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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Journal d'une femme de cinquante ans, Tome 2 + +Author: Lucy de La Tour du Pin Gouvernet + +Editor: Aymar de Liedekerke-Beaufort + +Release Date: June 19, 2009 [EBook #29164] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK JOURNAL D'UNE FEMME, TOME 2 *** + + + + +Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online +Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. +This file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + + + + + + + +JOURNAL D'UNE FEMME DE CINQUANTE ANS + +1778-1815 + +Marquise de LA TOUR DU PIN + +Publié par son arrière petit-fils le Colonel Comte AYMAR DE +LIEDEKERKE-BEAUFORT. + +TOME II + +PARIS + +MARC IMHAUS & RENÉ CHAPELOT ÉDITEURS + +1913 + +[Illustration: Comte de La Tour Du Pin] + + + + +IIe PARTIE + + + +CHAPITRE Ier + +I. Malgré son grand âge, l'auteur entreprend la seconde partie de ses +mémoires.--II. _A welcome breakfast_.--Curiosité des Français de Boston +mal satisfaite.--Adieux à l'équipage de la _Diane_.--La joie d'être en +pays ami.--Le plaisir d'un bon déjeuner après deux mois de +privations.--Installation provisoire à Boston.--III. M. Geyer.--La +chienne Black.--Sympathie des habitants de Boston pour les nouveaux +émigrés.--Le général Schuyler.--Vente des effets inutiles.--IV. Une +histoire d'amour.--V. Départ pour Albany.--Mme de La Tour du Pin apprend +la mort de son père.--Une forêt vierge.--La maison de bois.--Une belle +famille.--Une santé à Washington.--L'auberge de Lebanon.--Le compagnon +de lit de M. de Chambeau.--VI. Arrivée à Albany.--Incendie de la ville +par les nègres.--Aimable accueil du général Schuyler et de la famille +Renslaër.--Un songe réalisé.--Le _Petroon_.--Mme Renslaër.--Talleyrand +en Amérique. + + + + +I + + À Lucques, le 7 février 1843. + +Il est probablement très présomptueux de continuer à rédiger ses +mémoires à soixante-treize ans moins dix jours[1]. Mais ayant fini +aujourd'hui de copier la partie que j'en avais écrite sur des feuilles +volantes, je vous préviens, mon cher fils[2], que vous aurez le reste si +Dieu le permet, avec ou sans rature, tant que je conserverai un peu de +force, de raison et des yeux pour guider ma main. Une entreprise de ce +genre exige surtout de la mémoire, et il me semble que je ne l'ai pas +tout à fait perdue. Vous savez que j'ai conservé celle du passé tout +autant que celle du présent, et cette dernière ravive en moi des +souvenirs peut-être aussi pénibles que ceux des temps plus anciens, +quels qu'aient été les malheurs qui ont assombri ma longue vie. + +Mais abandonnons les préambules. Retournons à l'entrée de la rade de +Boston, où j'ai laissé votre pauvre frère Humbert[3] dans le ravissement +de revoir les vaches, les prés, les arbres en fleurs et tout ce qui +s'était effacé de sa jeune imagination. + + + + +II + +Nos transports, à nous autres, gens raisonnables, je l'avoue, à notre +honte, étaient entièrement concentrés sur un énorme poisson frais que le +pilote venait de pêcher, et qui, avec un pot de lait, du beurre frais et +du pain blanc, devait composer ce que le capitaine nomma _a welcome +breakfast_[4]. Pendant que nous le mangions avec un appétit vorace, nous +avancions, remorqués par notre canot, dans cette magnifique baie. À deux +encablures de terre, notre capitaine jeta l'ancre, puis il nous quitta, +promettant de revenir le soir, après nous avoir trouvé un logement. + +Nous n'avions pas une seule lettre de recommandation, et nous attendîmes +patiemment son retour. Les vivres frais arrivèrent de tous côtés. Il +vint aussi plusieurs Français fort impatients d'avoir des nouvelles et +qui nous assaillirent de questions auxquelles nous ne pouvions répondre +que très imparfaitement. L'un voulait savoir ce qui se passait à Lille, +l'autre à Grenoble, un troisième à Metz, tous surpris et presque en +colère de n'obtenir de réponses que sur Paris ou sur la France en +général. C'étaient pour la plupart des gens fort communs: des marchands +ruinés, des ouvriers qui cherchaient du travail. Ils nous semblèrent +plus ou moins tous révolutionnaires, et ils trouvèrent à leur tour que +nous étions des aristocrates échappés au supplice que, selon eux, nous +avions bien mérité pour notre tyrannie passée. Ils nous quittèrent de +fort mauvaise humeur, et nous en fûmes débarrassés pour tout le temps +que nous restâmes à Boston. + +Le reste de la journée se passa à mettre nos effets en ordre. Le soir, +le capitaine revint. Il nous avait trouvé un petit logement sur la place +du Marché, et son armateur l'avait chargé de nous offrir ses services. +Mon mari résolut d'aller le voir le lendemain en descendant à terre. Le +capitaine nous dit que c'était un homme riche et considéré, et nous nous +trouvâmes heureux d'être sous sa protection. + +Vous croirez aisément que l'aube du jour me trouva éveillée le lendemain +matin. Je procédai à la toilette de mes enfants et, dès que le canot fut +prêt, je fis mes adieux à tout l'équipage individuellement par un _shake +hands_[5] donné de bon coeur. Ces braves gens avaient été remplis +d'attentions pour nous. Le mousse pleurait à chaudes larmes de se +séparer de mon fils. Chacun avait son regret à témoigner, et j'en +éprouvais un très vif de ne pas emmener la chienne Black qui s'était +attachée à moi. J'avais consulté mon ami Boyd pour savoir si le +capitaine me la donnerait volontiers. Il m'assura qu'elle me serait +refusée, et je n'osai donc pas la demander. + +Il faut avoir été exposé à toutes les souffrances que nous avions subies +depuis deux mois, aux contraintes que j'avais endurées auparavant, aux +inquiétudes provoquées par la situation de mon mari et à celles que +j'avais éprouvées pour ma propre sécurité, aux angoisses causées par la +crainte prolongée d'une mort toujours imminente entraînant l'abandon, +sans aide ni appui, de mes deux pauvres enfants, pour pouvoir apprécier +le sentiment de joie avec lequel je posai le pied sur cette terre amie. +Notre bon capitaine en jouissait autant que nous. Il nous mena d'abord à +une des meilleures auberges, où il avait fait préparer un excellent +déjeuner, et nous y trouvâmes tout ce dont nous étions privés depuis si +longtemps. Quoique ce sentiment puisse paraître bien trivial aux gens +qui n'ont jamais manqué de rien, je les prie de me permettre d'avouer +que je ressentis, à la vue d'une table bien garnie, un sentiment de +plaisir tel que je ne me souviens pas d'en avoir éprouvé de si vif en +aucune autre occasion. + +Nous prîmes ensuite le chemin du petit logement choisi par notre aimable +capitaine, et mon mari m'y laissa pour aller voir l'armateur de notre +navire. + + + + +III + +M. Geyer était un des plus riches propriétaires de Boston. Quoiqu'il fût +revenu, depuis la paix, jouir de sa fortune dans son pays d'origine, il +avait compté parmi les partisans de l'Angleterre, et n'avait pris aucune +part à l'insurrection contre la mère-patrie. À l'exemple de plusieurs +autres négociants de Boston, il avait même emmené sa famille en +Angleterre. Mon mari fut reçu par M. Geyer avec une cordialité qui le +charma. + +À Pauillac, j'ai oublié de le dire, nous étions mouillés auprès d'un +vaisseau qui attendait le vent, comme nous, et qui allait en Angleterre. +J'adressai à la hâte quelques mots à Mme d'Hénin, établie à Londres, +pour la prier de nous écrire à Boston chez M. Geyer, dont le capitaine +m'avait donné l'adresse. La longueur de notre traversée avait permis que +ma tante nous répondît, et nous trouvâmes, en débarquant, des lettres +qui nous fixèrent sur le point des États-Unis que nous devions habiter. +J'y reviendrai tout à l'heure. + +La maison où se trouvait le logement que nous avait choisi notre +capitaine était habitée par trois générations de femmes: Mme Pierce, sa +mère et sa fille. Elle était située sur la place du Marché, place la +plus fréquentée et la plus animée de la ville. Notre logement +comprenait, d'un côté un petit salon éclairé par deux fenêtres donnant +sur la place; de l'autre côté, et au delà d'un très petit escalier, une +bonne chambre à coucher destinée à mon mari, à mes enfants et à moi. +Cette dernière avait vue sur un chantier isolé, où travaillaient des +charpentiers de navire. Au delà s'étendait la campagne voisine. On verra +plus loin pourquoi j'entre dans ces détails. + +Nous prîmes pension chez ces excellentes personnes, qui nous nourrirent +fort bien, à l'anglaise. La jeune fille, Sally, qui aimait passionnément +les enfants, m'enleva ma petite fille et voulut la soigner; la +grand'mère s'empara d'Humbert, déjà très grand pour son âge et d'une +intelligence singulière. On ne pouvait avoir un début plus heureux. Le +soir de ce premier jour, nous nous trouvions installés comme si jamais +aucune douleur ni aucune inquiétude n'avaient traversé notre vie. + +Vers le milieu de la nuit, je fus réveillée par les aboiements d'un +chien et par les gémissements qu'il poussait tout en grattant à la porte +de la cuisine, qui ouvrait sur le chantier. Cette voix de chien ne +m'était pas inconnue. Je me levai et j'ouvris la fenêtre. Le clair de +lune me permit de reconnaître la chienne Black. Je descendis aussitôt +pour lui ouvrir la porte. Une fois entrée dans la chambre, je m'aperçus +que la pauvre bête était si mouillée que certainement elle avait dû +rester longtemps dans l'eau. En effet, j'appris le lendemain qu'on +l'avait tenue enchaînée à bord toute la journée, mais qu'à 10 heures du +soir le matelot, ayant cru pouvoir la détacher, elle ne fit qu'un saut +dans la mer. Or, la _Diane_ était à l'ancre à plus d'un mille du quai. +Il est donc vraisemblable que la bonne bête avait franchi cette distance +à la nage; puis, que, nous ayant cherchés dans cette ville qui lui était +étrangère, elle avait enfin découvert précisément la porte de la maison +la plus rapprochée de la chambre où nous couchions. Le capitaine mit une +sorte de superstition scrupuleuse à ne pas contrarier un attachement si +bien prouvé. Black ne nous quitta plus et est revenue avec nous en +Europe. + +Dans la matinée du lendemain de notre arrivée, M. Geyer vint me voir +avec sa femme et sa fille. Il parlait assez bien français, mais les +dames n'en savaient pas un mot. Elles furent charmées de constater que +leur langue m'était aussi familière qu'à elles-mêmes. Leur bienveillante +hospitalité n'avait pas besoin, pour être offerte, de lettres de +recommandation. Les dangers que nous avions courus en France inspiraient +une sympathie générale, et l'on alla jusqu'à croire qu'un peu de +merveilleux se mêlait à notre histoire. Mes cheveux coupés courts +derrière la tête parurent avoir été un commencement de préparation au +dernier supplice. L'intérêt qu'on nous témoignait en fut encore +augmenté. J'eus beau expliquer qu'il n'en était rien. Il n'y eut pas +moyen de faire renoncer les bons habitants de Boston à leur idée. + +La ville avait encore, il y a quarante-cinq ans, toute l'apparence d'une +colonie anglaise. C'est là cependant que se produisit le soulèvement +initial contre la mère-patrie. On nous montrait avec orgueil la colonne +élevée sur le sommet de la colline où l'on s'était rassemblé pour +prendre les premières résolutions à l'égard des injustes impôts dont +l'Angleterre écrasait la colonie; la partie du port où l'on avait jeté à +la mer deux cargaisons de thé plutôt que de payer le droit exorbitant +que l'on voulait percevoir sur cette marchandise; la belle pelouse, où +s'était assemblée la première troupe, et le lieu où le premier combat +avait été livré: _Bunker's hill_. Cependant les habitants les plus +riches et les plus distingués, quoique soumis au nouveau gouvernement, +regrettaient, sans la désapprouver toutefois, la séparation d'avec +l'ancienne patrie. Ils tenaient encore, par des liens d'affection et de +parenté, à l'Angleterre. Ils en conservaient les moeurs sans mélange, et +plusieurs d'entre eux, après s'y être réfugiés, n'en étaient revenus +qu'à la paix. Le peuple les désignait sous le nom de _loyalistes_. De ce +nombre était M. Jeffreys, frère de l'illustre rédacteur de l'_Edinburgh +Review_, puis une famille Russell, qui cherchait à ne pas laisser +ignorer sa proche parenté avec le duc de Bedford. Toutes ces personnes +nous accueillirent avec une bienveillance sans égale et nous +témoignèrent le plus vif intérêt. + +M. Geyer nous offrit d'aller habiter une ferme qu'il possédait à +dix-huit milles de Boston. Peut-être aurions-nous bien fait d'accepter. +Mais mon mari voulait se rapprocher du Canada, où il aurait souhaité +s'établir. Il parlait l'anglais avec difficulté, quoiqu'il l'entendît +parfaitement, et la pensée que le français était, comme il l'est encore, +la langue dont on se servait habituellement à Montréal, lui donnait +envie de gagner le voisinage de cette ville. + +Nous venions de recevoir des lettres d'Angleterre. Mme d'Hénin, notre +tante, tout en regrettant que nous n'eussions pas été la rejoindre en +Angleterre, nous envoyait des lettres d'une Américaine de ses amies, Mme +Church, nous recommandant à sa famille en résidence à Albany. Mme Church +était fille du général Schuyler, qui s'était créé une grande réputation +dans la guerre de l'Indépendance. Il avait fait prisonnier le général +Burgoyne avec tout le corps d'armée qu'il amenait du Canada pour +renforcer l'armée anglaise retranchée à New-York, et la capitulation de +Saratoga lui avait acquis une popularité prodigieuse[6]. Depuis la paix, +le général Schuyler, Hollandais d'origine, habitait ses terres avec +toute sa famille. Sa fille aînée avait épousé le chef de la famille +Renslaër, installé à Albany et possesseur d'une immense fortune dans le +comté. + +Mme Church donc, voyant le très grand et maternel intérêt qui animait ma +tante, à laquelle l'unissait la plus tendre amitié, écrivit à ses +parents, et nous reçûmes, à notre arrivée à Boston, des lettres très +pressantes du général Schuyler par lesquelles il nous engageait à nous +rendre sans délai à Albany où, assurait-il, nous trouverions aisément à +nous établir. Il nous offrait dans ce but tout son appui. Nous prîmes +donc notre résolution, et, ayant embarqué nos effets pour les expédier +par mer jusqu'à New-York, et de là par la rivière d'Hudson jusqu'à +Albany, nous attendîmes à Boston la nouvelle de leur arrivée à +destination, avant de nous mettre en route par terre. Nous préférions +faire ainsi ce trajet de cinq cents milles. Cela nous permettait de voir +le pays tout en ne nous coûtant pas plus cher. + +Avant d'expédier nos effets, nous fûmes obligés de déballer toutes les +caisses pour les réempaqueter ensuite. Zamore, dans sa précipitation à +les remplir, n'avait pas eu le loisir de distinguer les effets les uns +des autres. Elles contenaient une foule de choses inutiles à des gens +qui, comme nous, allaient vivre à la campagne très sérieusement, dans +des conditions équivalentes à celles des paysans en Europe. Rien ne +faisait présager que la tourmente révolutionnaire dût nous permettre de +retourner en Europe de longtemps, et j'étais heureuse, je l'avoue, que +mon mari eût été accueilli aux États-Unis de manière à lui ôter toute +idée de gagner l'Angleterre, où une sorte de pressentiment me donnait la +crainte d'être mal reçue par ma famille. + +Je vendis à Boston tout ce qui pouvait valoir quelque argent parmi les +effets que nous avions apportés. Comme la _Diane_ avait fait la +traversée sans cargaison, notre bagage ne nous avait rien coûté, et il +était considérable. Nous le diminuâmes de plus de moitié. Habillements, +étoffes, dentelles, piano, musique, porcelaines, tout ce qui eût été +superflu dans un petit ménage fut converti en argent, puis en lettres de +change sur des gens sûrs d'Albany. + + + + +IV + +Nous restâmes un mois à Boston, allant presque tous les jours chez les +aimables personnes qui nous comblaient de soins et de prévenances. Je +reçus la visite de plusieurs créoles de la Martinique qui connaissaient +mon père. L'un d'eux, qui s'était marié à Boston, nous engagea à aller +passer quelques jours chez lui, à la campagne, et nous y fûmes avec +plaisir. C'était à Wrentham, village à moitié chemin entre Boston et +Providence. Ce lieu était délicieux par sa situation, sa fraîcheur, sa +fertilité. Des lacs parsemés de petites îles couvertes de bois et qui +avaient l'aspect de jardins flottants sur l'eau, des futaies aussi +vieilles que le monde baignant leurs troncs décrépits ou leurs jeunes +pousses dans une eau pure comme du cristal, en faisaient un séjour +enchanteur. Pour que rien ne manquât à l'imagination d'un poète, s'il y +en avait eu un parmi nous, qui ne pensions qu'à des défrichements, des +charrues, des pommes de terre, à ces lieux se rattachait une histoire +d'amour... Je vais pourtant la raconter. + +Sally W... allait épouser, pendant la dernière année de la guerre, un +jeune officier du nom de William. C'était une demoiselle jeune, jolie, +et qui avait reçu une bonne éducation en Angleterre. Le régiment du +jeune homme reçut un ordre d'embarquement pour aller rejoindre l'armée +anglaise à Boston, sans délai. Le mariage fut ajourné. Mais Sally en +conçut un si violent chagrin que son père, dont elle était la fille +unique, consentit à prendre passage sur un navire en partance pour +Providence, à dix-huit milles de Boston, et où le bataillon auquel +appartenait William devait débarquer, dans le but d'y faire célébrer le +mariage. + +Après une heureuse traversée, le père et la fille abordent à Providence. +Le premier spectacle qui s'offre à leurs yeux, en mettant le pied sur le +quai, ce sont des brancards et des charrettes portant des blessés. +Sally, anxieuse, questionne un soldat qu'elle rencontre sur le sort de +William. Le militaire répond sans ménagement que dans la déroute il a +été tué, mais qu'on n'a pu retrouver son corps. La pauvre jeune fille +perd la raison à l'instant même et depuis elle ne l'a jamais recouvrée. +On a essayé de l'enfermer. Elle devenait alors furieuse, se frappait la +tête contre les murs ou refusait toute nourriture. Après plusieurs +vaines tentatives du même genre, on avait pris le parti de la laisser en +liberté. Aussitôt elle devenait douce et tranquille et, poursuivant une +idée fixe, se dirigeait à pied vers Boston. Sa famille a organisé des +points d'arrêts sur la route, où on la soigne, en nourriture et en +vêtements, sans qu'elle s'en aperçoive. Lorsque je la vis, elle venait +lentement sur le chemin, un bâton à la main, toujours hantée par la +pensée que, sous des feuilles, dans de hautes herbes, derrière un +buisson, elle trouvera le corps de William. Arrivée à Boston, elle va +toujours au même endroit du quai, puis regarde un moment la mer, dans +l'espoir que celui qu'elle attend va débarquer. Elle se remet ensuite en +route et retourne à Providence, demandant asile la nuit à des gens de sa +connaissance. Mme Madey, chez qui je me trouvais, était une des +personnes qui l'accueillaient et qu'elle préférait. L'infortunée +consentit à entrer dans la maison et à accepter un peu de lait; mais au +bout d'un moment elle dit tristement: «Je n'ai pas le temps de rester»; +et elle partit. + +Depuis vingt ans, la pauvre femme fait ce voyage une fois par semaine. +Elle me parut avoir quarante ans. Elle était grande, belle et très pâle, +mise proprement, avec un grand manteau. Elle m'intéressa au dernier +point. En France, les enfants se seraient moqués de la malheureuse ou +l'auraient tourmentée. En Amérique, ils la respectaient, lui offraient +des fleurs, des fruits, lui prenaient la main pour la faire entrer sous +un abri quand il pleuvait. Mais, même en hiver, elle ne voulait pas +coucher dans une chambre. Elle préférait la grange ou l'étable, pourvu +qu'on laissât la porte ouverte. Je crois me souvenir qu'un jour on la +trouva morte sur la route. Hélas! pauvre Sally! c'est ainsi qu'elle aura +retrouvé William! + + + + +V + +Nous partîmes tous trois[7] avec les enfants[8], dans les premiers jours +de juin, et quinze jours après nous arrivâmes à Albany. Nous avions +traversé tout l'État de Connecticut[9], dont nous admirions la fertilité +et l'air de richesse. Mais une fatale nouvelle m'avait rendue si triste +que je ne jouissais de rien. M. de La Tour au Pin avait appris la mort +de mon père[10] avant de quitter Boston. Il attendit le voyage pour me +l'annoncer, dans l'espoir que la distraction forcée et le mouvement me +seraient une sorte d'adoucissement. Ce fut à Northampton, capitale de +l'État de Connecticut[11], où nous couchâmes, qu'il se résolut à me le +dire, craignant que je ne lusse le funeste événement dans quelque +gazette. En effet, toutes les nouvelles de France étaient reproduites +par les journaux américains aussitôt qu'elles arrivaient, dans quelque +port de l'Union que ce fût. + +La mort de mon père m'affecta vivement, bien que je m'y attendisse +depuis longtemps. Quoique je l'eusse bien peu vu depuis des années, je +n'en avais pas moins la plus tendre affection pour lui. J'écrivis à ma +belle-mère, installée à la Martinique ainsi que ma soeur Fanny, alors +âgée de douze ans. Longtemps après, je reçus la réponse de Mme Dillon, +dans laquelle elle m'annonçait son départ pour l'Angleterre avec Fanny +et Mlle de La Touche, fille de son premier mariage. La lettre était très +froide, et ma belle-mère ne s'inquiétait nullement des conditions de mon +existence en Amérique. + +Malgré tout, comme il arrive toujours quand on voit des objets nouveaux, +je fus distraite de ma douleur par la beauté des bois que nous eûmes à +traverser pour arriver à Lebanon, dernière étape où nous couchâmes avant +d'arriver à Albany. Un massif de bois épais de cinquante milles qui +séparait alors l'État de Connecticut[12] de celui, je crois, de +New-York, et qui n'existe sans doute plus maintenant, m'offrit le +spectacle, inconnu par moi, d'une forêt présentant tous les degrés de la +végétation, depuis l'arbre commençant à sortir de terre jusqu'à celui +qui y retombait par vétusté. La route tracée dans ces bois admirables +n'avait que la largeur de deux voies de voiture. C'était une simple +tranchée où les arbres, coupés par le pied, étaient abattus à droite et +à gauche, pour laisser un passage libre. Dieu sait quels cahots nous +éprouvions lorsque les troncs n'avaient pas été coupés assez ras de +terre. La prodigieuse fécondité de cette terre vierge avait développé +une grande quantité de plantes parasites, de vignes sauvages, de lianes +qui couraient d'un arbre à l'autre. Dans les endroits moins ombragés, +des bosquets de rhododendrons couverts de fleurs, les unes de violettes, +les autres d'un lilas pâle, et des rosiers de toute espèce, formaient +comme des massifs colorés au milieu de gazons émaillés de mousses et +d'herbes fleuries, tandis que dans les parties basses du sol, sillonnées +et arrosées par de petits ruisseaux--des _creeks_[13]--toutes les +variétés de plantes aquatiques s'épanouissaient en pleine floraison. +Cette jeunesse de la nature m'enchanta au point que je passai la journée +dans une extase continuelle. + +Vers le milieu du jour, nous nous arrêtâmes pour déjeuner dans une +auberge établie depuis peu au milieu de ces immenses bois. En Amérique, +lorsqu'une maison rustique s'élève dans une forêt et qu'elle est près +d'un chemin, ne dût-il y passer qu'une personne dans toute l'année, la +première dépense du maître est l'achat d'une enseigne et son premier +ouvrage l'érection d'un poteau pour l'y attacher. Puis on cloue au +poteau, au-dessous de l'enseigne, une boîte aux lettres, et ce lieu que +vous traversez et où la route est à peine tracée se nomme déjà, sur la +carte du pays, _une ville_. + +La maison de bois où nous nous arrêtâmes avait atteint le second degré +de la civilisation, puisque c'était une _frame house_, c'est-à-dire une +maison pourvue de fenêtres garnies de vitres. Mais c'est l'incomparable +beauté de la famille qui l'habitait surtout qui l'a gravée dans ma +mémoire en caractères ineffaçables. Trois générations y étaient +établies. D'abord un ménage: l'homme et la femme, âgée de quarante à +quarante-cinq ans, tous deux des modèles de force, d'élégance, et doués +de ces formes exquises et parfaites qu'on trouve dans les tableaux des +plus grands maîtres seulement. Autour d'eux se groupaient huit ou dix +enfants, filles et garçons, parmi lesquels on pouvait admirer depuis la +jeune adolescente semblable aux belles vierges de Raphaël, jusqu'aux +petits enfants avec des figures d'ange, que Rubens n'aurait pas +désavoués. Enfin, dans la même maison, vivait un grand-père, d'apparence +la plus vénérable, les cheveux blanchis par l'âge, mais sans aucune +infirmité. + +À la fin du déjeuner, pris en commun, il se leva, ôta son bonnet, et +d'un air respectueux prononça ces paroles: «Nous boirons à la santé de +notre bien-aimé Président--_our beloved Président_--». On n'eût pas +alors trouvé une cabane, si reculée qu'elle fût dans les bois, où cet +acte d'amour pour le grand Washington ne terminât chaque repas. +Quelquefois on y ajoutait la santé _du marquis_... M. de La Fayette +avait laissé un nom chéri aux États-Unis. + +À Lebanon existait un établissement de bains sulfureux déjà assez +important. L'auberge était très bonne et surtout d'une propreté +parfaite. Mais le luxe des draps blancs était alors inconnu dans cette +partie des États-Unis. En demander qui n'eussent pas servi paraissait +une fantaisie que l'on ne comprenait pas, et même, quand le lit +présentait une certaine largeur, on vous proposait avec simplicité d'y +admettre un compagnon. C'est ce qui arriva à M. de Chambeau ce même +soir, à Lebanon. Des jurements français, que lui seul pouvait proférer, +se firent entendre subitement au milieu de la nuit. Le matin il nous +apprit que, vers minuit, il avait été réveillé par un monsieur qui se +glissait sans façon dans la partie vacante du lit double où il reposait. +Furieux de cet envahissement, il s'était hâté de sauter hors de sa +couchette du côté opposé, puis avait passé la nuit sur une chaise à +entendre ronfler son compagnon, qui ne s'était nullement inquiété de sa +colère. Sa mésaventure fut l'objet des moqueries de tout le monde. En +arrivant le soir à Albany, on lui réserva une petite chambre pour lui +seul. Cela le consola. + + + + +VI + +La ville d'Albany, capitale du comté, avait été presque entièrement +brûlée deux ans auparavant, par une conspiration des nègres. L'esclavage +n'était encore aboli, dans l'État de New-York, que pour les enfants à +naître en 1794 et après lorsqu'ils atteindraient leur vingtième année. +Cette mesure très sage, en obligeant les propriétaires d'esclaves à les +élever, donnait, d'un autre côté, à l'esclave le temps de dédommager son +maître, par son travail, des frais occasionnés par son éducation. Un de +ces noirs, très mauvais sujet, qui avait espéré que la décision de la +législature lui rendrait la liberté sans condition, résolut de se +venger. Il enrôla quelques misérables comme lui, et ils résolurent de +mettre, à jour nommé, le feu à la ville, construite encore à cette +époque, en grande partie en bois. Cet atroce projet réussit au delà de +leurs espérances. Le feu prit dans plus de vingt endroits à la fois. Les +maisons, les magasins, les marchandises furent consumés, malgré le zèle +des habitants, à la tête desquels travaillèrent le vieux général +Schuyler et toute sa famille. Une petite négresse de douze ans fut +arrêtée au moment où elle mettait le feu au magasin à paille de l'écurie +de son maître. Elle révéla les noms des complices. Le lendemain, le +tribunal s'assembla sur les débris encore fumants de la construction où +il siégeait d'habitude et condamna le chef noir et six de ses complices +à être pendus, ce qui fut exécuté sur-le-champ. + +Les familles Renslaër et Schuyler firent des merveilles de charité +éclairée et donnèrent l'exemple de l'activité à réparer le désastre. Des +convois chargés de marchandises, de briques, de meubles, remontèrent de +New-York et une charmante ville nouvelle sortit des cendres de +l'ancienne. Des maisons de pierre et surtout de briques s'élevèrent, +furent couvertes de plaques de zinc et de fer-blanc, et lorsque nous +arrivâmes à Albany, il n'y avait plus aucun vestige de l'incendie. + +La maison du général Schuyler et celle de son gendre, M. Renslaër, +toutes deux isolées au milieu d'un jardin, avaient été épargnées. C'est +là que nous trouvâmes un accueil aussi flatteur que bienveillant. Le +général Schuyler, en me voyant, me dit: «Voilà donc que j'aurai une +sixième fille.» Il entra dans tous nos projets, nos désirs, nos +intérêts. Il parlait parfaitement le français, ainsi que tous les siens. +C'est ici le lieu de parler de cette famille, ou plutôt de celle de son +gendre, puissante dans le comté d'Albany, originairement peuplé par des +Hollandais. + +Avant que Guillaume III ne montât en usurpateur sur le trône +d'Angleterre, et lorsqu'il n'était encore que prince d'Orange et +stathouder de Hollande, des colons hollandais avaient remonté la rivière +du Nord ou d'Hudson, et s'étaient établis[14] au confluent de celle-ci +avec la Mohawk, dans la belle plaine--_flats_--qui s'étend d'Albany à +_Half Moon Point_, lieu où les deux rivières se confondent. Un jeune +page de Guillaume, nommé Renslaër, d'une famille noble de la Gueldre, +avait su s'attirer les bonnes grâces de son maître. Un jour, en servant +le prince à table, il lui dit qu'il avait fait un rêve. Guillaume voulut +le connaître, et Renslaër conta alors avoir rêvé qu'il marchait derrière +lui, portant la queue de son manteau royal, pendant qu'on le couronnait +roi d'Angleterre. À quoi le prince d'Orange répondit que, si telle +devait être sa destinée, son page pourrait lui demander n'importe quelle +faveur avec l'assurance de l'obtenir. + +Les années et les événements réalisèrent le songe de Renslaër[15]. Il +réclama de Guillaume III l'accomplissement de sa promesse, et, lui +présentant une carte du comté d'Orange, aux États-Unis, il demanda une +concession de terres chez les Mohawks. Le roi prit un crayon et traça un +carré long de quarante-deux milles et large de dix-huit, au milieu +duquel coulait la rivière du Nord[16]. + +Renslaër passa en Amérique, avec son acte de cession bien en règle, et +s'établit à Albany, alors représentée par le rassemblement de quelques +colons seulement. Il en attira d'autres en leur cédant des terres, +grevées à perpétuité d'une redevance en grains ou en argent, de si peu +d'importance pour la plupart, qu'elles ne servaient guère qu'à consacrer +le droit du seigneur suzerain. En outre, il vendit des terrains, des +fermes, et développa ainsi considérablement sa fortune, que la +Révolution ne fit qu'augmenter. + +Lorsque nous débarquâmes en Amérique, l'aîné et le chef de la famille +Renslaër, divisée en un grand nombre de branches, toutes riches, avait +pour femme la fille aînée du général Schuyler. Le peuple l'avait +surnommé le Petroon, mot hollandais qui signifie «Seigneur». Le jour +même de notre arrivée à Albany, vers le soir, nous nous promenions dans +une longue et belle rue à l'extrémité de laquelle on découvrait un +enclos fermé d'une simple palissade peinte en blanc. C'était un parc +très soigné, planté de beaux arbres et de fleurs, et renfermant une +jolie maison, d'une architecture très simple, n'affichant aucune +prétention à l'art et à la beauté extérieure. On voyait s'élever par +derrière des dépendances considérables, qui donnaient à tout +l'établissement l'air d'une superbe et riche ferme soigneusement tenue. +Je demandai à un jeune garçon, qui nous ouvrait une barrière pour nous +permettre de descendre sur le bord de la rivière, quel était le +propriétaire de cette grande maison. «Mais, dit-il d'un air stupéfait, +c'est la maison du _Petroon_.--«Je ne sais pas ce que c'est que le +_Petroon_», lui dis-je.--Vous ne le savez pas!» s'écria-t-il en levant +les mains au ciel. Ne pas savoir ce que c'est que le Petroon! qui +êtes-vous donc?--who are you, then?»--Et il s'en alla avec une sorte +d'horreur et de crainte d'avoir parlé à des gens qui ne connaissaient +pas le _Petroon_. + +Deux jours après, nous étions reçus dans cette maison, avec une bonté, +une prévenance, une amitié qui ne se sont pas un moment démenties. Mme +Renslaër était une femme de trente ans, parlant bien le français qu'elle +avait appris en accompagnant son père au quartier général des armées +américaines et françaises. Elle était douée d'un esprit supérieur et +d'une faculté de jugement peu commune des hommes et des choses. Depuis +des années elle ne sortait plus de sa maison, où la retenaient, souvent +clouée pendant des mois sur son fauteuil, une santé détruite et les +atteintes d'un mal qui l'ont conduite au tombeau quelques années après. +La simple lecture des journaux lui avait appris l'état des partis en +France, les fautes qui avaient amené la Révolution, les vices de la +haute classe de la société, la folie des classes moyennes. Avec une +perspicacité extraordinaire, elle avait pénétré les causes et les effets +des troubles de notre pays mieux que nous. Elle était très impatiente de +connaître M. de Talleyrand, qui venait d'arriver à Philadelphie, renvoyé +d'Angleterre dans un délai de huit jours. Avec la finesse démoniaque de +son esprit, il avait jugé que la France n'avait pas fini de parcourir +les diverses phases de la Révolution. Il nous apportait des lettres +importantes de Hollande, que Mme d'Hénin lui avait confiées. Elle +m'écrivait, entre autres choses, que M. de Talleyrand était venu passer, +dans le pays de la véritable liberté, le temps de folie cruelle dont +souffrait la France. M. de Talleyrand me fit demander où il pourrait me +trouver, à la fin d'un voyage dans la partie intérieure du pays qu'il +méditait d'entreprendre en compagnie de M. de Beaumetz, son ami, et d'un +Anglais millionnaire qui arrivait de l'Inde. + + + + +CHAPITRE II + + +I. En pension chez les van Buren.--M. de Chambeau apprenti +menuisier.--Mme de La Tour du Pin apprend la mort de son +beau-père.--Apprentissage de fermière.--Un passage dangereux.--II. Achat +d'une ferme.--Installation provisoire à Troy.--Une _log house_.--Visite +imprévue de M. de Talleyrand.--III. La nouvelle du 9 Thermidor.--Mme +Archambauld de Périgord.--Appréciation de Mme de La Tour du Pin sur M. +de Talleyrand.--M. Law.--Un ministre des finances trop pauvre pour +élever sa famille.--Une proposition aussi aimable qu'originale.--IV. Les +commencements de l'hiver: la neige et la prise en glace des +rivières.--Rencontre des premiers sauvages.--Emménagement à la +ferme.--Achat du premier nègre, Mink.--V. Arrangements et réparations à +la maison de ferme.--Activité de Mme de La Tour du Pin.--Achat du nègre +Prime.--Deux heureux: la négresse Judith et son mari. + + + + +I + +Comme nous ne voulions pas rester à Albany, le général Schuyler se +chargea de nous trouver une ferme à acquérir dans les environs. Il nous +conseilla, en attendant, de prendre pour trois mois pension chez un +fermier de sa connaissance, installé non loin de la ferme où son frère, +le colonel Schuyler, habitait avec ses douze enfants. Notre séjour à +Albany ne se prolongea donc pas au delà de quelques jours. Après quoi +nous allâmes chez M. van Buren, à l'école des moeurs américaines, car +nous avions mis pour condition que nous vivrions avec la famille, sans +que l'on changeât la moindre chose aux habitudes de la maison. Il fut en +outre convenu que Mme van Buren m'emploierait aux ouvrages du ménage, +comme si j'eusse été une de ses filles. M. de Chambeau se mit, à la même +époque, en apprentissage chez un menuisier de la petite ville naissante +de Troy, située à un quart de mille de la ferme des van Buren. Il +partait le lundi matin et revenait le samedi soir seulement pour passer +le dimanche avec nous. La nouvelle de la fin tragique de mon +beau-père[17] venait de nous parvenir. M. de Chambeau avait appris en +même temps celle de son père. Comme j'étais très bonne couturière, je +confectionnai moi-même mes habits de deuil, et ma bonne hôtesse, ayant +ainsi apprécié l'agilité de mon aiguille, trouvait très doux d'avoir une +ouvrière à ses ordres pour rien, alors qu'elle lui aurait coûté une +piastre par jour et la nourriture, y compris deux fois le thé, si elle +l'eût prise à Albany. + +Mon mari alla visiter plusieurs fermes. Nous attendions, pour choisir +celle dont nous ferions l'acquisition l'arrivée des fonds qu'on nous +avait envoyés de Hollande. Le général Schuyler et M. Renslaër +conseillaient à M. de La Tour du Pin de répartir ces fonds en trois +parts égales: un tiers pour l'acquisition; un pour l'aménagement, achat +de nègres, chevaux, vaches, instruments aratoires et meubles; le +troisième, joint à ce qui nous restait des 12.000 francs emportés de +Bordeaux, pour faire face aux cas imprévus, perte de nègres ou de +bétail, et pour vivre pendant la première année. Cet arrangement devint +notre règle de conduite. + +Personnellement, je résolus de me mettre en état de diriger mon ménage +de fermière. Je commençai par m'accoutumer à ne jamais rester dans mon +lit, le soleil levé. À 3 heures du matin, l'été, j'étais debout et +habillée. Ma chambre ouvrait sur une petite pelouse donnant sur la +rivière. Quand je dis _ouvrait_, je ne parle pas de la fenêtre, mais +bien de la porte, qui était à fleur du gazon. Aussi de mon lit, +aurais-je pu voir passer les vaisseaux sans me déranger. + +La ferme des van Buren, vieille maison hollandaise, occupait une +situation délicieuse sur le bord de l'eau. Parfaitement isolée du côté +de la terre, elle avait des communications faciles avec l'autre côté de +la rivière. En face, sur la route du Canada, s'élevait une grande +auberge où l'on trouvait tous les renseignements, les gazettes et les +affiches de ventes. Deux ou trois _stages_[18] y passaient par jour. Van +Buren possédait deux pirogues, et la rivière était toujours si calme +qu'on pouvait la traverser à tous les moments. Aucun chemin ne coupait +cette propriété, bornée à quelques centaines de toises par une montagne +couverte de beaux bois appartenant à van Buren. Nous disions parfois que +cette ferme nous conviendrait, mais elle était d'un prix supérieur à +celui que nous pouvions y mettre. Cela seul nous empêcha de l'acquérir, +car, règle générale en Amérique à cette époque--et je pense qu'il en est +toujours de même--quelque attaché qu'un homme fût à sa maison, à sa +ferme, à son cheval, à son nègre, si vous lui en offriez un tiers de +plus que sa valeur, vous étiez assuré, dans un pays où tout est coté, +d'en devenir le propriétaire. + +Un sentier menait de la ferme à la petite ville naissante de Troy. Ce +sentier passait pendant un quart de mille au travers d'herbes que l'on +coupait tous les ans, en automne, pour faire de la litière aux vaches. +La puissance de végétation des terres voisines de la rivière était +prodigieuse. Ainsi ces herbes qui, à notre arrivée, avaient cinq ou dix +pouces de haut seulement, s'élevaient, deux mois plus tard, au moment de +notre départ, en septembre, à une hauteur de huit ou dix pieds. On y +marchait à l'ombre. Il m'est arrivé, par la suite, de passer à cheval +dans des champs de maïs qui, en hauteur, me dépassaient de beaucoup, moi +et ma monture. + +Quelques jours après notre installation chez van Buren, j'eus besoin +d'aller à Troy acheter quelques objets. On me dit de prendre le sentier +et de le suivre sans m'en écarter. Je parvins ainsi à l'embouchure d'un +_creek_ ou petite rivière qui se jetait dans l'Hudson. Elle était +remplie de grosses pièces de bois flottant destinées à un moulin à scie +qui venait de s'établir un peu plus haut. Ces pièces de bois tenaient +ensemble par des liens et ne pouvaient pas se séparer. Cependant, encore +peu aguerrie, j'hésitais à me hasarder sur ce pont mobile, d'autant plus +que la marée était haute. Je remarquai que le sentier finissait tout +près de l'eau, reprenait en face sur l'autre rive, et que les morceaux +de bois portaient des traces de pas. Donc on passait là, Black +m'accompagnait. La chienne avait déjà fait plusieurs allées et venues. +Mais Black était bien légère, et moi...? J'eus honte cependant de +retourner à la maison et d'avouer que je n'avais pas osé affronter la +traversée. Certes je serais l'objet des moqueries de tous. Ce fut un +mauvais moment. Enfin, réfléchissant, que s'il y avait eu du danger, on +m'eût prévenue, je posai un pied sur la première pièce. Elle enfonça un +peu, mais je vis que c'était là tout le péril et qu'en somme il n'était +pas bien effrayant. Je me gardai bien de raconter mes hésitations, et +dans la suite je franchissais tous les jours ce passage, sans +préoccupation d'aucune sorte. + + + + +II + +Au mois de septembre, mon mari entra en marché avec un fermier dont la +terre était de l'autre côté de la rivière, sur la route de Troy à +Schenectady, à deux milles dans l'intérieur. Sa situation sur une +colline dominant une grande étendue de terrain nous parut agréable. La +maison était neuve, jolie et en très bon état. Les terres étaient +cultivées en partie seulement. Il y avait cent cinquante acres +d'ensemencés, autant en bois et en pâturages, un petit potager d'un +quart d'acre rempli de légumes, enfin un beau verger semé de trèfle +rouge et planté de pommiers à cidre, de dix ans, tous en plein rapport. +On nous demandait 12.000 francs. Le général Schuyler ne trouva pas le +prix exorbitant. Le bien se trouvait à quatre milles d'Albany, sur une +route qu'on allait entreprendre pour communiquer avec la ville de +Schenectady, alors dans un état de progrès très positif, en d'autres +termes, _in a thriving situation_, ce qui disait tout dans ce pays. + +Le propriétaire ne voulait déménager que lorsque la neige serait +établie. Comme nous avions fait marché avec les van Buren, qui en +avaient évidemment assez de nous, pour deux mois seulement, il nous +fallait donc chercher un autre abri du 1er septembre au 1er novembre. +Nous trouvâmes à Troy, pour une somme modique, une petite maison de bois +au milieu d'une grande cour, clôturée par des murs en planches. Nous +nous y établîmes, et comme nous devions acheter quelques meubles pour la +ferme, nous en fîmes tout de suite l'acquisition. Ces meubles, joints +aux choses que nous avions apportées d'Europe, nous permirent d'être +tout de suite installés. J'avais engagé une fille blanche, très bon +sujet. Elle devait se marier dans deux mois et consentit à entrer à mon +service en attendant que son futur eût bâti la _log house_ où ils +devaient se loger après leurs noces. + +Voici ce qu'on entendait par une _log house_. Un dessin, mieux qu'une +description, en donnerait une idée exacte. On aplanit un terrain de +quatorze à quinze pieds carrés et on commence par y bâtir une cheminée +en briques. C'est là le premier confort de la maison. Puis on élève les +murs. Ils sont composés de grosses pièces de bois couvertes de leur +écorce, que l'on entaille de manière à les joindre exactement les unes +aux autres. Sur ces murs on construit un toit avec un passage pour la +cheminée. Une porte est ménagée au midi. On voit beaucoup de ces maisons +en Suisse, dans les pâturages des Hautes-Alpes, où elles servent +exclusivement à abriter le bétail ainsi que les bergers qui le gardent. +En Amérique, elles représentent le premier degré de l'établissement, et +souvent le dernier, car il y a des infortunés partout, et ces _log +houses_, quand la ville a prospéré, deviennent le refuge du pauvre. + +Betsey attendait donc que son futur mari eût bâti la maison qu'elle +était appelée à habiter. C'était un ouvrier à tout faire. Il travaillait +à la journée, parfois dans les petits jardins des bourgeois qui tenaient +en ville de ces magasins où l'on vendait les choses les plus variées: +des clous et du ruban, de la mousseline et du porc salé, des aiguilles +et des socs de charrue. Le reste du temps, il s'adonnait à une autre +besogne quelconque. Cet homme gagnait jusqu'à un dollar ou piastre par +jour. À présent il est sûrement devenu riche et propriétaire. + +Un jour de la fin de septembre, j'étais dans ma cour, avec une hachette +à la main, occupée à couper l'os d'un gigot de mouton que je me +préparais à mettre à la broche pour notre dîner. Betsey n'étant pas +cuisinière, on m'avait confié le soin de la nourriture générale, dont je +cherchais à m'acquitter de mon mieux, aidée par la lecture de la +_Cuisine bourgeoise_. Tout à coup, derrière moi, une grosse voix se fait +entendre. Elle disait en français: «On ne peut embrocher un gigot avec +plus de majesté.» Me retournant vivement, j'aperçus M. de Talleyrand et +M. de Beaumetz. Arrivés de la veille à Albany, ils avaient appris par le +général Schuyler où nous étions. Ils venaient de sa part nous inviter à +dîner et à passer le lendemain chez lui avec eux. Ces messieurs ne +devaient rester dans la ville que deux jours. Un Anglais de leurs amis +les accompagnait et était fort impatient de retourner à New-York. +Cependant, comme M. de Talleyrand s'amusait fort de la vue de mon gigot +de mouton, j'insistai pour qu'il revînt le lendemain le manger avec +nous. Il y consentit. Laissant les enfants aux soins de M. de Chambeau +et de Betsey, nous partîmes pour Albany. À cela se borne ma rencontre +avec M. de Talleyrand, que Mme d'Abrantès et Mme de Genlis ont revêtue +de circonstances si sottes, si ridiculeusement romanesques. + + + + +III + +Nous causâmes beaucoup en route, sur tous les sujets, comme on a coutume +de le faire lorsqu'on se retrouve. Les dernières nouvelles d'Europe, +dont ils n'avaient pas eu connaissance pendant leur course au +Niagara--ils en étaient revenus la veille au soir seulement--étaient +plus terribles que jamais. Le sang coulait à flots à Paris. Mme +Elisabeth avait péri. Nos parents, nos amis, aux uns et aux autres, +comptaient au nombre des victimes de la Terreur. Nos prévisions ne nous +laissaient pas pressentir où cela s'arrêterait. + +Lorsque nous arrivâmes chez le bon général, il était sur son perron, +nous faisant des signes de loin, et criant: «Venez donc, venez donc. Il +y a de grandes nouvelles de France!» Nous entrâmes dans le salon, et +chacun s'empara d'une gazette. On y racontait la révolution du 9 +thermidor, la mort de Robespierre et des siens, la fin de l'effusion du +sang, et le juste supplice du tribunal révolutionnaire. Nous nous +félicitions mutuellement. Mais les vêtements de grand deuil dont nous +étions vêtus, mon mari et moi, attestaient trop tristement que cette +justice du ciel arrivait trop tard pour nous. L'événement nous apportait +donc moins de cause de satisfaction personnelle qu'à MM. de Talleyrand +et de Beaumetz. + +Le premier se réjouissait surtout que Mme Archambauld de Périgord, sa +belle-soeur, eût échappé au supplice, lorsque beaucoup plus tard dans la +soirée, ayant repris sur la table un journal qu'il croyait avoir lu, il +y trouva la terrible liste des victimes exécutées le jour même du 9 +thermidor, au matin, pendant la séance où l'on dénonçait Robespierre, et +dans laquelle elle figurait. Cette mort le frappa bien douloureusement. +Son frère, qui ne se souciait guère de sa femme, était sorti de France +dès 1790, et comme leur fortune appartenait à sa femme, il avait trouvé +plus _convenable_, et surtout plus commode, qu'elle restât, pour éviter +la confiscation. Cette vertueuse personne avait obéi; et lorsque, après +sa condamnation, on lui proposa de se déclarer grosse, affirmation qui +l'aurait sauvée au bout de quelques heures, elle ne le voulut pas. Elle +laissait trois enfants: une fille, Mme Juste de Noailles, maintenant +duchesse de Poix, et deux fils, Louis, mort à l'armée, sous Napoléon, et +Edmond, qui épousa la plus jeune des filles de la duchesse de Courlande. +Sans la connaissance de ce cruel événement, notre soirée chez le général +Schuyler aurait été des plus agréables. + +M. Law, le compagnon de voyage de MM. de Talleyrand et de Beaumetz, +pouvait passer pour le plus original des Anglais, qui le sont tous plus +ou moins. C'était un grand homme blond, de quarante à quarante-cinq ans, +d'une belle figure mélancolique. Quand une idée le préoccupait, la +maison se serait écroulée qu'il n'aurait pas levé les yeux. Le soir, en +retournant à l'auberge, il dit brusquement à M. de Talleyrand: + +«Mon cher, nous ne partirons pas après-demain.» + +«--Et pourquoi? Vous avez retenu votre passage sur le sloop qui descend +à New-York.» + +«--Oh! cela est égal. Je ne veux pas partir. Ces gens de Troy que vous +avez été chercher...» + +«--Eh! bien?» + +«--Je veux les revoir encore plusieurs fois. Demain, vous irez chez +eux?» + +«--Oui.» + +«--J'irai vous y prendre le soir. Je veux voir cette femme-là chez +elle.» + +Puis il retomba dans son silence dont on ne put le faire sortir. + +Le lendemain matin, après avoir déjeuné chez notre paternel général, M. +de Talleyrand et mon mari revinrent à Troy. Je les y avais précédés dès +le matin, car il me fallait préparer le dîner pour mon hôte. Un petit +nègre conduisant une carriole, qu'on se procurait facilement à Albany +pour un dollar, attelage semblable aux chaises à un +cheval--«baroccini»--qui parcourent si lestement les routes de la +Toscane, m'avait ramenée à mon emploi de cuisinière et de maître +d'hôtel. + +M. de Talleyrand fut aimable, comme il l'a toujours été pour moi, sans +aucune variation, avec cet agrément de conversation que nul n'a jamais +possédé comme lui. Il me connaissait depuis mon enfance, et prenait par +là une sorte de ton paternel et gracieux d'un très grand charme. On +regrettait intérieurement de trouver tant de raisons de ne pas +l'estimer, et l'on ne pouvait s'empêcher de chasser ses mauvais +souvenirs, quand on avait passé une heure à l'écouter. Ne valant rien +lui-même, il avait, singulier contraste, horreur de ce qui était mauvais +dans les autres. À l'entendre sans le connaître, on aurait pu le croire +un homme vertueux. Seul son goût exquis des convenances l'empêchait de +me dire des choses qui m'auraient déplu, et si, comme cela est arrivé +parfois, elles lui échappaient, il se reprenait aussitôt en disant: «Ah! +c'est vrai. Vous n'aimez pas cela.» + +Le soir, M. Law, accompagné de M. de Beaumetz, vint prendre le thé. +J'avais déjà une vache. Je leur donnai d'excellente crème. Nous allâmes +nous promener. M. Law m'offrit le bras, et une longue conversation +s'engagea entre nous. + +Frère de lord Landaff, il était parti étant encore jeune pour l'Inde, où +il avait occupé pendant quatorze ans l'emploi de gouverneur de Patna, ou +quelque chose d'analogue. Là il avait épousé une veuve bramine très +riche, dont il avait eu deux fils, encore enfants. Sa femme était morte +en lui laissant des sommes considérables. De retour en Angleterre, il +s'y était ennuyé et avait pris le parti de venir en Amérique pour +dépenser dans ce pays, en acquisitions de terrains, une partie des +capitaux qu'il avait rapportés de l'Inde. Son intention était de +s'assurer si le peuple nouveau méritait l'estime qu'il songeait à lui +accorder. J'en doutai et ne le lui cachai pas, mais il n'adopta pas ma +manière de voir. Son imagination avait créé une Amérique chimérique dont +il ne voulait pas démordre. C'était un idéologue, mais pour le reste +spirituel, instruit, poète et historien. Il avait écrit en anglais +plusieurs choses intéressantes de l'histoire du Mogol[19] et traduit un +poème hindou du dernier souverain[20], à qui on avait crevé les yeux et +qui était en prison depuis je ne sais combien d'années. Après m'avoir +promis de m'envoyer cette traduction le lendemain, il tomba dans une +profonde rêverie et ne parla plus jusqu'à la fin de la promenade. +Seulement, en entrant dans la maison, il poussa un grand soupir et +s'écria: _Poor Mogol!_[21]. + +Le surlendemain de ce jour, nous allâmes passer la journée chez Mme +Renslaër avec tous les Schuyler. M. de Talleyrand avait été extrêmement +impressionné par la grande distinction d'esprit de Mme Renslaër, et ne +pouvait croire, à la manière dont elle en jugeait les événements et les +hommes, qu'elle n'eût pas passé des années en Europe. Elle était +également fort intéressante à entendre sur l'Amérique et sur la +révolution de ce pays, dont elle avait une connaissance très étendue et +très approfondie grâce à son beau-frère, le colonel Hamilton, l'ami en +même temps que le confident le plus intime de Washington. + +On attendait le colonel Hamilton à Albany, où il comptait passer quelque +temps chez son beau-père, le général Schuyler. Il venait de quitter le +ministère des finances qu'il dirigeait depuis la paix, et c'était à lui +que l'on devait le bon ordre établi dans cette partie du gouvernement +des États-Unis. M. de Talleyrand le connaissait et en avait la plus +haute opinion. Mais il trouvait très singulier qu'un homme de sa valeur, +doué de talents si supérieurs, quittât un ministère pour reprendre la +profession d'avocat, en donnant pour motif de sa décision que cette +place de ministre ne lui procurait pas les moyens d'élever sa famille de +huit enfants. Un tel prétexte paraissait à M. de Talleyrand passablement +singulier et, pour tout dire, même un peu niais. + +Le dîner terminé, M. Law prit M. de Talleyrand par le bras et l'emmena +dans le jardin pendant assez longtemps. Le départ de ces messieurs était +fixé au lendemain, et ils avaient formé le projet de venir nous dire +adieu dans la matinée à Troy. M. Law, après sa conversation avec M. de +Talleyrand, allégua avoir des lettres à écrire et retourna à son +auberge. M. de Talleyrand, nous emmenant alors dans un coin du salon, +mon mari et moi, nous raconta ce que M. Law lui avait dit, en ces +termes: «Mon cher ami, j'aime beaucoup ces gens-là--parlant de nous--mon +intention est de leur prêter mille louis. Ils viennent d'acheter une +ferme. Il leur faut du bétail, des chevaux, des nègres, etc. Tant qu'ils +habiteront le pays, ils ne me rembourseront pas mon prêt... d'ailleurs +je n'accepterais rien... J'éprouve le besoin de leur être utile pour me +sentir heureux, et s'ils me refusent.. j'ai de mauvais nerfs... j'en +tomberai malade. Ils me rendront un véritable service en accueillant mon +offre.» Puis il ajouta: «Cette femme, si bien élevée! qui fait la +cuisine... qui trait sa vache... qui lave son linge... Cette idée m'est +insupportable... elle me tue... Voilà deux nuits que je n'en ai pas +dormi.» + +M. de Talleyrand était un homme de trop bon goût pour tourner en +ridicule un trait semblable. Il nous demanda très sérieusement ce qu'il +devait répondre. À vrai dire, nous nous sentions profondément touchés de +cette proposition, quelle que fût l'originalité avec laquelle elle était +énoncée. Nous le priâmes d'exprimer à son ami toute notre sincère +reconnaissance et de l'assurer que, pour le moment, nous pouvions faire +face à toutes les exigences de notre établissement, mais que si +ultérieurement, par quelque circonstance inattendue, nous nous trouvions +dans l'embarras, nous lui promettions de nous adresser à lui. Cette +promesse, qu'il reçut le soir même, le tranquillisa un peu. Le lendemain +matin, il vint nous dire adieu. Le pauvre homme se sentait embarrassé +comme s'il eût commis une mauvaise action. Aussi fut-ce de bon coeur que, +sans lui parler d'autre chose, je lui donnai un _hearty shake +hands_[22]. Il m'avait apporté sa traduction du poème du Mogol en vers +anglais. À ma grande surprise, je reconnus l'histoire textuelle de +Joseph et de l'amour de la femme de Putiphar, telle qu'on la trouve dans +la Bible. + + + + +IV + +Nous attendions impatiemment la chute de la neige, et le moment où la +rivière gèlerait pour trois ou quatre mois. La congélation s'opère en +une seule fois et, pour que la glace soit solide, il faut qu'elle prenne +dans les vingt-quatre heures et qu'elle ait de deux à trois pieds +d'épaisseur. Cette particularité tient exclusivement à la localité et à +la grande quantité de bois qui couvrent cet immense continent à l'ouest +et au nord des établissements des États-Unis, mais n'est pas une +conséquence de la latitude du lieu. Il est bien probable que les grands +lacs étant maintenant, en 1843, presque tous entourés d'établissements +cultivés, le climat de la région que nous habitions aura notablement +changé. Quoi qu'il en soit, les choses se passaient alors ainsi que je +vais le décrire. + +Du 25 octobre au 1er novembre, le ciel se couvrait d'une masse de nuages +si épais que le jour en était obscurci. Un vent du nord-ouest +horriblement froid les poussait avec une grande violence, et chacun +faisait ses préparatifs pour mettre à l'abri ce qui ne devait pas être +englouti par la neige. On retirait de la rivière les bateaux, les +pirogues et les bacs, en retournant la quille en haut ceux qui n'étaient +pas pontés. Tout le monde, à ce moment, déployait la plus grande +activité. Puis la neige commençait à tomber avec une telle abondance que +l'on ne voyait pas un homme à dix pas. Ordinairement la rivière avait +pris deux ou trois jours auparavant. Le premier soin était de tracer +avec des branches de sapin une large route le long d'une des berges. On +marquait de même les endroits où la rive n'était pas escarpée et où l'on +pouvait passer sur l'eau congelée. Il eût été dangereux de passer +ailleurs, car dans beaucoup d'endroits la glace manquait de solidité sur +les bords. + +Nous avions fait l'acquisition de _mocassins_, espèce de chaussons de +peau de buffles, fabriqués et vendus par les sauvages. Le prix de ces +objets est quelquefois assez élevé, quand ils sont brodés avec de +l'écorce teinte ou avec des piquants de porcs-épics. + +Ce fut en achetant cette chaussure que je vis pour la première fois des +sauvages. Ceux-là étaient les derniers survivants de la nation des +_Mohawks_, dont le territoire a été acheté ou pris par les Américains +depuis la paix. Les _Onondagas_, établis près du lac Champlain, +vendaient aussi leurs forêts et se dispersaient également à cette +époque. Il en venait quelques-uns de temps à autre. Je fus un peu +surprise, je l'avoue, quand je rencontrai pour la première fois un homme +et une femme tout nus se promenant tranquillement sur la route, sans que +personne songeât à le trouver singulier. Mais je m'y accoutumai bientôt, +et lorsque je fus établie à la ferme, j'en voyais presque tous les jours +pendant l'été. + +Nous profitâmes du premier moment où la route fut tracée et battue pour +commencer notre déménagement. Les fonds que nous attendions de Hollande +étaient arrivés, et ma grand'mère, lady Dillon, qui vivait encore, +m'avait envoyé, quoiqu'elle ne m'eût jamais vue, trois cents louis[24], +avec lesquels nous achetâmes notre mobilier aratoire. Nous possédions +déjà quatre bons chevaux et deux traîneaux de travail. Un troisième +servait à notre personnel et se nommait _the pleasure sledge_[25]. Il +pouvait tenir six personnes. C'était une espèce de caisse très basse. À +son arrière se trouvait une première banquette, un peu plus large que le +corps du traîneau; elle surmontait un caisson dans lequel on mettait les +petits paquets et avait un dossier assez haut pour dépasser la tête, ce +qui nous mettait à l'abri du vent. Les autres bancs, au nombre de deux, +se composaient de simples planches. Des peaux de buffles et de moutons +garantissaient les pieds. On y attelait deux chevaux et l'on marchait +très vite. + +Lorsque cet équipage fut organisé, nous allâmes nous établir à la ferme, +quoique nos vendeurs l'occupassent encore. Mais, fort peu embarrassés de +ce qui nous était agréable et commode, ils ne se pressaient pas de +déménager. Nous nous trouvâmes littéralement dans l'obligation les +pousser dehors. + +Pendant ce temps nous achetâmes un nègre, et cette acquisition, qui +paraissait la chose du monde la plus simple, me causa un effet si +nouveau que je me souviendrai toute ma vie des moindres circonstances de +l'événement. + +La législature avait décidé, comme je l'ai rapporté antérieurement, que +les nègres nés en 1794 seraient libres à l'âge de vingt ans. Mais +quelques-uns avaient déjà été libérés, soit par leurs maîtres à titre de +récompense, soit pour un autre motif quelconque. De plus, un usage +s'était établi auquel aucun maître n'aurait osé se soustraire, sous +peine d'encourir l'animadversion publique. Lorsqu'un nègre était +mécontent de sa situation, il allait chez le juge de paix et adressait à +son maître une prière officielle de le vendre. Celui-ci, conformément à +la coutume, était tenu de lui permettre de chercher un maître qui +consentît à le payer tant. Le maître pouvait spécifier un délai de trois +ou de six mois, mais il le faisait rarement, ne voulant plus conserver +un ouvrier ou un domestique connu pour vouloir le quitter. De son côté, +le nègre cherchait une personne disposée à l'acheter. Il avait +ordinairement trouvé un nouveau maître avant d'avertir celui chez lequel +il ne voulait pas rester. C'est ce qui nous advint. Betsey, qui +jouissait d'une très bonne réputation, avait fait notre éloge et se +désolait de devoir nous abandonner. Quelques bouts de ruban et quelques +vieilles robes que je lui donnai m'acquirent à bien bon marché une +réputation de générosité surprenante, renom qui s'était même propagé +parmi les fermiers de l'ancienne colonie hollandaise. Un jeune nègre +souhaitait quitter le maître chez lequel il était né, dans le but +d'échapper ainsi à la sévérité de son père, nègre comme lui, et de sa +mère. Il vint nous apporter l'écrit l'autorisant à chercher une autre +situation. Ayant pris des informations, nous sûmes qu'en effet on le +traitait très rigoureusement, et son père lui-même nous ayant demandé +d'acheter son fils, nous y consentîmes. + +Nous montâmes dans notre traîneau jaune et rouge, attelé de nos deux +excellents chevaux noirs, et nous nous en allâmes à quatre milles de +notre ferme, dans une partie du pays--_a tract of land_--où il y avait +huit ou dix fermes voisines, dont tous les propriétaires se nommaient +Lansing. Cette singularité tient à ce que, originairement, un premier +colon a acheté un morceau de terre, dans le temps où, couvertes de +forêts, les terres se vendaient quatre ou cinq sous l'acre. Le +défrichement de la partie achetée, commencée par lui, a été continué par +ses enfants. Ces derniers ont ensuite bâti, sur les parcelles défrichées +par eux, des maisons semblables de tout point à la maison-mère. C'est +comme cela qu'il n'est pas rare d'errer pendant tout un jour, de ferme +en ferme en trouvant partout des propriétaires de même nom, sans +rencontrer la personne à qui on a affaire. + +Néanmoins, comme nous savions le nom de baptême de notre nègre--si tant +est qu'il ait été baptisé--nous arrivâmes dans la jolie maison de M. +Henry Lansing, maison bâtie en briques, ce qui est un grand honneur que +nous ne possédions pas. Là, nous demandâmes à Mme Lansing le nègre Mink, +nom de celui qui nous avait offert d'entrer à notre service. En +véritable Hollandaise qui n'avait pas dégénéré, elle s'inquiéta de +savoir, en assez mauvais anglais, si nous avions apporté l'argent. Mon +mari compta alors sur la table les 1.000 francs que je tenais sous mon +manteau, et M. Lansing parut. C'était un homme de grande taille, vêtu +d'un excellent habit de drap gris, _home span_[26], filé dans sa maison. +Il fit entrer Mink, et lui prenant la main, la mit dans celle de mon +mari en lui disant «Voici ton maître.» Cela fait, nous dîmes à Mink que +nous allions partir. Mais Mme Lansing nous ayant préparé un verre de vin +de Madère et un biscuit, il fallut absolument les avaler, sous peine de +passer pour de mauvais voisins. Dans la conversation, le père Lansing +apprit que mon mari avait représenté le roi de France en Hollande, sa +terre-mère,--_mother country_--comme il l'appelait. Cela augmenta +prodigieusement sa considération pour nous. Nous prîmes ensuite congé et +trouvâmes Mink déjà installé dans le traîneau. Il était monté dans sa +chambre se revêtir de ses meilleurs habits. Ceux-ci lui appartenaient, +car il n'emporta aucun des effets achetés des deniers de son maître, pas +même ses mocassins. Tous ses autres effets personnels, et qui auraient +tenu dans le fond d'un chapeau, il les plaça dans le caisson du +traîneau, puis se retournant en touchant son chapeau, comme aurait pu le +faire le cocher anglais le mieux stylé, il me dit en montrant les +chevaux: «Sont-ce _mes_ chevaux?» Sur l'affirmative, il prit les rênes +et partit à toute allure pour sa nouvelle résidence, bien moins +préoccupé que moi, car, n'ayant jamais acheté un homme, j'étais encore +toute saisie de la manière dont la chose s'était passée. + + + + +V + +Peu de jours après, nos vendeurs quittèrent la ferme, nous laissant une +maison sale et mal tenue, ce qui leur fit beaucoup de tort. C'étaient +des colons anglais, c'est-à-dire venant des bords de la mer. Ils +abandonnèrent la propriété après l'avoir occupée pendant quelques +années, parce qu'elle était devenue trop petite pour eux et qu'ils +allaient entreprendre un défrichement de l'autre côté de la rivière. Ces +gens n'avaient pu rassembler des fonds en quantité suffisante pour +permettre aux diverses générations de la famille de se séparer et +d'avoir chacune un établissement particulier. C'était un signe de +pauvreté, de mauvaise conduite ou de défaut d'intelligence, que de +continuer à vivre tous ensemble. Les Américains sont comme les abeilles: +les essaims doivent sortir périodiquement de la ruche pour n'y plus +rentrer. + +Dès que nous fûmes seuls dans notre maison, nous consacrâmes un peu +d'argent à l'arranger. Elle comprenait un rez-de-chaussée seulement, +élevé de cinq pieds au-dessus de terre. Quand on l'avait bâtie, on avait +commencé par construire un mur s'enfonçant de six pieds en terre et +dépassant le sol de deux pieds. Cette partie formait la cave et la +laiterie. Au-dessus, le reste de la maison était en bois, comme cela se +voit encore beaucoup dans l'Emmenthal suisse. Les espaces vides de la +charpente étaient remplis de briques séchées au soleil, ce qui formait +un mur très compact et très chaud. Nous fîmes revêtir l'intérieur des +murs d'un enduit de plâtre mêlé à de la couleur, d'un très joli effet. + +M. de Chambeau avait très bien profité de ses quatre mois +d'apprentissage chez son maître menuisier et était véritablement devenu +très bon ouvrier. D'ailleurs il lui eût été impossible de songer à se +négliger, car mon activité n'admettait aucune excuse. Mon mari et lui +auraient pu m'appliquer ces paroles de M. de Talleyrand sur Napoléon: +«Celui qui donnerait un peu de paresse à cet homme, serait le +bienfaiteur de l'univers.» En effet, pendant tout le temps que j'ai +habité la ferme, bien portante ou malade, le soleil ne m'a jamais +trouvée dans mon lit. + +Mink, en prenant une nouvelle situation, avait cherché à échapper, ai-je +dit, à la sévérité de son maître, et aussi à celle de son père. Sa +déception fut cruelle quand, quelques jours après, il vit arriver son +père à la ferme pour traiter également avec nous de son prix. C'était un +nègre de quarante-cinq à quarante-huit ans, ayant une très grande +réputation d'intelligence, d'activité et de connaissances en +agriculture. Il avait adroitement et justement calculé qu'avec des +maîtres d'une condition élevée, mais sans expérience, il deviendrait +facilement le maître de la maison et l'homme nécessaire. Son esprit, +véritablement supérieur, lui suggérait souvent des innovations dont le +vieux Lansing ne voulait pas entendre parler. Il brûlait d'être avec des +gens nouveaux qui ne seraient pas uniquement guidés par des préjugés +comme son maître hollandais, lequel n'admettait pas que l'on changeât la +moindre chose à des pratiques vieilles de cent ans. + +Nous allâmes consulter le général Schuyler et M. Renslaër. Tous deux +connaissaient ce nègre de réputation. Ils nous complimentèrent sur +l'envie qu'il avait de nous appartenir, nous engagèrent à le prendre en +nous donnant même le conseil de le consulter sur tous les détails de +l'exploitation de la ferme. Nous l'achetâmes très bon marché à cause de +son âge, car on n'était plus admis à vendre un nègre quand il avait +dépassé cinquante ans. M. Lansing opposa même cette raison pour ne pas +nous le céder. Mais le nègre, en produisant son extrait de baptême, +prouva qu'il n'en avait que quarante-huit. + +Nous le vîmes avec plaisir établi dans la ferme. Son fils seul ne +partagea pas notre satisfaction. Il se nommait Prime, sobriquet qu'il +s'était acquis par sa supériorité en toutes choses. Pour en finir avec +l'histoire de notre établissement et de nos nègres, je dirai que nous en +acquîmes deux autres dont nous fîmes le bonheur. Ils le méritaient +d'ailleurs bien. L'un d'eux était une femme. Mariée depuis quinze ans, +elle avait perdu tout espoir de pouvoir être réunie au mari qu'elle +adorait, son maître, brutal et méchant, ayant toujours refusé de la +vendre. Prime nous ayant fait acheter le mari, excellent sujet et bon +travailleur, je me mis dans la tête d'avoir également la femme. Une +négresse m'était nécessaire. J'avais trop d'ouvrage, et une femme à la +journée m'eût coûté trop cher. + +Je m'en fus donc un matin, en traîneau, avec un sac d'argent chercher +cette négresse, nommée Judith, chez son maître Wilbeck. Ce dernier était +le frère de l'homme d'affaires de M. Renslaër. Je lui dis que j'avais +appris par le _Petroon_ son intention de vendre la négresse Judith. Il +s'en défendit, prétextant qu'elle lui était très utile. Je lui répondis +qu'il n'ignorait pas que l'on ne pouvait refuser de vendre un nègre +quand il le demandait; que cette femme lui en avait témoigné le désir, +mais qu'il l'avait battue au point de la tuer et qu'elle en était encore +malade. Brutalement il répliqua qu'elle pourrait chercher un maître +quand elle serait guérie. «Faites-la appeler, lui dis-je, elle en a +trouvé un.» Elle vint. En apprenant que j'avais acheté son mari et que +je voulais l'acheter également pour les réunir, la pauvre femme tomba +pâmée sur une chaise. Alors Wilbeck, qui connaissait mes relations avec +M. Renslaër, ne résista pas plus longtemps. Je lui comptai l'argent et +prévint Judith que son mari viendrait le lendemain la chercher, ainsi +que sa petite fille. Celle-ci, âgée de trois ans moins quelques mois, +devait suivre sa mère, d'après la loi. C'est ainsi que notre ménage noir +se trouva formé. Nous eûmes véritablement beaucoup de bonheur. La femme +comme l'homme étaient d'excellents sujets, actifs, laborieux, +intelligents. Ils s'attachèrent à nous avec passion, parce que les +nègres, quand ils sont bons, ne le sont pas à demi. On pourrait compter +sur leur dévouement jusqu'à la mort. Judith avait trente-quatre ans et +était excessivement laide, ce qui n'empêchait pas son mari d'en être +fou. M. de Chambeau leur organisa une chambre, réservée à eux seuls, +dans le grenier, jouissance que leur ambition n'aurait jamais osé +espérer. + +Je pense avec plaisir à ces braves gens. Après m'avoir bien servi, ils +m'ont procuré, comme on le verra plus loin, ce que j'ai nommé, à juste +titre, _le plus beau jour de ma vie_. + + + + +CHAPITRE III + +I. Nouvelles relations: MM. Bonamy et Desjardin.