier, _hic murus aheneus esto, nil conscire +sibi_, etc., comme lord Baltimor lors de son jugement pour un rapt. Je +suis demeur assez long-tems au collge de la Trinit pour avoir oubli +la fin du vers; mais si je ne finis pas ma citation, je finirai du moins +ma lettre, en vous priant de me croire, avec autant d'affection que de +reconnaissance, votre, etc. + +_P. S._ Je n'abuserai pas de vos loisirs en sollicitant la faveur d'une +rponse, de peur que vous ne disiez, comme dit Butler Tatersall, +auquel j'avais adress une lettre assez imprudente, l'occasion du +propos dont j'ai parl plus haut: Je voudrais l'entraner dans une +correspondance avec moi. + + + + +LETTRE XXIII. + + M. HARNESS. + +Htel Dorant, Albemarle-street, 11 fvrier 1808. + + +MON CHER HARNESS, + +Comme je n'ai pas eu occasion de vous les exprimer verbalement, +j'espre que vous voudrez bien recevoir mes remercmens crits, pour +l'opinion flatteuse que vous avez bien voulu exprimer au mois de +novembre dernier, sur quelques-unes des productions de ma pauvre muse. +Au plaisir que j'prouve me voir lou par un ancien camarade d'cole +se joint le besoin de vous rendre justice, car j'avais entendu +l'histoire avec quelques lgres variantes. En vrit, quand nous nous +rencontrmes ce matin, Wingfield ne m'avait pas encore dtromp, mais il +vous dira que je n'ai tmoign aucun ressentiment en citant le jugement +qu'on vous prtait, quoique je ne sois pas fch d'avoir dcouvert la +vrit. Peut-tre vous vous rappelez peine qu'il y a quelques annes +nous avons t lis d'une amiti trop courte, mais bien vive. Pourquoi +cette amiti n'a-t-elle pas dur plus long-tems? je n'en sais rien. J'ai +encore en ma possession un souvenir de vous, qui m'empchera toujours de +l'oublier. Je me souviens aussi d'avoir t favoris de la lecture de +plusieurs de vos compositions. Il est plusieurs autres circonstances que +je pourrais vous rappeler, si je ne craignais de fatiguer votre mmoire; +mais je vous prie de croire la sincrit de mes regrets quant la +courte dure de mon amiti, et aux esprances que je nourris de la voir +se renouveler, etc. + +BYRON. + +J'ai dj parl de l'amiti qui unit de bonne heure ce _gentleman_ et +Lord Byron, aussi bien que de la froideur qui lui succda. L'extrait +suivant d'une lettre dont M. Harness voulut bien m'honorer, en mettant +ma disposition celle de son noble correspondant, expliquera les +circonstances qui amenrent cette poque leur rconciliation. Le +tribut d'loges qu'il paie dans les dernires phrases la mmoire de +Lord Byron, ne paratra pas moins honorable pour lui-mme que pour son +ami. + +Bientt aprs, notre liaison se refroidit, comme le dit Byron dans la +premire des lettres ci-jointes, et nous ne nous parlmes plus durant la +dernire anne qu'il passa Harrow, ni jusqu'aprs la publication de +ses _Heures d'Oisivet_; il tait alors Cambridge, et moi encore +l'cole, mais dans une des _formes_ les plus avances. Il arriva que +dans une amplification anglaise je citai quelque chose de son ouvrage, +et je le fis avec loge. On rapporta Byron que j'avais au contraire +parl en mauvaise part et de l'ouvrage et de l'auteur, pour m'attirer +les bonnes grces de notre matre le docteur Butler, contre lequel un de +ses pomes renfermait une satire. Wingfield, depuis lord Power's court, +notre ami commun, le dsabusa de son erreur, et ce fut l l'occasion de +la premire lettre de ce recueil. Notre commerce se renouvela, et +continua de ce moment jusqu' celui o il quitta l'Angleterre; quelques +torts que Lord Byron puisse avoir eu envers d'autres, sa conduite envers +moi a toujours t uniformment affectueuse. J'ai eu me reprocher bien +des ngligences, bien des petites choses envers lui; mais je ne puis me +rappeler, pendant tout le cours de notre liaison, aucun exemple de +caprice, aucun manque d'amiti de sa part. + +Au printems de cette anne 1808, parut, dans la _Revue et dimbourg_, la +fameuse critique sur les _Heures d'Oisivet_. Qu'il et d'avance quelque +ide de ce qui se prparait contre lui de ce ct, c'est ce que rend +vident la lettre suivante son ami M. Becher. + + + + +LETTRE XXIV. + + M. BECHER. + +Htel Dorant, 26 fvrier 1808. + + +MON CHER BECHER, + +... Passons Apollon: je suis charm que vous me continuiez votre +indulgence, et que le public veuille bien approuver mes essais. Je suis +devenu un personnage si important, qu'une violente attaque se prpare +contre moi dans le prochain numro de la _Revue d'dimbourg_. Je sais +cela d'un ami qui a vu la copie et l'preuve de cette critique. Vous +n'ignorez pas que le systme de ces messieurs est de tout dsapprouver. +Ils ne louent personne, et ni le public ni les auteurs ne s'attendent +trouver dans leur feuille rien qui ressemble des loges. Il y a ici +cependant quelque chose de remarquable, attendu qu'ils font profession +de ne donner de jugement que sur des ouvrages dignes de l'attention +publique. Vous verrez cet article quand il paratra: il est, m'a-t-on +dit, de la plus extrme svrit; mais pour moi, j'en suis prvenu; et +pour vous, j'espre que vous ne vous en offenserez pas. + +Dites Mrs. Byron de ne pas se chagriner pour cela, et de s'attendre +aux plus grandes hostilits de leur part. Cela ne me peut faire aucun +tort, ainsi j'espre qu'elle ne s'en tourmentera pas trop. Ces messieurs +manquent leur but en injuriant indiffremment tout le monde; ils ne +louent jamais que les partisans de Lord Holland et compagnie; ce n'est +rien d'tre critiqu et insult, quand Southey, Moore, Lauderdale, +Strangford et Payne Knight partagent le mme sort. + +J'en suis fch, mais il faut retrancher les _Souvenirs d'Enfance_ dans +la premire dition. J'ai chang conformment vos avis, les +_allusions_ trop _personnelles_ dans la sixime stance de ma dernire +ode. + +Et maintenant, mon cher Becher, il me reste vous offrir mes +remercmens pour tout l'intrt que vous avez bien voulu prendre moi +et mes mauvaises rimes. Croyez que je ferai toujours grand cas de vous +et de vos amis: je suis bien sincrement, etc., etc. + +Bientt aprs cette lettre, parut l'article redout, article qui, s'il +ne renferme pas beaucoup d'esprit en lui-mme, eut du moins le mrite +incontestable d'exciter l'esprit des autres; jamais en effet article +dict par la plus juste critique n'obtint la clbrit que celui-ci dut + son injustice elle-mme. Aussi long-tems qu'on gardera le souvenir de +la courte mais glorieuse carrire qu'a parcourue le gnie de Byron, on +ne saurait oublier l'odieuse critique qui lui donna son premier lan. + +Il n'est que juste cependant de remarquer, sans prtendre justifier en +rien le ton mprisant qui rgne dans cette critique, que les premiers +vers de Lord Byron, tout gracieux et tendres qu'ils sont, taient peu +propres faire attendre ces miracles brillans de posie dont, par la +suite, il enchanta le monde tonn. Si les vers composs dans sa +jeunesse ont un charme particulier nos yeux, c'est que nous les lisons +pour ainsi dire la lueur de la gloire immortelle qu'il acquit dans la +suite. + +Il est cependant un point de vue sous lequel ces productions offrent un +intrt profond et instructif. Images fidles de son caractre pendant +cette priode de sa vie, elles nous permettent de juger ce qu'il tait +par lui-mme avant que des dsappointemens eussent jet de l'amertume +dans son esprit ardent, et donn de l'activit aux dfauts qui se +rencontraient dans son naturel nergique. En le suivant dans toutes ces +effusions de son jeune gnie, nous le voyons se peindre des mmes traits +dont chaque anecdote de son enfance nous avait dj fait la confidence: +orgueilleux, entreprenant, colre, plein de ressentiment de la moindre +injustice, plus encore dans la cause des autres que dans la sienne, et +cependant, malgr son imptuosit, doux et facile sous la main de ceux +qui l'affection donnait le droit de le guider. Lui-mme n'a que +faiblement rendu justice cette disposition aimante que l'on aperoit +chaque page de ce volume; sa jeunesse tout entire, ds sa plus tendre +enfance, n'est qu'une srie d'attachemens les plus passionns, de ces +panchemens de l'ame dans l'amiti et dans l'amour, que l'on prouve +rarement, et auxquels les autres rpondent plus rarement encore, et qui, +repousss et refouls vers le coeur, ne sauraient manquer de se tourner +en amertume. + +L'on reconnat aussi dans quelques-uns de ses pomes non publis, mme +travers les nuages dont le doute commence les couvrir, les sentimens +de pit auxquels une ame comme la sienne ne pouvait demeurer trangre, +mais qui, dtourns de leur canal lgitime, trouvent bientt dans le +culte potique de la nature une sorte de compensation celui de la +religion dont la superstition les loigne. Quant tous ces traits de +caractre que nous trouvons et l rpandus dans ses premiers pomes, +nous le voyons jeter dans l'avenir un coup-d'oeil tantt plein d'un noble +orgueil, tantt plein de tristesse, comme s'il sentait dj en lui les +lmens de quelque chose de grand, mais qu'il doutt que la destine lui +permt d'en dvelopper jamais le germe. Il n'est pas tonnant qu'ayant +prsente la pense toute sa noble carrire, nous contemplions ses +premiers essais sous l'influence d'une gloire qui ne leur est pas +propre, mais qui est comme le reflet de celle qu'il acquit dans la +suite; et alors, dans notre indignation contre l'aveuglement stupide du +critique, nous oublions qu'il n'a point crit sous le charme dont se +revt aujourd'hui pour nous tout ce qui se rattache de loin ou de prs +au pote. + +Pour bien comprendre l'effet que cette critique produisit sur lui, il +faut d'abord se faire une juste ide de ce que la plupart des potes +prouveraient en se voyant en butte une telle attaque, et puis avouer +que Byron avec son caractre et sa sensibilit devait en ressentir +l'amertume dix fois plus qu'aucun autre. Nous avons vu avec quelle +anxit fivreuse il attendait le jugement des revues infrieures; et la +joie qu'il montra de se voir louer par des journalistes moins connus, +peut nous faire juger combien son coeur a d saigner sous les coups +ddaigneux de ceux qui, cette poque, tenaient le sceptre de la +critique. Un ami qu'il trouva dans le premier moment d'motion, aprs la +lecture de l'article, s'empressa de lui demander s'il venait de recevoir +un cartel, ne sachant comment expliquer autrement la colre et +l'indignation qui se peignaient dans ses yeux. Il serait en effet +difficile pour le sculpteur ou pour le peintre d'imaginer un sujet d'une +beaut plus effrayante que la belle figure du jeune pote au moment de +cette crise, o toute son nergie se dployait: son orgueil avait t +piqu au vif et son ambition humilie; mais ce sentiment terrible ne +dura qu'un moment: la raction de son esprit, le besoin de repousser +l'attaque, lui rvlrent lui-mme tout son gnie; et la douleur et la +honte de l'injure se turent dans son coeur devant la noble certitude de +la vengeance. + +Entre autres effets moins potiques de l'article de la _Revue_ sur son +esprit, il disait souvent que le jour qu'il le lut, il but pour sa part +aprs dner trois bouteilles de vin de Bordeaux, et que rien ne le +soulagea jusqu' ce qu'il et donn en vers carrire son imagination; +mais qu'aprs les vingt premiers, il se trouva beaucoup mieux; en effet, +son premier soin, aprs que la satire eut paru, fut, comme avant qu'elle +ne vt le jour, d'allger autant qu'il le pourrait l'effet qu'elle +devait produire sur sa mre, qui, n'ayant pas le mme gnie, le mme +sentiment d'une prompte et juste vengeance, devait souffrir cruellement +de cette attaque contre sa rputation, et s'en indigna, en effet, +beaucoup plus que bientt il ne le fit lui-mme. Mais on verra mieux +dans la lettre suivante l'tat de son esprit dans ce moment critique. + + + + +LETTRE XXV. + + M. BECHER. + +Htel Dorant, 28 mars 1808. + + +J'ai reu dernirement de Ridge un exemplaire de la nouvelle dition, +et il est bien tems que je vous remercie de la peine que vous avez prise +de la surveiller: je le fais bien sincrement, et je regrette seulement +que Ridge ne vous ait pas second autant que je l'aurais dsir, au +moins quant au papier, la reliure, etc., etc., de mon exemplaire; +peut-tre ceux destins au public sont-ils plus satisfaisans sous tous +ces rapports. + +Vous avez ncessairement vu _la Revue d'dimbourg_. Je regrette que +Mrs. Byron ait pris la chose si fort coeur. Pour ma part, _ces petites +boulettes de papier_ m'ont appris voir le feu en face; et comme, somme +toute, j'ai eu assez de bonheur, mon repos ni mon apptit n'en ont point +t altrs. Pratt _le glaneur_, l'auteur, le pote, etc., etc., m'a +adress une longue ptre en vers sur ce sujet, en forme de consolation; +mais comme elle est assez mal faite, je ne vous l'enverrai pas, quoique +son nom et pu lui mriter cet honneur. Ces messieurs de la _Revue +d'dimbourg_ n'ont pas bien rempli leur tche, c'est du moins l'avis de +plusieurs hommes de lettres; je pense que je pourrais crire sur +moi-mme une critique plus mordante que toutes celles qui ont t +publies jusqu'ici. Ainsi, au lieu de la remarque assez mchante, mais +sans esprit, sur Macpherson, j'aurais dit si j'avais t leur place: +Hlas! cette pice ne fait que prouver la vrit de l'assertion du +docteur Johnson, que beaucoup d'hommes, de femmes et _d'enfans_ +pourraient crire des posies comme celles d'Ossian. + +Je suis maigre, et prends beaucoup d'exercice. J'espre vous voir ce +printems ou cet t. On dit que lord Ruthen quitte Newstead en avril... +Aussitt qu'il l'aura quitt pour toujours, je vous serais infiniment +oblig d'y faire un tour cheval, d'examiner la proprit et de me +donner franchement votre opinion sur le meilleur parti prendre quant +la maison. Entre nous, je suis diablement enfonc; mes dettes, tout +compris, s'lveront neuf ou dix mille livres sterling avant l'poque +de ma majorit. Mais j'ai des raisons de penser que je me trouverai +cependant plus riche que l'on ne le croit gnralement. Je n'ai que peu +d'espoir de conserver Newstead; mais Hanson, mon agent, me dit que ma +proprit dans le Lancashire vaut trois fois plus. Je crois que nous la +recouvrerons, et que la partie adverse ne refuse de la rendre, que dans +l'espoir de prolonger l'affaire jusqu' ma majorit; ils veulent sans +doute alors proposer quelques arrangemens, supposant que je prfrerai +alors une somme d'argent comptant une rversion. Pour Newstead, je +puis le vendre, peut-tre ne le ferai-je pas; nous aurons le tems d'en +parler plus tard. Je viendrai en mai ou en juin... + +Votre bien affectionn. + +Le genre de vie qu'il menait cette poque, partag entre les +dissipations de Londres et celles de Cambridge, sans maison lui, sans +un seul parent qu'il pt visiter, n'tait pas propre le rendre content +de lui-mme ou des autres. N'ayant en tout de volont consulter que la +sienne[99], les plaisirs mme auxquels il tait le plus naturellement +port, perdirent de bonne heure tout leur charme pour lui, parce qu'ils +manquaient de ce qui fait l'assaisonnement de toutes nos jouissances, la +raret et la difficult. J'ai dj extrait d'un de ses _souvenirs_, un +passage o il dcrit ce qu'il prouva en se rendant Cambridge pour la +premire fois, et dit: Qu'une des sensations les plus pnibles de sa +vie fut de voir qu'il n'tait plus un enfant! Depuis ce moment, +ajoute-t-il, je commenai m'estimer vieux, et dans mon estime l'ge +n'est pas estimable. Je pris mes _degrs_ dans le vice avec beaucoup de +promptitude; mais le vice n'tait pas de mon got, car mes premires +passions, quoique extrmement violentes, taient concentres, et +n'aimaient point se rpandre au-dehors ni se partager. J'aurais pu +quitter ou perdre le monde entier avec ou pour ce que j'aimais; mais +bien que mon temprament ft de feu, je ne pouvais prendre part au +libertinage commun de cette ville cette poque; et cependant ce dgot +lui-mme, qui laissait mon coeur inoccup, me jeta dans des excs +peut-tre plus fatals que ceux dont je m'loignais, en fixant sur une +seule personne ( la fois) les passions qui, rpandues sur plusieurs, +n'eussent fait de mal qu' moi-mme. + + [Note 99: Notre vie entire dpend singulirement des trois + ou quatre premires annes pendant lesquelles nous n'avons + pas eu d'autres matres que nous-mmes. + (COWPER.)] + +D'aprs les raisons que nous venons d'en donner, les carts auxquels il +se livrait cette poque taient bien moins nombreux et bien moins +grossiers que ceux de la plupart de ses condisciples; cependant, soit +cause de la vhmence que leur donnait leur concentration, sur un seul +objet, ou plutt de cet trange orgueil qui l'a toujours port +afficher ses erreurs, il arrivait qu'une seule de ses folies faisait +plus de bruit que mille de celles des autres; nous en avons un exemple +peu prs l'poque dont nous parlons, et laquelle je serais port +croire que se rapportent les allusions mystrieuses que nous venons de +citer. Un amour, si l'on peut honorer de ce nom une intrigue passagre +que d'autres eussent bientt oublie ou auraient eu la prudence de +cacher, fut chang par lui en une liaison publique et d'une certaine +dure. Il fit loger avec lui Brompton la personne qui le lui avait +inspir, et l'emmena ensuite Brighton dguise en homme. Elle se +promenait ordinairement cheval avec lui, et il la prsentait comme son +jeune frre. Feu P.... qui se trouvait Brighton cette poque, et qui +souponnait la vraie nature de leurs rapports, dit un jour au prtendu +cavalier: Quel joli cheval vous montez!--Oui, rpondit celui-ci, en +faisant une faute grossire de langue, c'est mon frre qui me l'a +donn_a_ (_it was_ gave _me by my brother_). + +Beattie nous dit de son pote idal: Il ne trouvait ni plaisir ni +orgueil dans les exercices de force ou d'agilit. Bien diffrens +taient les gots de notre pote rel; et parmi les exercices auxquels +il se livrait, il faut compter d'abord les moins romantiques de tous +peut-tre, celui de boxer et de prendre part au combat du coq. Ce got +lui fit rechercher de bonne heure la connaissance du plus clbre +professeur de cet art, M. Jackson, pour lequel il conserva, toute sa +vie, la plus grande considration. Un de ses derniers ouvrages contient +un tribut affectueux d'loges, non-seulement pour les talens de cet +ornement, de cette gloire du pugilat, mais encore de ses qualits +sociales. Pendant le sjour que Byron fit cette anne Brighton, +Jackson fut un de ses visiteurs les plus assidus, les frais de la +voiture du professeur, pour l'_alle_ et le _retour_, tant toujours +la charge de son noble lve. Il honora aussi de sa familiarit +d'Egville le matre de ballet et Gimaldi; il envoya, dit-on, ce +dernier, le jour de son bnfice, un prsent de cent guines. M. Jackson +ayant eu l'obligeance de me donner copie du petit nombre de lettres +qu'il a conserves parmi un bien plus grand nombre que Lord Byron lui +avait adresses, j'en insrerai ici une ou deux qui portent la date de +cette anne. Quoique les sujets dont elles traitent soient de peu +d'importance en eux-mmes, elles donneront peut-tre des habitudes et de +la vie actuelle du jeune pote une ide plus complte qu'on ne pourrait +tirer de correspondances d'un genre plus relev. Elles montreront au +moins combien les premiers gots et les premiers passe-tems de l'auteur +de Childe-Harold taient peu romanesques. Si nous les rapprochons des +occupations et des amusemens moins romantiques encore de la jeunesse de +Shakspeare, nous verrons combien le principe vital du gnie, peut, sans +s'affaiblir, traverser l'atmosphre, mme, en apparence, la plus +htrogne et la plus contraire sa nature. + + + + +LETTRE XXVI. + + M. JACKSON. + +Newstead-Abbey, 18 septembre 1808. + + +MON CHER JACK, + +Je voudrais que vous me fissiez savoir ce que Jekyll a fait +Snoane-Square, n 40, concernant le _pony_ que j'ai renvoy comme +vicieux. + +Je dsire aussi que vous passiez chez Louch, Brompton, pour lui +demander quelle diable d'ide il a eue de m'envoyer une lettre si +insolente Brighton. Dites-lui bien en mme tems que je ne prtends pas +du tout accepter le compte ridicule qu'il me prsente pour de prtendues +dtriorations. + +Ambroise a agi de la manire la plus scandaleuse dans l'affaire du +_pony_. Vous pouvez dire Jekyll que s'il ne me rend pas l'argent, je +mettrai l'affaire entre les mains de mon homme de loi. Vingt-cinq +guines sont un fort bon prix pour un _pony_; et parbleu! dt-il m'en +coter 500 liv. st., je ferai un exemple de M. Jekyll, et cela +immdiatement, moins qu'il ne rende l'argent. + +Croyez-moi, mon cher Jack, etc. + + + + +LETTRE XXVII + + M. JACKSON. + +Newstead-Abbey, 4 octobre 1808. + + +MON CHER JACK, + +Si ce M. Jekyll n'est pas un gentleman, vous ferez avec lui le march +le plus avantageux qu'il vous sera possible; mais si c'est un gentleman, +informez-m'en, car alors j'en agirai d'une tout autre manire. S'il ne +l'est pas, tirez de lui le plus d'argent que vous pourrez, car j'ai trop +d'affaires sur les bras pour commencer un procs. En outre, cet Ambroise +devrait rendre l'argent; mais j'en ai fini avec lui. Vous pouvez payer +L... avec la balance, et vous disposerez des bidets, etc., pour le +mieux. + +J'aurais grand plaisir vous voir ici; mais la maison est en +rparation et pleine d'ouvriers. J'espre toutefois avoir cet avantage +avant peu de mois. Si vous voyez Baldwabster, rappelez-moi, je vous +prie, son souvenir, et dites-lui que j'ai regrett la perte de Sydney, +qui a pri, je le crains, dans ma garenne, car nous ne l'avons pas vu +depuis quinze jours. + +Adieu, etc. + + + + +LETTRE XXVIII. + + M. JACKSON. + +Newstead-Abbey, 12 dcembre 1808. + + +MON CHER JACK, + +Achetez le lvrier quelque prix que ce soit, et autant d'autres de la +mme race que vous pourrez vous en procurer, mles ou femelles. + +Dites d'Egville que je lui renverrai son costume, et que je lui suis +fort oblig du patron. Je suis fch de vous donner tant de peines; mais +je n'avais pas ide qu'il ft si difficile de se procurer les animaux en +question; mon manoir sera termin dans quelques semaines, et si vous +pouvez me faire une visite Nol, je serai charm de vous voir. + +Croyez-moi votre, etc. + +Le costume dont il s'agit ici tait sans doute ncessaire pour un +thtre de socit qu'il montait cette poque Newstead, et sur +lequel nous trouverons d'autres dtails dans la lettre suivante, +adresse M. Becher. + + + + +LETTRE XXIX. + + M. BECHER. + +Newstead-Abbey, 14 septembre 1808. + + +MON CHER BECHER, + +Je vous suis fort oblig des informations que vous me donnez, et j'en +ferai mon profit. Je vais monter ici une comdie, le vestibule nous fera +une salle admirable. J'ai dj distribu les rles, et puis me passer de +dames, ayant quelques jeunes amis qui feront d'assez bons substituts, +dfaut de femmes. Nous n'avons besoin que de trois hommes, outre M. +Hobhouse et moi-mme, pour la pice dont nous avons fait choix. Ce sera +la Vengeance (_the Revenge_). Dites, je vous prie, au charpentier +Michalson de venir me parler immdiatement, et faites-moi savoir quel +jour vous pourrez venir dner et passer la soire avec moi. + +Croyez-moi, etc., etc. + +Ce fut dans l'automne de cette anne, comme l'indiquent les lettres +prcdentes, qu'il fixa pour la premire fois sa rsidence l'abbaye de +Newstead. La maison, quand il la reut des mains de lord Grey de Ruthen, +tait dans le dernier tat de dgradation; il se mit aussitt rparer +et meubler quelques appartemens pour en rendre l'habitation plus +commode, non lui-mme, mais sa mre. Dans une de ses lettres Mrs. +Byron, publie par M. Dallas, voici comme il explique ses vues et ses +intentions ce sujet. + + + + +LETTRE XXX. + + L'HONORABLE[100] MISTRESS BYRON. + + [Note 100: Lord Byron donne toujours le titre d'_honorable_ + sa mre, quoiqu'elle n'y et aucun droit.] + +Newstead-Abbey, 7 octobre 1808. + + +CHRE MADAME, + +Je n'ai point de lits prsent pour les H... ni pour aucun autre; ils +couchent maintenant Mansfield. Je ne sache point que je ressemble +J.-J. Rousseau. Je n'ai nulle ambition de ressembler si illustre fou; +mais ce que je sais, c'est que je vivrai ma manire, et le plus +solitairement qu'il me sera possible. Ds que mes appartemens seront +prts, je serai charm de vous voir; jusque-l cela serait inconvenant +et incommode pour tous deux; vous ne sauriez vous opposer +raisonnablement ce que je rende mon manoir habitable, malgr mon +dpart pour la Perse en mars ou au plus tard en mai. Vous serez +propritaire jusqu' mon retour; et en cas d'accident, car j'ai dj +prpar mon testament pour le moment o j'aurai vingt-un ans, j'ai eu +soin que la maison et le manoir vous restassent votre vie durant, outre +une pension suffisante. Ainsi vous voyez que ce n'est pas l'gosme qui +mes porte faire des rparations et des embellissemens. Comme j'ai un +ami ici, nous irons au bal de l'Hpital. Le 12, nous prendrons le th +avec Mrs. Byron huit heures, et nous esprons vous voir au bal. Si +cette dame a la bont de nous rserver deux chambres pour nous habiller, +elle nous obligera infiniment. Que nous soyons au bal dix ou onze +heures, c'est tout ce qu'il faut, et nous retournerons Newstead entre +trois et quatre. + +Adieu. Je suis bien sincrement votre, etc. + +L'ide entretenue par Mrs. Byron d'une ressemblance entre son fils et +Rousseau tait surtout fonde sur ses habitudes solitaires, dans +lesquelles il montrait de si bonne heure du penchant suivre ce +philosophe, penchant qui prit de la force mesure qu'il avana en ge. +Dans un de ses _souvenirs_, auquel j'ai dj beaucoup emprunt[101], il +met en question la justesse de cette comparaison entre Rousseau et lui, +et nous donne comme l'ordinaire, en style trs-anim, quelques ides +de son caractre et de ses habitudes. + + [Note 101: Ce journal est intitul par lui-mme: _Penses + dtaches_.] + +Avant que je n'eusse vingt ans, ma mre voulait absolument que je +ressemblasse Rousseau, madame de Stal en disait autant en 1813, et il +y a quelque chose de cela dans la _Revue d'dimbourg_, dans l'article +critique sur le quatrime chant de Childe-Harold. Pour ma part, je ne +puis voir aucun point de ressemblance: il crivait en prose et moi en +vers; c'tait un homme du peuple, et moi de l'aristocratie; il tait +philosophe, et je ne le suis point; il publia son premier ouvrage +quarante ans, et moi seize: son premier essai lui attira les +applaudissemens universels, le mien m'attira tout le contraire: il +pousa sa gouvernante, je n'ai pas pu vivre avec ma femme[102]: il +pensait que tout le monde conspirait contre sa personne, moi c'est mon +petit monde qui croit que je conspire contre lui, si j'en peux juger par +les injures que me prodiguent la presse et les coteries. Il aimait la +botanique, j'aime les fleurs, les herbes et les arbres, mais je ne sais +rien de leur histoire. Il a compos de la musique, je n'en connais que +ce que l'oreille me permet de saisir. Je n'ai jamais pu rien apprendre +par l'tude, pas mme une langue: tout ce que je sais, je le dois la +routine, l'oreille et la mmoire, qu'il avait mauvaise, et que j'ai +ou plutt j'avais excellente, demandez plutt au pote Hodgson, bon juge +en cette matire, car il en a lui-mme une tonnante. Il crivait avec +hsitation et travail, moi j'cris rapidement et presque toujours sans +efforts. Il ne sut jamais monter cheval, nager ni faire des armes, moi +je suis un excellent nageur, un dcent, si ce n'est un brillant +cavalier, m'tant enfonc une cte au mange l'ge de dix-huit ans. Je +maniais assez bien les armes, particulirement l'espadon des +montagnards; je n'tais pas non plus un mauvais boxeur, quand je pouvais +conserver mon sang-froid, ce qui tait difficile, mais ce que je me suis +toujours efforc de faire depuis que (avec les gants) je renversai M. +Purling, et lui dmis la rotule, en 1806, dans la salle d'Angelo et +Jackson. J'tais aussi assez fort la balle crosse et l'un des onze +champions de Harrow, qui soutinrent un dfi, en 1805, contre ton. En +outre, le genre de vie de Rousseau, son pays, ses moeurs, l'ensemble de +son caractre, offrent avec moi de si grandes diffrences, que je ne +puis comprendre comment une telle comparaison a pu tre faite trois +fois, et toujours d'une manire si remarquable. J'oubliais encore de +dire qu'il avait la vue courte, et que jusqu'ici la mienne a t tout le +contraire, au point qu'au plus grand thtre de Bologne, je distinguai +certain buste et lus certaines inscriptions sur le bord de la scne, +bien que plac dans la loge la plus loigne et la plus sombre. +Quoiqu'il y et dans cette mme loge plusieurs personnes jeunes et y +voyant bien, elles ne pouvaient reconnatre une seule lettre, et crurent +d'abord que c'tait une plaisanterie, quoique je ne fusse jamais entr +dans ce thtre auparavant. Somme toute, je crois avoir raison de +trouver la comparaison mal fonde. Je ne le dis pas par humeur, car +Rousseau tait un grand homme, et la chose, si elle tait vraie, serait +assez flatteuse; mais je ne trouve point de plaisir dans une pure +chimre. + + [Note 102: _He married his house-keeper; I could not keep + house with my wife_.] + +Dans une autre lettre sa mre, quelques semaines aprs la prcdente, +il dveloppe ses plans sur Newstead et ses voyages projets. + + + + +LETTRE XXXI. + + MRS. BYRON. + +Newstead-Abbey, 2 novembre 1808. + + +MA CHRE MRE, + +Nous oublierons, s'il vous plat, ce que vous me dtes dans votre +dernire; je ne dsire point me le rappeler. Quand nos chambres seront +prtes, je serai charm de vous recevoir; et surtout je serais fch de +vous voir douter, en ce moment, de ma sincrit. C'est plus pour vous +que pour moi que je meuble la maison; je vous y installerai avant mon +dpart pour les Indes, qui aura lieu, je crois, dans le courant de mars, +s'il ne survient quelque obstacle particulier. Je fais arranger en ce +moment le salon vert, la chambre coucher rouge, et l'tage au-dessus +quelques chambres d'amis. Tout cela sera bientt prt, ou du moins je +l'espre ainsi. + +Je vous prierais de vous informer auprs du major Watson, qui a rsid +long-tems dans les Indes, quels sont les objets dont il est le plus +ncessaire d'tre pourvu. J'ai dj fait crire par l'un de mes amis au +professeur d'Arabe, Cambridge, pour quelques renseignemens que je +dsire vivement me procurer. Il me sera ais d'obtenir du gouvernement +des lettres pour les ambassadeurs, les consuls, etc., et aussi pour les +gouverneurs de Calcutta et de Madras. Je placerai mes proprits et mon +testament entre les mains de plusieurs personnes de confiance dont vous +serez certainement l'une. Je n'ai reu aucune nouvelle de H...; quand +j'en aurai, je m'empresserai de vous en faire part. + +Aprs tout, vous avouerez que mon projet n'est pas mauvais; si je ne +voyage pas maintenant, je ne voyagerai jamais, et les hommes le +devraient toujours faire un jour ou l'autre. Je n'ai rien qui me +retienne maintenant dans mon pays; point de femme, point de soeurs +pourvoir, point de frres, etc. Je prendrai soin de vos intrts; et, +mon retour, il sera possible que je me dcide suivre la carrire de la +politique. Quelques annes consacres connatre d'autres pays, ne me +nuiront pas si j'embrasse ce parti. Tant que nous ne voyons que notre +propre nation; nous ne jouons pas franc jeu avec l'espce humaine. C'est +par l'exprience personnelle, et non par des livres, que nous devrions +juger les peuples trangers. Il n'y a rien de tel que de voir par +soi-mme, et de ne s'en rapporter qu' ce qu'on a vu. + +Votre, etc. + +Dans le mois de novembre de cette anne, il perdit son chien favori +Boatswain. Le pauvre animal fut tout coup saisi d'un accs de rage; au +commencement, Lord Byron souponnait si peu la nature de la maladie, +qu'il lui arriva plusieurs fois d'essuyer avec sa main nue l'cume qui +sortait de la bouche du chien au moment de ses attaques. Dans une lettre + son ami, M. Hodgson[103], il annonce ainsi cet vnement: Boatswain +est mort! il a expir dans un tat de rage complte, aprs avoir +beaucoup souffert, mais conservant jusqu' la fin toute la douceur de +son naturel, et sans jamais essayer de faire le moindre mal ceux qui +l'entouraient. J'ai maintenant tout perdu, hors le vieux Murray. + + [Note 103: Le rvrend Francis Hodgson, auteur d'une + excellente traduction de Juvenal et de plusieurs autres + ouvrages estims: il fut long-tems en correspondance avec + Lord Byron, et je lui dois plusieurs lettres intressantes de + son noble ami; je les donnerai dans le cours des pages + suivantes.] + +Le monument qu'il leva ce chien, le plus remarquable en son genre, +depuis le tombeau du chien de Salamine, forme encore l'un des plus beaux +ornemens de Newstead. Les vers pleins de misanthropie qu'il y fit graver +se retrouvent dans son recueil de posies, et sont prcds de +l'inscription que voici: + +Prs de ce lieu sont dposs les restes d'un tre qui possda la beaut +sans orgueil, la force sans insolence, le courage sans frocit; en un +mot, toutes les vertus de l'homme sans ses vices. Cet loge, qui serait +une basse flatterie s'il tait inscrit sur des cendres humaines, n'est +qu'un juste tribut la mmoire de Boatswain, chien qui, n +Terre-Neuve, au mois de mai 1803, est mort, Newstead-Abbey, le 18 +novembre 1808. + +Le pote Pope, peu prs au mme ge que l'auteur de cette inscription, +fait de mme l'loge de son chien, aux dpens de l'espce humaine, et +ajoute que l'histoire nous offre plus d'exemples de la fidlit des +chiens que de celle des hommes. Lord Byron, parlant de son favori, dit, +avec plus de tristesse et d'amertume encore: Ces pierres ont t +leves pour couvrir les restes d'un ami; je n'en ai jamais eu qu'un, et +c'est ici qu'il repose. Il semble, en effet, qu' cette poque sa +mlancolie ft de rapides progrs. Dans une autre lettre M. Hodgson, +il dit: Vous savez que, d'aprs Smollet, le rire est le signe +caractristique d'un animal raisonnable; je le crois aussi; +malheureusement mes dispositions naturelles ne s'accordent pas toujours +avec mon opinion cet gard. + +Murray, le vieux serviteur dont il parle plus haut, comme le seul +individu fidle qui lui reste, avait t long-tems domestique du vieux +lord, et tait trait par le jeune pote avec une affection que la +vieillesse inspire rarement, surtout dans une condition dpendante. +J'ai vu souvent, dit l'un des plus constans visiteurs de Newstead, Lord +Byron la fin du repas, emplir un grand verre de Madre, et le passer +par-dessus son paule Joe Murray, qui se tenait derrire sa chaise, en +lui disant avec un air d'affection qui animait toute sa physionomie: +Tiens, bois, mon vieux camarade! + +Nous retrouvons dans un passage d'une autre de ses lettres M. Hodgson +un exemple de ce ton d'indiffrence avec lequel il parlait quelquefois +de la difformit de son pied. Ce _gentleman_ ayant dit, en plaisantant, +que quelques vers des _Heures d'oisivet_ taient calculs pour porter +les coliers la rvolte, Lord Byron rpondit: Si mes chants ont +produit les glorieux effets que vous dites, je serai un Tyrte complet, +quoique, et je suis fch de le dire, je ressemble plutt ce pote +clbre, dans ma personne que dans mes ouvrages. Quelquefois aussi il +supportait avec la meilleure humeur du monde une allusion faite par +d'autres cette infirmit, quand il supposait qu'on n'avait pas eu +l'intention de l'offenser. Un jour, dans une compagnie nombreuse et +_mlange_, une personne sans ducation lui demanda tout haut: Eh bien, +Milord, comment va votre pied?--Je vous remercie, Monsieur, rpondit +Byron du ton le plus poli, comme l'ordinaire, et absolument de mme. + +L'extrait suivant, relatif un ecclsiastique des amis de sa +Seigneurie, est encore tir d'une de ses lettres M. Hodgson, et de la +mme anne: + +J'crivis, il y a quelques semaines, N***, le priant de recevoir +comme lve le fils d'un citoyen de Londres, que je connais beaucoup. +Les attentions toutes particulires dont la famille m'avait combl +pendant mon sjour parmi eux m'engagrent cette dmarche. Maintenant, +faites attention ce qui va suivre, comme quelqu'un l'a dit d'une +manire si sublime. Ce mme jour arrive une ptre signe N***, ne +contenant pas un seul mot relatif la pension et l'ducation, mais +une ptition en faveur de Robert Gregson, le fameux boxeur, actuellement +en prison pour quelques malheureuses livres sterling, et menac d'avoir +pour dernier asile le _Banc du Roy_. Si cette lettre m'tait venue de +quelques-unes de mes accointances _laques_, ou enfin de toute autre +personne que celle dont parle la signature, je ne m'en tonnerais pas. +Si N*** est srieux, je flicite le pugilat sur l'acquisition d'un tel +patron, et me trouverais heureux d'avancer quelque somme que ce soit +pour la dlivrance du captif Gregson. Mais avant que d'crire N*** sur +ce sujet, je veux certainement avoir un certificat du fait sign de vous +ou de quelque respectable propritaire. Quand je dis le _fait_, c'est le +fait de la lettre en tant qu'crite par N***; car je n'ai aucun doute de +l'exactitude de ce qu'elle contient. La lettre est actuellement devant +moi, et je la garde pour vous la faire lire. + +Il passa cet automne Newstead s'occupant principalement revoir et +augmenter sa satire. Pour s'assurer lui-mme de son mrite en la lisant +et relisant tout imprime[104], il avait fait tirer plusieurs preuves +du manuscrit, par son premier diteur, Newark. Il est assez +remarquable qu'excit comme il l'tait par l'attaque des journalistes, +dou comme il l'tait de la facult d'crire avec tant de rapidit, il +ait laiss couler un si grand laps de tems entre l'agression et la +vengeance; mais il parat qu'il avait pleinement apprci toute +l'importance du premier pas qu'il ferait dans la littrature aprs cette +attaque. Il sentait que toutes ses chances de grandeur future +dpendaient de l'effort qu'il allait faire; en consquence, il +rassemblait tranquillement toutes ses forces. Parmi ses prparatifs pour +la tche qu'il se proposait, on doit remarquer une tude profonde des +crits de Pope. Je ne doute point qu'on ne doive dater de cette poque +l'admiration enthousiaste qu'il conserva toujours pour ce grand pote, +admiration qui, aprs deux ou trois tentatives, teignit en lui toute +esprance de prminence dans la mme carrire, et le fora chercher +la gloire par des chemins plus ouverts la concurrence. + + [Note 104: On dit que Wieland avait coutume de faire imprimer + ses ouvrages pour les corriger, et qu'il tirait de grands + avantages de cette mthode, qui parat n'tre pas du tout + extraordinaire en Allemagne.] + +La tournure misanthropique que des affections trompes et des esprances +frustres avaient, cette poque, donne son esprit, lui rendait +facile le genre de la satire; cependant il est vident que cette +amertume existait bien plus dans son imagination que dans son coeur; et +l'entranement qu'il prouvait faire la guerre au monde venait moins +du plaisir de porter des coups et l, que du sentiment de sa +puissance qui se rvlait alors lui-mme, et qui le plaait plus haut +qu'auparavant dans sa propre estime. La vrit est que la grande +facilit avec laquelle, comme on le verra bientt, il passe de l'loge +la censure ou de la censure l'loge, prouve combien taient passagres +et incohrentes les impressions qui, dans beaucoup de cas, semblent +avoir dict ses jugemens. Quoique cette circonstance te quelques +gards, du poids ses loges, elle l'absout en mme tems du trop +d'aigreur qui se trouve dans ses critiques. + +Sa majorit (1809) fut clbre Newstead par autant de rjouissances +que purent le permettre la mdiocrit de sa fortune et l'exigut du +nombre de ses amis; outre le _boeuf_ rti de fondation, il y eut un bal +donn en cette occasion. La seule particularit dont se souvienne le +vieux domestique qui m'en a parl, c'est que M. Hanson, l'agent du Lord, +tait au nombre des danseurs. Quant la manire dont Byron lui-mme +clbra ce grand jour, je trouve dans une lettre crite de Gnes, en +1822, les dtails suivans qui pourront ne pas paratre sans intrt. +Vous ai-je jamais dit que le jour de ma majorit, je fis mon dner +d'oeufs avec du lard et une bouteille d'ale? Pour une fois en passant, +c'est ce que j'aime le mieux manger et boire; mais comme ni l'un ni +l'autre ne conviennent mon estomac, c'est une petite jouissance que je +ne me permets que dans les grandes occasions, tous les quatre ou cinq +ans environ. On se procura un intrt norme par l'entremise des +usuriers, l'argent ncessaire pour son dbut dans le monde, et la +ncessit de le rembourser fut long-tems un fardeau pour lui. + +Ce ne fut qu'au commencement de cette anne qu'il apporta Londres sa +satire toute prte, ce qu'il croyait lui-mme, pour l'impression; mais +malheureusement avant que l'ouvrage ne ft imprim, sa bile trouva de +nouveaux alimens dans la ngligence avec laquelle il se crut trait par +son tuteur lord Carlisle. Les relations qui avaient prcdemment exist +entre ce seigneur et son pupille n'avaient jamais t de nature faire +natre beaucoup d'amiti entre eux, et c'est au caractre et +l'influence de Mrs. Byron qu'appartient surtout le blme d'avoir +augment, si ce n'est d'avoir caus leur loignement. Lord Byron sentit +vivement, comme nous le voyons dans une de ses lettres, la froideur avec +laquelle lord Carlisle avait reu la ddicace de son premier volume. +Toutefois cdant des considrations prudentes, non-seulement il avait +dissimul son dplaisir, mais il avait dans sa satire (telle qu'elle +devait d'abord paratre) introduit le compliment suivant son tuteur: + +Il n'en est qu'un seul auquel Apollon daigne encore sourire, et dans +Carlisle il couronne un nouveau Roscommon. + +Cet loge, si gnreusement accord, ne conserva pas sa place dans le +pome. Pendant le tems qui s'coula entre la composition et +l'impression, Lord Byron, esprant naturellement que son tuteur +s'offrirait de lui-mme l'introduire dans la chambre des pairs le jour +o il devait y paratre la premire fois, lui crivit pour lui rappeler +qu'il serait majeur au commencement de la session. Au lieu de la +politesse laquelle il s'attendait, il ne reut pour toute rponse +qu'une note crmonieuse, lui indiquant la manire formelle de procder +dans de telles occasions. Il n'est donc pas tonnant que, dispos comme +il l'tait par les circonstances prcdentes ne pas supposer son +tuteur des intentions bien favorables pour lui, et se voyant ainsi +refus au moment o l'appui d'un parent si proche lui et t si utile, +son ame, naturellement si _impressionnable_, se soit ouverte au plaisir +de la vengeance. Cette indignation, une fois excite, ne trouva qu'un +moyen trop facile de s'exhaler. Les vers louangeurs que je viens de +citer furent effacs, et sa satire fut publie avec ceux que nous y +voyons contre lord Carlisle. Si ces vers flattrent dlicieusement +d'abord son dsir de vengeance, telle tait la facilit naturelle de son +caractre, qu'il ne tarda pas se repentir de les avoir crits[105]. + + [Note 105: Voyez les vers sur la mort du major Howard, fils + de lord Carlisle, tu Waterloo: + + Des lyres plus harmonieuses que la mienne ont redit leur + louange; mais parmi cette troupe de hros, il en est un que + je voudrais choisir, soit parce que je suis alli de sa + famille, soit parce que j'ai eu quelques torts envers son + pre. + (CHILDE HAROLD, chant III.)] + +Pendant l'impression de son pome, il l'augmenta de plus de cent vers, +et y fit plusieurs changemens, dont deux ou trois peuvent tre cits +comme preuves de la promptitude avec laquelle il recevait les +impressions et les influences qui l'ont rendu si variable dans ses +manires de sentir et de juger. Dans sa satire, telle qu'il l'avait +compose d'abord, se trouvaient les deux vers suivans: + +Quoique des imprimeurs condescendent souiller leurs presses des odes +de Smythe et des chants piques de Hoyle. + +Il se repentit, au moment de la publication, de l'injustice de ces deux +vers (injustes galement pour les deux auteurs qui y sont cits), du +moins quant l'une de ces deux victimes. Il prit dans sa satire +imprime un ton tout--fait diffrent. Le nom du professeur Smythe y est +cit avec honneur, comme il le mritait, et accoupl celui de M. +Hodgson, l'un des plus estimables amis du pote: + +Oh! obscur asile d'une race vandale, la fois honneur et disgrce des +sciences, si plong dans la routine de l'ennuyeuse inutilit, qu' peine +les noms de Smythe et d'Hodgson seront capables de rhabiliter le tien! + +Voici un autre exemple de son extrme mobilit. Le manuscrit original de +la satire contenait ce vers: + +Je laisse la topographie ce fat de Gell. + +Pendant le tems de l'impression il fit connaissance avec sir Williams +Gell. Alors, sans effort, par le changement d'une seule pithte, il +convertit sa satire en loge: il crivit pour la postrit: + +Je laisse la topographie au _classique_ Gell[106]. + + [Note 106: Dans la cinquime dition de cette satire, + supprime par l'auteur en 1812, il changea de nouveau + d'opinion sur ce professeur, et en altra l'expression ainsi: + Je laisse la topographie au _rapide_ Gell. Expliquons la + raison de ce nouveau changement par la note suivante: + _Rapide_; en effet, il a _topographis_ et _typographis_ en + trois jours les tats du roi Priam. Je l'avais appel + classique avant que je n'eusse vu la _Troade_, et maintenant + je me garderai bien de lui accorder une qualification + laquelle il a si peu de droits.] + +Parmi les passages ajouts au moment de l'impression, il faut remarquer +les vers contre la licence de l'opra, qu'ainsi donc l'Ausonie, etc., +que le jeune pote crivit un soir au sortir du thtre, et envoya +aussitt M. Dallas pour les insrer dans sa satire. Une autre de ces +additions fut le juste tribut d'loge pay MM. Crabbe et Rogers, loge +d'autant plus dsintress et d'autant plus exact, qu' cette poque il +n'avait vu ni l'une ni l'autre de ces deux personnes distingues, et +qu'il conserva toute sa vie l'opinion qu'il avait exprime sur leur +mrite. Il devint depuis ami intime de l'auteur des _Plaisirs de la +mmoire_; mais il n'eut jamais le bonheur de former aucune liaison avec +celui qu'il dsigna si bien sous le nom de _peintre le plus sombre et le +plus vrai de la nature_. Mon respectable ami et voisin, M. Crabbe, m'a +dit qu'une fois ils passrent un jour ou deux dans le mme htel, sans +le savoir, et qu'ils ont d souvent se rencontrer, soit en entrant dans +la maison, soit en sortant. + +Presque de deux jours l'un, M. Dallas, qui s'tait charg de surveiller +l'impression, recevait de nouveaux matriaux pour l'enrichir; l'esprit +de l'auteur une fois excit sur un sujet quelconque ne savait plus +matriser la surabondance de ses ides. Dans l'un de ses courts billets + M. Dallas, il lui dit: Dpchez-vous vite d'imprimer, ou je vous +inonderai de vers. Il en fut de mme pour ses publications +subsquentes, aussi long-tems du moins qu'il fut porte de son +imprimeur, alimentant jusqu'au dernier moment la presse d'ides neuves +et fcondes qui lui taient fournies par la lecture de ce qu'il avait +crit auparavant. Il semblerait, en effet, d'aprs l'extrme facilit et +l'extrme rapidit dont il ajouta presque tous ses ouvrages leurs plus +beaux passages, tandis qu'ils taient entre les mains de l'imprimeur, +que l'action mme de se faire imprimer aiguillonnt son imagination, et +que le torrent de ses ides prt plus de vie, de fracheur, en arrivant, +pour ainsi dire, son embouchure. + +Parmi les passages pathtiques dont il orna son pome fut celui que lui +suggra la mort dplorable de lord Falkland. C'tait un officier de +marine, brave, mais dbauch, dont il avait fait connaissance dans le +monde, et qui fut, au commencement de mars, tu dans un duel par M. +Powell. Les stances touchantes qu'il lui a consacres dans sa satire +prouvent assez combien cet vnement l'avait vivement frapp. Je +connaissais beaucoup le feu lord Falkland. Le mardi soir je l'avais vu +faire lui-mme les honneurs de sa table hospitalire; le mercredi matin, +je vis tendu devant moi ce corps qu'animaient nagure le courage, la +sensibilit, et tant de nobles passions! Il ne s'en tint pas des +paroles pour prouver sa sympathie dans cette occasion. Ce malheureux +jeune homme laissait derrire lui une famille qui avait besoin pour son +soulagement d'autre chose qu'une strile compassion, et Lord Byron, +malgr la gne qu'il prouvait lui-mme cette poque, trouva moyen de +venir gnreusement et dlicatement au secours de la veuve et des enfans +de son ami. Dans la lettre suivante Mrs. Byron, il en parle entre +autres sujets importans avec une sensibilit loigne de toute +ostentation, qui lui fait le plus grand honneur. + + + + +LETTRE XXXII. + + MRS. BYRON. + +Saint-James-street, n 8, 4 mars 1809. + + +MA CHRE MRE, + +Ma dernire lettre fut crite dans un grand abattement d'esprit caus +par la mort de ce pauvre Falkland, qui a laiss sans un schelling sa +femme et ses enfans. Je me suis efforc de venir leur secours. Dieu +sait que je n'ai pas pu le faire comme je l'aurais dsir, gn comme je +le suis, et accabl de tant de dettes. + +Vous avez parfaitement raison; il faut que Newstead et moi nous nous +soutenions, ou tombions ensemble. J'y ai vcu, j'y ai attach mon coeur, +et jamais besoin d'argent prsent ou venir ne pourra me porter +vendre la moindre parcelle de notre hritage. J'ai un amour-propre qui +me donnera la force de supporter bien des embarras pcuniaires: j'aurai +peut-tre endurer bien des privations; mais quand on m'offrirait en +change de Newstead la premire fortune de l'Angleterre, je rejetterais +la proposition. N'ayez pas d'inquitude ce sujet; M. H*** en parle +comme un homme d'affaires; mais je sens comme un homme d'honneur, et je +ne vendrai pas Newstead. + +J'entrerai la chambre des pairs ds que l'on aura reu certains +certificats pour lesquels on a crit Carhais, dans le Cornouaille, et +je ferai parler de moi: il faut que je brille ds le commencement, ou +tout est perdu. Il faut me garder le secret sur ma satire pendant un +mois, aprs cela vous serez libre d'en parler absolument comme vous le +voudrez. Lord Carlisle en a us avec moi d'une manire infme, en +refusant de donner au chancelier aucun dtail sur ma famille. Je l'ai +_sangl_ comme il faut dans mes vers, et peut-tre sa Seigneurie se +repentira-t-elle de n'avoir pas montr une humeur plus conciliante. On +dit que cela se vendra; je l'espre, car le libraire s'est bien conduit +jusqu'ici, c'est--dire que l'dition a t bien soigne. Croyez-moi, +etc. + +_P. S._ Vous aurez hypothque sur une des fermes. + +Le certificat dont il est ici question comme attendu de la principaut +de Cornouaille tait les preuves du mariage entre l'amiral Byron et miss +Trevanion, mariage clbr, ce qu'il parat, dans une chapelle +particulire, Carhais, et dont, en consquence, il tait difficile de +se procurer une attestation lgale. Le dlai ncessaire pour obtenir ces +papiers, et le refus peu gracieux de lord Carlisle de donner aucune +explication sur sa famille, furent les obstacles qui l'empchrent +long-tems de prendre sa place la chambre. Les preuves ncessaires +ayant t la fin fournies, il se prsenta, le 13 mars, dans un tat +d'isolement auquel aucun jeune homme d'un rang aussi lev ne s'tait +jamais vu rduit en pareille occasion. N'ayant pas un seul individu de +sa classe pour l'introduire comme un ami, ou l'accueillir comme une +connaissance, ce fut au hasard seul qu'il dut d'tre accompagn jusqu' +la barre de la chambre par un parent trs-loign, et qui lui tait +compltement inconnu un peu plus d'un an auparavant. Ce parent fut M. +Dallas, et les dtails qu'il nous a donns de cette scne entire sont +trop frappans pour que nous y changions un seul mot. + +La satire fut publie vers le milieu de mars, quelques jours aprs +qu'il eut pris sa place la chambre des Pairs, ce qu'il fit le 13 du +mme mois. Je descendais ce jour-l de James's-Street, sans intention de +lui faire visite; mais voyant son cabriolet la porte, j'entrai. Sa +figure plus ple qu' l'ordinaire montrait que son esprit tait agit et +qu'il pensait au noble seigneur sous les auspices duquel il avait +toujours cru faire son entre la Chambre. Je suis bien aise, me +dit-il, de vous voir; je vais prendre ma place la Chambre, peut-tre +voudrez-vous bien m'accompagner. Je me htai de lui exprimer combien +j'tais dispos le faire, lui cachant en mme tems le chagrin que +j'prouvais en voyant un jeune homme qui, par sa naissance, sa fortune +et ses talens, appartenait la premire classe de la socit, assez +nglig, assez isol dans le monde, pour qu'il n'y et pas un seul +membre du snat dont il allait faire partie, auquel il pt s'adresser +pour y tre introduit d'une manire convenable. Je vis qu'il sentait +vivement sa situation, et je partageais son indignation. + +Aprs avoir parl quelque tems de la satire dont les dernires feuilles +taient alors sous presse, j'accompagnai Lord Byron la Chambre. Il fut +reu dans l'une des antichambres par quelques officiers de service, avec +lesquels il s'entendit sur les frais qu'il avait payer. L'un d'eux +alla avertir le lord chancelier, et revint bientt avec ordre +d'introduire le rcipiendaire. Il y avait peu de membres prsens, et +lord Eldon s'occupait d'affaires ordinaires ou peu importantes. Quand +Lord Byron entra, il me parut encore plus ple qu'avant; on lisait sur +sa figure l'indignation jointe la mortification; mais parvenu la +dominer, il passa devant la _balle de laine_[107] sans regarder autour +de lui, et s'avana vers la table o l'officier charg de cette fonction +lui fit entendre le serment d'usage. Cette formalit remplie, le +chancelier, quittant son sige, fit quelques pas vers lui en souriant et +lui prsentant la main pour le fliciter de la manire la plus amicale. +Quoique je n'entendisse pas ses paroles, je vis bien qu'il lui adressait +quelques complimens. Ce fut autant de perdu; Lord Byron fit un salut +crmonieux, et plaa peine l'extrmit du bout de ses doigts dans les +mains du chancelier. Celui-ci ne prolongea pas des flicitations aussi +mal reues; mais il retourna sa place, tandis que Lord Byron alla +ngligemment s'asseoir quelques minutes sur l'un des bancs rests vides + la gauche du trne, et qu'occupent ordinairement les lords de +l'opposition. Quand il vint me rejoindre, je lui fis part de mes +observations; il me rpondit: Si j'avais rpondu son serrement de +main, il m'aurait tout de suite compt comme acquis son parti. Je ne +veux rien avoir faire ni avec les uns ni avec les autres; j'ai pris +mon rang; je veux maintenant quitter l'Angleterre. Nous retournmes +Saint-James's-Street, mais il ne recouvra pas sa bonne humeur. + + [Note 107: Nom du fauteuil du chancelier, et qui est pris + souvent par mtaphore pour la dignit de chancelier. C'est + ainsi que l'on dit tre assis sur _la balle de laine_, comme + chez nous tre assis sur les _fleurs de lis_.] + +Au rcit d'une crmonie si dsagrable pour un esprit fier comme le +sien, et si peu de nature diminuer les ides misanthropiques qui dj +prenaient sur lui tant d'empire, j'ajouterai d'aprs l'un de ses propres +_souvenirs_, les dtails qu'il nous a lui-mme laisss sur sa courte +conversation avec le lord chancelier: + +Quand j'eus atteint mes vingt-un ans, la ncessit de me procurer +certains certificats de naissance et de mariage m'empcha pendant +plusieurs semaines de prendre rang dans la Chambre. Aprs que ces +difficults eurent t leves, et que j'eus prt serment, le lord +chancelier s'excusa auprs de moi de ce dlai, observant que le maintien +de ces formes voulues tait une partie de son devoir. Je lui rpondis +qu'il ne me devait point d'excuse, et comme il n'avait pas, en effet, +montr beaucoup d'empressement, j'ajoutai: Votre seigneurie est +exactement comme le _Petit Poucet_ (on donnait cette poque la pice +de ce nom), vous avez fait votre _devoir_, mais vous n'avez fait rien de +plus. + +Quelques jours aprs parut la satire, et l'un des premiers exemplaires +fut adress M. Harness, son ami, avec la lettre suivante: + + + + +LETTRE XXXIII. + + M. HARNESS. + +Saint-James's-Street, 18 mars 1809. + +Vous ne me deviez pas d'excuses; si vous avez le tems d'crire, et si +vous y tes dispos, tant mieux; Le Seigneur nous rend reconnaissans +pour les faveurs que nous recevons. Quand, au contraire, je n'entends +pas parler de vous, je me console en pensant que vous tes plus +agrablement occup. + +Je vous envoie par le mme courrier une certaine satire nouvellement +publie; et en retour de trois shillings et six pences qu'il m'en cote, +je vous prie, si vous venez en deviner l'auteur, de tenir son nom +secret, du moins quant prsent. Londres est plein de l'affaire du +duc[108]. La Chambre des communes s'en est occupe pendant les trois +dernires soires, et n'a cependant encore rien dcid. Je ne sais pas +si la chose sera porte devant notre Chambre, moins que ce ne soit +sous forme d'accusation. Si elle y parat d'une manire qui permette la +discussion, je serai peut-tre tent de dire quelque chose ce sujet. +Je suis bien aise d'apprendre que vous aimez Cambridge, premirement +parce que vous savoir heureux ne peut qu'tre infiniment agrable +quelqu'un qui vous dsire toutes les joies possibles de ce monde +sublunaire, et secondement, parce que j'admire la moralit de ce +sentiment. L'_alma mater_ a t pour moi une _injusta noverca_, et cette +vieille folle ne m'a donn mon degr de _master artium_ que parce +qu'elle n'a pu l'viter. Vous savez quelle farce un noble candidat est +oblig de jouer. + + [Note 108: Probablement l'affaire du duc d'York, accus + d'avoir vendu ou laiss vendre des commissions dans l'arme + d'une manire illgale.] + +Je compte partir pour mes voyages, si je puis, au printems, et avant +cette poque je fais une collection des portraits de ceux de mes +camarades d'cole avec lesquels j'tais le plus li. J'en ai dj +quelques-uns, et j'ai besoin du vtre, sans lequel la galerie ne serait +pas complte. J'ai employ l'un des premiers peintres de miniature de +l'poque, et ce mes dpens bien entendu, car je n'ai jamais souffert +que mes connaissances fussent induites la moindre dpense pour +satisfaire quelqu'une de mes fantaisies. Cette observation pourra +paratre indlicate; mais quand je vous dirai qu'un de nos amis avait +d'abord refus de poser dans la persuasion qu'il lui faudrait dlier les +cordons de sa bourse, vous conviendrez qu'il est ncessaire de bien +tablir d'abord ces prliminaires; pour viter le retour d'une semblable +mprise, je viendrai vous voir quand il en sera tems, et je vous mnerai +chez le peintre. Ce sera une espce de taxe que je lverai pendant une +semaine sur votre patience; mais excusez-moi, je vous prie, et songez +que cette ressemblance sera peut-tre le seul souvenir qui me restera un +jour de notre ancienne amiti et de notre liaison actuelle. Cette ide +parat assez folle maintenant; mais dans quelques annes, quand +quelques-uns d'entre nous seront morts, que d'autres seront spars par +des circonstances invitables, ce sera une sorte de satisfaction de +conserver, dans les portraits de ceux qui survivront, l'image de ce que +nous tions nagure, et de contempler dans les portraits de ceux qui +seront morts tout ce qui nous restera du jugement, de la sensibilit et +de l'ensemble de tant de nobles qualits. Mais tout ceci doit tre assez +ennuyeux pour vous; ainsi bon soir, et pour finir mon chapitre ou plutt +mon homlie, croyez-moi, mon cher Harness, votre trs-affectionn, etc., +etc. + +Dans cette ide romanesque de rassembler et de conserver les portraits +de ses anciens amis de classe, on voit le travail naturel d'un coeur +ardent et dsappoint qui, mesure que l'avenir commence s'obscurcir +autour de lui, se rattache avec empressement au souvenir du pass, et +qui, dsesprant de trouver de nouveaux et de fidles amis, ne songe +plus qu' conserver tout ce qu'il pourra des anciens. Mais, en ce moment +mme, sa sensibilit eut soutenir un de ces terribles checs auxquels +des ames comme la sienne, fort au-dessus de la trempe ordinaire, ne sont +que trop frquemment exposes. Ce fut de la part d'un des amis qu'il +estimait le plus qu'il reut, au moment o il quittait l'Angleterre, +cette preuve d'indiffrence dont il se plaint et s'indigne dans une note +du second chant de _Childe-Harold_, la mettant en contraste avec la +fidlit et l'affection que venait de lui montrer son domestique turc +Derwish. M. Dallas dcrit ainsi l'motion o il le vit l'occasion de +ce mme manque d'affection: + +Je le trouvai touffant d'indignation. Le croirez-vous? me dit-il; je +viens l'instant de rencontrer N***, je l'ai pri de venir passer une +heure avec moi; il m'a refus; et quelle raison pensez-vous qu'il m'ait +donne? Il tait engag aller courir les boutiques avec sa mre et +quelques autres dames, et il sait que je pars demain pour tre absent +pendant plusieurs annes, et peut-tre pour ne revenir jamais! Amiti! +je ne pense pas qu'except vous, votre famille et peut-tre ma mre, je +laisse derrire moi un seul tre qui se soucie de ce que je pourrai +devenir. + +D'aprs cette phrase dj cite d'une lettre Mrs. Byron, il faut que +je fasse quelque chose bientt dans la Chambre, et d'aprs une autre +expression plus explicite encore, contenue dans une lettre M. Harness, +il paratrait qu'il songeait srieusement, cette poque, entrer de +suite dans la carrire des affaires politiques que sa qualit de pair +hrditaire semblait ouvrir naturellement devant lui. Mais quelles +qu'aient t d'abord les impulsions de son ambition vers ce point, il y +renona bientt. S'il et t alli de quelques familles qui eussent +tenu un rang distingu dans le monde politique, son envie de dominer, +seconde par de tels exemples et de telles sympathies, l'et port sans +doute chercher la gloire au milieu des guerres de parti; peut-tre +c'et t alors son lot de donner un exemple remarquable de ce +changement par lequel un homme cesse d'tre un grand pote pour devenir +un grand politique. Heureusement, toutefois pour le monde, car c'est une +question si ce fut un bonheur pour lui-mme, il tait dcid que ce +serait dans l'empire plus brillant de la posie qu'il devait dominer. En +effet, l'isolement de toute socit dans lequel il se trouvait cette +poque, tant priv de ces affections et de ces protections dont un +jeune homme est ordinairement entour lors de ses dbuts, cet isolement, +dis-je, devait le dcourager de suivre une carrire o les chances de +succs dpendent surtout des avantages qui ne sont pas en nous-mmes. +Loin donc de prendre une part active aux travaux de ses nobles +collgues, il parat qu'il regardait comme ennuyeux et mortifiant d'y +assister comme spectateur. Quelques jours aprs son admission, il se +retira dans sa retraite de Newstead-Abbey, pour y savourer l'amertume +d'une exprience prmature, ou pour y mditer d'avance sur les scnes +et les aventures auxquelles son esprit ardent devait trouver +l'tranger un champ plus libre que dans sa patrie. + +Peu de tems s'coula cependant avant qu'il ne ft rappel Londres par +le succs de sa satire, dont le prompt dbit rendait une seconde dition +ncessaire. Son agent zl, M. Dallas, avait pris soin de lui +transmettre, dans sa solitude, tout ce qu'il avait pu recueillir +d'opinions favorables son ouvrage. Il n'est pas sans intrt de voir +par quels degrs on arrive d'abord la rputation, et de trouver dans +l'approbation d'autorits telles que Pratt et les crivains des Revues, +la premire rcompense et les premiers encouragemens d'un Byron. + +Vous tes dj, lui crivait-il, assez gnralement connu pour +l'auteur. Cawthorn m'en a parl dans ce sens, et j'en ai eu par moi-mme +une preuve chez Hatchard, libraire de la reine. J'entrai pour lui +demander la satire; il me rpondit qu'il en avait vendu un grand nombre +d'exemplaires, qu'il ne lui en restait pas un, qu'il allait en +redemander davantage, ce que je vis depuis qu'il avait fait. Je lui +demandai quel tait l'auteur. Il me rpondit qu'on la croyait de Lord +Byron. J'insistai pour savoir si c'tait son opinion, lui-mme. Il me +rpondit que oui, et que ce qui le lui faisait croire, c'est qu'une dame +de distinction tait venue, sans hsitation, lui demander la satire de +Lord Byron. Il m'apprit aussi qu'il avait demand M. Giffard, qui +vient souvent dans sa boutique, si la satire tait de vous; celui-ci nia +absolument qu'il en connt l'auteur; mais il parla avec grand loge de +l'ouvrage, et dit qu'on lui en avait envoy un exemplaire. Hatchard m'a +assur que tous ceux qui frquentent son cabinet de lecture l'admirent +beaucoup. Cawthorn m'a dit qu'on en faisait gnralement un trs-grand +cas, non-seulement parmi ses propres pratiques, mais encore parmi toutes +celles de ses confrres. Je suis all plusieurs fois exprs chez mon +diteur, et je l'ai toujours entendu beaucoup vanter. Pratt l'a lue +dernirement haute voix dans les salons, Phillip un cercle d'hommes +de lettres: tous l'ont unanimement loue. L'_Anti-Jacobin_ et le +_Gentleman's Magazine_ ont dj embouch pour vous la trompette de la +renomme. Vous verrez votre satire dans les autres revues le mois +prochain, et probablement elle sera maltraite dans quelques-unes, +suivant les rapports que les propritaires ou les diteurs peuvent avoir +avec ceux que vous y avez flagells. + + son arrive Londres, vers la fin d'avril, il trouva la premire +dition de sa satire presque puise; il se mit aussitt en devoir d'en +prparer une seconde, laquelle il rsolut de mettre son nom. Les +additions qu'il fit alors son ouvrage sont considrables, il ajouta +entre autres prs de cent vers qui devinrent les premiers[109], et ce ne +fut gure qu'au milieu du mois suivant que la nouvelle dition fut prte + imprimer. Pendant son dernier sjour la campagne, il tait convenu +avec son ami Hobhouse qu'ils quitteraient l'Angleterre au commencement +de juin, et il dsirait voir les preuves de son volume avant que de +partir. + + [Note 109: La premire dition commenait au vers: + + Il fut un tems, avant que de nos jours dgnrs.] + +Cette seconde dition est suivie d'un post-scriptum en prose que M. +Dallas, et c'est une preuve de jugement et de got, supplia en vain le +pote de retrancher. Il est fort regretter que Byron ne se soit point +rendu ses sages avis; car il rgne, dans cette malheureuse page, un +ton de bravache, que l'on est toujours pein de voir adopt par un homme +vraiment brave. En voici un chantillon: On dira peut-tre que je +quitte l'Angleterre, parce que j'y ai insult des personnes d'esprit et +d'honneur; mais je reviendrai, et elles pourront entretenir jusque-l +leurs ressentimens. Ceux qui me connaissent peuvent affirmer que les +motifs qui me font voyager, sont loin d'tre des craintes littraires ou +personnelles, et ceux qui ne me connaissent pas pourront en tre +convaincus un jour. Depuis la publication de cet opuscule, mon nom n'a +pas t au secret, j'ai presque constamment habit Londres, prt +rendre raison de ce que j'ai crit, et m'attendant chaque jour +recevoir quelque petit cartel; mais, hlas! les tems de la chevalerie +sont passs, ou, pour parler comme le vulgaire, il n'y a plus de courage +aujourd'hui. + +Quelques torts que l'auteur ait pu avoir dans cette satire, peu de +personnes la jugeraient plus svrement aujourd'hui, qu'il ne la jugea +lui-mme neuf ans aprs l'avoir compose, au moment o il venait de +quitter l'Angleterre pour n'y jamais revenir. M. Murray possde +l'exemplaire que Byron lut alors; et les notes qu'il griffonna en marge, +et au bas des pages, mritent d'tre traduites ici; sur la premire on +lit: + +La reliure de ce volume est beaucoup trop belle pour ce qu'il contient. + +C'est la proprit d'un autre, voil la seule raison qui me retient de +jeter au feu ce misrable monument de colre dplace et de critique +aveugle. + +En marge de ce passage: De se laisser garer par le coeur de Jeffrey, ou +la tte botienne de Lamb, est crit: Cela n'est pas juste; la tte et +le coeur de ces messieurs, ne sont pas du tout tels qu'ils ont t ici +reprsents. En travers de tout le svre passage contre MM. Wordsworth +et Coleridge, il a griffonn _injuste_. Pour l'attaque terrible contre +M. Bowles, le commentaire est: Tout ce morceau sur Bowles est trop +sauvage. la marge des vers qui commencent par salut l'immortel +Jeffrey, est crit, trop froce... C'est de la folie toute pure; et +plus bas, propos des vers: Quelqu'un se rappelle-t-il ce jour +dsastreux, etc., il ajoute, tout cela est mauvais, parce que c'est +trop personnel. + +Quelquefois cependant, loin de casser ses premiers jugemens, il semble +dispos les confirmer et rendre plus svres. Ainsi, en marge du +passage relatif certain auteur de certaines popes obscures (Cottle), +il dit: C'est bien, ajoutant au bas de la page: J'ai vu quelques +lettres de ce drle une pauvre dame pote, dont il attaque les +productions (productions dont cette brave femme n'tait nullement +enfle), d'un ton si grossier et si tranchant, que je ne regretterais +pas les coups de fouet que je lui ai donns, quand mme ils eussent t +injustes, ce qui n'est pas, car en vrit _c'est un grand ne_. En marge +des vers si forts contre Clarke, collaborateur du _Magazine_ appel le +_satiriste_, se trouve cette remarque: Assez bien; il la mritait, et +cela n'est pas trop mal exprim. + +Tout le paragraphe commenant par _Illustre Lord Holland_, a pour note +mauvais, et, en outre, manquant de vrit. Les vers contre Lord +Carlisle lui paraissent mauvais aussi, la provocation n'tait pas +suffisante pour justifier tant d'acrimonie. Dans une autre note +concernant le mme seigneur, il dit: Beaucoup trop sauvage, quel qu'en +ait pu tre le fondement. Il dit de Rosa Maltida (la fille du clbre +juif K...), elle a depuis pous le Morning-Post, mariage extrmement +bien assorti. Aux vers commenant par Quand quelque jeune homme +d'esprance, habitant une choppe, etc., il a joint un note qui n'est +pas sans intrt: Tout ceci tait dirig contre le pauvre Blackett, il +tait alors _patronis_ par A. I. B.[110]. Je l'ignorais, sans quoi je +n'eusse pas crit tout ceci, ou du moins, je ne le crois pas. + + [Note 110: Lady Byron, alors miss Milbank.] + +En regard de l'loge de M. Crabbe, il a crit: Je considre Crabbe et +Coleridge comme les deux plus remarquables potes de notre tems, sous le +rapport de l'invention et du pathtique. Sur l'un de ses propres vers: + + Et la gloire comme le Phnix au milieu des flammes, etc. + +il s'crie: Le diable emporte le Phnix! comment a-t-il fait pour venir +se fourrer l? Et il conclut ses remarques de dtails par l'observation +suivante, sur l'ensemble de la pice: + +Je dsirerais bien sincrement que la majeure partie de cette satire +n'et jamais t crite, non seulement cause de l'injustice des +jugemens qui y sont ports sur quelques ouvrages et quelques personnes, +mais parce que je ne saurais approuver le ton qui y rgne en gnral, et +l'esprit qui l'a dicte. + +BYRON.--Diodati-Genve, 14 juillet 1816. + +En mme tems qu'il prparait sa nouvelle dition, il faisait gament les +honneurs de Newstead une troupe de jeunes amis de collge, qu' la +veille de quitter l'Angleterre pour si long-tems il avait runis autour +de lui, comme pour une fte d'adieux. La lettre suivante, de l'un des +convives, Charles Skinner Matthews; quoiqu'elle ne parle pas autant de +son hte illustre que nous eussions pu le dsirer, plaira sans doute au +lecteur comme une peinture prise au moment mme, et qui rflchit bien +le caractre de Byron cette poque. + + + +LETTRE DE C.S. MATTHEWS, CUYER, + + MISS ***. + +Londres, 22 mai 1809. + + +MA CHRE MISS ***, + +Il faut d'abord que je vous donne quelques dtails sur le lieu +singulier que je viens de quitter. + +Newstead-Abbey est situe 136 milles de Londres, et 4 de Mansfield. +C'est un si beau morceau d'architecture que je ne serais pas tonn +qu'on en trouvt la description, et peut-tre la gravure, dans les +_monumens_ gothiques de Grose. Elle est en la possession des anctres du +propritaire actuel depuis l'poque de la dissolution des monastres, +mais le btiment lui-mme est d'une date bien plus recule. Quoique +tombant en ruines, c'est encore une abbaye complte, et la plus grande +partie de l'difice est encore debout et dans le mme tat que le jour +o il fut construit. Il y a deux ranges de clotres, avec un grand +nombre de chambres et de cellules, qui, bien qu'inhabites et +inhabitables, pourraient facilement tre remises en tat; beaucoup des +anciennes chambres servent encore, entre autres une grande salle dalle. +Il ne reste plus qu'un ct de l'glise de l'abbaye; l'ancienne cuisine +et une longue file de btimens attenans n'offrent plus qu'un amas de +dcombres. Une salle magnifique de 70 pieds de long sur 23 de large, +unit les anciennes constructions aux btimens modernes; mais toutes les +parties de la maison sont dans un grand tat de dlabrement et +d'abandon, except celles que le seigneur actuel vient de faire +arranger. + +La maison et les jardins sont entirement entours d'une muraille +crnele. Devant l'entre principale se trouve un grand lac, flanqu +et l de btimens fortifis, domins par une tour place l'autre +extrmit. Imaginez-vous, tout autour, des collines nues et arides, la +vue ne dcouvrant qu' peine deux ou trois mchans arbres rabougris, +plusieurs milles de distance, et vous aurez une ide de Newstead. Le +dernier lord tant brouill avec son fils, auquel le domaine tait +assur par substitution, voulut au moins, par esprit de vengeance, qu'il +ne lui arrivt que dans le plus mauvais tat possible. En consquence il +ngligea les constructions, et fit un tel abattage de tous les arbres, +qu'il rduisit bientt une proprit nagure _boise_ l'tat de +dsolation et de nudit que je viens de dcrire. Toutefois, son fils +mourut avant lui, et, tout cet talage de colre manqua ainsi son effet. + +En voil assez sur le domaine; j'ai multipli les dtails sans ordre et +sans liaison, pour qu'ils ressemblassent mieux au sujet. Mais si ce lieu +vous parat trange, la manire dont on y vit ne l'est pas moins, je +vous assure. Montez avec moi les degrs qui mnent au vestibule, que je +vous prsente Milord et ses htes. Prenez garde, souvenez-vous de +n'y venir qu'en plein jour, et de bien ouvrir vos yeux, car si vous +alliez vous tromper, si vous tourniez trop droite en montant les +degrs, vous vous feriez empoigner par un ours, et si vous alliez trop +gauche, ce serait encore pire, vous vous trouveriez nez nez avec un +loup. Parvenu la porte, vous n'tes pas hors de danger, car le +vestibule tant en mauvais tat, et ayant grand besoin de rparation, il +y a probablement l'autre extrmit une foule de visiteurs qui +s'exercent tirer au blanc, de manire que si vous entrez sans donner, +de loin et haute voix, avis de votre approche, vous n'aurez chapp +l'ours et au loup que pour tomber sous les balles des joyeux moines de +Newstead. + +Nous tions quatre, sans compter Lord Byron, et notre compagnie +s'augmentait de tems en tems d'un cur du voisinage. Quant notre +manire de vivre, voici quel tait gnralement l'ordre du jour: pour le +djeuner, point d'heure fixe, chacun le prenait sa convenance, et la +table demeurait servie jusqu' ce que chacun de nous et fini; il est +vrai de dire que si quelqu'un de nous et dsir djeuner d'aussi _bonne +heure_ que dix heures, il lui et fallu une grande chance pour trouver +aucun des domestiques debout. Nous nous levions, terme moyen, une +heure. Moi, qui me levais gnralement entre onze heures et midi, +j'tais toujours, mme malade, le premier lev, et je passais pour un +miracle de diligence et d'activit. Souvent deux heures sonnaient avant +que nous n'eussions fini de djeuner. Alors, pour amuser notre journe, +nous avions la lecture, l'escrime, le bton de vole, ou le jeu de +volant dans le grand salon, le tir au pistolet dans le vestibule; la +promenade pied, cheval, en bateau sur le lac, la partie de paume, ou +quelque partie avec l'ours et le loup que nous nous plaisions +tourmenter. Entre sept et huit heures, nous nous mettions table pour +dner, et nous y restions jusqu' une, deux et trois heures du matin. Je +laisse deviner quel tait notre plaisir pendant cette longue sance. + +Je ne dois pas passer sous silence l'usage de faire passer la ronde, +au moment du dessert, un crne humain, rempli de vin de Bourgogne. Aprs +nous tre rassasis de viandes choisies et des meilleurs vins de France, +nous nous rendions dans le salon pour prendre le th; l, suivant son +got, chacun se livrait la lecture ou quelque conversation +instructive; et, aprs les _Sandwiches_, etc., chacun se retirait dans +sa chambre coucher. Une collection de robes de moines, avec tout ce +qui s'en suit, crosses, rosaires, tonsures, etc., donnait plus de +varit nos physionomies et nos plaisirs. + +Vous pouvez juger combien je fus contrari de me trouver malade presque +pendant la premire moiti du tems que je passai Newstead. Mais je fus +conduit des rflexions bien diffrentes de celles du docteur Swift, +qui quitta sans crmonie aucune la maison de Pope, et lui crivit +ensuite qu'il tait impossible deux amis malades de vivre ensemble; +mon pauvre corps tremblant et affaibli se trouvait si mal de la robuste +et bruyante sant de mes compagnons, que je dsirais de tout mon coeur +voir chacun dans la maison, aussi malade que moi. + +Je revins pied avec un autre des convives; nous faisions peu prs +vingt-cinq milles par jour, mais nous restmes environ une semaine en +route, parce que nous fmes retenus par les pluies. + +Je terminerai ici le rcit d'une excursion qui m'a fait mieux connatre +le pays. O croyez-vous que j'aille maintenant? Constantinople! Du +moins on m'a propos ce petit voyage. Lord Byron et un autre de mes amis +partent le mois prochain, et m'ont demand de les accompagner; mais +c'est un projet un peu important, et qui vaut bien la peine d'y +rflchir deux fois... Adieu, etc. + +C.S. MATTHEWS. + +Aprs avoir ainsi mis la dernire main sa nouvelle dition, sans +attendre les nouveaux honneurs qui se prparaient pour lui, Lord Byron +quitta Londres le 11 juin, et, quinze jours aprs, mit la voile pour +Lisbonne. + +Quelque grands que fussent les progrs que son talent et faits sous +l'influence de la colre qu'il avait prise pour muse, il est, dans la +satire dont nous venons de parler, bien loin de la hauteur qu'il +atteignit dans la suite. Il est remarquable en effet que, li comme son +gnie parat l'avoir t avec son caractre, le dveloppement de ce +dernier ait prcd de si long-tems toute la maturit des ressources de +l'autre. La nature, en dveloppant de bonne heure en lui une facult de +sentir si forte et si multiple, semblait lui avoir dsign ce qu'elle +attendait de lui, avant qu'il pt la comprendre. Ce ne fut que lentement +et aprs de longues mditations, qu'il dcouvrit en lui-mme tous ces +matriaux de posie, que son caractre de feu enfantait, pour ainsi +dire, son insu. Toute vigoureuse que soit sa satire, on y voit peu de +choses qui puissent donner un avant-got des merveilles qui l'ont +suivie. Son esprit avait reu l'veil, mais il n'en avait pas encore +sond la profondeur; et le fiel qu'il y rpand, ne part pas encore du +fond de son coeur comme celui qu'il jeta dans la suite la face du genre +humain. Ses innombrables facults, ses passions que son ame avait +nourries si long-tems, n'avaient pas encore trouv d'organe digne +d'elles. Le sombre, le grandiose, le tendre de sa nature, n'avaient pas +encore de voix, jusqu' ce qu'enfin son puissant gnie se rveilla avec +le sentiment de toute sa force. + +En s'arrtant, dans sa satire aussi bien que dans ses premires posies, + crire d'aprs des modles reus, il montra combien peu il avait +encore explor ses propres ressources, et dcouvert les marques +distinctives qui devaient jamais illustrer son nom. Quelque hardi et +quelque nergique que ft en gnral son caractre, il avait bien peu de +confiance dans ses forces intellectuelles. Ce ne fut que par degrs +insensibles qu'il acquit la conscience de ce qu'il pouvait faire; et il +ne fut pas moins tonn que le public de dcouvrir dans son ame une +aussi riche mine de gnie. C'est par suite de la mme lenteur +s'apprcier, que, dans la suite, arriv l'apoge de sa gloire, il +douta long-tems qu'il pt russir dans aucun ouvrage qui ne demandt que +de l'esprit et de la gat, jusqu' ce que l'heureux essai qu'il en fit +dans Beppo, dissipa sa mfiance, et ouvrit une nouvelle carrire de +triomphes son gnie immense et versatile. + + quelque distance que ses premires productions soient de celles qui +les ont suivies, il y a dans sa satire une vivacit de penses, une +vigueur et un courage qui, joints la justice de sa cause, ne pouvaient +manquer de lui valoir la sympathie publique, et d'attacher immdiatement +beaucoup de clbrit son nom. Malgr le ton gnral de hardiesse et +d'indiffrence qui rgne dans sa satire, on y voit de tems en tems +quelques allusions son sort et son caractre, dont le pathtique +semble assurer la vrit, et qui taient de nature piquer vivement la +curiosit et l'intrt. Je vais citer deux ou trois de ces passages, +comme montrant bien l'tat de son ame cette poque. Voici comme il +peint sa jeunesse expose sans protection aux tentations d'un monde +corrompu et corrupteur: Moi-mme, le plus insouciant d'une troupe +insouciante, qui ai juste assez de bon sens pour connatre ce qui est +juste, et faire ce qui ne l'est pas, abandonn moi-mme l'ge o le +bouclier de la raison est encore mal assur, pour chercher mon chemin au +travers de la foule innombrable des passions; moi que tous les genres de +plaisir ont attir et repouss tour tour, moi-mme je me sens forc +d'lever la voix; je suis forc de sentir que de telles scnes, que de +tels hommes sont contraires au bien public. Quand mme quelqu'ami me +dirait d'un ton de censeur: En quoi vaux-tu mieux que les autres, fou +que tu es? Quand mme chacun de mes anciens camarades de dbauche +sourirait et crierait au miracle, de me voir devenu moraliste... + +Mais le passage suivant, quoique crit la hte, montre bien plus +encore ce coeur ulcr que l'on retrouve dans toutes ses compositions +subsquentes: + +Il fut un tems qu'un mot dsagrable ne serait jamais tomb de mes +lvres qui semblent aujourd'hui pleines de fiel; ni fous ni folies +n'auraient pu me forcer mpriser le plus vil des insectes que je +voyais ramper devant mes yeux. Mais aujourd'hui je suis bien endurci, je +suis bien chang de ce que j'tais dans ma jeunesse. J'ai appris +penser et dire svrement la vrit; j'ai appris me moquer des +dcrets emphatiques de nos critiques et les briser eux-mmes sur la +roue qu'ils m'avaient prpare. J'ai appris repousser du pied la verge +que l'on voulait me faire baiser... + +Nous avons indiqu dans les pages prcdentes quelques-unes des causes +qui amenrent ce changement de son caractre. Outre son propre +tmoignage, il en est plusieurs autres qui prouvent qu'il n'avait +naturellement pas de fiel. Dans son enfance, bien qu'il se montrt +quelquefois colre et entt, chacun reconnaissait sa douceur et sa +bont envers ceux qui se montraient eux-mmes bons et doux son gard; +et ceux qui l'ont connu alors s'accordent le d'un caractre affectueux +et gai. + +De toutes ces qualits naturelles la plus saillante, en effet, semble +avoir t un profond besoin d'aimer. Une disposition former des +attachemens durables et un dsir ardent d'tre pay de retour, ont t +le songe et le tourment de sa vie. Nous avons vu avec quel enthousiasme +passionn il se livra ses amitis de collge. L'amour dlirant et +malheureux qui suivit fut, si je puis m'exprimer ainsi, l'agonie, sans +tre la mort, de ce dsir insatiable qui dura toute sa vie, remplit sa +posie de tout ce que l'ame a de plus tendre, prta l'clat de ses +couleurs, mme ces noeuds indignes que la vanit et la passion lui +firent former dans la suite, et lui dicta encore ces stances qu'il +crivait quelques mois avant sa mort: + +Il est tems que ce coeur cesse d'tre mu, puisqu'il a cess d'mouvoir +les autres, et cependant, quoique je ne puisse plus tre aim, j'ai +besoin d'aimer encore! + +En supposant mme les circonstances les plus favorables, ce serait +encore une question de savoir si, avec des dispositions telles que +celles que nous venons de dcrire, il et pu viter d'tre la fin +dsappoint, ou s'il et jamais pu trouver o reposer son imagination et +ses dsirs; mais Lord Byron rencontra les dsappointemens ds les +premiers pas qu'il fit dans le sentier de la vie. Sa mre, vers laquelle +il tourna naturellement et avec ardeur ses premires affections, ou le +repoussa rudement, ou s'en joua par caprice. Parlant de ses premires +annes avec un de ses amis, Gnes, peu de tems avant son dpart pour +la Grce, il datait la premire sensation de peine ou d'humiliation +qu'il et jamais connue, de la froideur avec laquelle sa mre recevait +ses caresses dans son enfance et de ses frquentes et malicieuses +allusions son infirmit. + +Sa jeunesse fut aussi prive de l'affection sympathique d'une soeur; il +n'eut d'abord avec la sienne que des rapports extrmement rares. Si son +besoin d'aimer avait trouv o s'pancher dans sa famille, peut-tre le +torrent de ses sensations se serait-il trouv plus au niveau de ce monde +qu'il avait traverser. Ainsi il et vit ces chutes rapides et +tumultueuses auxquelles il fut bientt expos pour s'tre trop tt lev + toute sa crue. Le manque d'objets sur lesquels son attachement pt se +porter dans la maison paternelle ne laissa son coeur d'autres +ressources que ces affections enfantines qu'il forma l'cole; quand +celles-ci furent interrompues par son passage Cambridge, il se +retrouva de nouveau isol et abandonn au vague de ses dsirs. Bientt +survint son malheureux attachement pour miss Chaworth, auquel, plus qu' +toute autre cause, il attribuait lui-mme le funeste changement qui +s'opra dans son caractre. + +Je doute quelquefois, dit-il dans ses _Penses dtaches_, si, aprs +tout, un genre de vie tranquille et sans agitation et pu me convenir, +et pourtant je regrette quelquefois de n'en avoir pas un tel. Mes +premiers rves, comme presque tous ceux des enfans, furent des rves +guerriers; peu aprs ils furent tous d'amour et de solitude, jusqu' ce +que mon malheureux attachement pour Maria Chaworth commena lorsque +j'avais peine quinze ans, et continua long-tems quoique soigneusement +cach. Ce fut ce qui me rejeta de nouveau seul sur une vaste... vaste +mer. Je me rappelle qu'en 1804, je rencontrai ma soeur chez le gnral +Harcourt dans Portland-Place. J'tais moi-mme alors, tel qu'elle +m'avait toujours vu jusque-l. Quand nous nous rencontrmes ensuite en +1805 (elle me l'a dit depuis), mon caractre et mes manires taient +tellement changs que l'on me reconnaissait peine. Je ne m'apercevais +pas alors de cette altration; mais j'y crois, et je pourrais en rendre +raison. J'ai dj racont la manire dont il prit cong de miss +Chaworth avant son mariage. Une fois aprs cet vnement, il la revit, +et ce fut pour la dernire, lorsqu'il fut invit par M. Chaworth dner + Annesley, peu de tems avant son dpart d'Angleterre. Le peu d'annes +qui s'taient coules depuis leur dernire entrevue avaient apport un +changement considrable dans les manires et l'extrieur du jeune pote. +L'informe et gros colier tait devenu un jeune homme gracieux et bien +pris dans sa taille. Ces motions et ces passions qui rehaussent d'abord +et dtruisent ensuite la beaut, n'avaient encore produit sur ses traits +que leur effet favorable; et quoiqu'il et eu peu d'occasions de +frquenter la bonne socit, ses manires avaient acquis cette douceur +et cet aplomb qui caractrisent l'homme bien lev. Son empire sur +lui-mme fut bientt mis l'preuve quand on apporta dans l'appartement +la petite fille de sa belle htesse. La vue de cet enfant lui fit +prouver un saisissement dont il ne fut pas matre, ce ne fut qu'avec +effort qu'il parvint dissimuler sa profonde motion, et c'est ce +qu'il prouva dans ce moment que nous devons ces stances touchantes: Eh +bien! tu es heureuse, etc.[111], qui ont paru dans un recueil de +_Mlanges_, publi par l'un de ses amis, et que l'on retrouve maintenant +dans la collection gnrale de ses oeuvres. Sous l'influence du mme +sentiment il composa deux autres pices cette mme poque; mais comme +elles ne se trouvent que dans les _Mlanges_ que je viens de citer, et +que ce recueil n'est plus dans le commerce, je crois qu'on ne me saura +pas mauvais gr d'en citer ici quelques stances: + + [Note 111: Dates sur le manuscrit original, 2 novembre + 1808.] + + +ADIEUX A UNE DAME[112]. + + [Note 112: Intituls dans le manuscrit original: Mrs. ***, + qui me demandait mes raisons pour quitter l'Angleterre au + printems, et dats du 2 dcembre 1808.] + +Quand, chass des bosquets d'den, l'homme s'arrta quelques instans sur +le seuil, chaque scne lui rappelait les heures coules, et lui faisait +maudire son avenir. + +Mais errant travers de lointains climats, il apprit porter le poids +de son chagrin; il ne fit plus que donner un soupir au souvenir du tems +pass, et trouva du soulagement au milieu de scnes plus agites. + +Ainsi, Marie, doit-il en tre de moi; je ne dois plus revoir tes +charmes, car quand je m'arrte prs de toi, mon coeur soupire pour tout +ce bonheur qu'il a connu autrefois, etc. + +L'autre pome respire tout entier la tendresse; mais je n'en donnerai +que les stances qui me paraissent les plus saillantes: + + +STANCES ***, EN QUITTANT L'ANGLETERRE. + +C'en est fait! la barque abandonne au souffle du vent ses voiles +blanches, qui soufflent autour du mt et s'entr'ouvrent aux efforts de +la brise bruyante! Et il faut que je quitte ce pays, parce que je n'en +puis aimer qu'une... + +Comme un oiseau priv de sa compagne, mon coeur dchir se livre la +douleur: en vain je cherche autour de moi, je ne puis rencontrer un +sourire ami, une figure qui me plaise, et mme au milieu des troupes les +plus nombreuses, je suis toujours seul, parce que je n'en puis aimer +qu'une. + +Je franchirai les flots blanchissans, j'irai chercher une patrie +l'tranger; je ne saurais trouver de repos nulle part, jusqu' ce que +j'aie oubli les traits de cette belle infidle; je ne puis me +soustraire mes sombres penses, mais je puis aimer toujours, et +toujours je n'en puis aimer qu'une... + +Je pars... mais en quelque lieu que j'aille, aucun oeil ne se mouillera +pour moi de larmes, aucun coeur ne sympathisera mes peines; toi-mme, +qui as dtruit toutes mes esprances, tu ne m'accorderas pas un soupir, +quoique je n'en aime qu'une. + +Le souvenir de chacune de ces scnes passes, la pense de ce que nous +sommes, de ce que nous avons t, abmerait de douleurs des coeurs plus +faibles! Mais, hlas! le mien a support le choc, il bat encore comme il +avait commenc, et n'en aime jamais rellement qu'une. + +Qu'elle peut tre cette belle, si tendrement aime? c'est ce que le +vulgaire ne doit pas savoir; pourquoi ce jeune amour fut-il malheureux? +tu le sais, et moi j'en gmis; et bien peu de ceux qui vivent sur cette +terre n'ont aim si long-tems, et n'en ont aim qu'une. + +J'ai essay les fers d'une autre, tout aussi belle peut-tre; j'aurais +donn beaucoup pour l'aimer autant que toi, mais un charme insurmontable +empchait mon coeur dchir de rien sentir que pour une. + +Il me serait doux de te revoir au moment du dpart, de te bnir en te +disant adieu; cependant je ne voudrais pas demander tes beaux yeux des +larmes pour celui qui va errer sur les vastes mers. Il a perdu sa +patrie, ses esprances, sa jeunesse, et toutefois il aime encore, et +n'en aime qu'une. + +Tandis que son coeur aimant tait ainsi tromp dans ses esprances de +retour, il tait au moins autant mortifi et dsappoint dans un autre +instinct de sa nature, le dsir d'acqurir des distinctions et de +dominer. Le peu de rapports entre sa fortune et son rang fut de bonne +heure pour lui une source d'embarras et d'humiliations; et la haute +opinion qu'il avait des avantages d'une naissance illustre ne faisait +qu'ajouter l'amertume de cette ingalit. Cependant l'ambition lui +suggra bientt qu'il y avait d'autres et de plus nobles voies pour +arriver aux distinctions. Il sentit avec orgueil qu'il pourrait un jour +obtenir celles que le talent ne doit qu' lui-mme. Il n'tait pas +extraordinaire non plus que, comptant sur l'indulgence que l'on accorde +ordinairement la jeunesse, il esprt faire impunment le premier pas +dans le sentier de la gloire. Mais l, comme dans tous les autres objets +que son coeur s'tait proposs, il ne rencontra que le dsappointement et +la mortification. Au lieu d'prouver ces gards, si ce n'est cette +indulgence avec laquelle les critiques accueillent ordinairement de +jeunes dbutans, il se trouva tout coup victime d'une svrit sans +borne, svrit que l'on ne dploie que rarement contre les plus vieux +pcheurs dans le monde littraire. Ainsi, son coeur, qui venait +d'prouver toute la douleur d'un amour malheureux, se vit encore frustr +de ces ressources et de ces consolations qu'il avait cherches dans +l'exercice de ses facults intellectuelles. + +Tandis qu'il prouvait ainsi de bonne heure des peines de plus d'un +genre, son imagination reut encore l'influence funeste de plaisirs trop +prmaturs. Bientt se dissipa ce charme dont la jeunesse aime +embellir un monde qu'elle ne connat pas. Ses passions avaient ds le +commencement anticip l'avenir, et le vide qu'elles laissrent bientt +dans son ame fut, de son propre aveu, l'une des principales causes de +cette mlancolie qui forma depuis l'une des marques distinctives de son +caractre. + +Mes passions, dit-il dans ses _Penss dtaches_, se dvelopprent de +trs-bonne heure, de si bonne heure que bien peu voudraient me croire, +si j'en citais la date et les circonstances: peut-tre l'une des causes +de cette mlancolie anticipe de mes penses fut que j'avais anticip la +vie. Mes premiers pomes sont pleins de penses qui semblent appartenir + un ge dix ans plus vieux que celui auquel ils furent crits; je ne +veux point parler de leur mrite, mais de l'exprience qu'on y remarque. +Les deux premiers chants de _Childe Harold_ furent termins, quand je +n'avais que vingt-deux ans, et on les croirait crits par un homme plus +g que je ne le serai probablement jamais. + +Quoique la premire phrase de cet extrait se rapporte une poque de +beaucoup antrieure, elle nous donnera occasion de remarquer que, +quelque irrgulire qu'ait t sa vie durant les deux ou trois annes +qui prcdrent le moment de ses voyages, l'ide que plusieurs ont eue +qu'il faisait dans _Childe Harold_ allusion aux dbauches et aux orgies +de Newstead, est, comme beaucoup d'autres accusations contre lui, fonde +sur son propre tmoignage, trangement exagr. Il reprsente, il est +vrai, la maison de son reprsentant potique comme un _dme monastique +condamn de vils usages_, et ajoute: O la superstition tenait jadis +son antre les filles de Paphos venaient chanter et sourire. M. Dallas +se livrant au mme esprit d'exagration, dit, en parlant des prparatifs +du jeune pote: Dj rassasi de plaisirs et dgot de la compagnie de +ceux qui n'avaient point d'autres ressources, il avait rsolu de +matriser ses passions, et avait congdi ses harems. La vrit est que +l'exigut des moyens pcuniaires de Lord Byron et suffi seule pour le +dtourner de ce luxe oriental. Son genre de vie Newstead tait simple +et peu coteux. Ses compagnons, quoique amis du plaisir, avaient des +gots et des caractres trop rflchis pour s'accommoder d'une dbauche +vulgaire. Quant ses prtendus _harems_, il parat qu'une ou deux +_subintroduct_, comme les moines les auraient appeles, et encore +prises parmi les domestiques de la maison, sont tout ce que la mdisance +a jamais pu citer l'appui de cette calomnie. + +Il nous dit lui-mme, dans le journal que je viens de citer, que le jeu +tait au nombre de ses folies cette poque. + +J'ai, dit-il, ide que les joueurs sont aussi heureux que bien d'autres +gens, parce qu'ils sont toujours _excits_. Les femmes, le vin, la +gloire, la table rassasient quelquefois; mais chaque coup de carte ou de +d tient le joueur veill, outre que l'on peut jouer dix fois plus +long-tems qu'on ne peut faire toute autre chose. tant jeune, j'tais +passionn pour le jeu, c'est--dire pour le hasard; car je dteste tous +les jeux de cartes, mme le pharaon. Quand le maccao fut invent, je ne +voulus pas l'adopter; car je regrettais le bruit du cornet et des ds et +cette glorieuse incertitude, non-seulement d'une chance bonne ou +mauvaise, mais mme d'une chance quelconque; car il faut souvent jeter +les ds plusieurs fois avant d'obtenir un rsultat. J'ai gagn jusqu' +quatorze coups de suite, et enlev tout l'argent qui se trouvait sur la +table; mais je n'avais ni sang-froid, ni jugement, ni calcul: c'tait +l'motion qui faisait tout mon plaisir. Aprs tout, j'ai cess tems, +sans avoir ni beaucoup gagn ni beaucoup perdu. Depuis l'ge de vingt-un +ans j'ai trs peu jou, et jamais au-del de cent, deux cents ou trois +cents guines. + +Il fait allusion cette folie et quelques autres dans le billet +suivant. + + + M. WILLIAMS BANKES. + +Vendredi, minuit. + + +MON CHER BANKES, + +Je reois l'instant votre petit mot; croyez que je suis dsespr de +n'en avoir pas eu plus tt connaissance; une demi-heure de conversation +avec vous m'et t plus agrable que le vin, le jeu et toutes les +autres manires la mode de passer une soire chez soi ou en ville. Je +suis rellement trs-fch d'tre sorti avant l'arrive de votre +missive; l'avenir crivez-moi avant six heures, et soyez sr que, +quels que soient mes engagemens, je les mettrai de ct. Croyez-moi avec +cette dfrence que j'ai eue ds mon enfance pour vos talens, et une +meilleure opinion de votre coeur, + +Votre, etc. + +BYRON. + +Parmi les causes, si ce n'est plutt parmi les rsultats de cette +disposition la mlancolie qui tenait son caractre, il ne faut pas +oublier ce scepticisme en fait de matires religieuses, qui, comme nous +l'avons vu, jetait dj quelque chose de sombre sur les penses de son +enfance, et qui se rembrunit de plus en plus l'poque dont je parle en +ce moment. En gnral, nous voyons les jeunes gens trop ardemment +occups des plaisirs que ce monde donne ou promet, pour s'occuper bien +srieusement des mystres du monde venir. Mais avec lui le cas tait +malheureusement tout contraire: comme philosophe et comme ami du +plaisir, il avait acquis trop tt la plus dplorable exprience. tre, +comme il le supposait, parvenu la dernire limite des plaisirs de ce +monde, et ne voir au-del que nuages et obscurit, tel tait le sort +funeste auquel un caractre et des passions prmatures semblaient +condamner Lord Byron. + +Quand, l'ge de vingt-cinq ans, Pope se plaignait d'tre fatigu du +monde, Swift lui rpondit qu'il n'avait point encore assez agi, assez +souffert dans le monde pour en tre fatigu. Mais quelle diffrence +entre la jeunesse de Pope et celle de Byron! Ce que le premier n'avait +qu'anticip par la pense, le second le connut dans la plus triste +ralit. l'ge o l'un commenait peine jeter un coup d'oeil sur +l'ocan de la vie, l'autre y avait plong, et en avait sond toutes les +profondeurs. Swift lui-mme dut aux dsappointemens et aux injustices +qu'il prouva de bonne heure cette amertume qui ne le quitta jamais, et +prsente bien plus d'analogie avec le sort de notre pote, non-seulement +pour les attaques cruelles auxquelles il se trouva jeune en butte, que +pour l'effet qu'elles produisirent sur son caractre[113]. + + [Note 113: Il y a du moins un grand point de rapprochement + dans la disposition d'esprit que Johnson attribue Swift: + Le soupon d'irrligion, dit-il, qui plana sur la tte de + Swift, vint en grande partie de son horreur pour + l'hypocrisie: _au lieu de chercher paratre meilleur, il + prenait plaisir paratre pire qu'il n'tait en effet_. + (_Note de Moore_.)] + +La jeunesse est naturellement porte se donner des airs d'une +mlancolie romantique, imiter un air triste et sombre que les annes +n'ont pas encore pu amener. Je ne veux pas nier que quelque chose de ce +genre ne soit venu augmenter et nourrir les dispositions peu riantes de +notre jeune pote. Il avait dans son cabinet d'tude un certain nombre +de crnes humains bien polis et rangs avec une symtrie qui semblerait +indiquer plutt l'envie de s'entourer d'ides sombres que de les viter. +Peut-tre est-ce aussi une imitation de l'usage que Young fit, dit-on, +d'un crne, circonstance qui nous ferait douter de la sincrit de sa +mlancolie cette poque, si nous n'en retrouvions les traces videntes +dans le reste de ses crits et dans sa vie tout entire. + +Telle est, d'aprs son propre tmoignage et celui des autres, la +disposition d'esprit et de coeur dans laquelle Byron partit pour son +voyage indfini, la suite du changement le plus grand qu'un homme ait +jamais peut-tre prouv dans sa manire de voir et de sentir. Le refus +de lord Carlisle d'agir comme son patron, et la position humiliante dans +laquelle ce refus le plaa, compltrent les mortifications que dj +bien d'autres causes lui avaient fait prouver. Tromp dans ses +esprances en amour et en amiti, il trouva une sorte de vengeance et de +consolation douter qu'il existt en effet de tels sentimens. Les +checs qu'il avait essuys taient assez capables d'irriter et de +blesser qui que ce soit; il ajouta encore ce qu'ils avaient de pnible +par le caractre irritable et impatient dont il les reut. Ce que +d'autres auraient reu avec rsignation comme autant de malheurs le +rvolta comme autant d'affronts et d'injustices, et la vhmence de +cette raction produisit un changement complet dans tout son caractre. +Alors, comme dans les rvolutions, tout ce qu'il y avait de mauvais et +d'irrgulier dans son naturel surgit la surface, et domina en mme +tems que tout ce qu'il y avait de plus nergique et de plus grand. Ses +vertus et ses qualits naturelles ajoutrent elles-mmes la violence +de ce changement. Cette mme ardeur qu'il avait mise dans ses amitis et +dans ses amours fournit de nouveaux alimens son indignation et son +mpris. La vivacit et la tournure originale de son esprit ouvrirent un +autre canal au fiel dont il tait rempli; et cette haine de +l'hypocrisie, qu'il avait dj montre en exagrant les erreurs de sa +jeunesse, le porta, par horreur de toute fausse prtention la vertu, +une autre prtention encore plus dangereuse, celle d'afficher des vices +et de s'en faire gloire. + +La lettre suivante, qu'il crivit sa mre peu de jours avant que de +mettre la voile, donne quelques dtails sur les personnes qui +composaient sa suite. Robert Rushton, dont il y parle avec tant +d'intrt, est le jeune enfant qu'il introduisit dans le premier chant +de _Childe Harold_, en qualit de son page. + + + + +LETTRE XXXIV. + + MRS. BYRON. + +Falmouth, 22 juin 1809. + + +MA CHRE MRE, + +Nous aurons mis la voile, probablement avant que cette lettre ne vous +soit parvenue. Fletcher m'a tant tourment, que je l'ai gard mon +service; mais s'il ne se conduit pas bien l'tranger, je le renverrai +par un transport. J'ai un domestique allemand, qui a dj t en Perse +avec M. Wilbraham, et qui m'a t fortement recommand par le docteur +Butler de Harrow; si vous l'ajoutez Robert et William, vous aurez tout +le personnel dont se compose ma suite. J'ai des lettres de +recommandation en abondance; je vous crirai de tous les ports o nous +toucherons; mais si mes lettres viennent s'garer, il ne faut pas vous +en alarmer. Le continent marche bien; une insurrection a clat dans +Paris; les Autrichiens sont en train de battre Bonaparte, et les +Tyroliens se sont soulevs. + +Voici mon portrait l'huile pour tre renvoy le plus tt possible +Newstead. Je voudrais bien que les demoiselles P... eussent quelque +chose de mieux faire que d'emporter mes miniatures Nottingham pour +les copier. Puisque c'est fait maintenant, vous pourriez leur offrir de +copier aussi les autres portraits, auxquels je tiens beaucoup plus qu'au +mien. Quant aux finances, je suis ruin, du moins jusqu' ce que +Rochdale soit vendu; si cela ne tourne pas bien, j'entrerai au service +de l'Autriche ou de la Russie, peut-tre mme celui de la Turquie, si +leurs manires me conviennent. Le monde est devant moi; je quitte +l'Angleterre sans regret et sans aucun dsir de rien revoir de ce +qu'elle contient, except _vous-mme_ et votre rsidence actuelle. + +_P. S._ Dites, je vous prie, M. Rushton que son fils se porte bien et +va bien; il en est de mme de Murray; en vrit, je ne l'ai jamais vu +mieux: il sera de retour dans un mois. Au nombre de mes regrets je +devrais compter celui de me sparer de ce fidle serviteur; son grand +ge me privera peut-tre du plaisir de le revoir jamais. Pour Robert, je +l'emmne; je l'aime, parce que, comme moi, il parat tre un animal sans +amis en ce monde. + +Ceux qui se rappellent la description potique qu'il fait de l'tat de +son ame au moment de quitter l'Angleterre, pourront trouver tranges et +choquantes la gat et la lgret qui rgnent dans les lettres que je +vais transcrire ici. Mais dans un caractre comme celui de Lord Byron, +ces clats de vivacit extrieure ne sont pas du tout incompatibles avec +un coeur intimement et profondment ulcr[114], et le ton de gat et de +bonne humeur qu'il y affecte ne rend que plus frappant le sentiment +d'abandon et d'isolement qu'il y laisse quelquefois percer. + + [Note 114: On sait que le pote Cowper composa son + chef-d'oeuvre de gat, _John Gilpin_, pendant une de ses + crises d'abattement mortel, et il dit lui-mme: Tout trange + que cela puisse paratre, les ouvrages les plus bouffons que + j'aie crits, le furent dans un moment de tristesse affreuse, + et peut-tre ne les euss-je jamais crits sans cette mme + tristesse. + (_Note de Moore_.)] + + + + +LETTRE XXXV. + + M. HENRY DRURY. + +Falmouth, 25 juin 1809. + + +MON CHER DRURY, + +Nous partons demain par le paquebot de Lisbonne; nous avons t retenus +jusqu'ici par le manque de vent et d'autres circonstances. Tout tant +maintenant pour le mieux, demain soir cette heure-ci nous serons +embarqus sur ce vaste monde des eaux. Le paquebot de Malte ne devant +pas partir pendant quelques semaines, nous avons rsolu d'aller par +Lisbonne, afin de voir le Portugal; de l par Cadix et Gibraltar, et +puis nous reprenons notre premire route, Malte et Constantinople, si +tant est que le capitaine Kidd, notre brave commandant, entende bien la +navigation, et nous conduise suivant la carte. + +Voulez-vous avoir la bont de dire au docteur Butler[115], qu' sa +recommandation j'ai pris mon service un Prussien, Friese, la perle des +domestiques? Il s'est trouv parmi les adorateurs du feu en Perse, a vu +Perspolis et tout ce qui s'en suit. + + [Note 115: En se rconciliant avec le docteur Butler, au + moment de son dpart, Byron donna une nouvelle preuve de la + bont de son caractre, irritable sans doute, mais tranger + toute ide de haine ou de rancune. Il avait prpar des + corrections pour une nouvelle dition de ses _Heures + d'oisivet_, o il remplaait les pigrammes contre ce + professeur, par son loge et l'aveu des torts qu'il se + reprochait envers lui. + (_Note de Moore_.)] + +Hobhouse a fait de formidables prparatifs pour publier ses voyages au +retour; un cent de plumes, deux gallons d'encre[116], plusieurs livres +blancs, etc., tout cela pour le plus grand avantage d'un public clair. +J'ai renonc rien crire pour mon propre compte, mais j'ai promis de +lui fournir un ou deux chapitres de moeurs, etc., etc. + + Le coq chante, il faut partir; je ne saurais vous en dire davantage. + (_Ghost of Gaffer Thumb_.) + + +Adieu, croyez-moi, etc., etc. + + [Note 116: Un peu moins de dix pintes de Paris. + (_N. du Tr._)] + + + + +LETTRE XXXVI. + + M. HODGSON. + +Falmouth, 25 juin 1809. + + +MON CHER HODGSON, + +Avant que la prsente ne vous parvienne, Hobhouse, deux femmes +d'officiers, trois enfans, deux filles de chambre, deux subalternes pour +la troupe, trois seigneurs portugais et leurs domestiques, enfin +moi-mme, en tout dix-neuf ames, nous aurons mis la voile pour +Lisbonne, sous la conduite du noble capitaine Kidd, aussi brave marin +qu'aucun qui ait jamais pass en contrebande un quartaut de spiritueux. + +Nous allons Lisbonne d'abord, parce que le paquebot de Malte est dj +parti, voyez-vous? De Lisbonne Gibraltar, Malte, Constantinople _et +coetera_, comme dit loquemment l'orateur Henley, quand il mit en danger +l'glise _et coetera_. + +Cette ville de Falmouth, comme vous le devinez presque dj, n'est pas +situe fort loin de la mer. Elle est dfendue de ce ct par deux +chteaux, Saint-Maws et Pendennis, extrmement bien calculs pour +tourmenter tout le monde, except l'ennemi. Saint-Maws a pour garnison +un individu trs-valide, g seulement de quatre-vingts ans; c'est du +reste un homme veuf. C'est lui qu'est dvolu le commandement absolu et +la direction de six pices de sige, les moins dirigeables possible, +admirablement adaptes pour la destruction de Pendennis qui est une +autre tour de mme force sur l'autre ct du canal. Nous avons visit +Saint-Maws; pour Pendennis, on ne nous l'a laiss voir qu' distance, +parce qu'on nous souponnait, Hobhouse et moi, d'avoir dj pris +Saint-Maws par un coup de main. + +La ville contient beaucoup de quakers et de poisson sal; les hutres y +ont un got de cuivre, parce que le pays est plein de mines; les femmes +(bnie soit pour cela la corporation!) sont fouettes derrire une +charrette quand elles se permettent de voler en petit ou en grand; et +c'est ce qui est arriv hier vers midi une personne du beau sexe. Elle +tait entte et a envoy le maire tous les diables... + +Hodgson! rappelez-moi au souvenir de Drury, et rappelez-moi votre +propre souvenir... quand vous serez ivre; je ne suis pas digne d'occuper +les pensers d'un homme jeun. Ayez l'oeil ma satire chez Cawthorn, +dans Cockspur-Street... + +J'ignore quand je pourrai vous crire de nouveau, car cela dpend de +notre expriment capitaine, le brave Kidd, et des vents orageux qui +_ne_ soufflent _pas_ dans cette saison. Je quitte l'Angleterre sans +regret; j'y retournerai sans plaisir. Je suis comme Adam, le premier +pcheur condamn la dportation; mais je n'ai pas d've, et je n'ai +pas mang de pomme, si ce n'est des pommes sures et sauvages. Ainsi +finit mon premier chapitre. + +Adieu. Tout vous, etc. + +Dans cette lettre taient renfermes les strophes suivantes, dont nous +regrettons de ne pouvoir rendre toute la gat et le naturel: + +En rade de Falmouth, 30 juin 1809. + +1. Hourra! Hodgson, nous voil partis; l'embargo est la fin lev: une +brise favorable agite les voiles, et les frappe contre le mt, au-dessus +duquel le pavillon de partance dploie ses orbes onduleux. Attention! le +coup de canon est tir. Les cris des femmes effrayes et les juremens +des matelots nous avertissent que le moment est venu. Voici monter +bord un coquin de douanier; il faut tout ouvrir, tout montrer, malles, +caisses, etc. Malgr tant de bruit et de fracas, il faut que le plus +petit trou rats soit visit, avant qu'on ne nous permette de partir +bord du paquebot de Lisbonne. + +2. Nos matelots dtachent les amarres; tout le monde aux rames. Le +bagage descend de dessus le quai; nous sommes impatiens. En avant, +poussez loin du rivage. Prenez garde! cette caisse renferme des +liquides. Arrtez le bateau, je me sens malade: oh! mon Dieu!--Malade! +madame; le diable m'emporte, vous le serez bien davantage quand vous +aurez t seulement une heure bord. Hommes, femmes, matres et +valets, matresses et servantes, presss les uns contre les autres comme +des btons de cire, crient, se dmnent et s'agitent. Que de bruit, que +de fracas avant que nous n'atteignions le paquebot de Lisbonne! + +3. Enfin nous l'avons atteint! Voil le capitaine, le brave Kidd, qui +commande son quipage. Les passagers sont parqus dans leur logement, +les uns pour y grogner, les autres pour y vomir tout leur aise. Hol +h! appelez-vous cela une chambre? Cela n'a pas trois pieds carrs; il +n'y aurait pas de quoi contenir la reine Mab[117]. Qui diable peut loger +l-dedans?--Qui, monsieur? beaucoup de monde. Vingt seigneurs la +fois ont rempli mon navire.--Vraiment! Jsus mon Dieu, comme vous nous +pressez! Plt Dieu que vos vingt seigneurs y fussent encore! j'aurais +chapp la chaleur et au bruit qui rgnent bord de ce beau navire, +le paquebot de Lisbonne. + + [Note 117: _Queen mab_; voyez, dans Shakspeare, la charmante + description de cette petite reine des fes et de son petit + quipage.] + +4. Fletcher! Murray! Rob[118]! o tes-vous? tendus sur le pont comme +des bches! Un coup de main, vous, joli matelot; voil un bout de corde +pour fouetter ces chiens-l. Hobhouse murmure des juremens affreux en +roulant le long de l'coutille; il vomit alternativement des vers et son +djeuner, et nous envoie tous tous les diables. Voil une stance sur +la maison de Bragance... Au secours!--Un couplet?--Non, une tasse +d'eau chaude.--Qu'est-ce qu'il y a?--Diable! mon foie me vient sur +le bord des lvres! Je ne survivrai jamais au bruit et au fracas de ce +navire brutal, le paquebot de Lisbonne. + + [Note 118: Abrviation pour Robert.] + +5. Enfin, nous voil en route pour la Turquie; Dieu sait quand nous en +reviendrons! Les vents violens et les sombres temptes peuvent en un +moment briser notre vaisseau. Mais puisque, de l'avis des philosophes, +la vie n'est qu'une plaisanterie, le mieux est encore de rire. Rions +donc, comme je fais maintenant; rions de tout, des grandes et des +petites choses. Bien portans ou malades, la mer ou sur terre, tant que +nous avons de quoi boire abondamment, rions. Que diable! peut-on se +soucier d'autre chose? Hol h! de bon vin! qui voudrait s'en laisser +manquer, mme bord du paquebot de Lisbonne? + +BYRON. + +Le 2 juillet, le navire mit la voile de Falmouth; et aprs une +heureuse traverse de quatre jours et demi, nos voyageurs arrivrent +Lisbonne, et se logrent dans cette ville. + +Lord Byron citait souvent une trange anecdote que le capitaine Kidd, +commandant du paquebot, lui avait raconte pendant la traverse. Cet +officier lui dit qu'une nuit, tant endormi, il fut rveill par le +poids de quelque chose de lourd sur son estomac, et qu' l'aide d'une +petite clart qui rgnait dans sa chambre, il reconnut distinctement le +corps de son frre qui, cette poque, servait aux grandes Indes dans +la marine royale, revtu de son uniforme et couch en travers sur son +lit. Pensant que c'tait une illusion de ses sens, il ferma les yeux, et +essaya de dormir. Mais la mme pression se fit encore sentir, et chaque +fois qu'il se hasarda ouvrir les yeux, il vit la mme figure couche +en travers sur lui dans la mme position. Pour ajouter encore ce que +cet vnement avait de merveilleux, en tendant la main pour toucher ce +fantme, il sentt que l'uniforme dont il paraissait couvert tait tout +dgouttant d'eau. l'arrive d'un de ses camarades qu'il appela au +secours, l'apparition s'vanouit; mais quelques mois aprs, il reut +l'accablante nouvelle que son frre tait mort cette nuit-l mme, noy +dans les mers des Indes. Le capitaine Kidd n'avait pas le plus lger +doute sur la ralit de cette apparition surnaturelle. + +Les lettres suivantes de Lord Byron son ami Hodgson, quoique crites +avec une gat et une lgret d'colier, donneront quelque ide de +l'impression que lui fit son sjour Lisbonne. De telles lettres, qui +contrastent si fortement avec les nobles stances sur le Portugal, qui se +trouvent dans le _Childe Harold_, montreront combien son imagination +tait versatile, et sous combien d'aspects diffrens il pouvait +envisager les mmes choses suivant les diffrentes dispositions d'esprit +o il tait. + + + + +LETTRE XXXVII. + + M. HODGSON. + +Lisbonne, 16 juillet 1809. + +MON CHER HODGSON, + +Jusqu'ici nous avons poursuivi notre route; nous avons vu des choses +magnifiques, des palais, des couvens; mais comme tout cela se trouvera +crit au large dans le premier volume de voyages de mon ami Hobhouse, je +ne veux point anticiper, ni le voler, en fraudant le plus petit dtail, +et vous le communiquant ainsi d'une manire clandestine dans une lettre. +Tout ce que je puis me permettre de vous dire, c'est que le village de +Cintra, dans l'Estramadoure, est peut-tre le plus beau village du +monde.................................................................. + +Je suis trs-heureux ici, parce que j'aime les oranges, et que je parle +mauvais latin aux moines, qui le comprennent d'autant mieux, qu'il est +plus semblable au leur. Et puis je vais en socit (avec mes pistolets +de poche). Et puis je nage dans le Tage, que j'ai travers d'un seul +coup. Et puis je monte cheval sur un ne ou sur une mule. Et puis j'ai +attrap la diarrhe, et j'ai t piqu par les mosquites: mais qu'est-ce +que cela fait? on ne doit point chercher ses aises quand on fait une +partie de plaisir. + +Quand les Portugais font les mchans, je dis _caracho_! le grand juron +des fashionables de ce pays-ci, et qui remplace parfaitement notre +_damnation_. Quand je suis mcontent de mon voisin, je l'appelle _combro +de merda_; avec ces deux phrases et une troisime, _cobra burro_, qui +signifie: procurez-moi un ne, je suis universellement reconnu pour un +homme de distinction, et qui parle fort bien toutes les langues. Quelle +joyeuse vie nous menons, nous autres voyageurs!... si nous avions la +nourriture et le vtement. Mais srieusement, et par malheur trop +srieusement parlant, tout au monde est prfrable l'Angleterre; et +jusqu'ici je m'amuse beaucoup de mon voyage. + +Demain, nous partons pour faire cheval plus de quatre cents milles en +poste, jusqu' Gibraltar, o nous nous embarquerons pour Mlite et +Byzance. Une lettre me parviendrait Malte, ou me serait envoye si +j'tais absent. Embrassez, je vous prie, les Drury, les Dwyer, et tous +les phsiens que vous rencontrerez. J'cris en ce moment avec le crayon +qui m'a t donn par Butler, ce qui rend ma mauvaise main pire encore. +Excusez mon _illisibilit_... + +Hodgson! envoyez-moi les nouvelles, les morts et les dfaites, les +crimes capitaux et les malheurs de mes amis. Donnez-moi quelques dtails +sur les sujets littraires, les controverses et les critiques; tout cela +me sera agrable: _Suave mari magno_, etc. En parlant de cela, j'ai t +malade la mer et de la mer. Adieu... + +Votre affectionn, etc. + + + + +LETTRE XXXVIII. + + M. HODGSON. + +Gibraltar, 6 aot 1809. + + +Je viens d'arriver dans cette ville aprs un voyage de prs de cinq +cents milles, travers le Portugal et une partie de l'Espagne. Nous +allmes cheval de Lisbonne Sville et Cadix, et de l nous +montmes bord de la frgate _l'Hyprion_ pour nous rendre ici. Les +chevaux sont excellens, nous faisions soixante-dix milles par jour. Des +oeufs, du vin, des lits bien durs, sont toutes les commodits qu'offre la +route; mais sous un climat aussi brlant, c'est bien assez. Ma sant est +meilleure qu'en Angleterre. + +Sville est une belle ville, et la Sierra Morna est une montagne bien +digne de ce nom; mais le diable emporte les descriptions! elles sont +toujours ennuyeuses. Cadix! dlicieuse Cadix! c'est le plus beau point +de la terre..., et la beaut de ses rues et de ses btimens ne le cde +qu' l'amabilit de ses habitans. Car, prjug national part, je dois +avouer que les femmes de Cadix sont aussi suprieures en beaut aux +femmes anglaises, que les Espagnols sont infrieurs aux Anglais pour +toutes les qualits qui donnent de la dignit au nom d'homme... Au +moment o je commenais faire quelques connaissances dans la ville, je +fus oblig d'en partir. + +Vous n'attendez pas de moi une longue lettre aprs une telle course +cheval, sur ces rosses d'Asie l'embonpoint hypocrite. En parlant +d'Asie, cela me fait penser l'Afrique, qui n'est qu' cinq milles de +ma demeure actuelle; j'y veux aller me promener avant de partir pour +Constantinople... + +Cadix est une vraie Cythre; beaucoup de grands d'Espagne s'y sont +rfugis, aprs avoir quitt Madrid la suite des troubles: c'est, je +crois, la plus jolie ville et la plus propre de l'Europe. Londres est +sale en comparaison... Les Espagnoles se ressemblent toutes; leur +ducation est la mme. La femme d'un duc est comme la femme d'un paysan +sous le rapport de l'instruction; et pour les manires, la femme d'un +paysan a les mmes que la duchesse. Certainement elles sont sduisantes; +mais elles n'ont qu'une ide dans la tte, et l'unique affaire de toute +leur vie est l'intrigue... + +J'ai vu sir John Carr Sville et Cadix; et comme le barbier de +Swift, je l'ai suppli de ne me point faire figurer dans son journal. +Rappelez-moi, je vous prie, au souvenir des Drury et des Davies et de +tous ceux de ce genre-l qui sont encore en vie[119]. + + [Note 119: Des recommandations de ce genre, dit M. Hodgson, + dans une note au bas de la copie de cette lettre, se trouvent + chaque pas dans sa correspondance. Il ne se contentait pas + de s'informer de la sant de ses amis et de leur donner cette + marque de souvenir. Si l'on pouvait savoir tout ce qu'il a + fait pour ses nombreux amis, certes il paratrait bien digne + d'en avoir eu. Pour moi, je me fais un plaisir de reconnatre + avec les sentimens de la plus vive gratitude, qu'il est venu + gnreusement et bien propos mon secours; et si mon + pauvre ami Bland vivait encore, il rendrait aussi de grand + coeur le mme hommage la mmoire de Byron, quoique, aprs + tout, je sois de tous les hommes celui qui lui doit le plus + de reconnaissance. + (_Note de Moore_.)] + +Envoyez-moi une lettre et des nouvelles Malte. Ma premire sera date +du Caucase ou de la montagne de Sion. Je repasserai en Espagne avant de +me rendre en Angleterre, car je suis amoureux de ce pays. Adieu, etc. + +Dans une lettre Mrs. Byron, date de Gibraltar, quelques jours aprs, +il rpte les mmes dtails sur son voyage, mais un peu plus tendus. +Pour faire compensation, dit-il, la salet de Lisbonne et de ses +habitans, le village de Cintra, situ quinze milles environ de cette +capitale, est peut-tre, sous tous les rapports, le plus dlicieux de +l'Europe; il renferme des beauts de toute espce, naturelles et +artificielles. Des palais et des jardins s'levant au milieu des +rochers, des cataractes et des prcipices; des couvens sur des hauteurs +prodigieuses. Dans le lointain la vue de la mer et du Tage, et, en +outre, quoique ce ne soit qu'une circonstance bien secondaire, ce +village est remarquable comme tant le lieu o fut signe la fameuse +_convention_ de sir H*** D**[120]. Il runit l'apparence sauvage et +pittoresque des montagnes de l'cosse avec la verdure et la fcondit du +midi de la France. Prs de l est le palais de Mafra, l'orgueil des +Portugais, et qui serait admir dans tous les pays du monde sous le +rapport de la magnificence, mais non sous celui de l'lgance. Un +couvent y est annex; les moines sont assez polis, et entendent le +latin, de sorte que nous emes ensemble une longue conversation. Ils ont +une belle bibliothque, et me demandrent si _les Anglais_ avaient _des +livres_ dans leur pays. + + [Note 120: Le colonel Napier, dans une note son excellente + _Histoire de la guerre de la Pninsule_, relve l'erreur dans + laquelle Byron est tomb avec plusieurs autres; la convention + dont il s'agit ayant t signe trente milles de + Cintra.--Voy. _Childe Harold_, chant Ier. + (_Note de Moore_.)] + +Il raconte ensuite dans la mme lettre une aventure qui lui arriva +Sville, et qui peut donner une juste ide de lui-mme et du pays o il +se trouvait: + +Nous logemes dans la maison de deux dames espagnoles non maries, qui +possdent six maisons Sville, et me donnrent un curieux modle des +manires espagnoles. Ce sont des dames de qualit: l'ane est une fort +belle femme; la seconde est agrable, mais elle n'est pas d'un port +aussi avantageux que dona Josepha. La libert de manires qui est +gnrale ici m'tonna d'abord beaucoup; dans la suite de mes +observations, j'eus lieu de remarquer que la rserve n'est pas le +caractre dominant des Espagnoles, qui, en gnral, sont trs-bien, avec +de grands yeux noirs et de fort belles formes. L'ane honora votre fils +indigne d'une attention toute particulire, elle m'embrassa au moment de +mon dpart (je n'y avais demeur que trois jours). Elle coupa une boucle +de mes cheveux, et me fit cadeau d'une tresse des siens de trois pieds +de long, que je vous envoie, et que je vous prie de vouloir bien me +garder jusqu' mon retour. Ses mots d'adieu furent: _Adios, tu hermoso! +me gustas mucho_. Adieu! beau cavalier, tu me plais beaucoup. Elle +m'offrit une partie de son propre appartement, que ma vertu ne me permit +pas d'accepter; elle rit beaucoup, me dit que j'avais quelque amante en +Angleterre, et ajouta qu'elle allait se marier un officier de l'arme +espagnole. + +Parmi les beauts espagnoles, qui avaient excit en masse son +imagination, il parat qu'une dame tait au moment de fixer plus +particulirement son attention: + +Cadix, la dlicieuse Cadix, est la plus agrable ville que j'aie encore +vue; elle est bien diffrente de nos villes anglaises, except sous le +rapport de la propret; elle est aussi propre que Londres, mais pleine +des plus belles femmes de l'Espagne; les belles de Cadix sont pour +l'Espagne ce que sont les belles du Lancashire pour l'Angleterre. +Prcisment au moment o je venais d'tre prsent la grandesse, et +que je commenais l'aimer, je me suis vu oblig de quitter Cadix pour +cet affreux Gibraltar; mais avant de rentrer en Angleterre, j'y veux +faire une autre visite. + +La veille de mon dpart, j'tais l'opra dans la loge de l'amiral *** +avec sa femme et sa fille. Elle est trs-jolie dans le genre espagnol, +qui, mon avis, n'est pas infrieur au genre anglais pour la beaut +proprement dite, et qui est bien plus sduisant. De longs cheveux noirs, +des yeux noirs et languissans, un teint olive-claire et des formes plus +gracieuses, quand elles sont animes par le mouvement, que n'en peut +concevoir un Anglais, habitu l'air nonchalant et apathique de ses +belles compatriotes; ajoutez cela la mise la fois la plus dcente et +du meilleur got, qui rend une beaut espagnole tout--fait +irrsistible. + +Mademoiselle *** et son jeune frre comprenaient un peu le franais, +et, aprs avoir tmoign ses regrets que je ne susse pas l'espagnol, +elle me proposa de m'enseigner cette langue. Je ne pus rpondre que par +un profond salut, regrettant de quitter Cadix trop promptement pour +faire tous les progrs qui eussent naturellement suivi mes tudes sous +une si charmante directrice. Je me tenais debout, sur le derrire de la +loge, qui ressemble assez nos loges d'opra (le thtre est vaste, +bien dcor, et la musique admirable), comme le font gnralement les +Anglais pour ne pas incommoder les dames qui sont devant, quand la belle +espagnole dplaa une vieille femme, tante ou dugne, et m'ordonna de +venir m'asseoir ct d'elle, une distance honnte de la maman. Le +spectacle termin, je m'tais clips, et je traversais le passage avec +plusieurs hommes, quand la dame, tournant la tte par hasard, m'appela, +et j'eus l'honneur de la conduire jusqu' la maison de l'amiral. J'ai +reu une invitation pour l'poque de mon retour Cadix, et j'en +profiterai certainement si je repasse par l'Espagne, en revenant +d'Asie. + +C'est ces aventures, ou plutt ces commencemens d'aventures, qu'il +fait allusion dans la premire partie de ses _Souvenirs_; et c'est de la +plus jeune de ses belles htesses de Sville qu'il dit qu'il devint +amoureux, l'aide d'un dictionnaire. + +Pendant quelque tems, dit-il, je russis trs-bien dans mes tudes de +langue et dans mon amour[121], jusqu' ce que la dame prit une fantaisie +pour une bague que je portais, et s'opinitra ce que je la lui +donnasse comme un gage de ma sincrit. Cela tait impossible, et je lui +dclarai que tout ce que je possdais tait son service, except cette +bague dont j'avais fait voeu de ne pas me sparer. La jeune Espagnole se +fcha, son amant ne tarda pas se fcher aussi, et l'affaire se termina +par une froide sparation. Bientt aprs je mis la voile pour Malte, +o je perdis la fois et mon coeur et ma bague. + + [Note 121: Nous trouvons une allusion cet incident dans + _Don Juan_: + + Il est agrable d'apprendre une langue trangre des yeux et + des lvres d'une femme... c'est--dire quand la matresse et + l'colier sont jeunes tous les deux, comme il m'arriva moi, + etc.] + +Dans une lettre sur Gibraltar que nous venons de citer, il ajoute: Je +vais demain en Afrique, qui n'est qu' six milles de cette forteresse. +Mon premier sjour aprs sera Cagliari, en Sardaigne, o je serai +prsent sa majest. J'ai un superbe uniforme pour habit de cour, +indispensable un voyageur. Toutefois il ne mit pas excution son +projet de visiter l'Afrique. Aprs un court sjour Gibraltar, o il +dna une fois avec lady Westmoreland, et une autre avec le gnral +Castaos, il partit de Malte, par le paquebot, le 19 aot. Il avait +renvoy en Angleterre Joe Murray et le jeune Rushton, la sant de ce +dernier ne lui permettant pas de l'accompagner plus long-tems. + +Je vous prie, dit-il sa mre, ayez toutes sortes de bonts pour cet +enfant; car c'est mon grand favori[122]. + + [Note 122: Voici le _post-scriptum_ de cette lettre: + + Ainsi lord G... est mari une paysanne! c'est fort bien! + Si je me marie, je vous amnerai une sultane, avec une + demi-douzaine de villes pour dot; et pour vous rconcilier + avec une belle-fille ottomane, elle vous donnera un boisseau + de perles, pas plus grosses que des oeufs d'autruche et pas + plus petites que des noix.] + +Il crivit aussi une lettre au pre de cet enfant, qui donne une si +bonne ide de la bont et de la sensibilit de son ame, que j'ai grand +plaisir l'insrer ici. + + + + +LETTRE XXXIX. + + M. RUSHTON. + +Gibraltar, 15 aot 1809. + + +M. RUSHTON, + +J'ai envoy Robert en Angleterre avec M. Murray, parce que le pays que +je vais traverser est dans une condition peu sre, particulirement pour +un enfant aussi jeune. Je vous permets de garder vingt-cinq livres +sterling par an pour son ducation, si je ne reviens pas avant cette +poque, et je dsire qu'il soit toujours considr comme tant mon +service. Prenez-en le plus grand soin; qu'il soit envoy l'cole. Dans +le cas o je viendrais mourir, j'ai eu soin dans mon testament de lui +assurer une existence indpendante. Il s'est conduit extrmement bien, +et a beaucoup voyag, en gard au peu de tems qu'a dur son absence. +Vous dduirez les frais de son ducation de votre fermage. + +BYRON. + +Ce fut le sort de Byron, pendant toute sa vie, de trouver partout o il +alla des personnes qui, par leur caractre extraordinaire, ou les +circonstances dans lesquelles elles s'taient trouves, taient toutes +disposes sympathiser avec lui. C'est cette attraction qui se +trouvait en lui pour tout ce qui tait trange et _excentrique_, qu'il +dut, la fois, les plus agrables, comme aussi les plus pnibles +liaisons qu'il ait formes dans sa vie. C'est dans la premire classe +que nous devrons ranger le commerce qu'il entretint avec une dame, +pendant le court sjour qu'il fit Malte. C'est cette mme dame qu'il a +dsigne, dans le _Childe Harold_, sous le nom de Florence, et dont il +parle ainsi sa mre dans une lettre date de Malte: + +Cette lettre est confie aux soins d'une femme bien extraordinaire dont +vous avez dj sans doute entendu parler, Mrs. Spenser Smith, sur la +dlivrance de laquelle le marquis de Salvo a publi une brochure, il y a +quelques annes. Elle a depuis prouv un naufrage, et sa vie a t, ds +le commencement, fertile en incidens si extraordinaires, que, dans un +roman, ils paratraient improbables. Elle est ne Constantinople, o +son pre, le baron H***, tait consul d'Autriche. Elle fut marie +malheureusement, et cependant jamais sa rputation n'a souffert la plus +lgre atteinte. Elle a excit la vengeance de Bonaparte en prenant part + quelque conspiration, a vu plusieurs fois sa vie en danger; et n'a pas +encore vingt-cinq ans. Elle est ici, se disposant rejoindre son mari +en Angleterre. L'approche des Franais l'a force s'embarquer sur un +vaisseau de guerre, et quitter prcipitamment Trieste, o elle tait +alle faire une visite sa mre. Depuis son arrive je n'ai presque pas +eu d'autre compagnie. Je l'ai trouve trs-agrable, trs-bien leve et +extrmement originale. Bonaparte est encore en ce moment si fort irrit +contre elle, que sa vie serait peut-tre en danger si on la faisait +prisonnire une seconde fois. + +Le ton dont notre pote lui parle dans _Childe Harold_, parfaitement +d'accord avec ce qu'il vient d'en dire plus haut, respire l'admiration +et l'intrt, mais sans indiquer un sentiment plus vif. + +Aimable Florence! si ce coeur insouciant et fltri pouvait jamais tre +une autre, il serait toi; mais entran par toutes les vagues qui se +succdent, je n'ose pas brler sur ton autel un indigne parfum, ou +demander ton me chrie une seule pense pour moi. + +C'est ainsi que raisonna Harold quand il jeta les yeux sur ceux de +Florence; il y puisa une admiration profonde, mais nul autre sentiment, +etc., etc. + +Dans un homme comme Byron, qui, en mme tems qu'il a fait passer dans +ses posies bien des vnemens de sa vie, a mis aussi tant de posie +dans son existence, il n'est pas toujours facile, en cherchant +analyser ses sentimens, de distinguer ceux qui furent rels d'avec ceux +qui n'taient qu'imaginaires. Par exemple la description qu'il nous +donne ici de la froideur et de l'insensibilit avec lesquelles il +contemplait mme les charmes de cette sduisante personne est bien peu +d'accord avec l'anecdote que je viens de citer d'aprs ses Mmoires, +avec beaucoup de passages de ses lettres postrieures, mais surtout avec +l'un de ses petits pomes les plus gracieux, qu'il dsigne comme adress + cette mme dame, pendant un orage, lorsque notre pote se rendait +Zitza. + +Malgr ces tmoignages qui semblent se contredire, je serais assez port + croire que la peinture qu'il nous fait de l'tat de son coeur au +commencement de _Childe Harold_ est la seule vraie. L'ide qu'il tait +amoureux ne lui sera venue qu'aprs, quand l'image de la belle Florence +se sera, pour ainsi dire, idalise dans son imagination, et qu'elle +aura embelli d'un reflet d'amour le souvenir des heures agrables qu'ils +avaient passes ensemble dans les les de Calypso. On se rappellera +qu'il attribue lui-mme aux coeurs qui se sont livrs de bonne heure aux +passions, et qui de bonne heure aussi en ont t dsabuss, la froideur +et le calme avec lesquels il contempla des appas mme aussi sduisans +que ceux de l'aimable Florence. Il y a toute raison de croire que telle +tait alors l'espce de dgot avec lequel il voyait tous les objets +rels d'amour et de passion; et quoique son imagination pt toujours se +crer des idoles, il continua, son retour en Angleterre, de professer +la mme indiffrence pour les plaisirs qu'il avait autrefois recherchs +avec tant d'ardeur. Nul anachorte ne saurait en effet se vanter de plus +d'apathie qu'il n'en montra cette poque pour toutes les sductions de +ce genre. Mais vingt-trois ans, il est triste de ne devoir qu' la +satit et au dgot ce calme contre toutes les tentations: ce sont l +de tristes auxiliaires de la vertu, et c'est une tranquillit achete +bien cher. + +Pendant son sjour Malte, il fut, la suite de quelque malentendu de +peu d'importance, au moment de se battre en duel avec un officier de +l'tat-major du gnral Oakes. Il fait de frquentes allusions cet +incident dans les lettres que nous lirons bientt, et j'ai souvent +entendu la personne qui lui servait de second, parler avec grand loge +du courage et du mle sang-froid qu'il dploya dans toute cette affaire. +Elle devait se vider de trs-bonne heure; son ami fut oblig de +l'arracher un sommeil profond. Arrivs au lieu du rendez-vous, sur le +bord de la mer, ils ne virent pas venir leurs adversaires, par suite de +quelque erreur involontaire. Quoique ses bagages fussent dj bord du +brick qui devait le transporter en Albanie, Lord Byron rsolut +d'attendre au moins encore une heure; et pendant peu prs tout ce +tems, son ami et lui se promenrent le long du rivage. la fin ils +virent venir eux un officier envoy par son adversaire, qui +non-seulement l'excusa de ce retard, mais encore leur donna toutes les +explications qu'ils pouvaient dsirer sur ce qui avait fait le sujet +mme de la querelle. + +Le brick de guerre bord duquel ils s'taient embarqus, ayant ordre +d'escorter une flotte de petits vaisseaux marchands Patras et +Prvsa, ils restrent deux ou trois jours l'ancre en rade de cette +premire ville. Enfin ils arrivrent leur destination, et, aprs avoir +vu en passant un coucher du soleil Missolonghi, ils dbarqurent, le +27 septembre, Prvsa. + +Ceux qui pourraient dsirer des dtails sur le voyage de Lord Byron en +Albanie, et ceux qu'il fit ensuite dans diffrentes parties de l'empire +ottoman, en compagnie avec M. Hobhouse, les trouveront dans la relation +qu'en a publie ce dernier. Cet ouvrage, trs-intressant par lui-mme, +sous tous les rapports, le devient bien davantage par cette +considration que nous y voyons Lord Byron comme prsent chaque page, +et que nous y accompagnons, pour ainsi dire, ses premiers pas dans un +pays au nom duquel il a pour jamais rattach le sien. Comme j'ai entre +les mains des lettres du noble pote sa mre et quelques-unes plus +curieuses encore qui, publies pour la premire fois, me mettent en tat +de donner ses propres descriptions et ses propres esquisses, je me +contenterai, aprs avoir ainsi indiqu d'une manire gnrale le voyage +de M. Hobhouse, d'en extraire quelques notes pour jeter plus de clart +sur la correspondance de son ami. + + + + +LETTRE XL. + + MRS. BYRON. + +Prvsa, 12 novembre 1809. + + +MA CHRE MRE, + +Voici quelque tems que je suis en Turquie; la ville que j'habite est +sur la cte; mais j'ai dj travers l'intrieur de la province +d'Albanie, en allant faire visite au pacha. J'ai quitt Malte, le 21 +septembre, bord du brick de mer _le Spider_ (l'Araigne), et je suis +arriv en huit jours Prvsa. Dj je suis all environ cent cinquante +milles plus loin, Tebelen, maison de campagne de Sa Hautesse, o je +suis rest trois jours. Le pacha se nomme Ali; on le regarde comme un +homme de grands talens; il gouverne toute l'Albanie (l'ancienne +Illyrie), l'pire et une partie de la Macdoine. Son fils Vely-Pacha, +pour lequel il m'a donn des lettres, gouverne la More, et a beaucoup +d'influence en gypte; en un mot, c'est un des plus puissans personnages +de l'empire Ottoman. Quand, aprs un voyage de trois jours dans un pays +montagneux et plein des beauts les plus pittoresques, j'arrivai +Janina, on me dit qu'Ali-Pacha avait quitt cette capitale, et qu'il +tait en Illyrie avec son arme, assigeant Ibrahim-Pacha dans la +forteresse de Brat. Il avait appris qu'un Anglais de distinction tait +arriv dans ses tats, et avait laiss au commandant de Janina l'ordre +de me fournir une maison, et de me procurer _gratis_ tout ce qui me +serait ncessaire. En consquence, encore que l'on m'ait permis de faire +quelques prsens aux esclaves, etc., on n'a pas voulu me laisser payer +la moindre chose de ce qui tait entr dans la maison pour notre usage. + +Je fis un tour dans la campagne sur les chevaux du vizir, et visitai +ses palais, ainsi que ceux de ses petits-fils; ils sont magnifiques, +mais trop chargs d'ornemens d'or et de soie. J'allai ensuite travers +les montagnes jusqu' Zitza, village qui renferme un monastre grec o +je couchai au retour. C'est la plus belle situation que j'aie jamais +vue, en exceptant toujours Cintra en Portugal. Notre voyage fut beaucoup +allong par les torrens tombs des montagnes, et qui interceptaient les +routes. Je n'oublierai jamais la scne singulire qui s'offrit mes +regards, quand j'entrai Tebelen vers les cinq heures du soir, au +moment du coucher du soleil. Elle me rappela, avec quelque changement de +costume, bien entendu, la description que donne Scott, dans son _Lay_, +du chteau de Branksome et du systme fodal. Les Albanais avec leur +habillement, le plus magnifique du monde, leur long jupon blanc, leur +manteau broch d'or, leur veste et leur gilet de velours cramoisi lac +en or, leurs pistolets et leurs poignards monts en argent; les Tartares +avec leurs hauts bonnets, les Turcs dans leurs turbans et leurs vastes +pelisses, les soldats et les esclaves noirs avec leurs chevaux; les +premiers groups dans une grande galerie ouverte qui fait partie de la +faade, les autres placs dans une sorte de clotre au-dessous; deux +cents chevaux harnachs et prts tre monts au moindre signal, des +courriers allant et venant avec des dpches, le bruit des timbales, des +enfans qui crient l'heure, du haut du minaret, joint la singularit du +btiment lui-mme, forment un coup-d'oeil nouveau et dlicieux pour +l'tranger. Je fus conduit dans un fort bel appartement et le secrtaire +du vizir vint s'informer de l'tat de ma sant la mode turque. + +Le lendemain je fus prsent Ali-Pacha. J'tais vtu d'un uniforme +d'officier d'tat-major en grande tenue, avec un sabre magnifique, etc. +Le vizir me reut dans une grande pice, pave en marbre; une fontaine +lanait de l'eau au milieu, et tout autour de la chambre taient ranges +des ottomanes couvertes d'une toffe carlate. Il me reut debout, +politesse extraordinaire pour un musulman, et me fit asseoir sa +droite. J'ai un Grec pour interprte; mais dans cette occasion ce fut un +mdecin d'Ali qui entend le latin, qui m'en servit. Sa premire question +fut, pourquoi j'avais quitt mon pays si jeune? Les Turcs n'ont pas +l'ide qu'on puisse voyager pour son amusement. Il me dit ensuite que le +ministre anglais, le capitaine Leake, l'avait prvenu que j'tais d'une +grande famille, et me chargea de prsenter ses respects sa mre, +commission dont je m'acquitte en ce moment. Il dit encore qu'il tait +sr que j'tais noble, parce que j'avais les oreilles petites, les +cheveux boucls, les mains petites et blanches[123], et tmoigna qu'il +tait content de ma figure et de mon costume. Il me dit de le regarder +comme un pre tant que je serais en Turquie, et qu'il veillerait sur moi +comme sur son fils. Il me pria de le venir voir souvent, et surtout le +soir quand il serait de loisir; on servit du caf et des pipes; aprs +quoi je terminai ma premire visite, que je renouvelai trois fois. Il +est singulier que les Turcs, qui n'ont pas de dignits hrditaires et +peu de grandes familles, except les sultans, aient tant d'gards pour +la naissance, car j'observai que ma gnalogie m'en valait plus que mon +titre de pair d'Angleterre[124]... + + [Note 123: Lord Byron avait autant que le pacha l'opinion que + la forme de la main peut indiquer la naissance; voyez dans + _Don Juan_, sa note sur le vers: + + _Though on more_ thorough-bred _or fairer fingers_.] + + [Note 124: Lors du voyage du docteur Holland en Albanie, + Ali-Pacha se rappelait parfaitement Lord Byron; il en parla + avec intrt, et apprit avec plaisir qu'il avait donn, dans + un de ses ouvrages (_Childe Harold_), une description + potique de l'Albanie, qui avait t fort gote en + Angleterre, et que son ami Hobhouse se disposait publier + son voyage dans le mme pays.] + +J'ai vu aujourd'hui les restes de la ville d'Actium, prs de laquelle +Antoine perdit le monde dans une petite baie, o deux frgates +manoeuvreraient peine aujourd'hui; un mur demi-renvers est l'unique +vestige qui marque ce lieu clbre. De l'autre ct du golfe se voient +les ruines de Nicopolis, btie par Auguste en l'honneur de sa victoire. +Hier soir, j'ai assist une noce grecque, mais je n'ai ni assez de +tems, ni assez de place pour en donner la description, non plus que de +mille autres choses. + +Je vais demain, avec une escorte de cinquante hommes, Patras dans la +More, et de l Athnes o je passerai l'hiver. Il y a deux jours, +j'ai failli prir avec un vaisseau de guerre turc, par l'ignorance du +capitaine et de l'quipage, quoique la tempte ne ft pas violente. +Fletcher appelait sa femme, les Grecs appelaient leurs saints, les +Musulmans appelaient Alla; le capitaine descendit dans la chambre, et +nous dit tout en pleurs de nous recommander Dieu. Les voiles taient +dchires, la grande vergue rompue, le vent _frachissait_, la nuit +arrivait; nous n'avions plus que deux chances devant nous, d'arriver +Corfou, qui est au pouvoir des Franais, ou de descendre dans le liquide +tombeau, comme Fletcher le disait pathtiquement. Je fis ce que je pus +pour consoler celui-ci; mais le trouvant incorrigible, je m'enveloppai +dans ma capote albanaise (immense manteau), et je me couchai tout de mon +long sur le pont pour y attendre tout ce qui pourrait arriver de +pire[125]. J'ai appris dans mes voyages avoir de la philosophie; et +quand je n'en aurais pas eu, de quoi m'et-il servi ici de me lamenter +et de me plaindre? Heureusement le vent mollit, et ne nous porta qu' +Souli sur le continent, o nous dbarqumes, et avec l'aide des naturels +nous retournmes Prvsa. Je ne me confierai plus dornavant des +matelots turcs, quoique le pacha ait mis mes ordres une de ses propres +galiotes pour me porter Patras. En consquence, je vais jusqu' +Missolonghi par terre, et de l je n'aurai qu'un petit golfe traverser +pour arriver Patras. La premire lettre de Fletcher sera pleine de +merveilles; nous avons, une nuit, t perdus pendant neuf heures dans +les montagnes, et depuis nous avons manqu de nous noyer. Dans les deux +cas, Fletcher avait entirement perdu la tte; la premire fois par la +peur, la famine et les bandits; la seconde par la peur seule. Ses yeux +ont t un peu malades, je ne sais si c'est un effet des clairs ou des +pleurs qu'il a verss. Quand vous m'crirez, adressez-moi vos lettres +chez M. Strane, consul d'Angleterre, Patras en More. + + [Note 125: J'ai entendu les compagnons de voyage de Byron + parler du sang-froid et du courage qu'il montra dans cette + occasion, d'une manire plus remarquable encore. Voyant qu' + cause de son infirmit il ne pouvait tre d'aucune utilit + pour l'excution des manoeuvres que leur position demandait, + non-seulement il est vrai qu'il s'enveloppa dans son manteau + et se coucha tranquillement, comme il le dit, mais ce qu'il + n'ajoute pas, c'est que, quand le danger fut pass, on + s'aperut qu'il tait profondment endormi. + (_Note de Moore_.)] + +J'aurais beaucoup d'incidens vous raconter, qui, je crois, vous +amuseraient; mais ils font confusion dans ma tte, comme ils en +feraient, je crois, sur le papier, et je ne saurais du tout les mettre +en ordre. J'aime beaucoup les Albanais; ils ne sont pas tous turcs, +quelques-uns sont chrtiens; mais la diffrence de leur religion n'en +met aucune dans leurs moeurs et dans leur conduite; on les regarde comme +les meilleures troupes au service de la Turquie. Pendant ma route, j'ai +pass deux jours en allant, et trois en revenant, dans une caserne +Salone; et jamais je n'ai trouv de soldats plus supportables, quoique +j'aie t dans les garnisons de Gibraltar et de Malte, et que j'aie vu +bon nombre de troupes espagnoles, franaises, siciliennes et anglaises. +On ne m'a rien vol, et j'ai toujours t le bienvenu partager leurs +vivres et leur lait. Il n'y a pas une semaine, qu'un chef albanais +(chaque village a son chef qui est appel primat), aprs nous avoir aid + sortir de la galre turque, lors de notre malheur, nous nourrit et +nous logea, moi et ma suite, compose de Fletcher, un Grec, deux +Athniens, un prtre grec, et mon compagnon, M. Hobhouse, et refusa de +recevoir autre chose qu'un certificat de la bonne rception qu'il nous +avait faite. Comme je le pressais de prendre au moins quelques sequins, +non, rpondit-il, je veux que vous m'aimiez, et non pas que vous me +payiez. Ce sont l ses propres paroles. + +Vous ne sauriez croire quelle est la valeur de l'argent dans ce +pays-ci. Je n'avais rien payer d'aprs les ordres du visir, mais +depuis j'ai toujours eu seize chevaux, et gnralement six ou sept +hommes mon service; et je n'ai pas dpens la moiti de ce qu'il m'en +a cot pour passer trois semaines Malte, quoique le gouverneur, sir +A. Ball, m'ait donn une maison gratis, et que je n'eusse qu'un seul +domestique. Je serais bien aise que H... ft des remises rgulires, car +je n'ai pas intention de rester perptuit dans cette province; qu'il +m'crive chez M. Strane, consul d'Angleterre Patras. Le fait est que +la fertilit des plaines est extraordinaire, les espces fort rares, ce +qui explique que tout y soit bon march. Je vais Athnes pour y +apprendre le grec moderne, qui diffre beaucoup du grec ancien, quoique +les racines en soient les mmes. Je n'ai pas envie de retourner en +Angleterre; et je ne le ferai que si j'y suis forc, comme, par exemple, +si H... me ngligeait. Je n'entrerai pas cependant en Asie avant un an +ou deux, car j'ai bien des choses voir en Grce, et peut-tre +passerai-je en Afrique, ou du moins dans la partie gyptienne. + +Fletcher, comme tous les Anglais, est fort mcontent, cependant il est +un peu rconcili avec la Turquie, depuis que le pacha lui a fait +prsent de quatre-vingts piastres, qui, eu gard la valeur de l'argent +ici, quivalent presque dix guines anglaises. Il n'a rien eu +souffrir, si ce n'est du chaud, du froid et de la vermine, flaux de +tous ceux qui couchent dans les chaumires, dans des gorges de +montagnes, dans les pays froids, et dont j'ai eu ma part comme lui; mais +il n'est pas brave et a peur des voleurs et des temptes. Il n'y a +personne en Angleterre au souvenir de qui je dsire me recommander, et +dont je veuille avoir des nouvelles. Je voudrais seulement recevoir une +lettre de vous, et une ou deux de H... sur l'tat de mes affaires; +dites-lui de m'crire. Pour moi, je vous crirai quand je pourrai, et +vous prie de me croire votre affectionn fils, + +BYRON. + +Vers le milieu de novembre, notre jeune voyageur quitta Prvsa et se +dirigea vers la More, travers l'Acarnanie et l'tolie, accompagn de +son escorte de cinquante Albanais. + +En consquence il prit une bande d'hommes srs pour traverser les vastes +forts de l'Acarnanie, hommes ns pour la guerre, et dont les rudes +travaux ont rembruni le teint, jusqu' ce qu'il aperut les flots +blanchissans de l'Achlos, et qu'il vit de l'autre ct les plaines +fertiles de l'tolie. + +(_Childe Harold_, ch. II.) + +Sa description d'une scne de nuit Utraikey, petite place situe dans +l'une des baies du golfe d'Arta, est sans doute reste grave dans la +mmoire de nos lecteurs. Le plaisir que leur a caus la sauvage beaut +de cette peinture ne sera point diminu quand nous leur aurons fait +connatre, d'aprs le rcit de M. Hobhouse, les circonstances relles +sur lesquelles elle est fonde: + +Le soir, les portes taient fermes, et l'on faisait les prparatifs +ncessaires pour nourrir nos Albanais. On tuait un bouc, on le faisait +rtir tout entier; quatre feux taient allums dans la cour, autour +desquels les soldats s'asseyaient en quatre troupes diffrentes. Aprs +avoir bu et mang, la plupart d'entre eux, tandis que nous et les chefs +tions assis sur le gazon, s'assemblrent autour du plus grand feu, et +l se mirent danser en rond sans autre musique que leurs propres +chansons, mais en dployant une nergie tonnante. Toutes ces chansons +se rapportaient quelques exploits de voleurs fameux. L'une d'elles, +qui les occupa plus d'une heure, commenait ainsi: Quand nous partmes +de Parga, nous tions soixante: puis venait le refrain: + + Tous voleurs Parga, + Tous voleurs Parga. + + [Grec: Klephteis pote Parga], + [Grec: Klephteis pote Parga]. + +Quand ils mugissaient cette strophe, ils tournaient en rond autour du +feu, tombaient sur leurs genoux, rebondissaient, et puis tournaient de +nouveau en rptant le mme refrain. Le bruissement des vagues sur la +rive caillouteuse o nous tions assis remplissait les intervalles du +chant d'une musique peut-tre moins monotone et certainement plus douce. +La nuit tait trs-sombre; mais au reflet des feux nous apercevions un +peu les bois, les rochers et le lac, qui, avec l'apparence sauvage des +danseurs, offraient une scne qui n'et pas t perdue entre les mains +d'un artiste organis comme l'auteur des _Mystres d'Udolphe_. + +Aprs avoir travers l'Acarnanie, nos voyageurs passrent l'Achelos, et +arrivrent, le 21 novembre, Missolonghi. Ici il est impossible de ne +pas nous arrter, et de ne pas songer d'avance cette triste visite +qu'il y fit quinze ans aprs, quand, au milieu de sa carrire, et dans +toute la plnitude de sa rputation, il vint donner sa vie pour la cause +de ce pays qu'il traversait alors comme un simple et jeune tranger. Si +quelque esprit lui et alors rvl ce qui devait arriver dans cet +intervalle; s'il lui avait montr, d'un ct, les triomphes qui +l'attendaient, le pouvoir que son gnie vari obtiendrait sur les coeurs +pour les lever ou les abaisser, pour les clairer ou les rendre plus +sombres; et s'il et plac d'un autre ct les inconvniens attachs +ce don funeste: la fatigue et le dgot que l'imagination donne l'ame; +les ravages de ce feu intrieur qui dvore celui qui le possde, tandis +qu'il blouit les autres; l'envie que tant de grandeur excite parmi les +autres hommes; la vengeance qu'ils tirent de celui qui les force +regarder si haut pour l'admirer; on peut se le demander, et-il accept +la gloire de telles conditions? N'aurait-il pas senti, au contraire, +que c'tait l'acheter trop haut prix, et que cet tat de guerre +continuel contre le monde entier pendant sa vie ne serait que faiblement +rcompens par une immortalit que ce mme monde serait oblig de lui +accorder aprs son trpas? + + Missolonghi, il renvoya tous ses Albanais, l'exception d'un seul, +nomm Dervish, qu'il prit son service, et qui demeura avec lui pendant +tout le tems qu'il fut en Orient, avec Basile, le domestique que lui +avait donn Ali-Pacha. Aprs avoir habit prs de quinze jours Patras, +il se dirigea sur Vostitza. En approchant de cette ville, le sommet +neigeux du Parnasse, s'levant comme une tour de l'autre ct du golfe, +s'offrit pour la premire fois ses yeux. Deux jours aprs, dans les +bosquets sacrs de Delphes, il crivit les stances que cette vue lui +avait inspires, et qui commencent ainsi: + + toi, Parnasse! que je vois maintenant, non comme l'imagination te +prsente souvent dans les songes du pote endormi, etc. + +C'est vers cette poque que, se promenant cheval, au pied du Parnasse, +il vit dans les airs voler une troupe considrable d'aigles, phnomne +qui semble avoir frapp son imagination d'une sorte de superstition +potique; car il y fait plus d'une fois allusion dans son journal. Me +rendant la fontaine de Delphes (Castri), en 1809, je vis une troupe de +douze aigles, et j'acceptai le prsage, bien que Hobhouse soutnt, +probablement par plaisanterie, que c'taient des vautours. J'avais la +veille compos les vers sur le Parnasse, dans _Childe Harold_; en voyant +ces oiseaux, j'esprai qu'Apollon avait agr mon hommage. Du moins, +j'ai eu le nom et la rputation de pote dans l'ge rellement potique +de la vie, de vingt trente. Si cela continuera, c'est une autre +question. + +Dans son journal, en racontant son dpart de Patras, il cite une +anecdote qui fera honneur son humanit aux yeux de tous ceux qui ne +seront point chasseurs. Le dernier oiseau sur lequel j'ai tir fut un +aiglon, sur le bord du golfe de Lpante, prs Vostitza. Il n'tait que +bless, et je voulus le sauver; son oeil tait si brillant! Mais il +languit et mourut en peu de jours. Je n'ai jamais essay depuis et +jamais je n'essaierai de tuer un autre oiseau. + +Peu de choses tonnent autant les voyageurs en Grce que l'extrme +petitesse de ces pays qui ont occup si long-tems les cent bouches de la +renomme. On pourrait, dit M. Hobhouse, sans trop presser son cheval, +aller de Livadie Thbes et revenir entre le djeuner et le dner, et, +sans bagage, faire facilement, en deux jours, le tour de la Botie. +Aprs avoir visit en trs-peu de tems les fontaines de Mmoire et +d'Oubli, Livadie, et les retraites d'Apollon Ismnien, Thbes, nos +voyageurs tournrent enfin leurs pas vers Athnes, l'objet de leurs +rves potiques, traversrent le mont Cythron, et arrivrent en vue des +ruines de Phil, la veille de Nol 1809. + +Quoique le pote nous ait laiss dans ses vers le tmoignage immortel de +l'enthousiasme avec lequel il contempla les scnes qui s'offrirent alors + ses regards, il n'est pas difficile de concevoir que, pour des +observateurs superficiels, il put paratre spectateur insensible de +mille choses qui jettent le voyageur ordinaire en extase, du moins en +paroles. Il professa toute sa vie le plus souverain mpris pour tout ce +qui est affect, soit en matire de got, soit en matire de morale; +souvent il dguisa le sentiment vrai de son admiration sous un dehors +d'indiffrence et de moquerie par haine pour le charlatanisme de ceux +qu'il voyait s'extasier froid et sans rien ressentir rellement. Il +faut avouer aussi qu'il tendait des sentimens vrais, mais pour +lesquels il n'prouvait pas de sympathie, le dgot que lui inspiraient +ceux qui n'taient qu'affects; ainsi il ne comprit jamais le mrite et +les jouissances d'un antiquaire ou d'un amateur d'objets d'art. Je ne +fais point de collections, dit-il dans une note de _Childe Harold_, et +je ne les admire pas du tout. Il ne faisait aucun cas des antiquits, +moins qu'elles ne se rattachassent quelques grands noms ou quelques +grands vnemens. Pour les objets d'art, il se contentait d'admirer leur +effet gnral, sans se piquer d'aucune connaissance des dtails. C'tait + la nature, dans ses scnes solitaires de grandeur et de beaut, ou, +comme Athnes, brillante d'un clat toujours le mme au milieu des +ruines de la gloire et des arts, qu'il payait sans restriction l'hommage +de son ame ardente. Dans le petit nombre de notes sur les voyages qu'il +a jointes _Childe Harold_, l'on voit qu'il aime beaucoup mieux +s'occuper des sites et du pittoresque qu'offrent les lieux qu'il a +visits que des souvenirs classiques ou historiques qui peuvent s'y +rattacher. En prose ou en vers, il revient la valle de Zitza avec +plus de plaisir qu' Delphes ou aux rives de la Troade; et ce qui le +frappe le plus vivement dans la plaine d'Athnes, c'est que la vue y +est plus belle encore qu' Cintra ou Istamboul. O la nature +pouvait-elle en effet avoir plus de droit son adoration que dans ces +contres o il la voyait briller d'une beaut toujours jeune, toujours +la mme au milieu des ruines de ce que l'homme avait jug le plus digne +de dure? Les institutions humaines prissent, dit Harris; mais la +nature ne change pas. Lord Byron a paraphras cette pense[126], en +l'embellissant: + + [Note 126: Le passage renferme la substance de toute la + strophe: + + Malgr les diverses fortunes d'Athnes, considre comme + cit, l'Attique est encore fameuse pour ses oliviers, et + l'Hymte pour son miel. Les institutions humaines prissent, + mais la nature ne change pas. + (_Recherches philologiques_.) + + Je me rappelle que je fis un jour remarquer Lord Byron + cette concidence, mais il m'assura qu'il n'avait jamais lu + cet ouvrage d'Harris.] + +Cependant ton ciel est aussi bleu, tes rochers aussi sauvages, tes +bosquets aussi agrables, tes prairies aussi verdoyantes, ton olive +aussi mre, que quand tu florissais sous la protection de Minerve! +L'Hymte offre encore aux hommes les trsors de son miel divin; libre +voyageuse errante dans les plaines de l'air, l'abeille construit +toujours gament sur tes montagnes sa forteresse parfume. Apollon dore +toujours de ses feux tes longs ts, et sous ses rayons brillent +toujours les marbres de Mendeli! Les arts, la gloire, la libert, tout +passe, tout prit, except la nature, elle est toujours belle. + +(_Childe Harold_, ch. II.) + +Cette premire visite Athnes dura deux ou trois mois, pendant +lesquels il ne laissa pas passer un seul jour sans consacrer quelques +heures parcourir les grands monumens du gnie ancien, et sans voquer, +pour ainsi dire, du milieu de leurs ruines l'esprit des sicles couls. +Il faisait aussi des excursions frquentes dans diffrentes parties de +l'Attique. Un jour qu'il visitait le cap Colonne, il fut au moment +d'tre enlev par un parti de Maniotes cachs sous le rocher de Minerve +Sunias. Ces pirates, ce que lui raconta depuis un Grec qui alors tait +leur prisonnier, n'osrent l'attaquer, persuads que les deux Albanais +qu'ils voyaient ses cts, n'taient qu'une partie d'une escorte plus +respectable laisse porte de venir promptement son secours. + +Outre le pouvoir magique de ses souvenirs et de son paysage, la ville de +Minerve possdait un attrait d'une autre sorte pour notre pote, auquel, +en quelque lieu qu'il portt ses pas, son coeur ou plutt son imagination +n'tait que trop sensible. On dit que sa jolie romance: Jeune vierge +d'Athnes, avant que nous nous sparions, fut adresse la fille ane +de la dame grecque chez laquelle il tait log, et il est assez probable +que la belle Athnienne ait t matresse de son imagination au moment +o il composa ces vers. Thodora Macri, son htesse, tait la veuve d'un +vice-consul d'Angleterre; son principal revenu provenait de la location +aux trangers, et surtout aux voyageurs anglais, des appartemens +qu'occuprent alors Lord Byron et son ami; ce dernier nous en donne la +description suivante: Notre logement consistait en un salon et deux +chambres coucher, donnant sur une cour o se trouvaient cinq ou six +citronniers, d'o l'on tira le fruit qui assaisonna notre pilau et les +autres mets nationaux servis sur notre table frugale. + +La renomme d'un pote illustre ne s'attache pas seulement sa personne +et ses crits, une partie se reflte sur tout ce qui a eu avec lui un +rapport mme loign. Non-seulement elle ennoblit les objets de ses +amitis, de ses amours et de ses gots; mais les lieux mme o il a +vcu, o il a sjourn, acquirent une clbrit qui ne s'efface pas +aisment. La jeune fille d'Athnes, quand elle prtait innocemment +l'oreille aux complimens du jeune Anglais, ne se doutait gure qu'il dt +rendre son nom et sa maison si clbres, qu' leur retour de Grce, les +voyageurs ne trouveraient rien de plus intressant donner leurs +lecteurs que les dtails suivans sur elle et sa famille: + +Nous rencontrmes, dit M. Hobhouse, la porte notre valet qui tait +all devant pour nous chercher des logemens, et nous conduisit chez +Thodora Macri, la veuve du vice-consul, o nous sommes actuellement. +Cette dame a trois filles fort jolies; l'ane est vraiment une beaut; +c'est elle, dit-on, qui inspira Lord Byron cette fameuse romance: + +Jeune vierge d'Athnes, avant que nous nous sparions, rends-moi, +rends-moi mon coeur, etc., etc. + + Orchomnes, o tait le temple des Grces, je fus prs de m'crier: +O les grces se sont-elles enfuies? Je ne m'attendais pas les +retrouver ici. Et cependant voici venir l'une avec des coupes dores et +du caf, et l'autre avec un livre. Ce livre est un registre de noms, et +il en est quelques-uns que la renomme est habitue prononcer. Parmi +eux se trouve celui de Lord Byron, li aux vers que je vais transcrire: + +La noble Albion voit en souriant partir son fils pour aller visiter le +berceau des arts; son but est noble; belle est l'entreprise; il vient +Athnes, et... crit son nom. + +En forme de contrepoids, Lord Byron crivit au-dessous: + +Ce pote modeste, comme beaucoup de potes inconnus, rimaille sur nos +noms et cache le sien; mais quel qu'il soit, pour ne rien dire de pis, +son nom lui ferait plus d'honneur que ses vers. + +En crivant ces mots, _les trois Grces athniennes_, j'ai, je n'en +doute pas, fait natre votre curiosit et enflamm votre imagination, et +je ne dois pas compter sur votre attention que je ne vous en aie donn +quelque portrait. Leur appartement est justement en face du ntre; et si +vous pouviez les voir comme nous les voyons en ce moment travers les +plantes aromatiques qui se balancent doucement sur notre fentre, vous +laisseriez votre coeur Athnes. + +Thrsa, la vierge d'Athnes, Katinka et Mariana sont de taille +moyenne. Chacune d'elles porte sur le sommet de la tte une petite +calotte albanaise de couleur rouge, surmonte d'une tassette bleue, qui +s'tend et se rattache par le bas comme une toile. Au bord de cette +calotte est un mouchoir de couleurs varies roul autour des tempes. La +plus jeune porte ses cheveux dtachs tombant sur les paules presque +jusqu' la ceinture, et mls suivant l'usage avec des tresses de soie. +Les cheveux des deux anes sont le plus souvent attachs et retenus +sous le mouchoir. Leur vtement de dessus est une pelisse borde de +fourrures, tombant lche jusqu' la cheville; dessous est un mouchoir de +mousseline qui couvre le sein et se termine la taille qui est courte. +En dessous est une robe de soie ou de mousseline raye, s'largissant un +peu au-dessus de la ceinture, et retombant sur le devant d'une manire +gracieuse et nglige; des bas blancs et des pantoufles jaunes +compltent le costume. Les deux anes ont les yeux et les cheveux +noirs, le visage ovale, le teint un peu ple et les dents d'une +blancheur blouissante. Leurs joues sont arrondies, leur nez droit avec +quelque chose d'aquilin. La plus jeune, Mariana, est trs-blonde; sa +figure n'est pas aussi joliment arrondie, mais a une expression plus +gaie que celle de ses soeurs, qui ont l'air assez pensif, except quand +la conversation prend une tournure anime. Leur taille est lgante, +leurs manires distingues et susceptibles de plaire dans tous les pays +possibles. Leur conversation est fort agrable, et leur esprit parat +plus cultiv que ne l'est gnralement celui des dames grecques. Avec de +tels avantages, il serait bien tonnant qu'elles n'attirassent pas +l'attention des voyageurs qui visitent occasionnellement Athnes. Elles +s'asseoient la manire orientale, le corps lgrement inclin, les +jambes ramasses sous elles sur le divan et sans souliers. Elles +s'occupent coudre, jouer du tambour de basque et lire. + +J'ai dit que j'avais vu ces beauts grecques travers les balancemens +des plantes aromatiques qui dcorent leurs fentres; peut-tre cela +pourrait-il vous donner une trop haute ide de leur position. Votre +imagination vous reprsente peut-tre dj leurs maisons pleines de tous +les attributs du luxe oriental. Les coupes d'or ont pu aussi oprer +quelque enchantement sur vos ides. Avouez-le; ne vous reprsentez-vous +pas-- + +Les portes demi-ouvertes donnant sur de longues galeries o l'on ne +saurait dcrire tout ce que l'oeil rencontre d'lgance et de grandeur; +l'orgueil de la Turquie et de la Perse: des coussins jets sur des +coussins, des tapis sur des tapis, d'immenses ottomanes, des oreillers +innombrables pour relever la tte, de manire que chaque appartement +parat un lit grand et molleux? + +Vous verrez bientt pourquoi j'ai diffr jusqu' ce moment; apprenez +que les plantes aromatiques dont je viens de vous parler ne sont ni plus +ni moins que quelques pauvres graniums et quelques baumes grecs, et que +la chambre dans laquelle se tiennent ces dames est presque dgarnie de +meubles, que les murs n'en ont t ni peints ni dcors par une main +habile. Que serait-il advenu de mes grces, si je vous avais dit plus +tt qu'une seule chambre est tout le logement qu'elles possdent, +l'exception d'un petit cabinet et d'une petite cuisine? Vous voyez +combien j'ai pris soin que la premire impression leur ft avantageuse; +non qu'elles ne mritent toute espce d'loges, mais parce qu'il est +dans la nature auguste et fire de l'homme de faire peu de cas du mrite +et mme de la beaut, si ces avantages ne sont pas relevs d'un peu de +pompe mondaine. Maintenant je vais vous communiquer un secret, mais +confidentiellement et voix basse. + +Ces dames, depuis la mort du vice-consul leur pre, n'ont pas d'autres +ressources pour exister que de louer des trangers la chambre et le +cabinet que nous occupons dans ce moment; mais quoiqu'elles soient si +pauvres, leur vertu n'est pas moins remarquable que leur beaut. + +Et toutes les richesses de l'Orient ou tous les vers flatteurs du +premier pote de l'Angleterre ne pourraient les rendre aussi rellement +dignes d'amour et d'admiration[127]. + + [Note 127: _Voyages en Italie, en Grce_, etc., par H. W. + Williams.] + +Dix semaines s'taient rapidement passes, quand l'offre inattendue d'un +passage bord d'une corvette anglaise dtermina nos voyageurs se +prparer immdiatement au dpart; et le 5 mars, ils quittrent Athnes, +quoique avec beaucoup de regret. Aprs avoir pass, dit encore M. +Hobhouse, par la porte qui conduit au Pyre, nous lanmes nos chevaux +au galop dans le bois d'oliviers sur la route de Salamine, esprant par +notre prcipitation tourdir un peu la douleur du dpart. Nous ne +pouvions nous empcher de regarder derrire nous en nous rendant au +rivage, et nous continumes de fixer les yeux sur le point o travers +la clairire du bois, nous avions entrevu pour la dernire fois le +temple de Thse et les ruines du Parthnon; nous continumes ainsi +plusieurs minutes aprs que la ville et l'Acropolis eurent entirement +disparu notre vue. + + Smyrne, Lord Byron se logea dans la maison du consul gnral, et y +demeura jusqu'au 11 avril, except deux ou trois jours qu'il employa +visiter les ruines d'phse. Ce fut cette poque qu'il termina les +deux premiers chants de _Childe Harold_, comme on le voit par une note +crite de sa main sur le manuscrit original de ce pome: Commenc le 31 +octobre 1809, Janina en Albanie; fini le second chant, Smyrne, le 28 +mars 1810.