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+The Project Gutenberg EBook of Journal d'une femme de cinquante ans, Tome 2, by
+Lucy de La Tour du Pin Gouvernet
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Journal d'une femme de cinquante ans, Tome 2
+
+Author: Lucy de La Tour du Pin Gouvernet
+
+Editor: Aymar de Liedekerke-Beaufort
+
+Release Date: June 19, 2009 [EBook #29164]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK JOURNAL D'UNE FEMME, TOME 2 ***
+
+
+
+
+Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online
+Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net.
+This file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
+
+
+
+
+
+
+
+JOURNAL D'UNE FEMME DE CINQUANTE ANS
+
+1778-1815
+
+Marquise de LA TOUR DU PIN
+
+Publié par son arrière petit-fils le Colonel Comte AYMAR DE
+LIEDEKERKE-BEAUFORT.
+
+TOME II
+
+PARIS
+
+MARC IMHAUS & RENÉ CHAPELOT ÉDITEURS
+
+1913
+
+[Illustration: Comte de La Tour Du Pin]
+
+
+
+
+IIe PARTIE
+
+
+
+CHAPITRE Ier
+
+I. Malgré son grand âge, l'auteur entreprend la seconde partie de ses
+mémoires.--II. _A welcome breakfast_.--Curiosité des Français de Boston
+mal satisfaite.--Adieux à l'équipage de la _Diane_.--La joie d'être en
+pays ami.--Le plaisir d'un bon déjeuner après deux mois de
+privations.--Installation provisoire à Boston.--III. M. Geyer.--La
+chienne Black.--Sympathie des habitants de Boston pour les nouveaux
+émigrés.--Le général Schuyler.--Vente des effets inutiles.--IV. Une
+histoire d'amour.--V. Départ pour Albany.--Mme de La Tour du Pin apprend
+la mort de son père.--Une forêt vierge.--La maison de bois.--Une belle
+famille.--Une santé à Washington.--L'auberge de Lebanon.--Le compagnon
+de lit de M. de Chambeau.--VI. Arrivée à Albany.--Incendie de la ville
+par les nègres.--Aimable accueil du général Schuyler et de la famille
+Renslaër.--Un songe réalisé.--Le _Petroon_.--Mme Renslaër.--Talleyrand
+en Amérique.
+
+
+
+
+I
+
+ À Lucques, le 7 février 1843.
+
+Il est probablement très présomptueux de continuer à rédiger ses
+mémoires à soixante-treize ans moins dix jours[1]. Mais ayant fini
+aujourd'hui de copier la partie que j'en avais écrite sur des feuilles
+volantes, je vous préviens, mon cher fils[2], que vous aurez le reste si
+Dieu le permet, avec ou sans rature, tant que je conserverai un peu de
+force, de raison et des yeux pour guider ma main. Une entreprise de ce
+genre exige surtout de la mémoire, et il me semble que je ne l'ai pas
+tout à fait perdue. Vous savez que j'ai conservé celle du passé tout
+autant que celle du présent, et cette dernière ravive en moi des
+souvenirs peut-être aussi pénibles que ceux des temps plus anciens,
+quels qu'aient été les malheurs qui ont assombri ma longue vie.
+
+Mais abandonnons les préambules. Retournons à l'entrée de la rade de
+Boston, où j'ai laissé votre pauvre frère Humbert[3] dans le ravissement
+de revoir les vaches, les prés, les arbres en fleurs et tout ce qui
+s'était effacé de sa jeune imagination.
+
+
+
+
+II
+
+Nos transports, à nous autres, gens raisonnables, je l'avoue, à notre
+honte, étaient entièrement concentrés sur un énorme poisson frais que le
+pilote venait de pêcher, et qui, avec un pot de lait, du beurre frais et
+du pain blanc, devait composer ce que le capitaine nomma _a welcome
+breakfast_[4]. Pendant que nous le mangions avec un appétit vorace, nous
+avancions, remorqués par notre canot, dans cette magnifique baie. À deux
+encablures de terre, notre capitaine jeta l'ancre, puis il nous quitta,
+promettant de revenir le soir, après nous avoir trouvé un logement.
+
+Nous n'avions pas une seule lettre de recommandation, et nous attendîmes
+patiemment son retour. Les vivres frais arrivèrent de tous côtés. Il
+vint aussi plusieurs Français fort impatients d'avoir des nouvelles et
+qui nous assaillirent de questions auxquelles nous ne pouvions répondre
+que très imparfaitement. L'un voulait savoir ce qui se passait à Lille,
+l'autre à Grenoble, un troisième à Metz, tous surpris et presque en
+colère de n'obtenir de réponses que sur Paris ou sur la France en
+général. C'étaient pour la plupart des gens fort communs: des marchands
+ruinés, des ouvriers qui cherchaient du travail. Ils nous semblèrent
+plus ou moins tous révolutionnaires, et ils trouvèrent à leur tour que
+nous étions des aristocrates échappés au supplice que, selon eux, nous
+avions bien mérité pour notre tyrannie passée. Ils nous quittèrent de
+fort mauvaise humeur, et nous en fûmes débarrassés pour tout le temps
+que nous restâmes à Boston.
+
+Le reste de la journée se passa à mettre nos effets en ordre. Le soir,
+le capitaine revint. Il nous avait trouvé un petit logement sur la place
+du Marché, et son armateur l'avait chargé de nous offrir ses services.
+Mon mari résolut d'aller le voir le lendemain en descendant à terre. Le
+capitaine nous dit que c'était un homme riche et considéré, et nous nous
+trouvâmes heureux d'être sous sa protection.
+
+Vous croirez aisément que l'aube du jour me trouva éveillée le lendemain
+matin. Je procédai à la toilette de mes enfants et, dès que le canot fut
+prêt, je fis mes adieux à tout l'équipage individuellement par un _shake
+hands_[5] donné de bon coeur. Ces braves gens avaient été remplis
+d'attentions pour nous. Le mousse pleurait à chaudes larmes de se
+séparer de mon fils. Chacun avait son regret à témoigner, et j'en
+éprouvais un très vif de ne pas emmener la chienne Black qui s'était
+attachée à moi. J'avais consulté mon ami Boyd pour savoir si le
+capitaine me la donnerait volontiers. Il m'assura qu'elle me serait
+refusée, et je n'osai donc pas la demander.
+
+Il faut avoir été exposé à toutes les souffrances que nous avions subies
+depuis deux mois, aux contraintes que j'avais endurées auparavant, aux
+inquiétudes provoquées par la situation de mon mari et à celles que
+j'avais éprouvées pour ma propre sécurité, aux angoisses causées par la
+crainte prolongée d'une mort toujours imminente entraînant l'abandon,
+sans aide ni appui, de mes deux pauvres enfants, pour pouvoir apprécier
+le sentiment de joie avec lequel je posai le pied sur cette terre amie.
+Notre bon capitaine en jouissait autant que nous. Il nous mena d'abord à
+une des meilleures auberges, où il avait fait préparer un excellent
+déjeuner, et nous y trouvâmes tout ce dont nous étions privés depuis si
+longtemps. Quoique ce sentiment puisse paraître bien trivial aux gens
+qui n'ont jamais manqué de rien, je les prie de me permettre d'avouer
+que je ressentis, à la vue d'une table bien garnie, un sentiment de
+plaisir tel que je ne me souviens pas d'en avoir éprouvé de si vif en
+aucune autre occasion.
+
+Nous prîmes ensuite le chemin du petit logement choisi par notre aimable
+capitaine, et mon mari m'y laissa pour aller voir l'armateur de notre
+navire.
+
+
+
+
+III
+
+M. Geyer était un des plus riches propriétaires de Boston. Quoiqu'il fût
+revenu, depuis la paix, jouir de sa fortune dans son pays d'origine, il
+avait compté parmi les partisans de l'Angleterre, et n'avait pris aucune
+part à l'insurrection contre la mère-patrie. À l'exemple de plusieurs
+autres négociants de Boston, il avait même emmené sa famille en
+Angleterre. Mon mari fut reçu par M. Geyer avec une cordialité qui le
+charma.
+
+À Pauillac, j'ai oublié de le dire, nous étions mouillés auprès d'un
+vaisseau qui attendait le vent, comme nous, et qui allait en Angleterre.
+J'adressai à la hâte quelques mots à Mme d'Hénin, établie à Londres,
+pour la prier de nous écrire à Boston chez M. Geyer, dont le capitaine
+m'avait donné l'adresse. La longueur de notre traversée avait permis que
+ma tante nous répondît, et nous trouvâmes, en débarquant, des lettres
+qui nous fixèrent sur le point des États-Unis que nous devions habiter.
+J'y reviendrai tout à l'heure.
+
+La maison où se trouvait le logement que nous avait choisi notre
+capitaine était habitée par trois générations de femmes: Mme Pierce, sa
+mère et sa fille. Elle était située sur la place du Marché, place la
+plus fréquentée et la plus animée de la ville. Notre logement
+comprenait, d'un côté un petit salon éclairé par deux fenêtres donnant
+sur la place; de l'autre côté, et au delà d'un très petit escalier, une
+bonne chambre à coucher destinée à mon mari, à mes enfants et à moi.
+Cette dernière avait vue sur un chantier isolé, où travaillaient des
+charpentiers de navire. Au delà s'étendait la campagne voisine. On verra
+plus loin pourquoi j'entre dans ces détails.
+
+Nous prîmes pension chez ces excellentes personnes, qui nous nourrirent
+fort bien, à l'anglaise. La jeune fille, Sally, qui aimait passionnément
+les enfants, m'enleva ma petite fille et voulut la soigner; la
+grand'mère s'empara d'Humbert, déjà très grand pour son âge et d'une
+intelligence singulière. On ne pouvait avoir un début plus heureux. Le
+soir de ce premier jour, nous nous trouvions installés comme si jamais
+aucune douleur ni aucune inquiétude n'avaient traversé notre vie.
+
+Vers le milieu de la nuit, je fus réveillée par les aboiements d'un
+chien et par les gémissements qu'il poussait tout en grattant à la porte
+de la cuisine, qui ouvrait sur le chantier. Cette voix de chien ne
+m'était pas inconnue. Je me levai et j'ouvris la fenêtre. Le clair de
+lune me permit de reconnaître la chienne Black. Je descendis aussitôt
+pour lui ouvrir la porte. Une fois entrée dans la chambre, je m'aperçus
+que la pauvre bête était si mouillée que certainement elle avait dû
+rester longtemps dans l'eau. En effet, j'appris le lendemain qu'on
+l'avait tenue enchaînée à bord toute la journée, mais qu'à 10 heures du
+soir le matelot, ayant cru pouvoir la détacher, elle ne fit qu'un saut
+dans la mer. Or, la _Diane_ était à l'ancre à plus d'un mille du quai.
+Il est donc vraisemblable que la bonne bête avait franchi cette distance
+à la nage; puis, que, nous ayant cherchés dans cette ville qui lui était
+étrangère, elle avait enfin découvert précisément la porte de la maison
+la plus rapprochée de la chambre où nous couchions. Le capitaine mit une
+sorte de superstition scrupuleuse à ne pas contrarier un attachement si
+bien prouvé. Black ne nous quitta plus et est revenue avec nous en
+Europe.
+
+Dans la matinée du lendemain de notre arrivée, M. Geyer vint me voir
+avec sa femme et sa fille. Il parlait assez bien français, mais les
+dames n'en savaient pas un mot. Elles furent charmées de constater que
+leur langue m'était aussi familière qu'à elles-mêmes. Leur bienveillante
+hospitalité n'avait pas besoin, pour être offerte, de lettres de
+recommandation. Les dangers que nous avions courus en France inspiraient
+une sympathie générale, et l'on alla jusqu'à croire qu'un peu de
+merveilleux se mêlait à notre histoire. Mes cheveux coupés courts
+derrière la tête parurent avoir été un commencement de préparation au
+dernier supplice. L'intérêt qu'on nous témoignait en fut encore
+augmenté. J'eus beau expliquer qu'il n'en était rien. Il n'y eut pas
+moyen de faire renoncer les bons habitants de Boston à leur idée.
+
+La ville avait encore, il y a quarante-cinq ans, toute l'apparence d'une
+colonie anglaise. C'est là cependant que se produisit le soulèvement
+initial contre la mère-patrie. On nous montrait avec orgueil la colonne
+élevée sur le sommet de la colline où l'on s'était rassemblé pour
+prendre les premières résolutions à l'égard des injustes impôts dont
+l'Angleterre écrasait la colonie; la partie du port où l'on avait jeté à
+la mer deux cargaisons de thé plutôt que de payer le droit exorbitant
+que l'on voulait percevoir sur cette marchandise; la belle pelouse, où
+s'était assemblée la première troupe, et le lieu où le premier combat
+avait été livré: _Bunker's hill_. Cependant les habitants les plus
+riches et les plus distingués, quoique soumis au nouveau gouvernement,
+regrettaient, sans la désapprouver toutefois, la séparation d'avec
+l'ancienne patrie. Ils tenaient encore, par des liens d'affection et de
+parenté, à l'Angleterre. Ils en conservaient les moeurs sans mélange, et
+plusieurs d'entre eux, après s'y être réfugiés, n'en étaient revenus
+qu'à la paix. Le peuple les désignait sous le nom de _loyalistes_. De ce
+nombre était M. Jeffreys, frère de l'illustre rédacteur de l'_Edinburgh
+Review_, puis une famille Russell, qui cherchait à ne pas laisser
+ignorer sa proche parenté avec le duc de Bedford. Toutes ces personnes
+nous accueillirent avec une bienveillance sans égale et nous
+témoignèrent le plus vif intérêt.
+
+M. Geyer nous offrit d'aller habiter une ferme qu'il possédait à
+dix-huit milles de Boston. Peut-être aurions-nous bien fait d'accepter.
+Mais mon mari voulait se rapprocher du Canada, où il aurait souhaité
+s'établir. Il parlait l'anglais avec difficulté, quoiqu'il l'entendît
+parfaitement, et la pensée que le français était, comme il l'est encore,
+la langue dont on se servait habituellement à Montréal, lui donnait
+envie de gagner le voisinage de cette ville.
+
+Nous venions de recevoir des lettres d'Angleterre. Mme d'Hénin, notre
+tante, tout en regrettant que nous n'eussions pas été la rejoindre en
+Angleterre, nous envoyait des lettres d'une Américaine de ses amies, Mme
+Church, nous recommandant à sa famille en résidence à Albany. Mme Church
+était fille du général Schuyler, qui s'était créé une grande réputation
+dans la guerre de l'Indépendance. Il avait fait prisonnier le général
+Burgoyne avec tout le corps d'armée qu'il amenait du Canada pour
+renforcer l'armée anglaise retranchée à New-York, et la capitulation de
+Saratoga lui avait acquis une popularité prodigieuse[6]. Depuis la paix,
+le général Schuyler, Hollandais d'origine, habitait ses terres avec
+toute sa famille. Sa fille aînée avait épousé le chef de la famille
+Renslaër, installé à Albany et possesseur d'une immense fortune dans le
+comté.
+
+Mme Church donc, voyant le très grand et maternel intérêt qui animait ma
+tante, à laquelle l'unissait la plus tendre amitié, écrivit à ses
+parents, et nous reçûmes, à notre arrivée à Boston, des lettres très
+pressantes du général Schuyler par lesquelles il nous engageait à nous
+rendre sans délai à Albany où, assurait-il, nous trouverions aisément à
+nous établir. Il nous offrait dans ce but tout son appui. Nous prîmes
+donc notre résolution, et, ayant embarqué nos effets pour les expédier
+par mer jusqu'à New-York, et de là par la rivière d'Hudson jusqu'à
+Albany, nous attendîmes à Boston la nouvelle de leur arrivée à
+destination, avant de nous mettre en route par terre. Nous préférions
+faire ainsi ce trajet de cinq cents milles. Cela nous permettait de voir
+le pays tout en ne nous coûtant pas plus cher.
+
+Avant d'expédier nos effets, nous fûmes obligés de déballer toutes les
+caisses pour les réempaqueter ensuite. Zamore, dans sa précipitation à
+les remplir, n'avait pas eu le loisir de distinguer les effets les uns
+des autres. Elles contenaient une foule de choses inutiles à des gens
+qui, comme nous, allaient vivre à la campagne très sérieusement, dans
+des conditions équivalentes à celles des paysans en Europe. Rien ne
+faisait présager que la tourmente révolutionnaire dût nous permettre de
+retourner en Europe de longtemps, et j'étais heureuse, je l'avoue, que
+mon mari eût été accueilli aux États-Unis de manière à lui ôter toute
+idée de gagner l'Angleterre, où une sorte de pressentiment me donnait la
+crainte d'être mal reçue par ma famille.
+
+Je vendis à Boston tout ce qui pouvait valoir quelque argent parmi les
+effets que nous avions apportés. Comme la _Diane_ avait fait la
+traversée sans cargaison, notre bagage ne nous avait rien coûté, et il
+était considérable. Nous le diminuâmes de plus de moitié. Habillements,
+étoffes, dentelles, piano, musique, porcelaines, tout ce qui eût été
+superflu dans un petit ménage fut converti en argent, puis en lettres de
+change sur des gens sûrs d'Albany.
+
+
+
+
+IV
+
+Nous restâmes un mois à Boston, allant presque tous les jours chez les
+aimables personnes qui nous comblaient de soins et de prévenances. Je
+reçus la visite de plusieurs créoles de la Martinique qui connaissaient
+mon père. L'un d'eux, qui s'était marié à Boston, nous engagea à aller
+passer quelques jours chez lui, à la campagne, et nous y fûmes avec
+plaisir. C'était à Wrentham, village à moitié chemin entre Boston et
+Providence. Ce lieu était délicieux par sa situation, sa fraîcheur, sa
+fertilité. Des lacs parsemés de petites îles couvertes de bois et qui
+avaient l'aspect de jardins flottants sur l'eau, des futaies aussi
+vieilles que le monde baignant leurs troncs décrépits ou leurs jeunes
+pousses dans une eau pure comme du cristal, en faisaient un séjour
+enchanteur. Pour que rien ne manquât à l'imagination d'un poète, s'il y
+en avait eu un parmi nous, qui ne pensions qu'à des défrichements, des
+charrues, des pommes de terre, à ces lieux se rattachait une histoire
+d'amour... Je vais pourtant la raconter.
+
+Sally W... allait épouser, pendant la dernière année de la guerre, un
+jeune officier du nom de William. C'était une demoiselle jeune, jolie,
+et qui avait reçu une bonne éducation en Angleterre. Le régiment du
+jeune homme reçut un ordre d'embarquement pour aller rejoindre l'armée
+anglaise à Boston, sans délai. Le mariage fut ajourné. Mais Sally en
+conçut un si violent chagrin que son père, dont elle était la fille
+unique, consentit à prendre passage sur un navire en partance pour
+Providence, à dix-huit milles de Boston, et où le bataillon auquel
+appartenait William devait débarquer, dans le but d'y faire célébrer le
+mariage.
+
+Après une heureuse traversée, le père et la fille abordent à Providence.
+Le premier spectacle qui s'offre à leurs yeux, en mettant le pied sur le
+quai, ce sont des brancards et des charrettes portant des blessés.
+Sally, anxieuse, questionne un soldat qu'elle rencontre sur le sort de
+William. Le militaire répond sans ménagement que dans la déroute il a
+été tué, mais qu'on n'a pu retrouver son corps. La pauvre jeune fille
+perd la raison à l'instant même et depuis elle ne l'a jamais recouvrée.
+On a essayé de l'enfermer. Elle devenait alors furieuse, se frappait la
+tête contre les murs ou refusait toute nourriture. Après plusieurs
+vaines tentatives du même genre, on avait pris le parti de la laisser en
+liberté. Aussitôt elle devenait douce et tranquille et, poursuivant une
+idée fixe, se dirigeait à pied vers Boston. Sa famille a organisé des
+points d'arrêts sur la route, où on la soigne, en nourriture et en
+vêtements, sans qu'elle s'en aperçoive. Lorsque je la vis, elle venait
+lentement sur le chemin, un bâton à la main, toujours hantée par la
+pensée que, sous des feuilles, dans de hautes herbes, derrière un
+buisson, elle trouvera le corps de William. Arrivée à Boston, elle va
+toujours au même endroit du quai, puis regarde un moment la mer, dans
+l'espoir que celui qu'elle attend va débarquer. Elle se remet ensuite en
+route et retourne à Providence, demandant asile la nuit à des gens de sa
+connaissance. Mme Madey, chez qui je me trouvais, était une des
+personnes qui l'accueillaient et qu'elle préférait. L'infortunée
+consentit à entrer dans la maison et à accepter un peu de lait; mais au
+bout d'un moment elle dit tristement: «Je n'ai pas le temps de rester»;
+et elle partit.
+
+Depuis vingt ans, la pauvre femme fait ce voyage une fois par semaine.
+Elle me parut avoir quarante ans. Elle était grande, belle et très pâle,
+mise proprement, avec un grand manteau. Elle m'intéressa au dernier
+point. En France, les enfants se seraient moqués de la malheureuse ou
+l'auraient tourmentée. En Amérique, ils la respectaient, lui offraient
+des fleurs, des fruits, lui prenaient la main pour la faire entrer sous
+un abri quand il pleuvait. Mais, même en hiver, elle ne voulait pas
+coucher dans une chambre. Elle préférait la grange ou l'étable, pourvu
+qu'on laissât la porte ouverte. Je crois me souvenir qu'un jour on la
+trouva morte sur la route. Hélas! pauvre Sally! c'est ainsi qu'elle aura
+retrouvé William!
+
+
+
+
+V
+
+Nous partîmes tous trois[7] avec les enfants[8], dans les premiers jours
+de juin, et quinze jours après nous arrivâmes à Albany. Nous avions
+traversé tout l'État de Connecticut[9], dont nous admirions la fertilité
+et l'air de richesse. Mais une fatale nouvelle m'avait rendue si triste
+que je ne jouissais de rien. M. de La Tour au Pin avait appris la mort
+de mon père[10] avant de quitter Boston. Il attendit le voyage pour me
+l'annoncer, dans l'espoir que la distraction forcée et le mouvement me
+seraient une sorte d'adoucissement. Ce fut à Northampton, capitale de
+l'État de Connecticut[11], où nous couchâmes, qu'il se résolut à me le
+dire, craignant que je ne lusse le funeste événement dans quelque
+gazette. En effet, toutes les nouvelles de France étaient reproduites
+par les journaux américains aussitôt qu'elles arrivaient, dans quelque
+port de l'Union que ce fût.
+
+La mort de mon père m'affecta vivement, bien que je m'y attendisse
+depuis longtemps. Quoique je l'eusse bien peu vu depuis des années, je
+n'en avais pas moins la plus tendre affection pour lui. J'écrivis à ma
+belle-mère, installée à la Martinique ainsi que ma soeur Fanny, alors
+âgée de douze ans. Longtemps après, je reçus la réponse de Mme Dillon,
+dans laquelle elle m'annonçait son départ pour l'Angleterre avec Fanny
+et Mlle de La Touche, fille de son premier mariage. La lettre était très
+froide, et ma belle-mère ne s'inquiétait nullement des conditions de mon
+existence en Amérique.
+
+Malgré tout, comme il arrive toujours quand on voit des objets nouveaux,
+je fus distraite de ma douleur par la beauté des bois que nous eûmes à
+traverser pour arriver à Lebanon, dernière étape où nous couchâmes avant
+d'arriver à Albany. Un massif de bois épais de cinquante milles qui
+séparait alors l'État de Connecticut[12] de celui, je crois, de
+New-York, et qui n'existe sans doute plus maintenant, m'offrit le
+spectacle, inconnu par moi, d'une forêt présentant tous les degrés de la
+végétation, depuis l'arbre commençant à sortir de terre jusqu'à celui
+qui y retombait par vétusté. La route tracée dans ces bois admirables
+n'avait que la largeur de deux voies de voiture. C'était une simple
+tranchée où les arbres, coupés par le pied, étaient abattus à droite et
+à gauche, pour laisser un passage libre. Dieu sait quels cahots nous
+éprouvions lorsque les troncs n'avaient pas été coupés assez ras de
+terre. La prodigieuse fécondité de cette terre vierge avait développé
+une grande quantité de plantes parasites, de vignes sauvages, de lianes
+qui couraient d'un arbre à l'autre. Dans les endroits moins ombragés,
+des bosquets de rhododendrons couverts de fleurs, les unes de violettes,
+les autres d'un lilas pâle, et des rosiers de toute espèce, formaient
+comme des massifs colorés au milieu de gazons émaillés de mousses et
+d'herbes fleuries, tandis que dans les parties basses du sol, sillonnées
+et arrosées par de petits ruisseaux--des _creeks_[13]--toutes les
+variétés de plantes aquatiques s'épanouissaient en pleine floraison.
+Cette jeunesse de la nature m'enchanta au point que je passai la journée
+dans une extase continuelle.
+
+Vers le milieu du jour, nous nous arrêtâmes pour déjeuner dans une
+auberge établie depuis peu au milieu de ces immenses bois. En Amérique,
+lorsqu'une maison rustique s'élève dans une forêt et qu'elle est près
+d'un chemin, ne dût-il y passer qu'une personne dans toute l'année, la
+première dépense du maître est l'achat d'une enseigne et son premier
+ouvrage l'érection d'un poteau pour l'y attacher. Puis on cloue au
+poteau, au-dessous de l'enseigne, une boîte aux lettres, et ce lieu que
+vous traversez et où la route est à peine tracée se nomme déjà, sur la
+carte du pays, _une ville_.
+
+La maison de bois où nous nous arrêtâmes avait atteint le second degré
+de la civilisation, puisque c'était une _frame house_, c'est-à-dire une
+maison pourvue de fenêtres garnies de vitres. Mais c'est l'incomparable
+beauté de la famille qui l'habitait surtout qui l'a gravée dans ma
+mémoire en caractères ineffaçables. Trois générations y étaient
+établies. D'abord un ménage: l'homme et la femme, âgée de quarante à
+quarante-cinq ans, tous deux des modèles de force, d'élégance, et doués
+de ces formes exquises et parfaites qu'on trouve dans les tableaux des
+plus grands maîtres seulement. Autour d'eux se groupaient huit ou dix
+enfants, filles et garçons, parmi lesquels on pouvait admirer depuis la
+jeune adolescente semblable aux belles vierges de Raphaël, jusqu'aux
+petits enfants avec des figures d'ange, que Rubens n'aurait pas
+désavoués. Enfin, dans la même maison, vivait un grand-père, d'apparence
+la plus vénérable, les cheveux blanchis par l'âge, mais sans aucune
+infirmité.
+
+À la fin du déjeuner, pris en commun, il se leva, ôta son bonnet, et
+d'un air respectueux prononça ces paroles: «Nous boirons à la santé de
+notre bien-aimé Président--_our beloved Président_--». On n'eût pas
+alors trouvé une cabane, si reculée qu'elle fût dans les bois, où cet
+acte d'amour pour le grand Washington ne terminât chaque repas.
+Quelquefois on y ajoutait la santé _du marquis_... M. de La Fayette
+avait laissé un nom chéri aux États-Unis.
+
+À Lebanon existait un établissement de bains sulfureux déjà assez
+important. L'auberge était très bonne et surtout d'une propreté
+parfaite. Mais le luxe des draps blancs était alors inconnu dans cette
+partie des États-Unis. En demander qui n'eussent pas servi paraissait
+une fantaisie que l'on ne comprenait pas, et même, quand le lit
+présentait une certaine largeur, on vous proposait avec simplicité d'y
+admettre un compagnon. C'est ce qui arriva à M. de Chambeau ce même
+soir, à Lebanon. Des jurements français, que lui seul pouvait proférer,
+se firent entendre subitement au milieu de la nuit. Le matin il nous
+apprit que, vers minuit, il avait été réveillé par un monsieur qui se
+glissait sans façon dans la partie vacante du lit double où il reposait.
+Furieux de cet envahissement, il s'était hâté de sauter hors de sa
+couchette du côté opposé, puis avait passé la nuit sur une chaise à
+entendre ronfler son compagnon, qui ne s'était nullement inquiété de sa
+colère. Sa mésaventure fut l'objet des moqueries de tout le monde. En
+arrivant le soir à Albany, on lui réserva une petite chambre pour lui
+seul. Cela le consola.
+
+
+
+
+VI
+
+La ville d'Albany, capitale du comté, avait été presque entièrement
+brûlée deux ans auparavant, par une conspiration des nègres. L'esclavage
+n'était encore aboli, dans l'État de New-York, que pour les enfants à
+naître en 1794 et après lorsqu'ils atteindraient leur vingtième année.
+Cette mesure très sage, en obligeant les propriétaires d'esclaves à les
+élever, donnait, d'un autre côté, à l'esclave le temps de dédommager son
+maître, par son travail, des frais occasionnés par son éducation. Un de
+ces noirs, très mauvais sujet, qui avait espéré que la décision de la
+législature lui rendrait la liberté sans condition, résolut de se
+venger. Il enrôla quelques misérables comme lui, et ils résolurent de
+mettre, à jour nommé, le feu à la ville, construite encore à cette
+époque, en grande partie en bois. Cet atroce projet réussit au delà de
+leurs espérances. Le feu prit dans plus de vingt endroits à la fois. Les
+maisons, les magasins, les marchandises furent consumés, malgré le zèle
+des habitants, à la tête desquels travaillèrent le vieux général
+Schuyler et toute sa famille. Une petite négresse de douze ans fut
+arrêtée au moment où elle mettait le feu au magasin à paille de l'écurie
+de son maître. Elle révéla les noms des complices. Le lendemain, le
+tribunal s'assembla sur les débris encore fumants de la construction où
+il siégeait d'habitude et condamna le chef noir et six de ses complices
+à être pendus, ce qui fut exécuté sur-le-champ.
+
+Les familles Renslaër et Schuyler firent des merveilles de charité
+éclairée et donnèrent l'exemple de l'activité à réparer le désastre. Des
+convois chargés de marchandises, de briques, de meubles, remontèrent de
+New-York et une charmante ville nouvelle sortit des cendres de
+l'ancienne. Des maisons de pierre et surtout de briques s'élevèrent,
+furent couvertes de plaques de zinc et de fer-blanc, et lorsque nous
+arrivâmes à Albany, il n'y avait plus aucun vestige de l'incendie.
+
+La maison du général Schuyler et celle de son gendre, M. Renslaër,
+toutes deux isolées au milieu d'un jardin, avaient été épargnées. C'est
+là que nous trouvâmes un accueil aussi flatteur que bienveillant. Le
+général Schuyler, en me voyant, me dit: «Voilà donc que j'aurai une
+sixième fille.» Il entra dans tous nos projets, nos désirs, nos
+intérêts. Il parlait parfaitement le français, ainsi que tous les siens.
+C'est ici le lieu de parler de cette famille, ou plutôt de celle de son
+gendre, puissante dans le comté d'Albany, originairement peuplé par des
+Hollandais.
+
+Avant que Guillaume III ne montât en usurpateur sur le trône
+d'Angleterre, et lorsqu'il n'était encore que prince d'Orange et
+stathouder de Hollande, des colons hollandais avaient remonté la rivière
+du Nord ou d'Hudson, et s'étaient établis[14] au confluent de celle-ci
+avec la Mohawk, dans la belle plaine--_flats_--qui s'étend d'Albany à
+_Half Moon Point_, lieu où les deux rivières se confondent. Un jeune
+page de Guillaume, nommé Renslaër, d'une famille noble de la Gueldre,
+avait su s'attirer les bonnes grâces de son maître. Un jour, en servant
+le prince à table, il lui dit qu'il avait fait un rêve. Guillaume voulut
+le connaître, et Renslaër conta alors avoir rêvé qu'il marchait derrière
+lui, portant la queue de son manteau royal, pendant qu'on le couronnait
+roi d'Angleterre. À quoi le prince d'Orange répondit que, si telle
+devait être sa destinée, son page pourrait lui demander n'importe quelle
+faveur avec l'assurance de l'obtenir.
+
+Les années et les événements réalisèrent le songe de Renslaër[15]. Il
+réclama de Guillaume III l'accomplissement de sa promesse, et, lui
+présentant une carte du comté d'Orange, aux États-Unis, il demanda une
+concession de terres chez les Mohawks. Le roi prit un crayon et traça un
+carré long de quarante-deux milles et large de dix-huit, au milieu
+duquel coulait la rivière du Nord[16].
+
+Renslaër passa en Amérique, avec son acte de cession bien en règle, et
+s'établit à Albany, alors représentée par le rassemblement de quelques
+colons seulement. Il en attira d'autres en leur cédant des terres,
+grevées à perpétuité d'une redevance en grains ou en argent, de si peu
+d'importance pour la plupart, qu'elles ne servaient guère qu'à consacrer
+le droit du seigneur suzerain. En outre, il vendit des terrains, des
+fermes, et développa ainsi considérablement sa fortune, que la
+Révolution ne fit qu'augmenter.
+
+Lorsque nous débarquâmes en Amérique, l'aîné et le chef de la famille
+Renslaër, divisée en un grand nombre de branches, toutes riches, avait
+pour femme la fille aînée du général Schuyler. Le peuple l'avait
+surnommé le Petroon, mot hollandais qui signifie «Seigneur». Le jour
+même de notre arrivée à Albany, vers le soir, nous nous promenions dans
+une longue et belle rue à l'extrémité de laquelle on découvrait un
+enclos fermé d'une simple palissade peinte en blanc. C'était un parc
+très soigné, planté de beaux arbres et de fleurs, et renfermant une
+jolie maison, d'une architecture très simple, n'affichant aucune
+prétention à l'art et à la beauté extérieure. On voyait s'élever par
+derrière des dépendances considérables, qui donnaient à tout
+l'établissement l'air d'une superbe et riche ferme soigneusement tenue.
+Je demandai à un jeune garçon, qui nous ouvrait une barrière pour nous
+permettre de descendre sur le bord de la rivière, quel était le
+propriétaire de cette grande maison. «Mais, dit-il d'un air stupéfait,
+c'est la maison du _Petroon_.--«Je ne sais pas ce que c'est que le
+_Petroon_», lui dis-je.--Vous ne le savez pas!» s'écria-t-il en levant
+les mains au ciel. Ne pas savoir ce que c'est que le Petroon! qui
+êtes-vous donc?--who are you, then?»--Et il s'en alla avec une sorte
+d'horreur et de crainte d'avoir parlé à des gens qui ne connaissaient
+pas le _Petroon_.
+
+Deux jours après, nous étions reçus dans cette maison, avec une bonté,
+une prévenance, une amitié qui ne se sont pas un moment démenties. Mme
+Renslaër était une femme de trente ans, parlant bien le français qu'elle
+avait appris en accompagnant son père au quartier général des armées
+américaines et françaises. Elle était douée d'un esprit supérieur et
+d'une faculté de jugement peu commune des hommes et des choses. Depuis
+des années elle ne sortait plus de sa maison, où la retenaient, souvent
+clouée pendant des mois sur son fauteuil, une santé détruite et les
+atteintes d'un mal qui l'ont conduite au tombeau quelques années après.
+La simple lecture des journaux lui avait appris l'état des partis en
+France, les fautes qui avaient amené la Révolution, les vices de la
+haute classe de la société, la folie des classes moyennes. Avec une
+perspicacité extraordinaire, elle avait pénétré les causes et les effets
+des troubles de notre pays mieux que nous. Elle était très impatiente de
+connaître M. de Talleyrand, qui venait d'arriver à Philadelphie, renvoyé
+d'Angleterre dans un délai de huit jours. Avec la finesse démoniaque de
+son esprit, il avait jugé que la France n'avait pas fini de parcourir
+les diverses phases de la Révolution. Il nous apportait des lettres
+importantes de Hollande, que Mme d'Hénin lui avait confiées. Elle
+m'écrivait, entre autres choses, que M. de Talleyrand était venu passer,
+dans le pays de la véritable liberté, le temps de folie cruelle dont
+souffrait la France. M. de Talleyrand me fit demander où il pourrait me
+trouver, à la fin d'un voyage dans la partie intérieure du pays qu'il
+méditait d'entreprendre en compagnie de M. de Beaumetz, son ami, et d'un
+Anglais millionnaire qui arrivait de l'Inde.
+
+
+
+
+CHAPITRE II
+
+
+I. En pension chez les van Buren.--M. de Chambeau apprenti
+menuisier.--Mme de La Tour du Pin apprend la mort de son
+beau-père.--Apprentissage de fermière.--Un passage dangereux.--II. Achat
+d'une ferme.--Installation provisoire à Troy.--Une _log house_.--Visite
+imprévue de M. de Talleyrand.--III. La nouvelle du 9 Thermidor.--Mme
+Archambauld de Périgord.--Appréciation de Mme de La Tour du Pin sur M.
+de Talleyrand.--M. Law.--Un ministre des finances trop pauvre pour
+élever sa famille.--Une proposition aussi aimable qu'originale.--IV. Les
+commencements de l'hiver: la neige et la prise en glace des
+rivières.--Rencontre des premiers sauvages.--Emménagement à la
+ferme.--Achat du premier nègre, Mink.--V. Arrangements et réparations à
+la maison de ferme.--Activité de Mme de La Tour du Pin.--Achat du nègre
+Prime.--Deux heureux: la négresse Judith et son mari.
+
+
+
+
+I
+
+Comme nous ne voulions pas rester à Albany, le général Schuyler se
+chargea de nous trouver une ferme à acquérir dans les environs. Il nous
+conseilla, en attendant, de prendre pour trois mois pension chez un
+fermier de sa connaissance, installé non loin de la ferme où son frère,
+le colonel Schuyler, habitait avec ses douze enfants. Notre séjour à
+Albany ne se prolongea donc pas au delà de quelques jours. Après quoi
+nous allâmes chez M. van Buren, à l'école des moeurs américaines, car
+nous avions mis pour condition que nous vivrions avec la famille, sans
+que l'on changeât la moindre chose aux habitudes de la maison. Il fut en
+outre convenu que Mme van Buren m'emploierait aux ouvrages du ménage,
+comme si j'eusse été une de ses filles. M. de Chambeau se mit, à la même
+époque, en apprentissage chez un menuisier de la petite ville naissante
+de Troy, située à un quart de mille de la ferme des van Buren. Il
+partait le lundi matin et revenait le samedi soir seulement pour passer
+le dimanche avec nous. La nouvelle de la fin tragique de mon
+beau-père[17] venait de nous parvenir. M. de Chambeau avait appris en
+même temps celle de son père. Comme j'étais très bonne couturière, je
+confectionnai moi-même mes habits de deuil, et ma bonne hôtesse, ayant
+ainsi apprécié l'agilité de mon aiguille, trouvait très doux d'avoir une
+ouvrière à ses ordres pour rien, alors qu'elle lui aurait coûté une
+piastre par jour et la nourriture, y compris deux fois le thé, si elle
+l'eût prise à Albany.
+
+Mon mari alla visiter plusieurs fermes. Nous attendions, pour choisir
+celle dont nous ferions l'acquisition l'arrivée des fonds qu'on nous
+avait envoyés de Hollande. Le général Schuyler et M. Renslaër
+conseillaient à M. de La Tour du Pin de répartir ces fonds en trois
+parts égales: un tiers pour l'acquisition; un pour l'aménagement, achat
+de nègres, chevaux, vaches, instruments aratoires et meubles; le
+troisième, joint à ce qui nous restait des 12.000 francs emportés de
+Bordeaux, pour faire face aux cas imprévus, perte de nègres ou de
+bétail, et pour vivre pendant la première année. Cet arrangement devint
+notre règle de conduite.
+
+Personnellement, je résolus de me mettre en état de diriger mon ménage
+de fermière. Je commençai par m'accoutumer à ne jamais rester dans mon
+lit, le soleil levé. À 3 heures du matin, l'été, j'étais debout et
+habillée. Ma chambre ouvrait sur une petite pelouse donnant sur la
+rivière. Quand je dis _ouvrait_, je ne parle pas de la fenêtre, mais
+bien de la porte, qui était à fleur du gazon. Aussi de mon lit,
+aurais-je pu voir passer les vaisseaux sans me déranger.
+
+La ferme des van Buren, vieille maison hollandaise, occupait une
+situation délicieuse sur le bord de l'eau. Parfaitement isolée du côté
+de la terre, elle avait des communications faciles avec l'autre côté de
+la rivière. En face, sur la route du Canada, s'élevait une grande
+auberge où l'on trouvait tous les renseignements, les gazettes et les
+affiches de ventes. Deux ou trois _stages_[18] y passaient par jour. Van
+Buren possédait deux pirogues, et la rivière était toujours si calme
+qu'on pouvait la traverser à tous les moments. Aucun chemin ne coupait
+cette propriété, bornée à quelques centaines de toises par une montagne
+couverte de beaux bois appartenant à van Buren. Nous disions parfois que
+cette ferme nous conviendrait, mais elle était d'un prix supérieur à
+celui que nous pouvions y mettre. Cela seul nous empêcha de l'acquérir,
+car, règle générale en Amérique à cette époque--et je pense qu'il en est
+toujours de même--quelque attaché qu'un homme fût à sa maison, à sa
+ferme, à son cheval, à son nègre, si vous lui en offriez un tiers de
+plus que sa valeur, vous étiez assuré, dans un pays où tout est coté,
+d'en devenir le propriétaire.
+
+Un sentier menait de la ferme à la petite ville naissante de Troy. Ce
+sentier passait pendant un quart de mille au travers d'herbes que l'on
+coupait tous les ans, en automne, pour faire de la litière aux vaches.
+La puissance de végétation des terres voisines de la rivière était
+prodigieuse. Ainsi ces herbes qui, à notre arrivée, avaient cinq ou dix
+pouces de haut seulement, s'élevaient, deux mois plus tard, au moment de
+notre départ, en septembre, à une hauteur de huit ou dix pieds. On y
+marchait à l'ombre. Il m'est arrivé, par la suite, de passer à cheval
+dans des champs de maïs qui, en hauteur, me dépassaient de beaucoup, moi
+et ma monture.
+
+Quelques jours après notre installation chez van Buren, j'eus besoin
+d'aller à Troy acheter quelques objets. On me dit de prendre le sentier
+et de le suivre sans m'en écarter. Je parvins ainsi à l'embouchure d'un
+_creek_ ou petite rivière qui se jetait dans l'Hudson. Elle était
+remplie de grosses pièces de bois flottant destinées à un moulin à scie
+qui venait de s'établir un peu plus haut. Ces pièces de bois tenaient
+ensemble par des liens et ne pouvaient pas se séparer. Cependant, encore
+peu aguerrie, j'hésitais à me hasarder sur ce pont mobile, d'autant plus
+que la marée était haute. Je remarquai que le sentier finissait tout
+près de l'eau, reprenait en face sur l'autre rive, et que les morceaux
+de bois portaient des traces de pas. Donc on passait là, Black
+m'accompagnait. La chienne avait déjà fait plusieurs allées et venues.
+Mais Black était bien légère, et moi...? J'eus honte cependant de
+retourner à la maison et d'avouer que je n'avais pas osé affronter la
+traversée. Certes je serais l'objet des moqueries de tous. Ce fut un
+mauvais moment. Enfin, réfléchissant, que s'il y avait eu du danger, on
+m'eût prévenue, je posai un pied sur la première pièce. Elle enfonça un
+peu, mais je vis que c'était là tout le péril et qu'en somme il n'était
+pas bien effrayant. Je me gardai bien de raconter mes hésitations, et
+dans la suite je franchissais tous les jours ce passage, sans
+préoccupation d'aucune sorte.
+
+
+
+
+II
+
+Au mois de septembre, mon mari entra en marché avec un fermier dont la
+terre était de l'autre côté de la rivière, sur la route de Troy à
+Schenectady, à deux milles dans l'intérieur. Sa situation sur une
+colline dominant une grande étendue de terrain nous parut agréable. La
+maison était neuve, jolie et en très bon état. Les terres étaient
+cultivées en partie seulement. Il y avait cent cinquante acres
+d'ensemencés, autant en bois et en pâturages, un petit potager d'un
+quart d'acre rempli de légumes, enfin un beau verger semé de trèfle
+rouge et planté de pommiers à cidre, de dix ans, tous en plein rapport.
+On nous demandait 12.000 francs. Le général Schuyler ne trouva pas le
+prix exorbitant. Le bien se trouvait à quatre milles d'Albany, sur une
+route qu'on allait entreprendre pour communiquer avec la ville de
+Schenectady, alors dans un état de progrès très positif, en d'autres
+termes, _in a thriving situation_, ce qui disait tout dans ce pays.
+
+Le propriétaire ne voulait déménager que lorsque la neige serait
+établie. Comme nous avions fait marché avec les van Buren, qui en
+avaient évidemment assez de nous, pour deux mois seulement, il nous
+fallait donc chercher un autre abri du 1er septembre au 1er novembre.
+Nous trouvâmes à Troy, pour une somme modique, une petite maison de bois
+au milieu d'une grande cour, clôturée par des murs en planches. Nous
+nous y établîmes, et comme nous devions acheter quelques meubles pour la
+ferme, nous en fîmes tout de suite l'acquisition. Ces meubles, joints
+aux choses que nous avions apportées d'Europe, nous permirent d'être
+tout de suite installés. J'avais engagé une fille blanche, très bon
+sujet. Elle devait se marier dans deux mois et consentit à entrer à mon
+service en attendant que son futur eût bâti la _log house_ où ils
+devaient se loger après leurs noces.
+
+Voici ce qu'on entendait par une _log house_. Un dessin, mieux qu'une
+description, en donnerait une idée exacte. On aplanit un terrain de
+quatorze à quinze pieds carrés et on commence par y bâtir une cheminée
+en briques. C'est là le premier confort de la maison. Puis on élève les
+murs. Ils sont composés de grosses pièces de bois couvertes de leur
+écorce, que l'on entaille de manière à les joindre exactement les unes
+aux autres. Sur ces murs on construit un toit avec un passage pour la
+cheminée. Une porte est ménagée au midi. On voit beaucoup de ces maisons
+en Suisse, dans les pâturages des Hautes-Alpes, où elles servent
+exclusivement à abriter le bétail ainsi que les bergers qui le gardent.
+En Amérique, elles représentent le premier degré de l'établissement, et
+souvent le dernier, car il y a des infortunés partout, et ces _log
+houses_, quand la ville a prospéré, deviennent le refuge du pauvre.
+
+Betsey attendait donc que son futur mari eût bâti la maison qu'elle
+était appelée à habiter. C'était un ouvrier à tout faire. Il travaillait
+à la journée, parfois dans les petits jardins des bourgeois qui tenaient
+en ville de ces magasins où l'on vendait les choses les plus variées:
+des clous et du ruban, de la mousseline et du porc salé, des aiguilles
+et des socs de charrue. Le reste du temps, il s'adonnait à une autre
+besogne quelconque. Cet homme gagnait jusqu'à un dollar ou piastre par
+jour. À présent il est sûrement devenu riche et propriétaire.
+
+Un jour de la fin de septembre, j'étais dans ma cour, avec une hachette
+à la main, occupée à couper l'os d'un gigot de mouton que je me
+préparais à mettre à la broche pour notre dîner. Betsey n'étant pas
+cuisinière, on m'avait confié le soin de la nourriture générale, dont je
+cherchais à m'acquitter de mon mieux, aidée par la lecture de la
+_Cuisine bourgeoise_. Tout à coup, derrière moi, une grosse voix se fait
+entendre. Elle disait en français: «On ne peut embrocher un gigot avec
+plus de majesté.» Me retournant vivement, j'aperçus M. de Talleyrand et
+M. de Beaumetz. Arrivés de la veille à Albany, ils avaient appris par le
+général Schuyler où nous étions. Ils venaient de sa part nous inviter à
+dîner et à passer le lendemain chez lui avec eux. Ces messieurs ne
+devaient rester dans la ville que deux jours. Un Anglais de leurs amis
+les accompagnait et était fort impatient de retourner à New-York.
+Cependant, comme M. de Talleyrand s'amusait fort de la vue de mon gigot
+de mouton, j'insistai pour qu'il revînt le lendemain le manger avec
+nous. Il y consentit. Laissant les enfants aux soins de M. de Chambeau
+et de Betsey, nous partîmes pour Albany. À cela se borne ma rencontre
+avec M. de Talleyrand, que Mme d'Abrantès et Mme de Genlis ont revêtue
+de circonstances si sottes, si ridiculeusement romanesques.
+
+
+
+
+III
+
+Nous causâmes beaucoup en route, sur tous les sujets, comme on a coutume
+de le faire lorsqu'on se retrouve. Les dernières nouvelles d'Europe,
+dont ils n'avaient pas eu connaissance pendant leur course au
+Niagara--ils en étaient revenus la veille au soir seulement--étaient
+plus terribles que jamais. Le sang coulait à flots à Paris. Mme
+Elisabeth avait péri. Nos parents, nos amis, aux uns et aux autres,
+comptaient au nombre des victimes de la Terreur. Nos prévisions ne nous
+laissaient pas pressentir où cela s'arrêterait.
+
+Lorsque nous arrivâmes chez le bon général, il était sur son perron,
+nous faisant des signes de loin, et criant: «Venez donc, venez donc. Il
+y a de grandes nouvelles de France!» Nous entrâmes dans le salon, et
+chacun s'empara d'une gazette. On y racontait la révolution du 9
+thermidor, la mort de Robespierre et des siens, la fin de l'effusion du
+sang, et le juste supplice du tribunal révolutionnaire. Nous nous
+félicitions mutuellement. Mais les vêtements de grand deuil dont nous
+étions vêtus, mon mari et moi, attestaient trop tristement que cette
+justice du ciel arrivait trop tard pour nous. L'événement nous apportait
+donc moins de cause de satisfaction personnelle qu'à MM. de Talleyrand
+et de Beaumetz.
+
+Le premier se réjouissait surtout que Mme Archambauld de Périgord, sa
+belle-soeur, eût échappé au supplice, lorsque beaucoup plus tard dans la
+soirée, ayant repris sur la table un journal qu'il croyait avoir lu, il
+y trouva la terrible liste des victimes exécutées le jour même du 9
+thermidor, au matin, pendant la séance où l'on dénonçait Robespierre, et
+dans laquelle elle figurait. Cette mort le frappa bien douloureusement.
+Son frère, qui ne se souciait guère de sa femme, était sorti de France
+dès 1790, et comme leur fortune appartenait à sa femme, il avait trouvé
+plus _convenable_, et surtout plus commode, qu'elle restât, pour éviter
+la confiscation. Cette vertueuse personne avait obéi; et lorsque, après
+sa condamnation, on lui proposa de se déclarer grosse, affirmation qui
+l'aurait sauvée au bout de quelques heures, elle ne le voulut pas. Elle
+laissait trois enfants: une fille, Mme Juste de Noailles, maintenant
+duchesse de Poix, et deux fils, Louis, mort à l'armée, sous Napoléon, et
+Edmond, qui épousa la plus jeune des filles de la duchesse de Courlande.
+Sans la connaissance de ce cruel événement, notre soirée chez le général
+Schuyler aurait été des plus agréables.
+
+M. Law, le compagnon de voyage de MM. de Talleyrand et de Beaumetz,
+pouvait passer pour le plus original des Anglais, qui le sont tous plus
+ou moins. C'était un grand homme blond, de quarante à quarante-cinq ans,
+d'une belle figure mélancolique. Quand une idée le préoccupait, la
+maison se serait écroulée qu'il n'aurait pas levé les yeux. Le soir, en
+retournant à l'auberge, il dit brusquement à M. de Talleyrand:
+
+«Mon cher, nous ne partirons pas après-demain.»
+
+«--Et pourquoi? Vous avez retenu votre passage sur le sloop qui descend
+à New-York.»
+
+«--Oh! cela est égal. Je ne veux pas partir. Ces gens de Troy que vous
+avez été chercher...»
+
+«--Eh! bien?»
+
+«--Je veux les revoir encore plusieurs fois. Demain, vous irez chez
+eux?»
+
+«--Oui.»
+
+«--J'irai vous y prendre le soir. Je veux voir cette femme-là chez
+elle.»
+
+Puis il retomba dans son silence dont on ne put le faire sortir.
+
+Le lendemain matin, après avoir déjeuné chez notre paternel général, M.
+de Talleyrand et mon mari revinrent à Troy. Je les y avais précédés dès
+le matin, car il me fallait préparer le dîner pour mon hôte. Un petit
+nègre conduisant une carriole, qu'on se procurait facilement à Albany
+pour un dollar, attelage semblable aux chaises à un
+cheval--«baroccini»--qui parcourent si lestement les routes de la
+Toscane, m'avait ramenée à mon emploi de cuisinière et de maître
+d'hôtel.
+
+M. de Talleyrand fut aimable, comme il l'a toujours été pour moi, sans
+aucune variation, avec cet agrément de conversation que nul n'a jamais
+possédé comme lui. Il me connaissait depuis mon enfance, et prenait par
+là une sorte de ton paternel et gracieux d'un très grand charme. On
+regrettait intérieurement de trouver tant de raisons de ne pas
+l'estimer, et l'on ne pouvait s'empêcher de chasser ses mauvais
+souvenirs, quand on avait passé une heure à l'écouter. Ne valant rien
+lui-même, il avait, singulier contraste, horreur de ce qui était mauvais
+dans les autres. À l'entendre sans le connaître, on aurait pu le croire
+un homme vertueux. Seul son goût exquis des convenances l'empêchait de
+me dire des choses qui m'auraient déplu, et si, comme cela est arrivé
+parfois, elles lui échappaient, il se reprenait aussitôt en disant: «Ah!
+c'est vrai. Vous n'aimez pas cela.»
+
+Le soir, M. Law, accompagné de M. de Beaumetz, vint prendre le thé.
+J'avais déjà une vache. Je leur donnai d'excellente crème. Nous allâmes
+nous promener. M. Law m'offrit le bras, et une longue conversation
+s'engagea entre nous.
+
+Frère de lord Landaff, il était parti étant encore jeune pour l'Inde, où
+il avait occupé pendant quatorze ans l'emploi de gouverneur de Patna, ou
+quelque chose d'analogue. Là il avait épousé une veuve bramine très
+riche, dont il avait eu deux fils, encore enfants. Sa femme était morte
+en lui laissant des sommes considérables. De retour en Angleterre, il
+s'y était ennuyé et avait pris le parti de venir en Amérique pour
+dépenser dans ce pays, en acquisitions de terrains, une partie des
+capitaux qu'il avait rapportés de l'Inde. Son intention était de
+s'assurer si le peuple nouveau méritait l'estime qu'il songeait à lui
+accorder. J'en doutai et ne le lui cachai pas, mais il n'adopta pas ma
+manière de voir. Son imagination avait créé une Amérique chimérique dont
+il ne voulait pas démordre. C'était un idéologue, mais pour le reste
+spirituel, instruit, poète et historien. Il avait écrit en anglais
+plusieurs choses intéressantes de l'histoire du Mogol[19] et traduit un
+poème hindou du dernier souverain[20], à qui on avait crevé les yeux et
+qui était en prison depuis je ne sais combien d'années. Après m'avoir
+promis de m'envoyer cette traduction le lendemain, il tomba dans une
+profonde rêverie et ne parla plus jusqu'à la fin de la promenade.
+Seulement, en entrant dans la maison, il poussa un grand soupir et
+s'écria: _Poor Mogol!_[21].
+
+Le surlendemain de ce jour, nous allâmes passer la journée chez Mme
+Renslaër avec tous les Schuyler. M. de Talleyrand avait été extrêmement
+impressionné par la grande distinction d'esprit de Mme Renslaër, et ne
+pouvait croire, à la manière dont elle en jugeait les événements et les
+hommes, qu'elle n'eût pas passé des années en Europe. Elle était
+également fort intéressante à entendre sur l'Amérique et sur la
+révolution de ce pays, dont elle avait une connaissance très étendue et
+très approfondie grâce à son beau-frère, le colonel Hamilton, l'ami en
+même temps que le confident le plus intime de Washington.
+
+On attendait le colonel Hamilton à Albany, où il comptait passer quelque
+temps chez son beau-père, le général Schuyler. Il venait de quitter le
+ministère des finances qu'il dirigeait depuis la paix, et c'était à lui
+que l'on devait le bon ordre établi dans cette partie du gouvernement
+des États-Unis. M. de Talleyrand le connaissait et en avait la plus
+haute opinion. Mais il trouvait très singulier qu'un homme de sa valeur,
+doué de talents si supérieurs, quittât un ministère pour reprendre la
+profession d'avocat, en donnant pour motif de sa décision que cette
+place de ministre ne lui procurait pas les moyens d'élever sa famille de
+huit enfants. Un tel prétexte paraissait à M. de Talleyrand passablement
+singulier et, pour tout dire, même un peu niais.
+
+Le dîner terminé, M. Law prit M. de Talleyrand par le bras et l'emmena
+dans le jardin pendant assez longtemps. Le départ de ces messieurs était
+fixé au lendemain, et ils avaient formé le projet de venir nous dire
+adieu dans la matinée à Troy. M. Law, après sa conversation avec M. de
+Talleyrand, allégua avoir des lettres à écrire et retourna à son
+auberge. M. de Talleyrand, nous emmenant alors dans un coin du salon,
+mon mari et moi, nous raconta ce que M. Law lui avait dit, en ces
+termes: «Mon cher ami, j'aime beaucoup ces gens-là--parlant de nous--mon
+intention est de leur prêter mille louis. Ils viennent d'acheter une
+ferme. Il leur faut du bétail, des chevaux, des nègres, etc. Tant qu'ils
+habiteront le pays, ils ne me rembourseront pas mon prêt... d'ailleurs
+je n'accepterais rien... J'éprouve le besoin de leur être utile pour me
+sentir heureux, et s'ils me refusent.. j'ai de mauvais nerfs... j'en
+tomberai malade. Ils me rendront un véritable service en accueillant mon
+offre.» Puis il ajouta: «Cette femme, si bien élevée! qui fait la
+cuisine... qui trait sa vache... qui lave son linge... Cette idée m'est
+insupportable... elle me tue... Voilà deux nuits que je n'en ai pas
+dormi.»
+
+M. de Talleyrand était un homme de trop bon goût pour tourner en
+ridicule un trait semblable. Il nous demanda très sérieusement ce qu'il
+devait répondre. À vrai dire, nous nous sentions profondément touchés de
+cette proposition, quelle que fût l'originalité avec laquelle elle était
+énoncée. Nous le priâmes d'exprimer à son ami toute notre sincère
+reconnaissance et de l'assurer que, pour le moment, nous pouvions faire
+face à toutes les exigences de notre établissement, mais que si
+ultérieurement, par quelque circonstance inattendue, nous nous trouvions
+dans l'embarras, nous lui promettions de nous adresser à lui. Cette
+promesse, qu'il reçut le soir même, le tranquillisa un peu. Le lendemain
+matin, il vint nous dire adieu. Le pauvre homme se sentait embarrassé
+comme s'il eût commis une mauvaise action. Aussi fut-ce de bon coeur que,
+sans lui parler d'autre chose, je lui donnai un _hearty shake
+hands_[22]. Il m'avait apporté sa traduction du poème du Mogol en vers
+anglais. À ma grande surprise, je reconnus l'histoire textuelle de
+Joseph et de l'amour de la femme de Putiphar, telle qu'on la trouve dans
+la Bible.
+
+
+
+
+IV
+
+Nous attendions impatiemment la chute de la neige, et le moment où la
+rivière gèlerait pour trois ou quatre mois. La congélation s'opère en
+une seule fois et, pour que la glace soit solide, il faut qu'elle prenne
+dans les vingt-quatre heures et qu'elle ait de deux à trois pieds
+d'épaisseur. Cette particularité tient exclusivement à la localité et à
+la grande quantité de bois qui couvrent cet immense continent à l'ouest
+et au nord des établissements des États-Unis, mais n'est pas une
+conséquence de la latitude du lieu. Il est bien probable que les grands
+lacs étant maintenant, en 1843, presque tous entourés d'établissements
+cultivés, le climat de la région que nous habitions aura notablement
+changé. Quoi qu'il en soit, les choses se passaient alors ainsi que je
+vais le décrire.
+
+Du 25 octobre au 1er novembre, le ciel se couvrait d'une masse de nuages
+si épais que le jour en était obscurci. Un vent du nord-ouest
+horriblement froid les poussait avec une grande violence, et chacun
+faisait ses préparatifs pour mettre à l'abri ce qui ne devait pas être
+englouti par la neige. On retirait de la rivière les bateaux, les
+pirogues et les bacs, en retournant la quille en haut ceux qui n'étaient
+pas pontés. Tout le monde, à ce moment, déployait la plus grande
+activité. Puis la neige commençait à tomber avec une telle abondance que
+l'on ne voyait pas un homme à dix pas. Ordinairement la rivière avait
+pris deux ou trois jours auparavant. Le premier soin était de tracer
+avec des branches de sapin une large route le long d'une des berges. On
+marquait de même les endroits où la rive n'était pas escarpée et où l'on
+pouvait passer sur l'eau congelée. Il eût été dangereux de passer
+ailleurs, car dans beaucoup d'endroits la glace manquait de solidité sur
+les bords.
+
+Nous avions fait l'acquisition de _mocassins_, espèce de chaussons de
+peau de buffles, fabriqués et vendus par les sauvages. Le prix de ces
+objets est quelquefois assez élevé, quand ils sont brodés avec de
+l'écorce teinte ou avec des piquants de porcs-épics.
+
+Ce fut en achetant cette chaussure que je vis pour la première fois des
+sauvages. Ceux-là étaient les derniers survivants de la nation des
+_Mohawks_, dont le territoire a été acheté ou pris par les Américains
+depuis la paix. Les _Onondagas_, établis près du lac Champlain,
+vendaient aussi leurs forêts et se dispersaient également à cette
+époque. Il en venait quelques-uns de temps à autre. Je fus un peu
+surprise, je l'avoue, quand je rencontrai pour la première fois un homme
+et une femme tout nus se promenant tranquillement sur la route, sans que
+personne songeât à le trouver singulier. Mais je m'y accoutumai bientôt,
+et lorsque je fus établie à la ferme, j'en voyais presque tous les jours
+pendant l'été.
+
+Nous profitâmes du premier moment où la route fut tracée et battue pour
+commencer notre déménagement. Les fonds que nous attendions de Hollande
+étaient arrivés, et ma grand'mère, lady Dillon, qui vivait encore,
+m'avait envoyé, quoiqu'elle ne m'eût jamais vue, trois cents louis[24],
+avec lesquels nous achetâmes notre mobilier aratoire. Nous possédions
+déjà quatre bons chevaux et deux traîneaux de travail. Un troisième
+servait à notre personnel et se nommait _the pleasure sledge_[25]. Il
+pouvait tenir six personnes. C'était une espèce de caisse très basse. À
+son arrière se trouvait une première banquette, un peu plus large que le
+corps du traîneau; elle surmontait un caisson dans lequel on mettait les
+petits paquets et avait un dossier assez haut pour dépasser la tête, ce
+qui nous mettait à l'abri du vent. Les autres bancs, au nombre de deux,
+se composaient de simples planches. Des peaux de buffles et de moutons
+garantissaient les pieds. On y attelait deux chevaux et l'on marchait
+très vite.
+
+Lorsque cet équipage fut organisé, nous allâmes nous établir à la ferme,
+quoique nos vendeurs l'occupassent encore. Mais, fort peu embarrassés de
+ce qui nous était agréable et commode, ils ne se pressaient pas de
+déménager. Nous nous trouvâmes littéralement dans l'obligation les
+pousser dehors.
+
+Pendant ce temps nous achetâmes un nègre, et cette acquisition, qui
+paraissait la chose du monde la plus simple, me causa un effet si
+nouveau que je me souviendrai toute ma vie des moindres circonstances de
+l'événement.
+
+La législature avait décidé, comme je l'ai rapporté antérieurement, que
+les nègres nés en 1794 seraient libres à l'âge de vingt ans. Mais
+quelques-uns avaient déjà été libérés, soit par leurs maîtres à titre de
+récompense, soit pour un autre motif quelconque. De plus, un usage
+s'était établi auquel aucun maître n'aurait osé se soustraire, sous
+peine d'encourir l'animadversion publique. Lorsqu'un nègre était
+mécontent de sa situation, il allait chez le juge de paix et adressait à
+son maître une prière officielle de le vendre. Celui-ci, conformément à
+la coutume, était tenu de lui permettre de chercher un maître qui
+consentît à le payer tant. Le maître pouvait spécifier un délai de trois
+ou de six mois, mais il le faisait rarement, ne voulant plus conserver
+un ouvrier ou un domestique connu pour vouloir le quitter. De son côté,
+le nègre cherchait une personne disposée à l'acheter. Il avait
+ordinairement trouvé un nouveau maître avant d'avertir celui chez lequel
+il ne voulait pas rester. C'est ce qui nous advint. Betsey, qui
+jouissait d'une très bonne réputation, avait fait notre éloge et se
+désolait de devoir nous abandonner. Quelques bouts de ruban et quelques
+vieilles robes que je lui donnai m'acquirent à bien bon marché une
+réputation de générosité surprenante, renom qui s'était même propagé
+parmi les fermiers de l'ancienne colonie hollandaise. Un jeune nègre
+souhaitait quitter le maître chez lequel il était né, dans le but
+d'échapper ainsi à la sévérité de son père, nègre comme lui, et de sa
+mère. Il vint nous apporter l'écrit l'autorisant à chercher une autre
+situation. Ayant pris des informations, nous sûmes qu'en effet on le
+traitait très rigoureusement, et son père lui-même nous ayant demandé
+d'acheter son fils, nous y consentîmes.
+
+Nous montâmes dans notre traîneau jaune et rouge, attelé de nos deux
+excellents chevaux noirs, et nous nous en allâmes à quatre milles de
+notre ferme, dans une partie du pays--_a tract of land_--où il y avait
+huit ou dix fermes voisines, dont tous les propriétaires se nommaient
+Lansing. Cette singularité tient à ce que, originairement, un premier
+colon a acheté un morceau de terre, dans le temps où, couvertes de
+forêts, les terres se vendaient quatre ou cinq sous l'acre. Le
+défrichement de la partie achetée, commencée par lui, a été continué par
+ses enfants. Ces derniers ont ensuite bâti, sur les parcelles défrichées
+par eux, des maisons semblables de tout point à la maison-mère. C'est
+comme cela qu'il n'est pas rare d'errer pendant tout un jour, de ferme
+en ferme en trouvant partout des propriétaires de même nom, sans
+rencontrer la personne à qui on a affaire.
+
+Néanmoins, comme nous savions le nom de baptême de notre nègre--si tant
+est qu'il ait été baptisé--nous arrivâmes dans la jolie maison de M.
+Henry Lansing, maison bâtie en briques, ce qui est un grand honneur que
+nous ne possédions pas. Là, nous demandâmes à Mme Lansing le nègre Mink,
+nom de celui qui nous avait offert d'entrer à notre service. En
+véritable Hollandaise qui n'avait pas dégénéré, elle s'inquiéta de
+savoir, en assez mauvais anglais, si nous avions apporté l'argent. Mon
+mari compta alors sur la table les 1.000 francs que je tenais sous mon
+manteau, et M. Lansing parut. C'était un homme de grande taille, vêtu
+d'un excellent habit de drap gris, _home span_[26], filé dans sa maison.
+Il fit entrer Mink, et lui prenant la main, la mit dans celle de mon
+mari en lui disant «Voici ton maître.» Cela fait, nous dîmes à Mink que
+nous allions partir. Mais Mme Lansing nous ayant préparé un verre de vin
+de Madère et un biscuit, il fallut absolument les avaler, sous peine de
+passer pour de mauvais voisins. Dans la conversation, le père Lansing
+apprit que mon mari avait représenté le roi de France en Hollande, sa
+terre-mère,--_mother country_--comme il l'appelait. Cela augmenta
+prodigieusement sa considération pour nous. Nous prîmes ensuite congé et
+trouvâmes Mink déjà installé dans le traîneau. Il était monté dans sa
+chambre se revêtir de ses meilleurs habits. Ceux-ci lui appartenaient,
+car il n'emporta aucun des effets achetés des deniers de son maître, pas
+même ses mocassins. Tous ses autres effets personnels, et qui auraient
+tenu dans le fond d'un chapeau, il les plaça dans le caisson du
+traîneau, puis se retournant en touchant son chapeau, comme aurait pu le
+faire le cocher anglais le mieux stylé, il me dit en montrant les
+chevaux: «Sont-ce _mes_ chevaux?» Sur l'affirmative, il prit les rênes
+et partit à toute allure pour sa nouvelle résidence, bien moins
+préoccupé que moi, car, n'ayant jamais acheté un homme, j'étais encore
+toute saisie de la manière dont la chose s'était passée.
+
+
+
+
+V
+
+Peu de jours après, nos vendeurs quittèrent la ferme, nous laissant une
+maison sale et mal tenue, ce qui leur fit beaucoup de tort. C'étaient
+des colons anglais, c'est-à-dire venant des bords de la mer. Ils
+abandonnèrent la propriété après l'avoir occupée pendant quelques
+années, parce qu'elle était devenue trop petite pour eux et qu'ils
+allaient entreprendre un défrichement de l'autre côté de la rivière. Ces
+gens n'avaient pu rassembler des fonds en quantité suffisante pour
+permettre aux diverses générations de la famille de se séparer et
+d'avoir chacune un établissement particulier. C'était un signe de
+pauvreté, de mauvaise conduite ou de défaut d'intelligence, que de
+continuer à vivre tous ensemble. Les Américains sont comme les abeilles:
+les essaims doivent sortir périodiquement de la ruche pour n'y plus
+rentrer.
+
+Dès que nous fûmes seuls dans notre maison, nous consacrâmes un peu
+d'argent à l'arranger. Elle comprenait un rez-de-chaussée seulement,
+élevé de cinq pieds au-dessus de terre. Quand on l'avait bâtie, on avait
+commencé par construire un mur s'enfonçant de six pieds en terre et
+dépassant le sol de deux pieds. Cette partie formait la cave et la
+laiterie. Au-dessus, le reste de la maison était en bois, comme cela se
+voit encore beaucoup dans l'Emmenthal suisse. Les espaces vides de la
+charpente étaient remplis de briques séchées au soleil, ce qui formait
+un mur très compact et très chaud. Nous fîmes revêtir l'intérieur des
+murs d'un enduit de plâtre mêlé à de la couleur, d'un très joli effet.
+
+M. de Chambeau avait très bien profité de ses quatre mois
+d'apprentissage chez son maître menuisier et était véritablement devenu
+très bon ouvrier. D'ailleurs il lui eût été impossible de songer à se
+négliger, car mon activité n'admettait aucune excuse. Mon mari et lui
+auraient pu m'appliquer ces paroles de M. de Talleyrand sur Napoléon:
+«Celui qui donnerait un peu de paresse à cet homme, serait le
+bienfaiteur de l'univers.» En effet, pendant tout le temps que j'ai
+habité la ferme, bien portante ou malade, le soleil ne m'a jamais
+trouvée dans mon lit.
+
+Mink, en prenant une nouvelle situation, avait cherché à échapper, ai-je
+dit, à la sévérité de son maître, et aussi à celle de son père. Sa
+déception fut cruelle quand, quelques jours après, il vit arriver son
+père à la ferme pour traiter également avec nous de son prix. C'était un
+nègre de quarante-cinq à quarante-huit ans, ayant une très grande
+réputation d'intelligence, d'activité et de connaissances en
+agriculture. Il avait adroitement et justement calculé qu'avec des
+maîtres d'une condition élevée, mais sans expérience, il deviendrait
+facilement le maître de la maison et l'homme nécessaire. Son esprit,
+véritablement supérieur, lui suggérait souvent des innovations dont le
+vieux Lansing ne voulait pas entendre parler. Il brûlait d'être avec des
+gens nouveaux qui ne seraient pas uniquement guidés par des préjugés
+comme son maître hollandais, lequel n'admettait pas que l'on changeât la
+moindre chose à des pratiques vieilles de cent ans.
+
+Nous allâmes consulter le général Schuyler et M. Renslaër. Tous deux
+connaissaient ce nègre de réputation. Ils nous complimentèrent sur
+l'envie qu'il avait de nous appartenir, nous engagèrent à le prendre en
+nous donnant même le conseil de le consulter sur tous les détails de
+l'exploitation de la ferme. Nous l'achetâmes très bon marché à cause de
+son âge, car on n'était plus admis à vendre un nègre quand il avait
+dépassé cinquante ans. M. Lansing opposa même cette raison pour ne pas
+nous le céder. Mais le nègre, en produisant son extrait de baptême,
+prouva qu'il n'en avait que quarante-huit.
+
+Nous le vîmes avec plaisir établi dans la ferme. Son fils seul ne
+partagea pas notre satisfaction. Il se nommait Prime, sobriquet qu'il
+s'était acquis par sa supériorité en toutes choses. Pour en finir avec
+l'histoire de notre établissement et de nos nègres, je dirai que nous en
+acquîmes deux autres dont nous fîmes le bonheur. Ils le méritaient
+d'ailleurs bien. L'un d'eux était une femme. Mariée depuis quinze ans,
+elle avait perdu tout espoir de pouvoir être réunie au mari qu'elle
+adorait, son maître, brutal et méchant, ayant toujours refusé de la
+vendre. Prime nous ayant fait acheter le mari, excellent sujet et bon
+travailleur, je me mis dans la tête d'avoir également la femme. Une
+négresse m'était nécessaire. J'avais trop d'ouvrage, et une femme à la
+journée m'eût coûté trop cher.
+
+Je m'en fus donc un matin, en traîneau, avec un sac d'argent chercher
+cette négresse, nommée Judith, chez son maître Wilbeck. Ce dernier était
+le frère de l'homme d'affaires de M. Renslaër. Je lui dis que j'avais
+appris par le _Petroon_ son intention de vendre la négresse Judith. Il
+s'en défendit, prétextant qu'elle lui était très utile. Je lui répondis
+qu'il n'ignorait pas que l'on ne pouvait refuser de vendre un nègre
+quand il le demandait; que cette femme lui en avait témoigné le désir,
+mais qu'il l'avait battue au point de la tuer et qu'elle en était encore
+malade. Brutalement il répliqua qu'elle pourrait chercher un maître
+quand elle serait guérie. «Faites-la appeler, lui dis-je, elle en a
+trouvé un.» Elle vint. En apprenant que j'avais acheté son mari et que
+je voulais l'acheter également pour les réunir, la pauvre femme tomba
+pâmée sur une chaise. Alors Wilbeck, qui connaissait mes relations avec
+M. Renslaër, ne résista pas plus longtemps. Je lui comptai l'argent et
+prévint Judith que son mari viendrait le lendemain la chercher, ainsi
+que sa petite fille. Celle-ci, âgée de trois ans moins quelques mois,
+devait suivre sa mère, d'après la loi. C'est ainsi que notre ménage noir
+se trouva formé. Nous eûmes véritablement beaucoup de bonheur. La femme
+comme l'homme étaient d'excellents sujets, actifs, laborieux,
+intelligents. Ils s'attachèrent à nous avec passion, parce que les
+nègres, quand ils sont bons, ne le sont pas à demi. On pourrait compter
+sur leur dévouement jusqu'à la mort. Judith avait trente-quatre ans et
+était excessivement laide, ce qui n'empêchait pas son mari d'en être
+fou. M. de Chambeau leur organisa une chambre, réservée à eux seuls,
+dans le grenier, jouissance que leur ambition n'aurait jamais osé
+espérer.
+
+Je pense avec plaisir à ces braves gens. Après m'avoir bien servi, ils
+m'ont procuré, comme on le verra plus loin, ce que j'ai nommé, à juste
+titre, _le plus beau jour de ma vie_.