--Le beurre de Mme de La +Tour du Pin.--Une famille de défricheurs.--Vie d'intérieur.--Un présent +fait à propos.--II. La venue du printemps.--Les sauvages.--Leur respect +pour la parole donnée.--Leur passion pour le rhum: une scène +odieuse.--La _Old Squaw_.--III. La visite de M. de Novion.--Squaw +John.--Un passage en bac émouvant.--Le petit Humbert chez Mme +Ellisson.--IV. Les quakers trembleurs.--Une visite à leur +établissement.--V. Mme de La Tour du Pin adopte le costume de +fermière.--Visite de MM. de Liancourt et Dupetit-Thouars.--VI. Un acte +de cruauté.--M. de Talleyrand et le banquier Morris.--Projet de voyage à +Philadelphie et New-York. + + + + +I + +Deux familles françaises avec lesquelles nous avions lié connaissance +vivaient à Albany. Elles étaient loin de se ressembler. L'une était +celle d'un petit marchand fort commun, nommé Genetz, qui arriva dans la +localité avec quelques fonds en argent et des marchandises de toute +espèce en mercerie. Il se montrait complaisant, quoiqu'au fond ce fût un +mauvais drôle, révolutionnaire caché. Mais comme il avait loué un petit +logement à un Français créole de nos amis, nous le traitions bien en +qualité de compatriote. + +Ce créole de Saint-Domingue connaissait beaucoup mon père, chez qui je +l'avais vu moi-même à Paris. Il se nommait Bonamy. Ruiné de fond en +comble par l'incendie du Cap[27], il n'avait sauvé que quelques fonds +placés en France où sa femme, originaire de Nantes, s'était réfugiée +avec ses deux filles. Elle mourut dans cette ville, et ses filles, +encore enfants, avaient été recueillies par des oncles qui les +élevaient. M. Bonamy, déclaré émigré, ne pouvait retourner ni à +Saint-Domingue ni en France. Il cherchait le moyen d'assurer son +existence en Amérique, quand les 10.000 ou 12.000 francs qu'il avait pu +sauver du Cap auraient été dépensés. C'était un homme de la meilleure +compagnie, instruit, même savant, rempli d'esprit, d'agrément, de +facilité à vivre. Il venait souvent chez nous. Prime le ramenait dans le +traîneau à son retour du marché, où il allait presque tous les jours +vendre une charge de bois, ainsi que du beurre et de la crème pour les +déjeuners. + +Mon beurre avait pris une grande vogue. Je l'arrangeais soigneusement en +petits pains, avec un moule à notre chiffre, et le plaçais coquettement +dans un panier bien propre, sur une serviette fine. C'était à qui en +achèterait. Nous avions huit vaches bien nourries, et notre beurre ne se +ressentait pas de l'hiver. Ma crème était toujours fraîche. Cela me +valait tous les jours pas mal d'argent, et la charge de bois du traîneau +rapportait au moins deux piastres[28]. + +Prime, quoique ne sachant ni lire ni écrire, n'en tenait pas moins son +compte avec une telle exactitude qu'il n'y avait jamais la moindre +erreur. Il rapportait souvent de la viande fraîche achetée à Albany, et, +à son retour, mon mari, sur ses indications, inscrivait le montant de +ses recettes et de ses dépenses. + +M. Bonamy venait ordinairement le samedi et restait à la ferme jusqu'au +lundi. Une fois, au commencement du printemps, son séjour fut plus long. +Une chute de cheval le retint chez nous au delà de quinze jours. + +L'autre famille habitait Albany, en attendant le moment d'aller +s'établir au Blackriver, du côté du lac Erié. Son chef, M. Desjardin, +était l'agent d'une compagnie propriétaire d'immenses terrains qu'elle +revendait en parcelles à de pauvres colons irlandais ou écossais, ou +même français, que des négociants de New-York lui adressaient. + +Suivons un de ces groupes de colons, que j'ai connu, pour faire +comprendre cette sorte d'établissement. + +Il était composé du mari, de la femme, d'un garçon de quinze à dix-sept +ans et de deux filles. Je les vis partir à pied, marchant sur la neige, +chacun des trois premiers le dos chargé d'un paquet disposé en forme de +hotte. Le mari conduisait à la main un mauvais cheval attelé à un petit +traîneau, sur lequel il avait placé deux barriques, l'une de farine, +l'autre de porc salé, plusieurs haches, des outils de jardinage ou +autres, quelques paquets et les deux petites filles. + +Arrivés au Kentucky, État maintenant si florissant, mais désert alors, +ils se seront adressés au représentant de la personne qui leur avait ou +vendu ou affermé la terre sur laquelle ils devaient s'établir. Leur +premier soin aura été d'abattre des arbres pour construire la _log +house_. Provisoirement des voisins les auront logés. Ils auront ensuite +débarrassé le sol de ses broussailles en y mettant le feu qui aura +également brûlé les basses branches des arbres. À la fonte des neiges, +ils auront ratissé ces charbons avec une herse et semé du blé. Il n'en +fallait pas davantage pour avoir une bonne récolte. Peu à peu on se sera +servi des grands arbres, dont quelques branches seulement étaient +brûlées, pour construire des clôtures--_fences_--destinées à séparer la +propriété en plusieurs lots, parmi lesquels le plus arrosé devient une +prairie et une pâture. Et voilà une famille appelée à prospérer. Si un +voyageur passe par là, il voit sortir de la hutte sept ou huit enfants +de tout âge, frais et dispos, vivant de farine de maïs, de lait, de +beurre, et tous se rendant utiles dès l'âge de quatre ans. + +Ordinairement cette propriété est grevée d'une petite rente soit en blé +soit en argent. Notre ferme payait quinze boisseaux de blé en nature ou +en argent au _Petroon_ Renslaër, et il en était de même pour toutes les +fermes de son immense propriété de dix-huit milles de large sur +quarante-deux de long. + +M. Desjardin avait apporté d'Europe un mobilier complet et, entre autres +choses, une bonne bibliothèque de mille à quinze cent volumes. Il nous +les prêtait, et mon mari ou M. de Chambeau me faisait la lecture le soir +pendant que je travaillais. + +Nous déjeunions à 8 heures et nous dînions à 1 heure. Le soir, à 9 +heures, nous prenions le thé, avec des tartines de notre excellent +beurré et du bon fromage de _stilton_ que M. de Talleyrand nous avait +expédié. À cet envoi, il avait joint, à mon intention, un présent qui me +causa le plus grand plaisir: c'était une belle et bonne selle de femme, +y compris la bride, la couverture et les autres accessoires. Jamais don +n'était venu si à propos. Nous avions, en effet, acheté avec la ferme, +et par-dessus le marché, deux jolies juments pareilles de robe et de +taille, mais très dissemblables de caractère. + +L'une avait le tempérament d'un agneau, et quoiqu'elle n'eût jamais eu +de mors dans la bouche, je la montai le jour même qu'elle fut sellée +pour la première fois. En peu de jours, je la dressai aussi bien +qu'aurait pu l'être un cheval de manège. Ses allures étaient très +agréables et à l'occasion elle vous suivait comme un chien. L'autre +était un démon que toute l'habileté de M. de Chambeau, officier de +cavalerie, n'était pas parvenue à dompter. On arriva à la maîtriser au +printemps seulement, en la faisant labourer entre deux forts chevaux et +en fixant par les naseaux à un même gros bâton les têtes des trois +bêtes. Elle en fut si furieuse, les premières fois, qu'au bout de dix +minutes elle était mouillée de sueur. Avec le temps cependant on put la +calmer. C'était une excellente jument valant au moins de 25 à 30 louis. + + + + +II + +À propos du printemps, il est intéressant de rapporter avec quelle +promptitude il arrivait dans ces parages. La latitude, 43 degrés, se +faisait sentir alors et reprenait tout son empire. Le vent du +nord-ouest, après avoir régné tout l'hiver, cessa brusquement dans les +premiers jours de mars. Les brises du Midi commencèrent à souffler, et +la neige fondit avec une telle promptitude que les chemins se +transformèrent en torrents pendant deux jours. Comme notre habitation +occupait le penchant d'une colline, nous fûmes bientôt débarrassés de +notre manteau blanc. La neige, épaisse de trois à quatre pieds, avait +garanti pendant l'hiver l'herbe et les plantes de la gelée. Aussi, en +moins d'une semaine, les prés verdissaient, se couvraient de fleurs et +une innombrable variété de plantes de toute espèce, inconnues en Europe, +remplissaient les bois. + +Les sauvages, qui n'avaient pas paru de tout l'hiver, recommencèrent à +visiter les fermes. L'un d'eux, au commencement des temps froids, +m'avait demandé la permission de couper des branches d'une espèce de +saule dont les jets, gros comme le doigt, ont de cinq à six pieds de +long, en promettant de me tresser des paniers pendant la saison +hivernale. Je ne comptais guère sur cette promesse, doutant fort que les +sauvages fussent esclaves de leur parole à ce point, quoiqu'on me l'eût +cependant affirmé. Je me trompais, car la neige n'était pas fondue +depuis huit jours que mon Indien reparut avec une charge de paniers. Il +m'en donna six, enchâssés les uns dans les autres. Le premier, rond et +fort grand, était tellement bien tressé que, rempli d'eau, il la +retenait comme un vase de terre. Ayant voulu les lui payer, il s'y +refusa absolument et accepta seulement une jatte de lait de beurre[29], +dont ils sont très friands. On m'avait avertie de ne leur donner jamais +de rhum, pour lequel ils ont une passion immodérée, et j'avais +d'ailleurs été témoin, à Troy, d'une scène affreuse à ce sujet. + +Un sauvage, passant dans la localité avec sa femme, s'était arrêté +devant un peintre occupé à décorer une boutique. Quelques jeunes gens +lui demandèrent de se peindre sur la peau, en noir et rouge, les figures +qu'il portait en allant en guerre. Il y consentit, à condition qu'on lui +donnerait un _quart_ de rhum. Cette mesure anglaise vaut un litre et +demi de France[30]. Puis il s'assit avec beaucoup de gravité sur un +banc, et sa femme prenant un pinceau lui traça sur la peau, avec +beaucoup d'exactitude, des croissants, des serpents, des images du +soleil et d'autres encore. Après quoi, il poussa le cri de guerre, celui +de l'appel, de l'attaque, etc... Jusque-là, rien que d'assez amusant. +Mais il réclama le salaire promis, et on lui apporta un _quart_ de rhum. +Il le prit et le but d'un trait sans en laisser une goutte. Aussitôt il +tomba, comme mort, étendu sur le sable au bord de la rivière. Sa +compagne, avec cette prodigieuse patience des femmes sauvages, s'assit +près de lui et resta là plusieurs heures sans remuer. En sortant de son +engourdissement, il se précipita dans la rivière pour effacer les +dessins coloriés dont il était couvert. Mais l'eau, loin de les enlever, +ne faisait que mêler et étendre davantage les couleurs sur son corps. Le +spectacle était horrible à voir. Il comprit alors seulement qu'on +s'était moqué de lui, chose que les sauvages ne pardonnent jamais. Aussi +s'en alla-t-il en prononçant des menaces et des malédictions, et les +gens raisonnables avertirent les auteurs de la plaisanterie que si +jamais il trouvait l'occasion de se venger, fût-ce dans vingt ans, il le +ferait. + +Je me gardais donc bien de donner du rhum à mes visiteurs. Mais j'avais +dans un ancien carton des restes de fleurs artificielles, des plumes, +des bouts de rubans de toutes couleurs, des grains de verre soufflé, qui +avaient été autrefois à la mode, et je les distribuais aux femmes que +cela ravissait. Parmi elles s'en trouvait une très vieille à l'aspect +repoussant. On la nommait la _Old Squaw_[31], et lorsqu'elle paraissait, +ma négresse n'était pas tranquille. Elle jouissait de la réputation +d'être sorcière et de jeter des sorts. Quand on avait des poules à +couver, des vaches ou des truies prêtes à mettre bas; quand on avait +semé des légumes ou que l'on entreprenait quelque détail important du +ménage, si la _Old Squaw_ survenait, il était essentiel de se la rendre +favorable par quelque présent qu'elle pût employer à sa parure. + +Une vieille femme est toujours, même dans la vie civilisée, une chose +fort laide. Que l'on se figure maintenant la _Old Squaw_, femme de +soixante-dix ans, à la peau noire et tannée, qui a passé sa vie entière +le corps nu exposé à toutes les intempéries des saisons, la tête +couverte de cheveux gris que le peigne n'a jamais touchés; ayant pour +tout vêtement une sorte de tablier de gros drap bleu et une petite +couverture de laine--effets qui ne sont remplacés que lorsqu'ils tombent +en guenilles;--la couverture jetée sur les épaules et attachée, les deux +pointes sous le menton, au moyen d'une broche de bois, d'un clou ou +d'une épine d'acacia. Eh! bien, cette femme, qui parlait assez bien +l'anglais, aimait la parure avec fureur. Tout lui était bon pour cela. +Le bout d'une vieille plume rose, un noeud de ruban, une vieille fleur, +la mettaient de bonne humeur. Lui permettait-on en outre de se regarder +un moment dans le miroir, on pouvait se flatter qu'elle était favorable +à vos couvées et à vos vaches, que votre crème ne tournerait pas et que +votre beurre aurait une belle couleur jaune. + +Cependant ces sauvages, à peine familiarisés avec quelques mots +d'anglais, qui passaient leur été à courir de ferme en ferme, étaient +aussi sensibles aux bons procédés, à une réception amicale, que l'aurait +été un seigneur de la cour. Ils avaient bientôt compris que nous +n'appartenions pas à la même classe que les autres fermiers nos voisins. +Aussi disaient-ils en parlant de moi: _Mrs Latour... from the old +country... great lady... very good to poor squaw_[32]. + +Ce mot de _squaw_ signifie sauvage. Il qualifie indifféremment tout être +ou tout objet provenant des pays où la civilisation européenne n'a pas +encore pénétré. Ainsi il s'applique aux oiseaux de passage: _squaw +pigeon, squaw turkey_[33]; aux objets apportés par les sauvages: _squaw +baskett_[34], etc., etc. + + + + +III + +Un jour, nous eûmes la visite d'un Français, officier du régiment de mon +mari, M. de Novion. Tout frais débarqué d'Europe, il fut fort heureux +d'apprendre que son ancien colonel était devenu fermier. Ayant apporté +avec lui quelques fonds, il en aurait volontiers disposé pour acheter +une petite ferme dans notre voisinage. Mais, ne possédant aucune notion +d'agriculture, ne sachant pas un mot d'anglais, sans femme ni enfants, +il manquait de toutes les qualités requises pour faire un établissement +raisonnable. M. de La Tour du Pin le lui représenta. Il eut quand même +l'envie de parcourir le pays. Nous montâmes à cheval ensemble. Au bout +de quelques milles, je m'aperçus que j'avais oublié mon fouet. Comme M. +de Novion n'avait pas de couteau pour me tailler une baguette, il ne +pouvait m'en procurer une. Le bois était assez fourré. À ce moment, +j'aperçus, assis derrière un buisson, un de mes amis, et je l'appelai: +«Squaw John» + +Rien ne saurait peindre la surprise, presque l'effroi de M. de Novion, +lorsqu'il vit sortir du buisson et venir à nous, en me tendant la main, +un homme de grande taille, avec une bande de drap bleu, qui lui passait +entre les jambes et venait se fixer à un bout de corde roulée autour de +la ceinture, pour tout vêtement. Son étonnement s'accrut en voyant la +familiarité de cet homme à mon égard et le sang-froid avec lequel nous +engageâmes, l'Indien et moi, une conversation dont, pour sa part, il ne +comprenait pas un mot. Poursuivant notre route au pas, je n'avais pas eu +le temps encore de lui donner des explications sur ma singulière +connaissance et sur son costume bizarre, que Squaw John sautait +légèrement du haut d'un tertre qui dominait la route et me présenta +poliment, en guise de cravache, une baguette dont il achevait d'enlever +l'écorce avec son tomahawk[35]. + +M. de Novion, je n'en doute pas, résolut au fond de son coeur de ne +jamais habiter un pays où l'on était exposé à de semblables rencontres. +«Et si vous aviez été seule, madame?» s'écria-t-il.--«J'aurais été tout +aussi rassurée, répondis-je. Sachez même que si, pour me défendre de +vous, je lui avais dit de vous lancer son casse-tête, il l'aurait fait +sans hésiter.» Ce genre d'existence ne sembla pas lui sourire. En +rentrant, il confia à mon mari que j'avais de singuliers amis, que, +quant à lui, sa détermination était prise et qu'il irait vivre à +New-York, où la civilisation paraissait plus avancée. + +Cette promenade un peu trop longue me fatigua, et fut la cause d'une +rechute de la fièvre double tierce dont je souffrais déjà depuis deux +mois. J'en avais été atteinte à la suite d'une grande frayeur que j'ai +oublié de raconter. + +J'eus besoin, un jour du printemps, d'aller à Troy chercher quelque +ingrédient d'ouvrage. Les nègres travaillaient aux champs avec mon mari, +et M. de Chambeau était dans son atelier de menuiserie. Je me rendis +donc à l'écurie, où je sellai et bridai moi-même ma jument, comme cela +m'arrivait souvent, puis j'étais partie au petit galop. En revenant, je +passai la rivière en bac avec ma monture, dans l'intention d'aller voir +une de mes amies qui habitait un moulin situé à un mille de la ville. +Elle me retint pour prendre le thé, et, comme il se faisait tard, je +regagnai le bac à une bonne allure, ce qui me donna très chaud. Au +moment de quitter le bord, quatre gros boeufs, allant à Albany avec leur +conducteur, entrèrent dans le bac, malgré Mat, le batelier. Celui-ci ne +voulait pas les passer, car il s'était aperçu que ma jument en avait +peur. Mon premier mouvement fut de ressortir, mais le jour s'avançait et +j'eus la crainte que mon mari ne s'inquiétât. Je restai donc. Voilà +qu'au milieu du courant, ces quatre colosses de boeufs, en liberté +naturellement, se mettent tous à boire du même côté de l'embarcation. Le +bac penche, et nous étions sur le point de chavirer. Mat s'approche de +moi et me dit: «Lâchez votre cheval et prenez-moi par la ceinture.» Je +n'avais pas, jusque-là, eu conscience de l'imminence du danger, mais en +entendant ces mots le sang se glaça dans mes veines. À ce moment +critique, un passager tira heureusement son couteau et l'enfonça dans la +cuisse d'un des boeufs. L'animal, sous le coup de la douleur, saute dans +la rivière; les trois autres le suivent, et le bac se redressa, non sans +embarquer toutefois assez d'eau pour qu'on en eût jusqu'à la cheville du +pied. + +Mat voulait me faire boire un petit verre de rhum. Je refusai, et j'eus +grand tort. En grande hâte, je remontai sur ma jument pour rentrer à la +ferme d'un bon galop. Aussitôt arrivée, ma négresse me força de prendre +une boisson bien chaude. Malgré cela j'eus la fièvre le lendemain, et +tous les jours suivants à la même heure et pendant le même temps. Rien +ne pouvait m'en guérir, ni l'admirable quinquina que M. de Talleyrand +m'envoya de Philadelphie, ni les drogues d'un chirurgien français nommé +Rousseau. Ce dernier n'était peut-être pas plus médecin que moi. Mais il +était Français et nous avait rendu quelques services. Cela suffisait +pour m'inspirer de la confiance. + +Ces accès de fièvre, dont la durée variait entre cinq et six heures, +nuisaient beaucoup à ma besogne journalière. Ils m'affaiblissaient, +m'enlevaient l'appétit, et, quoique je ne sois jamais restée couchée, +ils me faisaient grelotter cependant par une chaleur de 30 degrés et me +rendaient incapable de tout travail. Une bonne fille, ma voisine, qui +demeurait non loin de nous dans le bois avec ses parents, me vint en +aide dans la circonstance. Elle était couturière de son métier et +travaillait parfaitement. Le matin, elle arrivait à la ferme, y restait +toute la journée, ne réclamant pour unique salaire que la nourriture. + +Mon fils avait alors cinq ans passés, quoique, à en juger par sa taille, +on lui en aurait donné sept. Il parlait parfaitement l'anglais, beaucoup +mieux même que le français. Une dame d'Albany, amie des Renslaër et +femme du ministre anglican, l'avait pris en affection. Plusieurs fois +déjà il avait été passer des après-midi chez elle. Un jour, elle me +proposa de se charger de l'enfant pour tout l'été, me promettant de lui +apprendre à lire et à écrire. Elle me représenta qu'à la campagne je +n'avais pas le temps de m'occuper de lui, qu'il gagnerait ma fièvre, et +ajouta plusieurs autres raisons pour m'engager à céder à son désir. + +Cette dame s'appelait Mme Ellison. Elle était âgée de quarante ans et +n'avait jamais eu d'enfants, ce dont elle ne pouvait se consoler. Je +finis par consentir à lui donner Humbert; et il fut très heureux et +parfaitement soigné chez elle. Cette détermination m'ôta beaucoup de +souci. À la ferme, je craignais sans cesse qu'il ne lui arrivât quelque +accident avec les chevaux qu'il aimait beaucoup. Il n'y avait presque +pas moyen de l'empêcher d'accompagner les nègres aux champs et surtout +de se mêler aux sauvages, avec lesquels il voulait toujours s'en aller. +On m'avait raconté que les Indiens enlevaient quelquefois les enfants. +Aussi lorsque je les voyais pendant des heures entières assis immobiles +à ma porte, je me figurais qu'ils épiaient le moment favorable de +prendre mon fils. + + + + +IV + +Un joli wagon chargé de beaux légumes passait souvent dans notre cour. +Il appartenait aux _quakers trembleurs_, installés à six ou sept milles +de là. Le conducteur de ce chariot s'arrêtait chaque fois chez nous, et +je ne manquais jamais de causer avec lui de leur manière de vivre, de +leurs coutumes, de leur croyance. Il nous engagea à visiter leur +établissement, et nous nous y décidâmes un jour. On sait que cette secte +de quakers appartient à la secte réformée des anciens quakers qui +s'étaient réfugiés en Amérique avec Penn. + +Après la guerre de 1763, une femme anglaise s'érigea en apôtre +réformatrice. Elle fit beaucoup de prosélytes dans l'État de Vermont et +dans celui de Massachusetts. Plusieurs familles mirent leurs biens en +commun et achetèrent des terres dans les parties alors encore inhabitées +du pays. Mais à mesure que les défrichements se rapprochaient et les +atteignaient, ils vendaient leurs établissements pour se retirer plus +avant dans les terres. Cependant ils ne se décidaient à se déplacer que +lorsque quelque propriétaire étranger à leur secte les touchait +immédiatement. + +Ceux dont je parle étaient alors protégés de tous côtés par une +épaisseur de forêts de plusieurs milles. Ils n'avaient donc pas encore à +craindre des voisins. Leur établissement était limité d'un côté par des +bois d'une superficie de 20.000 acres, appartenant à la ville d'Albany, +et de l'autre par une rivière, la Mohawk. Sans doute qu'ils n'habitent +plus maintenant dans la région où je les ai connus et qu'ils se sont +retirés au delà des lacs. C'était un essaim de leur chef-lieu de +Lebanon, l'établissement installé dans la grande forêt que nous avions +traversée en allant de Boston à Albany. + +Notre nègre Prime, auquel aucun des chemins des environs n'était +inconnu, nous mena chez eux. Nous fûmes d'abord au moins trois heures +sous bois, suivant un chemin à peine tracé; puis, après avoir passé la +barrière qui marquait la limite de la propriété des quakers, la route +devint plus distincte et même soignée; mais nous eûmes encore à +traverser une grande épaisseur de forêt, coupée çà et là de prairies, où +des vaches et des chevaux paissaient en liberté. Enfin, nous débouchâmes +dans une vaste éclaircie, traversée par un beau ruisseau et entourée de +bois de tous côtés. Au milieu s'élevait l'établissement, composé d'un +grand nombre de belles maisons en bois, d'une église, d'écoles et de la +maison commune, construites en briques. + +Le quaker dont nous avions fait connaissance nous accueillit avec +bienveillance, quoique avec une certaine réserve. On indiqua à Prime une +écurie où il pouvait mettre ses chevaux, car il n'y avait pas d'auberge. +Nous avions été prévenus que personne ne nous offrirait rien et que +notre guide seul nous parlerait. Il nous mena d'abord dans un superbe +potager, parfaitement bien cultivé. Tout y était dans l'état le plus +prospère, mais sans le moindre vestige d'agrément. Beaucoup d'hommes et +de femmes travaillaient à la culture ou au sarclage de ce jardin, dont +la vente des légumes représentait la plus grande branche des revenus de +la communauté. + +Nous visitâmes les écoles de garçons et de filles, les immenses étables +communes, les laiteries, les fabrications de beurre et de fromage. +Partout on constatait un ordre et un silence absolus. Les enfants, +garçons ou filles, étaient tous vêtus d'un habit de même forme et de +même couleur. Les femmes, quel que fût leur âge, portaient des +habillements pareils en laine grise, très soignés et très propres. Par +les fenêtres, on pouvait apercevoir des métiers de tisserands, des +pièces de drap que l'on venait de teindre, des ateliers de tailleurs ou +de couturières. Mais pas une parole, pas un chant ne se faisaient +entendre. + +Enfin une cloche sonna. Notre guide nous dit qu'elle annonçait la prière +et nous demanda si nous voulions y assister. Nous y consentîmes très +volontiers, et il nous mena vers la plus grande des maisons, qu'aucun +signe extérieur ne distinguait des autres. À la porte, on me sépara de +mon mari et de M. de Chambeau, puis on nous plaça aux extrémités +opposées d'une immense salle, de chaque côté d'une cheminée où brûlait +un magnifique feu. On était alors au commencement du printemps et le +froid se faisait encore sentir dans ces grands bois. Cette salle pouvait +avoir de cent cinquante à deux cents pieds de long sur cinquante de +large. On y accédait par deux portes latérales. Une grande clarté y +régnait et les murs, sans aucun ornement quelconque, étaient +parfaitement unis et peints en bleu clair. À chaque bout de la salle +s'élevait une petite estrade sur laquelle était placé un fauteuil en +Bois. + +J'étais assise dans le coin de la cheminée, et mon guide m'avait +recommandé le silence, d'autant plus facile à garder d'ailleurs que je +me trouvais seule. Tout en me tenant dans la plus stricte immobilité, +j'eus le loisir d'admirer le plancher, fait de bois de sapin sans aucun +noeud et d'une perfection rare de blancheur et de construction. Sur ce +beau plancher étaient dessinées, en sens divers, des lignes représentées +par des clous de cuivre, brillants de propreté, et dont les têtes se +touchaient à fleur de bois. Je recherchais en moi-même quel pouvait être +l'usage de ces lignes, qui ne semblaient avoir aucun rapport entre +elles, quand à un dernier coup de cloche les deux portes latérales +s'ouvrirent, et je vis arriver de mon côté cinquante à soixante jeunes +filles ou femmes précédées par l'une d'entre elles, déjà âgée, qui +s'assit sur l'un des fauteuils. Aucun enfant ne les accompagnait. + +Des hommes se rangèrent de même du côté opposé, où se trouvaient MM. de +La Tour du Pin et de Chambeau. Je remarquai alors que les femmes se +tenaient debout sur les lignes de clous, en observant de ne pas les +dépasser avec la pointe des pieds. Elles restèrent immobiles jusqu'au +moment où la femme assise sur le fauteuil poussa une sorte de +gémissement ou de hurlement qui n'était ni une parole ni un chant. +Toutes changèrent alors de place, et je crus comprendre que l'espèce de +cri étouffé que j'avais entendu devait représenter un commandement. +Après plusieurs évolutions, on s'arrêta, et la vieille femme marmotta +encore une assez longue suite de paroles dans une langue tout à fait +inintelligible, mais à laquelle se mêlaient, me sembla-t-il, quelques +mots anglais. Après quoi la sortie se fit dans le même ordre qu'à +l'entrée. Ayant ainsi visité l'établissement dans tous ses détails, nous +prîmes congé de notre bienveillant guide et nous remontâmes dans notre +wagon pour rentrer chez nous, peu édifiés de l'hospitalité des quakers. + +Lorsque celui d'entre eux qui allait vendre les légumes et les fruits +passait devant notre ferme, je lui achetais toujours quelque chose. +Jamais il ne voulait prendre l'argent de ma main. Avais-je fait observer +que le prix qu'il réclamait était trop élevé, il disait: «Comme vous +voudrez--_Just as you please_.» Alors je mettais sur le coin de la table +la somme que j'estimais suffisante. Si le prix lui convenait, il le +prenait; sinon, il remontait sur son wagon et s'en allait sans dire un +mot. C'était un homme à l'air très respectable, toujours parfaitement +vêtu d'un habit, d'une veste et d'un pantalon en drap gris--home +spun[36]--sortant de leur propre manufacture. + + + + +V + +Une chose m'avait rendue tout de suite très populaire. Le jour où je +m'établis à la ferme j'adoptai, sans témoigner la moindre surprise de ma +métamorphose, l'habillement porté par les fermières mes voisines: la +jupe de laine bleue et noire rayée, la petite camisole en toile de coton +rembrunie, le mouchoir de couleur, les cheveux séparés comme on les +porte maintenant et relevés avec un peigne; en hiver, des bas de laine +gris ou bleus, avec des mocassins ou chaussons de peau de buffle; en +été, des bas de coton et des souliers. Je ne mettais de robe ou de +corset que pour me rendre à la ville. Parmi les effets que j'avais +apportés en Amérique se trouvaient deux ou trois habits de cheval. Je +les utilisais pour me transformer en _dame élégante_, quand je n'allais +faire qu'une visite aux Schuyler ou aux Renslaër, car, le plus souvent, +nous dînions et nous restions ensuite toute la soirée avec eux, +particulièrement quand il faisait clair de lune, et surtout pendant la +neige. Dans ce dernier cas, la route, une fois tracée, formait un chemin +creux d'un à deux pieds de profondeur dont les chevaux ne sortaient +jamais. + +Plusieurs de nos voisins avaient l'habitude de passer dans notre cour +pour aller à Albany. Les connaissant tous, nous ne nous y opposions pas. +De plus, en causant un moment avec eux, j'apprenais toujours l'une ou +l'autre nouvelle. De leur côté, ils aimaient à parler _of the old +country_[37]. Ils se plaisaient aussi à admirer nos petits +embellissements. Une élégante petite maison en bois pour nos cochons, +chef-d'oeuvre de M. de Chambeau et de mon mari, excitait surtout leur +admiration. Ils l'exprimaient avec une pompe de langage qui nous amusait +toujours: _What a noble hog sty!_[38]. + +Au commencement de l'été de 1795, nous eûmes la visite du duc de +Liancourt. Il en a parlé fort obligeamment dans son _Voyage en +Amérique_. Il arrivait des nouveaux établissements formés depuis la +guerre de l'Indépendance sur les bords de la Mohawk et dans le +territoire cédé par la nation des Onéidas. M. de Talleyrand lui avait +remis des lettres pour les Schuyler et les Renslaër. Après un séjour +d'une journée chez nous, je lui proposai de le ramener à Albany pour le +présenter à ces deux familles. Avait-il pris au sérieux ma jupe de laine +et ma camisole de toile? Je ne sais, mais le fait est que c'est +seulement quand il me vit paraître avec une jolie robe et un chapeau +très bien fait, quoique la marchande de modes ne s'y fût pas employée, +et quand mon nègre Mink avança le joli wagon attelé de deux excellents +chevaux porteurs de harnais luisants de propreté, qu'il sembla commencer +à comprendre que nous n'étions pas encore devenus tout à fait des +mendiants. Ce fut à moi, à ce moment, de m'écrier que pour rien au monde +je ne le mènerais chez Mmes Renslaër et Schuyler, s'il ne faisait +lui-même un peu de toilette. En effet, avec ses vêtements couverts de +boue, de poussière, déchirés en plusieurs endroits, il avait l'air d'un +naufragé échappé aux pirates, et personne n'aurait pu se douter que sous +cet accoutrement bizarre se cachait un premier gentilhomme de la +chambre. Nous fîmes nos conditions: j'acceptai de le conduire chez Mmes +Renslaër et Schuyler, et il consentit à ouvrir sa malle, laissée à +l'auberge d'Albany, pour se vêtir plus convenablement. Puis j'allai +faire une visite dans la ville en attendant qu'il eût procédé à sa +toilette. La transformation ne devait pas être aussi complète qu'il me +l'avait laissé espérer. Je lui reprochai amèrement, en particulier, une +pièce au genou ornant un pantalon de nankin, apporté sans doute d'Europe +tant il était usé par le blanchissage. + +Nos visites faites, il me promit de revenir le lendemain à la ferme, et +je le laissai à Albany, ramenant avec moi son compagnon de voyage, M. +Dupetit-Thouars. + +Ce dernier resta plusieurs jours chez nous, pendant que M. de Liancourt +visitait les environs de la ville. M. Dupetit-Thouars, homme fort +aimable, arrivait alors de cet établissement de Français, nommé +_Asilum_, qui avait si mal réussi dans la Caroline. Les associés ne +s'étaient pas entendus et avaient mal employé leurs fonds. Au bout d'un +an, on fut obligé de tout revendre à perte, et chacun avait tiré de son +coté. M. Dupetit-Thouars, extrêmement spirituel et gai, nous lit les +récits les plus comiques de ce défrichement manqué, et les trois ou +quatre jours qu'il passa à la ferme nous laissèrent un bon et agréable +souvenir. Il devait finir d'une mort glorieuse, quelques années après, à +Aboukir. + +Quant à M. de Liancourt, je ne le revis plus. La fièvre double tierce +dont je souffrais à tout moment me rendait peu propre aux courses et aux +promenades. D'ailleurs, ce grand seigneur philanthrope, avec sa +prétention de toujours en remontrer aux gens du pays sans en vouloir +rien apprendre, m'avait déplu extrêmement. Les amis chez lesquels nous +étions allés ensemble ne l'avaient pas goûté davantage. La spirituelle +Mme Renslaër l'avait jugé, dès le premier abord, comme un homme fort +médiocre. On me reprochera comme une ingratitude de le traiter si mal, +car il a parlé de moi de la manière la plus flatteuse dans son +livre[39], dont la lecture, je l'avoue à ma honte, ne m'a laissé que le +souvenir du passage que je lui ai inspiré. + + + + +VI + +Ma fièvre commençait à passer, les accès diminuaient de durée, quand +l'émotion causée par un acte de cruauté inouï commis par l'un de nos +voisins, me la rendit plus forte que jamais. Cet homme possédait un beau +chien de Terre-Neuve. L'animal m'avait prise en amitié et ne voulait pas +quitter la ferme. J'eus beau le faire ramener tous les soirs chez son +maître par Prime qui, en allant coucher chez sa femme, passait devant +l'habitation du propriétaire du chien, c'était peine perdue. Une heure +après, si on ne le mettait pas à l'attache, on le voyait de nouveau +apparaître. Je ne savais quel moyen employer pour l'obliger à ne pas +quitter son maître, lorsqu'un jour, comme, je me trouvais seule à la +maison avec ma négresse, nous vîmes passer le propriétaire de la pauvre +bête monté sur un cheval porteur d'un harnais dont les traits étaient +attachés à un palonnier armé d'un crochet. L'infortuné _Trim_, c'était +le nom du chien, alla le caresser et le suivit hors de la cour. Au bout +d'un moment, des hurlements affreux se font entendre. Judith et moi nous +sortons en toute hâte, et nous voyons avec horreur que cet homme cruel +avait attaché le malheureux chien par les quatre pattes au crochet du +palonnier, et qu'il s'en allait au galop traînant la pauvre bête sur le +chemin pierreux. Peu à peu les cris se perdirent dans le lointain, mais +cette action m'avait si vivement émue que, deux heures après, j'étais +reprise d'un accès de fièvre, le plus violent que j'eusse encore +éprouvé. + +Quelques jours après le passage de M. de Liancourt, vers le mois de +juin, nous reçûmes de M. de Talleyrand une lettre par laquelle il nous +informait d'un fait qui aurait pu avoir pour nous de sérieuses +conséquences, et, en même temps, du service important que, dans la +circonstance, il venait de nous rendre. Le reliquat des fonds que nous +devions recevoir de Hollande, 20.000 à 25.000 francs, avaient été +consignés à la maison Morris de Philadelphie. M. de Talleyrand s'était +chargé de retirer cette somme, et il attendait, pour le faire, +l'autorisation de mon mari. Par un hasard vraiment providentiel, il +apprit un soir, grâce à une indiscrétion, que M. Morris devait déclarer +sa faillite le lendemain. Sans perdre un instant, il se rend chez le +banquier, force sa porte dont on défendait l'entrée, et pénètre dans son +cabinet. Il lui apprend qu'il connaît sa situation, et le contraint à +remettre entre ses mains les lettres de change hollandaises dont il +n'était nanti qu'à titre de dépositaire. M. Morris se laissa persuader +par la crainte du déshonneur qui résulterait pour lui de l'abus de +confiance que M. de Talleyrand ne manquerait pas de publier. Il y mit +pour seule condition que M. de La Tour du Pin lui signerait une +déclaration du versement des fonds. M. de Talleyrand engageait donc mon +mari à venir à Philadelphie pour régler cette affaire. En même temps, il +me conseillait de l'accompagner, car, ayant consulté plusieurs médecins, +disait-il, sur l'obstination de ma fièvre, tous émettaient l'avis qu'un +voyage pouvait seul m'en débarrasser. + +M. Law possédait une charmante maison à New-York. Plusieurs fois déjà il +nous avait proposé de venir lui faire une visite. La moisson ne devait +pas se faire avant un mois. M. de Chambeau était au courant de tous les +détails de la ferme. Rien ne s'opposait donc à ce voyage. Susy[40], +notre voisine, la jeune fille, dont j'ai déjà parlé, acceptait de venir +me remplacer pour soigner ma petite fille. Quant à mon fils Humbert, +toujours chez Mme Ellison à Albany, il ne s'apercevrait même pas de +notre absence. + + + + +CHAPITRE IV + +I. Ce qui donna à Fulton l'idée d'appliquer la vapeur à la +navigation.--Voyage à New-York.--La rivière d'Hudson.--West-Point.--La +trahison du général Arnold et le supplice du major André.--II. Séjour à +New-York.--Regrets de Mme de La Tour du Pin de n'avoir pas vu le général +Washington.--M. Hamilton.--Intéressantes conversations chez M. Law.--Une +émeute populaire à New-York.--La fièvre jaune.--Départ précipité.--Le +général Gates.--Échouement du sloop.--Deux fermiers inexpérimentés--III. +Rentrée à la ferme.--Mort de Séraphine.--Retour à la religion.--IV. La +récolte des pommes et la fabrication du cidre.--Histoire d'un +cheval.--La récolte du maïs, les _frolicks_.--Préparatifs de +l'hivernage.--Le blanchissage à la ferme.--La préparation du beurre.--V. +Prise en glace de la rivière: les précautions à observer.--Un diplomate +peu délicat: comment Mme de La Tour du Pin rentre en possession d'un +portrait de la reine et de plusieurs autres objets. + + + + +I + +Les bateaux à vapeur n'étaient pas encore inventés, quoique cette nature +de force motrice fût déjà en usage dans quelques fabriques. Nous avions +même un tourne-broche--_ steam jack_[41]--qui fonctionnait parfaitement +et dont nous nous servions toutes les semaines, soit pour le _roastbeef_ +du dimanche ou pour de très gros dindons bruns et blancs dont l'espèce +est bien supérieure à celles d'Europe. Mais Fulton n'avait pas encore +appliqué sa découverte aux navires, et, puisque j'ai entamé ce sujet, je +conterai tout de suite comment la pensée lui en fut suggérée. + +Il existe entre Long-Island et New-York un bras de mer large d'un mille +ou peut-être plus, que de petits bateaux traversent sans cesse quand le +temps le permet. Comme il n'y a pas de courant, puisque ce n'est pas une +rivière, le flux ne s'y fait sentir que par l'élévation de l'eau, et ne +contrarie pas la navigation. Un pauvre matelot avait perdu les deux +jambes dans un combat. Étant encore jeune, il jouissait d'une bonne +santé et avait conservé beaucoup de force dans les bras. Il eut l'idée +d'établir en travers de son canot d'écorce un bâton rond portant à ses +deux extrémités, à droite et à gauche du canot, des ailes qu'il faisait +mouvoir à volonté en étant assis à l'arrière. Ce système ingénieux fut +remarqué par Fulton, un jour qu'il se trouvait dans le canot du pauvre +matelot pour aller à Brooklyn, sur Long-Island, et lui donna la première +idée d'appliquer la vapeur à la navigation. + +Le commerce d'Albany était très considérable et se faisait par de gros +sloops ou bricks. Presque tous avaient de bonnes chambres et un joli +salon sur leur arrière, et prenaient des passagers. La descente à +New-York durait vingt-six heures environ, mais il fallait rester à +l'ancre pendant la période des montants. On tâchait toujours de partir +d'Albany à la pointe du jour. Nous allâmes donc coucher à bord d'un de +ces bricks, et avant le lever du soleil nous étions déjà loin du point +de départ. La rivière du Nord ou d'Hudson est admirablement belle. Ses +bords, couverts de maisons ou de jolies petites villes, s'élargissent +avant de franchir la chaîne de montagnes très hautes et escarpées qui +traversent le continent de l'Amérique du Nord dans toute sa longueur et +dont les appellations diffèrent: Black mountains, Appalaches, +Alleghanys. La rivière, avant de s'engager dans le défilé, forme un +grand bassin de plusieurs milles de large, semblable à la partie du lac +de Genève nommée le _Fond du lac_, avec cette différence toutefois que +les montagnes ne commencent qu'au fond du bassin et que l'entrée de la +rivière, située entre deux rochers à pic, s'aperçoit seulement lorsqu'on +en est tout à fait rapproché. L'eau est si profonde, dans ce passage +admirable, qu'une grosse frégate pourrait s'amarrer à la côte sans +craindre de toucher. Nous naviguâmes toute la matinée du lendemain de +notre embarquement au milieu de ces belles montagnes. Puis la marée nous +ayant quittés, nous allâmes à terre visiter le lieu historique, de +West-Point, célèbre par la trahison du général Arnold et le supplice du +major André. + +Cette histoire est certainement connue, mais je la relaterai néanmoins +en peu de mots. + +Le général américain Arnold n'avait donné jusqu'à ce moment aucune +raison de douter de sa fidélité à la cause de l'Indépendance des +États-Unis, et on avait remis, avec confiance, entre ses mains, la +défense du passage de l'Hudson à travers les montagnes. C'est ce même +défilé que Burgoyne aurait voulu forcer, si le général Schuyler ne lui +avait pas fait mettre bas les armes à Saratoga[42]. + +Le général anglais Clinton était enfermé dans New-York, où l'armée +américaine, commandée par Gates, le bloquait. L'occupation de West-Point +avait d'autant plus d'importance pour les Anglais qu'elle aurait rétabli +leurs communications avec le Canada, qui était leur propriété depuis +l'ignominieuse paix de 1763[43]. S'en emparer représentait le salut pour +l'armée anglaise, et l'on eut apparemment des motifs de suspecter que la +cupidité d'Arnold serait plus forte que son patriotisme. La négociation +ouverte devait être conclue par le jeune André, major dans l'armée +anglaise, qui avait déjà visité Arnold plusieurs fois à West-Point. +Lorsque le général Gates découvrit la trame, il envoya un bateau armé à +l'endroit du rivage où André devait se rembarquer. Les marins qui +conduisaient son canot l'avertirent de la présence du bateau américain, +et lui persuadèrent, sans prévoir les tristes conséquences de leurs +conseils, de prendre des vêtements de matelot. Mais le canot n'avait pas +parcouru un quart de mille qu'il fut atteint par l'embarcation +américaine et le major André fait prisonnier. Il était déguisé; on le +considéra donc comme espion, et comme tel on le condamna à être pendu. + +Le général Gates proposa de l'échanger contre le traître Arnold, qui +s'était sauvé par les montagnes. Les Anglais refusèrent. Ils avaient +trop grand besoin de ses services pour le rendre. Ils sacrifièrent +André, dont le supplice devint le sujet de beaucoup de complaintes en +prose et en vers. Ce jeune homme avait vingt ans seulement. Il était +très distingué de figure et se faisait remarquer par son éducation. Sa +mort fut le motif ou le prétexte de funestes représailles de la part des +Anglais. + +Quoique j'aie traversé beaucoup de lieux divers et admiré maints grands +effets de la nature, je n'ai jamais rien vu de comparable au passage de +West-Point. Il a perdu sans doute maintenant de sa beauté, surtout si on +a abattu les beaux arbres qui baignaient leurs branches séculaires dans +les eaux du fleuve. Ces montagnes escarpées étaient impropres à la +culture. J'espère donc, pour l'amour de la nature, que la prosaïque +fureur du défrichement ne les aura pas atteintes. + + + + +II + +Nous arrivâmes à New-York le troisième jour au matin, et nous y +trouvâmes M. de Talleyrand chez M. Law. Leur réception fut des plus +amicales. Tous deux s'effrayèrent de ma maigreur et de mon changement. +Aussi ne voulurent-ils pas entendre parler de mon excursion projetée à +Philadelphie, qui se serait faite en _stage_[44], et pour laquelle +j'aurais dû passer deux nuits en route. Mon mari entreprit le voyage +seul, et je fus confiée aux bons soins de Mme Foster, la _house +keeper_[45] de M. Law. Cette excellente dame épuisa à mon profit toutes +les recettes restauratives de son répertoire médical. Quatre ou cinq +fois par jour, elle arrivait avec une petite tasse de je ne sais quel +bouillon, puis, en me faisant la révérence anglaise, me disait: _Pray, +ma'am, you had better take this_[46]. Ce à quoi je me soumettais +volontiers, tant j'étais ennuyée des lamentations de M. de Talleyrand +sur mon dépérissement. + +Les trois semaines que nous passâmes à New-York sont restées dans ma +mémoire comme un temps des plus agréables. Mon mari revint au bout de +quatre jours. Il avait admiré la belle ville de Philadelphie. Mais, ce +que je lui enviai bien davantage, il avait vu le grand Washington, qui +était mon héros. Aujourd'hui encore je ne me console pas de n'avoir pas +contemplé les traits de ce grand homme, dont son grand ami, M. Hamilton, +me parlait si souvent. + +Je retrouvai à New-York toute la famille Hamilton. J'avais assisté à son +arrivée à Albany dans un wagon mené par M. Hamilton lui-même quand, +après avoir quitté le ministère des finances, il venait reprendre son +métier d'avocat, qui lui donnait plus de chances de laisser un peu de +fortune à ses enfants. M. Hamilton avait alors de trente-six à quarante +ans. Quoique n'ayant jamais été en Europe, il parlait cependant notre +langue comme un Français. Son esprit distingué, la lucidité de ses idées +se mêlaient agréablement à l'originalité de M. de Talleyrand et à la +vivacité de M. de La Tour du Pin. Tous les soirs, ces trois hommes +distingués, M. Emmery[47], membre de la Constituante, M. Law, deux ou +trois autres personnages encore se réunissaient après le thé, et, assis +sur une terrasse, la conversation s'engageait entre eux et durait +jusqu'à minuit, parfois plus tard, sous le beau ciel étoilé du 40e +degré. Soit que M. Hamilton racontât les commencements de la guerre de +l'Indépendance, dont les insipides mémoires de ce niais de La Fayette +ont depuis affadi les détails, soit que M. Law nous parlât de son séjour +dans l'Inde, de l'administration de Patna dont il avait été gouverneur, +de ses éléphants et de ses palanquins, ou que mon mari élevât quelque +dispute sur les absurdes théories des constituants que M. de Talleyrand +sacrifiait volontiers, l'entretien ne tarissait pas. M. Law jouissait si +parfaitement de ces soirées que, lorsque nous parlions de départ, il +tombait dans des tristesses affreuses, et disait à son _butler_[48] +_Foster_: «_Foster if they leave me, I am a dead man_[49].» + +Nous étions entrés en relation avec une famille fort intéressante de +négociants français, M. et Mme Olive. Huit charmants enfants les +entouraient, dont l'aîné n'avait pas dix ans et le cadet pas plus de +huit ou dix mois. Le mari ne manquait pas d'esprit, et la femme était +une belle madone de Raphaël si bonne, si gracieuse!... Je fus les voir +souvent à la campagne, dans une jolie maison qu'ils avaient achetée pour +s'y établir pendant l'été. La voiture de M. Law, toujours mise à ma +disposition, m'y menait. + +Pour que rien ne manquât à nos amusements pendant notre séjour à +New-York, nous eûmes la représentation d'une émeute populaire. Elle fut +provoquée, autant qu'il m'en souvient, par un traité de commerce que +venait de conclure la législature de l'État de New-York avec +l'Angleterre. M. Hamilton tenait pour le traité. Un colonel, Smith, chef +populaire, y était opposé. On se rassemblait sur les places. Les deux +leaders haranguaient leurs partisans. J'étais assise, en compagnie +d'autres femmes, sur les marches d'un perron, d'où M. Hamilton parlait +au peuple pressé sur la place. On lui jeta une pierre qui l'atteignit à +la tête, mais sans lui faire beaucoup de mal. Il n'en continua pas moins +son discours, qui excita un enthousiasme prodigieux. Puis chacun s'en +alla chez soi, et il m'offrit le bras tout tranquillement pour me +ramener chez moi, en évitant pourtant de passer dans les rues où le +parti Smith était établi. Cette esquisse du gouvernement républicain +m'amusa beaucoup par la comparaison que j'en fis avec le nôtre. Les +Américains s'étaient donné un gouvernement libre sans révolution, mais +nous autres Français, nous avions une révolution sans gouvernement. + +Trois semaines s'étaient écoulées lorsque le bruit se répandit un soir +que la fièvre jaune se manifestait dans une rue, très près de Broadway, +où nous demeurions. La nuit même, soit que nous ressentîmes les +premières atteintes du mal, soit que nous eûmes mangé trop de bananes, +d'ananas et d'autres fruits des Îles apportés par le même navire qui +avait propagé la fièvre, mon mari et moi nous fûmes terriblement +malades. Craignant d'être enfermée par le cordon sanitaire, je résolus +de partir à l'instant, et à la pointe du jour, notre malle faite, nous +allâmes retenir des places à bord d'un sloop prêt à mettre à la voile. +Nous rentrâmes ensuite chez M. Law pour lui faire nos adieux. Il se +décida alors à partir aussi, sous le prétexte d'aller visiter les +propriétés qu'il avait achetées dans la nouvelle ville de Washington, +que l'on commençait à bâtir. C'est dans ces acquisitions qu'il compromit +la majeure partie de sa fortune. Notre départ fut si précipité que je ne +vis pas même M. de Talleyrand: il ne songeait pas encore à se lever que +déjà nous étions loin de New-York. + +Nous refîmes en sens contraire, mais avec la même admiration, le beau +passage de West-Point, et cette fois nous fîmes une longue promenade à +terre pendant les six heures que notre bateau resta à l'ancre. Nous +montâmes sur la colline où était située l'auberge, lieu de la dernière +conversation d'Arnold avec André. J'avais vu à New-York le vieux général +Gates. Il avait connu tous les officiers français et aimait à parler +d'eux. On m'avait bien recommandé toutefois de ne pas aborder l'incident +du major André, sujet de conversation qui lui était très pénible, non +pas qu'il se reprochât sa condamnation, prononcée conformément aux +règles de la justice militaire, mais cela lui rappelait les affreuses +représailles exercées par les Anglais, qui avaient sacrifié plusieurs +prisonniers américains. + +Nous avions franchi le grand bassin en amont du passage des montagnes, +lorsque notre navigation fut arrêtée par un accident assez commun en +été, lorsque les eaux sont basses. Vers la fin du montant, le sloop +s'engrava sur un banc de sable, et, quoique n'ayant subi aucune avarie, +il resta immobilisé, au milieu du fleuve. Le capitaine déclara que la +prochaine marée ne parviendrait peut-être pas assez haut pour le +remettre à flot; qu'il faudrait probablement attendre l'arrivée d'un +autre vaisseau descendant pour nous faire remorquer et nous remettre à +flot, en ramenant le sloop dans le chenal dont un faux coup de +gouvernail l'avait fait sortir. + +La perspective de rester plusieurs jours au milieu de cette grande +rivière sans bouger nous parut peu agréable. Le souvenir me vint alors +que des créoles de Saint-Domingue, amis de M. Bonamy, étaient établis +sur les bords d'une petite rivière voisine, dans les environs d'une +ville devant laquelle nous venions de passer. Le capitaine me dit que +nous étions précisément en face de l'embouchure de cette rivière, et il +nous offrit son canot pour nous transporter chez ces Français que nous +connaissions pour les avoir vus chez nous. La proposition fut aussitôt +acceptée et le moment d'après nous étions dans le canot avec une malle, +représentant tout notre bagage. Nous entrâmes dans la petite rivière, où +nous naviguâmes pendant trois à quatre milles entre deux rives formées +de rochers escarpés, et assez rapprochées pour que les plantes parasites +des sommets et les vignes sauvages allassent de l'une à l'autre en +guirlandes. Cette navigation était délicieuse. Elle prit fin à une +petite ferme. Là on nous donna un wagon pour nous conduire à +destination. Nos compatriotes, deux hommes encore assez jeunes, furent +aussi charmés que surpris de cette visite inattendue. Ils ne possédaient +aucune notion de l'état qu'ils avaient embrassé. Sachant très peu +d'anglais, et ne trouvant à utiliser dans ce pays aucune des pratiques +d'agriculture en usage à Saint-Domingue, tous deux avaient failli périr +de froid et d'ennui pendant l'hiver. Ils étaient parvenus à sauver de +l'incendie du Cap[50] une foule de magnifiques petites superfluités qui +contrastaient avec la pauvreté et le désordre de leur ménage, où il n'y +avait de femme qu'une vieille négresse. Nous couchâmes chez eux, après +avoir bien causé de leur ferme et de leur établissement. Le lendemain on +nous offrit à déjeûner dans de belles tasses de porcelaine dépareillées +et ébréchées auxquelles j'aurais préféré un bon assortiment de faïence +unie comme le nôtre. Ensuite leur wagon nous ramena sur la grande route, +et de là nous gagnâmes notre logis. Sur notre invitation, ils nous +accompagnèrent jusqu'à Albany, puis à la ferme, où ils furent très +surpris de nous trouver en état de leur vendre plusieurs sacs d'avoine +et une douzaine de boisseaux de pommes de terre. + + + + +III + +Je retrouvai ma maison dans le meilleur ordre, quoique M. de Chambeau ne +nous attendit pas, et ma pauvre petite fille très bien portante. Cette +absence d'un mois m'avait paru longue, malgré la très aimable société +dans laquelle j'avais vécu. La fièvre jaune fit beaucoup de ravages +cette année à New-York. Aussi me félicitai-je d'en être partie si +précipitamment. + +Je m'adonnai avec une nouvelle ardeur à mes occupations rurales, ma +fièvre avait cédé au changement d'air et mes forces étaient revenues. +Les travaux de la laiterie furent repris, et les jolis dessins moulés +sur mes pelotes de beurre apprirent mon retour à mes pratiques. Notre +verger nous promettait une magnifique récolte de pommes, et notre +grenier contenait du grain pour toute l'année. Nos nègres, stimulés par +notre exemple, travaillaient de bon coeur. Ils étaient mieux vêtus et +mieux nourris que tous ceux de nos voisins. + +Je me trouvais très heureuse de ma situation, lorsque Dieu me frappa du +coup le plus inattendu et, comme je me l'imaginai alors, le plus cruel +et le plus terrible qu'on pût endurer. Hélas! j'en ai éprouvé depuis qui +en ont surpassé la sévérité! Ma petite Séraphine nous fut enlevée par un +mal subit, très commun dans cette partie du continent: une paralysie +instantanée de l'estomac et des intestins, sans fièvre, sans +convulsions. Elle mourut en quelques heures avec toute sa connaissance. +Le médecin d'Albany, que M. de Chambeau était allé chercher à cheval +aussitôt qu'elle commença à souffrir, nous ôta tout espoir dès qu'il la +vit, en nous déclarant que cette maladie était alors très répandue dans +le pays et qu'on n'y connaissait pas de remède. Le petit Schuyler, la +veille encore compagnon de jeux de ma fille pendant toute l'après-midi, +succomba au même mal quelques heures après et la rejoignit au ciel. Sa +mère l'adorait et l'appelait le petit mari de ma chère enfant. Ce cruel +événement nous jeta dans une tristesse et un découragement mortels. Nous +reprîmes Humbert chez nous, et je cherchai à me distraire de mon chagrin +en m'occupant de son éducation. Il avait, alors cinq ans et demi. Son +intelligence était très développée. Il parlait parfaitement l'anglais et +le lisait couramment. + +Il n'y avait pas de prêtre catholique à Albany ni aux environs. Mon +mari, ne voulant pas qu'un ministre protestant fût appelé, rendit +lui-même les derniers devoirs à notre enfant et la déposa dans un petit +enclos destiné à servir de cimetière aux habitants de la ferme. Il était +situé au milieu de notre bois. Presque chaque jour j'allais me +prosterner sur cette terre, dernière demeure d'une enfant que j'avais +tant chérie, et ce fut là, ô mon fils[51], que m'attendait Dieu pour +changer mon coeur! + +Jusqu'à cette époque de ma vie, quoique je fusse loin d'être impie, je +ne m'étais pas occupée de la religion. Au cours de mon éducation, on ne +m'en avait jamais parlé. Pendant les premières années de ma jeunesse +j'avais eu sous les yeux les pires exemples. Dans la haute société de +Paris, j'avais été le témoin de scandales si répétés, qu'ils m'étaient +devenus familiers au point de ne plus m'émouvoir. Aussi toute pensée de +morale était-elle comme engourdie dans mon coeur. Mais l'heure avait +sonné où je devais reconnaître la main qui me frappait. + +Je ne saurais décrire exactement la transformation qui s'opéra en moi. +Une voix me criait, me sembla-t-il, de changer tout mon être. +Agenouillée sur la tombe de mon enfant, je l'implorai pour qu'il obtînt +de Dieu, qui l'avait rappelée à lui, mon pardon et un peu de soulagement +à ma détresse. Ma prière fut exaucée. Dieu m'accorda alors la grâce de +le connaître et de le servir; il me donna le courage de me courber très +humblement sous le coup dont je venais d'être atteinte et de me préparer +à supporter sans plainte les nouvelles douleurs par lesquelles, dans sa +justice, il jugerait à propos de m'éprouver à l'avenir. À dater de ce +jour, la volonté divine me trouva soumise et résignée. + + + + +IV + +Quoique toute joie eût disparu de notre intérieur, il n'en fallait pas +moins continuer nos travaux, et nous nous exhortions mutuellement, mon +mari et moi, à trouver une distraction dans l'obligation où nous étions +de ne pas demeurer un moment oisifs. La récolte des pommes approchait. +Elle promettait d'être très abondante, car notre verger avait la plus +belle apparence. On comptait sur les arbres autant de pommes que de +feuilles. Nous avions pratiqué ce qu'on nomme à Bordeaux une façon +l'automne d'avant. Cela consiste à labourer à la bêche un carré de +quatre à cinq pieds autour de chaque arbre, ce qui ne leur était jamais +arrivé. Les Américains, en effet, n'avait aucune idée de l'influence que +cela exerçait sur la végétation. Aussi lorsque nous leur disions que +nous avions des vignes où l'on recommençait trois fois cette même +opération, nous prenaient-ils pour des conteurs. Mais lorsqu'au +printemps ils virent nos arbres se couvrir de fleurs, ils nous +considérèrent comme des sorciers. + +Un autre trait d'esprit nous attira une grande renommée. Au lieu +d'acheter, pour mettre notre cidre, des barriques neuves faites d'un +bois très poreux, nous recherchâmes à Albany plusieurs futailles de +Bordeaux et quelques pièces, marquées _cognac_ qui nous étaient bien +connues. Puis nous disposâmes notre cave avec le même soin que si elle +eût dû contenir du vin de Médoc. + +On nous prêta un moulin à écraser les pommes. Un vieux cheval de +vingt-trois ans, que le général Schuyler m'avait donné, y fut attelé. Je +n'ai pas conté l'histoire de ce cheval. La voici. + +Il avait fait toute la guerre et l'on voulait le laisser mourir de sa +belle mort. Il s'en fallait de peu de jours que la chose n'arrivât, +lorsque notre nègre Prime le vit sur la pâture, se traînant à peine et +n'ayant que la peau sur les os. Il m'engagea à le demander au général, +qui fut charmé de nous l'abandonner. C'était un magnifique animal pur +sang, selon le terme employé maintenant, mais il n'avait plus de dents. +Prime eut de la peine à faire parcourir à la pauvre bête les quatre +milles qui séparaient la pâture de notre écurie. Chaque jour il lui +donna un mélange d'avoine et de maïs bouilli, du foin haché, des +carottes, etc. Toutes ces friandises en abondance rendirent au bel +animal la vigueur de sa jeunesse. Au bout d'un mois, je pouvais le +monter tous les jours, et bientôt, d'un temps de petit galop, il me +menait jusqu'à Albany sans faire un faux pas. On se refusait à croire +que ce fût le même cheval. Ce tour d'adresse augmenta beaucoup la +réputation de Prime. Mais revenons à nos pommes. + +Le moulin pour les broyer était fort primitif: deux pièces de bois +cannelées qui s'engrenaient l'une dans l'autre et que notre cheval, +attelé à une barre, faisait tourner. Les pommes tombaient d'une trémie +dans l'engrenage, et quand le jus avait rempli un grand baquet, on +l'emportait à la cave pour le verser dans les barriques. + +Toute l'opération était fort simple, et comme nous eûmes très beau +temps, cette récolte se présenta comme une récréation charmante. Mon +fils, monté toute la journée sur le cheval, était très persuadé que, +sans lui, rien ne se serait fait. + +Le travail terminé, nous nous trouvâmes, notre provision prélevée, avoir +huit à dix barriques à vendre. Notre renommée de probité, qui publia que +nous n'avions pas mis d'eau dans notre cidre, en fit élever le prix à +plus du double de ce qu'il valait ordinairement. Il fut vendu tout de +suite. Quant à celui que nous nous étions réservé, nous le traitâmes +comme nous aurions fait de notre vin blanc au Bouilh. + +La récolte du maïs suivit celle des pommes. Nous en avions en abondance, +car cette plante est celle qui réussit le mieux aux États-Unis, où elle +est indigène. Comme il ne faut pas laisser l'épi revêtu de sa paille +plus de deux jours, on réunit ses voisins pour tout terminer sans +désemparer et rapidement. Cela se nomme une _frolick_. On balaie d'abord +le plancher de la grange avec le même soin que si on allait y donner un +bal. Puis, le soir venu, on allume quelques chandelles, et les gens +rassemblés, une trentaine d'individus noirs et blancs, se mettent à +l'ouvrage. L'un d'entre eux ne cesse de chanter ou de conter une +histoire. Vers le milieu de la nuit, on sert à chacun un bol de lait +bouillant que l'on a préalablement fait tourner avec du cidre. On y +ajoute cinq ou six livres de cassonade quand on est magnifique ou une +égale quantité de mélasse quand on ne l'est pas, puis des épices: du +girofle, de la cannelle, de la muscade, etc... Nos travailleurs +avalèrent, à notre grande gloire, le contenu d'un immense chaudron à +lessive de cette mixture avec du pain grillé, et ces braves gens nous +quittèrent à 5 heures du matin, par un froid déjà assez vif, en disant: +_Famous good people, those from the old country!_[52] Nos nègres étaient +priés souvent à de semblables _frolicks_, mais ma négresse n'y allait +jamais. + +Toutes nos récoltes faites et rentrées, nous commençâmes à labourer nos +terres et à entreprendre les travaux qui précèdent l'hiver. On rangea +sous un abri le bois destiné à être vendu. Les traîneaux furent réparés +et repeints. J'achetai une pièce de grosse flanelle bleue et blanche à +carreaux pour faire deux chemises à chacun de mes nègres. Un tailleur à +la journée s'installa à la ferme pour leur confectionner de bons gilets +et des capotes bien doublées. Cet homme mangeait avec nous parce que +c'était un blanc. Il aurait certainement refusé, si on le lui avait +proposé de manger avec les esclaves, quoique ceux-ci fussent +incomparablement mieux vêtus et eussent de meilleures manières que lui. +Mais je me gardais bien d'exprimer la moindre réflexion sur cet usage. +Mes voisins agissaient ainsi, je suivais leur exemple et dans nos +relations réciproques, j'évitais toujours de faire allusion à la place +que j'avais pu occuper dans l'échelle sociale. J'étais la propriétaire +d'une ferme de 200 acres. Je vivais comme ceux qui en possédaient +autant, ni plus ni moins. Cette simplicité et cette abnégation me +valaient beaucoup plus de respect et de considération que si j'avais +voulu jouer à la dame. + +L'ouvrage qui me fatiguait le plus était le blanchissage. Judith et moi, +nous nous partagions seules toute la besogne. Tous les quinze jours, +Judith lavait le linge des nègres, le sien et celui de la cuisine. Je +lavais le mien, celui de mon mari et celui de M. de Chambeau, et je +repassais le tout. Cette dernière partie de l'ouvrage était fort de mon +goût. J'y excellais, comme la meilleure repasseuse. Dans ma première +jeunesse, avant mon mariage, j'allais souvent à la lingerie, à +Montfermeil, où, comme par une sorte de pressentiment, j'avais appris à +repasser. Étant naturellement très adroite, j'en avais su bientôt autant +que les filles qui me montraient à travailler. + +Jamais je ne perdais un moment. J'étais tous les jours levée à l'aube, +hiver comme été, et ma toilette ne durait guère. Les nègres, avant +d'aller à l'ouvrage, aidaient la négresse à traire les vaches: nous en +avons eu jusqu'à huit. Pendant ce temps, je m'occupais de l'écrémage du +lait à la laiterie. Les jours où l'on faisait le beurre, deux fois la +semaine, Mink restait pour tourner la manivelle, cette besogne étant +trop pénible pour une femme. Tout le reste du travail du beurre, et il +était encore assez fatigant, m'incombait. J'avais une collection +remarquable de jattes, de cuillers, de spatules en bois, ouvrages de mes +bons amis les sauvages, et ma laiterie passait pour la plus propre, même +la plus élégante, du pays. + + + + +V + +L'hiver arriva de bonne heure, cette année. Dans les premiers jours de +novembre, le rideau noir qui annonçait la neige commença à s'élever à +l'ouest. Selon ce qu'il faut désirer, on eut huit jours d'un froid +rigoureux, et la rivière se prit: en vingt-quatre heures, de trois pieds +d'épaisseur, avant que la neige ne tombât. Quand il se mit à neiger, ce +fut avec une telle violence qu'on n'aurait pas vu un homme à dix pas. +Les gens prudents se gardent bien d'atteler leurs traîneaux pour tracer +les chemins. On abandonne cette besogne aux plus pressés, à ceux que des +affaires forcent à aller à la ville ou à la rivière. Puis, avant de se +hasarder sur cette dernière, on attend que les passages pour descendre +sur la glace soient tracés par des branches de sapin. Sans cette +précaution, il serait très dangereux de chercher à s'y aventurer et il +survient tous les ans des malheurs par imprudence. En effet, la marée, +devant Albany et jusqu'au confluent de la Mohawk, montant de sept à huit +pieds, la glace souvent ne repose pas sur l'eau. + +Aussi est-il arrivé que des traîneaux, menés par des étourdis, +descendant la rive au trot ou au galop, se sont engouffrés sous la glace +au lieu de glisser à sa surface, et ont ainsi péri sans qu'il y eût +aucun moyen de les sauver. + +Notre hiver se passa comme le précédent. Nous allions très souvent dîner +chez les Schuyler et les Renslaër, dont l'amitié ne se refroidissait +pas. M. de Talleyrand, installé de nouveau à Philadelphie, était parvenu +à retrouver, d'une manière assez singulière, certains objets qui +m'appartenaient: le portrait en médaillon de la reine, la cassette que +vous avez encore et une montre venant de ma mère. Il savait par moi que +notre banquier de La Haye m'avait mandé avoir remis ces objets à un +jeune diplomate américain--j'ai oublié son nom, heureusement pour +lui--en le priant de me les faire tenir. Mais, quelque recherche qu'eût +faite M. de Talleyrand, il n'avait pu mettre la main sur le personnage. +Enfin un soir, étant en visite chez une dame de sa connaissance, à +Philadelphie, celle-ci lui parle d'un portrait de la reine que M. X... +s'est procuré à Paris et qu'il lui a confié pour le montrer à des amis. +Elle désire savoir de M. de Talleyrand si ce portrait est ressemblant. À +peine l'a-t-il vu qu'il le reconnaît pour le mien. Il s'en saisit en +déclarant à la dame qu'il n'appartient pas au jeune diplomate. Puis, sur +l'heure, il se rend chez ce dernier et, sans préambule, lui réclame la +cassette et la montre que le banquier de La Haye lui a remises avec le +portrait. Le jeune homme se trouble et finit par tout restituer. M. de +Talleyrand nous renvoya ces objets à la ferme. + + + + +CHAPITRE V + +I. Nouvelles de France: les biens confisqués rendus.