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+Project Gutenberg's Mémoires d'une contemporaine (5/8), by Ida Saint-Elme
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Mémoires d'une contemporaine (5/8)
+ Souvenirs d'une femme sur les principaux personnages de
+ la République, du Consulat, de l'Empire, etc...
+
+Author: Ida Saint-Elme
+
+Release Date: May 15, 2009 [EBook #28829]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: UTF-8
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES D'UNE CONTEMPORAINE (5/8) ***
+
+
+
+
+Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online
+Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net.
+This file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
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+MÉMOIRES D'UNE CONTEMPORAINE,
+
+OU
+
+SOUVENIRS D'UNE FEMME SUR LES PRINCIPAUX PERSONNAGES DE LA RÉPUBLIQUE,
+DU CONSULAT, DE L'EMPIRE, ETC.
+
+ «J'ai assisté aux victoires de la République, j'ai traversé les
+ saturnales du Directoire, j'ai vu la gloire du Consulat et la
+ grandeur de l'Empire: sans avoir jamais affecté une force et des
+ sentimens qui ne sont pas de mon sexe, j'ai été, à vingt-trois ans
+ de distance, témoin des triomphes de Valmy et des funérailles de
+ Waterloo.» MÉMOIRES, _Avant-propos_.
+
+TOME CINQUIÈME.
+
+Troisième Édition.
+
+PARIS. LADVOCAT, LIBRAIRE, QUAI VOLTAIRE, ET PALAIS-ROYAL, GALERIE DE
+BOIS.
+
+1828.
+
+
+
+
+AVERTISSEMENT DE L'AUTEUR SUR LES TOMES VII ET VIII DE SES MÉMOIRES.
+
+
+Ma tâche est donc remplie, mes _Mémoires_ retraçant la grande époque qui
+s'est écoulée depuis 1792 jusqu'en 1815. On pourrait croire, à tous les
+événemens qui s'y pressent, à toutes les vicissitudes qui ont accablé
+mes jours, que le moment du repos était venu pour moi.
+
+Hélas! pouvais-je rester inactive? pouvais-je trouver la paix dans la
+solitude? Mes amis étaient proscrits; l'exil m'avait enlevé les seules
+consolations de tant de malheurs. J'avais besoin d'agiter encore
+violemment ma vie pour la pouvoir supporter.
+
+C'est la peinture de cette existence aventureuse qu'on verra dans les
+deux volumes qui doivent compléter mes _Mémoires_. Le sort a voulu que
+j'expiasse une vie d'erreurs, de prospérités et d'émotions, par toutes
+les infortunes qui rarement s'accumulent sur la même tête. Si quelques
+traits de désintéressement et de bonté, si une courageuse fidélité à de
+nobles sentimens, ont valu à la première partie de mes aveux quelques
+regards d'indulgence, je sens au fond de l'ame, que ma lutte avec
+l'adversité, que tant de pieux devoirs remplis, tant de dévouement
+prodigué sur les terres étrangères au service des proscrits, me
+concilieront l'intérêt et la bienveillance des lecteurs.
+
+Mille personnages appartenant aux diverses scènes politiques dont la
+Belgique, l'Angleterre, l'Italie et l'Espagne ont été dans ces derniers
+temps le théâtre, tels sont, sous le point de vue d'intérêt général, les
+élémens qui, avec les émotions individuelles d'une destinée singulière,
+composeront les deux volumes que je promets au Public pour le 1er mars
+prochain.
+
+Paris, le 1er février 1828.
+
+
+
+
+CHAPITRE CXVIII.
+
+Retour à Florence.--Accueil de la grande-duchesse.--Défection de sa
+cour.
+
+
+En me jetant en Illyrie, je n'avais obéi qu'à un besoin impérieux de
+mouvement et de nouveauté; mais ne sachant jamais prévenir les malheurs
+de si loin, je n'avais nullement songé quand, comment, par où je
+reviendrais. J'avais suivi le torrent de cette retraite précipitée qui
+rejetait pour ainsi dire, de ville en ville la domination française.
+Venise était devenue l'entrepôt de ces débris. Le moment était arrivé de
+me rapprocher de Florence, l'heure de l'adversité sonnait de toutes
+parts; mon absence prolongée eût ressemblé à l'ingratitude et à
+l'abandon. Je revins donc rapidement aux lieux qu'occupait encore ma
+bienfaitrice, avec cette rapidité que donne le cœur et qui sait franchir
+toutes les distances. J'arrivai juste pour voir en Toscane quelque chose
+de pareil à ce qui m'avait éloignée de l'Illyrie; que dis-je? quelque
+chose de pire: car là, une population moins généreuse devait ajouter
+tous les retours de la mobilité italienne à toutes les injustices de la
+fortune.
+
+Les révolutions, sur cette terre où tant de puissances différentes ont
+régné, où les passions politiques se ressentent du caractère national,
+ne se font pas avec cette facilité tranquille qu'on a pu remarquer
+ailleurs, ne se déroulent pas sous la forme seulement pittoresque d'une
+décoration d'opéra. Le moindre changement ne s'annonce, ne se prépare,
+ne se consomme qu'avec l'escorte de mille crimes isolés, de mille
+vengeances particulières. Sous le prétexte d'un horrible enthousiasme du
+bien public, on commence d'ordinaire toutes les innovations par des
+massacres. J'avais si souvent parcourir toutes les routes, exploré le
+pays dans tous les sens; interrogé, questionné, causé, que j'étais
+connue dans toutes les auberges de Florence, de Pise, de Livourne, de
+Lucques, pour être du service de la grande-duchesse. À Livourne,
+j'aperçus les premiers symptômes de la fermentation, et j'eus lieu de me
+convaincre de la réaction que les Français auraient à attendre de tout
+ce qui flattait ou du moins de tout ce qui tremblait la veille; enfin,
+des dispositions des classes élevées, si dévouées, et de celles du
+peuple, si tremblantes, quelques mois avant. Dans l'hôtel où j'étais
+descendue, il fallait entendre les propos, depuis le dernier marmiton
+jusqu'au maître. Ces gens, qui ne juraient trois jours avant que par
+_Napoleone il Grande_, criaient déjà sans honte et sans frayeur: _I
+signori franchesi no hamo a farci gran tempo da padroni, finice,
+finice_. Comme première preuve de haine politique, j'eus beaucoup de
+peine à me faire servir, essuyant ces airs moitié bas, moitié insolens,
+qui ne donnent guère que le droit de mépriser les gens maussades et
+malveillans, sans autoriser la plainte, parce que la peur étant encore
+un peu plus forte que la haine, ne pousse pas encore les choses à ce
+point qui constitue le délit et qui appelle la punition.
+
+Dès que je parvins à Florence, je tâchai de pénétrer jusqu'à la
+grande-duchesse, et de lui faire tenir une lettre. Les premières
+secousses de la commotion qui frappait l'Empire avaient déjà produit
+autour d'elle son inévitable effet. Tout ce qui était français, à
+quelques rares poltronneries près, s'était rapproché de la sœur de
+Napoléon. Si on ne lisait plus dans les groupes cet enthousiasme, ce
+dévouement chaleureux qu'avaient naguère si souvent fait éclater les
+bulletins des triomphes de l'Empereur, du moins on y voyait encore cette
+résignation noble, cet intérêt, ces alarmes touchantes qui, dans les
+plus tristes partis à prendre, laissent encore dominer ce zèle, cette
+fidélité pour les princes malheureux auxquels ces généreuses
+démonstrations font tant de bien. Mais parmi les Italiens attachés à la
+cour, et la cour était presque tout italienne, c'était, hélas! une
+émulation de bassesse et d'ingratitude. Que de grandes dames, renommées
+pour leur exactitude aux levers et aux soirées, atteintes alors
+d'indisposition subite! Elles, si jalouses de l'honneur d'accompagner,
+si envieuses du tour de service, se faisaient dire malades pour éluder
+leurs fonctions, et n'en mettaient pas moins d'affectation en même
+temps, comme pour donner de la publicité à leur mauvaise grâce, à se
+montrer partout. Que d'hommes, écuyers, chambellans et autres, qui ne
+pouvaient respirer d'autre air que celui des antichambres et des salons
+du palais, qui passaient leur temps à débiter toutes les hyperboles de
+l'adulation la plus fade, devinrent tous d'intarissables frondeurs du
+pouvoir qu'ils avaient encensé! Ces Messieurs trouvaient très plaisantes
+les charges qu'ils avaient eux-mêmes exercées avec une exactitude bien
+plus risible; ils faisaient force esprit sur la cour, sur la princesse,
+sur ses habitudes, sur la bourgeoisie impériale, comme ils l'appelaient.
+Ils se donnaient la mascarade avec une sorte d'impudence, de gaieté et
+de sottise qu'on ne peut concevoir que dans des marionnettes à
+parchemins. Je ne ferai point ici la cruelle satire de tant de
+platitudes, en y mettant des noms propres. Il serait trop pénible pour
+moi de réveiller tant de souvenirs d'une ingratitude que le gouvernement
+de M. de Metternich s'est chargé de punir par le seul fait de sa
+domination. Florence, d'ailleurs, par le charme de la longue et heureuse
+hospitalité qu'elle m'a donnée, mérite bien que je lui épargne un peu de
+honte, en échange des beaux jours que j'y ai passés.
+
+Après bien des peines, j'eus enfin la consolation d'approcher de la
+grande-duchesse, et de contenter l'impatience que j'éprouvais de lui
+montrer mon ame française et reconnaissante au milieu de tant de cœurs
+étrangers et ingrats. Je lui parlai de tout ce que j'avais vu et
+entendu, des dispositions hostiles que j'avais remarquées dans le
+peuple, et surtout des lâchetés malveillantes du palais. Je lui désignai
+parmi tant de trahisons les plus honteuses et les plus révoltantes. La
+réponse d'Élisa vint encore ajouter à ma juste indignation. «Mon Dieu!
+me dit-elle, j'ai comblé _tout cela_ de bienfaits, mais sans me faire
+trop d'illusion, mais sans compter sur une reconnaissance plus longue
+que la bonne fortune. Outre les places qui attachent tous ces Italiens à
+ma cour, il n'en est pas un qui n'ait reçu de moi quelque service
+signalé, quelque salaire confidentiel. C'est sans doute ma bonté qu'ils
+ne me pardonnent pas; mais cela ne me surprend point; l'ingratitude se
+mesure à la grandeur des bienfaits, et les paie souvent à poids double.
+Et encore, si je n'avais jeté que de l'or à cette noblesse toscane, elle
+eût peut-être mis une certaine pudeur dans ses procédés; mais j'ai eu le
+soin irrémissible d'ajouter les bonnes grâces aux richesses, d'épargner
+des affronts à quelques uns, des ennuis à tous. Vous conviendrez que par
+là j'ai redoublé contre moi les mauvais penchans du cœur humain, et les
+chances fâcheuses des cours. Tous ces gens-là désertent ma cause, parce
+que ce n'est pas la première qu'ils servent, et qu'ils veulent rentrer
+en condition. On insulte la France pour se mettre bien avec l'Autriche.
+Le vent paraît souffler de par là, nos girouettes se tournent de ce
+côté... Mais patience, l'Autriche a tout ce qu'il faut pour me faire
+regretter. Non seulement tous ces Italiens ne profiteront pas de leur
+défection, mais encore ils en auront des remords.»
+
+La prédiction s'est accomplie; les souvenirs et les regrets ont remplacé
+les sarcasmes et les malédictions. J'ai eu sujet, à bien peu de
+distance, de constater cette incurable disposition du cœur à revenir
+trop tard à la justice. Au milieu de tant de périls, et dans la
+désertion sûre ou probable de ses serviteurs, trouvant un dévouement
+aussi intrépide que tendre dans ma personne, Élisa me parut ressentir
+avec une bien touchante vivacité le bonheur de l'amitié, ce bonheur si
+rare, même pour les plus simples particuliers. Profitant de la soudaine
+occasion de ma fidélité, la princesse me chargea d'une foule de
+commissions secrètes et importantes, de lettres, d'instructions de tout
+genre. Je les ai oubliées aujourd'hui, mais je ne les oubliai pas dans
+le temps. J'ai le cœur meilleur que la mémoire. Se rappelant une
+personne sur laquelle on pouvait compter, et à toute épreuve, que je
+connaissais à Gênes, la grande-duchesse ajouta avec une bonté
+mélancolique: «Allez attendre le résultat des événemens qui se passent,
+qui peut-être se termineront bien; car le lion ne se terrasse pas
+aisément... Mais si tout est fini, mon intention est d'aller rejoindre
+Caroline... Ou peut-être irai-je en Amérique... Y viendrez-vous?
+
+«--Que Votre Altesse m'ordonne, qu'elle désire seulement, et je suis
+prête à la suivre au bout du monde. Je mettrai ma gloire, ma consolation
+à veiller à votre sûreté; ma vie est à vous ainsi qu'à votre auguste
+famille;» et mon regard, et l'altération de ma voix, disaient encore
+plus éloquemment à la duchesse jusqu'à quel point elle pouvait disposer
+de moi.
+
+«--Ah! que vous me faites de bien avec ces accens vrais du cœur! Mon
+excellente mère exceptée, vous êtes la femme pour laquelle j'ai ressenti
+avec le plus de vivacité le besoin d'un noble attachement.»
+
+Ils resteront dans mon souvenir, ces adieux d'une souveraine, d'une
+bienfaitrice, d'une amie, qui, au milieu de l'enivrement de l'empire,
+encore debout, savait prévoir au delà de tous les revers, osait regarder
+en face la Fortune, et conservait intact son courage devant l'adversité,
+comme elle avait dans les prospérités gardé une ame pure et
+bienfaisante. Dès le commencement du voyage, je fus en quelque sorte
+poursuivie par les mauvaises nouvelles. À Sienne, les femmes des
+employés français avaient été maltraitées par le peuple. Le flot des
+émigrans se pressait à chaque pas vers la France, et s'accroissait de
+toutes les autorités auxquelles cette retraite communiquait les mêmes
+idées de péril et de précaution. J'appris bientôt que Florence avait été
+évacuée, et je sus plus tard que M. le préfet Fauchet avait été assailli
+et avait manque périr près de Chambéry: il ne fut sauvé que par la
+présence d'esprit d'un domestique éprouvé depuis longues années.
+
+J'avais fait embarquer mes effets et je voyageais à cheval. À
+Pietra-Santa, petit endroit près de Livourne, je fis la rencontre de
+deux peintres hollandais, élèves du célèbre Van Brée[1], qui revenaient
+de Naples, où je les avais vus dessinant aux lueurs du Vésuve et
+cherchant, au risque de leur vie, à surprendre quelques unes de ces
+grandes scènes de la nature. Ils s'étaient associés avec un Ferrarois
+qui avait à craindre chez lui les haines particulières, toujours si
+habiles à s'assouvir sous le masque de la politique. Tous se rendaient à
+Paris, avec l'espoir que la débâcle de notre domination s'arrêterait du
+moins aux Alpes. Il signor Brandi ne m'était point inconnu; j'avais lu
+de lui plusieurs ouvrages littéraires. Malgré le peu de sûreté de la
+route, malgré la triste préoccupation des affaires, une pareille
+compagnie était trop éclairée pour que le voyage ne s'animât point de
+l'intérêt des beaux-arts. Leur magie consiste même à faire tout oublier,
+à étouffer tous les murmures du malheur, à éloigner le fantôme de tous
+les périls, à mettre leurs nobles distractions au-dessus de toutes les
+peines. Chemin faisant, on se mit à parler au milieu des dangers comme
+dans un tranquille salon, ou dans une plus tranquille académie. À la
+poésie italienne succéda la poésie hollandaise, et je trouvais que
+c'était quelque chose de piquant que cet hommage à la langue de ma mère
+rendu dans la patrie du Tasse, et dans de pareils momens. La route fut
+moins longue cependant que nous n'avions compté la faire ensemble; Nos
+artistes étaient trop indépendans pour subordonner leurs courses aux
+émotions d'une femme, et moi j'aimais trop ma liberté pour ne pas
+trouver commode de me séparer des compagnons que cependant il m'avait
+paru très doux de rencontrer.
+
+
+
+
+CHAPITRE CXIX.
+
+Nouveau voyage à Pise.--La sœur Angola.--Bianca Capello.--Les deux amans
+Paolo et Hermosa.
+
+
+Les événemens romanesques sont fréquens dans mes mémoires; c'est qu'en
+effet ils l'ont été dans ma vie. Lors même que mon existence prenait une
+assiette et paraissait affermir ma position ou l'enchaîner à des
+devoirs, mon cœur, avide d'émotions, mon imagination curieuse de
+spectacles, cherchaient incessamment à se satisfaire. C'est ainsi que
+les personnes, les lieux, les incidens, m'appellent tour à tour, dès
+qu'une nuance un peu nouvelle, dès qu'une couleur un peu extraordinaire
+s'y rencontre. Le bizarre, le nouveau, m'enlèvent, sous toutes les
+formes qu'il leur plaît de se revêtir, et la plupart du temps je ne
+laisse point au hasard le soin de pourvoir à mes besoins; je le provoque
+par des courses et j'en multiplie les chances en ne restant jamais en
+place.--Heureuse disposition! tu m'as fait vivre double, si je puis
+m'exprimer ainsi, et tu as bien rarement mêlé des regrets à la joie de
+tes précieuses vicissitudes; je te dois au moins d'avoir préparé à mes
+vieux jours l'abondante consolation des souvenirs!
+
+C'est à cette disposition d'esprit que je dus la découverte d'un épisode
+plein d'intérêt, quelque temps avant mon départ de la Toscane. Dans
+cette grande facilité d'impressions, celle qui domine mes légèretés est
+la mélancolie rêveuse. M'asseoir sous un bel ombrage, poser ma tête
+entre les feuilles d'un arbre et ne plus exister que par la pensée, fut
+toujours une des voluptés les plus douces. J'en jouissais souvent
+pendant mon heureux séjour dans ces heureuses contrées.
+
+Il était près de neuf heures du soir; en Italie, on ne vit que la nuit.
+Seule dans un des bosquets délicieux du jardin dit _di Bianca
+Capello_[2], je repassais dans mon esprit la destinée de cette femme
+belle, célèbre, et criminelle peut-être, dont ce lieu portait le nom:
+Jeunesse, puissance, richesse, amour, tout est passé. Ô Bianca Capello!
+qu'êtes-vous maintenant? Un peu de poussière, disais-je à mi-voix. _Se
+vuol preghare per l'anima sua, venga e leì sare benedetta_[3],
+entendis-je prononcer très bas derrière moi. Un peu surprise, je me
+retourne et vois une jeune fille en habits religieux, qui m'offre de me
+conduire à l'autel, élevé par la fille de Bianca Capello pour y appeler
+la prière. Ce n'était pas une religieuse, mais une novice d'un monastère
+non cloîtré; elle pouvait avoir quatorze ans, d'une physionomie
+gracieuse par les charmes de cette extrême fraîcheur qui semble encore
+tenir de l'enfance, et qui promet tout l'éclat de la beauté. La novice
+me devançait de quelques pas; et je trouvais je ne sais quel
+irrésistible attrait à la suivre. Son vêtement blanc, son voile, les
+détours qu'elle me faisait parcourir, l'obscurité qui commençait à
+étendre ses voiles et à donner son silence imposant à tous les objets,
+tout contribuait à faire pour moi de cette rencontre un immense intérêt.
+Nous avions traversé le jardin situé derrière le cimetière. Nous
+longions le mur d'un couvent. Au bout, une petite porte basse nous
+conduisit à une enceinte très vaste, et je reconnus l'intérieur d'un
+couvent de Pénitentes blanches, ordre qui remplace en Italie les Sœurs
+de Charité. Sous un des vastes portiques brûlait dans l'éloignement une
+lampe devant une Madone. Au milieu de la chapelle, chargée de peu
+d'ornemens, un mausolée magnifique attira mes regards. La jeune fille
+s'était mise à genoux sur une des marches. «C'est la tombe de Paolo et
+d'Hermosa, me dit-elle, et là on dit des messes pour l'ame de Bianca et
+des deux amans.--Quels amans, ma sœur, lui demandai-je?--Priez avec moi,
+et la sœur Angola vous dira leur amour et leur triste fin.» Après un
+acte de dévotion et une offrande, la jeune sœur sonna une clochette. On
+ouvrit une grille, et une religieuse très âgée, mais d'un aspect noble
+et triste, vint à nous: «Ma mère, lui dit la jeune religieuse, la
+signora vient entendre les malheurs de la fille de Bianca Capello; _ne
+ha pietade_[4].»--La sœur Angola répondit _sia benedetta_, et, me pria
+de l'attendre. Elle revint avec un papier roulé. Il était alors moins de
+dix heures. «Je ne puis rien laisser emporter, dit-elle; mais nous avons
+des chambres pour l'hospitalité; acceptez-en une pour cette nuit: c'est
+la nuit anniversaire de la mort de Paolo et d'Hermosa. Vos prières
+s'uniront encore aux nôtres; toutes font du bien.» Je consentis avec
+empressement. Rien ne me parut plus bizarre que cette aventure, et je me
+promis bien, pour peu que l'histoire en valût la peine, de me servir
+d'un _album_ qui ne me quittait jamais dans mes courses solitaires, pour
+l'y transcrire. J'ose croire que mes lecteurs trouveront que j'ai bien
+fait.
+
+«En 1572, Bianca Capello, d'une naissance voisine du trône, avait, par
+l'amour, été entraînée sur les pas d'un époux aimé mais obscur, et qui
+bientôt dut aussi son élévation au caprice d'un prince. Bianca épousa en
+secondes noces Ferdinand de Médicis, fils et successeur de Come Ier.
+Plus ambitieuse que tendre, Bianca avait feint une grossesse pour
+ajouter à ses droits, et présenté comme son fils l'enfant d'une autre.
+La faiblesse du grand-duc ne répugnait point à cette feinte qu'il avait
+devinée, espérant par cette adoption d'un successeur se venger de ses
+frères qu'il haïssait. Ce projet ne s'accomplit pas, et Antoine entra
+dans l'ordre de Malte. Bianca, devenue ensuite réellement enceinte,
+accoucha d'une fille dont la naissance fut tenue secrète jusqu'à la
+brillante solennité où Bianca Capello, devenue grande-duchesse de
+Toscane, fut adoptée par la république de Venise comme fille de
+Saint-Marc. La jeune Hermosa avait alors trois ans, élevée loin de la
+cour, au Val de Chiomo, délicieux séjour qu'enclavent le Tibre et
+l'Arno. Hermosa fut mandée à Florence pour les fêtes dans lesquelles
+elle devait être publiquement reconnue au milieu du triomphe de sa mère.
+Hélas! elle n'arriva au Poggio Lacono qu'au moment où une atroce
+vengeance précipita son père et sa mère dans la tombe. L'exécrable
+forfait, dont le soupçon planait sur Ferdinand de Médicis, au lieu de le
+faire chasser du théâtre de son crime, réunit autour de lui tous les
+mécontens qu'avaient faits la faveur et l'élévation de Bianca Capello.
+Les Capponi, les Givaloni, les Dorsoni, les Bichani revinrent à la cour
+qui se grossissait encore par la foule de ces hommes, courtisans de tous
+les pouvoirs, flatteurs de tous les vices, toujours prêts à acheter les
+dignités par la bassesse. Ferdinand fut bientôt tranquille, parce qu'il
+crut avoir anéanti tous les titres qui attestaient la naissance légitime
+d'Hermosa, et qu'il espéra bientôt la saisir elle-même. Mais au milieu
+de ce choc de passions haineuses, il existait un cœur fidèle et dévoué à
+ses souverains malheureux; c'était celui de la nourrice d'Hermosa.
+Entourée de vils espions et de dangers de toute espèce, cette femme
+courageuse parvint à échapper aux piéges qu'on lui tendait, et à se
+réfugier avec son précieux dépôt dans le duché de Bracciano. Elle éleva
+jusqu'à neuf ans sa jeune maîtresse, sans jamais lui révéler sa
+naissance, décidée même à la lui cacher toujours; mais la fatalité avait
+marqué ses victimes. Paolo d'Oxeni entrait dans sa septième année,
+lorsque Hermosa, qui en avait trois, vint, avec un guide fidèle, à
+Bracciano. Paolo d'Oxeni, allié par sa mère aux Médicis, était aussi
+cependant élevé loin de la cour et dans une pareille obscurité. Dans la
+maison qu'Adine (nom de la nourrice d'Hermosa) avait choisie, il y avait
+une jeune fille de l'âge de cette dernière, déjà compagne des jeux du
+jeune Paolo. Après l'arrivée de la fille de Bianca, ces trois enfans
+furent inséparables. Paolo était d'une beauté aussi parfaite que celle
+d'Hermosa, et Julietta, leur jeune amie, ne déparait point cette
+touchante et belle fraternité. Souvent quand on les voyait folâtrer sur
+un gazon émaillé, ou reposer entre leur _mazzi di fiori_ et leurs
+corbeilles remplies de fruits, on eût cru voir les charmans modèles de
+l'Albane, posant en groupe pour les chefs-d'œuvre de ce peintre des
+Amours.
+
+«La petite Julietta, faible et souffrante, était l'objet des
+sollicitudes d'Hermosa et des soins protecteurs de Paolo; celui-ci
+venait d'accomplir sa quinzième année. Hermosa en avait douze, lorsque
+la mort de Julietta vint révéler à deux cœurs innocens le secret des
+larmes et les douleurs de la séparation. Tous deux à genoux veillent
+près du corps de leur pauvre amie, couverte selon l'usage de fleurs
+virginales et de ses habits de fêtes, la tête tournée vers l'image de la
+Madona. C'est là devant ce triste témoignage d'une inévitable
+destruction que Paolo et Hermosa, enlevés à la terre, emportés par un
+sentiment qu'ils ignoraient encore, le cœur ému par les pensées d'une
+autre vie, se jurèrent un amour éternel. _Saro di Paolo o di morte_[5]
+soupira la bouche d'Hermosa, à demi fermée par l'épouvante, et dont les
+lèvres laissaient échapper des promesses d'amour avec les graves accens
+de la prière des morts. Hermosa, dit Paolo, se relevant de son humble
+attitude, et fixant son regard attendri sur la vierge morte et la vierge
+en prières, dont la douce voix venait de tant lui promettre, Hermosa,
+_tu sara mia obensi saremo con questa_[6], et la main du jeune homme se
+posa sur la couronne déjà flétrie, qui entourait le front glacé de
+Julietta. _Cosi sia_[7], répondit Hermosa d'une voix douce mais ferme;
+et il en fut ainsi.
+
+«Souvent, Hermosa accompagnait Paolo à la Villa, dont il se plaisait à
+lui faire parcourir les bosquets et les palais. Un jour, dans la galerie
+des tableaux, ses regards se fixent sur un portrait de femme: c'était
+celui de Bianca Capello, peinte dans tout l'éclat de la jeunesse et de
+la beauté. «Comme elle est belle, s'écrie Hermosa.--Moins que toi,
+Hermosa, répond Paolo, et comme frappé d'une lumière soudaine: Mais ce
+sont les traits d'Hermosa: Serais-tu la fille de Bianca Capello?» Paolo
+parla à Adine; celle-ci, forte de l'amour qu'elle lui voyait pour
+Hermosa, confia tout au noble cœur du jeune homme, et en fit l'ardent
+protecteur des droits héréditaires de la fille de ses souverains.
+
+«Ferdinand Médicis, après la mort cruelle de son frère, quoique duc
+régnant, avait conservé le chapeau de cardinal jusqu'à ce qu'il eût
+épousé une fille du duc de Lorraine, et par les bienfaits de son règne
+il fit oublier le crime de son élévation. Il gagna l'affection du peuple
+en travaillant à la prospérité de l'État. Paolo, que l'amour et
+l'ambition agitaient, prit un parti plus généreux que celui de la
+révolte ou de l'intrigue, en se confiant au cœur de Ferdinand. Hermosa
+fut appelée à la cour de son oncle paternel; ce fut un beau jour pour le
+jeune Orsini que celui où, chargé des ordres du grand-duc, il accompagna
+au palais ducal celle qu'il idolâtrait, rétablie au rang que lui
+assignait sa naissance. Hermosa trouva dans son esprit naturel un goût
+et une pénétration qui bientôt la distinguèrent des autres, et qui
+donnèrent à son maintien et à sa conduite une dignité bien au-dessus de
+son humble éducation. Avant de partir pour la cour du grand-duc, Paolo
+parut un instant hésiter en songeant à la distance qu'il élevait entre
+Hermosa et lui. «Hermosa, lui dit-il, tu étais pauvre, et mon amour
+t'aurait dotée de toute mon opulence; aujourd'hui tu es
+princesse...--Aujourd'hui, répondit Hermosa, élevant un regard inspiré,
+aujourd'hui, Paolo. Hermosa, la fille de Bianca Capello et d'un
+souverain de la Toscane, te dote, toi, son unique ami, de toute sa
+tendresse; Paolo, _saro di te o di morte_...» Peu d'heures après,
+Hermosa inclina sa tête charmante aux pieds de son oncle paternel, au
+milieu d'une cour qui vit, dans le court espace de deux jours, le
+triomphe et la mort de sa malheureuse mère. Le cardinal Médicis avait
+involontairement frémi en contemplant des traits qui rappelaient si bien
+ceux de Bianca à son aurore; mais il se remit promptement, et l'accueil
+qu'il fit à Hermosa tourna soudain vers elle tous les regards et tous
+les hommages des courtisans. Les yeux d'Hermosa ne cherchaient que ceux
+de Paolo; ils ne tardèrent pas à les rencontrer. Que de choses dans
+cette silencieuse éloquence! Quelle souveraine put jamais se flatter
+d'avoir un serviteur, un sujet plus dévoué que Paolo! Oh! qu'il était
+enivrant le bonheur de Paolo; lorsque, dans l'éclat des fêtes, la douce
+voix d'Hermosa trouvait moyen de faire parvenir à son cœur le serment de
+leur enfance: _Saro di te o die morte, Paolo, ben che principessa!_[8]
+Mais cette félicité si pure était à son terme. Le cardinal s'était
+attaché à sa nièce; mais en la comblant de faveur, il semblait vouloir
+étouffer le cri de sa conscience.
+
+«À cette époque, Pierre de Médicis, frère du duc régnant, traînait une
+vie honteuse à la cour de Philippe II. Le prétexte de ce séjour était un
+mariage qui ne se conclut point, et quelques bruits qui lui parvinrent
+sur la faveur dont jouissait la fille de Bianca et de son frère, le
+ramenèrent en Toscane. À la vue de la céleste beauté d'Hermosa, deux
+desseins criminels entrèrent à la fois dans l'ame perverse de cet oncle
+inhumain: _la posséder et la perdre_. Non seulement Hermosa repoussa
+avec horreur ses vœux insensés, mais elle menaça son indigne parent de
+tout révéler au grand-duc et à Paolo Orsini; ce fut l'arrêt de tous
+deux. Orsini, absent pour une mission assez lointaine, revient à
+Florence et trouve partout deuil et consternation. «Hermosa se meurt!
+Hermosa est peut-être déjà morte!... lui dit-on.» Paolo n'en entend pas
+davantage. Il court au palais ducal, pénètre, à travers une haie de
+serviteurs silencieux, jusqu'à la salle où gisait déjà, sur un lit de
+parade, le corps de la fille de Bianca Capello. Frénétique de douleur,
+Paolo s'élance vers le lit et tombe au pied de la balustrade. On le
+transporta mourant. Les obsèques d'Hermosa se firent avec une pompe
+royale; son cercueil fut placé à côté de celui de sa mère, dans le
+caveau de la chapelle érigée par Bianca dans les jours brillans où elle
+régnait sur la Toscane. La chapelle, ouverte aux prières voyait tous les
+jours parmi les plus assidus aux offices l'infortuné Paolo, les traits
+défigurés, l'œil morne, se traînant à genoux vers la pierre qui s'était
+refermée sur tout ce qu'il avait aimé. Un soir, épuisé de douleur, il
+s'évanouit, et ne revint à lui que par la fraîcheur qui commençait à
+engourdir ses membres; tout était silencieux autour de lui. Une seule
+lampe éclairait en vacillant ce lieu consacré à la prière, et brûlait
+devant l'image de la Vierge, dont la chapelle communiquait, par une
+autre issue, au caveau de Bianca Capello. Paolo regarde de ce côté et
+croit voir une grande figure se glisser dans l'ombre... Il écoute, il
+entend le léger bruit d'un vêtement et des pas qu'on cherche à retenir.
+Aussitôt l'idée d'une horrible profanation le frappe; il s'élance par la
+grille et se trouve derrière un inconnu qui portait un panier et
+s'avançait vers le caveau. Paolo lui barre le passage et s'écrie avec un
+accent foudroyant: «Profanateur des tombeaux, que cherches-tu en ce
+lieu?» L'inconnu, d'une stature colossale et d'une figure hideuse, où
+brille à l'instant la joie d'un triomphe facile, répond avec un rire
+féroce: «Je ne cherchais pas ce que j'y trouve; _ma ben venvenuto tu
+séi_[9].» Et aussitôt, il saisit son poignard et cherche à en frapper
+Paolo. Moins fort, mais plus adroit, Orsini évite le coup, et arrachant
+l'arme meurtrière des mains de son ennemi, il l'en frappe et l'étend
+mort à ses pieds. À la vue seule de cet homme, Paolo avait soupçonné un
+forfait: les provisions tombées du panier qu'il portait ne lui laissent
+plus de doute. Il parcourt d'un pas rapide les vastes détours du caveau,
+appelant, dans une horrible angoisse, Hermosa. «Hermosa! ô ma
+bien-aimée, disait-il, existerais-tu dans ce lieu horrible?» À chaque
+détour il écoute. L'écho de ses cris répond seul à son espérance. Il
+arrive enfin au tombeau de Bianca Capello, et voit l'infortunée Hermosa
+appuyée sur le cercueil de sa mère, pâle, échevelée, vêtue d'un habit de
+bure grossière, et se soutenant à peine. Mais regardant avec épouvante
+du côté où entrait Paolo, Hermosa le reconnaît et s'écrie: «Les
+monstres! ils l'ont aussi plongé vivant dans ce séjour d'horreur!--Non,
+j'y suis descendu pour t'en arracher, Hermosa, répond l'heureux Paolo,
+en enlevant son amie inanimée et la pressant contre son cœur.--Mais,
+reprit Hermosa, la fuite est impossible.--Rien n'est impossible à un
+amour comme le mien, répond son amant. Pour entrer ici ton affreux
+geolier devait avoir une clef...» Il entraîne Hermosa, à qui la vue du
+cadavre explique tout ce qui vient de se passer. Possesseur de la clef
+de la porte extérieure, et sorti de la chapelle, Paolo guide Hermosa par
+des chemins détournés vers l'asile d'une de ses parentes, à qui il fait
+confidence de son aventure. Un homme tué, son cadavre resté dans une
+église, la disparition d'Hermosa, que de sujets de crainte! Après une
+courte délibération, il fut décidé que les deux amans partiraient tous
+deux travestis; ils se mirent en route, et aux premières lueurs du jour
+ils gravissaient les monts qui séparent la riche Toscane du fertile
+Bolonnais. Faible, effrayée, Hermosa ne put aller loin. Après trois mois
+d'un séjour fétide, l'air vif et pur des montagnes devenait étouffant
+pour elle; il fallut s'arrêter dans la cabane d'un pauvre pâtre. C'est
+là qu'elle raconta à Paolo sa léthargie préparée, son affreux réveil
+dans un cercueil,... les horribles tentatives de Pierre et de son
+complice, sa résolution de leur échapper par la mort... «Ah!
+disait-elle, faudrait-il, après avoir souffert, ne te retrouver, Paolo,
+que pour te quitter à jamais! Les souvenirs de Julietta m'assiégent; ils
+me rappellent le doux et terrible serment, _Paolo, saro di te o di
+morte_.» Et sa belle tête languissante tombait sur le sein oppressé de
+son amant.
+
+«Cinq jours s'étaient lentement écoulés dans cet état d'anxiété. Assis
+un soir à la porte de la chaumière, Paolo, tout entier à la douce
+contemplation des traits adorés d'Hermosa, n'avait pas aperçu des hommes
+armés qui, à l'improviste, se jetèrent sur lui, le garottèrent, et
+malgré les larmes et l'inutile résistance de son amie, le placèrent sur
+un cheval et prirent la route de Florence. Hermosa, immobile d'horreur
+et d'effroi, ne versa plus de larmes; elle quitta la chaumière, se
+dirigeant de loin sur les pas des ravisseurs qu'une route de montagnes
+forçait d'aller lentement. Ils firent halte pour la nuit à une chapelle
+de Monte-Cavallo, à demi ruinée. Les gardiens de Paolo le déposèrent
+dans l'intérieur, près de l'autel, et après avoir resserré ses liens,
+s'assirent, pour le garder, sous les arbres plantés devant la porte de
+la chapelle. Bientôt Hermosa paraît, et d'une voix suppliante: «C'est
+mon amant, mon unique bien, _è l'anima dell' anima mia_, disait-elle;
+oh! laissez-moi prier et pleurer avec lui!» Sa beauté était si
+touchante, il y avait tant de douleur dans son accent et dans ses
+regards, qu'elle attendrit ces hommes farouches: ils lui permirent de
+veiller avec Paolo, et promirent même de dire des prières pour eux à la
+Madona. Au léger bruit que fit Hermosa en s'approchant de lui, Paolo
+souleva sa tête et fit un vain effort pour tendre les bras à son amie.
+Elle s'assit près de lui sur une des marches de l'autel, et tenant entre
+ses mains les mains de Paolo, indignement garottées, elle lui dit avec
+le calme d'une terrible résignation: «Paolo, je te le disais dans ces
+délicieuses retraites où naquit notre amour, restons ici au sein de la
+nature; la grandeur fut fatale aux miens, ma mère expira dans d'affreux
+tourmens, couverte de la pourpre... Et moi, ô mon bien-aimé, l'amour si
+tendre qui m'attache à toi, qui fait de ta vie ma vie, me sauvera-t-il
+d'un avenir où le bonheur est mis en balance avec un diadème? Paolo, je
+te le disais, et tu le vois, les grandeurs nous sont fatales, comme
+elles le furent aux miens... Mais du moins ne nous séparons pas. Écoute,
+Paolo, le sort nous a marqués de sa réprobation; mais il me réserve une
+immense félicité, celle de te revoir, de mourir avec toi... Ne luttons
+pas contre ses arrêts. Tu m'as sauvée, je veux te sauver à mon tour.
+Trompons l'affreuse espérance de nos tyrans, mourons ensemble. J'ai
+fléchi tes gardiens, en demandant à prier et pleurer avec toi; que ce
+soit ici la chapelle de la dernière nuit sur terre. Allons demander
+vengeance aux pieds de l'Éternel. Imite-moi, Paolo...» Et pressant
+vivement contre son sein la noble et belle tête de son amant, elle
+montre un poignard, s'en frappe, le présente à Paolo, en prononçant:
+«_Di, te Paolo e di morte_.» Lorsque les gardes vinrent pour emmener le
+prisonnier, ils ne trouvèrent plus que les corps glacés de Paolo et de
+la fille de Bianca Capello. La famille d'Orsini a élevé ce tombeau aux
+deux amans, et fondé une dotation pour des services anniversaires, avec
+cette inscription: «Passans, et vous hôtes de ces murs saints, priez
+pour eux!»
+
+Je ne saurais dire l'attendrissement et l'horreur que m'inspira cette
+lecture; jamais je ne passai une nuit si agitée. Il y eut un moment où
+ma tête se perdit, au point que je crus voir dans l'étrange rencontre de
+cette sœur un plan concerté. Un effroi secret se mêlant à mes
+agitations, au lieu de m'en tenir à la simple vérité, et trouver tout
+naturel que dans un ordre institué pour secourir les malades et les
+voyageurs, une sœur fût debout à neuf heures, et qu'en me voyant avec
+l'extérieur qui dénotait la richesse, l'on m'eût offert de passer la
+nuit dans un lieu sûr, plutôt que de tirer ces naturelles conséquences,
+mon esprit m'en forgea de si ridicules, que je ne me crus rien moins que
+l'objet d'une noire erreur pour m'enfermer prisonnière. Comme il y avait
+dans ces frayeurs infiniment de vanité et de sottise, j'en ris moi-même,
+et me jetant habillée sur ma modeste couche, j'y dormis jusqu'au réveil
+un peu forcé des cloches sonnant matines. Je trouvai la jeune novice et
+la bonne sœur Angola; je les remerciai toutes deux, et pour récompenser
+la petite supercherie d'avoir copié le manuscrit sur mon _album_, je
+doublai mon offrande, et les sincères bénédictions des deux pieuses
+filles m'accompagnèrent à Florence, où je ne fus pas sitôt de retour que
+je visitai la chapelle de Bianca Capello. J'y frémis à l'aspect de la
+grille qui donne entrée à ce séjour des morts, où l'on eut la barbarie
+de faire descendre une innocente fille pour y traîner de misérables
+jours près des cendres de sa mère... J'ai prié et pleuré sur la pierre
+où gémit si long-temps le malheureux Paolo. Je me suis fait conduire
+plus tard, à mon passage à Bologne, à la chapelle _dell' Ultima notte in
+terre_, et en lisant l'épisode à mes compagnons de voyage, j'ai vu, au
+récit des maux des deux amans, tomber de généreuses larmes des yeux d'un
+des vainqueurs d'Arcole et de Lodi.
+
+
+
+
+CHAPITRE CXX.
+
+Départ de Lucques.--Séjour à Gênes.--Mon arrivée à Paris.--Nouvelles de
+Ney.--Un trait de la vie du général Duroc.
+
+
+Comme les lecteurs ont déjà avec moi plus d'une fois fait la route de
+Lucques à Gênes, ils trouveront très bien, j'en suis sûre, que je ne
+tire pas un plan religieusement topographique de ces contrées
+délicieuses. Les temps deviennent si graves, que les plus grandes scènes
+de la nature s'effacent devant la grandeur des événemens. La crainte
+d'ailleurs commençait à absorber mes pensées et à les concentrer dans
+l'unique préoccupation des intérêts de ma bienfaitrice. Chaque pas qui
+m'approchait de la France redoublait cette terreur inséparable des
+affections sincères. Je tremblais de voir jusque sur le sol de la patrie
+les insultes de la fortune, de rencontrer d'autres désastres, d'éprouver
+de nouveaux désenchantemens. J'arrivai à Nice cependant sans avoir eu
+rien à subir de triste et qui mérite d'être rapporté. J'y demeurai dans
+une famille qui tenait par la parenté au maréchal Masséna, et sans
+entrer plus directement en relation avec les personnes que la princesse
+Élisa m'avait indiquées, je me contentai, suivant mes instructions, de
+leur faire tenir des lettres dont elle m'avait représenté la remise
+comme essentielle au bien de son service.
+
+La fidélité de cette mission n'exigeant pas davantage, je pris le
+courrier, résolue de me rapprocher de Paris, théâtre ordinaire des
+mouvemens toutes les fois que la politique se complique et menace de se
+renouveler; refuge probable, surtout dans ces terribles circonstances,
+de mes affections les plus chères. Une fois arrivée, je repris par culte
+de souvenir un de ces logemens, que j'y avais déjà occupé, et que la
+présence de Ney avait quelquefois honoré et embelli. Dès le lendemain
+même, je me remis en relation avec les amis que j'avais conservés,
+impatiente de ces communications de pensée dont on sent si vivement le
+besoin et le prix dans les momens de crise. Une grande partie de mes
+connaissances se composait de militaires de haut grade ou de
+fonctionnaires également élevés, qui partageaient aussi avec moi la
+noble folie de l'Empire. Plusieurs, hélas! avaient disparu de la scène;
+car, en avançant dans la vie, les rangs s'éclaircissent et les tombes se
+pressent, comme pour appeler la nôtre.
+
+Un officier de la jeune garde me remit plusieurs lettres qu'il avait
+reçues pour moi dans la campagne de 1813, mes amis croyant que la
+pénible guerre de Russie m'avait rendue casanière, et par conséquent le
+séjour de Paris indispensable. Ces lettres étaient déjà d'une date
+ancienne, mais elles me parlaient de Ney: n'était-ce pas assez pour que
+le passé devînt pour moi le présent? Après des prodiges à Kaya, à
+Lutzen, à Prœlitz, le maréchal avait profité de l'armistice pour se
+guérir d'une blessure. À ce mot de blessure, je me sentis moi-même comme
+frappée, et je ne pus cacher mon émotion à celui qui m'avait apporté ces
+nouvelles si chères et si tristes. L'officier me rassura sur ce cruel
+événement; mais il eut plus de peine à me persuader de ne point
+m'élancer sur les traces du guerrier dont le nom seul faisait si
+violemment battre mon cœur, en me démontrant qu'il y aurait
+impossibilité de le rejoindre dans l'état de retraite et de désordre de
+l'armée française.
+
+J'appris également, par l'officier en question la mort de ma pauvre
+Lithuanienne, de ce frère d'armes si intrépide, morte comme un homme au
+passage de l'Elbe à Torgau, héros obscur, et dont la valeur dans les
+temps chevaleresques eût pris place au milieu des noms de cette
+mythologie guerrière. Cet officier, dont je dois taire le nom, avait
+servi sous les ordres du maréchal Duroc; il n'en parlait qu'avec
+l'attendrissement de l'admiration et de la reconnaissance. Je crois
+pouvoir placer un trait de la vie de ce bon Duroc, qui cachait ses
+vertus avec une modestie antique. Ce récit, écho d'un noble attachement,
+sera aussi un hommage de mes propres affections pour celui qui avait su
+faire de l'intimité d'un grand homme une gloire peu vulgaire pour
+lui-même.
+
+Après le 18 brumaire, Duroc, déjà fort avant dans la confiance du
+premier Consul, fut chargé d'une haute mission diplomatique auprès de la
+cour de Berlin, dont il s'acquitta avec beaucoup de succès, et qui lui
+valut ces récompenses empressées qui ne manquent jamais au mérite
+heureux. Cependant la Prusse, enchaînée à de mesquins intérêts, ne se
+décidait pas franchement dans son attitude. Elle ployait ou ne se
+redressait jamais qu'à demi. De sourdes intrigues s'y croisaient
+incessamment et préparaient de loin une rupture nouvelle.
+
+Le chef le plus influent de ces secrètes menées était le mari de la
+baronne de Brenkenhof, ami de la célèbre comtesse de Lichtenau, cette
+maîtresse déclarée de Guillaume II, roi de Prusse, femme dont on a tant
+dit de bien pendant sa scandaleuse élévation, et tant de mal après sa
+disgrâce, sort ordinaire des favorites. Mme de Lichtenau aima des
+Français à la fin de sa carrière. M. de Brenkenhof les détesta toujours;
+mais n'étant pas assez fort pour agir ouvertement, il se jeta dans des
+intrigues dont il devint victime. Il fut arrêté et envoyé à Spandau. Sa
+femme, jeune et belle Saxonne, que des convenances de famille avaient
+enlevée à sa patrie, sut obtenir du maréchal Duroc, au lieu d'une
+redoutable détention, un exil plus doux dans une terre éloignée. Mme de
+Brenkenhof avait à cette époque une fille en bas âge, mais dont les
+traits charmans promettaient toute la beauté de sa mère. Retenue à
+Berlin par une légère indisposition de cet enfant, et pour des
+arrangemens de fortune, au lieu de suivre son mari, Mme de Brenkenhof se
+retira dans une maison de campagne des environs. Sensible à la
+générosité de Duroc, elle ne mit à la reconnaissance que les bornes du
+devoir, se livrant avec abandon à son cœur, et rendant chers à celui qui
+en était l'objet ces témoignages d'une amitié vive et passionnée.
+
+Brillant sur le champ de bataille, Duroc était aussi bien placé dans un
+palais par la noblesse de ses manières. Il portait surtout dans la
+société intimé un charme extraordinaire de simplicité et de bonhomie.
+Une double facilité de caractère le disposait à être aimable et sensible
+à l'amabilité des autres: pouvait-il ne pas céder au mérite de la jeune
+et belle Saxonne! La guerre, à cette époque, venait d'éclater entre la
+France et l'Autriche. Duroc, rappelé en France, accompagna le premier
+Consul à Marengo. Les adieux furent vifs et tendres entre les deux amis;
+mais la gloire offre tant et de si nobles distractions à l'absence, que
+Mme de Brenkenhof fut peu à peu, sinon oubliée, du moins négligée
+entièrement! Une correspondance sollicitée par Duroc, comme un moyen de
+consolation, et qui, sans qu'elle eût osé se l'avouer, était le seul
+bonheur de la belle baronne, cette correspondance devint languissante;
+plusieurs lettres restèrent sans réponse et Mme de Brenkenhof cessa
+d'écrire. Dans ses lettres, elle avait annoncé à Duroc la mort de son
+mari, l'échéance d'un immense héritage, le mariage de sa fille avec un
+noble saxon et leur départ pour la Saxe. Duroc était alors devenu
+grand-maréchal du palais, et ses fonctions plus tranquilles lui
+rappelèrent plus souvent le souvenir de la belle Saxonne; à ces tendres
+réminiscences quelquefois il se mêlait des regrets plus vifs encore.
+Combien ce dernier sentiment avait d'amertume, lorsqu'en 1805,
+reparaissant à Berlin, non seulement Duroc n'y retrouva plus Mme de
+Brenkenhof, mais apprit toutes les peines qu'il lui avait causées par
+son silence. Le maréchal écrivit à Mme de Brenkenhof une lettre qui dut
+effacer tous les anciens torts; car quel tort un cœur généreux peut-il
+ne pas pardonner à un cœur repentant qui s'excuse?
+
+L'infortunée dut encore à l'homme qu'elle avait le plus estimé, le plus
+chéri, le bonheur de revoir sa fille coupable et fugitive, de la presser
+sur son cœur et de ne point mourir sans bénir ses remords. Duroc, en
+1805, rejoignit le quartier général, et prit à Austerlitz le
+commandement du corps d'armée, dont une grave blessure avait éloigné le
+maréchal Oudinot. Un de ces grenadiers dont la seule présence était près
+de leurs chefs un droit à beaucoup de liberté, vint dire au maréchal:
+«M. le maréchal, j'ai trouvé avec d'autres bons enfans, dans le coin
+d'une ferme mi-brûlée, une petite Allemande bâtie à faire tourner la
+tête à tous; et toute vieille moustache que je suis, M. le maréchal, je
+l'avoue, la petite _sorcière_ était terriblement en péril; mais v'là
+qu'elle tire de son sein un médaillon où vous êtes parlant, comme vous
+v'là, mon général; et en joignant les deux plus mignonnes de mains que
+j'aie vues jamais, elle nous dit: M. le général était l'ami de ma mère;
+il ne vous pardonnerait pas de me maltraiter, de me tuer... La tuer?
+figurez-vous, M. le maréchal, si nous en avions envie? Les camarades et
+moi, à la seule vue du portrait, étions rentrés à l'ordre, et je me suis
+chargé de conduire la petite, sous bonne escorte, chez une vieille bonne
+femme. Pendant le trajet, elle nous a conté des fagots, nous disant
+qu'elle est bien vertueuse... Vous sentez, M. le maréchal, si, nous
+autres troupiers, nous donnons là-dedans; mais tant est que la petite
+est jolie comme le soleil de nos victoires, et qu'elle vous est quelque
+chose, puisqu'elle a votre portrait; voilà tout. Qu'en ordonnez-vous, M.
+le maréchal?--De la respecter, mon brave, de veiller sur elle. Je la
+verrai avant une heure,» répondit Duroc, troublé au delà de toute
+expression; et dans le tumulte et les nobles joies d'une victoire comme
+celle d'Austerlitz, l'ame généreuse de Duroc sut trouver le temps de
+voler auprès de la fille de celle qu'il avait tant aimée et qu'il
+respecta toujours.
+
+Bathilde, nom de la jeune baronne, après un mariage d'inclination
+contracté sans l'aveu de sa mère, s'était précipitée de faute en faute,
+pour arriver enfin à celle que n'efface même plus une vie exemplaire, et
+que le repentir ne répare point. Le jeune époux de Bathilde, attaché au
+char d'une danseuse, dissipait follement la fortune de celle qui lui
+avait donné le droit de sa tendresse. La malheureuse Bathilde avait
+oublié que pour notre sexe le bonheur ne peut exister que dans le
+rigoureux accomplissement de tous nos devoirs; au lieu de chercher son
+refuge assuré près de la meilleure et de la plus aimable des mères,
+Bathilde s'était enfuie de l'asile conjugal sur les pas d'un Français
+séduisant et brave, mais inconstant, mais léger. Il avait abandonné
+Bathilde pour la gloire, et rejoint les troupes qui, sous l'aigle de
+Napoléon, marchaient alors victorieuses sur la capitale de l'Autriche.
+Mais rien d'impossible pour le cœur d'une femme passionnée. Élevée dans
+toutes les délicatesses du luxe, Bathilde, sans autre appui que sa
+résolution et son amour, avait traversé deux armées en présence, et
+pénétrait jusqu'au champ de bataille d'Austerlitz, au plus fort de
+l'action, quelques heures avant la victoire des Français... On vient de
+voir de quel péril la sauva le portrait du maréchal Duroc; elle allait
+avoir bien d'autres obligations à cet ami dévoué de sa mère. La jeune
+Bathilde vécut près d'une année cachée dans une retraite qu'avait
+ménagée son protecteur, qui, par le crédit que lui donnait moins encore
+son rang que la haute considération qu'il avait su mériter, négocia le
+retour de la jeune coupable près de sa noble famille, le pardon de sa
+mère, et la réconciliation de son époux, revenu lui-même de ses erreurs.
+En 1806, le maréchal, en se rendant à Dresde, à la cour de Saxe, avait
+pris soin de se faire devancer de quelques jours par Bathilde. Depuis la
+fuite de sa fille, Mme de Brenkenhof avait langui, presque mourante,
+dans sa superbe mais solitaire demeure, d'où sa douleur repoussait
+toutes consolations, et n'attendait plus que la mort de la pitié du
+ciel; mais une lettre du maréchal Duroc vint, en la rassurant, lui
+inspirer le regret de quitter une vie qui allait n'être plus veuve d'une
+fille chérie et d'un ami si rare. Un jour la baronne essayait de marcher
+dans un de ses vastes salons dont les pas timides de ses gens
+troublaient seuls la solitude. La baronne regardait d'un œil éteint, un
+des beaux portraits de sa fille; elle le couvrait d'un baiser mourant,
+et sa voix affaiblie disait encore ce nom si cher et celui de son
+généreux ami. Ses lèvres venaient de prononcer Duroc... À ce nom une
+porte s'ouvre; Bathilde, s'échappant des bras de son protecteur, se
+précipite aux pieds de sa mère avec ce cri du cœur: «Ma mère, ma bonne
+mère, bénissez aussi ce noble Français; c'est lui qui me rend à votre
+amour, au repentir, à la vertu.» Le maréchal reste immobile de douleur
+devant cette belle figure que la mort va glacer. La baronne, une main
+étendue sur la tête de Bathilde, et l'autre appuyée sur son cœur, comme
+pour y retenir un dernier souffle, se laisse aller à l'émotion, à
+l'anéantissement de sa joie maternelle. «Ah! s'écrie le maréchal, cette
+scène la tue;» et alors il relève Bathilde, et veut la faire éloigner.
+La mourante mère s'y opposa par un regard: «Mon ami, dit-elle, d'une
+voix étouffée, mon unique ami, toute précaution est inutile, la mort est
+là, montrant son sein; m'imposer silence ne ferait que me la rendre plus
+affreuse sans la retarder. Je vais vous quitter pour toujours. Ah! que
+de peines renfermées dans ce peu de mots! que ce ne soit pas du moins
+sans vous avoir fait lire dans ce cœur que vous avez cru insensible, qui
+cependant n'aima que vous, qui vous aima avec idolâtrie, qui vous eût
+préféré à tous les monarques de la terre, et qui ne put vous préférer
+que la vertu.--Caroline!... et vous avez repoussé mes vœux?...--Non, car
+dans mon délire les miens s'y unissaient avec une plus brûlante ardeur
+peut-être, mais j'ai dû les combattre, j'étais épouse et mère; je l'ai
+fait aux dépens du bonheur de mes plus belles années, de ma vie
+peut-être. Mais si je les eusse accueillies, mourrais-je aujourd'hui
+sans remords, sans honte entre ma fille et l'ami le plus cher? Aurais-je
+surtout l'inexprimable bonheur de vous dire à vous, l'homme le plus
+noble: vous m'avez rendu mon enfant; veillez sur sa jeunesse, dites-lui
+que la vertu console de tout, rend tout possible, et... parlez-lui de sa
+mère...» La belle tête de Mme de Brenkenhof retomba en arrière, sa main
+tenait la main de sa fille, à qui ses mourantes lèvres murmurèrent
+encore la bénédiction maternelle; mais son dernier regard, cette
+étincelle de l'ame qui s'échappe de sa prison terrestre, ce dernier
+regard fut un regard d'amour, qui cherchait à se perdre dans celui de
+l'homme noble et généreux qu'elle avait uniquement aimé.
+
+
+
+
+CHAPITRE CXXI.
+
+L'Empereur Napoléon et la belle Anglaise.--Lettres et visites de
+Regnault de Saint-Jean-d'Angely.--Je retrouve Ney.--Beau trait de Talma.
+
+
+On eût épuisé tous les contrôles de l'armée, qu'on n'eût pu rencontrer
+dans les cadres un officier plus fait pour être porteur des lettres qui
+me faisaient part de tant de nobles souvenirs. Il avait pour Napoléon
+cette admiration superstitieuse dont alors tout soldat français était
+pénétré, et j'oserai presque dire un enthousiasme plus délicat, empressé
+de justifier l'exaltation de ses sentimens par la connaissance des
+moindres actions de son idole.
+
+«On prétend, me disait le lieutenant M..., que chez Napoléon le cœur ne
+vaut pas le génie. Je me chargerais volontiers de prouver que sous ce
+rapport il mérite encore de nouveaux hommages. Oui, l'Empereur est bon,
+il est avant tout très sensible, et je tiens d'une femme un trait qui
+ajoute encore à la gloire du héros.
+
+«--Vous prêchez une convertie, mon cher M...; je sais aussi bien, mieux
+qu'un autre peut-être, que l'Empereur est d'une bonté charmante; mais je
+n'accorde pas toutefois qu'il ait une sensibilité romanesque, une
+sensibilité telle que les femmes l'entendent.
+
+«--Eh! Madame, je ne vous dirai pas qu'il s'est évanoui aux pieds d'une
+belle imaginaire; mais cela prouve sa force sans accuser son cœur: et si
+quelquefois il a abrégé le pouvoir que les femmes exercent dans
+certaines circonstances, c'était pour l'amitié qu'il s'arrachait à
+l'amour. Je connais une Anglaise délicieuse, que l'Empereur a connue pas
+autant que le désirait l'intérêt, la passion ou l'amour-propre de la
+dame. La belle étrangère amplifie peut-être un peu l'histoire de ces
+relations: ce qu'il y a de vrai cependant, c'est que nous l'avons
+rencontrée près de Gorlitz, et qu'elle a vu l'Empereur quelques jours
+après la mort du maréchal Duroc. Elle avait fait les frais d'une
+campagne facile pour sa fortune, mais pénible par ses dangers, et elle
+n'avait reçu pour récompense qu'un désappointement cruel de vanité. Eh
+bien! elle avait plus d'enthousiasme encore que d'humeur. Voici comme
+elle nous conta ses tournées militaires: Pour approcher l'Empereur, j'ai
+beau courir en poste, la victoire court plus vite que l'amour: Napoléon
+est un héros qu'on ne rejoint pas aisément. Souvent j'ai cru arriver au
+quartier général avant la bataille; il m'a fallu poursuivre le vainqueur
+poursuivant déjà l'ennemi. À Leipsick, j'étais au milieu du corps
+d'armée du maréchal Macdonald, et de la bagarre de Kaya. Dans une
+indicible frayeur, je m'élance de ma calèche pour me réfugier dans une
+masure; j'y trouve gisans deux blessés prussiens. En apprenti
+chirurgien, j'allais leur donner quelque secours; mais, grands dieux!
+voilà l'un d'eux, véritable colosse marchant, qui se dresse sur son
+piédestal et veut galamment me prouver qu'il se porte à merveille.
+Admirez tout ce que peut la société des héros, moi que la crosse d'un
+fusil et le fourreau d'un sabre eussent fait fuir autrefois avant mes
+campagnes. J'eus alors à ma disposition l'attitude d'une vieille
+moustache, et je fis mine d'amorcer un pistolet qui n'eût servi bien
+certainement qu'à m'estropier plus que le grand Prussien. Au même
+instant entrèrent une foule de soldats appartenant au corps du duc de
+Raguse. Me retournant alors: Soyez témoins, m'écriai-je, que je viens de
+faire deux prisonniers. On me replaça dans ma voiture avec mille
+acclamations de bruyante admiration. Plus loin, on voulut me faire
+rétrograder; mais, bon gré mal gré, je poussai vers le quartier général.
+J'espérais plaire, et j'avais la hardiesse de répéter: j'ai besoin de
+parler à l'Empereur. Je trouvais que j'avais couru assez de dangers pour
+être digne au moins de l'espérance; mais on me prévint qu'il n'y avait
+pas à aborder l'Empereur après le douloureux événement qui venait de le
+frapper, la mort de Duroc. Je voulus néanmoins être témoin de l'entrée à
+Dresde; hélas! ma maladresse m'y fit manquer un dédommagement que le
+hasard s'était plu à me ménager. J'avais rencontré un pauvre sergent
+blessé, de la division Campans, et par humanité, autant peut-être par
+spéculation, je l'avais fait monter dans ma voiture et combler de soins.
+Je voulais pouvoir dire à l'Empereur: j'ai secouru, j'ai pansé vos
+braves. J'ai à cet égard une recette de séduction auprès de lui toute
+particulière, c'est de lui parler de son armée; on ne réussit même à lui
+arracher une faiblesse qu'en flattant son côté fort, qu'en le prenant
+par la passion de la gloire. Je sais bien que sur lui viendraient
+expirer les minauderies ordinaires; on ne doit l'attaquer qu'avec de
+l'originalité. J'étais donc bien résolue à tirer parti de ma rencontre
+militaire dans l'intérêt de mon ambition galante.
+
+«Personne ne sait causer comme Napoléon, quand il peut, ou quand on peut
+être libre avec lui. Tenez, voici mot à mot notre conversation. Je
+venais de lui raconter ma scène des deux blessés. Il me répondit:--Et si
+l'on ne fût venu à votre secours, qu'eussiez-vous fait contre deux
+grenadiers ennemis?
+
+«--J'aurais invoqué le grand nom de Napoléon.
+
+«--Mais enfin si...
+
+«--Eh bien, mes pistolets vous eussent fait respecter et moi aussi. Vous
+ne croyez pas à ma bravoure, mais vous avez tort; car elle me vient de
+l'orgueil de vous plaire: oui, l'orgueil de vous plaire; un seul de vos
+regards vaut mieux que la vie.
+
+«--Mais, Fanny, vous êtes bien ambitieuse. Si quelqu'un de mes ennemis
+vous entendait, il vous appellerait un Bonaparte en jupon.
+
+«--Croyez-vous que cela me fâcherait?
+
+«--Non, peut-être; car, vous autres, toutes, vous avez des penchans à
+l'extraordinaire. On parle de l'ambition des conquérans, ce n'est rien
+auprès de celle des femmes, et pourtant elle va à bien peu d'hommes, et
+aux femmes elle porte bien plus facilement malheur.
+
+«--N'importe, ce serait une position si haute que d'être appelée la
+favorite de celui qui fait et défait les rois, de celui qu'aucune femme
+n'enchaîne.
+
+«--Et qu'aucune n'enchaînera jamais... Fanny, si je croyais que cette
+folie fût sérieuse, dans deux heures vous seriez sur la route de
+Londres.
+
+«--La perspective est flatteuse. Pourtant j'ai lu quelque part, qu'un
+Turc, un Grec, quelqu'un comme cela idolâtre d'une de ses femmes, la
+poignarda en présence de son armée pour prouver aux braves qu'il les
+préférait à la beauté. Seriez-vous de cette force?
+
+«--Il n'y a pas de doute que, moins cruel, je saurais être aussi sévère.
+Mais, je n'en viendrai jamais là, je n'aurai pas même de choix à faire
+entre une maîtresse et mon armée. Mes maréchaux eux-mêmes auraient comme
+moi autre chose à faire qu'à être trompés par une Pompadour ou une
+Dubarry.
+
+«--Merci de la comparaison.
+
+«--Orgueilleuse Anglaise, répliqua l'officier: elle était belle, elle
+plaisait quelquefois, n'est-ce pas tout ce qu'on peut attendre d'un
+souverain. Au moins voilà mon avis, et le vôtre, j'espère... Puis
+continuant: La main du héros essaya de soutenir son opinion en caressant
+les boucles flottantes des cheveux de la belle Fanny. Mille pensées
+tumultueuses m'agitaient; quelques paroles sans liaison et sans suite
+s'échappaient de mes lèvres, le nom de Duroc se mêlait au nom doucement
+balbutié de Napoléon. Terrible fatalité, s'écriait la belle Anglaise en
+nous racontant cette scène. À ce mot de Duroc, le bras qui m'avait
+attirée me repousse soudain; l'Empereur s'éloigne, semble me fuir comme
+un remords, comme un reproche, reste absorbé; puis s'éloigne davantage,
+se rapproche et me dit avec un incroyable accent d'émotion: allez,
+allez, mon amie; on vous donnera un itinéraire; nous nous
+retrouverons... mais ailleurs; et souriant douloureusement: à moins
+qu'un boulet de canon ne me vienne visiter de plus près que le jour où
+fut frappé à mes côtés l'ami vrai, le compagnon fidèle de ma vie... Ah!
+Duroc! Duroc! Ce noble soupir retentissait encore sur mon cœur, que
+Napoléon avait déjà disparu. Eh bien, l'Empereur s'éloignant de moi
+n'offensait point ma vanité; mon ame, électrisée par le mouvement de la
+sienne, sentait mieux que de l'amour-propre, et je lui savais gré de
+cette sensibilité qui se portait de préférence sur un ami. Cette pompe
+qui, à Dresde, l'entoure, cet éclat de la victoire qui lui va si bien,
+non rien ne me le rend cher comme cette larme silencieuse donnée à
+Duroc, en face d'une femme. Qui regrette ainsi, mérite d'être aimé.
+L'Empereur est donc encore bien autre qu'on ne le suppose; on admire son
+génie; force est bien aux incrédules eux-mêmes de s'y soumettre; mais
+son cœur, le connaît-on!
+
+«Vous pensez bien, ajouta l'officier, que le récit de Fanny s'adressait
+à des gens faits pour le comprendre, et à un enthousiasme qu'il eût été
+difficile d'accroître. Fanny nous raconta encore une foule de piquans
+détails sur les incroyables efforts de son amour-propre pour plaire à
+Napoléon. Cette jolie Anglaise s'est habituée à la vie militaire; elle
+raffole de nos braves; on dirait qu'elle voit en eux l'image de
+Napoléon.
+
+«--Mais cela me paraît, dis-je à mon jeune narrateur, une très bonne
+connaissance pour nos grenadiers. À une autre rencontre, vous obtiendrez
+peut-être la faveur de causer plus intimement du grand homme que vous
+chérissez autant qu'elle, et vous serez également aimable pour une
+Anglaise par amour de lui. Mais laissons pour aujourd'hui vos
+prétentions; suspendons un peu les souvenirs du passé pour nous occuper
+des intérêts du présent, car vous partez cette nuit.» J'écrivis bien à
+la hâte, en m'abandonnant à cette effusion du cœur qui ne sait pas être
+courte, et je remis au lieutenant M... une lettre qu'il se faisait fort
+de remettre au maréchal Ney, mais que le maréchal ne put recevoir, étant
+revenu à Paris quelques jours après.
+
+Le lendemain du départ de l'officier, dont la visite m'avait fait
+exister dans le passé, et plongée dans cette rêverie de souvenirs qui
+fait tout disparaître, je songeai à me mettre en relation avec mes
+connaissances de Paris, pour lesquelles j'allais presque être une
+revenante. J'écrivis à Regnault, et, sur sa réponse promptement aimable,
+je me présentai chez lui; mais je le trouvai triste, abattu. Les
+nouvelles de l'armée venaient chaque jour ajouter au deuil de la patrie
+et des familles; on les attendait comme on attend la crainte et
+l'espérance. Tout le monde sentait alors que le trône du grand empire
+n'était plus que l'épée de Napoléon, et que la fortune semblait prendre
+plaisir à la fatiguer et à la briser. La Saxe avait vu de nouveau pâlir
+l'étoile, et la superstition, si nécessaire à tous les triomphes, était
+sinon détruite, du moins ébranlée. Napoléon seul conservait de la
+confiance. Ney me dit, quelque temps après: «J'ai été témoin d'un beau
+spectacle à Dresde; l'Empereur avait été trahi par les Saxons, eh bien!
+c'était lui qui consolait le bon roi de Saxe de cette trahison, qui
+cicatrisait la noble blessure d'un cœur royal, le seul fidèle à notre
+cause, quoique notre cause ne lui eût rien rapporté.»
+
+Regnault ne me parlait que de l'armée, ne pensait qu'à l'armée. «La
+France est morte; le sang français semble épuisé; il n'en reste quelques
+gouttes que dans le cœur des soldats; mais avec Napoléon cela peut
+suffire.» Il me demanda si j'avais reçu des nouvelles du maréchal; il
+insistait pour que je les lui montrasse: ce fut presque de la colère
+quand je lui dis que je n'avais rien appris de Ney que verbalement par
+un officier, reparti déjà pour l'armée. Tout était méfiance et soupçon à
+cette triste époque.
+
+«Dans toutes vos courses, reprit Regnault avec son ton interrogatif
+d'autrefois, vous n'avez pas entendu parler de proclamations de Monsieur
+de Provence? Nous sommes sûrs qu'on en répand, que les soldats les
+lisent et que les maréchaux les méditent.
+
+«--Mon ami, je ne connais point la personne dont vous me parlez, et je
+crois qu'à l'armée toute autre proclamation que celle de l'Empereur ne
+serait pas bien accueillie.
+
+«--Vous vous trompez: il vient des temps, hélas! où le dévouement se
+refroidit; des temps enfin où l'on pense...»
+
+J'avais quitté Regnault de Saint-Jean-d'Angely sans beaucoup d'autres
+paroles que celles dont ses inquiétudes politiques m'avaient glacée. En
+rentrant chez moi, après quelques autres courses, je trouve un billet
+très pressé qui arrivait de la rue de la Victoire; il ne contenait que
+ces mots: «Venez à l'instant même.» Je répondis aussi laconiquement:
+«Impossible; j'ai un rendez-vous sacré comme l'amitié.» Une demi-heure
+après, M. le comte était dans ma jolie retraite de la rue Bergère.
+Jamais Regnault, qui n'était pas sujet à l'émotion, ne m'avait paru si
+agité; son accent suffit pour me faire quitter le ton d'une plaisanterie
+dès lors déplacée. «Je suis sérieuse, je suis triste, mon ami, lui
+répondis-je, puisque vous l'êtes. Aurait-on besoin de mon dévouement? Il
+est prêt.
+
+«--Je crois que l'année 1813, qui va finir, finira mal pour nous, ma
+pauvre Saint-Elme. On ne sait plus sur qui compter. Ce b... de
+«Raynouard, avec son discours, prépare la défection des gens
+tranquilles, de ces gens qui, depuis quinze ans, avaient donné leur
+démission. Il est des gredins qui conspirent les bras croisés et sans
+qu'on les inquiète. Fouché et Talleyrand nous travaillent de main de
+maître, et avec toute l'ardeur qui anime l'ingratitude quand elle se met
+en besogne.
+
+«--Mais ces messieurs n'ont-ils pas été prêtres?» Regnault sourit, et ma
+vanité, stimulée par l'accueil fait à cette observation innocente, me
+fit trouver l'élan nécessaire pour réveiller les espérances du fidèle
+serviteur de Napoléon et ranimer son courage. Nous nous quittâmes fort
+gaiement, et il repartit bien persuadé cette fois que je n'en savais pas
+plus long que je ne lui en avais avoué.