+
+
+
+
+CHAPITRE III
+
+I. Nouvelles relations: MM. Bonamy et Desjardin.--Le beurre de Mme de La
+Tour du Pin.--Une famille de défricheurs.--Vie d'intérieur.--Un présent
+fait à propos.--II. La venue du printemps.--Les sauvages.--Leur respect
+pour la parole donnée.--Leur passion pour le rhum: une scène
+odieuse.--La _Old Squaw_.--III. La visite de M. de Novion.--Squaw
+John.--Un passage en bac émouvant.--Le petit Humbert chez Mme
+Ellisson.--IV. Les quakers trembleurs.--Une visite à leur
+établissement.--V. Mme de La Tour du Pin adopte le costume de
+fermière.--Visite de MM. de Liancourt et Dupetit-Thouars.--VI. Un acte
+de cruauté.--M. de Talleyrand et le banquier Morris.--Projet de voyage à
+Philadelphie et New-York.
+
+
+
+
+I
+
+Deux familles françaises avec lesquelles nous avions lié connaissance
+vivaient à Albany. Elles étaient loin de se ressembler. L'une était
+celle d'un petit marchand fort commun, nommé Genetz, qui arriva dans la
+localité avec quelques fonds en argent et des marchandises de toute
+espèce en mercerie. Il se montrait complaisant, quoiqu'au fond ce fût un
+mauvais drôle, révolutionnaire caché. Mais comme il avait loué un petit
+logement à un Français créole de nos amis, nous le traitions bien en
+qualité de compatriote.
+
+Ce créole de Saint-Domingue connaissait beaucoup mon père, chez qui je
+l'avais vu moi-même à Paris. Il se nommait Bonamy. Ruiné de fond en
+comble par l'incendie du Cap[27], il n'avait sauvé que quelques fonds
+placés en France où sa femme, originaire de Nantes, s'était réfugiée
+avec ses deux filles. Elle mourut dans cette ville, et ses filles,
+encore enfants, avaient été recueillies par des oncles qui les
+élevaient. M. Bonamy, déclaré émigré, ne pouvait retourner ni à
+Saint-Domingue ni en France. Il cherchait le moyen d'assurer son
+existence en Amérique, quand les 10.000 ou 12.000 francs qu'il avait pu
+sauver du Cap auraient été dépensés. C'était un homme de la meilleure
+compagnie, instruit, même savant, rempli d'esprit, d'agrément, de
+facilité à vivre. Il venait souvent chez nous. Prime le ramenait dans le
+traîneau à son retour du marché, où il allait presque tous les jours
+vendre une charge de bois, ainsi que du beurre et de la crème pour les
+déjeuners.
+
+Mon beurre avait pris une grande vogue. Je l'arrangeais soigneusement en
+petits pains, avec un moule à notre chiffre, et le plaçais coquettement
+dans un panier bien propre, sur une serviette fine. C'était à qui en
+achèterait. Nous avions huit vaches bien nourries, et notre beurre ne se
+ressentait pas de l'hiver. Ma crème était toujours fraîche. Cela me
+valait tous les jours pas mal d'argent, et la charge de bois du traîneau
+rapportait au moins deux piastres[28].
+
+Prime, quoique ne sachant ni lire ni écrire, n'en tenait pas moins son
+compte avec une telle exactitude qu'il n'y avait jamais la moindre
+erreur. Il rapportait souvent de la viande fraîche achetée à Albany, et,
+à son retour, mon mari, sur ses indications, inscrivait le montant de
+ses recettes et de ses dépenses.
+
+M. Bonamy venait ordinairement le samedi et restait à la ferme jusqu'au
+lundi. Une fois, au commencement du printemps, son séjour fut plus long.
+Une chute de cheval le retint chez nous au delà de quinze jours.
+
+L'autre famille habitait Albany, en attendant le moment d'aller
+s'établir au Blackriver, du côté du lac Erié. Son chef, M. Desjardin,
+était l'agent d'une compagnie propriétaire d'immenses terrains qu'elle
+revendait en parcelles à de pauvres colons irlandais ou écossais, ou
+même français, que des négociants de New-York lui adressaient.
+
+Suivons un de ces groupes de colons, que j'ai connu, pour faire
+comprendre cette sorte d'établissement.
+
+Il était composé du mari, de la femme, d'un garçon de quinze à dix-sept
+ans et de deux filles. Je les vis partir à pied, marchant sur la neige,
+chacun des trois premiers le dos chargé d'un paquet disposé en forme de
+hotte. Le mari conduisait à la main un mauvais cheval attelé à un petit
+traîneau, sur lequel il avait placé deux barriques, l'une de farine,
+l'autre de porc salé, plusieurs haches, des outils de jardinage ou
+autres, quelques paquets et les deux petites filles.
+
+Arrivés au Kentucky, État maintenant si florissant, mais désert alors,
+ils se seront adressés au représentant de la personne qui leur avait ou
+vendu ou affermé la terre sur laquelle ils devaient s'établir. Leur
+premier soin aura été d'abattre des arbres pour construire la _log
+house_. Provisoirement des voisins les auront logés. Ils auront ensuite
+débarrassé le sol de ses broussailles en y mettant le feu qui aura
+également brûlé les basses branches des arbres. À la fonte des neiges,
+ils auront ratissé ces charbons avec une herse et semé du blé. Il n'en
+fallait pas davantage pour avoir une bonne récolte. Peu à peu on se sera
+servi des grands arbres, dont quelques branches seulement étaient
+brûlées, pour construire des clôtures--_fences_--destinées à séparer la
+propriété en plusieurs lots, parmi lesquels le plus arrosé devient une
+prairie et une pâture. Et voilà une famille appelée à prospérer. Si un
+voyageur passe par là, il voit sortir de la hutte sept ou huit enfants
+de tout âge, frais et dispos, vivant de farine de maïs, de lait, de
+beurre, et tous se rendant utiles dès l'âge de quatre ans.
+
+Ordinairement cette propriété est grevée d'une petite rente soit en blé
+soit en argent. Notre ferme payait quinze boisseaux de blé en nature ou
+en argent au _Petroon_ Renslaër, et il en était de même pour toutes les
+fermes de son immense propriété de dix-huit milles de large sur
+quarante-deux de long.
+
+M. Desjardin avait apporté d'Europe un mobilier complet et, entre autres
+choses, une bonne bibliothèque de mille à quinze cent volumes. Il nous
+les prêtait, et mon mari ou M. de Chambeau me faisait la lecture le soir
+pendant que je travaillais.
+
+Nous déjeunions à 8 heures et nous dînions à 1 heure. Le soir, à 9
+heures, nous prenions le thé, avec des tartines de notre excellent
+beurré et du bon fromage de _stilton_ que M. de Talleyrand nous avait
+expédié. À cet envoi, il avait joint, à mon intention, un présent qui me
+causa le plus grand plaisir: c'était une belle et bonne selle de femme,
+y compris la bride, la couverture et les autres accessoires. Jamais don
+n'était venu si à propos. Nous avions, en effet, acheté avec la ferme,
+et par-dessus le marché, deux jolies juments pareilles de robe et de
+taille, mais très dissemblables de caractère.
+
+L'une avait le tempérament d'un agneau, et quoiqu'elle n'eût jamais eu
+de mors dans la bouche, je la montai le jour même qu'elle fut sellée
+pour la première fois. En peu de jours, je la dressai aussi bien
+qu'aurait pu l'être un cheval de manège. Ses allures étaient très
+agréables et à l'occasion elle vous suivait comme un chien. L'autre
+était un démon que toute l'habileté de M. de Chambeau, officier de
+cavalerie, n'était pas parvenue à dompter. On arriva à la maîtriser au
+printemps seulement, en la faisant labourer entre deux forts chevaux et
+en fixant par les naseaux à un même gros bâton les têtes des trois
+bêtes. Elle en fut si furieuse, les premières fois, qu'au bout de dix
+minutes elle était mouillée de sueur. Avec le temps cependant on put la
+calmer. C'était une excellente jument valant au moins de 25 à 30 louis.
+
+
+
+
+II
+
+À propos du printemps, il est intéressant de rapporter avec quelle
+promptitude il arrivait dans ces parages. La latitude, 43 degrés, se
+faisait sentir alors et reprenait tout son empire. Le vent du
+nord-ouest, après avoir régné tout l'hiver, cessa brusquement dans les
+premiers jours de mars. Les brises du Midi commencèrent à souffler, et
+la neige fondit avec une telle promptitude que les chemins se
+transformèrent en torrents pendant deux jours. Comme notre habitation
+occupait le penchant d'une colline, nous fûmes bientôt débarrassés de
+notre manteau blanc. La neige, épaisse de trois à quatre pieds, avait
+garanti pendant l'hiver l'herbe et les plantes de la gelée. Aussi, en
+moins d'une semaine, les prés verdissaient, se couvraient de fleurs et
+une innombrable variété de plantes de toute espèce, inconnues en Europe,
+remplissaient les bois.
+
+Les sauvages, qui n'avaient pas paru de tout l'hiver, recommencèrent à
+visiter les fermes. L'un d'eux, au commencement des temps froids,
+m'avait demandé la permission de couper des branches d'une espèce de
+saule dont les jets, gros comme le doigt, ont de cinq à six pieds de
+long, en promettant de me tresser des paniers pendant la saison
+hivernale. Je ne comptais guère sur cette promesse, doutant fort que les
+sauvages fussent esclaves de leur parole à ce point, quoiqu'on me l'eût
+cependant affirmé. Je me trompais, car la neige n'était pas fondue
+depuis huit jours que mon Indien reparut avec une charge de paniers. Il
+m'en donna six, enchâssés les uns dans les autres. Le premier, rond et
+fort grand, était tellement bien tressé que, rempli d'eau, il la
+retenait comme un vase de terre. Ayant voulu les lui payer, il s'y
+refusa absolument et accepta seulement une jatte de lait de beurre[29],
+dont ils sont très friands. On m'avait avertie de ne leur donner jamais
+de rhum, pour lequel ils ont une passion immodérée, et j'avais
+d'ailleurs été témoin, à Troy, d'une scène affreuse à ce sujet.
+
+Un sauvage, passant dans la localité avec sa femme, s'était arrêté
+devant un peintre occupé à décorer une boutique. Quelques jeunes gens
+lui demandèrent de se peindre sur la peau, en noir et rouge, les figures
+qu'il portait en allant en guerre. Il y consentit, à condition qu'on lui
+donnerait un _quart_ de rhum. Cette mesure anglaise vaut un litre et
+demi de France[30]. Puis il s'assit avec beaucoup de gravité sur un
+banc, et sa femme prenant un pinceau lui traça sur la peau, avec
+beaucoup d'exactitude, des croissants, des serpents, des images du
+soleil et d'autres encore. Après quoi, il poussa le cri de guerre, celui
+de l'appel, de l'attaque, etc... Jusque-là, rien que d'assez amusant.
+Mais il réclama le salaire promis, et on lui apporta un _quart_ de rhum.
+Il le prit et le but d'un trait sans en laisser une goutte. Aussitôt il
+tomba, comme mort, étendu sur le sable au bord de la rivière. Sa
+compagne, avec cette prodigieuse patience des femmes sauvages, s'assit
+près de lui et resta là plusieurs heures sans remuer. En sortant de son
+engourdissement, il se précipita dans la rivière pour effacer les
+dessins coloriés dont il était couvert. Mais l'eau, loin de les enlever,
+ne faisait que mêler et étendre davantage les couleurs sur son corps. Le
+spectacle était horrible à voir. Il comprit alors seulement qu'on
+s'était moqué de lui, chose que les sauvages ne pardonnent jamais. Aussi
+s'en alla-t-il en prononçant des menaces et des malédictions, et les
+gens raisonnables avertirent les auteurs de la plaisanterie que si
+jamais il trouvait l'occasion de se venger, fût-ce dans vingt ans, il le
+ferait.
+
+Je me gardais donc bien de donner du rhum à mes visiteurs. Mais j'avais
+dans un ancien carton des restes de fleurs artificielles, des plumes,
+des bouts de rubans de toutes couleurs, des grains de verre soufflé, qui
+avaient été autrefois à la mode, et je les distribuais aux femmes que
+cela ravissait. Parmi elles s'en trouvait une très vieille à l'aspect
+repoussant. On la nommait la _Old Squaw_[31], et lorsqu'elle paraissait,
+ma négresse n'était pas tranquille. Elle jouissait de la réputation
+d'être sorcière et de jeter des sorts. Quand on avait des poules à
+couver, des vaches ou des truies prêtes à mettre bas; quand on avait
+semé des légumes ou que l'on entreprenait quelque détail important du
+ménage, si la _Old Squaw_ survenait, il était essentiel de se la rendre
+favorable par quelque présent qu'elle pût employer à sa parure.
+
+Une vieille femme est toujours, même dans la vie civilisée, une chose
+fort laide. Que l'on se figure maintenant la _Old Squaw_, femme de
+soixante-dix ans, à la peau noire et tannée, qui a passé sa vie entière
+le corps nu exposé à toutes les intempéries des saisons, la tête
+couverte de cheveux gris que le peigne n'a jamais touchés; ayant pour
+tout vêtement une sorte de tablier de gros drap bleu et une petite
+couverture de laine--effets qui ne sont remplacés que lorsqu'ils tombent
+en guenilles;--la couverture jetée sur les épaules et attachée, les deux
+pointes sous le menton, au moyen d'une broche de bois, d'un clou ou
+d'une épine d'acacia. Eh! bien, cette femme, qui parlait assez bien
+l'anglais, aimait la parure avec fureur. Tout lui était bon pour cela.
+Le bout d'une vieille plume rose, un noeud de ruban, une vieille fleur,
+la mettaient de bonne humeur. Lui permettait-on en outre de se regarder
+un moment dans le miroir, on pouvait se flatter qu'elle était favorable
+à vos couvées et à vos vaches, que votre crème ne tournerait pas et que
+votre beurre aurait une belle couleur jaune.
+
+Cependant ces sauvages, à peine familiarisés avec quelques mots
+d'anglais, qui passaient leur été à courir de ferme en ferme, étaient
+aussi sensibles aux bons procédés, à une réception amicale, que l'aurait
+été un seigneur de la cour. Ils avaient bientôt compris que nous
+n'appartenions pas à la même classe que les autres fermiers nos voisins.
+Aussi disaient-ils en parlant de moi: _Mrs Latour... from the old
+country... great lady... very good to poor squaw_[32].
+
+Ce mot de _squaw_ signifie sauvage. Il qualifie indifféremment tout être
+ou tout objet provenant des pays où la civilisation européenne n'a pas
+encore pénétré. Ainsi il s'applique aux oiseaux de passage: _squaw
+pigeon, squaw turkey_[33]; aux objets apportés par les sauvages: _squaw
+baskett_[34], etc., etc.
+
+
+
+
+III
+
+Un jour, nous eûmes la visite d'un Français, officier du régiment de mon
+mari, M. de Novion. Tout frais débarqué d'Europe, il fut fort heureux
+d'apprendre que son ancien colonel était devenu fermier. Ayant apporté
+avec lui quelques fonds, il en aurait volontiers disposé pour acheter
+une petite ferme dans notre voisinage. Mais, ne possédant aucune notion
+d'agriculture, ne sachant pas un mot d'anglais, sans femme ni enfants,
+il manquait de toutes les qualités requises pour faire un établissement
+raisonnable. M. de La Tour du Pin le lui représenta. Il eut quand même
+l'envie de parcourir le pays. Nous montâmes à cheval ensemble. Au bout
+de quelques milles, je m'aperçus que j'avais oublié mon fouet. Comme M.
+de Novion n'avait pas de couteau pour me tailler une baguette, il ne
+pouvait m'en procurer une. Le bois était assez fourré. À ce moment,
+j'aperçus, assis derrière un buisson, un de mes amis, et je l'appelai:
+«Squaw John»
+
+Rien ne saurait peindre la surprise, presque l'effroi de M. de Novion,
+lorsqu'il vit sortir du buisson et venir à nous, en me tendant la main,
+un homme de grande taille, avec une bande de drap bleu, qui lui passait
+entre les jambes et venait se fixer à un bout de corde roulée autour de
+la ceinture, pour tout vêtement. Son étonnement s'accrut en voyant la
+familiarité de cet homme à mon égard et le sang-froid avec lequel nous
+engageâmes, l'Indien et moi, une conversation dont, pour sa part, il ne
+comprenait pas un mot. Poursuivant notre route au pas, je n'avais pas eu
+le temps encore de lui donner des explications sur ma singulière
+connaissance et sur son costume bizarre, que Squaw John sautait
+légèrement du haut d'un tertre qui dominait la route et me présenta
+poliment, en guise de cravache, une baguette dont il achevait d'enlever
+l'écorce avec son tomahawk[35].
+
+M. de Novion, je n'en doute pas, résolut au fond de son coeur de ne
+jamais habiter un pays où l'on était exposé à de semblables rencontres.
+«Et si vous aviez été seule, madame?» s'écria-t-il.--«J'aurais été tout
+aussi rassurée, répondis-je. Sachez même que si, pour me défendre de
+vous, je lui avais dit de vous lancer son casse-tête, il l'aurait fait
+sans hésiter.» Ce genre d'existence ne sembla pas lui sourire. En
+rentrant, il confia à mon mari que j'avais de singuliers amis, que,
+quant à lui, sa détermination était prise et qu'il irait vivre à
+New-York, où la civilisation paraissait plus avancée.
+
+Cette promenade un peu trop longue me fatigua, et fut la cause d'une
+rechute de la fièvre double tierce dont je souffrais déjà depuis deux
+mois. J'en avais été atteinte à la suite d'une grande frayeur que j'ai
+oublié de raconter.
+
+J'eus besoin, un jour du printemps, d'aller à Troy chercher quelque
+ingrédient d'ouvrage. Les nègres travaillaient aux champs avec mon mari,
+et M. de Chambeau était dans son atelier de menuiserie. Je me rendis
+donc à l'écurie, où je sellai et bridai moi-même ma jument, comme cela
+m'arrivait souvent, puis j'étais partie au petit galop. En revenant, je
+passai la rivière en bac avec ma monture, dans l'intention d'aller voir
+une de mes amies qui habitait un moulin situé à un mille de la ville.
+Elle me retint pour prendre le thé, et, comme il se faisait tard, je
+regagnai le bac à une bonne allure, ce qui me donna très chaud. Au
+moment de quitter le bord, quatre gros boeufs, allant à Albany avec leur
+conducteur, entrèrent dans le bac, malgré Mat, le batelier. Celui-ci ne
+voulait pas les passer, car il s'était aperçu que ma jument en avait
+peur. Mon premier mouvement fut de ressortir, mais le jour s'avançait et
+j'eus la crainte que mon mari ne s'inquiétât. Je restai donc. Voilà
+qu'au milieu du courant, ces quatre colosses de boeufs, en liberté
+naturellement, se mettent tous à boire du même côté de l'embarcation. Le
+bac penche, et nous étions sur le point de chavirer. Mat s'approche de
+moi et me dit: «Lâchez votre cheval et prenez-moi par la ceinture.» Je
+n'avais pas, jusque-là, eu conscience de l'imminence du danger, mais en
+entendant ces mots le sang se glaça dans mes veines. À ce moment
+critique, un passager tira heureusement son couteau et l'enfonça dans la
+cuisse d'un des boeufs. L'animal, sous le coup de la douleur, saute dans
+la rivière; les trois autres le suivent, et le bac se redressa, non sans
+embarquer toutefois assez d'eau pour qu'on en eût jusqu'à la cheville du
+pied.
+
+Mat voulait me faire boire un petit verre de rhum. Je refusai, et j'eus
+grand tort. En grande hâte, je remontai sur ma jument pour rentrer à la
+ferme d'un bon galop. Aussitôt arrivée, ma négresse me força de prendre
+une boisson bien chaude. Malgré cela j'eus la fièvre le lendemain, et
+tous les jours suivants à la même heure et pendant le même temps. Rien
+ne pouvait m'en guérir, ni l'admirable quinquina que M. de Talleyrand
+m'envoya de Philadelphie, ni les drogues d'un chirurgien français nommé
+Rousseau. Ce dernier n'était peut-être pas plus médecin que moi. Mais il
+était Français et nous avait rendu quelques services. Cela suffisait
+pour m'inspirer de la confiance.
+
+Ces accès de fièvre, dont la durée variait entre cinq et six heures,
+nuisaient beaucoup à ma besogne journalière. Ils m'affaiblissaient,
+m'enlevaient l'appétit, et, quoique je ne sois jamais restée couchée,
+ils me faisaient grelotter cependant par une chaleur de 30 degrés et me
+rendaient incapable de tout travail. Une bonne fille, ma voisine, qui
+demeurait non loin de nous dans le bois avec ses parents, me vint en
+aide dans la circonstance. Elle était couturière de son métier et
+travaillait parfaitement. Le matin, elle arrivait à la ferme, y restait
+toute la journée, ne réclamant pour unique salaire que la nourriture.
+
+Mon fils avait alors cinq ans passés, quoique, à en juger par sa taille,
+on lui en aurait donné sept. Il parlait parfaitement l'anglais, beaucoup
+mieux même que le français. Une dame d'Albany, amie des Renslaër et
+femme du ministre anglican, l'avait pris en affection. Plusieurs fois
+déjà il avait été passer des après-midi chez elle. Un jour, elle me
+proposa de se charger de l'enfant pour tout l'été, me promettant de lui
+apprendre à lire et à écrire. Elle me représenta qu'à la campagne je
+n'avais pas le temps de m'occuper de lui, qu'il gagnerait ma fièvre, et
+ajouta plusieurs autres raisons pour m'engager à céder à son désir.
+
+Cette dame s'appelait Mme Ellison. Elle était âgée de quarante ans et
+n'avait jamais eu d'enfants, ce dont elle ne pouvait se consoler. Je
+finis par consentir à lui donner Humbert; et il fut très heureux et
+parfaitement soigné chez elle. Cette détermination m'ôta beaucoup de
+souci. À la ferme, je craignais sans cesse qu'il ne lui arrivât quelque
+accident avec les chevaux qu'il aimait beaucoup. Il n'y avait presque
+pas moyen de l'empêcher d'accompagner les nègres aux champs et surtout
+de se mêler aux sauvages, avec lesquels il voulait toujours s'en aller.
+On m'avait raconté que les Indiens enlevaient quelquefois les enfants.
+Aussi lorsque je les voyais pendant des heures entières assis immobiles
+à ma porte, je me figurais qu'ils épiaient le moment favorable de
+prendre mon fils.
+
+
+
+
+IV
+
+Un joli wagon chargé de beaux légumes passait souvent dans notre cour.
+Il appartenait aux _quakers trembleurs_, installés à six ou sept milles
+de là. Le conducteur de ce chariot s'arrêtait chaque fois chez nous, et
+je ne manquais jamais de causer avec lui de leur manière de vivre, de
+leurs coutumes, de leur croyance. Il nous engagea à visiter leur
+établissement, et nous nous y décidâmes un jour. On sait que cette secte
+de quakers appartient à la secte réformée des anciens quakers qui
+s'étaient réfugiés en Amérique avec Penn.
+
+Après la guerre de 1763, une femme anglaise s'érigea en apôtre
+réformatrice. Elle fit beaucoup de prosélytes dans l'État de Vermont et
+dans celui de Massachusetts. Plusieurs familles mirent leurs biens en
+commun et achetèrent des terres dans les parties alors encore inhabitées
+du pays. Mais à mesure que les défrichements se rapprochaient et les
+atteignaient, ils vendaient leurs établissements pour se retirer plus
+avant dans les terres. Cependant ils ne se décidaient à se déplacer que
+lorsque quelque propriétaire étranger à leur secte les touchait
+immédiatement.
+
+Ceux dont je parle étaient alors protégés de tous côtés par une
+épaisseur de forêts de plusieurs milles. Ils n'avaient donc pas encore à
+craindre des voisins. Leur établissement était limité d'un côté par des
+bois d'une superficie de 20.000 acres, appartenant à la ville d'Albany,
+et de l'autre par une rivière, la Mohawk. Sans doute qu'ils n'habitent
+plus maintenant dans la région où je les ai connus et qu'ils se sont
+retirés au delà des lacs. C'était un essaim de leur chef-lieu de
+Lebanon, l'établissement installé dans la grande forêt que nous avions
+traversée en allant de Boston à Albany.
+
+Notre nègre Prime, auquel aucun des chemins des environs n'était
+inconnu, nous mena chez eux. Nous fûmes d'abord au moins trois heures
+sous bois, suivant un chemin à peine tracé; puis, après avoir passé la
+barrière qui marquait la limite de la propriété des quakers, la route
+devint plus distincte et même soignée; mais nous eûmes encore à
+traverser une grande épaisseur de forêt, coupée çà et là de prairies, où
+des vaches et des chevaux paissaient en liberté. Enfin, nous débouchâmes
+dans une vaste éclaircie, traversée par un beau ruisseau et entourée de
+bois de tous côtés. Au milieu s'élevait l'établissement, composé d'un
+grand nombre de belles maisons en bois, d'une église, d'écoles et de la
+maison commune, construites en briques.
+
+Le quaker dont nous avions fait connaissance nous accueillit avec
+bienveillance, quoique avec une certaine réserve. On indiqua à Prime une
+écurie où il pouvait mettre ses chevaux, car il n'y avait pas d'auberge.
+Nous avions été prévenus que personne ne nous offrirait rien et que
+notre guide seul nous parlerait. Il nous mena d'abord dans un superbe
+potager, parfaitement bien cultivé. Tout y était dans l'état le plus
+prospère, mais sans le moindre vestige d'agrément. Beaucoup d'hommes et
+de femmes travaillaient à la culture ou au sarclage de ce jardin, dont
+la vente des légumes représentait la plus grande branche des revenus de
+la communauté.
+
+Nous visitâmes les écoles de garçons et de filles, les immenses étables
+communes, les laiteries, les fabrications de beurre et de fromage.
+Partout on constatait un ordre et un silence absolus. Les enfants,
+garçons ou filles, étaient tous vêtus d'un habit de même forme et de
+même couleur. Les femmes, quel que fût leur âge, portaient des
+habillements pareils en laine grise, très soignés et très propres. Par
+les fenêtres, on pouvait apercevoir des métiers de tisserands, des
+pièces de drap que l'on venait de teindre, des ateliers de tailleurs ou
+de couturières. Mais pas une parole, pas un chant ne se faisaient
+entendre.
+
+Enfin une cloche sonna. Notre guide nous dit qu'elle annonçait la prière
+et nous demanda si nous voulions y assister. Nous y consentîmes très
+volontiers, et il nous mena vers la plus grande des maisons, qu'aucun
+signe extérieur ne distinguait des autres. À la porte, on me sépara de
+mon mari et de M. de Chambeau, puis on nous plaça aux extrémités
+opposées d'une immense salle, de chaque côté d'une cheminée où brûlait
+un magnifique feu. On était alors au commencement du printemps et le
+froid se faisait encore sentir dans ces grands bois. Cette salle pouvait
+avoir de cent cinquante à deux cents pieds de long sur cinquante de
+large. On y accédait par deux portes latérales. Une grande clarté y
+régnait et les murs, sans aucun ornement quelconque, étaient
+parfaitement unis et peints en bleu clair. À chaque bout de la salle
+s'élevait une petite estrade sur laquelle était placé un fauteuil en
+Bois.
+
+J'étais assise dans le coin de la cheminée, et mon guide m'avait
+recommandé le silence, d'autant plus facile à garder d'ailleurs que je
+me trouvais seule. Tout en me tenant dans la plus stricte immobilité,
+j'eus le loisir d'admirer le plancher, fait de bois de sapin sans aucun
+noeud et d'une perfection rare de blancheur et de construction. Sur ce
+beau plancher étaient dessinées, en sens divers, des lignes représentées
+par des clous de cuivre, brillants de propreté, et dont les têtes se
+touchaient à fleur de bois. Je recherchais en moi-même quel pouvait être
+l'usage de ces lignes, qui ne semblaient avoir aucun rapport entre
+elles, quand à un dernier coup de cloche les deux portes latérales
+s'ouvrirent, et je vis arriver de mon côté cinquante à soixante jeunes
+filles ou femmes précédées par l'une d'entre elles, déjà âgée, qui
+s'assit sur l'un des fauteuils. Aucun enfant ne les accompagnait.
+
+Des hommes se rangèrent de même du côté opposé, où se trouvaient MM. de
+La Tour du Pin et de Chambeau. Je remarquai alors que les femmes se
+tenaient debout sur les lignes de clous, en observant de ne pas les
+dépasser avec la pointe des pieds. Elles restèrent immobiles jusqu'au
+moment où la femme assise sur le fauteuil poussa une sorte de
+gémissement ou de hurlement qui n'était ni une parole ni un chant.
+Toutes changèrent alors de place, et je crus comprendre que l'espèce de
+cri étouffé que j'avais entendu devait représenter un commandement.
+Après plusieurs évolutions, on s'arrêta, et la vieille femme marmotta
+encore une assez longue suite de paroles dans une langue tout à fait
+inintelligible, mais à laquelle se mêlaient, me sembla-t-il, quelques
+mots anglais. Après quoi la sortie se fit dans le même ordre qu'à
+l'entrée. Ayant ainsi visité l'établissement dans tous ses détails, nous
+prîmes congé de notre bienveillant guide et nous remontâmes dans notre
+wagon pour rentrer chez nous, peu édifiés de l'hospitalité des quakers.
+
+Lorsque celui d'entre eux qui allait vendre les légumes et les fruits
+passait devant notre ferme, je lui achetais toujours quelque chose.
+Jamais il ne voulait prendre l'argent de ma main. Avais-je fait observer
+que le prix qu'il réclamait était trop élevé, il disait: «Comme vous
+voudrez--_Just as you please_.» Alors je mettais sur le coin de la table
+la somme que j'estimais suffisante. Si le prix lui convenait, il le
+prenait; sinon, il remontait sur son wagon et s'en allait sans dire un
+mot. C'était un homme à l'air très respectable, toujours parfaitement
+vêtu d'un habit, d'une veste et d'un pantalon en drap gris--home
+spun[36]--sortant de leur propre manufacture.
+
+
+
+
+V
+
+Une chose m'avait rendue tout de suite très populaire. Le jour où je
+m'établis à la ferme j'adoptai, sans témoigner la moindre surprise de ma
+métamorphose, l'habillement porté par les fermières mes voisines: la
+jupe de laine bleue et noire rayée, la petite camisole en toile de coton
+rembrunie, le mouchoir de couleur, les cheveux séparés comme on les
+porte maintenant et relevés avec un peigne; en hiver, des bas de laine
+gris ou bleus, avec des mocassins ou chaussons de peau de buffle; en
+été, des bas de coton et des souliers. Je ne mettais de robe ou de
+corset que pour me rendre à la ville. Parmi les effets que j'avais
+apportés en Amérique se trouvaient deux ou trois habits de cheval. Je
+les utilisais pour me transformer en _dame élégante_, quand je n'allais
+faire qu'une visite aux Schuyler ou aux Renslaër, car, le plus souvent,
+nous dînions et nous restions ensuite toute la soirée avec eux,
+particulièrement quand il faisait clair de lune, et surtout pendant la
+neige. Dans ce dernier cas, la route, une fois tracée, formait un chemin
+creux d'un à deux pieds de profondeur dont les chevaux ne sortaient
+jamais.
+
+Plusieurs de nos voisins avaient l'habitude de passer dans notre cour
+pour aller à Albany. Les connaissant tous, nous ne nous y opposions pas.
+De plus, en causant un moment avec eux, j'apprenais toujours l'une ou
+l'autre nouvelle. De leur côté, ils aimaient à parler _of the old
+country_[37]. Ils se plaisaient aussi à admirer nos petits
+embellissements. Une élégante petite maison en bois pour nos cochons,
+chef-d'oeuvre de M. de Chambeau et de mon mari, excitait surtout leur
+admiration. Ils l'exprimaient avec une pompe de langage qui nous amusait
+toujours: _What a noble hog sty!_[38].
+
+Au commencement de l'été de 1795, nous eûmes la visite du duc de
+Liancourt. Il en a parlé fort obligeamment dans son _Voyage en
+Amérique_. Il arrivait des nouveaux établissements formés depuis la
+guerre de l'Indépendance sur les bords de la Mohawk et dans le
+territoire cédé par la nation des Onéidas. M. de Talleyrand lui avait
+remis des lettres pour les Schuyler et les Renslaër. Après un séjour
+d'une journée chez nous, je lui proposai de le ramener à Albany pour le
+présenter à ces deux familles. Avait-il pris au sérieux ma jupe de laine
+et ma camisole de toile? Je ne sais, mais le fait est que c'est
+seulement quand il me vit paraître avec une jolie robe et un chapeau
+très bien fait, quoique la marchande de modes ne s'y fût pas employée,
+et quand mon nègre Mink avança le joli wagon attelé de deux excellents
+chevaux porteurs de harnais luisants de propreté, qu'il sembla commencer
+à comprendre que nous n'étions pas encore devenus tout à fait des
+mendiants. Ce fut à moi, à ce moment, de m'écrier que pour rien au monde
+je ne le mènerais chez Mmes Renslaër et Schuyler, s'il ne faisait
+lui-même un peu de toilette. En effet, avec ses vêtements couverts de
+boue, de poussière, déchirés en plusieurs endroits, il avait l'air d'un
+naufragé échappé aux pirates, et personne n'aurait pu se douter que sous
+cet accoutrement bizarre se cachait un premier gentilhomme de la
+chambre. Nous fîmes nos conditions: j'acceptai de le conduire chez Mmes
+Renslaër et Schuyler, et il consentit à ouvrir sa malle, laissée à
+l'auberge d'Albany, pour se vêtir plus convenablement. Puis j'allai
+faire une visite dans la ville en attendant qu'il eût procédé à sa
+toilette. La transformation ne devait pas être aussi complète qu'il me
+l'avait laissé espérer. Je lui reprochai amèrement, en particulier, une
+pièce au genou ornant un pantalon de nankin, apporté sans doute d'Europe
+tant il était usé par le blanchissage.
+
+Nos visites faites, il me promit de revenir le lendemain à la ferme, et
+je le laissai à Albany, ramenant avec moi son compagnon de voyage, M.
+Dupetit-Thouars.
+
+Ce dernier resta plusieurs jours chez nous, pendant que M. de Liancourt
+visitait les environs de la ville. M. Dupetit-Thouars, homme fort
+aimable, arrivait alors de cet établissement de Français, nommé
+_Asilum_, qui avait si mal réussi dans la Caroline. Les associés ne
+s'étaient pas entendus et avaient mal employé leurs fonds. Au bout d'un
+an, on fut obligé de tout revendre à perte, et chacun avait tiré de son
+coté. M. Dupetit-Thouars, extrêmement spirituel et gai, nous lit les
+récits les plus comiques de ce défrichement manqué, et les trois ou
+quatre jours qu'il passa à la ferme nous laissèrent un bon et agréable
+souvenir. Il devait finir d'une mort glorieuse, quelques années après, à
+Aboukir.
+
+Quant à M. de Liancourt, je ne le revis plus. La fièvre double tierce
+dont je souffrais à tout moment me rendait peu propre aux courses et aux
+promenades. D'ailleurs, ce grand seigneur philanthrope, avec sa
+prétention de toujours en remontrer aux gens du pays sans en vouloir
+rien apprendre, m'avait déplu extrêmement. Les amis chez lesquels nous
+étions allés ensemble ne l'avaient pas goûté davantage. La spirituelle
+Mme Renslaër l'avait jugé, dès le premier abord, comme un homme fort
+médiocre. On me reprochera comme une ingratitude de le traiter si mal,
+car il a parlé de moi de la manière la plus flatteuse dans son
+livre[39], dont la lecture, je l'avoue à ma honte, ne m'a laissé que le
+souvenir du passage que je lui ai inspiré.
+
+
+
+
+VI
+
+Ma fièvre commençait à passer, les accès diminuaient de durée, quand
+l'émotion causée par un acte de cruauté inouï commis par l'un de nos
+voisins, me la rendit plus forte que jamais. Cet homme possédait un beau
+chien de Terre-Neuve. L'animal m'avait prise en amitié et ne voulait pas
+quitter la ferme. J'eus beau le faire ramener tous les soirs chez son
+maître par Prime qui, en allant coucher chez sa femme, passait devant
+l'habitation du propriétaire du chien, c'était peine perdue. Une heure
+après, si on ne le mettait pas à l'attache, on le voyait de nouveau
+apparaître. Je ne savais quel moyen employer pour l'obliger à ne pas
+quitter son maître, lorsqu'un jour, comme, je me trouvais seule à la
+maison avec ma négresse, nous vîmes passer le propriétaire de la pauvre
+bête monté sur un cheval porteur d'un harnais dont les traits étaient
+attachés à un palonnier armé d'un crochet. L'infortuné _Trim_, c'était
+le nom du chien, alla le caresser et le suivit hors de la cour. Au bout
+d'un moment, des hurlements affreux se font entendre. Judith et moi nous
+sortons en toute hâte, et nous voyons avec horreur que cet homme cruel
+avait attaché le malheureux chien par les quatre pattes au crochet du
+palonnier, et qu'il s'en allait au galop traînant la pauvre bête sur le
+chemin pierreux. Peu à peu les cris se perdirent dans le lointain, mais
+cette action m'avait si vivement émue que, deux heures après, j'étais
+reprise d'un accès de fièvre, le plus violent que j'eusse encore
+éprouvé.
+
+Quelques jours après le passage de M. de Liancourt, vers le mois de
+juin, nous reçûmes de M. de Talleyrand une lettre par laquelle il nous
+informait d'un fait qui aurait pu avoir pour nous de sérieuses
+conséquences, et, en même temps, du service important que, dans la
+circonstance, il venait de nous rendre. Le reliquat des fonds que nous
+devions recevoir de Hollande, 20.000 à 25.000 francs, avaient été
+consignés à la maison Morris de Philadelphie. M. de Talleyrand s'était
+chargé de retirer cette somme, et il attendait, pour le faire,
+l'autorisation de mon mari. Par un hasard vraiment providentiel, il
+apprit un soir, grâce à une indiscrétion, que M. Morris devait déclarer
+sa faillite le lendemain. Sans perdre un instant, il se rend chez le
+banquier, force sa porte dont on défendait l'entrée, et pénètre dans son
+cabinet. Il lui apprend qu'il connaît sa situation, et le contraint à
+remettre entre ses mains les lettres de change hollandaises dont il
+n'était nanti qu'à titre de dépositaire. M. Morris se laissa persuader
+par la crainte du déshonneur qui résulterait pour lui de l'abus de
+confiance que M. de Talleyrand ne manquerait pas de publier. Il y mit
+pour seule condition que M. de La Tour du Pin lui signerait une
+déclaration du versement des fonds. M. de Talleyrand engageait donc mon
+mari à venir à Philadelphie pour régler cette affaire. En même temps, il
+me conseillait de l'accompagner, car, ayant consulté plusieurs médecins,
+disait-il, sur l'obstination de ma fièvre, tous émettaient l'avis qu'un
+voyage pouvait seul m'en débarrasser.
+
+M. Law possédait une charmante maison à New-York. Plusieurs fois déjà il
+nous avait proposé de venir lui faire une visite. La moisson ne devait
+pas se faire avant un mois. M. de Chambeau était au courant de tous les
+détails de la ferme. Rien ne s'opposait donc à ce voyage. Susy[40],
+notre voisine, la jeune fille, dont j'ai déjà parlé, acceptait de venir
+me remplacer pour soigner ma petite fille. Quant à mon fils Humbert,
+toujours chez Mme Ellison à Albany, il ne s'apercevrait même pas de
+notre absence.
+
+
+
+
+CHAPITRE IV
+
+I. Ce qui donna à Fulton l'idée d'appliquer la vapeur à la
+navigation.--Voyage à New-York.--La rivière d'Hudson.--West-Point.--La
+trahison du général Arnold et le supplice du major André.--II. Séjour à
+New-York.--Regrets de Mme de La Tour du Pin de n'avoir pas vu le général
+Washington.--M. Hamilton.--Intéressantes conversations chez M. Law.--Une
+émeute populaire à New-York.--La fièvre jaune.--Départ précipité.--Le
+général Gates.--Échouement du sloop.--Deux fermiers inexpérimentés--III.
+Rentrée à la ferme.--Mort de Séraphine.--Retour à la religion.--IV. La
+récolte des pommes et la fabrication du cidre.--Histoire d'un
+cheval.--La récolte du maïs, les _frolicks_.--Préparatifs de
+l'hivernage.--Le blanchissage à la ferme.--La préparation du beurre.--V.
+Prise en glace de la rivière: les précautions à observer.--Un diplomate
+peu délicat: comment Mme de La Tour du Pin rentre en possession d'un
+portrait de la reine et de plusieurs autres objets.
+
+
+
+
+I
+
+Les bateaux à vapeur n'étaient pas encore inventés, quoique cette nature
+de force motrice fût déjà en usage dans quelques fabriques. Nous avions
+même un tourne-broche--_ steam jack_[41]--qui fonctionnait parfaitement
+et dont nous nous servions toutes les semaines, soit pour le _roastbeef_
+du dimanche ou pour de très gros dindons bruns et blancs dont l'espèce
+est bien supérieure à celles d'Europe. Mais Fulton n'avait pas encore
+appliqué sa découverte aux navires, et, puisque j'ai entamé ce sujet, je
+conterai tout de suite comment la pensée lui en fut suggérée.
+
+Il existe entre Long-Island et New-York un bras de mer large d'un mille
+ou peut-être plus, que de petits bateaux traversent sans cesse quand le
+temps le permet. Comme il n'y a pas de courant, puisque ce n'est pas une
+rivière, le flux ne s'y fait sentir que par l'élévation de l'eau, et ne
+contrarie pas la navigation. Un pauvre matelot avait perdu les deux
+jambes dans un combat. Étant encore jeune, il jouissait d'une bonne
+santé et avait conservé beaucoup de force dans les bras. Il eut l'idée
+d'établir en travers de son canot d'écorce un bâton rond portant à ses
+deux extrémités, à droite et à gauche du canot, des ailes qu'il faisait
+mouvoir à volonté en étant assis à l'arrière. Ce système ingénieux fut
+remarqué par Fulton, un jour qu'il se trouvait dans le canot du pauvre
+matelot pour aller à Brooklyn, sur Long-Island, et lui donna la première
+idée d'appliquer la vapeur à la navigation.
+
+Le commerce d'Albany était très considérable et se faisait par de gros
+sloops ou bricks. Presque tous avaient de bonnes chambres et un joli
+salon sur leur arrière, et prenaient des passagers. La descente à
+New-York durait vingt-six heures environ, mais il fallait rester à
+l'ancre pendant la période des montants. On tâchait toujours de partir
+d'Albany à la pointe du jour. Nous allâmes donc coucher à bord d'un de
+ces bricks, et avant le lever du soleil nous étions déjà loin du point
+de départ. La rivière du Nord ou d'Hudson est admirablement belle. Ses
+bords, couverts de maisons ou de jolies petites villes, s'élargissent
+avant de franchir la chaîne de montagnes très hautes et escarpées qui
+traversent le continent de l'Amérique du Nord dans toute sa longueur et
+dont les appellations diffèrent: Black mountains, Appalaches,
+Alleghanys. La rivière, avant de s'engager dans le défilé, forme un
+grand bassin de plusieurs milles de large, semblable à la partie du lac
+de Genève nommée le _Fond du lac_, avec cette différence toutefois que
+les montagnes ne commencent qu'au fond du bassin et que l'entrée de la
+rivière, située entre deux rochers à pic, s'aperçoit seulement lorsqu'on
+en est tout à fait rapproché. L'eau est si profonde, dans ce passage
+admirable, qu'une grosse frégate pourrait s'amarrer à la côte sans
+craindre de toucher. Nous naviguâmes toute la matinée du lendemain de
+notre embarquement au milieu de ces belles montagnes. Puis la marée nous
+ayant quittés, nous allâmes à terre visiter le lieu historique, de
+West-Point, célèbre par la trahison du général Arnold et le supplice du
+major André.
+
+Cette histoire est certainement connue, mais je la relaterai néanmoins
+en peu de mots.
+
+Le général américain Arnold n'avait donné jusqu'à ce moment aucune
+raison de douter de sa fidélité à la cause de l'Indépendance des
+États-Unis, et on avait remis, avec confiance, entre ses mains, la
+défense du passage de l'Hudson à travers les montagnes. C'est ce même
+défilé que Burgoyne aurait voulu forcer, si le général Schuyler ne lui
+avait pas fait mettre bas les armes à Saratoga[42].
+
+Le général anglais Clinton était enfermé dans New-York, où l'armée
+américaine, commandée par Gates, le bloquait. L'occupation de West-Point
+avait d'autant plus d'importance pour les Anglais qu'elle aurait rétabli
+leurs communications avec le Canada, qui était leur propriété depuis
+l'ignominieuse paix de 1763[43]. S'en emparer représentait le salut pour
+l'armée anglaise, et l'on eut apparemment des motifs de suspecter que la
+cupidité d'Arnold serait plus forte que son patriotisme. La négociation
+ouverte devait être conclue par le jeune André, major dans l'armée
+anglaise, qui avait déjà visité Arnold plusieurs fois à West-Point.
+Lorsque le général Gates découvrit la trame, il envoya un bateau armé à
+l'endroit du rivage où André devait se rembarquer. Les marins qui
+conduisaient son canot l'avertirent de la présence du bateau américain,
+et lui persuadèrent, sans prévoir les tristes conséquences de leurs
+conseils, de prendre des vêtements de matelot. Mais le canot n'avait pas
+parcouru un quart de mille qu'il fut atteint par l'embarcation
+américaine et le major André fait prisonnier. Il était déguisé; on le
+considéra donc comme espion, et comme tel on le condamna à être pendu.
+
+Le général Gates proposa de l'échanger contre le traître Arnold, qui
+s'était sauvé par les montagnes. Les Anglais refusèrent. Ils avaient
+trop grand besoin de ses services pour le rendre. Ils sacrifièrent
+André, dont le supplice devint le sujet de beaucoup de complaintes en
+prose et en vers. Ce jeune homme avait vingt ans seulement. Il était
+très distingué de figure et se faisait remarquer par son éducation. Sa
+mort fut le motif ou le prétexte de funestes représailles de la part des
+Anglais.
+
+Quoique j'aie traversé beaucoup de lieux divers et admiré maints grands
+effets de la nature, je n'ai jamais rien vu de comparable au passage de
+West-Point. Il a perdu sans doute maintenant de sa beauté, surtout si on
+a abattu les beaux arbres qui baignaient leurs branches séculaires dans
+les eaux du fleuve. Ces montagnes escarpées étaient impropres à la
+culture. J'espère donc, pour l'amour de la nature, que la prosaïque
+fureur du défrichement ne les aura pas atteintes.
+
+
+
+
+II
+
+Nous arrivâmes à New-York le troisième jour au matin, et nous y
+trouvâmes M. de Talleyrand chez M. Law. Leur réception fut des plus
+amicales. Tous deux s'effrayèrent de ma maigreur et de mon changement.
+Aussi ne voulurent-ils pas entendre parler de mon excursion projetée à
+Philadelphie, qui se serait faite en _stage_[44], et pour laquelle
+j'aurais dû passer deux nuits en route. Mon mari entreprit le voyage
+seul, et je fus confiée aux bons soins de Mme Foster, la _house
+keeper_[45] de M. Law. Cette excellente dame épuisa à mon profit toutes
+les recettes restauratives de son répertoire médical. Quatre ou cinq
+fois par jour, elle arrivait avec une petite tasse de je ne sais quel
+bouillon, puis, en me faisant la révérence anglaise, me disait: _Pray,
+ma'am, you had better take this_[46]. Ce à quoi je me soumettais
+volontiers, tant j'étais ennuyée des lamentations de M. de Talleyrand
+sur mon dépérissement.
+
+Les trois semaines que nous passâmes à New-York sont restées dans ma
+mémoire comme un temps des plus agréables. Mon mari revint au bout de
+quatre jours. Il avait admiré la belle ville de Philadelphie. Mais, ce
+que je lui enviai bien davantage, il avait vu le grand Washington, qui
+était mon héros. Aujourd'hui encore je ne me console pas de n'avoir pas
+contemplé les traits de ce grand homme, dont son grand ami, M. Hamilton,
+me parlait si souvent.
+
+Je retrouvai à New-York toute la famille Hamilton. J'avais assisté à son
+arrivée à Albany dans un wagon mené par M. Hamilton lui-même quand,
+après avoir quitté le ministère des finances, il venait reprendre son
+métier d'avocat, qui lui donnait plus de chances de laisser un peu de
+fortune à ses enfants. M. Hamilton avait alors de trente-six à quarante
+ans. Quoique n'ayant jamais été en Europe, il parlait cependant notre
+langue comme un Français. Son esprit distingué, la lucidité de ses idées
+se mêlaient agréablement à l'originalité de M. de Talleyrand et à la
+vivacité de M. de La Tour du Pin. Tous les soirs, ces trois hommes
+distingués, M. Emmery[47], membre de la Constituante, M. Law, deux ou
+trois autres personnages encore se réunissaient après le thé, et, assis
+sur une terrasse, la conversation s'engageait entre eux et durait
+jusqu'à minuit, parfois plus tard, sous le beau ciel étoilé du 40e
+degré. Soit que M. Hamilton racontât les commencements de la guerre de
+l'Indépendance, dont les insipides mémoires de ce niais de La Fayette
+ont depuis affadi les détails, soit que M. Law nous parlât de son séjour
+dans l'Inde, de l'administration de Patna dont il avait été gouverneur,
+de ses éléphants et de ses palanquins, ou que mon mari élevât quelque
+dispute sur les absurdes théories des constituants que M. de Talleyrand
+sacrifiait volontiers, l'entretien ne tarissait pas. M. Law jouissait si
+parfaitement de ces soirées que, lorsque nous parlions de départ, il
+tombait dans des tristesses affreuses, et disait à son _butler_[48]
+_Foster_: «_Foster if they leave me, I am a dead man_[49].»
+
+Nous étions entrés en relation avec une famille fort intéressante de
+négociants français, M. et Mme Olive. Huit charmants enfants les
+entouraient, dont l'aîné n'avait pas dix ans et le cadet pas plus de
+huit ou dix mois. Le mari ne manquait pas d'esprit, et la femme était
+une belle madone de Raphaël si bonne, si gracieuse!... Je fus les voir
+souvent à la campagne, dans une jolie maison qu'ils avaient achetée pour
+s'y établir pendant l'été. La voiture de M. Law, toujours mise à ma
+disposition, m'y menait.
+
+Pour que rien ne manquât à nos amusements pendant notre séjour à
+New-York, nous eûmes la représentation d'une émeute populaire. Elle fut
+provoquée, autant qu'il m'en souvient, par un traité de commerce que
+venait de conclure la législature de l'État de New-York avec
+l'Angleterre. M. Hamilton tenait pour le traité. Un colonel, Smith, chef
+populaire, y était opposé. On se rassemblait sur les places. Les deux
+leaders haranguaient leurs partisans. J'étais assise, en compagnie
+d'autres femmes, sur les marches d'un perron, d'où M. Hamilton parlait
+au peuple pressé sur la place. On lui jeta une pierre qui l'atteignit à
+la tête, mais sans lui faire beaucoup de mal. Il n'en continua pas moins
+son discours, qui excita un enthousiasme prodigieux. Puis chacun s'en
+alla chez soi, et il m'offrit le bras tout tranquillement pour me
+ramener chez moi, en évitant pourtant de passer dans les rues où le
+parti Smith était établi. Cette esquisse du gouvernement républicain
+m'amusa beaucoup par la comparaison que j'en fis avec le nôtre. Les
+Américains s'étaient donné un gouvernement libre sans révolution, mais
+nous autres Français, nous avions une révolution sans gouvernement.
+
+Trois semaines s'étaient écoulées lorsque le bruit se répandit un soir
+que la fièvre jaune se manifestait dans une rue, très près de Broadway,
+où nous demeurions. La nuit même, soit que nous ressentîmes les
+premières atteintes du mal, soit que nous eûmes mangé trop de bananes,
+d'ananas et d'autres fruits des Îles apportés par le même navire qui
+avait propagé la fièvre, mon mari et moi nous fûmes terriblement
+malades. Craignant d'être enfermée par le cordon sanitaire, je résolus
+de partir à l'instant, et à la pointe du jour, notre malle faite, nous
+allâmes retenir des places à bord d'un sloop prêt à mettre à la voile.
+Nous rentrâmes ensuite chez M. Law pour lui faire nos adieux. Il se
+décida alors à partir aussi, sous le prétexte d'aller visiter les
+propriétés qu'il avait achetées dans la nouvelle ville de Washington,
+que l'on commençait à bâtir. C'est dans ces acquisitions qu'il compromit
+la majeure partie de sa fortune. Notre départ fut si précipité que je ne
+vis pas même M. de Talleyrand: il ne songeait pas encore à se lever que
+déjà nous étions loin de New-York.
+
+Nous refîmes en sens contraire, mais avec la même admiration, le beau
+passage de West-Point, et cette fois nous fîmes une longue promenade à
+terre pendant les six heures que notre bateau resta à l'ancre. Nous
+montâmes sur la colline où était située l'auberge, lieu de la dernière
+conversation d'Arnold avec André. J'avais vu à New-York le vieux général
+Gates. Il avait connu tous les officiers français et aimait à parler
+d'eux. On m'avait bien recommandé toutefois de ne pas aborder l'incident
+du major André, sujet de conversation qui lui était très pénible, non
+pas qu'il se reprochât sa condamnation, prononcée conformément aux
+règles de la justice militaire, mais cela lui rappelait les affreuses
+représailles exercées par les Anglais, qui avaient sacrifié plusieurs
+prisonniers américains.
+
+Nous avions franchi le grand bassin en amont du passage des montagnes,
+lorsque notre navigation fut arrêtée par un accident assez commun en
+été, lorsque les eaux sont basses. Vers la fin du montant, le sloop
+s'engrava sur un banc de sable, et, quoique n'ayant subi aucune avarie,
+il resta immobilisé, au milieu du fleuve. Le capitaine déclara que la
+prochaine marée ne parviendrait peut-être pas assez haut pour le
+remettre à flot; qu'il faudrait probablement attendre l'arrivée d'un
+autre vaisseau descendant pour nous faire remorquer et nous remettre à
+flot, en ramenant le sloop dans le chenal dont un faux coup de
+gouvernail l'avait fait sortir.
+
+La perspective de rester plusieurs jours au milieu de cette grande
+rivière sans bouger nous parut peu agréable. Le souvenir me vint alors
+que des créoles de Saint-Domingue, amis de M. Bonamy, étaient établis
+sur les bords d'une petite rivière voisine, dans les environs d'une
+ville devant laquelle nous venions de passer. Le capitaine me dit que
+nous étions précisément en face de l'embouchure de cette rivière, et il
+nous offrit son canot pour nous transporter chez ces Français que nous
+connaissions pour les avoir vus chez nous. La proposition fut aussitôt
+acceptée et le moment d'après nous étions dans le canot avec une malle,
+représentant tout notre bagage. Nous entrâmes dans la petite rivière, où
+nous naviguâmes pendant trois à quatre milles entre deux rives formées
+de rochers escarpés, et assez rapprochées pour que les plantes parasites
+des sommets et les vignes sauvages allassent de l'une à l'autre en
+guirlandes. Cette navigation était délicieuse. Elle prit fin à une
+petite ferme. Là on nous donna un wagon pour nous conduire à
+destination. Nos compatriotes, deux hommes encore assez jeunes, furent
+aussi charmés que surpris de cette visite inattendue. Ils ne possédaient
+aucune notion de l'état qu'ils avaient embrassé. Sachant très peu
+d'anglais, et ne trouvant à utiliser dans ce pays aucune des pratiques
+d'agriculture en usage à Saint-Domingue, tous deux avaient failli périr
+de froid et d'ennui pendant l'hiver. Ils étaient parvenus à sauver de
+l'incendie du Cap[50] une foule de magnifiques petites superfluités qui
+contrastaient avec la pauvreté et le désordre de leur ménage, où il n'y
+avait de femme qu'une vieille négresse. Nous couchâmes chez eux, après
+avoir bien causé de leur ferme et de leur établissement. Le lendemain on
+nous offrit à déjeûner dans de belles tasses de porcelaine dépareillées
+et ébréchées auxquelles j'aurais préféré un bon assortiment de faïence
+unie comme le nôtre. Ensuite leur wagon nous ramena sur la grande route,
+et de là nous gagnâmes notre logis. Sur notre invitation, ils nous
+accompagnèrent jusqu'à Albany, puis à la ferme, où ils furent très
+surpris de nous trouver en état de leur vendre plusieurs sacs d'avoine
+et une douzaine de boisseaux de pommes de terre.
+
+
+
+
+III
+
+Je retrouvai ma maison dans le meilleur ordre, quoique M. de Chambeau ne
+nous attendit pas, et ma pauvre petite fille très bien portante. Cette
+absence d'un mois m'avait paru longue, malgré la très aimable société
+dans laquelle j'avais vécu. La fièvre jaune fit beaucoup de ravages
+cette année à New-York. Aussi me félicitai-je d'en être partie si
+précipitamment.
+
+Je m'adonnai avec une nouvelle ardeur à mes occupations rurales, ma
+fièvre avait cédé au changement d'air et mes forces étaient revenues.
+Les travaux de la laiterie furent repris, et les jolis dessins moulés
+sur mes pelotes de beurre apprirent mon retour à mes pratiques. Notre
+verger nous promettait une magnifique récolte de pommes, et notre
+grenier contenait du grain pour toute l'année. Nos nègres, stimulés par
+notre exemple, travaillaient de bon coeur. Ils étaient mieux vêtus et
+mieux nourris que tous ceux de nos voisins.
+
+Je me trouvais très heureuse de ma situation, lorsque Dieu me frappa du
+coup le plus inattendu et, comme je me l'imaginai alors, le plus cruel
+et le plus terrible qu'on pût endurer. Hélas! j'en ai éprouvé depuis qui
+en ont surpassé la sévérité! Ma petite Séraphine nous fut enlevée par un
+mal subit, très commun dans cette partie du continent: une paralysie
+instantanée de l'estomac et des intestins, sans fièvre, sans
+convulsions. Elle mourut en quelques heures avec toute sa connaissance.
+Le médecin d'Albany, que M. de Chambeau était allé chercher à cheval
+aussitôt qu'elle commença à souffrir, nous ôta tout espoir dès qu'il la
+vit, en nous déclarant que cette maladie était alors très répandue dans
+le pays et qu'on n'y connaissait pas de remède. Le petit Schuyler, la
+veille encore compagnon de jeux de ma fille pendant toute l'après-midi,
+succomba au même mal quelques heures après et la rejoignit au ciel. Sa
+mère l'adorait et l'appelait le petit mari de ma chère enfant. Ce cruel
+événement nous jeta dans une tristesse et un découragement mortels. Nous
+reprîmes Humbert chez nous, et je cherchai à me distraire de mon chagrin
+en m'occupant de son éducation. Il avait, alors cinq ans et demi. Son
+intelligence était très développée. Il parlait parfaitement l'anglais et
+le lisait couramment.
+
+Il n'y avait pas de prêtre catholique à Albany ni aux environs. Mon
+mari, ne voulant pas qu'un ministre protestant fût appelé, rendit
+lui-même les derniers devoirs à notre enfant et la déposa dans un petit
+enclos destiné à servir de cimetière aux habitants de la ferme. Il était
+situé au milieu de notre bois. Presque chaque jour j'allais me
+prosterner sur cette terre, dernière demeure d'une enfant que j'avais
+tant chérie, et ce fut là, ô mon fils[51], que m'attendait Dieu pour
+changer mon coeur!
+
+Jusqu'à cette époque de ma vie, quoique je fusse loin d'être impie, je
+ne m'étais pas occupée de la religion. Au cours de mon éducation, on ne
+m'en avait jamais parlé. Pendant les premières années de ma jeunesse
+j'avais eu sous les yeux les pires exemples. Dans la haute société de
+Paris, j'avais été le témoin de scandales si répétés, qu'ils m'étaient
+devenus familiers au point de ne plus m'émouvoir. Aussi toute pensée de
+morale était-elle comme engourdie dans mon coeur. Mais l'heure avait
+sonné où je devais reconnaître la main qui me frappait.
+
+Je ne saurais décrire exactement la transformation qui s'opéra en moi.
+Une voix me criait, me sembla-t-il, de changer tout mon être.
+Agenouillée sur la tombe de mon enfant, je l'implorai pour qu'il obtînt
+de Dieu, qui l'avait rappelée à lui, mon pardon et un peu de soulagement
+à ma détresse. Ma prière fut exaucée. Dieu m'accorda alors la grâce de
+le connaître et de le servir; il me donna le courage de me courber très
+humblement sous le coup dont je venais d'être atteinte et de me préparer
+à supporter sans plainte les nouvelles douleurs par lesquelles, dans sa
+justice, il jugerait à propos de m'éprouver à l'avenir. À dater de ce
+jour, la volonté divine me trouva soumise et résignée.
+
+
+
+
+IV
+
+Quoique toute joie eût disparu de notre intérieur, il n'en fallait pas
+moins continuer nos travaux, et nous nous exhortions mutuellement, mon
+mari et moi, à trouver une distraction dans l'obligation où nous étions
+de ne pas demeurer un moment oisifs. La récolte des pommes approchait.
+Elle promettait d'être très abondante, car notre verger avait la plus
+belle apparence. On comptait sur les arbres autant de pommes que de
+feuilles. Nous avions pratiqué ce qu'on nomme à Bordeaux une façon
+l'automne d'avant. Cela consiste à labourer à la bêche un carré de
+quatre à cinq pieds autour de chaque arbre, ce qui ne leur était jamais
+arrivé. Les Américains, en effet, n'avait aucune idée de l'influence que
+cela exerçait sur la végétation. Aussi lorsque nous leur disions que
+nous avions des vignes où l'on recommençait trois fois cette même
+opération, nous prenaient-ils pour des conteurs. Mais lorsqu'au
+printemps ils virent nos arbres se couvrir de fleurs, ils nous
+considérèrent comme des sorciers.
+
+Un autre trait d'esprit nous attira une grande renommée. Au lieu
+d'acheter, pour mettre notre cidre, des barriques neuves faites d'un
+bois très poreux, nous recherchâmes à Albany plusieurs futailles de
+Bordeaux et quelques pièces, marquées _cognac_ qui nous étaient bien
+connues. Puis nous disposâmes notre cave avec le même soin que si elle
+eût dû contenir du vin de Médoc.
+
+On nous prêta un moulin à écraser les pommes. Un vieux cheval de
+vingt-trois ans, que le général Schuyler m'avait donné, y fut attelé. Je
+n'ai pas conté l'histoire de ce cheval. La voici.
+
+Il avait fait toute la guerre et l'on voulait le laisser mourir de sa
+belle mort. Il s'en fallait de peu de jours que la chose n'arrivât,
+lorsque notre nègre Prime le vit sur la pâture, se traînant à peine et
+n'ayant que la peau sur les os. Il m'engagea à le demander au général,
+qui fut charmé de nous l'abandonner. C'était un magnifique animal pur
+sang, selon le terme employé maintenant, mais il n'avait plus de dents.
+Prime eut de la peine à faire parcourir à la pauvre bête les quatre
+milles qui séparaient la pâture de notre écurie. Chaque jour il lui
+donna un mélange d'avoine et de maïs bouilli, du foin haché, des
+carottes, etc. Toutes ces friandises en abondance rendirent au bel
+animal la vigueur de sa jeunesse. Au bout d'un mois, je pouvais le
+monter tous les jours, et bientôt, d'un temps de petit galop, il me
+menait jusqu'à Albany sans faire un faux pas. On se refusait à croire
+que ce fût le même cheval. Ce tour d'adresse augmenta beaucoup la
+réputation de Prime. Mais revenons à nos pommes.
+
+Le moulin pour les broyer était fort primitif: deux pièces de bois
+cannelées qui s'engrenaient l'une dans l'autre et que notre cheval,
+attelé à une barre, faisait tourner. Les pommes tombaient d'une trémie
+dans l'engrenage, et quand le jus avait rempli un grand baquet, on
+l'emportait à la cave pour le verser dans les barriques.
+
+Toute l'opération était fort simple, et comme nous eûmes très beau
+temps, cette récolte se présenta comme une récréation charmante. Mon
+fils, monté toute la journée sur le cheval, était très persuadé que,
+sans lui, rien ne se serait fait.
+
+Le travail terminé, nous nous trouvâmes, notre provision prélevée, avoir
+huit à dix barriques à vendre. Notre renommée de probité, qui publia que
+nous n'avions pas mis d'eau dans notre cidre, en fit élever le prix à
+plus du double de ce qu'il valait ordinairement. Il fut vendu tout de
+suite. Quant à celui que nous nous étions réservé, nous le traitâmes
+comme nous aurions fait de notre vin blanc au Bouilh.
+
+La récolte du maïs suivit celle des pommes. Nous en avions en abondance,
+car cette plante est celle qui réussit le mieux aux États-Unis, où elle
+est indigène. Comme il ne faut pas laisser l'épi revêtu de sa paille
+plus de deux jours, on réunit ses voisins pour tout terminer sans
+désemparer et rapidement. Cela se nomme une _frolick_. On balaie d'abord
+le plancher de la grange avec le même soin que si on allait y donner un
+bal. Puis, le soir venu, on allume quelques chandelles, et les gens
+rassemblés, une trentaine d'individus noirs et blancs, se mettent à
+l'ouvrage. L'un d'entre eux ne cesse de chanter ou de conter une
+histoire. Vers le milieu de la nuit, on sert à chacun un bol de lait
+bouillant que l'on a préalablement fait tourner avec du cidre. On y
+ajoute cinq ou six livres de cassonade quand on est magnifique ou une
+égale quantité de mélasse quand on ne l'est pas, puis des épices: du
+girofle, de la cannelle, de la muscade, etc... Nos travailleurs
+avalèrent, à notre grande gloire, le contenu d'un immense chaudron à
+lessive de cette mixture avec du pain grillé, et ces braves gens nous
+quittèrent à 5 heures du matin, par un froid déjà assez vif, en disant:
+_Famous good people, those from the old country!_[52] Nos nègres étaient
+priés souvent à de semblables _frolicks_, mais ma négresse n'y allait
+jamais.
+
+Toutes nos récoltes faites et rentrées, nous commençâmes à labourer nos
+terres et à entreprendre les travaux qui précèdent l'hiver. On rangea
+sous un abri le bois destiné à être vendu. Les traîneaux furent réparés
+et repeints. J'achetai une pièce de grosse flanelle bleue et blanche à
+carreaux pour faire deux chemises à chacun de mes nègres. Un tailleur à
+la journée s'installa à la ferme pour leur confectionner de bons gilets
+et des capotes bien doublées. Cet homme mangeait avec nous parce que
+c'était un blanc. Il aurait certainement refusé, si on le lui avait
+proposé de manger avec les esclaves, quoique ceux-ci fussent
+incomparablement mieux vêtus et eussent de meilleures manières que lui.
+Mais je me gardais bien d'exprimer la moindre réflexion sur cet usage.
+Mes voisins agissaient ainsi, je suivais leur exemple et dans nos
+relations réciproques, j'évitais toujours de faire allusion à la place
+que j'avais pu occuper dans l'échelle sociale. J'étais la propriétaire
+d'une ferme de 200 acres. Je vivais comme ceux qui en possédaient
+autant, ni plus ni moins. Cette simplicité et cette abnégation me
+valaient beaucoup plus de respect et de considération que si j'avais
+voulu jouer à la dame.
+
+L'ouvrage qui me fatiguait le plus était le blanchissage. Judith et moi,
+nous nous partagions seules toute la besogne. Tous les quinze jours,
+Judith lavait le linge des nègres, le sien et celui de la cuisine. Je
+lavais le mien, celui de mon mari et celui de M. de Chambeau, et je
+repassais le tout. Cette dernière partie de l'ouvrage était fort de mon
+goût. J'y excellais, comme la meilleure repasseuse. Dans ma première
+jeunesse, avant mon mariage, j'allais souvent à la lingerie, à
+Montfermeil, où, comme par une sorte de pressentiment, j'avais appris à
+repasser. Étant naturellement très adroite, j'en avais su bientôt autant
+que les filles qui me montraient à travailler.
+
+Jamais je ne perdais un moment. J'étais tous les jours levée à l'aube,
+hiver comme été, et ma toilette ne durait guère. Les nègres, avant
+d'aller à l'ouvrage, aidaient la négresse à traire les vaches: nous en
+avons eu jusqu'à huit. Pendant ce temps, je m'occupais de l'écrémage du
+lait à la laiterie. Les jours où l'on faisait le beurre, deux fois la
+semaine, Mink restait pour tourner la manivelle, cette besogne étant
+trop pénible pour une femme. Tout le reste du travail du beurre, et il
+était encore assez fatigant, m'incombait. J'avais une collection
+remarquable de jattes, de cuillers, de spatules en bois, ouvrages de mes
+bons amis les sauvages, et ma laiterie passait pour la plus propre, même
+la plus élégante, du pays.
+
+
+
+
+V
+
+L'hiver arriva de bonne heure, cette année. Dans les premiers jours de
+novembre, le rideau noir qui annonçait la neige commença à s'élever à
+l'ouest. Selon ce qu'il faut désirer, on eut huit jours d'un froid
+rigoureux, et la rivière se prit: en vingt-quatre heures, de trois pieds
+d'épaisseur, avant que la neige ne tombât. Quand il se mit à neiger, ce
+fut avec une telle violence qu'on n'aurait pas vu un homme à dix pas.
+Les gens prudents se gardent bien d'atteler leurs traîneaux pour tracer
+les chemins. On abandonne cette besogne aux plus pressés, à ceux que des
+affaires forcent à aller à la ville ou à la rivière. Puis, avant de se
+hasarder sur cette dernière, on attend que les passages pour descendre
+sur la glace soient tracés par des branches de sapin. Sans cette
+précaution, il serait très dangereux de chercher à s'y aventurer et il
+survient tous les ans des malheurs par imprudence. En effet, la marée,
+devant Albany et jusqu'au confluent de la Mohawk, montant de sept à huit
+pieds, la glace souvent ne repose pas sur l'eau.
+
+Aussi est-il arrivé que des traîneaux, menés par des étourdis,
+descendant la rive au trot ou au galop, se sont engouffrés sous la glace
+au lieu de glisser à sa surface, et ont ainsi péri sans qu'il y eût
+aucun moyen de les sauver.
+
+Notre hiver se passa comme le précédent. Nous allions très souvent dîner
+chez les Schuyler et les Renslaër, dont l'amitié ne se refroidissait
+pas. M. de Talleyrand, installé de nouveau à Philadelphie, était parvenu
+à retrouver, d'une manière assez singulière, certains objets qui
+m'appartenaient: le portrait en médaillon de la reine, la cassette que
+vous avez encore et une montre venant de ma mère. Il savait par moi que
+notre banquier de La Haye m'avait mandé avoir remis ces objets à un
+jeune diplomate américain--j'ai oublié son nom, heureusement pour
+lui--en le priant de me les faire tenir. Mais, quelque recherche qu'eût
+faite M. de Talleyrand, il n'avait pu mettre la main sur le personnage.
+Enfin un soir, étant en visite chez une dame de sa connaissance, à
+Philadelphie, celle-ci lui parle d'un portrait de la reine que M. X...
+s'est procuré à Paris et qu'il lui a confié pour le montrer à des amis.
+Elle désire savoir de M. de Talleyrand si ce portrait est ressemblant. À
+peine l'a-t-il vu qu'il le reconnaît pour le mien. Il s'en saisit en
+déclarant à la dame qu'il n'appartient pas au jeune diplomate. Puis, sur
+l'heure, il se rend chez ce dernier et, sans préambule, lui réclame la
+cassette et la montre que le banquier de La Haye lui a remises avec le
+portrait. Le jeune homme se trouble et finit par tout restituer. M. de
+Talleyrand nous renvoya ces objets à la ferme.
+
+
+
+
+CHAPITRE V
+
+I. Nouvelles de France: les biens confisqués rendus.--Retour en France
+décidé.--Regrets de Mme de La Tour du Pin.--Elle rend la liberté à ses
+esclaves.--II. Départ pour l'Europe.--L'attente à New-York.--Le
+capitaine Barré, commandant un sloop de guerre français.--La
+_Maria-Josepha_.--Les passagers.--La couturière du navire.--Arrivée à
+Cadix.--III. La quarantaine.--La visite de la douane.--Curieux
+étonnement des Espagnols.--Le petit Humbert et les moines.--M.
+Langton.--Un ci-devant marquis consul de la République--Comment on
+voyageait en Espagne à cette époque.--Un seigneur de sept ans.--Une
+course de taureaux.--IV. Départ de Cadix.--La maison de M. Langton.--Un
+équipage espagnol.--Les auberges.--Une fillette qui prend mal son moment
+pour venir au monde.--Horreur des Espagnols pour témoigner en
+justice.--V. Un baptême.--La cathédrale de Cordoue.--Une halte
+pittoresque.--Dans la Sierra Morena.--Les villes de La Carlota et de La
+Carolina.--Aranjuez.--Madrid.--Les familles Langton et d'Andilla.--Le
+maréchal Pérignon.--Mlle Carmen Langton.
+
+
+
+
+
+I
+
+ À Pise, le 14 mai 1843.
+
+Vers la fin de l'hiver 1795-1796, j'eus la rougeole. Elle me rendit
+assez malade, d'autant plus que je commençais une grossesse. Nous
+craignions qu'Humbert n'en fût aussi attaqué, mais il ne la prit pas,
+quoiqu'il couchât dans ma chambre. Je me trouvai bientôt rétablie, et
+c'est à ce moment que nous reçûmes de France des lettres de Bonie, qui
+nous apprenait que, joignant ses efforts à ceux de M. de Brouquens, ils
+étaient parvenus à faire lever le séquestre du Bouilh.
+
+Les biens des condamnés avaient été restitués. Ma belle-mère, de concert
+avec son gendre, le marquis de Lameth, agissant au nom de ses enfants,
+était rentrée en possession des terres de Tesson et d'Ambleville, et de
+la maison de Saintes, dont le département de la Charente-Inférieure
+s'était emparé. Mais lorsqu'ils demandèrent la levée des scellés au
+Bouilh, on leur objecta l'absence du propriétaire. Ils répondirent qu'il
+était établi en Amérique _avec passeport_, et que ni M. de La Tour du
+Pin ni moi, personnellement propriétaire d'une maison à Paris, nous
+n'étions inscrits sur la liste des émigrés. Après de nombreuses
+démarches, on nous accorda alors un sursis d'un an pour nous
+représenter. À défaut de quoi le Bouilh serait mis en vente comme bien
+national, sauf à M. de Lameth a faire valoir les droits de ses enfants à
+titre de petits-fils de l'ancien propriétaire. On nous pressait, en
+conséquence, de revenir le plus tôt possible. Toutefois, comme la
+stabilité du gouvernement français inspirait, à cette époque encore,
+bien peu de confiance, on nous recommandait en même temps de ne pas
+prendre notre passage pour un port de France, mais de revenir plutôt par
+l'Espagne, avec laquelle la République venait de conclure une paix qui
+semblait devoir être durable.