--Retour en France +décidé.--Regrets de Mme de La Tour du Pin.--Elle rend la liberté à ses +esclaves.--II. Départ pour l'Europe.--L'attente à New-York.--Le +capitaine Barré, commandant un sloop de guerre français.--La +_Maria-Josepha_.--Les passagers.--La couturière du navire.--Arrivée à +Cadix.--III. La quarantaine.--La visite de la douane.--Curieux +étonnement des Espagnols.--Le petit Humbert et les moines.--M. +Langton.--Un ci-devant marquis consul de la République--Comment on +voyageait en Espagne à cette époque.--Un seigneur de sept ans.--Une +course de taureaux.--IV. Départ de Cadix.--La maison de M. Langton.--Un +équipage espagnol.--Les auberges.--Une fillette qui prend mal son moment +pour venir au monde.--Horreur des Espagnols pour témoigner en +justice.--V. Un baptême.--La cathédrale de Cordoue.--Une halte +pittoresque.--Dans la Sierra Morena.--Les villes de La Carlota et de La +Carolina.--Aranjuez.--Madrid.--Les familles Langton et d'Andilla.--Le +maréchal Pérignon.--Mlle Carmen Langton. + + + + + +I + + À Pise, le 14 mai 1843. + +Vers la fin de l'hiver 1795-1796, j'eus la rougeole. Elle me rendit +assez malade, d'autant plus que je commençais une grossesse. Nous +craignions qu'Humbert n'en fût aussi attaqué, mais il ne la prit pas, +quoiqu'il couchât dans ma chambre. Je me trouvai bientôt rétablie, et +c'est à ce moment que nous reçûmes de France des lettres de Bonie, qui +nous apprenait que, joignant ses efforts à ceux de M. de Brouquens, ils +étaient parvenus à faire lever le séquestre du Bouilh. + +Les biens des condamnés avaient été restitués. Ma belle-mère, de concert +avec son gendre, le marquis de Lameth, agissant au nom de ses enfants, +était rentrée en possession des terres de Tesson et d'Ambleville, et de +la maison de Saintes, dont le département de la Charente-Inférieure +s'était emparé. Mais lorsqu'ils demandèrent la levée des scellés au +Bouilh, on leur objecta l'absence du propriétaire. Ils répondirent qu'il +était établi en Amérique _avec passeport_, et que ni M. de La Tour du +Pin ni moi, personnellement propriétaire d'une maison à Paris, nous +n'étions inscrits sur la liste des émigrés. Après de nombreuses +démarches, on nous accorda alors un sursis d'un an pour nous +représenter. À défaut de quoi le Bouilh serait mis en vente comme bien +national, sauf à M. de Lameth a faire valoir les droits de ses enfants à +titre de petits-fils de l'ancien propriétaire. On nous pressait, en +conséquence, de revenir le plus tôt possible. Toutefois, comme la +stabilité du gouvernement français inspirait, à cette époque encore, +bien peu de confiance, on nous recommandait en même temps de ne pas +prendre notre passage pour un port de France, mais de revenir plutôt par +l'Espagne, avec laquelle la République venait de conclure une paix qui +semblait devoir être durable. + +Ces dépêches tombèrent, au milieu de nos tranquilles occupations, comme +un brandon qui alluma brusquement dans le coeur de tous, autour de moi, +des idées de retour dans la patrie, des prévisions d'une existence +meilleure, des espérances d'ambitions futures satisfaites, en résumé +tous les sentiments qui animent la vie des hommes. Pour moi j'éprouvai +une tout autre sensation. La France ne m'avait laissé qu'un souvenir +d'horreur. J'y avais perdu ma jeunesse, brisée par des terreurs sans +nombre et inoubliables. Je n'avais plus et je n'ai jamais eu depuis dans +l'âme que deux sentiments qui la maîtrisèrent entièrement et +exclusivement: l'amour de mon mari et celui de mes enfants. La religion, +seul mobile désormais de toutes mes actions, me commanda de ne pas +opposer le plus léger obstacle à un départ dont je m'effrayais et qui me +coûtait. Une sorte de pressentiment me faisait entrevoir que j'allais +au-devant d'une nouvelle carrière de troubles et d'inquiétudes. M. de La +Tour du Pin ne se douta jamais de l'intensité de mes regrets quand je +vis fixer le moment où nous quitterions la ferme. Je ne mis qu'une +condition à ce départ: celle de donner la liberté à nos nègres. Mon mari +y consentit et me réserva, à moi seule, ce bonheur. + +Les pauvres gens, en voyant arriver des lettres d'Europe, s'étaient +doutés de quelques changements dans notre existence. Ils étaient +inquiets, alarmés. Aussi est-ce en tremblant qu'ils entrèrent tous les +quatre, Judith tenant dans ses bras sa petite Maria, âgée de trois ans, +et sur le point d'accoucher d'un autre enfant, dans le salon où je les +avais appelés ensemble. Ils m'y trouvèrent seule. Je leur dis avec +émotion: «Mes amis, nous allons retourner en Europe. Que faut-il faire +de vous?» Les pauvres gens furent atterrés. Judith tomba sur une chaise +en sanglotant; les trois hommes se cachèrent le visage dans les mains, +et tous demeurèrent immobiles. Je repris: «Nous avons été si contents de +vous qu'il est juste que vous soyez récompensés. Mon mari m'a chargé de +vous dire qu'il vous donne la liberté.» En entendant ce mot, nos braves +serviteurs furent si stupéfaits qu'ils restèrent quelques secondes sans +parole. Puis, se précipitant tous les quatre à genoux à mes pieds, ils +s'écrièrent; _Is it possible? Do you mean that we are free?_[53] Je +répondis: _Yes, upon my honour, from this moment, as free as I am +myself_[54]. + +Qui pourrait décrire la poignante émotion d'un pareil moment! Je n'ai +rien éprouvé de ma vie d'aussi doux. Ceux que je venais de libérer +m'entouraient en pleurant; ils baisaient mes mains, mes pieds, ma robe; +et puis brusquement leur joie s'arrêta, et ils dirent: «Nous aimerions +mieux demeurer esclaves toute notre vie et que vous restiez ici.» + +Le lendemain, mon mari les emmena à Albany devant le juge pour la +cérémonie de la _manumission_[55], qui devait se faire en public. Tous +les nègres de la ville se rassemblèrent pour y assister. Le juge de +paix, qui se trouvait être en même temps le régisseur de M. Renslaër, +était de fort mauvaise humeur. Il tenta de soutenir que, Prime étant âgé +de cinquante ans, on ne pouvait, aux termes de la loi, lui donner la +liberté sans lui assurer une pension de cent dollars. Mais Prime avait +prévu le cas, et il produisit son extrait de baptême, qui attestait +qu'il n'en avait que quarante-neuf. On les fit agenouiller devant mon +mari, et il leur mit la main sur la tête pour sanctionner la libération, +absolument comme dans l'ancienne Rome. + +Nous affermâmes notre habitation avec les terres qui en dépendaient à +l'individu même qui nous les avait cédées, et nous vendîmes la plus +grande partie du mobilier. Les chevaux montèrent à un assez haut prix. +Je distribuai en souvenir plusieurs petits objets en porcelaine que +j'avais apportés d'Europe. Quant à ma pauvre Judith, je lui laissai de +vieilles robes de soie, qui auront, sans doute, passé à sa postérité. + + + + +II + +Vers le milieu d'avril, nous nous embarquâmes à Albany pour descendre à +New-York, après avoir fait de tendres et reconnaissants adieux à tous +ceux qui, pendant deux ans, nous avaient comblés de soins, d'amitiés et +de prévenances de tous genres. Combien de fois, deux ans après, +repoussée dans un nouvel exil, n'ai-je pas regretté ma ferme et mes bons +voisins! + +Nous allâmes, à New-York, chez M. et Mme Olive, qui nous reçurent dans +leur jolie petite maison de campagne. Nous y trouvâmes M. de Talleyrand +décidé, comme nous, à regagner l'Europe. Mme de Staël, de retour à +Paris, où elle était établie avec Benjamin Constant, le pressait de +rentrer et de servir le Directoire, qui demandait l'aide de son +habileté. Nous avions cru, un moment, que nous pourrions prendre passage +sur le même vaisseau que lui. Mais quand il apprit notre intention de +débarquer dans un port d'Espagne, pour gagner ensuite Bordeaux, il +modifia ses projets pour ne pas se trouver, même momentanément, sous la +domination du roi catholique, qui aurait pu trouver, non sans raison, +qu'il n'était pas un évêque assez édifiant. Il résolut donc de prendre +passage sur un navire à destination de Hambourg. Aucun bateau ne partait +pour la Corogne ou pour Bilbao, comme nous l'aurions souhaité. Un seul, +de quatre cents tonneaux, superbe navire anglais, allait à Cadix, et +devait lever l'ancre incessamment. Faute de mieux, et malgré le grand +voyage que nous aurions à faire en Espagne, nous nous décidâmes à +arrêter notre passage sur celui-là. Il naviguait sous pavillon espagnol, +quoiqu'il appartint, ainsi que sa cargaison--en blé, je crois--à un +Anglais. Le propriétaire se trouvait à bord comme passager. Il se +nommait M. Ensdel. C'était un ancien armateur pour la pêche de la +baleine. Il ne savait pas un mot de français. Mais le capitaine, +originaire de la Jamaïque, parlait anglais. D'ailleurs il trouva tout de +suite un interprète très intelligent dans mon fils qui, quoique âgé de +six ans seulement, lui fut d'une grande utilité. Tout en nous occupant +de notre établissement et de nos arrangements à bord, nous passâmes +encore trois semaines cependant chez Mme Olive en compagnie de M. de +Talleyrand. + +Dans la rade se trouvait un sloop de guerre français, commandé par le +capitaine Barré, dont mon mari avait connu le père dans la maison du +vieux duc d'Orléans[56]. Fort aimable homme, quoique un vrai loup de +mer, il venait tous les jours nous chercher dans son canot et nous +promenait sur tous les points de la rade, se gardant bien toutefois +d'approcher de Sandy-Hook, où le capitaine Cochrane, plus tard amiral, +l'attendait depuis deux mois pour le happer au passage, s'il tentait de +sortir. Nous visitâmes son sloop, armé de quinze canons. C'était un +bijou d'ordre, de propreté, de soin. Combien j'aurais aimé à retourner +en Europe sur ce joli navire! + +Mais la _Maria-Josepha_ nous attendait. Nous y montâmes tous les +quatre[57], le 6 de mai 1796, et le même jour on mettait à la voile. +Plusieurs autres passagers se trouvaient à bord. Parmi eux, M. de +Lavaur, émigré, ancien officier dans la garde constitutionnelle de Louis +XVI, échappé après mille dangers aux massacres du 10 août. Comme il +était de Bordeaux, une sorte de liaison se forma tout de suite entre mon +mari et lui. Puis un ménage français, un négociant et sa femme[58]. +Celle-ci était, comme moi, dans une position intéressante, mais beaucoup +plus avancée dans sa grossesse. Le négociant avait fait de mauvaises +affaires à New-York et allait essayer à Madrid d'en faire de meilleures. +La femme était jeune, douce, assez bien élevée, mais paresseuse. Enfin +un jeune homme de Paris, plutôt niais, nommé Lenormand, qui fut pendant +toute la traversée notre souffre-douleur. Les personnes que je viens de +nommer, M. Ensdel et le capitaine, composaient la table de la grande +chambre. + +Je ne souffris pas du mal de mer, et, le temps étant superbe, je +m'occupais toute la journée. Aussi eus-je vite épuisé l'ouvrage que +j'avais emporté pour moi et pour mon mari. Je m'érigeai alors en +couturière générale, et je fis une proclamation pour que l'on me donnât +du travail. Chacun m'en apporta. J'eus des chemises à faire, des +cravates à ourler, du linge à marquer. La traversée dura quarante jours, +parce que le capitaine, rebelle aux avis de M. Ensdel, était descendu au +sud, entraîné par des courants. Ce temps me suffit pour mettre en bon +ordre toute la garde-robe de l'équipage. + +Enfin, vers le 10 juin, nous vîmes le cap Saint-Vincent, et le lendemain +nous entrâmes dans la rade de Cadix. Le capitaine, par sa maladresse et +son ignorance, avait prolongé au moins de quinze jours notre traversée, +en se laissant entraîner vers la côte d'Afrique, d'où l'on a beaucoup de +peine à se relever vers le nord. Il se croyait si loin de la terre qu'il +n'avait pas seulement songé à faire monter un matelot en vigie sur le +mât. Lorsqu'on découvrit, à la pointe du jour, le cap Saint-Vincent, qui +est très élevé, il fut tout déconcerté. + + + + +III + +Nous mouillâmes sous le bord d'un vaisseau français à trois ponts, le +_Jupiter_; il se trouvait là avec une flotte française, empêchée de +sortir par des bâtiments de guerre anglais, supérieurs en nombre, qui +croisaient tous les jours presque en vue du port. + +Un bateau de la santé, par lequel nous avions été visités, nous avait +avertis que nous ferions huit jours de quarantaine à bord. Nous +préférions cela, plutôt que d'aller au lazaret pour y être dévorés par +tous les genres d'insectes dont l'Espagne abonde. Si même il s'était +trouvé un navire qui allât à Bilbao ou à Barcelone, nous y aurions pris +passage. Le voyage eût été ainsi plus court, moins fatigant et meilleur +marché. + +M. de Chambeau n'était pas rayé de la liste des émigrés et ne pouvait +rentrer en France. Il désirait se rendre à Madrid, où il connaissait +quelques personnes, mais il nous aurait volontiers accompagnés néanmoins +jusqu'à Barcelone, ce qui l'aurait rapproché beaucoup d'Auch, ville +auprès de laquelle il avait des propriétés. + +L'incertitude de nos projets formait l'objet de nos conversations, +pendant la quarantaine, qui dura dix jours. Elle aurait pu se prolonger +bien davantage grâce à la désertion d'un de nos matelots et à +l'impossibilité, par conséquent, de le représenter en personne. Cet +homme, de nationalité française, avait été pris après un combat sur un +sloop de guerre. Il reconnut un matelot à bord du _Jupiter_, dont nous +étions très rapprochés, et lui parla avec le porte-voix. La même nuit, +il gagna le Jupiter à la nage, et quand les employés de la santé +procédèrent à l'appel, le lendemain matin, on ne trouva de lui que sa +chemise et son pantalon. C'était tout son mobilier. L'incident prolongea +notre quarantaine jusqu'au jour où l'on eut constaté que le manquant +était sur le navire français. + +La quarantaine faillit m'être fatale. Toute la journée, des marchands de +fruits venaient sous le bord, et je passais mon temps, ainsi que Mme +Tisserandot, à descendre une corbeille au moyen d'une ficelle pour avoir +des figues, des oranges, des fraises. Cet abus de fruits m'occasionna +une affreuse dysenterie dont je fus très malade. + +Enfin la permission de prendre _libre pratique_, comme on dit, arriva. +Le capitaine nous mit à terre, et jamais de ma vie je ne me sentis aussi +embarrassée qu'à ce moment. En débarquant, on nous fit entrer, Mme +Tisserandot et moi, dans une petite chambre ouvrant sur la rue, pendant +qu'on visitait nos effets avec la rigueur la plus exagérée. Nos robes de +couleur et nos chapeaux de paille attirèrent bientôt une foule immense +d'individus de tout âge et de tout état: des matelots et des moines, des +portefaix et des messieurs, tout anxieux de voir ce qu'ils considéraient +sans doute comme deux bêtes curieuses. Quant à nos maris, ils étaient +retenus dans la pièce où avait lieu la visite de nos bagages. Nous +étions donc seules toutes deux, avec mon fils. Il n'avait pas peur, mais +me faisait mille questions, surtout sur les moines qu'il n'avait jamais +vus. À un moment il s'écria, comme passait un jeune moine à la figure +imberbe: _Oh! I see now, that one is a woman_[59]. + +Cette indiscrète curiosité nous décida tout d'abord, ma compagne et moi, +à nous vêtir comme les Espagnoles. Avant même de nous rendre à +l'auberge, nous allâmes donc acheter une jupe noire et une mantille, +afin de pouvoir sortir sans scandaliser toute la population. Nous +descendîmes dans un hôtel réputé le meilleur de Cadix, mais dont la +saleté me causa néanmoins un si grand dégoût, accoutumée comme je +l'étais à la propreté exquise de l'Amérique, que je serais volontiers +retournée à bord. + +Je me rappelai qu'une des soeurs du pauvre Théobald Dillon, massacré à +Lille en 1792, avait épousé un négociant anglais établi à Cadix, M. +Langton. Lui ayant écrit un billet aimable, il vint à l'instant et nous +fit beaucoup de politesses. Mme Langton se trouvait à Madrid chez sa +fille, la baronne d'Andilla, en compagnie de Mlle Carmen Langton, sa +fille cadette. M. Langton nous engagea néanmoins à dîner. Il désirait +même nous emmener loger chez lui. Mais nous ne l'acceptâmes pas. J'étais +trop souffrante pour me gêner et faire des compliments. Il fut convenu +que le dîner serait ajourné au premier jour où je me sentirais mieux. + +Le lendemain de notre arrivée, mon mari porta notre passeport à viser +chez le consul général de France. C'était un M. de Roquesante, ci-devant +comte ou marquis, métamorphosé en chaud républicain, si ce n'est en +terroriste. Il fit cent questions à mon mari, en prenant note de ses +réponses. Cela ressemblait fort à un interrogatoire. Puis, sans doute +pour surprendre un premier mouvement: «Nous avons reçu aujourd'hui, +dit-il, d'excellentes nouvelles de France, citoyen.»--On en était encore +là!--«Ce scélérat de Charette a enfin été pris et fusillé.»--«Tant pis», +répondit M. de La Tour du Pin, «c'est un brave homme de moins.» Le +consul se tut alors, signa le passeport et nous rappela qu'il devait de +nouveau être présent à l'ambassade de France à Madrid. Plus tard, nous +sûmes comment il nous avait recommandés à Bayonne. + +À cette époque, l'Espagne, après avoir conclu la paix avec la République +française, avait licencié la plus grande partie de son armée, +probablement sans la payer. Les routes étaient infestées de brigands, +surtout dans les montagnes de la Sierra Morena, que nous devions +traverser. On voyageait en convois composés de plusieurs voitures +seulement. On ne prenait pas d'escorte militaire,--elle aurait peut-être +été d'accord avec les brigands ci-devant soldats--mais les voyageurs à +cheval qui se joignaient au convoi avaient la précaution de s'armer +jusqu'aux dents. Un convoi comprenait habituellement de quinze à +dix-huit charrettes couvertes attelées de mules. + +C'est ainsi que nous partîmes de Cadix. Nous occupions, mon mari, moi et +mon fils, un de ces chariots--_carro_--couchés tout au long sur nos +matelas de bord. Au-dessous, dans le fond du chariot, se trouvaient nos +bagages, recouverts d'un lit de paille qui remplissait également les +vides existants entre les malles. Une capote en cannes artistement +cousues et recouverte d'une toile goudronnée nous garantissait du soleil +pendant le jour et de l'humidité la nuit, car il arriva plusieurs fois +que nous préférâmes la charrette à l'auberge. + +Mais j'ai anticipé en parlant déjà de notre départ, puisque nous +restâmes huit jours à Cadix, nous promenant tous les soirs sur la belle +promenade de l'Alameda, qui domine la mer et où l'on va respirer un peu +d'air, après avoir subi toute la journée une chaleur de 35 degrés. Mon +petit Humbert m'accompagnait, et un jour nous rencontrâmes un jeune +seigneur de sept ans, en habit de soie habillé et brodé, l'épée au côté, +poudré à frimas et le chapeau sous le bras. Mon fils le regarda avec une +grande surprise, puis, se demandant si ce n'était pas un de ces singes +savants que je l'avais mené voir à New-York, il s'écria: _But, is it a +real boy, or is it a monkey?_[60] + +Un spectacle qu'il n'oublia jamais, pas plus que moi, ce fut le +magnifique combat de taureaux du jour de la Saint-Jean. On a si souvent +décrit cette fête nationale de l'Espagne que je n'entreprendrai pas de +le faire ici. Le cirque était immense, et contenait au moins de quatre à +cinq mille personnes assises sur des gradins et garanties du soleil par +une toile tendue, à l'instar du vélum des amphithéâtres romains. Des +pompes mouillaient constamment cette toile d'une pluie très fine qui ne +la traversait cependant pas. Aussi, quoique le spectacle commençât après +la messe de midi et qu'il durât jusqu'au soleil couchant, je ne me +souviens pas d'avoir souffert un moment de la chaleur. + +On tua dix taureaux d'une telle beauté de race qu'ils auraient fait +chacun la fortune d'un fermier américain. Le matador était le premier de +son espèce à l'époque. C'était un beau jeune homme de vingt-cinq ans. +Malgré le danger affreux qu'il courait, on ne concevait, grâce à son +incroyable agilité, aucune inquiétude. Assurément, à l'instant où les +deux adversaires, seul à seul en face l'un de l'autre, se regardent +fixement avant que le taureau ne se précipite sur le matador, l'émotion +la plus poignante que l'on puisse éprouver étreint tous les spectateurs. +On entendrait voler une mouche. Mais il faut comprendre que le matador +ne donne pas le coup d'épée. Il ne fait qu'en diriger la pointe sur +laquelle le taureau vient s'enferrer de lui-même. Ce spectacle a fait +époque dans ma vie, et aucun autre ne m'a laissé une impression aussi +profonde. Je n'en ai oublié aucune particularité, et le souvenir en est +aussi présent à ma mémoire, après tant d'années, que si j'y eusse +assisté hier. + + + + +IV + +Le jour fixé pour le départ, nous laissâmes le convoi se mettre en route +et nous restâmes, mon mari, moi et notre fils, pour dîner chez M. +Langton. Une barque, préparée par ses soins, devait nous mener de +l'autre côté de la baie, pour rejoindre notre caravane au port +Sainte-Marie, où elle devait coucher, car nous ne devions pas, pendant +ce long voyage, aller plus vite qu'un homme marchant à pied. + +J'étais si souffrante d'une affreuse dysenterie, compliquée de fièvre, +que mon mari hésitait à me laisser partir, et cependant il n'y avait pas +moyen de reculer. Nos bagages étaient chargés. Nous avions payé la +moitié du voyage jusqu'à Madrid. Notre passeport était visé, et M. de +Roquesante, le consul républicain, aurait pris de l'ombrage d'un retard. +Il l'eût attribué à un prétexte, je ne sais lequel, et comme j'ai +toujours cru qu'on peut surmonter le mal quel qu'il soit, à moins qu'on +n'ait une jambe cassée, la pensée ne me vint pas de rester à Cadix. Nous +dînâmes donc chez M. Langton, après avoir assisté au départ de nos +compagnons de voyage, qui s'en allaient coucher à Port-Sainte-Marie. + +Rien n'était délicieux comme cette habitation à l'anglaise, pour la +propreté et le soin. M. Langton n'avait adopté des coutumes espagnoles +que celles en usage pour éviter l'inconvénient d'un climat brûlant. La +maison s'élevait autour d'une cour carrée remplie de fleurs. Elle avait +une rangée d'arcades au rez-de-chaussée et une galerie ouverte au +premier. Une toile, tendue à la hauteur du toit, couvrait toute la +surface de la cour. Au milieu, un jet d'eau atteignait la toile, qui, +tenue ainsi toujours mouillée, communiquait une délicieuse fraîcheur à +toute la maison. J'avoue que j'éprouvai un sentiment bien pénible en +pensant qu'au lieu de rester dans ce lieu si agréable, il me fallait, +grosse de six mois, commencer un long voyage par une chaleur de 35 +degrés. Mais le sort en était jeté; le départ s'imposait. Après ce dîner +d'adieux, nous montâmes dans la barque vers le soir, et, en une heure et +demie, le vent étant bon, nous fûmes arrivés à Port-Sainte-Marie. Nous +trouvâmes là notre caravane, composée de quatorze voitures et de six ou +sept hidalgos, armés de pied en cap. + +Le terme de la seconde journée était Xérès, situé à cinq lieues +seulement. Comme j'avais besoin de me reposer, nous résolûmes de laisser +encore partir la caravane et de la rejoindre le soir à Xérès. Nous +dînâmes donc de bonne heure, dans la jolie localité de port +Sainte-Marie, puis nous montâmes tous trois dans un _calesa_ ou +cabriolet, semblable à ceux que je vois ici à Pise, où j'écris ces +souvenirs. Notre équipage était attelé d'une grande mule. Elle n'avait +pas de bride, ce qui me parut singulier, mais sur sa tête se balançait +un haut plumet chargé de grelots. Un jeune garçon, son fouet à la main, +sauta lestement sur le brancard, prononça quelques paroles +cabalistiques, et la mule partit à un trot aussi rapide qu'un bon galop +de chasse. La route était superbe, nous allions comme le vent, la mule +obéissant docilement à la voix de son petit conducteur, évitant les +obstacles, serpentant dans les rues des villages que nous traversions +avec une sagacité miraculeuse. D'abord la peur me prit, puis, pensant +que l'usage du pays était d'aller ainsi, je me résignai. + +Arrivée à Xérès, je fus curieuse de connaître le prix que pouvait valoir +une mule comme celle qui nous avait menés; on me répondit de soixante à +soixante-dix louis. Cela me parut cher. + +Le lendemain, commença le vrai voyage. Mon indisposition durait +toujours, mais, étendue comme je l'étais sur un bon matelas et la route +étant superbe, je ne souffrais pas davantage que si je fusse demeurée +tranquille. On s'arrêtait deux heures pour dîner dans des auberges +abominables, et il arriva deux ou trois fois que nous préférâmes passer +la nuit dans notre charrette, plutôt que de coucher dans des lits d'une +saleté révoltante. + +Nous approchions de Cordoue, lorsque la pauvre Mme Tisserandot fut prise +du mal d'enfant, à quatre lieues de cette ville, dans une grande plaine +où il n'y avait pas trace d'habitation. Elle accoucha heureusement d'une +petite fille, que le muletier lava dans du vin emprunté à son outre. +Nous n'avions rien pour la couvrir, car la pauvre mère était précisément +couchée sur les malles qui contenaient son linge. On ne pouvait pas +attendre. Le reste du convoi avait marché. Il était déjà à une assez +grande distance pour qu'il devînt très dangereux pour nous de rester en +arrière surtout dans cette plaine de Cordoue, à laquelle s'attachait une +très mauvaise réputation, et dont on venait précisément de nous +raconter, à dîner, des histoires toutes récentes et très lamentables. Le +muletier me remit entre les mains la pauvre petite toute nue. Je +l'enveloppai tant bien que mal dans les cravates de nos compagnons de +voyage, puis nous nous remîmes en route, _au trot_, pour rejoindre la +queue de notre caravane. La pauvre accouchée souffrait mortellement +d'une telle allure, mais il fallut en passer par là. + +Nous arrivâmes à Cordoue à la nuit. Comme nous marchions à une certaine +distance en arrière, tous les autres voyageurs étaient déjà placés +lorsque les gens de l'auberge s'approchèrent de notre chariot. Voyant +une personne malade, ils crurent que c'était la victime d'un assassinat. +Or, il est bon de savoir que, lorsque les circonstances sont de nature à +exposer, quand un crime a été commis, les gens du pays à être appelés à +témoigner en justice, ils prennent le parti de s'enfuir, afin de pouvoir +dire, en sûreté de conscience, qu'ils n'ont rien vu. Ceux-ci donc +posèrent leurs lampes à terre et disparurent. Le muletier, devinant +leurs motifs, eut beau les appeler, ils ne reparurent plus. Je passai +une partie de la nuit à défaire les malles de la malade pour en retirer +ce qui était nécessaire pour l'arranger, ainsi que le nouveau-né. Mais +auparavant il fallait manger, et, dans cette auberge, on n'offrait que +le coucher. Encore dormait qui pouvait, car des millions d'insectes de +tous genres habitaient la maison en vous guettant. Force nous fut +d'aller à la recherche d'un cabaret quelconque, où nous trouvâmes avec +beaucoup de peine, vu l'heure indue, du pain et quelques tranches de +lard frit dans la poêle. + + + + +V + +Le lendemain matin, le convoi retarda d'une heure son départ pour me +permettre de faire baptiser la pauvre petite, bien vivante malgré toutes +ces vicissitudes. Je dois à cette cérémonie d'avoir vu la magnifique +cathédrale de Cordoue, dont M. de Custine[61] et tant d'autres ont donné +des descriptions détaillées. On concevra aisément que, voyageant d'une +façon si incommode, malade et grosse de six mois, je ne fusse guère +disposée, par la chaleur qui sévit en Andalousie de midi à 3 +heures--moment de la journée pendant lequel on s'arrêtait--à visiter des +monuments. La petite baptisée fut donc cause que je vis cette admirable +église. Après la cérémonie du baptême--_par immersion_, car on lui +plongea la tête dans l'eau des fonts--nous passâmes une heure à +parcourir cette forêt de colonnes. Les muletiers vinrent nous presser de +partir. Ils emportaient des provisions pour deux repas que nous devions +faire en plein air ce jour-là aucune habitation n'existant dans la +partie du pays que nous allions traverser. + +En sortant de Cordoue, on voyage une heure durant au milieu de jardins +abondamment arrosés, de citronniers, d'oliviers mauresques, avant de +parvenir à la muraille de l'ancienne ville, dont on découvre encore des +vestiges. Cela donne une idée, comme en Italie les limites de la Rome +antique, de l'immense surface qu'occupait autrefois cette grande ville +maure. + +Nous dînâmes, comme on nous l'avait annoncé, près d'un puits, au milieu +d'une pâture couverte de moutons. L'oeil ne pouvait mesurer l'étendue de +cette plaine, longue de plusieurs lieues et couverte, tantôt d'une herbe +fine, tantôt de petits myrtes nains. Quelques grenadiers chargés de +fleurs se dressaient autour du puits. Cette halte avait quelque chose +d'oriental qui me plut singulièrement. Je la préférai de beaucoup à ces +séjours de trois heures dans des auberges affreuses et sales, où la +chaleur se faisait encore plus sentir. + +Le lendemain et les jours suivants, nous traversâmes la Sierra Morena, +et nous vîmes les deux jolies petites villes de La Carlota et de La +Carolina. Elles avaient été bâties pour les colonies allemandes appelées +en Espagne par M. de Florida Blanca[62], le grand ministre de Charles +III, et nous remarquâmes que certains caractères de la physionomie +germanique ne s'étaient pas encore effacés. On rencontrait des enfants à +cheveux blonds, dont le teint brûlé tout espagnol contrastait avec leurs +yeux bleus. Ces petites villes sont pittoresques, bâties avec régularité +et dans de beaux sites. La route, bordée dans toutes les pentes d'un +parapet de marbre, est d'une beauté admirable. C'était alors la seule +qui mît en communication le midi de l'Espagne avec la Castille. + +À mon grand regret, nous ne passâmes pas à Tolède, et nous arrivâmes à +Aranjuez pour le dîner, le quinzième jour du voyage, je crois. Nous y +restâmes le reste de la journée, occupés à admirer les frais ombrages, +les beaux saules pleureurs, les prairies verdoyantes qui, lorsqu'on +vient de l'Andalousie, épuisée, calcinée par un soleil de juillet, vous +apparaissent comme de vertes oasis au milieu du désert. C'est la Tage, +encore petite rivière, qui, répandue avec art dans cette charmante +vallée, y entretient une aussi délicieuse fraîcheur. La cour ne se +trouvait pas à Aranjuez, et cependant, pour une raison que j'ai oubliée, +nous ne visitâmes pas le château. + +Le lendemain, nous étions à Madrid, après deux heures de halte à la +Puerta del Sol, pour attendre que l'on eût fini de visiter, fouiller, +inspecter effets et personnes des quatorze voitures de notre convoi. Et +l'on ne permettait pas à ceux qui avaient déjà subi l'inspection de +partir. Le sang-froid castillan ne se dérange pour rien. Il eût été +inutile de témoigner de l'impatience. Les douaniers ne l'auraient même +pas comprise. Enfin, le signal du départ est donné, et l'on nous mena à +l'hôtel Saint-Sébastien, auberge médiocre située dans une petite rue. + +Nous prîmes une assez bonne chambre. Mon mari envoya immédiatement les +lettres et les paquets dont M. Langton nous avait chargés pour sa femme +et ses deux filles. Puis je fis une toilette plus soignée que celle du +chariot, avec l'intention d'aller voir ces dames après notre dîner. Mais +elles nous prévinrent. Une demi-heure s'était à peine écoulée quand nous +vîmes entrer les deux plus belles personnes du monde, la baronne +d'Andilla et Mlle Carmen Langton. La mère, souffrante, n'avait pu +sortir. Un beau-frère[63] les accompagnait, veuf d'une troisième +demoiselle Langton, qui, disait-on, était encore plus belle que ses +soeurs. Elles se montrèrent d'une bonté et d'une obligeance sans +pareilles, et leur beau-frère proposa que nous prissions un petit +logement garni dans le quartier où ces dames demeuraient. Il se chargea +de tous les arrangements que cela nécessitait et se mit à notre +disposition pour tout le temps que nous resterions à Madrid. Notre +séjour ne pouvait pas être de moins d'un mois ou six semaines, puisque +nous attendions des lettres et des réponses de Bordeaux aux lettres que +nous avions écrites de Cadix. + +Cependant j'avançais dans ma grossesse et je désirais être au Bouilh +pour mes couches avant le 10 novembre. Mon mari se rendit le lendemain +chez l'ambassadeur du Directoire pour mettre son passeport en règle. +Comme il conservait encore le souvenir très vif de la réception du +citoyen ci-devant comte ou marquis de Roquesante, il fut très +agréablement surpris de l'aimable réception de l'ambassadeur. C'était le +général, depuis maréchal Pérignon. Autrefois sous les ordres de mon +père, il en avait reçu des services qui avaient avancé sa carrière. Ne +l'ayant pas oublié, il fit beaucoup de politesses à mon mari. Toutefois +sa gratitude n'alla pas jusqu'à m'honorer de sa visite. Les seigneurs +d'autrefois n'étaient pas encore à la mode, comme ils le devinrent plus +tard. + +Nous restâmes six semaines à Madrid, comblés de soins, d'attentions, de +prévenances de la part des familles Langton et Andilla. Le gendre de Mme +Langton, M. Broun, dont la femme était morte l'année précédente, nous +fit visiter toutes les parties intéressantes de la ville, et chaque soir +Mme d'Andilla nous conduisait au Corso, puis de là prendre des glaces +dans un café à la mode, au bas de la rue d'Alcala. M. Broun nous montra +le portrait de sa femme. Elle avait été aussi belle, sinon plus belle +que ses soeurs. Il ne se consolait pas de l'avoir perdue à vingt-deux +ans. + +Mlle Carmen Langton avait l'exquise beauté d'un ange. Elle s'était +fiancée à un jeune seigneur espagnol. Celui-ci tomba malade et mourut +quelques jours avant la date fixée pour la célébration de cette union +d'inclination. Mlle Carmen Langton en avait conçu un chagrin mortel. Un +soir, en me ramenant, le cocher se trompa de rue et passa devant la +maison qu'elle devait occuper avec son fiancé et où il était mort. Cet +incident la révolutionna. Un sourd et long gémissement s'exhala de sa +poitrine, et son beau visage devint blanc comme celui d'une statue +d'albâtre. Cette charmante personne était aussi distinguée par ses +sentiments et son esprit que par sa figure. + + + + +CHAPITRE VI + +I. Départ de Madrid.--M. de Chambeau quitte ses amis.--Le _collieras_ à +sept mules.--L'Escurial.--La maison du Prince.--La granja. M. +Rutledge.--Arrivée à Saint-Sébastien. Bonie nous y rejoint.--II. Les +appréhensions de Mme de La Tour du Pin en rentrant en France.--Arrivée à +Bayonne.--L'interrogatoire et la feuille de route.--Une chevelure de +grande valeur.--M. de Brouquens retrouvé.--Arrivée au Bouilh.--La +dévastation du château.--La bibliothèque sauvée.--Arrivée de +Marguerite.--Sa vie pendant la Terreur.--Naissance de Charlotte.--III. +Absence de M. de La Tour du Pin.--La crainte des _chauffeurs_.--Fortune +compromise.--Comment fut vendue la terre de Cénevières.--Dispersion des +souvenirs de famille.--IV. Voyage à Paris.--Barras et la +contre-révolution.--La dévastation du château de Tesson.--M. de +Talleyrand ministre des Affaires étrangères grâce à Mme de +Staël.--Conspirateurs frivoles: les _collets noirs_.--Propos +imprudents.--V. Un déjeuner chez M. de Talleyrand.--Galanterie de +l'ambassadeur de Turquie pour Mme de La Tour du Pin.--Jalousie conjugale +de Tallien.--Acte d'ingratitude incroyable de M. Martell. + + + + +I + +Enfin nous reçûmes une lettre de Bonie déterminant le jour où il nous +attendrait à Bayonne, et nous arrêtâmes cette fois un _collieras_ de +retour pour nous transporter ainsi que nos bagages. M. de Lavaur, dont +la radiation était arrivée, proposa de nous accompagner, et quoique cela +ne nous convînt guère, nous y consentîmes. M. de Chambeau fut obligé de +rester à Madrid. La tendre amitié qu'il nous portait, et dont il nous a +donné tant de preuves, rendit cette séparation très pénible pour lui et +pour nous. Depuis près de trois ans, il partageait toutes nos +vicissitudes, nos intérêts, nos peines. Mon mari le considérait comme un +frère. Pendant ces longues années d'exil, nos pensées avaient été +communes. Aussi notre pauvre ami éprouva-t-il de notre départ un affreux +déchirement. Il était sans argent. Personne n'avait songé à lui en +envoyer. Heureusement nous nous trouvâmes en mesure de pouvoir lui +laisser cinquante louis, et le bonheur voulut qu'on l'accueillit dans la +maison de la comtesse de Galvez, où il resta jusqu'en 1800. + +Nous partîmes de Madrid à 2 heures après-midi pour aller coucher à +l'Escurial. Le _collieras_ était une bonne ancienne berline, attelée de +sept mules, menées--disons plutôt conseillées ou exhortées--par un +cocher assis sur le siège et par un aide-postillon armé d'un long fouet. +Ce dernier sautait alternativement sur l'une ou sur l'autre des mules, +qui n'avaient pas de brides et obéissaient à la voix. Pourtant je crois +que les mules du timon avaient des rênes, mais les cinq autres +certainement pas. L'une d'elles, la septième, marchait isolée en avant. +Elle se nommait la _generala_, et guidait toutes les autres. + +À un quart de lieue de Madrid, le cocher s'aperçut qu'il avait oublié +son manteau. Malgré la chaleur étouffante, il ne voulut pas faire un pas +de plus, avant que le postillon n'eût été le chercher monté sur l'une +des mules. Cela nous retarda beaucoup, et nous n'arrivâmes à l'Escurial +que fort avant dans la nuit. + +Presque toute la journée du lendemain fut consacrée à visiter +l'admirable monastère[64] dont on a fait tant de descriptions. Aucune ne +m'a paru moralement exacte, parmi toutes celles que j'ai lues depuis. +Elles ne peignent pas l'espèce de triste recueillement religieux que ce +lieu, ce chef-d'oeuvre de tous les arts, au milieu d'un désert, jette +dans l'âme. Tant de merveilles semblent n'avoir été rassemblées dans +cette solitude que pour nous ramener à la pensée de la futilité et de +l'inutilité des oeuvres des hommes. Depuis, quand se sont déroulés les +événements qui ont déchiré l'Espagne, j'ai été bien frappée de l'espèce +de prophétie du Père qui nous montrait la chapelle souterraine où sont +enterrés les rois d'Espagne depuis Philippe II. Après nous avoir +promenés au milieu des tombes, qui toutes sont semblables, il nous fit +remarquer qu'une seule restait vide: celle destinée au roi régnant, +Charles IV, et posant en même temps la main sur le sarcophage, dont un +coin de marbre tenait le dessus ouvert, il nous dit en italien: «Qui +sait s'il y sera jamais?» Sur le moment, ce propos n'attira pas mon +attention. Mais, longtemps après, quand je vis ce malheureux prince +chassé du trône, cette parole si prophétique me revint à l'esprit. + +Depuis la découverte de l'Amérique et des mines d'or et d'argent du +Pérou, les rois d'Espagne faisaient chaque année, à l'église l'Escurial, +un présent magnifique de ces deux métaux. Aussi en résultait-il que son +trésor devint le plus riche de toute l'Europe. Tous les objets qui +provenaient de ce luxueux usage, rangés par ordre d'années, +témoignaient, pour un oeil observateur, de la décroissance successive du +goût, depuis les premiers, signés de Benvenuto Cellini, jusqu'au +dernier, de date toute récente. + +Le dessus du maître-autel, bas-relief tout en argent, représentant +l'apothéose de saint Laurent, patron de l'Escurial, quoique d'une +magnificence sans égale, satisfaisait peu comme objet d'art. Je dis +satisfaisait, car il y a lieu de supposer que les malheurs de l'Espagne +auront amené la destruction de tous ces chefs-d'oeuvre. Les divers objets +à l'usage du culte étaient rangés dans des armoires à glaces faites avec +les plus beaux bois des Indes orientales. J'ai conservé le souvenir +précis d'un saint ciboire, en forme de mappemonde, surmonté d'une croix +dont le milieu était orné d'un énorme diamant et les branches de quatre +grosses perles. Il y avait des ostensoirs tout brillants de pierreries. +On nous montra l'ornement du jour de Pâques, fait de velours rouge +entièrement brodé en perles fines de grosseurs différentes, selon le +dessin. Bien des personnes n'auraient peut-être pas apprécié cette +magnificence, car la moindre étoffe brochée d'argent produisait plus +d'effet, et cependant il y avait pour plusieurs millions de perles sur +ce velours tout uni. + +Nous montâmes au jubé, où on voyait les admirables livres d'église +formés de feuillets en vélin dont les marges sont peintes par les élèves +de Raphaël, d'après ses dessins. Ces volumes, grand in-folio garni de +coins d'argent, reliés d'une peau brune montrant le côté de l'envers, +étaient placés, séparés les uns des autres par une planche mince, dans +une sorte de buffet ouvert. À cause de leur poids, il eût été difficile +de les sortir de leur case. Pour obvier à cet inconvénient, on avait +disposé sur le fond de chacune des cases des petits rouleaux d'ivoire +traversés par des broches de fer, autour desquelles ils tournaient. De +cette manière, le moindre effort suffisait pour amener un de ces livres +à soi. Je n'ai vu ce moyen employé dans aucune bibliothèque. + +C'est dans la galerie haute de l'Escurial que se trouvait le beau christ +en argent, de grandeur naturelle, de Benvenuto Cellini. Après avoir +parcouru, admiré, cette magnifique église, j'y restai seule, tandis que +mon mari et M. de Lavaur allèrent visiter le couvent et la bibliothèque, +où on voyait le beau tableau de Raphaël, nommé _la Perle_[65]. On ne +m'avait pas prévenue, à Madrid, qu'une femme ne pouvait visiter la +bibliothèque située dans l'intérieur du couvent sans une permission +particulière. Je le regrettai vivement. + +J'attendis assez longtemps mes compagnons de voyage pour que mon esprit +eût le loisir de se perdre dans beaucoup de méditations. Je pensai à la +beauté de cet édifice, puis à la bataille de Saint-Quentin[66], perdue +par les Français, et en commémoration de laquelle l'Escurial avait été +bâti par le farouche père[67] de don Carlos[68], Aussi quand mon mari +revint me frapper sur l'épaule en me disant: «Allons voir la maison du +prince!» je fus presque contrariée d'être dérangée dans mes pensées. Mon +fils, en qualité de garçon, avait accompagné son père et se montrait +tout fier d'avoir à me raconter ce qu'il avait vu. + +Nous nous dirigeâmes donc vers cette maison du prince, bâtie par Charles +IV pendant qu'il était prince des Asturies, et où il se retirait, quand +la cour était à l'Escurial, pour échapper aux rigoureuses étiquettes +espagnoles. Elle ressemblait à une maisonnette fort élégante et dont un +modeste agent de change aurait de la peine à se contenter de nos jours. +De jolis meubles, des tableautins, des ornements d'un goût douteux, une +quantité de draperies du plus vilain effet lui donnaient l'aspect d'un +petit logis de fille. Quel contraste avec l'admirable église que nous +venions de quitter! J'en éprouvais une bien désagréable impression. + +Étant retournés à l'auberge, nous en partîmes bientôt après pour aller +coucher à la Granja[69], où était installée la cour. Nous y devions +prendre des paquets du ministre d'Amérique, M. Rutledge, pour son consul +à Bayonne. Il nous offrit à souper, et le lendemain nous nous dirigeâmes +sur Ségovie, petite ville très pittoresque, avec un château dont nous ne +vîmes que la cour entourée d'arcades d'un style mauresque. + +Le reste de notre voyage présenta peu d'événements. Nous restâmes un +jour à Vittoria, pour permettre de soigner _la generala_, car sans elle +on ne pouvait marcher, puis une journée à Burgos, où j'allai voir la +cathédrale, et enfin nous arrivâmes à Saint-Sébastien, où Bonie nous +attendait. + + + + +II + +Je n'éprouvais aucun plaisir à rentrer en France. Au contraire, les +souffrances que j'y avais endurées pendant les six derniers mois de mon +séjour m'avaient laissé un sentiment de terreur et d'horreur que je ne +pouvais surmonter. Je songeais que mon mari revenait avec une fortune +perdue, que des affaires difficiles allaient l'occuper désagréablement, +et que nous étions condamnés à habiter un grand château dévasté, puisque +tout avait été vendu au Bouilh. Ma belle-mère vivait encore. Elle était +rentrée en possession de Tesson et d'Ambleville. Dépourvue de toute +intelligence, très méfiante, très obstinée, elle n'avait, pour les +affaires, de confiance en personne. Combien je regrettais ma ferme, ma +tranquillité! Ce fut avec un véritable serrement de coeur que je passai +le pont de la Bidassoa, et que je me sentis sur le territoire de la +République _une et indivisible_. + +Nous arrivâmes le soir à Bayonne. À peine étions-nous entrés dans +l'auberge que deux gardes nationaux vinrent chercher M. de La Tour du +Pin pour l'amener devant l'autorité, représentée alors, me semble-t-il, +par le président du département. Ce début me causa une grande frayeur. +Conduit, accompagné par Bonie devant les membres du tribunal assemblés, +il fut questionné sur ses opinions, ses projets, ses actions, sur les +causes et les raisons de son absence et sur celles de son retour. Il +s'aperçut aussitôt qu'il avait été dénoncé par M. de Roquesante, et le +déclara franchement, en disant, en même temps, combien il avait au +contraire eu à se louer de l'ambassadeur à Madrid. Après des pourparlers +qui durèrent au moins deux heures--elles me parurent avoir duré un +siècle, tant j'étais restée inquiète à l'auberge--mon mari revint. On +l'autorisait à continuer sa route jusqu'à Bordeaux, mais muni d'une +espèce de feuille de route officielle où toutes les étapes étaient +marquées, et avec l'injonction de faire viser cette feuille à chaque +arrêt. De telle sorte que, si je m'étais trouvée fatiguée ou souffrante, +ce qui n'aurait pas été impossible, avancée comme je l'étais dans ma +grossesse, il eût fallu le faire constater officiellement par l'autorité +du lieu. + +Bonie nous quitta et retourna à Bordeaux par le courrier. Nous prîmes un +mauvais voiturier, qui nous conduisit à petites journées. Un seul +événement marqua notre route. À Mont-de-Marsan, ayant fait venir un +perruquier pour me peigner, il me proposa, à ma grande surprise, 200 +francs en échange de mes cheveux. Les perruques blondes étaient +tellement à la mode à Paris, disait-il, que certainement il gagnerait au +moins 100 francs si je consentais à lui vendre ma tête. Je refusai cette +proposition, bien entendu, mais j'en conçus beaucoup de respect pour mes +cheveux, qui étaient, modestie à part, très beaux dans ce temps-là. + +Nous retrouvâmes à Bordeaux l'excellent Brouquens. Il avait prospéré +pendant la guerre contre l'Espagne et se trouvait réengagé alors dans la +compagnie des vivres des armées d'Italie. Il nous reçut avec cette +tendre amitié qui ne s'était jamais un instant démentie. Mais j'étais +impatiente de me retrouver chez moi, et je pris des arrangements avec +mon bon docteur Dupouy qui devait venir me soigner. Puis, l'affaire de +la levée du séquestre terminée, nous arrivâmes au Bouilh pour y faire +ôter les scellés. + +Le premier moment, je l'avoue, mit singulièrement à l'épreuve ma +philosophie. Cette maison, je l'avais laissée bien meublée, et si on n'y +trouvait rien d'élégant, tout y était commode et en abondance. Je la +retrouvais absolument vide: pas une chaise pour s'asseoir, pas une +table, pas un lit. J'étais sur le point de céder au découragement, mais +la plainte eût été inutile. Nous nous mîmes à défaire nos caisses de la +ferme, depuis longtemps déjà arrivées à Bordeaux, et la vue de ces +simples petits meubles, transportés dans ce vaste château, provoqua en +nous bien des réflexions philosophiques. + +Le lendemain, beaucoup d'habitants de Saint-André, honteux d'être venus +à l'encan de nos meubles, vinrent nous proposer de les racheter pour ce +qu'ils leur avaient coûté. Nous reprîmes ainsi, dans des conditions +raisonnables, ce qui nous convint le mieux, quand nous jugeâmes que les +acheteurs n'avaient acquis que par poltronnerie. Quant aux bons +républicains, ils ne se soumirent pas à cette complaisance +antinationale. La batterie de cuisine, une des choses ayant le plus de +valeur, était très belle. On l'avait transportée au district de Bourg +avec l'intention de l'envoyer à la Monnaie. On nous la rendit, ainsi que +la bibliothèque, qui avait été également déposée au district. Nous +passâmes très agréablement plusieurs jours à la placer sur ses étagères, +et, avant l'arrivée du docteur Dupouy, tous nos arrangements intérieurs +étaient terminés comme si nous avions été installés au Bouilh depuis un +an. + +J'eus à ce moment un très grand bonheur: ce fut l'arrivée de ma chère +bonne Marguerite. Mme de Valence, en sortant de prison à Paris, l'avait +appelée chez elle pour soigner ses deux filles. Mais dès que cette +excellente femme apprit mon retour, rien ne put l'empêcher de venir me +rejoindre. Je la revis avec un sensible plaisir. Elle avait échappé, +malgré l'aristocratie de son tablier blanc, à tous les dangers de la +Terreur. Un mois après mon départ pour l'Amérique, elle arrivait à +Paris, où une bourgeoise de ses amies lui donnait asile. Quelques jours +après elle sortait, vêtue comme d'habitude en bonne de grande maison, +avec un tablier d'une blancheur de neige. À peine avait-elle fait +quelques pas dans la rue, qu'une cuisinière, le panier au bras, la +poussa dans un de ces passages sombres que l'on nomme à Paris une allée, +et lui dit: «Ah! malheureuse, vous ne savez donc pas que vous serez +arrêtée et guillotinée avec un tablier comme celui-là!» Ma pauvre bonne +fut stupéfaite d'avoir encouru la peine de mort pour cette habitude de +toute sa vie. Elle remercia celle qui venait de la lui sauver, et ayant +caché son ajustement antirépublicain, elle s'empressa d'acheter quelques +aunes de toiles pour, comme elle le disait, se déguiser. + +Peu de temps après, passant sur la place Vendôme, elle aperçut deux +enfants de six à sept ans jouant devant une porte cochère, et, les +trouvant jolis, elle leur parla. Elle apprit d'eux qu'ils demeuraient +avec leur grand-père qui était impotent et avait des gardes chez lui, +que leur papa et leur maman étaient en prison, que tous les domestiques +avaient quitté et qu'ils restaient seuls avec grand-papa. Il n'en +fallait pas davantage à l'excellent coeur de Marguerite. S'étant fait +conduire par les enfants chez leur grand-père, celui-ci lui confirma la +vérité de leur récit. Elle lui proposa de rester à son service pour le +soigner, ainsi que les enfants. Il accepta avec bonheur, et, deux heures +après, elle s'installait auprès d'eux. Son séjour dans cette maison se +prolongea jusqu'après la mort de Robespierre. Mme de Valence la prit +alors chez elle. Dès mon retour, comme je l'ai dit, elle vint me +retrouver. Elle arriva au Bouilh à temps pour recevoir ma chère fille +Charlotte, dont j'accouchai le 4 novembre 1796. Je la nommai +Charlotte[70] parce qu'elle était filleule de M. de Chambeau. Sur le +registre de la commune, néanmoins, elle fut inscrite sous le nom d'Alix, +seul nom, par conséquent, qu'elle put prendre dans les actes. + + + + +III + +Lorsque je fus rétablie, dans le mois de décembre, mon mari alla faire +une tournée à Tesson, à Ambleville et à La Roche-Chalais, où il ne nous +restait que quelques vieilles tours ruinées, de 30.000 francs de cens et +rentes que valait cette terre. Je restai seule dans le grand château du +Bouilh, avec Marguerite, deux servantes et le vieux Biquet, qui +s'enivrait tous les soirs. Les paysans de la basse-cour étaient loin. +Quelques mauvaises planches seulement fermaient la partie du +rez-de-chaussée non encore achevée. C'était le temps où les troupes de +brigands nommé _chauffeurs_ jetaient la terreur dans tout le midi de la +France. Tous les jours on contait d'eux de nouvelles horreurs. Ils +avaient brûlé les pieds d'un M. Chicous, négociant de Bordeaux, à deux +lieues du Bouilh, pour l'obliger à dire où était son argent. Plusieurs +années après, j'ai vu cet infortuné marchand, appuyé sur des béquilles. +J'étais glacée de terreur, je l'avoue à ma honte. Combien de fois, +assise sur mon lit, n'ai-je pas passé la moitié de la nuit écoutant les +chiens de garde aboyer, et croyant qu'à tous moments les brigands +allaient forcer les planches minces qui fermaient alors les fenêtres du +rez-de-chaussée. Il me semble n'avoir jamais passé de ma vie un temps +plus pénible! Comme je regrettais ma ferme, mes bons nègres, ma +tranquillité d'autrefois! Mes jours n'étaient pas plus heureux que mes +nuits. Je pensais à mon mari, courant le pays sur un mauvais cheval, au +milieu de l'hiver, dans des chemins affreux comme étaient ceux des +provinces méridionales, surtout à cette époque. + +Nos affaires, qui étaient loin de prendre une tournure favorable, me +préoccupaient aussi constamment. On avait conseillé à mon mari de +n'accepter la succession de son père que sous bénéfice d'inventaire, et +plût à Dieu qu'il l'eût fait! Mais la manière funeste dont nous avions +perdu mon beau-père et le profond respect que M. de La Tour du Pin avait +pour sa mémoire le détourna d'adopter un tel parti. Cette succession +comprenait la terre du Bouilh, quelques parties de La Roche-Chalais et +nos droits sur la fortune de ma belle-mère, qui s'était engagée par +notre contrat de mariage. + +Je n'entrerai pas dans les détails de notre ruine, dont le souvenir +m'échappe maintenant, et ne les ayant d'ailleurs jamais bien exactement +connus. Je sais seulement que, lorsque je me suis mariée, mon beau-père +passait pour avoir 80.000 francs de rentes. Pendant son ministère, il +vendit le domaine d'une terre en Quercy, nommé Cénevières. Cette terre +avait perdu, par l'abolition des cens et rentes, la plus grande partie +de sa valeur, représentée par un revenu de 15.000 à 20.000 francs. Elle +fut achetée par un ancien administrateur de la monnaie de Limoges, M. +Naurissart[71]. On spécifia dans le contrat que l'acheteur n'était pas +acquéreur des droits de cens et rentes, pour le cas où on les +rétablirait. + +La terre de La Roche-Chalais, près de Coutras, n'avait pas de domaine +foncier. Elle était toute en rentes. Mon beau-père y entretenait un +régisseur pour les percevoir, et un vaste grenier pour emmagasiner +celles qui se percevaient en nature et que l'on vendait au fur et à +mesure de leur rentrée. Le revenu de cette terre se montait à 30.000 +francs nets. Mon beau-père, étant passé à La Roche-Chalais en se rendant +aux États généraux, céda à un meunier, moyennant une rente de 2.400 +francs, les débris du vieux château pour construire des moulins sur la +rivière qui dépendait de la terre. Le passage de la rivière était déjà +affermé pour une somme de 1.000 à 1.100 francs. + +Trois mois après, le meunier se considéra comme propriétaire. Mon +beau-père l'attaqua devant les tribunaux pour le mettre en demeure de +payer les matériaux avec lesquels il avait construit les moulins. Le +procès traîna en longueur, et, ayant été porté devant le Conseil d'État, +sous Napoléon, nous le perdîmes. + +Ainsi donc, voici comment on peut évaluer nos pertes: + + À La Roche-Chalais 30.000 fr. + + Le passage de Cubzac 12.000 fr. + + Les droits et rentes du Bouilh 6.000 fr. + + Les droits et rentes de Tesson 7.000 fr. + + Les droits et rentes d'Ambleville 3.000 fr. + + Total 58.000 fr. + +On pourrait ajouter la maison de Saintes, belle habitation en parfait +état d'entretien et dont on aurait pu tirer un loyer de 3.000 francs. +L'autorité départementale s'en empara, et quand, au bout de quelques +années, on nous la rendit, son état de délabrement était tel qu'elle +avait perdu toute sa valeur. + +Nous perdîmes aussi le mobilier du château de Tesson. M. de Monconseil +le laissa à mon beau-père. Celui-ci l'avait non seulement entretenu, +mais considérablement augmenté, car ce château étant dans son +commandement du Poitou, Saintonge et pays d'Aunis, il y faisait toutes +ses affaires publiques et y recevait beaucoup de monde. Ce mobilier fut +vendu en même temps que celui du Bouilh, c'est-à-dire pendant les mois +qui s'écoulèrent entre l'époque de la condamnation suivie de l'exécution +de mon beau-père et la date du décret qui restitua les biens des +condamnés à leurs enfants. On peut dire que c'est pendant cette période +de quelques mois que presque tous les mobiliers des châteaux de France +ont été vendus. Il faut en excepter les bibliothèques qui, après avoir +été transportées dans les chefs-lieux de canton, furent ensuite rendues +à leurs propriétaires. Ces ventes ont porté le coup le plus désastreux +aux souvenirs de famille. Personne n'a revu la chambre où il était né, +ni retrouvé le lit où était mort son père, et il est incontestable que +la dispersion soudaine de tous ces souvenirs du toit paternel ont +fortement contribué à la démoralisation de la jeune noblesse. + + + + +IV + +Nous demeurâmes au Bouilh tout l'hiver et une partie du printemps. Vers +le mois de juillet 1797, mon mari reconnut la nécessité de se rendre à +Paris pour terminer le règlement de ses affaires avec M. de Lameth. +Inspirée comme par un pressentiment, je demandai à l'accompagner. Mme de +Montesson, toujours pleine de bontés pour moi, me fit proposer par Mme +de Valence de loger chez elle à Paris. Personnellement, elle était +établie pour l'été à la campagne, dans une maison qu'elle venait +d'acheter auprès de Saint-Denis. Les six semaines que nous comptions +passer à Paris, avant de revenir au Bouilh pour les vendanges, ne +demandaient pas un gros bagage. Nous n'emportâmes donc que le strict +nécessaire pour nous et les enfants. + +Un grand nombre d'émigrés étaient rentrés sous des noms empruntés. Mme +d'Hénin, revenue sous celui d'une marchande de modes de Genève, Mlle +Vauthier, avait été s'établir chez Mme de Poix, à Saint-Ouen. Mme de +Staël, protégée par Barras, le directeur, et beaucoup d'autres encore, +se trouvaient à Paris. + +M. de Talleyrand nous y appelait et engageait en particulier mon mari à +venir. On commençait à parler de contre-révolution, à laquelle tout le +monde croyait. Le gouvernement s'était constitué et les deux assemblées, +le conseil des Cinq-Cents et celui des Anciens, comptaient beaucoup de +royalistes. Le salon de Barras, le directeur influent, dont la duchesse +de Brancas faisait les honneurs, en était rempli. Et, quoique les autres +directeurs ne semblassent pas disposés à suivre l'exemple de leur +collègue, il est certain que jamais la cause des Bourbons n'a eu autant +de chances de succès qu'à cette époque. + +Nous partîmes, dans une espèce de voiturin, mon mari, moi, ma bonne +Marguerite et nos deux enfants: l'un, Humbert, âgé de sept ans et demi; +l'autre Charlotte, que je nourrissais, de huit mois. + +Nous passâmes quelques jours à Tesson. Le château se trouvait dans un +état de délabrement affreux. On avait non seulement enlevé tous les +meubles, mais on avait arraché les papiers, ôté les serrures de beaucoup +de portes, les jalousies de plusieurs fenêtres, les fers de la cuisine, +les grilles des fourneaux. C'était une véritable dévastation. +Heureusement, Grégoire avait empilé sur son lit, sur celui de sa femme +et de sa fille, autant de matelas qu'il avait été en son pouvoir de +sauver, et ils servirent à nous coucher pendant notre séjour à Tesson. + +Mon émotion fut vive en revoyant ce bon ménage Grégoire, qui avait caché +mon mari avec tant de soin et de dévouement. Auparavant, en passant à +Mirambeau, j'avais vu le serrurier Potier et sa femme, chez lesquels M. +de La Tour du Pin était resté trois mois enfermé dans un trou où l'on ne +voyait pas assez clair pour lire. Combien je rendis de nouveau grâce à +Dieu de lui avoir permis d'échapper à tous les dangers de cet affreux +temps de la Terreur. Le souvenir en restait gravé avec tant d'intensité +dans mon esprit, que très souvent encore j'avais des cauchemars où je +rêvais que l'on cherchait mon mari, qu'on le poursuivait de chambre en +chambre, et brusquement je me réveillais couverte d'une sueur froide et +avec de douloureux battements de coeur. + +Nous arrivâmes enfin au but de notre voyage. Mme de Valence me reçut +avec bonheur, et Mme de Montesson, qui n'était pas encore à la campagne, +m'accueillit avec mille bontés. À Paris, un peu de singularité appelle +toujours l'attention; aussi y fis-je tout de suite _effet_. + +En descendant de voiture, et comme mon mari et moi nous soupions dans la +chambre de Mme de Valence, on annonça M. de Talleyrand. Il fut fort aise +de nous voir, et au bout d'un moment, il dit: «Eh! bien, Gouvernet, +qu'est-ce que vous comptez faire?»--«Moi, répondit M. de La Tour du Pin +tout surpris, mais je viens pour arranger mes affaires.»--«Ah! dit M. de +Talleyrand, je croyais...» Puis il changea de conversation et parla de +choses futiles et indifférentes. Quelques instants plus tard, +s'adressant à Mme de Valence, il se prit à dire, avec cet air nonchalant +qu'il faut avoir vu pour s'en faire une idée: «À propos, vous savez que +le ministère est changé; les nouveaux ministres sont nommés.»--«Ah! +fit-elle, et quels sont-ils?» Alors, après un moment d'hésitation, comme +s'il avait oublié les noms et qu'il les recherchait, il dit: «Ah! oui, +voici: un tel à la guerre, un tel à la marine, un tel aux finances...» +Et aux affaires étrangères, dis-je... «Ah! aux affaires étrangères? Eh! +mais... moi, sans doute!» Puis, prenant son chapeau, il s'en va. + +Nous nous regardâmes, mon mari et moi, sans surprise, car rien ne +pouvait surprendre de M. de Talleyrand, si ce n'est qu'il eût fait +quelque chose de mauvais goût. Il restait éminemment grand seigneur, +tout en servant un gouvernement composé du rebut de la canaille. Le +lendemain, on le trouvait établi aux affaires étrangères, comme s'il +avait occupé ce poste depuis dix ans. L'intervention de Mme de Staël, +toute-puissante en ce moment par Benjamin Constant, l'avait fait +ministre. Il était arrivé chez elle, et jetant sur la table sa bourse +contenant quelques louis seulement, il lui dit: «Voilà le reste de ma +fortune! Demain ministre ou je me brûle la cervelle!» Aucune de ces +paroles n'était vraie, mais c'était dramatique, et Mme de Staël aimait +cela. D'ailleurs, la nomination ne fut pas difficile à obtenir. Le +Directoire, et surtout Barras, se trouvaient trop honorés d'avoir un tel +ministre. + +Je ne ferai pas ici l'histoire du 18 fructidor. On peut la lire dans +tous les mémoires du temps. Les royalistes avaient beaucoup d'espoir, et +les intrigues se croisaient dans tous les sens. Beaucoup d'émigrés +étaient rentrés. Ils portaient des signes de ralliement, tous +parfaitement connus de la police: le collet de l'habit en velours noir, +un noeud, je ne sais plus de quelle forme, au coin du mouchoir, etc., +etc. Et c'était par des absurdités de ce genre que l'on croyait sauver +la France. Mme de Montesson revenait tout exprès de la campagne pour +donner à dîner aux députés bien disposés. M. Brouquens, notre excellent +ami, était aussi un des amphitryons de ces dîners, où l'on parlait avec +une imprudence incroyable. Nous retrouvions tous les jours, mon mari et +moi, des gens de notre connaissance, et la singularité de la vie que +j'avais menée en Amérique, le désir que je témoignais d'y retourner, me +rendirent fort à la mode pendant un mois. + +Mme d'Hénin, notre tante, était revenue, comme je l'ai dit, sous un nom +supposé, avec un passeport genevois. Elle habitait chez Mme de Poix, +installée elle-même, pour la durée de l'été, dans une maison qu'on lui +avait prêtée, à Saint-Ouen. Nous y fûmes passer quelques jours, au grand +plaisir d'Humbert, qui s'ennuyait fort à Paris, où il ne sortait pas. + +J'étais frappée de l'extrême imprudence avec laquelle on parlait à +table, devant les gens de service, des projets et des espérances des +royalistes. On désignait tout haut, par leur nom, les émigrés, rentrés +avec de faux papiers, qu'on avait rencontrés le matin dans Paris. On ne +se taisait pas davantage sur les députés du conseil des Cinq-Cents ou +sur ceux du conseil des Anciens sur lesquels on croyait pouvoir compter. +On me trouvait ridicule et pédante quand je disais, comme j'en avais la +certitude, que M. de Talleyrand n'ignorait rien de ce qui se tramait, au +cas où il fût vrai qu'il se tramât quelque chose, et même qu'il s'en +moquait. + +Je voyais également Mme de Staël presque tous les jours. Malgré sa +liaison plus qu'intime avec Benjamin Constant, elle travaillait pour le +parti royaliste, ou plutôt pour les transactions. Un jour je dînais chez +elle avec huit ou dix des députés les plus distingués; parmi eux, MM. +Barbé-Marbois, Portalis, Villaret de Joyeuse, Dupont de Nemours, et le +défenseur de la reine, Tronson du Coudray. Ce dernier disait à Benjamin: +«Vous qui allez tous les jours chez Barras, vous savez bien que nous +marchons sur du velours.» À quoi l'autre répondit par ce vers de M. de +Lally: + + «Ils n'arracheront pas un cheveu de ta tête.» + +«Ah! certes, je le crois, puisque j'ai une perruque», reprit Tronson du +Coudray. Voilà comment badinaient et traitaient les affaires les +infortunés qui quinze jours après partaient pour Cayenne. + + + + +V + +Sur ces entrefaites arriva à Paris une ambassade turque, et M. de +Talleyrand offrit un magnifique déjeuner à l'ambassadeur et à sa suite. +On ne se mit pas à table. Mais, sur le côté d'un grand salon, on dressa +un buffet en gradins s'élevant à moitié de la hauteur des fenêtres, +garni de mets exquis de tous genres entremêlés de vases remplis des +fleurs les plus rares. Des canapés occupaient les autres côtés du salon, +et l'on apportait de petites tables rondes toutes servies devant les +personnes qui s'asseyaient. M. de Talleyrand conduisit l'ambassadeur +vers un divan, où il s'accroupit aussitôt à la mode orientale, et +l'engagea, par l'intermédiaire d'un interprète, à choisir la dame en la +compagnie de laquelle il lui serait agréable de déjeuner. Il n'hésita +pas, et me désigna. Je n'en devrais pas tirer grande vanité, car parmi +celles qui assistaient à ce déjeuner, aucune ne supportait le grand jour +de midi du mois d'août, dont mon teint et mes cheveux blonds ne +craignaient pas la clarté. Ma confusion, néanmoins, fut extrême, quand +M. de Talleyrand vint me chercher pour m'amener auprès de ce musulman, +qui me tendit la main avec beaucoup de grâce. C'était un bel homme de +cinquante à soixante ans, bien vêtu, comme les Turcs s'habillaient +alors, et coiffé d'un énorme turban de mousseline blanche. Pendant le +déjeuner, il fut fort galant, et j'achevai sa conquête en refusant un +verre de vin de Malaga. Il me fit tenir mille propos aimables par son +interprète grec, M. Angelo, que tout Paris a connu. Entre autres choses, +il me demanda si j'aimais les odeurs. Comme je répondis que j'aimais ce +qu'on nommait en France les pastilles du sérail, il prit mon mouchoir, +l'étendit sur ses genoux, puis, fouillant dans une immense poche de sa +pelisse, il remplit ses deux mains de petites pastilles grosses comme +des pois, que les Turcs ont coutume de mettre dans leurs pipes, et, les +ayant placées dans le mouchoir, il me les donna. + +Le lendemain il m'envoya, par M. de Talleyrand, un grand flacon +d'essence de roses, ainsi qu'une très belle pièce d'étoffe vert et or de +fabrique turque. À cela se borna mon triomphe, dont on parla un jour. +Aucune des dames que l'on nommait _du Directoire_: la duchesse de +Brancas, Mme Tallien, Mme Bonaparte, etc., n'avaient été invitées à ce +déjeuner. + +Vous pensez bien, mon fils[72], que mon premier soin, en arrivant à +Paris, fut d'aller voir Mme Tallien, à qui nous devions la vie. Je la +trouvai établie dans une petite maison nommée _la Chaumière_, au bout du +cours la Reine. Elle me reçut avec beaucoup d'affection, et voulut +aussitôt m'expliquer comme elle _s'était trouvée dans l'obligation_ +d'épouser Tallien, dont elle avait un enfant. La vie commune avec ce +nouvel époux lui semblait déjà insupportable. Rien n'égalait, paraît-il, +son caractère ombrageux et soupçonneux. Elle me conta qu'un soir, étant +rentrée à une heure du matin, il eut un accès de jalousie tel qu'il +avait été sur le point de la tuer. Le voyant armer un pistolet, elle +prit la fuite, et ayant été demander asile et protection à M. Martell, +dont elle avait sauvé la vie à Bordeaux, celui-ci avait refusé de la +recevoir. Elle pleurait amèrement en me racontant ce trait +d'ingratitude. Aussi ma reconnaissance, que je lui témoignai avec +chaleur, comme je la sentais, lui sembla douce. Tallien vint un moment +dans la chambre de sa femme. Je le remerciai assez froidement, et il me +dit de compter sur lui en toute occasion. On verra plus loin de quelle +façon il tint parole. + + + + +CHAPITRE VII + +I. Le 18 Fructidor.--Une promenade dans Paris.--Mme de Staël et Benjamin +Constant professent des opinions différentes.--Expulsion des émigrés +rentrés.--Le dépit de Mme de Pontécoulant.--La situation de M. et de Mme +de La Tour du Pin. Conduite de Talleyrand et de Tallien en cette +circonstance.