+
+Regnault de Saint-Jean-d'Angely aimait l'Empereur avec cette abnégation
+de tout autre sentiment, avec cet abandon de cœur qui ennoblissaient les
+attachemens célèbres de Duroc et du général Bertrand. «Je suis capable
+de tout pour l'Empereur, disait Regnault, excepté de le suivre sur les
+champs de bataille.»
+
+J'oubliais de dire que, dans cette dernière entrevue, le ministre
+d'État, si dévoué, quoique si peu militaire, m'avait encore demandé,
+avec cet air instruit qui déroute, pourquoi, depuis si peu de temps à
+Paris, j'avais déjà vu et reçu chez moi M. Lanjuinais. «Que diable!
+s'écriait-il, ce n'est pas la cour que vient faire ici ce comte
+lacédémonien.». Je lui avais encore répondu la vérité: que M. Lanjuinais
+ne m'avait parlé que de mes relations passées avec Moreau; qu'il m'avait
+fait un crime d'avoir pu oublier ce grand homme pour son ennemi; que le
+vénérable sénateur avait presque été galant pour me faire parler de son
+noble compatriote; que, dans ma tête fort peu apte d'ailleurs à saisir
+le côté politique des hommes et des choses, M. de Lanjuinais se classait
+cependant comme un républicain à qui l'empire et les dotations
+pourraient bien n'avoir pas fait oublier sa dulcinée _une et
+indivisible_.
+
+«C'est bien cela, et, par une singulière alliance, républicains et
+royalistes s'entendent pour exploiter le mécontentement. Ils conspirent
+de compte à demi, sauf à travailler pour eux seuls après le triomphe,
+après la destruction. Amis de Moreau, amis de Pichegru, amis des
+Bourbons, tout cela est synonyme pour le quart-d'heure: tous les partis
+abattus sont de la même famille; Oudet était le bouton électrique de
+toutes les ambitions contraires. Puis, par une soudaine inspiration: Ma
+bonne Saint-Elme, si vous avez conservé quelques traces de votre liaison
+avec ce brillant Seïde-Oudet, effacez-les, détruisez-les; car vos
+relations, quoique mystérieuses, sont connues, et, s'il y avait une
+crise, vous pourriez vous en ressentir.
+
+«--Monsieur le comte, je n'ai pas plus de peur que de perfidie; ma
+politique, à moi, se compose d'affections; c'est la meilleure et la plus
+sûre: ainsi zèle, dévouement à la cause que j'idolâtre, parce qu'elle me
+semble celle de la gloire française, et surtout parce que Ney en est un
+des héros. Mon opinion, c'est de l'amour. Et Ney, reprit Regnault, avec
+un sourire?
+
+«--Eh bien! Ney vient encore d'ajouter, dans la désastreuse campagne de
+Saxe, un chevron à ses états de service et de dévouement pour la France.
+
+«--Oui, pour la France; c'est pour la France seule qu'il se bat.
+
+«--Voudriez-vous que ce ne fût que pour l'Empereur?
+
+«--Mon Dieu, non, mauvaise tête; mais il ne faut jamais séparer l'État
+de celui qui en est le chef; ces subtiles distinctions servent de
+ralliement aux mécontens. Je suis bien sûr que Ney n'est pas content.
+
+«--Il n'y a pas de quoi, entre nous; mais il se tait, mais il ne murmure
+pas pour se battre, et il se bat comme aux jours d'illusion. Que veut-on
+de plus? Ne faudrait-il pas qu'il dise à l'Empereur: vous faites bien
+tout ce que vous faites, et Leipsick ressemble à Austerlitz?»
+
+Dans cette longue conversation, où Regnault épanchait tout ce que son
+ame renfermait de chagrins avec cette facilité de misantropie qui nous
+représente horribles tous ceux qui ne sont pas montés au même diapazon
+politique que nous-mêmes, Regnault me parut aussi en rancune contre M.
+de Fontanes. «En voilà encore un dont je me méfie, s'écriait-il.
+Avez-vous eu de ses nouvelles à la cour de Florence?--Non pas à
+Florence, mais avant. Il m'a toujours semblé, et cette observation ne
+m'appartient pas, mais à un fidèle serviteur de la grande-duchesse, que
+M. de Fontanes se dédommage volontiers en secret de l'admiration qu'il
+dépense en public pour la famille impériale. Il a été dans son intimité,
+il en a vu les côtés faibles, ces petits ridicules qui se mêlent souvent
+aux plus belles qualités. Eh bien! M. de Fontanes excelle à les saisir
+et à les peindre; et au lieu de les cacher avec la religion des
+souvenirs et de l'attachement, il se plaît au contraire à les divulguer,
+à les vernisser en quelque sorte pour les rendre plus saillans à ceux
+qu'il veut amuser.»
+
+Je n'espérais pas encore revoir Ney, et Regnault ne m'ayant point parlé
+du retour du maréchal, je n'y comptais guère que vers la fin de l'année.
+Notre contrat de bonne amitié avait reçu un singulier article
+additionnel dans la campagne de Russie, et je ne savais pas comment m'y
+prendre pour le modifier. Le hasard vint à mon secours. Je le rencontrai
+le lendemain même de la double visite de Regnault, comme je sortais pour
+aller voir Talma, et avec l'intention de porter à ce bon et généreux ami
+une lettre d'une femme que j'avais rencontrée après une longue
+interruption de rapports, mais non d'amitié, et dont l'histoire mérite
+de trouver une place dans ces Mémoires, archives de la reconnaissance,
+où le nom de Talma doit à tant de titres être inscrit.
+
+Ney me reconnut le premier, et ce mouvement m'apprit qu'il était encore
+le même pour moi. Du reste, mon apparition et le rayon de joie qu'elle
+jeta sur sa figure ne firent que me montrer davantage les soucis qui la
+chargeaient. Je pris tous les tons pour l'arracher à ses sombres idées;
+mais son front ne se dérida un peu qu'en m'entendant parler de ses
+enfans, sa plus chère pensée, son seul orgueil; il insista même sur le
+plaisir qu'il aurait à me les faire connaître et à me les montrer, en
+prenant pour cela des précautions dont son intérieur eût pu s'alarmer;
+car il n'avait plus d'amour pour moi, et il en avait beaucoup au
+contraire pour sa noble épouse; mais il savait que mon attachement était
+au-dessus de l'amour-propre, et il ne concevait pas mon refus: mais moi,
+qui voulais être fidèle à ses propres devoirs, je ne voulus pas exposer
+mon cœur à désirer de les lui faire rompre, tant ils me paraissaient
+honorables et sacrés. Ney avait dans cet épanchement d'amitié, bien plus
+avec un vieux camarade qu'avec une femme passionnée, une éloquence de
+bonté et de naturel qui me pénétraient. Comme il lui allait bien de
+mêler le nom de son vieux père, de sa femme, de ses enfans, aux
+souvenirs de ses victoires! Que de simplicité dans une telle grandeur!
+L'admiration nouvelle de ces vertus modestes ajoutait un charme secret
+aux sentimens de l'enthousiasme. On s'estimait d'avoir su l'aimer.
+
+Revenant peu à peu à sa gaieté militaire, il me dit: «Puisque vous
+voilà, allons déjeûner en garçons. Prenez la rue Blanche, je vous
+prendrai à la barrière.
+
+«--Bien volontiers, et je vous raconterai quelque chose que vous pouvez
+entendre, un trait de Talma.
+
+«--Cela me fera du bien; les beaux traits deviennent si rares en France.
+
+«--Pas en fait de gloire, Michel.
+
+«--Allez, allez, Sirène.» C'était son mot de guerre et de paix avec moi.
+
+Me voilà donc griffonnant au crayon un mot pour le remettre chez Talma
+en passant, puis me rendant à mon poste à la barrière des Martyrs, l'œil
+ouvert, l'oreille dressée comme une vedette. Ney avait quitté son
+cabriolet au boulevart, et il ne se fit point attendre. J'avais beau
+regarder pendant que j'étais de planton, je ne voyais pas trop de ce
+côté d'endroit convenable au déjeuner d'un maréchal de l'Empire. Nous
+voilà enjambant les boulevarts, courant à travers champs, nous donnant
+de la bonne gaieté, comme dans les terres conquises de l'Autriche et du
+Tyrol. Il n'y manquait, hélas! que le soleil d'Austerlitz, couvert de
+sombres nuages. Nous étions presque arrivés aux derrières de la route du
+bois de Boulogne; nous entrâmes dans une de ces bicoques qui le bordent.
+Le déjeuner ressemblait à un véritable repas de bivac, et l'illusion
+n'en était que plus vive et plus agréable. Trois heures s'écoulèrent
+dans une conversation animée par toutes les confidences d'un entier
+abandon de sa part, et de la mienne par toutes les effusions d'un
+attachement qui se sentait plus fort que jamais. Je lui parlai de
+Regnault; mais de tout ce qu'il m'avait dit, je ne lui révélai que ce
+qui touchait les proclamations, parce que je craignais qu'il ne lui en
+fût tombé dans les mains, et que par distraction il n'en eût conservé.
+
+«J'en ai là, me dit-il. On jette beaucoup de papier dans l'armée; on
+ferait bien mieux d'en faire des cartouches. Le colportage des opinions
+est sans effet sur le soldat; les officiers ne prennent même pas au
+sérieux toutes ces proclamations; mais l'Empereur y attache de
+l'importance, et le gouvernement veut bien s'en inquiéter; cela se
+rattache à la conspiration de Mallet. Fouché passe pour être à la tête
+de beaucoup de machinations qui se croisent. Si Napoléon, au lieu de
+l'envoyer en Illyrie, l'eût fait fusiller, il y eût eu justice, et la
+précaution eût été bonne. Puis les vendus dont il a cru se faire des
+amis! il verra! il verra! Nous ne sommes pas au bout; mais ne nous
+cassons pas la tête à toutes ces spéculations creuses et inutiles. Tous
+nos finauds seront attrapés tant que nous aurons du canon. Tant qu'il
+restera un soldat à l'Empereur, il peut être tranquille; il ne sera ni
+trahi ni perdu.» Ney me questionna ensuite sur ma liaison avec Talma
+dont je lui avais parlé, allant droit à une supposition tout-à-fait
+fausse que je réfutai, et quand je l'eus convaincu, je lui racontai
+l'anecdote qu'on va lire au chapitre suivant.
+
+
+
+
+CHAPITRE CXXII.
+
+Talma.
+
+
+Ney aimait le beau talent de Talma; toutes les supériorités éprouvent en
+effet une remarquable et involontaire sympathie. C'était à l'ame élevée
+de Ney qu'il fallait confier les traits d'une ame généreuse. Parmi
+beaucoup de dames que j'avais connues à Bréda et à Anvers, en 1796, se
+trouvait une jeune personne d'une rare beauté et d'une famille
+distinguée de Malines. Elle avait dans toute sa personne toute la
+délicieuse nonchalance _del certo non soche_. Je ne la désignerai que
+par son prénom. Gertrude avait alors seize ans.
+
+J'appris à mon premier voyage à Paris qu'elle avait disparu avec un aide
+de camp du général Dessolles. Notre liaison, quoique courte, avait été
+tendre; son souvenir s'était bien des fois rappelé à mon cœur, et
+j'étais comme frappée du pressentiment que je la retrouverais un jour.
+Mais j'étais loin de prévoir que je recevrais, par cette personne
+presque étrangère et errante depuis plus de vingt années, une confidence
+précieuse qui accroîtrait encore ma vive admiration pour un de mes amis
+les plus intimes, pour mon cher Talma. Elle m'avait long-temps cherchée,
+et, dès mon dernier retour à Paris, plus heureuse que dans toutes les
+investigations précédentes de son attachement, elle avait découvert mon
+adresse. Un billet d'elle vint me surprendre un matin, et m'exprimer
+l'intention de me consulter sur des choses de la dernière importance.
+
+Je me fais conduire à l'adresse indiquée. On ne m'attendait pas, et
+ayant ouvert assez brusquement la porte, je me trouvai en face d'une
+femme en grand deuil, du plus noble maintien. Son regard doux et
+mélancolique inspirait tout d'abord la vénération et la pitié! Belle et
+jeune, son deuil ne portait pas l'empreinte de cette coquetterie de
+douleur qui souvent dément les larmes des veuves. Nous étions toutes
+restées immobiles au premier regard. J'étais déjà de moitié dans ses
+peines... «C'est vous, Gertrude, fut tout ce que je pus dire.
+
+«--Oui, et je suis déjà moins malheureuse, puisque je ne suis point
+encore méconnaissable aux yeux de l'amitié!
+
+«--Oh! que cette amitié serait heureuse des preuves que vous pourriez
+accepter.»
+
+Nous nous assîmes, et son cœur s'ouvrit avec une chaleur que je vais
+m'efforcer de reproduire. «Je n'accuse que moi seule de la conduite de
+celui qui m'a perdue. Il ne pouvait m'estimer, je lui avais tout immolé,
+vertu, patrie, famille; je n'avais à ses yeux que l'attrait d'une
+conquête de plus. Il ne crut pas à mon amour, à mon amour si tendre, et
+j'en fus abandonnée. Nous touchions au moment de l'invasion de l'Italie;
+je rejoignis triste et désolée les lieux que j'avais remplis du scandale
+de ma fuite. Ma famille irritée, m'accabla des rigueurs d'une réclusion.
+Peu après on m'offrit ma liberté aux dépens de mon cœur; il était encore
+à Alfred, et j'osai préférer le pleurer ingrat, plutôt que de tout
+devoir à la tendresse d'un autre. Hélas! je prononçai mon arrêt fatal.
+On donna à mes refus le nom de rebellion, et à mes larmes sur la perte
+d'Alfred celui de démence. Des parens qui me haïssaient gagnèrent ma
+trop faible mère. Je fus jetée dans la maison des fous, et au 26 août
+1801, s'ouvrit pour moi la porte de cet antre plus affreux mille fois
+que le tombeau. J'y passai neuf années, n'ayant autour de moi que le
+spectacle d'une effrayante dégradation. En vain je recourus aux prières,
+aux supplications pour prouver que mon cœur seul était malade, que ma
+raison était saine: l'orgueil m'avait condamnée et l'orgueil ne pardonne
+jamais. Enfin un jour, jour d'éternelle mémoire, la porte de mon cachot
+s'ouvre; j'entends des paroles de paix, de consolation; je lève les yeux
+sur l'être bienfaisant dont l'organe mélancolique et pur apporte à mon
+ame la première émotion qui, depuis deux années, ne fût pas une douleur.
+Mon regard avait suffi pour lui tout révéler.
+
+«--Non, cette femme n'est point folle, s'écrie-t-il; son geste, son
+attitude, sa physionomie respirent la pudeur et la bonté. Un délicat
+instinct de femme avait su faire un chaste voile de la lourde et
+grossière couverture de ma triste couche.» L'étranger était accompagné
+de l'économe de la maison et de deux autres témoins.
+
+«Cette visite porta immédiatement avec elle ses consolations; l'économe
+reçut les plus touchantes recommandations; on me plaça provisoirement
+dans une chambre propre et commode. On m'accorda des vêtemens, ma
+nourriture devint saine; le lendemain on revint pour des formalités et
+des bontés nouvelles. L'homme noble et généreux à qui je devais ce
+secours inespéré n'épargna rien: crédit, argent, démarches, il employa
+tout pour arracher à une horrible destinée une femme étrangère dont il
+ne connaissait que les torts et le malheur, n'exigeant pour récompense
+que de rester inconnu à l'objet de sa noble bienfaisance. Le succès
+couronna son angélique humanité, et la liberté, dernier bienfait, vint
+mettre le comble à la reconnaissance de tous les autres. En me
+l'annonçant, on me remit un contrat de 1,200 liv. de rente viagère, avec
+la seule obligation de signer une promesse de ne jamais revenir dans ma
+patrie, et de changer mon nom de famille. J'étais presque heureuse de
+cette condition qui complétait mon affranchissement. Qu'aurais-je pu
+regretter après de pareils traitemens? J'obtins, à force de prières, de
+mes gardiens que j'allais quitter, le nom de mon bienfaiteur; c'était
+Talma!
+
+«Quoi! notre tragédien? m'écriai-je.
+
+«--Oui, lui même. Vouée à un deuil éternel, mon projet est d'aller
+m'établir en terre étrangère; depuis six mois ma fortune s'est accrue
+par le don d'un legs inespéré et considérable. Je suis venue à Paris
+dans la seule intention de voir Talma. Depuis long-temps le respect pour
+un secret qu'il avait voulu pesait à ma reconnaissance. Après tant
+d'années de combats, elle fut la plus forte, et c'est pour y céder que
+j'accours du champ de bataille qui vit tomber Alfred. Voici quelques
+lignes que j'ai écrites à mon bienfaiteur. On m'avait dit que je le
+trouverais à Calais; je m'y suis rendue; il en était parti: mais je sais
+qu'il est à Paris maintenant. Un hasard singulier m'a procuré votre
+adresse; plusieurs officiers parlaient de vous devant moi; un d'entre
+eux vous connaît plus particulièrement. J'ai demandé si vous étiez à
+Paris, et il a répondu en m'indiquant votre demeure; c'était le neveu de
+l'amiral Verhuel. Ce que je me rappelais de votre amitié et de votre
+caractère m'a fait un besoin de vous voir, auquel je n'ai pu résister;
+vous êtes naturalisée en France, vous connaissez tant de monde, il ne
+vous sera pas impossible de me faire parler à Talma; je suis épuisée par
+de longs tourmens, mes forces s'en vont, et je ne voudrais pas mourir
+sans revoir l'homme à qui je dois la vie et tout ce qui l'a consolée.
+
+«--J'ai promis, dis-je au maréchal, de présenter cette excellente femme
+à Talma, mon ami depuis dix-huit ans, et quand vous m'avez rencontrée,
+j'y allais. On ne saurait croire tout le bien qu'il fait; c'est
+presqu'un souverain par l'abondance de ses libéralités. Si nul acteur ne
+l'égale en talent, il est moins d'hommes encore qui le surpassent en
+généreuse bienfaisance envers toutes les infortunes.» Ney jouissait avec
+la candeur d'une belle ame de ces curieux détails; il daigna
+s'intéresser au sort de la femme dont je venais de lui parler avec cette
+abondance de cœur qu'inspire la vue si rare d'un caractère
+reconnaissant.
+
+«Cette dame, ajouta Ney, veut se réfugier en Italie; engagez-la à
+attendre quelque temps.
+
+«--Vous croyez donc, mon ami, que les affaires vont mal, et que cela va
+se brouiller tout-à-fait?
+
+«--Je le crains; l'Espagne et la Russie, ma chère Ida, ont enterré notre
+bonheur. L'intrigue, en outre, prépare pour nous le surcroît d'autres
+dangers. À peine échappés à une retraite, il va nous falloir, malgré
+notre désastreux épuisement, commencer une autre campagne. Heureux si,
+versant notre sang jusqu'à la dernière goutte, nous conservons notre
+France intacte et pure. Les soldats voudraient du repos, un repos si
+bien gagné. On se battra encore, mais en raisonnant sa fatigue. Nous
+autres généraux et maréchaux, nous le voulons; il nous en coûte de ne
+voir rien finir. Nous vieillissons.»
+
+J'avais souvent exprimé des idées semblables à Ney, mais il m'en avait
+blâmée, et chose inexplicable, je ne saurais dire le cruel regret que
+j'éprouvais de les entendre de sa bouche. Ce n'était certes qu'une
+saillie de mauvaise humeur, bien naturelle; mais mon imagination
+souffrait de l'affaiblissement de son enthousiasme, au moment où
+l'étoile semblait pâlir. Nous eûmes même à cet égard une vive
+altercation, assez vive même pour me faire craindre une seconde rupture;
+mais la voix de la patrie menacée, le sentiment du devoir et l'approche
+des dangers le réconcilièrent bientôt avec Napoléon et avec moi.
+
+
+
+
+CHAPITRE CXXIII.
+
+Préparatifs de la campagne de France.--Émotions politiques.
+
+
+Je restai quelques jours sans voir Ney, et, comme nous nous étions
+quittés un peu fâchés, je ne voulais provoquer ni son repentir ni sa
+visite. Si le sujet de la brouille eût été quelque chose d'intime et de
+personnel, je l'aimais trop pour rester quelques heures seulement sous
+le poids d'un reproche ou d'une apparence d'insensibilité; mais la
+rancune ne venant pas du cœur, j'étais bien sûre qu'elle ne tiendrait
+pas. En effet Ney vint me voir au bout de deux jours, et je bénis
+presque la querelle qui avait ainsi pour résultat une démarche qu'il
+n'eût peut-être point faite sans ce motif d'impulsion polie et
+repentante. Mais ce qu'il y a de curieux dans les caractères francs et
+impétueux, c'est qu'ils se fâchent encore même en se réconciliant; que
+poussés par la bonne foi de leur premier mouvement, ils y cèdent de
+nouveau, même dans les réparations qu'ils ont la volonté de leur donner.
+Ney n'avait jamais ressenti pour moi cette égalité de passion qui fait
+en quelque sorte disparaître l'ame pour la confondre avec une autre ame;
+je crois même qu'avant la grande catastrophe qui me fit entrer tout
+entière dans son cœur, mon empire, celui de suivante de sa gloire, avait
+beaucoup tenu à ce qu'il retrouvait en moi presqu'un camarade de guerre
+autant qu'une femme; rien d'original, sous ce rapport, comme son retour
+après notre débat; j'espérais de la tendresse, et j'entendis encore de
+la politique. Hélas! ce pauvre ami aimait tant son pays qu'il ne croyait
+pas être infidèle en me parlant de la France, alors menacée, envahie;
+voyant arriver sur ses frontières les soldats de toutes les capitales où
+avaient flotté nos aigles orgueilleuses; mais tout ce qu'il disait avait
+un charme irrésistible de chaleur et de sincérité; la France était au
+fond de toutes ses pensées, et cet immense intérêt, base lui-même de mon
+attachement pour le maréchal, me faisait écouter, avec une incroyable
+émotion, ce que j'appellerais volontiers son improvisation patriotique.
+«Vous aviez raison, mon amie, de réchauffer un peu mon ardeur pour
+Napoléon. Il a commis des fautes; il ne nous a guère ménagés; mais il
+supporte au moins dignement des revers que peut-être il eût pu ne pas
+appeler sur nos têtes; il fait bonne mine à la mauvaise fortune; son
+génie se réveille pour nous organiser une armée, pour nous fabriquer au
+moins des cartouches avec lesquelles nous puissions dignement mourir.»
+Mais, comme malgré lui, le sentiment profond des malheurs publics le
+ramenait à une sorte de misantropie. Les noms de la plupart des grands
+personnages de l'État ne sortaient de sa bouche qu'avec des bouffées de
+mécontentement et de blâme. Il avait avec moi toute sécurité, et ses
+expressions, qui n'étaient retenues ni par la politesse ni par la
+crainte, n'en étaient que plus vives, et n'en sont que plus curieuses
+comme peintures des opinions qui circulaient dans le monde chargé alors
+de nos destinées.
+
+«--Et ce Murat, s'écriait-il, le concevez-vous? Il nous a quittés dans
+la dernière campagne; il n'a pas vu qu'en remettant son commandement il
+descendait du trône qu'il tient de l'Empereur. Murat est le premier
+soldat de la France, mais la royauté l'a gâté; elle lui tient au cœur;
+il en est vain comme les femmes de leurs diamans. Il croit se conserver
+en se tournant d'un autre côté que nous: il se trompe; et quoique cela
+aille mal pour Napoléon, Murat, comme tous les autres, ne peut rester
+roi qu'autant que Napoléon restera empereur.
+
+«--Comment! autant que Napoléon restera empereur? Êtes-vous fou, Michel?
+Pourra-t-il ne plus l'être? Quoi! on l'assassinera donc?» lui disais-je
+avec la plus entière conviction que, malgré les désastres de la Russie
+et les défections de Leipsick, détrôner l'Empereur me paraissait
+impossible...
+
+«Non, dit Ney brusquement, cela n'est pas impossible, et il sera
+lui-même pour quelque chose dans la possibilité. Tous les anciens partis
+vivent encore, sous terre il est vrai, mais ils en sortiront; et il y a
+des momens où nous sommes, nous autres, tentés de croire l'Empereur de
+complicité avec ses ennemis. Il sait qu'il a autour de lui, dans ses
+conseils même, des j... qui le travaillent d'accord avec l'Angleterre;
+qu'une conspiration européenne l'enveloppe; il voit l'abîme, et il
+semble qu'il veuille y tomber.»
+
+Ici, se livrant à son impétueuse franchise, le maréchal Ney me traça un
+tableau de main de maître du 20 décembre, premier lever de Napoléon aux
+Tuileries après le retour de Leipsick. «Il n'avait plus d'armée, mais il
+en a retrouvé là une de courtisans. Belle ressource que les harangueurs
+du sénat, du conseil d'État, des cours judiciaires, des corps
+administratifs! Tous ces gens-là n'ont su que louer, suivant la formule
+consacrée depuis dix ans. La phrase a été son train au salon du trône,
+et l'Empereur a pris au mot ces courages à appointemens. Il est trop
+bon, trop facile, trop crédule. Pour sabrer les Prussiens, qu'a-t-il
+besoin de ses valets dorés? C'est au peuple, sa vraie force, aux
+soldats, ses vieux amis, qu'il doit uniquement s'adresser; il sait bien
+qu'avec nous il est en famille.
+
+«--Ah! j'aime à vous entendre parler au jour de l'adversité et des
+épreuves comme aux jours de la victoire et de l'enivrement de la bonne
+fortune.» J'avais beau épuiser mon éloquence; je voyais bien que le
+maréchal avait un fond de mécontentement contre l'Empereur. Il était
+convaincu qu'il aurait dû faire la paix à Dresde, arranger autrement ses
+affaires, rester allié avec l'Autriche. «Caulaincourt avait très bien
+préparé les choses dans sa négociation avec Metternich. Napoléon a voulu
+la guerre; il pense un peu trop à son antipathie pour l'Angleterre. Lui
+qui n'écoute que ses propres avis, lui qui est de feu contre ses amis
+qui raisonnent, il est de glace contre ses amis qui le trahissent. Il en
+fait ou trop ou pas assez. Bernadotte, ce Gascon qui lui décoche de si
+jolies proclamations, il le ménage. Nous avons perdu nos meilleures
+troupes dans des combats souvent inutiles. Reggio, Tarente, Vandamme et
+moi, nous avons essuyé des échecs: cela ne devait-il pas lui prouver
+l'impossibilité de la lutte?
+
+«--Mon Dieu! vous êtes bien mal disposé pour lui aujourd'hui.
+
+«--C'est que je prévois ce qui va arriver: les ennemis sur notre
+territoire et une guerre d'extermination...
+
+«--Mon ami, pourvu que dans cette fatale extrémité nous soyons les
+exterminateurs.
+
+«--Ida, me dit-il en me regardant de manière à me pénétrer jusqu'au
+cœur, vous êtes bien dévouée à Napoléon depuis quelque temps; est-ce
+qu'il y aurait de la vérité dans certains bruits?
+
+«--Quels bruits? répliquai-je avec le feu qu'on met à prévenir une
+explication périlleuse; mon dévouement à l'Empereur me vient de mon
+enthousiasme pour votre gloire. Je la vois, ainsi que celle de la
+France, si étroitement unie à Napoléon, que les séparer serait porter la
+hache dans vos lauriers. Ah! que je meure avant que cela arrive!
+
+«--Allons, il n'y a rien à dire à un si pur amour pour la France. Ma
+bonne Ida, vous êtes une singulière femme, mais que j'aime bien.» La
+politique, qui nous avait brouillés à la première entrevue, nous
+rapprocha plus intimement l'un de l'autre à la seconde; ce jour-là, en
+nous quittant, nous étions plus amis que jamais.
+
+Le même jour j'allai voir Talma qui était aussi profondément remué par
+les événemens, mais plein de confiance dans le génie de l'Empereur. «Il
+a contre l'adversité, disait Talma, toute la vigueur du vainqueur
+d'Arcole et de Marengo. Sa constance, sa volonté de fer, son ame de feu
+sont déjà une armée. Son regard vieillit les plus jeunes soldats, et son
+étoile sortira radieuse de tant de nuages qui ne sauraient la couvrir.»
+Je parlai à cet excellent Talma de la pauvre Gertrude: il avait oublié
+le bienfait, mais non pas le malheur. Mon récit renouvela sa touchante
+compassion; il était si naturellement généreux qu'il ne comprenait pas
+mes éloges, mais il comprenait mon ame, et je sentis que ma visite lui
+faisait un de ces plaisirs délicats qui naissent d'une vive sympathie de
+pensées et d'impressions. J'emportai une bonne nouvelle pour Gertrude,
+qui m'en remercia comme si j'eusse été de moitié dans la générosité de
+Talma.
+
+Ney m'avait prévenue qu'il ne me verrait pas de quelques jours. Je fus
+bien agréablement surprise de trouver en rentrant, le jour même de sa
+visite, un billet qui m'indiquait, pour le surlendemain fort tard, un
+rendez-vous. Quand il s'agissait de lui, toute autre affaire était
+oubliée; ma vie cessait, pour ainsi dire, pour se concentrer dans la
+sienne; puis mon cœur, si prompt à s'attacher aux douces chimères,
+rêvait déjà bien au delà du bonheur d'une visite. Hélas! dès que Ney
+entra chez moi, et dès le premier coup d'œil, l'altération de sa
+physionomie me dit tout autre chose.
+
+«--Avais-je raison, s'écria Ney, dans mes prédictions et dans ma colère;
+le vaisseau de l'État fait eau de toutes parts. Par la Suisse, par le
+Rhin, par le Nord, nos frontières sont entamées; tous les ennemis de la
+France se donnent la main. Les coalitions se sont formées à force de
+revers. Cette fois elles sont épouvantablement habiles et unies. Cette
+réaction de tous les orgueils blessés était inévitable. Les poltrons
+eux-mêmes sont leur désespoir, et les plus braves leur lassitude. Les
+débris de nos vieilles bandes sont prisonniers dans toutes les villes
+depuis la Vistule qu'elles occupent inutilement. Ida, ma pauvre Ida, ma
+tête se perd quand elle mesure l'abîme...»
+
+La gloire et la grandeur de la France étaient si chères au cœur du
+maréchal Ney, que l'aspect des désastres publics le mettait hors de lui.
+«Quelle affreuse nouvelle, répétait-il;» et ce noble guerrier, provoqué,
+par mes questions, par la chaleur de l'amitié et du patriotisme, restait
+muet, après quelques exclamations plus énergiques que claires. «Enfin,
+s'écria-t-il, surmontant son abattement, une nouvelle campagne va
+s'ouvrir. Puisse-t-elle du moins nous conserver nos limites, notre belle
+France... Il serait par trop cruel de nous voir enlever les conquêtes de
+la république, de perdre sous les aigles les triomphes de Valmy et de
+Jemmapes.» Il était venu pour me dire beaucoup de choses, et son trouble
+fut tel qu'il me quitta sans entrer même dans l'objet de l'entrevue
+qu'il m'avait demandée.
+
+Regnault, que je vis le lendemain, était plus agité encore. L'année
+1814, qui allait s'ouvrir, se préparait sous de bien tristes pronostics.
+Hélas! ils ne devaient que trop tôt et trop ponctuellement se réaliser.
+Je connaissais trop Ney pour ne pas m'être aperçue, à travers ses
+agitations politiques, qu'il avait besoin de me confier autre chose; je
+ne m'étais pas trompée; car le soir même du lendemain je reçus une
+confidence qui me fut à la fois chère et pénible: elle m'apprit que le
+cœur de Ney me garderait toujours une place, que ni liaisons anciennes
+ou nouvelles, ni devoirs ni infidélités ne me raviraient jamais. Si
+j'éprouvai une légère blessure, un plus noble penchant étouffa bientôt
+mon amour-propre blessé. Donner à Ney une preuve de désintéressement et
+en quelque sorte d'immolation, me tint lieu du bonheur. Prévoyant une
+nouvelle et périlleuse campagne, pressé par une lettre qu'il venait de
+recevoir, Ney me fit part d'une liaison d'un moment avec une belle
+Polonaise qui lui en avait dérobé le précieux gage. Je me chargeai de la
+commission qu'il me donna, mais malgré mon zèle je ne réussis pas
+immédiatement à découvrir l'innocent objet de ses inquiétudes. Pour ne
+pas revenir sur le même sujet, je vais raconter ici l'étrange hasard
+qui, en 1821, me fit rencontrer cette fille de l'amour d'un héros et de
+la faiblesse d'une noble et belle étrangère, qui fut assez heureuse pour
+mourir avant le jour fatal qui enleva à sa fille bien-aimée son illustre
+protecteur naturel. Il faut que je ne sois pour aucune sensation
+organisée comme les autres personnes de mon sexe; car, passé la première
+irritation de l'aveu, je puis assurer que j'éprouvais, au moment de la
+confidence même, un désir de mère à voir cet enfant. Je me formais déjà
+un plan de vie; je disais: «N'est-ce pas, Ney, que vous me la confierez?
+J'irai vivre à la campagne, je lui apprendrai à vous connaître, à vous
+chérir, et elle ignorera ce que j'ai eu de torts.» Il me pressait dans
+ses bras, me répétant: «Ida, bonne et chère Ida;» et moi d'être fière et
+heureuse plus que du plus brûlant délire d'amour. Hélas! il ne devait
+pas jouir de la douce sécurité de me voir veiller sur l'objet de sa
+tendresse inquiète.
+
+Dans les premiers jours de janvier 1821, je fis un voyage à Verdun.
+J'arrivai vers le soir; c'était un jour de plantation de croix. Les rues
+étaient encore tout encombrées des oisifs que cet événement avait
+attirés. On y voyait avec leurs parens les jeunes filles qui avaient
+formé le cortége, ornées de guirlandes et de voiles blancs. À Verdun, un
+cortége de jeunes filles, vêtues de blanc, rappelait un trop cruel
+souvenir pour n'être pas un pénible spectacle. Je m'éloignai avec
+précipitation, et remettant mes visites au lendemain, je sortis de la
+ville vers le lieu, déjà désert, où la sainte cérémonie venait de
+rassembler toutes les ames religieuses ou avides des pompes extérieures
+du culte. Non loin de la croix qu'on venait d'élever était assise sur le
+gazon une jeune fille dont l'aspect enchanteur me fit sentir une
+surprise toute prête à devenir de l'admiration; son léger vêtement était
+fermé par une ceinture noire qui dessinait Aine taille souple et
+élégante; un grand chapeau de paille était à ses côtés, et la légère
+bise du soir faisait voltiger des tresses dorées dont la mode n'avait
+pas encore dénaturé les gracieuses ondulations, ni torturé les boucles
+naturelles; un grand portefeuille de dessins était placé près du
+chapeau. Je fis à mon domestique signe de s'éloigner; je m'approchai
+doucement de la jeune personne, de façon à la très bien examiner avant
+d'en être remarquée. À peine les roses de la première jeunesse
+commençaient à remplacer sur ses joues les couleurs plus prononcées de
+l'enfance, et déjà se lisait sur son front virginal l'empreinte des
+soucis; les pénibles soupirs d'une profonde méditation soulevaient un
+sein naissant à peine. Elle prononça à mi-voix quelques mots sans suite,
+mais dont le son fit aussitôt vibrer toutes les cordes de mon cœur: en
+me rappelant cette douceur d'accent d'une jeune fille, il me semble
+reconnaître quelque chose d'une voix chérie. Éveillée par cette
+divination mélancolique, il me semblait lire sur le front virginal de
+l'inconnue une expression de physionomie qui me rendait comme présente
+l'image douloureuse de l'infortuné maréchal. Je fis un mouvement pour
+être aperçue: à l'instant la jeune fille fut debout et prête à
+s'éloigner. Mon cœur battait avec violence; «De grâce, Mademoiselle,
+restez; mon sexe, mon âge, doivent ne vous causer aucune crainte. Vous
+êtes seule; mon domestique nous suivra de loin; accordez-moi quelques
+instans, dites-moi quels heureux parens ont le bonheur de vous avoir
+donné la vie.»
+
+«--Hélas! Madame, dit-elle avec un maintien parfait, depuis bien
+long-temps les paroles bienveillantes sont étrangères à mon oreille;
+excusez le trouble qu'elles causent à la pauvre Féodora.
+
+«--Ce nom annonce que vous n'êtes pas née en ces climats; cependant
+votre accent est si pur...
+
+«--Je suis fille d'un Français et d'une Polonaise, continua-t-elle
+précipitamment, orpheline de tous deux; depuis trois mois seulement je
+sais que je n'ai rien à demander à la société qui me dédaigne, rien à
+espérer de ce monde où ma naissance devient un titre d'exclusion ou
+d'une insultante pitié.» En s'exprimant ainsi, sa belle physionomie
+s'était animée d'une fierté douloureuse; d'abondantes larmes coulaient
+sur ses joues. Je pressai sa main que j'avais saisie avec une religieuse
+tendresse: c'était la fille du héros, de l'homme que j'avais idolâtré,
+que je pleurais avec désespoir: oh! que cet être me parut cher. Je n'ai
+jamais conçu l'orgueilleux amour-propre qui fait repousser ou haïr
+l'enfant de l'homme qu'on aime, lors même que ces enfans sont une
+irrécusable preuve d'inconstance. Quand la passion a été sincère, elle
+étouffe tous les murmures de la vanité. Je rassurai Féodora, m'informant
+avec intérêt des amis, des soutiens qui restaient encore à sa jeunesse.
+«Je suis un enfant illégitime, voilà tout ce que je puis dire. Je
+n'accuse point mon père; ses mânes m'entendent; ma mère n'a pu supporter
+sa mort funeste. Je suis seule, oh! bien seule au monde.» L'air, le ton,
+le regard de Féodora étaient pénétrans. Il faut en avoir éprouvé la
+puissance pour comprendre tout ce qu'une ame noble et fière ajoute à la
+beauté d'une femme.
+
+Je tenais la main de Féodora; je lui prodiguais tous les noms qu'une
+mère tendre donne à une fille bien-aimée. J'ouvrais ainsi son jeune cœur
+à la confiance, qui n'eut plus de secrets pour moi. Féodora avait sept
+ans lorsqu'elle perdit sa mère. À l'instant tout changea autour d'elle,
+les soins, la vie, jusqu'aux robes qui naguère la paraient. Une vieille
+Polonaise, Élisabeth Dobninski, accompagnée d'un valet de chambre, lui
+firent passer bien des jours en voiture, et un matin Féodora se vit en
+s'éveillant dans une petite chambre avec des personnes inconnues, mais
+dont les manières douces et caressantes gagnèrent le cœur de la pauvre
+orpheline. Cependant Féodora ne put sans un cruel chagrin se plier au
+changement de sa fortune; elle n'avait jamais parlé que français avec sa
+mère, et sous ce rapport du moins elle se trouva moins étrangère au
+milieu de ces êtres inconnus; mais sous tant d'autres, qu'elle était à
+plaindre! Au lieu de ces arts charmans dont sa mère l'avait entourée, ce
+n'étaient plus que les grossiers ennuis d'un travail mécanique. Féodora
+n'avait aucune aptitude à ses nouveaux devoirs; son caractère était
+doux, mais fier. La contrainte la révoltait; elle continuait en secret à
+s'occuper des leçons de sa mère; un crayon était un trésor, et un
+bouquet de fleurs fut souvent acheté par l'orpheline au prix de
+l'abandon de quelque pièce de sa modeste garde-robe. Elle sacrifiait
+souvent les heures destinées à une pénible tâche de ménage au plaisir de
+courir au loin la campagne pour former son herbier, et de composer des
+dessins imparfaits, mais précieux par les mots touchans qu'elle plaçait
+sous chaque fleur en souvenir de sa mère. Féodora vivait depuis deux
+années à Verdun dans cette monotone médiocrité, sans plaisir, sans
+espérance, mais du moins sans privations du nécessaire. Peu à peu la
+main invisible qui la soutenait s'est montrée moins exacte dans ses
+dons. Attachée peu à peu par l'habitude, comme tous les bons cœurs, à
+ceux qu'elle voyait tous les jours, Féodora, accablée du changement de
+leurs manières, leur demanda en larmes ce qu'elle leur avait fait. «Que
+voulez-vous, Féodora, lui dit la femme, nous gagnons notre vie par notre
+travail. On nous écrit que votre pension ne sera plus payée, et nous ne
+pouvons vous nourrir pour rien.» Ces mots avaient enlevé à la
+malheureuse orpheline ses dernières illusions; il lui fallait même
+renoncer aux travaux de l'aiguille pour descendre aux pénibles soins
+d'un ménage d'artisan. Il fut impossible d'y plier sa fierté, et surtout
+du moment où la découverte d'un papier mêlé aux lettres de sa mère lui
+eut appris le nom et la haute illustration de celui à qui elle devait le
+jour et le rang de sa mère. De ce jour, Féodora, perdue dans le vague
+d'une affreuse mélancolie, faisait et défaisait mille projets; ses nuits
+se consumaient dans les larmes; le jour, elle courait respirer l'air
+libre de la campagne. Mais peu à peu la cruelle nécessité exerça sur
+elle sa fatale puissance; on força ses habitudes sans vaincre ses
+dégoûts. «Je fus pendant deux ans si malheureuse, me disait-elle, que
+souvent j'invoquai les mânes de ma mère, pour lui demander si c'était un
+crime de s'ôter la vie.» Ces paroles me firent frissonner: un pareil
+aveu dans une bouche de quinze ans renferme tant de douleur!
+
+Insensiblement on reprit, plus tard, avec Féodora des manières moins
+sèches. Un jour on lui dit d'être tranquille, qu'une grande dame aurait
+soin d'elle et la protégerait. «Je ne veux pas être protégée, mais
+aimée, répondit la fière Polonaise.» En effet, sa pension fut payée, et
+l'on s'occupa de son instruction religieuse.
+
+Je témoignai à Féodora le désir de l'accompagner, de connaître les
+personnes auxquelles on l'avait absolument confiée. «Non, me dit-elle,
+car cela restreindrait ma liberté. Ce qu'on me recommande surtout, c'est
+de ne faire connaissance avec personne. J'ai tant besoin de penser que
+je vous verrai encore, et que même, loin de Féodora, vous n'oublierez
+pas les confidences de la pauvre fille illégitime!» Je pressai l'aimable
+infortunée sur mon cœur avec une tendresse de mère. Hélas! j'étais déjà
+pauvre alors, et ce fut un des momens de ma vie où j'ai senti que
+l'argent peut être quelque chose pour le bonheur. Si j'en eusse été
+pourvue, comme dans mes beaux jours, j'eusse dit à Féodora; «J'ai adoré,
+je pleure avec désespoir le héros qui te donna la vie; le nom de ta mère
+est une amertume pour mon cœur, mais n'est-tu pas aussi la fille de
+celui que j'ai tant aimé? Viens, retrouve en moi l'appui et les
+entrailles, de la bonté paternelle.» Après nous être donné rendez-vous
+pour le lendemain, nous nous séparâmes.
+
+Mais je l'attendis vainement au rendez-vous. Qu'on juge de mon chagrin!
+J'étais forcée de repartir le lendemain même. Je résolus d'aller parler
+aux gens qui avaient accueilli Féodora. Un billet qu'on me remit d'elle
+en rentrant à l'auberge, me fit changer d'avis; Je transcris
+littéralement les lignes de cette aimable et malheureuse enfant:
+
+«Je suis restée trop tard dehors hier; on nous a vues ensemble, on m'a
+questionnée, et je hais les questions. J'ai vivement répondu que,
+n'ayant point le bonheur d'avoir mes parens pour guides et pour maîtres,
+je ne voulais pas me soumettre à un joug étranger. On ne me permet pas
+de sortir aujourd'hui et de vous parler ce soir; ne m'oubliez pas en
+passant devant le lieu où vous m'avez trouvée hier, et d'où je revins
+avec un trésor, car je vous crois mon amie. Il y a tant de bonté dans
+vos regards! J'ai des frères, m'avez-vous dit; vous leur parlerez pour
+la fille de leur père, une fille qui ne demande qu'un peu d'affection
+fraternelle. Madame, chère Madame, ne m'oubliez pas, car vous êtes la
+seule espérance de la pauvre orpheline Féodora.»
+
+Je plaçai ce billet sur mon cœur. Lorsque la voiture qui m'amenait à
+Paris passa devant la croisée où j'avais trouvé Féodora, mon ame
+renouvela le serment de revoir la pauvre fille autant qu'il serait en
+mon pouvoir. Dans la ferveur de ce double serment, je crus voir une
+ombre légère s'approcher de moi, suivre comme un nuage lumineux la
+course rapide qui m'entraînait... Le bruissement des arbres, le faible
+frémissement des insectes, le cri des oiseaux, formaient comme un
+concert de voix aériennes qui répétaient ma promesse de ne pas oublier
+la fille du héros, et de faire dire à ses fils: «C'est vous seuls qui
+devez être les protecteurs de Féodora!» Les peines et les malheurs qui
+m'accablèrent ne me firent point oublier ni négliger mon serment; mais
+ils furent tels, que souvent cette impuissance m'arracha des larmes. Le
+sort de Féodora était heureusement trop intéressant pour n'être pas
+soulagé: il le fut et d'une manière qui défend, par le respect dû au nom
+de la protectrice, de s'inquiéter du bonheur de la protégée.
+
+
+
+
+CHAPITRE CXXIV.
+
+Visite à Madame, mère de l'Empereur.--La belle Allemande chez Regnault
+de Saint-Jean-d'Angely.--MM. Lainé, Raynouard, Flangergues, Gallois.
+
+
+Les derniers jours du mois de décembre 1813, par l'accumulation des
+mauvaises nouvelles, par le relâchement de toutes les affections, par
+l'irritabilité de toutes les personnes attachées à la fortune de
+l'Empereur, me furent bien pénibles. Quand on n'est point intéressé aux
+affaires, mais quand on s'intéresse à ceux qui y prennent part, on
+souffre plus qu'eux des malheurs qui les accablent; ce qui pour eux
+n'est quelquefois qu'un intérêt, devient pour leurs amis un sentiment.
+Regnault de Saint-Jean-d'Angely m'envoyait chercher à tout moment. Dans
+les temps de crise, on dirait que les caractères les plus virils ont
+besoin de s'abriter et de reprendre courage auprès d'un cœur de femme.
+Dans ces longues conférences, devant lesquelles ne reculait jamais mon
+dévouement, Regnault était quelquefois abattu jusqu'à la faiblesse et
+violent jusqu'à la colère; ce qui l'indignait le plus, c'était le froid
+égoïsme de la plupart de ses collègues des grandes fonctions publiques.
+«Il semble, s'écria-t-il, que tous ces gens-là flairent la nouvelle
+curée d'un autre gouvernement.»
+
+Mes jours étaient fort tristes, parce que je voyais la gloire de Ney
+tellement unie au sort de l'Empereur, que craindre pour la chute du
+dernier, c'était frémir pour l'autre. Dans mes courses continuelles, je
+voyais et entendais une infinité de propos que je me gardais d'autant
+plus de rapporter, qu'ils étaient tenus de confiance, et que Regnault
+n'aurait pas manqué, par excès de précaution, d'en tirer les
+conséquences à sa manière. Il rêvait tellement conspirations et
+complots, que je lui cachai la rencontre que je fis de ce D. L***,
+espèce de fatalité qui se représente à toutes les époques critiques de
+ma vie. La cour des Tuileries retentissait d'une verte algarade de
+Napoléon envers ses courtisans; quoique Regnault n'eût point eu sa part
+de la colère impériale, il était revenu du château fort mécontent.
+«L'Empereur, disait-il, se fait des ennemis par ses sorties violentes,
+et cela ne mène à rien.» Mais voici comment s'était faite cette
+rencontre dont je n'avais pas parlé à Regnault. Mon cabriolet s'étant
+arrêté au coin du boulevart, j'aperçus D. L*** qui descendait
+précipitamment du sien pour venir à moi; je lui demandai s'il venait de
+l'autre monde?--«Non, pas encore, et je n'en ai point envie en ce
+moment. Je viens de passer un mois à Calais. Ah! si vous étiez une femme
+à penser à la fortune, quel avenir je vous assurerais!» Je le regardai
+avec l'air assez hautain. «Oui, oui, continua-t-il, un brillant avenir,
+mieux que vous ne l'aurez jamais avec le maréchal.--Perdez-vous la tête?
+Qu'ai-je fait pour un pareil avenir?
+
+«--Mais vous voilà bien grand seigneur, M. D. L***; comment, de la
+protection! Irait-elle au moins jusqu'à me rembourser quelques milliers
+de francs que vous me devez?
+
+«--Non pas encore, ma belle dame; mais si vous voulez, je vous fais
+gagner mille louis.
+
+«--En vérité!
+
+«--Oui, garantis.» Et en deux mots il me mit au courant et m'offrit des
+sûretés; je ne lui répondis qu'en parodiant ce vers de _Britannicus_:
+
+ Mais je n'ai mérité
+ Ni cet excès d'honneur ni cette indignité.
+
+Je sus depuis que cet adroit caméléon servait à la fois Baal et le dieu
+d'Israël. J'eus peut-être tort, mais je n'instruisis pas Regnault de mes
+soupçons assez bien fondés, comme on va le voir. Le roi de Naples venait
+de signer un armistice avec l'Angleterre et alliance avec l'Autriche.
+Paris retentissait du bruit de cette ingratitude, parlons la langue des
+politiques, de cette imprudence. Je venais de l'apprendre; j'étais
+affligée, humiliée dans mes souvenirs; je pensais à la grande-duchesse,
+et la réminiscence me revint d'une lettre dont elle m'avait chargée, et
+qui était restée sans réponse. D. L*** prétendait sortir de chez M.
+Desèze, et m'annonçait, d'un air de triomphe, un second voyage pour
+Calais, assurant qu'il ne serait que quatre ou cinq jours; encore trois
+voyages, me répétait-il, et ma fortune est faite au grand complet.
+«Voulez-vous venir?» Je lui tournai le dos pour toute réponse. Cette
+rencontre me donna beaucoup à penser; mais sans compter mon invincible
+horreur pour tout ce qui sent la délation, le caractère de M. Desèze
+était si honorablement connu, que j'aurais cru commettre un crime que de
+le croire en relation avec un être comme D. L***. Lorsqu'après le
+changement je revis celui-ci, il rit beaucoup de ce qu'il appelait
+ironiquement mon innocente candeur.
+
+Je songeai enfin à porter une lettre dont j'étais chargée de la part de
+la grande-duchesse pour Madame Mère; c'était la seule personne de la
+famille de l'Empereur qui conservât de son origine quelque chose de peu
+royal, on pourrait même dire de peu distingué, pour quelqu'un qui avait
+donné le jour à tant de princes. Je fus introduite par M. de
+Cossé-Brissac, dont les manières, tout imprégnées d'ancien régime,
+auraient pu, dans un courtisan moins consciencieux, passer pour une
+satire en action de celles de la douairière un peu bourgeoise. La bonne
+madame Lætitia avait pris la royauté comme une sinécure; c'était une
+reine sans gêne et sans façon. Je la trouvai assise près d'une table
+énorme où étaient placés plus de trente petits paniers et plusieurs
+ouvrages en perles. Je présentai ma lettre. «C'est bon, dit-elle en la
+prenant; nous verrons cela. Savez-vous faire de ces sortes
+d'ouvrages?--Non, Madame.--Eh bien! ni moi non plus. Je les achète d'une
+de ces pauvres _ci-devant_ comme il y en a encore tant, quoique mon fils
+leur ait fièrement donné, qui ont beaucoup de prétentions et pas un sou
+vaillant.
+
+«--Vous savez, Cossé (s'adressant à M. de Cossé-Brissac); c'est ma
+boiteuse que vous trouvez assez bien et que je trouve bossue; elle est
+adroite comme une fée. Croyez-moi, c'est joliment fait. Eh bien! je
+rends service à cette pauvre femme; car toutes nos dames m'en prennent,
+croiriez-vous?
+
+«--Je le crois aisément; un don de la main de Madame Mère est une grâce
+trop flatteuse...
+
+«--Un don! un don, dites-vous! où avez-vous la tête; je les paie et les
+leur fait payer. Oh! oh! ma chère, je vois bien que vous
+n'_accoumoulourez_ jamais.» Il me prit une grosse envie de lui dire: je
+crois que je n'en vaux que mieux; mais très heureusement que l'humble
+attitude et l'air profondément soumis de M. de Cossé-Brissac me
+rappelèrent à propos le haut rang de la personne qui me parlait, et je
+ne répondis que par un respectueux silence. Entre autres choses aussi
+importantes, madame Lætitia me questionna sur les perles de Rome. Je
+crus faire un trait d'adresse en lui disant: «Elles sont beaucoup plus
+chères que celles qu'on emploie pour ces sortes d'ouvrages.
+
+«--Oh! ma petite, j'en sais le prix et de tous les numéros encore; ce
+n'est pas à moi qu'on en fait accroire. Je ne tranche pas de la
+princesse comme mes filles.» En m'inclinant légèrement je déguisai mon
+sourire sous l'apparence d'une approbation très humble, et je rendis
+justice à ma bienfaitrice, en répondant: «Il est vrai que la
+grande-duchesse et la reine de Naples ont des cœurs de reines.» Je fus
+reconduite avec même étiquette, et, me retirant à reculon, mon pied
+s'embarrassa dans ma longue robe, et, moins leste, je serais tombée.
+Madame Mère montra dans cette occasion que si elle manquait un peu de la
+dignité du rang suprême, elle avait du moins conservé toute la bonté de
+ces mœurs simples et familières qui ont leur prix pour ceux qui en sont
+l'objet. «Ah! mon Dieu! me cria-t-elle, allez-vous-en donc tout
+_ouniment_ droit devant vous; vous avez failli vous faire _dou_ mal pour
+l'étiquette.» Madame Mère avait dû être fort jolie; elle était à cette
+époque presque bien encore. Sa physionomie avait surtout ce trait de
+bonté facile qui donne du charme aux femmes qui ont conservé le moins
+d'agrémens.
+
+En sortant de chez Madame Mère, je me rendis chez Regnault où je vis une
+dame d'une figure charmante. C'était une Allemande honorée de la
+protection de Mme de Staël. Regnault mettait une sorte de mystère à la
+recevoir. Ce ne fut que plusieurs années après que j'appris d'elle-même,
+dans une rencontre en Belgique, l'espèce d'utilité dont elle était au
+gouvernement, et la passion plus généreuse qui la rendit sinon digne
+d'estime, au moins de pitié, en lui donnant l'énergie de rejeter une
+fortune honteuse, fruit d'infames services. Je ne la nommerai point,
+parce que son repentir fut aussi sincère que déchirant. Hélas! que
+n'ouvrit-elle plus tôt son ame à la femme célèbre et compatissante que
+le sort lui avait donnée pour amie; elle se serait épargné des remords.
+Mais à l'époque où je vis cette dame chez Regnault, elle était dans
+toute l'activité de ses vilains devoirs. On parlait de la scène de
+l'Empereur avec la députation du Corps-Législatif; Regnault et la dame,
+sans affectation, baissèrent un peu le diapason de leurs paroles
+mystérieuses; je n'entendis plus que les noms de Bordeaux, d'Angleterre,
+de correspondances, et de temps en temps quelques exclamations contre
+MM. Lainé, Raynouard, Flangergues, Gallois, membres récalcitrans du
+Corps-Législatif.
+
+Quand la jolie dame allemande sortit du cabinet de Regnault, j'eus
+grande envie de la suivre, mais celui-ci me retint; il était si enfoncé
+dans les intérêts du moment, qu'il m'en parla comme s'il eût continué sa
+conversation avec la haute utilité qui venait de le quitter: «C'est
+Vicence, me dit-il, qui part chargé de négociations auprès des
+souverains, et surtout de l'empereur d'Autriche. S'il ne doit pas avoir
+plus de succès qu'à Dresde, il vaudrait autant qu'il restât à son
+ministère.
+
+«--Mon Dieu! je trouve une teinte d'envie à cette boutade; auriez-vous
+la fantaisie d'être ambassadeur?» dis-je à Regnault assez étourdiment.
+Il ne me répondit que du regard, mais c'était répondre, et même avec un
+peu de suffisance.
+
+Je n'avais pas vu Napoléon depuis le fameux voyage de Milan; la
+curiosité m'en prit, et une curiosité dictée par le plus noble intérêt
+et secondée par un de ces hasards singuliers dont il y a déjà tant
+d'exemples dans ma vie aventureuse, et qui donnent à la plus minutieuse
+vérité l'apparence d'une relation romanesque. L'Empereur venait de
+confier à la fidélité de la garde nationale parisienne, subitement
+ressuscitée, la fille des Césars et l'espoir de sa dynastie,
+Marie-Louise et le roi de Rome. La vaste enceinte du Carrousel venait de
+retentir de ces acclamations bruyantes dont Paris ne manque jamais. Le
+prince Joseph, si bon, si aimable, si instruit, mais peu fait, malgré
+ses deux exercices de royauté à Naples et en Espagne, pour supporter le
+poids du diadème, était peut-être celui que Napoléon n'eût pas dû
+choisir pour soutenir la jeune et incapable Marie-Louise dans le fardeau
+de la difficile régence qu'il allait établir. J'étais au Carrousel et
+dans la cour du château; je me glissais partout, j'écoutais tout avec
+l'anxiété du pressentiment, auquel j'avoue que j'ai toujours ajouté foi
+jusqu'à la crédulité. Il y avait tout près du cercle formé pour le mot
+d'ordre, un sergent de la garde nationale, que j'avais vu chez une de
+mes connaissances, royaliste à vieilles idées, qui commençait à reparler
+de ce qu'elle avait oublié si long-temps. Il causait avec plusieurs
+personnes, et non moins que dans le sens des cris qu'il venait lui-même
+de proférer. Hélas! me disais-je, voilà le sort des princes; ils se
+fient à des démonstrations de dévouement, et qui ne sont que le résultat
+du frottement des masses obéissant à des émotions du moment, qui seront
+éteintes au moindre examen et au premier changement. Toutes ces
+observations d'un cœur véritablement affectionné et enthousiaste me
+donnaient le besoin de voir l'Empereur. Cette solennité me l'avait
+présenté sous un jour triste, dans une espèce d'_amoindrissement_ de sa
+puissance. Je parvins à entrer au pavillon de Flore, malgré la foule,
+car j'avais des amis partout. Je vais, dans le chapitre suivant,
+raconter la courte entrevue que je parvins à surprendre avec Napoléon.
+Je dirai tout de cette bonne fortune du sort, de cette minute imposante
+qui me fut une immense gloire par la conviction qu'elle me donna que le
+désintéressement et la vive sincérité de mon dévouement n'avaient pas
+été sans influence et sans charme sur le génie d'un grand homme
+malheureux.
+
+
+
+
+CHAPITRE CXXV.
+
+L'escalier du pavillon de Flore après la revue de la garde
+nationale.--Entrevue avec l'Empereur.--Départ du maréchal Ney pour le
+quartier général.--Campagne de France.
+
+
+J'étais parvenue au haut de cet escalier qui est dans le coin reculé de
+la cour des Tuileries, entre les cuisines et un corps-de-garde, où rien
+n'annoncerait le séjour du souverain, sans les sentinelles qui se
+croisent et les consignes qui se répètent. Ma mine était si connue dans
+la garde impériale, qu'il ne m'arrivait jamais d'être repoussée dans mes
+curiosités par les militaires.
+
+J'arrivai donc sans exciter la moindre attention jusqu'à la première
+anti-chambre. Assise sur une banquette, de singulières réflexions
+m'assaillirent malgré moi sur la destinée des rois. J'étais là sans
+avoir subi aucune enquête, aucune surveillance. J'étais sûre que
+l'Empereur allait y passer sans garde; je savais qu'à ma vue il
+s'avancerait (comme cela lui arrivait à la vue de toute personne
+étrangère), pour s'informer du motif qui m'amenait là. Si je l'eusse haï
+autant que je l'admirais, si j'eusse été animée d'un esprit de complot
+ou de vengeance, rien, me disais-je, d'aussi facile que d'arriver avec
+un poignard au cœur d'un grand homme. Ces idées m'absorbèrent si
+tristement que je ne vis, n'entendis rien de ce qui se passait autour de
+moi. Je ne me réveillai de mon accablante rêverie qu'au bruit du
+factionnaire du haut de l'escalier qu'on venait de relever. J'étais
+assise derrière le grand vitrage qui longe le palier d'où l'on aperçoit
+une espèce de corridor fort obscur, qui doit conduire derrière les
+appartemens de l'aile qui est entre l'horloge et le pavillon de Flore.
+Dans le même espace, il y a un cabinet où l'on monte par quelques
+marches; j'ai dit, je crois, que j'avais écrit sur mon _memento_ les
+propos entendus dans la cour. Je tenais ce billet déployé dans ma main;
+j'entendis marcher dans le fond de ce corridor; machinalement je me
+lève, je m'approche jusqu'à la porte entr'ouverte du petit escalier. À
+ma toilette élégante, le factionnaire me prit pour une habitante du
+château; car loin de me regarder avec hésitation, il me laissa le
+passage libre. Au même moment, l'Empereur se montre, et moi, qui
+n'attendais là si patiemment que pour le voir, plus leste que la pensée
+et étourdie comme mon imagination, je me jette derrière la porte
+entr'ouverte et sur la seconde marche de l'escalier. Il me serait
+impossible de rendre l'attitude, ni l'expression de physionomie, ni
+l'accent de l'Empereur, qui s'approcha presque d'un air moqueur en me
+voyant grimpée là si sottement.
+
+«Que voulez-vous? Que faites-vous ici?
+
+«--Sire, le voilà: j'ai assisté à la revue, j'ai entendu et écrit ce que
+j'ai entendu;» et déjà il regardait mon billet. J'ai une si détestable
+écriture, qu'au milieu de toutes mes autres craintes, la plus vive était
+encore qu'il ne pût déchiffrer mon griffonnage. Je tendis la main pour
+reprendre la note. L'Empereur sourit de son fin et délicieux sourire,
+mit sa belle main sans gant sur la mienne, et rapprocha le billet de ses
+yeux. «Et le nom de l'homme, me dit-il?
+
+«--Je ne le connais pas, sire.--Bien (avec un regard doux et
+bienveillant); bien, allez chez Regnault, et contez-lui tout.» J'allais
+risquer une parole de plus, j'allais dire: «Votre Majesté me reconnaît
+donc?» Mais Sa Majesté était déjà loin. Avec Napoléon rien ne traînait
+en longueur. Je redescendis l'escalier, mais cette fois non sans avoir
+été bien contrôlée par tous les regards surveillans. L'Empereur avait
+gardé ma note.
+
+Je me rendis chez Regnault; il était sorti. Je lui laissai un mot. À
+sept heures du soir, il vint tout content me bien surprendre, en me
+montrant cette note, et en m'annonçant que j'avais beaucoup amusé
+l'Empereur par la terreur panique qui m'avait valu une audience
+particulière sur un escalier dérobé. Regnault avait ordre de me donner
+un bon sur le Trésor. La somme était considérable. Je refusai d'en
+accepter l'ordonnance; mais j'avoue sans détour que mon refus était un
+calcul, et tenait à un plan de ma tête un peu plus qu'à une délicatesse
+de mon cœur. N'ayant nommé ni compromis personne, j'aurais pu recevoir
+sans rougir une marque de reconnaissance pour un avis utile; mais
+j'ambitionnais mieux qu'une récompense pécuniaire, et je voulais pouvoir
+un jour demander à l'Empereur une position honorable comme mon
+dévouement, et pure comme la passion pour la gloire. Regnault, dont
+l'ame comprenait tous les sentimens généreux, surtout ceux d'un
+dévouement sans bornes, Regnault m'approuva et promit toute la chaleur
+de sa protection en faveur du projet que je lui communiquai pour mon
+avenir. Hélas! cet avenir, qui jamais n'arrive ni comme on le craint, ni
+comme on le désire, devait m'ôter, tout, oui, tout, jusqu'à l'espérance,
+puisque toutes se sont brisées sur un cercueil!... Le surlendemain,
+c'était le 17 janvier, je crois, Ney vint m'annoncer qu'il partait pour
+le quartier général de Châlons-sur-Marne. Je ne puis dire qu'il était
+triste ni agité de sombres pressentimens, puisqu'il s'agissait d'aller
+combattre; à l'idée des périls, Ney était toujours _tout lui_; mais il y
+avait quelque chose de plus réfléchi, de plus raisonneur dans ses
+dispositions; tellement que je me gardai bien de lui parler de ma
+singulière audience, et que je ne pus m'empêcher de lui répéter:
+«Aimez-vous moins l'Empereur, avez-vous regret à cette campagne?» Il en
+revint à son cheval de bataille: «C'est la France que j'aime; pour elle,
+je suis prêt à partir: mais s'il ne s'agit que de lui, j'avoue qu'un peu
+de repos nous conviendrait à tous.
+
+«--Sans doute, et tous vous l'avez bien mérité. Encore un effort; encore
+cette moisson de lauriers; elle est la plus nécessaire, elle sera la
+plus glorieuse.» Ces mots-là avaient de l'écho dans l'ame de Ney; aussi
+se laissa-t-il aller à mes inspirations. Celles de l'amour et de la
+gloire ont une si prompte et si puissante sympathie!
+
+Le maréchal partit dans la nuit, et cette fois la patrie était de moitié
+dans la tendre résolution qui allait me pousser encore sur les traces du
+guerrier. Je m'occupai de mes faciles préparatifs de campagne; Regnault
+n'approuvait pas l'idée de ces courses militaires, qu'il appelait mes
+_Jeanne-d'Arcqueries_; mais j'avais l'habitude de n'écouter que moi, et
+les défenses positives même de Ney ne servaient d'ordinaire qu'à
+stimuler davantage mes résolutions. La seule concession que ma tête pût
+faire se réduisait à ne pas transgresser la religion du sévère
+incognito, que me commandaient son repos et mon respect pour ses liens
+légitimes. Je ne voulus point faire d'adieux à Regnault, afin de
+m'épargner l'inutile résistance de ses conseils. Mais je n'y échappai
+point; car à peine Ney m'avait quittée, que le comte se présenta chez
+moi. Entre autres choses qui ajoutèrent à la surprise de cette si
+prompte visite, ce fut l'espèce d'enquête qu'il me fit subir sur le
+gouverneur de Wilna (le général Hogendorp); il voulut savoir si je le
+voyais lors de la campagne de Russie; si j'étais à Smorgony lorsque ce
+général y arriva au départ de Napoléon pour la France. «J'ignorais même,
+lui dis-je, qu'il y eût des Hogendorp combattant pour la France; j'en
+suis bien aise. Honneur de la patrie de ma mère, je suis fière de les
+voir tous comprendre aussi bien la brillante gloire des armes que celle
+d'une éloquence qui défend victorieusement les libertés publiques[10].
+Mais pourquoi me parlez-vous du général?
+
+«--Ah! le pourquoi? ma bonne Saint-Elme; vous permettrez à l'homme
+d'État de ne pas le confier à votre tête brûlée.» Il me disait cela avec
+une mine moitié grave, moitié ironique qui ne lui était pas naturelle.
+Je n'en sus jamais plus par Regnault, et quand j'en voulais parler,
+long-temps après, il éludait de répondre, me disant seulement: «Cela n'a
+pas nui à _fama volat_.» En rassemblant toutes ces circonstances, toutes
+ces questions que la plupart du temps loin d'expliquer on n'achevait
+même pas, je croyais toujours y trouver quelque secrète dénonciation de
+D. L***.
+
+Je connaissais deux personnes à Châlons, chez lesquelles je pouvais
+réclamer une hospitalité bienveillante; j'y arrivai dans la nuit du 28
+janvier. Les maréchaux Victor, Marmont, Mortier, Oudinot et Ney y
+commandaient sous les ordres de Napoléon. Quelle réunion encore
+imposante de talens militaires, lorsque tant d'autres étaient dispersés
+sur des points divers pour garder contre l'invasion de l'étranger cette
+France défendue trente années au prix de leur sang!
+
+Je cherchai dès le lendemain à voir Ney; mais comme sa figure me sembla
+aussi sévère que lors de la rencontre en Russie, je craignis les
+résultats de la même colère, et cette fois je n'exposai pas mon
+empressement à la même réception. Je pris courage et patience, en
+donnant à mon cœur la distraction guerrière des grands spectacles dont
+j'étais entourée. C'étaient toujours nos braves du Rhin, du Tibre et des
+Pyramides, mais les habitudes de l'Empire avaient singulièrement
+assoupli ces caractères fiers et ces ames fortes; c'était même valeur,
+même courage, mais un courage plus résigné que bouillant. On semblait
+plutôt attendre la mort comme un devoir, que la braver pour une
+conquête. Jamais nos héros ne se montrèrent plus dignes de leur
+renommée, jamais plus infatigables; mais sans diminuer la part des
+éloges qu'ils ont si chèrement achetés, je dois constater, comme un fait
+curieux pour l'histoire, un changement de mœurs en quelque sorte dans
+nos grands capitaines. On aurait dit une sorte de mélancolie de
+l'héroïsme. Le maréchal Oudinot avait encore un peu plus qu'autrefois
+son ton fâché et froid, qui tient à un caractère de stoïcisme admirable,
+mais peu de mon goût, quand il se trouvait près de Napoléon. Je
+remarquai en lui et peut-être plus que dans les autres maréchaux, un je
+ne sais quoi d'involontairement mécontent. J'avais souvent vu le
+maréchal aux beaux jours de la république, c'était un autre homme;
+c'était alors chez Oudinot l'enthousiasme de la jeunesse et en quelque
+sorte d'un premier amour. Du temps de l'entrée en Hollande et en Italie,
+on avait tout à conquérir, titres, dignités, richesses, et sous
+l'empire, en 1814, on pouvait craindre de tout perdre. Celui des
+maréchaux qui conservait le mieux l'ancien caractère de simplicité et
+d'illusion, était le maréchal Victor, qui me parut là ce qu'il fut
+toujours, non seulement aussi brave, mais d'une ardeur aussi jeune que
+dans les premières victoires, qui l'ont classé si haut dans nos annales.
+Quant au maréchal Macdonald, je ne le vis passer qu'à cheval; Marmont,
+le favori de l'Empereur, était, avec Ney, celui dont l'extérieur
+annonçait la plus confiante sécurité dans nos succès, et qui devait
+encore s'en montrer un des brillans coopérateurs à Rosnay, où, l'épée à
+la main, il passa au travers de 25,000 Bavarois commandés par de Wrede,
+cet infidèle allié. Cependant une différence perçait encore dans
+l'ancien aide de camp du général Bonaparte, Marmont. J'eus encore
+l'occasion de voir les aides de camp de Napoléon, les généraux
+Corbineau, Déjean, Flahaut, et un autre dont j'ai oublié le nom.
+L'Empereur partit avec le général Bertrand. Le 27, il repoussa des
+Prussiens et entra à Saint-Dizier. Ney, dans cette campagne, ne quitta
+presque pas l'Empereur. J'avais suivi le mouvement de l'armée à peu de
+distance; nous étions sur la route de Troyes; on passa par des chemins
+horribles, par des marais et une forêt, que la saison rendait
+impraticables; c'était Blücher que l'Empereur voulait atteindre, et
+Blücher était à Brienne. On vint apprendre à l'Empereur qu'il y était
+retenu par la rupture d'un pont; ce fut un éclair de joie pour Napoléon.
+Le château fut si brusquement attaqué, que Blücher faillit être pris. Ce
+n'était pas la première fois que ce général n'échappait qu'à la faveur
+d'un stratagème ou d'une surprise. On se battit plus de douze heures; la
+nuit était déjà profonde, lorsque harcelée, pouvant à peine me tenir à
+cheval, croyant entendre le feu diminuer, je demandai un lit dans une
+espèce d'auberge sur la route: on me donna un matelas par terre et un
+peu de vin chaud. Je me roulai dans mon manteau, et j'allais dormir d'un
+excellent sommeil de bivac, lorsque plusieurs paysans entrent en
+tumulte, en criant: «L'Empereur a manqué d'être tué.»