+
+Ces dépêches tombèrent, au milieu de nos tranquilles occupations, comme
+un brandon qui alluma brusquement dans le coeur de tous, autour de moi,
+des idées de retour dans la patrie, des prévisions d'une existence
+meilleure, des espérances d'ambitions futures satisfaites, en résumé
+tous les sentiments qui animent la vie des hommes. Pour moi j'éprouvai
+une tout autre sensation. La France ne m'avait laissé qu'un souvenir
+d'horreur. J'y avais perdu ma jeunesse, brisée par des terreurs sans
+nombre et inoubliables. Je n'avais plus et je n'ai jamais eu depuis dans
+l'âme que deux sentiments qui la maîtrisèrent entièrement et
+exclusivement: l'amour de mon mari et celui de mes enfants. La religion,
+seul mobile désormais de toutes mes actions, me commanda de ne pas
+opposer le plus léger obstacle à un départ dont je m'effrayais et qui me
+coûtait. Une sorte de pressentiment me faisait entrevoir que j'allais
+au-devant d'une nouvelle carrière de troubles et d'inquiétudes. M. de La
+Tour du Pin ne se douta jamais de l'intensité de mes regrets quand je
+vis fixer le moment où nous quitterions la ferme. Je ne mis qu'une
+condition à ce départ: celle de donner la liberté à nos nègres. Mon mari
+y consentit et me réserva, à moi seule, ce bonheur.
+
+Les pauvres gens, en voyant arriver des lettres d'Europe, s'étaient
+doutés de quelques changements dans notre existence. Ils étaient
+inquiets, alarmés. Aussi est-ce en tremblant qu'ils entrèrent tous les
+quatre, Judith tenant dans ses bras sa petite Maria, âgée de trois ans,
+et sur le point d'accoucher d'un autre enfant, dans le salon où je les
+avais appelés ensemble. Ils m'y trouvèrent seule. Je leur dis avec
+émotion: «Mes amis, nous allons retourner en Europe. Que faut-il faire
+de vous?» Les pauvres gens furent atterrés. Judith tomba sur une chaise
+en sanglotant; les trois hommes se cachèrent le visage dans les mains,
+et tous demeurèrent immobiles. Je repris: «Nous avons été si contents de
+vous qu'il est juste que vous soyez récompensés. Mon mari m'a chargé de
+vous dire qu'il vous donne la liberté.» En entendant ce mot, nos braves
+serviteurs furent si stupéfaits qu'ils restèrent quelques secondes sans
+parole. Puis, se précipitant tous les quatre à genoux à mes pieds, ils
+s'écrièrent; _Is it possible? Do you mean that we are free?_[53] Je
+répondis: _Yes, upon my honour, from this moment, as free as I am
+myself_[54].
+
+Qui pourrait décrire la poignante émotion d'un pareil moment! Je n'ai
+rien éprouvé de ma vie d'aussi doux. Ceux que je venais de libérer
+m'entouraient en pleurant; ils baisaient mes mains, mes pieds, ma robe;
+et puis brusquement leur joie s'arrêta, et ils dirent: «Nous aimerions
+mieux demeurer esclaves toute notre vie et que vous restiez ici.»
+
+Le lendemain, mon mari les emmena à Albany devant le juge pour la
+cérémonie de la _manumission_[55], qui devait se faire en public. Tous
+les nègres de la ville se rassemblèrent pour y assister. Le juge de
+paix, qui se trouvait être en même temps le régisseur de M. Renslaër,
+était de fort mauvaise humeur. Il tenta de soutenir que, Prime étant âgé
+de cinquante ans, on ne pouvait, aux termes de la loi, lui donner la
+liberté sans lui assurer une pension de cent dollars. Mais Prime avait
+prévu le cas, et il produisit son extrait de baptême, qui attestait
+qu'il n'en avait que quarante-neuf. On les fit agenouiller devant mon
+mari, et il leur mit la main sur la tête pour sanctionner la libération,
+absolument comme dans l'ancienne Rome.
+
+Nous affermâmes notre habitation avec les terres qui en dépendaient à
+l'individu même qui nous les avait cédées, et nous vendîmes la plus
+grande partie du mobilier. Les chevaux montèrent à un assez haut prix.
+Je distribuai en souvenir plusieurs petits objets en porcelaine que
+j'avais apportés d'Europe. Quant à ma pauvre Judith, je lui laissai de
+vieilles robes de soie, qui auront, sans doute, passé à sa postérité.
+
+
+
+
+II
+
+Vers le milieu d'avril, nous nous embarquâmes à Albany pour descendre à
+New-York, après avoir fait de tendres et reconnaissants adieux à tous
+ceux qui, pendant deux ans, nous avaient comblés de soins, d'amitiés et
+de prévenances de tous genres. Combien de fois, deux ans après,
+repoussée dans un nouvel exil, n'ai-je pas regretté ma ferme et mes bons
+voisins!
+
+Nous allâmes, à New-York, chez M. et Mme Olive, qui nous reçurent dans
+leur jolie petite maison de campagne. Nous y trouvâmes M. de Talleyrand
+décidé, comme nous, à regagner l'Europe. Mme de Staël, de retour à
+Paris, où elle était établie avec Benjamin Constant, le pressait de
+rentrer et de servir le Directoire, qui demandait l'aide de son
+habileté. Nous avions cru, un moment, que nous pourrions prendre passage
+sur le même vaisseau que lui. Mais quand il apprit notre intention de
+débarquer dans un port d'Espagne, pour gagner ensuite Bordeaux, il
+modifia ses projets pour ne pas se trouver, même momentanément, sous la
+domination du roi catholique, qui aurait pu trouver, non sans raison,
+qu'il n'était pas un évêque assez édifiant. Il résolut donc de prendre
+passage sur un navire à destination de Hambourg. Aucun bateau ne partait
+pour la Corogne ou pour Bilbao, comme nous l'aurions souhaité. Un seul,
+de quatre cents tonneaux, superbe navire anglais, allait à Cadix, et
+devait lever l'ancre incessamment. Faute de mieux, et malgré le grand
+voyage que nous aurions à faire en Espagne, nous nous décidâmes à
+arrêter notre passage sur celui-là. Il naviguait sous pavillon espagnol,
+quoiqu'il appartint, ainsi que sa cargaison--en blé, je crois--à un
+Anglais. Le propriétaire se trouvait à bord comme passager. Il se
+nommait M. Ensdel. C'était un ancien armateur pour la pêche de la
+baleine. Il ne savait pas un mot de français. Mais le capitaine,
+originaire de la Jamaïque, parlait anglais. D'ailleurs il trouva tout de
+suite un interprète très intelligent dans mon fils qui, quoique âgé de
+six ans seulement, lui fut d'une grande utilité. Tout en nous occupant
+de notre établissement et de nos arrangements à bord, nous passâmes
+encore trois semaines cependant chez Mme Olive en compagnie de M. de
+Talleyrand.
+
+Dans la rade se trouvait un sloop de guerre français, commandé par le
+capitaine Barré, dont mon mari avait connu le père dans la maison du
+vieux duc d'Orléans[56]. Fort aimable homme, quoique un vrai loup de
+mer, il venait tous les jours nous chercher dans son canot et nous
+promenait sur tous les points de la rade, se gardant bien toutefois
+d'approcher de Sandy-Hook, où le capitaine Cochrane, plus tard amiral,
+l'attendait depuis deux mois pour le happer au passage, s'il tentait de
+sortir. Nous visitâmes son sloop, armé de quinze canons. C'était un
+bijou d'ordre, de propreté, de soin. Combien j'aurais aimé à retourner
+en Europe sur ce joli navire!
+
+Mais la _Maria-Josepha_ nous attendait. Nous y montâmes tous les
+quatre[57], le 6 de mai 1796, et le même jour on mettait à la voile.
+Plusieurs autres passagers se trouvaient à bord. Parmi eux, M. de
+Lavaur, émigré, ancien officier dans la garde constitutionnelle de Louis
+XVI, échappé après mille dangers aux massacres du 10 août. Comme il
+était de Bordeaux, une sorte de liaison se forma tout de suite entre mon
+mari et lui. Puis un ménage français, un négociant et sa femme[58].
+Celle-ci était, comme moi, dans une position intéressante, mais beaucoup
+plus avancée dans sa grossesse. Le négociant avait fait de mauvaises
+affaires à New-York et allait essayer à Madrid d'en faire de meilleures.
+La femme était jeune, douce, assez bien élevée, mais paresseuse. Enfin
+un jeune homme de Paris, plutôt niais, nommé Lenormand, qui fut pendant
+toute la traversée notre souffre-douleur. Les personnes que je viens de
+nommer, M. Ensdel et le capitaine, composaient la table de la grande
+chambre.
+
+Je ne souffris pas du mal de mer, et, le temps étant superbe, je
+m'occupais toute la journée. Aussi eus-je vite épuisé l'ouvrage que
+j'avais emporté pour moi et pour mon mari. Je m'érigeai alors en
+couturière générale, et je fis une proclamation pour que l'on me donnât
+du travail. Chacun m'en apporta. J'eus des chemises à faire, des
+cravates à ourler, du linge à marquer. La traversée dura quarante jours,
+parce que le capitaine, rebelle aux avis de M. Ensdel, était descendu au
+sud, entraîné par des courants. Ce temps me suffit pour mettre en bon
+ordre toute la garde-robe de l'équipage.
+
+Enfin, vers le 10 juin, nous vîmes le cap Saint-Vincent, et le lendemain
+nous entrâmes dans la rade de Cadix. Le capitaine, par sa maladresse et
+son ignorance, avait prolongé au moins de quinze jours notre traversée,
+en se laissant entraîner vers la côte d'Afrique, d'où l'on a beaucoup de
+peine à se relever vers le nord. Il se croyait si loin de la terre qu'il
+n'avait pas seulement songé à faire monter un matelot en vigie sur le
+mât. Lorsqu'on découvrit, à la pointe du jour, le cap Saint-Vincent, qui
+est très élevé, il fut tout déconcerté.
+
+
+
+
+III
+
+Nous mouillâmes sous le bord d'un vaisseau français à trois ponts, le
+_Jupiter_; il se trouvait là avec une flotte française, empêchée de
+sortir par des bâtiments de guerre anglais, supérieurs en nombre, qui
+croisaient tous les jours presque en vue du port.
+
+Un bateau de la santé, par lequel nous avions été visités, nous avait
+avertis que nous ferions huit jours de quarantaine à bord. Nous
+préférions cela, plutôt que d'aller au lazaret pour y être dévorés par
+tous les genres d'insectes dont l'Espagne abonde. Si même il s'était
+trouvé un navire qui allât à Bilbao ou à Barcelone, nous y aurions pris
+passage. Le voyage eût été ainsi plus court, moins fatigant et meilleur
+marché.
+
+M. de Chambeau n'était pas rayé de la liste des émigrés et ne pouvait
+rentrer en France. Il désirait se rendre à Madrid, où il connaissait
+quelques personnes, mais il nous aurait volontiers accompagnés néanmoins
+jusqu'à Barcelone, ce qui l'aurait rapproché beaucoup d'Auch, ville
+auprès de laquelle il avait des propriétés.
+
+L'incertitude de nos projets formait l'objet de nos conversations,
+pendant la quarantaine, qui dura dix jours. Elle aurait pu se prolonger
+bien davantage grâce à la désertion d'un de nos matelots et à
+l'impossibilité, par conséquent, de le représenter en personne. Cet
+homme, de nationalité française, avait été pris après un combat sur un
+sloop de guerre. Il reconnut un matelot à bord du _Jupiter_, dont nous
+étions très rapprochés, et lui parla avec le porte-voix. La même nuit,
+il gagna le Jupiter à la nage, et quand les employés de la santé
+procédèrent à l'appel, le lendemain matin, on ne trouva de lui que sa
+chemise et son pantalon. C'était tout son mobilier. L'incident prolongea
+notre quarantaine jusqu'au jour où l'on eut constaté que le manquant
+était sur le navire français.
+
+La quarantaine faillit m'être fatale. Toute la journée, des marchands de
+fruits venaient sous le bord, et je passais mon temps, ainsi que Mme
+Tisserandot, à descendre une corbeille au moyen d'une ficelle pour avoir
+des figues, des oranges, des fraises. Cet abus de fruits m'occasionna
+une affreuse dysenterie dont je fus très malade.
+
+Enfin la permission de prendre _libre pratique_, comme on dit, arriva.
+Le capitaine nous mit à terre, et jamais de ma vie je ne me sentis aussi
+embarrassée qu'à ce moment. En débarquant, on nous fit entrer, Mme
+Tisserandot et moi, dans une petite chambre ouvrant sur la rue, pendant
+qu'on visitait nos effets avec la rigueur la plus exagérée. Nos robes de
+couleur et nos chapeaux de paille attirèrent bientôt une foule immense
+d'individus de tout âge et de tout état: des matelots et des moines, des
+portefaix et des messieurs, tout anxieux de voir ce qu'ils considéraient
+sans doute comme deux bêtes curieuses. Quant à nos maris, ils étaient
+retenus dans la pièce où avait lieu la visite de nos bagages. Nous
+étions donc seules toutes deux, avec mon fils. Il n'avait pas peur, mais
+me faisait mille questions, surtout sur les moines qu'il n'avait jamais
+vus. À un moment il s'écria, comme passait un jeune moine à la figure
+imberbe: _Oh! I see now, that one is a woman_[59].
+
+Cette indiscrète curiosité nous décida tout d'abord, ma compagne et moi,
+à nous vêtir comme les Espagnoles. Avant même de nous rendre à
+l'auberge, nous allâmes donc acheter une jupe noire et une mantille,
+afin de pouvoir sortir sans scandaliser toute la population. Nous
+descendîmes dans un hôtel réputé le meilleur de Cadix, mais dont la
+saleté me causa néanmoins un si grand dégoût, accoutumée comme je
+l'étais à la propreté exquise de l'Amérique, que je serais volontiers
+retournée à bord.
+
+Je me rappelai qu'une des soeurs du pauvre Théobald Dillon, massacré à
+Lille en 1792, avait épousé un négociant anglais établi à Cadix, M.
+Langton. Lui ayant écrit un billet aimable, il vint à l'instant et nous
+fit beaucoup de politesses. Mme Langton se trouvait à Madrid chez sa
+fille, la baronne d'Andilla, en compagnie de Mlle Carmen Langton, sa
+fille cadette. M. Langton nous engagea néanmoins à dîner. Il désirait
+même nous emmener loger chez lui. Mais nous ne l'acceptâmes pas. J'étais
+trop souffrante pour me gêner et faire des compliments. Il fut convenu
+que le dîner serait ajourné au premier jour où je me sentirais mieux.
+
+Le lendemain de notre arrivée, mon mari porta notre passeport à viser
+chez le consul général de France. C'était un M. de Roquesante, ci-devant
+comte ou marquis, métamorphosé en chaud républicain, si ce n'est en
+terroriste. Il fit cent questions à mon mari, en prenant note de ses
+réponses. Cela ressemblait fort à un interrogatoire. Puis, sans doute
+pour surprendre un premier mouvement: «Nous avons reçu aujourd'hui,
+dit-il, d'excellentes nouvelles de France, citoyen.»--On en était encore
+là!--«Ce scélérat de Charette a enfin été pris et fusillé.»--«Tant pis»,
+répondit M. de La Tour du Pin, «c'est un brave homme de moins.» Le
+consul se tut alors, signa le passeport et nous rappela qu'il devait de
+nouveau être présent à l'ambassade de France à Madrid. Plus tard, nous
+sûmes comment il nous avait recommandés à Bayonne.
+
+À cette époque, l'Espagne, après avoir conclu la paix avec la République
+française, avait licencié la plus grande partie de son armée,
+probablement sans la payer. Les routes étaient infestées de brigands,
+surtout dans les montagnes de la Sierra Morena, que nous devions
+traverser. On voyageait en convois composés de plusieurs voitures
+seulement. On ne prenait pas d'escorte militaire,--elle aurait peut-être
+été d'accord avec les brigands ci-devant soldats--mais les voyageurs à
+cheval qui se joignaient au convoi avaient la précaution de s'armer
+jusqu'aux dents. Un convoi comprenait habituellement de quinze à
+dix-huit charrettes couvertes attelées de mules.
+
+C'est ainsi que nous partîmes de Cadix. Nous occupions, mon mari, moi et
+mon fils, un de ces chariots--_carro_--couchés tout au long sur nos
+matelas de bord. Au-dessous, dans le fond du chariot, se trouvaient nos
+bagages, recouverts d'un lit de paille qui remplissait également les
+vides existants entre les malles. Une capote en cannes artistement
+cousues et recouverte d'une toile goudronnée nous garantissait du soleil
+pendant le jour et de l'humidité la nuit, car il arriva plusieurs fois
+que nous préférâmes la charrette à l'auberge.
+
+Mais j'ai anticipé en parlant déjà de notre départ, puisque nous
+restâmes huit jours à Cadix, nous promenant tous les soirs sur la belle
+promenade de l'Alameda, qui domine la mer et où l'on va respirer un peu
+d'air, après avoir subi toute la journée une chaleur de 35 degrés. Mon
+petit Humbert m'accompagnait, et un jour nous rencontrâmes un jeune
+seigneur de sept ans, en habit de soie habillé et brodé, l'épée au côté,
+poudré à frimas et le chapeau sous le bras. Mon fils le regarda avec une
+grande surprise, puis, se demandant si ce n'était pas un de ces singes
+savants que je l'avais mené voir à New-York, il s'écria: _But, is it a
+real boy, or is it a monkey?_[60]
+
+Un spectacle qu'il n'oublia jamais, pas plus que moi, ce fut le
+magnifique combat de taureaux du jour de la Saint-Jean. On a si souvent
+décrit cette fête nationale de l'Espagne que je n'entreprendrai pas de
+le faire ici. Le cirque était immense, et contenait au moins de quatre à
+cinq mille personnes assises sur des gradins et garanties du soleil par
+une toile tendue, à l'instar du vélum des amphithéâtres romains. Des
+pompes mouillaient constamment cette toile d'une pluie très fine qui ne
+la traversait cependant pas. Aussi, quoique le spectacle commençât après
+la messe de midi et qu'il durât jusqu'au soleil couchant, je ne me
+souviens pas d'avoir souffert un moment de la chaleur.
+
+On tua dix taureaux d'une telle beauté de race qu'ils auraient fait
+chacun la fortune d'un fermier américain. Le matador était le premier de
+son espèce à l'époque. C'était un beau jeune homme de vingt-cinq ans.
+Malgré le danger affreux qu'il courait, on ne concevait, grâce à son
+incroyable agilité, aucune inquiétude. Assurément, à l'instant où les
+deux adversaires, seul à seul en face l'un de l'autre, se regardent
+fixement avant que le taureau ne se précipite sur le matador, l'émotion
+la plus poignante que l'on puisse éprouver étreint tous les spectateurs.
+On entendrait voler une mouche. Mais il faut comprendre que le matador
+ne donne pas le coup d'épée. Il ne fait qu'en diriger la pointe sur
+laquelle le taureau vient s'enferrer de lui-même. Ce spectacle a fait
+époque dans ma vie, et aucun autre ne m'a laissé une impression aussi
+profonde. Je n'en ai oublié aucune particularité, et le souvenir en est
+aussi présent à ma mémoire, après tant d'années, que si j'y eusse
+assisté hier.
+
+
+
+
+IV
+
+Le jour fixé pour le départ, nous laissâmes le convoi se mettre en route
+et nous restâmes, mon mari, moi et notre fils, pour dîner chez M.
+Langton. Une barque, préparée par ses soins, devait nous mener de
+l'autre côté de la baie, pour rejoindre notre caravane au port
+Sainte-Marie, où elle devait coucher, car nous ne devions pas, pendant
+ce long voyage, aller plus vite qu'un homme marchant à pied.
+
+J'étais si souffrante d'une affreuse dysenterie, compliquée de fièvre,
+que mon mari hésitait à me laisser partir, et cependant il n'y avait pas
+moyen de reculer. Nos bagages étaient chargés. Nous avions payé la
+moitié du voyage jusqu'à Madrid. Notre passeport était visé, et M. de
+Roquesante, le consul républicain, aurait pris de l'ombrage d'un retard.
+Il l'eût attribué à un prétexte, je ne sais lequel, et comme j'ai
+toujours cru qu'on peut surmonter le mal quel qu'il soit, à moins qu'on
+n'ait une jambe cassée, la pensée ne me vint pas de rester à Cadix. Nous
+dînâmes donc chez M. Langton, après avoir assisté au départ de nos
+compagnons de voyage, qui s'en allaient coucher à Port-Sainte-Marie.
+
+Rien n'était délicieux comme cette habitation à l'anglaise, pour la
+propreté et le soin. M. Langton n'avait adopté des coutumes espagnoles
+que celles en usage pour éviter l'inconvénient d'un climat brûlant. La
+maison s'élevait autour d'une cour carrée remplie de fleurs. Elle avait
+une rangée d'arcades au rez-de-chaussée et une galerie ouverte au
+premier. Une toile, tendue à la hauteur du toit, couvrait toute la
+surface de la cour. Au milieu, un jet d'eau atteignait la toile, qui,
+tenue ainsi toujours mouillée, communiquait une délicieuse fraîcheur à
+toute la maison. J'avoue que j'éprouvai un sentiment bien pénible en
+pensant qu'au lieu de rester dans ce lieu si agréable, il me fallait,
+grosse de six mois, commencer un long voyage par une chaleur de 35
+degrés. Mais le sort en était jeté; le départ s'imposait. Après ce dîner
+d'adieux, nous montâmes dans la barque vers le soir, et, en une heure et
+demie, le vent étant bon, nous fûmes arrivés à Port-Sainte-Marie. Nous
+trouvâmes là notre caravane, composée de quatorze voitures et de six ou
+sept hidalgos, armés de pied en cap.
+
+Le terme de la seconde journée était Xérès, situé à cinq lieues
+seulement. Comme j'avais besoin de me reposer, nous résolûmes de laisser
+encore partir la caravane et de la rejoindre le soir à Xérès. Nous
+dînâmes donc de bonne heure, dans la jolie localité de port
+Sainte-Marie, puis nous montâmes tous trois dans un _calesa_ ou
+cabriolet, semblable à ceux que je vois ici à Pise, où j'écris ces
+souvenirs. Notre équipage était attelé d'une grande mule. Elle n'avait
+pas de bride, ce qui me parut singulier, mais sur sa tête se balançait
+un haut plumet chargé de grelots. Un jeune garçon, son fouet à la main,
+sauta lestement sur le brancard, prononça quelques paroles
+cabalistiques, et la mule partit à un trot aussi rapide qu'un bon galop
+de chasse. La route était superbe, nous allions comme le vent, la mule
+obéissant docilement à la voix de son petit conducteur, évitant les
+obstacles, serpentant dans les rues des villages que nous traversions
+avec une sagacité miraculeuse. D'abord la peur me prit, puis, pensant
+que l'usage du pays était d'aller ainsi, je me résignai.
+
+Arrivée à Xérès, je fus curieuse de connaître le prix que pouvait valoir
+une mule comme celle qui nous avait menés; on me répondit de soixante à
+soixante-dix louis. Cela me parut cher.
+
+Le lendemain, commença le vrai voyage. Mon indisposition durait
+toujours, mais, étendue comme je l'étais sur un bon matelas et la route
+étant superbe, je ne souffrais pas davantage que si je fusse demeurée
+tranquille. On s'arrêtait deux heures pour dîner dans des auberges
+abominables, et il arriva deux ou trois fois que nous préférâmes passer
+la nuit dans notre charrette, plutôt que de coucher dans des lits d'une
+saleté révoltante.
+
+Nous approchions de Cordoue, lorsque la pauvre Mme Tisserandot fut prise
+du mal d'enfant, à quatre lieues de cette ville, dans une grande plaine
+où il n'y avait pas trace d'habitation. Elle accoucha heureusement d'une
+petite fille, que le muletier lava dans du vin emprunté à son outre.
+Nous n'avions rien pour la couvrir, car la pauvre mère était précisément
+couchée sur les malles qui contenaient son linge. On ne pouvait pas
+attendre. Le reste du convoi avait marché. Il était déjà à une assez
+grande distance pour qu'il devînt très dangereux pour nous de rester en
+arrière surtout dans cette plaine de Cordoue, à laquelle s'attachait une
+très mauvaise réputation, et dont on venait précisément de nous
+raconter, à dîner, des histoires toutes récentes et très lamentables. Le
+muletier me remit entre les mains la pauvre petite toute nue. Je
+l'enveloppai tant bien que mal dans les cravates de nos compagnons de
+voyage, puis nous nous remîmes en route, _au trot_, pour rejoindre la
+queue de notre caravane. La pauvre accouchée souffrait mortellement
+d'une telle allure, mais il fallut en passer par là.
+
+Nous arrivâmes à Cordoue à la nuit. Comme nous marchions à une certaine
+distance en arrière, tous les autres voyageurs étaient déjà placés
+lorsque les gens de l'auberge s'approchèrent de notre chariot. Voyant
+une personne malade, ils crurent que c'était la victime d'un assassinat.
+Or, il est bon de savoir que, lorsque les circonstances sont de nature à
+exposer, quand un crime a été commis, les gens du pays à être appelés à
+témoigner en justice, ils prennent le parti de s'enfuir, afin de pouvoir
+dire, en sûreté de conscience, qu'ils n'ont rien vu. Ceux-ci donc
+posèrent leurs lampes à terre et disparurent. Le muletier, devinant
+leurs motifs, eut beau les appeler, ils ne reparurent plus. Je passai
+une partie de la nuit à défaire les malles de la malade pour en retirer
+ce qui était nécessaire pour l'arranger, ainsi que le nouveau-né. Mais
+auparavant il fallait manger, et, dans cette auberge, on n'offrait que
+le coucher. Encore dormait qui pouvait, car des millions d'insectes de
+tous genres habitaient la maison en vous guettant. Force nous fut
+d'aller à la recherche d'un cabaret quelconque, où nous trouvâmes avec
+beaucoup de peine, vu l'heure indue, du pain et quelques tranches de
+lard frit dans la poêle.
+
+
+
+
+V
+
+Le lendemain matin, le convoi retarda d'une heure son départ pour me
+permettre de faire baptiser la pauvre petite, bien vivante malgré toutes
+ces vicissitudes. Je dois à cette cérémonie d'avoir vu la magnifique
+cathédrale de Cordoue, dont M. de Custine[61] et tant d'autres ont donné
+des descriptions détaillées. On concevra aisément que, voyageant d'une
+façon si incommode, malade et grosse de six mois, je ne fusse guère
+disposée, par la chaleur qui sévit en Andalousie de midi à 3
+heures--moment de la journée pendant lequel on s'arrêtait--à visiter des
+monuments. La petite baptisée fut donc cause que je vis cette admirable
+église. Après la cérémonie du baptême--_par immersion_, car on lui
+plongea la tête dans l'eau des fonts--nous passâmes une heure à
+parcourir cette forêt de colonnes. Les muletiers vinrent nous presser de
+partir. Ils emportaient des provisions pour deux repas que nous devions
+faire en plein air ce jour-là aucune habitation n'existant dans la
+partie du pays que nous allions traverser.
+
+En sortant de Cordoue, on voyage une heure durant au milieu de jardins
+abondamment arrosés, de citronniers, d'oliviers mauresques, avant de
+parvenir à la muraille de l'ancienne ville, dont on découvre encore des
+vestiges. Cela donne une idée, comme en Italie les limites de la Rome
+antique, de l'immense surface qu'occupait autrefois cette grande ville
+maure.
+
+Nous dînâmes, comme on nous l'avait annoncé, près d'un puits, au milieu
+d'une pâture couverte de moutons. L'oeil ne pouvait mesurer l'étendue de
+cette plaine, longue de plusieurs lieues et couverte, tantôt d'une herbe
+fine, tantôt de petits myrtes nains. Quelques grenadiers chargés de
+fleurs se dressaient autour du puits. Cette halte avait quelque chose
+d'oriental qui me plut singulièrement. Je la préférai de beaucoup à ces
+séjours de trois heures dans des auberges affreuses et sales, où la
+chaleur se faisait encore plus sentir.
+
+Le lendemain et les jours suivants, nous traversâmes la Sierra Morena,
+et nous vîmes les deux jolies petites villes de La Carlota et de La
+Carolina. Elles avaient été bâties pour les colonies allemandes appelées
+en Espagne par M. de Florida Blanca[62], le grand ministre de Charles
+III, et nous remarquâmes que certains caractères de la physionomie
+germanique ne s'étaient pas encore effacés. On rencontrait des enfants à
+cheveux blonds, dont le teint brûlé tout espagnol contrastait avec leurs
+yeux bleus. Ces petites villes sont pittoresques, bâties avec régularité
+et dans de beaux sites. La route, bordée dans toutes les pentes d'un
+parapet de marbre, est d'une beauté admirable. C'était alors la seule
+qui mît en communication le midi de l'Espagne avec la Castille.
+
+À mon grand regret, nous ne passâmes pas à Tolède, et nous arrivâmes à
+Aranjuez pour le dîner, le quinzième jour du voyage, je crois. Nous y
+restâmes le reste de la journée, occupés à admirer les frais ombrages,
+les beaux saules pleureurs, les prairies verdoyantes qui, lorsqu'on
+vient de l'Andalousie, épuisée, calcinée par un soleil de juillet, vous
+apparaissent comme de vertes oasis au milieu du désert. C'est la Tage,
+encore petite rivière, qui, répandue avec art dans cette charmante
+vallée, y entretient une aussi délicieuse fraîcheur. La cour ne se
+trouvait pas à Aranjuez, et cependant, pour une raison que j'ai oubliée,
+nous ne visitâmes pas le château.
+
+Le lendemain, nous étions à Madrid, après deux heures de halte à la
+Puerta del Sol, pour attendre que l'on eût fini de visiter, fouiller,
+inspecter effets et personnes des quatorze voitures de notre convoi. Et
+l'on ne permettait pas à ceux qui avaient déjà subi l'inspection de
+partir. Le sang-froid castillan ne se dérange pour rien. Il eût été
+inutile de témoigner de l'impatience. Les douaniers ne l'auraient même
+pas comprise. Enfin, le signal du départ est donné, et l'on nous mena à
+l'hôtel Saint-Sébastien, auberge médiocre située dans une petite rue.
+
+Nous prîmes une assez bonne chambre. Mon mari envoya immédiatement les
+lettres et les paquets dont M. Langton nous avait chargés pour sa femme
+et ses deux filles. Puis je fis une toilette plus soignée que celle du
+chariot, avec l'intention d'aller voir ces dames après notre dîner. Mais
+elles nous prévinrent. Une demi-heure s'était à peine écoulée quand nous
+vîmes entrer les deux plus belles personnes du monde, la baronne
+d'Andilla et Mlle Carmen Langton. La mère, souffrante, n'avait pu
+sortir. Un beau-frère[63] les accompagnait, veuf d'une troisième
+demoiselle Langton, qui, disait-on, était encore plus belle que ses
+soeurs. Elles se montrèrent d'une bonté et d'une obligeance sans
+pareilles, et leur beau-frère proposa que nous prissions un petit
+logement garni dans le quartier où ces dames demeuraient. Il se chargea
+de tous les arrangements que cela nécessitait et se mit à notre
+disposition pour tout le temps que nous resterions à Madrid. Notre
+séjour ne pouvait pas être de moins d'un mois ou six semaines, puisque
+nous attendions des lettres et des réponses de Bordeaux aux lettres que
+nous avions écrites de Cadix.
+
+Cependant j'avançais dans ma grossesse et je désirais être au Bouilh
+pour mes couches avant le 10 novembre. Mon mari se rendit le lendemain
+chez l'ambassadeur du Directoire pour mettre son passeport en règle.
+Comme il conservait encore le souvenir très vif de la réception du
+citoyen ci-devant comte ou marquis de Roquesante, il fut très
+agréablement surpris de l'aimable réception de l'ambassadeur. C'était le
+général, depuis maréchal Pérignon. Autrefois sous les ordres de mon
+père, il en avait reçu des services qui avaient avancé sa carrière. Ne
+l'ayant pas oublié, il fit beaucoup de politesses à mon mari. Toutefois
+sa gratitude n'alla pas jusqu'à m'honorer de sa visite. Les seigneurs
+d'autrefois n'étaient pas encore à la mode, comme ils le devinrent plus
+tard.
+
+Nous restâmes six semaines à Madrid, comblés de soins, d'attentions, de
+prévenances de la part des familles Langton et Andilla. Le gendre de Mme
+Langton, M. Broun, dont la femme était morte l'année précédente, nous
+fit visiter toutes les parties intéressantes de la ville, et chaque soir
+Mme d'Andilla nous conduisait au Corso, puis de là prendre des glaces
+dans un café à la mode, au bas de la rue d'Alcala. M. Broun nous montra
+le portrait de sa femme. Elle avait été aussi belle, sinon plus belle
+que ses soeurs. Il ne se consolait pas de l'avoir perdue à vingt-deux
+ans.
+
+Mlle Carmen Langton avait l'exquise beauté d'un ange. Elle s'était
+fiancée à un jeune seigneur espagnol. Celui-ci tomba malade et mourut
+quelques jours avant la date fixée pour la célébration de cette union
+d'inclination. Mlle Carmen Langton en avait conçu un chagrin mortel. Un
+soir, en me ramenant, le cocher se trompa de rue et passa devant la
+maison qu'elle devait occuper avec son fiancé et où il était mort. Cet
+incident la révolutionna. Un sourd et long gémissement s'exhala de sa
+poitrine, et son beau visage devint blanc comme celui d'une statue
+d'albâtre. Cette charmante personne était aussi distinguée par ses
+sentiments et son esprit que par sa figure.
+
+
+
+
+CHAPITRE VI
+
+I. Départ de Madrid.--M. de Chambeau quitte ses amis.--Le _collieras_ à
+sept mules.--L'Escurial.--La maison du Prince.--La granja. M.
+Rutledge.--Arrivée à Saint-Sébastien. Bonie nous y rejoint.--II. Les
+appréhensions de Mme de La Tour du Pin en rentrant en France.--Arrivée à
+Bayonne.--L'interrogatoire et la feuille de route.--Une chevelure de
+grande valeur.--M. de Brouquens retrouvé.--Arrivée au Bouilh.--La
+dévastation du château.--La bibliothèque sauvée.--Arrivée de
+Marguerite.--Sa vie pendant la Terreur.--Naissance de Charlotte.--III.
+Absence de M. de La Tour du Pin.--La crainte des _chauffeurs_.--Fortune
+compromise.--Comment fut vendue la terre de Cénevières.--Dispersion des
+souvenirs de famille.--IV. Voyage à Paris.--Barras et la
+contre-révolution.--La dévastation du château de Tesson.--M. de
+Talleyrand ministre des Affaires étrangères grâce à Mme de
+Staël.--Conspirateurs frivoles: les _collets noirs_.--Propos
+imprudents.--V. Un déjeuner chez M. de Talleyrand.--Galanterie de
+l'ambassadeur de Turquie pour Mme de La Tour du Pin.--Jalousie conjugale
+de Tallien.--Acte d'ingratitude incroyable de M. Martell.
+
+
+
+
+I
+
+Enfin nous reçûmes une lettre de Bonie déterminant le jour où il nous
+attendrait à Bayonne, et nous arrêtâmes cette fois un _collieras_ de
+retour pour nous transporter ainsi que nos bagages. M. de Lavaur, dont
+la radiation était arrivée, proposa de nous accompagner, et quoique cela
+ne nous convînt guère, nous y consentîmes. M. de Chambeau fut obligé de
+rester à Madrid. La tendre amitié qu'il nous portait, et dont il nous a
+donné tant de preuves, rendit cette séparation très pénible pour lui et
+pour nous. Depuis près de trois ans, il partageait toutes nos
+vicissitudes, nos intérêts, nos peines. Mon mari le considérait comme un
+frère. Pendant ces longues années d'exil, nos pensées avaient été
+communes. Aussi notre pauvre ami éprouva-t-il de notre départ un affreux
+déchirement. Il était sans argent. Personne n'avait songé à lui en
+envoyer. Heureusement nous nous trouvâmes en mesure de pouvoir lui
+laisser cinquante louis, et le bonheur voulut qu'on l'accueillit dans la
+maison de la comtesse de Galvez, où il resta jusqu'en 1800.
+
+Nous partîmes de Madrid à 2 heures après-midi pour aller coucher à
+l'Escurial. Le _collieras_ était une bonne ancienne berline, attelée de
+sept mules, menées--disons plutôt conseillées ou exhortées--par un
+cocher assis sur le siège et par un aide-postillon armé d'un long fouet.
+Ce dernier sautait alternativement sur l'une ou sur l'autre des mules,
+qui n'avaient pas de brides et obéissaient à la voix. Pourtant je crois
+que les mules du timon avaient des rênes, mais les cinq autres
+certainement pas. L'une d'elles, la septième, marchait isolée en avant.
+Elle se nommait la _generala_, et guidait toutes les autres.
+
+À un quart de lieue de Madrid, le cocher s'aperçut qu'il avait oublié
+son manteau. Malgré la chaleur étouffante, il ne voulut pas faire un pas
+de plus, avant que le postillon n'eût été le chercher monté sur l'une
+des mules. Cela nous retarda beaucoup, et nous n'arrivâmes à l'Escurial
+que fort avant dans la nuit.
+
+Presque toute la journée du lendemain fut consacrée à visiter
+l'admirable monastère[64] dont on a fait tant de descriptions. Aucune ne
+m'a paru moralement exacte, parmi toutes celles que j'ai lues depuis.
+Elles ne peignent pas l'espèce de triste recueillement religieux que ce
+lieu, ce chef-d'oeuvre de tous les arts, au milieu d'un désert, jette
+dans l'âme. Tant de merveilles semblent n'avoir été rassemblées dans
+cette solitude que pour nous ramener à la pensée de la futilité et de
+l'inutilité des oeuvres des hommes. Depuis, quand se sont déroulés les
+événements qui ont déchiré l'Espagne, j'ai été bien frappée de l'espèce
+de prophétie du Père qui nous montrait la chapelle souterraine où sont
+enterrés les rois d'Espagne depuis Philippe II. Après nous avoir
+promenés au milieu des tombes, qui toutes sont semblables, il nous fit
+remarquer qu'une seule restait vide: celle destinée au roi régnant,
+Charles IV, et posant en même temps la main sur le sarcophage, dont un
+coin de marbre tenait le dessus ouvert, il nous dit en italien: «Qui
+sait s'il y sera jamais?» Sur le moment, ce propos n'attira pas mon
+attention. Mais, longtemps après, quand je vis ce malheureux prince
+chassé du trône, cette parole si prophétique me revint à l'esprit.
+
+Depuis la découverte de l'Amérique et des mines d'or et d'argent du
+Pérou, les rois d'Espagne faisaient chaque année, à l'église l'Escurial,
+un présent magnifique de ces deux métaux. Aussi en résultait-il que son
+trésor devint le plus riche de toute l'Europe. Tous les objets qui
+provenaient de ce luxueux usage, rangés par ordre d'années,
+témoignaient, pour un oeil observateur, de la décroissance successive du
+goût, depuis les premiers, signés de Benvenuto Cellini, jusqu'au
+dernier, de date toute récente.
+
+Le dessus du maître-autel, bas-relief tout en argent, représentant
+l'apothéose de saint Laurent, patron de l'Escurial, quoique d'une
+magnificence sans égale, satisfaisait peu comme objet d'art. Je dis
+satisfaisait, car il y a lieu de supposer que les malheurs de l'Espagne
+auront amené la destruction de tous ces chefs-d'oeuvre. Les divers objets
+à l'usage du culte étaient rangés dans des armoires à glaces faites avec
+les plus beaux bois des Indes orientales. J'ai conservé le souvenir
+précis d'un saint ciboire, en forme de mappemonde, surmonté d'une croix
+dont le milieu était orné d'un énorme diamant et les branches de quatre
+grosses perles. Il y avait des ostensoirs tout brillants de pierreries.
+On nous montra l'ornement du jour de Pâques, fait de velours rouge
+entièrement brodé en perles fines de grosseurs différentes, selon le
+dessin. Bien des personnes n'auraient peut-être pas apprécié cette
+magnificence, car la moindre étoffe brochée d'argent produisait plus
+d'effet, et cependant il y avait pour plusieurs millions de perles sur
+ce velours tout uni.
+
+Nous montâmes au jubé, où on voyait les admirables livres d'église
+formés de feuillets en vélin dont les marges sont peintes par les élèves
+de Raphaël, d'après ses dessins. Ces volumes, grand in-folio garni de
+coins d'argent, reliés d'une peau brune montrant le côté de l'envers,
+étaient placés, séparés les uns des autres par une planche mince, dans
+une sorte de buffet ouvert. À cause de leur poids, il eût été difficile
+de les sortir de leur case. Pour obvier à cet inconvénient, on avait
+disposé sur le fond de chacune des cases des petits rouleaux d'ivoire
+traversés par des broches de fer, autour desquelles ils tournaient. De
+cette manière, le moindre effort suffisait pour amener un de ces livres
+à soi. Je n'ai vu ce moyen employé dans aucune bibliothèque.
+
+C'est dans la galerie haute de l'Escurial que se trouvait le beau christ
+en argent, de grandeur naturelle, de Benvenuto Cellini. Après avoir
+parcouru, admiré, cette magnifique église, j'y restai seule, tandis que
+mon mari et M. de Lavaur allèrent visiter le couvent et la bibliothèque,
+où on voyait le beau tableau de Raphaël, nommé _la Perle_[65]. On ne
+m'avait pas prévenue, à Madrid, qu'une femme ne pouvait visiter la
+bibliothèque située dans l'intérieur du couvent sans une permission
+particulière. Je le regrettai vivement.
+
+J'attendis assez longtemps mes compagnons de voyage pour que mon esprit
+eût le loisir de se perdre dans beaucoup de méditations. Je pensai à la
+beauté de cet édifice, puis à la bataille de Saint-Quentin[66], perdue
+par les Français, et en commémoration de laquelle l'Escurial avait été
+bâti par le farouche père[67] de don Carlos[68], Aussi quand mon mari
+revint me frapper sur l'épaule en me disant: «Allons voir la maison du
+prince!» je fus presque contrariée d'être dérangée dans mes pensées. Mon
+fils, en qualité de garçon, avait accompagné son père et se montrait
+tout fier d'avoir à me raconter ce qu'il avait vu.
+
+Nous nous dirigeâmes donc vers cette maison du prince, bâtie par Charles
+IV pendant qu'il était prince des Asturies, et où il se retirait, quand
+la cour était à l'Escurial, pour échapper aux rigoureuses étiquettes
+espagnoles. Elle ressemblait à une maisonnette fort élégante et dont un
+modeste agent de change aurait de la peine à se contenter de nos jours.
+De jolis meubles, des tableautins, des ornements d'un goût douteux, une
+quantité de draperies du plus vilain effet lui donnaient l'aspect d'un
+petit logis de fille. Quel contraste avec l'admirable église que nous
+venions de quitter! J'en éprouvais une bien désagréable impression.
+
+Étant retournés à l'auberge, nous en partîmes bientôt après pour aller
+coucher à la Granja[69], où était installée la cour. Nous y devions
+prendre des paquets du ministre d'Amérique, M. Rutledge, pour son consul
+à Bayonne. Il nous offrit à souper, et le lendemain nous nous dirigeâmes
+sur Ségovie, petite ville très pittoresque, avec un château dont nous ne
+vîmes que la cour entourée d'arcades d'un style mauresque.
+
+Le reste de notre voyage présenta peu d'événements. Nous restâmes un
+jour à Vittoria, pour permettre de soigner _la generala_, car sans elle
+on ne pouvait marcher, puis une journée à Burgos, où j'allai voir la
+cathédrale, et enfin nous arrivâmes à Saint-Sébastien, où Bonie nous
+attendait.
+
+
+
+
+II
+
+Je n'éprouvais aucun plaisir à rentrer en France. Au contraire, les
+souffrances que j'y avais endurées pendant les six derniers mois de mon
+séjour m'avaient laissé un sentiment de terreur et d'horreur que je ne
+pouvais surmonter. Je songeais que mon mari revenait avec une fortune
+perdue, que des affaires difficiles allaient l'occuper désagréablement,
+et que nous étions condamnés à habiter un grand château dévasté, puisque
+tout avait été vendu au Bouilh. Ma belle-mère vivait encore. Elle était
+rentrée en possession de Tesson et d'Ambleville. Dépourvue de toute
+intelligence, très méfiante, très obstinée, elle n'avait, pour les
+affaires, de confiance en personne. Combien je regrettais ma ferme, ma
+tranquillité! Ce fut avec un véritable serrement de coeur que je passai
+le pont de la Bidassoa, et que je me sentis sur le territoire de la
+République _une et indivisible_.
+
+Nous arrivâmes le soir à Bayonne. À peine étions-nous entrés dans
+l'auberge que deux gardes nationaux vinrent chercher M. de La Tour du
+Pin pour l'amener devant l'autorité, représentée alors, me semble-t-il,
+par le président du département. Ce début me causa une grande frayeur.
+Conduit, accompagné par Bonie devant les membres du tribunal assemblés,
+il fut questionné sur ses opinions, ses projets, ses actions, sur les
+causes et les raisons de son absence et sur celles de son retour. Il
+s'aperçut aussitôt qu'il avait été dénoncé par M. de Roquesante, et le
+déclara franchement, en disant, en même temps, combien il avait au
+contraire eu à se louer de l'ambassadeur à Madrid. Après des pourparlers
+qui durèrent au moins deux heures--elles me parurent avoir duré un
+siècle, tant j'étais restée inquiète à l'auberge--mon mari revint. On
+l'autorisait à continuer sa route jusqu'à Bordeaux, mais muni d'une
+espèce de feuille de route officielle où toutes les étapes étaient
+marquées, et avec l'injonction de faire viser cette feuille à chaque
+arrêt. De telle sorte que, si je m'étais trouvée fatiguée ou souffrante,
+ce qui n'aurait pas été impossible, avancée comme je l'étais dans ma
+grossesse, il eût fallu le faire constater officiellement par l'autorité
+du lieu.
+
+Bonie nous quitta et retourna à Bordeaux par le courrier. Nous prîmes un
+mauvais voiturier, qui nous conduisit à petites journées. Un seul
+événement marqua notre route. À Mont-de-Marsan, ayant fait venir un
+perruquier pour me peigner, il me proposa, à ma grande surprise, 200
+francs en échange de mes cheveux. Les perruques blondes étaient
+tellement à la mode à Paris, disait-il, que certainement il gagnerait au
+moins 100 francs si je consentais à lui vendre ma tête. Je refusai cette
+proposition, bien entendu, mais j'en conçus beaucoup de respect pour mes
+cheveux, qui étaient, modestie à part, très beaux dans ce temps-là.
+
+Nous retrouvâmes à Bordeaux l'excellent Brouquens. Il avait prospéré
+pendant la guerre contre l'Espagne et se trouvait réengagé alors dans la
+compagnie des vivres des armées d'Italie. Il nous reçut avec cette
+tendre amitié qui ne s'était jamais un instant démentie. Mais j'étais
+impatiente de me retrouver chez moi, et je pris des arrangements avec
+mon bon docteur Dupouy qui devait venir me soigner. Puis, l'affaire de
+la levée du séquestre terminée, nous arrivâmes au Bouilh pour y faire
+ôter les scellés.
+
+Le premier moment, je l'avoue, mit singulièrement à l'épreuve ma
+philosophie. Cette maison, je l'avais laissée bien meublée, et si on n'y
+trouvait rien d'élégant, tout y était commode et en abondance. Je la
+retrouvais absolument vide: pas une chaise pour s'asseoir, pas une
+table, pas un lit. J'étais sur le point de céder au découragement, mais
+la plainte eût été inutile. Nous nous mîmes à défaire nos caisses de la
+ferme, depuis longtemps déjà arrivées à Bordeaux, et la vue de ces
+simples petits meubles, transportés dans ce vaste château, provoqua en
+nous bien des réflexions philosophiques.
+
+Le lendemain, beaucoup d'habitants de Saint-André, honteux d'être venus
+à l'encan de nos meubles, vinrent nous proposer de les racheter pour ce
+qu'ils leur avaient coûté. Nous reprîmes ainsi, dans des conditions
+raisonnables, ce qui nous convint le mieux, quand nous jugeâmes que les
+acheteurs n'avaient acquis que par poltronnerie. Quant aux bons
+républicains, ils ne se soumirent pas à cette complaisance
+antinationale. La batterie de cuisine, une des choses ayant le plus de
+valeur, était très belle. On l'avait transportée au district de Bourg
+avec l'intention de l'envoyer à la Monnaie. On nous la rendit, ainsi que
+la bibliothèque, qui avait été également déposée au district. Nous
+passâmes très agréablement plusieurs jours à la placer sur ses étagères,
+et, avant l'arrivée du docteur Dupouy, tous nos arrangements intérieurs
+étaient terminés comme si nous avions été installés au Bouilh depuis un
+an.
+
+J'eus à ce moment un très grand bonheur: ce fut l'arrivée de ma chère
+bonne Marguerite. Mme de Valence, en sortant de prison à Paris, l'avait
+appelée chez elle pour soigner ses deux filles. Mais dès que cette
+excellente femme apprit mon retour, rien ne put l'empêcher de venir me
+rejoindre. Je la revis avec un sensible plaisir. Elle avait échappé,
+malgré l'aristocratie de son tablier blanc, à tous les dangers de la
+Terreur. Un mois après mon départ pour l'Amérique, elle arrivait à
+Paris, où une bourgeoise de ses amies lui donnait asile. Quelques jours
+après elle sortait, vêtue comme d'habitude en bonne de grande maison,
+avec un tablier d'une blancheur de neige. À peine avait-elle fait
+quelques pas dans la rue, qu'une cuisinière, le panier au bras, la
+poussa dans un de ces passages sombres que l'on nomme à Paris une allée,
+et lui dit: «Ah! malheureuse, vous ne savez donc pas que vous serez
+arrêtée et guillotinée avec un tablier comme celui-là!» Ma pauvre bonne
+fut stupéfaite d'avoir encouru la peine de mort pour cette habitude de
+toute sa vie. Elle remercia celle qui venait de la lui sauver, et ayant
+caché son ajustement antirépublicain, elle s'empressa d'acheter quelques
+aunes de toiles pour, comme elle le disait, se déguiser.
+
+Peu de temps après, passant sur la place Vendôme, elle aperçut deux
+enfants de six à sept ans jouant devant une porte cochère, et, les
+trouvant jolis, elle leur parla. Elle apprit d'eux qu'ils demeuraient
+avec leur grand-père qui était impotent et avait des gardes chez lui,
+que leur papa et leur maman étaient en prison, que tous les domestiques
+avaient quitté et qu'ils restaient seuls avec grand-papa. Il n'en
+fallait pas davantage à l'excellent coeur de Marguerite. S'étant fait
+conduire par les enfants chez leur grand-père, celui-ci lui confirma la
+vérité de leur récit. Elle lui proposa de rester à son service pour le
+soigner, ainsi que les enfants. Il accepta avec bonheur, et, deux heures
+après, elle s'installait auprès d'eux. Son séjour dans cette maison se
+prolongea jusqu'après la mort de Robespierre. Mme de Valence la prit
+alors chez elle. Dès mon retour, comme je l'ai dit, elle vint me
+retrouver. Elle arriva au Bouilh à temps pour recevoir ma chère fille
+Charlotte, dont j'accouchai le 4 novembre 1796. Je la nommai
+Charlotte[70] parce qu'elle était filleule de M. de Chambeau. Sur le
+registre de la commune, néanmoins, elle fut inscrite sous le nom d'Alix,
+seul nom, par conséquent, qu'elle put prendre dans les actes.
+
+
+
+
+III
+
+Lorsque je fus rétablie, dans le mois de décembre, mon mari alla faire
+une tournée à Tesson, à Ambleville et à La Roche-Chalais, où il ne nous
+restait que quelques vieilles tours ruinées, de 30.000 francs de cens et
+rentes que valait cette terre. Je restai seule dans le grand château du
+Bouilh, avec Marguerite, deux servantes et le vieux Biquet, qui
+s'enivrait tous les soirs. Les paysans de la basse-cour étaient loin.
+Quelques mauvaises planches seulement fermaient la partie du
+rez-de-chaussée non encore achevée. C'était le temps où les troupes de
+brigands nommé _chauffeurs_ jetaient la terreur dans tout le midi de la
+France. Tous les jours on contait d'eux de nouvelles horreurs. Ils
+avaient brûlé les pieds d'un M. Chicous, négociant de Bordeaux, à deux
+lieues du Bouilh, pour l'obliger à dire où était son argent. Plusieurs
+années après, j'ai vu cet infortuné marchand, appuyé sur des béquilles.
+J'étais glacée de terreur, je l'avoue à ma honte. Combien de fois,
+assise sur mon lit, n'ai-je pas passé la moitié de la nuit écoutant les
+chiens de garde aboyer, et croyant qu'à tous moments les brigands
+allaient forcer les planches minces qui fermaient alors les fenêtres du
+rez-de-chaussée. Il me semble n'avoir jamais passé de ma vie un temps
+plus pénible! Comme je regrettais ma ferme, mes bons nègres, ma
+tranquillité d'autrefois! Mes jours n'étaient pas plus heureux que mes
+nuits. Je pensais à mon mari, courant le pays sur un mauvais cheval, au
+milieu de l'hiver, dans des chemins affreux comme étaient ceux des
+provinces méridionales, surtout à cette époque.
+
+Nos affaires, qui étaient loin de prendre une tournure favorable, me
+préoccupaient aussi constamment. On avait conseillé à mon mari de
+n'accepter la succession de son père que sous bénéfice d'inventaire, et
+plût à Dieu qu'il l'eût fait! Mais la manière funeste dont nous avions
+perdu mon beau-père et le profond respect que M. de La Tour du Pin avait
+pour sa mémoire le détourna d'adopter un tel parti. Cette succession
+comprenait la terre du Bouilh, quelques parties de La Roche-Chalais et
+nos droits sur la fortune de ma belle-mère, qui s'était engagée par
+notre contrat de mariage.
+
+Je n'entrerai pas dans les détails de notre ruine, dont le souvenir
+m'échappe maintenant, et ne les ayant d'ailleurs jamais bien exactement
+connus. Je sais seulement que, lorsque je me suis mariée, mon beau-père
+passait pour avoir 80.000 francs de rentes. Pendant son ministère, il
+vendit le domaine d'une terre en Quercy, nommé Cénevières. Cette terre
+avait perdu, par l'abolition des cens et rentes, la plus grande partie
+de sa valeur, représentée par un revenu de 15.000 à 20.000 francs. Elle
+fut achetée par un ancien administrateur de la monnaie de Limoges, M.
+Naurissart[71]. On spécifia dans le contrat que l'acheteur n'était pas
+acquéreur des droits de cens et rentes, pour le cas où on les
+rétablirait.
+
+La terre de La Roche-Chalais, près de Coutras, n'avait pas de domaine
+foncier. Elle était toute en rentes. Mon beau-père y entretenait un
+régisseur pour les percevoir, et un vaste grenier pour emmagasiner
+celles qui se percevaient en nature et que l'on vendait au fur et à
+mesure de leur rentrée. Le revenu de cette terre se montait à 30.000
+francs nets. Mon beau-père, étant passé à La Roche-Chalais en se rendant
+aux États généraux, céda à un meunier, moyennant une rente de 2.400
+francs, les débris du vieux château pour construire des moulins sur la
+rivière qui dépendait de la terre. Le passage de la rivière était déjà
+affermé pour une somme de 1.000 à 1.100 francs.
+
+Trois mois après, le meunier se considéra comme propriétaire. Mon
+beau-père l'attaqua devant les tribunaux pour le mettre en demeure de
+payer les matériaux avec lesquels il avait construit les moulins. Le
+procès traîna en longueur, et, ayant été porté devant le Conseil d'État,
+sous Napoléon, nous le perdîmes.
+
+Ainsi donc, voici comment on peut évaluer nos pertes:
+
+ À La Roche-Chalais 30.000 fr.
+
+ Le passage de Cubzac 12.000 fr.
+
+ Les droits et rentes du Bouilh 6.000 fr.
+
+ Les droits et rentes de Tesson 7.000 fr.
+
+ Les droits et rentes d'Ambleville 3.000 fr.
+
+ Total 58.000 fr.
+
+On pourrait ajouter la maison de Saintes, belle habitation en parfait
+état d'entretien et dont on aurait pu tirer un loyer de 3.000 francs.
+L'autorité départementale s'en empara, et quand, au bout de quelques
+années, on nous la rendit, son état de délabrement était tel qu'elle
+avait perdu toute sa valeur.
+
+Nous perdîmes aussi le mobilier du château de Tesson. M. de Monconseil
+le laissa à mon beau-père. Celui-ci l'avait non seulement entretenu,
+mais considérablement augmenté, car ce château étant dans son
+commandement du Poitou, Saintonge et pays d'Aunis, il y faisait toutes
+ses affaires publiques et y recevait beaucoup de monde. Ce mobilier fut
+vendu en même temps que celui du Bouilh, c'est-à-dire pendant les mois
+qui s'écoulèrent entre l'époque de la condamnation suivie de l'exécution
+de mon beau-père et la date du décret qui restitua les biens des
+condamnés à leurs enfants. On peut dire que c'est pendant cette période
+de quelques mois que presque tous les mobiliers des châteaux de France
+ont été vendus. Il faut en excepter les bibliothèques qui, après avoir
+été transportées dans les chefs-lieux de canton, furent ensuite rendues
+à leurs propriétaires. Ces ventes ont porté le coup le plus désastreux
+aux souvenirs de famille. Personne n'a revu la chambre où il était né,
+ni retrouvé le lit où était mort son père, et il est incontestable que
+la dispersion soudaine de tous ces souvenirs du toit paternel ont
+fortement contribué à la démoralisation de la jeune noblesse.
+
+
+
+
+IV
+
+Nous demeurâmes au Bouilh tout l'hiver et une partie du printemps. Vers
+le mois de juillet 1797, mon mari reconnut la nécessité de se rendre à
+Paris pour terminer le règlement de ses affaires avec M. de Lameth.
+Inspirée comme par un pressentiment, je demandai à l'accompagner. Mme de
+Montesson, toujours pleine de bontés pour moi, me fit proposer par Mme
+de Valence de loger chez elle à Paris. Personnellement, elle était
+établie pour l'été à la campagne, dans une maison qu'elle venait
+d'acheter auprès de Saint-Denis. Les six semaines que nous comptions
+passer à Paris, avant de revenir au Bouilh pour les vendanges, ne
+demandaient pas un gros bagage. Nous n'emportâmes donc que le strict
+nécessaire pour nous et les enfants.
+
+Un grand nombre d'émigrés étaient rentrés sous des noms empruntés. Mme
+d'Hénin, revenue sous celui d'une marchande de modes de Genève, Mlle
+Vauthier, avait été s'établir chez Mme de Poix, à Saint-Ouen. Mme de
+Staël, protégée par Barras, le directeur, et beaucoup d'autres encore,
+se trouvaient à Paris.
+
+M. de Talleyrand nous y appelait et engageait en particulier mon mari à
+venir. On commençait à parler de contre-révolution, à laquelle tout le
+monde croyait. Le gouvernement s'était constitué et les deux assemblées,
+le conseil des Cinq-Cents et celui des Anciens, comptaient beaucoup de
+royalistes. Le salon de Barras, le directeur influent, dont la duchesse
+de Brancas faisait les honneurs, en était rempli. Et, quoique les autres
+directeurs ne semblassent pas disposés à suivre l'exemple de leur
+collègue, il est certain que jamais la cause des Bourbons n'a eu autant
+de chances de succès qu'à cette époque.
+
+Nous partîmes, dans une espèce de voiturin, mon mari, moi, ma bonne
+Marguerite et nos deux enfants: l'un, Humbert, âgé de sept ans et demi;
+l'autre Charlotte, que je nourrissais, de huit mois.
+
+Nous passâmes quelques jours à Tesson. Le château se trouvait dans un
+état de délabrement affreux. On avait non seulement enlevé tous les
+meubles, mais on avait arraché les papiers, ôté les serrures de beaucoup
+de portes, les jalousies de plusieurs fenêtres, les fers de la cuisine,
+les grilles des fourneaux. C'était une véritable dévastation.
+Heureusement, Grégoire avait empilé sur son lit, sur celui de sa femme
+et de sa fille, autant de matelas qu'il avait été en son pouvoir de
+sauver, et ils servirent à nous coucher pendant notre séjour à Tesson.
+
+Mon émotion fut vive en revoyant ce bon ménage Grégoire, qui avait caché
+mon mari avec tant de soin et de dévouement. Auparavant, en passant à
+Mirambeau, j'avais vu le serrurier Potier et sa femme, chez lesquels M.
+de La Tour du Pin était resté trois mois enfermé dans un trou où l'on ne
+voyait pas assez clair pour lire. Combien je rendis de nouveau grâce à
+Dieu de lui avoir permis d'échapper à tous les dangers de cet affreux
+temps de la Terreur. Le souvenir en restait gravé avec tant d'intensité
+dans mon esprit, que très souvent encore j'avais des cauchemars où je
+rêvais que l'on cherchait mon mari, qu'on le poursuivait de chambre en
+chambre, et brusquement je me réveillais couverte d'une sueur froide et
+avec de douloureux battements de coeur.
+
+Nous arrivâmes enfin au but de notre voyage. Mme de Valence me reçut
+avec bonheur, et Mme de Montesson, qui n'était pas encore à la campagne,
+m'accueillit avec mille bontés. À Paris, un peu de singularité appelle
+toujours l'attention; aussi y fis-je tout de suite _effet_.
+
+En descendant de voiture, et comme mon mari et moi nous soupions dans la
+chambre de Mme de Valence, on annonça M. de Talleyrand. Il fut fort aise
+de nous voir, et au bout d'un moment, il dit: «Eh! bien, Gouvernet,
+qu'est-ce que vous comptez faire?»--«Moi, répondit M. de La Tour du Pin
+tout surpris, mais je viens pour arranger mes affaires.»--«Ah! dit M. de
+Talleyrand, je croyais...» Puis il changea de conversation et parla de
+choses futiles et indifférentes. Quelques instants plus tard,
+s'adressant à Mme de Valence, il se prit à dire, avec cet air nonchalant
+qu'il faut avoir vu pour s'en faire une idée: «À propos, vous savez que
+le ministère est changé; les nouveaux ministres sont nommés.»--«Ah!
+fit-elle, et quels sont-ils?» Alors, après un moment d'hésitation, comme
+s'il avait oublié les noms et qu'il les recherchait, il dit: «Ah! oui,
+voici: un tel à la guerre, un tel à la marine, un tel aux finances...»
+Et aux affaires étrangères, dis-je... «Ah! aux affaires étrangères? Eh!
+mais... moi, sans doute!» Puis, prenant son chapeau, il s'en va.
+
+Nous nous regardâmes, mon mari et moi, sans surprise, car rien ne
+pouvait surprendre de M. de Talleyrand, si ce n'est qu'il eût fait
+quelque chose de mauvais goût. Il restait éminemment grand seigneur,
+tout en servant un gouvernement composé du rebut de la canaille. Le
+lendemain, on le trouvait établi aux affaires étrangères, comme s'il
+avait occupé ce poste depuis dix ans. L'intervention de Mme de Staël,
+toute-puissante en ce moment par Benjamin Constant, l'avait fait
+ministre. Il était arrivé chez elle, et jetant sur la table sa bourse
+contenant quelques louis seulement, il lui dit: «Voilà le reste de ma
+fortune! Demain ministre ou je me brûle la cervelle!» Aucune de ces
+paroles n'était vraie, mais c'était dramatique, et Mme de Staël aimait
+cela. D'ailleurs, la nomination ne fut pas difficile à obtenir. Le
+Directoire, et surtout Barras, se trouvaient trop honorés d'avoir un tel
+ministre.
+
+Je ne ferai pas ici l'histoire du 18 fructidor. On peut la lire dans
+tous les mémoires du temps. Les royalistes avaient beaucoup d'espoir, et
+les intrigues se croisaient dans tous les sens. Beaucoup d'émigrés
+étaient rentrés. Ils portaient des signes de ralliement, tous
+parfaitement connus de la police: le collet de l'habit en velours noir,
+un noeud, je ne sais plus de quelle forme, au coin du mouchoir, etc.,
+etc. Et c'était par des absurdités de ce genre que l'on croyait sauver
+la France. Mme de Montesson revenait tout exprès de la campagne pour
+donner à dîner aux députés bien disposés. M. Brouquens, notre excellent
+ami, était aussi un des amphitryons de ces dîners, où l'on parlait avec
+une imprudence incroyable. Nous retrouvions tous les jours, mon mari et
+moi, des gens de notre connaissance, et la singularité de la vie que
+j'avais menée en Amérique, le désir que je témoignais d'y retourner, me
+rendirent fort à la mode pendant un mois.
+
+Mme d'Hénin, notre tante, était revenue, comme je l'ai dit, sous un nom
+supposé, avec un passeport genevois. Elle habitait chez Mme de Poix,
+installée elle-même, pour la durée de l'été, dans une maison qu'on lui
+avait prêtée, à Saint-Ouen. Nous y fûmes passer quelques jours, au grand
+plaisir d'Humbert, qui s'ennuyait fort à Paris, où il ne sortait pas.
+
+J'étais frappée de l'extrême imprudence avec laquelle on parlait à
+table, devant les gens de service, des projets et des espérances des
+royalistes. On désignait tout haut, par leur nom, les émigrés, rentrés
+avec de faux papiers, qu'on avait rencontrés le matin dans Paris. On ne
+se taisait pas davantage sur les députés du conseil des Cinq-Cents ou
+sur ceux du conseil des Anciens sur lesquels on croyait pouvoir compter.
+On me trouvait ridicule et pédante quand je disais, comme j'en avais la
+certitude, que M. de Talleyrand n'ignorait rien de ce qui se tramait, au
+cas où il fût vrai qu'il se tramât quelque chose, et même qu'il s'en
+moquait.
+
+Je voyais également Mme de Staël presque tous les jours. Malgré sa
+liaison plus qu'intime avec Benjamin Constant, elle travaillait pour le
+parti royaliste, ou plutôt pour les transactions. Un jour je dînais chez
+elle avec huit ou dix des députés les plus distingués; parmi eux, MM.
+Barbé-Marbois, Portalis, Villaret de Joyeuse, Dupont de Nemours, et le
+défenseur de la reine, Tronson du Coudray. Ce dernier disait à Benjamin:
+«Vous qui allez tous les jours chez Barras, vous savez bien que nous
+marchons sur du velours.» À quoi l'autre répondit par ce vers de M. de
+Lally:
+
+ «Ils n'arracheront pas un cheveu de ta tête.»
+
+«Ah! certes, je le crois, puisque j'ai une perruque», reprit Tronson du
+Coudray. Voilà comment badinaient et traitaient les affaires les
+infortunés qui quinze jours après partaient pour Cayenne.
+
+
+
+
+V
+
+Sur ces entrefaites arriva à Paris une ambassade turque, et M. de
+Talleyrand offrit un magnifique déjeuner à l'ambassadeur et à sa suite.
+On ne se mit pas à table. Mais, sur le côté d'un grand salon, on dressa
+un buffet en gradins s'élevant à moitié de la hauteur des fenêtres,
+garni de mets exquis de tous genres entremêlés de vases remplis des
+fleurs les plus rares. Des canapés occupaient les autres côtés du salon,
+et l'on apportait de petites tables rondes toutes servies devant les
+personnes qui s'asseyaient. M. de Talleyrand conduisit l'ambassadeur
+vers un divan, où il s'accroupit aussitôt à la mode orientale, et
+l'engagea, par l'intermédiaire d'un interprète, à choisir la dame en la
+compagnie de laquelle il lui serait agréable de déjeuner. Il n'hésita
+pas, et me désigna. Je n'en devrais pas tirer grande vanité, car parmi
+celles qui assistaient à ce déjeuner, aucune ne supportait le grand jour
+de midi du mois d'août, dont mon teint et mes cheveux blonds ne
+craignaient pas la clarté. Ma confusion, néanmoins, fut extrême, quand
+M. de Talleyrand vint me chercher pour m'amener auprès de ce musulman,
+qui me tendit la main avec beaucoup de grâce. C'était un bel homme de
+cinquante à soixante ans, bien vêtu, comme les Turcs s'habillaient
+alors, et coiffé d'un énorme turban de mousseline blanche. Pendant le
+déjeuner, il fut fort galant, et j'achevai sa conquête en refusant un
+verre de vin de Malaga. Il me fit tenir mille propos aimables par son
+interprète grec, M. Angelo, que tout Paris a connu. Entre autres choses,
+il me demanda si j'aimais les odeurs. Comme je répondis que j'aimais ce
+qu'on nommait en France les pastilles du sérail, il prit mon mouchoir,
+l'étendit sur ses genoux, puis, fouillant dans une immense poche de sa
+pelisse, il remplit ses deux mains de petites pastilles grosses comme
+des pois, que les Turcs ont coutume de mettre dans leurs pipes, et, les
+ayant placées dans le mouchoir, il me les donna.
+
+Le lendemain il m'envoya, par M. de Talleyrand, un grand flacon
+d'essence de roses, ainsi qu'une très belle pièce d'étoffe vert et or de
+fabrique turque. À cela se borna mon triomphe, dont on parla un jour.
+Aucune des dames que l'on nommait _du Directoire_: la duchesse de
+Brancas, Mme Tallien, Mme Bonaparte, etc., n'avaient été invitées à ce
+déjeuner.
+
+Vous pensez bien, mon fils[72], que mon premier soin, en arrivant à
+Paris, fut d'aller voir Mme Tallien, à qui nous devions la vie. Je la
+trouvai établie dans une petite maison nommée _la Chaumière_, au bout du
+cours la Reine. Elle me reçut avec beaucoup d'affection, et voulut
+aussitôt m'expliquer comme elle _s'était trouvée dans l'obligation_
+d'épouser Tallien, dont elle avait un enfant. La vie commune avec ce
+nouvel époux lui semblait déjà insupportable. Rien n'égalait, paraît-il,
+son caractère ombrageux et soupçonneux. Elle me conta qu'un soir, étant
+rentrée à une heure du matin, il eut un accès de jalousie tel qu'il
+avait été sur le point de la tuer. Le voyant armer un pistolet, elle
+prit la fuite, et ayant été demander asile et protection à M. Martell,
+dont elle avait sauvé la vie à Bordeaux, celui-ci avait refusé de la
+recevoir. Elle pleurait amèrement en me racontant ce trait
+d'ingratitude. Aussi ma reconnaissance, que je lui témoignai avec
+chaleur, comme je la sentais, lui sembla douce. Tallien vint un moment
+dans la chambre de sa femme. Je le remerciai assez froidement, et il me
+dit de compter sur lui en toute occasion. On verra plus loin de quelle
+façon il tint parole.
+
+
+
+
+CHAPITRE VII
+
+I. Le 18 Fructidor.--Une promenade dans Paris.--Mme de Staël et Benjamin
+Constant professent des opinions différentes.--Expulsion des émigrés
+rentrés.--Le dépit de Mme de Pontécoulant.--La situation de M. et de Mme
+de La Tour du Pin. Conduite de Talleyrand et de Tallien en cette
+circonstance.--II. Nouvel exil.--Rencontre d'un ami d'Amérique.--Les
+douaniers anglais.--Aimable accueil de lady Jerningham.--Un ami
+retrouvé.--Visite de Mme Dillon.--III. Betsy et Alexandre de La
+Touche.--Mme de La Tour du Pin revoit Mme de Rothe et l'archevêque de
+Narbonne.--Lord Dillon. Son apostasie et son mariage avec une actrice,
+Mlle Rogier.--Lord Kenmare et sa fille lady Charlotte Goold.--IV.
+Caractère dominateur de Mme d'Hénin.--La société des émigrés.--Départ
+pour Cossey.--Les courses de Newmarket.--L'amabilité de lady
+Jerningham.--La vie à Cossey.--La table de famille.--V. Installation à
+Richemond avec Mme d'Hénin.--Affaires litigieuses entre Mme Dillon et M.
+Combes.--Un héritage difficile à réaliser.--Gêne de Mme de la Tour du
+Pin.--Situation difficile du ménage en commun avec Mme d'Hénin.
+
+
+
+
+I
+
+Mon mari travaillait à ses affaires, et avait entrepris des négociations
+pour racheter une partie de la terre de Hautefontaine, qu'on venait de
+vendre, lorsqu'un matin, à la pointe du jour, le 18 fructidor--4
+septembre 1797--étant assise sur mon lit, occupée à donner le sein à ma
+fille, je crus entendre sur le boulevard un bruit de voiture
+d'artillerie. Ma chambre donnant sur la cour, je dis à Marguerite
+d'aller voir à la fenêtre de la salle à manger ce qui se passait. Elle
+revint en m'annonçant que de nombreux généraux, des troupes, des canons
+remplissaient le boulevard. Je me levai au plus vite et j'envoyai
+réveiller mon mari qui couchait au-dessus de ma chambre. Nous allâmes
+tous deux à la fenêtre, où bientôt après Mme de Valence nous rejoignit.
+Augereau était là, donnant des ordres. On barra la rue des Capucines et
+la rue Neuve-du-Luxembourg. M. de La Tour du Pin se rendit alors chez M.
+Villaret de Joyeuse, qui demeurait à l'entrée de cette dernière rue, et
+ne le quitta qu'au moment de son arrestation.
+
+Vers midi, comme personne ne nous apportait de nouvelles, Mme de Valence
+et moi, poussées par la curiosité d'être renseignées, nous sortîmes,
+modestement vêtues pour ne pas être remarquées, avec l'intention d'aller
+chez Mme de Staël. Nous pensions prendre la rue Neuve-du-Luxembourg.
+Elle était barrée par une pièce de canon. Celle des Capucines de même.
+La rue de la Paix n'existait pas à cette époque. Nous dûmes remonter
+jusqu'à la rue de Richelieu pour trouver un passage libre. Toutes les
+boutiques étaient fermées. Il y avait beaucoup de monde dehors, mais on
+ne se parlait pas. Parvenues au guichet, nous le trouvâmes encombré
+d'une quantité de personnes que l'on empêchait de pénétrer sur le quai.
+À force de pousser et de nous glisser, nous parvînmes enfin à être au
+premier rang de la foule. Devant nous, des soldats faisaient la haie
+pour assurer le passage de cinq ou six voitures fortement escortées qui
+se dirigeaient au petit pas vers le pont Royal. Dans l'une d'elles--la
+dernière--nous reconnûmes MM. Portalis et Barbé-Marbois. Nous ayant
+aperçues, ils nous firent un signe d'amitié qui semblait dire: «Nous ne
+savons pas ce qu'on va faire de nous.» En voyant ce signe, une quantité
+de ces horribles femmes qu'on ne rencontre qu'aux jours de révolution et
+de tumulte, se mirent à nous apostropher et à crier: «À bas les
+royalistes!» La peur me prit, je l'avoue. Heureusement, comme nous nous
+trouvions immédiatement derrière le cordon des soldats, nous nous
+faufilâmes entre eux et, passant de l'autre côté, nous arrivâmes chez
+Mme de Staël.
+
+Elle était avec Benjamin Constant et fort animée contre lui parce qu'il
+soutenait que le Directoire, en arrêtant les députés, avait fait un coup
+d'État indispensable. Comme elle exprimait la crainte qu'on ne les fît
+juger par une commission, il ne repoussa pas cette idée et dit, avec son
+air hypocrite: «Ce sera fâcheux, mais c'est peut-être nécessaire!» Puis
+il nous apprit que tous les émigrés rentrés recevraient l'ordre de
+quitter de nouveau la France, sous peine d'être jugés par des
+commissions militaires. Cette nouvelle me consterna et j'eus hâte de
+rentrer chez moi pour l'apprendre à mon mari. Hélas! on criait déjà dans
+les rues l'ordonnance du Directoire. En arrivant, je trouvai mon mari
+très perplexe quant au moyen d'avertir de tous ces événements sa tante,
+qui habitait Saint-Ouen. Les portes de Paris étaient fermées. Personne
+ne pouvait sortir des barrières sans une permission spéciale.