--II. Nouvel exil.--Rencontre d'un ami d'Amérique.--Les +douaniers anglais.--Aimable accueil de lady Jerningham.--Un ami +retrouvé.--Visite de Mme Dillon.--III. Betsy et Alexandre de La +Touche.--Mme de La Tour du Pin revoit Mme de Rothe et l'archevêque de +Narbonne.--Lord Dillon. Son apostasie et son mariage avec une actrice, +Mlle Rogier.--Lord Kenmare et sa fille lady Charlotte Goold.--IV. +Caractère dominateur de Mme d'Hénin.--La société des émigrés.--Départ +pour Cossey.--Les courses de Newmarket.--L'amabilité de lady +Jerningham.--La vie à Cossey.--La table de famille.--V. Installation à +Richemond avec Mme d'Hénin.--Affaires litigieuses entre Mme Dillon et M. +Combes.--Un héritage difficile à réaliser.--Gêne de Mme de la Tour du +Pin.--Situation difficile du ménage en commun avec Mme d'Hénin. + + + + +I + +Mon mari travaillait à ses affaires, et avait entrepris des négociations +pour racheter une partie de la terre de Hautefontaine, qu'on venait de +vendre, lorsqu'un matin, à la pointe du jour, le 18 fructidor--4 +septembre 1797--étant assise sur mon lit, occupée à donner le sein à ma +fille, je crus entendre sur le boulevard un bruit de voiture +d'artillerie. Ma chambre donnant sur la cour, je dis à Marguerite +d'aller voir à la fenêtre de la salle à manger ce qui se passait. Elle +revint en m'annonçant que de nombreux généraux, des troupes, des canons +remplissaient le boulevard. Je me levai au plus vite et j'envoyai +réveiller mon mari qui couchait au-dessus de ma chambre. Nous allâmes +tous deux à la fenêtre, où bientôt après Mme de Valence nous rejoignit. +Augereau était là, donnant des ordres. On barra la rue des Capucines et +la rue Neuve-du-Luxembourg. M. de La Tour du Pin se rendit alors chez M. +Villaret de Joyeuse, qui demeurait à l'entrée de cette dernière rue, et +ne le quitta qu'au moment de son arrestation. + +Vers midi, comme personne ne nous apportait de nouvelles, Mme de Valence +et moi, poussées par la curiosité d'être renseignées, nous sortîmes, +modestement vêtues pour ne pas être remarquées, avec l'intention d'aller +chez Mme de Staël. Nous pensions prendre la rue Neuve-du-Luxembourg. +Elle était barrée par une pièce de canon. Celle des Capucines de même. +La rue de la Paix n'existait pas à cette époque. Nous dûmes remonter +jusqu'à la rue de Richelieu pour trouver un passage libre. Toutes les +boutiques étaient fermées. Il y avait beaucoup de monde dehors, mais on +ne se parlait pas. Parvenues au guichet, nous le trouvâmes encombré +d'une quantité de personnes que l'on empêchait de pénétrer sur le quai. +À force de pousser et de nous glisser, nous parvînmes enfin à être au +premier rang de la foule. Devant nous, des soldats faisaient la haie +pour assurer le passage de cinq ou six voitures fortement escortées qui +se dirigeaient au petit pas vers le pont Royal. Dans l'une d'elles--la +dernière--nous reconnûmes MM. Portalis et Barbé-Marbois. Nous ayant +aperçues, ils nous firent un signe d'amitié qui semblait dire: «Nous ne +savons pas ce qu'on va faire de nous.» En voyant ce signe, une quantité +de ces horribles femmes qu'on ne rencontre qu'aux jours de révolution et +de tumulte, se mirent à nous apostropher et à crier: «À bas les +royalistes!» La peur me prit, je l'avoue. Heureusement, comme nous nous +trouvions immédiatement derrière le cordon des soldats, nous nous +faufilâmes entre eux et, passant de l'autre côté, nous arrivâmes chez +Mme de Staël. + +Elle était avec Benjamin Constant et fort animée contre lui parce qu'il +soutenait que le Directoire, en arrêtant les députés, avait fait un coup +d'État indispensable. Comme elle exprimait la crainte qu'on ne les fît +juger par une commission, il ne repoussa pas cette idée et dit, avec son +air hypocrite: «Ce sera fâcheux, mais c'est peut-être nécessaire!» Puis +il nous apprit que tous les émigrés rentrés recevraient l'ordre de +quitter de nouveau la France, sous peine d'être jugés par des +commissions militaires. Cette nouvelle me consterna et j'eus hâte de +rentrer chez moi pour l'apprendre à mon mari. Hélas! on criait déjà dans +les rues l'ordonnance du Directoire. En arrivant, je trouvai mon mari +très perplexe quant au moyen d'avertir de tous ces événements sa tante, +qui habitait Saint-Ouen. Les portes de Paris étaient fermées. Personne +ne pouvait sortir des barrières sans une permission spéciale. + +Par un bonheur singulier, je rencontrai Mme de Pontécoulant, que je +connaissais pour l'avoir vue souvent chez Mme de Valence. Je dirai +ultérieurement qui elle était. Elle se rendait à Saint-Denis, où se +trouvait sa maison de campagne, munie d'un laissez-passer de sa section +pour elle et pour sa femme de chambre. Je la priai de me permettre de me +substituer à cette dernière, et, avec son obligeance habituelle, elle y +consentit. Sur quoi, comme je ne pouvais abandonner ma petite Charlotte +que je nourrissais, je lui demandai de m'adopter non pas à titre de +femme de chambre, mais à titre de nourrice. La pensée qu'à son âge--elle +avait de quarante cinq à cinquante ans--on la croirait, à la barrière, +mère d'un enfant de huit mois, lui sourit. Nous partîmes donc ensemble. +La pauvre femme fut bien vite désillusionnée. En effet, arrivées à la +porte de la ville, les commis et les soldats, au lieu de féliciter la +maîtresse, prodiguèrent leurs compliments à la nourrice. Mme de +Pontécoulant en conçut de l'humeur, ce qui fut cause qu'au lieu de me +mener à Saint-Ouen--ce détour n'aurait pas allongé son chemin de dix +minutes--elle me déposa tout uniment sur la route, à l'extrémité d'une +avenue très longue, que le poids de ma fille, alors fort grassouillette, +me fît paraître plus longue encore à parcourir. + +On imaginera aisément avec quelles exclamations je fus reçue par Mme de +Poix et par ma tante. Celle-ci se décida à repartir aussitôt pour +l'Angleterre. Auprès de ces dames se trouvaient plusieurs anciens +émigrés que la nécessité de s'éloigner de nouveau de France désespéra. +Cela mettait fin brusquement et d'une façon irrémédiable à tous les +arrangements entrepris avec les acquéreurs de biens nationaux, et il est +permis d'affirmer, avec raison, que les événements du 18 fructidor ont +été aussi funestes aux fortunes des particuliers que la Révolution +elle-même, car ils arrêtèrent net toutes les transactions auxquelles +étaient, à cette époque, disposés les détenteurs des propriétés qui +venaient d'être vendues au profit de la nation. + +Le décret ordonnait à tous les émigrés rentrés sur le territoire +français de sortir de Paris dans les vingt-quatre heures et de la France +dans les huit jours. Mon avis était de repartir à l'instant même pour le +Bouilh. Ayant quitté la France avec un passeport en règle et étant +revenus avec ce même passeport dûment visé par les autorités françaises, +aux États-Unis et en Espagne, je pensais que le décret ne pouvait +s'appliquer à nous qui n'étions pas rentrés furtivement. Pour s'en +assurer, mon mari alla trouver M. de Talleyrand. Fort occupé de son +propre avenir, il ne s'embarrassait aucunement de celui des autres. +Aussi, répondit-il sans hésiter que cela ne le regardait pas, et il nous +engagea à soumettre le cas au ministre de la police, Sottin. Je me +rendis alors chez Tallien, qui me fit très bon accueil. Il libella la +situation dans laquelle nous nous trouvions, sans mentionner nos noms: +«Un particulier, parti en 1794, avec passeport, etc., etc.» Les +circonstances étaient relatées de la manière la plus favorable. Tallien +me promit d'aller, à l'instant même, chez Sottin, pour lui faire +apostiller ce papier, sans lequel nous ne pourrions faire viser le +passeport de la municipalité de Saint-André-de-Cubzac, avec lequel nous +étions venus à Paris, et dont nous devions être porteurs pour pouvoir +sortir des barrières. + +Je rentrai chez moi assez inquiète et commençai à faire mes paquets. On +venait d'afficher un ordre de police mettant en demeure les +propriétaires de dénoncer tout habitant de leurs maisons qui serait à +Paris sans papiers en règle. Nous ne voulions pas créer des ennuis à Mme +de Montesson, qui nous logeait. Sa propre position l'inquiétait et la +préoccupait déjà suffisamment, car, comme depuis plusieurs mois elle +recevait et accueillait avec une grande bienveillance les députés +déportés, elle craignait d'être fort compromise. + +Enfin, après plusieurs heures d'une attente très pénible, Tallien me +retourna la demande qu'il avait soumise à l'inspection de Sottin. Ce +ministre y avait ajouté, de sa main, et signé, l'annotation suivante: +«Ce particulier est dans la loi.» Tallien, dans un billet qu'il +m'écrivait en même temps à la troisième personne, s'excusait assez +poliment de n'avoir rien pu obtenir, mais la fin de son billet aurait pu +se traduire par ces mots: _Je vous souhaite un bon voyage._ + + + + +II + +Il y avait deux partis à prendre. Nous pouvions demander un passeport +pour l'Espagne et passer au Bouilh, où je serais restée quelque temps, +tandis que mon mari aurait gagné Saint-Sébastien. C'eût été le plus +sage. Nous pouvions aussi aller en Angleterre, et, de là, selon les +circonstances, retourner en Amérique. Ma tante, Mme d'Hénin, avait +beaucoup d'empire sur mon mari. Elle le décida à adopter ce dernier +parti. Nous avions très peu d'argent, mais assurés de trouver à Londres +ma belle-mère, Mme Dillon, et beaucoup d'autres très proches parents, +qui sans doute seraient disposés à nous venir en aide, nous nous +décidâmes à partir pour l'Angleterre. + +Venus à Paris avec l'intention d'y passer cinq ou six semaines +seulement, nous n'avions emporté avec nous que les effets strictement +nécessaires. J'avais de plus quelques robes que l'on m'avait faites à +Paris. Deux très petites malles continrent ce chétif mobilier, y compris +celui de ma bonne Marguerite, bien décidée, cette fois, à ne pas nous +quitter. Ce départ devait avoir pour nous les plus fâcheuses +conséquences. Nous étions en négociation avec les acquéreurs de +Hautefontaine, mais pour nous substituer à eux seulement, car ma +grand'mère[73] n'était pas morte. Toutefois comme, par mon contrat de +mariage, j'étais instituée sa légataire universelle, je pensais, avec +raison, pouvoir, en toute conscience, acquérir ses biens. Cette nouvelle +émigration entrava tous les arrangements. La Providence avait décrété +que nous finirions, mon mari et moi, notre vie dans la ruine la plus +complète. Elle nous condamna, hélas! à des peines autrement cruelles! +Mais n'anticipons pas sur les chagrins que j'ai éprouvés. Le récit en +viendra assombrir les dernières pages de cette relation. + +Les deux ou trois jours qui précédèrent notre départ se passèrent dans +la tristesse et l'agitation. Peut-être aurions-nous dû retourner au +Bouilh. Le bruit courait que Barras, cédant pour le moment aux exigences +de ses collègues, regagnerait bientôt son crédit et reprendrait en même +temps ses bonnes dispositions envers les émigrés. + +On ne rencontrait que gens désespérés de cette nouvelle émigration. Nous +prîmes trois places dans une voiture qui devait nous mener, en trois +jours, à Calais. Deux autres places étaient occupées par M. de Beauvau +et par un cousin de Mme de Valence, le jeune César Ducrest, aimable +jeune homme qui devait périr si misérablement quelques années après. + +Les Français sont naturellement gais. Aussi, malgré que nous fussions +tous désolés, ruinés, furieux, nous ne trouvâmes pas moins le moyen +d'être de bonne humeur et de rire. M. de Beauvau, notre cousin, allait +retrouver sa femme, Mlle de Mortemart, et ses trois ou quatre enfants. +Elle habitait une maison de campagne à Staines, près de Windsor, en +compagnie de son grand-père, le duc d'Harcourt, autrefois gouverneur du +premier Dauphin[74], mort à Meudon en 1789. Mme de Beauvau était la +cadette des trois petites filles[75] du duc d'Harcourt. Leur mère[76] +avait épousé le duc de Mortemart et était morte bien avant la +Révolution. M. de Mortemart épousa ensuite Mlle de Brissac[77], dont il +eut le duc[78] actuel. + +Nous comparûmes devant toutes les municipalités des localités situées +sur le chemin, y compris celle de Calais, où nous nous embarquâmes sur +un _packet_[79], le soir à 11 heures. + +J'étais assise sur une écoutille fermée du pont, tenant ma fille[80] +dans mes bras; Marguerite s'occupait de coucher mon fils[81], et mon +mari, depuis qu'il avait mis le pied sur le vaisseau, souffrait du mal +de mer, quoiqu'il fît peu de vent et que la nuit fût superbe. À côté de +moi se trouvait un monsieur qui, me voyant embarrassée d'un enfant, me +proposa, avec un accent anglais, de m'appuyer contre lui. Comme je me +retournai pour le remercier, les rayons de la lune éclairèrent mon +visage et il s'écria: _Good god, is it possible!_[82]. C'était le jeune +Jeffreys, fils du rédacteur de l'_Edinburgh Review_. Je l'avais vu tous +les jours à Boston, chez son oncle, lors du séjour que nous avions fait +dans cette ville hospitalière trois ans auparavant. Nous causâmes +beaucoup de l'Amérique et des regrets que j'avais de l'avoir quittée, +accrus encore par ces nouvelles menaces d'émigration. Je lui laissai +entendre que, malgré la présence de toute ma famille en Angleterre, j'y +allais exclusivement inspirée par le désir et le projet de retourner à +ma ferme, si tout espoir de retour en France s'évanouissait ou, du +moins, s'éloignait indéfiniment. + +Tout en causant de l'Angleterre avec mon compagnon, la nuit se passa, et +les premières lueurs du jour nous montrèrent la blanche Albion, dont un +fort vent du sud-est nous avait rapprochés. Lorsque l'ancre tomba sur le +sol britannique, on vit sortir de l'écoutille les tristes figures des +passagers, plus ou moins pâles et défaits. Ma pauvre bonne, dont la plus +longue navigation avait été du Bouilh à Bordeaux, fut charmée de revoir +la terre ferme. Nous descendîmes pour nous trouver livrés à la brutalité +des douaniers anglais, qui me sembla surpasser de beaucoup celle des +douaniers espagnols. À la vue de mon passeport, que je présentai au +bureau chargé de les vérifier--_alien office_[83]--on me demanda si +j'étais sujette du roi d'Angleterre, et, sur ma réponse affirmative, on +me dit que je devais me réclamer de quelqu'un de _connu_ en Angleterre. +Ayant nommé, sans hésiter, mes trois oncles: lord Dillon, lord Kenmare +et sir William Jerningham, le ton et les manières des employés +changèrent tout aussitôt. Ces détails occupèrent la matinée. Après un +déjeuner anglais, ou pour mieux dire, un dîner, nous partîmes de Douvres +pour Londres. Nous couchâmes à Cantorbéry ou à Rochester--mes souvenirs +ne sont plus bien précis quant au nom de la localité--et le lendemain +matin nous arrivions à Londres, dans une des auberges de Piccadilly. +Comme j'avais annoncé de Douvres à ma tante, lady Jerningham, notre +arrivée, elle avait envoyé son cher et aimable Edward[84] au-devant de +nous pour nous amener chez elle, dans Bolton-Row. Son accueil fut tout +maternel. Elle nous annonça tout d'abord son départ pour la campagne, à +Cossey, où son séjour, disait-elle, serait au moins de six mois. Elle +nous engageait à venir les passer auprès d'elle, ce qui nous laisserait +toute latitude de réfléchir au parti que nous déciderions d'adopter. Ma +bonne tante fut particulièrement aimable pour mon mari, et, aimant +beaucoup les enfants, elle prit tout de suite une passion pour Humbert. +Il est vrai de dire qu'à sept ans et demi qu'il avait alors, il était +d'une intelligence extraordinaire, parlait et lisait couramment le +français et l'anglais, et écrivait déjà sous la dictée dans l'une et +l'autre langue. + +Nous nous établîmes donc dans Bolton-Row comme les enfants de la maison. +J'y retrouvai mon excellent et ancien ami, le chevalier Jerningham, +frère de sir William, mari de ma tante. La fidèle amitié qu'il m'avait +témoignée dès mon enfance me fut aussi douce qu'utile pendant mon séjour +en Angleterre. + +Je me disposais à aller chez ma belle-mère, Mme Dillon, établie en +Angleterre depuis près de deux ans, lorsqu'elle arriva chez ma tante. +Elle fut prise d'une douloureuse émotion en me revoyant et quand je lui +parlai des derniers temps de la vie de mon pauvre père, avec qui j'avais +passé l'hiver de 1792 à 1793. + + + + +III + +Mon arrivée à Londres fut un événement dans la famille. Je retrouvai +Betsy de La Touche, fille de ma belle-mère. On me l'avait confiée en +1789 et 1790, lorsqu'elle était au couvent de l'Assomption, où j'allais +souvent la voir et d'où j'avais seule la permission de la faire sortir +de temps en temps. Elle venait d'épouser Edward de Fitz-James et se +trouvait grosse de son premier enfant. C'était une douce et aimable +jeune femme, digne d'un meilleur sort. Elle se prit à aimer +passionnément son mari, qui ne le lui rendait pas, et dont les cruelles +et publiques infidélités lui brisèrent le coeur. + +Alexandre de La Touche, son frère, était plus jeune qu'elle de trois +ans. Joli jeune homme, bien étourdi, bien gai, de peu d'esprit, d'encore +moins d'instruction, il avait tous les travers de la jeunesse inoccupée +de l'émigration, était dépourvu de tout talent, aimait les chevaux, la +mode, les petites intrigues, mais n'ouvrait jamais un livre. Ma +belle-mère qui, à ma connaissance, n'en avait jamais eu un sur sa table, +ne pouvait lui en avoir donné le goût. Elle-même ne manquait pas +d'esprit naturel, avait de bonnes manières et l'usage du monde. +Cependant, je me suis souvent demandé pourquoi mon père, doué d'un +esprit supérieur, d'une grande instruction, avait épousé une femme plus +âgée que lui. Elle était riche, il est vrai, mais ne pouvait pourtant +pas passer pour ce que l'on appelait une _héritière_. Souhaitant +par-dessus tout un garçon, il n'eut d'elle que trois filles. Deux +moururent dans leur petite enfance, l'aînée, Fanny[85], seule survécut. + +Mon oncle l'archevêque et ma grandmère, Mme de Rothe, habitaient +Londres. Je ne les avais pas revus depuis mon départ de chez eux, en +1788; il y avait de cela neuf ans. Ma tante, lady Jerningham, pensait +que je ferais bien de leur donner un témoignage de respect, et le bon +chevalier, son beau-frère, se chargea de leur demander s'ils +consentaient à me recevoir. Ma grand'mère, voyant que l'archevêque le +désirait, n'osa pas s'y opposer. Toutefois, elle y mit la condition que +M. de La Tour du Pin ne m'accompagnerait pas. J'aurais pu prétexter de +cette condition pour ne pas aller les voir, mais je feignis de +l'ignorer. Mon mari, d'ailleurs, se trouva très heureux d'être dispensé +de la visite, car, déjà à cette époque, il me l'avoua plus tard, il +savait que ma grand'mère parlait très méchamment de lui depuis qu'elle +se trouvait à Londres. Si je l'eusse su alors, je me serais certainement +abstenue d'aller chez elle. + +Un matin, donc, je me dirigeai vers Thayer-Street avec mon petit +Humbert. Ce ne fut pas sans une émotion mélangée de beaucoup de +sentiments divers que je frappai à la porte de la modeste maison à cinq +fenêtres habitée par mon oncle et ma grand'mère. Cette maison semblait +remplacer pour moi, sans transition, le bel hôtel du faubourg +Saint-Germain, où j'avais passé mon enfance, entouré du luxe et de la +splendeur que peuvent procurer dans la vie 400.000 francs de rentes, +revenu dont jouissait alors l'archevêque de Narbonne. Ce qui ne +l'empêcha pas, soit dit en passant, de laisser 1.800.000 francs de +dettes en sortant de France. + +Un vieux domestique m'ouvrit la porte. En me voyant, il fondit en +larmes. C'était un homme de Hautefontaine, qui avait assisté à mon +mariage. Il me précéda et j'entendis qu'il m'annonçait d'une voix émue, +en disant: «Voilà Mme de Gouvernet.» Ma grand'mère se leva et vint à +moi. Je lui baisai la main. Sa réception fut très froide et elle +m'appela: «Madame.» Au même moment, l'archevêque entra et, me jetant les +bras autour du cou, il m'embrassa tendrement. Puis, voyant mon fils, il +l'embrassa également à plusieurs reprises. Lui ayant adressé plusieurs +questions en anglais et en français, l'enfant répondit avec une +hardiesse et une perspicacité qui charmèrent mon oncle. Comme il me +demandait de l'emmener avec lui dans une maison, située à peu de +distance, où il allait tous les matins se faire électriser pour sa +surdité, je craignais un peu qu'Humbert ne voulût pas l'accompagner; +mais, au contraire, l'enfant répondit sans hésiter qu'il irait +volontiers _with the old gentleman_[86]. + +Appelée ainsi à passer une demi-heure de tête-à-tête avec ma grand'mère, +je fus prise d'une grande inquiétude. Je redoutais qu'elle n'entamât le +chapitre des récriminations. Je frémissais aussi à la pensée qu'elle ne +mît la conversation sur mon pauvre père ou sur mon mari. Elle les +détestait tous deux également, et je ne me sentais pas assez d'empire +sur moi-même pour entendre de sang-froid les attaques que sa haine +invétérée pour eux pouvait lui suggérer. Heureusement elle se contint +jusqu'au moment où l'archevêque revint, charmé d'Humbert, que la machine +électrique n'avait pas le moins du monde effrayé, et qui avait même reçu +plusieurs secousses sans sourciller. + +Mon oncle m'engagea à venir dîner le lendemain avec les six vieux +évêques languedociens qu'il avait pris en pension à sa table. Ils +étaient tous pour moi d'anciennes connaissances. Quant à mon mari, il +n'en fut pas question. J'annonçai mon projet d'aller passer à Cossey, +avec ma tante, tout le temps de son séjour là-bas. L'archevêque s'en +montra satisfait, mais ma grand'mère laissa entendre une espèce de +grognement que je connaissais comme le signe précurseur de quelque +phrase désagréable qu'elle ne pouvait contenir. Aussi me levai-je pour +partir et lui baisai la main, sur quoi l'archevêque m'embrassa de +nouveau en me faisant des compliments sur ma beauté. + +Lady Jerningham, très inquiète du résultat de la visite, fut heureuse +qu'elle se fût bien passée. Le lendemain, ma tante me mena chez deux +autres oncles. + +L'un était lord Dillon, frère aîné de mon père. Il habitait une belle +maison dans _Portman Square_, avec sa seconde femme, deux de ses +filles[87] et un jeune fils[88], âgé de huit ou neuf ans et beau comme +un ange. Lady Dillon était une demoiselle Rogier, d'origine belge. Elle +avait toutes les apparences de ce qu'elle était en réalité, _une vieille +actrice_. Mon oncle l'avait eue pour maîtresse avant d'épouser miss +Phipps, fille de lord Mulgrave. De cette liaison naquit un garçon[89] +qui, selon la coutume admise en Angleterre parmi les protestants, avait +été autorisé à porter le nom de son père. Ainsi que je l'ai déjà dit au +début de mes mémoires, lord Dillon, à l'époque où il ne portait encore +que le titre d'honorable Charles Dillon, était joueur, dépensier et +accablé de dettes. Il abjura la religion de ses pères pour se faire +protestant, à l'instigation de son grand oncle maternel, lord +Lichfield[90], qui avait mis son héritage de 15.000 livres de rentes et +du beau château de Ditchley à ce prix. Assuré de cette belle fortune et +voulant avoir un héritier, il épousa une protestante, miss Phipps, et la +rendit si malheureuse qu'elle mourut à vingt-cinq ans, lui laissant un +garçon[91] et une fille[92]. + +Mon oncle vécut alors ouvertement avec Mlle Rogier, dont il avait eu +deux filles[93] pendant la vie de sa femme, et, comme elle devint de +nouveau grosse, quoiqu'elle fût loin d'être jeune, il l'épousa +publiquement. Sa soeur, lady Jerningham, en éprouva une peine extrême. +Pour l'apaiser, il lui confia, pour l'élever, sa fille légitime[94], et +ne garda avec lui que les deux bâtardes[95]. Celles-ci portaient son +nom, avec cette différence qu'elles ne mettaient pas sur leurs cartes de +visite _honorable miss Dillon_ mais miss Dillon tout court. Toutes deux +étaient charmantes, belles et bien élevées. L'une est morte à dix-huit +ans. La seconde a épousé lord Frederick Beauclerk, frère du duc de +Saint-Albans. + +Comme ma tante ne se souciait pas beaucoup de voir lady Dillon, je fus +chez elle avec sa fille, ma cousine, lady Bedingfeld, en ce moment à +Londres pour quelques jours. Lord Dillon nous reçut de façon convenable, +mais en homme du monde, sans le moindre intérêt. Il nous offrit sa loge +à l'Opéra pour le soir même et nous l'acceptâmes. C'est le seul bienfait +que j'aie reçu de lui. Il faisait une pension de 1.000 livres sterling à +son oncle l'archevêque, âgé de quatre-vingts ans. Pour ce qui me +concerne, j'eus beau être la fille de son frère, il ne me vint jamais en +aide pendant les deux ans et demi que je passai en Angleterre. + +Le deuxième oncle que je visitai, cette fois avec lady Jerningham, lord +Kenmare, qui portait auparavant le nom de honorable Valentin Browne, me +reçut tout autrement, quoique je ne fusse sa nièce que par sa première +femme, soeur de mon père et morte depuis de longues années. Il était +alors remarié. Du premier lit, il avait eu une fille, ma cousine par +conséquent, lady Charlotte Browne. Celle-ci, par son mariage, devint +plus tard lady Charlotte Goold. + +Lord Kenmare, sa fille et tous les siens m'accueillirent avec une +obligeance et une bonté sans pareilles, et l'amitié de lady Charlotte en +particulier ne s'est jamais démentie. Elle avait alors dix-huit ans, et +on la recherchait beaucoup comme étant un bon parti de 20.000 livres +sterling. + + + + +IV + +J'allai voir, à Richmond, notre tante, Mme d'Hénin. Elle prit beaucoup +d'humeur de notre projet de passer quelque temps à Cossey avec lady +Jerningham. + +Mme d'Hénin était dominante à l'excès, jusqu'à la tyrannie même, et tout +ce qui portait le plus léger ombrage à son empire la contrariait plus +que de raison. Son autorité s'exerçait principalement sur M. de Lally, +quoiqu'elle lui fût, il faut le reconnaître, très utile par sa décision +et par sa fermeté. Mais elle ne souffrait pas de rivale, et M. de Lally +ayant commis l'imprudence, pendant les trois ou quatre mois que Mme +d'Hénin avait passés en France, d'aller à Cossey, où il s'était amusé +comme un écolier en vacances, elle avait pris lady Jerningham en +horreur. Aussi, en apprenant que son neveu, M. de La Tour du Pin, et +moi, nous projetions de nous établir pendant six mois à la campagne, +chez lady Jerningham, elle en éprouva un dépit non dissimulé. Malgré son +caractère emporté et entier, Mme d'Hénin ne manquait cependant pas +d'esprit de justice. Elle fut donc forcée de convenir que, débarqués +sans ressources en Angleterre, il était bien naturel pour nous +d'accepter avec joie d'être accueillis par une parente si proche et si +considérée dans le monde que l'était ma tante Jerningham. Mme d'Hénin et +M. de Lally avaient un établissement commun. Leur âge à tous deux aurait +dû empêcher le public de trouver un motif à scandale dans cette +association. On la tourna fort en ridicule cependant. Mme d'Hénin, +malgré ses réelles et grandes qualités, n'était pas aimée généralement. +Quelques amies lui restaient très fidèles; mais son caractère facilement +irascible et emporté lui créait des ennemis presque à son insu. + +Après trois jours de résidence à Londres, je constatai que je n'aurais +aucun plaisir à y demeurer davantage. La société des émigrés, leurs +caquets, leurs petites intrigues, leurs médisances m'en avaient rendu le +séjour odieux. Un soir, j'allai chez Mme d'Ennery, amie et proche +parente de Mme d'Hénin. Sa fille, la duchesse de Levis, très jeune +encore, remplie de prétentions, était une des pâles constellations +autour de laquelle voltigeait tout ce qui avait des airs parmi les +émigrés. J'y rencontrai Mme et Mlle de Kersaint, et j'appris que le +fougueux aristocrate, Amédée de Duras, si hautain, si intolérant, ne +dédaignait pas les 25.000 francs de rente de cette jeune personne, +parente de Mme d'Ennery. Sa mère avait pu préserver la fortune qu'elle +possédait à la Martinique. J'étais plus âgée que Mlle de Kersaint de six +ans, et je lui faisais grand peur, comme elle me l'a dit depuis. + +Enfin, le départ pour Cossey s'organisa, à ma grande joie. Lady +Jerningham devait nous précéder à la campagne. Il fut donc décidé que je +m'installerais chez ma belle mère, Mme Dillon, pendant quelques jours. +Là, j'appris avec grande satisfaction qu'Edward de Fitz-James emmenait +des chevaux de selle. Comme j'avais la réputation d'être une excellente +écuyère, il emporta pour mon usage une selle de femme. Ma belle-mère me +donna un charmant habit de cheval, et nous nous promîmes de faire de +belles promenades. + +Nous partîmes de Londres, comme une caravane: ma belle-mère[96], moi, ma +fille[97], mon fils[98], la bonne[99], et Flore, la mulâtresse de Mme +Dillon, dans une berline; Mme de Fitz-James, Alexandre de La Touche et +mon mari, dans une autre. Puis la vieille gouvernante de Betsy, et enfin +M. de Fitz-James, ses chevaux, grooms, etc. + +Nous allâmes coucher à Newmarket, où avaient lieu les fameuses courses +que j'étais bien curieuse de voir. Nous y restâmes toute la journée du +lendemain. C'était le dernier jour de courses et celui où l'on se +disputait le prix du roi. Nous passâmes toute la journée sur le +_turf_[100], et par un bonheur fort rare en Angleterre, il fit le plus +beau temps du monde. J'ai conservé le souvenir de cette journée comme +une de celles de ma vie où je me suis le plus amusée et intéressée. Le +lendemain, nous repartîmes pour aller coucher à Cossey. C'était, je +crois, dans les premiers jours d'octobre 1797. + +Ma tante aimait beaucoup les enfants; elle s'empara d'Humbert. Aussitôt +après le déjeuner, elle l'emmenait dans sa chambre et le gardait toute +la matinée, s'occupant de lui donner des leçons, de le faire écrire et +lire en anglais et en français. Sa toilette même était l'objet de ses +soins. Je voyais arriver des habits, des redingotes, du linge, etc., +tout un mobilier pour mes enfants. Elle était pour moi aussi d'une bonté +extrême. Ayant remarqué que je faisais bien mes robes, sous prétexte de +donner le goût de l'ouvrage à Fanny Dillon[101], ma cousine, qui se +trouvait également à Cossey, elle apportait dans ma chambre et mettait à +ma disposition des pièces de mousseline, des étoffes de toutes espèces, +attention qui me semblait d'autant plus agréable que j'étais arrivée de +France fort légèrement vêtue pour le climat de l'Angleterre. + +Ma tante apprit que mes enfants n'avaient pas été encore inoculés--la +vaccine venait seulement d'être découverte--elle se chargea d'y suppléer +et fit venir son chirurgien de Norwich pour procéder à l'opération. +Enfin, elle nous entoura de soins de tous genres, et le temps que je +passai à Cossey fut aussi agréable que nous pouvions le souhaiter. + +Nous étions nombreux. Autour de la table se réunissaient un grand nombre +de très proches parents, surtout quand lady Bedingfeld[102] était là. +Voici les convives qui s'y assirent durant les quatre premiers mois: sir +William et lady Jerningham, leurs trois fils, George, William et Edward, +lady Bedingfeld et son mari[103]; Fanny Dillon, fille de lord Dillon et +nièce de ma tante, lady Jerningham; mon mari et moi; ma belle-mère +Dillon, ses deux enfants, Betsy et Alexandre de La Touche, et son +gendre, Edward de Fitz-James; puis John Dillon, un de nos cousins. Je ne +dois pas oublier ma soeur Fanny, que l'on nommait _la petite_ pour la +distinguer de l'autre Fanny, ma cousine, et la gouvernante. Enfin, en y +comprenant le bon chevalier Jerningham et le chapelain, cela faisait une +table de dix-neuf couverts. Le cuisinier français était excellent, et la +chère abondante, sans recherche extraordinaire. + +Sir William possédait des revenus évalués à 18.000 livres sterling, ce +qui ne constitue pas une grande fortune en Angleterre, mais était +suffisant pour lui permettre de vivre largement. La maison était +vieille, mais commode. La chapelle où officiait le chapelain avait été +installée dans les greniers, suivant l'usage des catholiques avant +l'émancipation. + +Tout l'hiver se passa très agréablement. Vers le mois de mars, Mme +Dillon, ma soeur Fanny, M. et Mme de Fitz-James retournèrent à Londres +pour les couches de cette dernière, mais nous restâmes à Cossey jusqu'au +mois de mai. Ma tante devant passer l'été à Londres, sir William nous +proposa de nous installer, pendant la durée de son absence, dans un joli +cottage qu'il avait bâti dans le parc. Comme j'étais grosse de quatre +mois, et assez souffrante de ma grossesse, je préférai ne pas rester +aussi isolée, dans la crainte de ne pas mener à bien l'enfant que je +portais. D'un autre côté, Mme d'Hénin jetait feu et flamme à la pensée +de la prolongation de notre séjour à la campagne, et insistait pour nous +avoir chez elle, à Richmond, où elle pouvait nous loger. Nous acceptâmes +donc d'aller l'y rejoindre, quoique ce fût bien contre mon gré. Mais mon +mari ne voulait pas désobliger sa tante, et d'ailleurs nous avions à +Londres quelques affaires dont je vais conter le sujet. + +Je ne relis pas les cahiers précédents de ces souvenirs. Je n'ai donc +pas la certitude d'avoir dit qu'à mon arrivée à Boston, j'avais écrit à +mon excellent instituteur, M. Combes, alors établi chez, ma belle-mère, +Mme Dillon, à la Martinique. Mon père lui avait donné une bonne place: +celle de greffier de l'île. Il avait exercé cette fonction à +Saint-Christophe et à Tabago, et, demeurant dans la maison, il avait pu +en accumuler les émoluments jusqu'à concurrence d'une somme de 60.000 +francs. Mme Dillon lui avait emprunté ce capital moyennant le payement +des intérêts. Lorsque M. Combes apprit, à la Martinique, où il se +trouvait, notre arrivée à Boston, et qu'il fut au courant de notre +intention d'acheter une propriété, l'excellent homme, qui m'aimait comme +un père, eut l'idée de joindre la totalité de cette somme, son unique +fortune, aux fonds dont nous disposions, afin de nous permettre +d'acquérir un établissement plus considérable, où il viendrait nous +rejoindre pour ne plus nous quitter. + +Il sollicita donc de Mme Dillon le remboursement du capital qu'il lui +avait prêté. Elle repoussa non seulement sa demande, mais refusa même de +prendre des termes pour le lui restituer. Désespéré de l'écroulement de +ses projets, il conjura, menaça: tout fut inutile. Chaque vaisseau qui +venait de la Martinique aux États-Unis m'apportait une lettre de lui. Il +m'écrivait qu'il n'osait pas quitter Mme Dillon, espérant que par sa +présence il parviendrait à lui arracher quelque chose. Sur ces +entrefaites, Mme Dillon partit pour l'Angleterre. Avant son départ, le +pauvre M. Combes, qui resta à la Martinique, se fit délivrer un acte de +reconnaissance en forme des 60.000 francs de capital et des intérêts, se +montant alors à près de 10.000 francs, qu'elle lui devait. + +Lors de mon arrivée à Richmond, je reçus la triste nouvelle de la mort +de mon vieil ami. Peu de temps auparavant, dans une dernière lettre, il +me disait que le climat des Îles, et plus encore le chagrin de me savoir +de nouveau hors de France, sans ressources, le tuait; il ajoutait qu'il +écrivait à Mme Dillon pour la prier de me payer les intérêts du capital +de 70.000 francs qu'elle lui devait, etc. + +Par un testament en bonne forme, il me laissait sa créance de 70.000 +francs sur Mme Dillon ainsi que les intérêts courants, qui se montaient +à 1.500 ou 1.800 francs. À dater du jour où elle connut ce legs, +l'attitude de Mme Dillon à notre égard changea complètement. Elle tenait +une bonne maison à Londres et dépensait largement en dîners, soirées et +comédies de société. Mais, avions-nous besoin de quelque argent, elle +nous renvoyait à un émigré créole chargé du soin de ses affaires. À +toutes nos demandes tendant à obtenir qu'elle prît des termes pour nous +payer les intérêts de notre créance, elle répondait évasivement. Tantôt +les sucres ne se vendaient pas, tantôt les fonds n'étaient pas arrivés; +enfin chaque jour on nous opposait de nouvelles excuses. M'étant +adressée directement à elle, je fus fort mal reçue. Nous parlâmes de la +chose à son fils, Alexandre de La Touche. Mon mari en entretint +également l'homme d'affaires. Nos démarches restèrent sans succès. + +On nous donnait en somme comme une aumône ce qu'on prélevait sur notre +propre bien. Cependant il nous fallait payer notre part du ménage chez +Mme d'Hénin et cela aussi constituait pour nous une nouvelle cause de +gêne, à laquelle vint s'ajouter la nécessité de refaire une layette pour +l'enfant attendu, car j'avais laissé en France tout ce qui était +nécessaire au premier âge. Ah! que de fois je gémissais de n'être pas +demeurée à Cossey! + +L'association de ménage avec Mme d'Hénin m'était insupportable. Elle +nous avait si mal logés que nous ne pouvions recevoir personne. Notre +installation comprenait deux uniques petites chambres à coucher au +rez-de-chaussée, et, en Angleterre, il n'est pas d'usage d'admettre des +visiteurs dans la chambre où l'on couche. J'occupais une de ces chambres +avec ma fille; M. de La Tour du Pin, l'autre, avec son fils. Le soir +seulement, nous retrouvions ma tante dans un joli salon qu'elle avait au +premier étage. C'était très incommode, assurément; mais si la vie eût +été donnée, je ne m'en serais pas tourmentée. J'admettais les grandes et +éminentes qualités de Mme d'Hénin, jamais je ne sortais du respect que +je lui devais; il me fallait reconnaître cependant que nos caractères ne +sympathisaient pas. Peut-être était-ce de ma faute, et aurais-je dû +rester insensible aux mille petits coups d'épingle qu'elle me donnait. +M. de Lally, le plus timoré des hommes, n'aurait osé risquer la moindre +drôlerie dont j'eusse pu m'amuser. J'étais encore jeune et rieuse. À +vingt-huit ans, comment aurais-je pu avoir la sévérité de maintien qui +s'imposait aux cinquante ans qu'avait ma tante? Toute à la politique, la +constitution qu'il fallait donner à la France seule l'occupait. Cela +m'ennuyait à mourir. Et puis venaient les écrits de M. de Lally, qu'il +fallait lire et relire mot à mot, phrase à phrase!... + +Enfin, j'aspirais à avoir un ménage à moi, tel petit qu'il fût. Comme je +n'en voyais pas le moyen, je me résignais. + + + + +CHAPITRE VIII + +I. La princesse de Bouillon en Angleterre.--Son gendre M. de +Vitrolles.--Une étrange passion.--Un fou furieux.--II. Naissance +d'Edward.--Changement de logement à Richmond.--Mort du petit +Edward.--Facilités de la vie en Angleterre: usages des fournisseurs.--La +famille de Thuisy.--Un aide en repassage.--III. Grande gêne de M. et de +Mme de La Tour du Pin.--Détresse de M. de Chambeau.--M. de La Tour du +Pin lui vient en aide.--Les cent livres sterling d'Edward +Jerningham.--Miss Lydia White.--Une semaine à Londres.--Naissance d'une +amie.--Excursion de huit jours.--IV. Projets de voyage en France +abandonnés.--Exécution de MM. d'Oilliamson et d'Ammécourt.--Voyage à +Mittau de M. de Duras et de sa femme.--Refus de Louis XVIII de recevoir +celle-ci.--Désaccord dans le ménage des Duras.--V. Bon accueil fait à un +abonnement de lecture.--Un voisin galant et original.--Un accident de +voiture: le tilbury de M. de Poix brisé. + + + + +I + +Ce fut au commencement de l'été 1798 que la princesse de Bouillon, dont +j'ai parlé au commencement de ces souvenirs, vint en Angleterre pour +régler la partie de la succession que lui avait laissée son amie la +duchesse de Biron. Si je ne me trompe, il s'agissait de 600.000 francs +placés en fonds anglais. Mme de Bouillon était Allemande, princesse de +Hesse-Rothenbourg, quoiqu'elle eût passé sa vie en France et qu'elle y +eût épousé le cul-de-jatte qui n'avait jamais été son mari que de nom. +Liée par un long et fidèle sentiment au prince Emmanuel de Salm, elle en +avait eu une fille, élevée sous le nom supposé de Thérésia... Pendant +son émigration, elle l'avait mariée avec un jeune conseiller au +parlement d'Aix, devenu célèbre depuis, M. de Vitrolles. J'entre dans ce +détail pour servir d'exorde au récit qui va suivre. + +Ce jeune homme pouvait avoir alors vingt-huit ou trente ans. Il +accompagna Mme de Bouillon en Angleterre. Thérésia resta en Allemagne +avec deux ou trois de ses enfants. Un seul, le petit Oswald, âgé de +trois ans, accompagna sa grand'mère. + +Ma tante avait loué, pour trois mois, pour Mme de Bouillon et son +gendre, un petit appartement situé non loin de la maison que nous +habitions. La première fois que M. de Vitrolles se présenta chez nous, +ce fut ma bonne Marguerite qui lui ouvrit la porte, comme elle en avait +coutume, parce que sa chambre donnait dans le petit vestibule d'entrée. +Un moment après, elle entra chez moi en me disant: «Vous savez comme je +connais les personnes à la première vue?»--«Eh! bien, lui dis-je, tu as +sans doute déjà porté un jugement sur le monsieur que tu viens +d'introduire?»--«Oh! mon Dieu, oui, répondit-elle. C'est un homme qui +est fou ou qui est capable de tout. Gardez-vous de lui.» Je me mis à +rire, comme de raison; mais, comme on le verra par la suite, les +pressentiments de ma bonne ne l'avaient pas trompée. + +Le séjour de Mme de Bouillon à Richmond nous attira plusieurs +invitations agréables. La duchesse de Devonshire donna un grand déjeuner +d'émigrés, dans sa délicieuse campagne de Chiswick; sa soeur, lady +Bessborough, un beau dîner à Rochampton, où elle passait l'été dans une +maison ravissante. Nous fûmes priés à ces deux réunions, et j'y allai +avec plaisir, quoique je fusse grosse de sept mois et demi. + +Les personnes qui n'avaient pas vu Mme de Bouillon depuis quelques +années ne pouvaient la reconnaître. Comme je l'ai déjà dit, elle n'avait +jamais été jolie, du moins je le présume; mais à l'époque dont je parle, +âgée de cinquante-quatre ou cinquante-cinq ans, elle vous apparaissait +comme une femme de grande taille, courbée et littéralement desséchée. +Une peau jaune et tannée était collée sur ses os, et, à travers les +joues, on pouvait compter ses grandes dents noires et cassées. Son +visage était véritablement effrayant à regarder, et sa santé, détruite +depuis plusieurs années, ne permettait pas de supposer qu'il pût jamais +redevenir autre qu'on le voyait. Je me hâte d'ajouter que son esprit, sa +grâce, sa bienveillance n'avaient rien perdu de leur charme. Souvent +j'allais la voir le matin, et elle m'accueillait toujours avec une bonté +qu'elle n'a jamais cessé de me témoigner. M. de Vitrolles se trouvait +parfois avec elle. Lorsque j'entrais, il sortait, et je voyais alors Mme +de Bouillon dans une émotion qui me surprenait. Elle tremblait, se +plaignait d'avoir mal aux nerfs. Ses yeux rouges attestaient des larmes +dont la trace se constatait encore sur la peau ridée des joues. Le +moindre bruit, une porte que le vent fermait, la faisaient tressaillir. +La pauvre femme reprenait avec peine un air plus calme. Quand, au bout +d'une demi-heure, je me levais pour partir, elle me retenait, en me +disant: «Restez, restez, jusqu'à ce qu'il vienne quelqu'un.» + +Je rapportais mes observations à Mme d'Hénin, qui, dans les mêmes +circonstances, en avait fait de semblables, et, comme moi, ne savait +qu'en penser. Un matin, après une visite de ma tante à Mme de Bouillon, +je vis revenir ces dames ensemble. Quelques moments plus tard, Mme +d'Hénin entra chez moi accompagnée de M. de La Tour du Pin: «Nous avons +disposé de vous,» dit-elle, «M. de Vitrolles part, et Mme de Bouillon ne +veut pas rester seule dans son logement, quoiqu'elle l'ait encore à sa +disposition pendant trois mois. Elle vous le cède en échange du vôtre. +Vous y serez beaucoup mieux pour faire vos couches.» Un signe de mon +mari me laissa comprendre que je devais accepter la proposition. Ma +tante reprit: «Allons, allons, il faut tout lui dire. Autrement, elle va +vous croire tous fous.» + +Elle me fit alors le récit suivant: S'étant présentée chez Mme de +Bouillon de beaucoup meilleure heure qu'à l'ordinaire, elle n'avait +trouvé personne pour l'annoncer, était montée et avait entendu des cris +étouffés et des sanglots. Au moment où elle ouvrait la porte de la +chambre de Mme de Bouillon, M. de Vitrolles en sortit précipitamment, +tenant quelque chose sous son habit que ma tante, dans son trouble, ne +put distinguer. Renversée sur un fauteuil, à demi évanouie, pâle comme +une morte, se trouvait Mme de Bouillon, hors d'état d'articuler une +parole. Après quelques instants, pressée par les questions inquiètes de +ma tante, elle finit par lui faire la confidence du mystère le plus +extravagant. M. de Vitrolles s'était pris ou feignait d'être pris pour +elle, malgré son âge, malgré son effrayante maigreur, d'une passion +inexplicable, effrénée. Envahi par sa folie, il venait de se laisser +aller aux derniers excès de la fureur, jusqu'à la menacer, un pistolet +sur la gorge, pour lui arracher la promesse de céder à ses monstrueux +désirs. Rien au monde, avait-elle ajouté, ne pourrait la décider à +rester un jour de plus seule avec un tel insensé. C'est alors que ma +tante l'avait emmenée dans sa maison. + +M. de Lally et M. de La Tour du Pin, en compagnie de M. Malouet, en ce +moment à Richmond, et de M. de Poix, se rendirent au logement de ce fou. +Ils craignaient que dans son délire il n'eût attenté à ses jours. Bien +loin de là, il avait simplement fait son portemanteau et était parti +pour Londres. Ces messieurs l'y suivirent, car Mme de Bouillon exigeait +qu'il quittât l'Angleterre sur-le-champ. Le même soir, ils le trouvèrent +dans un _lodging_[104] qu'il s'était procuré. À leur vue, il se mit à +simuler le fou furieux, avec une telle violence que, craignant une +catastrophe, et n'osant pas se fier à la pensée que ce n'était qu'une +feinte, ils envoyèrent chercher un médecin séance tenante. Celui-ci +fut-il induit en erreur par un rôle joué dans la perfection ou prit-il +les apparences de l'être, je ne le sais, mais le fait est qu'il fit +venir des gardiens qui mirent le _strait waiscoat_[105] à M. de +Vitrolles et le couchèrent à plat sur son lit. M. de La Tour du Pin et +ses trois compagnons s'en allèrent alors en promettant de revenir le +lendemain matin. M. Malouet dirigeait à Londres, avec quelques autres +personnes, les affaires des émigrés. Il s'occupa de faire viser le +passeport de M. de Vitrolles à l'_alien office_[106]. Sur le passeport, +on ajouta une clause spéciale lui ordonnant d'être sorti de l'Angleterre +sous trois jours, avec défense d'y rentrer. + +Le lendemain matin, ces quatre messieurs trouvèrent notre fou calmé et +prétendant n'avoir aucun souvenir de ce qui s'était passé. Il n'en fut +pas moins consigné à un _messager d'État_, qui le mena, je crois, à +Yarmouth, où on l'embarqua pour Hambourg. + +Je ne l'ai revu, depuis, qu'en 1814. Par une chaude soirée d'août, +j'étais chez Mme de Staël. Nous causions, assises sur le perron, dans +l'obscurité. Un monsieur survint et se mêla à la conversation. Parmi les +personnes présentes, l'une d'elles m'ayant appelée par mon nom, le +nouvel arrivé s'empressa de saisir son chapeau et de s'en aller. Mme de +Staël de s'écrier: «Où allez-vous donc, M. de Vitrolles?» Mais il ne +répondit pas et s'enfuit. Comme la nuit cachait nos physionomies, je pus +sourire sans le compromettre. Mme de Bouillon était morte, et nous +avions tous pris l'engagement de ne pas dévoiler cette circonstance. + + + + +II + +Je m'installai donc dans le logement de Mme de Bouillon et j'y accouchai +d'un garçon auquel on donna le nom d'Edward[107], comme étant le filleul +de lady Jerningham et de son fils Edward. + +Le bon chevalier Jerningham vint me voir. Il m'apprit que ma tante, sa +belle-soeur, était d'avis qu'avec trois enfants je ne pouvais, lorsque je +quitterais mon installation actuelle, retourner dans les deux petites +chambres du modeste logement que j'occupais chez Mme d'Hénin. +D'ailleurs, quelque gênés que nous fussions, ou à cause même de cette +gêne, elle pensait que nous préférerions être seuls et indépendants. +Dans ce but, elle l'avait chargé de trouver une petite maison à Richmond +où nous serions chez nous. Ses recherches réussirent au delà de ce que +nous pouvions désirer. Il fallut néanmoins une négociation assez +difficile, soin dont le chevalier s'acquitta avec tout le zèle que lui +inspirait son amitié pour moi. + +La maison appartenait à une ancienne actrice de Drury Lane, qui avait +été fort belle et très à la mode. Elle ne l'occupait jamais, mais +l'habitation était si propre et si soignée qu'elle ne tenait pas à la +louer. L'éloquence du chevalier et les 45 livres sterling de lady +Jerningham la décidèrent. Cette petite maison, un véritable bijou, +n'avait pas plus de quinze pieds de façade. En bas on trouvait un +couloir, un joli salon à deux fenêtres, puis un escalier imperceptible. +Le premier comprenait deux chambres à coucher charmantes; l'étage +au-dessus, deux autres chambres de domestiques. Au fond du couloir du +rez-de-chaussée, une jolie cuisine donnait sur un jardin minuscule +composé d'une allée et de deux plates-bandes. Des tapis partout, de +belles toiles cirées anglaises dans les passages et sur l'escalier. Rien +de plus coquet, de plus propre, de plus gracieusement meublé que cette +maisonnette, qui aurait tenu tout entière dans une chambre de moyenne +grandeur. + +Pourtant j'y entrai bien malheureuse, car ce fut le jour où je perdis +mon pauvre petit garçon, âgé de trois mois seulement, mais plein de +force et d'une beauté admirable. Il fut emporté en un moment par une +pleurésie, que j'attribuai à une négligence de la bonne anglaise qui le +soignait. C'était à l'arrière-saison, et elle commence de bonne heure en +Angleterre. Comme je nourrissais le cher petit ange, le chagrin tourna +mon lait. Je fus fort malade, et j'arrivai presque mourante dans la +petite maison, avec mes deux enfants survivants: mon fils Humbert, qui +avait neuf ans et demi, et ma fille Charlotte, qui en avait deux passés. +N'ayant plus que ces deux enfants à soigner, nous réformâmes la servante +anglaise. La bonne Marguerite avait appris un peu de cuisine pendant le +temps de mon absence aux États-Unis. Elle mit bien volontiers son talent +et surtout son zèle à nous nourrir. + +L'Angleterre, où il y a des fortunes si immenses, des existences si +fastueuses, est en même temps le pays du monde où les gens pauvres +peuvent vivre de la manière la plus confortable. Il n'y a, par exemple, +aucune nécessité d'aller au marché. Le boucher ne manque jamais un jour +de venir à une heure fixe, crier _butcher!_[108] à la porte. On ouvre, +on lui dit ce que l'on veut. Est-ce un gigot? on vous l'apporte tout +arrangé et prêt à mettre à la broche. Sont-ce des côtelettes? elles sont +rangées sur un petit plateau de bois qu'il reprend le lendemain. Une +petite broche de bois est fichée dans un morceau de papier où sont +écrits le poids et le prix. Rien d'inutile, rien de ce qu'on nomme +ailleurs de la réjouissance. Pour tous les autres fournisseurs, il en +est de même. Ni difficultés, ni discussions ne sont à craindre. + +Au bout de deux jours, mon fils, qui parlait anglais comme un naturel du +pays, passait chez les fournisseurs, le matin, en allant à sa pension, +où il restait toute la journée. Le samedi, il payait nos dépenses de la +semaine. Jamais il n'y eut d'erreur ou de barbouillage. + +Une respectable famille française, M. et Mme de Thuisy, demeurait assez +près de nous, à Richmond. Ils avaient quatre garçons que M. de Thuisy +élevait lui-même. Tous les jours, après notre dîner, Humbert s'en allait +seul chez eux et y restait de 7 heures jusqu'à 9 heures. C'était la +grande récréation de sa journée. Il partait pour la pension après notre +déjeuner seulement, y dînait, revenait à 6 heures à la maison, et se +rendait ensuite chez les Thuisy. Quelquefois le chevalier de Thuisy le +ramenait, quand il rentrait après 9 heures, ce qui était rare. Cet +excellent homme, chevalier de Malte, était la providence de tous les +émigrés installés à Richmond. Une fois par semaine, quelquefois plus +souvent, il allait à pied à Londres, et on ne peut se figurer +l'indiscrétion avec laquelle on le chargeait de commissions. + +Je le voyais tous les jours. Une fois la semaine, je faisais mon +repassage. Il s'asseyait alors auprès du feu et me donnait mes fers, +après les avoir passés sur la brique et le papier de sable, comme cela +est d'usage quand on les chauffe avec du charbon de terre. Parfois, +quand nous nous rencontrions le soir chez Mme d'Ennery, qui avait +toujours du monde, ou chez une dame anglaise, Mrs Blount, le chevalier +s'approchait de moi de l'air de la meilleure compagnie, et me disait +tout bas: «Est-ce demain que nous repassons?» + +Plusieurs dames émigrées de sa connaissance ne sortaient jamais; elles +travaillaient pour vivre. Le chevalier, connaissant mon habileté à +manier l'aiguille, m'apportait souvent, quand elles étaient pressées, +une partie de l'ouvrage qu'on leur avait confié: particulièrement du +linge à marquer, parce que c'était dans ce genre de travail que je +brillais. + + + + +III + +Au bout de quelque temps, Mme Dillon, faisant des difficultés pour nous +payer, nous nous trouvâmes très gênés. Tout notre avoir était représenté +par 500 ou 600 francs, et nous nous disions que, lorsqu'ils seraient +épuisés, nous ne saurions comment faire, non pas pour coucher, puisque +notre petite maison ne nous coûtait rien, mais, littéralement, pour +manger. Mon ami le chevalier Jerningham m'avait informée que notre oncle +lord Dillon refusait avec la plus grande dureté de nous venir en aide. +D'un autre côté, toute communication avait cessé avec la France. + +Nous reçûmes à ce moment de M. de Chambeau, toujours établi en Espagne, +une lettre de désespoir. Il n'avait aucune nouvelle de France. On ne lui +envoyait pas un sou. Son oncle, ancien fermier général, dont il était +héritier universel, venait de mourir après avoir fait un testament en sa +faveur. Le gouvernement avait confisqué la succession comme bien +d'émigré. Le jour où il nous écrivait, un dernier louis constituait +toute sa fortune, et il ne pouvait plus compter sur les Espagnols de ses +amis dont il avait déjà épuisé la charité. En recevant cette lettre, M. +de La Tour du Pin ne balança pas un moment à partager avec son ami le +fond de sa bourse. Il courut chez un banquier sûr et prit une lettre de +change de 10 livres sterling, payable à vue, sur Madrid. Le jour même, +elle partait. C'était à peu près la moitié de notre propre fortune. Nous +demeurâmes avec 12 livres sterling dans notre trésor, sans aucune autre +ressource pour faire face à nos besoins quand elles seraient dépensées. +Nous ne voulions pas réclamer le secours que le gouvernement anglais +accordait aux émigrés, par égard pour ma famille, mais surtout à cause +de lady Jerningham; car, en ce qui concerne lord Dillon, je me trouvais +complètement dégagée vis-à-vis de lui de tout scrupule. Par respect pour +la mémoire de mon père, je ne voulais pas cependant avoir à déclarer +publiquement que sa veuve, Mme Dillon, ma belle-mère, propriétaire d'une +maison à Londres, où elle donnait des dîners, des soirées, où l'on +jouait la comédie, refusait de venir à mon secours. + +Un dernier billet de 5 livres sterling nous restait, lorsque mon bon et +aimable cousin Edward Jerningham vint me voir un matin à cheval. C'était +un charmant jeune homme qui venait d'avoir vingt et un ans. Tout en lui +justifiait l'amour passionné dont sa mère l'entourait. Spirituel, +bienveillant, instruit, il joignait toutes les qualités de l'âge mur à +tous les agréments et à la gaieté de la jeunesse. La bonté de son +caractère égalait l'élévation de ses sentiments et la distinction de son +esprit. En retour de la grande amitié qu'il me témoignait, je l'aimais +comme s'il eût été mon jeune frère. Il allait partir pour Cossey, et me +raconta que son père venait de lui remettre je ne sais quelle somme +provenant d'un legs qu'on lui avait fait dans son enfance. «Je parie +bien, lui dis-je, qu'il en passera une bonne partie en vêtements d'hiver +pour les bons pères de Juily.» C'était les oratoriens chez qui il avait +passé plusieurs années de son enfance. «Pas tout,» répondit-il en +rougissant jusqu'au blanc des yeux, et il se mit à parler d'autre chose. + +Comme il se levait pour me quitter, j'allai à la porte pour le voir +monter à cheval. Il resta en arrière, et je vis qu'il glissait quelque +chose dans mon panier à ouvrage. Je ne fis pas semblant de m'en +apercevoir, en présence de son embarras qui était extrême. Après son +départ, je trouvai dans ma corbeille une lettre cachetée à mon adresse. +Elle contenait ces seuls mots: «Offert à ma chère cousine par son ami +Ned[108].» et un billet de 100 livres sterling. + +M. de La Tour du Pin rentra un moment après, et je lui dis: «Voilà la +récompense de ce que vous avez fait pour M. de Chambeau.» S'étant rendu, +comme on le pense bien, à Londres le lendemain matin pour remercier +Edward, il le trouva déjà parti pour Cossey. + +Quelques jours plus tard, j'allai aussi à Londres avec des dames +anglaises que je connaissais et que je voyais souvent à Richmond. +C'étaient deux soeurs, dont l'aînée, miss Lydia White, a été célèbre +comme une fameuse _blue stocking_[110]. Cette dernière s'était prise +pour moi d'une sorte de passion romanesque à cause de mes aventures +d'Amérique. L'une de ces dames chantait bien, et nous faisions de la +musique ensemble. Leurs livres étaient à ma disposition. Quand je leur +rendais visite, le matin, elles me retenaient chez elles toute la +journée, et le soir venu je ne pouvais les quitter qu'en promettant de +revenir dans la semaine. Enfin, ayant formé le projet de passer une +semaine à Londres, elles conjurèrent M. de La Tour du Pin de me +permettre de les accompagner. + +Ce petit voyage à Londres avec miss Lydia White et sa soeur me mit un peu +en rapport avec la société. Nous allâmes à l'Opéra, où l'on donnait +_Elfrida_ et où chantait la Banti, que j'avais déjà entendue avec lady +Bedingfeld. On me mena aussi à une grande assemblée chez une dame que +j'aperçus à peine. Il y avait du monde jusque sur l'escalier. Personne +ne songeait à s'asseoir. Le hasard me poussa dans le coin d'un salon où +l'on essayait de faire de la musique que personne n'écoutait. Un homme +était au piano. Je l'écoutai avec surprise; il me sembla n'avoir jamais +rien entendu d'aussi agréable, d'aussi plein de goût, d'expression, de +délicatesse. Au bout d'un quart d'heure, voyant que personne ne +l'écoutait, il se leva et s'en alla. Je demandai son nom... C'était +Cramer! Nous sortîmes avec peine de cette cohue, tant la foule des +invités était nombreuse; mais la voix du portier: _Miss White's carriage +stops the way_[111] nous obligea à nous hâter. C'est un ordre auquel il +faut obéir sous peine de perdre son tour dans la file et d'être condamné +à attendre une heure de plus. + +Au bout de la semaine, qui me parut longue et ennuyeuse, je revins à +Richmond avec plaisir. Il m'était né, pendant ce temps, une amie qui +lira peut-être ces souvenirs quand je ne serai plus. Mme de Duras[112] +accoucha avant terme, le 19 août, de ma chère Félicie. Je m'étais liée +avec Claire pendant un court séjour qu'elle avait fait à Richmond, et, +quoique nos caractères ne fussent pas très sympathiques, nous nous +prîmes cependant de goût l'une pour l'autre. Elle était alors folle de +son mari, qui lui faisait des infidélités qu'elle ressentait, quand elle +les apprenait, avec une passion et des désespoirs très peu propres à le +ramener. Peu de temps après ses couches, ils louèrent une maison à +Teddington, village à deux milles de Richmond. Amédée de Duras était la +plus ancienne de mes connaissances. Dans notre première jeunesse, nous +avions fait de la musique ensemble. Nous recommençâmes à Teddington, où +j'allais souvent passer la journée. M. de Poix, établi à Richmond, avait +un cheval excellent et un tilbury. Bien des fois je me rendais à pied à +Teddington et il me ramenait à Richmond dans sa voiture. Ainsi se passa +l'été de 1798. + +Nous fîmes une excursion de huit jours dont j'ai conservé le meilleur +souvenir. Mes enfants étaient si en sûreté avec mon excellente bonne, +que cette petite absence ne me causait aucune inquiétude. Nous partîmes, +M. de Poix et moi dans son tilbury, M. de la Tour du Pin à cheval, et, +après être passés à Windsor, nous allâmes coucher à Maidenhead. Nous y +passâmes le lendemain à visiter _Park Place_ et à nous promener en +bateau: + + Where beauteous Isis and her husband Tame + With mingled waves, for ever flow the same[113]. + + (Prior.) + +De là nous allâmes à Oxford, à Blenheim, à Stowe, etc., et nous revînmes +par Aylesbury et Uxbridge. Les beaux établissements de campagne qu'il +nous fut donné de visiter me charmèrent. C'est là seulement que les +Anglais sont vraiment grands seigneurs. Un très beau temps favorisa +toute la semaine que nous employâmes à cette excursion, entreprise à +frais communs. Je dirai, à ce propos, que le climat de l'Angleterre, +hors de Londres, est fort calomnié. Je ne l'ai pas trouvé plus mauvais +que celui de la Hollande, et incomparablement meilleur et moins +incertain que celui de la Belgique. Notre petit voyage me laissa la plus +agréable impression. Il y a ainsi dans ma longue vie de rares points +lumineux, comme dans les tableaux de Gérard delle Notti[115], et cette +courte excursion en est un. + + + + +IV + +Revenus à Richmond, je repris mes occupations de ménage. Les nouvelles +de France paraissaient moins mauvaises. Mon mari projetait même de m'y +envoyer pour quelques jours, munie d'un passeport anglais, qui n'aurait +pas été tout à fait faux, puisque je l'aurais signé de mon nom, Lucy +Dillon. À ce moment, on apprit que deux émigrés, MM. d'Oilliamson[116] +et d'Ammécourt, rentrés en fraude, avaient été pris et fusillés. Cela se +fit sans aucune forme de procès, et je crois que le fait n'a été +mentionné dans aucun des nombreux mémoires écrits depuis. J'avais +rencontré autrefois M. d'Oilliamson dans des bals et j'avais même dansé +avec lui. Sa mort me frappa beaucoup plus que celle de son compagnon +d'infortune, M. d'Ammécourt, conseiller au Parlement. + +Ce funeste événement nous détermina à renoncer à ma course en France. La +nouvelle nous en parvint le jour même où je devais partir. +Personnellement je fus ravie de ne pas entreprendre ce voyage, qui me +coûtait extrêmement, non pas que je fusse effrayée du danger, mais +quitter mon mari et mes enfants me causait un chagrin mortel. Aussi je +me promis bien de ne plus chercher à rentrer sans eux. + +Ma vie à Richmond était fort monotone. Je ne voyais plus du tout Mme +Dillon depuis que nous lui avions arraché quelque argent, à la suite de +correspondances assez vives échangées entre M. de La Tour du Pin et son +homme d'affaires. MM. de Fitz-James et de La Touche s'abstenaient de +venir chez nous à Richmond. Quand j'allais à Londres, ce qui ne m'arriva +qu'une fois ou deux, je ne voyais que lady Jerningham ou lord Kenmare, +qui me donnait six louis par mois depuis un an. + +Une fois la semaine, je faisais une visite à Mme de Duras, à Teddington, +où je me rendais, soit seule à pied, soit avec M. de Poix, en voiture. + +Après la naissance de sa seconde fille, Clara, Mme de Duras, en +compagnie de son mari, fit un voyage à Hambourg. Le roi Louis XVIII +était toujours à Mittau et les grandes charges de la couronne ou de la +maison se rendaient dans cette ville, quand arrivait leur temps de +service. Les premiers gentilshommes de la chambre venaient de résider +auprès du roi pendant leur année. + +Le tour de service de M. de Duras étant arrivé, il témoigna le désir +d'emmener sa femme avec lui à Mittau. Ils confièrent leurs enfants à Mme +de Thuisy. Le père de Mme de Duras, M. de Kersaint, avait siégé à la +Convention[117] pendant le procès du roi. Dans la crainte que cette +tache, que la mort même de son père pouvait bien ne pas avoir effacée, +l'empêchât d'être reçue à Mittau, Mme de Duras donna comme prétexte de +son départ la nécessité d'aller s'occuper de certaines affaires de sa +mère, partie pour la Martinique dans le but de vendre l'habitation +qu'elle possédait là-bas. Quoi qu'il en soit, j'ai eu lieu de croire +que, lorsque M. de Duras arriva à Hambourg, il y trouva le duc de Fleury +venu pour lui déclarer de la part du roi, que sa femme ne serait pas +reçue. Là s'arrêta donc le voyage de Mme de Duras, mais j'ai oublié si +M. de Duras alla de sa personne à Mittau. En tout cas, ils revinrent à +Teddington peu de temps après. + +Le ménage s'accordait moins que jamais. M. de Duras avait une attitude +de plus en plus mauvaise à l'égard de sa femme. Elle en pleurait jour et +nuit, et adoptait malheureusement des airs déplorables qui ennuyaient +son mari à périr. Il le laissait voir avec un sans-gêne blessant, que je +lui reprochais souvent. À quoi il répondait que l'amour ne se commandait +pas et qu'il détestait les scènes. + +Le mari sermonné, je consolai la femme. Je tâchais de lui inspirer un +peu d'indépendance, de la convaincre que sa jalousie et ses reproches, +en rendant leur intérieur insupportable, éloignaient d'elle son mari. +Les journées se passaient tant bien que mal: ils avaient sans +discontinuer du monde; il n'en était pas de même des soirées, quand ils +étaient seuls. Un vieil officier des gardes du corps, M. de La Sipière, +rompait presque toujours par sa présence le tête-tête. Souvent Amédée de +Duras profitait de son arrivée pour s'en aller à Londres. C'étaient +alors des pleurs et des récriminations sans fin de la part de sa femme. +La pauvre Claire ne pensait qu'à faire du roman, avec un mari qui était +le moins romantique de tous les hommes! Certes, il aurait joui de son +intérieur, si on le lui eût rendu agréable. Mais, sous les apparences de +la passion, se dissimulait mal, chez Mme de Duras une arrogance et un +empire qui depuis se sont développés encore. Avec beaucoup d'esprit, +elle a fait le malheur des siens et d'elle-même. + + + + +V + +Vers la fin de l'hiver, miss White quitta Richmond. Ce me fut un +chagrin, non pas que nous eussions contracté une amitié durable, mais +elle avait été si aimable pour moi que je trouvais très agréable son +séjour dans notre voisinage. + +Ma santé, depuis quelque temps, laissait à désirer. Je me sentais fort +languissante sans savoir précisément d'où je souffrais. Je ne pouvais +avoir de voiture. D'un autre côté, notre maison était située dans un +quartier assez éloigné, le _Green_[118]. J'avais donc renoncé à sortir +après souper et je consacrais mes soirées à la lecture des livres que +Mlle White, dont la bibliothèque était bien garnie, m'envoyait en grande +quantité. Les abonnements étant chers en Angleterre, je n'aurais pu +m'accorder la jouissance d'en prendre un. Aussi quelle ne fut pas ma +joie, lorsqu'un jour je reçus une boîte sur laquelle mon nom était +écrit, et dont le commissionnaire me remit la clef. Je l'ouvris, et j'y +trouvai dix volumes de la bibliothèque d'Ookam, de Londres--_Ookam's +circulating library_[119]--avec un catalogue des vingt mille volumes de +toutes espèces, anglais et français, dont cette bibliothèque se +composait. Un reçu, à mon nom, de l'abonnement pour un an, était joint à +l'envoi, avec l'avis qu'en remettant la boîte fermée au _stage_[120] de +7 heures du matin, celui du soir la rapporterait contenant les livres +demandés. Jamais rien ne m'a été plus agréable que cette attention. Je +l'attribuai à miss White. Lui ayant écrit pour la remercier, elle ne me +répondit pas, d'où je présume qu'elle n'avait pas voulu être devinée. + +L'été de 1799 améliora un peu ma santé. Notre maison, sur le +_Green_[121], était mur mitoyen avec celle d'un riche alderman de +Londres. Une petite grille s'élevait, comme c'est l'usage en Angleterre, +à huit ou dix pieds de nos fenêtres du rez-de-chaussée, pour empêcher +qu'on pût en approcher. La maison de l'alderman avait une jolie cour en +gazon, entourée comme la nôtre, d'une grille dont le retour était +mitoyen. Mon fils avait arrangé en plate-bande ce très petit espace, +qu'il nommait son jardin. Il y pénétrait par la fenêtre de notre salon, +fenêtre très basse et devant laquelle je me tenais toujours assise à +travailler. Sa soeur Charlotte l'accompagnait souvent dans son jardin. +Comme nous habitions une promenade écartée, il ne passait jamais +personne près de notre maison. + +Un jour, j'entendis mon fils en conversation avec l'alderman, arrivé +depuis peu pour passer l'été dans sa belle maison proche de la nôtre. +Quelques instants plus tard Humbert vint me demander la permission +d'aller voir le monsieur, qui l'en avait prié. Y ayant consenti, il se +rendit chez notre voisin, dont je n'ai pas su le nom, et qui le +questionna sur nous, sur ma solitude, sur mes goûts, etc. Cette +conversation fut accompagnée d'un bon _luncheon_[122] de gâteaux et de +fruits. Depuis lors, le bienveillant alderman, personnellement je ne +l'ai jamais vu, nous envoyait sans cesse une petite corbeille des plus +beaux fruits de ses serres, tantôt _for the young gentleman_[123], +tantôt _for the young lady_[124]. Puis il fit aménager, dans la partie +de sa cour qui longeait la grille mitoyenne, un support en gradins sur +lequel on disposa et entretint des pots contenant les fleurs les plus +odorantes. Cette galanterie anonyme et mystérieuse dura tout l'été. +Humbert ne manqua pas de retourner souvent chez l'aimable voisin. Il se +promenait dans son jardin, dans ses serres, visitait sa bibliothèque. +Mais jamais cet original ne vint me voir, jamais il ne tourna les yeux +de mon côté quand il traversait sa cour, et je n'ai jamais connu de lui +que l'odeur de ses tubéreuses, de ses violettes et de son réséda. + +Durant cet été, je courus un grand danger. M. de Duras vint à Richmond +un matin, pour me dire que disposant du tilbury de son oncle, M. de +Poix, il m'emmènerait pour dîner à Teddington. Lorsqu'il arriva, à 4 +heures, je constatai qu'un nouveau cheval était attelé à la voiture de +M. de Poix. Amédée m'apprit que ce cheval avait été acheté deux jours +auparavant par son oncle, qui en était fort entiché, et que d'ailleurs +la bête se montrait très pacifique. Comme je menais très bien, je montai +la première, et pris les rênes. Au moment où M. de Duras posait le pied +sur le marchepied, le vilain animal mit la tête entre les jambes, puis +s'élança d'un bond au galop. M. de Duras tomba à la renverse. Le cheval +enfila une petite rue--_Kew lane_--très étroite et fort longue, ce qui +me donna le temps de réfléchir à ce que je ferais pour éviter la mort. +Je ne perdis pas la tête. Je me levai, sans lâcher les rênes, et je me +rendis encore assez maîtresse du cheval pour l'empêcher d'accrocher. À +l'extrémité de la rue, il y avait un tournant à angle droit où je +prévoyais bien que mon sort se déciderait. En effet, le cheval, +subitement atteint de _vertigo_, alla se frapper le front contre un mur +en planches qui entourait un potager. La secousse fut si violente que je +fus projetée, comme une balle par une raquette, dans un carré de choux, +où le jardinier me ramassa un peu étourdie, mais sans aucun mal. Cela +n'empêcha pas le brave homme de me répéter que j'étais morte. Le tilbury +de M. de Poix fut brisé en mille morceaux, et quand Amédée me rejoignit, +persuadé, comme le jardinier, que j'avais cessé de vivre, il me trouva +au contraire disposée à m'en aller à pied avec lui à Teddington. Mon +mari s'y trouvait depuis le matin et m'attendait. Heureusement le bruit +de ma chute, qui avait attiré une foule nombreuse, ne me précéda pas à +Teddington. Cette promenade, en me remettant le sang en mouvement, me +fit beaucoup de bien. + +Nous fûmes distraits de l'émotion que cet accident avait provoquée par +la fureur de M. de Poix. La perte de son tilbury le fâchait bien moins +que la pensée d'avoir été amené à acheter et à payer cher un cheval qui +avait le _vertigo_. Ce bon prince était en vérité l'homme le plus +personnel que j'aie connu. La naïveté avec laquelle il déployait, en +toute occasion, cette passion pour lui-même, et dont il se gardait bien +d'avoir honte, était certes la chose du monde la plus plaisante. + + + + +CHAPITRE IX + +I. Retour à Cossey.