+
+Le lendemain je sus que le général Gourgaud lui avait sauvé la vie en
+abattant à ses pieds un Cosaque dont la lance allait l'atteindre. Il n'y
+avait là qu'une partie de la vieille garde; un des sous-officiers,
+qu'une blessure retenait en arrière, me dit que l'Empereur était
+retourné à Brienne, et qu'il craignait bien, d'après l'avis de son
+général, qu'il ne se trompât sur les mouvemens de l'ennemi. «Les pékins,
+disait-il, à qui nous avons enseigné leur métier, viennent nous attaquer
+cent contre cinquante. Quel guignon d'être là en traînard! Si du moins
+un boulet eût daigné m'emporter, je n'aurais pas la douleur de voir les
+amis en ligne et de ne pas y être.» J'avançais à travers champs: des
+fuyards m'apprirent qu'on était en retraite sur Troyes. Je ne savais
+rien de Ney; je tombai dans un découragement que ne m'avaient pas donné
+les horreurs de la guerre de Russie. Pour la première fois la terre
+française subissait l'affront d'une invasion: non, jamais mon cœur ne
+reçut de plus douloureuses blessures. Les troupes, dont les mouvemens se
+croisaient, n'avaient plus cet air d'une confiance insouciante qui
+ressemblait si fort à la conviction de vaincre: l'issue de cette
+bataille éveilla même la désertion dans nos rangs. Le commerce des
+proclamations allait son train; ces demi-victoires, qui nous
+affaiblissaient sans nous servir, qui nous faisaient reculer à chaque
+effort, commençaient à diminuer la fidélité au drapeau, par la trop
+juste conviction qu'il ne restait plus rien à faire à la valeur contre
+le nombre. L'ennemi nous fit plus de quatre mille prisonniers, et on
+perdit beaucoup d'artillerie.
+
+Je crois avoir dit déjà que je connaissais une femme qui avait eu des
+relations intimes avec le roi Murat: je ne la désignerai que par son
+prénom de Noémi; elle avait une sœur mariée à Troyes, et s'y trouvait au
+moment de la retraite de La Rothière. Elle m'accueillit avec les larmes
+aux yeux: «Qui eût jamais pensé cela de Joachim? me dit-elle; comment!
+il trahit la France, son beau-frère, il se fait l'allié de l'Autriche.
+
+«--Est-il vrai? est-il possible?
+
+«--Ce n'est que trop vrai;» et elle me montra une preuve écrite, à la
+date du 2 janvier, qui ne laissait guère douter du projet de Murat de
+préférer l'alliance de l'Autriche à celle de sa patrie.
+
+«--Noémi, lui dis-je, il faut me confier ce billet.
+
+«--Je voudrais, sans qu'il sût d'où il vient, qu'il fût entre les mains
+de l'Empereur.
+
+«--Bonne Noémi, c'est pour le lui faire tenir que je vous le demande; je
+vais le porter.» Nous étions au 3 ou 4 février: la lettre avait donc un
+mois et plus de date. Le congrès était ouvert à Châtillon-sur-Seine;
+l'Empereur avait passé Troyes et se trouvait au village de Piney. Les
+routes n'étaient qu'embarras et dangers; partout une surprise était
+possible, était probable; à chaque instant, l'affreux _houra_ pouvait se
+faire entendre. Cependant l'idée de prouver à Ney un dévouement dont
+cette fois il me saurait gré, me donna plus que de la résolution; et,
+une heure après l'idée conçue, j'étais à cheval sur le chemin de Piney.
+Aucun moyen de pénétrer jusqu'à l'Empereur: il était occupé des
+instructions pour son représentant au congrès, le duc de Vicence. Je ne
+voulus pas me dessaisir de ma lettre; je guettais l'heure de la faire
+parvenir. À toute minute se succédaient de fâcheuses nouvelles. Les
+murmures étaient excités par les privations; la désertion elle-même, par
+le découragement, la désertion dans les armées de l'Empereur! j'avais
+peine à y croire. Je connaissais quelqu'un d'intime et de sûr auprès du
+duc de Bassano; je lui remis la lettre sous enveloppe, en priant de dire
+que c'était une dépêche pressée de _fama volat_. Napoléon quitta Troyes
+le 6, pour se rejeter sur la route de Paris; les Autrichiens nous
+remplacèrent aussitôt. Je fis quelques lieues avec Noémi et sa
+belle-sœur qui fuyaient; mais il fut impossible d'avancer. Nous étions
+arrêtées à un triste village dont j'ai oublié le nom; le passage des
+troupes ne cessa point, et tous parurent accablés et incertains. Noémi,
+qui avait beaucoup d'or et encore plus de générosité payait à boire à
+nos soldats, leur disant d'un air aimable: «Aimez bien l'Empereur, aidez
+à chasser les horribles Cosaques de notre belle France.» Pendant ces
+petites péroraisons, qu'elle répétait assez souvent, j'observais les
+soldats, et je ne voyais que trop que, si tous aimaient toujours
+l'Empereur et la patrie, ils n'étaient pas tous convaincus qu'on pût
+réussir à nettoyer les plaines de la France des étrangers qui s'y
+installaient déjà en maîtres sur les derrières de nos colonnes.
+
+Noémi m'accompagna à Nogent. L'Empereur y était: on le disait
+inabordable; il venait d'apprendre l'évacuation de la Belgique et les
+résolutions du congrès. J'avais pu approcher cependant du prince de
+Neufchâtel, et lui ayant confié l'envoi de la lettre de Noémi, il me
+promit de savoir si elle était parvenue à l'Empereur. Je l'aperçus le
+jour qu'il venait d'être accablé par toutes ces tristes nouvelles; il
+sortait du conseil avec le duc de Bassano. Ils me parurent altérés tous
+deux, et le prince de Neufchâtel plus que le duc. Ils se quittèrent avec
+des haussemens d'épaules et des gesticulations trop significatives.
+J'étais si près que j'entendis: «Obstination.--Ne pas céder.--cinquante
+mille hommes.»Le prince de Neufchâtel m'aperçut et me dit: «Vous ne
+pouvez voir l'Empereur; il a reçu la lettre, il savait déjà tout; mais
+il a été content de l'envoi.» Ce ne fut qu'à l'île d'Elbe que j'eus la
+flatteuse certitude que mon zèle avait été agréable; mais que de tristes
+scènes allaient précéder l'époque de ce court séjour, d'où un grand
+homme sut reconquérir un trône par la seule énergie du malheur!
+
+Le 10, Napoléon se remit en marche; le bruit circulait qu'il allait de
+nouveau attaquer Blücher par Montmirail. Noémi décida qu'elle resterait
+à Nogent. Le général Marmont, honoré alors de toute la confiance de
+l'Empereur, y resta pour la défense du passage de la Seine. Je me
+séparai de Noémi; j'espérais trouver Ney, et pour me donner cette
+consolation de tant de désastres publics et de fatigues personnelles, je
+suivis des chemins abominables, jusqu'à Sézane, espace de plus de quinze
+lieues. L'Empereur venait de les parcourir avec l'élan de l'aigle: cette
+idée abrégeait pour moi la route. Le maréchal Marmont força les défilés
+à Saint-Gond, et l'après-midi les Russes fuyaient devant l'Empereur à
+Champ-Aubert, qui, par une double fortune, mit aussi Blücher en déroute.
+Napoléon fit dîner avec lui les généraux prisonniers. Je causai un
+moment avec un officier de son état-major: il parlait comme si nous
+avions été victorieux au sein de l'Allemagne. J'avais beau lui dire:
+«Mais nous sommes aux portes de Paris. Ce n'est qu'une escarmouche de
+gagnée; ce n'est qu'une halte dans l'adversité. Les deux, ou trois ou
+quatre cent mille étrangers nous enveloppent de toutes parts, et
+débouchent peut-être d'un autre côté sur Paris même.» L'officier se
+mettait en fureur. Je vis le moment où il allait me déclarer séditieuse,
+parce que j'osais ne pas croire l'Empereur invincible et la France
+sauvée. Il me demanda, d'un ton qui, tout en me paraissant amusant par
+le ridicule, me déplut cependant: «Que venez-vous chercher, au surplus,
+au quartier général?--Un homme qui se batte pour Napoléon, qui ne le
+flatte pas; vous voyez que ce n'est pas à vous, Monsieur, que j'ai
+affaire.» Ce Monsieur existe encore et est dans des rangs qui ne sont
+pas ceux de la reconnaissance. Il m'a voué une haine implacable; je ne
+la lui rends que par beaucoup de mépris. S'il me lit, je pense qu'il
+sera content, car je pourrais dire quelque chose de plus.
+
+Je vis enfin Ney à la prise de la ferme des Grenaux. Ah! quel homme
+encore pour commander, et quels soldats que les Français pour se battre!
+Ceux de Ney et de Mortier enlevèrent le poste où étaient les principales
+forces des Russes et des Prussiens, les poussèrent dans une pleine
+déroute vers Château-Thierry; ils les poursuivirent, et les habitans de
+cette ville se joignirent à nos soldats pour chasser les ennemis dont
+chaque maison avait à déplorer les excès. L'Empereur accourait en avant
+des lignes, les rayons de la valeur sur le front. Partout on battait les
+Prussiens; la retraite de Blücher ne ressemblait qu'à une déroute; il
+manqua d'être pris le soir, et s'en tira encore. Je fis beaucoup rire
+Ney en lui disant le lendemain: «Si j'avais reconnu ce Prussien qui
+visait l'Empereur, je lui aurais fait une boutonnière.» Pendant six
+jours la fortune sembla nous sourire, et l'horizon refléter quelques
+rayons de victoire. Napoléon, après l'affaire de Nangis, se croyait déjà
+de nouveau sur la route de Vienne. Enfin cette campagne de France ne fut
+en quelque sorte qu'un combat de chaque jour, auquel il fallait courir
+d'un point sur un autre. Le 19, les alliés étaient en fuite de toutes
+parts. On envoya des drapeaux à Paris, à Marie-Louise. Singulière
+destinée des princesses! L'épouse d'un empereur devait se réjouir des
+drapeaux enlevés à son père.
+
+On incendia Nogent; Mery eut le même sort; enfin Napoléon rentra
+vainqueur à Troyes. À la retraite des troupes françaises on y avait vu
+des cocardes blanches, des proclamations avaient circulé; on y avait
+parlé hautement des Bourbons; on croyait que les alliés songeaient enfin
+à les placer sur le trône, tandis que tous les souverains ne pensaient
+encore qu'à eux-mêmes. L'empereur Alexandre ne rêvait qu'à
+l'orgueilleuse représaille de venir en maître dans la capitale de
+Napoléon. Il y eut un ancien émigré qui fut jugé militairement. Dans la
+maison où je logeais, les voix tonnaient contre l'Empereur; on ne se
+gênait pas du tout pour me le dire, et je trouvais à cette franchise un
+certain courage de confiance qui me flattait; car ces gens me
+connaissaient pour être toute d'ame à la cause de Napoléon. Je pris si
+grande estime pour mes hôtes, que j'ai depuis toujours conservé avec eux
+des relations amicales.
+
+Il s'était formé à Château-Thierry un corps de bourgeois qui faisaient
+la guerre de partisans avec une extrême habileté, et un incroyable
+courage; parmi eux se trouvait le fils d'un marchand de drap qui avait
+fait une campagne sous Ney; le hasard, qui m'a souvent servi pour
+d'assez bizarres rencontres, me fut encore favorable; car ce fut
+presqu'un camarade de rang: oui, s'il l'eût fallu, dans cette campagne
+de France, j'aurais fait le coup de fusil et de sabre en véritable
+soldat. Que j'étais bonne française dans cette cruelle agonie du grand,
+empire! Il faut bien que l'amour de la gloire donne une existence
+nouvelle, des forces proportionnées aux terribles sensations que la
+guerre accumule; car comment une femme eût-elle résisté aux fatigues que
+j'ai supportées sans peine? Aimer Michel Ney, c'était adorer la gloire
+de la France; dans ce sentiment était toute ma force: je n'avais qu'à me
+dire, _il le saura, nous en causerons_, tout alors me devenait facile
+avec ce talisman de l'espoir et de l'amour.
+
+Dans ce moment Marmont était aux prises avec Blücher sur la route de
+Châlons; il ne put le contenir. Les Prussiens arrivaient en force; mais
+Marmont, aussi brave qu'habile, les attire vers Montmirail. Au moment où
+les ennemis le regardent comme en retraite, il exécute une savante
+volte-face, et de grand matin sa position est assurée près de Vauchamp.
+Ah! Dieu! quels soldats! et quel chef que Marmont!... Alors... Blücher
+ne paraissait pas disposé à accepter la bataille, d'autant moins que ses
+éclaireurs l'avaient averti que Napoléon était là avec son armée en
+bataille. Jamais, non jamais il n'y eut des cris de _vive l'Empereur!_
+pareils à ceux qui s'échappèrent de cette plaine de Vauchamp; en
+regardant d'un peu loin ces hommes héroïques, à qui la certitude et
+l'aspect d'un triple nombre d'ennemis n'inspiraient qu'une ardeur plus
+bouillante, je me crus transportée au triomphe de Valmy, et je rêvai de
+nouveau la victoire. Les carrés prussiens se présentaient bien, mais
+rien ne tint en bataille contre l'attaque des Français; en les voyant,
+on eût cru que nos grenadiers, que nos conscrits mêmes couraient à une
+partie de plaisir. Les Prussiens, de toutes parts débandés, furent
+poursuivis par Marmont jusqu'à la nuit, et Blücher put se ressouvenir à
+Vauchamp de Iéna et Lubeck; cela se passait le 15. Les maréchaux Victor
+et Oudinot reçurent l'avis que Napoléon les joindrait à Guignes. J'étais
+à Nangis: un renfort de vieux soldats nous arrivait d'Espagne sous le
+commandement des généraux Treilhard, Gérard et Leval; ils contribuèrent
+puissamment au succès de ces journées belles comme nos premières. À leur
+tour, les Autrichiens furent mis eu déroute devant Nangis, comme Blücher
+l'avait été à Vauchamp. L'Empereur coucha au château de Nangis: j'eus
+bon besoin de me rappeler la défense de Ney pour ne pas chercher à
+savoir comment avait été donnée et reçue la dépêche de _fama volat_;
+mais je me tins modestement à mon humble bivac, à deux coups de fusil du
+quartier impérial. J'avais toujours ma ceinture bien garnie d'or. Je me
+rappelle que je fis un repas chez des fermiers qui, ruinés par la
+guerre, avaient conservé un incroyable attachement pour Napoléon. Il y
+avait plus d'ardeur dans les masures des paysans de la Champagne que
+dans les palais dorés de Paris, donnés pour la plupart en dotation par
+l'Empereur. On doit penser que je me trouvai là en véritable fraternité
+d'opinion. Je résolus d'y prendre quelques jours de repos, mais les
+événemens en décidèrent autrement. L'Empereur avait cru le pont de
+Montereau pris par le maréchal Victor: une erreur, un malentendu, ou une
+faute que le respect dû à un si vaillant capitaine, que je m'honore de
+professer dans toute son étendue, ne me permet pas de juger, fut cause
+d'une attaque générale où les Français furent vainqueurs, mais que
+l'Empereur n'avait pas prévue. Le bon, l'aimable Château, gendre du
+maréchal Victor, y perdit la vie, et cette perte, qui affligea si
+cruellement le cœur du vieux compagnon de gloire du vainqueur d'Arcole
+et de Marengo, donna au moins une nouvelle preuve au maréchal Victor,
+que l'empereur Napoléon avait conservé tous les sentimens du général
+Bonaparte pour les premiers compagnons de sa fortune. J'aime à rappeler
+ces traits d'une sensibilité magnanime; oui, j'aime à répéter: Napoléon
+fut non seulement grand homme, mais ami vrai, bon, accessible jusqu'à la
+faiblesse à toutes les émotions généreuses. J'ose en appeler au
+témoignage du guerrier que l'Empereur appela si souvent un de ses
+enfans, le maréchal Marmont, qui ne se rappellera pas, je crois, le
+compte qu'il vint rendre à l'Empereur, à Reims, du désastre de Laon,
+sans avouer qu'après le juste et premier mouvement de colère contre une
+faute ou un malheur, Napoléon revint à l'indulgence d'un ami et d'un
+père. Le souverain qui sait pardonner mérite des amis fidèles et des
+sujets dévoués.
+
+On vint m'apprendre que Ney marchait sur Châlons: une demi-heure après
+j'avais le pied à l'étrier. Mon pauvre cheval commençait à boiter, et
+son allure m'impatientait. Sur ces entrefaites je rencontrai un paysan
+qui conduisait deux jolis chevaux de main.
+
+«Sont-ils à vendre, vos chevaux?
+
+«--Oui, Monsieur, et pas cher, car c'est une trouvaille, et pour peu que
+l'Empereur continue à crosser ces coquins d'alliés, nous en donnerons
+vingt à la douzaine. Le vôtre boite: voyons, voulez-vous troquer?
+
+«--Non, mais je vais vous prendre un des vôtres; vous me direz votre
+demeure.
+
+«--Je n'en ai pas pour le moment actuel; je vas et je viens, et je
+revends ce que j'accroche.
+
+«--Combien voulez-vous?
+
+«--Trois napoléons.» Je les lui donnai; le cheval en valait soixante. Le
+paysan m'aida à seller ma nouvelle acquisition, tout en me faisant son
+éloge. «C'est un tartare de race; je l'ai eu pour rien d'un
+sous-officier du général Corbineau, à qui mon oncle a rendu quelques
+petits services. Ah! dame, les soldats de l'Empereur, ça vous a de la
+reconnaissance, puis ça n'est pas pillard.» Me regardant tout à coup
+comme par inspiration subite: «Mais, Monsieur, vous êtes une femme.
+
+«--Oui, je suis une femme; mais j'ai vu le feu, je ne le crains pas.» Il
+me semblait que cette petite fanfaronnade était nécessaire pour que le
+lieu et l'occasion ne fissent pas d'un bon paysan français un imitateur
+des soldats alliés. Je me trompais bien, car le brave garçon m'offrit de
+me servir de guide, et voulut par force voir au moins pendant une lieue
+ou deux si mon arabe se conduirait bien. Puis il me dit que je
+trouverais, à peu de distance, une ferme où l'on se chargerait de mon
+cheval pour tant que je voudrais. Nous y fîmes halte: je laissai mon
+cheval en pension aux environs de Château-Thierry; je ne le retrouvai
+plus, ni même les personnes qui s'en étaient chargées.
+
+
+
+
+CHAPITRE CXXVI.
+
+Continuation de la campagne de France.
+
+
+Pendant que je courais volontairement tous les hasards de cette
+campagne, les événemens marchaient aussi. Le 15, je rencontrai un ami
+qui arrivait de Bordeaux, et qui m'apprit que le duc d'Angoulême y était
+et qu'on y criait _vivent les Bourbons!_; Je croyais rêver à cette
+nouvelle; mais Ney, que j'osai enfin aborder en le rencontrant à cette
+époque, me confirma ces bruits. «Les Bourbons risquent beaucoup,
+disait-il, car les alliés ont déclaré ne pas épouser leur cause; et si
+le comte d'Artois est à Vesoul, c'est sans leur consentement.--Si
+j'étais du sang de Henri IV, m'écriai-je, et qu'un empereur de Russie ou
+d'Autriche ne se conduisît pas mieux, je saurais m'en venger.» Ney
+sourit, et après un échange de confidences et d'émotions, il me donna
+mes ordres de départ. Je feignis la soumission, mais je continuai de
+suivre les traces du guerrier.
+
+Le commandant de Soissons avait livré les clefs par surprise: ce fut un
+coup terrible. Ce commandant se nommait Moreau, et l'Empereur avait dit,
+assurait-on, que ce nom lui avait toujours été fatal. Les alliés
+venaient de signer leur alliance nouvelle à Chaumont; des proclamations
+parties de leur camp appelaient les Français à l'infidélité. L'Empereur
+fit aussi des manifestes, réunit ses forces; il n'avait plus pour lui
+que les chances de la guerre et le salut du désespoir. On passa la Marne
+à Berry-le-Bac; le général Nansouty renouvela les prodiges de la journée
+d'Eylau, en 1807. Nous étions maîtres de la route de Reims à Laon; on
+trouva les Russes en forte position sur les hauteurs de Craonne. Une
+heureuse nouvelle vint réchauffer le soldat; l'Empereur la fit répandre:
+la population entière des Vosges s'était soulevée contre les
+Autrichiens. Ney me reçut bien, malgré l'oubli de ses instructions,
+parce que je lui annonçai ces heureux détails la première. Je les avais
+obtenus d'un hasard. «Ida, vous avez réellement le diable au corps.»
+Malgré toutes les horreurs de la guerre, nous étions en si bonne humeur,
+que je répondis: «Ah, puisque j'ai le diable au corps à la guerre,
+pourquoi ne l'ai-je pas eu au théâtre; la pauvre Didon n'eût pas été
+sifflée.--Demain, nous dit Ney, nous emportons Craonne.
+
+«--Que ce nous emportons vous va; ce sera le plateau de Michelsbery, lui
+dis-je.
+
+«--Non, ma pauvre Ida, la victoire ne nous conduira plus de long-temps
+aux portes de Vienne, comme dans le bon temps. L'Empereur a joué sa
+couronne contre un entêtement. N'importe; ils n'auront pas bon marché de
+nous, les alliés; je suis sûr qu'ils s'étonnent d'être en France, malgré
+leurs masses énormes; leur joie est presque encore de la peur.»
+
+La prise du plateau devint une boucherie sanglante. Ney et le maréchal
+Victor commandaient l'infanterie. L'attaque fut impétueuse, l'ennemi
+tint bon. Nansouty et Grouchy arrivèrent comme la foudre avec leur
+cavalerie. Les batteries vomissaient la mort; le feu dura presque toute
+la journée. Enfin l'ennemi fut ébranlé et poursuivi vers Laon.
+L'Empereur coucha à Bray. Il paraissait souffrant et soucieux: il reçut
+courrier sur courrier; on comptait sur un ou deux jours de repos,
+lorsque tout à coup l'Empereur va rejoindre ses colonnes qui étaient en
+marche sur Laon. Je manquai m'enfoncer dans un marais, ayant pris à côté
+de la route. Ney était en avant. C'est là que le général Gourgaud ajouta
+encore à sa réputation militaire par un de ces coups heureux et hardis
+qui annoncent le véritable capitaine; il surprit les gardés des alliés,
+et par là ouvrit à Ney le passage du défilé. On arriva vers les
+hauteurs, et les corps de Ney, de Marmont et Mortier y prirent position
+pour attaquer Blücher qui, certes, avait le double de troupes.
+L'Empereur occupait le haut, près de la ville; il allait monter à cheval
+quand il apprit cette faute de Marmont, à laquelle j'ai déjà fait
+allusion et qui fut si noblement pardonnée; cette faute était assez
+grave pour rendre nécessaire un autre plan d'attaque.
+
+Harassée de fatigue, je m'étais jetée tout habillée sur un matelas, dans
+une auberge que les ennemis venaient de quitter. On y pouvait juger des
+moyens des chefs et de la discipline des soldats, en voyant les meubles
+et en entendant les habitans de l'auberge. J'en partis la tête encore
+plus montée, le cœur encore plus ulcéré qu'avant. J'allais essayer de
+joindre Ney, ce qui était difficile; car, dans cette campagne, les
+mouvemens changeaient d'heure en heure; les troupes se croisaient
+incessamment. J'étais aux environs du village de Chavignon; on y
+répandait le bruit que, du côté de Lyon, on avait désobéi et gâté nos
+affaires: «Un vieux brave comme cela, disaient les soldats, c'est
+abominable! Un guerrier peut-il ne pas respecter sa renommée?»
+
+L'anniversaire de la naissance du roi de Rome, le 20 mars, l'Empereur se
+trouva au delà d'Arcis, en présence de toutes les masses des alliés;
+c'est là qu'il paya encore de sa personne; il était partout, à chaque
+moment, dans la mêlée, sous le feu des batteries, toujours soldat et
+empereur; les obus éclataient sous les pieds de son cheval. Les
+faubourgs étaient incendiés; on se reconnaissait dans la ville aux feux
+continuels de la mousqueterie que la nuit n'arrêtait point. Je rôdais
+avec assez d'anxiété. Il ne nous restait qu'un pont pour la retraite;
+l'Empereur en fit jeter un second; Arcis fut évacué en très bon ordre;
+on se battit toujours, et l'armée fit si bonne contenance, que l'ennemi
+n'osa l'entamer, malgré l'immense supériorité du nombre. J'arrivai avant
+la tête des premières colonnes à Vitry-le-Français; le quartier général
+fut établi à Saint-Dizier. Là on apprit que toutes les propositions de
+l'Empereur avaient été rejetées au congrès qui était rompu. À peu de
+distance de Doulevent, on disait que l'Empereur marchait sur Paris, d'où
+il avait reçu un avis important. On ne voyait plus d'alliés sur la route
+de Troyes. Je la suivais au pas, réfléchissant sur tout ce que j'avais
+vu. Un des aides de camp du prince de Neufchâtel passa. «Il devance
+l'Empereur,» disaient les paysans. À quelques lieues de là on apprit
+qu'on se battait aux portes de Paris. Je mis mon cheval au galop, comme
+si mon arrivée eût pu changer les événemens. Mon cœur battait à
+m'étouffer, et je puis assurer que ce n'était pas de frayeur. L'étranger
+à Paris, le Cosaque passant sons nos arcs de triomphe: songer seulement
+à cette humiliation, pour moi c'était mourir. Hélas! deux lieues plus
+loin, j'apprends que Paris venait de capituler.
+
+Le corps d'armée destiné à couvrir la capitale, l'évacua la nuit même.
+Arrivée à Villejuif, je trouvai le village occupé par les troupes de
+Mortier. Officiers et soldats ne parlaient que du regret de la
+capitulation, de la belle conduite de la garde nationale et des élèves
+de l'École Polytechnique. Je ne crois pas de ma vie avoir été dans une
+situation d'esprit plus pénible. J'avais même quelques instans cessé de
+penser à Ney; je voyais l'Empereur si malheureux!
+
+Je suivis les troupes qui se dirigeaient sur Fontainebleau. En y
+arrivant, il fallut me mettre au lit; tout mon sang bouillonnait de
+colère, et me menaçait d'une hémorragie. J'étais seule; on ne prenait de
+moi nulle pitié. Je montrai de l'or; les soins changèrent, mais avec un
+air qui me déplut encore. «Je suis femme d'un militaire de la garde de
+Napoléon, lui dis-je; j'attends mon mari. Les troupes arrivent, je les
+quitte: j'ai vu l'Empereur au relais de Fromenteau.» Alors tous les
+soins, toutes les attentions me furent prodiguées avec mille questions.
+Je ne nomme pas mes hôtes; je puis donc dire qu'ils étaient fous
+napoléonistes, et je crois que cette conviction, qui me plaça comme chez
+des amis, aida fortement à me guérir, car le lendemain je n'avais plus
+qu'un peu de courbature. Le lendemain Fontainebleau se remplit de
+troupes, et les maréchaux y arrivèrent aussi successivement, Moncey,
+Macdonald, Marmont, Oudinot, Mortier, Lefebvre, tous, et Ney enfin.
+
+Après trois mois de fatigues, de privations et assez de périls, il
+m'était délicieux de penser que j'allais jouir du bonheur de le voir
+loin de Paris, et j'osai même espérer que, d'après ma constante
+résignation à tout supporter, je serais mieux accueillie qu'au bivac de
+Siroknodinia. Je dirai dans le chapitre suivant tout ce que j'ai vu dans
+mon séjour à Fontainebleau, depuis l'arrivée des maréchaux jusqu'à ce
+moment cruel où Napoléon fut contraint de se séparer des aigles et de
+ses phalanges d'airain, qu'il avait si long-temps conduites à la
+conquête du monde.
+
+
+
+
+CHAPITRE CXXVII.
+
+Séjour à Fontainebleau.--Abdication de l'Empereur.--Dévouement de
+Montholon.
+
+
+Je fis avertir le maréchal que j'étais à Fontainebleau. La capitulation
+de Paris venait d'être signée par le maréchal Marmont. Les alliés
+avaient fait leur entrée dans Paris. J'avais couru toute la matinée;
+j'avais cherché exprès à causer avec le vieux soutien des aigles. Il
+n'eût fallu qu'un mot de l'Empereur pour ramener ses soldats contre
+Paris, sans calculer le nombre ni la distance. Dans cette extrémité, il
+y avait moins de découragement qu'au commencement de la campagne; on
+pouvait encore sauver la France et l'Empereur; une grande résolution
+bien certainement était dans le cœur de Napoléon, et Napoléon eût été
+bien fort encore à la tête de cinquante mille hommes animés par le
+désespoir.
+
+On a prétendu que Ney avait durement conseillé l'abdication; il est plus
+tard convenu avec moi de son vote pour ce parti, mais niant la dureté
+des termes qu'on lui avait attribués dans cette circonstance. C'était
+déjà trop; car, avec sa valeur intrépide, il me semblait que Ney eût dû
+être de l'avis des grenadiers. Je ne donne pas cela comme un calcul,
+mais comme un élan naturel; et je suis persuadée que les hasards d'une
+bravoure si exaltée pouvaient encore être heureux. Quarante-huit heures
+se passèrent dans l'incertitude du succès de la négociation du duc de
+Vicence, de ce véritable ami de l'Empereur, de ce sage conseiller trop
+peu écouté. Je vis Ney deux ou trois fois avant le retour de
+l'_ultimatum_; il était préoccupé, mais point inquiet: il n'avait pas
+désespéré de la fortune de Napoléon. Je lui contais tout ce que
+j'entendais dire, et à Fontainebleau aucun ordre de partir ne vint
+attrister la joie de le voir. J'eus même un moment l'orgueil de me
+croire utile, et il fut assez aimable pour dire que je lui étais
+nécessaire, que je ne devais partir que lorsqu'il me le demanderait; il
+m'avait quittée sur les neuf heures du soir. On venait de nous annoncer
+que les cocardes blanches et les lis avaient été arborés à Paris, qu'on
+criait _vivent les Bourbons!_; Les plus grands malheurs furent un moment
+à craindre, car les troupes n'étaient pas disposées à répéter ces cris,
+pas même à les supporter. Je rencontrai deux soldats qui tenaient une
+des proclamations qu'on osait encore distribuer en cachette: elle
+portait que les alliés ne traiteraient plus avec Napoléon Bonaparte, ni
+avec personne de sa famille. Les commentaires sur un pareil texte se
+ressentaient du fanatisme tout militaire. «Ils n'étaient pas si fiers
+que cela à Tilsitt, ces empereurs par la grâce de Dieu, et qui peuvent
+dire qu'ils le sont restés alors par la bonté de Napoléon, avec qui ils
+ne veulent plus traiter aujourd'hui. Ah! ils ne veulent pas... Mais nous
+ne sommes pas morts tous... Que ce Napoléon nous fasse seulement signe
+de la main, qu'il nous dise en avant, et Russes, Prussiens, Autrichiens,
+tous ces héros que nous avons battus trente ans, laisseront leurs os en
+France pour l'engraisser.» Je rapportai à Ney ces énergiques propos; il
+me dit: «Ils pourraient bien avoir raison; il serait cruel d'en venir
+là, mais cela vaudrait mieux encore que de passer sous le joug.» Il le
+pensait; car la vérité, la franchise, dictaient toujours les discours du
+maréchal; oui, toujours. Michel Ney ne trahit jamais sa pensée; je le
+dirai jusqu'à mon dernier soupir. Plus tard, à l'époque sanglante que je
+vais bientôt retracer, je répéterai que Michel Ney fut toujours sincère.
+Une ame si grande, un si héroïque courage, ne s'allient point avec la
+perfidie qui se joue des sermens. Époux et père, il écouta les
+trompeuses promesses d'une paix glorieusement gagnée: il était homme et
+soldat français. On lui offrit la prospérité future de sa patrie, sa
+grandeur et sa gloire sous les drapeaux qu'il illustra si long-temps.
+Pouvait-il préférer à cette alternative une guerre de Français à
+Français? Après la scène des grenadiers, il me dit: «Je veux dire tout à
+l'Empereur; mais je ne yeux pas, Ida, qu'il sache nos relations. Comment
+arranger cela? car, je ne vous le cache pas, j'ai un projet pour vous.
+
+«--De me faire décorer, peut-être?...
+
+«--Vous riez; et quand cela serait?
+
+«--Monsieur le maréchal, vous battez la campagne; avez-vous oublié ma
+profession de foi à Eylau.
+
+«--Comment?--Serait-ce sous le rapport de services particuliers?--Mon
+ami, on ne mérite pas pour cela la croix d'honneur.» Il me regarda avec
+émotion, pressa fortement ma main contre sa poitrine. «En voilà, une
+décoration, m'écriai-je avec cet enthousiasme qui le séduisit si souvent
+dans un bivac comme dans un salon, en voilà une; c'est votre main placée
+sur votre noble cœur. Michel, les croix sont des constellations qui
+brillent sur le temple de Mémoire; mais mon sexe n'y doit jamais
+prétendre. Ce brevet de force et d'héroïsme ne conviendrait dans notre
+sexe qu'à ces admirables sœurs de charité, dont nos grenadiers sentent
+l'appui; pour elles, au moins, la croix serait l'honorable récompense
+des dangers réels bravés pour secourir et consoler, sinon pour combattre
+et vaincre.
+
+«--Ida, chère et bonne Ida, que vous dites toujours bien; ah! que je
+voudrais que l'Empereur vous entendît.»
+
+Je me gardai bien, comme on pense, de lui dire que l'Empereur me
+connaissait, car les explications eussent été un peu loin. Il est bien
+probable que la scène, commencée par l'attendrissement, eût fini par une
+colère semblable à celle qui m'avait fait si belle réception au Dniéper.
+
+On vint chez moi pour prévenir le maréchal de se rendre près de
+l'Empereur. Ney me quitta fort contrarié. «Comment a-t-on su que j'étais
+ici, disait-il; tout se sait donc?...»
+
+Tout était fini à Paris. Le duc de Vicence, si dévoué, avait lutté
+vainement: il devait succomber. Son attachement reconnaissant avait trop
+à faire de combattre un quatuor anti-impérial, dont le prince de
+Bénévent était le chef. Quoique j'eusse le cœur navré, je ne pus
+m'empêcher de sourire en repassant les phrases diverses qui avaient fini
+par conduire M. de Talleyrand au... royalisme... Émigré sous la terreur,
+citoyen ministre sous la république, sous le directoire et le consulat,
+prince sous l'empire et par l'Empereur, que pourra-t-il encore devenir,
+et surtout quels services l'ancien évêque d'Autun fera-t-il valoir près
+du frère de Louis XVI?
+
+«Il s'en tirera, disait Ney; c'est l'essence de la politique.»
+L'événement a prouvé que Ney, sans être fin diplomate, savait très bien
+les juger. Une personne, intimement attachée à l'impératrice Joséphine,
+et que je trouvai en Belgique en 1816, connaissait encore mieux cet
+homme extraordinaire, que je crois pourtant avoir bien connu et bien
+jugé. Je regrette que ce qui me reste à retracer ne me permette pas les
+détails que cette personne me donna et qui sont d'une nature assez
+intime; mais cette digression me mènerait trop loin, les faits pourront
+trouver leur place ailleurs.
+
+L'arrivée de M. de Montholon, accouru de Paris pour se dévouer au
+malheur, causa un vif sentiment de joie à l'Empereur; le dévouement de
+cet homme aimable, si brave, si loyalement attaché à une cause de
+gloire, devint l'heureuse compensation de plus d'une ingratitude. En
+1809, lorsque je fis mon premier voyage à Florence, une personne très
+spirituelle et distinguée, qui avait beaucoup connu le général
+Montholon, m'avait dit: Savoir vivre et instruction, voilà ce qu'avec
+beaucoup d'affabilité on trouve chez M. de Montholon, qui venait alors
+d'être nommé chambellan. J'étais d'accord avec madame Hé...al sur le
+brillant mérite de M. de Montholon, mais lorsqu'il vint à Fontainebleau
+pour s'attacher à la fortune de l'Empereur, il conquit une place plus
+haute dans mon admiration. Enfin l'acte qui déclara Napoléon déchu du
+trône, l'armée déliée du serment de fidélité, parut. «Ils ont beau
+faire, criaient nos braves, ce serment est _gravé là_;» et ils
+frappaient leurs larges poitrines. «Et voilà, à son service, de quoi le
+prouver,» et ils mettaient la main sur le sabre. L'agitation était
+bouillonnante; on n'entendait que ce cri: «À Paris! marchons sur Paris!»
+Aussitôt l'Empereur parut; à son aspect tout rentra dans l'ordre. Oui,
+je le répéterai jusqu'à mon dernier soupir, ce fut un grand, un noble
+spectacle que celui de Napoléon et de son armée à Fontainebleau, de
+cette France armée et encore debout au milieu de la France humiliée et
+soumise. Je courais au milieu des groupes; je voyais, j'entendais tout,
+et tout était admirable de courage et de dévouement.
+
+Ce jour même, au moment où j'allais rentrer pour écrire à Regnault,
+j'aperçus la dame allemande que j'avais vue souvent chez lui; je crus
+voir qu'elle voulait m'éviter. Je voulus qu'elle sût que je l'avais
+remarquée. Je me persuadais qu'elle avait fait comme la plupart des
+fonctionnaires civils et militaires, des employés et des courtisans, qui
+n'avaient pas même attendu le départ de celui qu'ils avaient si
+long-temps déifié, pour endosser les livrées du pouvoir nouveau. Je me
+trompais complétement; cette dame venait apporter d'importantes
+nouvelles; elle cherchait le général Fezenzac. «L'Empereur, disait-elle,
+avait gagné la cause de la régence. Alexandre avait cédé à l'éloquence
+d'un homme honoré de son estime. Hélas! le duc de Vicence avait tout
+obtenu; mais le général Dessoles a tout gâté; il déteste l'Empereur, et
+il paraît qu'un ennemi plaide toujours mieux qu'un ami. Alexandre n'a
+pas été fâché de satisfaire son orgueil en humiliant Napoléon: il ne
+réussira que trop; car si vous saviez combien de gens j'ai déjà vus à
+Paris, qui étaient plus que dévoués encore, au 1er avril, à la dynastie
+de Napoléon, et qui ont voulu me persuader, à moi qui sais tant de
+peccadilles politiques, qu'ils ont toujours chéri les princes légitimes
+et attendu leur retour!
+
+«--Du moins, lui répondis-je, si l'Empereur peut oublier toutes les
+ingratitudes à l'aspect de ses aigles que baise encore avec fureur son
+armée! Jamais peut-être les soldats ne l'ont exalté autant que depuis
+qu'il est déchu du trône.»
+
+Cette dame, dont toutes les minutes avaient toujours un but, s'était
+chargée d'un billet de Regnault pour moi[11]. Il me demandait sur les
+maréchaux des détails que j'aurais pu lui donner, mais que je ne crus
+pas du tout de ma compétence. Que fera Ney? de quel avis restera-t-il?
+Voilà les phrases que je me rappelle parfaitement. J'aurais voulu
+répondre, mais c'eût été accepter la mission, et je n'en voulus jamais
+que de mon cœur et de ma très indépendante volonté. La dame allemande,
+dévouée aux hauts intérêts politiques, voulut me prouver que j'avais
+tort; mais je lui prouvai le contraire en deux mots, et il n'en fut plus
+question. Lorsque je la revis sur les terres de l'exil, elle me dit:
+«Ah! vous aviez raison; que n'ai-je pensé comme vous, je n'aurais pas
+mérité le mépris de l'homme pour qui j'aurais donné ma vie!» Son
+touchant repentir lui valut alors tout mon intérêt, et je m'applaudirai
+toujours d'avoir pu lui en donner d'utiles preuves. Il était question
+dans la lettre de Regnault du général Dessoles, cet ami fidèle du
+général Moreau. N'ayant jamais eu de relations intimes avec ce général,
+et me le rappelant même à peine, je répondis simplement de souvenir:
+Certes Dessoles a trop aimé Moreau pour pouvoir beaucoup aimer
+Napoléon.» La nuit, le duc de Vicence arriva à Fontainebleau; personne
+ne dormait dans ce moment-là. Ma belle Allemande partit pour Essonne. Le
+résultat de l'arrivée du duc de Vicence fut la nomination de deux
+nouveaux plénipotentiaires, dont l'un était Ney, et l'autre Marmont.
+Avec quelle joie on apprit cette nomination qui adjoignait deux braves à
+l'ami le plus fidèle! Cependant il prit une inspiration à l'Empereur qui
+prouva encore mieux toute sa confiance et sa sécurité dans ses
+maréchaux: Macdonald venait d'arriver de Troyes avec son corps d'armée,
+et cela fit changer la nomination. Ce fut la grande facilité de
+communiquer de Paris avec l'armée qui influa beaucoup dans ces critiques
+momens. L'Empereur, instruit de tout, craignait les intrigues, les
+trahisons; il ne craignait pas assez d'autres sentimens moins coupables,
+mais non moins funestes à sa fortune, le découragement et le besoin du
+repos pour les chefs. Macdonald fut nommé avec Ney, pour aller à Paris.
+Je vis Ney une minute; il disait qu'on avait eu une peine incroyable à
+en finir pour les formes; que l'étiquette avait survécu à l'adversité;
+que Napoléon y avait mis une taquinerie de détails insupportable. Je
+trouvai cette susceptibilité très naturelle dans un homme abattu. Je le
+dis au maréchal. Il me répondit en souriant:«Je crois qu'il ne nous a
+donné notre mission que pour la forme; il fomente quelque projet; qui
+sait comment tout finira?
+
+«--Par chasser les Cosaques et compagnie, j'espère...
+
+«--_Ainsi soit-il_,» répondit-il, et il me quitta.
+
+Trois heures après, en rôdant près du château, j'aperçus Auv...,
+capitaine de la garde; il me parut si joyeux que je ne pus m'empêcher de
+lui en demander la cause. «Nous ne resterons pas ici les bras croisés,
+me dit-il; l'Empereur a paru céder, mais nous savons le dessous des
+cartes. Pendant qu'on perdra du temps là-bas à griffonner et à bavarder,
+nous l'emploirons bien. Dans une heure les ordres parleront. Tout est
+organisé, le plan de campagne est facile: vaincre ou mourir! Nous voyons
+bien la mine de quelques supérieurs, mais ils n'oseront répudier tant
+d'années de gloire. Qui d'entre eux oserait devenir infidèle au camarade
+d'Austerlitz?» En me disant cela, je vis, au ton seul, que celui qui
+parlait était à cette bataille; je le lui dis. «Oui, j'y ai gagné ma
+croix et mon grade, et ma vie est à celui qui nous fit vaincre...» Un
+mot énergique à l'appui, et un geste qui indiquait un attendrissement
+qui dans ces yeux-là n'était pas faiblesse, me firent attacher beaucoup
+de prix aux nouvelles que le capitaine Auv... continua de me donner.
+Mais toutes ces espérances de l'armée la plus brave, la plus dévouée,
+allaient s'évanouir. Ney était parti le 4; les troupes venaient de
+recevoir un ordre de marche pour Moulignon. J'étais décidée à suivre le
+premier bataillon; dans le même moment, je reçois un petit chiffon de
+papier d'une paysanne; il contenait ces mots écrits au crayon: «_J'ai
+été à Chevilly, on y est charmé de l'élève de Bonaparte_.» Je voulus
+payer la paysanne; impossible de la retrouver. Ma tête tourna; j'aurais
+préféré une canonnade à l'effroi qui s'empara de moi. Que dire? qui
+nommer? comment justifier cet envoi et qu'en penser moi-même? Abominable
+intrigante! fut ma première réflexion; l'autre, la nécessité de
+consulter Ney: il va jurer, crier; n'importe, il faut qu'il le sache, et
+me voilà à cheval sur la route de Chevilly.
+
+«Ce billet, disais-je, n'est et ne peut venir que d'une dame allemande
+que le gouvernement emploie depuis 1804; elle était à Fontainebleau il y
+a trois jours; Regnault la sait par cœur et en répond.» Au moment où
+j'arrivais en vue du château, je vis à une grande distance les
+plénipotentiaires au grand train de poste filer sur Paris. Galopper
+après ne m'eût pas effrayée; mais Ney n'était pas seul, et je savais
+trop comment il aurait reçu un trait de zèle qui dévoilait ce qu'il
+avait tant à cœur de cacher; zèle qui de plus exigeait encore des
+préambules justificatifs. Je me contentai de garder l'avis; je ne voulus
+plus risquer de m'arrêter à Chevilly, que j'avais dépassé d'une lieue,
+et retournai à Fontainebleau où j'arrivai fort tard. Tout y était à la
+guerre; tout ceux que je vis, et j'ose en appeler au témoignage du brave
+général Gourgaud, l'Empereur ne songeait point à tenir l'abdication. Il
+était bien résolu à tenter encore le sort des combats, son élément
+véritable, et il pouvait se promettre la victoire peut-être, car ce qui
+restait de l'armée valait quatre fois son nombre. Le 5 avril, à six
+heures du matin, je courais déjà sur la route de Paris. J'y rencontrai
+un officier, ami intime du colonel Fabvier; il était pâle à faire peur.
+Il me conta ce qui s'était passé au corps d'armée de Marmont. Cet
+officier était comme fou; il disait des choses que je ne veux ni dois
+répéter; je décris ce que j'ai vu, mais n'écris point l'histoire ni
+toutes ses cruelles vérités. Lorsque l'Empereur envoya le général
+Gourgaud à Essonne pour inviter le maréchal Marmont et le général Souham
+à dîner, il savait qu'ils n'étaient plus disposés à la guerre; Ney
+m'avait dit déjà: «Cette course sur Paris a tout gâté, tout perdu.»
+
+On ne peut se figurer l'agitation furibonde des troupes de
+Fontainebleau. À la nouvelle de l'armistice de Versailles, beaucoup
+d'officiers coururent risque de la vie, les soldats ne comprenant pas la
+haute politique comme les dignitaires.
+
+Paris ne fut sauvé que par la magnanimité de Napoléon, qui eut encore
+pitié de sa capitale qui l'abandonnait. L'Empereur avait donné des
+ordres au général Belliard, que je vis partir pour Essonne. Il avait été
+fait un ordre du jour par le maréchal Marmont, dont j'ai retenu quelques
+passages que les soldats répétaient les uns aux autres avec un accent
+impossible à décrire: _L'espace de terrain garanti à Buonaparte,
+circonscrit au choix des alliés_. Le 6, au soir, Ney me fit dire de
+partir pour Paris. Je n'en fis rien; il devait, rester encore... Mais je
+me cachai mieux et de façon à savoir tout ce qui se passait au palais.
+Un hasard heureux de mes relations multipliées à l'infini dans tous les
+pays avec des personnes de toutes les classes, me fit rencontrer à
+Fontainebleau, sous les livrées de la domesticité, au dernier domicile
+impérial de Napoléon, une ame généreuse et noble, dont le dévouement et
+la courageuse fidélité honoreraient les classes les plus élevées de la
+société; Henriette n'était que simple servante de basse-cour; elle est
+aujourd'hui retournée dans son pays, près de ses vieux parens dont elle
+est le soutien; je ne puis me refuser de placer, au milieu de ces
+tristes vérités, quelques détails moins sombres d'une vie obscure, mais
+vouée depuis son aurore à toutes les plus touchantes vertus qui puissent
+honorer notre sexe.
+
+
+
+
+CHAPITRE CXXVIII.
+
+Henriette.--Dernière revue de l'Empereur.--L'adieu des aigles.--Quelques
+détails de l'intérieur du Palais.
+
+
+Je me voulais bien tenir cachée à Fontainebleau, et je fus ravie de
+trouver l'occasion de le faire sans manquer celle de tout savoir, grâces
+à une servante qui m'avait donné asile au château. Henriette avait
+vingt-six ans; c'était une brune d'un teint admirable; une bouche
+charmante, un regard doux et voilé, un maintien décent, faisaient de
+cette fille de basse-cour une femme peu ordinaire, et à peine m'eut-elle
+répondu, que j'avais reconnu la nièce de M. Devranne, honnête marchand
+de Nice, chez lequel j'avais logé deux fois. Ce M. Devranne se disait
+parent du maréchal Masséna et était si fier de cette glorieuse parenté
+que, lorsqu'il sut que j'avais eu des relations d'amitié avec son
+illustre parent, j'en aurais, je crois, obtenu tous les services.
+
+Je veux dire ce que j'appris de cette Henriette, victime d'un premier
+amour, au sein de la famille de celui qu'elle pleurait, et que je
+retrouvai à Fontainebleau dans la dernière classe de domesticité, mais
+honorant toujours par sa conduite le souvenir de celui qu'elle avait
+uniquement aimé, et se trouvant consolée de ses obscures fonctions,
+puisqu'elles l'attachaient au service du chef que le jeune Devranne
+avait suivi tant de fois dans le chemin de la gloire. Jules Devranne fit
+ses premières campagnes sous Napoléon; il fut blessé à dix-neuf ans dans
+un de ces combats immortels où l'armée française était suspendue à la
+cime des Alpes, pour les défendre contre l'ennemi. Le grade de sergent
+lui fut donné par Masséna, qui les avait tous gagnés sur le champ de
+bataille, et qui ne connaissait d'autres recommandations que la bravoure
+et la discipline; aussi, comme Jules fut heureux! On l'est d'un premier
+grade comme d'un premier amour; mais une grave blessure l'éloigna du
+service. De retour dans sa famille, le jeune blessé y trouva Henriette,
+fille unique d'honnêtes artisans. Objet de toute leur tendresse et mieux
+élevée qu'on ne l'est d'ordinaire dans cette condition, Henriette avait
+à peine quinze ans. Elle était si prévenante pour le jeune blessé, qu'il
+ne put défendre son cœur, si passionné pour la gloire, contre le pouvoir
+de la beauté. Jules, pour faire quelques pas, avait besoin d'un faible
+appui, et aucun ne lui était agréable comme le bras de la jeune fille.
+Les parens du blessé possédaient au faubourg de Nice une de ces maisons
+charmantes où les riches Anglais vont adoucir leur _spleen_, sous les
+allées embaumées de l'oranger; on y conduisit Jules; Henriette lui fut
+donnée pour garde. Le blessé ne soupirait plus pour le retour de sa
+santé que pour la consacrer à embellir les jours de son amie. Jules
+l'aimait déjà et osait le dire; Henriette le lui rendait en silence.
+
+Un jour, la solitude et l'amour mirent Jules dans cet état d'exaltation
+qui ne permet plus de calculer ni passé ni avenir, ou plutôt qui
+renferme l'espace et le temps dans une minute. Henriette, effrayée des
+transports de Jules, le supplia à genoux d'avoir pitié d'elle: «Ne
+m'enlevez pas ce long bonheur que j'espère devoir à votre estime;» et
+suffoquée, attendrie, la jeune fille posa sa tête innocente sur les
+genoux de celui qui aurait dû la protéger, et... qui la perdit. Le
+réveil fut affreux. Henriette s'enfuit. Jules, désespéré, avoua tout à
+ses parens. On parvint à calmer ceux d'Henriette, et tous se réunirent
+pour la retrouver et la rappeler près de celui qui, l'ayant offensée en
+l'adorant, et sentant sa vie s'éteindre, ne formait plus d'autre vœu que
+de lui donner son nom pour la sauver d'une honte si peu méritée. On
+découvrit Henriette au Puget, dans la chaumière d'un pâtre des
+montagnes. On eut beaucoup de peine à ramener Henriette, qui osait à
+peine lever les yeux sur ses parens. «Laissez-moi ici, leur disait-elle;
+ici du moins on ne sait point ma chute.--Il meurt s'il ne vous revoit.»
+Henriette céda; et lorsqu'amenée près du lit où gisait son amant, elle
+lui dévoua de nouveau sa vie. Jules supplia sa famille de hâter les
+préparatifs d'une union qu'il désirait d'autant plus ardemment, que la
+pauvre Henriette venait de lui avouer qu'elle portait dans son sein le
+fruit de leur égarement. Tout se prépara: les deux familles comprenaient
+toute la délicatesse d'une telle position. On était à la plus belle
+époque de l'année, au printemps, si délicieux surtout sous le beau ciel
+de Nice. Les fêtes d'une union désirée, les modestes fêtes d'un bonheur
+obscur se préparaient. Assis sous un berceau de lilas en fleurs,
+pressant dans ses bras affaiblis la bonne et tendre Henriette, la
+nommant sa compagne chérie, Jules se livrait à un enthousiasme de
+souvenirs plus vif peut-être que leur réalité même. Il racontait la
+gloire de nos armées: «Henriette, disait-il, si tu me donnes un fils, il
+ira prendre ma place sur les champs de bataille qu'il m'a fallu quitter;
+il aura pour parrain le chef vaillant qui me donna mon grade. Je te
+conduirai à Paris pour voir le maréchal Masséna, _l'Enfant chéri de la
+Victoire_.--Et l'Empereur, disait Henriette se laissant gagner à
+l'orgueil de la gloire, le verrai-je, lui?» Jules la pressa contre son
+sein. Ils continuèrent leurs doux rêves; ils étaient heureux de toute
+une vie d'amour. Les parens, joyeusement réunis, souriaient à leurs
+espérances. Le lendemain, la cloche qui devait annoncer la messe
+nuptiale sonna pour l'agonie et la mort de Jules, qui succomba le jour
+même sur le sein de la pauvre Henriette... La même nuit, Henriette donna
+le jour à un fils, qui ne survécut que peu d'heures à son malheureux
+père. La famille Devranne, fidèle au vœu que Jules avait formé, regarda
+Henriette comme sa fille, et deux années se passèrent dans un deuil
+commun. Le père de celle-ci mourut; sa mère, très âgée, perdit une
+partie de sa fortune, plaça le reste sur la tête de sa fille, et crut
+doucement finir ses jours entre elle et les parens de Jules; mais en peu
+de mois une banqueroute vint réduire la famille tout entière au
+dénuement.
+
+Henriette partagea le pain de son travail avec la famille de son cœur.
+Pour se consoler de tant de misères, on parlait de celui qu'on avait
+perdu. Henriette, assise toujours à la place qu'il avait occupée, disait
+souvent: «Mon bon père est déjà avec Jules; bientôt je vous y
+devancerai; j'irai là haut prier avec eux pour vous.» Ces sombres
+pensées étaient le seul chagrin que la pauvre Henriette donnât aux
+siens. Le frère de Jules ne put supporter la perte de sa fortune; il
+languit quelque temps, et mourut en recommandant Henriette et sa mère à
+sa femme. La belle-sœur de Jules ne fut pas une veuve inconsolable;
+contractant de nouveaux liens, ils firent taire l'ancienne amitié; et
+Henriette, fière et sensible, ne trouvant plus les larmes fraternelles
+qui répondaient aux regrets de son amour, se retira avec sa mère d'une
+famille où elles étaient devenues étrangères. L'âge et les infirmités de
+sa mère ayant augmenté, le malheur de cette pauvre Henriette fut porté à
+son comble; elle se résigna à se placer comme femme de chambre, pour
+consacrer son salaire à donner quelque secours à sa mère. La maîtresse
+d'Henriette l'amena à Paris à de très avantageuses conditions; elle
+plaça sa mère dans une excellente pension, et partit bénie par celle qui
+lui avait donné le jour. «Ce qui m'a porté bonheur, disait la bonne
+Henriette, car la place que j'occupe ici est une place de mon choix; la
+maîtresse que j'avais est une amie de la reine Hortense. Je me fatiguais
+de ce service de Paris; j'avais besoin d'air, de liberté pour pleurer.
+Ma maîtresse me trouvait trop triste; mais comme elle est bonne et
+juste, elle n'en assura pas moins mon sort en me plaçant à sa maison de
+campagne. Elle me dit un jour que j'allais être au service de
+l'Empereur: «Ah! comme fille de basse-cour; est-ce qu'un empereur en a
+besoin?» Ma maîtresse me fit parler à la reine Hortense, et huit jours
+après je fus envoyée et installée. Ma mère est venue me rejoindre et s'y
+est entièrement rétablie. Il y a deux mois, un cousin germain, en
+mourant, lui a légué 1500 francs de rente, réversibles sur moi à la mort
+de ma mère. Elle est partie pour recueillir son héritage; elle voulait
+que je quittasse tout pour venir jouir de cette fortune. Hélas! je ne
+sais quoi me pèse sur le cœur; mais cette fortune ne me sourit point:
+d'ailleurs; ce qui se passe, le malheur qui menace l'Empereur, me donne
+un chagrin, Madame, dont un million ne me consolerait pas. La reine
+Hortense, aussi bonne que belle, m'a témoigné de l'intérêt, et je vous
+avoue que si cela tourne plus mal et si l'Empereur s'en va, je
+demanderai à suivre la reine Hortense. Le malheur de ceux qui m'ont fait
+du bien me navre plus que ce que j'ai déjà éprouvé moi-même.» À cet élan
+j'embrassai la pauvre Henriette.
+
+«Je ne vous aurais pas reconnue sous ce costume, Madame, continua
+l'excellente fille. Quoique vous soyez bien en femme, en homme vous avez
+l'air de dix ans plus jeune; puis, c'est tout-à-fait autre chose. Mon
+Dieu! vous qui voyez les généraux, croyez-vous que cela va mal finir?»
+
+Napoléon était encore Empereur pour tout le monde. Là, dans les
+galeries, dans les salons du château, de la ville, on accourait pour se
+presser autour de lui; mais la véritable fidélité, le zèle pur et le
+dévouement enthousiaste n'existaient plus cependant qu'au milieu du
+foyer militaire dont il était entouré. Henriette me montra un petit
+escalier au-dessus des remises d'une des cours intérieures, et me dit
+que je pouvais m'y tenir en toute sûreté. J'eus une forte tentation de
+m'habiller de sa toilette de paysanne; mais persuadée qu'en cas de
+quelque alerte je me tirerais mieux d'affaire avec mon vêtement de
+guerre, je renonçai à cette idée, et courus me glisser dans un coin, où
+aucun des bruits qui circulaient ne pouvait m'échapper.
+
+Un officier d'état-major m'aperçut. Je lisais sur son visage
+l'inquiétude d'une grande douleur. Je ne me cachai plus de lui. «Je suis
+ici en contrebande, lui dis-je; ne dites pas au maréchal Ney que vous
+m'avez vue; je ne saurais respirer sans savoir ce que cela va devenir.
+
+«--C'est tout su, me répondit-il d'un ton chagrin; tout est fini. Un
+corps d'armée nous manque; l'Empereur est par là à la discrétion des
+souverains alliés. Ils n'ont osé risquer une bataille avec leurs
+innombrables masses contre les cinquante mille braves de Napoléon; mais
+ils ont travaillé à moindres frais. Ney est revenu; il est en ce moment
+avec l'Empereur, qui m'a paru admirable depuis qu'il voit enfin toute
+son infortune; il m'a donné des ordres avec une tranquillité, un
+sang-froid, qu'il aurait à peine s'il était heureux. Nous allons avoir
+une revue, et cependant il est décidé à abdiquer; je le sais du duc de
+Vicence, qui ne cache rien, pas même le malheur.
+
+«--Comment! une revue ici?
+
+«--Oui, dans la grande cour; et elle sera superbe, car jamais Napoléon
+n'a été plus cher à l'armée.
+
+«--Ney y sera?
+
+«--Certainement. Ney m'a étonné et surpris: il est persuadé, de nous à
+nous, que l'abdication peut seule sauver la France des horreurs de la
+guerre civile... Est-ce que vous voudriez parler à l'Empereur, me dit
+l'officier?
+
+«--Non pas à présent, car mon émotion me ferait jouer un sot rôle. La
+comparaison que je pourrais faire avec le passé me serait trop cruelle,
+et je ne pourrais la supporter; mais s'il y a une revue, venez me
+prendre et placez-moi dans les rangs de derrière, je parviendrai bien à
+voir sans qu'on m'aperçoive; me le promettez-vous?
+
+«--Oui.» Et il tint parole.
+
+Je la vis cette revue; et je peux l'assurer, jamais dans les plus beaux
+jours de l'Empire les transports d'un pareil enthousiasme, d'un pareil
+délire, n'éclatèrent: on voyait de grosses larmes tomber sur les
+moustaches des plus vieux grenadiers. Le groupe des maréchaux qui
+reconduisait l'Empereur dans ses appartemens après la revue, passa trois
+fois si près de moi, que je cachai ma tête derrière l'épaule d'un
+grenadier, dans la crainte que Ney ne m'aperçût. Je reconnus Berthier,
+Lefebvre, Macdonald, Oudinot, Ney, le grand maréchal Bertrand, les ducs
+de Vicence et de Bassano; les trois dernières figures exprimaient une
+certaine joie, dans une si grande douleur, des cris d'amour avec
+lesquels les troupes avaient accueilli l'Empereur; Ney avait l'air
+sombre, Lefebvre accablé; Oudinot et Macdonald paraissaient plus calmes,
+de cette tranquillité que donne en tout un parti pris; leur maintien
+dénotait comme une impatience d'en finir. «Quatre armées, disait-on dans
+les rangs, cernent le camp de Fontainebleau; les Russes sont entre
+Essonne et Paris, à Montereau, à Melun. Que l'ennemi soit où il voudra,
+criaient les soldats, que l'Empereur dise un mot et les alliés peuvent
+encore être écrasés; ils auront Paris à dos, et le canon des braves ne
+sera pas un vain appel pour une population où vit encore l'énergie du
+nom français.» Toutes ces choses se répétaient du colonel au lieutenant,
+du lieutenant aux sous-officiers, et d'eux au simple soldat. L'Empereur
+proposa à peu près tout cela aux maréchaux, mais sa voix se perdit dans
+les salons du château; son écho véritable, alors, était dans le cœur de
+ses soldats. J'aurai plus tard à dire ce qui se passa dans les premiers,
+et surtout dans cette entrevue de Ney avec Napoléon, qui a été si
+diversement rapportée, et si peu véridiquement.
+
+Les maréchaux étaient repartis porteurs de l'acte d'abdication. J'avais
+quitté mon observatoire, et je me promenais avec l'aide de camp devant
+le château, lorsque tout à coup nous voyons une calèche allemande
+escortée franchir la grille; il en descend un officier russe: aussitôt
+il est introduit. On sut qu'on avait répandu le bruit que l'Empereur
+avait quitté Fontainebleau et qu'il partait par la route de la
+Bourgogne; le chef d'état-major assura que c'était le général ***,
+attaché à la maison de l'Empereur, qui avait inventé de se rendre
+agréable par cette petite dénonciation ridicule et odieuse contre son
+chef et son bienfaiteur. J'ai promis de ne point nommer les personnes
+dont j'aurais eu à me plaindre, ni celles que je méprise, et je tiens
+parole pour les dernières, en ne donnant pas même l'initiale du général
+français qui donna cet avis au commandant des avant-postes russes. Oh!
+l'odieuse chose que l'ingratitude, surtout lorsqu'elle accable un grand
+homme, de complicité avec la Fortune! Une noble et touchante récompense
+attendait l'objet de tant de sentimens contraires. Le départ de
+l'Empereur, l'adieu aux aigles, a dû bien souvent sur l'affreux rocher
+de Sainte-Hélène lui être une glorieuse consolation, et sans doute
+aussi, hélas!... un douloureux remords. Il faudrait un autre pinceau que
+celui d'une femme, pour reproduire cette grande page historique. Mais
+avant, il se passa une scène cruelle dans l'intérieur du château, et qui
+a été bien contradictoirement racontée.
+
+L'entresol, dans une des cours où Henriette m'avait logée, était assez
+près pour que nul mouvement ne se passât, sans que je l'entendisse. Le
+duc de Vicence et Macdonald revinrent seuls de Paris dans la journée du
+12 avril; tout le monde faisait des commentaires. J'avais déjeûné avec
+l'aide de camp, qui m'avait prise en affection militaire: «L'Empereur
+travaille sans relâche, me disait-il; le secrétaire d'État fait des
+expéditions continuelles; l'armée du maréchal Soult s'avance; on pourra
+opérer une jonction avec le corps du maréchal Suchet, qui revient
+également d'Espagne; l'Empereur a tout pesé; il va se passer de grandes
+choses.» Sur ces entrefaites, les soldats raisonnaient déjà de la sorte:
+«L'Empereur a tiré son plan: bientôt nous n'entendrons plus d'ici les
+cris du _qui vive_ russe se croiser avec celui de nos sentinelles.»
+Effectivement, dans le silence de la nuit, l'écho renvoyait les sons
+discordans des vedettes étrangères qui cernaient le camp français.
+
+Je m'étais couchée fort tard et jetée tout habillée sur le lit;
+Henriette dormait sur une chaise; tout était silencieux dans le château.
+Que de réflexions m'assaillirent! de quelles brillantes fêtes ces murs
+avaient répété les éclats! Et aujourd'hui cette impériale demeure sert
+de prison au maître des rois, devenu leur captif! Que sont les grandeurs
+et qu'est le génie lui-même!
+
+Ces tristes réflexions firent place à une extrême surprise; je vis tout
+à coup de nombreuses lumières; quelques personnes de service allaient et
+venaient; on entendait comme un flux et reflux de monde au château. Il
+était à peine trois heures; un homme à cheval sortit de la cour d'un
+trot pressé. Henriette avait regardé; elle pouvait aller et venir, et
+elle accourut me dire que c'était un des chirurgiens de l'Empereur. À ce
+mot, je frémis de terreur; je venais de penser à un crime affreux commis
+dans ce séjour à une époque bien éloignée, et mon esprit me fit voir la
+possibilité d'un forfait politique contre la vie de celui dont l'ombre
+serait moins formidable. On ne sut rien le lendemain; mais ayant
+pénétré, par un dégagement, sous prétexte de parler à un valet de la
+chambre de l'Empereur, j'aperçus M. de Turenne, maître de la garde-robe,
+dans une étrange agitation, et j'entendis le mot d'_empoisonnement_,
+deux fois distinctement répété. Je ne connaissais pas la personne à qui
+il parlait... J'aurais donné dix années de ma vie pour savoir
+entièrement tout; mais je n'osais me montrer. Heureusement le général
+Bertrand vint parler à un officier; sa figure tranquille m'était la plus
+forte garantie qu'il n'y avait aucun danger à redouter pour l'Empereur.
+Je n'eus plus que la crainte de m'être avancée là dans un moment pareil.
+Le mameluck Roustan, soit bêtise, soit ingratitude, fut celui qui
+accrédita le bruit que l'Empereur avait cherché à se procurer du
+charbon, et après à se brûler la cervelle. C'est donner un côté faible à
+Napoléon, que de lui prêter l'idée d'un suicide sans noblesse; s'il y
+eût pensé, il eût tranché sa destinée comme Caton, sans préparatifs,
+dans toute la simplicité d'un ferme vouloir. Le matin, vers neuf heures,
+quand ces bruits du palais circulèrent dans les rangs des véritables
+amis de Napoléon, des grenadiers de sa garde, j'eus un moment la crainte
+d'une insurrection. Henriette vint me dire: «Mon dieu! j'ai entendu
+parler de poison; les grenadiers répètent que ce sont les alliés qui ont
+fait un pareil coup; si l'Empereur ne se montre, il y aura du bruit.
+Nous n'y pouvons rien, Madame, et je voudrais bien ne pas y être.» Je
+rassurai la pauvre Henriette, et j'allai déjeûner auprès de la grille:
+là je pus me convaincre que sa terreur n'avait rien exagéré. Je me
+garderai de retracer tout ce qui me fut dit, quoique chaque mot fût un
+éloge pour les braves qui les proférèrent.
+
+Les mauvaises nouvelles arrivent toujours vite: aussi apprit-on bientôt
+les adhésions au gouvernement provisoire, les proclamations. Parmi
+celles qui choquèrent le soldat, fut la proclamation que le maréchal
+Augereau fit après son armistice avec Hesse-Hombourg. «Ah! disait un de
+ces vieux soldats de Marengo et de Lodi, comment peut-on maltraiter
+notre chef! Ah! parlez-moi du brave général Montholon! voilà un brave
+dévoué.» J'avais reçu deux lettres très pressantes, même une espèce
+d'ordre de revenir à Paris; mais outre que j'avais contracté l'habitude
+de faire à ma tête, j'avais encore pris la résolution de ne quitter
+Fontainebleau qu'après décision du tout. J'avais cru voir Ney très calme
+sur le cruel événement qui se préparait, et je rêvais à trouver moyen de
+me glisser inaperçue parmi le petit nombre de cœurs dévoués qui se
+groupaient autour de l'illustre proscrit; mais tout prit une si sombre
+couleur, que le moment du départ arriva sans que j'eusse pu même penser
+à demander à être comprise dans la suite de Napoléon. Enfin, le 20
+avril, la garde fut rangée dans les cours du château... La peinture a
+rendu le coup d'œil de cette scène; elle en a fidèlement représenté les
+acteurs... Mais quelle plume peut peindre jamais l'expression du morne
+désespoir qui régnait sur les visages de ces vieux compagnons d'une
+immortelle gloire!... Ils ne fixaient point leurs regards sur le chef
+adoré comme aux beaux jours des batailles: ils les baissaient vers la
+terre comme s'ils avaient voulu y cacher leurs souvenirs et leurs
+regrets. L'Empereur était pâle; sa voix était altérée; lorsque dans son
+discours il dit: «Quelques uns de mes généraux ont manqué à leurs
+devoirs...» un léger bruit, semblable au retentissement des armes, se
+fit entendre; un regard rapide de Napoléon sur le général Petit et sur
+le premier rang de sa garde me prouva qu'il avait compris l'involontaire
+frémissement de ces hommes si dévoués. Il régnait un silence solennel et
+attendrissant; l'Empereur versa des larmes; j'en vis couler de ses
+nobles yeux. Lorsque Napoléon embrassa le général Petit, il y eut une
+minute comme de religion, si je puis dire; les grenadiers pressèrent
+leur arme contre leur poitrine; on entendit un murmure de la troupe
+fidèle; le porte-étendard, qui se trouvait près de lui, perdit
+contenance au point de sangloter. Je ne saurais dire ce que j'éprouvais,
+mais je puis avouer que, si je n'eusse été clouée à ma place par l'excès
+de mon émotion, je serais tombée aux pieds du héros objet de si nobles
+douleurs, et je l'aurais supplié d'accepter le dévouement de ce qui me
+restait de jours; oui, dans ce moment, Ney même était oublié; à lui, du
+moins, que de consolations restaient! sa femme, ses fils, ses titres
+même, si on doit les compter dans le bonheur... L'Empereur, au
+contraire, quittait la France, descendait d'un trône, et de quel trône!
+On lui enlevait sa royale compagne, son fils chéri; il n'emportait que
+le poids de toutes les ingratitudes dont les derniers jours de sa
+puissance avaient été surchargés.
+
+Le général Bertrand monta en voiture avec l'Empereur. On leur avait
+donné une escorte étrangère. Je rentrai à la petite chambre d'Henriette;
+je la trouvai toute prête à gronder; elle avait fait ses arrangemens,
+et, deux heures après, nous étions en voiture sur la route de Paris.
+Nous eûmes à essuyer toutes sortes d'ennuis à la barrière; on nous fit
+descendre et on me demanda mon passeport, toujours en règle dans mon
+porte-feuille. «D'où venez-vous?
+
+«--De Fontainebleau.
+
+«--Étiez-vous attachée à Napoléon?
+
+«--De cœur, mais non de service.
+
+«--Et vous le dites?
+
+«--Pourquoi pas?
+
+«--Et vous (à Henriette)?--J'étais à la lingerie, et pour surveiller les
+femmes des basses-cours.
+
+«--Où allez-vous?
+
+«--À Paris, vous le voyez bien.
+
+«--Mais votre domicile?
+
+«--Il est sur le passeport que vous tenez.
+
+«--C'est bien, vous pouvez aller.»
+
+Nous profitâmes de la liberté. Je fis descendre mon léger bagage et
+celui de Henriette, que je conduisis hôtel du Bouloi, d'où elle partit
+pour Nice peu de jours après. Je rendrai compte, dans un autre chapitre,
+de ma première entrevue avec le maréchal Ney.
+
+
+
+
+CHAPITRE CXXIX.
+
+Retour à Paris (23 avril 1814).--Ney.--Regnault de
+Saint-Jean-d'Angely.--Le colonel Morla.