--BYRON. + +La seule lettre un peu intressante, date de Smyrne, que je puisse +offrir au lecteur, est la suivante: + + + + +LETTRE XLI. + + MRS. BYRON. + +Smyrne, 19 mars 1810. + + +MA CHRE MRE, + +Je ne puis pas vous crire une longue lettre; mais comme je crois que +vous ne serez pas fche de savoir o j'en suis de mes voyages, je vous +prie d'accepter le peu de dtails que je puis vous donner. J'ai travers +la plus grande partie de la Grce, outre l'pire, etc.; j'ai rsid dix +semaines Athnes, et je me rends maintenant Constantinople par la +route d'Asie. Je viens de visiter les ruines d'phse, une journe de +Smyrne. J'espre que vous avez reu une longue lettre que je vous ai +crite d'Albanie, o je vous donnais quelques dtails sur la rception +que m'a faite le pacha de cette province. + +C'est en arrivant Constantinople que je dciderai si je dois aller +jusqu'en Perse, ou revenir sur mes pas. Je ne prendrai ce dernier parti +que si je ne puis l'viter. Mais je n'entends pas parler de M. H..., et +je n'ai reu de vous qu'une seule lettre. J'aurai besoin de fonds, soit +que j'avance ou que je revienne. Je lui ai crit plusieurs fois, pour +qu'il ne prtende pas, pour s'excuser, qu'il ne connaissait pas ma +situation. Je ne puis encore vous rien dire sur quoi que ce soit; le +tems et l'occasion me manquent, car la frgate repart immdiatement. Il +est vrai que plus je vais, plus ma paresse augmente; et mon aversion +pour tout commerce pistolaire s'accrot de jour en jour. Je n'ai crit + personne qu' vous et M. H..., et c'est moins par inclination que +par devoir et par ncessit. + +F*** est fort dgot par les fatigues, quoiqu'il n'en ait point endur +que je n'aie partages. C'est une pauvre crature. Les domestiques +anglais sont en vrit de dtestables voyageurs. J'ai avec lui deux +soldats albanais et un interprte grec, tous parfaits dans leur genre. +La Grce est dlicieuse, surtout dans les environs d'Athnes. Partout +des cieux sans nuages et des paysages charmans. Mais je dois remettre +notre premire entrevue tout rcit de mes aventures. Je ne tiens pas de +journal, mais mon ami H... ne cesse d'crire. Prenez soin, je vous prie, +de Murray et de Robert, et dites ce dernier qu'il est fort heureux +pour lui qu'il ne m'ait pas accompagn en Turquie. N'attribuez cette +lettre qu'au dsir de vous assurer que je suis sain et sauf, et +croyez-moi, etc. + +BYRON. + +Le 11 avril, il partit de Smyrne sur la frgate _la Salsette_, qui avait +reu l'ordre de se rendre Constantinople, pour ramener l'ambassadeur, +M. Adair, en Angleterre; et aprs avoir explor les ruines de la Troade, +il arriva aux Dardanelles au commencement du mois suivant. Il crivit +les lettres qu'on va lire, ses amis, MM. Drury et Hodgson, pendant que +la frgate tait l'ancre dans ce dtroit. + + + + +LETTRE XLII. + + M. DRURY. + +A bord de la _Salsette_, 3 mai 1810. + + +MON CHER DRURY, + +Lorsque je quittai l'Angleterre, il y a bientt un an, vous me prites +de vous crire. C'est ce que je me propose de faire. J'ai travers le +Portugal et le midi de l'Espagne, visit la Sardaigne, la Sicile, Malte, +et de l j'ai pouss jusqu'en Turquie, o je suis encore rder. +Dbarqu d'abord en Albanie, l'pire d'autrefois, j'ai pntr jusqu'au +mont Tomarit, parfaitement accueilli par le gouverneur, Ali-Pacha; et, +aprs avoir parcouru l'Illyrie, la Chaonie, etc., j'ai travers le golfe +d'Actium avec une garde de cinquante Albanais, et pass l'Achlos pour +me rendre en tolie par l'Acarnanie. + +Aprs un court sjour en More, nous avons travers le golfe de +Lpante, pris terre au pied du Parnasse, vu tout ce qui reste de +Delphes, et continu ainsi jusqu' Thbes et Athnes, dans la dernire +desquelles nous avons pass deux mois et demi. + +Le vaisseau de S. M. _le Pylade_ nous a transports Smyrne; mais nous +avions auparavant tudi la topographie de l'Attique, sans oublier +Marathon et le promontoire de Sunium. Aprs Smyrne, notre second relai +fut la Troade, que nous visitmes tandis que le navire tait l'ancre, +o il resta pendant quinze jours, vis--vis la tombe d'Antiloque. +Maintenant nous voil dans les Dardanelles, en attendant le vent pour +nous rendre Constantinople. + +Ce matin, j'ai parcouru la nage le trajet de Sestos Abydos. La +distance directe n'est pas de plus d'un mille; mais, en raison du +courant, la traverse n'est pas sans danger; il y en a mme assez pour +que je doute que l'affection conjugale de Landre n'ait pas t un peu +refroidie par le passage. + +Je l'essayai il y a huit jours, mais je n'y pus russir, cause du +vent du Nord et de l'tonnante rapidit du courant, quoique j'aie +toujours t, depuis mon enfance, un rude nageur. Mais ce matin, par un +tems plus calme, j'y suis parvenu, et j'ai travers le _large +Hellespont_ en une heure dix minutes. + +Eh bien, mon cher monsieur, j'ai quitt mon foyer, et visit quelques +parties de l'Afrique et de l'Asie, outre une raisonnable portion de +l'Europe. J'ai vcu avec des gnraux et des amiraux, des princes et des +pachas, des gouverneurs et des _ingouvernables_; mais je n'ai ni tems ni +papier pour m'tendre. Je suis bien aise de vous dire que je conserve +pour vous des souvenirs d'amiti, et que je vis dans l'esprance de vous +revoir un jour; et si je vous cris aussi brivement que possible, +attribuez-le tout autre cause qu' l'oubli. + +Vous connaissez trop bien la Grce ancienne et moderne pour qu'il soit +besoin de vous la dcrire. J'ai, il est vrai, mieux vu l'Albanie +qu'aucun autre Anglais, que je sache, except un M. Leake; car c'est un +pays que l'on visite rarement, cause du caractre farouche des +_natifs_; il offre cependant plus de beauts pittoresques que les +contres classiques de la Grce, malgr toutes les merveilleuses beauts +de ces dernires, surtout vers Delphes et le cap Colonne en Attique. +Elles sont loin nanmoins d'galer certaines parties de l'Illyrie et de +l'pire, o des lieux sans nom et des rivires oublies sur la carte et +un jour peut-tre mieux apprcies, obtiendront des peintres et des +potes la prfrence sur les rigoles dessches de l'Ilyssus, et les +fondrires de la Botie. + +La Troade offre un champ vaste aux faiseurs de conjectures et aux +tireurs de bcassines; un bon chasseur et un savant ingnieux peuvent +sur ce terrain exercer avec grand avantage leurs jambes et leur +entendement; ou, s'ils prfrent aller cheval, ils peuvent s'y tromper +de route, comme cela m'est arriv, et s'embourber dans un maudit +marcage form par le Scamandre, qui serpente de et del comme si les +vierges troyennes allaient encore lui apporter leur tribut accoutum. Il +n'existe aujourd'hui d'autres vestiges de Troie, ou de ses destructeurs, +que les tertres qui renferment, ce que l'on suppose, les squelettes +d'Achille, d'Antiloque, d'Ajax, etc. Mais le mont Ida lve encore son +front superbe; quoique les bergers de nos jours ne ressemblent gure +Ganymde. Mais quoi bon vous parler plus long-tems de choses qui sont +dcrites tout au long dans le _book of Gell_? Et H*** n'a-t-il pas crit +un journal? Quant moi, je n'en tiens pas; car j'ai renonc tout +griffonnage. Je ne vois pas grande diffrence entre les Turcs et nous, +si ce n'est qu'ils n'ont pas de _culottes_, et que nous en avons; qu'ils +portent des habits longs, et nous des habits courts; qu'ils parlent peu, +et nous beaucoup. Ce sont des gens fort raisonnables. Ali-Pacha m'a dit +qu'il tait sr que j'tais n dans un rang lev, par ce que j'ai les +oreilles et les mains petites et des cheveux boucls. Je vous dirai, en +passant, que je parle passablement le romaque ou grec moderne: il ne +diffre pas des anciens dialectes autant que vous pourriez le penser; +mais la prononciation en est diamtralement oppose. Quant la posie, +si elle n'est rime, ils n'en ont pas la moindre ide. + +J'aime les Grecs. Ce sont des fripons adroits qui ont tous les vices +des Turcs, sans avoir leur courage. Quelques-uns cependant sont braves: +tous sont beaux, et ressemblent beaucoup au buste d'Alcibiade. Les +femmes sont un peu moins belles. Je sais jurer en turc; mais, except un +effroyable jurement et les mots qui signifient entremetteur, pain et +eau, je connais peu le vocabulaire de cette langue. Ils sont extrmement +polis envers les trangers de tout rang, pourvu qu'ils soient +convenablement protgs; et comme j'ai deux domestiques et deux soldats, +nous faisons grand fracas. Nous avons parfois couru risque d'tre +dvaliss, et une fois de faire naufrage; mais nous nous en sommes tirs +le mieux du monde. + + Malte, j'ai t fort pris d'une femme marie, et j'ai provoqu un +aide-de-camp du gnral ***, grossier personnage, qui s'tait offens de +quelque chose, je n'ai jamais bien su de quoi; mais il donna des +explications, fit des excuses, la dame s'embarqua pour Cadix, et +j'chappai ainsi l'accusation de meurtre et d'adultre. J'ai envoy +quelques dtails sur l'Espagne notre ami Hodgson; mais depuis ce +tems-l je n'ai crit personne, except quelques billets des parens +et des gens de loi, pour m'en dbarrasser. Je me propose de rompre +tout commerce, mon retour, avec plusieurs de mes meilleurs amis, que +je regarde au moins comme tels, et de gronder toute ma vie. Mais +j'espre, avant de me faire tout--fait cynique, rire encore de bon coeur +avec vous, embrasser Dwyer, et trinquer avec Hodgson. + +Dites au docteur Butler que je me sers en ce moment de la plume d'or +qu'il me donna avant mon dpart: c'est pour cela que ma pancarte est +moins lisible qu' l'ordinaire. J'ai t Athnes, et j'ai vu des +gerbes de ces roseaux crire dont il refusa de me donner quelques-uns, +parce que le topographe Gell les avait apports de l'Attique. Mais vous +n'aurez pas de descriptions, non; vous voudrez bien vous contenter de +quelques dtails jusqu' mon retour. Mais alors nous ouvrirons toutes +les cluses de la conversation. Je suis sur une frgate de trente-six, +qui va chercher Rob Adair Constantinople: c'est lui qui aura l'honneur +de vous porter cette lettre. + +Ainsi donc le livre de H***[128] a pris son essor avec quelques +sentimentales chansonnettes de ma faon, pour remplir le volume. Quel +succs a-t-il, eh? et o diable en est la seconde dition de ma satire +avec les additions, et mon nom au bas du titre, et les vers nouveaux +clous la fin, et un nouvel exorde, et je ne sais quoi encore, le tout +sorti tout chaud de mon atelier avant que j'eusse franchi la Manche? La +Mditerrane et l'Atlantique tendent leurs flots entre la critique et +moi; et les mugissemens de l'Hellespont couvrent le bruit des foudres de +la _Revue hyperborenne_. + + [Note 128: Les mlanges auxquels j'ai renvoy plusieurs + fois.] + +Rappelez-moi au souvenir de Claridge, s'il n'est pas rentr au collge, +et prsentez Hodgson les assurances de ma haute considration. Vous +allez me demander ce que je me propose de faire; et je vais vous +rpondre que je n'en sais rien. Il est possible que je m'en retourne +dans quelques mois; mais j'ai des desseins et des projets pour le tems +qui suivra mon sjour Constantinople. Cependant Hobhouse sera +probablement de retour en septembre. + +Le 2 juillet, il y aura un an que nous sommes partis d'Albion, +_oblitusque meoruni obliviscendus et illis_. J'tais las de mon pays, et +fort peu prvenu en faveur de tout autre; mais _je trane ma chane sans +l'alonger, en changeant de lieu_. Je suis comme le joyeux meunier qui ne +se souciait de personne, et dont personne ne se souciait. mes yeux +tout pays en vaut peu prs un autre. Je fume, j'ouvre de grands yeux +pour mieux voir les montagnes, et je relve ma moustache avec une fire +indpendance. Nulle privation ne m'afflige, et les moustiques qui +martyrisent le corps maladif de H*** ne font, par bonheur, aucun effet +sur le mien, parce que je vis avec plus de temprance. + +Dans mon catalogue j'ai oubli phse, que j'ai visite pendant mon +sjour Smyrne; mais le temple est presque entirement dtruit, et il +serait bien superflu que saint Paul se donnt la peine d'adresser de +nouvelles ptres la race actuelle des phsiens, qui ont converti en +mosque une vaste glise construite entirement en marbre; et je ne me +suis pas aperu que l'difice en ft plus mauvaise figure. + +Mon papier est rempli, mon encre est puise; bon soir! Si vous +m'adressez une lettre Malte, on me la fera parvenir quelque part que +je sois. H*** vous fait ses complimens. Il soupire pour sa posie, au +moins pour en avoir quelques nouvelles. J'oubliais presque de vous dire +que je meurs d'amour pour trois jeunes Athniennes qui sont soeurs. Je +logeais dans la mme maison qu'elles. Ces divinits se nomment Thrsa, +Mariana et Katinka[129]: aucune des trois n'a encore quinze ans. + +Votre [Grec: tapeinotatos doulos][130]. + +BYRON. + + [Note 129: Il a adopt ce nom dans la description du srail, + ch. VI, de _Don Juan_. Ce fut, si j'ai bonne mmoire, en + faisant la cour une de ces jeunes filles qu'il lui donna + une marque d'amour fort en usage dans le levant, en se + faisant, avec son poignard, une blessure la poitrine. La + jeune Athnienne, ce qu'il m'a racont, conserva tout son + sang-froid durant cette opration, qu'elle regardait comme un + juste tribut offert sa beaut; mais elle n'en fut pas plus + dispose lui tre favorable.] + + [Note 130: Trs-humble serviteur.] + + + + +LETTRE XLIII. + + M. HOGDSON. + + bord de la _Salsette_, dtroit des Dardanelles, la hauteur d'Abydos, +le 5 mai 1810. + + +Je suis en route pour Constantinople, aprs avoir parcouru la Grce, +l'pire, etc., et une partie de l'Asie Mineure, voyage dont je viens de +communiquer quelques particularits H. Drury, notre ami et notre hte. +Je m'abstiendrai donc de vous les rpter; mais comme vous serez +peut-tre bien aise d'apprendre que je me porte bien, etc., je saisis +l'occasion du retour de notre ambassadeur pour vous adresser le peu de +lignes que j'ai le tems d'crire la hte. Nous avons prouv quelques +inconvniens et couru quelques prils, mais il ne nous est rien arriv +d'assez intressant pour vous en entretenir, moins que vous ne jugiez +digne de votre attention le trajet de Sestos Abydos, que j'ai fait +la nage, il y a deux jours. Si vous y joignez quelques alertes donnes +par les voleurs, la crainte d'un naufrage sur une galre turque, il y a +six mois, ma visite un pacha, ma passion pour une femme marie, +Malte, un dfi un officier, mes amours avec trois jeunes Athniennes, +avec une profusion de bouffonneries, et de beaux points de vue, vous +connatrez tous les vnemens qui, depuis mon dpart d'Espagne, ont +marqu ce voyage. + +H*** fait des vers et crit son journal; moi, je regarde et ne fais +rien; moins qu'on ne considre la distraction de fumer comme un +amusement actif. Les Turcs surveillent trop leurs femmes pour qu'il soit +possible de les observer beaucoup. Mais j'ai vcu avec bon nombre de +Grecs, dont je connais le dialecte tout autant qu'il m'est ncessaire +pour converser un peu. J'ai fait aussi parmi les Turcs quelques +connaissances, en hommes. Quant la socit des femmes, il n'y faut pas +penser. J'ai t fort bien reu par les gouverneurs et les pachas, et je +n'ai pas la moindre raison de me plaindre. Hobhouse quelque jour vous +racontera toutes nos aventures. Si j'en essayais le rcit, ni mon papier +ni votre patience ne pourraient y suffire. + +Personne, si ce n'est vous, ne m'a crit depuis que j'ai quitt +l'Angleterre; il est vrai que je ne l'avais pas demand. J'excepte mes +parens, qui m'crivent tout aussi souvent que je le dsire. Je ne sais +rien de l'ouvrage d'Hobhouse, sinon qu'il a paru. C'est plus que je n'en +sais de ma seconde dition; et certainement, une pareille distance, je +ne m'en inquite que mdiocrement........................... J'espre +que vos publications et celles de Bland s'coulent avec rapidit. + +Je ne puis vous parler d'une manire certaine de l'poque de mon +retour; mais je regarde comme probable que Hobhouse me prcdera. Nous +sommes absens depuis prs d'un an. Je dsirerais en employer au moins un +autre mes observations dans ces climats toujours verts; cependant je +crains que des affaires, et des affaires litigieuses, qui sont bien ce +qu'il y a de pire au monde, ne me rappellent avant ce tems, si ce n'est +mme beaucoup plus tt. S'il en est ainsi, je vous en prviendrai. + +J'espre que vous remarquerez en moi quelques changemens, je ne veux +pas dire au physique, mais au moral; car je commence m'apercevoir que +sans la vertu ce monde maudit n'est pas tenable. Je suis passablement +dgot du vice, que j'ai tudi dans ses plus agrables varits, et je +me propose, mon retour, de rompre avec tous mes dbauchs d'amis, de +renoncer au vin, aux inclinations charnelles, et de me livrer la +politique et au dcorum. Je suis srieux, cynique et assez bien dispos + faire de la morale; mais heureusement pour vous, l'homlie dont vous +tiez menac est coupe court par le mauvais tat de ma plume et le +manque de papier. + +Bonjour. Si vous m'crivez, adressez vos lettres Malte, d'o l'on me +les fera parvenir. Ne me rappelez au souvenir de personne; mais +croyez-moi bien sincrement votre, etc. + +BYRON. + +Arriv Constantinople le 14 mai, il adressa Mrs. Byron quatre ou +cinq lettres, et dans presque toutes il parle du succs avec lequel il a +travers l'Hellespont la nage. L'excessive vanit qu'il tirait de +cette prouesse classique (dont il a fort au long lui-mme dtaill les +particularits) peut tre mise au nombre des preuves de cet enfantillage +de caractre qui l'accompagna jusque dans un ge plus mr, et qui, tout +en embarrassant ceux qui jugeaient de loin sa conduite, n'tait pas, +pour ceux qui vivaient dans son intimit, une de ses singularits les +moins intressantes. Onze ans encore aprs cette poque, si quelque +sceptique voyageur se hasardait mettre en doute la possibilit de +l'exploit de Landre, Lord Byron, avec cette susceptibilit sur son +courage personnel, qu'il conservait depuis son enfance, se lanait dans +la discussion avec une nouvelle chaleur, et citait deux ou trois autres +exemples de ce qu'il avait fait comme nageur, pour confirmer ses +premires assertions[131]. + + [Note 131: Il citait entre autres son passage du Tage en + 1809, que M. Hobhouse a dcrit de la manire suivante: + + Mon compagnon de voyage avait dj prcdemment excut une + traverse plus prilleuse, quoique moins clbre; car je me + rappelle qu' l'poque o nous tions en Portugal, il nagea + depuis le vieux Lisbonne jusqu'au chteau de Belem; et comme + il avait lutter contre la mare et le courant oppos du + fleuve, le vent tant fort vif, il lui fallut prs de deux + heures pour aller d'un bord l'autre. Il ne resta dans l'eau + qu'une heure et dix minutes, en nageant de Sestos Abydos. + En 1808, il faillit se noyer Brighton, en se baignant avec + M. L. Stanhope, son ami. M. Hobhouse et d'autres spectateurs + envoyrent eux des bateliers, qui s'attachrent des cordes + autour du corps, et qui russirent enfin retirer Lord Byron + et M. Stanhope de la lame, et leur sauvrent ainsi la vie.] + +Dans une de ses lettres sa mre, date de Constantinople, le 24 mai, +il revient sur ce notable exploit, et se reprsente comme l'humble +imitateur de Landre; et pourtant, ajoute-t-il, je n'avais pas de Hro +pour m'accueillir sur l'autre rive. Puis il continue ainsi: + +Lorsque notre ambassadeur obtiendra son audience de cong, je +l'accompagnerai pour voir le sultan, aprs quoi je retournerai +probablement en Grce. Je n'ai rien reu de M. Hanson, si ce n'est une +traite, mais sans aucune lettre de ce juridique gentleman. Si vous avez +besoin de fonds, servez-vous, je vous prie, des miens, tant qu'il y en +aura, sans aucune rserve; et dans la crainte que cela ne suffise pas, +j'inviterai M. Hanson, dans ma prochaine lettre, vous avancer toutes +les sommes qui pourraient vous tre ncessaires. Je m'en remets votre +discrtion pour juger de ce que vous pouvez convenablement demander +d'aprs l'tat actuel de mes affaires. J'ai dj visit les lieux les +plus intressans de la Turquie d'Europe et de l'Asie Mineure; mais je +n'irai pas plus loin avant d'avoir reu des nouvelles d'Angleterre. En +attendant je compte sur des rentres toutes les fois que les occasions +de m'en faire parvenir se prsenteront; et je passerai l't au milieu +de mes amis, les Grecs de la More. + +Alors il ajoute avec cette bienveillante sollicitude dont il ne +s'cartait jamais envers les domestiques qu'il prfrait: Prenez soin, +je vous prie, de mon jeune Robert et du vieux Murray. Il est heureux +qu'ils s'en soient retourns; ni la jeunesse de l'un ni les annes de +l'autre n'auraient pu s'accommoder aux changemens de climat et la +fatigue du voyage. + + + + +LETTRE XLIV. + + M. HENRY DRURY. + +Constantinople, 17 juin 1810. + + +Quoique ma dernire lettre soit d'une date bien rcente, je reviens +la charge pour vous fliciter de la naissance de votre enfant; une +lettre d'Hodgson m'a inform de cet vnement dont je me rjouis avec +vous. + +Je suis peine de retour d'une expdition, par le Bosphore, la mer +Noire et aux Symplegades Cyanennes. J'ai gravi jusqu' la cime de ces +dernires en m'exposant autant de dangers qu'en aient jamais brav les +Argonautes dans leur lougre. Vous rappelez-vous le commencement des +lamentations de la nourrice dans Mde? je vous en adresse la traduction +que j'ai faite au somme de ces montagnes: + +Oh! plt au ciel qu'un bon embargo et retenu le navire _Argo_ dans le +port, et qu'en restant toujours dans les chantiers de Grce il n'et +jamais dpass les roches d'Azur! mais, hlas! je crains que son voyage +ne soit la cause de quelque mchef pour ma chre miss Mde[132]. + + [Note 132: + + Oh! how I wish that an embargo + Had kept in port the good ship _Argo_ + Who, still unlaunch'd from Grecian docks + Had never pass'd the Azure rocks! + But now I fear her trip will be a + Damn'd business for my miss Medea, etc.] + +Peu s'en est fallu qu'il n'en ft ainsi pour moi. + +Car si je n'avais pas eu ce sublime passage dans la tte, je n'aurais +jamais song grimper sur les susdites roches, o j'ai failli me rompre +les os pour le plus grand honneur de l'antiquit. + +Ainsi donc je me suis assis sur les Cyanes, j'ai nag de Sestos +Abydos (comme je vous l'ai pompeusement annonc dans ma dernire), et +aprs avoir de nouveau travers la More, je m'embarquerai pour +Sainte-Maure, et j'irai faire le saut de Leucade. Si je survis cette +preuve, je vous rejoindrai probablement en Angleterre. H..., qui vous +remettra cette lettre, s'y rend en droite ligne; et comme ses voyages +lui sortent par tous les pores, je n'anticiperai pas sur ses rcits: +seulement je vous prie de ne pas croire un mot de tout ce qu'il vous +dira, mais de me rserver votre attention si vous avez quelque dsir +d'apprendre la vrit. + +Je vais retourner Athnes, et de l passer en More; mais la dure de +mon sjour dpend tellement de mon caprice que je n'ai rien de probable + vous en dire. Mon absence date dj d'un an; elle peut se prolonger +d'un autre, mais je suis comme du vif-argent, et je ne peux rien +affirmer. Nous sommes tous en ce moment fort occups ne rien faire. +Nous avons tout vu, except les mosques que nous devons visiter mardi +prochain au moyen d'un firman. H... pourra vous les dcrire ainsi que +divers autres objets curieux, condition que c'est _moi_ qu'on +s'adressera pour constater sa vracit, et je me rserve de contredire +tous les dtails auxquels il attache le plus d'importance. Mais s'il se +lance parfois dans le bel esprit, je vous permets de l'applaudir, parce +qu'il en aura ncessairement drob les traits les plus brillans son +compagnon de plerinage. Dites Davies que ses meilleures plaisanteries +ont t fort heureusement reproduites par H... sur plus d'un vaisseau de +Sa Majest; mais ajoutez aussi que j'ai toujours soin de les rtablir au +nom du lgitime possesseur; d'o il suit que lui, Davies, n'est pas +moins clbre sur mer que sur terre, et rgne sans rivaux aussi bien +dans la cabine qu' la taverne du _cocotier_. + +Ainsi donc Hodgson a publi de nouvelles posies. Je dsirerais qu'il +pt m'envoyer son _Sir Edgar_ et l'_Anthologie de Bland_, Malte, d'o +on me les ferait parvenir. Dans ma dernire; que vous avez reue, +j'espre, je traais l'esquisse du terrain que nous avons parcouru. Si +cette dpche ne vous est pas parvenue, la langue d'H... est bien +votre service. Rappelez-moi au souvenir de Dwyer, qui me doit onze +guines. Dites-lui de les faire remettre mon banquier Gibraltar ou +Constantinople. Il me les a, je crois, dj payes une fois; mais cela +ne fait rien l'affaire, attendu que c'tait une rente annuelle. + +Tchez, je vous prie, de m'crire. J'ai frquemment reu des nouvelles +d'Hodgson. Malte est mon bureau de poste. Je compte vous revoir vers la +prochaine runion de Montem[133]; vous vous souvenez srement de celle +de l'an dernier; j'espre qu'il en sera de mme cette anne; mais aprs +avoir travers _le vaste Hellespont_, je fais _fi_ de Datchett[134]. Bon +soir. Je suis bien sincrement, etc. + +BYRON. + + [Note 133: Runion annuelle des lves du collge + d'Eton-Montem, suivie d'une collecte dont le produit est + destin placer l'universit de Cambridge ou d'Oxford le + sujet le plus distingu d'entre eux.] + + [Note 134: Allusion une circonstance o il traversa la + Tamise la nage, avec M. Drury, aprs le Montem, afin de + savoir combien de fois ils pourraient la traverser et la + retraverser sans toucher terre. Dans cette lutte, qui eut + lieu le soir, aprs souper, et lorsque tous deux taient + chauffs par le vin, Lord Byron eut l'avantage.] + +Environ dix jours aprs la date de cette lettre, nous en trouvons une +autre adresse Mrs. Byron, laquelle, au milieu de plusieurs +rptitions de faits dj dtaills dans sa correspondance prcdente, +contient aussi un bon nombre de passages qui mritent d'en tre +extraits. + + + + +LETTRE XLV. + + MRS. BYRON. + + +CHRE MRE, + +M. Hobhouse, qui vous fera parvenir ou vous remettra cette lettre, et +qui part pour retourner en Angleterre, pourra vous mettre au courant de +nos divers changement de rsidence; quant moi, je suis fort incertain +sur l'poque de mon retour. Il ira probablement dans le Nottingham un +jour ou l'autre; mais Fletcher, que je renvoie parce qu'il m'embarrasse +(les domestiques anglais sont de tristes voyageurs), Fletcher le +remplacera par _interim_, et vous racontera nos voyages qui ont embrass +passablement d'espace........................................... + +Je me rappelle que Mahmoud-Pacha, petit-fils d'Ali, pacha de Yanina +(petit gaillard de dix ans, qui avait de grands yeux noirs, que nos +dames paieraient bien cher, et ces traits rguliers qui distinguent la +race turque), me demanda comment il se faisait que je me fusse mis +voyager si jeune, et sans avoir personne pour prendre soin de moi. Le +petit bonhomme m'adressa cette question avec toute la gravit d'un homme +de soixante ans. + +Je ne peux pas aujourd'hui vous crire bien longuement; je n'ai que le +tems de vous dire que j'ai prouv bien des fatigues, mais jamais un +moment d'ennui. La seule chose que je redoute, c'est de contracter le +got d'une vie errante, la bohmienne, qui me rendra mon foyer +insupportable. C'est, me dit-on, ce qui arrive fort souvent aux gens qui +ont pris l'habitude des voyages; et, dans le fait, je commence m'en +apercevoir. Le 3 mai, j'ai pass la nage de Sestos Abydos. Vous +connaissez l'histoire de Landre; mais moi, je n'avais pas de Hro pour +me recevoir sur la rive.......................... + +J'ai visit, en vertu d'un firman, toutes les principales mosques. Il +est rare qu'on accorde cette faveur des infidles; mais le dpart de +l'ambassadeur nous l'a fait obtenir. J'ai remont par le Bosphore jusque +dans la mer Noire, en faisant le tour des murs de la ville; et en +vrit, j'en connais mieux l'aspect que celui de Londres. J'espre que, +par quelque soire d'hiver, je vous amuserai en vous en faisant la +description; pour le moment, je vous prie de m'excuser si je m'en +dispense. Je ne puis crire de longues lettres en juin. Je retourne +passer l't en Grce............................................ + +C'est une pauvre crature que Fletcher; il lui faudrait mille +commodits dont je sais fort bien me passer. Il est furieusement las de +ses voyages, et vous ferez bien de ne pas trop croire ce qu'il vous +racontera de ce pays-ci. Il soupire aprs la bire, et l'oisivet, et sa +femme, et le diable sait quoi en outre. Pour mon compte, je n'ai prouv +ni _dsappointement_ ni dgot. J'ai vcu avec des hommes du plus haut +comme du plus bas rang; j'ai pass des journes dans le palais d'un +pacha, et plus d'une nuit dans une table; partout j'ai trouv un peuple +inoffensif et bienveillant. J'ai pass aussi quelque tems avec les Grecs +les plus distingus de la More et de la Livadie; et quoiqu'ils ne +vaillent pas les Turcs, j'en fais plus de cas que des Espagnols, qui, +leur tour, l'emportent sur les Portugais. + +Vous trouverez dans les voyageurs mainte description de Constantinople; +mais lady Wortley-Montague est tombe dans une trange erreur, quand +elle a dit que Saint-Paul ferait une singulire figure cot de +Sainte-Sophie. J'ai vu ces deux difices, et j'en ai examin avec +beaucoup d'attention l'intrieur et l'extrieur. Sainte-Sophie, sans +aucun doute, est le plus intressant des deux, et par son immense +antiquit, et parce que tous les empereurs grecs depuis Justinien y ont +t couronns, que plusieurs y ont t assassins sur les marches mmes +de l'autel, et aussi parce que les sultans turcs s'y rendent +rgulirement. Mais elle n'est ni aussi belle ni aussi grande que +quelques autres mosques, telles que celle de Soleyman, etc., et on ne +peut la mettre en parallle avec Saint Paul (j'en parle peut-tre comme +un cockney[135]). Nanmoins je prfre la cathdrale gothique de +Sville, Saint-Paul, Sainte-Sophie et tous les difices religieux +que j'aie jamais vus. + + [Note 135: Sorte de sobriquet par lequel on dsigne, en + Angleterre, les natifs de Londres.] + +Les murs du srail ressemblent ceux des jardins de Newstead, un peu +plus levs cependant, et peu prs dans le mme tat de conservation. +Mais la promenade en longeant les murs de la ville du ct de la terre, +est d'une beaut remarquable. Figurez-vous quatre milles d'un triple +rang d'immenses crneaux tapisss de lierre, surmonts de deux cent +dix-huit tours, et de l'autre ct de la route, les spultures turques +(qui sont les lieux les plus charmans de la terre) ombrages par +d'normes cyprs. + +J'ai contempl les ruines d'Athnes, d'phse et de Delphes; j'ai +travers une grande partie de la Turquie, plusieurs autres contres de +l'Europe et quelques-unes de l'Asie; mais nul ouvrage de la nature ou de +l'art ne produisit jamais sur moi autant d'impression que le point de +vue qui se dveloppe de chaque ct des Sept Tours jusqu' l'extrmit +de la Corne d'Or. + +Parlons maintenant de l'Angleterre. J'apprends avec plaisir le succs +des _Bardes anglais_, etc. Vous n'avez pu manquer d'observer les +nombreuses additions que j'ai faites l'dition nouvelle. + +Avez-vous reu mon portrait par Sanders, peintre Londres, Vigo-Lane? +Il tait termin et pay long-tems avant mon dpart. Il me semble que +vous aimez prodigieusement la lecture des _Magazines_; o dterrez-vous +tant de nouvelles, de citations, etc.? Quoique je me trouve heureux +d'avoir pu prendre mon rang la Chambre sans le secours de lord +Carlisle, je n'avais pas de mnagemens garder envers un homme qui a +refus, dans cette circonstance, d'intervenir comme mon parent; et j'ai +rompu sans retour avec lui, quoique je regrette d'affliger Mrs. Leigh. +Pauvre femme! j'espre qu'elle est heureuse. + +Mon avis est que M. B... doit pouser miss R... Notre premier devoir +est de ne pas faire le mal; mais, hlas! cela n'est pas possible: le +second est de le rparer, si nous en avons le pouvoir. Cette jeune fille +est son gale; si elle ne l'tait pas, une somme d'argent et l'entretien +assur l'enfant feraient une sorte de compensation, quoique bien +insuffisante; mais dans l'tat des choses, son devoir est de l'pouser. +Je ne veux pas de galans sducteurs sur mes domaines, et je n'accorderai +pas mes fermiers un privilge dont je m'abstiens moi-mme, celui de +dbaucher les filles des uns et des autres. J'ai, Dieu le sait, bien des +excs me reprocher; mais comme j'ai pris la rsolution de me rformer, +et que je ne m'en suis pas cart depuis quelque tems, je compte que ce +Lothario suivra mon exemple, et commencera par rendre la jeune personne + la socit; sinon, par la barbe de mon pre! je jure qu'il s'en +repentira. + +Je vous prie de vous intresser Robert, qui mon absence sera bien +pnible. Le pauvre garon! c'est bien malgr lui qu'il s'en est +retourn. + +J'espre que vous tes bien portante et heureuse. J'aurai grand plaisir + recevoir de vos nouvelles. + +Croyez-moi bien sincrement, etc. + +BYRON. + +_P. S._ Comment se porte Joe Murray? Je rouvre ma lettre pour vous dire +que Fletcher m'ayant demand de m'accompagner en More, je l'emmne avec +moi, quoique je vous aie annonc le contraire. + +Le lecteur n'aura pas manqu, je l'espre, de remarquer la fin de cette +lettre. L'nergie des sentimens moraux qui y sont exprims si +naturellement, semble le sr garant d'un coeur dont le fond tait pur, +quoique les passions en eussent terni la surface. Quelques annes plus +tard, quand il eut contract l'habitude de cette raillerie amre, dont, +par malheur, il se plaisait diriger les traits contre sa sensibilit +et contre celle des autres, je ne sais, quoiqu'il ft encore anim des +mmes sentimens louables, si la fausse honte de passer pour vouloir se +faire une rputation de vertu, n'en aurait pas arrt la franche et +honnte manifestation. + +L'extrait suivant, tir d'une communication adresse un recueil +mensuel trs-estim, par un voyageur qui, cette poque, rencontra Lord +Byron Constantinople, me parat tre assez authentique pour que je le +prsente, sans hsiter, mes lecteurs. + +Nous fmes interrompus dans notre discussion par l'entre d'un +tranger, qu'au premier coup-d'oeil je crus reconnatre pour un Anglais, +mais qui devait n'tre arriv que depuis peu Constantinople. Il tait +vtu d'un habit carlate, richement brod en or, dans le genre de +l'uniforme des aides-de-camp en Angleterre, avec deux grosses +paulettes. Sa figure annonait environ vingt-deux ans. Ses traits, +d'une dlicatesse remarquable, lui auraient donn une apparence +fminine, sans l'expression toute virile de ses beaux yeux bleus. En +entrant dans la boutique intrieure, il ta son chapeau militaire orn +d'un panache, et dcouvrit une fort de cheveux bruns boucls qui +relevaient encore la beaut peu commune de son visage. L'ensemble de son +extrieur me fit une telle impression, qu'elle est toujours depuis +reste profondment grave dans ma mmoire; et quoique ce soit un +souvenir de quinze ans, ce laps de tems n'en a pas altr la vivacit. +Il tait accompagn d'un janissaire attach l'ambassade anglaise et +d'un homme qui, par tat, servait de _Cicerone_ aux trangers. Ces +circonstances, jointes ce qu'il boitait trs-visiblement, me +convainquirent l'instant que c'tait Lord Byron. J'avais dj entendu +parler de Sa Seigneurie et de son arrive rcente sur la frgate _la +Salsette_, qui s'tait dtache de la station de Smyrne pour venir +prendre et emmener M. Adair, notre ambassadeur prs de la Porte. Lord +Byron avait auparavant voyag en pire et dans l'Asie Mineure avec son +ami M. Hobhouse, et tait devenu grand fumeur de tabac. Il s'tait fait +conduire cette boutique dans le dessein d'y acheter quelques pipes. +L'italien assez mauvais dont il se servait en parlant son cicerone, et +le turc encore plus imparfait de celui-ci, ne permettaient gure au +marchand de comprendre facilement ce qu'ils dsiraient; et comme +l'tranger en paraissait contrari, je lui adressai la parole en +anglais, et m'offris lui servir d'interprte. Quand il m'eut ainsi +reconnu pour un Anglais, Lord Byron me serra cordialement la main, et +m'assura, avec quelque chaleur, du grand plaisir qu'il prouvait +toujours lorsqu'il rencontrait un compatriote en pays tranger. Ses +emplettes et les miennes tant termines, nous sortmes ensemble, et +parcourmes les rues, dans plusieurs desquelles j'eus le plaisir de +diriger son attention vers quelques-unes des curiosits les plus +remarquables de Constantinople. Les circonstances particulires qui nous +avaient amens faire connaissance, firent natre entre nous, ds le +premier jour, un certain degr d'intimit que trs-probablement deux ou +trois annes de frquentation n'auraient pas produit en Angleterre. Je +prononai souvent son nom en lui parlant, mais il ne lui vint pas +l'esprit de me demander comment j'avais pu l'apprendre, ni de s'informer +du mien. Il n'avait pas encore jet les fondemens de cette clbrit +littraire qu'il a acquise dans la suite; on ne le connaissait, au +contraire, que comme auteur des _Heures d'oisivet_; et la svrit avec +laquelle les rdacteurs de _la Revue d'dimbourg_ avaient critiqu cette +production, tait encore prsente au souvenir de tout lecteur anglais. +On ne pouvait donc pas supposer qu'en recherchant sa connaissance je +fusse pouss par aucun de ces motifs de vanit auxquels tant d'autres +ont cd depuis. Mais il tait tout naturel qu'aprs notre rencontre +fortuite et tout ce qui s'tait pass entre nous cette occasion, je +priasse l'un des secrtaires de l'ambassade de me prsenter lui dans +les formes, un jour de la mme semaine, que nous dnions ensemble chez +l'ambassadeur. Sa Seigneurie assura qu'elle se souvenait parfaitement de +moi; mais ce fut avec une extrme froideur, et immdiatement aprs elle +me tourna le dos. Ce procd sans crmonie qui contrastait d'une +manire si prononce avec les circonstances prcdentes, me parut si +trange qu'il me fut impossible de me l'expliquer, et que je me sentis +en mme tems fort dispos beaucoup rabattre de l'opinion favorable que +son apparente franchise m'avait fait concevoir notre premire +entrevue. Ce ne fut donc pas sans surprise que, quelques jours aprs, je +le vis dans la rue s'avancer vers moi avec un sourire plein de +bienveillance. Il m'aborda familirement, et me dit en me tendant la +main: Je suis ennemi dclar de l'tiquette anglaise, surtout hors +d'Angleterre; et quand je fais une nouvelle connaissance, c'est sans +attendre les formalits d'une prsentation. Si vous n'avez rien faire, +et que vous soyez dispos une autre promenade, votre socit me fera +beaucoup de plaisir. Il mit dans sa manire d'agir cette irrsistible +attraction dont ceux qui ont eu le bonheur d'tre admis dans son +intimit ont pu seuls prouver la puissance dans ses momens de bonne +humeur, et j'acceptai avec empressement sa proposition. Nous visitmes +de nouveau les curiosits les plus remarquables de la capitale, que je +ne dcrirai point ici pour ne pas rpter les dtails pleins +d'exactitude et de prcision que des centaines de voyageurs en ont dj +donns; mais Sa Seigneurie se trouva fort _dsappointe_ par le peu +d'intrt qu'elles prsentaient. Il loua les beauts pittoresques de la +ville et des paysages qui l'environnent, et me parut d'avis que, cela +except, rien n'tait digne d'attirer l'attention d'un observateur. Il +parla des Turcs de manire faire supposer qu'il avait fait un long +sjour parmi eux, et termina ses rflexions par ces mots: Les Grecs, +tt ou tard, s'insurgeront contre eux; mais s'ils ne se htent pas, +j'espre que Bonaparte viendra chasser cette inutile canaille[136]. + + [Note 136: _New Monthly Magazine_.] + +Pendant sa rsidence Constantinople, le ministre d'Angleterre, M. +Adair, se trouvant presque toujours indispos, ne le vit que +trs-rarement. Il le pressa cependant avec instance de venir loger au +palais de l'ambassade; mais Lord Byron, qui prfrait la libert dont il +jouissait dans une simple htellerie, refusa ses offres hospitalires. + +Lors de l'audience de cong accorde l'ambassadeur par le sultan, le +noble pote, pour y assister, se mla au cortge de M. Adair, non sans +avoir tmoign, relativement la place qu'il occuperait dans la marche, +une anxit bien caractristique de sa jalouse susceptibilit toutes les +fois qu'il s'agissait de son rang. En vain l'ambassadeur l'assura-t-il +qu'on ne pouvait pas lui assigner une place particulire; que les Turcs, +dans leurs dispositions relatives au crmonial, ne tenaient compte que +des personnes attaches l'ambassade, et qu'ils ngligeaient ou +ignoraient les distinctions de prsance accordes chez nous la +noblesse. Enfin voyant que le jeune pair ne se laissait pas convaincre +par ces raisons, M. Adair fut oblig d'en appeler une autorit qui +passait pour infaillible en matire d'tiquette; c'tait le vieux +internonce d'Autriche. Lord Byron l'ayant consult sur ce point, et le +trouvant entirement d'accord avec le ministre d'Angleterre, dclara +qu'il tait parfaitement satisfait. + +Le 14 juillet, son compagnon de voyage et lui partirent de +Constantinople, bord de la frgate _la Salsette_; M. Hobhouse dans le +dessein d'accompagner l'ambassadeur en Angleterre, et Lord Byron pour +visiter de nouveau sa chre Grce. M. Adair crut remarquer cette +poque qu'il tait plong dans un profond abattement d'esprit, et je +trouve que M. Bruce, qui le rencontra plus tard Athnes, en porta le +mme jugement. On m'a racont, comme ayant eu lieu pendant cette +traverse, une circonstance fort remarquable. En se promenant sur le +pont, il aperut un petit yataghan ou poignard turc, qu'on avait laiss +sur un banc. Il le prit, le tira du fourreau, et aprs en avoir quelques +instans examin la lame, on l'entendit qui disait demi-voix: +J'aimerais savoir ce que ressent un homme aprs avoir commis un +meurtre! On peut, je crois, dans ce surprenant propos, dcouvrir le +germe de ses pomes futurs du _Giaour_ et de _Lara_. C'est cet ardent +dsir de soumettre l'examen les oprations mystrieuses des passions, +qui, second par son imagination, lui en donna enfin le pouvoir; et +peut-tre trouverait-on que les motions qui produisirent ces paroles +n'taient que la premire manifestation de cette facult qui lui valut +plus tard, juste titre, le surnom de _Scrutateur des abymes du +coeur_[137]. + + [Note 137: _Searcher of dark bosoms_.] + +En approchant de l'le de Za, il demanda tre mis terre. En +consquence, aprs qu'il eut fait ses adieux son ami, on le dbarqua +sur cette petite le avec ses deux Albanais, un Tartare et un domestique +anglais. Il a dcrit lui-mme dans un de ses manuscrits, les sentimens +de fiert solitaire avec lesquels, debout sur le rivage, il regarda le +vaisseau s'loigner pleines voiles, le laissant seul sur une terre +trangre. + +Quelques jours aprs, il adressa d'Athnes la lettre suivante Mrs. +Byron: + + + + +LETTRE XLVI. + + MRS. BYRON. + +Athnes, 15 juillet 1810. + + +CHRE MRE, + +Je suis arriv de Constantinople ici en quatre jours, ce que l'on +considre comme une traverse extrmement rapide, surtout dans cette +saison de l'anne. Vous autres habitans du nord, vous ne pouvez pas vous +faire une ide de ce que c'est que l't en Grce; et pourtant un vrai +tems de gele en comparaison des ts de Malte et de Gibraltar, sous les +ombrages desquels je me suis repos l'anne dernire, aprs un petit +mouvement de galop de quatre cents milles, sans interruption, travers +l'Espagne et le Portugal. La date de ma lettre vous apprend que je suis +de nouveau Athnes, ville que je prfre, tout bien considr, +toutes celles que je connais.... + +Pour premire excursion, je pars demain pour la More, o je compte +passer un mois ou deux, puis revenir prendre ici mes quartiers d'hiver, + moins que je ne change mes plans, la vrit, fort variables, comme +vous pouvez bien le supposer, mais dont aucun ne me dirige vers +l'Angleterre. + +Le marquis de Sligo, mon ancien camarade de collge, est ici, et dsire +m'accompagner en More. Ainsi nous partirons ensemble. Lord Sligo +continuera ensuite sa route vers la capitale, et Lord Byron, aprs avoir +examin toutes les curiosits de ce canton, vous instruira de ce qu'il +se propose de faire, car c'est un point sur lequel ses ides ne sont +pas, pour le moment, parfaitement arrtes. Malte est mon bureau de +poste perptuel; c'est de l que mes lettres sont diriges vers tous les +points de la terre habitable: remarquez en passant que j'ai dj vu +l'Asie, l'Afrique, le levant de l'Europe, et tir le meilleur parti de +mon tems, sans avoir pour cela examin trop la hte les lieux les plus +intressans de l'ancien monde. F..., aprs avoir t grill, rti, cuit +dans son jus; aprs avoir servi de pture toutes sortes d'insectes +rampans, commence philosopher; il se rforme et se rsigne, et promet +d'tre son retour un des ornemens de sa paroisse et un personnage fort +saillant dans la gnalogie des Fl.... qui tiennent, mon avis, des +Goths par leurs talens, des Grecs par leur pntration, et des anciens +Saxons par leur norme apptit. Il me demande la permission d'envoyer +une demi-douzaine de soupirs Sally, son pouse, et s'merveille, mais +non pas moi, de ce que ses lettres, d'une criture et d'une orthographe +dtestables, ne sont jamais parvenues en Angleterre. Au demeurant, ce +n'est pas une grande perte que celle de ses lettres ou des miennes qui +n'ont gure d'autre mrite que de vous apprendre, comme celle-ci, que +nous nous portons bien, et chaudement, Dieu sait! Ne comptez pas, en +cette saison, sur de longues lettres; car elles sont, je vous assure, +crites la sueur de mon front. Il est passablement singulier que M. +H.... ne m'ait pas adress une syllabe depuis mon dpart. Comme toutes +vos lettres me sont parvenues ainsi que beaucoup d'autres, je conjecture +que l'homme de loi est fch ou qu'il a trop d'affaires. + +J'espre que vous vous plaisez Newstead, et que vous vivez en bonne +intelligence avec vos voisins, quoique vous soyez un vrai dragon, comme +vous savez; ne voil-t-il pas une pithte bien respectueuse? Je vous +prie d'avoir grand soin de mes livres, ainsi que de plusieurs botes +remplies de papiers qui sont entre les mains de Joseph; et, s'il vous +plat, laissez-moi quelques bouteilles de champagne boire, car je suis +terriblement altr. Je n'insiste pourtant sur ce dernier point +qu'autant qu'il vous arrangera. Je suppose que vous avez une pleine +maison de commres bien bavardes et bien mdisantes. Avez-vous reu mon +portrait l'huile par Sanders, de Londres? Il est pay depuis seize +mois, pourquoi ne vous le faites-vous pas remettre? Ma suite, compose +de deux Turcs, deux Grecs, un Luthrien et de l'quivoque Fletcher, fait +un tel vacarme que je suis bien aise de finir en vous assurant que je +suis, etc. + +BYRON. + +Un jour ou deux aprs la date de cette lettre, il partit d'Athnes avec +le marquis de Sligo. Aprs avoir voyag de compagnie jusqu' Corinthe, +ils prirent chacun une direction diffrente; lord Sligo pour visiter la +capitale de la More, et Lord Byron pour se rendre Patras, o il +avait, comme on le verra dans la lettre suivante, quelques affaires +rgler avec le consul anglais, M. Stran. + + + + +LETTRE XLVII. + +A MRS. BYRON. + +Patras, 30 juillet 1810. + + +CHRE MADAME, + +En quatre jours, avec un vent favorable, la frgate m'a transport de +Constantinople l'le de Cos, o j'ai pris un bateau pour me rendre +Athnes. J'ai rencontr dans cette ville mon ami le marquis de Sligo qui +m'a tmoign le dsir de voyager avec moi jusqu' Corinthe. L, nous +nous sommes spars, lui pour aller Tripolitza, et moi pour me rendre + Patras, o j'avais quelques affaires rgler avec le consul M. +Stran, de la maison duquel je vous cris. Il m'a rendu tous les +services possibles depuis que j'ai quitt Malte pour me rendre +Constantinople, d'o je vous ai crit deux ou trois fois. J'irai dans +quelques jours faire une visite au pacha de Tripolitza, puis je ferai le +tour de la More, et je retournerai Athnes, o j'ai fix mon +quartier-gnral. Nous prouvons ici de violentes chaleurs. En +Angleterre, quand le thermomtre s'lve 98 degrs[138], vous tes +tout en feu; l'autre jour, tandis que j'allais d'Athnes Mgare, il +marquait 125 degrs: cependant je n'en suis pas incommod. J'ai, comme +cela doit tre, le teint fort bruni; mais je vis avec une grande +temprance, et je ne me suis jamais mieux port. + + [Note 138: De Fahrenheit.] + +Avant de quitter Constantinople, j'ai vu le sultan (avec M. Adair) et +l'intrieur des mosques, ce qui n'arrive que bien rarement aux +voyageurs. M. Hobhouse est parti pour l'Angleterre; quant moi, je ne +me sens pas press d'en faire autant. Je n'ai rien de particulier +faire savoir dans votre pays, si ce n'est l'extrme surprise que me +cause le silence de M. H... Je dsire aussi qu'il m'adresse +rgulirement des fonds. Je suppose qu'on a pris des arrangemens en ce +qui regarde Wymondham et Rochdale. Adressez vos lettres Malte ou M. +Stran, consul-gnral, Patras, More. Vous vous plaignez de mon +silence; mais je vous ai crit vingt ou trente fois dans le courant de +l'anne dernire: jamais moins de deux fois par mois, et souvent +davantage. Si mes lettres ne vous parviennent pas, il ne faut pas +conclure qu'on nous a dvors, ou que ce pays-ci est dsol par la +guerre, la peste ou la famine: ne croyez pas non plus tous les bruits +absurdes qui ne manquent srement pas de circuler dans le +Nottinghamshire comme c'est l'usage. Je suis fort bien ici, ni plus ni +moins heureux qu' mon ordinaire; si ce n'est que je suis fort aise de +me retrouver seul, car je commenais me lasser de mon compagnon de +voyage; non pas que j'eusse m'en plaindre, mais parce que je suis +naturellement port vers la solitude, et que cette disposition prend de +jour en jour plus de force. Si je le dsirais, je ne manquerais pas de +compagnons de voyage, il s'en prsente tous les jours. L'un veut +m'emmener en gypte, l'autre en Asie, dont j'ai vu tout ce que j'en veux +voir. Je connais dj la plus grande partie de la Grce, de sorte que je +me contenterai de retourner aux lieux que j'ai dj parcourus, de +contempler mes mers et mes montagnes, seules connaissances dont j'aie +jamais tir quelque utilit. + +J'ai une suite fort prsentable; elle se compose d'un Tartare, de deux +Albanais, d'un interprte et de Fletcher; mais dans ce pays-ci on en est +quitte peu de frais. Adair m'a fait un accueil merveilleux, et dans le +fait je n'ai me plaindre de personne. L'hospitalit ici est +ncessaire, car on n'y voit point d'htelleries. J'ai log chez des +Grecs, des Turcs, des Italiens, des Anglais; aujourd'hui dans un palais, +demain dans une table; un jour avec le pacha, le suivant avec le +berger. Je continuerai vous crire brivement, mais frquemment, et je +suis toujours heureux d'apprendre de vos nouvelles; mais vous remplissez +votre papier d'extraits de journaux, comme si ceux d'Angleterre ne se +trouvaient pas dans tous les lieux du monde. J'en ai une douzaine, en ce +moment, devant moi. Je vous prie de veiller ce qu'on ait soin de mes +livres, et de me croire, chre mre, etc. + +Il parat qu'il passa la plus grande partie des deux mois suivans +parcourir la More[139]; et dans plusieurs lettres il parle avec +beaucoup de satisfaction de la rception trs-distingue que lui fit +Vli-Pacha, fils d'Ali. + + [Note 139: Dans une note de l'avertissement qui prcde son + _Sige de Corinthe_, il dit: Je visitai ces trois villes + (Tripolitza, Napoli et Argos) en 1810-11; et durant mes + diverses excursions dans le pays, depuis mon arrive en 1809, + je traversai l'Isthme huit fois en passant de l'Attique en + More, par les montagnes, ou dans l'autre direction, lorsque + j'allais du golfe d'Athnes celui de Lpante.] + + son retour Patras, il fut saisi d'une maladie, dont il raconte les +particularits dans la lettre suivante adresse M. Hodgson; elles +sont, beaucoup d'gards, si conformes celles de la maladie fatale +qui l'enleva, quatorze ans plus tard, presque aux mmes lieux, que, +malgr la gat du rcit, il est difficile de le lire sans tre +douloureusement affect. + + + + +LETTRE XLVIII. + + M. HODGSON. + +Patras (More), 3 octobre 1810. + + +Comme je suis peine dlivr du mdecin et de la fivre, qui m'ont +retenu cinq jours au lit, je vous prie de ne pas compter sur beaucoup +d'_allegrezza_ dans cette lettre. Il rgne ici une maladie endmique +qui, lorsque le vent vient du golfe de Corinthe (comme il arrive cinq +mois sur six), attaque grands et petits, et fait de terribles ravages +parmi les voyageurs trangers. Il y a, de plus, deux mdecins, dont l'un +est plein de confiance dans son gnie naturel, car il n'a jamais tudi, +et dont l'autre a pour tous titres une campagne de dix-huit mois contre +les malades d'Otrante, qu'il a faite dans sa jeunesse avec de grands +rsultats. + +Lorsque je tombai malade, je protestai contre les tentatives de _ces_ +deux assassins; mais que peut faire pour sa dfense un pauvre diable +affaibli, dvor par la fivre, et inond de potions. Malgr moi et mes +dents, je vis le consul anglais, mon Tartare, mes Albanais, mon +interprte se runir pour me livrer au mdecin, l'aide duquel ils +m'ont, trois jours durant, mtis et clystris jusqu' ne me laisser +que le souffle. C'est dans cet tat que j'ai fait mon pitaphe. Tenez, +la voici: + +La jeunesse, la nature et la piti des dieux combattirent long-tems +pour tenir ma lampe allume; mais le redoutable Romanelli triompha de +leurs efforts, et son souffle en teignit la flamme tremblante[140]. + + [Note 140: + + Youth, nature, and relenting jove, + To keep my lamp _in_ strongly strove; + But Romanelli was so stout, + He beat all three, and blew it _out_.] + +Cependant la nature et les dieux, piqus de mon peu de foi dans leur +pouvoir, ont la fin triomph tout de bon de Romanelli, et je vis +encore, bien votre service, quoique ma faiblesse soit extrme. + +Depuis que j'ai quitt Constantinople, j'ai parcouru la More et visit +Vli-Pacha, qui m'a rendu de grands honneurs, et donn un fort joli +talon. H*** est srement en Angleterre l'heure o je vous cris; je +l'ai charg d'une dpche pour votre potique individu. Il m'crit de +Malte, et me demande mon journal, en cas que j'en tienne un. Si j'en +faisais un, il l'aurait. Je lui ai adress en rponse une ptre de +consolations et d'exhortations, o je le prie de rduire de trois schl. +et six pences le prix de sa prochaine publication, vu qu'une demi-guine +est un trop haut prix pour toute autre chose qu'un billet d'Opra. + +Quant l'Angleterre, je n'en ai pas eu de nouvelles depuis bien +long-tems. Toutes les personnes qui prennent quelque intrt ce qui me +regarde sont, je crois, endormies, et vous tes mon seul correspondant, + l'exception des gens d'affaires. Je n'ai rellement pas d'amis au +monde, quoique ce monde soit peupl de mes anciens condisciples, qui s'y +promnent revtus de curieux dguisemens, en officiers des gardes, en +hommes de loi, en ecclsiastiques, en hommes la mode, et autres habits +de caractres; aussi fais-je mes adieux tous ces messieurs si +affairs, dont pas un ne daigne m'crire. Au fait, je ne les en ai pas +pris; et me voil ici, pauvre voyageur et philosophe un peu paen, qui, +aprs avoir parcouru la plus grande partie du Levant et vu force terres +et mers, dont on pourrait tirer fort bon parti, ne vaux, aprs tout, +gure mieux qu'avant de me mettre en route. Que Dieu me soit en aide! + +Il y a aujourd'hui mme quinze mois que je suis parti, et je pense que +mes intrts me rappelleront bientt en Angleterre; mais je vous en +donnerai rgulirement avis de Malte. Hobhouse vous donnera tous les +renseignemens possibles, si vous tes curieux de connatre nos +aventures. J'ai lu quelques vieilles gazettes anglaises qui vont +jusqu'au 15 mai. J'y vois l'annonce de la _Dame du Lac_. Il va sans dire +que l'auteur ne s'est pas dparti de sa manire, qui rappelle l'ancienne +ballade, et que le pome est bon. Tout balanc, Scott n'a pas de rivaux; +le but de tout griffonnage est d'amuser, et certainement il y russit. +Je brle de lire son nouvel ouvrage. + +Et que deviennent _sir Edgard_ et votre ami Bland? Je suppose que vous +tes engag dans quelque chicane littraire. Le seul parti prendre, +c'est de regarder du haut en bas tous les confrres de l'critoire. Je +suppose bien que vous ne m'accorderez pas le titre d'auteur; mais je +vous ddaigne tous, coquins que vous tes! comptez l-dessus. + +Vous ne connaissez pas D...s, n'est-ce pas? Il avait une farce prte +tre joue quand je partis d'Angleterre, et me pria d'en faire le +prologue: ce que je lui promis; mais mon dpart fut si prcipit que je +n'en crivis pas le premier couplet. Je n'ose m'informer de sa pice, de +peur d'apprendre qu'elle est tombe. Que Dieu me pardonne d'employer un +tel mot! mais le parterre, mon cher monsieur, le parterre, vous le +savez, se permet de ces tours-l, en dpit du mrite. C'est une +circonstance fort curieuse qui me rappelle cette farce. Quand Drury-Lane +fut brl de fond en comble, accident qui fit perdre Shridan et son +fils le peu de schellings qui leur restassent, que fait mon ami D...s? +Avant que l'incendie soit teint, il crit Tom Shridan, directeur du +combustible tablissement, pour lui demander si cette farce n'a pas +servi d'aliment aux flammes, avec environ deux mille autres manuscrits +non jouables qui naturellement furent en grand pril, sinon entirement +consums. Eh bien! n'est-ce pas l un trait caractristique? Les +passions de Pope ne sont rien en comparaison. Tandis que le pauvre +directeur, tout boulevers, dplorait la perte d'un difice qui ne +valait pas moins de trois cent mille livres sterling, avec quelque vingt +mille autres que pouvaient avoir cot les chiffons et le clinquant des +costumes, les lphans de _Barbe bleue_ et le reste, voici venir un +billet d'un endiabl d'auteur qui le rend responsable de deux actes et +quelques scnes de sa farce! + +Mon cher H..., rappelez Drury que je lui souhaite mille prosprits, +et priez Scrope Davies de me conserver son amiti. J'appelle de mes voeux +le jour o je vous reverrai Newstead, et o le champagne gaiera +encore nos soires: cet espoir me rjouit l'ame. Je n'ai laiss passer +aucune occasion sans vous crire; j'attends donc des rponses aussi +rgulires que celles de la Liturgie, et quelque peu plus longues. Comme +il est impossible un homme dans son bon sens de compter sur d'heureux +jours, esprons au moins que nous en verrons de joyeux, ce qui y +ressemble le plus en apparence, quoiqu'il n'en soit rien en ralit. + +C'est dans cette attente que je suis, etc. + +Faible et fort amaigri par suite de sa maladie Patras, un jour, aprs +son retour Athnes, debout devant une glace, il dit lord Sligo: +Comme je suis ple! j'aimerais, je crois, mourir de +consomption.--Pourquoi de consomption? demanda son ami.--Parce qu'alors, +rpondit-il, toutes les femmes diraient: Voyez ce pauvre Byron, comme il +a l'air intressant en mourant! + +Dans cette anecdote que, toute frivole qu'elle est, le narrateur citait +comme une preuve du sentiment que le pote avait de sa propre beaut, on +peut aussi trouver la trace de son habitude de tout rapporter ce sexe +qu'il affectait de mpriser, et qui cependant exerait une puissante +influence sur le cours et la teinte de toutes ses penses. + +Il parlait souvent de sa mre lord Sligo avec des sentimens qui +s'loignaient bien peu de l'aversion. Quelque jour, lui dit-il, je vous +expliquerai la cause de cette disposition de mon coeur. Peu de tems +aprs, un jour qu'ils se baignaient ensemble dans le golfe de Lpante, +il rappela cette promesse, et montrant sa jambe et son pied nus. Voyez, +s'cria-t-il, c'est ses absurdes faiblesses l'poque de ma naissance +que je dois cette difformit, et pourtant, d'aussi loin que je puisse me +souvenir, elle n'a jamais cess de me la reprocher. Mme encore peu de +jours avant notre dernire sparation, au moment o j'allais quitter +l'Angleterre, elle pronona contre moi une imprcation dans un de ses +accs de colre, et souhaita que je pusse devenir aussi difforme +d'esprit que de corps! + +L'expression de sa physionomie et de ses gestes ne peuvent tre bien +conus que par ceux qui l'ont vu quelquefois dans un pareil tat +d'excitation. + +Habitu manifester sans rserve ses sentimens et ses penses, il ne +dguisait pas davantage le peu de prix qu'il attachait ces dbris des +arts antiques, qu'il voyait si ardemment recherchs par tous ses +classiques compagnons de voyage. Lord Sligo se proposait d'employer +quelque argent faire faire des fouilles pour chercher des antiquits. +Lord Byron, en lui offrant de surveiller ces travaux, et de tenir la +main ce que cet argent ret une destination lgitime, lui dit: Vous +pouvez tre bien tranquille en vous en rapportant moi, je ne suis pas +_dilettante_. Tous vos connaisseurs sont des voleurs; mais je fais trop +peu de cas de ces sortes de choses pour en drober jamais. + +Il observa plus svrement encore, pendant ses voyages, le rgime qu'il +avait adopt pour se faire maigrir, et qu'il avait commenc suivre +avant de quitter l'Angleterre. Athnes, il prenait, dans ce dessein, +des bains chauds trois fois la semaine; sa boisson habituelle tait un +mlange d'eau et de vinaigre, et il mangeait rarement autre chose qu'un +peu de riz. + +Au nombre des personnes qu'il vit le plus cette poque, outre lord +Sligo, se trouvaient lady Hester Stanhope et M. Bruce; et mme l'un des +premiers objets qui s'offrirent aux yeux de ces voyageurs distingus, au +moment o ils approchaient des ctes de l'Attique, fut Lord Byron se +jouant dans son lment favori au pied des rochers du cap Colonne. Ils +furent ensuite prsents les uns aux autres par lord Sligo; et ce fut, +je crois, sa table que, dans le cours de leur premire entrevue, lady +Hester, avec cette vive loquence qui la rend si remarquable, fit +chaudement la guerre au pote propos de l'opinion peu favorable +l'intelligence des femmes, qu'elle lui supposait. Peu dispos, quand +mme il en et t capable, dfendre une pareille hrsie contre une +personne qui, par elle-mme, en tait la plus irrsistible rfutation, +Lord Byron n'eut d'autre ressource contre les argumens de sa belle +antagoniste, que le silence de l'assentiment. Lady Hester sut +naturellement gr d'une pareille retenue de la part d'un homme de sa +condition, et ils se lirent, ds ce moment, de l'amiti la plus +sincre. En rappelant dans ses _Memoranda_ quelques souvenirs de cette +poque, aprs avoir racont qu'il fut, Sunium, surpris au bain par une +socit anglaise, il ajoute: Ce fut le commencement de la plus agrable +connaissance que j'aie faite en Grce... Puis il continue en protestant + M. Bruce, si jamais ces pages tombent sous ses yeux, qu'il se +souvenait encore avec plaisir des jours qu'ils avaient passs ensemble +Athnes. + +Pendant son sjour en Grce cette poque, nous le voyons former une de +ces amitis singulires (si l'on peut prononcer ce beau nom en pareille +circonstance), dont j'ai cit dj deux ou trois exemples en traant +l'histoire de sa jeunesse, et dont le charme principal ses yeux semble +avoir consist dans le plaisir d'tre protecteur, et celui de faire +natre des sentimens de reconnaissance. Un jeune Grec, nomm Nicolo +Giraud, fils d'une dame veuve, chez laquelle logeait l'artiste Lusieri, +fut celui qu'il adopta de cette manire, sans doute par suite d'ides +semblables celles qui avaient inspir ses premiers attachemens pour le +jeune paysan de Newstead, et pour le jeune chantre de Cambridge. Il +parat avoir port ce jeune homme un intrt trs-vif, et l'on peut +dire fraternel; c'est au point que, non-seulement il lui fit accepter, +en le quittant Malte, une somme considrable, mais encore il lui donna +dans la suite, comme le lecteur le verra, une preuve plus durable de sa +gnrosit. + +Quoiqu'il ft de tems autre des excursions en Attique et en More, il +avait fix son quartier-gnral Athnes, o il logeait dans un couvent +de franciscains; et dans les intervalles d'une tourne l'autre, il +s'occupait recueillir des matriaux pour ces notes sur la situation de +la Grce moderne, dont il a fait suivre le second chant de _Childe +Harold_. Ce fut aussi dans cette retraite qu'il composa, comme pour +braver le _Genius loci_, ses imitations d'Horace. Cette satire, qui +retrace d'un bout l'autre des scnes de la vie de Londres, porte pour +date: Athnes, couvent des Capucines, 12 mars 1811. + +Dans le petit nombre de lettres qu'il crivit encore sa mre, je ne +choisirai que les deux suivantes. + + + + +LETTRE XLIX. + + MRS. BYRON. + +Athnes, 14 janvier 1811. + + +CHRE MADAME, + +Je saisis, suivant mon usage, une occasion d'crire brivement, mais +frquemment; l'arrive des lettres, dfaut de communications +rgulires, tant fort incertaine... J'ai dernirement fait plusieurs +tournes de quelque cent ou deux cents milles en More et dans +l'Attique, etc. J'ai termin aussi ma grande excursion par la Troade et +Constantinople, etc., et suis maintenant revenu encore une fois +Athnes. Je crois vous avoir crit plusieurs fois qu' l'imitation de +Landre (quoique sans sa dame), j'avais travers l'Hellespont de Sestos + Abydos. Fletcher, que j'ai renvoy en Angleterre avec des papiers, +vous instruira de cette circonstance et de quelques autres. Je n'aurai +pas, je crois, me plaindre beaucoup de son absence, connaissant +passablement l'italien et le grec moderne; j'tudie cette dernire +langue avec un matre, et j'en sais tout ce qu'un homme raisonnable peut +dsirer pour converser et donner des ordres. En outre, les lamentations +perptuelles de Fletcher sur la privation de boeuf et de bire, son +mpris stupide pour tout ce qui est tranger, son incapacit +insurmontable pour apprendre le moindre mot d'aucune langue, le +rendaient une charge, suivant l'usage de tous les autres domestiques +anglais. Je vous assure que l'ennui de parler pour lui, les consolations +dont il avait besoin (beaucoup plus que moi-mme), les pilaus (mets turc +compos de riz et de viande) qu'il ne pouvait manger, les vins qu'il ne +pouvait boire, les lits dans lesquels il ne pouvait dormir, et la longue +liste des calamits, telles que les faux pas des chevaux, le manque de +th!!! qui l'assaillaient sans cesse, l'auraient rendu un objet +continuel de plaisanteries pour les spectateurs et d'embarras pour son +matre. Aprs tout, l'homme est assez honnte et assez capable dans un +pays chrtien; mais en Turquie, Dieu me pardonne! mes soldats albanais, +mes Tartares et mes janissaires travaillaient pour lui et pour nous +aussi, ainsi que mon ami Hobhouse peut le certifier. + +Il est probable que je reviendrai en Angleterre au printems; mais pour +l'excution de ce projet, il me faut des remises. Mes propres fonds +m'auraient trs-bien suffi; mais j'ai t oblig d'aider un ami qui me +paiera, j'en suis certain; et en attendant je n'ai pas le sou. +Maintenant je ne me soucie pas d'entreprendre un voyage d'hiver, mme +quand je serais fatigu de voyager; et je suis tellement convaincu des +avantages que l'on recueille observer l'espce humaine au lieu de lire +ce que l'on en crit, et des fcheux effets de rester chez soi, en proie +aux prjugs troits d'un insulaire, que je pense qu'il devrait exister +parmi nous une loi qui envoyt pour un tems les jeunes gens +l'tranger, chez le petit nombre d'allis que nos guerres nous ont +laisss. + +Ici je vis et je converse avec des Franais, des Italiens, des +Allemands, des Danois, des Grecs, des Turcs, des Amricains, etc., etc., +etc.; et sans perdre de vue mon pays, je puis juger des manires des +autres. Quand je reconnais la supriorit de l'Angleterre (sur le compte +de laquelle, soit dit en passant, nous nous abusons en bien des choses), +j'en suis satisfait; et lorsque je la trouve infrieure, je m'claire au +moins sous ce rapport. J'aurais pu continuer un sicle tre enfum +dans vos villes, ou humer le brouillard dans vos campagnes, sans +apprendre cette vrit, et sans rien acqurir chez moi de plus utile ou +de plus agrable. Je ne tiens point de journal, et n'ai point +l'intention de griffonner mes voyages. J'ai fini avec le mtier +d'auteur; et si, dans ma dernire production, j'ai prouv aux critiques +ou au monde que j'tais quelque chose de plus que ce qu'ils supposaient, +je suis satisfait, et ne hasarderai point _cette rputation_ par un +futur effort. Il est vrai que j'ai quelques autres productions en +portefeuille; mais je les laisse pour ceux qui me survivront. Si on les +juge dignes de la publication, elles serviront terniser ma mmoire, +lorsque moi-mme j'aurai cess d'avoir un souvenir. J'ai pris ici un +artiste bavarois qui prend pour moi quelques vues d'Athnes, etc. Cela +vaudra mieux que du griffonnage, maladie dont j'espre tre guri. mon +retour, j'espre mener une vie tranquille et retire; mais Dieu sait +mieux que nous ce qu'il nous faut, et agit en consquence, au moins ce +que l'on dit. Je n'ai point d'objection faire cela, aprs tout, +n'ayant pas raison de me plaindre de mon lot. Je suis cependant +convaincu que les hommes se font eux-mmes plus de mal que le diable ne +pourrait jamais leur en faire. J'espre que cette lettre vous trouvera +en bonne sant, et autant heureuse que nous pouvons l'tre. Vous +apprendrez au moins avec plaisir qu'il en est ainsi pour moi, et que je +suis jamais votre... + + + + +LETTRE L. + + MRS. BYRON. + +Athnes, 28 fvrier 1811. + + +CHRE MADAME, + +Comme j'ai reu un firman pour l'gypte, etc., je partirai pour ce pays +dans le courant du printems, et je vous prie de mander M. H... qu'il +est ncessaire de me faire parvenir des fonds. Au sujet de Newstead, je +rponds, comme auparavant, non. S'il faut vendre, vendez Rochdale. +Fletcher sera arriv cette poque avec mes lettres relatives cet +objet. Je vous dirai d'abord franchement que je n'aime pas les placemens +de fonds. Si, par quelque circonstance particulire, j'tais amen +adopter une telle rsolution, j'irais, tout vnement, passer ma vie +l'tranger: le seul lien qui m'attache l'Angleterre est Newstead; et +ce lien une fois rompu, ni mon intrt ni mes inclinations ne +m'appelleraient dans le Nord. La mdiocrit dans votre pays est +l'opulence en Orient, tant est grande la diffrence qui existe dans la +valeur montaire et l'abondance des objets ncessaires la vie. Je me +sens tellement un citoyen du monde, que le pays o je pourrai jouir d'un +climat dlicieux et de toutes les recherches du luxe, un prix moindre +que celui de la vie ordinaire de collge en Angleterre, sera toujours +une patrie pour moi. Telles sont en effet les ctes de l'Archipel. Voici +donc l'alternative:--Si je garde Newstead, je reviens; si je le vends, +je reste l'tranger. Je n'ai reu d'autres lettres de vous que celles +de juin, mais j'ai crit plusieurs fois; et, comme l'ordinaire, je +continuerai d'aprs le mme plan. + +Croyez-moi jamais votre, etc. + +BYRON. + +_P. S._ Je vous verrai probablement dans le cours de l'automne; mais je +ne puis rellement, une telle distance, vous dsigner aucun mois en +particulier. + + + + +LETTRE LI. + + M. HODGSON. + + bord de la frgate _la Volage_[141], 29 juin 1811. + + [Note 141: Le voyage d'gypte, que, par la lettre prcdente, + il semble avoir projet, fut abandonn, probablement dfaut + des fonds qu'il attendait; et, le 3 de juin, il mit la + voile de Malte pour l'Angleterre, sur la frgate _la Volage_, + ayant, pendant son court sjour Malte, prouv une violente + attaque de fivre tierce. D'aprs les lettres mlancoliques + qui suivent, on peut se faire une ide des sentimens avec + lesquels il revenait dans sa patrie.] + + +Dans huit jours, avec un bon vent, nous serons Portsmouth; et, le 2 +de juillet, se termineront (jour pour jour) deux annes d'un voyage +duquel je reviens avec aussi peu d'motion qu' mon dpart. Je pense +pourtant que j'ai eu plus de peine quitter la Grce que l'Angleterre, +pays que je suis impatient de revoir par la seule raison que je suis las +d'un si long voyage. + +En vrit, mon avenir n'offre rien de trs-agrable. Embarrass dans +mes affaires particulires, indiffrent au public, solitaire semis avoir +le dsir de la socit, le corps affaibli par des fivres successives, +mais l'esprit, je l'espre, non encore abattu, je retourne _au logis_ +sans une esprance, et presque sans un dsir. La premire chose qu'il me +faudra braver, sera un homme de loi; la seconde un crancier, puis des +charbonniers, des fermiers, des arpenteurs, et toutes les agrables +consquences d'un domaine en dsordre et de mines de charbon contestes. +En un mot, je suis malade et chagrin; et, lorsque j'aurai un peu rpar +mes irrparables affaires, je dcamperai ou vers l'Espagne pour y +guerroyer, ou encore une fois vers l'Orient, o je puis au moins avoir +des cieux sans nuages et un refuge contre les impertinens. + +Je compte vous rencontrer ou vous voir la ville ou Newstead, toutes +les fois que vous pourrez y venir sans vous dranger. Je suppose que, +comme d'habitude, vous faites de l'amour et de la posie. Ce mari de +H... Drury ne m'a jamais crit, quoique je lui aie adress plus d'une +lettre; mais je jurerais que le pauvre homme a de la famille, et que par +consquent tous ses soins sont concentrs dans son cercle. + +Car des enfans causent de nouvelles dpenses, et Dicky est maintenant en +ge d'aller l'cole. + +(WARTON.) + +Si vous le voyez, dites-lui que je lui apporte une lettre de Tucker, un +de ses amis, chirurgien de l'arme, qui m'a soign et est un trs-digne +homme, quoiqu'il aime trop les mots de son mtier. J'arriverais trop +tard pour le jour des exercices oratoires, ou je serais probablement +descendu Harrow...................................................... +....................................................................... + +J'ai beaucoup regrett en Grce d'avoir omis d'emporter +l'_Anthologie_.--Je veux dire celle de Bland et de Mirivale............ +....................................................................... + +Qu'est devenu sir Edgar? Et les imitations et les traductions, o en +sont-elles? Je suppose que vous n'avez pas l'intention d'abandonner si +aisment le public, mais que vous l'attaquerez avec un in-quarto. Quant + moi, je suis excd des fats de la posie et des bavardages, et je +laisserai tout le domaine Castalien Bufo ou tout autre. Mais vous +tes un homme sentimental et sensible, et vous rimerez jusqu' la fin du +chapitre. Quoi qu'il en soit, j'ai crit quelque quatre mille vers d'un +genre ou d'un autre, sur mes voyages. + +Je n'ai pas besoin de vous rpter que je serais heureux de vous voir. +J'arriverai Londres vers le 8, l'htel de Dorant, rue d'Albemarle, +et mes affaires m'appelleront quelques jours aprs dans le Nottingham +suprieur, et de l Rochdale. + +Je suis, ici et l, votre, etc. + + + + +LETTRE LII. + + MRS. BYRON. + + bord de la frgate _la Volage_, 25 juin 1811. + + +CHRE MRE, + +Cette lettre, qui vous sera envoye notre arrive Portsmouth, +probablement vers le 4 de juillet, a t commence peu prs +vingt-trois jours aprs notre dpart de Malte. Le 2 de juillet, jour +pour jour, j'aurai t deux ans absent de l'Angleterre, et j'y reviens +en grande partie avec les mmes sentimens qui me dominaient mon +dpart; savoir, l'indiffrence. Mais cette apathie ne s'tend +certainement pas jusqu' vous, ainsi que je vous le prouverai par tous +les moyens en mon pouvoir. Vous serez assez bonne pour faire prparer +mon appartement Newstead; mais que rien ne vous drange, et surtout +que ce ne soit pas moi. Ne me considrez que comme une visite ordinaire. +Je dois seulement vous informer que, depuis long-tems, je me suis +astreint une dite vgtale complte, et que le poisson ni la viande +n'entrent dans mon rgime. Je compte donc sur une provision considrable +de pommes de terre, d'herbes et de biscuit. Je ne bois point de vin. +J'ai avec moi deux domestiques, hommes de moyen ge, et tous deux Grecs. +Mon intention est de me rendre d'abord Londres pour voir M. H..., et +de passer de l Newstead, en allant Rochdale. Je n'ai d'autre prire + vous faire que celle de ne point oublier mon rgime, qu'il m'est +trs-ncessaire d'observer. Je suis en bonne sant, comme je l'ai +gnralement t, l'exception de deux accs de fivre dont je fus +promptement dbarrass. + +Mes projets dpendront tellement des circonstances, que je ne me +hasarderai point noncer une opinion ce sujet. Mon avenir n'est pas +flatteur; mais je suppose que nous lutterons toute notre vie, comme nos +voisins. En vrit, d'aprs les dernires informations de H..., j'ai +quelque crainte de trouver Newstead dmantel par MM. Brothers, etc.: +H... semble dtermin me forcer le vendre; mais il sera tromp dans +son espoir. Je pense que je ne serai pas obsd de visiteurs; mais s'il +en tait autrement, vous devrez les recevoir, car je suis rsolu ne +laisser violer ma retraite par personne. Vous savez que je n'ai jamais +beaucoup aim la socit; je l'aime encore moins qu'auparavant. Je vous +apporte un schall et une quantit d'essence de roses. Il faudra que +j'entre tout cela par contrebande, s'il est possible. J'espre trouver +ma bibliothque en assez bon ordre. + +Fletcher est sans doute arriv. Je distrairai le moulin, de la ferme de +M. B***; son fils est un trop brillant sducteur pour hriter des deux +objets, et j'y placerai Fletcher, qui m'a servi fidlement, et dont +l'pouse est une bonne femme. Il est, en outre, ncessaire de temprer +l'ardeur du jeune M. B***, ou il peuplera la paroisse de btards. En un +mot, s'il avait sduit une laitire, il aurait pu trouver quelque +excuse; mais la fille est son gale, et, dans la haute comme dans la +basse classe, en circonstance semblable, la rparation est de droit; +mais je n'interviendrai qu'en dmembrant (comme Bonaparte) le royaume de +M. B***, afin d'en riger une partie en principaut pour le +feld-marchal Fletcher. J'espre que vous gouvernez d'une main prudente +mon petit empire et sa triste charge de dette nationale. Pour rompre la +mtaphore, permettez-moi de me dire votre, etc. + +_P. S._ Cette lettre tait crite pour tre envoye de Portsmouth; +mais, notre arrive, l'escadre a reu l'ordre de se rendre Nore. +C'est de l que partira ma lettre. Je n'ai point fait cet envoi plus +tt, parce que j'ai suppos que vous pourriez prouver des inquitudes, +l'intervalle mentionn dans la lettre tant plus long que celui qui +devait exister entre notre arrive au port et ma venue Newstead. + + + + +LETTRE LIII. + + M. HENRY DRURY. + + bord de la frgate _la Volage_, la hauteur d'Ouessant, 17 juillet +1811. + + +MON CHER DRURY, + +Aprs deux ans et quelques jours d'absence (le 2), j'approche de votre +patrie. L'extrieur de ma lettre vous indiquera le jour de mon arrive. +Maintenant nous sommes agrablement retenus, par un calme plat, prs du +port de Brest. Je n'en ai jamais t si prs depuis que j'ai quitt +Duck-Puddle. ................................................. + +Nous sommes partis de Malte depuis trente-quatre jours, et nous avons +eu une traverse fort ennuyeuse. Vous me verrez ou entendrez parler de +moi bientt aprs la rception de cette lettre, puisque je dois passer +par Londres, afin de rparer mes irrparables affaires. De l il me faut +aller dans le Nottinghamshire, y lever des rentes; ensuite dans le +Lancashire, y vendre des mines de charbon; et revenir Londres payer +des dettes; car il semble que je n'aurai jamais ni charbon ni repos que +je n'aille Rochdale en personne. + +Je rapporte quelques marbres pour Hobhouse, pour moi quatre anciens +crnes athniens[142], tirs de sarcophages, une fiole de cigu +attique[143], quatre tortues vivantes, un livre (mort dans la +traverse), deux domestiques grecs, vivans, l'un Athnien, l'autre +Yaniote, lesquels ne peuvent parler que le romaque ou l'italien, et +_moi-mme_, comme le dit finement Moses dans le _Vicaire de Wakefield_, +et je puis le dire son exemple, car j'ai aussi peu de raison de me +vanter de mon expdition que lui de la sienne la foire. + + [Note 142: Donns par la suite sir Walter Scott.] + + [Note 143: Possde aujourd'hui par M. Murray.] + +Je vous crivis des rochers Cyanens, pour vous dire que j'avais +travers la mer la nage de Sestos Abydos. Avez-vous reu ma +lettre?... Je suppose qu'Hodgson est, l'heure qu'il est, enfonc dans +l'tude. Que n'aurait-il pas donn pour avoir vu, comme moi, le +vritable Parnasse, o je fis tort l'vque de Chrissa d'un livre de +gographie? Mais je n'appelle cela qu'un plagiat, en ce que cette action +fut commise une heure de chemin de Delphes. + +Maintenant que nous avons ramen le jeune voyageur en Angleterre, il +peut tre intressant, avant de le suivre dans les scnes qui +l'attendaient chez lui, de considrer quel point le caractre gnral +de son esprit et de son humeur avait t modifi par la srie de voyages +et d'aventures dans lesquels il avait t engag pendant les deux annes +qui venaient de s'couler. Il serait difficile d'imaginer une vie moins +potique et moins romanesque que celle qu'il avait mene avant son +dpart pour ses voyages. Dans sa jeunesse, il est vrai, il avait vcu et +err parmi des scnes bien capables, selon les ides ordinaires, de +former les premiers germes du sentiment potique. Mais bien que le pote +ait pu se nourrir plus tard de ces brillans souvenirs, il est plus que +douteux, comme on l'a dj fait observer, qu'il ait t form par eux. +S'il tait vrai qu'une jeunesse passe au milieu des scnes de montagnes +ft si favorable au dveloppement des talens d'imagination, les Gallois +parmi nous, et les Suisses l'tranger, devraient briller plus qu'ils +ne le font de nos jours par leurs conceptions potiques. Mais, en +accordant mme que la mmoire des premires excursions de Byron ait eu +quelque part dans la direction de ses ides, l'effet rel de cette +influence, quelle qu'elle ft, cessa avec son enfance, et la vie qu'il +mena ensuite, durant son sjour au collge d'Harrow, fut ce que +naturellement la vie d'un colier si rveur et si entreprenant devait +tre, tout autre chose que potique. Pour un soldat ou un aventurier, +l'ducation qu'il reut alors et t parfaite. Ses exercices +athltiques, ses combats, son amour pour les entreprises hasardeuses, +donnrent les indices d'un esprit fait pour la carrire la plus +orageuse; mais ces dispositions paraissaient, de toutes, les moins +favorables aux tudes mditatives de la posie; et bien qu'elles +promissent de le rendre plus tard un sujet d'inspiration pour les +potes, elles ne donnaient assurment que trs-peu d'esprance de le +voir jamais lui-mme briller au premier rang parmi eux. + +Ses habitudes l'universit taient encore moins intellectuelles et +moins littraires. Ds son enfance, il avait lu beaucoup et avec ardeur, +quoique sans mthode; mais cette application mme de son esprit, +irrgulire et sans direction comme elle tait, il l'avait en grande +partie abandonne aprs son dpart d'Harrow; et au nombre des +occupations qui se partageaient son tems l'acadmie, les jeux de +hasard, l'escrime, les soins donner son ours et ses boul-dogues +furent au moins les plus innocentes, si elles ne furent pas les plus +favorites. Pendant son sjour Londres, on ne le voit pas davantage +cultiver son intelligence, ou rechercher des amusemens plus dlicats. +N'ayant aucune ressource de socit prive par le manque absolu d'amis +et de parens, il tait rduit dans cette ville frquenter les oisifs +de caf; et pour ceux qui se rappellent ce qu'taient cette poque les +cafs de Limmer et Stevens, les deux maisons qu'il visitait de +prfrence, il est inutile de dire que, quel que ft d'ailleurs le +mrite de ces tablissemens, ils n'taient rien moins que des coles +convenables au dveloppement d'un caractre potique. + +Mais quelque incompatible qu'une telle vie pt tre avec les habitudes +de contemplation qui seules pouvaient veiller et fortifier les hautes +facults qu'il avait dj montres, cependant, sous un autre point de +vue, le tems qu'il perdit alors en apparence fut, dans la suite, mis +profit d'une manire incontestable. En l'initiant ainsi peu peu la +connaissance des varits de l'esprit humain, en lui donnant l'aperu +exact des dtails de la socit dans leurs formes les moins +artificielles; enfin, en le mlant si jeune avec le monde, ses affaires +et ses plaisirs, la vie qu'il menait Londres contribua certainement +former cette combinaison extraordinaire, qu'on admira plus tard en lui, +de l'imagination et de la connaissance du monde, de l'hroque et du +plaisant, des aperus les plus fins et les plus minutieux de la vie +relle avec les conceptions les plus leves et les plus sublimes de la +grandeur idale. + +Une autre disposition dominante de son esprit plus mr et de ses crits +dut peut-tre sa naissance aux mmes causes. Dans cette exprience +anticipe du monde que lui donnait son contact prcoce avec la foule, il +n'est gure probable qu'un grand nombre des caractres les plus dignes +de l'espce humaine aient frapp ses regards. Il n'est que trop +probable, au contraire, que les individus les plus lgers et les moins +estimables des deux sexes durent tre au nombre de ses modles, et que +c'est d'aprs eux, un ge o les impressions se gravent le plus +fortement, que ses premiers jugemens sur la nature humaine furent +forms. De l probablement ces aperus mprisans et dgradans pour +l'humanit, qu'il tait dans l'usage d'allier au tribut plus noble qu'il +payait la beaut et la majest de la nature en gnral. De l le +contraste qui apparat entre les productions de son imagination et +celles de son exprience; entre ces rves pleins de beaut et de douceur +que l'une crait sa volont, et l'amertume, sombre et dsolante qui +dbordait de tous cts lorsqu'il ne consultait plus que l'autre. + +Malgr le peu d'esprance que donnait sa jeunesse de la haute destine +qui l'attendait, elle prsentait dj un caractre singulier de la +puissance de son imagination; je veux parler de cet amour de la solitude +qui, de bonne heure, indique ces gots d'tude et d'observation de +soi-mme par lesquelles seules les carrires de diamans du gnie sont +exploites et mises au grand jour. Dans son enfance Harrow, il avait +fortement montr cette disposition; on le connaissait au collge comme +je l'ai dj dit, pour aimer s'loigner de ses camarades, et +s'asseoir seul sur une tombe dans le cimetire, s'abandonnant ainsi la +rverie pendant des heures entires. mesure que son esprit rvla ses +ressources, ce sentiment domina en lui; et quand ses voyages +l'tranger n'auraient servi qu' le dtacher des distractions de la +socit pour le mettre en tat, solitaire clbre, de communiquer avec +son propre esprit, cela et t un grand pas de fait vers l'expansion +complte de ses facults. Ce fut rellement alors qu'il commena se +sentir capable de se livrer au dtachement que l'tude de soi-mme +exige, et qu'il put jouir de cette libert, indpendante du mlange des +penses d'autrui, et qui seule laisse l'esprit contemplatif matre de +ses propres ides. Dans la solitude de ses nuits sur mer, dans ses +excursions isoles travers la Grce, il jouit d'assez de loisir et de +solitude pour s'observer lui-mme, et l s'apercevoir des premiers +clairs de son glorieux gnie. Un de ses principaux plaisirs, ainsi +qu'il en fait mention dans ses _Memoranda_, tait, lorsqu'il se baignait +dans quelque lieu retir, de s'asseoir, au-dessus de la mer, sur des +rochers levs, et l de rester des heures entires contempler les +cieux et les eaux[144], et se perdre dans cette sorte de vague rverie +qui, quoique sans forme arrte, et sans but pour le moment, se +rpandait ensuite, dans ses crits, en peintures nergiques et +brillantes qui vivront jamais. + + [Note 144: Il fait allusion cette passion dans ces belles + stances: + + S'asseoir sur les rochers, contempler la mer, etc. + + Alfieri, avant que son gnie ne se ft compltement + dvelopp, ainsi qu'il nous le dit, avait l'habitude de + passer des heures dans une sorte d'tat de rverie, + contempler l'Ocan: Aprs le spectacle, un de mes amusemens + Marseille tait de me baigner presque tous les soirs dans + la mer. J'avais trouv un petit endroit fort agrable, sur + une langue de terre place droite hors du port; o, en + m'asseyant sur le sable, le dos appuy contre un petit rocher + qui empchait qu'on ne pt me voir du ct de la terre, je + n'avais plus devant moi que le ciel et la mer. Entre ces deux + immensits, qu'embellissaient les rayons d'un soleil + couchant, je passai, en rvant, des heures dlicieuses; et + l, je serais devenu pote, si j'avais su crire dans une + langue quelconque.] + +S'il n'et pas t livr ces doutes et cette dfiance qui entourent +les premiers pas du gnie, les sentimens qu'il devait prouver et ses +dcouvertes dans un nouveau domaine d'intelligence, auraient d +convertir les heures solitaires du jeune voyageur en un rve de bonheur. +Mais on verra que dans ces momens mme, il se dfiait de sa propre +force, et qu'il ne se doutait nullement de la hauteur laquelle +s'lverait l'esprit qu'il voquait alors. Il devint tellement pris de +ces rveries solitaires, que la socit mme de son compagnon de voyage, +malgr la sympathie de ses gots avec les siens, devint pour lui une +chane et un fardeau; et ce ne fut que lorsqu'il se trouva seul, sur le +rivage d'une petite le de la mer ge, que son gnie respira librement. +Si l'on voulait une preuve plus forte de sa passion profonde pour +l'isolement, nous la trouverions, quelques annes aprs, dans ses +propres crits, lorsqu'il avoue que, dans la compagnie de la femme qu'il +aima le plus, il se surprit souvent soupirant aprs la solitude. + +Ce ne fut pas seulement en lui procurant la retraite dont il avait +besoin pour faire clore dans le silence ses facults admirables, que +les voyages contriburent puissamment la formation de son caractre +potique; ds son enfance mme, il avait contempl l'Orient avec des +yeux romanesques. La lecture qu'il fit, avant l'ge de dix ans, de +l'histoire des Turcs, par Rycaut, avait pris un fort ascendant sur son +esprit, et il avait lu avec avidit tous les livres sur l'Orient qu'il +avait pu rencontrer[145]. + + [Note 145: Quelques mois avant sa mort, dans une conversation + avec Mavrocordato, Missolonghi, Lord Byron dit: L'histoire + turque fut un des premiers livres qui procura du plaisir ma + jeunesse; et je pense que cette lecture eut beaucoup + d'influence sur les dsirs que j'eus ensuite de visiter le + Levant, et donna peut-tre ma posie cette teinte orientale + que l'on y remarque. + + (_Rcit du comte Gamba_.) + + Dans la dernire dition de l'ouvrage du docteur Israeli, sur + le _caractre littraire_, on trouve quelques notes + marginales assez curieuses, crites par Lord Byron dans un + exemplaire de cet ouvrage qui lui appartenait. Parmi ces + notes est l'numration suivante des crivains qui, outre + Rycaut, avaient attir son attention sur l'Orient de si bonne + heure. + + Knolles, Cantemir, de Tott, lady M.W. Montague, la + traduction d'Hawkin de l'_Histoire des Turcs_ par Mignot, les + _Mille et Une Nuits_, tous les voyages, toutes les histoires, + tous les livres sur l'Orient que je pouvais trouver, je les + avais lus, ainsi que Rycaut, avant l'ge de dix ans. Je pense + que je lus les _Mille et Une Nuits_ en premier lieu; aprs + cela je prfrai le rcit des combats de mer, le roman de + _Don Quichotte_ et ceux de Smollett, particulirement + _Roderic Random_, et j'tais passionn pour l'histoire + romaine. Lorsque j'tais enfant, je ne pus jamais lire sans + dgot un livre de posie.] + +Il s'ensuit qu'en visitant ces contres il ne fit que raliser les rves +de sa jeunesse, et ce retour de ses penses vers ce tems d'innocence +donna leur cours une fracheur et une puret dont elles avaient manqu +depuis long-tems. Sans le charme de ces souvenirs, l'attrait de la +nouveaut tait la moindre chose que lui prsentaient les scnes +nouvelles travers lesquelles il passait. De doux souvenirs du pass, +et peu d'hommes les ont retenus aussi vivement, se mlaient aux +impressions des objets prsens ses yeux; et comme, dans les montagnes +d'cosse, il avait souvent travers, en imagination, les pays musulmans, +ainsi la mme facult le transportait des montagnes sauvages de +l'Albanie celles de Monroy. + +Tandis qu'il trouvait chaque pas des inspirations potiques, il y +avait aussi dans ce prompt changement de place et de scne, dans cette +diversit d'hommes et d'usages qui l'entouraient, dans l'esprance +continuelle d'aventures nouvelles, et d'entreprises extraordinaires, une +succession et une varit d'_excitation_ toujours renouvele, qui +mettaient non-seulement en action, mais rendaient plus vigoureuse toute +l'nergie de son caractre. Ainsi qu'il dcrit lui-mme sa manire de +vivre, c'tait aujourd'hui dans un palais, demain dans une table; un +jour avec le pacha, l'autre avec le berger. C'est ainsi qu'il trouva +toujours exercer son esprit observateur, et que les impressions se +multiplirent sur son imagination. Dj initi quelques-unes des +privations et des peines de la vie, pouvant juger par-l des rigueurs de +l'adversit, il apprit agrandir le cercle de ses sympathies, plus +qu'il n'est ordinaire dans le rang lev auquel il appartenait, et il +s'habitua cette trempe vigoureuse et mle de pense qui est si +profondment grave dans tous ses crits. Nous ne devons pas oublier, au +nombre de ces salutaires effets de ses voyages, les nobles inspirations +du danger qu'il prouva plus d'une fois, ayant t plac, tant sur terre +que sur mer, dans des situations bien calcules pour veiller ces +sentimens d'nergie que des prils envisags de sang-froid ne manquent +jamais de faire natre. + +Le vif intrt, qu'en dpit de sa philosophie apparente cet gard, +dans _Childe Harold_, il prenait tout ce qui se rattache la vie +militaire, trouva des occasions frquentes de satisfaction, +non-seulement bord des vaisseaux de guerre anglais sur lesquels il +s'embarqua, mais aussi dans ses divers rapports avec les soldats du +pays. Salora, place isole sur le golfe d'Arta, il passa une fois deux +ou trois jours log dans une misrable baraque. Pendant tout ce tems il +vcut familirement avec les soldats. Ces guerriers farouches, que l'on +pourrait presque appeler des brigands, assis autour du jeune pote, et +examinant avec une sauvage admiration son fusil de Manton[146] et son +pe anglaise, prsentaient chaque soir une scne curieuse dont le +tableau pourrait offrir un contraste, malheureusement trop affligeant, +avec ce qui se passa quand le pote, devenu l'un de leurs capitaines, +mourut sur cette mme terre avec des Souliotes pour gardes et la Grce +entire pour cortge de deuil. + + [Note 146: Il plut beaucoup le jour suivant, et nous + passmes encore cette soire avec nos soldats. Leur + capitaine, Elmas, essaya un beau fusil de Manton[146a], + appartenant mon ami; et comme il touchait le but chaque + coup, il y prit grand plaisir: _Hobhouse's Journey_, etc.] + + [Note 146a: Nom d'un arquebusier.] + +Il est vrai qu'au milieu des motions rveilles par cette varit +d'objets, son esprit tait toujours plong dans cette mlancolie qu'il +avait apporte de son pays natal. Il fit sur M. Adair et sur M. Bruce, +comme je l'ai dj dit, l'effet d'un homme en proie un profond +abattement; et ce fut aussi l'opinion du colonel Leake, qui, cette +poque, tait notre rsident Joannina[147]. Mais cette mlancolie +mme, malgr son opinitret, dut certainement parvenir, sous +l'influence nergique et salutaire de sa vie errante, un degr +d'lvation qu'elle n'aurait jamais pu atteindre au milieu des +contrarits qui l'obligeaient se replier sur elle-mme. S'il n'et +pas voyag, peut-tre serait-il devenu un satirique grondeur; mais +mesure que ses yeux embrassaient un plus vaste horizon, tous les +sentimens de son coeur se dvelopprent dans la mme proportion; et cette +tristesse inne, en se combinant avec les effusions de son gnie, devint +une des principales causes de leur nergie et de leur grandeur. Quelle +pense sublime, en effet, s'leva jamais dans l'ame, sans que la +mlancolie, quoique ignore peut-tre, y ait eu quelque part? + + [Note 147: Il faut se rappeler que ces deux personnes le + virent le plus souvent dans des circonstances o l'tiquette + des prsentations devait, par suite de sa froide rserve, + porter au plus haut degr la tristesse de ses penses. Son + compagnon de voyage parle de lui bien diffremment. Dans le + rcit d'une courte excursion Ngrepont, M. Hobhouse, qui ne + put l'y accompagner, exprime avec force le vide que lui fait + prouver l'absence d'un ami qui joignait la vivacit + d'observation et des remarques piquantes, cette bonne + humeur communicative, qui rveille l'attention au milieu des + fatigues et rend les dangers moins terribles. Lord Byron, + dans quelques vers des imitations d'Horace, adresss + videmment M. Hobhouse, se rend la mme justice, en ce qui + regarde sa sociabilit, mais il donne une ide plus nette de + la tournure d'esprit qui en tait la source: + + Cher Moschus, avec toi j'espre encore passer de longues + heures, riant de la folie des hommes, si nous ne pouvons + sourire leurs traits d'esprit. Oui, je veux, ami, quitter + pour toi ma cellule de cynique, et adopter la devise de + Swift: Vivent les badinages! etc.] + +Les lettres qu'il crivit pendant la traverse, son retour en +Angleterre, nous ont appris combien alors les dispositions de son ame +taient loin d'tre gaies et ses esprances d'tre flatteuses; sans +contredit, et-il t dou de la plus grande confiance, les contrarits +qui l'attendaient dans sa patrie taient bien suffisantes pour attrister +ses prvisions et comprimer son lasticit d'esprit. tre heureux chez +soi, dit Johnson, c'est l en dfinitive, le but de toute ambition, la +fin o tendent nos travaux et nos entreprises. Mais Lord Byron n'avait +pas de _chez soi_, rien du moins qui mritt ce nom si sduisant. Ce +bonheur de faire partie d'une famille bien unie dont les prires +l'auraient suivi dans ses voyages, dont l'attention aurait avidement +cout ses rcits son retour, il ne le connut jamais, quoique la +nature lui et donn un coeur digne de l'apprcier. Priv de tout ce qui +soutient et encourage, il eut lutter contre tout ce qui dsole et +humilie. l'horreur d'un intrieur sans affections vint se joindre le +fardeau d'une position sociale sans ressources suffisantes, et il +prouva ainsi tous les embarras de la vie domestique, sans jouir des +charmes qui les compensent. Pendant son absence, on avait laiss tomber +ses affaires dans une confusion plus grande encore, que leur tendance +naturelle ne donnait lieu de le craindre. On avait, l'anne prcdente, +excut une saisie Newstead, pour une somme de quinze cents liv. st., +due MM. Brothers, tapissiers, et nous croyons devoir rapporter un +trait du vieux Jo Murray dans cette circonstance. C'tait un terrible +crve-coeur pour ce vieux et fidle serviteur, jaloux de l'antique +honneur des Byron, de voir l'annonce de la vente placarde sur la porte +de l'abbaye. Mais redoutant assez la loi pour ne pas arracher l'affiche, +il se dcida, pour s'en ddommager, la couvrir d'une large feuille de +papier brun qu'il colla par dessus. + +Malgr la rsolution, si rcemment exprime par Lord Byron, d'abandonner +pour jamais le mtier d'auteur, et de laisser d'autres _tout l'empire +Castalien_, nous le trouvons, peine dbarqu en Angleterre, +trs-activement occup de prparer la publication de quelques-uns des +pomes qu'il avait composs dans ses voyages. Il y mettait mme tant +d'empressement qu'il avait dj, dans une lettre crite en mer, annonc + M. Dallas, qu'on pourrait de suite les mettre sous presse. Je vais +placer ici sous les yeux du lecteur les parties les plus essentielles de +cette lettre qui, d'aprs sa date, aurait d prcder quelques-unes de +celles que nous avons dj donnes. + + + + +LETTRE LIV. + + M. DALLAS. + + bord de la frgate _la Volage_, 28 juin 1811. + + +Aprs une absence de deux ans (jour pour jour, le 2 de juillet, avant +lequel nous n'arriverons pas Portsmouth), me voil revenant en +Angleterre... + +J'y reviens avec peu d'espoir de bonheur domestique, et une +constitution un peu branle par une ou deux atteintes fort vives de +fivre; mais avec une ame qui n'est point abattue. Mes affaires, ce +qu'il parat, sont terriblement embrouilles, et je vais avoir +d'interminables difficults rgler avec les gens de loi, les +charbonniers, les fermiers et les cranciers. Or, pour un homme qui +redoute les embarras, autant qu'il redoute un vque, c'est un srieux +sujet d'inquitude. + +Ma satire, ce que je crois, est sa quatrime dition; ce n'est pas +un succs tout--fait mdiocre; il n'a cependant rien d'exagr pour une +production qui, en raison du sujet qu'elle traite, ne peut intresser +long-tems, et doit, par consquent, avoir un succs immdiat, o n'en +avoir aucun. Aujourd'hui que je pense et agis avec plus de modration, +je regrette de l'avoir crite, quoiqu'il soit probable que je la +trouverai oublie par tout le monde, moins ceux qu'elle a offenss. + +Votre protg et celui de Pratt, le cordonnier Blackett est donc mort, +malgr ses vers! Cette mort est probablement une de celles qui sauvent +un homme de la damnation. C'est parmi vous que le pauvre diable s'est +perdu. Sans ses patrons, il serait peut-tre aujourd'hui en fort bonne +posture, faisant des souliers, non des vers; mais vous avez voulu en +faire un immortel, cote que cote. Je dis cela dans la supposition que +ce sont la posie, le patronage et les liqueurs fortes qui l'ont tu. Si +vous tes Londres au commencement ou vers le commencement de juillet, +vous me trouverez l'htel Dorant, Albemarle-Street, o je serai charm +de vous voir. J'ai une imitation de l'art potique d'Horace, que +Cawthorn pourra imprimer de suite; mais que cela ne vous effraie pas, je +n'ai pas l'intention de vous en fatiguer. Vous savez bien que je ne lis +jamais mes vers aux personnes qui me viennent voir. Je partirai de +Londres aprs un sjour fort court, pour me rendre dans le +Nottinghamshire et de l Rochdale. + +Votre, etc. + +Ds que Lord Byron fut arriv Londres, M. Dallas se rendit prs de +lui. Le 15 juillet, dit ce gentleman, j'eus le plaisir de lui serrer la +main, l'htel Reddish, Saint-James's-Street: je trouvai que son aspect +dmentait ce qu'il m'avait dit de sa sant, et son air n'annonait ni +mlancolie, ni mcontentement d'tre de retour. Il m'entretint, avec +beaucoup de feu, de ses voyages; mais il m'assura qu'il n'avait jamais +eu l'ide de les crire. Il me dit qu' son avis la satire tait son +fort; qu'il s'en tenait ce genre, et qu'il avait compos pendant ses +divers sjours une paraphrase de l'art potique d'Horace, qui serait un +excellent supplment aux _Bardes anglais et critiques cossais_. Il +semblait esprer que sa rputation s'en accrotrait, et j'entrepris d'en +surveiller la publication, comme je l'avais fait pour la satire. J'avais +mal choisi l'instant de ma visite, et nous emes peine le tems de nous +entretenir sans tre interrompus. Il m'engagea donc venir le lendemain +djener avec lui. + +Dans l'intervalle, M. Dallas parcourut cette paraphrase que Lord Byron +lui avait permis d'emporter dans ce dessein, et son _dsappointement_, +comme il le dit lui-mme, fut cruel, en dcouvrant qu'un voyage de deux +ans dans les contres inspiratrices de l'Orient, n'avait pas produit +plus de richesses potiques. leur rendez-vous du lendemain, quoiqu'il +s'abstnt de dprcier cet ouvrage, il ne put s'empcher, comme il nous +l'apprend lui-mme, d'exprimer son noble ami quelque surprise de ce +qu'il n'avait compos rien de plus pendant son absence. Alors, +continue-t-il, Lord Byron me dit qu'il avait en diverses occasions crit +de courts pomes, outre une grande quantit de stances, du rhythme de +Spencer, relatives aux pays qu'il avait parcourus. Mais, dit-il, elles +ne sont pas dignes de votre attention; vous pouvez cependant les +emporter toutes, si cela vous fait plaisir. C'est ainsi que j'obtins le +plerinage de _Childe Harold_: il le tira d'un coffret avec beaucoup +d'autres posies. Il me dit qu'elles n'avaient t lues que par une +seule personne qui y avait trouv peu de choses louer et beaucoup +critiquer; que c'tait son avis, et qu'il tait sr que ce serait aussi +le mien; que nanmoins, quoi qu'il en ft, elles taient bien mon +service; mais qu'il tait urgent de presser la publication des +_Imitations d'Horace_, ce dont je l'assurai que je m'occupais. + +M. Dallas ne tarda pas dcouvrir tout le prix du trsor qui lui tait +ainsi confi. Ds le mme soir, il crivit son noble ami: Vous avez +compos l'un des plus dlicieux pomes que j'aie jamais lus. Si je vous +disais cela pour vous flatter, je mriterais moins votre amiti que +votre mpris. _Childe Harold_ m'a tellement captiv, que je n'ai pu en +quitter la lecture. Je rpondrais sur ma tte qu'il ajoutera beaucoup +votre rputation comme pote, et qu'il vous fera un honneur infini, si +vous daignez accorder quelque attention mes avis, etc. + +Malgr ces justes loges, et l'cho secret qu'ils durent trouver dans un +coeur si sensible au moindre murmure de la renomme, il se passa quelque +tems avant que la rpugnance opinitre de Lord Byron la publication de +_Childe Harold_ pt tre surmonte. + +Quoique jusqu'alors, dit M. Dallas, il et cout mes avis et mes +conseils, et qu'il ft naturel de croire qu'il cderait des loges si +prononcs, je fus surpris de voir qu'il se dfiait encore de mon +jugement sur le mrite de _Childe Harold_. C'tait, disait-il, tout ce +qu'on voudrait, except de la posie; un critique fort capable l'avait +blm; n'avais-je pas vu moi-mme les annotations en marge du +manuscrit? Enfin il revenait toujours de prfrence aux paraphrases de +l'art potique, et le manuscrit en fut remis Cawthorn, diteur de la +satire, pour qu'il le publit sans aucun retard. Je ne quittai pourtant +pas encore la partie. Avant de sortir de chez lui, je revins la +charge, et je lui dis que j'tais si convaincu du mrite de _Childe +Harold_, que s'il me l'avait donn, je l'aurais certainement publi, +pourvu qu'il voult consentir un petit nombre de changemens et de +correction. + +Parmi les nombreux exemples cits en littrature du jugement erron que +quelques auteurs ont port sur leurs propres ouvrages, on peut regarder +comme l'un des plus inexplicables cette prfrence que Lord Byron +accordait une production si peu digne de son gnie, sur un pome qui +offre autant de beauts originales que les premiers chants de _Childe +Harold_[148]. Il en est, dit Swift, des hommes comme des terrains, qui +reclent quelquefois une mine d'or, dont le propritaire ignore +l'existence. Mais cette mine, Lord Byron l'avait dcouverte, sans se +douter, ce qu'on pourrait croire, de toute sa valeur. J'ai dj eu +occasion de remarquer que, dans le tems mme o il composait _Childe +Harold_, il est douteux qu'il connt pleinement la puissance nouvelle et +de sentimens et de penses qui venait de s'lever dans son me, et cette +observation est confirme par l'trange apprciation de son ouvrage que +nous lui voyons adopter. + + [Note 148: On doit moins s'tonner de ce que quelques auteurs + se mprennent sur le mrite de leurs ouvrages, quand on voit + que des gnrations entires sont quelquefois tombes dans la + mme erreur. Les sonnets de Ptrarque furent considrs par + les savans de son tems comme dignes tout au plus des + chanteurs de ballades qui les faisaient entendre dans les + rues; tandis que son pome pique de l'Afrique, dont + l'existence est peine connue de nos jours, tait recherch + de toutes parts, et que le moindre fragment en tait vivement + sollicit prs de l'auteur, pour tre plac dans les + bibliothques des savans.] + +On pourrait croire en effet que malgr l'impulsion qui avait fait faire +des pas si rapides son imagination, son jugement, plus lent se +dvelopper, tait bien loin de la maturit, et que le jugement de +soi-mme, le plus difficile de tous, lui tait encore refus. + +D'un autre ct, si l'on considre la dfrence que, surtout cette +poque, il tait port accorder aux opinions de ceux avec lesquels il +vivait, il serait peut-tre plus juste d'attribuer cette fausse +apprciation sa dfiance de son propre jugement, qu' aucune +insuffisance. On ne peut expliquer que par l'ignorance de son nergie +intellectuelle ses gards et sa complaisante admiration pour ses anciens +condisciples, qui presque tous l'avaient dpass durant ses tudes, et +dont quelques-uns, dans ce tems-l mme, taient ses rivaux en posie. +L'exemple qu'il recevait de ces jeunes crivains tant, comme leur got, +principalement fond sur l'imitation des modles consacrs, leur +autorit, aussi long-tems qu'il s'y soumit, dut jusqu' un certain point +le dtourner de s'engager franchement dans une route nouvelle et +originale. Il est assez probable que quelques souvenirs de cette +premire direction, joints un lger penchant pour les rminiscences +classiques[149], contriburent dterminer sa prfrence pour la +paraphrase d'Horace. On peut croire au moins qu'ils furent suffisans +pour le dcider se contenter, pour le prsent, de la gloire qu'il +avait acquise en suivant les routes traces, au lieu de se lancer dans +une carrire qu'il n'avait pas encore explore. Nous avons vu que le +noble auteur avant de confier M. Dallas les deux premiers chants de +_Childe Harold_, en avait soumis le manuscrit l'examen d'un ami, le +premier et le seul, ce qu'il parat, qui en et pris connaissance +cette poque. M. Dallas n'a pas nomm ce critique si scrupuleux; mais le +ton tranchant de censure, dont sont empreintes ses remarques, aurait t +capable, quelque poque que ce ft, de dnaturer le jugement d'un +auteur qui, plusieurs annes aprs, dans tout l'clat de sa gloire, +avouait que le blme du dernier des hommes lui causait plus de chagrin +qu'il n'prouvait de plaisir recevoir les applaudissemens des plus +hauts personnages. + + [Note 149: Gray, domin par une semblable prdilection, + prfra long-tems ses pomes latins ceux qui lui ont + assign un rang si lev dans la littrature anglaise. + Devons-nous, dit Mason, attribuer cette mprise ce qu'il + avait t lev Eton, ou quelque autre cause? Il est + certain que lorsque je fis sa connaissance, il semblait + attacher ses posies latines beaucoup plus de prix qu' + celles qu'il avait composes dans sa langue natale.] + +Quoiqu'il soit facile de reconnatre dans toutes les productions de son +ge mr, des traces de sa supriorit, nous croyons cependant qu'on +ajouterait peu sa clbrit en publiant dans son entier cette +paraphrase d'Horace, qui se compose de prs de huit cents vers. Mais +j'en choisirai quelques passages capables de donner une ide de ses +beauts, comme de ses dfauts, afin de mettre le lecteur mme de se +former une opinion sur une composition que l'auteur, par une erreur ou +un caprice de jugement, sans exemple peut-tre dans les annales de la +littrature, prfra long-tems aux sublimes mditations de _Childe +Harold_. + +Le dbut du pome, si on le compare l'original, est assez ingnieux: + +Qui ne rirait si Lawrence, s'engageant couvrir sa prcieuse toile du +portrait flatt du premier venu, abusait assez de son art pour que la +nature effarouche vt nos bons bourgeois prendre sous son pinceau la +forme des centaures? Ou si quelque barbouilleur, par amour de +l'extraordinaire, ou pour hter la vente, s'avisait de joindre une +fille d'honneur la queue d'une sirne? Ou si le trivial Dubost (comme on +l'a vu nagure), possd de la fureur de peindre, dgradait les +cratures, images de la divinit? Toute la politesse qui dfend de se +moquer des sots en leur prsence, ne pourrait rprimer les clats de +rire de leurs amis. Crois-moi, Moschus, rien ne ressemble plus ces +tableaux que le livre qui, plus dcousu que les rves d'un malade, +prsente nos regards une foule de figures incompltes, potiques +cauchemars, qui n'ont ni pieds ni tte. + +Ce qui suit est un des meilleurs morceaux crits dans un genre plus +grave: + +De nos jours, les mots nouveaux sont en honneur, si on les ente +adroitement sur quelque gallicisme: pourrions-nous refuser la muse +plus habile de Dryden et de Pope, ce que Chaucer et Spencer tentrent +avec succs? Si vous pouvez crer que ne le faites-vous, l'exemple de +William Pitt et de Walter-Scott, qui par le secours, l'un de ses vers, +l'autre de ses poumons, ont enrichi les dialectes mal joints de notre +le? Il est et il sera toujours lgitime de proposer des rformes en +littrature, comme au parlement. + +De mme que les forts couvrent par degrs la terre de leurs feuilles, +ainsi se fanent des expressions qui ont plu dans leur nouveaut. Le mme +destin est rserv l'homme, et tout ce qui se rattache lui. Ses +ouvrages, ses mots s'effacent et ne servent plus qu' fixer une date. +Quoique, un signe des monarques, et la voix du commerce, des fleuves +imptueux deviennent de tranquilles canaux; quoique des marais desschs +et assainis soient sillonns par la charrue et portent de jaunes +moissons; quoique des ports creuss sur nos rivages protgent les +vaisseaux contre les temptes de l'antique Ocan, tout, tout doit prir. +Mais, survivant au naufrage gnral, l'amour des lettres prserve demi +les souvenirs du pass. + +Je ne cite ce qui suit qu' cause de la note qui y est jointe: + +Les premiers vers satiriques naquirent du spleen de quelque goste. En +doutez-vous? Voyez Dryden, Pope, et le doyen de Saint-Patrick[150]. + + [Note 150: _Mac-Flecknoe_, la _Dunciade_ et toutes les + ballades satiriques de Swift. Quels que soient leurs autres + ouvrages, ceux-ci furent le rsultat de sentimens personnels + et de rcriminations violentes contre d'indignes rivaux; et + quoique le mrite littraire de ces satires fasse honneur aux + talens potiques des auteurs, leur virulence dshonore + certainement leur caractre.] + +Les vers blancs, aujourd'hui, par un commun accord, sont presque +insparables de la tragdie. Quoique les fureurs d'Almanzor +s'exprimassent en vers rims, au tems de Dryden, nous ne voyons pas les +hros des pices nouvelles en affubler leurs emportemens; et la modeste +comdie, abandonnant tout--fait les vers, nous offre en humble prose +ses gentillesses et ses quolibets. Ce n'est pas que nos Beaumont et nos +_ben_ aient plus mauvaise grce, ou perdent rien de leur mrite, pour +avoir compos en vers; mais c'est ainsi que Thalie aime se montrer. +Pauvre fille! que l'on siffle quelques vingt fois par an. + +On trouve dans les vers suivans, sur Milton, plus de posie que dans +aucun autre passage de la paraphrase: + + muse! s'crie-t-il, rveille de plus sublimes accords! Et, s'il vous +plat, que pensez-vous voir clore de son cerveau enflamm? En un clin +d'oeil, il tombe aussi bas que Southey dont les montagnes piques ne +manquent jamais d'accoucher d'une souris! Ce n'tait pas ainsi que jadis +votre puissant devancier tirait de doux accens de sa lyre inimitable: +d'une voix mlodieuse comme les soupirs de la harpe olienne, il nous +parle de la premire dsobissance de l'homme et du fruit dfendu; mais + mesure que son sujet s'lve, son chant fait retentir les chos de la +terre et des cieux. + +On pourra remarquer quelques traits piquans dans les esquisses +suivantes: + +Enfin il touche l'adolescence! On ne le forcera plus gmir sur les +vers diaboliques[151] de Virgile, et sur ceux qu'on lui donne faire. +Les prires l'ennuient, la lecture est trop srieuse; il vole de T...ll + Fordham (malheureux T...ll, condamn d'ternels soucis par les +apprentis boxeurs et les ours). Que peuvent des tuteurs, des devoirs, +des convenances, en prsence d'une meute, de chevaux de chasse et de la +plaine de Newmarket? Rude avec ses ans, hautain avec ses gaux, poli +envers des escrocs, prodigue de richesses........... persifl, pill, +dup, il passe le tems de ses cours sans rien faire; vite peut-tre +l'expulsion, et se retire M. A. (Matre-s-arts)! Et l'on proclame sa +nouvelle dignit dans les clubs et les tripots, dont nul habitu +n'arriva jamais plus haut. + + [Note 151: Harvey, qui fit connatre la circulation du sang, + avait coutume, dans ses transports d'admiration, de jeter + loin de lui son _Virgile_, en disant que le livre avait un + diable familier. Un personnage tel que celui que je dcris, + jetterait probablement aussi le livre; mais il dsirerait + plutt que le diable s'en empart, non pas en haine du pote, + mais par une horreur bien fonde des hexamtres. Car, + vraiment, la fastidieuse tude des _longues_ et des _brves_ + suffit pour qu'un homme prenne la posie en aversion pendant + sa vie entire; et peut-tre en cela n'est-ce pas un + dsavantage.] + +Lanc dans le monde, et devenu moins ardent, il singe l'goste prudence +de son pre; prend une femme, pour sa dot; choisit ses amis pour leur +rang; achte des terres, et se vante d'tre trop prudent pour se fier +la banque. Il prend place au snat; procre un hritier, et l'envoie +Harrow, car il y fut lui-mme. Muet, quoi qu'il vote, moins qu'il ne +joigne sa voix aux acclamations favorables au ministre; s'il parle de +son fils: C'est un compre adroit, qu'il espre bien voir un jour +arriver la pairie! + +La vieillesse s'avance; l'ge paralyse ses membres; il quitte la scne, +ou la scne le quitte; il entasse des richesses; s'afflige chaque +penny qu'il faut dpenser, et l'avarice s'empare de toutes les penses +qui ne sont pas l'ambition. Il compte les cent pour cent, et sourit; +ou vainement s'irrite, en considrant ses trsors entams pour payer les +dettes du jeune Hopeful; il pse bien et sagement ce qu'il faut acheter +ou vendre; habile tout faire, except mourir! grondeur, morose, +radoteur difficile contenter, louant tous les tems, except le +prsent; infirme, querelleur, dlaiss et presque oubli, il meurt sans +qu'on le pleure; on l'enterre; qu'il pourrisse! + +Plus loin, parlant de l'opra, voil comment il s'exprime: + +L se rend l'alerte boutiquier, dont l'oreille est mise la torture par +l'orchestre qu'il veut entendre pour son argent. Une fausse honte, et +non la sympathie, l'empche seule de ronfler; ses angoisses redoublent +quand il croit du bon ton de crier: Encore! cras par la foule dans +Fop's alley, coudoy par les lgans, gn par son chapeau, tremblant +pour ses orteils, sa soire est un combat, et il ne gote quelque repos +que quand enfin le rideau tombe, et lui donne un peu de relche qui +l'enchante. Devinez-vous pourquoi il se rsigne souffrir tout cela et +plus encore? C'est qu'il lui en cote cher, et qu'il est forc de se +parer! + +Les derniers vers du passage suivant retracent plaisamment ce mlange de +gat et d'amertume qui, parfois, animait la conversation de l'auteur. +tel point mme, que ceux qui l'ont connu pourraient presque s'imaginer +qu'ils l'entendent parler: + +Mais rien n'est sans dfaut, et chacun sait que les violons et les +harpes perdent souvent le ton, et que les meilleurs chanteurs, au moment +o ils voudraient runir tous leurs moyens, ne font entendre que des +accens criards; les chiens perdent la trace du gibier, la pierre refuse +l'tincelle, et les fusils deux coups (que le diable les emporte!) +manquent le but[152]! + + [Note 152: Comme M. Pope a pris la libert d'envoyer Homre + tous les diables, malgr tout ce qu'il lui devait, quand il a + dit: Et Homre (que le diable l'emporte, etc.) Il est + prsumable que, par licence potique, on peut en faire + autant, en vers, de tout homme et de toute chose; et en cas + d'accident, je dsire qu'on me permette de me prvaloir de + cet illustre prcdent.] + +Un dernier passage, avec la note plaisante qui y est jointe, compltera +le nombre des morceaux que je veux citer comme les meilleurs. + +Est-ce assez? Non: crivez donc et imprimez bien vite. Si le dernier +arriv est dvolu Satan, qui voudrait arriver le dernier? Ils +assigent les presses, ils publient en toute hte, ils escaladent le +comptoir et quittent leurs choppes: de belles demoiselles de province, +des hommes de haut renom, quoi donc! des baronnets mme, ont noirci +d'encre leur main guerrire. La pauvret ne les arrte pas; c'est +Pollion qui nous joua ce tour; de son tems Phbus commena trouver +crdit chez les banquiers. Ce ne sont pas seulement les vivans; les +morts mme nous dbitent leurs sottises aussi couramment que jadis +chantait la tte d'Orphe! Siffls de leur vivant, ils obtiennent un +succs posthume; tirs de la poussire o ils taient ensevelis quand +ils vivaient. Les revues rveillent le souvenir de leurs pidmiques +dlits, de ces livres tmoins muets du martyre auquel les condamne la +rage de rimer: Hlas! Que de chagrins va nous causer tel barbouilleur +que citrent souvent le _Morning Post_ et le _Monthly Magazine_! dans +ces recueils sont ensevelis ses premiers chefs-d'oeuvre; mais bientt la +presse gmit, et il en sort un pais in-quarto! Laissez donc, vous qui +tes sages, laissez les succs mendis de la lyre aux baronnets ou aux +lords possds du dmon des vers, ou ces crpins de village, +mnestrels jumeaux ivres de potique bire! Prtez l'oreille ces +accords d'une mlodie narcotique: ce sont les savetiers laurats qui +chantent les louanges de Capel Lofft[153]. + + [Note 153: Ce gentleman bien intentionn a gt quelques + excellens cordonniers, et contribu la ruine potique de + plus d'un pauvre industrieux. Nathaniel Bloomfield et son + frre Bobby ont mis tout le Sommersetshire en train de + chanter; et cette maladie ne s'est pas borne envahir un + seul comt. Pratt aussi, qui fut jadis plus sage, a t + atteint de la contagion du patronage, et a attir dans le + pige de la posie un pauvre diable nomm Blackett; mais il + mourut pendant l'opration, laissant au dpourvu un enfant et + deux volumes de fragmens. La petite fille, si elle n'a pas + d'inclinations potiques et ne se transforme pas en Sapho + cordonnire, s'en tirera peut-tre; mais les tragdies sont + aussi rachitiques que si elles taient la progniture d'un + comte ou de quelque coureur de prix acadmiques. Les patrons + du pauvre homme sont certainement responsables de sa fin + tragique, et ce devrait tre un dlit punissable par les + lois. Mais c'est l ce qu'ils ont fait de moins coupable; + car, par un raffinement de barbarie, ils ont couvert le + dfunt d'un ridicule posthume, en imprimant ce qu'il aurait + eu le bon sens de ne jamais faire imprimer lui-mme. Certes, + ces remueurs de dbris sont punissables par le statut contre + _les hommes de la rsurrection_. Quelle diffrence y a-t-il, + en effet, entre exposer un pauvre idiot, aprs sa mort, dans + un amphithtre de chirurgie, et l'taler dans une boutique + de libraire? Est-il plus mal d'exhumer ses os que ses bvues? + Ne vaut-il pas mieux attacher son corps au gibet, sur une + bruyre, que d'emprisonner son ame dans un in-octavo? Nous + savons ce que nous sommes, mais nous ignorons ce que nous + pouvons devenir; et il faut esprer que nous ne saurons + jamais si un homme qui a travers la vie avec une sorte + d'clat, est destin n'tre qu'un charlatan de l'autre ct + du Styx, et devenir, comme le pauvre Joe Blackett, le + plastron des railleries du purgatoire. Le prtexte de cette + publication est d'assurer un sort l'enfant. Mais aucun des + amis et des tentateurs de ce _sutor ultr crepidam_ ne + pouvait-il donc faire une bonne action sans enferrer Pratt + dans une biographie, et lui faire encore diviser sa ddicace + en tant de minces portions? la duchesse une telle; la + trs-honorable celle-ci, et mistress et miss celle-l; ces + volumes sont, etc., etc. Eh mais, c'est distribuer le doux + lait de la ddicace par petits verres. Il n'y en a qu'une + chopine, et il le partage entre douze personnes. Ah! Pratt, + n'avais-tu donc pas quelques loges en rserve? As-tu pu + croire que six familles de distinction se contenteraient de + si peu? Il y a un enfant, un livre et une ddicace: que + n'envoies-tu la petite fille la duchesse, les volumes + l'picier, et la ddicace tous les diables?] + +Ces extraits choisis, qui comprennent un peu plus du huitime du pome +entier, suffiront pour donner au lecteur une ide du reste, dont la plus +grande partie est fort infrieure, et descend parfois au niveau de la +versification la plus triviale. + +Quand on examine la destine des hommes, il est assez curieux d'observer +combien de fois un premier pas a dcid du sort de toute la vie. Si Lord +Byron, cette poque, et persist dans son premier projet de publier +ce pome au lieu de _Childe Harold_, il est plus que probable que le +monde aurait compt un grand pote de moins[154]. La paraphrase, qui est + tous gards si infrieure sa premire satire, et qui tombe mme, en +quelques endroits, au-dessous de ce qu'ont crit les versificateurs du +dernier rang, n'aurait pu manquer d'prouver une chute complte. Ses +premiers adversaires auraient repris tous leurs avantages; et dans +l'amertume de sa mortification, il aurait peut-tre jet _Childe Harold_ +au feu; ou s'il et retrouv assez de courage pour publier ce pome, son +succs mme, quoique suffisant pour le rhabiliter aux yeux du public et +aux siens, n'aurait jamais excit cette explosion d'enthousiasme, cette +subite manifestation de l'admiration gnrale, qui l'accueillirent +lorsqu'il apparut au monde avec toute l'illusion de son retour rcent de +la terre natale de la posie, et au milieu desquelles il marcha d'un pas +ferme et sr de nouveaux triomphes, dont le dernier tait toujours le +plus clatant. + + [Note 154: Le passage suivant de son journal montrera qu'il + attribuait lui-mme tout la fortune: Comme Sylla, j'ai + toujours cru que tout dpendait de la fortune, et rien de + nous-mmes. Je ne me rappelle ni une pense ni une action + dignes de mon approbation ou de