--Nouvelle du 18 Brumaire.--Projets de rentrée en +France.--L'attente à Yarmouth.--La traversée.--Un débarquement précipité +à Cuxhaven.--Maladie heureusement conjurée.--II. Dans le nord de +l'Allemagne.--À Wildeshausen.--Mme de La Tour du Pin accouche de sa +fille Cécile.--Menace d'expulsion changée en bienveillant accueil.--III. +En route pour la Hollande.--À Utrecht.--Le passeport délivré par M. de +Semonville.--Rencontre inopinée de Mme d'Hénin.--Arrivée à +Paris.--Incident à l'hôtel Grange-Batelière.--Installation rue de +Miromesnil.--Mme Bonaparte.--Les _traîneuses_.--M. de Beauharnais le +plus beau danseur de Paris.--IV. La morale de M. de Talleyrand.--Une +visite à Mme Bonaparte.--Le général Sheldon.--Le prince de Galles et Mme +Fitzherbert.--Les certificats de résidence.--La commission des +émigrés.--V. Les _serins_.--À la Malmaison.--La galerie de Mme +Bonaparte.--Froideur avec laquelle est accueillie la nouvelle de la +victoire de Marengo.--Mme de Staël et Bonaparte. + + + + +I + +L'été de 1799 s'écoula sans rien de remarquable, Lady Jerningham venait +de s'installer à Cossey, où elle m'engageait de nouveau à la rejoindre +pour passer auprès d'elle les six mois de son séjour à la campagne. Le +loyer de notre maison à Richmond, qu'elle avait pris à sa charge, était +sur le point d'expirer, et il eût été peu délicat de notre part de lui +demander de le renouveler dans le but de ne pas accepter l'hospitalité +qu'elle nous offrait. Ma tante était seule à Cossey. Sa nièce, Fanny +Dillon, ma cousine germaine, qu'elle avait élevée, venait d'épouser sir +Thomas Webb, baronnet catholique, assez médiocre sujet, quoique très +bien né. Son fils aîné, Georges Jerningham, s'était aussi marié avec une +demoiselle Sulyarde, d'une beauté remarquable et appartenant à une +ancienne et noble famille catholique. William Jerningham se trouvait en +Allemagne. Son cher Edward ne l'avait pas quittée, et cela lui +suffisait. Dans ces conditions, c'eût été la disgrâce la plus marquée de +ne pas aller à Cossey. Nous nous préparions donc à nous mettre en route +lorsqu'arriva la nouvelle du retour inopiné d'Égypte du général +Bonaparte, débarqué à Fréjus. + +En apprenant cet événement, nous partîmes aussitôt pour Cossey, avec +l'espoir de pouvoir même bientôt passer sur le continent et peut-être de +rentrer en France. C'est pendant notre séjour là-bas que l'heureuse +nouvelle de la chute du Directoire et de la révolution du 18 brumaire +nous atteignit. Quelque temps après, des lettres de M. de Brouquens et +de notre beau frère, le marquis de Lameth, nous engagèrent à revenir en +France avec des passeports allemands et en passant par la Hollande. + +Lady Jerningham proposa que mon mari partît seul. Cela eût peut être +mieux valu, car j'étais grosse de six mois passés, et de cette façon +j'aurais fait mes couches à Cossey. Mais aucune considération ne put me +déterminer à me séparer de mon mari pour un temps indéterminé. Les +communications entre l'Angleterre et la France, en temps de guerre, +pouvaient être tout à fait interrompues. Les nouvelles que l'on recevait +par Hambourg avaient souvent un mois de date. Enfin, je repoussai toutes +les propositions de lady Jerningham. Une des principales raisons qui me +confirmèrent dans ma décision fut une parole malheureuse de ma tante: +elle dit un jour que l'enfant attendu serait le sien et qu'elle le +garderait. Jamais je n'aurais consenti à cet abandon. D'un autre côté, +j'envisageais avec peu de confiance cette rentrée en France. Je me +disais: «Mon mari peut être chassé une fois encore, comme il l'a déjà +été, et si à ce moment il se trouve au Bouilh, il ira en Espagne. +Comment l'y rejoindre, seule avec trois enfants, si on ne peut traverser +la France? Puis, ayant une maison à Paris, on ne pourra jamais, en mon +absence, tenter aucune démarche pour chercher à la vendre.» En résumé, +je ne voulais pas quitter mon mari, et je résistai à tous les +raisonnements. + +On nous envoya de Londres, pour mon mari, moi et mes enfants, un +passeport danois. Nous partîmes pour Yarmouth, afin de prendre passage +sur un paquebot de la marine royale. Dans ce temps-là, il n'y avait pas +de bateaux à vapeur. Notre attente à Yarmouth se prolongea pendant tout +le mois de décembre. Nous n'osions pas retourner à Cossey, quoique la +distance ne fût que de dix-huit milles, le capitaine nous ayant déclaré +que dès que le vent deviendrait favorable, c'est-à-dire soufflerait du +sud-est, il mettrait sur l'heure à la voile. C'est tout au plus s'il +consentait à nous laisser à terre, tant il avait hâte de partir dès que +ce serait possible. Chaque courrier apportait des dépêches du +gouvernement. + +Jamais les jours ne me parurent plus tristes que pendant ce mois passé à +Yarmouth. Nous étions installés dans un mauvais petit _lodging_[125] de +deux chambres, où l'on nous nourrissait, et dont nous ne pouvions +sortir, car le temps était affreux. Le vent contraire soufflait avec +furie. Tous les jours on parlait de vaisseaux échoués ou qui avaient +péri. On ne peut s'imaginer combien de tels récits sont de nature à +déprimer les personnes appelées à s'embarquer d'un moment à l'autre. Je +voyais avec effroi le temps s'écouler et le terme de ma grossesse +s'approcher. La crainte d'accoucher en route ne me quittait pas, et +c'est ce qui arriva, en effet. Dix fois par jour, mon fils[126] allait +sur le port pour consulter la girouette. Le vent, toujours au nord-est, +nous était absolument contraire. + +Enfin, un matin on vint nous chercher pour monter sur le bateau, où se +trouvaient nos effets depuis longtemps déjà. À peine avions-nous mis le +pied sur le pont qu'on leva l'ancre. + +Je me réfugiai aussitôt dans un lit. Comme il y avait beaucoup de +passagers, il était prudent de ne pas tarder à se procurer un gîte +assuré. D'ailleurs, dans mon état, le roulement de ce _packet_[127], une +vraie coquille de noix, aurait pu m'être funeste. Je me couchai toute +habillée. Ma couchette se trouvait dans la chambre commune à tous les +passagers. Au nombre de quatorze, ils comprenaient des hommes de toutes +les nationalités et de toutes les catégories: Français, Russes, +Allemands, courriers, etc.. les uns atteints du mal de mer avec toutes +ses suites, les autres buvant du punch, de l'eau-de-vie, du vin. Tout ce +monde était réuni dans une petite chambre, où l'air n'arrivait que par +la porte. On avait, en effet, fermé l'écoutille, tellement la mer était +grosse. Une lampe infecte servait d'éclairage de jour comme de nuit et +augmentait encore la masse de dégoûts de toutes sortes dont on était +accablé dans cet horrible trou. Je ne pense pas avoir jamais autant +souffert que pendant les quarante-huit heures que dura la traversée. + +Mon mari et ma bonne[128], accablés du mal de mer, étaient étendus comme +morts dans leurs lits. Couchée près de moi se trouvait ma fille[129], +effrayée par la vue des hommes qui nous entouraient. Mon fils seul, avec +ses dix ans, restait debout et suppléait à tout. Il avait lié +connaissance avec les passagers, parlait anglais avec l'équipage, et le +capitaine l'appelait _my brave little fellow_[130]. Vers le milieu de la +seconde nuit de notre voyage, nous eûmes pendant quelques heures la +cruelle inquiétude d'être laissés à Héligoland, petite île à +l'embouchure de l'Elbe, au cas où le fleuve ne serait pas dégagé de +glaces. Le capitaine déclara ensuite qu'en raison du gros temps, si le +vent tournait à aucun point du nord, il se trouverait contraint, pour +éviter les atterrissages, de retourner en Angleterre sans chercher à +débarquer. Heureusement, nous échappâmes à ces deux éventualités. Après +avoir passé devant l'île d'Héligoland sans nous y arrêter, nous +pénétrâmes dans l'Elbe pour aller mouiller au large du petit port de +Cuxhaven, dans lequel nous n'entrâmes pas. + +Le capitaine avait hâte de se débarrasser de ses passagers. On jeta dans +une chaloupe les effets pêle-mêle. Mon mari et ma bonne partirent avec +mon fils. Quant à moi, le capitaine, compatissant à mon état, +m'embarqua, ainsi que ma fille dans un canot particulier, et donna +l'ordre aux deux matelots qui le montaient de me mettre à terre le plus +près possible de la ville. Cette recommandation faillit m'être fatale. +La marée étant basse, lorsque nous accostâmes la jetée, j'éprouvai +beaucoup de peine à monter, les deux matelots me saisirent alors par les +poignets; malgré le balancement du canot, ils ne me lâchèrent plus, et +cela bien heureusement, car je serais certainement tombée dans la mer; +puis ils me hissèrent sur la jetée, de telle sorte que pendant quelques +instants je fus suspendue par les bras: ils me quittèrent ensuite en me +laissant seule avec ma petite Charlotte. Je sentis que je m'étais fait +beaucoup de mal. Je dus néanmoins me mettre en route pour retrouver mon +mari, que j'apercevais au loin monté sur une charrette, qui portait +également la bonne et nos effets. Ce ne fut pas sans peine que je le +rejoignis. Je ressentais une violente douleur au côté droit, et depuis +j'ai toujours été persuadée que je m'étais fait une lésion interne dans +la région du foie. Les médecins n'ont jamais voulu reconnaître ce mal, +mais il n'en est pas moins vrai que je n'ai pas cessé d'en souffrir à +dater de ce jour et qu'à soixante-treize ans que j'ai aujourd'hui, j'en +souffre encore. + +Nous allâmes frapper à la porte de deux ou trois auberges sans pouvoir +trouver de logement, tant il y avait d'émigrés partant pour l'Angleterre +ou en venant. + +Enfin, dans l'une d'entre elles cependant, quand on s'aperçut que je +souffrais, on m'apporta, par charité, une paillasse et des draps avec +lesquels on me fit un lit par terre. Marguerite me déshabilla, ce qui ne +m'était pas arrivé depuis trois jours, et je pus me coucher. Quelques +instants après, je fus prise d'une fièvre violente, jointe à un +transport au cerveau, qui dura toute la nuit. M. de La Tour du Pin, très +inquiet, craignait une fausse couche ou une maladie grave. Il envoya +chercher un médecin. Après bien des recherches on en ramena un qui ne +parlait pas un mot de français. Je parvins, aidée toutefois d'un +interprète, à lui faire comprendre que j'attribuais ma douleur au côté, +au fait d'avoir été tenue suspendue par les bras au moment où les +matelots m'enlevèrent du canot pour me mettre sur la jetée. Il +m'appliqua sur le point malade un grand cataplasme composé d'avoine +bouillie dans du vin rouge, et m'ordonna une drogue si calmante que je +dormis vingt-quatre heures de suite. À mon réveil, j'étais tout à fait +rétablie. + + + + +II + +Pendant que je reposais, mon mari avait acheté, pour 200 francs, une +vieille petite calèche, assez spacieuse pour nous contenir tous. Après +un second jour de repos, nous nous mîmes en route dans cette voiture +ouverte, au mois de janvier, dans le nord de l'Allemagne. Heureusement +le temps favorisa les premiers jours de notre voyage. Une pluie +torrentielle ne cessa de tomber pendant la quatrième journée. Marguerite +et moi étions à peu près à couvert dans le fond de la calèche; mais M. +de La Tour du Pin et Humbert, malgré un parapluie, furent mouillés +jusqu'aux os. Nous restâmes deux jours à Brême pour sécher leurs habits +et leurs manteaux, auprès de ces beaux grands poêles qu'on trouve dans +les maisons allemandes, et aussi pour nous reposer. Puis le temps étant +redevenu beau, nous nous mîmes de nouveau en route. Il était tombé +beaucoup de neige, et la route se distinguait à peine dans les plaines +de bruyères que nous traversions. Quoique marchant continuellement au +pas, nous n'en versâmes pas moins trois fois dans la journée sans nous +faire de mal ou sans croire sur le moment nous en être fait. + +Vers le soir, nous arrivâmes dans une petite ville, Wildeshausen, où +nous devions coucher. Elle était située dans l'électorat de Hanovre et +avait par conséquent une garnison hanovrienne. Les officiers, ce +jour-là, donnaient un grand bal à un autre régiment de passage. Toutes +les chambres de l'unique auberge de l'endroit étaient occupées. Nous +avions cherché un refuge dans le vestibule, près du poêle, et nous nous +tenions là fort attristés par la perspective de passer la nuit sur des +bancs de bois, lorsqu'un officier pimpant et vêtu pour la soirée +dansante vint galamment me dire en anglais que, prévoyant qu'il +passerait toute la nuit au bal, il mettait sa chambre à ma disposition. +Nous y entrâmes pour souper. Le repas servi, mon mari, remarquant que je +ne mangeai pas, me demanda si je souffrais. Je ne pus lui cacher +davantage l'impossibilité où je me trouvais d'aller plus loin, et que je +sentais proche le moment de mon accouchement. À ces paroles, son +désespoir ne saurait se peindre. Ce fut à mon tour de le consoler en lui +disant que les enfants naissaient partout et que tout se passerait bien. +Mais il fallait sortir de la chambre du capitaine. + +Le maître d'hôtel, mis au courant, par signes, de la situation, envoya +réveiller au bout de la ville un vieux perruquier, Français d'origine, +établi à Wildeshausen depuis la guerre de Sept Ans. Il arriva très +promptement, car les toilettes du bal l'avaient empêché de se coucher. +Son premier soin fut de courir à la recherche du médecin de la localité. +Celui-ci, un élégant jeune homme, arriva ganté de blanc. Il sortait du +bal et était encore tout essoufflé de sa dernière valse. Sa connaissance +du français se réduisait à quelques phrases de la grammaire et toutes +médicales. Comme j'étais étendue sur le lit, enveloppée dans mon +manteau, il ne put, par la rondeur de ma taille, pronostiquer le genre +de maladie dont je souffrais. «La fièvre?» dit-il.--«Mais non», +répondis-je.--«Alors?» reprit-il d'un ton interrogateur. Le vieux +perruquier Denis, qui avait déserté pendant la guerre de Sept Ans, +intervint heureusement à ce moment pour lui expliquer la nature de ma +maladie. Il demanda si je pouvais être transportée sans inconvénient +dans deux chambres qu'il savait être à louer au bout de la petite ville. +Le médecin y consentit, puis retourna au bal. Denis courut réveiller le +propriétaire de ces deux chambres, et avant le jour j'y étais installée. + +La maison, comme toutes celles des gros paysans de cette partie de +l'Allemagne, avait une grande porte cochère par laquelle on pénétrait +dans une large remise qui occupait toute la profondeur de la maison. Sur +le devant, à droite et à gauche de cette remise, au rez-de-chaussée, se +trouvaient deux bonnes chambres bien propres et convenablement meublées. +Marguerite et mes deux enfants, Humbert et Charlotte, se mirent dans +l'une. La plus grande me fut affectée, et mon mari s'installa dans un +cabinet attenant. + +Nous avions heureusement avec nous le linge et tout ce qui pouvait être +nécessaire au petit être qui allait venir au monde. Ne souffrant pas +encore beaucoup, j'eus le temps de vaquer à tous nos petits +arrangements, et c'est le lendemain matin seulement, 13 février 1800, +que je donnai le jour à une petite fille[131] d'une extrême délicatesse, +née à sept mois et demi. J'osais à peine concevoir l'espoir de la +conserver, tant elle était maigre et chétive. Hélas! je l'ai gardée +dix-sept ans, pour me la voir ravie ornée de tous les dons de la beauté, +du caractère, de l'esprit et douée d'agréments de tous genres... Dieu me +l'a reprise: Sa sainte volonté soit faite! + +Elle se nommait Cécile, nom chéri qu'a porté, en la remplaçant, +celle[132] qui parcourt peut-être ces lignes. Qu'elle y lise aussi ma +reconnaissance pour tout le bonheur qu'elle a répandu sur ma vieillesse. + +Le lendemain du jour où j'étais accouchée, le bailli de la localité, qui +avait une première fois déjà envoyé chercher nos passeports, dépêcha un +de ses gardes de ville pour lui amener M. de La Tour du Pin. Il dit à +mon mari en bon français: «Monsieur, votre passeport danois est sous un +faux nom. Vous êtes Français et émigré, et dans l'électorat de Hanovre +où vous vous trouvez, il est défendu de laisser séjourner les émigrés +français plus de deux fois vingt-quatre heures.» M. de La Tour du Pin +fut terrifié par ce discours. Il allégua que je ne pouvais être +transportée, étant accouchée seulement depuis quelques heures. Mais le +bailli fut inflexible quant au départ de mon mari et déclara qu'avant la +fin de la journée il devait, à son choix, partir pour Hanovre ou +retourner à Brême. Puis il ajouta: «Monsieur, puisque vous avouez votre +qualité de Français, faites-moi connaître votre vrai nom.»--«La Tour du +Pin.»--«Ah! mon Dieu, s'écria le bailli, seriez-vous l'ancien ministre +de France à La Haye?»--«Précisément.»--«Eh! bien, monsieur, s'il en est +ainsi, restez ici tout le temps qu'il vous plaira. Mon neveu, M. +Hinuber, un très jeune homme, était ministre de Hanovre à La Haye. Il +allait souvent chez vous, vous aviez mille bontés pour Lui, etc.» Et +voilà ce brave homme qui énumère les soupers, les tasses de thé, les +verres de punch que son neveu avait mangés ou bus chez nous, les +contredanses qu'il avait dansées dans nos salons. À partir de ce moment, +il se mit à notre disposition avec un zèle qui ne se démentit pas. Je ne +serais pas surprise, en vérité, qu'il eût fait publier que tous les +habitants devaient être à nos ordres. Jamais on n'a offert une +hospitalité aussi franche, des soins aussi recherchés que ceux dont, dès +lors, nous fûmes l'objet dans cette petite ville. + +Le ministre luthérien avait des pensionnaires et des enfants, parlant +anglais, de l'âge de mon fils. Il venait le chercher tous les jours à +l'heure de la récréation, qui se passait sur la neige, dont il y avait +encore deux pieds. Les chasseurs m'apportaient du gibier. De bonnes +dames, dont je n'ai jamais su le nom, m'envoyaient des confitures, des +gâteaux, des livres anglais ou français. Quant au médecin, je recevais +sa visite tous les jours... mais c'était pour que je lui donnasse une +leçon de français. + +Je fus rétablie en quinze jours, et le vingt et unième nous partîmes, +non sans avoir été prendre le thé chez le bailli, le bourgmestre, le +curé, etc. Wildeshausen avait une église catholique. Ma toute petite +fille y fut baptisée et tenue sur les fonts par le vieux perruquier et +sa femme qui, depuis quarante ans qu'elle l'avait épousé, n'avait pas +appris un mot de français. J'allai faire mes relevailles dans la même +église. + + + + +III + +Nous prîmes la route de Lingen pour entrer en Hollande. Un certain +nombre de jeunes gens nous accompagnèrent pendant plusieurs lieues. Ils +nous quittèrent dans une auberge où nous nous étions arrêtés pour faire +déjeuner les enfants. Avant de se séparer de nous, ils voulurent à toute +force me décider à boire une tasse d'un mélange allemand dont ils +avaient préparé les ingrédients. Je pensais que ce serait détestable, et +néanmoins, après en avoir goûté, je trouvai le breuvage excellent. Il se +composait de vin de Bordeaux chaud, dans lequel on mettait des jaunes +d'oeufs et des épices. Le médecin se trouvait parmi ceux qui me +reconduisaient. Ce fut par son ordonnance que j'avalai ce mélange qui me +grisa un peu. + +Les braves gens de mon escorte nous quittèrent alors en nous souhaitant +avec ferveur un bon voyage. Leurs voeux nous portèrent bonheur car il ne +nous arriva rien de fâcheux, et ma petite fille supporta étonnamment +bien la route, pour une enfant qui n'avait pas un mois. Elle ne quittait +pas, il est vrai, mon sein le jour comme la nuit, et j'eus grand soin de +ne pas lui laisser respirer une seule fois l'air glacial de ces plaines +du Nord. Sans les soins minutieux dont elle fut entourée par Marguerite +et par moi, elle aurait pu difficilement résister à un voyage si long et +si pénible au mois de mars. + +Nous arrivâmes enfin à Utrecht, et mon mari alla aussitôt à La Haye pour +se faire délivrer un passeport en règle par l'ambassadeur de la +République française auprès de la République batave, M. de Semonville. +Celui-ci, tournant toujours au vent qui soufflait, avait déjà su plaire +au nouveau gouvernement, dont Bonaparte était le chef. M. de La Tour du +Pin connaissait très intimement, depuis longtemps, M. de Semonville. +Aussi fut-il reçu à bras ouverts, et on lui fabriqua un superbe +passeport attestant qu'il n'était pas sorti d'Utrecht depuis le 18 +fructidor. + +Pendant la courte absence de M. de La Tour du Pin, Mme d'Hénin, par le +plus grand des hasards, passa à Utrecht, et mon mari fut fort surpris de +trouver sa tante au retour du voyage qu'il venait de faire à La Haye. + +Mme d'Hénin s'en allait, je crois, chez M. de La Fayette, établi depuis +sa sortie de prison, après le traité de Campo-Formio, à Vianen, près +d'Utrecht. Je ne puis me rappeler si elle venait de France ou +d'Angleterre. Elle possédait toujours deux ou trois passeports +différents, et changeait de nom et de route à tous moments. + +Nous restâmes deux jours avec elle; puis, profitant d'une voiture que +l'on dirigeait sur Paris, et que nous nous chargeâmes de remettre à +destination, nous partîmes. + +En arrivant à Paris, nous étions descendus à l'hôtel Grange-Batelière. +Mon mari y fut réveillé, au milieu de la nuit, d'une façon singulière. +Le garçon d'auberge avait entendu prononcer plusieurs fois, pendant +notre souper, le nom de mon fils: Humbert. Or, il se trouva qu'on +recherchait pour l'arrêter, j'ai oublié pour quel motif, un certain +général Humbert, logé comme nous dans l'hôtel. Les gendarmes chargés de +l'arrestation furent, quand ils se présentèrent, conduits dans la +chambre de mon mari par ce même garçon d'auberge, qui affirmait que nous +avions souvent répété le nom d'Humbert pendant la soirée. Le quiproquo +fut bientôt expliqué. Les gendarmes, de fort mauvaise humeur contre le +garçon qui les avait induits en erreur, s'en plaignirent au maître de la +maison. Ce dernier n'était autre que l'ancien tailleur Pujol. Il avait, +à cette époque, fait fortune, et sa jolie fille a épousé plus tard le +peintre célèbre, Horace Vernet. + +Mon beau-frère Lameth et notre ami Brouquens se trouvaient à Paris. M. +de Lameth nous logea dans une charmante petite maison toute meublée, rue +de Miromesnil, occupée jusque-là par deux de ses amis qui venaient de la +quitter pour s'en aller passer à la campagne tout l'été. Nous étions +prédestinés à habiter des maisons de filles. Celle de Richmond +appartenait à une actrice. Celle-ci avait été arrangée pour Mlle +Michelot, ancienne maîtresse de M. le duc de Bourbon. Tous les murs +étaient ornés de glaces, et cela avec une telle prodigalité que je fus +obligée de tendre de la mousseline pour en dissimuler la plus grande +partie, tant j'étais ennuyée de ne pouvoir bouger sans rencontrer ma +figure reflétée de la tête aux pieds. + +Je trouvai à Paris, déjà revenues de l'émigration, beaucoup de personnes +de ma connaissance. Tous les jeunes gens tournaient, dès ce moment, les +yeux, vers le soleil levant, Mme Bonaparte, installée aux Tuileries, +dont les appartements avaient été remis à neuf comme par enchantement. +Elle avait déjà des airs de reine, mais de la reine la plus gracieuse, +la plus aimable, la plus prévenante. Quoique n'ayant pas beaucoup +d'esprit, elle avait bien compris cependant les projets de son mari. Le +premier consul avait donné à sa femme la mission de ramener à lui _la +haute société_. Joséphine lui avait persuadé, en effet, qu'elle en avait +fait partie, ce qui n'était pas exact. Avait-elle été présentée à la +cour, allait-elle à Versailles? Je l'ignore, mais grâce au nom de son +premier mari, M. de Beauharnais, la chose eût été certainement possible. +Quoi qu'il en soit, en admettant même sa présentation, elle aurait été +comprise alors dans la catégorie de ces dames qui, après avoir été +présentées, ne revenaient faire leur cour qu'au jour de l'an. Nous les +appelions insolemment _les traîneuses_. On les reconnaissait à la gêne +que leur causaient leurs paniers et le bas de leurs robes, dans lequel +elles embarrassaient leurs jambes ou celles de leurs voisines, et aussi +parce qu'elles levaient les pieds en marchant dans la galerie de +Versailles. Dans cette galerie, dont le parquet était uni comme une +glace, nous autres, élégantes habituées, nous glissions nos petits +souliers blancs comme en patinant. Ne pas se soumettre à cette dernière +absurdité de la mode était la raison la plus péremptoire pour acquérir +le titre de _traîneuse_. + +Je rencontrais M. de Beauharnais tous les jours dans le monde, de 1787 à +1791. Comme il avait également beaucoup vu M. de La Tour du Pin, quand +mon mari était aide de camp de M. de Bouillé, pendant la guerre +d'Amérique, M. de Beauharnais lui dit un jour: «Viens donc me voir, pour +que je te présente à ma femme.» M. de La Tour du Pin se rendit une fois +chez eux, mais n'y retourna plus ensuite. La société qui se réunissait +dans leur salon n'était pas la nôtre. M. de Beauharnais, toutefois, +allait partout, car il s'était lié pendant la guerre avec plusieurs +sommités de la grande société. Il avait une charmante figure, et, dans +ces temps où la danse était un art, il passait à juste titre pour le +_plus beau danseur_ de Paris. J'avais beaucoup dansé avec lui; aussi +quand j'appris sa mort sur l'échafaud, j'en éprouvai un sentiment des +plus pénibles. Mon souvenir ne me le représentait que dans une +contredanse... Quel terrible et frappant contraste! + + + + +IV + +Je revis M. de Talleyrand toujours animé des mêmes sentiments à mon +égard: aimable sans être réellement utile. Pendant les deux dernières +années, il avait travaillé à sa fortune d'une manière si efficace que je +le retrouvai établi dans une belle maison, sa propriété personnelle, de +la rue d'Anjou, riant sous cape de la disposition de se rattacher au +gouvernement où il voyait tous ceux qui rentraient en France. Il me dit: +«Que fait Gouvernet? Veut-il quelque chose?»--«Non, répondis-je, nous +comptons aller nous installer au Bouilh.»--«Tant pis, s'écria-t-il, +c'est une bêtise.»--«Mais, repris-je, nous ne sommes pas en état de +rester à Paris.»--«Bah! dit-il, on a toujours de l'argent quand on +veut.» Voilà l'homme! + +Dès que Mme Bonaparte connut, par Mme de Valence et Mme de Montesson, ma +présence à Paris, elle désira que je vinsse chez elle. Attirer à soi une +femme, jeune encore, ancienne dame de la cour, très à la mode, voilà une +conquête, si j'ose le dire, dont elle était très impatiente de se vanter +au premier consul. Aussi me fis-je un peu prier, pour donner du prix _à +ma condescendance_; puis, un matin, je me rendis chez Mme Bonaparte avec +Mme de Valence. Je trouvai dans le salon un cercle de femmes et un +groupe de jeunes gens, tous de ma connaissance. Mme Bonaparte vint à moi +en s'écriant: «Ah! la voilà!» Elle m'assit à côté d'elle, me dit mille +choses gracieuses en répétant: «Comme elle a l'air anglais!»--ce qui +cessa d'être une éloge quelque temps après. Elle m'examina de la tête +aux pieds, et son attention se porta surtout sur une grosse tresse de +cheveux blonds qui entouraient ma tête et dont ses yeux ne pouvaient se +détacher. Comme nous nous levions pour partir, elle ne put s'empêcher de +demander tout bas à Mme de Valence si cette tresse était bien faite avec +mes propres cheveux. + +Mme Bonaparte me parla de Mme Dillon, ma belle-mère, avec beaucoup de +bienveillance; exprima un vif désir de faire la connaissance de ma soeur +Fanny, qui était en même temps sa nièce--la mère de Mme Dillon et celle +de Joséphine étaient soeurs.--Puis elle continua en disant que tous les +émigrés allaient rentrer, qu'elle en était charmée, qu'on avait assez +souffert, que le général Bonaparte souhaitait avant toute autre chose +amener la fin des maux de la Révolution, etc., enfin toute une suite de +propos rassurants. Elle demanda aussi des nouvelles de M. de La Tour du +Pin et témoigna le désir de le voir. Elle partait pour la Malmaison et +m'invita à y venir. De toutes façons elle fut fort aimable, et je vis +clairement que le premier consul lui avait donné le département des +dames de la cour et confié le soin de leur conquête quand elle en +rencontrerait. La tâche n'a guère été difficile, car toutes se sont +précipitées vers le pouvoir naissant, et je ne connais que moi qui aie +refusé d'être dame du palais de l'Impératrice Joséphine. + +Je retrouvai à Paris le général Sheldon. Nous avions été élevés ensemble +et il avait pour moi l'amitié d'un frère. Le malheureux homme fut à un +moment atteint d'une affreuse maladie qui mit fin à sa carrière +militaire, pleine de brillantes promesses. Après avoir pris part à +toutes les campagnes à la suite desquelles on l'avait promu général de +brigade, il fut frappé de fréquentes attaques d'épilepsie. On lui avait +donné le commandement de la petite place de Draguignan et de quelques +troupes sur la frontière. Il vint à Paris pour tâcher d'obtenir quelque +chose de mieux par l'entremise du général Clarke, depuis duc de Feltre, +son compagnon d'armes dans le régiment de Dillon. Personnellement sans +fortune, il avait commis la très grande sottise d'épouser par amour la +fille d'un notaire de Draguignan, riche seulement de sa très jolie +figure. Ce pauvre Sheldon a accumulé maladresse sur maladresse pendant +toute sa vie. Notre oncle commun, l'archevêque de Narbonne, après +l'avoir élevé, le confia tout jeune à mon père, qui l'incorpora dans son +régiment. Ce fut Sheldon[133] qui apporta les drapeaux conquis à la +prise de Grenade. Cette victoire, due à la vaillance des grenadiers du +régiment de Dillon, qui étaient montés à l'assaut commandés par Sheldon, +âgé de vingt-deux ans seulement, lui valut le brevet de colonel. Ce fut +pour le brave garçon une mauvaise chance, car dès lors il devint +impossible de l'employer dans son grade. À la paix, il fut mis _à la +suite_ de la légion des hussards de Lauzun. Il n'en tira d'autre +avantage que l'obligation d'acheter un uniforme dont le prix dépassait +de beaucoup une année d'appointements. Puis il passa en Angleterre, sur +l'invitation du beau et célèbre colonel Saint-Léger, ami intime du +prince de Galles. Par cette longue digression, je me suis proposé +d'arriver à une circonstance remarquable dans laquelle mon cousin a joué +un rôle qui mérite d'être rappelé. Logé chez le prince et comblé de ses +bontés, c'est lui, en sa qualité d'_Anglais catholique_, qui fut témoin +du mariage du prince de Galles avec Mme Fitzherbert. On a beaucoup nié +la célébration de ce mariage. Comme Mme Fitzherbert était catholique, et +que ce fut un prêtre catholique qui bénit le mariage, il est très +plausible de supposer que les dispenses nécessaires avaient été +accordées. Ceci explique comment les dames catholiques les plus rigides, +et, entre autres, ma tante lady Jerningham, continuèrent à la voir, +malgré la publicité de son union avec le prince de Galles[134]. + +M. de La Tour du Pin et moi, nous n'avions jamais été inscrits--je ne +m'explique pas pourquoi--sur la liste des émigrés. Il nous fallut donc +prendre un certificat de résidence en France, signé de neuf témoins, +formalité indispensable, dont personne n'était dupe cependant. Dans ce +but, je me rendis à la municipalité du quartier avec mon escouade de +témoins. Lorsque le certificat fut signé et revêtu de tous les +_mensonges_ nécessaires, le maire, en m'en remettant très poliment une +expédition, me dit tout bas: «Cela n'empêche pas que toutes les pièces +de votre habillement n'arrivent de Londres.» Puis il se mit à rire. +Quelle comédie! + +L'endroit de Paris où, pendant cet été, se réunissait la meilleure +compagnie se trouvait sous la voûte d'une maison de la place Vendôme: +celle qui forme le pan coupé de la place, à droite en allant vers la rue +Saint-Honoré et du côté de cette rue. C'était là que siégeait la +_Commission des émigrés_, tribunal assez facile à se concilier quand on +n'y arrivait pas les mains vides. Dans la foule qui se pressait sur ce +point, on rencontrait les plus grands personnages mêlés à des agents +d'affaires de toutes catégories. Dominant le bruit des conversations les +plus variées, ces phrases surtout se faisaient entendre: «Êtes-vous +rayé?»--«Allez-vous l'être?» Et tel, muni d'une suite respectable et non +interrompue de certificats de résidence en France attestant combien il +avait été injuste d'inscrire son nom sur la fatale liste, s'entretenait +ouvertement, sur le seuil de la maison, de ses faits, gestes et paroles +à Coblentz, à Hambourg ou à Londres. + +Les Français s'amusent de tout. La Commission des émigrés était devenue +un lieu de réunion. On s'y donnait rendez-vous. On y allait pour +rencontrer d'anciennes connaissances, pour causer de ses projets, du +choix de sa résidence, etc. Beaucoup de ceux qui revenaient +considéraient l'endroit comme un bureau de placement. Les pères se +demandaient si leurs fils entreraient au service militaire. On +commençait aussi à parler _du pays_, dont on s'embarrassait si peu +quelques mois auparavant. Les plus beaux noms de France coudoyaient, +sous la porte, les représentants des familles nobles de province. Quel +dommage qu'il n'y eût pas à l'entrée une balance ou un pont à bascule +semblable à ceux qui pèsent les voitures sur les chemins de fer. Combien +de bons et loyaux gentilshommes de province qui, en rentrant d'exil, ne +trouvaient plus que les quatre murs nus de leurs habitations, souvent +même sans un toit pour les abriter eux et leur famille, auraient pesé +d'un plus grand poids que tel duc au nom retentissant!... + +Nous n'avions pas affaire à la commission, puisque nous ne figurions pas +sur la liste des émigrés. Il fut pourtant nécessaire de faire rayer de +cette liste le nom de ma belle-mère. Quoique établie depuis trente ans +au couvent des dames anglaises de la rue des Fossés-Saint-Victor, +qu'elle n'avait jamais quitté, on l'y avait inscrite. La vente de tout +le mobilier de son château de Tesson et de deux métairies avait été la +conséquence de cette inscription non justifiée. + + + + +V + +Bonaparte, avant son départ pour le fameux passage du +Grand-Saint-Bernard, eut l'idée de créer, avec de jeunes volontaires, un +régiment de hussards. Dans le cadre des officiers de ce corps étaient +bientôt entrés les jeunes gens les moins avancés en âge de la haute +société. Parmi eux se trouvait notre neveu, Alfred de Lameth. Il avait +dix-huit ans seulement. Comme l'uniforme en était jaune clair, le peuple +de Paris nomma ce nouveau corps _les serins_. L'occasion d'acheter de +beaux chevaux, de faire de la dépense eut bien vite tenté les jeunes +gens. Mais, quand ils virent que le peuple se moquait d'eux, ils se +fondirent peu à peu dans l'armée. + +Je me rendis un matin à la Malmaison. C'était après la bataille de +Marengo. Mme Bonaparte me reçut à merveille, et, après le déjeuner, qui +eut lieu dans une délicieuse salle à manger, elle me fit visiter sa +galerie. Nous étions seules. Elle en profita pour me faire des contes à +dormir debout sur l'origine des chefs-d'oeuvre et des admirables petits +tableaux de chevalet que la galerie contenait. Ce beau tableau de +l'Albane, le pape l'avait contrainte à l'accepter. La _Danseuse_ et +l'_Hébé_, elle les tenait de Canova. La ville de Milan lui avait offert +ceci et cela. Je n'eus garde de ne pas prendre ces dires au sérieux. +Mais ayant une grande admiration pour le vainqueur de Marengo, j'aurais +estimé davantage Mme Bonaparte si elle m'eût simplement dit que tous ces +chefs-d'oeuvre avaient été conquis à la pointe de son épée. La bonne +femme était essentiellement menteuse. Lors même que la simple vérité +aurait été plus intéressante ou plus piquante que le mensonge, elle eût +préféré mentir. + +Le pauvre Adrien de Mun, alors un brillant jeune homme, m'accompagnait +dans cette visite. Je trouvai à la Malmaison les de L'Aigle, les La +Grange, Juste de Noailles, et _tutti quanti_[135], se faisant déjà +prendre la mesure, en imagination, des habits de chambellan dont je les +ai vus revêtus depuis. + +Une chose nous avait beaucoup frappés, mon mari et moi: c'est la +froideur avec laquelle le peuple de Paris, si aisément enthousiaste, +reçut la nouvelle de la bataille de Marengo. Nous allâmes, en compagnie +de M. de Poix, nous promener au Champ de Mars, le jour anniversaire du +14 Juillet. Après la revue de la garde nationale et de la garnison, un +petit bataillon carré d'une centaine d'hommes revêtus d'effets sales et +déchirés, les uns le bras en écharpe, d'autres la tête entourée de +bandages, et portant les étendards et les drapeaux autrichiens pris à +Marengo, entra dans l'enceinte. Je m'attendais à des applaudissements +forcenés et bien motivés. À l'encontre de mes prévisions, pas un cri, et +très peu de signes de joie. Nous en fûmes aussi surpris qu'indignés, et +même, depuis, en y réfléchissant à loisir, la cause de cette froideur +nous a toujours paru inexplicable. Ces braves soldats étaient arrivés en +poste, nous dit-on, pour paraître ce jour-là à la revue devant le +public. + +Mme de Staël avait quitté ma maison. Son mari était mort[136], à ce +qu'il me semble ou retourné en Suède. Après s'être installée dans un +petit appartement, elle se préparait à aller rejoindre son père à +Coppet. Bonaparte ne pouvait la souffrir, quoiqu'elle eût fait mille +avances pour lui plaire. Je crois même qu'elle n'allait pas chez Mme +Bonaparte. Un jour, cependant, je rencontrai Joseph Bonaparte dans son +salon. Elle recevait des gens de tous les régimes. Les émigrés revenus +en France abondaient chez elle, mêlés aux anciens partisans du +Directoire. + + + + +CHAPITRE X + +I. Vente de la maison de Paris.--Départ pour le Bouilh.--Les récits de +la Vendéenne.--Un accident de voiture: dévouement de Marguerite.--La vie +au Bouilh.--Mme de Bar et ses enfants.--Grande influence exercée par Mme +de La Tour du Pin sur la destinée du jeune de Bar.--II. Mme de +Maurville.--L'éducation de Mlle de Lally.--Préoccupations d'avenir.--Le +concordat et ses effets.--L'archevêque de Bordeaux, d'Aviau de +Sanzai.--L'établissement de l'Empire.--Un _oui_ qui préoccupe +beaucoup.--Mme d'Hénin et M. de Lally.--III. Séjour au Bouilh de Mme de +Duras et de ses enfants.--Sa nouvelle attitude dans le monde.--Elle +cherche à consoler M. d'Angosse.--Mme de Lally et M. Henri d'Aux.--Les +cent mille francs de M. de Lally.--Mort de Marguerite.--IV. M. de La +Tour du Pin refuse de solliciter un emploi.--Arrangement avec M. Malouet +pour l'avenir d'Humbert.--Naissance d'Aymar, le seul des enfants de Mme +de La Tour du Pin qui lui ait survécu.--M. Marbotin de Couteneuil, oncle +de M. Henri d'Aux.--Mariage de Mlle de Lally et de M. Henri d'Aux.--Mort +brillante du lieutenant Alexandre de Maurville. + + + + +I + +Enfin, vers le mois de septembre, nous nous décidâmes à partir pour le +Bouilh. Nous avions vendu notre maison[137] à Paris assez mal. Elle +était située dans un vilain quartier, la rue du Bac. Je ne me souviens +plus de l'affectation donnée par mon mari aux fonds provenant de cette +vente. Il trouva à son retour un si grand désordre dans les affaires de +son père et dans les siennes propres, tant de malheur s'attachait à tout +ce qu'il entreprenait que, malgré son intelligence et sa capacité, rien +ne lui réussissait. Assurément, tous ses actes étaient uniquement +inspirés par le seul désir d'améliorer la fortune de ses enfants! Paix +et respect donc à sa mémoire. + +Nous emmenâmes de Paris un instituteur pour mon fils, c'était un prêtre +qui avait émigré en Italie et qui en avait étudié la langue à fond. Il +se nommait M. de Calonne. Comme société, sa présence offrait peu de +ressource. Mais, quoiqu'il fût dans une position fort précaire, on nous +donna de très bonnes recommandations sur son compte et sur sa moralité. +Cela nous détermina à le prendre. Mon mari s'en alla seul par Tesson, et +je pris un voiturier qui nous mena à petites journées dans un grand +carrosse, où prirent place, en plus de moi, M. de Calonne, mon +fils[138], mes deux filles[139], ma bonne Marguerite et une fille de la +nourrice d'Humbert, dont nous avions fait notre femme de chambre. +Humbert s'assit à coté du cocher. À Tours, nous rencontrâmes une femme +qui s'en allait à Bordeaux dans une petite charrette chargée de toiles +et de mouchoirs de Cholet. Appelée à voyager seule, elle fut bien aise +de se joindre à nous, comme moyen de protection, car les routes étaient +peu sûres. Humbert, ayant lié conversation avec notre compagne de route, +vint me demander la permission de monter dans sa charrette. Il y resta +jusqu'au Bouilh. + +Cette femme était Vendéenne. Elle avait fait la guerre, assisté à toutes +les affaires, passé et repassé la Loire. Elle racontait tous les +événements auxquels elle avait pris part à Humbert, qui ne se lassait +pas d'écouter ses récits. Puis il me les répétait, et ce fut ainsi que +j'appris l'histoire de cette intéressante et admirable guerre, dont +j'avais à peine entendu parler pendant les cinq mois que nous passâmes à +Paris, tant le gouvernement prenait de soin pour que les détails n'en +fussent pas publiés. Plus tard j'acquis la certitude, comme je le dirai +par la suite, que Bonaparte lui-même ignora tous les détails de cette +noble lutte, jusqu'au jour où il lut les mémoires manuscrits de Mme de +La Rochejaquelein[140]. + +Nous eûmes un affreux accident en arrivant au Bouilh. Les chemins +étaient affreux, presque impraticables. J'avais suspendu au milieu de la +voiture une barcelonnettte dans laquelle ma petite Cécile, si délicate, +se trouvait couchée. En sortant d'un village, la voiture donna dans une +ornière profonde. La cheville ouvrière cassa et nous versâmes. La glace +était levée du côté de la tête de l'enfant, côté précisément vers lequel +nous tombions, assez doucement d'ailleurs, puisque nous allions au pas. +Mon excellente Marguerite vit que la tête de la petite était sur le +point de heurter la glace qui venait de se briser en éclats. Elle +n'hésita pas, allongea le bras qui, jeté contre les débris de verre, +reçut une coupure affreuse jusqu'à l'os, et s'écria: «La petite n'a +rien.» Mais l'enfant ayant été en un instant couverte du sang de la +pauvre bonne, j'éprouvai tout d'abord une mortelle frayeur. Un +chirurgien de la localité fut appelé pour panser la blessée. Quant à la +femme de chambre, elle avait le bras démis, et je fus obligée de la +laisser pendant quelques jours dans le village. + +Enfin, nous arrivâmes au Bouilh, où je fus heureuse de me retrouver. +J'avais grand besoin de repos. Une excellente fille que j'y avais +laissée avait pris soin de tout, malgré l'apparence de séquestre que +l'on avait remis sur le château. Mon mari arriva peu de jours après, et +nous nous trouvâmes enfin tous réunis chez nous. + +M. de La Tour du Pin se consacra à l'agriculture et à l'éducation de son +fils, à laquelle je contribuais pour ma part, afin qu'il n'oubliât pas +l'anglais. Humbert était âgé de dix ans et demi, Charlotte allait en +avoir quatre, et Cécile avait six mois. Mon excellente bonne, +Marguerite, se dévouait avec plus d'attention et de tendresse aux chers +enfants que je ne le faisais moi-même. + +Je revis avec plaisir notre bonne et spirituelle voisine, Mme de Bar. Sa +fille, alors dans sa vingtième année, me témoignait beaucoup d'amitié. +Elle avait aussi un fils, âgé de dix-sept ans. J'ai exercé une grande +influence sur sa destinée, sans qu'il s'en soit peut-être jamais rendu +compte. Aussi son souvenir m'est-il resté cher et douloureux. + +Mme de Bar, femme de prodigieusement d'esprit, se trouvait veuve d'un +officier du génie très distingué, ami intime de mon beau-père. Il mourut +au commencement de la Révolution, et sa femme se retira à la campagne +sans autre fortune qu'une propriété en vignes qu'elle faisait valoir. +Malgré son esprit, ses bons sentiments, sa distinction, et quoiqu'elle +aimât passionnément son fils, âgé de dix ans seulement lorsqu'il perdit +son père, elle avait complètement négligé son éducation. M. de La Tour +du Pin le lui reprocha vivement. À quoi elle répondit qu'il ne voulait +rien faire, qu'il avait horreur des livres et ne témoignait de goût pour +aucune carrière. Elle lui reconnaissait cependant de l'esprit naturel. +Comme je n'ajoutai pas foi à ces excuses d'un amour maternel mal +entendu, elle me pria de parler à son fils. Je m'y prêtai volontiers. Un +matin donc que j'étais seule à arranger les livres dans la bibliothèque, +il vint me trouver. Je lui demandai de m'aider. Il y mit un zèle et une +intelligence qui me surprirent. L'occasion était propice pour lui faire +un peu de honte de son ignorance, puis je lui fis promettre de +s'arracher à sa paresse, d'étudier, de lire. Je lui donnai des livres à +emporter, en lui demandant de me faire de ces ouvrages des extraits que +je corrigerais, sans en parler, même à sa mère. Il fut transporté de +reconnaissance. Quinze jours plus tard, Mme de Bar me dit que j'avais +fait un miracle: son fils passait maintenant les jours et les nuits à +écrire. Il m'apporta ses premiers essais, je les corrigeai, et au bout +de deux mois, son esprit très supérieur s'était développé au point que +je dus reconnaître mon insuffisance à être plus longtemps son +institutrice. Le désir d'entrer dans la marine lui vint, et comme je +connaissais beaucoup le commissaire général de la marine à Bordeaux, M. +Bergevin, j'obtins son admission à l'École de marine, à titre d'élève +aspirant. Au moment de partir, le pauvre enfant fut désespéré. Il me +demanda la permission de m'écrire ses progrès, et je lui promis de lui +répondre exactement. Cette âme si ardente et ce coeur si pénétré, hélas! +d'un sentiment dont il ne se doutait pas, avaient besoin de croire que +ses progrès m'intéressaient. Mais n'interrompons pas ce triste récit; je +veux le continuer tout de suite. + +Le jeune de Bar alla à Bordeaux, où ses études se firent avec une +distinction si extraordinaire, qu'au bout d'un an, après les examens du +célèbre Monge, il fut envoyé à Brest avec le grade d'aspirant de +deuxième classe. Quand, revêtu de son uniforme, et en route pour +rejoindre une grande école d'où il sortirait officier, il vint me voir, +rien ne peut peindre les sentiments de bonheur, d'orgueil, de gloire +dont il était animé. Quand il entra dans le salon, je ne le reconnus +tout d'abord pas. Il avait grandi, sa figure s'était développée. Je lui +parlai avec intérêt du succès de ses études. Il répondit les larmes aux +yeux: «C'est votre ouvrage.» Pauvre enfant! À Brest, il eut les mêmes +succès, au premier examen. On le mit sur les rangs pour être aspirant de +première classe, et on l'embarqua sur un vaisseau de guerre. Mais il +fallait beaucoup travailler. Il y consacrait ses nuits. Pour ne rien +coûter à sa mère, il se nourrissait mal. La maladie vint; son sang, +brûlé par l'étude et par les veilles, s'alluma. En quelques jours, le +mal l'emporta, et la cruelle mission de l'apprendre à sa pauvre mère +m'incomba. Il ne revint de lui qu'un petit étui de mathématiques. Son +père l'avait donné à mon beau-père, et je lui en avais fait cadeau. + +Après mes propres douleurs, la mort de ce charmant jeune homme +représente le plus triste de mes souvenirs. Le sentiment que j'avais +fait naître en lui avait été le flambeau qui l'avait éclairé, mais en le +dévorant. Sa mort me causa presque un remords, puisque sans mon +intervention dans sa vie il aurait vécu paisiblement, dans son +ignorance, il est vrai, mais enfin, il aurait vécu. Sa mère, tout en le +pleurant, ne m'en a pas voulu pourtant d'avoir développé des facultés +qu'elle laissait endormies. Que serait-il devenu sans moi? Sa vie +eût-elle répondu à ce qu'elle promettait d'être par moi? + + + + +II + +Mais revenons au Bouilh. Peu de temps après notre installation, une +cousine de mon mari, Mme de Maurville, vint nous y retrouver. Elle avait +été dépouillée des biens qu'elle possédait en France, et sa principale +ressource consistait en une pension de 40 livres sterling que lui +faisait l'Angleterre. On la lui avait accordée comme veuve d'un officier +général de la marine française qui avait pris un grade en Angleterre, +chose, on peut le dire en passant, assez vilaine. Elle avait une soeur +dont le mari, M. de Villedon, servait la République de corps et d'âme. +M. de Villedon avait le malheur d'être gentilhomme et sa femme était +très bien née. Ils crurent devoir donner des arrhes, comme on disait +alors, à la Révolution, et, dans ce but, achetèrent la terre de Mme de +Maurville, avec tout son mobilier. À son retour en France, Mme de +Maurville croyait encore que M. de Villedon avait racheté sa terre pour +la lui restituer. Mais elle fut bientôt détrompée, et retrouva de ses +biens moins que rien: 500 à 600 francs de rente, et pas un toit pour +s'abriter. Le nôtre lui fut offert. Elle l'accepta avec cette simplicité +de coeur qui caractérise la véritable noblesse. Quoique douée de peu +d'esprit, elle avait l'âme très élevée, un excellent caractère, dénué de +ces petits inconvénients qui troublent souvent un intérieur plus que de +véritables défauts, quand pour dissimuler ceux-ci on possède assez +d'empire sur soi. Mme de Maurville aimait tendrement M. de La Tour du +Pin. Plus âgée que lui de quatre ans, elle le connaissait depuis son +enfance. Elle se trouva très heureuse chez nous. Son unique fils[141] +avait été élevé à l'école fondée par le célèbre Burke pour les jeunes +émigrés. Revenu d'Angleterre à dix-huit ans sans aucune fortune, il +s'engagea dans un régiment de chasseurs à cheval, comme simple chasseur, +sous la protection du colonel, M. de La Tour Maubourg. Cette protection +lui fut acquise sur l'initiative de Mme d'Hénin, et grâce à l'entremise +de M. de La Fayette. + +Mme d'Hénin vint au Bouilh à différentes reprises pendant les huit ans +que nous y avons habité. Lors de son premier séjour, qui dura plusieurs +mois, elle m'amena la fille[142] de M. de Lally, qui sortait de chez Mme +Campan, en me priant d'achever son éducation. Mlle de Lally avait près +de quinze ans. Je l'accueillis avec plaisir. Elle était douce, bonne +enfant, savait assez bien l'orthographe, la musique et la danse. Quant à +la culture de l'esprit, elle avait été complètement négligée. +J'envisageai la mission que l'on me confiait comme une grande charge et +comme une responsabilité un peu lourde à porter. Mon mari m'engagea à +l'accepter néanmoins, et son désir était pour moi une loi contre +laquelle la pensée ne me vint même pas de résister. Comme nous étions +trop peu fortunés pour augmenter sans inconvénient nos dépenses, ma +tante voulut que M. de Lally nous remît pour la pension de sa fille une +somme équivalente à celle qu'il payait pour elle chez Mme Campan. +Accepter une telle condition me parut déchoir un peu; nous nous y +soumîmes cependant. M. de Lally, en outre, conservait le soin de +l'entretien personnel de sa fille. Elle n'a pas eu à se plaindre de ces +arrangements, et, de mon côté, je puis dire que nous n'avons pas eu à +les regretter. Je fis, en m'occupant de Mlle de Lally, la répétition de +l'éducation que plus tard je devais donner à mes filles. Mon mari se +chargea de lui apprendre l'histoire, la géographie. L'enseignement de +l'anglais, dont elle avait déjà quelques notions, me revint, et +l'instituteur de mon fils lui donna des leçons d'italien. Nos lectures à +haute voix, en commun, lui profitèrent également. Elle aima beaucoup mes +enfants, surtout Cécile, dont elle commença l'éducation première. Très +bonne enfant, d'un caractère sûr, quoique un peu sournois, elle +s'arrangeait fort bien avec Mme de Maurville, n'ayant pas plus d'esprit +l'une que l'autre. Je ne suis pas éloignée de penser que toutes deux +éprouvaient pour moi un sentiment plus rapproché du respect et de la +crainte que de l'affection. Quoi qu'on ait pu dire, je ne suis pas +dominante. Jamais je n'ai demandé à ceux avec qui j'ai vécu plus que ce +qu'ils pouvaient donner. Ce qu'on nomme la querelle de sentiments m'a +toujours paru la chose la plus absurde du monde, quand elle n'est pas +fondée sur celui dont dépend le destin de la vie. + +Nous songions, mon mari et moi, à l'avenir de nos enfants, et cette +préoccupation n'était pas la moindre des inquiétudes que le mauvais état +de nos affaires nous causait. La terre du Bouilh, réduite à sa seule +valeur territoriale, représentait peu de chose. La guerre avec +l'Angleterre avait mis à rien le prix des vins, surtout des vins blancs, +déjà de peu de valeur, de tout temps, dans nos contrées. On les achetait +au prix de 4 à 5 francs la barrique. Mon mari installa une brûlerie à +eau-de-vie, et engagea de fortes dépenses pour la mettre en état de +fonctionner convenablement. Mais les profits de cette sorte de commerce +nous permettaient tout au plus de vivre, et bientôt il faudrait songer à +l'avenir de mon fils[143]. C'était notre unique et dévorante pensée. + +Ma tante et M. de Lally nous écrivaient de Paris que toutes les +personnes que nous avions connues autrefois se ralliaient au +gouvernement. On venait de publier le concordat, et le rétablissement de +la religion eut un effet prodigieux dans nos provinces. Jusqu'à ce +moment, on n'assistait à l'office divin que dans les chambres, sinon +tout à fait en secret, du moins assez silencieusement pour ne pas +compromettre l'officiant, presque toujours un prêtre émigré rentré. +Aussi quand on vit arriver un respectable archevêque, M. d'aviau de +Sanzai, à Bordeaux, et que l'intrus disparut sans que j'aie jamais su ce +qu'il était devenu, ce fut une joie qui tenait du délire. Nous eûmes +l'honneur de le posséder au Bouilh pendant les deux premiers jours qui +suivirent son entrée dans le diocèse. Nous réunîmes pour le recevoir +tous les bons curés de notre ancien domaine, qui comprenait dix-neuf +paroisses. La plupart, nommés récemment, revenaient des pays étrangers. +D'autres avaient vécu cachés chez leurs paroissiens ou dans des maisons +particulières. Notre saint archevêque se fit adorer de tous. Son entrée +à Bordeaux fut un triomphe. La reconnaissance qu'on éprouvait s'en +allait au grand homme qui tenait les rênes du gouvernement. Quand il se +déclara consul à vie, elle se traduisit par une approbation presque +unanime de ceux appelés à voter sur cette proposition. + +Un peu plus tard, enfin, parurent dans les communes les listes où l'on +devait inscrire son nom et répondre par _oui_ ou par _non_ à la question +de savoir si le consul à vie devait se proclamer _empereur_. + +M. de La Tour du Pin fut dans une agitation extraordinaire avant de se +décider à mettre _oui_ sur la liste de Saint-André-de-Cubzac. Je le vis +se promener seul dans les allées du jardin, mais je ne me permis pas de +pénétrer dans ses incertitudes. Enfin, un soir il rentra, et j'appris +avec plaisir qu'il venait d'écrire un _oui_ comme résultat de ses +réflexions. + +On se sera aperçu que je brouille un peu les époques. Assurément je ne +suis pas dans leur ordre les événements qui ont rempli les huit ans que +nous avons passés au Bouilh. Six mois de ce temps me parurent très +agréables. Ce furent ceux du séjour de Mme de Duras et de ses +enfants[144]. + +Ma tante ne se trouvait pas alors avec nous, ce dont nous nous +consolâmes aisément. Malgré son esprit, sa bonté, l'amitié qu'elle avait +pour son neveu--car, pour moi, elle ne m'a jamais aimée que par +reflet--l'existence avec elle était une fatigue. L'emportement de son +caractère bannissait toute facilité dans la vie journalière. Il fallait +partager sa manière de voir sur tous les sujets. Nous étions +parfaitement soumis à ses volontés comme à ses fantaisies, mais cela +même ne suffisait pas à assurer la paix. Quand elle se trouvait au +Bouilh avec M. de Lally, son caractère dominateur le prenait pour +victime, ce qui nous donnait un peu de repos. Elle le menait, comme on +dit très vulgairement, _à la baguette_. Quoiqu'elle lui ait fait un très +grand bien, en substituant son propre grand caractère à celui qu'aurait +dû avoir ce gros homme qui n'était qu'un composé de paroles, elle ne le +rendait pas moins malheureux. Elle le contrariait sur tout, le forçait à +travailler à des choses sérieuses, quand son penchant le portait à ne +s'occuper que de niaiseries. Au fond, c'était là son goût. Jamais il n'y +eut un esprit si petit dans une aussi grosse personne. + + + + +III + +Mme de Duras arriva au Bouilh pour y attendre son mari, qui devait venir +la prendre pour la mener à Duras, chef-lieu de sa famille, situé entre +Bordeaux et Agen. Ils venaient d'acheter Ussé[145], où Mme de Kersaint, +mère de Mme de Duras, avait colloqué les fonds provenant de la vente de +son habitation à la Martinique. La duchesse de Duras, mère d'Amédée, y +avait ajouté 400.000 francs de ses propres biens. Cette belle habitation +leur coûta 800.000 francs. C'était un excellent marché. + +Lorsque je revis Claire, que j'avais laissée à Teddington en proie à une +passion malheureuse pour son mari, je la retrouvai tout autre. Elle +était devenue un des coryphées de la société antibonapartiste du +Faubourg Saint-Germain. Ne pouvant se distinguer par la beauté du +visage, elle avait eu le bon sens de renoncer à y prétendre. Elle visa à +briller par l'esprit, chose qui lui était facile, car elle en avait +beaucoup, et par la capacité, qualité indispensable pour occuper la +première place dans la société où elle vivait à Paris. Il est nécessaire +de trancher sur tout, sans quoi on est écrasé: en termes de marine, il +faut faire feu supérieur. Son caractère naturellement présomptueux et +dominateur la préparait pardessus tout à jouer un tel rôle. J'ignore si +elle a jamais écouté le langage d'une coquetterie un peu caractérisée, +mais je serais assez portée à le croire. Pendant son séjour au Bouilh, +elle avait engagé une correspondance très vive avec M. d'Angosse, dans +le but de le consoler de la mort de sa femme, Mlle de Châlons. Les +lettres qu'elle recevait de lui, dont elle me montra quelques-unes, me +parurent celles d'un homme tout disposé à être consolé. Le lui ayant +dit, elle me jugea prude et même un peu provinciale. Je crois qu'en +retournant à Paris elle trouva M. d'Angosse revêtu de l'habit rouge de +chambellan[146]. Comme tant d'autres, il l'avait pris par prudence. +L'Empereur disait: «Je leur ai ouvert mes antichambres, et ils s'y sont +tous précipités.» Ce propos ne peut paraître insolent, puisqu'il était +juste et fondé. + +Pendant deux mois, les petites de Duras restèrent au Bouilh sans leur +mère, qui alla s'occuper de ses affaires avec son mari. Je les aimais +comme mes enfants, et elles ont conservé un bon souvenir de ce temps de +leur jeunesse, comme elles me l'ont souvent répété depuis. Leur amitié +pour mes chères filles, Charlotte et Cécile, a pris naissance alors pour +ne cesser qu'à la mort de ces deux gloires de ma vie. L'une et l'autre +m'ont conservé des sentiments filiaux dont j'ai reçu le témoignage +toutes les fois que l'occasion s'en est présentée. Puissent-elles +trouver ici l'expression de ma vive et tendre reconnaissance! + +En 1805, j'allai avec Élisa--Mlle de Lally--passer quelque temps à +Bordeaux. Un jour, à la messe, Élisa fut remarquée par un jeune homme, +le plus distingué de Bordeaux par la naissance, la figure et la fortune: +M. Henri d'Aux. Très petite de taille, la tête ornée de superbes cheveux +noirs, elle avait un teint éblouissant, d'une fraîcheur de rose, et les +plus beaux yeux du monde. Notre ami Brouquens, après des catastrophes de +fortune causées par la chute de la compagnie des vivres de l'armée, +était revenu s'installer à Bordeaux pour un temps indéfini. Il apprit, +par des amis, que M. Henri d'Aux avait parlé à certains de ses camarades +de la jeune personne élevée par Mme de La Tour du Pin en termes +élogieux. Aucune des demoiselles de Bordeaux, aurait-il déclaré, n'avait +ce maintien convenable et décent. Il prit des informations sur nous, sur +notre manière de vivre, sur nos moeurs, etc. + +Mon mari, qu'on avait nommé président du canton, sans qu'il l'eût +sollicité, s'était rendu à Paris pour le couronnement. Je lui écrivis +les propos que l'on m'avait rapportés et il en parla à M. de Lally. +Celui-ci s'occupait alors de poursuivre le payement d'une assez grosse +somme dont il avait obtenu le remboursement, et que l'État lui devait +depuis la réhabilitation de la mémoire de son père et la cassation de +son arrêt de mort, c'est-à-dire depuis trois ans avant la Révolution. La +dette de l'État avait été reconnue valable par le Conseil d'État. Mais, +réduite des deux tiers comme tous les fonds, elle ne s'élevait plus qu'à +la somme de 100.000 francs. Napoléon, qui désirait rallier M. de Lally à +son gouvernement, voulut que sa réclamation eût un plein succès. M. de +Lally, quand mon mari lui fit part du contenu de ma lettre, déclara sans +hésiter que, s'il touchait cette somme, il la donnerait à sa fille le +jour de son mariage. Il tint parole. Nous arrangeâmes d'aller passer le +carnaval à Bordeaux pour procurer à M. d'Aux l'occasion de voir Élisa à +des bals de la bonne compagnie, qui se donnaient dans les salons de +l'ancienne Intendance. + +Dans ce même temps, j'eus le cruel chagrin de perdre notre chère bonne +Marguerite, que j'aimais comme ma mère. J'en ressentis une vive douleur. +Elle conserva sa connaissance jusqu'au dernier moment, et ce fut pour me +faire les plus tendres adieux. Ce triste événement causa à Humbert et à +Charlotte une véritable peine, et je fus très touchée de leur +sensibilité dans cette occasion. L'excellente fille les avait comblés de +soins. + + + + +IV + +Mon mari avait vu à Paris plusieurs personnes de ses connaissances de +jadis, et qui toutes alors étaient dans le gouvernement, entre autres M. +Maret, depuis duc de Bassano. Elles le pressèrent de tenter quelques +démarches pour obtenir un emploi. Sans s'y refuser précisément, il +répondit que, si l'Empereur avait envie de le prendre, il saurait bien +où le trouver, que le rôle de solliciteur ne lui convenait pas, etc. M. +de Talleyrand ne comprenait les répugnances d'aucun genre, mais il +sentait pourtant, par son esprit plutôt que par son coeur, qu'il y avait +une sorte de distinction à ne pas se mêler à la foule des solliciteurs. +Il se contenta de dire, en levant les épaules: «Cela viendra.» Et puis, +il n'y pensa plus. + +M. de La Tour du Pin revint au Bouilh. Il avait vu M. Malouet, qui +venait d'être nommé préfet maritime à Anvers pour y établir le grand +chantier de construction auquel il donna une si prodigieuse impulsion. +Ces messieurs s'étaient entendus pour qu'Humbert, lorsqu'il aurait +dix-sept ans, fût placé dans les bureaux de M. Malouet. L'institution +des auditeurs au Conseil d'État n'existait pas encore. On commençait +cependant à en parler, et nous fûmes d'avis qu'il serait très utile à un +jeune homme qui se destinait aux affaires de travailler pendant un +certain temps sous les yeux d'un homme aussi éclairé et aussi habile que +l'était M. Malouet. Comme il avait beaucoup d'amitié pour nous, nous +pouvions lui confier notre fils en toute sécurité. La pensée de cette +séparation, toutefois, pesait cruellement sur mon coeur. + +Mon mari revint de Paris, et peu après je m'aperçus, mon cher fils[147], +que j'étais grosse de vous. L'année précédente, j'avais fait une fausse +couche. Je résolus, pour éviter un nouvel accident, de ne pas faire +d'exercice violent pendant tout le temps de ma grossesse, au cours de +laquelle je fus toujours plus ou moins souffrante. Mme de Maurville, +Élisa, ma tante, M. de Lally se rendirent à Tesson. Je restai au Bouilh +avec mes filles. Par une sorte de pressentiment que, de tous mes chers +enfants, vous seriez le seul à me fermer les yeux, jamais je ne me +soignai autant que pendant cette grossesse. + +Le 18 octobre 1806, comme je m'habillais le matin, j'aperçus mon bon +docteur Dupouy, établi au Bouilh depuis quelques jours, qui passait sur +la terrasse. Je lui demandai en riant d'où il venait si matin. Il me +répondit qu'on était venu le chercher pour constater le décès d'une de +nos voisines, morte subitement en sortant de son lit. Je connaissais +beaucoup cette personne, avec laquelle j'avais précisément causé +longtemps la veille. Cet événement me bouleversa au point que je fus +prise à l'instant même de douleurs qui vous amenèrent au monde pour le +bonheur de mes vieux ans. + +Je ne me remis que lentement des suites de mes couches, ayant été +atteinte de la fièvre double tierce, pendant laquelle je ne cessai +pourtant pas de nourrir. + +Nous n'avions pas perdu de vue l'affaire importante du mariage d'Élisa. +Sous le prétexte de faire vacciner le nouveau-né, nous allâmes, vers +Noël, passer six semaines à Bordeaux, chez notre excellent Brouquens. +Cet incomparable ami était parvenu à mettre dans nos intérêts M. de +Marbotin de Couteneuil, ancien conseiller au Parlement, le propre oncle +de M. d'Aux. Sa femme était soeur de la mère de M. d'Aux. Le jeune homme, +après la mort de sa mère, survenue depuis longtemps déjà, avait voué à +sa tante une véritable affection filiale. M. de Couteneuil désirait +rentrer dans la judicature. M. de Lally passait pour avoir du crédit. Ce +fut une raison de plus pour engager M. de Couteneuil à travailler au +mariage de son neveu. D'ailleurs, orgueil à part, nous jouissions d'une +assez grande considération à Bordeaux pour qu'une personne admise dans +notre vie de famille depuis cinq ans en reçut une sorte de relief. + +Les jeunes gens se retrouvèrent dans plusieurs bals. Élisa, qui dansait +à ravir--dans ce temps on ne valsait pas, et la danse était un art--y +brilla de tout son éclat. Ils se revirent dans des promenades, puis à +des offices à l'église, où l'on était toujours sûr de rencontrer M. +d'Aux. Enfin un jour Mme de Couteneuil se présenta chez moi +officiellement pour me demander la main de ma jeune personne pour son +neveu. Je lui répondis, en bonne et ancienne diplomate, que j'ignorais +les projets de M. de Lally sur sa fille, mais que M. de La Tour du Pin +irait lui faire part au Bouilh, où il se trouvait, de la proposition +qu'on me transmettait. + +Il y alla, en effet, et revint le lendemain avec M. de Lally. Tout fut +bientôt arrangé. Puis suivirent les compliments, les dîners, les +soirées. Nous reçûmes la visite du vieux père d'Aux. C'était un +gentilhomme de la vieille roche, sans le moindre vestige d'esprit ni +d'instruction. On racontait qu'il avait fait mourir sa femme d'ennui. +Cela ne l'empêchait pas de posséder 60.000 francs de rente et plus. + +À la signature du contrat, M. de Lally compta à M. d'Aux, comme il s'y +était engagé, cent sacs de 1.000 francs, représentant la dot de sa +fille. C'est la seule fois de ma vie que j'ai vu tant d'argent réuni. + +La noce se fit au Bouilh, le 1er avril 1807. Il n'y avait encore de +fleurs que des petites marguerites doubles, roses et blanches. Mme de +Maurville, Charlotte et moi, nous fîmes un charmant surtout pour le +dîner: le fond était de mousse, avec les noms d'Henri et d'Élisa écrits +en fleurs. + +Tous ces préliminaires et le mariage lui-même m'avaient fort dérangée et +sortie de mes habitudes tranquilles et régulières. Je fus bien aise de +les reprendre pour jouir des derniers mois que mon fils devait encore +passer avec nous. Ma tante retourna à Paris. M. de Lally s'en fut aussi. +Je demeurai seule avec Mme de Maurville. Elle eut le bonheur de recevoir +la visite de son fils pendant un court congé qu'on lui accorda avant de +rejoindre son régiment qui allait en Espagne. Ce bon et aimable jeune +homme était entré, comme je l'ai déjà dit, six ans auparavant comme +simple chasseur dans le 22e de chasseurs à cheval. Il était maintenant +lieutenant et avait la croix. Chaque grade, il l'avait conquis par des +actions d'éclat, et avait mérité la dernière distinction pour un fait de +la plus grande audace au cours de la dernière campagne. Il séduisait +autant par le charme de la figure que par l'agrément du caractère. Quand +il partit, sa pauvre mère ne croyait certes pas l'embrasser pour la +dernière fois! Pour moi, j'en avais le pressentiment, hélas! par trop +justifié. Un an après, il fut massacré dans un village, en Espagne, où +il entra quarante pas en avant de sa troupe. Pauvre Alexandre! + + + + +CHAPITRE XI + +I. Humbert part pour Anvers.