+
+
+J'avais le cœur oppressé. Témoin des grandes scènes de Fontainebleau,
+ayant vu de mes yeux le trône disparaître sous les pieds de Napoléon,
+j'avais peine à croire à la réalité de tant de catastrophes. Paris me
+faisait mal à voir; je courais partout, et nulle part je ne trouvais de
+compensation à mes regrets. Je fis cependant une rencontre qui me causa
+quelque joie: j'avais connu un Espagnol nommé Morla, en 1808, lors de
+l'invasion en Espagne; plus tard je l'avais vu à Paris, et plus
+particulièrement par mes relations avec Regnault. Morla était un homme
+d'un grand caractère; il avait été capitaine-général de l'Andalousie et
+membre du conseil d'État sous le roi Joseph: il eut à se plaindre de la
+sévérité de l'Empereur, et le voyant, je dus croire qu'il se montrerait
+joyeux des événemens qui se passaient. Je me trompais. Cet homme fier et
+généreux en savait plus long et en voulait plus que moi. «Je crains pour
+la vie de Napoléon, me dit-il aux premiers mots de reconnaissance. La
+haine a préparé d'affreuses embûches, et il y tombera. Ah! pourquoi
+a-t-il refusé le brave Montholon? C'était le fer à la main que Napoléon
+eût dû quitter la France; il eût dû se rallier au corps d'armée de Soult
+et de Suchet. Il avait encore de la sorte 100,000 hommes, et encore de
+pareils soldats comptent double.» Les illustres disgrâces excitent une
+pitié enthousiaste, disposent surtout à un subit attachement pour ceux
+qui partagent nos opinions. Je vis plusieurs fois le général Morla, et
+chaque fois j'eus à admirer la noble part qu'il prenait au malheur d'un
+souverain dont il eut peut-être à se plaindre, et qu'en 1814 il était
+beaucoup plus profitable de dénigrer que d'exalter. Regnault faisait
+grand cas du général Morla; mais il m'engagea à le voir peu, ou du moins
+secrètement. Je trouvai le conseil un peu pusillanime, et je l'avouai à
+Regnault. «Cela est prudent, me répondit-il; croyez-moi.»
+
+Je connaissais quelqu'un près du jardin Turc. Je m'acheminais tristement
+de ce côté, lorsque je vois une calèche de voyage arrêtée, et un
+voyageur me faire signe; j'approche, c'était le général Morla. «Montez
+jusqu'à la barrière, me dit-il, j'ai à vous parler;» et me voilà en
+poste. «Ne m'enlevez pas, général, j'ai besoin de rester à Paris.»
+
+«--Ne le craignez pas, belle dame, car j'ai aussi besoin que vous y
+restiez. Je n'ai pu rencontrer ni Regnault ni Macdonald; vous verrez le
+premier, chargez-vous de cela;» et il me donna un fort paquet sous
+enveloppe. Nous étions au haut de la rue de Richelieu. «Descendez-moi,
+lui dis-je, votre commission sera plus tôt remplie.
+
+«--Il n'est pas à Paris, sans cela je l'eusse faite moi-même. Vous avez
+raison. J'ai la tête brûlante. Pourvu que l'on soit arrivé assez tôt.
+
+«--Qui?
+
+«--Un courrier qui doit avertir l'Empereur qu'on le guette pour
+l'assassiner. Je suis sa trace; je ne reviendrai que lorsqu'il sera
+embarqué. J'ai entendu ce propos atroce: «Oh! il y a de bons enfans qui
+attendent le _malin_; il y aura du guignon s'il échappe à Saint-Raphan.»
+J'ai recueilli d'autres détails; j'en fais part au comte dans ma lettre,
+ajoutés à ce que je viens de vous dire.» Je regardai l'Espagnol avec
+l'admiration que m'inspirait une telle conduite; car le général Morla,
+comme je l'ai dit, avait été peu favorable à l'Empereur dans l'éclat de
+sa prospérité, et n'en avait reçu que de sévères traitemens. «S'il n'eût
+été trahi, je le haïrais peut-être encore,» me répondit-il avec l'accent
+le plus noble que j'aie entendu. Après m'être bien fait répéter tout ce
+qu'il voulait de moi, je descendis, lui souhaitant heureuse chance. Je
+n'entendis parler du général Morla qu'aux premiers jours du mois de mai;
+mais je sus qu'il avait vu débarquer Napoléon à Porto-Ferrajo. En 1815,
+je vis encore Morla, bien peu avant le 26 mars. C'était un caractère
+singulier, mais noble et fier; Regnault en faisait grand cas, et me
+parut surtout être extrêmement content du paquet que je lui portai de sa
+part.
+
+Je n'avais pas encore vu le maréchal Ney. Je ne sais quelle vague
+crainte de pressentiment me donnait du malaise. J'éprouvais l'impérieux
+besoin de lui demander à lui-même ce qu'il avait dit dans sa dernière
+entrevue avec l'Empereur, si diversement commentée. On me disait à moi
+beaucoup de choses que je ne croyais ni ne voulais croire. J'avais reçu
+tous les détails du voyage de Napoléon. Je suis encore en correspondance
+avec un ami du général Dalesme, qui commandait à Porto-Ferrajo; et je me
+rappelle très bien quelques lignes de cette lettre, qui peignait le
+grand caractère que Napoléon avait déployé en prenant possession de la
+souveraineté de l'île d'Elbe, et pour ainsi dire du trône de l'exil.
+Jamais je n'entendis son éloge aussi souvent répété que depuis qu'il
+avait fait, à la seule crainte d'une guerre civile, le sacrifice de son
+orgueil de souverain. Enfin, depuis quelques jours à Paris, je provoquai
+le souvenir de Ney, et nous nous rencontrâmes. Notre entrevue fut
+singulière; nous étions gênés l'un et l'autre. J'avais su la veille que
+non seulement Ney conservait, ainsi que les autres maréchaux, tous ses
+nobles titres si glorieusement conquis,
+
+ Et gravés par la gloire aux créneaux des murailles;
+
+mais on assurait qu'il en aurait d'autres, et que sa faveur paraissait
+établie auprès des nouveaux maîtres. Cela me paraissait peu probable;
+mais dès ses premières paroles je n'eus plus le courage de témoigner les
+sentimens de conviction qu'à cet égard j'avais nourris. Malgré tout ce
+que j'éprouvais de malaise et tout ce que je voulais conserver d'égards,
+je rompis la glace en lui demandant s'il était vrai qu'il eût conseillé
+à l'Empereur d'abdiquer.
+
+«Oui, me répondit-il, et j'ai dû le faire.
+
+«--Comment, Ney, vous avez dit à Napoléon de ces dures vérités que le
+malheur eût dû peut-être adoucir?
+
+«--Des vérités, oui; mais des vérités dures, nullement. Seulement j'ai
+exprimé mon opinion avec toute la franchise de mon caractère. Oui, j'ai
+conseillé l'abdication, car avant l'Empereur, ma chère, je voyais la
+France.
+
+«--C'est un grand mot que la France!
+
+--Ida!
+
+«--Monsieur le maréchal!...» Nous restâmes dans un silence de part et
+d'autre, ressemblant presque à du mécontentement. J'en souffris la
+première et je lui dis: «Vous ne me demandez pas ce que j'ai fait à
+Fontainebleau: vous êtes bien peu curieux!
+
+«--Non; mais sachant que vous n'y pouviez rester que dans l'intention de
+m'y voir revenir, et ne pouvant vous y écrire, j'ai patiemment attendu
+votre retour.
+
+«--Ah! le droit seul m'a manqué pour suivre l'Empereur à l'île d'Elbe.
+
+«--S'il en eût été ainsi, nous ne nous serions vraisemblablement plus
+vus.
+
+«--Comment! vous m'en auriez voulu?
+
+«--Vous en vouloir pour une généreuse pensée! Ida, vous ne le croyez
+pas.
+
+À ces mots, le maréchal avait pris un air qui m'encouragea, et je lui
+demandai s'il comptait rester à Paris, où tout prenait un aspect
+pacifique; s'il irait à la nouvelle cour.
+
+«--On ne peut rien assurer, rien prévoir, me répondit-il. Je vous ai
+bien des fois exprimé à ce sujet mes opinions: je ne regarde pas les
+hommes qui gouvernent, mais mon pays seul.
+
+«--Ah! vous m'impatientez avec votre pays! Si on choisissait pour
+souverain l'empereur du Japon ou Alexandre, cela vous serait donc
+indifférent? Tenez, Napoléon vous éleva tous trop haut en vous donnant
+des positions trop indépendantes.
+
+«--Je pense que si quelqu'un peut se plaindre de ce qui est arrivé,
+certes ce n'est pas l'Empereur.
+
+«--Vous croyez?» Nous nous taquinâmes plus d'une heure de cette manière,
+et Ney me quitta après un beau sermon sur le besoin de se taire. Une
+gêne, un froid extrême avaient pesé sur toutes nos paroles. Le plus doux
+charme de notre intimité, la sympathie du même enthousiasme avait
+disparu.
+
+Tout me paraissait triste par cette distance des affections politiques
+qui s'était placée entre nous. Nos causeries avaient perdu en quelque
+sorte le feu qui naguère les échauffait.
+
+Ces tristes impressions des sentimens de Ney ressortaient encore
+davantage quand je le comparais à quelques autres de nos guerriers, dont
+le commerce entretenait en moi le culte du passé. De ce nombre était le
+jeune Labédoyère, que je connaissais depuis long-temps. Avec lui je
+pouvais m'abandonner à l'expression de toutes mes illusions passées, car
+elles étaient les siennes. Il était difficile de voir un homme plus
+accompli que ce brillant officier: bravoure, talens, avantages
+extérieurs, Charles de Labédoyère réunissait tout, et ce tout était
+animé des plus vives qualités du cœur. Mes sentimens s'arrêtèrent à la
+bienveillance réciproque d'une noble amitié; mais la mort, qui termina
+la carrière déjà si glorieuse de Charles de Labédoyère, a laissé dans
+mon cœur, par une terrible conformité de destinées avec celui qui me fut
+le plus cher, un souvenir qui ne s'effacera jamais.
+
+Il eût été difficile de se faire une idée de la société de Paris après
+les événemens de 1814. Plusieurs personnes qui m'avaient recherchée avec
+une sorte d'importunité, ne me fuyaient pas encore, mais je prévoyais
+ces désertions de la prudence, et je pris le devant en cessant de voir
+tous ces amis qui me semblaient arriver par la prudence à l'engouement
+d'un autre ordre de choses que celui où nous nous étions trouvés,
+cherchant à mettre d'accord leurs opinions du passé avec leurs intérêts
+du présent.
+
+
+
+
+CHAPITRE CXXX.
+
+Le colonel espagnol.--Belle action de Ney.
+
+
+Quoique refroidie dans ma passion pour Ney, je dois, par compensation
+d'un sentiment moins vif qu'il m'inspirait, rapporter une aventure qui
+date de cette époque, et qui est trop honorable à sa mémoire pour que je
+la passe sous silence. J'avais rendez-vous avec lui, et, comme toujours,
+quand il s'agissait de le voir, j'étais sortie une heure trop tôt. Je
+cheminais doucement au milieu des Tuileries, respirant le délicieux
+parfum des plates-bandes émaillées de fleurs. Je ne saurais trop dire à
+quoi je pensais, mais mes idées étaient bienveillantes et d'une douce
+mélancolie. Sur un banc de pierre, en face des fenêtres du château,
+était assis un homme dont l'extérieur attira mes regards et excita
+bientôt mon intérêt. Un bras de moins, la figure pâle, les vêtemens
+indigens quoique propres, tout me le fit prendre pour un de ces débris
+de notre armée, si bien chantés depuis par le barde national de la
+gloire française. Son air abattu ne me laissa plus sentir que le désir
+de le connaître et l'espoir de lui être utile. Certes, il n'y avait là
+rien que de très naturel. Eh bien! on va voir comment ma précipitation
+irréfléchie en fit une inexcusable indiscrétion. En m'approchant de
+l'inconnu, j'aperçus dans sa main une tabatière: il la tournait dans
+tous les sens, et, d'un air d'impatience, soupira, leva les yeux sur les
+fenêtres du château, et ramena ses regards sur son habit délabré; il le
+boutonna avec vivacité, de façon à cacher sa décoration. Tout rapide
+qu'il fut, ce mouvement était assez significatif pour que mon
+imagination y attachât aussitôt les suppositions les plus
+attendrissantes. Je cède à la vivacité de mon émotion pour des malheurs
+qu'on ne m'avait point confiés, mais dont l'apparence était mon excuse;
+me voilà donc passant, repassant devant l'homme à la cravate noire,
+tenant la bourse à la main, faisant sonner le peu d'argent qu'elle
+contenait et regardant l'étranger d'un air qui disait: «Je vous crois
+malheureux, je désire vous connaître, vous servir.» Apparemment que mes
+regards commençaient déjà à perdre le don de se faire comprendre, car
+celui à qui ils s'adressaient n'y vit qu'une très impertinente volonté
+de l'humilier, et me le fit sentir par la fierté avec laquelle il
+découvrit le signe de la bravoure qui parait son triste vêtement, et en
+passant devant moi dans une attitude qui semblait répondre à mon curieux
+intérêt: «Votre pitié est une insulte dont votre sexe seul vous épargne
+la réparation.» Ces paroles me rejetèrent à ma place, et je le regardai
+s'éloigner sans oser faire un pas ni dire un mot pour le rappeler, mais
+cruellement effrayée de l'idée qu'il emportait, sans doute, d'un mauvais
+cœur. Avant de sortir de la grille de la rue de Rivoli, il tourna la
+tête de mon côté pour s'assurer si j'avais poussé l'indiscrétion jusqu'à
+le suivre. Me voyant à la même place, dans l'attitude de la confusion et
+de l'accablement, il revint sur ses pas. J'étouffais du besoin de
+m'expliquer et un peu de la curiosité de le connaître. Je ne saurais
+trop dire le roman que fit mon imagination pendant son retour de la
+grille vers le banc où j'étais assise. Mais les premières paroles de
+l'inconnu me prouvèrent que j'avais bien mal imaginé. «Me
+pardonnez-vous, lui dis-je, Monsieur, sans attendre qu'il m'adressât la
+parole, que je vous témoigne un intérêt que vous avez paru fuir.» La
+sévérité glaciale de sa réponse m'eût indisposée contre lui, si je n'y
+eusse reconnu, non pas une vanité susceptible, mais l'orgueil d'un
+honnête homme et la dignité d'un malheur non mérité. «Vous me devriez
+des excuses, Madame, si vos regards et votre maintien pouvaient laisser
+un doute sur le sentiment qui vous a fait agir et qui est le plus noble
+élan d'une vive sensibilité; elle vous a portée à une démarche
+touchante, mais indiscrète, que provoquaient des suppositions cruelles.
+(Je fis un mouvement de surprise.) Oui, cruelles, continua-t-il,
+puisqu'elles m'ont appris que mon extérieur excite la pitié.» Ici, deux
+grosses larmes qu'il vit couler sur mes joues lui dirent sans doute le
+mal qu'il me faisait; car il s'adoucit, prit ma main, et, la pressant
+légèrement, il ajouta: «Vous avez l'ame noble, et je suis sûr que vous
+êtes une excellente femme, mais commandez aux élans de votre
+bienveillance; aujourd'hui elle vous a fait blesser la délicatesse d'un
+homme d'honneur, à qui cet honneur est plus cher que la vie, et dont il
+est le seul bien; une autre fois une sensibilité trop prompte pourrait
+vous rendre dupe d'un fripon qui abuserait de vos premiers mouvemens.
+Croyez-moi, les plus précieuses qualités ont encore besoin d'être
+soumises à la raison. Adieu, Madame; soyez persuadée toutefois que je ne
+garde de votre action qu'un souvenir qui vous honore.» Il se leva, me
+salua en s'échappant rapidement, comme pour éviter ma réponse.
+
+Depuis long-temps je n'avais réprouvé une pareille angoisse. «Nul doute,
+me disais-je, que ce ne soit un militaire malheureux; sa conduite, ses
+discours montrent tout l'intérêt dont il est digne, et pourtant il
+repousse l'amitié et de lui-même écarte la main empressée de venir à
+lui.» Je m'acheminai vers le quai, mécontente de lui et de moi, voulant
+lui trouver un tort et me trouvant bien à plaindre de m'intéresser à un
+homme dur et orgueilleux. Mais aussitôt son bras mutilé, cette croix,
+noble récompense du brave, me revenaient à l'esprit, et je sentais que
+cet orgueil était délicatesse et cette fierté une justice; moi seule je
+me trouvais blâmable. Oh! que je me promettais bien à l'avenir d'être
+plus en garde contre la vivacité de mes émotions. Hélas! c'est
+désenchanter la vie; mais puisqu'il le faut, allons, je réfléchirai
+avant d'écouter mon cœur, et toute pleine de cette résolution je passai
+le pont et faillis me trouver mal en voyant mon inconnu arrêté avec un
+garde du corps, lui parlant avec véhémence, et l'autre répondant de
+l'air de quelqu'un qui n'a aucune bonne raison à donner contre les
+choses peu agréables qu'on lui dit. L'inconnu m'aperçut au moment où
+j'allais me glisser pour n'être pas vue. Bien qu'il me saluât avec
+politesse, il eut comme un soupçon d'espionnage qui me rendit à toutes
+mes réflexions. Je m'approche et lui dis: «Monsieur, lorsque je vous vis
+aux Tuileries je me rendais au bain; je n'ai nullement changé mon
+itinéraire.» Après cette belle équipée, je m'élance sur le quai sans
+respirer ni attendre de réponse. Ce ne fut que quand je fus calmée et
+une heure après que je me dépitai de cette nouvelle bévue. J'étais
+tout-à-fait mal avec moi-même. J'avais cru entendre prononcer un mot
+espagnol. «C'est un Espagnol réfugié, me disais-je; ils sont
+orgueilleux, vains et fiers. Eh bien, n'y songeons plus;» mais c'était
+le cas de dire: quand on veut oublier on se souvient.
+
+Toutes ces idées jetèrent le trouble dans ma pauvre tête; et j'en étais
+si oppressée que je m'en ouvris au maréchal Ney. Je racontai la scène
+telle que je viens de la rappeler, enfin telle qu'elle venait de se
+passer; je ne dois pas répéter les éloges qu'elle me valut, mais je dois
+rendre hommage à la vérité en disant que Ney me pressa contre son cœur
+avec un transport bien vif, en me remerciant de lui fournir cette
+occasion d'être utile à un militaire, à un frère d'armes malheureux. «Je
+le découvrirai bien vite, me dit-il. Soyez rassurée, il acceptera ce que
+je compte lui offrir.» Ah! Ney était la bonté même. Trois jours après il
+m'apprit que mon inconnu était un colonel espagnol, dont les plus justes
+réclamations auprès des autorités françaises étaient restées sans
+résultat. «Des espérances trompées, l'amertume et l'inutilité de ses
+démarches l'ont réduit au dernier degré d'exaltation misantropique
+obligée par orgueil de se reployer sur elle-même. Ce malheureux voit
+encore sa cruelle infortune augmentée par les privations de sa femme et
+de deux jeunes filles. Ida, je les ai trouvées ne pouvant sortir faute
+de vêtemens.--Et maintenant, lui dis-je, levant un regard plein de
+reconnaissance sur lui, ils sont pourvus de tout, grâce à vos
+bienfaits?--Ida, dites grâce à ce cœur pétri de sensibilité, en y posant
+sa main, et de cette tête vive et active pour la pitié comme pour les
+douces folies. Chère Ida, vous êtes une bonne femme.» Je répète ses
+propres paroles; car aujourd'hui, où je publie tant de fautes, elles, me
+sont comme un abri contre les remords. Je n'avais plus besoin de
+m'inquiéter du colonel espagnol; mais Ney m'apprit, quelques jours
+après, qu'il avait obtenu toutes ses justes demandes, et qu'il se
+trouvait heureux d'avoir pu ajouter quelque utile surcroît aux
+réparations du gouvernement.
+
+Je reçus la visite de cette famille reconnaissante, et je sentis qu'il
+ne peut y avoir de plus doux orgueil que celui d'entendre louer, par des
+infortunés arrachés au désespoir, les vertus et les qualités des gens
+qui nous sont personnellement chers. Le colonel conduisit sa famille à
+Bordeaux. J'ai conservé quelque temps des relations avec lui. Il vint à
+Paris à l'époque du fatal procès, et nos adieux se firent à l'aspect
+d'un cercueil! Le colonel perdit depuis un de ses enfans, et a été
+cacher au loin cette douleur domestique, accumulée sur tant d'autres
+douleurs.
+
+
+
+
+CHAPITRE CXXXI.
+
+La baronne de W***.--Le fils de Dumouriez.
+
+
+Ma campagne de France, mon excursion à Fontainebleau, toutes mes courses
+militaires avaient largement entamé ma caisse, et il avait fallu souvent
+l'employer pour rapprocher les distances, récompenser des dévouemens du
+moment, en un mot pour acquitter toutes les dispendieuses nécessités de
+la guerre. Je m'arrangeais peu du déficit de mes finances; et avec mon
+caractère, certes je n'aurais voulu rien entreprendre sans avoir tous
+les dehors des jours heureux de _fama volat_. Méditant un pèlerinage à
+l'île d'Elbe, je ne voulais laisser aucun soupçon sur le motif tout
+désintéressé qui me guidait dans cette démarche. J'aurais eu le droit de
+demander plus qu'il ne m'eût fallu au comte Regnault, depuis ma
+singulière audience de l'escalier du pavillon de Flore. Comme je veux
+être vraie, même à mes dépens, j'avoue que l'extrême désir que je
+commençais à éprouver pour ce voyage, me fit examiner un peu s'il serait
+mal de profiter de ce droit; mais ce ne fut qu'une pensée, et mon dégoût
+pour une récompense demandée prit le dessus. J'avais fait depuis
+long-temps au maréchal l'honorable mensonge d'une augmentation de ma
+pension, pour éviter de sa part de bien sages, mais pour moi de bien
+mortelles réflexions, ou des offres que j'atteste le ciel avoir toujours
+refusées. J'étais donc fort en peine, n'ayant alors qu'une cinquantaine
+de napoléons en état de disponibilité. Une grande partie des diamans qui
+me restaient étaient déjà passés en équipement et frais de route. Tous
+ces soins pour me procurer de l'argent me rappelèrent le don d'une femme
+intéressante à beaucoup de titres, à qui j'avais procuré une grande
+consolation par le crédit du maréchal Ney, à l'égard d'un fils bien-aimé
+qu'elle croyait perdu dans la retraite de Smolensk. Jouissant d'une
+immense fortune, elle me fit présent d'une parure complète de rubis et
+d'une bonbonnière avec son portrait enrichi de brillans. Je regardai son
+aimable et doux visage, et je trouvai comme un sentiment de bonheur de
+devoir à un don de la reconnaissance d'une mère les moyens de pratiquer
+à mon tour cette vertu.
+
+Pour intéresser mes lecteurs au sort de cette dame, il me faut reprendre
+les choses de plus loin. Lorsque dans la campagne de France tout fut
+devenu fatal, jusqu'au talent et au courage des chefs, Mortier et
+Marmont tombèrent au milieu des alliés sur la route de Fère-Champenoise,
+qu'ils suivaient dans la croyance que Napoléon se reployait sur eux
+devant Schwartzemberg; à cette bataille, que les alliés nommèrent si
+pompeusement victoire de Fère-Champenoise, et dont ils ne durent le
+douteux avantage qu'au nombre immense de leur cavalerie, au terrible
+ouragan qui battait de front nos colonnes et à la violente pluie qui
+éteignait le feu de nos batteries; cette affaire du 25 mars 1814, si
+honorable pour le brave général Pacthod, qui, avec les 6,000 hommes des
+deux divisions qui escortaient les convois, pendant plusieurs heures,
+attaqué, entouré, soutint, avec des soldats enfans et des bataillons de
+gardes nationales, les charges multipliées des meilleures troupes
+ennemies. La mêlée devint affreuse lorsqu'on eut lancé contre ces
+faibles carrés l'énorme élite de l'armée alliée; mais ce fut pour les
+Français le dévouement des Thermopyles. La division Pacthod périt
+presque entière en mourant à la baïonnette et en refusant quartier.
+Hélas! leur héroïsme fut moins heureux que celui des Grecs; il ne sauva
+point la patrie.
+
+Le fils de la baronne de W***, échappé comme par miracle au désastre de
+Smolensk, s'était, malgré les larmes de sa mère et mes conseils, remis
+de nouveau au service. Il faisait partie de la division Amey; et
+grièvement blessé à la première charge, il dut la vie à un officier
+prussien, à l'affaire que je viens de rappeler. À mon retour de
+Fontainebleau, j'avais vainement fait des démarches pour retrouver la
+baronne de W*** et son fils. Enfin, après des recherches bien pénibles,
+je découvris le dernier. Il m'apprit que l'officier prussien qui lui
+avait sauvé la vie à Fère-Champenoise, ayant dans ses papiers trouvé le
+nom de sa mère, il lui avait dit qu'il y avait un officier supérieur de
+ce nom dans les armées alliées, et que lorsqu'il sortit de la maison
+militaire, on lui avait annoncé que sa mère était partie l'avant-veille
+dans une calèche allemande, escortée de troupes alliées. «Je ne pus, me
+disait ce malheureux jeune homme, réclamer ma pauvre et excellente mère.
+Vous qui savez le fatal secret de ma naissance, dites, oh! dites-moi
+quels moyens puis-je employer pour la revoir sans la compromettre, sans
+irriter contre elle son orgueilleuse famille qui n'est pas la mienne.»
+Je partageais si vivement les craintes et la douleur du fils de la
+baronne de W***, que je restai quelques instans étourdie et ne sachant à
+quelle pensée m'arrêter. Les regrets touchans du jeune militaire me
+rendirent enfin quelque présence d'esprit. «Ce qui me cause surtout une
+peine mortelle, disait-il, c'est qu'en fouillant dans mes papiers on m'a
+pris le portrait de cette mère infortunée; son image du moins m'eût
+soutenu dans cette terrible incertitude sur son sort... Je vais vous le
+rendre, m'écriai-je, ce portrait chéri; j'en ai un qui me fut donné par
+elle comme gage de reconnaissance et de souvenir; n'est-ce pas l'honorer
+que d'en faire un moyen de consolation pour le fils de son amour.» Le
+jeune Léopold (nom du fils de Mme W***) me pressa dans ses bras, et je
+crus un moment ressentir la pure tendresse d'une mère. À la vue des
+brillans dont ce portrait était enrichi, Léopold ajouta: «Vous savez,
+Madame, tout ce que ma mère à fait pour moi, tout ce que sa position lui
+a permis de largesses; avec le galon de sergent, j'ai la fortune d'un
+général; je ne puis donc accepter votre don pourtant si noblement
+offert... à moins que vous ne me permettiez de distraire tout ce qui
+n'est pas le portrait lui-même, et de vous en faire retenir la valeur.
+«Trop franche pour faire mentir mes expressions ou mon visage, je
+témoignai au fils de celle qui m'avait assez connue pour m'apprécier et
+que j'acceptais volontiers de lui. «Mon cher Léopold, j'accepte votre
+proposition, puisque vous êtes riche; il me sera encore doux de devoir
+ainsi à votre aimable mère les moyens d'exécuter un projet auquel
+m'appelle un intérêt de cœur. Allons, mon ami, je consens à ce que vous
+fassiez estimer ce que je vous restitue.
+
+«--Tenez, Madame, j'ai la somme; nous pouvons éviter les consultations.
+Ne livrons point à des regards profanes l'objet de nos respects;
+laissez-moi immédiatement placer la miniature sur mon cœur, et mettez le
+comble à toutes vos bontés en recevant ces mille écus comme masse de
+voyage.»
+
+Pouvais-je n'être point contente d'un tel marché; c'était celui d'un
+fils qui ne me donnait pas toute la valeur des diamans, mais qui me
+donnait mieux que cela, sa reconnaissance et son amitié.
+
+Nous nous quittâmes tous les deux pour voler à nos affections les plus
+chères. Mais Léopold à peine était sorti, qu'en serrant le
+porte-*feuille qu'il m'avait laissé, j'y trouvai, au lieu de mille écus,
+six billets, de mille francs, une superbe chaîne en or, et le lendemain,
+à peine étais-je levée, qu'on m'apporta une boîte avec ces lignes:
+
+ «Reprenez tout, Madame; je vous dois un trésor. Quand ces lignes
+ vous parviendront, je serai loin de Paris, où je ne regrette que
+ vous; vous, l'amie, la généreuse amie de la malheureuse mère de
+
+ LÉOPOLD.
+
+ «_P. S._ Je ne vous dis pas, Madame, de daigner m'écrire; je
+ connais votre cœur, et je vous rappelle que c'est à Strasbourg,
+ chez M. Dutale, que les lettres me seront sûrement remises. Ah!
+ puissé-je bientôt ramener dans ma patrie adoptive celle qui nous
+ est si chère à tous les deux!»
+
+La boîte renfermait, outre l'entourage du portrait, une fort belle
+montre en or. Je n'eus pas une minute d'hésitation pour garder ces
+riches présens; j'étais heureuse et fière au contraire de mes sentimens,
+parce que j'acceptais comme j'avais donné, avec un entier abandon de
+cœur.
+
+J'aurai, après bien des années de larmes et de malheurs, encore à parler
+du fils de Mme de W***; en attendant, je ne puis résister au plaisir de
+donner ici quelques détails sur sa naissance, qui justifieront peut-être
+le vif intérêt que ces deux personnes m'inspirèrent, intérêt qui a
+survécu à l'absence, à l'oubli, à l'infortune. J'avais connu la baronne
+de W*** quelque temps après mon retour de Russie; elle avait su que,
+dans cette fatale campagne, j'avais eu d'innombrables relations avec
+l'armée, et on lui avait si fort exalté mon cœur, qu'elle y vint confier
+les peines du sien; c'était presque l'histoire entière de sa vie, dont
+je conserve le récit tel que sa bouche daigna m'en faire l'aveu.
+
+«Je suis née à Heidelberg, me dit-elle; j'avais dix-huit ans, lorsqu'un
+de vos guerriers, fameux par sa bravoure et poursuivi par sa conduite, y
+vint chercher l'asile que lui refusaient tour à tour ceux mêmes dont,
+aux dépens de son honneur, il avait servi les intérêts. Son âge alors,
+déjà si disproportionné au mien, éloignait de moi toute idée d'amour;
+mais son nom célèbre, son infortune, l'injustice de ceux dont il avait
+voulu appuyer la cause, excitèrent dans mon ame une sorte de compassion
+généreuse et bientôt tendre. Lorsque des émigrés français se portèrent
+contre lui à toute la violence des représailles, je le sauvai des
+réactions, le cachant dans un pavillon du château. Seule instruite de sa
+retraite, je lui portais chaque jour sa nourriture, des livres, et je
+m'efforçais, par ma présence et mes soins, de distraire les ennuis de sa
+solitude. Instruit, spirituel, aimable et persécuté, il lui fut facile
+de m'attendrir et de m'intéresser. Dans sa disgrâce, il parlait si bien
+de cette patrie de laquelle il était rejeté, qu'il m'inspira cette
+exaltation bienveillante que les femmes éprouvent pour les proscrits
+illustres. Je ne vis plus que le héros malheureux, et, dès ce moment, il
+fut dangereux pour moi; la solitude, cette innocente complice des
+grandes passions, vint faire le reste... Je m'aperçus des suites de ma
+faute le jour même où l'on découvrit la retraite du général français. Au
+milieu de la nuit je vins lui apprendre qu'il fallait fuir et que
+j'étais mère. Promise à un noble de mon pays, j'allais être exposée aux
+cruelles vengeances de ma famille. Je dois rendre justice à la loyauté
+de celui qui me perdit; il me représenta tous les malheurs qui pouvaient
+m'atteindre sur les pas d'un proscrit. «Je les redoute moins, lui
+répondis-je, qu'une seule larme de ma mère.» Hélas! je devais lui en
+coûter de bien amères! Notre évasion fut moins secrète que je ne l'avais
+espéré. Le général seul parvint à se soustraire aux gens qui nous
+poursuivaient; mais moi seule je fus reconduite à mes parens irrités...
+On me relégua dans une ferme éloignée, où je fus mise sous la garde de
+deux femmes, dont l'une était nouvellement mariée à un jardinier,
+français d'origine, que mes parens aimaient beaucoup. Cette jeune femme
+nourrissait son premier enfant quand le mien vit le jour... Il me fut
+enlevé; et lorsque je demandai cette innocente preuve de ma chute, on
+eut la barbare prudence de m'annoncer sa mort... Le temps, qui jette un
+voile sur tout, effaça ma faute aux yeux de celui qui m'avait été
+destiné, et qui, aussi généreux que le Volmar de la _Nouvelle Héloïse_,
+n'avait cessé de me chérir. Je devins son épouse. Veuve deux ans après,
+je me trouvai maîtresse d'une immense fortune, qui était reversible sur
+un de ses parens éloignés, si je me remariais. Cette pensée ne se
+présenta jamais à mon esprit; mais combien de fois je regrettai
+amèrement l'enfant que je croyais avoir perdu: il existait. Une lettre
+que je reçus, en 1804, de son père qui avait enfin trouvé asile en
+Angleterre, m'apprit que mon fils avait été confié à un jardinier
+français; que sa femme l'avait nourri; qu'une forte somme avait été
+donnée pour qu'ils fissent baptiser cet enfant comme le leur et pour
+qu'ils l'emmenassent en France avec eux; ce qui fut exécuté. La lettre
+n'indiquait ni la ville ni même le département. Pourtant ma joie fut
+extrême. «Je suis libre, je suis riche et mon fils existe, m'écriai-je;
+ô mon Dieu, faites que je le retrouve, que j'assure son bonheur, et
+j'aurai assez vécu!»
+
+«Pendant neuf années, que d'angoisses et de vaines espérances ont été le
+seul fruit de mes recherches! Désespérée et souffrante, je fis une
+dernière tentative; elle fut heureuse... Je le méritais. L'or et les
+menaces arrachèrent à un ancien camarade du jardinier français le secret
+de sa retraite, et deux, jours après j'étais sur la route de la
+Bourgogne. J'arrivai à Plombières au milieu d'une nuit d'automne.
+J'interrogeai l'hôte d'une misérable auberge où j'avais pris asile, sur
+la famille dépositaire de ce que j'avais de plus cher au monde. Je
+m'informai avec anxiété des moyens d'existence de cette famille, du
+nombre de leurs enfans. On me répondit qu'ils avaient quatre garçons,
+dont l'aîné avait fait jaser le village par son peu de ressemblance avec
+le père. Oh! comme mon cœur battait. Qu'a-t-il donc d'extraordinaire
+l'aîné? demandai-je enfin; et une nouvelle et naïve réponse, au lieu de
+m'affliger comme je l'avais craint, flatta mon orgueil maternel. Mon
+fils était, suivant ce précieux rapport, le plus beau des enfans, et
+d'un tout autre air. «Ça va au bois avec des livres, ça fait tourner la
+tête à toutes nos filles et n'en recherche aucune; c'est fier et bon à
+la fois, ça se fait remarquer à la ville aussi bien qu'au village.»
+J'eus bientôt trouvé le moyen de voir mon cher Léopold, et son seul
+aspect me confirma tout ce que l'hôte avait si naïvement avancé. Il
+était beau, il était doux et fier. Après avoir tout réglé avec ceux qui
+avaient soigné son enfance et dont il portait le nom obscur mais
+respectable, je partis avec lui. C'était lui dire que je voulais me
+charger de son sort. «Elle vous fera bien riche; cette dame, lui
+répétaient ces bonnes gens, vous deviendrez un seigneur.--Où serai-je
+jamais heureux comme ici, près de vous? la richesse fait-elle donc le
+bonheur? En retrouvant mon fils, ma fortune entière me parut
+insuffisante pour récompenser ceux qui me l'avaient conservé. J'assurai
+leur existence, et ces dons furent mes premiers pas vers la tendresse de
+mon enfant.
+
+«On avait fait croire à ces braves gens que, mère d'enfans légitimes,
+j'avais trouvé le bonheur dans cette union, et que leur silence était un
+devoir. Mon fils, baptisé sous leur nom, crut donc en suivant sa mère ne
+suivre qu'une bienfaitrice généreuse. Oh! que ne lui ai-je laissé sa
+touchante reconnaissance! Mais pouvais-je le voir si digne de mon amour
+maternel et ne pas lui dire: «J'ai droit à ta tendresse filiale;
+Léopold, mon cher Léopold, je suis ta mère! Les moyens à prendre pour
+lui assurer ma fortune nécessitèrent l'aveu de ma faute et du nom de
+celui qui en avait été l'auteur. Comment vous rendre la cruelle scène
+qui suivit cet aveu, scène qui éleva mon fils autant qu'elle me fit
+rougir de celui que ma chute lui avait donné pour père. «Moi,
+s'écria-t-il, moi le fils d'un traître! moi, dont, si jeune encore, le
+cœur palpitait au nom de ces braves qui sont morts en défendant leurs
+drapeaux! moi, je dois la vie à l'homme qui consentit à échanger sa
+gloire contre l'ingratitude de l'étranger! Ô ma mère! ma mère! pardon,
+pitié, grâce!
+
+«--Mon enfant, on ne doit jamais maudire ceux à qui l'on doit la vie.
+
+«Non, jamais, reprit le noble enfant; mais, ma mère, il me faut laver la
+tache paternelle. Je dois mon bras à cette même France que mon père
+défendit en héros avant d'avoir voulu la vendre en traître.»
+
+«Mes larmes furent ma seule réponse; et peu de jours après on me remit
+cette lettre de mon fils:
+
+«Ma bonne et bien malheureuse mère, pardonnez à votre fils de vous
+quitter; mais il est français, il ne peut vivre sans le baptême de
+l'honneur. S'il revient, il sera l'honneur de votre vie; s'il meurt, il
+sera l'orgueil de vos souvenirs, et vous pourrez dire: mon fils eut la
+valeur du vainqueur de Jemmapes et de l'Argonne, et ne l'a point ternie
+comme son coupable père.»
+
+«Cette lettre fut toujours placée sur mon cœur, continua la baronne;
+Léopold partit faire son apprentissage de gloire. Dans la fatale
+campagne de Moskou, il appartenait au corps d'armée du maréchal Ney.
+Après avoir échappé aux horreurs de la retraite, il manqua perdre la vie
+faute de pouvoir, panser sa blessure; se croyant prêta mourir, il
+m'écrivit le fatal adieu qui manqua me coûter la vie. À ces lignes était
+jointe la croix qu'il avait gagnée à Valoutina.
+
+«Ma mère, la tache originaire est effacée; j'ai combattu pour la France,
+je meurs français et pour ma patrie. Ma mère, allez vivre près de ceux
+qui élevèrent votre fils; ils vous chérissent, ils pleureront avec vous
+votre Léopold. Ô ma tendre mère! je vous bénis de m'avoir épargné la
+honte d'une naissance illégitime, et de m'avoir dit que vous étiez la
+mère de Léopold.»
+
+Lorsqu'elle me donna ces détails, Mme la baronne de W*** avait reçu la
+nouvelle que son fils existait, et j'eus le bonheur de lui être utile
+pour le faire promptement revenir en France. Guéri de sa blessure, le
+jeune Léopold n'eut d'autre désir que de courir de nouveaux hasards; la
+campagne de Paris lui en fournit l'occasion, et il fut blessé comme on
+l'a vu. Je crus pouvoir profiter de sa généreuse délicatesse sans
+forfaire à la mienne. J'étais heureuse au delà de toute expression des
+moyens qu'il m'avait donnés de pouvoir continuer mes courses. Je devais
+même faire un voyage plus intime; mais la bizarrerie, qui joue un si
+grand rôle dans les événemens de ma vie, me jeta au milieu des grands
+spectacles du grand Empire, qui se brisait avec l'épée d'un homme.
+
+
+
+
+CHAPITRE CXXXII.
+
+Une séance de l'Académie.--Présidence de Regnault de
+Saint-Jean-d'Angely.--Réception de M. Campenon, remplaçant l'abbé
+Delille.
+
+
+J'allai un jour chez Regnault de Saint-Jean-d'Angely de fort bonne heure
+et sur une invitation fort pressante. Il avait, me disait-il, besoin de
+tout mon dévouement. Je le trouvai, se promenant à grands pas dans son
+appartement, et j'avoue que, dès l'antichambre, le bruit de sa
+déclamation tonnante me donna une idée très, sérieuse de l'entrevue.
+C'est quelque proclamation, me disais-je, qui doit être confiée à mon
+zèle infatigable, à mon utile exaltation. C'est l'éloquence qui rédige
+quelque adresse à nos braves, et c'est la renommée qui la portera. À mon
+aspect, l'orateur se modéra, jeta sur le bureau son manuscrit, et vint à
+moi avec toute la grâce d'un auteur qui aperçoit son public, et un peu
+de l'incertitude et de l'embarras d'Oronte prêt à débiter son sonnet.
+
+«Arrivez, ma bonne Saint-Elme, jamais je n'eus tant besoin de vous, de
+vos bons conseils, de votre excellente amitié.
+
+«--De quoi s'agit-il? Vous savez que je suis toujours prête.
+
+«--Il s'agit d'une des épreuves les plus délicates de ma vie, d'une des
+positions les plus difficiles où puisse se trouver un orateur.
+
+«--Vous savez si bien manier la parole, qu'en vérité je ne conçois pas
+votre embarras. J'ai souvent dit de votre éloquence ce que Racine dit de
+son Hippolyte dans _Phèdre_:
+
+ Il excelle à conduire un char dans la carrière.
+
+«--Mon amie, ma bonne amie, vous savez ou vous ne savez pas, car on
+ignore aisément les existences académiques, que je suis membre de
+l'Institut. De toutes mes dignités, c'est la seule que je n'aie pas
+perdue, parce qu'elle ne tient pas à la politique, et que cela sert
+quelquefois quand on veut y entrer. Eh bien! dans ma compagnie, car cela
+s'appelle notre compagnie, il y a des statuts, des réglemens, qui de
+temps en temps nous donnent des devoirs à remplir, des discours à faire;
+et le hasard qui arrange quelquefois très singulièrement les choses,
+confie souvent les missions de la circonstance et les corvées de la
+parole à ceux qu'elles doivent le plus contrarier. Et tel que vous me
+voyez, je suis une victime des discours académiques.
+
+«--Je croyais, mon ami, qu'il n'y avait jamais à l'Institut que le
+public de victime.
+
+«--Aujourd'hui le cas est plus grave, et je suis enveloppé dans un
+véritable cercle de Popilius. Vous me direz à cela, pourquoi êtes-vous
+affilié à une société savante? Telle n'est, point la question. J'en
+suis, il faut que je m'en tire. Nous autres gens de lettres, car je ne
+suis plus qu'un homme de lettres, nous sommes comme les auteurs,
+contraints de bien faire ce que nous faisons, sous peine de sifflets.
+Quand au théâtre on joue des pièces de circonstances, les premiers
+sujets, n'importe ce qu'ils pensent, sont obligés de chanter comme on
+chante pour le quart d'heure. Il en est de même à l'Institut; quelles
+que soient les opinions de l'académicien, il doit parler comme il
+convient à l'Académie. Ce sont, ma chère, ce que j'appellerais
+volontiers des sentimens collectifs, et les corps ont cela de bon qu'on
+peut refaire ensuite la part des personnes et reprendre sa manière
+d'être individuelle quand on quitte l'habit de la compagnie. Les
+convenances sont souveraines en France sous tous les régimes. Il n'y a
+nul inconvénient à leur payer tribut, cela ne tire jamais à conséquence;
+mais les braver fut toujours et serait encore ridicule, parce que cela
+serait inutile.
+
+«--En vérité je ne vous ai jamais vu si timide; et vous qui allez si
+directement au fait, vous tournez autour aujourd'hui, comme le monsieur
+qui voulait consulter le Misantrope.
+
+«--Diable, il y a de quoi hésiter. Figurez-vous qu'en ma qualité de
+directeur de la deuxième classe de l'Institut, lors de l'élection de M.
+Campenon, il faut, d'après l'usage antique et solennel, que je fasse
+l'éloge de son prédécesseur; et son prédécesseur était l'abbé Delille,
+grand poète assurément, que j'ai beaucoup connu et beaucoup aimé, mais
+dont la vie, toute composée de sacrifices à la cause des Bourbons, me
+met sur des charbons ardens pendant tout le discours. Moi, confident
+d'un autre pouvoir, serviteur enthousiaste d'une autre dynastie; moi
+dont des discours retentissent encore chargés de parfums pour la gloire
+de Napoléon, comment brûler l'encens académique dans une si bizarre
+circonstance? J'aurai l'air de vouloir me tourner vers les astres
+nouveaux, de venir au secours des vainqueurs, d'un valet qui demande de
+l'emploi. Oh! pour de l'ingratitude, croyez-moi, je n'en aurai jamais.
+Mais d'un autre côté quel plus beau caractère que celui de Delille?
+L'Empereur l'estimait de ce refus de le servir, qu'un autre eût
+considéré comme une offense. Un homme qui a refusé d'être sénateur pour
+être fidèle à ses affections politiques... Puis l'Académie, qu'il ne
+faut pas compromettre, car elle n'est pas d'humeur à être compromise; le
+public aussi, qui n'est pas à notre hauteur et pour lequel il faut avoir
+des égards. En vérité, il n'y a qu'un tour de force qui puisse me faire
+sauter ce cas périlleux.
+
+«--Mon ami, que votre discours soit l'expression de tout ce que vous
+venez de me dire là, qu'il soit mesuré comme tant d'autres que vous
+m'avez lus dans le temps; présentez les opinions des autres en gardant
+les vôtres. Quel inconvénient y a-t-il à louer la reconnaissance? L'abbé
+Delille voua la sienne à des princes malheureux; et c'est toujours grand
+et beau de rester fidèle au malheur. Toutes les causes s'arrangent fort
+bien de ces vertus, et l'exemple d'une foi gardée à n'importe quoi et à
+n'importe qui, peut être recommandé publiquement; car l'estime de leurs
+adversaires est quelquefois tout ce que recueillent les Decius de leur
+dévouement à leur propre cause. Parlez de la reconnaissance; elle honore
+toutes les positions, tous les caractères. Vous serez, avec ce texte,
+vrai pour tout le monde.
+
+«--Oh! que vous me faites de bien avec cette profession de foi. Comme
+vous êtes l'expression la plus exaltée de tous les sentimens qui me sont
+chers, votre suffrage sera ma règle de conduite; parce qu'une fois que
+mes éloges auront passé à votre creuset, je serai sûr qu'ils ne
+contiendront pas d'alliage, et nos amis ne pourront pas me reprocher
+d'avoir manqué de la vertu que j'aurai préconisée. Au surplus, si vous
+n'avez pas de rendez-vous militaire ce matin, veuillez me donner une
+audience littéraire. Les têtes-à-tête académiques ne sont pas dangereux,
+et quand je vous aurai lu mon discours, cela me donnera des forces pour
+l'exposer aux orages de la séance publique.»
+
+Je me soumis de fort bonne grâce, malgré mes préventions contre tout ce
+qui sent le bel esprit et le pédantisme, à l'aimable sollicitation de
+Regnault. Il avait été mon premier maître de déclamation, je lui devais
+bien au moins la patience d'être son dernier professeur de rhétorique.
+D'ailleurs il devenait beau dans son attitude d'orateur. Il avait tout à
+gagner en prenant la parole. Je l'écoutai avec cette attention qu'on
+accorde aux personnes qu'on aime. On eût dit qu'il paraissait devant son
+juge. Son émotion donnait un accent particulier à son organe, et, comme
+je ne sais pas résister aux impressions vraies, je lui témoignai, avec
+l'enthousiasme qu'on me connaît, toute la vivacité de ma satisfaction.
+Il en fut attendri jusqu'aux larmes, me disant: «Qu'on pense maintenant
+ce que l'on voudra; votre suffrage me répond qu'avec toutes les
+concessions de l'art oratoire, j'ai conservé pure la religion des
+souvenirs. Mais ce n'est pas tout ce que j'ai à vous demander; il faudra
+que vous fassiez violence à vos habitudes toutes guerrières, et que vous
+veniez entendre notre ouvrage au palais des beaux-arts. Nous sommes dans
+un moment où l'opinion publique est curieuse à observer. L'amitié doit
+quelque chose à l'amitié. Vous savez bien que je n'ai point manqué à vos
+débuts, j'espère que vous ne manquerez point à ma représentation, qui
+pourrait bien être aussi quelque peu orageuse. Vous savez qu'on ne peut
+demander de ces services à tout le monde.
+
+«--Du moment qu'il est question de dévouement, soyez tranquille.
+
+«--D'ailleurs, ma chère, vous qui aimez l'observation, vous trouverez à
+l'Institut de drôles de figures. Pour peu que vous veuillez regarder, je
+vous réponds que vous vous amuserez.»
+
+Le jour de la séance arrivé, je me rendis à mon poste, et je trouvai
+déjà la salle bien garnie, si bien même que je ne pus obtenir de place
+que sur une banquette réservée aux immortels eux-mêmes. C'était une
+piquante position que la tête de la Contemporaine, passant à travers les
+perruques de M. l'abbé Morellet et de M. de Roquelaure, ancien
+archevêque. On ne peut se faire d'idée de l'impatiente curiosité de
+l'auditoire et surtout de sa bizarre composition. On était entassé les
+uns sur les autres, et une foule de femmes élégantes s'étaient pressées
+sans scrupule contre les habits verts; Tout le monde parlait à la fois:
+«Nous allons voir, disaient quelques douairières, comment le conseiller
+d'État de l'empire abordera l'éloge du poète qui ne voulut pas faire
+l'aumône d'un vers à un tyran.» Ce qui ajoutait à l'originalité du coup
+d'œil, c'était le grand nombre d'étrangers dont les bizarres costumes se
+mariaient plaisamment à l'élégance française. Les Anglaises surtout, et
+elles étaient en grand nombre, avaient conservé toute cette pureté du
+ridicule dont elles ont su depuis dépouiller leurs chapeaux. On montrait
+du doigt, avec une certaine affectation, les dignitaires anciens et
+nouveaux, dont les uns avaient la joie et les autres le courage de leurs
+grands cordons. Je me rappelle à ce sujet une méprise fort plaisante. On
+vit arriver un vieillard porté par deux laquais; il était revêtu d'un
+grand cordon couleur bleu de ciel. On chuchottait autour de moi: «Oh! en
+voilà un qui ne se gêne pas, il porte la grande croix de l'ordre de la
+Réunion. Les décorations proscrites se mettent ordinairement dans la
+poche.» Mais M. Roux Laborie, qui se trouvait dans le groupe aux
+commentaires, mit heureusement les censeurs de l'audace et les
+approbateurs du courage d'accord, en leur apprenant que la personne
+qu'on prenait pour un grand personnage de l'empire, fidèle à la croix de
+la Réunion, était le vieux duc de La Vauguyon, seul chevalier restant de
+l'ordre légitime du Saint-Esprit.
+
+Je commençais à m'impatienter de cette espèce de sellette où la
+malignité installait tous les illustres savans qui avaient perdu leurs
+places. «Celui-ci a fait ceci, celui-ci a fait cela,» et plus souvent
+encore: «ceux-là n'ont rien fait;» on n'entendait pas autre chose. Enfin
+Regnault parut et vint prendre place au bureau, entre deux autres
+fonctionnaires de l'Institut, dont l'un était ce bon M. Suard,
+secrétaire perpétuel, et au moins le plus longuement perpétuel des
+académies, espèce de spectre fort poli, et de squelette très aimable,
+dont les quatre-vingts ans attiraient cependant plus d'un sourire et
+plus d'une lorgnette. M. Campenon reçut la parole et la garda avec une
+exactitude remarquable. Je n'avais jamais entendu parler de lui; mais je
+ne pus m'empêcher de l'écouter avec une sorte de bienveillance qu'on ne
+refuse jamais aux figures mélancoliques. En voyant l'émotion de M.
+Campenon qui n'avait pas les mêmes raisons que Regnault, j'avoue que je
+pensai un peu plus à mon pauvre ami qu'à son partenaire; mais
+heureusement que ses yeux vinrent à rencontrer les miens, et je ne
+négligeai rien pour lui communiquer de loin la confiance dont j'étais
+pénétrée; car il n'y a, selon moi, rien de moins imposant qu'une séance
+d'académie; cela ressemble tout-à-fait à un salon où l'on ne médit
+qu'après, quand les gens sont partis.
+
+M. Campenon venait de parler, et l'on applaudissait un discours
+qu'avaient fait valoir l'organe le plus agréable et une physionomie
+heureuse. Quand le silence se fut rétabli, moins quelques murmures de
+curiosité, Regnault s'exécuta avec un peu d'embarras d'abord, mais avec
+une sorte d'émotion honorable qui lui fit obtenir un plein succès. Son
+admirable expression de _courtisan du malheur_, en parlant de Delille
+qui n'avait jamais donné à sa muse qu'une idole, reçut de longs
+applaudissemens; plusieurs autres passages furent également fort goûtés.
+Comme ce discours a été imprimé dans le temps, on peut y renvoyer les
+personnes curieuses d'étudier ces convenances de langage, cet art de
+dire et de ne pas dire, cette industrie merveilleuse de la parole
+humaine pour exprimer et pour cacher des sentimens généraux et des
+réticences personnelles. Je défierais tous les idiomes de l'Europe, que
+j'admire d'ailleurs, de permettre un pareil tour de force, d'autant plus
+remarquable qu'il n'y avait réellement rien que d'honorable sous ces
+phrases si savamment ingénieuses. Je parie bien que les nobles
+étrangers, présens en si grand nombre à cette curieuse représentation,
+furent complétement déroutés et ne comprirent pas un mot de tant de
+délicatesses. On ne sent pas ces choses-là avec des dictionnaires de
+poche et des grammaires portatives.
+
+Le lendemain, quelques journaux s'égayèrent sur la position du comte
+Regnault de Saint-Jean-d'Angely; c'était l'esprit du temps. Regnault
+avait obligé tant de monde, qu'il devait plus qu'un autre être en butte
+à certaines réactions d'une plaisanterie peu reconnaissante. Je revis
+l'orateur quelques jours après, et je lui fis mes complimens. Il était
+content de lui, disait-il, puisque j'en étais contente. «Toute ma
+crainte était que les convenances du lieu et du sujet ne fussent mal
+interprétées; mais j'ai reçu à cet égard les plus rassurans témoignages
+d'une femme, qui comme vous me représente les glorieux souvenirs
+auxquels nous devons fidélité.»
+
+Avant de terminer ce chapitre, qui ne sera peut-être pas jugé inutile
+pour peindre les mœurs et l'esprit du moment, je dois citer un mot que
+me rapporta Regnault. Il avait rencontré dans le monde un noble duc,
+mort, je crois, gentilhomme de la chambre. Le discours de l'ancien
+conseiller de l'Empire, avait singulièrement plu à ce sincère ami de la
+monarchie. «Je vous remercie, monsieur le comte, lui avait dit le vieux
+duc, du plaisir que vous m'avez causé; je puis même vous faire part de
+la satisfaction d'un plus haut juge. On ferait avec vous tous,
+serviteurs de l'empire, d'excellens serviteurs de la royauté. Vous avez
+pratiqué les affaires, vous êtes de la matière à gouvernement.»
+
+
+
+
+CHAPITRE CXXIII.
+
+Une visite chez Carnot.--Il me lit son Mémoire.
+
+
+Je n'ai point encore dans mes Mémoires parlé de Carnot, parce que, bien
+que je le connusse depuis long-temps, il fallait que je vieillisse pour
+sentir tout le mérite d'un pareil caractère. Dans le tourbillon de ma
+jeunesse, de mes succès et de mes folies, il était difficile que je
+m'arrêtasse devant cette sévère figure qui se montrait peu dans les
+cercles bruyans, et qui ne faisait pas monter la république en carosse.
+Carnot avait la physionomie triste comme une abstraction; une femme
+n'eût pu le trouver beau que comme un principe, et je n'étais ni
+d'humeur ni d'âge à sentir ces beautés-là. Les avantages extérieurs ne
+sont rien pour moi, si quelque rayon de supériorité ou de gloire ne les
+environne; mais pour déterminer mon enthousiasme, il faut dans ces
+sortes de prestiges une certaine puissance dont Carnot me semblait
+dépourvu. Cependant j'en avais quelquefois entendu parler dans des
+termes si admiratifs et par des hommes dont le jugement était à mes yeux
+si puissant, que je ne rencontrai jamais, dès les premiers temps de mon
+brillant séjour à Paris, cette espèce de Caton français, sans lui
+témoigner quelque chose de cette déférence qui, de la part des femmes,
+appelle toujours sur les fronts les plus austères un sourire un peu
+reconnaissant. Depuis qu'un de nos grands capitaines m'avait dit: «Vous
+oublieriez la laideur de Carnot si vous saviez tout ce qu'il a fait pour
+la France,» je ne le voyais plus des mêmes yeux, je ne le voyais plus
+tel qu'il était en effet, une vraie figure d'algèbre ou de géométrie.
+Quand il m'arrivait de me trouver en face de lui, je me répétais ces
+paroles d'un guerrier cher à mon cœur: c'est lui qui, dans l'ombre, du
+fond d'un cabinet, écartant la gloire elle-même, aussi sévèrement que
+tout autre corruptrice, a lancé sur l'Europe les quatorze armées qui
+nous ont fait vaincre; c'est lui qui nous a permis d'être illustres en
+nous donnant des armes; c'est lui enfin qui, au milieu des invasions
+étrangères, a pour nous organisé la victoire; et ma tête exaltée par ces
+souvenirs refaisait en idée un tout différent personnage que
+j'arrangeais avec ses qualités bien plus qu'avec ses traits. Je
+regardais quelquefois Carnot avec cette curiosité qu'excite une médaille
+antique, représentant quelque romain célèbre. Je m'approchais de lui, je
+le provoquais habilement par quelque question sentencieuse, et rien
+n'appelle la bienveillance des caractères froids d'une manière plus sûre
+que l'effort de la faiblesse essayant de s'élever jusqu'à eux.
+
+M. Carnot, ancien, officier du génie, avait concentré la première
+activité de son ame dans l'étude des sciences exactes; il leur avait
+fait faire des progrès et leur avait surtout donné, disaient les
+connaisseurs, une application utile au génie des combats. C'est un homme
+que la retraite, les calculs et la solitude avaient naturellement porté
+à la recherche et à l'adoption des idées nouvelles. La république était
+un problème qu'il avait cherché long-temps, et qu'il croyait avoir
+trouvé. Il arrivait à l'enthousiasme par les plus glaciales méditations,
+réduisait la société à une équation et s'enflammait ensuite quand il se
+croyait sûr de son fait. Singulier caractère, l'opposé de tous ceux qui
+sont jetés dans le monde vulgaire. Chez la plupart des hommes, la raison
+tempère les saillies d'une nature impétueuse; chez Carnot, la raison
+était en quelque sorte le feu secret qui animait ses passions. Ce qu'il
+croyait démontré devenait une foi pour lui; le monde physique et moral
+s'enchaînait par les lois de l'analyse, et quand, par elles, il était
+arrivé à une conviction, il s'attachait à cette conviction ainsi qu'à
+une des lois de l'univers. Il oubliait ses sensations propres pour les
+faire rentrer dans un principe posé, et il appelait vertu ce sacrifice
+de tout homme à ses conséquences. On a beaucoup parlé de sa conduite
+dans la révolution; je n'ai ni la prétention de la juger ni même celle
+de la connaître; mais ce que je puis affirmer avec mes lumières de
+femme, sondant les profondeurs qu'il ne nous appartient pas de pénétrer,
+c'est que Carnot n'a pu rien dire, ni dû rien faire que de
+rigoureusement mathématique à ses yeux; cœur bon et simple qui n'a
+jamais obéi à rien de personnel, et chez qui l'homme avait disparu
+devant un type raisonné du citoyen. Le monde entier se serait remué dans
+un sens contraire à ses opinions, qu'il aurait tout seul protesté contre
+le monde. À cet égard il ne tenait compte ni des temps, ni des mœurs, ni
+des difficultés: j'en suis bien fâché pour l'univers, eût-il dit; mais
+voilà la ligne droite, et je ne puis marcher autrement.
+
+Dans la conversation intime, Carnot ne s'assouplissait pas, mais il se
+laissait aller sans chocs et sans chaos. Il ne concevait pas l'esprit,
+il le trouvait chose inutile, pas plus que la plaisanterie qu'il eût
+appelée chose sacrilége, et cependant on ne sentait point dans son
+commerce privé les aspérités qui eussent pu de ses idées passer dans ses
+mœurs. Par un singulier contraste, cet homme, qu'on eût cru perdu dans
+l'abîme des sciences, et qui ne taillait dans ses combinaisons
+politiques que sur le patron du genre humain tout entier, s'occupait
+aussi de littérature. Ce républicain intrépide faisait de petits vers,
+et le Brutus du forum redevenait une espèce de Deshoulières dans son
+intérieur. Comme par une contradiction à peu près pareille, les champs
+sont ce que j'aime le plus après la gloire militaire, et que les images
+champêtres me séduisent par la seule puissance de mes souvenirs,
+j'écoutais avec une patience exemplaire les bergeries et les idylles
+d'un tribun que le public ne savait pas si pastoral.
+
+Mes relations avec Carnot avaient été souvent interrompues, mais aussi
+souvent renouées avec une extrême indulgence de part et d'autre. Mes
+longues courses en Italie me l'avaient fait perdre de vue; mais lors de
+mon retour, ayant appris par des officiers la générosité avec laquelle
+Carnot avait prêté à Napoléon malheureux une épée que la fierté
+républicaine n'avait point voulu abaisser devant l'ivresse des
+triomphes, mon cœur sentit le besoin de se consoler du spectacle de bien
+des ingratitudes et des bassesses, en allant saluer le défenseur
+d'Anvers et le consolateur des derniers momens de l'empire.
+
+«Bonjour au citoyen Carnot, à l'ami de la France; c'est un frère d'armes
+qui vient le remercier, le féliciter, lui prouver que les belles actions
+trouvent toujours de l'écho dans quelques ames.»
+
+Carnot parut sensible à ma politesse, que je poussais jusqu'à remplacer
+avec lui le mot de _monsieur_ par celui de ses anciens souvenirs. Il eut
+la bonté de me questionner sur ma position présente, me demandant ce que
+j'avais fait depuis notre dernière entrevue qui datait bien de plusieurs
+années. Je lui dis que la perte de mes illusions m'avait jetée dans les
+voyages.
+
+«Eh bien! moi, pour me distraire de mes chagrins politiques, j'ai
+employé un autre moyen, la solitude. Consolé par mes livres, retranché
+dans mes principes, j'ai résisté aux brillantes folies d'un despote qui
+pouvait être beau comme Washington et qui a préféré n'être grand que
+comme César. N'en disons plus de mal toutefois; il est tombé, et ce
+n'est plus de ce côté que viendra le péril.
+
+«--Vous-même, vous avez donné une excuse au génie de Napoléon en venant
+à lui dans son malheur.
+
+«--Eh! Madame, je ne pardonnais même pas à Bonaparte en venant reprendre
+mes armes long-temps suspendues. Je ne changeais pas en venant à lui;
+mais la patrie, cette grande famille qui ne se réduit pas à un homme, la
+patrie, nom sacré qui n'est jamais sans échos, la France qui vaut bien
+que pour elle on oublie toutes choses, parlait trop à mon cœur pour que
+je restasse oisif quand tout s'ébranlait autour de moi. Je sentais que
+nous allions perdre cette popularité de la victoire, qui restait du
+moins comme un grand dédommagement national. Je me suis fait général de
+France, et non lieutenant d'un empereur et d'un maître. Je voulais, en
+acceptant un commandement, conserver une des premières conquêtes de la
+révolution, le prix de Jemmapes et de Fleurus. Si les barbares, au lieu
+de triompher, eussent été rejetés dans leurs affreux climats, véritables
+tannières du despotisme, je comptais déposer de nouveau l'épée après la
+victoire, m'autoriser de mes services pour risquer de dernières vérités
+auprès de celui que l'adversité avait éclairé peut-être; s'il eût été
+sourd à ma voix, ma vie se fût encore ensevelie dans l'obscurité.
+
+«--Malgré mon enthousiasme pour l'Empereur, j'admire cette abnégation
+d'intérêt, je conçois toute la hauteur d'une pareille conduite. Tenez,
+il n'a manqué au vainqueur de l'Europe qu'un conseiller comme vous. La
+fortune, qui a prononcé, vous a épargné une démarche dont la seule
+pensée eût été une gloire, mais dont, hélas! je doute bien que le succès
+eût couronné la noblesse.
+
+«--Jamais, mon amie, on ne doit regarder au succès. C'est un accident;
+mais le devoir est un principe, et il faut le remplir. Du reste, il me
+semble que Napoléon en vieillissant serait peut-être revenu à la
+liberté. Elle avait été l'idole de ses premières années; l'âge, d'accord
+avec les revers, l'eût ramené peut-être à ces nobles passions du jeune
+homme. Au surplus, voilà bien le danger des destinées des peuples remis
+aux mains d'un seul. Le génie même devient un inconvénient de plus entre
+ses mains.» Carnot continua sur ce ton avec une abondance d'idées et une
+sorte d'exaltation indéfinissable pour un tel caractère. Je glissais de
+temps en temps quelques maximes, quelques traits de l'histoire romaine;
+il voulut bien me trouver de la justesse dans les idées, comme cela
+arrive quand on abonde dans celles des autres. Nous causâmes du passé,
+de l'avenir; et, quoique pour la première fois jetée sur le terrain de
+la politique, je m'en tirai, à l'aide de quelques vieilles lectures de
+Mably, avec assez de bonheur pour m'attirer une confidence que
+probablement Carnot n'eût point faite à beaucoup d'hommes d'État. Ma
+mince érudition et ma très faible logique me valurent cependant d'être
+consultée par le vétéran des idées républicaines sur le Mémoire, si
+connu depuis, dans lequel Carnot, à l'exemple de Milton, cherchait à
+défendre sa conduite, toute sa conduite, pendant la révolution. Il est
+inutile de parler du Mémoire que tout le monde connaît; mais ce qu'il y
+eut d'assez remarquable, ce fut l'espèce de bienveillance aimable avec
+laquelle la police d'abord facilita la circulation manuscrite ou
+imprimée du Mémoire de Carnot. Outre le factum politique, objet de ses
+plus intimes affections, Carnot me lut encore, dans cette entrevue,
+quelques fragmens d'autres ouvrages. Je lui en dis librement mon
+opinion, et il fut assez indulgent, ou assez prévenu en faveur de mon
+jugement, pour plier son sévère et pur républicanisme jusqu'à la
+politesse d'une complète adhésion. C'était beaucoup avec un homme comme
+Carnot, que j'appelais _le Cincinnatus français_, et que Regnault
+souvent, dans son enthousiasme napoléonien, appelait un homme
+insupportable, un entêté, un jacobin. Chose fort drôle était pour moi
+d'entendre ces hommes se juger avec une inouïe sévérité, et se classer
+les uns les autres avec assez peu de modestie. Quand une femme a
+quelques idées dans la tête, et ne cherche pas à se prévaloir de son
+influence, celle qu'elle obtient dans l'abandon des hommes du plus grand
+mérite étonnerait souvent la raison même. J'ai approché la plupart des
+dignitaires et des sommités de tous nos divers gouvernemens, et chez
+tous, excepté chez Carnot, j'ai trouvé l'ambition et la vanité des
+titres faisant toujours un peu tort à l'intégrité de l'opinion adoptée;
+Carnot, au contraire, dans sa conduite, dans l'intérieur de la
+confidence, comme à l'armée et à la tribune, était toujours le
+républicain, implacable peut-être, mais du moins désintéressé.
+
+Carnot ce jour-là se plut à me faire longuement causer de toutes mes
+relations, et tout en me gardant d'aborder le long chapitre des torts et
+faiblesses, je lui dis quelque chose des singularités d'Oudet, de ce
+caractère qui devait flatter ses goûts et peut-être encore ses
+espérances. J'avoue que ce choix d'aveux était une ruse, un moyen de
+succès personnel que j'employais. Cela me réussit au delà de mes
+espérances; Carnot me sembla comme électrisé à ce nom. «Ah! disait-il,
+sa mort est la preuve la plus complète de la grande influence qu'il
+exerçait; oui, Napoléon craignait le génie de ce simple colonel, parce
+que le despotisme est habile à deviner les cœurs qui le haïssent et les
+mains qui peuvent l'abattre. Oudet, me disait-il, était pétri de
+l'argile d'un Spartiate.
+
+«--Oh! vous vous trompez un peu: Oudet tenait pour la république, mais
+en même temps pour Épicure.
+
+«--L'un n'empêche pas l'autre.
+
+«--Moi qui croyais cela bien incompatible; Oudet m'avait paru un
+enthousiaste, un inspiré, un prophète, un génie;... que sais-je! mais
+jamais je n'avais reconnu tant de séductions sous le court manteau d'un
+Lacédémonien.»
+
+Carnot savait que j'étais encore en correspondance avec l'ancien
+secrétaire de Hérault de Séchelles, Neillard, qu'il estimait
+particulièrement. Il était à cette époque retiré auprès d'Aubagne en
+Provence. Sans dire, je ne sais par quelle crainte d'être déconseillée,
+je n'avouai pas à Carnot mon projet de visite à l'île d'Elbe, mais je
+lui dis que je me proposais de faire un voyage à Marseille, Toulon et
+autres villes de la Provence, Digne, Draguiguan, Gap peut-être! Il me
+pria de venir le revoir avant mon départ, et de vouloir bien me charger
+de quelques lettres, ajoutant qu'il attendait encore un gouvernement qui
+ne violât point le secret des lettres. Je promis à Carnot de me faire
+volontiers son courrier, et nous nous quittâmes fort bons amis.
+
+
+
+
+CHAPITRE CXXXIV.
+
+Enterrement de Mlle Raucourt.
+
+
+Je me trouvai mêlée, avant le voyage que je projetais, à un événement
+qui fut, je crois, sous une simple apparence, un des plus sérieux depuis
+mon retour à Paris. Je veux parler de l'enterrement de Mlle Raucourt,
+l'une des premières actrices dont se soit honorée la scène française. Je
+n'avais eu avec cette tragédienne célèbre que des rapports bien
+fugitifs. Quelque temps avant mes débuts, on m'avait ménagé une entrevue
+avec elle; elle avait eu la bonté de me reconnaître de la dignité
+tragique, et ce qu'elle appelait du talent extérieur. J'allais souvent
+la voir au théâtre; en général elle avait de l'esprit et raisonnait fort
+juste sur les impressions théâtrales. Mes relations avec elle n'allèrent
+donc jamais jusqu'à l'intimité; mais avec ma disposition d'esprit et ma
+nature impressionnable, je suis toujours bien près d'aimer ce que
+j'admire, et il se fait en quelque sorte un retentissement de mes
+émotions de lecture ou de théâtre jusque vers mon cœur. De là, chez moi
+une appréciation de tous les talens et de toutes les gloires, qui donne
+au sentiment si raisonnable de l'estime toute la chaleur d'une passion.
+Aussi quand j'appris la mort de Mlle Raucourt, quoique je connusse peu
+sa personne, quoique depuis ma disgrâce dramatique je ne l'eusse aperçue
+qu'une fois, en Italie, au milieu de cette royauté nomade dont
+l'Empereur l'avait honorée, espèce de lieutenant tragique attaché à la
+domination impériale, je n'en ressentis pas moins toute la grandeur
+d'une pareille perte pour les arts. Je tenais encore au théâtre par mes
+goûts, par mes relations avec Talma; je me rangeais encore parmi les
+artistes, et je me crus appelée avec toute la comédie française à un
+deuil de famille.
+
+Dans la matinée du jour qui avait été fixé pour le convoi d'Agrippine et
+de Rodogune, je rencontrai plusieurs officiers de ma connaissance qui me
+parlèrent de cette cérémonie comme d'un événement bien plus intéressant
+par ses rapports politiques que par son importance même. «C'est une
+grande question, disaient-ils; il s'agit de savoir si la restauration,
+qui a promis tolérance et liberté de tous les cultes, qui a promis
+l'égalité devant la loi, permettra l'égalité devant l'Église. C'est une
+affaire de préjugés: leur cause a été perdue; mais on dit que les
+préjugés sont vivaces, et qu'ils veulent aussi avoir leur restauration à
+la suite des autres.»