celle d'autrui, que je ne + doive attribuer la bonne desse fortune.] + +Le jugement plus sr de ses amis dtourna heureusement ce danger, et il +consentit enfin la publication immdiate de _Childe Harold_; mais il +ne cessa pas d'exprimer des doutes sur son mrite, et son inquitude sur +l'accueil qu'on lui ferait dans le monde. + +Je fis tout mon possible, dit son conseiller, pour relever cet ouvrage +dans son opinion, et j'y russis; mais il variait beaucoup dans ses +ides cet gard, et il ne fut satisfait que lorsque le monde eut enfin +prononc sur son mrite. Il me rptait sans cesse que j'allais le jeter +dans de grands embarras avec ses anciens ennemis; que la _Revue +d'dimbourg_ saisirait avec joie l'occasion de l'humilier; qu'il ne +voulait pas que son nom part. Je le priai d'abandonner tout ma +direction, et que je rpondais que ce pome imposerait silence tous +ses ennemis. + +La question de la publication tant alors dcide, il s'leva quelques +doutes et quelques difficults relativement l'diteur. Quoique Lord +Byron et confi Cawthorn ses _Imitations d'Horace_, qu'il regardait +comme son plus beau titre, il parat qu'il ne le trouva pas assez haut +plac dans sa profession pour assurer le succs ou la vogue l'ouvrage +dont les chances lui semblaient plus incertaines. Il n'avait pas oubli +que MM. Longman avaient autrefois refus de publier ses _Bardes +anglais_, et il exigea positivement de M. Dallas qu'il n'offrt pas le +manuscrit cette maison. On s'adressa d'abord M. Miller, +d'Albemarle-Street; mais, effray de la svrit avec laquelle lord +Elgin tait trait dans ce pome, M. Miller, qui tait l'diteur et le +libraire de ce seigneur, refusa de s'en charger. Le pote tait si +soigneux de sa rputation, que cette circonstance, quelque insignifiante +qu'elle ft, commena rveiller ses premires terreurs; et s'il se ft +prsent de nouvelles difficults, il ne faut pas douter qu'il ne ft +revenu son ancien projet. Mais on ne tarda pas trouver une personne +qui tint honneur d'entreprendre cette publication. M. Murray, qui +demeurait alors dans Fleet-Street, ayant, quelque tems auparavant, +exprim le dsir d'tre autoris faire paratre quelque production de +Lord Byron, ce fut lui que M. Dallas confia le manuscrit de _Childe +Harold_. Ainsi commencrent entre ce gentleman et le pote des relations +qui durrent, quelques interruptions prs, aussi long-tems que la vie +de l'un, et devinrent pour l'autre une source abondante d'honneur et de +richesse. + +Au milieu des occupations que lui donnaient ses projets littraires et +quelques affaires litigieuses terminer avec ses agens, Lord Byron fut +soudain rappel Newstead par la nouvelle d'un vnement qui semble +l'avoir afflig beaucoup plus qu'on ne pouvait s'y attendre d'aprs +l'tat des choses. Mrs. Byron, dont l'embonpoint excessif menaait +toujours de rendre les maladies dangereuses, s'tait trouve indispose +depuis quelques jours, mais sans que sa position ft alarmante, et il ne +parat pas que son tat ft capable d'inspirer des craintes quand il lui +avait crit le billet suivant: + + +Htel Reddish, Londres, 23 juillet 1811. + + +CHRE MADAME, + +M. H... me retient seul encore pour signer quelques baux, et j'aurai +soin de vous prvenir de mon dpart. C'est bien malgr moi que je reste +ici. Je vous ferai une courte visite en me dirigeant vers le Lancashire +pour l'affaire de Rochdale. Vous me donnerez votre avis..., etc. + +_P. S._ Je vous prie de considrer Newstead comme votre maison, et non +la mienne, et de ne regarder mon passage que comme une simple visite. + +Quand il tait parti pour ses voyages, elle avait conu une sorte d'ide +superstitieuse qu'elle ne le reverrait plus; et lorsqu'il revint sain et +sauf, et qu'il lui crivit pour la prvenir qu'il se rendrait bientt +prs d'elle, Newstead, elle dit sa femme de chambre: Si j'allais +mourir avant l'arrive de Byron, comme ce serait trange! Et ce fut +rellement ce qui arriva. la fin de juillet sa maladie devint plus +menaante; et sa vie, dit-on, se termina d'une manire tristement +caractristique, s'il est vrai que ce fut un accs de colre excit par +la lecture d'un mmoire du tapissier, qui causa sa mort. Lord Byron, +comme cela devait tre, fut promptement inform de l'attaque. Mais, +malgr son dpart prcipit, il arriva trop tard; elle avait rendu le +dernier soupir. + +Il crivit la lettre suivante sur la route: + + + + +LETTRE LV. + +AU DOCTEUR PIGOT. + +Newport-Pagnell, 2 aot 1811. + + +MON CHER DOCTEUR, + +Ma pauvre mre est morte hier! et je suis parti de Londres pour aller +accompagner ce qui reste d'elle, la spulture de famille. J'ai appris +sa maladie un jour, et sa mort le lendemain. Grce Dieu, ses derniers +momens ont t fort tranquilles. On m'assure qu'elle a peu souffert, et +qu'elle ne connaissait pas le danger de sa position. Je reconnais +aujourd'hui toute la vrit de l'observation de M. Gray: Que nous ne +pouvons avoir qu'une mre. Qu'elle repose en paix! J'ai vous +remercier de vos tmoignages d'intrt; et comme dans six semaines je +dois aller dans le Lancashire pour affaires, je pousserai jusqu' +Liverpool et Chester; du moins je tcherai. + +Si cela peut vous tre agrable, je vous dirai qu'au mois de novembre +prochain l'diteur du _Fouet_ (_the Scourge_) sera jug pour deux +libelles diffrens sur feu Mrs. Byron et moi-mme, la mort de ma mre ne +changeant rien la chose. Comme il est coupable d'une violation de +privilge, dans une insertion aussi sotte que mal fonde, il sera +poursuivi avec la dernire rigueur. + +Je vous donne ce dtail, parce que je sais que vous vous intressez +l'affaire, laquelle est maintenant entre les mains du procureur-gnral. + +Je resterai la plus grande partie de ce mois Newstead, o je serais +charm de recevoir de vos nouvelles, d'autant plus que j'en ai t priv +pendant les deux annes qu'a dur mon voyage d'Orient. + +Je suis, mon cher Pigot, etc. + +BYRON. + +Le lecteur aura sans doute remarqu que le ton gnral de la +correspondance du noble pote avec sa mre est celui d'un fils qui +accomplit strictement et consciencieusement ce qu'il regarde comme son +devoir, mais sans aucun mlange de cordialit ou d'affection. Le titre +mme de _madame_ qu'il lui donne presque toujours, auquel il ne +substitue que rarement le nom plus doux de _mre_, est en lui-mme une +preuve suffisante de la nature des sentimens qu'il avait pour elle. +Qu'ils aient t tels, l'on ne peut ni s'en tonner, ni l'en blmer; +mais que, malgr le malheureux caractre de sa mre, qui lui alinait +son coeur, il ait continu consulter ses dsirs, s'occuper de son +bien-tre, comme on le voit non-seulement dans ses lettres, mais encore +dans le soin qu'il avait pris de disposer le domaine de Newstead pour +son usage presque exclusif, c'est ce qui lui fait singulirement +honneur, et ce qui devient mme plus mritoire, car l'affection nous +fait un plaisir personnel des soins que nous prodiguons ceux qui en +sont l'objet. + +Mais, quoique sa mre fut ainsi devenue, de son vivant, presque +trangre son coeur, la mort lui rendit la place qu'elle devait +naturellement y occuper. Soit par un retour de sa premire tendresse; +soit par la puissance du tombeau, qui fait oublier tant de choses! soit +par la perspective du vide qu'elle allait laisser dans sa vie, il est +certain qu'il sentit amrement sa mort, si ce n'est profondment. La +nuit qui suivit son arrive Newstead, la garde de Mrs. Byron, passant +devant la porte de la chambre o reposait le cadavre de cette dame, +entendit un bruit comme de quelqu'un qui soupirait pniblement, et, en +entrant, fut fort tonne de trouver Lord Byron prs du lit, assis dans +une obscurit profonde. Comme elle lui reprsentait la faiblesse qu'il y +avait s'abandonner ainsi la douleur, il fondit en larmes, et +s'cria: Ho! Mrs. By, je n'avais qu'une amie dans le monde, et elle est +morte! + +Tandis qu'il renfermait ainsi dans le silence et dans l'obscurit ses +penses relles, il y avait dans d'autres parties de sa conduite plus +exposes aux regards un degr de singularit et d'indcorum qui, aux +yeux d'observateurs superficiels, devait faire rvoquer en doute la +sensibilit de son naturel. Le matin des funrailles, aprs avoir refus +d'accompagner lui-mme le corps, il se tint debout la porte de +l'Abbaye jusqu' ce que tout le cortge fut pass; alors, se tournant +vers le jeune Rushton, il lui ordonna d'aller chercher des gants +boxer, et se mit s'exercer avec cet enfant, comme son ordinaire. Il +fut silencieux et distrait pendant tout le tems; et comme par un effort +pour se soustraire aux penses qui l'agitaient, Rushton crut +s'apercevoir qu'il mettait une violence inaccoutume dans les coups +qu'il lui portait. Mais la fin, l'effort devenant trop grand pour lui, +il jeta prcipitamment les gants, et se retira dans sa chambre. + +Nous avons assez parl de Mrs. Byron dans cet ouvrage pour mettre +pleinement le lecteur en tat de se former une opinion tant sur le +caractre de cette dame que sur le degr d'influence qu'il dut avoir sur +celui de son fils. L'homme le plus extraordinaire de notre tems[155], +qui se croyait principalement redevable l'ducation qu'il reut de sa +mre, de l'lvation sans exemple laquelle il arriva dans la suite, a +dit plusieurs fois que la bonne ou mauvaise conduite d'un enfant dpend +entirement de sa mre. Quant l'influence que peuvent avoir eue les +caprices et la violence de sa mre sur les dfauts qui se mlrent aux +belles qualits de Lord Byron, sur ses impulsions incertaines et +opinitres, sur son aversion pour toute espce de frein, sur l'amertume +qu'il mit quelquefois dans sa haine, et sur la prcipitation de ses +ressentimens, c'est une question pour la solution de laquelle les +matriaux ne manquent pas dans ces pages, et que chacun dcidera suivant +qu'il accordera plus ou moins de force et de pouvoir ces causes dans +la formation d'un caractre. + + [Note 155: Napolon.] + +Malgr le traitement peu judicieux et presque grossier qu'elle lui fit +subir, il n'est pas douteux qu'elle n'aimt son fils, mais par boutades, +et comme il convenait seulement un naturel tel que le sien; il est +moins douteux encore qu'elle n'en ft fire, et ne plat en lui de +grandes esprances pour l'avenir. On peut juger de son anxit pour le +succs de ses premiers essais littraires, par les peines que prit Byron +pour la tranquilliser lors de l'apparition de l'article de la _Revue +d'dimbourg_, o il tait si mal trait. mesure que sa renomme +s'augmenta et devint plus brillante, elle se confirma de plus en plus +dans les ides que, par une sorte de superstition, elle avait formes +ds son enfance, de sa grandeur et de sa gloire venir. Elle piait +avec inquitude toutes les publications o son nom tait mme simplement +mentionn; elle avait runi en un volume qu'a vu l'un de mes amis tout +ce qui avait paru sur sa satire et ses premiers pomes. Le volume tait +couvert la marge d'observations qui lui taient propres, pleines de +plus de sens et d'habilet que nous ne lui en aurions suppos, d'aprs +ce que nous connaissions en gnral de son caractre et de sa manire +d'tre. + +Parmi les autres traits de sa conduite, o l'on pourrait remarquer le +dsir d'environner sa mre de respect, on peut remarquer qu'tant enfant +il insistait pour tre appel Georges Byron Gordon, donnant ainsi la +prfrence au nom maternel, et qu'il continua toujours lui crire: +l'honorable Mrs. Byron, quoiqu'il st bien qu'elle n'avait aucune +espce de droit ce titre honorifique. Il ne parat pas non plus que +dans sa conduite gnrale envers elle il ait jamais manqu d'affection +et de dfrence, on y remarquait seulement quelquefois plus de +familiarit que n'en comportent nos ides de respect filial. Ainsi quand +ils taient bien ensemble, il ne l'appelait jamais autrement que Kitty +Gordon; et je me rappelle avoir vu un tmoin de la scne me dcrire +l'air dramatique et malin dont un jour, Southwell, quand ils taient +dans le fort de leur rage thtrale, il ouvrit brusquement les portes du +salon pour la faire entrer, en disant: Entrez, honorable Kitty Gordon. + +L'orgueil de la naissance tait un sentiment commun la mre et au +fils, souvent mme c'tait un sujet de rivalit entre eux; il leur tait +difficile d'accorder leurs prtentions anglaises et cossaises au plus +haut lignage respectif. Dans une lettre crite d'Italie; il dit propos +de quelque anecdote qu'il tenait de sa mre: Ma mre, qui tait fire +comme un diable de descendre des Stuart, en ligne droite des _vieux +Gordon_, et non des _Sexton Gordon_, comme elle appelait ddaigneusement +la branche ducale, ne manquait pas de me faire remarquer, chaque fois +qu'elle me racontait cette histoire, combien _ses_ Gordon l'emportaient +sur les Byron anglais, malgr notre origine normande, et notre nom +toujours port par un hritier mle, tandis que celui des Gordon tait +tomb une femme, dans la personne de ma mre. + +Si, pour peindre fortement les motions pnibles, il faut les avoir +prouves, ou, en d'autres termes, si, pour que le pote soit grand, +l'homme doit avoir souffert, Lord Byron, il faut l'avouer, paya son beau +talent de bonne heure et bien cher. Quelque peu nombreuses que fussent +les affections de Byron, soit en dedans, soit en dehors du cercle de sa +parent, il les vit dans un court espace de tems presque toutes brises +par la mort[156]. Outre la perte de sa mre, il eut dplorer, dans +l'espace de quelques semaines, la mort prmature de deux ou trois de +ses meilleurs amis. Dans le court espace d'un mois, dit-il dans une +note de _Childe Harold_, j'ai perdu celle qui m'avait donn +l'existence, et la plupart de ceux qui me rendaient cette existence +tolrable. Parmi eux nous devons compter le jeune Wingfield, que nous +avons vu en tte de la liste de ses favoris, Harrow, et qui mourut de +la fivre Coimbre; et Matthews, l'objet de son admiration et de son +idoltrie l'universit, qui se noya en se baignant dans la Cam. + + [Note 156: Dans une lettre crite deux ou trois mois aprs la + mort de sa mre, il ne compte pas moins de six personnes de + ses parens ou de ses amis que la mort lui avait enleves + depuis le mois de mai jusqu' la fin d'aot. + (_Note de Moore_.)] + +La lettre suivante, crite immdiatement aprs ce dernier vnement, est +tellement pleine d'une douloureuse sensibilit, que la lecture en est +presque pnible. + + + + +LETTRE LVI. + + M. SCROPE DAVIES. + +Newstead-Abbey, 7 aot 1811. + + +MON CHER DAVIES, + +Il y a quelque maldiction sur moi et les miens. Le cadavre de ma mre +est encore dans la maison, et voil qu'un de mes meilleurs amis se noie +dans un foss! Je ne sais que dire, que penser ou que faire. J'avais +reu une lettre de lui avant-hier. Mon cher Scrope, si vous avez un +moment de libre, je vous en conjure, venez me voir, j'ai besoin d'un +ami. La dernire lettre de Matthews tait date de vendredi, et samedi +il n'tait plus! Qui pouvait-on comparer Matthews pour les talens? +Comme nous tions tous petits auprs de lui! Vous ne me rendez que +justice en disant que j'aurais volontiers risqu ma chtive existence +pour sauver la sienne. J'avais intention de lui crire ce soir mme, +pour l'inviter, comme je vous invite, mon bien, bon ami, me venir +voir. Que Dieu pardonne ... son apathie! Quelle sera la douleur de +notre pauvre Hobhouse! Ses lettres ne parlent que de Matthews. Venez, +Scrope, je suis presque dans le dsespoir; me voil presque seul dans le +monde! Je n'avais que vous, Hobhouse et Matthews; laissez-moi jouir de +la socit des survivans aussi long-tems que je le puis. Pauvre +Matthews! Dans sa lettre de vendredi, il me parlait de son intention de +se prsenter pour l'lection de Cambridge et d'un voyage qu'il devait +faire bientt Londres. crivez-moi ou venez, mais venez plutt si vous +le pouvez; l'un ou l'autre, ou tous les deux. + +Pour toujours, votre, etc. + +J'ai dj eu occasion de parler de ce jeune homme remarquable[157]; mais +le rang qu'il occupa dans les affections de Byron, justifiera sans doute +un hommage sa mmoire un peu plus dtaill. + + [Note 157: Charles Skinner Matthews tait le troisime fils + de feu John Matthews, esq. de Belmont, dans le Herefordshire, + reprsentant de ce comt au parlement de 1802 1806. Il + avait pour frres l'auteur du _Journal d'un Invalide_ (_Diary + of an Invalid_), qui mourut aussi fort jeune, et le + prbendier actuel d'Hereford, le rvrend Arthur Matthews, + qui, par ses talens naturels et ses connaissances acquises, + soutient dignement la rputation de son nom. + + Le pre de cette famille accomplie tait lui-mme un homme de + fort grands talens, et auteur de plusieurs pomes anonymes; + l'un d'eux, la _Parodie de l'Hlose de Pope_, a t + faussement attribu feu M. le professeur Porson; qui le + rcitait souvent, et qui en a mme donn une dition.] + +Rarement, peut-tre on a vu runis la fois autant de jeunes gens de +mrite et d'esprance qu'il s'en trouva Cambridge dans la socit dont +Byron faisait partie. Le nom de quelques-uns d'entre eux, MM. Hobhouse +et William Bankes, par exemple, est devenu clbre dans le monde +littraire et savant. Il en est un autre, M. Scrope Davies, dont les +talens n'ont encore, au grand regret de ses amis, brill que dans sa +conversation, d'ailleurs fort remarquable. Parmi tous ces jeunes gens +pleins de talens et de connaissances, en y comprenant Byron lui-mme, +dont le gnie tait cette poque _un monde non encore dcouvert_, la +supriorit dans presque tous les genres parat, du consentement de +tous, avoir incontestablement appartenu Matthews. Cet hommage unanime, +si nous considrons le mrite des personnes qui le lui rendaient, doit +donner une trs-haute ide des dispositions et mme des talens qu'il +montrait cette poque. On ne peut songer sans intrt et sans douleur + ce qu'il serait probablement devenu un jour si la mort ne l'et pas +frapp sitt. La supriorit intellectuelle, non accompagne des +qualits aimables du coeur, n'et pas suffi pour obtenir cet loge +unanime; mais le jeune Matthews, en dpit de quelques lgres asprits +de caractre, de quelques originalits qu'il commenait faire +disparatre, parat avoir t l'un de ces individus rares, qui +commandent notre affection en mme tems que nos respects, et qui nous +soulagent de l'admiration que nous ne saurions leur refuser, par l'amour +qu'ils savent nous inspirer. + +J'ai dj parl de ses opinions religieuses, et, de leur malheureuse +conformit avec celles de Lord Byron; ardent, comme son noble ami, la +recherche de la vrit, comme lui il s'gara dans sa poursuite, et tous +deux prirent pour elle cette fausse lumire qui lui ressemble. Qu'il +soit jamais all plus loin que Lord Byron dans son scepticisme, que son +esprit ingnieux ait jamais admis _la croyance incroyable de +l'athisme_, c'est, malgr le tmoignage crit de notre pote, c'est ce +que je vois nier par tous ceux de ses amis qui avouent ses autres +erreurs en les dplorant. Je ne me serais mme pas permis d'examiner +quelles ont t les opinions d'un homme qui, ne les ayant jamais +affiches, ne les a pas rendues du domaine public, si l'ide fausse +qu'on avait adopte ce sujet, d'aprs l'autorit de Lord Byron, ne +m'et pas fait considrer comme un acte de justice, envers tous deux, de +repousser cette imputation. + +On se rappellera que, dans ses lettres crites sa mre, avant son +dpart pour ses voyages, Lord Byron parle quelquefois d'un testament +qu'il avait intention de laisser entre les mains de ses excuteurs. Quel +qu'ait t le contenu de cette pice, il parat que, quinze jours aprs +la mort de sa mre, il crut devoir faire de nouvelles dispositions, et +adressa la lettre suivante, avec ses instructions cet effet, feu M. +Bolton, procureur Nottingham. J'ai refus long-tems de croire qu'il +et jamais donn srieusement et en forme les ordres que l'on va voir, +pour son propre enterrement; mais les documens ci-joints mettent hors de +doute cette preuve remarquable de la singularit de son caractre. + + + M. BOLTON. + +Newstead-Abbey, 12 aot 1811. + + +MONSIEUR, + +Je vous envoie ci-joint une copie des clauses principales du testament +que j'ai dessein de faire, que je vous prie de vouloir bien faire +grossoyer le plus tt possible, de la manire la plus claire et la plus +formelle. Les changemens que vous y remarquerez sont principalement par +suite de la mort de Mrs. Byron. Je vous serais oblig de le tenir prt +dans peu de tems, et j'ai l'honneur d'tre, monsieur, + +Votre trs-humble et trs-obissant serviteur, + +BYRON. + +NOTES POUR UN TESTAMENT GROSSOYER IMMDIATEMENT. + +Newstead-Abbey, 12 aot 1811. + +Le domaine de Newstead substituer, aprs certaines dductions, +George Anson Byron, hritier lgitime du titre, ou la personne +quelconque qui s'en trouvera hritire lgitime au dcs de Lord Byron. +La proprit de Rochdale vendre en tout ou en partie, suivant le +chiffre des dettes et legs du prsent Lord Byron. + + Nicolo Giraud, d'Athnes, sujet franais, mais n en Grce, la somme +de 7,000 livres sterl. pour tre paye, l'poque de sa majorit, audit +Nicolo Giraud, habitant Athnes et Malte en 1810, et ce sur la vente de +telles parties de Rochdale, Newstead et autres proprits, suivant que +besoin sera. + + William Fletcher, Joseph Murray et Dmtrius Zograffo[158], natif de +Grce, domestiques, la somme de 50 livres sterl. pendant leur vie. De +plus, audit William Fletcher, le moulin de Newstead, condition qu'il +en paiera la rente, mais sans tre soumis au caprice du propritaire. +Robert Rushton, la somme de 50 livres sterling de rente viagre; plus, +une autre somme de 1,000 liv. sterl. le jour qu'il atteindra l'ge de +vingt-cinq ans. + + [Note 158: Si les gazettes ne mentent pas, ce qu'elles font + gnralement, Dmtrius Zograffo, d'Athnes, est la tte de + l'insurrection de ce pays. Il a t mon domestique pendant + les annes 1809, 1810, 1811 et 1812, avec quelques + interruptions, car je le laissai en Grce quand je passai + Constantinople; il m'accompagna en Angleterre, en 1811, et + retourna dans son pays au printems de l'anne suivante. C'est + un homme habile, quoiqu'il n'et pas l'air entreprenant; mais + ce sont les circonstances qui nous font ce que nous sommes. + Ses deux fils, alors au berceau, s'appelaient Miltiade et + Alcibiade; puisse le prsage tre favorable! + (_Journal autographe de Byron_.)] + + John Hanson, esq., la somme de 2,000 liv. sterling. + +Ce qui pourra tre d S.B. Davies, esq., devra lui tre pay ds +qu'il en aura fourni la note. + +Le corps de Lord Byron sera enseveli dans le caveau du chteau de +Newstead, sans aucune crmonie ou service funbre, et sans aucune +inscription, si ce n'est celle de son nom et de son ge. Les restes de +son chien ne seront pas pour cela enlevs du dit caveau. + +Ma bibliothque et mes meubles de toute espce sont lgus mes amis +et excuteurs John Carn Hobbouse et S.B. Davies. En cas de dcs des +susdits, je nomme pour mes excuteurs le rvrend J. Becher, de +Southwell, Nottinghamshire, et R. C. Dallas, Esq. de Montake Surrey. + +Le produit de la vente de Wymondham dans le Norfolkshire, et des +proprits de la feue Mrs. Byron en cosse, sera employ au paiement de +mes dettes et de mes legs. + +En envoyant une copie du testament rdig d'aprs les instructions de +Lord Byron, le procureur avait accompagn quelques-unes des clauses de +questions marginales, appelant l'attention de son noble client sur +certaines choses qui lui semblaient impropres ou douteuses. Comme les +courtes, mais nergiques rponses de Byron, sont parfaitement empreintes +de l'originalit de son caractre, nous allons donner ici quelques-unes +de ces clauses avec les questions et les rponses qui s'y rapportent. + +Ceci est la dernire volont et le testament de moi, le trs-honorable +Georges-Gordon Lord Byron, Baron Byron de Rochdale, dans le comt de +Lancaster. Je veux que mon corps soit enterr dans le caveau du jardin +de Newstead, sans aucune crmonie, ni aucun service funbre quelconque. +Qu'on ne place aucune inscription sur mon tombeau, sauf une tablette +portant mon nom et mon ge. Je veux de plus qu'on ne retire pas du dit +caveau les restes de mon chien fidle. Je me confie l'affection de mes +excuteurs pour l'accomplissement de cette volont, laquelle je tiens +d'une manire toute particulire. + +--On demande Lord Byron s'il ne vaudrait pas mieux supprimer +entirement cette clause relative aux funrailles. La substance pourrait +en tre renferme dans une lettre de Sa Seigneurie ses excuteurs, et +jointe au testament, lequel porterait alors que les funrailles auraient +lieu en la manire que Sa Seigneurie l'aurait ordonn par une lettre _ad +hoc_, ou, dfaut d'une telle lettre, la discrtion de ses +excuteurs. + +--Il faut que cela reste. + +BYRON. + +Je veux, et j'ordonne formellement que toutes les sommes que ledit S. +B. Davies pourrait avoir rpter sur moi, soient payes intgralement, +aussitt que possible, aprs mon dcs, ds qu'il aura prouv la nature +et le montant de la dette (par tmoins ou autrement, la satisfaction +de mes excuteurs ci-dessus nomms)[159]. + + [Note 159: Les mots placs ici entre deux traits avaient t + biffs la plume par Lord Byron.] + +--Si M. Davies a quelques comptes non rgls avec Lord Byron, cette +circonstance est une raison de ne le point nommer excuteur; chaque +excuteur tant en tat de se payer par ses propres mains sans consulter +ses co-excuteurs. + +--Tant mieux... Si la chose est possible, qu'il soit l'un des +excuteurs. + +BYRON. + +Les deux lettres suivantes contiennent de nouvelles instructions sur le +mme sujet. + + + + +LETTRE LVIII. [Mme numro que lettre suivante] + + M. BOLTON. + +Newstead-Abbey, 16 aot 1811. + + +MONSIEUR, + +J'ai rpondu en marge vos questions[160]. Mon intention est que l'on +accorde M. Davies tout ce qu'il croira devoir rpter, et de plus +qu'il soit l'un de mes excuteurs. Je dsire que le testament soit, s'il +est possible, crit de manire prvenir toute espce de discussion +aprs ma mort, et c'est ce sur quoi je m'en repose sur vous comme homme +de loi et homme d'honneur. + + [Note 160: En numrant dans cette clause le nom et la + demeure des excuteurs, le procureur avait laiss des blancs + pour les noms de baptme des excuteurs; Lord Byron les ayant + tous remplis, except celui ou ceux de M. Dallas, crivit en + marge: J'ai oubli le nom de baptme de Dallas... il n'y a + qu' le retrancher.] + +Quant la manire simple dont je veux qu'on dispose de ma _carcasse_, +je veux que l'on s'y conforme absolument; cela aura, du moins, +l'avantage de sauver bien du trouble et de la dpense. En outre, ce qui +est de peu de consquence pour moi, mais qui pourra calmer la conscience +des survivans, le jardin est _terre consacre_. Cet article est copi +mot mot de mon premier testament, et les changemens oprs dans +d'autres sont la suite de la mort de Mrs. Byron. + +J'ai l'honneur d'tre votre trs-humble et trs-obissant serviteur, + +BYRON. + + + + +LETTRE LVIII.[Mme numro que la lettre prcdente.] + + M. BOLTON. + +Newstead-Abbey, 20 aot 1811. + + +MONSIEUR, + +Les tmoins seront pris parmi mes fermiers, et je serai charm de vous +recevoir le premier jour qui vous sera convenable. J'ai oubli de +mentionner qu'il faut spcifier par codicille, ou autrement, que mon +corps ne devra, sous aucun prtexte, tre enlev de la place o je yeux +qu'il soit dpos. Que si quelqu'un de mes successeurs au titre, soit +par bigoterie, soit autrement, voulait dranger ma carcasse, un tel +procd devra tre suivi de la perte du domaine, qui, dans ce cas, +serait dvolu ma soeur l'honorable Augusta Leigh ou ses ayant-cause, +aux mmes conditions. + +J'ai l'honneur d'tre, Monsieur, etc. + +BYRON. + +En consquence de cette dernire lettre, une condition provisionnelle +fut insre dans le testament. Il y fut aussi, le 28 du mme mois, +ajout un codicille par lequel il rvoque la donation prcdemment faite +de ses meubles meublans, bibliothque, tableaux, sabres, montres, +argenterie, linge, bijoux, etc., et autres effets mobiliers, except +l'argent et les valeurs en portefeuille, qui se trouveraient dans la +maison et proprit de Newstead au jour de son dcs, et lgue le tout +(except le vin et les autres spiritueux) ses amis lesdits J. C. +Hobhouse, J. B. Davies et Francis Hodgson, ses excuteurs, etc. Il lgue +le vin et les liqueurs spiritueuses qui se trouveront dans les caves et +autres parties de Newstead, son ami ledit J. Becher, pour son usage +particulier. Priant collectivement et individuellement les susnomms de +vouloir bien accepter leur dit legs respectif, comme un gage de son +amiti. + +On ne saurait se dfendre d'un intrt douloureux la lecture des +lettres suivantes, crites lorsque ses dernires pertes taient encore +toutes rcentes. + +LETTRE LIX. + + M. DALLAS. + +Newstead-Abbey, 12 aot 1811. + +Que la paix soit avec les morts! Le regret ne saurait les rveiller. +Aprs avoir donn un soupir ceux qui ont quitt cette vie, +reprenons-en les ennuyeuses occupations, dans la certitude o nous +sommes que nous aussi nous aurons un jour notre repos. Outre celle qui +m'avait donn l'existence, j'ai perdu la plus grande partie de ceux qui +me la rendaient supportable. Le meilleur ami de mon ami Hobhouse, +Matthews, homme d'un rare mrite, l'ornement de notre petit cercle, a +pri misrablement dans les eaux fangeuses de la Cam, toujours fatales +au gnie. Mon pauvre camarade d'cole, Wingfield, est mort Coimbre. En +voil trois dans l'espace d'un mois; j'avais reu des nouvelles de tous +trois, mais je n'en ai pas vu un seul. Matthews m'avait crit le jour +mme de sa mort: quoique je regrette vivement sa perte, je suis bien +plus tourment pour Hobhouse, je crains bien qu'il n'en perde la raison; +depuis cet vnement, les lettres qu'il m'a crites sont pleines +d'incohrences. Mais allons..., nous passerons un jour ou un autre comme +tout le reste... Le monde est trop plein de ces sortes de choses, et +notre chagrin mme est goste. + +J'ai reu une lettre de vous, laquelle mes dernires occupations +m'ont empch de rpondre, ainsi qu'il aurait convenu. J'espre que vos +parens et vos amis ne seront pas de sitt spars. Je serai charm de +recevoir une lettre de vous: parlez-moi d'affaires, de sujets communs, +de quelque chose ou de rien, de tout ce que vous voudrez, except de la +mort; j'en ai plus que je n'en puis supporter. C'est une chose +tonnante: je regarde sans motion les quatre crnes que j'ai toujours +sous les yeux dans mon cabinet d'tude, et je ne puis, mme par la +pense, dpouiller de leur enveloppe charnue les traits de ceux que j'ai +connus, sans prouver une horrible sensation; mais les vers n'y font pas +tant de crmonie! Srement les Romains avaient raison de brler leurs +morts. + +Je serai charm de recevoir de vos nouvelles, et suis votre, etc. + +BYRON. + + + + +LETTRE LX. + + M. HODGSON. + +Newstead-Abbey, 22 aot 1811. + + +Vous avez sans doute appris la mort soudaine de ma mre, celle de +Matthews, celle de Wingfield que je n'ai sue d'une manire bien positive +qu'au moment o je quittais Londres, encore refusais-je d'y croire; tout +cela fait un horrible vide dans mes affections. Ces coups se sont +succd si rapidement, que je suis comme stupfait du choc. Quoique je +mange, que je boive, que je parle, que je rie mme quelquefois, j'ai +peine me persuader que je sois veill; chaque matin j'acquiers la +triste conviction que tout cela n'est que trop rel. Mais, brisons l, +les morts sont en repos, et seuls ils y sont. + +Vous partagerez la douleur de ce pauvre Hobhouse: Matthews tait le +dieu de son idoltrie; et si l'intelligence peut lever un homme +au-dessus de ses semblables, nul ne pouvait lui refuser cette +prminence. Je le connaissais trs-intimement, et l'estimais en +proportion; mais je retombe encore... Allons, parlons de la vie et des +vivans. + +Si vous vous sentiez dispos venir ici, vous y trouveriez du boeuf, +du feu de charbon de terre et du vin qui n'est pas sans quelque mrite. +Si vous y trouverez les deux autres ncessits d'un Anglais, suivant +Otway, je ne saurais en rpondre, mais probablement une des deux. +Faites-moi savoir quand je pourrai vous attendre, afin que je vous +tienne au courant de mes alles et de mes venues..... + +Davies est venu ici; il m'a invit passer une semaine Cambridge +dans le mois d'octobre, de sorte que nous pourrions d'aventure nous +rencontrer le verre la main. Sa gat contre laquelle la mort ne peut +rien, m'a rendu bien service; mais aprs tout, nos clats de rire +n'taient pas francs. + +Vous m'crirez? Je suis seul, voil la premire fois que la solitude +m'est pnible. Votre anxit, propos de la critique sur le livre de +***, est amusante; comme elle est anonyme, elle est de peu de +consquence. Je voudrais qu'elle et amen un peu plus de confusion, car +j'aime les malices littraires. Ne faites-vous rien? N'crivez-vous +rien? N'imprimez-vous rien? Pourquoi ne continuez-vous pas votre satire +sur le mthodisme? Ce sujet, en supposant mme que le public ft aveugle +sur le mrite littraire, ferait merveille. Outre que pour un homme qui +se destine au diaconat, il n'y aurait pas de mal de prouver son +orthodoxie, srieusement parl, je dsirerais vivement vous voir mieux +apprci. Je dis _srieusement_, parce qu'tant auteur moi-mme, on +pourrait souponner mon humanit. Croyez-moi, pour toujours, mon cher +Hodgson, votre, etc. + + + + +LETTRE LXI. + +A M. DALLAS. + +Newstead, 21 aot 1811. + + +Votre lettre me fait honneur de plus de sensibilit que je n'en +possde; quoique je me trouve suffisamment malheureux, je suis cependant +sujet une sorte de joie hystrique, ou plutt de rire sans gat, dont +je ne puis me rendre compte, et que je ne saurais surmonter; et +cependant je ne m'en sens pas soulag: une personne indiffrente me +croirait dans les meilleures dispositions du monde. Il faut oublier +toutes ces choses, et avoir recours toutes nos jouissances +d'gostes, ou plutt notre gosme, source de nos jouissances. Je ne +crois pas retourner Londres immdiatement; j'accepterai donc sans +crmonie ce que vous m'avez obligeamment offert, votre mdiation entre +Murray et moi. Je ne crois pas qu'il soit convenable d'y mettre mon nom. +Observez que ma maudite satire sera cause que les critiques anglais et +cossais vont se dchaner sur le _Plerinage_. Mais n'importe; si +Murray insiste, et que vous soyez d'accord avec lui, j'en aurai le +courage. Que le titre porte donc: Par l'auteur des _Potes anglais et +des Journalistes cossais_. Mes remarques sur la langue romaque, qui +devaient accompagner mes _Imitations d'Horace_, se joindront tout +naturellement cet ouvrage, avec lequel elles ont plus de rapport, +ainsi que les petits pomes que j'ai maintenant en portefeuille, et +quelques autres dj publis dans les _Mlanges_. J'ai trouv dans les +papiers de ma pauvre mre toutes mes lettres de l'Orient, et en +particulier une assez longue sur l'Albanie; j'en pourrai, au besoin, +tirer le sujet d'une note ou deux. Comme je n'avais point de journal, +ces lettres crites sur les lieux sont tout ce que je puis dsirer de +mieux. Nous en reparlerons quand tout le reste sera dfinitivement +arrang. + +Murray a-t-il montr l'ouvrage quelqu'un? Il en est bien le matre; +mais je ne veux pas de suffrages mendis ou surpris. Il y a +naturellement certaines petites choses que je voudrais changer. +Peut-tre ferait-on aussi bien de retrancher deux stances bouffonnes sur +le dimanche Londres. Je dois singulirement viter d'identifier mon +caractre avec celui de _Childe Harold_, et c'est en vrit une seconde +objection pour l'impression de mon nom sur le titre. Quand vous serez +convenu du tems, du format, du caractre, etc., faites-moi l'honneur +d'une rponse. Je vous donne une peine infinie, et que tous mes +remercmens ne sauraient jamais reconnatre. J'avais mis en tte du +manuscrit une sorte d'apologie en prose de mon scepticisme; mais comme, +toute rflexion faite, je trouve qu'elle a plutt l'air d'une attaque +que d'une dfense, je crois qu'il serait peut-tre mieux de la +retrancher.... Voyez, et jugez. Je crains que Murray ne se fasse quelque +mauvaise affaire avec les dvots; je ne puis qu'y faire; je souhaite +cependant qu'il s'en tire pour le mieux. Quant moi, j'ai t abreuv +de critiques, et j'en ai eu tout mon sol, et je ne pense pas que le +plus pouvantable trait puisse mouvoir et faire hrisser sur ma tte +ma toison de cheveux, jusqu' ce que la fort de Birnam vienne au +chteau de Dunsinane[161]. Je continuerai vous crire de tems en +tems, et j'espre que vous me rendrez lettre pour lettre. Comment Pratt +se tire-t-il des oeuvres posthumes de Joe Blackett? Vous avez tu ce +pauvre homme-l entre vous, en dpit de votre ami l'Ionien et de moi qui +voulions le sauver des griffes de Pratt. Posie, pauvret pendant la +vie, oubli aprs la mort! Cruel patronage! de ruiner un homme, en +l'arrachant son tat. Mais enfin c'est un merveilleux sujet de +souscription et de biographie; et Pratt, qui tire le meilleur parti de +ses ddicaces, a dj ddi son livre cinq grandes familles au moins. + + [Note 161: Imitation burlesque du _Macbeth_ de Shakspeare. + (_N. du Tr._)] + +Je suis fch que vous n'aimiez pas Harry White; avec beaucoup de +jargon religieux qui, par parenthse, l'a tu, quoique sincre, comme +vous avez tu Joe Blackett, certes il y avait en lui de la posie et du +gnie. Je ne dis pas cela pour ma comparaison et mes rimes; mais il +tait incontestablement au-dessus de tous les Bloomfields, les +Blacketts, et tous ces autres savetiers que Lofft et Pratt ont enlevs +ou enlveront leur tat pour les faire entrer au service de la presse. +Vous excuserez tout le dcousu de cette lettre; j'cris je ne sais quoi +pour me drober moi-mme. Hobhouse est parti pour l'Irlande. M. Davies +est pass par ici en se rendant Harrowgate. + +Vous ne connaissiez pas Matthews; c'tait un homme d'un talent +extraordinaire; il en a fait preuve Cambridge, en gagnant, sur les +plus habiles candidats, plus de prix et de _fellowships_ qu'aucun gradu +ne l'ait encore fait, de mmoire d'homme. Mais c'tait un athe bien +dcid et bien connu pour tel; car il proclamait ses principes dans +toutes les socits. Je le connaissais beaucoup; sa mort laisse dans mon +coeur un vide qui ne sera pas aisment rempli: pour Hobhouse, il ne s'en +consolera jamais. crivez-moi, et croyez-moi, etc. + + + + +LETTRE LXII. + + M. MURRAY. + +Newstead-Abbey, 23 aot 1811. + + +MONSIEUR, + +Un chagrin domestique, la mort d'un parent trs-proche, m'a jusqu'ici +empch d'entrer en correspondance avec vous sur ce qui fait le sujet de +cette lettre. Mon ami, M. Dallas, a mis entre vos mains le manuscrit +d'un pome crit par moi en Grce, et me dit que vous n'avez point +d'objections contre sa publication; mais il m'apprend aussi que vous +dsireriez soumettre l'ouvrage M. Gifford. Certes, nul ne dsirerait +plus que moi profiter des observations dont il pourrait peut-tre +m'honorer; mais il y a dans une dmarche de ce genre une sorte de qute +d'loges qui rpugne mon orgueil, ou de quelque autre nom qu'il vous +plaise d'appeler le sentiment qui me force m'y refuser. Non-seulement +M. Gifford est le premier de nos potes satiriques, mais il est encore +l'diteur de nos principales _Revues_, et comme tel, l'homme du monde +dont je voudrais le moins avoir l'air de prvenir la critique par de +petits moyens, quoique en effet je la redoute beaucoup. Vous voudrez +donc bien garder le manuscrit entre vos mains, ou s'il faut absolument +qu'il soit montr quelqu'un, envoyez-le un autre. Quoique je ne sois +pas trs-patient de la censure, je serais, comme un autre, charm de +recevoir le peu d'loges que mes vers peuvent mriter; mais coup sr +je ne veux pas les extorquer par d'humbles sollicitations, et en faisant +passer mon manuscrit la ronde. Je suis persuad qu'avec un peu de +rflexion vous verrez que je n'ai pas tort. + +Si vous vous dterminez publier, j'ai aussi quelques petits pomes +indits, quelques notes, et une courte dissertation sur la littrature +grecque moderne, crite Athnes, qui pourront tre places la fin du +volume. Si la pice dont il s'agit ici venait russir, j'ai intention +de publier plus tard un choix de mon premier recueil, ma satire, une +autre de la mme longueur, et quelques autres petites choses; le tout +joint au manuscrit que vous avez maintenant entre les mains pourrait +former deux volumes. Nous aurons le tems d'en reparler. Je vous serais +oblig de me faire connatre la dtermination que vous aurez prise. + +Je suis, monsieur, votre trs-humble et trs-obissant serviteur, + +BYRON. + + + + +LETTRE LXIII. + +A M. DALLAS. + +Newstead-Abbey, 25 aot 1811. + + +Comme heureusement j'ai mon franc-couvert[162], je ne me fais point +scrupule de vous accabler de griffonnage; depuis dix jours je vous ai +envoy de vritables paquets. Je suis ici comme un ermite; je ne crois +pas que mon agent puisse m'accompagner Rochdale avant la seconde +semaine de septembre, dlai qui me contrarie fort; car je voudrais que +cette affaire ft finie, et serais bien aise de me livrer quelque +occupation. Je vous envoie des exordes, des annotations, etc., pour +notre futur in-quarto, si tant est qu'in-quarto il doive y avoir. J'ai +aussi crit M. Murray, lui exposant les raisons qui me font ne pas +consentir ce qu'il envoie mon manuscrit Juvnal[163], mais lui +permettant de le montrer quelque autre personne du mtier qu'il pourra +lui tre agrable. Hobhouse est sous presse, de manire que, lui en +prose, et moi en vers, nous tirons passablement vue sur la patience et +le papier-monnaie du public. Ce n'est pas tout; mes _Imitations +d'Horace_ attendent leur tour pour s'imprimer chez Cawthorn, mais je +suis encore incertain sur le _quand_ et le _comment_, le simple ou le +double, le prsent et le futur. Il faut que vous excusiez tout ce +bavardage; car dans ce manoir isol je n'ai rien dire, si ce n'est de +moi-mme, et je serais charm de pouvoir parler de....., ou penser +quelque autre chose que ce soit. + + [Note 162: Pendant la dure des sessions, les membres des + deux chambres ont leur couvert libre, tant pour les lettres + qu'ils crivent que pour celles qu'ils reoivent. + (_N. du Tr._)] + + [Note 163: M. Gifford.] + +Qu'est-ce que vous allez faire? Pensez-vous percher dans le +Cumberland, comme vous en aviez l'ide, quand j'tais dans la mtropole! +Si vous avez le got de la retraite, que ne prenez-vous la chaumire de +l'amiti de miss ***, dernire rsidence du savetier Joe Blackett, de +la mort duquel vous et les autres rpondrez un jour? Sa fille +orpheline (pathtique Pratt!) ne saurait manquer de devenir une Sapho +cordonnire. N'avez-vous pas de remords? Je crois que l'lgante ptre + miss Dallas devrait tre grave sur le cnotaphe que miss *** veut +consacrer sa mmoire. + +Les journaux semblent dsappoints de ce que Sa Majest ne meurt pas et +s'occupe quelque chose de mieux. Je prsume que tout est fini +maintenant. Si le parlement reprend ses sances en octobre, je me +rendrai Londres pour y assister. Je suis aussi invit Cambridge pour +le commencement de ce mois, mais il faut d'abord que j'aille faire une +course Rochdale. Maintenant que Matthews est mort et que Hobhouse est +en Irlande, l'exception de celui qui m'y appelle, peine me +reste-t-il un ami Cambridge pour me venir prendre la main mon +arrive. A vingt-trois ans, me voil rest presque seul, que sera-ce +donc soixante-dix! Il est vrai que je suis jeune et que je puis +commencer de nouvelles liaisons; mais avec qui me rappellerai-je ces +scnes joyeuses de la premire partie de la vie? C'est une chose +trange, combien peu de mes amis sont morts d'une mort tranquille! je +veux dire dans leur lit. Une vie tranquille est de bien plus grande +consquence. Mais on aime mieux se quereller et se heurter que +_bailler_. Ce mot m'avertit qu'il est tems de vous dbarrasser de votre +bien affectionn, etc. + + + + +LETTRE LXIV. + +A M. DALLAS. + +Newstead-Abbey, 27 aot 1811. + +J'tais si sincre dans ma note sur feu Charles Matthews, et je me sens +si totalement incapable de rendre justice ses talens, que le passage +doit subsister par la raison mme que vous allguez pour me le faire +supprimer. Tous les hommes que j'ai connus ne sont que des pygmes +auprs de lui. C'tait un gant intellectuel. Il est vrai que j'aimais +Wingfield plus encore: c'tait mon plus ancien camarade et le plus cher, +un de ces hommes peu nombreux qu'on ne saurait jamais se repentir +d'avoir aims; mais sous le rapport de la capacit... Ah! vous ne +connaissiez pas Matthews! + +_Childe Harold_ peut attendre, et ce sera tant mieux; les livres n'en +sont jamais plus mauvais pour avoir t retards dans leur publication. +Ainsi, vous avez chez vous notre hritier, Georges Anson Byron, et sa +soeur................................................................... + +Dites tout ce que vous voudrez, mais vous tes l'un des _meurtriers_ de +Blackett, et cependant vous ne voulez pas avouer le gnie d'Harry White. +Mettant part sa bigoterie, il mrite certainement d'tre plac prs de +Chatterton. Il est tonnant combien peu il tait connu! et, Cambridge, +personne ne pensait lui, ne parlait de lui, jusqu' ce que la mort +l'ait rendu indiffrent sa gloire posthume. Pour ma part, j'eusse t +fier d'tre li avec lui; ses prjugs mmes taient respectables. Il y +a Granta un pote pique en herbe, un M. Townsend, protg du feu duc +de Cumberland. Avez-vous jamais entendu parler de son _Armageddon_? Je +crois que son plan (pour l'homme, je ne le connais pas) a quelque chose +de sublime; bien que dans vos ides, vous autres Nazarens, il y ait +trop de hardiesse vouloir crer l'avance _Le Dernier Jour_. Cela a +l'air de vouloir dire au Seigneur ce qu'il doit faire, et pourrait +rappeler quelque lecteur malvole ce vers: + + Des sots se prcipitent o les anges ne marchent qu'en + tremblant. + +Je ne veux point lui faire de chicanes, d'autres lui en feront, et il +pourrait bien voir aprs ses talons tous les agneaux de Jacob Behmen. +Quoi qu'il en soit, j'espre qu'il s'en tirera son honneur, encore +qu'il doive rencontrer Milton en son chemin. + +crivez-moi, je suis fou de bavardages; saluez pour moi Ju..., et +donnez pour moi une poigne de main Georges; mais prenez garde, il a +une vilaine patte marine. + +_P. S._ J'inviterais volontiers Georges venir ici, mais je ne sais +comment l'amuser; j'ai vendu tous mes chevaux mon dpart d'Angleterre, +et je n'ai pas encore eu le tems de les remplacer. Cependant, s'il veut +venir chasser en septembre, il sera le bienvenu, mais il faudra qu'il +apporte un fusil; j'ai donn tous les miens Ali Pacha, et d'autres +Turcs. J'ai des chiens, un garde, beaucoup de gibier, un grand domaine, +un lac, un bateau, un logement et du bon vin son service. + + + + +LETTRE LXV. + + M. MURRAY. + +Newstead-Abbey, 5 septembre 1811. + + +MONSIEUR, + +Il parat que le tems est pass o, comme le disait le docteur Johnson, +un homme tait sr d'apprendre la vrit de son libraire; vous m'avez +fait tant de complimens qu' moins d'tre le dernier crivassier du +monde, je devrais m'en tenir pour offens. Mais puisque je les accepte +ces complimens tels qu'ils sont, il est bien juste que j'aie aussi +beaucoup d'gards pour vos objections, d'autant plus que je les crois +fondes. Quant aux parties politique et mtaphysique, je crains de n'y +pouvoir rien changer; j'ai de grandes autorits pour justifier mes +erreurs sur ce point, car l'_nide_ elle-mme tait un pome +_politique_ et crit dans un but _politique_. Quant mes malheureuses +opinions sur des sujets plus importans, j'ai t trop sincre en les +mettant pour songer chanter la palinodie. J'ai dit ce que j'avais vu +pour ce qui touche les affaires d'Espagne, et je crois que l'honnte +John Bull commence revenir de l'ivresse o l'avait plong la retraite +de Massna, consquence ordinaire de _succs extraordinaires_. Vous +voyez donc que je ne puis altrer les penses; mais si dans l'expression +et la forme des vers, il y a quelque chose que vous dsiriez changer, je +puis rajuster des rimes, et retourner des stances autant qu'il vous +plaira. Quant aux _Orthodoxes_, esprons qu'ils achteront l'ouvrage +pour en dire du mal, alors vous leur pardonnerez l'intention en faveur +du rsultat immdiat. Vous savez que rien de ce qui sort de ma plume ne +saurait tre pargn, pour plusieurs bonnes raisons; ainsi donc, encore +que cet ouvrage soit d'une nature tout--fait diffrente du premier, +nous ne devons pas nous livrer de trop belles esprances. + +Vous ne m'avez point fait de rponse ma question; dites-moi +franchement, avez-vous montr le manuscrit quelqu'un de votre corps? +J'ai envoy une stance d'introduction M. Dallas pour vous tre remise, +et sans laquelle le pome commenait d'une manire trop brusque. Il vaut +mieux numroter les stances en chiffres romains. J'ai des _Recherches +sur la littrature grecque moderne_ et quelques autres petits pomes qui +se placeront la fin. Je les ai ici, et je vous les enverrai en tems +opportun. Si M. Dallas a perdu la stance et la note qui y tait annexe, +crivez-le-moi, et je vous les enverrai directement. Vous me dites +d'ajouter deux chants, mais je dois visiter mes _charbonniers_ du +Lancashire, le 15 courant, et c'est une occupation si anti-potique que +je n'ai pas besoin de vous en dire davantage. + +Je suis, Monsieur, votre trs-obissant, etc. + +Les manuscrits de ces deux pomes ayant t, bien contre sa volont, +montrs M. Gifford, voici l'opinion de ce gentleman, rapporte par M. +Dallas: Il a parl trs-avantageusement de votre satire; mais quant +votre pome (_Childe Harold_), non-seulement il a dit que c'tait ce que +vous aviez crit de mieux, mais il le prtend au moins gal quoi que +ce soit qu'on ait publi depuis le commencement de ce sicle. + + + + +LETTRE LXVI. + + M. DALLAS. + +Newstead-Abbey, 7 septembre 1811. + + +MONSIEUR, + +Comme Gifford a toujours t pour moi mon _magnus Apollo_, des loges +tels que ceux que vous mentionnez me sont naturellement plus prcieux +que _tout l'or vant de Bolcara_, que _toutes les pierres prcieuses de +Samarkand_. Mais je suis fch que le manuscrit lui ait t montr, et +je l'avais crit Murray, croyant qu'il en tait tems encore. + +Pour rpondre votre objection sur l'expression de _ligne centrale_, +je vous dirai seulement qu'avant que Childe Harold quittt l'Angleterre, +son intention arrte tait de traverser la Perse et de revenir par les +Indes, ce qu'il n'aurait pu faire sans passer la ligne quinoxiale. + +Quant aux autres erreurs dont vous parlez, il faudra que je les corrige +au fur et mesure pendant l'impression. Je me sens trs-honor du dsir +qu'ont bien voulu exprimer des personnes aussi distingues de me voir +continuer mon pome; mais pour cela, il faut que je retourne en Grce et +en Asie; il me faut un soleil plus chaud et un ciel sans nuages; on ne +saurait dcrire de telles scnes au coin d'un feu de charbon de terre. +J'avais projet un chant additionnel quand j'tais dans la Troade et +Constantinople, et, si je revoyais ces lieux-l, je pourrais continuer: +mais au milieu des circonstances et des sensations actuelles je n'ai ni +harpe, ni coeur, ni voix pour aller en avant. Je sens que vous avez tous +raison quant la partie mtaphysique; mais je sens aussi que je suis +sincre, et que si je ne devais crire que _ad captandum vulgus_, autant +vaudrait publier tout de suite un _Magazine_ ou filer langoureusement +des chansonnettes pour le Wauxhall................................... + +Mon ouvrage russira comme il pourra. Je sais que j'ai tout contre moi, +des potes irrits et des prjugs; mais si le pome est _un pome_, il +surmontera ces obstacles, _sinon_ il mrite son sort. J'ai lu l'ode de +votre ami; ce ne serait pas lui faire grand compliment de lui dire +qu'elle est bien suprieure celle de S***, sur le mme sujet. C'est +videmment l'ouvrage d'un homme de got et d'un pote, et cependant je +ne pourrais dire qu'elle soit tout--fait gale ce qu'on avait droit +d'attendre de l'auteur des _Hor Ionic_. Je vous en remercie, et c'est +plus que je n'en voudrais dire d'aucune autre des odes qu'on nous donne +aujourd'hui. Je suis bien sensible aux voeux que vous formez pour moi, et +j'en ai grand besoin. Ma vie entire a t en opposition aux convenances +sociales pour ne pas dire la dcence. Mes affaires sont embarrasses, +mes amis sont morts ou loin de moi, et mon existence n'est plus qu'un +dsert aride. Dans Matthews j'ai perdu un guide, un philosophe, un ami; +dans Wingfield un ami seulement, mais un ami que j'aurais dsir +accompagner dans son long voyage. + +Matthews tait, en effet, un homme extraordinaire; jamais un tranger +n'aurait pu concevoir un tel gnie; le cachet de l'immortalit tait +empreint sur tout ce qu'il disait, sur tout ce qu'il faisait: et +maintenant que reste-t-il de lui? Quand nous voyons de ces hommes +disparatre, de ces hommes qui semblaient avoir t crs pour montrer +tout ce que le crateur pourrait faire de ses cratures; quand nous les +voyons rduits en poussire avant que le tems n'ait mri leur gnie qui +et pu tre l'orgueil de la postrit, que devons-nous en conclure? Pour +ma part, ma raison s'y perd. Il tait beaucoup pour moi, il tait tout +pour Hobhouse. Mon pauvre Hobhouse idoltrait Matthews. Moi je l'aimais +moiti moins que je ne le respectais; j'tais tellement convaincu de sa +supriorit infinie, que quoique je ne lui portasse pas envie, je +restais devant lui dans une sorte d'admiration stupfaite. Lui, +Hobhouse, Davis et moi nous formions un petit cercle Cambridge et +ailleurs. Davis est un homme d'esprit et un homme du monde; il ressent +la perte que nous avons faite, autant qu'un homme de ce caractre peut +la ressentir; mais il n'en est pas aussi affect qu'Hobhouse. Davis, qui +n'est point crivain, nous a toujours battus dans une guerre de mots; +son talent de conversation nous amusait en mme tems qu'il nous +imposait. Hobhouse et moi, avions toujours le dessous contre les deux +autres, et Matthews lui-mme tait oblig de cder devant la vivacit +toute puissante de Davis. Mais je vous parle l d'hommes et de jeunes +gens, comme si tout cela tait de nature vous intresser. + +J'attends le retour de mon agent vers le 14, pour me rendre avec lui +dans le Lancashire, o tout le monde me dit que j'ai une proprit qui +n'est pas ddaigner, consistant en mines de charbon de terre, etc. Mon +intention est d'accepter ensuite une invitation, Cambridge, en +octobre, et peut-tre irai-je jusqu' Londres. J'ai quatre invitations +pour quatre villes diffrentes; mais il faut que je me dvoue tout +entier aux affaires. Je suis compltement seul, comme le prouvent assez +ces lettres longues et ennuyeuses. En relisant votre lettre, je vois que +l'ode est de l'auteur; faites-lui, je vous prie, accepter mes +complimens. Sa muse mritait un sujet plus noble. Vous m'crirez, je +l'espre, comme l'ordinaire. + +Je vous souhaite le bon soir, et suis, etc. + + + +LETTRE LXVII. + + M. MURRAY. + +Newstead-Abbey, 14 septembre 1811. + + +MONSIEUR, + +Depuis votre dernire lettre j'ai appris de M. Dallas que, contre mon +intention, ainsi qu'il le savait bien, et que vous le savez vous-mme, +d'aprs une lettre que je vous avais crite tout entire ce sujet, mon +manuscrit avait t soumis la lecture de M. Gifford. Quelques +vnemens domestiques rcens, dont vous avez sans doute connaissance, +m'empchrent de vous envoyer ma lettre plus tt. Je ne pouvais +m'imaginer, en effet, que vous seriez si press de jeter mes productions +entre les mains d'un tranger, qui pouvait n'tre pas plus satisfait de +les recevoir, que l'auteur de les voir offrir d'une telle manire et +un tel homme. + +Mon adresse, quand j'aurai quitt Newstead, sera Rochdale, +Lancashire; mais je n'ai pas encore fix le jour de mon dpart, j'aurai +soin de vous en tenir averti. + +Vous m'avez mis dans une situation bien ridicule; mais enfin cela est +pass, nous n'en parlerons pas davantage. Vous paraissez dsirer +quelques changemens; s'ils n'ont rien voir avec la politique ou la +religion, je m'y prterai avec le plus grand plaisir du monde. + +Je suis, Monsieur, etc. + + + +LETTRE LXVIII. + + M. DALLAS. + +Newstead-Abbey, 17 septembre 1811. + + +Je vous excuse facilement de ne m'avoir point crit, car j'espre que +vous avez quelque chose de mieux faire. De votre ct, vous devez me +pardonner de vous importuner si souvent, car, pour le moment, je n'ai +rien faire qui puisse vous sauver l'ennui de ma correspondance. + +Je ne puis me fixer rien, et, l'exception d'un grand exercice +physique, mes jours se passent dans une indolence uniforme et une +oisivet insipide. J'ai long-tems attendu, et j'attends encore mon +agent; quand il viendra, j'aurai assez de quoi m'occuper d'affaires peu +agrables, je vous assure. Avant de partir pour Rochdale, je vous dirai +comment vous devez m'crire, ce sera probablement poste restante. J'ai +reu de Murray une seconde preuve que je l'ai pri de vous montrer, +afin que vous voyiez si quelque chose ne me serait pas chapp avant que +l'imprimeur ne jette les fondemens d'une colonne d'_errata_. + +Je suis maintenant presque seul, n'ayant avec moi qu'une vieille +connaissance, un vieux camarade d'cole, si _vieux_, en effet, que nous +n'avons presque plus rien de _nouveau_ nous dire sur aucun sujet, et +que nous billons l'un devant l'autre dans une sorte de _quitude +inquite_. Je n'entends pas parler de Cawthorn ou du capitaine Hobhouse +et de leur _in-quarto_. Dieu prenne piti du genre humain! Nous fondons +sur lui, comme Cerbre, avec notre triple publication. Pour moi-mme, +pris isolment, je me contente de me faire comparer Janus. + +Je ne suis pas du tout satisfait que Murray ait montr le manuscrit; et +je suis certain que Gifford doit penser l-dessus, comme moi-mme. Ses +loges ne signifient absolument rien; que pouvait-il dire? Il ne pouvait +pas cracher la figure de quelqu'un qui l'avait lou de toutes les +manires possibles. Je dois l'avouer, je donnerais tout au monde pour +qu'il ft bien convaincu que je ne suis pour rien dans cette misrable +affaire. Plus j'y pense, plus cela me tourmente; ainsi le meilleur est +de n'en plus parler. C'est dj assez d'tre un crivassier, sans avoir +recours de si petits moyens pour extorquer des loges ou prvenir la +censure. C'est aller au-devant d'un jugement, c'est mendier, se mettre +genoux devant un homme, c'est l'aduler... Diable, diable, diable! et +tout cela sans mon consentement, et en opposition ma volont formelle! +Je voudrais que Murray et t attach au _cou de Payne_, quand il sauta +dans le canal de Padington; dites-lui donc que c'est un rceptacle +convenable pour des diteurs. Puisque vous pensez vous fixer la +campagne, pourquoi ne pas essayer de Nottingham? Je crois qu'il y a l +plusieurs maisons qui vous conviendraient parfaitement, et puis vous +seriez plus prs de la mtropole; mais nous en reparlerons. + +Je suis, etc. + + + + +LETTRE LXIX. + + M. DALLAS. + +Newstead-Abbey, 21 septembre 1811. + + +J'ai montr le cas que je fais de vos observations en me conformant +presque toutes; j'ai aussi fait, par moi-mme, plusieurs corrections sur +la premire preuve. crivez-moi, je vous prie; quand j'irai Lanes, je +vous le ferai savoir. Vous voil sur mon dos maintenant, ainsi que mon +ami Juvenal Hodgson sur le chapitre de la rvlation. Vous ne manquez +pas de ferveur, mais lui c'est un brasier ardent; s'il prend, pour +sauver son ame, la moiti de la peine qu'il se donne pour la mienne, +grande sera sa rcompense un jour venir. Je vous honore et vous +remercie tous deux; mais ni l'un ni l'autre vous ne m'avez convaincu. + +Maintenant occupons-nous des notes. Outre celles que j'ai dj +envoyes, j'enverrai encore les observations sur les remarques de ces +messieurs de la _Revue d'dimbourg_ sur le grec moderne, une chanson +albanaise en langue albanaise _et non pas grecque_, quelques +chantillons de grec moderne, tirs du Nouveau-Testament, une scne de +l'une des comdies de Goldoni, traduite, le prospectus du livre d'un +ami, tout cela en romaque, outre leur _Pater Noster_; vous voyez qu'il +y en aura assez pour ne pas dire trop. Avez-vous reu les _Noctes +attic_? J'envoie de plus une note sur le Portugal. Hobhouse va bientt +paratre aussi. + + + + +LETTRE LXX. + + M. DALLAS. + +Newstead-Abbey, 23 septembre 1811. + + +_Lisboa_ est le mot portugais, et consquemment le meilleur. +_Ulyssipont_ est pdantesque, et comme j'ai un peu plus haut _Hellas_ et +_Eros_, cela aurait l'air d'une affectation de termes grecs, que je +dsire viter. J'en ai dj une quantit effrayante dans mes notes, +comme chantillons de la langue; ainsi donc il faut conserver _Lisboa_. +Vous avez raison quant aux _Imitations d'Horace_, il ne faut pas +qu'elles viennent avant le _Romaunt_; je sais bien que Cawthorn sera +furieux; mais n'importe, arrtez toujours les _Imitations_, et puis vous +essaierez si vous pouvez le remettre de bonne humeur, si vous pouvez. + +J'ai adopt, je crois, la plupart de vos suggestions; _Lisboa_ sera une +exception pour prouver la rgle. J'ai envoy quantit de notes, et j'en +enverrai encore; mais faites-les recopier, je vous prie, car le diable +ne lirait pas mon criture. propos, je n'ai point envie de changer le +neuvime vers de la pice intitule _Good Night_ (_Bonne Nuit_ ou _Bon +Soir_). Je n'ai aucune raison de supposer que mon chien vaille mieux que +ses confrres de l'espce humaine, et nous savons qu'_Argus_ est une +fable. Le _Cosmopolite_ est une acquisition faite sur le continent. Je +ne crois pas qu'on le trouve en Angleterre. C'est un petit volume +amusant, plein de la gat et de la vivacit franaises. Je lis leur +langue, quoique je ne la parle pas. + +Je veux tre en colre contre Murray. Son procd est un procd de +libraire, cela sent l'arrire-boutique; et si le rsultat de +l'exprience avait t tel qu'il le mritait, il y avait de quoi +soulever tout Fleet-Street, et emprunter le bton du gant de l'glise +de Saint-Dunstan pour immoler un homme qui abuse ainsi du dpt qu'on +lui avait confi. Je lui ai crit, je vous jure, comme jamais auteur ne +l'avait encore fait; j'espre que vous exagrerez encore mon +ressentiment, jusqu' ce qu'il s'y montre sensible. Vous me dites +toujours que vous avez beaucoup de choses m'crire, crivez-les; mais +laissez de ct la mtaphysique. Nous ne nous entendrons jamais sur ce +point-l. Je suis ennuy et endormi mon ordinaire. Je ne fais rien, et +ce rien mme me fatigue. Adieu. + + + + +LETTRE LXXI. + + M. DALLAS. + +Newstead-Abbey, 11 octobre 1811. + + +Je reviens de Lancs, et je me suis convaincu que ma proprit pourrait +acqurir beaucoup de valeur; mais diverses circonstances m'empchent d'y +donner tous les soins convenables. Je serai Londres pour affaires au +commencement de novembre, et peut-tre Cambridge avant la fin de ce +mois; dans tous les cas, je vous tiendrai au courant de tous mes +mouvemens. + +Voici encore une mort qui vient m'affliger; j'ai perdu quelqu'un qui +m'tait bien cher dans de meilleurs tems; mais j'ai presque oubli le +got amer du chagrin, et j'ai t abreuv d'horreur jusqu' ce que je +sois devenu compltement endurci. Je n'ai plus une larme aujourd'hui +pour un vnement qui, il y a cinq ans, m'aurait abm de douleur. Il +semblerait que je sois destin prouver ds ma jeunesse le plus grand +malheur des vieillards. Mes amis tombent autour de moi, et je resterai +comme un arbre seul et isol quoique le tems ne l'ait pas encore +dessch: d'autres peuvent toujours trouver un refuge dans leur famille; +mais je n'ai de ressources que dans mes propres rflexions, et elles ne +m'offrent aucune consolation dans ce monde ou dans l'autre, si ce n'est +le plaisir goste de survivre ceux qui valaient mieux que moi. En +vrit je suis bien malheureux; vous me pardonnerez de m'excuser ainsi; +car vous savez que je ne suis point port la sensibilit. + +Au lieu de vous fatiguer de mes affaires, je serais bien aise que vous +me parlassiez de vos projets de retraite; vous ne voulez pas, je +suppose, vous isoler entirement de la socit? Maintenant je connais un +grand village, ou une petite ville, douze milles environ d'ici, o +votre famille aurait l'avantage d'une socit fort agrable, et n'aurait +pas craindre de se voir ennuyer par une affluence mercantile; o vous +trouveriez des hommes de talent et d'opinions indpendantes, o j'ai +quelques amis dont je serais fier de vous procurer la connaissance. Il y +a en outre un caf et d'autres lieux publics o l'on peut se runir. Ma +mre y a demeur pendant plusieurs annes, et je connais trs-bien tout +Southwell; c'est le nom de cette petite rpublique. Enfin, vous ne serez +pas fort loin de moi; et quoique je sois en gnral le plus mauvais +compagnon possible pour des jeunes gens, cette objection ne saurait +s'appliquer vous, que je pourrais voir frquemment. Vos dpenses aussi +seront exactement celles qu'il vous conviendra de faire plus ou moins; +mais il vous en coterait fort peu, pour vous procurer tous les plaisirs +d'une vie de province. Vous pourriez tre aussi retir ou aussi rpandu +que vous le voudriez, et dans un pays certainement aussi beau que les +lacs du Cumberland, moins que vous n'ayez un dsir particulier +d'entrer dans l'_cole pittoresque_[164]. + + [Note 164: Voyez, dans les _Potes anglais_, tome II des + _OEuvres de Byron_, page 378, une note sur les potes des + lacs. + (_N. du Tr._)] + +Cet Ionien de vos amis est-il Londres? Vous m'aviez promis de me +procurer sa connaissance. + +Vous me dites que vous avez montr le manuscrit plusieurs personnes; +cela n'est-il pas contraire nos conventions? Avertissez donc M. Murray +de dfendre son garon de boutique d'appeler mon ouvrage _le +Plerinage de l'enfant d'Harrow_ (_Child of Harrow's Pilgrimage_!!!) +comme il l'a fait en parlant plusieurs de mes amis tonns, qui, +cette occasion, ont crit pour s'informer de l'tat de mes facults +intellectuelles, et certes il y avait de quoi. Je n'ai pas reu de +nouvelles de Murray, qui j'avais adress une vigoureuse semonce. +Faut-il que j'crive encore des notes? N'y en a-t-il pas assez? Il faut +arrter Cawthorn dans l'impression des _Imitations d'Horace_; j'espre +qu'il avance dans celle de l'_in-quarto_ de Hobhouse. + +Bon soir. Tout vous, etc., etc. + +Les vers suivans sont de la mme date que la lettre prcdente, et n'ont +pas encore t imprims, c'est une rponse d'autres vers dans lesquels +un ami l'exhortait bannir les soucis et se livrer la joie. On y +verra avec quelle triste persvrance, mme sous le poids de malheurs +rcens, il revient sans cesse au dsappointement qu'il a prouv dans +ses premires affections comme la source principale de tous ses +chagrins et de toutes ses erreurs passes et venir. + +Oh! bannissons les soucis! que telle soit toujours ta devise l'heure +du plaisir! Peut-tre aussi la mienne, lorsque, dans de nocturnes +orgies, je cherche ces dlices enivrantes, par lesquelles les fils du +dsespoir tentent d'assoupir le coeur et de bannir les chagrins. + +Mais l'heure matinale des mditations, quand le prsent, le pass, +l'avenir nous effraient de leurs sombres images, quand je reconnais que +tout ce que j'aimais est chang ou n'est plus, ne viens pas irriter par +ces maximes importunes les douleurs d'un homme dont chaque pense... +Mais pourquoi en parler? tu sais que je ne suis plus ce que j'tais +nagure; et surtout si tu tiens conserver une place dans un coeur qui +ne fut jamais froid, je t'en conjure par toutes les puissances que les +hommes rvrent, par tous les objets qui te sont chers, par ton bonheur +ici-bas et tes esprances d'une autre vie, garde-toi, oh! garde-toi de +jamais me parler d'amour. + +Il serait trop long de raconter, et sans utilit d'entendre la triste +histoire d'un homme qui ddaigne les larmes; ce rcit ne rveillerait +que peu de sympathie dans les coeurs vertueux; mais le mien a souffert +plus qu'il ne convient un philosophe de l'avouer. J'ai vu ma fiance +devenir l'pouse d'un autre, je l'ai vue assise ses cts; j'ai vu +l'enfant que son sein a port sourire doucement comme faisait sa mre, +lorsque jeunes tous deux nous nous regardions en souriant, innocens et +purs comme cet enfant; j'ai vu ses yeux, chargs d'un froid ddain, +chercher dcouvrir si j'prouvais quelque douleur secrte; et moi, +j'ai bien jou mon rle: j'ai command mon visage de ne pas trahir les +angoisses de mon coeur, je lui ai renvoy des regards aussi glacs que +les siens; et pourtant, cette femme! je me sentais encore son esclave! +J'ai bais d'un air d'indiffrence l'enfant qui aurait d tre le mien, +et chacune de mes caresses n'a que trop prouv que le tems n'avait pas +affaibli mon amour. Mais laissons ces tristes souvenirs: je ne veux plus +gmir; je n'irai plus chercher quelque repos sur la rive orientale: le +inonde convient bien au tumulte de mes penses; je reviendrai me jeter +dans son tourbillon. Mais si dans un tems venir, quand les beaux jours +d'Albion seront sur le dclin, tu entends parler d'un homme dont les +crimes profonds sont dignes des poques les plus noires, d'un homme que +ni l'amour ni la piti ne touchent, aussi insensible l'espoir de la +clbrit qu'aux louanges des hommes vertueux; d'un homme qui, dans +l'orgueil d'une inflexible ambition, ne reculera pas mme devant la +crainte de verser le sang; d'un homme que l'histoire mettra au rang des +anarchistes les plus violens du sicle; cet homme, tu le connatras, +mais alors suspends ton jugement, et que l'horreur de ces _effets_ ne te +fasse pas oublier quelle fut leur _cause_. + +Les pronostics qu'il tire dans ces dernires lignes sur sa carrire +venir sont de nature, il faut l'avouer, exciter plus d'horreur que +d'intrt, si bien d'autres exagrations du mme genre ne nous avaient +appris ne nous point tonner quelque excs que nous le voyions +pousser la rage de se calomnier lui-mme. On dirait qu'avec le gnie +ncessaire pour peindre des personnages sauvages et sombres, il et +aussi l'ambition d'tre lui-mme l'objet noir et sublime qu'il +retraait, et qu' force de se plaire dessiner des crimes hroques, +il s'efforait d'imaginer ce qu'il ne pouvait trouver dans son propre +caractre, des sujets propres exercer ses pinceaux............. + +C'est vers ce tems, quand son ame tait douloureusement occupe de la +mort d'un objet rel de ses affections, qu'il crivit ses diffrens +pomes sur la mort d'un tre _imaginaire_, Thyrza. Quand nous +rflchissons aux circonstances particulires sous l'influence +desquelles son imagination produisit ces beaux vers, il n'est pas +tonnant que de toutes ses pices pathtiques celles-ci soient la fois +les plus touchantes et les plus pures; elles sont, pour ainsi dire, +l'essence, l'esprit concentr de plusieurs douleurs, c'est le point o +sont venues aboutir mille tristes penses venues de sources diffrentes, +raffines, rchauffes dans leur passage travers son imagination, et +formant comme un rservoir profond d'ides et de sentimens lugubres et +solennels. En retraant les heures heureuses qu'il avait passes avec +les amis qu'il venait de perdre, toute la tendresse ardente de sa +jeunesse venait rchauffer son imagination et son coeur. Les jeux de +l'cole avec les favoris de son enfance Wingfield et Tattersatt, les +jours d't passs avec Long et ces soires romanesques qui s'taient +coules dans la socit de son frre adoptif Eddlestone; tous les +souvenirs de ces hommes, jeunes nagure, et morts maintenant, venaient +se mler dans son esprit l'image de celle qui, quoique vivante, tait +pour lui aussi bien perdue qu'eux, et rpandaient dans son ame ce +sentiment gnral de tendresse et d'affection qu'il revtit d'un si +brillant coloris dans ses pomes. Jamais l'amiti, quelque passionne +qu'elle ft, n'aurait inspir des chagrins aussi profonds; jamais non +plus l'amour, quelque pur qu'on le suppose, n'et pu retenir la passion +dans des termes aussi chastes. C'est le mlange de deux affections dans +sa mmoire et dans son imagination, qui donna ainsi naissance un objet +idal, o les plus beaux traits de toutes deux se trouvaient combins, +et lui inspira ces posies, les plus tristes et les plus tendres que +puisse offrir le genre rotique, dans lesquelles nous trouvons toute la +profondeur et toute l'intensit d'un sentiment rel peintes avec des +couleurs que n'eut jamais la ralit. + +La lettre suivante fera connatre encore mieux l'tat de ses penses et +ses occupations cette poque. + + + + +LETTRE LXXII. + + M. HOGDSON. + +Newstead-Abbey, 13 octobre 1811. + + +Vous devez commencer me trouver un correspondant terriblement +libral; mais comme mes lettres sont franches de port, vous excuserez +leur frquence. J'ai rpondu en vers et en prose vos dernires +lettres; et quoique je vous crive de nouveau, je ne sais pourquoi je le +fais, ni ce que je pourrais vous mander que vous ne sachiez dj. Je +deviens _nerveux_, combien vous allez rire! mais cela est vrai, je +deviens rellement, malheureusement, ridiculement _nerveux_ comme une +petite-matresse. Votre climat me tue; je ne puis ni lire, ni crire, ni +m'amuser ou amuser qui que ce soit. Mes nuits et mes jours se passent +sans repos; je n'ai presque jamais de socit, et quand j'en ai je +m'empresse de la fuir. Dans le moment o je vous parle, j'ai ici trois +dames, et je me suis sauv pour vous envoyer ce gribouillage. Je ne sais +pas si je ne finirai point par tre fou, car je sens le manque de +mthode dans l'arrangement de mes ides. Cela me tourmente trangement; +mais cela a plutt l'air de la sottise que de la folie, comme le dirait +factieusement Scrope Davies, qui a une singulire manire de consoler +les gens. Il faut que j'essaie de votre compagnie, comme l'on essaie de +la corne de cerf; une session de parlement m'irait assez bien: en un +mot, je ne vois rien qui puisse m'empcher de conjuguer le malheureux +verbe, _je m'ennuie_, etc. + +Quand serez-vous Cambridge? Vous m'avez, je crois, donn entendre +que votre ami Bland est revenu de la Hollande. J'ai toujours eu le plus +grand respect pour ses talens et pour tout ce que j'entends dire de son +caractre personnel; je crois bien qu'il ne me connat pas, si ce n'est +qu'il se rappelle nos rptitions dans la sixime _forme_, raison de +deux vers chaque matin, et encore bien imparfaits. Je me le suis rappel +en passant sur les caps Matapan, Saint-Angelo et son le de Clriga, et +j'ai toujours regrett l'absence de l'Anthologie. Je suppose qu'il va +traduire maintenant Vondel, le Shakspeare hollandais, et dans l'tat +actuel _Gysbert van Amstel_ pourra facilement tre arrange pour notre +thtre. Je prsume qu'il a vu le pome hollandais o l'amour de Pirame +et Thisb est compar ... _la Pas__sion de Jsus-Christ_, ainsi que +_l'amour de Lucifer pour ve_, et autres varits de la littrature des +Pays-Bas. Sans doute vous me croirez fou de vous entretenir de pareilles +bagatelles, mais elles sont en grande rputation sur les bords de tous +les canaux, depuis Amsterdam jusqu' Alkmazar. + +Tout vous, etc. + +BYRON. + +Toutes mes posies sont entre les mains de leurs divers diteurs, +except mes _Imitations d'Horace_, auxquelles j'ai joint quelques vers +sauvages sur le Mthodisme et quelques notes froces sur les trois +diteurs de l'din; mes _Imitations_, dis-je, sont en retard, et +pourquoi? Je n'ai pas d'amis dans le monde qui puisse traduire +suffisamment bien le latin d'_Horace_ et mon Anglais pour les ajuster +ensemble au sortir de la presse, et corriger les preuves d'une manire +un peu grammaticale. En sorte que si vous n'avez pas d'entrailles quand +vous retournerez Londres, pour moi je suis trop loin pour le faire +moi-mme; le monde se trouvera priv de cet ouvrage ineffable pendant je +ne sais combien de semaines. + +_Le Plerinage de Childe Harold_ attendra jusqu' ce que celui de +Murray soit fini. Il fait maintenant une tourne dans Middlesex, et +son retour nous devons nous attendre des merveilles. Il veut en faire +un _in-quarto_, c'est un abominable format peu propre la vente; mais +l'ouvrage est effroyablement long, et il faut bien qu'on obisse son +libraire... + +Ainsi vous allez prendre les ordres. Il faut que vous fassiez votre +prix avec les _rviseurs ecclsiastiques_; ils vous accusent d'impit, +et je crains que ce ne soit tort. Dmtrius _Poliorcte_ est ici avec +_Gilpin Horner_. Nous n'avons pas besoin du peintre[165], car les +portraits qu'il a faits d'inspiration se trouvent absolument semblables +aux animaux. crivez-moi, et envoyez-moi votre _Chanson d'amour_; mais +j'attends de vous _paulo majora_. Faites un effort pour briller avant +d'tre diacre; essayez un peu d'un sec diteur. + +Tout vous, etc. + +BYRON. + + [Note 165: Qu'il avait mand pour faire le portrait de son + ours et de son loup.] + + +FIN DU TOME NEUVIME. + + +IMPRIMERIE DE DONDEY-DUPR, +Rue St.-Louis, n46, au Marais. + + + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Oeuvres compltes de lord Byron, +Volume 9, by George Gordon Byron + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LORD BYRON *** + +***** This file should be named 30067-8.txt or 30067-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/3/0/0/6/30067/ + +Produced by Mireille Harmelin, Rnald Lvesque and the +Online Distributed Proofreaders Europe at +http://dp.rastko.net. 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Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at http://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. 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Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/old/30067-8.zip b/old/30067-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..b87775c --- /dev/null +++ b/old/30067-8.zip diff --git a/old/30067-h.zip b/old/30067-h.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..143fcc0 --- /dev/null +++ b/old/30067-h.zip diff --git a/old/30067-h/30067-h.htm b/old/30067-h/30067-h.htm new file mode 100644 index 0000000..9541bda --- /dev/null +++ b/old/30067-h/30067-h.htm @@ -0,0 +1,14023 @@ +<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD HTML 4.01 Transitional//EN"> +<html> +<head> + <meta http-equiv="content-type" content="text/html; charset=UTF-8"> + <title>The Project Gutenberg eBook of Oeuvres complètes de Lord + Byron, Vol. 9, par Paulin Paris</title> + + +<style type="text/css"> +<!-- + +body {margin-left: 10%; margin-right: 10%} + +h1,h2,h3,h4,h5,h6 {text-align: center;} +p {text-align: justify} +blockquote {text-align: justify} + +hr {width: 50%; text-align: center} +hr.full {width: 100%} +hr.short {width: 10%; text-align: center} + +.note {font-size: 0.8em; margin-left: 10%; margin-right: 10%} +.footnote {font-size: 0.8em; margin-left: 10%; margin-right: 10%} +.side {padding-left: 10px; font-weight: bold; font-size: 75%; + float: right; margin-left: 10px; border-left: thin dashed; + width: 25%; text-indent: 0px; font-style: italic; text-align: left} + +.stage1 {font-size: 0.9em; text-align: center} +.stage2 {font-size: 0.9em} +.sc {font-variant: small-caps} +.lef {float: left} +.mid {text-align: center} +.rig {float: right} +.sml {font-size: 10pt} + +span.pagenum {font-size: 8pt; left: 91%; right: 1%; position: absolute} +span.linenum {font-size: 8pt; right: 91%; left: 1%; position: absolute} + +.poem {margin-bottom: 1em; margin-left: 10%; margin-right: 10%; + text-align: left} +.poem .stanza {margin: 1em 0em} +.poem .stanza.i {margin: 1em 0em; font-style: italic;} +.poem p {padding-left: 3em; margin: 0px; text-indent: -3em} +.poem p.i2 {margin-left: 1em} +.poem p.i4 {margin-left: 2em} +.poem p.i6 {margin-left: 3em} +.poem p.i8 {margin-left: 4em} +.poem p.i10 {margin-left: 5em} +.poem p.i12 {margin-left: 6em} +.poem p.i14 {margin-left: 7em} +.poem p.i16 {margin-left: 8em} +.poem p.i18 {margin-left: 9em} +.poem p.i20 {margin-left: 10em} +.poem p.i30 {margin-left: 15em} + + +--> +</style> +</head> +<body> + + +<pre> + +The Project Gutenberg EBook of Oeuvres complètes de lord Byron, Volume 9, by +George Gordon Byron + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Oeuvres complètes de lord Byron, Volume 9 + comprenant ses mémoires publiés par Thomas Moore + +Author: George Gordon Byron + +Annotator: Thomas Moore + +Translator: Paris Paulin + +Release Date: September 23, 2009 [EBook #30067] + +Language: French + +Character set encoding: UTF-8 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LORD BYRON *** + + + + +Produced by Mireille Harmelin, Rénald Lévesque and the +Online Distributed Proofreaders Europe at +http://dp.rastko.net. This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) + + + + + + +</pre> + + + + +<br><br> + +<h2>ŒUVRES COMPLÈTES</h2> + +<h4>DE</h4> + +<h1>LORD BYRON,</h1> + +<h4>AVEC NOTES ET COMMENTAIRES,</h4> + +<h5>COMPRENANT</h5> + +<h3>SES MÉMOIRES PUBLIÉS PAR THOMAS MOORE,</h3> + +<h5>ET ORNÉES D'UN BEAU PORTRAIT DE L'AUTEUR.</h5> + +<p class="mid"><i>Traduction Nouvelle</i></p> + +<h3>PAR M. PAULIN PARIS,</h3> + +<h5>DE LA BIBLIOTHÈQUE DU ROI.</h5> + +<hr class="short"> +<h3>TOME NEUVIÈME.</h3> +<hr class="short"> + +<p class="mid"><i>Paris.</i><br> +DONDEY-DUPRÉ PÈRE ET FILS, IMPR.-LIBR., ÉDITEURS,<br> +RUE SAINT-LOUIS, N° 46, <br> +ET RUE RICHELIEU, N° 47 <i>bis.</i></p> + +<hr class="short"> + +<h4>1830.</h4> + +<br><br><br> + + + +<h3>LETTRES</h3> + +<h1>DE LORD BYRON,</h1> + +<h5>ET</h5> + +<h2>MÉMOIRES SUR SA VIE,</h2> + +<h4><span class="sc">Par Thomas MOORE</span>.</h4> +<br><br><br> + + + +<br><hr><br> +<h2><i>Préface du Traducteur</i>.</h2> +<br> +<hr class="short"> +<br><br> + +<p>Depuis la publication des deux premiers volumes de ces <i>Mémoires</i>, les +journaux de la Grande-Bretagne ont ouvert leurs colonnes aux +interminables réclamations des amis de lady Noël Byron, à lès en croire, +injustement traitée dans le cours de cet ouvrage. La veuve de l'illustre +poète a fait elle-même retentir ces organes insoucians du mensonge et de +la vérité, des plaintes que <i>semblaient</i> lui arracher l'indiscrétion de +l'éditeur, la perfidie de ses demi-confidences, et surtout le rôle +affreux qu'il prêtait aux personnes dont elle était entourée à l'époque +de la déplorable affaire de son divorce. Certes le public a dû voir avec +étonnement les récriminations de lady Byron. Jusqu'alors, il accusait M. +Moore d'une partialité peu généreuse en faveur des adversaires de +l'illustre poète qui lui avait remis l'honorable soin de le défendre; et +le dépositaire, peut-être infidèle, semblait avoir assez fait, sinon +pour sa considération personnelle, du moins pour celle d'une famille à +laquelle Lord Byron avait toujours attribué ses chagrins les plus +cuisans. Voici la première lettre de lady Byron, publiée dans la +<i>Litterary Gazette</i>, et reproduite quelques jours après dans le <i>Times</i>:</p> + +<p>«Déjà, une multitude d'écrits remplis de faits notoirement faux ont été +livrés au public; j'ai dédaigné d'y répondre. Mais aujourd'hui il s'agit +d'un ouvrage publié par un homme regardé comme l'ami, le confident de +Lord Byron, et par conséquent comme un personnage dont les révélations +sont fondées sur la meilleure autorité. Cependant les faits contenus +dans cet ouvrage n'en sont pas moins erronés. On ne devrait jamais +attirer l'attention du public sur les détails de la vie privée; mais +quand cela arrive, les personnes victimes d'une telle indiscrétion ont +le droit de repousser d'injurieuses attaques. M. Moore a donné au public +ses propres impressions sur des événemens particuliers qui me touchent +de fort près; et il en a parlé comme s'il eût eu la connaissance la plus +parfaite de ce dont il parlait. La mort de Lord Byron me rend plus +pénible encore l'obligation de revenir sur des circonstances qui me +reportent à l'époque de mon mariage. Mon intention est donc de ne les +faire connaître qu'autant qu'il le faudra pour parvenir au but que je me +propose dans cette déclaration. Nul motif de justification personnelle +ne m'anime, et je n'accuserai personne: mais la conduite de mes parens +étant représentée sous un jour odieux dans certains passages extraits +des lettres de Lord Byron et dans les remarques de son biographe, je me +crois obligée de les défendre d'imputations que je <i>sais</i> être fausses.</p> + + + +<p>Voici les divers passages des lettres de Lord Byron dont je veux parler:</p> + +<p>Dans le second volume on a outragé la réputation de ma mère en disant:</p> + +<p>«Mon enfant est dans un état de santé florissant et prospère à ce qu'on +me dit; mais je veux y voir par moi-même; je ne me sens nullement +disposé à l'abandonner à la contagion de la société de sa grand'mère.»</p> + +<p>C'est à tort qu'on l'a accusée de s'être abaissée à employer des +espions: «Une dame C. (espèce de factotum et <i>espion de lady Noël</i>) est +regardée par des gens bien instruits comme la cause occulte de toutes +nos dissensions domestiques.»</p> + + + +<p>Je cite aussi le passage où, après avoir voulu m'excuser moi-même, on +ajoute immédiatement après: «Ses plus proches parens sont.......» Ici le +mot laissé en blanc indique que l'expression était trop offensante pour +être publiée.</p> + +<p>Ces passages tendent évidemment à jeter quelque défaveur sur mes parens, +et peuvent faire croire que ce sont eux qui ont personnellement causé +notre séparation, ou qu'ils l'ont provoquée par les espions officieux +qu'ils ont employés.</p> + +<p>On peut induire aussi des passages suivans de la biographie, que mes +parens ont du moins exercé une influence qui ne leur appartenait pas, +afin de parvenir à leur but. «Ce fut peu de semaines après notre +dernière entrevue (Lord Byron et M. Moore) que lady Byron prit la +résolution de se séparer de son époux. Elle avait quitté Londres dans +les derniers jours de janvier pour aller voir son père dans le comté de +Leicester, et Lord Byron devait l'y rejoindre peu de tems après. Ils +s'étaient quittés dans une union parfaite: en route, elle lui écrivit +encore une lettre pleine de tendresse et de gaîté; mais à peine arrivée +à Kirkby-Mallory, le père écrivit à Lord Byron pour lui apprendre que +jamais il ne la reverrait.»</p> + +<p>En répondant à ce passage, j'éviterai autant qu'il me sera possible de +parler de choses personnelles soit à Lord Byron, soit à moi-même. Je me +borne à rétablir les faits. Je quittai Londres le 15 janvier 1816 pour +me rendre à Kirkby-Mallory, résidence de mon père et de ma mère. Lord +Byron m'avait signifié formellement dans sa lettre du 6 du même mois, +qu'il désirait que je quittasse Londres aussitôt qu'il me paraîtrait +convenable de le faire. Mais je ne pouvais me risquer à entreprendre ce +voyage fatigant plus tôt que le 15. Avant mon départ, j'avais été +vivement frappée de cette idée que Lord Byron était atteint de folie. Ce +qui surtout m'avait donné cette opinion, c'étaient les confidences de +ses plus proches amis, et de ses domestiques qui avaient eu plus que moi +le loisir de l'observer pendant la dernière partie de notre séjour en +ville. On avait même été jusqu'à me dire qu'il était à redouter qu'il ne +se détruisit lui-même. D'accord avec sa famille, j'avais consulté le 8 +janvier le docteur Baillie, notre ami, sur cette maladie qu'on +soupçonnait. Je lui racontai toutes les particularités venues à ma +connaissance, et j'ajoutai que Lord Byron m'avait témoigné le désir de +me voir quitter Londres. Le docteur saisît aussitôt cette idée, et pensa +qu'en cas de quelque dérangement d'esprit, mon éloignement pouvait être +fort utilement mis à profit. Le docteur Baillie ne pouvait avoir, à cet +égard, d'opinion arrêtée, puisqu'il n'avait point approché +personnellement Lord Byron. Il me recommanda d'éviter avec soin dans ma +correspondance tout sujet de déplaisir ou de tristesse.</p> + + + +<p>Telles étaient donc mes pensées quand je quittai Londres, bien résolue +de suivre les avis du médecin. Quelle qu'eût été la conduite de Lord +Byron à mon égard depuis mon mariage, c'eût été une véritable inhumanité +de montrer dans cette circonstance le moindre ressentiment. Le jour de +mon départ, et encore à mon arrivée à Kirkby, le 16 janvier, j'écrivis à +Lord Byron une lettre fort affectueuse, ainsi que j'en étais convenue +avec M. Baillie. On a plus tard répandu ma dernière lettre, et on a +voulu trouver là des preuves que j'avais cédé à des influences +étrangères, quand ensuite j'abandonnai mon mari. On en a tiré la +conséquence que j'avais quitté Lord Byron dans le plus parfait accord; +que des sentimens incompatibles avec la moindre idée d'outrage m'avaient +dicté ma dernière lettre, et que ma résolution n'avait subitement changé +que quand je m'étais trouvée sous l'influence de mes parens. Ces +assertions sont absolument dénuées de fondement: il n'y a point eu la +moindre intervention étrangère.</p> + +<p>A mon arrivée à Kirkby-Mallery, mes parens ne se doutaient en rien des +circonstances qui détruisaient toutes mes espérances de félicité; et +quand je leur fis part de l'état d'esprit dans lequel se trouvait Lord +Byron, ils firent tous leurs efforts pour me dissuader et le défendre. +Ils assurèrent en outre à ceux de nos parens qui étaient avec lui à +Londres qu'ils feraient tout ce qui dépendrait d'eux pour guérir sa +maladie par les soins les plus attentifs, et qu'ils espéraient, si on +pouvait le décider à venir les voir, obtenir les meilleurs résultats de +leurs efforts. C'est dans ces intentions que ma mère écrivit le 17 à +Lord Byron, en l'engageant à se rendre à Kirkby-Mallory. Elle l'avait +toujours traité avec la plus affectueuse considération: son indulgence +pour lui s'étendait jusqu'à ses moindres sentimens. Jamais, tant qu'elle +vécut avec lui, il ne lui échappa une parole qui pût le blesser<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a> +<a href="#footnote1"><sup class="sml">1</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote1" +name="footnote1"><b>Note 1: </b></a><a href="#footnotetag1"> +(retour) </a> On peut, afin d'apprécier la véracité de lady Byron, + consulter, sur la <i>bienveillance</i> de sa mère pour notre + poète, le premier chant de <i>Don Juan</i> et les <i>Mémoires du + capitaine Medwin</i>.</blockquote> + +<p>Après notre séparation, les détails que me donnèrent des personnes qui +vivaient dans son intimité ne firent que fortifier les doutes qui déjà +s'étaient élevés dans mon esprit sur la réalité de son mal; les rapports +des médecins étaient d'ailleurs loin d'établir le fait de l'aliénation +mentale. Dans ces circonstances, je crus devoir déclarer à mes parens +que, si je devais considérer la conduite passée de Lord Byron comme +celle d'un homme dans son bon sens, rien ne pourrait m'engager à +retourner auprès de lui. Mes parens et moi jugeâmes convenable de +consulter les gens les plus capables de nous éclairer à cet égard. Ma +mère se détermina donc à se rendre à Londres, pour cet objet, et afin +d'y recueillir de plus amples informations sur ce qui avait pu faire +supposer un dérangement d'esprit. Je lui avais donné procuration pour +recueillir les opinions d'hommes de lois sur un mémoire que j'avais fait +moi-même, bien que j'eusse alors des motifs de cacher une partie de +l'affaire, même à mon père et à ma mère.</p> + +<p>Convaincue par ces recherches et par toute la conduite de Lord Byron, +que les soupçons de folie conçus contre lui étaient tout-à-fait faux, je +n'hésitai point à autoriser les mesures qui devaient lui ôter tout +pouvoir sur moi. C'est d'après ma résolution, que mon père lui écrivit +le 2 février pour lui proposer de nous séparer à l'amiable. Lord Byron +repoussa d'abord cette proposition; mais quand on lui eut assuré que, +s'il persistait dans son refus, il faudrait en venir aux lois, il +consentit à signer l'acte de séparation. Je m'adressai au docteur +Lushington, qui avait parfaitement connu tous les détails de cette +affaire, pour qu'il voulût bien écrire tous ses souvenirs, et voici la +lettre qu'il me répondit à ce sujet. Elle prouvera que ma mère ne put +jamais avoir contre Lord Byron le moindre sentiment d'inimitié:</p> +<br> +<p><span class="sc">Ma chère lady Byron</span>,</p> + +<p>«Voici tout ce que ma mémoire peut me fournir sur le sujet dont vous +m'entretenez dans votre lettre.</p> + +<p>«Lady Noël me consulta d'abord pour votre affaire pendant que vous étiez +encore à la campagne. Ce qu'elle me dit alors suffisait pour justifier +une séparation; mais cependant les choses ne me parurent pas tellement +graves, qu'il fût indispensable d'en venir à ce point. Je crus même +qu'une réconciliation avec Lord Byron n'était pas impossible, et je m'y +serais très-volontiers employé. Je ne vis dans le récit de lady Noël, ni +la moindre exagération, ni le plus léger désir d'empêcher un +rapprochement: elle ne fit aucune objection quand j'en parlai. Lorsque +vous revîntes en ville, quinze jours ou peut-être plus après ma première +entrevue avec lady Noël, vous fûtes la première à m'informer de faits +qui, je n'en doute pas, n'étaient à la connaissance ni de sir Ralph ni +de lady Noël. Ces nouveaux renseignemens changèrent tout-à-fait mon +opinion; la réconciliation me parut dès-lors impossible; je déclarai ce +que je pensais, et j'ajoutai que, si jamais on revenait à cette idée de +rapprochement, je ne m'en mêlerais absolument en rien, soit en restant +dans les devoirs de ma profession, soit autrement.</p> + +<p>«Croyez-moi toujours votre très-affectionné,»<span class="rig"><br> +<span class="sc">Étienne LUSHINGTON</span></span>.</p><br><br> + +<p>Je dois seulement ajouter ici que, si les informations sur lesquelles +mes conseils légaux (feu sir Samuel Romilly et le docteur Lushington) +ont formé leur opinion étaient fausses, c'est sur <i>moi seule</i> que +devraient retomber tout l'odieux et toute la responsabilité.</p> + +<p>J'espère que les faits que je viens d'exposer ici suffiront pour +disculper mon père et ma mère de toute participation à mon divorce. Ils +ne l'ont ni causé, ni provoqué, ni conseillé; l'on ne peut les condamner +pour avoir donné à leur fille l'abri et l'assistance qu'elle réclamait +d'eux. Comme il n'y a point d'autres personnes de ma famille qui +puissent défendre leur mémoire de l'insulte, je me vois forcée de rompre +un silence que j'espérais garder toujours, et je demande à ceux qui +liront la vie de Byron qu'ils pèsent avec impartialité le témoignage +qu'on vient de m'arracher.</p> + +<p>Hanger-Hill, 19 février.<span class="rig"><br> +<span class="sc">A.J. Noël BYRON</span>.</span></p><br><br> + + + +<p>Le lecteur, avide de détails sur les circonstances et les causes de +cette fameuse séparation, n'en trouve que de bien insignifians dans la +lettre que nous venons de citer. Que lady Byron ait demandé de sa propre +inspiration, ou d'après les conseils de sa mère, l'acte du fatal +divorce, c'est une circonstance assez peu intéressante en elle-même. La +seule chose que l'on doit ici remarquer, c'est que lady Byron avait le +malheur de méconnaître non-seulement le génie sublime, mais le bon sens +et la raison de son mari. Elle l'avoue naïvement: il lui fallu le +témoignage de tous ceux qui approchaient Lord Byron; il fallut la +sentence formelle des médecins pour lui persuader que l'auteur de +<i>Childe Harold</i> n'était pas un fou. Avouons-le: ce premier motif de +divorce ne doit pas nous prévenir en faveur du second.</p> + +<p>La longue lettre de M. Campbell, insérée dans le <i>New Monthly Magazine</i> +(avril 1830), offre moins d'intérêt encore que la précédente. Son +étendue ne nous permet pas de la traduire en entier; ce ne serait pas, +d'ailleurs, chose facile: jamais on n'a tant abusé de la facilité +malheureuse qu'offre la langue anglaise de multiplier les mots et les +phrases sonores sans exprimer d'idées et sans en suggérer au lecteur.</p> + +<p>L'illustre auteur des <i>Plaisirs de la Mémoire</i><a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a> +<a href="#footnote2"><sup class="sml">2</sup></a>, au mérite duquel +Byron a rendu si amplement justice, M. Campbell, commence par nous +apprendre qu'il avait consenti, le mois précédent, à l'insertion, dans +la <i>Revue</i> qu'il dirige, d'un article louangeur, sur les <i>mémoires</i>; que +même, il en avait fait disparaître certains passages, où le critique +reprochait à M. Moore une partialité coupable envers lady Byron. «Mais, +ajoute-t-il, j'avais agi ainsi par suite de ma répugnance à blâmer <i>mon +ami</i> M. Moore, et parce que je n'avais pas assez approfondi les passages +du livre incriminés. En outre, je ne croyais pas <i>alors</i>, comme je le +sais aujourd'hui, que lady Byron fût entièrement irréprochable dans +l'affaire de la séparation.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote2" +name="footnote2"><b>Note 2: </b></a><a href="#footnotetag2"> +(retour) </a> Voyez dans les <i>Poètes anglais et les Journalistes + écossais</i>, page 373 du deuxième vol. des œuvres complètes.</blockquote> + +<p>Comment! cette fameuse séparation date de quatorze ans, et voilà enfin +la conviction de M. Campbell tout-à-coup formée, arrêtée, ou plutôt +changée du tout au tout! que s'est-il donc passé pendant ce mois de +mars? Le voici: M. Campbell a écrit à lady Byron, lui demandant pour +<i>son instruction particulière</i> une appréciation de l'exactitude ou de +l'inexactitude des faits avancés par M. Moore, et il en reçut la réponse +qu'il publie <i>à ses périls</i>, parce qu'elle lui a paru importante, <i>et +sans avoir eu le tems d'en demander la permission</i> à cette dame:</p> + +<br> +<p><span class="sc">Mon cher M. Campbell</span>,</p> + +<p>«En prenant la plume dans l'intention de vous indiquer, pour votre +<i>instruction particulière</i>, les passages du livre de M. Moore qui me +concernent et que je crois susceptibles de contradiction, je les trouve +encore bien plus nombreux que je n'avais d'abord supposé. Nier une +assertion <i>çà et là</i>, ce serait implicitement reconnaître la vérité du +reste. Si, au contraire, j'entreprenais de prouver toute la fausseté du +point de vue sous lequel M. Moore présente les choses, je me verrais +obligée à de certains détails, que dans les circonstances actuelles je +ne puis dévoiler, d'après mes principes et mes sentimens. Peut-être, par +un exemple, vous convaincrai-je mieux de la difficulté du cas: il n'est +pas vrai que des embarras pécuniaires furent les causes qui troublèrent +l'esprit<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a> +<a href="#footnote3"><sup class="sml">3</sup></a> de Lord Byron, et la principale raison des arrangemens qu'il +prit à cette époque. Mais puis-je raisonnablement m'attendre que vous ou +d'autres le croirez, à moins que je ne vous montre quelles ont été les +causes en question?... et c'est ce que je ne puis faire.</p> + +<p>Je suis, etc.»<br> + +<span class="rig">E. <span class="sc">Noël</span> BYRON.</span></p><br><br> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote3" +name="footnote3"><b>Note 3: </b></a><a href="#footnotetag3"> +(retour) </a> Encore <i>l'esprit de Lord Byron troublé</i>! mais vous + avez avoué que c'était une de vos chimères.</blockquote> + +<p>Là-dessus M. Campbell de s'écrier: «Excellente femme! honorée de tous +ceux qui la connaissent, attaquée seulement par ceux qui ne la +connaissent pas, je l'en croirai certainement sur son seul témoignage!»</p> + +<p>Certes, si une pareille lettre a suffi pour déterminer la conviction de +M. Campbell, il est au moins douteux qu'elle produise le même effet sur +l'esprit des lecteurs. Il ajoute, il est vrai, qu'il a recueilli un +petit nombre de faits à d'autres sources authentiques, qui lui prouvent +jusqu'à l'évidence l'innocence de cette dame, mais qu'il ne nous +répétera pas pour ne pas offenser notre délicatesse. Or, n'est-ce pas se +jouer un peu trop du public que de lui dire chaque jour: voilà la +vérité, je la tiens enfin, la voilà... mais vous ne la saurez pas!</p> + +<p>M. Campbell nous représente ensuite lady Byron comme la femme forte, qui +trouve dans sa propre conscience la sanction de sa conduite, et s'occupe +peu de l'opinion du monde; à la bonne heure, mais alors pourquoi donc +importuner de nouveau le public? pourquoi lui écrire par la voie des +journaux, uniquement pour lui dire qu'on ne lui dira rien?</p> + +<p>L'esprit de Byron était essentiellement versatile; il n'est donc pas +étonnant qu'il ait quelquefois cherché à excuser sa femme et à +s'attribuer tous les torts d'une rupture qui fit le malheur de sa vie. +M. Campbell reproche à M. Moore d'avoir affaibli l'effet de ces +prétendus aveux, en y ajoutant ses propres réflexions, et en y opposant +les passages de sa correspondance où son noble ami parle dans un sens +tout-à-fait contraire. Il cite à cet égard la lettre CCXXXV du recueil: +elle passera sous les yeux de nos lecteurs, et, nous sommes fâchés de le +dire, ils pourront voir que M. Campbell en a singulièrement altéré et +amplifié les termes.</p> + +<p>C'est un singulier argument en faveur de lady Byron que de dire: si elle +n'avait pas eu de justes sujets de désirer une séparation, le docteur +Lushington ne se serait pas chargé de sa cause. Dans une affaire, il y a +toujours au moins un avocat de chaque côté: souvent tous les deux sont +des hommes de talent; et nous devons en outre les supposer tous deux des +hommes d'honneur et de bonne foi. Alors, que devient l'argument? Un peu +plus loin se trouve un passage que je traduirai textuellement, parce +qu'il est d'une naïveté qui ne serait pas déplacée dans une comédie: +«C'est encore une erreur de M. Moore, et je pourrais le prouver au +besoin, que de représenter miss Millbank comme engagée avec son futur +époux dans un commerce épistolaire, au moment où il venait de solliciter +inutilement sa main. Jamais elle ne proposa de correspondance; au +contraire, ce fut lui qui, après avoir éprouvé un premier échec, lui +écrivit qu'il allait quitter l'Angleterre et voyager pendant quelques +années en Orient; qu'il partait le cœur plein de douleur, mais sans +entretenir aucun ressentiment, et qu'il s'estimerait heureux qu'elle +daignât lui faire dire verbalement qu'elle s'intéressait encore à son +bonheur. Une personne aussi bien élevée que miss Millbank pouvait-elle +faire autrement que de répondre poliment à un pareil message? Elle lui +envoya donc une réponse pleine de confiance et d'affection, ce qui ne +signifiait nullement qu'elle voulût l'encourager à renouveler ses offres +de mariage. Il lui écrivit, depuis, une lettre extrêmement intéressante +sur lui-même, sur ses vues personnelles, morales et religieuses, à +laquelle c'eût été manquer de charité que de ne point répondre. Il s'en +suivit une correspondance insensiblement plus fréquente, et bientôt elle +s'attacha passionnément à lui. +.............................................»</p> + +<p>Puisqu'après quatorze ans, passés dans l'attente, il paraît que nous +sommes condamnés à ne rien savoir de certain sur cette fameuse affaire +de la séparation, il faut bien en prendre notre parti et nous contenter +de simples conjectures. Les adversaires les plus acharnés du noble poète +sont obligés de convenir qu'il se montra toujours généreux, aimant et +aimable; les partisans les plus ardens de sa veuve ne contestent ni sa +fierté, ni sa froideur glaciale, ni ses prétentions ridicules à l'esprit +et aux connaissances scientifiques. Lord Byron, qu'elle accuse, après sa +mort, de torts qu'elle refuse de spécifier, et dont personne ne peut, en +conséquence, justifier sa glorieuse mémoire, Lord Byron n'a jamais perdu +un ami pendant la durée trop courte de son existence, il est au +contraire parvenu à s'attacher sincèrement des hommes qui d'abord +s'étaient déclarés ses ennemis; il fut un fils, sinon tendre, du moins +attentif et respectueux envers une assez mauvaise mère; nous pouvons +donc en conclure qu'il se fût montré bon mari, si l'épouse n'eût été +encore plus insupportable que la mère.</p> + +<p>Les <i>Mémoires</i> que nous donnons aujourd'hui au public ne sont pas, au +moins quant à cette première partie, ce que le monde littéraire avait +droit d'attendre, et attendait en effet de M. Moore, écrivant la vie et +publiant la correspondance de Lord Byron. Cependant ils ne laissent pas +d'offrir le plus vif intérêt. Il en est du chantre de Childe Harold, +comme de tous les hommes véritablement grands: sa mort nous a fait mieux +apprécier son mérite, et le temps, loin de diminuer sa gloire, n'a fait +qu'ajouter à la popularité de ses ouvrages immortels. On voudra +connaître la vie d'un homme si étonnant, on voudra assister au +développement graduel de ce puissant génie; et des détails qui, partout +ailleurs, pourraient sembler puérils, prendront de l'intérêt à cause de +celui auquel ils se rapportent. Il eût été à désirer sans doute que la +position sociale de M. Moore, en lui imposant moins de ménagemens envers +les vivans, lui eût permis de rendre plus de justice à l'illustre mort. +Lié avec tous ceux qui tiennent le premier rang dans l'aristocratie et +dans la littérature de la Grande-Bretagne, non seulement M. Moore n'a +pas osé tout dire, mais encore il a souvent gauchi devant la vérité. Sa +prose, toujours maniérée, devient presque inintelligible précisément +dans les passages où nous aurions le plus désiré qu'il nous donnât une +idée précise des hommes et des choses. Ceux qui ont lu, je ne dis pas +ses œuvres poétiques, mais ses ouvrages en prose, seront fort étonnés du +mince talent qu'il a déployé dans celui-ci; et personne ne reconnaîtra +dans le pâle compilateur des <i>Mémoires de Lord Byron</i>, l'auteur si +ingénieux, si léger et si profond à la fois des <i>Mémoires du célèbre +chef irlandais, le capitaine Rock</i>.</p> + + + +<p>Au moment où nous songions à donner cette traduction, d'autres libraires +en faisaient paraître une autre que recommandait le nom de son auteur. +Madame Belloc l'avait, en effet, commencée avec le talent que tout le +monde lui reconnaît; mais bientôt, pressée sans doute par son éditeur, +elle a plutôt résumé que traduit le texte anglais, et son style s'est +beaucoup ressenti de la précipitation de son travail. Ajoutons qu'elle +n'a pas eu plus d'égards pour les lettres de Lord Byron que pour les +commentaires un peu longs de son biographe; en sorte que l'on peut dire +avec vérité qu'elle n'a réellement donné au public, ni la vie, ni la +correspondance de Lord Byron.</p> + +<p>Pour nous, nous avons religieusement tout traduit, et nous nous sommes +appliqué à rendre notre auteur dans les termes dont il se serait servi, +s'il eût écrit en français. A peine nous sommes-nous permis de +retrancher dans ce premier volume une ou deux notes absolument +étrangères au sujet. Dans le second, nous serons forcé de supprimer près +d'une demi-feuille d'impression, c'est-à-dire quelques lettres où le +noble poète consulte un de ses amis sur la coupe de certains vers, sur +le choix de certaines expressions anglaises; le lecteur sentira +facilement que ces lettres eussent été presque impossibles à traduire, +et que la lecture ne lui eût offert aucune espèce d'intérêt.</p> + +<br><hr class="full"><br> + +<h2>PRÉFACE</h2> + +<h4>DE L'ÉDITEUR ANGLAIS.</h4> + +<br><hr class="short"><br> + +<p>En publiant cet ouvrage, je n'aurais pu, je l'avoue, me défendre d'une +grande défiance, en songeant à tout ce qui me manquait pour accomplir +une pareille tâche, si je n'étais persuadé que le sujet lui-même et la +variété des matériaux qu'il comporte doivent conserver une grande partie +de leur intérêt, même dans les mains les plus inhabiles. Les motifs qui +portèrent Lord Byron à fuir son pays sont bien déplorables sans doute, +mais c'est à son éloignement de l'Angleterre, alors que son génie +brillait du plus vif éclat, que nous devons toutes les lettres qui +formeront la plus grande partie du troisième et du quatrième volume de +cet ouvrage, et qui, nous n'en doutons pas, seront jugées pour +l'intérêt, l'énergie et la variété, comparables à ce qui honore le plus +notre littérature dans le même genre.</p> + +<p>On a dit de Pétrarque que sa correspondance et ses vers offraient +«l'intérêt progressif d'un récit dans lequel le poète s'identifie +toujours avec l'homme.» On peut appliquer, et plus justement encore, les +mêmes expressions à Lord Byron, tant sa physionomie littéraire et son +caractère personnel sont intimement liés. C'est même au point que +priver ses ouvrages du commentaire instructif qu'en offrent sa +correspondance et l'histoire de sa vie, ce serait commettre une égale +injustice envers lui-même et envers le monde.</p> +<br><br><br> + +<hr class="full"> +<h3><b>MÉMOIRES</b></h3> + +<h4>SUR LA VIE</h4> + +<h2>DE LORD BYRON.</h2> + +<br><hr class="short"><br> + +<p>On a dit de Lord Byron qu'il était plus fier de descendre de ces Byron +qui accompagnèrent Guillaume-le-Conquérant en Angleterre, que d'avoir +composé <i>Childe-Harold</i> et <i>Manfred</i>. Cette remarque n'est pas dénuée de +tout fondement, l'orgueil de la naissance était certainement l'un des +traits caractéristiques du noble poète; et d'ailleurs toute +l'illustration que les années donnent à une famille, il pouvait +justement la réclamer pour la sienne. Le nom de Ralph de Burun occupe, +dès le tems de Guillaume-le-Conquérant, un rang distingué dans le +<i>Doomsday-Book</i>, parmi les tenanciers du Nottinghamshire; et pendant les +règnes suivans, nous voyons les descendans de ce Ralph, sous le titre de +lords de Horestan-Castle<a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a> +<a href="#footnote4"><sup class="sml">4</sup></a>, posséder, dans le Derbyshire, des +propriétés considérables, auxquelles la terre de Rochdale, dans le duché +de Lancastre, fut ajoutée au tems d'Édouard Ier. Telle était, dans ces +premiers tems, la richesse territoriale de la famille, que le partage de +ses biens, dans le seul Nottinghamshire, avait suffi pour fonder +quelques-unes des premières maisons de la province.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote4" +name="footnote4"><b>Note 4: </b></a><a href="#footnotetag4"> +(retour) </a> Il y avait, dit Thoroton, dans le parc de Horseley, + un château dont on peut voir encore quelques ruines; il + s'appelait Horestan-Castle, et était le principal manoir des + successeurs de Ralphe de Burun.<span class="rig"> + (<i>Note de Moore</i>.)</span><br> +</blockquote> + +<p>Mais son antiquité n'était pas la seule distinction qui recommandât à +ses héritiers le nom de Byron; le mérite personnel et les hauts faits +qui doivent former le premier ornement d'une généalogie, semblent avoir +été le partage fréquent de ses ancêtres. Dans l'un de ses premiers +poèmes, il fait allusion à la gloire de ses aïeux, et rappelle avec une +vive satisfaction «ces fiers barons bardés de fer, qui brillaient parmi +ceux qui conduisirent leurs vassaux européens dans les plaines de +Palestine;» puis il ajoute: «Sous les remparts d'Ascalon périt John de +Horiston; la mort a glacé la main de son ménestrel.» Cependant comme, +autant que je l'ai pu découvrir, il n'est fait mention nulle part de +quelqu'un de ses ancêtres qui se fût croisé, il est possible que sa +seule autorité, en composant ces vers, fut la tradition qui se +rapportait à certains groupes des vieilles boiseries de Newsteadt. Dans +l'un de ces groupes profondément sculptés et se détachant du panneau, on +peut reconnaître facilement un Sarrasin, ou un Maure avec une femme +européenne, d'un côté, et de l'autre un soldat chrétien. Un deuxième +groupe, placé dans l'une des chambres à coucher, représente une femme au +centre, et de chaque côté la tête d'un Sarrasin, dont les yeux sont +fixés avec intérêt sur elle. On ne sait rien de bien exact sur ces +sculptures; mais la tradition est, m'a-t-on dit, qu'elles se rapportent +à quelque aventure d'amour dans laquelle se trouvait engagé l'un des +chevaliers croisés dont parle le jeune poète. Quant aux exploits les +mieux prouvés, ou du moins les plus connus des Byron, il suffira de dire +que sous Édouard III, au siége de Calais et dans les plaines mémorables, +à diverses époques, de Créci, de Bosworth et de Marston Moor, leur nom +se montre revêtu de la double illustration de rang et de mérite, dont se +glorifiait leur plus jeune descendant, dans les vers que nous venons de +citer.</p> + +<p>Ce fut sous le règne de Henri VIII, à l'époque de la suppression des +monastères, que l'église et le prieuré de Newsteadt furent, avec les +terres contiguës, ajoutés, par un don royal, aux autres domaines de la +famille Byron<a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a> +<a href="#footnote5"><sup class="sml">5</sup></a>. Le favori à qui furent données les dépouilles du +monastère, était le petit neveu du vaillant guerrier qui combattit à +Bosworth, aux côtés de Richemond, et que l'on distingue des chevaliers +du même nom par le titre de sir John Byron <i>le Court, à la grande +barbe</i>: son portrait était du petit nombre de ceux qui décoraient les +murs de l'abbaye, quand elle appartenait au noble poète.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote5" +name="footnote5"><b>Note 5: </b></a><a href="#footnotetag5"> +(retour) </a> Le prieuré de Newsteadt avait été fondé et dédie à + Dieu et à la Vierge, par Henri II; ses moines, chanoines + réguliers de l'ordre de St.-Augustin, étaient, à ce qu'il + paraît, les objets particuliers de la faveur royale, dans + leurs doubles intérêts spirituels et temporels. Pendant la + vie du cinquième Lord Byron, on trouva dans le lac de + Newsteadt, où l'on supposait que les moines avaient tenté de + le cacher, un grand aigle de cuivre; on le fit ouvrir, et + l'on découvrit dans l'intérieur une case secrète qui recelait + plusieurs vieilles chartes relatives aux droits et aux + privilèges de la fondation. A la vente des effets du vieux + Lord Byron, en 1776-1777, cet aigle avec trois candélabres, + trouvés à la même époque, furent achetés par un horloger de + Nottingham (celui-même qui avait trouvé les pièces dont nous + venons de parler), et ayant de ses mains passé dans celles de + sir Richard Kaye, prébendier de Southwell, ils forment à + présent un des ornemens les plus remarquables de la + cathédrale de cette ville. Un document curieux, trouvé, + dit-on, dans l'aigle, appartient aujourd'hui au colonel + Wildman; c'est un plein pardon, accordé par Henri II, de tous + les crimes possibles (et l'on en trouve désigné un assez long + catalogue) que les moines peuvent avoir commis avant le huit + décembre précédent. «<i>Murdris</i> per ipsos <i>post decimum nonum + diem</i> novembris ultimo præteritum perpetratis, si quæ + fuerint, <i>exceptis</i>.»</blockquote> + +<p>Au couronnement de Jacques Ier, nous trouvons un autre représentant de +cette famille, le petit-fils de sir John Byron <i>le Court</i>, devenu +l'objet de nouvelles faveurs royales et créé chevalier du Bain (<i>Knight +of the Bath</i>). Une lettre de ce personnage, conservée dans <i>les +Illustrations de Lodge</i>, nous apprend, que, malgré l'ostentation d'une +apparente prospérité, cette ancienne famille avait déjà l'expérience des +embarras pécuniaires. Dans cette pièce, après avoir parlé à son héritier +du meilleur moyen de payer ses dettes, «je vous conseille donc, +continue-t-il<a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a> +<a href="#footnote6"><sup class="sml">6</sup></a>, aussitôt que vous aurez terminé, comme vous le devez, +les funérailles de votre père, de régler et de réduire ce grand train de +maison, et de ne garder de tous vos domestiques que quarante ou +cinquante au plus. Dans mon opinion, vous feriez beaucoup mieux de vivre +quelque tems dans le comté de Lancastre que dans celui de Nottingham; et +cela, pour plusieurs raisons excellentes, qu'au lieu de vous écrire, je +vous dirai à notre première entrevue.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote6" +name="footnote6"><b>Note 6: </b></a><a href="#footnotetag6"> +(retour) </a> + Le comte de Shrewsbury.<span class="rig"> + (<i>Note de Moore</i>.)</span><br></blockquote> + +<p>C'est du règne suivant, celui de Charles Ier, que date l'origine de la +noblesse de la famille. En 1643, sir John Byron, arrière-petit-fils de +celui qui avait obtenu le riche domaine de Newsteadt, fut créé baron +Byron de Rochdale, dans le comté de Lancastre; et rarement de pareils +titres furent concédés pour des services aussi réels et aussi honorables +que ceux auxquels ce gentilhomme dut le sien. Presque à chaque page de +l'histoire de nos guerres civiles, son nom se trouve lié aux diverses +fortunes de son roi; toujours fidèle, persévérant et désintéressé dans +sa conduite. «Sir John Byron, dit l'auteur des <i>Mémoires du colonel +Hutchinson</i>, plus tard Lord Byron, et tous ses frères, hommes d'armes, +actifs et vaillans de leurs personnes, étaient tous acquis passionnément +au roi.» Dans une réponse que le colonel Hutchinson eut l'occasion de +faire, étant gouverneur de Nottingham, à son cousin germain, sir Richard +Byron, il accorde un glorieux tribut à la valeur et à la fidélité de la +famille. Sir Richard ayant envoyé quelqu'un vers son parent pour +l'engager à rendre le château, reçut pour réponse «que, sauf le cas où +il trouverait dans son cœur quelque disposition à une trahison +semblable, il devait se rappeler qu'il coulait dans ses veines assez du +sang des Byron, pour qu'il eût horreur de trahir ou d'abandonner ce +qu'il avait entrepris de défendre.»</p> + +<p>Tels sont quelques-uns des personnages distingués qui ont transmis à +Byron leur nom illustré.</p> + +<p>Du côté maternel notre poète pouvait vanter ses ancêtres, à la noblesse +desquels l'Écosse ne pouvait rien préférer, sa mère étant de la famille +des Gordon de Gight, descendans de sir William Gordon, troisième fils du +comte de Huntley, par la fille de Jacques Ier.</p> + +<p>Après les tems agités des guerres civiles, où se distinguèrent aussi +plusieurs Byron, puisqu'à la fameuse bataille d'Edgehill on vit jusqu'à +sept frères de ce nom, leur renommée semble assoupie pendant près d'un +siècle. Mais vers l'année 1750, le naufrage et les souffrances du +grand-père de notre poète, M. Byron, plus tard amiral, réveillèrent à un +haut degré l'attention et l'intérêt du public. Quelque tems après, une +autre sorte de célébrité, moins glorieuse il est vrai, devint le partage +de deux autres membres de la famille: l'un grand-oncle, l'autre père de +Lord Byron. Le premier, en 1765, subit un jugement devant la Chambre des +Pairs, pour avoir tué en duel, ou plutôt au milieu d'une querelle, son +parent et son voisin, M. Chaworth; le second ayant enlevé et conduit sur +le continent la femme de lord Carmarthen, l'épousa dès que le marquis +eut réussi à obtenir un divorce. Une fille fut le seul fruit de cette +courte union: ce fut l'honorable Augusta Byron, aujourd'hui femme du +colonel Leigh.</p> + +<p>En parcourant ainsi rapidement les premiers et les derniers ancêtres de +Lord Byron, on ne peut s'empêcher de remarquer à quel point ce dernier +réunissait en lui une partie des grandes et peut-être des mauvaises +qualités remarquables dans plusieurs de ses aïeux! La générosité, la +hardiesse, la grandeur d'ame des plus illustres; mais aussi les passions +déréglées, la bizarrerie, le mépris de l'opinion publique, qui +caractérisaient les autres.</p> + +<p>M. Byron, le père du poète, ayant perdu sa première femme en 1784, se +remaria l'année suivante à miss Catherine Gordon, fille et unique +héritière de George Gordon de Gight. Outre le domaine de Gight, qui +pourtant était dans l'origine bien plus important qu'aujourd'hui, cette +dame possédait en valeur pécuniaire, actions, etc., une fortune +considérable; et l'opinion commune était que M. Byron ne lui avait fait +la cour que pour s'affranchir de ses dettes.</p> + +<p>Un trait bien singulier que l'on raconte de miss Gordon, surtout si +jusqu'alors elle n'avait jamais vu le capitaine Byron, prouve en même +tems l'extrême vivacité et la véhémence des sentimens qu'elle avait déjà +pour lui. Elle était au théâtre d'Edimbourg, un soir que le rôle +d'<i>Isabella</i> était rempli par Mrs. Siddons; l'illusion que faisait cette +grand actrice l'affecta au point de la faire tomber, avant la fin de la +pièce, dans de violentes attaques de nerf. On l'emporta hors du théâtre, +tandis qu'elle s'écriait à haute voix: «Oh! mon Byron, mon Byron!»</p> + +<p>A l'occasion de son mariage, un rimeur écossais fit paraître une ballade +que l'on a dernièrement réimprimée dans une collection d'<i>anciennes +chansons et ballades du nord de l'Écosse</i>.</p> + +<p>Comme elle porte la preuve de la réputation de fortune qu'avait la +nouvelle épouse et de l'inconduite extravagante de son époux, on en +pourra lire volontiers l'extrait suivant:</p> +<br> +<p class="mid">MISS GORDON DE GIGHT.</p> + +<p>Oh! où êtes-vous allée, jolie miss Gordon? où êtes-vous allée si +gentille et si parée? Vous avez épousé, vous avez épousé John Byron, +pour dissiper les terres de Gight.</p> + +<p>Ce jouvenceau est un mauvais sujet venu d'Angleterre; les Écossais ne +connaissent pas sa famille; il entretient des maîtresses; son hôte +l'importune et ne peut s'en faire payer. Oh! ce sera bientôt fait des +terres de Gight.</p> + +<p>Oh! où êtes-vous allée, etc.</p> + +<p>Entendez-vous les coups de fusil, le bruit du tambourin, celui du cor +dans les bois, de la cornemuse sous le vestibule, les aboiemens des +chiens courans et des chiens d'arrêt. Avec tout ce bruit-là, ce sera +bientôt fait des terres de Gight.</p> + +<p>Oh! où êtes-vous allée, etc.</p> +<br> +<p>Bientôt après le mariage, qui eut lieu, je crois, à Bath, M. Byron et sa +femme se retirèrent dans leur terre d'Écosse, et il se passa peu de tems +avant que les pronostics du faiseur de ballades ne se réalisassent. La +malheureuse héritière mesura alors des yeux l'abîme de dettes qui devait +engloutir sa fortune. Les créanciers de M. Byron se présentèrent sans +perdre de tems. Argent comptant, actions de la Banque, droits de pêche, +tout fut sacrifié pour les satisfaire; tout cela ne suffisant pas, il +fallut grever la propriété d'une hypothèque assez considérable.</p> + +<p>Dans l'été de 1786, elle et son mari quittèrent l'Écosse pour la France; +et l'année suivante il fallut vendre le domaine de Gight, toujours pour +payer des dettes. La totalité du prix de la vente y passa, à l'exception +d'une petite somme remise en main tierce, pour l'usage particulier de +mistress Byron, qui se vit ainsi, dans le court espace de deux ans, +réduite d'un état d'opulence à un revenu modique de 150 livres +sterling<a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a> +<a href="#footnote7"><sup class="sml">7</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote7" +name="footnote7"><b>Note 7: </b></a><a href="#footnotetag7"> +(retour) </a> + Les détails que je joins ici sur la fortune de + mistress Byron (la mère), avant son mariage, et la rapidité + avec laquelle cette même fortune fut dissipée bientôt après, + sont de la plus grande exactitude; j'ai tout lieu de le + croire, d'après l'authenticité de la source où je les ai + puisés. + +<p> «A l'époque de son mariage, miss Gordon possédait à peu près + 3,000 liv. st. en espèces, deux actions de la banque + d'Aberdeen, les domaines de Gight et de Monkshill, et le + privilège de deux pêcheries de saumons sur la Dee. Peu après + l'arrivée de M. et de mistress Byron en Écosse, il fut + évident que le premier avait contracté des dettes + considérables, et ses créanciers commencèrent des poursuites + légales pour arriver au recouvrement de leurs créances. + L'argent comptant fut immédiatement sacrifié pour les + satisfaire, les actions de la banque furent vendues à raison + de 600 liv. st. (elles en valent actuellement 5,000); on + abattit sur la terre de Gight et l'on vendit du bois, au + montant de 1,500 liv. st. On disposa de la ferme de Monkshill + et des pêcheries, formant un franc-fief, pour 480 liv. st. Ce + n'est pas tout, dans l'année même du mariage, on emprunta une + somme de 8,000 liv. st., pour laquelle mistress Byron donna + hypothèque sur son domaine de Gight.</p> + +<p> «En mars 1786, un contrat de mariage fut dressé selon la + <i>coutume</i> d'Écosse et signé par les parties. Dans le cours de + l'été de la même année, M. et mistress Byron quittèrent Gight + pour n'y plus revenir; le domaine fut vendu l'année suivante + à Lord Haddo moyennant 17,850 liv. st. La totalité de cette + somme fut employée à payer les dettes de M. Byron, excepté + une rente de 55 liv. sterl. 17 schellings 1 penny, douaire de + la grand'mère de mistress Byron, représentant un capital de + 1,128 liv. st., qui devait revenir à cette dernière à la mort + de son aïeule, et 3,000 qui devaient être déposées en mains + tierces pour l'usage particulier de mistress Byron, et qui + furent depuis placées chez M. Carsewell de Ratharllet, dans + le comté de Fife.»</p> + +<p> Une autre personne, bien informée, m'a raconté une + particularité singulière qui eut lieu avant la vente de la + terre, c'est que tous les ramiers de la maison de Gight + s'envolèrent de concert et se rendirent au colombier de Lord + Haddo; leur exemple fut suivi par une troupe de hérons qui + avaient fait leur nid depuis maintes années dans un bois + voisin d'un grand lac, appelé le <i>Hagberry-Pot</i>. On vint en + avertir Lord Haddo. «Laissez venir les oiseaux, répondit-il, + ne les effarouchez pas, la terre ne manquera pas de les + suivre.» Ce qui arriva effectivement.<span class="rig"> + (<i>Note de Moore</i>.)</span></p> +</blockquote> + +<p>Mistress Byron revint en Angleterre à la fin de 1787, et le 22 janvier +suivant elle mit au monde à Londres, dans <i>Holle-street</i>, son premier et +unique enfant, George Gordon Byron. Le nom de Gordon lui fut donné par +suite d'une condition testamentaire imposée à quiconque épouserait +l'héritière de Gight; l'enfant, à son baptême, eut pour parrains le duc +de Gordon et le colonel Duff de Fetteresso.</p> + +<p>A propos de sa qualité de fils unique, Lord Byron, dans une des feuilles +de son journal, rapporte quelques coïncidences curieuses du même fait +dans sa famille, qui, pour un esprit disposé comme le sien à trouver +partout du merveilleux dans tout ce qui avait rapport à lui-même, +devaient paraître plus singulières et plus frappantes qu'elles ne le +sont en effet: «J'ai pensé, dit-il, à une chose bizarre; ma fille, ma +femme, ma sœur de père, ma mère, ma tante maternelle, la mère de ma +sœur, ma fille naturelle et moi-même sommes ou étions tous fils ou +filles uniques; la mère de ma sœur, lady Conyers, n'eut que ma sœur de +son second mariage; elle-même était fille unique; mon père n'eut que moi +de son second mariage avec ma mère, également fille unique. Une telle +complication dans une seule famille est bien singulière, elle semble +vraiment l'effet de la fatalité.» Ensuite il ajoute ces paroles +caractéristiques: «Mais les plus fiers animaux ont le moins de petits, +tels que les lions, les tigres et jusqu'aux éléphans, qui sont doux en +comparaison des premiers.»</p> + +<p>De Londres mistress Byron se rendit avec son enfant en Écosse; et, en +1790, elle fixa son séjour à Aberdeen, où le capitaine Byron vint +bientôt la rejoindre. C'est là qu'ils vécurent ensemble quelque tems, +logés en garni chez un nommé Anderson, dans <i>Queen-street</i>; mais leur +union étant loin d'être parfaite, une séparation fut bientôt jugée +nécessaire, et mistress Byron prit le parti d'aller loger, toujours en +garni, à l'extrémité de la même rue<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a> +<a href="#footnote8"><sup class="sml">8</sup></a>. Malgré cette désunion, ils n'en +continuèrent pas moins à se visiter de tems en tems, et même à prendre +le thé l'un chez l'autre; mais les élémens de discorde se multiplièrent +et finirent par amener leur séparation complète et définitive. Il +arrivait toutefois fréquemment au mari, d'accoster la bonne et son fils +dans leur promenade et d'exprimer un vif désir d'avoir l'enfant chez lui +pour un ou deux jours. Mistress Byron était d'abord peu disposée à céder +à ce vœu; mais la bonne lui représenta que <i>si le père avait l'enfant +une seule nuit, il n'en voudrait pas davantage</i>, et cette réflexion la +décida enfin à y consentir. L'événement justifia la prédiction de la +bonne; quand elle vint le lendemain s'informer de son enfant, le +capitaine Byron lui déclara qu'il avait assez de son jeune hôte, et +qu'elle pouvait le reprendre tout de suite.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote8" +name="footnote8"><b>Note 8: </b></a><a href="#footnotetag8"> +(retour) </a> Il semble que plusieurs fois elle changea de + domicile à Aberdeen; on désigne encore deux maisons où elle + aurait quelque tems logé, l'une dans <i>Virginia-street</i>, et + l'autre chez un M. Leslie, je crois, dans <i>Broad-street</i>. + <span class="rig"> (<i>Note de Moore</i>.)</span><br> +</blockquote> + +<p>Il faut observer qu'à cette époque la fortune de mistress Byron ne lui +permettait pas d'avoir plus d'une domestique; il n'est donc pas étonnant +que l'enfant envoyé affronter l'épreuve d'une visite, sans la +surveillance ordinaire de sa bonne, se soit montré un hôte difficile à +gouverner.</p> + +<p>Du reste, que dès l'enfance son caractère fût violent, sournois et +colère, il est impossible d'en douter; jusque dans ses petites jupes, il +manifestait avec sa bonne ce même esprit d'impatience dont il donna dans +la suite tant de preuves à ses critiques. Un jour elle le réprimanda +vivement d'avoir sali ou déchiré un fourreau qu'on venait de lui mettre: +ces reproches le firent entrer dans une de ces <i>rages silencieuses</i>, +comme il les nomme lui-même; il prit le fourreau de ses deux mains, le +mit en pièces, puis revint à une soudaine immobilité, défiant et son +censeur et son ressentiment.</p> + +<p>Mais malgré cette petite scène et d'autres emportemens semblables, +auxquels ne l'encourageait que trop l'exemple de sa mère (qui en +agissait, dit-on, fréquemment de même avec ses bonnets et ses robes), il +y avait dans ses inclinations, et le témoignage de ses bonnes, de ses +maîtres et de tous ceux qui eurent alors des rapports avec lui est ici +conforme, un mélange de douceur affectueuse et d'enjouement qui lui +gagnait nécessairement les cœurs, et qui plus tard, comme dans ses plus +tendres années, rendait son commerce facile pour ceux qui l'aimaient et +le connaissaient assez pour user toujours à son égard de douceur et de +fermeté. La gouvernante, dont nous avons déjà parlé, et la sœur de cette +femme, May-Gray, qui la remplaça, prirent sur son esprit une influence à +laquelle il ne résistait que bien rarement; tandis que sa mère, dont les +caprices et les accès de tendresse et d'emportement diminuaient +également le respect et l'affection de son enfant, ne dut jamais qu'à +l'autorité de son titre de mère le faible pouvoir qu'elle eut sur lui.</p> + +<p>Par l'effet d'un accident qui, dit-on, arriva au moment de sa naissance, +l'un de ses pieds fut détourné de sa position naturelle. Ce défaut, +grâce surtout aux efforts que l'on fit pour y remédier, fut pour lui, +pendant sa jeunesse, la source d'une foule de douleurs et d'ennuis. On +voulut redresser ce membre d'après les expédiens alors en vogue, et sous +la direction du célèbre John Hunter, qui même entretint à ce sujet une +correspondance avec le docteur Livingstone d'Aberdeen. C'était à sa +gouvernante qu'était confié le soin de lui mettre le soir ses +machines-bandages; souvent alors, comme elle l'a raconté depuis, elle +lui chantait ou lui racontait, pour mieux l'endormir, des histoires et +des légendes auxquelles, comme la plupart des enfans, il prenait un +grand plaisir. Elle lui apprit encore, dans cet âge si tendre, à répéter +un grand nombre de psaumes, et le premier et le vingt-troisième furent +ceux qu'il confia d'abord à sa mémoire. C'est un fait vraiment +remarquable que, par les soins de cette respectable et pieuse personne, +il acquit une connaissance plus parfaite des saintes Écritures, que ne +l'ont en général les jeunes gens. Dans une lettre qu'il écrivit d'Italie +à M. Murray, en 1821, après lui avoir demandé, par la première occasion, +l'envoi d'une bible, il ajoute: «N'oubliez pas cela, car je suis un +grand lecteur et admirateur de ces livres; je les avais parcourus tous +avant l'âge de huit ans,--c'est-à-dire les livres de l'Ancien-Testament; +quant au Nouveau, sa lecture me semblait une tâche, et celle de l'autre +un plaisir. J'en parle d'après mes idées d'enfant, telles que je me les +rappelle, et comme se présente encore à ma mémoire ce tems que je passai +à Aberdeen en 1796.»</p> + +<p>La difformité de son pied était dès-lors un sujet qui l'affligeait +beaucoup et sur lequel il se montrait très-irascible. Une personne de +Glascow m'a rapporté que la gouvernante de sa femme et celle de Byron se +voyaient souvent quand elles sortaient pour promener les enfans qui leur +étaient confiés, et qu'un jour elle lui avait dit: «Quel bel enfant que +ce Byron! et quel malheur qu'il ait un pareil pied!» L'enfant +l'entendit, et soudain, outré de colère, il la frappa d'un petit fouet +qu'il avait à la main, en s'écriant avec impatience: <i>Ne parlez pas de +cela</i>. Quelquefois cependant, comme plus tard, il parlait avec +indifférence et même plaisantait de son infirmité. Dans le voisinage se +trouvait un autre enfant qui avait dans l'un de ses pieds un défaut +semblable; Byron disait alors à cette occasion en riant: <i>Venez voir les +deux petits garçons qui s'en vont dans Brood-street avec leurs deux +pieds bots</i>.</p> + +<p>Parmi une foule d'exemples de vivacité et d'énergie, sa gouvernante +citait le suivant. Un soir, elle l'avait conduit au théâtre, à la +représentation de la <i>Femme colère corrigée</i> (<i>the taming of the +Shrew</i>); il avait suivi la pièce pendant quelque tems avec un intérêt +silencieux, mais à la scène entre Catherine et Pétruchio, quand les +acteurs en furent à ces deux vers:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i8"> <span class="sc">Catherine</span>. Je sais que c'est la lune.</p> + +<p class="i8"> <span class="sc">Pétruchio</span>. Non, vous mentez, c'est le soleil bienfaisant.</p> +</div></div> + +<p>Le petit Geordie (ainsi l'appelait-on), se levant de son siége, se mit à +crier vivement: <i>Mais je vous dis, moi, que c'est la lune, monsieur</i>.</p> + +<p>Nous avons déjà parlé du séjour du capitaine Byron à Aberdeen; il revint +encore y passer deux ou trois mois avant son départ définitif pour la +France. Chaque fois, le principal objet de sa visite était de tirer +encore, s'il le pouvait, quelque argent de la malheureuse femme qu'il +avait réduite à la misère; et il y réussit si bien, que la dernière fois +cette dame, gênée comme elle l'était, parvint à lui procurer les moyens +de se rendre à Valenciennes<a id="footnotetag9" name="footnotetag9"></a> +<a href="#footnote9"><sup class="sml">9</sup></a>, où il mourut l'année suivante (1791). +Bien que sur la fin Mrs. Byron refusât de le voir, elle lui conserva +toujours, dit-on, une vive affection; et à cette époque, quand la +gouvernante venait à le rencontrer, elle ne manquait pas de s'informer +auprès d'elle, avec la plus tendre sollicitude, de sa santé et de l'air +de son visage. Quand elle apprit sa mort, sa douleur, suivant le récit +de la même personne, tenait du désespoir, et ses cris perçans furent +entendus jusque dans la rue. C'était vraiment une femme extrême dans +toutes ses passions; sa douleur et sa tendresse partaient de son +tempérament autant que d'une sensibilité réelle. Quoi qu'il en soit, +déplorer la mort d'un pareil mari était, il faut l'avouer, faire preuve +d'une générosité bien gratuite; d'autant plus que ne l'ayant épousée, +comme il le disait tout haut, que pour sa fortune, et ayant bientôt +dissipé le seul charme qu'elle eût à ses yeux, il avait la cruauté de +lui reprocher fréquemment les inconvéniens de la pénurie, fruit de son +extravagante prodigalité.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote9" +name="footnote9"><b>Note 9: </b></a><a href="#footnotetag9"> +(retour) </a> + Mrs. Byron, dit quelqu'un que j'ai déjà cité, + s'était endettée de trois cents liv. st., par suite des + avances d'argent faites à M. Byron lors de ses deux visites à + Aberdeen, et par les frais d'ameublement de la chambre + qu'elle occupa après la mort de son mari, dans Brood-street. + Les intérêts de cette somme réduisirent son revenu à 139 + liv.; toutefois elle sut vivre sans augmenter ses dettes, et + à la mort de sa grand'mère, ayant hérité des 1,122 liv. + réservées pour le douaire de cette dame, elle les acquitta + entièrement.</blockquote> + +<p>Le jeune Byron n'avait pas cinq ans accomplis quand on l'envoya à une +école primaire, tenue à Aberdeen par M. Bowers<a id="footnotetag10" name="footnotetag10"></a> +<a href="#footnote10"><sup class="sml">10</sup></a>. Il y resta, sauf +quelques interruptions, durant l'espace de douze mois, comme l'atteste +l'extrait suivant du registre journalier de l'école:</p> + +<p class="mid"><span class="sc">georges gordon byron</span>,<br> + +19 novembre 1792.<br> + +19 novembre 1793, reçu une guinée.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote10" +name="footnote10"><b>Note 10: </b></a><a href="#footnotetag10"> +(retour) </a> + Dans <i>Long-acre</i>, l'instituteur actuel de cette + école est M. Davie Gronta, l'ingénieux éditeur d'une + <i>collection de batailles et monumens militaires</i>, et d'un + ouvrage fort utile intitulé: <i>Livre classique des poèmes + modernes</i>.</blockquote> + +<p>Le prix de cette école, pour la lecture seulement, n'était que de 5 +<i>shillings</i> par quartier; et ce fut certainement moins dans le but de +hâter ses progrès que pour mieux échapper à sa turbulence que sa mère +l'y envoya. Quant au résultat de ces premières études à Aberdeen, tant +sous M. Bowers que sous différens autres instituteurs, il nous en offre +lui-même le curieux document dans une sorte de journal commencé sous le +titre de <i>mon Dictionnaire</i>, et qu'on retrouve dans l'un de ses +manuscrits:</p> + +<p>«J'ai vécu dans cette ville plusieurs années de ma première jeunesse; +mais depuis l'âge de dix ans je n'y suis pas retourné. A cinq ans, ou +plus tôt même, on m'envoyait à l'école tenue par un M. Bowers, que l'on +surnommait <i>Bodsy</i>, à cause de son air vif et éveillé. C'était une école +à l'usage des deux sexes; j'y appris peu de chose, si ce n'est à répéter +par cœur, à force de l'entendre, mais sans en retenir une lettre, la +première leçon monosyllabique: <i>Dieu fit l'homme, il faut l'aimer</i>. La +seule preuve que je donnais de mes progrès à la maison, c'était de +répéter ces mots avec la plus grande volubilité; mais un jour, ayant +tourné le feuillet, j'eus le malheur de redire encore la même chose, et +cela fit découvrir les bornes étroites de mes jeunes talens: on me tira +les oreilles (criante injustice, attendu que c'était par elles que +j'avais appris ce que je savais), et l'on confia mes dispositions aux +soins d'un nouveau précepteur; c'était un pieux et habile petit prêtre, +nommé Ross, devenu plus tard, ministre de l'une des églises d'Écosse +(celle d'<i>East</i>, je pense). Je fis sous lui d'étonnans progrès, et je me +rappelle encore aujourd'hui ses manières douces et sa généreuse +sollicitude. Dès que je pus lire, ma grande passion fut l'histoire, et +surtout je me passionnai, pourquoi? je l'ignore, pour la bataille donnée +près du lac Régille, dans l'histoire romaine, que l'on m'avait d'abord +mise entre les mains. Il y a quatre ans, me trouvant sur les hauteurs de +Tusculum, mes regards s'arrêtèrent sur le petit lac circulaire, jadis de +Régille, et qui n'est plus qu'un point dans la perspective; alors je me +souvins de mon jeune enthousiasme et de mon vieux instituteur. Plus tard +j'eus pour maître un nommé Paterson, honnête jeune homme, mais +très-sérieux et taciturne: c'était le fils de mon cordonnier; du reste +fort instruit, comme le sont généralement les Écossais; c'était de plus +un presbytérien rigide. Je commençai avec lui le latin, dans la +grammaire de Ruddeman, et je continuai jusqu'au moment où l'on me mit à +l'<i>école de grammaire</i>. Là je fis toutes mes classes jusqu'à la +quatrième forme<a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a> +<a href="#footnote11"><sup class="sml">11</sup></a>, époque de mon rappel en Angleterre, ma patrie, par +la mort de mon oncle.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote11" +name="footnote11"><b>Note 11: </b></a><a href="#footnotetag11"> +(retour) </a> Un collége régulier anglais se divise généralement + en six <i>formes</i>, quoiqu'un même professeur puisse être chargé + de deux à la fois. L'ordre des <i>formes</i> est inverse du nôtre; + ainsi (la rhétorique et la philosophie faisant partie de + l'enseignement spécial des universités), la sixièmes <i>forme</i> + correspondra à notre classe de seconde, et la première forme + à notre septième ou aux classes plus élémentaires encore. + <span class="rig"> (<i>Note du Traducteur</i>.)</span><br> +</blockquote> + +<p>C'est à Aberdeen, et sur les belles exemples de M. Duncan, que j'acquis +le beau point d'écriture que je ne lis pas moi-même sans difficulté. Je +ne pense pas qu'il se mît beaucoup en peine de mes progrès. J'écrivais +mieux alors que je n'ai jamais fait depuis; la hâte et l'agitation d'une +et d'autre espèce ont fait de moi le plus parfait griffonneur qui jamais +ait tenu une plume. Il pouvait y avoir à cette école de grammaire cent +cinquante enfans de tout âge; elle était divisée en cinq classes, tenues +par quatre maîtres, le principal se chargeant de la quatrième et de la +cinquième forme, comme en Angleterre la cinquième et la sixième forme et +les moniteurs ont toujours pour professeur le chef de l'école.»</p> + +<p>Parmi ses compagnons de classe, il en est de vivans qui se souviendront +encore de lui<a id="footnotetag12" name="footnotetag12"></a> +<a href="#footnote12"><sup class="sml">12</sup></a>, et l'impression qu'ils en ont conservée est que +c'était un enfant vif et passionné, emporté, rancunier, mais affectueux +et sociable à l'égard de ses camarades; hardi, singulièrement aventureux +et toujours, comme l'un d'eux le répétait heureusement, toujours <i>plus +prêt à donner qu'à recevoir des coups</i>. Entr'autres anecdotes à l'appui +de ce caractère, on cite qu'une fois, revenant de l'école, il se trouva +de compagnie avec un enfant qui l'avait auparavant insulté, sans en +avoir été puni. Le petit Byron avait juré qu'il le lui paierait à la +première occasion; en conséquence cette fois-ci, bien que plusieurs +autres enfans prissent le parti de son adversaire, il parvint à lui +donner une <i>volée complète</i>; et quand il arriva chez sa mère, tout +essoufflé, la servante lui demanda ce qu'il avait fait. Il répondit, +avec un mélange de rage et d'enjouement, qu'il venait d'acquitter une +dette en rossant un enfant auquel il l'avait promis; qu'il était un +Byron, et que jamais il ne fausserait sa devise: <i>Croys Byron</i>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote12" +name="footnote12"><b>Note 12: </b></a><a href="#footnotetag12"> +(retour) </a> Le vieux portier du collége aussi se rappelle bien + le petit garçon à la jaquette rouge et au pantalon de nankin, + qu'il a si souvent chassé de la cour du collége.</blockquote> + +<p>Il est certain qu'il cherchait bien plus à se distinguer parmi ses +camarades par sa supériorité dans tous les jeux et exercices violens, +que par ses progrès à l'étude<a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a> +<a href="#footnote13"><sup class="sml">13</sup></a>. Cependant il était plein d'ardeur dès +qu'on parvenait à fixer son attention, ou qu'un genre d'étude venait à +lui plaire. Il était en général parmi les derniers de sa classe, et ne +semblait guère ambitieux de places plus honorables. Il est d'usage, je +crois, dans cette pension, d'intervertir de tems en tems l'ordre des +places et de mettre les plus faibles écoliers sur les bancs +ordinairement réservés aux plus forts, sans doute dans la vue de mieux +stimuler l'ardeur des uns et des autres. Dans ces occasions, et +seulement alors, Byron était parfois à la tête de ses condisciples, et +son professeur disait en le raillant; <i>Allons, George, vous ne tarderez +pas à retourner à la queue</i><a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a> +<a href="#footnote14"><sup class="sml">14</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote13" +name="footnote13"><b>Note 13: </b></a><a href="#footnotetag13"> +(retour) </a> C'était, dit l'un de ceux que j'ai consultés, un + bon joueur de billes, il les lançait plus loin que la plupart + des enfans; il excellait aussi aux <i>barres</i>, jeu qui exige + une grande agilité de jambes.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote14" +name="footnote14"><b>Note 14: </b></a><a href="#footnotetag14"> +(retour) </a> Il paraît, d'après la liste trimestrielle tenue a + l'école de grammaire d'Aberdeen, dans laquelle le nom des + enfans se trouve placé suivant le rang qu'ils tenaient dans + leur classe; il paraît, dis-je, qu'en avril 1794, le nom de + Byron se trouvait le vingt-troisième sur une liste de + trente-huit enfans, dans la seconde forme. En avril 1798, il + lui arriva d'être le cinquième dans la quatrième classe, + composée de vingt-sept enfans, et de dépasser plusieurs de + ses condisciples qui l'avaient toujours devancé jusque-là.</blockquote> + +<p>Durant cette période, sa mère et lui eurent l'occasion de faire visite à +plusieurs de leurs amis: ils passèrent quelque tems à Fetteresso, +demeure de son parrain le colonel Duff (on s'y rappelle encore le +plaisir que prenait l'enfant à jouer avec un vieux sommelier, bon +vivant, nommé Ernest Fiddler). Ils s'arrêtèrent aussi à Banff, où +résidaient quelques proches parens de mistress Byron.</p> + +<p>Il eut en 1796 une attaque de fièvre scarlatine, après laquelle sa mère +l'envoya, pour changer d'air, dans les montagnes de l'Écosse +(<i>highlands</i>); et ce fut alors, ou l'année suivante, qu'ils choisirent +pour résidence une ferme dans le voisinage de Ballater. C'est un séjour +recherché pendant l'été par ceux qui veulent reprendre leur santé ou +leur enjouement; il est situé sur la rivière, à quarante milles environ +d'Aberdeen. Bien que cette maison, où l'on montre encore avec orgueil le +lit du jeune Byron, soit naturellement devenue un but de pélerinage pour +les admirateurs du génie, elle est, ainsi que la vallée étroite et aride +dans laquelle elle est bâtie, bien indigne de s'associer au souvenir +d'un poète. A peu de distance de là, on peut vanter avec raison un +paysage où se retrouvent tous les genres de beautés sauvages qui suivent +le cours de la Dée à travers les montagnes. C'est là que les noirs +sommets de <i>Lachin-y-Gair</i> s'élançaient en forme de tourelles aux yeux +du poète futur; les vers qu'il consacra, plusieurs années après, au +tableau de ces objets sublimes, montrent que déjà, malgré sa tendre +jeunesse, il connaissait tous les genres de <i>gloire sourcilleuse</i> qui +s'y rattachaient<a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a> +<a href="#footnote15"><sup class="sml">15</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote15" +name="footnote15"><b>Note 15: </b></a><a href="#footnotetag15"> +(retour) </a> Les souvenirs exprimés dans cette pièce sont + charmans, mais il n'en est pas moins certain, d'après le + témoignage de sa gouvernante, qu'il alla tout au plus deux + fois sur cette montagne, située à quelques milles de leur + résidence ordinaire.