+
+Par un bonheur singulier, je rencontrai Mme de Pontécoulant, que je
+connaissais pour l'avoir vue souvent chez Mme de Valence. Je dirai
+ultérieurement qui elle était. Elle se rendait à Saint-Denis, où se
+trouvait sa maison de campagne, munie d'un laissez-passer de sa section
+pour elle et pour sa femme de chambre. Je la priai de me permettre de me
+substituer à cette dernière, et, avec son obligeance habituelle, elle y
+consentit. Sur quoi, comme je ne pouvais abandonner ma petite Charlotte
+que je nourrissais, je lui demandai de m'adopter non pas à titre de
+femme de chambre, mais à titre de nourrice. La pensée qu'à son âge--elle
+avait de quarante cinq à cinquante ans--on la croirait, à la barrière,
+mère d'un enfant de huit mois, lui sourit. Nous partîmes donc ensemble.
+La pauvre femme fut bien vite désillusionnée. En effet, arrivées à la
+porte de la ville, les commis et les soldats, au lieu de féliciter la
+maîtresse, prodiguèrent leurs compliments à la nourrice. Mme de
+Pontécoulant en conçut de l'humeur, ce qui fut cause qu'au lieu de me
+mener à Saint-Ouen--ce détour n'aurait pas allongé son chemin de dix
+minutes--elle me déposa tout uniment sur la route, à l'extrémité d'une
+avenue très longue, que le poids de ma fille, alors fort grassouillette,
+me fît paraître plus longue encore à parcourir.
+
+On imaginera aisément avec quelles exclamations je fus reçue par Mme de
+Poix et par ma tante. Celle-ci se décida à repartir aussitôt pour
+l'Angleterre. Auprès de ces dames se trouvaient plusieurs anciens
+émigrés que la nécessité de s'éloigner de nouveau de France désespéra.
+Cela mettait fin brusquement et d'une façon irrémédiable à tous les
+arrangements entrepris avec les acquéreurs de biens nationaux, et il est
+permis d'affirmer, avec raison, que les événements du 18 fructidor ont
+été aussi funestes aux fortunes des particuliers que la Révolution
+elle-même, car ils arrêtèrent net toutes les transactions auxquelles
+étaient, à cette époque, disposés les détenteurs des propriétés qui
+venaient d'être vendues au profit de la nation.
+
+Le décret ordonnait à tous les émigrés rentrés sur le territoire
+français de sortir de Paris dans les vingt-quatre heures et de la France
+dans les huit jours. Mon avis était de repartir à l'instant même pour le
+Bouilh. Ayant quitté la France avec un passeport en règle et étant
+revenus avec ce même passeport dûment visé par les autorités françaises,
+aux États-Unis et en Espagne, je pensais que le décret ne pouvait
+s'appliquer à nous qui n'étions pas rentrés furtivement. Pour s'en
+assurer, mon mari alla trouver M. de Talleyrand. Fort occupé de son
+propre avenir, il ne s'embarrassait aucunement de celui des autres.
+Aussi, répondit-il sans hésiter que cela ne le regardait pas, et il nous
+engagea à soumettre le cas au ministre de la police, Sottin. Je me
+rendis alors chez Tallien, qui me fit très bon accueil. Il libella la
+situation dans laquelle nous nous trouvions, sans mentionner nos noms:
+«Un particulier, parti en 1794, avec passeport, etc., etc.» Les
+circonstances étaient relatées de la manière la plus favorable. Tallien
+me promit d'aller, à l'instant même, chez Sottin, pour lui faire
+apostiller ce papier, sans lequel nous ne pourrions faire viser le
+passeport de la municipalité de Saint-André-de-Cubzac, avec lequel nous
+étions venus à Paris, et dont nous devions être porteurs pour pouvoir
+sortir des barrières.
+
+Je rentrai chez moi assez inquiète et commençai à faire mes paquets. On
+venait d'afficher un ordre de police mettant en demeure les
+propriétaires de dénoncer tout habitant de leurs maisons qui serait à
+Paris sans papiers en règle. Nous ne voulions pas créer des ennuis à Mme
+de Montesson, qui nous logeait. Sa propre position l'inquiétait et la
+préoccupait déjà suffisamment, car, comme depuis plusieurs mois elle
+recevait et accueillait avec une grande bienveillance les députés
+déportés, elle craignait d'être fort compromise.
+
+Enfin, après plusieurs heures d'une attente très pénible, Tallien me
+retourna la demande qu'il avait soumise à l'inspection de Sottin. Ce
+ministre y avait ajouté, de sa main, et signé, l'annotation suivante:
+«Ce particulier est dans la loi.» Tallien, dans un billet qu'il
+m'écrivait en même temps à la troisième personne, s'excusait assez
+poliment de n'avoir rien pu obtenir, mais la fin de son billet aurait pu
+se traduire par ces mots: _Je vous souhaite un bon voyage._
+
+
+
+
+II
+
+Il y avait deux partis à prendre. Nous pouvions demander un passeport
+pour l'Espagne et passer au Bouilh, où je serais restée quelque temps,
+tandis que mon mari aurait gagné Saint-Sébastien. C'eût été le plus
+sage. Nous pouvions aussi aller en Angleterre, et, de là, selon les
+circonstances, retourner en Amérique. Ma tante, Mme d'Hénin, avait
+beaucoup d'empire sur mon mari. Elle le décida à adopter ce dernier
+parti. Nous avions très peu d'argent, mais assurés de trouver à Londres
+ma belle-mère, Mme Dillon, et beaucoup d'autres très proches parents,
+qui sans doute seraient disposés à nous venir en aide, nous nous
+décidâmes à partir pour l'Angleterre.
+
+Venus à Paris avec l'intention d'y passer cinq ou six semaines
+seulement, nous n'avions emporté avec nous que les effets strictement
+nécessaires. J'avais de plus quelques robes que l'on m'avait faites à
+Paris. Deux très petites malles continrent ce chétif mobilier, y compris
+celui de ma bonne Marguerite, bien décidée, cette fois, à ne pas nous
+quitter. Ce départ devait avoir pour nous les plus fâcheuses
+conséquences. Nous étions en négociation avec les acquéreurs de
+Hautefontaine, mais pour nous substituer à eux seulement, car ma
+grand'mère[73] n'était pas morte. Toutefois comme, par mon contrat de
+mariage, j'étais instituée sa légataire universelle, je pensais, avec
+raison, pouvoir, en toute conscience, acquérir ses biens. Cette nouvelle
+émigration entrava tous les arrangements. La Providence avait décrété
+que nous finirions, mon mari et moi, notre vie dans la ruine la plus
+complète. Elle nous condamna, hélas! à des peines autrement cruelles!
+Mais n'anticipons pas sur les chagrins que j'ai éprouvés. Le récit en
+viendra assombrir les dernières pages de cette relation.
+
+Les deux ou trois jours qui précédèrent notre départ se passèrent dans
+la tristesse et l'agitation. Peut-être aurions-nous dû retourner au
+Bouilh. Le bruit courait que Barras, cédant pour le moment aux exigences
+de ses collègues, regagnerait bientôt son crédit et reprendrait en même
+temps ses bonnes dispositions envers les émigrés.
+
+On ne rencontrait que gens désespérés de cette nouvelle émigration. Nous
+prîmes trois places dans une voiture qui devait nous mener, en trois
+jours, à Calais. Deux autres places étaient occupées par M. de Beauvau
+et par un cousin de Mme de Valence, le jeune César Ducrest, aimable
+jeune homme qui devait périr si misérablement quelques années après.
+
+Les Français sont naturellement gais. Aussi, malgré que nous fussions
+tous désolés, ruinés, furieux, nous ne trouvâmes pas moins le moyen
+d'être de bonne humeur et de rire. M. de Beauvau, notre cousin, allait
+retrouver sa femme, Mlle de Mortemart, et ses trois ou quatre enfants.
+Elle habitait une maison de campagne à Staines, près de Windsor, en
+compagnie de son grand-père, le duc d'Harcourt, autrefois gouverneur du
+premier Dauphin[74], mort à Meudon en 1789. Mme de Beauvau était la
+cadette des trois petites filles[75] du duc d'Harcourt. Leur mère[76]
+avait épousé le duc de Mortemart et était morte bien avant la
+Révolution. M. de Mortemart épousa ensuite Mlle de Brissac[77], dont il
+eut le duc[78] actuel.
+
+Nous comparûmes devant toutes les municipalités des localités situées
+sur le chemin, y compris celle de Calais, où nous nous embarquâmes sur
+un _packet_[79], le soir à 11 heures.
+
+J'étais assise sur une écoutille fermée du pont, tenant ma fille[80]
+dans mes bras; Marguerite s'occupait de coucher mon fils[81], et mon
+mari, depuis qu'il avait mis le pied sur le vaisseau, souffrait du mal
+de mer, quoiqu'il fît peu de vent et que la nuit fût superbe. À côté de
+moi se trouvait un monsieur qui, me voyant embarrassée d'un enfant, me
+proposa, avec un accent anglais, de m'appuyer contre lui. Comme je me
+retournai pour le remercier, les rayons de la lune éclairèrent mon
+visage et il s'écria: _Good god, is it possible!_[82]. C'était le jeune
+Jeffreys, fils du rédacteur de l'_Edinburgh Review_. Je l'avais vu tous
+les jours à Boston, chez son oncle, lors du séjour que nous avions fait
+dans cette ville hospitalière trois ans auparavant. Nous causâmes
+beaucoup de l'Amérique et des regrets que j'avais de l'avoir quittée,
+accrus encore par ces nouvelles menaces d'émigration. Je lui laissai
+entendre que, malgré la présence de toute ma famille en Angleterre, j'y
+allais exclusivement inspirée par le désir et le projet de retourner à
+ma ferme, si tout espoir de retour en France s'évanouissait ou, du
+moins, s'éloignait indéfiniment.
+
+Tout en causant de l'Angleterre avec mon compagnon, la nuit se passa, et
+les premières lueurs du jour nous montrèrent la blanche Albion, dont un
+fort vent du sud-est nous avait rapprochés. Lorsque l'ancre tomba sur le
+sol britannique, on vit sortir de l'écoutille les tristes figures des
+passagers, plus ou moins pâles et défaits. Ma pauvre bonne, dont la plus
+longue navigation avait été du Bouilh à Bordeaux, fut charmée de revoir
+la terre ferme. Nous descendîmes pour nous trouver livrés à la brutalité
+des douaniers anglais, qui me sembla surpasser de beaucoup celle des
+douaniers espagnols. À la vue de mon passeport, que je présentai au
+bureau chargé de les vérifier--_alien office_[83]--on me demanda si
+j'étais sujette du roi d'Angleterre, et, sur ma réponse affirmative, on
+me dit que je devais me réclamer de quelqu'un de _connu_ en Angleterre.
+Ayant nommé, sans hésiter, mes trois oncles: lord Dillon, lord Kenmare
+et sir William Jerningham, le ton et les manières des employés
+changèrent tout aussitôt. Ces détails occupèrent la matinée. Après un
+déjeuner anglais, ou pour mieux dire, un dîner, nous partîmes de Douvres
+pour Londres. Nous couchâmes à Cantorbéry ou à Rochester--mes souvenirs
+ne sont plus bien précis quant au nom de la localité--et le lendemain
+matin nous arrivions à Londres, dans une des auberges de Piccadilly.
+Comme j'avais annoncé de Douvres à ma tante, lady Jerningham, notre
+arrivée, elle avait envoyé son cher et aimable Edward[84] au-devant de
+nous pour nous amener chez elle, dans Bolton-Row. Son accueil fut tout
+maternel. Elle nous annonça tout d'abord son départ pour la campagne, à
+Cossey, où son séjour, disait-elle, serait au moins de six mois. Elle
+nous engageait à venir les passer auprès d'elle, ce qui nous laisserait
+toute latitude de réfléchir au parti que nous déciderions d'adopter. Ma
+bonne tante fut particulièrement aimable pour mon mari, et, aimant
+beaucoup les enfants, elle prit tout de suite une passion pour Humbert.
+Il est vrai de dire qu'à sept ans et demi qu'il avait alors, il était
+d'une intelligence extraordinaire, parlait et lisait couramment le
+français et l'anglais, et écrivait déjà sous la dictée dans l'une et
+l'autre langue.
+
+Nous nous établîmes donc dans Bolton-Row comme les enfants de la maison.
+J'y retrouvai mon excellent et ancien ami, le chevalier Jerningham,
+frère de sir William, mari de ma tante. La fidèle amitié qu'il m'avait
+témoignée dès mon enfance me fut aussi douce qu'utile pendant mon séjour
+en Angleterre.
+
+Je me disposais à aller chez ma belle-mère, Mme Dillon, établie en
+Angleterre depuis près de deux ans, lorsqu'elle arriva chez ma tante.
+Elle fut prise d'une douloureuse émotion en me revoyant et quand je lui
+parlai des derniers temps de la vie de mon pauvre père, avec qui j'avais
+passé l'hiver de 1792 à 1793.
+
+
+
+
+III
+
+Mon arrivée à Londres fut un événement dans la famille. Je retrouvai
+Betsy de La Touche, fille de ma belle-mère. On me l'avait confiée en
+1789 et 1790, lorsqu'elle était au couvent de l'Assomption, où j'allais
+souvent la voir et d'où j'avais seule la permission de la faire sortir
+de temps en temps. Elle venait d'épouser Edward de Fitz-James et se
+trouvait grosse de son premier enfant. C'était une douce et aimable
+jeune femme, digne d'un meilleur sort. Elle se prit à aimer
+passionnément son mari, qui ne le lui rendait pas, et dont les cruelles
+et publiques infidélités lui brisèrent le coeur.
+
+Alexandre de La Touche, son frère, était plus jeune qu'elle de trois
+ans. Joli jeune homme, bien étourdi, bien gai, de peu d'esprit, d'encore
+moins d'instruction, il avait tous les travers de la jeunesse inoccupée
+de l'émigration, était dépourvu de tout talent, aimait les chevaux, la
+mode, les petites intrigues, mais n'ouvrait jamais un livre. Ma
+belle-mère qui, à ma connaissance, n'en avait jamais eu un sur sa table,
+ne pouvait lui en avoir donné le goût. Elle-même ne manquait pas
+d'esprit naturel, avait de bonnes manières et l'usage du monde.
+Cependant, je me suis souvent demandé pourquoi mon père, doué d'un
+esprit supérieur, d'une grande instruction, avait épousé une femme plus
+âgée que lui. Elle était riche, il est vrai, mais ne pouvait pourtant
+pas passer pour ce que l'on appelait une _héritière_. Souhaitant
+par-dessus tout un garçon, il n'eut d'elle que trois filles. Deux
+moururent dans leur petite enfance, l'aînée, Fanny[85], seule survécut.
+
+Mon oncle l'archevêque et ma grandmère, Mme de Rothe, habitaient
+Londres. Je ne les avais pas revus depuis mon départ de chez eux, en
+1788; il y avait de cela neuf ans. Ma tante, lady Jerningham, pensait
+que je ferais bien de leur donner un témoignage de respect, et le bon
+chevalier, son beau-frère, se chargea de leur demander s'ils
+consentaient à me recevoir. Ma grand'mère, voyant que l'archevêque le
+désirait, n'osa pas s'y opposer. Toutefois, elle y mit la condition que
+M. de La Tour du Pin ne m'accompagnerait pas. J'aurais pu prétexter de
+cette condition pour ne pas aller les voir, mais je feignis de
+l'ignorer. Mon mari, d'ailleurs, se trouva très heureux d'être dispensé
+de la visite, car, déjà à cette époque, il me l'avoua plus tard, il
+savait que ma grand'mère parlait très méchamment de lui depuis qu'elle
+se trouvait à Londres. Si je l'eusse su alors, je me serais certainement
+abstenue d'aller chez elle.
+
+Un matin, donc, je me dirigeai vers Thayer-Street avec mon petit
+Humbert. Ce ne fut pas sans une émotion mélangée de beaucoup de
+sentiments divers que je frappai à la porte de la modeste maison à cinq
+fenêtres habitée par mon oncle et ma grand'mère. Cette maison semblait
+remplacer pour moi, sans transition, le bel hôtel du faubourg
+Saint-Germain, où j'avais passé mon enfance, entouré du luxe et de la
+splendeur que peuvent procurer dans la vie 400.000 francs de rentes,
+revenu dont jouissait alors l'archevêque de Narbonne. Ce qui ne
+l'empêcha pas, soit dit en passant, de laisser 1.800.000 francs de
+dettes en sortant de France.
+
+Un vieux domestique m'ouvrit la porte. En me voyant, il fondit en
+larmes. C'était un homme de Hautefontaine, qui avait assisté à mon
+mariage. Il me précéda et j'entendis qu'il m'annonçait d'une voix émue,
+en disant: «Voilà Mme de Gouvernet.» Ma grand'mère se leva et vint à
+moi. Je lui baisai la main. Sa réception fut très froide et elle
+m'appela: «Madame.» Au même moment, l'archevêque entra et, me jetant les
+bras autour du cou, il m'embrassa tendrement. Puis, voyant mon fils, il
+l'embrassa également à plusieurs reprises. Lui ayant adressé plusieurs
+questions en anglais et en français, l'enfant répondit avec une
+hardiesse et une perspicacité qui charmèrent mon oncle. Comme il me
+demandait de l'emmener avec lui dans une maison, située à peu de
+distance, où il allait tous les matins se faire électriser pour sa
+surdité, je craignais un peu qu'Humbert ne voulût pas l'accompagner;
+mais, au contraire, l'enfant répondit sans hésiter qu'il irait
+volontiers _with the old gentleman_[86].
+
+Appelée ainsi à passer une demi-heure de tête-à-tête avec ma grand'mère,
+je fus prise d'une grande inquiétude. Je redoutais qu'elle n'entamât le
+chapitre des récriminations. Je frémissais aussi à la pensée qu'elle ne
+mît la conversation sur mon pauvre père ou sur mon mari. Elle les
+détestait tous deux également, et je ne me sentais pas assez d'empire
+sur moi-même pour entendre de sang-froid les attaques que sa haine
+invétérée pour eux pouvait lui suggérer. Heureusement elle se contint
+jusqu'au moment où l'archevêque revint, charmé d'Humbert, que la machine
+électrique n'avait pas le moins du monde effrayé, et qui avait même reçu
+plusieurs secousses sans sourciller.
+
+Mon oncle m'engagea à venir dîner le lendemain avec les six vieux
+évêques languedociens qu'il avait pris en pension à sa table. Ils
+étaient tous pour moi d'anciennes connaissances. Quant à mon mari, il
+n'en fut pas question. J'annonçai mon projet d'aller passer à Cossey,
+avec ma tante, tout le temps de son séjour là-bas. L'archevêque s'en
+montra satisfait, mais ma grand'mère laissa entendre une espèce de
+grognement que je connaissais comme le signe précurseur de quelque
+phrase désagréable qu'elle ne pouvait contenir. Aussi me levai-je pour
+partir et lui baisai la main, sur quoi l'archevêque m'embrassa de
+nouveau en me faisant des compliments sur ma beauté.
+
+Lady Jerningham, très inquiète du résultat de la visite, fut heureuse
+qu'elle se fût bien passée. Le lendemain, ma tante me mena chez deux
+autres oncles.
+
+L'un était lord Dillon, frère aîné de mon père. Il habitait une belle
+maison dans _Portman Square_, avec sa seconde femme, deux de ses
+filles[87] et un jeune fils[88], âgé de huit ou neuf ans et beau comme
+un ange. Lady Dillon était une demoiselle Rogier, d'origine belge. Elle
+avait toutes les apparences de ce qu'elle était en réalité, _une vieille
+actrice_. Mon oncle l'avait eue pour maîtresse avant d'épouser miss
+Phipps, fille de lord Mulgrave. De cette liaison naquit un garçon[89]
+qui, selon la coutume admise en Angleterre parmi les protestants, avait
+été autorisé à porter le nom de son père. Ainsi que je l'ai déjà dit au
+début de mes mémoires, lord Dillon, à l'époque où il ne portait encore
+que le titre d'honorable Charles Dillon, était joueur, dépensier et
+accablé de dettes. Il abjura la religion de ses pères pour se faire
+protestant, à l'instigation de son grand oncle maternel, lord
+Lichfield[90], qui avait mis son héritage de 15.000 livres de rentes et
+du beau château de Ditchley à ce prix. Assuré de cette belle fortune et
+voulant avoir un héritier, il épousa une protestante, miss Phipps, et la
+rendit si malheureuse qu'elle mourut à vingt-cinq ans, lui laissant un
+garçon[91] et une fille[92].
+
+Mon oncle vécut alors ouvertement avec Mlle Rogier, dont il avait eu
+deux filles[93] pendant la vie de sa femme, et, comme elle devint de
+nouveau grosse, quoiqu'elle fût loin d'être jeune, il l'épousa
+publiquement. Sa soeur, lady Jerningham, en éprouva une peine extrême.
+Pour l'apaiser, il lui confia, pour l'élever, sa fille légitime[94], et
+ne garda avec lui que les deux bâtardes[95]. Celles-ci portaient son
+nom, avec cette différence qu'elles ne mettaient pas sur leurs cartes de
+visite _honorable miss Dillon_ mais miss Dillon tout court. Toutes deux
+étaient charmantes, belles et bien élevées. L'une est morte à dix-huit
+ans. La seconde a épousé lord Frederick Beauclerk, frère du duc de
+Saint-Albans.
+
+Comme ma tante ne se souciait pas beaucoup de voir lady Dillon, je fus
+chez elle avec sa fille, ma cousine, lady Bedingfeld, en ce moment à
+Londres pour quelques jours. Lord Dillon nous reçut de façon convenable,
+mais en homme du monde, sans le moindre intérêt. Il nous offrit sa loge
+à l'Opéra pour le soir même et nous l'acceptâmes. C'est le seul bienfait
+que j'aie reçu de lui. Il faisait une pension de 1.000 livres sterling à
+son oncle l'archevêque, âgé de quatre-vingts ans. Pour ce qui me
+concerne, j'eus beau être la fille de son frère, il ne me vint jamais en
+aide pendant les deux ans et demi que je passai en Angleterre.
+
+Le deuxième oncle que je visitai, cette fois avec lady Jerningham, lord
+Kenmare, qui portait auparavant le nom de honorable Valentin Browne, me
+reçut tout autrement, quoique je ne fusse sa nièce que par sa première
+femme, soeur de mon père et morte depuis de longues années. Il était
+alors remarié. Du premier lit, il avait eu une fille, ma cousine par
+conséquent, lady Charlotte Browne. Celle-ci, par son mariage, devint
+plus tard lady Charlotte Goold.
+
+Lord Kenmare, sa fille et tous les siens m'accueillirent avec une
+obligeance et une bonté sans pareilles, et l'amitié de lady Charlotte en
+particulier ne s'est jamais démentie. Elle avait alors dix-huit ans, et
+on la recherchait beaucoup comme étant un bon parti de 20.000 livres
+sterling.
+
+
+
+
+IV
+
+J'allai voir, à Richmond, notre tante, Mme d'Hénin. Elle prit beaucoup
+d'humeur de notre projet de passer quelque temps à Cossey avec lady
+Jerningham.
+
+Mme d'Hénin était dominante à l'excès, jusqu'à la tyrannie même, et tout
+ce qui portait le plus léger ombrage à son empire la contrariait plus
+que de raison. Son autorité s'exerçait principalement sur M. de Lally,
+quoiqu'elle lui fût, il faut le reconnaître, très utile par sa décision
+et par sa fermeté. Mais elle ne souffrait pas de rivale, et M. de Lally
+ayant commis l'imprudence, pendant les trois ou quatre mois que Mme
+d'Hénin avait passés en France, d'aller à Cossey, où il s'était amusé
+comme un écolier en vacances, elle avait pris lady Jerningham en
+horreur. Aussi, en apprenant que son neveu, M. de La Tour du Pin, et
+moi, nous projetions de nous établir pendant six mois à la campagne,
+chez lady Jerningham, elle en éprouva un dépit non dissimulé. Malgré son
+caractère emporté et entier, Mme d'Hénin ne manquait cependant pas
+d'esprit de justice. Elle fut donc forcée de convenir que, débarqués
+sans ressources en Angleterre, il était bien naturel pour nous
+d'accepter avec joie d'être accueillis par une parente si proche et si
+considérée dans le monde que l'était ma tante Jerningham. Mme d'Hénin et
+M. de Lally avaient un établissement commun. Leur âge à tous deux aurait
+dû empêcher le public de trouver un motif à scandale dans cette
+association. On la tourna fort en ridicule cependant. Mme d'Hénin,
+malgré ses réelles et grandes qualités, n'était pas aimée généralement.
+Quelques amies lui restaient très fidèles; mais son caractère facilement
+irascible et emporté lui créait des ennemis presque à son insu.
+
+Après trois jours de résidence à Londres, je constatai que je n'aurais
+aucun plaisir à y demeurer davantage. La société des émigrés, leurs
+caquets, leurs petites intrigues, leurs médisances m'en avaient rendu le
+séjour odieux. Un soir, j'allai chez Mme d'Ennery, amie et proche
+parente de Mme d'Hénin. Sa fille, la duchesse de Levis, très jeune
+encore, remplie de prétentions, était une des pâles constellations
+autour de laquelle voltigeait tout ce qui avait des airs parmi les
+émigrés. J'y rencontrai Mme et Mlle de Kersaint, et j'appris que le
+fougueux aristocrate, Amédée de Duras, si hautain, si intolérant, ne
+dédaignait pas les 25.000 francs de rente de cette jeune personne,
+parente de Mme d'Ennery. Sa mère avait pu préserver la fortune qu'elle
+possédait à la Martinique. J'étais plus âgée que Mlle de Kersaint de six
+ans, et je lui faisais grand peur, comme elle me l'a dit depuis.
+
+Enfin, le départ pour Cossey s'organisa, à ma grande joie. Lady
+Jerningham devait nous précéder à la campagne. Il fut donc décidé que je
+m'installerais chez ma belle mère, Mme Dillon, pendant quelques jours.
+Là, j'appris avec grande satisfaction qu'Edward de Fitz-James emmenait
+des chevaux de selle. Comme j'avais la réputation d'être une excellente
+écuyère, il emporta pour mon usage une selle de femme. Ma belle-mère me
+donna un charmant habit de cheval, et nous nous promîmes de faire de
+belles promenades.
+
+Nous partîmes de Londres, comme une caravane: ma belle-mère[96], moi, ma
+fille[97], mon fils[98], la bonne[99], et Flore, la mulâtresse de Mme
+Dillon, dans une berline; Mme de Fitz-James, Alexandre de La Touche et
+mon mari, dans une autre. Puis la vieille gouvernante de Betsy, et enfin
+M. de Fitz-James, ses chevaux, grooms, etc.
+
+Nous allâmes coucher à Newmarket, où avaient lieu les fameuses courses
+que j'étais bien curieuse de voir. Nous y restâmes toute la journée du
+lendemain. C'était le dernier jour de courses et celui où l'on se
+disputait le prix du roi. Nous passâmes toute la journée sur le
+_turf_[100], et par un bonheur fort rare en Angleterre, il fit le plus
+beau temps du monde. J'ai conservé le souvenir de cette journée comme
+une de celles de ma vie où je me suis le plus amusée et intéressée. Le
+lendemain, nous repartîmes pour aller coucher à Cossey. C'était, je
+crois, dans les premiers jours d'octobre 1797.
+
+Ma tante aimait beaucoup les enfants; elle s'empara d'Humbert. Aussitôt
+après le déjeuner, elle l'emmenait dans sa chambre et le gardait toute
+la matinée, s'occupant de lui donner des leçons, de le faire écrire et
+lire en anglais et en français. Sa toilette même était l'objet de ses
+soins. Je voyais arriver des habits, des redingotes, du linge, etc.,
+tout un mobilier pour mes enfants. Elle était pour moi aussi d'une bonté
+extrême. Ayant remarqué que je faisais bien mes robes, sous prétexte de
+donner le goût de l'ouvrage à Fanny Dillon[101], ma cousine, qui se
+trouvait également à Cossey, elle apportait dans ma chambre et mettait à
+ma disposition des pièces de mousseline, des étoffes de toutes espèces,
+attention qui me semblait d'autant plus agréable que j'étais arrivée de
+France fort légèrement vêtue pour le climat de l'Angleterre.
+
+Ma tante apprit que mes enfants n'avaient pas été encore inoculés--la
+vaccine venait seulement d'être découverte--elle se chargea d'y suppléer
+et fit venir son chirurgien de Norwich pour procéder à l'opération.
+Enfin, elle nous entoura de soins de tous genres, et le temps que je
+passai à Cossey fut aussi agréable que nous pouvions le souhaiter.
+
+Nous étions nombreux. Autour de la table se réunissaient un grand nombre
+de très proches parents, surtout quand lady Bedingfeld[102] était là.
+Voici les convives qui s'y assirent durant les quatre premiers mois: sir
+William et lady Jerningham, leurs trois fils, George, William et Edward,
+lady Bedingfeld et son mari[103]; Fanny Dillon, fille de lord Dillon et
+nièce de ma tante, lady Jerningham; mon mari et moi; ma belle-mère
+Dillon, ses deux enfants, Betsy et Alexandre de La Touche, et son
+gendre, Edward de Fitz-James; puis John Dillon, un de nos cousins. Je ne
+dois pas oublier ma soeur Fanny, que l'on nommait _la petite_ pour la
+distinguer de l'autre Fanny, ma cousine, et la gouvernante. Enfin, en y
+comprenant le bon chevalier Jerningham et le chapelain, cela faisait une
+table de dix-neuf couverts. Le cuisinier français était excellent, et la
+chère abondante, sans recherche extraordinaire.
+
+Sir William possédait des revenus évalués à 18.000 livres sterling, ce
+qui ne constitue pas une grande fortune en Angleterre, mais était
+suffisant pour lui permettre de vivre largement. La maison était
+vieille, mais commode. La chapelle où officiait le chapelain avait été
+installée dans les greniers, suivant l'usage des catholiques avant
+l'émancipation.
+
+Tout l'hiver se passa très agréablement. Vers le mois de mars, Mme
+Dillon, ma soeur Fanny, M. et Mme de Fitz-James retournèrent à Londres
+pour les couches de cette dernière, mais nous restâmes à Cossey jusqu'au
+mois de mai. Ma tante devant passer l'été à Londres, sir William nous
+proposa de nous installer, pendant la durée de son absence, dans un joli
+cottage qu'il avait bâti dans le parc. Comme j'étais grosse de quatre
+mois, et assez souffrante de ma grossesse, je préférai ne pas rester
+aussi isolée, dans la crainte de ne pas mener à bien l'enfant que je
+portais. D'un autre côté, Mme d'Hénin jetait feu et flamme à la pensée
+de la prolongation de notre séjour à la campagne, et insistait pour nous
+avoir chez elle, à Richmond, où elle pouvait nous loger. Nous acceptâmes
+donc d'aller l'y rejoindre, quoique ce fût bien contre mon gré. Mais mon
+mari ne voulait pas désobliger sa tante, et d'ailleurs nous avions à
+Londres quelques affaires dont je vais conter le sujet.
+
+Je ne relis pas les cahiers précédents de ces souvenirs. Je n'ai donc
+pas la certitude d'avoir dit qu'à mon arrivée à Boston, j'avais écrit à
+mon excellent instituteur, M. Combes, alors établi chez, ma belle-mère,
+Mme Dillon, à la Martinique. Mon père lui avait donné une bonne place:
+celle de greffier de l'île. Il avait exercé cette fonction à
+Saint-Christophe et à Tabago, et, demeurant dans la maison, il avait pu
+en accumuler les émoluments jusqu'à concurrence d'une somme de 60.000
+francs. Mme Dillon lui avait emprunté ce capital moyennant le payement
+des intérêts. Lorsque M. Combes apprit, à la Martinique, où il se
+trouvait, notre arrivée à Boston, et qu'il fut au courant de notre
+intention d'acheter une propriété, l'excellent homme, qui m'aimait comme
+un père, eut l'idée de joindre la totalité de cette somme, son unique
+fortune, aux fonds dont nous disposions, afin de nous permettre
+d'acquérir un établissement plus considérable, où il viendrait nous
+rejoindre pour ne plus nous quitter.
+
+Il sollicita donc de Mme Dillon le remboursement du capital qu'il lui
+avait prêté. Elle repoussa non seulement sa demande, mais refusa même de
+prendre des termes pour le lui restituer. Désespéré de l'écroulement de
+ses projets, il conjura, menaça: tout fut inutile. Chaque vaisseau qui
+venait de la Martinique aux États-Unis m'apportait une lettre de lui. Il
+m'écrivait qu'il n'osait pas quitter Mme Dillon, espérant que par sa
+présence il parviendrait à lui arracher quelque chose. Sur ces
+entrefaites, Mme Dillon partit pour l'Angleterre. Avant son départ, le
+pauvre M. Combes, qui resta à la Martinique, se fit délivrer un acte de
+reconnaissance en forme des 60.000 francs de capital et des intérêts, se
+montant alors à près de 10.000 francs, qu'elle lui devait.
+
+Lors de mon arrivée à Richmond, je reçus la triste nouvelle de la mort
+de mon vieil ami. Peu de temps auparavant, dans une dernière lettre, il
+me disait que le climat des Îles, et plus encore le chagrin de me savoir
+de nouveau hors de France, sans ressources, le tuait; il ajoutait qu'il
+écrivait à Mme Dillon pour la prier de me payer les intérêts du capital
+de 70.000 francs qu'elle lui devait, etc.
+
+Par un testament en bonne forme, il me laissait sa créance de 70.000
+francs sur Mme Dillon ainsi que les intérêts courants, qui se montaient
+à 1.500 ou 1.800 francs. À dater du jour où elle connut ce legs,
+l'attitude de Mme Dillon à notre égard changea complètement. Elle tenait
+une bonne maison à Londres et dépensait largement en dîners, soirées et
+comédies de société. Mais, avions-nous besoin de quelque argent, elle
+nous renvoyait à un émigré créole chargé du soin de ses affaires. À
+toutes nos demandes tendant à obtenir qu'elle prît des termes pour nous
+payer les intérêts de notre créance, elle répondait évasivement. Tantôt
+les sucres ne se vendaient pas, tantôt les fonds n'étaient pas arrivés;
+enfin chaque jour on nous opposait de nouvelles excuses. M'étant
+adressée directement à elle, je fus fort mal reçue. Nous parlâmes de la
+chose à son fils, Alexandre de La Touche. Mon mari en entretint
+également l'homme d'affaires. Nos démarches restèrent sans succès.
+
+On nous donnait en somme comme une aumône ce qu'on prélevait sur notre
+propre bien. Cependant il nous fallait payer notre part du ménage chez
+Mme d'Hénin et cela aussi constituait pour nous une nouvelle cause de
+gêne, à laquelle vint s'ajouter la nécessité de refaire une layette pour
+l'enfant attendu, car j'avais laissé en France tout ce qui était
+nécessaire au premier âge. Ah! que de fois je gémissais de n'être pas
+demeurée à Cossey!
+
+L'association de ménage avec Mme d'Hénin m'était insupportable. Elle
+nous avait si mal logés que nous ne pouvions recevoir personne. Notre
+installation comprenait deux uniques petites chambres à coucher au
+rez-de-chaussée, et, en Angleterre, il n'est pas d'usage d'admettre des
+visiteurs dans la chambre où l'on couche. J'occupais une de ces chambres
+avec ma fille; M. de La Tour du Pin, l'autre, avec son fils. Le soir
+seulement, nous retrouvions ma tante dans un joli salon qu'elle avait au
+premier étage. C'était très incommode, assurément; mais si la vie eût
+été donnée, je ne m'en serais pas tourmentée. J'admettais les grandes et
+éminentes qualités de Mme d'Hénin, jamais je ne sortais du respect que
+je lui devais; il me fallait reconnaître cependant que nos caractères ne
+sympathisaient pas. Peut-être était-ce de ma faute, et aurais-je dû
+rester insensible aux mille petits coups d'épingle qu'elle me donnait.
+M. de Lally, le plus timoré des hommes, n'aurait osé risquer la moindre
+drôlerie dont j'eusse pu m'amuser. J'étais encore jeune et rieuse. À
+vingt-huit ans, comment aurais-je pu avoir la sévérité de maintien qui
+s'imposait aux cinquante ans qu'avait ma tante? Toute à la politique, la
+constitution qu'il fallait donner à la France seule l'occupait. Cela
+m'ennuyait à mourir. Et puis venaient les écrits de M. de Lally, qu'il
+fallait lire et relire mot à mot, phrase à phrase!...
+
+Enfin, j'aspirais à avoir un ménage à moi, tel petit qu'il fût. Comme je
+n'en voyais pas le moyen, je me résignais.
+
+
+
+
+CHAPITRE VIII
+
+I. La princesse de Bouillon en Angleterre.--Son gendre M. de
+Vitrolles.--Une étrange passion.--Un fou furieux.--II. Naissance
+d'Edward.--Changement de logement à Richmond.--Mort du petit
+Edward.--Facilités de la vie en Angleterre: usages des fournisseurs.--La
+famille de Thuisy.--Un aide en repassage.--III. Grande gêne de M. et de
+Mme de La Tour du Pin.--Détresse de M. de Chambeau.--M. de La Tour du
+Pin lui vient en aide.--Les cent livres sterling d'Edward
+Jerningham.--Miss Lydia White.--Une semaine à Londres.--Naissance d'une
+amie.--Excursion de huit jours.--IV. Projets de voyage en France
+abandonnés.--Exécution de MM. d'Oilliamson et d'Ammécourt.--Voyage à
+Mittau de M. de Duras et de sa femme.--Refus de Louis XVIII de recevoir
+celle-ci.--Désaccord dans le ménage des Duras.--V. Bon accueil fait à un
+abonnement de lecture.--Un voisin galant et original.--Un accident de
+voiture: le tilbury de M. de Poix brisé.
+
+
+
+
+I
+
+Ce fut au commencement de l'été 1798 que la princesse de Bouillon, dont
+j'ai parlé au commencement de ces souvenirs, vint en Angleterre pour
+régler la partie de la succession que lui avait laissée son amie la
+duchesse de Biron. Si je ne me trompe, il s'agissait de 600.000 francs
+placés en fonds anglais. Mme de Bouillon était Allemande, princesse de
+Hesse-Rothenbourg, quoiqu'elle eût passé sa vie en France et qu'elle y
+eût épousé le cul-de-jatte qui n'avait jamais été son mari que de nom.
+Liée par un long et fidèle sentiment au prince Emmanuel de Salm, elle en
+avait eu une fille, élevée sous le nom supposé de Thérésia... Pendant
+son émigration, elle l'avait mariée avec un jeune conseiller au
+parlement d'Aix, devenu célèbre depuis, M. de Vitrolles. J'entre dans ce
+détail pour servir d'exorde au récit qui va suivre.
+
+Ce jeune homme pouvait avoir alors vingt-huit ou trente ans. Il
+accompagna Mme de Bouillon en Angleterre. Thérésia resta en Allemagne
+avec deux ou trois de ses enfants. Un seul, le petit Oswald, âgé de
+trois ans, accompagna sa grand'mère.
+
+Ma tante avait loué, pour trois mois, pour Mme de Bouillon et son
+gendre, un petit appartement situé non loin de la maison que nous
+habitions. La première fois que M. de Vitrolles se présenta chez nous,
+ce fut ma bonne Marguerite qui lui ouvrit la porte, comme elle en avait
+coutume, parce que sa chambre donnait dans le petit vestibule d'entrée.
+Un moment après, elle entra chez moi en me disant: «Vous savez comme je
+connais les personnes à la première vue?»--«Eh! bien, lui dis-je, tu as
+sans doute déjà porté un jugement sur le monsieur que tu viens
+d'introduire?»--«Oh! mon Dieu, oui, répondit-elle. C'est un homme qui
+est fou ou qui est capable de tout. Gardez-vous de lui.» Je me mis à
+rire, comme de raison; mais, comme on le verra par la suite, les
+pressentiments de ma bonne ne l'avaient pas trompée.
+
+Le séjour de Mme de Bouillon à Richmond nous attira plusieurs
+invitations agréables. La duchesse de Devonshire donna un grand déjeuner
+d'émigrés, dans sa délicieuse campagne de Chiswick; sa soeur, lady
+Bessborough, un beau dîner à Rochampton, où elle passait l'été dans une
+maison ravissante. Nous fûmes priés à ces deux réunions, et j'y allai
+avec plaisir, quoique je fusse grosse de sept mois et demi.
+
+Les personnes qui n'avaient pas vu Mme de Bouillon depuis quelques
+années ne pouvaient la reconnaître. Comme je l'ai déjà dit, elle n'avait
+jamais été jolie, du moins je le présume; mais à l'époque dont je parle,
+âgée de cinquante-quatre ou cinquante-cinq ans, elle vous apparaissait
+comme une femme de grande taille, courbée et littéralement desséchée.
+Une peau jaune et tannée était collée sur ses os, et, à travers les
+joues, on pouvait compter ses grandes dents noires et cassées. Son
+visage était véritablement effrayant à regarder, et sa santé, détruite
+depuis plusieurs années, ne permettait pas de supposer qu'il pût jamais
+redevenir autre qu'on le voyait. Je me hâte d'ajouter que son esprit, sa
+grâce, sa bienveillance n'avaient rien perdu de leur charme. Souvent
+j'allais la voir le matin, et elle m'accueillait toujours avec une bonté
+qu'elle n'a jamais cessé de me témoigner. M. de Vitrolles se trouvait
+parfois avec elle. Lorsque j'entrais, il sortait, et je voyais alors Mme
+de Bouillon dans une émotion qui me surprenait. Elle tremblait, se
+plaignait d'avoir mal aux nerfs. Ses yeux rouges attestaient des larmes
+dont la trace se constatait encore sur la peau ridée des joues. Le
+moindre bruit, une porte que le vent fermait, la faisaient tressaillir.
+La pauvre femme reprenait avec peine un air plus calme. Quand, au bout
+d'une demi-heure, je me levais pour partir, elle me retenait, en me
+disant: «Restez, restez, jusqu'à ce qu'il vienne quelqu'un.»
+
+Je rapportais mes observations à Mme d'Hénin, qui, dans les mêmes
+circonstances, en avait fait de semblables, et, comme moi, ne savait
+qu'en penser. Un matin, après une visite de ma tante à Mme de Bouillon,
+je vis revenir ces dames ensemble. Quelques moments plus tard, Mme
+d'Hénin entra chez moi accompagnée de M. de La Tour du Pin: «Nous avons
+disposé de vous,» dit-elle, «M. de Vitrolles part, et Mme de Bouillon ne
+veut pas rester seule dans son logement, quoiqu'elle l'ait encore à sa
+disposition pendant trois mois. Elle vous le cède en échange du vôtre.
+Vous y serez beaucoup mieux pour faire vos couches.» Un signe de mon
+mari me laissa comprendre que je devais accepter la proposition. Ma
+tante reprit: «Allons, allons, il faut tout lui dire. Autrement, elle va
+vous croire tous fous.»
+
+Elle me fit alors le récit suivant: S'étant présentée chez Mme de
+Bouillon de beaucoup meilleure heure qu'à l'ordinaire, elle n'avait
+trouvé personne pour l'annoncer, était montée et avait entendu des cris
+étouffés et des sanglots. Au moment où elle ouvrait la porte de la
+chambre de Mme de Bouillon, M. de Vitrolles en sortit précipitamment,
+tenant quelque chose sous son habit que ma tante, dans son trouble, ne
+put distinguer. Renversée sur un fauteuil, à demi évanouie, pâle comme
+une morte, se trouvait Mme de Bouillon, hors d'état d'articuler une
+parole. Après quelques instants, pressée par les questions inquiètes de
+ma tante, elle finit par lui faire la confidence du mystère le plus
+extravagant. M. de Vitrolles s'était pris ou feignait d'être pris pour
+elle, malgré son âge, malgré son effrayante maigreur, d'une passion
+inexplicable, effrénée. Envahi par sa folie, il venait de se laisser
+aller aux derniers excès de la fureur, jusqu'à la menacer, un pistolet
+sur la gorge, pour lui arracher la promesse de céder à ses monstrueux
+désirs. Rien au monde, avait-elle ajouté, ne pourrait la décider à
+rester un jour de plus seule avec un tel insensé. C'est alors que ma
+tante l'avait emmenée dans sa maison.
+
+M. de Lally et M. de La Tour du Pin, en compagnie de M. Malouet, en ce
+moment à Richmond, et de M. de Poix, se rendirent au logement de ce fou.
+Ils craignaient que dans son délire il n'eût attenté à ses jours. Bien
+loin de là, il avait simplement fait son portemanteau et était parti
+pour Londres. Ces messieurs l'y suivirent, car Mme de Bouillon exigeait
+qu'il quittât l'Angleterre sur-le-champ. Le même soir, ils le trouvèrent
+dans un _lodging_[104] qu'il s'était procuré. À leur vue, il se mit à
+simuler le fou furieux, avec une telle violence que, craignant une
+catastrophe, et n'osant pas se fier à la pensée que ce n'était qu'une
+feinte, ils envoyèrent chercher un médecin séance tenante. Celui-ci
+fut-il induit en erreur par un rôle joué dans la perfection ou prit-il
+les apparences de l'être, je ne le sais, mais le fait est qu'il fit
+venir des gardiens qui mirent le _strait waiscoat_[105] à M. de
+Vitrolles et le couchèrent à plat sur son lit. M. de La Tour du Pin et
+ses trois compagnons s'en allèrent alors en promettant de revenir le
+lendemain matin. M. Malouet dirigeait à Londres, avec quelques autres
+personnes, les affaires des émigrés. Il s'occupa de faire viser le
+passeport de M. de Vitrolles à l'_alien office_[106]. Sur le passeport,
+on ajouta une clause spéciale lui ordonnant d'être sorti de l'Angleterre
+sous trois jours, avec défense d'y rentrer.
+
+Le lendemain matin, ces quatre messieurs trouvèrent notre fou calmé et
+prétendant n'avoir aucun souvenir de ce qui s'était passé. Il n'en fut
+pas moins consigné à un _messager d'État_, qui le mena, je crois, à
+Yarmouth, où on l'embarqua pour Hambourg.
+
+Je ne l'ai revu, depuis, qu'en 1814. Par une chaude soirée d'août,
+j'étais chez Mme de Staël. Nous causions, assises sur le perron, dans
+l'obscurité. Un monsieur survint et se mêla à la conversation. Parmi les
+personnes présentes, l'une d'elles m'ayant appelée par mon nom, le
+nouvel arrivé s'empressa de saisir son chapeau et de s'en aller. Mme de
+Staël de s'écrier: «Où allez-vous donc, M. de Vitrolles?» Mais il ne
+répondit pas et s'enfuit. Comme la nuit cachait nos physionomies, je pus
+sourire sans le compromettre. Mme de Bouillon était morte, et nous
+avions tous pris l'engagement de ne pas dévoiler cette circonstance.
+
+
+
+
+II
+
+Je m'installai donc dans le logement de Mme de Bouillon et j'y accouchai
+d'un garçon auquel on donna le nom d'Edward[107], comme étant le filleul
+de lady Jerningham et de son fils Edward.
+
+Le bon chevalier Jerningham vint me voir. Il m'apprit que ma tante, sa
+belle-soeur, était d'avis qu'avec trois enfants je ne pouvais, lorsque je
+quitterais mon installation actuelle, retourner dans les deux petites
+chambres du modeste logement que j'occupais chez Mme d'Hénin.
+D'ailleurs, quelque gênés que nous fussions, ou à cause même de cette
+gêne, elle pensait que nous préférerions être seuls et indépendants.
+Dans ce but, elle l'avait chargé de trouver une petite maison à Richmond
+où nous serions chez nous. Ses recherches réussirent au delà de ce que
+nous pouvions désirer. Il fallut néanmoins une négociation assez
+difficile, soin dont le chevalier s'acquitta avec tout le zèle que lui
+inspirait son amitié pour moi.
+
+La maison appartenait à une ancienne actrice de Drury Lane, qui avait
+été fort belle et très à la mode. Elle ne l'occupait jamais, mais
+l'habitation était si propre et si soignée qu'elle ne tenait pas à la
+louer. L'éloquence du chevalier et les 45 livres sterling de lady
+Jerningham la décidèrent. Cette petite maison, un véritable bijou,
+n'avait pas plus de quinze pieds de façade. En bas on trouvait un
+couloir, un joli salon à deux fenêtres, puis un escalier imperceptible.
+Le premier comprenait deux chambres à coucher charmantes; l'étage
+au-dessus, deux autres chambres de domestiques. Au fond du couloir du
+rez-de-chaussée, une jolie cuisine donnait sur un jardin minuscule
+composé d'une allée et de deux plates-bandes. Des tapis partout, de
+belles toiles cirées anglaises dans les passages et sur l'escalier. Rien
+de plus coquet, de plus propre, de plus gracieusement meublé que cette
+maisonnette, qui aurait tenu tout entière dans une chambre de moyenne
+grandeur.
+
+Pourtant j'y entrai bien malheureuse, car ce fut le jour où je perdis
+mon pauvre petit garçon, âgé de trois mois seulement, mais plein de
+force et d'une beauté admirable. Il fut emporté en un moment par une
+pleurésie, que j'attribuai à une négligence de la bonne anglaise qui le
+soignait. C'était à l'arrière-saison, et elle commence de bonne heure en
+Angleterre. Comme je nourrissais le cher petit ange, le chagrin tourna
+mon lait. Je fus fort malade, et j'arrivai presque mourante dans la
+petite maison, avec mes deux enfants survivants: mon fils Humbert, qui
+avait neuf ans et demi, et ma fille Charlotte, qui en avait deux passés.
+N'ayant plus que ces deux enfants à soigner, nous réformâmes la servante
+anglaise. La bonne Marguerite avait appris un peu de cuisine pendant le
+temps de mon absence aux États-Unis. Elle mit bien volontiers son talent
+et surtout son zèle à nous nourrir.
+
+L'Angleterre, où il y a des fortunes si immenses, des existences si
+fastueuses, est en même temps le pays du monde où les gens pauvres
+peuvent vivre de la manière la plus confortable. Il n'y a, par exemple,
+aucune nécessité d'aller au marché. Le boucher ne manque jamais un jour
+de venir à une heure fixe, crier _butcher!_[108] à la porte. On ouvre,
+on lui dit ce que l'on veut. Est-ce un gigot? on vous l'apporte tout
+arrangé et prêt à mettre à la broche. Sont-ce des côtelettes? elles sont
+rangées sur un petit plateau de bois qu'il reprend le lendemain. Une
+petite broche de bois est fichée dans un morceau de papier où sont
+écrits le poids et le prix. Rien d'inutile, rien de ce qu'on nomme
+ailleurs de la réjouissance. Pour tous les autres fournisseurs, il en
+est de même. Ni difficultés, ni discussions ne sont à craindre.
+
+Au bout de deux jours, mon fils, qui parlait anglais comme un naturel du
+pays, passait chez les fournisseurs, le matin, en allant à sa pension,
+où il restait toute la journée. Le samedi, il payait nos dépenses de la
+semaine. Jamais il n'y eut d'erreur ou de barbouillage.
+
+Une respectable famille française, M. et Mme de Thuisy, demeurait assez
+près de nous, à Richmond. Ils avaient quatre garçons que M. de Thuisy
+élevait lui-même. Tous les jours, après notre dîner, Humbert s'en allait
+seul chez eux et y restait de 7 heures jusqu'à 9 heures. C'était la
+grande récréation de sa journée. Il partait pour la pension après notre
+déjeuner seulement, y dînait, revenait à 6 heures à la maison, et se
+rendait ensuite chez les Thuisy. Quelquefois le chevalier de Thuisy le
+ramenait, quand il rentrait après 9 heures, ce qui était rare. Cet
+excellent homme, chevalier de Malte, était la providence de tous les
+émigrés installés à Richmond. Une fois par semaine, quelquefois plus
+souvent, il allait à pied à Londres, et on ne peut se figurer
+l'indiscrétion avec laquelle on le chargeait de commissions.
+
+Je le voyais tous les jours. Une fois la semaine, je faisais mon
+repassage. Il s'asseyait alors auprès du feu et me donnait mes fers,
+après les avoir passés sur la brique et le papier de sable, comme cela
+est d'usage quand on les chauffe avec du charbon de terre. Parfois,
+quand nous nous rencontrions le soir chez Mme d'Ennery, qui avait
+toujours du monde, ou chez une dame anglaise, Mrs Blount, le chevalier
+s'approchait de moi de l'air de la meilleure compagnie, et me disait
+tout bas: «Est-ce demain que nous repassons?»
+
+Plusieurs dames émigrées de sa connaissance ne sortaient jamais; elles
+travaillaient pour vivre. Le chevalier, connaissant mon habileté à
+manier l'aiguille, m'apportait souvent, quand elles étaient pressées,
+une partie de l'ouvrage qu'on leur avait confié: particulièrement du
+linge à marquer, parce que c'était dans ce genre de travail que je
+brillais.
+
+
+
+
+III
+
+Au bout de quelque temps, Mme Dillon, faisant des difficultés pour nous
+payer, nous nous trouvâmes très gênés. Tout notre avoir était représenté
+par 500 ou 600 francs, et nous nous disions que, lorsqu'ils seraient
+épuisés, nous ne saurions comment faire, non pas pour coucher, puisque
+notre petite maison ne nous coûtait rien, mais, littéralement, pour
+manger. Mon ami le chevalier Jerningham m'avait informée que notre oncle
+lord Dillon refusait avec la plus grande dureté de nous venir en aide.
+D'un autre côté, toute communication avait cessé avec la France.
+
+Nous reçûmes à ce moment de M. de Chambeau, toujours établi en Espagne,
+une lettre de désespoir. Il n'avait aucune nouvelle de France. On ne lui
+envoyait pas un sou. Son oncle, ancien fermier général, dont il était
+héritier universel, venait de mourir après avoir fait un testament en sa
+faveur. Le gouvernement avait confisqué la succession comme bien
+d'émigré. Le jour où il nous écrivait, un dernier louis constituait
+toute sa fortune, et il ne pouvait plus compter sur les Espagnols de ses
+amis dont il avait déjà épuisé la charité. En recevant cette lettre, M.
+de La Tour du Pin ne balança pas un moment à partager avec son ami le
+fond de sa bourse. Il courut chez un banquier sûr et prit une lettre de
+change de 10 livres sterling, payable à vue, sur Madrid. Le jour même,
+elle partait. C'était à peu près la moitié de notre propre fortune. Nous
+demeurâmes avec 12 livres sterling dans notre trésor, sans aucune autre
+ressource pour faire face à nos besoins quand elles seraient dépensées.
+Nous ne voulions pas réclamer le secours que le gouvernement anglais
+accordait aux émigrés, par égard pour ma famille, mais surtout à cause
+de lady Jerningham; car, en ce qui concerne lord Dillon, je me trouvais
+complètement dégagée vis-à-vis de lui de tout scrupule. Par respect pour
+la mémoire de mon père, je ne voulais pas cependant avoir à déclarer
+publiquement que sa veuve, Mme Dillon, ma belle-mère, propriétaire d'une
+maison à Londres, où elle donnait des dîners, des soirées, où l'on
+jouait la comédie, refusait de venir à mon secours.
+
+Un dernier billet de 5 livres sterling nous restait, lorsque mon bon et
+aimable cousin Edward Jerningham vint me voir un matin à cheval. C'était
+un charmant jeune homme qui venait d'avoir vingt et un ans. Tout en lui
+justifiait l'amour passionné dont sa mère l'entourait. Spirituel,
+bienveillant, instruit, il joignait toutes les qualités de l'âge mur à
+tous les agréments et à la gaieté de la jeunesse. La bonté de son
+caractère égalait l'élévation de ses sentiments et la distinction de son
+esprit. En retour de la grande amitié qu'il me témoignait, je l'aimais
+comme s'il eût été mon jeune frère. Il allait partir pour Cossey, et me
+raconta que son père venait de lui remettre je ne sais quelle somme
+provenant d'un legs qu'on lui avait fait dans son enfance. «Je parie
+bien, lui dis-je, qu'il en passera une bonne partie en vêtements d'hiver
+pour les bons pères de Juily.» C'était les oratoriens chez qui il avait
+passé plusieurs années de son enfance. «Pas tout,» répondit-il en
+rougissant jusqu'au blanc des yeux, et il se mit à parler d'autre chose.
+
+Comme il se levait pour me quitter, j'allai à la porte pour le voir
+monter à cheval. Il resta en arrière, et je vis qu'il glissait quelque
+chose dans mon panier à ouvrage. Je ne fis pas semblant de m'en
+apercevoir, en présence de son embarras qui était extrême. Après son
+départ, je trouvai dans ma corbeille une lettre cachetée à mon adresse.
+Elle contenait ces seuls mots: «Offert à ma chère cousine par son ami
+Ned[108].» et un billet de 100 livres sterling.
+
+M. de La Tour du Pin rentra un moment après, et je lui dis: «Voilà la
+récompense de ce que vous avez fait pour M. de Chambeau.» S'étant rendu,
+comme on le pense bien, à Londres le lendemain matin pour remercier
+Edward, il le trouva déjà parti pour Cossey.
+
+Quelques jours plus tard, j'allai aussi à Londres avec des dames
+anglaises que je connaissais et que je voyais souvent à Richmond.
+C'étaient deux soeurs, dont l'aînée, miss Lydia White, a été célèbre
+comme une fameuse _blue stocking_[110]. Cette dernière s'était prise
+pour moi d'une sorte de passion romanesque à cause de mes aventures
+d'Amérique. L'une de ces dames chantait bien, et nous faisions de la
+musique ensemble. Leurs livres étaient à ma disposition. Quand je leur
+rendais visite, le matin, elles me retenaient chez elles toute la
+journée, et le soir venu je ne pouvais les quitter qu'en promettant de
+revenir dans la semaine. Enfin, ayant formé le projet de passer une
+semaine à Londres, elles conjurèrent M. de La Tour du Pin de me
+permettre de les accompagner.
+
+Ce petit voyage à Londres avec miss Lydia White et sa soeur me mit un peu
+en rapport avec la société. Nous allâmes à l'Opéra, où l'on donnait
+_Elfrida_ et où chantait la Banti, que j'avais déjà entendue avec lady
+Bedingfeld. On me mena aussi à une grande assemblée chez une dame que
+j'aperçus à peine. Il y avait du monde jusque sur l'escalier. Personne
+ne songeait à s'asseoir. Le hasard me poussa dans le coin d'un salon où
+l'on essayait de faire de la musique que personne n'écoutait. Un homme
+était au piano. Je l'écoutai avec surprise; il me sembla n'avoir jamais
+rien entendu d'aussi agréable, d'aussi plein de goût, d'expression, de
+délicatesse. Au bout d'un quart d'heure, voyant que personne ne
+l'écoutait, il se leva et s'en alla. Je demandai son nom... C'était
+Cramer! Nous sortîmes avec peine de cette cohue, tant la foule des
+invités était nombreuse; mais la voix du portier: _Miss White's carriage
+stops the way_[111] nous obligea à nous hâter. C'est un ordre auquel il
+faut obéir sous peine de perdre son tour dans la file et d'être condamné
+à attendre une heure de plus.
+
+Au bout de la semaine, qui me parut longue et ennuyeuse, je revins à
+Richmond avec plaisir. Il m'était né, pendant ce temps, une amie qui
+lira peut-être ces souvenirs quand je ne serai plus. Mme de Duras[112]
+accoucha avant terme, le 19 août, de ma chère Félicie. Je m'étais liée
+avec Claire pendant un court séjour qu'elle avait fait à Richmond, et,
+quoique nos caractères ne fussent pas très sympathiques, nous nous
+prîmes cependant de goût l'une pour l'autre. Elle était alors folle de
+son mari, qui lui faisait des infidélités qu'elle ressentait, quand elle
+les apprenait, avec une passion et des désespoirs très peu propres à le
+ramener. Peu de temps après ses couches, ils louèrent une maison à
+Teddington, village à deux milles de Richmond. Amédée de Duras était la
+plus ancienne de mes connaissances. Dans notre première jeunesse, nous
+avions fait de la musique ensemble. Nous recommençâmes à Teddington, où
+j'allais souvent passer la journée. M. de Poix, établi à Richmond, avait
+un cheval excellent et un tilbury. Bien des fois je me rendais à pied à
+Teddington et il me ramenait à Richmond dans sa voiture. Ainsi se passa
+l'été de 1798.
+
+Nous fîmes une excursion de huit jours dont j'ai conservé le meilleur
+souvenir. Mes enfants étaient si en sûreté avec mon excellente bonne,
+que cette petite absence ne me causait aucune inquiétude. Nous partîmes,
+M. de Poix et moi dans son tilbury, M. de la Tour du Pin à cheval, et,
+après être passés à Windsor, nous allâmes coucher à Maidenhead. Nous y
+passâmes le lendemain à visiter _Park Place_ et à nous promener en
+bateau:
+
+ Where beauteous Isis and her husband Tame
+ With mingled waves, for ever flow the same[113].
+
+ (Prior.)
+
+De là nous allâmes à Oxford, à Blenheim, à Stowe, etc., et nous revînmes
+par Aylesbury et Uxbridge. Les beaux établissements de campagne qu'il
+nous fut donné de visiter me charmèrent. C'est là seulement que les
+Anglais sont vraiment grands seigneurs. Un très beau temps favorisa
+toute la semaine que nous employâmes à cette excursion, entreprise à
+frais communs. Je dirai, à ce propos, que le climat de l'Angleterre,
+hors de Londres, est fort calomnié. Je ne l'ai pas trouvé plus mauvais
+que celui de la Hollande, et incomparablement meilleur et moins
+incertain que celui de la Belgique. Notre petit voyage me laissa la plus
+agréable impression. Il y a ainsi dans ma longue vie de rares points
+lumineux, comme dans les tableaux de Gérard delle Notti[115], et cette
+courte excursion en est un.
+
+
+
+
+IV
+
+Revenus à Richmond, je repris mes occupations de ménage. Les nouvelles
+de France paraissaient moins mauvaises. Mon mari projetait même de m'y
+envoyer pour quelques jours, munie d'un passeport anglais, qui n'aurait
+pas été tout à fait faux, puisque je l'aurais signé de mon nom, Lucy
+Dillon. À ce moment, on apprit que deux émigrés, MM. d'Oilliamson[116]
+et d'Ammécourt, rentrés en fraude, avaient été pris et fusillés. Cela se
+fit sans aucune forme de procès, et je crois que le fait n'a été
+mentionné dans aucun des nombreux mémoires écrits depuis. J'avais
+rencontré autrefois M. d'Oilliamson dans des bals et j'avais même dansé
+avec lui. Sa mort me frappa beaucoup plus que celle de son compagnon
+d'infortune, M. d'Ammécourt, conseiller au Parlement.
+
+Ce funeste événement nous détermina à renoncer à ma course en France. La
+nouvelle nous en parvint le jour même où je devais partir.
+Personnellement je fus ravie de ne pas entreprendre ce voyage, qui me
+coûtait extrêmement, non pas que je fusse effrayée du danger, mais
+quitter mon mari et mes enfants me causait un chagrin mortel. Aussi je
+me promis bien de ne plus chercher à rentrer sans eux.
+
+Ma vie à Richmond était fort monotone. Je ne voyais plus du tout Mme
+Dillon depuis que nous lui avions arraché quelque argent, à la suite de
+correspondances assez vives échangées entre M. de La Tour du Pin et son
+homme d'affaires. MM. de Fitz-James et de La Touche s'abstenaient de
+venir chez nous à Richmond. Quand j'allais à Londres, ce qui ne m'arriva
+qu'une fois ou deux, je ne voyais que lady Jerningham ou lord Kenmare,
+qui me donnait six louis par mois depuis un an.
+
+Une fois la semaine, je faisais une visite à Mme de Duras, à Teddington,
+où je me rendais, soit seule à pied, soit avec M. de Poix, en voiture.
+
+Après la naissance de sa seconde fille, Clara, Mme de Duras, en
+compagnie de son mari, fit un voyage à Hambourg. Le roi Louis XVIII
+était toujours à Mittau et les grandes charges de la couronne ou de la
+maison se rendaient dans cette ville, quand arrivait leur temps de
+service. Les premiers gentilshommes de la chambre venaient de résider
+auprès du roi pendant leur année.
+
+Le tour de service de M. de Duras étant arrivé, il témoigna le désir
+d'emmener sa femme avec lui à Mittau. Ils confièrent leurs enfants à Mme
+de Thuisy. Le père de Mme de Duras, M. de Kersaint, avait siégé à la
+Convention[117] pendant le procès du roi. Dans la crainte que cette
+tache, que la mort même de son père pouvait bien ne pas avoir effacée,
+l'empêchât d'être reçue à Mittau, Mme de Duras donna comme prétexte de
+son départ la nécessité d'aller s'occuper de certaines affaires de sa
+mère, partie pour la Martinique dans le but de vendre l'habitation
+qu'elle possédait là-bas. Quoi qu'il en soit, j'ai eu lieu de croire
+que, lorsque M. de Duras arriva à Hambourg, il y trouva le duc de Fleury
+venu pour lui déclarer de la part du roi, que sa femme ne serait pas
+reçue. Là s'arrêta donc le voyage de Mme de Duras, mais j'ai oublié si
+M. de Duras alla de sa personne à Mittau. En tout cas, ils revinrent à
+Teddington peu de temps après.
+
+Le ménage s'accordait moins que jamais. M. de Duras avait une attitude
+de plus en plus mauvaise à l'égard de sa femme. Elle en pleurait jour et
+nuit, et adoptait malheureusement des airs déplorables qui ennuyaient
+son mari à périr. Il le laissait voir avec un sans-gêne blessant, que je
+lui reprochais souvent. À quoi il répondait que l'amour ne se commandait
+pas et qu'il détestait les scènes.
+
+Le mari sermonné, je consolai la femme. Je tâchais de lui inspirer un
+peu d'indépendance, de la convaincre que sa jalousie et ses reproches,
+en rendant leur intérieur insupportable, éloignaient d'elle son mari.
+Les journées se passaient tant bien que mal: ils avaient sans
+discontinuer du monde; il n'en était pas de même des soirées, quand ils
+étaient seuls. Un vieil officier des gardes du corps, M. de La Sipière,
+rompait presque toujours par sa présence le tête-tête. Souvent Amédée de
+Duras profitait de son arrivée pour s'en aller à Londres. C'étaient
+alors des pleurs et des récriminations sans fin de la part de sa femme.
+La pauvre Claire ne pensait qu'à faire du roman, avec un mari qui était
+le moins romantique de tous les hommes! Certes, il aurait joui de son
+intérieur, si on le lui eût rendu agréable. Mais, sous les apparences de
+la passion, se dissimulait mal, chez Mme de Duras une arrogance et un
+empire qui depuis se sont développés encore. Avec beaucoup d'esprit,
+elle a fait le malheur des siens et d'elle-même.
+
+
+
+
+V
+
+Vers la fin de l'hiver, miss White quitta Richmond. Ce me fut un
+chagrin, non pas que nous eussions contracté une amitié durable, mais
+elle avait été si aimable pour moi que je trouvais très agréable son
+séjour dans notre voisinage.
+
+Ma santé, depuis quelque temps, laissait à désirer. Je me sentais fort
+languissante sans savoir précisément d'où je souffrais. Je ne pouvais
+avoir de voiture. D'un autre côté, notre maison était située dans un
+quartier assez éloigné, le _Green_[118]. J'avais donc renoncé à sortir
+après souper et je consacrais mes soirées à la lecture des livres que
+Mlle White, dont la bibliothèque était bien garnie, m'envoyait en grande
+quantité. Les abonnements étant chers en Angleterre, je n'aurais pu
+m'accorder la jouissance d'en prendre un. Aussi quelle ne fut pas ma
+joie, lorsqu'un jour je reçus une boîte sur laquelle mon nom était
+écrit, et dont le commissionnaire me remit la clef. Je l'ouvris, et j'y
+trouvai dix volumes de la bibliothèque d'Ookam, de Londres--_Ookam's
+circulating library_[119]--avec un catalogue des vingt mille volumes de
+toutes espèces, anglais et français, dont cette bibliothèque se
+composait. Un reçu, à mon nom, de l'abonnement pour un an, était joint à
+l'envoi, avec l'avis qu'en remettant la boîte fermée au _stage_[120] de
+7 heures du matin, celui du soir la rapporterait contenant les livres
+demandés. Jamais rien ne m'a été plus agréable que cette attention. Je
+l'attribuai à miss White. Lui ayant écrit pour la remercier, elle ne me
+répondit pas, d'où je présume qu'elle n'avait pas voulu être devinée.
+
+L'été de 1799 améliora un peu ma santé. Notre maison, sur le
+_Green_[121], était mur mitoyen avec celle d'un riche alderman de
+Londres. Une petite grille s'élevait, comme c'est l'usage en Angleterre,
+à huit ou dix pieds de nos fenêtres du rez-de-chaussée, pour empêcher
+qu'on pût en approcher. La maison de l'alderman avait une jolie cour en
+gazon, entourée comme la nôtre, d'une grille dont le retour était
+mitoyen. Mon fils avait arrangé en plate-bande ce très petit espace,
+qu'il nommait son jardin. Il y pénétrait par la fenêtre de notre salon,
+fenêtre très basse et devant laquelle je me tenais toujours assise à
+travailler. Sa soeur Charlotte l'accompagnait souvent dans son jardin.
+Comme nous habitions une promenade écartée, il ne passait jamais
+personne près de notre maison.
+
+Un jour, j'entendis mon fils en conversation avec l'alderman, arrivé
+depuis peu pour passer l'été dans sa belle maison proche de la nôtre.
+Quelques instants plus tard Humbert vint me demander la permission
+d'aller voir le monsieur, qui l'en avait prié. Y ayant consenti, il se
+rendit chez notre voisin, dont je n'ai pas su le nom, et qui le
+questionna sur nous, sur ma solitude, sur mes goûts, etc. Cette
+conversation fut accompagnée d'un bon _luncheon_[122] de gâteaux et de
+fruits. Depuis lors, le bienveillant alderman, personnellement je ne
+l'ai jamais vu, nous envoyait sans cesse une petite corbeille des plus
+beaux fruits de ses serres, tantôt _for the young gentleman_[123],
+tantôt _for the young lady_[124]. Puis il fit aménager, dans la partie
+de sa cour qui longeait la grille mitoyenne, un support en gradins sur
+lequel on disposa et entretint des pots contenant les fleurs les plus
+odorantes. Cette galanterie anonyme et mystérieuse dura tout l'été.
+Humbert ne manqua pas de retourner souvent chez l'aimable voisin. Il se
+promenait dans son jardin, dans ses serres, visitait sa bibliothèque.
+Mais jamais cet original ne vint me voir, jamais il ne tourna les yeux
+de mon côté quand il traversait sa cour, et je n'ai jamais connu de lui
+que l'odeur de ses tubéreuses, de ses violettes et de son réséda.
+
+Durant cet été, je courus un grand danger. M. de Duras vint à Richmond
+un matin, pour me dire que disposant du tilbury de son oncle, M. de
+Poix, il m'emmènerait pour dîner à Teddington. Lorsqu'il arriva, à 4
+heures, je constatai qu'un nouveau cheval était attelé à la voiture de
+M. de Poix. Amédée m'apprit que ce cheval avait été acheté deux jours
+auparavant par son oncle, qui en était fort entiché, et que d'ailleurs
+la bête se montrait très pacifique. Comme je menais très bien, je montai
+la première, et pris les rênes. Au moment où M. de Duras posait le pied
+sur le marchepied, le vilain animal mit la tête entre les jambes, puis
+s'élança d'un bond au galop. M. de Duras tomba à la renverse. Le cheval
+enfila une petite rue--_Kew lane_--très étroite et fort longue, ce qui
+me donna le temps de réfléchir à ce que je ferais pour éviter la mort.
+Je ne perdis pas la tête. Je me levai, sans lâcher les rênes, et je me
+rendis encore assez maîtresse du cheval pour l'empêcher d'accrocher. À
+l'extrémité de la rue, il y avait un tournant à angle droit où je
+prévoyais bien que mon sort se déciderait. En effet, le cheval,
+subitement atteint de _vertigo_, alla se frapper le front contre un mur
+en planches qui entourait un potager. La secousse fut si violente que je
+fus projetée, comme une balle par une raquette, dans un carré de choux,
+où le jardinier me ramassa un peu étourdie, mais sans aucun mal. Cela
+n'empêcha pas le brave homme de me répéter que j'étais morte. Le tilbury
+de M. de Poix fut brisé en mille morceaux, et quand Amédée me rejoignit,
+persuadé, comme le jardinier, que j'avais cessé de vivre, il me trouva
+au contraire disposée à m'en aller à pied avec lui à Teddington. Mon
+mari s'y trouvait depuis le matin et m'attendait. Heureusement le bruit
+de ma chute, qui avait attiré une foule nombreuse, ne me précéda pas à
+Teddington. Cette promenade, en me remettant le sang en mouvement, me
+fit beaucoup de bien.
+
+Nous fûmes distraits de l'émotion que cet accident avait provoquée par
+la fureur de M. de Poix. La perte de son tilbury le fâchait bien moins
+que la pensée d'avoir été amené à acheter et à payer cher un cheval qui
+avait le _vertigo_. Ce bon prince était en vérité l'homme le plus
+personnel que j'aie connu. La naïveté avec laquelle il déployait, en
+toute occasion, cette passion pour lui-même, et dont il se gardait bien
+d'avoir honte, était certes la chose du monde la plus plaisante.
+
+
+
+
+CHAPITRE IX
+
+I. Retour à Cossey.--Nouvelle du 18 Brumaire.--Projets de rentrée en
+France.--L'attente à Yarmouth.--La traversée.--Un débarquement précipité
+à Cuxhaven.--Maladie heureusement conjurée.--II. Dans le nord de
+l'Allemagne.--À Wildeshausen.--Mme de La Tour du Pin accouche de sa
+fille Cécile.--Menace d'expulsion changée en bienveillant accueil.--III.
+En route pour la Hollande.--À Utrecht.--Le passeport délivré par M. de
+Semonville.--Rencontre inopinée de Mme d'Hénin.--Arrivée à
+Paris.--Incident à l'hôtel Grange-Batelière.--Installation rue de
+Miromesnil.--Mme Bonaparte.--Les _traîneuses_.--M. de Beauharnais le
+plus beau danseur de Paris.--IV. La morale de M. de Talleyrand.--Une
+visite à Mme Bonaparte.--Le général Sheldon.--Le prince de Galles et Mme
+Fitzherbert.--Les certificats de résidence.--La commission des
+émigrés.--V. Les _serins_.--À la Malmaison.--La galerie de Mme
+Bonaparte.--Froideur avec laquelle est accueillie la nouvelle de la
+victoire de Marengo.--Mme de Staël et Bonaparte.