+
+Sans partager les appréhensions de ces officiers, leurs discours
+ajoutèrent encore la curiosité à tous les autres motifs de convenance et
+d'intérêt qui m'appelaient au convoi de Mlle Raucourt, qui joignait, je
+le savais, à son admirable talent les vertus d'une ame bonne et
+compatissante. À l'exemple de Talma, quoiqu'elle cachât ses bienfaits,
+leur nombre en avait trahi le mérite; et, si le premier précepte de la
+religion est la charité, personne ne méritait plus de voir son cercueil
+entouré des bénédictions du pauvre et des hommages du culte. Je courus
+chez moi pour arriver ensuite en costume de deuil à l'église Saint-Roch,
+paroisse de la défunte, qui n'avait pas attendu la mort pour s'y faire
+connaître; car les dames de charité, nobles dignitaires de la
+bienfaisance, recevaient bien exactement les dons modestes et cachés de
+son bon cœur.
+
+Je l'avoue, malgré les prédictions un peu malveillantes des officiers et
+de plusieurs personnes que j'avais rencontrées, j'étais bien loin de
+prévoir qu'en 1814 je serais témoin d'un de ces scandales que de
+gothiques répugnances avaient pu commettre autrefois, mais dont la
+raison publique avait fait justice; car il y a quelque chose de trop
+bizarre et de trop cruel à encenser le talent pendant sa vie et à le
+flétrir quand il s'éteint. Élevée dans la religion protestante, j'ai
+déjà dit que je ne fuyais pas les églises catholiques, et que cette
+conduite, au lieu d'être une indifférence pour ma religion, en devenait
+quelquefois un acte méritoire; car l'aspect d'un lieu public de culte me
+rappelait le souvenir des vertus tolérantes de ma vertueuse mère.
+Souvent, sans m'informer de la différence des rites, il m'était arrivé
+d'entrer dans un temple, de me recueillir avec moi-même, et de descendre
+dans ma conscience, comme devant la Divinité; j'en sortais meilleure et
+moins opprimée par l'empire des passions. C'est un spectacle imposant et
+profitable, que la vaste enceinte d'une église préparée pour une messe
+_des morts_. Il me serait impossible de me mettre ailleurs ou autrement
+qu'à genoux sur le marbre et près du catafalque, ne me trouvant là
+d'ordinaire que pour des morts connus; les regrets qu'ils m'inspirent me
+jettent bientôt dans une rêverie profonde, religieuse, au moins par
+l'absence de toute distraction qui la profane. Je sens à ma douleur
+qu'elle doit être éternelle, et l'amitié me conduit bientôt au sentiment
+de l'immortalité de l'ame. Chaque battement de mon cœur me confirme
+alors cette vérité consolante, et je crois quand j'ai pleuré.
+
+Je pensai que ce que j'avais de mieux à faire, dans une circonstance où
+mon cœur se croyait avoir quelques droits à remplir, c'était de me
+rendre chez Talma pour connaître l'heure et le programme de la
+cérémonie. N'ayant point trouvé Talma chez lui, et comme il était déjà
+deux heures, je me rendis aussitôt à Saint-Roch. Il me fallut descendre
+de voiture près la rue des Moineaux. L'affluence était considérable, et
+je fus presque obligée de combattre pour pénétrer jusque dans l'église.
+Il régnait dans les groupes une agitation plus vive que celle de la
+curiosité. Des orateurs étaient montés sur les chaises et en étaient
+renversés par les flots de la foule qui s'augmentait à chaque instant.
+On se heurtait, on discutait surtout le pour et le contre de l'admission
+du corps. Je m'arrêtais de distance en distance, et je remarquais
+presque autant de gens qui écoutaient avec attention que de personnes
+qui parlaient avec feu. Pour éviter la surveillance de ces écouteurs, je
+me réduisis presque à leur rôle par prudence; mais je n'en saisis que
+mieux le curieux spectacle qui m'entourait. «Oui, disait-on, vous allez
+voir; quoique cette pauvre Raucourt fut charitable jusqu'à la faiblesse,
+qu'elle fut la mère des pauvres, parce qu'elle est morte actrice,
+l'église lui sera refusée.--Et, reprirent d'autres, par le curé même qui
+a si largement exploité sa caisse pour les aumônes de l'église.--On la
+trouvait bonne chrétienne pour l'argent, mais mauvaise pour les
+principes.» Le mouvement des groupes me rejeta hors des marches de
+l'église, vers l'entrée principale, et y rentrer me fut impossible. Le
+cortége arriva enfin. Il était extrêmement nombreux, composé d'artistes,
+d'hommes de lettres et d'inconsolables amis. Je ne reconnus d'abord
+personne, car j'étais trop vivement émue à la vue du char mortuaire. Je
+m'inclinai légèrement vers la terre; mes lèvres murmurèrent une prière
+et un regret. Tout à coup des clameurs s'élèvent, la multitude s'émeut,
+se heurte, et je sors alors de ma douloureuse extase, au milieu d'un
+tumulte qui formait un contraste étrange avec l'état de mon ame et le
+silence ordinaire et convenable du lieu. «On refuse le corps, criait-on.
+Voilà un acheminement aux exclusions de l'ancien régime, la carrière
+fermée des querelles qui va se rouvrir. L'Église veut cumuler les
+aumônes des comédiens avec leur excommunication.» L'émotion était
+générale; et à tous ces cris, un autre plus puissant et plus énergique
+vint s'y mêler: «Au château!... Au château!... Aux Tuileries!...» Moi
+qui aime mieux une armée en bataille au moment de l'attaque et d'une
+charge, qu'un rassemblement populaire, j'avisai aux moyens de me tirer
+de là, ne comprenant rien aux périls qui n'ont pas la gloire pour but et
+pour récompense. Au moment de ces efforts, l'aspect de Talma vint me
+retenir à ma place, et m'électriser jusqu'à la sédition. Sa belle figure
+romaine, où respirait l'indignation de la fierté blessée, lui donnait
+l'air d'un tribun. Il ne parlait point, mais son geste, mais son regard
+peignaient assez tout ce qu'il éprouvait.
+
+La foule approche en effet du château; la crise durait depuis assez
+long-temps pour que le roi lui-même en eût l'éveil. S. M. Louis XVIII,
+qui savait bien, en fait de religion, tout ce qu'un souverain doit aux
+convenances, mais qui, par prudence et connaissance des temps, ne
+dépassait pas la mesure, ordonna que le scandale cessât, disant: «Que
+quiconque avait reçu le baptême avait droit à tous les honneurs du
+culte, et qu'un sacrement devenait dans ce cas un droit à tous les
+autres.»
+
+Aussitôt qu'on eut remporté une victoire aux Tuileries, la foule
+impatiente vint en recueillir les fruits à Saint-Roch. On eût dit que le
+lieu saint venait d'être emporté d'assaut. La joie du peuple ressemblait
+encore beaucoup à sa colère. Les choristes des divers théâtres se
+mêlèrent avec ivresse aux chantres du pupitre paroissial. Figaro et
+Scapin s'élancèrent sur les cierges pour les contraindre à la lumière.
+Jamais, certes, les bedeaux, les sacristains et les serviteurs officiels
+du temple n'avaient mis autant de zèle aux fonctions dans lesquelles la
+bonne volonté des lévites improvisés les remplaçait. On contribuait au
+service de l'autel à qui mieux mieux, et si la gaucherie de certains
+desservans trahissait leur peu d'expérience des cérémonies, ils
+rachetaient les _errata_ par l'enthousiasme, et faisaient excuser les
+bévues par la ferveur. On était vraiment religieux par émulation et
+catholique avec rage. Le service s'acheva avec un peu plus d'ordre qu'il
+n'avait commencé. La Comédie en corps donna l'eau bénite à la chrétienne
+qu'elle avait perdue, et moi, ignorée au milieu d'elle, j'accompagnai
+mon aspersion d'un regret qui était peut-être moins mondain et aussi
+sincère.
+
+Cet événement fit un bruit immense dans Paris. La politique sut, je
+crois, profiter habilement des premières défiances qu'avait jetées dans
+les esprits la sévérité religieuse renaissante. De ce jour, les regrets
+de tout ce qui avait tenu à l'empire ne craignirent plus de se montrer,
+sûrs du moins qu'il y avait dans les idées populaires quelques cordes
+capables de leur répondre. On avait généralement approuvé le bon sens du
+prince qui avait interposé ses ordres entre les prétentions dévotes et
+les droits de ses sujets. Mais, en général, l'autorité empêche bien,
+quand elle est raisonnable, qu'un mauvais pas fait par ses agens, en
+étant réprimé, n'excite trop violemment la résistance; mais ce qu'elle
+ne peut plus retenir, c'est la révélation qu'un acte imprudent vient
+mettre au devant de tous les esprits, très habiles en France à saisir la
+tendance d'un corps ou les ambitions d'un parti. Le changement de
+gouvernement s'était opéré avec une telle rapidité, que tout le monde
+ébahi avait à peine eu le temps de se reconnaître. Ce fut d'un cercueil
+que partit la première étincelle de la pensée publique. On se remit à
+raisonner. On passa de l'étonnement à la gaieté, de l'indignation d'un
+moment à la satire de chaque jour. Cette nation oisive et moqueuse, que
+Bonaparte n'avait pu distraire qu'en lui donnant le monde entier à
+conquérir, sentait avec un frémissement de bonheur que la même force ne
+pesait plus sur elle.
+
+Le clergé avait, dès cette époque, une tendance de victoire et de
+domination; on le disait du moins, car il ne me convient nullement de me
+mettre mal par la légèreté de mes assertions avec la cour de Rome et ses
+milliers de représentans patentés ou mystérieux. Les salons raillaient
+et les faubourgs criaient d'une manière plus énergique contre ce qu'on
+appelait la réaction des préjugés superstitieux. Les caricatures les
+plus bouffonnes circulaient. J'ai vu dans plus d'une maison les gens les
+mieux pensans se joindre au chorus général, et dessiner eux-mêmes de
+petits inquisiteurs sur les albums des plus jolies femmes. J'ai même
+conservé dans mes papiers un croquis de la bataille théologique et
+comique de Saint-Roch, fait par un noble marquis qui vote aujourd'hui
+contre les libraires, les dessinateurs et les graveurs. La police était
+d'une indulgence charmante, elle ne voyait rien et laissait tout faire.
+«Les gens de police, disait un soir devant moi un ex-conseiller d'État,
+est un luxe des gouvernemens, mais un luxe inutile; le dévouement est
+d'ordinaire borné et incapable, et la capacité qui descend à un vilain
+métier est vénale et menteuse.»
+
+Il y eut une conspiration véritable au sujet de ce fameux enterrement de
+Mlle Raucourt, mais conspiration bien innocente; ce fut celle des gens
+d'esprit. Le premier de nos chansonniers, un homme dont les sentimens
+monarchiques n'étaient pas douteux, Désaugiers, fit une chanson
+charmante qui ne fut pas imprimée dans les différentes éditions de ses
+œuvres, et qui, je crois, fera plaisir au lecteur:
+
+ CADET BUTEUX
+
+ À L'ENTERREMENT DE Mlle RAUCOURT.
+
+ AIR: Faut d'la vertu, pas trop n'en faut.
+
+ Faut êt' dévot, pas trop ne l'faut; BIS.
+ L'excès en tout est un défaut.
+
+ V'là c'que les paroissiens en masse
+ Devant Saint-Roch criaient l'aut' jour;
+ Et moi, sans trop savoir c'qui s'passe,
+ Bien plus fort qu'eux, j'crie à mon tour:
+ Faut êt' dévot; etc.
+
+ On m'dit qu'c'est une actric' qu'est morte
+ Et qui d'mande un _de profundis_;
+ Mais on n'veut pas ly ouvrir la porte
+ Du ch'min qui mène en paradis...
+ Faut êt' dévot, etc.
+
+ Pourquoi l'corps de c'te pauvre femme
+ D'l'église serait-il banni,
+ Pis qu'huit jours avant d'rendre l'ame
+ Elle avait rendu l'pain béni?
+ Faut êt' dévot les autres fois, etc.
+
+ Plus d'un'fois avec son aumône
+ Saint-Roch secourut l'indigent...
+ Pourquoi donc r'fuser la personne
+ Dont on n'a pas r'fusé l'argent?
+ Faut êt' dévot, etc.
+
+ N'y a qu'un'dévotion qui soit bonne,
+ C'est celle qui nous dit d'fair' le bien...
+ J'aime mieux un païen qui donne
+ Qu'un chrétien qui ne donne rien.
+ Faut êt' dévot, etc.
+
+ Parc'qu'elle a joué la targédie,
+ L'Églis' ne veut pas l'avouer;
+ J'tez donc Racine à la voierie,
+ Car c'est ly qui la ly f'sait jouer.
+ Faut êt' dévot; etc.
+
+ J'savons par cœur notr'Évangile,
+ Et j'n'y voyons pas que dans l'ciel
+ Sémiramis, Crispin et Gille
+ Soient proscrits par l'Père Éternel.
+ Faut êt' dévot, etc.
+
+ Voyez un peu l'danger d'l'exemple:
+ À l'instant je r'cevons l'avis
+ Que l'chien d'Saint-Roch, hier, du Temple
+ A fait chasser l' chien d'Montargis.
+ Faut êt' dévot, etc.
+
+Un poète d'un genre plus élevé appliqua sa petite malice voltairienne à
+la peinture et à la satire de la gent intolérante.
+
+Cette aventure fit remettre sur le tapis un événement du même genre qui
+était arrivé sous le consulat à l'époque de la renaissance du culte et
+au sujet de Mlle Chameroi, danseuse de l'Opéra. Voici comment Regnault
+de Saint-Jean-d'Angely nous raconta que la chose avait été prise: «Le
+fait de Saint-Roch vis-à-vis de Mlle Chameroi était bien plus grave que
+vis-à-vis de Mlle Raucourt, car lors de la première affaire, les temples
+venaient à peine d'être rouverts; le premier Consul, sous ce rapport,
+allait au devant de l'opinion publique, et avait eu à vaincre plus d'une
+répugnance de ses amis et de ses conseillers. L'échauffourée des prêtres
+dans cette occasion n'allait à rien moins qu'à justifier les préventions
+républicaines, et qu'à empêcher les bienfaits des chefs de l'État. Il
+eut la générosité de ne pas se venger sur la religion de l'esprit faux
+de quelques uns de ses ministres; il réprimanda même le célèbre Monge
+qui avait, devant lui, appelé le scandale de Saint-Roch _une affaire de
+comédiens à comédiens_. Napoléon sentit néanmoins tout ce qu'avait de
+grave et d'inquiétant ce singulier acte de reconnaissance des prêtres
+pour l'abri si grand qui venait de leur être donné; et, comme le curé
+d'une autre paroisse avait bien voulu faire le service de Mlle Chameroi,
+refusé par celui de Saint-Roch, le premier Consul se chargea lui-même de
+la conduite de l'opinion publique sur une difficulté si délicate; et je
+puis vous montrer dans le _Moniteur_ un article que j'ai écrit sous la
+dictée du grand homme qui, en s'acheminant vers le trône, avait commencé
+par relever les autels; mais qui, placé sur le terrain encore mouvant de
+la révolution, voulait passer pour le protecteur de tous, mais non pour
+l'esclave de personne. L'article est fort court, comme il convient à un
+souverain, journaliste par occasion; il respire cette brusquerie censée
+d'un homme qui, au milieu de ses passions, possède un admirable instinct
+de prudence.»
+
+Je copiai dans le temps ce piquant article, et je le transcris encore
+aujourd'hui comme une instruction sur la matière, qui peut ne pas être
+inutile; car l'Église et la Comédie ne sont pas encore près de
+s'entendre.
+
+«Le curé de Saint-Roch, dans un moment de déraison, a refusé de prier
+pour Mlle Chameroi et de l'admettre dans l'église. Un de ses collègues,
+homme raisonnable, instruit de la véritable morale de l'Évangile, a reçu
+le convoi dans l'église des Filles-Saint-Thomas, où le service s'est
+fait avec toutes les cérémonies ordinaires.
+
+«L'archevêque de Paris a ordonné trois mois de retraite au curé de
+Saint-Roch, afin qu'il puisse se souvenir que Jésus-Christ commande de
+prier même pour ses ennemis, et que, rappelé à ses devoirs par la
+méditation, il apprenne que toutes ces pratiques superstitieuses,
+conservées par quelques rituels, et qui, nées dans les temps d'ignorance
+ou créées par des cerveaux échauffés, dégradaient la religion par leur
+niaiserie, ont été proscrites par le concordat et par la loi du 18
+germinal.»
+
+
+
+
+CHAPITRE CXXXV.
+
+Déjeûner chez Regnault.
+
+
+J'arrangeais depuis long-temps dans mon exaltation le projet d'un
+pélerinage à l'île d'Elbe; mais une foule de circonstances frivoles
+retardent souvent les plus ardentes résolutions. L'argent, ce nerf de la
+guerre... et des voyages, commençait à être pour quelque chose dans ces
+incidens. Pendant que, par première précaution, je cherchais à garnir ma
+caisse, je reçus de Regnault une pressante invitation de venir déjeûner
+avec lui, avec prière d'arriver avant tout le monde. «Cela sera, me
+dis-je, la visite d'adieu.» J'avais mal compté. Arrivée à dix heures,
+j'entre suivant mon habitude par le pavillon de la rue des Victoires, et
+je me trouve entourée d'un grand nombre de convives. La comtesse n'était
+point à la réunion; depuis les changemens, elle vivait dans sa terre.
+J'allais donc assister à un véritable déjeûner de garçons. Moi, je
+pouvais être classée comme telle, car j'en avais l'habit. On n'eût pas
+fait d'ailleurs une extrême attention à moi, si un parent du général
+Cavaignac ne m'eût accaparée pour me parler de Murat, d'Élisa et du
+maréchal Bessières, qu'il savait que j'avais très intimement connu;
+c'était à n'en plus finir sur le chapitre de mes campagnes, et tout
+naturellement je me trouvai entraînée sur le terrain glissant de la
+politique. Parmi les convives, le plus bouillant, celui dont le langage
+ne prenait pas la peine de se faire diplomatique, était Charles de
+Labédoyère. Il devait repartir la nuit même pour rejoindre son régiment;
+il était venu de son propre aveu à Paris, incognito et sans congé. Je le
+connaissais déjà, mais ce jour-là cette connaissance devint de l'amitié.
+Il avait souvent entendu parler de moi au maréchal Bessières, qui
+m'avait vue avec Ney à l'armée; enfin il m'amena presque à des
+demi-confidences; Labédoyère me demanda encore si j'avais vu chez
+Regnault la jolie Allemande.
+
+«Oui; et vous, ne la voyez-vous pas ailleurs? lui dis-je.
+
+«--Non, foi de soldat français! reprit-il avec véhémence, ni ne veux la
+voir. Un zèle payé, un dévouement aux appointemens, voilà ma plus grande
+antipathie; car je n'apprécie que le désintéressement; je n'aime que
+l'enthousiasme: le vôtre, par exemple, cet enthousiasme si passionné
+pour le maréchal Ney, voilà ce qui m'électriserait.»
+
+À ces mots, je levai les yeux sur Labédoyère, et je trouvai que s'il
+était susceptible d'en ressentir, il n'était pas moins fait pour en
+inspirer. Le général Cambacérès, frère de l'archi-chancelier, était
+aussi des nôtres; je le remarquai plus par son silence que par ses
+paroles. Il brûlait d'envie d'être de notre _aparté_; il se rapprochait
+petit à petit, jetant par-ci par-là de ces mots qui ont l'air de
+demander l'aumône d'une conversation. Il voulut savoir si j'avais eu des
+relations avec le maréchal Mortier.
+
+«--Jamais, lui dis-je fort sèchement.» Il interrompait une conversation
+si intéressante, que j'en pris de l'humeur. Mais il fallut enfin se
+mêler à l'entretien général; c'était un devoir de dévouement. Regnault
+s'était joint au général pour appuyer la question du général Cambacérès
+sur le maréchal Mortier. Je me contentai de répondre que «je ne
+connaissais le maréchal que pour l'avoir vu un instant au passage de la
+Bérésina; qu'il s'y conduisit comme dans vingt autres batailles, à
+Anclana, à Badajoz et Gebora, en véritable général français.» Ici un
+militaire décoré et portant d'énormes moustaches se joignit à nous. J'ai
+oublié son nom; il sert aujourd'hui. «Mortier est bon, dit-il, et
+certainement il doit regretter l'Empereur. Un duché et une dotation de
+cent mille francs, cela peut aider à la reconnaissance; je suis sûr
+qu'il est à nous. Je croyais que Madame, ajouta l'officier en me
+désignant, avait des relations particulières avec lui.
+
+«--Mon Dieu, Monsieur, vous m'en supposez donc avec toute l'armée?
+
+«--Ce serait fort heureux,» dirent Cambacérès et Regnault à la fois. La
+tête commençait à me tourner, un peu par vanité et un peu par crainte.
+Je ne pouvais douter qu'on n'eût des projets sur moi, et je voyais
+surtout qu'avant de me les confier on voulait savoir ce que j'avais de
+confidences à fournir en cautionnement; mais j'avoue que je ne
+m'attendais guère à celle que j'allais recevoir.
+
+Six mois s'étaient à peine écoulés, et déjà la plupart de ceux qui
+avaient avec précipitation déserté Fontainebleau, ou profité avec joie
+de l'abdication impériale pour essayer d'une autre opinion, non
+seulement commençaient à revenir aux regrets, mais encore se ralliaient
+déjà à tous les mécontens qui avaient conservé avec l'amour du passé
+toutes les espérances de l'avenir. Le déjeûner de Regnault était
+terriblement politique. Entre la poire et le fromage, on ne changeait
+rien moins que toutes les dynasties de l'Europe; et dans tous ces plans
+de régénération universelle on voyait une certitude de succès, une
+confiance dans la fortune, qui étonnaient mon imagination, pourtant
+assez volcanique de sa nature. La voix de Labédoyère tonnait déjà comme
+un cri de victoire.
+
+Je crus découvrir au milieu des fumées de cette politique que quelques
+personnes pourraient bien avoir le mot de Napoléon, et que celui-ci
+n'attendait qu'une occasion pour ressaisir le titre qu'il n'avait laissé
+tomber à Fontainebleau que pour le ressaisir plus tard. Regnault, qui
+savait si bien que vouloir me faire parler sur Ney eût été me faire de
+la peine, n'essaya même pas de glisser son nom au milieu des noms
+célèbres dont on faisait l'appel pour compter les chances d'un
+changement. Mais l'officier à moustaches n'y mit pas tant de façons, et
+me demanda «si le maréchal serait capable de faire un coup de main en
+faveur de Napoléon.
+
+«--Je pense que... non.
+
+«--Comment, non!
+
+«--Certes; car Ney aime aujourd'hui son repos et, comme toujours, le
+bonheur de la France, et il ne pense pas que l'Empereur le puisse
+assurer. Croyez-m'en; car le maréchal est la franchise même, et il croit
+que les peuples ont plus à perdre qu'à gagner aux révolutions, quelles
+qu'elles soient.
+
+«--Tant pis.
+
+«--Je ne vois pas le tant pis.» Puis me tournant vers Labédoyère,
+j'ajoutai: «Je veux bien, moi, n'être pas contente de Ney, regretter
+qu'il ne partage pas tout mon délire napoléonien; mais quand d'autres se
+permettent de lui trouver des torts, il me prend des étourdissemens de
+fureur, et je me même de penser autrement.
+
+«--Il est bien heureux.
+
+«--Labédoyère, vous avez trop d'esprit pour me dire de ces choses-là.
+Les fadeurs ne vont pas aux moustaches. Je suis comme vous;
+l'enthousiasme seul me plaît et me captive. Quand vous me parlez de
+l'Empereur, vos paroles toutes militaires me plaisent plus que de froids
+complimens. Quant à Ney, j'ai dit vrai; je le trouve changé, et je suis
+sûre que le retour de Napoléon lui paraîtrait une calamité pour la
+France.
+
+«--C'est impossible.
+
+«--Eh bien! je vous garantis que les choses sont ainsi.
+
+«--Mais il ne peut haïr l'Empereur.
+
+«--Sans doute; mais il aime un peu plus la France que Napoléon. Le cœur
+de Michel Ney appartient à son pays avant d'appartenir à qui gouverne.
+Il regarde où est le bonheur public, la gloire nationale.» Labédoyère me
+regardait parler, et, sans que je m'en fusse aperçue, tous ces messieurs
+s'étaient rapprochés de moi, Regnault et Cambacérès en tête, et nous
+écoutaient en silence: il fut interrompu par ce compliment de
+Labédoyère, moitié sérieux, moitié comiquement emphatique. «Vous
+entendez, Messieurs, cette éloquence oratoire, ce feu d'improvisation.
+Une proclamation de l'Empereur, lue et commentée par Madame, lui
+livrerait une garnison de 6,000 hommes... Il serait difficile d'avoir
+plus d'ame, de grâce et d'entraînement.» J'avoue que cette flatterie
+plut à mon orgueil qui ne les aime pas. Il y avait encore à cette séance
+gastronomique et malveillante deux officiers du 4e régiment
+d'artillerie, qui parlaient de l'Empereur avec un enthousiasme que je
+trouvai exagéré, moi qui en avais une si forte dose. Ces officiers
+étaient en garnison à Grenoble, et assuraient sur leur honneur que
+l'esprit du soldat était excellent, ce qui, dans la langue d'une autre
+opinion, se serait appelé fort mauvais.
+
+La chaleur de la politique et la fraîcheur du Champagne à la glace
+avaient forcé une partie de l'assistance à quitter la place. Nous
+restâmes seuls, Regnault, Labédoyère, Cambacérès et moi. On parla avec
+plus de tranquillité, et sans aveux ni confidences positives. Malgré mon
+peu de perspicacité politique, je vis clairement de quoi il était
+question, et je devinai qu'on avait besoin de moi. Regnault savait que
+j'avais habité Digne. «Vous y connaissez beaucoup de monde, me dit-il;
+vous m'avez avoué, je crois, qu'à Barême vous avez connu M. Manuel fils.
+
+«--Non, c'est à Digne.
+
+«--Vous avez été à Gap aussi?
+
+«--Bien souvent j'ai fouillé tous les rochers de la Provence. J'y ai des
+amis et des connaissances... À quoi en voulez-vous venir?
+
+«--À savoir à peu près ce que vous avez remarqué de l'esprit public de
+ce pays-là à l'égard de Napoléon.
+
+«--Il y aurait un oui et un non à vous répondre; mais il est une masse
+qui lui appartient tout entière de cœur: ce sont les paysans. Ah! c'est
+une singulière chose que les peuples.
+
+«--Bonne quand on sait les gouverner,» répondit gravement le général
+Cambacérès, et sur cette première phrase complète qu'il eût prononcée,
+il se leva, et Regnault le suivit dans son cabinet, où ils restèrent
+quelques instans. En sortant le général me salua avec cet air
+d'approbation et de remercîment qu'on emploie vis-à-vis de quelqu'un sur
+lequel on compte pour un service. Labédoyère me croyait plus avant dans
+les secrets politiques que je ne l'étais ni ne voulais l'être. Il me
+parla, pendant la brève absence de Regnault et de Cambacérès, de manière
+à me prouver une bien grande et toujours imprudente confiance. Regnault
+m'expliqua ce qu'il attendait de moi. Il s'agissait d'une petite tournée
+pour prendre connaissance de la disposition des esprits.
+
+«Je vous remercie, M. le comte; je ne vise pas à la survivance de la
+jolie Allemande. Je ne suis pas assez en fonds pour voyager à mes frais,
+et vous savez que, malgré mes sentimens bien raisonnables, je ne suis
+pas d'humeur à voyager aux frais du gouvernement.» Regnault fit la mine;
+mais Labédoyère me pressa la main d'un air charmé, et je le fus
+excessivement d'avoir obtenu son approbation. Je dis alors à Regnault
+mon projet d'aller à l'île d'Elbe: il en fut surpris, mais enchanté.
+Labédoyère nous quitta. Quand il fut parti, Regnault me renouvela ses
+instances avec toutes les cajoleries de gloire, de dévouement, d'amitié;
+mais je restai ferme dans mes refus.
+
+
+
+
+CHAPITRE CXXXVI.
+
+Voyage à l'île d'Elbe.
+
+
+Tout se préparait pour mon voyage de l'île d'Elbe. Mes instructions, et
+plus que cela, la voix de l'amitié, me recommandaient de ne point partir
+avant d'avoir vu une personne très intime auprès de la reine Hortense,
+et qui ne devait revenir à Paris que dans les premiers jours de
+décembre! Mais je n'ai jamais eu beaucoup de patience; et mon cœur
+toujours ardent précipita mon départ. Regnault, qui me savait liée avec
+Mme Noémi, restée intime et en correspondance avec le roi Murat, insista
+beaucoup dans notre dernière entrevue pour que j'obtinsse des
+renseignemens précis sur les dispositions secrètes de Joachim.
+
+«Demain, vous saurez tout ce que vous désirez savoir, c'est-à-dire tout
+ce que Mme Noémi croira pouvoir me confier.» Je me rendis chez elle
+aussitôt, et je la trouvai très affligée et mouillant une lettre de ses
+pleurs. Je voulus me retirer, elle m'en empêcha. Je lui dis alors de
+quelle part je venais et le but de ma visite. Loin de refuser la
+confidence, elle parut charmée de pouvoir la faire. Elle me montra la
+lettre dont elle s'occupait lorsque j'étais entrée; elle était de Murat.
+
+Je ne pus m'empêcher de dire à Ney quelque chose de mon voyage. Aux
+premiers mots de cet aveu, Ney jeta feu et flammes, me traita de tête
+romanesque; que sais-je, plus mal encore. Je le regardais, cherchant à
+lire dans ses yeux le sens de ces paroles si sévères; je tremblais
+qu'elles ne lui fussent dictées par l'ingratitude: je me trompais. Il
+n'obéissait qu'au sentiment d'une amicale sollicitude pour mon sort.
+
+«Vous ne trouverez point la grande-duchesse Élisa à Naples, où vous vous
+proposez de vous rendre de l'île d'Elbe.
+
+«--Ah! que je vous sais gré d'appeler encore de leurs anciens titres des
+princes malheureux. Dans leurs hautes prospérités, mon cher Ney,
+j'aurais bien pu quelquefois escamoter les titres, même un peu exprès;
+mais aujourd'hui je ne les sépare jamais de leur souvenir. Ne riez pas.
+Cela vous semble puéril; eh bien! c'est pourtant un sentiment et un bien
+louable qui me l'inspire. Puis-je ressembler à ces flatteurs que j'ai
+vus ramper dans les cours impériales, et qui se dédommagent aujourd'hui
+d'une bassesse de dix ans par ces propos de mauvais goût: La Bacchiochi,
+la Borghèse, la mère Lætitia Bonaparte... Les princes de la famille de
+Napoléon seront toujours, dans mon cœur, sur le trône de la
+reconnaissance.
+
+«--Ida!
+
+«--Mon ami! mon frère!
+
+«--Ah! je voudrais pouvoir l'être; vous êtes une si excellente femme! Je
+voudrais vous voir heureuse, avec un sort enfin assuré.
+
+«--Ney, il vous est à jamais défendu de vous occuper de ces intérêts-là.
+Je vous aime aussi passionnément que jamais; mais, à Paris, je suis
+exposée à vous rencontrer avec la maréchale, à ne plus vous revoir, ou à
+risquer de troubler votre repos; voilà encore un des motifs qui décident
+mon départ. Nous avons failli si souvent, malgré les meilleures
+résolutions. Il y avait du moins alors l'excuse de l'absence,
+l'éloignement de celle que j'offensais. Ici respirant le même air, la
+passion la plus délirante appellerait sur nous de cruelles épreuves,
+ferait crier au scandale d'un arrangement coupable. Mon cher Michel,
+Madame est plus jeune, plus jolie que votre compagnon de guerre; et
+fût-elle mille fois laide, ses droits n'en seraient pas moins les mêmes,
+et l'homme que je verrais calculer les heures et les moyens de tromper
+par habitude ne serait pas toujours le héros de mon imagination, ni
+l'idole de mon cœur. Croyez-moi, mon cher Michel, ce voyage inspiré par
+la reconnaissance m'est commandé également par le soin de votre repos,
+et le besoin que mon souvenir vous soit toujours cher.» Je n'ose répéter
+tout ce qu'il me répondit, car il y aurait trop d'orgueil. Il convint
+que j'avais raison; mais en même temps il me fit promettre de ne pas
+rendre éternelle une séparation qui lui serait impossible.
+
+J'avais pour caisse de voyage une grande partie des six mille francs que
+je tenais de mon noble marché avec le jeune Léopold. Pour prévenir les
+interrogations et les retours dont mon départ eût pu être l'objet, je
+fis dire à mes amis que j'avais quitté la capitale. Avant que cela ne
+fût en effet, j'écrivis à Regnault qu'au moment où il recevrait ma
+lettre, je serais déjà sur la route de Fontainebleau. Car, je l'avoue
+par une sorte de réminiscence mélancolique, je voulais m'acheminer par
+les lieux mêmes qu'avait parcourus le noble prisonnier de l'Europe, si
+long-temps tremblante devant lui, quittant cette belle France, où il
+s'était trouvé trop à l'étroit, pour aller prendre possession de sa
+petite souveraineté bourgeoise de l'île d'Elbe. Je me sus un gré infini
+de cette inspiration mêlée de philosophie et de sentiment; elle me valut
+plus d'un plaisir. Dans tous les endroits où je passai, on mettait une
+sorte d'affectation orgueilleuse à répéter: ici l'Empereur a dit telle
+parole, là il a fait telle chose. Ce qui se réduisait partout à des
+détails on ne saurait plus simples, mais que l'on ne rapportait pas
+moins avec cette espèce de religion qui annonce l'importance qu'on y
+attache. «C'est ici, me dit une jeune fille, à Briare, que, faute de
+chevaux, on sépara les voitures: la première voiture partit d'abord;
+l'Empereur ne la suivit que dans la nuit.--Non, tu te trompes, Toinette,
+l'Empereur partit à midi, je le sais mieux que toi, puisque j'étions à
+le voir déjeûner avec les deux coquins d'Allemands ou d'Anglais qui
+l'accompagnaient,» répondait une femme plus âgée.
+
+J'arrivai à Nevers dans la nuit. Là on me dit combien Napoléon avait
+paru satisfait et consolé par les acclamations qui l'avaient accompagné
+pendant toute la route depuis Fontainebleau. «Il n'en était pas de même
+des commissaires des alliés, disait une petite femme fort jolie; car à
+ceux-là on ne leur a pas épargné les malédictions ni les outrages.--Et,
+reprit un paysan, s'ils y repassaient aujourd'hui, ils en verraient de
+plus durs encore.»
+
+À Villeneuve-sur-Allier, on disait presqu'avec des larmes: «C'est ici
+que d'Empereur a été contraint de se séparer du dernier détachement de
+la garde fidèle qui formait son escorte;» et l'on répétait avec
+enthousiasme: «Il a refusé les Cosaques et les Autrichiens dont on
+voulait entourer un guerrier français: «Qu'ai-je besoin d'escorte? les
+acclamations du peuple m'en ont tenu lieu.»
+
+J'avais une lettre de Carnot pour une personne dont la maison de
+campagne était située sur la route. On m'avait bien recommandé de la
+remettre moi-même. Comme il était nuit, j'envoyai un exprès à l'ami de
+Carnot, pour l'inviter à se rendre près de moi; ce qu'il fit aussitôt.
+En l'attendant, je pris mes informations ordinaires. Napoléon avait
+couché dans cette ville. On ne tarissait pas de détails. L'ami de Carnot
+arriva, et multiplia encore pour moi tous ces propos populaires. «Ce
+qu'il y a de plus extraordinaire, ajouta-t-il, c'est qu'en passant par
+Moulins, l'illustre proscrit fut salué par le cri de _vivent les
+alliés!_ et qu'aujourd'hui on est si repentant, qu'on s'efforcera de
+vous persuader qu'on n'a crié que _vive l'Empereur!_»
+
+«--Ne blâmez pas, Monsieur, les gens de Moulins; leur retour d'affection
+est encore un mérite.»
+
+J'eus lieu de vérifier l'observation, et je dois consigner ici, pour la
+vérité historique et l'étude du cœur humain, qu'à Moulins, à Lyon, à
+Orange, à Avignon même, on se défendait comme d'une accusation honteuse
+d'avoir vociféré l'insulte sur les pas d'un guerrier malheureux.
+
+À Orgon, une vieille mendiante, qui passait pour dire la bonne aventure,
+et que je fis venir pour lire dans ma main, par une fantaisie moitié
+sérieuse, moitié plaisante, me raconta des choses fort piquantes. «Ils
+ont eu, disait-elle, la sottise de pendre en effigie celui qui, à son
+tour, pourrait bien les faire pendre tout de bon encore.» Je regardai
+cette sorcière d'un air un peu soupçonneux.
+
+«Vous me regardez en vous moquant de moi; eh bien! ce que je vous dis
+est exact. Tenez, voilà l'Empereur, dans du marc de café, qui débarque;
+et voilà les soldats qui retournent tous vers lui.» Cette sibylle en
+haillons me sembla être trop initiée à d'autres mystères, et je mis bien
+vite un terme à mes questions. Cependant les gens de l'auberge
+m'assurèrent que le jour du passage de l'Empereur elle avait manqué
+périr de la main des gens ameutés pour insulter Napoléon; qu'elle ne
+cessait pas de prédire son retour. «Moi qui pense très bien et qui suis
+bon royaliste, j'ai la conviction que la vieille sorcière est de bonne
+foi; elle est la seule à prédire, mais elle n'est pas la seule à croire.
+Et, voyez-vous ils sont tous ici comme des bêtes à attendre le revenant.
+C'est la troupe qui monte la tête de tout le monde. Il faut que cet
+enragé Corse ait jeté un sort sur nos soldats. Si je faisais mon devoir,
+je devrais peut-être prévenir notre brigadier de gendarmerie. Presque
+tous les sous-officiers ont sous la cocarde blanche la cocarde
+tricolore, et les aigles cousus sous les lis.--Je me faisais une autre
+idée de l'esprit de l'armée.--Ah! Madame, il est détestable: que
+Bonaparte arrive, et il ne restera pas un seul peloton à cette noble
+famille, digne pourtant par ses malheurs de plus d'intérêt.--Mais il
+n'en est pas de même du reste de la population?
+
+«--Mon Dieu! elle devient horrible; sur mille royalistes du
+commencement, excepté M. le curé, l'adjoint du maire, un pauvre
+chevalier de Saint-Louis; moi et ma femme, il n'en reste plus qui soient
+restés fidèles; car, vous l'avouerai-je, mes garçons, les enfans d'un
+membre du conseil municipal, sont plus bonapartistes que le Corse
+lui-même. Mon pieu! quel malheur que la bonté du roi n'ait pas pris ses
+précautions en faisant pendre ce tyran.
+
+«--Si cela avait pu s'arranger, je crois que la mesure eût été plus
+tranquillisante; car, de fait, il n'y a que les morts qui ne reviennent
+pas.»
+
+Depuis Orgon, et un peu ennuyée, je ne m'arrêtai plus qu'au Luc. Arrivée
+là, je me rendis à la maison que la princesse Pauline habitait. Le
+général Bertrand avait présenté à cette sœur de Napoléon les
+commissaires étrangers qui avaient voituré son frère hors de son empire.
+Le cœur de Pauline s'était brisé au récit des dangers que Napoléon avait
+courus; aussi avait-elle pris la généreuse résolution d'aller adoucir
+son exil à l'île d'Elbe. La personne que je désirais voir là se trouvait
+alors au Muy. Je m'y rendis, et de Muy a Fréjus, voulant m'embarquer
+aussi à ce port de Saint-Raphen, où l'Empereur avait jeté sa fortune
+dans une barque, comme César, et où, quinze ans avant, il avait abordé
+en revenant des Pyramides, quand il marchait au trône... On me prévint
+que probablement je ne pourrais partir que le lendemain, les vents étant
+absolument contraires; j'en eus une impatience extrême. Je ne saurais
+rendre le besoin que j'éprouvais de toucher du pied cette île située si
+près de ma patrie, occupée d'abord par les Étrusques, soumise aux
+Carthaginois, île tant de fois dominée, et que les Romains nommèrent
+Ilra, et dont le nom allait recevoir une immortalité égale à celle de
+son prisonnier. Après avoir rempli toutes les formalités de mon
+embarquement, et en attendant le vent favorable, j'allai, selon mes
+habitudes, courir au loin, cherchant une pointe de rocher, une vue de
+mer qui pût convenir au ton où étaient montés mon esprit et mon cœur. La
+saison, quoique avancée, avait encore de beaux jours, et la soirée était
+belle là, comme à Paris une journée de printemps. Pour éviter les
+soupçons qu'eût pu faire naître mon travestissement, et un peu aussi
+pour me délasser de la fatigue de la cravate, seul inconvénient que je
+trouve aux habits de l'autre sexe, j'avais repris mon costume naturel de
+femme. Adossée contre une espèce de parapet formé par les sables, les
+mains jointes sur la poitrine, ne tenant plus à ce qui m'entourait que
+par la pensée, mon cœur souffrait à l'idée de rencontrer à quelques
+lieux de là, dans un chétif gouvernement de dix ou douze mille habitans,
+sur un sol aride et emprisonné par les flots, le dominateur de l'Europe,
+le vainqueur de tant de rois. Je pensais à toute cette famille qu'il
+avait dotée de couronnes presque toutes tombées avec la sienne. Je
+pensais à tant d'ingratitudes, et, avec un peu d'orgueil, à cette
+reconnaissance d'une femme, qui s'élevait jusqu'à la gloire des Drouot,
+des Bertrand et des Germanosky; de ces fidèles serviteurs qui avaient
+couru après la dotation de l'exil et de l'infortune, pour ne pas laisser
+seul au milieu de la mer celui qui avait ceint la couronne de
+Charlemagne.
+
+Comme le commerce se mêle de tout, j'ai remarqué une curieuse industrie
+à l'auberge de Saint-Raphen où j'étais descendue. On y faisait un grand
+débit de figures de plâtre, image de deux opinions contraires, et les
+marchands les donnaient tour à tour et suivant les goûts, pour des
+portraits de Napoléon ou des bustes de S. M. Louis XVIII, lesquels
+ressemblaient bien autant à l'un qu'à l'autre. Mais le mérite de ces
+petits ouvrages consistait dans l'élégance d'un piédestal fait d'un
+marbre granit grisâtre tirant sur le vert, semé de taches noires et
+blanches, produit des mines et principales richesses de ce royaume à
+petit format, dont Napoléon Ier était alors souverain.
+
+Enfin on vint m'avertir qu'on allait mettre à la voile. Après deux jours
+de navigation on aperçut l'île d'Elbe. À cette vue, saisie d'un élan
+passionné, je tendis les bras vers le ciel, appelant la terre que
+dévorait mon impatience. Exaltée jusqu'à la démence, j'oubliai que je
+laissais en France celui qui avait été l'objet préféré de toute mon ame,
+je ne songeais qu'à ceux que j'allais trouver; je m'excusais de cet
+oubli de Ney par de beaux raisonnemens que le cœur, le meilleur logicien
+que je connaisse, me fournissait en abondance. Je me disais même alors
+que fuir loin de Ney était un sacrifice nécessaire à des devoirs qu'il
+chérissait. Hélas! ces devoirs dataient de 1801; pourquoi donc ne m'en
+étais-je aperçue qu'en abordant à Porto-Ferrajo en 1814? Comme j'ai
+promis à mes lecteurs d'être vraie, je garde l'aveu de ce nouveau tort
+pour le chapitre suivant.
+
+
+
+
+CHAPITRE CXXXVII.
+
+L'île d'Elbe.--Napoléon.--Bertrand.--Drouot.--Cambrone.
+
+
+Ce ne fut pas seulement ce besoin d'activité qui a dévoré toute ma vie,
+ce ne fut pas même le sentiment si naturel à mon cœur, de payer un
+tribut de reconnaissance et de souvenir à un grand homme malheureux,
+dont j'avais été un moment aimée, qui me conduisait à l'île d'Elbe. Mon
+voyage avait un autre but dont le récit que je fais ne donnera aucune
+idée positive, et on en concevra facilement la raison. Le secret qui
+était caché dans cette démarche aventureuse n'était pas le mien, et,
+tout piquant qu'il soit, je dois convenir qu'il serait aujourd'hui sans
+intérêt pour l'histoire.
+
+J'étais attendue au moment de mon débarquement, qui eut lieu vers le
+commencement de la nuit. Un logement assez commode m'avait été préparé
+dans une maison de campagne fort retirée, d'où l'on apercevait la petite
+île de Rianosa, que Napoléon appelait la dernière de ses conquêtes, et
+qui en effet avait cessé, depuis son arrivée, de servir de pied à terre
+aux corsaires. Mes premiers regards, au lever du soleil, se fixèrent sur
+ce rocher, dont un homme, naguère le plus puissant souverain de
+l'Europe, était réduit à faire son Versailles ou sa Thébaïde, selon
+qu'il parviendrait à entretenir dans son esprit si vaste et si mobile
+les illusions de la grandeur, ou qu'il arriverait, plus sage et plus
+heureux, à y substituer l'amour de la philosophie et de la solitude.
+
+Mon passeport me désignait comme une dame polonaise; j'avais adopté pour
+moi et pour mes gens le costume de cette nation, si chère à la nôtre. Le
+mystère de mon arrivée, les circonstances de ma réception, une certaine
+dignité de tournure que donne le monde et à laquelle le théâtre ne gâte
+rien, accréditèrent dans l'île un bruit singulier, dont je ne parlerais
+pas, si je ne le trouvais rappelé dans l'histoire. Cette méprise jeta
+sur moi un éclat qui contrariait mes projets et qui me força à
+précipiter leur exécution. Je ne demeurai à l'île d'Elbe que trois
+jours.
+
+Les voyageurs et les biographes ne se sont guère occupés de ce site
+extraordinaire dans ses rapports avec l'homme extraordinaire qui
+l'habitait. Napoléon était si grand dans sa petite île, qu'on croirait à
+les lire qu'il la débordait de toutes parts et qu'elle disparaissait
+sous ce géant comme la montagne de Polyphème. Mon imagination un peu
+plus poétique et toujours disposée à saisir avec empressement les
+harmonies de la fable et de l'histoire, fut frappée de la fatalité qui
+avait donné pour empire à ce roi de fer de la civilisation moderne, un
+royaume de fer. Je me rappelais l'ancien Prométhée, captif sur un
+rocher, auprès de ce nouveau Prométhée, souverain d'un volcan. Et qu'on
+ne s'imagine pas que cette immense scorie, tombée au milieu de la
+Méditerranée du haut d'une planète détruite, comme Napoléon du haut du
+trône, ne ressemble en rien à tout ce que l'on croirait connaître
+d'analogue sur la terre. La richesse de quelques cultures, l'aspect de
+quelques mouvemens de terrains que les révolutions du sol avaient faits
+hideux, mais qui se sont embellis en se revêtant de verdure et
+d'ombrages, la grâce des eaux qui embrassent ses rochers ou qui viennent
+mourir sur ses plages, sont des avantages communs à bien d'autres pays.
+Ce qu'elle a de particulier, ce sont ses mines, ses grottes, ses
+cavernes, temples secrets et merveilleux où l'on ne pénètre qu'avec
+admiration quand on est parvenu à maîtriser la surprise et l'effroi.
+Certaines galeries de ces mines paraissent illuminées par les fées. Le
+fer qu'on en retire se modèle en écailles légères et brillantes qui se
+croisent dans tous les sens, et qui reflètent avec un éclatant cliquetis
+de lumières et de couleurs toutes les nuances de l'arc-en-ciel,
+paillettes étincelantes d'or et de feu, qui éblouissent comme la gloire
+et qui sont fragiles comme elle.
+
+Napoléon passait une grande partie de ses journées à visiter ses petits
+États, et il mettait dans ces excursions l'ardeur qu'il était accoutumé
+à mettre dans toutes ses actions et dans toutes ses pensées. Il voyait
+là, comme dans l'Europe qui venait d'échapper à ses mains, la place d'un
+champ de bataille auprès de celle d'un palais, et il rêvait sur les
+points les plus fertiles de son rocher des dotations pour ses
+capitaines. Je gagnai sa cavalcade au galop, à l'instant où il allait
+atteindre le point culminant de son île. «Eh quoi! s'écria-t-il comme
+s'il ne m'avait pas attendue, _fama volat_ jusqu'à Barataria?...--Où
+voulez-vous qu'elle s'arrête? lui répondis-je,--Venez, venez,
+reprit-il», et nous parvînmes au sommet de la montagne. La mer, presqu'à
+nos pieds, nous enveloppait de toutes parts d'une ceinture bleue.
+Quelques frégates croisaient au loin. «Voilà mon empire, dit Napoléon
+avec un sourire dédaigneux, sous lequel il cachait un soupir.--Attendez,
+repartis-je, en parcourant d'un regard tout le cercle de l'horizon... Il
+est immense comme le monde. Voilà la France et voilà l'Italie...
+L'Afrique n'est-elle pas de ce côté?--Bien, bien, reprit-il en riant.
+Oh! cela est magnifique! C'est un rêve de mon enfance, une idée qui
+m'occupait quand ma mère me parlait du roi Théodore. Je m'imaginais
+quelquefois que je deviendrais le roi des îles de la Méditerranée!
+C'était là une destinée admirable. Détruire les pirates comme Pompée,
+chasser les barbaresques dans l'intérieur de l'Afrique, anéantir la
+traite; civiliser l'Égypte, repousser les Turcs en Asie, rendre une
+patrie et des institutions aux Grecs, maintenir la balance dans le monde
+entre les puissances maritimes, en réprimant l'orgueil des Anglais,
+voilà ce qui me convenait, voilà ce qu'on aurait dû m'offrir dans
+l'intérêt du genre humain; mais il aurait fallu me comprendre et juger
+l'avenir. Cette bande de rois a traité avec moi comme avec un adversaire
+sans importance. Si j'en avais agi envers eux de la même manière, je les
+tiendrais tous à Porto-Ferrajo ou à Rianna. Mon grand tort a été de me
+mêler avec les rois; ma mission était de les défaire. Cette diplomatie
+m'a un peu étourdi. Il ne m'a manqué qu'une heureuse inspiration pour
+faire accepter à un d'entre eux la clef de chambellan. Je croyais à la
+reconnaissance et à la bonne foi, je me trompais. J'avais dit que le
+trône se composait de quatre ais de sapin, recouverts de velours. Cela
+n'était pas mal; mais il ne fallait pas en descendre sans mettre le feu
+dessous.»
+
+Nous rejoignîmes la suite de l'Empereur; je l'accompagnai _au palais_,
+puisqu'il était convenu de donner ce nom à la résidence très modeste qui
+lui avait été assignée, et dans laquelle il paraissait attendre
+impatiemment l'exécution de ses plans pour des constructions plus
+dignes, et qui devaient ne rien envier aux Tuileries. Je n'avais eu
+besoin que de l'entendre un moment pour être bien convaincue que ces
+édifices ne s'achèveraient pas; et qui pouvait en douter en Europe,
+sinon l'administration imbécille d'un pays voisin? Quoi! Napoléon était
+à l'île d'Elbe, en face de ses anciens peuples; il y était libre, il y
+était investi encore des titres et des honneurs de la souveraineté, il y
+était entouré d'hommes à toute épreuve, infatigables en sacrifices et en
+dévouement; il n'avait qu'une main à étendre pour ressaisir son armée
+qui n'avait pas changé de forme, qui ne pouvait pas se persuader qu'elle
+eût changé de maître; il n'avait qu'un cri à pousser pour réveiller la
+révolution, qu'un pas à faire pour marcher devant elle, et on feignait
+de s'imaginer qu'il sacrifierait un avenir qui lui appartenait toujours
+aux douceurs d'une royauté casanière, ou plutôt d'une magistrature de
+village! En vérité, on a peine à concevoir que l'idée d'emprisonner
+Napoléon dans les domaines du roi d'Yvetot, sans autre garantie que sa
+volonté, ait pu entrer dans les calculs politiques d'un cabinet. Il faut
+que le plaisir de jouer à la royauté soit bien enivrant pour produire de
+pareilles illusions.
+
+La cour de Napoléon n'était pas nombreuse; elle ne se composait que
+d'une trentaine de personnes, dont le plus grand nombre me parut sortir
+des rangs de l'armée polonaise; mais on remarquait autour de lui
+quelques hommes qu'on ne peut avoir vus sans se les rappeler toute sa
+vie, et dont le nom, déjà fameux alors, a pris depuis une place encore
+plus honorable dans l'histoire.
+
+Le maréchal de camp Cambrone, qu'une belle conduite et une belle parole
+ont immortalisé à Waterloo, attirait peu l'attention des voyageurs qui
+affluaient dans l'île d'Elbe. Une physionomie martiale, mais qui n'avait
+rien de distingué, parmi tant de physionomies héroïques, ne suffisait
+pas là pour exciter une émotion profonde, et pour fixer un souvenir.
+L'ame y était distraite par des impressions d'un ordre trop élevé pour
+s'arrêter à des observations de détails aussi vulgaires. J'ai le regret
+de ne l'avoir point remarqué.
+
+Il n'en est pas de même du grand maréchal du palais, ce général Bertrand
+dont le nom retentissait encore à mon oreille sur les côtes de
+l'Adriatique, dans ces provinces illyriennes dont il avait été le
+gouverneur, et où il avait laissé des sentimens si unanimes d'estime et
+de reconnaissance. Je me trouvai heureuse de le voir, tel à peu près que
+je me l'étais représenté, et de trouver en lui le type d'un philosophe
+et celui d'un héros. L'expression de sa figure était plus douce
+qu'imposante, mais on voyait aisément que sa douceur même était la
+concession d'une ame forte et austère, qui s'était élevée à l'indulgence
+par la réflexion. Son front chauve portait l'empreinte des méditations
+sérieuses et de longues veilles; car aucune passion violente, aucune
+ambition exaltée, ne pouvaient avoir imposé les signes d'une vieillesse
+prématurée à cette physionomie d'ailleurs si reposée, si calme, si jeune
+de candeur et de courtoisie. Naturellement pensif, et peut-être
+mélancolique, il aimait à sourire au milieu des femmes et à jouer avec
+les enfans. Dans une conversation solide et même dans celles où
+l'opinion avait une assez grande part pour excuser quelque prévention et
+quelque emportement, ses discours étaient sans aigreur, ses souvenirs
+sans amertume, ses espérances et ses projets sans mélanges d'aucun
+sentiment haineux ou vindicatif. Il était trop religieusement attaché à
+ses affections et à ses devoirs pour ne pas comprendre les devoirs et
+les affections des autres, et pour ne pas excuser jusqu'aux erreurs d'un
+sentiment noble et désintéressé. Il était sage comme il était bon, par
+un instinct propre à son caractère et qui ne lui coûtait point d'effort.
+
+La physionomie morale du général Drouot ressemblait beaucoup à celle-ci,
+mais elle paraissait plus méthodique, et, si l'on osait s'exprimer ainsi
+en parlant d'une vertu aussi naturelle, on l'aurait crue plus composée.
+Il avait quelque chose de réservé, de chaste et de mystique, qui faisait
+naître involontairement l'idée de la sainte profession à laquelle avait
+été, dit-on, réservée sa jeunesse, et dont l'élan du patriotisme et de
+la valeur l'avait éloigné pour sa gloire. Ces deux figures historiques
+ne formaient pas une de ces oppositions que la peinture aime à inventer,
+que l'histoire aime à saisir; elles étaient au contraire parfaitement
+harmoniques, mais elles ne se confondaient point; et quoique leurs
+effets fussent d'une analogie singulière, elles se faisaient valoir
+mutuellement, tant une légère nuance d'habitude ou de mœurs peut jeter
+de diversité entre deux ames pour ainsi dire jumelles. Le général
+Bertrand avait l'air d'un de ces philosophes d'Athènes que Raphaël a
+groupés autour d'Alexandre; le général Drouot, d'un de ces philosophes
+chrétiens que Léonard de Vinci a fait asseoir aux côtés de Jésus. On
+aurait pris le premier pour un pythagoricien, et le second pour un
+apôtre. L'un paraissait affermi dans son dévouement par une raison
+supérieure, l'autre y paraissait porté par une inspiration céleste; mais
+ce qu'il y a de certain, c'est que, depuis M. de Malesherbes, le temps
+où nous avons vécu ne reconnaissait pas de personnages plus vertueux.
+Parmi tant d'hommes de bien qu'avaient illustrés nos armes, ceux-ci
+étaient cités à l'égal des plus braves et des plus instruits, au-dessus
+des plus purs et des meilleurs. On a fait valoir sous tous les aspects
+et dans l'intérêt de toutes les opinions ce que la fortune de Napoléon
+avait fait pour sa gloire. On a oublié, je ne sais pourquoi, ce qu'elle
+avait fait pour ses adversités. C'était peu que vingt héros l'eussent
+élevé sur le pavois, si deux sages ne l'avaient suivi dans son exil. La
+fidélité de Bertrand et de Drouot est un titre qui vaut des victoires.
+César ne laissa pour justifier sa mémoire que cet efféminé d'Antoine;
+que serait-ce s'il était mort aimé de Brutus et de Caton?
+
+Dans le concours immense de voyageurs qu'attiraient à l'île d'Elbe une
+curiosité fort naturelle ou une ambition fondée sur l'expectative la
+plus évidente et la plus prochaine, ou le besoin d'une vie aventureuse
+qui tourmente les esprits fatigués, ou le besoin d'une chance d'intrigue
+ou d'espionnage, de trahison ou d'assassinat, qui est la dernière
+ressource des misérables de tous les partis, peu de personnes, il faut
+en convenir, pouvaient appeler sur elles une faible partie de l'intérêt
+qu'excitaient à si juste titre _le Roi des îles_ et ses deux capitaines.
+C'était un spectacle extraordinaire, mais honteux, que cette cohue de
+courtisans équivoques, qui venaient, sous toutes sortes de titres,
+mendier de l'Empereur déchu des préfectures, des épiscopats et des
+principautés. «J'en ai vu depuis qui ont perdu le cheval, comme dit
+notre Teivelin, mais à qui n'ont pas perdu la bride: ils n'ont eu qu'à
+se baisser.»
+
+Ce concours d'un peuple jadis doré, qui redemandait sa livrée au prix de
+la fidélité jurée et du dévouement acquis, faisait de Porto-Ferrajo le
+comptoir de toutes les ambitions que le gouvernement de la restauration
+n'avait pas accueillies. Leurs prétentions valaient une monnaie ayant
+cours, et qui était au pair à Paris, sous les yeux des grands hommes
+d'État à qui appartient en France le monopole de la politique depuis une
+quinzaine d'années. Aussi Napoléon, instruit que sa capitale s'appelait
+autrefois _Cosimopoli_, ville de Saint-Côme, répondit qu'il fallait
+l'appeler _Cosmopoli_, ville du monde. La sainte-alliance n'avait pas su
+si bien deviner. C'est là en effet que les destinées du monde entier
+furent un moment en suspens, et c'est de là en effet qu'est sorti en
+dernier lieu le principe ou fécond ou dévastateur qui a irrévocablement
+fixé leur accomplissement éternel.
+
+
+
+
+CHAPITRE CXXXVIII.
+
+Retour de l'île d'Elbe.--Départ pour Naples.--Noémi D***
+
+
+En quittant l'île d'Elbe, ma première idée fut de débarquer à Antibes.
+Je voulais passer en Provence pour quelques intérêts; mais les vents de
+ma destinée en ordonnèrent autrement. Je m'abandonnai sans trop de
+regret aux volontés du hasard, et j'allais bientôt le remercier de
+m'avoir, en contrariant mes projets, ménagé une bien douce compensation
+en me faisant rencontrer au port de Saint-Raphen la dame dont j'ai déjà
+parlé dans la campagne de France, et qui, sous toutes sortes de
+rapports, m'inspirait un singulier intérêt. Noémi D*** était attachée au
+roi Joachim par une amitié d'enfance dont les années ne firent que
+multiplier les preuves. Son voyage à l'île d'Elbe le témoignait assez.
+Elle me communiqua la lettre dont elle était chargée. J'avoue que je ne
+répondis pas à sa confiance par un aussi entier abandon, ne regardant
+pas ma mission comme un secret qui n'appartînt qu'à moi seule, et
+redoutant que Noémi ne résistât au désir de m'accompagner dans le voyage
+de Naples. Je l'aimais pourtant de cette amitié vive qu'était fait pour
+inspirer son caractère. Mais j'allais avoir des fatigues à subir, de
+nouvelles missions peut-être à accepter. Tout cela était ma vie et
+n'aurait pu s'exécuter avec une femme charmante, qui m'avait déjà tant
+inspiré de craintes dans une ou deux journées militaires de la campagne
+de France. Je lui dis donc simplement que j'allais à Paris. «Nous nous y
+retrouverons, me disait-elle, à moins que Joachim ne devienne malheureux
+comme je le crains. Alors je n'aurai plus de patrie, et mon sort ne se
+séparera plus du sort de l'ami de mon enfance.
+
+«--Mon Dieu, une pareille exaltation sans amour est bien héroïque...
+
+«--Mon amie, s'il y a héroïsme, c'est celui du cœur, et cela ne doit pas
+étonner le vôtre.
+
+«--À merveille, ma chère Noémi; mais avec cinq ou six ans de moins vous
+devez être dangereusement jolie pour un amour... platonique; et à moins
+que vous ne me fassiez un récit de tous les détails du triomphe, ma
+chère Noémi, je reste dans une complète incrédulité.» Noémi, trop
+spirituelle pour tomber dans les grimaces si déplaisantes de la fausse
+vertu, me répondit avec un sourire charmant: «Je n'ose déclarer que je
+fus toujours bien aise du platonisme de notre amitié; je crois que plus
+d'une fois il m'est arrivé de le maudire, et je sais que j'aurais donné
+ma vie pour presser contre mon sein cette tête noble et fière, si
+Joachim avait pu partager le délire qu'il y faisait naître. Après cet
+aveu, vous pouvez me croire, Murat ne fut jamais pour moi, et vous allez
+entendre comment, qu'un ami, un bienfaiteur, un frère.» Ici Noémi me fit
+le récit naïf qu'on va lire, et qui inspirera aux lecteurs, j'ose le
+croire, autant d'intérêt que j'en éprouvai moi-même en l'écoutant.
+
+NOÉMI ET MURAT.
+
+«Je suis née à la Bastide, arrondissement de Gourdon, département du
+Lot. Mon frère Jules, plus âgé que moi de sept ans, en avait trois de
+plus que Joachim Murat, son camarade d'école alors, depuis son compagnon
+de périls dans un grade subalterne, et qui devint peu après son chef
+supérieur et resta toujours son ami.
+
+«Le jeune Joachim était à douze ans le plus bel enfant qui eût jamais
+réjoui les regards d'une mère. Jules en avait alors quinze, et moi huit.
+Déjà, et quoique je fusse encore enfant, le jeune Murat était mon
+chevalier et mon défenseur en titre. Il lisait très bien, et, lui
+présent, on était sûr de me trouver assidue à mes leçons. Placée devant
+lui ou sur ses genoux, mes mains jouaient dans les boucles épaisses de
+sa magnifique chevelure! Ma coquetterie enfantine s'essayait à bien
+faire pour obtenir un baiser, un sourire du maître chéri. Murat enfant
+avait déjà dans le caractère cet élan chevaleresque qui depuis lui fit
+graver sur son sabre, si souvent terrible à l'ennemi, cette devise,
+rajeunie: _L'honneur et les dames_. Écuyer aussi gracieux qu'intrépide,
+il voulut m'apprendre à courir avec lui et mon frère. «Non, lui
+disais-je, faites-moi plutôt lire là au bord du ruisseau ou sous le
+berceau de chèvrefeuille, cette belle histoire des chevaliers qui
+sauvent des princesses et des bergères. J'ai peur à cheval pour moi et
+pour vous.» Alors le jeune Murat, secouant sa superbe tête et jetant un
+regard fier autour de lui, murmurait: «Peur pour moi! Noémi; je ne
+connais pas ce mot.»
+
+«Cette vie de bonheur enfantin touchait à son terme. Joachim fut envoyé
+au collége de Cahors par une protection qu'obtinrent ses parens. Mon
+frère, inconsolable de son absence, déserta le toit paternel et se fit
+soldat.
+
+«J'avais perdu mes parens, et j'étais à Paris chez une tante, lorsqu'une
+lettre de Jules nous apprit que Joachim avait quitté le manteau d'abbé
+pour l'habit militaire, afin d'arrêter la punition d'une étourderie de
+jeunesse, et qu'il était enrôlé dans le même régiment que mon frère.
+Joachim et Jules se jurèrent une amitié de frère; et Jules fit promettre
+à Murat de ne jamais profiter de ma faiblesse, de me protéger, de me
+chérir comme une sœur. Il en fit le serment, et jamais serment ne fut
+plus noblement rempli.
+
+«Le mari de ma tante avait une place fort subalterne, mais qui donnait
+la libre entrée au Luxembourg: Un jour il vint chercher ma tante pour
+voir une belle fête; elle me mena avec elle. C'était le jour où Murat
+offrait vingt-un drapeaux ennemis au Directoire. J'avais quatorze ans.
+Je dis à ma tante de me conduire vers Joachim, que je voulais lui
+parler. Elle s'y refusa, mais elle me permit de lui écrire; et, deux
+heures après, le brillant chef de brigade était dans notre modeste
+arrière-boutique, causant des souvenirs d'enfance... Qu'il était
+beau!... On disait que j'étais jolie; Joachim me le dit aussi, mais non
+pas comme je l'aurais voulu: car, sans affecter aucun air de
+supériorité, je voyais pourtant bien que je n'étais plus la même pour
+lui; il me parlait de mon frère. «Je lui dois la vie, plus que la vie,
+car Jules m'a sauvé l'honneur. Chère Noémi, votre frère donnera de ses
+nouvelles et des miennes; il vous fera connaître le cœur de Joachim.
+Oui, mon cœur a de la mémoire.»
+
+«La destinée a voulu que mon frère ne profitât point long-temps de cette
+noble amitié. Il perdit la vie en 1805, lorsque avec une valeur si
+héroïque Murat s'empara des débouchés de la Forêt-Noire. Jules était
+alors chef de brigade, et sa fortune militaire était assurée. Murat
+m'écrivit que, frère de Jules, c'était à lui désormais d'acquitter la
+pension que me faisait le frère que nous venions de perdre. Il ajoutait:
+«Lorsque le moment de vous marier sera venu, je serai encore comme chef
+de famille, et la dot sera prête.» Ce billet me causa un vif désespoir;
+il m'annonçait une perte irréparable, et me rendit pénible le doux
+sentiment de la reconnaissance.
+
+«Ma tante mourut, et mon oncle, jeune encore, se remaria. Devenus
+étrangers l'un à l'autre, je retournai à la Bastide, comptant y passer
+mes jours. La pension de douze cents francs m'était très exactement
+payée. Je ne m'occupais dans ma retraite que de parcourir les lieux qui
+me rappelaient mon frère, mes deux frères, en me retraçant les scènes de
+notre heureuse enfance. La voie publique m'apprit tous les faits
+éclatans de cette vie de bravoure. Mais Murat eut beau monter au faîte
+de la fortune, à chacune de ses faveurs il semblait se rappeler
+davantage cette religion de souvenir et d'amitié, qu'après la mort de
+Jules il avait transportée sur moi. Lorsqu'il épousa la sœur de
+Napoléon, et que, roi lui-même, il put suivre son penchant pour la
+magnificence, j'en reçus mille et mille marques de bonté touchante. Il
+semblait vouloir communiquer son bonheur.
+
+«En 1810, je fis un voyage à Naples, et je contemplai Murat dans tout
+l'éclat de ses grandeurs. Sous le diadème, il ne fut que l'ami de Jules
+et de Noémi. C'est pendant ce voyage qu'il me montra à Caserte
+l'inscription que vous avez remarquée déjà. Il semblait occupé de
+sinistres pensées. «Vous rappelez-vous, Noémi, me disait-il, le mot de
+Jules, qui prétendait que j'élevais toujours mes regards vers les
+étoiles? la mienne m'a valu un trône, puisse-t-elle ne pas s'éclipser
+devant moi.»
+
+«Le climat de Naples étant nuisible à ma santé, je revins en France, et
+vous vous le rappelez sans doute; mais, au lieu de retourner à la
+Bastide comme tel avait été mon premier projet, je me rendis, auprès de
+Toulon, chez une cousine de mon père. J'y étais à peine depuis dix mois,
+lorsqu'on apprit la défection de Joachim en 1813. À la nouvelle de cette
+ingratitude, il me sembla qu'une main sanglante soulevait _il tenebroso
+velo_. Je ne vis plus pour Murat qu'un avenir prochain de remords et de
+châtiment. Ah! Dieu, comment a-t-il pu séparer sa cause de celle de la
+France? lui, Joachim, le brave compagnon d'armes de mon frère, a pu
+accepter ou subir pour alliés ces rois ennemis des rois nouveaux. Fasse
+le ciel qu'il n'ait pas à comparer bientôt la loyauté de l'Autriche avec
+la générosité du héros dont il a si cruellement déchiré l'ame!»
+
+Je n'osais dire à Noémi à quel point ses craintes étaient fondées; elle
+me prévint qu'elle passerait un mois à Porto-Ferrajo, et que de là elle
+se rendrait à Aubagne, près de Toulon, pour y attendre le printemps, me
+faisant promettre d'aller passer cette saison avec elle. Hélas! nous ne
+pouvions guère prévoir alors que ce printemps amènerait encore un rayon
+de grandeur sur le souverain qui avait abdiqué le trône de France, et
+que Murat, qui se croyait bien raffermi sur le sien, viendrait, dans les
+terreurs de la proscription, demander asile à cette France qu'il avait
+répudiée!
+
+J'acceptai l'invitation amicale de Noémi D***. Je la revis aussi en
+1815. Hélas! toutes les espérances de bonheur de la tendre Noémi
+s'étaient brisées à cette époque sur le cercueil du roi proscrit, de
+l'ami de son enfance!
+
+Je pris congé de Noémi, et suivis long-temps d'un œil attendri l'esquif
+qui l'emportait au loin sur les vagues d'une mer moins agitée que ma
+vie. J'assurai ma place, et à deux heures j'étais en route pour
+Marseille. Je m'embarquai pour Livourne. J'arrivai dans cette dernière
+ville mourant du mal de mer, et ne pus me résoudre à continuer mon
+voyage de la même manière; je partis donc, après deux jours de complet
+repos, par le courrier de Rome, où je m'arrêtai trois jours pour
+reprendre aussitôt la route de Naples.
+
+
+
+
+CHAPITRE CXXXIX.
+
+Voyage de Rome à Naples.--Léopold.--Anecdote de Strozzi.
+
+
+À toutes ces agitations de ma mobile existence se joignaient une foule
+de peines secrètes. Le refroidissement de ma liaison avec Ney, la
+conviction que le nouvel ordre du gouvernement allait placer comme une
+barrière entre mon cœur et le sien; mes pensées, qui devenaient plus
+sérieuses, tout cela me désenchantait le présent, et même décolorait les
+souvenirs de mon passé; un pareil attachement avait besoin de toutes les
+illusions, de toutes les sympathies, et l'opinion elle-même devait être
+pour quelque chose dans mon bonheur. Non seulement, me disais-je, s'il
+savait ce qui me conduit à Naples, il me désapprouverait; mais il
+trouverait aujourd'hui presque criminelle la pensée qui m'anime, pensée
+que naguère il eût applaudie. Il me semblait que Ney perdait à mes yeux,
+et je me savais mauvais gré de juger ainsi.
+
+Une autre peine pesait sur mon cœur. Depuis le départ de Léopold, je
+n'avais rien su de lui ni de sa malheureuse mère. J'étais à Rome dans
+cette triste disposition d'esprit où tout l'avenir nous semble un
+désespoir, et le présent un poids accablant. Ressentir encore la même
+passion pour Ney, et reconnaître que je ne devais plus y chercher ma
+félicité; c'était pour moi un sentiment qui me rendait le mouvement
+nécessaire à ma raison, qui se perdait au milieu de tant de combats.