</blockquote> + +<p>Ah! c'est là que mes pas s'égarèrent souvent dans mon enfance; mon +chapeau était le bonnet à carreaux, mon manteau le <i>plaid</i> des +montagnards; les souvenirs des chefs de <i>clans</i>, morts depuis long-tems, +venaient s'offrir à mon esprit, quand, chaque jour, j'errais dans les +clairières couvertes de pins. Je ne songeais pas à retourner au château, +avant que la gloire du jour mourant n'eût fait place aux rayons brillans +de l'étoile polaire, car mon imagination charmée aimait à se nourrir des +traditions glorieuses que je recueillais de la bouche des habitans de la +sombre Loch-na-Gar.</p> + +<p>On a plusieurs fois attribué la première étincelle de son génie poétique +à la sévérité grandiose des scènes au milieu desquelles s'écoula son +enfance; mais on pourrait se demander si jamais pareilles facultés +furent l'effet d'un pareil accident. Que les charmes d'une nature +pittoresque, nés principalement de notre imagination et de nos +souvenirs, soient profondément sentis à un âge où l'imagination est à +peine née, où les souvenirs sont rares, c'est ce qu'on concevra +difficilement, tout en faisant la part d'un génie prématuré. L'éclat que +le poète voit dans les aspects de la nature n'est pas autant dans les +objets eux-mêmes que dans l'œil qui les contemple; et l'imagination doit +entourer ses tableaux d'une sorte d'auréole avant de pouvoir leur +emprunter quelque inspiration.</p> + +<p>A la vérité, comme matériaux susceptibles d'être mis en œuvre par la +faculté poétique quand elle sera développée, ces merveilleuses +impressions, recueillies dès l'enfance avec toute la vivacité, +conservées avec toute la puissance de souvenir qui appartient au génie, +peuvent bien former l'un des plus purs et des plus précieux alimens dont +il se nourrira par la suite; mais cependant la source de ce charme est +dans le sentiment poétique qui existait en lui et qui s'éveille alors. +C'est l'imagination seule qui, agissant sur ses souvenirs, imprégnera +pour lui, dans la suite, tout le passé de poésie.</p> + +<p>Il faut donc classer les impressions que Lord Byron reçut dans son +enfance des scènes de la nature, avec les divers autres souvenirs qu'il +conserva de la même période, comme de son innocence, de ses jeux, de ses +espérances et de ses affections premières, tous souvenirs que le poète +sait convertir à son usage, mais dont aucun ne fait le poète; pas plus +que le miel (pour employer une comparaison de Byron lui-même) ne fait +l'abeille qui le butine.</p> + +<p>Quand il arrive, comme ce fut le cas en Grèce pour Lord Byron, que les +mêmes accidens de nature, sur lesquels la mémoire a réfléchi son charme, +se reproduisent devant les yeux, entourés de circonstances nouvelles et +inspiratrices, et de tous les accessoires qu'une imagination riche et +vigoureuse peut leur prêter; alors, et le passé, et le présent, tout +contribue à rendre l'enchantement complet. Or, jamais cœur ne fut mieux +né pour réunir ces divers sentimens que celui de Lord Byron. Dans un +poème écrit un ou deux ans avant sa mort<a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a> +<a href="#footnote16"><sup class="sml">16</sup></a>, il fait honneur de sa +passion pour les montagnes aux impressions de son séjour dans les +<i>highlands</i>; et il attribue même le plaisir que lui fit éprouver +l'aspect de l'Ida et du Parnasse, bien moins aux traditions classiques +qu'aux souvenirs profonds que lui fournissaient son enfance et +<i>Lachin-y-gair</i>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote16" +name="footnote16"><b>Note 16: </b></a><a href="#footnotetag16"> +(retour) </a> L'Ile.</blockquote> + + + +<p>Celui dont les premiers regards se sont arrêtés sur les montagnes de +l'Écosse, couronnées d'un bleu céleste, aimera à contempler toutes les +cimes qui lui offriront une couleur analogue; il saluera, dans chaque +mamelon, le visage connu d'un ami; à la vue d'une montagne, son ame +s'épanouira, comme pour l'embrasser. Long-tems j'ai parcouru des pays +qui n'étaient pas mon pays; j'ai adoré les Alpes, aimé les Apennins, +révéré le Parnasse, admiré l'Ida cher à Jupiter, et l'Olympe qui s'élève +majestueusement au-dessus de la mer. Mais ce n'était point le souvenir +de leur gloire antique, ce n'était point la vue de leur beauté présente +qui m'imposaient ces impressions profondes de respect et d'amour. Les +ravissemens que l'enfant avait éprouvés survivaient à l'âge de +l'enfance. Loch-na-Gar dominait avec l'Ida sur les champs de la Troade. +Les souvenirs celtiques entouraient le mont Phrygien, et les eaux des +cascades des <i>highlands</i> se mêlaient à la claire fontaine de Castalie.</p> + + + +<p>Dans une note jointe à ce morceau, nous le voyons faire le même +anachronisme dans l'histoire de ses propres sentimens, et rapporter à +son enfance elle-même cet amour des montagnes, qui n'était autre chose +que le résultat du travail de son imagination se reportant au passé. +«C'est, dit-il, de cette époque (celle de son séjour dans les +<i>highlands</i>) que date mon amour des pays montagneux. Je n'oublierai +jamais l'effet que produisit sur moi, quelques années plus tard, en +Angleterre, la seule chose que j'eusse vue depuis long-tems qui +ressemblât à des montagnes, quoiqu'en miniature; je veux parler des +<i>Malvern-hills</i>. Lorsque je retournai à Cheltenham, je les regardais +chaque soir, au coucher du soleil, avec une émotion que je ne pourrais +décrire.» Son amour pour les courses solitaires et pour les excursions +de toutes espèces<a id="footnotetag17" name="footnotetag17"></a> +<a href="#footnote17"><sup class="sml">17</sup></a>, le conduisait souvent assez loin pour donner sur +lui des inquiétudes sérieuses. Il lui arrivait à Aberdeen, toutes les +fois qu'il en trouvait l'occasion, de s'esquiver, inaperçu, de la +maison. Quelquefois il se dirigeait du côté de la mer; et un jour, après +de longues et pénibles recherches, on trouva le petit aventurier se +débattant au milieu d'une fondrière ou mare, d'où il n'aurait pu se +tirer de lui-même.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote17" +name="footnote17"><b>Note 17: </b></a><a href="#footnotetag17"> +(retour) </a> Cette phrase rend fort douteuse l'assurance donnée + par sa gouvernante (au rapport de Thomas Moore), que Byron + n'avait jamais vu que deux fois la montagne de + <i>Lachin-y-gair</i>, si voisine de l'habitation de sa mère. + <span class="rig"> (<i>N. du Tr.</i>)</span><br> +</blockquote> + +<p>Dans le cours de l'une de ces excursions d'été le long de la Dée, il eut +l'occasion de voir les sauvages beautés des <i>highlands</i>, mieux encore +que dans les environs de leur résidence à Ballatrech. Sa mère l'avait +conduit sur la route romantique d'<i>Invercauld</i>, jusqu'à la petite chute +d'eau appelée <i>la vigne de la Dée</i>; sa passion pour les aventures fut +alors sur le point de lui coûter la vie: comme il grimpait le long d'une +pente inclinée sur cette cascade, une bruyère arrêta son pied bot et il +tomba. Déjà même il roulait vers le précipice, quand la gouvernante eut +la force et la présence d'esprit de le retenir, et de le ravir ainsi à +une mort certaine.</p> + +<p>Il n'avait encore que huit ans: ce fut alors qu'un sentiment plus près +de l'amour qu'on ne le supposerait possible dans un âge si tendre, prit, +de son propre aveu, sur ses pensées, une puissance absolue, et prouva +ainsi, de bonne heure, combien il était facile d'éveiller sa sensibilité +sur ce point comme sur tous les autres<a id="footnotetag18" name="footnotetag18"></a> +<a href="#footnote18"><sup class="sml">18</sup></a>. L'objet de son attachement +était Marie Duff; et les passages d'un journal, tenu par lui en 1813, +montrent avec quelle fraîcheur, après un intervalle de dix-sept ans, il +se rappelait toutes les circonstances de cette première passion:</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote18" +name="footnote18"><b>Note 18: </b></a><a href="#footnotetag18"> +(retour) </a> On sait que Dante n'avait que neuf ans quand, à la + <i>fête du Mai</i>, il vit pour la première fois Béatrix et en + devint amoureux. Alfieri lui-même, amant précoce, considère + une telle sensibilité prématurée comme le signe incontestable + d'une ame née pour les beaux-arts. «<i>Effetti</i>, dit-il en + décrivant ce qu'il éprouva lui-même lors de son premier + amour, <i>che poche persone intendono, e pochissime provano: ma + a quei soli pochissimi è concesso l' uscir della folla + volgare in tutte le umane arti</i>.» Canova disait ordinairement + qu'il se rappelait fort bien avoir été amoureux dès l'âge de + cinq ans.</blockquote> + +<p>«J'ai dernièrement, dit-il, beaucoup pensé à Marie Duff; il est bien +étrange que j'aie pu me passionner aussi profondément pour cette jeune +fille, à un âge où je ne pouvais connaître l'amour, ni ce que ce mot +signifiait: et pourtant c'était bien de l'amour. Ma mère me raillait +d'habitude sur cet attachement puéril; et plusieurs années après +(j'avais alors seize ans), elle me dit un jour: <i>Byron, je reçois une +lettre d'Edimbourg; miss Abercromby me mande que votre ancienne passion, +Marie Duff, est mariée à un M. Co</i>..... Et quelle fut ma réponse? En +vérité, je ne sais comment expliquer ce que je ressentis en ce moment; +mais je faillis entrer en convulsion. Ma mère en fut tellement alarmée, +que plus tard elle évita toujours de revenir sur ce sujet <i>avec +moi</i>,--se contentant de le redire volontiers à chacune de ses +connaissances. Maintenant que signifiait tout cela? Je ne l'avais pas +vue depuis que, par suite d'un <i>faux pas</i> de sa mère, à Aberdeen, elle +fut ramenée à Banff, auprès de son aïeule: nous étions tous deux de +véritables enfans; j'avais dès-lors, et j'ai depuis éprouvé cinquante +fois, d'autres sentimens tendres; cependant je me rappelle encore tout +ce que nous nous disions l'un à l'autre, toutes nos caresses, ses +traits, mon inquiétude, mes insomnies, mes instances auprès de la +servante de ma mère pour qu'elle lui écrivît de ma part; ce qu'elle fit +à la fin pour me tranquilliser. La pauvre Nancy pensait que j'étais fou; +et comme je ne pouvais écrire une lettre moi-même, elle devint mon +secrétaire. Je me rappelle aussi nos promenades, mon bonheur quand +j'étais assis près de Marie dans l'appartement des enfans, à leur maison +proche des <i>Plainstones</i> à Aberdeen. Alors, tandis que sa petite sœur +jouait à la poupée, nous faisions l'amour à notre manière.</p> + +<p>«Comment diable tout cela arriva-t-il à un pareil âge? d'où cela +provenait-il? Certainement, plusieurs années après, je n'avais pas +encore l'idée de la distinction des sexes; et cependant mes tourmens et +mon amour furent si violens, que je doute quelquefois si j'ai jamais été +depuis réellement amoureux.</p> + +<p>«Qu'il en soit ce qu'on voudra, l'annonce de son mariage, plusieurs +années après, fut pour moi un coup de foudre et fut sur le point de +m'étouffer, au grand effroi de ma mère et à l'étonnement de tous les +spectateurs qui refusaient d'y croire. C'est dans ma vie un phénomène +(puisque je n'avais alors que huit ans), qui m'a souvent tourmenté et +qui me tourmentera jusqu'à ma dernière heure; et récemment encore, je ne +sais pas pourquoi, son souvenir (non pas l'amour lui-même) s'est +représenté avec plus de force que jamais. Je serais bien étonné qu'elle +eût gardé de moi la moindre souvenance, et qu'elle se rappelât comme +elle plaignait sa petite sœur Hélène de ne pas avoir aussi un amoureux! +Il est incroyable comme j'ai gardé d'elle une parfaite et charmante +idée; de son front, de ses cheveux noirs, de ses yeux d'un brun clair, +de ses vêtemens même: je serais vraiment fâché de la voir aujourd'hui; +la réalité, toute belle qu'elle serait, détruirait ou du moins +obscurcirait les traits de la charmante Péri que je contemplais alors en +elle, et qui vit encore dans mon imagination après plus de seize années. +J'ai maintenant vingt-cinq ans et quelques mois.....</p> + +<p>«Ma mère, je le suppose, raconta cette circonstance (l'effet qu'avait +produit son mariage sur moi) aux Parkynses et certainement à la famille +Pigot; elle le mentionna sans doute également à miss Abercromby, qui +connaissait mon ancien penchant, et qui sans doute n'avait donné cette +nouvelle qu'à mon intention..... Je l'en remercie! Comme ses +commencemens, le terme de cette passion m'a souvent fait réfléchir; +quant à l'exactitude des faits, d'autres les connaissent aussi bien que +moi, et le souvenir que j'en conserve est encore plein de vie. Mais plus +j'y songe, et plus je suis embarrassé d'assigner quelques causes à cette +précocité d'affection.»</p> + +<p>Les chances qu'il avait de succéder au titre de ses ancêtres furent +quelque tems tout-à-fait incertaines; car; en 1794, le cinquième lord +Byron vivant avait encore un petit-fils. Sa mère cependant, dès sa +naissance, avait caressé l'espoir qu'il serait non-seulement un lord, +mais encore un grand homme. Une circonstance bizarre sur laquelle elle +fondait cette espérance, c'est qu'il était boiteux; pourquoi? il serait +difficile de le dire, si ce n'est peut-être qu'ayant un esprit des plus +superstitieux, elle avait consulté quelque diseur de bonne aventure, +qui, pour anoblir aux yeux d'une mère cette infirmité, l'avait rattachée +à la destinée future de l'enfant.</p> + +<p>La mort du petit-fils du vieux lord, arrivée en Corse en 1794, brisa le +seul obstacle qui se trouvait jusqu'alors placé entre le petit George et +l'héritage immédiat de la pairie: l'importance sensible que cet +événement leur donna fut sentie non-seulement par Mrs. Byron, mais aussi +par le jeune baron futur de Newsteadt. Pendant l'hiver de 1797, sa mère +lisait un jour par hasard un discours prononcé à la Chambre des +Communes; un ami se trouvait présent, qui dit à l'enfant: «Nous aurons +un jour ou l'autre le plaisir de lire aussi vos discours à la Chambre +des Communes.» <i>J'espère que non</i>, répondit-il; <i>si vous en lisez +quelqu'un de moi, ce sera à la Chambre des Lords</i>.</p> + +<p>Le titre dont il se félicitait ainsi ne lui fut que trop tôt dévolu. +S'il avait pu demeurer encore pendant dix ans tout simplement George +Byron, on ne peut douter que son caractère n'y eût gagné sous beaucoup +de rapports. L'année suivante, son grand oncle, le cinquième lord Byron, +mourut à l'abbaye de Newsteadt, ayant consommé les dernières années de +sa vie dans un état d'isolement austère et presque sauvage.</p> + +<p>Le lendemain de l'accession du petit Byron à la pairie, on dit qu'il +courut à sa mère et lui demanda <i>si elle apercevait quelque changement +en lui depuis qu'il était lord, car il n'en trouvait lui-même aucun</i>. +Réflexion ingénieuse et naturelle; l'enfant ne songeait pas encore que +la simple addition d'une syllabe au-devant de son nom avait suffi pour +opérer un changement complet et magique dans toutes ses relations +futures avec la société.</p> + +<p>On peut se faire une idée de l'effet que produisit dès-lors sur lui cet +événement, d'après l'agitation que, dit-on, il manifesta en s'entendant, +pour la première fois, appeler dans l'école avec l'addition du titre de +<i>dominus</i>. Incapable de faire la réponse habituelle, <i>adsum</i>, il resta +silencieux au milieu de la surprise générale de ses camarades, et finit +enfin par fondre en larmes.</p> + +<p>Le nuage qu'avait jeté, et sans cause, à plusieurs égards, sur le +caractère du dernier lord Byron, sa malheureuse affaire avec M. +Chaworth, avait encore été, dans la suite, obscurci par les effets +naturels d'une vie insociable et bizarre. On fait encore dans le +voisinage les récits les plus exagérés de sa cruauté envers lady Byron, +avant leur séparation mutuelle, et l'on croit même que, dans l'un de ses +accès de fureur, il avait été jusqu'à la précipiter dans l'étang de +Newsteadt. Une autre fois, dit-on, ayant tué son cocher pour quelque +désobéissance, il avait jeté le cadavre dans la voiture où se trouvait +lady Byron, et montant aussitôt sur le siége, il avait lui-même conduit +les chevaux. Ces histoires sont, à n'en pas douter, des fables +grossières, comme la plupart de celles dont son illustre héritier fut +plus tard la victime. Une femme au service du vieux lord, encore +vivante, contredit ces deux récits comme autant d'inventions de la +calomnie; elle suppose pourtant que la première est fondée sur les +circonstances suivantes. Une jeune dame du nom de Booth se trouvait à +Newsteadt en visite; un soir, on fit une partie de plaisir devant la +façade de l'abbaye, et lord Byron, par accident, l'avait poussée dans le +bassin qui reçoit la cascade: de là, sans doute, le conte dont nous +avons parlé.</p> + +<p>Une fois séparé de lady Byron, l'isolement complet dans lequel il vécut +réveilla toute la puissance d'imagination des habitans de l'endroit; nul +fait atroce ou désespéré que les commères du village ne fussent +disposées à lui imputer. Il y avait dans son triste jardin deux images +grimaçantes de satyres, que bientôt l'effroi de ceux qui les entrevirent +décora du nom de <i>diables du vieux lord</i>. On sait qu'il marchait +toujours armé, et l'on rapporte que le dernier sir John Warren, son +voisin, ayant été admis à dîner un jour avec lui, trouva sur la table +une boîte à pistolets placée là comme partie ordinaire du service.</p> + +<p>Dans ses dernières années, les seuls compagnons de sa solitude, outre +cette colonie de grillons qu'il s'amusait, dit-on, lui-même, à nourrir +et à dresser<a id="footnotetag19" name="footnotetag19"></a> +<a href="#footnote19"><sup class="sml">19</sup></a>, étaient le vieux Murray, plus tard valet favori de son +successeur, et la domestique dont je viens de citer l'autorité. Cette +dernière, d'après les fonctions auxquelles on suppose qu'elle avait été +promue auprès de son noble maître, avait reçu généralement dans le pays +le nom de <i>Lady Betty</i>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote19" +name="footnote19"><b>Note 19: </b></a><a href="#footnotetag19"> +(retour) </a> Lord Byron avait l'habitude d'ajouter à ceci, sur + l'autorité de vieux domestiques, que le jour de la mort de + leur patron, ces grillons laissèrent tous de concert la + maison, et en si grand nombre, qu'il était impossible de + faire un pas dans le vestibule sans en écraser quelques-uns.</blockquote> + +<p>Quoiqu'il vécût dans sa solitude d'une manière sordide, il paraît qu'il +éprouvait souvent le besoin d'argent; et l'un des torts les plus sérieux +qu'il fit à sa propriété, fut la vente du domaine de Rochdale, dans le +duché de Lancastre, dont le produit minéralogique passait pour +très-important. Il savait bien, dit-on, à l'époque de la vente, qu'il +n'avait pas le droit de donner un titre légal de possession, et il n'est +pas croyable que ceux qui rachetèrent ignorassent l'irrégularité de la +transaction; mais ils prévirent sans doute, comme en effet cela arriva, +qu'avant d'être dépossédés de la propriété ils seraient à peu près +indemnisés par le produit qu'ils en tireraient.</p> + +<p>On tenta, pendant la minorité du jeune lord, de rentrer dans le domaine +de Rochdale, et, comme on le lira bientôt, ce fut avec un plein succès. +Pour Newsteadt, les bâtimens et les dépendances menaçaient une ruine +prochaine, et parmi les rares témoignages de la sollicitude ou de la +dépense de son propriétaire, se trouvaient quelques masses de pierres +réunies à grands frais, et quelques bâtimens, crénelés, élevés sur le +bord du lac et dans l'épaisseur du bois. Les forts bâtis sur le lac +étaient destinés à donner un aspect naval à ses ondes: souvent, quand il +était en bonne humeur, il se plaisait à des combats simulés; ses +bâtimens attaquaient la forteresse, qui à son tour les canonnait. Le +plus grand de ses vaisseaux avait été construit pour lui dans l'un des +ports de mer de l'est: on l'avait dirigé sur des roues vers la forêt de +Newsteadt, comme pour accomplir l'une des prophéties de la mère Shipton, +<i>que quand un vaisseau chargé de</i> ling <i>traverserait la forêt de +Shervood, le domaine de Newsteadt sortirait de la famille Byron</i>. Dans +le duché de Nottingham, <i>ling</i> répond au mot bruyère; et afin de +justifier la mère Shipton et de dépiter le vieux lord, on dit que les +paysans escortaient le vaisseau en y jetant sans cesse des touffes de +bruyère.</p> + +<p>Cet homme singulier prenait évidemment fort peu de soin du sort de ses +descendans; il n'avait entretenu aucun rapport avec son jeune héritier +d'Écosse, et s'il lui arrivait d'en parler, ce qui était fort rare, ce +n'était jamais que sous le nom <i>du petit enfant qui est à Aberdeen</i>.</p> + +<p>La mort de son grand oncle faisait de Lord Byron <i>le pupille de la +chancellerie</i>, et le comte de Carlisle fut désigné pour être son tuteur. +Il avait avec la famille quelques rapports de parenté, comme fils de la +sœur du défunt lord. En 1798, pendant l'automne, Mrs. Byron et son fils, +escortés de leur fidèle May Gray, quittèrent Aberdeen pour Newsteadt. +Avant leur départ, ils avaient vendu le mobilier de l'humble appartement +qu'ils occupaient, et le produit, à l'exception du linge et de la +vaisselle que Mrs. Byron emporta, fut de 74 livres sterling 17 shillings +7 pence.</p> + +<p>Le tems que Byron passa en Écosse, où sa mère avait d'ailleurs pris +naissance, lui permettait de se considérer lui-même, comme il s'en est +glorifié dans Don Juan, <i>à moitié Écossais par sa naissance, et +entièrement par son éducation</i>.</p> + +<p>Nous avons déjà vu avec quelle vivacité il gardait le souvenir des +montagnes qui, dans l'origine, avaient frappé ses yeux; les allusions +qu'il y fait, dans le passage de Don Juan que je viens de citer, au pont +romantique du Don et aux autres localités d'Aberdeen, montrent la même +fidélité et le même entraînement de souvenir.</p> + +<br> + +<p>De dire comment <i>Auld-Lang-Syne</i> évoque devant moi l'Écosse en masse et +dans tous ses détails, les Plaids écossais, les <i>Snoods</i> écossais, les +montagnes bleues, les ondes claires, la Dee, le Don, le mur noir du pont +de Balgounie, mes souvenirs d'enfant, en un mot le plus doux songe de ce +qui me faisait alors rêver, enveloppé, comme les fils de Banco, de leurs +manteaux funéraires;--d'expliquer ces allusions enfantines qui ramènent +sous mes yeux ma douce enfance,--je ne m'en soucie pas, c'est un effet +de <i>Auld-Lang-Syne</i>.</p> + +<br> + +<p>Puis il ajoute en note:</p> + +<br> + +<p>Le pont du Don, près de <i>la vieille ville</i> d'Aberdeen, avec son arche +unique et ses eaux noirâtres et poissonneuses, me sont encore présens, +comme si je les avais vus hier. Je me rappelle également, bien que je le +cite mal peut-être, le terrible proverbe qui, dans ma jeunesse, me +faisait craindre et pourtant désirer de le passer, parce que j'étais +fils unique, au moins du côté de ma mère. Le voici tel que je m'en +souviens, quoique je ne l'aie entendu ni lu depuis l'âge de neuf ans:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i14"> Brig of Balgounie, black's your wa'</p> +<p class="i14"> Wi a wife's ae son, and a mear's ae foal</p> +<p class="i14"> Down ye shall fa'.....</p> +</div></div> + +<p>Pont de Balgounie, ton mur est noir, tu tomberas avec le fils unique +d'une femme et le poulain unique d'une cavale.</p> + +<br> + +<p>Il eut toujours un véritable plaisir à rencontrer une personne +d'Aberdeen: quand feu M. Scott, qui était né dans cette ville, lui +rendit une visite à Venise, en 1819, il lui désigna surtout, en +rappelant leurs habitudes d'enfance, une place nommée la niche de +Wallace, où se trouve encore aujourd'hui une grossière statue de ce +guerrier écossais. Cette sorte de souvenir ne le trouvait jamais +insensible. A son premier voyage en Grèce, non-seulement l'aspect des +montagnes, mais le jupon court des Albanais, tout, dit-il, le <i>reportait +à Morven</i>. Dans sa dernière et fatale expédition, l'habit qu'il portait +de préférence, à Céphalonie, était une veste de <i>tartane</i>.</p> + +<p>Mais quelque sincères et profondément senties que fussent les +impressions qu'il gardait de l'Écosse, il lui arrivait quelquefois, +comme pour toutes ses affections les plus aimables, de donner un démenti +à son bon naturel; et lorsque la colère ou l'ironie l'excitait, de +persuader et les autres et lui-même que toutes ses affections se +portaient vers des objets directement opposés.</p> + +<p>Le fiel qu'il répandit à l'occasion de sa querelle avec la <i>Revue +d'Édimbourg</i>, sur tout ce qu'il y avait d'Écossais, offre l'exemple de +ce triomphe temporaire de ses passions. Dans tous les tems, le moindre +soupçon de ridicule jeté sur l'Écosse ou ses habitans suffisait pour +faire taire ses affectueux sentimens. Un de ses amis me raconta +l'amusante colère dans laquelle le mit un jour une innocente jeune +fille, pour avoir remarqué qu'il avait quelque chose de l'accent +écossais: «Bon dieu! s'écria-t-il, j'espère bien que non; j'aimerais +mieux voir tomber la maudite Écosse dans la mer que d'avoir l'accent +écossais.»</p> + +<p>Mais on ajoutera peu de foi aux saillies de ce genre répandues dans ses +écrits ou sa conversation, quand on les comparera aux preuves décisives +qu'il a laissées de son attachement pour le pays où il passa son +enfance. Et si, pour lui, ces impressions étaient ineffaçables, de +l'autre il y a chez les citoyens d'Aberdeen, qui le regardent comme leur +compatriote, une correspondance chaleureuse d'affection pour sa mémoire +et pour son nom. Ils montrent encore aux voyageurs les diverses maisons +où il résidait dans sa jeunesse; l'avoir vu seulement une fois, réveille +en eux un souvenir d'orgueil, et le pont du Don, déjà beau en lui-même, +est désormais revêtu, grâce à la mention qu'il en a faite dans son <i>Don +Juan</i>, d'un nouveau charme. Il y a deux ou trois ans qu'on offrit une +somme de cinq liv. st. à une personne d'Aberdeen en échange d'une lettre +écrite par le capitaine Byron quelques jours avant sa mort; et au nombre +des souvenirs du jeune poète, devenus autant de trésors pour ceux qui +les possèdent, il en est un dont il n'aurait pu sans rire entendre +parler, c'est tout simplement une vieille soucoupe de porcelaine dont il +avait une fois mordu un large morceau dans un accès de colère.</p> + +<p>Ce fut dans l'été de 1798 que Lord Byron, alors dans sa onzième année, +quitta l'Écosse avec sa mère et sa <i>bonne</i>, pour prendre possession de +l'ancien domaine de ses ancêtres. Voici comme il parle de ce voyage dans +une de ses dernières lettres:</p> + +<p>«Je me souviens de Loch-Leven comme si c'était d'hier; ce fut pourtant à +l'époque de mon voyage d'Angleterre, en 1798, que je le vis.»</p> + +<p>Déjà ils touchaient à la barrière de Newsteadt, ils voyaient les bois de +l'abbaye s'élancer comme pour les recevoir, quand Mrs. Byron, affectant +de méconnaître l'endroit, demanda à la femme de la barrière à qui +appartenait cette propriété. On lui répondit que le possesseur, Lord +Byron, était mort depuis quelques mois. «Et quel est l'héritier? demanda +la mère avec un orgueil satisfait.--On dit, répondit la femme, que c'est +un petit enfant qui vit à Aberdeen.--Et le voici, dieu le bénisse!» +s'écria la gouvernante, incapable de se contenir, et couvrant de baisers +le jeune lord assis sur ses genoux.</p> + +<p>Une élévation si soudaine aurait eu sans doute, même dans des +circonstances plus favorables pour lui, une influence dangereuse sur son +caractère; le guide qui désormais allait conduire les pas du jeune Byron +dans le monde ne pouvait être plus inhabile à lui en montrer les +écueils. Sa mère, dépourvue de jugement et d'empire sur elle-même, +employait à son égard, avec la même maladresse, et l'indulgence, et ce +qui était pire encore, une violence dont l'enfant s'amusait. Ce +sentiment exquis du ridicule qui, plus tard, le rendit si remarquable, +et que dès-lors il possédait, l'emportait toujours sur la crainte que +pouvait lui inspirer sa mère. Quand Mrs. Byron, femme petite et dont +l'embonpoint embarrassait la marche, essayait, dans ses accès de colère, +de l'atteindre afin de le punir, le petit diable, glorieux de sa +légèreté, se plaisait à lui échapper sans cesse, courant autour de la +chambre en dépit de sa jambe boiteuse, et riant à gorge déployée d'avoir +pu rendre inutiles toutes ses menaces. Dans ses <i>Memoranda</i>, il a +consigné quelques anecdotes de ces premiers tems, et bien qu'il n'y +nomme jamais sa mère qu'avec respect, il est facile de voir que l'idée +qu'il en avait conservée, du moins la plus caractéristique, était d'une +nature pénible. L'un des passages les plus frappans de ces <i>Mémoires</i> se +rapporte au chagrin profond qu'il ressentait de son infirmité; il décrit +l'impression d'horreur et d'humiliation qui s'empara de lui quand sa +mère, dans un accès de colère, l'appela, <i>vilain boiteux</i>. Comme il +reproduit dans sa poésie, sous une forme ou l'autre, tous les sentimens +profonds de sa vie, il ne faut pas être surpris d'y retrouver une +expression de ce genre; nous voyons donc à l'ouverture de son drame, <i>le +Difforme transformé</i>:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i14"><span class="sc">Berta</span>. Va-t'en, vilain bossu.</p> +<p class="i14"><span class="sc">Arnold</span>. Ma mère, je suis né ainsi.</p> +</div></div> + +<p>On peut se demander si l'origine du drame entier ne serait pas due à cet +unique souvenir.</p> + +<p>Avec un pareil caractère dans la personne qui devait seule diriger ses +premières années, on conçoit qu'il dut perdre tout le fruit des soins et +de la sollicitude qu'un tuteur éclairé eût pu avoir pour lui. D'ailleurs +Lord Carlisle, peu lié avec la famille, et n'ayant jamais eu l'occasion +de connaître l'enfant, n'avait accepté qu'avec répugnance cette charge +pénible; et comme ce titre le mettait surtout en rapport avec Mrs. +Byron, il ne faut pas s'étonner qu'il ne désirât jamais pénétrer dans +les détails de l'éducation de son pupille, plus qu'il n'y était +rigoureusement obligé: ce qui l'en éloignait était la crainte de se +trouver en opposition avec les habitudes violentes et capricieuses de la +mère.</p> + +<p>D'un autre côté, si la réputation du dernier Lord eût été assez +populaire pour piquer d'émulation son jeune successeur, peut-être +l'envie salutaire de rivaliser avec les morts eût suppléé aux bons +exemples des survivans, et nul esprit ne se serait plus facilement +ouvert à cette louable émulation que celui de Byron. Mais +malheureusement, comme nous venons de le dire, les circonstances étaient +autres, et à la place d'un aussi désirable stimulant fut substituée une +rivalité d'une espèce contraire. Les étranges anecdotes qui circulaient +sur le feu Lord dans le pays où ses rudes et solitaires habitudes +avaient laissé une trace d'effroi; ces anecdotes, dis-je, avaient frappé +son imagination poétique, et réveillé dans son jeune esprit une espèce +d'admiration pour des bizarreries qui lui semblaient un motif +d'étonnement et de souvenir. On a même quelquefois supposé que ce fut le +récit des bizarreries de son oncle, qui nourrit son imagination de ces +sombres peintures et de ces figures idéales, qu'il sut par la suite +revêtir de formes diverses et anoblies par son génie<a id="footnotetag20" name="footnotetag20"></a> +<a href="#footnote20"><sup class="sml">20</sup></a>. Mais, quoi +qu'il en soit, on peut conjecturer que, dans sa pénurie de meilleurs +modèles, les singularités de son prédécesseur immédiat eurent une grande +influence sur ses goûts et son imagination. Une habitude, entre autres, +qu'il semblait devoir à cet esprit d'imitation, et qu'il conserva toute +sa vie, fut celle d'avoir ordinairement auprès de lui une arme d'une +espèce quelconque; même encore enfant, il portait toujours de petits +pistolets chargés dans la poche de sa veste.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote20" +name="footnote20"><b>Note 20: </b></a><a href="#footnotetag20"> +(retour) </a> Pourquoi donc accuser ces impressions, si les + effets en furent si admirables? + <span class="rig">(<i>N. du Tr.</i>)</span><br><br> +</blockquote> + +<p>La querelle du dernier Lord avec M. Chaworth avait pu d'ailleurs, dès +l'origine, lier d'une sorte de connexité, dans son esprit, le nom de sa +famille et l'habitude des duels; peut-être aussi les mortifications que +lui faisait dévorer, ou du moins craindre, à l'école, son infirmité +physique, trouvèrent une sorte de consolation dans l'espoir qu'un jour +les lois du combat singulier lui permettraient de lutter avec le plus +fort, à armes égales.</p> + +<p>Aussitôt après leur départ d'Écosse, Mrs. Byron, dans l'espoir d'obtenir +sa guérison, avait confié son fils aux soins d'un individu de Nottingham +qui se chargeait de ces sortes de cures: cet homme, charlatan de son +métier, se nommait Lavender; son procédé était de frotter d'abord +d'huile pendant long-tems le pied malade, puis de le tordre violemment +et de le tenir comprimé dans une machine de bois. Pour que l'enfant ne +fût pas, durant cet intervalle, retardé dans ses études, un respectable +professeur venait lui donner des leçons de latin. M. Rogers, c'était son +nom, lisait avec lui des morceaux de Virgile et de Cicéron, et ses +progrès lui parurent alors, malgré sa jeunesse, extrêmement sensibles: +toutefois, dans le cours de ses leçons, il éprouvait fréquemment de +violentes douleurs, à cause de la position de son pied; un jour, M. +Rogers lui dit: «Milord, je ne puis vous voir en proie à une douleur +comme celle que vous souffrez.--N'y songez pas, M. Rogers, répondit +l'enfant, vous ne vous en apercevrez plus.»</p> + +<p>Cet homme distingué, qui ne parle jamais de son élève que dans les +termes les plus affectueux, se souvient de plusieurs exemples de la +plaisante malice avec laquelle il aimait à se venger de son bourreau, en +mettant à découvert sa fastueuse ignorance. Un jour il avait placé au +hasard, sur une feuille de papier, toutes les lettres de l'alphabet, +mais toutefois en les disposant de manière à simuler des mots et des +phrases; il mit le papier sous les yeux du docte personnage en lui +demandant quelle langue c'était: «De l'italien,» répondit notre homme, +incapable d'avouer de bonne foi son ignorance. On conçoit que cette +réponse fut accueillie par la joie immodérée et les insultans éclats de +rire de notre jeune satirique, charmé du succès de ce premier piége +tendu au charlatanisme.</p> + +<p>C'est par une suite de la profonde impression qu'il conservait de tout +ce qui l'entourait dans sa jeunesse, et qui semblait un des traits +distinctifs de son caractère, que plusieurs années après, se trouvant +dans les environs de Nottingham, il envoya une lettre à son vieux +précepteur, remplie de sentimens affectueux. Il avait même chargé celui +qui la portait de dire à M. Rogers, qu'à compter d'un certain endroit de +Virgile, qu'il désignait, il pouvait encore réciter une vingtaine de +vers qu'il se souvenait fort bien d'avoir expliqués avec lui tandis +qu'il souffrait le plus.</p> + +<p>C'est dans ce tems, au rapport de sa gouvernante May Gray, que se +manifestèrent en lui les premiers indices de dispositions poétiques. +Voici à quel propos: une dame âgée, qui faisait de fréquentes visites à +sa mère, s'était servie à son égard d'expressions fort insultantes; et +ces affronts, il en conservait ordinairement un ressentiment implacable. +Cette dame s'était formé des idées singulières relativement à notre ame: +elle s'imaginait qu'elle s'arrêtait dans la lune comme pour y subir une +épreuve préliminaire avant d'aller plus loin. Un jour, Byron ayant reçu, +comme il paraît, une seconde injure du même genre, se présente en fureur +devant sa gouvernante: «Eh bien, mon petit héros, lui dit-elle, +qu'avez-vous donc?» L'enfant répondit que cette vieille l'avait mis dans +une affreuse colère, qu'il ne pouvait plus la supporter, etc., etc.; +puis soudain il répéta plusieurs fois les mauvais vers suivans, charmé +d'avoir trouvé un moyen d'exhaler sa bile:</p> + +<p>Dans le comté de Nott, demeure à Swan-Green une vieille maudite, si +jamais il en fut, et quand elle mourra (promptement je l'espère) elle +croit sur-le-champ qu'elle ira dans la lune.</p> + +<p>Ces vers ont peut-être été rajustés après coup; et lui-même, comme on va +le voir, date d'une année plus tard son premier essai poétique, mais +l'anecdote n'en fait pas moins connaître son caractère; c'est ce qui m'a +décidé à la conserver.</p> + +<p>Dans le même tems les faibles revenus de Mrs. Byron reçurent une +augmentation fort opportune sans doute, mais dont j'ignore le motif. Ce +fut une pension sur la liste civile de 300 liv. st. de rente; la lettre +suivante est une copie de l'ordonnance royale rendue à ce sujet:</p> + +<p class="mid">GEORGES ROI.</p> + +<p>Il nous a plu accorder à Catherine Gordon, veuve Byron, une rente +annuelle de 300 livres, à commencer au 5 juillet 1799, pour continuer +durant notre plaisir. Nous voulons et il nous plaît, qu'en vertu de +notre lettre générale du sceau privé, sous la date du 5 novembre 1760, +des fonds de notre trésor ou de l'échiquier applicables au service de +notre liste civile, vous payiez à ladite Catherine Gordon, veuve Byron, +ou à son ordre, ladite rente, à commencer du 5 juillet 1799, pour lui +être servie par quartier ou autrement, dès que l'échéance sera arrivée; +la présente sera votre garantie.</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p> Le 2 octobre 1799; de notre règne la 39me.</p> + +<p> <i>Par ordre de sa majesté</i>,</p> + +<p class="rig"> Signé W. <span class="sc">Pitt</span>,</p><br> + +<p class="rig"> S. <span class="sc">Douglas</span>.</p><br> +</div></div> + +<p>Peu satisfaite de l'opérateur de Nottingham, Mrs. Byron, pendant l'été +de 1799, jugea convenable de conduire son enfant à Londres, où, d'après +l'avis de Lord Carlisle, on le confia aux soins du docteur Baillie. Il +était important de le placer dans une école paisible où l'on pût +facilement lui faire suivre le régime que l'on adopterait pour sa +guérison: on choisit à cet effet la maison de feu le docteur Glennie à +Dulwich; et comme en outre on jugea à propos de lui donner une chambre à +coucher séparée, le docteur Glennie avait fait placer un lit dans son +propre cabinet pour son nouvel élève. Mrs. Byron, à son arrivée dans la +ville après être restée peu de tems après lui à Newsteadt, prit un +appartement à Sloane-terrace, et, sous la direction du docteur Baillie, +on chargea l'un de messieurs Sheldrake de la construction d'une machine +propre à redresser peu à peu la jambe de l'enfant<a id="footnotetag21" name="footnotetag21"></a> +<a href="#footnote21"><sup class="sml">21</sup></a>. On lui prescrivit +de la modération dans tous les exercices du corps, mais le docteur +Glennie trouvait le précepte plus facile à donner qu'à faire exécuter, +et bien que l'enfant fût assez tranquille dans les heures d'étude, dès +que celle des jeux sonnait, il ne montrait pas moins d'<i>émulation</i> dans +tous les exercices athlétiques que les enfans les plus robustes de +l'école: «émulation,» ajoute le docteur Glennie, avec lequel j'ai eu +quelques entretiens peu de tems avant sa mort, «que j'ai en général +remarquée dans les jeunes enfans affectés de semblables défauts +naturels<a id="footnotetag22" name="footnotetag22"></a> +<a href="#footnote22"><sup class="sml">22</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote21" +name="footnote21"><b>Note 21: </b></a><a href="#footnotetag21"> +(retour) </a> Dans une lettre adressée dernièrement par M. + Sheldrake à l'éditeur d'un journal médical, on établit que la + personne du même nom qui fut appelée à Dulwich auprès de Lord + Byron doit à une méprise cet honneur, et ne fit rien pour sa + guérison. L'auteur de la lettre ajoute qu'il fut lui-même + consulté par Lord Byron, quatre ou cinq années plus tard, et + bien qu'il n'ait pu alors entreprendre la guérison du pied à + cause du peu de docilité de son noble patient, il parvint + cependant à lui construire une sorte de soulier qui allégea + l'inconvénient de son infirmité.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote22" +name="footnote22"><b>Note 22: </b></a><a href="#footnotetag22"> +(retour) </a> «Quoique, dit Alfieri en parlant de son tems + d'étude, je fusse le plus petit de tous les <i>grands</i> qui se + trouvaient au second appartement où j'étais descendu, c'était + précisément mon infériorité de taille, d'âge et de force, qui + m'engageait à me distinguer.</blockquote> + +<p>Comme le jeune écolier avait reçu les élémens de la langue latine +suivant le système d'enseignement adopté à Aberdeen, il eut de la peine +à revenir sur ses pas, et se trouva, comme cela arrive souvent, retardé +dans ses études et embarrassé dans ses souvenirs, par la nécessité de se +soumettre au mode d'enseignement suivi dans les écoles anglaises. «Je +m'aperçus, dit le docteur Glennie, qu'il montra d'abord de l'ardeur et +obtint des succès: il était gai, toujours de bonne humeur et chéri de +ses camarades; il connaissait nos poètes et nos historiens bien mieux +que les enfans de son âge, et dans mon cabinet il trouvait à sa +disposition une foule de livres capables de flatter son goût et de +satisfaire sa curiosité, entre autres une collection de poètes, depuis +Chaucer jusqu'à Churchill, que je serais tenté de croire qu'il parcourut +depuis le commencement jusqu'à la fin. Il avait encore à cet âge une +connaissance étendue de la partie historique des saintes écritures; il +aimait à m'en entretenir, surtout après nos exercices pieux du dimanche +soir, et quand il lui arrivait de raisonner sur les faits racontés dans +nos livres sacrés, il le faisait avec l'air d'être persuadé des vérités +divines qu'ils renferment. Que les impressions de son enfance, dit +encore la même personne, se soient conservées plus tard dans sa mémoire, +malgré ses habitudes d'une vie irrégulière, c'est ce qu'on ne peut guère +révoquer en doute après avoir lu ses ouvrages sans prévention, et je +n'ai jamais pu m'ôter de la tête que, dans les étranges désordres qui +malheureusement marquèrent sa carrière, il n'ait dû souvent trouver bien +difficile de violer les excellens principes qu'il avait d'abord +adoptés.»</p> + +<p>J'aurais dû mentionner, parmi les traits caractéristiques de sa +jeunesse, et d'après le récit du mari de sa première gouvernante, qu'il +montrait dès-lors, et dans toutes les occasions, un esprit investigateur +en matières religieuses.</p> + +<p>Le docteur Glennie ne fut pas long-tems sans s'apercevoir que la mère +était beaucoup plus difficile à conduire que l'enfant. Tout en +professant la plus entière déférence pour les représentations de +l'habile instituteur, quant à la nécessité de ne pas interrompre les +études de son fils, Mrs. Byron n'avait ni assez de raison, ni assez +d'empire sur elle-même, pour confirmer ses paroles par ses actions; en +dépit des remontrances du docteur et des injonctions de Lord Carlisle, +elle ne laissa pas d'intervenir dans les détails de l'instruction de son +fils, et comme on pouvait l'attendre d'une mère tendre, impérieuse et +passionnée. En vain lui représentait-on que dans toutes les +connaissances élémentaires exigées d'un jeune homme que l'on destinait à +l'une des grandes écoles publiques, Lord Byron était fort en arrière, et +que pour suppléer à ce défaut il n'avait pas trop de tous ses instans; +Mrs. Byron paraissait bien comprendre la justice de ces observations, +mais elle s'embarrassait peu d'en profiter, et n'en continuait pas moins +à déranger sans cesse le professeur et l'enfant. Peu satisfaite +d'emmener son fils du samedi au lundi à <i>Sloane-terrace</i>, contre la +volonté du docteur Glennie, elle le retenait fréquemment chez elle une +semaine de plus; et pour ajouter encore à la distraction née de ces +interruptions, elle réunissait autour de lui un cercle nombreux de +jeunes amis, sans mettre dans ses choix beaucoup de sagacité. En +pouvait-il être autrement? se demande le docteur Glennie. «Mrs. Byron +était totalement étrangère à la société et aux manières anglaises; avec +un extérieur peu prévenant, une intelligence assez bornée et un esprit +singulièrement peu cultivé, elle avait conservé tous les préjugés nés +des opinions et des habitudes du nord. Je ne pense donc pas faire la +moindre injure à sa mémoire en déclarant que Mrs. Byron n'était pas +précisément une Mrs. Lambert, ornée des facultés capables de redresser +les torts de la fortune, et de former l'esprit et le caractère d'un +jeune homme de bonne famille.»</p> + +<p>Plus d'une fois l'intervention de Lord Carlisle, dont il fallut alors +invoquer l'autorité, avait mis quelque obstacle à cette indulgence +inopportune. Grâce à un tel soutien, le docteur Glennie osa bien +s'opposer à la sortie du samedi, dont on avait tant abusé; mais les +scènes violentes auxquelles il était en butte à chaque nouveau refus +auraient pu lasser la patience de tout autre professeur moins +consciencieux et moins zélé. Mrs. Byron, dont les accès d'emportement +n'étaient pas comme ceux de son fils, <i>des silencieuses rages</i>, se +laissait souvent entraîner à des cris dont les écoliers et les valets +recevaient la confidence. C'est au point que le docteur Glennie eut un +jour le chagrin d'entendre un camarade de son noble élève lui dire: +«Byron, ta mère est une sotte;» à quoi l'autre répondit gravement: «Je +le sais bien.» Par suite de toutes ces violences et de ces +incompatibilités de mœurs, Lord Carlisle finit par ne plus se mêler de +son pupille, et l'instituteur ayant sollicité une autre fois le bénéfice +de son intervention, il répondit: «Je ne veux plus rien avoir à démêler +avec Mrs. Byron, tirez-vous-en comme vous pourrez avec elle.»</p> + +<p>Parmi les livres que l'enfant pouvait consulter dans le cabinet du +docteur Glennie, était une brochure écrite par le frère d'un de ses +meilleurs amis, et intitulée: <i>Relation du naufrage de la Junon sur la +côte d'Arracan, en l'année 1795</i>; l'auteur avait été officier en second +du vaisseau, et le récit qu'il avait envoyé à ses amis des souffrances +de leur équipage leur avait paru assez touchant et assez extraordinaire +pour être publié. La brochure ne flatta que faiblement, à ce qu'il +paraît, l'opinion publique; mais elle était à Dulwich la lecture +favorite des jeunes élèves, et l'impression qu'elle laissa sur l'esprit +observateur de Byron contribua peut-être à lui suggérer le désir +d'étudier toutes les relations de naufrages, afin de mieux retracer la +grande et magnifique scène du même genre que l'on trouve dans <i>Don +Juan</i>. Les passages suivans de la brochure ont été adoptés, comme on va +le voir, avec de faibles changemens, par notre poète, sauf quelques +incidens:</p> + +<p>«De ceux qui n'étaient pas immédiatement auprès de moi, je ne sais rien, +si ce n'est par leurs cris. Quelques-uns résistaient long-tems et +mouraient dans une agonie complète, mais ce n'était pas toujours ceux +dont la faiblesse était plus sensible qui succombaient avec moins de +peine, quoiqu'il en arrivât quelquefois ainsi. Je me rappelle +particulièrement les exemples suivans: le valet de M. Wade, garçon fort +et robuste, mourut instantanément et presque sans murmurer, tandis qu'un +autre jeune homme du même âge, mais d'un extérieur moins robuste, +résista beaucoup plus long-tems. La destinée de ces malheureux jeunes +gens fut encore différente sous un autre rapport mémorable. Leurs pères +à tous deux étaient dans les hunes à l'instant où leurs enfans +commencèrent à être malades; le père du valet de M. Wade apprit avec +indifférence l'état de son fils, <i>il ne pouvait rien faire pour lui, il +l'abandonnait à son sort</i>. L'autre, quand il reçut la même nouvelle, +descendit à la hâte, et, saisissant le moment favorable, se traîna le +long du plat-bord jusqu'à son fils qui était dans les agrès de mizaine; +cependant il ne restait plus que trois ou quatre planches du gaillard +d'arrière, justement sur la galerie contiguë à l'autre; c'est là que le +père infortuné transporta son fils et l'attacha à la rampe pour +l'empêcher d'être emporté par les flots: quand le jeune homme était +saisi d'un accès de vomissement, le père le soulevait et essuyait +l'écume qui couvrait ses lèvres; s'il survenait une pluie d'orage, il +lui ouvrait la bouche pour qu'il pût en recevoir les gouttes, ou bien +les exprimait d'un linge où il les avait recueillies. C'est dans cette +situation douloureuse qu'ils restèrent tous deux quatre ou cinq jours, +après lesquels l'enfant expira. Le malheureux père, comme s'il n'eût pu +croire à ce qu'il voyait, se mit à soulever le corps, à le regarder +attentivement; et quand enfin il ne conserva plus aucun doute, il le +regarda en silence jusqu'au moment où la mer l'emporta; alors, +s'enveloppant dans une pièce de toile, il tomba à terre et ne se releva +plus. Il doit cependant avoir vécu deux ou trois jours au-delà, comme +nous le jugeâmes d'après les tremblemens convulsifs de ses jambes, quand +une vague venait à le couvrir<a id="footnotetag23" name="footnotetag23"></a> +<a href="#footnote23"><sup class="sml">23</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote23" +name="footnote23"><b>Note 23: </b></a><a href="#footnotetag23"> +(retour) </a> Le passage suivant est la traduction qu'a tentée Lord Byron de +ce touchant récit, et tous les lecteurs jugeront que c'est un des +exemples dans lesquels la poésie est forcée de céder la palme à la +prose. Il y a dans la dernière phrase de la relation originale un +sublime que les artifices de la mesure et de la rime affaiblissent +nécessairement, et que nuls vers, quelles que soient leurs beautés, ne +sauraient exprimer avec moitié autant de force et de naturel. + +<p> 87. Dans cette déplorable troupe, il y avait deux pères et + avec eux les deux fils. L'un de ceux-ci paraissait le plus + robuste et le mieux portant; il mourut des premiers. À + l'instant de sa mort, son plus proche voisin en avertit le + père, qui dit, en jetant les yeux sur lui: «Je n'y puis rien, + la volonté de Dieu soit faite!» Et sans une larme ou soupir, + il vit jeter son corps à la mer.</p> + +<p> 88. Le second père avait un fils plus faible, aux joues + décolorées, au maintien délicat. Ce jeune homme résista + long-tems, et se roidit contre sa destinée avec une patiente + tranquillité d'esprit. Il parlait peu, et de tems en tems il + souriait pour alléger le poids des mortelles pensées qui + oppressaient d'autant plus le cœur de son père, qu'il voyait + son fils les supporter comme lui.</p> + +<p> 89. Penché sur son corps, le père ne levait pas les yeux de + dessus son visage; il essuyait l'écume qui couvrait ses + lèvres, et n'avait d'attention que pour lui. Quand la pluie + tant désirée vint enfin à tomber, et que les yeux de + l'enfant, déjà demi-voilés d'une membrane épaisse, vinrent à + briller et à remuer pour un instant, il exprima quelques + gouttes de pluie dans sa bouche expirante:--ce fut en vain.</p> + +<p> 90. L'enfant mourut.--Le père demeura long-tems attaché sur + son corps; mais enfin, quand la mort se montra à découvert, + et que le poids insensible pressé contre son cœur ne lui + donna plus de mouvement ni d'espérance, il ne le perdit pas + des yeux, jusqu'au moment où une vague impitoyable éloigna le + corps du lieu d'où il avait été jeté. Alors il tomba lui-même + roide et glacé, ne donnant d'autre signe de vie que + l'agitation convulsive de ses jambes.</p> + +<p> Le lecteur trouvera le récit de la perte de <i>la Junon</i> dans + la <i>Collection des naufrages et désastres maritimes</i>, à + laquelle Lord Byron eut habilement recours, pour y puiser les + connaissances techniques et les circonstances de sa belle + description.</p> +</blockquote> + +<p>Ce fut sans doute pendant les vacances de cette année que sa jeune +cousine, miss Parker, en faisant naître en lui une passion enfantine, +eut la gloire de lui inspirer ses premiers essais poétiques; c'est à +elle du moins qu'il attribué cet heureux effet. «Mes premiers essais +poétiques, dit-il, remontent à 1800, c'était l'ébullition d'une belle +passion pour ma cousine germaine, Marguerite Parker, fille et +petite-fille des deux amiraux Parker, l'une des plus belles de ces +jeunes filles qui, comme des fleurs, périssent dans leur printems. J'ai +oublié depuis long-tems les vers; mais elle, il me serait difficile de +l'oublier; ses yeux noirs, ses longs cils, son profil d'un style +tout-à-fait grec! J'avais alors douze ans, elle était un peu plus âgée, +peut-être d'un an. Elle mourut, un ou deux ans après, des suites d'une +chute; elle s'était brisé l'épine du dos, et cet accident amena la +consomption. Sa soeur <i>Augusta</i>, que quelques-uns regardaient comme plus +belle encore, périt de la même maladie, et c'est même en lui prodiguant +ses soins que Marguerite éprouva l'accident qui occasionna sa propre +mort. Ma sœur m'a dit que quand elle alla la voir peu de tems avant sa +fin, mon nom ayant été cité par hasard, le rouge monta à la figure de +Marguerite, quoique la mort fut déjà dans ses yeux, au grand étonnement +de ma sœur, qui, vivant avec sa grand'mère lady Holderness, et ne me +voyant que rarement, pour raisons de famille, ne savait rien de notre +attachement, et ne pouvait concevoir comment mon nom faisait un tel +effet sur elle dans un tel moment. Je ne sus rien de sa maladie qu'après +sa mort; j'étais à cette époque à Harrow ou dans la campagne. Quelques +années après, j'essayai une élégie; elle était bien plate<a id="footnotetag24" name="footnotetag24"></a> +<a href="#footnote24"><sup class="sml">24</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote24" +name="footnote24"><b>Note 24: </b></a><a href="#footnotetag24"> +(retour) </a> Cette élégie est la première de son volume non + publié.</blockquote> + +<p>«Je ne me rappelle rien d'égal à la beauté transparente de ma cousine, +ou à la douceur de son caractère, pendant la courte période de notre +intimité. <i>On l'eût dite faite d'un arc-en-ciel</i>: tout en elle était +paix et beauté.</p> + +<p>«Ma passion eut sur moi ses effets habituels: je ne pouvais ni dormir, +ni manger, ni reposer, bien que j'eusse toutes les raisons de croire +qu'elle m'aimât. Mon tourment de chaque jour était de penser au tems qui +devait s'écouler avant que je la revisse: c'était ordinairement douze +heures. J'étais alors bien fou, et maintenant je ne suis guère plus +sage.»</p> + +<p>Il y avait deux ans qu'il était sous la garde du docteur Glennie, quand +sa mère, mécontente de la lenteur de ses progrès, lenteur dont elle +pouvait, comme nous l'avons vu, s'accuser avant tous les autres, pressa +tellement lord Carlisle de le faire passer dans une école publique, que +celui-ci finit par accéder à ses vœux. «En conséquence, dit le docteur +Glennie, il entra à Harrow aussi mal préparé qu'il est naturel de le +supposer, après deux années d'instruction élémentaire, et +continuellement dérangé par tout ce qui pouvait distraire son jeune +esprit de l'école et de toute étude sérieuse.»</p> + +<p>Ce sage instituteur ne vit plus que rarement Lord Byron à compter de ce +moment; mais à en juger par ce qu'en disent Mrs. Glennie et lui, il est +clair qu'ils le suivirent toujours avec intérêt dans le reste de sa +carrière; ils virent ses déviations, mais à travers le prisme flatteur +d'une affection réelle; et dans ses aberrations les plus étranges, ils +conservèrent la trace des belles qualités qu'ils avaient chéries et +admirées dans son enfance. Au reste les affectueux sentimens du docteur +Glennie furent mis à une rude épreuve, quand en 1817 il visita Genève, +peu de tems après le départ de Lord Byron de cette ville, et au moment +où sa réputation personnelle était frappée de la plus grande +impopularité; ceux qui voyaient dans le docteur Glennie son ancien +maître, ne manquaient pas d'accuser ce dernier de l'avoir mal élevé, ou, +pour employer leurs propres expressions, de n'en avoir pas fait un +meilleur sujet.</p> + +<p>Tandis que Lord Byron venait continuer à Londres son éducation, sa +gouvernante May Gray quittait le service de sa mère et retournait dans +son pays natal, où elle mourut il y a trois ans environ. Elle s'était +mariée convenablement; et dans l'une de ses dernières maladies elle +recevait les soins du docteur Ewing d'Aberdeen, qui, ayant toujours été +admirateur enthousiaste de Lord Byron, éprouva autant de joie que de +surprise de trouver une ancienne servante de son poète favori, dans une +femme qu'il avait soignée plusieurs années. Comme on peut le supposer, +il recueillait avec avidité de la bouche de sa malade toutes les +particularités qu'elle pouvait se rappeler des premiers jours de sa +seigneurie. Toutes ces communications, M. Ewing nous en a fait la +confidence; c'est à lui que nous devons une partie des anecdotes que +nous avons citées.</p> + +<p>Byron, au départ de May Gray, voulut lui donner un témoignage de sa +reconnaissance pour les soins qu'elle avait eus de lui; il lui donna sa +montre, la première qu'il eût eue en sa possession. La fidèle +gouvernante conserva ce précieux souvenir jusqu'à sa mort, comme une +sorte de trésor; et aussitôt après, son mari la donna au docteur Ewing, +qui l'apprécia également comme une relique du génie. L'affectueux enfant +lui avait aussi donné son portrait, grande miniature en pied peinte par +Kay d'Édimbourg, en 1795. Il s'y trouve représenté tenant à la main un +arc et des flèches, avec les plus beaux cheveux du monde tombant sur ses +épaules. Ce morceau curieux est également passé dans la possession du +docteur Ewing.</p> + +<p>Byron étendit les effets de sa reconnaissance à la sœur de cette femme, +qui avait été sa première gouvernante. Il lui écrivit quelques années +après son départ d'Écosse, et dans les termes les plus aimables; il +s'informait de sa santé, et lui apprenait avec joie que son pied s'était +assez bien redressé pour lui permettre de se servir de bottes +ordinaires; «événement qu'il avait si long-tems désiré, et qui lui +ferait sans doute à elle-même le plus vif plaisir.» Il accompagna sa +mère à Cheltenham durant l'été de 1801, et le récit qu'il fait de ses +propres sensations à cette époque nous montre à quel âge prématuré il +était familier avec les impressions poétiques. Un enfant qui contemple +avec émotion le soleil couchant sur les hauteurs, parce qu'il lui +rappelle les montagnes où il a passé sa jeunesse, a déjà sans doute le +cœur et l'imagination d'un poète. Ce fut pendant ce voyage à Cheltenham +qu'une diseuse de bonne aventure, consultée par sa mère, fit sur lui une +prédiction à laquelle il pensa quelque tems avec inquiétude. Mrs. Byron, +dans sa première visite à cette femme (c'était, si je ne me trompe, la +fameuse Mrs. Williams), s'était donnée pour une demoiselle; la sibylle +toutefois ne s'y trompa point: elle déclara que celle qui la consultait +était non-seulement mariée, mais la mère d'un fils boiteux; que ce fils +était prédestiné, entre autres événemens qu'elle lisait dans les astres, +à courir les dangers d'un empoisonnement avant sa majorité; qu'il serait +deux fois marié, et la seconde fois à une étrangère.</p> + +<p>Après deux ans, le jeune Byron raconta ces particularités à la personne +dont je tiens cette histoire, et il disait que l'idée de la première +partie de la prédiction s'était souvent présentée à lui. Cependant la +dernière partie semble avoir été plus près de se réaliser.</p> + +<p>Si on fait attention au caractère réservé de Byron dans sa jeunesse, et +même jusqu'à un certain point dans toute sa vie, la transition d'un +établissement paisible comme celui de Dulwich au fracas d'une grande +école publique était assez difficile. Aussi trouvons-nous, d'après son +propre témoignage, que, pendant les premiers dix-huit mois, <i>il haïssait +Harrow</i>. Cependant son esprit actif et social finit par vaincre sa +répugnance, et après avoir été, comme il le dit lui-même, <i>enfant fort +impopulaire</i>, il parvint à se montrer le boute-en-train de tous les +plaisirs et de toutes les espiégleries de l'école. Pour bien connaître +ses dispositions et ses habitudes de ce tems-là, nous ne pouvons mieux +faire que de nous en rapporter à la digne et respectable autorité du +docteur Drury, qui était alors à la tête de l'école, et auquel Lord +Byron a payé un tribut d'affection qui, semblable aux respectueux +sentimens de Dryden pour le docteur Belly, uniront à jamais les deux +noms du poète et de l'instituteur. Ce savant vénérable m'a fait passer +le morceau suivant qui, malgré sa brièveté, présente d'importans détails +sur l'impression que le jeune Lord fit alors sur lui.</p> + +<p>«Lord Byron avait treize ans et demi quand M. Hanson, son guide, vint le +confier à mes soins. Il me fit remarquer que son éducation avait été +négligée, et ajouta qu'il était mal préparé pour les études d'une école +publique; mais qu'après tout il croyait à l'enfant de véritables +dispositions. Aussitôt son départ, je pris dans mon cabinet le nouvel +élève, et j'essayai de le faire parler, en m'informant de ses plaisirs, +de ses habitudes, de ses amis dans son autre pension; mais je perdis +presque entièrement mon tems, et je compris bientôt qu'on m'avait confié +un jeune faon sauvage. Cependant il y avait de l'esprit dans ses yeux, +et il fallait d'abord le lier d'amitié avec un enfant plus âgé, qui pût +le familiariser avec les nouveaux objets qui l'entouraient et avec le +système de la maison dont il allait faire partie. Mais ce qu'il apprit +dans la conversation de son conducteur lui causa de la peine quand il +sut que des élèves beaucoup plus jeunes que lui étaient bien plus +avancés, et il se crut humilié de ne pouvoir rivaliser avec eux. Je m'en +aperçus et m'empressai de le confier aux soins spéciaux de l'un des +maîtres, comme répétiteur, en assurant l'enfant qu'il ne prendrait rang +dans la classe qu'au moment où son travail lui permettrait de marcher +avec ceux de son âge. Cette promesse lui plut, et dès-lors il fut plus à +son aise avec ses camarades, car pendant un certain tems il gardait une +sorte de timidité. Ses manières et son caractère me firent bientôt juger +qu'il était plus facile de le conduire avec un fil de soie qu'avec un +câble; et je me réglai sur ce principe. Après quelque séjour à Harrow, +et comme son esprit commençait à se développer, lord Carlisle, son +parent, exprima le désir de me voir; j'allai trouver sa seigneurie. Son +but était de m'apprendre quels étaient les biens à venir de Byron; il me +représenta ses espérances de fortune comme bornées, et voulut savoir +quelle était sa capacité. Je ne fis pas d'observation sur ses premières +confidences, et je répondis à sa question: <i>Il a des talens, milord, qui +ajouteront de l'éclat à son rang</i>. En vérité!!! répondit sa seigneurie, +avec un air de surprise qui n'indiquait pas, à mon avis, toute la +satisfaction que j'en attendais. Quant à son talent pour l'art oratoire, +voici la circonstance à laquelle vous faisiez allusion. Les hautes +classes de l'école avaient composé de ces sortes de déclamations qui, +après avoir été corrigées par les répétiteurs, étaient portées au +professeur; alors ceux qui les avaient faites les répétaient, afin qu'on +pût réformer leurs gestes et leur accent, avant qu'ils les prononçassent +en public. Je fus, en cette occasion, enchanté de l'attitude, de la +prononciation et des gestes de Lord Byron, non moins que de son travail +en lui-même. Tous les jeunes orateurs ne manquaient pas de suivre à la +lettre leur composition écrite: Lord Byron fit de même dans la première +partie de son travail; mais à ma surprise, il s'écarta tout d'un coup de +son manuscrit, et avec assez de hardiesse et de rapidité pour me faire +craindre de le voir manquer de mémoire pour la conclusion. Mes alarmes +n'étaient pas fondées, il fournit sa carrière sans hésitation et sans le +moindre embarras. Je lui demandai, pourquoi il avait ainsi altéré sa +composition; il me répondit qu'il n'y avait rien changé, et qu'il ne +s'était pas aperçu qu'il s'en fût écarté le moins du monde. Je le crus, +et d'après l'expérience que j'avais de sa manière d'être, je compris +qu'étant plein de son sujet, il avait involontairement substitué des +expressions et des couleurs plus vives à celles que sa plume avait +tracées.»</p> + +<p>Le docteur Drury, en me communiquant ces détails, ajoute un fait qui +atteste tout le cas que Lord Byron fit toujours des opinions de son +vieux maître, même quand il fut au faîte de sa gloire.</p> + +<p>«Après ma retraite d'Harrow, je reçus de lui deux lettres pleines +d'affection, et dans mes visites à Londres, à l'époque où ses ouvrages +fascinaient les yeux du public, je lui demandai pourquoi il n'avait pas +pensé à m'en faire tenir un seul, comme c'était son devoir. <i>C'est</i>, me +dit-il, <i>parce que vous êtes le seul homme auquel je crains de les voir +lire</i>. Puis, après un court intervalle, il ajouta: <i>Que pensez-vous du +Corsaire</i>?»</p> + +<p>Maintenant je vais mettre sous les yeux du lecteur les diverses notes +sur sa vie au collége, qu'il a consignées lui-même dans plusieurs livres +de souvenirs. Il n'est pas besoin de dire qu'étant son ouvrage, elles +présenteront sur ce tems les particularités les plus fidèles et les plus +curieuses.</p> + +<p>«J'avais dix-huit ans, tout singulier que cela puisse paraître, avant +d'avoir jamais lu une <i>revue</i>; mais étant à Harrow, mes connaissances, +sur toute sorte de sujets nouveaux, étaient assez grandes pour faire +supposer que je devais aux revues toute ma science, attendu qu'on ne me +voyait jamais lisant, mais toujours badinant, jouant, ou occupé à +quelque méchanceté. La vérité est que je lisais en mangeant, au lit et +partout où nul ne lisait; et avant d'avoir cinq ans j'avais lu toutes +sortes de livres, à l'exception d'une revue: cette exception est ce qui +me l'a fait remarquer. Je me souviens qu'en 1804, Hunter et Curzon +m'ayant confié l'idée qu'on avait de moi au collége à ce sujet, je les +fis bien rire en leur demandant d'un air surpris: et qu'est-ce donc +qu'une revue? Au reste, elles étaient alors moins répandues. Trois +années plus tard je les connus beaucoup mieux: mais enfin j'en lus une +pour la première fois en 1806.</p> + +<p>«J'ai déjà dit qu'on remarquait à l'école l'étendue et la variété de mes +connaissances générales; mais n'ayant aucune activité sous les autres +rapports, je pouvais bien faire d'une haleine trente ou quarante +hexamètres grecs fidèles à la prosodie, Dieu sait comme! mais d'un +travail soutenu j'en étais incapable. Mes dispositions étaient plutôt +celles de l'orateur ou du guerrier que celles du poète; et c'était +l'opinion du docteur Drury, mon grand patron et le principal du collége, +d'après ma faconde, ma turbulence, mon organe, mon talent de gestes et +de déclamation, que je deviendrais un jour grand orateur<a id="footnotetag25" name="footnotetag25"></a> +<a href="#footnote25"><sup class="sml">25</sup></a>. Je me +souviens que ma première déclamation le surprit, et qu'il m'en fit +devant mes rivaux les plus vifs complimens à la première répétition, ce +qui était étonnant, car il en était fort économe. Mes premiers vers de +Harrow (j'entends vers anglais) furent la traduction d'un chœur du +Prométhée d'Eschyles. M. Drury les reçut froidement; et personne ne +prévoyait en moi, d'après eux, la moindre disposition poétique.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote25" +name="footnote25"><b>Note 25: </b></a><a href="#footnotetag25"> +(retour) </a> Pour mieux développer son talent dans ce genre, + Byron ne manquait pas de choisir pour les jours de discours + les passages les plus véhémens, comme le discours de Zanga + sur le corps d'Alonzo et le monologue de Léar. Dans l'une de + ces occasions publiques, il était convenu qu'il prendrait le + rôle de Drancès, et le jeune Peel celui de Turnus; mais Lord + Byron changea tout d'un coup d'idée et préféra le rôle de + Latinus, craignant, comme on le supposa, d'inspirer quelque + allusion ridicule avec cette raillerie de Turnus: <i>Ventosa in + lingua, pedibusque fugacibus istis</i>.</blockquote> + +<p>«Peel, cet orateur et cet homme d'état (car il l'était, l'est et le +sera), était de la même <i>forme</i> que moi; nous en tenions <i>la tête</i> tous +deux, suivant l'expression reçue. Nous étions bien ensemble; mais son +frère était mon ami intime. Maîtres et écoliers nous avions conçu de +Peel les plus grandes espérances, et il ne les trompa pas.</p> + +<p>«Pour les connaissances classiques, il était de beaucoup au-dessus de +moi; comme orateur et acteur; on m'estimait au moins son égal. Hors de +l'école j'étais toujours en partie et lui jamais, tandis qu'en classe il +savait toujours ses leçons et moi rarement; mais quand une fois je les +savais, je les savais presque aussi bien. Du reste, en instruction +générale, en histoire, etc., etc., je pense que je lui étais supérieur, +aussi bien qu'à la plupart des enfans de mon âge.</p> + +<p>«La merveille du collége, de notre tems, était George Sinclair, fils de +sir John; il faisait, à la lettre, les exercices de la moitié des +écoliers, des vers à volonté et des amplifications presque malgré +lui..... Il était de mes amis; comme nous nous trouvions dans la même +division, il me demandait souvent de le laisser faire mes devoirs, +faveur que je lui accordais toujours avec empressement quand ils étaient +difficiles, ou quand j'avais à faire quelqu'autre chose, ce qui +m'arrivait au moins une fois par heure. Du reste, son humeur était douce +et la mienne querelleuse. Il m'arrivait souvent de me battre pour lui, +ou de battre les autres à son intention, ou bien encore de le battre +lui-même pour le forcer à battre les autres quand je jugeais qu'il le +devait pour l'honneur de sa taille. D'autres fois nous parlions +politique, sujet sur lequel il était très-fort. Nous nous aimions +beaucoup, et je conserve encore des lettres qu'il m'a écrites de +l'école<a id="footnotetag26" name="footnotetag26"></a> +<a href="#footnote26"><sup class="sml">26</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote26" +name="footnote26"><b>Note 26: </b></a><a href="#footnotetag26"> +(retour) </a> Malheureusement ses réponses à M. Sinclair sont + perdues. Je tiens de ce dernier qu'il y en avait une, entre + autres, où Lord Byron développait toute l'ombrageuse + sensibilité de son caractère. Elle exprimait le ressentiment + d'une insulte imaginaire, et commençait par l'apostrophe + boudeuse de <i>monsieur</i>!</blockquote> + +<p>«Un autre prodige effrayant de savoir, de talent et d'espérance était +Clayton; j'ignore ce qu'il est devenu, mais c'était réellement un génie. +Les amitiés de collége, étaient pour moi de véritables <i>passions</i><a id="footnotetag27" name="footnotetag27"></a> +<a href="#footnote27"><sup class="sml">27</sup></a> +(car je n'ai jamais senti à demi), et je ne pense pas que j'en aie +conservé une seule; mais il faut dire que plusieurs de ceux qui me les +inspirèrent n'existent plus. Ma liaison avec lord Clare fut l'une des +premières et des plus durables dont je me souvienne, l'éloignement ayant +pu seul la refroidir. Jamais je n'entendis prononcer le nom de <i>Clare</i> +sans un vif battement de cœur, et remarquez-le, j'écris encore +aujourd'hui sous le charme de mes impressions de 1803, 1804 et 1805, +etc., etc.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote27" +name="footnote27"><b>Note 27: </b></a><a href="#footnotetag27"> +(retour) </a> Dans l'un de ses journaux, et sous la date de 1808, + je trouve le passage suivant de Marmontel, qui sans doute + l'avait frappé comme s'appliquant à l'enthousiasme de ses + premières liaisons. «L'amitié, qui dans le monde est à peine + un sentiment, est une passion dans les cloîtres.» + <span class="rig">(<i>Contes moraux</i>.)</span><br><br> +</blockquote> + +<p>J'emprunte l'extrait suivant à un autre de ses <i>Souvenirs</i>.</p> + +<p>«À Harrow, je tenais bien ma place au coup de poing<a id="footnotetag28" name="footnotetag28"></a> +<a href="#footnote28"><sup class="sml">28</sup></a>. Je crois me +rappeler que je ne fus battu qu'une fois sur sept, et c'était avec +H..... encore le drôle ne me battit que par l'intervention déloyale des +gens de la maison où il mangeait, et où la scène se passait; je n'avais +pas même de second. Je ne lui pardonnerai jamais, et je serais fâché de +le rencontrer aujourd'hui, car certainement nous nous querellerions. Mes +combats les plus mémorables furent avec Morgan, Rice, Raiesford et lord +Jocelyn, mais nous restâmes toujours bons amis par la suite. J'étais un +des enfans les moins aimés, cependant je finis par me faire respecter. +J'ai gardé toutes mes amitiés de collége et toutes mes haines, si ce +n'est relativement au docteur Butler, contre lequel je me révoltais, ce +dont plus tard j'ai été fâché. Le docteur Drury, que je tourmentais +aussi passablement, fut de tous mes amis le meilleur, le plus tendre, et +j'ajouterai le plus sévère; je le regarde encore aujourd'hui comme un +père.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote28" +name="footnote28"><b>Note 28: </b></a><a href="#footnotetag28"> +(retour) </a> M. d'Israeli, dans son livre ingénieux <i>sur le + caractère des gens de lettres</i>, a émis l'opinion que l'un des + indices du génie dans les jeunes gens est le dégoût des jeux + et des exercices du corps. Il cite en preuve Beattie, qui + peint ainsi son ménestrel idéal: + +<p> «Il avait toujours fui le bruit, les réunions, les fatigues, + et ne se souciait pas de paraître dans la tumultueuse mêlée + des écoliers; mais les forêts avaient pour lui le plus grand + charme.»</p> + +<p> Son autorité la plus imposante est Milton, qui dit aussi de + lui-même:</p> + +<p> «Étant enfant, nul jeu d'enfant ne m'était agréable.»</p> + +<p> On ne peut appliquer ces règles générales, ni aux + dispositions ni au mérite des hommes de génie, si dans les + personnages cités par M. d'Israeli on reconnaît quelque + infirmité corporelle, et si dans plusieurs autres on peut + remarquer des goûts directement opposés. Une foule d'autres + poètes, comme Eschyles, Dante, Camoëns, se sont distingués à + la guerre, le plus turbulent des exercices; et si l'on est + obligé d'avouer qu'Horace fut mauvais cavalier, et que + Virgile ne savait pas jouer à la paume, on trouve d'un autre + côté que Dante fut aussi habile à la chasse qu'à l'escrime, + que Tasse sut également bien danser et manier le fleuret, + qu'Alfieri était bon cavalier, Klopstock bon patineur, Cowper + renommé dans sa jeunesse à la crosse et au ballon, et + qu'enfin Lord Byron excellait dans tous les exercices du + corps.</p></blockquote> + +<p>«P. Hunter, Curzon, Long et Tatersant furent les principaux objets de +mon affection; je m'attachai encore à Clare, Dorset, C. Gordon, Debath, +Claridge et J. Wingfield; ils étaient plus jeunes que moi, et je les +gâtais par mon indulgence. Peut-être n'ai-je jamais aimé quelqu'un +autant que le pauvre Wingfield, qui mourut à Coimbre en 1811, avant mon +retour en Angleterre.»</p> + +<p>Un des plus frappans résultats de l'éducation en Angleterre c'est qu'on +ne retrouve dans aucun pays autant d'exemples d'amitié vigoureuse formée +dès l'enfance et conservée dans l'âge mûr, et que dans nulle autre +contrée peut-être les sentimens d'affection pour la maison paternelle ne +sont aussi rares ou du moins aussi faibles. Éloignés, comme ils le sont, +des cercles de famille, dans un tems où leur cœur est le plus accessible +aux sentimens affectueux, les enfans substituent naturellement aux liens +de parenté ces amitiés de collége, qui, s'unissant ensuite aux scènes et +aux événemens qui charmèrent leur jeunesse, conservent toujours sur eux +la plus grande force. On peut observer des résultats tout-à-fait +différens en Irlande, et je crois aussi en France, où le système +d'éducation se lie mieux aux souvenirs domestiques. Là, la maison +paternelle obtient une sorte de partage naturel et légitime dans le cœur +des enfans; mais aussi les amitiés hors de ce cercle domestique sont en +proportion moins vives et moins durables<a id="footnotetag29" name="footnotetag29"></a> +<a href="#footnote29"><sup class="sml">29</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote29" +name="footnote29"><b>Note 29: </b></a><a href="#footnotetag29"> +(retour) </a> + À huit ou neuf ans, on met l'enfant à l'école, et + dès-lors il dévient étranger dans la maison où il est né; + l'affection de son père est interrompue pour lui, et les + sourires de sa mère, ses tendres avis, la sollicitude de ses + parens, ne sont plus devant ses yeux. D'année en année, il se + sent vers eux moins d'entraînement, et il finit par perdre + ses premiers sentimens au point de se trouver plus heureux + partout ailleurs que dans sa famille. + <span class="rig">(<i>Lettres de Cowper</i>.)</span><br> +</blockquote> + +<p>Pour un jeune homme comme Byron, rempli des sentimens les plus +passionnés, et ne trouvant dans la maison maternelle de sympathie +qu'avec la portion la moins noble de sa nature, le petit univers de +l'école devait nécessairement mettre en jeu ses affections, et leur +donner une extension extrême. Voilà pourquoi les amitiés qu'il contracta +au collége se ressentirent beaucoup de ce qu'il désigne lui-même comme +des <i>passions</i>. C'est le vide de pareilles affections dans ses foyers, +et leur vivacité parmi <i>la sociale réunion d'Ida</i>, qu'il décrit ainsi +dans l'un de ses premiers poèmes<a id="footnotetag30" name="footnotetag30"></a> +<a href="#footnote30"><sup class="sml">30</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote30" +name="footnote30"><b>Note 30: </b></a><a href="#footnotetag30"> +(retour) </a> Même avant ses liaisons de collége, il avait montré + la même sorte d'attachement romanesque pour un enfant de son + âge, fils d'un de ses fermiers de Newsteadt. Dans deux ou + trois de ses premiers poèmes il ne s'arrête pas moins sur + l'inégalité que sur la chaleur de cette amitié. + +<p> «Que la folie sourie, en voyant ton nom et le mien unis par + l'amitié; la vertu roturière a plus de droit à ce sentiment + que le vice anobli.</p> + +<p> «Bien que ton sort ne soit pas égal au mien, puisque ma + naissance m'appelle aux honneurs de la pairie, ne m'envie pas + cet éclat pompeux, un mérite modeste fait ton orgueil.</p> + +<p> «Nos ames du moins se rencontrent égales, ton humble + condition n'est point une disgrâce pour ma position élevée; + notre commerce n'en sera pas moins doux, puisque le mérite + remplace en toi la naissance.»</p> +</blockquote> + + +<p>N'y a-t-il point quelqu'autre cause qui rende ce mot d'enfance si cher à +tout le monde? Ah! sûrement il y a une voix secrète qui nous dit tout +bas que l'amitié sera doublement douce à celui qui est obligé de +chercher des cœurs aimans, de les chercher hors du sein de sa famille, +quand il ne peut les y trouver. Ces cœurs, chère <i>Ida</i><a id="footnotetag31" name="footnotetag31"></a> +<a href="#footnote31"><sup class="sml">31</sup></a>, je les ai +trouvés dans ton sein, tu as été pour moi une famille, un monde, un +paradis.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote31" +name="footnote31"><b>Note 31: </b></a><a href="#footnotetag31"> +(retour) </a> <i>Ida</i>, nom poétique de l'école d'Harrow. + (<i>N. du Tr.</i>)</blockquote> + +<p>Cette première publication est remplie des témoignages les plus touchans +de ses amitiés de collége; il n'est pas jusqu'aux reproches qu'il +adresse à l'un d'eux, à propos de quelques griefs, qui ne portent un +caractère de tendresse.</p> + +<p>Vous saviez que mon ame, que mon cœur, que ma vie étaient à vous en cas +de danger; vous saviez que les années et la distance ne m'avaient pas +changé, que je n'existais que pour l'amour et l'amitié.</p> + +<p>Vous saviez... mais pourquoi revenir en vain sur le passé? les liens qui +nous unissaient sont rompus. Peut-être ce souvenir vous arrachera-t-il +un jour des larmes tardives; vous soupirerez alors en songeant à celui +qui fut votre ami!</p> + +<p>La description suivante de ce qu'il éprouvait après avoir quitté Harrow, +quand il retrouvait dans le monde quelqu'un de ses anciens camarades, se +rapproche beaucoup de la scène qui eut lieu en Italie, quelques années +seulement avant sa mort, quand à la vue de son cher lord Clare, après +une longue séparation, il se sentit touché jusqu'aux larmes par les +souvenirs qu'il réveillait en lui.</p> + +<p>..... Si par hasard quelque figure que je me rappelle bien, quelque +ancien camarade de mon enfance vient, une honnête joie peinte sur la +figure, réclamer en moi son ami; mes yeux, mon cœur, tout montre que je +suis encore un enfant: la scène éblouissante, les groupes bruyans qui +m'entourent disparaissent devant l'ami que je viens de retrouver.</p> + +<p>On a vu par les extraits de son <i>journal</i> que M. Peel était l'un de ses +condisciples d'Harrow. La curieuse anecdote suivante, qui les concerne +tous deux, m'a été rapportée par un ami de ce dernier, et je tâcherai de +me rapprocher autant que possible des propres expressions du narrateur.</p> + +<p>Tandis que Lord Byron et M. Peel étaient à Harrow, un tyran<a id="footnotetag32" name="footnotetag32"></a> +<a href="#footnote32"><sup class="sml">32</sup></a>, plus +vieux de quelques années, réclama le droit de <i>basculer</i> le petit Peel, +droit que Peel, à tort ou à raison, ne voulut pas reconnaître. Mais sa +résistance fut vaine: le tyran non-seulement le fit fléchir, mais il +résolut d'infliger une punition à l'esclave réfractaire. Il se mit donc +en devoir de lui administrer une espèce de bastonnade sur la partie +interne du bras, que durant l'opération il avait comprimé de deux +cordes, avec un talent cruel, pour rendre la douleur plus vive. Tandis +que les coups se succédaient rapidement et que le pauvre Peel n'en +pouvait déjà plus, Byron aperçut et comprit de suite les tourmens de son +ami; il savait bien qu'il n'était pas assez fort pour chercher querelle +au tyran et que d'ailleurs il était dangereux de l'approcher; toutefois +il s'avance vers la scène de l'action, et le visage rouge de colère, les +yeux pleins de larmes et une voix que l'indignation et la terreur +rendaient incertaine, il lui demanda humblement qu'il voulût bien lui +dire combien de coups il entendait infliger. «Et que t'importe? petit +drôle! répondit l'exécuteur.--C'est que si vous y consentiez, repartit +Byron, en présentant son bras, j'en prendrais la moitié.» Il y a dans ce +petit trait un mélange de simplicité et de grandeur vraiment héroïque; +nous pouvons sourire à notre aise des amitiés d'enfance, mais il est +rare que celles de l'âge mûr soient capables d'une générosité comparable +à celle-ci.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote32" +name="footnote32"><b>Note 32: </b></a><a href="#footnotetag32"> +(retour) </a> On appelle ainsi, dans les grands colléges + d'Angleterre, les élèves les plus anciens; ceux des dernières + classes sont désignés sous le nom d'esclaves. Il en était de + même à l'école polytechnique, il y a quelques années, et la + <i>bascule</i> était également une servitude qu'imposaient les + élèves de deuxième année à ceux de la première. + <span class="rib">(<i>N. du Tr.</i>)</span><br> +</blockquote> + +<p>Parmi ses favoris d'école, on peut remarquer qu'un grand nombre étaient +nobles, ou de familles nobles, tels que les lords Clare et Delaware, le +duc de Dorset, et le jeune Wingfield. Une circonstance peut laisser +croire que leur rang avait eu quelque part dans les motifs qui +attirèrent Byron vers eux: un jour, celui de ses condisciples qui me +raconta le fait, avait, en sa qualité de moniteur, mis lord Delaware sur +sa liste de punition; Byron s'en étant aperçu, s'approcha de lui, en +disant: «Wildman, je vois que vous avez mis Delaware sur votre liste; ne +le faites pas frapper, je vous prie.--Pourquoi donc?--Je ne sais pas, +mais enfin c'est mon collègue à la pairie.» Il est inutile d'ajouter que +son intervention en pareil cas n'était rien moins qu'heureuse; car l'un +des rares bienfaits de l'éducation publique est de faire tomber en +quelque sorte ces distinctions artificielles, et de placer les jeunes +plébéiens dans une égalité parfaite avec les pairs, bien que ces +derniers puissent avoir leur revanche dans le monde.</p> + +<p>Il est vrai que, dans Lord Byron, le sentiment de sa supériorité +nobiliaire était alors assez peu déguisé pour lui attirer fréquemment +les moqueries de ses camarades; c'est, je crois, à Dulwich que son +habitude de tirer orgueil de la prééminence qu'il trouvait dans un vieux +baron anglais, sur tous les nouveaux pairs, lui fit donner le surnom de +<i>vieux baron anglais</i>. Mais ce serait une erreur de croire que, soit à +l'école, soit plus tard, il ait jamais été guidé par d'aristocratiques +sympathies dans le choix de ses amis. Tout au contraire, suivant l'usage +des hommes d'une extrême fierté, il préférait généralement pour <i>ses +intimes</i>, ceux d'un rang inférieur au sien, et tels étaient presque tous +ceux qu'il comptait à l'école parmi ses amis. D'un autre côté, ce qui le +charmait le plus dans ses autres plus jeunes amis, c'était leur +infériorité sous le rapport de l'âge et de la force. Elle lui permettait +de se complaire encore dans son généreux orgueil, en prenant quand il le +fallait, à leur égard, le rôle de protecteur.</p> + +<p>William Harness, qui était entré à Harrow à dix ans, tandis que Byron en +avait quatorze, fut l'un de ceux qu'il aima le plus, par ce dernier +motif, bien qu'il ait oublié d'en parler. Le jeune Harness, encore +boiteux des suites d'un accident d'enfance, et à peine remis d'une +maladie grave, était peu capable de surmonter les difficultés d'une +école publique; Byron le vit un jour maltraité par un enfant beaucoup +plus âgé et plus fort; il se hâta de prendre sa défense. Le lendemain, +le petit enfant demeurait seul à l'écart; Byron vint encore à lui, et +lui dit: «Harness, si quelqu'un te bat, dis-le-moi, et, si je puis, je +le rosserai.» Il tint sa parole, et, dès ce moment, le protecteur et le +protégé devinrent, malgré leur différence d'âge, des amis inséparables. +Cependant leur amitié subit un refroidissement auquel Lord Byron, dans +une lettre écrite après six ans, fait allusion avec tant de sensibilité, +de franchise et de délicatesse, que je ne puis m'empêcher d'anticiper la +date, et d'en donner ici un extrait.</p> + +<p>«Nous paraissons tous deux nous rappeler parfaitement, avec un mélange +de plaisir et de regret, les jours que nous passions ensemble; et je +vous jure bien sincèrement que je les compte au nombre des plus heureux +de mes courts instans de bonheur. Maintenant je touche à ma majorité, +c'est-à-dire que j'ai vingt ans et un mois; encore un an, et je +parcourrai dans le monde ma carrière de folie. Alors j'avais quatorze +ans: vous étiez presque le premier de mes amis d'Harrow, le premier +certainement en estime, sinon en date; mais une assez longue absence +d'Harrow, et de votre part de nouvelles liaisons, le contraste de votre +conduite (décidément tout à votre avantage) et de ces habitudes +turbulentes et querelleuses qui m'entraînèrent dans tous les genres de +désordres, toutes ces circonstances se réunirent pour détruire une +intimité que l'affection me pressait de continuer, et que la mémoire +m'obligeait de regretter amèrement. Mais il n'est pas une particularité +de cette époque, pas même une seule de nos conversations, qui ne reste +encore aujourd'hui gravée dans mon esprit. Je n'en dirai pas davantage: +cette assurance seule vous prouvera que si je n'y avais pas attaché de +prix, je ne me souviendrais pas aussi bien de tout cela. Comme je me +rappelle la lecture de vos <i>premiers essais</i>! Une autre circonstance que +vous ignorez, c'est que les <i>premiers vers</i> que j'essayai de faire à +Harrow vous étaient adressés, vous deviez les voir; mais Sinclair en +avait gardé la copie quand nous allâmes en vacance, et à notre retour +nous avions cessé d'être liés; ils furent détruits, et certes ce ne fut +pas une grande perte. Par ce fait, vous pouvez juger de mes sentimens à +un âge où l'on ne saurait être hypocrite.</p> + +<p>«Je me suis arrêté plus que je ne pensais sur ce sujet, et je finirai +par où j'aurais dû commencer. Nous étions autrefois amis, nous l'avons +même toujours été, car notre séparation fut l'effet du hasard et non du +refroidissement. J'ignore où notre destinée doit nous conduire l'un et +l'autre; mais si l'occasion et quelque penchant vous décident à jeter +une pensée sur un écervelé de mon espèce, vous me trouverez toujours +sincère, et jamais assez aveugle sur mes défauts pour envelopper les +autres dans leurs conséquences. Voulez-vous m'écrire quelquefois? Je ne +dis pas souvent; mais enfin, si nous nous retrouvons, j'espère que nous +serons l'un pour l'autre ce que nous <i>devions</i> être et ce que nous +<i>étions</i>.»</p> + +<p>Une autre preuve aussi forte de la vivacité de ses impressions de +jeunesse, c'est, quand ses amis ont gardé un si petit nombre de ses +anciennes lettres, le soin avec lequel il conserva toutes celles que lui +adressèrent les principaux d'entr'eux, même les plus jeunes. Et si +quelquefois ses correspondans oubliaient de dater leurs missives, sa +fidèle mémoire, après plusieurs années d'intervalle, suppléait à leur +oubli. Parmi ces souvenirs qu'il conservait si précieusement, il en est +un qu'il serait injuste de ne pas citer, soit comme monument de +l'énergie qui brillait au milieu de son langage enfantin, soit en +mémoire des tendres et affectueux sentimens que leur lecture réveillait, +comme on le verra plus tard, dans l'ame de Byron.</p> + +<p class="mid">À LORD BYRON, etc., etc.<br><span class="rig"> + +Harrow-la-Montagne, 28 juillet 1805.</span><br></p> + +<p>«Puisque vous avez paru assez peu mon ami pour me <i>dire des noms</i> toutes +les fois que vous me rencontriez ces jours derniers, je vous demande une +explication, et je désire savoir si vous voulez que nous soyons aussi +bons amis qu'auparavant. J'ai bien vu que ce mois-ci vous m'aviez +absolument laissé là, sans doute pour vos nouvelles connaissances; mais +il ne faut pas croire, parce que vous aurez dans la tête un caprice +quelconque, que je reviendrai toujours à vous, comme certains autres le +font, pour regagner votre amitié. Ne pensez pas que je sois votre ami +par intérêt, et parce que vous êtes plus grand ou plus âgé que moi: non, +cela n'est pas, et ne sera jamais. J'étais votre ami, et je ne le suis +encore qu'à une condition: c'est qu'en me voyant vous ne me <i>direz plus +des noms</i>. Vous avez bien vu, j'en suis sûr, que je n'aimais pas cela; +pourquoi donc le faisiez-vous, si ce n'est parce que vous ne voulez plus +être mon ami? et pourquoi le resterais-je, si vous me traitez mal? Je ne +tiens à rien de pareil; vous pouvez bien laisser les autres m'attaquer, +mais si vous vous moquez de moi, je serai bien plus malheureux.</p> + +<p>«Je ne suis pas un hypocrite, Byron, et je ne le serai jamais assez pour +rester votre ami quand vous me <i>direz des noms</i>. Personne ne dira, j'en +suis sûr, que je me sois abaissé pour regagner une amitié dont vous ne +voulez plus. Pourquoi le ferais-je? ne suis-je pas votre égal? Quel +intérêt y aurais-je? Quand vous me retrouverez dans le monde +(c'est-à-dire si vous le voulez), vous ne pourrez m'avancer ou me +protéger, ni moi vous. Je vous engage donc et vous demande, si vous +tenez à mon amitié (ce qui n'est pas, à en juger par votre conduite), à +ne pas me donner les noms que vous faites, ni à vous moquer de moi. +Jusqu'alors il me sera impossible de vous nommer mon ami. Je vous serai +obligé de me répondre de suite.</p> + +<p>«En attendant, je demeure votre...</p> + +<p class="mid">»Je ne puis dire votre ami.»</p> + +<p>Sur le dos de cette lettre était la note suivante, de la main de Byron:</p> + +<p>«Cette lettre et une seconde furent écrites à Harrow par mon <i>alors</i> et +toujours cher ami Lord de ***, quand nous étions camarades d'études. Il +me les adressa à la suite de je ne sais plus quel malentendu, le seul +qui s'éleva jamais entre nous; il fut d'ailleurs de courte durée, et je +ne conserve cette lettre que pour la lui rappeler quand je le verrai, +afin que nous puissions rire au souvenir de l'insignifiance de notre +première et dernière querelle.»<br> + +<span class="rig">BYRON.</span><br></p> + +<p>On retrouve dans une lettre du même enfant, écrite deux années plus +tard<a id="footnotetag33" name="footnotetag33"></a> +<a href="#footnote33"><sup class="sml">33</sup></a>, ces passages remarquables:</p> + +<p>«Votre dernière lettre m'a fait penser que vous étiez extrêmement piqué +contre la plupart de vos amis, et même un peu contre moi, si je ne me +trompe. Vous dites d'un côté: <i>Il n'est presque pas douteux que peu +d'années ou de mois nous rendront aussi indifférens l'un à l'autre, que +si nous n'avions pas passé ensemble une partie de notre vie</i>. En vérité, +Byron, vous me faites injure, et je n'ai pas de doute, au moins je +l'espère, que vous ne vous calomniiez vous-même.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote33" +name="footnote33"><b>Note 33: </b></a><a href="#footnotetag33"> +(retour) </a> D'autres lettres encore offrent de curieuses + preuves de la sensibilité jalouse et passionnée de Byron. + Dans l'une d'elles, par exemple, nous voyons qu'il s'était + offensé que son jeune ami lui eût écrit <i>mon cher Byron</i> au + lieu de <i>mon très-cher</i>; et dans une autre, qu'il avait eu de + la jalousie de quelques expressions échappées à son ami, à + l'occasion du départ de Lord John Russell pour l'Espagne. + «Vous me dites, lui répond-on, que jamais vous ne me vîtes + agité comme quand j'écrivis ma dernière lettre; pensez-vous + que j'eusse tort? J'avais reçu une lettre de vous le samedi, + où vous me disiez que vous quittiez l'Angleterre au mois de + mars pour six ans; et le lundi John Russell partait pour + l'Espagne. Mais pouvez-vous imaginer que je fusse plus triste + au sujet de Lord Russell, qui s'en va pour quelques mois, et + de qui j'aurai constamment des nouvelles, que relativement à + vos six années de voyage au bout du monde, pendant lesquelles + j'entendrai à peine parler de vous, et qui peut-être + m'empêcheront de vous revoir jamais? J'éprouve une véritable + peine de ce que vous me dites, que je dois vous excuser si + vous êtes jaloux de me voir plus affecté du départ d'un ami + qui était près de vous que de celui qui était éloigné. Il est + impossible que vous ayez pu croire un moment que l'absence de + John m'affectât plus que la vôtre. Je finis donc sur ce + sujet.»</blockquote> + +<p>Malgré ces habitudes de jeux et de paresse qui semblaient l'indice d'une +certaine absence d'idées et de réflexions, il y avait des momens où le +jeune poète rentrait profondément en lui-même et se livrait à des +méditations incompatibles avec l'enjouement et l'insouciance de son âge. +On montre encore dans le cimetière d'Harrow une tombe élevée, d'où la +vue plane sur Windsor; c'était l'endroit favori où l'on savait si bien +qu'il aimait à s'arrêter, que les enfans l'appelaient <i>la tombe de +Byron</i><a id="footnotetag34" name="footnotetag34"></a> +<a href="#footnote34"><sup class="sml">34</sup></a>, et c'est là, dit-on, qu'il demeurait des heures entières +abîmé dans ses pensées, ruminant dans la solitude ses premières +inspirations sublimes et passionnées, et parfois, peut-être, entrevoyant +déjà cet avenir de gloire qui lui inspirait, à peine âgé de quinze ans, +ces vers remarquables:</p> + +<p><i>Mon nom seul sera mon épitaphe</i>. S'il ne suffit pour honorer ma cendre, +qu'aucune autre gloire ne me soit accordée en récompense. On ne doit +voir que ce nom, ce nom seul sur mon tombeau; illustré par lui, ou comme +lui à jamais oublié.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote34" +name="footnote34"><b>Note 34: </b></a><a href="#footnotetag34"> +(retour) </a> C'est à cette tombe que se rapporte ce passage des + <i>souvenirs d'enfance</i>, qui font partie de ses œuvres + inédites: + +<p> «Souvent, quand, oppressé de tristes pressentimens, je + m'asseyais incliné sur notre tombe favorite.»</p> +</blockquote> + +<p>Il passa quelque tems à Bath avec sa mère, pendant l'automne de 1802, +et, quoique bien jeune, il prit assez de part aux plaisirs de ces lieux. +Il parut dans un bal masqué, donné par lady Riddel, sous le costume d'un +jeune Turc; modèle anticipé, quant à la beauté et au costume, de son +jeune Sélim de la <i>Fiancée d'Abydos</i>. Au moment d'entrer dans la maison, +quelqu'un de la foule essaya d'arracher le diamant qui attachait le +croissant de son turban, mais l'un de ceux qui l'accompagnaient +s'aperçut à tems de cette tentative de vol. La dame qui m'apprit cette +anecdote, et qui voyait beaucoup alors Mrs. Byron, a bien voulu ajouter +à son récit les remarqués suivantes: «J'ai vu beaucoup Lord Byron à +Bath; sa mère m'a invité souvent à prendre le thé avec elle; il était +toujours fort plaisant et original; quand la conversation tombait sur +ses amis absens, il montrait un léger penchant à la satire, auquel plus +tard il s'abandonna, comme chacun sait, avec une liberté entière.»</p> + +<p>Nous touchons maintenant à un événement qui, d'après sa profonde +conviction, exerça sur sa vie et son caractère une influence vive et +durable.</p> + +<p>Ce fut en 1803, que son cœur, déjà deux fois éprouvé, comme nous l'avons +vu, par d'enfantines impressions d'amour, conçut un attachement qui, +jeune comme il était encore, domina ses facultés au point de colorer +d'une teinte particulière le reste de ses jours. Que les passions +malheureuses soient en général les plus durables, c'est une triste +vérité qui, pour être confirmée, n'avait pas besoin de ce nouvel +exemple; mais peut-être faut-il attribuer à la même circonstance +l'innocence parfaite de cet attachement pour miss Chaworth, qui le +distingua, sans jamais l'effacer de son cœur, de tous ceux qui le +suivirent. Comme c'est le seul sentiment du même genre dont les détails +puissent être suivis sans dangers, ou dont les résultats, bien que +douloureux, puissent être racontés, nous pensons qu'on s'y arrêtera avec +plaisir.</p> + +<p>Mrs. Byron, en partant de Bath, vint séjourner à Nottingham, Newsteadt +étant en ce tems-là loué à lord Grey de Ruthen; et pendant les vacances +de Harrow, son jeune fils vint l'y rejoindre. Tel était son attachement +pour Newsteadt, que c'était même un plaisir pour lui d'être dans son +voisinage; aussi, avant d'avoir fait la connaissance de lord Grey, il +lui arrivait souvent de passer la nuit dans une petite maison contiguë à +la grande porte et qu'on appelle encore à présent la hutte<a id="footnotetag35" name="footnotetag35"></a> +<a href="#footnote35"><sup class="sml">35</sup></a>; mais +bientôt des rapports d'amitié s'établirent entre son noble locataire et +lui, et dès-lors il eut toujours à son service un appartement dans +l'abbaye. Comme il avait, peu de tems auparavant, été présenté à Londres +à la famille de miss Chaworth, qui, actuellement, résidait à Annesley, +dans le voisinage immédiat de Newsteadt, il renouvela bientôt +connaissance avec elle. La jeune héritière elle-même joignait à tous les +avantages sociaux qui l'environnaient une grande beauté et les +dispositions les plus aimables et les plus séduisantes.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote35" +name="footnote35"><b>Note 35: </b></a><a href="#footnotetag35"> +(retour) </a> Je tiens ce fait de l'un des vieux domestiques de + Newsteadt, mais je ne dissimulerai pas que d'autres n'aient + révoqué en doute ces haltes nocturnes à <i>la hutte</i>.</blockquote> + +<p>Le jeune poète avait déjà remarqué ses charmes; mais ce fut seulement à +l'époque où nous sommes arrivés, comme il était dans sa seizième année +et miss Chaworth dans sa dix-huitième, qu'il semble en avoir été +complètement ébloui. Six courtes semaines d'été, écoulées près d'elle, +suffirent pour éveiller une passion qui dura toute sa vie.</p> + +<p>D'abord, bien qu'on lui offrît un lit à Annesley, il avait l'habitude de +revenir chaque nuit à Newsteadt, et le motif qu'il alléguait était sa +frayeur des tableaux de famille des Chaworth, qui, s'imaginait-il, +l'avaient pris en grippe en souvenir du duel de son oncle, et se +seraient détachés la nuit de leurs cadres pour le tourmenter. À la fin +il dit gravement un soir à miss Chaworth et à sa cousine: «La dernière +nuit, en m'en retournant, j'ai vu un <i>bogle</i>.» Comme ce dernier mot +écossais était complètement inintelligible pour les jeunes dames, il +leur fit entendre que c'était un revenant, et qu'il ne voulait pas ce +soir-là retourner à Newsteadt. À compter de là, il coucha toujours à +Annesley jusqu'à ce que ses visites furent interrompues par une courte +excursion à Matlock et à Castleton, dans laquelle il eut le bonheur +d'accompagner miss Chaworth et ses parens. Voici la curieuse notice que +l'on trouve de ce voyage dans l'un de ses livres-journaux:</p> + +<p>«J'avais quinze ans quand il m'arriva, dans une caverne du duché de +Derby, de traverser dans une barque, où deux personnes seulement +pouvaient rester couchées, un ruisseau qui coulait sous une roche; cette +dernière était tellement proche de l'eau, que nous fûmes obligés de +faire pousser la barque par un conducteur enfumé, espèce de Caron, qui +se tenait derrière, entièrement courbé dans l'eau. J'avais alors pour +second M. A. C., dont j'avais été passionnément amoureux sans le lui +dire, mais non pas sans qu'elle le découvrît. Je me rappelle mes +sensations, mais je ne puis les décrire. Notre société se composait de +Mrs. W., des deux miss W...s, de M. et Mrs. Cl...ke, de miss R. et de ma +M. A. C. Hélas! pourquoi dire <i>ma</i>? Notre mariage aurait apaisé des +haines qui avaient fait couler le sang de nos pères; il aurait réuni des +propriétés vastes et riches; au moins aurait-il réuni un seul cœur et +deux êtres assez bien assortis pour l'âge (elle avait deux ans de plus +que moi), et... et... et... qu'en est-il résulté?»</p> + +<p>Miss Chaworth prenait ordinairement part aux danses du soir, à Matlock, +tandis que son amant restait à la contempler, solitaire et mécontent. Il +est possible que le dégoût qu'il exprima toujours pour ce genre de +plaisir soit venu de quelque sentiment amer éprouvé dans sa jeunesse en +voyant la <i>dame de son cœur</i> conduite par d'autres à la danse joyeuse +dont lui-même était exclu. Un jour que la jeune héritière d'Annesley +avait eu pour cavalier une personne qu'elle n'avait jamais vue, Byron +lui dit, d'un air de dépit, quand elle vint reprendre sa place: +«J'espère que vous aimez votre nouvel ami.» Ces paroles étaient à peine +prononcées, qu'il se vit accosté par une dame écossaise, d'une tournure +déplaisante, qui vint se recommander à lui comme cousine, et qui, +mettant son orgueil à la torture à force de manières et d'expressions +vulgaires, décida la belle miss Chaworth à lui dire à son tour à +l'oreille: «J'espère que vous aimez votre nouvelle amie.» À Annesley, il +passait la plus grande partie de son tems à faire des courses à cheval +avec miss Chaworth et sa cousine, ou plongé dans une morne rêverie, les +mains occupées de son mouchoir; ou bien tirant contre une porte qui +donne sur la terrasse, et qui conserve encore les vestiges de ses +balles. Mais son plus grand plaisir était de s'asseoir auprès de miss +Chaworth lorsqu'elle faisait de la musique; son air favori était la +jolie chanson galloise <i>Maryanne</i>, sans doute principalement à cause de +son nom. Pendant tout ce tems, il avait la douleur de voir celle qu'il +aimait, entièrement occupée d'un autre amour; et comme il le dit +lui-même:</p> + +<p>«Ses soupirs n'étaient pas pour lui: pour elle il était un frère, mais +rien de plus.»</p> + +<p>Il n'est pas même probable, si le cœur de miss Chaworth eût été libre, +que Lord Byron eût été choisi par elle comme un objet d'attachement. +Deux ans de plus donnent à une jeune fille une avance dans la vie, +contre laquelle un homme ne peut pas lutter. Miss Chaworth ne voyait +dans Byron qu'un collégien: ses manières étaient d'ailleurs alors dures +et peu sociables; elles n'avaient, comme je l'ai entendu répéter vingt +fois, rien de flatteur pour les jeunes filles de son âge. Si dans un +moment d'illusion il s'était flatté d'inspirer quelque amour à la jeune +miss, il dut être bientôt désabusé par une circonstance notée dans ses +<i>Mémoires</i> comme l'une des plus douloureuses humiliations auxquelles son +infirmité l'eût exposé. Il entendit un jour miss Chaworth dire à sa +femme de chambre: «Pouvez-vous croire que je me soucie jamais de ce +petit boiteux?» Ces mots, comme il l'a rappelé lui-même, furent un coup +de foudre pour lui. Il était nuit fermée quand il les entendit; mais il +sortit à l'instant de la maison, et, sans rien voir devant lui, il +courut sans s'arrêter jusqu'à Newsteadt.</p> + +<p>La peinture qu'il a faite de cet amour, dans l'un de ses plus touchans +poèmes, <i>le Songe</i>, montre comment le génie et la sensibilité peuvent +élever les réalités de cette vie, et donner un lustre immortel aux +objets et aux événemens les plus communs. Sous le nom de l'<i>antique +oratoire</i>, la vieille salle d'Annesley rappellera long-tems à +l'imagination la vierge et l'adolescent qui s'y trouvèrent une fois +réunis; tandis que l'image du coursier de l'amant, bien que le type en +ait été la race laborieuse et peu poétique des chevaux de Nottingham, +ajoute encore aux charmes généraux de la scène, et jette sur le tableau +une portion de la lumière que le génie seul peut à son gré répandre.</p> + +<p>Au reste, dès cet âge encore tendre, il paraît avoir eu assez +d'expérience de la vie galante pour savoir comment les premiers trophées +peuvent conduire en amour à de nouvelles conquêtes; il se glorifiait +souvent, auprès de miss Chaworth, d'un nœud de cheveux que lui avait +donné quelque beauté sensible (sans doute cette jolie cousine dont il +parle avec tant de chaleur dans l'une des notes que nous avons citées). +Déjà, et il ne l'ignorait pas, il avait la beauté qui, malgré quelque +tendance à l'excessif embonpoint de sa mère, lui promettait cette +expression particulière qui donnait à ses traits tant de finesse et tant +de charme. Mais avec les fêtes de l'été finit le rêve de sa jeunesse: il +ne vit plus qu'une fois miss Chaworth l'année suivante, et il lui dit un +dernier adieu, comme il le racontait souvent, sur cette montagne près +d'Annesley, qu'il a si bien décrite dans son poème du <i>Songe</i>, comme +étant <i>couronnée d'un particulier diadême</i><a id="footnotetag36" name="footnotetag36"></a> +<a href="#footnote36"><sup class="sml">36</sup></a>. Personne, à l'entendre, +n'aurait pu deviner tout ce qu'il éprouvait, car sa contenance était +calme et ses sentimens comprimés. «La première fois que je vous +reverrai, lui dit-il en la quittant, vous serez sans doute Mrs. +Chaworth<a id="footnotetag37" name="footnotetag37"></a> +<a href="#footnote37"><sup class="sml">37</sup></a>?--Je l'espère;» telle fut sa réponse. C'était avant cette +entrevue qu'il avait écrit au crayon, dans un volume des lettres de Mme +de Maintenon, qui appartenait à la jeune miss, les vers suivans:</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote36" +name="footnote36"><b>Note 36: </b></a><a href="#footnotetag36"> +(retour) </a> Parmi les vers inédits en ma possession, je trouve + les fragmens suivans, écrits quelque tems après cette époque: + +<p> «Collines d'Annesley, arides et nues, dans lesquelles s'égara + mon enfance imprudente, comme les tempêtes du nord grondent + et mugissent au-dessus de vos ombrages touffus! Aujourd'hui + les heures ne s'écoulent plus délicieusement dans ces + promenades chéries; le sourire de Marie ne fait plus de vous + un paradis pour moi.»</p></blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote37" +name="footnote37"><b>Note 37: </b></a><a href="#footnotetag37"> +(retour) </a> Son mari prit en effet, pendant quelque tems, le + surnom de Chaworth.</blockquote> + +<p>Cesse, ô mémoire! de me tourmenter. Le présent est aujourd'hui décoloré +pour moi: l'avenir ne m'offre plus d'espérances; et quant au passé, par +pitié, cache-le-moi. Pourquoi ramener devant mes yeux ces images de ce +que je ne reverrai pas? pourquoi me représenter ces délicieux instans à +jamais évanouis? Le plaisir passé augmente la peine présente; le regret +de ce qui n'est plus se joint à la douleur de ce qui est. Espérances, +regrets, vous n'êtes plus que de vains mots: je ne demande plus qu'à +vous oublier.</p> + +<p>L'année suivante, miss Chaworth épousa l'heureux rival de Byron. M. John +Muster, l'un de ceux qui se trouvaient présens quand il en reçut la +première nouvelle, raconte ainsi ce qui se passa alors en lui: «J'étais +présent quand il apprit ce mariage, sa mère lui dit: <i>Byron, j'ai à vous +apprendre une nouvelle.--Eh bien, qu'est-ce?--D'abord, tirez votre +mouchoir, car vous en aurez besoin.--Quelle absurdité!--Prenez, dis-je, +votre mouchoir</i> (il le fit pour lui plaire), <i>miss Chaworth est mariée</i>. +À ces mots une expression singulière et impossible à décrire se peignit +sur sa pâle figure; il remit violemment son mouchoir dans sa poche, +puis, avec une affectation de froideur et de nonchalance: <i>Est-ce là +tout?</i> dit-il.--<i>Comment, je m'attendais à vous voir accablé de +douleur.</i> Il ne répondit rien, et bientôt après il ouvrit la +conversation sur un autre sujet.»</p> + +<p>Sa vie d'Harrow présente les mêmes particularités. Pendant toute sa +durée, comme il le dit lui-même, il était toujours jouant, se +révoltant<a id="footnotetag38" name="footnotetag38"></a> +<a href="#footnote38"><sup class="sml">38</sup></a>, <i>ramant</i> et se livrant à toute sorte d'espiègleries. +L'esprit de révolte dont il parle ici (bien qu'il n'ait jamais été +jusqu'à lui inspirer des actes de violence) se manifesta à l'occasion de +la retraite du docteur Drury, quand, à la place vacante, se présentèrent +les trois candidats, Mark Drury, Evans et Butler. Dans le premier +mouvement auquel cette rivalité donna lieu parmi les écoliers, le jeune +Wildman se montra à la tête du parti de Mark Drury, tandis que Byron +avait commencé par rester neutre. Mais dans l'espérance de l'avoir pour +allié, l'un des membres de la faction Drury dit à Wildman: «Byron, je le +sais, ne se joindra pas à nous, parce qu'il ne veut jamais de la seconde +place; mais vous pourriez, en lui donnant la première, vous l'assurer.» +Wildman suivit cet avis, et Byron prit en effet le commandement de la +faction.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote38" +name="footnote38"><b>Note 38: </b></a><a href="#footnotetag38"> +(retour) </a> Gibbon, parlant des écoles publiques, dit: «La + scène comique d'une révolte de collége fait connaître, sous + leur véritable point de vue, les ministériels et les + indépendans de la génération nouvelle.» Mais de pareils + pronostics ne sont pas toujours sûrs; ainsi le doux et + paisible Addisson fut, étant au collége, chef d'un + soulèvement.</blockquote> + +<p>La violence qu'il mit dans son opposition au choix que l'on fit de +Butler, et surtout la vive affection qui l'unissait au dernier maître, +contribuèrent à aigrir les relations qu'il eut avec le nouveau directeur +pendant le reste de son séjour à Harrow. Par malheur, Byron résidant +dans les appartemens de Butler, les occasions de mésintelligence étaient +on ne peut plus fréquentes. Un jour le jeune rebelle, dans un accès de +défiance, arracha tous les grillages des fenêtres de la salle; et quand +le docteur lui demanda le motif de cette violence, il répondit, avec un +grand sang-froid: «Parce qu'ils obscurcissent la salle.» Une autre fois +il lui avoua hardiment la haine qu'il avait contre lui. Ce fut long-tems +la coutume que le maître, à la fin de chaque terme, invitât à dîner les +élèves les plus âgés; et cette faveur, semblable aux invitations +royales, était en général regardée comme un ordre. Lord Byron cependant +y répondit par un refus; cela surprit beaucoup le docteur Butler, et, à +la première occasion, il lui en demanda le motif devant les autres +élèves: «Aviez-vous quelque autre engagement?--Non, monsieur.--Mais vous +aviez donc une raison, Lord Byron?--J'en avais.--Et laquelle?--Parce que +(répliqua le jeune pair avec une fierté composée) s'il vous arrivait de +passer dans mon voisinage tandis que je serais à Newsteadt, je ne +songerais certainement pas à vous inviter à dîner; en conséquence, je ne +dois pas accepter une pareille invitation de votre part.» En général +l'idée qu'avaient de lui ses professeurs à Harrow était celle d'un +enfant paresseux, qui ne voulait jamais rien apprendre; et si l'on fait +attention à ses habitudes ordinaires, on avouera que cette réputation +n'était pas dépourvue de fondement. Il est impossible de jeter les yeux +sur les livres dont il se servait, et qui sont couverts de translations +interlignées, sans être frappé de l'absence de son attention. Les mots +grecs les plus ordinaires ont leur traduction anglaise barbouillée à +leur côté, et cette circonstance prouve bien qu'il ne les connaissait +pas assez pour les traduire de mémoire. Ainsi, dans son Xénophon, nous +trouvons νεοι, <i>jeunes</i>, σωμασιν, <i>corps</i>, ανθρωποις τοις αγαθοις, <i>bons hommes</i>, etc., etc.; et même, dans les +volumes de pièces grecques qu'il vendit en partant à la bibliothèque du +collége, nous remarquons, entre autres exemples, le mot usuel χρυσος flanqué de son synonyme anglais (or).</p> + +<p>Mais quelque faibles que fussent ses progrès dans les matières purement +scolastiques auxquelles nous consacrons en pure perte une si précieuse +portion de la vie<a id="footnotetag39" name="footnotetag39"></a> +<a href="#footnote39"><sup class="sml">39</sup></a>, il n'en montrait pas moins des dispositions +merveilleuses pour tous les genres variés d'instruction qui ne sont +utiles que dans le monde. Né avec un esprit trop scrutateur et trop +vagabond pour être facilement emprisonné dans des limites déterminées, +il s'attachait à des sujets qui déjà intéressaient ses goûts virils, et +que ne pouvait comprendre l'esprit purement pédantesque d'une école; +mais ses accès irréguliers et violens de travail, dans cette direction, +donnaient à son intelligence une impulsion bien plus haute que celle de +ses condisciples les plus laborieux. La liste qu'il a faite de tous les +ouvrages divers dont il avait à la hâte, et de son propre choix, dévoré +les pages, avant d'atteindre sa quinzième année, est tellement +considérable, qu'on a de la peine à y ajouter foi; et elle présente une +telle masse de recherches, qu'elle pourrait défier les plus vieux +<i>helluones librorum</i>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote39" +name="footnote39"><b>Note 39: </b></a><a href="#footnotetag39"> +(retour) </a> Il est déplorable de songer à la perte de tems que + l'on fait subir aux enfans dans la plupart des colléges, en + les occupant pendant six ou sept ans à apprendre seulement + des mots, et encore d'une manière fort imparfaite. + <span class="rig">(<span class="sc">Cowley</span>, <i>Essai</i>.)</span><br> + +<p> Si un Chinois entendait parler de notre système d'éducation, + ne supposerait-il pas que nous destinons tous nos jeunes gens + à professer des langues mortes dans les pays étrangers, et + non pas à faire jamais usage de la nôtre? + <span class="rig">(<span class="sc">Locke</span>, <i>sur l'Éducation</i>.)</span></p><br> +</blockquote> + +<p>Il ne faut pourtant pas croire, d'après l'étendue et l'activité de son +esprit, que Byron pût de lui-même choisir une direction privilégiée; +quel que soit, en effet, le plan d'instruction d'un jeune homme de +talent dans les grandes écoles et dans les universités d'Angleterre, il +ne suppléera pas complètement à ce qui lui manque sous le rapport +intellectuel, et pourra même l'exposer à des écarts embarrassans et +dangereux<a id="footnotetag40" name="footnotetag40"></a> +<a href="#footnote40"><sup class="sml">40</sup></a>. Dans la difficulté ou même l'impossibilité absolue qu'il +trouvera à combiner l'acquisition des connaissances pratiques avec les +études de l'antiquité qui lui sont nécessaires pour obtenir les honneurs +scolastiques, il devra choisir ou de porter toute son attention et ses +vœux vers ce dernier objet, et alors il n'aura aucune idée de tout ce +qui doit lui servir le plus dans le monde; ou d'adopter comme Lord Byron +et d'autres personnages distingués le système contraire, et consentir à +passer à l'école pour un élève incapable et paresseux, afin de se +préparer des moyens de supériorité dans le monde.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote40" +name="footnote40"><b>Note 40: </b></a><a href="#footnotetag40"> +(retour) </a> Un excellent écolier peut quitter les bancs de + Westminster ou d'Eton dans une ignorance complète du train de + vie et de la conversation du monde anglais, vers la fin du + dix-huitième siècle. + <span class="rig">(<span class="sc">Gibbon</span>.)</span><br> +</blockquote> + +<p>Les <i>souvenirs</i> inscrits par le jeune poète dans ses livres d'école +peuvent nous permettre de croire que dans un âge si tendre il prévoyait +déjà vaguement que tout ce qui se rapportait à lui deviendrait par la +suite un objet d'intérêt et de curiosité. La date de son entrée à +Harrow<a id="footnotetag41" name="footnotetag41"></a> +<a href="#footnote41"><sup class="sml">41</sup></a>, le nom des enfans qui furent ses moniteurs, la liste des +chefs de classe parmi ses condisciples sous le docteur Drury<a id="footnotetag42" name="footnotetag42"></a> +<a href="#footnote42"><sup class="sml">42</sup></a>, tout y +est noté avec la dernière minutie, et comme pour former des points de +retour pour l'histoire de sa vie. Un exemple touchant suffira pour +montrer qu'il lui arriva plus d'une fois de s'arrêter à ces idées. Nous +trouvons sur la première page de ses <i>Scriptores græci</i> la suivante note +écrite à la main: «George Gordon Byron, vendredi 26 juin, a. d. 1805, +trois heures trois quarts de l'après-midi, classe de troisième, Calvert +moniteur, Tem, Wildman à ma gauche et Long à ma droite. +Harrow-la-Montagne.» Et sur la même feuille se trouve le commentaire +suivant, écrit cinq ans plus tard:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i14"> <i>Eheu fugaces, Posthume! Posthume!</i></p> +<p class="i14"> <i>Labuntur anni</i>.</p> +</div></div> + +<p>B., 9 janvier 1809.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote41" +name="footnote41"><b>Note 41: </b></a><a href="#footnotetag41"> +(retour) </a> + Byron, Harrow-la-Montagne, dans le Middlesex, + <i>alumnus scholæ lyonensis privus, in anno domini</i> 1801, + <i>Ellison duce</i>. + +<p> Moniteur en 1801: Ellison, Royston, Hunxman, Rashleigh, + Rokeby, Leigh.</p> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote42" +name="footnote42"><b>Note 42: </b></a><a href="#footnotetag42"> +(retour) </a> + Chefs de classe de Drury, 1804: Byron, Drury, + Sinclair, Clare, Bolder, Annesley, Calvert, Strong, Acland, + Gordon, Drummond.</blockquote> + +<p>«Des quatre personnes dont les noms sont ici mentionnés, l'une est +morte, une autre est dans un climat lointain: tous sont séparés: il n'y +a pas cinq ans qu'ils étaient ensemble réunis dans la même classe; et +nul encore n'aurait atteint sa vingt et unième année.»</p> + +<p>Il passa les vacances de 1804<a id="footnotetag43" name="footnotetag43"></a> +<a href="#footnote43"><sup class="sml">43</sup></a> avec sa mère à Southwell: Mrs. Byron +était venue s'y fixer pendant l'été de cette année, en quittant +Nottingham, et elle avait choisi pour demeure la maison appelée +Burgage-Manor. On conserve encore à Southwell, sous la date du 8 août +1804, une note dans laquelle on annonce que le jeu est retenu <i>par Mrs. +et Lord Byron</i>. La personne à qui appartenait la maison qu'ils +habitaient était un rentier possesseur d'une assez belle bibliothèque; +et le premier soin du jeune poète, comme il nous l'apprend, fut de la +retourner complètement aussitôt après son arrivée à Southwell. L'un des +livres qui l'occupèrent et l'intéressèrent davantage fut, et on le +croira sans peine, la <i>Vie de lord Herbert de Cherbury</i>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote43" +name="footnote43"><b>Note 43: </b></a><a href="#footnotetag43"> +(retour) </a> Pendant l'une des vacances de Harrow, il demeura + quelque tems dans la maison de l'abbé de Rouffigny, dans + Took's court, avec l'intention d'y étudier la langue + française; mais, au dire de l'abbé, il avait peu de goût pour + cette étude, et, au grand dépit du révérend maître, il + passait presque tout son tems à faire des armes, à boxer, + etc.</blockquote> + +<p>Il entra au mois d'octobre 1805 au collége de la Trinité à Cambridge. +Voici comme il décrit les sentimens qu'il éprouva en quittant sa chère +Ida:</p> + +<p>«Mon entrée au collége me fit un effet singulier et pénible. D'abord +j'étais tellement affligé de quitter Harrow, bien que le tems en fût +arrivé (ayant alors dix-sept ans), que pendant le dernier quartier que +j'y passai, j'employais les heures, consacrées au sommeil à compter les +jours que j'avais encore à y rester. J'avais toujours <i>détesté</i> Harrow +jusqu'aux dix-huit derniers mois, mais dès ce moment je l'aimai. En +second lieu je souhaitais d'aller à Oxford et non à Cambridge; +troisièmement je me trouvais tellement isolé dans ce nouveau monde que +je faillis en perdre la tête. Mes camarades n'étaient pourtant pas +insociables: au contraire, ils avaient de la bonté, de la bienveillance, +un rang, de la fortune, et une gaîté bien autre que la mienne. Je me +joignais à eux, je dînais, je soupais, etc., dans leur compagnie; mais +je ne sais comment j'éprouvais un sentiment le plus pénible, le plus +mortel de ma vie, en pensant que je n'étais plus un enfant.»</p> + +<p>Il fut sans doute quelque tems à Cambridge en proie à cette espèce +d'isolement; mais il n'était pas dans sa nature de rester long-tems sans +aimer quelque chose, et l'amitié qu'il forma bientôt avec le jeune +Eddleston, qui avait deux ans de moins que lui, surpassa même en +vivacité romanesque toutes ses autres liaisons de collége. Les +dispositions musicales de cet enfant furent l'occasion de leur intimité. +Il était alors un des choristes de Cambridge, bien que par la suite il +ait suivi une profession mercantile. Cette disconvenance de leur +position respective n'était pas sans charme pour Byron: elle flattait en +même tems son orgueil et son bon naturel, et établissait entre eux des +rapports mutuels de protection d'un côté, de reconnaissance et de +dévouement de l'autre; seuls rapports qui, suivant Bacon, soient la base +du peu d'amitié qui reste encore sur la terre. Ce fut sur un don que lui +avait fait Eddleston qu'il écrivit ces vers, intitulés <i>la Cornaline</i>, +qui étaient imprimés dans son premier volume resté inédit; en voici une +stance:</p> + + +<p> Quelques-uns souriant des liens qui nous unissent, m'ont + souvent reproché ma faiblesse; ce don léger a cependant le + plus grand prix à mes yeux, car, j'en suis sûr, je le tiens de + quelqu'un qui m'aime.</p> +<br> + +<p>Une autre liaison moins vive, commencée à Harrow, et continuée pendant +sa première année de Cambridge, est ainsi mentionnée dans l'un de ses +<i>journaux</i>:</p> + +<p>«Que mes pensées sont étranges! La lecture du chant de Milton, <i>belle +Salvina</i>, m'a ramené, je ne sais comment ou pourquoi, aux jours les plus +heureux peut-être de ma vie (toujours exceptés, de tems en tems, +certains dimanches des deux derniers étés de Harrow). Je me retrouvais à +Cambridge avec Edward Noël et Long, qui fut plus tard dans les gardes: +Long, après avoir servi avec honneur dans l'expédition de Copenhague +(qui laisse encore vivre deux ou trois mille goujats gras et bien +payés), fut noyé en 1809, pendant son passage à Lisbonne avec son +régiment dans le <i>Saint-George</i>, qui fut heurté la nuit par un autre +vaisseau de transport. Nous étions des nageurs rivaux, également +passionnés pour les chevaux, la lecture et les festins. Nous avions été +ensemble à Harrow, mais <i>là</i> du moins il n'était pas un esprit aussi +intraitable que le mien; j'étais toujours alors le premier à la paume, +dans les révoltes, les batailles, les parties, et tous les genres de +désordres; il était, lui, beaucoup plus calme et mieux civilisé. Mais à +Cambridge, soit que mon caractère s'adoucît ou que le sien prît plus de +roideur, il est certain que nous devînmes grands amis. La description du +siége de Sabrina me rappelle nos mutuels exploits de plongeur. Bien que +le Cam n'offre pas une onde vraiment <i>transparente</i>, et que l'endroit où +nous nous jetions eût quatorze pieds de profondeur, nous avions toujours +soin, afin de mieux prouver nos avantages, de lancer avant nous des +œufs, des pièces de vaisselle et même des shillings. Il y avait entre +autres, et je m'en souviens bien, dans le lit de la rivière où nous nous +baignions le plus ordinairement, une souche d'arbre autour de laquelle +j'aimais à me glisser et à m'étonner comment diable je me trouvais là.</p> + +<p>«Le soir nous faisions de la musique, car il était musicien et savait +tirer un égal parti de la flûte et du violoncelle. Je faisais partie de +l'assistance et, si je ne me trompe, notre boisson de prédilection était +alors de l'eau de soude. Le jour nous courions à cheval, nous nous +baignions, nous causions, ou parfois prenions un livre. Je me rappelle +l'avidité avec laquelle nous parcourûmes le nouvel in-quarto de Moore +(en 1806); le soir nous le lisions ensemble. Nous ne fûmes réunis qu'un +été. Long entra dans les gardes l'année que je passai à Nottingham, au +sortir du collége. Son amitié, et de ma part un violent et cependant pur +amour, étaient alors le roman de l'époque la plus romanesque de ma +vie ....................................................................<br> +........................................................................ +.....................................................................</p> + +<p>«Je me souviens qu'au printems de 1809 H***<a id="footnotetag44" name="footnotetag44"></a> +<a href="#footnote44"><sup class="sml">44</sup></a> me plaisantait de la +tristesse que m'avait causée la mort de Long, et s'amusait à faire des +épigrammes sur son nom, qui prêtait aux jeux de mots, tels que <i>long, +court</i>, etc.; mais il eut bien le tems de s'en repentir à trois ans de +là, quand notre ami mutuel, et surtout le sien, Charles Matthews, se +noya également, et qu'il put lui-même sentir combien mon affliction +avait été légitime. Pour moi, je ne rétorquai pas ces piquans jeux de +mots; je sentais trop tout ce que je perdais dans Matthews, et, ne +l'eussé-je pas senti, j'aurais encore respecté sa douleur.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote44" +name="footnote44"><b>Note 44: </b></a><a href="#footnotetag44"> +(retour) </a> Sans doute Hobhouse.</blockquote> + +<p>«Le père de Long m'écrivit pour m'engager à faire l'épitaphe de son +fils: je le promis, mais je n'eus pas la force de la composer. Il était +de ces êtres bons et aimables qui ne demeurent guère dans ce monde, doué +de tous les talens et de tous les avantages qui pouvaient mieux le faire +regretter. Cependant, quoique bon compagnon, il avait parfois d'étranges +accès de mélancolie; je me souviens qu'un jour, allant chez son oncle, +je l'accompagnai jusqu'à la porte, c'était dans le haut ou le bas +Grosvenor ou Brook street, je ne sais plus lequel, mais c'était sûrement +dans une rue qui faisait suite à quelque place: il me dit que la nuit +d'auparavant il avait pris un pistolet sans savoir ou regarder s'il +était ou non chargé, et qu'il l'avait dirigé contre sa tête, laissant au +hasard le soin de décider s'il partirait ou non. La lettre qu'il +m'écrivit en passant du collége aux gardes, était encore aussi +mélancolique qu'on pouvait le supposer en pareil cas: mais son maintien +naturel ne révélait rien d'une pareille disposition; il était doux et +prévenant, il avait même un grand penchant pour la gaîté. Nous étions +fort liés à Harrow, et mainte fois nous y sommes retournés de Londres +pour nous mieux livrer à nos souvenirs de collége.»</p> + +<p>Ces mémoires affectueux sont extraits d'un journal qu'il tenait à +Ravenne pendant sa résidence dans cette ville, en 1821. Les +circonstances pendant lesquelles ils étaient consignés, doivent nous les +rendre encore plus touchans et plus remarquables. Il habitait une terre +étrangère; il était même en rapport avec des conspirateurs étrangers, +dont il cachait dans sa maison les armes au moment où il écrivait. +Cependant il lui était possible de s'éloigner ainsi des scènes qui +l'entouraient, et de reporter ses pensées sur le tems ancien, sur les +amitiés perdues de son enfance. Un anglais, M. Wathen, qui le vit dans +l'une des villes d'Italie, ayant eu l'occasion de mentionner, en lui +parlant, qu'il avait eu des rapports d'amitié avec Long, le noble poète, +dès ce moment, lui prodigua les témoignages d'une affection marquée. Il +lui parlait fréquemment de Long et de ses bonnes qualités, jusqu'à ce +que des pleurs, qu'il ne pouvait arrêter, lui couvrissent le visage.</p> + +<p>Il rejoignit sa mère à Southwell, suivant son habitude, durant l'été de +1806, et c'est alors qu'il forma dans une société rare, mais choisie, +quelques liens d'intimité dont on chérit encore avec orgueil le +souvenir. Si l'on excepte le court intervalle qu'il passa, comme nous +l'avons vu, dans la société de miss Chaworth, ce ne fut qu'à Southwell +qu'il eut jamais l'occasion de profiter de la douce influence de la +conversation des femmes et de comprendre que la sphère véritable de +leurs vertus c'est leur intérieur. Il fut admis dans le cercle de +l'aimable et spirituelle famille Pigot comme s'il en eût fait partie, et +le jeune poète ne trouva pas seulement dans le révérend John Becher<a id="footnotetag45" name="footnotetag45"></a> +<a href="#footnote45"><sup class="sml">45</sup></a> +un critique fin et judicieux, mais un ami sincère. Il eut encore une ou +deux autres familles, comme les Leacroft, les Houson, près desquelles +ses talens et la vivacité de son esprit furent toujours bienvenus; et la +timidité orgueilleuse qui, pendant sa minorité, l'avait éloigné de toute +relation avec les gentilshommes du voisinage, semble avoir disparu dans +la petite et agréable société de Southwell. L'une de ses amies les plus +intimes à cette époque m'a fourni les détails suivans, sur la manière +dont elle fit sa connaissance:</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote45" +name="footnote45"><b>Note 45: </b></a><a href="#footnotetag45"> +(retour) </a> Citoyen qui depuis s'est distingué d'une manière + honorable par ses plans philanthropiques sur l'important + objet de l'amélioration du sort des pauvres.</blockquote> + +<p>«La première fois que je le vis, ce fut à une réunion chez sa mère; et +telle était sa timidité, qu'il fallut l'envoyer chercher trois fois +avant de le décider à venir dans le salon, pour jouer avec les autres +jeunes gens. C'était un enfant gras et embarrassé, portant les cheveux +peignés sur le front, et ressemblant parfaitement à la miniature que sa +mère avait fait peindre par M. de Chambruland. Le lendemain matin, Mrs. +Byron l'ayant conduit chez nous, il conserva son extérieur timide et +réservé. La conversation tomba sur Chettenham, les amusemens et le +théâtre de cette ville, etc. Je rappelai que j'avais vu le rôle de +Gabriel Lackbrain parfaitement bien rempli. Quand sa mère partit, il la +suivit en nous faisant une grande inclination; pour moi, rappelant +encore la pièce dont nous venions de parler, je lui dis: Bonjour, +<i>Gaby</i>. Ces mots l'animèrent aussitôt, sa belle bouche s'ouvrit par un +éclat de rire, toute sa retenue s'évanouit pour toujours; et quand sa +mère lui répéta: Eh bien, Byron, êtes-vous prêt? il répondit que non, +qu'elle pouvait s'en aller, et qu'il désirait rester un peu plus +long-tems. À compter de là, il venait nous voir à toutes les heures du +jour, et se considérait chez nous parfaitement comme chez lui.»</p> + +<p>C'est à cette dame que fut adressée la première lettre de lui qui soit +tombée entre mes mains; il correspondait en même tems avec plusieurs de +ses amis d'Harrow, avec lord Clare, lord Powerscourt, M. William Peel, +M. William Bankes, et d'autres encore. Mais on prévoyait peu alors +l'intérêt général qui se rattacherait un jour à ces lettres d'écoliers, +et en conséquence, comme j'ai déjà eu l'occasion de m'en affliger, il +n'en existe plus qu'un très-petit nombre. La lettre dont j'ai parlé, à +son amie de Southwell, ne contient rien de remarquable; mais, peut-être, +par cette raison-là même, mérite-t-elle d'être insérée, comme servant à +montrer, par sa comparaison avec les suivantes, combien son esprit +acquit rapidement de la confiance en lui-même. Il y a véritablement dans +ses premiers manuscrits un charme pour les yeux de la curiosité, qu'ils +perdent nécessairement dans leur forme imprimée; ils attestent +évidemment une éducation peu suivie; l'écriture en est informe et +enfantine; on trouve même, çà et là, de grosses fautes d'orthographe +sous la plume de celui qui, quelques années plus tard, devait s'élancer +comme l'un des géans de la littérature anglaise.</p> + +<br><br> +<h3>LETTRE PREMIÈRE.</h3> + +<h4>À MISS ***.</h4> + +<p class="rig">Burgage-Manor, 29 août 1804.</p><br><br> + +<p>«J'ai reçu les armes, ma chère miss, et je vous remercie beaucoup de la +peine que vous avez prise. Il est impossible que je puisse y trouver le +moindre défaut. La vue des peintures me charme pour deux raisons: la +première, parce qu'elles serviront à orner mes livres, et la seconde +parce qu'elles me prouvent que <i>vous</i> ne m'avez pas encore entièrement +<i>oublié</i>. Cependant je suis fâché que vous ne reveniez pas plus tôt. +Voilà déjà un siècle que vous êtes partie. Peut-être partirai-je pour +Londres avant que vous en sortiez, mais je ne l'espère pas. Vous ne +pensez plus à mon cordon de montre, à ma bourse; je désire pourtant bien +les avoir. Votre petite lettre me fut remise par Harry, au spectacle, où +j'accompagnais miss L*** et le docteur S***, et je reviens à l'instant +pour vous répondre avant de me coucher. Si je suis à Southwell quand +vous y viendrez, et je désire sincèrement que ce soit bientôt, car je +regrette beaucoup votre absence, je me fais une fête de vous entendre +chanter mon air favori <i>la vierge de Lodi</i>. Ma mère se joint à moi pour +vous prier de nous rappeler à l'affection de Mrs. Pigot, et croyez-moi, +ma chère miss, votre affectionné ami:<span class="rig"> +BYRON.</span><br></p> + +<p>«<i>P. S.</i> Si vous jugiez à propos de me répondre, je m'estimerais +extrêmement heureux. Adieu.</p> + +<p>«2e <i>P. S.</i> Comme vous êtes, dites-vous, novice dans l'art de tricoter, +j'espère que vous ne vous en occupez guère; allez lentement, mais +sûrement. Adieu encore une fois.»</p> + +<p>Nous aurons souvent occasion de remarquer la constance que Lord Byron, +d'ailleurs si versatile, manifesta toujours dans les goûts et les +habitudes de sa jeunesse. La lettre que nous venons de citer rappelle +deux de ses habitudes, qu'il conserva toute sa vie; savoir, son +exactitude à répondre sur-le-champ aux lettres qu'il recevait, et sa +passion pour la musique des plus simples ballades. L'un des chants qu'il +avait alors le bon goût d'aimer le mieux était celui de <i>la Duenna</i>; et +quelques-uns de ses contemporains de Harrow se rappellent encore la +gaîté avec laquelle, lorsqu'il dînait au milieu de ses amis chez la +fameuse mère Barnard, il entonnait ordinairement: <i>Ce vin est le soleil +de notre table</i>. Son séjour à Southwell, pendant cet été, fut +interrompu, vers le commencement d'août, par l'un de ces emportemens +auxquels, dès son berceau, Mrs. Byron ne l'avait que trop accoutumé, et +que lui-même, par son esprit intraitable, contribuait souvent à faire +éclater. Dans les portraits qu'il trace de lui-même, le pinceau qu'il +emploie est si noir qu'il faut, dans la suivante description de son +caractère, extraite de ses <i>Mémoires</i>, faire une large part à +l'exagération, comme l'exige son usage de <i>surcharger les ombres +elles-mêmes</i>.</p> + +<p>«Du reste (il vient de mentionner son amour précoce pour Marie Duff), je +ne différais en rien des autres enfans: je n'étais ni grand, ni petit; +ni lourd, ni sémillant: j'étais de mon âge; ordinairement fort enjoué, +excepté dans mes humeurs noires, car alors j'étais un vrai démon. Un +jour, dans l'une de mes <i>rages silencieuses</i>, il fallut m'ôter un +couteau que j'avais pris sur la table, pendant le dîner de Mrs. Byron +(je dînais toujours avant elle), et dont j'allais me frapper la tête. +Mais c'était à trois ou quatre ans de là, et peu de jours avant la mort +du dernier lord Byron.</p> + +<p>«Mon naturel apparent a certainement gagné dans ces derniers tems; mais +je frémis, et je regretterai jusqu'à ma dernière heure les conséquences +funestes de ma violence et de mes passions. Un événement... mais peu +importe... il en est d'autres auxquels il ne vaut guère mieux s'arrêter, +et que pourtant je ferai connaître de préférence.</p> + +<p>«Mais je n'aime pas les parenthèses: mon naturel est maintenant plus +retenu, rarement brusque; et quand il l'est, les suites n'en sont pas +mortelles. C'est quand je me tais, et que je sens <i>pâlir</i> mon front et +mes joues, que je ne me connais plus; et alors.... mais, à moins qu'il +n'y ait sur le tapis une femme (je ne dis pas quelque, ou toutes +femmes), je ne sors pas d'une apathie très-supportable.»</p> + +<p>On conçoit qu'avec un caractère de ce genre et les accès violens de Mrs. +Byron, le choc devait être formidable. L'âge auquel était parvenu notre +poète, alors que l'impatience du frein s'empare de la jeunesse, devait +rendre ces occasions plus fréquentes. On rapporte comme une preuve de la +conviction qu'ils avaient de leur mutuelle violence, qu'un jour, s'étant +quittés à la suite d'une scène du même genre, on sut que tous deux +s'étaient rendus en particulier, le soir même, chez l'apothicaire, +demandant, avec une inquiétude alternative, si l'autre n'avait pas +acheté du poison, et avertissant le droguiste de ne pas en donner dans +le cas où il se présenterait.</p> + +<p>Toutefois le jeune Lord prenait rarement une part active dans ces +orages. Aux éclats de sa mère il opposait un silence poli, et, par cela +même, provocateur; s'inclinant avec l'apparence du plus profond respect +à mesure que la voix maternelle augmentait d'intensité. Mais en général, +quand il prévoyait une tempête, il cherchait son salut dans la fuite; et +c'est à ce dernier expédient qu'il avait eu recours à l'époque où nous +sommes arrivés. Mais auparavant une scène avait eu lieu entre lui et +Mrs. Byron, dans laquelle la violence de cette dernière l'avait portée à +des extrémités qui, malgré leur outrageuse inconvenance, n'étaient pas +rares avec elle. Le poète Young, décrivant un caractère de cette espèce, +dit:</p> + + +<p>«Les tasses et les soucoupes tourbillonnent dans l'air, pour + avertir que la dame est mécontente.»</p> + + +<p>En pareil cas, Mrs. Byron préférait les pelles et pincettes, et plus +d'une fois elle les lança bruyamment sur son enfant fugitif. Cette +dernière fois, il n'eut que le tems d'éviter l'atteinte de la première +de ces armes, et de se réfugier à la hâte chez un de ses amis dans le +voisinage; là, ayant concerté le plus sûr moyen de déjouer les +poursuites, il ne tarda pas à s'enfuir à Londres. Les lettres que je +vais transcrire furent adressées, immédiatement après son arrivée, à +quelques amis de Southwell, dont la bienveillante intervention, dans +cette circonstance, nous permet de croire qu'il n'avait pas à se +reprocher les torts de cet esclandre. La première est adressée à M. +Pigot, jeune homme de son âge, qui venait d'arriver, à l'occasion des +vacances, d'Édimbourg, où il suivait alors ses études médicales.</p> +<br><br> +<h3>LETTRE II.</h3> + +<h4>À M. PIGOT.</h4> + +<p class="rig">Piccadilly, 9 août 1806.</p><br><br> + +<p><span class="sc">«Mon cher Pigot</span>,</p> + + +<p>«Mille remercîmens pour votre piquant récit des derniers procédés de mon +<i>aimable Alecto</i>, qui maintenant enfin commence à voir les suites de sa +folie. Je viens de recevoir une épître pénitentiaire, à laquelle j'ai +répondu modérément, avec une sorte de promesse de revenir dans une +quinzaine: ce que toutefois, entre nous, je ne compte pas faire. Son +<i>charmant ramage</i> doit avoir ravi ses auditeurs; car ses hautes notes +sont parfaitement musicales: elles doivent faire un très-bel effet +pendant un beau clair de lune. Si j'avais été l'un des spectateurs, rien +ne m'aurait fait plus de plaisir; mais figurer dans la pièce comme l'un +des acteurs, saint Dominique m'en préserve! Sérieusement, j'ai de +grandes obligations à votre mère; et vous, ainsi que toute votre +famille, méritez tous mes remercîmens pour avoir si bien contribué à mon +évasion des mains de Mrs. Byron <i>furiosa</i>.</p> + +<p>«Oh! que n'ai-je la plume d'Arioste pour reproduire en style d'épopée +les <i>cris</i> de cette <i>terrible soirée</i>, ou plutôt laissez-moi invoquer +l'ombre du Dante, car il n'y a que l'auteur de l'enfer qui puisse +convenablement répondre à un tel projet. Mais peut-être, à défaut de la +plume, pouvons-nous recourir au pinceau. Quel groupe! Mrs. Byron, figure +principale; vous, emplissant vos oreilles de coton comme le seul remède +à une surdité totale; Mrs. *** s'efforçant vainement de calmer la rage +de la lionne privée de son nourrisson, et enfin Élisabeth et Wousky, +prodigieux à raconter! tous deux spoliés de leur partie de langue, et +formant le dernier plan avec leur muette surprise. Comment S. B. a-t-il +appris tout cela? Quelles <i>pointes</i> il a dû faire sur un aussi bouffon +sujet! Apprenez-moi tout cela dans votre suivante, et comment vous vous +êtes excusé auprès de A. Sans doute vous êtes maintenant las de +déchiffrer mes caractères hiéroglyphiques, et comme Tony Lumpkil<a id="footnotetag46" name="footnotetag46"></a> +<a href="#footnote46"><sup class="sml">46</sup></a>, +vous me traitez de main maudite et sautillante. Je ne doute pas que tout +Southwell ne soit scandalisé. À propos, comment va ma nonne aux yeux +bleus, la belle ***? Est-elle <i>enveloppée dans la noire tunique de la +douleur</i>? Je resterai ici au moins huit à dix jours, vous recevrez mon +adresse avant mon départ; mais je ne sais encore laquelle. Il faut que +Mrs. Byron ignore ma retraite; vous pouvez lui offrir mes complimens et +lui protester que toutes poursuites seraient inutiles, attendu que je me +suis mis en mesure de gagner Portsmouth à la première nouvelle de son +départ de Southwell. Vous pouvez ajouter que je suis maintenant à la +campagne, chez un ami, où je resterai une quinzaine.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote46" +name="footnote46"><b>Note 46: </b></a><a href="#footnotetag46"> +(retour) </a> Dans la comédie de la Coquette (<i>She stoops to + Conquer</i>.)</blockquote> + +<p>«Je viens de barbouiller (je ne dis pas écrire) une feuille de papier +double, et j'attends en réponse un <i>énorme budget</i>. Sans doute les dames +de Southwell condamnent l'exemple dangereux que j'ai donné; elles +tremblent que leurs bambins ne leur obéissent plus et ne quittent au +moindre dépit leurs tendres mamans. Adieu. Quand vous commencerez vos +lettres, rayez, s'il vous plaît, la <i>seigneurie</i>, et mettez à la place +Byron. Croyez-moi votre, etc.»<span class="rig"> +BYRON.</span><br></p> + +<p>On va voir par la lettre suivante que la <i>lionne</i> n'était pas en arrière +de son fils pour l'énergie et la résolution, et qu'aussitôt après la +fuite de ce dernier elle avait envoyé après lui.</p> +<br><br> +<h3>LETTRE III.</h3> + +<h4>À MISS PIGOT.</h4> + +<p class="rig">Londres, 10 août 1806.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Ma chère Brigitte</span>,</p> + +<p>«J'ai déjà ennuyé votre frère de plus de griffonnage qu'il n'en pourra +déchiffrer; c'est à vous maintenant que je donne la pénible charge de +parcourir cette deuxième épître. Vous avez vu par la première, que je +n'avais pas, en l'écrivant, la moindre fâcheuse idée de l'arrivée de +Mrs. Byron; il n'en est plus de même: la vue d'un billet de la <i>cause +illustre</i> de mon <i>décampement soudain</i> vient d'enlever <i>le rubis naturel +de mes joues</i>, et de blanchir subitement ma déplorable figure. Le +foudroyant avis de son arrivée (maudite soit son activité!) est +cependant moins terrible que vous ne l'imaginez, sans doute, du +tempérament volcanique de sa <i>seigneurie</i>. Il se termine par l'assurance +flatteuse de l'impossibilité dans laquelle elle se trouve de faire +présentement un pas, grâce à la fatigue du voyage, aux mauvaises routes, +mille fois bénies, et aux quadrupèdes rétifs de la poste royale. Comme +je ne me sens aucun entraînement à recevoir la chasse en plaine, je +ferai de nécessité vertu; et puisque, semblable à Macbeth, <i>ils mont lié +au poteau, je ne puis fuir</i>, j'imiterai ce courageux tyran, et, comme +l'ours, je combattrai de pied ferme. Je puis à présent engager la lutte +avec moins de désavantage, ayant tiré l'ennemi de ses retranchemens, +bien qu'au hasard de me faire casser la tête, comme le modèle auquel je +viens de me comparer. Quoi qu'il en soit, <i>frappe, Macduff, et maudit +qui le premier criera: Assez!