--Douleur de la séparation.--Ennuis causés +pour le logement des officiers et des soldats au Bouilh.--Derniers +adieux d'Alfred de Lameth.--Sa mort et la vengeance de son +assassinat.--II. Voyage de l'Empereur à Bordeaux.--Son passage de la +Dordogne, à Cubzac.--Mme de La Tour du Pin appelée à Bordeaux auprès de +l'Impératrice.--Le cercle.--Présentation à l'Empereur.--Mme de +Montesquieu s'embrouille.--L'embarras d'un chambellan.--Dans le salon de +l'Impératrice.--Son entourage.--La règle stricte de ses journées tracée +par l'Empereur.--Un madrigal.--Inquiétudes de Joséphine à propos des +bruits qui courent sur son divorce.--Un billet de l'Empereur.--Départ de +l'Impératrice.--III. Retour au Bouilh.--M. de La Tour du Pin nommé +préfet du département de la Dyle, à Bruxelles.--Mme de La Tour du Pin, +dame d'honneur de la reine d'Espagne.--Présentation à la reine.--Le +prince de la Paix.--Le concert et la partie du roi.--Départ des +souverains espagnols. + + + + +I + +Vers la fin de l'été, ou, pour mieux dire, en termes d'agriculture, tout +de suite _après vendanges_, il fallut me séparer de mon cher fils[148] +pour la première fois. Ah! que cette séparation me fut cruelle! Combien +j'eus besoin de toute ma raison, de ma soumission aux volontés de Dieu +pour la supporter. Il partit avec son père, qui le conduisit jusqu'à +Paris. Quel déchirement en l'embrassant pour une absence d'une durée +indéterminée! La douleur de sa soeur aînée[149] fut également très vive. +Charlotte avait alors onze ans. Elle était si avancée pour son âge, si +raisonnable, que son frère ne la considérait plus comme une enfant. Elle +perdait un compagnon de ses études et de ses jeux, un véritable ami. +Avec le partant s'en allait la joie de notre intérieur. Quand, un mois +plus tard, M. de La Tour en Pin revint sans son fils, notre douleur se +raviva. + +Le Bouilh était accablé de logements de gens de guerre. Toute l'armée en +route pour l'Espagne passait à Saint-André-de-Cubzac. Nous avions +souvent à héberger des officiers, chose fort importune, surtout quand +j'étais seule, à cause de la nécessité de les recevoir à dîner et dans +le salon. Il m'arriva à ce propos une petite aventure pendant l'absence +de mon mari, dont je me tirai à mon avantage, mais après laquelle je +demandai à loger à l'avenir le double de soldats ou de cavaliers, et pas +d'officiers. + +On avait envoyé au Bouilh deux officiers, dont un déjà assez âgé. Ce +dernier, lorsqu'il vit notre beau château et la jolie chambre où on le +logeait, entra dans une de ces fureurs démagogiques digne des plus beaux +temps de la Convention. Elle était telle que, me rencontrant dans un +corridor, il m'apostropha en jurant, et s'écria «qu'il savait qu'on +avait coupé la tête à l'ancien maître de la maison, qu'il aurait +souhaité qu'on en fît autant à tous les nobles possesseurs d'aussi +belles demeures et qu'il se réjouirait si on mettait le feu au château». +À sa mine, je jugeai qu'il était homme à mettre la menace à exécution. +Aussi lui répondis-je avec le plus grand sang-froid: «Monsieur, je vous +préviens que je vais porter plainte.» + +Sur ce, j'écrivis le plus poliment du monde au colonel, logé à +Saint-André, pour l'informer des propos tenus par le capitaine, dont +j'avais demandé le nom. Une demi-heure après, le colonel intimait au +forcené l'ordre de revenir et de se rendre aux arrêts forcés. + +À dater de ce jour, on ne nous envoya plus d'officiers. Nous eûmes bien +encore quelques tapageurs, mais qui faisaient le train chez le maître +valet. + +Un soir, une douzaine de ces furibonds étaient abrités dans les écuries. +Tout à coup un tapage effroyable se fit entendre dans le vestibule. Nous +étions à table. Nous nous levâmes. Le colonel dînait avec nous. C'était +Philippe de Ségur[150]. Son apparition, quand ils distinguèrent au +milieu de nous leur chef, fut le _quos ego_...[151]. Jamais on n'a vu +des figures si consternées que celles de ces terribles soldats. Ils +disparurent dans le grenier à foin, et lorsqu'on se mit à leur +recherche, le dîner terminé, ils étaient devenus invisibles. + +Un jour de grande fête, j'assistais à la messe à Bordeaux. À un moment +donné, j'avais remarqué que, pour une cause quelconque, l'attention de +toute la congrégation était attirée vers le fond de la chapelle dans +laquelle je me trouvais. Comme je me levais pour sortir, j'aperçus un +superbe officier, enveloppé dans un ample manteau blanc, drapé avec +grâce et qui, relevé sur le bras qui soutenait le sabre, laissait +entrevoir un pantalon amaranthe à la mamelouk. Il se mêla à la foule +pour quitter l'église et prit ensuite le chemin de la maison de M. de +Brouquens. Il y entra, et comme je le suivais dans la cour, il se +retourna et s'écria: «Ah! c'est donc ma tante!» Puis il me sauta au cou. + +C'était mon neveu, Alfred de Lameth. Qu'il était beau! On eût dit +l'Apollon du Belvédère en uniforme d'aide de camp de Murat! Le pauvre +garçon aussi me fit ses derniers adieux. Il avait de tristes +pressentiments, car, après avoir causé avec moi pendant deux heures de +toutes ses folies de jeunesse, dont il commençait à se lasser, de la +guerre où il n'avait pas encore reçu, disait-il, une égratignure, il +exprima le désir de me laisser quelque souvenir de lui. En même temps, +ouvrant son écritoire, il me donna ce couteau à manche de nacre qu'on a +toujours pu voir sur ma table. Puis il m'embrassa tendrement à plusieurs +reprises, et comme mes veux se remplissaient de larmes, il me dit: «Oui, +chère tante, c'est pour la dernière fois!» L'infortuné garçon fut +misérablement assassiné au milieu du quartier général du maréchal Soult, +en Espagne, en traversant un petit village pour aller déjeuner chez le +maréchal. On ne put découvrir le meurtrier. À titre de représailles, on +livra le village à la fureur des soldats, qui en firent une sanglante et +brûlante hécatombe. + + + + +II + +Les affaires d'Espagne occupaient beaucoup à Bordeaux, où quelques +réfugiés de ce pays étaient déjà arrivés. Ma tante nous écrivit de Paris +que l'Empereur devait se rendre en Espagne, accompagné peut-être par +l'Impératrice Joséphine, et que M. de Bassano ferait partie de leur +suite. Elle conseillait à son neveu d'aller faire sa cour à l'Empereur, +et de voir M. de Bassano, qui lui portait de l'intérêt. M. de La Tour du +Pin reçut cette lettre au moment où il partait à cheval pour Tesson. Une +affaire de lettre de change réclamait absolument sa présence là-bas. «Je +ne serai que deux jours, dit-il, j'ai bien le temps d'y aller,» et il +partit. Le lendemain arrivait à la poste l'ordre de préparer les chevaux +pour l'Empereur. Cela me désespéra, mais je n'en fus pas moins empressée +de voir cet homme extraordinaire. + +Mme de Maurville, ma fille Charlotte et moi, nous allâmes à Cubzac, +résolues de n'en pas revenir que nous n'eussions vu Napoléon. Nous +demandâmes asile à Ribet, le grand commissionnaire du roulage, que nous +connaissions, et nous nous installâmes dans une chambre donnant sur le +port. Le brigantin destiné au passage de la Dordogne se trouvait déjà là +avec ses matelots à leur poste. Toute la population du pays bordait la +route. Les paysans, tout en maudissant l'homme qui leur enlevait leurs +enfants pour les envoyer à la guerre, voulaient quand même le voir. +C'était une folie, une ivresse. Un premier courrier arriva. On voulut le +questionner. Le général Drouet d'Erlon, commandant du département, lui +demanda quand l'Empereur arriverait. Cet homme était tellement fatigué +qu'on ne put en tirer pour toute réponse que le mot: «Passons.» Son +bidet sellé, il l'accompagna dans le bateau, puis tomba comme mort au +fond de l'embarcation, d'où on le tira pour le remettre à cheval de +l'autre côté de la rivière. + +Notre impatience devenait fiévreuse depuis le passage du courrier. Pour +moi, j'étais absorbée par la fatalité qui retenait mon mari loin du lieu +où l'appelaient ses fonctions. La municipalité de Cubzac était présente, +et lui, président du canton, dont la place était là, se trouvait absent. +C'était une occasion perdue qui ne se représenterait pas. J'en éprouvai +une excessive contrariété. Enfin, après une attente qui dura la journée +entière, vers le soir, une première voiture arriva, et peu après une +berline à huit chevaux, escortée par un piquet de chasseurs, s'arrêta +sous la fenêtre où nous nous trouvions. L'Empereur en descendit, revêtu +de l'uniforme de chasseur de la garde. Deux chambellans, dont l'un était +M. de Barral, et un aide de camp l'accompagnaient. Le maire lui débita +un compliment. Il l'écouta avec un air de grand ennui, puis descendit +dans le brigantin qui s'éloigna aussitôt. + +À cela se borna notre vue du grand homme. Nous retournâmes au Bouilh +toutes trois, fatiguées et de mauvaise humeur. + +Mon mari arriva le lendemain. Je lui donnai le temps de déjeuner +seulement, et le forçai de partir pour Bordeaux, où l'on attendait +l'Impératrice le jour suivant. Dès son arrivée, il alla voir M. Maret, +qui professait à son égard beaucoup d'amitié et d'intérêt. Il le trouva +aimable et obligeant. Mais quel fut son étonnement lorsque celui-ci lui +dit: «Vous avez éprouvé beaucoup de contrariété de la nécessité d'aller +à Tesson, précisément quand l'Empereur passait chez vous, et vous avez +mis une grande diligence à revenir.»--«Vous avez donc vu Brouquens,» +répliqua M. de La Tour du Pin.--«Non.»--Mais alors, comment savez-vous +cela?»--«C'est l'Empereur qui me l'a dit.» Vous sentez si mon mari fut +surpris. «Mme de La Tour du Pin doit venir à Bordeaux,» ajouta M. Maret; +«elle restera ici pendant le temps du séjour de l'Impératrice. Il y aura +cercle demain; l'Empereur veut qu'elle y soit.» + +Mon mari m'envoya une voiture aussitôt, car il n'y avait pas à hésiter. +J'avais quelques robes à Bordeaux, faites au moment où je menais Élisa +dans les bals et aux soirées données à l'occasion de son mariage. Mais +parmi elles il n'y en avait pas de noire, et la cour était en deuil. Le +cercle était à huit heures et il en était cinq. Heureusement, j'avisai +une jolie robe de satin gris. J'y mis quelques ornements noirs, un bon +coiffeur arrangea des rubans noirs dans mes cheveux, et cela me sembla +aller fort bien pour une femme de trente-huit ans qui, soit dit sans +vanité, n'avait pas l'air d'en avoir trente. On se réunit dans la grande +salle à manger du palais. Je ne connaissais presque personne à Bordeaux, +excepté Mme de Couteneuil et Mme de Saluces qui précisément étaient +absentes. Soixante à quatre-vingts femmes se trouvaient là réunies. On +nous rangea selon une liste lue à haute voix par un chambellan, M. de +Béarn. Il répéta que personne ne devait se déplacer sous aucun prétexte, +sans quoi il ne retrouverait plus les noms pour les appliquer aux +personnes, et nous recommanda de nous bien aligner. Cette manoeuvre quasi +militaire était à peine achevée, qu'on annonça à haute voix: +«l'Empereur!», ce qui me fit battre le coeur. Il commença par un bout et +adressait la parole à chaque dame. Comme il s'approchait de l'endroit où +je me tenais, le chambellan lui dit un mot à l'oreille. Il fixa les yeux +sur moi en souriant de la manière la plus gracieuse, et, mon tour venu, +il me dit en riant, sur un ton familier, en me regardant de la tête aux +pieds: «Mais vous n'êtes donc pas du tout affligée de la mort du roi de +Danemark?» Je répondis: «Pas assez, Sire, pour sacrifier le bonheur +d'être présentée à Votre Majesté. Je n'avais pas de robe noire.»--«Oh! +voilà une excellente raison, répliqua-t-il, et puis vous étiez à la +campagne!» S'adressant ensuite à la femme à côté de moi: «Votre nom, +Madame?» Elle balbutia. Il ne comprit pas. Je dis: «Montesquieu.»--«Ah! +vraiment, s'écria-t-il; c'est un beau nom à porter. J'ai été ce matin à +La Brède voir le cabinet de Montesquieu.» La pauvre femme reprit, +croyant avoir trouvé une belle inspiration: «_C'était un bon citoyen._» +Ce mot de citoyen fit bondir l'Empereur. Il lança à Mme de Montesquieu, +de ses yeux d'aigle, un regard qui aurait pu la terrifier si elle +l'avait compris, et répondit très brusquement: «_Mais non, c'était un +grand homme_.» Puis, levant les épaules, il me regarda comme voulant +dire: «Que cette femme est bête!» + +L'Impératrice passait à quelque distance de l'Empereur, et on lui +nommait les femmes dans le même ordre. Mais, avant qu'elle arrivât à ma +hauteur, un valet de chambre vint me demander de passer dans le salon +pour y attendre Sa Majesté. L'infortuné chambellan ne trouvant plus +alors à la place qu'elle occupait sa Mme de La Tour du Pin, fit des +barbouillages sans fin qui prêtèrent à la plaisanterie pendant toute la +soirée. + +Lorsque l'Impératrice entra dans le salon, elle se montra extrêmement +aimable pour moi et pour mon mari, qu'elle avait également fait appeler. +Elle exprima le désir de me voir tous les soirs pendant son séjour à +Bordeaux et se mit à jouer au trictrac avec M. de La Tour du Pin. On +servit du thé et des glaces. J'espérais toujours revoir l'Empereur. La +déception fut cruelle quand j'appris que, sur l'arrivée d'un courrier de +Bayonne, il avait aussitôt quitté Bordeaux pour s'y rendre. + +L'Impératrice était accompagnée de deux dames du Palais, Mme de Bassano +et une autre dame dont je ne puis retrouver le nom: de sa charmante +lectrice, devenue depuis la belle Mme Sourdeau, dont l'empereur +Alexandre fut amoureux; du vieux général Ordener, de M. de Béarn, etc. + +L'empereur, quoique ayant, comme on dit vulgairement, _sur les bras_ +toute l'Espagne et toute l'Europe, avait pris le temps de dicter l'ordre +des journées de l'Impératrice dans le plus minutieux détail et prévu +jusqu'à la toilette qu'elle devait porter. Elle n'aurait ni voulu ni pu +en déranger la moindre particularité, à moins d'être malade au lit. +J'appris par Mme Maret que l'Empereur avait ordonné que nous viendrions, +mon mari et moi, tous les jours passer la soirée, ce que nous fîmes. + +On s'amusa beaucoup de l'improvisation d'un galant garde national de la +grand'garde, qui avait écrit sur la baraque dressée dans la cour pour le +poste: + + Vénus ou Madame Maret, + C'est bonnet blanc ou blanc bonnet. + +Ce distique gascon eut un grand succès. + +Cependant la pauvre Impératrice commençait à s'inquiéter cruellement des +bruits de divorce qui circulaient déjà. Elle en parla à M. de La Tour du +Pin, qui la rassura de son mieux. Il s'efforça ensuite d'arrêter les +confidences que l'imprudente et légère Joséphine semblait disposée à lui +faire et dont il ne paraissait pas prudent de se charger. Elle en +voulait beaucoup à M. de Talleyrand, qu'elle accusait de pousser +l'Empereur au divorce. Personne ne s'en trouvait plus persuadé que mon +mari, car il lui en avait parlé plusieurs fois pendant son dernier +voyage à Paris, mais il se garda bien de dévoiler la chose à Joséphine. +Accoutumée à l'adulation des uns, à la fausseté des autres, elle +trouvait une grande douceur à causer avec M. de La Tour du Pin et à lui +ouvrir son coeur sur un sujet qu'elle n'avait osé aborder avec aucune des +personnes de son entourage. Elle mourait d'envie de partir pour Bayonne +et demandait tous les jours à Ordener: «Quand partons-nous?» À quoi il +répondait avec son accent allemand: «En férité, che né sais pas encore.» + +Un soir, j'étais assise à côté de l'Impératrice, auprès de la table à +thé. Elle reçut un billet de l'Empereur, de quelques lignes, et se +penchant vers moi elle me dit tout bas: «Il écrit comme un chat. Je ne +puis pas lire cette dernière phrase.» En même temps, elle me tendit le +billet en mettant furtivement un doigt sur ses lèvres en signe de +mystère. Je n'eus que le temps de lire des _tu_ et des _toi_, puis la +dernière phrase ainsi conçue: «J'ai ici le père et le fils; cela me +donne bien de l'embarras.» Depuis, ce billet a été cité, dans une note, +mais fort amplifié. Il était de cinq à six lignes, écrit en travers +d'une feuille de papier déchiré et plié en deux. Si on me le montrait, +je le reconnaîtrais. + +Après le thé, le général Ordener s'approcha de l'Impératrice et lui dit: +«Votre Majesté partira demain à midi.» Cet oracle prononcé réjouit tout +le monde. Le séjour à Bordeaux avait été une cause de dépense pour moi, +qui avais dû, depuis dix jours, être parée chaque soir. Je mourais +d'envie de revoir mes enfants. Élisa nourrissait son fils et n'était pas +venue, à son grand regret, chez l'Impératrice. Elle avait assisté +seulement au cercle, où on lui fit un accueil très flatteur. Son mari +s'était mis de la garde d'honneur à cheval, dont faisaient partie tous +les jeunes gens distingués de Bordeaux. + + + + +III + +Nous retournâmes donc au Bouilh, et, malgré la bonne réception des hauts +personnages que nous avions vus à Bordeaux, nous n'entretenions que peu +ou point d'espérances pour l'avenir. Comment croire, en effet, qu'un +homme éloigné de toute intrigue, inconnu pour ainsi dire du pouvoir, +puisqu'il n'avait été mêlé à rien de ce qui s'était passé depuis des +années, vivant retiré dans son château, en une retraite d'autant plus +profonde qu'il était à peu près sans fortune, eût attiré le regard de +l'aigle maître des destinées de la France. + +M. de La Tour du Pin était resté à Bordeaux pour terminer quelques +affaires, et je me trouvais assise auprès de ma lampe, en tête à tête +avec une pauvre cousine, Mme Joseph de La Tour du Pin, que nous +accueillions par bonté. À ce moment--9 heures du soir sonnaient--un +paysan envoyé exprès de Bordeaux arriva à cette heure indue avec un +billet de mon mari, sur lequel étaient tracés ces simples mots: «Je suis +préfet de Bruxelles... de Bruxelles à dix lieues d'Anvers!» J'avoue que +j'eus un grand mouvement de joie, dans laquelle la pensée de revoir mon +fils me touchait surtout. + +M. Maret ignorait la vacance de cette préfecture. Le travail du ministre +de l'intérieur arriva à Bayonne, tout comme s'il eût été présenté aux +Tuileries ou à Saint-Cloud, car rien n'était jamais dérangé dans les +habitudes de l'Empereur. Il bouleversait la monarchie espagnole, il +envoyait en prison et en exil ses deux rois, père et fils. Cela lui +donnait _bien de l'embarras_, comme je l'avais lu écrit de sa propre +main, mais malgré tout, quand le travail d'un ministre arrivait, il +lisait, rectifiait, changeait les nominations. _Préfecture de la Dyle_: +un nom était proposé pour ce poste. Il prend la plume, le raie, et écrit +au-dessus: _La Tour du Pin_. Voilà ce que nous apprit par la suite M. +Maret, qui ne soulevait jamais une objection, mais ne faisait aussi +jamais une proposition. C'était une très honnête machine. + +Mon fils se trouvait à Anvers, assis à son bureau de secrétaire de M. +Malouet, lorsqu'il aperçut celui-ci traverser la cour en courant. Or, +jamais on n'avait vu M. Malouet, le plus grave des hommes, hâter le pas +pour quoi que ce fût. Il entra en criant: «Votre père est préfet de +Bruxelles!» Cher Humbert, combien sa joie fut grande! + +[152] J'ai négligé d'écrire une particularité que je rapporterai ici. Je +trouve, mon cher fils[153] qu'il est déjà assez singulier qu'ayant six +mois accomplis de ma soixante-quatorzième année, j'aie conservé un aussi +fidèle souvenir de toutes les choses qui me sont arrivées! Cependant +l'une d'elles m'avait totalement passé de l'esprit. La voici: + +Quelques jours avant le départ de M. de La Tour du Pin du Bouilh pour se +rendre à Bruxelles, je reçus un courrier, en grande hâte, de notre ami +Brouquens, qui m'annonçait l'envoi d'une voiture à Cubzac. Il +m'informait en même temps que le roi Charles IV d'Espagne et son indigne +femme[154] arrivaient à Bordeaux, au palais, et que l'Empereur avait +ordonné que je servirais de dame d'honneur à la reine pendant son séjour +à Bordeaux, qui serait de trois ou quatre jours. Heureusement tous mes +vêtements de cérémonie se trouvaient encore chez Brouquens. Mon paquet +fut donc bientôt fait. Mon mari m'accompagna, et nous partîmes. Aussitôt +à Bordeaux, je m'habillai à la hâte et me rendis au palais, où Leurs +Majestés espagnoles venaient d'arriver. En entrant dans le salon de +service, je trouvai des gens de connaissance, et le cri: «Venez donc, +nous vous attendons pour dîner!» me fut très agréable, car je n'avais +pris qu'une tasse de thé en partant du Bouilh. + +Le roi et la reine s'était retirés dans leur intérieur avec le prince de +la Paix. Je trouvai là M. d'Audenarde et M. Dumanoir, l'un écuyer, +l'autre chambellan de l'Empereur; le général Reille, M. Iyequerdo, un +chapelain, et deux ou trois autres Espagnols, dont j'ai ignoré les noms, +qui ne parlaient pas français. Nous nous mîmes à table. Ces messieurs me +dirent que deux autres dames d'honneur avaient été nommées--Mme d'Aux +(Élisa) et Mme de Piis--et que j'étais chargée de les avertir d'avoir à +se rendre au palais le lendemain à midi. On m'informa, en outre, que +Leurs Majestés recevraient les autorités le matin et les dames le soir. +M. Dumanoir ajouta que personnellement je devais me trouver au palais à +11 heures pour être présentée à la reine, et que moi-même je +présenterais ensuite les deux autres dames d'honneur désignées pour être +de service auprès de la souveraine. + +Pendant le repas, ces messieurs furent très empressés auprès de leur +nouvelle camarade. Ils ne cessaient de répéter qu'ils m'emmèneraient +jusqu'à Fontainebleau--menace que je pris fort au sérieux, en m'en +défendant, et eux de dire: «Cependant, si l'Empereur le voulait, il +faudrait bien marcher!»--Après le dîner, nous tâchâmes de trouver le +moyen d'amuser le roi pendant les deux soirées qu'il passerait à +Bordeaux, chose d'autant plus difficile qu'il ne voulait pas ou ne +_pouvait_ pas aller au théâtre, où l'on craignait l'effet que sa +présence produirait. Je me souvins d'avoir entendu dire en Espagne qu'il +aimait la musique avec passion, et que chaque soir il faisait sa partie +dans un quatuor où il jouait ou croyait jouer l'_alto_. Nous résolûmes +donc d'organiser un petit concert instrumental. On chargea de ce soin le +préfet, M. Fauchet, qui, soit dit en passant, était de fort mauvaise +humeur parce que sa femme n'avait pas été nommée auprès de la reine. Je +n'y pouvais rien. Cette faveur m'avait même fort dérangée. + +Une fois rentrée chez moi, il me revint encore dans la pensée qu'à +Madrid on prétendait que, lorsque le roi faisait de la musique, il y +avait toujours à côté de lui un musicien habitué à faire sa partie. En +réalité, le substitut exécutait le passage, en donnant au roi l'illusion +que c'était lui qui jouait. Je me promis d'user de la même supercherie, +sans cependant la divulguer, par respect pour la Majesté royale déjà si +éprouvée. + +Le lendemain, à 11 heures, je me trouvai au palais, et M. Dumanoir +demanda à entrer chez la reine pour me présenter. Se tournant vers moi, +avant d'ouvrir la porte, il me dit: «N'allez pas rire!» Cela m'en donna +envie, et, en vérité, il y avait de quoi, car je vis le spectacle le +plus surprenant et le plus inattendu. + +La reine d'Espagne se tenait au milieu de la chambre devant une grande +psyché. On la laçait. Elle avait pour tout vêtement une petite jupe de +percale très étroite et très courte, et sur la poitrine--la plus sèche, +la plus décharnée, la plus noire que l'on pût voir--un mouchoir de gaze. +Sur ses cheveux gris était disposée, en guise de coiffure, une guirlande +de roses rouges et jaunes. La reine s'avança vers moi, la femme de +chambre la laçant toujours, en opérant ces mouvements de corps que l'on +fait quand on veut, en termes de toilette, se retirer de son corset. +Auprès d'elle se trouvait le roi, accompagné de plusieurs autres hommes +que je ne connaissais pas. La reine demanda à M. Dumanoir: «Qui est +celle-là?» Il le lui dit. «Quel est son nom?» fit-elle. Il le lui +répéta, et la reine adressa alors au roi quelques paroles en espagnol, +auxquelles il répondit en disant que j'étais ou que mon nom était très +noble. Puis elle acheva sa toilette, tout en racontant que l'Impératrice +lui avait donné plusieurs de ses robes, car elle n'avait rien apporté de +Madrid. Ce degré d'avilissement me causa une impression pénible. On +passa, en effet, à la souveraine une robe de crêpe jaune, doublée de +satin de même nuance, que je reconnus pour avoir été portée par +l'Impératrice. Toute envie de rire m'avait alors abandonnée; j'étais +plutôt prête à pleurer. + +Lorsque la reine fut habillée, elle me congédia. J'allai dans le salon, +où je trouvai Élisa et Mme de Piis, et nous attendîmes ensemble +l'arrivée des autorités, que je devais présenter à Sa Majesté. À ce +moment, un gros homme, avec un emplâtre noir sur le front, traversa le +salon. Je le reconnus pour le fameux prince de la Paix. Il passa +grossièrement devant nous, sans nous saluer, et nous fûmes d'accord pour +constater que ni sa figure ni sa tournure ne justifiaient les faveurs +que lui attribuait la chronique scandaleuse. + +Les salons étant alors remplis, on avertit la reine. Je lui nommai un à +un tous les chefs de corps ou d'administration, à commencer par +l'archevêque, le seul à qui elle adressa la parole. M. Dumanoir en fit +de même pour le roi, qui se montra beaucoup plus gracieux. La tournée +finie, on retourna dans le petit salon, où la reine se mit à me parler +tout haut, m'exprimant d'abord son inquiétude d'être sans nouvelles de +l'arrivée de la Tudo, la maîtresse du prince de la Paix, puis me disant +«qu'elle savait que ses deux fils[155] étaient prisonniers..., qu'elle +en était bien aise, qu'il ne leur arriverait jamais autant de mal qu'ils +en méritaient, que tous deux étaient des monstres et la cause de tous +ses malheurs.» Elle criait tout cela d'une voix très forte et sans que +le pauvre bonhomme de roi cherchât à la faire taire. J'en frémissais. +Enfin, elle nous congédia en disant: «À ce soir.» + +Après avoir résisté aux sollicitations de mes compagnons de la cour +improvisée, qui me voulaient à dîner, je rentrai chez moi, où je +racontai les propos de cette méchante mère à mon mari. + +Le soir, il y eut cercle et présentation de beaucoup de femmes que je ne +connaissais pas. Mme de Piis me disait leurs noms, que je répétais à la +reine. Puis l'on rentra dans le petit salon, où la musique s'établit, le +roi criant à tue-tête: «Manuelito!» C'était le nom[156] du prince de la +Paix. On donna au roi son violon; il l'accorda lui-même, puis le quatuor +commença, le truchement imaginé par moi jouant la partie du roi, dans +laquelle se perdait à tous moments le pauvre prince. On passa ensuite +des glaces et du chocolat, et nous allâmes nous coucher. + +Le lendemain, visite d'un quart d'heure le matin, et même musique le +soir. Le jour d'après, à ma grande joie, j'appris le prochain départ des +membres de la famille royale espagnole. Le préfet et l'archevêque +vinrent prendre congé d'eux. Puis nous montâmes en voiture pour gagner +le passage de la rivière, car il n'y avait pas encore de pont. Nous +trouvâmes là le brigantin tout prêt, et la traversée effectuée, je pris +congé de ces malheureux souverains. L'infortuné roi n'avait pas eu l'air +un seul instant de comprendre la tristesse de sa position. Son attitude +manquait complètement de dignité et de gravité. Pendant le passage de la +rivière, il avait causé tout le temps avec mon domestique, qui se +trouvait sur le pont. C'était un bon Allemand, qui ne voulait pas croire +que ce fût le roi. Il me disait après: «Mais, Madame, il n'a donc pas de +chagrin!» + +Voilà l'histoire de mes courtes fonctions à la cour du roi Charles IV et +auprès de la reine son horrible femme[157]. + + + + +CHAPITRE XII + +I. Commencement d'une nouvelle vie.--Billet à Mme de Maurville.--Choix +judicieux de M. de La Tour du Pin pour la préfecture de Bruxelles.--Les +premiers préfets de cette ville: MM. de Pontécoulant et de Chaban.--Une +note du poème de _la Pitié_.--II. Départ du Bouilh. Visite à Ussé.--Mlle +Fanny Dillon et le prince Pignatelli.--Un projet de mariage de Mlle +Fanny Dillon avec le général Bertrand rencontre des difficultés.--Une +mission délicate auprès de l'Impératrice Joséphine.--Chagrin et mort de +Mme de Fitz-James.--III. Les femmes des fonctionnaires de +Bruxelles.--Mme de Chambarlhac et Mme Betz.--La duchesse douairière +d'Arenberg. Ses soupers. Son accueil à M. et Mme de La Tour du +Pin.--Étude de la société bruxelloise.--Organisation de la maison.--Le +comte de Liedekerke.--IV. Napoléon obtient enfin le consentement de Mlle +Fanny Dillon à son mariage avec le général Bertrand.--Huit jours pour se +marier.--Intervention opportune de Mme de La Tour du Pin.--Rencontre +avec le général Bertrand.--Tous les détails de la célébration du mariage +réglés par l'Empereur.--V. Mme de La Tour du Pin est reçue par +l'Empereur à Saint-Cloud.--La signature du contrat.--Les Bertrand de +Châteauroux.--Le mariage à Saint-Leu.--La parure d'émeraudes de la reine +Hortense. + + + + +I + +Voilà donc une nouvelle vie qui commence! Je vais quitter mon potager, +mes poules, mes vaches, mes fleurs, mes occupations régulières et +tranquilles, conformes à mes goûts, pour aller mener une tout autre +existence. Mais la Providence m'avait douée du désir de toujours +chercher à faire pour le mieux dans toutes les situations où j'étais +placée. C'est vers 9 heures du soir, comme je l'ai dit, que je reçus, +par un messager, le billet de M. de La Tour du Pin m'annonçant sa +nomination de préfet à Bruxelles. Toute à mes réflexions, je me sentis +bientôt importunée par le bavardage sans portée de ma cousine, Mme +Joseph de La Tour du Pin. Je lui proposai donc d'aller nous coucher. Ce +ne fut pas cependant sans avoir écrit à Mme de Maurville pour lui dire +que la nomination de mon mari ne changeait rien à nos positions +respectives et que j'espérais qu'elle nous accompagnerait à Bruxelles. +Elle se trouvait chez des amis à deux lieues. Je donnai ordre qu'on lui +portât mon billet à la pointe du jour, désirant ne pas lui laisser le +temps de se poser cette triste question: «Que vais-je devenir?» J'aurais +pu la laisser au Bouilh, où son ménage ne nous aurait pas été une +dépense. Mais pourquoi ne pas la faire participer à la bonne fortune, +quand elle avait partagé la mauvaise? D'ailleurs, son tendre attachement +devait nous la rendre très utile. Elle était sans aucune instruction, +possédait peu d'esprit, mais beaucoup d'observation, ainsi qu'une très +grande capacité à démêler les caractères. Son dévouement pour mon mari +était entier et elle avait la préoccupation constante de servir ses +intérêts. Mes enfants, elle les considérait comme les siens. Grâce à +Dieu! je n'ai jamais eu auprès d'eux de gouvernante, mais je savais que +je pouvais les laisser avec Mme de Maurville en toute sérénité, quand +des devoirs de société, que je tâchais de rendre aussi rares que +possible, m'en séparaient momentanément. Je fis plus de réflexions au +cours des quelques heures passées à ce moment seule dans ma chambre, +qu'en temps habituel je n'en aurais fait pendant six mois. Dans les +événements de la vie, ce que l'on n'a pas pensé dans les premières +vingt-quatre heures n'est plus que de l'inutilité ou du rabâchage. Quand +mon mari arriva le lendemain matin pour déjeuner, il me trouva déjà +toute préparée à l'entretenir du changement de notre existence et à lui +confier les arrangements et les projets qui, selon moi, devaient en être +la conséquence. + +Charlotte avait alors onze ans et demi. Très avancée pour son âge, +l'envie de tout apprendre la dévorait. Elle se mit à feuilleter tous les +dictionnaires géographiques sur la Belgique, à examiner les cartes du +pays, et quand son père, qui la connaissait bien, arriva et qu'il la +questionna sur le département de la Dyle, elle en savait déjà tous les +détails statistiques. Quant à la petite Cécile, déjà bonne musicienne à +huit ans, et sachant bien l'italien, sa première question fut de +demander si elle aurait un maître de chant à Bruxelles. + +Mon mari fit tout de suite les arrangements nécessaires au Bouilh, et +mit malheureusement sa confiance dans un homme dont il croyait pouvoir +répondre comme de lui-même. On m'abandonna tous les soins de la maison +et des emballages. + +M. de La Tour du Pin avait reçu l'ordre de se rendre à Paris sans délai, +M. de Chaban, son prédécesseur, ayant déjà quitté Bruxelles pour aller +organiser les départements de la Toscane, qui venait d'être réunie à +l'Empire. Notre ami Brouquens, plus heureux que mon mari lui-même de sa +bonne fortune, vint le prendre quelques jours après, et ils s'en furent +ensemble à Paris. + +La nouvelle de cette nomination avait surpris tous ceux qui +sollicitaient depuis longtemps des grâces sans les obtenir. Personne ne +voulut croire qu'on fût venu chercher M. de La Tour du Pin à sa charrue, +comme Cincinnatus, pour lui donner la plus belle préfecture de France. + +Ce choix était pourtant le plus judicieux que la prodigieuse prévision +de Napoléon pût faire, et en voici la raison: Bruxelles était une +capitale conquise, et aucun effort n'avait encore été tenté pour la +rattacher à la nouvelle patrie. Ville de cour et de haute naissance, on +ne l'avait jusqu'alors gouvernée que par des instruments obscurs ou +méprisables. + +M. de Pontécoulant, son premier préfet, était un homme de naissance et +de formes aristocratiques assurément. Ancien officier des gardes +françaises, sa jeunesse s'était passée à Versailles et à Paris, et il +aurait peut-être réussi à Bruxelles sans sa femme, dont j'ai déjà parlé. +Elle passait pour lui avoir sauvé la vie pendant la Terreur. Auparavant, +elle avait été la maîtresse de Mirabeau, dont Lejai, son mari, était le +libraire. On dit qu'elle avait été jolie, ce dont il ne lui restait +aucun vestige. Depuis, étant déjà Mme de Pontécoulant, on l'avait vue +dans les salons de Barras, ce qui ne constituait pas une recommandation. +Emmenée à Bruxelles par son mari, ses antécédents avaient peu attiré la +grande et haute société aristocratique qui jadis formait la cour de +l'archiduchesse. + +Entouré d'intrigants français qui s'étaient jetés sur la Belgique comme +sur une proie, M. de Pontécoulant ne se préoccupait guère des soins de +l'administration. L'Empereur l'avait rappelé en le nommant au Sénat, et +avait envoyé pour le remplacer M. de Chaban. Homme honnête, éclairé, +ferme et excellent administrateur, il avait réformé beaucoup d'abus, +puni des malversations et destitué leurs auteurs. Tous ses actes avaient +été justes et éclairés. Il suffisait de marcher dans ses voies pour bien +administrer le pays. Mais il n'avait exercé aucune action sur +l'éloignement moral que les hautes classes conservaient pour la +domination française. Cette tâche nous incombait, à mon mari et, j'ose +le dire, à moi également, puisque la source de toute influence de cette +nature se trouvait dans le salon. + +M. de Chaban, il est vrai, était marié, mais sa femme, maladive, +obscure, choisie, d'après les on-dit, dans les classes peu élevées de la +société, ne recevait pas, et personne, par conséquent, ne l'avait jamais +vue. + +Une sorte de réputation romantique m'avait précédée à Bruxelles. Je la +devais à mes aventures en Amérique, ébruitées par une note[158] du poème +de _la Pitié_, de Delille. Cette dame de la cour de Marie-Antoinette, +soeur de l'archiduchesse si aimée de tous en Belgique, qui avait été, +dans ces pays lointains, traire les vaches et vivre au milieu des bois, +se présentait avec quelque chose de piquant qui excitait la curiosité. + + + + +II + +Après avoir procédé à tous mes arrangements au Bouilh et fait partir par +le roulage tout ce que je croyais devoir nous être utile à Bruxelles de +façon à diminuer la dépense très grande de l'établissement d'une maison +considérable, je partis en poste avec Mme de Maurville, mes filles[159] +et mon petit Aymar. Une personne de Bordeaux, M. Meyer, me prêta une +voiture que je vendis pour lui à Bruxelles. Nous nous arrêtâmes deux ou +trois jours à Ussé pour voir Mme de Duras, à la grande joie de nos +filles à l'une et à l'autre. J'admirai ce beau lieu, que ma chère +Félicie vient encore d'embellir et que je ne reverrai plus, puis +j'arrivai à Paris, où je restai trois ou quatre semaines chez ma tante, +alors établie avec M. de Lally dans sa jolie maison de la rue de +Miromesnil, qu'elle a vendue depuis. + +Mme Dillon était de retour d'Angleterre depuis longtemps. J'allai la +voir, car elle avait très bien accueilli M. de La Tour du Pin quand, +l'année précédente, il était passé par Paris, avec Humbert. Ma soeur +Fanny avait grandi. Elle était alors âgée de vingt-trois ans, et, sans +être jolie, avait l'air très distingué. Plusieurs partis s'étaient +présentés pour elle, mais, de tous ses prétendants, celui qu'elle avait +préféré et qu'elle aurait épousé n'existait plus: c'était le prince +Alphonse Pignatelli. Une maladie de poitrine avait emporté cet aimable +jeune homme. Il eût souhaité, avant de mourir, épouser Fanny, afin de +pouvoir lui laisser sa fortune. Malgré ses instantes pressantes, elle +s'y refusa. Les jours de l'infortuné étaient comptés, et elle estima +qu'il y aurait de sa part absence de délicatesse envers la famille de M. +Pignatelli, en s'unissant à lui, dans ses derniers moments, quoiqu'elle +l'aimât beaucoup et qu'elle eût été heureuse, même en le perdant, de +porter son nom. Pour moi, cela me désola, car j'aurais préféré que ma +soeur s'appelât Pignatelli plutôt que Bertrand. + +Et puisque ce nom vulgaire vient au bout de ma plume, c'est le cas de +raconter ce qui s'est passé lors du dernier voyage de mon mari à Paris. + +L'Empereur avait itérativement témoigné à l'Impératrice et à Fanny +elle-même combien il désirait son mariage avec Bertrand[160], amoureux +d'elle depuis longtemps. Ma soeur n'y voulait pas consentir et l'Empereur +en était contrarié. Quand il connut ses préférences pour Alphonse +Pignatelli, il cessa toutefois ses sollicitations. Mais, après la mort +du prince, il recommença ses poursuites. Mme Dillon pria M. de La Tour +du Pin, précisément à Paris au moment où elle avait promis une réponse +définitive, de voir l'Impératrice pour lui faire part du refus formel de +ma soeur. La commission était assez délicate. Cependant il s'en chargea. +L'Impératrice le reçut dans sa chambre à coucher, dont la profonde +alcôve était fermée, dans la journée, par un épais rideau de grosse +étoffe très ample, formant comme un mur de damas brodé et maintenu en +place par une lourde bordure de crépines d'or. Elle le fit asseoir à ses +côtés, sur un canapé placé contre le rideau. Comme ils étaient en tête à +tête, M. de La Tour du Pin fit sans détours à l'Impératrice la +commission dont il était chargé, en s'excusant d'apporter une décision +contraire aux désirs de l'Empereur. L'Impératrice insistant beaucoup, il +exprima dans le cours de la conversation, qui fut assez longue, des +sentiments fort aristocratiques qui ne déplurent pas. Enfin, après lui +avoir parlé de lui-même, de moi, de nos enfants, de sa fortune, de ses +projets, elle le congédia. Mon mari alla aussitôt rendre compte à Mme +Dillon de l'entretien qu'il venait d'avoir. Le soir même, chez M. de +Talleyrand, celui-ci le prit sous le bras, comme il avait l'habitude +quand il voulait causer familièrement dans un coin: «Qu'aviez-vous à +faire, dit-il, d'aller refuser le général Bertrand pour votre +belle-soeur. Cela vous regardait-il?»--«Mais Fanny l'a voulu, reprit M. +de La Tour du Pin, et mon âge me permet de lui servir de père.»--«Enfin, +reprit le fin renard, heureusement vous n'avez pas gâté vos affaires +avec toute votre aristocratie. On aime cela aux Tuileries +maintenant.»--«Qui donc vous a raconté tout cela? demanda mon mari. Vous +avez donc vu l'Impératrice?»--«Non pas, répliqua l'autre, mais j'ai vu +l'Empereur, qui vous écoutait!» Ce fut peut-être cette conversation +entendue derrière un rideau qui fit préfet à Bruxelles M. de La Tour du +Pin. + +Je trouvai la pauvre Betsy, Mme de Fitz-James[161], à la dernière +période de la consomption, à laquelle elle succomba bientôt. Sa délicate +et frêle constitution n'avait pu résister au torrent de chagrins dont +elle était accablée. Son mari entretenait une maîtresse, avec laquelle +on le rencontrait partout, au spectacle, à la promenade, mais jamais on +ne le voyait chez la malheureuse femme mourante. Sa mère, Mme Dillon, +l'avait recueillie et la logeait. Elle finissait là sa courte et triste +vie, emportée par ce que les Anglais appellent _a decline_[162]. Elle +n'avait aucun mal à la poitrine, elle ne souffrait pas. Ses forces, +seulement, l'abandonnaient peu à peu. En me voyant, elle me tendit sa +petite main décharnée, et, comme je ne pouvais dissimuler mon émotion +qui était fort vive, car je l'aimais véritablement, elle me dit: «Il +faut rendre grâces à Dieu de me retirer de ce monde, où je n'ai plus +rien à espérer.» Et deux grosses larmes coulèrent sur ses joues pâles. +Elle s'éteignit quinze jours après. Sur quatre enfants qu'elle avait +eus, il lui en restait trois. L'aîné était un garçon. Elle l'avait perdu +pendant sa seconde grossesse. La mort de cet enfant enlevé en quelques +heures, la frappa si violemment que celui qu'elle portait en elle fut +atteint d'imbécillité. C'était une fille. Mme Dillon la recueillit et la +garda toujours auprès d'elle. Après la mort de Mme Dillon, je n'ai pas +su ce qu'elle devint. Ses deux autres enfants, des garçons, sont le duc +de Fitz-James[163] actuel[164] et son frère Charles[165]. + +Fanny était très bien traitée par l'Impératrice et par l'Empereur. Comme +il désirait qu'elle fût d'un voyage à Fontainebleau, qui venait d'avoir +lieu, il lui avait envoyé 30.000 francs pour les frais de sa toilette. + + + + +III + +Il me serait difficile de raconter mon séjour de Bruxelles avec +exactitude. J'y fus reçue avec une extrême bienveillance. On y aime +beaucoup le monde, et on était bien aise d'avoir enfin un salon de +préfet tenu par une femme qui appartînt à la classe aristocratique. Les +femmes des diverses autorités établies dans la ville ne réussissaient +pas par leurs manières, et croyaient, très à tort, plaire au +gouvernement en ne faisant aucuns frais pour les dames belges. Deux +d'entre elles étaient mes supérieures par les places qu'occupaient leurs +maris: la femme du général commandant la division dont le chef-lieu +était à Bruxelles, et la femme du premier président de la cour +impériale, siégeant aussi à Bruxelles. + +La première, Mme de Chambarlhac, était une belle Savoyarde, Mlle de +Coucy. Elle avait pour neveu M. de Coucy, que nous avons connu depuis. +On racontait qu'étant religieuse ou novice, son mari, dans une des +campagnes d'Italie, l'avait enlevée et épousée. Quoique âgée de quarante +ans, elle était encore assez belle. Accoutumée à vivre avec des +militaires de toute espèce, elle avait pris un mauvais ton, entremêlé +cependant de certaines lueurs aristocratiques. On comprend que je ne +pouvais ni ne voulais me lier avec une semblable personne. Ses +antécédents me repoussaient. Je me la représentais toujours en idée avec +l'habit de hussard qu'elle avait revêtu, disait-on, pour suivre son mari +dans plusieurs campagnes. Quant au général de Chambarlhac, c'était un +sot qui, dès le premier jour, entra en hostilité avec mon mari par +jalousie. + +La seconde femme était celle du premier président, M. Betz, savant +allemand de beaucoup d'esprit et de capacité. Elle appartenait à la +classe la plus minime de l'échelle sociale. Assez laide à cinquante ans +qu'elle avait alors, elle pouvait cependant avoir été belle. On la +voyait toujours parée, décolletée, coiffée comme une jeune personne. Je +la recevais chez moi, aux grandes soirées, mais je ne me souviens pas +d'être jamais entrée chez elle, quoique je ne manquasse pas de lui faire +des visites de loin en loin. + +La très grande jalousie de ces deux dames provenait de ce qu'elles ne +soupaient pas chez la _douairière_, dont les soupers constituaient la +grande distinction et la ligne de démarcation entre les sociétés de +Bruxelles. + +La _douairière_: c'est ainsi qu'on désignait la duchesse douairière +d'Arenberg, née comtesse de La Marck et la dernière descendante du +_Sanglier des Ardennes_[166]. Elle représentait, comme le disait +l'archevêque de Malines, l'abbé de Pradt, l'idéal de la _reine-mère_. +Retirée dans la maison affectée aux veuves de la maison d'Arenberg, elle +y avait un état simple, mais noble, et invitait tous les jours à souper +un certain nombre de personnes de tout âge, hommes et femmes. Elle +dînait toujours seule, sortait en voiture découverte quelque temps qu'il +fît, et voyait, dans le cours de la journée, ses enfants, surtout son +fils aveugle qu'elle aimait tendrement. Toutes les fois qu'une légère +incommodité causée par la goutte empêchait ce dernier de sortir, elle ne +manquait pas de se rendre chez lui. À 7 heures, elle recevait des +visites jusqu'à neuf. À partir de ce moment, quelqu'un se présentait-il, +le suisse demandait si on était invité à souper? Si la réponse était +négative, on ne vous admettait pas. Les invités arrivaient alors, et tel +était le respect dont on entourait la duchesse, que pas une personne +dans Bruxelles ne se serait permis d'arriver à 9 heures et demie. À 10 +heures, quand même quelqu'un se serait fait attendre jusqu'à ce moment, +elle sonnait, et disait sans impatience: «À présent l'on peut servir.» + +Après souper, on jouait au loto jusqu'à minuit. Quand son fils assistait +à la soirée, il faisait une partie de whist ou de préférence une partie +de tric-trac avec M. de La Tour du Pin, s'il se trouvait là. La réunion +ne comprenait jamais plus de quinze ou dix-huit personnes, choisies +parmi les plus distinguées de la ville ou parmi les étrangers de marque. +Mais la présence d'étrangers était rare, puisque la France, en guerre +avec toute l'Europe, ne pouvait être visitée alors comme elle l'a été +depuis. + +J'avais souvent rencontré Mme la duchesse d'Arenberg à Paris, avant la +Révolution, à l'hôtel de Beauvau, où l'on me traitait avec une grande +bonté. De plus, je savais avoir été précédée à Bruxelles par des lettres +de Mme de Poix et de Mme la maréchale de Beauvau, adressées à la +duchesse. Dès le lendemain de mon arrivée j'allai donc, accompagnée de +mon mari, voir cette respectable personne. Nous fûmes reçus avec une +bienveillance toute particulière et invités à souper pour le lendemain +même. La duchesse voulut aussi que je lui présentasse mon fils[167], +venu à Bruxelles pour nous recevoir. Ce fut le signal de la +considération avec laquelle nous devions être traités. Toute la ville se +fit inscrire chez nous. On y vint en personne. Je pris un soin tout +particulier de rendre les visites. Je n'en oubliai aucune. J'établis des +listes raisonnées de toutes les personnes qui étaient venues chez moi. À +la suite du nom, j'inscrivis un extrait des détails que j'avais pu +recueillir sur chaque famille dans la conversation ou dans les +nobiliaires que je me procurai à la bibliothèque de Bourgogne, qui était +et est encore très riche en ouvrages de ce genre. J'avais comme aides +dans ce travail, pour le présent, M. de Verseyden de Wareck, secrétaire +général de la préfecture, et, pour le passé, un vieux commandeur de +Malte, qui venait tous les soirs chez moi, le commandeur de Nieuport. Au +bout d'un mois j'étais familiarisée avec le monde de Bruxelles, comme si +j'y avais été toute ma vie. Je connaissais les liaisons de tout genre, +les animosités, les tracasseries, etc... Ce fut un véritable travail +dont je m'occupai avec l'ardeur que j'ai toujours mise à ce qui est +nécessaire. + +Notre établissement nous coûta beaucoup d'argent. Il me semble que mon +mari reçut une certaine somme pour monter sa maison, mais je n'en suis +pas sûre. Le personnel de service comprenait deux domestiques en livrée +et le garçon de bureau habillé également, un portier, un valet de +chambre maître d'hôtel, l'huissier du cabinet, servant aussi les jours +de réception, et deux hommes d'écurie. Nous habitions le palais[168] où +le roi de Hollande[169] a demeuré depuis. Mon appartement particulier, +de plain-pied avec celui des jours de grandes soirées, était agréable et +commode. Il comprenait en particulier un joli salon et un billard. Je +m'annonçai dès l'abord pour ne jamais recevoir le matin, sous quelque +prétexte que ce fût. Les heures de la matinée, en effet, je les +consacrais à l'éducation de mes filles, assistant à leurs leçons, ou +sortant avec elles pour les promener soit à pied, soit en voiture. + +Plusieurs personnes se mirent bientôt dans notre intimité, entre autres +M. et Mme de Trazegnies, le prince Auguste d'Arenberg, le commandeur de +Nieuport, etc. Mon mari retrouva avec plaisir le comte de +Liedekerke[170], un de ses anciens compagnons d'armes, avant la +Révolution, dans le régiment de Royal-Comtois, dont M. de La Tour du Pin +avait été colonel en second. Le comte de Liedekerke avait épousé Mlle +Desandrouin, destinée à être à la tête d'une fortune immense, dont elle +possédait déjà une bonne partie. Ils n'avaient qu'un fils[171] et deux +filles[172]. Le jeune homme, alors âgé de vingt-deux ans, était auditeur +au Conseil d'État. Comme on parlait d'en attacher un à la personne de +chaque préfet pour former ces jeunes gens à la connaissance de +l'administration et les employer comme secrétaires du cabinet +particulier du préfet, M. de Liedekerke pria M. de La Tour du Pin, son +ancien colonel, de demander son fils en cette qualité. + +Notre fils Humbert quitta Anvers, où M. Malouet avait été pour lui un +second père, et revint à Bruxelles pour se livrer à quelques études +préparatoires nécessitées par son examen au Conseil d'État, qui devait +avoir lieu dans quelques mois. + + + + +IV + +Au mois de septembre 1808, je reçus une lettre de Mme Dillon, ma +belle-mère. Elle m'apprenait que ma soeur s'était enfin décidée, après +bien des hésitations et des incertitudes, à épouser le général Bertrand, +vaincue par sa constance d'une part, et de l'autre par les instances +renouvelées de l'Empereur, à qui on ne pouvait rien refuser, tant il +mettait de grâce et de séduction à obtenir ce qu'il désirait. Ma soeur +était alors d'une extrême frivolité, d'une frivolité de créole, comme sa +mère. Napoléon avait voulu qu'elle accompagnât l'Impératrice Joséphine +dans un voyage de Fontainebleau. Pour qu'elle y fût à son avantage, il +lui avait envoyé, ainsi que je l'ai dit précédemment, 30.000 francs pour +sa toilette pendant les huit jours que dura ce déplacement, au cours +duquel il obtint enfin son consentement au projet d'union qu'elle avait +écarté si obstinément jusque-là. + +Il décida que le mariage se ferait tout de suite, bien que ma soeur +alléguât que sa mère venait de perdre sa fille, la pauvre Mme de +Fitz-James. L'Empereur, en présence de ces longueurs et jugeant que les +deux femmes, abandonnées à elles-mêmes, ne sortiraient jamais de leurs +embarras, dit à Fanny: «_Faites venir votre soeur, elle arrangera tout. +Je pars pour Erfurt dans huit jours. Il faut être mariée alors._» + +J'en fus informée par une lettre du duc de Bassano, car ni Mme Dillon, +ni Fanny ne surent m'écrire. Quoique la lettre fût très aimable, elle +avait si bien l'air d'un ordre, que la pensée de refuser ne me vint pas +dans l'esprit. Deux heures après l'avoir reçue, je partais pour Paris. À +la pointe du jour, j'arrivai chez Mme d'Hénin, stupéfaite, à son réveil, +de me voir auprès de son lit. Elle tenait toujours une chambre à notre +disposition dans sa jolie maison de la rue de Miromesnil, où elle +habitait alors. Je ne restai auprès de ma tante que le temps de changer +de robe et d'envoyer chercher une voiture de remise, et, après avoir +pris une tasse de thé, je me fis mener chez Mme Dillon, rue Joubert. Là +j'appris que depuis quelques jours elle était à la campagne, non loin de +Saint-Cloud, chez Mme de Boigne. Elle n'avait laissé aucun ordre pour +moi. Je demandai donc le nom et le chemin de cette maison, et je partis +aussitôt pour m'y rendre, ayant auparavant écrit un mot au duc de +Bassano pour lui annoncer mon arrivée. + +J'arrivai à Beauregard, la maison de Mme de Boigne, au-dessus de la +Malmaison, après une heure et demie de route. Onze heures et demie +sonnaient quand j'y parvins, et Mme Dillon était encore au lit. Fanny +s'écria: «Ah! nous sommes sauvées, voilà ma soeur!» Sa mère, au +contraire, fut saisie d'effroi à la pensée du mouvement que mon activité +allait lui imprimer. Elle n'avait songé à rien. Je commençai par lui +conseiller de se lever, de s'habiller, de déjeuner et de revenir, ainsi +que ma soeur, à Paris avec moi. Le général Bertrand arriva à cet instant. +Jusque-là, je ne l'avais jamais rencontré, et il savait probablement que +mon mari avait été chargé par Mme Dillon de refuser ses propositions de +mariage deux ans auparavant. Il se trouva très embarrassé, étant +extrêmement timide de son naturel. Pour le mettre à son aise, je lui +proposai une promenade dans le parc en attendant le moment où Mme Dillon +serait habillée. Pendant cette promenade, qui dura plus d'une heure, +nous nous entendîmes si facilement et si bien qu'en rentrant nous avions +tout réglé et tout arrangé. + +Nous trouvâmes dans le salon Mme de Boigne, que je n'avais pas revue +depuis son enfance, et sa mère, Mme d'Osmond, soeur d'Édouard Dillon et +de tous les Dillon de Bordeaux. Ni l'une ni l'autre de ces dames ne +pouvaient me souffrir. Il fallut pourtant bien, quand on vint annoncer +que l'on avait servi, qu'elles me proposassent de déjeuner, ce qui me +convenait d'autant mieux que j'en étais encore à la tasse de thé prise à +7 heures du matin chez Mme d'Hénin. Le pauvre général, charmé de trouver +enfin quelqu'un qui allait faire cesser les lenteurs de sa future +belle-mère, nous vit monter avec bonheur en voiture pour rentrer à +Paris, où il promit de nous rejoindre le soir. + +Sans entrer dans de plus longs détails, je dirai que le lendemain matin +tout était prêt, la signature du contrat décidée et fixée au +surlendemain au soir. On afficha à la mairie. Le tribunal s'assembla +extraordinairement par ordre. Le grand-juge Régnier fut réveillé à 5 +heures du matin pour faire expédier je ne sais quel acte qui devait +servir d'extrait de baptême à ma soeur, Mme Dillon ayant perdu celui +qu'elle possédait, ou ne l'ayant peut-être jamais eu. Le courrier, même +le plus diligent, n'aurait pu aller à Avesnes, en Flandre, où ma soeur +était née, et en revenir avant le jour désigné par Napoléon pour le +mariage. Il avait, en outre, arrêté que la cérémonie aurait lieu à +Saint-Leu, chez la reine Hortense[172]. Ayant annoncé qu'il se pourrait +qu'il y assistât, cela rendit ladite reine fort attentive à exécuter de +point en point tous les ordres donnés par l'Empereur pour cette +solennité. Ainsi, dans un moment où allaient se réunir autour de lui +tous les potentats qui étaient alors à ses pieds, le grand homme avait +trouvé le temps de régler les plus minutieux détails de la célébration +du mariage de son aide de camp favori. + + + + +V + +Je fus présentée à l'Empereur à Saint-Cloud, par Mme de Bassano. Dès 8 +heures du matin, il me fallut être rendue chez elle, en habit de cour et +en toque à plumes. Il m'accueillit de la façon la plus gracieuse, me fit +des questions sur Bruxelles, sur la société, _la haute société_, avec un +sourire qui voulait dire: «Vous n'aimez que celle-là.» Puis il rit de +m'avoir fait lever si matin, et se moqua un peu de Mme de Bassano à ce +sujet, moquerie qu'elle prit d'un petit air boudeur qui lui allait à +merveille. Il s'occupait fort d'elle alors, comme depuis elle me l'a +conté. + +Je vous vois sourire, mon fils[173], quand vous lirez que, comme +j'arrangeais le salon pour la signature du contrat et que je voulus +mettre sur la table une écritoire avec du papier et des plumes, je ne +trouvai pas un meuble semblable dans tout l'appartement de ma belle-mère +et de sa fille. Bien m'en prit d'y avoir songé. Heureusement le beau +marchand de papier d'alors, d'Expilly, demeurait tout près. J'envoyai +mon domestique chercher tout ce que la circonstance exigeait, et ma +belle-mère fut agréablement surprise de ma présence d'esprit. + +Les grands de la terre arrivèrent avec l'époux. On lut les clauses du +contrat, dont je n'ai pas conservé le souvenir. Je pense qu'elles +étaient favorables à ma soeur. Fanny, fort à son avantage ce jour-là, +avait un excellent maintien. Parmi les assistants se trouvaient trois ou +quatre Bertrand venus de Châteauroux. Le nom de l'un d'entre eux nous +fit échanger un sourire avec M. de Talleyrand. Il était inspecteur des +forêts et se nommait _Bertrand de Boislarge_. Sa femme, très jeune, +extrêmement jolie, n'était jamais sortie de _son endroit_, ce qui la +rendait d'une timidité à faire pitié. Je la soignai beaucoup à +Saint-Leu, où nous allâmes coucher le lendemain. + +La soirée qui précéda le jour du mariage s'écoula d'une façon assez +insipide. On fit de la musique. Le déjeuner du lendemain ne fut pas plus +amusant. Le mariage devait avoir lieu à 3 heures et demie. Tous les +_archi_ arrivèrent: des maréchaux, des généraux, etc. On marcha en +cortège à la chapelle. L'abbé d'Osmond, évêque de Nancy, et depuis +archevêque de Florence, donna la bénédiction nuptiale. On servit ensuite +le dîner, et après dîner on dansa. Il était venu beaucoup de jeunesse de +Paris. La reine Hortense, qui aimait la danse et y excellait, se montra +cependant de mauvaise humeur à la suite d'un petit incident assez +amusant. L'Empereur n'avait pas paru, mais il avait laissé savoir à la +reine Hortense qu'après avoir examiné la parure d'émeraudes entourées de +diamants que l'Impératrice avait donnée à Fanny, il ne la trouvait pas +suffisante. Comme il lui en connaissait une semblable, il la priait de +l'ajouter à celle offerte par sa mère pour la compléter. Elle ne +s'attendait à rien de ce genre, et cela lui déplut fort. Mais il fallait +se soumettre. + + + + +CHAPITRE XIII + +I. La saison d'hiver à Bruxelles.--L'ennui de la reine Hortense.--Les +familles de Solre et du Croy.--Arrivée de Marie-Louise à +Compiègne.--Impatience conjugale des nouveaux époux.--Une complaisante +permission de l'archevêque de Vienne.--II. Ralliement de la haute +société de Bruxelles au gouvernement impérial.--La garde +d'honneur.--Napoléon et Marie-Louise à Bruxelles.--La présentation et la +partie de whist.--Le dîner avec l'Empereur.--Ses plaisanteries au roi +Jérôme.--Bal à l'Hôtel de Ville.--Départ de l'Empereur.--Le descendant +d'un connétable du temps de saint Louis.--III. L'été à +Bruxelles.--Visite aux chantiers de construction d'Anvers.--L'examen +d'Humbert au Conseil d'État.--M. de La Tour du Pin subit une douloureuse +opération.--M. Dupuytren et Mlle Boyer.--IV. Entreprise des Anglais sur +Flessingue et sur Anvers.--Le plan de campagne de l'archevêque de +Malines.--L'hôpital improvisé de la Cambre.--Intrigues contre M. de La +Tour du Pin.--Irritation de l'Empereur calmée par le sous-lieutenant +Loiseau.--M. Casimir de Montrond prisonnier à Ham.--V. Humbert part pour +la sous-préfecture de Florence.--Un congé au général Bertrand.--Les 300 +livres sterling de M. de Lally.--M. de Chateaubriand et son trio +d'adoratrices.--Son premier livre.--Les mémoires de Mme de La +Rochejaquelein annotés par l'Empereur.--_L'Avocat Patelin_ aux +Tuileries.--VI. Premiers symptômes d'accouchement de Marie-Louise.--Un +congé équivoque.--Naissance du Roi de Rome.--Victor Sambuy à la +poursuite de 10.000 francs de rente.--L'ondoiement.--Les vieux +grognards.--Un enfant qui n'a pas l'air d'être né le matin de ce même +jour. + + + + +I + +Je retournai à Bruxelles après quelques grands dîners de noce très +ennuyeux, en particulier chez les quatre témoins, MM. de Talleyrand, de +Bassano, Lebrun; j'ai oublié le nom du quatrième. Je partis avec joie +pour retrouver mon mari et mes enfants. L'automne et l'hiver +s'écoulèrent fort agréablement à Bruxelles. Je donnai deux ou trois +beaux bals. Mme de Duras vint passer quinze jours auprès de nous avec +ses filles[174]. Je les fis danser et les menai au spectacle, dans une +excellente loge de la préfecture. Elles s'amusèrent beaucoup. + +La reine Hortense avait traversé Bruxelles au cours du dernier voyage +qu'elle fit pour rejoindre son mari pendant quelques jours à Amsterdam. +Je la vis à son passage. Elle affectait un ennui sans exemple de la +nécessité d'aller remplir ses devoirs de reine. + +Je ne me souviens plus si ce fut cette année-là qu'elle reçut à +Aix-la-Chapelle la nouvelle de l'accouchement de sa belle-soeur[175], +survenu à Milan à 9 heures du matin. On le savait à midi à Paris, à 1 h +30 à Bruxelles, et, par un courrier de la poste à cheval, à 8 heures du +soir à Aix-la-Chapelle. Le télégraphe, la vapeur et les chemins de fer +ont changé le monde! + +C'est vers ce même temps, me semble-t-il, que la fille unique du prince +de Solre épousa Fernand de Croy, son cousin. Fernand de Croy était le +second fils du duc de Croy, frère aîné du prince de Solre. Le mariage +fut célébré au château du Roeulx en grande pompe et avec une splendeur +toute aristocratique. Cette belle habitation est située dans les +environs de Mons, et hors des confins du département de la Dyle. M. de +Solre, que j'avais connu tout jeune, ainsi que ses frères, dans mon +enfance, venait souvent à Bruxelles. Aucun membre de la famille ne +s'était rapproché du régime impérial. Le duc de Croy, père du nouveau +marié, habitait en Westphalie, la petite principauté de Dülmen, où il +était souverain. Le duc d'Havré, père de la princesse de Solre et oncle +du prince, se trouvait en Angleterre auprès de Louis XVIII. Toute cette +famille déplaisait à l'Empereur. Il voulut ou crut les intimider en les +persécutant. La noce, célébrée au Roeulx, lui en fournit le prétexte. M. +de Solre et tous les siens furent exilés au Roeulx. Cela touchait presque +au ridicule, car aucun d'eux n'avait l'intention de s'en absenter. Le +duc de Montmorency s'en tira en faisant entrer son fils au service et en +acceptant que sa femme devînt dame du palais de la nouvelle Impératrice. +M. de Vérac fut fait chambellan. On envoya M. de Caraman en exil en +Piémont, où il resta enfermé à Ivrée pendant quelque temps. + +N'ayant pas la prétention d'écrire l'histoire, je ne dirai rien du +mariage de l'empereur Napoléon avec l'archiduchesse Marie-Louise. Je +rapporterai seulement ce que ma soeur me raconta de l'arrivée de cette +princesse à Compiègne. Elle en avait été témoin oculaire, et pouvait +d'ailleurs par son mari, Bertrand, savoir certaines choses que d'autres +ignoraient. + +L'Empereur se trouvait donc à Compiègne avec les nouvelles dames de +l'Impératrice, et dans une impatience sans bornes de voir sa nouvelle +épouse. Une petite calèche attendait tout attelée dans la cour du +château pour le conduire au-devant d'elle. Lorsque l'avant-courrier +parut, Napoléon se précipita dans la calèche et partit à la rencontre de +la berline qui contenait cette épouse tant désirée. Les voitures +s'arrêtèrent. On ouvrit la portière et Marie-Louise s'apprêtait à +descendre, mais son époux ne lui en donna pas le temps. Il monta dans la +berline, embrassa sa femme et, ayant repoussé sans façon sa soeur, la +reine de Naples, sur le devant de la voiture, il s'assit à côté de +Marie-Louise. En arrivant au château, il descendit le premier, lui +offrit son bras et la mena dans le salon de service, où toutes les +personnes invitées étaient rassemblées. Il faisait déjà nuit. L'Empereur +présenta, l'une après l'autre, toutes les dames de la maison, puis les +hommes. Cette présentation terminée, il prit l'Impératrice par la main +et la conduisit dans son appartement. Chacun crut que la souveraine +procédait à sa toilette. On attendit une heure, et l'on commençait à +avoir grande envie de souper, lorsque le grand chambellan vint annoncer +que leurs Majestés _étaient retirées_.--Bertrand dit à l'oreille de sa +femme: «Ils sont couchés.» La surprise fut grande, mais personne n'en +laissa rien voir, et on alla souper. + +Ma soeur apprit le lendemain par son mari que Marie-Louise avait présenté +à l'Empereur une permission ou déclaration signée de l'archevêque de +Vienne, attestant «_que le mariage par procureur était suffisant pour +que l'on pût se livrer à la consommation sans plus de cérémonie_». + +Comme mon beau-frère était l'homme le plus véridique, je ne doute pas un +moment de l'authenticité de cette particularité. + + + + +II + +À Bruxelles, on célébra par de grandes réjouissances ce mariage avec une +archiduchesse. Les souvenirs de la domination autrichienne étaient loin +d'être effacés. La noblesse de Bruxelles, jusqu'alors peu rapprochée du +nouveau gouvernement, attirée maintenant par les bonnes façons d'un +préfet de la classe aristocratique, trouva le moment favorable pour +renoncer à ses anciennes répugnances, qui commençaient à lui peser. + +M. de La Tour du Pin forma une garde d'honneur pour faire le service du +château de Laeken, lorsqu'il apprit que l'Empereur allait amener la +jeune Impératrice dans la capitale des anciennes possessions de son +père[176] en Belgique. Cette garde fut uniquement composée de Belges, à +l'exclusion de tout employé français. Le marquis de Trazegnies en prit +le commandement. On lui adjoignit le marquis d'Assche comme commandant +en second. Beaucoup de membres des premières familles de Bruxelles +figurèrent dans ses rangs. Les jeunes gens qui se destinaient à une +carrière, soit dans l'administration, soit dans le militaire, +profitèrent de cette occasion pour se faire connaître. Parmi eux se +trouvait le jeune de Liedekerke[177], ainsi que notre pauvre fils +Humbert. L'uniforme était fort simple: habit vert avec pantalon +amaranthe. C'était un corps à cheval et très bien monté. Ma soeur vint à +Bruxelles et logea à la préfecture. Elle assista à un grand dîner que +nous donnâmes en l'honneur de cette garde et où les femmes parurent avec +des rubans aux couleurs de l'uniforme. + +Rien n'est fastidieux comme la description des fêtes. Je laisserai donc +de côté le récit du détail des illuminations, des transparents, etc., +etc., dont j'aurais d'ailleurs peine moi-même à me souvenir. + +L'Empereur arriva pour dîner à Laeken. Le lendemain, il reçut la garde +d'honneur et toutes les administrations. Le maire, le duc d'Ursel, lui +présenta la municipalité. Le soir, il y eut cercle, et je présentai les +dames, que je connaissais presque toutes. Marie-Louise n'adressa à +aucune d'elles un mot personnel. Le nom le plus illustre--celui de la +duchesse d'Arenberg ou de la comtesse de Mérode, née princesse de +Grimberghe, par exemple--ne frappa pas plus son oreille que celui de Mme +P..., femme du receveur général. + +Après le cercle, on m'appela à l'honneur de jouer avec Sa Majesté. Je +crois que ce fut au whist. Le duc d'Ursel me nommait les cartes qu'il +fallait jeter sur la table et me prévenait lorsque c'était à moi à +donner. Cette espèce de comédie dura une demi-heure. Il me semble que le +comte de Mérode était mon partner et M. de Trazegnies celui de +l'Impératrice. Après quoi, l'Empereur s'étant retiré dans son cabinet, +on se sépara, et je fus charmée de retourner chez moi. + +Le lendemain devait avoir lieu un grand bal à l'Hôtel de Ville. Aussi +fus-je un peu contrariée lorsqu'on me pria à dîner à Laeken, car je ne +voyais pas trop comment je trouverais le moment de changer de toilette +ou au moins de robe entre le dîner et le bal. Toutefois le plaisir de +voir et d'entendre l'Empereur pendant deux heures était trop grand pour +que je ne sentisse pas tout le prix d'une telle invitation. Le duc +d'Ursel m'accompagna, et comme il devait ensuite se trouver à l'Hôtel de +Ville pour recevoir l'Empereur, je donnai ordre que ma femme de chambre +s'y trouvât avec une autre toilette toute prête. + +Ce dîner a été une des choses de ma vie dont j'ai conservé le souvenir +le plus agréable. Voici quelles étaient les places occupées par les +convives, au nombre de huit: l'Empereur: à sa droite, la reine de +Westphalie puis le maréchal Berthier, le roi de Westphalie, +l'Impératrice, le duc d'Ursel, Mme de Bouillé, enfin moi, à la gauche de +l'Empereur. Il me parla, presque tout le temps, sur les fabriques, les +dentelles, le prix des journées, la vie des dentellières, puis des +monuments, des antiquités, des établissements de charité, du +béguinage[178], des moeurs du peuple. Par bonheur, j'étais au courant de +tout cela. «Combien gagne une dentellière?» dit-il au duc d'Ursel. Le +pauvre homme s'embarrassa un peu en cherchant à exprimer le chiffre en +_centimes_. L'Empereur vit son hésitation, et, s'adressant à moi: +«Comment se nomme la monnaie du pays?»