+Pour me distraire, je voulus revoir cette Villa-Borghèse et ses jardins
+enchantés qu'avait fuis une femme aimable et belle, pour l'honneur et la
+joie d'un sacrifice à l'exil d'un frère malheureux. Oh! combien la
+princesse Pauline me parut digne des hommages qu'on lui avait prodigués
+partout en Italie. Connaissant parfaitement ces beaux lieux, je me
+débarrassai de mon _cicerone_, qui importunait ma promenade par la
+monotonie de ses descriptions. Il y avait quelques instans que je
+marchais au hasard sous le myrte et l'oranger, lorsqu'au détour d'une
+allée je rencontre face à face Léopold, ce Léopold qui m'était si cher
+depuis notre mutuelle reconnaissance. Il était pâle, défait; un crêpe
+funèbre me révéla tout aussitôt le secret de sa douleur et de son
+abattement... Léopold avait perdu sa mère. Il prit ma main, et, la
+pressant contre son cœur, il me dit: «Je l'ai retrouvée au sein de son
+orgueilleuse et opulente famille, je l'ai retrouvée malheureuse et
+mourante. J'ai méprisé leur richesse et bravé leur orgueil; je n'ai vu
+que ma mère: mes veilles à son lit de souffrance ont du moins consolé sa
+dernière heure. Elle s'est éteinte dans mes bras, en me parlant de vous,
+en me recommandant de vous chercher, de vous regarder comme ma seule
+amie.»
+
+J'ai vu des hommes plus régulièrement beaux que Léopold; mais je ne
+crois pas qu'il en existe dont la physionomie anime d'une manière plus
+heureuse les avantages; c'était une harmonie des mérites les plus
+divers; qu'on se représente, avec une figure de vingt-quatre ans,
+l'élégante tournure d'un cavalier français, la parole inspirée d'un
+poète, l'air vague et passionné d'un héros de roman.
+
+J'ai promis d'être vraie. Mais en rappelant cette rencontre, je sens que
+la promesse me paraît redoutable; car, avec cette franchise, il me
+faudra avouer ce que j'éprouvai à la vue de Léopold... qu'on peut aimer
+passionnément plus d'une fois. Toutefois, que celles d'entre mon sexe
+qui, malgré mes égaremens, m'ont conservé un intérêt bienveillant, ne
+prononcent pas anathème sur la coupable; je ne le fus ici que d'un tort
+involontaire. Sans montrer à Léopold ce qui se passait dans mon ame, je
+lui témoignai seulement, mais avec émotion, le besoin que j'éprouvais de
+partir le lendemain même pour Naples.
+
+«--Ah! laissez-moi vous accompagner, dit-il. Je me rendais en France
+pour passer ensuite à l'île d'Elbe. Nous ferons le trajet ensemble. Ma
+fortune dépasse 15,000 livres de rente; avec cela je puis me dévouer au
+malheur, sans ambition, sans espoir de récompense. J'ai besoin de cette
+indépendance du sentiment.» Nous partîmes le soir même en poste.
+
+Peindre tout ce qui se passa en moi pendant ce voyage serait une
+peinture presque aussi, périlleuse que la réalité elle-même. Femmes! ô
+vous toutes qui me lisez, daignez m'entendre avant de crier haro sur la
+pauvre Contemporaine! Oui, j'ai cru qu'on pouvait aimer plus d'une fois.
+Je ne veux, je ne cherche point d'excuse; je me résigne à tout dire:
+mais lisez avant de me condamner. Je ne voulus ou je ne pus déguiser à
+Léopold l'agitation que me causait sa présence. Son âge, si éloigné du
+mien, me donnait une sécurité funeste. Ah! je puis en prendre pour
+témoins la sincérité de mes aveux et mon invincible dégoût pour tout
+mensonge qui profiterait à ma réputation, mais sans repos pour ma
+conscience: je ne fus pas entièrement coupable. Trompée par le voile
+décevant d'un sentiment pur, je regardais Léopold comme un fils légué à
+mon cœur par sa mourante mère; mon ame en embrassait avec chaleur tous
+les devoirs, et en multipliait trop vivement à mon insu les expressions.
+Dans ces épanchemens, ma raison était loin de prévoir que, déjà à une si
+respectable distance de l'âge des amours, j'en inspirerais le brûlant
+délire, et qu'un hasard seul me sauverait du remords d'y succomber. En
+faisant la route de Rome à Naples, Léopold, qui venait de la parcourir,
+m'en étalait dans ses récits les merveilles avec cet enthousiasme du
+beau qui va si bien à la jeunesse. «Hélas! s'écriait-il avec émotion, si
+j'avais pu arracher ma tendre mère, votre amie, au froid climat de sa
+patrie, et la conduire ici sous le beau ciel qui vous vit naître,
+partageant ma vie entre vous deux, quelle félicité eût jamais égalé
+celle de l'heureux Léopold!» Et l'expression de ses regrets
+mélancoliques embellissait encore cette aimable figure; c'était un
+mélange des amertumes de l'amour filial et des ambitions d'un autre
+amour. Pour combattre le trouble qu'il me causait, je rappelai le
+souvenir à mon secours. Léopold avait fait la campagne de Russie et
+celle de France; je lui parlai du maréchal Ney. Je ne pouvais me tromper
+davantage sur les moyens d'échapper au danger de la séduction. Le jeune
+homme qui avait combattu sous les ordres du prince pendant l'immortelle
+campagne et la désastreuse retraite de Russie, Léopold se mit à me
+peindre avec tant de feu, avec tant d'enthousiasme les services de Ney,
+les efforts de nos braves, la catastrophe encore glorieuse qu'aussi bien
+que lui je pouvais apprécier, qu'il pénétra en moi comme un délire
+d'admiration. Léopold savait que je connaissais le maréchal, mais il
+ignorait la nature de cette liaison. Le détromper eût été m'exposer à
+ses mépris; et quel courage n'eût-il pas fallu pour consentir
+volontairement à voir changer en étonnement glacial, en froide retenue,
+la confiance absolue, le reconnaissant enthousiasme, et, je dois le
+dire, l'admiration si flatteuse à ma vanité, qui se lisait dans les
+regards, le maintien et le langage du jeune homme. Confuse, incertaine,
+je n'eus pas le courage de dire: Je ne suis point à moi; j'ai voué ma
+vie à un homme que les devoirs les plus respectables, les plus doux,
+éloignent de moi, mais que suivent encore dans cet éloignement toutes
+les pensées de mon ame. Un pareil aveu d'une femme à un enfant qui la
+respecte était au-dessus de mes forces. Léopold m'estimait. C'est en me
+parlant de sa mère, en confondant dans ses larmes celle qu'il avait
+perdue et celle qui le consolait, qu'il avait pris dans cette intimité
+d'un long voyage une reconnaissance exaltée pour un sentiment plus vif
+encore.
+
+La femme la plus belle, quand la jeunesse s'est enfuie, se rend bien
+compte, à moins de folie, de ce qu'elle perd chaque jour; et si elle
+trouve dans son esprit de quoi braver les regrets de sa vanité, il n'en
+est pas une qui ne doive avouer qu'à un certain âge on éprouve une sorte
+d'orgueil reconnaissant des sentimens passionnés que, par un privilége
+singulier, elle peut inspirer à un jeune homme doué de tout ce qui peut
+plaire, attacher et flatter, et jamais homme ne réunit plus que Léopold
+ce parfait assemblage. Pénétrée depuis l'âge de raison du ridicule et du
+danger des attachemens que ne justifie pas la jeunesse, je sentais que
+je ne succomberais point. Mais chaque regard sur Léopold, chaque accent
+de sa voix, me faisaient comprendre encore plus combien j'aurais de
+combats à livrer à mon propre cœur. Il y avait surtout un danger pour
+moi dans notre intimité: c'étaient un son de voix et une véhémence
+d'action qui semblaient, par une ressemblance inconcevable, me
+représenter Ney lui-même.
+
+Nous étions arrivés à une lieue de Caserte. Il nous fallut quitter la
+route ordinaire pour arriver à Naples; car depuis que le beau-frère de
+Napoléon avait fait divorce avec la gloire, dans la folle et coupable
+espérance de conserver un trône précaire par les protections ennemies de
+la France, depuis cette époque tout avait changé dans ce beau royaume
+que j'avais parcouru si florissant, à l'époque où l'amitié se joignait
+aux liens de famille pour rendre plus sacrés les droits des deux frères
+couronnés. Mais on sentait à je ne sais quoi de non français que
+Joachim, en se débaptisant, s'était comme dépouillé de son ancienne
+gloire; on voyait quelque chose d'indécis dans l'éclat extraordinaire
+même qu'il donnait à sa cour. Nous nous arrêtâmes à Roucigliano, bourg
+brûlé en 1799, et qui fut reconstruit alors (1814). Léopold me disait:
+«Mon amie, l'ingratitude porte un malheur certain. Vous verrez si
+l'Autriche ne jouera pas Joachim. Il partagera le sort de ces
+particuliers qui font bâtir des maisons que d'autres occupent.
+
+«--Comment, mon ami, mais voilà de bien profondes prévisions pour un
+jeune homme.
+
+«--Des campagnes comme celles de Moskou et de France vieillissent toutes
+les expériences. J'ai souvent approché le roi Murat, et ce que j'en ai
+vu me l'eût fait prendre pour un fou, s'il n'eût été un des plus braves
+de notre armée de héros.
+
+«--En vous comptant, Léopold.
+
+«--Mais oui, mon amie, oui, en me comptant, car j'étais à la bataille de
+la Moskowa et à l'affaire de Fère-Champenoise. J'ai reçu trois
+blessures, la croix d'honneur et l'approbation du maréchal Ney.» C'était
+encore un bonheur pour moi que dans ces dangereux têtes-à-têtes un
+pareil nom se mêlât à tout ce qui aurait pu me le faire oublier. Ma
+seule force était dans l'objet de cette admiration qui rendait Léopold
+si éloquent.
+
+J'avais parlé à mon compagnon de voyage, par une diversion que je
+croyais adroite, de la pauvre Déborah. Il me fit promettre d'aller la
+voir au retour, et me pria de lui raconter l'histoire de l'aïeul des
+jeunes maîtres de cette pauvre vieille si religieuse dans les vœux de sa
+douleur; j'aurais voulu la lui réciter dans la chaumière même où j'avais
+reçu l'hospitalité; mais il n'y eut pas moyen d'avoir un refus pour une
+prière de Léopold. Je pris donc le manuscrit que j'avais copié la nuit
+dans la chaumière de Déborah; et dans un endroit retiré du jardin
+immense de l'auberge de Roucigliano, je fis à mon jeune interrogateur le
+récit dont on va lire les principales circonstances.
+
+«Philippe Strozzi, après de grandes agitations politiques, quitta sa
+patrie et vint en France chercher le repos. Sans y avoir pris aucune
+part, il fut accusé de complicité dans le meurtre d'Alexandre de
+Médicis, tué par Lorenzo dans une partie de débauche. Strozzi vivait
+alors retiré dans les États de Venise. Lorenzo y accourut pour lui
+apprendre ce meurtre, et Strozzi se laissa entraîner à une tentative
+pour le rétablissement de l'ancienne forme de gouvernement en Toscane.
+La résolution était arrêtée; mais Strozzi, agent principal, manqua de
+fermeté, et, après mille vicissitudes, se décida à quitter sa patrie et
+à venir en France réparer par le commerce les brêches faites à sa
+fortune. Ce fut pendant son séjour à Lyon, qu'ayant déployé dans une
+émeute populaire une présence d'esprit qui sauva la vie au gouverneur et
+à sa famille, Strozzi devint l'objet de la vive reconnaissance et de
+l'amour passionné d'Isaure, fille unique de ce gouverneur, douée d'une
+rare beauté, miroir fidèle de l'ame la plus noble. Strozzi n'avait pas
+cet extérieur qui séduit les femmes; mais à l'avantage d'une taille
+superbe et d'une figure imposante, il joignait le mérite qui frappe les
+grands cœurs, et celui d'Isaure était au niveau du cœur de Strozzi.
+Errant à côté de sa jeune amie, aux bords charmans du Rhône, Strozzi osa
+rêver un paisible bonheur; il oublia ces projets, les ambitions
+périlleuses de la jeunesse, et ne songea qu'à une vie d'amour.
+
+«Strozzi avait été uni à Clarisse de Médicis; mais cet hymen n'avait été
+que le fruit d'une combinaison d'État, et quoique Strozzi eût soutenu
+avec vigueur les droits de sa première épouse, jamais il n'éprouva pour
+elle aucune sympathie. Isaure seule parvint à enchaîner cette ame
+ardente et fière. Les fêtes de l'hymen se préparaient, lorsque tout à
+coup l'objet d'une tendresse si vive disparut. Non loin de la délicieuse
+maison que la famille d'Isaure habitait, aux bords du Rhône, était une
+promenade solitaire où souvent Isaure précédait son amant. Elle venait
+s'y livrer aux douces rêveries d'un présent enivrant et à toutes les
+illusions d'un heureux avenir. Depuis quelque temps elle avait cessé de
+s'y rendre, ayant remarqué et fait connaître à Strozzi qu'elle se voyait
+observée par deux étrangers d'un fort sinistre aspect. Strozzi, sans
+inquiéter Isaure, fit surveiller les lieux, priant sa jeune amie de ne
+plus les fréquenter. Toutes ces précautions de la prudence furent prises
+en vain; mais _al destino opporsi è vano_[12], Strozzi et la belle
+Isaure en firent la cruelle expérience. Le farouche successeur
+d'Alexandre, placé au rang suprême par l'entremise de l'Autriche, non
+content de l'exil de son illustre ennemi, nourrit l'idée d'une plus
+complète vengeance. Isaure fut enlevée la veille du jour fixé pour la
+célébration de son mariage avec Strozzi. Des tablettes trouvées sur le
+lieu même ne laissèrent aucun doute sur l'auteur du rapt. Peu d'heures
+après Strozzi était sur la route de la Toscane. Le retour d'un si
+illustre exilé ranima comme par une étincelle électrique les espérances
+du parti populaire. Les mots de patrie et de liberté, du droit des
+citoyens retentirent. Pour le malheur de Strozzi, ses partisans firent,
+au lieu des regrets de l'amour, entrer dans son ame les chimères plus
+violentes encore de l'ambition et de la vengeance. À l'aide de Caponi,
+il mit sur pied quelques milliers de soldats qu'il conduisit à Bologne,
+où il apprit qu'Isaure n'avait pas cessé de vivre. Dès ce moment il
+suivit ses projets avec une nouvelle vigueur. Hélas! cet amour
+renaissant devint la cause de sa perte et de celle qui l'inspirait.
+Strozzi, sans négliger entièrement son rôle de chef de parti, lui
+dérobait bien des instans dans le seul intérêt de sa tendresse. Isaure
+était entre les mains de Cosmo de Médicis. Les troupes de l'empereur
+encombraient Florence, Pise et Livourne. Un soir, après avoir reçu une
+lettre mystérieuse, Strozzi quitte son camp de Montemurlo avec quelques
+hommes d'élite, court arracher Isaure à son ennemi et revient au poste
+de l'honneur au moment où Médicis faisait attaquer le camp par trois
+mille hommes. Malgré des prodiges de bravoure de la part des conjurés et
+les efforts acharnés de Strozzi, les soldats de Cosmo remportèrent une
+victoire complète. Désarmé et tombé entre les mains d'un des capitaines
+de Cosmo, Strozzi demanda pour toute grâce de n'être point conduit à
+Florence, et n'obtint qu'un refus. Cosmo se vengea moins en ennemi qu'en
+bourreau. Doublement homicide, il ajouta au supplice de Strozzi le
+meurtre de celle dont il n'avait pu, par des menaces, corrompre la
+vertu. À l'instant où Strozzi fut livré à son ennemi, la malheureuse
+Isaure était également tombée au pouvoir de Médicis. Cette fois ce fut
+pour apprendre que le malheur pouvait encore augmenter pour elle. Le
+barbare osa mettre la tête de Strozzi au prix de son opprobre. «Fière
+beauté, avait-il dit à Isaure, tu verras s'épuiser goutte à goutte le
+sang du rival que j'abhorre sous les mains des bourreaux et dans
+l'horreur des tortures, ou toi-même tu lui annonceras en ma présence que
+tu préfères les embrassemens du souverain à la tendresse du proscrit. Sa
+vie dépend de ta réponse.» Une rapide pensée saisit le cœur d'Isaure.
+«Je cède, j'obéis, je t'appartiendrai, Médicis, répondit-elle;
+conduis-moi près de Strozzi.
+
+«--Demain, tu le verras en présence du tribunal; songe qu'un mot, un
+regard, un geste contraire, seront l'arrêt d'une mort lente et honteuse.
+
+«--La honte, il n'y en aurait que pour les assassins du héros. Mais je
+veux sa vie; comptez sur moi, _saro vostra_.»
+
+«Pendant que la malheureuse Isaure était en présence de son tyran,
+Strozzi, plongé dans un cachot, se croyait moins malheureux par l'idée
+d'avoir assuré la fuite de ce qu'il avait de plus cher. «Isaure, chère
+et malheureuse Isaure, s'écriait-il, va revoir les lieux charmans où
+Strozzi osa rêver le bonheur. Va, chère Isaure, répéter sous le ciel de
+ta patrie un nom cher à ton cœur, _non ignoto, forse non ignudo di
+qualche gloria_[13]. Fuis, chère Isaure!»
+
+Bientôt un des juges bourreaux vient interroger Strozzi sur le lit de
+torture. «C'est toi qui as été l'assassin d'Alexandre; vois qui t'accuse
+et te méprise.» Un rideau se lève, et le fond de la salle montre au
+malheureux Strozzi, Isaure, éclatante de parure et de beauté, assise
+près de Médicis. Strozzi, enchaîné, s'écria en secouant ses fers: _Son
+queste vili le battaglie vostre_[14].» Le cœur de Strozzi devina le
+mensonge de ce nouveau malheur. Sûr qu'il était du cœur d'Isaure, son
+regard découvrit sous la pompe royale le deuil d'un fidèle amour.
+«Isaure, s'écria-t-il, qui t'a livrée à cet affreux pouvoir?» La belle
+et noble Française avec élan: «La plus vile des trahisons m'a livrée au
+tyran qui a cru me corrompre par l'espoir de ta liberté. Strozzi, noble
+amant, époux d'Isaure, époux aimé, ta mort est jurée; car ton ennemi
+tremble encore au seul aspect de l'homme qu'il tient enchaîné; Strozzi,
+je ne te veux pas survivre; reçois mes derniers adieux et le serment
+d'une mourante de n'avoir été qu'à toi.» Isaure n'achève pas. Un cri de
+rage échappe au tyran. Le rideau tombe...
+
+Un son étouffé comme le dernier soupir d'une agonie qui s'exhale, vint
+révéler à Strozzi tout son malheur, un malheur plus cruel que son propre
+supplice. Replongé dans son cachot, l'infortuné trompa la dernière
+espérance de son persécuteur en se donnant lui-même la mort, après avoir
+tracé avec son épée ensanglantée le nom d'Isaure et ces mots:
+
+ Isaura, vengo;
+ Si non ho saputo vivere, so morire[15].
+
+On dit depuis à Florence (et les imaginations ardentes ont nourri et
+entretenu ces récits populaires), on dit que depuis la mort d'Isaure et
+de Strozzi, Médicis implora vainement le bienfait du sommeil;
+qu'aussitôt que les horloges de Pitti annonçaient l'heure anniversaire
+de la mort d'Isaure, on voyait une femme jeune et belle, parée d'habits
+de fête, un poignard dans le sein, s'attacher aux pas de Médicis,
+murmurer à ses oreilles: _M'hoi voluto tua, e son con te_[16].» Et qu'au
+milieu des pompes de la cour, une main sanglante s'unissait à la
+tremblante main de l'assassin de Strozzi et d'Isaure.»
+
+Il faut connaître le délicieux climat et les environs de Naples pour
+pouvoir comprendre leur puissance sur l'imagination, pour comprendre
+l'incroyable effet d'une pareille histoire, écoutée la nuit dans une
+solitude par deux cœurs déjà émus. Comment peindre l'agitation de
+Léopold! Assis à mes pieds sur un gazon, ses regards de feu dévoraient
+mes paroles. «Mon amie, ma seule amie, s'écria-t-il en m'entourant de
+ses bras, allons à la chaumière de la pauvre Deborah, oublions Naples,
+la France, l'univers. Nous aussi, fuyons les ambitions de la terre:
+elles ont toutes des poignards; une cabane, le souvenir de ma mère et
+votre cœur... voilà ma vie, je n'en puis avoir d'autre.» Et
+l'enthousiaste jeune homme posa sa belle et noble tête contre mon cœur.
+Le mien battait avec violence; il était au plus fort des combats... car
+rien, non rien n'était beau de passion comme Léopold dans cette
+singulière extrémité. Forte contre les dangers extérieurs, j'ai
+naturellement beaucoup plus d'abandon que de force dans les attaques du
+sentiment. Avec Léopold l'abandon s'augmentait, parce qu'il s'y mêlait
+de la faiblesse de mère. Son caractère avait de l'énergie; mais son
+cœur, de la douceur, de la faiblesse même, surcroît de périls... Je
+sentais ce péril immense, dont j'entrevis les peines, les remords et le
+ridicule. Il fallait fuir peut-être; et c'est pour cela, sans doute, que
+je n'en fis rien. Tant d'imprudence ne me fut point à perte. Après tant
+de fautes et de chutes, je me dois la justice de déclarer que celle qui
+paraissait si imminente n'eut point lieu. Je dois dire encore que, dans
+le plus grand oubli de mes devoirs, il suffit d'un souvenir présent,
+d'un mot prononcé, d'un nom... pour me rendre tout possible, même la
+résistance et la vertu. Mon courage et ma force égalent les positions
+les plus difficiles, et j'eus la joie d'un de ces rares triomphes dans
+mon court séjour à Naples.
+
+
+
+
+CHAPITRE CXL.
+
+La cour de Naples à la fin de 1814.--Les bohémiens.
+
+
+J'aurai quelque peine à exprimer ce que m'offrit de pénible le premier
+aspect de cette cour encore brillante du beau-frère de Napoléon, mais
+dont le souverain n'était plus alors à mes yeux qu'un déserteur de la
+gloire malheureuse, un allié de l'Autriche, un ingrat couronné. Jamais
+je ne pus décider Léopold à m'accompagner même jusqu'au palais. «Non, me
+disait-il, non, mon amie, je ne serais pas maître de mon indignation.
+Quoi! celui qui à Czernisa, avec une avant-garde de douze mille hommes
+et deux ou trois mille chevaux, résista au choc de quatre-vingt mille
+Russes; qui, à la tête de ses carabiniers, culbuta tant de fois
+l'ennemi; qui, malgré ses blessures, ne quitta le champ de bataille
+qu'après avoir par sa valeur assuré le défilé de Winkowo, je le verrais
+ici, complice de ceux que nous avons combattus, non pas céder à la
+nécessité, mais s'y complaire! Non, ne me contraignez pas à cet effort.
+Je veux contempler les merveilles de Naples, sans gâter mes plaisirs par
+la pensée de ceux qui gouvernent.» Ne pouvant agir de même, et ne
+pouvant non plus condamner Léopold, je me gardai bien de lui communiquer
+le motif de mon voyage; je me contentai de distraire le cerveau du jeune
+héros en lui faisant parcourir ces belles contrées.
+
+Depuis le mois de janvier 1814, Joachim, par suite d'un traité
+d'alliance offensive et défensive avec les puissances, était de cette
+coalition de rois qui avaient envahi la France. Je rencontrai au palais
+un Italien de haut rang, très sincèrement attaché au parti français. Il
+me disait: «Joachim est perdu; l'Autriche et l'Angleterre le savent.
+Tout ce qu'il a fait, sa prise de Bologne, sa rupture avec la France,
+tant d'imprudence et d'ingratitude n'avaient pas même pour garantie de
+ses nouveaux alliés la signature d'un traité. Ils le sacrifieront,
+Madame; je regarde la chose comme infaillible. Ici même, à sa cour, on
+le trahit; il est entouré des créatures de Neupperg: on ne fait plus la
+guerre sur les champs de bataille; il est des victoires plus savantes et
+plus faciles: les diplomates s'en chargent pour le compte des couronnes,
+et la diplomatie n'est pas le fort côté de Murat; il périra par elle.
+
+«--Mais Murat paraît cependant tranquille; sa cour n'a perdu ni sa
+sécurité ni ses fêtes.
+
+«--Sans doute, mais on danse ici, vous le savez, au pied du Vésuve.»
+
+Tous ces détails d'une infortune prochaine, quoique méritée peut-être,
+m'étaient incroyablement pénibles. Je profitai du peu de jours que
+j'avais à rester à Naples pour dire un dernier adieu à cette terre
+enchantée. Me voilà donc avec Léopold sur la route du Pausylippe,
+racontant l'anecdote de la pauvre Romilda, que j'avais apprise dans mon
+premier séjour. Son attention flattait singulièrement ma vanité. Il y
+avait dans ses regards, avidement attentifs, _quel non soche_ qui donne
+un vif désir de bien dire. Nos heures se passaient délicieusement à
+jouir d'un présent plein de charme, et à faire des projets pour un
+heureux avenir. J'ai déjà dit que j'attachais un grand prix à ce que
+Léopold ne pût deviner toutes mes relations avec le maréchal Ney; mais
+rien ne surpassait le charme que je trouvais à l'expression de son
+enthousiasme pour le héros de la retraite de Smolensk. «J'ai bu à sa
+gourde, disait Léopold; et je ne suis pas le seul blessé à qui son
+humanité ait conservé la vie.»
+
+Le jour de mon départ approchait: Léopold m'engagea à venir à Ischia
+pour traiter de notre passage. À six heures, nous étions sur la plage à
+jouir d'une vue que là seul on rencontre... À peine eûmes-nous terminé
+avec le patron, qu'une troupe de _zingari_[17] passa près de nous, et,
+par la singularité de leur costume, piquèrent vivement notre curiosité.
+Une de ces bohémiennes, d'une physionomie spirituelle, et qui eût été
+belle sans la hardiesse qui la défigurait jusqu'à la honte, s'approcha
+de nous, et prit la main de Léopold, voulant, bon gré mal gré, lui dire
+sa bonne aventure. En écoutant ses étranges prédictions, souvent les
+regards de Léopold cherchaient les miens; ses traits nobles et fiers
+s'animaient d'une espérance passionnée, que lui inspiraient les
+malicieuses et adroites suppositions de la zingari. Je crus déconcerter
+la Sibylle en lui jetant, en italien, ces paroles: «Vous vous trompez;
+Monsieur est mon fils.» Elle me déconcerta à mon tour, en me répondant,
+avec un regard creux et pénétrant: «_No, non è il suo figlio, ma pure ne
+ha ella molto conoscuto il padre. E chi era? un eroe, un
+traditore_[18].» Et aussitôt elle disparut, et rejoignit le groupe assez
+nombreux de ses compagnons. J'avais parlé très rapidement, et Léopold ne
+comprit que les dernières paroles de la bohémienne. J'étais restée un
+peu confuse, il me demanda le sens des paroles de cette femme. «J'ai
+entendu les mots de traître, de héros. Oh Dieu! mon amie, le secret de
+ma malheureuse mère, le secret de mon malheur serait-il donc sur mon
+front?» et il le frappait avec une impatience et une douleur qui
+déchiraient l'ame.
+
+Me laissant aller à l'élan de mon cœur, je saisis la main de Léopold, je
+l'entraînai le long du rivage, marchant rapidement et le forçant de me
+suivre, lui prodiguant toutes les consolations de la tendresse, tous les
+noms du sentiment passionné que ma raison avait su cacher jusqu'alors.
+Nous avançâmes le long de la plage jusqu'au détour d'une embouchure, et
+nous y fûmes à l'instant entourés de nouveau de la bande entière des
+zingari, qui plantait là son camp nomade. L'effroi alors devint vif pour
+moi. Nous étions éloignés de toute habitation; mais un regard sur
+Léopold me rassura. Oh! que ce regard renfermait de courage et
+d'énergie! La troupe nous offrit le partage d'un repas improvisé, mais
+fort abondant. Léopold demanda celle qui nous avait dit la bonne
+aventure, pour lui donner le salaire usité. Un homme d'un aspect
+vénérable, quoique bizarre, se leva: «Tout salaire est remis en mes
+mains.» Nous lui donnâmes quelques onces. À cette générosité presque
+magnifique, un léger murmure d'admiration se fit entendre du sein de la
+troupe, et des démonstrations respectueuses de reconnaissance nous
+forcèrent à nous asseoir au cercle. On exécuta des danses; on nous
+rendit toutes sortes d'honneurs. La zingari, qui avait si vivement
+stipulé l'impatience de Léopold et excité mon étonnement, se montra
+enfin. Je priai le chef de la faire approcher. «Clara, dit le vieillard,
+approchez; continuez d'instruire ces étrangers de leurs destinées.» Et
+la jeune zingari s'approcha. Il y avait quelque chose de funeste dans
+les regards de cette femme. Je voulais l'entendre et sa voix me causait
+du malaise. Léopold éprouvait la même agitation, et nous tendîmes nos
+mains.
+
+Je ne citerai pas toutes les prédictions; il n'y a pas une de mes
+lectrices qui ne sache que le langage de toutes les devineresses se
+ressemble. Mais les prédictions de Clara sortaient tellement du genre,
+que je ne puis m'empêcher de les citer. «Vous rêvez des jours heureux,
+la prospérité et la joie accompagnent vos pas; mais d'affreux chagrins
+vous attendent... Votre cœur est infidèle... Le désespoir et la mort,
+une horrible calamité, une catastrophe épouvantable... Vous céderez au
+délire d'un amour qui vous a entraînée sous de lointains climats.» Je
+frémissais involontairement, et, pour augmenter ma frayeur, Léopold me
+pressait contre son cœur. Honteuse du sourire malin de la zingari, je
+repris un peu d'énergie; je la plaisantai sur son ton emphatique: elle
+tint bon dans ses prédictions; et lorsque je lui donnai encore un
+sequin, elle me serra la main et me dit: «_Fra m'en d'un anno si
+ricordera di me_[19].» Neuf mois après j'étais mourante aux pieds du
+maréchal Ney, pour le supplier d'avoir pitié de lui, de sa famille et de
+moi, pour se mettre à l'abri de la foudre qui devait éclater sur une
+tête chargée de lauriers. Combien de fois, depuis ce moment, mon
+ressouvenir s'est reporté sur les prédictions de Clara. Elle avait dit
+vrai.
+
+Après Clara, l'ancien de sa troupe s'approcha de nous, et nous invita à
+nous asseoir au cercle des matrones, pour entendre lire les chroniques
+et statuts des zingari. Sur notre refus, cet homme nous offrit de nous
+donner un de leurs livres. Léopold l'acheta, et nous prîmes le chemin du
+retour. Nous entrâmes chez une marchande de fruits pour déjeûner, et
+aussi pour satisfaire notre impatience de lire le précieux recueil des
+mystères cabalistiques. Nous fûmes agréablement surpris de trouver dans
+un rouleau de parchemin plusieurs fragmens forts bien écrits de poésie,
+traduits de l'arabe, et l'histoire d'Arabella et du beau Serti, que je
+traduirai littéralement. Je voulus le lire à Léopold dans le lieu même
+où mourut l'héroïne. Léopold fit venir un cabriolet napolitain, et en
+deux heures nous étions au couvent des Carmélites, à cinq lieues de
+Naples. Après avoir appris des religieuses la vérité de l'histoire des
+zingari, nous demandâmes à voir la chapelle consacrée au pardon et à
+l'oubli. Là, assis contre le mur de la ruine, fixant la _Madona
+adolorata_, dont les traits divins offraient ceux de l'infortunée
+Arabella, je lus à Léopold l'histoire de ses amours et de sa fin
+funeste.
+
+ARABELLA COOPER, _OU_ LES BOHÉMIENS.
+
+«En 1745, une troupe de bohémiens ou zingari cherchait à camper sur le
+littoral du golfe de Naples. En parcourant les sinuosités du rivage, un
+groupe de ces vagabonds aperçut une jeune fille qui se cramponnait, avec
+tous les efforts de la peur, à l'angle saillant d'un rocher dont la
+masse s'avançait sur la mer. La jeune fille s'était élevée autant que sa
+frayeur et ses forces l'avaient permis. Cependant ses pieds délicats se
+couvraient encore de l'écume grisâtre que les vagues déposaient en se
+brisant contre la base du rocher. Ses vêtemens, tombant comme une
+draperie humide, faisaient ressortir sur le noir rocher ses formes
+gracieuses.
+
+«Nora, s'écria une femme de la troupe des zingari, vois-tu là-bas, vers
+le cap Mysène, cette néréide qui paraît fuir un monstre marin? Faut-il
+la secourir ou l'adorer en silence?--L'adorer et la sauver,» s'écria un
+jeune homme de la troupe. Aussitôt il s'élance dans une barque, et
+parvient en peu d'instans près du rocher où la jeune fille luttait
+contre la mort. Saisissant d'une main les lierres qui garnissaient le
+rocher, debout sur le frêle esquif, le jeune bohémien enlève du bras
+droit l'objet de sa courageuse entreprise, et donnant l'élan à sa barque
+légère, il vogue vers la plage. La jeune fille était évanouie; elle ne
+reprit ses sens que lorsque les femmes auxquelles Serti (nom du
+bohémien) l'avait confiée lui eurent prodigué tous les secours
+qu'exigeait son état. Placée sur une natte au milieu de vingt ou trente
+bohémiennes, un groupe d'hommes, plus nombreux, se tenait à une certaine
+distance, dans l'attitude de la crainte et de l'espérance. Voilà le
+tableau qui s'offrit à Arabella lorsqu'elle ouvrit les yeux. Aussitôt un
+cri de joie fit retentir le rivage, et frappa de son long et bruyant
+éclat le cap Mysène: Arabella jette un regard d'effroi sur ses étranges
+bienfaiteurs; Arabella porta vivement la main en avant, comme pour
+saisir un objet qu'elle croyait voir, et n'ayant rien touché, elle
+s'écria d'une voix douloureuse: «Ô vous qui m'avez arrachée à la mort,
+rendez-moi la relique sainte, le don de ma mourante mère; mon nom dans
+ce monde et mon salut dans l'autre y sont attachés.» Il y avait tant de
+simplicité et tant de douleur dans cette exclamation d'Arabella, que la
+troupe émue demanda quel était cet objet. C'était un médaillon et une
+croix; la mère d'Arabella lui en fit don le jour qui précéda le fatal
+événement qui livra sa fille aux hasards d'un monde dont elle avait
+espéré lui dérober la connaissance et les dangers en cachant sa vie dans
+une sainte retraite.
+
+«Lorsqu'en 1732, le célèbre Antoine Ashley Cooper, comte de Chastesbury,
+vint à Naples pour y rétablir une santé affaiblie par les agitations
+politiques, ou peut-être aussi pour échapper par l'absence aux dégoûts
+journaliers d'un hymen malheureux, le sort lui réserva, sous la cabane
+du pauvre, les délicieuses émotions d'une tendresse passionnée. La mère
+d'Arabella était à treize ans une de ces beautés qui font croire aux
+fables de la mythologie, et elle joignait à ce mérite celui d'une pureté
+d'innocence égale à ses charmes. Héléna vivait auprès de son grand-père,
+ses parens étant passés aux îles.
+
+«Héléna apparut à Ashley Cooper, assise au bord de la mer, tressant des
+filets; dès ce moment, l'homme d'État, le littérateur, disparurent;
+Ashley se sentit pour aimer un nouvel être. Hélas! l'auteur qui, dans
+son meilleur ouvrage[20], a si bien prouvé que _la vertu est le plus
+grand bonheur, et le vice le plus grand malheur_, ne sut pas assez
+respecter la vertu pour lui sacrifier un coupable délire; il le fit
+partager à l'innocente Héléna, qui vécut heureuse, croyant s'être donnée
+à son époux; elle était enceinte de huit mois, lorsque la mort d'Ashley
+lui révéla seule le titre de celui qu'elle idolâtrait et le malheur de
+son état. Aussi superstitieuse que tendre, la malheureuse Héléna crut
+s'absoudre de sa faiblesse en disposant du fruit innocent de son erreur,
+et le premier baiser de mère que l'infortunée déposa sur le front de sa
+fille, fut une promesse de la consacrer aux autels. Ashley Cooper avait
+cherché à expier sa séduction en assurant la fortune de la mère et de
+l'enfant; mais Héléna, vouée à une vie de pénitence et de pauvreté,
+n'accepta que la dot suffisante à l'adoption du cloître.
+
+«Le grand-père d'Héléna vint à mourir, et cet événement hâta l'exécution
+de son projet; car Héléna aussi se sentit incliner vers la terre, comme
+la fleur des champs près de tomber.
+
+«Le monastère est situé sur les bords de la mer, à plusieurs lieues de
+Naples. Résolue de s'y ensevelir avec sa fille, Héléna avait tout
+préparé pour s'embarquer avec cette nacelle, héritage de famille, que si
+souvent elle avait dirigée sur la mer à l'époque heureuse où la présence
+d'Ashley lui faisait trouver son bonheur immense comme la mer qui la
+portait. Avant de confier aux vagues sa vie et celle d'Arabella, elle
+lui avait remis une croix, signe de sa séparation du monde; une boîte
+contenant les preuves de sa naissance, et le portrait de son père. Le
+soir même Héléna fut surprise par une défaillance qui l'enleva en peu
+d'instans, et qui priva ainsi la jeune Arabella de son unique appui. Les
+soins et les respects du monde vinrent consoler la pauvre Arabella; mais
+elle fut sourde à la voix du monde, et s'échappa la nuit de l'asile que
+la pauvreté hospitalière lui avait ouvert; et, après avoir renouvelé sur
+la tombe d'Héléna la promesse filiale, Arabella s'élança dans la
+nacelle, pressant sur son sein la croix, symbole de ses vœux, et le
+portrait de son père; et la voilà sur les flots, sur ces flots où, tout
+à l'heure suspendue, on vient de la voir sauver. Les preuves de sa
+naissance et le portrait de son père, engloutis dans la mer, ne purent
+lui être rendus; mais, fidèle encore au vœu de sa mère, Arabella pria la
+troupe de la guider au monastère des Carmélites.
+
+Le jeune Serti, beau de jeunesse et plus encore de dévouement, employa
+toute l'éloquence de ce sentiment pour la détourner de ces projets,
+désespoir de celui qui l'avait sauvée. Arabella, baissant ses timides
+regards devant les regards brûlans du jeune bohémien, lui opposa ses
+sermens. «Sois mienne, lui disait-il, et ton Dieu sera mon Dieu.--Je
+suis vouée aux autels, répondait Arabella; mais sois chrétien, sois mon
+ami; ils sont si purs les trésors du cœur! J'accepte un amour fraternel,
+un amour de charité: que nul sentiment terrestre ne le profane. Je suis
+attendue dans un saint asile; j'y prierai pour toi, pour ces pauvres
+idolâtres.» La troupe alors se dirigea vers le monastère. On en était
+éloigné de plusieurs jours de marche. L'intimité de tous les instans,
+l'influence du plus beau climat, les scènes ravissantes du lever de
+l'aurore et du soleil couchant, cette respiration de bonheur à côté et
+sous l'égide du plus beau des hommes et du plus passionné des amans,
+avaient sinon affaibli les pieuses intentions d'Arabella, du moins
+troublé sa vocation religieuse, par tous les rêves d'un amour inconnu et
+les combats de la jeunesse. Enfin la terre l'emporta sur le ciel.
+«Fais-toi chrétien, disait au jeune Serti la vierge chrétienne, et je
+suis à toi.»
+
+«Ce changement de volontés devint tout ensemble le bonheur d'un seul et
+la joie de tous. La troupe fit halte. En signe d'hommage les tentes
+furent ornées de feuillages et de fleurs. On célébra les promesses.
+Hélas! une furie, sous les traits d'une femme, conçut l'affreux projet
+d'arrêter ces heureux préparatifs par des larmes.
+
+«Parmi les jeunes bohémiennes dont les talens, les charmes et l'adresse
+contribuaient le plus à la prospérité de la troupe, se trouvait une
+jeune Sicilienne, jolie, séduisante, passionnée. Habile dans tous les
+rôles, Hermangarda avait joué la pudeur, l'innocence; Serti avait été
+momentanément sa dupe et sa victime; mais depuis bien long-temps
+l'illusion était détruite, et la plus désespérante indifférence avait
+remplacé un hommage passager. Consolée comme se consolent le vice et
+l'inconstance, Hermangarda aurait oublié Serti, si son orgueil blessé
+n'eût excité en son cœur un sentiment jaloux que cette femme osait
+appeler de l'amour. Affiliée à la troupe trois ans avant que Serti
+enfant y fût introduit, Hermangarda connaissait le secret de sa
+naissance. Elle avait six ans de plus que lui. Son projet fut d'abord de
+tout révéler à Serti et de le rendre à sa noble famille. Mais le goût
+d'une honteuse indépendance l'emporta. L'opposition d'Arabella remplit
+son ame de toutes les fureurs de l'orgueil et de la jalousie. L'infame
+Hermangarda résolut de se venger d'un dédain dont son opprobre était la
+seule cause. On savait dans la troupe que la mère d'Arabella avait
+laissé sa fortune à sa fille, mais à la condition de prononcer ses vœux.
+Son mariage allait tout changer; Hermangarda écrivit à la supérieure du
+couvent auquel la jeune fille était destinée, pour lui révéler cette
+désertion prochaine de l'autel pour un hymen idolâtre. Au moment où le
+plus beau soleil se levait comme pour éclairer et _festeggiare_ les
+noces de Serti et d'Arabella, des archers munis d'ordre arrivent pour
+arrêter Arabella. Révolte alors de la troupe, à la suite de laquelle
+Serti, qui avait combattu en désespéré, est conduit avec douze de ses
+compagnons dans les prisons de Naples, tandis qu'une escorte de sbires
+entraîne Arabella au monastère des Carmélites, où la suit la vieille et
+fidèle Nora, qui avait élevé l'enfance de Serti. Conduite en présence de
+l'abbesse, Arabella avoua tout, parla avec la même innocence de son
+amour involontaire pour Serti, des vœux de sa mère mourante, de sa
+naissance et de son naufrage. Elle aimait; elle répugnait à enterrer
+dans un cloître des jours que l'amour réclamait. Une obscure prison fut
+le prix de sa résistance, et son plus cruel supplice était la haine de
+son odieuse rivale, qui avait su se faire recevoir au même couvent et
+s'attribuer le soin de la prisonnière. Le jugement des bohémiens
+rebelles se poursuivait à Naples. Les plus marquans, parmi lesquels
+figurait Serti, furent destinés à servir d'exemple et condamnés à mourir
+sur l'échafaud. Hermangarda, instruite de tout, apprit à la malheureuse
+Arabella que son amant allait périr. À ces mots l'infortunée ne résista
+plus; elle demanda à voir la supérieure, parla des dons de sa mère et
+promit de s'engager par les vœux qu'elle avait repoussés, n'y mettant
+qu'une condition, la grâce de Serti et de ses camarades. «Vous le
+pouvez, ma mère, s'écriait Arabella. Sauvez-le, sauvez ces malheureux;
+ils ne sont coupables que de pitié pour l'infortune. Serti est chrétien,
+que l'autel le protége; les autres cèderont à la voix d'une religion
+protectrice.» La malheureuse Arabella baignait de pleurs les mains de
+celle qui n'écoutait pas sans trouble des douleurs profanes. La
+supérieure envoya chercher un saint ermite, le consulta, et l'homme de
+Dieu partit pour Naples, porteur de paroles de paix et de miséricorde.
+La démarche du vieillard fut couronnée du succès; Serti obtint sa grâce;
+ses compagnons seuls furent exilés du royaume de Naples. Conduit par son
+vénérable guide, Serti arriva au monastère. L'entrevue des deux amans
+eut lieu en présence de toute la communauté, et leurs touchans regrets,
+leur cruelle et déchirante promesse d'une séparation éternelle, émurent
+et attendrirent tous les cœurs. L'implacable Hermangarda, jalouse même
+de leur désespoir, résolut dans sa rage d'y mêler l'effroi d'une
+terrible catastrophe. Serti, formé à la religion chrétienne par le pieux
+ermite qui l'avait sauvé du supplice, Serti se fortifiait dans la
+résolution de quitter le monde d'où s'exilait Arabella. Tout le couvent
+compatissait au sort des deux amans, et plus d'une jeune sœur, en voyant
+le jeune homme jeter des regards tendres et douloureux sur la grille qui
+le séparait de son amie, concevait bien plus l'erreur d'Arabella que son
+retour aux vœux de sa mère. On permettait aux amans, que d'indissolubles
+vœux allaient séparer pour jamais, on leur permettait la consolation de
+s'écrire quelquefois, et ces lettres étaient encore du bonheur.
+Hermangarda sut se rendre maîtresse d'une de ces lettres, et ce fatal
+aliment de sa jalouse rage inspira à cette furie un autre crime encore.
+«Ô mon Arabella, disait Serti dans ce dernier écrit, tu l'ordonnes, et
+je ne sais que t'obéir. Je quitte ce monde où tu ne vivrais point pour
+moi avec la même indifférence que j'eusse posé ma tête sous le glaive.
+Moins fort contre ta perte que contre le trépas, je sens ma vie
+s'éteindre. Hélas! mourir sans t'avoir pu nommer mon épouse, voilà la
+douleur qui me tue! Que ne donnerais-je pas pour te voir une fois encore
+comme dans ces heures délicieuses d'innocence et d'amour, où le présent
+était une félicité enivrante et l'avenir un rêve si doux... Hélas! des
+grilles, des cilices, de lugubres voiles, voilà notre avenir et mon
+désespoir.» Cette lettre ne parvint point à Arabella qu'elle eût
+consolée. Hermangarda, qui avait su dérober la lettre, inventa le
+mensonge d'une réponse indiquant un rendez-vous pour la nuit dans le
+jardin du couvent.
+
+«Cette proposition flattait trop la passion du malheureux Serti pour lui
+laisser la faculté de réfléchir que croire à ce rendez-vous c'était
+flétrir la pureté d'une religieuse tendresse. Il s'y rendit...
+L'obscurité d'un épais ombrage, la fougue d'une passion mal domptée, les
+illusions de l'amour-propre, une trompeuse conformité de taille, tout
+concourut à l'égarement de Serti. La voix d'Hermangarda, son rire
+insultant, déchirèrent seuls le voile de cette décevante entrevue, quand
+elle eut été consommée. «Va, perfide, s'écria la mégère, tu as renié tes
+amis, tu as renié ton Dieu pour prendre celui d'Arabella; mais les
+béatitudes de ta sainte seront troublées par la connaissance de ta chute
+et de ton infidélité. J'aurai la joie de te voir abandonné, méprisé par
+elle.
+
+«--Non, infame! s'écria le coupable et malheureux Serti; je suis bien
+vil puisque j'ai pu descendre jusqu'à toi; mais le crime involontaire ne
+souille point l'ame. Je suis déjà lavé du malheur de t'avoir connue par
+une passion qui m'excuse et qui me venge. Fuis, si tu veux échapper à
+ton juste châtiment.» À ces mots Serti se détourne avec horreur pour
+s'éloigner; mais Hermangarda, rapide comme le génie du mal, s'élance et
+enfonce un poignard dans le cœur de l'amant d'Arabella, qui tombe aux
+pieds de la furie, dont la rage s'augmente, au lieu de s'épuiser, à la
+vue de son forfait. Fille d'enfer, elle arrache le cœur encore palpitant
+de sa victime, et, traversant les galeries du cloître, elle arrive au
+saint lieu que sa rivale arrose de ses larmes. Une voix qui n'a plus
+rien d'humain fait retentir les voûtes de l'église et tire Arabella de
+sa pieuse extase pour la plonger dans un abîme de désespoir et de deuil.
+«Vois, s'écrie Hermangarda, vois, pieuse rivale, ce qui te reste du beau
+Serti. Tu ne prétendis jamais qu'à son cœur; je te le cède: reçois-le
+des mains de ton ennemie.» À ces mots elle jette son effroyable don aux
+pieds d'Arabella, s'apprête à la frapper elle-même, quand les
+religieuses, accourues au bruit, paraissent. À la faveur de l'émotion
+causée par un hideux spectacle, Hermangarda prend la fuite. Long-temps
+elle échappa à toutes les recherches. Arabella répondait à ceux qui la
+pressaient d'implorer la justice. «La mort d'une criminelle ne rendrait
+pas la vie à l'innocence... Ô mon époux, mon frère, tu pardonnas sans
+doute à ton assassin. Qu'elle vive pour se repentir. Mon devoir est de
+prier et de pardonner aussi.»
+
+«Arabella vécut trois années dans toutes les saintes austérités du
+cloître; elle avait fait ériger au lieu où périt son amant une chapelle
+consacrée _au pardon et au souvenir_, sous l'invocation _della Madona
+adolorata_. Dans sa pieuse douleur, Arabella y passait les silencieuses
+heures de la nuit à prier pour l'ame de son amant. Au troisième
+anniversaire de la sanglante catastrophe, une figure pâle et menaçante
+apparaît au milieu des cyprès dont la chapelle était entourée, lance la
+flamme de ses regards sur la triste Arabella. Jalouse encore de la
+résignation de sa victime, Hermangarda veut la poursuivre jusque dans
+ses douleurs. Un cri se fait entendre: «Tu pries et tu pleures,
+Arabella; c'est ici même que Serti trouva la mort, infidèle et parjure;
+c'est dans mes bras qu'il te trahit. Interroge la vieille Nora, elle te
+dira tout...» Hors d'elle-même, Arabella se contente de répondre: «Serti
+a pu me trahir pour une misérable... mais il mourut avec repentir, avec
+foi, pardonnant à son assassin. Ô Dieu de clémence! ma mourante voix
+répète aussi _pardon et oubli_.» Le lendemain, les religieuses
+trouvèrent Arabella morte, étendue aux pieds de l'image sainte.
+Hermangarda fut enfin arrêtée par la justice, et finit son exécrable vie
+dans les tortures. Au milieu du supplice, elle faisait entendre cet
+horrible cri: «Pourquoi ai-je fini d'un coup et par la mort les maux de
+mes ennemis: oh! qu'une longue vie eût été meilleure à empoisonner!»
+
+Nous étions assis dans les ruines de la chapelle qu'une pieuse fondation
+soutenait encore. Attendris par ce récit naïf des peines de deux amans,
+nous interrogeâmes une sœur qui y vint faire sa prière, sur la vérité de
+cette histoire: «Elle est vraie, nous dit-elle; voyez la madona qui
+domine les ronces et le lière, elle offre les traits d'Arabella; les
+cœurs souffrans viennent ici en foule confier leurs peines ou leurs
+faiblesses. Souvent alors les traits célestes de la Vierge semblent
+s'animer d'un doux sourire, et des voix aériennes murmurent doucement
+_pardon et oubli_.» La sœur nous raconta encore qu'un Anglais de grande
+distinction était venu offrir des sommes immenses pour obtenir les
+restes d'Arabella, mais en vain, parce que la bénédiction de la maison
+tenait à la présence de ces mortelles et précieuses dépouilles. Notre
+rencontre nous valut alors une énumération de miracles faite d'un ton si
+peu noble et si peu senti que l'émotion en fut affaiblie. Nous déposâmes
+la fleur du souvenir sur l'autel du Pardon, et nous reprîmes un peu
+tristes la route de Naples.
+
+Eu arrivant à notre hôtel, on nous avertit de nous tenir prêts, qu'on
+était venu embarquer les effets, et que si le vent ne changeait pas nous
+partirions au jour. Notre résolution fut bientôt prise; profitant de la
+douceur de la nuit et de la température, nous fîmes porter notre souper
+sur la terrasse. L'air tempéré du mois d'octobre nous caressait comme un
+souffle du printemps. Tous les arbustes qui ornaient la terrasse étaient
+fleuris, Léopold était dans une sorte de ravissement... mais je veux
+réserver à un autre chapitre les détails de cette soirée qui ajoute un
+sentiment nouveau à tous ceux qui agitèrent ma bizarre existence.
+
+
+
+
+CHAPITRE CXLI.
+
+Mon départ de Naples.--Embarquement pour la France.--Le dernier des
+Medicis.
+
+
+Il suffit d'avoir connu Naples, d'avoir respiré sous son beau ciel pour
+savoir que la magique influence de ces climats électrise les têtes les
+plus froides. Qu'on juge de son effet sur deux ames qui n'osaient
+s'avouer ce qu'elles éprouvaient l'une pour l'autre. C'est toujours un
+mérite pour une femme de résister, cela en devient un plus grand en
+Italie. J'éprouve un orgueil si naturel d'avoir obtenu ce triomphe assez
+rare dans ma vie, que j'ajoute bien vite, pour en rehausser la vertu,
+que la candeur passionnée de Léopold doit ajouter au mérite du
+sacrifice. Je ne demande comme éloge à mes lecteurs que de me croire
+quand j'ai vaincu, pour prix de la franchise avec laquelle j'avoue
+d'ordinaire que j'ai failli. Pour aider un peu à mes vertueuses
+dispositions, je jetais autant que possible l'ardente imagination de
+Léopold dans la politique; mais après la bizarre journée que nous
+venions de passer, il ne prenait pas facilement le change. Le cœur de
+Léopold, avide d'émotions, se trompait sur le sentiment que je lui
+inspirais. Élevé loin du monde, il avait une éloquence où respirait tout
+à la fois l'élève de la nature et le brillant militaire. «Ma mère m'a
+légué à votre cœur, disait-il à genoux; que votre noble cœur accepte le
+legs de l'amitié. Aimez-moi plus qu'elle, si on peut aimer plus qu'une
+mère. Ma vie vous appartient; je n'en veux que si elle devient la vôtre.
+
+«--J'ai accepté le legs, mon cher Léopold; mais seulement dans ce qu'il
+peut demander de devoirs et de tendresse envers toi.» Ce toi, qui
+échappa de mon cœur comme de celui d'une tendre mère à un fils chéri,
+fut une étincelle qui embrasa tout ce qui restait de raison à Léopold.
+Nous étions seuls, exposés à tout par la protection des ombres de la
+nuit. De temps en temps on entendait les sons de la guitare et les
+romances napolitaines, refrains d'un peuple insouciant et heureux...
+«Ils chantent leurs amours; ne repousse pas le mien.» Et, en me parlant,
+toute la magie de l'amour qui était dans les regards de Léopold se
+glissait dans mon ame. Il y a bien des dangers dans la certitude d'un
+sentiment vrai qu'on inspire; l'amour-propre flatté se joint à l'émotion
+de l'ame, et alors la raison reste sans force. Heureusement que la
+mienne, au moment de succomber, fut sauvée par un mot sorti de la bouche
+de Léopold, et qu'il se trouva employer pour me vaincre le nom qui seul
+pouvait m'arracher à une faiblesse. «N'en doute point, la France
+secouera le joug; la victoire sera encore des nôtres: celle qui a chéri
+le plus brave parmi les braves, ne rougira pas un jour de m'avoir aimé.»
+Léopold, en plaçant lui-même ce noble obstacle d'un grand nom entre ses
+désirs et ma faiblesse, me rendit digne de toute son estime en me
+donnant le courage d'une résistance qui commençait à fléchir. Je sus me
+soumettre à l'aveu que j'avais le plus redouté, sachant que c'était pour
+Léopold le plus sûr moyen de le rendre à lui-même. Je lui avouai ma
+liaison avec le maréchal Ney, les droits qu'il pouvait toujours se
+croire sur mon affection. L'agitation de Léopold fut pénible. «Que ne
+parliez-vous, me répétait-il; si je n'eusse conçu un premier espoir, je
+serais moins malheureux. Je croyais à votre liberté, et je voulais vous
+donner la mienne.
+
+«Mon cher Léopold, vous êtes mon fils. Mon ami, vous aurez toujours une
+part précieuse dans mes affections.»
+
+S'il avait pu lire dans mon cœur, le trouble que je lui dérobais eût
+trop long-temps prolongé le sien. J'ai donc quelque orgueil d'avoir su
+me conserver son estime et sa filiale reconnaissance. Redoutant de
+prolonger notre solitaire tête-à-tête, je proposai à Léopold de partir
+immédiatement pour Ischia. Nous partîmes en effet avec notre léger
+bagage de voyageurs militaires. Nous étions à peine descendus à
+l'auberge, qu'il fallut partir. Nous payâmes l'heureuse traversée comme
+c'est l'usage, en jetant tous deux encore un regard de regret, et moi de
+souvenir vers la brillante Parthénope.
+
+La traversée fut agréable et rapide; les passagers étaient peu nombreux;
+c'était juste ce qui convenait le mieux à ma situation. La grande foule
+m'eût impatientée; car, comme les voyages de mer me sont antipathiques,
+l'incroyable mélancolie où ils me plongent se fût encore accrue des
+insipides attentions de tous les inconnus qui en pareil cas vous
+assiégent. D'une autre part, l'entière solitude eût continué de
+m'exposer aux dangers d'une intimité trop absolue avec Léopold, dangers
+auxquels je venais d'échapper à si grande peine. La chute eût été si
+facile sur l'élément des naufrages! J'avoue que je songeai à cette
+tempête en entrant dans le navire, et je m'aperçus avec un heureux
+espoir de vertu, que nos compagnons de route pouvaient, par l'heureuse
+ressource des conversations générales, me servir d'utile distraction à
+l'empressement toujours passionné de Léopold.
+
+Tous les passagers étaient assis sous une espèce de tente grossière,
+jouissant du coup d'œil de cette mer magnifique qui sert de cimetière à
+tant de pays enchantés. Dès que nous eûmes perdu terre, un des voyageurs
+poussa un soupir et nous dit: «Je viens de voir furtivement ma patrie,
+et il faut de nouveau que je m'en éloigne.» Cet homme avait une
+physionomie pittoresque, et comme je n'aime rien tant que les récits des
+gens qui paraissent souffrir, parce que je sais que cela les soulage de
+raconter; je provoquai l'étranger, et voici l'histoire exacte,
+contemporaine, que j'entendis et dont je vais essayer de ne pas
+affaiblir l'intérêt.
+
+LE DERNIER MÉDICIS.
+
+«Lorenzo de Médicis était gouverneur de Naples en 1795. Accusé de haute
+trahison, il fut enfermé au fort de Gaëte avec l'abbé Capulo, son ami.
+De lâches courtisans avaient transformé en crimes quelques discours de
+Lorenzo. Il avait osé, par une bravade de paroles seulement, parler à la
+cour du roi de Naples de ses droits héréditaires sur la Toscane. Médicis
+et Capulo s'évadèrent, et l'on n'entendit plus parler d'eux. On crut que
+la politique les avait secrètement sacrifiés à ses sottes terreurs. Vers
+le même temps disparut également de la cour de Naples la jeune et belle
+Ersilia, fille unique du duc de Contari. On parla pendant quelques jours
+de ce singulier événement, et bientôt Ersilia fut oubliée comme il était
+arrivé des prisonniers de Gaëte, comme cela arrive de toutes choses.
+Médicis et Capulo avaient dû la liberté et la vie à l'amour que le
+premier avait fait naître dans le cœur de la fille du duc de Contari.
+Elle les avait fait conduire dans une retraite sûre, au sein des rochers
+de la sauvage Calabre, où elle vint joindre bientôt Lorenzo pour
+partager son obscurité et ses périls. Les biens de Médicis et de l'abbé
+Capulo avaient été confisqués, leurs têtes mises à prix: voilà les
+destinées que voulait partager la jeune et belle Ersilia, et pour
+lesquelles avait été abandonné le palais de son père. Jamais ame plus
+pure ne respira sous les traits de la beauté. Ersilia avait emporté les
+diamans de sa mère et l'or de ses épargnes; elle échangea les premiers
+et ses atours opulens pour le simple vêtement des montagnes siciliennes.
+Elle n'en était que plus belle. «Ah!» disait-elle à l'heureux Lorenzo le
+soir où il détacha de cette tête charmante le bouquet virginal, «oublie
+que je suis fille de tes ennemis; crois que nous sommes nés sous le
+chaume hospitalier de ces rochers, et notre félicité sera si grande que
+nous bénirons un jour les persécutions qui nous auront seules ainsi
+donné ce bonheur.» Lorenzo, quoique déjà arrivé à l'âge où les tristes
+rêves de l'ambition remplacent les doux songes de l'amour, s'abandonnait
+tout entier à sa tendresse; Ersilia était son univers. L'abbé Capulo,
+son ami fidèle, tenta vainement de lui faire partager ses idées de
+vengeance et l'espoir de faire sortir de l'infortune même une éclatante
+réparation. Après de longues et inutiles provocations de ce genre,
+l'abbé Capulo s'éloigna de l'asile des heureux époux. Ils n'apprirent
+son absence et ses résolutions que par un pieux solitaire de Monte-Nero,
+qui avait béni l'union de Lorenzo et d'Ersilia.
+
+«C'était, vers les premiers jours d'avril 1798 que l'abbé Capulo s'était
+séparé de son compagnon d'entreprises et d'infortune; Lorenzo s'en
+affligea. Ersilia crut y voir de l'ingratitude. Hélas! il y eut au moins
+une funeste imprudence, et une terrible catastrophe vint la révéler.
+
+«Le bon solitaire, depuis l'absence de Capulo, composait seul la société
+de Lorenzo et de sa belle compagne. Comme prêtre, il avait peu à
+demander à une si vertueuse pénitente: seulement lorsque Ersilia,
+adorant un amant dans l'époux à qui elle avait tout sacrifié, se
+livrait, dans ses erreurs, à l'excès de cette passion, le pieux mais
+indulgent cénobite lui reprochait quelquefois ces trop vifs transports,
+et s'efforçait de persuader à la jeune épouse qu'une ardeur pareille
+devait remonter vers la seule divinité. Alors Ersilia répondait au
+prêtre, surpris bien plus qu'irrité:«Mon père, oh! ne cherchez pas à
+réprimer ce sentiment, la vie de ma vie, et l'ame de mon ame. Je vous
+répondrais comme l'amante d'Abélard: _Que Lorenzo se place entre mon
+Dieu et moi, qu'il lui dispute mon cœur..._» Ersilia était si pure et si
+touchante dans l'expression d'une tendresse qui lui avait coûté tant de
+sacrifices, que le vieillard terminait ses exhortations par ces mots:
+Allez en paix, ma fille; une ame si belle retournera à Dieu: «_Vada in
+pace, figlia mia, anima cosi bella tornera a dio._» Hélas! le jour même
+la prédiction s'accomplit. C'était dix mois après le départ de Capulo.
+Lorenzo étant à la chasse, Ersilia se mit en route pour l'ermitage avec
+les petits dons que son amitié délicate destinait au bon vieillard. Elle
+était sortie sous l'influence matinale, parée de fleurs, agitée encore
+des embrassemens d'un époux aimé, l'ame remplie de bienveillance et des
+doux rêves d'un long avenir... Hélas! la main des assassins allait
+borner cet avenir de félicité à quelques heures d'illusion terminées par
+une mort affreuse. Lorenzo, poussé par un funeste pressentiment,
+Lorenzo, inquiet et triste, rentra plus tôt que de coutume. Quoiqu'il
+fût prévenu de la démarche d'Ersilia, quoique l'heure probable de son
+retour ne fût point passée, il ne rentra point dans sa modeste demeure
+pour y déposer son arme, et prit aussitôt le chemin de l'ermitage. Son
+cœur battait avec violence: à peine eut-il mis le pied sur le seuil de
+cet asile de paix, que le désespoir avec toute sa furie vint s'emparer
+de ses sens bouleversés.
+
+«Le corps d'Ersilia, outragé, mutilé par un raffinement d'infame
+barbarie, gisait aux pieds de l'autel baigné de son sang; le vénérable
+vieillard était immolé près d'elle. Les blessures attestaient une
+inutile résistance. Pas une larme ne coula des yeux de Lorenzo.
+
+«Non, je ne pleurerai point, s'écriait-il; c'est du sang qui peut seul
+venger un sang si précieux»; et sa rage cherchait en frémissant quelle
+victime devait tomber sous sa vengeance. Il ne pouvait douter qu'on n'en
+voulût également à ses jours; la vie ne lui était plus rien: mais
+Lorenzo, avant de mourir, songeait à être vengé. Persuadé que la piété
+des villageois rendrait les derniers honneurs aux restes du pieux
+vieillard, il enleva le corps d'Ersilia, et enveloppant ce douloureux
+trésor dans son tabero, il prit le chemin d'une grotte connue de lui
+seul. Les assassins d'Ersilia épiaient Lorenzo depuis quelques jours;
+ils devaient l'attendre à un retour de chasse. Leur ordre était de
+l'amener vivant à Naples. Lorenzo dut à ce calcul du crime le temps de
+transporter les restes précieux d'Ersilia dans la grotte, et le bonheur
+d'attendre, armé, les vils brigands qui avaient juré sa perte. Debout et
+seul devant ce corps inanimé, ses cris de vengeance s'éteignirent
+quelques instans dans les larmes du désespoir. Il faut que le besoin de
+ces grandes représailles soit bien puissant dans le cœur humain pour
+avoir fait survivre Lorenzo au terrible spectacle offert à ses yeux, et
+pour lui donner le long courage de rendre les derniers et pieux devoirs
+à celle qu'il avait uniquement aimée: _Volea vendetta quel sangue ed
+ebbe vendetta_. Aux approches de sa demeure, il fut assailli par trois
+de ces brigands que stipendia si long-temps le gouvernement napolitain
+comme celui de Rome. Médicis en étendit deux à ses pieds, le troisième
+prit la fuite, et Médicis trouva sur ceux qu'il venait d'immoler le
+secret de leur odieuse mission. L'abbé Capulo avait sinon révélé
+l'asile, du moins laissé connaître l'existence de Médicis: dès lors il
+fut surveillé, harcelé de fausses promesses, et l'on parvint à saisir
+une lettre qu'il adressait à Lorenzo. Une fois la trace découverte,
+l'abbé fut sacrifié comme un instrument inutile. On voulut saisir
+Médicis vivant et le livrer à ces bourreaux qui, sous le nom de juges,
+sont toujours prêts à servir les haines ou les terreurs du pouvoir
+contre ceux que les lois seules ne frapperaient pas. Les vœux du crime
+ne réussirent que contre la plus innocente des victimes qu'il avait
+marquées. Lorenzo, échappant à tous les piéges, parvint, sous divers
+déguisemens, à s'embarquer et à rentrer à Naples, toujours inconnu,
+toujours attaché à une seule espérance, celle de venger Ersilia.
+
+«L'occasion de satisfaire cette longue attente s'offrit enfin. Errant un
+soir aux environs de la grotte du Pausylippe, Lorenzo se trouva en
+présence du fils aîné de son persécuteur, unique espérance, digne émule
+de son barbare père, qui, loin de sa suite, semblait absorbé par de
+sinistres projets; la voix tonnante de Lorenzo lui fit entendre ce cri:
+_Mort et vengeance!_... Et l'écho du Pausylippe répéta _vengeance_...
+Muni de deux pistolets, Lorenzo en tendit un à son ennemi qui, aussi
+lâche qu'inhumain, et sans attendre l'arrêt du sort, tira sur Médicis
+qui riposta avec plus d'adresse, et l'écho répéta encore, mais pour la
+dernière fois: _Vengeance!_
+
+«Lorenzo parvint à sortir de Naples et retourna en Calabre. La piété des
+montagnards avait élevé un modeste tombeau au pieux cénobite; mais
+personne n'osait habiter la cellule du vieillard assassiné. Médicis s'y
+établit, il y vécut chéri des pauvres dont il soulageait la misère, en
+leur demandant de révérer les mânes d'Ersilia. Mais de nouveau poussé
+par cette impossibilité d'être qui s'attache aux grandes infortunes,
+Lorenzo quitta sa solitude vers le commencement des désordres qui eurent
+lieu en Calabre. Il parcourut l'Angleterre, l'Allemagne, la Russie, la
+Pologne, portant avec lui la vague et pénible inquiétude d'une
+proscription qui pourtant avait cessé d'être redoutable, car tous les
+pouvoirs avaient à Naples et ailleurs changé de main. L'ambition sembla
+remplir un moment les regrets de son cœur, en le jetant dans
+d'inextricables intrigues; il admirait Napoléon et le haïssait comme
+vainqueur de sa patrie; mais il ne conspira jamais contre lui. Médicis,
+après sept années, revit les lieux où il avait déposé les restes
+d'Ersilia, dont le souvenir, se réveillant, avait de nouveau assoupi les
+rêves de l'ambition. Le calme avait alors remplacé l'anarchie, Joachim
+occupait déjà le trône des Siciles. Médicis, jeune encore, n'avait eu
+besoin que de se nommer pour être comblé de faveur dans cette même cour
+où, quinze années avant, on avait lancé l'arrêt de sa proscription et de
+la mort d'Ersilia; mais il resta fidèle à sa mémoire, vécut près de ses
+restes chéris. En 1812, Lorenzo disparut de nouveau, laissant dans la
+grotte de l'ermitage beaucoup de lettres empreintes de toute la
+sensibilité d'une ame élevée; la terreur habite de nouveau cette
+solitude. Les montagnards conservent le souvenir des vertus et des
+malheurs des nobles infortunés. L'ermitage est sous la sauvegarde de la
+vénération publique. Des mains pieuses cultivent en secret les fleurs
+qui exhalent leurs doux parfums sur la tombe d'Ersilia et du dernier
+Médicis.»
+
+Léopold, au récit de cette histoire, laissait éclater sur sa mobile
+physionomie tout le tumulte d'une ame qui comprenait la vengeance, car
+il comprenait l'amour.
+
+De mon côté, j'étais pour ainsi dire suspendue à un double intérêt,
+celui de l'histoire terrible qui nous était racontée, et celui de
+l'effet incroyable qu'elle semblait produire sur Léopold. On ne peut se
+faire d'idée d'un récit fait pendant un voyage de mer. Cette immensité
+de deux déserts qui vous entourent, ce silence qui donne aux paroles
+d'un orateur des milliers de lieues pour écho, la bruyante et subite
+rumeur des vagues qui se fait entendre par instans, et qui, se mêlant à
+la voix humaine, semble un murmure lointain qui lui répond, il y a là,
+je puis dire, une des sources les plus abondantes d'émotions neuves et
+frappantes. Il existe une éloquence supérieure à l'éloquence elle-même,
+c'est celle qui naît d'un lieu extraordinaire, d'un moment critique,
+d'un personnage singulier. C'est ainsi que les mots les plus simples
+deviennent les plus sublimes, parce qu'ils sont d'ordinaire l'expression
+et en quelque sorte le cri du cœur humain ou de la nature aux prises
+avec quelque situation violente ou quelque sentiment original et unique.
+
+Indépendamment de l'intérêt de ce qu'il nous avait raconté, l'étranger
+avait dû nous captiver surtout par l'influence du spectacle qui nous
+entourait et la disposition des cœurs qui l'écoutaient. Nous voulûmes en
+vain en savoir davantage sur sa destinée; il resta morne et silencieux,
+et comme accablé sous le poids des douleurs qu'il nous avait fait
+partager. Lors du débarquement, il disparut sans que nous ayons pu même
+lui adresser nos adieux.
+
+Plusieurs fois, pendant cette traversée, j'avais éprouvé un inexprimable
+malaise, une sourde confusion de souffrances physiques et d'agitations
+morales. Le mouvement seul, quand il était plus violent, me soulageait,
+comme par une secousse de douleur moins vague et moins pénible. Léopold,
+alors, de momens en momens pressait sa belle tête contre mon cœur:
+_vivre et mourir ici!_ s'écriait-il, et, à ces mots je retombais plus
+souffrante. Enfin, nous touchâmes terre; mais on venait de signaler je
+ne sais quel bâtiment suspect, et nous fûmes sur le point de subir la
+quarantaine. Je vais dans le prochain chapitre rendre compte de mon
+court séjour à Marseille et de mon départ pour Paris, où le cours des
+événemens me préparait les plus enivrantes surprises, et peu après,
+hélas! d'éternelles douleurs.
+
+
+
+
+CHAPITRE CXLII.
+
+Arrivée à Marseille.--Retour à Paris.--Tournée de Léopold.--Louise.