</i></p> + +<p>»Je resterai dans la ville encore au moins une semaine, et j'espère +avant ce tems recevoir de vos nouvelles. Je suppose que l'imprimeur vous +a donné les résultats de ma <i>Métromanie</i>. Ayez soin de lire au premier +vers: «Les vents soufflent <i>longuement</i>,» au lieu de <i>rondement</i>, comme +l'a copié, par méprise, ce butor de Ridge, ce qui rend absurde toute la +strophe. <i>Addio</i>. Maintenant je vais me préparer au choc de mon <i>Hydre</i>.</p> + +<p>»Tout à vous.»</p> +<br><br> +<h3>LETTRE IV.</h3> + +<h4>À M. PIGOT.</h4> + +<p class="rig">Londres, dimanche à minuit, 10 août 1806.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Cher Pigot</span>,</p> + +<p>«Cet effrayant paquet va sans doute vous épouvanter; mais ce soir ayant +une heure de loisir, je l'ai employé à écrire les stances ci-incluses, +que je vous prie d'envoyer à Ridge pour qu'il les imprime <i>à part</i> de +mes autres poèmes; car vous sentirez qu'il serait inconvenant de les +offrir aux dames, et que par conséquent aucune femme ne doit les voir +dans votre famille. Mille pardons de la peine que je vous donne cette +fois-ci et tant d'autres.</p> + +<p>»Votre dévoué.»</p> +<br><br> +<h3>LETTRE V.</h3> + +<h4>À M. PIGOT.</h4> + +<p class="rig">Piccadilly, 16 août 1806.</p><br><br> + +<p>«Je ne puis pas dire précisément comme César, <i>veni, vidi, vici</i>: +pourtant je pourrais m'appliquer la part la plus importante de sa lettre +laconique; car bien que Mrs. Byron ait prit la peine de <i>venir</i> et de +voir, votre humble serviteur a vaincu. Après un engagement sérieux de +quelques heures, dans lequel la vivacité du feu de l'ennemi nous a fait +éprouver une perte considérable, nous avons fini par l'obliger à se +retirer en désordre, abandonnant son artillerie, son train et quelques +prisonniers: cette victoire est décisive pour la campagne actuelle. +Parlons maintenant plus clairement: Mrs. Byron va repartir, mais je me +dirige moi-même, avec tous mes lauriers, vers Worthing, sur la côte de +Sussex; et c'est là que vous m'adresserez (poste restante) votre +première lettre. Le deuxième carillon de vers que j'enferme sous cette +enveloppe vous donnera sans doute une haute idée des vertus prolifiques +de ma muse; mais il y a plusieurs années que je les ai composés, et +c'est par hasard que je les ai retrouvés mardi, au milieu de vieux +papiers. Je les ai aussitôt recopiés, avec la date qui leur appartient, +et je désire qu'on les imprime avec le reste de la famille. Je +m'attendais bien à vous voir, sur les derniers venus, les mêmes +sentimens que moi; mais comme les <i>faits</i> étaient réels, il était +impossible de rien changer à leur allure. Je ne resterai pas à Worthing +plus de trois semaines, et il serait possible que vous me vissiez à +Southwell vers le milieu de septembre.............................. +....................................................<br> +.............................................................................................................................................................</p> + +<p>»Voulez-vous prier Ridge de suspendre l'impression de mes poésies +jusqu'à nouvel avis de ma part? j'ai résolu de leur donner une forme +entièrement nouvelle: cette suspension ne regarde pas les deux dernières +pièces que j'ai jointes à mes lettres pour vous. Excusez le vide de +cette lettre, ma tête est dans ce moment-ci un chaos d'idées absurdes, +d'affaires, de plans et de préparatifs.</p> + +<p>»J'attends une réponse avec impatience; rien, dans ce moment, veuillez +le croire, ne me ferait plus de plaisir qu'une lettre de vous.»</p> +<br><br> +<h3>LETTRE VI.</h3> + +<h4>À M. PIGOT.</h4> + +<p class="rig">Londres, 18 août 1806.</p><br><br> + +<p>«Je suis précisément sur le point de partir pour Worthing, et je vous +écris uniquement pour vous prier de faire partir sur-le-champ ce +paresseux drôle de Charles avec mes chevaux. Dites-lui que je suis fort +mécontent de ne l'avoir pas encore vu, ni reçu avis de la cause de son +retard, surtout lui ayant fourni l'argent nécessaire pour son voyage. +Qu'il ait soin de ne pas remettre d'un jour son départ, sous aucun +prétexte; et, si pour obéir aux <i>caprices</i> de Mrs. Byron (qui, je le +présume, continue toujours à tourmenter sa petite monarchie), il jugeait +à propos de ne pas suivre mes ordres positifs, il ne doit plus à +l'avenir se considérer comme à mon service. Il m'apportera la note du +chirurgien, et je l'acquitterai dès que je l'aurai reçue. Je ne puis non +plus concevoir qu'il n'ait pas averti Frank du triste état de mes +chevaux. Cher Pigot, pardonnez-moi ces brusques confidences, vous devez +les attribuer à la mauvaise conduite de ce <i>précieux maraud</i>, qui, au +lieu de suivre mes ordres, promène sa paresse dans les rues de ce +pandémonium politique, Nottingham. Rappelez-moi à votre famille et aux +Leacroft, et croyez-moi, etc.</p> + +<p>»<i>P. S.</i> Je vous charge du soin désagréable de presser son voyage, en +dépit même des ordres de Mrs. Byron: il devra d'abord se rendre à +Londres, et de là à Worthing, sans retard: C'est à Londres qu'il faut +envoyer tout ce que j'ai laissé; vous y adresserez également mes +poésies, sans même en réserver une copie pour vous et votre sœur, +attendu que je veux leur donner une tout autre forme. Quand elles seront +prêtes, vous en aurez les prémices. Il ne faut pas, sous aucun prétexte, +que Mrs. Byron les <i>voie</i> ou les touche. Adieu.»</p> +<br><br> +<h3>LETTRE VII.</h3> + +<h4>À M. PIGOT.</h4> + +<p class="rig">Little-Hampton, 26 août 1806.</p><br><br> + +<p>«J'ai reçu ce matin votre lettre, qu'il m'a fallu envoyer chercher à +Worthing, que je viens de quitter pour cet endroit, situé à huit milles +du premier, et sur la même côte. Vous serez sans doute content de +recevoir cette lettre, quand vous y aurez vu que je suis plus riche de +trente mille livres qu'à notre départ: je viens de recevoir de mon +avocat l'avis du gain d'une cause aux assises de Lancastre<a id="footnotetag47" name="footnotetag47"></a> +<a href="#footnote47"><sup class="sml">47</sup></a>, par +lequel je me trouve gratifié de cette somme pour le tems de ma majorité. +Mrs. Byron est, sans doute, instruite de ce surcroît de propriété, mais +elle n'en connaît pas la <i>valeur</i> exacte, et il serait bon qu'elle +continuât à l'ignorer, car sa conduite, dès qu'elle reçoit quelque +nouvelle favorable, est, s'il est possible, plus ridicule que sa +détestable habitude de s'affecter des plus légers contre-tems. Vous lui +ferez mes complimens, et lui direz qu'une seule chose peut prolonger mon +absence, c'est l'arrêt qu'elle a mis sur les effets de mon domestique: à +moins qu'elle ne les fasse immédiatement partir pour Piccadilly, avec +ceux qui m'appartiennent, et qu'elle a si long-tems retenus, elle ne +verra pas de sitôt ma radieuse figure illuminer son obscure demeure; +mais si elle les envoie, je reviendrai probablement avant deux ans, à +partir de la date de cette épître.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote47" +name="footnote47"><b>Note 47: </b></a><a href="#footnotetag47"> +(retour) </a> Dans un procès entrepris pour rentrer dans la + propriété de Rochdale.</blockquote> + +<p>«Votre compliment poétique est une précieuse récompense de mes préludes; +vous êtes du petit nombre des favoris d'Apollon qui cultivent toutes les +sciences auxquelles préside votre divinité. Je désire que vous adressiez +de suite mes poésies à mon hôtel, à Londres; j'y veux faire plusieurs +changemens et quelques additions: il faut envoyer toutes les copies que +vous en aurez; décidé, comme je suis, à perfectionner le tout, et à vous +les représenter dans toute leur gloire. Vous les avez, je l'espère, +retirées des mains de ce <i>triple Upas</i>, de cet antipode des arts, Mrs. +Byron. Entre nous, vous pouvez compter me voir bientôt. Adieu. Tout à +vous.»</p> + +<p>On peut voir par ces lettres que Lord Byron songeait déjà à préparer +l'impression de ses poésies. L'idée de les publier s'offrit à lui, pour +la première fois, dans une maisonnette qu'il avait adoptée pour demeure +pendant ses visites à Southwell. Miss Pigot, qui auparavant ignorait son +goût pour la versification, lisait un jour devant lui les poésies de +Burns; tout-à-coup le jeune Byron lui dit que lui aussi était parfois +poète, et qu'il allait lui écrire quelques vers de ceux qu'il pouvait se +rappeler. Aussitôt il écrivit au crayon ceux qui commencent par +<i>j'espérais vivement être uni à toi</i>, qui se trouvent imprimés, mais +seulement dans le volume qui n'a pas été publié; il lui récita encore +les vers dont j'ai déjà parlé, <i>dans la salle, quand la voix de mes +pères</i>, etc., pièce si remarquable par la prédiction qu'elle contient de +son illustration future.</p> + +<p>Depuis ce moment; il fut tout au désir de se voir imprimé; cependant son +ambition se bornait encore à faire circuler parmi ses amis un petit +volume. Celui qui eut l'honneur de recevoir son premier manuscrit fut +Ridge, libraire à Newark; et, durant l'impression, le jeune auteur +continuait à lui envoyer de nouvelles pièces avec tout l'empressement et +toute la rapidité qu'il mit toujours dans ses autres compositions.</p> + +<p>Il ne fut pas long-tems sans revenir à Southwell, comme il l'avait +annoncé dans la dernière lettre que nous avons donnée; il en repartit +encore au bout d'une ou deux semaines, pour accompagner son jeune ami +Pigot jusqu'à Harrowgate. Nous empruntons les extraits suivans à une +lettre écrite dans le même tems, par ce dernier, à sa sœur. «Il y a +encore beaucoup de monde à Harrowgate, aujourd'hui vendredi; nous avons +un bal, je songe à y paraître pendant une heure, bien que je ne sois +guère curieux de figures inconnues. Lord Byron, vous le savez, est +encore plus timide que moi; cependant je ferai ce soir un effort... +Comment vont nos rôles de théâtre? Lord Byron sait tout le sien, et moi +la plus grande partie du mien: il est certain qu'il le joue d'une +manière inimitable; il <i>poétise</i> en ce moment, et depuis que nous sommes +arrivés il a fait quelques vers vraiment jolis<a id="footnotetag48" name="footnotetag48"></a> +<a href="#footnote48"><sup class="sml">48</sup></a>. Il a la bonté de +tout faire pour m'amuser autant que possible, mais il n'est pas dans mon +naturel d'être heureux hors de la société des femmes ou de l'étude... Il +y a dans les environs plusieurs promenades agréables; je les ai +parcourues avec Boatswain, qui fait, ainsi que Brighton<a id="footnotetag49" name="footnotetag49"></a> +<a href="#footnote49"><sup class="sml">49</sup></a>, +l'admiration universelle. Vous lirez cela à Mrs. Byron, car c'est un peu +dans le style de <i>Tony Lumpkin</i>. Lord Byron veut que je lui garde un peu +de place; c'est pourquoi, croyez-moi avec le respect dû à tous les +comédiens élus, etc., etc.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote48" +name="footnote48"><b>Note 48: </b></a><a href="#footnotetag48"> +(retour) </a> La pièce <i>à une belle Quaker</i>, de son premier + volume, fut écrite à Harrowgate.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote49" +name="footnote49"><b>Note 49: </b></a><a href="#footnotetag49"> +(retour) </a> Cheval de Lord Byron; il en avait encore un autre + alors appelé Sultan.</blockquote> + +<p>À cette note étaient joints les mots suivans de Lord Byron.</p> + +<p>«<span class="sc">Ma chère Brigitte</span>,</p> + +<p>«Je descends un instant de mon Pégase, ce qui m'empêche d'avoir +long-tems recours à la vile prose dans l'épître que j'adresse à votre +<i>beauté</i>. Vous regrettez, dans une lettre précédente, que mes poésies ne +soient pas plus étendues; je vous apprends donc, pour votre +satisfaction, qu'elles sont maintenant presque doublées, soit par la +découverte de quelques pièces regardées comme perdues, soit par l'effet +de nouvelles inspirations. Nous nous reverrons mercredi prochain; +jusqu'alors, croyez-moi votre affectionné,<br><span class="rig"> +BYRON.</span></p><br> + +<p>»<i>P. S.</i> Votre frère Jean est possédé d'une manie poétique, il rime +maintenant à raison de trois lignes par heure; ce que c'est que +l'inspiration! Adieu.»</p> + +<p>Grâce à la personne qui était alors le compagnon, l'ami intime de Lord +Byron, et qui maintenant exerce sa profession avec tout le succès que +méritent ses talens distingués, j'ai été initié dans quelques autres +particularités de leur commune visite à Harrowgate: on me permettra +d'employer, pour en faire part, ses propres expressions:</p> + +<p>«Vous me demandez de rappeler quelques anecdotes du tems que nous +passâmes ensemble à Harrowgate, pendant l'été de 1806, et à notre retour +du collége, lui de Cambridge, moi d'Édimbourg; mais tant d'années se +sont écoulées depuis, que je n'entrevois plus ce voyage que comme un +songe lointain. Nous partîmes, je m'en souviens bien, dans la voiture de +Lord Byron, traînée par des chevaux de poste: il avait fait partir son +<i>groom</i> avec deux chevaux de selle et un superbe et féroce boul-dogue +appelé Nelson. Quant à Boatswain<a id="footnotetag50" name="footnotetag50"></a> +<a href="#footnote50"><sup class="sml">50</sup></a>, il nous suivait, à côté de Frank, +sur le coffre de la voiture. Le boul-dogue Nelson portait une muselière; +mais cependant quelquefois il entrait dans notre appartement sans cette +précaution, à mon grand ennui, bien que lui et son maître fussent +enchantés de mettre tout en désordre dans la salle. Il y avait toujours +un fonds de jalousie haineuse entre ce Nelson et Boatswain; et chaque +fois que celui-ci rencontrait l'autre dans la chambre, ils en venaient +aussitôt aux prises. Alors Byron, moi-même, Frank et tous ceux qui se +trouvaient là, travaillions de toutes nos forces à les séparer: ce que +nous n'obtenions guère qu'en leur jetant dans la gueule la pelle et les +pincettes. Mais un jour Nelson s'échappa par malheur de la salle, +démuselé; il s'élança dans l'écurie, se jeta au cou d'un cheval, et ce +fut inutilement qu'on voulut lui faire lâcher prise. Les valets +d'écurie, alarmés, coururent chercher Frank, qui prenant un pistolet de +Wogdon, que son maître tenait toujours chargé dans sa chambre, le tira +dans la tête du pauvre Nelson. Lord Byron en eut le plus grand regret.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote50" +name="footnote50"><b>Note 50: </b></a><a href="#footnotetag50"> +(retour) </a> Chien favori pour lequel Lord Byron fit dans la + suite la fameuse épitaphe.</blockquote> + +<p>«Nous habitions l'<i>hôtel de la Couronne</i>, au bas de Harrowgate. Nous +dînions toujours dans la salle commune, mais aussitôt après nous nous +retirions, car Byron n'aimait guère à boire plus que moi. Nous vivions +retirés et faisions peu de connaissances, car il était <i>vraiment</i> +timide, ce qu'on prenait pour de l'orgueil quand on ne le connaissait +pas. Nous rencontrâmes par hasard le professeur Hailstone de Cambridge, +ce qui parut lui faire grand plaisir. Le professeur habitait le haut +Harrowgate; nous allâmes le prendre un soir pour aller au spectacle, et +une autre fois Lord Byron lui envoya son équipage pour le conduire à un +certain bal de Granby. Cet empressement à faire un accueil à l'un de ses +professeurs prouve, en dépit de son penchant à critiquer l'éducation +universitaire et à exagérer les défauts de la vieille discipline à +laquelle on soumet les sous-gradués, qu'il avait cependant l'habitude de +témoigner son respect aux personnes qui l'exerçaient. Je l'ai toujours +entendu parler avec les plus grands éloges de Hailstone, aussi bien que +de Bishop, Mansel du collége de la Trinité, et d'autres encore dont j'ai +oublié le nom.</p> + +<p>»Peu de gens appréciaient Lord Byron, mais je sais que son cœur était +naturellement bienveillant et sensible, et qu'il n'avait pas le plus +petit mélange de méchanceté dans le caractère<a id="footnotetag51" name="footnotetag51"></a> +<a href="#footnote51"><sup class="sml">51</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote51" +name="footnote51"><b>Note 51: </b></a><a href="#footnotetag51"> +(retour) </a> Lord Byron et le docteur Pigot s'écrivirent encore + pendant quelque tems, mais ils ne se virent plus jamais à + compter de leur départ de Harrowgate, l'automne suivant.</blockquote> + +<p>On voit, par ses lettres de Harrowgate, qu'il songeait à organiser un +théâtre; il s'en occupa aussitôt après son retour à Southwell, et ce fut +pour lui une source infinie de plaisirs. On peut juger, par le fragment +d'une lettre adressée à son compagnon, avec quelle impatience toutes les +personnes chargées d'un rôle attendaient son retour:</p> + +<p>«Dites à Lord Byron, si quelque accident retardait son retour, que sa +mère souhaite qu'il lui écrive; et combien elle serait malheureuse s'il +ne se montrait pas au jour fixé. M. Wil. Banks a écrit à Mrs. H. pour +lui offrir le rôle de <i>Henry Woodville</i>. M. et Mrs. *** n'approuvent pas +que leur fils soit l'un des acteurs; mais je crois qu'il ne persistera +pas moins. M. G. W. dit que, pour ne pas faire manquer la partie, il +prendrait plutôt, pour nous obliger, un emploi, comme de chanter, de +danser, ou enfin quelque autre chose. Il n'y a rien à faire jusqu'au +retour de Lord Byron, et réellement il ne faut pas qu'il revienne plus +tard que mercredi ou jeudi.»</p> + +<p>Nous avons déjà vu qu'à Harrow, le seul point qui le distinguât de ses +condisciples était son talent pour la déclamation. Il revient avec une +évidente satisfaction sur ses succès de collége et sur la part qu'il +prenait à ces représentations de Southwell:</p> + +<p>«J'étais, dans ma jeunesse, considéré comme un bon acteur, outre les +exercices de Harrow, dans lesquels je brillais. Je remplis, en 1806, +pendant trois soirées consécutives, sur quelques théâtres particuliers +de Southwell, le rôle de Penruddock, dans <i>la Roue de Fortune</i>, et celui +de Tristram Fickle dans la farce de <i>la Girouette</i>, par Allingham. J'y +recueillis les plus vifs applaudissemens. Le prologue, fait à l'occasion +de notre réunion comique, était de ma composition. Quant aux autres +acteurs, c'étaient de jeunes dames et des personnes du voisinage. Notre +auditoire bienveillant parut complètement satisfait de nous.»</p> + +<p>Peut-être ici ne sera-t-il pas inutile de remarquer qu'en remplissant +deux rôles opposés avec un égal succès, le jeune poète développait +dès-lors cet amour et cette puissance de contraste qui, plus tard, le +signalèrent dans le monde et sur un plus grand théâtre sous des aspects +si divers. La morosité de Penruddock et la causticité de Tristram sont +en effet deux types auxquels semblent se rapporter toutes les +singularités de son caractère postérieur.</p> + +<p>Ces représentations forment une ère mémorable à Southwell; elles eurent +lieu sur la fin de septembre, dans la maison de M. Leacroft, dont +l'antichambre fut, pour cet effet, transformée en salle de spectacle, et +dont la famille remplissait quelques-uns des plus beaux rôles. Le +prologue, que l'on peut lire dans ses <i>Heures d'oisiveté</i>, fut composé +par Lord Byron, en voiture et sur la route d'Harrowgate. En montant dans +la chaise, à Chesterfield, il dit à son compagnon de voyage: «Pigot, je +vais tramer un prologue pour notre représentation,» et avant de gagner +Mansfield il avait achevé son travail, n'ayant qu'une seule fois +interrompu sa versifiante rêverie pour demander la prononciation précise +du mot français <i>début</i>; quand on la lui dit, il s'écria avec +l'enthousiasme de Byshe: «Bien! ce sera pour rimer avec <i>new</i>.»</p> + +<p>L'épilogue fut dans cette occasion composé par M. Becher; c'était, pour +donner à Lord Byron l'occasion de développer ses talens comiques, une +réunion de gais portraits de toutes les personnes qui avaient pris part +à cette représentation. Mais on avait eu, dans les coulisses, quelque +indice de ce projet; soudain la crainte du ridicule répandit l'alarme +chez tous les acteurs, et, pour les rassurer, l'auteur se vit obligé de +promettre que, si après la répétition ils venaient à en condamner les +traits, il le retirerait de bonne grâce. Cependant Lord Byron et lui +convinrent de répéter les vers devant leurs camarades, dans un ton aussi +innocent et aussi inoffensif que possible, réservant pour le soir de la +représentation le jeu de pantomime qui faisait tout le sel de la +plaisanterie. L'effet désiré fut produit; tous les acteurs satisfaits +témoignèrent leur étonnement de ce qu'on avait pu soupçonner +l'inconvenance d'un ouvrage aussi estimable. Mais leur surprise fut +d'une nature tout-à-fait différente, quand ils entendirent, le +lendemain, les bruyans éclats de rire de l'auditoire; et quand ils +virent le tour que leur avait joué Lord Byron, ils n'eurent d'autre +ressource que de joindre leurs rires à ceux que l'imitation de leurs +traits excitait dans l'assemblée.</p> + +<p>Ce fut au mois de novembre que le petit volume de poésies, dont il +s'occupait depuis quelque tems, fut lancé dans le cercle étroit auquel +il était destiné. M. Becher en reçut le premier exemplaire<a id="footnotetag52" name="footnotetag52"></a> +<a href="#footnote52"><sup class="sml">52</sup></a>. +L'ascendant que son amour pour la poésie, son esprit juste et sociable, +lui donnaient dans ce tems sur Lord Byron, lui permettait fréquemment de +diriger le goût de son jeune ami, autant en matière de conduite que de +littérature. Je citerai un exemple de la puissance de cet ascendant; il +prouvera que le caractère de Byron était loin d'être intraitable, et que +s'il avait eu plus souvent le bonheur de tomber dans des mains <i>habiles +à toucher cet instrument</i>, elles en eussent tiré une expression douce +aussi bien qu'énergique.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote52" +name="footnote52"><b>Note 52: </b></a><a href="#footnotetag52"> +(retour) </a> Il ne reste de cette édition in quarto, composée + d'un petit nombre de feuilles, que deux ou trois copies.</blockquote> + +<p>À l'instant de marquer ainsi sa place dans la littérature légère du +jour, il était naturel que Lord Byron revînt avec plaisir sur les +ouvrages qui semblaient le plus en harmonie avec sa jeunesse et son +caractère. On dit que ses livres favoris étaient alors le Camoëns de +lord Strangford et les poèmes de Little<a id="footnotetag53" name="footnotetag53"></a> +<a href="#footnote53"><sup class="sml">53</sup></a>; souvent son respectable ami +lui avait justement reproché ce goût particulier; il lui représentait +avec raison (du moins quant au dernier de ces deux auteurs), combien il +lui était facile de trouver dans les vieilles illustrations littéraires +de l'Angleterre de plus sûrs modèles de pensées et de style. Au lieu de +perdre son tems sur les productions éphémères de ses contemporains, que +n'étudiait-il les pages de Milton et de Shakspeare, et surtout que ne +songeait-il à élever son imagination et son jugement par la +contemplation des plus sublimes beautés de la Bible? Mais quant à ce +dernier point, M. Becher reconnut que Lord Byron avait prévenu depuis +long-tems ses avis, et qu'il avait une profonde connaissance des beautés +de l'Écriture sainte. Cette circonstance fortifie encore le compte rendu +par son premier maître, le docteur Glennie, de ses grands progrès dans +les livres sacrés lorsqu'il n'était encore qu'un enfant.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote53" +name="footnote53"><b>Note 53: </b></a><a href="#footnotetag53"> +(retour) </a> On sait que Thomas Moore s'était caché sous ce nom + dans ses premières poésies érotiques. + <span class="rig">(<i>Note du Tr.</i>)</span><br> +</blockquote> + +<p>M. Becher, comme je l'ai dit, reçut le premier exemplaire de son livre; +en le parcourant, et parmi plusieurs pièces dignes d'admiration, d'éloge +ou de critique, il trouva un poème dans lequel le jeune auteur avait +répandu une indécence de coloris, que ne pouvait pas même rendre +excusable sa grande jeunesse. Aussitôt, et pour lui exprimer son opinion +d'une manière plus courtoise, il fit et adressa à Lord Byron sur ce +sujet une supplique rimée à laquelle le noble poète fit sur-le-champ une +réponse également en vers; il y joignit une note en prose pour lui dire +qu'il sentait parfaitement la justice de sa critique amicale, et qu'en +conséquence plutôt que de laisser circuler le poème en question, il en +retirerait toutes les copies qu'il avait pu déjà distribuer, et +annullerait l'impression entière. Ce sacrifice fut fait le soir même; Mr +Becher vit brûler toutes les copies de cette édition, à l'exception de +celle qu'il avait reçue, et une autre qui, envoyée à Édimbourg, ne fut +pas rendue.</p> + +<p>Ce trait du jeune poète parle assez haut en sa faveur; cette docilité +ingénue, cette sensibilité, attestent un naturel capable de respecter et +d'aimer tout ce qu'il y a de respectable au monde. Les sentimens qui lui +dictèrent, vers ce tems, la lettre suivante, ne portent pas un caractère +moins aimable; il est impossible de la parcourir sans reconnaître dans +l'écrivain une noble candeur et une véritable sincérité.</p> +<br><br> +<h3>LETTRE VIII.</h3> + +<h4>AU COMTE DE CLARE.</h4> + +<p class="rig">Southwell Nottes, 6 février 1807.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Mon très-cher Clare</span>,</p> + +<p>«Si je voulais justifier ou du moins pallier ma négligence, vous +pourriez dire qu'au lieu d'une lettre vous avez reçu un placet surchargé +de prières à fin de pardon; j'aime mieux en un seul mot avouer mes +crimes, et me confier à votre affection et à votre générosité plutôt +qu'à mes protestations. Ma santé n'est pas entièrement rétablie: +cependant je suis hors de tout danger, et j'ai repris toutes mes forces, +si ce n'est celles de l'esprit fort susceptibles par elles-mêmes +d'affaiblissement. Vous serez étonné d'apprendre que j'aie dernièrement +écrit à Delaware pour lui expliquer (autant que possible sans +compromettre quelques-uns de <i>mes vieux</i> amis) les motifs de ma conduite +à son égard pendant ma dernière résidence à Harrow (il y a deux ans de +cela), laquelle, si vous vous rappelez, était extrêmement <i>en +cavalier</i><a id="footnotetag54" name="footnotetag54"></a> +<a href="#footnote54"><sup class="sml">54</sup></a>. Depuis j'ai découvert qu'il avait été injustement traité +et par ceux qui avaient accusé ses procédés et par moi-même qui avais +cru leur suggestion. En conséquence, je lui ai fait toutes les +réparations possibles en expliquant ma méprise, sans toutefois grande +espérance de le persuader: véritablement je n'attendais pas de réponse, +tout en désirant qu'elle m'arrivât pour la forme; elle ne l'est pas +encore, et sans doute elle ne viendra pas. Mais j'éprouve du bien-aise +intérieurement de mon procédé, assez humiliant d'ailleurs pour les gens +de ma nature; et je n'aurais pu dormir tranquille avec l'idée d'avoir, +<i>même involontairement</i>, fait injure à quelqu'un. J'ai, autant qu'il +m'était possible, réparé cette injure, et là doit se terminer l'affaire. +Que nous revenions ou non à notre ancienne intimité, c'est une chose +d'ailleurs fort secondaire.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote54" +name="footnote54"><b>Note 54: </b></a><a href="#footnotetag54"> +(retour) </a> On voit que Lord Byron, peu familiarisé avec la + langue française, prend ici l'expression <i>en cavalier</i>, pour + synonyme de celle de <i>cavalière</i>.</blockquote> + +<p>»Je viens de passer le tems au milieu de soins divers; j'ai fait +condamner à <i>l'exportation</i> un domestique<a id="footnotetag55" name="footnotetag55"></a> +<a href="#footnote55"><sup class="sml">55</sup></a> qui me volait, chose en +elle-même fort désagréable; j'ai joué sur un théâtre de société; j'ai +publié un volume de poésies (à la demande et à l'unique usage de mes +amis); j'ai fait l'amour; j'ai pris médecine. Ces deux derniers +amusemens n'ont pas eu <i>dans le monde</i> un excellent effet; d'un côté mes +attentions se partagèrent entre tant de belles <i>demoiselles</i>, et de +l'autre les drogues qu'on me fit avaler étaient d'une vertu si +compliquée, qu'entre Vénus et Esculape je me suis trouvé mortellement +harassé. J'ai pourtant assez de loisir pour consacrer quelques heures +aux souvenirs du passé, pour regretter l'amitié et en même tems profiter +de l'occasion favorable pour vous assurer combien je suis et serai +toujours, mon très-cher Clare, votre sincère et parfaitement dévoué,<span class="rig"> +BYRON.</span></p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote55" +name="footnote55"><b>Note 55: </b></a><a href="#footnotetag55"> +(retour) </a> Son valet Frank.</blockquote> + +<p>Comme il se croyait obligé de remplacer les exemplaires de son livre +qu'il avait redemandés, et en même tems de lever l'espèce de stigmate +dont on aurait pu flétrir son talent avorté, il s'occupa promptement de +préparer une seconde édition, et ce travail ne fut terminé qu'au bout de +six semaines. Mais au commencement de janvier nous le voyons en adresser +un exemplaire à son ami d'Édimbourg, le docteur Pigot.</p> +<br><br> +<h3>LETTRE IX.</h3> + +<h4>À M. PIGOT.</h4> + +<p class="rig">Southwell, 13 janvier 1807.</p><br><br> + +<p>«Je devrais commencer par un million d'excuses; mais la variété de mes +travaux en vers et en prose servira, je l'espère, à justifier ma +négligence. Vous recevrez avec cette lettre un volume de tous mes +<i>Juvenilia</i>, publiés depuis votre départ: leur nombre est beaucoup plus +grand que dans l'exemplaire en votre possession, lequel je vous supplie +d'anéantir, celui que je vous envoie étant beaucoup plus complet. Ces +<i>maudits</i> vers à ma pauvre Marie<a id="footnotetag56" name="footnotetag56"></a> +<a href="#footnote56"><sup class="sml">56</sup></a> ont été une source de +mécontentemens auprès des dames d'un <i>certain âge</i>. Je ne les ai pas +insérés dans cette édition, parce que je leur dois d'avoir été traité de +<i>pécheur déhonté</i>, enfin d'un nouveau <i>Moore</i>, par votre cher +<a id="footnotetag57" name="footnotetag57"></a> +<a href="#footnote57"><sup class="sml">57</sup></a>... Je +pense qu'on a en général accueilli favorablement ce volume, et sans +doute l'âge de son auteur préviendra la sévérité des juges.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote56" +name="footnote56"><b>Note 56: </b></a><a href="#footnotetag56"> +(retour) </a> Il ne faut pas confondre cette Marie avec miss + Chaworth ou Marie d'Aberdeen; tout ce que j'en puis dire, + c'est qu'elle avait dans le monde une position humble, sinon + équivoque; qu'elle avait de longs, de brillans cheveux + blonds, dont Byron aimait à montrer à ses amis une tresse + aussi bien que le portrait de celle qui les lui avait donnés; + et qu'enfin c'est à elle que furent adressés les vers des + <i>Heures d'oisiveté</i>, intitulés: <i>À Marie, en recevant son + portrait</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote57" +name="footnote57"><b>Note 57: </b></a><a href="#footnotetag57"> +(retour) </a> Le <i>respectable</i> M. Becher, sans doute. +<span class="rig">(<i>N. du Tr.</i>)</span><br> +</blockquote> + +<p>»Les aventures de ma vie de seize à dix-neuf ans, et la dissipation au +milieu de laquelle je me suis trouvé à Londres, ont donné à mes idées +une teinte voluptueuse; mais d'ailleurs les inspirations que j'ai eues +ne comportaient guère un autre coloris. Ce volume <i>est singulièrement</i> +correct et miraculeusement chaste. À propos, en parlant d'amour....</p> + +<p>»Si vous pouvez trouver le tems de répondre à ce pot-pourri indigeste de +sottises, vous ne doutez pas du plaisir qu'en recevra votre, etc.»</p> + +<p>L'un de ses amis de collége, M. William Bankes, ayant vu, par hasard, un +exemplaire du livre, lui avait adressé une lettre où se trouvait exposée +l'opinion qu'il s'en formait. Voici la réponse de lord Byron:</p> +<br><br> +<h3>LETTRE X.</h3> + +<h4>À M. WILLIAMS BANKES.</h4> + +<p class="rig">Southwell, 6 mars 1807.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Cher Bankes</span>,</p> + +<p>«Votre critique m'est précieuse à plusieurs titres: d'abord c'est la +seule où la flatterie ait fort peu de part, ensuite je suis <i>affadi</i> par +les complimens insipides. J'ai meilleure opinion de votre jugement et de +votre mérite que de votre sensibilité. Recevez mes vifs remercîmens pour +la sincérité d'un jugement qui, pour être entièrement inattendu, n'en +sera pas moins bienvenu. Pour ce qui est d'un examen plus exact, il est +inutile de vous rappeler combien peu de nos <i>meilleurs</i> poèmes +soutiendraient l'épreuve d'une minutieuse critique de mots. On ne peut +donc guère attendre d'un enfant (et la plupart de ces vers furent +composés il y a déjà long-tems) une grande perfection de sujet ou de +style. Plusieurs pièces furent écrites sous l'influence d'un grand +abattement d'esprit, d'une indisposition grave; de là, le tour sombre +des idées. Nous sommes d'accord dans l'opinion que les poésies érotiques +sont les moins irréprochables; elles n'en furent pas moins agréables aux +divinités sur l'autel desquelles je les déposai; c'est tout ce que je +voulais.</p> + +<p>»Le portrait de Pomposus fut dessiné à Harrow, après une <i>longue +séance</i>; cela garantit la ressemblance ou plutôt la caricature. C'est +<i>votre</i> ami, <i>il ne fut jamais le mien</i>; il est donc à propos de m'en +taire. Les rimes sur le collége ne contiennent pas de personnalités; on +peut en voir dans l'une des notes, mais je ne pouvais la supprimer. Je +ne doute pas qu'elles ne servent de prétexte au blâme, juste punition de +mon impiété filiale envers une <i>alma mater</i> aussi excellente. Je ne vous +envoie pas mon livre dans la crainte de <i>nous</i> placer, vous dans la +situation de Gilblas, moi dans celle de l'archevêque de Grenade: au +risque des chances de l'épreuve, je désire laisser à votre arrêt toute +son indépendance. Si je vous avais adressé mon <i>libellus</i> avant votre +lettre, j'aurais semblé vouloir acheter un compliment, et je n'hésite +pas à dire que j'avais plus d'impatience de voir votre critique malgré +sa sévérité, que d'entendre un million de louangeurs. Le même jour je +reçus les félicitations de Mackenzie, le célèbre auteur de l'<i>Homme +sensible</i>; laquelle, de <i>votre</i> approbation ou de la <i>sienne</i>, me flatta +le plus? c'est ce que je ne puis décider. Vous recevrez mes <i>Juvenilia</i>, +tous ceux, du moins, qui ont été publiés. J'ai en manuscrit un gros +volume que je pourrai, par la suite, donner à part; à présent, je n'ai +ni le tems ni la volonté de le livrer à l'impression. Le printems, je +retournerai à la Trinité pour enlever mes effets, et vous dire un +dernier adieu; mes <i>pleurs</i>, dans cette circonstance, n'augmenteront +guère le courant du <i>Cam</i>. Je mettrai à profit désormais vos remarques, +malgré leur causticité ou leur amertume pour un palais gâté par les +<i>adulations sucrées</i>. Johnson a démontré qu'il n'y avait point de +poésies parfaites, mais il faudrait un Hercule pour travailler à +corriger les miennes. Franchement, je ne les avais pas revues depuis +l'époque où je les composai; et si je les ai publiées, ce n'a été qu'à +la prière de mes amis; mais on m'a tant parlé du <i>genus irritabile +vatum</i>, que nous n'aurons jamais, sur ce sujet, de querelle, la +réputation de poète n'étant nullement le <i>but</i> de mes vœux.</p> + +<p>»Adieu. Tout à vous,»<br><span class="rig"> + +BYRON.</span><br></p> + +<p>Cette lettre fut suivie d'une autre, au même M. Bankes, sur le même +sujet; il n'en reste malheureusement que les fragmens suivans:</p> + +<p>«Pour ma part, j'ai bien souffert de la mort de mes deux meilleurs amis, +les seuls êtres que j'eusse jamais aimés (les femmes exceptées); me +voici réduit à être un animal solitaire, passablement misérable, et je +me sens assez cosmopolite pour ne plus me soucier le moins du monde du +lieu que j'habiterai, l'Angleterre ou le Kamtschatka. Je ne puis montrer +une déférence plus grande pour vos corrections qu'en les adoptant de +suite; je les suivrai dans l'édition suivante. Je suis fâché que vos +remarques ne soient pas plus fréquentes, convaincu de tout l'avantage +que j'en pourrais également retirer. J'ai, depuis ma dernière lettre, +reçu d'Édimbourg deux jugemens trop flatteurs tous les deux pour que je +puisse les répéter: l'un est de lord Woodhouselee, le premier et le plus +<i>volumineux</i> des littérateurs écossais (son dernier ouvrage est une <i>Vie +de lord Kaymes</i>); le second est de Mackenzie, qui m'envoyait pour la +seconde fois son sentiment, mais plus développé. Je ne les connais +personnellement l'un ni l'autre, et je n'ai jamais sollicité leur avis à +ce sujet: leurs éloges sont volontaires; c'est un ami chez qui ils +avaient lu mes vers qui me les a transmis.</p> + +<p>«Contre mes premières intentions, je m'occupe en ce moment de la +publication d'une nouvelle édition; les sujets d'amour seront retranchés +et remplacés par d'autres; le tout, considérablement augmenté, paraîtra +vers la fin de mai. C'est une épreuve hasardeuse; mais le défaut +d'occupations plus graves, les encouragemens que j'ai reçus, ma vanité +personnelle, tout me porte à la tenter, mais non sans de <i>vives +palpitations</i>. Le livre sera lu dans ce pays, du moins par curiosité...» +Le reste manque.</p> + +<p>Voici la lettre modeste qu'il joignit à l'exemplaire qu'il présenta à M. +Falkner, propriétaire de la maison qu'occupait sa mère.</p> +<br><br> +<h3>LETTRE XI.</h3> + +<h4>À M. FALKNER.</h4> + +<p><span class="sc">Monsieur</span>,</p> + +<p>«Le volume qui accompagne cette lettre vous aurait déjà été présenté, si +l'indisposition de miss Falkner ne m'eût pas fait craindre de rendre +inconvenante l'offre de pareilles bagatelles. Vous y verrez quelques +fautes d'impression que je n'ai pas eu le tems de corriger: vous avez +donc une tâche pénible, celle d'apercevoir et les fautes de l'auteur et +celles dont il n'est pas coupable. De pareils <i>juvenilia</i> ne peuvent +espérer une approbation sérieuse, mais j'ose espérer, pour la même +raison, qu'ils échapperont à la sévérité d'une critique intempestive, +quoique peut-être non méritée.</p> + +<p>»Ces poésies furent composées dans des tems et des circonstances +diverses; elles n'ont été publiées que pour un cercle d'amis +bienveillans. Vous pouvez m'en croire, monsieur: si elles procurent le +plus léger plaisir à vous et à mes autres <i>familiers</i> lecteurs, j'aurai +recueilli tous les lauriers que je souhaite pour la tête de votre tout +dévoué,<span class="rig"><br> +BYRON.</span><br><br></p> + +<p>»<i>P. S.</i> Miss Falkner est, je l'espère, en pleine convalescence.»</p> + +<p>Malgré cette déclaration peu ambitieuse du jeune auteur, il avait en lui +quelque chose qui l'empêchait de s'arrêter; et la réputation qu'il +s'était faite dans un cercle limité l'avait rendu plus avide de courir +les chances d'une plus vaste lice. Les cent copies de cette première +édition étaient à peine distribuées, qu'il revint avec une nouvelle +activité chez son imprimeur, et c'est ainsi que parurent les <i>Heures de +loisir</i>; il y joignit plusieurs pièces nouvellement composées, il en +retrancha une vingtaine de celles que renfermait son premier volume. Il +est difficile d'expliquer cette sévérité, la plupart des vers éliminés +étant aussi beaux, sinon meilleurs que les autres.</p> + +<p>Il y a dans l'une des pièces réimprimées parmi les <i>Heures de loisir</i> +quelques corrections et additions assez curieuses, en ce qu'on peut les +attribuer aux sentimens connus du poète sur l'illustration de naissance. +L'<i>Épitaphe d'un ami</i> semble, d'après les vers que je vais citer, avoir +été d'abord composée pour déplorer la mort de ce même jeune fermier +auquel il avait auparavant adressé quelques vers affectueux reproduits +plus haut:</p> + +<p>Quoique ton lot soit humble, puisque tu es né dans une chaumière; et que +ton nom ne soit point orné de titres, ta simple amitié m'était bien plus +chère que toutes les joies que peuvent donner la richesse, la réputation +et les amis du grand monde.</p> + +<p>Dans la nouvelle forme de cette épitaphe, non-seulement il supprima ce +passage, mais tous ceux qui rappelaient encore l'humble rang de son +jeune ami. Le premier des vers ajoutés:</p> + +<p class="mid">Et quoique ton père déplore l'extinction de sa race,</p> + +<p>semble destiné à rappeler l'idée d'une haute position sociale, toute +différente de celle que présentait l'épitaphe primitive. L'autre pièce, +évidemment adressée au même enfant, et rappelant en termes équivalens +l'obscurité de sa condition, ne se retrouve pas davantage dans les +<i>Heures de loisir</i>. Qu'en approchant de l'âge viril il sentît mieux +l'élévation de son rang, on peut le supposer, et ne voir qu'une suite de +ces sentimens dans le soin qu'il mit à cacher ses premières amitiés de +village.</p> + +<p>Ses visites à Southwell n'ayant plus été, après ce tems, que rares et +passagères, je saisis l'occasion de rappeler quelques traits variés de +ses habitudes et de son genre de vie à la même époque. Dans les premiers +instans de son séjour, sa timidité était excessive, mais elle disparut à +mesure qu'il se lia davantage avec les jeunes gens; il finit même par se +trouver à la plupart des assemblées et des festins, et par être mortifié +quand il n'était pas invité à quelque <i>rout</i>. Toutefois il conservait +encore son horreur des nouvelles figures; et s'il voyait des étrangers +approcher de la maison de Mrs. Pigot, quand il s'y trouvait, il eût +volontiers, pour les éviter, sauté par la fenêtre. Cette réserve +naturelle, jointe à une dose assez forte d'orgueil, l'éloignait des +gentilshommes du voisinage, auxquels, plus d'une fois, il lui arriva de +ne pas rendre leur visite: à l'égard de quelques-uns, sous prétexte que +leurs femmes n'étaient pas allées voir sa mère; de quelques autres, +parce qu'ils avaient trop tardé à le voir lui-même: mais la vraie raison +de ce dédain, c'est qu'il ne voulait pas faire connaissance avec des +voisins plus opulens que lui, et qu'il aimait à les mortifier par la +supériorité de son rang, comme il l'était lui-même par celle de leur +fortune. Son ami M. Becher lui faisait de fréquens reproches de cet +esprit insociable; et un jour Lord Byron lui répondit par des vers qui +expriment parfaitement la hauteur avec laquelle son génie volcanique +considérait déjà le monde; et comme le volume où se trouvent ces vers +est devenu fort rare, je ne puis résister au désir d'en donner les +passages suivans:</p> + +<p>Mon cher Becher, vous me dites de me mêler à la société des hommes: je +ne saurais nier que votre avis ne soit bon; mais la retraite convient +mieux à mon caractère, je ne veux pas descendre jusqu'à un monde que je +méprise.</p> + +<p>Si le sénat ou les camps m'appelaient, l'ambition pourrait me faire +sortir de mon heureux repos; et quand la jeunesse, ce tems d'épreuve, +sera passé, peut-être je m'efforcerai d'illustrer mon nom.</p> + +<p>Le feu caché dans les flancs caverneux de l'Etna couve long-tems et +fermente en secret, à la fin un volume effroyable de flammes et de fumée +révèle son existence; alors il n'y a point de torrens qui puissent +l'éteindre, point de barrières qui puissent l'arrêter.</p> + +<p>Oh! tel est le désir de gloire qui dévore mon cœur, qui m'ordonne de +vivre pour être loué un jour de la postérité. Oh! si je pouvais comme le +phénix prendre mon essor avec des ailes de feu, avec lui je serais +content de mourir au milieu des flammes.</p> + +<p>Pour une vie comme celle de Fox, pour une mort comme celle de Chatham, +quelles censures, quels dangers, quelles haines ne braverais-je pas? +Leur vie ne s'est point terminée avec leur dernier souffle, leur gloire +anime et vivifie le silence de leur tombeau.</p> + +<p>Comme sa mère, il était toujours en retard pour se lever et se mettre au +lit; il conserva même toute sa vie cette habitude. La nuit fut toujours +aussi son heure favorite de travail, et sa première visite, le jour +suivant, était ordinairement pour la belle amie qui lui servait de +copiste, et à laquelle il portait les fruits de sa précédente veille; +puis il se rendait chez son ami, M. Becher; de là dans une ou deux +autres maisons, puis le reste du jour était consacré à ses exercices +favoris; le soir, il passait le tems dans la famille Pigot, soit en +conversation, soit à entendre miss Pigot toucher le piano et chanter une +série d'airs qu'il admirait<a id="footnotetag58" name="footnotetag58"></a> +<a href="#footnote58"><sup class="sml">58</sup></a>. <i>La Vierge de Lodi</i>, avec les paroles: +<i>Mon cœur palpite d'amour</i>, et cet autre: <i>Quand le tems, qui ravit nos +années</i>, étaient, à ce qu'il paraît, ses airs favoris. Il s'était fait +dès-lors une douce habitude de cette existence régulière, qui le +ramenait périodiquement aux mêmes occupations, et qu'il adopta pendant +presque tout le tems de son séjour à l'étranger.</p> + +<p>D'un autre côté, les exercices auxquels il demandait quelques +distractions, dans de moins heureux jours, lui offraient alors des +plaisirs sans mélange. La plus grande partie de son tems se passait à +nager, jouer aux barres, tirer au blanc et courir à cheval<a id="footnotetag59" name="footnotetag59"></a> +<a href="#footnote59"><sup class="sml">59</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote58" +name="footnote58"><b>Note 58: </b></a><a href="#footnotetag58"> +(retour) </a> Il aima toujours la musique, mais il ne sut jamais + bien exécuter. «Il est bien singulier, disait-il un jour à la + même dame, que je chante beaucoup mieux avec votre + accompagnement qu'avec tout autre.--C'est, répondit-elle, que + je joue selon votre manière de chanter.» C'est là en effet + tout le secret d'un habile accompagnateur.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote59" +name="footnote59"><b>Note 59: </b></a><a href="#footnotetag59"> +(retour) </a> Un autre de ses jeux favoris était <i>la balle à + crosser</i>; et l'on ne pouvait s'empêcher d'admirer la célérité + de sa course à ce dernier exercice, en dépit de son pied + boiteux. «Lord Byron, dit miss... dans une lettre à son + frère, datée de Southwell, vient de passer devant la fenêtre, + la batte sur l'épaule, pour aller <i>crosser</i> suivant sa chère + habitude.»</blockquote> + +<p>Il n'était pas fort expert dans ce dernier art, et l'on cite comme un +exemple de son peu d'habitude des chevaux, qu'en voyant un jour passer +deux, sous ses fenêtres, il s'écria: «Les beaux chevaux! je voudrais les +acheter.--Comment! ce sont les vôtres, milord,» répondit son valet. Ceux +qui l'avaient connu au tems où nous sommes, s'étonnaient beaucoup +d'entendre plus tard parler de son adresse à monter à cheval; et la +vérité, je suis du moins porté à le croire, est que jamais il ne fut un +excellent écuyer.</p> + +<p>Nous avons déjà vu, d'après ses propres paroles, qu'il excellait à nager +et à plonger. Une dame de Southwell possède, entre autres précieux +objets qui lui ont appartenu, un dé qu'il vint un matin lui emprunter au +moment d'aller se baigner dans la Greet: en présence du frère de cette +dame, il l'avait jeté et retiré trois fois du fond de la rivière. Son +habitude de s'exercer au tir fut un jour un sujet d'alarme pour une +jeune et fort jolie personne, miss H., qui était du grand nombre des +beautés qui enflammaient à Southwell son imagination. On trouve +l'introduction suivante à la tête d'une pièce de vers imprimée dans le +volume non publié; «L'auteur déchargeant un jour ses pistolets dans un +jardin, deux dames, qui passaient près du but, furent alarmées par le +bruit d'une balle sifflant à leurs oreilles: c'est à l'une d'elles que +furent adressées, le lendemain, les stances suivantes.»</p> + +<p>Telle était sa passion pour les armes de toute espèce, qu'il gardait +ordinairement près de son lit une petite épée avec laquelle il s'amusait +le matin à s'escrimer dans ses rideaux. Ce lit fut, à la vente des +meubles de Mrs. Byron, acquis par une personne qui, voulant donner de +l'intérêt aux trous des draperies, les supposait percées par l'épée dont +le dernier lord Byron avait tué M. Chaworth, et que son héritier gardait +toujours près de son lit en souvenir. C'est ainsi que la fiction vient +souvent grossir les faits; l'épée en question était une arme innocente +et vierge que lord Byron empruntait à l'un de ses voisins durant son +séjour à Southwell.</p> + +<p>Les détails que nous avons déjà donnés sur son excursion à Harrowgate, +peuvent faire juger de sa passion pour les chiens, autre goût qu'il +conserva toute sa vie; il a immortalisé dans ses vers Boatswain, son +dogue favori, auprès duquel il avait formé le projet solennel d'être +enseveli. On raconte de cet animal quelques traits non-seulement +d'intelligence, mais encore d'une générosité qui devait nécessairement +exciter l'intérêt d'un maître comme Byron; j'en citerai un exemple en me +rapprochant autant que possible du récit qui m'en fut fait. Mrs. Byron +avait un chien terrier, appelé Gilpin, avec lequel Boatswain était +toujours en querelle, saisissant toutes les occasions de l'attaquer et +le mordant avec tant de rage qu'on craignait beaucoup qu'il ne finît par +le tuer. Pour le soustraire à ce sort, Mrs. Byron envoya Gilpin à un +fermier de Newstead, et Boatswain de son côté, quand lord Byron retourna +à Cambridge, fut, jusqu'au retour de son maître, confié aux soins d'un +valet, ainsi que deux autres dogues. Un matin le domestique conçut une +vive alarme de la disparition de Boatswain; il n'en put avoir de +nouvelles de la journée. Mais vers le soir, le chien revint accompagné +de Gilpin qu'il s'empressa de conduire au feu de la cuisine en +l'accablant de toutes les démonstrations de la joie la plus vive. Le +fait est qu'il était allé à Newstead pour le découvrir, et qu'il l'avait +ramené. Depuis ce tems ils vécurent en bonne intelligence; Boatswain +protégeant toujours son nouvel ami contre les insultes des autres chiens +(tâche que le naturel querelleur de Gilpin empêchait bien d'être une +sinécure) et s'empressant d'accourir à la première voix de détresse du +petit terrier.</p> + +<p>La tendance à la superstition est assez naturelle aux hommes doués d'un +caractère poétique. Lord Byron n'en était pas exempt, et dès son enfance +l'exemple de sa mère avait contribué à donner à son esprit cette +faiblesse. Mrs. Byron croyait aveuglément aux merveilles de la seconde +vue; et les récits étranges qu'elle faisait de cette faculté +mystérieuse, étonnèrent mainte fois ses amis anglais doués d'une foi +moins robuste. On verra que même bien plus tard, et à la mort de son ami +Shelley, l'idée des apparitions dont sa mère l'avait nourri, n'avait pas +perdu sur lui tout son empire. On peut citer comme un exemple d'une +superstition moins lugubre, une petite anecdote qui me fut racontée par +une de ses amies de Southwell. Cette dame avait un grain de collier en +agate traversé d'un fil de laiton, et qu'elle gardait toujours dans sa +boîte à ouvrage. Un jour, Lord Byron lui ayant dit ce que c'était, elle +lui répondit qu'on le lui avait donné comme un talisman, et que le +charme la préserverait de l'amour tant qu'il serait en sa possession. +«Alors donnez-le-moi, s'écria-t-il vivement, c'est là précisément ce que +je cherchais.» La jeune dame refusa; mais bientôt après son agate avait +disparu. Elle le taxa d'avoir commis le vol; mais en l'avouant de bonne +grâce, il protesta que jamais elle ne reverrait son amulette.</p> + +<p>Il laissa derrière lui à Southwell, comme partout où il fit jamais +quelque résidence, les preuves les plus affectueuses de bienfaisance et +de bonté de cœur... «Jamais, dit une personne qu'il voyait beaucoup à +cette époque, ses yeux ne furent frappés d'un seul objet de détresse +sans qu'il contribuât à l'adoucir.» Parmi de nombreux traits de cette +nature, je choisis le suivant comme une preuve moins de sa générosité +que de l'intérêt que présente l'incident en lui-même par sa liaison avec +le nom de Byron. Étant encore écolier, il lui arriva de se trouver à +Southwell dans une boutique de libraire, quand une pauvre femme vint +pour y acheter une Bible; le prix qu'on la lui fit fut de 8 shellings. +«Ah! mon cher Monsieur, s'écria-t-elle, je ne puis pas y mettre un +pareil prix; je ne croyais pas qu'elle pût m'en coûter la moitié.» La +femme alors s'éloigna avec un air désappointé, quand le jeune Byron, la +rappelant, lui fit présent de la Bible.</p> + +<p>Il eut toujours un grand soin de sa personne et de sa toilette, de +l'arrangement de ses cheveux, enfin de tout ce qui pouvait relever la +beauté dont la nature l'avait doué. Même dans un âge fort tendre, il +témoignait le désir de plaire à ce sexe qui ne devait pas cesser d'être +l'étoile polaire de sa destinée. La crainte d'un embonpoint excessif, +auquel il avait des dispositions naturelles, l'avait engagé, dès son +arrivée à Cambridge, à adopter un système d'abstinence et de violent +exercice, et de faire un fréquent usage des bains chauds. Mais un point +remplissait sa vie d'amertume, le frappait comme une malédiction au +milieu des joies de la jeunesse et de ses espérances de gloire et de +bonheur: le croira-t-on? c'était la légère difformité de son pied. Un +jour M. Becher, le voyant plus abattu qu'à l'ordinaire, s'efforçait de +l'égayer et de le ranimer en lui représentant sous les plus brillantes +couleurs, les nombreux avantages dont la Providence l'avait comblé, +entre autres celui d'un esprit qui le plaçait au-dessus du reste des +hommes. «Ah! mon cher ami, répondit Byron avec une expression +douloureuse, si cela (en se frappant le front de la main) m'élève +au-dessus des autres hommes, ceci (en indiquant son pied) me ravale bien +au-dessous d'eux.»</p> + +<p>Quelquefois il semblait que sa susceptibilité lui persuadât qu'il était +dans le monde la seule personne affligée d'une pareille infirmité. Quand +M. Bailey, qui se faisait alors remarquer comme écolier, aussi bien que +plus tard comme voyageur, entra à Cambridge après avoir été le +condisciple de Lord Byron à Aberdeen, le jeune Lord avait pris tant +d'embonpoint, que M. Bailey eut long-tems de la peine à le reconnaître. +«Il est assez singulier, lui dit alors Byron, que vous ne vous souveniez +pas de moi; je croyais que la nature m'avait gratifié d'un signe qui +devait toujours me faire reconnaître.»</p> + +<p>Mais ce défaut était aussi bien un motif d'émulation pour lui qu'une +source de regret et de honte. Dans tout ce qui exigeait du courage +personnel ou de la vivacité, il semblait animé, par le stigmate que la +nature lui avait infligé, d'un désir plus vif de surpasser tous ceux +auxquels elle avait accordé de plus <i>parfaites proportions</i>. C'est là, +je n'en doute pas, ce qui lui donnait aussi tant d'ardeur dans la +poursuite des intrigues amoureuses. Plus d'une fois l'espoir d'étonner +quelque jour le monde par les exploits d'un capitaine et d'un héros +venait se mêler dans ses rêves à la perspective du laurier poétique. +«Tôt ou tard, disait-il souvent quand il était enfant, je lèverai un +corps de troupes; les soldats seront habillés de noir, et monteront des +chevaux noirs; on les appellera, les <i>Byrons noirs</i>, et vous entendrez +parler de leurs prodiges de valeur.»</p> + +<p>J'ai déjà parlé de l'ardeur extrême avec laquelle, pendant son séjour à +Harrow, il se livrait à tous les genres d'études, à la seule exception +de ceux qu'exigeait la discipline de l'école. Les jours de fête ne +faisaient pas trêve à la soif de connaissances qui le dévorait, et, pour +être le moins possible distrait de ses heures de travail, il avait pris +l'habitude chez sa mère de lire tout le tems du dîner<a id="footnotetag60" name="footnotetag60"></a> +<a href="#footnote60"><sup class="sml">60</sup></a>. Dans un +esprit aussi mobile que le sien, tout ce qui était nouveau, grave ou +frivole, lourd ou divertissant, ne manquait jamais de trouver un écho, +et je n'ai pas de peine à concevoir la joie qu'il témoignait un jour en +montrant à l'une de ses amies qui me l'a raconté, un exemplaire des +Contes de ma Mère l'Oie, qu'il avait acheté le matin chez un +bouquiniste, et qu'il venait de lire à son dîner.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote60" +name="footnote60"><b>Note 60: </b></a><a href="#footnotetag60"> +(retour) </a> Burns avait aussi l'habitude de lire à table, comme + nous l'apprend M. Lockhart dans la vie de ce poète.</blockquote> + +<p>Maintenant nous allons extraire d'un <i>Memorandum</i>, commencé par lui +cette année et tracé sans ordre et à la hâte, la liste de tous les +livres qu'il avait déjà parcourus dans tous les genres, à une époque où +la plupart de ses condisciples n'avaient encore étudié que leurs thèmes +et leurs versions. Ce document ne peut manquer d'intéresser; et quand on +considère que le lecteur de tant de livres possédait en même tems la +mémoire la plus heureuse, on peut douter que parmi les jeunes gens les +mieux élevés, parmi les plus brillans émules des honneurs scolastiques, +on en trouvât un seul qui eût acquis au même âge une aussi grande +variété de connaissances utiles.</p> +<br> +<h3>LISTE DES HISTORIENS</h3> + + <h5>DONT J'AI PARCOURU LES OUVRAGES EN DIFFÉRENTES LANGUES.</h5> + + <hr class="short"> + +<p><span class="sc">Histoire d'Angleterre</span>.--Hume, Rapin, Henry, Smollet, Tindal, Belsham, +Bisset, Adolphus, Holinshed, les Chroniques de Froissart (ces dernières +appartiennent proprement à la France).</p> + +<p><span class="sc">Écosse</span>.--Buchanan, Hector, Boethius, tous deux en latin.</p> + +<p><span class="sc">Irlande</span>.--Gordon.</p> + +<p><span class="sc">Rome</span>.--Hooke, chute et décadence par Gibbon; Histoire ancienne de Rollin +(renfermant celle des Carthaginois, etc.); de plus, Tite-Live, Tacite, +Eutrope, Cornélius Nepos, Cesar, Arrien, Salluste.</p> + +<p><span class="sc">Grèce</span>.--La Grèce de Mitford, le Philippe de Leland, Plutarque, +Antiquités de Potter, Xenophon, Thucydide, Herodote.</p> + +<p><span class="sc">France</span>.--Mezerai, Voltaire.</p> + +<p><span class="sc">Espagne</span>.--Je dois ce que je sais de l'ancienne histoire d'Espagne +principalement à un livre appelé l'Atlas, maintenant oublié. J'ai pris +quelque teinture de son histoire moderne, depuis les intrigues +d'Alberoni jusqu'au Prince de la paix, dans les ouvrages qui traitaient +de la politique européenne.</p> + +<p><span class="sc">Portugal</span>.--Ses révolutions par Vertot, comme aussi, du même historien, +la relation du siége de Rhodes: elle est de son invention, les faits +réels sont tout-à-fait différens. On en peut dire autant de ses +chevaliers de Malte.</p> + +<p><span class="sc">Turquie</span>.--J'ai lu Knolles, sir Paul Ricaut et le prince Cantemir; en +outre une histoire anonyme plus moderne. Je sais tous les événemens de +l'histoire des Ottomans, depuis Tangralopi et Othman Ier jusqu'à la paix +de Passarowitz, en 1718; la bataille de Cutzka, en 1739, et le traité de +1790 entre la Russie et la Porte.</p> + +<p><span class="sc">Russie</span>.--La vie de Catherine II de Tooke, le czar Pierre de Voltaire.</p> + +<p><span class="sc">Suède</span>.--Le Charles XII de Voltaire et celui de Norberg, selon moi le +meilleur des deux. Une traduction de la guerre de trente ans de +Schiller, qui renferme les exploits de Gustave-Adolphe; puis la vie du +même prince par Harte. J'ai lu aussi quelque part un vie de Gustave +Vasa, le libérateur de la Suède, mais j'ai oublié le nom de l'auteur.</p> + +<p><span class="sc">Prusse</span>.--J'ai vu au moins vingt vies de Frédéric II, le seul prince +mémorable dans les annales de la Prusse; ses propres ouvrages, ceux de +Gillies et de Thibault sont loin d'être amusans; le dernier est peu +estimable, mais circonstancié.</p> + +<p><span class="sc">Danemarck</span>.--J'en sais peu de chose; j'ai quelque teinture de l'histoire +naturelle de la Norwége, aucune de sa chronologie.</p> + +<p><span class="sc">Allemagne</span>.--J'ai lu de longues histoires de la maison de Souabe, de +Venceslas, de Rodolphe de Hapsbourg et de ses descendans autrichiens aux +grosses lèvres.</p> + +<p><span class="sc">Suisse</span>.--Ah! Guillaume-Tell et la bataille de Morgarten, où le duc de +Bourgogne fut tué!</p> + +<p><span class="sc">Italie</span>.--Davila, Guicciardini, les Guelfes et les Gibelins, la bataille +de Pavie, Mazaniello, les révolutions de Naples, etc.</p> + +<p><span class="sc">Indostan</span>.--Orme et Cambridge.</p> + +<p><span class="sc">Amérique</span>.--Robertson, la guerre d'Amérique par Andrews.</p> + +<p><span class="sc">Afrique</span>.--Rien que des voyageurs, comme Mungo-Park, Bruce.</p> + +<h3>BIOGRAPHIE.</h3> + +<p>Charles-Quint de Robertson, César, Salluste (Catilina et Jugurtha), les +vies de Marlborough, du prince Eugène, de Tékéli, de Bonnard, de +Bonaparte, de tous les poètes anglais, par Johnson et Anderson; les +Confessions de Rousseau, la vie de Cromwell, le Plutarque anglais, le +Nepos anglais, les vies des amiraux par Campbell, de Charles XII, du +czar Pierre, de Catherine II, de Henri lord Kaimes, de Marmontel, de sir +William Jones, par Teignmouth; la vie de Newton, de Bélisaire, et de +mille autres qui ne méritent pas qu'on en fasse mention.</p> + +<h3>LÉGISLATION.</h3> + +<p>Blackstone, Montesquieu.</p> + +<h3>PHILOSOPHIE.</h3> + +<p>Paley, Locke, Bacon, Hume, Berkeley, Drummond, Beattie et Bolingbroke. +Je déteste Hobbes.</p> + +<h3>GÉOGRAPHIE.</h3> + +<p>Strabon, Cellarius, Adams, Pinkerton et Guthrie.</p> + +<h3>POÉSIE.</h3> + +<p>Tous les classiques anglais et la plupart des poètes vivans, Scott, +Southey, etc.; quelques poètes français dans l'original: le Cid est ma +pièce favorite. Peu d'italiens; des grecs et des latins sans nombre: à +l'avenir je ne m'occuperai plus de ces derniers. J'ai fait de nombreuses +traductions de ces deux langues, vers et prose.</p> + +<h3>ÉLOQUENCE.</h3> + +<p>Démosthène, Cicéron, Quintilien, Sheridan, la Chironomie d'Austin, et +les débats du parlement, depuis la révolution, jusqu'en 1742.</p> + +<h3>THÉOLOGIE.</h3> + +<p>Blair, Porteus, Tillotson, Hooker, tous fort ennuyeux. J'abhorre les +livres de dévotion, quoique je révère et que j'aime Dieu, sans admettre +les idées blasphématrices des sectaires, ni croire à leurs absurdes et +damnables hérésies, à leurs mystères et aux trente-neuf articles.</p> + +<h3>MÉLANGES.</h3> + +<p>Le spectateur, le rôdeur; le monde, etc., etc., des romans par milliers.</p> + +<p>C'est de mémoire que j'ai fait l'énumération de tous ces livres: je me +souviens de les avoir lus, et j'en pourrais à l'occasion citer plus d'un +passage. J'ai, sans doute, omis quelques noms dans mon catalogue. J'en +avais lu la majeure partie avant quinze ans. Depuis que j'ai quitté +Harrow, je suis devenu paresseux et fat, en griffonnant des rimes et +faisant la cour aux femmes.<br><span class="rig"> + +B., 30 novembre 1807.</span><br></p> + +<p>J'ai aussi lu, et je regrette aujourd'hui plus de quatre mille romans, y +compris les œuvres de Cervantes, Fielding, Smollet, Richardson, +Mackenzie, Sterne, Rabelais, Rousseau, etc., etc. Le livre, à mon avis, +le plus utile pour celui qui veut avoir l'air d'être fort instruit sans +grande peine, c'est la physiologie de la tristesse par Burton: c'est le +recueil de citations et d'anecdotes le plus curieux et le plus amusant +que j'aie parcouru; mais le lecteur superficiel doit le lire avec +attention, ou bien la confusion des sujets le rebutera facilement. S'il +a la patience d'aller jusqu'à la fin, il aura mieux profité pour ses +conversations littéraires, que s'il avait parcouru vingt autres ouvrages +que j'ai également lus, du moins en anglais.</p> + +<p>C'est à cette étude précoce et variée des écrivains anglais que Lord +Byron dut la facilité avec laquelle il savait employer toutes les +ressources de sa langue maternelle: c'est elle qui, le lançant dans les +champs de la littérature, armé de pied en cap, lui permit de revêtir ses +poétiques inspirations d'un style parfaitement digne d'elles. En +général, ce n'est pas l'absence d'idées ou de coloris qui arrête les +premiers pas des écrivains, c'est l'embarras de trouver des expressions +pour ce qu'ils conçoivent, c'est l'inexpérience de l'instrument dont se +rend maître l'homme de génie; en un mot, de leur langue maternelle. +C'est un fait assez singulier, que les trois exemples les plus frappans +de précocité littéraire, c'est-à-dire Pope, Congrève et Chatterton, +devaient tous trois à eux-mêmes leur éducation<a id="footnotetag61" name="footnotetag61"></a> +<a href="#footnote61"><sup class="sml">61</sup></a>; et que c'est par +suite de leurs goûts naturels, affranchis des pédantesques directions de +l'école, qu'ils découvrirent dans le génie de la langue anglaise ces +précieuses beautés dont ils surent faire un si parfait usage<a id="footnotetag62" name="footnotetag62"></a> +<a href="#footnote62"><sup class="sml">62</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote61" +name="footnote61"><b>Note 61: </b></a><a href="#footnotetag61"> +(retour) </a> «Je lisais de moi-même, dit Pope, car la lecture + était une véritable passion chez moi; j'allais çà et là au + gré de mon imagination, et, comme un enfant qui va prendre + des fleurs dans les champs, dans les bois, partout où il en + voit sur sa route. Je regarde encore aujourd'hui ces cinq ou + six années comme les plus heureuses de ma vie.» + +<p> Il paraît aussi qu'il n'ignorait pas les avantages de cette + manière d'étudier indépendante: «M. Pope, dit Spins, croyait + avoir gagné sous quelques rapports à n'avoir pas eu + d'éducation régulière. Il avait l'habitude de chercher dans + ce qu'il étudiait un sens, quand nous n'y voyons encore que + des mots.»</p></blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote62" +name="footnote62"><b>Note 62: </b></a><a href="#footnotetag62"> +(retour) </a> Chatterton écrivit, avant l'âge de douze ans, un + catalogue, dans le genre de celui de Byron, de tous les + livres qu'il avait déjà lus; ils s'élevaient à soixante-dix, + et la plupart roulaient sur des matières d'histoire ou de + théologie.</blockquote> + +<p>On peut, dans le fond, ajouter à ces trois exemples celui de Lord Byron, +puisque, malgré son nom d'écolier, il n'étudia pas sur les bancs de +l'école, dans le tems employé par ses camarades, à remuer curieusement +la cendre de l'antiquité; il se contentait de remonter à la source +fraîche et vive de son propre idiome<a id="footnotetag63" name="footnotetag63"></a> +<a href="#footnote63"><sup class="sml">63</sup></a>, et d'y puiser cette richesse +et cette variété de style qui, dès l'âge de vingt-deux ans, placèrent +ses ouvrages parmi les monumens les plus précieux de la force et de la +douceur de la langue anglaise.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote63" +name="footnote63"><b>Note 63: </b></a><a href="#footnotetag63"> +(retour) </a> La pureté que les Grecs mettaient dans leur style a + été attribuée peut-être avec justice à leur habitude de + n'étudier que leur propre langue. «S'ils devinrent savans, + dit Ferguson, ce ne fut qu'en étudiant ce qu'eux-mêmes + avaient composé.»</blockquote> + +<p>Dans le même livre où l'on retrouve les souvenirs de ses études, que +nous venons de citer, Byron avait écrit également de mémoire une liste +des divers poètes qui s'étaient distingués dans leur langue respective. +Après avoir cité ceux de l'Europe ancienne et moderne, voici comme il +poursuit son catalogue pour les autres contrées:</p> + +<p><span class="sc">Arabie</span>.--Mahomet, dont le Coran contient des passages d'une poésie bien +plus sublime que celle des auteurs européens.</p> + +<p><span class="sc">Perse</span>.--Ferdousi, auteur du Shah-Nameh; l'Iliade des Persans; Sadi et +Hafiz, l'immortel Hafiz, l'Anacréon de l'Orient. Ce dernier est respecté +par les Persans, bien autrement que nous ne respectons aucun poète +ancien ou moderne; ils vont en pélerinage à Shiraz pour y honorer sa +mémoire sur son tombeau: à ce monument est attaché un magnifique +exemplaire de ses œuvres.</p> + +<p><span class="sc">Amérique</span>.--Cet hémisphère a déjà produit un poète épique, c'est Barlow, +auteur de la Colombiade; il ne faut pas le comparer aux ouvrages des +nations plus polies.</p> + +<p><span class="sc">Islande, Danemarck, Norwége</span>.--Ces régions étaient fameuses pour leurs +Scaldes. Parmi ces derniers on distinguait Lodburg; son chant de mort +respire des sentimens féroces, mais c'est un genre de poésie généreuse +et passionnée.</p> + +<p><span class="sc">L'Indostan</span> n'a pas de grands poètes connus; du moins le sanscrit l'est +si mal en Europe, que nous ignorons ce que le tems peut avoir épargné +dans leur littérature.</p> + +<p><span class="sc">L'empire Birman</span>.--Les habitans aiment passionnément la poésie; mais on +ne connaît pas leurs poètes.</p> + +<p><span class="sc">Chine</span>.--Je n'ai jamais entendu parler en fait de poète chinois que de +l'empereur Kien-Long et de son Ode au thé. Quel malheur que le +philosophe Confucius n'ait pas rédigé en vers ses admirables préceptes +de morale!</p> + +<p><span class="sc">Afrique</span>.--Quelques chants de ce pays sont plaintifs, et leurs paroles +simples et touchantes; mais j'ignore s'il faut compter ces informes +essais parmi les poèmes, comme les chants des bardes ou des scaldes.</p> + +<p>J'ai écrit cette courte liste de poètes entièrement de mémoire, et sans +le secours d'aucun livre; il a donc pu s'y glisser quelques erreurs, +mais elles doivent être de peu d'importance. J'ai parcouru les ouvrages +des Européens et quelques-uns de ceux de l'Asie, soit en original, soit +à l'aide de traduction. Je n'ai cité que les meilleurs dans ma liste des +poètes anglais; il eût été aussi inutile que fatigant d'énumérer ceux +d'un moindre mérite. Peut-être cependant pourrait-on dans un catalogue +cosmopolite ajouter encore Gray, Goldsmith et Collins; quant aux autres +depuis Chaucer jusqu'à Churchill, ce sont <i>voces prætereaque nihil</i>, +quelquefois nommés, rarement lus et jamais avec profit. Je regarde +Chaucer, en dépit des éloges qu'on lui a prodigués, comme méprisable et +licencieux; il ne doit son renom qu'à son antiquité, et sous ce +rapport-là même, on devrait plutôt se rappeler Pierce Plowman ou Thomas +d'Ercildoune. Je me suis gardé de citer des poètes vivans de +l'Angleterre; il n'en est pas un qui ne survive à ses ouvrages. Le goût +est perdu chez nous; encore un siècle, et nous aurons disparu, notre +empire, notre littérature et notre nom, des annales du genre humain.<br><br><span class="rig"> +30 novembre 1807, BYRON.</span><br></p> + +<p>Il se trouve, parmi les papiers que je possède de lui, plusieurs petits +poèmes (en tout environ six cents vers) qu'il écrivit en ce tems-là, +mais qu'il n'a jamais fait imprimer, parce qu'il les avait composés la +plupart après la publication de ses <i>Heures de loisir</i>. Le plus grand +nombre d'entre eux ne se recommande guère que par son nom, mais +quelques-uns, grâce aux sentimens et aux circonstances qui les +inspirent, seront lus ici avec plaisir. La première fois qu'il entra +dans Newsteadt, il planta dans un coin de terre un jeune chêne dont il +croyait l'existence attachée à la sienne. Après six ou sept ans, quand +il revint au même endroit, il trouva le chêne étouffé sous les mauvaises +herbes, et presque desséché. C'était au moment où Lord Grey de Ruthen +quittait l'abbaye; il fit alors l'un de ces poèmes composés de cinq +stances, et dont on pourra juger par les passages suivans:</p> + +<p>Jeune chêne, quand je te plantai profondément en terre, j'espérais que +tes jours seraient plus longs que les miens, que tes branches +jetteraient une ombre noire autour de toi, et que le lierre entourerait +ton tronc comme un manteau.</p> + +<p>Telles étaient mes espérances dans les années de l'enfance, quand je te +plantai avec orgueil sur la terre de mes aïeux. Ces jours sont passés et +je t'arrose de mes larmes; les mauvaises herbes qui t'entourent ne +peuvent voiler aux yeux ton triste dépérissement.</p> + +<p>Je t'ai quitté, mon pauvre chêne, et depuis cette heure fatale un +étranger est le maître du château, etc., etc.</p> + +<p>Le sujet des vers qui suivent est assez éclairci par la note qu'il a +placée en tête. Quoiqu'ils aient un air pénible et affecté, ils me +paraissent dignes d'être conservés comme un témoignage des sentimens +tendres et romanesques qu'il avait contractés pour ses amis de collége.</p> + +<p>«Il y a quelques années, étant à Harrow, un ami de l'auteur avait gravé +leurs deux noms dans un endroit écarté; il y avait même ajouté quelques +mots de souvenirs. Plus tard, à l'occasion de quelque injure réelle ou +imaginaire, l'auteur, avant de laisser Harrow, avait effacé ce fragile +souvenir. Voici les stances qu'il écrivit à leur place, quand il revit +Harrow, en 1807:</p> + +<p>Ici naguère les souvenirs de l'amitié attiraient les yeux de l'étranger; +ils étaient simples, ils étaient peu nombreux les mots qui les +exprimaient, et cependant la colère les a effacés.</p> + +<p>Elle trancha profondément dans l'arbre, mais elle n'effaça pas +entièrement les caractères; ils étaient si simples, que l'amitié +revenant regarda long-tems, jusqu'à ce qu'aidée de la mémoire, elle +rétablit les mots.</p> + +<p>Le repentir les traça de nouveau, le pardon y joignit son nom aimable; +l'inscription reparut si belle que l'amitié la crut toujours la même.</p> + +<p>Le souvenir serait beau encore; mais, hélas! en dépit de l'espérance et +des larmes de l'amitié, l'orgueil s'est jeté à la traverse, et a pour +toujours effacé et l'inscription et le sentiment qu'elle exprimait.</p> + +<p>Les mêmes sentimens d'amitié idéale distinguent un autre de ses poèmes, +dans lequel il a pris pour épigraphe cette ingénieuse devise française: +<i>l'amitié est l'amour sans ailes</i>. Chacune des neuf stances est terminée +par les mêmes mots; nous citerons les trois suivantes:</p> + +<p>Pourquoi gémirais-je tristement de ce que ma jeunesse est passée? Je +puis encore compter des jours heureux; la faculté d'aimer n'est pas +encore morte en moi. En revenant sur mes premières années, un souvenir +durable, une vérité éternelle m'apporte une céleste consolation; +souffles légers des vents, redites-la aux lieux où mon cœur s'émut pour +la première fois!</p> + +<p><i>L'amitié, c'est l'amour sans ailes</i>!</p> + +<p>Demeure de mes aïeux, ton clocher lointain me rappelle toutes ces scènes +joyeuses; mon sein brûle comme autrefois; je redeviens enfant par la +pensée. Ton bouquet d'ormeaux, ta colline verdoyante, chacun de tes +sentiers, me ravissent encore. Chaque fleur exhale un double parfum. Il +me semble encore, au milieu de nos doux entretiens, entendre chacun de +mes compagnons s'écrier:</p> + +<p>L'amitié, c'est l'amour sans ailes!</p> + +<p>Mon cher Lycus, pourquoi pleures-tu? Retiens tes larmes prêtes à tomber; +l'affection peut dormir quelque tems, mais, sois-en sûr, elle se +réveillera! Quand nous nous retrouverons, pense, ami, pense combien elle +sera douce cette réunion si long-tems désirée! Mon ame bondit de bonheur +à cet espoir; quand deux jeunes cœurs sont si pleins d'affection, +l'absence, ami, ne peut que redire:</p> + +<p> L'amitié, c'est l'amour sans ailes!</p> + +<p>Quant aux vers suivans, je ne puis dire positivement qu'ils se +rattachent à quelque circonstance réelle. On peut même dire qu'habitué à +revenir sur toutes les anecdotes de sa jeunesse, il n'eut pas manqué, +dans la suite, de rappeler un fait aussi remarquable, s'il n'eût pas été +imaginaire. Or, ni dans sa conversation, ni dans ses écrits, je ne +trouve qu'il y ait fait une seule fois allusion<a id="footnotetag64" name="footnotetag64"></a> +<a href="#footnote64"><sup class="sml">64</sup></a>. D'un autre côté, +toutes ses poésies, sauf les embellissemens dont les entourait son +imagination, étaient l'expression si fidèle de ses sentimens et de sa +vie, qu'on ne peut guère s'empêcher de supposer une sorte de fondement +réel à un poème plein d'une sensibilité aussi pénétrante:</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote64" +name="footnote64"><b>Note 64: </b></a><a href="#footnotetag64"> +(retour) </a> Voici la seule particularité qui puisse, et encore + de fort loin, se lier au sujet de ce poème. Un an ou deux + avant la date qui s'y trouve placée, il écrivit de Harrow à + sa mère (comme je le sais d'une personne qui tenait elle-même + le fait de Mrs. Byron), pour lui dire qu'il avait éprouvé + dernièrement beaucoup d'ennui à l'occasion d'une jeune femme, + maîtresse de son ami Curzon, qui venait de mourir. Cette + femme, se trouvant alors sur le point de devenir mère, avait + déclaré que Lord Byron était le père de son enfant. Byron + assurait positivement sa mère qu'il n'en était rien; mais, + persuadé comme il l'était, que l'enfant appartenait à Curzon, + il souhaitait qu'on en prît tout le soin possible, et priait + en conséquence sa mère d'avoir la bonté de se charger de lui. + Une telle demande pouvait fort bien exciter l'humeur d'une + femme plus douce que Mrs. Byron; cependant elle répondit à + son fils qu'elle accueillerait volontiers l'enfant dès qu'il + serait né, et qu'elle ferait pour lui tout ce qu'il désirait. + Par bonheur, l'enfant mourut en voyant le jour.</blockquote> +<br> +<p class="mid">À MON FILS.</p> + + +<p>Ces tresses blondes, ces yeux bleus, dont l'éclat rappelle ceux de ta +mère; ces lèvres de roses, ces joues à fossettes, ce sourire, qui +captivent le cœur, retracent d'anciennes scènes de bonheur, et touchent +le cœur de ton père, ô mon enfant!</p> + +<p>Et tu ne peux prononcer le nom de ton père; ah, William! si son nom +était le tien, alors sa conscience ne lui adresserait plus de reproches: +mais écartons ces tristes idées; les soins que je prendrai de toi me +rendront la paix intérieure; l'ombre de ta mère sourira dans sa joie, et +pardonnera le passé, ô mon enfant!</p> + +<p>Le gazon a recouvert son humble tombe, et une étrangère t'a présenté son +sein. Le préjugé peut rire dédaigneusement de ta naissance, et ne +t'accorder qu'à peine un nom sur la terre; mais il ne saurait détruire +une seule de tes espérances: le cœur de ton père est à toi, ô mon +enfant!</p> + +<p>Eh bien! laisse un monde sans entrailles se récrier; dois-je pour lui +plaire étouffer la voix puissante de la nature? Non, que les moralistes +me désapprouvent s'ils le veulent, tu seras toujours pour moi le bien +cher enfant de l'amour, beau chérubin, gage de jeunesse et de joie! un +père veille sur ton berceau, ô mon enfant!</p> + +<p>Ô quel charme, avant que l'âge n'ait ridé mon front, avant que d'avoir +épuisé à moitié la coupe de la vie, de contempler à la fois en toi, un +frère et un fils, et d'employer le reste de mes jours à réparer mon +injustice envers toi, ô mon enfant!</p> + +<p>Quoique ton père imprudent soit bien jeune encore, sa jeunesse +n'éteindra pas en lui le feu de l'amour paternel. Et quand même tu me +serais moins cher, tant que l'image d'Hélène revivra en toi, ce cœur, +plein de son souvenir du bonheur passé, n'en abandonnera jamais le gage, +ô mon enfant!<span class="rig"><br> +B.--1807<a id="footnotetag65" name="footnotetag65"></a> +<a href="#footnote65"><sup class="sml">65</sup></a>.</span><br><br></p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote65" +name="footnote65"><b>Note 65: </b></a><a href="#footnotetag65"> +(retour) </a> Dans cet usage de dater ses premiers poèmes, il + suivait l'exemple de Milton, qui, dit Johnson, en datant ses + premiers ouvrages, comme lui en avait donné l'exemple le + savant Politien, semblait recommander à la postérité la + précocité de ses inspirations. Le suivant badinage, également + écrit en 1807, n'a jamais été imprimé; il est intraduisible; + nous le donnerons en anglais: + +<p class="mid"> EPITAPH</p> + +<p class="mid"> ON JOHN ADAMS, OF SOUTHWELL, A CARRIER,</p> + +<p class="mid"> WHO DIED OF DRUNKENNESS.</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i14"> John Adams lies here, of the parish of Southwell,</p> +<p class="i14"> A carrier, who carried his can to his mouth well;</p> +<p class="i14"> He carried so much, and he carried so fast,</p> +<p class="i14"> For, the liquor he drank being too much for one,</p> +<p class="i14"> He could not carry off, so he's now carri-on.</p> + +<p class="rig"> B., sept. 1807.<br></p> +</div></div><br> +</blockquote> + +<p>Mais le plus remarquable de ses poèmes est d'une date antérieure à +toutes celles que je viens de donner, ayant été écrit en décembre 1806, +quand il n'avait pas encore dix-neuf ans. Il contient sa profession de +foi religieuse à cette époque, et nous montre combien son esprit lutta +de bonne heure entre le doute et la piété:</p> + +<p class="mid">PRIÈRE DE LA NATURE.</p> + +<p>Père de la lumière! grand Dieu du ciel! entends-tu les accens du +désespoir? Des fautes comme celles de l'homme peuvent-elles être jamais +pardonnées? Le vice peut-il expier des crimes par des prières? Père de +la lumière, j'élève vers toi mes accens! Tu le vois, mon ame est noircie +de souillures; toi qui peux observer la chute du plus petit oiseau, +détourne de moi la mort du péché.</p> + +<p>Je ne cherche point de sectes inconnues; oh! montre-moi le sentier de la +vérité! Je reconnais ta toute-puissance redoutable, épargne les fautes +de ma jeunesse en les corrigeant. Que les dévots élèvent, s'ils le +veulent, des temples obscurs; que la superstition en salue humblement +les portiques; que, pour étendre et affermir leur empire funeste, les +prêtres inventent des rites mystiques et mensongers. L'homme +bornera-t-il le domaine de son créateur à ces dômes gothiques qui +surmontent des amas de pierres à moitié détruites? Ton temple est la +face du jour; la terre, l'océan, le ciel te forment un trône sans +limites.</p> + +<p>L'homme condamnera-t-il sa propre race aux tourmens de l'enfer, à moins +qu'ils ne fléchissent le genou devant de vaines pompes? Nous dira-t-il +que, pour un seul qui a failli, tous doivent périr confusément dans la +tempête? Chacun prétendra-t-il gagner les cieux, et cependant condamner +son frère à la mort éternelle, parce que son ame s'est ouverte à des +espérances différentes, ou qu'il a suivi des doctrines moins sévères? +Iront-ils, aux moyens de croyances qu'ils ne sauraient expliquer, +décider d'avance tes grâces et tes châtimens? Des reptiles rampans sur +la terre connaîtront-ils les desseins de leur grand créateur?</p> + +<p>Ces hommes qui n'ont vécu que pour eux-mêmes, qui ont passé leurs années +dans des crimes renouvelés chaque jour, trouveront-ils dans leur foi une +compensation à leurs forfaits, et vivront-ils au-delà des limites du +tems?</p> + +<p>Ô mon père! je ne cherche les lois d'aucun prophète; tes lois, à toi, +apparaissent dans les ouvrages de la nature. Je suis, je l'avoue, faible +et corrompu, et cependant je te prierai, car tu m'entendras! Toi qui +guides l'étoile errante à travers les royaumes infinis de l'éther, qui +calmes la guerre des élémens, et dont j'aperçois la main d'un pôle à +l'autre pôle; toi qui, dans ta sagesse, m'as placé ici-bas, et qui peux +m'en retirer quand telle sera ta volonté; tant que je serai sur cette +terre périssable, étends sur moi ta main protectrice. C'est à toi, à +toi, mon Dieu, que j'adresse mes prières; quelque bonheur ou quelque +malheur qui m'arrive, qu'à ta volonté je m'élève ou m'abaisse, je me +confie en ta protection: si, quand cette poussière sera rendue à la +poussière, mon ame parcourt les airs sur des ailes rapides, comme +j'adorerai ton nom glorieux! mais si cet esprit passager partage avec le +corps le repos éternel de la tombe, tant qu'il me restera un souffle de +vie, j'élèverai vers toi ma prière, quoique condamné à ne jamais quitter +la demeure des morts. C'est à toi que j'adresse mes dernières +inspirations, plein de reconnaissance pour tes bienfaits passés, et +espérant, ô mon Dieu, que cette vie errante se réunira enfin à ton +essence.</p> + +<p>Dans un autre poème, et qu'il écrivit avec la triste conviction qu'il +allait bientôt mourir, nous retrouvons une prière exprimant à peu près +les mêmes opinions. Après avoir dit adieu à toutes les scènes favorites +de sa jeunesse<a id="footnotetag66" name="footnotetag66"></a> +<a href="#footnote66"><sup class="sml">66</sup></a>, voici comme il continue:</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote66" +name="footnote66"><b>Note 66: </b></a><a href="#footnotetag66"> +(retour) </a> Annesley n'est pas oublié en cette occasion: + +<p> «Oublierai-je la scène toujours présente à ma pensée? Les + rochers s'élèvent et les rivières serpentent entre moi et les + lieux que notre amour embellissait, et cependant, Marie, ta + beauté m'apparaît fraîche encore, comme un délicieux songe + d'amour, etc., etc.»</p></blockquote> + +<p>Oublie ce monde, ô mon ame agitée, tourne tes pensées vers le ciel; tu y +dirigeras bientôt ta course, si tes erreurs sont oubliées. Loin des +bigots et des sectaires, incline-toi devant le trône du Tout-Puissant, +adresse-lui ta tremblante prière. Il est clément et juste, il ne +rejettera pas la prière de l'enfant de la poussière, quoiqu'il soit le +moindre objet de ses soins. Père de la lumière, j'élève vers toi mes +accens! Tu le vois, mon ame est pleine de souillures; toi qui peux +observer la chute du plus petit oiseau, détourne de moi la mort du +péché. Toi qui peux guider l'étoile errante, qui calmes la guerre des +élémens, qui as pour manteau les cieux immenses, pardonne mes pensées, +mes paroles, mes crimes; et puisque je dois bientôt cesser de vivre; +apprends-moi comment je dois mourir.</p> + +<p>Nous avons vu par une lettre précédente qu'il avait eu à se féliciter de +l'issue d'un procès jugé au tribunal de Lancastre, et relatif à la terre +de Rochdale. Dans une note que nous allons reproduire, et qu'il écrivit +à l'un de ses amis de Southwell à l'occasion d'un second triomphe dans +la même cause, on verra qu'il s'en exagérait beaucoup les résultats +probables.</p> + +<p class="rig">9 février 1807.</p><br> + +<p><span class="sc">Mon cher</span>,</p> + +<p>«J'ai le plaisir de vous annoncer que j'ai gagné une seconde fois la +cause de Rochdale, qui me fait valoir soixante mille livres de plus.</p> + +<p>Tout à vous.»<br><span class="rig"> +BYRON.</span><br><br> + +<p>Au mois d'avril suivant il était encore à Southwell, et c'est de là +qu'il écrivit au docteur Pigot, alors à Édimbourg<a id="footnotetag67" name="footnotetag67"></a> +<a href="#footnote67"><sup class="sml">67</sup></a>:</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote67" +name="footnote67"><b>Note 67: </b></a><a href="#footnotetag67"> +(retour) </a> Il paraît, d'après un passage d'une lettre de miss + Pigot à son frère, que Lord Byron chargea ce dernier de + remettre une copie de ses poèmes à M. Mackenzie, l'auteur de + l'<i>Homme sensible</i>: «Je suis ravie que M. Mackenzie ait vu + une copie des poèmes de Lord Byron, et qu'il en ait jugé + aussi favorablement. Lord Byron en est enchanté.» + +<p> Dans une autre lettre, l'aimable écrivain dit encore: «Lord + Byron me charge de vous dire qu'il ne vous écrit pas parce + que son édition n'est pas aussi avancée qu'il l'avait espéré. + Je lui dis qu'il faut aussi peu de chose pour l'affecter qu'à + une femme.»</p></blockquote> + +<p class="rig">Southwell, avril 1807.</p><br> + +<p><span class="sc">Mon cher Pigot</span>,</p> + +<p>«Permettez-moi de vous féliciter du succès de votre premier examen; +<i>courage</i>, mon ami. Le titre de docteur fera merveille auprès des dames. +Je serai probablement à Essex ou à Londres quand vous arriverez en ce +lieu maudit, où je suis encore retenu par l'impression de mes vers.</p> + +<p>«Adieu, croyez-moi toujours bien sincèrement votre<br><span class="rig"> +BYRON.</span></p><br> + +<p>«<i>P. S.</i> Depuis notre séparation, grâce à de violens exercices, la +<i>plupart</i> physiques, et aux bains chauds, j'ai réduit mon embonpoint de +cent soixante-quatorze livres à cent quarante-un; total vingt-sept +livres de perte. <i>Bravo</i>! qu'en dites-vous?»</p> + +<p>Je dois à la complaisance de la dame qui correspondait alors avec Byron +l'avantage de pouvoir initier le lecteur dans les sentimens et les +travaux de notre poète pendant le reste de cette année. Ces lettres ont, +sans doute, un caractère enfantin<a id="footnotetag68" name="footnotetag68"></a> +<a href="#footnote68"><sup class="sml">68</sup></a>, et la plupart des plaisanteries +qu'on y trouve naissent plutôt de jeux de mots que de pensées +saillantes; mais je les estime cependant fort curieuses, et par la +lumière qu'elles répandent sur cette époque de sa vie, et par le tableau +animé des craintes et des espérances qu'il avait relativement à sa +gloire future. La première de ces lettres ne porte pas de date, elle +semble avoir été écrite avant son départ de Southwell; les autres, comme +on le verra, sont datées de Cambridge et de Londres.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote68" +name="footnote68"><b>Note 68: </b></a><a href="#footnotetag68"> +(retour) </a> En effet, il n'était encore qu'un enfant sous tous + les rapports dans ce tems-la. «Lundi prochain (dit miss + Pigot) est notre grande foire. Lord Byron l'attend avec le + même plaisir que le petit Henri, et se promet de paraître à + cheval dans la foulée; mais je pense qu'il changera de + résolution.»</blockquote> +<br><br> +<h3>LETTRE XII.</h3> + +<h4>À MISS PIGOT.</h4> + +<p class="rig">11 juin 1807.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Ma chère reine Bess</span><a id="footnotetag69" name="footnotetag69"></a> +<a href="#footnote69"><sup class="sml">69</sup></a>,</p> + +<p>«<i>Sauvage</i> doit être immortel; ce n'est pas un généreux boul-dogue, mais +c'est le plus joli roquet que j'aie encore vu, et il fera parfaitement +l'affaire. Dans ses accès de tendresse, il a déjà mordu les doigts et +dérangé la gravité du vieux Boatswain, qui en est encore fort ému. Je +désire savoir ce qu'il coûte, les frais qu'il a occasionnés, etc., etc., +afin de pouvoir indemniser M. G... Je ne puis que le remercier de la +peine qu'il a prise, lui adresser un long discours et conclure avec 1, +2, 3, 4, 5, 6, 7<a id="footnotetag70" name="footnotetag70"></a> +<a href="#footnote70"><sup class="sml">70</sup></a>; mais je suis hors d'état de faire tout cela par +moi-même, ainsi je vous <i>députe</i> en qualité de légat, car il ne faut pas +parler d'<i>ambassadeur</i>, relativement au <i>pape</i>, comme c'est le cas ici +sans doute, puisque tout ce que je vous ai dit est à propos de +<i>bulle</i><a id="footnotetag71" name="footnotetag71"></a> +<a href="#footnote71"><sup class="sml">71</sup></a>.</p> + +<p>«Tout à vous.<br><span class="rig"> + +BYRON.<br></span></p> + +<p>«<i>P. S.</i> Je vous écris de mon lit.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote69" +name="footnote69"><b>Note 69: </b></a><a href="#footnotetag69"> +(retour) </a> Diminutif d'Élisabeth. Byron, en l'appelant reine, + fait allusion à la reine Élisabeth.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote70" +name="footnote70"><b>Note 70: </b></a><a href="#footnotetag70"> +(retour) </a> Cette phrase s'explique par son habitude, quand il + lui arrivait de ne pas trouver les expressions de la pensée + qu'il voulait exprimer, de prononcer les chiffres 1, 2, 3, 4, + 5, 6, 7.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote71" +name="footnote71"><b>Note 71: </b></a><a href="#footnotetag71"> +(retour) </a> Bull-dog ou boul-dogue. On comprendra facilement le + jeu de mois.</blockquote> +<br><br> +<h3>LETTRE XIII.</h3> + +<h4>À LA MÊME.</h4> + +<p class="rig">Cambridge, 30 juin 1807.</p><br><br> + +<p>«Mieux vaut tard que jamais, c'est un proverbe dont vous connaissez +l'origine, et, comme son application est ici toute naturelle, vous me +pardonnerez de lui avoir donné dans ma lettre une place aussi honorable. +Je me trouve ici presque suranné; mes anciens amis, excepté un fort +petit nombre, sont tous partis, et je me dispose à les suivre, mais je +reste jusqu'à lundi pour assister à trois oratorios, deux concerts, une +foire et un bal. Je me trouve non-seulement <i>plus maigre</i>, mais d'un +pouce plus <i>grand</i> qu'à mon dernier voyage. Je me suis vu obligé de +redire à chacun mon <i>nom</i>, personne n'ayant le moindre souvenir de ma +figure ni de ma personne. Il n'est pas jusqu'au héros de ma <i>Cornaline</i> +(qui, dans ce moment, se trouve placé vis-à-vis, lisant un volume de mes +poésies), qui n'ait passé devant moi dans les promenades du collége sans +me reconnaître, et qui n'ait été frappé du changement total qui s'était +opéré en moi, etc., etc. Les uns me trouvent mieux, les autres plus mal; +mais tous s'accordent à dire que je suis maigri, plus même que je ne le +désire. J'ai perdu deux livres d'embonpoint depuis mon départ de votre +maudit, détestable et détesté séjour de scandale<a id="footnotetag72" name="footnotetag72"></a> +<a href="#footnote72"><sup class="sml">72</sup></a>, dont, à +l'exception de vous-même et de John Becher, je voudrais voir toute la +race consignée dans les gouffres de l'Achéron, lequel fleuve j'aimerais +mieux visiter en personne que de salir mes sandales dans la vile +poussière de Southwell. À parler sérieusement, si la légèreté de ma +bourse ne me force pas à rejoindre Mrs. Byron, vous ne me reverrez plus.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote72" +name="footnote72"><b>Note 72: </b></a><a href="#footnotetag72"> +(retour) </a> Malgré les injures, d'ailleurs plutôt badines que + sérieuses, qu'il lance dans le cours de ses lettres contre + Southwell, il apprit plus tard à se convaincre que les heures + qu'il y avait passées étaient les plus heureuses de sa vie. + Dans une lettre qu'écrivit, il n'y a pas long-tems, à son + valet Fletcher, une dame qui l'avait intimement connu à + Southwell, on trouve le passage suivant: «Votre bon, votre + pauvre maître m'appelait toujours <i>l'antique piété</i>, quand je + m'avisais de lui faire des remontrances. Lors de sa dernière + visite, il me dit: <i>Eh bien! ma bonne amie, je ne serai + jamais aussi heureux qu'à Southwell</i>.» On verra plus loin, + dans une lettre à M. Dallas, ce qu'il pensait réellement de + cette ville et de ses agrémens comme lieu de résidence.</blockquote> + +<p>«Je pars lundi pour Londres; je quitte Cambridge sans beaucoup de peine, +notre société étant dispersée, et le musicien que je protégeais ayant +quitté sa place dans le chœur pour entrer dans une grande maison de +commerce de la capitale. Je vous ai dit, sans doute, qu'il était +exactement, et à une heure près, plus jeune que moi de deux années. Je +l'ai trouvé fort grandi, et surtout enchanté de revoir son premier +<i>patron</i>. Il est presque de ma taille, très-maigre, d'une belle figure, +des yeux noirs, des cheveux clairs: vous connaissez déjà l'idée que j'ai +de son esprit; j'espère bien n'avoir jamais sujet d'en changer. On me +croit ici généralement indisposé: l'université est fort gaie dans ce +moment; elle donne des fêtes de tous les genres. Hier j'ai soupé dehors, +mais je n'ai rien mangé; satisfait d'une bouteille de Bordeaux, je me +suis couché à deux heures pour me lever à huit. J'ai pris le parti de me +lever de bonne heure, cette habitude me convient parfaitement. Je reçois +beaucoup de politesses des maîtres et des élèves; mais ils me regardent +avec un peu de défiance: ils se soucient peu des <i>lardons</i>; le moyen de +déplaire c'est de dire la vérité.</p> + +<p>«Écrivez-moi, dites-moi comment se partent les habitans de votre +<i>ménagerie</i>, si mon édition se place, si mes chiens grognent. À propos, +mon boul-dogue est décédé; <i>la chair du chien comme celle de l'homme +n'est que de l'herbe</i>. Répondez-moi à Cambridge; si j'en suis parti, on +m'enverra votre lettre. Voici de tristes nouvelles qui arrivent: les +Russes sont vainqueurs; triste troupe qui ne mange que de l'<i>huile</i>, et +par conséquent devait fondre devant un <i>feu soutenu</i>. Je ne suis pas à +mon aise dans mon costume universitaire, je n'en ai pas l'usage. Je suis +monté sur une fenêtre à Sainte-Marie pour mieux entendre un <i>oratorio</i>; +mais au milieu du chant du <i>Messie</i>, je me suis laissé tomber, déchirant +ma superbe robe de soie noire, et endommageant une fort belle paire de +culottes. Mémoire, prendre garde de ne jamais tomber d'une fenêtre +d'église pendant le service. Adieu, ma chère Élisabeth, ne me rappelez à +personne, oubliez les gens de Southwell; en être oublié, voilà tout ce +que je désire.»</p> +<br><br> +<h3>LETTRE XIV.</h3> + +<h4>À MISS PIGOT.</h4> + +<p class="rig">Cambridge, collége de la Trinité, 5 juillet 1807.</p><br><br> + +<p>«Depuis ma dernière lettre, je me suis décidé à rester encore une année +à Granta (Cambridge); mes appartemens y sont meublés dans le dernier +style. Plusieurs vieux amis me sont revenus, et leur nombre s'est +augmenté de nouvelles connaissances; mon inclination est donc pour le +collége, et j'y retournerai en octobre si je vis encore. Ma vie est ici +une suite continuelle de plaisirs; je vais dans le même jour à vingt +différens endroits; j'ai des invitations pour dîner plus que le tems de +mon séjour ne me permet d'en accepter. Je viens de prendre la plume, une +bouteille de Bordeaux dans la tête et des larmes dans les yeux, car je +viens de quitter ma Cornaline<a id="footnotetag73" name="footnotetag73"></a> +<a href="#footnote73"><sup class="sml">73</sup></a> qui était venue passer la soirée avec +moi; comme c'était notre dernière entrevue, j'avais manqué aux +invitations que l'on m'avait faites pour consacrer à l'amitié les heures +du <i>sabbat</i>. Maintenant nous voilà séparés, Edleston et moi: ma tête est +un chaos d'ennuis et d'espérances. Demain je partirai pour Londres; vous +m'écrirez à Albemarle-street, hôtel Gordon, où j'habiterai pendant mon +séjour dans la capitale.</p> + +<p>«Je suis ravi d'apprendre que vous vous intéressiez à mon <i>protégé</i>; il +a été mon <i>très-constant associé</i> depuis le mois d'octobre 1805, époque +de mon entrée au collége Trinité. Sa voix fut la première à me frapper, +sa figure m'attacha à lui, ses manières me le firent aimer pour la vie. +Il entre dans une maison de commerce en ville vers le mois d'octobre, et +tout porte à croire que je ne le reverrai pas avant l'époque de ma +majorité, quand je pourrai lui donner à choisir ou d'une place d'associé +dans sa maison, ou de venir demeurer avec moi. Je pense que, dans ses +idées actuelles, il préférerait le dernier parti; mais d'ici là il +pourra bien changer d'avis: dans tous les cas ce sera comme il +l'entendra. Il est certain que c'est l'être que j'aime le plus au monde, +et que ni le tems ni l'absence ne pourront changer en rien mes sentimens +d'ailleurs si mobiles. Bref, nous ferions honte à lady E... Butler et +miss Ponsonby, nous étonnerions Oreste et Pilade; et vienne l'occasion +d'une catastrophe comme celle de Nisus et Euryale, nous l'emporterons +sur David et Jonathan. Peut-être a-t-il pour moi encore plus d'affection +que je n'en ai pour lui. Pendant tout mon tems de Cambridge, nous nous +sommes vus tous les jours, été et hiver, sans éprouver un moment +d'ennui, et nous séparant toujours avec une peine incroyable. Vous nous +verrez un jour ensemble, je l'espère; c'est le seul homme que j'estime, +bien que ce ne soit pas le seul que j'aime<a id="footnotetag74" name="footnotetag74"></a> +<a href="#footnote74"><sup class="sml">74</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote73" +name="footnote73"><b>Note 73: </b></a><a href="#footnotetag73"> +(retour) </a> C'est-à-dire celui auquel il avait donné la fameuse + cornaline.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote74" +name="footnote74"><b>Note 74: </b></a><a href="#footnotetag74"> +(retour) </a> Il faut placer ici les autres détails de cette + amitié exaltée. Le jeune Edleston mourut en 1811 de + consomption. Voici la lettre que Byron adressa à la mère de + miss Pigot; elle prouvera quelle fut alors sa douleur, et + quelle fidélité il gardait à la mémoire de cet ami de + collége:<br> + +<span class="rig"> Cambridge, 28 octobre 1811.</span><br><br><br> + +<p> <span class="sc">Ma chère dame</span>,</p> + +<p> «Je vous écris pour une demande pénible, et cependant il + m'est impossible de faire autrement. Vous vous souvenez d'une + cornaline que j'avais confiée à miss Élisabeth, il y a + quelques années, que réellement je lui avais donnée; + maintenant je viens lui faire la plus égoïste et la plus + inconvenante prière. Celui qui me l'avait donnée, dans sa + première jeunesse, est <i>mort</i>; et bien que je ne l'eusse pas + revu depuis long-tems, c'est le seul souvenir qui me reste de + cette personne à laquelle je m'intéressais très-vivement. + Elle a donc acquis par cet événement une valeur que j'aurais + bien souhaité ne jamais lui supposer. Si donc miss Betty l'a + conservée jusqu'à présent, elle m'excusera, je l'espère, si + je la supplie de me la renvoyer à Londres, à + Saint-James-street, n° 8; je la remplacerai par quelque autre + souvenir qui lui sera également précieux. Elle eut toujours + la bonté de s'intéresser au sort de celui dont je viens de + parler; dites-lui que le <i>donneur</i> de la cornaline mourut au + mois de mai dernier, à l'âge de vingt-un ans, et que sa mort + est la sixième d'amis ou de parens que j'aie eu à supporter + dans l'espace de quatre mois.</p> + +<p> «Croyez-moi bien sincèrement, ma chère dame,<br><span class="rig"> +BYRON.</span><br></p> + +<p> «<i>P. S.</i> Je pars demain pour Londres.»</p> + +<p> La cornaline fut aussitôt renvoyée à Lord Byron, qui + rappelait encore quelque tems après qu'il l'avait laissée à + miss Pigot comme un dépôt et non pas comme un don.</p></blockquote> + +<p>«Le marquis de Tavistock est arrivé hier; j'ai soupé avec lui chez son +tuteur, qui est un whig délibéré. L'opposition est ici en nombre, et +lord Huntingdon, le duc de Leinster, etc., etc., doivent encore nous +joindre en octobre; ainsi tout sera admirable. Le tems de la musique est +passé; mais voici un nouvel accident: j'ai renversé une <i>nacelle</i> à +beurre sur la robe d'une dame; j'ai changé de couleur; les spectateurs +de rire et moi de les maudire. À propos, aveu pénible! je me suis +<i>grisé</i> tous les jours, et je n'ai pas encore fini; cependant je ne +mange rien que du poisson, du potage et des végétaux; je ne me porte +donc pas plus mal. Les sots malins que ces Cantabres<a id="footnotetag75" name="footnotetag75"></a> +<a href="#footnote75"><sup class="sml">75</sup></a>! Mémoire. +Projet de réforme pour janvier. Cette ville offre une monotonie de +distractions continuelles; je l'aime, et déteste Southwell. Ridge a-t-il +bien vendu? Quelles dames ont acheté?... J'ai vu à Sainte-Marie une +jeune fille, vrai portrait d'Anne... J'ai cru que c'était elle... et +pour mon malheur; car la dame s'arrêta, ainsi le fis-je; je rougis, +ainsi ne fit-elle pas, ce qui était fort mal; je voudrais dans les +femmes plus de modestie. En parlant de femmes, Fanni, mon chien terrier, +me revient à l'esprit; comment se porte-t-il? J'ai attrapé un mal de +tête, je vais me mettre au lit et demain haut le pied de bonne heure +pour me mettre en route. Mon protégé déjeunera avec moi, mais je n'ai +pas d'appétit quand je pars, si ce n'est de Southwell. Mémoire. <i>Je hais +Southwell</i>.</p> + +<p>«Tout à vous.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote75" +name="footnote75"><b>Note 75: </b></a><a href="#footnotetag75"> +(retour) </a> Les habitans de Cambridge.</blockquote> +<br><br> +<h3>LETTRE XV.</h3> + +<h4>À LA MÊME.</h4> + +<p class="rig">Hôtel Gordon, 13 juillet 1807.</p><br><br> + +<p>«Vous m'écrivez des lettres parfaites.--Fi des autres correspondans, et +de leurs fades excuses <i>de n'avoir rien à vous apprendre</i>! Vous m'avez +envoyé une délicieuse <i>brochure</i>; ici je me trouve dans un continuel +tourbillon de distractions fort agréables après tout, et, chose +singulière, je maigris à vue d'œil, pesant maintenant bien moins de cent +trente livres. Je séjournerai ici un mois, peut-être six semaines; je +ferai une apparition dans le comté d'Essex, et comme une faveur je +viendrai briller à Southwell dans toute ma gloire; mais rien jamais ne +pourra me forcer à y résider. Je suis décidé à retourner en octobre à +Cambridge; ou nous y serons d'une gaîté folle, ou je décampe de +l'université. Il m'est arrivé à Cambridge quelque chose +d'extraordinaire. J'ai trouvé une jeune fille qui ressemblait à ***, au +point que la plus minutieuse inspection pouvait seule m'empêcher de la +prendre pour cette dernière. Je me repens de ne pas lui avoir demandé si +elle était jamais allée à Harrow.</p> + +<p>«Que diable prétend donc Ridge? cinquante exemplaires en quinze jours, +et avant les annonces, n'est-ce pas assez vendre? Je sais que plusieurs +libraires de Londres en ont, et que Crosby en a envoyé aux <i>eaux</i> les +plus fréquentées. En dit-on à Southwell du bien ou du mal?... J'aurais +voulu que Boatswain eût <i>avalé</i> Damon. Comment se porte Bran? Par les +dieux, il faut que Bran devienne un <i>comte du saint empire romain</i>...</p> + +<p>«Les nouvelles de Londres ne peuvent guère vous intéresser; vous dont +toute la vie a été campagnarde vous vous souciez peu des routs, des +parties, des bals, des luttes, des cartes, des crim. con.<a id="footnotetag76" name="footnotetag76"></a> +<a href="#footnote76"><sup class="sml">76</sup></a>, +discussions des chambres, politique, bals masqués, industrie, +institution d'Argyle-Street, courses nautiques, amourettes et loteries, +Brook et Bonaparte, chanteurs d'opéras et oratorios, vins, femmes, +figures de cire, girouettes, tout cela ne s'accorde guère avec vos idées +rétrécies de décorum et vos autres expressions sucrées qui ne se +trouvent plus dans notre vocabulaire.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote76" +name="footnote76"><b>Note 76: </b></a><a href="#footnotetag76"> +(retour) </a> Abréviation des mots <i>criminelles conversations</i>, + qui servent à désigner les actions en adultère, viols, + attentats à la pudeur, etc., etc.</blockquote> + +<p>«Oh! Southwell! Southwell! combien je me félicite de t'avoir abandonné, +et combien je maudis les lourdes heures écoulées plusieurs mois durant, +au milieu des Mohawk qui habitent tes kraals! Toutefois une chose me +console, c'est, grâce à toi, d'avoir dépouillé assez de mon ancienne +graisse pour me permettre de glisser dans une <i>peau d'anguille</i>, et de +lutter avec les plus sveltes beaux des tems modernes. Mais je suis fâché +de le dire, la mode actuelle semble exiger de l'embonpoint, et l'on +m'assure qu'il s'en faut de quatorze livres que je sois à la mode. Il +n'en est pas moins vrai qu'au lieu d'engraisser je diminue, ce qui est +extraordinaire, attendu qu'à Londres on ne peut songer à des exercices +violens. J'attribue ce phénomène à la presse que nous éprouvons dans nos +réunions du soir. Je reçois ce matin même 14, une lettre de Ridge; la +mienne était commencée d'avant-hier: il m'écrit que mon livre se débite +aussi bien qu'on peut le désirer; que les soixante-quinze exemplaires +envoyés à Londres sont épuisés, et qu'on lui en demande, le jour même +qu'il m'écrivait, cinquante de plus: on n'a pourtant pas encore fait la +moitié des annonces. Adieu.</p> + +<p>«<i>P. S.</i> Lord Carlisle, en recevant mes œuvres, m'a fait tenir une +lettre assez satisfaisante avant d'avoir ouvert le livre: depuis je n'en +ai pas entendu parler. Je ne connais pas l'opinion qu'il en a formée, et +je m'en soucie fort peu. S'il fait la moindre insolence je l'encadrerai +avec Butler<a id="footnotetag77" name="footnotetag77"></a> +<a href="#footnote77"><sup class="sml">77</sup></a> et les autres de sa force. Le pauvre homme! il est dans +le duché d'York et fort malade; il me dit qu'il n'a pas eu le tems de me +lire, mais qu'il a jugé convenable de m'annoncer de suite qu'il avait +reçu mon envoi. Peut-être le comte ne veut-il <i>pas souffrir de frère +auprès de son trône</i><a id="footnotetag78" name="footnotetag78"></a> +<a href="#footnote78"><sup class="sml">78</sup></a>.--<i>S'il en est ainsi</i>, je saurai bien briser +<i>le sceptre dans ses mains</i>.--</p> + +<p>«Adieu.»<br><span class="rig"> +BYRON.</span><br></p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote77" +name="footnote77"><b>Note 77: </b></a><a href="#footnotetag77"> +(retour) </a> Byron a inséré parmi ses poèmes imprimés, sans + avoir été publiés, quelques vers sur le docteur Butler, qu'il + n'a pas reproduits dans les <i>Heures d'oisiveté</i>; il y avait + ajouté une note moins amère, dans laquelle il expliquait ses + motifs de rancune.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote78" +name="footnote78"><b>Note 78: </b></a><a href="#footnotetag78"> +(retour) </a> Citation qui présente une allusion à la coutume du + Grand-Seigneur, de faire étrangler ses frères en montant sur + le trône.</blockquote> +<br><br> +<h3>LETTRE XVI.</h3> + +<h4>À LA MÊME.</h4> + +<p class="rig">2 août 1807.</p><br><br> + +<p>«Londres commence à dégorger ce qu'elle contenait.--La ville est +déserte,--et mes occupations devenant moins nombreuses, je puis +griffonner à loisir. Dans quinze jours je partirai pour répondre à une +invitation de campagne, mais j'espère bien recevoir d'ici-là deux +lettres de vous. Ridge <i>n'écoule</i> pas rapidement dans Nottes.--Je le +crois facilement; mais dans la capitale la chose se passe d'une manière +bien plus flatteuse, et sans doute on peut se passer de l'assentiment +des littérateurs de province, quand on a d'ailleurs obtenu l'éloge des +revues, l'admiration des duchesses et la reconnaissance intéressée des +libraires de la capitale. J'ai actuellement sous les yeux une revue +intitulée: <i>Récréations littéraires</i>; mes poésies y sont vantées bien +au-delà de leur mérite. Je ne connais pas mon juge, mais je lui trouve +beaucoup de discernement, et à moi un talent <i>d'enfer</i>. Sa critique me +plaît surtout en ce qu'elle est fort longue, et en ce qu'elle a +justement la dose de sévérité nécessaire pour donner à ses éloges un +agréable relief. Je hais, vous le savez, les complimens communs et +insipides. Si vous voulez voir cet article, cherchez le troisième numéro +des <i>Récréations littéraires</i> du mois dernier.</p> + +<p>«Je n'ai pas, je vous le répète, la plus légère idée de celui qui l'a +fait: il est imprimé dans un recueil périodique; et bien qu'on ait +inséré dans le même ouvrage un morceau de ma composition (l'<i>Examen de +Wordsworth</i><a id="footnotetag79" name="footnotetag79"></a> +<a href="#footnote79"><sup class="sml">79</sup></a>), je ne connais aucun de ceux qui s'intéressent à cette +publication, pas même l'éditeur, dont le nom n'est pas parvenu jusqu'à +moi. Mon cousin, lord Alexandre Gordon, m'a dit que la <i>Grâce</i> de +Gordon, sa mère, l'avait engagé à présenter ma <i>poétique</i> seigneurie à +son <i>altesse</i>, attendu qu'elle avait acheté mon livre, qu'elle l'avait +prodigieusement admiré, comme le reste de la haute société, et qu'elle +voulait faire connaissance avec l'auteur. Malheureusement j'avais une +invitation pour quelques jours dans les environs, et la duchesse était à +la veille de partir pour l'Écosse; j'ai donc remis à l'hiver prochain ma +présentation, et alors je pourrai donner à la dame, dont il ne +m'appartient pas de contester l'excellent goût, une idée de ma sublime +et très-édifiante conversation. En ce moment elle est dans les <i>hautes +terres</i>, et Alexandre lui-même est parti depuis quelques jours pour ce +séjour béni des vents <i>noirs</i> et <i>tumultueux</i>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote79" +name="footnote79"><b>Note 79: </b></a><a href="#footnotetag79"> +(retour) </a> On ne doit remarquer ce coup d'essai de Lord Byron + dans les <i>revues</i> (plus tard, comme on le verra, il reparut + une ou deux fois dans la même lice, d'ailleurs si peu + poétique), qu'en rappelant l'aisance avec laquelle il sut se + plier au ton et à la phraséologie de ces tribunaux infimes de + la littérature; par exemple: «Les volumes que nous avons sous + les yeux sont de l'auteur des <i>Ballades lyriques</i>, collection + à laquelle on a prodigué, et non pas sans raison, de grands + éloges. Le caractère du talent de M. Wordsworth est la + simplicité unie à l'abondance: les vers pèchent quelquefois + du côté de l'harmonie, mais ils ont de la force; ils + s'adressent d'une manière irrésistible à l'imagination et à + tous nos sentimens naturels. Peut-être ces derniers ouvrages + n'égalent-ils pas les premières publications du même auteur; + mais on retrouve encore une véritable élégance dans une foule + de pièces, etc.» Si dans ce tems-là M. Wordsworth jeta les + yeux sur cet article, il ne prévit pas sans doute que + l'auteur d'une pareille prose rivaliserait, à quelque tems de + là, avec <i>lui-même</i> dans la lice poétique.</blockquote> + +<p>«Crosby, mon éditeur de Londres, a placé sa seconde <i>commande</i>. Il en a +redemandé, du moins si je l'en crois, une troisième à Ridge. Sur tous +les étalages de librairie, je vois mon <i>propre nom</i>; je ne dis rien, +mais je jouis en secret de ma célébrité. Le dernier critique qui se soit +occupé de moi, m'a engagé avec bienveillance à renoncer à mon projet de +ne plus rien écrire; et, en <i>sa qualité d'ami des lettres</i>, il m'a +conjuré de <i>gratifier bientôt</i> le public de quelque nouvel ouvrage. Qui +diable ne voudrait être poète, c'est-à-dire, si tous les critiques +avaient la même politesse? Au reste, je paierai peut-être cher ces +aimables faveurs préliminaires; mais, dans ce cas-là, j'aurai mon tour; +et, tant bien que mal, je n'en ai pas moins écrit, dans mes instans de +loisir et après deux heures du matin, trois cent quatre-vingts vers +blancs sur la bataille de Bosworth. J'avais heureusement pu consulter le +livre de Hutton. Je ferai huit ou dix chants sur ce sujet, et je l'aurai +terminé à la fin de l'année; mais les circonstances décideront si je +ferai imprimer ou non ce poème. Voilà bien assez d'<i>égoïsme</i>: mes +lauriers m'ont tourné la cervelle; mais sans doute la caustique +assiduité des critiques à venir, me ramènera à des sentimens plus +modestes.</p> + +<p>«Southwell est une place maudite; j'en ai fini avec elle, du moins +suivant toutes les probabilités: à l'exception de vous, je ne porte pas +la moindre estime à une seule ame de son enceinte; vous étiez la seule +compagnie raisonnable, et franchement j'ai toujours eu pour vous plus de +considération que pour les grues dont je partageais souvent les +ridicules, par bonté d'ame. Vous vous êtes donné pour moi et pour mes +manuscrits plus de peine que ne l'eussent fait tous ces mannequins +réunis. Croyez-moi, je n'ai pas, dans le cercle de péchés où je vis en +ce moment, oublié votre excellent naturel, et un jour j'espère bien vous +prouver toute la reconnaissance que j'en conserve. Adieu. Tout à vous, +etc.</p> + +<p>«<i>P. S.</i> Rappelez-moi au docteur P...»</p> +<br><br> +<h3>LETTRE XVII.</h3> + +<h4>À LA MÊME.</h4> + +<p class="rig">Londres, 11 août 1807.</p><br><br> + +<p>«Je pars lundi <i>pour les hautes terres</i><a id="footnotetag80" name="footnotetag80"></a> +<a href="#footnote80"><sup class="sml">80</sup></a>; un de mes amis +m'accompagnera dans ma voiture jusqu'à Édimbourg; c'est là que nous +quitterons notre équipage pour prendre un <i>tamdem</i> (sorte de cabriolet), +qui nous conduira au milieu des défilés de l'ouest jusqu'à Inverary. +Nous achèterons alors des échasses afin de pénétrer dans les endroits +défendus aux moyens de transport ordinaires. Quand nous serons sur les +côtes, nous entrerons dans un vaisseau pour visiter les lieux les plus +remarquables des îles Hebrides, et si le tems nous le permet, nous irons +jusqu'en Islande à trois cents milles seulement de l'extrémité +septentrionale de l'Écosse afin de saluer l'<i>Hécla</i>. Ne divulguez pas ce +dernier projet, ma tendre <i>maman</i> imaginerait que nous voyageons pour +découvrir de nouvelles terres, et ferait entendre comme d'habitude un +maternel cri d'alarme.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote80" +name="footnote80"><b>Note 80: </b></a><a href="#footnotetag80"> +(retour) </a> Ce plan, qu'il n'exécuta jamais, avait été résolu + avant son départ de Southwell; voici comme il en est parlé + dans une lettre de miss Pigot à son frère: «Comment + pouvez-vous demander si Lord Byron ira cet été dans les + <i>hautes terres</i> (ou <i>Highlands</i>) d'Écosse? Ignorez-vous donc + qu'il n'a pas la même idée dix minutes de suite? Je lui dis + qu'il est aussi inconstant que les vents et aussi mobile que + les vagues.»</blockquote> + +<p>«J'ai nagé dans la Tamise la semaine dernière entre les deux ponts de +Westminster et de Blackfriars, ce qui fait, en y comprenant les +différent détours obligés, une distance de trois milles. Vous voyez que +je suis préparé complètement à un naufrage sur mer.</p> + +<p>«J'ai l'intention de réunir toutes les traditions Erses, les poèmes, +etc., etc., de les traduire ou du moins d'étendre assez le sujet pour +faire un volume qui paraîtra au printems prochain sous le titre de <i>la +Harpe montagnarde</i> ou quelque autre titre aussi pittoresque. J'ai +terminé le premier livre de la bataille de Bosworth; un second est +commencé, ce sera l'affaire de trois ou quatre ans, et sans doute il ne +sera jamais fini. Que penseriez-vous de quelques stances sur le mont +Hecla? Du moins elles seraient écrites sous le <i>feu</i>. Comment va +l'immortel Bran? et ce phénix des bêtes canines, le superbe Boatswain? +Je viens d'acheter un boul-dogue de race, digne d'être le coadjuteur des +précédentes divinités; son nom est Smut. <i>Oh! zéphirs, portez-le sur vos +ailes embaumées</i>. Écrivez-moi avant mon départ, je vous en conjure par +la cinquième côte de votre grand-père. Ridge est content de la vente, et +cela me console du peu de succès du livre en province. La vogue a été +complète à Londres: il y a peu de jours que Carpantier, l'éditeur de +Moore, m'a dit qu'on avait vendu tout ce qu'on avait envoyé, et qu'on ne +pouvait satisfaire aux dernières demandes parce qu'on n'en avait plus. +Le duc d'York, la marquise de Headfort, la duchesse de Gordon, etc., se +sont trouvés au nombre des acheteurs, et l'opinion de Crosby est que la +circulation sera plus rapide encore dans l'hiver. L'été est une saison +nulle pour le commerce, tant il y a peu de monde à Londres, et cependant +ils sont extrêmement contens. Je passerai tout près de vous dans le +cours de mon voyage, mais je ne pourrai aller vous voir. Ne le dites pas +à Mrs. Byron, elle croit que je prends une autre route. Si donc vous +avez une lettre, mettez-la à la boutique de Ridge, où je m'arrêterai, ou +bien adressez-la, poste restante, à Newark, vers six ou huit heures du +soir. Si votre frère veut bien se trouver là, je serai diablement ravi +de le voir; il pourra repartir le soir même, ou bien souper avec nous, +et retourner le lendemain matin. Je loge aux Armes de Kingston.</p> + +<p>«Adieu. Tout à vous.»<br><span class="rig"> +BYRON.</span></p><br><br> + +<h3>LETTRE XVIII.</h3> + +<h4>À LA MÊME.</h4> + +<p class="rig">Collége de la Trinité, Cambridge, 25 octobre 1807.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Ma chère Élisabeth</span>,</p> + +<p>«Fatigué d'être resté au jeu ces deux derniers jours jusqu'à quatre +heures du matin<a id="footnotetag81" name="footnotetag81"></a> +<a href="#footnote81"><sup class="sml">81</sup></a>, je prends la plume pour m'informer de la santé de +votre altesse et de toutes les autres connaissances féminines que j'ai +laissées dans votre métropole archiépiscopale. Je mérite, je le sais, de +grands reproches pour ma négligence; mais ne faisant que courir à cheval +de long en large dans la province depuis trois mois, comment aurais-je +pu remplir les devoirs d'une exacte correspondance? Enfin me voilà +retenu pour six semaines, et je vous écris aussi <i>maigre</i> que jamais, +n'ayant pas depuis ma diminution regagné une once, et n'en étant que de +meilleure humeur; mais, quoi qu'il en soit, Southwell était un séjour +détestable. J'en suis dehors, grâce à Saint-Dominique. Depuis ce tems, +je m'en suis deux fois rapproché de huit milles, mais sans pouvoir me +décider à venir étouffer dans sa lourde atmosphère. Cambridge est de son +côté assez maudite; c'est un vil chaos de bruit et d'ivrognerie; le jeu, +le bourgogne, la chasse, les mathématiques et Newmarket, les orgies et +les courses de chevaux, voilà tout ce qu'on y fait et tout ce qu'on y +trouve; mais comparé à l'éternelle insipidité de Southwell, c'est un +vrai paradis. Est-il rien de plus misérable que de ne faire qu'accroître +tous les jours le nombre de ses amours, de ses ennemis et de ses vers?</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote81" +name="footnote81"><b>Note 81: </b></a><a href="#footnotetag81"> +(retour) </a> On trouvera ici, comme dans plusieurs autres + lettres de sa jeunesse, cette espèce d'ostentation + d'inconduite, travers assez commun à cet âge, alors + qu'aspirant à la virilité, nous nous imaginons qu'il peut y + avoir de la force à se précipiter dans le désordre. + Malheureusement cette ambition puérile de paraître plus + mauvais qu'il n'était, demeura invétérée dans l'esprit de + Lord Byron long-tems après qu'elle s'est évanouie chez les + autres; son esprit ne faisait même que s'en débarrasser + lorsqu'il termina ses jours.</blockquote> + +<p>Au mois de janvier prochain (mais cela est seulement entre nous, n'en +dites rien, je vous prie, car mon persécuteur maternel jetterait bien +vite sur mes projets sa tomahawk); je me mettrai en mer pour quatre ou +cinq mois avec mon cousin le capitaine Bettesworth, qui commande <i>la +Tartare</i>, la plus belle frégate de la marine. J'ai déjà vu bien des +scènes, je veux étudier celles de la mer. Tout porte à croire que nous +irons dans la Méditerranée ou aux Indes occidentales, ou bien enfin... +au diable, et s'il y a quelque possibilité de me faire présenter à ce +dernier, Bettesworth le fera; c'est un brave compagnon qui n'a encore +reçu que vingt-quatre blessures en différens lieux, et qui possède une +lettre du dernier lord Nelson, avouant que Bettesworth est le seul +officier de marine qui ait reçu plus de blessures que lui-même.</p> + +<p>«J'ai maintenant un nouvel et le plus bel ami du monde, c'est un ours +apprivoisé; quand je le montrai pour la première fois, on me demanda ce +que je prétendais en faire, et moi de répondre que c'était un nouveau +candidat au grade. Sherard vous expliquera ce mot, si vous avez de la +peine à le comprendre. Ma réponse ne fit pas fortune. Nous avons ici une +foule de réunions; ce soir, par exemple, je soupe avec un assortiment +complet d'écuyers, joueurs, boxeurs, auteurs, ecclésiastiques et poètes. +C'est, comme vous le voyez, un précieux mélange; mais ils s'accordent +bien ensemble, et pour moi je suis un composé de chacun d'eux, à +l'exception des écuyers. Hier, j'ai encore été démonté de cheval.</p> + +<p>«Remerciez, en mon nom, votre frère pour son traité. J'ai écrit deux +cent quatorze pages d'un roman, un poème de trois cent quatre-vingts +vers, que l'on publiera dans quelques semaines sans mon nom, et avec des +notes; cinq cent soixante vers de la bataille de Bosworth et deux cent +cinquante d'un autre poème, sans compter une demi-douzaine de pièces +fugitives. Le poème que l'on va publier est une satire<a id="footnotetag82" name="footnotetag82"></a> +<a href="#footnote82"><sup class="sml">82</sup></a>. À propos, +j'ai été porté dans les cieux par la Revue critique<a id="footnotetag83" name="footnotetag83"></a> +<a href="#footnote83"><sup class="sml">83</sup></a> et vivement +insulté dans une autre publication<a id="footnotetag84" name="footnotetag84"></a> +<a href="#footnote84"><sup class="sml">84</sup></a>. Le tout, me dit-on, est pour le +mieux pour la vente du livre; cela occupe l'attention, et empêche mon +livre d'être oublié; d'ailleurs, dans tous les tems, n'a-t-on pas +censuré les plus grands hommes? pourquoi les derniers seraient-ils plus +heureux? Je supporte donc mon sort en philosophe: il est bizarre que +deux critiques opposées aient paru le même jour; et que sur cinq pages +d'injures, mon censeur, à l'appui de son opinion, ne cite que <i>deux +vers</i> de différens poèmes. Maintenant la vraie manière de <i>tuer un +homme</i>, est de citer de longs passages et de les faire paraître +absurdes, car une simple allégation n'est pas une preuve. D'un autre +côté, il y a sept pages d'éloges, et c'est plus que ma <i>modestie</i> ne +peut en supporter à ce sujet.</p> + +<p><i>P. S.</i> Écrivez, écrivez, écrivez!!!</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote82" +name="footnote82"><b>Note 82: </b></a><a href="#footnotetag82"> +(retour) </a> Ce poème, qu'il augmenta depuis, était <i>les Bardes + anglais et les Reviseurs écossais</i>. Il semblerait d'après + cela que l'idée de cette satire lui soit venue quelque tems + avant la publication de l'article de la <i>Revue d'Édimbourg</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote83" +name="footnote83"><b>Note 83: </b></a><a href="#footnotetag83"> +(retour) </a> En septembre 1807. Cette <i>Revue</i>, en prononçant sur + la carrière future du jeune auteur, se montra meilleur + prophète que le grand oracle du nord. L'écrivain, en citant + l'élégie sur l'abbaye de Newsteadt, disait: «Nous ne pouvons + que saluer avec une sorte d'enthousiasme prophétique + l'espérance renfermée dans la stance suivante: + +<p> «Heureusement ton soleil peut encore échauffer ton front de + ses rayons les plus brûlans, etc., etc.»</p></blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote84" +name="footnote84"><b>Note 84: </b></a><a href="#footnotetag84"> +(retour) </a> Dans le premier numéro d'un ouvrage mensuel, appelé + <i>le Satirique</i>, dans lequel furent insérées, par la suite, + quelques invectives contre sa personne.</blockquote> + +<p>Ce fut au commencement de l'année suivante que Lord Byron forma une +liaison avec M. Dallas, allié de sa famille par les femmes. Ce M. Dallas +est l'auteur de quelques romans qui jouirent d'une certaine réputation +lorsqu'ils parurent, et aussi d'une sorte de <i>Mémoires</i> du noble poète, +publiés immédiatement après sa mort. Comme ils sont principalement +fondés sur sa correspondance originale, ce sont aussi les plus +authentiques et les plus dignes de foi qui aient encore été publiés. +Dans les lettres que Lord Byron adresse à ce <i>gentleman</i>, parmi un grand +nombre de détails curieux, sous le point de vue littéraire, nous en +trouvons de bien plus importans sous celui qui nous occupe en ce moment; +je veux dire quelques détails propres à faire connaître les opinions que +Lord Byron professait alors sur la morale et la religion, opinions qui +eurent une si grande influence sur sa réputation et sa conduite.</p> + +<p>Ce n'est que bien rarement que l'irréligion et le scepticisme trouvent +accès dans un jeune cœur. Cette disposition naturelle à se confier en +l'avenir, qui fait le charme de cette période de la vie, la rend +naturellement la saison de la foi et de l'espérance. Alors sont encore +fraîches dans l'esprit ces impressions d'une première éducation +religieuse, qui, dans les esprits même les plus prompts à mettre en +question la foi de leurs pères, ne cèdent que lentement aux +envahissemens du doute, et, en même tems, étendent le bienfait de leur +répression morale sur cette partie de la vie où l'on reconnaît qu'elle +est le plus nécessaire. Si, comme les incrédules le reconnaissent +eux-mêmes, l'absence du frein religieux dégage l'homme d'une +responsabilité qui lui serait utile dans tous les tems; il en est +surtout ainsi dans la jeunesse, l'âge des tentations, l'âge où les +passions sont déjà assez portées par elles-mêmes à se donner toute +latitude sans que l'irréligion vienne encore ajouter à leur licence. Il +est donc heureux que, par suite des raisons que nous venons d'indiquer, +le scepticisme et l'incrédulité ne pénètrent généralement dans les ames +qu'à une époque de la vie où le caractère, déjà formé, est moins +susceptible d'être détérioré par leur influence funeste. Quand +l'incrédulité est le résultat erroné de la pensée et du raisonnement, +elle aura quelque chose de la froideur des sources qui l'ont fait +naître; elle ne sera qu'un sujet de spéculation; elle n'aura que peu de +pouvoir à porter l'homme vers le mal, comme, à la même époque de la vie, +la foi la plus orthodoxe n'en a trop souvent que peu pour le conduire +vers le bien.</p> + +<p>Tandis que, de cette manière, les mœurs de l'incrédule lui-même sont +préservées des conséquences funestes que de telles doctrines eussent pu +entraîner à un âge plus tendre; par une raison analogue, le danger de la +communication de ces mêmes idées à d'autres, se trouve singulièrement +diminué. Cette même vanité, cette même audace qui ont dicté les opinions +du jeune sceptique, le conduiront aussi probablement à les révéler, à +les proclamer tout haut, sans s'occuper de l'effet que son exemple peut +avoir sur ceux qui l'entourent, ou de l'odieux qu'une telle confession +ne saurait manquer de jeter irréparablement sur lui-même; mais, dans un +âge plus avancé, on examine ces conséquences avec plus de réflexion.</p> + +<p>L'incrédule, s'il a quelque considération pour le bonheur des autres, y +regardera à deux fois, avant de chasser de leur cœur une espérance dont +lui-même sent si vivement l'absence et le prix. S'il n'a d'égards que +pour lui-même, il hésitera naturellement encore à promulguer des +doctrines que, dans aucun siècle, les hommes n'ont impunément +professées. Dans l'un ou l'autre cas, il y a donc grande probabilité +qu'il gardera le silence; car, en supposant que la philanthropie ne +l'éloignât pas du projet de convertir les autres, la prudence du moins +pourra l'empêcher de faire de lui-même un martyr.</p> + +<p>Malheureusement Lord Byron fut encore en ceci une exception à la règle +générale. Chez lui le ver rongeur se montra au matin de la jeunesse, au +moment où ses ravages devaient être le plus funestes. Au malheur réel +d'être incrédule à quelque âge que ce soit, il ajouta le malheur plus +rare d'être incrédule avant d'avoir quitté les bancs de l'école. Et la +précocité qui mit, de si bonne heure, en jeu ses passions et son génie, +le fit aussi parvenir, avant l'âge, au plus affreux des résultats de la +raison humaine. À cette époque de la vie, où un caractère comme le sien +avait surtout besoin du frein des croyances religieuses, ce frein lui +manquait déjà presque entièrement.</p> + +<p>Nous avons vu dans les deux prières à la Divinité que j'ai extraites de +ses poésies non publiées, et mieux encore dans le résumé de ses études, +à quel âge son esprit ardent avait déjà secoué le joug de tous les +systèmes et de toutes les sectes. Toutefois, dans ces prières +elles-mêmes, il y a une ferveur d'adoration, au milieu de l'éloignement +des croyances reçues, qui peut montrer tout ce qu'il y avait +naturellement de piété dans son cœur (et il y en a beaucoup dans le cœur +des vrais poètes). S'il avait eu alors pour guides et pour appuis des +hommes capables de nourrir et d'entretenir ces heureuses dispositions, +il eût évité cette licence, ce dévergondage d'opinions, auxquels il se +livra dans la suite. Son scepticisme, s'il n'eût pas été entièrement +détruit, eût pu se changer en un doute modeste, qui, loin d'être opposé +à l'esprit religieux, le préserve de l'orgueil et lui inspire la charité +pour les erreurs des autres. S'il n'avait pas lui-même pris sur les +matières religieuses des idées claires et solides, il eût du moins +appris à ne pas obscurcir et ébranler celles de ses semblables. Mais il +eut le malheur de n'avoir point près de lui un sage mentor. Après avoir +quitté Southwell, il ne restait près de lui ni parent ni ami, vers qui +il pût lever les yeux avec respect. Il fut jeté seul dans le monde, avec +ses passions et son orgueil, pour s'abandonner à l'affreuse découverte +qu'il croyait avoir faite de la non-existence d'une vie à venir, et aux +droits dès-lors absolus que le présent a sur nous. Par une autre +fatalité, celui de ses camarades de collége pour lequel il professa de +son vivant le plus d'admiration et d'attachement, et dont il déplora la +perte avec la tendresse d'un frère, Matthews se trouva aussi sceptique +que lui-même, si ce n'est davantage encore. Les parens de ce jeune +homme, dont la carrière, si elle n'eût été sitôt arrêtée par la mort, +paraissait, d'après les promesses de sa jeunesse, devoir être si +brillante, conçurent l'idée de publier ses Mémoires, et s'adressèrent, +en conséquence, à Byron et à ses autres amis, pour en obtenir des +matériaux. La lettre suivante, à laquelle cette demande donna lieu, +outre qu'elle renferme plusieurs anecdotes amusantes sur son ami, nous +donne des détails si intéressans sur sa vie domestique à cette époque, +que nous n'hésitons pas à interrompre l'ordre chronologique pour +l'insérer ici.</p> +<br><br> +<h3>LETTRE XIX.</h3> + +<h4>À M. MURRAY.</h4> + +<p class="rig">Ravenne, 12 novembre 1820.</p><br><br> + +<p>«Ce que vous me dites de feu Charles Skinner Matthews, a réveillé tous +mes anciens souvenirs; mais il m'a été impossible d'approuver +l'intention qu'a son frère de donner une notice sur sa vie, quand bien +même les événemens qui la remplirent auraient eu assez d'importance pour +justifier la publication d'anecdotes d'un intérêt aussi restreint. +Néanmoins, c'était un homme bien extraordinaire, et qui aurait acquis +une grande illustration. Nul n'obtint jamais de plus brillans succès +dans tout ce qu'il voulut essayer. Il était trop indolent sans doute; +mais quand il lui arrivait de faire un effort, il dépassait aussitôt de +bien loin tous ses rivaux. Ses victoires se trouveront enregistrées à +Cambridge, particulièrement celle sur Downing, qui fut aisément +remportée, quoique vivement et chaudement contestée. Hobhouse était son +intime ami; il vous donnera plus de documens sur lui que personne. +William Bankes aussi le connaissait intimement; mais pour moi je me +rappelle moins ses grandes facultés académiques que ses bizarreries. +Nous nous sommes trouvés réunis à l'une des époques les moins riantes de +ma vie. Quand, en 1805, j'entrai au collége de la Trinité, âgé de +dix-sept ans et demi, j'étais malheureux et jusqu'à un certain point +insociable. Désolé de quitter Harrow, où j'avais fini par me plaire +pendant les deux années précédentes; désolé d'aller à Cambridge et non +pas à Oxford (parce qu'il ne se trouvait pas de place vacante à +Christ-Church); désolé de quelques contrariétés domestiques de différens +genres, j'étais en conséquence aussi indomptable qu'un loup dont on a +rompu la voie. Aussi, bien que je connusse Matthews, et que je le +rencontrasse souvent chez Bankes, mon aumônier, mon professeur et mon +patron, chez Rhodes, chez Milness, chez Price, chez Dick, chez +Macnamara, Farrell, Galley Knight, et autres connaissances du même tems, +cependant je n'étais intime ni avec lui ni avec qui que ce fût, excepté +mon ancien camarade d'école Edward Long, avec qui je passais les +journées à monter à cheval et à nager, et Williams Bankes, qui avait +assez de douceur dans le caractère pour tolérer mes férocités.</p> + +<p>Ce fut en 1807 seulement, quand, pour prendre mes <i>degrés</i> je fus +retourné à Cambridge, que j'avais auparavant quitté pendant plus d'un +an, que je devins l'un des amis intimes de Matthews. Ce fut par +l'entremise de M. ***, qui, après m'avoir détesté pendant deux ans, +comme il le dit lui-même, parce que je portais un chapeau blanc, une +redingote grise, et que je montais un cheval gris, m'avait pris en +affection parce que je faisais des vers. J'avais déjà vécu assez +long-tems avec eux, et je m'étais assez souvent enivré dans leur +compagnie; mais tout-à-coup nous devînmes réellement amis un beau matin; +Matthews cependant ne résidait pas à cette époque au collége; je le +rencontrais principalement, et de tems en tems, à des époques +incertaines, à Cambridge. H... pendant ce tems-là, faisait de grandes +choses, et fondait le club des whigs de Cambridge, qu'il paraît avoir +oublié, et la <i>société amicale</i>, qui fut dissoute en conséquence des +querelles perpétuelles des membres qui la composaient. Il se rendait +très-populaire parmi nous autres jeunes gens et très-formidable à tous +les maîtres particuliers, à tous les professeurs et principaux de +colléges. Williams B... était parti; car tant qu'il avait été là, c'est +lui qui dirigeait toute l'université et qui était le protecteur-né de +tous les mauvais tours.</p> + +<p>«À force de nous rencontrer à Londres et ailleurs, Matthews et moi +devînmes grands amis; il n'était pas très-doux de caractère, ni moi non +plus; mais avec un peu de tact, il était encore maniable. Je le +regardais comme un homme si supérieur, que je ne demandais pas mieux que +de sacrifier quelque chose à ses humeurs, qui souvent m'amusaient tout +en me mettant en colère. On n'a jamais su ce que sont devenus ses +papiers à l'époque de sa mort, et certainement il en avait beaucoup. Je +le dis ici par forme de parenthèse, de peur de l'oublier; il écrivait +remarquablement bien en latin et en anglais.</p> + +<p>«Nous nous rendîmes ensemble à Newsteadt, où j'avais une fameuse cave, +et où je m'étais procuré de chez un costumier des habillemens de +<i>moines</i>. Nous étions sept ou huit de notre compagnie, sans compter un +ou deux voisins qui nous faisaient visite dans l'occasion. Nous restions +fort tard dans la nuit, habillés de nos robes de frères, buvant du +bourgogne, du bordeaux, du champagne, et que sais-je encore, dans une +coupe faite d'un crâne humain, et quelques autres verres de toute +espèce; faisant mille bouffonneries dans toute la maison, sans quitter +un instant notre attirail monacal. Matthews m'avait baptisé du nom +d'Abbé, et quand il était de bonne humeur, il ne m'en donna pas d'autre +jusqu'au moment de sa mort. L'harmonie de nos touchantes réunions fut au +bout de quelques jours tant soit peu interrompue, par la menace que fit +Matthews de jeter <i>l'intrépide</i> V... (nous l'avions appelé ainsi parce +qu'il avait gagné deux courses, l'une à pied, d'Ipswich à Londres, +l'autre à cheval, de Brighthelmstone à Londres), de jeter, dis-je, +l'intrépide V... par la fenêtre, à la suite d'une soirée de +plaisanterie, qui se termina par cette <i>épigramme</i>. V... vint à moi, et +me dit que le respect et la considération qu'il me devait, comme maître +de la maison, ne lui permettaient pas d'appeler en duel aucun de mes +hôtes, mais que le lendemain matin il se retirerait. Ce fut en vain que +je lui représentai que la fenêtre n'était pas très-élevée et que le +gazon au-dessous était d'une douceur toute particulière: il s'en alla.</p> + +<p>«Matthews et moi, nous avions fait le voyage de Cambridge à Londres, +parlant, pendant toute la route, sur le même sujet. Quand nous fûmes +arrivés à Longhborough, je ne sais quel hasard nous en fit écarter un +moment; Matthews s'en indigna; non, dit-il, ne quittons pas notre +conversation, finissons comme nous avons commencé; continuons jusqu'au +bout du voyage, et il se mit en effet à continuer, trouvant le moyen +d'être toujours amusant jusqu'au bout. Il avait auparavant, durant mon +absence de Cambridge, occupé mes appartemens dans le collége de la +Trinité. En l'y installant, mon répétiteur Jones lui avait dit, avec son +ton ridicule ordinaire: «M. Matthews, je vous recommande sérieusement de +prendre garde d'endommager aucun des meubles, car Lord Byron, monsieur, +est un jeune homme de passions tumultueuses.» Matthews fut ravi de cette +allocution; et, qui que ce fût qui vînt le visiter, il ne manquait pas +de leur recommander de ne toucher la porte elle-même qu'avec une grande +précaution, et alors il leur répétait l'exhortation de Jones dans les +mêmes termes et absolument du même ton; il y avait une grande glace dans +une chambre, ce qui lui suggéra cette remarque, qu'il avait cru d'abord +que ses amis devenaient singulièrement assidus à venir <i>le voir</i>; mais +qu'il avait bientôt découvert qu'ils ne venaient que pour se voir +eux-mêmes. La phrase de Jones de <i>passions tumultueuses</i> et l'ensemble +de la scène l'avaient mis de si bonne humeur, que je crois en vérité que +c'est à cette circonstance que j'ai dû une partie de ses bonnes grâces.</p> + +<p>«Quand nous étions à Newstead, il arriva qu'un jour, avant dîner, +quelqu'un lui salit, par mégarde, un de ses bas de soie blancs, et +naturellement voulut lui en faire des excuses. Monsieur, répondit +Matthews, il peut vous paraître fort agréable, à vous qui avez une +grande quantité de bas de soie, de salir ceux d'autrui; mais pour moi +qui n'ai que cette seule et unique paire, que j'ai mise pour faire +honneur à l'Abbé ici présent, rien ne peut excuser le tort que me fait +votre manque d'attention, sans parler des frais de blanchissage. Il +avait presqu'en toute occasion le même ton de plaisanterie sardonique. +Une espèce de sauvage Irlandais, nommé F**, commençant à dire quelque +chose à un grand souper, à Cambridge, Matthews se mit à crier d'une voix +de tonnerre: Silence! et alors montrant F** du doigt, il ajouta ces +paroles d'oracle: <i>L'ourson est doué de raison</i>. On peut aisément +supposer qu'en entendant ce compliment, le pauvre <i>ourson</i> perdit le peu +de raison qui pouvait lui être échu en partage. Quand H... publia son +premier volume de poésies, intitulé <i>Mélanges</i>, tout ce qu'il put en +tirer, c'est que la préface était absolument dans la manière de Walsh. +H... crut d'abord que c'était un compliment, mais nous ne sûmes jamais à +quoi nous en tenir là-dessus, car tout ce que l'on connaît de Walsh, +c'est son ode au roi Williams, et l'épithète que lui donne Pope, le +savant Walsh. Quand notre troupe quitta Newstead pour Londres, H... et +Matthews qui étaient à cette époque les meilleurs amis du monde, +convinrent de faire ensemble la route à pied. Ils se querellèrent à +moitié route, et achevèrent ainsi leur voyage, passant et repassant l'un +devant l'autre sans se dire un seul mot. Quand Matthews arriva à +Highgate, il avait dépensé tout son argent, excepté trois pences et demi +(7 sous) qu'il résolut d'employer aussi à une pinte de bière; il la +buvait à la porte d'une taverne, quand H... passa devant lui pour la +dernière fois, toujours sans lui parler. Ils se réconcilièrent depuis à +Londres.</p> + +<p>«L'escrime était une des passions de Matthews, il était aussi très-fort +au pugilat, mais il avait généralement le dessous dans les combats +sérieux et au poing nu; quant à la natation, il nageait bien, mais avec +efforts et travail, et se tenant le corps trop hors de l'eau; en sorte +que Scrope, Davies et moi-même, qui étions en quelque sorte ses rivaux, +nous lui disions souvent qu'il se noierait s'il rencontrait jamais +quelque endroit difficile. Il se noya en effet; mais, à coup sûr, Scrope +et moi eussions bien désiré que le doyen eût vécu, et que notre +prédiction se fût trouvée mensongère.</p> + +<p>«Sa tête était extraordinairement belle, et ressemblait beaucoup à celle +de Pope dans sa jeunesse.</p> + +<p>«Son frère Henry, si Henry est bien le nom de celui de <i>King's college</i>, +rappelle fortement sa voix, ses traits et sa manière de rire. Sa passion +pour boxer était si grande, qu'il voulait absolument que je le misse aux +prises avec Dogherty, pour lequel j'avais parié contre Tom Belcher, et +je les vis s'essayer ensemble dans ma chambre avec les gants. Comme il +paraissait y tenir opiniâtrement, j'aurais parié, pour lui plaire, en +faveur de Dogherty; mais le combat n'eut pas lieu. Bien entendu que +c'eût été un combat particulier dans une chambre particulière.</p> + +<p>«Un certain jour que le tems ne lui permettait pas de retourner +s'habiller chez lui, un ami, M. Basley, je crois, l'équipa d'une chemise +et d'une cravate extrêmement à la mode, mais tant soit peu exagérée. Il +se rendit à l'opéra, et prit place dans <i>Top's Alley</i>. Pendant +l'entr'acte, entre l'opéra et les ballets, une de ses connaissances vint +s'asseoir près de lui, et le salua. «Faites le tour, dit Matthews, +faites le tour. Pourquoi ferais-je le tour? dit l'autre, vous n'avez +qu'à tourner la tête, je suis tout près de vous. C'est précisément ce +que je ne peux pas faire, répondit Matthews; ne voyez-vous pas l'état +dans lequel je suis?» montrant du doigt son col de chemise savamment +empesé, et son inflexible cravate. Et il se tint là pendant tout le +spectacle, sa tête conservant toujours la même position perpendiculaire.</p> + +<p>«Un soir après avoir dîné ensemble, comme nous allions à l'opéra, je me +trouvai avoir un billet disponible, comme souscripteur à une loge, et +j'en fis présent à Matthews. «Voilà, dit-il quelque tems après à +Hobhouse, un procédé <i>courtois</i> de la part de l'Abbé: un autre ne se +serait jamais avisé de penser que je pouvais faire meilleur emploi d'une +demi-guinée que de la jeter à un portier de spectacle; mais lui, +non-seulement il m'invite à dîner, mais il me donne encore un billet +d'opéra.» Ce n'était qu'une de ses singularités, car nul n'était plus +libéral, plus grand que lui dans toutes ses manières. Il nous donna, à +Hobhouse et moi, avant notre départ pour Constantinople, un festin +magnifique, auquel nous fîmes amplement honneur. Une de ses idées était +d'aller dîner dans toutes sortes de lieux étranges. Quelqu'un le +découvrit un jour dans je ne sais quelle obscure taverne du Strand; et +que croyez-vous qui l'y attirait? c'est qu'il payait, je crois, un +shilling pour dîner le <i>chapeau sur la tête</i>. Il appelait cela sa +<i>maison à chapeau</i>, et de vanter les avantages qu'il avait à prendre ses +repas la tête couverte.