--«Un _escalin_ ou soixante-trois +centimes,» dis-je.--«Ah! c'est bien,» fit-il. + +On ne resta pas plus de trois quarts d'heure à table. En rentrant dans +le salon, l'Empereur prit une grande tasse de café et recommença à +causer. D'abord sûr la toilette de l'Impératrice, qu'il trouva bien. +Puis, s'interrompant, il me demanda si je me trouvais convenablement +logée. «Pas mal, lui répondis-je, dans l'appartement de Votre +Majesté.»--«Ah! vraiment, dit-il, il a coûté assez cher pour cela. C'est +ce coquin de...»--le nom m'échappe--«le secrétaire de M. Pontécoulant, +qui l'a fait arranger. Mais la moitié de la dépense a passé dans sa +poche, n'en déplaise à mon frère,» ajouta-t-il en se tournant vers le +roi de Westphalie, «qui l'a pris à son service, car il aime les +fripons.» Et il leva les épaules. Jérôme se préparait à répondre, +lorsqu'il s'aperçut que l'Empereur avait déjà abordé un tout autre sujet +de conversation. Il avait sauté au duc de Bourgogne[179] et à Louis XI, +d'où il descendit assez brusquement à Louis XIV, en disant qu'il n'avait +été vraiment grand que dans ses dernières années. Constatant avec quel +intérêt je l'écoutais, et surtout que je le comprenais, il retourna à +Louis XI, et s'exprima ainsi: «J'ai mon avis sur celui-là, et je sais +bien que ce n'est pas l'avis de tout le monde.» Après quelques mots sur +les hontes du règne de Louis XV, il prononça le nom de Louis XVI, sur +quoi, s'arrêtant avec un air respectueux et triste, il dit: «_Ce +malheureux prince_!» + +Puis il parla d'autre chose, se moqua de son frère, qui accueillait en +Westphalie _le rebut de la population française_, et Dieu sait le nombre +de mauvaises plaisanteries que Jérôme aurait emboursées si, à ce moment, +quelqu'un n'avait dit qu'il faudrait partir pour le bal. + +M. d'Ursel et moi, nous nous précipitâmes en voiture, et ses chevaux +d'un temps de galop, nous menèrent à l'Hôtel de Ville. Je montai quatre +à quatre. Une toilette toute prête m'attendait; je la revêtis, et je pus +être rendue dans la salle de bal, ayant changé entièrement de costume, +quand l'Empereur arriva. + +Il me fit compliment sur ma promptitude et me demanda si je comptais +danser. Je répliquai que non, parce que j'avais quarante ans. À quoi il +se mit à rire, en disant: «Il y en a bien d'autres qui dansent et qui ne +dévoilent pas leur âge comme cela.» Le bal fut beau. Il se prolongea +après le souper, où l'on but à la santé de l'Impératrice, avec +l'arrière-pensée qu'elle pourrait bien avoir des raisons pour n'avoir +pas dansé. + +L'Empereur et sa jeune épouse partirent le lendemain matin. Un yacht +très orné les transporta jusqu'au bout du canal de Bruxelles, où ils +trouvèrent des voitures qui les menèrent à Anvers. En entrant dans le +yacht, M. de Le Tour du Pin aperçut le marquis de Trazegnies, commandant +de la garde d'honneur. Craignant que l'Empereur ne l'invitât pas à +prendre place dans le yacht, où il ne pouvait tenir que peu de monde, il +le nomma en ajoutant: «Son ancêtre connétable sous saint Louis.» Ces +mots produisirent un effet magique sur l'Empereur, qui appela aussitôt +le marquis de Trazegnies et causa longuement avec lui. Peu de temps +après, sa femme fut nommée dame du palais. Elle fit semblant d'être +fâchée de cette nomination, quoique au fond elle en fût ravie. Mme de +Trazegnies est née Maldeghem et sa mère était une demoiselle +d'Argenteau. + + + + +III + +Après ce voyage de l'Empereur, nous reprîmes notre train de vie +ordinaire à Bruxelles. L'été se passa à visiter les différentes maisons +de campagne où l'on nous invitait à dîner. Nous allâmes à Anvers pour +assister au lancement d'un gros vaisseau de soixante-quatorze, l'un des +neuf en ce moment sur le chantier. Notre excellent ami, M. Malouet, +était à la tête des travaux en sa qualité de préfet maritime. Tous les +détails de ces constructions m'intéressaient au dernier point, et ma +fille Charlotte, dont l'intelligence précoce et la perspicacité étaient +si remarquables, acquérait une foule d'idées et de connaissances +nouvelles dont, hélas! elle n'a pas joui longtemps. + +Notre fils Humbert se rendit à Paris pour passer son examen. C'était une +chose bien imposante pour un jeune homme de vingt ans que de répondre à +toute la série de questions que l'on posait. Mais ce l'était bien plus +encore lorsque l'Empereur, assis dans un fauteuil et devant qui le +patient se tenait debout, prenait la parole et vous demandait des choses +tout à fait inattendues. Humbert entendit l'examinateur dire à l'oreille +de Napoléon, en le désignant: «C'est un des plus distingués,» et cette +bonne parole le réconforta. L'Empereur lui demanda s'il connaissait +quelque langue étrangère. À quoi il répondit: «L'anglais et l'italien, +comme le français.» Ce fut cette facilité avec laquelle il parlait +italien qui décida sa nomination à la sous-préfecture de Florence. Afin +d'augmenter le nombre de places disponibles pour les auditeurs, on en +envoyait comme sous-préfets dans les chefs-lieux, où les préfets les +avaient jusqu'alors suppléés. + +Quoique le temps qui s'est écoulé depuis l'époque dont je vais +entreprendre le récit ait un peu brouillé mes souvenirs, il me semble +que c'est dans l'été de l'année 1809[180] qu'eut lieu la ridicule +entreprise des Anglais sur Flessingue et sur Anvers. + +M. de la Tour du Pin venait de subir la douloureuse, opération de +l'extirpation d'un ganglion qui s'était formé sous la cheville du pied. +Depuis bien des années, toutes les fois qu'il heurtait cette petite +tumeur, pas plus grosse qu'un pois, il ressentait une vive douleur. Dans +les derniers mois, elle avait un peu grossi, ce qui l'exposait par +conséquent davantage à en souffrir par le contact avec quelque corps +dur. Ayant consulté un mauvais chirurgien de Bruxelles, celui-ci lui +ordonna d'appliquer un caustique sur la partie malade, afin de détruire +la peau et de rendre ainsi plus facile l'extirpation de la tumeur. Mon +mari suivit malheureusement ce conseil. Quelques heures après +l'application du caustique, il fut pris de douleurs atroces et une vive +inflammation envahit tout le pied. Cela m'inquiétait, et j'envoyai une +consultation, écrite par mon excellent médecin, M. Brandner, à ma tante +à Paris. Elle la porta elle-même chez M. Boyer, qui la lut avec +attention et écrivit en bas, avec une brutale franchise: «Si M. de La +Tour du Pin n'est pas opéré d'ici quatre jours, dans huit il faudra lui +couper la jambe.» + +Cet arrêt terrifia Mme d'Hénin et la décida à expédier à Bruxelles M. +Dupuytren, premier élève de M. Boyer. Il arriva à 5 heures du matin, et +alla au bain avant de venir à la préfecture. Peu d'instants auparavant, +j'avais reçu la lettre de ma tante, m'annonçant l'arrivée du chirurgien +et me communiquant la déclaration de M. Boyer. + +M. Dupuytren entra, visita la plaie, et comme mon mari lui demandait +quand aurait lieu l'opération, il répondit: «Tout de suite.» Puis, après +avoir parlé un moment à son aide, il me pria de me retirer, ajoutant que +la chose serait bientôt faite. J'allai dans la pièce voisine, et les +vingt minutes que dura l'opération me parurent vingt heures. Lorsque M. +Dupuytren sortit, il me dit qu'il n'avait jamais fait une opération plus +difficile. La sueur ruisselait de son front. Il se retira dans la +chambre préparée à son intention et se coucha. Je trouvai mon pauvre +mari fort pâle, et notre fils Humbert, qui était resté auprès de son +père, plus pâle encore. Cependant le malade ne souffrait pas et +s'endormit bientôt paisiblement. Il n'avait pas fermé l'oeil depuis dix +jours. + +Le soir, je comptai cent louis à M. Dupuytren plus les frais de poste de +son voyage, et dix louis à son aide. Je lui donnai, de plus, un joli +voile de dentelle, en le priant de l'offrir de ma part à Mlle Boyer, +qu'il devait, disait-il, épouser dans quelques jours. Mais le mariage +n'eut pas lieu. M. Dupuytren se brouilla avec M. Boyer, son maître et +son bienfaiteur, n'épousa pas sa fille et garda mon voile. + + + + +IV + +M. de La Tour du Pin se remettait à peine de l'opération qu'il venait de +subir. Il ne marchait même pas encore, lorsqu'un matin, ou, pour mieux +dire, une nuit, un exprès de M. Malouet apporta la nouvelle de l'entrée +dans l'Escaut de la flotte anglaise, forte de plusieurs vaisseaux de +haut bord et d'une multitude de bâtiments de transport. À la pointe du +jour, le télégraphe l'avait apprise à Paris, d'où Napoléon était absent. +L'archichancelier Cambacérès mit une grande activité à réunir des +troupes. Tous les détachements furent transportés en poste. Il en +résulta une activité et un mouvement prodigieux. Les Anglais, au lieu de +prendre Anvers et détruire nos arsenaux et nos chantiers, comme cela +leur eût été facile, s'amusèrent à assiéger Flessingue. Ils laissèrent +ainsi le temps à Bernadotte de rassembler une armée composée de gardes +nationales et des garnisons de quelques places. On peut lire les détails +de cette ridicule tentative des Anglais dans tous les mémoires du temps. +M. de La Tour du Pin n'avait rien à faire avec le militaire. Il réunit +cependant toute la garde nationale du département de la Dyle, mais on +l'accusa dans la suite d'y avoir mis de la lenteur, comme on le verra +plus loin. + +Je rapporterai ici une petite anecdote personnelle assez singulière. + +Nous étions si animés par l'intérêt qu'inspirait cette expédition, que +nous allions presque tous les jours à Anvers. À cette époque, le chemin +de fer n'existait pas. Nous avions donc échelonné sur la route, comme +relais, trois chevaux de tilbury. L'un d'eux se trouvait à Malines. Nous +partions de Bruxelles à 5 heures du matin. À 8 heures nous arrivions à +Anvers, où nous déjeunions avec M. Malouet, et à midi nous étions de +retour à Bruxelles pour le courrier. Un jour, pendant le trajet, nous +prenions une tasse de café chez l'archevêque de Malines, de Pradt, et +dans la conversation, qui avait pour objet cette fameuse expédition des +Anglais, l'archevêque nous dit: «Ce lord Chatham n'est qu'une bête. Au +lieu d'entrer dans l'Escaut, d'où il ne sait plus comment sortir, il +aurait dû descendre à Breskens et débarquer ses troupes là où nous +n'avions pas un homme à leur opposer. Il aurait alors mis une partie de +la Belgique à contribution: à Bruges, à Gand, à Bruxelles, etc.» M. de +Pradt n'oublia aucun détail de ce plan de campagne. Il traça la route +qu'on aurait dû suivre, stipula les sommes, les argenteries qu'on aurait +prises, les églises, les caisses que l'on aurait pu piller, et termina +en s'écriant: «Et qu'aurait-il fait, lui, là-bas, au fond de +l'Allemagne?» Tout cela, dit sur un ton cavalier et décidé, peu en +harmonie avec l'habit ecclésiastique, me parut si comique, qu'en +rentrant à Bruxelles je me mis à l'écrire à ma tante, à ce moment à +Mouchy, auprès de Mme de Poix. Ma lettre n'arriva pas à destination, et +je dirai plus bas ce qu'elle devint. + +Les gardes nationales des Vosges et des départements de l'Est, arrivées +en poste de leurs montagnes, furent envoyées dans l'île de Walcheren, où +bientôt la fièvre les attaqua plus vivement que les Anglais. Au bout de +huit jours, les hôpitaux d'Anvers, de Malines, de Bruxelles, regorgèrent +de malades. M. de La Tour du Pin en installa un dans le nouveau dépôt de +mendicité, qu'on venait d'établir près de Bruxelles, dans l'abbaye de la +Cambre. La popularité dont il jouissait dans toutes les classes se +montra, en réponse à un appel personnel qu'il adressa au public pour +l'engager à contribuer par des dons à l'installation de l'hôpital. En +vingt-quatre heures, 300 matelas, 400 paires de draps, etc., furent +déposés à la préfecture et transportés de là à la Cambre. Je visitai, +quelques jours après, l'hôpital ainsi improvisé. Les malades étaient +tous de jeunes conscrits. Dans une salle de cent lits, on ne voyait pas +un visage qui eût plus de vingt ans. Le spectacle était affligeant. + +Les ennemis de mon mari ne manqueront pas, le général Chambarlhac en +tête, de tâcher de le desservir, au retour de l'Empereur, en prétendant +que la garde nationale de Bruxelles n'avait pas marché à Anvers par la +faute du préfet. M. Malouet venait d'être nommé conseiller d'État, et +l'avertit des intrigues que l'on fomentait, contre lui. Le duc de +Rovigo, entre autres, poussait au déplacement de M. de La Tour du Pin +pour une raison personnelle. Il avait envoyé à Bruxelles Mme Hamelin, +célèbre intrigante et femme perdue de moeurs, pour engager M. de La Tour +du Pin à négocier le mariage de son beau-frère, M. de Faudoas, avec Mlle +de Spangen, depuis Mme Werner de Mérode. Mon mari s'y refusa absolument +et mit ainsi obstacle à l'union de cette jeune personne avec un très +mauvais sujet. Elle lui en a conservé une vive et durable +reconnaissance. + +L'Empereur fit une course en Belgique, mais il passa quelques heures +seulement à Laeken. Mon mari s'y rendit et demanda une audience +particulière. Avant qu'elle n'eût lieu, on annonça le corps de ville et +l'état-major de la garde nationale. Napoléon, sur les rapports qui lui +avaient été faits, les traita très durement. Le chef de la garde +nationale, dont j'ai oublié le nom, chercha à se justifier en attaquant +le préfet. Alors un jeune sous-lieutenant de la garde, sortant du groupe +des officiers, dit hardiment: «Je demande la permission à Votre Majesté +de démentir tout ce que Monsieur vient de dire.» Puis, entrant en +matière, il expliqua tout ce qui s'était passé avec une hardiesse et une +lucidité dont l'Empereur fut charmé. Il l'écouta jusqu'au bout sans +l'interrompre. Quand il eut fini, il le frappa sur l'épaule et dit: +«Vous êtes un brave petit homme. Qui êtes-vous?--«Chef du bureau de la +garde nationale à la préfecture.»--«Votre nom?»--«Loiseau.» L'Empereur, +se retournant alors vers les accusateurs, prononça ces paroles: «Tout ce +qu'il a dit est la vérité.» En rentrant dans son cabinet, il fit appeler +M. de La Tour du Pin, et l'écouta avec bienveillance, d'irrité qu'il +était auparavant. + +Le soir même, Loiseau recevait un brevet de sous-lieutenant dans un +régiment, et se mettait en route le lendemain pour rejoindre son corps. +Le pauvre garçon a pris part depuis à toutes les campagnes. À la +dernière, il eut la figure fracassée. Je crois qu'il en est mort. + +Je connaissais depuis ma première jeunesse Casimir de Montrond, dont on +a tant parlé et si diversement. Sa mère était amie de couvent de ma +tante, Mme d'Hénin, et quoique leurs existences fussent bien +différentes, elles avaient conservé de l'amitié l'une pour l'autre. M. +de La Tour du Pin avait en outre fort protégé le jeune Casimir au moment +de son entrée au service. Nos relations avec lui revêtaient donc le +caractère d'une véritable cordialité, lorsque nous nous rencontrions de +loin en loin. Il venait d'aller à Aix-la-Chapelle pour retrouver la +princesse Borghèse avec qui il paraissait être très bien. À son retour, +il trouva à Anvers ni plus ni moins que Napoléon. Je ne sais pas ce qui +se passa, mais le lendemain, comme nous déjeunions, on me remit un +billet de M. de Montrond, ainsi conçu: «Excusez-moi de ne pas venir vous +demander une tasse de thé, à cause de deux gendarmes qui veulent bien me +conduire au château de Ham.» Mon mari se rendit aussitôt à l'hôtel de +Bellevue, où on le gardait étroitement, et le vit monter en voiture pour +Ham. On le retint là prisonnier, je crois, près de deux ans. Son ami +intime, M. de Talleyrand, ne s'en embarrassa guère. + + + + +V + +Vers la fin de l'hiver de 1810 à 1811, nous allâmes, M. de La Tour du +Pin et moi, passer deux mois à Paris pour y accompagner notre fils +Humbert, qui partait pour Florence. Ma soeur Fanny était à Paris avec ses +deux enfants, dont le dernier, la petite Hortense, n'avait que trois +mois. C'est au retour d'un long voyage fait en Allemagne en compagnie de +son mari, le général Bertrand, et au cours duquel elle versa plusieurs +fois, qu'elle accoucha. Peu de temps avant ses couches, elle avait passé +quelques jours à Bruxelles avec moi. Le général Bertrand accompagnait +l'Empereur dans une visite des abords d'Anvers. À un moment donné, il +roula avec son cheval au bas d'une digue. L'Empereur lui cria du haut du +talus: «Avez-vous la jambe cassée?»--«Non, Sire.»--«Eh! bien, allez chez +votre belle-soeur, à Bruxelles. Vous me rejoindrez à Paris.» Ils +restèrent chez nous, l'un et l'autre, jusqu'au jour où Fanny, étant déjà +dans le neuvième mois de sa grossesse, se décida à partir pour aller +accoucher à Paris. + +Nous avions laissé à Bruxelles Mme d'Hénin, mes filles[181] et M. de +Lally, qui passait pour _un prisonnier anglais_. Il était très intéressé +à ne pas perdre cette qualité, afin de conserver une pension de 300 +livres sterling que lui payait, à ce titre, le gouvernement anglais, je +n'ai jamais su pourquoi. + +Je retrouvai à Paris Mme de Bérenger. Elle logeait dans la maison même +où nous avions un appartement. Je la voyais tous les jours, à Bruxelles, +lorsqu'elle se trouvait chez son père, le comte de Lannoy. Ce dernier +était sénateur. Quand il allait siéger à Paris, sa fille l'accompagnait. +Mme de Bérenger, Mme de Levis et Mme de Duras étaient les trois +prêtresses du temple où l'on déifiait M. de Chateaubriand. Il se +laissait flatter, aimer, admirer etc., par ces trois femmes avec une +exagération dont le spectacle me paraissait véritablement burlesque. +Également jalouses l'une de l'autre, sous les apparences d'une intime +amitié, elles ne perdaient pas une occasion de se déprécier +réciproquement aux yeux du dieu qui avalait leur encens avec une rare +complaisance. + +Mon séjour à Paris donna à deux d'entre elles, Mmes de Duras et de +Bérenger, l'espoir que j'accepterais de les éclairer mutuellement sur la +dose de soins que le grand homme accordait à l'autre. Mais elles +n'obtinrent rien de ma discrétion. + +Mme de Duras me trouva un matin lisant un volume que M. de Narbonne +m'avait prêté. C'était le tout premier ouvrage[182] de M. de +Chateaubriand, écrit à son retour d'Amérique, dans des idées +révolutionnaires et irréligieuses très accentuées. Il l'avait publié en +Angleterre à très peu d'exemplaires et avait ensuite fait tout son +possible pour les retrouver et les brûler. On ne connaissait pas +l'ouvrage à Paris, et l'exemplaire que je lisais était peut-être le seul +qui y fût parvenu. Mme de Duras, en apprenant ce que je lisais, se jeta +sur moi comme une lionne pour m'arracher le livre. Je m'assis dessus, et +elle ne put parvenir à s'en emparer par la force. Ma pauvre amie se mit +alors à mes genoux et me conjura, en versant des larmes, de lui donner +le volume. Je résistai à ses instances, et elle me quitta furieuse et +désespérée. On aurait dit une vraie scène de mélodrame. + +Une autre de mes lectures fut aussi bien curieuse et intéressante. +C'était celle des _Mémoires_[183] de Mme de La Rochejaquelein. Elle +avait confié son manuscrit à M. de Talleyrand pour le remettre à +Napoléon, qui désirait le lire. Par une sorte de défiance du duc de +Rovigo, alors ministre de la police, M. de Talleyrand ne voulut pas se +dessaisir du manuscrit original et en dicta lui-même le texte à un +secrétaire, et c'est cette copie remise à l'Empereur, et annotée par +celui-ci au crayon, qu'il me prêta[184]. On y voyait tantôt des phrases +soulignées, tantôt des points d'exclamation à la marge, des: «Bien!... +beau!... superbe!... oh! oh!... héros de l'Arioste!... etc.» On +s'imaginait volontiers que le vers: «Si je n'étais César...[185]» était +venu à la pensée du souverain. Je ne saurais dire l'intérêt que cette +lecture eut pour moi. + +Mon cher Humbert partit pour Florence. Ce départ, prologue d'une longue +absence, me fut bien sensible. Vous possédez, cher Aymar[186], les trois +cent cinquante lettres qu'il m'a écrites dans sa trop courte vie. +J'étais son amie autant que sa mère. Son éloignement me causa une +douleur que chacune de ses lettres renouvelait. Aussi désirais-je +vivement retourner tout de suite à Bruxelles. Mais mon mari trouvait +convenable de ne pas quitter Paris avant les couches de l'Impératrice, +attendues d'un moment à l'autre. + +Un soir, on me pria au spectacle donné aux Tuileries, dans une petite +galerie où avait été construit un théâtre. On se réunissait dans le +salon de l'Impératrice. L'Empereur vint droit à moi. Avec une extrême +bienveillance, il me parla d'abord de mon fils[187], puis s'écria sur la +simplicité de ma robe, sur mon bon goût, sur mon air si distingué, et +cela à la grande surprise de quelques dames couvertes de diamants, qui +se demandaient quelle pouvait bien être cette nouvelle venue. En entrant +dans la galerie, on me plaça sur une banquette très rapprochée de +l'Empereur. Des acteurs admirables jouèrent _L'Avocat Patelin_[188]. La +pièce, très comique, amusa singulièrement Napoléon. Il riait aux éclats. +La présence du grand homme ne m'empêcha pas d'en faire autant. Cela lui +plut beaucoup, comme il le dit après, en se raillant des dames qui +avaient cru devoir garder leur sérieux. + +On considérait comme une grande faveur d'être invité à ce spectacle. +Cinquante femmes au plus y assistaient. + + + + +VI + +Enfin, l'Impératrice commença à souffrir dans la soirée du 19 mars. Mme +de Trazegnies, à ce moment à Paris, se rendit aux Tuileries et y passa +la nuit avec tout le service, les grands dignitaires, etc. Le lendemain, +vers 8 ou 9 heures, je courus chez elle, rue de Grenelle, à quatre +portes de nous. Nous causions, M. de. La Tour du Pin et moi, avec M. de +Trazegnies, qui avait été aux nouvelles aux Tuileries, quand arriva sa +femme, aussitôt assaillie par nos questions. Grosse elle-même elle était +harassée. Elle nous raconta que l'Empereur était entré dans le salon de +service où elle se trouvait avec ses compagnes, et leur avait dit: +«Mesdames, vous pouvez aller chez vous deux ou trois heures. Le travail +de l'Impératrice est suspendu. Elle s'est endormie, et Dubois[189] +annonce qu'elle accouchera vers midi seulement.» Sur cela chacun s'en +fut de son côté. Mme de Trazegnies venait déjà de détacher son +manteau--car on était en habit de cour--lorsque le premier coup de canon +des Invalides se fit entendre. Aussitôt elle redescendit au plus vite et +remonta dans sa voiture. Nous allâmes dans la rue. Les voitures étaient +arrêtées. Les marchands sur le seuil de leurs boutiques, les habitants +aux fenêtres, comptaient les coups. On entendait ces mots à demi-voix: +«Trois, quatre, cinq, etc.» Une minute à peu près s'écoulait entre +chaque coup. Après le vingtième, il y eut un silence profond. Mais, au +vingt et unième, des cris spontanés et très naturels de: «Vive +l'Empereur!» éclatèrent. Quelques instants plus lard, nous fûmes témoin +de l'accident arrivé à Victor Sambuy, dont le cheval s'abattit en +tournant dans la rue Hillerin-Bertin. Il était premier page, et chargé +de porter au Sénat la nouvelle de la naissance du roi de Rome, mission +qui devait lui valoir 10,000 francs de rente. Comme il descendait le +pont Royal, voyant la rue du Bac embarrassée, il crut bien faire en +prenant le plus long. Sa chute lui donna une terrible secousse; mais il +ne perdit pas connaissance et put dire: «Remettez-moi à cheval.» Puis il +but un verre d'eau-de-vie et se remit au galop à la poursuite de ses +10,000 francs. + +Le soir, je dînai chez ma soeur[190], où l'on vint nous dire que le +nouveau-né serait ondoyé à 9 heures et que les dames présentées +pouvaient assister à la cérémonie. + +Nous y allâmes, Mme Dillon, ma soeur et moi. On nous fit entrer par le +pavillon de Flore et traverser tout l'appartement jusqu'à la salle des +Maréchaux. Les salons étaient pleins de tout le monde de l'Empire, +hommes et femmes. On se pressa pour tâcher d'être sur le bord du +passage, maintenu libre par des huissiers, où devait défiler le cortège +pour descendre à la chapelle. Nous avions savamment manoeuvré pour nous +trouver sur le palier de l'escalier et pouvoir nous mettre à la suite du +nouveau-né. Nous jouissions, de ce point, du spectacle incomparable +donné par les vieux grognards de la vieille garde, rangés en faction un +sur chaque marche et tous la poitrine décorée de la croix. Tout +mouvement leur était interdit, mais une vive émotion se peignait sur +leurs mâles visages, et je vis des larmes de joie couler de leurs yeux. +L'Empereur parut à coté de Mme de Montesquiou, qui portait l'enfant[191] +à visage découvert, sur un coussin de satin blanc couvert de dentelles. +J'eus le temps de le bien voir, et la conviction m'est toujours restée +que cet enfant-là n'était pas né le matin. C'est un mystère bien inutile +à éclaircir, puisque celui qui en est l'objet a fourni une aussi courte +carrière. Mais j'en fus troublée et préoccupée, sans assurément en faire +part à personne, si ce n'est à mon mari. + + + + +CHAPITRE XIV + +I. Louis Napoléon abandonne le trône de Hollande. L'administration de M. +de Celles.--Le conseiller d'État Réal offusqué par le salon de Mme de La +Tour du Pin.--Marie-Louise à Laeken.--Grande animosité de M. de +Pradt.--Le commissaire de police Bellemare.--Les prêtres non +concordataires.--II. Débuts de la campagne de Russie. Mouvements de +troupes et réquisitions.--La précaution du géographe Lapic.--Les deux +Robiano.--Mlle Charlotte de La Tour du Pin.--M. de Liedekerke fait +demander sa main.--Humbert est nommé sons-préfet de Sens.--III. +Destitution du préfet de Bruxelles.--Mme de La Tour du Pin part pour +Paris.--La demande d'audience.--Conversation avec l'Empereur.--Surprise +de M. de Montalivet.--M. de La Tour du Pin nommé préfet d'Amiens.--Au +cercle de la cour.--L'amabilité de Napoléon.--IV. Les derniers jours +passés à Bruxelles.--Regrets de la population.--Mariage de Mlle +Charlotte de La Tour du Pin.--Un beau trait de M. de Chambeau. + + + + +I + +Peu de jours après, nous retournâmes à Bruxelles, où l'Empereur +s'annonça pour le printemps. Son frère Louis avait déserté le trône de +Hollande, où la main de fer de Napoléon l'empêchait de faire le bien +qu'il entrait dans ses intentions de réaliser. Il a laissé dans ce pays, +comme je le tiens du roi Guillaume[192] lui-même, un souvenir très +honorable. On appréciait tout autrement l'administration de M. de +Celles, gendre de Mme de Valence, dont la mémoire là-bas est restée en +horreur. L'Empereur le plaça comme préfet à Amsterdam, où il fit tout le +mal dont un homme, joignant l'esprit à la méchanceté, est capable quand +il est sans principes. + +Ce fut vers le printemps de cette année 1811, autant que je m'en +souviens, que nous eûmes la visite, toujours redoutée des préfets, d'un +conseiller d'État en mission, espèce d'espion d'une catégorie relevée, +décidé à trouver des torts même chez ceux qu'il ne pouvait s'empêcher +d'estimer. M. Réal tomba en partage à M. de La Tour du Pin, qui +reconnut, dès sa première visite, qu'il tâcherait de lui faire tout le +mal possible. Nous lui donnâmes, pendant son séjour, un dîner suivi +d'une réception. J'avais dit aux dames qui me témoignaient de la +bienveillance qu'elles me feraient plaisir en venant passer la soirée +chez nous. En rentrant après le dîner, dans le grand salon, nous y +trouvâmes réunies les personnes les plus distinguées--femmes et +hommes--de la société de Bruxelles. M. Réal fut stupéfait des noms, des +manières, des parures. Il ne put se contenir et dit à M. de La Tour du +Pin:--«Monsieur, voilà un salon qui m'offusque terriblement.» À quoi mon +mari répondit: «J'en suis fâché; mais heureusement il ne fait pas le +même effet à l'Empereur.» + +Napoléon vint en Belgique vers la fin de l'été avec l'Impératrice. Il ne +s'arrêta pas à Bruxelles. Mais, comme Marie-Louise continuait à être +très souffrante depuis ses couches, il la laissa au château de +Laeken[193]. On nous invita à y venir tous les jours passer la soirée et +jouer au loto. Cela dura environ une semaine, et fut très ennuyeux. +L'Impératrice se montra d'une insipidité dont elle ne se départit pas. +Chaque jour, elle me disait la même chose, en me donnants son pouls à +tâter: «Croyez-vous que j'aie la fièvre?» Je lui répondais +invariablement: «Madame, je ne m'y connais pas.» Quelques hommes se +trouvaient là pour causer un peu pendant qu'on prenait le thé, entre +autre le maréchal Mortier, M. de Béarn. Le duc d'Ursel, en sa qualité de +maire, était chargé de proposer les promenades du matin, selon le temps. +Marie-Louise, un jour qu'elle visitait le musée, avait eu l'air de +remarquer un beau portait de son illustre grandmère Marie-Thérèse. Le +duc d'Ursel lui proposa de le placer à Laeken, dans son salon. Mais elle +répondait: «Ah! pour cela, non; le cadre est trop vieux.» Une autre +fois, il lui indiqua, comme but de promenade intéressante, la partie de +la forêt de Soignes connue sous le nom de pèlerinage de l'archiduchesse +Isabelle, dont la sainteté et la bonté sont restées dans le coeur du +peuple. Elle répliqua qu'elle n'aimait pas les bois. En somme, cette +femme insignifiante, si indigne du grand homme dont elle partageait la +destinée, semblait prendre à tâche de désobliger, autant qu'il était en +son pouvoir, ces Belges dont les coeurs étaient si disposés à l'aimer. Je +ne l'ai plus revue que détrônée, mais toujours aussi dépourvue d'esprit. + +M. de Talleyrand vint, dans l'été de 1811, présider le collège électoral +appelé à élire un sénateur et deux députés au Corps législatif. Du +moins, il me semble que c'était cela, car je brouille un peu dans ma +tête les diverses constitutions. Il arriva avec un grand train de maison +et donna plusieurs dîners dans le bel appartement de l'hôtel d'Arenberg, +mis à sa disposition par le duc, l'aveugle. On le retrouva, dans cette +occasion, avec toutes ses grandes et charmantes manières. Elles +contrastaient d'une façon bien comique avec celles de l'archevêque de +Malines, qui avait l'air de Scapin en soutane violette. + +L'Empereur, à son dernier passage à Malines, avait interpellé devant +tout le monde M. de Pradt sur le plan de campagne qu'il avait imaginé +pour remplacer celui de lord Chatham. Cela confirma M. de Pradt dans la +pensée que j'étais coupable de l'avoir dénoncé à la suite du +déjeuner[184] qu'il nous offrit chez lui, à Malines, un matin, à mon +mari et à moi, pendant l'expédition des Anglais à l'île de Walcheren, +déjeuner au cours duquel il nous développa avec détail ce plan. + +L'Empereur aimait que chacun fît son métier. Aussi ne manqua-t-il pas de +se moquer impitoyablement du projet d'invasion archiépiscopal. M. de +Pradt me prit donc en horreur. Il en parla à M. de Talleyrand qui, de +son côté, se railla et de lui et de son idée de mon espionnage. Cette +plaisanterie dura pendant les quatre jours de la représentation du +prince vice-grand Électeur--titre, je crois, des fonctions attribuées à +M. de Talleyrand. Cela contribua à exaspérer l'archevêque et acheva de +l'aigrir, non pas seulement contre moi, la chose m'eût été assez +indifférente, mais également contre mon mari. Aussi mit-il le plus grand +acharnement à lui nuire, et je ne pense pas me tromper en attribuant aux +efforts de M. de Pradt et à ceux du commissaire général de police +Bellemare, la destitution de M. de La Tour du Pin. Quoi qu'il en soit, +ils étaient capables l'un et l'autre d'en être la cause. Bellemare, +commissaire général de police dans les départements belges limitrophes +de celui de la Dyle, n'était jamais parvenu, en dépit de toutes ses +instances, à englober ce dernier dans sa juridiction. Il s'entendait +parfaitement avec l'archevêque pour faire arrêter les prêtres peu +attachés au gouvernement et qui refusaient de reconnaître le concordat. +Plusieurs avaient déjà été transférés dans les prisons du château de +Ham. On racontait qu'un jour Bellemare réclamait à l'archevêque +quelques-uns des prêtres réfugiés dans son diocèse. Celui-ci lui +répondit: «Vous en voulez huit? Je vous en donnerai quarante-cinq.» Le +chef de ces prêtres, nommé Steevens, leur conseil et leur appui, se +cachait dans le département de la Dyle où, il faut en convenir, M. de La +Tour du Pin ne le cherchait pas fort activement. Il n'eût pas manqué de +le faire cependant, s'il avait estimé que tel était son devoir, mais ces +persécutions lui paraissaient de nature à nuire au gouvernement, au lieu +de le servir. + + + + +II + +Vers le milieu du printemps, en 1812, nous commençâmes à voir passer des +troupes en route pour l'Allemagne. Plusieurs régiments de la jeune garde +vinrent à Bruxelles et y séjournèrent. D'autres ne faisaient que +traverser la ville en poste. Des instructions arrivaient prescrivant de +rassembler des chariots de fermiers attelés de quatre chevaux. Parfois +on recevait l'ordre le matin seulement, et il fallait que le soir même +quatre-vingts ou cent chariots fussent rassemblés, pourvus de fourrages +pour deux jours. Les gendarmes galopaient dans tous les sens pour +avertir les fermiers. Ceux-ci, obligés de quitter leurs charrues, leurs +travaux, étaient de fort mauvaise humeur. Mais qui aurait osé résister? +La pensée n'en serait venue à personne, depuis Bayonne jusqu'à Hambourg. +Nous donnâmes quelques collations solides à des corps d'officiers qui +arrivaient à 10 heures du soir pour repartir à minuit. Sans doute, bien +peu de ces braves gens seront revenus de cette funeste campagne. + +On était peu préparé à la pensée que l'armée française pût aller à +Moscou. Aussi, lorsque M. de La Tour du Pin, à son retour d'un voyage de +quelques jours à Paris, rapporta une belle carte d'Allemagne, de Pologne +et de Russie, nous nous étonnâmes que Lapic eût ajouté sur la marge un +petit carré de papier où était Moscou. La carte n'allait pas jusqu'au +méridien de cette ville, et lorsque, attachée sur la tenture du salon, +on l'examinait, chacun ne manquait pas de prétendre que cette précaution +du géographe semblait bien inutile. C'était un pronostic! + +Pendant la courte absence de mon mari, j'eus l'occasion d'appliquer une +certaine décision subite qui m'a réussi plusieurs fois dans la vie. Un +matin, avant déjeuner, je vis entrer, pâle, tout troublé, le conseiller +de préfecture remplissant les fonctions de préfet par intérim. Il tenait +dans la main trois ou quatre nominations de sous-lieutenants et +d'auditeurs. Parmi elles, entre autres, s'en trouvait une pour chacun +des deux messieurs de Robiano: pour le cadet, celle de sous-lieutenant +dans un régiment partant pour l'année, et pour son frère aîné, celle +d'auditeur. Le sous-lieutenant était marié et avait deux jeunes enfants. +Quelle désolation dans cette famille. Sans perdre un instant, je pris +mon parti. Je courus chez la mère Robiano, je lui apprends cette funeste +nouvelle, et je lui dis: «Il est 9 heures; partez à midi pour Paris avec +votre belle-fille. Allez trouver M. de La Tour du Pin. Que votre fils +aîné vous accompagne; qu'il accepte la nomination de sous-lieutenant +pour que son frère reste.» La pauvre femme n'avait pas bougé de +Bruxelles depuis quarante ans. La jeune Mme de Robiano se rangea de mon +avis, et à midi toutes deux se mettaient en route. Elles obtinrent que +le jeune père de deux garçons resterait dans sa famille. Combien ces +pauvres femmes m'ont souvent remerciée depuis de la détermination que je +les avais amenées à prendre. + +Pendant les derniers mois de cette même année, le jeune de +Liedekerke[195] faisait une cour assidue à ma fille aînée Charlotte. +Âgée, à cette époque, de seize ans, elle était très grande, et, sans +être jolie, avait l'air éminemment distingué. C'était une _noble +demoiselle_ dans toute l'acception du terme. Son esprit à la fois vif et +raisonnable, sa compréhension, sa mémoire, avaient été au-devant du +maternel intérêt avec lequel je m'étais consacrée à son éducation. +Quoique déjà fort instruite, sa passion d'apprendre la dominait à un tel +point qu'il fallait lui ôter ses livres et lui enlever le moyen d'avoir +de la lumière la nuit, sans quoi elle aurait lu ou écrit jusqu'au jour. +Cependant on ne pouvait lui reprocher aucune pédanterie, aucune +prétention. Elle était gaie, originale sans être moqueuse. Les qualités +de son coeur surpassaient encore celles de son esprit. Charitable par +religion, serviable pour tous, elle ne laissait échapper aucune occasion +d'être utile. Ses manières, étaient si aimables et si séduisantes qu'on +ne lui en voulait pas de sa supériorité. + +Le jeune Liedekerke, inspiré par un entraînement du coeur associé à un +certain esprit de calcul, comprit que Mlle de La Tour du Pin, avec ses +agréments personnels, son nom et ses alliances, quoique sans fortune, +convenait mieux à sa propre aisance que quelque bonne Belge bien riche +et bien obscure. Il déclara à ses parents qu'il n'aurait jamais d'autre +femme que ma fille. Son père[196] souleva quelques objections. Mais sa +mère, dans l'espoir que la carrière politique de son fils serait +favorisée par un mariage qui le sortirait de son pays, obtint le +consentement de son mari. Le premier de l'an 1813, à 10 heures du matin, +on m'annonça Mme de Liedekerke[197]. Elle me demanda ma fille pour son +fils. J'étais préparée à cette demande, que je reçus et que j'accordai +avec bonheur. Mme de Liedekerke voulut voir ma fille, qu'elle embrassa, +et il fut convenu que dans six semaines le mariage se ferait. Nous ne +donnâmes que 2.000 francs de rente à Charlotte, et ma tante, Mme +d'Hénin, pourvut au trousseau. + +Ma fille Cécile se trouvait au couvent des dames de Berlaimont depuis +six mois pour faire sa première communion. Je lui promis de la reprendre +le jour du mariage de sa soeur, et dans le même temps nous reçûmes la +nouvelle qu'Humbert, alors sous-préfet à Florence, venait d'être nommé +sous-préfet de Sens, département de l'Yonne. Cette nouvelle mit le +comble à notre satisfaction. Nous ne nous attendions guère à la +catastrophe qui nous allait atteindre. + + + + +III + +M. de La Tour du Pin était allé à Nivelles assister au tirage de la +conscription ou, pour mieux dire, à une nouvelle levée d'hommes +nécessitée par la continuation de la guerre que l'Empereur avait +entreprise. Je me trouvais seule chez moi avant le déjeuner, lorsque je +vis entrer le secrétaire général de la préfecture, la figure renversée, +qui m'apprit que le courrier de Paris venait d'apporter la destitution +de mon mari et son remplacement par M. d'Houdetot, préfet de Gand. + +Cette nouvelle m'atteignit comme un coup de foudre, car j'y vis, dans le +premier moment, une cause de rupture pour le mariage de ma fille. +Cependant, je résolus de ne pas céder sans combattre, et me décidai, +sans attendre M. de La Tour du Pin, à qui j'envoyai un courrier, de +partir sur l'heure pour Paris. Je dois à M. de Liedekerke[198] de +déclarer qu'il monta chez moi avec un empressement, et une chaleur qui +doivent le surprendre maintenant, s'il se rappelle cette circonstance, +pour me conjurer, de ne rien changer à nos projets. + +Je laissai ma tante et Mme de Maurville emballer tout ce qui nous +appartenait dans la préfecture, et à 4 heures je me mettais en route +pour Paris. J'avais eu tant de choses à faire et à régler, en deux +heures, que j'étais déjà fatiguée lorsque je partis. La nuit passée dans +une mauvaise chaise de poste et l'anxiété causée par notre nouvelle +position, me causèrent une fièvre assez forte, avec laquelle j'arrivai à +Paris à 10 heures du soir, le lendemain. Je descendis chez Mme de Duras, +que je trouvai sortie. Ses filles venaient de se coucher. Elles se +levèrent et envoyèrent chercher leur mère. Celle-ci, en rentrant, me +trouva couchée sur son canapé, exténuée de fatigue. La place lui faisait +défaut pour me loger. Mais elle avait les clefs de l'appartement du +chevalier de Thuisy, notre ami commun. Ma femme de chambre et le +domestique qui m'avaient suivie, allèrent m'y préparer un lit, dans +lequel je me réfugiai aussitôt, sans y trouver le repos dont j'avais un +grand besoin. Mme de Duras vint le lendemain de bonne heure avec +Auvity[199], qu'elle avait envoyé chercher. Il me trouva encore beaucoup +de fièvre. Mais je lui déclarai qu'il fallait me remettre sur pied coûte +que coûte et que je devais être en état de me rendre Versailles avant le +soir. Il me donna alors une potion calmante qui me fit dormir jusqu'à 5 +heures. Je ne sais dans quel état de santé je me trouvais. En tout cas, +je ne m'en occupai guère. + +Je fis venir une voiture de remise, et, vêtue d'une toilette fort +élégante, j'allai chercher Mme de Duras. Nous partîmes ensemble pour +Versailles. L'Empereur était à Trianon. Nous descendîmes dans une +auberge, rue de l'Orangerie, où on nous installa ensemble dans un +appartement. J'ouvris aussitôt mon écritoire. Mme de Duras, à qui +j'avais confié seulement mon désir d'avoir une audience de Sa Majesté, +me voyant prendre une belle grande feuille de papier, puis copier un +brouillon que j'avais retiré de mon portefeuille, me dit: «À qui +écrivez-vous donc?»--«À qui? répliquai-je, mais à l'Empereur +apparemment. Je n'aime pas les petits moyens.» + +La lettre écrite et cachetée, nous remontâmes en voiture pour aller la +porter à Trianon. Là, je demandai le chambellan de service. J'avais pris +la précaution de préparer pour lui un petit billet. Le bonheur voulut +que ce fût Adrien de Mun, qui était fort de mes amis. Il s'approcha de +la voiture et me promit qu'à 10 heures, quand l'Empereur viendrait au +thé de l'Impératrice, il lui remettrait ma lettre. Il tint sa promesse, +et fut aussi satisfait que surpris quand, en regardant l'adresse, +Napoléon dit, se parlant à lui-même: «Mme de La Tour du Pin écrit fort +bien. Ce n'est pas la première fois que je vois son écriture.» Ces +paroles confirmèrent mes soupçons que certaine lettre, écrite à Mme +d'Hénin, qui ne la reçut jamais, et dans laquelle je lui racontais, +assez plaisamment, le plan de campagne imaginé par l'archevêque de +Malines pour remplacer celui de lord Chatham, avait été saisie avant +d'arriver à destination[200]. + +Après notre course à Trianon, nous revînmes à notre hôtel. Vers 10 +heures du soir, comme nous étions, Claire et moi, à discuter si j'aurais +mon audience _oui_ ou _non_, le garçon de l'auberge, qui jusqu'alors +nous considérait comme de simples mortelles, ouvrit la porte tout effaré +et s'écria: + +«--De la part de l'Empereur!» + +Au même moment, un homme fort galonné entrait en disant: + +«--Sa Majesté attend Mme de La Tour du Pin demain à 10 heures du matin.» + +Cette heureuse nouvelle ne troubla pas mon sommeil, et le lendemain +matin, après avoir avalé un grand bol de café que Claire avait fabriqué +de ses propres mains, pour me réveiller l'esprit, disait-elle, je partis +pour Trianon. On me fit attendre dix minutes dans le salon qui précédait +celui où Napoléon recevait. Personne ne s'y trouvait, ce dont je fus +bien aise, car j'avais besoin de ce moment de solitude pour fixer le +cours de mes pensées. C'était un événement assez important dans la vie +qu'une conversation en tête à tête avec cet homme extraordinaire, et +cependant je déclare ici dans toute la vérité de mon coeur, peut-être +avec orgueil, que je ne me sentais pas le moindre embarras. + +La porte s'ouvrit; l'huissier, par un geste, me fit signe d'entrer, puis +en referma les deux battants sur moi. Je me trouvai en présence de +Napoléon. Il s'avança à ma rencontre et dit d'un air assez gracieux: + +«--Madame, je crains que vous ne soyez bien mécontente de moi.» + +Je m'inclinai en signe d'assentiment, et la conversation commença. Je ne +saurais au bout de tant d'années, ayant perdu la relation que j'avais +écrite de cette longue audience, qui dura cinquante-neuf minutes à la +pendule, me souvenir de tous les détails de l'entretien. L'Empereur +chercha, en résumé, à me prouver qu'il avait _dû_ agir comme il l'avait +fait. Alors, je lui peignis en peu de mots l'état de la société de +Bruxelles, la considération que mon mari y avait acquise, à l'encontre +de tous les préfets précédents, la visite de Réal, la sottise du général +Chambarlhac et de sa femme, religieuse défroquée, etc... Tout cela fut +débité rapidement, et, comme j'étais encouragée par des airs +d'approbation, je finis par annoncer à l'Empereur que ma fille allait +épouser un des plus grands seigneurs de Bruxelles. Sur ce, il +m'interrompit, posa sa belle main sur mon bras, et me dit: + +«--J'espère que cela ne fera pas manquer le mariage, et, dans ce cas, +vous ne devriez pas le regretter.» + +Puis tout en parcourant de long en large ce grand salon où je le suivais +en marchant à ses côtés, il prononça ces paroles--c'est la seule fois +peut-être qu'il les ait proférées dans sa vie, et le privilège m'était +réservé de les entendre: + +«--_J'ai eu tort. Mais comment faire?_» + +Je répliquai: + +«--Votre Majesté peut le réparer.» + +Alors il passa la main sur son front, et dit: + +«--Ah! il y a un travail sur les préfectures; le Ministre de l'Intérieur +vient ce soir.» + +Il nomma ensuite quatre ou cinq noms de départements, et ajouta: + +«--Il y a Amiens. Cela vous conviendrait-il?» + +Je répondis sans hésiter: + +«--Parfaitement, Sire.» + +«--Dans ce cas, c'est fait, dit-il. Vous pouvez aller l'apprendre à +Montalivet.» + +Et avec ce charmant sourire dont on a tant parlé: + +«--À présent, m'avez-vous pardonné?» + +Je lui répondis de mon meilleur air: + +«--J'ai besoin aussi que Votre Majesté me pardonne de lui avoir parlé si +librement.» + +«--Oh! vous avez très bien fait.» + +Je lui fis la révérence, et il s'approcha de la porte pour me l'ouvrir +lui-même. + +Je retrouvai, en sortant, Adrien de Mun et Juste de Noailles, qui me +demandèrent si j'avais arrangé mes affaires. Je leur répondis seulement +que l'Empereur avait été très aimable pour moi. Sans perdre de temps, je +remontai en voiture, et prenant Mme de Duras qui, ne pouvant maîtriser +son impatience, était venue m'attendre dans l'allée de Trianon, nous +retournâmes à Paris. + +Après avoir déposé Mme de Duras à sa porte, j'allai chez M. de +Montalivet, où j'arrivai vers 2 heures et demie. Il me reçut avec +amitié, d'un air fort triste, en me disant: «Ah! je n'ai rien pu +empêcher. L'Empereur est très monté contre votre mari. On lui a fait +mille contes. On prétend que l'on va chez vous comme à la cour.» Dans le +but de m'amuser un peu de lui, je répondis: «Mais ne serait-il pas +possible de replacer mon mari?»--«Oh! fit-il, je n'oserais jamais +proposer une chose semblable à l'Empereur. Quand il est indisposé, +justement ou injustement, contre quelqu'un, on a de la peine à le faire +revenir.»--«Eh! bien,» répliquai-je d'un air un peu cafard, «il faut +baisser la tête. Cependant, lorsque vous irez ce soir à Trianon pour +présenter à signer les quatre nominations de préfet...»--«Mais, d'où +savez-vous cela?» s'écria-t-il avec emportement. Sans avoir l'air de le +comprendre, j'ajoutai: «Vous proposerez M. de La Tour du Pin pour la +préfecture d'Amiens.» Il me regarda avec stupéfaction, et je repris tout +simplement: «L'Empereur m'a chargée de vous le dire.» M. de Montalivet +poussa un cri, me prit les mains avec beaucoup d'amitié et d'intérêt, et +en même temps, me regardant des pieds à la tête: «Vraiment, dit-il, +j'aurais dû deviner que cette jolie toilette-là, le matin, ne m'était +pas destinée.» + +La nomination de M. de La Tour du Pin parut le soir même dans le +_Moniteur_, et je reçus les compliments des gens de ma connaissance, +qu'avait affligés la nouvelle de sa disgrâce. Dans le fait, cette +destitution fut un bonheur pour mon mari, comme on le verra plus tard. + +Je restai quelques jours à Paris, où j'attendis le comte de Liedekerke +et M. de La Tour du Pin, qui vinrent m'y retrouver pour la signature du +contrat de mariage de nos enfants. À cette époque, il y eut un cercle à +la cour, et j'y allai avec Mme de Mun. J'étais mise fort simplement, +sans un seul bijou, contrairement aux habitudes des dames de l'Empire, +qui en étaient couvertes, et je me trouvai placée au rang de derrière, +dans la salle du Trône, dépassant de la tête deux petites femmes qui se +mirent, sans compliment, devant moi. L'Empereur entra, il parcourut des +yeux ces trois rangs de dames, parla à quelques-unes d'un air assez +distrait, puis, m'ayant aperçue, il sourit de ce sourire que tous les +historiens ont tâché de décrire et qui était véritablement remarquable +par le contraste qu'il présentait avec l'expression toujours sérieuse et +parfois même dure de la physionomie. Mais la surprise de mes voisines +fut grande quand Napoléon, tout en souriant, m'adressa ces mots: +«_Êtes-vous contente de moi, Madame?_» Les personnes qui m'entouraient +s'écartèrent alors à droite et à gauche, et je me trouvai, sans savoir +comment, sur le rang de devant. Je remerciai l'Empereur avec un accent +très sincèrement reconnaissant. Après quelques mots fort aimables, il +s'éloigna. C'est la dernière fois que j'ai vu ce grand homme. + + + + +IV + +Je repartis pour Bruxelles, où je désirais vivement retrouver mes +enfants et où j'avais d'ailleurs mille choses à faire. M. de La Tour du +Pin passa par Amiens pour préparer notre installation. Il vint ensuite +me rejoindre, avec mon cher Humbert, de retour de Florence, et qui avait +reçu à Paris sa nomination à la sous-préfecture de Sens. Qui aurait +prévu, à ce moment, que dix mois plus tard, il en serait chassé par les +Wurtembergeois. + +Lorsque M. de La Tour du Pin arriva de Bruxelles, dans les derniers +jours de mars, il me trouva établie avec mes enfants chez le marquis de +Trazegnies, qui nous avait offert une bonne et cordiale hospitalité. M. +d'Houdetot avait annoncé, sans délicatesse, qu'il prendrait possession +de la préfecture le surlendemain même du jour de mon retour à Bruxelles. +Je désirais qu'il ne trouvât aucun vestige de notre séjour de cinq ans +dans la maison qu'il allait habiter. Tout ce qui nous appartenait était +emballé et parti. Quant au mobilier de la préfecture, chaque objet avait +été remis à la place désignée par l'inventaire. Rien ne manquait. M. +d'Houdetot prit de l'humeur de cette exactitude, et fut plus sensible +encore aux regrets que toutes les classes exprimaient hautement du +déplacement de M. de La Tour du Pin. Il chercha un prétexte pour +retourner à Gand et y demeurer jusqu'après notre départ, fixé au 2 +avril. Ma fille devait se marier le 1er[201]. Mon mari pouvait dire, +comme Guzman[202]: + + J'étais maître en ces lieux, seul j'y commande encore. + +Il fit donc venir le chef de la police, M. Malaise, et l'engagea à +empêcher qu'il n'y eût quelque manifestation trop prononcée de la part +du peuple lors du mariage de notre fille. Le maire, le duc d'Ursel, fixa +dans le même but une heure avancée de la soirée, 10 heures et demie, +pour le mariage à la municipalité. Cela n'empêcha pas le peuple de se +porter en foule dans toutes les rues où nous devions passer et à l'Hôtel +de Ville, brillamment illuminé. On n'entendait que des phrases de regret +et de bienveillance à l'adresse de M. de La Tour du Pin. Lorsque nous +revînmes, après le mariage à l'Hôtel de Ville, chez Mme de Trazegnies, +nous trouvâmes tous les salons du rez-de-chaussée éclairés, et établie +dans la rue, sous les fenêtres, pour nous donner une sérénade, une +troupe nombreuse composée de tous les musiciens de la ville. Mon mari +fut, comme de raison, fort sensible à ces manifestations de la +bienveillance publique. + +Le lendemain, ma fille se maria dans la chapelle particulière du duc +d'Ursel. Après un beau déjeuner de parents et d'amis, elle partit avec +son mari pour Noisy[203], où son beau-père l'avait précédée de quelques +heures. Je la conduisis jusqu'à Tirlemont. Ce fut une cruelle +séparation. Il fallait cependant que je parusse heureuse!... J'étais +bien loin de l'être!... Mon gendre, peu de temps auparavant, avait été +nommé sous-préfet du chef-lieu, à Amiens. Nous ne devions donc pas, +grâce au ciel, être longtemps loin l'une de l'autre, Charlotte et moi. + +Jusqu'ici, je n'ai plus parlé de M. de Chambeau, notre ami et notre +compagnon d'infortune pendant notre émigration en Amérique. Il était +rentré en possession de quelque peu de la fortune qui devait lui revenir +et avait passé à Bruxelles la plus grande partie de ses jours de +loisirs. Ses affaires, en effet, l'obligeaient à faire de longs séjours +dans le midi de la France. Depuis un an, il occupait à Anvers un emploi +temporaire, il est vrai, mais qui lui assurait de l'avancement. Quand il +apprit la catastrophe qui nous éloignait si précipitamment de Bruxelles, +il arriva aussitôt, connaissant le mauvais état de nos affaires, chez M. +de La Tour du Pin et lui dit: «Vous mariez votre fille et vous perdez +votre place. J'ai 60.000 francs en valeurs, je vous les apporte. Usez-en +comme des vôtres.» Il assista au mariage de Charlotte, dont il était le +parrain. + +Au moment où j'écris ces lignes, à Pise, au commencement de 1845, je ne +sais plus rien de cet excellent homme. Je l'ai revu il y a dix ans à +Paris. À cette époque, installé dans une petite maison de campagne à +Épinay, il était tout entier subjugué par deux jeunes servantes qui +avaient acquis un fâcheux empire sur sa vieillesse. Elles ont pris soin +d'empêcher qu'il ne se rapprochât de nous. Notre pauvre ami n'existe +probablement plus. + + + + +CHAPITRE XV + +I. La société d'Amiens.--La préfecture.--Nos relations dans le +voisinage.--Les talents de Cécile.--Les réquisitions, les levées +d'hommes et les gardes d'honneur.--Le général Dupont.--Apparition des +Cosaques.--Merlin de Thionville et l'enrôlement des prisonniers.--II. +Course à Mouchy.--Les démêlés de Mme de Duras et de son gendre Léopold +de Talmond.--«Un homme qui n'avait pas un défaut quoiqu'il eut bien des +vices».--Conversation avec M. de Talleyrand.--Sa haine contre +Napoléon.--III. L'auditeur au Conseil d'État de Beaumont.--Ses intrigues +à Amiens et son expulsion du département.--La fuite d'Humbert de +Sens.--Dans l'antichambre de M. de Talleyrand.--«Vive le roi!»--La +distribution des cocardes blanches.--La Révolution biffée de +l'histoire.--Préparatifs de réception du roi.--M. de Blacas.--Les +meuniers d'Amiens.--Le _Te Deum_.--Le roi sensible à la bonté du +dîner.--IV. Procédés peu aimables de la duchesse d'Angoulême.--Le +dévouement de Mme de Maussion.--Une fête chez le prince de +Schwarzenberg.--M. de la Tour du Pin rentre dans la diplomatie.--Humbert +est nommé lieutenant des mousquetaires noirs. + + + + +I + +Ce fut au mois d'avril 1813 que nous arrivâmes à Amiens, où nous étions +destinés à voir se dérouler des événements auxquels nous étions loin de +nous attendre. Nous y trouvâmes notre beau-frère, le marquis de Lameth, +dont l'amitié nous avait déjà ménagé une réception très favorable de la +part de la noblesse et des gens en vue de la ville, jusqu'alors fort +mécontents de leurs préfets. + +Les autorités étaient assez mal composées. Au chef-lieu, l'un des hauts +fonctionnaires, le receveur général, un régicide, venait de se suicider. +On l'avait remplacé par son gendre, M. d'Haubersaert. Un magistrat, M. +de La Mardelle, procureur général, ancien officier de hussards, se +comportait comme s'il n'avait pas changé d'état. Les présidents étaient +tout à fait communs. Leurs femmes se faisaient remarquer par des +tournures grotesques, des manières ridicules. Elles appelaient en public +leurs maris _ma poule_ ou _mon rat_. Comme général commandant la +division nous avions M. d'Aigremont. Sa femme était jolie et assez bonne +enfant. Un tel milieu ne pouvait convenir ni à Charlotte, ni à moi, et +dès le début de mon séjour, je m'arrangeai pour ne composer ma société +que des gens considérables de l'endroit. Le dépôt du régiment des +chasseurs de la garde tenait garnison à Amiens. Le major, M. Le +Termelier, homme très agréable et de la meilleure compagnie, le +commandait. La famille de Bray, négociants très considérés d'Amiens, +firent aussi partie de nos relations, ainsi que plusieurs autres +personnes dont j'ai malheureusement oublié les noms. + +La maison affectée à la préfecture était charmante. Elle venait d'être +remeublée à neuf, avec élégance et avec luxe. Le rez-de-chaussée +comprenait un appartement complet, où je me logeai avec mon mari. À côté +se trouvait aussi le cabinet du préfet, communiquant avec les bureaux. +Le tout donnant sur un magnifique jardin de sept à huit arpents, bien +planté. Cela nous procurait presque le plaisir d'être à la campagne. + +Les premiers jours de l'été se passèrent très agréablement. Nous allions +souvent dîner dans les environs, chez des voisins qui y résidaient +pendant la belle saison: Mme d'Hauberville, les Rougé, un M. de Vismes, +le marquis de Lameth. Ma fille Cécile, âgée à cette époque de treize +ans, possédait déjà un talent distingué en musique, en même temps qu'une +voix charmante et très étendue. Je lui avais donné, pendant les cinq ans +que nous avions passés à Bruxelles, un excellent maître d'italien. +Originaire de Rome et ne sachant pas le français, il avait habitué ma +fille à parler le bel idiome romain. Elle s'exprimait dans cette langue +avec facilité. Charlotte et elle faisaient en outre des lectures non +seulement en italien, mais également en anglais. Nous nous trouvions +très bien établis à Amiens, quand nous commençâmes à entendre gronder +l'orage. On était si confiant dans la fortune de Napoléon, que l'idée ne +venait à personne d'admettre qu'il eût d'autre ennemi à craindre que les +frimas qui lui avaient été si fatals pendant la campagne de Russie. + +Cependant, après la bataille de Leipzig, commencèrent les réquisitions, +les levées d'hommes et l'organisation des gardes d'honneur. Cette +dernière mesure jeta la désolation dans les familles. + +M. de La Tour du Pin eut besoin, dans cette circonstance, de toute sa +fermeté. Il servait le gouvernement de bonne foi, et la pensée de la +restauration n'avait pas encore surgi dans son esprit. Il ne la +prévoyait ni ne la désirait. Toutes les fautes et tous les vices, causes +de la première Révolution, lui étaient encore trop présents à la mémoire +pour qu'il pût écarter la crainte de voir la famille royale exilée +ramener avec elle, par faiblesse, des abus de tous genres. Le mot si +bien justifié: «Ils n'ont rien oublié, ni rien appris!» revenait souvent +à sa pensée. Cependant il tâchait, autant que possible, d'apporter des +adoucissements dans l'application de l'organisation des gardes +d'honneur. C'était parmi les gens riches qu'on trouvait le plus de +résistance à certaines mesures, et je lui ai souvent entendu répéter: +«Ils donnent plus volontiers leurs enfants que leur argent.» Dans une +ville de fabriques de laines, comme Amiens, les réquisitions étaient +très pesantes, et mon mari redoutait surtout l'avidité et la friponnerie +des réquisitionnaires. + +Le canon de Laon, que nous entendîmes à Amiens, nous donna la première +pensée de l'envahissement du territoire. Quelques jours plus tard, M. +d'Houdetot, le préfet de Bruxelles, fuyant devant l'invasion, entra un +soir dans notre salon au moment même où le receveur général, M. +d'Haubersaert, qui voyait tout en beau, nous disait qu'il venait de +recevoir une lettre de Bruxelles, et que la Belgique était à l'abri d'un +coup de main. + +Bientôt après, on signala l'apparition d'un corps de Cosaques, commandé +par le général Geismar, dans les plaines aux environs de la ville. C'est +à cette époque que passa à Amiens le général Dupont, sous l'escorte de +gendarmes. Il avait d'abord été transféré du château de Joux, où +Napoléon l'avait fait enfermer après la capitulation de Baylen, à la +citadelle de Doullens. On le conduisait maintenant à Tours, afin qu'il +ne fût pas délivré par les alliés. Il n'alla pas plus loin que Paris, et +la sévérité dont il avait été l'objet fit sa fortune. + +Les Cosaques s'approchèrent si près d'Amiens qu'on les voyait du clocher +de la cathédrale. L'escadron de chasseurs en garnison dans la ville, +commandé par notre aimable major, se porta au-devant d'eux, et leur en +imposa si bien qu'ils ne reparurent plus. + +Ma fille Charlotte attendait le moment de ses couches, et nous n'osâmes +pas hasarder de la laisser à la préfecture, dans la pensée que si la +ville était prise, la maison du préfet serait une des premières livrées +au pillage. Nous l'établîmes dans un appartement, obligeamment mis à +notre disposition, avec sa soeur Cécile et toi-même, mon cher fils[204]. +On y transporta également la plus grande partie des effets que nous +avions à la préfecture, où je restai avec mon mari. + +Un soir, un homme qui nous était inconnu arriva de Paris. C'était Merlin +de Thionville. Il avait reçu la mission, disait-il, de former un corps +franc, et possédait un ordre du ministre de la police, Rovigo, pour +enrôler dans les prisons tous les individus qui n'y étaient pas détenus +pour crime capital. Il emmena tous ces vauriens, dont on n'entendit plus +parler. + + + + +II + +Ma tante, Mme d'Hénin, était installée pour l'automne au château de +Mouchy, près de Beauvais, chez son amie la princesse de Poix. Mme de +Duras s'y trouvait également avec ses filles, et on m'invita à y venir +passer quelques jours. M. de La Tour du Pin m'engagea à accepter, et me +demanda de passer par Paris en revenant, pour voir M. de Talleyrand et +recueillir quelques nouvelles. M. de Talleyrand lui avait fait remettre +un billet par Merlin de Thionville. Mais ce billet était si +amphigourique, la réputation du porteur était si mauvaise, que mon mari, +éloigné de toute intrigue, se souciait peu d'être entraîné, malgré lui, +dans quelque aventure par M. de Talleyrand qui ne répugnait à rien, et +qui mettait volontiers en avant les gens, quitte à les abandonner +ensuite pour se sauver lui-même. + +Je partis donc pour Mouchy, où je demeurai trois jours. J'y arrivai deux +heures avant dîner, et après avoir été voir la bonne princesse de Poix +et ma tante, je montai chez Mme de Duras. Je la trouvai de très mauvaise +humeur, et déjà brouillée avec son gendre, Léopold de Talmond[205], à la +suite de plusieurs scènes ridicules. Ils en étaient arrivés à s'écrire +des lettres d'explications de quatre pages, _from my own +apartment_[206], comme dit _le Spectateur_. Elle entama le détail de ses +griefs, puis me montra une lettre de Léopold, du matin même, dont la +lecture me convainquit qu'il avait raison d'un bout à l'autre. Je le lui +dis avec la franchise d'une amitié tendre et sincère. Sa colère se +tourna alors contre moi, et les deux jours de mon séjour à Mouchy, je +les employai à lui faire entendre raison, ce à quoi je ne réussis pas. +Mme de Poix, fort ennuyée des scènes que faisait Mme de Duras dans le +salon, à table et devant les domestiques, perdit l'espoir de les voir +cesser quand je lui avouai que mon crédit y avait échoué. + +Je partis un matin, après déjeuner, pour retourner à Amiens, en passant +par Paris. Ne voulant pas y coucher, je descendis dans l'appartement de +M. de Lally, qui était à Mouchy. + +Après le temps nécessaire pour faire une légère toilette, j'allai chez +M. de Talleyrand, que je trouvai dans sa chambre, et seul. Il me reçut, +comme toujours, avec cette grâce familière et aimable dont il ne s'est +jamais départi à mon égard. On a dit de lui beaucoup de mal--il en +méritait peut-être davantage, quoiqu'on ne soit pas toujours tombé +juste,--et on aurait pu lui appliquer le mot de Montesquieu sur César: +«Cet homme qui n'avait pas un défaut, quoiqu'il eût bien des +vices[207].» Eh! bien, malgré tout, il possédait un charme que je n'ai +rencontré chez aucun autre homme. On avait beau s'être armé de toutes +pièces contre son immoralité, sa conduite, sa vie, contre tout ce qu'on +lui reprochait, enfin, il vous séduisait quand même, comme l'oiseau qui +est fasciné par le regard du serpent. + +Notre conversation, ce jour-là, n'eut rien de particulièrement +remarquable. Seulement je trouvai qu'il répétait avec une certaine +affectation que M. de La Tour du Pin était _bien, très bien_, à Amiens. +Je lui fis part de mon intention de partir le lendemain matin. Il me dit +de n'en rien faire. L'Empereur était attendu précisément dans la journée +du lendemain, il le verrait, viendrait me trouver en sortant de chez +lui, et me laisserait savoir pour quelle heure je pourrais commander mes +chevaux de poste, ce qui ne serait certainement pas avant 10 heures du +soir. + +Je rentrai chez moi fort ennuyée d'être retenue encore vingt-quatre +heures à Paris. Après avoir écrit à mon mari pour l'informer de ce +retard, je tâchai d'occuper ma journée du lendemain en allant déjeuner +chez ma bonne amie Mme de Maurville, et en faisant quelques visites. +Paris m'avait paru morne, mais avant qu'il fît nuit, j'entendis quelques +coups de canon qui annonçaient l'arrivée de l'Empereur. Le grand homme +rentrait dans sa capitale, mais il y était suivi par l'ennemi! + +À 10 heures, mes chevaux étaient attelés et attendaient à ma porte. Le +postillon commençait à s'impatienter, moi aussi, lorsqu'à 11 heures +arriva M. de Talleyrand: «Quelle folie de partir par ce froid, dit-il, +et en calèche encore! Mais où êtes-vous donc ici?»--«Chez Lally.» +Prenant alors une bougie sur la table, il se mit à regarder les gravures +pendues dans de beaux cadres autour de la chambre: «Ah! Charles II[208], +Jacques II[209], c'est cela!» Et il remit le flambeau sur la table. «Mon +Dieu! m'écriai-je, il est bien question de Charles II, de Jacques II! +Vous avez vu l'Empereur. Comment est-il? que fait-il? que dit-il après +une défaite?»:--«Oh! laissez-moi donc tranquille avec votre Empereur. +C'est un homme fini.»--«Comment fini? fis-je. Que voulez-vous +dire?»