+
+
+Malgré la plus heureuse traversée, je me sentis plus fatiguée de ce
+petit voyage maritime que d'un mois de marche militaire. Nous restâmes
+trois jours à l'hôtel Beauveau, et je ne donnai d'autres objets à ma
+curiosité dans les lieux publics, les spectacles et les promenades, que
+l'étude de l'opinion. Là, comme, partout, on avait la pensée d'un
+changement. Quand, lors de mon retour à Paris, je fis part à Regnault de
+cette disposition des esprits, il se frotta les mains d'un air tout
+singulier, m'appela un être précieux, extraordinaire, hors du moule
+connu, que sais-je? Je lui parlai de Léopold; il me témoigna l'obligeant
+désir de le voir; je le lui présentai le soir même, et il fut si charmé
+de son enthousiasme de souvenirs et de bonne volonté, qu'il me témoigna,
+après forces suppositions sur ce qu'il appelait ma nouvelle
+connaissance, le vif désir de le voir rentrer au service. «Voilà,
+s'écria-t-il, les officiers qu'il nous faut; c'est un dévouement à la
+Labédoyère.» Puis le malin interlocuteur ajouta à ses vœux militaires
+des insinuations d'une tout autre espèce, avec ce ton de facilité morale
+qui ne trouve de mal à rien.
+
+«Léopold, lui dis-je, est pour moi aujourd'hui ce qu'il sera toujours,
+ni plus ni moins, M. le comte.
+
+«--Tant mieux (se méprenant tout-à-fait); car Ney ne vous comprendrait
+plus.
+
+«--Vous vous trompez; tant qu'il sera question de gloire, Ney me
+comprendra toujours.
+
+«--Eh bien! je m'en rapporte à votre première entrevue. Ney ne comprend
+plus aujourd'hui que sa femme, ses enfans, son repos, la paisible
+jouissance de ses honneurs.
+
+«--Je trouve plaisante votre indignation contre un guerrier qui a bien,
+au prix de son sang, acquis le droit de jouir de ce qu'il a mérité.
+
+«--Mais Ney vous a ensorcelée;» et Regnault continua un feu roulant de
+propos moitié piquans, moitié aimables, auxquels je mis fin par cette
+déclaration de principes: «Si Ney me voulait pour le servir le reste de
+ma vie, comme domestique même, je ne balancerais pas.» Je sentis
+moi-même que je rougissais et que mes paroles allaient au delà de ma
+propre pensée. Par une inexplicable complication de sentimens, je
+n'exaltais autant mon dévouement passionné pour le maréchal que parce
+que l'image de Léopold était auprès de moi.
+
+En arrivant, dans les premiers jours de février 1815, à Paris, j'avais
+trouvé une lettre du maréchal. Il me disait: «Je compte prolonger mon
+séjour dans ma terre; mais de grâce, mon amie, je vous renouvelle toutes
+mes recommandations de prudence.» Il ajoutait: «Je ne compte revenir à
+Paris qu'autant que j'y serai appelé.» Le maréchal était, depuis le 12
+juin 1814, commandant du corps royal de cavalerie, gouverneur de la 6e
+division militaire, et pair de France. Je crus devoir, en lui répondant,
+lui mander toutes les observations que j'avais faites dans mon voyage.
+Je me rappelle sa réponse; elle était fort catégorique. Qu'on en juge.
+«Ceux qui veulent un changement veulent perdre la France; la paix est
+notre seul besoin. Qu'importe qui gouverne. Pierre ou Paul doivent être
+aimés, pourvu qu'ils aiment la France, son repos et sa dignité. Ne
+songeons qu'à la patrie.» Et j'ose affirmer qu'il ne vit qu'elle dans
+tout ce qu'il fit. Il était convaincu, dans toute la loyale sincérité de
+son ame, que le retour de Napoléon serait une immense calamité. Quelques
+jours après ses lettres, qui avaient en effet une date déjà ancienne,
+Ney arriva de sa terre et continua à vivre heureux au sein de sa
+famille. Dès notre première entrevue, Ney m'effraya par quelques uns de
+ces mots qui indiquent que l'on vous connaît un tort. Il me donna à
+entendre qu'il savait mon voyage. La froideur des opinions que Ney
+m'avait exprimées me fit trouver un charme singulier dans mes relations
+avec Léopold. Malgré la différence des âges et des sexes, il y avait une
+bien étroite sympathie dans nos manières de voir et de sentir; de part
+et d'autre un entier abandon et comme une réaction réciproque des mêmes
+pensées. J'occupais un assez joli logement, rue de Provence; Léopold
+demeurait deux portes plus loin, et dînait toujours chez moi. Nous nous
+rendions compte de nos courses; nous mettions en commun nos nouvelles de
+la journée, nos espérances du lendemain. Ce que son ame impétueuse
+appelait surtout, c'était la renaissance de la gloire militaire; il ne
+conspirait que pour un laurier. Hélas! il invoquait la gloire et c'est
+la mort qui lui a répondu. Assise sur un champ de bataille et de deuil,
+j'ai pleuré Léopold, comme la plus tendre mère pleurerait un fils adoré,
+au milieu du carnage de Waterloo. Je me suis sentie heureuse de n'avoir
+point placé le remords entre mes regrets et la tombe de ce malheureux
+jeune homme. Mais n'anticipons pas sur les événemens, la douleur nous y
+conduira trop vite.
+
+J'oubliais de dire que Léopold, en rentrant en France avec moi, était
+resté quelques jours de plus en Provence. Il me raconta une action
+touchante dont il avait retardé la confidence. Entre Sisteron et Digne,
+près d'un de ces misérables villages dont, l'hiver, les toits de chaume
+semblent avoir disparu sous les neiges et où la misère dévore les
+campagnes, Léopold allait au pas de son cheval. Sur la racine noueuse
+d'un orme antique qui fermait l'entrée d'un cimetière, il avait vu
+assise, dans l'attitude d'une profonde douleur, une petite fille de dix
+à douze ans, pâle, maigre, mourante, à l'entrée de ce champ de la mort.
+Léopold sauta de cheval et, encourageant la pauvre petite par ses douces
+paroles, réchauffait ses mains glacées. L'enfant disait: «Oh! mon beau
+Monsieur, ne me touchez pas les mains, je suis si pauvre et si malade.
+
+«--Je vous donnerai de quoi vous guérir; venez.
+
+«--Ah! mon beau Monsieur, si cela se peut, faites plutôt donner un peu
+de bouillon à ma mère, et enterrer mon pauvre père mort depuis seize
+jours.
+
+«--Venez, Venez, mon enfant.» Et tout en l'emportant il se faisait
+raconter les peines de la pauvre petite.
+
+«--Mon père n'est pas enterré, mon bon Monsieur, parce que cela coûte
+trop cher d'aller au chef-lieu, et ici les neiges en empêchent[21].»
+
+Léopold avait enveloppé la petite dans son manteau, et l'enfant se
+sentit ranimer par de douces paroles. «Nous voilà à la maison,» dit la
+petite; et tout ce que la misère a d'horreurs s'offrit alors aux regards
+attendris de Léopold. Léopold s'était arrêté sur le seuil. «Ma mère, ma
+bonne mère, vous vivrez. Voilà un Monsieur qui vient nous donner du pain
+et de quoi faire enterrer notre pauvre père.» Ici les sanglots
+arrêtèrent la voix enfantine. Léopold avança et vit dans un coin, sur un
+peu de paille, sous un lambeau de vieille tapisserie, un spectre à
+figure humaine, une femme, une mère jeune encore, dont le sein desséché
+offrait le seul et dernier aliment à une petite créature que ses bras
+décharnés avaient peine à retenir contre ce sein maternel, son unique
+berceau. La moribonde leva sur Léopold un regard éteint. Il fallut un
+prompt secours. Il la souleva, lui fit avaler quelques gouttes de
+liqueur qui la relevèrent un peu. Léopold dit à la petite de le conduire
+là où on pourrait trouver les choses nécessaires; ils y coururent. Et
+Léopold en me racontant sa bonne action s'écriait: «Si les riches
+savaient, mon amie, de combien de secours on peut pourvoir les
+malheureux avec deux ou trois napoléons, ils se donneraient plus souvent
+un plaisir, qui réveillerait leurs satiétés.» Il s'était, en rentrant
+chez la malade, assis auprès d'un foyer allumé par ses soins, et dont la
+flamme réchauffait des corps presque glacés. Léopold distribua
+prudemment une nourriture saine, convoitée par ces êtres si long-temps
+privés de tout. La religion de l'argent règne au hameau comme à la
+ville. Aussitôt que les voisins virent la misère fuir la cabane de la
+veuve, ils s'en rapprochèrent pour offrir aide et secours. Léopold,
+détourné de son chemin, demanda un guide; il était facile à trouver pour
+le Monsieur qui dépensait cinq napoléons d'or pour une charité. Léopold
+partit comblé de bénédictions. «Je m'aperçus de l'absence de la petite
+fille, me dit-il, et j'en fus presque choqué. Pauvre enfant! je la
+croyais sans reconnaissance, mais elle me réserva la preuve que les bons
+cœurs reçoivent leurs impressions de la nature, et que la délicatesse du
+sentiment survit heureusement quelquefois à la dégradation qu'imprime la
+misère. Pour revenir à la route, il me fallait (continua Léopold)
+repasser près du cimetière où j'avais trouvé la petite fille. Elle m'y
+avait devancé; je la vis à la même place, à genoux et dans l'attitude de
+la prière. Léopold entendit mêler au nom du seigneur celui du bon
+Monsieur. Aussitôt que la pauvre petite me vit, ajoutait Léopold, elle
+vint à moi, me prit les mains, et avec l'accent le plus touchant elle
+s'écria: «Ici, mon bon Monsieur, vous avez trouvé la pauvre Louise
+priant pour l'ame de son père et désirant mourir aussi. C'est ici que
+tous les jours je prierai pour vous le bon Dieu de vous conserver aux
+pauvres que vous n'oubliez pas, quoique vous soyez bien riche. Ah!
+puisque vous êtes si bon, priez une fois avec la pauvre Louise pour
+l'ame des siens.» À cette voix naïve et divine d'un enfant, les genoux
+de Léopold s'étaient inclinés vers la terre; lui qui ne fatiguait pas le
+pavé sacré des églises, il avait eu des élans de religion et de prière
+dans un cimetière de campagne.
+
+Je remerciai Léopold de sa bonne œuvre et du plaisir que son récit
+m'avait causé. Déjà ma tête bâtissait le projet d'un pélerinage dans les
+Alpes avec le bienfaiteur, et dans l'intérêt de la protégée. L'avenir!
+nous le rêvions alors long et heureux; mais les événemens marchèrent, et
+leur course rapide, en renversant des trônes, m'ont laissé, avec bien
+d'autres peines et d'autres douleurs, le regret qu'un si doux mouvement
+de nos cœurs n'ait pu rien produire.
+
+
+
+
+CHAPITRE CXLIII.
+
+Le général Quesnel.--11 Février 1815.
+
+
+Un jeune officier que j'avais connu dans les campagnes d'Italie et
+d'Allemagne m'avait singulièrement frappée, quoique dans de courtes
+apparitions, par l'éclat d'une galanterie spirituelle et chevaleresque.
+Ce n'est pas un médiocre éloge que d'avoir excité l'involontaire
+attention d'une femme dont le cœur était si grandement occupé, et dont
+les regards ne pouvaient tomber dans les jeunes états-majors que sur des
+mérites. Cet officier que j'avais le plus distingué parmi ceux qui
+avaient seulement passé sous mes yeux comme aimables, s'appelait
+Quesnel. Par une des plus piquantes singularités de ces temps, une
+liaison commencée à Paris dans un bal s'achevait sur un champ de
+bataille. On se connaissait en Italie, on se quittait en Allemagne et
+l'on se retrouvait en Pologne; on se perdait de vue pendant quelques
+années, et après trois ans comme à trois cents lieues de séparation, il
+semblait qu'on s'était encore vu la veille. Seulement, dans le trajet,
+le jeune capitaine était quelquefois devenu général.
+
+Telle avait été la destinée de Quesnel. Il était chef de bataillon quand
+je le vis pour la première fois; je l'avais rencontré ailleurs colonel,
+et à mon retour à Paris, après l'abdication de Fontainebleau, je le
+saluai général de division, et il en avait déjà fait les preuves depuis
+plusieurs années. Vers la fin de 1814, notre intimité, entretenue par de
+fréquentes rencontres et par la sympathie si électrique des mêmes
+regrets et des mêmes affections, avait pris ce caractère de confiance et
+d'abandon un peu plus sérieux cependant que les capricieuses illusions
+de l'extrême jeunesse. Doué d'une grande facilité d'élocution, Quesnel
+était l'ame de plusieurs réunions et de conférences plus souvent
+politiques que galantes, quoiqu'il mêlât très bien leur double intérêt.
+Je le supposais plus initié que moi à des secrets dont je savais bien
+plus l'objet que le mot précis. Comme à cette époque Ney était à sa
+terre, et que d'ailleurs mon voyage avait un peu diminué la fréquence
+même de nos rapports épistolaires, j'avais encore, plus de liberté dans
+ma vie déjà assez indépendante. Vers la fin de janvier ou les premiers
+jours de février 1815, je déjeûnai, pour la première fois depuis mon
+retour, avec Quesnel, rue de Rivoli. Je le trouvai un peu soucieux, plus
+sobre des expressions ordinairement si vives de son enthousiasme et de
+ses espérances. «Je pense à une audience qui me tourmente, me dit-il.
+
+«--Avec qui?
+
+«--Avec M. le duc d'Angoulême.
+
+«--Ah! mon Dieu, allez-vous aussi nous donner quelqu'une de ces
+proclamations avec les grands mots de tyran et d'usurpateur?
+
+«--Vous croyez parler à Augereau: loin de là; mais je crains au
+contraire de n'être mandé que parce qu'on croit deviner que je pourrais
+bien en fabriquer d'une autre espèce.
+
+«--Et si vous alliez être arrêté?
+
+«--On ne fait pas de ces choses-là aux Tuileries; mais cela serait,
+qu'il faudrait y aller.» Et il s'y rendit le jour même ou le lendemain.
+
+Quesnel était un de ces hommes de résolution qui en valent dix dans
+toute espèce de tentative qui offre des dangers à affronter, et sa
+loyale fidélité était passée en proverbe. Le soir on l'attendait chez
+Regnault; il ne vint pas. J'y passai quelques heures, et dis dans la
+société que j'avais déjeuné avec Quesnel et ce qu'il m'avait dit de
+l'audience du prince. Ces mots si simples parurent faire impression. Le
+nombre des entrans et des sortans apportait nécessairement une grande
+distraction dans l'assemblée. Quand elle fut un peu éclaircie, Regnault,
+s'approchant de moi, me dit: «Avez-vous vu Lefebvre Desnouettes à
+Fontainebleau?»
+
+«--Non; pourquoi?
+
+«--Savez-vous s'il était du nombre de ceux que l'Empereur congédia le
+19?
+
+«--Pas du tout; car vous savez aussi bien que moi que le brave général
+Desnouettes ne s'est séparé de Napoléon qu'à Nevers, où il avait été
+attendre son passage.
+
+«--Vous en êtes sûre?
+
+«--Comme de ma vie.
+
+«--À qui avez-vous parlé au château?
+
+«--Au duc de Bassano et à Korsakowski.
+
+«--Point à d'autres?
+
+«--Non, pas de personnages marquans dans ceux qui étaient restés après
+la débâcle du 19. J'ai remarqué Dejean, Ornano, Petit, le colonel
+Montesquiou, Bussy, M. de Turenne, chambellan, puis Drouot et Bertrand,
+qui sont partis avec l'Empereur. Mais à quoi bon toutes ces questions?
+Qu'y a-t-il?
+
+«--Rien, peut-être; mais qui sait si, dans l'état des choses, un rien
+pareil peut n'être point grave. Vous êtes venue directement de
+Fontainebleau? Vous n'avez pas été à Briare, à Villeneuve-sur-Allier?
+Vous n'êtes pas en correspondance avec l'officier de la garde qui forma
+à Nevers la dernière escorte de l'Empereur? Vous n'avez pas parlé
+allemand avec un officier autrichien de l'escorte que l'Empereur refusa?
+
+«--Monsieur le comte, vous n'avez pas retenu tout ce que je vous ai dit.
+Vous n'auriez pas par hasard perdu l'esprit?
+
+«--Je ne plaisante pas; il peut y aller de votre existence.
+
+«--Bah! _non si puo_[22]. Au reste, je l'aurais bien mérité. Qu'avais-je
+besoin de me fourvoyer par sottise de cœur dans le dédale politique;
+mais que je sache au moins pourquoi on me ferait l'honneur de me faire
+un mauvais parti.
+
+«--Exécrable tête.
+
+«--Meilleure que la vôtre; elle ne s'effraie pas si facilement; mais
+expliquez-vous mieux.
+
+«--Je ne puis.
+
+«--Voilà qui est clair. Eh bien! en ce cas, adieu à la rue des
+Victoires.
+
+«--Connaissez-vous cette écriture?» et il me donna un billet écrit en
+allemand.
+
+«--C'est l'écriture de votre dame allemande; je puis la confronter, j'ai
+son billet d'Essonne: elle dit qu'elle attend réponse à Beaune. Voilà
+bien de quoi alarmer. Comment ne connaissez-vous pas son écriture?
+
+«--Mais le caractère allemand ne se reconnaît pas,» répondit-il avec
+humeur. J'en pris à mon tour, et quittai Regnault, ennuyée déjà de
+toutes ces agitations, qui, au fait, n'avaient rien de commun avec mon
+imagination, qui ne tenait à l'empire que par l'innocence du romanesque.
+Je n'ai jamais pu savoir quelle était au juste cette affaire; mais on
+disait qu'on avait vu une femme habillée en homme causer avec le
+commissaire prussien Walbourg-Tnechpess, et qu'à Avignon on l'avait
+aperçue au milieu des gens ameutés qui criaient _vivent les alliés! à
+bas le tyran!_; Lorsqu'on me rapporta ces propos, je fis une bonne scène
+à Regnault, sans en tirer un mot de plus; et je ne vois pas en quoi cela
+aurait pu me coûter la vie sous le règne des lois. Cette scène date du
+mois de février 1815, et je n'étais pas assez avant dans les mystères
+politiques pour savoir mon _vingt mars_ à heure fixe et précise. Hélas!
+avant cette époque, une immense douleur m'était réservée par une
+catastrophe horrible, l'assassinat de cet aimable et brave Quesnel, que
+j'aimais par une parfaite conformité d'enthousiasme et par mille
+qualités excellentes.
+
+Quelques jours après sa visite à Mgr le duc d'Angoulême, ses assiduités
+devinrent moins fréquentes dans les diverses réunions dont il était
+l'ame. Cette subite indifférence excitait une inquiétude dont l'intérêt
+de l'absent ne paraissait pas seul l'objet. Un de ses amis m'assura
+avoir vu un des parens du général, lequel l'avait quitté l'avant-veille,
+sur les onze heures du soir, à la grille du Carrousel (c'était le jour
+où j'avais déjeûné avec lui, et où il devait être reçu en audience
+particulière par le prince); son parent l'avait cru à une campagne des
+environs de Paris où il allait souvent; on s'était informé, mais il n'y
+avait point paru. Je ne sais par quel pressentiment je m'inquiétais de
+son absence. À cette époque on aimait à se savoir avec de véritables
+amis; on leur inspirait et ils vous portaient plus d'intérêt. Je fis
+part à Regnault de mon trouble; il me répondit: «Depuis que le général
+Quesnel a été reçu en audience par le duc d'Angoulême, je ne l'ai pas
+revu. Je ne m'en étonne pas, il a eu à subir peut-être une de ces
+situations délicates dont on veut supporter seul l'embarras. Il aura eu
+devant lui tout ensemble ses anciens intérêts et d'honorables avances.»
+Le jour de cette conversation, je rencontrai un ancien adjudant du
+général Lasalle, qui me dit: «Qu'on assurait que le général Quesnel
+s'était noyé.» À cette nouvelle je faillis m'évanouir.--«Pauvre Quesnel,
+continua cet adjudant, il a été sacrifié peut-être; on n'ignorait pas sa
+ténacité résolue; on savait tout, on l'a _escofié_.» La singularité de
+ce terme militaire calma mon saisissement par une hilarité involontaire
+en me rendant le bonheur du doute; mais l'espoir s'évanouit bientôt.
+
+Ayant été déjeûner le lendemain dans un café voisin du Pont-Royal, à
+peine assise, je vis tout le monde courir à la porte en disant: «Voilà
+la _charrette_ qui ramène le corps du général Quesnel qui s'est
+noyé...--Ou plutôt qu'on a assassiné d'un coup à la gorge, avant, de le
+jeter à l'eau», dit un militaire habillé en bourgeois, qui vint ensuite
+s'asseoir près de ma table. Je fixai sur lui un œil inquiet, son regard
+rencontra le mien, et ce fut comme une connaissance faite. On restait
+morne et silencieux dans le café; mes larmes roulèrent sur le journal
+que je tenais par contenance, car je me sentais suffoquée. Celui qui
+avait parlé chercha à attirer mon attention. Me voyant observée, je
+tâchai de me contenir, regardant un peu en dessous celui qui s'occupait
+de moi; il s'en aperçut, et m'étonna à me faire frissonner en me faisant
+un signe, une sorte de mouvement cabalistique que m'avait enseigné
+Oudet, et que, certes, je dus être surprise de me voir répéter par un
+autre; je ne saurais exprimer ce qui me passait par la tête, mais je
+sortis du café la tête droite, l'œil baissé. Je croyais être poursuivie
+par le fantôme d'Oudet, par cet être bizarre, séduisant et malheureux.
+En tournant la rue de Bourbon, j'entrai dans le passage du marché
+Boulainvilliers, me supposant alors en sûreté. Tout à coup je me trouve
+en face de celui que j'avais voulu fuir. «Vous ne me remettez pas, dit
+l'homme du café.» J'étais clouée à ma place comme une statue; il me
+semblait que sa figure allait m'offrir ces traits mobiles, cette
+expression prophétique et menaçante, ou trop enchanteresse, qui m'avait
+causé à mon printemps des émotions si extraordinaires.
+
+«Quel signe avez-vous osé me faire? m'écriai-je; d'où me
+connaissez-vous? comment et de qui savez-vous qu'il me doit être
+familier?
+
+«--D'Oudet, répliqua-t-il. J'étais avec lui à Furnes en 1796, au moment
+où un scélérat attenta à la vie du général Hoche. Quoi! vous ne me
+reconnaissez pas?
+
+«--Oui, maintenant (et avec une joie extrême, quoique douloureuse),
+pardonnez-moi, je suis depuis quelque temps dans une agitation
+continuelle, et le triste spectacle que nous venons de voir n'a pas peu
+contribué à l'augmenter. Concevez cette incroyable singularité au moment
+où je vois transporter le cadavre d'un ami assassiné! Mes yeux doivent
+être frappés du signal d'une intimité mystérieuse avec un ami qui eut le
+même sort.»
+
+Nous entrâmes ici dans quelques détails qui n'ont aucun rapport avec mes
+Mémoires. Je dois donc ne pas en fatiguer le lecteur. L'officier me dit
+qu'il était certain de l'assassinat du général Quesnel; que les traces
+du poignard dont Quesnel avait été frappé indiquaient une longue lutte
+de la victime et une longue opiniâtreté de la part des meurtriers. Cet
+ami d'Oudet arrivait de Muy en Provence: il me raconta qu'il avait vu
+Napoléon à son passage à Saint-Maximien, où, étant à table avec des
+commissaires étrangers, il avait adressé une si verte allocution au
+sous-préfet d'Aix. Il avait parlé à ce fonctionnaire d'administration,
+comme si lui seul (Napoléon) eût encore pu destituer et faire des
+préfets. L'officier ajouta encore à ces détails, qu'au bourg du Luc,
+quand on vola dans la nuit la cassette du maître-d'hôtel de
+l'ex-Empereur, avec 60,000 francs, il avait presque eu la conviction que
+ce vol avait été commis par quelqu'un de la suite, dont le dévouement
+n'avait pas été au delà de cette étape du voyage. «J'ai accompagné
+Napoléon jusqu'à Fréjus. Ne me demandez pas ce qui se passa en moi à la
+vue de cette escorte autrichienne conduisant le vainqueur d'Austerlitz
+et de Wagram.»
+
+Je demandai à l'ami d'Oudet sa destination et ses projets; il ne faisait
+que passer par Paris pour se rendre à Lyon, sa patrie. Il avait des
+lettres pour Carnot; j'avais aussi personnellement besoin de parler à ce
+dernier; et nous nous rendîmes ensemble chez lui. Je prévins mon
+cavalier de ne point parler d'Oudet ni de mes relations; il sourit, et
+m'assura que cela ne me nuirait aucunement dans l'esprit de Carnot.
+«Mais c'est une bien étrange chose que tant de personnes différentes
+ayant été en contact intime avec cet homme dont le souvenir semble
+encore puissant comme sa présence même!
+
+«Vit-il toujours dans le vôtre?»
+
+Je ne pouvais répondre à cela que par un regard, et le regard fut
+compris.
+
+À la manière dont l'ami d'Oudet fut reçu par Carnot, je dus juger qu'il
+était fort avant dans son estime; Carnot savait déjà la mort du général
+Quesnel, et en témoigna énergiquement son horreur. Il parla aussi avec
+l'ami d'Oudet du voyage que fit celui-ci lors du départ de Napoléon pour
+l'île d'Elbe, et je ne puis me refuser le plaisir de transcrire ce qu'il
+nous disait avoir entendu de la bouche de l'Empereur, parlant au
+maréchal Augereau, lesquels s'étaient rencontrés entre Lyon et Valence.
+L'Empereur et Augereau étaient tous deux descendus de voiture. Après
+l'avoir embrassé, Napoléon, prenant Augereau par le bras, lui dit: «Où
+vas-tu? sans doute à la cour?... Ta proclamation est sotte. Pourquoi des
+injures contre moi? Il fallait tout simplement dire: Le vœu de la nation
+s'est prononcé en faveur d'un nouveau souverain; le devoir de l'armée
+est de se soumettre. _Vive le Roi! Vive Louis XVIII!_--Ah! s'écriait
+Carnot; quel dommage que le trône ait pu tenter un pareil homme!» Je
+trouvai ces Messieurs d'un républicanisme trop rigoureux; et, ne voulant
+pas me perdre dans l'expression tour à tour métaphysique et furibonde de
+leur opinion, je les ramenai insensiblement à nos communs regrets sur
+l'infortuné Quesnel, et je les quittai pour aller dire à Regnault tout
+ce qui venait de se passer.
+
+FIN DU CINQUIÈME VOLUME.
+
+
+
+
+NOTES
+
+
+[1: Peintre actuel de S. M. le roi des Pays-Bas.]
+
+[2: Près Florence, route de Sienne.]
+
+[3: «Si vous voulez prier pour son ame, venez, et vous serez bénie.»]
+
+[4: «Elle en a pitié.»]
+
+[5: «Je serai à toi, Paolo, ou à la mort.»]
+
+[6: «Tu seras à moi, ou nous serons avec celle-ci.»]
+
+[7: «Qu'il en soit ainsi.»]
+
+[8: «Quoique princesse, Paolo, je serai à toi ou à la mort.»]
+
+[9: «Mais tu es le bienvenu.»]
+
+[10: Le comte de Hogendorp est membre des états-généraux du royaume des
+Pays-Bas, et fut porté en triomphe à Rotterdam; c'est le général Foy de
+la Hollande.]
+
+[11: Je ne puis citer que le sens de la lettre qui éprouva le sort de
+quelques autres papiers et d'une bague à cachet du maréchal Ney; et qui
+se trouvèrent égarés lors de mon passage de Calais à Douvres (1816).]
+
+[12: «C'est en vain qu'on s'oppose au destin.»]
+
+[13: «Nom obscur, non pas déshérité de toute gloire.»]
+
+[14: «Des fers, lâches, voilà vos batailles.»]
+
+[15: «Je viens, Isaure; si je n'ai su vivre, je sais mourir.»]
+
+[16: «Tu m'as voulue à toi, et me voici avec toi.»]
+
+[17: Bohémiens.]
+
+[18: «Non, il n'est pas votre fils, mais cependant vous avez beaucoup
+connu son père. Et qui était-il? un héros, un traître.»]
+
+[19: «Dans moins d'un an, vous vous rappellerez de moi.»]
+
+[20: _Recherches sur le Mérite et la Vertu_, par Ashley Cooper, comte de
+Chastesbury.]
+
+[21: J'ai voyagé dans ces pays pendant l'hiver. Les pauvres mettent
+leurs morts sur les toits, dans un linceul et sous la neige. Cet usage
+est une triste conséquence du climat.]
+
+[22: «Cela ne se peut.»]
+
+
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Mémoires d'une contemporaine (5/8), by
+Ida Saint-Elme
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES D'UNE CONTEMPORAINE (5/8) ***
+
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+Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online
+Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net.
+This file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
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+Updated editions will replace the previous one--the old editions
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+Creating the works from public domain print editions means that no
+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
+permission and without paying copyright royalties. Special rules,
+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
+copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
+protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
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+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
+rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
+such as creation of derivative works, reports, performances and
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+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
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+THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
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+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
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+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
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+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
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+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
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+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
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+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
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+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
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+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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+Project Gutenberg's Mémoires d'une contemporaine (5/8), by Ida Saint-Elme
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Mémoires d'une contemporaine (5/8)
+ Souvenirs d'une femme sur les principaux personnages de
+ la République, du Consulat, de l'Empire, etc...
+
+Author: Ida Saint-Elme
+
+Release Date: May 15, 2009 [EBook #28829]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES D'UNE CONTEMPORAINE (5/8) ***
+
+
+
+
+Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online
+Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net.
+This file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
+
+
+
+
+
+
+
+
+MÉMOIRES D'UNE CONTEMPORAINE,
+
+OU
+
+SOUVENIRS D'UNE FEMME SUR LES PRINCIPAUX PERSONNAGES DE LA RÉPUBLIQUE,
+DU CONSULAT, DE L'EMPIRE, ETC.
+
+ «J'ai assisté aux victoires de la République, j'ai traversé les
+ saturnales du Directoire, j'ai vu la gloire du Consulat et la
+ grandeur de l'Empire: sans avoir jamais affecté une force et des
+ sentimens qui ne sont pas de mon sexe, j'ai été, à vingt-trois ans
+ de distance, témoin des triomphes de Valmy et des funérailles de
+ Waterloo.» MÉMOIRES, _Avant-propos_.
+
+TOME CINQUIÈME.
+
+Troisième Édition.
+
+PARIS. LADVOCAT, LIBRAIRE, QUAI VOLTAIRE, ET PALAIS-ROYAL, GALERIE DE
+BOIS.
+
+1828.
+
+
+
+
+AVERTISSEMENT DE L'AUTEUR SUR LES TOMES VII ET VIII DE SES MÉMOIRES.
+
+
+Ma tâche est donc remplie, mes _Mémoires_ retraçant la grande époque qui
+s'est écoulée depuis 1792 jusqu'en 1815. On pourrait croire, à tous les
+événemens qui s'y pressent, à toutes les vicissitudes qui ont accablé
+mes jours, que le moment du repos était venu pour moi.
+
+Hélas! pouvais-je rester inactive? pouvais-je trouver la paix dans la
+solitude? Mes amis étaient proscrits; l'exil m'avait enlevé les seules
+consolations de tant de malheurs. J'avais besoin d'agiter encore
+violemment ma vie pour la pouvoir supporter.
+
+C'est la peinture de cette existence aventureuse qu'on verra dans les
+deux volumes qui doivent compléter mes _Mémoires_. Le sort a voulu que
+j'expiasse une vie d'erreurs, de prospérités et d'émotions, par toutes
+les infortunes qui rarement s'accumulent sur la même tête. Si quelques
+traits de désintéressement et de bonté, si une courageuse fidélité à de
+nobles sentimens, ont valu à la première partie de mes aveux quelques
+regards d'indulgence, je sens au fond de l'ame, que ma lutte avec
+l'adversité, que tant de pieux devoirs remplis, tant de dévouement
+prodigué sur les terres étrangères au service des proscrits, me
+concilieront l'intérêt et la bienveillance des lecteurs.
+
+Mille personnages appartenant aux diverses scènes politiques dont la
+Belgique, l'Angleterre, l'Italie et l'Espagne ont été dans ces derniers
+temps le théâtre, tels sont, sous le point de vue d'intérêt général, les
+élémens qui, avec les émotions individuelles d'une destinée singulière,
+composeront les deux volumes que je promets au Public pour le 1er mars
+prochain.
+
+Paris, le 1er février 1828.
+
+
+
+
+CHAPITRE CXVIII.
+
+Retour à Florence.--Accueil de la grande-duchesse.--Défection de sa
+cour.
+
+
+En me jetant en Illyrie, je n'avais obéi qu'à un besoin impérieux de
+mouvement et de nouveauté; mais ne sachant jamais prévenir les malheurs
+de si loin, je n'avais nullement songé quand, comment, par où je
+reviendrais. J'avais suivi le torrent de cette retraite précipitée qui
+rejetait pour ainsi dire, de ville en ville la domination française.
+Venise était devenue l'entrepôt de ces débris. Le moment était arrivé de
+me rapprocher de Florence, l'heure de l'adversité sonnait de toutes
+parts; mon absence prolongée eût ressemblé à l'ingratitude et à
+l'abandon. Je revins donc rapidement aux lieux qu'occupait encore ma
+bienfaitrice, avec cette rapidité que donne le coeur et qui sait franchir
+toutes les distances. J'arrivai juste pour voir en Toscane quelque chose
+de pareil à ce qui m'avait éloignée de l'Illyrie; que dis-je? quelque
+chose de pire: car là, une population moins généreuse devait ajouter
+tous les retours de la mobilité italienne à toutes les injustices de la
+fortune.
+
+Les révolutions, sur cette terre où tant de puissances différentes ont
+régné, où les passions politiques se ressentent du caractère national,
+ne se font pas avec cette facilité tranquille qu'on a pu remarquer
+ailleurs, ne se déroulent pas sous la forme seulement pittoresque d'une
+décoration d'opéra. Le moindre changement ne s'annonce, ne se prépare,
+ne se consomme qu'avec l'escorte de mille crimes isolés, de mille
+vengeances particulières. Sous le prétexte d'un horrible enthousiasme du
+bien public, on commence d'ordinaire toutes les innovations par des
+massacres. J'avais si souvent parcourir toutes les routes, exploré le
+pays dans tous les sens; interrogé, questionné, causé, que j'étais
+connue dans toutes les auberges de Florence, de Pise, de Livourne, de
+Lucques, pour être du service de la grande-duchesse. À Livourne,
+j'aperçus les premiers symptômes de la fermentation, et j'eus lieu de me
+convaincre de la réaction que les Français auraient à attendre de tout
+ce qui flattait ou du moins de tout ce qui tremblait la veille; enfin,
+des dispositions des classes élevées, si dévouées, et de celles du
+peuple, si tremblantes, quelques mois avant. Dans l'hôtel où j'étais
+descendue, il fallait entendre les propos, depuis le dernier marmiton
+jusqu'au maître. Ces gens, qui ne juraient trois jours avant que par
+_Napoleone il Grande_, criaient déjà sans honte et sans frayeur: _I
+signori franchesi no hamo a farci gran tempo da padroni, finice,
+finice_. Comme première preuve de haine politique, j'eus beaucoup de
+peine à me faire servir, essuyant ces airs moitié bas, moitié insolens,
+qui ne donnent guère que le droit de mépriser les gens maussades et
+malveillans, sans autoriser la plainte, parce que la peur étant encore
+un peu plus forte que la haine, ne pousse pas encore les choses à ce
+point qui constitue le délit et qui appelle la punition.
+
+Dès que je parvins à Florence, je tâchai de pénétrer jusqu'à la
+grande-duchesse, et de lui faire tenir une lettre. Les premières
+secousses de la commotion qui frappait l'Empire avaient déjà produit
+autour d'elle son inévitable effet. Tout ce qui était français, à
+quelques rares poltronneries près, s'était rapproché de la soeur de
+Napoléon. Si on ne lisait plus dans les groupes cet enthousiasme, ce
+dévouement chaleureux qu'avaient naguère si souvent fait éclater les
+bulletins des triomphes de l'Empereur, du moins on y voyait encore cette
+résignation noble, cet intérêt, ces alarmes touchantes qui, dans les
+plus tristes partis à prendre, laissent encore dominer ce zèle, cette
+fidélité pour les princes malheureux auxquels ces généreuses
+démonstrations font tant de bien. Mais parmi les Italiens attachés à la
+cour, et la cour était presque tout italienne, c'était, hélas! une
+émulation de bassesse et d'ingratitude. Que de grandes dames, renommées
+pour leur exactitude aux levers et aux soirées, atteintes alors
+d'indisposition subite! Elles, si jalouses de l'honneur d'accompagner,
+si envieuses du tour de service, se faisaient dire malades pour éluder
+leurs fonctions, et n'en mettaient pas moins d'affectation en même
+temps, comme pour donner de la publicité à leur mauvaise grâce, à se
+montrer partout. Que d'hommes, écuyers, chambellans et autres, qui ne
+pouvaient respirer d'autre air que celui des antichambres et des salons
+du palais, qui passaient leur temps à débiter toutes les hyperboles de
+l'adulation la plus fade, devinrent tous d'intarissables frondeurs du
+pouvoir qu'ils avaient encensé! Ces Messieurs trouvaient très plaisantes
+les charges qu'ils avaient eux-mêmes exercées avec une exactitude bien
+plus risible; ils faisaient force esprit sur la cour, sur la princesse,
+sur ses habitudes, sur la bourgeoisie impériale, comme ils l'appelaient.
+Ils se donnaient la mascarade avec une sorte d'impudence, de gaieté et
+de sottise qu'on ne peut concevoir que dans des marionnettes à
+parchemins. Je ne ferai point ici la cruelle satire de tant de
+platitudes, en y mettant des noms propres. Il serait trop pénible pour
+moi de réveiller tant de souvenirs d'une ingratitude que le gouvernement
+de M. de Metternich s'est chargé de punir par le seul fait de sa
+domination. Florence, d'ailleurs, par le charme de la longue et heureuse
+hospitalité qu'elle m'a donnée, mérite bien que je lui épargne un peu de
+honte, en échange des beaux jours que j'y ai passés.
+
+Après bien des peines, j'eus enfin la consolation d'approcher de la
+grande-duchesse, et de contenter l'impatience que j'éprouvais de lui
+montrer mon ame française et reconnaissante au milieu de tant de coeurs
+étrangers et ingrats. Je lui parlai de tout ce que j'avais vu et
+entendu, des dispositions hostiles que j'avais remarquées dans le
+peuple, et surtout des lâchetés malveillantes du palais. Je lui désignai
+parmi tant de trahisons les plus honteuses et les plus révoltantes. La
+réponse d'Élisa vint encore ajouter à ma juste indignation. «Mon Dieu!
+me dit-elle, j'ai comblé _tout cela_ de bienfaits, mais sans me faire
+trop d'illusion, mais sans compter sur une reconnaissance plus longue
+que la bonne fortune. Outre les places qui attachent tous ces Italiens à
+ma cour, il n'en est pas un qui n'ait reçu de moi quelque service
+signalé, quelque salaire confidentiel. C'est sans doute ma bonté qu'ils
+ne me pardonnent pas; mais cela ne me surprend point; l'ingratitude se
+mesure à la grandeur des bienfaits, et les paie souvent à poids double.
+Et encore, si je n'avais jeté que de l'or à cette noblesse toscane, elle
+eût peut-être mis une certaine pudeur dans ses procédés; mais j'ai eu le
+soin irrémissible d'ajouter les bonnes grâces aux richesses, d'épargner
+des affronts à quelques uns, des ennuis à tous. Vous conviendrez que par
+là j'ai redoublé contre moi les mauvais penchans du coeur humain, et les
+chances fâcheuses des cours. Tous ces gens-là désertent ma cause, parce
+que ce n'est pas la première qu'ils servent, et qu'ils veulent rentrer
+en condition. On insulte la France pour se mettre bien avec l'Autriche.
+Le vent paraît souffler de par là, nos girouettes se tournent de ce
+côté... Mais patience, l'Autriche a tout ce qu'il faut pour me faire
+regretter. Non seulement tous ces Italiens ne profiteront pas de leur
+défection, mais encore ils en auront des remords.»
+
+La prédiction s'est accomplie; les souvenirs et les regrets ont remplacé
+les sarcasmes et les malédictions. J'ai eu sujet, à bien peu de
+distance, de constater cette incurable disposition du coeur à revenir
+trop tard à la justice. Au milieu de tant de périls, et dans la
+désertion sûre ou probable de ses serviteurs, trouvant un dévouement
+aussi intrépide que tendre dans ma personne, Élisa me parut ressentir
+avec une bien touchante vivacité le bonheur de l'amitié, ce bonheur si
+rare, même pour les plus simples particuliers. Profitant de la soudaine
+occasion de ma fidélité, la princesse me chargea d'une foule de
+commissions secrètes et importantes, de lettres, d'instructions de tout
+genre. Je les ai oubliées aujourd'hui, mais je ne les oubliai pas dans
+le temps. J'ai le coeur meilleur que la mémoire. Se rappelant une
+personne sur laquelle on pouvait compter, et à toute épreuve, que je
+connaissais à Gênes, la grande-duchesse ajouta avec une bonté
+mélancolique: «Allez attendre le résultat des événemens qui se passent,
+qui peut-être se termineront bien; car le lion ne se terrasse pas
+aisément... Mais si tout est fini, mon intention est d'aller rejoindre
+Caroline... Ou peut-être irai-je en Amérique... Y viendrez-vous?
+
+«--Que Votre Altesse m'ordonne, qu'elle désire seulement, et je suis
+prête à la suivre au bout du monde. Je mettrai ma gloire, ma consolation
+à veiller à votre sûreté; ma vie est à vous ainsi qu'à votre auguste
+famille;» et mon regard, et l'altération de ma voix, disaient encore
+plus éloquemment à la duchesse jusqu'à quel point elle pouvait disposer
+de moi.
+
+«--Ah! que vous me faites de bien avec ces accens vrais du coeur! Mon
+excellente mère exceptée, vous êtes la femme pour laquelle j'ai ressenti
+avec le plus de vivacité le besoin d'un noble attachement.»
+
+Ils resteront dans mon souvenir, ces adieux d'une souveraine, d'une
+bienfaitrice, d'une amie, qui, au milieu de l'enivrement de l'empire,
+encore debout, savait prévoir au delà de tous les revers, osait regarder
+en face la Fortune, et conservait intact son courage devant l'adversité,
+comme elle avait dans les prospérités gardé une ame pure et
+bienfaisante. Dès le commencement du voyage, je fus en quelque sorte
+poursuivie par les mauvaises nouvelles. À Sienne, les femmes des
+employés français avaient été maltraitées par le peuple. Le flot des
+émigrans se pressait à chaque pas vers la France, et s'accroissait de
+toutes les autorités auxquelles cette retraite communiquait les mêmes
+idées de péril et de précaution. J'appris bientôt que Florence avait été
+évacuée, et je sus plus tard que M. le préfet Fauchet avait été assailli
+et avait manque périr près de Chambéry: il ne fut sauvé que par la
+présence d'esprit d'un domestique éprouvé depuis longues années.
+
+J'avais fait embarquer mes effets et je voyageais à cheval. À
+Pietra-Santa, petit endroit près de Livourne, je fis la rencontre de
+deux peintres hollandais, élèves du célèbre Van Brée[1], qui revenaient
+de Naples, où je les avais vus dessinant aux lueurs du Vésuve et
+cherchant, au risque de leur vie, à surprendre quelques unes de ces
+grandes scènes de la nature. Ils s'étaient associés avec un Ferrarois
+qui avait à craindre chez lui les haines particulières, toujours si
+habiles à s'assouvir sous le masque de la politique. Tous se rendaient à
+Paris, avec l'espoir que la débâcle de notre domination s'arrêterait du
+moins aux Alpes. Il signor Brandi ne m'était point inconnu; j'avais lu
+de lui plusieurs ouvrages littéraires. Malgré le peu de sûreté de la
+route, malgré la triste préoccupation des affaires, une pareille
+compagnie était trop éclairée pour que le voyage ne s'animât point de
+l'intérêt des beaux-arts. Leur magie consiste même à faire tout oublier,
+à étouffer tous les murmures du malheur, à éloigner le fantôme de tous
+les périls, à mettre leurs nobles distractions au-dessus de toutes les
+peines. Chemin faisant, on se mit à parler au milieu des dangers comme
+dans un tranquille salon, ou dans une plus tranquille académie. À la
+poésie italienne succéda la poésie hollandaise, et je trouvais que
+c'était quelque chose de piquant que cet hommage à la langue de ma mère
+rendu dans la patrie du Tasse, et dans de pareils momens. La route fut
+moins longue cependant que nous n'avions compté la faire ensemble; Nos
+artistes étaient trop indépendans pour subordonner leurs courses aux
+émotions d'une femme, et moi j'aimais trop ma liberté pour ne pas
+trouver commode de me séparer des compagnons que cependant il m'avait
+paru très doux de rencontrer.
+
+
+
+
+CHAPITRE CXIX.
+
+Nouveau voyage à Pise.--La soeur Angola.--Bianca Capello.--Les deux amans
+Paolo et Hermosa.
+
+
+Les événemens romanesques sont fréquens dans mes mémoires; c'est qu'en
+effet ils l'ont été dans ma vie. Lors même que mon existence prenait une
+assiette et paraissait affermir ma position ou l'enchaîner à des
+devoirs, mon coeur, avide d'émotions, mon imagination curieuse de
+spectacles, cherchaient incessamment à se satisfaire. C'est ainsi que
+les personnes, les lieux, les incidens, m'appellent tour à tour, dès
+qu'une nuance un peu nouvelle, dès qu'une couleur un peu extraordinaire
+s'y rencontre. Le bizarre, le nouveau, m'enlèvent, sous toutes les
+formes qu'il leur plaît de se revêtir, et la plupart du temps je ne
+laisse point au hasard le soin de pourvoir à mes besoins; je le provoque
+par des courses et j'en multiplie les chances en ne restant jamais en
+place.--Heureuse disposition! tu m'as fait vivre double, si je puis
+m'exprimer ainsi, et tu as bien rarement mêlé des regrets à la joie de
+tes précieuses vicissitudes; je te dois au moins d'avoir préparé à mes
+vieux jours l'abondante consolation des souvenirs!
+
+C'est à cette disposition d'esprit que je dus la découverte d'un épisode
+plein d'intérêt, quelque temps avant mon départ de la Toscane. Dans
+cette grande facilité d'impressions, celle qui domine mes légèretés est
+la mélancolie rêveuse. M'asseoir sous un bel ombrage, poser ma tête
+entre les feuilles d'un arbre et ne plus exister que par la pensée, fut
+toujours une des voluptés les plus douces. J'en jouissais souvent
+pendant mon heureux séjour dans ces heureuses contrées.
+
+Il était près de neuf heures du soir; en Italie, on ne vit que la nuit.
+Seule dans un des bosquets délicieux du jardin dit _di Bianca
+Capello_[2], je repassais dans mon esprit la destinée de cette femme
+belle, célèbre, et criminelle peut-être, dont ce lieu portait le nom:
+Jeunesse, puissance, richesse, amour, tout est passé. Ô Bianca Capello!
+qu'êtes-vous maintenant? Un peu de poussière, disais-je à mi-voix. _Se
+vuol preghare per l'anima sua, venga e leì sare benedetta_[3],
+entendis-je prononcer très bas derrière moi. Un peu surprise, je me
+retourne et vois une jeune fille en habits religieux, qui m'offre de me
+conduire à l'autel, élevé par la fille de Bianca Capello pour y appeler
+la prière. Ce n'était pas une religieuse, mais une novice d'un monastère
+non cloîtré; elle pouvait avoir quatorze ans, d'une physionomie
+gracieuse par les charmes de cette extrême fraîcheur qui semble encore
+tenir de l'enfance, et qui promet tout l'éclat de la beauté. La novice
+me devançait de quelques pas; et je trouvais je ne sais quel
+irrésistible attrait à la suivre. Son vêtement blanc, son voile, les
+détours qu'elle me faisait parcourir, l'obscurité qui commençait à
+étendre ses voiles et à donner son silence imposant à tous les objets,
+tout contribuait à faire pour moi de cette rencontre un immense intérêt.
+Nous avions traversé le jardin situé derrière le cimetière. Nous
+longions le mur d'un couvent. Au bout, une petite porte basse nous
+conduisit à une enceinte très vaste, et je reconnus l'intérieur d'un
+couvent de Pénitentes blanches, ordre qui remplace en Italie les Soeurs
+de Charité. Sous un des vastes portiques brûlait dans l'éloignement une
+lampe devant une Madone. Au milieu de la chapelle, chargée de peu
+d'ornemens, un mausolée magnifique attira mes regards. La jeune fille
+s'était mise à genoux sur une des marches. «C'est la tombe de Paolo et
+d'Hermosa, me dit-elle, et là on dit des messes pour l'ame de Bianca et
+des deux amans.--Quels amans, ma soeur, lui demandai-je?--Priez avec moi,
+et la soeur Angola vous dira leur amour et leur triste fin.» Après un
+acte de dévotion et une offrande, la jeune soeur sonna une clochette. On
+ouvrit une grille, et une religieuse très âgée, mais d'un aspect noble
+et triste, vint à nous: «Ma mère, lui dit la jeune religieuse, la
+signora vient entendre les malheurs de la fille de Bianca Capello; _ne
+ha pietade_[4].»--La soeur Angola répondit _sia benedetta_, et, me pria
+de l'attendre. Elle revint avec un papier roulé. Il était alors moins de
+dix heures. «Je ne puis rien laisser emporter, dit-elle; mais nous avons
+des chambres pour l'hospitalité; acceptez-en une pour cette nuit: c'est
+la nuit anniversaire de la mort de Paolo et d'Hermosa. Vos prières
+s'uniront encore aux nôtres; toutes font du bien.» Je consentis avec
+empressement. Rien ne me parut plus bizarre que cette aventure, et je me
+promis bien, pour peu que l'histoire en valût la peine, de me servir
+d'un _album_ qui ne me quittait jamais dans mes courses solitaires, pour
+l'y transcrire. J'ose croire que mes lecteurs trouveront que j'ai bien
+fait.
+
+«En 1572, Bianca Capello, d'une naissance voisine du trône, avait, par
+l'amour, été entraînée sur les pas d'un époux aimé mais obscur, et qui
+bientôt dut aussi son élévation au caprice d'un prince. Bianca épousa en
+secondes noces Ferdinand de Médicis, fils et successeur de Come Ier.
+Plus ambitieuse que tendre, Bianca avait feint une grossesse pour
+ajouter à ses droits, et présenté comme son fils l'enfant d'une autre.
+La faiblesse du grand-duc ne répugnait point à cette feinte qu'il avait
+devinée, espérant par cette adoption d'un successeur se venger de ses
+frères qu'il haïssait. Ce projet ne s'accomplit pas, et Antoine entra
+dans l'ordre de Malte. Bianca, devenue ensuite réellement enceinte,
+accoucha d'une fille dont la naissance fut tenue secrète jusqu'à la
+brillante solennité où Bianca Capello, devenue grande-duchesse de
+Toscane, fut adoptée par la république de Venise comme fille de
+Saint-Marc. La jeune Hermosa avait alors trois ans, élevée loin de la
+cour, au Val de Chiomo, délicieux séjour qu'enclavent le Tibre et
+l'Arno. Hermosa fut mandée à Florence pour les fêtes dans lesquelles
+elle devait être publiquement reconnue au milieu du triomphe de sa mère.
+Hélas! elle n'arriva au Poggio Lacono qu'au moment où une atroce
+vengeance précipita son père et sa mère dans la tombe. L'exécrable
+forfait, dont le soupçon planait sur Ferdinand de Médicis, au lieu de le
+faire chasser du théâtre de son crime, réunit autour de lui tous les
+mécontens qu'avaient faits la faveur et l'élévation de Bianca Capello.
+Les Capponi, les Givaloni, les Dorsoni, les Bichani revinrent à la cour
+qui se grossissait encore par la foule de ces hommes, courtisans de tous
+les pouvoirs, flatteurs de tous les vices, toujours prêts à acheter les
+dignités par la bassesse. Ferdinand fut bientôt tranquille, parce qu'il
+crut avoir anéanti tous les titres qui attestaient la naissance légitime
+d'Hermosa, et qu'il espéra bientôt la saisir elle-même. Mais au milieu
+de ce choc de passions haineuses, il existait un coeur fidèle et dévoué à
+ses souverains malheureux; c'était celui de la nourrice d'Hermosa.
+Entourée de vils espions et de dangers de toute espèce, cette femme
+courageuse parvint à échapper aux piéges qu'on lui tendait, et à se
+réfugier avec son précieux dépôt dans le duché de Bracciano. Elle éleva
+jusqu'à neuf ans sa jeune maîtresse, sans jamais lui révéler sa
+naissance, décidée même à la lui cacher toujours; mais la fatalité avait
+marqué ses victimes. Paolo d'Oxeni entrait dans sa septième année,
+lorsque Hermosa, qui en avait trois, vint, avec un guide fidèle, à
+Bracciano. Paolo d'Oxeni, allié par sa mère aux Médicis, était aussi
+cependant élevé loin de la cour et dans une pareille obscurité. Dans la
+maison qu'Adine (nom de la nourrice d'Hermosa) avait choisie, il y avait
+une jeune fille de l'âge de cette dernière, déjà compagne des jeux du
+jeune Paolo. Après l'arrivée de la fille de Bianca, ces trois enfans
+furent inséparables. Paolo était d'une beauté aussi parfaite que celle
+d'Hermosa, et Julietta, leur jeune amie, ne déparait point cette
+touchante et belle fraternité. Souvent quand on les voyait folâtrer sur
+un gazon émaillé, ou reposer entre leur _mazzi di fiori_ et leurs
+corbeilles remplies de fruits, on eût cru voir les charmans modèles de
+l'Albane, posant en groupe pour les chefs-d'oeuvre de ce peintre des
+Amours.
+
+«La petite Julietta, faible et souffrante, était l'objet des
+sollicitudes d'Hermosa et des soins protecteurs de Paolo; celui-ci
+venait d'accomplir sa quinzième année. Hermosa en avait douze, lorsque
+la mort de Julietta vint révéler à deux coeurs innocens le secret des
+larmes et les douleurs de la séparation. Tous deux à genoux veillent
+près du corps de leur pauvre amie, couverte selon l'usage de fleurs
+virginales et de ses habits de fêtes, la tête tournée vers l'image de la
+Madona. C'est là devant ce triste témoignage d'une inévitable
+destruction que Paolo et Hermosa, enlevés à la terre, emportés par un
+sentiment qu'ils ignoraient encore, le coeur ému par les pensées d'une
+autre vie, se jurèrent un amour éternel. _Saro di Paolo o di morte_[5]
+soupira la bouche d'Hermosa, à demi fermée par l'épouvante, et dont les
+lèvres laissaient échapper des promesses d'amour avec les graves accens
+de la prière des morts. Hermosa, dit Paolo, se relevant de son humble
+attitude, et fixant son regard attendri sur la vierge morte et la vierge
+en prières, dont la douce voix venait de tant lui promettre, Hermosa,
+_tu sara mia obensi saremo con questa_[6], et la main du jeune homme se
+posa sur la couronne déjà flétrie, qui entourait le front glacé de
+Julietta. _Cosi sia_[7], répondit Hermosa d'une voix douce mais ferme;
+et il en fut ainsi.
+
+«Souvent, Hermosa accompagnait Paolo à la Villa, dont il se plaisait à
+lui faire parcourir les bosquets et les palais. Un jour, dans la galerie
+des tableaux, ses regards se fixent sur un portrait de femme: c'était
+celui de Bianca Capello, peinte dans tout l'éclat de la jeunesse et de
+la beauté. «Comme elle est belle, s'écrie Hermosa.--Moins que toi,
+Hermosa, répond Paolo, et comme frappé d'une lumière soudaine: Mais ce
+sont les traits d'Hermosa: Serais-tu la fille de Bianca Capello?» Paolo
+parla à Adine; celle-ci, forte de l'amour qu'elle lui voyait pour
+Hermosa, confia tout au noble coeur du jeune homme, et en fit l'ardent
+protecteur des droits héréditaires de la fille de ses souverains.
+
+«Ferdinand Médicis, après la mort cruelle de son frère, quoique duc
+régnant, avait conservé le chapeau de cardinal jusqu'à ce qu'il eût
+épousé une fille du duc de Lorraine, et par les bienfaits de son règne
+il fit oublier le crime de son élévation. Il gagna l'affection du peuple
+en travaillant à la prospérité de l'État. Paolo, que l'amour et
+l'ambition agitaient, prit un parti plus généreux que celui de la
+révolte ou de l'intrigue, en se confiant au coeur de Ferdinand. Hermosa
+fut appelée à la cour de son oncle paternel; ce fut un beau jour pour le
+jeune Orsini que celui où, chargé des ordres du grand-duc, il accompagna
+au palais ducal celle qu'il idolâtrait, rétablie au rang que lui
+assignait sa naissance. Hermosa trouva dans son esprit naturel un goût
+et une pénétration qui bientôt la distinguèrent des autres, et qui
+donnèrent à son maintien et à sa conduite une dignité bien au-dessus de
+son humble éducation. Avant de partir pour la cour du grand-duc, Paolo
+parut un instant hésiter en songeant à la distance qu'il élevait entre
+Hermosa et lui. «Hermosa, lui dit-il, tu étais pauvre, et mon amour
+t'aurait dotée de toute mon opulence; aujourd'hui tu es
+princesse...--Aujourd'hui, répondit Hermosa, élevant un regard inspiré,
+aujourd'hui, Paolo. Hermosa, la fille de Bianca Capello et d'un
+souverain de la Toscane, te dote, toi, son unique ami, de toute sa
+tendresse; Paolo, _saro di te o di morte_...» Peu d'heures après,
+Hermosa inclina sa tête charmante aux pieds de son oncle paternel, au
+milieu d'une cour qui vit, dans le court espace de deux jours, le
+triomphe et la mort de sa malheureuse mère. Le cardinal Médicis avait
+involontairement frémi en contemplant des traits qui rappelaient si bien
+ceux de Bianca à son aurore; mais il se remit promptement, et l'accueil
+qu'il fit à Hermosa tourna soudain vers elle tous les regards et tous
+les hommages des courtisans. Les yeux d'Hermosa ne cherchaient que ceux
+de Paolo; ils ne tardèrent pas à les rencontrer. Que de choses dans
+cette silencieuse éloquence! Quelle souveraine put jamais se flatter
+d'avoir un serviteur, un sujet plus dévoué que Paolo! Oh! qu'il était
+enivrant le bonheur de Paolo; lorsque, dans l'éclat des fêtes, la douce
+voix d'Hermosa trouvait moyen de faire parvenir à son coeur le serment de
+leur enfance: _Saro di te o die morte, Paolo, ben che principessa!_[8]
+Mais cette félicité si pure était à son terme. Le cardinal s'était
+attaché à sa nièce; mais en la comblant de faveur, il semblait vouloir
+étouffer le cri de sa conscience.
+
+«À cette époque, Pierre de Médicis, frère du duc régnant, traînait une
+vie honteuse à la cour de Philippe II. Le prétexte de ce séjour était un
+mariage qui ne se conclut point, et quelques bruits qui lui parvinrent
+sur la faveur dont jouissait la fille de Bianca et de son frère, le
+ramenèrent en Toscane. À la vue de la céleste beauté d'Hermosa, deux
+desseins criminels entrèrent à la fois dans l'ame perverse de cet oncle
+inhumain: _la posséder et la perdre_. Non seulement Hermosa repoussa
+avec horreur ses voeux insensés, mais elle menaça son indigne parent de
+tout révéler au grand-duc et à Paolo Orsini; ce fut l'arrêt de tous
+deux. Orsini, absent pour une mission assez lointaine, revient à
+Florence et trouve partout deuil et consternation. «Hermosa se meurt!
+Hermosa est peut-être déjà morte!... lui dit-on.» Paolo n'en entend pas
+davantage. Il court au palais ducal, pénètre, à travers une haie de
+serviteurs silencieux, jusqu'à la salle où gisait déjà, sur un lit de
+parade, le corps de la fille de Bianca Capello. Frénétique de douleur,
+Paolo s'élance vers le lit et tombe au pied de la balustrade. On le
+transporta mourant. Les obsèques d'Hermosa se firent avec une pompe
+royale; son cercueil fut placé à côté de celui de sa mère, dans le
+caveau de la chapelle érigée par Bianca dans les jours brillans où elle
+régnait sur la Toscane. La chapelle, ouverte aux prières voyait tous les
+jours parmi les plus assidus aux offices l'infortuné Paolo, les traits
+défigurés, l'oeil morne, se traînant à genoux vers la pierre qui s'était
+refermée sur tout ce qu'il avait aimé. Un soir, épuisé de douleur, il
+s'évanouit, et ne revint à lui que par la fraîcheur qui commençait à
+engourdir ses membres; tout était silencieux autour de lui. Une seule
+lampe éclairait en vacillant ce lieu consacré à la prière, et brûlait
+devant l'image de la Vierge, dont la chapelle communiquait, par une
+autre issue, au caveau de Bianca Capello. Paolo regarde de ce côté et
+croit voir une grande figure se glisser dans l'ombre... Il écoute, il
+entend le léger bruit d'un vêtement et des pas qu'on cherche à retenir.
+Aussitôt l'idée d'une horrible profanation le frappe; il s'élance par la
+grille et se trouve derrière un inconnu qui portait un panier et
+s'avançait vers le caveau. Paolo lui barre le passage et s'écrie avec un
+accent foudroyant: «Profanateur des tombeaux, que cherches-tu en ce
+lieu?» L'inconnu, d'une stature colossale et d'une figure hideuse, où
+brille à l'instant la joie d'un triomphe facile, répond avec un rire
+féroce: «Je ne cherchais pas ce que j'y trouve; _ma ben venvenuto tu
+séi_[9].» Et aussitôt, il saisit son poignard et cherche à en frapper
+Paolo. Moins fort, mais plus adroit, Orsini évite le coup, et arrachant
+l'arme meurtrière des mains de son ennemi, il l'en frappe et l'étend
+mort à ses pieds. À la vue seule de cet homme, Paolo avait soupçonné un
+forfait: les provisions tombées du panier qu'il portait ne lui laissent
+plus de doute. Il parcourt d'un pas rapide les vastes détours du caveau,
+appelant, dans une horrible angoisse, Hermosa. «Hermosa! ô ma
+bien-aimée, disait-il, existerais-tu dans ce lieu horrible?» À chaque
+détour il écoute. L'écho de ses cris répond seul à son espérance. Il
+arrive enfin au tombeau de Bianca Capello, et voit l'infortunée Hermosa
+appuyée sur le cercueil de sa mère, pâle, échevelée, vêtue d'un habit de
+bure grossière, et se soutenant à peine. Mais regardant avec épouvante
+du côté où entrait Paolo, Hermosa le reconnaît et s'écrie: «Les
+monstres! ils l'ont aussi plongé vivant dans ce séjour d'horreur!--Non,
+j'y suis descendu pour t'en arracher, Hermosa, répond l'heureux Paolo,
+en enlevant son amie inanimée et la pressant contre son coeur.--Mais,
+reprit Hermosa, la fuite est impossible.--Rien n'est impossible à un
+amour comme le mien, répond son amant. Pour entrer ici ton affreux
+geolier devait avoir une clef...» Il entraîne Hermosa, à qui la vue du
+cadavre explique tout ce qui vient de se passer. Possesseur de la clef
+de la porte extérieure, et sorti de la chapelle, Paolo guide Hermosa par
+des chemins détournés vers l'asile d'une de ses parentes, à qui il fait
+confidence de son aventure. Un homme tué, son cadavre resté dans une
+église, la disparition d'Hermosa, que de sujets de crainte! Après une
+courte délibération, il fut décidé que les deux amans partiraient tous
+deux travestis; ils se mirent en route, et aux premières lueurs du jour
+ils gravissaient les monts qui séparent la riche Toscane du fertile
+Bolonnais. Faible, effrayée, Hermosa ne put aller loin. Après trois mois
+d'un séjour fétide, l'air vif et pur des montagnes devenait étouffant
+pour elle; il fallut s'arrêter dans la cabane d'un pauvre pâtre. C'est
+là qu'elle raconta à Paolo sa léthargie préparée, son affreux réveil
+dans un cercueil,... les horribles tentatives de Pierre et de son
+complice, sa résolution de leur échapper par la mort... «Ah!
+disait-elle, faudrait-il, après avoir souffert, ne te retrouver, Paolo,
+que pour te quitter à jamais! Les souvenirs de Julietta m'assiégent; ils
+me rappellent le doux et terrible serment, _Paolo, saro di te o di
+morte_.» Et sa belle tête languissante tombait sur le sein oppressé de
+son amant.
+
+«Cinq jours s'étaient lentement écoulés dans cet état d'anxiété. Assis
+un soir à la porte de la chaumière, Paolo, tout entier à la douce
+contemplation des traits adorés d'Hermosa, n'avait pas aperçu des hommes
+armés qui, à l'improviste, se jetèrent sur lui, le garottèrent, et
+malgré les larmes et l'inutile résistance de son amie, le placèrent sur
+un cheval et prirent la route de Florence. Hermosa, immobile d'horreur
+et d'effroi, ne versa plus de larmes; elle quitta la chaumière, se
+dirigeant de loin sur les pas des ravisseurs qu'une route de montagnes
+forçait d'aller lentement. Ils firent halte pour la nuit à une chapelle
+de Monte-Cavallo, à demi ruinée. Les gardiens de Paolo le déposèrent
+dans l'intérieur, près de l'autel, et après avoir resserré ses liens,
+s'assirent, pour le garder, sous les arbres plantés devant la porte de
+la chapelle. Bientôt Hermosa paraît, et d'une voix suppliante: «C'est
+mon amant, mon unique bien, _è l'anima dell' anima mia_, disait-elle;
+oh! laissez-moi prier et pleurer avec lui!» Sa beauté était si
+touchante, il y avait tant de douleur dans son accent et dans ses
+regards, qu'elle attendrit ces hommes farouches: ils lui permirent de
+veiller avec Paolo, et promirent même de dire des prières pour eux à la
+Madona. Au léger bruit que fit Hermosa en s'approchant de lui, Paolo
+souleva sa tête et fit un vain effort pour tendre les bras à son amie.
+Elle s'assit près de lui sur une des marches de l'autel, et tenant entre
+ses mains les mains de Paolo, indignement garottées, elle lui dit avec
+le calme d'une terrible résignation: «Paolo, je te le disais dans ces
+délicieuses retraites où naquit notre amour, restons ici au sein de la
+nature; la grandeur fut fatale aux miens, ma mère expira dans d'affreux
+tourmens, couverte de la pourpre... Et moi, ô mon bien-aimé, l'amour si
+tendre qui m'attache à toi, qui fait de ta vie ma vie, me sauvera-t-il
+d'un avenir où le bonheur est mis en balance avec un diadème? Paolo, je
+te le disais, et tu le vois, les grandeurs nous sont fatales, comme
+elles le furent aux miens... Mais du moins ne nous séparons pas. Écoute,
+Paolo, le sort nous a marqués de sa réprobation; mais il me réserve une
+immense félicité, celle de te revoir, de mourir avec toi... Ne luttons
+pas contre ses arrêts. Tu m'as sauvée, je veux te sauver à mon tour.
+Trompons l'affreuse espérance de nos tyrans, mourons ensemble. J'ai
+fléchi tes gardiens, en demandant à prier et pleurer avec toi; que ce
+soit ici la chapelle de la dernière nuit sur terre. Allons demander
+vengeance aux pieds de l'Éternel. Imite-moi, Paolo...» Et pressant
+vivement contre son sein la noble et belle tête de son amant, elle
+montre un poignard, s'en frappe, le présente à Paolo, en prononçant:
+«_Di, te Paolo e di morte_.» Lorsque les gardes vinrent pour emmener le
+prisonnier, ils ne trouvèrent plus que les corps glacés de Paolo et de
+la fille de Bianca Capello. La famille d'Orsini a élevé ce tombeau aux
+deux amans, et fondé une dotation pour des services anniversaires, avec
+cette inscription: «Passans, et vous hôtes de ces murs saints, priez
+pour eux!»
+
+Je ne saurais dire l'attendrissement et l'horreur que m'inspira cette
+lecture; jamais je ne passai une nuit si agitée. Il y eut un moment où
+ma tête se perdit, au point que je crus voir dans l'étrange rencontre de
+cette soeur un plan concerté. Un effroi secret se mêlant à mes
+agitations, au lieu de m'en tenir à la simple vérité, et trouver tout
+naturel que dans un ordre institué pour secourir les malades et les
+voyageurs, une soeur fût debout à neuf heures, et qu'en me voyant avec
+l'extérieur qui dénotait la richesse, l'on m'eût offert de passer la
+nuit dans un lieu sûr, plutôt que de tirer ces naturelles conséquences,
+mon esprit m'en forgea de si ridicules, que je ne me crus rien moins que
+l'objet d'une noire erreur pour m'enfermer prisonnière. Comme il y avait
+dans ces frayeurs infiniment de vanité et de sottise, j'en ris moi-même,
+et me jetant habillée sur ma modeste couche, j'y dormis jusqu'au réveil
+un peu forcé des cloches sonnant matines. Je trouvai la jeune novice et
+la bonne soeur Angola; je les remerciai toutes deux, et pour récompenser
+la petite supercherie d'avoir copié le manuscrit sur mon _album_, je
+doublai mon offrande, et les sincères bénédictions des deux pieuses
+filles m'accompagnèrent à Florence, où je ne fus pas sitôt de retour que
+je visitai la chapelle de Bianca Capello. J'y frémis à l'aspect de la
+grille qui donne entrée à ce séjour des morts, où l'on eut la barbarie
+de faire descendre une innocente fille pour y traîner de misérables
+jours près des cendres de sa mère... J'ai prié et pleuré sur la pierre
+où gémit si long-temps le malheureux Paolo. Je me suis fait conduire
+plus tard, à mon passage à Bologne, à la chapelle _dell' Ultima notte in
+terre_, et en lisant l'épisode à mes compagnons de voyage, j'ai vu, au
+récit des maux des deux amans, tomber de généreuses larmes des yeux d'un
+des vainqueurs d'Arcole et de Lodi.
+
+
+
+
+CHAPITRE CXX.
+
+Départ de Lucques.--Séjour à Gênes.--Mon arrivée à Paris.--Nouvelles de
+Ney.--Un trait de la vie du général Duroc.
+
+
+Comme les lecteurs ont déjà avec moi plus d'une fois fait la route de
+Lucques à Gênes, ils trouveront très bien, j'en suis sûre, que je ne
+tire pas un plan religieusement topographique de ces contrées
+délicieuses. Les temps deviennent si graves, que les plus grandes scènes
+de la nature s'effacent devant la grandeur des événemens. La crainte
+d'ailleurs commençait à absorber mes pensées et à les concentrer dans
+l'unique préoccupation des intérêts de ma bienfaitrice. Chaque pas qui
+m'approchait de la France redoublait cette terreur inséparable des
+affections sincères. Je tremblais de voir jusque sur le sol de la patrie
+les insultes de la fortune, de rencontrer d'autres désastres, d'éprouver
+de nouveaux désenchantemens. J'arrivai à Nice cependant sans avoir eu
+rien à subir de triste et qui mérite d'être rapporté. J'y demeurai dans
+une famille qui tenait par la parenté au maréchal Masséna, et sans
+entrer plus directement en relation avec les personnes que la princesse
+Élisa m'avait indiquées, je me contentai, suivant mes instructions, de
+leur faire tenir des lettres dont elle m'avait représenté la remise
+comme essentielle au bien de son service.
+
+La fidélité de cette mission n'exigeant pas davantage, je pris le
+courrier, résolue de me rapprocher de Paris, théâtre ordinaire des
+mouvemens toutes les fois que la politique se complique et menace de se
+renouveler; refuge probable, surtout dans ces terribles circonstances,
+de mes affections les plus chères. Une fois arrivée, je repris par culte
+de souvenir un de ces logemens, que j'y avais déjà occupé, et que la
+présence de Ney avait quelquefois honoré et embelli. Dès le lendemain
+même, je me remis en relation avec les amis que j'avais conservés,
+impatiente de ces communications de pensée dont on sent si vivement le
+besoin et le prix dans les momens de crise. Une grande partie de mes
+connaissances se composait de militaires de haut grade ou de
+fonctionnaires également élevés, qui partageaient aussi avec moi la
+noble folie de l'Empire. Plusieurs, hélas! avaient disparu de la scène;
+car, en avançant dans la vie, les rangs s'éclaircissent et les tombes se
+pressent, comme pour appeler la nôtre.