+
+
+
+
+I
+
+L'été de 1799 s'écoula sans rien de remarquable, Lady Jerningham venait
+de s'installer à Cossey, où elle m'engageait de nouveau à la rejoindre
+pour passer auprès d'elle les six mois de son séjour à la campagne. Le
+loyer de notre maison à Richmond, qu'elle avait pris à sa charge, était
+sur le point d'expirer, et il eût été peu délicat de notre part de lui
+demander de le renouveler dans le but de ne pas accepter l'hospitalité
+qu'elle nous offrait. Ma tante était seule à Cossey. Sa nièce, Fanny
+Dillon, ma cousine germaine, qu'elle avait élevée, venait d'épouser sir
+Thomas Webb, baronnet catholique, assez médiocre sujet, quoique très
+bien né. Son fils aîné, Georges Jerningham, s'était aussi marié avec une
+demoiselle Sulyarde, d'une beauté remarquable et appartenant à une
+ancienne et noble famille catholique. William Jerningham se trouvait en
+Allemagne. Son cher Edward ne l'avait pas quittée, et cela lui
+suffisait. Dans ces conditions, c'eût été la disgrâce la plus marquée de
+ne pas aller à Cossey. Nous nous préparions donc à nous mettre en route
+lorsqu'arriva la nouvelle du retour inopiné d'Égypte du général
+Bonaparte, débarqué à Fréjus.
+
+En apprenant cet événement, nous partîmes aussitôt pour Cossey, avec
+l'espoir de pouvoir même bientôt passer sur le continent et peut-être de
+rentrer en France. C'est pendant notre séjour là-bas que l'heureuse
+nouvelle de la chute du Directoire et de la révolution du 18 brumaire
+nous atteignit. Quelque temps après, des lettres de M. de Brouquens et
+de notre beau frère, le marquis de Lameth, nous engagèrent à revenir en
+France avec des passeports allemands et en passant par la Hollande.
+
+Lady Jerningham proposa que mon mari partît seul. Cela eût peut être
+mieux valu, car j'étais grosse de six mois passés, et de cette façon
+j'aurais fait mes couches à Cossey. Mais aucune considération ne put me
+déterminer à me séparer de mon mari pour un temps indéterminé. Les
+communications entre l'Angleterre et la France, en temps de guerre,
+pouvaient être tout à fait interrompues. Les nouvelles que l'on recevait
+par Hambourg avaient souvent un mois de date. Enfin, je repoussai toutes
+les propositions de lady Jerningham. Une des principales raisons qui me
+confirmèrent dans ma décision fut une parole malheureuse de ma tante:
+elle dit un jour que l'enfant attendu serait le sien et qu'elle le
+garderait. Jamais je n'aurais consenti à cet abandon. D'un autre côté,
+j'envisageais avec peu de confiance cette rentrée en France. Je me
+disais: «Mon mari peut être chassé une fois encore, comme il l'a déjà
+été, et si à ce moment il se trouve au Bouilh, il ira en Espagne.
+Comment l'y rejoindre, seule avec trois enfants, si on ne peut traverser
+la France? Puis, ayant une maison à Paris, on ne pourra jamais, en mon
+absence, tenter aucune démarche pour chercher à la vendre.» En résumé,
+je ne voulais pas quitter mon mari, et je résistai à tous les
+raisonnements.
+
+On nous envoya de Londres, pour mon mari, moi et mes enfants, un
+passeport danois. Nous partîmes pour Yarmouth, afin de prendre passage
+sur un paquebot de la marine royale. Dans ce temps-là, il n'y avait pas
+de bateaux à vapeur. Notre attente à Yarmouth se prolongea pendant tout
+le mois de décembre. Nous n'osions pas retourner à Cossey, quoique la
+distance ne fût que de dix-huit milles, le capitaine nous ayant déclaré
+que dès que le vent deviendrait favorable, c'est-à-dire soufflerait du
+sud-est, il mettrait sur l'heure à la voile. C'est tout au plus s'il
+consentait à nous laisser à terre, tant il avait hâte de partir dès que
+ce serait possible. Chaque courrier apportait des dépêches du
+gouvernement.
+
+Jamais les jours ne me parurent plus tristes que pendant ce mois passé à
+Yarmouth. Nous étions installés dans un mauvais petit _lodging_[125] de
+deux chambres, où l'on nous nourrissait, et dont nous ne pouvions
+sortir, car le temps était affreux. Le vent contraire soufflait avec
+furie. Tous les jours on parlait de vaisseaux échoués ou qui avaient
+péri. On ne peut s'imaginer combien de tels récits sont de nature à
+déprimer les personnes appelées à s'embarquer d'un moment à l'autre. Je
+voyais avec effroi le temps s'écouler et le terme de ma grossesse
+s'approcher. La crainte d'accoucher en route ne me quittait pas, et
+c'est ce qui arriva, en effet. Dix fois par jour, mon fils[126] allait
+sur le port pour consulter la girouette. Le vent, toujours au nord-est,
+nous était absolument contraire.
+
+Enfin, un matin on vint nous chercher pour monter sur le bateau, où se
+trouvaient nos effets depuis longtemps déjà. À peine avions-nous mis le
+pied sur le pont qu'on leva l'ancre.
+
+Je me réfugiai aussitôt dans un lit. Comme il y avait beaucoup de
+passagers, il était prudent de ne pas tarder à se procurer un gîte
+assuré. D'ailleurs, dans mon état, le roulement de ce _packet_[127], une
+vraie coquille de noix, aurait pu m'être funeste. Je me couchai toute
+habillée. Ma couchette se trouvait dans la chambre commune à tous les
+passagers. Au nombre de quatorze, ils comprenaient des hommes de toutes
+les nationalités et de toutes les catégories: Français, Russes,
+Allemands, courriers, etc.. les uns atteints du mal de mer avec toutes
+ses suites, les autres buvant du punch, de l'eau-de-vie, du vin. Tout ce
+monde était réuni dans une petite chambre, où l'air n'arrivait que par
+la porte. On avait, en effet, fermé l'écoutille, tellement la mer était
+grosse. Une lampe infecte servait d'éclairage de jour comme de nuit et
+augmentait encore la masse de dégoûts de toutes sortes dont on était
+accablé dans cet horrible trou. Je ne pense pas avoir jamais autant
+souffert que pendant les quarante-huit heures que dura la traversée.
+
+Mon mari et ma bonne[128], accablés du mal de mer, étaient étendus comme
+morts dans leurs lits. Couchée près de moi se trouvait ma fille[129],
+effrayée par la vue des hommes qui nous entouraient. Mon fils seul, avec
+ses dix ans, restait debout et suppléait à tout. Il avait lié
+connaissance avec les passagers, parlait anglais avec l'équipage, et le
+capitaine l'appelait _my brave little fellow_[130]. Vers le milieu de la
+seconde nuit de notre voyage, nous eûmes pendant quelques heures la
+cruelle inquiétude d'être laissés à Héligoland, petite île à
+l'embouchure de l'Elbe, au cas où le fleuve ne serait pas dégagé de
+glaces. Le capitaine déclara ensuite qu'en raison du gros temps, si le
+vent tournait à aucun point du nord, il se trouverait contraint, pour
+éviter les atterrissages, de retourner en Angleterre sans chercher à
+débarquer. Heureusement, nous échappâmes à ces deux éventualités. Après
+avoir passé devant l'île d'Héligoland sans nous y arrêter, nous
+pénétrâmes dans l'Elbe pour aller mouiller au large du petit port de
+Cuxhaven, dans lequel nous n'entrâmes pas.
+
+Le capitaine avait hâte de se débarrasser de ses passagers. On jeta dans
+une chaloupe les effets pêle-mêle. Mon mari et ma bonne partirent avec
+mon fils. Quant à moi, le capitaine, compatissant à mon état,
+m'embarqua, ainsi que ma fille dans un canot particulier, et donna
+l'ordre aux deux matelots qui le montaient de me mettre à terre le plus
+près possible de la ville. Cette recommandation faillit m'être fatale.
+La marée étant basse, lorsque nous accostâmes la jetée, j'éprouvai
+beaucoup de peine à monter, les deux matelots me saisirent alors par les
+poignets; malgré le balancement du canot, ils ne me lâchèrent plus, et
+cela bien heureusement, car je serais certainement tombée dans la mer;
+puis ils me hissèrent sur la jetée, de telle sorte que pendant quelques
+instants je fus suspendue par les bras: ils me quittèrent ensuite en me
+laissant seule avec ma petite Charlotte. Je sentis que je m'étais fait
+beaucoup de mal. Je dus néanmoins me mettre en route pour retrouver mon
+mari, que j'apercevais au loin monté sur une charrette, qui portait
+également la bonne et nos effets. Ce ne fut pas sans peine que je le
+rejoignis. Je ressentais une violente douleur au côté droit, et depuis
+j'ai toujours été persuadée que je m'étais fait une lésion interne dans
+la région du foie. Les médecins n'ont jamais voulu reconnaître ce mal,
+mais il n'en est pas moins vrai que je n'ai pas cessé d'en souffrir à
+dater de ce jour et qu'à soixante-treize ans que j'ai aujourd'hui, j'en
+souffre encore.
+
+Nous allâmes frapper à la porte de deux ou trois auberges sans pouvoir
+trouver de logement, tant il y avait d'émigrés partant pour l'Angleterre
+ou en venant.
+
+Enfin, dans l'une d'entre elles cependant, quand on s'aperçut que je
+souffrais, on m'apporta, par charité, une paillasse et des draps avec
+lesquels on me fit un lit par terre. Marguerite me déshabilla, ce qui ne
+m'était pas arrivé depuis trois jours, et je pus me coucher. Quelques
+instants après, je fus prise d'une fièvre violente, jointe à un
+transport au cerveau, qui dura toute la nuit. M. de La Tour du Pin, très
+inquiet, craignait une fausse couche ou une maladie grave. Il envoya
+chercher un médecin. Après bien des recherches on en ramena un qui ne
+parlait pas un mot de français. Je parvins, aidée toutefois d'un
+interprète, à lui faire comprendre que j'attribuais ma douleur au côté,
+au fait d'avoir été tenue suspendue par les bras au moment où les
+matelots m'enlevèrent du canot pour me mettre sur la jetée. Il
+m'appliqua sur le point malade un grand cataplasme composé d'avoine
+bouillie dans du vin rouge, et m'ordonna une drogue si calmante que je
+dormis vingt-quatre heures de suite. À mon réveil, j'étais tout à fait
+rétablie.
+
+
+
+
+II
+
+Pendant que je reposais, mon mari avait acheté, pour 200 francs, une
+vieille petite calèche, assez spacieuse pour nous contenir tous. Après
+un second jour de repos, nous nous mîmes en route dans cette voiture
+ouverte, au mois de janvier, dans le nord de l'Allemagne. Heureusement
+le temps favorisa les premiers jours de notre voyage. Une pluie
+torrentielle ne cessa de tomber pendant la quatrième journée. Marguerite
+et moi étions à peu près à couvert dans le fond de la calèche; mais M.
+de La Tour du Pin et Humbert, malgré un parapluie, furent mouillés
+jusqu'aux os. Nous restâmes deux jours à Brême pour sécher leurs habits
+et leurs manteaux, auprès de ces beaux grands poêles qu'on trouve dans
+les maisons allemandes, et aussi pour nous reposer. Puis le temps étant
+redevenu beau, nous nous mîmes de nouveau en route. Il était tombé
+beaucoup de neige, et la route se distinguait à peine dans les plaines
+de bruyères que nous traversions. Quoique marchant continuellement au
+pas, nous n'en versâmes pas moins trois fois dans la journée sans nous
+faire de mal ou sans croire sur le moment nous en être fait.
+
+Vers le soir, nous arrivâmes dans une petite ville, Wildeshausen, où
+nous devions coucher. Elle était située dans l'électorat de Hanovre et
+avait par conséquent une garnison hanovrienne. Les officiers, ce
+jour-là, donnaient un grand bal à un autre régiment de passage. Toutes
+les chambres de l'unique auberge de l'endroit étaient occupées. Nous
+avions cherché un refuge dans le vestibule, près du poêle, et nous nous
+tenions là fort attristés par la perspective de passer la nuit sur des
+bancs de bois, lorsqu'un officier pimpant et vêtu pour la soirée
+dansante vint galamment me dire en anglais que, prévoyant qu'il
+passerait toute la nuit au bal, il mettait sa chambre à ma disposition.
+Nous y entrâmes pour souper. Le repas servi, mon mari, remarquant que je
+ne mangeai pas, me demanda si je souffrais. Je ne pus lui cacher
+davantage l'impossibilité où je me trouvais d'aller plus loin, et que je
+sentais proche le moment de mon accouchement. À ces paroles, son
+désespoir ne saurait se peindre. Ce fut à mon tour de le consoler en lui
+disant que les enfants naissaient partout et que tout se passerait bien.
+Mais il fallait sortir de la chambre du capitaine.
+
+Le maître d'hôtel, mis au courant, par signes, de la situation, envoya
+réveiller au bout de la ville un vieux perruquier, Français d'origine,
+établi à Wildeshausen depuis la guerre de Sept Ans. Il arriva très
+promptement, car les toilettes du bal l'avaient empêché de se coucher.
+Son premier soin fut de courir à la recherche du médecin de la localité.
+Celui-ci, un élégant jeune homme, arriva ganté de blanc. Il sortait du
+bal et était encore tout essoufflé de sa dernière valse. Sa connaissance
+du français se réduisait à quelques phrases de la grammaire et toutes
+médicales. Comme j'étais étendue sur le lit, enveloppée dans mon
+manteau, il ne put, par la rondeur de ma taille, pronostiquer le genre
+de maladie dont je souffrais. «La fièvre?» dit-il.--«Mais non»,
+répondis-je.--«Alors?» reprit-il d'un ton interrogateur. Le vieux
+perruquier Denis, qui avait déserté pendant la guerre de Sept Ans,
+intervint heureusement à ce moment pour lui expliquer la nature de ma
+maladie. Il demanda si je pouvais être transportée sans inconvénient
+dans deux chambres qu'il savait être à louer au bout de la petite ville.
+Le médecin y consentit, puis retourna au bal. Denis courut réveiller le
+propriétaire de ces deux chambres, et avant le jour j'y étais installée.
+
+La maison, comme toutes celles des gros paysans de cette partie de
+l'Allemagne, avait une grande porte cochère par laquelle on pénétrait
+dans une large remise qui occupait toute la profondeur de la maison. Sur
+le devant, à droite et à gauche de cette remise, au rez-de-chaussée, se
+trouvaient deux bonnes chambres bien propres et convenablement meublées.
+Marguerite et mes deux enfants, Humbert et Charlotte, se mirent dans
+l'une. La plus grande me fut affectée, et mon mari s'installa dans un
+cabinet attenant.
+
+Nous avions heureusement avec nous le linge et tout ce qui pouvait être
+nécessaire au petit être qui allait venir au monde. Ne souffrant pas
+encore beaucoup, j'eus le temps de vaquer à tous nos petits
+arrangements, et c'est le lendemain matin seulement, 13 février 1800,
+que je donnai le jour à une petite fille[131] d'une extrême délicatesse,
+née à sept mois et demi. J'osais à peine concevoir l'espoir de la
+conserver, tant elle était maigre et chétive. Hélas! je l'ai gardée
+dix-sept ans, pour me la voir ravie ornée de tous les dons de la beauté,
+du caractère, de l'esprit et douée d'agréments de tous genres... Dieu me
+l'a reprise: Sa sainte volonté soit faite!
+
+Elle se nommait Cécile, nom chéri qu'a porté, en la remplaçant,
+celle[132] qui parcourt peut-être ces lignes. Qu'elle y lise aussi ma
+reconnaissance pour tout le bonheur qu'elle a répandu sur ma vieillesse.
+
+Le lendemain du jour où j'étais accouchée, le bailli de la localité, qui
+avait une première fois déjà envoyé chercher nos passeports, dépêcha un
+de ses gardes de ville pour lui amener M. de La Tour du Pin. Il dit à
+mon mari en bon français: «Monsieur, votre passeport danois est sous un
+faux nom. Vous êtes Français et émigré, et dans l'électorat de Hanovre
+où vous vous trouvez, il est défendu de laisser séjourner les émigrés
+français plus de deux fois vingt-quatre heures.» M. de La Tour du Pin
+fut terrifié par ce discours. Il allégua que je ne pouvais être
+transportée, étant accouchée seulement depuis quelques heures. Mais le
+bailli fut inflexible quant au départ de mon mari et déclara qu'avant la
+fin de la journée il devait, à son choix, partir pour Hanovre ou
+retourner à Brême. Puis il ajouta: «Monsieur, puisque vous avouez votre
+qualité de Français, faites-moi connaître votre vrai nom.»--«La Tour du
+Pin.»--«Ah! mon Dieu, s'écria le bailli, seriez-vous l'ancien ministre
+de France à La Haye?»--«Précisément.»--«Eh! bien, monsieur, s'il en est
+ainsi, restez ici tout le temps qu'il vous plaira. Mon neveu, M.
+Hinuber, un très jeune homme, était ministre de Hanovre à La Haye. Il
+allait souvent chez vous, vous aviez mille bontés pour Lui, etc.» Et
+voilà ce brave homme qui énumère les soupers, les tasses de thé, les
+verres de punch que son neveu avait mangés ou bus chez nous, les
+contredanses qu'il avait dansées dans nos salons. À partir de ce moment,
+il se mit à notre disposition avec un zèle qui ne se démentit pas. Je ne
+serais pas surprise, en vérité, qu'il eût fait publier que tous les
+habitants devaient être à nos ordres. Jamais on n'a offert une
+hospitalité aussi franche, des soins aussi recherchés que ceux dont, dès
+lors, nous fûmes l'objet dans cette petite ville.
+
+Le ministre luthérien avait des pensionnaires et des enfants, parlant
+anglais, de l'âge de mon fils. Il venait le chercher tous les jours à
+l'heure de la récréation, qui se passait sur la neige, dont il y avait
+encore deux pieds. Les chasseurs m'apportaient du gibier. De bonnes
+dames, dont je n'ai jamais su le nom, m'envoyaient des confitures, des
+gâteaux, des livres anglais ou français. Quant au médecin, je recevais
+sa visite tous les jours... mais c'était pour que je lui donnasse une
+leçon de français.
+
+Je fus rétablie en quinze jours, et le vingt et unième nous partîmes,
+non sans avoir été prendre le thé chez le bailli, le bourgmestre, le
+curé, etc. Wildeshausen avait une église catholique. Ma toute petite
+fille y fut baptisée et tenue sur les fonts par le vieux perruquier et
+sa femme qui, depuis quarante ans qu'elle l'avait épousé, n'avait pas
+appris un mot de français. J'allai faire mes relevailles dans la même
+église.
+
+
+
+
+III
+
+Nous prîmes la route de Lingen pour entrer en Hollande. Un certain
+nombre de jeunes gens nous accompagnèrent pendant plusieurs lieues. Ils
+nous quittèrent dans une auberge où nous nous étions arrêtés pour faire
+déjeuner les enfants. Avant de se séparer de nous, ils voulurent à toute
+force me décider à boire une tasse d'un mélange allemand dont ils
+avaient préparé les ingrédients. Je pensais que ce serait détestable, et
+néanmoins, après en avoir goûté, je trouvai le breuvage excellent. Il se
+composait de vin de Bordeaux chaud, dans lequel on mettait des jaunes
+d'oeufs et des épices. Le médecin se trouvait parmi ceux qui me
+reconduisaient. Ce fut par son ordonnance que j'avalai ce mélange qui me
+grisa un peu.
+
+Les braves gens de mon escorte nous quittèrent alors en nous souhaitant
+avec ferveur un bon voyage. Leurs voeux nous portèrent bonheur car il ne
+nous arriva rien de fâcheux, et ma petite fille supporta étonnamment
+bien la route, pour une enfant qui n'avait pas un mois. Elle ne quittait
+pas, il est vrai, mon sein le jour comme la nuit, et j'eus grand soin de
+ne pas lui laisser respirer une seule fois l'air glacial de ces plaines
+du Nord. Sans les soins minutieux dont elle fut entourée par Marguerite
+et par moi, elle aurait pu difficilement résister à un voyage si long et
+si pénible au mois de mars.
+
+Nous arrivâmes enfin à Utrecht, et mon mari alla aussitôt à La Haye pour
+se faire délivrer un passeport en règle par l'ambassadeur de la
+République française auprès de la République batave, M. de Semonville.
+Celui-ci, tournant toujours au vent qui soufflait, avait déjà su plaire
+au nouveau gouvernement, dont Bonaparte était le chef. M. de La Tour du
+Pin connaissait très intimement, depuis longtemps, M. de Semonville.
+Aussi fut-il reçu à bras ouverts, et on lui fabriqua un superbe
+passeport attestant qu'il n'était pas sorti d'Utrecht depuis le 18
+fructidor.
+
+Pendant la courte absence de M. de La Tour du Pin, Mme d'Hénin, par le
+plus grand des hasards, passa à Utrecht, et mon mari fut fort surpris de
+trouver sa tante au retour du voyage qu'il venait de faire à La Haye.
+
+Mme d'Hénin s'en allait, je crois, chez M. de La Fayette, établi depuis
+sa sortie de prison, après le traité de Campo-Formio, à Vianen, près
+d'Utrecht. Je ne puis me rappeler si elle venait de France ou
+d'Angleterre. Elle possédait toujours deux ou trois passeports
+différents, et changeait de nom et de route à tous moments.
+
+Nous restâmes deux jours avec elle; puis, profitant d'une voiture que
+l'on dirigeait sur Paris, et que nous nous chargeâmes de remettre à
+destination, nous partîmes.
+
+En arrivant à Paris, nous étions descendus à l'hôtel Grange-Batelière.
+Mon mari y fut réveillé, au milieu de la nuit, d'une façon singulière.
+Le garçon d'auberge avait entendu prononcer plusieurs fois, pendant
+notre souper, le nom de mon fils: Humbert. Or, il se trouva qu'on
+recherchait pour l'arrêter, j'ai oublié pour quel motif, un certain
+général Humbert, logé comme nous dans l'hôtel. Les gendarmes chargés de
+l'arrestation furent, quand ils se présentèrent, conduits dans la
+chambre de mon mari par ce même garçon d'auberge, qui affirmait que nous
+avions souvent répété le nom d'Humbert pendant la soirée. Le quiproquo
+fut bientôt expliqué. Les gendarmes, de fort mauvaise humeur contre le
+garçon qui les avait induits en erreur, s'en plaignirent au maître de la
+maison. Ce dernier n'était autre que l'ancien tailleur Pujol. Il avait,
+à cette époque, fait fortune, et sa jolie fille a épousé plus tard le
+peintre célèbre, Horace Vernet.
+
+Mon beau-frère Lameth et notre ami Brouquens se trouvaient à Paris. M.
+de Lameth nous logea dans une charmante petite maison toute meublée, rue
+de Miromesnil, occupée jusque-là par deux de ses amis qui venaient de la
+quitter pour s'en aller passer à la campagne tout l'été. Nous étions
+prédestinés à habiter des maisons de filles. Celle de Richmond
+appartenait à une actrice. Celle-ci avait été arrangée pour Mlle
+Michelot, ancienne maîtresse de M. le duc de Bourbon. Tous les murs
+étaient ornés de glaces, et cela avec une telle prodigalité que je fus
+obligée de tendre de la mousseline pour en dissimuler la plus grande
+partie, tant j'étais ennuyée de ne pouvoir bouger sans rencontrer ma
+figure reflétée de la tête aux pieds.
+
+Je trouvai à Paris, déjà revenues de l'émigration, beaucoup de personnes
+de ma connaissance. Tous les jeunes gens tournaient, dès ce moment, les
+yeux, vers le soleil levant, Mme Bonaparte, installée aux Tuileries,
+dont les appartements avaient été remis à neuf comme par enchantement.
+Elle avait déjà des airs de reine, mais de la reine la plus gracieuse,
+la plus aimable, la plus prévenante. Quoique n'ayant pas beaucoup
+d'esprit, elle avait bien compris cependant les projets de son mari. Le
+premier consul avait donné à sa femme la mission de ramener à lui _la
+haute société_. Joséphine lui avait persuadé, en effet, qu'elle en avait
+fait partie, ce qui n'était pas exact. Avait-elle été présentée à la
+cour, allait-elle à Versailles? Je l'ignore, mais grâce au nom de son
+premier mari, M. de Beauharnais, la chose eût été certainement possible.
+Quoi qu'il en soit, en admettant même sa présentation, elle aurait été
+comprise alors dans la catégorie de ces dames qui, après avoir été
+présentées, ne revenaient faire leur cour qu'au jour de l'an. Nous les
+appelions insolemment _les traîneuses_. On les reconnaissait à la gêne
+que leur causaient leurs paniers et le bas de leurs robes, dans lequel
+elles embarrassaient leurs jambes ou celles de leurs voisines, et aussi
+parce qu'elles levaient les pieds en marchant dans la galerie de
+Versailles. Dans cette galerie, dont le parquet était uni comme une
+glace, nous autres, élégantes habituées, nous glissions nos petits
+souliers blancs comme en patinant. Ne pas se soumettre à cette dernière
+absurdité de la mode était la raison la plus péremptoire pour acquérir
+le titre de _traîneuse_.
+
+Je rencontrais M. de Beauharnais tous les jours dans le monde, de 1787 à
+1791. Comme il avait également beaucoup vu M. de La Tour du Pin, quand
+mon mari était aide de camp de M. de Bouillé, pendant la guerre
+d'Amérique, M. de Beauharnais lui dit un jour: «Viens donc me voir, pour
+que je te présente à ma femme.» M. de La Tour du Pin se rendit une fois
+chez eux, mais n'y retourna plus ensuite. La société qui se réunissait
+dans leur salon n'était pas la nôtre. M. de Beauharnais, toutefois,
+allait partout, car il s'était lié pendant la guerre avec plusieurs
+sommités de la grande société. Il avait une charmante figure, et, dans
+ces temps où la danse était un art, il passait à juste titre pour le
+_plus beau danseur_ de Paris. J'avais beaucoup dansé avec lui; aussi
+quand j'appris sa mort sur l'échafaud, j'en éprouvai un sentiment des
+plus pénibles. Mon souvenir ne me le représentait que dans une
+contredanse... Quel terrible et frappant contraste!
+
+
+
+
+IV
+
+Je revis M. de Talleyrand toujours animé des mêmes sentiments à mon
+égard: aimable sans être réellement utile. Pendant les deux dernières
+années, il avait travaillé à sa fortune d'une manière si efficace que je
+le retrouvai établi dans une belle maison, sa propriété personnelle, de
+la rue d'Anjou, riant sous cape de la disposition de se rattacher au
+gouvernement où il voyait tous ceux qui rentraient en France. Il me dit:
+«Que fait Gouvernet? Veut-il quelque chose?»--«Non, répondis-je, nous
+comptons aller nous installer au Bouilh.»--«Tant pis, s'écria-t-il,
+c'est une bêtise.»--«Mais, repris-je, nous ne sommes pas en état de
+rester à Paris.»--«Bah! dit-il, on a toujours de l'argent quand on
+veut.» Voilà l'homme!
+
+Dès que Mme Bonaparte connut, par Mme de Valence et Mme de Montesson, ma
+présence à Paris, elle désira que je vinsse chez elle. Attirer à soi une
+femme, jeune encore, ancienne dame de la cour, très à la mode, voilà une
+conquête, si j'ose le dire, dont elle était très impatiente de se vanter
+au premier consul. Aussi me fis-je un peu prier, pour donner du prix _à
+ma condescendance_; puis, un matin, je me rendis chez Mme Bonaparte avec
+Mme de Valence. Je trouvai dans le salon un cercle de femmes et un
+groupe de jeunes gens, tous de ma connaissance. Mme Bonaparte vint à moi
+en s'écriant: «Ah! la voilà!» Elle m'assit à côté d'elle, me dit mille
+choses gracieuses en répétant: «Comme elle a l'air anglais!»--ce qui
+cessa d'être une éloge quelque temps après. Elle m'examina de la tête
+aux pieds, et son attention se porta surtout sur une grosse tresse de
+cheveux blonds qui entouraient ma tête et dont ses yeux ne pouvaient se
+détacher. Comme nous nous levions pour partir, elle ne put s'empêcher de
+demander tout bas à Mme de Valence si cette tresse était bien faite avec
+mes propres cheveux.
+
+Mme Bonaparte me parla de Mme Dillon, ma belle-mère, avec beaucoup de
+bienveillance; exprima un vif désir de faire la connaissance de ma soeur
+Fanny, qui était en même temps sa nièce--la mère de Mme Dillon et celle
+de Joséphine étaient soeurs.--Puis elle continua en disant que tous les
+émigrés allaient rentrer, qu'elle en était charmée, qu'on avait assez
+souffert, que le général Bonaparte souhaitait avant toute autre chose
+amener la fin des maux de la Révolution, etc., enfin toute une suite de
+propos rassurants. Elle demanda aussi des nouvelles de M. de La Tour du
+Pin et témoigna le désir de le voir. Elle partait pour la Malmaison et
+m'invita à y venir. De toutes façons elle fut fort aimable, et je vis
+clairement que le premier consul lui avait donné le département des
+dames de la cour et confié le soin de leur conquête quand elle en
+rencontrerait. La tâche n'a guère été difficile, car toutes se sont
+précipitées vers le pouvoir naissant, et je ne connais que moi qui aie
+refusé d'être dame du palais de l'Impératrice Joséphine.
+
+Je retrouvai à Paris le général Sheldon. Nous avions été élevés ensemble
+et il avait pour moi l'amitié d'un frère. Le malheureux homme fut à un
+moment atteint d'une affreuse maladie qui mit fin à sa carrière
+militaire, pleine de brillantes promesses. Après avoir pris part à
+toutes les campagnes à la suite desquelles on l'avait promu général de
+brigade, il fut frappé de fréquentes attaques d'épilepsie. On lui avait
+donné le commandement de la petite place de Draguignan et de quelques
+troupes sur la frontière. Il vint à Paris pour tâcher d'obtenir quelque
+chose de mieux par l'entremise du général Clarke, depuis duc de Feltre,
+son compagnon d'armes dans le régiment de Dillon. Personnellement sans
+fortune, il avait commis la très grande sottise d'épouser par amour la
+fille d'un notaire de Draguignan, riche seulement de sa très jolie
+figure. Ce pauvre Sheldon a accumulé maladresse sur maladresse pendant
+toute sa vie. Notre oncle commun, l'archevêque de Narbonne, après
+l'avoir élevé, le confia tout jeune à mon père, qui l'incorpora dans son
+régiment. Ce fut Sheldon[133] qui apporta les drapeaux conquis à la
+prise de Grenade. Cette victoire, due à la vaillance des grenadiers du
+régiment de Dillon, qui étaient montés à l'assaut commandés par Sheldon,
+âgé de vingt-deux ans seulement, lui valut le brevet de colonel. Ce fut
+pour le brave garçon une mauvaise chance, car dès lors il devint
+impossible de l'employer dans son grade. À la paix, il fut mis _à la
+suite_ de la légion des hussards de Lauzun. Il n'en tira d'autre
+avantage que l'obligation d'acheter un uniforme dont le prix dépassait
+de beaucoup une année d'appointements. Puis il passa en Angleterre, sur
+l'invitation du beau et célèbre colonel Saint-Léger, ami intime du
+prince de Galles. Par cette longue digression, je me suis proposé
+d'arriver à une circonstance remarquable dans laquelle mon cousin a joué
+un rôle qui mérite d'être rappelé. Logé chez le prince et comblé de ses
+bontés, c'est lui, en sa qualité d'_Anglais catholique_, qui fut témoin
+du mariage du prince de Galles avec Mme Fitzherbert. On a beaucoup nié
+la célébration de ce mariage. Comme Mme Fitzherbert était catholique, et
+que ce fut un prêtre catholique qui bénit le mariage, il est très
+plausible de supposer que les dispenses nécessaires avaient été
+accordées. Ceci explique comment les dames catholiques les plus rigides,
+et, entre autres, ma tante lady Jerningham, continuèrent à la voir,
+malgré la publicité de son union avec le prince de Galles[134].
+
+M. de La Tour du Pin et moi, nous n'avions jamais été inscrits--je ne
+m'explique pas pourquoi--sur la liste des émigrés. Il nous fallut donc
+prendre un certificat de résidence en France, signé de neuf témoins,
+formalité indispensable, dont personne n'était dupe cependant. Dans ce
+but, je me rendis à la municipalité du quartier avec mon escouade de
+témoins. Lorsque le certificat fut signé et revêtu de tous les
+_mensonges_ nécessaires, le maire, en m'en remettant très poliment une
+expédition, me dit tout bas: «Cela n'empêche pas que toutes les pièces
+de votre habillement n'arrivent de Londres.» Puis il se mit à rire.
+Quelle comédie!
+
+L'endroit de Paris où, pendant cet été, se réunissait la meilleure
+compagnie se trouvait sous la voûte d'une maison de la place Vendôme:
+celle qui forme le pan coupé de la place, à droite en allant vers la rue
+Saint-Honoré et du côté de cette rue. C'était là que siégeait la
+_Commission des émigrés_, tribunal assez facile à se concilier quand on
+n'y arrivait pas les mains vides. Dans la foule qui se pressait sur ce
+point, on rencontrait les plus grands personnages mêlés à des agents
+d'affaires de toutes catégories. Dominant le bruit des conversations les
+plus variées, ces phrases surtout se faisaient entendre: «Êtes-vous
+rayé?»--«Allez-vous l'être?» Et tel, muni d'une suite respectable et non
+interrompue de certificats de résidence en France attestant combien il
+avait été injuste d'inscrire son nom sur la fatale liste, s'entretenait
+ouvertement, sur le seuil de la maison, de ses faits, gestes et paroles
+à Coblentz, à Hambourg ou à Londres.
+
+Les Français s'amusent de tout. La Commission des émigrés était devenue
+un lieu de réunion. On s'y donnait rendez-vous. On y allait pour
+rencontrer d'anciennes connaissances, pour causer de ses projets, du
+choix de sa résidence, etc. Beaucoup de ceux qui revenaient
+considéraient l'endroit comme un bureau de placement. Les pères se
+demandaient si leurs fils entreraient au service militaire. On
+commençait aussi à parler _du pays_, dont on s'embarrassait si peu
+quelques mois auparavant. Les plus beaux noms de France coudoyaient,
+sous la porte, les représentants des familles nobles de province. Quel
+dommage qu'il n'y eût pas à l'entrée une balance ou un pont à bascule
+semblable à ceux qui pèsent les voitures sur les chemins de fer. Combien
+de bons et loyaux gentilshommes de province qui, en rentrant d'exil, ne
+trouvaient plus que les quatre murs nus de leurs habitations, souvent
+même sans un toit pour les abriter eux et leur famille, auraient pesé
+d'un plus grand poids que tel duc au nom retentissant!...
+
+Nous n'avions pas affaire à la commission, puisque nous ne figurions pas
+sur la liste des émigrés. Il fut pourtant nécessaire de faire rayer de
+cette liste le nom de ma belle-mère. Quoique établie depuis trente ans
+au couvent des dames anglaises de la rue des Fossés-Saint-Victor,
+qu'elle n'avait jamais quitté, on l'y avait inscrite. La vente de tout
+le mobilier de son château de Tesson et de deux métairies avait été la
+conséquence de cette inscription non justifiée.
+
+
+
+
+V
+
+Bonaparte, avant son départ pour le fameux passage du
+Grand-Saint-Bernard, eut l'idée de créer, avec de jeunes volontaires, un
+régiment de hussards. Dans le cadre des officiers de ce corps étaient
+bientôt entrés les jeunes gens les moins avancés en âge de la haute
+société. Parmi eux se trouvait notre neveu, Alfred de Lameth. Il avait
+dix-huit ans seulement. Comme l'uniforme en était jaune clair, le peuple
+de Paris nomma ce nouveau corps _les serins_. L'occasion d'acheter de
+beaux chevaux, de faire de la dépense eut bien vite tenté les jeunes
+gens. Mais, quand ils virent que le peuple se moquait d'eux, ils se
+fondirent peu à peu dans l'armée.
+
+Je me rendis un matin à la Malmaison. C'était après la bataille de
+Marengo. Mme Bonaparte me reçut à merveille, et, après le déjeuner, qui
+eut lieu dans une délicieuse salle à manger, elle me fit visiter sa
+galerie. Nous étions seules. Elle en profita pour me faire des contes à
+dormir debout sur l'origine des chefs-d'oeuvre et des admirables petits
+tableaux de chevalet que la galerie contenait. Ce beau tableau de
+l'Albane, le pape l'avait contrainte à l'accepter. La _Danseuse_ et
+l'_Hébé_, elle les tenait de Canova. La ville de Milan lui avait offert
+ceci et cela. Je n'eus garde de ne pas prendre ces dires au sérieux.
+Mais ayant une grande admiration pour le vainqueur de Marengo, j'aurais
+estimé davantage Mme Bonaparte si elle m'eût simplement dit que tous ces
+chefs-d'oeuvre avaient été conquis à la pointe de son épée. La bonne
+femme était essentiellement menteuse. Lors même que la simple vérité
+aurait été plus intéressante ou plus piquante que le mensonge, elle eût
+préféré mentir.
+
+Le pauvre Adrien de Mun, alors un brillant jeune homme, m'accompagnait
+dans cette visite. Je trouvai à la Malmaison les de L'Aigle, les La
+Grange, Juste de Noailles, et _tutti quanti_[135], se faisant déjà
+prendre la mesure, en imagination, des habits de chambellan dont je les
+ai vus revêtus depuis.
+
+Une chose nous avait beaucoup frappés, mon mari et moi: c'est la
+froideur avec laquelle le peuple de Paris, si aisément enthousiaste,
+reçut la nouvelle de la bataille de Marengo. Nous allâmes, en compagnie
+de M. de Poix, nous promener au Champ de Mars, le jour anniversaire du
+14 Juillet. Après la revue de la garde nationale et de la garnison, un
+petit bataillon carré d'une centaine d'hommes revêtus d'effets sales et
+déchirés, les uns le bras en écharpe, d'autres la tête entourée de
+bandages, et portant les étendards et les drapeaux autrichiens pris à
+Marengo, entra dans l'enceinte. Je m'attendais à des applaudissements
+forcenés et bien motivés. À l'encontre de mes prévisions, pas un cri, et
+très peu de signes de joie. Nous en fûmes aussi surpris qu'indignés, et
+même, depuis, en y réfléchissant à loisir, la cause de cette froideur
+nous a toujours paru inexplicable. Ces braves soldats étaient arrivés en
+poste, nous dit-on, pour paraître ce jour-là à la revue devant le
+public.
+
+Mme de Staël avait quitté ma maison. Son mari était mort[136], à ce
+qu'il me semble ou retourné en Suède. Après s'être installée dans un
+petit appartement, elle se préparait à aller rejoindre son père à
+Coppet. Bonaparte ne pouvait la souffrir, quoiqu'elle eût fait mille
+avances pour lui plaire. Je crois même qu'elle n'allait pas chez Mme
+Bonaparte. Un jour, cependant, je rencontrai Joseph Bonaparte dans son
+salon. Elle recevait des gens de tous les régimes. Les émigrés revenus
+en France abondaient chez elle, mêlés aux anciens partisans du
+Directoire.
+
+
+
+
+CHAPITRE X
+
+I. Vente de la maison de Paris.--Départ pour le Bouilh.--Les récits de
+la Vendéenne.--Un accident de voiture: dévouement de Marguerite.--La vie
+au Bouilh.--Mme de Bar et ses enfants.--Grande influence exercée par Mme
+de La Tour du Pin sur la destinée du jeune de Bar.--II. Mme de
+Maurville.--L'éducation de Mlle de Lally.--Préoccupations d'avenir.--Le
+concordat et ses effets.--L'archevêque de Bordeaux, d'Aviau de
+Sanzai.--L'établissement de l'Empire.--Un _oui_ qui préoccupe
+beaucoup.--Mme d'Hénin et M. de Lally.--III. Séjour au Bouilh de Mme de
+Duras et de ses enfants.--Sa nouvelle attitude dans le monde.--Elle
+cherche à consoler M. d'Angosse.--Mme de Lally et M. Henri d'Aux.--Les
+cent mille francs de M. de Lally.--Mort de Marguerite.--IV. M. de La
+Tour du Pin refuse de solliciter un emploi.--Arrangement avec M. Malouet
+pour l'avenir d'Humbert.--Naissance d'Aymar, le seul des enfants de Mme
+de La Tour du Pin qui lui ait survécu.--M. Marbotin de Couteneuil, oncle
+de M. Henri d'Aux.--Mariage de Mlle de Lally et de M. Henri d'Aux.--Mort
+brillante du lieutenant Alexandre de Maurville.
+
+
+
+
+I
+
+Enfin, vers le mois de septembre, nous nous décidâmes à partir pour le
+Bouilh. Nous avions vendu notre maison[137] à Paris assez mal. Elle
+était située dans un vilain quartier, la rue du Bac. Je ne me souviens
+plus de l'affectation donnée par mon mari aux fonds provenant de cette
+vente. Il trouva à son retour un si grand désordre dans les affaires de
+son père et dans les siennes propres, tant de malheur s'attachait à tout
+ce qu'il entreprenait que, malgré son intelligence et sa capacité, rien
+ne lui réussissait. Assurément, tous ses actes étaient uniquement
+inspirés par le seul désir d'améliorer la fortune de ses enfants! Paix
+et respect donc à sa mémoire.
+
+Nous emmenâmes de Paris un instituteur pour mon fils, c'était un prêtre
+qui avait émigré en Italie et qui en avait étudié la langue à fond. Il
+se nommait M. de Calonne. Comme société, sa présence offrait peu de
+ressource. Mais, quoiqu'il fût dans une position fort précaire, on nous
+donna de très bonnes recommandations sur son compte et sur sa moralité.
+Cela nous détermina à le prendre. Mon mari s'en alla seul par Tesson, et
+je pris un voiturier qui nous mena à petites journées dans un grand
+carrosse, où prirent place, en plus de moi, M. de Calonne, mon
+fils[138], mes deux filles[139], ma bonne Marguerite et une fille de la
+nourrice d'Humbert, dont nous avions fait notre femme de chambre.
+Humbert s'assit à coté du cocher. À Tours, nous rencontrâmes une femme
+qui s'en allait à Bordeaux dans une petite charrette chargée de toiles
+et de mouchoirs de Cholet. Appelée à voyager seule, elle fut bien aise
+de se joindre à nous, comme moyen de protection, car les routes étaient
+peu sûres. Humbert, ayant lié conversation avec notre compagne de route,
+vint me demander la permission de monter dans sa charrette. Il y resta
+jusqu'au Bouilh.
+
+Cette femme était Vendéenne. Elle avait fait la guerre, assisté à toutes
+les affaires, passé et repassé la Loire. Elle racontait tous les
+événements auxquels elle avait pris part à Humbert, qui ne se lassait
+pas d'écouter ses récits. Puis il me les répétait, et ce fut ainsi que
+j'appris l'histoire de cette intéressante et admirable guerre, dont
+j'avais à peine entendu parler pendant les cinq mois que nous passâmes à
+Paris, tant le gouvernement prenait de soin pour que les détails n'en
+fussent pas publiés. Plus tard j'acquis la certitude, comme je le dirai
+par la suite, que Bonaparte lui-même ignora tous les détails de cette
+noble lutte, jusqu'au jour où il lut les mémoires manuscrits de Mme de
+La Rochejaquelein[140].
+
+Nous eûmes un affreux accident en arrivant au Bouilh. Les chemins
+étaient affreux, presque impraticables. J'avais suspendu au milieu de la
+voiture une barcelonnettte dans laquelle ma petite Cécile, si délicate,
+se trouvait couchée. En sortant d'un village, la voiture donna dans une
+ornière profonde. La cheville ouvrière cassa et nous versâmes. La glace
+était levée du côté de la tête de l'enfant, côté précisément vers lequel
+nous tombions, assez doucement d'ailleurs, puisque nous allions au pas.
+Mon excellente Marguerite vit que la tête de la petite était sur le
+point de heurter la glace qui venait de se briser en éclats. Elle
+n'hésita pas, allongea le bras qui, jeté contre les débris de verre,
+reçut une coupure affreuse jusqu'à l'os, et s'écria: «La petite n'a
+rien.» Mais l'enfant ayant été en un instant couverte du sang de la
+pauvre bonne, j'éprouvai tout d'abord une mortelle frayeur. Un
+chirurgien de la localité fut appelé pour panser la blessée. Quant à la
+femme de chambre, elle avait le bras démis, et je fus obligée de la
+laisser pendant quelques jours dans le village.
+
+Enfin, nous arrivâmes au Bouilh, où je fus heureuse de me retrouver.
+J'avais grand besoin de repos. Une excellente fille que j'y avais
+laissée avait pris soin de tout, malgré l'apparence de séquestre que
+l'on avait remis sur le château. Mon mari arriva peu de jours après, et
+nous nous trouvâmes enfin tous réunis chez nous.
+
+M. de La Tour du Pin se consacra à l'agriculture et à l'éducation de son
+fils, à laquelle je contribuais pour ma part, afin qu'il n'oubliât pas
+l'anglais. Humbert était âgé de dix ans et demi, Charlotte allait en
+avoir quatre, et Cécile avait six mois. Mon excellente bonne,
+Marguerite, se dévouait avec plus d'attention et de tendresse aux chers
+enfants que je ne le faisais moi-même.
+
+Je revis avec plaisir notre bonne et spirituelle voisine, Mme de Bar. Sa
+fille, alors dans sa vingtième année, me témoignait beaucoup d'amitié.
+Elle avait aussi un fils, âgé de dix-sept ans. J'ai exercé une grande
+influence sur sa destinée, sans qu'il s'en soit peut-être jamais rendu
+compte. Aussi son souvenir m'est-il resté cher et douloureux.
+
+Mme de Bar, femme de prodigieusement d'esprit, se trouvait veuve d'un
+officier du génie très distingué, ami intime de mon beau-père. Il mourut
+au commencement de la Révolution, et sa femme se retira à la campagne
+sans autre fortune qu'une propriété en vignes qu'elle faisait valoir.
+Malgré son esprit, ses bons sentiments, sa distinction, et quoiqu'elle
+aimât passionnément son fils, âgé de dix ans seulement lorsqu'il perdit
+son père, elle avait complètement négligé son éducation. M. de La Tour
+du Pin le lui reprocha vivement. À quoi elle répondit qu'il ne voulait
+rien faire, qu'il avait horreur des livres et ne témoignait de goût pour
+aucune carrière. Elle lui reconnaissait cependant de l'esprit naturel.
+Comme je n'ajoutai pas foi à ces excuses d'un amour maternel mal
+entendu, elle me pria de parler à son fils. Je m'y prêtai volontiers. Un
+matin donc que j'étais seule à arranger les livres dans la bibliothèque,
+il vint me trouver. Je lui demandai de m'aider. Il y mit un zèle et une
+intelligence qui me surprirent. L'occasion était propice pour lui faire
+un peu de honte de son ignorance, puis je lui fis promettre de
+s'arracher à sa paresse, d'étudier, de lire. Je lui donnai des livres à
+emporter, en lui demandant de me faire de ces ouvrages des extraits que
+je corrigerais, sans en parler, même à sa mère. Il fut transporté de
+reconnaissance. Quinze jours plus tard, Mme de Bar me dit que j'avais
+fait un miracle: son fils passait maintenant les jours et les nuits à
+écrire. Il m'apporta ses premiers essais, je les corrigeai, et au bout
+de deux mois, son esprit très supérieur s'était développé au point que
+je dus reconnaître mon insuffisance à être plus longtemps son
+institutrice. Le désir d'entrer dans la marine lui vint, et comme je
+connaissais beaucoup le commissaire général de la marine à Bordeaux, M.
+Bergevin, j'obtins son admission à l'École de marine, à titre d'élève
+aspirant. Au moment de partir, le pauvre enfant fut désespéré. Il me
+demanda la permission de m'écrire ses progrès, et je lui promis de lui
+répondre exactement. Cette âme si ardente et ce coeur si pénétré, hélas!
+d'un sentiment dont il ne se doutait pas, avaient besoin de croire que
+ses progrès m'intéressaient. Mais n'interrompons pas ce triste récit; je
+veux le continuer tout de suite.
+
+Le jeune de Bar alla à Bordeaux, où ses études se firent avec une
+distinction si extraordinaire, qu'au bout d'un an, après les examens du
+célèbre Monge, il fut envoyé à Brest avec le grade d'aspirant de
+deuxième classe. Quand, revêtu de son uniforme, et en route pour
+rejoindre une grande école d'où il sortirait officier, il vint me voir,
+rien ne peut peindre les sentiments de bonheur, d'orgueil, de gloire
+dont il était animé. Quand il entra dans le salon, je ne le reconnus
+tout d'abord pas. Il avait grandi, sa figure s'était développée. Je lui
+parlai avec intérêt du succès de ses études. Il répondit les larmes aux
+yeux: «C'est votre ouvrage.» Pauvre enfant! À Brest, il eut les mêmes
+succès, au premier examen. On le mit sur les rangs pour être aspirant de
+première classe, et on l'embarqua sur un vaisseau de guerre. Mais il
+fallait beaucoup travailler. Il y consacrait ses nuits. Pour ne rien
+coûter à sa mère, il se nourrissait mal. La maladie vint; son sang,
+brûlé par l'étude et par les veilles, s'alluma. En quelques jours, le
+mal l'emporta, et la cruelle mission de l'apprendre à sa pauvre mère
+m'incomba. Il ne revint de lui qu'un petit étui de mathématiques. Son
+père l'avait donné à mon beau-père, et je lui en avais fait cadeau.
+
+Après mes propres douleurs, la mort de ce charmant jeune homme
+représente le plus triste de mes souvenirs. Le sentiment que j'avais
+fait naître en lui avait été le flambeau qui l'avait éclairé, mais en le
+dévorant. Sa mort me causa presque un remords, puisque sans mon
+intervention dans sa vie il aurait vécu paisiblement, dans son
+ignorance, il est vrai, mais enfin, il aurait vécu. Sa mère, tout en le
+pleurant, ne m'en a pas voulu pourtant d'avoir développé des facultés
+qu'elle laissait endormies. Que serait-il devenu sans moi? Sa vie
+eût-elle répondu à ce qu'elle promettait d'être par moi?
+
+
+
+
+II
+
+Mais revenons au Bouilh. Peu de temps après notre installation, une
+cousine de mon mari, Mme de Maurville, vint nous y retrouver. Elle avait
+été dépouillée des biens qu'elle possédait en France, et sa principale
+ressource consistait en une pension de 40 livres sterling que lui
+faisait l'Angleterre. On la lui avait accordée comme veuve d'un officier
+général de la marine française qui avait pris un grade en Angleterre,
+chose, on peut le dire en passant, assez vilaine. Elle avait une soeur
+dont le mari, M. de Villedon, servait la République de corps et d'âme.
+M. de Villedon avait le malheur d'être gentilhomme et sa femme était
+très bien née. Ils crurent devoir donner des arrhes, comme on disait
+alors, à la Révolution, et, dans ce but, achetèrent la terre de Mme de
+Maurville, avec tout son mobilier. À son retour en France, Mme de
+Maurville croyait encore que M. de Villedon avait racheté sa terre pour
+la lui restituer. Mais elle fut bientôt détrompée, et retrouva de ses
+biens moins que rien: 500 à 600 francs de rente, et pas un toit pour
+s'abriter. Le nôtre lui fut offert. Elle l'accepta avec cette simplicité
+de coeur qui caractérise la véritable noblesse. Quoique douée de peu
+d'esprit, elle avait l'âme très élevée, un excellent caractère, dénué de
+ces petits inconvénients qui troublent souvent un intérieur plus que de
+véritables défauts, quand pour dissimuler ceux-ci on possède assez
+d'empire sur soi. Mme de Maurville aimait tendrement M. de La Tour du
+Pin. Plus âgée que lui de quatre ans, elle le connaissait depuis son
+enfance. Elle se trouva très heureuse chez nous. Son unique fils[141]
+avait été élevé à l'école fondée par le célèbre Burke pour les jeunes
+émigrés. Revenu d'Angleterre à dix-huit ans sans aucune fortune, il
+s'engagea dans un régiment de chasseurs à cheval, comme simple chasseur,
+sous la protection du colonel, M. de La Tour Maubourg. Cette protection
+lui fut acquise sur l'initiative de Mme d'Hénin, et grâce à l'entremise
+de M. de La Fayette.
+
+Mme d'Hénin vint au Bouilh à différentes reprises pendant les huit ans
+que nous y avons habité. Lors de son premier séjour, qui dura plusieurs
+mois, elle m'amena la fille[142] de M. de Lally, qui sortait de chez Mme
+Campan, en me priant d'achever son éducation. Mlle de Lally avait près
+de quinze ans. Je l'accueillis avec plaisir. Elle était douce, bonne
+enfant, savait assez bien l'orthographe, la musique et la danse. Quant à
+la culture de l'esprit, elle avait été complètement négligée.
+J'envisageai la mission que l'on me confiait comme une grande charge et
+comme une responsabilité un peu lourde à porter. Mon mari m'engagea à
+l'accepter néanmoins, et son désir était pour moi une loi contre
+laquelle la pensée ne me vint même pas de résister. Comme nous étions
+trop peu fortunés pour augmenter sans inconvénient nos dépenses, ma
+tante voulut que M. de Lally nous remît pour la pension de sa fille une
+somme équivalente à celle qu'il payait pour elle chez Mme Campan.
+Accepter une telle condition me parut déchoir un peu; nous nous y
+soumîmes cependant. M. de Lally, en outre, conservait le soin de
+l'entretien personnel de sa fille. Elle n'a pas eu à se plaindre de ces
+arrangements, et, de mon côté, je puis dire que nous n'avons pas eu à
+les regretter. Je fis, en m'occupant de Mlle de Lally, la répétition de
+l'éducation que plus tard je devais donner à mes filles. Mon mari se
+chargea de lui apprendre l'histoire, la géographie. L'enseignement de
+l'anglais, dont elle avait déjà quelques notions, me revint, et
+l'instituteur de mon fils lui donna des leçons d'italien. Nos lectures à
+haute voix, en commun, lui profitèrent également. Elle aima beaucoup mes
+enfants, surtout Cécile, dont elle commença l'éducation première. Très
+bonne enfant, d'un caractère sûr, quoique un peu sournois, elle
+s'arrangeait fort bien avec Mme de Maurville, n'ayant pas plus d'esprit
+l'une que l'autre. Je ne suis pas éloignée de penser que toutes deux
+éprouvaient pour moi un sentiment plus rapproché du respect et de la
+crainte que de l'affection. Quoi qu'on ait pu dire, je ne suis pas
+dominante. Jamais je n'ai demandé à ceux avec qui j'ai vécu plus que ce
+qu'ils pouvaient donner. Ce qu'on nomme la querelle de sentiments m'a
+toujours paru la chose la plus absurde du monde, quand elle n'est pas
+fondée sur celui dont dépend le destin de la vie.
+
+Nous songions, mon mari et moi, à l'avenir de nos enfants, et cette
+préoccupation n'était pas la moindre des inquiétudes que le mauvais état
+de nos affaires nous causait. La terre du Bouilh, réduite à sa seule
+valeur territoriale, représentait peu de chose. La guerre avec
+l'Angleterre avait mis à rien le prix des vins, surtout des vins blancs,
+déjà de peu de valeur, de tout temps, dans nos contrées. On les achetait
+au prix de 4 à 5 francs la barrique. Mon mari installa une brûlerie à
+eau-de-vie, et engagea de fortes dépenses pour la mettre en état de
+fonctionner convenablement. Mais les profits de cette sorte de commerce
+nous permettaient tout au plus de vivre, et bientôt il faudrait songer à
+l'avenir de mon fils[143]. C'était notre unique et dévorante pensée.
+
+Ma tante et M. de Lally nous écrivaient de Paris que toutes les
+personnes que nous avions connues autrefois se ralliaient au
+gouvernement. On venait de publier le concordat, et le rétablissement de
+la religion eut un effet prodigieux dans nos provinces. Jusqu'à ce
+moment, on n'assistait à l'office divin que dans les chambres, sinon
+tout à fait en secret, du moins assez silencieusement pour ne pas
+compromettre l'officiant, presque toujours un prêtre émigré rentré.
+Aussi quand on vit arriver un respectable archevêque, M. d'aviau de
+Sanzai, à Bordeaux, et que l'intrus disparut sans que j'aie jamais su ce
+qu'il était devenu, ce fut une joie qui tenait du délire. Nous eûmes
+l'honneur de le posséder au Bouilh pendant les deux premiers jours qui
+suivirent son entrée dans le diocèse. Nous réunîmes pour le recevoir
+tous les bons curés de notre ancien domaine, qui comprenait dix-neuf
+paroisses. La plupart, nommés récemment, revenaient des pays étrangers.
+D'autres avaient vécu cachés chez leurs paroissiens ou dans des maisons
+particulières. Notre saint archevêque se fit adorer de tous. Son entrée
+à Bordeaux fut un triomphe. La reconnaissance qu'on éprouvait s'en
+allait au grand homme qui tenait les rênes du gouvernement. Quand il se
+déclara consul à vie, elle se traduisit par une approbation presque
+unanime de ceux appelés à voter sur cette proposition.
+
+Un peu plus tard, enfin, parurent dans les communes les listes où l'on
+devait inscrire son nom et répondre par _oui_ ou par _non_ à la question
+de savoir si le consul à vie devait se proclamer _empereur_.
+
+M. de La Tour du Pin fut dans une agitation extraordinaire avant de se
+décider à mettre _oui_ sur la liste de Saint-André-de-Cubzac. Je le vis
+se promener seul dans les allées du jardin, mais je ne me permis pas de
+pénétrer dans ses incertitudes. Enfin, un soir il rentra, et j'appris
+avec plaisir qu'il venait d'écrire un _oui_ comme résultat de ses
+réflexions.
+
+On se sera aperçu que je brouille un peu les époques. Assurément je ne
+suis pas dans leur ordre les événements qui ont rempli les huit ans que
+nous avons passés au Bouilh. Six mois de ce temps me parurent très
+agréables. Ce furent ceux du séjour de Mme de Duras et de ses
+enfants[144].
+
+Ma tante ne se trouvait pas alors avec nous, ce dont nous nous
+consolâmes aisément. Malgré son esprit, sa bonté, l'amitié qu'elle avait
+pour son neveu--car, pour moi, elle ne m'a jamais aimée que par
+reflet--l'existence avec elle était une fatigue. L'emportement de son
+caractère bannissait toute facilité dans la vie journalière. Il fallait
+partager sa manière de voir sur tous les sujets. Nous étions
+parfaitement soumis à ses volontés comme à ses fantaisies, mais cela
+même ne suffisait pas à assurer la paix. Quand elle se trouvait au
+Bouilh avec M. de Lally, son caractère dominateur le prenait pour
+victime, ce qui nous donnait un peu de repos. Elle le menait, comme on
+dit très vulgairement, _à la baguette_. Quoiqu'elle lui ait fait un très
+grand bien, en substituant son propre grand caractère à celui qu'aurait
+dû avoir ce gros homme qui n'était qu'un composé de paroles, elle ne le
+rendait pas moins malheureux. Elle le contrariait sur tout, le forçait à
+travailler à des choses sérieuses, quand son penchant le portait à ne
+s'occuper que de niaiseries. Au fond, c'était là son goût. Jamais il n'y
+eut un esprit si petit dans une aussi grosse personne.
+
+
+
+
+III
+
+Mme de Duras arriva au Bouilh pour y attendre son mari, qui devait venir
+la prendre pour la mener à Duras, chef-lieu de sa famille, situé entre
+Bordeaux et Agen. Ils venaient d'acheter Ussé[145], où Mme de Kersaint,
+mère de Mme de Duras, avait colloqué les fonds provenant de la vente de
+son habitation à la Martinique. La duchesse de Duras, mère d'Amédée, y
+avait ajouté 400.000 francs de ses propres biens. Cette belle habitation
+leur coûta 800.000 francs. C'était un excellent marché.
+
+Lorsque je revis Claire, que j'avais laissée à Teddington en proie à une
+passion malheureuse pour son mari, je la retrouvai tout autre. Elle
+était devenue un des coryphées de la société antibonapartiste du
+Faubourg Saint-Germain. Ne pouvant se distinguer par la beauté du
+visage, elle avait eu le bon sens de renoncer à y prétendre. Elle visa à
+briller par l'esprit, chose qui lui était facile, car elle en avait
+beaucoup, et par la capacité, qualité indispensable pour occuper la
+première place dans la société où elle vivait à Paris. Il est nécessaire
+de trancher sur tout, sans quoi on est écrasé: en termes de marine, il
+faut faire feu supérieur. Son caractère naturellement présomptueux et
+dominateur la préparait pardessus tout à jouer un tel rôle. J'ignore si
+elle a jamais écouté le langage d'une coquetterie un peu caractérisée,
+mais je serais assez portée à le croire. Pendant son séjour au Bouilh,
+elle avait engagé une correspondance très vive avec M. d'Angosse, dans
+le but de le consoler de la mort de sa femme, Mlle de Châlons. Les
+lettres qu'elle recevait de lui, dont elle me montra quelques-unes, me
+parurent celles d'un homme tout disposé à être consolé. Le lui ayant
+dit, elle me jugea prude et même un peu provinciale. Je crois qu'en
+retournant à Paris elle trouva M. d'Angosse revêtu de l'habit rouge de
+chambellan[146]. Comme tant d'autres, il l'avait pris par prudence.
+L'Empereur disait: «Je leur ai ouvert mes antichambres, et ils s'y sont
+tous précipités.» Ce propos ne peut paraître insolent, puisqu'il était
+juste et fondé.
+
+Pendant deux mois, les petites de Duras restèrent au Bouilh sans leur
+mère, qui alla s'occuper de ses affaires avec son mari. Je les aimais
+comme mes enfants, et elles ont conservé un bon souvenir de ce temps de
+leur jeunesse, comme elles me l'ont souvent répété depuis. Leur amitié
+pour mes chères filles, Charlotte et Cécile, a pris naissance alors pour
+ne cesser qu'à la mort de ces deux gloires de ma vie. L'une et l'autre
+m'ont conservé des sentiments filiaux dont j'ai reçu le témoignage
+toutes les fois que l'occasion s'en est présentée. Puissent-elles
+trouver ici l'expression de ma vive et tendre reconnaissance!
+
+En 1805, j'allai avec Élisa--Mlle de Lally--passer quelque temps à
+Bordeaux. Un jour, à la messe, Élisa fut remarquée par un jeune homme,
+le plus distingué de Bordeaux par la naissance, la figure et la fortune:
+M. Henri d'Aux. Très petite de taille, la tête ornée de superbes cheveux
+noirs, elle avait un teint éblouissant, d'une fraîcheur de rose, et les
+plus beaux yeux du monde. Notre ami Brouquens, après des catastrophes de
+fortune causées par la chute de la compagnie des vivres de l'armée,
+était revenu s'installer à Bordeaux pour un temps indéfini. Il apprit,
+par des amis, que M. Henri d'Aux avait parlé à certains de ses camarades
+de la jeune personne élevée par Mme de La Tour du Pin en termes
+élogieux. Aucune des demoiselles de Bordeaux, aurait-il déclaré, n'avait
+ce maintien convenable et décent. Il prit des informations sur nous, sur
+notre manière de vivre, sur nos moeurs, etc.
+
+Mon mari, qu'on avait nommé président du canton, sans qu'il l'eût
+sollicité, s'était rendu à Paris pour le couronnement. Je lui écrivis
+les propos que l'on m'avait rapportés et il en parla à M. de Lally.
+Celui-ci s'occupait alors de poursuivre le payement d'une assez grosse
+somme dont il avait obtenu le remboursement, et que l'État lui devait
+depuis la réhabilitation de la mémoire de son père et la cassation de
+son arrêt de mort, c'est-à-dire depuis trois ans avant la Révolution. La
+dette de l'État avait été reconnue valable par le Conseil d'État. Mais,
+réduite des deux tiers comme tous les fonds, elle ne s'élevait plus qu'à
+la somme de 100.000 francs. Napoléon, qui désirait rallier M. de Lally à
+son gouvernement, voulut que sa réclamation eût un plein succès. M. de
+Lally, quand mon mari lui fit part du contenu de ma lettre, déclara sans
+hésiter que, s'il touchait cette somme, il la donnerait à sa fille le
+jour de son mariage. Il tint parole. Nous arrangeâmes d'aller passer le
+carnaval à Bordeaux pour procurer à M. d'Aux l'occasion de voir Élisa à
+des bals de la bonne compagnie, qui se donnaient dans les salons de
+l'ancienne Intendance.
+
+Dans ce même temps, j'eus le cruel chagrin de perdre notre chère bonne
+Marguerite, que j'aimais comme ma mère. J'en ressentis une vive douleur.
+Elle conserva sa connaissance jusqu'au dernier moment, et ce fut pour me
+faire les plus tendres adieux. Ce triste événement causa à Humbert et à
+Charlotte une véritable peine, et je fus très touchée de leur
+sensibilité dans cette occasion. L'excellente fille les avait comblés de
+soins.
+
+
+
+
+IV
+
+Mon mari avait vu à Paris plusieurs personnes de ses connaissances de
+jadis, et qui toutes alors étaient dans le gouvernement, entre autres M.
+Maret, depuis duc de Bassano. Elles le pressèrent de tenter quelques
+démarches pour obtenir un emploi. Sans s'y refuser précisément, il
+répondit que, si l'Empereur avait envie de le prendre, il saurait bien
+où le trouver, que le rôle de solliciteur ne lui convenait pas, etc. M.
+de Talleyrand ne comprenait les répugnances d'aucun genre, mais il
+sentait pourtant, par son esprit plutôt que par son coeur, qu'il y avait
+une sorte de distinction à ne pas se mêler à la foule des solliciteurs.
+Il se contenta de dire, en levant les épaules: «Cela viendra.» Et puis,
+il n'y pensa plus.
+
+M. de La Tour du Pin revint au Bouilh. Il avait vu M. Malouet, qui
+venait d'être nommé préfet maritime à Anvers pour y établir le grand
+chantier de construction auquel il donna une si prodigieuse impulsion.
+Ces messieurs s'étaient entendus pour qu'Humbert, lorsqu'il aurait
+dix-sept ans, fût placé dans les bureaux de M. Malouet. L'institution
+des auditeurs au Conseil d'État n'existait pas encore. On commençait
+cependant à en parler, et nous fûmes d'avis qu'il serait très utile à un
+jeune homme qui se destinait aux affaires de travailler pendant un
+certain temps sous les yeux d'un homme aussi éclairé et aussi habile que
+l'était M. Malouet. Comme il avait beaucoup d'amitié pour nous, nous
+pouvions lui confier notre fils en toute sécurité. La pensée de cette
+séparation, toutefois, pesait cruellement sur mon coeur.
+
+Mon mari revint de Paris, et peu après je m'aperçus, mon cher fils[147],
+que j'étais grosse de vous. L'année précédente, j'avais fait une fausse
+couche. Je résolus, pour éviter un nouvel accident, de ne pas faire
+d'exercice violent pendant tout le temps de ma grossesse, au cours de
+laquelle je fus toujours plus ou moins souffrante. Mme de Maurville,
+Élisa, ma tante, M. de Lally se rendirent à Tesson. Je restai au Bouilh
+avec mes filles. Par une sorte de pressentiment que, de tous mes chers
+enfants, vous seriez le seul à me fermer les yeux, jamais je ne me
+soignai autant que pendant cette grossesse.
+
+Le 18 octobre 1806, comme je m'habillais le matin, j'aperçus mon bon
+docteur Dupouy, établi au Bouilh depuis quelques jours, qui passait sur
+la terrasse. Je lui demandai en riant d'où il venait si matin. Il me
+répondit qu'on était venu le chercher pour constater le décès d'une de
+nos voisines, morte subitement en sortant de son lit. Je connaissais
+beaucoup cette personne, avec laquelle j'avais précisément causé
+longtemps la veille. Cet événement me bouleversa au point que je fus
+prise à l'instant même de douleurs qui vous amenèrent au monde pour le
+bonheur de mes vieux ans.
+
+Je ne me remis que lentement des suites de mes couches, ayant été
+atteinte de la fièvre double tierce, pendant laquelle je ne cessai
+pourtant pas de nourrir.
+
+Nous n'avions pas perdu de vue l'affaire importante du mariage d'Élisa.
+Sous le prétexte de faire vacciner le nouveau-né, nous allâmes, vers
+Noël, passer six semaines à Bordeaux, chez notre excellent Brouquens.
+Cet incomparable ami était parvenu à mettre dans nos intérêts M. de
+Marbotin de Couteneuil, ancien conseiller au Parlement, le propre oncle
+de M. d'Aux. Sa femme était soeur de la mère de M. d'Aux. Le jeune homme,
+après la mort de sa mère, survenue depuis longtemps déjà, avait voué à
+sa tante une véritable affection filiale. M. de Couteneuil désirait
+rentrer dans la judicature. M. de Lally passait pour avoir du crédit. Ce
+fut une raison de plus pour engager M. de Couteneuil à travailler au
+mariage de son neveu. D'ailleurs, orgueil à part, nous jouissions d'une
+assez grande considération à Bordeaux pour qu'une personne admise dans
+notre vie de famille depuis cinq ans en reçut une sorte de relief.
+
+Les jeunes gens se retrouvèrent dans plusieurs bals. Élisa, qui dansait
+à ravir--dans ce temps on ne valsait pas, et la danse était un art--y
+brilla de tout son éclat. Ils se revirent dans des promenades, puis à
+des offices à l'église, où l'on était toujours sûr de rencontrer M.
+d'Aux. Enfin un jour Mme de Couteneuil se présenta chez moi
+officiellement pour me demander la main de ma jeune personne pour son
+neveu. Je lui répondis, en bonne et ancienne diplomate, que j'ignorais
+les projets de M. de Lally sur sa fille, mais que M. de La Tour du Pin
+irait lui faire part au Bouilh, où il se trouvait, de la proposition
+qu'on me transmettait.
+
+Il y alla, en effet, et revint le lendemain avec M. de Lally. Tout fut
+bientôt arrangé. Puis suivirent les compliments, les dîners, les
+soirées. Nous reçûmes la visite du vieux père d'Aux. C'était un
+gentilhomme de la vieille roche, sans le moindre vestige d'esprit ni
+d'instruction. On racontait qu'il avait fait mourir sa femme d'ennui.
+Cela ne l'empêchait pas de posséder 60.000 francs de rente et plus.
+
+À la signature du contrat, M. de Lally compta à M. d'Aux, comme il s'y
+était engagé, cent sacs de 1.000 francs, représentant la dot de sa
+fille. C'est la seule fois de ma vie que j'ai vu tant d'argent réuni.
+
+La noce se fit au Bouilh, le 1er avril 1807. Il n'y avait encore de
+fleurs que des petites marguerites doubles, roses et blanches. Mme de
+Maurville, Charlotte et moi, nous fîmes un charmant surtout pour le
+dîner: le fond était de mousse, avec les noms d'Henri et d'Élisa écrits
+en fleurs.
+
+Tous ces préliminaires et le mariage lui-même m'avaient fort dérangée et
+sortie de mes habitudes tranquilles et régulières. Je fus bien aise de
+les reprendre pour jouir des derniers mois que mon fils devait encore
+passer avec nous. Ma tante retourna à Paris. M. de Lally s'en fut aussi.
+Je demeurai seule avec Mme de Maurville. Elle eut le bonheur de recevoir
+la visite de son fils pendant un court congé qu'on lui accorda avant de
+rejoindre son régiment qui allait en Espagne. Ce bon et aimable jeune
+homme était entré, comme je l'ai déjà dit, six ans auparavant comme
+simple chasseur dans le 22e de chasseurs à cheval. Il était maintenant
+lieutenant et avait la croix. Chaque grade, il l'avait conquis par des
+actions d'éclat, et avait mérité la dernière distinction pour un fait de
+la plus grande audace au cours de la dernière campagne. Il séduisait
+autant par le charme de la figure que par l'agrément du caractère. Quand
+il partit, sa pauvre mère ne croyait certes pas l'embrasser pour la
+dernière fois! Pour moi, j'en avais le pressentiment, hélas! par trop
+justifié. Un an après, il fut massacré dans un village, en Espagne, où
+il entra quarante pas en avant de sa troupe. Pauvre Alexandre!
+
+
+
+
+CHAPITRE XI
+
+I. Humbert part pour Anvers.--Douleur de la séparation.--Ennuis causés
+pour le logement des officiers et des soldats au Bouilh.--Derniers
+adieux d'Alfred de Lameth.--Sa mort et la vengeance de son
+assassinat.--II. Voyage de l'Empereur à Bordeaux.--Son passage de la
+Dordogne, à Cubzac.--Mme de La Tour du Pin appelée à Bordeaux auprès de
+l'Impératrice.--Le cercle.--Présentation à l'Empereur.--Mme de
+Montesquieu s'embrouille.--L'embarras d'un chambellan.--Dans le salon de
+l'Impératrice.--Son entourage.--La règle stricte de ses journées tracée
+par l'Empereur.--Un madrigal.--Inquiétudes de Joséphine à propos des
+bruits qui courent sur son divorce.--Un billet de l'Empereur.--Départ de
+l'Impératrice.--III. Retour au Bouilh.--M. de La Tour du Pin nommé
+préfet du département de la Dyle, à Bruxelles.--Mme de La Tour du Pin,
+dame d'honneur de la reine d'Espagne.--Présentation à la reine.--Le
+prince de la Paix.--Le concert et la partie du roi.--Départ des
+souverains espagnols.
+
+
+
+
+I
+
+Vers la fin de l'été, ou, pour mieux dire, en termes d'agriculture, tout
+de suite _après vendanges_, il fallut me séparer de mon cher fils[148]
+pour la première fois. Ah! que cette séparation me fut cruelle! Combien
+j'eus besoin de toute ma raison, de ma soumission aux volontés de Dieu
+pour la supporter. Il partit avec son père, qui le conduisit jusqu'à
+Paris. Quel déchirement en l'embrassant pour une absence d'une durée
+indéterminée! La douleur de sa soeur aînée[149] fut également très vive.
+Charlotte avait alors onze ans. Elle était si avancée pour son âge, si
+raisonnable, que son frère ne la considérait plus comme une enfant. Elle
+perdait un compagnon de ses études et de ses jeux, un véritable ami.
+Avec le partant s'en allait la joie de notre intérieur. Quand, un mois
+plus tard, M. de La Tour en Pin revint sans son fils, notre douleur se
+raviva.
+
+Le Bouilh était accablé de logements de gens de guerre. Toute l'armée en
+route pour l'Espagne passait à Saint-André-de-Cubzac. Nous avions
+souvent à héberger des officiers, chose fort importune, surtout quand
+j'étais seule, à cause de la nécessité de les recevoir à dîner et dans
+le salon. Il m'arriva à ce propos une petite aventure pendant l'absence
+de mon mari, dont je me tirai à mon avantage, mais après laquelle je
+demandai à loger à l'avenir le double de soldats ou de cavaliers, et pas
+d'officiers.
+
+On avait envoyé au Bouilh deux officiers, dont un déjà assez âgé. Ce
+dernier, lorsqu'il vit notre beau château et la jolie chambre où on le
+logeait, entra dans une de ces fureurs démagogiques digne des plus beaux
+temps de la Convention. Elle était telle que, me rencontrant dans un
+corridor, il m'apostropha en jurant, et s'écria «qu'il savait qu'on
+avait coupé la tête à l'ancien maître de la maison, qu'il aurait
+souhaité qu'on en fît autant à tous les nobles possesseurs d'aussi
+belles demeures et qu'il se réjouirait si on mettait le feu au château».