--«Je veux dire, répondit-il, que c'est un homme qui se cachera +sous son lit!» Cette expression, sur le moment, ne me surprit pas autant +qu'après la suite de notre conversation. Je connaissais, en effet, la +haine et la rancune de M. de Talleyrand contre Napoléon, mais jamais je +ne l'avais encore entendu s'exprimer avec une telle amertume. Je lui fis +mille questions auxquelles il répondit par ces seuls mots: «Il a perdu +tout son matériel... Il est à bout. Voilà tout.» Puis, fouillant dans sa +poche, il en tira un papier imprimé en anglais et, tout en mettant deux +bûches dans le feu, ajouta: «Brûlons encore un peu du bois de ce pauvre +Lally. Tenez, comme voue savez l'anglais, lisez-moi ce passage-là.» En +même temps, il m'indiqua un assez long article marqué au crayon, à la +marge. Je prends le papier et je lis: + +_Dîner donné par le prince régent[210] à Mme la duchesse d'Angoulême_. + +Je m'arrête, je lève les yeux sur lui, il a sa mine impassible: «Mais +lisez donc, dit-il, votre postillon s'impatiente.» Je reprends ma +lecture. L'article donnait la description de la salle à manger, drapé en +satin bleu de ciel avec des bouquets de lis, du surtout de table tout +orné de cette même fleur royale, du service de Sèvres représentant des +vues de Paris, etc... Arrivée au bout, je m'arrête, je le regarde +stupéfaite. Il reprend le papier, le plie lentement, le remet dans sa +vaste poche et dit, avec ce sourire fin et malin que seul il possédait: +«Ah! que vous êtes bête! À présent partez, mais ne vous enrhumez pas.» +Et, sonnant, il dit à mon valet de chambre: «Faites avancer la voiture +de madame.» Il me quitte alors et me crie en mettant son manteau: «Vous +ferez mille amitiés à Gouvernet de ma part. Je lui envoie cela pour son +déjeuner. Vous arriverez à temps.» + +J'atteignis de si bonne heure Amiens que M. de La Tour du Pin n'était +pas encore levé. Sans perdre un instant, je lui raconte la conversation +ci-dessus, qui m'avait préoccupée toute la nuit au point de m'empêcher +de dormir. Il y trouva l'explication de certaines phrases embarrassées +de Merlin de Thionville, et me recommanda de garder le secret le plus +absolu sur ce que j'avais appris, car si c'était par de pareils moyens, +dit-il, que les Bourbons prétendaient monter sur le trône, ils n'y +resteraient pas longtemps. + + + + +III + +Depuis quelques jours, un auditeur au Conseil d'État en mission +extraordinaire était arrivé à Amiens pour accélérer, déclarait-il, la +levée des gardes d'honneur. C'était un jeune homme de la plus charmante +figure et de manières élégantes. Il se nommait M. de Beaumont. Peu à +peu, on le vit déployer des prétentions exorbitantes. Quoiqu'on ne +trouvât rien à reprendre ni à blâmer ouvertement à sa manière d'être, M. +de La Tour du Pin le faisait cependant observer de près, et apprit +bientôt qu'il avait des conciliabules avec tous les gens les plus +mauvais de la ville. Notre fils Humbert avait amené de Florence un jeune +Italien, dont il s'était séparé à Sens, à la suite d'une scabreuse +affaire de femme. M. de La Tour du Pin le nomma à un emploi dans les +bureaux de la préfecture, et il donnait des leçons d'italien à mes +filles. Son intelligence était prodigieuse. On le chargea de suivre les +faits et gestes de M. de Beaumont. Il ne fut pas long à découvrir ses +menées contre mon mari et ses liaisons avec tous les anciens terroristes +de la ville, ainsi que ses relations avec André Dumont, sous-préfet +d'Abbeville. + +M. de La Tour du Pin résolut de se débarrasser de lui. Il le fit mander +dans son cabinet. Une fois en sa présence, il lui déclara que sa +conduite était connue; que la tranquillité de la ville était compromise; +que, comme préfet, il en avait la responsabilité; qu'il entendait que +dans une heure il eût quitté Amiens, et que dans deux heures il fût hors +du département. Il ajouta que s'il ne se soumettait pas de bonne grâce, +deux gendarmes convoqués dans son antichambre allaient s'assurer de sa +personne. Notre homme fut si surpris de cette déclaration, qu'il n'osa +pas résister. + +En même temps, mon mari prescrivait à Humbert de partir pour Paris, afin +de recueillir des nouvelles. Mon fils était à Amiens depuis quinze +jours. Chassé de sa sous-préfecture par les Wurtembergeois, il s'était +réfugié auprès de nous pour prendre quelque soin de sa santé, compromise +à la suite d'une pleurésie contractée à Sens et dont il était fort +malade quand l'ennemi s'approcha de cette ville. Voulant, à tout prix, +éviter d'être fait prisonnier, il avait au dernier moment quitté Sens au +milieu de la nuit, suivi de deux soldats malades qu'il avait recueillis +et soignés à la sous-préfecture. Il se fit hisser sur un cheval, un des +soldats monta en croupe pour le soutenir, et il partit ainsi par la +route de Melun, où il arriva presque mourant. Les deux militaires lui +prodiguèrent tant de soins, qu'au bout de deux jours ils purent le +mettre dans une voiture et le transporter à Paris, chez Mme d'Hénin, où +il acheva de se guérir. De là, il vint à Amiens nous rejoindre. Pour +récompenser ses deux sauveurs, il les fit entrer dans la garde. Il +devait plus tard les retrouver à Gand. + +Humbert arriva à Paris, chez M. de Talleyrand, au moment où celui-ci +recevait comme hôte l'empereur Alexandre. Il passa la nuit sur une +banquette que M. de Talleyrand lui avait désignée, en lui enjoignant de +n'en pas bouger, afin de le trouver sous sa main quand il jugerait à +propos de le faire repartir pour Amiens. À 6 heures du matin, M. de +Talleyrand lui frappa sur l'épaule. Humbert le vit coiffé et habillé: +«Partez, lui dit-il, avec une cocarde blanche, et criez: Vive le roi!» + +Humbert n'était pas bien sûr d'être éveillé. Se secouant, il partit +néanmoins, et arriva à Amiens, où la nouvelle des événements avait déjà +pénétré, et où M. de La Tour du Pin ne savait trop s'il convenait de +l'accueillir ou de la repousser. Mais la voix publique ne tarda pas à se +faire entendre. Les réquisitions, les gardes d'honneur, etc., avaient +exaspéré toutes les classes. La crainte de l'étranger portait le trouble +à son comble. Dans un moment, comme par une commotion électrique, les +cris de: «Vive le roi!» sortirent de toutes les bouches. On se précipita +dans la cour de la préfecture pour réclamer des cocardes blanches, dont +Humbert, en quittant Paris, avait rempli tous les coffres de sa calèche. +La provision en fut bientôt épuisée. J'en réservai néanmoins +suffisamment pour le corps d'officiers, qui vint avec Le Termelier, leur +brave major, en tête, les recevoir de ma main. Leurs physionomies, +néanmoins, démentaient la sincérité de cette démarche, qu'ils faisaient +à contre-coeur. Un seul d'entre eux, âgé, avec la moustache blanche, me +dit tout bas: «Je la reprends avec plaisir.» Les plus jeunes étaient +mornes et tristes. Il leur semblait que la gloire leur échappait. + +Dans la journée, quand le bruit de l'arrivée de Louis XVIII se répandit, +on commença à nous courtiser, M. de La Tour du Pin et moi. Quelques +jours après, lorsqu'on apprit que le préfet partait pour Boulogne pour +aller au-devant du roi, que Sa Majesté s'arrêterait à Amiens et qu'elle +coucherait à la préfecture, un grand nombre de personnes vinrent +m'offrir des objets de toute nature susceptibles d'orner ou d'embellir +la maison: qui des pendules, qui des vases, des tableaux, des fleurs, +des orangers. + +M. de Duras, entrant d'année[211], avait traversé la ville pour aller +au-devant du roi à Boulogne. Malgré tant de bouleversements, il avait +conservé tous les préjugés, toutes les haines, toutes les petitesses, +toutes les rancunes d'autrefois, comme s'il n'y avait pas eu de +révolution, et répétait certainement dans son for intérieur ce propos +que nous lui avions entendu tenir dans sa jeunesse, quoiqu'il l'ait +désavoué depuis: «Il faut que la canaille sue.» + +M. de Poix s'était aussi mis en route pour Boulogne, mais il s'arrêta à +Amiens, fort préoccupé de la réception que lui ferait le roi, à cause de +Juste de Noailles, son fils, chambellan de l'Empereur, et de sa +belle-fille, dame du palais de l'Impératrice. J'eus beau lui dire que, +comme dans tant d'autres familles, il avait payé une terrible dette à la +Révolution, dont son père et sa mère avaient été les victimes, cela ne +le rassurait pas. Mais le temps me manquait pour relever son courage, et +je confiai à ma fille[212] le soin de le sermonner, tandis que +j'ordonnais l'arrangement de la table de vingt-cinq couverts que le roi +devait honorer de sa présence. Je me trouvai dans la salle à manger, +lorsqu'un monsieur y entra et dit quelques mots à mon valet de chambre +sur un ton qui me déplut. M'étant approchée, je lui demandai sans façon +de quoi il se mêlait. Il voulut m'en imposer, en déclarant qu'il +appartenait à la suite du roi. Sa surprise fut grande quand il dut +constater que j'étais décidée à rester maîtresse chez moi et peu +disposée à l'y laisser commander. Il s'en alla en grommelant. C'était M. +de Blacas. + +Un mot de M. de La Tour du Pin m'avait annoncé que le roi l'avait reçu +avec beaucoup de bonté, et qu'il logerait à la préfecture avec Mme la +duchesse d'Angoulême. Tout était prêt à l'heure dite. Douze jeunes +demoiselles de la ville, à la tête desquelles se trouvait ma fille +Cécile, avec sa délicieuse figure de quatorze ans, attendaient pour +présenter des bouquets à Madame. + +La voiture dans laquelle avaient pris place le roi et Madame fut traînée +par la compagnie des meuniers d'Amiens, qui revendiquèrent cet ancien +privilège. Ces braves gens, au nombre de cinquante à soixante, tous +vêtus de neuf, à leurs frais, en drap gris blanc, avec de grands +chapeaux de feutre blanc, menèrent d'abord la voiture royale à la +cathédrale, où l'évêque entonna le _Te Deum_. On avait tenu fermées les +portes de l'église, et on ne les ouvrit que lorsque le roi fut assis +dans son fauteuil au pied de l'autel. Alors on entendit comme le bruit +d'une inondation, et dans moins d'une minute, cette église immense fut +remplie au point qu'un grain de poussière ne serait pas tombé à terre. + +En pensant, à l'heure actuelle, à la masse de sottises qui ont précipité +son frère[213] du trône, je ressens presque de la honte de l'émotion que +me causa la vue de ce vieillard remerciant Dieu de l'avoir ramené sur le +trône de ses pères. Madame se prosterna au pied de l'autel en fondant en +larmes, et tout mon coeur s'unit aux sentiments qu'elle devait éprouver. +Hélas! cette illusion ne dura pas vingt-quatre heures. + +Les fariniers ramenèrent ensuite le roi à la préfecture, où il reçut les +corps constitués et toute la ville, hommes et femmes, avant le dîner, +avec cette grâce, cette présence d'esprit, ce charme spirituel qui le +distinguaient éminemment. À 7 heures, on se mit à table. Le dîner était +excellent, les vins parfaits, ce à quoi le roi fut singulièrement +sensible, et ce qui me valut beaucoup de compliments aimables. M. de +Blacas découvrit alors seulement que cette femme de préfet, avec qui il +avait cru pouvoir prendre, lui simple gentilhomme provençal, un ton +léger, se trouvait être une dame de l'ancienne cour. Il fut fort confus +de sa maladresse et m'entoura de mille cajoleries pour me faire oublier +son attitude première, sans néanmoins y réussir. + + + + +IV + +Mon cousin Edward Jerningham et sa charmante femme[214] avaient +accompagné, d'Angleterre en France, le roi, qui proclamait avec beaucoup +de grâce qu'Edward avait servi sa cause dans les journaux anglais par +des écrits qui avaient eu le plus grand succès. Edward pressentait, +ainsi que sa femme, combien le costume purement anglais de Madame +déplairait à la cour de Napoléon, réunie à Compiègne pour attendre le +nouveau souverain. Tous deux se rendaient compte de la nécessité de ne +pas heurter les sympathies au premier coup d'oeil. À leur instigation, +j'en parlai à Mlle de Choisy, depuis Mme d'Agoult, dame d'honneur de +Madame, et à M. de Blacas, qui en entretint le roi. Mais rien ne put +vaincre l'obstination de cette princesse. + +Hélas! ce ne fut pas le seul reproche qu'on eût pu lui adresser pendant +son court séjour à Amiens. + +Le matin de son départ, elle reçut quelques dames que je lui présentai. +Parmi elles, se trouvait Mme de Maussion, née de Fougerai, femme du +recteur de l'université, à Amiens, aussi recommandable par ses vertus et +sa conduite que digne des plus grands respects. Ce dernier terme n'est +pas exagéré, comme on peut en juger par l'anecdote suivante que je +racontai à Mlle de Choisy: Enfermée à la Conciergerie en même temps que +la reine, Mme de Maussion eut l'occasion de s'échapper par suite d'une +circonstance que je ne puis me rappeler. Elle trouva le moyen de faire +proposer à la malheureuse princesse de changer de vêtement avec elle et +de prendre sa place dans son lit, tandis que la reine sortirait de la +prison. Ce dévouement, admirable de la part d'une jeune femme, âgée +alors de dix-huit ans, méritait assurément un accueil au moins +_obligeant_. Elle ne l'obtint pas: Madame ne lui dit pas un mot. Je ne +sais quel sentiment l'emporta en moi, de la surprise ou de +l'indignation. En tout cas, je n'ai jamais oublié cet incident, et +lorsque, après trente ans, j'en évoque le souvenir, il me semble que +tout ce qui est arrivé depuis est justifié. + +Mon gendre[215] cessait d'être Français pour devenir sujet du nouveau +roi[216] des Pays-Bas, ce même prince d'Orange que j'avais revu en +Angleterre dans une fortune si peu assurée. Il retourna avec ma fille à +Bruxelles, dans sa famille, et cette séparation me fut cruelle. Je +revins à Paris, et nous nous établîmes, mon mari et moi, dans un joli +appartement, rue de Varenne, n° 6, où notre fils Humbert s'installa +également. + +Le soir même de mon arrivée, j'allai, avec Mme de Duras, à une fête que +donnait le prince Schwarzenberg, généralissime des troupes +autrichiennes. Là, je vis tous les vainqueurs, je fus témoin de toutes +les bassesses dont ils étaient entourés, on pourrait dire accablés. + +Quel spectacle curieux pour un esprit philosophique! Tout rappelait +Napoléon: les meubles, le souper, les gens. La pensée me venait que, +parmi tous ceux qui étaient là réunis, les uns, quand ils avaient été +battus, tremblaient devant l'Empereur, que les autres briguaient +autrefois sa faveur ou seulement son sourire, et que pas un ne me +semblait digne d'être son vainqueur. Ah! certes, la situation était +intéressante, quoique profondément triste. Mme de Duras n'y voyait que +le bonheur d'être femme du premier gentilhomme de la chambre +d'année[217]. La chute du grand homme, l'envahissement du pays, +l'humiliation d'être l'hôte du vainqueur, ne paraissaient pas la +troubler. Pour moi, j'en éprouvais un sentiment de honte, qui n'était +probablement partagé par personne. + +M. de La Tour du Pin prévoyait que la carrière administrative, tout en +convenant à ses goûts, allait tomber dans une classe inférieure à celle +où il avait le droit de se placer. Il désira reprendre son rang dans la +carrière diplomatique, où la Révolution l'avait trouvé. M. de +Talleyrand, ministre des affaires étrangères, lui proposa la mission de +La Haye. Le nouveau roi de Hollande le désirait, et M. de La Tour du Pin +accepta volontiers ce poste, quoiqu'il eût pu prétendre à une mission +plus élevée. Mais un mot de M. de Talleyrand: «Prenez toujours +celle-là,» lui fit deviner que l'on avait dessein de l'employer +autrement. + +Mon fils Humbert fut séduit, hélas! par l'agrément d'entrer dans la +maison militaire du roi. Le général Dupont était ministre de la Guerre. +Ancien aide de camp de mon père, il professait pour moi un grand +attachement. Humbert, désireux de se marier, préférait rester à Paris +plutôt que de s'en aller comme préfet dans quelque petite ville éloignée +de la France. Sa charmante figure, son esprit, ses manières, son +instruction, lui ouvraient les portes des meilleures maisons de Paris, +de tous les mondes. On le nomma lieutenant des _mousquetaires +noirs_--nom provenant de la couleur de leurs chevaux.--Cela lui donnait +le grade de chef d'escadrons dans l'armée. + + + + +CHAPITRE XVI + +I. M. de La Tour du Pin envoyé au congrès de Vienne.--Sa femme +l'accompagne jusqu'à Bruxelles et revient par Tournai et Amiens.--La +châsse de Saint-Éleuthère.--M. Alexandre de Lameth, préfet d'Amiens.--La +vie à Paris.--M. de Liedekerke décoré de la Légion d'honneur.--Le +ministre de l'Intérieur, abbé de Montesquiou.--II. André Dumont et sa +haine contre M. de La Tour du Pin.--Un libelle diffamatoire.--Les +bonnets brodés de Mme Bertrand.--La Cour et les menées +bonapartistes.--Mort de la petite-fille de Mme de Liedekerke. Celle-ci +part pour Vienne avec son mari.--Maladie d'Aymar.--Guérison +inespérée.--Origine de sa vocation artistique.--III. À la cour de Louis +XVIII.--Les honneurs et les entrées.--Le grand couvert de la +Saint-Louis.--Deux bals chez le duc du Berri.--Albertine de +Staël.--Wellington et l'abbé de Pradt.--IV. Confiance présomptueuse de +M. de Blacas.--Un déjeuner au Jardin Turc.--Nouvelle du débarquement de +Napoléon au golfe Juan.--Mme de La Tour du Pin prend la décision de +partir pour Bruxelles.--Chez M. Louis, ministre des finances.--Une nuit +d'impatience.--V. À Bruxelles.--Visite au roi de Hollande.--Le duc de +Berri dévalisé.--Séparation du congrès de Vienne.--Mission de M. de La +Tour du Pin auprès du duc d'Angoulême. + + + + +I + +À l'époque où le congrès de Vienne fut décidé, je me trouvais un matin +dans le cabinet de M. de Talleyrand. M. de La Tour du Pin était allé à +Bruxelles pour assister au couronnement du nouveau roi[218] et remettre +ses lettres de créance. Il devait revenir dans un jour ou deux. + +Je me préparais à quitter le cabinet du ministre des affaires +étrangères, et j'avais déjà la main sur le bouton de la porte pour +l'ouvrir, lorsqu'en regardant M. de Talleyrand, j'aperçus sur son visage +cette expression que je lui connaissais quand il voulait jouer quelque +bon tour de son métier: «Quand revient Gouvernet?» demanda-t-il.--«Mais, +demain,» répondis-je.--«Oh! dit-il, pressez son retour, parce qu'il doit +partir pour Vienne.»--«Pour Vienne, répliquai-je, et pourquoi?»--«Vous +ne comprenez donc rien. Il va ministre à Vienne, en attendant le +congrès, où il sera l'un des ambassadeurs.» Je m'écriai, mais il ajouta: +«C'est un secret. N'en parlez pas, et envoyez-le-moi dès qu'il descendra +de voiture.» + +Je l'attendis impatiemment, gardant le secret de la bonne nouvelle, +excepté pour mon fils Humbert. + +Cette nomination suscita beaucoup d'envieux à mon mari. Mme de Duras fut +outrée. Elle aurait voulu que M. de Chateaubriand, pour qui elle était +alors dans toute l'effervescence de sa passion, obtînt ce poste. Adrien +de Laval ne se consola même pas par la promesse de l'ambassade +d'Espagne, et tous de crier à l'abus, parce que mon mari conservait en +outre sa place de La Haye. + +Nous décidâmes en famille, quoique j'éprouvasse un très vif chagrin, que +M. de La Tour du Pin partirait seul pour Vienne, et que je resterais à +Paris pour m'occuper du mariage d'Humbert. M. de La Tour du Pin écrivit +à Auguste, notre gendre, disposé déjà à embrasser la carrière +diplomatique dans son pays, pour l'engager à le suivre à Vienne en +qualité de secrétaire particulier ou simplement de voyageur, puisque, +redevenu sujet des Pays-Bas, il n'était plus Français. Nous pensâmes que +si, après le congrès, M. de La Tour du Pin restait à Vienne, nous +n'aurions pas de peine d'obtenir du roi des Pays-Bas d'attacher Auguste +à la légation de Vienne. Nous aurions alors été retrouver nos maris, +Charlotte et moi. Ces projets, comme beaucoup d'autres, furent +bouleversés par les événements publics et particuliers. Il fut toutefois +convenu que j'accompagnerais mon mari jusqu'à Bruxelles. Là, il +prendrait son gendre, et je ramènerais ma fille avec son enfant[219] à +Paris. Ce qui fut fait. + +Avant de quitter Paris, où restait Humbert, je mis Aymar en pension chez +un maître, M. Guillemin, dans la rue Notre-Dame-des-Champs, +établissement sur lequel je possédais les meilleures attestations. De +plus, j'avais recommandé mon fils à la dame de la maison. Tout me +permettait de supposer qu'il serait bien soigné. On verra plus bas +comment ces gens répondirent à ma confiance. + +Notre voyage de retour, de Bruxelles à Paris, se passa fort +agréablement, quoique je me sentisse fort triste et contrariée de +n'avoir pas accompagné M. de La Tour du Pin à Vienne. Rien cependant ne +me laissait prévoir que son absence dût être aussi longue qu'elle le fut +en réalité. De plus, l'assurance qu'on m'avait donnée que deux courriers +extraordinaires partiraient par semaine des Affaires étrangères, me +permettait d'espérer que je recevrais régulièrement des nouvelles aussi +fraîches que possible de mon mari. + +Nous passâmes par Tournai, où nous visitâmes en détail les deux belles +fabriques de tapis et de porcelaines, ainsi que la cathédrale. Nous +vîmes là la superbe châsse de saint Éleuthère, qui venait d'être +déterrée du lieu--un jardin--où elle avait été cachée dès la toute +première invasion des Français. Notre voyage se continua par Amiens. +Nous restâmes deux jours dans cette ville pour régler quelques affaires +de mobilier avec M. Alexandre de Lameth, qui venait d'être nommé préfet +pour succéder à M. de La Tour du Pin. Ma fille Charlotte était douée +d'un esprit vif et pénétrant. Elle découvrait vite le côté faible de +ceux qui l'entouraient, et avait un talent tout particulier pour mettre +en lumière les prétentions et les ridicules des gens. Elle encouragea +méchamment Alexandre de Lameth à manifester la très haute opinion qu'il +avait de lui-même, ce qui nous procura le spectacle d'une véritable +comédie pendant les deux jours que nous passâmes à Amiens. + +À notre arrivée à Paris, nous y trouvâmes des nouvelles de nos +voyageurs. Je m'installai dans mon appartement, et Charlotte prit +possession des chambres précédemment occupées par son père. + +Je la menais chez les personnes de ma connaissance. Chaque jour nous +allions ensemble faire des visites aux filles de Mme de Duras--c'était +le but de nos promenades du matin--ou passer nos soirées chez elles. +L'une, Félicie, avait épousé le jeune Léopold de Talmond; l'autre, +Clara, logeait aux Tuileries avec sa mère. Ma fille Cécile était trop +jeune encore--elle n'avait pas quinze ans--pour aller dans le monde. +Toutes ses matinées étaient consacrées à des leçons, et elle ne sortait +le soir que pour nous accompagner soit chez Mme d'Hénin, notre tante, +soit chez Mme de Duras, quand elle n'avait pas de soirée. + +Le général Dupont, fort dévoué à mes intérêts, à titre d'ancien aide de +camp de mon père, fit donner la croix de la Légion d'honneur à Auguste, +en récompense de ses bons services comme sous-préfet d'Amiens, au moment +de la Restauration. Je la lui envoyai à Vienne, ce qui lui causa un +grand plaisir. + +Régulièrement, il eût dû obtenir cette distinction sur la proposition de +l'abbé de Montesquiou, alors ministre de l'Intérieur. Mais je n'étais +nullement en faveur auprès de lui, et il m'aurait donc été désagréable +d'avoir recours à son intervention. Je n'avais d'ailleurs aucune raison +personnelle de le faire, car ni mon mari dans la diplomatie, ni mon fils +dans l'armée, ne dépendaient de son ministère. M. de Montesquiou avait +repris, avec l'habit, le maintien ecclésiastique; mais je ne pouvais +oublier que je l'avais vu au spectacle, vêtu d'un gilet rose, riant de +tout son coeur des farces de Brunet[220], et son attitude nouvelle me +paraissait ridicule et affectée. De plus, à la suite d'une circonstance +que je vais conter, nous étions assez mal ensemble. + + + + +II + +J'ai déjà dit que lorsque le roi arriva d'Angleterre, M. de La Tour du +Pin avait été au-devant de lui à Boulogne. À son passage à Abbeville, +une des sous-préfectures de son département, il crut devoir déclarer au +sous-préfet, André Dumont, qu'il jugeait impossible, en raison des +antécédents malheureusement trop célèbres de sa vie passée, qu'il le +présentât au roi. Son rôle à la Convention, sa conduite comme +représentant du peuple en mission, paraissaient, aux yeux du préfet, +constituer un obstacle insurmontable à sa présentation au nouveau +souverain. M. de La Tour du Pin lui demanda donc--s'il ne s'exécutait +pas de bonne grâce, il le lui ordonnait--de s'éloigner d'Abbeville, sous +un prétexte quelconque, au moment où le roi passerait. Un des +conseillers de préfecture le remplacerait temporairement. + +André Dumont, de sanguinaire mémoire, accepta cet arrêt, appelé, d'un +commun accord, à rester secret entre lui et M. de La Tour du Pin. Le roi +lui-même ignora ce qui s'était passé. Malgré cela, le régicide en conçut +une grande rancune contre son préfet. Aussitôt après le départ de M. de +La Tour du Pin pour Vienne, il fît imprimer une brochure dans laquelle, +s'appuyant sur la longanimité avec laquelle on avait traité d'autres +régicides, il se présenta comme la victime du mauvais vouloir de mon +mari, qu'il accusait d'injustice, d'abus de pouvoir et même de +malversation, etc. + +On m'écrivit d'Amiens que ce libelle était envoyé à Paris pour y être +distribué par les soins de M. Benoît, secrétaire en chef du département +de l'Intérieur et ami de Dumont. Mon fils Humbert alla trouver M. +Benoît, qui le reçut assez mal. Il essaya, sinon de justifier Dumont, ce +qui n'eût pas été possible, mais de démontrer que la sévérité de mon +mari avait été excessive. + +De mon côté, je me rendis chez M. Beugnot, ministre de la police, pour +lui signaler cette publication, qu'il aurait pu peut-être empêcher. +C'eût été très opportun, car elle était de nature à porter préjudice à +M. de La Tour du Pin dans sa nouvelle situation. Il fallait prévoir que +ceux qui voulaient lui nuire chercheraient à en tirer parti. + +M. Beugnot se montra très obligeant et fort aimable, comme il l'était +toujours. La conversation se continua ensuite sur d'autres sujets, en +particulier sur les menées bonapartistes, qu'il était de bon air de nier +à la cour et dans les salons royalistes, mais dont se préoccupait +beaucoup le ministre de la police. Après une longue causerie en tête à +tête, il finit par me demander: «Voyez-vous Mme Dillon, votre +belle-mère?»--«Assurément,» lui répondis-je.--«Eh! bien, reprit-il, +rendez-lui un service. «Déclarez-lui que Mme Bertrand n'a pas besoin de +_bonnets brodés_.» J'aurais voulu en savoir davantage, mais il prétendit +que cela suffisait, et je le quittai. + +Le lendemain, j'allai, avec mes filles, faire une visite à ma +belle-mère. Elle souffrait déjà de la maladie qui devait l'emporter +trois ans plus tard. Après avoir causé de choses indifférentes, en me +levant je lui dis à voix basse: «Ma soeur n'a pas besoin de _bonnets +brodés_.» Elle poussa une grande exclamation, et s'écria: «Lucie, au nom +du ciel, qui vous a dit cela.»--«M. Beugnot,» répondis-je. En entendant +ce nom, elle se renversa dans son fauteuil, et dit à voix basse: «Ah! +tout est perdu!» + +Hélas! non, rien n'était perdu pour les conspirateurs, car on s'entêtait +à ne pas croire à la conspiration. Aux Tuileries, chez les ministres, +chez Mme de Duras, chez la duchesse d'Escars, c'était à qui, parmi les +royalistes, tournerait le plus en ridicule les _trembleurs_, qui +voyaient Napoléon partout. On faisait de la musique, on dansait, on +s'amusait comme des écoliers en vacances. À cette époque, un soir, chez +Mme de Duras, se trouvaient deux ou trois généraux, en compagnie de +leurs femmes, toutes fort parées, entre autres le maréchal Soult et la +maréchale. M. de Caraman se pencha derrière moi, et me dit: «Voilà les +yeux de Notre-Dame-del-Pilar qui vous regardent.» Le bruit courait, en +effet, que les deux énormes diamants qui pendaient aux oreilles de la +maréchale avaient été enlevés à l'image miraculeuse de la vierge de ce +nom, si vénérée en Espagne. La riche parure n'empêchait pas cette dame +fort laide d'avoir l'air d'une vivandière. + +Ma pauvre Charlotte, dont la petite fille[221] avait été sevrée à huit +mois, eut le malheur de la perdre. La dentition nous l'enleva en deux +jours. Elle mourut sur mes genoux, et je la pleurai comme si elle eût +été mon propre enfant. La douleur de sa mère contribuait à augmenter +encore mon chagrin. Je cherchai à distraire ma pauvre Charlotte en +l'emmenant le lendemain passer toute la journée chez Mme d'Hénin, +pendant qu'Humbert s'occupait des tristes devoirs de l'inhumation de +l'infortunée et jolie enfant que nous regrettions tous. + +Au moment même où Humbert venait de nous rejoindre chez Mme d'Hénin, ma +femme de chambre accourut, fort troublée, pour lui dire de revenir à la +maison, où quelqu'un l'attendait. Charlotte entendit, quoique la femme +de chambre eût parlé tout bas, qu'il s'agissait de M. de Liedekerke, +arrivé de Vienne en courrier. Le frère comme la soeur, frappés l'un et +l'autre de la même crainte qu'il ne fût arrivé quelque chose à leur +père, se précipitèrent dans la cour, et, montant dans le cabriolet +d'Humbert, s'éloignèrent avant que j'eusse pu me douter de ce qui +s'était passé. + +Grâce à Dieu, leurs pressentiments furent démentis. Mon mari se portait +bien, et notre gendre Auguste, chargé de dépêches, avait simplement été +envoyé pour faire le service du courrier extraordinaire qu'on expédiait +de Vienne chaque semaine. Tenu de repartir le surlendemain, il +s'empressait de venir embrasser sa femme. Le désespoir éprouvé par +Charlotte de la perte de son enfant me suggéra la pensée de l'envoyer à +Vienne avec son mari. Comme son père l'aimait tendrement, sa présence +là-bas serait, pour lui aussi, un bonheur inexprimable. Je possédais une +excellente calèche de voyage. Je me chargeai de l'achat et de +l'emballage de tous les détails des élégantes toilettes destinées à être +portées par ma fille dans les fêtes du prochain congrès. De plus, je mis +à sa disposition ma femme de chambre, personne fort habile. Rien ne +manqua à son équipement. Grâce à mon activité habituelle, les +résolutions une fois prises, le surlendemain ma fille était prête à se +mettre en route. Le même jour, elle partait pour Vienne avec son mari, +porteur des dépêches de M. de Talleyrand, qui n'avait pas encore quitté +Paris. + +Je restai seule avec ma jeune Cécile, alors âgée de quinze ans, et mes +deux fils, Humbert et Aymar. Ce dernier faillit, peu de temps après, +m'être enlevé par une pleurésie causée par la négligence de son maître +de pension. J'allais voir Aymar deux fois par semaine, le dimanche et le +jeudi. Un de ces jours, vers la fin de novembre, à mon arrivée, on +m'annonça qu'il était enrhumé. Je commençai tout d'abord à m'inquiéter, +quand on me conduisit à l'infirmerie. Elle se composait d'une mauvaise +chambre située au rez-de-chaussée sur la cour et exposée au nord. Mais +je fus terrifiée d'en voir la fenêtre et la portes ouvertes, sous le +prétexte, me dit-on, «que la cheminée fumait». Je trouvai mon fils avec +une forte fièvre et des symptômes qui m'alarmèrent extrêmement. Je +demandai le médecin de rétablissement. Il ne devait venir que le +lendemain. À cette réponse, sans hésiter, je remontai en voiture et +j'allai chercher Auvity, mon médecin. Il logeait rue Duphot, ce qui +était bien loin de la rue de Notre-Dame-des-Champs. Heureusement, je le +rencontrai, et, quoiqu'il fût lui-même bien tourmenté de l'état de sa +jeune femme, il se décida à m'accompagner. + +Plus de deux heures s'étaient écoulées avant que nous ne fussions de +retour à la pension. L'état d'Aymar s'était encore aggravé. Auvity, +outré de le trouver dans une si mauvaise chambre, me dit: «Madame, si +vous voulez conserver votre enfant, il faut l'emporter d'ici.» +Là-dessus, le roulant lui-même dans ses couvertures, il le porta dans la +voiture, où je montai avec eux, et nous le ramenâmes chez moi. Pendant +plusieurs jours, le mal alla en empirant. Auvity venait trois fois dans +la journée. Le sixième jour, il demanda une consultation de son +père[222] et de M. Hallé[223], grand médecin d'alors. Ils dirent à mon +fils Humbert qu'il fallait me préparer à la perte de son frère et «qu'il +ne passerait pas la nuit». Puis, s'étant fait remettre chacun un +napoléon pour cet arrêt, ils s'en furent pour ne plus revenir. + +Auvity cependant ne se découragea pas. Il envoya chercher _un gilet de +cantharides_ chez un pharmacien, le seul à Paris qui en préparât. On +l'appliqua sur le petit corps de huit ans, déjà si maigri, de mon +enfant, et il en fut enveloppé entièrement, à l'exception des bras. Des +sinapismes aux pieds furent renouvelés tous les quarts d'heure. En même +temps une boisson rafraîchissante et nourrissante était donnée toutes +les deux minutes dans une cuiller à café. Le lendemain matin, le corps +du pauvre petit n'était qu'une plaie; mais la fièvre avait disparu, et +Auvity prononça ces paroles si douces aux oreilles d'une mère: «Il est +sauvé!» + +La convalescence fut longue. Le jour où le médecin conseilla le grand +air et l'exercice, la saison était devenue si mauvaise que je ne pouvais +conduire le petit malade dehors. La pensée me vint alors de demander une +carte d'artiste pour le mener au musée. C'était comme un pressentiment +du goût d'Aymar pour les arts. Par M. de Duras, j'eus la permission de +l'y conduire tous les jours avec sa bonne. Là, il pouvait courir tout à +son aise. Au bout de six semaines, quand le temps devint assez beau pour +permettre, sans danger, de le promener aux Tuileries, mon fils +regrettait le musée et les tableaux, dont il connaissait et les sujets +et les auteurs. Je ne doute pas que ces longues heures passées au musée +n'aient beaucoup contribué à développer le penchant d'Aymar pour les +arts et à assurer sa première éducation artistique. + + + + +III + +Cet hiver, quand je fus débarrassée de toute inquiétude au sujet de la +santé de mon fils, j'allai beaucoup dans le monde. Je tâchais de +ramasser des nouvelles, des on-dit, souvent même des caquets pour en +faire la matière des lettres que j'écrivais régulièrement à M. de La +Tour du Pin, deux fois la semaine, par les courriers des affaires +étrangères. Logeant tout près de ce ministère, je fermais seulement mes +lettres lorsque M. Rheinhardt, chargé de cette partie de l'expédition +des courriers, m'envoyait un garçon de bureau pour les prendre. Si, +depuis, cette correspondance n'avait été brûlée, comme je le dirai par +la suite, elle servirait à rendre ces mémoires plus piquants et plus +intéressants. Maintenant que tant de jours ont passé sur ma tête, que la +vieillesse est venue, et que ma mémoire est plus ou moins altérée, je +sens que beaucoup de faits et de détails m'échappent. + +Comment mon temps se passait-il depuis cette restauration de la +monarchie? J'allais d'abord aux Tuileries, quand le roi recevait les +dames, à peu près une fois ou deux par semaine. En qualité d'ancienne +dame du palais de la reine, j'avais les honneurs. C'est-à-dire qu'au +lieu de me mêler à la foule des femmes qui se pressaient les unes sur +les autres dans le premier salon, dit de Diane, en attendant que le roi +eût été _roulé_ dans la salle du Trône,--car il ne pouvait pas +marcher,--je prenais place directement, ainsi que les autres femmes qui +jouissaient du même privilège, sur les banquettes qui garnissaient cette +salle. Là, nous trouvions beaucoup d'hommes qui avaient, eux aussi, les +entrées, et, installées fort à notre aise, nous causions jusqu'au moment +où la parole sacramentelle: «Le roi!» nous faisait dresser sur nos +jambes et prendre un maintien plus ou moins convenable et respectueux. +Puis on défilait une à une devant le fauteuil royal. + +Le roi avait toujours une chose drôle ou aimable à me dire. Ainsi, le +jour de la saint Louis, il y eut grand couvert dans la galerie de Diane. +Une barrière posée en long dans la plus grande partie de la galerie +donnait passage à toutes les personnes qui voulaient voir la table en +fer à cheval, autour de laquelle était assise la famille royale. Le roi +occupait seul le fond de la table, faisant face aux curieux; sur un des +petits côtés se trouvaient M. le duc d'Angoulême et sa femme; en face, +M. le duc de Berry, et peut-être le duc d'Orléans; mais, pour ce qui +concerne ce dernier, je ne saurais l'affirmer. Derrière le roi se +tenaient les grandes charges debout et les femmes sur des gradins. Ce +jour-là, j'avais préféré rester _peuple_, afin de passer le long de la +barrière avec mes filles[224]. Le roi m'aperçut dans la foule qui +défilait, et me cria: «C'est comme à Amiens!» Cela m'attira une grande +considération parmi le bon peuple. + +M. le duc de Berry donna, ce même hiver, deux bals, où il invita toutes +les notabilités bonapartistes: les duchesses de Rovigo, de Bassano, +etc... Elles ne dansèrent pas et avaient l'air d'une humeur massacrante, +malgré les avances et les soins du prince et de ses aides de camp. Mme +de Duras et moi, nous menâmes à ces bals Albertine de Staël. Nous +l'avions métamorphosée, après avoir fini par obtenir de sa mère, +toujours vêtue elle-même comme une danseuse de corde, malgré ses +cinquante ans, qu'elle nous permît de l'habiller à notre goût. Cela +n'avait pas été sans peine, car il avait fallu refaire tout ce qu'elle +portait sur le corps, jusqu'à sa chemise. Tout le monde la trouva si +changée à son avantage, qu'à dater de ce jour elle abandonna toutes ses +habitudes passées de toilette anglaise. Le duc de Broglie en était fort +amoureux, et si je ne me trompe, ce fut à l'un de ces bals qu'il se +décida à la demander en mariage à sa mère. + +Puisque j'ai nommé Mme de Staël, c'est le moment de dire que j'avais +renouvelé, lors de son retour à Paris, peu après la Restauration, mon +ancienne liaison avec elle. Je l'avais déjà revue cependant, en 1800, +quand j'arrivais d'Angleterre, un peu, avant le temps où Napoléon +l'obligea à quitter Paris, puis à différentes autres époques. Au 18 +fructidor, elle s'était montrée très révolutionnaire, entraînée par sa +liaison plus qu'intime avec Benjamin Constant. Sa dernière +transformation venait de s'accomplir en Angleterre, d'où elle revenait +royaliste. Elle accueillait avec esprit et amabilité les notabilités de +tous les pays d'Europe, qui abondaient à Paris pendant l'hiver de 1814 à +1815. + +Je me trouvais dans son salon le soir du jour où le duc de Wellington +arriva à Paris. Cent autres personnes, également curieuses de voir ce +personnage déjà célèbre, étaient là réunies. Mes relations avec le duc +remontaient au temps de mon enfance. Nos âges différaient peu, et lady +Mornington, sa mère, était fort liée avec ma grand'mère, Mme de Rothe. +Nous avions passé, le jeune Arthur Wellesley, sa soeur lady Anne et moi, +bien des soirées ensemble. Je retrouvai plus tard lady Anne en +Angleterre, à Hampton-Court, quand j'y fus pour voir le vieux stathouder +prince d'Orange. Je me fis reconnaître du duc comme une ancienne amie. +Aussi, dans ce salon où tant d'yeux étaient fixés sur lui, mais où il ne +connaissait personne, fut-il bien aise de trouver quelqu'un qui pût lui +répondre, s'il questionnait. + +Parmi les personnes présentes se trouvait un homme qui brûlait du désir +de lier conversation avec le héros du jour. C'était M. de Pradt, le +ci-devant archevêque de Malines. Mme de Staël les mit en rapport. M. de +Pradt s'étant assuré que le duc parlait parfaitement français, commença +à lui expliquer l'Europe et la France. Une demi-heure durant, il parla +sans s'arrêter. Quant au duc, à peine put-il placer quelques +exclamations que l'archevêque prenait pour de l'admiration. Le +prodigieux amour-propre de M. de Pradt l'emportait souvent au delà des +bornes permises. Ainsi, en parlant de l'Empereur, poussa-t-il l'audace +jusqu'à prononcer ces paroles: «Enfin, mylord, Napoléon a dit un jour: +«Il n'y a qu'un homme qui m'empêchera d'être maître de l'Europe.» Chacun +s'imagina que la suite de son discours allait être: «Et cet homme, +mylord, c'est vous!» Mais point du tout; il poursuivit ainsi: «Et cet +homme, c'est moi!» Le duc de Wellington s'écria: «Oh! oh!» et ne put +s'empêcher de lui rire au nez, ce dont l'archevêque ne se déconcerta +nullement. + +Pendant le séjour que fit le duc à Paris, avant de se rendre au Congrès +de Vienne, je le rencontrai presque tous les jours. Je lui présentai mon +fils Humbert, pour qui il eut beaucoup de bontés. Humbert parlait +l'anglais dans la perfection. En Amérique et en Angleterre, il s'était +familiarisé avec cette langue. Il avait également une bonne connaissance +de l'italien. Dans cet hiver, où Paris était rempli d'étrangers, on le +prenait souvent pour un Anglais ou pour un Italien. En quittant Paris, +le duc de Wellington partit pour le congrès, où se trouvait déjà M. de +Talleyrand. + + + + +IV + +M. de Blacas tenait un grand état. Son outrecuidance ne lui permettait +pas de concevoir le plus léger soupçon de conspiration. Il levait les +épaules, se mettait à rire et se moquait de ceux enclins à penser que +Napoléon était terriblement près de nous. + +Un jour Humbert rentra très préoccupé. Il avait rencontré, en revenant +du quartier des mousquetaires, deux généraux--je ne puis me souvenir de +leurs noms, l'un était mulâtre--qu'il avait connus à Sens assez +intimement. Ils l'engagèrent à venir déjeuner avec eux au Jardin Turc. +Humbert accepta. Après les huîtres et le vin de Champagne, ces messieurs +commencèrent à le tâter sur la marche du gouvernement, sur le +mécontentement général, sur les regrets qu'ils éprouvaient de ne plus +servir l'Empereur. Puis, le vin de Champagne aidant, ils en vinrent à +des indiscrétions dont Humbert fut fort frappé et qui lui inspirèrent +beaucoup d'inquiétude. Il était loin de prévoir, cependant, l'audace +avec laquelle Napoléon oserait débarquer sur la côte de France; mais la +conversation de ses deux compagnons de table lui laissa clairement +comprendre qu'un enrôlement se préparait. Les deux généraux en question +étaient des gens assez obscurs, mais Humbert remonta facilement, par la +pensée, jusqu'aux chefs de la conspiration, et surtout à la reine +Hortense, chez qui se réunissait le comité directeur bonapartiste. Ayant +raconté à Mme de Duras le déjeuner et la conversation auxquels il avait +assisté, elle en conçut également des inquiétudes et en fit part à son +mari. Celui-ci en parla au roi; mais M. de Blacas était là pour tout +atténuer et pour tourner en ridicule les gens qui croyaient à un retour +de l'Empereur. + +Un soir des premiers jours de mars, je me trouvais chez Mme de Duras, +aux Tuileries. Il y avait du monde, entre autres le général Dulauloy et +sa femme. Je surpris entre eux deux ou trois signes imperceptibles qui +excitèrent vivement ma curiosité. Ils semblaient dire: «Non, ils ne +savent rien.» Mme Dulauloy paraissait, en outre, craindre quelque chose +et témoignait d'une grande envie de s'en aller, surtout lorsque M. de +Duras traversa le salon, venant du coucher du roi. À ce moment elle +rougit, se leva et sortit en emmenant son mari. Je restai la dernière et +j'attendis que Mme de Duras revînt de la chambre de son mari, où elle +l'avait suivi. Je la vis très troublée, et elle me dit: «Il y a quelque +chose de terrible, mais Amédée ne veut pas me le dire.» Je rentrai alors +chez moi en compagnie d'Humbert et nous fîmes, comme cela arrive +toujours, toutes les conjectures imaginables, excepté la véritable. Le +lendemain matin, la nouvelle du débarquement au golfe Juan se répandit +dans Paris. Elle fut apportée par lord Lucan. Parti la veille au soir +pour l'Italie, il rencontra à quelques postes de Paris le courrier qui +arrivait de Lyon avec la nouvelle. Il revint aussitôt sur ses pas et +rentra à Paris, où il la fit connaître. + +Les conséquences de cet événement rentrent dans le domaine de +l'histoire. Je me contenterai donc de rapporter ici ce qui m'est +personnel. + +Je connaissais trop bien d'une part la cour, d'autre part la force du +parti de Napoléon, pour conserver des doutes un moment sur l'efficacité +des mesures que l'on allait adopter. + +M. de La Tour du Pin, quoiqu'un des quatre ambassadeurs de la France au +congrès de Vienne et employé par intérim aux affaires diplomatiques +françaises en Autriche, n'en était pas moins toujours resté titulaire du +poste de ministre de France en Hollande. J'estimai que je ne pouvais +demeurer à Paris quand Napoléon allait y arriver, et que je devais me +rendre à Bruxelles ou à La Haye. Mes projets furent soumis au roi par M. +de Jaucourt, ministre des Affaires étrangères par intérim. Il approuva +ma détermination, et je me préparai donc à partir. + +Humbert, dès que le départ du roi fut résolu, ne put quitter le quartier +des mousquetaires. Je me trouvai, par conséquent, absolument seule pour +faire face à tous les arrangements du voyage que j'allais entreprendre +avec ma fille Cécile, âgée de seize ans, et mon fils Aymar, qui en avait +huit. + +J'ai souvenir de beaucoup de petits embarras dont je me tirai avec mon +sang-froid ordinaire. Après tant d'années écoulées, ils n'offrent plus +guère d'intérêt. Je conterai cependant le fait suivant. Je m'étais +rendue chez le ministre des Finances dans la soirée pour toucher le +montant des appointements de M. de La Tour du Pin, que je désirais +emporter. Le même soir, le roi devait partir à minuit. En entrant dans +le cabinet du ministre, M. Louis, avec qui j'étais assez liée depuis +longtemps, je le trouvai dans une colère épouvantable: «Regardez,» me +dit-il en me montrant une centaine de petits barils semblables à ceux +dans lesquels on vend des anchois, «j'ai fait préparer ces barils, qui +contiennent chacun 10.000 ou 15.000 francs en or. Je voulais en confier +un à chaque garde du corps appelé à accompagner le roi, et ces messieurs +refusent de s'en charger sous prétexte qu'ils ne sont pas faits pour +cela.» Tout en disant ces mots, il signa mon récépissé, dont j'allai +aussitôt toucher le montant. Je portai ensuite la somme chez mon homme +d'affaires pour qu'il me la changeât en or. J'avais bien demandé à M. +Louis de me remettre un des barils d'or réunis dans son cabinet, mais il +s'y était absolument refusé. Quand je quittai mon homme d'affaires, 9 +heures avaient déjà sonné, et il me dit de revenir à 11 heures et qu'il +me remettrait alors l'or qu'il se serait procuré. + +Je passai chez ma tante, Mme d'Hénin, décidée elle aussi à partir, afin +de lui faire mes adieux. Je la trouvai en compagnie de M. de Lally, dans +un trouble inexprimable, emballant, gesticulant, pressant son gros ami, +qui ne finissait rien. En me voyant, elle s'écria: «Mais vous ne partez +donc pas, que vous avez l'air si tranquille?» + +Je la quittai, la laissant au milieu de ses paquets et en proie à ses +accès de colère contre le pauvre M. de Lally, pour aller prendre congé +de M. de Jaucourt, _mon ministre_, lui faire viser mon passeport et +réclamer un ordre pour les chevaux de poste, chose bien nécessaire, car +il n'y en aurait peut-être plus un seul à avoir à minuit. Enfin, à 11 +heures sonnant, je retournai chez mon homme d'affaires, rue Sainte-Anne. +Il me remit 12.000 francs en rouleaux de napoléons. J'avais un cabriolet +de louage à l'heure. En remontant dans la voiture, je dis au cocher: +«Chez moi.» Je logeais rue de Varenne, n° 6. Nous voulons prendre par le +Carrousel; mais, à cause du départ du roi, on n'y passait pas. Mon +cocher longe alors la rue de Rivoli. Au moment de s'engager sur le pont +Louis XVI, il entend sonner minuit. S'arrêtant tout court, il me déclare +que pour rien au monde il ne fera un pas de plus. Il loge, dit-il, à +Chaillot, les portes doivent être fermées à minuit; il demande à être +payé et m'invite à continuer mon chemin _à pied_. + +J'eus beau faire appel à toute mon éloquence, lui promettre un pourboire +superbe pour me mener seulement jusqu'à un fiacre. Il refuse. Force +m'est de descendre, quoique saisie d'une frayeur mortelle. Heureusement, +au même moment, j'entends le bruit d'une voiture. C'était un fiacre, et +vide, grâce à Dieu! Je m'y précipite en offrant au cocher une généreuse +gratification pour me ramener chez moi. + +Aussitôt rentrée, j'envoie chercher les chevaux de poste. Malgré mon +_service extraordinaire_, malgré la signature du ministre, j'attends +jusqu'à 6 heures les deux misérables chevaux destinés à être attelés à +une petite calèche, dans laquelle je prends place avec Aymar, ma chère +Cécile, et une petite femme de chambre belge que j'avais gardée à mon +service après l'avoir élevée. + +Toutes ces longues heures d'attente, je les passai à la fenêtre, à +écouter si les chevaux venaient. Jamais je n'ai ressenti plus +d'impatience. Un silence profond régnait dans Paris. Toutefois, à tous +moments, des hommes passaient sous la fenêtre, tous suivant uniformément +la même direction. Soldats pour la plupart, on les reconnaissait, aux +lueurs des réverbères, à la toile cirée qui recouvrait leurs shakos. +Bien que le temps fût beau, tous les militaires, pour dissimuler la +cocarde blanche, avaient arboré ce signe de ralliement avec le bouquet +de violettes. + + + + +V + +Notre voyage ne fut marqué par aucun accident. Seulement, vers Péronne +ou Ham, nous vîmes déboucher au grand trot, par un chemin de traverse +croisant la grande route, un régiment de cuirassiers à la débandade. En +passant près de nous, ils crièrent: «Vive l'Empereur!» + +Nous arrivâmes sains et saufs à Bruxelles, où je pris un tout petit +logement, rue de Namur, chez un M. Huart, avocat. Il doit avoir été +depuis, je crois, ministre du roi Léopold[225]. J'étais très impatiente +de recevoir des nouvelles de Vienne. L'envoi des courriers expédiés +habituellement aux affaires étrangères, et par lesquels mon mari et ma +fille Charlotte m'écrivaient, avait sans doute été interrompu. Quoique +je leur eusse annoncé à tous deux mon départ pour Bruxelles, bien des +raisons m'amenaient à craindre de demeurer longtemps sans nouvelles. +C'est ce qui arriva, en effet. + +Je trouvai à Bruxelles toutes les personnes de ma connaissance, tant en +Belges qu'en Français. Tout le monde me fit bon accueil, à l'exception +des bonapartistes, tels que les Trazegnies et les Mercy, entre autres. + +Le roi de Hollande[226] était à Bruxelles. Je me présentai à lui, et il +me reçut parfaitement. Nous étions assis, sur un canapé dans l'ancien +cabinet de M. de La Tour du Pin. Se tournant vers moi, il me dit: «Dans +ce salon, je tâche de m'inspirer du moyen de me faire aimer comme +l'était votre mari.» Hélas! le pauvre prince n'a pas réussi. Je lui +parlai avec insistance des intérêts de mon gendre, devenu alors son +sujet. Probablement est-ce cette conversation qui lui a ouvert la +carrière diplomatique. Je souhaite qu'il s'en souvienne. + +Mme de Duras était aussi venue à Bruxelles avec sa fille Clara et sa +mère, Mme de Kersaint. Quelques jours après notre arrivée, cette +dernière fut frappée d'une attaque d'apoplexie foudroyante, le soir, en +prenant le thé. La pauvre femme radotait complètement. On ne la regretta +guère. Sa fille se comportait cependant très bien à son égard, mais elle +était fort à charge à son gendre. + +Avant ce triste événement, nous passions un jour la soirée ensemble, Mme +de Duras et moi, quand on vint nous annoncer qu'un _monsieur_ de notre +connaissance désirait nous parler. On ajoutait qu'il n'osait se +présenter dans notre salon parce qu'il n'était pas habillé. À cette +époque, on s'attendait toujours à quelque chose de singulier. Nous +sortîmes donc sur le palier, à l'hôtel de France. Devant nous, nous +voyons un valet de chambre fort crotté, que Mme de Duras reconnut à +l'instant. Il nous ouvre la porte d'une chambre et nous nous trouvons en +présence de M. le duc de Berry. Il nous raconta que le colonel d'_un +corps franc_, c'est-à-dire d'un rassemblement de brigands, nommé +Latapie, l'avait dévalisé, pillé ses équipages et lui avait pris jusqu'à +ses chemises. Comme je connaissais très bien Bruxelles, il me chargea de +lui procurer tout un nouveau trousseau. Je le mis aussitôt en rapport +avec la bonne Mme Brunelle, à qui je fus bien aise d'apporter cette +bonne aubaine. Plus tard, j'aurais encore à parler de ce Latapie, dont +je viens de citer le nom. + +Ma chère fille Charlotte arriva quelque temps après toute seule de +Vienne, accompagnée de sa femme de chambre et du valet de chambre de son +père. Elle m'apprit que le congrès s'était dissous à la nouvelle de la +descente de Napoléon à Cannes. Chacun avait couru au plus pressé, et les +puissances, toutes prêtes à devenir ennemies, s'étaient réconciliées +devant l'imminence du danger commun. On ne songea plus qu'à faire payer +cher à la France l'accueil fait au héros qui, en la rendant si puissante +et si glorieuse, lui avait suscité tant d'ennemis. + +M. le Dauphin[227], dans les provinces méridionales, avait rassemblé une +sorte de parti qui aurait pu prendre de l'importance sous un autre chef. +On cherchait quelqu'un qui porterait à ce prince l'assurance de l'union +des puissances pour anéantir Napoléon. M. de La Tour du Pin, toujours +dévoué, accepta de se rendre à Marseille et de joindre M. le Dauphin. Il +partit. Son gendre le suivit jusqu'à Gênes et me rapporta de là des +nouvelles de mon mari à Bruxelles. Le jeune de Liedekerke retrouva dans +cette ville sa femme, et je pus lui annoncer, à son arrivée, que j'avais +assuré sa position auprès du roi[228] son maître. + + +FIN DE LA DEUXIÈME ET DERNIÈRE PARTIE. + + + + +NOTES + + +[1: Mme de La Tour du Pin était née exactement le 25 février 1770.] + +[2: Frédéric-Claude-Aymar comte de La Tour du Pin de Gouvernet, puis +marquis de La Tour du Pin et marquis de Gouvernet, troisième fils et +seul fils survivant de la marquise de La Tour du Pin.] + +[3: Frère aîné du précédent.] + +[4: Un déjeuner qui est le bien venu.] + +[5: Une poignée de main.] + +[6: D'après les historiens de la guerre d'Amérique c'est le général +Gates qui, après avoir remplacé dans son commandement le général +Schuyler, aurait fait capituler le général Burgoyne à Saratoga.] + +[7: Mme de La Tour du Pin, son mari et M. de Chambeau.] + +[8: Humbert et Séraphine de La Tour du Pin.] + +[9: Erreur de l'auteur. Il faut lire de Massachusetts, Le Connecticut se +trouve au sud de ce dernier.] + +[10: Arthur Dillon, 6e colonel propriétaire du régiment de Dillon, périt +sur l'échafaud, le 13 avril 1794.] + +[11: Northampton est une ville de l'État de Massachusetts, et non la +capitale du Connecticut.] + +[12: Lire de Massachusetts.] + +[13: Des criques.] + +[14: En réalité cet établissement fut fondé, avant la naissance de +Guillaume III, en 1625.] + +[15: Guillaume III monta sur le trône d'Angleterre en 1688.] + +[16: Ou d'Hudson.] + +[17: Jean-Frédéric, comte de La Tour du Pin de Gouvernet, ancien +ministre de la Guerre, périt sur l'échafaud le 28 avril 1794.] + +[18: Mail-coach public.] + +[19: Grand-Mogol, souverain de l'ancien empire des Mogols ou Mongols +dans l'Hindoustan.] + +[20: Chah-Alem II, 1759-1806.] + +[21: Pauvre Mogol.] + +[23: Cordiale poignée de main.] + +[24: La vérité est que lady Dillon, morte le 19 juin 1794, avait fait à +Mme de La Tour du Pin un legs de trois cents guinées, selon les termes +mêmes de son testament, _pour porter mon deuil_.] + +[25: Le traîneau de luxe.] + +[26: Filé chez soi.] + +[27: Ville du Cap-Français brûlée en 1793, à cette époque, chef-lieu de +la colonie française de Saint-Domingue. Aujourd'hui ville de la +République d'Haïti sous le nom de Cap-Haïtien.] + +[28: La piastre espagnole de l'époque, celle dont il s'agit +vraisemblablement, valait un peu plus de 5 francs.] + +[29: Petit-lait.] + +[30: Le _quart_ anglais équivaut en réalité à 1 litre 135.] + +[31: La vieille sauvage.] + +[32: Madame Latour... du vieux pays... grande dame... très bonne pour le +pauvre sauvage.] + +[33: Pigeon sauvage, dindon sauvage.] + +[34: Panier de sauvage.] + +[35: Hache de guerre des sauvages de l'Amérique du Nord.] + +[36: Filé chez soi.] + +[37: Du vieux pays.] + +[38: Quel noble toit à porcs.] + +[39: _Voyages dans les États-Unis d'Amérique, faits de 1795 à 1798_, par +le duc de La Rochefoucauld-Liancourt. 8 volumes, 1800.] + +[40: Diminutif du nom anglais de Susannah, en français Suzanne.] + +[41: Tourne-broche à vapeur.] + +[42: Voir la note 6.] + +[43: Traité de paix de Paris du 10 février 1763, qui mit fin à la guerre +de Sept Ans. Cette convention fut qualifiée, en France, à l'époque où +elle fut conclue, de _paix honteuse_.] + +[44: Mail-coach public.] + +[45: Femme de charge.] + +[46: Je vous prie, Madame! vous feriez bien de prendre ceci.] + +[47: Emmery, comte de Grozyeulx, président de la Constituante le 4 +janvier 1790.] + +[48: Maître d'hôtel.] + +[49: Foster, s'ils me quittent, je suis un homme mort.] + +[50: Voir la note 27.] + +[51: Frédéric-Claude-Aymard comte de La Tour du Pin de Gouvernet, puis +marquis de La Tour du Pin et marquis de Gouvernet, troisième fils et +seul fils survivant de la marquise de La Tour du Pin.] + +[52: De fameuses bonnes gens, ces gens du vieux pays!] + +[53: Est-ce possible? Entendez-vous dire que nous sommes libres?] + +[54: Oui, sur mon honneur, à partir de ce moment, aussi libres que je le +suis moi-même.] + +[55: Acte par lequel on affranchit un esclave.] + +[56: Louis-Philippe, duc d'Orléans, né en 1725, mort en 1785, père de +Philippe Égalité.] + +[57: M. et Mme de La Tour du Pin, leur jeune fils Humbert et M. de +Chambeau.] + +[58: M. et Mme Tisserandot.] + +[59: Oh! Je vois maintenant. Celui-là est une femme.] + +[60: Mais, est-ce un vrai garçon ou est-ce un singe?] + +[61: Marquis de Custine, _L'Espagne sous Ferdinand VII_, 4 vol. in-8°. +Ladvocat, 1838, L. II, p. 45.] + +[62: Les colonies agricoles étrangères qui donnèrent naissance aux deux +petites villes de La Carlota et de La Carolina, furent en réalité +fondées en Espagne, vers 1768, par M. Olavidès, homme d'État espagnol, +alors intendant de Séville. + +Le comte d'Aranda était à cette époque premier ministre de Chartes III, +et le comte de Florida Blanca ne fut appelé à ce poste qu'en 1777.] + +[63: M. Broun.] + +[64: L'Escurial ou Saint-Laurent de l'Escurial.] + +[65: Ou la Vierge à la perle.] + +[66: 10 août 1557. Jour de la fête de Saint-Laurent, patron de +l'Escurial.] + +[67: Philippe II, roi d'Espagne, 1527-1598.] + +[68: Fils de Philippe II et de Marie de Portugal, 1545-1568.] + +[69: Château royal de la Granja qui se trouve dans la ville de +Saint-Ildefonse.] + +[70: Alix, dite Charlotte de La Tour du Pin de Gouvernet, épousa à +Bruxelles, le 20 avril 1813, Florent-Charles-Auguste, comte de +Liedekerke Beaufort; décédée au château de Faublanc, près de Lausanne, +le 1er septembre 1822.] + +[71: La terre fut en réalité achetée par Mme Naurissart, née Anne de +Labiche, avec autorisation de son mari.] + +[72: Frédéric-Claude-Aymar, comte de La Tour du Pin de Gouvernet, puis +marquis de La Tour du Pin et marquis de Gouvernet, troisième fils et +seul survivant de la marquise de La Tour du Pin.] + +[73: Comtesse Edward de Rothe.] + +[74: Louis-Joseph-Xavier-François, né à Versailles le 22 octobre 1781, +mort à Meudon le 4 juin 1789.] + +[75: Anne de Rochechouart-Mortemart, mariée à Auguste, duc de Croy; +Nathalie de Rochechouart-Mortemart, mariée à Marc, prince de Beauvau; +Catherine de Rochechouart-Mortemart, mariée à Adrien d'Uzès, duc de +Crussol.] + +[76: Anne-Gabrielle d'Harcourt, fille du duc d'Harcourt.] + +[77: Fille du duc de Brissac, massacré à Versailles le 9 septembre +1792.] + +[78: Casimir-Louis-Victurnien, duc de Mortemart, né le 20 mars 1787, +mort le 1er janvier 1875.] + +[79: Paquebot.] + +[80: Alix dite Charlotte.] + +[81: Humbert.] + +[82: Bon Dieu, est-ce possible!] + +[83: Bureau des étrangers.] + +[84: Troisième fils de lady Jerningham.] + +[85: Frances ou Fanny Dillon, épousa plus tard le général Bertrand.] + +[86: Avec le vieux monsieur.] + +[87: Henriette et Charlotte Dillon.] + +[88: James-William Dillon.] + +[89: Charles Dillon.] + +[90: Robert Lee, quatrième et dernier earl of Lichfield.] + +[91: Henry-Augustus Dillon, devint 13e viscount Dillon.] + +[92: Honorable Frances-Charlotte Dillon, plus tard lady Thomas Webb.] + +[93: Henriette et Charlotte Dillon.] + +[94: Voir la note 92.] + +[95: Voir la note 87.] + +[96: Mme Dillon.] + +[97: Alix, dite Charlotte.] + +[98: Humbert.] + +[99: La bonne Marguerite.] + +[100: Champ de courses.] + +[101: Fille de lord Dillon.] + +[102: Fille de lady Jerningham.] + +[103: Sir Richard Bedingfeld.] + +[104: Un logement.] + +[105: La camisole de force.] + +[106: Bureau des étrangers.] + +[107: Edward de La Tour du Pin de Gouvernet, mort dans la même localité +à l'âge de trois mois.] + +[108: Boucher!] + +[109: Ned, diminutif anglais d'Edward.] + +[110: Bas-bleu.] + +[111: La voiture de miss White embarrasse le passage.] + +[112: Avant son mariage Mlle Claire de Kersaint.] + +[113: Dans ces lieux où la belle Isis[114] et son époux Thame mêlent +leurs flots qui désormais coulent pour toujours unis.] + +[114: Dans la partie supérieure de son cours la _Thames_--Tamise--est +aussi désignée sous le nom d'Isis jusqu'au point où elle reçoit un +affluent nommé la _Thame_ ou _Tame_ selon l'orthographe de Prior.] + +[115: Gérard Honthorst, dit Gérard des Nuits.] + +[116: Comte Guillaume d'Oilliamson, fusillé à Paris le 16 thermidor an +VII (3 août 1799). La marquise de La Tour du Pin place par erreur cet +événement dans le courant de l'été 1798.] + +[117: Comte de Kersaint, membre de la Convention pour le département de +Seine-et-Oise.] + +[118: La Pelouse.] + +[119: Bibliothèque circulante d'Ookam.] + +[120: Mail-coach public.] + +[121: La Pelouse.] + +[122: Goûter.] + +[123: Pour le jeune monsieur.] + +[124: Pour la jeune dame.] + +[125: Un logement.] + +[126: Humbert.] + +[127: Paquebot.] + +[128: La bonne Marguerite.] + +[129: Alix, dite Charlotte.] + +[130: Mon brave petit homme.] + +[131: Cécile-Élisabeth-Charlotte de La Tour du Pin de Gouvernet, fiancée +en septembre 1816 à Charles, comte de Mercy-Argenteau, morte à Nice, le +20 mars 1817, sans avoir été mariée.] + +[132: Cécile-Claire-Séraphine de Liedekerke Beaufort, petite-fille de +l'auteur des mémoires; fille de Florent-Charles Auguste, comte de +Liedekerke Beaufort et de Alix, dite Charlotte, de La Tour du Pin, née à +La Haye le 24 août 1818, décédée à Paris le 19 août 1893; épousa à +Bruxelles, le 28 décembre 1841 Ferdinand-Joseph-Ghislain, baron de +Beckman.] + +[133: Voir vol. I, chapitre IV, I.] + +[134: Ce mariage a été pendant longtemps contesté. Il eut lieu le 15 +décembre 1785 et est aujourd'hui avéré, depuis qu'on a eu connaissance +de documents, tenus secrets jusqu'ici, dont le roi Edouard VII +d'Angleterre a tout récemment autorisé la communication. Mais les +détails de la célébration du mariage ne sont pas tout à fait conformes à +la version qu'en donne Mme de La Tour du Pin.] + +[135: Tous.] + +[136: Mourut en 1802 seulement.] + +[137: Elle fut vendue en 1797.] + +[138: Humbert.] + +[139: Alix, dite Charlotte, et Cécile.] + +[140: Marquise de La Rochejaquelein, née Donissan, veuve du marquis de +Lescure.] + +[141: Alexandre de Maurville.] + +[142: Élisabeth de Lally-Tollendal.] + +[143: Humbert.] + +[144: Mlles Félicie et Clara de Duras.] + +[145: Château d'Ussé, près de Chinon, en Indre-et-Loire.] + +[146: Devint, en effet, chambellan.] + +[147: Frédéric-Claude-Aymar, comte de La Tour du Pin de Gouvernet, puis +marquis de La Tour du Pin de Gouvernet, et marquis de Gouvernet, le seul +enfant qui survécut à ses parents.] + +[148: Humbert.] + +[149: Alix, dite Charlotte.] + +[150: Paul-Philippe comte de Ségur, à cette époque major commandant un +régiment de hussards, né en 1780, mort en 1873.] + +[151: Expression de menace suspendue que Virgile, dans l'_Énéide_ met +dans la bouche de Neptune, lorsque, pour apaiser la tempête, il +apostrophe les vents déchaînés, sur la demande de Junon, par le roi +Éole, dans le but de détruire la flotte montée par Énée et les Troyens +(_Enéide_, livre I).] + +[152: Cette fin du chapitre XI était intercalée dans la dernière partie +des mémoires avec une annotation de l'auteur indiquant la place qu'elle +devait occuper dans le texte.] + +[153: Frédéric-Claude-Aymar, comte de La Tour du Pin de Gouvernet puis +marquis de La Tour du Pin et marquis de Gouvernet, seul enfant qui +survécut à ses parents.] + +[154: La reine d'Espagne Marie-Louise.] + +[155: Ferdinand, prince des Asturies, depuis Ferdinand VII, roi +d'Espagne, et Don Carlos, qui prit plus tard le titre de Charles V, à +l'avènement au trône de sa nièce Isabelle, reine d'Espagne, qu'il ne +voulut pas reconnaître.] + +[156: Don Manuel Godoï.] + +[157: Fin de la partie intercalée.] + +[158: _La Pitié_, poème par _Jacques Delille_, à Paris, chez Giguet et +Michaud, imprimeurs-libraires, rue des Bons-Enfants, n° 34, 1805, an +XIII. _Notes du chant IV_, page 213.] + +[159: Alix, dite Charlotte, et Cécile.] + +[160: Général Bertrand, alors aide de camp de l'Empereur, plus tard +grand maréchal du Palais.] + +[161: Née de La Touche.] + +[162: Consomption.] + +[163: Jacques, duc de Fitz-James, né en 1803, mort en 1846.] + +[164: En 1843.] + +[165: Charles-François-Henri, comte de Fitz-James, né en 1805, mort en +1883.] + +[166: Guillaume de La Marck, né vers 1436, mort décapité en 1485.] + +[167: Humbert.] + +[168: Représenté à cette époque par une des ailes, l'aile est, du palais +actuel du roi à Bruxelles, ailes réunies plus tard, en 1826, par la +partie centrale en colonnade. Sur l'emplacement de la colonnade passait +alors une rue, la rue Héraldique, aujourd'hui disparue. Le palais subit +en ce moment une nouvelle transformation.] + +[169: Guillaume Ier, roi des Pays-Bas.] + +[170: Marie-Ferdinand-Hilarion, comte de Liedekerke Beaufort, auteur du +rameau de Liedekerke Beaufort, né le 17 juin 1762, mort à son château de +Noisy (Belgique), le 12 octobre 1841; fils de Jacques Ignace, comte de +Liedekerke et de Marie, comtesse de Beaufort.] + +[170: Florent-Charles-Auguste, comte de Liedekerke Beaufort.] + +[171: Hermeline de Liedekerke Beaufort, qui épousa Alphonse, comte de +Cunchy; Clara de Liedekerke Beaufort, décédée sans avoir été mariée.] + +[172: Hortense-Eugénie de Beauharnais, qui épousa Louis-Bonaparte, roi +de Hollande.] + +[173: Frédéric-Claude-Aymar, le seul enfant qui survécut à ses parents.] + +[174: Félicie et Clara.] + +[175: Princesse Auguste-Amélie de Bavière, qui avait épousé, en 1806, le +prince Eugène de Beauharnais, vice-roi d'Italie.] + +[176: François Ier, empereur d'Autriche.] + +[177: Comte Auguste de Liedekerke Beaufort.] + +[178: Communauté de _béguines_, femmes vivant en commun sous des règles +monastiques, mais sans prononcer de voeux.] + +[179: Charles le Hardi ou le Téméraire, 1433-1477.] + +[180: 31 juillet 1809.] + +[181: Alix, dite Charlotte, et Cécile.] + +[182: _Essai historique, politique et moral, sur les révolutions +anciennes et modernes, considérées dans leurs rapports avec la +Révolution française_ (Londres, 1797).] + +[183: _Mémoires_ de la marquise de La Rochejaquelein, née de Donnissan, +veuve du marquis de Lescure, publiés à Bordeaux en 1815.] + +[184: Le manuscrit du _Journal d'une femme de cinquante ans_ ayant été +lu par Mme la comtesse Auguste de La Rochejaquelein, belle-soeur de la +marquise de La Rochejaquelein, elle annota ainsi qu'il suit ce passage: +«Ce que Mme de La Tour du Pin dit des _Mémoires_ de ma belle-soeur n'est +pas très exact. Ce fut M. de Barante, à qui les _Mémoires_ avaient été +confiés, qui les prêta à M. de Talleyrand. Celui-ci en prit +indélicatement la copie, ce qui obligea la marquise de La Rochejaquelein +à les publier.»] + +[185: «Si je n'étais César, j'aurais été Brutus». _La Mort de César_, +tragédie de Voltaire (1743), acte I, scène I.] + +[186: Frédéric-Claude-Aymar, seul enfant qui survécut à ses parents.] + +[187: Humbert.] + +[188: Comédie de Brueys et Palaprat (1706).] + +[189: Antoine Dubois, chirurgien.] + +[190: Mme Bertrand.] + +[191: François-Charles-Joseph-Napoléon, roi de Rome, Napoléon II.] + +[192: Guillaume Ier, roi des Pays-Bas.] + +[193: Cela n'est pas tout à fait exact. L'Empereur partit le 19 +septembre 1811 pour visiter le camp de Boulogne, la flotte française et +le nord de l'Empire. Après son départ, l'Impératrice se rendit à Laeken, +près de Bruxelles, où elle arriva dans la nuit du 21 au 22 septembre, et +où elle devait attendre les ordres de l'Empereur. Elle le rejoignit le +30 septembre à Anvers.] + +[194: Voir vol. II. p. 298.] + +[195: Comte Auguste de Liedekerke Beaufort.] + +[196: Comte Hilarion de Liedekerke Beaufort.] + +[197: Comtesse Hilarion de Liedekerke Beaufort, née Desandrouin.] + +[198: Comte Auguste de Liedekerke Beaufort.] + +[199: Le docteur Auvity, médecin.] + +[200: Voir vol. II, p. 299.] + +[201: Erreur de mémoire de l'auteur: le mariage civil eut lieu le 20 +avril 1813.] + +[202: Personnage de la tragédie de Voltaire: _Alzire ou les Américains_, +acte V, scène VII (1736).] + +[203: Château de Noisy, situé près de Dinant, dans les Ardennes belges, +propriété de la famille de Liedekerke Beaufort.] + +[204: Frédéric-Claude-Aymar, seul enfant qui survécut à ses parents.] + +[205: Prince Léopold de Talmond, avait épousé Mlle Félicie de Duras.] + +[206: De mon propre appartement.] + +[207: Le texte exact est le suivant: «Mais cet homme extraordinaire +avait tant de grandes qualités, sans pas un défaut, quoiqu'il eût bien +des vices.»... Montesquieu, _Considérations sur les causes de la +grandeur des Romains et de leur décadence_ (1734): in-12, chap. XI: De +Pompée et César.] + +[208: Roi d'Angleterre, de 1660 à 1685.] + +[209: Roi d'Angleterre, frère de Charles II, de 1685 à 1688.] + +[210: Prince de Galles, fils du roi d'Angleterre George III.] + +[211: C'est-à-dire désigné pour prendre son service d'une année auprès +du roi, comme gentilhomme de la chambre.] + +[212: Comtesse Auguste de Liedekerke Beaufort.] + +[213: Le roi Charles X.] + +[214: Née Emily Middleton.] + +[215: Comte Auguste de Liedekerke Beaufort.] + +[216: Guillaume Ier.] + +[217: Fonction qui avait une durée d'une année.] + +[218: Guillaume Ier, roi des Pays-Bas.] + +[219: Marie de Liedekerke Beaufort, née au commencement de l'année +1814.] + +[220: Acteur comique.] + +[221: Marie de Liedekerke Beaufort, née au commencement de l'année +1814.] + +[222: Le chevalier Auvity, chirurgien de la maison des Enfants de France +de l'Empire.] + +[223: Le Dr Hallé, médecin ordinaire de l'ancienne maison de +l'Empereur.] + +[224: Comtesse Auguste de Liedekerke Beaufort et Cécile de La Tour du +Pin.] + +[225: Léopold Ier, roi des Belges.] + +[226: Guillaume Ier.] + +[227: Duc d'Angoulême; ne prit le titre de dauphin que le 16 septembre +1824, à l'avènement au trône de son père, le roi Charles X.] + +[228: Guillaume Ier, roi des Pays-Bas.] + + + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Journal d'une femme de cinquante ans, +Tome 2, by Lucy de La Tour du Pin Gouvernet + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK JOURNAL D'UNE FEMME, TOME 2 *** + +***** This file should be named 29164-8.txt or 29164-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/2/9/1/6/29164/ + +Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online +Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. +This file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at https://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. 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Donations are accepted in a number of other +ways including including checks, online payments and credit card +donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + https://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/29164-8.zip b/29164-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..f606085 --- /dev/null +++ b/29164-8.zip diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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