</p> + +<p>«Quand sir Henri Smith fut chassé de Cambridge, à la suite d'une rixe +avec un marchand nommé <i>Hiron</i>, Matthews s'en consola en allant chaque +soir crier sous la fenêtre de celui-ci: «Hélas! à quel péril s'expose +l'homme qui se joue avec <i>hat Hiron</i><a id="footnotetag85" name="footnotetag85"></a> +<a href="#footnote85"><sup class="sml">85</sup></a>!» Il était aussi de cette bande +de libertins irréligieux qui se faisaient un plaisir d'aller troubler le +sommeil de Lort Mansel (dernièrement évêque de Bristol), qui alors +habitait le collége de la Trinité. Quand celui-ci paraissait à sa +fenêtre, écumant de colère et s'écriant: «Je vous connais, messieurs, je +vous connais,» ils avaient coutume de lui répondre: «Nous t'en +conjurons, oh <i>Lort</i>! écoute-nous, bon Lort, délivre-nous<a id="footnotetag86" name="footnotetag86"></a> +<a href="#footnote86"><sup class="sml">86</sup></a>!» (Lort +était son nom de baptême.) Comme il était très-libre dans ses manières +d'envisager toutes sortes de sujets, quoiqu'il ne fût ni dissolu ni +déréglé dans sa conduite, et que je n'avais pas moins d'indépendance +dans les idées, notre conversation et notre correspondance alarmaient +quelquefois vivement Hobhouse...»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote85" +name="footnote85"><b>Note 85: </b></a><a href="#footnotetag85"> +(retour) </a> Il est impossible de traduire en français le jeu de + mots qui se trouve ici dans le texte: <i>hat Hiron</i> signifiant + le <i>bouillant Hiron</i>, et <i>hat iron</i> signifiant <i>un fer + chaud</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote86" +name="footnote86"><b>Note 86: </b></a><a href="#footnotetag86"> +(retour) </a> Ces paroles sont extraites textuellement de la + liturgie anglicane, et présentent encore un jeu de mots: + <i>Lord, délivrez-nous; libera nos, Domine.</i></blockquote> + +<p>Comme déjà avant sa liaison avec M. Matthews, Lord Byron avait commencé +à s'enfoncer dans l'abîme du scepticisme, il serait injuste d'attribuer +au premier dans les opinions de son ami plus de part qu'il n'a dû en +résulter de l'influence naturelle de l'exemple et de la sympathie; +influence qui, éprouvée également des deux côtés, rendait en grande +partie réciproque la contagion de leurs doctrines. Outre cette +communauté de sentimens sur de tels sujets, ils étaient tous deux +tourmentés par le goût dangereux de la satire. Les hommes les plus pieux +même ne peuvent pas toujours résister à cette disposition d'esprit qui +nous entraîne presque malgré nous à déverser du ridicule sur tout ce +qu'il y a de plus saint et de plus grave. Il n'est donc pas étonnant que +dans une telle société, les opinions du noble poète aient pris avec plus +de rapidité une direction vers laquelle elles tendaient naturellement; +et quoique l'on ne puisse pas dire qu'il ait eu alors des doctrines bien +arrêtées, puisque ni à cette époque ni à aucune autre de sa vie il ne se +montra incrédule décidé, il apprit sans doute à sentir moins fortement +l'horreur du scepticisme, et à y mêler de la légèreté et de +l'amour-propre. Dès le commencement de sa correspondance avec M. Dallas, +nous le voyons proclamer ses sentimens sur tous les sujets de cette +nature, avec une légèreté et un aplomb bien différens du ton avec lequel +il présentait autrefois ses doutes. Cela même forme un contraste +frappant avec cette tristesse fiévreuse d'un cœur désolé de perdre ses +illusions, qui respire dans chaque vers des prières qu'il avait tracées +moins d'un an auparavant.</p> + +<p>Il ne faut pas cependant oublier ici sa propension à exagérer tout ce +qu'il pouvait y avoir de mauvais en lui. Dans sa première lettre à M. +Dallas, nous voyons un exemple de cette étrange ambition, complètement +opposée à l'hypocrisie, qui le porta à rechercher plutôt qu'à éviter la +réputation de libertin, et à présenter sans cesse sous le jour le plus +défavorable son caractère et sa conduite. Son nouveau correspondant lui +faisant compliment sur les sentimens de morale et de charité qui +respiraient dans l'un de ses poèmes, avait ajouté que cela lui avait +rappelé les ouvrages d'un autre noble auteur, qui était non-seulement +grand poète, grand orateur et grand historien, mais encore l'un des plus +profonds raisonneurs qui aient établi la vérité de cette religion, dont +le pardon des offenses est l'un des premiers principes; (le grand et le +bon lord Littleton, dont la réputation ne périra jamais.) Son fils, +ajoutait M. Dallas, auquel il avait transmis son génie, mais non ses +vertus, a brillé un moment pour disparaître bientôt comme un météore +passager, et avec lui son titre s'est éteint. C'est à cette lettre que +Lord Byron fit la réponse suivante:</p> +<br><br> +<h3>LETTRE XX.</h3> + +<h4>À M. DALLAS.</h4> + +<p class="rig">Hôtel Dorant, Albemarle-street, 20 janvier 1808.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Monsieur</span>,</p> + +<p>«Votre lettre ne m'est parvenue que ce matin, probablement parce qu'elle +m'était adressée à Nottingham, où je n'ai pas résidé depuis le mois de +juin dernier; comme elle est datée du 6 courant, je vous prie d'excuser +le retard de ma réponse.</p> + +<p>«Si, comme vous dites, le petit volume dont vous parlez a fait quelque +plaisir à l'auteur de <i>Perceval</i> et d'<i>Aubrey</i>, je suis plus que +récompensé par cet éloge. Quoique nos censeurs périodiques se soient +montrés d'une indulgence peu commune, je confesse que l'approbation d'un +homme d'un génie aussi reconnu est encore bien plus flatteuse pour moi; +mais je perdrais, je le crains, tous droits au titre d'homme candide, si +je ne refusais pas des éloges que je ne mérite point. Je suis fâché +d'ajouter que ce serait ici le cas.</p> + +<p>«Mes ouvrages doivent parler pour eux-mêmes; ils doivent se soutenir ou +tomber suivant leur mérite ou leur démérite; et sous le rapport +littéraire je suis fier de l'opinion favorable que vous voulez bien m'en +exprimer. Mais j'ai malheureusement si peu de prétentions au titre +d'homme vertueux, que je ne puis accepter les complimens que vous me +faites à cet égard, bien que je m'estimasse heureux de les mériter. Un +passage de votre lettre m'a singulièrement frappé: vous y parlez des +deux lords Littleton comme chacun d'eux le mérite respectivement; vous +serez surpris d'apprendre que la personne qui vous écrit en ce moment, a +été souvent comparée au second. Je n'ignore pas que par cet aveu, je me +perds moi-même dans votre estime; mais c'est une circonstance que votre +observation rend si remarquable, que je ne puis m'empêcher de rapporter +ce fait. Les événemens de ma courte vie ont été d'une nature si +singulière, que bien que cet orgueil que l'on appelle ordinairement +honneur, m'ait toujours empêché, et doive, je l'espère, m'empêcher +toujours de disgracier mon nom par aucune action lâche ou vile, j'ai +déjà été considéré comme un adepte du libertinage et un disciple de +l'incrédulité. Jusqu'à quel point la justice peut-elle avoir dicté cette +accusation? je ne prétends pas l'examiner ici, mais je dirai que comme +le <i>gentleman</i><a id="footnotetag87" name="footnotetag87"></a> +<a href="#footnote87"><sup class="sml">87</sup></a> + auquel mes religieux amis, dans la ferveur de leur +charité, m'ont déjà dévoué, on me fait plus mauvais que je ne suis en +effet. Quoi qu'il en soit, pour me laisser là moi-même, le plus mauvais +sujet que je puisse traiter, et pour en revenir à mes poésies, je ne +puis assez vous exprimer mes remercîmens, et j'espère avoir quelque jour +l'occasion de vous en présenter personnellement l'hommage. Une seconde +édition est maintenant sous presse avec quelques additions et des +retranchemens considérables; vous me permettrez de vous en offrir un +exemplaire. Le <i>Critical</i>, le <i>Monthly</i> et l'<i>Anti-Jacobin Review</i> ont +été très-indulgens, mais l'<i>Eclectic</i> a prononcé une furieuse +philippique, non contre le livre, mais contre l'auteur, où vous +trouverez tout ce que je viens de vous dire avancé par un ecclésiastique +qui a écrit cet article.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote87" +name="footnote87"><b>Note 87: </b></a><a href="#footnotetag87"> +(retour) </a> <i>Le Diable</i>.</blockquote> + +<p>«Je connaissais depuis long-tems votre nom et vos rapports avec notre +famille; j'espère faire bientôt une connaissance personnelle avec vous: +vous trouverez en moi un excellent composé d'un <i>Brainless</i> et d'un +<i>Stanhope</i><a id="footnotetag88" name="footnotetag88"></a> +<a href="#footnote88"><sup class="sml">88</sup></a> +. Je crains que vous ne puissiez déchiffrer cette lettre, +car ma main est presque aussi mauvaise que ma réputation; mais je vais +signer, aussi lisiblement qu'il me sera possible, Votre obligé et +obéissant serviteur,»<br><span class="rig"> +BYRON.</span></p><br> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote88" +name="footnote88"><b>Note 88: </b></a><a href="#footnotetag88"> +(retour) </a> Personnages du roman intitulé: <i>Percival</i> + (<i>Perceval</i>).<span class="rig"> + (<i>Note de Moore</i>.)</span><br> +</blockquote> + +<p>Il y a ici évidemment une sorte d'orgueil de la part de Byron à +s'assimiler au débauché lord Littleton. De peur que ce qu'on connaissait +d'irrégulier dans sa vie ne suffit pas pour justifier cette prétention, +il fait, avec un air de mystère, suivant sa coutume, allusion à des +événemens inconnus qui pourraient lui donner droit à ce paralèle<a id="footnotetag89" name="footnotetag89"></a> +<a href="#footnote89"><sup class="sml">89</sup></a>. M. +Dallas qui, à ce qu'il paraît, ne s'attendait pas à voir recevoir ainsi +ses complimens, se tira de ce mauvais pas en renvoyant à la <i>candeur</i> du +jeune Lord les éloges dont celui-ci s'était montré si peu reconnaissant +quand ils étaient adressés à ses mœurs, et ajoutait que, d'après +l'intention exprimée par Lord Byron dans sa préface, d'abandonner le +culte des muses pour suivre une autre carrière, il le croyait en ce +moment occupé aux études qui forment le sénateur et l'homme d'état; +qu'il se l'était représenté comme membre de quelque université, +s'exerçant à l'art de penser et de parler, et amassant un trésor de +connaissances en histoire et en droit. C'est dans la réponse à cette +lettre que se trouve l'exposition des opinions du noble poète à laquelle +j'ai fait allusion plus haut.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote89" +name="footnote89"><b>Note 89: </b></a><a href="#footnotetag89"> +(retour) </a> Cet appel à l'imagination de son correspondant ne + fut pas tout-à-fait sans effet: «Je pensai, dit M. Dallas, + que ces lettres, <i>quoique évidemment fondées sur quelques + circonstances de sa vie antérieure</i>, étaient plutôt un jeu + d'esprit qu'un portrait ressemblant.<span class="rig"> + (<i>Note de Moore</i>.)</span><br></blockquote> +<br><br> +<h3>LETTRE XXI.</h3> + +<h4>À M. DALLAS.</h4> + +<p class="rig">Hôtel Dorant, 21 janvier 1808.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Monsieur</span>,</p> + +<p>«Dans quelque tems que vos loisirs et votre disposition d'esprit vous +permettent de me favoriser d'une visite, je serai sensiblement flatté de +faire une connaissance personnelle avec quelqu'un dont l'esprit m'était +déjà connu depuis long-tems par ses ouvrages.</p> + +<p>«Votre conjecture est fondée en ce sens que je suis membre de +l'université de Cambridge, où je vais à la fin de ce quartier prendre le +grade de <i>Master artium</i><a id="footnotetag90" name="footnotetag90"></a> +<a href="#footnote90"><sup class="sml">90</sup></a>; mais si le raisonnement, l'éloquence, la +vertu étaient l'objet que je poursuis, <i>Granta</i><a id="footnotetag91" name="footnotetag91"></a> +<a href="#footnote91"><sup class="sml">91</sup></a> n'est point leur +métropole; le pays où elle est située n'est point un Eldorado, bien +moins encore une Eutopie. L'intelligence de ses enfans est aussi +stagnante que les eaux de sa <i>Cam</i><a id="footnotetag92" name="footnotetag92"></a> +<a href="#footnote92"><sup class="sml">92</sup></a>; ils ont en vue dans leurs +travaux non l'église du Christ, mais l'église la plus prochaine qui leur +donnerait un bénéfice.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote90" +name="footnote90"><b>Note 90: </b></a><a href="#footnotetag90"> +(retour) </a> <i>Maître-ès-arts</i> (A. M.), second grade dans les + universités anglaises, correspondant exactement à celui de + licencié. + +<p> Une université anglaise se compose d'étudians non gradués + (<i>under graduates</i>), de bacheliers, de maîtres-ès-arts et de + docteurs. Ces grades ne correspondent pas absolument aux + nôtres, en ce sens qu'il n'y a de bachelier que <i>ès-lettres</i> + (<i>artium bachelors</i>, A. B.), bien que pour obtenir ce titre, + il faille subir des examens sur les sciences et la théologie.</p> + +<p> La licence et le doctorat s'obtiennent par un certain nombre + d'années de résidence et le paiement de certains droits qui + varient suivant que l'impétrant est noble ou roturier. Il n'y + a également que des licenciés-ès-lettres (<i>artium masters</i>).</p> + +<p> Quant au doctorat, au contraire, il n'y a point de + docteurs-ès-lettres, mais seulement des docteurs en théologie + (<i>doctores divinitatis</i>, D. D.), et des docteurs en droit + (<i>doctores legis</i>, D. L.). Bien que l'on appelle les médecins + du nom de docteur, il n'y a point de grades en médecine, non + plus que dans les sciences, et leurs diplômes sont plutôt des + permissions d'exercer que des titres universitaires.<span class="rig"> + (<i>N. du Tr.</i>)</span></p></blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote91" +name="footnote91"><b>Note 91: </b></a><a href="#footnotetag91"> +(retour) </a> Nom poétique de l'université de Cambridge.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote92" +name="footnote92"><b>Note 92: </b></a><a href="#footnotetag92"> +(retour) </a> Rivière qui passe à Cambridge et lui donne son + nom.</blockquote> + +<p>«Quant à mes connaissances, je puis dire sans hyperbole qu'elles sont +passablement étendues en histoire; peu de nations existent ou ont existé +dont je ne connaisse plus ou moins les annales, depuis Hérodote jusqu'à +Gibbon. Quant aux auteurs grecs et latins, je les connais autant que la +plupart des écoliers qui leur ont consacré treize années d'études. Quant +aux lois du pays, je les connais juste assez pour ne pas <i>enfreindre les +statuts</i>, pour me servir de l'expression des braconniers. J'avais étudié +l'<i>Esprit des lois</i> et <i>le Droit des gens</i>; mais quand je vis celui-ci +violé chaque mois, je cessai de m'en occuper comme d'une connaissance +sans utilité. Quant à la géographie, j'ai vu plus de pays sur la carte, +que je ne désirerais en traverser à pied. J'ai vu assez de mathématiques +pour me donner mal à la tête sans éclaircir mes idées. De philosophie, +d'astronomie et de métaphysique, j'en ai appris plus que je n'en +comprends<a id="footnotetag93" name="footnotetag93"></a> +<a href="#footnote93"><sup class="sml">93</sup></a>; pour du sens commun, j'en ai acquis si peu que je me +propose de fonder un prix <i>byronnien</i> dans chacune de nos universités +pour le premier qui en découvrira quelques traits en moi; quoique l'on +craigne bien que la découverte de la quadrature du cercle ne doive +précéder celle-là.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote93" +name="footnote93"><b>Note 93: </b></a><a href="#footnotetag93">(retour) </a> Byron paraît se rappeler ici la manière spirituelle + dont Voltaire nous peint l'érudition de Zadig: «Il savait de + la métaphysique ce que l'on en a su dans tous les âges... + c'est-à-dire fort peu de chose, etc.»</blockquote> + +<p>«Je me suis cru autrefois philosophe. Je débitais avec beaucoup de +décorum bon nombre d'absurdités, défiant la douleur et prêchant +l'égalité d'humeur. Pendant quelque tems cela réussit fort bien, car +personne ne souffrait pour moi que mes amis, et ne perdait patience que +mes auditeurs; à la fin une chute de cheval me convainquit que la +douleur physique était un mal, et cet argument, le pire de tous, changea +à la fois mon système et mon humeur; en sorte que je quittai Zenon pour +Aristippe, et m'imaginai que c'est le plaisir qui constitue réellement +le καλον<a id="footnotetag94" name="footnotetag94"></a> +<a href="#footnote94"><sup class="sml">94</sup></a>. En morale, je préfère Confucius aux dix +commandemens, et Socrate à Saint-Paul, quoique les deux derniers +s'accordent dans leur opinion du mariage. En religion, je suis pour +l'émancipation catholique, mais je ne reconnais pas le pape, et j'ai +refusé de recevoir le sacrement parce que je ne comprends pas comment +manger du pain et boire du vin de la main du vicaire terrestre peut +faire de moi l'héritier du royaume des cieux. Je regarde la vertu en +général, et chaque vertu en particulier, comme une disposition de l'ame; +chacune d'elles me semble une manière de sentir et non un principe<a id="footnotetag95" name="footnotetag95"></a> +<a href="#footnote95"><sup class="sml">95</sup></a>. +Je crois que la vérité est le premier attribut de la divinité, et que la +mort est un sommeil éternel, au moins pour le corps. Vous avez là un +résumé des sentimens de ce <i>libertin</i> de George Lord Byron, et, jusqu'à +ce que je me pourvoie d'un nouvel habit, vous voyez que je suis +passablement mal vêtu.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote94" +name="footnote94"><b>Note 94: </b></a><a href="#footnotetag94"> +(retour) </a> Το καλον, le beau.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote95" +name="footnote95"><b>Note 95: </b></a><a href="#footnotetag95"> +(retour) </a> C'est là la doctrine de Hume, qui résout toute + vertu en un sentiment. Voyez son ouvrage intitulé: + <i>Recherches sur les principes moraux</i> (<i>Enquiry concerning + the principles of morals</i>).</blockquote> + +<p>«Je suis, etc.»</p> + +<p>Quoique telle fût sans doute à cette époque la tournure générale de ses +opinions, il faut se rappeler, avant d'ajouter trop d'importance à cette +profession de ses sentimens, d'abord qu'il ne résista jamais à la +tentation de montrer son esprit aux dépens de sa réputation, ensuite +qu'il écrivait ici à une personne bien intentionnée, sans doute, mais en +même tems à l'un de ces officieux, de ces donneurs d'avis, toujours +contens d'eux-mêmes, que Byron s'est fait dans tous les tems un plaisir +d'étonner et de mystifier. Les tours qu'il joua étant enfant au +charlatan du Nottinghamshire, Lavender, n'étaient que les premiers d'une +longue série de mystifications qu'il fit toute sa vie aux nombreux +charlatans que sa célébrité et son humeur sociable attiraient autour de +lui.</p> + +<p>Les termes dans lesquels il parle de l'université, dans cette lettre, +sont parfaitement d'accord avec plusieurs passages des <i>Heures +d'oisiveté</i> et de sa première satire. On voit que s'il se rappelait +Harrow avec plus d'affection que de respect peut-être, Cambridge n'avait +pu lui inspirer ni l'un ni l'autre de ces deux sentimens. Ce dégoût +qu'il avait conservé pour sa <i>mère nourrice</i>, il le partageait en commun +avec la plupart des noms les plus illustres de la littérature anglaise. +«Si grande était la haine de Milton pour Cambridge, dit Warton, qu'il +avait même conçu un dégoût pour l'aspect du pays et pour les campagnes +d'alentour.» Voici comme le poète Gray parle de la même université: +«Certainement c'est de cette ville, aujourd'hui Cambridge, mais +autrefois connue sous le nom de Babylone, que le prophète parle, quand +il dit: Les animaux sauvages du désert y habiteront, leurs demeures +seront pleines de tristes créatures, les hiboux y bâtiront nids et les +satyres y danseront.» Gibbon nous a transmis le souvenir amer qu'il +conservait de l'université d'Oxford, et le froid mépris avec lequel +Locke se vengea de l'hypocrisie qui régnait dans cet asile de la +science, est encore plus remarquable<a id="footnotetag96" name="footnotetag96"></a> +<a href="#footnote96"><sup class="sml">96</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote96" +name="footnote96"><b>Note 96: </b></a><a href="#footnotetag96"> +(retour) </a> Voyez sa lettre à Anthony Collins, 1703-4, où il + parle de ces fortes têtes qui jetaient feu et flamme contre + son livre, parce qu'il était de nature à nuire à l'industrie + locale, qu'à cette époque on appelait la <i>tonte de cochon</i>.</blockquote> + +<p>On peut penser que les souvenirs pénibles que quelques poètes ont +conservés de leur vie de collége ont leur origine dans cette antipathie +pour les entraves de la discipline, antipathie que l'on observe assez +souvent comme un des traits caractéristiques de génie: c'est comme une +sorte d'instinct ou de préservatif, s'il est vrai (comme quelques-uns +l'ont dit) qu'une éducation classique nuise à la fraîcheur et à +l'élasticité de l'imagination. Un écrivain, membre du clergé, et par +conséquent peu suspect de vouloir déprécier les études académiques, +non-seulement pose cette question: «Les formes ordinaires de notre +système d'éducation ne sont-elles pas plus nuisibles qu'utiles aux vrais +poètes?» mais encore il paraît fortement pencher pour une solution +affirmative. Pour exemple à l'appui de son opinion, il choisit le +classique Addisson qui, dans quelques essais originaux d'un genre sévère +ou allégorique, paraît n'avoir pas été dépourvu des talens qui révèlent +un esprit supérieur, talens qui furent tellement comprimés et énervés +par son étude constante et superstitieuse des classiques anciens, que +dans le fait il est demeuré un poète très-ordinaire.</p> + +<p>C'est sans doute sous l'impression de l'influence maligne de +l'atmosphère scholastique sur le génie, que Milton, en parlant de +Cambridge, s'écrie: «C'est un lieu où les disciples de Phébus ne +sauraient vivre,» et que Lord Byron, répétant en vers une pensée déjà +exprimée dans la lettre à M. Dallas, que nous venons de citer, dit: «Son +Hélicon est plus pesant et plus fangeux encore que sa rivière de Cam.»</p> + +<p>Dryden, qui, comme Milton, avait reçu quelque châtiment déshonorant<a id="footnotetag97" name="footnotetag97"></a> +<a href="#footnote97"><sup class="sml">97</sup></a> +à Cambridge, paraît avoir conservé peu de respect pour son <i>alma mater</i>; +et les vers dans lesquels il loue l'université d'Oxford aux dépens de la +sienne<a id="footnotetag98" name="footnotetag98"></a> +<a href="#footnote98"><sup class="sml">98</sup></a>, lui ont été probablement dictés moins par une admiration +véritable de l'une que par le désir de dénigrer l'autre.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote97" +name="footnote97"><b>Note 97: </b></a><a href="#footnotetag97"> +(retour) </a> Milton a reçu le fouet à l'université de Cambridge; + c'est, dit-on, le dernier qui ait été soumis à cette punition + dégoûtante, qui, bien que tombée en désuétude, n'en fait pas + moins partie des moyens de répression indiqués dans les + réglemens.<span class="rig"> + (<i>N. du. Tr.</i>)</span></blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote98" +name="footnote98"><b>Note 98: </b></a><a href="#footnotetag98"> +(retour) </a> Voyez <i>prologue à l'université d'Oxford</i>.</blockquote> + +<p>Ce n'est pas seulement le génie qui se rebelle contre la discipline des +écoles; le goût, naturellement moins impérieux, et dont l'objet avoué +est de cultiver les études classiques, se montre quelquefois rétif au +gouvernement pédantesque qu'on veut lui imposer. Ce ne fut qu'après +avoir été déchargé de l'obligation de lire Virgile comme une tâche, que +Gray se sentit capable d'apprécier et de goûter les beautés de ce poète. +Byron, jusques à la fin, s'efforça de vaincre un préjugé de la même +nature contre Horace, dont le nom s'associait toujours dans son esprit +au souvenir des ennuis de l'école.</p> + +<p>Quoique le tems ait accoutumé mon esprit à méditer sur ce que j'avais +appris alors, telle est la force du préjugé né de l'impatience qu'ils +m'ont fait éprouver dans mes premiers ans, que, perdant pour moi +l'attrait de la nouveauté, les auteurs dont j'aurais peut-être cherché +la lecture avec avidité, si j'avais été libre dans mes choix, +m'inspirent toujours une sorte de dégoût, et que ce que je détestais +alors je l'abhorre encore aujourd'hui. Adieu donc, Horace, que je +détestais tant, c'est ma faute et non la tienne. C'est un grand malheur +d'entendre les mots dont tu t'es servi pour exprimer tes idées +poétiques, sans être en âge d'apprécier ces mêmes idées, et de +comprendre tes vers, trop tôt pour pouvoir jamais les aimer. (<i>Childe +Harold</i>, chant <span class="sc">iv</span>.)</p> + +<p>Aux grands poètes qui nous ont laissé un témoignage de leur +désapprobation du système anglais d'éducation il faut ajouter les noms +distingués de Cowley, Addisson et Cowper. Tandis que parmi les exemples +qui, comme ceux de Milton et de Dryden, démontrent l'espèce de raison +inverse qui peut exister entre les <i>honneurs</i> du collége et le génie, il +ne faut pas oublier ceux de Swift, Goldsmith et Churchill, qui ne furent +jugés que de médiocres écoliers dans les universités dont ils honorent +aujourd'hui les annales. À la suite de cette longue série de poètes qui +ont quitté les universités, entachés d'une note déshonorante et pleins +de sentimens haineux contre elles, nous ajoutons des noms tels que ceux +de Shakspeare, de Pope, de Gay, de Thomson, de Burns, Chatterton, etc., +qui tous ont atteint leur degré de gloire respective sans avoir passé +par aucun collége. Nous verrons que le plus grand nombre de nos poètes +n'a rien dû à cette influence puissante que les universités sont censées +exercer sur le développement du génie, dans les pays qui en sont +pourvus.</p> + +<p>Les lettres suivantes, écrites à cette époque, contiennent quelques +particularités qui peut-être ne seront pas sans intérêt pour le lecteur.</p> +<br><br> +<h3>LETTRE XXII.</h3> + +<h4>À M. HENRY DRURY.</h4> + +<p class="rig">Hôtel Dorant, 13 janvier 1808.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Mon cher Monsieur</span>,</p> + +<p>«La stupidité de mes domestiques ou du portier, en ne vous disant pas de +monter dans mon appartement, où je vous aurais rejoint à l'instant, m'a +privé du plaisir de vous voir hier matin. J'espérais vous rencontrer le +soir dans quelque lieu public, mon étoile ne l'a pas permis; c'est ainsi +qu'elle me refuse les faveurs, et généralement les faveurs qui me +seraient le plus agréables. Vous eussiez été, je crois, fort étonné en +me revoyant; j'ai perdu 50 liv. depuis notre dernière entrevue; je +pesais alors 181 liv., je n'en pèse plus maintenant que 130. Je me suis +débarrassé de mon <i>superflu</i>, au moyen de l'exercice violent et de +l'abstinence. +............................................................................................................................................. +.......................................................................................................................................................</p> + +<p>«Si vos occupations à Harrow vous permettaient de venir en ville d'ici +au premier février, je m'estimerais heureux de vous recevoir dans +Albemarle-street. Si je ne puis pas avoir cet avantage, je tâcherai +d'aller vous voir une après-midi à Harrow, tout en tremblant que votre +cave ne contribue pas beaucoup à ma guérison. Quant à mon digne +précepteur, le docteur Butler, notre rencontre chez vous n'empêcherait +pas ces <i>petites douceurs</i> que nous étions dans l'habitude de nous +prodiguer mutuellement. Nous ne nous sommes parlé qu'une fois depuis mon +départ de Harrow, 1805, et dans cette occasion il dit poliment à +Tatersall que je n'étais pas un compagnon convenable pour ses élèves. +C'était avant ma première <i>échauffourée</i> poétique; et, en bonne prose, +si j'avais été plus vieux de quelques années, j'aurais gardé le silence +sur ses perfections; mais j'étais couché sur le dos quand j'écrivis ou +plutôt quand je dictai ces folies d'écolier. Je ne m'attendais pas à en +revenir jamais; mon médecin avait reçu les honoraires de seizième +visite, et moi j'en étais à sa seizième ordonnance; je ne pouvais +quitter la terre sans laisser à Butler un souvenir de constant +attachement, en retour de tous ses bons offices. J'avais intention de +descendre à Harrow en juillet; mais pensant que ma visite, immédiatement +après la publication, pourrait être interprétée comme une insulte, je +dirigeai mes pas ailleurs; j'avais, de plus, appris que plusieurs des +élèves s'étaient procuré mon opuscule, et cela, bien certainement, +contre mes intentions; car je n'en ai pas donné une seule copie avant le +mois d'octobre, époque à laquelle, cédant à des instances réitérées, je +ne pus en refuser une à un jeune homme qui depuis a quitté l'école. Vous +me pardonnerez de vous entretenir si longuement sur ce sujet; vous +l'aviez abordé, dès-lors une explication devient nécessaire. Je +n'essaierai point de me justifier, <i>hic murus aheneus esto, nil conscire +sibi</i>, etc., comme lord Baltimor lors de son jugement pour un rapt. Je +suis demeuré assez long-tems au collége de la Trinité pour avoir oublié +la fin du vers; mais si je ne finis pas ma citation, je finirai du moins +ma lettre, en vous priant de me croire, avec autant d'affection que de +reconnaissance, votre, etc.</p> + +<p>«<i>P. S.</i> Je n'abuserai pas de vos loisirs en sollicitant la faveur d'une +réponse, de peur que vous ne disiez, comme dit Butler à Tatersall, +auquel j'avais adressé une lettre assez imprudente, à l'occasion du +propos dont j'ai parlé plus haut: «Je voudrais l'entraîner dans une +correspondance avec moi.»</p> +<br><br> +<h3>LETTRE XXIII.</h3> + +<h4>À M. HARNESS.</h4> + +<p class="rig">Hôtel Dorant, Albemarle-street, 11 février 1808.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Mon cher Harness</span>,</p> + +<p>«Comme je n'ai pas eu occasion de vous les exprimer verbalement, +j'espère que vous voudrez bien recevoir mes remercîmens écrits, pour +l'opinion flatteuse que vous avez bien voulu exprimer au mois de +novembre dernier, sur quelques-unes des productions de ma pauvre muse. +Au plaisir que j'éprouve à me voir loué par un ancien camarade d'école +se joint le besoin de vous rendre justice, car j'avais entendu +l'histoire avec quelques légères variantes. En vérité, quand nous nous +rencontrâmes ce matin, Wingfield ne m'avait pas encore détrompé, mais il +vous dira que je n'ai témoigné aucun ressentiment en citant le jugement +qu'on vous prêtait, quoique je ne sois pas fâché d'avoir découvert la +vérité. Peut-être vous vous rappelez à peine qu'il y a quelques années +nous avons été liés d'une amitié trop courte, mais bien vive. Pourquoi +cette amitié n'a-t-elle pas duré plus long-tems? je n'en sais rien. J'ai +encore en ma possession un souvenir de vous, qui m'empêchera toujours de +l'oublier. Je me souviens aussi d'avoir été favorisé de la lecture de +plusieurs de vos compositions. Il est plusieurs autres circonstances que +je pourrais vous rappeler, si je ne craignais de fatiguer votre mémoire; +mais je vous prie de croire à la sincérité de mes regrets quant à la +courte durée de mon amitié, et aux espérances que je nourris de la voir +se renouveler, etc.»<br><span class="rig"> +BYRON.</span><br></p> + +<p>J'ai déjà parlé de l'amitié qui unit de bonne heure ce <i>gentleman</i> et +Lord Byron, aussi bien que de la froideur qui lui succéda. L'extrait +suivant d'une lettre dont M. Harness voulut bien m'honorer, en mettant à +ma disposition celle de son noble correspondant, expliquera les +circonstances qui amenèrent à cette époque leur réconciliation. Le +tribut d'éloges qu'il paie dans les dernières phrases à la mémoire de +Lord Byron, ne paraîtra pas moins honorable pour lui-même que pour son +ami.</p> + +<p>«Bientôt après, notre liaison se refroidit, comme le dit Byron dans la +première des lettres ci-jointes, et nous ne nous parlâmes plus durant la +dernière année qu'il passa à Harrow, ni jusqu'après la publication de +ses <i>Heures d'Oisiveté</i>; il était alors à Cambridge, et moi encore à +l'école, mais dans une des <i>formes</i> les plus avancées. Il arriva que +dans une amplification anglaise je citai quelque chose de son ouvrage, +et je le fis avec éloge. On rapporta à Byron que j'avais au contraire +parlé en mauvaise part et de l'ouvrage et de l'auteur, pour m'attirer +les bonnes grâces de notre maître le docteur Butler, contre lequel un de +ses poèmes renfermait une satire. Wingfield, depuis lord Power's court, +notre ami commun, le désabusa de son erreur, et ce fut là l'occasion de +la première lettre de ce recueil. Notre commerce se renouvela, et +continua de ce moment jusqu'à celui où il quitta l'Angleterre; quelques +torts que Lord Byron puisse avoir eu envers d'autres, sa conduite envers +moi a toujours été uniformément affectueuse. J'ai eu à me reprocher bien +des négligences, bien des petites choses envers lui; mais je ne puis me +rappeler, pendant tout le cours de notre liaison, aucun exemple de +caprice, aucun manque d'amitié de sa part.»</p> + +<p>Au printems de cette année 1808, parut, dans la <i>Revue et Édimbourg</i>, la +fameuse critique sur les <i>Heures d'Oisiveté</i>. Qu'il eût d'avance quelque +idée de ce qui se préparait contre lui de ce côté, c'est ce que rend +évident la lettre suivante à son ami M. Becher.</p> +<br><br> +<h3>LETTRE XXIV.</h3> + +<h4>À M. BECHER.</h4> + +<p class="rig">Hôtel Dorant, 26 février 1808.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Mon cher Becher</span>,</p> + +<p>«... Passons à Apollon: je suis charmé que vous me continuiez votre +indulgence, et que le public veuille bien approuver mes essais. Je suis +devenu un personnage si important, qu'une violente attaque se prépare +contre moi dans le prochain numéro de la <i>Revue d'Édimbourg</i>. Je sais +cela d'un ami qui a vu la copie et l'épreuve de cette critique. Vous +n'ignorez pas que le système de ces messieurs est de tout désapprouver. +Ils ne louent personne, et ni le public ni les auteurs ne s'attendent à +trouver dans leur feuille rien qui ressemble à des éloges. Il y a ici +cependant quelque chose de remarquable, attendu qu'ils font profession +de ne donner de jugement que sur des ouvrages dignes de l'attention +publique. Vous verrez cet article quand il paraîtra: il est, m'a-t-on +dit, de la plus extrême sévérité; mais pour moi, j'en suis prévenu; et +pour vous, j'espère que vous ne vous en offenserez pas.</p> + +<p>»Dites à Mrs. Byron de ne pas se chagriner pour cela, et de s'attendre +aux plus grandes hostilités de leur part. Cela ne me peut faire aucun +tort, ainsi j'espère qu'elle ne s'en tourmentera pas trop. Ces messieurs +manquent leur but en injuriant indifféremment tout le monde; ils ne +louent jamais que les partisans de Lord Holland et compagnie; ce n'est +rien d'être critiqué et insulté, quand Southey, Moore, Lauderdale, +Strangford et Payne Knight partagent le même sort.</p> + +<p>»J'en suis fâché, mais il faut retrancher les <i>Souvenirs d'Enfance</i> dans +la première édition. J'ai changé conformément à vos avis, les +<i>allusions</i> trop <i>personnelles</i> dans la sixième stance de ma dernière +ode.</p> + +<p>»Et maintenant, mon cher Becher, il me reste à vous offrir mes +remercîmens pour tout l'intérêt que vous avez bien voulu prendre à moi +et à mes mauvaises rimes. Croyez que je ferai toujours grand cas de vous +et de vos amis: je suis bien sincèrement, etc., etc.»</p> + +<p>Bientôt après cette lettre, parut l'article redouté, article qui, s'il +ne renferme pas beaucoup d'esprit en lui-même, eut du moins le mérite +incontestable d'exciter l'esprit des autres; jamais en effet article +dicté par la plus juste critique n'obtint la célébrité que celui-ci dut +à son injustice elle-même. Aussi long-tems qu'on gardera le souvenir de +la courte mais glorieuse carrière qu'a parcourue le génie de Byron, on +ne saurait oublier l'odieuse critique qui lui donna son premier élan.</p> + +<p>Il n'est que juste cependant de remarquer, sans prétendre justifier en +rien le ton méprisant qui règne dans cette critique, que les premiers +vers de Lord Byron, tout gracieux et tendres qu'ils sont, étaient peu +propres à faire attendre ces miracles brillans de poésie dont, par la +suite, il enchanta le monde étonné. Si les vers composés dans sa +jeunesse ont un charme particulier à nos yeux, c'est que nous les lisons +pour ainsi dire à la lueur de la gloire immortelle qu'il acquit dans la +suite.</p> + +<p>Il est cependant un point de vue sous lequel ces productions offrent un +intérêt profond et instructif. Images fidèles de son caractère pendant +cette période de sa vie, elles nous permettent de juger ce qu'il était +par lui-même avant que des désappointemens eussent jeté de l'amertume +dans son esprit ardent, et donné de l'activité aux défauts qui se +rencontraient dans son naturel énergique. En le suivant dans toutes ces +effusions de son jeune génie, nous le voyons se peindre des mêmes traits +dont chaque anecdote de son enfance nous avait déjà fait la confidence: +orgueilleux, entreprenant, colère, plein de ressentiment de la moindre +injustice, plus encore dans la cause des autres que dans la sienne, et +cependant, malgré son impétuosité, doux et facile sous la main de ceux à +qui l'affection donnait le droit de le guider. Lui-même n'a que +faiblement rendu justice à cette disposition aimante que l'on aperçoit à +chaque page de ce volume; sa jeunesse tout entière, dès sa plus tendre +enfance, n'est qu'une série d'attachemens les plus passionnés, de ces +épanchemens de l'ame dans l'amitié et dans l'amour, que l'on éprouve +rarement, et auxquels les autres répondent plus rarement encore, et qui, +repoussés et refoulés vers le cœur, ne sauraient manquer de se tourner +en amertume.</p> + +<p>L'on reconnaît aussi dans quelques-uns de ses poèmes non publiés, même à +travers les nuages dont le doute commence à les couvrir, les sentimens +de piété auxquels une ame comme la sienne ne pouvait demeurer étrangère, +mais qui, détournés de leur canal légitime, trouvent bientôt dans le +culte poétique de la nature une sorte de compensation à celui de la +religion dont la superstition les éloigne. Quant à tous ces traits de +caractère que nous trouvons çà et là répandus dans ses premiers poèmes, +nous le voyons jeter dans l'avenir un coup-d'œil tantôt plein d'un noble +orgueil, tantôt plein de tristesse, comme s'il sentait déjà en lui les +élémens de quelque chose de grand, mais qu'il doutât que la destinée lui +permît d'en développer jamais le germe. Il n'est pas étonnant qu'ayant +présente à la pensée toute sa noble carrière, nous contemplions ses +premiers essais sous l'influence d'une gloire qui ne leur est pas +propre, mais qui est comme le reflet de celle qu'il acquit dans la +suite; et alors, dans notre indignation contre l'aveuglement stupide du +critique, nous oublions qu'il n'a point écrit sous le charme dont se +revêt aujourd'hui pour nous tout ce qui se rattache de loin ou de près +au poète.</p> + +<p>Pour bien comprendre l'effet que cette critique produisit sur lui, il +faut d'abord se faire une juste idée de ce que la plupart des poètes +éprouveraient en se voyant en butte à une telle attaque, et puis avouer +que Byron avec son caractère et sa sensibilité devait en ressentir +l'amertume dix fois plus qu'aucun autre. Nous avons vu avec quelle +anxiété fiévreuse il attendait le jugement des revues inférieures; et la +joie qu'il montra de se voir louer par des journalistes moins connus, +peut nous faire juger combien son cœur a dû saigner sous les coups +dédaigneux de ceux qui, à cette époque, tenaient le sceptre de la +critique. Un ami qu'il trouva dans le premier moment d'émotion, après la +lecture de l'article, s'empressa de lui demander s'il venait de recevoir +un cartel, ne sachant comment expliquer autrement la colère et +l'indignation qui se peignaient dans ses yeux. Il serait en effet +difficile pour le sculpteur ou pour le peintre d'imaginer un sujet d'une +beauté plus effrayante que la belle figure du jeune poète au moment de +cette crise, où toute son énergie se déployait: son orgueil avait été +piqué au vif et son ambition humiliée; mais ce sentiment terrible ne +dura qu'un moment: la réaction de son esprit, le besoin de repousser +l'attaque, lui révélèrent à lui-même tout son génie; et la douleur et la +honte de l'injure se turent dans son cœur devant la noble certitude de +la vengeance.</p> + +<p>Entre autres effets moins poétiques de l'article de la <i>Revue</i> sur son +esprit, il disait souvent que le jour qu'il le lut, il but pour sa part +après dîner trois bouteilles de vin de Bordeaux, et que rien ne le +soulagea jusqu'à ce qu'il eût donné en vers carrière à son imagination; +mais qu'après les vingt premiers, il se trouva beaucoup mieux; en effet, +son premier soin, après que la satire eut paru, fut, comme avant qu'elle +ne vît le jour, d'alléger autant qu'il le pourrait l'effet qu'elle +devait produire sur sa mère, qui, n'ayant pas le même génie, le même +sentiment d'une prompte et juste vengeance, devait souffrir cruellement +de cette attaque contre sa réputation, et s'en indigna, en effet, +beaucoup plus que bientôt il ne le fit lui-même. Mais on verra mieux +dans la lettre suivante l'état de son esprit dans ce moment critique.</p> +<br><br> +<h3>LETTRE XXV.</h3> + +<h4>À M. BECHER.</h4> + +<p class="rig">Hôtel Dorant, 28 mars 1808.</p><br><br> + +<p>«J'ai reçu dernièrement de Ridge un exemplaire de la nouvelle édition, +et il est bien tems que je vous remercie de la peine que vous avez prise +de la surveiller: je le fais bien sincèrement, et je regrette seulement +que Ridge ne vous ait pas secondé autant que je l'aurais désiré, au +moins quant au papier, à la reliure, etc., etc., de mon exemplaire; +peut-être ceux destinés au public sont-ils plus satisfaisans sous tous +ces rapports.</p> + +<p>»Vous avez nécessairement vu <i>la Revue d'Édimbourg</i>. Je regrette que +Mrs. Byron ait pris la chose si fort à cœur. Pour ma part, <i>ces petites +boulettes de papier</i> m'ont appris à voir le feu en face; et comme, somme +toute, j'ai eu assez de bonheur, mon repos ni mon appétit n'en ont point +été altérés. Pratt <i>le glaneur</i>, l'auteur, le poète, etc., etc., m'a +adressé une longue épître en vers sur ce sujet, en forme de consolation; +mais comme elle est assez mal faite, je ne vous l'enverrai pas, quoique +son nom eût pu lui mériter cet honneur. Ces messieurs de la <i>Revue +d'Édimbourg</i> n'ont pas bien rempli leur tâche, c'est du moins l'avis de +plusieurs hommes de lettres; je pense que je pourrais écrire sur +moi-même une critique plus mordante que toutes celles qui ont été +publiées jusqu'ici. Ainsi, au lieu de la remarque assez méchante, mais +sans esprit, sur Macpherson, j'aurais dit si j'avais été à leur place: +«Hélas! cette pièce ne fait que prouver la vérité de l'assertion du +docteur Johnson, que beaucoup d'hommes, de femmes et <i>d'enfans</i> +pourraient écrire des poésies comme celles d'Ossian.»</p> + +<p>»Je suis maigre, et prends beaucoup d'exercice. J'espère vous voir ce +printems ou cet été. On dit que lord Ruthen quitte Newstead en avril... +Aussitôt qu'il l'aura quitté pour toujours, je vous serais infiniment +obligé d'y faire un tour à cheval, d'examiner la propriété et de me +donner franchement votre opinion sur le meilleur parti à prendre quant à +la maison. Entre nous, je suis diablement enfoncé; mes dettes, tout +compris, s'élèveront à neuf ou dix mille livres sterling avant l'époque +de ma majorité. Mais j'ai des raisons de penser que je me trouverai +cependant plus riche que l'on ne le croit généralement. Je n'ai que peu +d'espoir de conserver Newstead; mais Hanson, mon agent, me dit que ma +propriété dans le Lancashire vaut trois fois plus. Je crois que nous la +recouvrerons, et que la partie adverse ne refuse de la rendre, que dans +l'espoir de prolonger l'affaire jusqu'à ma majorité; ils veulent sans +doute alors proposer quelques arrangemens, supposant que je préférerai +alors une somme d'argent comptant à une réversion. Pour Newstead, je +puis le vendre, peut-être ne le ferai-je pas; nous aurons le tems d'en +parler plus tard. Je viendrai en mai ou en juin...</p> + +<p>»Votre bien affectionné.»</p> + +<p>Le genre de vie qu'il menait à cette époque, partagé entre les +dissipations de Londres et celles de Cambridge, sans maison à lui, sans +un seul parent qu'il pût visiter, n'était pas propre à le rendre content +de lui-même ou des autres. N'ayant en tout de volonté à consulter que la +sienne<a id="footnotetag99" name="footnotetag99"></a> +<a href="#footnote99"><sup class="sml">99</sup></a>, les plaisirs même auxquels il était le plus naturellement +porté, perdirent de bonne heure tout leur charme pour lui, parce qu'ils +manquaient de ce qui fait l'assaisonnement de toutes nos jouissances, la +rareté et la difficulté. J'ai déjà extrait d'un de ses <i>souvenirs</i>, un +passage où il décrit ce qu'il éprouva en se rendant à Cambridge pour la +première fois, et dit: «Qu'une des sensations les plus pénibles de sa +vie fut de voir qu'il n'était plus un enfant! Depuis ce moment, +ajoute-t-il, je commençai à m'estimer vieux, et dans mon estime l'âge +n'est pas estimable. Je pris mes <i>degrés</i> dans le vice avec beaucoup de +promptitude; mais le vice n'était pas de mon goût, car mes premières +passions, quoique extrêmement violentes, étaient concentrées, et +n'aimaient point à se répandre au-dehors ni à se partager. J'aurais pu +quitter ou perdre le monde entier avec ou pour ce que j'aimais; mais +bien que mon tempérament fût de feu, je ne pouvais prendre part au +libertinage commun de cette ville à cette époque; et cependant ce dégoût +lui-même, qui laissait mon cœur inoccupé, me jeta dans des excès +peut-être plus fatals que ceux dont je m'éloignais, en fixant sur une +seule personne (à la fois) les passions qui, répandues sur plusieurs, +n'eussent fait de mal qu'à moi-même.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote99" +name="footnote99"><b>Note 99: </b></a><a href="#footnotetag99"> +(retour) </a> Notre vie entière dépend singulièrement des trois + ou quatre premières années pendant lesquelles nous n'avons + pas eu d'autres maîtres que nous-mêmes. + <span class="rig">(<span class="sc">Cowper</span>.)</span><br> +</blockquote> + +<p>D'après les raisons que nous venons d'en donner, les écarts auxquels il +se livrait à cette époque étaient bien moins nombreux et bien moins +grossiers que ceux de la plupart de ses condisciples; cependant, soit à +cause de la véhémence que leur donnait leur concentration, sur un seul +objet, ou plutôt de cet étrange orgueil qui l'a toujours porté à +afficher ses erreurs, il arrivait qu'une seule de ses folies faisait +plus de bruit que mille de celles des autres; nous en avons un exemple à +peu près à l'époque dont nous parlons, et à laquelle je serais porté à +croire que se rapportent les allusions mystérieuses que nous venons de +citer. Un amour, si l'on peut honorer de ce nom une intrigue passagère +que d'autres eussent bientôt oubliée ou auraient eu la prudence de +cacher, fut changé par lui en une liaison publique et d'une certaine +durée. Il fit loger avec lui à Brompton la personne qui le lui avait +inspiré, et l'emmena ensuite à Brighton déguisée en homme. Elle se +promenait ordinairement à cheval avec lui, et il la présentait comme son +jeune frère. Feu P.... qui se trouvait à Brighton à cette époque, et qui +soupçonnait la vraie nature de leurs rapports, dit un jour au prétendu +cavalier: «Quel joli cheval vous montez!--Oui, répondit celui-ci, en +faisant une faute grossière de langue, c'est mon frère qui me l'a +donn<i>a</i> (<i>it was</i> gave <i>me by my brother</i>).»</p> + +<p>Beattie nous dit de son poète idéal: «Il ne trouvait ni plaisir ni +orgueil dans les exercices de force ou d'agilité.» Bien différens +étaient les goûts de notre poète réel; et parmi les exercices auxquels +il se livrait, il faut compter d'abord les moins romantiques de tous +peut-être, celui de boxer et de prendre part au combat du coq. Ce goût +lui fit rechercher de bonne heure la connaissance du plus célèbre +professeur de cet art, M. Jackson, pour lequel il conserva, toute sa +vie, la plus grande considération. Un de ses derniers ouvrages contient +un tribut affectueux d'éloges, non-seulement pour les talens de cet +ornement, de cette gloire du pugilat, mais encore de ses qualités +sociales. Pendant le séjour que Byron fit cette année à Brighton, +Jackson fut un de ses visiteurs les plus assidus, les frais de la +voiture du professeur, pour l'<i>allée</i> et le <i>retour</i>, étant toujours à +la charge de son noble élève. Il honora aussi de sa familiarité +d'Egville le maître de ballet et Gimaldi; il envoya, dit-on, à ce +dernier, le jour de son bénéfice, un présent de cent guinées. M. Jackson +ayant eu l'obligeance de me donner copie du petit nombre de lettres +qu'il a conservées parmi un bien plus grand nombre que Lord Byron lui +avait adressées, j'en insérerai ici une ou deux qui portent la date de +cette année. Quoique les sujets dont elles traitent soient de peu +d'importance en eux-mêmes, elles donneront peut-être des habitudes et de +la vie actuelle du jeune poète une idée plus complète qu'on ne pourrait +tirer de correspondances d'un genre plus relevé. Elles montreront au +moins combien les premiers goûts et les premiers passe-tems de l'auteur +de Childe-Harold étaient peu romanesques. Si nous les rapprochons des +occupations et des amusemens moins romantiques encore de la jeunesse de +Shakspeare, nous verrons combien le principe vital du génie, peut, sans +s'affaiblir, traverser l'atmosphère, même, en apparence, la plus +hétérogène et la plus contraire à sa nature.</p> +<br><br> +<h3>LETTRE XXVI.</h3> + +<h4>À M. JACKSON.</h4> + +<p class="rig">Newstead-Abbey, 18 septembre 1808.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Mon cher Jack</span>,</p> + +<p>«Je voudrais que vous me fissiez savoir ce que Jekyll a fait à +Snoane-Square, n° 40, concernant le <i>pony</i> que j'ai renvoyé comme +vicieux.</p> + +<p>«Je désire aussi que vous passiez chez Louch, à Brompton, pour lui +demander quelle diable d'idée il a eue de m'envoyer une lettre si +insolente à Brighton. Dites-lui bien en même tems que je ne prétends pas +du tout accepter le compte ridicule qu'il me présente pour de prétendues +détériorations.</p> + +<p>«Ambroise a agi de la manière la plus scandaleuse dans l'affaire du +<i>pony</i>. Vous pouvez dire à Jekyll que s'il ne me rend pas l'argent, je +mettrai l'affaire entre les mains de mon homme de loi. Vingt-cinq +guinées sont un fort bon prix pour un <i>pony</i>; et parbleu! dût-il m'en +coûter 500 liv. st., je ferai un exemple de M. Jekyll, et cela +immédiatement, à moins qu'il ne rende l'argent.</p> + +<p>Croyez-moi, mon cher Jack, etc.</p> +<br><br> +<h3>LETTRE XXVII</h3> + +<h4>À M. JACKSON.</h4> + +<p class="rig">Newstead-Abbey, 4 octobre 1808.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Mon cher Jack</span>,</p> + +<p>«Si ce M. Jekyll n'est pas un gentleman, vous ferez avec lui le marché +le plus avantageux qu'il vous sera possible; mais si c'est un gentleman, +informez-m'en, car alors j'en agirai d'une tout autre manière. S'il ne +l'est pas, tirez de lui le plus d'argent que vous pourrez, car j'ai trop +d'affaires sur les bras pour commencer un procès. En outre, cet Ambroise +devrait rendre l'argent; mais j'en ai fini avec lui. Vous pouvez payer +L... avec la balance, et vous disposerez des bidets, etc., pour le +mieux.</p> + +<p>»J'aurais grand plaisir à vous voir ici; mais la maison est en +réparation et pleine d'ouvriers. J'espère toutefois avoir cet avantage +avant peu de mois. Si vous voyez Baldwabster, rappelez-moi, je vous +prie, à son souvenir, et dites-lui que j'ai regretté la perte de Sydney, +qui a péri, je le crains, dans ma garenne, car nous ne l'avons pas vu +depuis quinze jours.</p> + +<p>»Adieu, etc.»</p> +<br><br> +<h3>LETTRE XXVIII.</h3> + +<h4>À M. JACKSON.</h4> + +<p class="rig">Newstead-Abbey, 12 décembre 1808.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Mon cher Jack</span>,</p> + +<p>«Achetez le lévrier à quelque prix que ce soit, et autant d'autres de la +même race que vous pourrez vous en procurer, mâles ou femelles.</p> + +<p>«Dites à d'Egville que je lui renverrai son costume, et que je lui suis +fort obligé du patron. Je suis fâché de vous donner tant de peines; mais +je n'avais pas idée qu'il fût si difficile de se procurer les animaux en +question; mon manoir sera terminé dans quelques semaines, et si vous +pouvez me faire une visite à Noël, je serai charmé de vous voir.</p> + +<p>«Croyez-moi votre, etc.»</p> + +<p>Le costume dont il s'agit ici était sans doute nécessaire pour un +théâtre de société qu'il montait à cette époque à Newstead, et sur +lequel nous trouverons d'autres détails dans la lettre suivante, +adressée à M. Becher.</p> +<br><br> +<h3>LETTRE XXIX.</h3> + +<h4>À M. BECHER.</h4> + +<p class="rig">Newstead-Abbey, 14 septembre 1808.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Mon cher Becher</span>,</p> + +<p>«Je vous suis fort obligé des informations que vous me donnez, et j'en +ferai mon profit. Je vais monter ici une comédie, le vestibule nous fera +une salle admirable. J'ai déjà distribué les rôles, et puis me passer de +dames, ayant quelques jeunes amis qui feront d'assez bons substituts, à +défaut de femmes. Nous n'avons besoin que de trois hommes, outre M. +Hobhouse et moi-même, pour la pièce dont nous avons fait choix. Ce sera +la Vengeance (<i>the Revenge</i>). Dites, je vous prie, au charpentier +Michalson de venir me parler immédiatement, et faites-moi savoir quel +jour vous pourrez venir dîner et passer la soirée avec moi.</p> + +<p>»Croyez-moi, etc., etc.»</p> + +<p>Ce fut dans l'automne de cette année, comme l'indiquent les lettres +précédentes, qu'il fixa pour la première fois sa résidence à l'abbaye de +Newstead. La maison, quand il la reçut des mains de lord Grey de Ruthen, +était dans le dernier état de dégradation; il se mit aussitôt à réparer +et à meubler quelques appartemens pour en rendre l'habitation plus +commode, non à lui-même, mais à sa mère. Dans une de ses lettres à Mrs. +Byron, publiée par M. Dallas, voici comme il explique ses vues et ses +intentions à ce sujet.</p> +<br><br> +<h3>LETTRE XXX.</h3> + +<h4>À L'HONORABLE<a id="footnotetag100" name="footnotetag100"></a> +<a href="#footnote100"><sup class="sml">100</sup></a> MISTRESS BYRON.</h4> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote100" +name="footnote100"><b>Note 100: </b></a><a href="#footnotetag100"> +(retour) </a> Lord Byron donne toujours le titre d'<i>honorable</i> à + sa mère, quoiqu'elle n'y eût aucun droit.</blockquote> + +<p class="rig">Newstead-Abbey, 7 octobre 1808.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Chère Madame</span>,</p> + +<p>«Je n'ai point de lits à présent pour les H... ni pour aucun autre; ils +couchent maintenant à Mansfield. Je ne sache point que je ressemble à +J.-J. Rousseau. Je n'ai nulle ambition de ressembler à si illustre fou; +mais ce que je sais, c'est que je vivrai à ma manière, et le plus +solitairement qu'il me sera possible. Dès que mes appartemens seront +prêts, je serai charmé de vous voir; jusque-là cela serait inconvenant +et incommode pour tous deux; vous ne sauriez vous opposer +raisonnablement à ce que je rende mon manoir habitable, malgré mon +départ pour la Perse en mars ou au plus tard en mai. Vous serez +propriétaire jusqu'à mon retour; et en cas d'accident, car j'ai déjà +préparé mon testament pour le moment où j'aurai vingt-un ans, j'ai eu +soin que la maison et le manoir vous restassent votre vie durant, outre +une pension suffisante. Ainsi vous voyez que ce n'est pas l'égoïsme qui +mes porte à faire des réparations et des embellissemens. Comme j'ai un +ami ici, nous irons au bal de l'Hôpital. Le 12, nous prendrons le thé +avec Mrs. Byron à huit heures, et nous espérons vous voir au bal. Si +cette dame a la bonté de nous réserver deux chambres pour nous habiller, +elle nous obligera infiniment. Que nous soyons au bal à dix ou onze +heures, c'est tout ce qu'il faut, et nous retournerons à Newstead entre +trois et quatre.</p> + +<p>»Adieu. Je suis bien sincèrement votre, etc.»</p> + +<p>L'idée entretenue par Mrs. Byron d'une ressemblance entre son fils et +Rousseau était surtout fondée sur ses habitudes solitaires, dans +lesquelles il montrait de si bonne heure du penchant à suivre ce +philosophe, penchant qui prit de la force à mesure qu'il avança en âge. +Dans un de ses <i>souvenirs</i>, auquel j'ai déjà beaucoup emprunté<a id="footnotetag101" name="footnotetag101"></a> +<a href="#footnote101"><sup class="sml">101</sup></a>, il +met en question la justesse de cette comparaison entre Rousseau et lui, +et nous donne comme à l'ordinaire, en style très-animé, quelques idées +de son caractère et de ses habitudes.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote101" +name="footnote101"><b>Note 101: </b></a><a href="#footnotetag101"> +(retour) </a> Ce journal est intitulé par lui-même: <i>Pensées + détachées</i>.</blockquote> + +<p>«Avant que je n'eusse vingt ans, ma mère voulait absolument que je +ressemblasse à Rousseau, madame de Staël en disait autant en 1813, et il +y a quelque chose de cela dans la <i>Revue d'Édimbourg</i>, dans l'article +critique sur le quatrième chant de Childe-Harold. Pour ma part, je ne +puis voir aucun point de ressemblance: il écrivait en prose et moi en +vers; c'était un homme du peuple, et moi de l'aristocratie; il était +philosophe, et je ne le suis point; il publia son premier ouvrage à +quarante ans, et moi à seize: son premier essai lui attira les +applaudissemens universels, le mien m'attira tout le contraire: il +épousa sa gouvernante, je n'ai pas pu vivre avec ma femme<a id="footnotetag102" name="footnotetag102"></a> +<a href="#footnote102"><sup class="sml">102</sup></a>: il +pensait que tout le monde conspirait contre sa personne, moi c'est mon +petit monde qui croit que je conspire contre lui, si j'en peux juger par +les injures que me prodiguent la presse et les coteries. Il aimait la +botanique, j'aime les fleurs, les herbes et les arbres, mais je ne sais +rien de leur histoire. Il a composé de la musique, je n'en connais que +ce que l'oreille me permet de saisir. Je n'ai jamais pu rien apprendre +par l'étude, pas même une langue: tout ce que je sais, je le dois à la +routine, à l'oreille et à la mémoire, qu'il avait mauvaise, et que j'ai +ou plutôt j'avais excellente, demandez plutôt au poète Hodgson, bon juge +en cette matière, car il en a lui-même une étonnante. Il écrivait avec +hésitation et travail, moi j'écris rapidement et presque toujours sans +efforts. Il ne sut jamais monter à cheval, nager ni faire des armes, moi +je suis un excellent nageur, un décent, si ce n'est un brillant +cavalier, m'étant enfoncé une côte au manége à l'âge de dix-huit ans. Je +maniais assez bien les armes, particulièrement l'espadon des +montagnards; je n'étais pas non plus un mauvais boxeur, quand je pouvais +conserver mon sang-froid, ce qui était difficile, mais ce que je me suis +toujours efforcé de faire depuis que (avec les gants) je renversai M. +Purling, et lui démis la rotule, en 1806, dans la salle d'Angelo et +Jackson. J'étais aussi assez fort à la balle crossée et l'un des onze +champions de Harrow, qui soutinrent un défi, en 1805, contre Éton. En +outre, le genre de vie de Rousseau, son pays, ses mœurs, l'ensemble de +son caractère, offrent avec moi de si grandes différences, que je ne +puis comprendre comment une telle comparaison a pu être faite trois +fois, et toujours d'une manière si remarquable. J'oubliais encore de +dire qu'il avait la vue courte, et que jusqu'ici la mienne a été tout le +contraire, au point qu'au plus grand théâtre de Bologne, je distinguai +certain buste et lus certaines inscriptions sur le bord de la scène, +bien que placé dans la loge la plus éloignée et la plus sombre. +Quoiqu'il y eût dans cette même loge plusieurs personnes jeunes et y +voyant bien, elles ne pouvaient reconnaître une seule lettre, et crurent +d'abord que c'était une plaisanterie, quoique je ne fusse jamais entré +dans ce théâtre auparavant. Somme toute, je crois avoir raison de +trouver la comparaison mal fondée. Je ne le dis pas par humeur, car +Rousseau était un grand homme, et la chose, si elle était vraie, serait +assez flatteuse; mais je ne trouve point de plaisir dans une pure +chimère.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote102" +name="footnote102"><b>Note 102: </b></a><a href="#footnotetag102"> +(retour) </a> <i>He married his house-keeper; I could not keep + house with my wife</i>.</blockquote> + +<p>Dans une autre lettre à sa mère, quelques semaines après la précédente, +il développe ses plans sur Newstead et ses voyages projetés.</p> +<br><br> +<h3>LETTRE XXXI.</h3> + +<h4>À MRS. BYRON.</h4> + +<p class="rig">Newstead-Abbey, 2 novembre 1808.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Ma chère mère</span>,</p> + +<p>«Nous oublierons, s'il vous plaît, ce que vous me dîtes dans votre +dernière; je ne désire point me le rappeler. Quand nos chambres seront +prêtes, je serai charmé de vous recevoir; et surtout je serais fâché de +vous voir douter, en ce moment, de ma sincérité. C'est plus pour vous +que pour moi que je meuble la maison; je vous y installerai avant mon +départ pour les Indes, qui aura lieu, je crois, dans le courant de mars, +s'il ne survient quelque obstacle particulier. Je fais arranger en ce +moment le salon vert, la chambre à coucher rouge, et à l'étage au-dessus +quelques chambres d'amis. Tout cela sera bientôt prêt, ou du moins je +l'espère ainsi.</p> + +<p>«Je vous prierais de vous informer auprès du major Watson, qui a résidé +long-tems dans les Indes, quels sont les objets dont il est le plus +nécessaire d'être pourvu. J'ai déjà fait écrire par l'un de mes amis au +professeur d'Arabe, à Cambridge, pour quelques renseignemens que je +désire vivement me procurer. Il me sera aisé d'obtenir du gouvernement +des lettres pour les ambassadeurs, les consuls, etc., et aussi pour les +gouverneurs de Calcutta et de Madras. Je placerai mes propriétés et mon +testament entre les mains de plusieurs personnes de confiance dont vous +serez certainement l'une. Je n'ai reçu aucune nouvelle de H...; quand +j'en aurai, je m'empresserai de vous en faire part.</p> + +<p>»Après tout, vous avouerez que mon projet n'est pas mauvais; si je ne +voyage pas maintenant, je ne voyagerai jamais, et les hommes le +devraient toujours faire un jour ou l'autre. Je n'ai rien qui me +retienne maintenant dans mon pays; point de femme, point de sœurs à +pourvoir, point de frères, etc. Je prendrai soin de vos intérêts; et, à +mon retour, il sera possible que je me décide à suivre la carrière de la +politique. Quelques années consacrées à connaître d'autres pays, ne me +nuiront pas si j'embrasse ce parti. Tant que nous ne voyons que notre +propre nation; nous ne jouons pas franc jeu avec l'espèce humaine. C'est +par l'expérience personnelle, et non par des livres, que nous devrions +juger les peuples étrangers. Il n'y a rien de tel que de voir par +soi-même, et de ne s'en rapporter qu'à ce qu'on a vu.</p> + +<p>»Votre, etc.»</p> + +<p>Dans le mois de novembre de cette année, il perdit son chien favori +Boatswain. Le pauvre animal fut tout à coup saisi d'un accès de rage; au +commencement, Lord Byron soupçonnait si peu la nature de la maladie, +qu'il lui arriva plusieurs fois d'essuyer avec sa main nue l'écume qui +sortait de la bouche du chien au moment de ses attaques. Dans une lettre +à son ami, M. Hodgson<a id="footnotetag103" name="footnotetag103"></a> +<a href="#footnote103"><sup class="sml">103</sup></a>, il annonce ainsi cet événement: «Boatswain +est mort! il a expiré dans un état de rage complète, après avoir +beaucoup souffert, mais conservant jusqu'à la fin toute la douceur de +son naturel, et sans jamais essayer de faire le moindre mal à ceux qui +l'entouraient. J'ai maintenant tout perdu, hors le vieux Murray.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote103" +name="footnote103"><b>Note 103: </b></a><a href="#footnotetag103"> +(retour) </a> Le révérend Francis Hodgson, auteur d'une + excellente traduction de Juvenal et de plusieurs autres + ouvrages estimés: il fut long-tems en correspondance avec + Lord Byron, et je lui dois plusieurs lettres intéressantes de + son noble ami; je les donnerai dans le cours des pages + suivantes.</blockquote> + +<p>Le monument qu'il éleva à ce chien, le plus remarquable en son genre, +depuis le tombeau du chien de Salamine, forme encore l'un des plus beaux +ornemens de Newstead. Les vers pleins de misanthropie qu'il y fit graver +se retrouvent dans son recueil de poésies, et sont précédés de +l'inscription que voici:</p> + +<p>«Près de ce lieu sont déposés les restes d'un être qui posséda la beauté +sans orgueil, la force sans insolence, le courage sans férocité; en un +mot, toutes les vertus de l'homme sans ses vices. Cet éloge, qui serait +une basse flatterie s'il était inscrit sur des cendres humaines, n'est +qu'un juste tribut à la mémoire de Boatswain, chien qui, né à +Terre-Neuve, au mois de mai 1803, est mort, à Newstead-Abbey, le 18 +novembre 1808.»</p> + +<p>Le poète Pope, à peu près au même âge que l'auteur de cette inscription, +fait de même l'éloge de son chien, aux dépens de l'espèce humaine, et +ajoute que l'histoire nous offre plus d'exemples de la fidélité des +chiens que de celle des hommes. Lord Byron, parlant de son favori, dit, +avec plus de tristesse et d'amertume encore: «Ces pierres ont été +élevées pour couvrir les restes d'un ami; je n'en ai jamais eu qu'un, et +c'est ici qu'il repose.» Il semble, en effet, qu'à cette époque sa +mélancolie fît de rapides progrès. Dans une autre lettre à M. Hodgson, +il dit: «Vous savez que, d'après Smollet, le rire est le signe +caractéristique d'un animal raisonnable; je le crois aussi; +malheureusement mes dispositions naturelles ne s'accordent pas toujours +avec mon opinion à cet égard.»</p> + +<p>Murray, le vieux serviteur dont il parle plus haut, comme le seul +individu fidèle qui lui reste, avait été long-tems domestique du vieux +lord, et était traité par le jeune poète avec une affection que la +vieillesse inspire rarement, surtout dans une condition dépendante. +«J'ai vu souvent, dit l'un des plus constans visiteurs de Newstead, Lord +Byron à la fin du repas, emplir un grand verre de Madère, et le passer +par-dessus son épaule à Joe Murray, qui se tenait derrière sa chaise, en +lui disant avec un air d'affection qui animait toute sa physionomie: +«Tiens, bois, mon vieux camarade!»</p> + +<p>Nous retrouvons dans un passage d'une autre de ses lettres à M. Hodgson +un exemple de ce ton d'indifférence avec lequel il parlait quelquefois +de la difformité de son pied. Ce <i>gentleman</i> ayant dit, en plaisantant, +que quelques vers des <i>Heures d'oisiveté</i> étaient calculés pour porter +les écoliers à la révolte, Lord Byron répondit: «Si mes chants ont +produit les glorieux effets que vous dites, je serai un Tyrtée complet, +quoique, et je suis fâché de le dire, je ressemble plutôt à ce poète +célèbre, dans ma personne que dans mes ouvrages.» Quelquefois aussi il +supportait avec la meilleure humeur du monde une allusion faite par +d'autres à cette infirmité, quand il supposait qu'on n'avait pas eu +l'intention de l'offenser. Un jour, dans une compagnie nombreuse et +<i>mélangée</i>, une personne sans éducation lui demanda tout haut: «Eh bien, +Milord, comment va votre pied?--Je vous remercie, Monsieur, répondit +Byron du ton le plus poli, comme à l'ordinaire, et absolument de même.»</p> + +<p>L'extrait suivant, relatif à un ecclésiastique des amis de sa +Seigneurie, est encore tiré d'une de ses lettres à M. Hodgson, et de la +même année:</p> + +<p>«J'écrivis, il y a quelques semaines, à N***, le priant de recevoir +comme élève le fils d'un citoyen de Londres, que je connais beaucoup. +Les attentions toutes particulières dont la famille m'avait comblé +pendant mon séjour parmi eux m'engagèrent à cette démarche. Maintenant, +faites attention à ce qui va suivre, comme quelqu'un l'a dit d'une +manière si sublime. Ce même jour arrive une épître signée N***, ne +contenant pas un seul mot relatif à la pension et à l'éducation, mais +une pétition en faveur de Robert Gregson, le fameux boxeur, actuellement +en prison pour quelques malheureuses livres sterling, et menacé d'avoir +pour dernier asile le <i>Banc du Roy</i>. Si cette lettre m'était venue de +quelques-unes de mes accointances <i>laïques</i>, ou enfin de toute autre +personne que celle dont parle la signature, je ne m'en étonnerais pas. +Si N*** est sérieux, je félicite le pugilat sur l'acquisition d'un tel +patron, et me trouverais heureux d'avancer quelque somme que ce soit +pour la délivrance du captif Gregson. Mais avant que d'écrire à N*** sur +ce sujet, je veux certainement avoir un certificat du fait signé de vous +ou de quelque respectable propriétaire. Quand je dis le <i>fait</i>, c'est le +fait de la lettre en tant qu'écrite par N***; car je n'ai aucun doute de +l'exactitude de ce qu'elle contient. La lettre est actuellement devant +moi, et je la garde pour vous la faire lire.»</p> + +<p>Il passa cet automne à Newstead s'occupant principalement à revoir et à +augmenter sa satire. Pour s'assurer lui-même de son mérite en la lisant +et relisant tout imprimée<a id="footnotetag104" name="footnotetag104"></a> +<a href="#footnote104"><sup class="sml">104</sup></a>, il avait fait tirer plusieurs épreuves +du manuscrit, par son premier éditeur, à Newark. Il est assez +remarquable qu'excité comme il l'était par l'attaque des journalistes, +doué comme il l'était de la faculté d'écrire avec tant de rapidité, il +ait laissé écouler un si grand laps de tems entre l'agression et la +vengeance; mais il paraît qu'il avait pleinement apprécié toute +l'importance du premier pas qu'il ferait dans la littérature après cette +attaque. Il sentait que toutes ses chances de grandeur future +dépendaient de l'effort qu'il allait faire; en conséquence, il +rassemblait tranquillement toutes ses forces. Parmi ses préparatifs pour +la tâche qu'il se proposait, on doit remarquer une étude profonde des +écrits de Pope. Je ne doute point qu'on ne doive dater de cette époque +l'admiration enthousiaste qu'il conserva toujours pour ce grand poète, +admiration qui, après deux ou trois tentatives, éteignit en lui toute +espérance de prééminence dans la même carrière, et le força à chercher +la gloire par des chemins plus ouverts à la concurrence.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote104" +name="footnote104"><b>Note 104: </b></a><a href="#footnotetag104"> +(retour) </a> On dit que Wieland avait coutume de faire imprimer + ses ouvrages pour les corriger, et qu'il tirait de grands + avantages de cette méthode, qui paraît n'être pas du tout + extraordinaire en Allemagne.</blockquote> + +<p>La tournure misanthropique que des affections trompées et des espérances +frustrées avaient, à cette époque, donnée à son esprit, lui rendait +facile le genre de la satire; cependant il est évident que cette +amertume existait bien plus dans son imagination que dans son cœur; et +l'entraînement qu'il éprouvait à faire la guerre au monde venait moins +du plaisir de porter des coups çà et là, que du sentiment de sa +puissance qui se révélait alors à lui-même, et qui le plaçait plus haut +qu'auparavant dans sa propre estime. La vérité est que la grande +facilité avec laquelle, comme on le verra bientôt, il passe de l'éloge à +la censure ou de la censure à l'éloge, prouve combien étaient passagères +et incohérentes les impressions qui, dans beaucoup de cas, semblent +avoir dicté ses jugemens. Quoique cette circonstance ôte à quelques +égards, du poids à ses éloges, elle l'absout en même tems du trop +d'aigreur qui se trouve dans ses critiques.</p> + +<p>Sa majorité (1809) fut célébrée à Newstead par autant de réjouissances +que purent le permettre la médiocrité de sa fortune et l'exiguïté du +nombre de ses amis; outre le <i>bœuf</i> rôti de fondation, il y eut un bal +donné en cette occasion. La seule particularité dont se souvienne le +vieux domestique qui m'en a parlé, c'est que M. Hanson, l'agent du Lord, +était au nombre des danseurs. Quant à la manière dont Byron lui-même +célébra ce grand jour, je trouve dans une lettre écrite de Gênes, en +1822, les détails suivans qui pourront ne pas paraître sans intérêt. +«Vous ai-je jamais dit que le jour de ma majorité, je fis mon dîner +d'œufs avec du lard et une bouteille d'ale? Pour une fois en passant, +c'est ce que j'aime le mieux à manger et à boire; mais comme ni l'un ni +l'autre ne conviennent à mon estomac, c'est une petite jouissance que je +ne me permets que dans les grandes occasions, tous les quatre ou cinq +ans environ.» On se procura à un intérêt énorme par l'entremise des +usuriers, l'argent nécessaire pour son début dans le monde, et la +nécessité de le rembourser fut long-tems un fardeau pour lui.</p> + +<p>Ce ne fut qu'au commencement de cette année qu'il apporta à Londres sa +satire toute prête, à ce qu'il croyait lui-même, pour l'impression; mais +malheureusement avant que l'ouvrage ne fût imprimé, sa bile trouva de +nouveaux alimens dans la négligence avec laquelle il se crut traité par +son tuteur lord Carlisle. Les relations qui avaient précédemment existé +entre ce seigneur et son pupille n'avaient jamais été de nature à faire +naître beaucoup d'amitié entre eux, et c'est au caractère et à +l'influence de Mrs. Byron qu'appartient surtout le blâme d'avoir +augmenté, si ce n'est d'avoir causé leur éloignement. Lord Byron sentit +vivement, comme nous le voyons dans une de ses lettres, la froideur avec +laquelle lord Carlisle avait reçu la dédicace de son premier volume. +Toutefois cédant à des considérations prudentes, non-seulement il avait +dissimulé son déplaisir, mais il avait dans sa satire (telle qu'elle +devait d'abord paraître) introduit le compliment suivant à son tuteur:</p> + +<p>«Il n'en est qu'un seul auquel Apollon daigne encore sourire, et dans +Carlisle il couronne un nouveau Roscommon.»</p> + +<p>Cet éloge, si généreusement accordé, ne conserva pas sa place dans le +poème. Pendant le tems qui s'écoula entre la composition et +l'impression, Lord Byron, espérant naturellement que son tuteur +s'offrirait de lui-même à l'introduire dans la chambre des pairs le jour +où il devait y paraître la première fois, lui écrivit pour lui rappeler +qu'il serait majeur au commencement de la session. Au lieu de la +politesse à laquelle il s'attendait, il ne reçut pour toute réponse +qu'une note cérémonieuse, lui indiquant la manière formelle de procéder +dans de telles occasions. Il n'est donc pas étonnant que, disposé comme +il l'était par les circonstances précédentes à ne pas supposer à son +tuteur des intentions bien favorables pour lui, et se voyant ainsi +refusé au moment où l'appui d'un parent si proche lui eût été si utile, +son ame, naturellement si <i>impressionnable</i>, se soit ouverte au plaisir +de la vengeance. Cette indignation, une fois excitée, ne trouva qu'un +moyen trop facile de s'exhaler. Les vers louangeurs que je viens de +citer furent effacés, et sa satire fut publiée avec ceux que nous y +voyons contre lord Carlisle. Si ces vers flattèrent délicieusement +d'abord son désir de vengeance, telle était la facilité naturelle de son +caractère, qu'il ne tarda pas à se repentir de les avoir écrits<a id="footnotetag105" name="footnotetag105"></a> +<a href="#footnote105"><sup class="sml">105</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote105" +name="footnote105"><b>Note 105: </b></a><a href="#footnotetag105"> +(retour) </a> Voyez les vers sur la mort du major Howard, fils + de lord Carlisle, tué à Waterloo: + +<p> «Des lyres plus harmonieuses que la mienne ont redit leur + louange; mais parmi cette troupe de héros, il en est un que + je voudrais choisir, soit parce que je suis allié de sa + famille, soit parce que j'ai eu quelques torts envers son + père.» + <span class="rig">(<span class="sc">Childe Harold</span>, chant III.)</span><br></p> +</blockquote> + +<p>Pendant l'impression de son poème, il l'augmenta de plus de cent vers, +et y fit plusieurs changemens, dont deux ou trois peuvent être cités +comme preuves de la promptitude avec laquelle il recevait les +impressions et les influences qui l'ont rendu si variable dans ses +manières de sentir et de juger. Dans sa satire, telle qu'il l'avait +composée d'abord, se trouvaient les deux vers suivans:</p> + +<p>Quoique des imprimeurs condescendent à souiller leurs presses des odes +de Smythe et des chants épiques de Hoyle.</p> + +<p>Il se repentit, au moment de la publication, de l'injustice de ces deux +vers (injustes également pour les deux auteurs qui y sont cités), du +moins quant à l'une de ces deux victimes. Il prit dans sa satire +imprimée un ton tout-à-fait différent. Le nom du professeur Smythe y est +cité avec honneur, comme il le méritait, et accouplé à celui de M. +Hodgson, l'un des plus estimables amis du poète:</p> + +<p>Oh! obscur asile d'une race vandale, à la fois honneur et disgrâce des +sciences, si plongé dans la routine de l'ennuyeuse inutilité, qu'à peine +les noms de Smythe et d'Hodgson seront capables de réhabiliter le tien!</p> + +<p>Voici un autre exemple de son extrême mobilité. Le manuscrit original de +la satire contenait ce vers:</p> + +<p>Je laisse la topographie à ce fat de Gell.</p> + +<p>Pendant le tems de l'impression il fit connaissance avec sir Williams +Gell. Alors, sans effort, par le changement d'une seule épithète, il +convertit sa satire en éloge: il écrivit pour la postérité:</p> + +<p>Je laisse la topographie au <i>classique</i> Gell<a id="footnotetag106" name="footnotetag106"></a> +<a href="#footnote106"><sup class="sml">106</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote106" +name="footnote106"><b>Note 106: </b></a><a href="#footnotetag106"> +(retour) </a> Dans la cinquième édition de cette satire, + supprimée par l'auteur en 1812, il changea de nouveau + d'opinion sur ce professeur, et en altéra l'expression ainsi: + «Je laisse la topographie au <i>rapide</i> Gell.» Expliquons la + raison de ce nouveau changement par la note suivante: + «<i>Rapide</i>; en effet, il a <i>topographisé</i> et <i>typographisé</i> en + trois jours les états du roi Priam. Je l'avais appelé + classique avant que je n'eusse vu la <i>Troade</i>, et maintenant + je me garderai bien de lui accorder une qualification à + laquelle il a si peu de droits.»</blockquote> + +<p>Parmi les passages ajoutés au moment de l'impression, il faut remarquer +les vers contre la licence de l'opéra, «qu'ainsi donc l'Ausonie, etc.,» +que le jeune poète écrivit un soir au sortir du théâtre, et envoya +aussitôt à M. Dallas pour les insérer dans sa satire. Une autre de ces +additions fut le juste tribut d'éloge payé à MM. Crabbe et Rogers, éloge +d'autant plus désintéressé et d'autant plus exact, qu'à cette époque il +n'avait vu ni l'une ni l'autre de ces deux personnes distinguées, et +qu'il conserva toute sa vie l'opinion qu'il avait exprimée sur leur +mérite. Il devint depuis ami intime de l'auteur des <i>Plaisirs de la +mémoire</i>; mais il n'eut jamais le bonheur de former aucune liaison avec +celui qu'il désigna si bien sous le nom de <i>peintre le plus sombre et le +plus vrai de la nature</i>. Mon respectable ami et voisin, M. Crabbe, m'a +dit qu'une fois ils passèrent un jour ou deux dans le même hôtel, sans +le savoir, et qu'ils ont dû souvent se rencontrer, soit en entrant dans +la maison, soit en sortant.</p> + +<p>Presque de deux jours l'un, M. Dallas, qui s'était chargé de surveiller +l'impression, recevait de nouveaux matériaux pour l'enrichir; l'esprit +de l'auteur une fois excité sur un sujet quelconque ne savait plus +maîtriser la surabondance de ses idées. Dans l'un de ses courts billets +à M. Dallas, il lui dit: «Dépêchez-vous vite d'imprimer, ou je vous +inonderai de vers.» Il en fut de même pour ses publications +subséquentes, aussi long-tems du moins qu'il fut à portée de son +imprimeur, alimentant jusqu'au dernier moment la presse d'idées neuves +et fécondes qui lui étaient fournies par la lecture de ce qu'il avait +écrit auparavant. Il semblerait, en effet, d'après l'extrême facilité et +l'extrême rapidité dont il ajouta à presque tous ses ouvrages leurs plus +beaux passages, tandis qu'ils étaient entre les mains de l'imprimeur, +que l'action même de se faire imprimer aiguillonnât son imagination, et +que le torrent de ses idées prît plus de vie, de fraîcheur, en arrivant, +pour ainsi dire, à son embouchure.</p> + +<p>Parmi les passages pathétiques dont il orna son poème fut celui que lui +suggéra la mort déplorable de lord Falkland. C'était un officier de +marine, brave, mais débauché, dont il avait fait connaissance dans le +monde, et qui fut, au commencement de mars, tué dans un duel par M. +Powell. Les stances touchantes qu'il lui a consacrées dans sa satire +prouvent assez combien cet événement l'avait vivement frappé. «Je +connaissais beaucoup le feu lord Falkland. Le mardi soir je l'avais vu +faire lui-même les honneurs de sa table hospitalière; le mercredi matin, +je vis étendu devant moi ce corps qu'animaient naguère le courage, la +sensibilité, et tant de nobles passions!» Il ne s'en tint pas à des +paroles pour prouver sa sympathie dans cette occasion. Ce malheureux +jeune homme laissait derrière lui une famille qui avait besoin pour son +soulagement d'autre chose qu'une stérile compassion, et Lord Byron, +malgré la gêne qu'il éprouvait lui-même à cette époque, trouva moyen de +venir généreusement et délicatement au secours de la veuve et des enfans +de son ami. Dans la lettre suivante à Mrs. Byron, il en parle entre +autres sujets importans avec une sensibilité éloignée de toute +ostentation, qui lui fait le plus grand honneur.</p> +<br><br> +<h3>LETTRE XXXII.</h3> + +<h4>À MRS. BYRON.</h4> + +<p class="rig">Saint-James-street, n° 8, 4 mars 1809.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Ma chère Mère</span>,</p> + +<p>«Ma dernière lettre fut écrite dans un grand abattement d'esprit causé +par la mort de ce pauvre Falkland, qui a laissé sans un schelling sa +femme et ses enfans. Je me suis efforcé de venir à leur secours. Dieu +sait que je n'ai pas pu le faire comme je l'aurais désiré, gêné comme je +le suis, et accablé de tant de dettes.</p> + +<p>»Vous avez parfaitement raison; il faut que Newstead et moi nous nous +soutenions, ou tombions ensemble. J'y ai vécu, j'y ai attaché mon cœur, +et jamais besoin d'argent présent ou à venir ne pourra me porter à +vendre la moindre parcelle de notre héritage. J'ai un amour-propre qui +me donnera la force de supporter bien des embarras pécuniaires: j'aurai +peut-être à endurer bien des privations; mais quand on m'offrirait en +échange de Newstead la première fortune de l'Angleterre, je rejetterais +la proposition. N'ayez pas d'inquiétude à ce sujet; M. H*** en parle +comme un homme d'affaires; mais je sens comme un homme d'honneur, et je +ne vendrai pas Newstead.</p> + +<p>»J'entrerai à la chambre des pairs dès que l'on aura reçu certains +certificats pour lesquels on a écrit à Carhais, dans le Cornouaille, et +je ferai parler de moi: il faut que je brille dès le commencement, ou +tout est perdu. Il faut me garder le secret sur ma satire pendant un +mois, après cela vous serez libre d'en parler absolument comme vous le +voudrez. Lord Carlisle en a usé avec moi d'une manière infâme, en +refusant de donner au chancelier aucun détail sur ma famille. Je l'ai +<i>sanglé</i> comme il faut dans mes vers, et peut-être sa Seigneurie se +repentira-t-elle de n'avoir pas montré une humeur plus conciliante. On +dit que cela se vendra; je l'espère, car le libraire s'est bien conduit +jusqu'ici, c'est-à-dire que l'édition a été bien soignée. Croyez-moi, +etc.</p> + +<p>»<i>P. S.</i> Vous aurez hypothèque sur une des fermes.»</p> + +<p>Le certificat dont il est ici question comme attendu de la principauté +de Cornouaille était les preuves du mariage entre l'amiral Byron et miss +Trevanion, mariage célébré, à ce qu'il paraît, dans une chapelle +particulière, à Carhais, et dont, en conséquence, il était difficile de +se procurer une attestation légale. Le délai nécessaire pour obtenir ces +papiers, et le refus peu gracieux de lord Carlisle de donner aucune +explication sur sa famille, furent les obstacles qui l'empêchèrent +long-tems de prendre sa place à la chambre. Les preuves nécessaires +ayant été à la fin fournies, il se présenta, le 13 mars, dans un état +d'isolement auquel aucun jeune homme d'un rang aussi élevé ne s'était +jamais vu réduit en pareille occasion. N'ayant pas un seul individu de +sa classe pour l'introduire comme un ami, ou l'accueillir comme une +connaissance, ce fut au hasard seul qu'il dut d'être accompagné jusqu'à +la barre de la chambre par un parent très-éloigné, et qui lui était +complètement inconnu un peu plus d'un an auparavant. Ce parent fut M. +Dallas, et les détails qu'il nous a donnés de cette scène entière sont +trop frappans pour que nous y changions un seul mot.</p> + +<p>«La satire fut publiée vers le milieu de mars, quelques jours après +qu'il eut pris sa place à la chambre des Pairs, ce qu'il fit le 13 du +même mois. Je descendais ce jour-là de James's-Street, sans intention de +lui faire visite; mais voyant son cabriolet à la porte, j'entrai. Sa +figure plus pâle qu'à l'ordinaire montrait que son esprit était agité et +qu'il pensait au noble seigneur sous les auspices duquel il avait +toujours cru faire son entrée à la Chambre. Je suis bien aise, me +dit-il, de vous voir; je vais prendre ma place à la Chambre, peut-être +voudrez-vous bien m'accompagner. Je me hâtai de lui exprimer combien +j'étais disposé à le faire, lui cachant en même tems le chagrin que +j'éprouvais en voyant un jeune homme qui, par sa naissance, sa fortune +et ses talens, appartenait à la première classe de la société, assez +négligé, assez isolé dans le monde, pour qu'il n'y eût pas un seul +membre du sénat dont il allait faire partie, auquel il pût s'adresser +pour y être introduit d'une manière convenable. Je vis qu'il sentait +vivement sa situation, et je partageais son indignation.</p> + +<p>»Après avoir parlé quelque tems de la satire dont les dernières feuilles +étaient alors sous presse, j'accompagnai Lord Byron à la Chambre. Il fut +reçu dans l'une des antichambres par quelques officiers de service, avec +lesquels il s'entendit sur les frais qu'il avait à payer. L'un d'eux +alla avertir le lord chancelier, et revint bientôt avec ordre +d'introduire le récipiendaire. Il y avait peu de membres présens, et +lord Eldon s'occupait d'affaires ordinaires ou peu importantes. Quand +Lord Byron entra, il me parut encore plus pâle qu'avant; on lisait sur +sa figure l'indignation jointe à la mortification; mais parvenu à la +dominer, il passa devant la <i>balle de laine</i><a id="footnotetag107" name="footnotetag107"></a> +<a href="#footnote107"><sup class="sml">107</sup></a> sans regarder autour +de lui, et s'avança vers la table où l'officier chargé de cette fonction +lui fit entendre le serment d'usage. Cette formalité remplie, le +chancelier, quittant son siége, fit quelques pas vers lui en souriant et +lui présentant la main pour le féliciter de la manière la plus amicale. +Quoique je n'entendisse pas ses paroles, je vis bien qu'il lui adressait +quelques complimens. Ce fut autant de perdu; Lord Byron fit un salut +cérémonieux, et plaça à peine l'extrémité du bout de ses doigts dans les +mains du chancelier. Celui-ci ne prolongea pas des félicitations aussi +mal reçues; mais il retourna à sa place, tandis que Lord Byron alla +négligemment s'asseoir quelques minutes sur l'un des bancs restés vides +à la gauche du trône, et qu'occupent ordinairement les lords de +l'opposition. Quand il vint me rejoindre, je lui fis part de mes +observations; il me répondit: Si j'avais répondu à son serrement de +main, il m'aurait tout de suite compté comme acquis à son parti. Je ne +veux rien avoir à faire ni avec les uns ni avec les autres; j'ai pris +mon rang; je veux maintenant quitter l'Angleterre. Nous retournâmes à +Saint-James's-Street, mais il ne recouvra pas sa bonne humeur.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote107" +name="footnote107"><b>Note 107: </b></a><a href="#footnotetag107"> +(retour) </a> Nom du fauteuil du chancelier, et qui est pris + souvent par métaphore pour la dignité de chancelier. C'est + ainsi que l'on dit être assis sur <i>la balle de laine</i>, comme + chez nous être assis sur les <i>fleurs de lis</i>.</blockquote> + +<p>Au récit d'une cérémonie si désagréable pour un esprit fier comme le +sien, et si peu de nature à diminuer les idées misanthropiques qui déjà +prenaient sur lui tant d'empire, j'ajouterai d'après l'un de ses propres +<i>souvenirs</i>, les détails qu'il nous a lui-même laissés sur sa courte +conversation avec le lord chancelier:</p> + +<p>«Quand j'eus atteint mes vingt-un ans, la nécessité de me procurer +certains certificats de naissance et de mariage m'empêcha pendant +plusieurs semaines de prendre rang dans la Chambre. Après que ces +difficultés eurent été levées, et que j'eus prêté serment, le lord +chancelier s'excusa auprès de moi de ce délai, observant que le maintien +de ces formes voulues était une partie de son devoir. Je lui répondis +qu'il ne me devait point d'excuse, et comme il n'avait pas, en effet, +montré beaucoup d'empressement, j'ajoutai: Votre seigneurie est +exactement comme le <i>Petit Poucet</i> (on donnait à cette époque la pièce +de ce nom), vous avez fait votre <i>devoir</i>, mais vous n'avez fait rien de +plus.»</p> + +<p>Quelques jours après parut la satire, et l'un des premiers exemplaires +fut adressé à M. Harness, son ami, avec la lettre suivante:</p> +<br><br> +<h3>LETTRE XXXIII.</h3> + +<h4>À M. HARNESS.</h4> + +<p class="rig">Saint-James's-Street, 18 mars 1809.</p><br><br> + +<p>«Vous ne me deviez pas d'excuses; si vous avez le tems d'écrire, et si +vous y êtes disposé, tant mieux; Le Seigneur nous rend reconnaissans +pour les faveurs que nous recevons. Quand, au contraire, je n'entends +pas parler de vous, je me console en pensant que vous êtes plus +agréablement occupé.</p> + +<p>»Je vous envoie par le même courrier une certaine satire nouvellement +publiée; et en retour de trois shillings et six pences qu'il m'en coûte, +je vous prie, si vous venez à en deviner l'auteur, de tenir son nom +secret, du moins quant à présent. Londres est plein de l'affaire du +duc<a id="footnotetag108" name="footnotetag108"></a> +<a href="#footnote108"><sup class="sml">108</sup></a>. La Chambre des communes s'en est occupée pendant les trois +dernières soirées, et n'a cependant encore rien décidé. Je ne sais pas +si la chose sera portée devant notre Chambre, à moins que ce ne soit +sous forme d'accusation. Si elle y paraît d'une manière qui permette la +discussion, je serai peut-être tenté de dire quelque chose à ce sujet. +Je suis bien aise d'apprendre que vous aimez Cambridge, premièrement +parce que vous savoir heureux ne peut qu'être infiniment agréable à +quelqu'un qui vous désire toutes les joies possibles de ce monde +sublunaire, et secondement, parce que j'admire la moralité de ce +sentiment. L'<i>alma mater</i> a été pour moi une <i>injusta noverca</i>, et cette +vieille folle ne m'a donné mon degré de <i>master artium</i> que parce +qu'elle n'a pu l'éviter. Vous savez quelle farce un noble candidat est +obligé de jouer.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote108" +name="footnote108"><b>Note 108: </b></a><a href="#footnotetag108"> +(retour) </a> Probablement l'affaire du duc d'York, accusé + d'avoir vendu ou laissé vendre des commissions dans l'armée + d'une manière illégale.</blockquote> + +<p>«Je compte partir pour mes voyages, si je puis, au printems, et avant +cette époque je fais une collection des portraits de ceux de mes +camarades d'école avec lesquels j'étais le plus lié. J'en ai déjà +quelques-uns, et j'ai besoin du vôtre, sans lequel la galerie ne serait +pas complète. J'ai employé l'un des premiers peintres de miniature de +l'époque, et ce à mes dépens bien entendu, car je n'ai jamais souffert +que mes connaissances fussent induites à la moindre dépense pour +satisfaire quelqu'une de mes fantaisies. Cette observation pourra +paraître indélicate; mais quand je vous dirai qu'un de nos amis avait +d'abord refusé de poser dans la persuasion qu'il lui faudrait délier les +cordons de sa bourse, vous conviendrez qu'il est nécessaire de bien +établir d'abord ces préliminaires; pour éviter le retour d'une semblable +méprise, je viendrai vous voir quand il en sera tems, et je vous ménerai +chez le peintre. Ce sera une espèce de taxe que je léverai pendant une +semaine sur votre patience; mais excusez-moi, je vous prie, et songez +que cette ressemblance sera peut-être le seul souvenir qui me restera un +jour de notre ancienne amitié et de notre liaison actuelle. Cette idée +paraît assez folle maintenant; mais dans quelques années, quand +quelques-uns d'entre nous seront morts, que d'autres seront séparés par +des circonstances inévitables, ce sera une sorte de satisfaction de +conserver, dans les portraits de ceux qui survivront, l'image de ce que +nous étions naguère, et de contempler dans les portraits de ceux qui +seront morts tout ce qui nous restera du jugement, de la sensibilité et +de l'ensemble de tant de nobles qualités. Mais tout ceci doit être assez +ennuyeux pour vous; ainsi bon soir, et pour finir mon chapitre ou plutôt +mon homélie, croyez-moi, mon cher Harness, votre très-affectionné, etc., +etc.»</p> + +<p>Dans cette idée romanesque de rassembler et de conserver les portraits +de ses anciens amis de classe, on voit le travail naturel d'un cœur +ardent et désappointé qui, à mesure que l'avenir commence à s'obscurcir +autour de lui, se rattache avec empressement au souvenir du passé, et +qui, désespérant de trouver de nouveaux et de fidèles amis, ne songe +plus qu'à conserver tout ce qu'il pourra des anciens. Mais, en ce moment +même, sa sensibilité eut à soutenir un de ces terribles échecs auxquels +des ames comme la sienne, fort au-dessus de la trempe ordinaire, ne sont +que trop fréquemment exposées. Ce fut de la part d'un des amis qu'il +estimait le plus qu'il reçut, au moment où il quittait l'Angleterre, +cette preuve d'indifférence dont il se plaint et s'indigne dans une note +du second chant de <i>Childe-Harold</i>, la mettant en contraste avec la +fidélité et l'affection que venait de lui montrer son domestique turc +Derwish. M. Dallas décrit ainsi l'émotion où il le vit à l'occasion de +ce même manque d'affection:</p> + +<p>«Je le trouvai étouffant d'indignation. Le croirez-vous? me dit-il; je +viens à l'instant de rencontrer N***, je l'ai prié de venir passer une +heure avec moi; il m'a refusé; et quelle raison pensez-vous qu'il m'ait +donnée? Il était engagé à aller courir les boutiques avec sa mère et +quelques autres dames, et il sait que je pars demain pour être absent +pendant plusieurs années, et peut-être pour ne revenir jamais! Amitié! +je ne pense pas qu'excepté vous, votre famille et peut-être ma mère, je +laisse derrière moi un seul être qui se soucie de ce que je pourrai +devenir.»</p> + +<p>D'après cette phrase déjà citée d'une lettre à Mrs. Byron, «il faut que +je fasse quelque chose bientôt dans la Chambre,» et d'après une autre +expression plus explicite encore, contenue dans une lettre à M. Harness, +il paraîtrait qu'il songeait sérieusement, à cette époque, à entrer de +suite dans la carrière des affaires politiques que sa qualité de pair +héréditaire semblait ouvrir naturellement devant lui. Mais quelles +qu'aient été d'abord les impulsions de son ambition vers ce point, il y +renonça bientôt. S'il eût été allié de quelques familles qui eussent +tenu un rang distingué dans le monde politique, son envie de dominer, +secondée par de tels exemples et de telles sympathies, l'eût porté sans +doute à chercher la gloire au milieu des guerres de parti; peut-être +c'eût été alors son lot de donner un exemple remarquable de ce +changement par lequel un homme cesse d'être un grand poète pour devenir +un grand politique. Heureusement, toutefois pour le monde, car c'est une +question si ce fut un bonheur pour lui-même, il était décidé que ce +serait dans l'empire plus brillant de la poésie qu'il devait dominer. En +effet, l'isolement de toute société dans lequel il se trouvait à cette +époque, étant privé de ces affections et de ces protections dont un +jeune homme est ordinairement entouré lors de ses débuts, cet isolement, +dis-je, devait le décourager de suivre une carrière où les chances de +succès dépendent surtout des avantages qui ne sont pas en nous-mêmes. +Loin donc de prendre une part active aux travaux de ses nobles +collègues, il paraît qu'il regardait comme ennuyeux et mortifiant d'y +assister comme spectateur. Quelques jours après son admission, il se +retira dans sa retraite de Newstead-Abbey, pour y savourer l'amertume +d'une expérience prématurée, ou pour y méditer d'avance sur les scènes +et les aventures auxquelles son esprit ardent devait trouver à +l'étranger un champ plus libre que dans sa patrie.</p> + +<p>Peu de tems s'écoula cependant avant qu'il ne fût rappelé à Londres par +le succès de sa satire, dont le prompt débit rendait une seconde édition +nécessaire. Son agent zélé, M. Dallas, avait pris soin de lui +transmettre, dans sa solitude, tout ce qu'il avait pu recueillir +d'opinions favorables à son ouvrage. Il n'est pas sans intérêt de voir +par quels degrés on arrive d'abord à la réputation, et de trouver dans +l'approbation d'autorités telles que Pratt et les écrivains des Revues, +la première récompense et les premiers encouragemens d'un Byron.</p> + +<p>«Vous êtes déjà, lui écrivait-il, assez généralement connu pour +l'auteur. Cawthorn m'en a parlé dans ce sens, et j'en ai eu par moi-même +une preuve chez Hatchard, libraire de la reine. J'entrai pour lui +demander la satire; il me répondit qu'il en avait vendu un grand nombre +d'exemplaires, qu'il ne lui en restait pas un, qu'il allait en +redemander davantage, ce que je vis depuis qu'il avait fait. Je lui +demandai quel était l'auteur. Il me répondit qu'on la croyait de Lord +Byron. J'insistai pour savoir si c'était son opinion, à lui-même. Il me +répondit que oui, et que ce qui le lui faisait croire, c'est qu'une dame +de distinction était venue, sans hésitation, lui demander la satire de +Lord Byron. Il m'apprit aussi qu'il avait demandé à M. Giffard, qui +vient souvent dans sa boutique, si la satire était de vous; celui-ci nia +absolument qu'il en connût l'auteur; mais il parla avec grand éloge de +l'ouvrage, et dit qu'on lui en avait envoyé un exemplaire. Hatchard m'a +assuré que tous ceux qui fréquentent son cabinet de lecture l'admirent +beaucoup. Cawthorn m'a dit qu'on en faisait généralement un très-grand +cas, non-seulement parmi ses propres pratiques, mais encore parmi toutes +celles de ses confrères. Je suis allé plusieurs fois exprès chez mon +éditeur, et je l'ai toujours entendu beaucoup vanter. Pratt l'a lue +dernièrement à haute voix dans les salons, Phillip à un cercle d'hommes +de lettres: tous l'ont unanimement louée. L'<i>Anti-Jacobin</i> et le +<i>Gentleman's Magazine</i> ont déjà embouché pour vous la trompette de la +renommée. Vous verrez votre satire dans les autres revues le mois +prochain, et probablement elle sera maltraitée dans quelques-unes, +suivant les rapports que les propriétaires ou les éditeurs peuvent avoir +avec ceux que vous y avez flagellés.»</p> + +<p>À son arrivée à Londres, vers la fin d'avril, il trouva la première +édition de sa satire presque épuisée; il se mit aussitôt en devoir d'en +préparer une seconde, à laquelle il résolut de mettre son nom. Les +additions qu'il fit alors à son ouvrage sont considérables, il ajouta +entre autres près de cent vers qui devinrent les premiers<a id="footnotetag109" name="footnotetag109"></a> +<a href="#footnote109"><sup class="sml">109</sup></a>, et ce ne +fut guère qu'au milieu du mois suivant que la nouvelle édition fut prête +à imprimer. Pendant son dernier séjour à la campagne, il était convenu +avec son ami Hobhouse qu'ils quitteraient l'Angleterre au commencement +de juin, et il désirait voir les épreuves de son volume avant que de +partir.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote109" +name="footnote109"><b>Note 109: </b></a><a href="#footnotetag109"> +(retour) </a> La première édition commençait au vers: + +<p class="mid"> «Il fut un tems, avant que de nos jours dégénérés.» +</p> +</blockquote> + +<p>Cette seconde édition est suivie d'un post-scriptum en prose que M. +Dallas, et c'est une preuve de jugement et de goût, supplia en vain le +poète de retrancher. Il est fort à regretter que Byron ne se soit point +rendu à ses sages avis; car il règne, dans cette malheureuse page, un +ton de bravache, que l'on est toujours peiné de voir adopté par un homme +vraiment brave. En voici un échantillon: «On dira peut-être que je +quitte l'Angleterre, parce que j'y ai insulté des personnes d'esprit et +d'honneur; mais je reviendrai, et elles pourront entretenir jusque-là +leurs ressentimens. Ceux qui me connaissent peuvent affirmer que les +motifs qui me font voyager, sont loin d'être des craintes littéraires ou +personnelles, et ceux qui ne me connaissent pas pourront en être +convaincus un jour. Depuis la publication de cet opuscule, mon nom n'a +pas été au secret, j'ai presque constamment habité Londres, prêt à +rendre raison de ce que j'ai écrit, et m'attendant chaque jour à +recevoir quelque petit cartel; mais, hélas! les tems de la chevalerie +sont passés, ou, pour parler comme le vulgaire, il n'y a plus de courage +aujourd'hui.»</p> + +<p>Quelques torts que l'auteur ait pu avoir dans cette satire, peu de +personnes la jugeraient plus sévèrement aujourd'hui, qu'il ne la jugea +lui-même neuf ans après l'avoir composée, au moment où il venait de +quitter l'Angleterre pour n'y jamais revenir. M. Murray possède +l'exemplaire que Byron lut alors; et les notes qu'il griffonna en marge, +et au bas des pages, méritent d'être traduites ici; sur la première on +lit:</p> + +<p>«La reliure de ce volume est beaucoup trop belle pour ce qu'il contient.</p> + +<p>»C'est la propriété d'un autre, voilà la seule raison qui me retient de +jeter au feu ce misérable monument de colère déplacée et de critique +aveugle.»</p> + +<p>En marge de ce passage: «De se laisser égarer par le cœur de Jeffrey, ou +la tête béotienne de Lamb,» est écrit: «Cela n'est pas juste; la tête et +le cœur de ces messieurs, ne sont pas du tout tels qu'ils ont été ici +représentés.» En travers de tout le sévère passage contre MM. Wordsworth +et Coleridge, il a griffonné <i>injuste</i>. Pour l'attaque terrible contre +M. Bowles, le commentaire est: «Tout ce morceau sur Bowles est trop +sauvage.» À la marge des vers qui commencent par «salut à l'immortel +Jeffrey,» est écrit, «trop féroce... C'est de la folie toute pure;» et +plus bas, à propos des vers: «Quelqu'un se rappelle-t-il ce jour +désastreux, etc.,» il ajoute, «tout cela est mauvais, parce que c'est +trop personnel.»</p> + +<p>Quelquefois cependant, loin de casser ses premiers jugemens, il semble +disposé à les confirmer et rendre plus sévères. Ainsi, en marge du +passage relatif à certain auteur de certaines épopées obscures (Cottle), +il dit: «C'est bien,» ajoutant au bas de la page: «J'ai vu quelques +lettres de ce drôle à une pauvre dame poète,» dont il attaque les +productions (productions dont cette brave femme n'était nullement +enflée), d'un ton si grossier et si tranchant, que je ne regretterais +pas les coups de fouet que je lui ai donnés, quand même ils eussent été +injustes, ce qui n'est pas, car en vérité <i>c'est un grand âne</i>. En marge +des vers si forts contre Clarke, collaborateur du <i>Magazine</i> appelé le +<i>satiriste</i>, se trouve cette remarque: «Assez bien; il la méritait, et +cela n'est pas trop mal exprimé.»</p> + +<p>Tout le paragraphe commençant par <i>Illustre Lord Holland</i>, a pour note +«mauvais, et, en outre, manquant de vérité.» Les vers contre Lord +Carlisle lui paraissent mauvais aussi, la provocation n'était pas +suffisante pour justifier tant d'acrimonie. Dans une autre note +concernant le même seigneur, il dit: «Beaucoup trop sauvage, quel qu'en +ait pu être le fondement.» Il dit de Rosa Maltida (la fille du célèbre +juif K...), «elle a depuis épousé le Morning-Post, mariage extrêmement +bien assorti.» Aux vers commençant par «Quand quelque jeune homme +d'espérance, habitant une échoppe, etc.,» il a joint un note qui n'est +pas sans intérêt: «Tout ceci était dirigé contre le pauvre Blackett, il +était alors <i>patronisé</i> par A. I. B.<a id="footnotetag110" name="footnotetag110"></a> +<a href="#footnote110"><sup class="sml">110</sup></a>. Je l'ignorais, sans quoi je +n'eusse pas écrit tout ceci, ou du moins, je ne le crois pas.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote110" +name="footnote110"><b>Note 110: </b></a><a href="#footnotetag110"> +(retour) </a> Lady Byron, alors miss Milbank.</blockquote> + +<p>En regard de l'éloge de M. Crabbe, il a écrit: «Je considère Crabbe et +Coleridge comme les deux plus remarquables poètes de notre tems, sous le +rapport de l'invention et du pathétique.» Sur l'un de ses propres vers:</p> + +<p class="mid">Et la gloire comme le Phénix au milieu des flammes, etc. +</p> + +<p>il s'écrie: «Le diable emporte le Phénix! comment a-t-il fait pour venir +se fourrer là?» Et il conclut ses remarques de détails par l'observation +suivante, sur l'ensemble de la pièce:</p> + +<p>«Je désirerais bien sincèrement que la majeure partie de cette satire +n'eût jamais été écrite, non seulement à cause de l'injustice des +jugemens qui y sont portés sur quelques ouvrages et quelques personnes, +mais parce que je ne saurais approuver le ton qui y règne en général, et +l'esprit qui l'a dictée.<br> +<span class="rig">«BYRON.--Diodati-Genève, 14 juillet 1816.»</span><br></p> + +<p>En même tems qu'il préparait sa nouvelle édition, il faisait gaîment les +honneurs de Newstead à une troupe de jeunes amis de collége, qu'à la +veille de quitter l'Angleterre pour si long-tems il avait réunis autour +de lui, comme pour une fête d'adieux. La lettre suivante, de l'un des +convives, Charles Skinner Matthews; quoiqu'elle ne parle pas autant de +son hôte illustre que nous eussions pu le désirer, plaira sans doute au +lecteur comme une peinture prise au moment même, et qui réfléchit bien +le caractère de Byron à cette époque.</p> + +<p class="mid">LETTRE DE C.S. MATTHEWS, ÉCUYER,</p> + +<p class="mid">À MISS ***.</p> + +<p class="rig">Londres, 22 mai 1809.</p><br> + +<p><span class="sc">Ma chère miss</span> ***,</p> + +<p>«Il faut d'abord que je vous donne quelques détails sur le lieu +singulier que je viens de quitter.</p> + +<p>»Newstead-Abbey est située à 136 milles de Londres, et à 4 de Mansfield. +C'est un si beau morceau d'architecture que je ne serais pas étonné +qu'on en trouvât la description, et peut-être la gravure, dans les +<i>monumens</i> gothiques de Grose. Elle est en la possession des ancêtres du +propriétaire actuel depuis l'époque de la dissolution des monastères, +mais le bâtiment lui-même est d'une date bien plus reculée. Quoique +tombant en ruines, c'est encore une abbaye complète, et la plus grande +partie de l'édifice est encore debout et dans le même état que le jour +où il fut construit. Il y a deux rangées de cloîtres, avec un grand +nombre de chambres et de cellules, qui, bien qu'inhabitées et +inhabitables, pourraient facilement être remises en état; beaucoup des +anciennes chambres servent encore, entre autres une grande salle dallée. +Il ne reste plus qu'un côté de l'église de l'abbaye; l'ancienne cuisine +et une longue file de bâtimens attenans n'offrent plus qu'un amas de +décombres. Une salle magnifique de 70 pieds de long sur 23 de large, +unit les anciennes constructions aux bâtimens modernes; mais toutes les +parties de la maison sont dans un grand état de délabrement et +d'abandon, excepté celles que le seigneur actuel vient de faire +arranger.</p> + +<p>»La maison et les jardins sont entièrement entourés d'une muraille +crénelée. Devant l'entrée principale se trouve un grand lac, flanqué çà +et là de bâtimens fortifiés, dominés par une tour placée à l'autre +extrémité. Imaginez-vous, tout autour, des collines nues et arides, la +vue ne découvrant qu'à peine deux ou trois méchans arbres rabougris, à +plusieurs milles de distance, et vous aurez une idée de Newstead. Le +dernier lord étant brouillé avec son fils, auquel le domaine était +assuré par substitution, voulut au moins, par esprit de vengeance, qu'il +ne lui arrivât que dans le plus mauvais état possible. En conséquence il +négligea les constructions, et fit un tel abattage de tous les arbres, +qu'il réduisit bientôt une propriété naguère <i>boisée</i> à l'état de +désolation et de nudité que je viens de décrire. Toutefois, son fils +mourut avant lui, et, tout cet étalage de colère manqua ainsi son effet.</p> + +<p>»En voilà assez sur le domaine; j'ai multiplié les détails sans ordre et +sans liaison, pour qu'ils ressemblassent mieux au sujet. Mais si ce lieu +vous paraît étrange, la manière dont on y vit ne l'est pas moins, je +vous assure. Montez avec moi les degrés qui mènent au vestibule, que je +vous présente à Milord et à ses hôtes. Prenez garde, souvenez-vous de +n'y venir qu'en plein jour, et de bien ouvrir vos yeux, car si vous +alliez vous tromper, si vous tourniez trop à droite en montant les +degrés, vous vous feriez empoigner par un ours, et si vous alliez trop à +gauche, ce serait encore pire, vous vous trouveriez nez à nez avec un +loup. Parvenu à la porte, vous n'êtes pas hors de danger, car le +vestibule étant en mauvais état, et ayant grand besoin de réparation, il +y a probablement à l'autre extrémité une foule de visiteurs qui +s'exercent à tirer au blanc, de manière que si vous entrez sans donner, +de loin et à haute voix, avis de votre approche, vous n'aurez échappé à +l'ours et au loup que pour tomber sous les balles des joyeux moines de +Newstead.</p> + +<p>«Nous étions quatre, sans compter Lord Byron, et notre compagnie +s'augmentait de tems en tems d'un curé du voisinage. Quant à notre +manière de vivre, voici quel était généralement l'ordre du jour: pour le +déjeuner, point d'heure fixe, chacun le prenait à sa convenance, et la +table demeurait servie jusqu'à ce que chacun de nous eût fini; il est +vrai de dire que si quelqu'un de nous eût désiré déjeuner d'aussi <i>bonne +heure</i> que dix heures, il lui eût fallu une grande chance pour trouver +aucun des domestiques debout. Nous nous levions, terme moyen, à une +heure. Moi, qui me levais généralement entre onze heures et midi, +j'étais toujours, même malade, le premier levé, et je passais pour un +miracle de diligence et d'activité. Souvent deux heures sonnaient avant +que nous n'eussions fini de déjeuner. Alors, pour amuser notre journée, +nous avions la lecture, l'escrime, le bâton de volée, ou le jeu de +volant dans le grand salon, le tir au pistolet dans le vestibule; la +promenade à pied, à cheval, en bateau sur le lac, la partie de paume, ou +quelque partie avec l'ours et le loup que nous nous plaisions à +tourmenter. Entre sept et huit heures, nous nous mettions à table pour +dîner, et nous y restions jusqu'à une, deux et trois heures du matin. Je +laisse à deviner quel était notre plaisir pendant cette longue séance.</p> + +<p>»Je ne dois pas passer sous silence l'usage de faire passer à la ronde, +au moment du dessert, un crâne humain, rempli de vin de Bourgogne. Après +nous être rassasiés de viandes choisies et des meilleurs vins de France, +nous nous rendions dans le salon pour prendre le thé; là, suivant son +goût, chacun se livrait à la lecture ou à quelque conversation +instructive; et, après les <i>Sandwiches</i>, etc., chacun se retirait dans +sa chambre à coucher. Une collection de robes de moines, avec tout ce +qui s'en suit, crosses, rosaires, tonsures, etc., donnait plus de +variété à nos physionomies et à nos plaisirs.</p> + +<p>»Vous pouvez juger combien je fus contrarié de me trouver malade presque +pendant la première moitié du tems que je passai à Newstead. Mais je fus +conduit à des réflexions bien différentes de celles du docteur Swift, +qui quitta sans cérémonie aucune la maison de Pope, et lui écrivit +ensuite qu'il était impossible à deux amis malades de vivre ensemble; +mon pauvre corps tremblant et affaibli se trouvait si mal de la robuste +et bruyante santé de mes compagnons, que je désirais de tout mon cœur +voir chacun dans la maison, aussi malade que moi.</p> + +<p>»Je revins à pied avec un autre des convives; nous faisions à peu près +vingt-cinq milles par jour, mais nous restâmes environ une semaine en +route, parce que nous fûmes retenus par les pluies.</p> + +<p>»Je terminerai ici le récit d'une excursion qui m'a fait mieux connaître +le pays. Où croyez-vous que j'aille maintenant? À Constantinople! Du +moins on m'a proposé ce petit voyage. Lord Byron et un autre de mes amis +partent le mois prochain, et m'ont demandé de les accompagner; mais +c'est un projet un peu important, et qui vaut bien la peine d'y +réfléchir à deux fois... Adieu, etc.»<br> + +<span class="rig">C.S. MATTHEWS.</span><br></p> + +<p>Après avoir ainsi mis la dernière main à sa nouvelle édition, sans +attendre les nouveaux honneurs qui se préparaient pour lui, Lord Byron +quitta Londres le 11 juin, et, quinze jours après, mit à la voile pour +Lisbonne.</p> + +<p>Quelque grands que fussent les progrès que son talent eût faits sous +l'influence de la colère qu'il avait prise pour muse, il est, dans la +satire dont nous venons de parler, bien loin de la hauteur qu'il +atteignit dans la suite. Il est remarquable en effet que, lié comme son +génie paraît l'avoir été avec son caractère, le développement de ce +dernier ait précédé de si long-tems toute la maturité des ressources de +l'autre. La nature, en développant de bonne heure en lui une faculté de +sentir si forte et si multiple, semblait lui avoir désigné ce qu'elle +attendait de lui, avant qu'il pût la comprendre. Ce ne fut que lentement +et après de longues méditations, qu'il découvrit en lui-même tous ces +matériaux de poésie, que son caractère de feu enfantait, pour ainsi +dire, à son insu. Toute vigoureuse que soit sa satire, on y voit peu de +choses qui puissent donner un avant-goût des merveilles qui l'ont +suivie. Son esprit avait reçu l'éveil, mais il n'en avait pas encore +sondé la profondeur; et le fiel qu'il y répand, ne part pas encore du +fond de son cœur comme celui qu'il jeta dans la suite à la face du genre +humain. Ses innombrables facultés, ses passions que son ame avait +nourries si long-tems, n'avaient pas encore trouvé d'organe digne +d'elles. Le sombre, le grandiose, le tendre de sa nature, n'avaient pas +encore de voix, jusqu'à ce qu'enfin son puissant génie se réveilla avec +le sentiment de toute sa force.</p> + +<p>En s'arrêtant, dans sa satire aussi bien que dans ses premières poésies, +à écrire d'après des modèles reçus, il montra combien peu il avait +encore exploré ses propres ressources, et découvert les marques +distinctives qui devaient à jamais illustrer son nom. Quelque hardi et +quelque énergique que fût en général son caractère, il avait bien peu de +confiance dans ses forces intellectuelles. Ce ne fut que par degrés +insensibles qu'il acquit la conscience de ce qu'il pouvait faire; et il +ne fut pas moins étonné que le public de découvrir dans son ame une +aussi riche mine de génie. C'est par suite de la même lenteur à +s'apprécier, que, dans la suite, arrivé à l'apogée de sa gloire, il +douta long-tems qu'il pût réussir dans aucun ouvrage qui ne demandât que +de l'esprit et de la gaîté, jusqu'à ce que l'heureux essai qu'il en fit +dans Beppo, dissipa sa méfiance, et ouvrit une nouvelle carrière de +triomphes à son génie immense et versatile.</p> + +<p>À quelque distance que ses premières productions soient de celles qui +les ont suivies, il y a dans sa satire une vivacité de pensées, une +vigueur et un courage qui, joints à la justice de sa cause, ne pouvaient +manquer de lui valoir la sympathie publique, et d'attacher immédiatement +beaucoup de célébrité à son nom. Malgré le ton général de hardiesse et +d'indifférence qui règne dans sa satire, on y voit de tems en tems +quelques allusions à son sort et à son caractère, dont le pathétique +semble assurer la vérité, et qui étaient de nature à piquer vivement la +curiosité et l'intérêt. Je vais citer deux ou trois de ces passages, +comme montrant bien l'état de son ame à cette époque. Voici comme il +peint sa jeunesse exposée sans protection aux tentations d'un monde +corrompu et corrupteur: «Moi-même, le plus insouciant d'une troupe +insouciante, qui ai juste assez de bon sens pour connaître ce qui est +juste, et faire ce qui ne l'est pas, abandonné à moi-même à l'âge où le +bouclier de la raison est encore mal assuré, pour chercher mon chemin au +travers de la foule innombrable des passions; moi que tous les genres de +plaisir ont attiré et repoussé tour à tour, moi-même je me sens forcé +d'élever la voix; je suis forcé de sentir que de telles scènes, que de +tels hommes sont contraires au bien public. Quand même quelqu'ami me +dirait d'un ton de censeur: En quoi vaux-tu mieux que les autres, fou +que tu es? Quand même chacun de mes anciens camarades de débauche +sourirait et crierait au miracle, de me voir devenu moraliste...»</p> + +<p>Mais le passage suivant, quoique écrit à la hâte, montre bien plus +encore ce cœur ulcéré que l'on retrouve dans toutes ses compositions +subséquentes:</p> + +<p>«Il fut un tems qu'un mot désagréable ne serait jamais tombé de mes +lèvres qui semblent aujourd'hui pleines de fiel; ni fous ni folies +n'auraient pu me forcer à mépriser le plus vil des insectes que je +voyais ramper devant mes yeux. Mais aujourd'hui je suis bien endurci, je +suis bien changé de ce que j'étais dans ma jeunesse. J'ai appris à +penser et à dire sévèrement la vérité; j'ai appris à me moquer des +décrets emphatiques de nos critiques et à les briser eux-mêmes sur la +roue qu'ils m'avaient préparée. J'ai appris à repousser du pied la verge +que l'on voulait me faire baiser...»</p> + +<p>Nous avons indiqué dans les pages précédentes quelques-unes des causes +qui amenèrent ce changement de son caractère. Outre son propre +témoignage, il en est plusieurs autres qui prouvent qu'il n'avait +naturellement pas de fiel. Dans son enfance, bien qu'il se montrât +quelquefois colère et entêté, chacun reconnaissait sa douceur et sa +bonté envers ceux qui se montraient eux-mêmes bons et doux à son égard; +et ceux qui l'ont connu alors s'accordent à le d'un caractère affectueux +et gai.</p> + +<p>De toutes ces qualités naturelles la plus saillante, en effet, semble +avoir été un profond besoin d'aimer. Une disposition à former des +attachemens durables et un désir ardent d'être payé de retour, ont été +le songe et le tourment de sa vie. Nous avons vu avec quel enthousiasme +passionné il se livra à ses amitiés de collége. L'amour délirant et +malheureux qui suivit fut, si je puis m'exprimer ainsi, l'agonie, sans +être la mort, de ce désir insatiable qui dura toute sa vie, remplit sa +poésie de tout ce que l'ame a de plus tendre, prêta l'éclat de ses +couleurs, même à ces nœuds indignes que la vanité et la passion lui +firent former dans la suite, et lui dicta encore ces stances qu'il +écrivait quelques mois avant sa mort:</p> + +<p>Il est tems que ce cœur cesse d'être ému, puisqu'il a cessé d'émouvoir +les autres, et cependant, quoique je ne puisse plus être aimé, j'ai +besoin d'aimer encore!</p> + +<p>En supposant même les circonstances les plus favorables, ce serait +encore une question de savoir si, avec des dispositions telles que +celles que nous venons de décrire, il eût pu éviter d'être à la fin +désappointé, ou s'il eût jamais pu trouver où reposer son imagination et +ses désirs; mais Lord Byron rencontra les désappointemens dès les +premiers pas qu'il fit dans le sentier de la vie. Sa mère, vers laquelle +il tourna naturellement et avec ardeur ses premières affections, ou le +repoussa rudement, ou s'en joua par caprice. Parlant de ses premières +années avec un de ses amis, à Gênes, peu de tems avant son départ pour +la Grèce, il datait la première sensation de peine ou d'humiliation +qu'il eût jamais connue, de la froideur avec laquelle sa mère recevait +ses caresses dans son enfance et de ses fréquentes et malicieuses +allusions à son infirmité.</p> + +<p>Sa jeunesse fut aussi privée de l'affection sympathique d'une sœur; il +n'eut d'abord avec la sienne que des rapports extrêmement rares. Si son +besoin d'aimer avait trouvé où s'épancher dans sa famille, peut-être le +torrent de ses sensations se serait-il trouvé plus au niveau de ce monde +qu'il avait à traverser. Ainsi il eût évité ces chutes rapides et +tumultueuses auxquelles il fut bientôt exposé pour s'être trop tôt élevé +à toute sa crue. Le manque d'objets sur lesquels son attachement pût se +porter dans la maison paternelle ne laissa à son cœur d'autres +ressources que ces affections enfantines qu'il forma à l'école; quand +celles-ci furent interrompues par son passage à Cambridge, il se +retrouva de nouveau isolé et abandonné au vague de ses désirs. Bientôt +survint son malheureux attachement pour miss Chaworth, auquel, plus qu'à +toute autre cause, il attribuait lui-même le funeste changement qui +s'opéra dans son caractère.</p> + +<p>«Je doute quelquefois, dit-il dans ses <i>Pensées détachées</i>, si, après +tout, un genre de vie tranquille et sans agitation eût pu me convenir, +et pourtant je regrette quelquefois de n'en avoir pas un tel. Mes +premiers rêves, comme presque tous ceux des enfans, furent des rêves +guerriers; peu après ils furent tous d'amour et de solitude, jusqu'à ce +que mon malheureux attachement pour Maria Chaworth commença lorsque +j'avais à peine quinze ans, et continua long-tems quoique soigneusement +caché. Ce fut ce qui me rejeta de nouveau seul sur une vaste... vaste +mer. Je me rappelle qu'en 1804, je rencontrai ma sœur chez le général +Harcourt dans Portland-Place. J'étais moi-même alors, tel qu'elle +m'avait toujours vu jusque-là. Quand nous nous rencontrâmes ensuite en +1805 (elle me l'a dit depuis), mon caractère et mes manières étaient +tellement changés que l'on me reconnaissait à peine. Je ne m'apercevais +pas alors de cette altération; mais j'y crois, et je pourrais en rendre +raison.» J'ai déjà raconté la manière dont il prit congé de miss +Chaworth avant son mariage. Une fois après cet événement, il la revit, +et ce fut pour la dernière, lorsqu'il fut invité par M. Chaworth à dîner +à Annesley, peu de tems avant son départ d'Angleterre. Le peu d'années +qui s'étaient écoulées depuis leur dernière entrevue avaient apporté un +changement considérable dans les manières et l'extérieur du jeune poète. +L'informe et gros écolier était devenu un jeune homme gracieux et bien +pris dans sa taille. Ces émotions et ces passions qui rehaussent d'abord +et détruisent ensuite la beauté, n'avaient encore produit sur ses traits +que leur effet favorable; et quoiqu'il eût eu peu d'occasions de +fréquenter la bonne société, ses manières avaient acquis cette douceur +et cet aplomb qui caractérisent l'homme bien élevé. Son empire sur +lui-même fut bientôt mis à l'épreuve quand on apporta dans l'appartement +la petite fille de sa belle hôtesse. La vue de cet enfant lui fit +éprouver un saisissement dont il ne fut pas maître, ce ne fut qu'avec +effort qu'il parvint à dissimuler sa profonde émotion, et c'est à ce +qu'il éprouva dans ce moment que nous devons ces stances touchantes: «Eh +bien! tu es heureuse, etc.<a id="footnotetag111" name="footnotetag111"></a> +<a href="#footnote111"><sup class="sml">111</sup></a>,» qui ont paru dans un recueil de +<i>Mélanges</i>, publié par l'un de ses amis, et que l'on retrouve maintenant +dans la collection générale de ses œuvres. Sous l'influence du même +sentiment il composa deux autres pièces à cette même époque; mais comme +elles ne se trouvent que dans les <i>Mélanges</i> que je viens de citer, et +que ce recueil n'est plus dans le commerce, je crois qu'on ne me saura +pas mauvais gré d'en citer ici quelques stances:</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote111" +name="footnote111"><b>Note 111: </b></a><a href="#footnotetag111"> +(retour) </a> Datées sur le manuscrit original, 2 novembre + 1808.</blockquote> + +<p class="mid">ADIEUX A UNE DAME<a id="footnotetag112" name="footnotetag112"></a> +<a href="#footnote112"><sup class="sml">112</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote112" +name="footnote112"><b>Note 112: </b></a><a href="#footnotetag112"> +(retour) </a> Intitulés dans le manuscrit original: À Mrs. ***, + qui me demandait mes raisons pour quitter l'Angleterre au + printems, et datés du 2 décembre 1808.</blockquote> + +<p>Quand, chassé des bosquets d'Éden, l'homme s'arrêta quelques instans sur +le seuil, chaque scène lui rappelait les heures écoulées, et lui faisait +maudire son avenir.</p> + +<p>Mais errant à travers de lointains climats, il apprit à porter le poids +de son chagrin; il ne fit plus que donner un soupir au souvenir du tems +passé, et trouva du soulagement au milieu de scènes plus agitées.</p> + +<p>Ainsi, Marie, doit-il en être de moi; je ne dois plus revoir tes +charmes, car quand je m'arrête près de toi, mon cœur soupire pour tout +ce bonheur qu'il a connu autrefois, etc.</p> + +<p>L'autre poème respire tout entier la tendresse; mais je n'en donnerai +que les stances qui me paraissent les plus saillantes:</p> + +<p class="mid">STANCES À ***, <span class="sc">en quittant l'Angleterre</span>.</p> + +<p>C'en est fait! la barque abandonne au souffle du vent ses voiles +blanches, qui soufflent autour du mât et s'entr'ouvrent aux efforts de +la brise bruyante! Et il faut que je quitte ce pays, parce que je n'en +puis aimer qu'une...</p> + +<p>Comme un oiseau privé de sa compagne, mon cœur déchiré se livre à la +douleur: en vain je cherche autour de moi, je ne puis rencontrer un +sourire ami, une figure qui me plaise, et même au milieu des troupes les +plus nombreuses, je suis toujours seul, parce que je n'en puis aimer +qu'une.</p> + +<p>Je franchirai les flots blanchissans, j'irai chercher une patrie à +l'étranger; je ne saurais trouver de repos nulle part, jusqu'à ce que +j'aie oublié les traits de cette belle infidèle; je ne puis me +soustraire à mes sombres pensées, mais je puis aimer toujours, et +toujours je n'en puis aimer qu'une...</p> + +<p>Je pars... mais en quelque lieu que j'aille, aucun œil ne se mouillera +pour moi de larmes, aucun cœur ne sympathisera à mes peines; toi-même, +qui as détruit toutes mes espérances, tu ne m'accorderas pas un soupir, +quoique je n'en aime qu'une.</p> + +<p>Le souvenir de chacune de ces scènes passées, la pensée de ce que nous +sommes, de ce que nous avons été, abîmerait de douleurs des cœurs plus +faibles! Mais, hélas! le mien a supporté le choc, il bat encore comme il +avait commencé, et n'en aime jamais réellement qu'une.</p> + +<p>Qu'elle peut être cette belle, si tendrement aimée? c'est ce que le +vulgaire ne doit pas savoir; pourquoi ce jeune amour fut-il malheureux? +tu le sais, et moi j'en gémis; et bien peu de ceux qui vivent sur cette +terre n'ont aimé si long-tems, et n'en ont aimé qu'une.</p> + +<p>J'ai essayé les fers d'une autre, tout aussi belle peut-être; j'aurais +donné beaucoup pour l'aimer autant que toi, mais un charme insurmontable +empêchait mon cœur déchiré de rien sentir que pour une.</p> + +<p>Il me serait doux de te revoir au moment du départ, de te bénir en te +disant adieu; cependant je ne voudrais pas demander à tes beaux yeux des +larmes pour celui qui va errer sur les vastes mers. Il a perdu sa +patrie, ses espérances, sa jeunesse, et toutefois il aime encore, et +n'en aime qu'une.</p> + +<p>Tandis que son cœur aimant était ainsi trompé dans ses espérances de +retour, il était au moins autant mortifié et désappointé dans un autre +instinct de sa nature, le désir d'acquérir des distinctions et de +dominer. Le peu de rapports entre sa fortune et son rang fut de bonne +heure pour lui une source d'embarras et d'humiliations; et la haute +opinion qu'il avait des avantages d'une naissance illustre ne faisait +qu'ajouter à l'amertume de cette inégalité. Cependant l'ambition lui +suggéra bientôt qu'il y avait d'autres et de plus nobles voies pour +arriver aux distinctions. Il sentit avec orgueil qu'il pourrait un jour +obtenir celles que le talent ne doit qu'à lui-même. Il n'était pas +extraordinaire non plus que, comptant sur l'indulgence que l'on accorde +ordinairement à la jeunesse, il espérât faire impunément le premier pas +dans le sentier de la gloire. Mais là, comme dans tous les autres objets +que son cœur s'était proposés, il ne rencontra que le désappointement et +la mortification. Au lieu d'éprouver ces égards, si ce n'est cette +indulgence avec laquelle les critiques accueillent ordinairement de +jeunes débutans, il se trouva tout à coup victime d'une sévérité sans +borne, sévérité que l'on ne déploie que rarement contre les plus vieux +pécheurs dans le monde littéraire. Ainsi, son cœur, qui venait +d'éprouver toute la douleur d'un amour malheureux, se vit encore frustré +de ces ressources et de ces consolations qu'il avait cherchées dans +l'exercice de ses facultés intellectuelles.</p> + +<p>Tandis qu'il éprouvait ainsi de bonne heure des peines de plus d'un +genre, son imagination reçut encore l'influence funeste de plaisirs trop +prématurés. Bientôt se dissipa ce charme dont la jeunesse aime à +embellir un monde qu'elle ne connaît pas. Ses passions avaient dès le +commencement anticipé l'avenir, et le vide qu'elles laissèrent bientôt +dans son ame fut, de son propre aveu, l'une des principales causes de +cette mélancolie qui forma depuis l'une des marques distinctives de son +caractère.</p> + +<p>«Mes passions, dit-il dans ses <i>Pensés détachées</i>, se développèrent de +très-bonne heure, de si bonne heure que bien peu voudraient me croire, +si j'en citais la date et les circonstances: peut-être l'une des causes +de cette mélancolie anticipée de mes pensées fut que j'avais anticipé la +vie. Mes premiers poèmes sont pleins de pensées qui semblent appartenir +à un âge dix ans plus vieux que celui auquel ils furent écrits; je ne +veux point parler de leur mérite, mais de l'expérience qu'on y remarque. +Les deux premiers chants de <i>Childe Harold</i> furent terminés, quand je +n'avais que vingt-deux ans, et on les croirait écrits par un homme plus +âgé que je ne le serai probablement jamais.»</p> + +<p>Quoique la première phrase de cet extrait se rapporte à une époque de +beaucoup antérieure, elle nous donnera occasion de remarquer que, +quelque irrégulière qu'ait été sa vie durant les deux ou trois années +qui précédèrent le moment de ses voyages, l'idée que plusieurs ont eue +qu'il faisait dans <i>Childe Harold</i> allusion aux débauches et aux orgies +de Newstead, est, comme beaucoup d'autres accusations contre lui, fondée +sur son propre témoignage, étrangement exagéré. Il représente, il est +vrai, la maison de son représentant poétique comme un <i>dôme monastique +condamné à de vils usages</i>, et ajoute: «Où la superstition tenait jadis +son antre les filles de Paphos venaient chanter et sourire.» M. Dallas +se livrant au même esprit d'exagération, dit, en parlant des préparatifs +du jeune poète: «Déjà rassasié de plaisirs et dégoûté de la compagnie de +ceux qui n'avaient point d'autres ressources, il avait résolu de +maîtriser ses passions, et avait congédié ses harems.» La vérité est que +l'exiguïté des moyens pécuniaires de Lord Byron eût suffi seule pour le +détourner de ce luxe oriental. Son genre de vie à Newstead était simple +et peu coûteux. Ses compagnons, quoique amis du plaisir, avaient des +goûts et des caractères trop réfléchis pour s'accommoder d'une débauche +vulgaire. Quant à ses prétendus <i>harems</i>, il paraît qu'une ou deux +<i>subintroductæ</i>, comme les moines les auraient appelées, et encore +prises parmi les domestiques de la maison, sont tout ce que la médisance +a jamais pu citer à l'appui de cette calomnie.</p> + +<p>Il nous dit lui-même, dans le journal que je viens de citer, que le jeu +était au nombre de ses folies à cette époque.</p> + +<p>«J'ai, dit-il, idée que les joueurs sont aussi heureux que bien d'autres +gens, parce qu'ils sont toujours <i>excités</i>. Les femmes, le vin, la +gloire, la table rassasient quelquefois; mais chaque coup de carte ou de +dé tient le joueur éveillé, outre que l'on peut jouer dix fois plus +long-tems qu'on ne peut faire toute autre chose. Étant jeune, j'étais +passionné pour le jeu, c'est-à-dire pour le hasard; car je déteste tous +les jeux de cartes, même le pharaon. Quand le maccao fut inventé, je ne +voulus pas l'adopter; car je regrettais le bruit du cornet et des dés et +cette glorieuse incertitude, non-seulement d'une chance bonne ou +mauvaise, mais même d'une chance quelconque; car il faut souvent jeter +les dés plusieurs fois avant d'obtenir un résultat. J'ai gagné jusqu'à +quatorze coups de suite, et enlevé tout l'argent qui se trouvait sur la +table; mais je n'avais ni sang-froid, ni jugement, ni calcul: c'était +l'émotion qui faisait tout mon plaisir. Après tout, j'ai cessé à tems, +sans avoir ni beaucoup gagné ni beaucoup perdu. Depuis l'âge de vingt-un +ans j'ai très peu joué, et jamais au-delà de cent, deux cents ou trois +cents guinées.»</p> + +<p>Il fait allusion à cette folie et à quelques autres dans le billet +suivant.</p> + +<p class="mid">À M. WILLIAMS BANKES.<br> + +<span class="rig">Vendredi, minuit.</span></p><br> + +<p><span class="sc">Mon cher Bankes</span>,</p> + +<p>«Je reçois à l'instant votre petit mot; croyez que je suis désespéré de +n'en avoir pas eu plus tôt connaissance; une demi-heure de conversation +avec vous m'eût été plus agréable que le vin, le jeu et toutes les +autres manières à la mode de passer une soirée chez soi ou en ville. Je +suis réellement très-fâché d'être sorti avant l'arrivée de votre +missive; à l'avenir écrivez-moi avant six heures, et soyez sûr que, +quels que soient mes engagemens, je les mettrai de côté. Croyez-moi avec +cette déférence que j'ai eue dès mon enfance pour vos talens, et une +meilleure opinion de votre cœur,</p> + +<p>»Votre, etc.»<br><span class="rig"> +BYRON.</span><br></p> + +<p>Parmi les causes, si ce n'est plutôt parmi les résultats de cette +disposition à la mélancolie qui tenait à son caractère, il ne faut pas +oublier ce scepticisme en fait de matières religieuses, qui, comme nous +l'avons vu, jetait déjà quelque chose de sombre sur les pensées de son +enfance, et qui se rembrunit de plus en plus à l'époque dont je parle en +ce moment. En général, nous voyons les jeunes gens trop ardemment +occupés des plaisirs que ce monde donne ou promet, pour s'occuper bien +sérieusement des mystères du monde à venir. Mais avec lui le cas était +malheureusement tout contraire: comme philosophe et comme ami du +plaisir, il avait acquis trop tôt la plus déplorable expérience. Être, +comme il le supposait, parvenu à la dernière limite des plaisirs de ce +monde, et ne voir au-delà que nuages et obscurité, tel était le sort +funeste auquel un caractère et des passions prématurées semblaient +condamner Lord Byron.</p> + +<p>Quand, à l'âge de vingt-cinq ans, Pope se plaignait d'être fatigué du +monde, Swift lui répondit qu'il n'avait point encore assez agi, assez +souffert dans le monde pour en être fatigué. Mais quelle différence +entre la jeunesse de Pope et celle de Byron! Ce que le premier n'avait +qu'anticipé par la pensée, le second le connut dans la plus triste +réalité. À l'âge où l'un commençait à peine à jeter un coup d'œil sur +l'océan de la vie, l'autre y avait plongé, et en avait sondé toutes les +profondeurs. Swift lui-même dut aux désappointemens et aux injustices +qu'il éprouva de bonne heure cette amertume qui ne le quitta jamais, et +présente bien plus d'analogie avec le sort de notre poète, non-seulement +pour les attaques cruelles auxquelles il se trouva jeune en butte, que +pour l'effet qu'elles produisirent sur son caractère<a id="footnotetag113" name="footnotetag113"></a> +<a href="#footnote113"><sup class="sml">113</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote113" +name="footnote113"><b>Note 113: </b></a><a href="#footnotetag113"> +(retour) </a> Il y a du moins un grand point de rapprochement + dans la disposition d'esprit que Johnson attribue à Swift: + «Le soupçon d'irréligion, dit-il, qui plana sur la tête de + Swift, vint en grande partie de son horreur pour + l'hypocrisie: <i>au lieu de chercher à paraître meilleur, il + prenait plaisir à paraître pire qu'il n'était en effet</i>.» + <span class="rig"> (<i>Note de Moore</i>.)</span><br> +</blockquote> + +<p>La jeunesse est naturellement portée à se donner des airs d'une +mélancolie romantique, à imiter un air triste et sombre que les années +n'ont pas encore pu amener. Je ne veux pas nier que quelque chose de ce +genre ne soit venu augmenter et nourrir les dispositions peu riantes de +notre jeune poète. Il avait dans son cabinet d'étude un certain nombre +de crânes humains bien polis et rangés avec une symétrie qui semblerait +indiquer plutôt l'envie de s'entourer d'idées sombres que de les éviter. +Peut-être est-ce aussi une imitation de l'usage que Young fit, dit-on, +d'un crâne, circonstance qui nous ferait douter de la sincérité de sa +mélancolie à cette époque, si nous n'en retrouvions les traces évidentes +dans le reste de ses écrits et dans sa vie tout entière.</p> + +<p>Telle est, d'après son propre témoignage et celui des autres, la +disposition d'esprit et de cœur dans laquelle Byron partit pour son +voyage indéfini, à la suite du changement le plus grand qu'un homme ait +jamais peut-être éprouvé dans sa manière de voir et de sentir. Le refus +de lord Carlisle d'agir comme son patron, et la position humiliante dans +laquelle ce refus le plaça, complétèrent les mortifications que déjà +bien d'autres causes lui avaient fait éprouver. Trompé dans ses +espérances en amour et en amitié, il trouva une sorte de vengeance et de +consolation à douter qu'il existât en effet de tels sentimens. Les +échecs qu'il avait essuyés étaient assez capables d'irriter et de +blesser qui que ce soit; il ajouta encore à ce qu'ils avaient de pénible +par le caractère irritable et impatient dont il les reçut. Ce que +d'autres auraient reçu avec résignation comme autant de malheurs le +révolta comme autant d'affronts et d'injustices, et la véhémence de +cette réaction produisit un changement complet dans tout son caractère. +Alors, comme dans les révolutions, tout ce qu'il y avait de mauvais et +d'irrégulier dans son naturel surgit à la surface, et domina en même +tems que tout ce qu'il y avait de plus énergique et de plus grand. Ses +vertus et ses qualités naturelles ajoutèrent elles-mêmes à la violence +de ce changement. Cette même ardeur qu'il avait mise dans ses amitiés et +dans ses amours fournit de nouveaux alimens à son indignation et à son +mépris. La vivacité et la tournure originale de son esprit ouvrirent un +autre canal au fiel dont il était rempli; et cette haine de +l'hypocrisie, qu'il avait déjà montrée en exagérant les erreurs de sa +jeunesse, le porta, par horreur de toute fausse prétention à la vertu, à +une autre prétention encore plus dangereuse, celle d'afficher des vices +et de s'en faire gloire.</p> + +<p>La lettre suivante, qu'il écrivit à sa mère peu de jours avant que de +mettre à la voile, donne quelques détails sur les personnes qui +composaient sa suite. Robert Rushton, dont il y parle avec tant +d'intérêt, est le jeune enfant qu'il introduisit dans le premier chant +de <i>Childe Harold</i>, en qualité de son page.</p> +<br><br> +<h3>LETTRE XXXIV.</h3> + +<h4>À MRS. BYRON.</h4> + +<p class="rig">Falmouth, 22 juin 1809.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Ma chère mère</span>,</p> + +<p>«Nous aurons mis à la voile, probablement avant que cette lettre ne vous +soit parvenue. Fletcher m'a tant tourmenté, que je l'ai gardé à mon +service; mais s'il ne se conduit pas bien à l'étranger, je le renverrai +par un transport. J'ai un domestique allemand, qui a déjà été en Perse +avec M. Wilbraham, et qui m'a été fortement recommandé par le docteur +Butler de Harrow; si vous l'ajoutez à Robert et William, vous aurez tout +le personnel dont se compose ma suite. J'ai des lettres de +recommandation en abondance; je vous écrirai de tous les ports où nous +toucherons; mais si mes lettres viennent à s'égarer, il ne faut pas vous +en alarmer. Le continent marche bien; une insurrection a éclaté dans +Paris; les Autrichiens sont en train de battre Bonaparte, et les +Tyroliens se sont soulevés.</p> + +<p>«Voici mon portrait à l'huile pour être renvoyé le plus tôt possible à +Newstead. Je voudrais bien que les demoiselles P... eussent quelque +chose de mieux à faire que d'emporter mes miniatures à Nottingham pour +les copier. Puisque c'est fait maintenant, vous pourriez leur offrir de +copier aussi les autres portraits, auxquels je tiens beaucoup plus qu'au +mien. Quant aux finances, je suis ruiné, du moins jusqu'à ce que +Rochdale soit vendu; si cela ne tourne pas bien, j'entrerai au service +de l'Autriche ou de la Russie, peut-être même à celui de la Turquie, si +leurs manières me conviennent. Le monde est devant moi; je quitte +l'Angleterre sans regret et sans aucun désir de rien revoir de ce +qu'elle contient, excepté <i>vous-même</i> et votre résidence actuelle.</p> + +<p>»<i>P. S.</i> Dites, je vous prie, à M. Rushton que son fils se porte bien et +va bien; il en est de même de Murray; en vérité, je ne l'ai jamais vu +mieux: il sera de retour dans un mois. Au nombre de mes regrets je +devrais compter celui de me séparer de ce fidèle serviteur; son grand +âge me privera peut-être du plaisir de le revoir jamais. Pour Robert, je +l'emmène; je l'aime, parce que, comme moi, il paraît être un animal sans +amis en ce monde.»</p> + +<p>Ceux qui se rappellent la description poétique qu'il fait de l'état de +son ame au moment de quitter l'Angleterre, pourront trouver étranges et +choquantes la gaîté et la légèreté qui règnent dans les lettres que je +vais transcrire ici. Mais dans un caractère comme celui de Lord Byron, +ces éclats de vivacité extérieure ne sont pas du tout incompatibles avec +un cœur intimement et profondément ulcéré<a id="footnotetag114" name="footnotetag114"></a> +<a href="#footnote114"><sup class="sml">114</sup></a>, et le ton de gaîté et de +bonne humeur qu'il y affecte ne rend que plus frappant le sentiment +d'abandon et d'isolement qu'il y laisse quelquefois percer.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote114" +name="footnote114"><b>Note 114: </b></a><a href="#footnotetag114"> +(retour) </a> On sait que le poète Cowper composa son + chef-d'œuvre de gaîté, <i>John Gilpin</i>, pendant une de ses + crises d'abattement mortel, et il dit lui-même: «Tout étrange + que cela puisse paraître, les ouvrages les plus bouffons que + j'aie écrits, le furent dans un moment de tristesse affreuse, + et peut-être ne les eussé-je jamais écrits sans cette même + tristesse.»<br> + <span class="rig">(<i>Note de Moore</i>.)</span><br> +</blockquote> +<br><br> +<h3>LETTRE XXXV.</h3> + +<h4>À M. HENRY DRURY.</h4> + +<p class="rig">Falmouth, 25 juin 1809.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Mon cher Drury</span>,</p> + +<p>«Nous partons demain par le paquebot de Lisbonne; nous avons été retenus +jusqu'ici par le manque de vent et d'autres circonstances. Tout étant +maintenant pour le mieux, demain soir à cette heure-ci nous serons +embarqués sur ce vaste monde des eaux. Le paquebot de Malte ne devant +pas partir pendant quelques semaines, nous avons résolu d'aller par +Lisbonne, afin de voir le Portugal; de là par Cadix et Gibraltar, et +puis nous reprenons notre première route, Malte et Constantinople, si +tant est que le capitaine Kidd, notre brave commandant, entende bien la +navigation, et nous conduise suivant la carte.</p> + +<p>»Voulez-vous avoir la bonté de dire au docteur Butler<a id="footnotetag115" name="footnotetag115"></a> +<a href="#footnote115"><sup class="sml">115</sup></a>, qu'à sa +recommandation j'ai pris à mon service un Prussien, Friese, la perle des +domestiques? Il s'est trouvé parmi les adorateurs du feu en Perse, a vu +Persépolis et tout ce qui s'en suit.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote115" +name="footnote115"><b>Note 115: </b></a><a href="#footnotetag115"> +(retour) </a> En se réconciliant avec le docteur Butler, au + moment de son départ, Byron donna une nouvelle preuve de la + bonté de son caractère, irritable sans doute, mais étranger à + toute idée de haine ou de rancune. Il avait préparé des + corrections pour une nouvelle édition de ses <i>Heures + d'oisiveté</i>, où il remplaçait les épigrammes contre ce + professeur, par son éloge et l'aveu des torts qu'il se + reprochait envers lui.<br> + <span class="rig"> (<i>Note de Moore</i>.)