+À sa mine, je jugeai qu'il était homme à mettre la menace à exécution.
+Aussi lui répondis-je avec le plus grand sang-froid: «Monsieur, je vous
+préviens que je vais porter plainte.»
+
+Sur ce, j'écrivis le plus poliment du monde au colonel, logé à
+Saint-André, pour l'informer des propos tenus par le capitaine, dont
+j'avais demandé le nom. Une demi-heure après, le colonel intimait au
+forcené l'ordre de revenir et de se rendre aux arrêts forcés.
+
+À dater de ce jour, on ne nous envoya plus d'officiers. Nous eûmes bien
+encore quelques tapageurs, mais qui faisaient le train chez le maître
+valet.
+
+Un soir, une douzaine de ces furibonds étaient abrités dans les écuries.
+Tout à coup un tapage effroyable se fit entendre dans le vestibule. Nous
+étions à table. Nous nous levâmes. Le colonel dînait avec nous. C'était
+Philippe de Ségur[150]. Son apparition, quand ils distinguèrent au
+milieu de nous leur chef, fut le _quos ego_...[151]. Jamais on n'a vu
+des figures si consternées que celles de ces terribles soldats. Ils
+disparurent dans le grenier à foin, et lorsqu'on se mit à leur
+recherche, le dîner terminé, ils étaient devenus invisibles.
+
+Un jour de grande fête, j'assistais à la messe à Bordeaux. À un moment
+donné, j'avais remarqué que, pour une cause quelconque, l'attention de
+toute la congrégation était attirée vers le fond de la chapelle dans
+laquelle je me trouvais. Comme je me levais pour sortir, j'aperçus un
+superbe officier, enveloppé dans un ample manteau blanc, drapé avec
+grâce et qui, relevé sur le bras qui soutenait le sabre, laissait
+entrevoir un pantalon amaranthe à la mamelouk. Il se mêla à la foule
+pour quitter l'église et prit ensuite le chemin de la maison de M. de
+Brouquens. Il y entra, et comme je le suivais dans la cour, il se
+retourna et s'écria: «Ah! c'est donc ma tante!» Puis il me sauta au cou.
+
+C'était mon neveu, Alfred de Lameth. Qu'il était beau! On eût dit
+l'Apollon du Belvédère en uniforme d'aide de camp de Murat! Le pauvre
+garçon aussi me fit ses derniers adieux. Il avait de tristes
+pressentiments, car, après avoir causé avec moi pendant deux heures de
+toutes ses folies de jeunesse, dont il commençait à se lasser, de la
+guerre où il n'avait pas encore reçu, disait-il, une égratignure, il
+exprima le désir de me laisser quelque souvenir de lui. En même temps,
+ouvrant son écritoire, il me donna ce couteau à manche de nacre qu'on a
+toujours pu voir sur ma table. Puis il m'embrassa tendrement à plusieurs
+reprises, et comme mes veux se remplissaient de larmes, il me dit: «Oui,
+chère tante, c'est pour la dernière fois!» L'infortuné garçon fut
+misérablement assassiné au milieu du quartier général du maréchal Soult,
+en Espagne, en traversant un petit village pour aller déjeuner chez le
+maréchal. On ne put découvrir le meurtrier. À titre de représailles, on
+livra le village à la fureur des soldats, qui en firent une sanglante et
+brûlante hécatombe.
+
+
+
+
+II
+
+Les affaires d'Espagne occupaient beaucoup à Bordeaux, où quelques
+réfugiés de ce pays étaient déjà arrivés. Ma tante nous écrivit de Paris
+que l'Empereur devait se rendre en Espagne, accompagné peut-être par
+l'Impératrice Joséphine, et que M. de Bassano ferait partie de leur
+suite. Elle conseillait à son neveu d'aller faire sa cour à l'Empereur,
+et de voir M. de Bassano, qui lui portait de l'intérêt. M. de La Tour du
+Pin reçut cette lettre au moment où il partait à cheval pour Tesson. Une
+affaire de lettre de change réclamait absolument sa présence là-bas. «Je
+ne serai que deux jours, dit-il, j'ai bien le temps d'y aller,» et il
+partit. Le lendemain arrivait à la poste l'ordre de préparer les chevaux
+pour l'Empereur. Cela me désespéra, mais je n'en fus pas moins empressée
+de voir cet homme extraordinaire.
+
+Mme de Maurville, ma fille Charlotte et moi, nous allâmes à Cubzac,
+résolues de n'en pas revenir que nous n'eussions vu Napoléon. Nous
+demandâmes asile à Ribet, le grand commissionnaire du roulage, que nous
+connaissions, et nous nous installâmes dans une chambre donnant sur le
+port. Le brigantin destiné au passage de la Dordogne se trouvait déjà là
+avec ses matelots à leur poste. Toute la population du pays bordait la
+route. Les paysans, tout en maudissant l'homme qui leur enlevait leurs
+enfants pour les envoyer à la guerre, voulaient quand même le voir.
+C'était une folie, une ivresse. Un premier courrier arriva. On voulut le
+questionner. Le général Drouet d'Erlon, commandant du département, lui
+demanda quand l'Empereur arriverait. Cet homme était tellement fatigué
+qu'on ne put en tirer pour toute réponse que le mot: «Passons.» Son
+bidet sellé, il l'accompagna dans le bateau, puis tomba comme mort au
+fond de l'embarcation, d'où on le tira pour le remettre à cheval de
+l'autre côté de la rivière.
+
+Notre impatience devenait fiévreuse depuis le passage du courrier. Pour
+moi, j'étais absorbée par la fatalité qui retenait mon mari loin du lieu
+où l'appelaient ses fonctions. La municipalité de Cubzac était présente,
+et lui, président du canton, dont la place était là, se trouvait absent.
+C'était une occasion perdue qui ne se représenterait pas. J'en éprouvai
+une excessive contrariété. Enfin, après une attente qui dura la journée
+entière, vers le soir, une première voiture arriva, et peu après une
+berline à huit chevaux, escortée par un piquet de chasseurs, s'arrêta
+sous la fenêtre où nous nous trouvions. L'Empereur en descendit, revêtu
+de l'uniforme de chasseur de la garde. Deux chambellans, dont l'un était
+M. de Barral, et un aide de camp l'accompagnaient. Le maire lui débita
+un compliment. Il l'écouta avec un air de grand ennui, puis descendit
+dans le brigantin qui s'éloigna aussitôt.
+
+À cela se borna notre vue du grand homme. Nous retournâmes au Bouilh
+toutes trois, fatiguées et de mauvaise humeur.
+
+Mon mari arriva le lendemain. Je lui donnai le temps de déjeuner
+seulement, et le forçai de partir pour Bordeaux, où l'on attendait
+l'Impératrice le jour suivant. Dès son arrivée, il alla voir M. Maret,
+qui professait à son égard beaucoup d'amitié et d'intérêt. Il le trouva
+aimable et obligeant. Mais quel fut son étonnement lorsque celui-ci lui
+dit: «Vous avez éprouvé beaucoup de contrariété de la nécessité d'aller
+à Tesson, précisément quand l'Empereur passait chez vous, et vous avez
+mis une grande diligence à revenir.»--«Vous avez donc vu Brouquens,»
+répliqua M. de La Tour du Pin.--«Non.»--Mais alors, comment savez-vous
+cela?»--«C'est l'Empereur qui me l'a dit.» Vous sentez si mon mari fut
+surpris. «Mme de La Tour du Pin doit venir à Bordeaux,» ajouta M. Maret;
+«elle restera ici pendant le temps du séjour de l'Impératrice. Il y aura
+cercle demain; l'Empereur veut qu'elle y soit.»
+
+Mon mari m'envoya une voiture aussitôt, car il n'y avait pas à hésiter.
+J'avais quelques robes à Bordeaux, faites au moment où je menais Élisa
+dans les bals et aux soirées données à l'occasion de son mariage. Mais
+parmi elles il n'y en avait pas de noire, et la cour était en deuil. Le
+cercle était à huit heures et il en était cinq. Heureusement, j'avisai
+une jolie robe de satin gris. J'y mis quelques ornements noirs, un bon
+coiffeur arrangea des rubans noirs dans mes cheveux, et cela me sembla
+aller fort bien pour une femme de trente-huit ans qui, soit dit sans
+vanité, n'avait pas l'air d'en avoir trente. On se réunit dans la grande
+salle à manger du palais. Je ne connaissais presque personne à Bordeaux,
+excepté Mme de Couteneuil et Mme de Saluces qui précisément étaient
+absentes. Soixante à quatre-vingts femmes se trouvaient là réunies. On
+nous rangea selon une liste lue à haute voix par un chambellan, M. de
+Béarn. Il répéta que personne ne devait se déplacer sous aucun prétexte,
+sans quoi il ne retrouverait plus les noms pour les appliquer aux
+personnes, et nous recommanda de nous bien aligner. Cette manoeuvre quasi
+militaire était à peine achevée, qu'on annonça à haute voix:
+«l'Empereur!», ce qui me fit battre le coeur. Il commença par un bout et
+adressait la parole à chaque dame. Comme il s'approchait de l'endroit où
+je me tenais, le chambellan lui dit un mot à l'oreille. Il fixa les yeux
+sur moi en souriant de la manière la plus gracieuse, et, mon tour venu,
+il me dit en riant, sur un ton familier, en me regardant de la tête aux
+pieds: «Mais vous n'êtes donc pas du tout affligée de la mort du roi de
+Danemark?» Je répondis: «Pas assez, Sire, pour sacrifier le bonheur
+d'être présentée à Votre Majesté. Je n'avais pas de robe noire.»--«Oh!
+voilà une excellente raison, répliqua-t-il, et puis vous étiez à la
+campagne!» S'adressant ensuite à la femme à côté de moi: «Votre nom,
+Madame?» Elle balbutia. Il ne comprit pas. Je dis: «Montesquieu.»--«Ah!
+vraiment, s'écria-t-il; c'est un beau nom à porter. J'ai été ce matin à
+La Brède voir le cabinet de Montesquieu.» La pauvre femme reprit,
+croyant avoir trouvé une belle inspiration: «_C'était un bon citoyen._»
+Ce mot de citoyen fit bondir l'Empereur. Il lança à Mme de Montesquieu,
+de ses yeux d'aigle, un regard qui aurait pu la terrifier si elle
+l'avait compris, et répondit très brusquement: «_Mais non, c'était un
+grand homme_.» Puis, levant les épaules, il me regarda comme voulant
+dire: «Que cette femme est bête!»
+
+L'Impératrice passait à quelque distance de l'Empereur, et on lui
+nommait les femmes dans le même ordre. Mais, avant qu'elle arrivât à ma
+hauteur, un valet de chambre vint me demander de passer dans le salon
+pour y attendre Sa Majesté. L'infortuné chambellan ne trouvant plus
+alors à la place qu'elle occupait sa Mme de La Tour du Pin, fit des
+barbouillages sans fin qui prêtèrent à la plaisanterie pendant toute la
+soirée.
+
+Lorsque l'Impératrice entra dans le salon, elle se montra extrêmement
+aimable pour moi et pour mon mari, qu'elle avait également fait appeler.
+Elle exprima le désir de me voir tous les soirs pendant son séjour à
+Bordeaux et se mit à jouer au trictrac avec M. de La Tour du Pin. On
+servit du thé et des glaces. J'espérais toujours revoir l'Empereur. La
+déception fut cruelle quand j'appris que, sur l'arrivée d'un courrier de
+Bayonne, il avait aussitôt quitté Bordeaux pour s'y rendre.
+
+L'Impératrice était accompagnée de deux dames du Palais, Mme de Bassano
+et une autre dame dont je ne puis retrouver le nom: de sa charmante
+lectrice, devenue depuis la belle Mme Sourdeau, dont l'empereur
+Alexandre fut amoureux; du vieux général Ordener, de M. de Béarn, etc.
+
+L'empereur, quoique ayant, comme on dit vulgairement, _sur les bras_
+toute l'Espagne et toute l'Europe, avait pris le temps de dicter l'ordre
+des journées de l'Impératrice dans le plus minutieux détail et prévu
+jusqu'à la toilette qu'elle devait porter. Elle n'aurait ni voulu ni pu
+en déranger la moindre particularité, à moins d'être malade au lit.
+J'appris par Mme Maret que l'Empereur avait ordonné que nous viendrions,
+mon mari et moi, tous les jours passer la soirée, ce que nous fîmes.
+
+On s'amusa beaucoup de l'improvisation d'un galant garde national de la
+grand'garde, qui avait écrit sur la baraque dressée dans la cour pour le
+poste:
+
+ Vénus ou Madame Maret,
+ C'est bonnet blanc ou blanc bonnet.
+
+Ce distique gascon eut un grand succès.
+
+Cependant la pauvre Impératrice commençait à s'inquiéter cruellement des
+bruits de divorce qui circulaient déjà. Elle en parla à M. de La Tour du
+Pin, qui la rassura de son mieux. Il s'efforça ensuite d'arrêter les
+confidences que l'imprudente et légère Joséphine semblait disposée à lui
+faire et dont il ne paraissait pas prudent de se charger. Elle en
+voulait beaucoup à M. de Talleyrand, qu'elle accusait de pousser
+l'Empereur au divorce. Personne ne s'en trouvait plus persuadé que mon
+mari, car il lui en avait parlé plusieurs fois pendant son dernier
+voyage à Paris, mais il se garda bien de dévoiler la chose à Joséphine.
+Accoutumée à l'adulation des uns, à la fausseté des autres, elle
+trouvait une grande douceur à causer avec M. de La Tour du Pin et à lui
+ouvrir son coeur sur un sujet qu'elle n'avait osé aborder avec aucune des
+personnes de son entourage. Elle mourait d'envie de partir pour Bayonne
+et demandait tous les jours à Ordener: «Quand partons-nous?» À quoi il
+répondait avec son accent allemand: «En férité, che né sais pas encore.»
+
+Un soir, j'étais assise à côté de l'Impératrice, auprès de la table à
+thé. Elle reçut un billet de l'Empereur, de quelques lignes, et se
+penchant vers moi elle me dit tout bas: «Il écrit comme un chat. Je ne
+puis pas lire cette dernière phrase.» En même temps, elle me tendit le
+billet en mettant furtivement un doigt sur ses lèvres en signe de
+mystère. Je n'eus que le temps de lire des _tu_ et des _toi_, puis la
+dernière phrase ainsi conçue: «J'ai ici le père et le fils; cela me
+donne bien de l'embarras.» Depuis, ce billet a été cité, dans une note,
+mais fort amplifié. Il était de cinq à six lignes, écrit en travers
+d'une feuille de papier déchiré et plié en deux. Si on me le montrait,
+je le reconnaîtrais.
+
+Après le thé, le général Ordener s'approcha de l'Impératrice et lui dit:
+«Votre Majesté partira demain à midi.» Cet oracle prononcé réjouit tout
+le monde. Le séjour à Bordeaux avait été une cause de dépense pour moi,
+qui avais dû, depuis dix jours, être parée chaque soir. Je mourais
+d'envie de revoir mes enfants. Élisa nourrissait son fils et n'était pas
+venue, à son grand regret, chez l'Impératrice. Elle avait assisté
+seulement au cercle, où on lui fit un accueil très flatteur. Son mari
+s'était mis de la garde d'honneur à cheval, dont faisaient partie tous
+les jeunes gens distingués de Bordeaux.
+
+
+
+
+III
+
+Nous retournâmes donc au Bouilh, et, malgré la bonne réception des hauts
+personnages que nous avions vus à Bordeaux, nous n'entretenions que peu
+ou point d'espérances pour l'avenir. Comment croire, en effet, qu'un
+homme éloigné de toute intrigue, inconnu pour ainsi dire du pouvoir,
+puisqu'il n'avait été mêlé à rien de ce qui s'était passé depuis des
+années, vivant retiré dans son château, en une retraite d'autant plus
+profonde qu'il était à peu près sans fortune, eût attiré le regard de
+l'aigle maître des destinées de la France.
+
+M. de La Tour du Pin était resté à Bordeaux pour terminer quelques
+affaires, et je me trouvais assise auprès de ma lampe, en tête à tête
+avec une pauvre cousine, Mme Joseph de La Tour du Pin, que nous
+accueillions par bonté. À ce moment--9 heures du soir sonnaient--un
+paysan envoyé exprès de Bordeaux arriva à cette heure indue avec un
+billet de mon mari, sur lequel étaient tracés ces simples mots: «Je suis
+préfet de Bruxelles... de Bruxelles à dix lieues d'Anvers!» J'avoue que
+j'eus un grand mouvement de joie, dans laquelle la pensée de revoir mon
+fils me touchait surtout.
+
+M. Maret ignorait la vacance de cette préfecture. Le travail du ministre
+de l'intérieur arriva à Bayonne, tout comme s'il eût été présenté aux
+Tuileries ou à Saint-Cloud, car rien n'était jamais dérangé dans les
+habitudes de l'Empereur. Il bouleversait la monarchie espagnole, il
+envoyait en prison et en exil ses deux rois, père et fils. Cela lui
+donnait _bien de l'embarras_, comme je l'avais lu écrit de sa propre
+main, mais malgré tout, quand le travail d'un ministre arrivait, il
+lisait, rectifiait, changeait les nominations. _Préfecture de la Dyle_:
+un nom était proposé pour ce poste. Il prend la plume, le raie, et écrit
+au-dessus: _La Tour du Pin_. Voilà ce que nous apprit par la suite M.
+Maret, qui ne soulevait jamais une objection, mais ne faisait aussi
+jamais une proposition. C'était une très honnête machine.
+
+Mon fils se trouvait à Anvers, assis à son bureau de secrétaire de M.
+Malouet, lorsqu'il aperçut celui-ci traverser la cour en courant. Or,
+jamais on n'avait vu M. Malouet, le plus grave des hommes, hâter le pas
+pour quoi que ce fût. Il entra en criant: «Votre père est préfet de
+Bruxelles!» Cher Humbert, combien sa joie fut grande!
+
+[152] J'ai négligé d'écrire une particularité que je rapporterai ici. Je
+trouve, mon cher fils[153] qu'il est déjà assez singulier qu'ayant six
+mois accomplis de ma soixante-quatorzième année, j'aie conservé un aussi
+fidèle souvenir de toutes les choses qui me sont arrivées! Cependant
+l'une d'elles m'avait totalement passé de l'esprit. La voici:
+
+Quelques jours avant le départ de M. de La Tour du Pin du Bouilh pour se
+rendre à Bruxelles, je reçus un courrier, en grande hâte, de notre ami
+Brouquens, qui m'annonçait l'envoi d'une voiture à Cubzac. Il
+m'informait en même temps que le roi Charles IV d'Espagne et son indigne
+femme[154] arrivaient à Bordeaux, au palais, et que l'Empereur avait
+ordonné que je servirais de dame d'honneur à la reine pendant son séjour
+à Bordeaux, qui serait de trois ou quatre jours. Heureusement tous mes
+vêtements de cérémonie se trouvaient encore chez Brouquens. Mon paquet
+fut donc bientôt fait. Mon mari m'accompagna, et nous partîmes. Aussitôt
+à Bordeaux, je m'habillai à la hâte et me rendis au palais, où Leurs
+Majestés espagnoles venaient d'arriver. En entrant dans le salon de
+service, je trouvai des gens de connaissance, et le cri: «Venez donc,
+nous vous attendons pour dîner!» me fut très agréable, car je n'avais
+pris qu'une tasse de thé en partant du Bouilh.
+
+Le roi et la reine s'était retirés dans leur intérieur avec le prince de
+la Paix. Je trouvai là M. d'Audenarde et M. Dumanoir, l'un écuyer,
+l'autre chambellan de l'Empereur; le général Reille, M. Iyequerdo, un
+chapelain, et deux ou trois autres Espagnols, dont j'ai ignoré les noms,
+qui ne parlaient pas français. Nous nous mîmes à table. Ces messieurs me
+dirent que deux autres dames d'honneur avaient été nommées--Mme d'Aux
+(Élisa) et Mme de Piis--et que j'étais chargée de les avertir d'avoir à
+se rendre au palais le lendemain à midi. On m'informa, en outre, que
+Leurs Majestés recevraient les autorités le matin et les dames le soir.
+M. Dumanoir ajouta que personnellement je devais me trouver au palais à
+11 heures pour être présentée à la reine, et que moi-même je
+présenterais ensuite les deux autres dames d'honneur désignées pour être
+de service auprès de la souveraine.
+
+Pendant le repas, ces messieurs furent très empressés auprès de leur
+nouvelle camarade. Ils ne cessaient de répéter qu'ils m'emmèneraient
+jusqu'à Fontainebleau--menace que je pris fort au sérieux, en m'en
+défendant, et eux de dire: «Cependant, si l'Empereur le voulait, il
+faudrait bien marcher!»--Après le dîner, nous tâchâmes de trouver le
+moyen d'amuser le roi pendant les deux soirées qu'il passerait à
+Bordeaux, chose d'autant plus difficile qu'il ne voulait pas ou ne
+_pouvait_ pas aller au théâtre, où l'on craignait l'effet que sa
+présence produirait. Je me souvins d'avoir entendu dire en Espagne qu'il
+aimait la musique avec passion, et que chaque soir il faisait sa partie
+dans un quatuor où il jouait ou croyait jouer l'_alto_. Nous résolûmes
+donc d'organiser un petit concert instrumental. On chargea de ce soin le
+préfet, M. Fauchet, qui, soit dit en passant, était de fort mauvaise
+humeur parce que sa femme n'avait pas été nommée auprès de la reine. Je
+n'y pouvais rien. Cette faveur m'avait même fort dérangée.
+
+Une fois rentrée chez moi, il me revint encore dans la pensée qu'à
+Madrid on prétendait que, lorsque le roi faisait de la musique, il y
+avait toujours à côté de lui un musicien habitué à faire sa partie. En
+réalité, le substitut exécutait le passage, en donnant au roi l'illusion
+que c'était lui qui jouait. Je me promis d'user de la même supercherie,
+sans cependant la divulguer, par respect pour la Majesté royale déjà si
+éprouvée.
+
+Le lendemain, à 11 heures, je me trouvai au palais, et M. Dumanoir
+demanda à entrer chez la reine pour me présenter. Se tournant vers moi,
+avant d'ouvrir la porte, il me dit: «N'allez pas rire!» Cela m'en donna
+envie, et, en vérité, il y avait de quoi, car je vis le spectacle le
+plus surprenant et le plus inattendu.
+
+La reine d'Espagne se tenait au milieu de la chambre devant une grande
+psyché. On la laçait. Elle avait pour tout vêtement une petite jupe de
+percale très étroite et très courte, et sur la poitrine--la plus sèche,
+la plus décharnée, la plus noire que l'on pût voir--un mouchoir de gaze.
+Sur ses cheveux gris était disposée, en guise de coiffure, une guirlande
+de roses rouges et jaunes. La reine s'avança vers moi, la femme de
+chambre la laçant toujours, en opérant ces mouvements de corps que l'on
+fait quand on veut, en termes de toilette, se retirer de son corset.
+Auprès d'elle se trouvait le roi, accompagné de plusieurs autres hommes
+que je ne connaissais pas. La reine demanda à M. Dumanoir: «Qui est
+celle-là?» Il le lui dit. «Quel est son nom?» fit-elle. Il le lui
+répéta, et la reine adressa alors au roi quelques paroles en espagnol,
+auxquelles il répondit en disant que j'étais ou que mon nom était très
+noble. Puis elle acheva sa toilette, tout en racontant que l'Impératrice
+lui avait donné plusieurs de ses robes, car elle n'avait rien apporté de
+Madrid. Ce degré d'avilissement me causa une impression pénible. On
+passa, en effet, à la souveraine une robe de crêpe jaune, doublée de
+satin de même nuance, que je reconnus pour avoir été portée par
+l'Impératrice. Toute envie de rire m'avait alors abandonnée; j'étais
+plutôt prête à pleurer.
+
+Lorsque la reine fut habillée, elle me congédia. J'allai dans le salon,
+où je trouvai Élisa et Mme de Piis, et nous attendîmes ensemble
+l'arrivée des autorités, que je devais présenter à Sa Majesté. À ce
+moment, un gros homme, avec un emplâtre noir sur le front, traversa le
+salon. Je le reconnus pour le fameux prince de la Paix. Il passa
+grossièrement devant nous, sans nous saluer, et nous fûmes d'accord pour
+constater que ni sa figure ni sa tournure ne justifiaient les faveurs
+que lui attribuait la chronique scandaleuse.
+
+Les salons étant alors remplis, on avertit la reine. Je lui nommai un à
+un tous les chefs de corps ou d'administration, à commencer par
+l'archevêque, le seul à qui elle adressa la parole. M. Dumanoir en fit
+de même pour le roi, qui se montra beaucoup plus gracieux. La tournée
+finie, on retourna dans le petit salon, où la reine se mit à me parler
+tout haut, m'exprimant d'abord son inquiétude d'être sans nouvelles de
+l'arrivée de la Tudo, la maîtresse du prince de la Paix, puis me disant
+«qu'elle savait que ses deux fils[155] étaient prisonniers..., qu'elle
+en était bien aise, qu'il ne leur arriverait jamais autant de mal qu'ils
+en méritaient, que tous deux étaient des monstres et la cause de tous
+ses malheurs.» Elle criait tout cela d'une voix très forte et sans que
+le pauvre bonhomme de roi cherchât à la faire taire. J'en frémissais.
+Enfin, elle nous congédia en disant: «À ce soir.»
+
+Après avoir résisté aux sollicitations de mes compagnons de la cour
+improvisée, qui me voulaient à dîner, je rentrai chez moi, où je
+racontai les propos de cette méchante mère à mon mari.
+
+Le soir, il y eut cercle et présentation de beaucoup de femmes que je ne
+connaissais pas. Mme de Piis me disait leurs noms, que je répétais à la
+reine. Puis l'on rentra dans le petit salon, où la musique s'établit, le
+roi criant à tue-tête: «Manuelito!» C'était le nom[156] du prince de la
+Paix. On donna au roi son violon; il l'accorda lui-même, puis le quatuor
+commença, le truchement imaginé par moi jouant la partie du roi, dans
+laquelle se perdait à tous moments le pauvre prince. On passa ensuite
+des glaces et du chocolat, et nous allâmes nous coucher.
+
+Le lendemain, visite d'un quart d'heure le matin, et même musique le
+soir. Le jour d'après, à ma grande joie, j'appris le prochain départ des
+membres de la famille royale espagnole. Le préfet et l'archevêque
+vinrent prendre congé d'eux. Puis nous montâmes en voiture pour gagner
+le passage de la rivière, car il n'y avait pas encore de pont. Nous
+trouvâmes là le brigantin tout prêt, et la traversée effectuée, je pris
+congé de ces malheureux souverains. L'infortuné roi n'avait pas eu l'air
+un seul instant de comprendre la tristesse de sa position. Son attitude
+manquait complètement de dignité et de gravité. Pendant le passage de la
+rivière, il avait causé tout le temps avec mon domestique, qui se
+trouvait sur le pont. C'était un bon Allemand, qui ne voulait pas croire
+que ce fût le roi. Il me disait après: «Mais, Madame, il n'a donc pas de
+chagrin!»
+
+Voilà l'histoire de mes courtes fonctions à la cour du roi Charles IV et
+auprès de la reine son horrible femme[157].
+
+
+
+
+CHAPITRE XII
+
+I. Commencement d'une nouvelle vie.--Billet à Mme de Maurville.--Choix
+judicieux de M. de La Tour du Pin pour la préfecture de Bruxelles.--Les
+premiers préfets de cette ville: MM. de Pontécoulant et de Chaban.--Une
+note du poème de _la Pitié_.--II. Départ du Bouilh. Visite à Ussé.--Mlle
+Fanny Dillon et le prince Pignatelli.--Un projet de mariage de Mlle
+Fanny Dillon avec le général Bertrand rencontre des difficultés.--Une
+mission délicate auprès de l'Impératrice Joséphine.--Chagrin et mort de
+Mme de Fitz-James.--III. Les femmes des fonctionnaires de
+Bruxelles.--Mme de Chambarlhac et Mme Betz.--La duchesse douairière
+d'Arenberg. Ses soupers. Son accueil à M. et Mme de La Tour du
+Pin.--Étude de la société bruxelloise.--Organisation de la maison.--Le
+comte de Liedekerke.--IV. Napoléon obtient enfin le consentement de Mlle
+Fanny Dillon à son mariage avec le général Bertrand.--Huit jours pour se
+marier.--Intervention opportune de Mme de La Tour du Pin.--Rencontre
+avec le général Bertrand.--Tous les détails de la célébration du mariage
+réglés par l'Empereur.--V. Mme de La Tour du Pin est reçue par
+l'Empereur à Saint-Cloud.--La signature du contrat.--Les Bertrand de
+Châteauroux.--Le mariage à Saint-Leu.--La parure d'émeraudes de la reine
+Hortense.
+
+
+
+
+I
+
+Voilà donc une nouvelle vie qui commence! Je vais quitter mon potager,
+mes poules, mes vaches, mes fleurs, mes occupations régulières et
+tranquilles, conformes à mes goûts, pour aller mener une tout autre
+existence. Mais la Providence m'avait douée du désir de toujours
+chercher à faire pour le mieux dans toutes les situations où j'étais
+placée. C'est vers 9 heures du soir, comme je l'ai dit, que je reçus,
+par un messager, le billet de M. de La Tour du Pin m'annonçant sa
+nomination de préfet à Bruxelles. Toute à mes réflexions, je me sentis
+bientôt importunée par le bavardage sans portée de ma cousine, Mme
+Joseph de La Tour du Pin. Je lui proposai donc d'aller nous coucher. Ce
+ne fut pas cependant sans avoir écrit à Mme de Maurville pour lui dire
+que la nomination de mon mari ne changeait rien à nos positions
+respectives et que j'espérais qu'elle nous accompagnerait à Bruxelles.
+Elle se trouvait chez des amis à deux lieues. Je donnai ordre qu'on lui
+portât mon billet à la pointe du jour, désirant ne pas lui laisser le
+temps de se poser cette triste question: «Que vais-je devenir?» J'aurais
+pu la laisser au Bouilh, où son ménage ne nous aurait pas été une
+dépense. Mais pourquoi ne pas la faire participer à la bonne fortune,
+quand elle avait partagé la mauvaise? D'ailleurs, son tendre attachement
+devait nous la rendre très utile. Elle était sans aucune instruction,
+possédait peu d'esprit, mais beaucoup d'observation, ainsi qu'une très
+grande capacité à démêler les caractères. Son dévouement pour mon mari
+était entier et elle avait la préoccupation constante de servir ses
+intérêts. Mes enfants, elle les considérait comme les siens. Grâce à
+Dieu! je n'ai jamais eu auprès d'eux de gouvernante, mais je savais que
+je pouvais les laisser avec Mme de Maurville en toute sérénité, quand
+des devoirs de société, que je tâchais de rendre aussi rares que
+possible, m'en séparaient momentanément. Je fis plus de réflexions au
+cours des quelques heures passées à ce moment seule dans ma chambre,
+qu'en temps habituel je n'en aurais fait pendant six mois. Dans les
+événements de la vie, ce que l'on n'a pas pensé dans les premières
+vingt-quatre heures n'est plus que de l'inutilité ou du rabâchage. Quand
+mon mari arriva le lendemain matin pour déjeuner, il me trouva déjà
+toute préparée à l'entretenir du changement de notre existence et à lui
+confier les arrangements et les projets qui, selon moi, devaient en être
+la conséquence.
+
+Charlotte avait alors onze ans et demi. Très avancée pour son âge,
+l'envie de tout apprendre la dévorait. Elle se mit à feuilleter tous les
+dictionnaires géographiques sur la Belgique, à examiner les cartes du
+pays, et quand son père, qui la connaissait bien, arriva et qu'il la
+questionna sur le département de la Dyle, elle en savait déjà tous les
+détails statistiques. Quant à la petite Cécile, déjà bonne musicienne à
+huit ans, et sachant bien l'italien, sa première question fut de
+demander si elle aurait un maître de chant à Bruxelles.
+
+Mon mari fit tout de suite les arrangements nécessaires au Bouilh, et
+mit malheureusement sa confiance dans un homme dont il croyait pouvoir
+répondre comme de lui-même. On m'abandonna tous les soins de la maison
+et des emballages.
+
+M. de La Tour du Pin avait reçu l'ordre de se rendre à Paris sans délai,
+M. de Chaban, son prédécesseur, ayant déjà quitté Bruxelles pour aller
+organiser les départements de la Toscane, qui venait d'être réunie à
+l'Empire. Notre ami Brouquens, plus heureux que mon mari lui-même de sa
+bonne fortune, vint le prendre quelques jours après, et ils s'en furent
+ensemble à Paris.
+
+La nouvelle de cette nomination avait surpris tous ceux qui
+sollicitaient depuis longtemps des grâces sans les obtenir. Personne ne
+voulut croire qu'on fût venu chercher M. de La Tour du Pin à sa charrue,
+comme Cincinnatus, pour lui donner la plus belle préfecture de France.
+
+Ce choix était pourtant le plus judicieux que la prodigieuse prévision
+de Napoléon pût faire, et en voici la raison: Bruxelles était une
+capitale conquise, et aucun effort n'avait encore été tenté pour la
+rattacher à la nouvelle patrie. Ville de cour et de haute naissance, on
+ne l'avait jusqu'alors gouvernée que par des instruments obscurs ou
+méprisables.
+
+M. de Pontécoulant, son premier préfet, était un homme de naissance et
+de formes aristocratiques assurément. Ancien officier des gardes
+françaises, sa jeunesse s'était passée à Versailles et à Paris, et il
+aurait peut-être réussi à Bruxelles sans sa femme, dont j'ai déjà parlé.
+Elle passait pour lui avoir sauvé la vie pendant la Terreur. Auparavant,
+elle avait été la maîtresse de Mirabeau, dont Lejai, son mari, était le
+libraire. On dit qu'elle avait été jolie, ce dont il ne lui restait
+aucun vestige. Depuis, étant déjà Mme de Pontécoulant, on l'avait vue
+dans les salons de Barras, ce qui ne constituait pas une recommandation.
+Emmenée à Bruxelles par son mari, ses antécédents avaient peu attiré la
+grande et haute société aristocratique qui jadis formait la cour de
+l'archiduchesse.
+
+Entouré d'intrigants français qui s'étaient jetés sur la Belgique comme
+sur une proie, M. de Pontécoulant ne se préoccupait guère des soins de
+l'administration. L'Empereur l'avait rappelé en le nommant au Sénat, et
+avait envoyé pour le remplacer M. de Chaban. Homme honnête, éclairé,
+ferme et excellent administrateur, il avait réformé beaucoup d'abus,
+puni des malversations et destitué leurs auteurs. Tous ses actes avaient
+été justes et éclairés. Il suffisait de marcher dans ses voies pour bien
+administrer le pays. Mais il n'avait exercé aucune action sur
+l'éloignement moral que les hautes classes conservaient pour la
+domination française. Cette tâche nous incombait, à mon mari et, j'ose
+le dire, à moi également, puisque la source de toute influence de cette
+nature se trouvait dans le salon.
+
+M. de Chaban, il est vrai, était marié, mais sa femme, maladive,
+obscure, choisie, d'après les on-dit, dans les classes peu élevées de la
+société, ne recevait pas, et personne, par conséquent, ne l'avait jamais
+vue.
+
+Une sorte de réputation romantique m'avait précédée à Bruxelles. Je la
+devais à mes aventures en Amérique, ébruitées par une note[158] du poème
+de _la Pitié_, de Delille. Cette dame de la cour de Marie-Antoinette,
+soeur de l'archiduchesse si aimée de tous en Belgique, qui avait été,
+dans ces pays lointains, traire les vaches et vivre au milieu des bois,
+se présentait avec quelque chose de piquant qui excitait la curiosité.
+
+
+
+
+II
+
+Après avoir procédé à tous mes arrangements au Bouilh et fait partir par
+le roulage tout ce que je croyais devoir nous être utile à Bruxelles de
+façon à diminuer la dépense très grande de l'établissement d'une maison
+considérable, je partis en poste avec Mme de Maurville, mes filles[159]
+et mon petit Aymar. Une personne de Bordeaux, M. Meyer, me prêta une
+voiture que je vendis pour lui à Bruxelles. Nous nous arrêtâmes deux ou
+trois jours à Ussé pour voir Mme de Duras, à la grande joie de nos
+filles à l'une et à l'autre. J'admirai ce beau lieu, que ma chère
+Félicie vient encore d'embellir et que je ne reverrai plus, puis
+j'arrivai à Paris, où je restai trois ou quatre semaines chez ma tante,
+alors établie avec M. de Lally dans sa jolie maison de la rue de
+Miromesnil, qu'elle a vendue depuis.
+
+Mme Dillon était de retour d'Angleterre depuis longtemps. J'allai la
+voir, car elle avait très bien accueilli M. de La Tour du Pin quand,
+l'année précédente, il était passé par Paris, avec Humbert. Ma soeur
+Fanny avait grandi. Elle était alors âgée de vingt-trois ans, et, sans
+être jolie, avait l'air très distingué. Plusieurs partis s'étaient
+présentés pour elle, mais, de tous ses prétendants, celui qu'elle avait
+préféré et qu'elle aurait épousé n'existait plus: c'était le prince
+Alphonse Pignatelli. Une maladie de poitrine avait emporté cet aimable
+jeune homme. Il eût souhaité, avant de mourir, épouser Fanny, afin de
+pouvoir lui laisser sa fortune. Malgré ses instantes pressantes, elle
+s'y refusa. Les jours de l'infortuné étaient comptés, et elle estima
+qu'il y aurait de sa part absence de délicatesse envers la famille de M.
+Pignatelli, en s'unissant à lui, dans ses derniers moments, quoiqu'elle
+l'aimât beaucoup et qu'elle eût été heureuse, même en le perdant, de
+porter son nom. Pour moi, cela me désola, car j'aurais préféré que ma
+soeur s'appelât Pignatelli plutôt que Bertrand.
+
+Et puisque ce nom vulgaire vient au bout de ma plume, c'est le cas de
+raconter ce qui s'est passé lors du dernier voyage de mon mari à Paris.
+
+L'Empereur avait itérativement témoigné à l'Impératrice et à Fanny
+elle-même combien il désirait son mariage avec Bertrand[160], amoureux
+d'elle depuis longtemps. Ma soeur n'y voulait pas consentir et l'Empereur
+en était contrarié. Quand il connut ses préférences pour Alphonse
+Pignatelli, il cessa toutefois ses sollicitations. Mais, après la mort
+du prince, il recommença ses poursuites. Mme Dillon pria M. de La Tour
+du Pin, précisément à Paris au moment où elle avait promis une réponse
+définitive, de voir l'Impératrice pour lui faire part du refus formel de
+ma soeur. La commission était assez délicate. Cependant il s'en chargea.
+L'Impératrice le reçut dans sa chambre à coucher, dont la profonde
+alcôve était fermée, dans la journée, par un épais rideau de grosse
+étoffe très ample, formant comme un mur de damas brodé et maintenu en
+place par une lourde bordure de crépines d'or. Elle le fit asseoir à ses
+côtés, sur un canapé placé contre le rideau. Comme ils étaient en tête à
+tête, M. de La Tour du Pin fit sans détours à l'Impératrice la
+commission dont il était chargé, en s'excusant d'apporter une décision
+contraire aux désirs de l'Empereur. L'Impératrice insistant beaucoup, il
+exprima dans le cours de la conversation, qui fut assez longue, des
+sentiments fort aristocratiques qui ne déplurent pas. Enfin, après lui
+avoir parlé de lui-même, de moi, de nos enfants, de sa fortune, de ses
+projets, elle le congédia. Mon mari alla aussitôt rendre compte à Mme
+Dillon de l'entretien qu'il venait d'avoir. Le soir même, chez M. de
+Talleyrand, celui-ci le prit sous le bras, comme il avait l'habitude
+quand il voulait causer familièrement dans un coin: «Qu'aviez-vous à
+faire, dit-il, d'aller refuser le général Bertrand pour votre
+belle-soeur. Cela vous regardait-il?»--«Mais Fanny l'a voulu, reprit M.
+de La Tour du Pin, et mon âge me permet de lui servir de père.»--«Enfin,
+reprit le fin renard, heureusement vous n'avez pas gâté vos affaires
+avec toute votre aristocratie. On aime cela aux Tuileries
+maintenant.»--«Qui donc vous a raconté tout cela? demanda mon mari. Vous
+avez donc vu l'Impératrice?»--«Non pas, répliqua l'autre, mais j'ai vu
+l'Empereur, qui vous écoutait!» Ce fut peut-être cette conversation
+entendue derrière un rideau qui fit préfet à Bruxelles M. de La Tour du
+Pin.
+
+Je trouvai la pauvre Betsy, Mme de Fitz-James[161], à la dernière
+période de la consomption, à laquelle elle succomba bientôt. Sa délicate
+et frêle constitution n'avait pu résister au torrent de chagrins dont
+elle était accablée. Son mari entretenait une maîtresse, avec laquelle
+on le rencontrait partout, au spectacle, à la promenade, mais jamais on
+ne le voyait chez la malheureuse femme mourante. Sa mère, Mme Dillon,
+l'avait recueillie et la logeait. Elle finissait là sa courte et triste
+vie, emportée par ce que les Anglais appellent _a decline_[162]. Elle
+n'avait aucun mal à la poitrine, elle ne souffrait pas. Ses forces,
+seulement, l'abandonnaient peu à peu. En me voyant, elle me tendit sa
+petite main décharnée, et, comme je ne pouvais dissimuler mon émotion
+qui était fort vive, car je l'aimais véritablement, elle me dit: «Il
+faut rendre grâces à Dieu de me retirer de ce monde, où je n'ai plus
+rien à espérer.» Et deux grosses larmes coulèrent sur ses joues pâles.
+Elle s'éteignit quinze jours après. Sur quatre enfants qu'elle avait
+eus, il lui en restait trois. L'aîné était un garçon. Elle l'avait perdu
+pendant sa seconde grossesse. La mort de cet enfant enlevé en quelques
+heures, la frappa si violemment que celui qu'elle portait en elle fut
+atteint d'imbécillité. C'était une fille. Mme Dillon la recueillit et la
+garda toujours auprès d'elle. Après la mort de Mme Dillon, je n'ai pas
+su ce qu'elle devint. Ses deux autres enfants, des garçons, sont le duc
+de Fitz-James[163] actuel[164] et son frère Charles[165].
+
+Fanny était très bien traitée par l'Impératrice et par l'Empereur. Comme
+il désirait qu'elle fût d'un voyage à Fontainebleau, qui venait d'avoir
+lieu, il lui avait envoyé 30.000 francs pour les frais de sa toilette.
+
+
+
+
+III
+
+Il me serait difficile de raconter mon séjour de Bruxelles avec
+exactitude. J'y fus reçue avec une extrême bienveillance. On y aime
+beaucoup le monde, et on était bien aise d'avoir enfin un salon de
+préfet tenu par une femme qui appartînt à la classe aristocratique. Les
+femmes des diverses autorités établies dans la ville ne réussissaient
+pas par leurs manières, et croyaient, très à tort, plaire au
+gouvernement en ne faisant aucuns frais pour les dames belges. Deux
+d'entre elles étaient mes supérieures par les places qu'occupaient leurs
+maris: la femme du général commandant la division dont le chef-lieu
+était à Bruxelles, et la femme du premier président de la cour
+impériale, siégeant aussi à Bruxelles.
+
+La première, Mme de Chambarlhac, était une belle Savoyarde, Mlle de
+Coucy. Elle avait pour neveu M. de Coucy, que nous avons connu depuis.
+On racontait qu'étant religieuse ou novice, son mari, dans une des
+campagnes d'Italie, l'avait enlevée et épousée. Quoique âgée de quarante
+ans, elle était encore assez belle. Accoutumée à vivre avec des
+militaires de toute espèce, elle avait pris un mauvais ton, entremêlé
+cependant de certaines lueurs aristocratiques. On comprend que je ne
+pouvais ni ne voulais me lier avec une semblable personne. Ses
+antécédents me repoussaient. Je me la représentais toujours en idée avec
+l'habit de hussard qu'elle avait revêtu, disait-on, pour suivre son mari
+dans plusieurs campagnes. Quant au général de Chambarlhac, c'était un
+sot qui, dès le premier jour, entra en hostilité avec mon mari par
+jalousie.
+
+La seconde femme était celle du premier président, M. Betz, savant
+allemand de beaucoup d'esprit et de capacité. Elle appartenait à la
+classe la plus minime de l'échelle sociale. Assez laide à cinquante ans
+qu'elle avait alors, elle pouvait cependant avoir été belle. On la
+voyait toujours parée, décolletée, coiffée comme une jeune personne. Je
+la recevais chez moi, aux grandes soirées, mais je ne me souviens pas
+d'être jamais entrée chez elle, quoique je ne manquasse pas de lui faire
+des visites de loin en loin.
+
+La très grande jalousie de ces deux dames provenait de ce qu'elles ne
+soupaient pas chez la _douairière_, dont les soupers constituaient la
+grande distinction et la ligne de démarcation entre les sociétés de
+Bruxelles.
+
+La _douairière_: c'est ainsi qu'on désignait la duchesse douairière
+d'Arenberg, née comtesse de La Marck et la dernière descendante du
+_Sanglier des Ardennes_[166]. Elle représentait, comme le disait
+l'archevêque de Malines, l'abbé de Pradt, l'idéal de la _reine-mère_.
+Retirée dans la maison affectée aux veuves de la maison d'Arenberg, elle
+y avait un état simple, mais noble, et invitait tous les jours à souper
+un certain nombre de personnes de tout âge, hommes et femmes. Elle
+dînait toujours seule, sortait en voiture découverte quelque temps qu'il
+fît, et voyait, dans le cours de la journée, ses enfants, surtout son
+fils aveugle qu'elle aimait tendrement. Toutes les fois qu'une légère
+incommodité causée par la goutte empêchait ce dernier de sortir, elle ne
+manquait pas de se rendre chez lui. À 7 heures, elle recevait des
+visites jusqu'à neuf. À partir de ce moment, quelqu'un se présentait-il,
+le suisse demandait si on était invité à souper? Si la réponse était
+négative, on ne vous admettait pas. Les invités arrivaient alors, et tel
+était le respect dont on entourait la duchesse, que pas une personne
+dans Bruxelles ne se serait permis d'arriver à 9 heures et demie. À 10
+heures, quand même quelqu'un se serait fait attendre jusqu'à ce moment,
+elle sonnait, et disait sans impatience: «À présent l'on peut servir.»
+
+Après souper, on jouait au loto jusqu'à minuit. Quand son fils assistait
+à la soirée, il faisait une partie de whist ou de préférence une partie
+de tric-trac avec M. de La Tour du Pin, s'il se trouvait là. La réunion
+ne comprenait jamais plus de quinze ou dix-huit personnes, choisies
+parmi les plus distinguées de la ville ou parmi les étrangers de marque.
+Mais la présence d'étrangers était rare, puisque la France, en guerre
+avec toute l'Europe, ne pouvait être visitée alors comme elle l'a été
+depuis.
+
+J'avais souvent rencontré Mme la duchesse d'Arenberg à Paris, avant la
+Révolution, à l'hôtel de Beauvau, où l'on me traitait avec une grande
+bonté. De plus, je savais avoir été précédée à Bruxelles par des lettres
+de Mme de Poix et de Mme la maréchale de Beauvau, adressées à la
+duchesse. Dès le lendemain de mon arrivée j'allai donc, accompagnée de
+mon mari, voir cette respectable personne. Nous fûmes reçus avec une
+bienveillance toute particulière et invités à souper pour le lendemain
+même. La duchesse voulut aussi que je lui présentasse mon fils[167],
+venu à Bruxelles pour nous recevoir. Ce fut le signal de la
+considération avec laquelle nous devions être traités. Toute la ville se
+fit inscrire chez nous. On y vint en personne. Je pris un soin tout
+particulier de rendre les visites. Je n'en oubliai aucune. J'établis des
+listes raisonnées de toutes les personnes qui étaient venues chez moi. À
+la suite du nom, j'inscrivis un extrait des détails que j'avais pu
+recueillir sur chaque famille dans la conversation ou dans les
+nobiliaires que je me procurai à la bibliothèque de Bourgogne, qui était
+et est encore très riche en ouvrages de ce genre. J'avais comme aides
+dans ce travail, pour le présent, M. de Verseyden de Wareck, secrétaire
+général de la préfecture, et, pour le passé, un vieux commandeur de
+Malte, qui venait tous les soirs chez moi, le commandeur de Nieuport. Au
+bout d'un mois j'étais familiarisée avec le monde de Bruxelles, comme si
+j'y avais été toute ma vie. Je connaissais les liaisons de tout genre,
+les animosités, les tracasseries, etc... Ce fut un véritable travail
+dont je m'occupai avec l'ardeur que j'ai toujours mise à ce qui est
+nécessaire.
+
+Notre établissement nous coûta beaucoup d'argent. Il me semble que mon
+mari reçut une certaine somme pour monter sa maison, mais je n'en suis
+pas sûre. Le personnel de service comprenait deux domestiques en livrée
+et le garçon de bureau habillé également, un portier, un valet de
+chambre maître d'hôtel, l'huissier du cabinet, servant aussi les jours
+de réception, et deux hommes d'écurie. Nous habitions le palais[168] où
+le roi de Hollande[169] a demeuré depuis. Mon appartement particulier,
+de plain-pied avec celui des jours de grandes soirées, était agréable et
+commode. Il comprenait en particulier un joli salon et un billard. Je
+m'annonçai dès l'abord pour ne jamais recevoir le matin, sous quelque
+prétexte que ce fût. Les heures de la matinée, en effet, je les
+consacrais à l'éducation de mes filles, assistant à leurs leçons, ou
+sortant avec elles pour les promener soit à pied, soit en voiture.
+
+Plusieurs personnes se mirent bientôt dans notre intimité, entre autres
+M. et Mme de Trazegnies, le prince Auguste d'Arenberg, le commandeur de
+Nieuport, etc. Mon mari retrouva avec plaisir le comte de
+Liedekerke[170], un de ses anciens compagnons d'armes, avant la
+Révolution, dans le régiment de Royal-Comtois, dont M. de La Tour du Pin
+avait été colonel en second. Le comte de Liedekerke avait épousé Mlle
+Desandrouin, destinée à être à la tête d'une fortune immense, dont elle
+possédait déjà une bonne partie. Ils n'avaient qu'un fils[171] et deux
+filles[172]. Le jeune homme, alors âgé de vingt-deux ans, était auditeur
+au Conseil d'État. Comme on parlait d'en attacher un à la personne de
+chaque préfet pour former ces jeunes gens à la connaissance de
+l'administration et les employer comme secrétaires du cabinet
+particulier du préfet, M. de Liedekerke pria M. de La Tour du Pin, son
+ancien colonel, de demander son fils en cette qualité.
+
+Notre fils Humbert quitta Anvers, où M. Malouet avait été pour lui un
+second père, et revint à Bruxelles pour se livrer à quelques études
+préparatoires nécessitées par son examen au Conseil d'État, qui devait
+avoir lieu dans quelques mois.
+
+
+
+
+IV
+
+Au mois de septembre 1808, je reçus une lettre de Mme Dillon, ma
+belle-mère. Elle m'apprenait que ma soeur s'était enfin décidée, après
+bien des hésitations et des incertitudes, à épouser le général Bertrand,
+vaincue par sa constance d'une part, et de l'autre par les instances
+renouvelées de l'Empereur, à qui on ne pouvait rien refuser, tant il
+mettait de grâce et de séduction à obtenir ce qu'il désirait. Ma soeur
+était alors d'une extrême frivolité, d'une frivolité de créole, comme sa
+mère. Napoléon avait voulu qu'elle accompagnât l'Impératrice Joséphine
+dans un voyage de Fontainebleau. Pour qu'elle y fût à son avantage, il
+lui avait envoyé, ainsi que je l'ai dit précédemment, 30.000 francs pour
+sa toilette pendant les huit jours que dura ce déplacement, au cours
+duquel il obtint enfin son consentement au projet d'union qu'elle avait
+écarté si obstinément jusque-là.
+
+Il décida que le mariage se ferait tout de suite, bien que ma soeur
+alléguât que sa mère venait de perdre sa fille, la pauvre Mme de
+Fitz-James. L'Empereur, en présence de ces longueurs et jugeant que les
+deux femmes, abandonnées à elles-mêmes, ne sortiraient jamais de leurs
+embarras, dit à Fanny: «_Faites venir votre soeur, elle arrangera tout.
+Je pars pour Erfurt dans huit jours. Il faut être mariée alors._»
+
+J'en fus informée par une lettre du duc de Bassano, car ni Mme Dillon,
+ni Fanny ne surent m'écrire. Quoique la lettre fût très aimable, elle
+avait si bien l'air d'un ordre, que la pensée de refuser ne me vint pas
+dans l'esprit. Deux heures après l'avoir reçue, je partais pour Paris. À
+la pointe du jour, j'arrivai chez Mme d'Hénin, stupéfaite, à son réveil,
+de me voir auprès de son lit. Elle tenait toujours une chambre à notre
+disposition dans sa jolie maison de la rue de Miromesnil, où elle
+habitait alors. Je ne restai auprès de ma tante que le temps de changer
+de robe et d'envoyer chercher une voiture de remise, et, après avoir
+pris une tasse de thé, je me fis mener chez Mme Dillon, rue Joubert. Là
+j'appris que depuis quelques jours elle était à la campagne, non loin de
+Saint-Cloud, chez Mme de Boigne. Elle n'avait laissé aucun ordre pour
+moi. Je demandai donc le nom et le chemin de cette maison, et je partis
+aussitôt pour m'y rendre, ayant auparavant écrit un mot au duc de
+Bassano pour lui annoncer mon arrivée.
+
+J'arrivai à Beauregard, la maison de Mme de Boigne, au-dessus de la
+Malmaison, après une heure et demie de route. Onze heures et demie
+sonnaient quand j'y parvins, et Mme Dillon était encore au lit. Fanny
+s'écria: «Ah! nous sommes sauvées, voilà ma soeur!» Sa mère, au
+contraire, fut saisie d'effroi à la pensée du mouvement que mon activité
+allait lui imprimer. Elle n'avait songé à rien. Je commençai par lui
+conseiller de se lever, de s'habiller, de déjeuner et de revenir, ainsi
+que ma soeur, à Paris avec moi. Le général Bertrand arriva à cet instant.
+Jusque-là, je ne l'avais jamais rencontré, et il savait probablement que
+mon mari avait été chargé par Mme Dillon de refuser ses propositions de
+mariage deux ans auparavant. Il se trouva très embarrassé, étant
+extrêmement timide de son naturel. Pour le mettre à son aise, je lui
+proposai une promenade dans le parc en attendant le moment où Mme Dillon
+serait habillée. Pendant cette promenade, qui dura plus d'une heure,
+nous nous entendîmes si facilement et si bien qu'en rentrant nous avions
+tout réglé et tout arrangé.
+
+Nous trouvâmes dans le salon Mme de Boigne, que je n'avais pas revue
+depuis son enfance, et sa mère, Mme d'Osmond, soeur d'Édouard Dillon et
+de tous les Dillon de Bordeaux. Ni l'une ni l'autre de ces dames ne
+pouvaient me souffrir. Il fallut pourtant bien, quand on vint annoncer
+que l'on avait servi, qu'elles me proposassent de déjeuner, ce qui me
+convenait d'autant mieux que j'en étais encore à la tasse de thé prise à
+7 heures du matin chez Mme d'Hénin. Le pauvre général, charmé de trouver
+enfin quelqu'un qui allait faire cesser les lenteurs de sa future
+belle-mère, nous vit monter avec bonheur en voiture pour rentrer à
+Paris, où il promit de nous rejoindre le soir.
+
+Sans entrer dans de plus longs détails, je dirai que le lendemain matin
+tout était prêt, la signature du contrat décidée et fixée au
+surlendemain au soir. On afficha à la mairie. Le tribunal s'assembla
+extraordinairement par ordre. Le grand-juge Régnier fut réveillé à 5
+heures du matin pour faire expédier je ne sais quel acte qui devait
+servir d'extrait de baptême à ma soeur, Mme Dillon ayant perdu celui
+qu'elle possédait, ou ne l'ayant peut-être jamais eu. Le courrier, même
+le plus diligent, n'aurait pu aller à Avesnes, en Flandre, où ma soeur
+était née, et en revenir avant le jour désigné par Napoléon pour le
+mariage. Il avait, en outre, arrêté que la cérémonie aurait lieu à
+Saint-Leu, chez la reine Hortense[172]. Ayant annoncé qu'il se pourrait
+qu'il y assistât, cela rendit ladite reine fort attentive à exécuter de
+point en point tous les ordres donnés par l'Empereur pour cette
+solennité. Ainsi, dans un moment où allaient se réunir autour de lui
+tous les potentats qui étaient alors à ses pieds, le grand homme avait
+trouvé le temps de régler les plus minutieux détails de la célébration
+du mariage de son aide de camp favori.
+
+
+
+
+V
+
+Je fus présentée à l'Empereur à Saint-Cloud, par Mme de Bassano. Dès 8
+heures du matin, il me fallut être rendue chez elle, en habit de cour et
+en toque à plumes. Il m'accueillit de la façon la plus gracieuse, me fit
+des questions sur Bruxelles, sur la société, _la haute société_, avec un
+sourire qui voulait dire: «Vous n'aimez que celle-là.» Puis il rit de
+m'avoir fait lever si matin, et se moqua un peu de Mme de Bassano à ce
+sujet, moquerie qu'elle prit d'un petit air boudeur qui lui allait à
+merveille. Il s'occupait fort d'elle alors, comme depuis elle me l'a
+conté.
+
+Je vous vois sourire, mon fils[173], quand vous lirez que, comme
+j'arrangeais le salon pour la signature du contrat et que je voulus
+mettre sur la table une écritoire avec du papier et des plumes, je ne
+trouvai pas un meuble semblable dans tout l'appartement de ma belle-mère
+et de sa fille. Bien m'en prit d'y avoir songé. Heureusement le beau
+marchand de papier d'alors, d'Expilly, demeurait tout près. J'envoyai
+mon domestique chercher tout ce que la circonstance exigeait, et ma
+belle-mère fut agréablement surprise de ma présence d'esprit.
+
+Les grands de la terre arrivèrent avec l'époux. On lut les clauses du
+contrat, dont je n'ai pas conservé le souvenir. Je pense qu'elles
+étaient favorables à ma soeur. Fanny, fort à son avantage ce jour-là,
+avait un excellent maintien. Parmi les assistants se trouvaient trois ou
+quatre Bertrand venus de Châteauroux. Le nom de l'un d'entre eux nous
+fit échanger un sourire avec M. de Talleyrand. Il était inspecteur des
+forêts et se nommait _Bertrand de Boislarge_. Sa femme, très jeune,
+extrêmement jolie, n'était jamais sortie de _son endroit_, ce qui la
+rendait d'une timidité à faire pitié. Je la soignai beaucoup à
+Saint-Leu, où nous allâmes coucher le lendemain.
+
+La soirée qui précéda le jour du mariage s'écoula d'une façon assez
+insipide. On fit de la musique. Le déjeuner du lendemain ne fut pas plus
+amusant. Le mariage devait avoir lieu à 3 heures et demie. Tous les
+_archi_ arrivèrent: des maréchaux, des généraux, etc. On marcha en
+cortège à la chapelle. L'abbé d'Osmond, évêque de Nancy, et depuis
+archevêque de Florence, donna la bénédiction nuptiale. On servit ensuite
+le dîner, et après dîner on dansa. Il était venu beaucoup de jeunesse de
+Paris. La reine Hortense, qui aimait la danse et y excellait, se montra
+cependant de mauvaise humeur à la suite d'un petit incident assez
+amusant. L'Empereur n'avait pas paru, mais il avait laissé savoir à la
+reine Hortense qu'après avoir examiné la parure d'émeraudes entourées de
+diamants que l'Impératrice avait donnée à Fanny, il ne la trouvait pas
+suffisante. Comme il lui en connaissait une semblable, il la priait de
+l'ajouter à celle offerte par sa mère pour la compléter. Elle ne
+s'attendait à rien de ce genre, et cela lui déplut fort. Mais il fallait
+se soumettre.
+
+
+
+
+CHAPITRE XIII
+
+I. La saison d'hiver à Bruxelles.--L'ennui de la reine Hortense.--Les
+familles de Solre et du Croy.--Arrivée de Marie-Louise à
+Compiègne.--Impatience conjugale des nouveaux époux.--Une complaisante
+permission de l'archevêque de Vienne.--II. Ralliement de la haute
+société de Bruxelles au gouvernement impérial.--La garde
+d'honneur.--Napoléon et Marie-Louise à Bruxelles.--La présentation et la
+partie de whist.--Le dîner avec l'Empereur.--Ses plaisanteries au roi
+Jérôme.--Bal à l'Hôtel de Ville.--Départ de l'Empereur.--Le descendant
+d'un connétable du temps de saint Louis.--III. L'été à
+Bruxelles.--Visite aux chantiers de construction d'Anvers.--L'examen
+d'Humbert au Conseil d'État.--M. de La Tour du Pin subit une douloureuse
+opération.--M. Dupuytren et Mlle Boyer.--IV. Entreprise des Anglais sur
+Flessingue et sur Anvers.--Le plan de campagne de l'archevêque de
+Malines.--L'hôpital improvisé de la Cambre.--Intrigues contre M. de La
+Tour du Pin.--Irritation de l'Empereur calmée par le sous-lieutenant
+Loiseau.--M. Casimir de Montrond prisonnier à Ham.--V. Humbert part pour
+la sous-préfecture de Florence.--Un congé au général Bertrand.--Les 300
+livres sterling de M. de Lally.--M. de Chateaubriand et son trio
+d'adoratrices.--Son premier livre.--Les mémoires de Mme de La
+Rochejaquelein annotés par l'Empereur.--_L'Avocat Patelin_ aux
+Tuileries.--VI. Premiers symptômes d'accouchement de Marie-Louise.--Un
+congé équivoque.--Naissance du Roi de Rome.--Victor Sambuy à la
+poursuite de 10.000 francs de rente.--L'ondoiement.--Les vieux
+grognards.--Un enfant qui n'a pas l'air d'être né le matin de ce même
+jour.
+
+
+
+
+I
+
+Je retournai à Bruxelles après quelques grands dîners de noce très
+ennuyeux, en particulier chez les quatre témoins, MM. de Talleyrand, de
+Bassano, Lebrun; j'ai oublié le nom du quatrième. Je partis avec joie
+pour retrouver mon mari et mes enfants. L'automne et l'hiver
+s'écoulèrent fort agréablement à Bruxelles. Je donnai deux ou trois
+beaux bals. Mme de Duras vint passer quinze jours auprès de nous avec
+ses filles[174]. Je les fis danser et les menai au spectacle, dans une
+excellente loge de la préfecture. Elles s'amusèrent beaucoup.
+
+La reine Hortense avait traversé Bruxelles au cours du dernier voyage
+qu'elle fit pour rejoindre son mari pendant quelques jours à Amsterdam.
+Je la vis à son passage. Elle affectait un ennui sans exemple de la
+nécessité d'aller remplir ses devoirs de reine.
+
+Je ne me souviens plus si ce fut cette année-là qu'elle reçut à
+Aix-la-Chapelle la nouvelle de l'accouchement de sa belle-soeur[175],
+survenu à Milan à 9 heures du matin. On le savait à midi à Paris, à 1 h
+30 à Bruxelles, et, par un courrier de la poste à cheval, à 8 heures du
+soir à Aix-la-Chapelle. Le télégraphe, la vapeur et les chemins de fer
+ont changé le monde!
+
+C'est vers ce même temps, me semble-t-il, que la fille unique du prince
+de Solre épousa Fernand de Croy, son cousin. Fernand de Croy était le
+second fils du duc de Croy, frère aîné du prince de Solre. Le mariage
+fut célébré au château du Roeulx en grande pompe et avec une splendeur
+toute aristocratique. Cette belle habitation est située dans les
+environs de Mons, et hors des confins du département de la Dyle. M. de
+Solre, que j'avais connu tout jeune, ainsi que ses frères, dans mon
+enfance, venait souvent à Bruxelles. Aucun membre de la famille ne
+s'était rapproché du régime impérial. Le duc de Croy, père du nouveau
+marié, habitait en Westphalie, la petite principauté de Dülmen, où il
+était souverain. Le duc d'Havré, père de la princesse de Solre et oncle
+du prince, se trouvait en Angleterre auprès de Louis XVIII. Toute cette
+famille déplaisait à l'Empereur. Il voulut ou crut les intimider en les
+persécutant. La noce, célébrée au Roeulx, lui en fournit le prétexte. M.
+de Solre et tous les siens furent exilés au Roeulx. Cela touchait presque
+au ridicule, car aucun d'eux n'avait l'intention de s'en absenter. Le
+duc de Montmorency s'en tira en faisant entrer son fils au service et en
+acceptant que sa femme devînt dame du palais de la nouvelle Impératrice.
+M. de Vérac fut fait chambellan. On envoya M. de Caraman en exil en
+Piémont, où il resta enfermé à Ivrée pendant quelque temps.
+
+N'ayant pas la prétention d'écrire l'histoire, je ne dirai rien du
+mariage de l'empereur Napoléon avec l'archiduchesse Marie-Louise. Je
+rapporterai seulement ce que ma soeur me raconta de l'arrivée de cette
+princesse à Compiègne. Elle en avait été témoin oculaire, et pouvait
+d'ailleurs par son mari, Bertrand, savoir certaines choses que d'autres
+ignoraient.
+
+L'Empereur se trouvait donc à Compiègne avec les nouvelles dames de
+l'Impératrice, et dans une impatience sans bornes de voir sa nouvelle
+épouse. Une petite calèche attendait tout attelée dans la cour du
+château pour le conduire au-devant d'elle. Lorsque l'avant-courrier
+parut, Napoléon se précipita dans la calèche et partit à la rencontre de
+la berline qui contenait cette épouse tant désirée. Les voitures
+s'arrêtèrent. On ouvrit la portière et Marie-Louise s'apprêtait à
+descendre, mais son époux ne lui en donna pas le temps. Il monta dans la
+berline, embrassa sa femme et, ayant repoussé sans façon sa soeur, la
+reine de Naples, sur le devant de la voiture, il s'assit à côté de
+Marie-Louise. En arrivant au château, il descendit le premier, lui
+offrit son bras et la mena dans le salon de service, où toutes les
+personnes invitées étaient rassemblées. Il faisait déjà nuit. L'Empereur
+présenta, l'une après l'autre, toutes les dames de la maison, puis les
+hommes. Cette présentation terminée, il prit l'Impératrice par la main
+et la conduisit dans son appartement. Chacun crut que la souveraine
+procédait à sa toilette. On attendit une heure, et l'on commençait à
+avoir grande envie de souper, lorsque le grand chambellan vint annoncer
+que leurs Majestés _étaient retirées_.--Bertrand dit à l'oreille de sa
+femme: «Ils sont couchés.» La surprise fut grande, mais personne n'en
+laissa rien voir, et on alla souper.
+
+Ma soeur apprit le lendemain par son mari que Marie-Louise avait présenté
+à l'Empereur une permission ou déclaration signée de l'archevêque de
+Vienne, attestant «_que le mariage par procureur était suffisant pour
+que l'on pût se livrer à la consommation sans plus de cérémonie_».
+
+Comme mon beau-frère était l'homme le plus véridique, je ne doute pas un
+moment de l'authenticité de cette particularité.
+
+
+
+
+II
+
+À Bruxelles, on célébra par de grandes réjouissances ce mariage avec une
+archiduchesse. Les souvenirs de la domination autrichienne étaient loin
+d'être effacés. La noblesse de Bruxelles, jusqu'alors peu rapprochée du
+nouveau gouvernement, attirée maintenant par les bonnes façons d'un
+préfet de la classe aristocratique, trouva le moment favorable pour
+renoncer à ses anciennes répugnances, qui commençaient à lui peser.
+
+M. de La Tour du Pin forma une garde d'honneur pour faire le service du
+château de Laeken, lorsqu'il apprit que l'Empereur allait amener la
+jeune Impératrice dans la capitale des anciennes possessions de son
+père[176] en Belgique. Cette garde fut uniquement composée de Belges, à
+l'exclusion de tout employé français. Le marquis de Trazegnies en prit
+le commandement. On lui adjoignit le marquis d'Assche comme commandant
+en second. Beaucoup de membres des premières familles de Bruxelles
+figurèrent dans ses rangs. Les jeunes gens qui se destinaient à une
+carrière, soit dans l'administration, soit dans le militaire,
+profitèrent de cette occasion pour se faire connaître. Parmi eux se
+trouvait le jeune de Liedekerke[177], ainsi que notre pauvre fils
+Humbert. L'uniforme était fort simple: habit vert avec pantalon
+amaranthe. C'était un corps à cheval et très bien monté. Ma soeur vint à
+Bruxelles et logea à la préfecture. Elle assista à un grand dîner que
+nous donnâmes en l'honneur de cette garde et où les femmes parurent avec
+des rubans aux couleurs de l'uniforme.
+
+Rien n'est fastidieux comme la description des fêtes. Je laisserai donc
+de côté le récit du détail des illuminations, des transparents, etc.,
+etc., dont j'aurais d'ailleurs peine moi-même à me souvenir.
+
+L'Empereur arriva pour dîner à Laeken. Le lendemain, il reçut la garde
+d'honneur et toutes les administrations. Le maire, le duc d'Ursel, lui
+présenta la municipalité. Le soir, il y eut cercle, et je présentai les
+dames, que je connaissais presque toutes. Marie-Louise n'adressa à
+aucune d'elles un mot personnel. Le nom le plus illustre--celui de la
+duchesse d'Arenberg ou de la comtesse de Mérode, née princesse de
+Grimberghe, par exemple--ne frappa pas plus son oreille que celui de Mme
+P..., femme du receveur général.
+
+Après le cercle, on m'appela à l'honneur de jouer avec Sa Majesté. Je
+crois que ce fut au whist. Le duc d'Ursel me nommait les cartes qu'il
+fallait jeter sur la table et me prévenait lorsque c'était à moi à
+donner. Cette espèce de comédie dura une demi-heure. Il me semble que le
+comte de Mérode était mon partner et M. de Trazegnies celui de
+l'Impératrice. Après quoi, l'Empereur s'étant retiré dans son cabinet,
+on se sépara, et je fus charmée de retourner chez moi.
+
+Le lendemain devait avoir lieu un grand bal à l'Hôtel de Ville. Aussi
+fus-je un peu contrariée lorsqu'on me pria à dîner à Laeken, car je ne
+voyais pas trop comment je trouverais le moment de changer de toilette
+ou au moins de robe entre le dîner et le bal. Toutefois le plaisir de
+voir et d'entendre l'Empereur pendant deux heures était trop grand pour
+que je ne sentisse pas tout le prix d'une telle invitation. Le duc
+d'Ursel m'accompagna, et comme il devait ensuite se trouver à l'Hôtel de
+Ville pour recevoir l'Empereur, je donnai ordre que ma femme de chambre
+s'y trouvât avec une autre toilette toute prête.
+
+Ce dîner a été une des choses de ma vie dont j'ai conservé le souvenir
+le plus agréable. Voici quelles étaient les places occupées par les
+convives, au nombre de huit: l'Empereur: à sa droite, la reine de
+Westphalie puis le maréchal Berthier, le roi de Westphalie,
+l'Impératrice, le duc d'Ursel, Mme de Bouillé, enfin moi, à la gauche de
+l'Empereur. Il me parla, presque tout le temps, sur les fabriques, les
+dentelles, le prix des journées, la vie des dentellières, puis des
+monuments, des antiquités, des établissements de charité, du
+béguinage[178], des moeurs du peuple. Par bonheur, j'étais au courant de
+tout cela. «Combien gagne une dentellière?» dit-il au duc d'Ursel. Le
+pauvre homme s'embarrassa un peu en cherchant à exprimer le chiffre en
+_centimes_. L'Empereur vit son hésitation, et, s'adressant à moi:
+«Comment se nomme la monnaie du pays?»--«Un _escalin_ ou soixante-trois
+centimes,» dis-je.--«Ah! c'est bien,» fit-il.
+
+On ne resta pas plus de trois quarts d'heure à table. En rentrant dans
+le salon, l'Empereur prit une grande tasse de café et recommença à
+causer. D'abord sûr la toilette de l'Impératrice, qu'il trouva bien.
+Puis, s'interrompant, il me demanda si je me trouvais convenablement
+logée. «Pas mal, lui répondis-je, dans l'appartement de Votre
+Majesté.»--«Ah! vraiment, dit-il, il a coûté assez cher pour cela. C'est
+ce coquin de...»--le nom m'échappe--«le secrétaire de M. Pontécoulant,
+qui l'a fait arranger. Mais la moitié de la dépense a passé dans sa
+poche, n'en déplaise à mon frère,» ajouta-t-il en se tournant vers le
+roi de Westphalie, «qui l'a pris à son service, car il aime les
+fripons.» Et il leva les épaules. Jérôme se préparait à répondre,
+lorsqu'il s'aperçut que l'Empereur avait déjà abordé un tout autre sujet
+de conversation. Il avait sauté au duc de Bourgogne[179] et à Louis XI,
+d'où il descendit assez brusquement à Louis XIV, en disant qu'il n'avait
+été vraiment grand que dans ses dernières années. Constatant avec quel
+intérêt je l'écoutais, et surtout que je le comprenais, il retourna à
+Louis XI, et s'exprima ainsi: «J'ai mon avis sur celui-là, et je sais
+bien que ce n'est pas l'avis de tout le monde.» Après quelques mots sur
+les hontes du règne de Louis XV, il prononça le nom de Louis XVI, sur
+quoi, s'arrêtant avec un air respectueux et triste, il dit: «_Ce
+malheureux prince_!»
+
+Puis il parla d'autre chose, se moqua de son frère, qui accueillait en
+Westphalie _le rebut de la population française_, et Dieu sait le nombre
+de mauvaises plaisanteries que Jérôme aurait emboursées si, à ce moment,
+quelqu'un n'avait dit qu'il faudrait partir pour le bal.
+
+M. d'Ursel et moi, nous nous précipitâmes en voiture, et ses chevaux
+d'un temps de galop, nous menèrent à l'Hôtel de Ville. Je montai quatre
+à quatre. Une toilette toute prête m'attendait; je la revêtis, et je pus
+être rendue dans la salle de bal, ayant changé entièrement de costume,
+quand l'Empereur arriva.
+
+Il me fit compliment sur ma promptitude et me demanda si je comptais
+danser. Je répliquai que non, parce que j'avais quarante ans. À quoi il
+se mit à rire, en disant: «Il y en a bien d'autres qui dansent et qui ne
+dévoilent pas leur âge comme cela.» Le bal fut beau. Il se prolongea
+après le souper, où l'on but à la santé de l'Impératrice, avec
+l'arrière-pensée qu'elle pourrait bien avoir des raisons pour n'avoir
+pas dansé.
+
+L'Empereur et sa jeune épouse partirent le lendemain matin. Un yacht
+très orné les transporta jusqu'au bout du canal de Bruxelles, où ils
+trouvèrent des voitures qui les menèrent à Anvers. En entrant dans le
+yacht, M. de Le Tour du Pin aperçut le marquis de Trazegnies, commandant
+de la garde d'honneur. Craignant que l'Empereur ne l'invitât pas à
+prendre place dans le yacht, où il ne pouvait tenir que peu de monde, il
+le nomma en ajoutant: «Son ancêtre connétable sous saint Louis.» Ces
+mots produisirent un effet magique sur l'Empereur, qui appela aussitôt
+le marquis de Trazegnies et causa longuement avec lui. Peu de temps
+après, sa femme fut nommée dame du palais. Elle fit semblant d'être
+fâchée de cette nomination, quoique au fond elle en fût ravie. Mme de
+Trazegnies est née Maldeghem et sa mère était une demoiselle
+d'Argenteau.
+
+
+
+
+III
+
+Après ce voyage de l'Empereur, nous reprîmes notre train de vie
+ordinaire à Bruxelles. L'été se passa à visiter les différentes maisons
+de campagne où l'on nous invitait à dîner. Nous allâmes à Anvers pour
+assister au lancement d'un gros vaisseau de soixante-quatorze, l'un des
+neuf en ce moment sur le chantier. Notre excellent ami, M. Malouet,
+était à la tête des travaux en sa qualité de préfet maritime. Tous les
+détails de ces constructions m'intéressaient au dernier point, et ma
+fille Charlotte, dont l'intelligence précoce et la perspicacité étaient
+si remarquables, acquérait une foule d'idées et de connaissances
+nouvelles dont, hélas! elle n'a pas joui longtemps.
+
+Notre fils Humbert se rendit à Paris pour passer son examen. C'était une
+chose bien imposante pour un jeune homme de vingt ans que de répondre à
+toute la série de questions que l'on posait. Mais ce l'était bien plus
+encore lorsque l'Empereur, assis dans un fauteuil et devant qui le
+patient se tenait debout, prenait la parole et vous demandait des choses
+tout à fait inattendues. Humbert entendit l'examinateur dire à l'oreille
+de Napoléon, en le désignant: «C'est un des plus distingués,» et cette
+bonne parole le réconforta. L'Empereur lui demanda s'il connaissait
+quelque langue étrangère. À quoi il répondit: «L'anglais et l'italien,
+comme le français.» Ce fut cette facilité avec laquelle il parlait
+italien qui décida sa nomination à la sous-préfecture de Florence. Afin
+d'augmenter le nombre de places disponibles pour les auditeurs, on en
+envoyait comme sous-préfets dans les chefs-lieux, où les préfets les
+avaient jusqu'alors suppléés.
+
+Quoique le temps qui s'est écoulé depuis l'époque dont je vais
+entreprendre le récit ait un peu brouillé mes souvenirs, il me semble
+que c'est dans l'été de l'année 1809[180] qu'eut lieu la ridicule
+entreprise des Anglais sur Flessingue et sur Anvers.
+
+M. de la Tour du Pin venait de subir la douloureuse, opération de
+l'extirpation d'un ganglion qui s'était formé sous la cheville du pied.
+Depuis bien des années, toutes les fois qu'il heurtait cette petite
+tumeur, pas plus grosse qu'un pois, il ressentait une vive douleur. Dans
+les derniers mois, elle avait un peu grossi, ce qui l'exposait par
+conséquent davantage à en souffrir par le contact avec quelque corps
+dur. Ayant consulté un mauvais chirurgien de Bruxelles, celui-ci lui
+ordonna d'appliquer un caustique sur la partie malade, afin de détruire
+la peau et de rendre ainsi plus facile l'extirpation de la tumeur. Mon
+mari suivit malheureusement ce conseil. Quelques heures après
+l'application du caustique, il fut pris de douleurs atroces et une vive
+inflammation envahit tout le pied. Cela m'inquiétait, et j'envoyai une
+consultation, écrite par mon excellent médecin, M. Brandner, à ma tante
+à Paris. Elle la porta elle-même chez M. Boyer, qui la lut avec
+attention et écrivit en bas, avec une brutale franchise: «Si M. de La
+Tour du Pin n'est pas opéré d'ici quatre jours, dans huit il faudra lui
+couper la jambe.»
+
+Cet arrêt terrifia Mme d'Hénin et la décida à expédier à Bruxelles M.
+Dupuytren, premier élève de M. Boyer. Il arriva à 5 heures du matin, et
+alla au bain avant de venir à la préfecture. Peu d'instants auparavant,
+j'avais reçu la lettre de ma tante, m'annonçant l'arrivée du chirurgien
+et me communiquant la déclaration de M. Boyer.
+
+M. Dupuytren entra, visita la plaie, et comme mon mari lui demandait
+quand aurait lieu l'opération, il répondit: «Tout de suite.» Puis, après
+avoir parlé un moment à son aide, il me pria de me retirer, ajoutant que
+la chose serait bientôt faite. J'allai dans la pièce voisine, et les
+vingt minutes que dura l'opération me parurent vingt heures. Lorsque M.
+Dupuytren sortit, il me dit qu'il n'avait jamais fait une opération plus
+difficile. La sueur ruisselait de son front. Il se retira dans la
+chambre préparée à son intention et se coucha. Je trouvai mon pauvre
+mari fort pâle, et notre fils Humbert, qui était resté auprès de son
+père, plus pâle encore. Cependant le malade ne souffrait pas et
+s'endormit bientôt paisiblement. Il n'avait pas fermé l'oeil depuis dix
+jours.
+
+Le soir, je comptai cent louis à M. Dupuytren plus les frais de poste de
+son voyage, et dix louis à son aide. Je lui donnai, de plus, un joli
+voile de dentelle, en le priant de l'offrir de ma part à Mlle Boyer,
+qu'il devait, disait-il, épouser dans quelques jours. Mais le mariage
+n'eut pas lieu. M. Dupuytren se brouilla avec M. Boyer, son maître et
+son bienfaiteur, n'épousa pas sa fille et garda mon voile.
+
+
+
+
+IV
+
+M. de La Tour du Pin se remettait à peine de l'opération qu'il venait de
+subir. Il ne marchait même pas encore, lorsqu'un matin, ou, pour mieux
+dire, une nuit, un exprès de M. Malouet apporta la nouvelle de l'entrée
+dans l'Escaut de la flotte anglaise, forte de plusieurs vaisseaux de
+haut bord et d'une multitude de bâtiments de transport. À la pointe du
+jour, le télégraphe l'avait apprise à Paris, d'où Napoléon était absent.
+L'archichancelier Cambacérès mit une grande activité à réunir des
+troupes. Tous les détachements furent transportés en poste. Il en
+résulta une activité et un mouvement prodigieux. Les Anglais, au lieu de
+prendre Anvers et détruire nos arsenaux et nos chantiers, comme cela
+leur eût été facile, s'amusèrent à assiéger Flessingue. Ils laissèrent
+ainsi le temps à Bernadotte de rassembler une armée composée de gardes
+nationales et des garnisons de quelques places. On peut lire les détails
+de cette ridicule tentative des Anglais dans tous les mémoires du temps.
+M. de La Tour du Pin n'avait rien à faire avec le militaire. Il réunit
+cependant toute la garde nationale du département de la Dyle, mais on
+l'accusa dans la suite d'y avoir mis de la lenteur, comme on le verra
+plus loin.
+
+Je rapporterai ici une petite anecdote personnelle assez singulière.
+
+Nous étions si animés par l'intérêt qu'inspirait cette expédition, que
+nous allions presque tous les jours à Anvers. À cette époque, le chemin
+de fer n'existait pas. Nous avions donc échelonné sur la route, comme
+relais, trois chevaux de tilbury. L'un d'eux se trouvait à Malines. Nous
+partions de Bruxelles à 5 heures du matin. À 8 heures nous arrivions à
+Anvers, où nous déjeunions avec M. Malouet, et à midi nous étions de
+retour à Bruxelles pour le courrier. Un jour, pendant le trajet, nous
+prenions une tasse de café chez l'archevêque de Malines, de Pradt, et
+dans la conversation, qui avait pour objet cette fameuse expédition des
+Anglais, l'archevêque nous dit: «Ce lord Chatham n'est qu'une bête. Au
+lieu d'entrer dans l'Escaut, d'où il ne sait plus comment sortir, il
+aurait dû descendre à Breskens et débarquer ses troupes là où nous
+n'avions pas un homme à leur opposer. Il aurait alors mis une partie de
+la Belgique à contribution: à Bruges, à Gand, à Bruxelles, etc.» M. de
+Pradt n'oublia aucun détail de ce plan de campagne. Il traça la route
+qu'on aurait dû suivre, stipula les sommes, les argenteries qu'on aurait
+prises, les églises, les caisses que l'on aurait pu piller, et termina
+en s'écriant: «Et qu'aurait-il fait, lui, là-bas, au fond de
+l'Allemagne?» Tout cela, dit sur un ton cavalier et décidé, peu en
+harmonie avec l'habit ecclésiastique, me parut si comique, qu'en
+rentrant à Bruxelles je me mis à l'écrire à ma tante, à ce moment à
+Mouchy, auprès de Mme de Poix. Ma lettre n'arriva pas à destination, et
+je dirai plus bas ce qu'elle devint.
+
+Les gardes nationales des Vosges et des départements de l'Est, arrivées
+en poste de leurs montagnes, furent envoyées dans l'île de Walcheren, où
+bientôt la fièvre les attaqua plus vivement que les Anglais. Au bout de
+huit jours, les hôpitaux d'Anvers, de Malines, de Bruxelles, regorgèrent
+de malades. M. de La Tour du Pin en installa un dans le nouveau dépôt de
+mendicité, qu'on venait d'établir près de Bruxelles, dans l'abbaye de la
+Cambre. La popularité dont il jouissait dans toutes les classes se
+montra, en réponse à un appel personnel qu'il adressa au public pour
+l'engager à contribuer par des dons à l'installation de l'hôpital. En
+vingt-quatre heures, 300 matelas, 400 paires de draps, etc., furent
+déposés à la préfecture et transportés de là à la Cambre. Je visitai,
+quelques jours après, l'hôpital ainsi improvisé. Les malades étaient
+tous de jeunes conscrits. Dans une salle de cent lits, on ne voyait pas
+un visage qui eût plus de vingt ans. Le spectacle était affligeant.
+
+Les ennemis de mon mari ne manqueront pas, le général Chambarlhac en
+tête, de tâcher de le desservir, au retour de l'Empereur, en prétendant
+que la garde nationale de Bruxelles n'avait pas marché à Anvers par la
+faute du préfet. M. Malouet venait d'être nommé conseiller d'État, et
+l'avertit des intrigues que l'on fomentait, contre lui. Le duc de
+Rovigo, entre autres, poussait au déplacement de M. de La Tour du Pin
+pour une raison personnelle. Il avait envoyé à Bruxelles Mme Hamelin,
+célèbre intrigante et femme perdue de moeurs, pour engager M. de La Tour
+du Pin à négocier le mariage de son beau-frère, M. de Faudoas, avec Mlle
+de Spangen, depuis Mme Werner de Mérode. Mon mari s'y refusa absolument
+et mit ainsi obstacle à l'union de cette jeune personne avec un très
+mauvais sujet. Elle lui en a conservé une vive et durable
+reconnaissance.
+
+L'Empereur fit une course en Belgique, mais il passa quelques heures
+seulement à Laeken. Mon mari s'y rendit et demanda une audience
+particulière. Avant qu'elle n'eût lieu, on annonça le corps de ville et
+l'état-major de la garde nationale. Napoléon, sur les rapports qui lui
+avaient été faits, les traita très durement. Le chef de la garde
+nationale, dont j'ai oublié le nom, chercha à se justifier en attaquant
+le préfet. Alors un jeune sous-lieutenant de la garde, sortant du groupe
+des officiers, dit hardiment: «Je demande la permission à Votre Majesté
+de démentir tout ce que Monsieur vient de dire.» Puis, entrant en
+matière, il expliqua tout ce qui s'était passé avec une hardiesse et une
+lucidité dont l'Empereur fut charmé. Il l'écouta jusqu'au bout sans
+l'interrompre. Quand il eut fini, il le frappa sur l'épaule et dit:
+«Vous êtes un brave petit homme. Qui êtes-vous?--«Chef du bureau de la
+garde nationale à la préfecture.»--«Votre nom?»--«Loiseau.» L'Empereur,
+se retournant alors vers les accusateurs, prononça ces paroles: «Tout ce
+qu'il a dit est la vérité.» En rentrant dans son cabinet, il fit appeler
+M. de La Tour du Pin, et l'écouta avec bienveillance, d'irrité qu'il
+était auparavant.
+
+Le soir même, Loiseau recevait un brevet de sous-lieutenant dans un
+régiment, et se mettait en route le lendemain pour rejoindre son corps.
+Le pauvre garçon a pris part depuis à toutes les campagnes. À la
+dernière, il eut la figure fracassée. Je crois qu'il en est mort.
+
+Je connaissais depuis ma première jeunesse Casimir de Montrond, dont on
+a tant parlé et si diversement. Sa mère était amie de couvent de ma
+tante, Mme d'Hénin, et quoique leurs existences fussent bien
+différentes, elles avaient conservé de l'amitié l'une pour l'autre. M.
+de La Tour du Pin avait en outre fort protégé le jeune Casimir au moment
+de son entrée au service. Nos relations avec lui revêtaient donc le
+caractère d'une véritable cordialité, lorsque nous nous rencontrions de
+loin en loin. Il venait d'aller à Aix-la-Chapelle pour retrouver la
+princesse Borghèse avec qui il paraissait être très bien. À son retour,
+il trouva à Anvers ni plus ni moins que Napoléon. Je ne sais pas ce qui
+se passa, mais le lendemain, comme nous déjeunions, on me remit un
+billet de M. de Montrond, ainsi conçu: «Excusez-moi de ne pas venir vous
+demander une tasse de thé, à cause de deux gendarmes qui veulent bien me
+conduire au château de Ham.» Mon mari se rendit aussitôt à l'hôtel de
+Bellevue, où on le gardait étroitement, et le vit monter en voiture pour
+Ham. On le retint là prisonnier, je crois, près de deux ans. Son ami
+intime, M. de Talleyrand, ne s'en embarrassa guère.
+
+
+
+
+V
+
+Vers la fin de l'hiver de 1810 à 1811, nous allâmes, M. de La Tour du
+Pin et moi, passer deux mois à Paris pour y accompagner notre fils
+Humbert, qui partait pour Florence. Ma soeur Fanny était à Paris avec ses
+deux enfants, dont le dernier, la petite Hortense, n'avait que trois
+mois. C'est au retour d'un long voyage fait en Allemagne en compagnie de
+son mari, le général Bertrand, et au cours duquel elle versa plusieurs
+fois, qu'elle accoucha. Peu de temps avant ses couches, elle avait passé
+quelques jours à Bruxelles avec moi. Le général Bertrand accompagnait
+l'Empereur dans une visite des abords d'Anvers. À un moment donné, il
+roula avec son cheval au bas d'une digue. L'Empereur lui cria du haut du
+talus: «Avez-vous la jambe cassée?»--«Non, Sire.»--«Eh! bien, allez chez
+votre belle-soeur, à Bruxelles. Vous me rejoindrez à Paris.» Ils
+restèrent chez nous, l'un et l'autre, jusqu'au jour où Fanny, étant déjà
+dans le neuvième mois de sa grossesse, se décida à partir pour aller
+accoucher à Paris.
+
+Nous avions laissé à Bruxelles Mme d'Hénin, mes filles[181] et M. de
+Lally, qui passait pour _un prisonnier anglais_. Il était très intéressé
+à ne pas perdre cette qualité, afin de conserver une pension de 300
+livres sterling que lui payait, à ce titre, le gouvernement anglais, je
+n'ai jamais su pourquoi.
+
+Je retrouvai à Paris Mme de Bérenger. Elle logeait dans la maison même
+où nous avions un appartement. Je la voyais tous les jours, à Bruxelles,
+lorsqu'elle se trouvait chez son père, le comte de Lannoy. Ce dernier
+était sénateur. Quand il allait siéger à Paris, sa fille l'accompagnait.
+Mme de Bérenger, Mme de Levis et Mme de Duras étaient les trois
+prêtresses du temple où l'on déifiait M. de Chateaubriand. Il se
+laissait flatter, aimer, admirer etc., par ces trois femmes avec une
+exagération dont le spectacle me paraissait véritablement burlesque.
+Également jalouses l'une de l'autre, sous les apparences d'une intime
+amitié, elles ne perdaient pas une occasion de se déprécier
+réciproquement aux yeux du dieu qui avalait leur encens avec une rare
+complaisance.
+
+Mon séjour à Paris donna à deux d'entre elles, Mmes de Duras et de
+Bérenger, l'espoir que j'accepterais de les éclairer mutuellement sur la
+dose de soins que le grand homme accordait à l'autre. Mais elles
+n'obtinrent rien de ma discrétion.
+
+Mme de Duras me trouva un matin lisant un volume que M. de Narbonne
+m'avait prêté. C'était le tout premier ouvrage[182] de M. de
+Chateaubriand, écrit à son retour d'Amérique, dans des idées
+révolutionnaires et irréligieuses très accentuées. Il l'avait publié en
+Angleterre à très peu d'exemplaires et avait ensuite fait tout son
+possible pour les retrouver et les brûler. On ne connaissait pas
+l'ouvrage à Paris, et l'exemplaire que je lisais était peut-être le seul
+qui y fût parvenu. Mme de Duras, en apprenant ce que je lisais, se jeta
+sur moi comme une lionne pour m'arracher le livre. Je m'assis dessus, et
+elle ne put parvenir à s'en emparer par la force. Ma pauvre amie se mit
+alors à mes genoux et me conjura, en versant des larmes, de lui donner
+le volume. Je résistai à ses instances, et elle me quitta furieuse et
+désespérée. On aurait dit une vraie scène de mélodrame.
+
+Une autre de mes lectures fut aussi bien curieuse et intéressante.
+C'était celle des _Mémoires_[183] de Mme de La Rochejaquelein. Elle
+avait confié son manuscrit à M. de Talleyrand pour le remettre à
+Napoléon, qui désirait le lire. Par une sorte de défiance du duc de
+Rovigo, alors ministre de la police, M. de Talleyrand ne voulut pas se
+dessaisir du manuscrit original et en dicta lui-même le texte à un
+secrétaire, et c'est cette copie remise à l'Empereur, et annotée par
+celui-ci au crayon, qu'il me prêta[184]. On y voyait tantôt des phrases
+soulignées, tantôt des points d'exclamation à la marge, des: «Bien!...
+beau!... superbe!... oh! oh!... héros de l'Arioste!... etc.» On
+s'imaginait volontiers que le vers: «Si je n'étais César...[185]» était
+venu à la pensée du souverain. Je ne saurais dire l'intérêt que cette
+lecture eut pour moi.
+
+Mon cher Humbert partit pour Florence. Ce départ, prologue d'une longue
+absence, me fut bien sensible. Vous possédez, cher Aymar[186], les trois
+cent cinquante lettres qu'il m'a écrites dans sa trop courte vie.
+J'étais son amie autant que sa mère. Son éloignement me causa une
+douleur que chacune de ses lettres renouvelait. Aussi désirais-je
+vivement retourner tout de suite à Bruxelles. Mais mon mari trouvait
+convenable de ne pas quitter Paris avant les couches de l'Impératrice,
+attendues d'un moment à l'autre.
+
+Un soir, on me pria au spectacle donné aux Tuileries, dans une petite
+galerie où avait été construit un théâtre. On se réunissait dans le
+salon de l'Impératrice. L'Empereur vint droit à moi. Avec une extrême
+bienveillance, il me parla d'abord de mon fils[187], puis s'écria sur la
+simplicité de ma robe, sur mon bon goût, sur mon air si distingué, et
+cela à la grande surprise de quelques dames couvertes de diamants, qui
+se demandaient quelle pouvait bien être cette nouvelle venue. En entrant
+dans la galerie, on me plaça sur une banquette très rapprochée de
+l'Empereur. Des acteurs admirables jouèrent _L'Avocat Patelin_[188]. La
+pièce, très comique, amusa singulièrement Napoléon. Il riait aux éclats.
+La présence du grand homme ne m'empêcha pas d'en faire autant. Cela lui
+plut beaucoup, comme il le dit après, en se raillant des dames qui
+avaient cru devoir garder leur sérieux.
+
+On considérait comme une grande faveur d'être invité à ce spectacle.
+Cinquante femmes au plus y assistaient.
+
+
+
+
+VI
+
+Enfin, l'Impératrice commença à souffrir dans la soirée du 19 mars. Mme
+de Trazegnies, à ce moment à Paris, se rendit aux Tuileries et y passa
+la nuit avec tout le service, les grands dignitaires, etc. Le lendemain,
+vers 8 ou 9 heures, je courus chez elle, rue de Grenelle, à quatre
+portes de nous. Nous causions, M. de. La Tour du Pin et moi, avec M. de
+Trazegnies, qui avait été aux nouvelles aux Tuileries, quand arriva sa
+femme, aussitôt assaillie par nos questions. Grosse elle-même elle était
+harassée. Elle nous raconta que l'Empereur était entré dans le salon de
+service où elle se trouvait avec ses compagnes, et leur avait dit:
+«Mesdames, vous pouvez aller chez vous deux ou trois heures. Le travail
+de l'Impératrice est suspendu. Elle s'est endormie, et Dubois[189]
+annonce qu'elle accouchera vers midi seulement.» Sur cela chacun s'en
+fut de son côté. Mme de Trazegnies venait déjà de détacher son
+manteau--car on était en habit de cour--lorsque le premier coup de canon
+des Invalides se fit entendre. Aussitôt elle redescendit au plus vite et
+remonta dans sa voiture. Nous allâmes dans la rue. Les voitures étaient
+arrêtées. Les marchands sur le seuil de leurs boutiques, les habitants
+aux fenêtres, comptaient les coups. On entendait ces mots à demi-voix:
+«Trois, quatre, cinq, etc.» Une minute à peu près s'écoulait entre
+chaque coup. Après le vingtième, il y eut un silence profond. Mais, au
+vingt et unième, des cris spontanés et très naturels de: «Vive
+l'Empereur!» éclatèrent. Quelques instants plus lard, nous fûmes témoin
+de l'accident arrivé à Victor Sambuy, dont le cheval s'abattit en
+tournant dans la rue Hillerin-Bertin. Il était premier page, et chargé
+de porter au Sénat la nouvelle de la naissance du roi de Rome, mission
+qui devait lui valoir 10,000 francs de rente. Comme il descendait le
+pont Royal, voyant la rue du Bac embarrassée, il crut bien faire en
+prenant le plus long. Sa chute lui donna une terrible secousse; mais il
+ne perdit pas connaissance et put dire: «Remettez-moi à cheval.» Puis il
+but un verre d'eau-de-vie et se remit au galop à la poursuite de ses
+10,000 francs.
+
+Le soir, je dînai chez ma soeur[190], où l'on vint nous dire que le
+nouveau-né serait ondoyé à 9 heures et que les dames présentées
+pouvaient assister à la cérémonie.
+
+Nous y allâmes, Mme Dillon, ma soeur et moi. On nous fit entrer par le
+pavillon de Flore et traverser tout l'appartement jusqu'à la salle des
+Maréchaux. Les salons étaient pleins de tout le monde de l'Empire,
+hommes et femmes. On se pressa pour tâcher d'être sur le bord du
+passage, maintenu libre par des huissiers, où devait défiler le cortège
+pour descendre à la chapelle. Nous avions savamment manoeuvré pour nous
+trouver sur le palier de l'escalier et pouvoir nous mettre à la suite du
+nouveau-né. Nous jouissions, de ce point, du spectacle incomparable
+donné par les vieux grognards de la vieille garde, rangés en faction un
+sur chaque marche et tous la poitrine décorée de la croix. Tout
+mouvement leur était interdit, mais une vive émotion se peignait sur
+leurs mâles visages, et je vis des larmes de joie couler de leurs yeux.
+L'Empereur parut à coté de Mme de Montesquiou, qui portait l'enfant[191]
+à visage découvert, sur un coussin de satin blanc couvert de dentelles.
+J'eus le temps de le bien voir, et la conviction m'est toujours restée
+que cet enfant-là n'était pas né le matin. C'est un mystère bien inutile
+à éclaircir, puisque celui qui en est l'objet a fourni une aussi courte
+carrière. Mais j'en fus troublée et préoccupée, sans assurément en faire
+part à personne, si ce n'est à mon mari.
+
+
+
+
+CHAPITRE XIV
+
+I. Louis Napoléon abandonne le trône de Hollande. L'administration de M.
+de Celles.--Le conseiller d'État Réal offusqué par le salon de Mme de La
+Tour du Pin.--Marie-Louise à Laeken.--Grande animosité de M. de
+Pradt.--Le commissaire de police Bellemare.--Les prêtres non
+concordataires.--II. Débuts de la campagne de Russie. Mouvements de
+troupes et réquisitions.--La précaution du géographe Lapic.--Les deux
+Robiano.--Mlle Charlotte de La Tour du Pin.--M. de Liedekerke fait
+demander sa main.--Humbert est nommé sons-préfet de Sens.--III.
+Destitution du préfet de Bruxelles.--Mme de La Tour du Pin part pour
+Paris.--La demande d'audience.--Conversation avec l'Empereur.--Surprise
+de M. de Montalivet.--M. de La Tour du Pin nommé préfet d'Amiens.--Au
+cercle de la cour.--L'amabilité de Napoléon.--IV. Les derniers jours
+passés à Bruxelles.--Regrets de la population.--Mariage de Mlle
+Charlotte de La Tour du Pin.--Un beau trait de M. de Chambeau.
+
+
+
+
+I
+
+Peu de jours après, nous retournâmes à Bruxelles, où l'Empereur
+s'annonça pour le printemps. Son frère Louis avait déserté le trône de
+Hollande, où la main de fer de Napoléon l'empêchait de faire le bien
+qu'il entrait dans ses intentions de réaliser. Il a laissé dans ce pays,
+comme je le tiens du roi Guillaume[192] lui-même, un souvenir très
+honorable. On appréciait tout autrement l'administration de M. de
+Celles, gendre de Mme de Valence, dont la mémoire là-bas est restée en
+horreur. L'Empereur le plaça comme préfet à Amsterdam, où il fit tout le
+mal dont un homme, joignant l'esprit à la méchanceté, est capable quand
+il est sans principes.
+
+Ce fut vers le printemps de cette année 1811, autant que je m'en
+souviens, que nous eûmes la visite, toujours redoutée des préfets, d'un
+conseiller d'État en mission, espèce d'espion d'une catégorie relevée,
+décidé à trouver des torts même chez ceux qu'il ne pouvait s'empêcher
+d'estimer. M. Réal tomba en partage à M. de La Tour du Pin, qui
+reconnut, dès sa première visite, qu'il tâcherait de lui faire tout le
+mal possible. Nous lui donnâmes, pendant son séjour, un dîner suivi
+d'une réception. J'avais dit aux dames qui me témoignaient de la
+bienveillance qu'elles me feraient plaisir en venant passer la soirée
+chez nous. En rentrant après le dîner, dans le grand salon, nous y
+trouvâmes réunies les personnes les plus distinguées--femmes et
+hommes--de la société de Bruxelles. M. Réal fut stupéfait des noms, des
+manières, des parures. Il ne put se contenir et dit à M. de La Tour du
+Pin:--«Monsieur, voilà un salon qui m'offusque terriblement.» À quoi mon
+mari répondit: «J'en suis fâché; mais heureusement il ne fait pas le
+même effet à l'Empereur.»
+
+Napoléon vint en Belgique vers la fin de l'été avec l'Impératrice. Il ne
+s'arrêta pas à Bruxelles. Mais, comme Marie-Louise continuait à être
+très souffrante depuis ses couches, il la laissa au château de
+Laeken[193]. On nous invita à y venir tous les jours passer la soirée et
+jouer au loto. Cela dura environ une semaine, et fut très ennuyeux.
+L'Impératrice se montra d'une insipidité dont elle ne se départit pas.
+Chaque jour, elle me disait la même chose, en me donnants son pouls à
+tâter: «Croyez-vous que j'aie la fièvre?» Je lui répondais
+invariablement: «Madame, je ne m'y connais pas.» Quelques hommes se
+trouvaient là pour causer un peu pendant qu'on prenait le thé, entre
+autre le maréchal Mortier, M. de Béarn. Le duc d'Ursel, en sa qualité de
+maire, était chargé de proposer les promenades du matin, selon le temps.
+Marie-Louise, un jour qu'elle visitait le musée, avait eu l'air de
+remarquer un beau portait de son illustre grandmère Marie-Thérèse. Le
+duc d'Ursel lui proposa de le placer à Laeken, dans son salon. Mais elle
+répondait: «Ah! pour cela, non; le cadre est trop vieux.» Une autre
+fois, il lui indiqua, comme but de promenade intéressante, la partie de
+la forêt de Soignes connue sous le nom de pèlerinage de l'archiduchesse
+Isabelle, dont la sainteté et la bonté sont restées dans le coeur du
+peuple. Elle répliqua qu'elle n'aimait pas les bois. En somme, cette
+femme insignifiante, si indigne du grand homme dont elle partageait la
+destinée, semblait prendre à tâche de désobliger, autant qu'il était en
+son pouvoir, ces Belges dont les coeurs étaient si disposés à l'aimer. Je
+ne l'ai plus revue que détrônée, mais toujours aussi dépourvue d'esprit.
+
+M. de Talleyrand vint, dans l'été de 1811, présider le collège électoral
+appelé à élire un sénateur et deux députés au Corps législatif. Du
+moins, il me semble que c'était cela, car je brouille un peu dans ma
+tête les diverses constitutions. Il arriva avec un grand train de maison
+et donna plusieurs dîners dans le bel appartement de l'hôtel d'Arenberg,
+mis à sa disposition par le duc, l'aveugle. On le retrouva, dans cette
+occasion, avec toutes ses grandes et charmantes manières. Elles
+contrastaient d'une façon bien comique avec celles de l'archevêque de
+Malines, qui avait l'air de Scapin en soutane violette.
+
+L'Empereur, à son dernier passage à Malines, avait interpellé devant
+tout le monde M. de Pradt sur le plan de campagne qu'il avait imaginé
+pour remplacer celui de lord Chatham. Cela confirma M. de Pradt dans la
+pensée que j'étais coupable de l'avoir dénoncé à la suite du
+déjeuner[184] qu'il nous offrit chez lui, à Malines, un matin, à mon
+mari et à moi, pendant l'expédition des Anglais à l'île de Walcheren,
+déjeuner au cours duquel il nous développa avec détail ce plan.
+
+L'Empereur aimait que chacun fît son métier. Aussi ne manqua-t-il pas de
+se moquer impitoyablement du projet d'invasion archiépiscopal. M. de
+Pradt me prit donc en horreur. Il en parla à M. de Talleyrand qui, de
+son côté, se railla et de lui et de son idée de mon espionnage. Cette
+plaisanterie dura pendant les quatre jours de la représentation du
+prince vice-grand Électeur--titre, je crois, des fonctions attribuées à
+M. de Talleyrand. Cela contribua à exaspérer l'archevêque et acheva de
+l'aigrir, non pas seulement contre moi, la chose m'eût été assez
+indifférente, mais également contre mon mari. Aussi mit-il le plus grand
+acharnement à lui nuire, et je ne pense pas me tromper en attribuant aux
+efforts de M. de Pradt et à ceux du commissaire général de police
+Bellemare, la destitution de M. de La Tour du Pin. Quoi qu'il en soit,
+ils étaient capables l'un et l'autre d'en être la cause. Bellemare,
+commissaire général de police dans les départements belges limitrophes
+de celui de la Dyle, n'était jamais parvenu, en dépit de toutes ses
+instances, à englober ce dernier dans sa juridiction. Il s'entendait
+parfaitement avec l'archevêque pour faire arrêter les prêtres peu
+attachés au gouvernement et qui refusaient de reconnaître le concordat.
+Plusieurs avaient déjà été transférés dans les prisons du château de
+Ham. On racontait qu'un jour Bellemare réclamait à l'archevêque
+quelques-uns des prêtres réfugiés dans son diocèse. Celui-ci lui
+répondit: «Vous en voulez huit? Je vous en donnerai quarante-cinq.» Le
+chef de ces prêtres, nommé Steevens, leur conseil et leur appui, se
+cachait dans le département de la Dyle où, il faut en convenir, M. de La
+Tour du Pin ne le cherchait pas fort activement. Il n'eût pas manqué de
+le faire cependant, s'il avait estimé que tel était son devoir, mais ces
+persécutions lui paraissaient de nature à nuire au gouvernement, au lieu
+de le servir.
+
+
+
+
+II
+
+Vers le milieu du printemps, en 1812, nous commençâmes à voir passer des
+troupes en route pour l'Allemagne. Plusieurs régiments de la jeune garde
+vinrent à Bruxelles et y séjournèrent. D'autres ne faisaient que
+traverser la ville en poste. Des instructions arrivaient prescrivant de
+rassembler des chariots de fermiers attelés de quatre chevaux. Parfois
+on recevait l'ordre le matin seulement, et il fallait que le soir même
+quatre-vingts ou cent chariots fussent rassemblés, pourvus de fourrages
+pour deux jours. Les gendarmes galopaient dans tous les sens pour
+avertir les fermiers. Ceux-ci, obligés de quitter leurs charrues, leurs
+travaux, étaient de fort mauvaise humeur. Mais qui aurait osé résister?
+La pensée n'en serait venue à personne, depuis Bayonne jusqu'à Hambourg.
+Nous donnâmes quelques collations solides à des corps d'officiers qui
+arrivaient à 10 heures du soir pour repartir à minuit. Sans doute, bien
+peu de ces braves gens seront revenus de cette funeste campagne.
+
+On était peu préparé à la pensée que l'armée française pût aller à
+Moscou. Aussi, lorsque M. de La Tour du Pin, à son retour d'un voyage de
+quelques jours à Paris, rapporta une belle carte d'Allemagne, de Pologne
+et de Russie, nous nous étonnâmes que Lapic eût ajouté sur la marge un
+petit carré de papier où était Moscou. La carte n'allait pas jusqu'au
+méridien de cette ville, et lorsque, attachée sur la tenture du salon,
+on l'examinait, chacun ne manquait pas de prétendre que cette précaution
+du géographe semblait bien inutile. C'était un pronostic!
+
+Pendant la courte absence de mon mari, j'eus l'occasion d'appliquer une
+certaine décision subite qui m'a réussi plusieurs fois dans la vie. Un
+matin, avant déjeuner, je vis entrer, pâle, tout troublé, le conseiller
+de préfecture remplissant les fonctions de préfet par intérim. Il tenait
+dans la main trois ou quatre nominations de sous-lieutenants et
+d'auditeurs. Parmi elles, entre autres, s'en trouvait une pour chacun
+des deux messieurs de Robiano: pour le cadet, celle de sous-lieutenant
+dans un régiment partant pour l'année, et pour son frère aîné, celle
+d'auditeur. Le sous-lieutenant était marié et avait deux jeunes enfants.
+Quelle désolation dans cette famille. Sans perdre un instant, je pris
+mon parti. Je courus chez la mère Robiano, je lui apprends cette funeste
+nouvelle, et je lui dis: «Il est 9 heures; partez à midi pour Paris avec
+votre belle-fille. Allez trouver M. de La Tour du Pin. Que votre fils
+aîné vous accompagne; qu'il accepte la nomination de sous-lieutenant
+pour que son frère reste.» La pauvre femme n'avait pas bougé de
+Bruxelles depuis quarante ans. La jeune Mme de Robiano se rangea de mon
+avis, et à midi toutes deux se mettaient en route. Elles obtinrent que
+le jeune père de deux garçons resterait dans sa famille. Combien ces
+pauvres femmes m'ont souvent remerciée depuis de la détermination que je
+les avais amenées à prendre.
+
+Pendant les derniers mois de cette même année, le jeune de
+Liedekerke[195] faisait une cour assidue à ma fille aînée Charlotte.
+Âgée, à cette époque, de seize ans, elle était très grande, et, sans
+être jolie, avait l'air éminemment distingué. C'était une _noble
+demoiselle_ dans toute l'acception du terme. Son esprit à la fois vif et
+raisonnable, sa compréhension, sa mémoire, avaient été au-devant du
+maternel intérêt avec lequel je m'étais consacrée à son éducation.
+Quoique déjà fort instruite, sa passion d'apprendre la dominait à un tel
+point qu'il fallait lui ôter ses livres et lui enlever le moyen d'avoir
+de la lumière la nuit, sans quoi elle aurait lu ou écrit jusqu'au jour.
+Cependant on ne pouvait lui reprocher aucune pédanterie, aucune
+prétention. Elle était gaie, originale sans être moqueuse. Les qualités
+de son coeur surpassaient encore celles de son esprit. Charitable par
+religion, serviable pour tous, elle ne laissait échapper aucune occasion
+d'être utile. Ses manières, étaient si aimables et si séduisantes qu'on
+ne lui en voulait pas de sa supériorité.
+
+Le jeune Liedekerke, inspiré par un entraînement du coeur associé à un
+certain esprit de calcul, comprit que Mlle de La Tour du Pin, avec ses
+agréments personnels, son nom et ses alliances, quoique sans fortune,
+convenait mieux à sa propre aisance que quelque bonne Belge bien riche
+et bien obscure. Il déclara à ses parents qu'il n'aurait jamais d'autre
+femme que ma fille. Son père[196] souleva quelques objections. Mais sa
+mère, dans l'espoir que la carrière politique de son fils serait
+favorisée par un mariage qui le sortirait de son pays, obtint le
+consentement de son mari. Le premier de l'an 1813, à 10 heures du matin,
+on m'annonça Mme de Liedekerke[197]. Elle me demanda ma fille pour son
+fils. J'étais préparée à cette demande, que je reçus et que j'accordai
+avec bonheur. Mme de Liedekerke voulut voir ma fille, qu'elle embrassa,
+et il fut convenu que dans six semaines le mariage se ferait. Nous ne
+donnâmes que 2.000 francs de rente à Charlotte, et ma tante, Mme
+d'Hénin, pourvut au trousseau.
+
+Ma fille Cécile se trouvait au couvent des dames de Berlaimont depuis
+six mois pour faire sa première communion. Je lui promis de la reprendre
+le jour du mariage de sa soeur, et dans le même temps nous reçûmes la
+nouvelle qu'Humbert, alors sous-préfet à Florence, venait d'être nommé
+sous-préfet de Sens, département de l'Yonne. Cette nouvelle mit le
+comble à notre satisfaction. Nous ne nous attendions guère à la
+catastrophe qui nous allait atteindre.
+
+
+
+
+III
+
+M. de La Tour du Pin était allé à Nivelles assister au tirage de la
+conscription ou, pour mieux dire, à une nouvelle levée d'hommes
+nécessitée par la continuation de la guerre que l'Empereur avait
+entreprise. Je me trouvais seule chez moi avant le déjeuner, lorsque je
+vis entrer le secrétaire général de la préfecture, la figure renversée,
+qui m'apprit que le courrier de Paris venait d'apporter la destitution
+de mon mari et son remplacement par M. d'Houdetot, préfet de Gand.
+
+Cette nouvelle m'atteignit comme un coup de foudre, car j'y vis, dans le
+premier moment, une cause de rupture pour le mariage de ma fille.
+Cependant, je résolus de ne pas céder sans combattre, et me décidai,
+sans attendre M. de La Tour du Pin, à qui j'envoyai un courrier, de
+partir sur l'heure pour Paris. Je dois à M. de Liedekerke[198] de
+déclarer qu'il monta chez moi avec un empressement, et une chaleur qui
+doivent le surprendre maintenant, s'il se rappelle cette circonstance,
+pour me conjurer, de ne rien changer à nos projets.
+
+Je laissai ma tante et Mme de Maurville emballer tout ce qui nous
+appartenait dans la préfecture, et à 4 heures je me mettais en route
+pour Paris. J'avais eu tant de choses à faire et à régler, en deux
+heures, que j'étais déjà fatiguée lorsque je partis. La nuit passée dans
+une mauvaise chaise de poste et l'anxiété causée par notre nouvelle
+position, me causèrent une fièvre assez forte, avec laquelle j'arrivai à
+Paris à 10 heures du soir, le lendemain. Je descendis chez Mme de Duras,
+que je trouvai sortie. Ses filles venaient de se coucher. Elles se
+levèrent et envoyèrent chercher leur mère. Celle-ci, en rentrant, me
+trouva couchée sur son canapé, exténuée de fatigue. La place lui faisait
+défaut pour me loger. Mais elle avait les clefs de l'appartement du
+chevalier de Thuisy, notre ami commun. Ma femme de chambre et le
+domestique qui m'avaient suivie, allèrent m'y préparer un lit, dans
+lequel je me réfugiai aussitôt, sans y trouver le repos dont j'avais un
+grand besoin. Mme de Duras vint le lendemain de bonne heure avec
+Auvity[199], qu'elle avait envoyé chercher. Il me trouva encore beaucoup
+de fièvre. Mais je lui déclarai qu'il fallait me remettre sur pied coûte
+que coûte et que je devais être en état de me rendre Versailles avant le
+soir. Il me donna alors une potion calmante qui me fit dormir jusqu'à 5
+heures. Je ne sais dans quel état de santé je me trouvais. En tout cas,
+je ne m'en occupai guère.
+
+Je fis venir une voiture de remise, et, vêtue d'une toilette fort
+élégante, j'allai chercher Mme de Duras. Nous partîmes ensemble pour
+Versailles. L'Empereur était à Trianon. Nous descendîmes dans une
+auberge, rue de l'Orangerie, où on nous installa ensemble dans un
+appartement. J'ouvris aussitôt mon écritoire. Mme de Duras, à qui
+j'avais confié seulement mon désir d'avoir une audience de Sa Majesté,
+me voyant prendre une belle grande feuille de papier, puis copier un
+brouillon que j'avais retiré de mon portefeuille, me dit: «À qui
+écrivez-vous donc?»--«À qui? répliquai-je, mais à l'Empereur
+apparemment. Je n'aime pas les petits moyens.»
+
+La lettre écrite et cachetée, nous remontâmes en voiture pour aller la
+porter à Trianon. Là, je demandai le chambellan de service. J'avais pris
+la précaution de préparer pour lui un petit billet. Le bonheur voulut
+que ce fût Adrien de Mun, qui était fort de mes amis. Il s'approcha de
+la voiture et me promit qu'à 10 heures, quand l'Empereur viendrait au
+thé de l'Impératrice, il lui remettrait ma lettre. Il tint sa promesse,
+et fut aussi satisfait que surpris quand, en regardant l'adresse,
+Napoléon dit, se parlant à lui-même: «Mme de La Tour du Pin écrit fort
+bien. Ce n'est pas la première fois que je vois son écriture.» Ces
+paroles confirmèrent mes soupçons que certaine lettre, écrite à Mme
+d'Hénin, qui ne la reçut jamais, et dans laquelle je lui racontais,
+assez plaisamment, le plan de campagne imaginé par l'archevêque de
+Malines pour remplacer celui de lord Chatham, avait été saisie avant
+d'arriver à destination[200].
+
+Après notre course à Trianon, nous revînmes à notre hôtel. Vers 10
+heures du soir, comme nous étions, Claire et moi, à discuter si j'aurais
+mon audience _oui_ ou _non_, le garçon de l'auberge, qui jusqu'alors
+nous considérait comme de simples mortelles, ouvrit la porte tout effaré
+et s'écria:
+
+«--De la part de l'Empereur!»
+
+Au même moment, un homme fort galonné entrait en disant:
+
+«--Sa Majesté attend Mme de La Tour du Pin demain à 10 heures du matin.»
+
+Cette heureuse nouvelle ne troubla pas mon sommeil, et le lendemain
+matin, après avoir avalé un grand bol de café que Claire avait fabriqué
+de ses propres mains, pour me réveiller l'esprit, disait-elle, je partis
+pour Trianon. On me fit attendre dix minutes dans le salon qui précédait
+celui où Napoléon recevait. Personne ne s'y trouvait, ce dont je fus
+bien aise, car j'avais besoin de ce moment de solitude pour fixer le
+cours de mes pensées. C'était un événement assez important dans la vie
+qu'une conversation en tête à tête avec cet homme extraordinaire, et
+cependant je déclare ici dans toute la vérité de mon coeur, peut-être
+avec orgueil, que je ne me sentais pas le moindre embarras.
+
+La porte s'ouvrit; l'huissier, par un geste, me fit signe d'entrer, puis
+en referma les deux battants sur moi. Je me trouvai en présence de
+Napoléon. Il s'avança à ma rencontre et dit d'un air assez gracieux:
+
+«--Madame, je crains que vous ne soyez bien mécontente de moi.»
+
+Je m'inclinai en signe d'assentiment, et la conversation commença. Je ne
+saurais au bout de tant d'années, ayant perdu la relation que j'avais
+écrite de cette longue audience, qui dura cinquante-neuf minutes à la
+pendule, me souvenir de tous les détails de l'entretien. L'Empereur
+chercha, en résumé, à me prouver qu'il avait _dû_ agir comme il l'avait
+fait. Alors, je lui peignis en peu de mots l'état de la société de
+Bruxelles, la considération que mon mari y avait acquise, à l'encontre
+de tous les préfets précédents, la visite de Réal, la sottise du général
+Chambarlhac et de sa femme, religieuse défroquée, etc... Tout cela fut
+débité rapidement, et, comme j'étais encouragée par des airs
+d'approbation, je finis par annoncer à l'Empereur que ma fille allait
+épouser un des plus grands seigneurs de Bruxelles. Sur ce, il
+m'interrompit, posa sa belle main sur mon bras, et me dit:
+
+«--J'espère que cela ne fera pas manquer le mariage, et, dans ce cas,
+vous ne devriez pas le regretter.»
+
+Puis tout en parcourant de long en large ce grand salon où je le suivais
+en marchant à ses côtés, il prononça ces paroles--c'est la seule fois
+peut-être qu'il les ait proférées dans sa vie, et le privilège m'était
+réservé de les entendre:
+
+«--_J'ai eu tort. Mais comment faire?_»
+
+Je répliquai:
+
+«--Votre Majesté peut le réparer.»
+
+Alors il passa la main sur son front, et dit:
+
+«--Ah! il y a un travail sur les préfectures; le Ministre de l'Intérieur
+vient ce soir.»
+
+Il nomma ensuite quatre ou cinq noms de départements, et ajouta:
+
+«--Il y a Amiens. Cela vous conviendrait-il?»
+
+Je répondis sans hésiter:
+
+«--Parfaitement, Sire.»
+
+«--Dans ce cas, c'est fait, dit-il. Vous pouvez aller l'apprendre à
+Montalivet.»
+
+Et avec ce charmant sourire dont on a tant parlé:
+
+«--À présent, m'avez-vous pardonné?»
+
+Je lui répondis de mon meilleur air:
+
+«--J'ai besoin aussi que Votre Majesté me pardonne de lui avoir parlé si
+librement.»
+
+«--Oh! vous avez très bien fait.»
+
+Je lui fis la révérence, et il s'approcha de la porte pour me l'ouvrir
+lui-même.
+
+Je retrouvai, en sortant, Adrien de Mun et Juste de Noailles, qui me
+demandèrent si j'avais arrangé mes affaires. Je leur répondis seulement
+que l'Empereur avait été très aimable pour moi. Sans perdre de temps, je
+remontai en voiture, et prenant Mme de Duras qui, ne pouvant maîtriser
+son impatience, était venue m'attendre dans l'allée de Trianon, nous
+retournâmes à Paris.
+
+Après avoir déposé Mme de Duras à sa porte, j'allai chez M. de
+Montalivet, où j'arrivai vers 2 heures et demie. Il me reçut avec
+amitié, d'un air fort triste, en me disant: «Ah! je n'ai rien pu
+empêcher. L'Empereur est très monté contre votre mari. On lui a fait
+mille contes. On prétend que l'on va chez vous comme à la cour.» Dans le
+but de m'amuser un peu de lui, je répondis: «Mais ne serait-il pas
+possible de replacer mon mari?»--«Oh! fit-il, je n'oserais jamais
+proposer une chose semblable à l'Empereur. Quand il est indisposé,
+justement ou injustement, contre quelqu'un, on a de la peine à le faire
+revenir.»--«Eh! bien,» répliquai-je d'un air un peu cafard, «il faut
+baisser la tête. Cependant, lorsque vous irez ce soir à Trianon pour
+présenter à signer les quatre nominations de préfet...»--«Mais, d'où
+savez-vous cela?» s'écria-t-il avec emportement. Sans avoir l'air de le
+comprendre, j'ajoutai: «Vous proposerez M. de La Tour du Pin pour la
+préfecture d'Amiens.» Il me regarda avec stupéfaction, et je repris tout
+simplement: «L'Empereur m'a chargée de vous le dire.» M. de Montalivet
+poussa un cri, me prit les mains avec beaucoup d'amitié et d'intérêt, et
+en même temps, me regardant des pieds à la tête: «Vraiment, dit-il,
+j'aurais dû deviner que cette jolie toilette-là, le matin, ne m'était
+pas destinée.»
+
+La nomination de M. de La Tour du Pin parut le soir même dans le
+_Moniteur_, et je reçus les compliments des gens de ma connaissance,
+qu'avait affligés la nouvelle de sa disgrâce. Dans le fait, cette
+destitution fut un bonheur pour mon mari, comme on le verra plus tard.
+
+Je restai quelques jours à Paris, où j'attendis le comte de Liedekerke
+et M. de La Tour du Pin, qui vinrent m'y retrouver pour la signature du
+contrat de mariage de nos enfants. À cette époque, il y eut un cercle à
+la cour, et j'y allai avec Mme de Mun. J'étais mise fort simplement,
+sans un seul bijou, contrairement aux habitudes des dames de l'Empire,
+qui en étaient couvertes, et je me trouvai placée au rang de derrière,
+dans la salle du Trône, dépassant de la tête deux petites femmes qui se
+mirent, sans compliment, devant moi. L'Empereur entra, il parcourut des
+yeux ces trois rangs de dames, parla à quelques-unes d'un air assez
+distrait, puis, m'ayant aperçue, il sourit de ce sourire que tous les
+historiens ont tâché de décrire et qui était véritablement remarquable
+par le contraste qu'il présentait avec l'expression toujours sérieuse et
+parfois même dure de la physionomie. Mais la surprise de mes voisines
+fut grande quand Napoléon, tout en souriant, m'adressa ces mots:
+«_Êtes-vous contente de moi, Madame?_» Les personnes qui m'entouraient
+s'écartèrent alors à droite et à gauche, et je me trouvai, sans savoir
+comment, sur le rang de devant. Je remerciai l'Empereur avec un accent
+très sincèrement reconnaissant. Après quelques mots fort aimables, il
+s'éloigna. C'est la dernière fois que j'ai vu ce grand homme.
+
+
+
+
+IV
+
+Je repartis pour Bruxelles, où je désirais vivement retrouver mes
+enfants et où j'avais d'ailleurs mille choses à faire. M. de La Tour du
+Pin passa par Amiens pour préparer notre installation. Il vint ensuite
+me rejoindre, avec mon cher Humbert, de retour de Florence, et qui avait
+reçu à Paris sa nomination à la sous-préfecture de Sens. Qui aurait
+prévu, à ce moment, que dix mois plus tard, il en serait chassé par les
+Wurtembergeois.
+
+Lorsque M. de La Tour du Pin arriva de Bruxelles, dans les derniers
+jours de mars, il me trouva établie avec mes enfants chez le marquis de
+Trazegnies, qui nous avait offert une bonne et cordiale hospitalité. M.
+d'Houdetot avait annoncé, sans délicatesse, qu'il prendrait possession
+de la préfecture le surlendemain même du jour de mon retour à Bruxelles.
+Je désirais qu'il ne trouvât aucun vestige de notre séjour de cinq ans
+dans la maison qu'il allait habiter. Tout ce qui nous appartenait était
+emballé et parti. Quant au mobilier de la préfecture, chaque objet avait
+été remis à la place désignée par l'inventaire. Rien ne manquait. M.
+d'Houdetot prit de l'humeur de cette exactitude, et fut plus sensible
+encore aux regrets que toutes les classes exprimaient hautement du
+déplacement de M. de La Tour du Pin. Il chercha un prétexte pour
+retourner à Gand et y demeurer jusqu'après notre départ, fixé au 2
+avril. Ma fille devait se marier le 1er[201]. Mon mari pouvait dire,
+comme Guzman[202]:
+
+ J'étais maître en ces lieux, seul j'y commande encore.
+
+Il fit donc venir le chef de la police, M. Malaise, et l'engagea à
+empêcher qu'il n'y eût quelque manifestation trop prononcée de la part
+du peuple lors du mariage de notre fille. Le maire, le duc d'Ursel, fixa
+dans le même but une heure avancée de la soirée, 10 heures et demie,
+pour le mariage à la municipalité. Cela n'empêcha pas le peuple de se
+porter en foule dans toutes les rues où nous devions passer et à l'Hôtel
+de Ville, brillamment illuminé. On n'entendait que des phrases de regret
+et de bienveillance à l'adresse de M. de La Tour du Pin. Lorsque nous
+revînmes, après le mariage à l'Hôtel de Ville, chez Mme de Trazegnies,
+nous trouvâmes tous les salons du rez-de-chaussée éclairés, et établie
+dans la rue, sous les fenêtres, pour nous donner une sérénade, une
+troupe nombreuse composée de tous les musiciens de la ville. Mon mari
+fut, comme de raison, fort sensible à ces manifestations de la
+bienveillance publique.
+
+Le lendemain, ma fille se maria dans la chapelle particulière du duc
+d'Ursel. Après un beau déjeuner de parents et d'amis, elle partit avec
+son mari pour Noisy[203], où son beau-père l'avait précédée de quelques
+heures. Je la conduisis jusqu'à Tirlemont. Ce fut une cruelle
+séparation. Il fallait cependant que je parusse heureuse!... J'étais
+bien loin de l'être!... Mon gendre, peu de temps auparavant, avait été
+nommé sous-préfet du chef-lieu, à Amiens. Nous ne devions donc pas,
+grâce au ciel, être longtemps loin l'une de l'autre, Charlotte et moi.
+
+Jusqu'ici, je n'ai plus parlé de M. de Chambeau, notre ami et notre
+compagnon d'infortune pendant notre émigration en Amérique. Il était
+rentré en possession de quelque peu de la fortune qui devait lui revenir
+et avait passé à Bruxelles la plus grande partie de ses jours de
+loisirs. Ses affaires, en effet, l'obligeaient à faire de longs séjours
+dans le midi de la France. Depuis un an, il occupait à Anvers un emploi
+temporaire, il est vrai, mais qui lui assurait de l'avancement. Quand il
+apprit la catastrophe qui nous éloignait si précipitamment de Bruxelles,
+il arriva aussitôt, connaissant le mauvais état de nos affaires, chez M.
+de La Tour du Pin et lui dit: «Vous mariez votre fille et vous perdez
+votre place. J'ai 60.000 francs en valeurs, je vous les apporte. Usez-en
+comme des vôtres.» Il assista au mariage de Charlotte, dont il était le
+parrain.
+
+Au moment où j'écris ces lignes, à Pise, au commencement de 1845, je ne
+sais plus rien de cet excellent homme. Je l'ai revu il y a dix ans à
+Paris. À cette époque, installé dans une petite maison de campagne à
+Épinay, il était tout entier subjugué par deux jeunes servantes qui
+avaient acquis un fâcheux empire sur sa vieillesse. Elles ont pris soin
+d'empêcher qu'il ne se rapprochât de nous. Notre pauvre ami n'existe
+probablement plus.
+
+
+
+
+CHAPITRE XV
+
+I. La société d'Amiens.--La préfecture.--Nos relations dans le
+voisinage.--Les talents de Cécile.--Les réquisitions, les levées
+d'hommes et les gardes d'honneur.--Le général Dupont.--Apparition des
+Cosaques.--Merlin de Thionville et l'enrôlement des prisonniers.--II.
+Course à Mouchy.--Les démêlés de Mme de Duras et de son gendre Léopold
+de Talmond.--«Un homme qui n'avait pas un défaut quoiqu'il eut bien des
+vices».--Conversation avec M. de Talleyrand.--Sa haine contre
+Napoléon.--III. L'auditeur au Conseil d'État de Beaumont.--Ses intrigues
+à Amiens et son expulsion du département.--La fuite d'Humbert de
+Sens.--Dans l'antichambre de M. de Talleyrand.--«Vive le roi!»--La
+distribution des cocardes blanches.--La Révolution biffée de
+l'histoire.--Préparatifs de réception du roi.--M. de Blacas.--Les
+meuniers d'Amiens.--Le _Te Deum_.--Le roi sensible à la bonté du
+dîner.--IV. Procédés peu aimables de la duchesse d'Angoulême.--Le
+dévouement de Mme de Maussion.--Une fête chez le prince de
+Schwarzenberg.--M. de la Tour du Pin rentre dans la diplomatie.--Humbert
+est nommé lieutenant des mousquetaires noirs.
+
+
+
+
+I
+
+Ce fut au mois d'avril 1813 que nous arrivâmes à Amiens, où nous étions
+destinés à voir se dérouler des événements auxquels nous étions loin de
+nous attendre. Nous y trouvâmes notre beau-frère, le marquis de Lameth,
+dont l'amitié nous avait déjà ménagé une réception très favorable de la
+part de la noblesse et des gens en vue de la ville, jusqu'alors fort
+mécontents de leurs préfets.
+
+Les autorités étaient assez mal composées. Au chef-lieu, l'un des hauts
+fonctionnaires, le receveur général, un régicide, venait de se suicider.
+On l'avait remplacé par son gendre, M. d'Haubersaert. Un magistrat, M.
+de La Mardelle, procureur général, ancien officier de hussards, se
+comportait comme s'il n'avait pas changé d'état. Les présidents étaient
+tout à fait communs. Leurs femmes se faisaient remarquer par des
+tournures grotesques, des manières ridicules. Elles appelaient en public
+leurs maris _ma poule_ ou _mon rat_. Comme général commandant la
+division nous avions M. d'Aigremont. Sa femme était jolie et assez bonne
+enfant. Un tel milieu ne pouvait convenir ni à Charlotte, ni à moi, et
+dès le début de mon séjour, je m'arrangeai pour ne composer ma société
+que des gens considérables de l'endroit. Le dépôt du régiment des
+chasseurs de la garde tenait garnison à Amiens. Le major, M. Le
+Termelier, homme très agréable et de la meilleure compagnie, le
+commandait. La famille de Bray, négociants très considérés d'Amiens,
+firent aussi partie de nos relations, ainsi que plusieurs autres
+personnes dont j'ai malheureusement oublié les noms.
+
+La maison affectée à la préfecture était charmante. Elle venait d'être
+remeublée à neuf, avec élégance et avec luxe. Le rez-de-chaussée
+comprenait un appartement complet, où je me logeai avec mon mari. À côté
+se trouvait aussi le cabinet du préfet, communiquant avec les bureaux.
+Le tout donnant sur un magnifique jardin de sept à huit arpents, bien
+planté. Cela nous procurait presque le plaisir d'être à la campagne.
+
+Les premiers jours de l'été se passèrent très agréablement. Nous allions
+souvent dîner dans les environs, chez des voisins qui y résidaient
+pendant la belle saison: Mme d'Hauberville, les Rougé, un M. de Vismes,
+le marquis de Lameth. Ma fille Cécile, âgée à cette époque de treize
+ans, possédait déjà un talent distingué en musique, en même temps qu'une
+voix charmante et très étendue. Je lui avais donné, pendant les cinq ans
+que nous avions passés à Bruxelles, un excellent maître d'italien.
+Originaire de Rome et ne sachant pas le français, il avait habitué ma
+fille à parler le bel idiome romain. Elle s'exprimait dans cette langue
+avec facilité. Charlotte et elle faisaient en outre des lectures non
+seulement en italien, mais également en anglais. Nous nous trouvions
+très bien établis à Amiens, quand nous commençâmes à entendre gronder
+l'orage. On était si confiant dans la fortune de Napoléon, que l'idée ne
+venait à personne d'admettre qu'il eût d'autre ennemi à craindre que les
+frimas qui lui avaient été si fatals pendant la campagne de Russie.
+
+Cependant, après la bataille de Leipzig, commencèrent les réquisitions,
+les levées d'hommes et l'organisation des gardes d'honneur. Cette
+dernière mesure jeta la désolation dans les familles.
+
+M. de La Tour du Pin eut besoin, dans cette circonstance, de toute sa
+fermeté. Il servait le gouvernement de bonne foi, et la pensée de la
+restauration n'avait pas encore surgi dans son esprit. Il ne la
+prévoyait ni ne la désirait. Toutes les fautes et tous les vices, causes
+de la première Révolution, lui étaient encore trop présents à la mémoire
+pour qu'il pût écarter la crainte de voir la famille royale exilée
+ramener avec elle, par faiblesse, des abus de tous genres. Le mot si
+bien justifié: «Ils n'ont rien oublié, ni rien appris!» revenait souvent
+à sa pensée. Cependant il tâchait, autant que possible, d'apporter des
+adoucissements dans l'application de l'organisation des gardes
+d'honneur. C'était parmi les gens riches qu'on trouvait le plus de
+résistance à certaines mesures, et je lui ai souvent entendu répéter:
+«Ils donnent plus volontiers leurs enfants que leur argent.» Dans une
+ville de fabriques de laines, comme Amiens, les réquisitions étaient
+très pesantes, et mon mari redoutait surtout l'avidité et la friponnerie
+des réquisitionnaires.
+
+Le canon de Laon, que nous entendîmes à Amiens, nous donna la première
+pensée de l'envahissement du territoire. Quelques jours plus tard, M.
+d'Houdetot, le préfet de Bruxelles, fuyant devant l'invasion, entra un
+soir dans notre salon au moment même où le receveur général, M.
+d'Haubersaert, qui voyait tout en beau, nous disait qu'il venait de
+recevoir une lettre de Bruxelles, et que la Belgique était à l'abri d'un
+coup de main.
+
+Bientôt après, on signala l'apparition d'un corps de Cosaques, commandé
+par le général Geismar, dans les plaines aux environs de la ville. C'est
+à cette époque que passa à Amiens le général Dupont, sous l'escorte de
+gendarmes. Il avait d'abord été transféré du château de Joux, où
+Napoléon l'avait fait enfermer après la capitulation de Baylen, à la
+citadelle de Doullens. On le conduisait maintenant à Tours, afin qu'il
+ne fût pas délivré par les alliés. Il n'alla pas plus loin que Paris, et
+la sévérité dont il avait été l'objet fit sa fortune.
+
+Les Cosaques s'approchèrent si près d'Amiens qu'on les voyait du clocher
+de la cathédrale. L'escadron de chasseurs en garnison dans la ville,
+commandé par notre aimable major, se porta au-devant d'eux, et leur en
+imposa si bien qu'ils ne reparurent plus.
+
+Ma fille Charlotte attendait le moment de ses couches, et nous n'osâmes
+pas hasarder de la laisser à la préfecture, dans la pensée que si la
+ville était prise, la maison du préfet serait une des premières livrées
+au pillage. Nous l'établîmes dans un appartement, obligeamment mis à
+notre disposition, avec sa soeur Cécile et toi-même, mon cher fils[204].
+On y transporta également la plus grande partie des effets que nous
+avions à la préfecture, où je restai avec mon mari.
+
+Un soir, un homme qui nous était inconnu arriva de Paris. C'était Merlin
+de Thionville. Il avait reçu la mission, disait-il, de former un corps
+franc, et possédait un ordre du ministre de la police, Rovigo, pour
+enrôler dans les prisons tous les individus qui n'y étaient pas détenus
+pour crime capital. Il emmena tous ces vauriens, dont on n'entendit plus
+parler.
+
+
+
+
+II
+
+Ma tante, Mme d'Hénin, était installée pour l'automne au château de
+Mouchy, près de Beauvais, chez son amie la princesse de Poix. Mme de
+Duras s'y trouvait également avec ses filles, et on m'invita à y venir
+passer quelques jours. M. de La Tour du Pin m'engagea à accepter, et me
+demanda de passer par Paris en revenant, pour voir M. de Talleyrand et
+recueillir quelques nouvelles. M. de Talleyrand lui avait fait remettre
+un billet par Merlin de Thionville. Mais ce billet était si
+amphigourique, la réputation du porteur était si mauvaise, que mon mari,
+éloigné de toute intrigue, se souciait peu d'être entraîné, malgré lui,
+dans quelque aventure par M. de Talleyrand qui ne répugnait à rien, et
+qui mettait volontiers en avant les gens, quitte à les abandonner
+ensuite pour se sauver lui-même.
+
+Je partis donc pour Mouchy, où je demeurai trois jours. J'y arrivai deux
+heures avant dîner, et après avoir été voir la bonne princesse de Poix
+et ma tante, je montai chez Mme de Duras. Je la trouvai de très mauvaise
+humeur, et déjà brouillée avec son gendre, Léopold de Talmond[205], à la
+suite de plusieurs scènes ridicules. Ils en étaient arrivés à s'écrire
+des lettres d'explications de quatre pages, _from my own
+apartment_[206], comme dit _le Spectateur_. Elle entama le détail de ses
+griefs, puis me montra une lettre de Léopold, du matin même, dont la
+lecture me convainquit qu'il avait raison d'un bout à l'autre. Je le lui
+dis avec la franchise d'une amitié tendre et sincère. Sa colère se
+tourna alors contre moi, et les deux jours de mon séjour à Mouchy, je
+les employai à lui faire entendre raison, ce à quoi je ne réussis pas.
+Mme de Poix, fort ennuyée des scènes que faisait Mme de Duras dans le
+salon, à table et devant les domestiques, perdit l'espoir de les voir
+cesser quand je lui avouai que mon crédit y avait échoué.
+
+Je partis un matin, après déjeuner, pour retourner à Amiens, en passant
+par Paris. Ne voulant pas y coucher, je descendis dans l'appartement de
+M. de Lally, qui était à Mouchy.
+
+Après le temps nécessaire pour faire une légère toilette, j'allai chez
+M. de Talleyrand, que je trouvai dans sa chambre, et seul. Il me reçut,
+comme toujours, avec cette grâce familière et aimable dont il ne s'est
+jamais départi à mon égard. On a dit de lui beaucoup de mal--il en
+méritait peut-être davantage, quoiqu'on ne soit pas toujours tombé
+juste,--et on aurait pu lui appliquer le mot de Montesquieu sur César:
+«Cet homme qui n'avait pas un défaut, quoiqu'il eût bien des
+vices[207].» Eh! bien, malgré tout, il possédait un charme que je n'ai
+rencontré chez aucun autre homme. On avait beau s'être armé de toutes
+pièces contre son immoralité, sa conduite, sa vie, contre tout ce qu'on
+lui reprochait, enfin, il vous séduisait quand même, comme l'oiseau qui
+est fasciné par le regard du serpent.
+
+Notre conversation, ce jour-là, n'eut rien de particulièrement
+remarquable. Seulement je trouvai qu'il répétait avec une certaine
+affectation que M. de La Tour du Pin était _bien, très bien_, à Amiens.
+Je lui fis part de mon intention de partir le lendemain matin. Il me dit
+de n'en rien faire. L'Empereur était attendu précisément dans la journée
+du lendemain, il le verrait, viendrait me trouver en sortant de chez
+lui, et me laisserait savoir pour quelle heure je pourrais commander mes
+chevaux de poste, ce qui ne serait certainement pas avant 10 heures du
+soir.
+
+Je rentrai chez moi fort ennuyée d'être retenue encore vingt-quatre
+heures à Paris. Après avoir écrit à mon mari pour l'informer de ce
+retard, je tâchai d'occuper ma journée du lendemain en allant déjeuner
+chez ma bonne amie Mme de Maurville, et en faisant quelques visites.
+Paris m'avait paru morne, mais avant qu'il fît nuit, j'entendis quelques
+coups de canon qui annonçaient l'arrivée de l'Empereur. Le grand homme
+rentrait dans sa capitale, mais il y était suivi par l'ennemi!
+
+À 10 heures, mes chevaux étaient attelés et attendaient à ma porte. Le
+postillon commençait à s'impatienter, moi aussi, lorsqu'à 11 heures
+arriva M. de Talleyrand: «Quelle folie de partir par ce froid, dit-il,
+et en calèche encore! Mais où êtes-vous donc ici?»--«Chez Lally.»
+Prenant alors une bougie sur la table, il se mit à regarder les gravures
+pendues dans de beaux cadres autour de la chambre: «Ah! Charles II[208],
+Jacques II[209], c'est cela!» Et il remit le flambeau sur la table. «Mon
+Dieu! m'écriai-je, il est bien question de Charles II, de Jacques II!
+Vous avez vu l'Empereur. Comment est-il? que fait-il? que dit-il après
+une défaite?»:--«Oh! laissez-moi donc tranquille avec votre Empereur.
+C'est un homme fini.»--«Comment fini? fis-je. Que voulez-vous
+dire?»--«Je veux dire, répondit-il, que c'est un homme qui se cachera
+sous son lit!» Cette expression, sur le moment, ne me surprit pas autant
+qu'après la suite de notre conversation. Je connaissais, en effet, la
+haine et la rancune de M. de Talleyrand contre Napoléon, mais jamais je
+ne l'avais encore entendu s'exprimer avec une telle amertume. Je lui fis
+mille questions auxquelles il répondit par ces seuls mots: «Il a perdu
+tout son matériel... Il est à bout. Voilà tout.» Puis, fouillant dans sa
+poche, il en tira un papier imprimé en anglais et, tout en mettant deux
+bûches dans le feu, ajouta: «Brûlons encore un peu du bois de ce pauvre
+Lally. Tenez, comme voue savez l'anglais, lisez-moi ce passage-là.» En
+même temps, il m'indiqua un assez long article marqué au crayon, à la
+marge. Je prends le papier et je lis:
+
+_Dîner donné par le prince régent[210] à Mme la duchesse d'Angoulême_.
+
+Je m'arrête, je lève les yeux sur lui, il a sa mine impassible: «Mais
+lisez donc, dit-il, votre postillon s'impatiente.» Je reprends ma
+lecture. L'article donnait la description de la salle à manger, drapé en
+satin bleu de ciel avec des bouquets de lis, du surtout de table tout
+orné de cette même fleur royale, du service de Sèvres représentant des
+vues de Paris, etc... Arrivée au bout, je m'arrête, je le regarde
+stupéfaite. Il reprend le papier, le plie lentement, le remet dans sa
+vaste poche et dit, avec ce sourire fin et malin que seul il possédait:
+«Ah! que vous êtes bête! À présent partez, mais ne vous enrhumez pas.»
+Et, sonnant, il dit à mon valet de chambre: «Faites avancer la voiture
+de madame.» Il me quitte alors et me crie en mettant son manteau: «Vous
+ferez mille amitiés à Gouvernet de ma part. Je lui envoie cela pour son
+déjeuner. Vous arriverez à temps.»
+
+J'atteignis de si bonne heure Amiens que M. de La Tour du Pin n'était
+pas encore levé. Sans perdre un instant, je lui raconte la conversation
+ci-dessus, qui m'avait préoccupée toute la nuit au point de m'empêcher
+de dormir. Il y trouva l'explication de certaines phrases embarrassées
+de Merlin de Thionville, et me recommanda de garder le secret le plus
+absolu sur ce que j'avais appris, car si c'était par de pareils moyens,
+dit-il, que les Bourbons prétendaient monter sur le trône, ils n'y
+resteraient pas longtemps.
+
+
+
+
+III
+
+Depuis quelques jours, un auditeur au Conseil d'État en mission
+extraordinaire était arrivé à Amiens pour accélérer, déclarait-il, la
+levée des gardes d'honneur. C'était un jeune homme de la plus charmante
+figure et de manières élégantes. Il se nommait M. de Beaumont. Peu à
+peu, on le vit déployer des prétentions exorbitantes. Quoiqu'on ne
+trouvât rien à reprendre ni à blâmer ouvertement à sa manière d'être, M.
+de La Tour du Pin le faisait cependant observer de près, et apprit
+bientôt qu'il avait des conciliabules avec tous les gens les plus
+mauvais de la ville. Notre fils Humbert avait amené de Florence un jeune
+Italien, dont il s'était séparé à Sens, à la suite d'une scabreuse
+affaire de femme. M. de La Tour du Pin le nomma à un emploi dans les
+bureaux de la préfecture, et il donnait des leçons d'italien à mes
+filles. Son intelligence était prodigieuse. On le chargea de suivre les
+faits et gestes de M. de Beaumont. Il ne fut pas long à découvrir ses
+menées contre mon mari et ses liaisons avec tous les anciens terroristes
+de la ville, ainsi que ses relations avec André Dumont, sous-préfet
+d'Abbeville.
+
+M. de La Tour du Pin résolut de se débarrasser de lui. Il le fit mander
+dans son cabinet. Une fois en sa présence, il lui déclara que sa
+conduite était connue; que la tranquillité de la ville était compromise;
+que, comme préfet, il en avait la responsabilité; qu'il entendait que
+dans une heure il eût quitté Amiens, et que dans deux heures il fût hors
+du département. Il ajouta que s'il ne se soumettait pas de bonne grâce,
+deux gendarmes convoqués dans son antichambre allaient s'assurer de sa
+personne. Notre homme fut si surpris de cette déclaration, qu'il n'osa
+pas résister.
+
+En même temps, mon mari prescrivait à Humbert de partir pour Paris, afin
+de recueillir des nouvelles. Mon fils était à Amiens depuis quinze
+jours. Chassé de sa sous-préfecture par les Wurtembergeois, il s'était
+réfugié auprès de nous pour prendre quelque soin de sa santé, compromise
+à la suite d'une pleurésie contractée à Sens et dont il était fort
+malade quand l'ennemi s'approcha de cette ville. Voulant, à tout prix,
+éviter d'être fait prisonnier, il avait au dernier moment quitté Sens au
+milieu de la nuit, suivi de deux soldats malades qu'il avait recueillis
+et soignés à la sous-préfecture. Il se fit hisser sur un cheval, un des
+soldats monta en croupe pour le soutenir, et il partit ainsi par la
+route de Melun, où il arriva presque mourant. Les deux militaires lui
+prodiguèrent tant de soins, qu'au bout de deux jours ils purent le
+mettre dans une voiture et le transporter à Paris, chez Mme d'Hénin, où
+il acheva de se guérir. De là, il vint à Amiens nous rejoindre. Pour
+récompenser ses deux sauveurs, il les fit entrer dans la garde. Il
+devait plus tard les retrouver à Gand.
+
+Humbert arriva à Paris, chez M. de Talleyrand, au moment où celui-ci
+recevait comme hôte l'empereur Alexandre. Il passa la nuit sur une
+banquette que M. de Talleyrand lui avait désignée, en lui enjoignant de
+n'en pas bouger, afin de le trouver sous sa main quand il jugerait à
+propos de le faire repartir pour Amiens. À 6 heures du matin, M. de
+Talleyrand lui frappa sur l'épaule. Humbert le vit coiffé et habillé:
+«Partez, lui dit-il, avec une cocarde blanche, et criez: Vive le roi!»
+
+Humbert n'était pas bien sûr d'être éveillé. Se secouant, il partit
+néanmoins, et arriva à Amiens, où la nouvelle des événements avait déjà
+pénétré, et où M. de La Tour du Pin ne savait trop s'il convenait de
+l'accueillir ou de la repousser. Mais la voix publique ne tarda pas à se
+faire entendre. Les réquisitions, les gardes d'honneur, etc., avaient
+exaspéré toutes les classes. La crainte de l'étranger portait le trouble
+à son comble. Dans un moment, comme par une commotion électrique, les
+cris de: «Vive le roi!» sortirent de toutes les bouches. On se précipita
+dans la cour de la préfecture pour réclamer des cocardes blanches, dont
+Humbert, en quittant Paris, avait rempli tous les coffres de sa calèche.