</span><br> +</blockquote> + +<p>»Hobhouse a fait de formidables préparatifs pour publier ses voyages au +retour; un cent de plumes, deux gallons d'encre<a id="footnotetag116" name="footnotetag116"></a> +<a href="#footnote116"><sup class="sml">116</sup></a>, plusieurs livres +blancs, etc., tout cela pour le plus grand avantage d'un public éclairé. +J'ai renoncé à rien écrire pour mon propre compte, mais j'ai promis de +lui fournir un ou deux chapitres de mœurs, etc., etc.</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p> Le coq chante, il faut partir; je ne saurais vous en dire davantage.</p> + +<p class="rig"> (<i>Ghost of Gaffer Thumb</i>.)<br></p><br> +</div></div> + +<p>«Adieu, croyez-moi, etc., etc.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote116" +name="footnote116"><b>Note 116: </b></a><a href="#footnotetag116"> +(retour) </a> Un peu moins de dix pintes de Paris. +<span class="rig"> (<i>N. du Tr.</i>)</span><br> +</blockquote> + +<br><br> +<h3>LETTRE XXXVI.</h3> + +<h4>À M. HODGSON.</h4> + +<p class="rig">Falmouth, 25 juin 1809.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Mon cher Hodgson</span>,</p> + +<p>«Avant que la présente ne vous parvienne, Hobhouse, deux femmes +d'officiers, trois enfans, deux filles de chambre, deux subalternes pour +la troupe, trois seigneurs portugais et leurs domestiques, enfin +moi-même, en tout dix-neuf ames, nous aurons mis à la voile pour +Lisbonne, sous la conduite du noble capitaine Kidd, aussi brave marin +qu'aucun qui ait jamais passé en contrebande un quartaut de spiritueux.</p> + +<p>»Nous allons à Lisbonne d'abord, parce que le paquebot de Malte est déjà +parti, voyez-vous? De Lisbonne à Gibraltar, Malte, Constantinople <i>et +cœtera</i>, comme dit éloquemment l'orateur Henley, quand il mit en danger +l'église <i>et cœtera</i>.</p> + +<p>»Cette ville de Falmouth, comme vous le devinez presque déjà, n'est pas +située fort loin de la mer. Elle est défendue de ce côté par deux +châteaux, Saint-Maws et Pendennis, extrêmement bien calculés pour +tourmenter tout le monde, excepté l'ennemi. Saint-Maws a pour garnison +un individu très-valide, âgé seulement de quatre-vingts ans; c'est du +reste un homme veuf. C'est à lui qu'est dévolu le commandement absolu et +la direction de six pièces de siége, les moins dirigeables possible, +admirablement adaptées pour la destruction de Pendennis qui est une +autre tour de même force sur l'autre côté du canal. Nous avons visité +Saint-Maws; pour Pendennis, on ne nous l'a laissé voir qu'à distance, +parce qu'on nous soupçonnait, Hobhouse et moi, d'avoir déjà pris +Saint-Maws par un coup de main.</p> + +<p>»La ville contient beaucoup de quakers et de poisson salé; les huîtres y +ont un goût de cuivre, parce que le pays est plein de mines; les femmes +(bénie soit pour cela la corporation!) sont fouettées derrière une +charrette quand elles se permettent de voler en petit ou en grand; et +c'est ce qui est arrivé hier vers midi à une personne du beau sexe. Elle +était entêtée et a envoyé le maire à tous les diables...</p> + +<p>»Hodgson! rappelez-moi au souvenir de Drury, et rappelez-moi à votre +propre souvenir... quand vous serez ivre; je ne suis pas digne d'occuper +les pensers d'un homme à jeun. Ayez l'œil à ma satire chez Cawthorn, +dans Cockspur-Street...</p> + +<p>»J'ignore quand je pourrai vous écrire de nouveau, car cela dépend de +notre expérimenté capitaine, le brave Kidd, et «des vents orageux qui +<i>ne</i> soufflent <i>pas</i> dans cette saison.» Je quitte l'Angleterre sans +regret; j'y retournerai sans plaisir. Je suis comme Adam, le premier +pécheur condamné à la déportation; mais je n'ai pas d'Ève, et je n'ai +pas mangé de pomme, si ce n'est des pommes sures et sauvages. Ainsi +finit mon premier chapitre.</p> + +<p>»Adieu. Tout à vous, etc.»</p> + +<p>Dans cette lettre étaient renfermées les strophes suivantes, dont nous +regrettons de ne pouvoir rendre toute la gaîté et le naturel:</p> + +<p>En rade de Falmouth, 30 juin 1809.</p> + +<p>1. Hourra! Hodgson, nous voilà partis; l'embargo est à la fin levé: une +brise favorable agite les voiles, et les frappe contre le mât, au-dessus +duquel le pavillon de partance déploie ses orbes onduleux. Attention! le +coup de canon est tiré. Les cris des femmes effrayées et les juremens +des matelots nous avertissent que le moment est venu. Voici monter à +bord un coquin de douanier; il faut tout ouvrir, tout montrer, malles, +caisses, etc. Malgré tant de bruit et de fracas, il faut que le plus +petit trou à rats soit visité, avant qu'on ne nous permette de partir à +bord du paquebot de Lisbonne.</p> + +<p>2. Nos matelots détachent les amarres; tout le monde aux rames. Le +bagage descend de dessus le quai; nous sommes impatiens. En avant, +poussez loin du rivage. «Prenez garde! cette caisse renferme des +liquides. Arrêtez le bateau, je me sens malade: oh! mon Dieu!»--«Malade! +madame; le diable m'emporte, vous le serez bien davantage quand vous +aurez été seulement une heure à bord.» Hommes, femmes, maîtres et +valets, maîtresses et servantes, pressés les uns contre les autres comme +des bâtons de cire, crient, se démènent et s'agitent. Que de bruit, que +de fracas avant que nous n'atteignions le paquebot de Lisbonne!</p> + +<p>3. Enfin nous l'avons atteint! Voilà le capitaine, le brave Kidd, qui +commande son équipage. Les passagers sont parqués dans leur logement, +les uns pour y grogner, les autres pour y vomir tout à leur aise. «Holà +hé! appelez-vous cela une chambre? Cela n'a pas trois pieds carrés; il +n'y aurait pas de quoi contenir la reine Mab<a id="footnotetag117" name="footnotetag117"></a> +<a href="#footnote117"><sup class="sml">117</sup></a>. Qui diable peut loger +là-dedans?»--«Qui, monsieur? beaucoup de monde. Vingt seigneurs à la +fois ont rempli mon navire.»--«Vraiment! Jésus mon Dieu, comme vous nous +pressez! Plût à Dieu que vos vingt seigneurs y fussent encore! j'aurais +échappé à la chaleur et au bruit qui règnent à bord de ce beau navire, +le paquebot de Lisbonne.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote117" +name="footnote117"><b>Note 117: </b></a><a href="#footnotetag117"> +(retour) </a> <i>Queen mab</i>; voyez, dans Shakspeare, la charmante + description de cette petite reine des fées et de son petit + équipage.</blockquote> + +<p>4. «Fletcher! Murray! Rob<a id="footnotetag118" name="footnotetag118"></a> +<a href="#footnote118"><sup class="sml">118</sup></a>! où êtes-vous? étendus sur le pont comme +des bûches! Un coup de main, vous, joli matelot; voilà un bout de corde +pour fouetter ces chiens-là.» Hobhouse murmure des juremens affreux en +roulant le long de l'écoutille; il vomit alternativement des vers et son +déjeuner, et nous envoie tous à tous les diables. «Voilà une stance sur +la maison de Bragance... Au secours!»--«Un couplet?»--«Non, une tasse +d'eau chaude.»--«Qu'est-ce qu'il y a?»--«Diable! mon foie me vient sur +le bord des lèvres! Je ne survivrai jamais au bruit et au fracas de ce +navire brutal, le paquebot de Lisbonne.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote118" +name="footnote118"><b>Note 118: </b></a><a href="#footnotetag118"> +(retour) </a> Abréviation pour Robert.</blockquote> + +<p>5. Enfin, nous voilà en route pour la Turquie; Dieu sait quand nous en +reviendrons! Les vents violens et les sombres tempêtes peuvent en un +moment briser notre vaisseau. Mais puisque, de l'avis des philosophes, +la vie n'est qu'une plaisanterie, le mieux est encore de rire. Rions +donc, comme je fais maintenant; rions de tout, des grandes et des +petites choses. Bien portans ou malades, à la mer ou sur terre, tant que +nous avons de quoi boire abondamment, rions. Que diable! peut-on se +soucier d'autre chose? Holà hé! de bon vin! qui voudrait s'en laisser +manquer, même à bord du paquebot de Lisbonne?<br> +<span class="rig">BYRON.</span><br></p> + +<p>Le 2 juillet, le navire mit à la voile de Falmouth; et après une +heureuse traversée de quatre jours et demi, nos voyageurs arrivèrent à +Lisbonne, et se logèrent dans cette ville.</p> + +<p>Lord Byron citait souvent une étrange anecdote que le capitaine Kidd, +commandant du paquebot, lui avait racontée pendant la traversée. Cet +officier lui dit qu'une nuit, étant endormi, il fut réveillé par le +poids de quelque chose de lourd sur son estomac, et qu'à l'aide d'une +petite clarté qui régnait dans sa chambre, il reconnut distinctement le +corps de son frère qui, à cette époque, servait aux grandes Indes dans +la marine royale, revêtu de son uniforme et couché en travers sur son +lit. Pensant que c'était une illusion de ses sens, il ferma les yeux, et +essaya de dormir. Mais la même pression se fit encore sentir, et chaque +fois qu'il se hasarda à ouvrir les yeux, il vit la même figure couchée +en travers sur lui dans la même position. Pour ajouter encore à ce que +cet événement avait de merveilleux, en étendant la main pour toucher ce +fantôme, il sentît que l'uniforme dont il paraissait couvert était tout +dégouttant d'eau. À l'arrivée d'un de ses camarades qu'il appela au +secours, l'apparition s'évanouit; mais quelques mois après, il reçut +l'accablante nouvelle que son frère était mort cette nuit-là même, noyé +dans les mers des Indes. Le capitaine Kidd n'avait pas le plus léger +doute sur la réalité de cette apparition surnaturelle.</p> + +<p>Les lettres suivantes de Lord Byron à son ami Hodgson, quoique écrites +avec une gaîté et une légèreté d'écolier, donneront quelque idée de +l'impression que lui fit son séjour à Lisbonne. De telles lettres, qui +contrastent si fortement avec les nobles stances sur le Portugal, qui se +trouvent dans le <i>Childe Harold</i>, montreront combien son imagination +était versatile, et sous combien d'aspects différens il pouvait +envisager les mêmes choses suivant les différentes dispositions d'esprit +où il était.</p> +<br><br> +<h3>LETTRE XXXVII.</h3> + +<h4>À M. HODGSON.</h4> + +<p class="rig">Lisbonne, 16 juillet 1809.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Mon cher Hodgson</span>,</p> + +<p>«Jusqu'ici nous avons poursuivi notre route; nous avons vu des choses +magnifiques, des palais, des couvens; mais comme tout cela se trouvera +écrit au large dans le premier volume de voyages de mon ami Hobhouse, je +ne veux point anticiper, ni le voler, en fraudant le plus petit détail, +et vous le communiquant ainsi d'une manière clandestine dans une lettre. +Tout ce que je puis me permettre de vous dire, c'est que le village de +Cintra, dans l'Estramadoure, est peut-être le plus beau village du +monde...............................................</p> + +<p>»Je suis très-heureux ici, parce que j'aime les oranges, et que je parle +mauvais latin aux moines, qui le comprennent d'autant mieux, qu'il est +plus semblable au leur. Et puis je vais en société (avec mes pistolets +de poche). Et puis je nage dans le Tage, que j'ai traversé d'un seul +coup. Et puis je monte à cheval sur un âne ou sur une mule. Et puis j'ai +attrapé la diarrhée, et j'ai été piqué par les mosquites: mais qu'est-ce +que cela fait? on ne doit point chercher ses aises quand on fait une +partie de plaisir.</p> + +<p>«Quand les Portugais font les méchans, je dis <i>caracho</i>! le grand juron +des fashionables de ce pays-ci, et qui remplace parfaitement notre +<i>damnation</i>. Quand je suis mécontent de mon voisin, je l'appelle <i>combro +de merda</i>; avec ces deux phrases et une troisième, <i>cobra burro</i>, qui +signifie: procurez-moi un âne, je suis universellement reconnu pour un +homme de distinction, et qui parle fort bien toutes les langues. Quelle +joyeuse vie nous menons, nous autres voyageurs!... si nous avions la +nourriture et le vêtement. Mais sérieusement, et par malheur trop +sérieusement parlant, tout au monde est préférable à l'Angleterre; et +jusqu'ici je m'amuse beaucoup de mon voyage.</p> + +<p>»Demain, nous partons pour faire à cheval plus de quatre cents milles en +poste, jusqu'à Gibraltar, où nous nous embarquerons pour Mélite et +Byzance. Une lettre me parviendrait à Malte, ou me serait envoyée si +j'étais absent. Embrassez, je vous prie, les Drury, les Dwyer, et tous +les Éphésiens que vous rencontrerez. J'écris en ce moment avec le crayon +qui m'a été donné par Butler, ce qui rend ma mauvaise main pire encore. +Excusez mon <i>illisibilité</i>...</p> + +<p>»Hodgson! envoyez-moi les nouvelles, les morts et les défaites, les +crimes capitaux et les malheurs de mes amis. Donnez-moi quelques détails +sur les sujets littéraires, les controverses et les critiques; tout cela +me sera agréable: <i>Suave mari magno</i>, etc. En parlant de cela, j'ai été +malade à la mer et de la mer. Adieu...</p> + +<p>»Votre affectionné, etc.»</p> +<br><br> +<h3>LETTRE XXXVIII.</h3> + +<h4>À M. HODGSON.</h4> + +<p class="rig">Gibraltar, 6 août 1809.</p><br><br> + +<p>«Je viens d'arriver dans cette ville après un voyage de près de cinq +cents milles, à travers le Portugal et une partie de l'Espagne. Nous +allâmes à cheval de Lisbonne à Séville et à Cadix, et de là nous +montâmes à bord de la frégate <i>l'Hypérion</i> pour nous rendre ici. Les +chevaux sont excellens, nous faisions soixante-dix milles par jour. Des +œufs, du vin, des lits bien durs, sont toutes les commodités qu'offre la +route; mais sous un climat aussi brûlant, c'est bien assez. Ma santé est +meilleure qu'en Angleterre.</p> + +<p>»Séville est une belle ville, et la Sierra Moréna est une montagne bien +digne de ce nom; mais le diable emporte les descriptions! elles sont +toujours ennuyeuses. Cadix! délicieuse Cadix! c'est le plus beau point +de la terre..., et la beauté de ses rues et de ses bâtimens ne le cède +qu'à l'amabilité de ses habitans. Car, préjugé national à part, je dois +avouer que les femmes de Cadix sont aussi supérieures en beauté aux +femmes anglaises, que les Espagnols sont inférieurs aux Anglais pour +toutes les qualités qui donnent de la dignité au nom d'homme... Au +moment où je commençais à faire quelques connaissances dans la ville, je +fus obligé d'en partir.</p> + +<p>»Vous n'attendez pas de moi une longue lettre après une telle course à +cheval, «sur ces rosses d'Asie à l'embonpoint hypocrite.» En parlant +d'Asie, cela me fait penser à l'Afrique, qui n'est qu'à cinq milles de +ma demeure actuelle; j'y veux aller me promener avant de partir pour +Constantinople...</p> + +<p>«Cadix est une vraie Cythère; beaucoup de grands d'Espagne s'y sont +réfugiés, après avoir quitté Madrid à la suite des troubles: c'est, je +crois, la plus jolie ville et la plus propre de l'Europe. Londres est +sale en comparaison... Les Espagnoles se ressemblent toutes; leur +éducation est la même. La femme d'un duc est comme la femme d'un paysan +sous le rapport de l'instruction; et pour les manières, la femme d'un +paysan a les mêmes que la duchesse. Certainement elles sont séduisantes; +mais elles n'ont qu'une idée dans la tête, et l'unique affaire de toute +leur vie est l'intrigue...</p> + +<p>«J'ai vu sir John Carr à Séville et à Cadix; et comme le barbier de +Swift, je l'ai supplié de ne me point faire figurer dans son journal. +Rappelez-moi, je vous prie, au souvenir des Drury et des Davies et de +tous ceux de ce genre-là qui sont encore en vie<a id="footnotetag119" name="footnotetag119"></a> +<a href="#footnote119"><sup class="sml">119</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote119" +name="footnote119"><b>Note 119: </b></a><a href="#footnotetag119"> +(retour) </a> Des recommandations de ce genre, dit M. Hodgson, + dans une note au bas de la copie de cette lettre, se trouvent + à chaque pas dans sa correspondance. Il ne se contentait pas + de s'informer de la santé de ses amis et de leur donner cette + marque de souvenir. Si l'on pouvait savoir tout ce qu'il a + fait pour ses nombreux amis, certes il paraîtrait bien digne + d'en avoir eu. Pour moi, je me fais un plaisir de reconnaître + avec les sentimens de la plus vive gratitude, qu'il est venu + généreusement et bien à propos à mon secours; et si mon + pauvre ami Bland vivait encore, il rendrait aussi de grand + cœur le même hommage à la mémoire de Byron, quoique, après + tout, je sois de tous les hommes celui qui lui doit le plus + de reconnaissance.<br> + <span class="rig">(<i>Note de Moore</i>.)</span><br> +</blockquote> + +<p>Envoyez-moi une lettre et des nouvelles à Malte. Ma première sera datée +du Caucase ou de la montagne de Sion. Je repasserai en Espagne avant de +me rendre en Angleterre, car je suis amoureux de ce pays. Adieu, etc.»</p> + +<p>Dans une lettre à Mrs. Byron, datée de Gibraltar, quelques jours après, +il répète les mêmes détails sur son voyage, mais un peu plus étendus. +«Pour faire compensation, dit-il, à la saleté de Lisbonne et de ses +habitans, le village de Cintra, situé à quinze milles environ de cette +capitale, est peut-être, sous tous les rapports, le plus délicieux de +l'Europe; il renferme des beautés de toute espèce, naturelles et +artificielles. Des palais et des jardins s'élevant au milieu des +rochers, des cataractes et des précipices; des couvens sur des hauteurs +prodigieuses. Dans le lointain la vue de la mer et du Tage, et, en +outre, quoique ce ne soit qu'une circonstance bien secondaire, ce +village est remarquable comme étant le lieu où fut signée la fameuse +<i>convention</i> de sir H*** D**<a id="footnotetag120" name="footnotetag120"></a> +<a href="#footnote120"><sup class="sml">120</sup></a>. Il réunit l'apparence sauvage et +pittoresque des montagnes de l'Écosse avec la verdure et la fécondité du +midi de la France. Près de là est le palais de Mafra, l'orgueil des +Portugais, et qui serait admiré dans tous les pays du monde sous le +rapport de la magnificence, mais non sous celui de l'élégance. Un +couvent y est annexé; les moines sont assez polis, et entendent le +latin, de sorte que nous eûmes ensemble une longue conversation. Ils ont +une belle bibliothèque, et me demandèrent si <i>les Anglais</i> avaient <i>des +livres</i> dans leur pays.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote120" +name="footnote120"><b>Note 120: </b></a><a href="#footnotetag120"> +(retour) </a> Le colonel Napier, dans une note à son excellente + <i>Histoire de la guerre de la Péninsule</i>, relève l'erreur dans + laquelle Byron est tombé avec plusieurs autres; la convention + dont il s'agit ayant été signée à trente milles de + Cintra.--Voy. <i>Childe Harold</i>, chant Ier.<br> + <span class="rig">(<i>Note de Moore</i>.)</span><br> +</blockquote> + +<p>Il raconte ensuite dans la même lettre une aventure qui lui arriva à +Séville, et qui peut donner une juste idée de lui-même et du pays où il +se trouvait:</p> + +<p>«Nous logeâmes dans la maison de deux dames espagnoles non mariées, qui +possèdent six maisons à Séville, et me donnèrent un curieux modèle des +manières espagnoles. Ce sont des dames de qualité: l'aînée est une fort +belle femme; la seconde est agréable, mais elle n'est pas d'un port +aussi avantageux que dona Josepha. La liberté de manières qui est +générale ici m'étonna d'abord beaucoup; dans la suite de mes +observations, j'eus lieu de remarquer que la réserve n'est pas le +caractère dominant des Espagnoles, qui, en général, sont très-bien, avec +de grands yeux noirs et de fort belles formes. L'aînée honora votre fils +indigne d'une attention toute particulière, elle m'embrassa au moment de +mon départ (je n'y avais demeuré que trois jours). Elle coupa une boucle +de mes cheveux, et me fit cadeau d'une tresse des siens de trois pieds +de long, que je vous envoie, et que je vous prie de vouloir bien me +garder jusqu'à mon retour. Ses mots d'adieu furent: <i>Adios, tu hermoso! +me gustas mucho</i>. «Adieu! beau cavalier, tu me plais beaucoup.» Elle +m'offrit une partie de son propre appartement, que ma vertu ne me permit +pas d'accepter; elle rit beaucoup, me dit que j'avais quelque amante en +Angleterre, et ajouta qu'elle allait se marier à un officier de l'armée +espagnole.»</p> + +<p>Parmi les beautés espagnoles, qui avaient excité en masse son +imagination, il paraît qu'une dame était au moment de fixer plus +particulièrement son attention:</p> + +<p>«Cadix, la délicieuse Cadix, est la plus agréable ville que j'aie encore +vue; elle est bien différente de nos villes anglaises, excepté sous le +rapport de la propreté; elle est aussi propre que Londres, mais pleine +des plus belles femmes de l'Espagne; les belles de Cadix sont pour +l'Espagne ce que sont les belles du Lancashire pour l'Angleterre. +Précisément au moment où je venais d'être présenté à la grandesse, et +que je commençais à l'aimer, je me suis vu obligé de quitter Cadix pour +cet affreux Gibraltar; mais avant de rentrer en Angleterre, j'y veux +faire une autre visite.</p> + +<p>»La veille de mon départ, j'étais à l'opéra dans la loge de l'amiral *** +avec sa femme et sa fille. Elle est très-jolie dans le genre espagnol, +qui, à mon avis, n'est pas inférieur au genre anglais pour la beauté +proprement dite, et qui est bien plus séduisant. De longs cheveux noirs, +des yeux noirs et languissans, un teint olive-claire et des formes plus +gracieuses, quand elles sont animées par le mouvement, que n'en peut +concevoir un Anglais, habitué à l'air nonchalant et apathique de ses +belles compatriotes; ajoutez à cela la mise à la fois la plus décente et +du meilleur goût, qui rend une beauté espagnole tout-à-fait +irrésistible.</p> + +<p>»Mademoiselle *** et son jeune frère comprenaient un peu le français, +et, après avoir témoigné ses regrets que je ne susse pas l'espagnol, +elle me proposa de m'enseigner cette langue. Je ne pus répondre que par +un profond salut, regrettant de quitter Cadix trop promptement pour +faire tous les progrès qui eussent naturellement suivi mes études sous +une si charmante directrice. Je me tenais debout, sur le derrière de la +loge, qui ressemble assez à nos loges d'opéra (le théâtre est vaste, +bien décoré, et la musique admirable), comme le font généralement les +Anglais pour ne pas incommoder les dames qui sont devant, quand la belle +espagnole déplaça une vieille femme, tante ou duègne, et m'ordonna de +venir m'asseoir à côté d'elle, à une distance honnête de la maman. Le +spectacle terminé, je m'étais éclipsé, et je traversais le passage avec +plusieurs hommes, quand la dame, tournant la tête par hasard, m'appela, +et j'eus l'honneur de la conduire jusqu'à la maison de l'amiral. J'ai +reçu une invitation pour l'époque de mon retour à Cadix, et j'en +profiterai certainement si je repasse par l'Espagne, en revenant +d'Asie.»</p> + +<p>C'est à ces aventures, ou plutôt à ces commencemens d'aventures, qu'il +fait allusion dans la première partie de ses <i>Souvenirs</i>; et c'est de la +plus jeune de ses belles hôtesses de Séville qu'il dit qu'il devint +amoureux, à l'aide d'un dictionnaire.</p> + +<p>«Pendant quelque tems, dit-il, je réussis très-bien dans mes études de +langue et dans mon amour<a id="footnotetag121" name="footnotetag121"></a> +<a href="#footnote121"><sup class="sml">121</sup></a>, jusqu'à ce que la dame prit une fantaisie +pour une bague que je portais, et s'opiniâtra à ce que je la lui +donnasse comme un gage de ma sincérité. Cela était impossible, et je lui +déclarai que tout ce que je possédais était à son service, excepté cette +bague dont j'avais fait vœu de ne pas me séparer. La jeune Espagnole se +fâcha, son amant ne tarda pas à se fâcher aussi, et l'affaire se termina +par une froide séparation. Bientôt après je mis à la voile pour Malte, +où je perdis à la fois et mon cœur et ma bague.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote121" +name="footnote121"><b>Note 121: </b></a><a href="#footnotetag121"> +(retour) </a> Nous trouvons une allusion à cet incident dans + <i>Don Juan</i>: + +<p> «Il est agréable d'apprendre une langue étrangère des yeux et + des lèvres d'une femme... c'est-à-dire quand la maîtresse et + l'écolier sont jeunes tous les deux, comme il m'arriva à moi, + etc.»</p></blockquote> + +<p>Dans une lettre sur Gibraltar que nous venons de citer, il ajoute: «Je +vais demain en Afrique, qui n'est qu'à six milles de cette forteresse. +Mon premier séjour après sera Cagliari, en Sardaigne, où je serai +présenté à sa majesté. J'ai un superbe uniforme pour habit de cour, +indispensable à un voyageur.» Toutefois il ne mit pas à exécution son +projet de visiter l'Afrique. Après un court séjour à Gibraltar, où il +dîna une fois avec lady Westmoreland, et une autre avec le général +Castaños, il partit de Malte, par le paquebot, le 19 août. Il avait +renvoyé en Angleterre Joe Murray et le jeune Rushton, la santé de ce +dernier ne lui permettant pas de l'accompagner plus long-tems.</p> + +<p>«Je vous prie, dit-il à sa mère, ayez toutes sortes de bontés pour cet +enfant; car c'est mon grand favori<a id="footnotetag122" name="footnotetag122"></a> +<a href="#footnote122"><sup class="sml">122</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote122" +name="footnote122"><b>Note 122: </b></a><a href="#footnotetag122"> +(retour) </a> + Voici le <i>post-scriptum</i> de cette lettre: + +<p> «Ainsi lord G... est marié à une paysanne! c'est fort bien! + Si je me marie, je vous amènerai une sultane, avec une + demi-douzaine de villes pour dot; et pour vous réconcilier + avec une belle-fille ottomane, elle vous donnera un boisseau + de perles, pas plus grosses que des œufs d'autruche et pas + plus petites que des noix.»</p></blockquote> + +<p>Il écrivit aussi une lettre au père de cet enfant, qui donne une si +bonne idée de la bonté et de la sensibilité de son ame, que j'ai grand +plaisir à l'insérer ici.</p> +<br><br> +<h3>LETTRE XXXIX.</h3> + +<h4>À M. RUSHTON.</h4> + +<p class="rig">Gibraltar, 15 août 1809.</p><br><br> + +<p><span class="sc">M. Rushton</span>,</p> + +<p>«J'ai envoyé Robert en Angleterre avec M. Murray, parce que le pays que +je vais traverser est dans une condition peu sûre, particulièrement pour +un enfant aussi jeune. Je vous permets de garder vingt-cinq livres +sterling par an pour son éducation, si je ne reviens pas avant cette +époque, et je désire qu'il soit toujours considéré comme étant à mon +service. Prenez-en le plus grand soin; qu'il soit envoyé à l'école. Dans +le cas où je viendrais à mourir, j'ai eu soin dans mon testament de lui +assurer une existence indépendante. Il s'est conduit extrêmement bien, +et a beaucoup voyagé, en égard au peu de tems qu'a duré son absence. +Vous déduirez les frais de son éducation de votre fermage.»<br> +<span class="rig">BYRON.</span><br></p> + +<p>Ce fut le sort de Byron, pendant toute sa vie, de trouver partout où il +alla des personnes qui, par leur caractère extraordinaire, ou les +circonstances dans lesquelles elles s'étaient trouvées, étaient toutes +disposées à sympathiser avec lui. C'est à cette attraction qui se +trouvait en lui pour tout ce qui était étrange et <i>excentrique</i>, qu'il +dut, à la fois, les plus agréables, comme aussi les plus pénibles +liaisons qu'il ait formées dans sa vie. C'est dans la première classe +que nous devrons ranger le commerce qu'il entretint avec une dame, +pendant le court séjour qu'il fit à Malte. C'est cette même dame qu'il a +désignée, dans le <i>Childe Harold</i>, sous le nom de Florence, et dont il +parle ainsi à sa mère dans une lettre datée de Malte:</p> + +<p>«Cette lettre est confiée aux soins d'une femme bien extraordinaire dont +vous avez déjà sans doute entendu parler, Mrs. Spenser Smith, sur la +délivrance de laquelle le marquis de Salvo a publié une brochure, il y a +quelques années. Elle a depuis éprouvé un naufrage, et sa vie a été, dès +le commencement, fertile en incidens si extraordinaires, que, dans un +roman, ils paraîtraient improbables. Elle est née à Constantinople, où +son père, le baron H***, était consul d'Autriche. Elle fut mariée +malheureusement, et cependant jamais sa réputation n'a souffert la plus +légère atteinte. Elle a excité la vengeance de Bonaparte en prenant part +à quelque conspiration, a vu plusieurs fois sa vie en danger; et n'a pas +encore vingt-cinq ans. Elle est ici, se disposant à rejoindre son mari +en Angleterre. L'approche des Français l'a forcée à s'embarquer sur un +vaisseau de guerre, et à quitter précipitamment Trieste, où elle était +allée faire une visite à sa mère. Depuis son arrivée je n'ai presque pas +eu d'autre compagnie. Je l'ai trouvée très-agréable, très-bien élevée et +extrêmement originale. Bonaparte est encore en ce moment si fort irrité +contre elle, que sa vie serait peut-être en danger si on la faisait +prisonnière une seconde fois.»</p> + +<p>Le ton dont notre poète lui parle dans <i>Childe Harold</i>, parfaitement +d'accord avec ce qu'il vient d'en dire plus haut, respire l'admiration +et l'intérêt, mais sans indiquer un sentiment plus vif.</p> + +<p>Aimable Florence! si ce cœur insouciant et flétri pouvait jamais être à +une autre, il serait à toi; mais entraîné par toutes les vagues qui se +succèdent, je n'ose pas brûler sur ton autel un indigne parfum, ou +demander à ton âme chérie une seule pensée pour moi.</p> + +<p>C'est ainsi que raisonna Harold quand il jeta les yeux sur ceux de +Florence; il y puisa une admiration profonde, mais nul autre sentiment, +etc., etc.</p> + +<p>Dans un homme comme Byron, qui, en même tems qu'il a fait passer dans +ses poésies bien des événemens de sa vie, a mis aussi tant de poésie +dans son existence, il n'est pas toujours facile, en cherchant à +analyser ses sentimens, de distinguer ceux qui furent réels d'avec ceux +qui n'étaient qu'imaginaires. Par exemple la description qu'il nous +donne ici de la froideur et de l'insensibilité avec lesquelles il +contemplait même les charmes de cette séduisante personne est bien peu +d'accord avec l'anecdote que je viens de citer d'après ses Mémoires, +avec beaucoup de passages de ses lettres postérieures, mais surtout avec +l'un de ses petits poèmes les plus gracieux, qu'il désigne comme adressé +à cette même dame, pendant un orage, lorsque notre poète se rendait à +Zitza.</p> + +<p>Malgré ces témoignages qui semblent se contredire, je serais assez porté +à croire que la peinture qu'il nous fait de l'état de son cœur au +commencement de <i>Childe Harold</i> est la seule vraie. L'idée qu'il était +amoureux ne lui sera venue qu'après, quand l'image de la belle Florence +se sera, pour ainsi dire, idéalisée dans son imagination, et qu'elle +aura embelli d'un reflet d'amour le souvenir des heures agréables qu'ils +avaient passées ensemble dans les îles de Calypso. On se rappellera +qu'il attribue lui-même aux cœurs qui se sont livrés de bonne heure aux +passions, et qui de bonne heure aussi en ont été désabusés, la froideur +et le calme avec lesquels il contempla des appas même aussi séduisans +que ceux de l'aimable Florence. Il y a toute raison de croire que telle +était alors l'espèce de dégoût avec lequel il voyait tous les objets +réels d'amour et de passion; et quoique son imagination pût toujours se +créer des idoles, il continua, à son retour en Angleterre, de professer +la même indifférence pour les plaisirs qu'il avait autrefois recherchés +avec tant d'ardeur. Nul anachorète ne saurait en effet se vanter de plus +d'apathie qu'il n'en montra à cette époque pour toutes les séductions de +ce genre. Mais à vingt-trois ans, il est triste de ne devoir qu'à la +satiété et au dégoût ce calme contre toutes les tentations: ce sont là +de tristes auxiliaires de la vertu, et c'est une tranquillité achetée +bien cher.</p> + +<p>Pendant son séjour à Malte, il fut, à la suite de quelque malentendu de +peu d'importance, au moment de se battre en duel avec un officier de +l'état-major du général Oakes. Il fait de fréquentes allusions à cet +incident dans les lettres que nous lirons bientôt, et j'ai souvent +entendu la personne qui lui servait de second, parler avec grand éloge +du courage et du mâle sang-froid qu'il déploya dans toute cette affaire. +Elle devait se vider de très-bonne heure; son ami fut obligé de +l'arracher à un sommeil profond. Arrivés au lieu du rendez-vous, sur le +bord de la mer, ils ne virent pas venir leurs adversaires, par suite de +quelque erreur involontaire. Quoique ses bagages fussent déjà à bord du +brick qui devait le transporter en Albanie, Lord Byron résolut +d'attendre au moins encore une heure; et pendant à peu près tout ce +tems, son ami et lui se promenèrent le long du rivage. À la fin ils +virent venir à eux un officier envoyé par son adversaire, qui +non-seulement l'excusa de ce retard, mais encore leur donna toutes les +explications qu'ils pouvaient désirer sur ce qui avait fait le sujet +même de la querelle.</p> + +<p>Le brick de guerre à bord duquel ils s'étaient embarqués, ayant ordre +d'escorter une flotte de petits vaisseaux marchands à Patras et à +Prévésa, ils restèrent deux ou trois jours à l'ancre en rade de cette +première ville. Enfin ils arrivèrent à leur destination, et, après avoir +vu en passant un coucher du soleil à Missolonghi, ils débarquèrent, le +27 septembre, à Prévésa.</p> + +<p>Ceux qui pourraient désirer des détails sur le voyage de Lord Byron en +Albanie, et ceux qu'il fit ensuite dans différentes parties de l'empire +ottoman, en compagnie avec M. Hobhouse, les trouveront dans la relation +qu'en a publiée ce dernier. Cet ouvrage, très-intéressant par lui-même, +sous tous les rapports, le devient bien davantage par cette +considération que nous y voyons Lord Byron comme présent à chaque page, +et que nous y accompagnons, pour ainsi dire, ses premiers pas dans un +pays au nom duquel il a pour jamais rattaché le sien. Comme j'ai entre +les mains des lettres du noble poète à sa mère et quelques-unes plus +curieuses encore qui, publiées pour la première fois, me mettent en état +de donner ses propres descriptions et ses propres esquisses, je me +contenterai, après avoir ainsi indiqué d'une manière générale le voyage +de M. Hobhouse, d'en extraire quelques notes pour jeter plus de clarté +sur la correspondance de son ami.</p> +<br><br> +<h3>LETTRE XL.</h3> + +<h4>À MRS. BYRON.</h4> + +<p class="rig">Prévésa, 12 novembre 1809.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Ma chère mère</span>,</p> + +<p>«Voici quelque tems que je suis en Turquie; la ville que j'habite est +sur la côte; mais j'ai déjà traversé l'intérieur de la province +d'Albanie, en allant faire visite au pacha. J'ai quitté Malte, le 21 +septembre, à bord du brick de mer <i>le Spider</i> (l'Araignée), et je suis +arrivé en huit jours à Prévésa. Déjà je suis allé environ cent cinquante +milles plus loin, à Tebelen, maison de campagne de Sa Hautesse, où je +suis resté trois jours. Le pacha se nomme Ali; on le regarde comme un +homme de grands talens; il gouverne toute l'Albanie (l'ancienne +Illyrie), l'Épire et une partie de la Macédoine. Son fils Vely-Pacha, +pour lequel il m'a donné des lettres, gouverne la Morée, et a beaucoup +d'influence en Égypte; en un mot, c'est un des plus puissans personnages +de l'empire Ottoman. Quand, après un voyage de trois jours dans un pays +montagneux et plein des beautés les plus pittoresques, j'arrivai à +Janina, on me dit qu'Ali-Pacha avait quitté cette capitale, et qu'il +était en Illyrie avec son armée, assiégeant Ibrahim-Pacha dans la +forteresse de Bérat. Il avait appris qu'un Anglais de distinction était +arrivé dans ses états, et avait laissé au commandant de Janina l'ordre +de me fournir une maison, et de me procurer <i>gratis</i> tout ce qui me +serait nécessaire. En conséquence, encore que l'on m'ait permis de faire +quelques présens aux esclaves, etc., on n'a pas voulu me laisser payer +la moindre chose de ce qui était entré dans la maison pour notre usage.</p> + +<p>»Je fis un tour dans la campagne sur les chevaux du vizir, et visitai +ses palais, ainsi que ceux de ses petits-fils; ils sont magnifiques, +mais trop chargés d'ornemens d'or et de soie. J'allai ensuite à travers +les montagnes jusqu'à Zitza, village qui renferme un monastère grec où +je couchai au retour. C'est la plus belle situation que j'aie jamais +vue, en exceptant toujours Cintra en Portugal. Notre voyage fut beaucoup +allongé par les torrens tombés des montagnes, et qui interceptaient les +routes. Je n'oublierai jamais la scène singulière qui s'offrit à mes +regards, quand j'entrai à Tebelen vers les cinq heures du soir, au +moment du coucher du soleil. Elle me rappela, avec quelque changement de +costume, bien entendu, la description que donne Scott, dans son <i>Lay</i>, +du château de Branksome et du système féodal. Les Albanais avec leur +habillement, le plus magnifique du monde, leur long jupon blanc, leur +manteau broché d'or, leur veste et leur gilet de velours cramoisi lacé +en or, leurs pistolets et leurs poignards montés en argent; les Tartares +avec leurs hauts bonnets, les Turcs dans leurs turbans et leurs vastes +pelisses, les soldats et les esclaves noirs avec leurs chevaux; les +premiers groupés dans une grande galerie ouverte qui fait partie de la +façade, les autres placés dans une sorte de cloître au-dessous; deux +cents chevaux harnachés et prêts à être montés au moindre signal, des +courriers allant et venant avec des dépêches, le bruit des timbales, des +enfans qui crient l'heure, du haut du minaret, joint à la singularité du +bâtiment lui-même, forment un coup-d'œil nouveau et délicieux pour +l'étranger. Je fus conduit dans un fort bel appartement et le secrétaire +du vizir vint s'informer de l'état de ma santé à la mode turque.</p> + +<p>«Le lendemain je fus présenté à Ali-Pacha. J'étais vêtu d'un uniforme +d'officier d'état-major en grande tenue, avec un sabre magnifique, etc. +Le vizir me reçut dans une grande pièce, pavée en marbre; une fontaine +lançait de l'eau au milieu, et tout autour de la chambre étaient rangées +des ottomanes couvertes d'une étoffe écarlate. Il me reçut debout, +politesse extraordinaire pour un musulman, et me fit asseoir à sa +droite. J'ai un Grec pour interprète; mais dans cette occasion ce fut un +médecin d'Ali qui entend le latin, qui m'en servit. Sa première question +fut, pourquoi j'avais quitté mon pays si jeune? Les Turcs n'ont pas +l'idée qu'on puisse voyager pour son amusement. Il me dit ensuite que le +ministre anglais, le capitaine Leake, l'avait prévenu que j'étais d'une +grande famille, et me chargea de présenter ses respects à sa mère, +commission dont je m'acquitte en ce moment. Il dit encore qu'il était +sûr que j'étais noble, parce que j'avais les oreilles petites, les +cheveux bouclés, les mains petites et blanches<a id="footnotetag123" name="footnotetag123"></a> +<a href="#footnote123"><sup class="sml">123</sup></a>, et témoigna qu'il +était content de ma figure et de mon costume. Il me dit de le regarder +comme un père tant que je serais en Turquie, et qu'il veillerait sur moi +comme sur son fils. Il me pria de le venir voir souvent, et surtout le +soir quand il serait de loisir; on servit du café et des pipes; après +quoi je terminai ma première visite, que je renouvelai trois fois. Il +est singulier que les Turcs, qui n'ont pas de dignités héréditaires et +peu de grandes familles, excepté les sultans, aient tant d'égards pour +la naissance, car j'observai que ma généalogie m'en valait plus que mon +titre de pair d'Angleterre<a id="footnotetag124" name="footnotetag124"></a> +<a href="#footnote124"><sup class="sml">124</sup></a>...</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote123" +name="footnote123"><b>Note 123: </b></a><a href="#footnotetag123"> +(retour) </a> Lord Byron avait autant que le pacha l'opinion que + la forme de la main peut indiquer la naissance; voyez dans + <i>Don Juan</i>, sa note sur le vers: + +<p class="mid"> + <i>Though on more</i> thorough-bred <i>or fairer fingers</i>.</p> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote124" +name="footnote124"><b>Note 124: </b></a><a href="#footnotetag124"> +(retour) </a> Lors du voyage du docteur Holland en Albanie, + Ali-Pacha se rappelait parfaitement Lord Byron; il en parla + avec intérêt, et apprit avec plaisir qu'il avait donné, dans + un de ses ouvrages (<i>Childe Harold</i>), une description + poétique de l'Albanie, qui avait été fort goûtée en + Angleterre, et que son ami Hobhouse se disposait à publier + son voyage dans le même pays.</blockquote> + +<p>»J'ai vu aujourd'hui les restes de la ville d'Actium, près de laquelle +Antoine perdit le monde dans une petite baie, où deux frégates +manœuvreraient à peine aujourd'hui; un mur demi-renversé est l'unique +vestige qui marque ce lieu célèbre. De l'autre côté du golfe se voient +les ruines de Nicopolis, bâtie par Auguste en l'honneur de sa victoire. +Hier soir, j'ai assisté à une noce grecque, mais je n'ai ni assez de +tems, ni assez de place pour en donner la description, non plus que de +mille autres choses.</p> + +<p>»Je vais demain, avec une escorte de cinquante hommes, à Patras dans la +Morée, et de là à Athènes où je passerai l'hiver. Il y a deux jours, +j'ai failli périr avec un vaisseau de guerre turc, par l'ignorance du +capitaine et de l'équipage, quoique la tempête ne fût pas violente. +Fletcher appelait sa femme, les Grecs appelaient leurs saints, les +Musulmans appelaient Alla; le capitaine descendit dans la chambre, et +nous dit tout en pleurs de nous recommander à Dieu. Les voiles étaient +déchirées, la grande vergue rompue, le vent <i>fraîchissait</i>, la nuit +arrivait; nous n'avions plus que deux chances devant nous, d'arriver à +Corfou, qui est au pouvoir des Français, ou de descendre dans le liquide +tombeau, comme Fletcher le disait pathétiquement. Je fis ce que je pus +pour consoler celui-ci; mais le trouvant incorrigible, je m'enveloppai +dans ma capote albanaise (immense manteau), et je me couchai tout de mon +long sur le pont pour y attendre tout ce qui pourrait arriver de +pire<a id="footnotetag125" name="footnotetag125"></a> +<a href="#footnote125"><sup class="sml">125</sup></a>. J'ai appris dans mes voyages à avoir de la philosophie; et +quand je n'en aurais pas eu, de quoi m'eût-il servi ici de me lamenter +et de me plaindre? Heureusement le vent mollit, et ne nous porta qu'à +Souli sur le continent, où nous débarquâmes, et avec l'aide des naturels +nous retournâmes à Prévésa. Je ne me confierai plus dorénavant à des +matelots turcs, quoique le pacha ait mis à mes ordres une de ses propres +galiotes pour me porter à Patras. En conséquence, je vais jusqu'à +Missolonghi par terre, et de là je n'aurai qu'un petit golfe à traverser +pour arriver à Patras. La première lettre de Fletcher sera pleine de +merveilles; nous avons, une nuit, été perdus pendant neuf heures dans +les montagnes, et depuis nous avons manqué de nous noyer. Dans les deux +cas, Fletcher avait entièrement perdu la tête; la première fois par la +peur, la famine et les bandits; la seconde par la peur seule. Ses yeux +ont été un peu malades, je ne sais si c'est un effet des éclairs ou des +pleurs qu'il a versés. Quand vous m'écrirez, adressez-moi vos lettres +chez M. Strane, consul d'Angleterre, à Patras en Morée.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote125" +name="footnote125"><b>Note 125: </b></a><a href="#footnotetag125"> +(retour) </a> J'ai entendu les compagnons de voyage de Byron + parler du sang-froid et du courage qu'il montra dans cette + occasion, d'une manière plus remarquable encore. Voyant qu'à + cause de son infirmité il ne pouvait être d'aucune utilité + pour l'exécution des manœuvres que leur position demandait, + non-seulement il est vrai qu'il s'enveloppa dans son manteau + et se coucha tranquillement, comme il le dit, mais ce qu'il + n'ajoute pas, c'est que, quand le danger fut passé, on + s'aperçut qu'il était profondément endormi.<br> + <span class="rig">(<i>Note de Moore</i>.)</span><br> +</blockquote> + +<p>»J'aurais beaucoup d'incidens à vous raconter, qui, je crois, vous +amuseraient; mais ils font confusion dans ma tête, comme ils en +feraient, je crois, sur le papier, et je ne saurais du tout les mettre +en ordre. J'aime beaucoup les Albanais; ils ne sont pas tous turcs, +quelques-uns sont chrétiens; mais la différence de leur religion n'en +met aucune dans leurs mœurs et dans leur conduite; on les regarde comme +les meilleures troupes au service de la Turquie. Pendant ma route, j'ai +passé deux jours en allant, et trois en revenant, dans une caserne à +Salone; et jamais je n'ai trouvé de soldats plus supportables, quoique +j'aie été dans les garnisons de Gibraltar et de Malte, et que j'aie vu +bon nombre de troupes espagnoles, françaises, siciliennes et anglaises. +On ne m'a rien volé, et j'ai toujours été le bienvenu à partager leurs +vivres et leur lait. Il n'y a pas une semaine, qu'un chef albanais +(chaque village a son chef qui est appelé primat), après nous avoir aidé +à sortir de la galère turque, lors de notre malheur, nous nourrit et +nous logea, moi et ma suite, composée de Fletcher, un Grec, deux +Athéniens, un prêtre grec, et mon compagnon, M. Hobhouse, et refusa de +recevoir autre chose qu'un certificat de la bonne réception qu'il nous +avait faite. Comme je le pressais de prendre au moins quelques sequins, +«non, répondit-il, je veux que vous m'aimiez, et non pas que vous me +payiez.» Ce sont là ses propres paroles.</p> + +<p>»Vous ne sauriez croire quelle est la valeur de l'argent dans ce +pays-ci. Je n'avais rien à payer d'après les ordres du visir, mais +depuis j'ai toujours eu seize chevaux, et généralement six ou sept +hommes à mon service; et je n'ai pas dépensé la moitié de ce qu'il m'en +a coûté pour passer trois semaines à Malte, quoique le gouverneur, sir +A. Ball, m'ait donné une maison gratis, et que je n'eusse qu'un seul +domestique. Je serais bien aise que H... fît des remises régulières, car +je n'ai pas intention de rester à perpétuité dans cette province; qu'il +m'écrive chez M. Strane, consul d'Angleterre à Patras. Le fait est que +la fertilité des plaines est extraordinaire, les espèces fort rares, ce +qui explique que tout y soit à bon marché. Je vais à Athènes pour y +apprendre le grec moderne, qui diffère beaucoup du grec ancien, quoique +les racines en soient les mêmes. Je n'ai pas envie de retourner en +Angleterre; et je ne le ferai que si j'y suis forcé, comme, par exemple, +si H... me négligeait. Je n'entrerai pas cependant en Asie avant un an +ou deux, car j'ai bien des choses à voir en Grèce, et peut-être +passerai-je en Afrique, ou du moins dans la partie Égyptienne.</p> + +<p>»Fletcher, comme tous les Anglais, est fort mécontent, cependant il est +un peu réconcilié avec la Turquie, depuis que le pacha lui a fait +présent de quatre-vingts piastres, qui, eu égard à la valeur de l'argent +ici, équivalent presque à dix guinées anglaises. Il n'a rien eu à +souffrir, si ce n'est du chaud, du froid et de la vermine, fléaux de +tous ceux qui couchent dans les chaumières, dans des gorges de +montagnes, dans les pays froids, et dont j'ai eu ma part comme lui; mais +il n'est pas brave et a peur des voleurs et des tempêtes. Il n'y a +personne en Angleterre au souvenir de qui je désire me recommander, et +dont je veuille avoir des nouvelles. Je voudrais seulement recevoir une +lettre de vous, et une ou deux de H... sur l'état de mes affaires; +dites-lui de m'écrire. Pour moi, je vous écrirai quand je pourrai, et +vous prie de me croire votre affectionné fils,»<br> + +<span class="rig">BYRON.</span><br></p> + +<p>Vers le milieu de novembre, notre jeune voyageur quitta Prévésa et se +dirigea vers la Morée, à travers l'Acarnanie et l'Étolie, accompagné de +son escorte de cinquante Albanais.</p> + +<p>En conséquence il prit une bande d'hommes sûrs pour traverser les vastes +forêts de l'Acarnanie, hommes nés pour la guerre, et dont les rudes +travaux ont rembruni le teint, jusqu'à ce qu'il aperçut les flots +blanchissans de l'Achéloüs, et qu'il vit de l'autre côté les plaines +fertiles de l'Étolie.<br> +<span class="rig">(<i>Childe Harold</i>, ch. II.)</span><br></p> + +<p>Sa description d'une scène de nuit à Utraikey, petite place située dans +l'une des baies du golfe d'Arta, est sans doute restée gravée dans la +mémoire de nos lecteurs. Le plaisir que leur a causé la sauvage beauté +de cette peinture ne sera point diminué quand nous leur aurons fait +connaître, d'après le récit de M. Hobhouse, les circonstances réelles +sur lesquelles elle est fondée:</p> + +<p>«Le soir, les portes étaient fermées, et l'on faisait les préparatifs +nécessaires pour nourrir nos Albanais. On tuait un bouc, on le faisait +rôtir tout entier; quatre feux étaient allumés dans la cour, autour +desquels les soldats s'asseyaient en quatre troupes différentes. Après +avoir bu et mangé, la plupart d'entre eux, tandis que nous et les chefs +étions assis sur le gazon, s'assemblèrent autour du plus grand feu, et +là se mirent à danser en rond sans autre musique que leurs propres +chansons, mais en déployant une énergie étonnante. Toutes ces chansons +se rapportaient à quelques exploits de voleurs fameux. L'une d'elles, +qui les occupa plus d'une heure, commençait ainsi: «Quand nous partîmes +de Parga, nous étions soixante: puis venait le refrain:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i20"> Tous voleurs à Parga,</p> +<p class="i20"> Tous voleurs à Parga.</p> +<br> +<p class="i20"> Κλεφτεις ποτε Παργα,</p> +<p class="i20"> Κλεφτεις ποτε Παργα.</p> +</div></div> + +<p>»Quand ils mugissaient cette strophe, ils tournaient en rond autour du +feu, tombaient sur leurs genoux, rebondissaient, et puis tournaient de +nouveau en répétant le même refrain. Le bruissement des vagues sur la +rive caillouteuse où nous étions assis remplissait les intervalles du +chant d'une musique peut-être moins monotone et certainement plus douce. +La nuit était très-sombre; mais au reflet des feux nous apercevions un +peu les bois, les rochers et le lac, qui, avec l'apparence sauvage des +danseurs, offraient une scène qui n'eût pas été perdue entre les mains +d'un artiste organisé comme l'auteur des <i>Mystères d'Udolphe</i>.»</p> + +<p>Après avoir traversé l'Acarnanie, nos voyageurs passèrent l'Acheloüs, et +arrivèrent, le 21 novembre, à Missolonghi. Ici il est impossible de ne +pas nous arrêter, et de ne pas songer d'avance à cette triste visite +qu'il y fit quinze ans après, quand, au milieu de sa carrière, et dans +toute la plénitude de sa réputation, il vint donner sa vie pour la cause +de ce pays qu'il traversait alors comme un simple et jeune étranger. Si +quelque esprit lui eût alors révélé ce qui devait arriver dans cet +intervalle; s'il lui avait montré, d'un côté, les triomphes qui +l'attendaient, le pouvoir que son génie varié obtiendrait sur les cœurs +pour les élever ou les abaisser, pour les éclairer ou les rendre plus +sombres; et s'il eût placé d'un autre côté les inconvéniens attachés à +ce don funeste: la fatigue et le dégoût que l'imagination donne à l'ame; +les ravages de ce feu intérieur qui dévore celui qui le possède, tandis +qu'il éblouit les autres; l'envie que tant de grandeur excite parmi les +autres hommes; la vengeance qu'ils tirent de celui qui les force à +regarder si haut pour l'admirer; on peut se le demander, eût-il accepté +la gloire à de telles conditions? N'aurait-il pas senti, au contraire, +que c'était l'acheter à trop haut prix, et que cet état de guerre +continuel contre le monde entier pendant sa vie ne serait que faiblement +récompensé par une immortalité que ce même monde serait obligé de lui +accorder après son trépas?</p> + +<p>À Missolonghi, il renvoya tous ses Albanais, à l'exception d'un seul, +nommé Dervish, qu'il prit à son service, et qui demeura avec lui pendant +tout le tems qu'il fut en Orient, avec Basile, le domestique que lui +avait donné Ali-Pacha. Après avoir habité près de quinze jours à Patras, +il se dirigea sur Vostitza. En approchant de cette ville, le sommet +neigeux du Parnasse, s'élevant comme une tour de l'autre côté du golfe, +s'offrit pour la première fois à ses yeux. Deux jours après, dans les +bosquets sacrés de Delphes, il écrivit les stances que cette vue lui +avait inspirées, et qui commencent ainsi:</p> + +<p>Ô toi, Parnasse! que je vois maintenant, non comme l'imagination te +présente souvent dans les songes du poète endormi, etc.</p> + +<p>C'est vers cette époque que, se promenant à cheval, au pied du Parnasse, +il vit dans les airs voler une troupe considérable d'aigles, phénomène +qui semble avoir frappé son imagination d'une sorte de superstition +poétique; car il y fait plus d'une fois allusion dans son journal. «Me +rendant à la fontaine de Delphes (Castri), en 1809, je vis une troupe de +douze aigles, et j'acceptai le présage, bien que Hobhouse soutînt, +probablement par plaisanterie, que c'étaient des vautours. J'avais la +veille composé les vers sur le Parnasse, dans <i>Childe Harold</i>; en voyant +ces oiseaux, j'espérai qu'Apollon avait agréé mon hommage. Du moins, +j'ai eu le nom et la réputation de poète dans l'âge réellement poétique +de la vie, de vingt à trente. Si cela continuera, c'est une autre +question.»</p> + +<p>Dans son journal, en racontant son départ de Patras, il cite une +anecdote qui fera honneur à son humanité aux yeux de tous ceux qui ne +seront point chasseurs. «Le dernier oiseau sur lequel j'ai tiré fut un +aiglon, sur le bord du golfe de Lépante, près Vostitza. Il n'était que +blessé, et je voulus le sauver; son œil était si brillant! Mais il +languit et mourut en peu de jours. Je n'ai jamais essayé depuis et +jamais je n'essaierai de tuer un autre oiseau.»</p> + +<p>Peu de choses étonnent autant les voyageurs en Grèce que l'extrême +petitesse de ces pays qui ont occupé si long-tems les cent bouches de la +renommée. «On pourrait, dit M. Hobhouse, sans trop presser son cheval, +aller de Livadie à Thèbes et revenir entre le déjeuner et le dîner, et, +sans bagage, faire facilement, en deux jours, le tour de la Béotie.» +Après avoir visité en très-peu de tems les fontaines de Mémoire et +d'Oubli, à Livadie, et les retraites d'Apollon Isménien, à Thèbes, nos +voyageurs tournèrent enfin leurs pas vers Athènes, l'objet de leurs +rêves poétiques, traversèrent le mont Cythéron, et arrivèrent en vue des +ruines de Philé, la veille de Noël 1809.</p> + +<p>Quoique le poète nous ait laissé dans ses vers le témoignage immortel de +l'enthousiasme avec lequel il contempla les scènes qui s'offrirent alors +à ses regards, il n'est pas difficile de concevoir que, pour des +observateurs superficiels, il put paraître spectateur insensible de +mille choses qui jettent le voyageur ordinaire en extase, du moins en +paroles. Il professa toute sa vie le plus souverain mépris pour tout ce +qui est affecté, soit en matière de goût, soit en matière de morale; +souvent il déguisa le sentiment vrai de son admiration sous un dehors +d'indifférence et de moquerie par haine pour le charlatanisme de ceux +qu'il voyait s'extasier à froid et sans rien ressentir réellement. Il +faut avouer aussi qu'il étendait à des sentimens vrais, mais pour +lesquels il n'éprouvait pas de sympathie, le dégoût que lui inspiraient +ceux qui n'étaient qu'affectés; ainsi il ne comprit jamais le mérite et +les jouissances d'un antiquaire ou d'un amateur d'objets d'art. «Je ne +fais point de collections, dit-il dans une note de <i>Childe Harold</i>, et +je ne les admire pas du tout.» Il ne faisait aucun cas des antiquités, à +moins qu'elles ne se rattachassent à quelques grands noms ou à quelques +grands événemens. Pour les objets d'art, il se contentait d'admirer leur +effet général, sans se piquer d'aucune connaissance des détails. C'était +à la nature, dans ses scènes solitaires de grandeur et de beauté, ou, +comme à Athènes, brillante d'un éclat toujours le même au milieu des +ruines de la gloire et des arts, qu'il payait sans restriction l'hommage +de son ame ardente. Dans le petit nombre de notes sur les voyages qu'il +a jointes à <i>Childe Harold</i>, l'on voit qu'il aime beaucoup mieux +s'occuper des sites et du pittoresque qu'offrent les lieux qu'il a +visités que des souvenirs classiques ou historiques qui peuvent s'y +rattacher. En prose ou en vers, il revient à la vallée de Zitza avec +plus de plaisir qu'à Delphes ou aux rives de la Troade; et ce qui le +frappe le plus vivement dans la plaine d'Athènes, c'est que «la vue y +est plus belle encore qu'à Cintra ou à Istamboul.» Où la nature +pouvait-elle en effet avoir plus de droit à son adoration que dans ces +contrées où il la voyait briller d'une beauté toujours jeune, toujours +la même au milieu des ruines de ce que l'homme avait jugé le plus digne +de durée? «Les institutions humaines périssent, dit Harris; mais la +nature ne change pas.» Lord Byron a paraphrasé cette pensée<a id="footnotetag126" name="footnotetag126"></a> +<a href="#footnote126"><sup class="sml">126</sup></a>, en +l'embellissant:</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote126" +name="footnote126"><b>Note 126: </b></a><a href="#footnotetag126"> +(retour) </a> Le passage renferme la substance de toute la + strophe: + +<p> «Malgré les diverses fortunes d'Athènes, considérée comme + cité, l'Attique est encore fameuse pour ses oliviers, et + l'Hymète pour son miel. Les institutions humaines périssent, + mais la nature ne change pas.»<br> + <span class="rig">(<i>Recherches philologiques</i>.)</span><br></p> + +<p> Je me rappelle que je fis un jour remarquer à Lord Byron + cette coïncidence, mais il m'assura qu'il n'avait jamais lu + cet ouvrage d'Harris.</p></blockquote> + +<p>Cependant ton ciel est aussi bleu, tes rochers aussi sauvages, tes +bosquets aussi agréables, tes prairies aussi verdoyantes, ton olive +aussi mûre, que quand tu florissais sous la protection de Minerve! +L'Hymète offre encore aux hommes les trésors de son miel divin; libre +voyageuse errante dans les plaines de l'air, l'abeille construit +toujours gaîment sur tes montagnes sa forteresse parfumée. Apollon dore +toujours de ses feux tes longs étés, et sous ses rayons brillent +toujours les marbres de Mendeli! Les arts, la gloire, la liberté, tout +passe, tout périt, excepté la nature, elle est toujours belle.<br> + +<span class="rig">(<i>Childe Harold</i>, ch. II.)</span><br></p> + +<p>Cette première visite à Athènes dura deux ou trois mois, pendant +lesquels il ne laissa pas passer un seul jour sans consacrer quelques +heures à parcourir les grands monumens du génie ancien, et sans évoquer, +pour ainsi dire, du milieu de leurs ruines l'esprit des siècles écoulés. +Il faisait aussi des excursions fréquentes dans différentes parties de +l'Attique. Un jour qu'il visitait le cap Colonne, il fut au moment +d'être enlevé par un parti de Maniotes cachés sous le rocher de Minerve +Sunias. Ces pirates, à ce que lui raconta depuis un Grec qui alors était +leur prisonnier, n'osèrent l'attaquer, persuadés que les deux Albanais +qu'ils voyaient à ses côtés, n'étaient qu'une partie d'une escorte plus +respectable laissée à portée de venir promptement à son secours.</p> + +<p>Outre le pouvoir magique de ses souvenirs et de son paysage, la ville de +Minerve possédait un attrait d'une autre sorte pour notre poète, auquel, +en quelque lieu qu'il portât ses pas, son cœur ou plutôt son imagination +n'était que trop sensible. On dit que sa jolie romance: «Jeune vierge +d'Athènes, avant que nous nous séparions,» fut adressée à la fille aînée +de la dame grecque chez laquelle il était logé, et il est assez probable +que la belle Athénienne ait été maîtresse de son imagination au moment +où il composa ces vers. Théodora Macri, son hôtesse, était la veuve d'un +vice-consul d'Angleterre; son principal revenu provenait de la location +aux étrangers, et surtout aux voyageurs anglais, des appartemens +qu'occupèrent alors Lord Byron et son ami; ce dernier nous en donne la +description suivante: «Notre logement consistait en un salon et deux +chambres à coucher, donnant sur une cour où se trouvaient cinq ou six +citronniers, d'où l'on tira le fruit qui assaisonna notre pilau et les +autres mets nationaux servis sur notre table frugale.»</p> + +<p>La renommée d'un poète illustre ne s'attache pas seulement à sa personne +et à ses écrits, une partie se reflète sur tout ce qui a eu avec lui un +rapport même éloigné. Non-seulement elle ennoblit les objets de ses +amitiés, de ses amours et de ses goûts; mais les lieux même où il a +vécu, où il a séjourné, acquièrent une célébrité qui ne s'efface pas +aisément. La jeune fille d'Athènes, quand elle prêtait innocemment +l'oreille aux complimens du jeune Anglais, ne se doutait guère qu'il dût +rendre son nom et sa maison si célèbres, qu'à leur retour de Grèce, les +voyageurs ne trouveraient rien de plus intéressant à donner à leurs +lecteurs que les détails suivans sur elle et sa famille:</p> + +<p>«Nous rencontrâmes, dit M. Hobhouse, à la porte notre valet qui était +allé devant pour nous chercher des logemens, et nous conduisit chez +Théodora Macri, la veuve du vice-consul, où nous sommes actuellement. +Cette dame a trois filles fort jolies; l'aînée est vraiment une beauté; +c'est elle, dit-on, qui inspira à Lord Byron cette fameuse romance:</p> + +<p>Jeune vierge d'Athènes, avant que nous nous séparions, rends-moi, +rends-moi mon cœur, etc., etc.</p> + +<p>»À Orchomènes, où était le temple des Grâces, je fus près de m'écrier: +Où les grâces se sont-elles enfuies? Je ne m'attendais pas à les +retrouver ici. Et cependant voici venir l'une avec des coupes dorées et +du café, et l'autre avec un livre. Ce livre est un registre de noms, et +il en est quelques-uns que la renommée est habituée à prononcer. Parmi +eux se trouve celui de Lord Byron, lié aux vers que je vais transcrire:</p> + +<p>La noble Albion voit en souriant partir son fils pour aller visiter le +berceau des arts; son but est noble; belle est l'entreprise; il vient à +Athènes, et... écrit son nom.</p> + +<p>»En forme de contrepoids, Lord Byron écrivit au-dessous:</p> + +<p>Ce poète modeste, comme beaucoup de poètes inconnus, rimaille sur nos +noms et cache le sien; mais quel qu'il soit, pour ne rien dire de pis, +son nom lui ferait plus d'honneur que ses vers.</p> + +<p>»En écrivant ces mots, <i>les trois Grâces athéniennes</i>, j'ai, je n'en +doute pas, fait naître votre curiosité et enflammé votre imagination, et +je ne dois pas compter sur votre attention que je ne vous en aie donné +quelque portrait. Leur appartement est justement en face du nôtre; et si +vous pouviez les voir comme nous les voyons en ce moment à travers les +plantes aromatiques qui se balancent doucement sur notre fenêtre, vous +laisseriez votre cœur à Athènes.</p> + +<p>»Thérésa, la vierge d'Athènes, Katinka et Mariana sont de taille +moyenne. Chacune d'elles porte sur le sommet de la tête une petite +calotte albanaise de couleur rouge, surmontée d'une tassette bleue, qui +s'étend et se rattache par le bas comme une étoile. Au bord de cette +calotte est un mouchoir de couleurs variées roulé autour des tempes. La +plus jeune porte ses cheveux détachés tombant sur les épaules presque +jusqu'à la ceinture, et mêlés suivant l'usage avec des tresses de soie. +Les cheveux des deux aînées sont le plus souvent attachés et retenus +sous le mouchoir. Leur vêtement de dessus est une pelisse bordée de +fourrures, tombant lâche jusqu'à la cheville; dessous est un mouchoir de +mousseline qui couvre le sein et se termine à la taille qui est courte. +En dessous est une robe de soie ou de mousseline rayée, s'élargissant un +peu au-dessus de la ceinture, et retombant sur le devant d'une manière +gracieuse et négligée; des bas blancs et des pantoufles jaunes +complètent le costume. Les deux aînées ont les yeux et les cheveux +noirs, le visage ovale, le teint un peu pâle et les dents d'une +blancheur éblouissante. Leurs joues sont arrondies, leur nez droit avec +quelque chose d'aquilin. La plus jeune, Mariana, est très-blonde; sa +figure n'est pas aussi joliment arrondie, mais a une expression plus +gaie que celle de ses sœurs, qui ont l'air assez pensif, excepté quand +la conversation prend une tournure animée. Leur taille est élégante, +leurs manières distinguées et susceptibles de plaire dans tous les pays +possibles. Leur conversation est fort agréable, et leur esprit paraît +plus cultivé que ne l'est généralement celui des dames grecques. Avec de +tels avantages, il serait bien étonnant qu'elles n'attirassent pas +l'attention des voyageurs qui visitent occasionnellement Athènes. Elles +s'asseoient à la manière orientale, le corps légèrement incliné, les +jambes ramassées sous elles sur le divan et sans souliers. Elles +s'occupent à coudre, à jouer du tambour de basque et à lire.</p> + +<p>»J'ai dit que j'avais vu ces beautés grecques à travers les balancemens +des plantes aromatiques qui décorent leurs fenêtres; peut-être cela +pourrait-il vous donner une trop haute idée de leur position. Votre +imagination vous représente peut-être déjà leurs maisons pleines de tous +les attributs du luxe oriental. Les coupes d'or ont pu aussi opérer +quelque enchantement sur vos idées. Avouez-le; ne vous représentez-vous +pas--</p> + +<p>Les portes demi-ouvertes donnant sur de longues galeries où l'on ne +saurait décrire tout ce que l'œil rencontre d'élégance et de grandeur; +l'orgueil de la Turquie et de la Perse: des coussins jetés sur des +coussins, des tapis sur des tapis, d'immenses ottomanes, des oreillers +innombrables pour relever la tête, de manière que chaque appartement +paraît un lit grand et moëlleux?</p> + +<p>»Vous verrez bientôt pourquoi j'ai différé jusqu'à ce moment; apprenez +que les plantes aromatiques dont je viens de vous parler ne sont ni plus +ni moins que quelques pauvres géraniums et quelques baumes grecs, et que +la chambre dans laquelle se tiennent ces dames est presque dégarnie de +meubles, que les murs n'en ont été ni peints ni décorés par une main +habile. Que serait-il advenu de mes grâces, si je vous avais dit plus +tôt qu'une seule chambre est tout le logement qu'elles possèdent, à +l'exception d'un petit cabinet et d'une petite cuisine? Vous voyez +combien j'ai pris soin que la première impression leur fût avantageuse; +non qu'elles ne méritent toute espèce d'éloges, mais parce qu'il est +dans la nature auguste et fière de l'homme de faire peu de cas du mérite +et même de la beauté, si ces avantages ne sont pas relevés d'un peu de +pompe mondaine. Maintenant je vais vous communiquer un secret, mais +confidentiellement et à voix basse.</p> + +<p>»Ces dames, depuis la mort du vice-consul leur père, n'ont pas d'autres +ressources pour exister que de louer à des étrangers la chambre et le +cabinet que nous occupons dans ce moment; mais quoiqu'elles soient si +pauvres, leur vertu n'est pas moins remarquable que leur beauté.</p> + +<p>»Et toutes les richesses de l'Orient ou tous les vers flatteurs du +premier poète de l'Angleterre ne pourraient les rendre aussi réellement +dignes d'amour et d'admiration<a id="footnotetag127" name="footnotetag127"></a> +<a href="#footnote127"><sup class="sml">127</sup></a> +.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote127" +name="footnote127"><b>Note 127: </b></a><a href="#footnotetag127"> +(retour) </a> <i>Voyages en Italie, en Grèce</i>, etc., par H. W. + Williams.</blockquote> + +<p>Dix semaines s'étaient rapidement passées, quand l'offre inattendue d'un +passage à bord d'une corvette anglaise détermina nos voyageurs à se +préparer immédiatement au départ; et le 5 mars, ils quittèrent Athènes, +quoique avec beaucoup de regret. «Après avoir passé, dit encore M. +Hobhouse, par la porte qui conduit au Pyrée, nous lançâmes nos chevaux +au galop dans le bois d'oliviers sur la route de Salamine, espérant par +notre précipitation étourdir un peu la douleur du départ. Nous ne +pouvions nous empêcher de regarder derrière nous en nous rendant au +rivage, et nous continuâmes de fixer les yeux sur le point où à travers +la clairière du bois, nous avions entrevu pour la dernière fois le +temple de Thésée et les ruines du Parthénon; nous continuâmes ainsi +plusieurs minutes après que la ville et l'Acropolis eurent entièrement +disparu à notre vue.»</p> + +<p>À Smyrne, Lord Byron se logea dans la maison du consul général, et y +demeura jusqu'au 11 avril, excepté deux ou trois jours qu'il employa à +visiter les ruines d'Éphèse. Ce fut à cette époque qu'il termina les +deux premiers chants de <i>Childe Harold</i>, comme on le voit par une note +écrite de sa main sur le manuscrit original de ce poème: «Commencé le 31 +octobre 1809, à Janina en Albanie; fini le second chant, à Smyrne, le 28 +mars 1810.--<span class="sc">Byron</span>.»</p> + +<p>La seule lettre un peu intéressante, datée de Smyrne, que je puisse +offrir au lecteur, est la suivante:</p> +<br><br> +<h3>LETTRE XLI.</h3> + +<h4>À MRS. BYRON.</h4> + +<p class="rig">Smyrne, 19 mars 1810.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Ma chère Mère</span>,</p> + +<p>«Je ne puis pas vous écrire une longue lettre; mais comme je crois que +vous ne serez pas fâchée de savoir où j'en suis de mes voyages, je vous +prie d'accepter le peu de détails que je puis vous donner. J'ai traversé +la plus grande partie de la Grèce, outre l'Épire, etc.; j'ai résidé dix +semaines à Athènes, et je me rends maintenant à Constantinople par la +route d'Asie. Je viens de visiter les ruines d'Éphèse, à une journée de +Smyrne. J'espère que vous avez reçu une longue lettre que je vous ai +écrite d'Albanie, où je vous donnais quelques détails sur la réception +que m'a faite le pacha de cette province.</p> + +<p>»C'est en arrivant à Constantinople que je déciderai si je dois aller +jusqu'en Perse, ou revenir sur mes pas. Je ne prendrai ce dernier parti +que si je ne puis l'éviter. Mais je n'entends pas parler de M. H..., et +je n'ai reçu de vous qu'une seule lettre. J'aurai besoin de fonds, soit +que j'avance ou que je revienne. Je lui ai écrit plusieurs fois, pour +qu'il ne prétende pas, pour s'excuser, qu'il ne connaissait pas ma +situation. Je ne puis encore vous rien dire sur quoi que ce soit; le +tems et l'occasion me manquent, car la frégate repart immédiatement. Il +est vrai que plus je vais, plus ma paresse augmente; et mon aversion +pour tout commerce épistolaire s'accroît de jour en jour. Je n'ai écrit +à personne qu'à vous et à M. H..., et c'est moins par inclination que +par devoir et par nécessité.</p> + +<p>»F*** est fort dégoûté par les fatigues, quoiqu'il n'en ait point enduré +que je n'aie partagées. C'est une pauvre créature. Les domestiques +anglais sont en vérité de détestables voyageurs. J'ai avec lui deux +soldats albanais et un interprète grec, tous parfaits dans leur genre. +La Grèce est délicieuse, surtout dans les environs d'Athènes. Partout +des cieux sans nuages et des paysages charmans. Mais je dois remettre à +notre première entrevue tout récit de mes aventures. Je ne tiens pas de +journal, mais mon ami H... ne cesse d'écrire. Prenez soin, je vous prie, +de Murray et de Robert, et dites à ce dernier qu'il est fort heureux +pour lui qu'il ne m'ait pas accompagné en Turquie. N'attribuez cette +lettre qu'au désir de vous assurer que je suis sain et sauf, et +croyez-moi, etc.»<br> + +<span class="rig">BYRON.</span><br></p> + +<p>Le 11 avril, il partit de Smyrne sur la frégate <i>la Salsette</i>, qui avait +reçu l'ordre de se rendre à Constantinople, pour ramener l'ambassadeur, +M. Adair, en Angleterre; et après avoir exploré les ruines de la Troade, +il arriva aux Dardanelles au commencement du mois suivant. Il écrivit +les lettres qu'on va lire, à ses amis, MM. Drury et Hodgson, pendant que +la frégate était à l'ancre dans ce détroit.</p> +<br><br> +<h3>LETTRE XLII.</h3> + +<h4>À M. DRURY.</h4> + +<p class="rig">A bord de la <i>Salsette</i>, 3 mai 1810.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Mon cher Drury</span>,</p> + +<p>«Lorsque je quittai l'Angleterre, il y a bientôt un an, vous me priâtes +de vous écrire. C'est ce que je me propose de faire. J'ai traversé le +Portugal et le midi de l'Espagne, visité la Sardaigne, la Sicile, Malte, +et de là j'ai poussé jusqu'en Turquie, où je suis encore à rôder. +Débarqué d'abord en Albanie, l'Épire d'autrefois, j'ai pénétré jusqu'au +mont Tomarit, parfaitement accueilli par le gouverneur, Ali-Pacha; et, +après avoir parcouru l'Illyrie, la Chaonie, etc., j'ai traversé le golfe +d'Actium avec une garde de cinquante Albanais, et passé l'Achéloüs pour +me rendre en Étolie par l'Acarnanie.</p> + +<p>»Après un court séjour en Morée, nous avons traversé le golfe de +Lépante, pris terre au pied du Parnasse, vu tout ce qui reste de +Delphes, et continué ainsi jusqu'à Thèbes et Athènes, dans la dernière +desquelles nous avons passé deux mois et demi.</p> + +<p>»Le vaisseau de S. M. <i>le Pylade</i> nous a transportés à Smyrne; mais nous +avions auparavant étudié la topographie de l'Attique, sans oublier +Marathon et le promontoire de Sunium. Après Smyrne, notre second relai +fut la Troade, que nous visitâmes tandis que le navire était à l'ancre, +où il resta pendant quinze jours, vis-à-vis la tombe d'Antiloque. +Maintenant nous voilà dans les Dardanelles, en attendant le vent pour +nous rendre à Constantinople.</p> + +<p>»Ce matin, j'ai parcouru à la nage le trajet de Sestos à Abydos. La +distance directe n'est pas de plus d'un mille; mais, en raison du +courant, la traversée n'est pas sans danger; il y en a même assez pour +que je doute que l'affection conjugale de Léandre n'ait pas été un peu +refroidie par le passage.</p> + +<p>»Je l'essayai il y a huit jours, mais je n'y pus réussir, à cause du +vent du Nord et de l'étonnante rapidité du courant, quoique j'aie +toujours été, depuis mon enfance, un rude nageur. Mais ce matin, par un +tems plus calme, j'y suis parvenu, et j'ai traversé le <i>large +Hellespont</i> en une heure dix minutes.</p> + +<p>»Eh bien, mon cher monsieur, j'ai quitté mon foyer, et visité quelques +parties de l'Afrique et de l'Asie, outre une raisonnable portion de +l'Europe. J'ai vécu avec des généraux et des amiraux, des princes et des +pachas, des gouverneurs et des <i>ingouvernables</i>; mais je n'ai ni tems ni +papier pour m'étendre. Je suis bien aise de vous dire que je conserve +pour vous des souvenirs d'amitié, et que je vis dans l'espérance de vous +revoir un jour; et si je vous écris aussi brièvement que possible, +attribuez-le à tout autre cause qu'à l'oubli.</p> + +<p>»Vous connaissez trop bien la Grèce ancienne et moderne pour qu'il soit +besoin de vous la décrire. J'ai, il est vrai, mieux vu l'Albanie +qu'aucun autre Anglais, que je sache, excepté un M. Leake; car c'est un +pays que l'on visite rarement, à cause du caractère farouche des +<i>natifs</i>; il offre cependant plus de beautés pittoresques que les +contrées classiques de la Grèce, malgré toutes les merveilleuses beautés +de ces dernières, surtout vers Delphes et le cap Colonne en Attique. +Elles sont loin néanmoins d'égaler certaines parties de l'Illyrie et de +l'Épire, où des lieux sans nom et des rivières oubliées sur la carte et +un jour peut-être mieux appréciées, obtiendront des peintres et des +poètes la préférence sur les rigoles desséchées de l'Ilyssus, et les +fondrières de la Béotie.</p> + +<p>»La Troade offre un champ vaste aux faiseurs de conjectures et aux +tireurs de bécassines; un bon chasseur et un savant ingénieux peuvent +sur ce terrain exercer avec grand avantage leurs jambes et leur +entendement; ou, s'ils préfèrent aller à cheval, ils peuvent s'y tromper +de route, comme cela m'est arrivé, et s'embourber dans un maudit +marécage formé par le Scamandre, qui serpente deçà et delà comme si les +vierges troyennes allaient encore lui apporter leur tribut accoutumé. Il +n'existe aujourd'hui d'autres vestiges de Troie, ou de ses destructeurs, +que les tertres qui renferment, à ce que l'on suppose, les squelettes +d'Achille, d'Antiloque, d'Ajax, etc. Mais le mont Ida lève encore son +front superbe; quoique les bergers de nos jours ne ressemblent guère à +Ganymède. Mais à quoi bon vous parler plus long-tems de choses qui sont +décrites tout au long dans le <i>book of Gell</i>? Et H*** n'a-t-il pas écrit +un journal? Quant à moi, je n'en tiens pas; car j'ai renoncé à tout +griffonnage. Je ne vois pas grande différence entre les Turcs et nous, +si ce n'est qu'ils n'ont pas de <i>culottes</i>, et que nous en avons; qu'ils +portent des habits longs, et nous des habits courts; qu'ils parlent peu, +et nous beaucoup. Ce sont des gens fort raisonnables. Ali-Pacha m'a dit +qu'il était sûr que j'étais né dans un rang élevé, par ce que j'ai les +oreilles et les mains petites et des cheveux bouclés. Je vous dirai, en +passant, que je parle passablement le romaïque ou grec moderne: il ne +diffère pas des anciens dialectes autant que vous pourriez le penser; +mais la prononciation en est diamétralement opposée. Quant à la poésie, +si elle n'est rimée, ils n'en ont pas la moindre idée.</p> + +<p>»J'aime les Grecs. Ce sont des fripons adroits qui ont tous les vices +des Turcs, sans avoir leur courage. Quelques-uns cependant sont braves: +tous sont beaux, et ressemblent beaucoup au buste d'Alcibiade. Les +femmes sont un peu moins belles. Je sais jurer en turc; mais, excepté un +effroyable jurement et les mots qui signifient entremetteur, pain et +eau, je connais peu le vocabulaire de cette langue. Ils sont extrêmement +polis envers les étrangers de tout rang, pourvu qu'ils soient +convenablement protégés; et comme j'ai deux domestiques et deux soldats, +nous faisons grand fracas. Nous avons parfois couru risque d'être +dévalisés, et une fois de faire naufrage; mais nous nous en sommes tirés +le mieux du monde.</p> + +<p>»À Malte, j'ai été fort épris d'une femme mariée, et j'ai provoqué un +aide-de-camp du général ***, grossier personnage, qui s'était offensé de +quelque chose, je n'ai jamais bien su de quoi; mais il donna des +explications, fit des excuses, la dame s'embarqua pour Cadix, et +j'échappai ainsi à l'accusation de meurtre et d'adultère. J'ai envoyé +quelques détails sur l'Espagne à notre ami Hodgson; mais depuis ce +tems-là je n'ai écrit à personne, excepté quelques billets à des parens +et à des gens de loi, pour m'en débarrasser. Je me propose de rompre +tout commerce, à mon retour, avec plusieurs de mes meilleurs amis, que +je regarde au moins comme tels, et de gronder toute ma vie. Mais +j'espère, avant de me faire tout-à-fait cynique, rire encore de bon cœur +avec vous, embrasser Dwyer, et trinquer avec Hodgson.</p> + +<p>»Dites au docteur Butler que je me sers en ce moment de la plume d'or +qu'il me donna avant mon départ: c'est pour cela que ma pancarte est +moins lisible qu'à l'ordinaire. J'ai été à Athènes, et j'ai vu des +gerbes de ces roseaux à écrire dont il refusa de me donner quelques-uns, +parce que le topographe Gell les avait apportés de l'Attique. Mais vous +n'aurez pas de descriptions, non; vous voudrez bien vous contenter de +quelques détails jusqu'à mon retour. Mais alors nous ouvrirons toutes +les écluses de la conversation. Je suis sur une frégate de trente-six, +qui va chercher Rob Adair à Constantinople: c'est lui qui aura l'honneur +de vous porter cette lettre.</p> + +<p>»Ainsi donc le livre de H***<a id="footnotetag128" name="footnotetag128"></a> +<a href="#footnote128"><sup class="sml">128</sup></a> a pris son essor avec quelques +sentimentales chansonnettes de ma façon, pour remplir le volume. Quel +succès a-t-il, eh? et où diable en est la seconde édition de ma satire +avec les additions, et mon nom au bas du titre, et les vers nouveaux +cloués à la fin, et un nouvel exorde, et je ne sais quoi encore, le tout +sorti tout chaud de mon atelier avant que j'eusse franchi la Manche? La +Méditerranée et l'Atlantique étendent leurs flots entre la critique et +moi; et les mugissemens de l'Hellespont couvrent le bruit des foudres de +la <i>Revue hyperboréenne</i>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote128" +name="footnote128"><b>Note 128: </b></a><a href="#footnotetag128"> +(retour) </a> Les mélanges auxquels j'ai renvoyé plusieurs + fois.</blockquote> + +<p>«Rappelez-moi au souvenir de Claridge, s'il n'est pas rentré au collége, +et présentez à Hodgson les assurances de ma haute considération. Vous +allez me demander ce que je me propose de faire; et je vais vous +répondre que je n'en sais rien. Il est possible que je m'en retourne +dans quelques mois; mais j'ai des desseins et des projets pour le tems +qui suivra mon séjour à Constantinople. Cependant Hobhouse sera +probablement de retour en septembre.</p> + +<p>«Le 2 juillet, il y aura un an que nous sommes partis d'Albion, +<i>oblitusque meoruni obliviscendus et illis</i>. J'étais las de mon pays, et +fort peu prévenu en faveur de tout autre; mais <i>je traîne ma chaîne sans +l'alonger, en changeant de lieu</i>. Je suis comme le joyeux meunier qui ne +se souciait de personne, et dont personne ne se souciait. À mes yeux +tout pays en vaut à peu près un autre. Je fume, j'ouvre de grands yeux +pour mieux voir les montagnes, et je relève ma moustache avec une fière +indépendance. Nulle privation ne m'afflige, et les moustiques qui +martyrisent le corps maladif de H*** ne font, par bonheur, aucun effet +sur le mien, parce que je vis avec plus de tempérance.</p> + +<p>»Dans mon catalogue j'ai oublié Éphèse, que j'ai visitée pendant mon +séjour à Smyrne; mais le temple est presque entièrement détruit, et il +serait bien superflu que saint Paul se donnât la peine d'adresser de +nouvelles épîtres à la race actuelle des Éphésiens, qui ont converti en +mosquée une vaste église construite entièrement en marbre; et je ne me +suis pas aperçu que l'édifice en fît plus mauvaise figure.</p> + +<p>»Mon papier est rempli, mon encre est épuisée; bon soir! Si vous +m'adressez une lettre à Malte, on me la fera parvenir quelque part que +je sois. H*** vous fait ses complimens. Il soupire pour sa poésie, au +moins pour en avoir quelques nouvelles. J'oubliais presque de vous dire +que je meurs d'amour pour trois jeunes Athéniennes qui sont sœurs. Je +logeais dans la même maison qu'elles. Ces divinités se nomment Thérésa, +Mariana et Katinka<a id="footnotetag129" name="footnotetag129"></a> +<a href="#footnote129"><sup class="sml">129</sup></a>: aucune des trois n'a encore quinze ans.</p> + +<p>»Votre τατεινοτατος δουλος<a id="footnotetag130" name="footnotetag130"></a> +<a href="#footnote130"><sup class="sml">130</sup></a>.»<br> + +<span class="rig">BYRON.</span><br></p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote129" +name="footnote129"><b>Note 129: </b></a><a href="#footnotetag129"> +(retour) </a> Il a adopté ce nom dans la description du sérail, + ch. VI, de <i>Don Juan</i>. Ce fut, si j'ai bonne mémoire, en + faisant la cour à une de ces jeunes filles qu'il lui donna + une marque d'amour fort en usage dans le levant, en se + faisant, avec son poignard, une blessure à la poitrine. La + jeune Athénienne, à ce qu'il m'a raconté, conserva tout son + sang-froid durant cette opération, qu'elle regardait comme un + juste tribut offert à sa beauté; mais elle n'en fut pas plus + disposée à lui être favorable.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote130" +name="footnote130"><b>Note 130: </b></a><a href="#footnotetag130"> +(retour) </a> Très-humble serviteur.</blockquote> +<br><br> +<h3>LETTRE XLIII.</h3> + +<h4>À M. HOGDSON.</h4> + +<p class="mid">À bord de la <i>Salsette</i>, détroit des Dardanelles, à la hauteur d'Abydos, +le 5 mai 1810.</p> + +<p>«Je suis en route pour Constantinople, après avoir parcouru la Grèce, +l'Épire, etc., et une partie de l'Asie Mineure, voyage dont je viens de +communiquer quelques particularités à H. Drury, notre ami et notre hôte. +Je m'abstiendrai donc de vous les répéter; mais comme vous serez +peut-être bien aise d'apprendre que je me porte bien, etc., je saisis +l'occasion du retour de notre ambassadeur pour vous adresser le peu de +lignes que j'ai le tems d'écrire à la hâte. Nous avons éprouvé quelques +inconvéniens et couru quelques périls, mais il ne nous est rien arrivé +d'assez intéressant pour vous en entretenir, à moins que vous ne jugiez +digne de votre attention le trajet de Sestos à Abydos, que j'ai fait à +la nage, il y a deux jours. Si vous y joignez quelques alertes données +par les voleurs, la crainte d'un naufrage sur une galère turque, il y a +six mois, ma visite à un pacha, ma passion pour une femme mariée, à +Malte, un défi à un officier, mes amours avec trois jeunes Athéniennes, +avec une profusion de bouffonneries, et de beaux points de vue, vous +connaîtrez tous les événemens qui, depuis mon départ d'Espagne, ont +marqué ce voyage.</p> + +<p>»H*** fait des vers et écrit son journal; moi, je regarde et ne fais +rien; à moins qu'on ne considère la distraction de fumer comme un +amusement actif. Les Turcs surveillent trop leurs femmes pour qu'il soit +possible de les observer beaucoup. Mais j'ai vécu avec bon nombre de +Grecs, dont je connais le dialecte tout autant qu'il m'est nécessaire +pour converser un peu. J'ai fait aussi parmi les Turcs quelques +connaissances, en hommes. Quant à la société des femmes, il n'y faut pas +penser. J'ai été fort bien reçu par les gouverneurs et les pachas, et je +n'ai pas la moindre raison de me plaindre. Hobhouse quelque jour vous +racontera toutes nos aventures. Si j'en essayais le récit, ni mon papier +ni votre patience ne pourraient y suffire.</p> + +<p>»Personne, si ce n'est vous, ne m'a écrit depuis que j'ai quitté +l'Angleterre; il est vrai que je ne l'avais pas demandé. J'excepte mes +parens, qui m'écrivent tout aussi souvent que je le désire. Je ne sais +rien de l'ouvrage d'Hobhouse, sinon qu'il a paru. C'est plus que je n'en +sais de ma seconde édition; et certainement, à une pareille distance, je +ne m'en inquiète que médiocrement........................... J'espère +que vos publications et celles de Bland s'écoulent avec rapidité.</p> + +<p>»Je ne puis vous parler d'une manière certaine de l'époque de mon +retour; mais je regarde comme probable que Hobhouse me précédera. Nous +sommes absens depuis près d'un an. Je désirerais en employer au moins un +autre à mes observations dans ces climats toujours verts; cependant je +crains que des affaires, et des affaires litigieuses, qui sont bien ce +qu'il y a de pire au monde, ne me rappellent avant ce tems, si ce n'est +même beaucoup plus tôt. S'il en est ainsi, je vous en préviendrai.</p> + +<p>»J'espère que vous remarquerez en moi quelques changemens, je ne veux +pas dire au physique, mais au moral; car je commence à m'apercevoir que +sans la vertu ce monde maudit n'est pas tenable. Je suis passablement +dégoûté du vice, que j'ai étudié dans ses plus agréables variétés, et je +me propose, à mon retour, de rompre avec tous mes débauchés d'amis, de +renoncer au vin, aux inclinations charnelles, et de me livrer à la +politique et au décorum. Je suis sérieux, cynique et assez bien disposé +à faire de la morale; mais heureusement pour vous, l'homélie dont vous +étiez menacé est coupée court par le mauvais état de ma plume et le +manque de papier.</p> + +<p>»Bonjour. Si vous m'écrivez, adressez vos lettres à Malte, d'où l'on me +les fera parvenir. Ne me rappelez au souvenir de personne; mais +croyez-moi bien sincèrement votre, etc.»<br> +<span class="rig">BYRON.</span><br></p> + +<p>Arrivé à Constantinople le 14 mai, il adressa à Mrs. Byron quatre ou +cinq lettres, et dans presque toutes il parle du succès avec lequel il a +traversé l'Hellespont à la nage. L'excessive vanité qu'il tirait de +cette prouesse classique (dont il a fort au long lui-même détaillé les +particularités) peut être mise au nombre des preuves de cet enfantillage +de caractère qui l'accompagna jusque dans un âge plus mûr, et qui, tout +en embarrassant ceux qui jugeaient de loin sa conduite, n'était pas, +pour ceux qui vivaient dans son intimité, une de ses singularités les +moins intéressantes. Onze ans encore après cette époque, si quelque +sceptique voyageur se hasardait à mettre en doute la possibilité de +l'exploit de Léandre, Lord Byron, avec cette susceptibilité sur son +courage personnel, qu'il conservait depuis son enfance, se lançait dans +la discussion avec une nouvelle chaleur, et citait deux ou trois autres +exemples de ce qu'il avait fait comme nageur, pour confirmer ses +premières assertions<a id="footnotetag131" name="footnotetag131"></a> +<a href="#footnote131"><sup class="sml">131</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote131" +name="footnote131"><b>Note 131: </b></a><a href="#footnotetag131"> +(retour) </a> Il citait entre autres son passage du Tage en + 1809, que M. Hobhouse a décrit de la manière suivante: + +<p> «Mon compagnon de voyage avait déjà précédemment exécuté une + traversée plus périlleuse, quoique moins célèbre; car je me + rappelle qu'à l'époque où nous étions en Portugal, il nagea + depuis le vieux Lisbonne jusqu'au château de Belem; et comme + il avait à lutter contre la marée et le courant opposé du + fleuve, le vent étant fort vif, il lui fallut près de deux + heures pour aller d'un bord à l'autre. Il ne resta dans l'eau + qu'une heure et dix minutes, en nageant de Sestos à Abydos. + En 1808, il faillit se noyer à Brighton, en se baignant avec + M. L. Stanhope, son ami. M. Hobhouse et d'autres spectateurs + envoyèrent à eux des bateliers, qui s'attachèrent des cordes + autour du corps, et qui réussirent enfin à retirer Lord Byron + et M. Stanhope de la lame, et leur sauvèrent ainsi la vie.»</p></blockquote> + +<p>Dans une de ses lettres à sa mère, datée de Constantinople, le 24 mai, +il revient sur ce notable exploit, et se représente comme l'humble +imitateur de Léandre; et pourtant, ajoute-t-il, je n'avais pas de Héro +pour m'accueillir sur l'autre rive. Puis il continue ainsi:</p> + +<p>«Lorsque notre ambassadeur obtiendra son audience de congé, je +l'accompagnerai pour voir le sultan, après quoi je retournerai +probablement en Grèce. Je n'ai rien reçu de M. Hanson, si ce n'est une +traite, mais sans aucune lettre de ce juridique gentleman. Si vous avez +besoin de fonds, servez-vous, je vous prie, des miens, tant qu'il y en +aura, sans aucune réserve; et dans la crainte que cela ne suffise pas, +j'inviterai M. Hanson, dans ma prochaine lettre, à vous avancer toutes +les sommes qui pourraient vous être nécessaires. Je m'en remets à votre +discrétion pour juger de ce que vous pouvez convenablement demander +d'après l'état actuel de mes affaires. J'ai déjà visité les lieux les +plus intéressans de la Turquie d'Europe et de l'Asie Mineure; mais je +n'irai pas plus loin avant d'avoir reçu des nouvelles d'Angleterre. En +attendant je compte sur des rentrées toutes les fois que les occasions +de m'en faire parvenir se présenteront; et je passerai l'été au milieu +de mes amis, les Grecs de la Morée.»</p> + +<p>Alors il ajoute avec cette bienveillante sollicitude dont il ne +s'écartait jamais envers les domestiques qu'il préférait: «Prenez soin, +je vous prie, de mon jeune Robert et du vieux Murray. Il est heureux +qu'ils s'en soient retournés; ni la jeunesse de l'un ni les années de +l'autre n'auraient pu s'accommoder aux changemens de climat et à la +fatigue du voyage.»</p> +<br><br> +<h3>LETTRE XLIV.</h3> + +<h4>À M. HENRY DRURY.</h4> + +<p class="rig">Constantinople, 17 juin 1810.</p><br><br> + +<p>«Quoique ma dernière lettre soit d'une date bien récente, je reviens à +la charge pour vous féliciter de la naissance de votre enfant; une +lettre d'Hodgson m'a informé de cet événement dont je me réjouis avec +vous.</p> + +<p>»Je suis à peine de retour d'une expédition, par le Bosphore, à la mer +Noire et aux Symplegades Cyanéennes. J'ai gravi jusqu'à la cime de ces +dernières en m'exposant à autant de dangers qu'en aient jamais bravé les +Argonautes dans leur lougre. Vous rappelez-vous le commencement des +lamentations de la nourrice dans Médée? je vous en adresse la traduction +que j'ai faite au somme de ces montagnes:</p> + +<p>Oh! plût au ciel qu'un bon embargo eût retenu le navire <i>Argo</i> dans le +port, et qu'en restant toujours dans les chantiers de Grèce il n'eût +jamais dépassé les roches d'Azur! mais, hélas! je crains que son voyage +ne soit la cause de quelque méchef pour ma chère miss Médée<a id="footnotetag132" name="footnotetag132"></a> +<a href="#footnote132"><sup class="sml">132</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote132" +name="footnote132"><b>Note 132: </b></a><a href="#footnotetag132"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i16"> Oh! how I wish that an embargo</p> +<p class="i16"> Had kept in port the good ship <i>Argo</i></p> +<p class="i16"> Who, still unlaunch'd from Grecian docks</p> +<p class="i16"> Had never pass'd the Azure rocks!</p> +<p class="i16"> But now I fear her trip will be a</p> +<p class="i16"> Damn'd business for my miss Medea, etc.</p> +</div></div> +</blockquote> + +<p>»Peu s'en est fallu qu'il n'en fût ainsi pour moi.</p> + +<p>Car si je n'avais pas eu ce sublime passage dans la tête, je n'aurais +jamais songé à grimper sur les susdites roches, où j'ai failli me rompre +les os pour le plus grand honneur de l'antiquité.</p> + +<p>»Ainsi donc je me suis assis sur les Cyanées, j'ai nagé de Sestos à +Abydos (comme je vous l'ai pompeusement annoncé dans ma dernière), et +après avoir de nouveau traversé la Morée, je m'embarquerai pour +Sainte-Maure, et j'irai faire le saut de Leucade. Si je survis à cette +épreuve, je vous rejoindrai probablement en Angleterre. H..., qui vous +remettra cette lettre, s'y rend en droite ligne; et comme ses voyages +lui sortent par tous les pores, je n'anticiperai pas sur ses récits: +seulement je vous prie de ne pas croire un mot de tout ce qu'il vous +dira, mais de me réserver votre attention si vous avez quelque désir +d'apprendre la vérité.</p> + +<p>«Je vais retourner à Athènes, et de là passer en Morée; mais la durée de +mon séjour dépend tellement de mon caprice que je n'ai rien de probable +à vous en dire. Mon absence date déjà d'un an; elle peut se prolonger +d'un autre, mais je suis comme du vif-argent, et je ne peux rien +affirmer. Nous sommes tous en ce moment fort occupés à ne rien faire. +Nous avons tout vu, excepté les mosquées que nous devons visiter mardi +prochain au moyen d'un firman. H... pourra vous les décrire ainsi que +divers autres objets curieux, à condition que c'est à <i>moi</i> qu'on +s'adressera pour constater sa véracité, et je me réserve de contredire +tous les détails auxquels il attache le plus d'importance. Mais s'il se +lance parfois dans le bel esprit, je vous permets de l'applaudir, parce +qu'il en aura nécessairement dérobé les traits les plus brillans à son +compagnon de pélerinage. Dites à Davies que ses meilleures plaisanteries +ont été fort heureusement reproduites par H... sur plus d'un vaisseau de +Sa Majesté; mais ajoutez aussi que j'ai toujours soin de les rétablir au +nom du légitime possesseur; d'où il suit que lui, Davies, n'est pas +moins célèbre sur mer que sur terre, et règne sans rivaux aussi bien +dans la cabine qu'à la taverne du <i>cocotier</i>.</p> + +<p>»Ainsi donc Hodgson a publié de nouvelles poésies. Je désirerais qu'il +pût m'envoyer son <i>Sir Edgar</i> et l'<i>Anthologie de Bland</i>, à Malte, d'où +on me les ferait parvenir. Dans ma dernière; que vous avez reçue, +j'espère, je traçais l'esquisse du terrain que nous avons parcouru. Si +cette dépêche ne vous est pas parvenue, la langue d'H... est bien à +votre service. Rappelez-moi au souvenir de Dwyer, qui me doit onze +guinées. Dites-lui de les faire remettre à mon banquier à Gibraltar ou à +Constantinople. Il me les a, je crois, déjà payées une fois; mais cela +ne fait rien à l'affaire, attendu que c'était une rente annuelle.</p> + +<p>»Tâchez, je vous prie, de m'écrire. J'ai fréquemment reçu des nouvelles +d'Hodgson. Malte est mon bureau de poste. Je compte vous revoir vers la +prochaine réunion de Montem<a id="footnotetag133" name="footnotetag133"></a> +<a href="#footnote133"><sup class="sml">133</sup></a>; vous vous souvenez sûrement de celle +de l'an dernier; j'espère qu'il en sera de même cette année; mais après +avoir traversé <i>le vaste Hellespont</i>, je fais <i>fi</i> de Datchett<a id="footnotetag134" name="footnotetag134"></a> +<a href="#footnote134"><sup class="sml">134</sup></a>. Bon +soir. Je suis bien sincèrement, etc.»<br> + +<span class="rig">BYRON.</span><br></p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote133" +name="footnote133"><b>Note 133: </b></a><a href="#footnotetag133"> +(retour) </a> Réunion annuelle des élèves du collége + d'Eton-Montem, suivie d'une collecte dont le produit est + destiné à placer à l'université de Cambridge ou d'Oxford le + sujet le plus distingué d'entre eux.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote134" +name="footnote134"><b>Note 134: </b></a><a href="#footnotetag134"> +(retour) </a> Allusion à une circonstance où il traversa la + Tamise à la nage, avec M. Drury, après le Montem, afin de + savoir combien de fois ils pourraient la traverser et la + retraverser sans toucher terre. Dans cette lutte, qui eut + lieu le soir, après souper, et lorsque tous deux étaient + échauffés par le vin, Lord Byron eut l'avantage.</blockquote> + +<p>Environ dix jours après la date de cette lettre, nous en trouvons une +autre adressée à Mrs. Byron, laquelle, au milieu de plusieurs +répétitions de faits déjà détaillés dans sa correspondance précédente, +contient aussi un bon nombre de passages qui méritent d'en être +extraits.</p> +<br><br> +<h3>LETTRE XLV.</h3> + +<h4>À MRS. BYRON.</h4> + +<p><span class="sc">Chère mère</span>,</p> + +<p>«M. Hobhouse, qui vous fera parvenir ou vous remettra cette lettre, et +qui part pour retourner en Angleterre, pourra vous mettre au courant de +nos divers changement de résidence; quant à moi, je suis fort incertain +sur l'époque de mon retour. Il ira probablement dans le Nottingham un +jour ou l'autre; mais Fletcher, que je renvoie parce qu'il m'embarrasse +(les domestiques anglais sont de tristes voyageurs), Fletcher le +remplacera par <i>interim</i>, et vous racontera nos voyages qui ont embrassé +passablement d'espace.<br>............................................................................................................................................</p> + +<p>»Je me rappelle que Mahmoud-Pacha, petit-fils d'Ali, pacha de Yanina +(petit gaillard de dix ans, qui avait de grands yeux noirs, que nos +dames paieraient bien cher, et ces traits réguliers qui distinguent la +race turque), me demanda comment il se faisait que je me fusse mis à +voyager si jeune, et sans avoir personne pour prendre soin de moi. Le +petit bonhomme m'adressa cette question avec toute la gravité d'un homme +de soixante ans.</p> + +<p>»Je ne peux pas aujourd'hui vous écrire bien longuement; je n'ai que le +tems de vous dire que j'ai éprouvé bien des fatigues, mais jamais un +moment d'ennui. La seule chose que je redoute, c'est de contracter le +goût d'une vie errante, à la bohémienne, qui me rendra mon foyer +insupportable. C'est, me dit-on, ce qui arrive fort souvent aux gens qui +ont pris l'habitude des voyages; et, dans le fait, je commence à m'en +apercevoir. Le 3 mai, j'ai passé à la nage de Sestos à Abydos. Vous +connaissez l'histoire de Léandre; mais moi, je n'avais pas de Héro pour +me recevoir sur la rive.<br>.................................................................................................................................................................</p> + +<p>«J'ai visité, en vertu d'un firman, toutes les principales mosquées. Il +est rare qu'on accorde cette faveur à des infidèles; mais le départ de +l'ambassadeur nous l'a fait obtenir. J'ai remonté par le Bosphore jusque +dans la mer Noire, en faisant le tour des murs de la ville; et en +vérité, j'en connais mieux l'aspect que celui de Londres. J'espère que, +par quelque soirée d'hiver, je vous amuserai en vous en faisant la +description; pour le moment, je vous prie de m'excuser si je m'en +dispense. Je ne puis écrire de longues lettres en juin. Je retourne +passer l'été en Grèce.<br>.....................................................................................................................................................................</p> + +<p>»C'est une pauvre créature que Fletcher; il lui faudrait mille +commodités dont je sais fort bien me passer. Il est furieusement las de +ses voyages, et vous ferez bien de ne pas trop croire ce qu'il vous +racontera de ce pays-ci. Il soupire après la bière, et l'oisiveté, et sa +femme, et le diable sait quoi en outre. Pour mon compte, je n'ai éprouvé +ni <i>désappointement</i> ni dégoût. J'ai vécu avec des hommes du plus haut +comme du plus bas rang; j'ai passé des journées dans le palais d'un +pacha, et plus d'une nuit dans une étable; partout j'ai trouvé un peuple +inoffensif et bienveillant. J'ai passé aussi quelque tems avec les Grecs +les plus distingués de la Morée et de la Livadie; et quoiqu'ils ne +vaillent pas les Turcs, j'en fais plus de cas que des Espagnols, qui, à +leur tour, l'emportent sur les Portugais.</p> + +<p>»Vous trouverez dans les voyageurs mainte description de Constantinople; +mais lady Wortley-Montague est tombée dans une étrange erreur, quand +elle a dit que Saint-Paul ferait une singulière figure à coté de +Sainte-Sophie. J'ai vu ces deux édifices, et j'en ai examiné avec +beaucoup d'attention l'intérieur et l'extérieur. Sainte-Sophie, sans +aucun doute, est le plus intéressant des deux, et par son immense +antiquité, et parce que tous les empereurs grecs depuis Justinien y ont +été couronnés, que plusieurs y ont été assassinés sur les marches mêmes +de l'autel, et aussi parce que les sultans turcs s'y rendent +régulièrement. Mais elle n'est ni aussi belle ni aussi grande que +quelques autres mosquées, telles que celle de Soleyman, etc., et on ne +peut la mettre en parallèle avec Saint Paul (j'en parle peut-être comme +un cockney<a id="footnotetag135" name="footnotetag135"></a> +<a href="#footnote135"><sup class="sml">135</sup></a>). Néanmoins je préfère la cathédrale gothique de +Séville, à Saint-Paul, à Sainte-Sophie et à tous les édifices religieux +que j'aie jamais vus.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote135" +name="footnote135"><b>Note 135: </b></a><a href="#footnotetag135"> +(retour) </a> Sorte de sobriquet par lequel on désigne, en + Angleterre, les natifs de Londres.</blockquote> + +<p>»Les murs du sérail ressemblent à ceux des jardins de Newstead, un peu +plus élevés cependant, et à peu près dans le même état de conservation. +Mais la promenade en longeant les murs de la ville du côté de la terre, +est d'une beauté remarquable. Figurez-vous quatre milles d'un triple +rang d'immenses créneaux tapissés de lierre, surmontés de deux cent +dix-huit tours, et de l'autre côté de la route, les sépultures turques +(qui sont les lieux les plus charmans de la terre) ombragées par +d'énormes cyprès.</p> + +<p>J'ai contemplé les ruines d'Athènes, d'Éphèse et de Delphes; j'ai +traversé une grande partie de la Turquie, plusieurs autres contrées de +l'Europe et quelques-unes de l'Asie; mais nul ouvrage de la nature ou de +l'art ne produisit jamais sur moi autant d'impression que le point de +vue qui se développe de chaque côté des Sept Tours jusqu'à l'extrémité +de la Corne d'Or.</p> + +<p>»Parlons maintenant de l'Angleterre. J'apprends avec plaisir le succès +des <i>Bardes anglais</i>, etc. Vous n'avez pu manquer d'observer les +nombreuses additions que j'ai faites à l'édition nouvelle.</p> + +<p>»Avez-vous reçu mon portrait par Sanders, peintre à Londres, Vigo-Lane? +Il était terminé et payé long-tems avant mon départ. Il me semble que +vous aimez prodigieusement la lecture des <i>Magazines</i>; où déterrez-vous +tant de nouvelles, de citations, etc.? Quoique je me trouve heureux +d'avoir pu prendre mon rang à la Chambre sans le secours de lord +Carlisle, je n'avais pas de ménagemens à garder envers un homme qui a +refusé, dans cette circonstance, d'intervenir comme mon parent; et j'ai +rompu sans retour avec lui, quoique je regrette d'affliger Mrs. Leigh. +Pauvre femme! j'espère qu'elle est heureuse.</p> + +<p>»Mon avis est que M. B... doit épouser miss R... Notre premier devoir +est de ne pas faire le mal; mais, hélas! cela n'est pas possible: le +second est de le réparer, si nous en avons le pouvoir. Cette jeune fille +est son égale; si elle ne l'était pas, une somme d'argent et l'entretien +assuré à l'enfant feraient une sorte de compensation, quoique bien +insuffisante; mais dans l'état des choses, son devoir est de l'épouser. +Je ne veux pas de galans séducteurs sur mes domaines, et je n'accorderai +pas à mes fermiers un privilége dont je m'abstiens moi-même, celui de +débaucher les filles des uns et des autres. J'ai, Dieu le sait, bien des +excès à me reprocher; mais comme j'ai pris la résolution de me réformer, +et que je ne m'en suis pas écarté depuis quelque tems, je compte que ce +Lothario suivra mon exemple, et commencera par rendre la jeune personne +à la société; sinon, par la barbe de mon père! je jure qu'il s'en +repentira.</p> + +<p>»Je vous prie de vous intéresser à Robert, à qui mon absence sera bien +pénible. Le pauvre garçon! c'est bien malgré lui qu'il s'en est +retourné.</p> + +<p>»J'espère que vous êtes bien portante et heureuse. J'aurai grand plaisir +à recevoir de vos nouvelles.</p> + +<p>»Croyez-moi bien sincèrement, etc.<br> + +<span class="rig">BYRON.</span><br></p> + +<p>»<i>P. S.</i> Comment se porte Joe Murray? Je rouvre ma lettre pour vous dire +que Fletcher m'ayant demandé de m'accompagner en Morée, je l'emmène avec +moi, quoique je vous aie annoncé le contraire.»</p> + +<p>Le lecteur n'aura pas manqué, je l'espère, de remarquer la fin de cette +lettre. L'énergie des sentimens moraux qui y sont exprimés si +naturellement, semble le sûr garant d'un cœur dont le fond était pur, +quoique les passions en eussent terni la surface. Quelques années plus +tard, quand il eut contracté l'habitude de cette raillerie amère, dont, +par malheur, il se plaisait à diriger les traits contre sa sensibilité +et contre celle des autres, je ne sais, quoiqu'il fût encore animé des +mêmes sentimens louables, si la fausse honte de passer pour vouloir se +faire une réputation de vertu, n'en aurait pas arrêté la franche et +honnête manifestation.</p> + +<p>L'extrait suivant, tiré d'une communication adressée à un recueil +mensuel très-estimé, par un voyageur qui, à cette époque, rencontra Lord +Byron à Constantinople, me paraît être assez authentique pour que je le +présente, sans hésiter, à mes lecteurs.</p> + +<p>«Nous fûmes interrompus dans notre discussion par l'entrée d'un +étranger, qu'au premier coup-d'œil je crus reconnaître pour un Anglais, +mais qui devait n'être arrivé que depuis peu à Constantinople. Il était +vêtu d'un habit écarlate, richement brodé en or, dans le genre de +l'uniforme des aides-de-camp en Angleterre, avec deux grosses +épaulettes. Sa figure annonçait environ vingt-deux ans. Ses traits, +d'une délicatesse remarquable, lui auraient donné une apparence +féminine, sans l'expression toute virile de ses beaux yeux bleus. En +entrant dans la boutique intérieure, il ôta son chapeau militaire orné +d'un panache, et découvrit une forêt de cheveux bruns bouclés qui +relevaient encore la beauté peu commune de son visage. L'ensemble de son +extérieur me fit une telle impression, qu'elle est toujours depuis +restée profondément gravée dans ma mémoire; et quoique ce soit un +souvenir de quinze ans, ce laps de tems n'en a pas altéré la vivacité. +Il était accompagné d'un janissaire attaché à l'ambassade anglaise et +d'un homme qui, par état, servait de <i>Cicerone</i> aux étrangers. Ces +circonstances, jointes à ce qu'il boitait très-visiblement, me +convainquirent à l'instant que c'était Lord Byron. J'avais déjà entendu +parler de Sa Seigneurie et de son arrivée récente sur la frégate <i>la +Salsette</i>, qui s'était détachée de la station de Smyrne pour venir +prendre et emmener M. Adair, notre ambassadeur près de la Porte. Lord +Byron avait auparavant voyagé en Épire et dans l'Asie Mineure avec son +ami M. Hobhouse, et était devenu grand fumeur de tabac. Il s'était fait +conduire à cette boutique dans le dessein d'y acheter quelques pipes. +L'italien assez mauvais dont il se servait en parlant à son cicerone, et +le turc encore plus imparfait de celui-ci, ne permettaient guère au +marchand de comprendre facilement ce qu'ils désiraient; et comme +l'étranger en paraissait contrarié, je lui adressai la parole en +anglais, et m'offris à lui servir d'interprète. Quand il m'eut ainsi +reconnu pour un Anglais, Lord Byron me serra cordialement la main, et +m'assura, avec quelque chaleur, du grand plaisir qu'il éprouvait +toujours lorsqu'il rencontrait un compatriote en pays étranger. Ses +emplettes et les miennes étant terminées, nous sortîmes ensemble, et +parcourûmes les rues, dans plusieurs desquelles j'eus le plaisir de +diriger son attention vers quelques-unes des curiosités les plus +remarquables de Constantinople. Les circonstances particulières qui nous +avaient amenés à faire connaissance, firent naître entre nous, dès le +premier jour, un certain degré d'intimité que très-probablement deux ou +trois années de fréquentation n'auraient pas produit en Angleterre. Je +prononçai souvent son nom en lui parlant, mais il ne lui vint pas à +l'esprit de me demander comment j'avais pu l'apprendre, ni de s'informer +du mien. Il n'avait pas encore jeté les fondemens de cette célébrité +littéraire qu'il a acquise dans la suite; on ne le connaissait, au +contraire, que comme auteur des <i>Heures d'oisiveté</i>; et la sévérité avec +laquelle les rédacteurs de <i>la Revue d'Édimbourg</i> avaient critiqué cette +production, était encore présente au souvenir de tout lecteur anglais. +On ne pouvait donc pas supposer qu'en recherchant sa connaissance je +fusse poussé par aucun de ces motifs de vanité auxquels tant d'autres +ont cédé depuis. Mais il était tout naturel qu'après notre rencontre +fortuite et tout ce qui s'était passé entre nous à cette occasion, je +priasse l'un des secrétaires de l'ambassade de me présenter à lui dans +les formes, un jour de la même semaine, que nous dînions ensemble chez +l'ambassadeur. Sa Seigneurie assura qu'elle se souvenait parfaitement de +moi; mais ce fut avec une extrême froideur, et immédiatement après elle +me tourna le dos. Ce procédé sans cérémonie qui contrastait d'une +manière si prononcée avec les circonstances précédentes, me parut si +étrange qu'il me fut impossible de me l'expliquer, et que je me sentis +en même tems fort disposé à beaucoup rabattre de l'opinion favorable que +son apparente franchise m'avait fait concevoir à notre première +entrevue. Ce ne fut donc pas sans surprise que, quelques jours après, je +le vis dans la rue s'avancer vers moi avec un sourire plein de +bienveillance. Il m'aborda familièrement, et me dit en me tendant la +main: «Je suis ennemi déclaré de l'étiquette anglaise, surtout hors +d'Angleterre; et quand je fais une nouvelle connaissance, c'est sans +attendre les formalités d'une présentation. Si vous n'avez rien à faire, +et que vous soyez disposé à une autre promenade, votre société me fera +beaucoup de plaisir.» Il mit dans sa manière d'agir cette irrésistible +attraction dont ceux qui ont eu le bonheur d'être admis dans son +intimité ont pu seuls éprouver la puissance dans ses momens de bonne +humeur, et j'acceptai avec empressement sa proposition. Nous visitâmes +de nouveau les curiosités les plus remarquables de la capitale, que je +ne décrirai point ici pour ne pas répéter les détails pleins +d'exactitude et de précision que des centaines de voyageurs en ont déjà +donnés; mais Sa Seigneurie se trouva fort <i>désappointée</i> par le peu +d'intérêt qu'elles présentaient. Il loua les beautés pittoresques de la +ville et des paysages qui l'environnent, et me parut d'avis que, cela +excepté, rien n'était digne d'attirer l'attention d'un observateur. Il +parla des Turcs de manière à faire supposer qu'il avait fait un long +séjour parmi eux, et termina ses réflexions par ces mots: «Les Grecs, +tôt ou tard, s'insurgeront contre eux; mais s'ils ne se hâtent pas, +j'espère que Bonaparte viendra chasser cette inutile canaille<a id="footnotetag136" name="footnotetag136"></a> +<a href="#footnote136"><sup class="sml">136</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote136" +name="footnote136"><b>Note 136: </b></a><a href="#footnotetag136"> +(retour) </a> <i>New Monthly Magazine</i>.</blockquote> + +<p>Pendant sa résidence à Constantinople, le ministre d'Angleterre, M. +Adair, se trouvant presque toujours indisposé, ne le vit que +très-rarement. Il le pressa cependant avec instance de venir loger au +palais de l'ambassade; mais Lord Byron, qui préférait la liberté dont il +jouissait dans une simple hôtellerie, refusa ses offres hospitalières.</p> + +<p>Lors de l'audience de congé accordée à l'ambassadeur par le sultan, le +noble poète, pour y assister, se mêla au cortége de M. Adair, non sans +avoir témoigné, relativement à la place qu'il occuperait dans la marche, +une anxiété bien caractéristique de sa jalouse susceptibilité toutes les +fois qu'il s'agissait de son rang. En vain l'ambassadeur l'assura-t-il +qu'on ne pouvait pas lui assigner une place particulière; que les Turcs, +dans leurs dispositions relatives au cérémonial, ne tenaient compte que +des personnes attachées à l'ambassade, et qu'ils négligeaient ou +ignoraient les distinctions de préséance accordées chez nous à la +noblesse. Enfin voyant que le jeune pair ne se laissait pas convaincre +par ces raisons, M. Adair fut obligé d'en appeler à une autorité qui +passait pour infaillible en matière d'étiquette; c'était le vieux +internonce d'Autriche. Lord Byron l'ayant consulté sur ce point, et le +trouvant entièrement d'accord avec le ministre d'Angleterre, déclara +qu'il était parfaitement satisfait.</p> + +<p>Le 14 juillet, son compagnon de voyage et lui partirent de +Constantinople, à bord de la frégate <i>la Salsette</i>; M. Hobhouse dans le +dessein d'accompagner l'ambassadeur en Angleterre, et Lord Byron pour +visiter de nouveau sa chère Grèce. M. Adair crut remarquer à cette +époque qu'il était plongé dans un profond abattement d'esprit, et je +trouve que M. Bruce, qui le rencontra plus tard à Athènes, en porta le +même jugement. On m'a raconté, comme ayant eu lieu pendant cette +traversée, une circonstance fort remarquable. En se promenant sur le +pont, il aperçut un petit yataghan ou poignard turc, qu'on avait laissé +sur un banc. Il le prit, le tira du fourreau, et après en avoir quelques +instans examiné la lame, on l'entendit qui disait à demi-voix: +«J'aimerais à savoir ce que ressent un homme après avoir commis un +meurtre!» On peut, je crois, dans ce surprenant propos, découvrir le +germe de ses poèmes futurs du <i>Giaour</i> et de <i>Lara</i>. C'est cet ardent +désir de soumettre à l'examen les opérations mystérieuses des passions, +qui, secondé par son imagination, lui en donna enfin le pouvoir; et +peut-être trouverait-on que les émotions qui produisirent ces paroles +n'étaient que la première manifestation de cette faculté qui lui valut +plus tard, à juste titre, le surnom de <i>Scrutateur des abymes du +cœur</i><a id="footnotetag137" name="footnotetag137"></a> +<a href="#footnote137"><sup class="sml">137</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote137" +name="footnote137"><b>Note 137: </b></a><a href="#footnotetag137"> +(retour) </a> <i>Searcher of dark bosoms</i>.</blockquote> + +<p>En approchant de l'île de Zéa, il demanda à être mis à terre. En +conséquence, après qu'il eut fait ses adieux à son ami, on le débarqua +sur cette petite île avec ses deux Albanais, un Tartare et un domestique +anglais. Il a décrit lui-même dans un de ses manuscrits, les sentimens +de fierté solitaire avec lesquels, debout sur le rivage, il regarda le +vaisseau s'éloigner à pleines voiles, le laissant seul sur une terre +étrangère.</p> + +<p>Quelques jours après, il adressa d'Athènes la lettre suivante à Mrs. +Byron:</p> +<br><br> +<h3>LETTRE XLVI.</h3> + +<h4>À MRS. BYRON.</h4> + +<p class="rig">Athènes, 15 juillet 1810.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Chère Mère</span>,</p> + +<p>«Je suis arrivé de Constantinople ici en quatre jours, ce que l'on +considère comme une traversée extrêmement rapide, surtout dans cette +saison de l'année. Vous autres habitans du nord, vous ne pouvez pas vous +faire une idée de ce que c'est que l'été en Grèce; et pourtant un vrai +tems de gelée en comparaison des étés de Malte et de Gibraltar, sous les +ombrages desquels je me suis reposé l'année dernière, après un petit +mouvement de galop de quatre cents milles, sans interruption, à travers +l'Espagne et le Portugal. La date de ma lettre vous apprend que je suis +de nouveau à Athènes, ville que je préfère, tout bien considéré, à +toutes celles que je connais....</p> + +<p>«Pour première excursion, je pars demain pour la Morée, où je compte +passer un mois ou deux, puis revenir prendre ici mes quartiers d'hiver, +à moins que je ne change mes plans, à la vérité, fort variables, comme +vous pouvez bien le supposer, mais dont aucun ne me dirige vers +l'Angleterre.</p> + +<p>«Le marquis de Sligo, mon ancien camarade de collége, est ici, et désire +m'accompagner en Morée. Ainsi nous partirons ensemble. Lord Sligo +continuera ensuite sa route vers la capitale, et Lord Byron, après avoir +examiné toutes les curiosités de ce canton, vous instruira de ce qu'il +se propose de faire, car c'est un point sur lequel ses idées ne sont +pas, pour le moment, parfaitement arrêtées. Malte est mon bureau de +poste perpétuel; c'est de là que mes lettres sont dirigées vers tous les +points de la terre habitable: remarquez en passant que j'ai déjà vu +l'Asie, l'Afrique, le levant de l'Europe, et tiré le meilleur parti de +mon tems, sans avoir pour cela examiné trop à la hâte les lieux les plus +intéressans de l'ancien monde. F..., après avoir été grillé, rôti, cuit +dans son jus; après avoir servi de pâture à toutes sortes d'insectes +rampans, commence à philosopher; il se réforme et se résigne, et promet +d'être à son retour un des ornemens de sa paroisse et un personnage fort +saillant dans la généalogie des Fl.... qui tiennent, à mon avis, des +Goths par leurs talens, des Grecs par leur pénétration, et des anciens +Saxons par leur énorme appétit. Il me demande la permission d'envoyer +une demi-douzaine de soupirs à Sally, son épousée, et s'émerveille, mais +non pas moi, de ce que ses lettres, d'une écriture et d'une orthographe +détestables, ne sont jamais parvenues en Angleterre. Au demeurant, ce +n'est pas une grande perte que celle de ses lettres ou des miennes qui +n'ont guère d'autre mérite que de vous apprendre, comme celle-ci, que +nous nous portons bien, et chaudement, Dieu sait! Ne comptez pas, en +cette saison, sur de longues lettres; car elles sont, je vous assure, +écrites à la sueur de mon front. Il est passablement singulier que M. +H.... ne m'ait pas adressé une syllabe depuis mon départ. Comme toutes +vos lettres me sont parvenues ainsi que beaucoup d'autres, je conjecture +que l'homme de loi est fâché ou qu'il a trop d'affaires.</p> + +<p>«J'espère que vous vous plaisez à Newstead, et que vous vivez en bonne +intelligence avec vos voisins, quoique vous soyez un vrai dragon, comme +vous savez; ne voilà-t-il pas une épithète bien respectueuse? Je vous +prie d'avoir grand soin de mes livres, ainsi que de plusieurs boîtes +remplies de papiers qui sont entre les mains de Joseph; et, s'il vous +plaît, laissez-moi quelques bouteilles de champagne à boire, car je suis +terriblement altéré. Je n'insiste pourtant sur ce dernier point +qu'autant qu'il vous arrangera. Je suppose que vous avez une pleine +maison de commères bien bavardes et bien médisantes. Avez-vous reçu mon +portrait à l'huile par Sanders, de Londres? Il est payé depuis seize +mois, pourquoi ne vous le faites-vous pas remettre? Ma suite, composée +de deux Turcs, deux Grecs, un Luthérien et de l'équivoque Fletcher, fait +un tel vacarme que je suis bien aise de finir en vous assurant que je +suis, etc.»<br> +<span class="rig">BYRON.</span><br></p> + +<p>Un jour ou deux après la date de cette lettre, il partit d'Athènes avec +le marquis de Sligo. Après avoir voyagé de compagnie jusqu'à Corinthe, +ils prirent chacun une direction différente; lord Sligo pour visiter la +capitale de la Morée, et Lord Byron pour se rendre à Patras, où il +avait, comme on le verra dans la lettre suivante, quelques affaires à +régler avec le consul anglais, M. Strané.</p> +<br><br> +<h3>LETTRE XLVII.</h3> + +<h4>A MRS. BYRON.</h4> + +<p class="rig">Patras, 30 juillet 1810.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Chère Madame</span>,</p> + +<p>«En quatre jours, avec un vent favorable, la frégate m'a transporté de +Constantinople à l'île de Céos, où j'ai pris un bateau pour me rendre à +Athènes. J'ai rencontré dans cette ville mon ami le marquis de Sligo qui +m'a témoigné le désir de voyager avec moi jusqu'à Corinthe. Là, nous +nous sommes séparés, lui pour aller à Tripolitza, et moi pour me rendre +à Patras, où j'avais quelques affaires à régler avec le consul M. +Strané, de la maison duquel je vous écris. Il m'a rendu tous les +services possibles depuis que j'ai quitté Malte pour me rendre à +Constantinople, d'où je vous ai écrit deux ou trois fois. J'irai dans +quelques jours faire une visite au pacha de Tripolitza, puis je ferai le +tour de la Morée, et je retournerai à Athènes, où j'ai fixé mon +quartier-général. Nous éprouvons ici de violentes chaleurs. En +Angleterre, quand le thermomètre s'élève à 98 degrés<a id="footnotetag138" name="footnotetag138"></a> +<a href="#footnote138"><sup class="sml">138</sup></a>, vous êtes +tout en feu; l'autre jour, tandis que j'allais d'Athènes à Mégare, il +marquait 125 degrés: cependant je n'en suis pas incommodé. J'ai, comme +cela doit être, le teint fort bruni; mais je vis avec une grande +tempérance, et je ne me suis jamais mieux porté.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote138" +name="footnote138"><b>Note 138: </b></a><a href="#footnotetag138"> +(retour) </a> De Fahrenheit.</blockquote> + +<p>»Avant de quitter Constantinople, j'ai vu le sultan (avec M. Adair) et +l'intérieur des mosquées, ce qui n'arrive que bien rarement aux +voyageurs. M. Hobhouse est parti pour l'Angleterre; quant à moi, je ne +me sens pas pressé d'en faire autant. Je n'ai rien de particulier à +faire savoir dans votre pays, si ce n'est l'extrême surprise que me +cause le silence de M. H... Je désire aussi qu'il m'adresse +régulièrement des fonds. Je suppose qu'on a pris des arrangemens en ce +qui regarde Wymondham et Rochdale. Adressez vos lettres à Malte ou à M. +Strané, consul-général, à Patras, Morée. Vous vous plaignez de mon +silence; mais je vous ai écrit vingt ou trente fois dans le courant de +l'année dernière: jamais moins de deux fois par mois, et souvent +davantage. Si mes lettres ne vous parviennent pas, il ne faut pas +conclure qu'on nous a dévorés, ou que ce pays-ci est désolé par la +guerre, la peste ou la famine: ne croyez pas non plus tous les bruits +absurdes qui ne manquent sûrement pas de circuler dans le +Nottinghamshire comme c'est l'usage. Je suis fort bien ici, ni plus ni +moins heureux qu'à mon ordinaire; si ce n'est que je suis fort aise de +me retrouver seul, car je commençais à me lasser de mon compagnon de +voyage; non pas que j'eusse à m'en plaindre, mais parce que je suis +naturellement porté vers la solitude, et que cette disposition prend de +jour en jour plus de force. Si je le désirais, je ne manquerais pas de +compagnons de voyage, il s'en présente tous les jours. L'un veut +m'emmener en Égypte, l'autre en Asie, dont j'ai vu tout ce que j'en veux +voir. Je connais déjà la plus grande partie de la Grèce, de sorte que je +me contenterai de retourner aux lieux que j'ai déjà parcourus, de +contempler mes mers et mes montagnes, seules connaissances dont j'aie +jamais tiré quelque utilité.</p> + +<p>»J'ai une suite fort présentable; elle se compose d'un Tartare, de deux +Albanais, d'un interprète et de Fletcher; mais dans ce pays-ci on en est +quitte à peu de frais. Adair m'a fait un accueil merveilleux, et dans le +fait je n'ai à me plaindre de personne. L'hospitalité ici est +nécessaire, car on n'y voit point d'hôtelleries. J'ai logé chez des +Grecs, des Turcs, des Italiens, des Anglais; aujourd'hui dans un palais, +demain dans une étable; un jour avec le pacha, le suivant avec le +berger. Je continuerai à vous écrire brièvement, mais fréquemment, et je +suis toujours heureux d'apprendre de vos nouvelles; mais vous remplissez +votre papier d'extraits de journaux, comme si ceux d'Angleterre ne se +trouvaient pas dans tous les lieux du monde. J'en ai une douzaine, en ce +moment, devant moi. Je vous prie de veiller à ce qu'on ait soin de mes +livres, et de me croire, chère mère, etc.»</p> + +<p>Il paraît qu'il passa la plus grande partie des deux mois suivans à +parcourir la Morée<a id="footnotetag139" name="footnotetag139"></a> +<a href="#footnote139"><sup class="sml">139</sup></a>; et dans plusieurs lettres il parle avec +beaucoup de satisfaction de la réception très-distinguée que lui fit +Véli-Pacha, fils d'Ali.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote139" +name="footnote139"><b>Note 139: </b></a><a href="#footnotetag139"> +(retour) </a> Dans une note de l'avertissement qui précède son + <i>Siége de Corinthe</i>, il dit: «Je visitai ces trois villes + (Tripolitza, Napoli et Argos) en 1810-11; et durant mes + diverses excursions dans le pays, depuis mon arrivée en 1809, + je traversai l'Isthme huit fois en passant de l'Attique en + Morée, par les montagnes, ou dans l'autre direction, lorsque + j'allais du golfe d'Athènes à celui de Lépante.»</blockquote> + +<p>À son retour à Patras, il fut saisi d'une maladie, dont il raconte les +particularités dans la lettre suivante adressée à M. Hodgson; elles +sont, à beaucoup d'égards, si conformes à celles de la maladie fatale +qui l'enleva, quatorze ans plus tard, presque aux mêmes lieux, que, +malgré la gaîté du récit, il est difficile de le lire sans être +douloureusement affecté.</p> +<br><br> +<h3>LETTRE XLVIII.</h3> + +<h4>À M. HODGSON.</h4> + +<p class="rig">Patras (Morée), 3 octobre 1810.</p><br><br> + +<p>«Comme je suis à peine délivré du médecin et de la fièvre, qui m'ont +retenu cinq jours au lit, je vous prie de ne pas compter sur beaucoup +d'<i>allegrezza</i> dans cette lettre. Il règne ici une maladie endémique +qui, lorsque le vent vient du golfe de Corinthe (comme il arrive cinq +mois sur six), attaque grands et petits, et fait de terribles ravages +parmi les voyageurs étrangers. Il y a, de plus, deux médecins, dont l'un +est plein de confiance dans son génie naturel, car il n'a jamais étudié, +et dont l'autre a pour tous titres une campagne de dix-huit mois contre +les malades d'Otrante, qu'il a faite dans sa jeunesse avec de grands +résultats.</p> + +<p>»Lorsque je tombai malade, je protestai contre les tentatives de <i>ces</i> +deux assassins; mais que peut faire pour sa défense un pauvre diable +affaibli, dévoré par la fièvre, et inondé de potions. Malgré moi et mes +dents, je vis le consul anglais, mon Tartare, mes Albanais, mon +interprète se réunir pour me livrer au médecin, à l'aide duquel ils +m'ont, trois jours durant, émétisé et clystérisé jusqu'à ne me laisser +que le souffle. C'est dans cet état que j'ai fait mon épitaphe. Tenez, +la voici:</p> + +<p>«La jeunesse, la nature et la pitié des dieux combattirent long-tems +pour tenir ma lampe allumée; mais le redoutable Romanelli triompha de +leurs efforts, et son souffle en éteignit la flamme tremblante<a id="footnotetag140" name="footnotetag140"></a> +<a href="#footnote140"><sup class="sml">140</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote140" +name="footnote140"><b>Note 140: </b></a><a href="#footnotetag140"> +(retour) </a> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i14"> Youth, nature, and relenting jove,</p> +<p class="i14"> To keep my lamp in strongly strove;</p> +<p class="i14"> But Romanelli was so stout,</p> +<p class="i14"> He beat all three, and blew it out.</p> +</div></div> +</blockquote> + +<p>»Cependant la nature et les dieux, piqués de mon peu de foi dans leur +pouvoir, ont à la fin triomphé tout de bon de Romanelli, et je vis +encore, bien à votre service, quoique ma faiblesse soit extrême.</p> + +<p>»Depuis que j'ai quitté Constantinople, j'ai parcouru la Morée et visité +Véli-Pacha, qui m'a rendu de grands honneurs, et donné un fort joli +étalon. H*** est sûrement en Angleterre à l'heure où je vous écris; je +l'ai chargé d'une dépêche pour votre poétique individu. Il m'écrit de +Malte, et me demande mon journal, en cas que j'en tienne un. Si j'en +faisais un, il l'aurait. Je lui ai adressé en réponse une épître de +consolations et d'exhortations, où je le prie de réduire de trois schl. +et six pences le prix de sa prochaine publication, vu qu'une demi-guinée +est un trop haut prix pour toute autre chose qu'un billet d'Opéra.</p> + +<p>»Quant à l'Angleterre, je n'en ai pas eu de nouvelles depuis bien +long-tems. Toutes les personnes qui prennent quelque intérêt à ce qui me +regarde sont, je crois, endormies, et vous êtes mon seul correspondant, +à l'exception des gens d'affaires. Je n'ai réellement pas d'amis au +monde, quoique ce monde soit peuplé de mes anciens condisciples, qui s'y +promènent revêtus de curieux déguisemens, en officiers des gardes, en +hommes de loi, en ecclésiastiques, en hommes à la mode, et autres habits +de caractères; aussi fais-je mes adieux à tous ces messieurs si +affairés, dont pas un ne daigne m'écrire. Au fait, je ne les en ai pas +priés; et me voilà ici, pauvre voyageur et philosophe un peu païen, qui, +après avoir parcouru la plus grande partie du Levant et vu force terres +et mers, dont on pourrait tirer fort bon parti, ne vaux, après tout, +guère mieux qu'avant de me mettre en route. Que Dieu me soit en aide!</p> + +<p>»Il y a aujourd'hui même quinze mois que je suis parti, et je pense que +mes intérêts me rappelleront bientôt en Angleterre; mais je vous en +donnerai régulièrement avis de Malte. Hobhouse vous donnera tous les +renseignemens possibles, si vous êtes curieux de connaître nos +aventures. J'ai lu quelques vieilles gazettes anglaises qui vont +jusqu'au 15 mai. J'y vois l'annonce de la <i>Dame du Lac</i>. Il va sans dire +que l'auteur ne s'est pas départi de sa manière, qui rappelle l'ancienne +ballade, et que le poème est bon. Tout balancé, Scott n'a pas de rivaux; +le but de tout griffonnage est d'amuser, et certainement il y réussit. +Je brûle de lire son nouvel ouvrage.</p> + +<p>»Et que deviennent <i>sir Edgard</i> et votre ami Bland? Je suppose que vous +êtes engagé dans quelque chicane littéraire. Le seul parti à prendre, +c'est de regarder du haut en bas tous les confrères de l'écritoire. Je +suppose bien que vous ne m'accorderez pas le titre d'auteur; mais je +vous dédaigne tous, coquins que vous êtes! comptez là-dessus.</p> + +<p>»Vous ne connaissez pas D...s, n'est-ce pas? Il avait une farce prête à +être jouée quand je partis d'Angleterre, et me pria d'en faire le +prologue: ce que je lui promis; mais mon départ fut si précipité que je +n'en écrivis pas le premier couplet. Je n'ose m'informer de sa pièce, de +peur d'apprendre qu'elle est tombée. Que Dieu me pardonne d'employer un +tel mot! mais le parterre, mon cher monsieur, le parterre, vous le +savez, se permet de ces tours-là, en dépit du mérite. C'est une +circonstance fort curieuse qui me rappelle cette farce. Quand Drury-Lane +fut brûlé de fond en comble, accident qui fit perdre à Shéridan et à son +fils le peu de schellings qui leur restassent, que fait mon ami D...s? +Avant que l'incendie soit éteint, il écrit à Tom Shéridan, directeur du +combustible établissement, pour lui demander si cette farce n'a pas +servi d'aliment aux flammes, avec environ deux mille autres manuscrits +non jouables qui naturellement furent en grand péril, sinon entièrement +consumés. Eh bien! n'est-ce pas là un trait caractéristique? Les +passions de Pope ne sont rien en comparaison. Tandis que le pauvre +directeur, tout bouleversé, déplorait la perte d'un édifice qui ne +valait pas moins de trois cent mille livres sterling, avec quelque vingt +mille autres que pouvaient avoir coûté les chiffons et le clinquant des +costumes, les éléphans de <i>Barbe bleue</i> et le reste, voici venir un +billet d'un endiablé d'auteur qui le rend responsable de deux actes et +quelques scènes de sa farce!</p> + +<p>»Mon cher H..., rappelez à Drury que je lui souhaite mille prospérités, +et priez Scrope Davies de me conserver son amitié. J'appelle de mes vœux +le jour où je vous reverrai à Newstead, et où le champagne égaiera +encore nos soirées: cet espoir me réjouit l'ame. Je n'ai laissé passer +aucune occasion sans vous écrire; j'attends donc des réponses aussi +régulières que celles de la Liturgie, et quelque peu plus longues. Comme +il est impossible à un homme dans son bon sens de compter sur d'heureux +jours, espérons au moins que nous en verrons de joyeux, ce qui y +ressemble le plus en apparence, quoiqu'il n'en soit rien en réalité.</p> + +<p>»C'est dans cette attente que je suis, etc.»</p> + +<p>Faible et fort amaigri par suite de sa maladie à Patras, un jour, après +son retour à Athènes, debout devant une glace, il dit à lord Sligo: +«Comme je suis pâle! j'aimerais, je crois, à mourir de +consomption.--Pourquoi de consomption? demanda son ami.--Parce qu'alors, +répondit-il, toutes les femmes diraient: Voyez ce pauvre Byron, comme il +a l'air intéressant en mourant!»</p> + +<p>Dans cette anecdote que, toute frivole qu'elle est, le narrateur citait +comme une preuve du sentiment que le poète avait de sa propre beauté, on +peut aussi trouver la trace de son habitude de tout rapporter à ce sexe +qu'il affectait de mépriser, et qui cependant exerçait une puissante +influence sur le cours et la teinte de toutes ses pensées.</p> + +<p>Il parlait souvent de sa mère à lord Sligo avec des sentimens qui +s'éloignaient bien peu de l'aversion. «Quelque jour, lui dit-il, je vous +expliquerai la cause de cette disposition de mon cœur.» Peu de tems +après, un jour qu'ils se baignaient ensemble dans le golfe de Lépante, +il rappela cette promesse, et montrant sa jambe et son pied nus. «Voyez, +s'écria-t-il, c'est à ses absurdes faiblesses à l'époque de ma naissance +que je dois cette difformité, et pourtant, d'aussi loin que je puisse me +souvenir, elle n'a jamais cessé de me la reprocher. Même encore peu de +jours avant notre dernière séparation, au moment où j'allais quitter +l'Angleterre, elle prononça contre moi une imprécation dans un de ses +accès de colère, et souhaita que je pusse devenir aussi difforme +d'esprit que de corps!»</p> + +<p>L'expression de sa physionomie et de ses gestes ne peuvent être bien +conçus que par ceux qui l'ont vu quelquefois dans un pareil état +d'excitation.</p> + +<p>Habitué à manifester sans réserve ses sentimens et ses pensées, il ne +déguisait pas davantage le peu de prix qu'il attachait à ces débris des +arts antiques, qu'il voyait si ardemment recherchés par tous ses +classiques compagnons de voyage. Lord Sligo se proposait d'employer +quelque argent à faire faire des fouilles pour chercher des antiquités. +Lord Byron, en lui offrant de surveiller ces travaux, et de tenir la +main à ce que cet argent reçût une destination légitime, lui dit: «Vous +pouvez être bien tranquille en vous en rapportant à moi, je ne suis pas +<i>dilettante</i>. Tous vos connaisseurs sont des voleurs; mais je fais trop +peu de cas de ces sortes de choses pour en dérober jamais.»</p> + +<p>Il observa plus sévèrement encore, pendant ses voyages, le régime qu'il +avait adopté pour se faire maigrir, et qu'il avait commencé à suivre +avant de quitter l'Angleterre. À Athènes, il prenait, dans ce dessein, +des bains chauds trois fois la semaine; sa boisson habituelle était un +mélange d'eau et de vinaigre, et il mangeait rarement autre chose qu'un +peu de riz.</p> + +<p>Au nombre des personnes qu'il vit le plus à cette époque, outre lord +Sligo, se trouvaient lady Hester Stanhope et M. Bruce; et même l'un des +premiers objets qui s'offrirent aux yeux de ces voyageurs distingués, au +moment où ils approchaient des côtes de l'Attique, fut Lord Byron se +jouant dans son élément favori au pied des rochers du cap Colonne. Ils +furent ensuite présentés les uns aux autres par lord Sligo; et ce fut, +je crois, à sa table que, dans le cours de leur première entrevue, lady +Hester, avec cette vive éloquence qui la rend si remarquable, fit +chaudement la guerre au poète à propos de l'opinion peu favorable à +l'intelligence des femmes, qu'elle lui supposait. Peu disposé, quand +même il en eût été capable, à défendre une pareille hérésie contre une +personne qui, par elle-même, en était la plus irrésistible réfutation, +Lord Byron n'eut d'autre ressource contre les argumens de sa belle +antagoniste, que le silence de l'assentiment. Lady Hester sut +naturellement gré d'une pareille retenue de la part d'un homme de sa +condition, et ils se lièrent, dès ce moment, de l'amitié la plus +sincère. En rappelant dans ses <i>Memoranda</i> quelques souvenirs de cette +époque, après avoir raconté qu'il fut, à Sunium, surpris au bain par une +société anglaise, il ajoute: «Ce fut le commencement de la plus agréable +connaissance que j'aie faite en Grèce...» Puis il continue en protestant +à M. Bruce, si jamais ces pages tombent sous ses yeux, qu'il se +souvenait encore avec plaisir des jours qu'ils avaient passés ensemble à +Athènes.</p> + +<p>Pendant son séjour en Grèce à cette époque, nous le voyons former une de +ces amitiés singulières (si l'on peut prononcer ce beau nom en pareille +circonstance), dont j'ai cité déjà deux ou trois exemples en traçant +l'histoire de sa jeunesse, et dont le charme principal à ses yeux semble +avoir consisté dans le plaisir d'être protecteur, et celui de faire +naître des sentimens de reconnaissance. Un jeune Grec, nommé Nicolo +Giraud, fils d'une dame veuve, chez laquelle logeait l'artiste Lusieri, +fut celui qu'il adopta de cette manière, sans doute par suite d'idées +semblables à celles qui avaient inspiré ses premiers attachemens pour le +jeune paysan de Newstead, et pour le jeune chantre de Cambridge. Il +paraît avoir porté à ce jeune homme un intérêt très-vif, et l'on peut +dire fraternel; c'est au point que, non-seulement il lui fit accepter, +en le quittant à Malte, une somme considérable, mais encore il lui donna +dans la suite, comme le lecteur le verra, une preuve plus durable de sa +générosité.</p> + +<p>Quoiqu'il fît de tems à autre des excursions en Attique et en Morée, il +avait fixé son quartier-général à Athènes, où il logeait dans un couvent +de franciscains; et dans les intervalles d'une tournée à l'autre, il +s'occupait à recueillir des matériaux pour ces notes sur la situation de +la Grèce moderne, dont il a fait suivre le second chant de <i>Childe +Harold</i>. Ce fut aussi dans cette retraite qu'il composa, comme pour +braver le <i>Genius loci</i>, ses imitations d'Horace. Cette satire, qui +retrace d'un bout à l'autre des scènes de la vie de Londres, porte pour +date: «Athènes, couvent des Capucines, 12 mars 1811.»</p> + +<p>Dans le petit nombre de lettres qu'il écrivit encore à sa mère, je ne +choisirai que les deux suivantes.</p> +<br><br> +<h3>LETTRE XLIX.</h3> + +<h4>À MRS. BYRON.</h4> + +<p class="rig">Athènes, 14 janvier 1811.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Chère Madame</span>,</p> + +<p>«Je saisis, suivant mon usage, une occasion d'écrire brièvement, mais +fréquemment; l'arrivée des lettres, à défaut de communications +régulières, étant fort incertaine... J'ai dernièrement fait plusieurs +tournées de quelque cent ou deux cents milles en Morée et dans +l'Attique, etc. J'ai terminé aussi ma grande excursion par la Troade et +Constantinople, etc., et suis maintenant revenu encore une fois à +Athènes. Je crois vous avoir écrit plusieurs fois qu'à l'imitation de +Léandre (quoique sans sa dame), j'avais traversé l'Hellespont de Sestos +à Abydos. Fletcher, que j'ai renvoyé en Angleterre avec des papiers, +vous instruira de cette circonstance et de quelques autres. Je n'aurai +pas, je crois, à me plaindre beaucoup de son absence, connaissant +passablement l'italien et le grec moderne; j'étudie cette dernière +langue avec un maître, et j'en sais tout ce qu'un homme raisonnable peut +désirer pour converser et donner des ordres. En outre, les lamentations +perpétuelles de Fletcher sur la privation de bœuf et de bière, son +mépris stupide pour tout ce qui est étranger, son incapacité +insurmontable pour apprendre le moindre mot d'aucune langue, le +rendaient une charge, suivant l'usage de tous les autres domestiques +anglais. Je vous assure que l'ennui de parler pour lui, les consolations +dont il avait besoin (beaucoup plus que moi-même), les pilaus (mets turc +composé de riz et de viande) qu'il ne pouvait manger, les vins qu'il ne +pouvait boire, les lits dans lesquels il ne pouvait dormir, et la longue +liste des calamités, telles que les faux pas des chevaux, le manque de +thé!!! qui l'assaillaient sans cesse, l'auraient rendu un objet +continuel de plaisanteries pour les spectateurs et d'embarras pour son +maître. Après tout, l'homme est assez honnête et assez capable dans un +pays chrétien; mais en Turquie, Dieu me pardonne! mes soldats albanais, +mes Tartares et mes janissaires travaillaient pour lui et pour nous +aussi, ainsi que mon ami Hobhouse peut le certifier.</p> + +<p>»Il est probable que je reviendrai en Angleterre au printems; mais pour +l'exécution de ce projet, il me faut des remises. Mes propres fonds +m'auraient très-bien suffi; mais j'ai été obligé d'aider un ami qui me +paiera, j'en suis certain; et en attendant je n'ai pas le sou. +Maintenant je ne me soucie pas d'entreprendre un voyage d'hiver, même +quand je serais fatigué de voyager; et je suis tellement convaincu des +avantages que l'on recueille à observer l'espèce humaine au lieu de lire +ce que l'on en écrit, et des fâcheux effets de rester chez soi, en proie +aux préjugés étroits d'un insulaire, que je pense qu'il devrait exister +parmi nous une loi qui envoyât pour un tems les jeunes gens à +l'étranger, chez le petit nombre d'alliés que nos guerres nous ont +laissés.</p> + +<p>»Ici je vis et je converse avec des Français, des Italiens, des +Allemands, des Danois, des Grecs, des Turcs, des Américains, etc., etc., +etc.; et sans perdre de vue mon pays, je puis juger des manières des +autres. Quand je reconnais la supériorité de l'Angleterre (sur le compte +de laquelle, soit dit en passant, nous nous abusons en bien des choses), +j'en suis satisfait; et lorsque je la trouve inférieure, je m'éclaire au +moins sous ce rapport. J'aurais pu continuer un siècle à être enfumé +dans vos villes, ou à humer le brouillard dans vos campagnes, sans +apprendre cette vérité, et sans rien acquérir chez moi de plus utile ou +de plus agréable. Je ne tiens point de journal, et n'ai point +l'intention de griffonner mes voyages. J'ai fini avec le métier +d'auteur; et si, dans ma dernière production, j'ai prouvé aux critiques +ou au monde que j'étais quelque chose de plus que ce qu'ils supposaient, +je suis satisfait, et ne hasarderai point <i>cette réputation</i> par un +futur effort. Il est vrai que j'ai quelques autres productions en +portefeuille; mais je les laisse pour ceux qui me survivront. Si on les +juge dignes de la publication, elles serviront à éterniser ma mémoire, +lorsque moi-même j'aurai cessé d'avoir un souvenir. J'ai pris ici un +artiste bavarois qui prend pour moi quelques vues d'Athènes, etc. Cela +vaudra mieux que du griffonnage, maladie dont j'espère être guéri. À mon +retour, j'espère mener une vie tranquille et retirée; mais Dieu sait +mieux que nous ce qu'il nous faut, et agit en conséquence, au moins à ce +que l'on dit. Je n'ai point d'objection à faire à cela, après tout, +n'ayant pas raison de me plaindre de mon lot. Je suis cependant +convaincu que les hommes se font eux-mêmes plus de mal que le diable ne +pourrait jamais leur en faire. J'espère que cette lettre vous trouvera +en bonne santé, et autant heureuse que nous pouvons l'être. Vous +apprendrez au moins avec plaisir qu'il en est ainsi pour moi, et que je +suis à jamais votre...»</p> +<br><br> +<h3>LETTRE L.</h3> + +<h4>À MRS. BYRON.</h4> + +<p class="rig">Athènes, 28 février 1811.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Chère Madame</span>,</p> + +<p>«Comme j'ai reçu un firman pour l'Égypte, etc., je partirai pour ce pays +dans le courant du printems, et je vous prie de mander à M. H... qu'il +est nécessaire de me faire parvenir des fonds. Au sujet de Newstead, je +réponds, comme auparavant, non. S'il faut vendre, vendez Rochdale. +Fletcher sera arrivé à cette époque avec mes lettres relatives à cet +objet. Je vous dirai d'abord franchement que je n'aime pas les placemens +de fonds. Si, par quelque circonstance particulière, j'étais amené à +adopter une telle résolution, j'irais, à tout événement, passer ma vie à +l'étranger: le seul lien qui m'attache à l'Angleterre est Newstead; et +ce lien une fois rompu, ni mon intérêt ni mes inclinations ne +m'appelleraient dans le Nord. La médiocrité dans votre pays est +l'opulence en Orient, tant est grande la différence qui existe dans la +valeur monétaire et l'abondance des objets nécessaires à la vie. Je me +sens tellement un citoyen du monde, que le pays où je pourrai jouir d'un +climat délicieux et de toutes les recherches du luxe, à un prix moindre +que celui de la vie ordinaire de collége en Angleterre, sera toujours +une patrie pour moi. Telles sont en effet les côtes de l'Archipel. Voici +donc l'alternative:--Si je garde Newstead, je reviens; si je le vends, +je reste à l'étranger. Je n'ai reçu d'autres lettres de vous que celles +de juin, mais j'ai écrit plusieurs fois; et, comme à l'ordinaire, je +continuerai d'après le même plan.