+La provision en fut bientôt épuisée. J'en réservai néanmoins
+suffisamment pour le corps d'officiers, qui vint avec Le Termelier, leur
+brave major, en tête, les recevoir de ma main. Leurs physionomies,
+néanmoins, démentaient la sincérité de cette démarche, qu'ils faisaient
+à contre-coeur. Un seul d'entre eux, âgé, avec la moustache blanche, me
+dit tout bas: «Je la reprends avec plaisir.» Les plus jeunes étaient
+mornes et tristes. Il leur semblait que la gloire leur échappait.
+
+Dans la journée, quand le bruit de l'arrivée de Louis XVIII se répandit,
+on commença à nous courtiser, M. de La Tour du Pin et moi. Quelques
+jours après, lorsqu'on apprit que le préfet partait pour Boulogne pour
+aller au-devant du roi, que Sa Majesté s'arrêterait à Amiens et qu'elle
+coucherait à la préfecture, un grand nombre de personnes vinrent
+m'offrir des objets de toute nature susceptibles d'orner ou d'embellir
+la maison: qui des pendules, qui des vases, des tableaux, des fleurs,
+des orangers.
+
+M. de Duras, entrant d'année[211], avait traversé la ville pour aller
+au-devant du roi à Boulogne. Malgré tant de bouleversements, il avait
+conservé tous les préjugés, toutes les haines, toutes les petitesses,
+toutes les rancunes d'autrefois, comme s'il n'y avait pas eu de
+révolution, et répétait certainement dans son for intérieur ce propos
+que nous lui avions entendu tenir dans sa jeunesse, quoiqu'il l'ait
+désavoué depuis: «Il faut que la canaille sue.»
+
+M. de Poix s'était aussi mis en route pour Boulogne, mais il s'arrêta à
+Amiens, fort préoccupé de la réception que lui ferait le roi, à cause de
+Juste de Noailles, son fils, chambellan de l'Empereur, et de sa
+belle-fille, dame du palais de l'Impératrice. J'eus beau lui dire que,
+comme dans tant d'autres familles, il avait payé une terrible dette à la
+Révolution, dont son père et sa mère avaient été les victimes, cela ne
+le rassurait pas. Mais le temps me manquait pour relever son courage, et
+je confiai à ma fille[212] le soin de le sermonner, tandis que
+j'ordonnais l'arrangement de la table de vingt-cinq couverts que le roi
+devait honorer de sa présence. Je me trouvai dans la salle à manger,
+lorsqu'un monsieur y entra et dit quelques mots à mon valet de chambre
+sur un ton qui me déplut. M'étant approchée, je lui demandai sans façon
+de quoi il se mêlait. Il voulut m'en imposer, en déclarant qu'il
+appartenait à la suite du roi. Sa surprise fut grande quand il dut
+constater que j'étais décidée à rester maîtresse chez moi et peu
+disposée à l'y laisser commander. Il s'en alla en grommelant. C'était M.
+de Blacas.
+
+Un mot de M. de La Tour du Pin m'avait annoncé que le roi l'avait reçu
+avec beaucoup de bonté, et qu'il logerait à la préfecture avec Mme la
+duchesse d'Angoulême. Tout était prêt à l'heure dite. Douze jeunes
+demoiselles de la ville, à la tête desquelles se trouvait ma fille
+Cécile, avec sa délicieuse figure de quatorze ans, attendaient pour
+présenter des bouquets à Madame.
+
+La voiture dans laquelle avaient pris place le roi et Madame fut traînée
+par la compagnie des meuniers d'Amiens, qui revendiquèrent cet ancien
+privilège. Ces braves gens, au nombre de cinquante à soixante, tous
+vêtus de neuf, à leurs frais, en drap gris blanc, avec de grands
+chapeaux de feutre blanc, menèrent d'abord la voiture royale à la
+cathédrale, où l'évêque entonna le _Te Deum_. On avait tenu fermées les
+portes de l'église, et on ne les ouvrit que lorsque le roi fut assis
+dans son fauteuil au pied de l'autel. Alors on entendit comme le bruit
+d'une inondation, et dans moins d'une minute, cette église immense fut
+remplie au point qu'un grain de poussière ne serait pas tombé à terre.
+
+En pensant, à l'heure actuelle, à la masse de sottises qui ont précipité
+son frère[213] du trône, je ressens presque de la honte de l'émotion que
+me causa la vue de ce vieillard remerciant Dieu de l'avoir ramené sur le
+trône de ses pères. Madame se prosterna au pied de l'autel en fondant en
+larmes, et tout mon coeur s'unit aux sentiments qu'elle devait éprouver.
+Hélas! cette illusion ne dura pas vingt-quatre heures.
+
+Les fariniers ramenèrent ensuite le roi à la préfecture, où il reçut les
+corps constitués et toute la ville, hommes et femmes, avant le dîner,
+avec cette grâce, cette présence d'esprit, ce charme spirituel qui le
+distinguaient éminemment. À 7 heures, on se mit à table. Le dîner était
+excellent, les vins parfaits, ce à quoi le roi fut singulièrement
+sensible, et ce qui me valut beaucoup de compliments aimables. M. de
+Blacas découvrit alors seulement que cette femme de préfet, avec qui il
+avait cru pouvoir prendre, lui simple gentilhomme provençal, un ton
+léger, se trouvait être une dame de l'ancienne cour. Il fut fort confus
+de sa maladresse et m'entoura de mille cajoleries pour me faire oublier
+son attitude première, sans néanmoins y réussir.
+
+
+
+
+IV
+
+Mon cousin Edward Jerningham et sa charmante femme[214] avaient
+accompagné, d'Angleterre en France, le roi, qui proclamait avec beaucoup
+de grâce qu'Edward avait servi sa cause dans les journaux anglais par
+des écrits qui avaient eu le plus grand succès. Edward pressentait,
+ainsi que sa femme, combien le costume purement anglais de Madame
+déplairait à la cour de Napoléon, réunie à Compiègne pour attendre le
+nouveau souverain. Tous deux se rendaient compte de la nécessité de ne
+pas heurter les sympathies au premier coup d'oeil. À leur instigation,
+j'en parlai à Mlle de Choisy, depuis Mme d'Agoult, dame d'honneur de
+Madame, et à M. de Blacas, qui en entretint le roi. Mais rien ne put
+vaincre l'obstination de cette princesse.
+
+Hélas! ce ne fut pas le seul reproche qu'on eût pu lui adresser pendant
+son court séjour à Amiens.
+
+Le matin de son départ, elle reçut quelques dames que je lui présentai.
+Parmi elles, se trouvait Mme de Maussion, née de Fougerai, femme du
+recteur de l'université, à Amiens, aussi recommandable par ses vertus et
+sa conduite que digne des plus grands respects. Ce dernier terme n'est
+pas exagéré, comme on peut en juger par l'anecdote suivante que je
+racontai à Mlle de Choisy: Enfermée à la Conciergerie en même temps que
+la reine, Mme de Maussion eut l'occasion de s'échapper par suite d'une
+circonstance que je ne puis me rappeler. Elle trouva le moyen de faire
+proposer à la malheureuse princesse de changer de vêtement avec elle et
+de prendre sa place dans son lit, tandis que la reine sortirait de la
+prison. Ce dévouement, admirable de la part d'une jeune femme, âgée
+alors de dix-huit ans, méritait assurément un accueil au moins
+_obligeant_. Elle ne l'obtint pas: Madame ne lui dit pas un mot. Je ne
+sais quel sentiment l'emporta en moi, de la surprise ou de
+l'indignation. En tout cas, je n'ai jamais oublié cet incident, et
+lorsque, après trente ans, j'en évoque le souvenir, il me semble que
+tout ce qui est arrivé depuis est justifié.
+
+Mon gendre[215] cessait d'être Français pour devenir sujet du nouveau
+roi[216] des Pays-Bas, ce même prince d'Orange que j'avais revu en
+Angleterre dans une fortune si peu assurée. Il retourna avec ma fille à
+Bruxelles, dans sa famille, et cette séparation me fut cruelle. Je
+revins à Paris, et nous nous établîmes, mon mari et moi, dans un joli
+appartement, rue de Varenne, n° 6, où notre fils Humbert s'installa
+également.
+
+Le soir même de mon arrivée, j'allai, avec Mme de Duras, à une fête que
+donnait le prince Schwarzenberg, généralissime des troupes
+autrichiennes. Là, je vis tous les vainqueurs, je fus témoin de toutes
+les bassesses dont ils étaient entourés, on pourrait dire accablés.
+
+Quel spectacle curieux pour un esprit philosophique! Tout rappelait
+Napoléon: les meubles, le souper, les gens. La pensée me venait que,
+parmi tous ceux qui étaient là réunis, les uns, quand ils avaient été
+battus, tremblaient devant l'Empereur, que les autres briguaient
+autrefois sa faveur ou seulement son sourire, et que pas un ne me
+semblait digne d'être son vainqueur. Ah! certes, la situation était
+intéressante, quoique profondément triste. Mme de Duras n'y voyait que
+le bonheur d'être femme du premier gentilhomme de la chambre
+d'année[217]. La chute du grand homme, l'envahissement du pays,
+l'humiliation d'être l'hôte du vainqueur, ne paraissaient pas la
+troubler. Pour moi, j'en éprouvais un sentiment de honte, qui n'était
+probablement partagé par personne.
+
+M. de La Tour du Pin prévoyait que la carrière administrative, tout en
+convenant à ses goûts, allait tomber dans une classe inférieure à celle
+où il avait le droit de se placer. Il désira reprendre son rang dans la
+carrière diplomatique, où la Révolution l'avait trouvé. M. de
+Talleyrand, ministre des affaires étrangères, lui proposa la mission de
+La Haye. Le nouveau roi de Hollande le désirait, et M. de La Tour du Pin
+accepta volontiers ce poste, quoiqu'il eût pu prétendre à une mission
+plus élevée. Mais un mot de M. de Talleyrand: «Prenez toujours
+celle-là,» lui fit deviner que l'on avait dessein de l'employer
+autrement.
+
+Mon fils Humbert fut séduit, hélas! par l'agrément d'entrer dans la
+maison militaire du roi. Le général Dupont était ministre de la Guerre.
+Ancien aide de camp de mon père, il professait pour moi un grand
+attachement. Humbert, désireux de se marier, préférait rester à Paris
+plutôt que de s'en aller comme préfet dans quelque petite ville éloignée
+de la France. Sa charmante figure, son esprit, ses manières, son
+instruction, lui ouvraient les portes des meilleures maisons de Paris,
+de tous les mondes. On le nomma lieutenant des _mousquetaires
+noirs_--nom provenant de la couleur de leurs chevaux.--Cela lui donnait
+le grade de chef d'escadrons dans l'armée.
+
+
+
+
+CHAPITRE XVI
+
+I. M. de La Tour du Pin envoyé au congrès de Vienne.--Sa femme
+l'accompagne jusqu'à Bruxelles et revient par Tournai et Amiens.--La
+châsse de Saint-Éleuthère.--M. Alexandre de Lameth, préfet d'Amiens.--La
+vie à Paris.--M. de Liedekerke décoré de la Légion d'honneur.--Le
+ministre de l'Intérieur, abbé de Montesquiou.--II. André Dumont et sa
+haine contre M. de La Tour du Pin.--Un libelle diffamatoire.--Les
+bonnets brodés de Mme Bertrand.--La Cour et les menées
+bonapartistes.--Mort de la petite-fille de Mme de Liedekerke. Celle-ci
+part pour Vienne avec son mari.--Maladie d'Aymar.--Guérison
+inespérée.--Origine de sa vocation artistique.--III. À la cour de Louis
+XVIII.--Les honneurs et les entrées.--Le grand couvert de la
+Saint-Louis.--Deux bals chez le duc du Berri.--Albertine de
+Staël.--Wellington et l'abbé de Pradt.--IV. Confiance présomptueuse de
+M. de Blacas.--Un déjeuner au Jardin Turc.--Nouvelle du débarquement de
+Napoléon au golfe Juan.--Mme de La Tour du Pin prend la décision de
+partir pour Bruxelles.--Chez M. Louis, ministre des finances.--Une nuit
+d'impatience.--V. À Bruxelles.--Visite au roi de Hollande.--Le duc de
+Berri dévalisé.--Séparation du congrès de Vienne.--Mission de M. de La
+Tour du Pin auprès du duc d'Angoulême.
+
+
+
+
+I
+
+À l'époque où le congrès de Vienne fut décidé, je me trouvais un matin
+dans le cabinet de M. de Talleyrand. M. de La Tour du Pin était allé à
+Bruxelles pour assister au couronnement du nouveau roi[218] et remettre
+ses lettres de créance. Il devait revenir dans un jour ou deux.
+
+Je me préparais à quitter le cabinet du ministre des affaires
+étrangères, et j'avais déjà la main sur le bouton de la porte pour
+l'ouvrir, lorsqu'en regardant M. de Talleyrand, j'aperçus sur son visage
+cette expression que je lui connaissais quand il voulait jouer quelque
+bon tour de son métier: «Quand revient Gouvernet?» demanda-t-il.--«Mais,
+demain,» répondis-je.--«Oh! dit-il, pressez son retour, parce qu'il doit
+partir pour Vienne.»--«Pour Vienne, répliquai-je, et pourquoi?»--«Vous
+ne comprenez donc rien. Il va ministre à Vienne, en attendant le
+congrès, où il sera l'un des ambassadeurs.» Je m'écriai, mais il ajouta:
+«C'est un secret. N'en parlez pas, et envoyez-le-moi dès qu'il descendra
+de voiture.»
+
+Je l'attendis impatiemment, gardant le secret de la bonne nouvelle,
+excepté pour mon fils Humbert.
+
+Cette nomination suscita beaucoup d'envieux à mon mari. Mme de Duras fut
+outrée. Elle aurait voulu que M. de Chateaubriand, pour qui elle était
+alors dans toute l'effervescence de sa passion, obtînt ce poste. Adrien
+de Laval ne se consola même pas par la promesse de l'ambassade
+d'Espagne, et tous de crier à l'abus, parce que mon mari conservait en
+outre sa place de La Haye.
+
+Nous décidâmes en famille, quoique j'éprouvasse un très vif chagrin, que
+M. de La Tour du Pin partirait seul pour Vienne, et que je resterais à
+Paris pour m'occuper du mariage d'Humbert. M. de La Tour du Pin écrivit
+à Auguste, notre gendre, disposé déjà à embrasser la carrière
+diplomatique dans son pays, pour l'engager à le suivre à Vienne en
+qualité de secrétaire particulier ou simplement de voyageur, puisque,
+redevenu sujet des Pays-Bas, il n'était plus Français. Nous pensâmes que
+si, après le congrès, M. de La Tour du Pin restait à Vienne, nous
+n'aurions pas de peine d'obtenir du roi des Pays-Bas d'attacher Auguste
+à la légation de Vienne. Nous aurions alors été retrouver nos maris,
+Charlotte et moi. Ces projets, comme beaucoup d'autres, furent
+bouleversés par les événements publics et particuliers. Il fut toutefois
+convenu que j'accompagnerais mon mari jusqu'à Bruxelles. Là, il
+prendrait son gendre, et je ramènerais ma fille avec son enfant[219] à
+Paris. Ce qui fut fait.
+
+Avant de quitter Paris, où restait Humbert, je mis Aymar en pension chez
+un maître, M. Guillemin, dans la rue Notre-Dame-des-Champs,
+établissement sur lequel je possédais les meilleures attestations. De
+plus, j'avais recommandé mon fils à la dame de la maison. Tout me
+permettait de supposer qu'il serait bien soigné. On verra plus bas
+comment ces gens répondirent à ma confiance.
+
+Notre voyage de retour, de Bruxelles à Paris, se passa fort
+agréablement, quoique je me sentisse fort triste et contrariée de
+n'avoir pas accompagné M. de La Tour du Pin à Vienne. Rien cependant ne
+me laissait prévoir que son absence dût être aussi longue qu'elle le fut
+en réalité. De plus, l'assurance qu'on m'avait donnée que deux courriers
+extraordinaires partiraient par semaine des Affaires étrangères, me
+permettait d'espérer que je recevrais régulièrement des nouvelles aussi
+fraîches que possible de mon mari.
+
+Nous passâmes par Tournai, où nous visitâmes en détail les deux belles
+fabriques de tapis et de porcelaines, ainsi que la cathédrale. Nous
+vîmes là la superbe châsse de saint Éleuthère, qui venait d'être
+déterrée du lieu--un jardin--où elle avait été cachée dès la toute
+première invasion des Français. Notre voyage se continua par Amiens.
+Nous restâmes deux jours dans cette ville pour régler quelques affaires
+de mobilier avec M. Alexandre de Lameth, qui venait d'être nommé préfet
+pour succéder à M. de La Tour du Pin. Ma fille Charlotte était douée
+d'un esprit vif et pénétrant. Elle découvrait vite le côté faible de
+ceux qui l'entouraient, et avait un talent tout particulier pour mettre
+en lumière les prétentions et les ridicules des gens. Elle encouragea
+méchamment Alexandre de Lameth à manifester la très haute opinion qu'il
+avait de lui-même, ce qui nous procura le spectacle d'une véritable
+comédie pendant les deux jours que nous passâmes à Amiens.
+
+À notre arrivée à Paris, nous y trouvâmes des nouvelles de nos
+voyageurs. Je m'installai dans mon appartement, et Charlotte prit
+possession des chambres précédemment occupées par son père.
+
+Je la menais chez les personnes de ma connaissance. Chaque jour nous
+allions ensemble faire des visites aux filles de Mme de Duras--c'était
+le but de nos promenades du matin--ou passer nos soirées chez elles.
+L'une, Félicie, avait épousé le jeune Léopold de Talmond; l'autre,
+Clara, logeait aux Tuileries avec sa mère. Ma fille Cécile était trop
+jeune encore--elle n'avait pas quinze ans--pour aller dans le monde.
+Toutes ses matinées étaient consacrées à des leçons, et elle ne sortait
+le soir que pour nous accompagner soit chez Mme d'Hénin, notre tante,
+soit chez Mme de Duras, quand elle n'avait pas de soirée.
+
+Le général Dupont, fort dévoué à mes intérêts, à titre d'ancien aide de
+camp de mon père, fit donner la croix de la Légion d'honneur à Auguste,
+en récompense de ses bons services comme sous-préfet d'Amiens, au moment
+de la Restauration. Je la lui envoyai à Vienne, ce qui lui causa un
+grand plaisir.
+
+Régulièrement, il eût dû obtenir cette distinction sur la proposition de
+l'abbé de Montesquiou, alors ministre de l'Intérieur. Mais je n'étais
+nullement en faveur auprès de lui, et il m'aurait donc été désagréable
+d'avoir recours à son intervention. Je n'avais d'ailleurs aucune raison
+personnelle de le faire, car ni mon mari dans la diplomatie, ni mon fils
+dans l'armée, ne dépendaient de son ministère. M. de Montesquiou avait
+repris, avec l'habit, le maintien ecclésiastique; mais je ne pouvais
+oublier que je l'avais vu au spectacle, vêtu d'un gilet rose, riant de
+tout son coeur des farces de Brunet[220], et son attitude nouvelle me
+paraissait ridicule et affectée. De plus, à la suite d'une circonstance
+que je vais conter, nous étions assez mal ensemble.
+
+
+
+
+II
+
+J'ai déjà dit que lorsque le roi arriva d'Angleterre, M. de La Tour du
+Pin avait été au-devant de lui à Boulogne. À son passage à Abbeville,
+une des sous-préfectures de son département, il crut devoir déclarer au
+sous-préfet, André Dumont, qu'il jugeait impossible, en raison des
+antécédents malheureusement trop célèbres de sa vie passée, qu'il le
+présentât au roi. Son rôle à la Convention, sa conduite comme
+représentant du peuple en mission, paraissaient, aux yeux du préfet,
+constituer un obstacle insurmontable à sa présentation au nouveau
+souverain. M. de La Tour du Pin lui demanda donc--s'il ne s'exécutait
+pas de bonne grâce, il le lui ordonnait--de s'éloigner d'Abbeville, sous
+un prétexte quelconque, au moment où le roi passerait. Un des
+conseillers de préfecture le remplacerait temporairement.
+
+André Dumont, de sanguinaire mémoire, accepta cet arrêt, appelé, d'un
+commun accord, à rester secret entre lui et M. de La Tour du Pin. Le roi
+lui-même ignora ce qui s'était passé. Malgré cela, le régicide en conçut
+une grande rancune contre son préfet. Aussitôt après le départ de M. de
+La Tour du Pin pour Vienne, il fît imprimer une brochure dans laquelle,
+s'appuyant sur la longanimité avec laquelle on avait traité d'autres
+régicides, il se présenta comme la victime du mauvais vouloir de mon
+mari, qu'il accusait d'injustice, d'abus de pouvoir et même de
+malversation, etc.
+
+On m'écrivit d'Amiens que ce libelle était envoyé à Paris pour y être
+distribué par les soins de M. Benoît, secrétaire en chef du département
+de l'Intérieur et ami de Dumont. Mon fils Humbert alla trouver M.
+Benoît, qui le reçut assez mal. Il essaya, sinon de justifier Dumont, ce
+qui n'eût pas été possible, mais de démontrer que la sévérité de mon
+mari avait été excessive.
+
+De mon côté, je me rendis chez M. Beugnot, ministre de la police, pour
+lui signaler cette publication, qu'il aurait pu peut-être empêcher.
+C'eût été très opportun, car elle était de nature à porter préjudice à
+M. de La Tour du Pin dans sa nouvelle situation. Il fallait prévoir que
+ceux qui voulaient lui nuire chercheraient à en tirer parti.
+
+M. Beugnot se montra très obligeant et fort aimable, comme il l'était
+toujours. La conversation se continua ensuite sur d'autres sujets, en
+particulier sur les menées bonapartistes, qu'il était de bon air de nier
+à la cour et dans les salons royalistes, mais dont se préoccupait
+beaucoup le ministre de la police. Après une longue causerie en tête à
+tête, il finit par me demander: «Voyez-vous Mme Dillon, votre
+belle-mère?»--«Assurément,» lui répondis-je.--«Eh! bien, reprit-il,
+rendez-lui un service. «Déclarez-lui que Mme Bertrand n'a pas besoin de
+_bonnets brodés_.» J'aurais voulu en savoir davantage, mais il prétendit
+que cela suffisait, et je le quittai.
+
+Le lendemain, j'allai, avec mes filles, faire une visite à ma
+belle-mère. Elle souffrait déjà de la maladie qui devait l'emporter
+trois ans plus tard. Après avoir causé de choses indifférentes, en me
+levant je lui dis à voix basse: «Ma soeur n'a pas besoin de _bonnets
+brodés_.» Elle poussa une grande exclamation, et s'écria: «Lucie, au nom
+du ciel, qui vous a dit cela.»--«M. Beugnot,» répondis-je. En entendant
+ce nom, elle se renversa dans son fauteuil, et dit à voix basse: «Ah!
+tout est perdu!»
+
+Hélas! non, rien n'était perdu pour les conspirateurs, car on s'entêtait
+à ne pas croire à la conspiration. Aux Tuileries, chez les ministres,
+chez Mme de Duras, chez la duchesse d'Escars, c'était à qui, parmi les
+royalistes, tournerait le plus en ridicule les _trembleurs_, qui
+voyaient Napoléon partout. On faisait de la musique, on dansait, on
+s'amusait comme des écoliers en vacances. À cette époque, un soir, chez
+Mme de Duras, se trouvaient deux ou trois généraux, en compagnie de
+leurs femmes, toutes fort parées, entre autres le maréchal Soult et la
+maréchale. M. de Caraman se pencha derrière moi, et me dit: «Voilà les
+yeux de Notre-Dame-del-Pilar qui vous regardent.» Le bruit courait, en
+effet, que les deux énormes diamants qui pendaient aux oreilles de la
+maréchale avaient été enlevés à l'image miraculeuse de la vierge de ce
+nom, si vénérée en Espagne. La riche parure n'empêchait pas cette dame
+fort laide d'avoir l'air d'une vivandière.
+
+Ma pauvre Charlotte, dont la petite fille[221] avait été sevrée à huit
+mois, eut le malheur de la perdre. La dentition nous l'enleva en deux
+jours. Elle mourut sur mes genoux, et je la pleurai comme si elle eût
+été mon propre enfant. La douleur de sa mère contribuait à augmenter
+encore mon chagrin. Je cherchai à distraire ma pauvre Charlotte en
+l'emmenant le lendemain passer toute la journée chez Mme d'Hénin,
+pendant qu'Humbert s'occupait des tristes devoirs de l'inhumation de
+l'infortunée et jolie enfant que nous regrettions tous.
+
+Au moment même où Humbert venait de nous rejoindre chez Mme d'Hénin, ma
+femme de chambre accourut, fort troublée, pour lui dire de revenir à la
+maison, où quelqu'un l'attendait. Charlotte entendit, quoique la femme
+de chambre eût parlé tout bas, qu'il s'agissait de M. de Liedekerke,
+arrivé de Vienne en courrier. Le frère comme la soeur, frappés l'un et
+l'autre de la même crainte qu'il ne fût arrivé quelque chose à leur
+père, se précipitèrent dans la cour, et, montant dans le cabriolet
+d'Humbert, s'éloignèrent avant que j'eusse pu me douter de ce qui
+s'était passé.
+
+Grâce à Dieu, leurs pressentiments furent démentis. Mon mari se portait
+bien, et notre gendre Auguste, chargé de dépêches, avait simplement été
+envoyé pour faire le service du courrier extraordinaire qu'on expédiait
+de Vienne chaque semaine. Tenu de repartir le surlendemain, il
+s'empressait de venir embrasser sa femme. Le désespoir éprouvé par
+Charlotte de la perte de son enfant me suggéra la pensée de l'envoyer à
+Vienne avec son mari. Comme son père l'aimait tendrement, sa présence
+là-bas serait, pour lui aussi, un bonheur inexprimable. Je possédais une
+excellente calèche de voyage. Je me chargeai de l'achat et de
+l'emballage de tous les détails des élégantes toilettes destinées à être
+portées par ma fille dans les fêtes du prochain congrès. De plus, je mis
+à sa disposition ma femme de chambre, personne fort habile. Rien ne
+manqua à son équipement. Grâce à mon activité habituelle, les
+résolutions une fois prises, le surlendemain ma fille était prête à se
+mettre en route. Le même jour, elle partait pour Vienne avec son mari,
+porteur des dépêches de M. de Talleyrand, qui n'avait pas encore quitté
+Paris.
+
+Je restai seule avec ma jeune Cécile, alors âgée de quinze ans, et mes
+deux fils, Humbert et Aymar. Ce dernier faillit, peu de temps après,
+m'être enlevé par une pleurésie causée par la négligence de son maître
+de pension. J'allais voir Aymar deux fois par semaine, le dimanche et le
+jeudi. Un de ces jours, vers la fin de novembre, à mon arrivée, on
+m'annonça qu'il était enrhumé. Je commençai tout d'abord à m'inquiéter,
+quand on me conduisit à l'infirmerie. Elle se composait d'une mauvaise
+chambre située au rez-de-chaussée sur la cour et exposée au nord. Mais
+je fus terrifiée d'en voir la fenêtre et la portes ouvertes, sous le
+prétexte, me dit-on, «que la cheminée fumait». Je trouvai mon fils avec
+une forte fièvre et des symptômes qui m'alarmèrent extrêmement. Je
+demandai le médecin de rétablissement. Il ne devait venir que le
+lendemain. À cette réponse, sans hésiter, je remontai en voiture et
+j'allai chercher Auvity, mon médecin. Il logeait rue Duphot, ce qui
+était bien loin de la rue de Notre-Dame-des-Champs. Heureusement, je le
+rencontrai, et, quoiqu'il fût lui-même bien tourmenté de l'état de sa
+jeune femme, il se décida à m'accompagner.
+
+Plus de deux heures s'étaient écoulées avant que nous ne fussions de
+retour à la pension. L'état d'Aymar s'était encore aggravé. Auvity,
+outré de le trouver dans une si mauvaise chambre, me dit: «Madame, si
+vous voulez conserver votre enfant, il faut l'emporter d'ici.»
+Là-dessus, le roulant lui-même dans ses couvertures, il le porta dans la
+voiture, où je montai avec eux, et nous le ramenâmes chez moi. Pendant
+plusieurs jours, le mal alla en empirant. Auvity venait trois fois dans
+la journée. Le sixième jour, il demanda une consultation de son
+père[222] et de M. Hallé[223], grand médecin d'alors. Ils dirent à mon
+fils Humbert qu'il fallait me préparer à la perte de son frère et «qu'il
+ne passerait pas la nuit». Puis, s'étant fait remettre chacun un
+napoléon pour cet arrêt, ils s'en furent pour ne plus revenir.
+
+Auvity cependant ne se découragea pas. Il envoya chercher _un gilet de
+cantharides_ chez un pharmacien, le seul à Paris qui en préparât. On
+l'appliqua sur le petit corps de huit ans, déjà si maigri, de mon
+enfant, et il en fut enveloppé entièrement, à l'exception des bras. Des
+sinapismes aux pieds furent renouvelés tous les quarts d'heure. En même
+temps une boisson rafraîchissante et nourrissante était donnée toutes
+les deux minutes dans une cuiller à café. Le lendemain matin, le corps
+du pauvre petit n'était qu'une plaie; mais la fièvre avait disparu, et
+Auvity prononça ces paroles si douces aux oreilles d'une mère: «Il est
+sauvé!»
+
+La convalescence fut longue. Le jour où le médecin conseilla le grand
+air et l'exercice, la saison était devenue si mauvaise que je ne pouvais
+conduire le petit malade dehors. La pensée me vint alors de demander une
+carte d'artiste pour le mener au musée. C'était comme un pressentiment
+du goût d'Aymar pour les arts. Par M. de Duras, j'eus la permission de
+l'y conduire tous les jours avec sa bonne. Là, il pouvait courir tout à
+son aise. Au bout de six semaines, quand le temps devint assez beau pour
+permettre, sans danger, de le promener aux Tuileries, mon fils
+regrettait le musée et les tableaux, dont il connaissait et les sujets
+et les auteurs. Je ne doute pas que ces longues heures passées au musée
+n'aient beaucoup contribué à développer le penchant d'Aymar pour les
+arts et à assurer sa première éducation artistique.
+
+
+
+
+III
+
+Cet hiver, quand je fus débarrassée de toute inquiétude au sujet de la
+santé de mon fils, j'allai beaucoup dans le monde. Je tâchais de
+ramasser des nouvelles, des on-dit, souvent même des caquets pour en
+faire la matière des lettres que j'écrivais régulièrement à M. de La
+Tour du Pin, deux fois la semaine, par les courriers des affaires
+étrangères. Logeant tout près de ce ministère, je fermais seulement mes
+lettres lorsque M. Rheinhardt, chargé de cette partie de l'expédition
+des courriers, m'envoyait un garçon de bureau pour les prendre. Si,
+depuis, cette correspondance n'avait été brûlée, comme je le dirai par
+la suite, elle servirait à rendre ces mémoires plus piquants et plus
+intéressants. Maintenant que tant de jours ont passé sur ma tête, que la
+vieillesse est venue, et que ma mémoire est plus ou moins altérée, je
+sens que beaucoup de faits et de détails m'échappent.
+
+Comment mon temps se passait-il depuis cette restauration de la
+monarchie? J'allais d'abord aux Tuileries, quand le roi recevait les
+dames, à peu près une fois ou deux par semaine. En qualité d'ancienne
+dame du palais de la reine, j'avais les honneurs. C'est-à-dire qu'au
+lieu de me mêler à la foule des femmes qui se pressaient les unes sur
+les autres dans le premier salon, dit de Diane, en attendant que le roi
+eût été _roulé_ dans la salle du Trône,--car il ne pouvait pas
+marcher,--je prenais place directement, ainsi que les autres femmes qui
+jouissaient du même privilège, sur les banquettes qui garnissaient cette
+salle. Là, nous trouvions beaucoup d'hommes qui avaient, eux aussi, les
+entrées, et, installées fort à notre aise, nous causions jusqu'au moment
+où la parole sacramentelle: «Le roi!» nous faisait dresser sur nos
+jambes et prendre un maintien plus ou moins convenable et respectueux.
+Puis on défilait une à une devant le fauteuil royal.
+
+Le roi avait toujours une chose drôle ou aimable à me dire. Ainsi, le
+jour de la saint Louis, il y eut grand couvert dans la galerie de Diane.
+Une barrière posée en long dans la plus grande partie de la galerie
+donnait passage à toutes les personnes qui voulaient voir la table en
+fer à cheval, autour de laquelle était assise la famille royale. Le roi
+occupait seul le fond de la table, faisant face aux curieux; sur un des
+petits côtés se trouvaient M. le duc d'Angoulême et sa femme; en face,
+M. le duc de Berry, et peut-être le duc d'Orléans; mais, pour ce qui
+concerne ce dernier, je ne saurais l'affirmer. Derrière le roi se
+tenaient les grandes charges debout et les femmes sur des gradins. Ce
+jour-là, j'avais préféré rester _peuple_, afin de passer le long de la
+barrière avec mes filles[224]. Le roi m'aperçut dans la foule qui
+défilait, et me cria: «C'est comme à Amiens!» Cela m'attira une grande
+considération parmi le bon peuple.
+
+M. le duc de Berry donna, ce même hiver, deux bals, où il invita toutes
+les notabilités bonapartistes: les duchesses de Rovigo, de Bassano,
+etc... Elles ne dansèrent pas et avaient l'air d'une humeur massacrante,
+malgré les avances et les soins du prince et de ses aides de camp. Mme
+de Duras et moi, nous menâmes à ces bals Albertine de Staël. Nous
+l'avions métamorphosée, après avoir fini par obtenir de sa mère,
+toujours vêtue elle-même comme une danseuse de corde, malgré ses
+cinquante ans, qu'elle nous permît de l'habiller à notre goût. Cela
+n'avait pas été sans peine, car il avait fallu refaire tout ce qu'elle
+portait sur le corps, jusqu'à sa chemise. Tout le monde la trouva si
+changée à son avantage, qu'à dater de ce jour elle abandonna toutes ses
+habitudes passées de toilette anglaise. Le duc de Broglie en était fort
+amoureux, et si je ne me trompe, ce fut à l'un de ces bals qu'il se
+décida à la demander en mariage à sa mère.
+
+Puisque j'ai nommé Mme de Staël, c'est le moment de dire que j'avais
+renouvelé, lors de son retour à Paris, peu après la Restauration, mon
+ancienne liaison avec elle. Je l'avais déjà revue cependant, en 1800,
+quand j'arrivais d'Angleterre, un peu, avant le temps où Napoléon
+l'obligea à quitter Paris, puis à différentes autres époques. Au 18
+fructidor, elle s'était montrée très révolutionnaire, entraînée par sa
+liaison plus qu'intime avec Benjamin Constant. Sa dernière
+transformation venait de s'accomplir en Angleterre, d'où elle revenait
+royaliste. Elle accueillait avec esprit et amabilité les notabilités de
+tous les pays d'Europe, qui abondaient à Paris pendant l'hiver de 1814 à
+1815.
+
+Je me trouvais dans son salon le soir du jour où le duc de Wellington
+arriva à Paris. Cent autres personnes, également curieuses de voir ce
+personnage déjà célèbre, étaient là réunies. Mes relations avec le duc
+remontaient au temps de mon enfance. Nos âges différaient peu, et lady
+Mornington, sa mère, était fort liée avec ma grand'mère, Mme de Rothe.
+Nous avions passé, le jeune Arthur Wellesley, sa soeur lady Anne et moi,
+bien des soirées ensemble. Je retrouvai plus tard lady Anne en
+Angleterre, à Hampton-Court, quand j'y fus pour voir le vieux stathouder
+prince d'Orange. Je me fis reconnaître du duc comme une ancienne amie.
+Aussi, dans ce salon où tant d'yeux étaient fixés sur lui, mais où il ne
+connaissait personne, fut-il bien aise de trouver quelqu'un qui pût lui
+répondre, s'il questionnait.
+
+Parmi les personnes présentes se trouvait un homme qui brûlait du désir
+de lier conversation avec le héros du jour. C'était M. de Pradt, le
+ci-devant archevêque de Malines. Mme de Staël les mit en rapport. M. de
+Pradt s'étant assuré que le duc parlait parfaitement français, commença
+à lui expliquer l'Europe et la France. Une demi-heure durant, il parla
+sans s'arrêter. Quant au duc, à peine put-il placer quelques
+exclamations que l'archevêque prenait pour de l'admiration. Le
+prodigieux amour-propre de M. de Pradt l'emportait souvent au delà des
+bornes permises. Ainsi, en parlant de l'Empereur, poussa-t-il l'audace
+jusqu'à prononcer ces paroles: «Enfin, mylord, Napoléon a dit un jour:
+«Il n'y a qu'un homme qui m'empêchera d'être maître de l'Europe.» Chacun
+s'imagina que la suite de son discours allait être: «Et cet homme,
+mylord, c'est vous!» Mais point du tout; il poursuivit ainsi: «Et cet
+homme, c'est moi!» Le duc de Wellington s'écria: «Oh! oh!» et ne put
+s'empêcher de lui rire au nez, ce dont l'archevêque ne se déconcerta
+nullement.
+
+Pendant le séjour que fit le duc à Paris, avant de se rendre au Congrès
+de Vienne, je le rencontrai presque tous les jours. Je lui présentai mon
+fils Humbert, pour qui il eut beaucoup de bontés. Humbert parlait
+l'anglais dans la perfection. En Amérique et en Angleterre, il s'était
+familiarisé avec cette langue. Il avait également une bonne connaissance
+de l'italien. Dans cet hiver, où Paris était rempli d'étrangers, on le
+prenait souvent pour un Anglais ou pour un Italien. En quittant Paris,
+le duc de Wellington partit pour le congrès, où se trouvait déjà M. de
+Talleyrand.
+
+
+
+
+IV
+
+M. de Blacas tenait un grand état. Son outrecuidance ne lui permettait
+pas de concevoir le plus léger soupçon de conspiration. Il levait les
+épaules, se mettait à rire et se moquait de ceux enclins à penser que
+Napoléon était terriblement près de nous.
+
+Un jour Humbert rentra très préoccupé. Il avait rencontré, en revenant
+du quartier des mousquetaires, deux généraux--je ne puis me souvenir de
+leurs noms, l'un était mulâtre--qu'il avait connus à Sens assez
+intimement. Ils l'engagèrent à venir déjeuner avec eux au Jardin Turc.
+Humbert accepta. Après les huîtres et le vin de Champagne, ces messieurs
+commencèrent à le tâter sur la marche du gouvernement, sur le
+mécontentement général, sur les regrets qu'ils éprouvaient de ne plus
+servir l'Empereur. Puis, le vin de Champagne aidant, ils en vinrent à
+des indiscrétions dont Humbert fut fort frappé et qui lui inspirèrent
+beaucoup d'inquiétude. Il était loin de prévoir, cependant, l'audace
+avec laquelle Napoléon oserait débarquer sur la côte de France; mais la
+conversation de ses deux compagnons de table lui laissa clairement
+comprendre qu'un enrôlement se préparait. Les deux généraux en question
+étaient des gens assez obscurs, mais Humbert remonta facilement, par la
+pensée, jusqu'aux chefs de la conspiration, et surtout à la reine
+Hortense, chez qui se réunissait le comité directeur bonapartiste. Ayant
+raconté à Mme de Duras le déjeuner et la conversation auxquels il avait
+assisté, elle en conçut également des inquiétudes et en fit part à son
+mari. Celui-ci en parla au roi; mais M. de Blacas était là pour tout
+atténuer et pour tourner en ridicule les gens qui croyaient à un retour
+de l'Empereur.
+
+Un soir des premiers jours de mars, je me trouvais chez Mme de Duras,
+aux Tuileries. Il y avait du monde, entre autres le général Dulauloy et
+sa femme. Je surpris entre eux deux ou trois signes imperceptibles qui
+excitèrent vivement ma curiosité. Ils semblaient dire: «Non, ils ne
+savent rien.» Mme Dulauloy paraissait, en outre, craindre quelque chose
+et témoignait d'une grande envie de s'en aller, surtout lorsque M. de
+Duras traversa le salon, venant du coucher du roi. À ce moment elle
+rougit, se leva et sortit en emmenant son mari. Je restai la dernière et
+j'attendis que Mme de Duras revînt de la chambre de son mari, où elle
+l'avait suivi. Je la vis très troublée, et elle me dit: «Il y a quelque
+chose de terrible, mais Amédée ne veut pas me le dire.» Je rentrai alors
+chez moi en compagnie d'Humbert et nous fîmes, comme cela arrive
+toujours, toutes les conjectures imaginables, excepté la véritable. Le
+lendemain matin, la nouvelle du débarquement au golfe Juan se répandit
+dans Paris. Elle fut apportée par lord Lucan. Parti la veille au soir
+pour l'Italie, il rencontra à quelques postes de Paris le courrier qui
+arrivait de Lyon avec la nouvelle. Il revint aussitôt sur ses pas et
+rentra à Paris, où il la fit connaître.
+
+Les conséquences de cet événement rentrent dans le domaine de
+l'histoire. Je me contenterai donc de rapporter ici ce qui m'est
+personnel.
+
+Je connaissais trop bien d'une part la cour, d'autre part la force du
+parti de Napoléon, pour conserver des doutes un moment sur l'efficacité
+des mesures que l'on allait adopter.
+
+M. de La Tour du Pin, quoiqu'un des quatre ambassadeurs de la France au
+congrès de Vienne et employé par intérim aux affaires diplomatiques
+françaises en Autriche, n'en était pas moins toujours resté titulaire du
+poste de ministre de France en Hollande. J'estimai que je ne pouvais
+demeurer à Paris quand Napoléon allait y arriver, et que je devais me
+rendre à Bruxelles ou à La Haye. Mes projets furent soumis au roi par M.
+de Jaucourt, ministre des Affaires étrangères par intérim. Il approuva
+ma détermination, et je me préparai donc à partir.
+
+Humbert, dès que le départ du roi fut résolu, ne put quitter le quartier
+des mousquetaires. Je me trouvai, par conséquent, absolument seule pour
+faire face à tous les arrangements du voyage que j'allais entreprendre
+avec ma fille Cécile, âgée de seize ans, et mon fils Aymar, qui en avait
+huit.
+
+J'ai souvenir de beaucoup de petits embarras dont je me tirai avec mon
+sang-froid ordinaire. Après tant d'années écoulées, ils n'offrent plus
+guère d'intérêt. Je conterai cependant le fait suivant. Je m'étais
+rendue chez le ministre des Finances dans la soirée pour toucher le
+montant des appointements de M. de La Tour du Pin, que je désirais
+emporter. Le même soir, le roi devait partir à minuit. En entrant dans
+le cabinet du ministre, M. Louis, avec qui j'étais assez liée depuis
+longtemps, je le trouvai dans une colère épouvantable: «Regardez,» me
+dit-il en me montrant une centaine de petits barils semblables à ceux
+dans lesquels on vend des anchois, «j'ai fait préparer ces barils, qui
+contiennent chacun 10.000 ou 15.000 francs en or. Je voulais en confier
+un à chaque garde du corps appelé à accompagner le roi, et ces messieurs
+refusent de s'en charger sous prétexte qu'ils ne sont pas faits pour
+cela.» Tout en disant ces mots, il signa mon récépissé, dont j'allai
+aussitôt toucher le montant. Je portai ensuite la somme chez mon homme
+d'affaires pour qu'il me la changeât en or. J'avais bien demandé à M.
+Louis de me remettre un des barils d'or réunis dans son cabinet, mais il
+s'y était absolument refusé. Quand je quittai mon homme d'affaires, 9
+heures avaient déjà sonné, et il me dit de revenir à 11 heures et qu'il
+me remettrait alors l'or qu'il se serait procuré.
+
+Je passai chez ma tante, Mme d'Hénin, décidée elle aussi à partir, afin
+de lui faire mes adieux. Je la trouvai en compagnie de M. de Lally, dans
+un trouble inexprimable, emballant, gesticulant, pressant son gros ami,
+qui ne finissait rien. En me voyant, elle s'écria: «Mais vous ne partez
+donc pas, que vous avez l'air si tranquille?»
+
+Je la quittai, la laissant au milieu de ses paquets et en proie à ses
+accès de colère contre le pauvre M. de Lally, pour aller prendre congé
+de M. de Jaucourt, _mon ministre_, lui faire viser mon passeport et
+réclamer un ordre pour les chevaux de poste, chose bien nécessaire, car
+il n'y en aurait peut-être plus un seul à avoir à minuit. Enfin, à 11
+heures sonnant, je retournai chez mon homme d'affaires, rue Sainte-Anne.
+Il me remit 12.000 francs en rouleaux de napoléons. J'avais un cabriolet
+de louage à l'heure. En remontant dans la voiture, je dis au cocher:
+«Chez moi.» Je logeais rue de Varenne, n° 6. Nous voulons prendre par le
+Carrousel; mais, à cause du départ du roi, on n'y passait pas. Mon
+cocher longe alors la rue de Rivoli. Au moment de s'engager sur le pont
+Louis XVI, il entend sonner minuit. S'arrêtant tout court, il me déclare
+que pour rien au monde il ne fera un pas de plus. Il loge, dit-il, à
+Chaillot, les portes doivent être fermées à minuit; il demande à être
+payé et m'invite à continuer mon chemin _à pied_.
+
+J'eus beau faire appel à toute mon éloquence, lui promettre un pourboire
+superbe pour me mener seulement jusqu'à un fiacre. Il refuse. Force
+m'est de descendre, quoique saisie d'une frayeur mortelle. Heureusement,
+au même moment, j'entends le bruit d'une voiture. C'était un fiacre, et
+vide, grâce à Dieu! Je m'y précipite en offrant au cocher une généreuse
+gratification pour me ramener chez moi.
+
+Aussitôt rentrée, j'envoie chercher les chevaux de poste. Malgré mon
+_service extraordinaire_, malgré la signature du ministre, j'attends
+jusqu'à 6 heures les deux misérables chevaux destinés à être attelés à
+une petite calèche, dans laquelle je prends place avec Aymar, ma chère
+Cécile, et une petite femme de chambre belge que j'avais gardée à mon
+service après l'avoir élevée.
+
+Toutes ces longues heures d'attente, je les passai à la fenêtre, à
+écouter si les chevaux venaient. Jamais je n'ai ressenti plus
+d'impatience. Un silence profond régnait dans Paris. Toutefois, à tous
+moments, des hommes passaient sous la fenêtre, tous suivant uniformément
+la même direction. Soldats pour la plupart, on les reconnaissait, aux
+lueurs des réverbères, à la toile cirée qui recouvrait leurs shakos.
+Bien que le temps fût beau, tous les militaires, pour dissimuler la
+cocarde blanche, avaient arboré ce signe de ralliement avec le bouquet
+de violettes.
+
+
+
+
+V
+
+Notre voyage ne fut marqué par aucun accident. Seulement, vers Péronne
+ou Ham, nous vîmes déboucher au grand trot, par un chemin de traverse
+croisant la grande route, un régiment de cuirassiers à la débandade. En
+passant près de nous, ils crièrent: «Vive l'Empereur!»
+
+Nous arrivâmes sains et saufs à Bruxelles, où je pris un tout petit
+logement, rue de Namur, chez un M. Huart, avocat. Il doit avoir été
+depuis, je crois, ministre du roi Léopold[225]. J'étais très impatiente
+de recevoir des nouvelles de Vienne. L'envoi des courriers expédiés
+habituellement aux affaires étrangères, et par lesquels mon mari et ma
+fille Charlotte m'écrivaient, avait sans doute été interrompu. Quoique
+je leur eusse annoncé à tous deux mon départ pour Bruxelles, bien des
+raisons m'amenaient à craindre de demeurer longtemps sans nouvelles.
+C'est ce qui arriva, en effet.
+
+Je trouvai à Bruxelles toutes les personnes de ma connaissance, tant en
+Belges qu'en Français. Tout le monde me fit bon accueil, à l'exception
+des bonapartistes, tels que les Trazegnies et les Mercy, entre autres.
+
+Le roi de Hollande[226] était à Bruxelles. Je me présentai à lui, et il
+me reçut parfaitement. Nous étions assis, sur un canapé dans l'ancien
+cabinet de M. de La Tour du Pin. Se tournant vers moi, il me dit: «Dans
+ce salon, je tâche de m'inspirer du moyen de me faire aimer comme
+l'était votre mari.» Hélas! le pauvre prince n'a pas réussi. Je lui
+parlai avec insistance des intérêts de mon gendre, devenu alors son
+sujet. Probablement est-ce cette conversation qui lui a ouvert la
+carrière diplomatique. Je souhaite qu'il s'en souvienne.
+
+Mme de Duras était aussi venue à Bruxelles avec sa fille Clara et sa
+mère, Mme de Kersaint. Quelques jours après notre arrivée, cette
+dernière fut frappée d'une attaque d'apoplexie foudroyante, le soir, en
+prenant le thé. La pauvre femme radotait complètement. On ne la regretta
+guère. Sa fille se comportait cependant très bien à son égard, mais elle
+était fort à charge à son gendre.
+
+Avant ce triste événement, nous passions un jour la soirée ensemble, Mme
+de Duras et moi, quand on vint nous annoncer qu'un _monsieur_ de notre
+connaissance désirait nous parler. On ajoutait qu'il n'osait se
+présenter dans notre salon parce qu'il n'était pas habillé. À cette
+époque, on s'attendait toujours à quelque chose de singulier. Nous
+sortîmes donc sur le palier, à l'hôtel de France. Devant nous, nous
+voyons un valet de chambre fort crotté, que Mme de Duras reconnut à
+l'instant. Il nous ouvre la porte d'une chambre et nous nous trouvons en
+présence de M. le duc de Berry. Il nous raconta que le colonel d'_un
+corps franc_, c'est-à-dire d'un rassemblement de brigands, nommé
+Latapie, l'avait dévalisé, pillé ses équipages et lui avait pris jusqu'à
+ses chemises. Comme je connaissais très bien Bruxelles, il me chargea de
+lui procurer tout un nouveau trousseau. Je le mis aussitôt en rapport
+avec la bonne Mme Brunelle, à qui je fus bien aise d'apporter cette
+bonne aubaine. Plus tard, j'aurais encore à parler de ce Latapie, dont
+je viens de citer le nom.
+
+Ma chère fille Charlotte arriva quelque temps après toute seule de
+Vienne, accompagnée de sa femme de chambre et du valet de chambre de son
+père. Elle m'apprit que le congrès s'était dissous à la nouvelle de la
+descente de Napoléon à Cannes. Chacun avait couru au plus pressé, et les
+puissances, toutes prêtes à devenir ennemies, s'étaient réconciliées
+devant l'imminence du danger commun. On ne songea plus qu'à faire payer
+cher à la France l'accueil fait au héros qui, en la rendant si puissante
+et si glorieuse, lui avait suscité tant d'ennemis.
+
+M. le Dauphin[227], dans les provinces méridionales, avait rassemblé une
+sorte de parti qui aurait pu prendre de l'importance sous un autre chef.
+On cherchait quelqu'un qui porterait à ce prince l'assurance de l'union
+des puissances pour anéantir Napoléon. M. de La Tour du Pin, toujours
+dévoué, accepta de se rendre à Marseille et de joindre M. le Dauphin. Il
+partit. Son gendre le suivit jusqu'à Gênes et me rapporta de là des
+nouvelles de mon mari à Bruxelles. Le jeune de Liedekerke retrouva dans
+cette ville sa femme, et je pus lui annoncer, à son arrivée, que j'avais
+assuré sa position auprès du roi[228] son maître.
+
+
+FIN DE LA DEUXIÈME ET DERNIÈRE PARTIE.
+
+
+
+
+NOTES
+
+
+[1: Mme de La Tour du Pin était née exactement le 25 février 1770.]
+
+[2: Frédéric-Claude-Aymar comte de La Tour du Pin de Gouvernet, puis
+marquis de La Tour du Pin et marquis de Gouvernet, troisième fils et
+seul fils survivant de la marquise de La Tour du Pin.]
+
+[3: Frère aîné du précédent.]
+
+[4: Un déjeuner qui est le bien venu.]
+
+[5: Une poignée de main.]
+
+[6: D'après les historiens de la guerre d'Amérique c'est le général
+Gates qui, après avoir remplacé dans son commandement le général
+Schuyler, aurait fait capituler le général Burgoyne à Saratoga.]
+
+[7: Mme de La Tour du Pin, son mari et M. de Chambeau.]
+
+[8: Humbert et Séraphine de La Tour du Pin.]
+
+[9: Erreur de l'auteur. Il faut lire de Massachusetts, Le Connecticut se
+trouve au sud de ce dernier.]
+
+[10: Arthur Dillon, 6e colonel propriétaire du régiment de Dillon, périt
+sur l'échafaud, le 13 avril 1794.]
+
+[11: Northampton est une ville de l'État de Massachusetts, et non la
+capitale du Connecticut.]
+
+[12: Lire de Massachusetts.]
+
+[13: Des criques.]
+
+[14: En réalité cet établissement fut fondé, avant la naissance de
+Guillaume III, en 1625.]
+
+[15: Guillaume III monta sur le trône d'Angleterre en 1688.]
+
+[16: Ou d'Hudson.]
+
+[17: Jean-Frédéric, comte de La Tour du Pin de Gouvernet, ancien
+ministre de la Guerre, périt sur l'échafaud le 28 avril 1794.]
+
+[18: Mail-coach public.]
+
+[19: Grand-Mogol, souverain de l'ancien empire des Mogols ou Mongols
+dans l'Hindoustan.]
+
+[20: Chah-Alem II, 1759-1806.]
+
+[21: Pauvre Mogol.]
+
+[23: Cordiale poignée de main.]
+
+[24: La vérité est que lady Dillon, morte le 19 juin 1794, avait fait à
+Mme de La Tour du Pin un legs de trois cents guinées, selon les termes
+mêmes de son testament, _pour porter mon deuil_.]
+
+[25: Le traîneau de luxe.]
+
+[26: Filé chez soi.]
+
+[27: Ville du Cap-Français brûlée en 1793, à cette époque, chef-lieu de
+la colonie française de Saint-Domingue. Aujourd'hui ville de la
+République d'Haïti sous le nom de Cap-Haïtien.]
+
+[28: La piastre espagnole de l'époque, celle dont il s'agit
+vraisemblablement, valait un peu plus de 5 francs.]
+
+[29: Petit-lait.]
+
+[30: Le _quart_ anglais équivaut en réalité à 1 litre 135.]
+
+[31: La vieille sauvage.]
+
+[32: Madame Latour... du vieux pays... grande dame... très bonne pour le
+pauvre sauvage.]
+
+[33: Pigeon sauvage, dindon sauvage.]
+
+[34: Panier de sauvage.]
+
+[35: Hache de guerre des sauvages de l'Amérique du Nord.]
+
+[36: Filé chez soi.]
+
+[37: Du vieux pays.]
+
+[38: Quel noble toit à porcs.]
+
+[39: _Voyages dans les États-Unis d'Amérique, faits de 1795 à 1798_, par
+le duc de La Rochefoucauld-Liancourt. 8 volumes, 1800.]
+
+[40: Diminutif du nom anglais de Susannah, en français Suzanne.]
+
+[41: Tourne-broche à vapeur.]
+
+[42: Voir la note 6.]
+
+[43: Traité de paix de Paris du 10 février 1763, qui mit fin à la guerre
+de Sept Ans. Cette convention fut qualifiée, en France, à l'époque où
+elle fut conclue, de _paix honteuse_.]
+
+[44: Mail-coach public.]
+
+[45: Femme de charge.]
+
+[46: Je vous prie, Madame! vous feriez bien de prendre ceci.]
+
+[47: Emmery, comte de Grozyeulx, président de la Constituante le 4
+janvier 1790.]
+
+[48: Maître d'hôtel.]
+
+[49: Foster, s'ils me quittent, je suis un homme mort.]
+
+[50: Voir la note 27.]
+
+[51: Frédéric-Claude-Aymard comte de La Tour du Pin de Gouvernet, puis
+marquis de La Tour du Pin et marquis de Gouvernet, troisième fils et
+seul fils survivant de la marquise de La Tour du Pin.]
+
+[52: De fameuses bonnes gens, ces gens du vieux pays!]
+
+[53: Est-ce possible? Entendez-vous dire que nous sommes libres?]
+
+[54: Oui, sur mon honneur, à partir de ce moment, aussi libres que je le
+suis moi-même.]
+
+[55: Acte par lequel on affranchit un esclave.]
+
+[56: Louis-Philippe, duc d'Orléans, né en 1725, mort en 1785, père de
+Philippe Égalité.]
+
+[57: M. et Mme de La Tour du Pin, leur jeune fils Humbert et M. de
+Chambeau.]
+
+[58: M. et Mme Tisserandot.]
+
+[59: Oh! Je vois maintenant. Celui-là est une femme.]
+
+[60: Mais, est-ce un vrai garçon ou est-ce un singe?]
+
+[61: Marquis de Custine, _L'Espagne sous Ferdinand VII_, 4 vol. in-8°.
+Ladvocat, 1838, L. II, p. 45.]
+
+[62: Les colonies agricoles étrangères qui donnèrent naissance aux deux
+petites villes de La Carlota et de La Carolina, furent en réalité
+fondées en Espagne, vers 1768, par M. Olavidès, homme d'État espagnol,
+alors intendant de Séville.
+
+Le comte d'Aranda était à cette époque premier ministre de Chartes III,
+et le comte de Florida Blanca ne fut appelé à ce poste qu'en 1777.]
+
+[63: M. Broun.]
+
+[64: L'Escurial ou Saint-Laurent de l'Escurial.]
+
+[65: Ou la Vierge à la perle.]
+
+[66: 10 août 1557. Jour de la fête de Saint-Laurent, patron de
+l'Escurial.]
+
+[67: Philippe II, roi d'Espagne, 1527-1598.]
+
+[68: Fils de Philippe II et de Marie de Portugal, 1545-1568.]
+
+[69: Château royal de la Granja qui se trouve dans la ville de
+Saint-Ildefonse.]
+
+[70: Alix, dite Charlotte de La Tour du Pin de Gouvernet, épousa à
+Bruxelles, le 20 avril 1813, Florent-Charles-Auguste, comte de
+Liedekerke Beaufort; décédée au château de Faublanc, près de Lausanne,
+le 1er septembre 1822.]
+
+[71: La terre fut en réalité achetée par Mme Naurissart, née Anne de
+Labiche, avec autorisation de son mari.]
+
+[72: Frédéric-Claude-Aymar, comte de La Tour du Pin de Gouvernet, puis
+marquis de La Tour du Pin et marquis de Gouvernet, troisième fils et
+seul survivant de la marquise de La Tour du Pin.]
+
+[73: Comtesse Edward de Rothe.]
+
+[74: Louis-Joseph-Xavier-François, né à Versailles le 22 octobre 1781,
+mort à Meudon le 4 juin 1789.]
+
+[75: Anne de Rochechouart-Mortemart, mariée à Auguste, duc de Croy;
+Nathalie de Rochechouart-Mortemart, mariée à Marc, prince de Beauvau;
+Catherine de Rochechouart-Mortemart, mariée à Adrien d'Uzès, duc de
+Crussol.]
+
+[76: Anne-Gabrielle d'Harcourt, fille du duc d'Harcourt.]
+
+[77: Fille du duc de Brissac, massacré à Versailles le 9 septembre
+1792.]
+
+[78: Casimir-Louis-Victurnien, duc de Mortemart, né le 20 mars 1787,
+mort le 1er janvier 1875.]
+
+[79: Paquebot.]
+
+[80: Alix dite Charlotte.]
+
+[81: Humbert.]
+
+[82: Bon Dieu, est-ce possible!]
+
+[83: Bureau des étrangers.]
+
+[84: Troisième fils de lady Jerningham.]
+
+[85: Frances ou Fanny Dillon, épousa plus tard le général Bertrand.]
+
+[86: Avec le vieux monsieur.]
+
+[87: Henriette et Charlotte Dillon.]
+
+[88: James-William Dillon.]
+
+[89: Charles Dillon.]
+
+[90: Robert Lee, quatrième et dernier earl of Lichfield.]
+
+[91: Henry-Augustus Dillon, devint 13e viscount Dillon.]
+
+[92: Honorable Frances-Charlotte Dillon, plus tard lady Thomas Webb.]
+
+[93: Henriette et Charlotte Dillon.]
+
+[94: Voir la note 92.]
+
+[95: Voir la note 87.]
+
+[96: Mme Dillon.]
+
+[97: Alix, dite Charlotte.]
+
+[98: Humbert.]
+
+[99: La bonne Marguerite.]
+
+[100: Champ de courses.]
+
+[101: Fille de lord Dillon.]
+
+[102: Fille de lady Jerningham.]
+
+[103: Sir Richard Bedingfeld.]
+
+[104: Un logement.]
+
+[105: La camisole de force.]
+
+[106: Bureau des étrangers.]
+
+[107: Edward de La Tour du Pin de Gouvernet, mort dans la même localité
+à l'âge de trois mois.]
+
+[108: Boucher!]
+
+[109: Ned, diminutif anglais d'Edward.]
+
+[110: Bas-bleu.]
+
+[111: La voiture de miss White embarrasse le passage.]
+
+[112: Avant son mariage Mlle Claire de Kersaint.]
+
+[113: Dans ces lieux où la belle Isis[114] et son époux Thame mêlent
+leurs flots qui désormais coulent pour toujours unis.]
+
+[114: Dans la partie supérieure de son cours la _Thames_--Tamise--est
+aussi désignée sous le nom d'Isis jusqu'au point où elle reçoit un
+affluent nommé la _Thame_ ou _Tame_ selon l'orthographe de Prior.]
+
+[115: Gérard Honthorst, dit Gérard des Nuits.]
+
+[116: Comte Guillaume d'Oilliamson, fusillé à Paris le 16 thermidor an
+VII (3 août 1799). La marquise de La Tour du Pin place par erreur cet
+événement dans le courant de l'été 1798.]
+
+[117: Comte de Kersaint, membre de la Convention pour le département de
+Seine-et-Oise.]
+
+[118: La Pelouse.]
+
+[119: Bibliothèque circulante d'Ookam.]
+
+[120: Mail-coach public.]
+
+[121: La Pelouse.]
+
+[122: Goûter.]
+
+[123: Pour le jeune monsieur.]
+
+[124: Pour la jeune dame.]
+
+[125: Un logement.]
+
+[126: Humbert.]
+
+[127: Paquebot.]
+
+[128: La bonne Marguerite.]
+
+[129: Alix, dite Charlotte.]
+
+[130: Mon brave petit homme.]
+
+[131: Cécile-Élisabeth-Charlotte de La Tour du Pin de Gouvernet, fiancée
+en septembre 1816 à Charles, comte de Mercy-Argenteau, morte à Nice, le
+20 mars 1817, sans avoir été mariée.]
+
+[132: Cécile-Claire-Séraphine de Liedekerke Beaufort, petite-fille de
+l'auteur des mémoires; fille de Florent-Charles Auguste, comte de
+Liedekerke Beaufort et de Alix, dite Charlotte, de La Tour du Pin, née à
+La Haye le 24 août 1818, décédée à Paris le 19 août 1893; épousa à
+Bruxelles, le 28 décembre 1841 Ferdinand-Joseph-Ghislain, baron de
+Beckman.]
+
+[133: Voir vol. I, chapitre IV, I.]
+
+[134: Ce mariage a été pendant longtemps contesté. Il eut lieu le 15
+décembre 1785 et est aujourd'hui avéré, depuis qu'on a eu connaissance
+de documents, tenus secrets jusqu'ici, dont le roi Edouard VII
+d'Angleterre a tout récemment autorisé la communication. Mais les
+détails de la célébration du mariage ne sont pas tout à fait conformes à
+la version qu'en donne Mme de La Tour du Pin.]
+
+[135: Tous.]
+
+[136: Mourut en 1802 seulement.]
+
+[137: Elle fut vendue en 1797.]
+
+[138: Humbert.]
+
+[139: Alix, dite Charlotte, et Cécile.]
+
+[140: Marquise de La Rochejaquelein, née Donissan, veuve du marquis de
+Lescure.]
+
+[141: Alexandre de Maurville.]
+
+[142: Élisabeth de Lally-Tollendal.]
+
+[143: Humbert.]
+
+[144: Mlles Félicie et Clara de Duras.]
+
+[145: Château d'Ussé, près de Chinon, en Indre-et-Loire.]
+
+[146: Devint, en effet, chambellan.]
+
+[147: Frédéric-Claude-Aymar, comte de La Tour du Pin de Gouvernet, puis
+marquis de La Tour du Pin de Gouvernet, et marquis de Gouvernet, le seul
+enfant qui survécut à ses parents.]
+
+[148: Humbert.]
+
+[149: Alix, dite Charlotte.]
+
+[150: Paul-Philippe comte de Ségur, à cette époque major commandant un
+régiment de hussards, né en 1780, mort en 1873.]
+
+[151: Expression de menace suspendue que Virgile, dans l'_Énéide_ met
+dans la bouche de Neptune, lorsque, pour apaiser la tempête, il
+apostrophe les vents déchaînés, sur la demande de Junon, par le roi
+Éole, dans le but de détruire la flotte montée par Énée et les Troyens
+(_Enéide_, livre I).]
+
+[152: Cette fin du chapitre XI était intercalée dans la dernière partie
+des mémoires avec une annotation de l'auteur indiquant la place qu'elle
+devait occuper dans le texte.]
+
+[153: Frédéric-Claude-Aymar, comte de La Tour du Pin de Gouvernet puis
+marquis de La Tour du Pin et marquis de Gouvernet, seul enfant qui
+survécut à ses parents.]
+
+[154: La reine d'Espagne Marie-Louise.]
+
+[155: Ferdinand, prince des Asturies, depuis Ferdinand VII, roi
+d'Espagne, et Don Carlos, qui prit plus tard le titre de Charles V, à
+l'avènement au trône de sa nièce Isabelle, reine d'Espagne, qu'il ne
+voulut pas reconnaître.]
+
+[156: Don Manuel Godoï.]
+
+[157: Fin de la partie intercalée.]
+
+[158: _La Pitié_, poème par _Jacques Delille_, à Paris, chez Giguet et
+Michaud, imprimeurs-libraires, rue des Bons-Enfants, n° 34, 1805, an
+XIII. _Notes du chant IV_, page 213.]
+
+[159: Alix, dite Charlotte, et Cécile.]
+
+[160: Général Bertrand, alors aide de camp de l'Empereur, plus tard
+grand maréchal du Palais.]
+
+[161: Née de La Touche.]
+
+[162: Consomption.]
+
+[163: Jacques, duc de Fitz-James, né en 1803, mort en 1846.]
+
+[164: En 1843.]
+
+[165: Charles-François-Henri, comte de Fitz-James, né en 1805, mort en
+1883.]
+
+[166: Guillaume de La Marck, né vers 1436, mort décapité en 1485.]
+
+[167: Humbert.]
+
+[168: Représenté à cette époque par une des ailes, l'aile est, du palais
+actuel du roi à Bruxelles, ailes réunies plus tard, en 1826, par la
+partie centrale en colonnade. Sur l'emplacement de la colonnade passait
+alors une rue, la rue Héraldique, aujourd'hui disparue. Le palais subit
+en ce moment une nouvelle transformation.]
+
+[169: Guillaume Ier, roi des Pays-Bas.]
+
+[170: Marie-Ferdinand-Hilarion, comte de Liedekerke Beaufort, auteur du
+rameau de Liedekerke Beaufort, né le 17 juin 1762, mort à son château de
+Noisy (Belgique), le 12 octobre 1841; fils de Jacques Ignace, comte de
+Liedekerke et de Marie, comtesse de Beaufort.]
+
+[170: Florent-Charles-Auguste, comte de Liedekerke Beaufort.]
+
+[171: Hermeline de Liedekerke Beaufort, qui épousa Alphonse, comte de
+Cunchy; Clara de Liedekerke Beaufort, décédée sans avoir été mariée.]
+
+[172: Hortense-Eugénie de Beauharnais, qui épousa Louis-Bonaparte, roi
+de Hollande.]
+
+[173: Frédéric-Claude-Aymar, le seul enfant qui survécut à ses parents.]
+
+[174: Félicie et Clara.]
+
+[175: Princesse Auguste-Amélie de Bavière, qui avait épousé, en 1806, le
+prince Eugène de Beauharnais, vice-roi d'Italie.]
+
+[176: François Ier, empereur d'Autriche.]
+
+[177: Comte Auguste de Liedekerke Beaufort.]
+
+[178: Communauté de _béguines_, femmes vivant en commun sous des règles
+monastiques, mais sans prononcer de voeux.]
+
+[179: Charles le Hardi ou le Téméraire, 1433-1477.]
+
+[180: 31 juillet 1809.]
+
+[181: Alix, dite Charlotte, et Cécile.]
+
+[182: _Essai historique, politique et moral, sur les révolutions
+anciennes et modernes, considérées dans leurs rapports avec la
+Révolution française_ (Londres, 1797).]
+
+[183: _Mémoires_ de la marquise de La Rochejaquelein, née de Donnissan,
+veuve du marquis de Lescure, publiés à Bordeaux en 1815.]
+
+[184: Le manuscrit du _Journal d'une femme de cinquante ans_ ayant été
+lu par Mme la comtesse Auguste de La Rochejaquelein, belle-soeur de la
+marquise de La Rochejaquelein, elle annota ainsi qu'il suit ce passage:
+«Ce que Mme de La Tour du Pin dit des _Mémoires_ de ma belle-soeur n'est
+pas très exact. Ce fut M. de Barante, à qui les _Mémoires_ avaient été
+confiés, qui les prêta à M. de Talleyrand. Celui-ci en prit
+indélicatement la copie, ce qui obligea la marquise de La Rochejaquelein
+à les publier.»]
+
+[185: «Si je n'étais César, j'aurais été Brutus». _La Mort de César_,
+tragédie de Voltaire (1743), acte I, scène I.]
+
+[186: Frédéric-Claude-Aymar, seul enfant qui survécut à ses parents.]
+
+[187: Humbert.]
+
+[188: Comédie de Brueys et Palaprat (1706).]
+
+[189: Antoine Dubois, chirurgien.]
+
+[190: Mme Bertrand.]
+
+[191: François-Charles-Joseph-Napoléon, roi de Rome, Napoléon II.]
+
+[192: Guillaume Ier, roi des Pays-Bas.]
+
+[193: Cela n'est pas tout à fait exact. L'Empereur partit le 19
+septembre 1811 pour visiter le camp de Boulogne, la flotte française et
+le nord de l'Empire. Après son départ, l'Impératrice se rendit à Laeken,
+près de Bruxelles, où elle arriva dans la nuit du 21 au 22 septembre, et
+où elle devait attendre les ordres de l'Empereur. Elle le rejoignit le
+30 septembre à Anvers.]
+
+[194: Voir vol. II. p. 298.]
+
+[195: Comte Auguste de Liedekerke Beaufort.]
+
+[196: Comte Hilarion de Liedekerke Beaufort.]
+
+[197: Comtesse Hilarion de Liedekerke Beaufort, née Desandrouin.]
+
+[198: Comte Auguste de Liedekerke Beaufort.]
+
+[199: Le docteur Auvity, médecin.]
+
+[200: Voir vol. II, p. 299.]
+
+[201: Erreur de mémoire de l'auteur: le mariage civil eut lieu le 20
+avril 1813.]
+
+[202: Personnage de la tragédie de Voltaire: _Alzire ou les Américains_,
+acte V, scène VII (1736).]
+
+[203: Château de Noisy, situé près de Dinant, dans les Ardennes belges,
+propriété de la famille de Liedekerke Beaufort.]
+
+[204: Frédéric-Claude-Aymar, seul enfant qui survécut à ses parents.]
+
+[205: Prince Léopold de Talmond, avait épousé Mlle Félicie de Duras.]
+
+[206: De mon propre appartement.]
+
+[207: Le texte exact est le suivant: «Mais cet homme extraordinaire
+avait tant de grandes qualités, sans pas un défaut, quoiqu'il eût bien
+des vices.»... Montesquieu, _Considérations sur les causes de la
+grandeur des Romains et de leur décadence_ (1734): in-12, chap. XI: De
+Pompée et César.]
+
+[208: Roi d'Angleterre, de 1660 à 1685.]
+
+[209: Roi d'Angleterre, frère de Charles II, de 1685 à 1688.]
+
+[210: Prince de Galles, fils du roi d'Angleterre George III.]
+
+[211: C'est-à-dire désigné pour prendre son service d'une année auprès
+du roi, comme gentilhomme de la chambre.]
+
+[212: Comtesse Auguste de Liedekerke Beaufort.]
+
+[213: Le roi Charles X.]
+
+[214: Née Emily Middleton.]
+
+[215: Comte Auguste de Liedekerke Beaufort.]
+
+[216: Guillaume Ier.]
+
+[217: Fonction qui avait une durée d'une année.]
+
+[218: Guillaume Ier, roi des Pays-Bas.]
+
+[219: Marie de Liedekerke Beaufort, née au commencement de l'année
+1814.]
+
+[220: Acteur comique.]
+
+[221: Marie de Liedekerke Beaufort, née au commencement de l'année
+1814.]
+
+[222: Le chevalier Auvity, chirurgien de la maison des Enfants de France
+de l'Empire.]
+
+[223: Le Dr Hallé, médecin ordinaire de l'ancienne maison de
+l'Empereur.]
+
+[224: Comtesse Auguste de Liedekerke Beaufort et Cécile de La Tour du
+Pin.]
+
+[225: Léopold Ier, roi des Belges.]
+
+[226: Guillaume Ier.]
+
+[227: Duc d'Angoulême; ne prit le titre de dauphin que le 16 septembre
+1824, à l'avènement au trône de son père, le roi Charles X.]
+
+[228: Guillaume Ier, roi des Pays-Bas.]
+
+
+
+
+
+
+
+
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+Tome 2, by Lucy de La Tour du Pin Gouvernet
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+entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
+
+1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
+used on or associated in any way with an electronic work by people who
+agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
+copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
+works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
+Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
+freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
+this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
+the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
+keeping this work in the same format with its attached full Project
+Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
+
+1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
+what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
+a constant state of change. If you are outside the United States, check
+the laws of your country in addition to the terms of this agreement
+before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
+creating derivative works based on this work or any other Project
+Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning
+the copyright status of any work in any country outside the United
+States.
+
+1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
+
+1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate
+access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
+whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
+phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
+Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
+copied or distributed:
+
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+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
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+from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
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+and distributed to anyone in the United States without paying any fees
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+with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
+work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
+through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
+Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
+1.E.9.
+
+1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
+with the permission of the copyright holder, your use and distribution
+must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
+terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
+to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
+permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
+
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+License terms from this work, or any files containing a part of this
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+active links or immediate access to the full terms of the Project
+Gutenberg-tm License.
+
+1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
+compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
+word processing or hypertext form. However, if you provide access to or
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+1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
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+unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
+
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+
+- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
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+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
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+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
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+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
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+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
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+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
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+ License. You must require such a user to return or
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+ and discontinue all use of and all access to other copies of
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+
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+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
+ of receipt of the work.
+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
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+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
+
+1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
+public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
+collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
+works, and the medium on which they may be stored, may contain
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+opportunities to fix the problem.
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+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
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+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
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+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
+providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
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+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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