</p> + +<p>»Croyez-moi à jamais votre, etc.<br> + +<span class="rig">BYRON.</span><br></p> + +<p>»<i>P. S.</i> Je vous verrai probablement dans le cours de l'automne; mais je +ne puis réellement, à une telle distance, vous désigner aucun mois en +particulier.»</p> +<br><br> +<h3>LETTRE LI.</h3> + +<h4>À M. HODGSON.</h4> + +<p class="mid">À bord de la frégate <i>la Volage</i><a id="footnotetag141" name="footnotetag141"></a> +<a href="#footnote141"><sup class="sml">141</sup></a>, 29 juin 1811.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote141" +name="footnote141"><b>Note 141: </b></a><a href="#footnotetag141"> +(retour) </a> Le voyage d'Égypte, que, par la lettre précédente, + il semble avoir projeté, fut abandonné, probablement à défaut + des fonds qu'il attendait; et, le 3 de juin, il mit à la + voile de Malte pour l'Angleterre, sur la frégate <i>la Volage</i>, + ayant, pendant son court séjour à Malte, éprouvé une violente + attaque de fièvre tierce. D'après les lettres mélancoliques + qui suivent, on peut se faire une idée des sentimens avec + lesquels il revenait dans sa patrie.</blockquote> + +<p>«Dans huit jours, avec un bon vent, nous serons à Portsmouth; et, le 2 +de juillet, se termineront (jour pour jour) deux années d'un voyage +duquel je reviens avec aussi peu d'émotion qu'à mon départ. Je pense +pourtant que j'ai eu plus de peine à quitter la Grèce que l'Angleterre, +pays que je suis impatient de revoir par la seule raison que je suis las +d'un si long voyage.</p> + +<p>»En vérité, mon avenir n'offre rien de très-agréable. Embarrassé dans +mes affaires particulières, indifférent au public, solitaire semis avoir +le désir de la société, le corps affaibli par des fièvres successives, +mais l'esprit, je l'espère, non encore abattu, je retourne <i>au logis</i> +sans une espérance, et presque sans un désir. La première chose qu'il me +faudra braver, sera un homme de loi; la seconde un créancier, puis des +charbonniers, des fermiers, des arpenteurs, et toutes les agréables +conséquences d'un domaine en désordre et de mines de charbon contestées. +En un mot, je suis malade et chagrin; et, lorsque j'aurai un peu réparé +mes irréparables affaires, je décamperai ou vers l'Espagne pour y +guerroyer, ou encore une fois vers l'Orient, où je puis au moins avoir +des cieux sans nuages et un refuge contre les impertinens.</p> + +<p>»Je compte vous rencontrer ou vous voir à la ville ou à Newstead, toutes +les fois que vous pourrez y venir sans vous déranger. Je suppose que, +comme d'habitude, vous faites de l'amour et de la poésie. Ce mari de +H... Drury ne m'a jamais écrit, quoique je lui aie adressé plus d'une +lettre; mais je jurerais que le pauvre homme a de la famille, et que par +conséquent tous ses soins sont concentrés dans son cercle.</p> + +<p>Car des enfans causent de nouvelles dépenses, et Dicky est maintenant en +âge d'aller à l'école.<br> + +<span class="rig">(<span class="sc">Warton</span>.)</span><br></p> + +<p>»Si vous le voyez, dites-lui que je lui apporte une lettre de Tucker, un +de ses amis, chirurgien de l'armée, qui m'a soigné et est un très-digne +homme, quoiqu'il aime trop les mots de son métier. J'arriverais trop +tard pour le jour des exercices oratoires, ou je serais probablement +descendu à Harrow.<br>........................................................................................ +........................................................</p> + +<p>»J'ai beaucoup regretté en Grèce d'avoir omis d'emporter +l'<i>Anthologie</i>.--Je veux dire celle de Bland et de +Mirivale. ....................................................................................................................................................</p> + +<p>»Qu'est devenu sir Edgar? Et les imitations et les traductions, où en +sont-elles? Je suppose que vous n'avez pas l'intention d'abandonner si +aisément le public, mais que vous l'attaquerez avec un in-quarto. Quant +à moi, je suis excédé des fats de la poésie et des bavardages, «et je +laisserai tout le domaine Castalien» à Bufo ou à tout autre. Mais vous +êtes un homme sentimental et sensible, et vous rimerez jusqu'à la fin du +chapitre. Quoi qu'il en soit, j'ai écrit quelque quatre mille vers d'un +genre ou d'un autre, sur mes voyages.</p> + +<p>»Je n'ai pas besoin de vous répéter que je serais heureux de vous voir. +J'arriverai à Londres vers le 8, à l'hôtel de Dorant, rue d'Albemarle, +et mes affaires m'appelleront quelques jours après dans le Nottingham +supérieur, et de là à Rochdale.</p> + +<p>»Je suis, ici et là, votre, etc.»</p> +<br><br> +<h3>LETTRE LII.</h3> + +<h4>À MRS. BYRON.</h4> + +<p class="mid">À bord de la frégate <i>la Volage</i>, 25 juin 1811.</p> + +<p><span class="sc">Chère Mère</span>,</p> + +<p>«Cette lettre, qui vous sera envoyée à notre arrivée à Portsmouth, +probablement vers le 4 de juillet, a été commencée à peu près +vingt-trois jours après notre départ de Malte. Le 2 de juillet, jour +pour jour, j'aurai été deux ans absent de l'Angleterre, et j'y reviens +en grande partie avec les mêmes sentimens qui me dominaient à mon +départ; savoir, l'indifférence. Mais cette apathie ne s'étend +certainement pas jusqu'à vous, ainsi que je vous le prouverai par tous +les moyens en mon pouvoir. Vous serez assez bonne pour faire préparer +mon appartement à Newstead; mais que rien ne vous dérange, et surtout +que ce ne soit pas moi. Ne me considérez que comme une visite ordinaire. +Je dois seulement vous informer que, depuis long-tems, je me suis +astreint à une diète végétale complète, et que le poisson ni la viande +n'entrent dans mon régime. Je compte donc sur une provision considérable +de pommes de terre, d'herbes et de biscuit. Je ne bois point de vin. +J'ai avec moi deux domestiques, hommes de moyen âge, et tous deux Grecs. +Mon intention est de me rendre d'abord à Londres pour voir M. H..., et +de passer de là à Newstead, en allant à Rochdale. Je n'ai d'autre prière +à vous faire que celle de ne point oublier mon régime, qu'il m'est +très-nécessaire d'observer. Je suis en bonne santé, comme je l'ai +généralement été, à l'exception de deux accès de fièvre dont je fus +promptement débarrassé.</p> + +<p>»Mes projets dépendront tellement des circonstances, que je ne me +hasarderai point à énoncer une opinion à ce sujet. Mon avenir n'est pas +flatteur; mais je suppose que nous lutterons toute notre vie, comme nos +voisins. En vérité, d'après les dernières informations de H..., j'ai +quelque crainte de trouver Newstead démantelé par MM. Brothers, etc.: +H... semble déterminé à me forcer à le vendre; mais il sera trompé dans +son espoir. Je pense que je ne serai pas obsédé de visiteurs; mais s'il +en était autrement, vous devrez les recevoir, car je suis résolu à ne +laisser violer ma retraite par personne. Vous savez que je n'ai jamais +beaucoup aimé la société; je l'aime encore moins qu'auparavant. Je vous +apporte un schall et une quantité d'essence de roses. Il faudra que +j'entre tout cela par contrebande, s'il est possible. J'espère trouver +ma bibliothèque en assez bon ordre.</p> + +<p>»Fletcher est sans doute arrivé. Je distrairai le moulin, de la ferme de +M. B***; son fils est un trop brillant séducteur pour hériter des deux +objets, et j'y placerai Fletcher, qui m'a servi fidèlement, et dont +l'épouse est une bonne femme. Il est, en outre, nécessaire de tempérer +l'ardeur du jeune M. B***, ou il peuplera la paroisse de bâtards. En un +mot, s'il avait séduit une laitière, il aurait pu trouver quelque +excuse; mais la fille est son égale, et, dans la haute comme dans la +basse classe, en circonstance semblable, la réparation est de droit; +mais je n'interviendrai qu'en démembrant (comme Bonaparte) le royaume de +M. B***, afin d'en ériger une partie en principauté pour le +feld-maréchal Fletcher. J'espère que vous gouvernez d'une main prudente +mon petit empire et sa triste charge de dette nationale. Pour rompre la +métaphore, permettez-moi de me dire votre, etc.</p> + +<p>»<i>P. S.</i> Cette lettre était écrite pour être envoyée de Portsmouth; +mais, à notre arrivée, l'escadre a reçu l'ordre de se rendre à Nore. +C'est de là que partira ma lettre. Je n'ai point fait cet envoi plus +tôt, parce que j'ai supposé que vous pourriez éprouver des inquiétudes, +l'intervalle mentionné dans la lettre étant plus long que celui qui +devait exister entre notre arrivée au port et ma venue à Newstead.»</p> +<br><br> +<h3>LETTRE LIII.</h3> + +<h4>À M. HENRY DRURY.</h4> + +<p class="mid">À bord de la frégate <i>la Volage</i>, à la hauteur d'Ouessant, 17 juillet +1811.</p> + +<p><span class="sc">Mon cher Drury</span>,</p> + +<p>«Après deux ans et quelques jours d'absence (le 2), j'approche de votre +patrie. L'extérieur de ma lettre vous indiquera le jour de mon arrivée. +Maintenant nous sommes agréablement retenus, par un calme plat, près du +port de Brest. Je n'en ai jamais été si près depuis que j'ai quitté +Duck-Puddle.<br> ........................................................................................................................................</p> + +<p>»Nous sommes partis de Malte depuis trente-quatre jours, et nous avons +eu une traversée fort ennuyeuse. Vous me verrez ou entendrez parler de +moi bientôt après la réception de cette lettre, puisque je dois passer +par Londres, afin de réparer mes irréparables affaires. De là il me faut +aller dans le Nottinghamshire, y lever des rentes; ensuite dans le +Lancashire, y vendre des mines de charbon; et revenir à Londres payer +des dettes; car il semble que je n'aurai jamais ni charbon ni repos que +je n'aille à Rochdale en personne.</p> + +<p>»Je rapporte quelques marbres pour Hobhouse, pour moi quatre anciens +crânes athéniens<a id="footnotetag142" name="footnotetag142"></a> +<a href="#footnote142"><sup class="sml">142</sup></a>, tirés de sarcophages, une fiole de ciguë +attique<a id="footnotetag143" name="footnotetag143"></a> +<a href="#footnote143"><sup class="sml">143</sup></a>, quatre tortues vivantes, un lièvre (mort dans la +traversée), deux domestiques grecs, vivans, l'un Athénien, l'autre +Yaniote, lesquels ne peuvent parler que le romaïque ou l'italien, et +<i>moi-même</i>, comme le dit finement Moses dans le <i>Vicaire de Wakefield</i>, +et je puis le dire à son exemple, car j'ai aussi peu de raison de me +vanter de mon expédition que lui de la sienne à la foire.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote142" +name="footnote142"><b>Note 142: </b></a><a href="#footnotetag142"> +(retour) </a> Donnés par la suite à sir Walter Scott.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote143" +name="footnote143"><b>Note 143: </b></a><a href="#footnotetag143"> +(retour) </a> Possédée aujourd'hui par M. Murray.</blockquote> + +<p>»Je vous écrivis des rochers Cyanéens, pour vous dire que j'avais +traversé la mer à la nage de Sestos à Abydos. Avez-vous reçu ma +lettre?... Je suppose qu'Hodgson est, à l'heure qu'il est, enfoncé dans +l'étude. Que n'aurait-il pas donné pour avoir vu, comme moi, le +véritable Parnasse, où je fis tort à l'évêque de Chrissa d'un livre de +géographie? Mais je n'appelle cela qu'un plagiat, en ce que cette action +fut commise à une heure de chemin de Delphes.»</p> + +<p>Maintenant que nous avons ramené le jeune voyageur en Angleterre, il +peut être intéressant, avant de le suivre dans les scènes qui +l'attendaient chez lui, de considérer à quel point le caractère général +de son esprit et de son humeur avait été modifié par la série de voyages +et d'aventures dans lesquels il avait été engagé pendant les deux années +qui venaient de s'écouler. Il serait difficile d'imaginer une vie moins +poétique et moins romanesque que celle qu'il avait menée avant son +départ pour ses voyages. Dans sa jeunesse, il est vrai, il avait vécu et +erré parmi des scènes bien capables, selon les idées ordinaires, de +former les premiers germes du sentiment poétique. Mais bien que le poète +ait pu se nourrir plus tard de ces brillans souvenirs, il est plus que +douteux, comme on l'a déjà fait observer, qu'il ait été formé par eux. +S'il était vrai qu'une jeunesse passée au milieu des scènes de montagnes +fût si favorable au développement des talens d'imagination, les Gallois +parmi nous, et les Suisses à l'étranger, devraient briller plus qu'ils +ne le font de nos jours par leurs conceptions poétiques. Mais, en +accordant même que la mémoire des premières excursions de Byron ait eu +quelque part dans la direction de ses idées, l'effet réel de cette +influence, quelle qu'elle fût, cessa avec son enfance, et la vie qu'il +mena ensuite, durant son séjour au collége d'Harrow, fut ce que +naturellement la vie d'un écolier si rêveur et si entreprenant devait +être, tout autre chose que poétique. Pour un soldat ou un aventurier, +l'éducation qu'il reçut alors eût été parfaite. Ses exercices +athlétiques, ses combats, son amour pour les entreprises hasardeuses, +donnèrent les indices d'un esprit fait pour la carrière la plus +orageuse; mais ces dispositions paraissaient, de toutes, les moins +favorables aux études méditatives de la poésie; et bien qu'elles +promissent de le rendre plus tard un sujet d'inspiration pour les +poètes, elles ne donnaient assurément que très-peu d'espérance de le +voir jamais lui-même briller au premier rang parmi eux.</p> + +<p>Ses habitudes à l'université étaient encore moins intellectuelles et +moins littéraires. Dès son enfance, il avait lu beaucoup et avec ardeur, +quoique sans méthode; mais cette application même de son esprit, +irrégulière et sans direction comme elle était, il l'avait en grande +partie abandonnée après son départ d'Harrow; et au nombre des +occupations qui se partageaient son tems à l'académie, les jeux de +hasard, l'escrime, les soins à donner à son ours et à ses boul-dogues +furent au moins les plus innocentes, si elles ne furent pas les plus +favorites. Pendant son séjour à Londres, on ne le voit pas davantage +cultiver son intelligence, ou rechercher des amusemens plus délicats. +N'ayant aucune ressource de société privée par le manque absolu d'amis +et de parens, il était réduit dans cette ville à fréquenter les oisifs +de café; et pour ceux qui se rappellent ce qu'étaient à cette époque les +cafés de Limmer et Stevens, les deux maisons qu'il visitait de +préférence, il est inutile de dire que, quel que fût d'ailleurs le +mérite de ces établissemens, ils n'étaient rien moins que des écoles +convenables au développement d'un caractère poétique.</p> + +<p>Mais quelque incompatible qu'une telle vie pût être avec les habitudes +de contemplation qui seules pouvaient éveiller et fortifier les hautes +facultés qu'il avait déjà montrées, cependant, sous un autre point de +vue, le tems qu'il perdit alors en apparence fut, dans la suite, mis à +profit d'une manière incontestable. En l'initiant ainsi peu à peu à la +connaissance des variétés de l'esprit humain, en lui donnant l'aperçu +exact des détails de la société dans leurs formes les moins +artificielles; enfin, en le mêlant si jeune avec le monde, ses affaires +et ses plaisirs, la vie qu'il menait à Londres contribua certainement à +former cette combinaison extraordinaire, qu'on admira plus tard en lui, +de l'imagination et de la connaissance du monde, de l'héroïque et du +plaisant, des aperçus les plus fins et les plus minutieux de la vie +réelle avec les conceptions les plus élevées et les plus sublimes de la +grandeur idéale.</p> + +<p>Une autre disposition dominante de son esprit plus mûr et de ses écrits +dut peut-être sa naissance aux mêmes causes. Dans cette expérience +anticipée du monde que lui donnait son contact précoce avec la foule, il +n'est guère probable qu'un grand nombre des caractères les plus dignes +de l'espèce humaine aient frappé ses regards. Il n'est que trop +probable, au contraire, que les individus les plus légers et les moins +estimables des deux sexes durent être au nombre de ses modèles, et que +c'est d'après eux, à un âge où les impressions se gravent le plus +fortement, que ses premiers jugemens sur la nature humaine furent +formés. De là probablement ces aperçus méprisans et dégradans pour +l'humanité, qu'il était dans l'usage d'allier au tribut plus noble qu'il +payait à la beauté et à la majesté de la nature en général. De là le +contraste qui apparaît entre les productions de son imagination et +celles de son expérience; entre ces rêves pleins de beauté et de douceur +que l'une créait à sa volonté, et l'amertume, sombre et désolante qui +débordait de tous côtés lorsqu'il ne consultait plus que l'autre.</p> + +<p>Malgré le peu d'espérance que donnait sa jeunesse de la haute destinée +qui l'attendait, elle présentait déjà un caractère singulier de la +puissance de son imagination; je veux parler de cet amour de la solitude +qui, de bonne heure, indique ces goûts d'étude et d'observation de +soi-même par lesquelles seules «les carrières de diamans» du génie sont +exploitées et mises au grand jour. Dans son enfance à Harrow, il avait +fortement montré cette disposition; on le connaissait au collége comme +je l'ai déjà dit, pour aimer à s'éloigner de ses camarades, et à +s'asseoir seul sur une tombe dans le cimetière, s'abandonnant ainsi à la +rêverie pendant des heures entières. À mesure que son esprit révéla ses +ressources, ce sentiment domina en lui; et quand ses voyages à +l'étranger n'auraient servi qu'à le détacher des distractions de la +société pour le mettre en état, solitaire célèbre, de communiquer avec +son propre esprit, cela eût été un grand pas de fait vers l'expansion +complète de ses facultés. Ce fut réellement alors qu'il commença à se +sentir capable de se livrer au détachement que l'étude de soi-même +exige, et qu'il put jouir de cette liberté, indépendante du mélange des +pensées d'autrui, et qui seule laisse l'esprit contemplatif maître de +ses propres idées. Dans la solitude de ses nuits sur mer, dans ses +excursions isolées à travers la Grèce, il jouit d'assez de loisir et de +solitude pour s'observer lui-même, et là s'apercevoir des premiers +«éclairs de son glorieux génie.» Un de ses principaux plaisirs, ainsi +qu'il en fait mention dans ses <i>Memoranda</i>, était, lorsqu'il se baignait +dans quelque lieu retiré, de s'asseoir, au-dessus de la mer, sur des +rochers élevés, et là de rester des heures entières à contempler les +cieux et les eaux<a id="footnotetag144" name="footnotetag144"></a> +<a href="#footnote144"><sup class="sml">144</sup></a>, et à se perdre dans cette sorte de vague rêverie +qui, quoique sans forme arrêtée, et sans but pour le moment, se +répandait ensuite, dans ses écrits, en peintures énergiques et +brillantes qui vivront à jamais.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote144" +name="footnote144"><b>Note 144: </b></a><a href="#footnotetag144"> +(retour) </a> Il fait allusion à cette passion dans ces belles + stances: + +<p> «S'asseoir sur les rochers, contempler la mer, etc.»</p> + +<p> Alfieri, avant que son génie ne se fût complètement + développé, ainsi qu'il nous le dit, avait l'habitude de + passer des heures dans une sorte d'état de rêverie, à + contempler l'Océan: «Après le spectacle, un de mes amusemens + à Marseille était de me baigner presque tous les soirs dans + la mer. J'avais trouvé un petit endroit fort agréable, sur + une langue de terre placée à droite hors du port; où, en + m'asseyant sur le sable, le dos appuyé contre un petit rocher + qui empêchait qu'on ne pût me voir du côté de la terre, je + n'avais plus devant moi que le ciel et la mer. Entre ces deux + immensités, qu'embellissaient les rayons d'un soleil + couchant, je passai, en rêvant, des heures délicieuses; et + là, je serais devenu poète, si j'avais su écrire dans une + langue quelconque.»</p></blockquote> + +<p>S'il n'eût pas été livré à ces doutes et à cette défiance qui entourent +les premiers pas du génie, les sentimens qu'il devait éprouver et ses +découvertes dans un nouveau domaine d'intelligence, auraient dû +convertir les heures solitaires du jeune voyageur en un rêve de bonheur. +Mais on verra que dans ces momens même, il se défiait de sa propre +force, et qu'il ne se doutait nullement de la hauteur à laquelle +s'élèverait l'esprit qu'il évoquait alors. Il devint tellement épris de +ces rêveries solitaires, que la société même de son compagnon de voyage, +malgré la sympathie de ses goûts avec les siens, devint pour lui une +chaîne et un fardeau; et ce ne fut que lorsqu'il se trouva seul, sur le +rivage d'une petite île de la mer Égée, que son génie respira librement. +Si l'on voulait une preuve plus forte de sa passion profonde pour +l'isolement, nous la trouverions, quelques années après, dans ses +propres écrits, lorsqu'il avoue que, dans la compagnie de la femme qu'il +aima le plus, il se surprit souvent soupirant après la solitude.</p> + +<p>Ce ne fut pas seulement en lui procurant la retraite dont il avait +besoin pour faire éclore dans le silence ses facultés admirables, que +les voyages contribuèrent puissamment à la formation de son caractère +poétique; dès son enfance même, il avait contemplé l'Orient avec des +yeux romanesques. La lecture qu'il fit, avant l'âge de dix ans, de +l'histoire des Turcs, par Rycaut, avait pris un fort ascendant sur son +esprit, et il avait lu avec avidité tous les livres sur l'Orient qu'il +avait pu rencontrer<a id="footnotetag145" name="footnotetag145"></a> +<a href="#footnote145"><sup class="sml">145</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote145" +name="footnote145"><b>Note 145: </b></a><a href="#footnotetag145"> +(retour) </a> Quelques mois avant sa mort, dans une conversation + avec Mavrocordato, à Missolonghi, Lord Byron dit: «L'histoire + turque fut un des premiers livres qui procura du plaisir à ma + jeunesse; et je pense que cette lecture eut beaucoup + d'influence sur les désirs que j'eus ensuite de visiter le + Levant, et donna peut-être à ma poésie cette teinte orientale + que l'on y remarque.»<br> + +<span class="rig"> (<i>Récit du comte Gamba</i>.)</span><br> + +<p> Dans la dernière édition de l'ouvrage du docteur Israeli, sur + le <i>caractère littéraire</i>, on trouve quelques notes + marginales assez curieuses, écrites par Lord Byron dans un + exemplaire de cet ouvrage qui lui appartenait. Parmi ces + notes est l'énumération suivante des écrivains qui, outre + Rycaut, avaient attiré son attention sur l'Orient de si bonne + heure.</p> + +<p> «Knolles, Cantemir, de Tott, lady M.W. Montague, la + traduction d'Hawkin de l'<i>Histoire des Turcs</i> par Mignot, les + <i>Mille et Une Nuits</i>, tous les voyages, toutes les histoires, + tous les livres sur l'Orient que je pouvais trouver, je les + avais lus, ainsi que Rycaut, avant l'âge de dix ans. Je pense + que je lus les <i>Mille et Une Nuits</i> en premier lieu; après + cela je préférai le récit des combats de mer, le roman de + <i>Don Quichotte</i> et ceux de Smollett, particulièrement + <i>Roderic Random</i>, et j'étais passionné pour l'histoire + romaine. Lorsque j'étais enfant, je ne pus jamais lire sans + dégoût un livre de poésie.»</p></blockquote> + +<p>Il s'ensuit qu'en visitant ces contrées il ne fit que réaliser les rêves +de sa jeunesse, et ce retour de ses pensées vers ce tems d'innocence +donna à leur cours une fraîcheur et une pureté dont elles avaient manqué +depuis long-tems. Sans le charme de ces souvenirs, l'attrait de la +nouveauté était la moindre chose que lui présentaient les scènes +nouvelles à travers lesquelles il passait. De doux souvenirs du passé, +et peu d'hommes les ont retenus aussi vivement, se mêlaient aux +impressions des objets présens à ses yeux; et comme, dans les montagnes +d'Écosse, il avait souvent traversé, en imagination, les pays musulmans, +ainsi la même faculté le transportait des montagnes sauvages de +l'Albanie à celles de Monroy.</p> + +<p>Tandis qu'il trouvait à chaque pas des inspirations poétiques, il y +avait aussi dans ce prompt changement de place et de scène, dans cette +diversité d'hommes et d'usages qui l'entouraient, dans l'espérance +continuelle d'aventures nouvelles, et d'entreprises extraordinaires, une +succession et une variété d'<i>excitation</i> toujours renouvelée, qui +mettaient non-seulement en action, mais rendaient plus vigoureuse toute +l'énergie de son caractère. Ainsi qu'il décrit lui-même sa manière de +vivre, c'était aujourd'hui dans un palais, demain dans une étable; un +jour avec le pacha, l'autre avec le berger. C'est ainsi qu'il trouva +toujours à exercer son esprit observateur, et que les impressions se +multiplièrent sur son imagination. Déjà initié à quelques-unes des +privations et des peines de la vie, pouvant juger par-là des rigueurs de +l'adversité, il apprit à agrandir le cercle de ses sympathies, plus +qu'il n'est ordinaire dans le rang élevé auquel il appartenait, et il +s'habitua à cette trempe vigoureuse et mâle de pensée qui est si +profondément gravée dans tous ses écrits. Nous ne devons pas oublier, au +nombre de ces salutaires effets de ses voyages, les nobles inspirations +du danger qu'il éprouva plus d'une fois, ayant été placé, tant sur terre +que sur mer, dans des situations bien calculées pour éveiller ces +sentimens d'énergie que des périls envisagés de sang-froid ne manquent +jamais de faire naître.</p> + +<p>Le vif intérêt, qu'en dépit de sa philosophie apparente à cet égard, +dans <i>Childe Harold</i>, il prenait à tout ce qui se rattache à la vie +militaire, trouva des occasions fréquentes de satisfaction, +non-seulement à bord des vaisseaux de guerre anglais sur lesquels il +s'embarqua, mais aussi dans ses divers rapports avec les soldats du +pays. À Salora, place isolée sur le golfe d'Arta, il passa une fois deux +ou trois jours logé dans une misérable baraque. Pendant tout ce tems il +vécut familièrement avec les soldats. Ces guerriers farouches, que l'on +pourrait presque appeler des brigands, assis autour du jeune poète, et +examinant avec une sauvage admiration son fusil de Manton<a id="footnotetag146" name="footnotetag146"></a> +<a href="#footnote146"><sup class="sml">146</sup></a> et son +épée anglaise, présentaient chaque soir une scène curieuse dont le +tableau pourrait offrir un contraste, malheureusement trop affligeant, +avec ce qui se passa quand le poète, devenu l'un de leurs capitaines, +mourut sur cette même terre avec des Souliotes pour gardes et la Grèce +entière pour cortége de deuil.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote146" +name="footnote146"><b>Note 146: </b></a><a href="#footnotetag146"> +(retour) </a> «Il plut beaucoup le jour suivant, et nous + passâmes encore cette soirée avec nos soldats. Leur + capitaine, Elmas, essaya un beau fusil de Manton<a id="footnotetag146a" name="footnotetag146a"></a> +<a href="#footnote146a"><sup class="sml">146a</sup></a>, + appartenant à mon ami; et comme il touchait le but à chaque + coup, il y prit grand plaisir: <i>Hobhouse's Journey</i>, etc.»</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote146a" +name="footnote146a"><b>Note 146a: </b></a><a href="#footnotetag146a"> +(retour) </a> Nom d'un arquebusier.</blockquote> + +<p>Il est vrai qu'au milieu des émotions réveillées par cette variété +d'objets, son esprit était toujours plongé dans cette mélancolie qu'il +avait apportée de son pays natal. Il fit sur M. Adair et sur M. Bruce, +comme je l'ai déjà dit, l'effet d'un homme en proie à un profond +abattement; et ce fut aussi l'opinion du colonel Leake, qui, à cette +époque, était notre résident à Joannina<a id="footnotetag147" name="footnotetag147"></a> +<a href="#footnote147"><sup class="sml">147</sup></a>. Mais cette mélancolie +même, malgré son opiniâtreté, dut certainement parvenir, sous +l'influence énergique et salutaire de sa vie errante, à un degré +d'élévation qu'elle n'aurait jamais pu atteindre au milieu des +contrariétés qui l'obligeaient à se replier sur elle-même. S'il n'eût +pas voyagé, peut-être serait-il devenu un satirique grondeur; mais à +mesure que ses yeux embrassaient un plus vaste horizon, tous les +sentimens de son cœur se développèrent dans la même proportion; et cette +tristesse innée, en se combinant avec les effusions de son génie, devint +une des principales causes de leur énergie et de leur grandeur. Quelle +pensée sublime, en effet, s'éleva jamais dans l'ame, sans que la +mélancolie, quoique ignorée peut-être, y ait eu quelque part?</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote147" +name="footnote147"><b>Note 147: </b></a><a href="#footnotetag147"> +(retour) </a> Il faut se rappeler que ces deux personnes le + virent le plus souvent dans des circonstances où l'étiquette + des présentations devait, par suite de sa froide réserve, + porter au plus haut degré la tristesse de ses pensées. Son + compagnon de voyage parle de lui bien différemment. Dans le + récit d'une courte excursion à Négrepont, M. Hobhouse, qui ne + put l'y accompagner, exprime avec force le vide que lui fait + éprouver l'absence d'un ami qui joignait à la vivacité + d'observation et à des remarques piquantes, cette bonne + humeur communicative, qui réveille l'attention au milieu des + fatigues et rend les dangers moins terribles. Lord Byron, + dans quelques vers des imitations d'Horace, adressés + évidemment à M. Hobhouse, se rend la même justice, en ce qui + regarde sa sociabilité, mais il donne une idée plus nette de + la tournure d'esprit qui en était la source: + +<p> «Cher Moschus, avec toi j'espère encore passer de longues + heures, riant de la folie des hommes, si nous ne pouvons + sourire à leurs traits d'esprit. Oui, je veux, ami, quitter + pour toi ma cellule de cynique, et adopter la devise de + Swift: Vivent les badinages! etc.»</p></blockquote> + +<p>Les lettres qu'il écrivit pendant la traversée, à son retour en +Angleterre, nous ont appris combien alors les dispositions de son ame +étaient loin d'être gaies et ses espérances d'être flatteuses; sans +contredit, eût-il été doué de la plus grande confiance, les contrariétés +qui l'attendaient dans sa patrie étaient bien suffisantes pour attrister +ses prévisions et comprimer son élasticité d'esprit. «Être heureux chez +soi, dit Johnson, c'est là en définitive, le but de toute ambition, la +fin où tendent nos travaux et nos entreprises.» Mais Lord Byron n'avait +pas de <i>chez soi</i>, rien du moins qui méritât ce nom si séduisant. Ce +bonheur de faire partie d'une famille bien unie dont les prières +l'auraient suivi dans ses voyages, dont l'attention aurait avidement +écouté ses récits à son retour, il ne le connut jamais, quoique la +nature lui eût donné un cœur digne de l'apprécier. Privé de tout ce qui +soutient et encourage, il eut à lutter contre tout ce qui désole et +humilie. À l'horreur d'un intérieur sans affections vint se joindre le +fardeau d'une position sociale sans ressources suffisantes, et il +éprouva ainsi tous les embarras de la vie domestique, sans jouir des +charmes qui les compensent. Pendant son absence, on avait laissé tomber +ses affaires dans une confusion plus grande encore, que leur tendance +naturelle ne donnait lieu de le craindre. On avait, l'année précédente, +exécuté une saisie à Newstead, pour une somme de quinze cents liv. st., +due à MM. Brothers, tapissiers, et nous croyons devoir rapporter un +trait du vieux Joë Murray dans cette circonstance. C'était un terrible +crève-cœur pour ce vieux et fidèle serviteur, jaloux de l'antique +honneur des Byron, de voir l'annonce de la vente placardée sur la porte +de l'abbaye. Mais redoutant assez la loi pour ne pas arracher l'affiche, +il se décida, pour s'en dédommager, à la couvrir d'une large feuille de +papier brun qu'il colla par dessus.</p> + +<p>Malgré la résolution, si récemment exprimée par Lord Byron, d'abandonner +pour jamais le métier d'auteur, et de laisser à d'autres <i>tout l'empire +Castalien</i>, nous le trouvons, à peine débarqué en Angleterre, +très-activement occupé de préparer la publication de quelques-uns des +poèmes qu'il avait composés dans ses voyages. Il y mettait même tant +d'empressement qu'il avait déjà, dans une lettre écrite en mer, annoncé +à M. Dallas, qu'on pourrait de suite les mettre sous presse. Je vais +placer ici sous les yeux du lecteur les parties les plus essentielles de +cette lettre qui, d'après sa date, aurait dû précéder quelques-unes de +celles que nous avons déjà données.</p> +<br><br> +<h3>LETTRE LIV.</h3> + +<h4>À M. DALLAS.</h4> + +<p class="mid">À bord de la frégate <i>la Volage</i>, 28 juin 1811.</p> + +<p>«Après une absence de deux ans (jour pour jour, le 2 de juillet, avant +lequel nous n'arriverons pas à Portsmouth), me voilà revenant en +Angleterre...</p> + +<p>»J'y reviens avec peu d'espoir de bonheur domestique, et une +constitution un peu ébranlée par une ou deux atteintes fort vives de +fièvre; mais avec une ame qui n'est point abattue. Mes affaires, à ce +qu'il paraît, sont terriblement embrouillées, et je vais avoir +d'interminables difficultés à régler avec les gens de loi, les +charbonniers, les fermiers et les créanciers. Or, pour un homme qui +redoute les embarras, autant qu'il redoute un évêque, c'est un sérieux +sujet d'inquiétude.</p> + +<p>»Ma satire, à ce que je crois, est à sa quatrième édition; ce n'est pas +un succès tout-à-fait médiocre; il n'a cependant rien d'exagéré pour une +production qui, en raison du sujet qu'elle traite, ne peut intéresser +long-tems, et doit, par conséquent, avoir un succès immédiat, où n'en +avoir aucun. Aujourd'hui que je pense et agis avec plus de modération, +je regrette de l'avoir écrite, quoiqu'il soit probable que je la +trouverai oubliée par tout le monde, moins ceux qu'elle a offensés.</p> + +<p>»Votre protégé et celui de Pratt, le cordonnier Blackett est donc mort, +malgré ses vers! Cette mort est probablement une de celles qui sauvent +un homme de la damnation. C'est parmi vous que le pauvre diable s'est +perdu. Sans ses patrons, il serait peut-être aujourd'hui en fort bonne +posture, faisant des souliers, non des vers; mais vous avez voulu en +faire un immortel, coûte que coûte. Je dis cela dans la supposition que +ce sont la poésie, le patronage et les liqueurs fortes qui l'ont tué. Si +vous êtes à Londres au commencement ou vers le commencement de juillet, +vous me trouverez à l'hôtel Dorant, Albemarle-Street, où je serai charmé +de vous voir. J'ai une imitation de l'art poétique d'Horace, que +Cawthorn pourra imprimer de suite; mais que cela ne vous effraie pas, je +n'ai pas l'intention de vous en fatiguer. Vous savez bien que je ne lis +jamais mes vers aux personnes qui me viennent voir. Je partirai de +Londres après un séjour fort court, pour me rendre dans le +Nottinghamshire et de là à Rochdale.</p> + +<p>»Votre, etc.»</p> + +<p>Dès que Lord Byron fut arrivé à Londres, M. Dallas se rendit près de +lui. «Le 15 juillet, dit ce gentleman, j'eus le plaisir de lui serrer la +main, à l'hôtel Reddish, Saint-James's-Street: je trouvai que son aspect +démentait ce qu'il m'avait dit de sa santé, et son air n'annonçait ni +mélancolie, ni mécontentement d'être de retour. Il m'entretint, avec +beaucoup de feu, de ses voyages; mais il m'assura qu'il n'avait jamais +eu l'idée de les écrire. Il me dit qu'à son avis la satire était son +fort; qu'il s'en tenait à ce genre, et qu'il avait composé pendant ses +divers séjours une paraphrase de l'art poétique d'Horace, qui serait un +excellent supplément aux <i>Bardes anglais et critiques écossais</i>. Il +semblait espérer que sa réputation s'en accroîtrait, et j'entrepris d'en +surveiller la publication, comme je l'avais fait pour la satire. J'avais +mal choisi l'instant de ma visite, et nous eûmes à peine le tems de nous +entretenir sans être interrompus. Il m'engagea donc à venir le lendemain +déjeûner avec lui.»</p> + +<p>Dans l'intervalle, M. Dallas parcourut cette paraphrase que Lord Byron +lui avait permis d'emporter dans ce dessein, et son <i>désappointement</i>, +comme il le dit lui-même, fut cruel, en découvrant qu'un voyage de deux +ans dans les contrées inspiratrices de l'Orient, n'avait pas produit +plus de richesses poétiques. À leur rendez-vous du lendemain, quoiqu'il +s'abstînt de déprécier cet ouvrage, il ne put s'empêcher, comme il nous +l'apprend lui-même, d'exprimer à son noble ami quelque surprise de ce +qu'il n'avait composé rien de plus pendant son absence. «Alors, +continue-t-il, Lord Byron me dit qu'il avait en diverses occasions écrit +de courts poèmes, outre une grande quantité de stances, du rhythme de +Spencer, relatives aux pays qu'il avait parcourus. «Mais, dit-il, elles +ne sont pas dignes de votre attention; vous pouvez cependant les +emporter toutes, si cela vous fait plaisir.» C'est ainsi que j'obtins le +pélerinage de <i>Childe Harold</i>: il le tira d'un coffret avec beaucoup +d'autres poésies. Il me dit qu'elles n'avaient été lues que par une +seule personne qui y avait trouvé peu de choses à louer et beaucoup à +critiquer; que c'était son avis, et qu'il était sûr que ce serait aussi +le mien; que néanmoins, quoi qu'il en fût, elles étaient bien à mon +service; mais qu'il était urgent de presser la publication des +<i>Imitations d'Horace</i>, ce dont je l'assurai que je m'occupais.»</p> + +<p>M. Dallas ne tarda pas à découvrir tout le prix du trésor qui lui était +ainsi confié. Dès le même soir, il écrivit à son noble ami: «Vous avez +composé l'un des plus délicieux poèmes que j'aie jamais lus. Si je vous +disais cela pour vous flatter, je mériterais moins votre amitié que +votre mépris. <i>Childe Harold</i> m'a tellement captivé, que je n'ai pu en +quitter la lecture. Je répondrais sur ma tête qu'il ajoutera beaucoup à +votre réputation comme poète, et qu'il vous fera un honneur infini, si +vous daignez accorder quelque attention à mes avis, etc.»</p> + +<p>Malgré ces justes éloges, et l'écho secret qu'ils durent trouver dans un +cœur si sensible au moindre murmure de la renommée, il se passa quelque +tems avant que la répugnance opiniâtre de Lord Byron à la publication de +<i>Childe Harold</i> pût être surmontée.</p> + +<p>«Quoique jusqu'alors, dit M. Dallas, il eût écouté mes avis et mes +conseils, et qu'il fût naturel de croire qu'il céderait à des éloges si +prononcés, je fus surpris de voir qu'il se défiait encore de mon +jugement sur le mérite de <i>Childe Harold</i>. «C'était, disait-il, tout ce +qu'on voudrait, excepté de la poésie; un critique fort capable l'avait +blâmé; n'avais-je pas vu moi-même les annotations en marge du +manuscrit?» Enfin il revenait toujours de préférence aux paraphrases de +l'art poétique, et le manuscrit en fut remis à Cawthorn, éditeur de la +satire, pour qu'il le publiât sans aucun retard. Je ne quittai pourtant +pas encore la partie. Avant de sortir de chez lui, je revins à la +charge, et je lui dis que j'étais si convaincu du mérite de <i>Childe +Harold</i>, que s'il me l'avait donné, je l'aurais certainement publié, +pourvu qu'il voulût consentir à un petit nombre de changemens et de +correction.»</p> + +<p>Parmi les nombreux exemples cités en littérature du jugement erroné que +quelques auteurs ont porté sur leurs propres ouvrages, on peut regarder +comme l'un des plus inexplicables cette préférence que Lord Byron +accordait à une production si peu digne de son génie, sur un poème qui +offre autant de beautés originales que les premiers chants de <i>Childe +Harold</i><a id="footnotetag148" name="footnotetag148"></a> +<a href="#footnote148"><sup class="sml">148</sup></a>. «Il en est, dit Swift, des hommes comme des terrains, qui +recèlent quelquefois une mine d'or, dont le propriétaire ignore +l'existence.» Mais cette mine, Lord Byron l'avait découverte, sans se +douter, à ce qu'on pourrait croire, de toute sa valeur. J'ai déjà eu +occasion de remarquer que, dans le tems même où il composait <i>Childe +Harold</i>, il est douteux qu'il connût pleinement la puissance nouvelle et +de sentimens et de pensées qui venait de s'élever dans son âme, et cette +observation est confirmée par l'étrange appréciation de son ouvrage que +nous lui voyons adopter.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote148" +name="footnote148"><b>Note 148: </b></a><a href="#footnotetag148"> +(retour) </a> On doit moins s'étonner de ce que quelques auteurs + se méprennent sur le mérite de leurs ouvrages, quand on voit + que des générations entières sont quelquefois tombées dans la + même erreur. Les sonnets de Pétrarque furent considérés par + les savans de son tems comme dignes tout au plus des + chanteurs de ballades qui les faisaient entendre dans les + rues; tandis que son poème épique de l'Afrique, dont + l'existence est à peine connue de nos jours, était recherché + de toutes parts, et que le moindre fragment en était vivement + sollicité près de l'auteur, pour être placé dans les + bibliothèques des savans.</blockquote> + +<p>On pourrait croire en effet que malgré l'impulsion qui avait fait faire +des pas si rapides à son imagination, son jugement, plus lent à se +développer, était bien loin de la maturité, et que le jugement de +soi-même, le plus difficile de tous, lui était encore refusé.</p> + +<p>D'un autre côté, si l'on considère la déférence que, surtout à cette +époque, il était porté à accorder aux opinions de ceux avec lesquels il +vivait, il serait peut-être plus juste d'attribuer cette fausse +appréciation à sa défiance de son propre jugement, qu'à aucune +insuffisance. On ne peut expliquer que par l'ignorance de son énergie +intellectuelle ses égards et sa complaisante admiration pour ses anciens +condisciples, qui presque tous l'avaient dépassé durant ses études, et +dont quelques-uns, dans ce tems-là même, étaient ses rivaux en poésie. +L'exemple qu'il recevait de ces jeunes écrivains étant, comme leur goût, +principalement fondé sur l'imitation des modèles consacrés, leur +autorité, aussi long-tems qu'il s'y soumit, dut jusqu'à un certain point +le détourner de s'engager franchement dans une route nouvelle et +originale. Il est assez probable que quelques souvenirs de cette +première direction, joints à un léger penchant pour les réminiscences +classiques<a id="footnotetag149" name="footnotetag149"></a> +<a href="#footnote149"><sup class="sml">149</sup></a>, contribuèrent à déterminer sa préférence pour la +paraphrase d'Horace. On peut croire au moins qu'ils furent suffisans +pour le décider à se contenter, pour le présent, de la gloire qu'il +avait acquise en suivant les routes tracées, au lieu de se lancer dans +une carrière qu'il n'avait pas encore explorée. Nous avons vu que le +noble auteur avant de confier à M. Dallas les deux premiers chants de +<i>Childe Harold</i>, en avait soumis le manuscrit à l'examen d'un ami, le +premier et le seul, à ce qu'il paraît, qui en eût pris connaissance à +cette époque. M. Dallas n'a pas nommé ce critique si scrupuleux; mais le +ton tranchant de censure, dont sont empreintes ses remarques, aurait été +capable, à quelque époque que ce fût, de dénaturer le jugement d'un +auteur qui, plusieurs années après, dans tout l'éclat de sa gloire, +avouait que le blâme du dernier des hommes lui causait plus de chagrin +qu'il n'éprouvait de plaisir à recevoir les applaudissemens des plus +hauts personnages.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote149" +name="footnote149"><b>Note 149: </b></a><a href="#footnotetag149"> +(retour) </a> Gray, dominé par une semblable prédilection, + préféra long-tems ses poèmes latins à ceux qui lui ont + assigné un rang si élevé dans la littérature anglaise. + «Devons-nous, dit Mason, attribuer cette méprise à ce qu'il + avait été élevé à Eton, ou à quelque autre cause? Il est + certain que lorsque je fis sa connaissance, il semblait + attacher à ses poésies latines beaucoup plus de prix qu'à + celles qu'il avait composées dans sa langue natale.»</blockquote> + +<p>Quoiqu'il soit facile de reconnaître dans toutes les productions de son +âge mûr, des traces de sa supériorité, nous croyons cependant qu'on +ajouterait peu à sa célébrité en publiant dans son entier cette +paraphrase d'Horace, qui se compose de près de huit cents vers. Mais +j'en choisirai quelques passages capables de donner une idée de ses +beautés, comme de ses défauts, afin de mettre le lecteur à même de se +former une opinion sur une composition que l'auteur, par une erreur ou +un caprice de jugement, sans exemple peut-être dans les annales de la +littérature, préféra long-tems aux sublimes méditations de <i>Childe +Harold</i>.</p> + +<p>Le début du poème, si on le compare à l'original, est assez ingénieux:</p> + +<p>Qui ne rirait si Lawrence, s'engageant à couvrir sa précieuse toile du +portrait flatté du premier venu, abusait assez de son art pour que la +nature effarouchée vît nos bons bourgeois prendre sous son pinceau la +forme des centaures? Ou si quelque barbouilleur, par amour de +l'extraordinaire, ou pour hâter la vente, s'avisait de joindre à une +fille d'honneur la queue d'une sirène? Ou si le trivial Dubost (comme on +l'a vu naguère), possédé de la fureur de peindre, dégradait les +créatures, images de la divinité? Toute la politesse qui défend de se +moquer des sots en leur présence, ne pourrait réprimer les éclats de +rire de leurs amis. Crois-moi, Moschus, rien ne ressemble plus à ces +tableaux que le livre qui, plus décousu que les rêves d'un malade, +présente à nos regards une foule de figures incomplètes, poétiques +cauchemars, qui n'ont ni pieds ni tête.</p> + +<p>Ce qui suit est un des meilleurs morceaux écrits dans un genre plus +grave:</p> + +<p>De nos jours, les mots nouveaux sont en honneur, si on les ente +adroitement sur quelque gallicisme: pourrions-nous refuser à la muse +plus habile de Dryden et de Pope, ce que Chaucer et Spencer tentèrent +avec succès? Si vous pouvez créer que ne le faites-vous, à l'exemple de +William Pitt et de Walter-Scott, qui par le secours, l'un de ses vers, +l'autre de ses poumons, ont enrichi les dialectes mal joints de notre +île? Il est et il sera toujours légitime de proposer des réformes en +littérature, comme au parlement.</p> + +<p>De même que les forêts couvrent par degrés la terre de leurs feuilles, +ainsi se fanent des expressions qui ont plu dans leur nouveauté. Le même +destin est réservé à l'homme, et à tout ce qui se rattache à lui. Ses +ouvrages, ses mots s'effacent et ne servent plus qu'à fixer une date. +Quoique, à un signe des monarques, et à la voix du commerce, des fleuves +impétueux deviennent de tranquilles canaux; quoique des marais desséchés +et assainis soient sillonnés par la charrue et portent de jaunes +moissons; quoique des ports creusés sur nos rivages protégent les +vaisseaux contre les tempêtes de l'antique Océan, tout, tout doit périr. +Mais, survivant au naufrage général, l'amour des lettres préserve à demi +les souvenirs du passé.</p> + +<p>Je ne cite ce qui suit qu'à cause de la note qui y est jointe:</p> + +<p>Les premiers vers satiriques naquirent du spleen de quelque égoïste. En +doutez-vous? Voyez Dryden, Pope, et le doyen de Saint-Patrick<a id="footnotetag150" name="footnotetag150"></a> +<a href="#footnote150"><sup class="sml">150</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote150" +name="footnote150"><b>Note 150: </b></a><a href="#footnotetag150"> +(retour) </a> <i>Mac-Flecknoe</i>, la <i>Dunciade</i> et toutes les + ballades satiriques de Swift. Quels que soient leurs autres + ouvrages, ceux-ci furent le résultat de sentimens personnels + et de récriminations violentes contre d'indignes rivaux; et + quoique le mérite littéraire de ces satires fasse honneur aux + talens poétiques des auteurs, leur virulence déshonore + certainement leur caractère.</blockquote> + +<p>Les vers blancs, aujourd'hui, par un commun accord, sont presque +inséparables de la tragédie. Quoique les fureurs d'Almanzor +s'exprimassent en vers rimés, au tems de Dryden, nous ne voyons pas les +héros des pièces nouvelles en affubler leurs emportemens; et la modeste +comédie, abandonnant tout-à-fait les vers, nous offre en humble prose +ses gentillesses et ses quolibets. Ce n'est pas que nos Beaumont et nos +<i>ben</i> aient plus mauvaise grâce, ou perdent rien de leur mérite, pour +avoir composé en vers; mais c'est ainsi que Thalie aime à se montrer. +Pauvre fille! que l'on siffle quelques vingt fois par an.</p> + +<p>On trouve dans les vers suivans, sur Milton, plus de poésie que dans +aucun autre passage de la paraphrase:</p> + +<p>Ô muse! s'écrie-t-il, réveille de plus sublimes accords! Et, s'il vous +plaît, que pensez-vous voir éclore de son cerveau enflammé? En un clin +d'œil, il tombe aussi bas que Southey dont les montagnes épiques ne +manquent jamais d'accoucher d'une souris! Ce n'était pas ainsi que jadis +votre puissant devancier tirait de doux accens de sa lyre inimitable: +d'une voix mélodieuse comme les soupirs de la harpe éolienne, il nous +parle de la première désobéissance de l'homme et du fruit défendu; mais +à mesure que son sujet s'élève, son chant fait retentir les échos de la +terre et des cieux.</p> + +<p>On pourra remarquer quelques traits piquans dans les esquisses +suivantes:</p> + +<p>Enfin il touche à l'adolescence! On ne le forcera plus à gémir sur les +vers diaboliques<a id="footnotetag151" name="footnotetag151"></a> +<a href="#footnote151"><sup class="sml">151</sup></a> de Virgile, et sur ceux qu'on lui donne à faire. +Les prières l'ennuient, la lecture est trop sérieuse; il vole de T...ll +à Fordham (malheureux T...ll, condamné à d'éternels soucis par les +apprentis boxeurs et les ours). Que peuvent des tuteurs, des devoirs, +des convenances, en présence d'une meute, de chevaux de chasse et de la +plaine de Newmarket? Rude avec ses aînés, hautain avec ses égaux, poli +envers des escrocs, prodigue de richesses........... persiflé, pillé, +dupé, il passe le tems de ses cours sans rien faire; évite peut-être +l'expulsion, et se retire M. A. (Maître-ès-arts)! Et l'on proclame sa +nouvelle dignité dans les clubs et les tripots, dont nul habitué +n'arriva jamais plus haut.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote151" +name="footnote151"><b>Note 151: </b></a><a href="#footnotetag151"> +(retour) </a> Harvey, qui fit connaître la circulation du sang, + avait coutume, dans ses transports d'admiration, de jeter + loin de lui son <i>Virgile</i>, en disant que le livre avait un + diable familier. Un personnage tel que celui que je décris, + jetterait probablement aussi le livre; mais il désirerait + plutôt que le diable s'en emparât, non pas en haine du poète, + mais par une horreur bien fondée des hexamètres. Car, + vraiment, la fastidieuse étude des <i>longues</i> et des <i>brèves</i> + suffit pour qu'un homme prenne la poésie en aversion pendant + sa vie entière; et peut-être en cela n'est-ce pas un + désavantage.</blockquote> + +<p>Lancé dans le monde, et devenu moins ardent, il singe l'égoïste prudence +de son père; prend une femme, pour sa dot; choisit ses amis pour leur +rang; achète des terres, et se vante d'être trop prudent pour se fier à +la banque. Il prend place au sénat; procrée un héritier, et l'envoie à +Harrow, car il y fut lui-même. Muet, quoi qu'il vote, à moins qu'il ne +joigne sa voix aux acclamations favorables au ministère; s'il parle de +son fils: C'est un compère adroit, qu'il espère bien voir un jour +arriver à la pairie!</p> + +<p>La vieillesse s'avance; l'âge paralyse ses membres; il quitte la scène, +ou la scène le quitte; il entasse des richesses; s'afflige à chaque +penny qu'il faut dépenser, et l'avarice s'empare de toutes les pensées +qui ne sont pas à l'ambition. Il compte les cent pour cent, et sourit; +ou vainement s'irrite, en considérant ses trésors entamés pour payer les +dettes du jeune Hopeful; il pèse bien et sagement ce qu'il faut acheter +ou vendre; habile à tout faire, excepté à mourir! grondeur, morose, +radoteur difficile à contenter, louant tous les tems, excepté le +présent; infirme, querelleur, délaissé et presque oublié, il meurt sans +qu'on le pleure; on l'enterre; qu'il pourrisse!</p> + +<p>Plus loin, parlant de l'opéra, voilà comment il s'exprime:</p> + +<p>Là se rend l'alerte boutiquier, dont l'oreille est mise à la torture par +l'orchestre qu'il veut entendre pour son argent. Une fausse honte, et +non la sympathie, l'empêche seule de ronfler; ses angoisses redoublent +quand il croit du bon ton de crier: Encore! Écrasé par la foule dans +Fop's alley, coudoyé par les élégans, gêné par son chapeau, tremblant +pour ses orteils, sa soirée est un combat, et il ne goûte quelque repos +que quand enfin le rideau tombe, et lui donne un peu de relâche qui +l'enchante. Devinez-vous pourquoi il se résigne à souffrir tout cela et +plus encore? C'est qu'il lui en coûte cher, et qu'il est forcé de se +parer!</p> + +<p>Les derniers vers du passage suivant retracent plaisamment ce mélange de +gaîté et d'amertume qui, parfois, animait la conversation de l'auteur. À +tel point même, que ceux qui l'ont connu pourraient presque s'imaginer +qu'ils l'entendent parler:</p> + +<p>Mais rien n'est sans défaut, et chacun sait que les violons et les +harpes perdent souvent le ton, et que les meilleurs chanteurs, au moment +où ils voudraient réunir tous leurs moyens, ne font entendre que des +accens criards; les chiens perdent la trace du gibier, la pierre refuse +l'étincelle, et les fusils à deux coups (que le diable les emporte!) +manquent le but<a id="footnotetag152" name="footnotetag152"></a> +<a href="#footnote152"><sup class="sml">152</sup></a>!</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote152" +name="footnote152"><b>Note 152: </b></a><a href="#footnotetag152"> +(retour) </a> Comme M. Pope a pris la liberté d'envoyer Homère à + tous les diables, malgré tout ce qu'il lui devait, quand il a + dit: «Et Homère (que le diable l'emporte, etc.)» Il est + présumable que, par licence poétique, on peut en faire + autant, en vers, de tout homme et de toute chose; et en cas + d'accident, je désire qu'on me permette de me prévaloir de + cet illustre précédent.</blockquote> + +<p>Un dernier passage, avec la note plaisante qui y est jointe, complétera +le nombre des morceaux que je veux citer comme les meilleurs.</p> + +<p>Est-ce assez? Non: écrivez donc et imprimez bien vite. Si le dernier +arrivé est dévolu à Satan, qui voudrait arriver le dernier? Ils +assiégent les presses, ils publient en toute hâte, ils escaladent le +comptoir et quittent leurs échoppes: de belles demoiselles de province, +des hommes de haut renom, quoi donc! des baronnets même, ont noirci +d'encre leur main guerrière. La pauvreté ne les arrête pas; c'est +Pollion qui nous joua ce tour; de son tems Phébus commença à trouver +crédit chez les banquiers. Ce ne sont pas seulement les vivans; les +morts même nous débitent leurs sottises aussi couramment que jadis +chantait la tête d'Orphée! Sifflés de leur vivant, ils obtiennent un +succès posthume; tirés de la poussière où ils étaient ensevelis quand +ils vivaient. Les revues réveillent le souvenir de leurs épidémiques +délits, de ces livres témoins muets du martyre auquel les condamne la +rage de rimer: Hélas! Que de chagrins va nous causer tel barbouilleur +que citèrent souvent le <i>Morning Post</i> et le <i>Monthly Magazine</i>! dans +ces recueils sont ensevelis ses premiers chefs-d'œuvre; mais bientôt la +presse gémit, et il en sort un épais in-quarto! Laissez donc, vous qui +êtes sages, laissez les succès mendiés de la lyre aux baronnets ou aux +lords possédés du démon des vers, ou à ces crépins de village, +ménestrels jumeaux ivres de poétique bière! Prêtez l'oreille à ces +accords d'une mélodie narcotique: ce sont les savetiers lauréats qui +chantent les louanges de Capel Lofft<a id="footnotetag153" name="footnotetag153"></a> +<a href="#footnote153"><sup class="sml">153</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote153" +name="footnote153"><b>Note 153: </b></a><a href="#footnotetag153"> +(retour) </a> Ce gentleman bien intentionné a gâté quelques + excellens cordonniers, et contribué à la ruine poétique de + plus d'un pauvre industrieux. Nathaniel Bloomfield et son + frère Bobby ont mis tout le Sommersetshire en train de + chanter; et cette maladie ne s'est pas bornée à envahir un + seul comté. Pratt aussi, qui fut jadis plus sage, a été + atteint de la contagion du patronage, et a attiré dans le + piége de la poésie un pauvre diable nommé Blackett; mais il + mourut pendant l'opération, laissant au dépourvu un enfant et + deux volumes de fragmens. La petite fille, si elle n'a pas + d'inclinations poétiques et ne se transforme pas en Sapho + cordonnière, s'en tirera peut-être; mais les tragédies sont + aussi rachitiques que si elles étaient la progéniture d'un + comte ou de quelque coureur de prix académiques. Les patrons + du pauvre homme sont certainement responsables de sa fin + tragique, et ce devrait être un délit punissable par les + lois. Mais c'est là ce qu'ils ont fait de moins coupable; + car, par un raffinement de barbarie, ils ont couvert le + défunt d'un ridicule posthume, en imprimant ce qu'il aurait + eu le bon sens de ne jamais faire imprimer lui-même. Certes, + ces remueurs de débris sont punissables par le statut contre + <i>les hommes de la résurrection</i>. Quelle différence y a-t-il, + en effet, entre exposer un pauvre idiot, après sa mort, dans + un amphithéâtre de chirurgie, et l'étaler dans une boutique + de libraire? Est-il plus mal d'exhumer ses os que ses bévues? + Ne vaut-il pas mieux attacher son corps au gibet, sur une + bruyère, que d'emprisonner son ame dans un in-octavo? «Nous + savons ce que nous sommes, mais nous ignorons ce que nous + pouvons devenir;» et il faut espérer que nous ne saurons + jamais si un homme qui a traversé la vie avec une sorte + d'éclat, est destiné à n'être qu'un charlatan de l'autre côté + du Styx, et à devenir, comme le pauvre Joe Blackett, le + plastron des railleries du purgatoire. Le prétexte de cette + publication est d'assurer un sort à l'enfant. Mais aucun des + amis et des tentateurs de ce <i>sutor ultrà crepidam</i> ne + pouvait-il donc faire une bonne action sans enferrer Pratt + dans une biographie, et lui faire encore diviser sa dédicace + en tant de minces portions? À la duchesse une telle; la + très-honorable celle-ci, et mistress et miss celle-là; ces + volumes sont, etc., etc. Eh mais, c'est distribuer «le doux + lait de la dédicace» par petits verres. Il n'y en a qu'une + chopine, et il le partage entre douze personnes. Ah! Pratt, + n'avais-tu donc pas quelques éloges en réserve? As-tu pu + croire que six familles de distinction se contenteraient de + si peu? Il y a un enfant, un livre et une dédicace: que + n'envoies-tu la petite fille à la duchesse, les volumes à + l'épicier, et la dédicace à tous les diables?</blockquote> + +<p>Ces extraits choisis, qui comprennent un peu plus du huitième du poème +entier, suffiront pour donner au lecteur une idée du reste, dont la plus +grande partie est fort inférieure, et descend parfois au niveau de la +versification la plus triviale.</p> + +<p>Quand on examine la destinée des hommes, il est assez curieux d'observer +combien de fois un premier pas a décidé du sort de toute la vie. Si Lord +Byron, à cette époque, eût persisté dans son premier projet de publier +ce poème au lieu de <i>Childe Harold</i>, il est plus que probable que le +monde aurait compté un grand poète de moins<a id="footnotetag154" name="footnotetag154"></a> +<a href="#footnote154"><sup class="sml">154</sup></a> +. La paraphrase, qui est +à tous égards si inférieure à sa première satire, et qui tombe même, en +quelques endroits, au-dessous de ce qu'ont écrit les versificateurs du +dernier rang, n'aurait pu manquer d'éprouver une chute complète. Ses +premiers adversaires auraient repris tous leurs avantages; et dans +l'amertume de sa mortification, il aurait peut-être jeté <i>Childe Harold</i> +au feu; ou s'il eût retrouvé assez de courage pour publier ce poème, son +succès même, quoique suffisant pour le réhabiliter aux yeux du public et +aux siens, n'aurait jamais excité cette explosion d'enthousiasme, cette +subite manifestation de l'admiration générale, qui l'accueillirent +lorsqu'il apparut au monde avec toute l'illusion de son retour récent de +la terre natale de la poésie, et au milieu desquelles il marcha d'un pas +ferme et sûr à de nouveaux triomphes, dont le dernier était toujours le +plus éclatant.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote154" +name="footnote154"><b>Note 154: </b></a><a href="#footnotetag154"> +(retour) </a> Le passage suivant de son journal montrera qu'il + attribuait lui-même tout à la fortune: «Comme Sylla, j'ai + toujours cru que tout dépendait de la fortune, et rien de + nous-mêmes. Je ne me rappelle ni une pensée ni une action + dignes de mon approbation ou de celle d'autrui, que je ne + doive attribuer à la bonne déesse fortune.»</blockquote> + +<p>Le jugement plus sûr de ses amis détourna heureusement ce danger, et il +consentit enfin à la publication immédiate de <i>Childe Harold</i>; mais il +ne cessa pas d'exprimer des doutes sur son mérite, et son inquiétude sur +l'accueil qu'on lui ferait dans le monde.</p> + +<p>«Je fis tout mon possible, dit son conseiller, pour relever cet ouvrage +dans son opinion, et j'y réussis; mais il variait beaucoup dans ses +idées à cet égard, et il ne fut satisfait que lorsque le monde eut enfin +prononcé sur son mérite. Il me répétait sans cesse que j'allais le jeter +dans de grands embarras avec ses anciens ennemis; que la <i>Revue +d'Édimbourg</i> saisirait avec joie l'occasion de l'humilier; qu'il ne +voulait pas que son nom parût. Je le priai d'abandonner tout à ma +direction, et que je répondais que ce poème imposerait silence à tous +ses ennemis.»</p> + +<p>La question de la publication étant alors décidée, il s'éleva quelques +doutes et quelques difficultés relativement à l'éditeur. Quoique Lord +Byron eût confié à Cawthorn ses <i>Imitations d'Horace</i>, qu'il regardait +comme son plus beau titre, il paraît qu'il ne le trouva pas assez haut +placé dans sa profession pour assurer le succès ou la vogue à l'ouvrage +dont les chances lui semblaient plus incertaines. Il n'avait pas oublié +que MM. Longman avaient autrefois refusé de publier ses <i>Bardes +anglais</i>, et il exigea positivement de M. Dallas qu'il n'offrît pas le +manuscrit à cette maison. On s'adressa d'abord à M. Miller, +d'Albemarle-Street; mais, effrayé de la sévérité avec laquelle lord +Elgin était traité dans ce poème, M. Miller, qui était l'éditeur et le +libraire de ce seigneur, refusa de s'en charger. Le poète était si +soigneux de sa réputation, que cette circonstance, quelque insignifiante +qu'elle fût, commença à réveiller ses premières terreurs; et s'il se fût +présenté de nouvelles difficultés, il ne faut pas douter qu'il ne fût +revenu à son ancien projet. Mais on ne tarda pas à trouver une personne +qui tint à honneur d'entreprendre cette publication. M. Murray, qui +demeurait alors dans Fleet-Street, ayant, quelque tems auparavant, +exprimé le désir d'être autorisé à faire paraître quelque production de +Lord Byron, ce fut à lui que M. Dallas confia le manuscrit de <i>Childe +Harold</i>. Ainsi commencèrent entre ce gentleman et le poète des relations +qui durèrent, à quelques interruptions près, aussi long-tems que la vie +de l'un, et devinrent pour l'autre une source abondante d'honneur et de +richesse.</p> + +<p>Au milieu des occupations que lui donnaient ses projets littéraires et +quelques affaires litigieuses à terminer avec ses agens, Lord Byron fut +soudain rappelé à Newstead par la nouvelle d'un événement qui semble +l'avoir affligé beaucoup plus qu'on ne pouvait s'y attendre d'après +l'état des choses. Mrs. Byron, dont l'embonpoint excessif menaçait +toujours de rendre les maladies dangereuses, s'était trouvée indisposée +depuis quelques jours, mais sans que sa position fût alarmante, et il ne +paraît pas que son état fût capable d'inspirer des craintes quand il lui +avait écrit le billet suivant:</p> + +<p class="rig">Hôtel Reddish, Londres, 23 juillet 1811.<br></p><br> + +<p><span class="sc">Chère Madame</span>,</p> + +<p>«M. H... me retient seul encore pour signer quelques baux, et j'aurai +soin de vous prévenir de mon départ. C'est bien malgré moi que je reste +ici. Je vous ferai une courte visite en me dirigeant vers le Lancashire +pour l'affaire de Rochdale. Vous me donnerez votre avis..., etc.</p> + +<p>»<i>P. S.</i> Je vous prie de considérer Newstead comme votre maison, et non +la mienne, et de ne regarder mon passage que comme une simple visite.»</p> + +<p>Quand il était parti pour ses voyages, elle avait conçu une sorte d'idée +superstitieuse qu'elle ne le reverrait plus; et lorsqu'il revint sain et +sauf, et qu'il lui écrivit pour la prévenir qu'il se rendrait bientôt +près d'elle, à Newstead, elle dit à sa femme de chambre: «Si j'allais +mourir avant l'arrivée de Byron, comme ce serait étrange!» Et ce fut +réellement ce qui arriva. À la fin de juillet sa maladie devint plus +menaçante; et sa vie, dit-on, se termina d'une manière tristement +caractéristique, s'il est vrai que ce fut un accès de colère excité par +la lecture d'un mémoire du tapissier, qui causa sa mort. Lord Byron, +comme cela devait être, fut promptement informé de l'attaque. Mais, +malgré son départ précipité, il arriva trop tard; elle avait rendu le +dernier soupir.</p> + +<p>Il écrivit la lettre suivante sur la route:</p> +<br><br> +<h3>LETTRE LV.</h3> + +<h4>AU DOCTEUR PIGOT.</h4> + +<p class="rig">Newport-Pagnell, 2 août 1811.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Mon cher docteur</span>,</p> + +<p>«Ma pauvre mère est morte hier! et je suis parti de Londres pour aller +accompagner ce qui reste d'elle, à la sépulture de famille. J'ai appris +sa maladie un jour, et sa mort le lendemain. Grâce à Dieu, ses derniers +momens ont été fort tranquilles. On m'assure qu'elle a peu souffert, et +qu'elle ne connaissait pas le danger de sa position. Je reconnais +aujourd'hui toute la vérité de l'observation de M. Gray: «Que nous ne +pouvons avoir qu'une mère.» Qu'elle repose en paix! J'ai à vous +remercier de vos témoignages d'intérêt; et comme dans six semaines je +dois aller dans le Lancashire pour affaires, je pousserai jusqu'à +Liverpool et Chester; du moins je tâcherai.</p> + +<p>»Si cela peut vous être agréable, je vous dirai qu'au mois de novembre +prochain l'éditeur du <i>Fouet</i> (<i>the Scourge</i>) sera jugé pour deux +libelles différens sur feu Mrs. Byron et moi-même, la mort de ma mère ne +changeant rien à la chose. Comme il est coupable d'une violation de +privilége, dans une insertion aussi sotte que mal fondée, il sera +poursuivi avec la dernière rigueur.</p> + +<p>»Je vous donne ce détail, parce que je sais que vous vous intéressez à +l'affaire, laquelle est maintenant entre les mains du procureur-général.</p> + +<p>»Je resterai la plus grande partie de ce mois à Newstead, où je serais +charmé de recevoir de vos nouvelles, d'autant plus que j'en ai été privé +pendant les deux années qu'a duré mon voyage d'Orient.</p> + +<p>»Je suis, mon cher Pigot, etc.»<br> + +<span class="rig">BYRON.</span><br></p> + +<p>Le lecteur aura sans doute remarqué que le ton général de la +correspondance du noble poète avec sa mère est celui d'un fils qui +accomplit strictement et consciencieusement ce qu'il regarde comme son +devoir, mais sans aucun mélange de cordialité ou d'affection. Le titre +même de <i>madame</i> qu'il lui donne presque toujours, auquel il ne +substitue que rarement le nom plus doux de <i>mère</i>, est en lui-même une +preuve suffisante de la nature des sentimens qu'il avait pour elle. +Qu'ils aient été tels, l'on ne peut ni s'en étonner, ni l'en blâmer; +mais que, malgré le malheureux caractère de sa mère, qui lui aliénait +son cœur, il ait continué à consulter ses désirs, à s'occuper de son +bien-être, comme on le voit non-seulement dans ses lettres, mais encore +dans le soin qu'il avait pris de disposer le domaine de Newstead pour +son usage presque exclusif, c'est ce qui lui fait singulièrement +honneur, et ce qui devient même plus méritoire, car l'affection nous +fait un plaisir personnel des soins que nous prodiguons à ceux qui en +sont l'objet.</p> + +<p>Mais, quoique sa mère fut ainsi devenue, de son vivant, presque +étrangère à son cœur, la mort lui rendit la place qu'elle devait +naturellement y occuper. Soit par un retour de sa première tendresse; +soit par la puissance du tombeau, qui fait oublier tant de choses! soit +par la perspective du vide qu'elle allait laisser dans sa vie, il est +certain qu'il sentit amèrement sa mort, si ce n'est profondément. La +nuit qui suivit son arrivée à Newstead, la garde de Mrs. Byron, passant +devant la porte de la chambre où reposait le cadavre de cette dame, +entendit un bruit comme de quelqu'un qui soupirait péniblement, et, en +entrant, fut fort étonnée de trouver Lord Byron près du lit, assis dans +une obscurité profonde. Comme elle lui représentait la faiblesse qu'il y +avait à s'abandonner ainsi à la douleur, il fondit en larmes, et +s'écria: «Ho! Mrs. By, je n'avais qu'une amie dans le monde, et elle est +morte!»</p> + +<p>Tandis qu'il renfermait ainsi dans le silence et dans l'obscurité ses +pensées réelles, il y avait dans d'autres parties de sa conduite plus +exposées aux regards un degré de singularité et d'indécorum qui, aux +yeux d'observateurs superficiels, devait faire révoquer en doute la +sensibilité de son naturel. Le matin des funérailles, après avoir refusé +d'accompagner lui-même le corps, il se tint debout à la porte de +l'Abbaye jusqu'à ce que tout le cortége fut passé; alors, se tournant +vers le jeune Rushton, il lui ordonna d'aller chercher des gants à +boxer, et se mit à s'exercer avec cet enfant, comme à son ordinaire. Il +fut silencieux et distrait pendant tout le tems; et comme par un effort +pour se soustraire aux pensées qui l'agitaient, Rushton crut +s'apercevoir qu'il mettait une violence inaccoutumée dans les coups +qu'il lui portait. Mais à la fin, l'effort devenant trop grand pour lui, +il jeta précipitamment les gants, et se retira dans sa chambre.</p> + +<p>Nous avons assez parlé de Mrs. Byron dans cet ouvrage pour mettre +pleinement le lecteur en état de se former une opinion tant sur le +caractère de cette dame que sur le degré d'influence qu'il dut avoir sur +celui de son fils. L'homme le plus extraordinaire de notre tems<a id="footnotetag155" name="footnotetag155"></a> +<a href="#footnote155"><sup class="sml">155</sup></a>, +qui se croyait principalement redevable à l'éducation qu'il reçut de sa +mère, de l'élévation sans exemple à laquelle il arriva dans la suite, a +dit plusieurs fois que «la bonne ou mauvaise conduite d'un enfant dépend +entièrement de sa mère.» Quant à l'influence que peuvent avoir eue les +caprices et la violence de sa mère sur les défauts qui se mêlèrent aux +belles qualités de Lord Byron, sur ses impulsions incertaines et +opiniâtres, sur son aversion pour toute espèce de frein, sur l'amertume +qu'il mit quelquefois dans sa haine, et sur la précipitation de ses +ressentimens, c'est une question pour la solution de laquelle les +matériaux ne manquent pas dans ces pages, et que chacun décidera suivant +qu'il accordera plus ou moins de force et de pouvoir à ces causes dans +la formation d'un caractère.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote155" +name="footnote155"><b>Note 155: </b></a><a href="#footnotetag155"> +(retour) </a> Napoléon.</blockquote> + +<p>Malgré le traitement peu judicieux et presque grossier qu'elle lui fit +subir, il n'est pas douteux qu'elle n'aimât son fils, mais par boutades, +et comme il convenait seulement à un naturel tel que le sien; il est +moins douteux encore qu'elle n'en fût fière, et ne plaçât en lui de +grandes espérances pour l'avenir. On peut juger de son anxiété pour le +succès de ses premiers essais littéraires, par les peines que prit Byron +pour la tranquilliser lors de l'apparition de l'article de la <i>Revue +d'Édimbourg</i>, où il était si mal traité. À mesure que sa renommée +s'augmenta et devint plus brillante, elle se confirma de plus en plus +dans les idées que, par une sorte de superstition, elle avait formées +dès son enfance, de sa grandeur et de sa gloire à venir. Elle épiait +avec inquiétude toutes les publications où son nom était même simplement +mentionné; elle avait réuni en un volume qu'a vu l'un de mes amis tout +ce qui avait paru sur sa satire et ses premiers poèmes. Le volume était +couvert à la marge d'observations qui lui étaient propres, pleines de +plus de sens et d'habileté que nous ne lui en aurions supposé, d'après +ce que nous connaissions en général de son caractère et de sa manière +d'être.</p> + +<p>Parmi les autres traits de sa conduite, où l'on pourrait remarquer le +désir d'environner sa mère de respect, on peut remarquer qu'étant enfant +il insistait pour être appelé «Georges Byron Gordon,» donnant ainsi la +préférence au nom maternel, et qu'il continua toujours à lui écrire: «À +l'honorable Mrs. Byron,» quoiqu'il sût bien qu'elle n'avait aucune +espèce de droit à ce titre honorifique. Il ne paraît pas non plus que +dans sa conduite générale envers elle il ait jamais manqué d'affection +et de déférence, on y remarquait seulement quelquefois plus de +familiarité que n'en comportent nos idées de respect filial. Ainsi quand +ils étaient bien ensemble, il ne l'appelait jamais autrement que «Kitty +Gordon;» et je me rappelle avoir vu un témoin de la scène me décrire +l'air dramatique et malin dont un jour, à Southwell, quand ils étaient +dans le fort de leur rage théâtrale, il ouvrit brusquement les portes du +salon pour la faire entrer, en disant: «Entrez, honorable Kitty Gordon.»</p> + +<p>L'orgueil de la naissance était un sentiment commun à la mère et au +fils, souvent même c'était un sujet de rivalité entre eux; il leur était +difficile d'accorder leurs prétentions anglaises et écossaises au plus +haut lignage respectif. Dans une lettre écrite d'Italie; il dit à propos +de quelque anecdote qu'il tenait de sa mère: «Ma mère, qui était fière +comme un diable de descendre des Stuart, en ligne droite des <i>vieux +Gordon</i>, et non des <i>Sexton Gordon</i>, comme elle appelait dédaigneusement +la branche ducale, ne manquait pas de me faire remarquer, chaque fois +qu'elle me racontait cette histoire, combien <i>ses</i> Gordon l'emportaient +sur les Byron anglais, malgré notre origine normande, et notre nom +toujours porté par un héritier mâle, tandis que celui des Gordon était +tombé à une femme, dans la personne de ma mère.»</p> + +<p>Si, pour peindre fortement les émotions pénibles, il faut les avoir +éprouvées, ou, en d'autres termes, si, pour que le poète soit grand, +l'homme doit avoir souffert, Lord Byron, il faut l'avouer, paya son beau +talent de bonne heure et bien cher. Quelque peu nombreuses que fussent +les affections de Byron, soit en dedans, soit en dehors du cercle de sa +parenté, il les vit dans un court espace de tems presque toutes brisées +par la mort<a id="footnotetag156" name="footnotetag156"></a> +<a href="#footnote156"><sup class="sml">156</sup></a>. Outre la perte de sa mère, il eut à déplorer, dans +l'espace de quelques semaines, la mort prématurée de deux ou trois de +ses meilleurs amis. «Dans le court espace d'un mois,» dit-il dans une +note de <i>Childe Harold</i>, «j'ai perdu celle qui m'avait donné +l'existence, et la plupart de ceux qui me rendaient cette existence +tolérable.» Parmi eux nous devons compter le jeune Wingfield, que nous +avons vu en tête de la liste de ses favoris, à Harrow, et qui mourut de +la fièvre à Coimbre; et Matthews, l'objet de son admiration et de son +idolâtrie à l'université, qui se noya en se baignant dans la Cam.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote156" +name="footnote156"><b>Note 156: </b></a><a href="#footnotetag156"> +(retour) </a> Dans une lettre écrite deux ou trois mois après la + mort de sa mère, il ne compte pas moins de six personnes de + ses parens ou de ses amis que la mort lui avait enlevées + depuis le mois de mai jusqu'à la fin d'août.<br> + <span class="rig"> (<i>Note de Moore</i>.)</span><br> +</blockquote> + +<p>La lettre suivante, écrite immédiatement après ce dernier événement, est +tellement pleine d'une douloureuse sensibilité, que la lecture en est +presque pénible.</p> +<br><br> +<h3>LETTRE LVI.</h3> + +<h4>À M. SCROPE DAVIES.</h4> + +<p class="rig">Newstead-Abbey, 7 août 1811.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Mon cher Davies</span>,</p> + +<p>«Il y a quelque malédiction sur moi et les miens. Le cadavre de ma mère +est encore dans la maison, et voilà qu'un de mes meilleurs amis se noie +dans un fossé! Je ne sais que dire, que penser ou que faire. J'avais +reçu une lettre de lui avant-hier. Mon cher Scrope, si vous avez un +moment de libre, je vous en conjure, venez me voir, j'ai besoin d'un +ami. La dernière lettre de Matthews était datée de vendredi, et samedi +il n'était plus! Qui pouvait-on comparer à Matthews pour les talens? +Comme nous étions tous petits auprès de lui! Vous ne me rendez que +justice en disant que j'aurais volontiers risqué ma chétive existence +pour sauver la sienne. J'avais intention de lui écrire ce soir même, +pour l'inviter, comme je vous invite, mon bien, bon ami, à me venir +voir. Que Dieu pardonne à... son apathie! Quelle sera la douleur de +notre pauvre Hobhouse! Ses lettres ne parlent que de Matthews. Venez, +Scrope, je suis presque dans le désespoir; me voilà presque seul dans le +monde! Je n'avais que vous, Hobhouse et Matthews; laissez-moi jouir de +la société des survivans aussi long-tems que je le puis. Pauvre +Matthews! Dans sa lettre de vendredi, il me parlait de son intention de +se présenter pour l'élection de Cambridge et d'un voyage qu'il devait +faire bientôt à Londres. Écrivez-moi ou venez, mais venez plutôt si vous +le pouvez; l'un ou l'autre, ou tous les deux.</p> + +<p>»Pour toujours, votre, etc.»</p> + +<p>J'ai déjà eu occasion de parler de ce jeune homme remarquable<a id="footnotetag157" name="footnotetag157"></a> +<a href="#footnote157"><sup class="sml">157</sup></a>; mais +le rang qu'il occupa dans les affections de Byron, justifiera sans doute +un hommage à sa mémoire un peu plus détaillé.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote157" +name="footnote157"><b>Note 157: </b></a><a href="#footnotetag157"> +(retour) </a> Charles Skinner Matthews était le troisième fils + de feu John Matthews, esq. de Belmont, dans le Herefordshire, + représentant de ce comté au parlement de 1802 à 1806. Il + avait pour frères l'auteur du <i>Journal d'un Invalide</i> (<i>Diary + of an Invalid</i>), qui mourut aussi fort jeune, et le + prébendier actuel d'Hereford, le révérend Arthur Matthews, + qui, par ses talens naturels et ses connaissances acquises, + soutient dignement la réputation de son nom. + +<p> Le père de cette famille accomplie était lui-même un homme de + fort grands talens, et auteur de plusieurs poèmes anonymes; + l'un d'eux, la <i>Parodie de l'Héloïse de Pope</i>, a été + faussement attribué à feu M. le professeur Porson; qui le + récitait souvent, et qui en a même donné une édition.</p></blockquote> + +<p>Rarement, peut-être on a vu réunis à la fois autant de jeunes gens de +mérite et d'espérance qu'il s'en trouva à Cambridge dans la société dont +Byron faisait partie. Le nom de quelques-uns d'entre eux, MM. Hobhouse +et William Bankes, par exemple, est devenu célèbre dans le monde +littéraire et savant. Il en est un autre, M. Scrope Davies, dont les +talens n'ont encore, au grand regret de ses amis, brillé que dans sa +conversation, d'ailleurs fort remarquable. Parmi tous ces jeunes gens +pleins de talens et de connaissances, en y comprenant Byron lui-même, +dont le génie était à cette époque <i>un monde non encore découvert</i>, la +supériorité dans presque tous les genres paraît, du consentement de +tous, avoir incontestablement appartenu à Matthews. Cet hommage unanime, +si nous considérons le mérite des personnes qui le lui rendaient, doit +donner une très-haute idée des dispositions et même des talens qu'il +montrait à cette époque. On ne peut songer sans intérêt et sans douleur +à ce qu'il serait probablement devenu un jour si la mort ne l'eût pas +frappé sitôt. La supériorité intellectuelle, non accompagnée des +qualités aimables du cœur, n'eût pas suffi pour obtenir cet éloge +unanime; mais le jeune Matthews, en dépit de quelques légères aspérités +de caractère, de quelques originalités qu'il commençait à faire +disparaître, paraît avoir été l'un de ces individus rares, qui +commandent notre affection en même tems que nos respects, et qui nous +soulagent de l'admiration que nous ne saurions leur refuser, par l'amour +qu'ils savent nous inspirer.</p> + +<p>J'ai déjà parlé de ses opinions religieuses, et, de leur malheureuse +conformité avec celles de Lord Byron; ardent, comme son noble ami, à la +recherche de la vérité, comme lui il s'égara dans sa poursuite, et tous +deux prirent pour elle cette fausse lumière qui lui ressemble. Qu'il +soit jamais allé plus loin que Lord Byron dans son scepticisme, que son +esprit ingénieux ait jamais admis <i>la croyance incroyable de +l'athéisme</i>, c'est, malgré le témoignage écrit de notre poète, c'est ce +que je vois nier par tous ceux de ses amis qui avouent ses autres +erreurs en les déplorant. Je ne me serais même pas permis d'examiner +quelles ont été les opinions d'un homme qui, ne les ayant jamais +affichées, ne les a pas rendues du domaine public, si l'idée fausse +qu'on avait adoptée à ce sujet, d'après l'autorité de Lord Byron, ne +m'eût pas fait considérer comme un acte de justice, envers tous deux, de +repousser cette imputation.</p> + +<p>On se rappellera que, dans ses lettres écrites à sa mère, avant son +départ pour ses voyages, Lord Byron parle quelquefois d'un testament +qu'il avait intention de laisser entre les mains de ses exécuteurs. Quel +qu'ait été le contenu de cette pièce, il paraît que, quinze jours après +la mort de sa mère, il crut devoir faire de nouvelles dispositions, et +adressa la lettre suivante, avec ses instructions à cet effet, à feu M. +Bolton, procureur à Nottingham. J'ai refusé long-tems de croire qu'il +eût jamais donné sérieusement et en forme les ordres que l'on va voir, +pour son propre enterrement; mais les documens ci-joints mettent hors de +doute cette preuve remarquable de la singularité de son caractère.</p> + +<p class="mid">À M. BOLTON.</p> + +<p class="rig">Newstead-Abbey, 12 août 1811.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Monsieur</span>,</p> + +<p>«Je vous envoie ci-joint une copie des clauses principales du testament +que j'ai dessein de faire, que je vous prie de vouloir bien faire +grossoyer le plus tôt possible, de la manière la plus claire et la plus +formelle. Les changemens que vous y remarquerez sont principalement par +suite de la mort de Mrs. Byron. Je vous serais obligé de le tenir prêt +dans peu de tems, et j'ai l'honneur d'être, monsieur,</p> + +<p>»Votre très-humble et très-obéissant serviteur,»<br> + +<span class="rig">BYRON.</span><br></p><br> + +<p class="mid">NOTES POUR UN TESTAMENT À GROSSOYER IMMÉDIATEMENT.</p> + +<p class="rig">Newstead-Abbey, 12 août 1811.</p><br><br> + +<p>«Le domaine de Newstead à substituer, après certaines déductions, à +George Anson Byron, héritier légitime du titre, ou à la personne +quelconque qui s'en trouvera héritière légitime au décès de Lord Byron. +La propriété de Rochdale à vendre en tout ou en partie, suivant le +chiffre des dettes et legs du présent Lord Byron.</p> + +<p>»À Nicolo Giraud, d'Athènes, sujet français, mais né en Grèce, la somme +de 7,000 livres sterl. pour être payée, à l'époque de sa majorité, audit +Nicolo Giraud, habitant Athènes et Malte en 1810, et ce sur la vente de +telles parties de Rochdale, Newstead et autres propriétés, suivant que +besoin sera.</p> + +<p>»À William Fletcher, Joseph Murray et Démétrius Zograffo<a id="footnotetag158" name="footnotetag158"></a> +<a href="#footnote158"><sup class="sml">158</sup></a>, natif de +Grèce, domestiques, la somme de 50 livres sterl. pendant leur vie. De +plus, audit William Fletcher, le moulin de Newstead, à condition qu'il +en paiera la rente, mais sans être soumis au caprice du propriétaire. À +Robert Rushton, la somme de 50 livres sterling de rente viagère; plus, +une autre somme de 1,000 liv. sterl. le jour qu'il atteindra l'âge de +vingt-cinq ans.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote158" +name="footnote158"><b>Note 158: </b></a><a href="#footnotetag158"> +(retour) </a> Si les gazettes ne mentent pas, ce qu'elles font + généralement, Démétrius Zograffo, d'Athènes, est à la tête de + l'insurrection de ce pays. Il a été mon domestique pendant + les années 1809, 1810, 1811 et 1812, avec quelques + interruptions, car je le laissai en Grèce quand je passai à + Constantinople; il m'accompagna en Angleterre, en 1811, et + retourna dans son pays au printems de l'année suivante. C'est + un homme habile, quoiqu'il n'eût pas l'air entreprenant; mais + ce sont les circonstances qui nous font ce que nous sommes. + Ses deux fils, alors au berceau, s'appelaient Miltiade et + Alcibiade; puisse le présage être favorable!<br> + <span class="rig">(<i>Journal autographe de Byron</i>.)</span><br> +</blockquote> + +<p>»À John Hanson, esq., la somme de 2,000 liv. sterling.</p> + +<p>»Ce qui pourra être dû à S.B. Davies, esq., devra lui être payé dès +qu'il en aura fourni la note.</p> + +<p>»Le corps de Lord Byron sera enseveli dans le caveau du château de +Newstead, sans aucune cérémonie ou service funèbre, et sans aucune +inscription, si ce n'est celle de son nom et de son âge. Les restes de +son chien ne seront pas pour cela enlevés du dit caveau.</p> + +<p>»Ma bibliothèque et mes meubles de toute espèce sont légués à mes amis +et exécuteurs John Carn Hobbouse et S.B. Davies. En cas de décès des +susdits, je nomme pour mes exécuteurs le révérend J. Becher, de +Southwell, Nottinghamshire, et R. C. Dallas, Esq. de Montake Surrey.</p> + +<p>»Le produit de la vente de Wymondham dans le Norfolkshire, et des +propriétés de la feue Mrs. Byron en Écosse, sera employé au paiement de +mes dettes et de mes legs.»</p> + +<p>En envoyant une copie du testament rédigé d'après les instructions de +Lord Byron, le procureur avait accompagné quelques-unes des clauses de +questions marginales, appelant l'attention de son noble client sur +certaines choses qui lui semblaient impropres ou douteuses. Comme les +courtes, mais énergiques réponses de Byron, sont parfaitement empreintes +de l'originalité de son caractère, nous allons donner ici quelques-unes +de ces clauses avec les questions et les réponses qui s'y rapportent.</p> + +<p>«Ceci est la dernière volonté et le testament de moi, le très-honorable +Georges-Gordon Lord Byron, Baron Byron de Rochdale, dans le comté de +Lancaster. Je veux que mon corps soit enterré dans le caveau du jardin +de Newstead, sans aucune cérémonie, ni aucun service funèbre quelconque. +Qu'on ne place aucune inscription sur mon tombeau, sauf une tablette +portant mon nom et mon âge. Je veux de plus qu'on ne retire pas du dit +caveau les restes de mon chien fidèle. Je me confie à l'affection de mes +exécuteurs pour l'accomplissement de cette volonté, à laquelle je tiens +d'une manière toute particulière.»</p> + +<p>»--On demande à Lord Byron s'il ne vaudrait pas mieux supprimer +entièrement cette clause relative aux funérailles. La substance pourrait +en être renfermée dans une lettre de Sa Seigneurie à ses exécuteurs, et +jointe au testament, lequel porterait alors que les funérailles auraient +lieu en la manière que Sa Seigneurie l'aurait ordonné par une lettre <i>ad +hoc</i>, ou, à défaut d'une telle lettre, à la discrétion de ses +exécuteurs.»</p> + +<p>»--Il faut que cela reste.»<br> + +<span class="rig">BYRON.</span><br></p> + +<p>»Je veux, et j'ordonne formellement que toutes les sommes que ledit S. +B. Davies pourrait avoir à répéter sur moi, soient payées intégralement, +aussitôt que possible, après mon décès, dès qu'il aura prouvé la nature +et le montant de la dette (par témoins ou autrement, à la satisfaction +de mes exécuteurs ci-dessus nommés)<a id="footnotetag159" name="footnotetag159"></a> +<a href="#footnote159"><sup class="sml">159</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote159" +name="footnote159"><b>Note 159: </b></a><a href="#footnotetag159"> +(retour) </a> Les mots placés ici entre deux traits avaient été + biffés à la plume par Lord Byron.</blockquote> + +<p>»--Si M. Davies a quelques comptes non réglés avec Lord Byron, cette +circonstance est une raison de ne le point nommer exécuteur; chaque +exécuteur étant en état de se payer par ses propres mains sans consulter +ses co-exécuteurs.»</p> + +<p>»--Tant mieux... Si la chose est possible, qu'il soit l'un des +exécuteurs.»<br> + +<span class="rig">BYRON.</span><br></p> + +<p>Les deux lettres suivantes contiennent de nouvelles instructions sur le +même sujet.</p> +<br><br> +<h3>LETTRE LVIII.</h3> + +<h4>À M. BOLTON.</h4> + +<p class="rig">Newstead-Abbey, 16 août 1811.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Monsieur</span>,</p> + +<p>«J'ai répondu en marge à vos questions<a id="footnotetag160" name="footnotetag160"></a> +<a href="#footnote160"><sup class="sml">160</sup></a>. Mon intention est que l'on +accorde à M. Davies tout ce qu'il croira devoir répéter, et de plus +qu'il soit l'un de mes exécuteurs. Je désire que le testament soit, s'il +est possible, écrit de manière à prévenir toute espèce de discussion +après ma mort, et c'est ce sur quoi je m'en repose sur vous comme homme +de loi et homme d'honneur.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote160" +name="footnote160"><b>Note 160: </b></a><a href="#footnotetag160"> +(retour) </a> En énumérant dans cette clause le nom et la + demeure des exécuteurs, le procureur avait laissé des blancs + pour les noms de baptême des exécuteurs; Lord Byron les ayant + tous remplis, excepté celui ou ceux de M. Dallas, écrivit en + marge: «J'ai oublié le nom de baptême de Dallas... il n'y a + qu'à le retrancher.»</blockquote> + +<p>»Quant à la manière simple dont je veux qu'on dispose de ma <i>carcasse</i>, +je veux que l'on s'y conforme absolument; cela aura, du moins, +l'avantage de sauver bien du trouble et de la dépense. En outre, ce qui +est de peu de conséquence pour moi, mais qui pourra calmer la conscience +des survivans, le jardin est <i>terre consacrée</i>. Cet article est copié +mot à mot de mon premier testament, et les changemens opérés dans +d'autres sont la suite de la mort de Mrs. Byron.</p> + +<p>»J'ai l'honneur d'être votre très-humble et très-obéissant serviteur,»<br> + +<span class="rig">BYRON.</span><br></p> +<br><br> +<h3>LETTRE LVIII.</h3> + +<h4>À M. BOLTON.</h4> + +<p class="rig">Newstead-Abbey, 20 août 1811.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Monsieur</span>,</p> + +<p>«Les témoins seront pris parmi mes fermiers, et je serai charmé de vous +recevoir le premier jour qui vous sera convenable. J'ai oublié de +mentionner qu'il faut spécifier par codicille, ou autrement, que mon +corps ne devra, sous aucun prétexte, être enlevé de la place où je yeux +qu'il soit déposé. Que si quelqu'un de mes successeurs au titre, soit +par bigoterie, soit autrement, voulait déranger ma carcasse, un tel +procédé devra être suivi de la perte du domaine, qui, dans ce cas, +serait dévolu à ma sœur l'honorable Augusta Leigh ou à ses ayant-cause, +aux mêmes conditions.</p> + +<p>«»J'ai l'honneur d'être, Monsieur, etc.»<br> + +<span class="rig">BYRON.</span><br></p> + +<p>En conséquence de cette dernière lettre, une condition provisionnelle +fut insérée dans le testament. Il y fut aussi, le 28 du même mois, +ajouté un codicille par lequel il révoque la donation précédemment faite +de «ses meubles meublans, bibliothèque, tableaux, sabres, montres, +argenterie, linge, bijoux, etc., et autres effets mobiliers, excepté +l'argent et les valeurs en portefeuille, qui se trouveraient dans la +maison et propriété de Newstead au jour de son décès, et lègue le tout +(excepté le vin et les autres spiritueux) à ses amis lesdits J. C. +Hobhouse, J. B. Davies et Francis Hodgson, ses exécuteurs, etc. Il lègue +le vin et les liqueurs spiritueuses qui se trouveront dans les caves et +autres parties de Newstead, à son ami ledit J. Becher, pour son usage +particulier. Priant collectivement et individuellement les susnommés de +vouloir bien accepter leur dit legs respectif, comme un gage de son +amitié.»</p> + +<p>On ne saurait se défendre d'un intérêt douloureux à la lecture des +lettres suivantes, écrites lorsque ses dernières pertes étaient encore +toutes récentes.</p> +<br><br> +<h3>LETTRE LIX.</h3> + +<h4>À M. DALLAS.</h4> + +<p class="rig">Newstead-Abbey, 12 août 1811.</p><br><br> + +<p>«Que la paix soit avec les morts! Le regret ne saurait les réveiller. +Après avoir donné un soupir à ceux qui ont quitté cette vie, +reprenons-en les ennuyeuses occupations, dans la certitude où nous +sommes que nous aussi nous aurons un jour notre repos. Outre celle qui +m'avait donné l'existence, j'ai perdu la plus grande partie de ceux qui +me la rendaient supportable. Le meilleur ami de mon ami Hobhouse, +Matthews, homme d'un rare mérite, l'ornement de notre petit cercle, a +péri misérablement dans les eaux fangeuses de la Cam, toujours fatales +au génie. Mon pauvre camarade d'école, Wingfield, est mort à Coimbre. En +voilà trois dans l'espace d'un mois; j'avais reçu des nouvelles de tous +trois, mais je n'en ai pas vu un seul. Matthews m'avait écrit le jour +même de sa mort: quoique je regrette vivement sa perte, je suis bien +plus tourmenté pour Hobhouse, je crains bien qu'il n'en perde la raison; +depuis cet événement, les lettres qu'il m'a écrites sont pleines +d'incohérences. Mais allons..., nous passerons un jour ou un autre comme +tout le reste... Le monde est trop plein de ces sortes de choses, et +notre chagrin même est égoïste.</p> + +<p>»J'ai reçu une lettre de vous, à laquelle mes dernières occupations +m'ont empêché de répondre, ainsi qu'il aurait convenu. J'espère que vos +parens et vos amis ne seront pas de sitôt séparés. Je serai charmé de +recevoir une lettre de vous: parlez-moi d'affaires, de sujets communs, +de quelque chose ou de rien, de tout ce que vous voudrez, excepté de la +mort; j'en ai plus que je n'en puis supporter. C'est une chose +étonnante: je regarde sans émotion les quatre crânes que j'ai toujours +sous les yeux dans mon cabinet d'étude, et je ne puis, même par la +pensée, dépouiller de leur enveloppe charnue les traits de ceux que j'ai +connus, sans éprouver une horrible sensation; mais les vers n'y font pas +tant de cérémonie! Sûrement les Romains avaient raison de brûler leurs +morts.</p> + +<p>»Je serai charmé de recevoir de vos nouvelles, et suis votre, etc.»<br> + +<span class="rig">BYRON.</span><br></p> + +<br><br> +<h3>LETTRE LX.</h3> + +<h4>À M. HODGSON.</h4> + +<p class="rig">Newstead-Abbey, 22 août 1811.</p><br><br> + +<p>«Vous avez sans doute appris la mort soudaine de ma mère, celle de +Matthews, celle de Wingfield que je n'ai sue d'une manière bien positive +qu'au moment où je quittais Londres, encore refusais-je d'y croire; tout +cela fait un horrible vide dans mes affections. Ces coups se sont +succédé si rapidement, que je suis comme stupéfait du choc. Quoique je +mange, que je boive, que je parle, que je rie même quelquefois, j'ai +peine à me persuader que je sois éveillé; chaque matin j'acquiers la +triste conviction que tout cela n'est que trop réel. Mais, brisons là, +les morts sont en repos, et seuls ils y sont.</p> + +<p>»Vous partagerez la douleur de ce pauvre Hobhouse: Matthews était le +dieu de son idolâtrie; et si l'intelligence peut élever un homme +au-dessus de ses semblables, nul ne pouvait lui refuser cette +prééminence. Je le connaissais très-intimement, et l'estimais en +proportion; mais je retombe encore... Allons, parlons de la vie et des +vivans.</p> + +<p>«Si vous vous sentiez disposé à venir ici, vous y trouveriez «du bœuf, +du feu de charbon de terre» et du vin qui n'est pas sans quelque mérite. +Si vous y trouverez les deux autres nécessités d'un Anglais, suivant +Otway, je ne saurais en répondre, mais probablement une des deux. +Faites-moi savoir quand je pourrai vous attendre, afin que je vous +tienne au courant de mes allées et de mes venues.....</p> + +<p>«Davies est venu ici; il m'a invité à passer une semaine à Cambridge +dans le mois d'octobre, de sorte que nous pourrions d'aventure nous +rencontrer le verre à la main. Sa gaîté contre laquelle la mort ne peut +rien, m'a rendu bien service; mais après tout, nos éclats de rire +n'étaient pas francs.</p> + +<p>«Vous m'écrirez? Je suis seul, voilà la première fois que la solitude +m'est pénible. Votre anxiété, à propos de la critique sur le livre de +***, est amusante; comme elle est anonyme, elle est de peu de +conséquence. Je voudrais qu'elle eût amené un peu plus de confusion, car +j'aime les malices littéraires. Ne faites-vous rien? N'écrivez-vous +rien? N'imprimez-vous rien? Pourquoi ne continuez-vous pas votre satire +sur le méthodisme? Ce sujet, en supposant même que le public fût aveugle +sur le mérite littéraire, ferait merveille. Outre que pour un homme qui +se destine au diaconat, il n'y aurait pas de mal de prouver son +orthodoxie, sérieusement parlé, je désirerais vivement vous voir mieux +apprécié. Je dis <i>sérieusement</i>, parce qu'étant auteur moi-même, on +pourrait soupçonner mon humanité. Croyez-moi, pour toujours, mon cher +Hodgson, votre, etc.»</p> +<br><br> +<h3>LETTRE LXI.</h3> + +<h4>A M. DALLAS.</h4> + +<p class="rig">Newstead, 21 août 1811.</p><br><br> + +<p>«Votre lettre me fait honneur de plus de sensibilité que je n'en +possède; quoique je me trouve suffisamment malheureux, je suis cependant +sujet à une sorte de joie hystérique, ou plutôt de rire sans gaîté, dont +je ne puis me rendre compte, et que je ne saurais surmonter; et +cependant je ne m'en sens pas soulagé: une personne indifférente me +croirait dans les meilleures dispositions du monde. «Il faut oublier +toutes ces choses,» et avoir recours à toutes nos jouissances +d'égoïstes, ou plutôt à notre égoïsme, source de nos jouissances. Je ne +crois pas retourner à Londres immédiatement; j'accepterai donc sans +cérémonie ce que vous m'avez obligeamment offert, votre médiation entre +Murray et moi. Je ne crois pas qu'il soit convenable d'y mettre mon nom. +Observez que ma maudite satire sera cause que les critiques anglais et +écossais vont se déchaîner sur le <i>Pélerinage</i>. Mais n'importe; si +Murray insiste, et que vous soyez d'accord avec lui, j'en aurai le +courage. Que le titre porte donc: «Par l'auteur des <i>Poètes anglais et +des Journalistes écossais</i>.» Mes remarques sur la langue romaïque, qui +devaient accompagner mes <i>Imitations d'Horace</i>, se joindront tout +naturellement à cet ouvrage, avec lequel elles ont plus de rapport, +ainsi que les petits poèmes que j'ai maintenant en portefeuille, et +quelques autres déjà publiés dans les <i>Mélanges</i>. J'ai trouvé dans les +papiers de ma pauvre mère toutes mes lettres de l'Orient, et en +particulier une assez longue sur l'Albanie; j'en pourrai, au besoin, +tirer le sujet d'une note ou deux. Comme je n'avais point de journal, +ces lettres écrites sur les lieux sont tout ce que je puis désirer de +mieux. Nous en reparlerons quand tout le reste sera définitivement +arrangé.</p> + +<p>«Murray a-t-il montré l'ouvrage à quelqu'un? Il en est bien le maître; +mais je ne veux pas de suffrages mendiés ou surpris. Il y a +naturellement certaines petites choses que je voudrais changer. +Peut-être ferait-on aussi bien de retrancher deux stances bouffonnes sur +le dimanche à Londres. Je dois singulièrement éviter d'identifier mon +caractère avec celui de <i>Childe Harold</i>, et c'est en vérité une seconde +objection pour l'impression de mon nom sur le titre. Quand vous serez +convenu du tems, du format, du caractère, etc., faites-moi l'honneur +d'une réponse. Je vous donne une peine infinie, et que tous mes +remercîmens ne sauraient jamais reconnaître. J'avais mis en tête du +manuscrit une sorte d'apologie en prose de mon scepticisme; mais comme, +toute réflexion faite, je trouve qu'elle a plutôt l'air d'une attaque +que d'une défense, je crois qu'il serait peut-être mieux de la +retrancher.... Voyez, et jugez. Je crains que Murray ne se fasse quelque +mauvaise affaire avec les dévots; je ne puis qu'y faire; je souhaite +cependant qu'il s'en tire pour le mieux. Quant à moi, «j'ai été abreuvé +de critiques, et j'en ai eu tout mon soûl,» et je ne pense pas que «le +plus épouvantable traité» puisse mouvoir et faire hérisser sur ma tête +«ma toison de cheveux», jusqu'à ce que «la forêt de Birnam vienne au +château de Dunsinane<a id="footnotetag161" name="footnotetag161"></a> +<a href="#footnote161"><sup class="sml">161</sup></a>». Je continuerai à vous écrire de tems en +tems, et j'espère que vous me rendrez lettre pour lettre. Comment Pratt +se tire-t-il des œuvres posthumes de Joe Blackett? Vous avez tué ce +pauvre homme-là entre vous, en dépit de votre ami l'Ionien et de moi qui +voulions le sauver des griffes de Pratt. Poésie, pauvreté pendant la +vie, oubli après la mort! Cruel patronage! de ruiner un homme, en +l'arrachant à son état. Mais enfin c'est un merveilleux sujet de +souscription et de biographie; et Pratt, qui tire le meilleur parti de +ses dédicaces, a déjà dédié son livre à cinq grandes familles au moins.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote161" +name="footnote161"><b>Note 161: </b></a><a href="#footnotetag161"> +(retour) </a> Imitation burlesque du <i>Macbeth</i> de Shakspeare. +<span class="rig">(<i>N. du Tr.</i>)</span><br> +</blockquote> + +<p>«Je suis fâché que vous n'aimiez pas Harry White; avec beaucoup de +jargon religieux qui, par parenthèse, l'a tué, quoique sincère, comme +vous avez tué Joe Blackett, certes il y avait en lui de la poésie et du +génie. Je ne dis pas cela pour ma comparaison et mes rimes; mais il +était incontestablement au-dessus de tous les Bloomfields, les +Blacketts, et tous ces autres savetiers que Lofft et Pratt ont enlevés +ou enlèveront à leur état pour les faire entrer au service de la presse. +Vous excuserez tout le décousu de cette lettre; j'écris je ne sais quoi +pour me dérober à moi-même. Hobhouse est parti pour l'Irlande. M. Davies +est passé par ici en se rendant à Harrowgate.</p> + +<p>»Vous ne connaissiez pas Matthews; c'était un homme d'un talent +extraordinaire; il en a fait preuve à Cambridge, en gagnant, sur les +plus habiles candidats, plus de prix et de <i>fellowships</i> qu'aucun gradué +ne l'ait encore fait, de mémoire d'homme. Mais c'était un athée bien +décidé et bien connu pour tel; car il proclamait ses principes dans +toutes les sociétés. Je le connaissais beaucoup; sa mort laisse dans mon +cœur un vide qui ne sera pas aisément rempli: pour Hobhouse, il ne s'en +consolera jamais. Écrivez-moi, et croyez-moi, etc.»</p> +<br><br> +<h3>LETTRE LXII.</h3> + +<h4>À M. MURRAY.</h4> + +<p class="rig">Newstead-Abbey, 23 août 1811.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Monsieur</span>,</p> + +<p>«Un chagrin domestique, la mort d'un parent très-proche, m'a jusqu'ici +empêché d'entrer en correspondance avec vous sur ce qui fait le sujet de +cette lettre. Mon ami, M. Dallas, a mis entre vos mains le manuscrit +d'un poème écrit par moi en Grèce, et me dit que vous n'avez point +d'objections contre sa publication; mais il m'apprend aussi que vous +désireriez soumettre l'ouvrage à M. Gifford. Certes, nul ne désirerait +plus que moi profiter des observations dont il pourrait peut-être +m'honorer; mais il y a dans une démarche de ce genre une sorte de quête +d'éloges qui répugne à mon orgueil, ou de quelque autre nom qu'il vous +plaise d'appeler le sentiment qui me force à m'y refuser. Non-seulement +M. Gifford est le premier de nos poètes satiriques, mais il est encore +l'éditeur de nos principales <i>Revues</i>, et comme tel, l'homme du monde +dont je voudrais le moins avoir l'air de prévenir la critique par de +petits moyens, quoique en effet je la redoute beaucoup. Vous voudrez +donc bien garder le manuscrit entre vos mains, ou s'il faut absolument +qu'il soit montré à quelqu'un, envoyez-le à un autre. Quoique je ne sois +pas très-patient de la censure, je serais, comme un autre, charmé de +recevoir le peu d'éloges que mes vers peuvent mériter; mais à coup sûr +je ne veux pas les extorquer par d'humbles sollicitations, et en faisant +passer mon manuscrit à la ronde. Je suis persuadé qu'avec un peu de +réflexion vous verrez que je n'ai pas tort.</p> + +<p>«Si vous vous déterminez à publier, j'ai aussi quelques petits poèmes +inédits, quelques notes, et une courte dissertation sur la littérature +grecque moderne, écrite à Athènes, qui pourront être places à la fin du +volume. Si la pièce dont il s'agit ici venait à réussir, j'ai intention +de publier plus tard un choix de mon premier recueil, ma satire, une +autre de la même longueur, et quelques autres petites choses; le tout +joint au manuscrit que vous avez maintenant entre les mains pourrait +former deux volumes. Nous aurons le tems d'en reparler. Je vous serais +obligé de me faire connaître la détermination que vous aurez prise.</p> + +<p>«Je suis, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur,»<br> + +<span class="rig">BYRON.</span><br></p> +<br><br> +<h3>LETTRE LXIII.</h3> + +<h4>A M. DALLAS.</h4> + +<p class="rig">Newstead-Abbey, 25 août 1811.</p><br><br> + +<p>«Comme heureusement j'ai mon franc-couvert<a id="footnotetag162" name="footnotetag162"></a> +<a href="#footnote162"><sup class="sml">162</sup></a>, je ne me fais point +scrupule de vous accabler de griffonnage; depuis dix jours je vous ai +envoyé de véritables paquets. Je suis ici comme un ermite; je ne crois +pas que mon agent puisse m'accompagner à Rochdale avant la seconde +semaine de septembre, délai qui me contrarie fort; car je voudrais que +cette affaire fût finie, et serais bien aise de me livrer à quelque +occupation. Je vous envoie des exordes, des annotations, etc., pour +notre futur in-quarto, si tant est qu'in-quarto il doive y avoir. J'ai +aussi écrit à M. Murray, lui exposant les raisons qui me font ne pas +consentir à ce qu'il envoie mon manuscrit à Juvénal<a id="footnotetag163" name="footnotetag163"></a> +<a href="#footnote163"><sup class="sml">163</sup></a>, mais lui +permettant de le montrer à quelque autre personne du métier qu'il pourra +lui être agréable. Hobhouse est sous presse, de manière que, lui en +prose, et moi en vers, nous tirons passablement à vue sur la patience et +le papier-monnaie du public. Ce n'est pas tout; mes <i>Imitations +d'Horace</i> attendent leur tour pour s'imprimer chez Cawthorn, mais je +suis encore incertain sur le <i>quand</i> et le <i>comment</i>, le simple ou le +double, le présent et le futur. Il faut que vous excusiez tout ce +bavardage; car dans ce manoir isolé je n'ai rien à dire, si ce n'est de +moi-même, et je serais charmé de pouvoir parler de....., ou penser à +quelque autre chose que ce soit.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote162" +name="footnote162"><b>Note 162: </b></a><a href="#footnotetag162"> +(retour) </a> Pendant la durée des sessions, les membres des + deux chambres ont leur couvert libre, tant pour les lettres + qu'ils écrivent que pour celles qu'ils reçoivent.<br> + <span class="rog">(<i>N. du Tr.</i>)</span><br> +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote163" +name="footnote163"><b>Note 163: </b></a><a href="#footnotetag163"> +(retour) </a> M. Gifford.</blockquote> + +<p>«Qu'est-ce que vous allez faire? Pensez-vous à percher dans le +Cumberland, comme vous en aviez l'idée, quand j'étais dans la métropole! +Si vous avez le goût de la retraite, que ne prenez-vous «la chaumière de +l'amitié» de miss ***, dernière résidence du savetier Joe Blackett, de +la mort duquel vous et les autres répondrez un jour? «Sa fille +orpheline» (pathétique Pratt!) ne saurait manquer de devenir une Sapho +cordonnière. N'avez-vous pas de remords? Je crois que l'élégante épître +à miss Dallas devrait être gravée sur le cénotaphe que miss *** veut +consacrer à sa mémoire.</p> + +<p>«Les journaux semblent désappointés de ce que Sa Majesté ne meurt pas et +s'occupe à quelque chose de mieux. Je présume que tout est fini +maintenant. Si le parlement reprend ses séances en octobre, je me +rendrai à Londres pour y assister. Je suis aussi invité à Cambridge pour +le commencement de ce mois, mais il faut d'abord que j'aille faire une +course à Rochdale. Maintenant que Matthews est mort et que Hobhouse est +en Irlande, à l'exception de celui qui m'y appelle, à peine me +reste-t-il un ami à Cambridge pour me venir prendre la main à mon +arrivée. A vingt-trois ans, me voilà resté presque seul, que sera-ce +donc à soixante-dix! Il est vrai que je suis jeune et que je puis +commencer de nouvelles liaisons; mais avec qui me rappellerai-je ces +scènes joyeuses de la première partie de la vie? C'est une chose +étrange, combien peu de mes amis sont morts d'une mort tranquille! je +veux dire dans leur lit. Une vie tranquille est de bien plus grande +conséquence. Mais on aime mieux se quereller et se heurter que +<i>bailler</i>. Ce mot m'avertit qu'il est tems de vous débarrasser de votre +bien affectionné, etc.</p> +<br><br> +<h3>LETTRE LXIV.</h3> + +<h4>A M. DALLAS.</h4> + +<p class="rig">Newstead-Abbey, 27 août 1811.</p><br><br> + +<p>«J'étais si sincère dans ma note sur feu Charles Matthews, et je me sens +si totalement incapable de rendre justice à ses talens, que le passage +doit subsister par la raison même que vous alléguez pour me le faire +supprimer. Tous les hommes que j'ai connus ne sont que des pygmées +auprès de lui. C'était un géant intellectuel. Il est vrai que j'aimais +Wingfield plus encore: c'était mon plus ancien camarade et le plus cher, +un de ces hommes peu nombreux qu'on ne saurait jamais se repentir +d'avoir aimés; mais sous le rapport de la capacité... Ah! vous ne +connaissiez pas Matthews!</p> + +<p>«<i>Childe Harold</i> peut attendre, et ce sera tant mieux; les livres n'en +sont jamais plus mauvais pour avoir été retardés dans leur publication. +Ainsi, vous avez chez vous notre héritier, Georges Anson Byron, et sa +sœur. .........................................................................................................................................</p> + +<p>«Dites tout ce que vous voudrez, mais vous êtes l'un des <i>meurtriers</i> de +Blackett, et cependant vous ne voulez pas avouer le génie d'Harry White. +Mettant à part sa bigoterie, il mérite certainement d'être placé près de +Chatterton. Il est étonnant combien peu il était connu! et, à Cambridge, +personne ne pensait à lui, ne parlait de lui, jusqu'à ce que la mort +l'ait rendu indifférent à sa gloire posthume. Pour ma part, j'eusse été +fier d'être lié avec lui; ses préjugés mêmes étaient respectables. Il y +a à Granta un poète épique en herbe, un M. Townsend, protégé du feu duc +de Cumberland. Avez-vous jamais entendu parler de son <i>Armageddon</i>? Je +crois que son plan (pour l'homme, je ne le connais pas) a quelque chose +de sublime; bien que dans vos idées, à vous autres Nazaréens, il y ait +trop de hardiesse à vouloir créer à l'avance <i>Le Dernier Jour</i>. Cela a +l'air de vouloir dire au Seigneur ce qu'il doit faire, et pourrait +rappeler à quelque lecteur malévole ce vers:</p> + +<p class="mid">Des sots se précipitent où les anges ne marchent qu'en + tremblant.</p> + +<p>»Je ne veux point lui faire de chicanes, d'autres lui en feront, et il +pourrait bien voir après ses talons tous les agneaux de Jacob Behmen. +Quoi qu'il en soit, j'espère qu'il s'en tirera à son honneur, encore +qu'il doive rencontrer Milton en son chemin.</p> + +<p>»Écrivez-moi, je suis fou de bavardages; saluez pour moi Ju..., et +donnez pour moi une poignée de main à Georges; mais prenez garde, il a +une vilaine patte marine.</p> + +<p>»<i>P. S.</i> J'inviterais volontiers Georges à venir ici, mais je ne sais +comment l'amuser; j'ai vendu tous mes chevaux à mon départ d'Angleterre, +et je n'ai pas encore eu le tems de les remplacer. Cependant, s'il veut +venir chasser en septembre, il sera le bienvenu, mais il faudra qu'il +apporte un fusil; j'ai donné tous les miens à Ali Pacha, et à d'autres +Turcs. J'ai des chiens, un garde, beaucoup de gibier, un grand domaine, +un lac, un bateau, un logement et du bon vin à son service.»</p> +<br><br> +<h3>LETTRE LXV.</h3> + +<h4>À M. MURRAY.</h4> + +<p class="rig">Newstead-Abbey, 5 septembre 1811.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Monsieur</span>,</p> + +<p>«Il paraît que le tems est passé où, comme le disait le docteur Johnson, +un homme était sûr d'apprendre la vérité de son libraire; vous m'avez +fait tant de complimens qu'à moins d'être le dernier écrivassier du +monde, je devrais m'en tenir pour offensé. Mais puisque je les accepte +ces complimens tels qu'ils sont, il est bien juste que j'aie aussi +beaucoup d'égards pour vos objections, d'autant plus que je les crois +fondées. Quant aux parties politique et métaphysique, je crains de n'y +pouvoir rien changer; j'ai de grandes autorités pour justifier mes +erreurs sur ce point, car l'<i>Énéide</i> elle-même était un poème +<i>politique</i> et écrit dans un but <i>politique</i>. Quant à mes malheureuses +opinions sur des sujets plus importans, j'ai été trop sincère en les +émettant pour songer à chanter la palinodie. J'ai dit ce que j'avais vu +pour ce qui touche les affaires d'Espagne, et je crois que l'honnête +John Bull commence à revenir de l'ivresse où l'avait plongé la retraite +de Masséna, conséquence ordinaire de <i>succès extraordinaires</i>. Vous +voyez donc que je ne puis altérer les pensées; mais si dans l'expression +et la forme des vers, il y a quelque chose que vous désiriez changer, je +puis rajuster des rimes, et retourner des stances autant qu'il vous +plaira. Quant aux <i>Orthodoxes</i>, espérons qu'ils achèteront l'ouvrage +pour en dire du mal, alors vous leur pardonnerez l'intention en faveur +du résultat immédiat. Vous savez que rien de ce qui sort de ma plume ne +saurait être épargné, pour plusieurs bonnes raisons; ainsi donc, encore +que cet ouvrage soit d'une nature tout-à-fait différente du premier, +nous ne devons pas nous livrer à de trop belles espérances.</p> + +<p>»Vous ne m'avez point fait de réponse à ma question; dites-moi +franchement, avez-vous montré le manuscrit à quelqu'un de votre corps? +J'ai envoyé une stance d'introduction à M. Dallas pour vous être remise, +et sans laquelle le poème commençait d'une manière trop brusque. Il vaut +mieux numéroter les stances en chiffres romains. J'ai des <i>Recherches +sur la littérature grecque moderne</i> et quelques autres petits poèmes qui +se placeront à la fin. Je les ai ici, et je vous les enverrai en tems +opportun. Si M. Dallas a perdu la stance et la note qui y était annexée, +écrivez-le-moi, et je vous les enverrai directement. Vous me dites +d'ajouter deux chants, mais je dois visiter mes <i>charbonniers</i> du +Lancashire, le 15 courant, et c'est une occupation si anti-poétique que +je n'ai pas besoin de vous en dire davantage.</p> + +<p>»Je suis, Monsieur, votre très-obéissant, etc.»</p> + +<p>Les manuscrits de ces deux poèmes ayant été, bien contre sa volonté, +montrés à M. Gifford, voici l'opinion de ce gentleman, rapportée par M. +Dallas: «Il a parlé très-avantageusement de votre satire; mais quant à +votre poème (<i>Childe Harold</i>), non-seulement il a dit que c'était ce que +vous aviez écrit de mieux, mais il le prétend au moins égal à quoi que +ce soit qu'on ait publié depuis le commencement de ce siècle.»</p> +<br><br> +<h3>LETTRE LXVI.</h3> + +<h4>À M. DALLAS.</h4> + +<p class="rig">Newstead-Abbey, 7 septembre 1811.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Monsieur</span>,</p> + +<p>«Comme Gifford a toujours été pour moi mon <i>magnus Apollo</i>, des éloges +tels que ceux que vous mentionnez me sont naturellement plus précieux +que <i>tout l'or vanté de Bolcara</i>, que <i>toutes les pierres précieuses de +Samarkand</i>. Mais je suis fâché que le manuscrit lui ait été montré, et +je l'avais écrit à Murray, croyant qu'il en était tems encore.</p> + +<p>»Pour répondre à votre objection sur l'expression de <i>ligne centrale</i>, +je vous dirai seulement qu'avant que Childe Harold quittât l'Angleterre, +son intention arrêtée était de traverser la Perse et de revenir par les +Indes, ce qu'il n'aurait pu faire sans passer la ligne équinoxiale.</p> + +<p>»Quant aux autres erreurs dont vous parlez, il faudra que je les corrige +au fur et à mesure pendant l'impression. Je me sens très-honoré du désir +qu'ont bien voulu exprimer des personnes aussi distinguées de me voir +continuer mon poème; mais pour cela, il faut que je retourne en Grèce et +en Asie; il me faut un soleil plus chaud et un ciel sans nuages; on ne +saurait décrire de telles scènes au coin d'un feu de charbon de terre. +J'avais projeté un chant additionnel quand j'étais dans la Troade et à +Constantinople, et, si je revoyais ces lieux-là, je pourrais continuer: +mais au milieu des circonstances et des sensations actuelles je n'ai ni +harpe, ni cœur, ni voix pour aller en avant. Je sens que vous avez tous +raison quant à la partie métaphysique; mais je sens aussi que je suis +sincère, et que si je ne devais écrire que <i>ad captandum vulgus</i>, autant +vaudrait publier tout de suite un <i>Magazine</i> ou filer langoureusement +des chansonnettes pour le +Wauxhall.<br>......................................................................................................................................................</p> + +<p>»Mon ouvrage réussira comme il pourra. Je sais que j'ai tout contre moi, +des poètes irrités et des préjugés; mais si le poème est <i>un poème</i>, il +surmontera ces obstacles, <i>sinon</i> il mérite son sort. J'ai lu l'ode de +votre ami; ce ne serait pas lui faire grand compliment de lui dire +qu'elle est bien supérieure à celle de S***, sur le même sujet. C'est +évidemment l'ouvrage d'un homme de goût et d'un poète, et cependant je +ne pourrais dire qu'elle soit tout-à-fait égale à ce qu'on avait droit +d'attendre de l'auteur des <i>Horæ Ionicæ</i>. Je vous en remercie, et c'est +plus que je n'en voudrais dire d'aucune autre des odes qu'on nous donne +aujourd'hui. Je suis bien sensible aux vœux que vous formez pour moi, et +j'en ai grand besoin. Ma vie entière a été en opposition aux convenances +sociales pour ne pas dire à la décence. Mes affaires sont embarrassées, +mes amis sont morts ou loin de moi, et mon existence n'est plus qu'un +désert aride. Dans Matthews j'ai perdu un guide, un philosophe, un ami; +dans Wingfield un ami seulement, mais un ami que j'aurais désiré +accompagner dans son long voyage.</p> + +<p>»Matthews était, en effet, un homme extraordinaire; jamais un étranger +n'aurait pu concevoir un tel génie; le cachet de l'immortalité était +empreint sur tout ce qu'il disait, sur tout ce qu'il faisait: et +maintenant que reste-t-il de lui? Quand nous voyons de ces hommes +disparaître, de ces hommes qui semblaient avoir été créés pour montrer +tout ce que le créateur pourrait faire de ses créatures; quand nous les +voyons réduits en poussière avant que le tems n'ait mûri leur génie qui +eût pu être l'orgueil de la postérité, que devons-nous en conclure? Pour +ma part, ma raison s'y perd. Il était beaucoup pour moi, il était tout +pour Hobhouse. Mon pauvre Hobhouse idolâtrait Matthews. Moi je l'aimais +moitié moins que je ne le respectais; j'étais tellement convaincu de sa +supériorité infinie, que quoique je ne lui portasse pas envie, je +restais devant lui dans une sorte d'admiration stupéfaite. Lui, +Hobhouse, Davis et moi nous formions un petit cercle à Cambridge et +ailleurs. Davis est un homme d'esprit et un homme du monde; il ressent +la perte que nous avons faite, autant qu'un homme de ce caractère peut +la ressentir; mais il n'en est pas aussi affecté qu'Hobhouse. Davis, qui +n'est point écrivain, nous a toujours battus dans une guerre de mots; +son talent de conversation nous amusait en même tems qu'il nous +imposait. Hobhouse et moi, avions toujours le dessous contre les deux +autres, et Matthews lui-même était obligé de céder devant la vivacité +toute puissante de Davis. Mais je vous parle là d'hommes et de jeunes +gens, comme si tout cela était de nature à vous intéresser.</p> + +<p>»J'attends le retour de mon agent vers le 14, pour me rendre avec lui +dans le Lancashire, où tout le monde me dit que j'ai une propriété qui +n'est pas à dédaigner, consistant en mines de charbon de terre, etc. Mon +intention est d'accepter ensuite une invitation, à Cambridge, en +octobre, et peut-être irai-je jusqu'à Londres. J'ai quatre invitations +pour quatre villes différentes; mais il faut que je me dévoue tout +entier aux affaires. Je suis complètement seul, comme le prouvent assez +ces lettres longues et ennuyeuses. En relisant votre lettre, je vois que +l'ode est de l'auteur; faites-lui, je vous prie, accepter mes +complimens. Sa muse méritait un sujet plus noble. Vous m'écrirez, je +l'espère, comme à l'ordinaire.</p> + +<p>»Je vous souhaite le bon soir, et suis, etc.»</p> +<br><br> +<h3>LETTRE LXVII.</h3> + +<h4>À M. MURRAY.</h4> + +<p class="rig">Newstead-Abbey, 14 septembre 1811.</p><br><br> + +<p><span class="sc">Monsieur</span>,</p> + +<p>«Depuis votre dernière lettre j'ai appris de M. Dallas que, contre mon +intention, ainsi qu'il le savait bien, et que vous le savez vous-même, +d'après une lettre que je vous avais écrite tout entière à ce sujet, mon +manuscrit avait été soumis à la lecture de M. Gifford. Quelques +événemens domestiques récens, dont vous avez sans doute connaissance, +m'empêchèrent de vous envoyer ma lettre plus tôt. Je ne pouvais +m'imaginer, en effet, que vous seriez si pressé de jeter mes productions +entre les mains d'un étranger, qui pouvait n'être pas plus satisfait de +les recevoir, que l'auteur de les voir offrir d'une telle manière et à +un tel homme.</p> + +<p>»Mon adresse, quand j'aurai quitté Newstead, sera à Rochdale, +Lancashire; mais je n'ai pas encore fixé le jour de mon départ, j'aurai +soin de vous en tenir averti.</p> + +<p>»Vous m'avez mis dans une situation bien ridicule; mais enfin cela est +passé, nous n'en parlerons pas davantage. Vous paraissez désirer +quelques changemens; s'ils n'ont rien à voir avec la politique ou la +religion, je m'y prêterai avec le plus grand plaisir du monde.</p> + +<p>»Je suis, Monsieur, etc.»</p> +<br><br> +<h3>LETTRE LXVIII.</h3> + +<h4>À M. DALLAS.</h4> + +<p class="rig">Newstead-Abbey, 17 septembre 1811.</p><br><br> + +<p>«Je vous excuse facilement de ne m'avoir point écrit, car j'espère que +vous avez quelque chose de mieux à faire. De votre côté, vous devez me +pardonner de vous importuner si souvent, car, pour le moment, je n'ai +rien à faire qui puisse vous sauver l'ennui de ma correspondance.</p> + +<p>»Je ne puis me fixer à rien, et, à l'exception d'un grand exercice +physique, mes jours se passent dans une indolence uniforme et une +oisiveté insipide. J'ai long-tems attendu, et j'attends encore mon +agent; quand il viendra, j'aurai assez de quoi m'occuper d'affaires peu +agréables, je vous assure. Avant de partir pour Rochdale, je vous dirai +comment vous devez m'écrire, ce sera probablement poste restante. J'ai +reçu de Murray une seconde épreuve que je l'ai prié de vous montrer, +afin que vous voyiez si quelque chose ne me serait pas échappé avant que +l'imprimeur ne jette les fondemens d'une colonne d'<i>errata</i>.</p> + +<p>»Je suis maintenant presque seul, n'ayant avec moi qu'une vieille +connaissance, un vieux camarade d'école, si <i>vieux</i>, en effet, que nous +n'avons presque plus rien de <i>nouveau</i> à nous dire sur aucun sujet, et +que nous bâillons l'un devant l'autre dans une sorte de <i>quiétude +inquiète</i>. Je n'entends pas parler de Cawthorn ou du capitaine Hobhouse +et de leur <i>in-quarto</i>. Dieu prenne pitié du genre humain! Nous fondons +sur lui, comme Cerbère, avec notre triple publication. Pour moi-même, +pris isolément, je me contente de me faire comparer à Janus.</p> + +<p>»Je ne suis pas du tout satisfait que Murray ait montré le manuscrit; et +je suis certain que Gifford doit penser là-dessus, comme moi-même. Ses +éloges ne signifient absolument rien; que pouvait-il dire? Il ne pouvait +pas cracher à la figure de quelqu'un qui l'avait loué de toutes les +manières possibles. Je dois l'avouer, je donnerais tout au monde pour +qu'il fût bien convaincu que je ne suis pour rien dans cette misérable +affaire. Plus j'y pense, plus cela me tourmente; ainsi le meilleur est +de n'en plus parler. C'est déjà assez d'être un écrivassier, sans avoir +recours à de si petits moyens pour extorquer des éloges ou prévenir la +censure. C'est aller au-devant d'un jugement, c'est mendier, se mettre à +genoux devant un homme, c'est l'aduler... Diable, diable, diable! et +tout cela sans mon consentement, et en opposition à ma volonté formelle! +Je voudrais que Murray eût été attaché au <i>cou de Payne</i>, quand il sauta +dans le canal de Padington; dites-lui donc que c'est un réceptacle +convenable pour des éditeurs. Puisque vous pensez à vous fixer à la +campagne, pourquoi ne pas essayer de Nottingham? Je crois qu'il y a là +plusieurs maisons qui vous conviendraient parfaitement, et puis vous +seriez plus près de la métropole; mais nous en reparlerons.</p> + +<p>»Je suis, etc.»</p> +<br><br> +<h3>LETTRE LXIX.</h3> + +<h4>À M. DALLAS.</h4> + +<p class="rig">Newstead-Abbey, 21 septembre 1811.</p><br><br> + +<p>«J'ai montré le cas que je fais de vos observations en me conformant à +presque toutes; j'ai aussi fait, par moi-même, plusieurs corrections sur +la première épreuve. Écrivez-moi, je vous prie; quand j'irai à Lanes, je +vous le ferai savoir. Vous voilà sur mon dos maintenant, ainsi que mon +ami Juvenal Hodgson sur le chapitre de la révélation. Vous ne manquez +pas de ferveur, mais lui c'est un brasier ardent; s'il prend, pour +sauver son ame, la moitié de la peine qu'il se donne pour la mienne, +grande sera sa récompense un jour à venir. Je vous honore et vous +remercie tous deux; mais ni l'un ni l'autre vous ne m'avez convaincu.</p> + +<p>»Maintenant occupons-nous des notes. Outre celles que j'ai déjà +envoyées, j'enverrai encore les observations sur les remarques de ces +messieurs de la <i>Revue d'Édimbourg</i> sur le grec moderne, une chanson +albanaise en langue albanaise <i>et non pas grecque</i>, quelques +échantillons de grec moderne, tirés du Nouveau-Testament, une scène de +l'une des comédies de Goldoni, traduite, le prospectus du livre d'un +ami, tout cela en romaïque, outre leur <i>Pater Noster</i>; vous voyez qu'il +y en aura assez pour ne pas dire trop. Avez-vous reçu les <i>Noctes +atticæ</i>? J'envoie de plus une note sur le Portugal. Hobhouse va bientôt +paraître aussi.»</p> +<br><br> +<h3>LETTRE LXX.</h3> + +<h4>À M. DALLAS.</h4> + +<p class="rig">Newstead-Abbey, 23 septembre 1811.</p><br><br> + +<p>«<i>Lisboa</i> est le mot portugais, et conséquemment le meilleur. +<i>Ulyssipont</i> est pédantesque, et comme j'ai un peu plus haut <i>Hellas</i> et +<i>Eros</i>, cela aurait l'air d'une affectation de termes grecs, que je +désire éviter. J'en ai déjà une quantité effrayante dans mes notes, +comme échantillons de la langue; ainsi donc il faut conserver <i>Lisboa</i>. +Vous avez raison quant aux <i>Imitations d'Horace</i>, il ne faut pas +qu'elles viennent avant le <i>Romaunt</i>; je sais bien que Cawthorn sera +furieux; mais n'importe, arrêtez toujours les <i>Imitations</i>, et puis vous +essaierez si vous pouvez le remettre de bonne humeur, si vous pouvez.</p> + +<p>»J'ai adopté, je crois, la plupart de vos suggestions; <i>Lisboa</i> sera une +exception pour prouver la règle. J'ai envoyé quantité de notes, et j'en +enverrai encore; mais faites-les recopier, je vous prie, car le diable +ne lirait pas mon écriture. À propos, je n'ai point envie de changer le +neuvième vers de la pièce intitulée <i>Good Night</i> (<i>Bonne Nuit</i> ou <i>Bon +Soir</i>). Je n'ai aucune raison de supposer que mon chien vaille mieux que +ses confrères de l'espèce humaine, et nous savons qu'<i>Argus</i> est une +fable. Le <i>Cosmopolite</i> est une acquisition faite sur le continent. Je +ne crois pas qu'on le trouve en Angleterre. C'est un petit volume +amusant, plein de la gaîté et de la vivacité françaises. Je lis leur +langue, quoique je ne la parle pas.</p> + +<p>»Je veux être en colère contre Murray. Son procédé est un procédé de +libraire, cela sent l'arrière-boutique; et si le résultat de +l'expérience avait été tel qu'il le méritait, il y avait de quoi +soulever tout Fleet-Street, et emprunter le bâton du géant de l'église +de Saint-Dunstan pour immoler un homme qui abuse ainsi du dépôt qu'on +lui avait confié. Je lui ai écrit, je vous jure, comme jamais auteur ne +l'avait encore fait; j'espère que vous exagérerez encore mon +ressentiment, jusqu'à ce qu'il s'y montre sensible. Vous me dites +toujours que vous avez beaucoup de choses à m'écrire, écrivez-les; mais +laissez de côté la métaphysique. Nous ne nous entendrons jamais sur ce +point-là. Je suis ennuyé et endormi à mon ordinaire. Je ne fais rien, et +ce rien même me fatigue. Adieu.»</p> +<br><br> +<h3>LETTRE LXXI.</h3> + +<h4>À M. DALLAS.</h4> + +<p class="rig">Newstead-Abbey, 11 octobre 1811.</p><br><br> + +<p>«Je reviens de Lancs, et je me suis convaincu que ma propriété pourrait +acquérir beaucoup de valeur; mais diverses circonstances m'empêchent d'y +donner tous les soins convenables. Je serai à Londres pour affaires au +commencement de novembre, et peut-être à Cambridge avant la fin de ce +mois; dans tous les cas, je vous tiendrai au courant de tous mes +mouvemens.</p> + +<p>»Voici encore une mort qui vient m'affliger; j'ai perdu quelqu'un qui +m'était bien cher dans de meilleurs tems; mais j'ai presque oublié le +goût amer du chagrin, et j'ai été abreuvé d'horreur jusqu'à ce que je +sois devenu complètement endurci. Je n'ai plus une larme aujourd'hui +pour un événement qui, il y a cinq ans, m'aurait abîmé de douleur. Il +semblerait que je sois destiné à éprouver dès ma jeunesse le plus grand +malheur des vieillards. Mes amis tombent autour de moi, et je resterai +comme un arbre seul et isolé quoique le tems ne l'ait pas encore +desséché: d'autres peuvent toujours trouver un refuge dans leur famille; +mais je n'ai de ressources que dans mes propres réflexions, et elles ne +m'offrent aucune consolation dans ce monde ou dans l'autre, si ce n'est +le plaisir égoïste de survivre à ceux qui valaient mieux que moi. En +vérité je suis bien malheureux; vous me pardonnerez de m'excuser ainsi; +car vous savez que je ne suis point porté à la sensibilité.</p> + +<p>»Au lieu de vous fatiguer de mes affaires, je serais bien aise que vous +me parlassiez de vos projets de retraite; vous ne voulez pas, je +suppose, vous isoler entièrement de la société? Maintenant je connais un +grand village, ou une petite ville, à douze milles environ d'ici, où +votre famille aurait l'avantage d'une société fort agréable, et n'aurait +pas à craindre de se voir ennuyer par une affluence mercantile; où vous +trouveriez des hommes de talent et d'opinions indépendantes, où j'ai +quelques amis dont je serais fier de vous procurer la connaissance. Il y +a en outre un café et d'autres lieux publics où l'on peut se réunir. Ma +mère y a demeuré pendant plusieurs années, et je connais très-bien tout +Southwell; c'est le nom de cette petite république. Enfin, vous ne serez +pas fort loin de moi; et quoique je sois en général le plus mauvais +compagnon possible pour des jeunes gens, cette objection ne saurait +s'appliquer à vous, que je pourrais voir fréquemment. Vos dépenses aussi +seront exactement celles qu'il vous conviendra de faire plus ou moins; +mais il vous en coûterait fort peu, pour vous procurer tous les plaisirs +d'une vie de province. Vous pourriez être aussi retiré ou aussi répandu +que vous le voudriez, et dans un pays certainement aussi beau que les +lacs du Cumberland, à moins que vous n'ayez un désir particulier +d'entrer dans l'<i>école pittoresque</i><a id="footnotetag164" name="footnotetag164"></a> +<a href="#footnote164"><sup class="sml">164</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote164" +name="footnote164"><b>Note 164: </b></a><a href="#footnotetag164"> +(retour) </a> Voyez, dans les <i>Poètes anglais</i>, tome II des + <i>Œuvres de Byron</i>, page 378, une note sur les poètes des + lacs.<br> + <span class="rig"> (<i>N. du Tr.</i>)</span><br> +</blockquote> + +<p>»Cet Ionien de vos amis est-il à Londres? Vous m'aviez promis de me +procurer sa connaissance.</p> + +<p>Vous me dites que vous avez montré le manuscrit à plusieurs personnes; +cela n'est-il pas contraire à nos conventions? Avertissez donc M. Murray +de défendre à son garçon de boutique d'appeler mon ouvrage <i>le +Pélerinage de l'enfant d'Harrow</i> (<i>Child of Harrow's Pilgrimage</i>!!!) +comme il l'a fait en parlant à plusieurs de mes amis étonnés, qui, à +cette occasion, ont écrit pour s'informer de l'état de mes facultés +intellectuelles, et certes il y avait de quoi. Je n'ai pas reçu de +nouvelles de Murray, à qui j'avais adressé une vigoureuse semonce. +Faut-il que j'écrive encore des notes? N'y en a-t-il pas assez? Il faut +arrêter Cawthorn dans l'impression des <i>Imitations d'Horace</i>; j'espère +qu'il avance dans celle de l'<i>in-quarto</i> de Hobhouse.</p> + +<p>»Bon soir. Tout à vous, etc., etc.»</p> + +<p>Les vers suivans sont de la même date que la lettre précédente, et n'ont +pas encore été imprimés, c'est une réponse à d'autres vers dans lesquels +un ami l'exhortait à bannir les soucis et à se livrer à la joie. On y +verra avec quelle triste persévérance, même sous le poids de malheurs +récens, il revient sans cesse au désappointement qu'il a éprouvé dans +ses premières affections comme à la source principale de tous ses +chagrins et de toutes ses erreurs passées et à venir.</p> + +<p>Oh! bannissons les soucis! que telle soit toujours ta devise à l'heure +du plaisir! Peut-être aussi la mienne, lorsque, dans de nocturnes +orgies, je cherche ces délices enivrantes, par lesquelles les fils du +désespoir tentent d'assoupir le cœur et de bannir les chagrins.</p> + +<p>Mais à l'heure matinale des méditations, quand le présent, le passé, +l'avenir nous effraient de leurs sombres images, quand je reconnais que +tout ce que j'aimais est changé ou n'est plus, ne viens pas irriter par +ces maximes importunes les douleurs d'un homme dont chaque pensée... +Mais pourquoi en parler? tu sais que je ne suis plus ce que j'étais +naguère; et surtout si tu tiens à conserver une place dans un cœur qui +ne fut jamais froid, je t'en conjure par toutes les puissances que les +hommes révèrent, par tous les objets qui te sont chers, par ton bonheur +ici-bas et tes espérances d'une autre vie, garde-toi, oh! garde-toi de +jamais me parler d'amour.</p> + +<p>Il serait trop long de raconter, et sans utilité d'entendre la triste +histoire d'un homme qui dédaigne les larmes; ce récit ne réveillerait +que peu de sympathie dans les cœurs vertueux; mais le mien a souffert +plus qu'il ne convient à un philosophe de l'avouer. J'ai vu ma fiancée +devenir l'épouse d'un autre, je l'ai vue assise à ses côtés; j'ai vu +l'enfant que son sein a porté sourire doucement comme faisait sa mère, +lorsque jeunes tous deux nous nous regardions en souriant, innocens et +purs comme cet enfant; j'ai vu ses yeux, chargés d'un froid dédain, +chercher à découvrir si j'éprouvais quelque douleur secrète; et moi, +j'ai bien joué mon rôle: j'ai commandé à mon visage de ne pas trahir les +angoisses de mon cœur, je lui ai renvoyé des regards aussi glacés que +les siens; et pourtant, cette femme! je me sentais encore son esclave! +J'ai baisé d'un air d'indifférence l'enfant qui aurait dû être le mien, +et chacune de mes caresses n'a que trop prouvé que le tems n'avait pas +affaibli mon amour. Mais laissons ces tristes souvenirs: je ne veux plus +gémir; je n'irai plus chercher quelque repos sur la rive orientale: le +inonde convient bien au tumulte de mes pensées; je reviendrai me jeter +dans son tourbillon. Mais si dans un tems à venir, quand les beaux jours +d'Albion seront sur le déclin, tu entends parler d'un homme dont les +crimes profonds sont dignes des époques les plus noires, d'un homme que +ni l'amour ni la pitié ne touchent, aussi insensible à l'espoir de la +célébrité qu'aux louanges des hommes vertueux; d'un homme qui, dans +l'orgueil d'une inflexible ambition, ne reculera pas même devant la +crainte de verser le sang; d'un homme que l'histoire mettra au rang des +anarchistes les plus violens du siècle; cet homme, tu le connaîtras, +mais alors suspends ton jugement, et que l'horreur de ces <i>effets</i> ne te +fasse pas oublier quelle fut leur <i>cause</i>.</p> + +<p>Les pronostics qu'il tire dans ces dernières lignes sur sa carrière à +venir sont de nature, il faut l'avouer, à exciter plus d'horreur que +d'intérêt, si bien d'autres exagérations du même genre ne nous avaient +appris à ne nous point étonner à quelque excès que nous le voyions +pousser la rage de se calomnier lui-même. On dirait qu'avec le génie +nécessaire pour peindre des personnages sauvages et sombres, il eût +aussi l'ambition d'être lui-même l'objet noir et sublime qu'il +retraçait, et qu'à force de se plaire à dessiner des crimes héroïques, +il s'efforçait d'imaginer ce qu'il ne pouvait trouver dans son propre +caractère, des sujets propres à exercer ses pinceaux.............</p> + +<p>C'est vers ce tems, quand son ame était douloureusement occupée de la +mort d'un objet réel de ses affections, qu'il écrivit ses différens +poèmes sur la mort d'un être <i>imaginaire</i>, Thyrza. Quand nous +réfléchissons aux circonstances particulières sous l'influence +desquelles son imagination produisit ces beaux vers, il n'est pas +étonnant que de toutes ses pièces pathétiques celles-ci soient à la fois +les plus touchantes et les plus pures; elles sont, pour ainsi dire, +l'essence, l'esprit concentré de plusieurs douleurs, c'est le point où +sont venues aboutir mille tristes pensées venues de sources différentes, +raffinées, réchauffées dans leur passage à travers son imagination, et +formant comme un réservoir profond d'idées et de sentimens lugubres et +solennels. En retraçant les heures heureuses qu'il avait passées avec +les amis qu'il venait de perdre, toute la tendresse ardente de sa +jeunesse venait réchauffer son imagination et son cœur. Les jeux de +l'école avec les favoris de son enfance Wingfield et Tattersatt, les +jours d'été passés avec Long et ces soirées romanesques qui s'étaient +écoulées dans la société de son frère adoptif Eddlestone; tous les +souvenirs de ces hommes, jeunes naguère, et morts maintenant, venaient +se mêler dans son esprit à l'image de celle qui, quoique vivante, était +pour lui aussi bien perdue qu'eux, et répandaient dans son ame ce +sentiment général de tendresse et d'affection qu'il revêtit d'un si +brillant coloris dans ses poèmes. Jamais l'amitié, quelque passionnée +qu'elle fût, n'aurait inspiré des chagrins aussi profonds; jamais non +plus l'amour, quelque pur qu'on le suppose, n'eût pu retenir la passion +dans des termes aussi chastes. C'est le mélange de deux affections dans +sa mémoire et dans son imagination, qui donna ainsi naissance à un objet +idéal, où les plus beaux traits de toutes deux se trouvaient combinés, +et lui inspira ces poésies, les plus tristes et les plus tendres que +puisse offrir le genre érotique, dans lesquelles nous trouvons toute la +profondeur et toute l'intensité d'un sentiment réel peintes avec des +couleurs que n'eut jamais la réalité.</p> + +<p>La lettre suivante fera connaître encore mieux l'état de ses pensées et +ses occupations à cette époque.</p> +<br><br> +<h3>LETTRE LXXII.</h3> + +<h4>À M. HOGDSON.</h4> + +<p class="rig">Newstead-Abbey, 13 octobre 1811.</p><br><br> + +<p>«Vous devez commencer à me trouver un correspondant terriblement +libéral; mais comme mes lettres sont franches de port, vous excuserez +leur fréquence. J'ai répondu en vers et en prose à vos dernières +lettres; et quoique je vous écrive de nouveau, je ne sais pourquoi je le +fais, ni ce que je pourrais vous mander que vous ne sachiez déjà. Je +deviens <i>nerveux</i>, combien vous allez rire! mais cela est vrai, je +deviens réellement, malheureusement, ridiculement <i>nerveux</i> comme une +petite-maîtresse. Votre climat me tue; je ne puis ni lire, ni écrire, ni +m'amuser ou amuser qui que ce soit. Mes nuits et mes jours se passent +sans repos; je n'ai presque jamais de société, et quand j'en ai je +m'empresse de la fuir. Dans le moment où je vous parle, j'ai ici trois +dames, et je me suis sauvé pour vous envoyer ce gribouillage. Je ne sais +pas si je ne finirai point par être fou, car je sens le manque de +méthode dans l'arrangement de mes idées. Cela me tourmente étrangement; +mais cela a plutôt l'air de la sottise que de la folie, comme le dirait +facétieusement Scrope Davies, qui a une singulière manière de consoler +les gens. Il faut que j'essaie de votre compagnie, comme l'on essaie de +la corne de cerf; une session de parlement m'irait assez bien: en un +mot, je ne vois rien qui puisse m'empêcher de conjuguer le malheureux +verbe, <i>je m'ennuie</i>, etc.</p> + +<p>»Quand serez-vous à Cambridge? Vous m'avez, je crois, donné à entendre +que votre ami Bland est revenu de la Hollande. J'ai toujours eu le plus +grand respect pour ses talens et pour tout ce que j'entends dire de son +caractère personnel; je crois bien qu'il ne me connaît pas, si ce n'est +qu'il se rappelle nos répétitions dans la sixième <i>forme</i>, à raison de +deux vers chaque matin, et encore bien imparfaits. Je me le suis rappelé +en passant sur les caps Matapan, Saint-Angelo et son île de Clériga, et +j'ai toujours regretté l'absence de l'Anthologie. Je suppose qu'il va +traduire maintenant Vondel, le Shakspeare hollandais, et dans l'état +actuel <i>Gysbert van Amstel</i> pourra facilement être arrangée pour notre +théâtre. Je présume qu'il a vu le poème hollandais où l'amour de Pirame +et Thisbé est comparé à... <i>la Pas</i><i>sion de Jésus-Christ</i>, ainsi que +<i>l'amour de Lucifer pour Ève</i>, et autres variétés de la littérature des +Pays-Bas. Sans doute vous me croirez fou de vous entretenir de pareilles +bagatelles, mais elles sont en grande réputation sur les bords de tous +les canaux, depuis Amsterdam jusqu'à Alkmazar.</p> + +<p>»Tout à vous, etc.<br> + +<span class="rig">BYRON.</span><br></p> + +<p>»Toutes mes poésies sont entre les mains de leurs divers éditeurs, +excepté mes <i>Imitations d'Horace</i>, auxquelles j'ai joint quelques vers +sauvages sur le Méthodisme et quelques notes féroces sur les trois +éditeurs de l'Édin; mes <i>Imitations</i>, dis-je, sont en retard, et +pourquoi? Je n'ai pas d'amis dans le monde qui puisse traduire +suffisamment bien le latin d'<i>Horace</i> et mon Anglais pour les ajuster +ensemble au sortir de la presse, et corriger les épreuves d'une manière +un peu grammaticale. En sorte que si vous n'avez pas d'entrailles quand +vous retournerez à Londres, pour moi je suis trop loin pour le faire +moi-même; le monde se trouvera privé de cet ouvrage ineffable pendant je +ne sais combien de semaines.</p> + +<p>»<i>Le Pélerinage de Childe Harold</i> attendra jusqu'à ce que celui de +Murray soit fini. Il fait maintenant une tournée dans Middlesex, et à +son retour nous devons nous attendre à des merveilles. Il veut en faire +un <i>in-quarto</i>, c'est un abominable format peu propre à la vente; mais +l'ouvrage est effroyablement long, et il faut bien qu'on obéisse à son +libraire...</p> + +<p>»Ainsi vous allez prendre les ordres. Il faut que vous fassiez votre +prix avec les <i>réviseurs ecclésiastiques</i>; ils vous accusent d'impiété, +et je crains que ce ne soit à tort. Démétrius <i>Poliorcète</i> est ici avec +<i>Gilpin Horner</i>. Nous n'avons pas besoin du peintre<a id="footnotetag165" name="footnotetag165"></a> +<a href="#footnote165"><sup class="sml">165</sup></a>, car les +portraits qu'il a faits d'inspiration se trouvent absolument semblables +aux animaux. Écrivez-moi, et envoyez-moi votre <i>Chanson d'amour</i>; mais +j'attends de vous <i>paulo majora</i>. Faites un effort pour briller avant +d'être diacre; essayez un peu d'un sec éditeur.</p> + +<p>»Tout à vous, etc.»<br> + +<span class="rig">BYRON.</span><br></p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote165" +name="footnote165"><b>Note 165: </b></a><a href="#footnotetag165"> +(retour) </a> Qu'il avait mandé pour faire le portrait de son + ours et de son loup.</blockquote> + +<p>FIN DU TOME NEUVIÈME.</p> +<br> +<p class="sml">IMPRIMERIE DE DONDEY-DUPRÉ,<br> + +Rue St.-Louis, n°46, au Marais.</p> + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Oeuvres complètes de lord Byron + Volume 9, by George Gordon Byron + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LORD BYRON *** + +***** This file should be named 30067-h.htm or 30067-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/3/0/0/6/30067/ + +Produced by Mireille Harmelin, Rénald Lévesque and the +Online Distributed Proofreaders Europe at +http://dp.rastko.net. This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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