+
+Un officier de la jeune garde me remit plusieurs lettres qu'il avait
+reçues pour moi dans la campagne de 1813, mes amis croyant que la
+pénible guerre de Russie m'avait rendue casanière, et par conséquent le
+séjour de Paris indispensable. Ces lettres étaient déjà d'une date
+ancienne, mais elles me parlaient de Ney: n'était-ce pas assez pour que
+le passé devînt pour moi le présent? Après des prodiges à Kaya, à
+Lutzen, à Proelitz, le maréchal avait profité de l'armistice pour se
+guérir d'une blessure. À ce mot de blessure, je me sentis moi-même comme
+frappée, et je ne pus cacher mon émotion à celui qui m'avait apporté ces
+nouvelles si chères et si tristes. L'officier me rassura sur ce cruel
+événement; mais il eut plus de peine à me persuader de ne point
+m'élancer sur les traces du guerrier dont le nom seul faisait si
+violemment battre mon coeur, en me démontrant qu'il y aurait
+impossibilité de le rejoindre dans l'état de retraite et de désordre de
+l'armée française.
+
+J'appris également, par l'officier en question la mort de ma pauvre
+Lithuanienne, de ce frère d'armes si intrépide, morte comme un homme au
+passage de l'Elbe à Torgau, héros obscur, et dont la valeur dans les
+temps chevaleresques eût pris place au milieu des noms de cette
+mythologie guerrière. Cet officier, dont je dois taire le nom, avait
+servi sous les ordres du maréchal Duroc; il n'en parlait qu'avec
+l'attendrissement de l'admiration et de la reconnaissance. Je crois
+pouvoir placer un trait de la vie de ce bon Duroc, qui cachait ses
+vertus avec une modestie antique. Ce récit, écho d'un noble attachement,
+sera aussi un hommage de mes propres affections pour celui qui avait su
+faire de l'intimité d'un grand homme une gloire peu vulgaire pour
+lui-même.
+
+Après le 18 brumaire, Duroc, déjà fort avant dans la confiance du
+premier Consul, fut chargé d'une haute mission diplomatique auprès de la
+cour de Berlin, dont il s'acquitta avec beaucoup de succès, et qui lui
+valut ces récompenses empressées qui ne manquent jamais au mérite
+heureux. Cependant la Prusse, enchaînée à de mesquins intérêts, ne se
+décidait pas franchement dans son attitude. Elle ployait ou ne se
+redressait jamais qu'à demi. De sourdes intrigues s'y croisaient
+incessamment et préparaient de loin une rupture nouvelle.
+
+Le chef le plus influent de ces secrètes menées était le mari de la
+baronne de Brenkenhof, ami de la célèbre comtesse de Lichtenau, cette
+maîtresse déclarée de Guillaume II, roi de Prusse, femme dont on a tant
+dit de bien pendant sa scandaleuse élévation, et tant de mal après sa
+disgrâce, sort ordinaire des favorites. Mme de Lichtenau aima des
+Français à la fin de sa carrière. M. de Brenkenhof les détesta toujours;
+mais n'étant pas assez fort pour agir ouvertement, il se jeta dans des
+intrigues dont il devint victime. Il fut arrêté et envoyé à Spandau. Sa
+femme, jeune et belle Saxonne, que des convenances de famille avaient
+enlevée à sa patrie, sut obtenir du maréchal Duroc, au lieu d'une
+redoutable détention, un exil plus doux dans une terre éloignée. Mme de
+Brenkenhof avait à cette époque une fille en bas âge, mais dont les
+traits charmans promettaient toute la beauté de sa mère. Retenue à
+Berlin par une légère indisposition de cet enfant, et pour des
+arrangemens de fortune, au lieu de suivre son mari, Mme de Brenkenhof se
+retira dans une maison de campagne des environs. Sensible à la
+générosité de Duroc, elle ne mit à la reconnaissance que les bornes du
+devoir, se livrant avec abandon à son coeur, et rendant chers à celui qui
+en était l'objet ces témoignages d'une amitié vive et passionnée.
+
+Brillant sur le champ de bataille, Duroc était aussi bien placé dans un
+palais par la noblesse de ses manières. Il portait surtout dans la
+société intimé un charme extraordinaire de simplicité et de bonhomie.
+Une double facilité de caractère le disposait à être aimable et sensible
+à l'amabilité des autres: pouvait-il ne pas céder au mérite de la jeune
+et belle Saxonne! La guerre, à cette époque, venait d'éclater entre la
+France et l'Autriche. Duroc, rappelé en France, accompagna le premier
+Consul à Marengo. Les adieux furent vifs et tendres entre les deux amis;
+mais la gloire offre tant et de si nobles distractions à l'absence, que
+Mme de Brenkenhof fut peu à peu, sinon oubliée, du moins négligée
+entièrement! Une correspondance sollicitée par Duroc, comme un moyen de
+consolation, et qui, sans qu'elle eût osé se l'avouer, était le seul
+bonheur de la belle baronne, cette correspondance devint languissante;
+plusieurs lettres restèrent sans réponse et Mme de Brenkenhof cessa
+d'écrire. Dans ses lettres, elle avait annoncé à Duroc la mort de son
+mari, l'échéance d'un immense héritage, le mariage de sa fille avec un
+noble saxon et leur départ pour la Saxe. Duroc était alors devenu
+grand-maréchal du palais, et ses fonctions plus tranquilles lui
+rappelèrent plus souvent le souvenir de la belle Saxonne; à ces tendres
+réminiscences quelquefois il se mêlait des regrets plus vifs encore.
+Combien ce dernier sentiment avait d'amertume, lorsqu'en 1805,
+reparaissant à Berlin, non seulement Duroc n'y retrouva plus Mme de
+Brenkenhof, mais apprit toutes les peines qu'il lui avait causées par
+son silence. Le maréchal écrivit à Mme de Brenkenhof une lettre qui dut
+effacer tous les anciens torts; car quel tort un coeur généreux peut-il
+ne pas pardonner à un coeur repentant qui s'excuse?
+
+L'infortunée dut encore à l'homme qu'elle avait le plus estimé, le plus
+chéri, le bonheur de revoir sa fille coupable et fugitive, de la presser
+sur son coeur et de ne point mourir sans bénir ses remords. Duroc, en
+1805, rejoignit le quartier général, et prit à Austerlitz le
+commandement du corps d'armée, dont une grave blessure avait éloigné le
+maréchal Oudinot. Un de ces grenadiers dont la seule présence était près
+de leurs chefs un droit à beaucoup de liberté, vint dire au maréchal:
+«M. le maréchal, j'ai trouvé avec d'autres bons enfans, dans le coin
+d'une ferme mi-brûlée, une petite Allemande bâtie à faire tourner la
+tête à tous; et toute vieille moustache que je suis, M. le maréchal, je
+l'avoue, la petite _sorcière_ était terriblement en péril; mais v'là
+qu'elle tire de son sein un médaillon où vous êtes parlant, comme vous
+v'là, mon général; et en joignant les deux plus mignonnes de mains que
+j'aie vues jamais, elle nous dit: M. le général était l'ami de ma mère;
+il ne vous pardonnerait pas de me maltraiter, de me tuer... La tuer?
+figurez-vous, M. le maréchal, si nous en avions envie? Les camarades et
+moi, à la seule vue du portrait, étions rentrés à l'ordre, et je me suis
+chargé de conduire la petite, sous bonne escorte, chez une vieille bonne
+femme. Pendant le trajet, elle nous a conté des fagots, nous disant
+qu'elle est bien vertueuse... Vous sentez, M. le maréchal, si, nous
+autres troupiers, nous donnons là-dedans; mais tant est que la petite
+est jolie comme le soleil de nos victoires, et qu'elle vous est quelque
+chose, puisqu'elle a votre portrait; voilà tout. Qu'en ordonnez-vous, M.
+le maréchal?--De la respecter, mon brave, de veiller sur elle. Je la
+verrai avant une heure,» répondit Duroc, troublé au delà de toute
+expression; et dans le tumulte et les nobles joies d'une victoire comme
+celle d'Austerlitz, l'ame généreuse de Duroc sut trouver le temps de
+voler auprès de la fille de celle qu'il avait tant aimée et qu'il
+respecta toujours.
+
+Bathilde, nom de la jeune baronne, après un mariage d'inclination
+contracté sans l'aveu de sa mère, s'était précipitée de faute en faute,
+pour arriver enfin à celle que n'efface même plus une vie exemplaire, et
+que le repentir ne répare point. Le jeune époux de Bathilde, attaché au
+char d'une danseuse, dissipait follement la fortune de celle qui lui
+avait donné le droit de sa tendresse. La malheureuse Bathilde avait
+oublié que pour notre sexe le bonheur ne peut exister que dans le
+rigoureux accomplissement de tous nos devoirs; au lieu de chercher son
+refuge assuré près de la meilleure et de la plus aimable des mères,
+Bathilde s'était enfuie de l'asile conjugal sur les pas d'un Français
+séduisant et brave, mais inconstant, mais léger. Il avait abandonné
+Bathilde pour la gloire, et rejoint les troupes qui, sous l'aigle de
+Napoléon, marchaient alors victorieuses sur la capitale de l'Autriche.
+Mais rien d'impossible pour le coeur d'une femme passionnée. Élevée dans
+toutes les délicatesses du luxe, Bathilde, sans autre appui que sa
+résolution et son amour, avait traversé deux armées en présence, et
+pénétrait jusqu'au champ de bataille d'Austerlitz, au plus fort de
+l'action, quelques heures avant la victoire des Français... On vient de
+voir de quel péril la sauva le portrait du maréchal Duroc; elle allait
+avoir bien d'autres obligations à cet ami dévoué de sa mère. La jeune
+Bathilde vécut près d'une année cachée dans une retraite qu'avait
+ménagée son protecteur, qui, par le crédit que lui donnait moins encore
+son rang que la haute considération qu'il avait su mériter, négocia le
+retour de la jeune coupable près de sa noble famille, le pardon de sa
+mère, et la réconciliation de son époux, revenu lui-même de ses erreurs.
+En 1806, le maréchal, en se rendant à Dresde, à la cour de Saxe, avait
+pris soin de se faire devancer de quelques jours par Bathilde. Depuis la
+fuite de sa fille, Mme de Brenkenhof avait langui, presque mourante,
+dans sa superbe mais solitaire demeure, d'où sa douleur repoussait
+toutes consolations, et n'attendait plus que la mort de la pitié du
+ciel; mais une lettre du maréchal Duroc vint, en la rassurant, lui
+inspirer le regret de quitter une vie qui allait n'être plus veuve d'une
+fille chérie et d'un ami si rare. Un jour la baronne essayait de marcher
+dans un de ses vastes salons dont les pas timides de ses gens
+troublaient seuls la solitude. La baronne regardait d'un oeil éteint, un
+des beaux portraits de sa fille; elle le couvrait d'un baiser mourant,
+et sa voix affaiblie disait encore ce nom si cher et celui de son
+généreux ami. Ses lèvres venaient de prononcer Duroc... À ce nom une
+porte s'ouvre; Bathilde, s'échappant des bras de son protecteur, se
+précipite aux pieds de sa mère avec ce cri du coeur: «Ma mère, ma bonne
+mère, bénissez aussi ce noble Français; c'est lui qui me rend à votre
+amour, au repentir, à la vertu.» Le maréchal reste immobile de douleur
+devant cette belle figure que la mort va glacer. La baronne, une main
+étendue sur la tête de Bathilde, et l'autre appuyée sur son coeur, comme
+pour y retenir un dernier souffle, se laisse aller à l'émotion, à
+l'anéantissement de sa joie maternelle. «Ah! s'écrie le maréchal, cette
+scène la tue;» et alors il relève Bathilde, et veut la faire éloigner.
+La mourante mère s'y opposa par un regard: «Mon ami, dit-elle, d'une
+voix étouffée, mon unique ami, toute précaution est inutile, la mort est
+là, montrant son sein; m'imposer silence ne ferait que me la rendre plus
+affreuse sans la retarder. Je vais vous quitter pour toujours. Ah! que
+de peines renfermées dans ce peu de mots! que ce ne soit pas du moins
+sans vous avoir fait lire dans ce coeur que vous avez cru insensible, qui
+cependant n'aima que vous, qui vous aima avec idolâtrie, qui vous eût
+préféré à tous les monarques de la terre, et qui ne put vous préférer
+que la vertu.--Caroline!... et vous avez repoussé mes voeux?...--Non, car
+dans mon délire les miens s'y unissaient avec une plus brûlante ardeur
+peut-être, mais j'ai dû les combattre, j'étais épouse et mère; je l'ai
+fait aux dépens du bonheur de mes plus belles années, de ma vie
+peut-être. Mais si je les eusse accueillies, mourrais-je aujourd'hui
+sans remords, sans honte entre ma fille et l'ami le plus cher? Aurais-je
+surtout l'inexprimable bonheur de vous dire à vous, l'homme le plus
+noble: vous m'avez rendu mon enfant; veillez sur sa jeunesse, dites-lui
+que la vertu console de tout, rend tout possible, et... parlez-lui de sa
+mère...» La belle tête de Mme de Brenkenhof retomba en arrière, sa main
+tenait la main de sa fille, à qui ses mourantes lèvres murmurèrent
+encore la bénédiction maternelle; mais son dernier regard, cette
+étincelle de l'ame qui s'échappe de sa prison terrestre, ce dernier
+regard fut un regard d'amour, qui cherchait à se perdre dans celui de
+l'homme noble et généreux qu'elle avait uniquement aimé.
+
+
+
+
+CHAPITRE CXXI.
+
+L'Empereur Napoléon et la belle Anglaise.--Lettres et visites de
+Regnault de Saint-Jean-d'Angely.--Je retrouve Ney.--Beau trait de Talma.
+
+
+On eût épuisé tous les contrôles de l'armée, qu'on n'eût pu rencontrer
+dans les cadres un officier plus fait pour être porteur des lettres qui
+me faisaient part de tant de nobles souvenirs. Il avait pour Napoléon
+cette admiration superstitieuse dont alors tout soldat français était
+pénétré, et j'oserai presque dire un enthousiasme plus délicat, empressé
+de justifier l'exaltation de ses sentimens par la connaissance des
+moindres actions de son idole.
+
+«On prétend, me disait le lieutenant M..., que chez Napoléon le coeur ne
+vaut pas le génie. Je me chargerais volontiers de prouver que sous ce
+rapport il mérite encore de nouveaux hommages. Oui, l'Empereur est bon,
+il est avant tout très sensible, et je tiens d'une femme un trait qui
+ajoute encore à la gloire du héros.
+
+«--Vous prêchez une convertie, mon cher M...; je sais aussi bien, mieux
+qu'un autre peut-être, que l'Empereur est d'une bonté charmante; mais je
+n'accorde pas toutefois qu'il ait une sensibilité romanesque, une
+sensibilité telle que les femmes l'entendent.
+
+«--Eh! Madame, je ne vous dirai pas qu'il s'est évanoui aux pieds d'une
+belle imaginaire; mais cela prouve sa force sans accuser son coeur: et si
+quelquefois il a abrégé le pouvoir que les femmes exercent dans
+certaines circonstances, c'était pour l'amitié qu'il s'arrachait à
+l'amour. Je connais une Anglaise délicieuse, que l'Empereur a connue pas
+autant que le désirait l'intérêt, la passion ou l'amour-propre de la
+dame. La belle étrangère amplifie peut-être un peu l'histoire de ces
+relations: ce qu'il y a de vrai cependant, c'est que nous l'avons
+rencontrée près de Gorlitz, et qu'elle a vu l'Empereur quelques jours
+après la mort du maréchal Duroc. Elle avait fait les frais d'une
+campagne facile pour sa fortune, mais pénible par ses dangers, et elle
+n'avait reçu pour récompense qu'un désappointement cruel de vanité. Eh
+bien! elle avait plus d'enthousiasme encore que d'humeur. Voici comme
+elle nous conta ses tournées militaires: Pour approcher l'Empereur, j'ai
+beau courir en poste, la victoire court plus vite que l'amour: Napoléon
+est un héros qu'on ne rejoint pas aisément. Souvent j'ai cru arriver au
+quartier général avant la bataille; il m'a fallu poursuivre le vainqueur
+poursuivant déjà l'ennemi. À Leipsick, j'étais au milieu du corps
+d'armée du maréchal Macdonald, et de la bagarre de Kaya. Dans une
+indicible frayeur, je m'élance de ma calèche pour me réfugier dans une
+masure; j'y trouve gisans deux blessés prussiens. En apprenti
+chirurgien, j'allais leur donner quelque secours; mais, grands dieux!
+voilà l'un d'eux, véritable colosse marchant, qui se dresse sur son
+piédestal et veut galamment me prouver qu'il se porte à merveille.
+Admirez tout ce que peut la société des héros, moi que la crosse d'un
+fusil et le fourreau d'un sabre eussent fait fuir autrefois avant mes
+campagnes. J'eus alors à ma disposition l'attitude d'une vieille
+moustache, et je fis mine d'amorcer un pistolet qui n'eût servi bien
+certainement qu'à m'estropier plus que le grand Prussien. Au même
+instant entrèrent une foule de soldats appartenant au corps du duc de
+Raguse. Me retournant alors: Soyez témoins, m'écriai-je, que je viens de
+faire deux prisonniers. On me replaça dans ma voiture avec mille
+acclamations de bruyante admiration. Plus loin, on voulut me faire
+rétrograder; mais, bon gré mal gré, je poussai vers le quartier général.
+J'espérais plaire, et j'avais la hardiesse de répéter: j'ai besoin de
+parler à l'Empereur. Je trouvais que j'avais couru assez de dangers pour
+être digne au moins de l'espérance; mais on me prévint qu'il n'y avait
+pas à aborder l'Empereur après le douloureux événement qui venait de le
+frapper, la mort de Duroc. Je voulus néanmoins être témoin de l'entrée à
+Dresde; hélas! ma maladresse m'y fit manquer un dédommagement que le
+hasard s'était plu à me ménager. J'avais rencontré un pauvre sergent
+blessé, de la division Campans, et par humanité, autant peut-être par
+spéculation, je l'avais fait monter dans ma voiture et combler de soins.
+Je voulais pouvoir dire à l'Empereur: j'ai secouru, j'ai pansé vos
+braves. J'ai à cet égard une recette de séduction auprès de lui toute
+particulière, c'est de lui parler de son armée; on ne réussit même à lui
+arracher une faiblesse qu'en flattant son côté fort, qu'en le prenant
+par la passion de la gloire. Je sais bien que sur lui viendraient
+expirer les minauderies ordinaires; on ne doit l'attaquer qu'avec de
+l'originalité. J'étais donc bien résolue à tirer parti de ma rencontre
+militaire dans l'intérêt de mon ambition galante.
+
+«Personne ne sait causer comme Napoléon, quand il peut, ou quand on peut
+être libre avec lui. Tenez, voici mot à mot notre conversation. Je
+venais de lui raconter ma scène des deux blessés. Il me répondit:--Et si
+l'on ne fût venu à votre secours, qu'eussiez-vous fait contre deux
+grenadiers ennemis?
+
+«--J'aurais invoqué le grand nom de Napoléon.
+
+«--Mais enfin si...
+
+«--Eh bien, mes pistolets vous eussent fait respecter et moi aussi. Vous
+ne croyez pas à ma bravoure, mais vous avez tort; car elle me vient de
+l'orgueil de vous plaire: oui, l'orgueil de vous plaire; un seul de vos
+regards vaut mieux que la vie.
+
+«--Mais, Fanny, vous êtes bien ambitieuse. Si quelqu'un de mes ennemis
+vous entendait, il vous appellerait un Bonaparte en jupon.
+
+«--Croyez-vous que cela me fâcherait?
+
+«--Non, peut-être; car, vous autres, toutes, vous avez des penchans à
+l'extraordinaire. On parle de l'ambition des conquérans, ce n'est rien
+auprès de celle des femmes, et pourtant elle va à bien peu d'hommes, et
+aux femmes elle porte bien plus facilement malheur.
+
+«--N'importe, ce serait une position si haute que d'être appelée la
+favorite de celui qui fait et défait les rois, de celui qu'aucune femme
+n'enchaîne.
+
+«--Et qu'aucune n'enchaînera jamais... Fanny, si je croyais que cette
+folie fût sérieuse, dans deux heures vous seriez sur la route de
+Londres.
+
+«--La perspective est flatteuse. Pourtant j'ai lu quelque part, qu'un
+Turc, un Grec, quelqu'un comme cela idolâtre d'une de ses femmes, la
+poignarda en présence de son armée pour prouver aux braves qu'il les
+préférait à la beauté. Seriez-vous de cette force?
+
+«--Il n'y a pas de doute que, moins cruel, je saurais être aussi sévère.
+Mais, je n'en viendrai jamais là, je n'aurai pas même de choix à faire
+entre une maîtresse et mon armée. Mes maréchaux eux-mêmes auraient comme
+moi autre chose à faire qu'à être trompés par une Pompadour ou une
+Dubarry.
+
+«--Merci de la comparaison.
+
+«--Orgueilleuse Anglaise, répliqua l'officier: elle était belle, elle
+plaisait quelquefois, n'est-ce pas tout ce qu'on peut attendre d'un
+souverain. Au moins voilà mon avis, et le vôtre, j'espère... Puis
+continuant: La main du héros essaya de soutenir son opinion en caressant
+les boucles flottantes des cheveux de la belle Fanny. Mille pensées
+tumultueuses m'agitaient; quelques paroles sans liaison et sans suite
+s'échappaient de mes lèvres, le nom de Duroc se mêlait au nom doucement
+balbutié de Napoléon. Terrible fatalité, s'écriait la belle Anglaise en
+nous racontant cette scène. À ce mot de Duroc, le bras qui m'avait
+attirée me repousse soudain; l'Empereur s'éloigne, semble me fuir comme
+un remords, comme un reproche, reste absorbé; puis s'éloigne davantage,
+se rapproche et me dit avec un incroyable accent d'émotion: allez,
+allez, mon amie; on vous donnera un itinéraire; nous nous
+retrouverons... mais ailleurs; et souriant douloureusement: à moins
+qu'un boulet de canon ne me vienne visiter de plus près que le jour où
+fut frappé à mes côtés l'ami vrai, le compagnon fidèle de ma vie... Ah!
+Duroc! Duroc! Ce noble soupir retentissait encore sur mon coeur, que
+Napoléon avait déjà disparu. Eh bien, l'Empereur s'éloignant de moi
+n'offensait point ma vanité; mon ame, électrisée par le mouvement de la
+sienne, sentait mieux que de l'amour-propre, et je lui savais gré de
+cette sensibilité qui se portait de préférence sur un ami. Cette pompe
+qui, à Dresde, l'entoure, cet éclat de la victoire qui lui va si bien,
+non rien ne me le rend cher comme cette larme silencieuse donnée à
+Duroc, en face d'une femme. Qui regrette ainsi, mérite d'être aimé.
+L'Empereur est donc encore bien autre qu'on ne le suppose; on admire son
+génie; force est bien aux incrédules eux-mêmes de s'y soumettre; mais
+son coeur, le connaît-on!
+
+«Vous pensez bien, ajouta l'officier, que le récit de Fanny s'adressait
+à des gens faits pour le comprendre, et à un enthousiasme qu'il eût été
+difficile d'accroître. Fanny nous raconta encore une foule de piquans
+détails sur les incroyables efforts de son amour-propre pour plaire à
+Napoléon. Cette jolie Anglaise s'est habituée à la vie militaire; elle
+raffole de nos braves; on dirait qu'elle voit en eux l'image de
+Napoléon.
+
+«--Mais cela me paraît, dis-je à mon jeune narrateur, une très bonne
+connaissance pour nos grenadiers. À une autre rencontre, vous obtiendrez
+peut-être la faveur de causer plus intimement du grand homme que vous
+chérissez autant qu'elle, et vous serez également aimable pour une
+Anglaise par amour de lui. Mais laissons pour aujourd'hui vos
+prétentions; suspendons un peu les souvenirs du passé pour nous occuper
+des intérêts du présent, car vous partez cette nuit.» J'écrivis bien à
+la hâte, en m'abandonnant à cette effusion du coeur qui ne sait pas être
+courte, et je remis au lieutenant M... une lettre qu'il se faisait fort
+de remettre au maréchal Ney, mais que le maréchal ne put recevoir, étant
+revenu à Paris quelques jours après.
+
+Le lendemain du départ de l'officier, dont la visite m'avait fait
+exister dans le passé, et plongée dans cette rêverie de souvenirs qui
+fait tout disparaître, je songeai à me mettre en relation avec mes
+connaissances de Paris, pour lesquelles j'allais presque être une
+revenante. J'écrivis à Regnault, et, sur sa réponse promptement aimable,
+je me présentai chez lui; mais je le trouvai triste, abattu. Les
+nouvelles de l'armée venaient chaque jour ajouter au deuil de la patrie
+et des familles; on les attendait comme on attend la crainte et
+l'espérance. Tout le monde sentait alors que le trône du grand empire
+n'était plus que l'épée de Napoléon, et que la fortune semblait prendre
+plaisir à la fatiguer et à la briser. La Saxe avait vu de nouveau pâlir
+l'étoile, et la superstition, si nécessaire à tous les triomphes, était
+sinon détruite, du moins ébranlée. Napoléon seul conservait de la
+confiance. Ney me dit, quelque temps après: «J'ai été témoin d'un beau
+spectacle à Dresde; l'Empereur avait été trahi par les Saxons, eh bien!
+c'était lui qui consolait le bon roi de Saxe de cette trahison, qui
+cicatrisait la noble blessure d'un coeur royal, le seul fidèle à notre
+cause, quoique notre cause ne lui eût rien rapporté.»
+
+Regnault ne me parlait que de l'armée, ne pensait qu'à l'armée. «La
+France est morte; le sang français semble épuisé; il n'en reste quelques
+gouttes que dans le coeur des soldats; mais avec Napoléon cela peut
+suffire.» Il me demanda si j'avais reçu des nouvelles du maréchal; il
+insistait pour que je les lui montrasse: ce fut presque de la colère
+quand je lui dis que je n'avais rien appris de Ney que verbalement par
+un officier, reparti déjà pour l'armée. Tout était méfiance et soupçon à
+cette triste époque.
+
+«Dans toutes vos courses, reprit Regnault avec son ton interrogatif
+d'autrefois, vous n'avez pas entendu parler de proclamations de Monsieur
+de Provence? Nous sommes sûrs qu'on en répand, que les soldats les
+lisent et que les maréchaux les méditent.
+
+«--Mon ami, je ne connais point la personne dont vous me parlez, et je
+crois qu'à l'armée toute autre proclamation que celle de l'Empereur ne
+serait pas bien accueillie.
+
+«--Vous vous trompez: il vient des temps, hélas! où le dévouement se
+refroidit; des temps enfin où l'on pense...»
+
+J'avais quitté Regnault de Saint-Jean-d'Angely sans beaucoup d'autres
+paroles que celles dont ses inquiétudes politiques m'avaient glacée. En
+rentrant chez moi, après quelques autres courses, je trouve un billet
+très pressé qui arrivait de la rue de la Victoire; il ne contenait que
+ces mots: «Venez à l'instant même.» Je répondis aussi laconiquement:
+«Impossible; j'ai un rendez-vous sacré comme l'amitié.» Une demi-heure
+après, M. le comte était dans ma jolie retraite de la rue Bergère.
+Jamais Regnault, qui n'était pas sujet à l'émotion, ne m'avait paru si
+agité; son accent suffit pour me faire quitter le ton d'une plaisanterie
+dès lors déplacée. «Je suis sérieuse, je suis triste, mon ami, lui
+répondis-je, puisque vous l'êtes. Aurait-on besoin de mon dévouement? Il
+est prêt.
+
+«--Je crois que l'année 1813, qui va finir, finira mal pour nous, ma
+pauvre Saint-Elme. On ne sait plus sur qui compter. Ce b... de
+«Raynouard, avec son discours, prépare la défection des gens
+tranquilles, de ces gens qui, depuis quinze ans, avaient donné leur
+démission. Il est des gredins qui conspirent les bras croisés et sans
+qu'on les inquiète. Fouché et Talleyrand nous travaillent de main de
+maître, et avec toute l'ardeur qui anime l'ingratitude quand elle se met
+en besogne.
+
+«--Mais ces messieurs n'ont-ils pas été prêtres?» Regnault sourit, et ma
+vanité, stimulée par l'accueil fait à cette observation innocente, me
+fit trouver l'élan nécessaire pour réveiller les espérances du fidèle
+serviteur de Napoléon et ranimer son courage. Nous nous quittâmes fort
+gaiement, et il repartit bien persuadé cette fois que je n'en savais pas
+plus long que je ne lui en avais avoué.
+
+Regnault de Saint-Jean-d'Angely aimait l'Empereur avec cette abnégation
+de tout autre sentiment, avec cet abandon de coeur qui ennoblissaient les
+attachemens célèbres de Duroc et du général Bertrand. «Je suis capable
+de tout pour l'Empereur, disait Regnault, excepté de le suivre sur les
+champs de bataille.»
+
+J'oubliais de dire que, dans cette dernière entrevue, le ministre
+d'État, si dévoué, quoique si peu militaire, m'avait encore demandé,
+avec cet air instruit qui déroute, pourquoi, depuis si peu de temps à
+Paris, j'avais déjà vu et reçu chez moi M. Lanjuinais. «Que diable!
+s'écriait-il, ce n'est pas la cour que vient faire ici ce comte
+lacédémonien.». Je lui avais encore répondu la vérité: que M. Lanjuinais
+ne m'avait parlé que de mes relations passées avec Moreau; qu'il m'avait
+fait un crime d'avoir pu oublier ce grand homme pour son ennemi; que le
+vénérable sénateur avait presque été galant pour me faire parler de son
+noble compatriote; que, dans ma tête fort peu apte d'ailleurs à saisir
+le côté politique des hommes et des choses, M. de Lanjuinais se classait
+cependant comme un républicain à qui l'empire et les dotations
+pourraient bien n'avoir pas fait oublier sa dulcinée _une et
+indivisible_.
+
+«C'est bien cela, et, par une singulière alliance, républicains et
+royalistes s'entendent pour exploiter le mécontentement. Ils conspirent
+de compte à demi, sauf à travailler pour eux seuls après le triomphe,
+après la destruction. Amis de Moreau, amis de Pichegru, amis des
+Bourbons, tout cela est synonyme pour le quart-d'heure: tous les partis
+abattus sont de la même famille; Oudet était le bouton électrique de
+toutes les ambitions contraires. Puis, par une soudaine inspiration: Ma
+bonne Saint-Elme, si vous avez conservé quelques traces de votre liaison
+avec ce brillant Seïde-Oudet, effacez-les, détruisez-les; car vos
+relations, quoique mystérieuses, sont connues, et, s'il y avait une
+crise, vous pourriez vous en ressentir.
+
+«--Monsieur le comte, je n'ai pas plus de peur que de perfidie; ma
+politique, à moi, se compose d'affections; c'est la meilleure et la plus
+sûre: ainsi zèle, dévouement à la cause que j'idolâtre, parce qu'elle me
+semble celle de la gloire française, et surtout parce que Ney en est un
+des héros. Mon opinion, c'est de l'amour. Et Ney, reprit Regnault, avec
+un sourire?
+
+«--Eh bien! Ney vient encore d'ajouter, dans la désastreuse campagne de
+Saxe, un chevron à ses états de service et de dévouement pour la France.
+
+«--Oui, pour la France; c'est pour la France seule qu'il se bat.
+
+«--Voudriez-vous que ce ne fût que pour l'Empereur?
+
+«--Mon Dieu, non, mauvaise tête; mais il ne faut jamais séparer l'État
+de celui qui en est le chef; ces subtiles distinctions servent de
+ralliement aux mécontens. Je suis bien sûr que Ney n'est pas content.
+
+«--Il n'y a pas de quoi, entre nous; mais il se tait, mais il ne murmure
+pas pour se battre, et il se bat comme aux jours d'illusion. Que veut-on
+de plus? Ne faudrait-il pas qu'il dise à l'Empereur: vous faites bien
+tout ce que vous faites, et Leipsick ressemble à Austerlitz?»
+
+Dans cette longue conversation, où Regnault épanchait tout ce que son
+ame renfermait de chagrins avec cette facilité de misantropie qui nous
+représente horribles tous ceux qui ne sont pas montés au même diapazon
+politique que nous-mêmes, Regnault me parut aussi en rancune contre M.
+de Fontanes. «En voilà encore un dont je me méfie, s'écriait-il.
+Avez-vous eu de ses nouvelles à la cour de Florence?--Non pas à
+Florence, mais avant. Il m'a toujours semblé, et cette observation ne
+m'appartient pas, mais à un fidèle serviteur de la grande-duchesse, que
+M. de Fontanes se dédommage volontiers en secret de l'admiration qu'il
+dépense en public pour la famille impériale. Il a été dans son intimité,
+il en a vu les côtés faibles, ces petits ridicules qui se mêlent souvent
+aux plus belles qualités. Eh bien! M. de Fontanes excelle à les saisir
+et à les peindre; et au lieu de les cacher avec la religion des
+souvenirs et de l'attachement, il se plaît au contraire à les divulguer,
+à les vernisser en quelque sorte pour les rendre plus saillans à ceux
+qu'il veut amuser.»
+
+Je n'espérais pas encore revoir Ney, et Regnault ne m'ayant point parlé
+du retour du maréchal, je n'y comptais guère que vers la fin de l'année.
+Notre contrat de bonne amitié avait reçu un singulier article
+additionnel dans la campagne de Russie, et je ne savais pas comment m'y
+prendre pour le modifier. Le hasard vint à mon secours. Je le rencontrai
+le lendemain même de la double visite de Regnault, comme je sortais pour
+aller voir Talma, et avec l'intention de porter à ce bon et généreux ami
+une lettre d'une femme que j'avais rencontrée après une longue
+interruption de rapports, mais non d'amitié, et dont l'histoire mérite
+de trouver une place dans ces Mémoires, archives de la reconnaissance,
+où le nom de Talma doit à tant de titres être inscrit.
+
+Ney me reconnut le premier, et ce mouvement m'apprit qu'il était encore
+le même pour moi. Du reste, mon apparition et le rayon de joie qu'elle
+jeta sur sa figure ne firent que me montrer davantage les soucis qui la
+chargeaient. Je pris tous les tons pour l'arracher à ses sombres idées;
+mais son front ne se dérida un peu qu'en m'entendant parler de ses
+enfans, sa plus chère pensée, son seul orgueil; il insista même sur le
+plaisir qu'il aurait à me les faire connaître et à me les montrer, en
+prenant pour cela des précautions dont son intérieur eût pu s'alarmer;
+car il n'avait plus d'amour pour moi, et il en avait beaucoup au
+contraire pour sa noble épouse; mais il savait que mon attachement était
+au-dessus de l'amour-propre, et il ne concevait pas mon refus: mais moi,
+qui voulais être fidèle à ses propres devoirs, je ne voulus pas exposer
+mon coeur à désirer de les lui faire rompre, tant ils me paraissaient
+honorables et sacrés. Ney avait dans cet épanchement d'amitié, bien plus
+avec un vieux camarade qu'avec une femme passionnée, une éloquence de
+bonté et de naturel qui me pénétraient. Comme il lui allait bien de
+mêler le nom de son vieux père, de sa femme, de ses enfans, aux
+souvenirs de ses victoires! Que de simplicité dans une telle grandeur!
+L'admiration nouvelle de ces vertus modestes ajoutait un charme secret
+aux sentimens de l'enthousiasme. On s'estimait d'avoir su l'aimer.
+
+Revenant peu à peu à sa gaieté militaire, il me dit: «Puisque vous
+voilà, allons déjeûner en garçons. Prenez la rue Blanche, je vous
+prendrai à la barrière.
+
+«--Bien volontiers, et je vous raconterai quelque chose que vous pouvez
+entendre, un trait de Talma.
+
+«--Cela me fera du bien; les beaux traits deviennent si rares en France.
+
+«--Pas en fait de gloire, Michel.
+
+«--Allez, allez, Sirène.» C'était son mot de guerre et de paix avec moi.
+
+Me voilà donc griffonnant au crayon un mot pour le remettre chez Talma
+en passant, puis me rendant à mon poste à la barrière des Martyrs, l'oeil
+ouvert, l'oreille dressée comme une vedette. Ney avait quitté son
+cabriolet au boulevart, et il ne se fit point attendre. J'avais beau
+regarder pendant que j'étais de planton, je ne voyais pas trop de ce
+côté d'endroit convenable au déjeuner d'un maréchal de l'Empire. Nous
+voilà enjambant les boulevarts, courant à travers champs, nous donnant
+de la bonne gaieté, comme dans les terres conquises de l'Autriche et du
+Tyrol. Il n'y manquait, hélas! que le soleil d'Austerlitz, couvert de
+sombres nuages. Nous étions presque arrivés aux derrières de la route du
+bois de Boulogne; nous entrâmes dans une de ces bicoques qui le bordent.
+Le déjeuner ressemblait à un véritable repas de bivac, et l'illusion
+n'en était que plus vive et plus agréable. Trois heures s'écoulèrent
+dans une conversation animée par toutes les confidences d'un entier
+abandon de sa part, et de la mienne par toutes les effusions d'un
+attachement qui se sentait plus fort que jamais. Je lui parlai de
+Regnault; mais de tout ce qu'il m'avait dit, je ne lui révélai que ce
+qui touchait les proclamations, parce que je craignais qu'il ne lui en
+fût tombé dans les mains, et que par distraction il n'en eût conservé.
+
+«J'en ai là, me dit-il. On jette beaucoup de papier dans l'armée; on
+ferait bien mieux d'en faire des cartouches. Le colportage des opinions
+est sans effet sur le soldat; les officiers ne prennent même pas au
+sérieux toutes ces proclamations; mais l'Empereur y attache de
+l'importance, et le gouvernement veut bien s'en inquiéter; cela se
+rattache à la conspiration de Mallet. Fouché passe pour être à la tête
+de beaucoup de machinations qui se croisent. Si Napoléon, au lieu de
+l'envoyer en Illyrie, l'eût fait fusiller, il y eût eu justice, et la
+précaution eût été bonne. Puis les vendus dont il a cru se faire des
+amis! il verra! il verra! Nous ne sommes pas au bout; mais ne nous
+cassons pas la tête à toutes ces spéculations creuses et inutiles. Tous
+nos finauds seront attrapés tant que nous aurons du canon. Tant qu'il
+restera un soldat à l'Empereur, il peut être tranquille; il ne sera ni
+trahi ni perdu.» Ney me questionna ensuite sur ma liaison avec Talma
+dont je lui avais parlé, allant droit à une supposition tout-à-fait
+fausse que je réfutai, et quand je l'eus convaincu, je lui racontai
+l'anecdote qu'on va lire au chapitre suivant.
+
+
+
+
+CHAPITRE CXXII.
+
+Talma.
+
+
+Ney aimait le beau talent de Talma; toutes les supériorités éprouvent en
+effet une remarquable et involontaire sympathie. C'était à l'ame élevée
+de Ney qu'il fallait confier les traits d'une ame généreuse. Parmi
+beaucoup de dames que j'avais connues à Bréda et à Anvers, en 1796, se
+trouvait une jeune personne d'une rare beauté et d'une famille
+distinguée de Malines. Elle avait dans toute sa personne toute la
+délicieuse nonchalance _del certo non soche_. Je ne la désignerai que
+par son prénom. Gertrude avait alors seize ans.
+
+J'appris à mon premier voyage à Paris qu'elle avait disparu avec un aide
+de camp du général Dessolles. Notre liaison, quoique courte, avait été
+tendre; son souvenir s'était bien des fois rappelé à mon coeur, et
+j'étais comme frappée du pressentiment que je la retrouverais un jour.
+Mais j'étais loin de prévoir que je recevrais, par cette personne
+presque étrangère et errante depuis plus de vingt années, une confidence
+précieuse qui accroîtrait encore ma vive admiration pour un de mes amis
+les plus intimes, pour mon cher Talma. Elle m'avait long-temps cherchée,
+et, dès mon dernier retour à Paris, plus heureuse que dans toutes les
+investigations précédentes de son attachement, elle avait découvert mon
+adresse. Un billet d'elle vint me surprendre un matin, et m'exprimer
+l'intention de me consulter sur des choses de la dernière importance.
+
+Je me fais conduire à l'adresse indiquée. On ne m'attendait pas, et
+ayant ouvert assez brusquement la porte, je me trouvai en face d'une
+femme en grand deuil, du plus noble maintien. Son regard doux et
+mélancolique inspirait tout d'abord la vénération et la pitié! Belle et
+jeune, son deuil ne portait pas l'empreinte de cette coquetterie de
+douleur qui souvent dément les larmes des veuves. Nous étions toutes
+restées immobiles au premier regard. J'étais déjà de moitié dans ses
+peines... «C'est vous, Gertrude, fut tout ce que je pus dire.
+
+«--Oui, et je suis déjà moins malheureuse, puisque je ne suis point
+encore méconnaissable aux yeux de l'amitié!
+
+«--Oh! que cette amitié serait heureuse des preuves que vous pourriez
+accepter.»
+
+Nous nous assîmes, et son coeur s'ouvrit avec une chaleur que je vais
+m'efforcer de reproduire. «Je n'accuse que moi seule de la conduite de
+celui qui m'a perdue. Il ne pouvait m'estimer, je lui avais tout immolé,
+vertu, patrie, famille; je n'avais à ses yeux que l'attrait d'une
+conquête de plus. Il ne crut pas à mon amour, à mon amour si tendre, et
+j'en fus abandonnée. Nous touchions au moment de l'invasion de l'Italie;
+je rejoignis triste et désolée les lieux que j'avais remplis du scandale
+de ma fuite. Ma famille irritée, m'accabla des rigueurs d'une réclusion.
+Peu après on m'offrit ma liberté aux dépens de mon coeur; il était encore
+à Alfred, et j'osai préférer le pleurer ingrat, plutôt que de tout
+devoir à la tendresse d'un autre. Hélas! je prononçai mon arrêt fatal.
+On donna à mes refus le nom de rebellion, et à mes larmes sur la perte
+d'Alfred celui de démence. Des parens qui me haïssaient gagnèrent ma
+trop faible mère. Je fus jetée dans la maison des fous, et au 26 août
+1801, s'ouvrit pour moi la porte de cet antre plus affreux mille fois
+que le tombeau. J'y passai neuf années, n'ayant autour de moi que le
+spectacle d'une effrayante dégradation. En vain je recourus aux prières,
+aux supplications pour prouver que mon coeur seul était malade, que ma
+raison était saine: l'orgueil m'avait condamnée et l'orgueil ne pardonne
+jamais. Enfin un jour, jour d'éternelle mémoire, la porte de mon cachot
+s'ouvre; j'entends des paroles de paix, de consolation; je lève les yeux
+sur l'être bienfaisant dont l'organe mélancolique et pur apporte à mon
+ame la première émotion qui, depuis deux années, ne fût pas une douleur.
+Mon regard avait suffi pour lui tout révéler.
+
+«--Non, cette femme n'est point folle, s'écrie-t-il; son geste, son
+attitude, sa physionomie respirent la pudeur et la bonté. Un délicat
+instinct de femme avait su faire un chaste voile de la lourde et
+grossière couverture de ma triste couche.» L'étranger était accompagné
+de l'économe de la maison et de deux autres témoins.
+
+«Cette visite porta immédiatement avec elle ses consolations; l'économe
+reçut les plus touchantes recommandations; on me plaça provisoirement
+dans une chambre propre et commode. On m'accorda des vêtemens, ma
+nourriture devint saine; le lendemain on revint pour des formalités et
+des bontés nouvelles. L'homme noble et généreux à qui je devais ce
+secours inespéré n'épargna rien: crédit, argent, démarches, il employa
+tout pour arracher à une horrible destinée une femme étrangère dont il
+ne connaissait que les torts et le malheur, n'exigeant pour récompense
+que de rester inconnu à l'objet de sa noble bienfaisance. Le succès
+couronna son angélique humanité, et la liberté, dernier bienfait, vint
+mettre le comble à la reconnaissance de tous les autres. En me
+l'annonçant, on me remit un contrat de 1,200 liv. de rente viagère, avec
+la seule obligation de signer une promesse de ne jamais revenir dans ma
+patrie, et de changer mon nom de famille. J'étais presque heureuse de
+cette condition qui complétait mon affranchissement. Qu'aurais-je pu
+regretter après de pareils traitemens? J'obtins, à force de prières, de
+mes gardiens que j'allais quitter, le nom de mon bienfaiteur; c'était
+Talma!
+
+«Quoi! notre tragédien? m'écriai-je.
+
+«--Oui, lui même. Vouée à un deuil éternel, mon projet est d'aller
+m'établir en terre étrangère; depuis six mois ma fortune s'est accrue
+par le don d'un legs inespéré et considérable. Je suis venue à Paris
+dans la seule intention de voir Talma. Depuis long-temps le respect pour
+un secret qu'il avait voulu pesait à ma reconnaissance. Après tant
+d'années de combats, elle fut la plus forte, et c'est pour y céder que
+j'accours du champ de bataille qui vit tomber Alfred. Voici quelques
+lignes que j'ai écrites à mon bienfaiteur. On m'avait dit que je le
+trouverais à Calais; je m'y suis rendue; il en était parti: mais je sais
+qu'il est à Paris maintenant. Un hasard singulier m'a procuré votre
+adresse; plusieurs officiers parlaient de vous devant moi; un d'entre
+eux vous connaît plus particulièrement. J'ai demandé si vous étiez à
+Paris, et il a répondu en m'indiquant votre demeure; c'était le neveu de
+l'amiral Verhuel. Ce que je me rappelais de votre amitié et de votre
+caractère m'a fait un besoin de vous voir, auquel je n'ai pu résister;
+vous êtes naturalisée en France, vous connaissez tant de monde, il ne
+vous sera pas impossible de me faire parler à Talma; je suis épuisée par
+de longs tourmens, mes forces s'en vont, et je ne voudrais pas mourir
+sans revoir l'homme à qui je dois la vie et tout ce qui l'a consolée.
+
+«--J'ai promis, dis-je au maréchal, de présenter cette excellente femme
+à Talma, mon ami depuis dix-huit ans, et quand vous m'avez rencontrée,
+j'y allais. On ne saurait croire tout le bien qu'il fait; c'est
+presqu'un souverain par l'abondance de ses libéralités. Si nul acteur ne
+l'égale en talent, il est moins d'hommes encore qui le surpassent en
+généreuse bienfaisance envers toutes les infortunes.» Ney jouissait avec
+la candeur d'une belle ame de ces curieux détails; il daigna
+s'intéresser au sort de la femme dont je venais de lui parler avec cette
+abondance de coeur qu'inspire la vue si rare d'un caractère
+reconnaissant.
+
+«Cette dame, ajouta Ney, veut se réfugier en Italie; engagez-la à
+attendre quelque temps.
+
+«--Vous croyez donc, mon ami, que les affaires vont mal, et que cela va
+se brouiller tout-à-fait?
+
+«--Je le crains; l'Espagne et la Russie, ma chère Ida, ont enterré notre
+bonheur. L'intrigue, en outre, prépare pour nous le surcroît d'autres
+dangers. À peine échappés à une retraite, il va nous falloir, malgré
+notre désastreux épuisement, commencer une autre campagne. Heureux si,
+versant notre sang jusqu'à la dernière goutte, nous conservons notre
+France intacte et pure. Les soldats voudraient du repos, un repos si
+bien gagné. On se battra encore, mais en raisonnant sa fatigue. Nous
+autres généraux et maréchaux, nous le voulons; il nous en coûte de ne
+voir rien finir. Nous vieillissons.»
+
+J'avais souvent exprimé des idées semblables à Ney, mais il m'en avait
+blâmée, et chose inexplicable, je ne saurais dire le cruel regret que
+j'éprouvais de les entendre de sa bouche. Ce n'était certes qu'une
+saillie de mauvaise humeur, bien naturelle; mais mon imagination
+souffrait de l'affaiblissement de son enthousiasme, au moment où
+l'étoile semblait pâlir. Nous eûmes même à cet égard une vive
+altercation, assez vive même pour me faire craindre une seconde rupture;
+mais la voix de la patrie menacée, le sentiment du devoir et l'approche
+des dangers le réconcilièrent bientôt avec Napoléon et avec moi.
+
+
+
+
+CHAPITRE CXXIII.
+
+Préparatifs de la campagne de France.--Émotions politiques.
+
+
+Je restai quelques jours sans voir Ney, et, comme nous nous étions
+quittés un peu fâchés, je ne voulais provoquer ni son repentir ni sa
+visite. Si le sujet de la brouille eût été quelque chose d'intime et de
+personnel, je l'aimais trop pour rester quelques heures seulement sous
+le poids d'un reproche ou d'une apparence d'insensibilité; mais la
+rancune ne venant pas du coeur, j'étais bien sûre qu'elle ne tiendrait
+pas. En effet Ney vint me voir au bout de deux jours, et je bénis
+presque la querelle qui avait ainsi pour résultat une démarche qu'il
+n'eût peut-être point faite sans ce motif d'impulsion polie et
+repentante. Mais ce qu'il y a de curieux dans les caractères francs et
+impétueux, c'est qu'ils se fâchent encore même en se réconciliant; que
+poussés par la bonne foi de leur premier mouvement, ils y cèdent de
+nouveau, même dans les réparations qu'ils ont la volonté de leur donner.
+Ney n'avait jamais ressenti pour moi cette égalité de passion qui fait
+en quelque sorte disparaître l'ame pour la confondre avec une autre ame;
+je crois même qu'avant la grande catastrophe qui me fit entrer tout
+entière dans son coeur, mon empire, celui de suivante de sa gloire, avait
+beaucoup tenu à ce qu'il retrouvait en moi presqu'un camarade de guerre
+autant qu'une femme; rien d'original, sous ce rapport, comme son retour
+après notre débat; j'espérais de la tendresse, et j'entendis encore de
+la politique. Hélas! ce pauvre ami aimait tant son pays qu'il ne croyait
+pas être infidèle en me parlant de la France, alors menacée, envahie;
+voyant arriver sur ses frontières les soldats de toutes les capitales où
+avaient flotté nos aigles orgueilleuses; mais tout ce qu'il disait avait
+un charme irrésistible de chaleur et de sincérité; la France était au
+fond de toutes ses pensées, et cet immense intérêt, base lui-même de mon
+attachement pour le maréchal, me faisait écouter, avec une incroyable
+émotion, ce que j'appellerais volontiers son improvisation patriotique.
+«Vous aviez raison, mon amie, de réchauffer un peu mon ardeur pour
+Napoléon. Il a commis des fautes; il ne nous a guère ménagés; mais il
+supporte au moins dignement des revers que peut-être il eût pu ne pas
+appeler sur nos têtes; il fait bonne mine à la mauvaise fortune; son
+génie se réveille pour nous organiser une armée, pour nous fabriquer au
+moins des cartouches avec lesquelles nous puissions dignement mourir.»
+Mais, comme malgré lui, le sentiment profond des malheurs publics le
+ramenait à une sorte de misantropie. Les noms de la plupart des grands
+personnages de l'État ne sortaient de sa bouche qu'avec des bouffées de
+mécontentement et de blâme. Il avait avec moi toute sécurité, et ses
+expressions, qui n'étaient retenues ni par la politesse ni par la
+crainte, n'en étaient que plus vives, et n'en sont que plus curieuses
+comme peintures des opinions qui circulaient dans le monde chargé alors
+de nos destinées.
+
+«--Et ce Murat, s'écriait-il, le concevez-vous? Il nous a quittés dans
+la dernière campagne; il n'a pas vu qu'en remettant son commandement il
+descendait du trône qu'il tient de l'Empereur. Murat est le premier
+soldat de la France, mais la royauté l'a gâté; elle lui tient au coeur;
+il en est vain comme les femmes de leurs diamans. Il croit se conserver
+en se tournant d'un autre côté que nous: il se trompe; et quoique cela
+aille mal pour Napoléon, Murat, comme tous les autres, ne peut rester
+roi qu'autant que Napoléon restera empereur.
+
+«--Comment! autant que Napoléon restera empereur? Êtes-vous fou, Michel?
+Pourra-t-il ne plus l'être? Quoi! on l'assassinera donc?» lui disais-je
+avec la plus entière conviction que, malgré les désastres de la Russie
+et les défections de Leipsick, détrôner l'Empereur me paraissait
+impossible...
+
+«Non, dit Ney brusquement, cela n'est pas impossible, et il sera
+lui-même pour quelque chose dans la possibilité. Tous les anciens partis
+vivent encore, sous terre il est vrai, mais ils en sortiront; et il y a
+des momens où nous sommes, nous autres, tentés de croire l'Empereur de
+complicité avec ses ennemis. Il sait qu'il a autour de lui, dans ses
+conseils même, des j... qui le travaillent d'accord avec l'Angleterre;
+qu'une conspiration européenne l'enveloppe; il voit l'abîme, et il
+semble qu'il veuille y tomber.»
+
+Ici, se livrant à son impétueuse franchise, le maréchal Ney me traça un
+tableau de main de maître du 20 décembre, premier lever de Napoléon aux
+Tuileries après le retour de Leipsick. «Il n'avait plus d'armée, mais il
+en a retrouvé là une de courtisans. Belle ressource que les harangueurs
+du sénat, du conseil d'État, des cours judiciaires, des corps
+administratifs! Tous ces gens-là n'ont su que louer, suivant la formule
+consacrée depuis dix ans. La phrase a été son train au salon du trône,
+et l'Empereur a pris au mot ces courages à appointemens. Il est trop
+bon, trop facile, trop crédule. Pour sabrer les Prussiens, qu'a-t-il
+besoin de ses valets dorés? C'est au peuple, sa vraie force, aux
+soldats, ses vieux amis, qu'il doit uniquement s'adresser; il sait bien
+qu'avec nous il est en famille.
+
+«--Ah! j'aime à vous entendre parler au jour de l'adversité et des
+épreuves comme aux jours de la victoire et de l'enivrement de la bonne
+fortune.» J'avais beau épuiser mon éloquence; je voyais bien que le
+maréchal avait un fond de mécontentement contre l'Empereur. Il était
+convaincu qu'il aurait dû faire la paix à Dresde, arranger autrement ses
+affaires, rester allié avec l'Autriche. «Caulaincourt avait très bien
+préparé les choses dans sa négociation avec Metternich. Napoléon a voulu
+la guerre; il pense un peu trop à son antipathie pour l'Angleterre. Lui
+qui n'écoute que ses propres avis, lui qui est de feu contre ses amis
+qui raisonnent, il est de glace contre ses amis qui le trahissent. Il en
+fait ou trop ou pas assez. Bernadotte, ce Gascon qui lui décoche de si
+jolies proclamations, il le ménage. Nous avons perdu nos meilleures
+troupes dans des combats souvent inutiles. Reggio, Tarente, Vandamme et
+moi, nous avons essuyé des échecs: cela ne devait-il pas lui prouver
+l'impossibilité de la lutte?
+
+«--Mon Dieu! vous êtes bien mal disposé pour lui aujourd'hui.
+
+«--C'est que je prévois ce qui va arriver: les ennemis sur notre
+territoire et une guerre d'extermination...
+
+«--Mon ami, pourvu que dans cette fatale extrémité nous soyons les
+exterminateurs.
+
+«--Ida, me dit-il en me regardant de manière à me pénétrer jusqu'au
+coeur, vous êtes bien dévouée à Napoléon depuis quelque temps; est-ce
+qu'il y aurait de la vérité dans certains bruits?
+
+«--Quels bruits? répliquai-je avec le feu qu'on met à prévenir une
+explication périlleuse; mon dévouement à l'Empereur me vient de mon
+enthousiasme pour votre gloire. Je la vois, ainsi que celle de la
+France, si étroitement unie à Napoléon, que les séparer serait porter la
+hache dans vos lauriers. Ah! que je meure avant que cela arrive!
+
+«--Allons, il n'y a rien à dire à un si pur amour pour la France. Ma
+bonne Ida, vous êtes une singulière femme, mais que j'aime bien.» La
+politique, qui nous avait brouillés à la première entrevue, nous
+rapprocha plus intimement l'un de l'autre à la seconde; ce jour-là, en
+nous quittant, nous étions plus amis que jamais.
+
+Le même jour j'allai voir Talma qui était aussi profondément remué par
+les événemens, mais plein de confiance dans le génie de l'Empereur. «Il
+a contre l'adversité, disait Talma, toute la vigueur du vainqueur
+d'Arcole et de Marengo. Sa constance, sa volonté de fer, son ame de feu
+sont déjà une armée. Son regard vieillit les plus jeunes soldats, et son
+étoile sortira radieuse de tant de nuages qui ne sauraient la couvrir.»
+Je parlai à cet excellent Talma de la pauvre Gertrude: il avait oublié
+le bienfait, mais non pas le malheur. Mon récit renouvela sa touchante
+compassion; il était si naturellement généreux qu'il ne comprenait pas
+mes éloges, mais il comprenait mon ame, et je sentis que ma visite lui
+faisait un de ces plaisirs délicats qui naissent d'une vive sympathie de
+pensées et d'impressions. J'emportai une bonne nouvelle pour Gertrude,
+qui m'en remercia comme si j'eusse été de moitié dans la générosité de
+Talma.
+
+Ney m'avait prévenue qu'il ne me verrait pas de quelques jours. Je fus
+bien agréablement surprise de trouver en rentrant, le jour même de sa
+visite, un billet qui m'indiquait, pour le surlendemain fort tard, un
+rendez-vous. Quand il s'agissait de lui, toute autre affaire était
+oubliée; ma vie cessait, pour ainsi dire, pour se concentrer dans la
+sienne; puis mon coeur, si prompt à s'attacher aux douces chimères,
+rêvait déjà bien au delà du bonheur d'une visite. Hélas! dès que Ney
+entra chez moi, et dès le premier coup d'oeil, l'altération de sa
+physionomie me dit tout autre chose.
+
+«--Avais-je raison, s'écria Ney, dans mes prédictions et dans ma colère;
+le vaisseau de l'État fait eau de toutes parts. Par la Suisse, par le
+Rhin, par le Nord, nos frontières sont entamées; tous les ennemis de la
+France se donnent la main. Les coalitions se sont formées à force de
+revers. Cette fois elles sont épouvantablement habiles et unies. Cette
+réaction de tous les orgueils blessés était inévitable. Les poltrons
+eux-mêmes sont leur désespoir, et les plus braves leur lassitude. Les
+débris de nos vieilles bandes sont prisonniers dans toutes les villes
+depuis la Vistule qu'elles occupent inutilement. Ida, ma pauvre Ida, ma
+tête se perd quand elle mesure l'abîme...»
+
+La gloire et la grandeur de la France étaient si chères au coeur du
+maréchal Ney, que l'aspect des désastres publics le mettait hors de lui.
+«Quelle affreuse nouvelle, répétait-il;» et ce noble guerrier, provoqué,
+par mes questions, par la chaleur de l'amitié et du patriotisme, restait
+muet, après quelques exclamations plus énergiques que claires. «Enfin,
+s'écria-t-il, surmontant son abattement, une nouvelle campagne va
+s'ouvrir. Puisse-t-elle du moins nous conserver nos limites, notre belle
+France... Il serait par trop cruel de nous voir enlever les conquêtes de
+la république, de perdre sous les aigles les triomphes de Valmy et de
+Jemmapes.» Il était venu pour me dire beaucoup de choses, et son trouble
+fut tel qu'il me quitta sans entrer même dans l'objet de l'entrevue
+qu'il m'avait demandée.
+
+Regnault, que je vis le lendemain, était plus agité encore. L'année
+1814, qui allait s'ouvrir, se préparait sous de bien tristes pronostics.
+Hélas! ils ne devaient que trop tôt et trop ponctuellement se réaliser.
+Je connaissais trop Ney pour ne pas m'être aperçue, à travers ses
+agitations politiques, qu'il avait besoin de me confier autre chose; je
+ne m'étais pas trompée; car le soir même du lendemain je reçus une
+confidence qui me fut à la fois chère et pénible: elle m'apprit que le
+coeur de Ney me garderait toujours une place, que ni liaisons anciennes
+ou nouvelles, ni devoirs ni infidélités ne me raviraient jamais. Si
+j'éprouvai une légère blessure, un plus noble penchant étouffa bientôt
+mon amour-propre blessé. Donner à Ney une preuve de désintéressement et
+en quelque sorte d'immolation, me tint lieu du bonheur. Prévoyant une
+nouvelle et périlleuse campagne, pressé par une lettre qu'il venait de
+recevoir, Ney me fit part d'une liaison d'un moment avec une belle
+Polonaise qui lui en avait dérobé le précieux gage. Je me chargeai de la
+commission qu'il me donna, mais malgré mon zèle je ne réussis pas
+immédiatement à découvrir l'innocent objet de ses inquiétudes. Pour ne
+pas revenir sur le même sujet, je vais raconter ici l'étrange hasard
+qui, en 1821, me fit rencontrer cette fille de l'amour d'un héros et de
+la faiblesse d'une noble et belle étrangère, qui fut assez heureuse pour
+mourir avant le jour fatal qui enleva à sa fille bien-aimée son illustre
+protecteur naturel. Il faut que je ne sois pour aucune sensation
+organisée comme les autres personnes de mon sexe; car, passé la première
+irritation de l'aveu, je puis assurer que j'éprouvais, au moment de la
+confidence même, un désir de mère à voir cet enfant. Je me formais déjà
+un plan de vie; je disais: «N'est-ce pas, Ney, que vous me la confierez?
+J'irai vivre à la campagne, je lui apprendrai à vous connaître, à vous
+chérir, et elle ignorera ce que j'ai eu de torts.» Il me pressait dans
+ses bras, me répétant: «Ida, bonne et chère Ida;» et moi d'être fière et
+heureuse plus que du plus brûlant délire d'amour. Hélas! il ne devait
+pas jouir de la douce sécurité de me voir veiller sur l'objet de sa
+tendresse inquiète.
+
+Dans les premiers jours de janvier 1821, je fis un voyage à Verdun.
+J'arrivai vers le soir; c'était un jour de plantation de croix. Les rues
+étaient encore tout encombrées des oisifs que cet événement avait
+attirés. On y voyait avec leurs parens les jeunes filles qui avaient
+formé le cortége, ornées de guirlandes et de voiles blancs. À Verdun, un
+cortége de jeunes filles, vêtues de blanc, rappelait un trop cruel
+souvenir pour n'être pas un pénible spectacle. Je m'éloignai avec
+précipitation, et remettant mes visites au lendemain, je sortis de la
+ville vers le lieu, déjà désert, où la sainte cérémonie venait de
+rassembler toutes les ames religieuses ou avides des pompes extérieures
+du culte. Non loin de la croix qu'on venait d'élever était assise sur le
+gazon une jeune fille dont l'aspect enchanteur me fit sentir une
+surprise toute prête à devenir de l'admiration; son léger vêtement était
+fermé par une ceinture noire qui dessinait Aine taille souple et
+élégante; un grand chapeau de paille était à ses côtés, et la légère
+bise du soir faisait voltiger des tresses dorées dont la mode n'avait
+pas encore dénaturé les gracieuses ondulations, ni torturé les boucles
+naturelles; un grand portefeuille de dessins était placé près du
+chapeau. Je fis à mon domestique signe de s'éloigner; je m'approchai
+doucement de la jeune personne, de façon à la très bien examiner avant
+d'en être remarquée. À peine les roses de la première jeunesse
+commençaient à remplacer sur ses joues les couleurs plus prononcées de
+l'enfance, et déjà se lisait sur son front virginal l'empreinte des
+soucis; les pénibles soupirs d'une profonde méditation soulevaient un
+sein naissant à peine. Elle prononça à mi-voix quelques mots sans suite,
+mais dont le son fit aussitôt vibrer toutes les cordes de mon coeur: en
+me rappelant cette douceur d'accent d'une jeune fille, il me semble
+reconnaître quelque chose d'une voix chérie. Éveillée par cette
+divination mélancolique, il me semblait lire sur le front virginal de
+l'inconnue une expression de physionomie qui me rendait comme présente
+l'image douloureuse de l'infortuné maréchal. Je fis un mouvement pour
+être aperçue: à l'instant la jeune fille fut debout et prête à
+s'éloigner. Mon coeur battait avec violence; «De grâce, Mademoiselle,
+restez; mon sexe, mon âge, doivent ne vous causer aucune crainte. Vous
+êtes seule; mon domestique nous suivra de loin; accordez-moi quelques
+instans, dites-moi quels heureux parens ont le bonheur de vous avoir
+donné la vie.»
+
+«--Hélas! Madame, dit-elle avec un maintien parfait, depuis bien
+long-temps les paroles bienveillantes sont étrangères à mon oreille;
+excusez le trouble qu'elles causent à la pauvre Féodora.
+
+«--Ce nom annonce que vous n'êtes pas née en ces climats; cependant
+votre accent est si pur...
+
+«--Je suis fille d'un Français et d'une Polonaise, continua-t-elle
+précipitamment, orpheline de tous deux; depuis trois mois seulement je
+sais que je n'ai rien à demander à la société qui me dédaigne, rien à
+espérer de ce monde où ma naissance devient un titre d'exclusion ou
+d'une insultante pitié.» En s'exprimant ainsi, sa belle physionomie
+s'était animée d'une fierté douloureuse; d'abondantes larmes coulaient
+sur ses joues. Je pressai sa main que j'avais saisie avec une religieuse
+tendresse: c'était la fille du héros, de l'homme que j'avais idolâtré,
+que je pleurais avec désespoir: oh! que cet être me parut cher. Je n'ai
+jamais conçu l'orgueilleux amour-propre qui fait repousser ou haïr
+l'enfant de l'homme qu'on aime, lors même que ces enfans sont une
+irrécusable preuve d'inconstance. Quand la passion a été sincère, elle
+étouffe tous les murmures de la vanité. Je rassurai Féodora, m'informant
+avec intérêt des amis, des soutiens qui restaient encore à sa jeunesse.
+«Je suis un enfant illégitime, voilà tout ce que je puis dire. Je
+n'accuse point mon père; ses mânes m'entendent; ma mère n'a pu supporter
+sa mort funeste. Je suis seule, oh! bien seule au monde.» L'air, le ton,
+le regard de Féodora étaient pénétrans. Il faut en avoir éprouvé la
+puissance pour comprendre tout ce qu'une ame noble et fière ajoute à la
+beauté d'une femme.
+
+Je tenais la main de Féodora; je lui prodiguais tous les noms qu'une
+mère tendre donne à une fille bien-aimée. J'ouvrais ainsi son jeune coeur
+à la confiance, qui n'eut plus de secrets pour moi. Féodora avait sept
+ans lorsqu'elle perdit sa mère. À l'instant tout changea autour d'elle,
+les soins, la vie, jusqu'aux robes qui naguère la paraient. Une vieille
+Polonaise, Élisabeth Dobninski, accompagnée d'un valet de chambre, lui
+firent passer bien des jours en voiture, et un matin Féodora se vit en
+s'éveillant dans une petite chambre avec des personnes inconnues, mais
+dont les manières douces et caressantes gagnèrent le coeur de la pauvre
+orpheline. Cependant Féodora ne put sans un cruel chagrin se plier au
+changement de sa fortune; elle n'avait jamais parlé que français avec sa
+mère, et sous ce rapport du moins elle se trouva moins étrangère au
+milieu de ces êtres inconnus; mais sous tant d'autres, qu'elle était à
+plaindre! Au lieu de ces arts charmans dont sa mère l'avait entourée, ce
+n'étaient plus que les grossiers ennuis d'un travail mécanique. Féodora
+n'avait aucune aptitude à ses nouveaux devoirs; son caractère était
+doux, mais fier. La contrainte la révoltait; elle continuait en secret à
+s'occuper des leçons de sa mère; un crayon était un trésor, et un
+bouquet de fleurs fut souvent acheté par l'orpheline au prix de
+l'abandon de quelque pièce de sa modeste garde-robe. Elle sacrifiait
+souvent les heures destinées à une pénible tâche de ménage au plaisir de
+courir au loin la campagne pour former son herbier, et de composer des
+dessins imparfaits, mais précieux par les mots touchans qu'elle plaçait
+sous chaque fleur en souvenir de sa mère. Féodora vivait depuis deux
+années à Verdun dans cette monotone médiocrité, sans plaisir, sans
+espérance, mais du moins sans privations du nécessaire. Peu à peu la
+main invisible qui la soutenait s'est montrée moins exacte dans ses
+dons. Attachée peu à peu par l'habitude, comme tous les bons coeurs, à
+ceux qu'elle voyait tous les jours, Féodora, accablée du changement de
+leurs manières, leur demanda en larmes ce qu'elle leur avait fait. «Que
+voulez-vous, Féodora, lui dit la femme, nous gagnons notre vie par notre
+travail. On nous écrit que votre pension ne sera plus payée, et nous ne
+pouvons vous nourrir pour rien.» Ces mots avaient enlevé à la
+malheureuse orpheline ses dernières illusions; il lui fallait même
+renoncer aux travaux de l'aiguille pour descendre aux pénibles soins
+d'un ménage d'artisan. Il fut impossible d'y plier sa fierté, et surtout
+du moment où la découverte d'un papier mêlé aux lettres de sa mère lui
+eut appris le nom et la haute illustration de celui à qui elle devait le
+jour et le rang de sa mère. De ce jour, Féodora, perdue dans le vague
+d'une affreuse mélancolie, faisait et défaisait mille projets; ses nuits
+se consumaient dans les larmes; le jour, elle courait respirer l'air
+libre de la campagne. Mais peu à peu la cruelle nécessité exerça sur
+elle sa fatale puissance; on força ses habitudes sans vaincre ses
+dégoûts. «Je fus pendant deux ans si malheureuse, me disait-elle, que
+souvent j'invoquai les mânes de ma mère, pour lui demander si c'était un
+crime de s'ôter la vie.» Ces paroles me firent frissonner: un pareil
+aveu dans une bouche de quinze ans renferme tant de douleur!
+
+Insensiblement on reprit, plus tard, avec Féodora des manières moins
+sèches. Un jour on lui dit d'être tranquille, qu'une grande dame aurait
+soin d'elle et la protégerait. «Je ne veux pas être protégée, mais
+aimée, répondit la fière Polonaise.» En effet, sa pension fut payée, et
+l'on s'occupa de son instruction religieuse.
+
+Je témoignai à Féodora le désir de l'accompagner, de connaître les
+personnes auxquelles on l'avait absolument confiée. «Non, me dit-elle,
+car cela restreindrait ma liberté. Ce qu'on me recommande surtout, c'est
+de ne faire connaissance avec personne. J'ai tant besoin de penser que
+je vous verrai encore, et que même, loin de Féodora, vous n'oublierez
+pas les confidences de la pauvre fille illégitime!» Je pressai l'aimable
+infortunée sur mon coeur avec une tendresse de mère. Hélas! j'étais déjà
+pauvre alors, et ce fut un des momens de ma vie où j'ai senti que
+l'argent peut être quelque chose pour le bonheur. Si j'en eusse été
+pourvue, comme dans mes beaux jours, j'eusse dit à Féodora; «J'ai adoré,
+je pleure avec désespoir le héros qui te donna la vie; le nom de ta mère
+est une amertume pour mon coeur, mais n'est-tu pas aussi la fille de
+celui que j'ai tant aimé? Viens, retrouve en moi l'appui et les
+entrailles, de la bonté paternelle.» Après nous être donné rendez-vous
+pour le lendemain, nous nous séparâmes.
+
+Mais je l'attendis vainement au rendez-vous. Qu'on juge de mon chagrin!
+J'étais forcée de repartir le lendemain même. Je résolus d'aller parler
+aux gens qui avaient accueilli Féodora. Un billet qu'on me remit d'elle
+en rentrant à l'auberge, me fit changer d'avis; Je transcris
+littéralement les lignes de cette aimable et malheureuse enfant:
+
+«Je suis restée trop tard dehors hier; on nous a vues ensemble, on m'a
+questionnée, et je hais les questions. J'ai vivement répondu que,
+n'ayant point le bonheur d'avoir mes parens pour guides et pour maîtres,
+je ne voulais pas me soumettre à un joug étranger. On ne me permet pas
+de sortir aujourd'hui et de vous parler ce soir; ne m'oubliez pas en
+passant devant le lieu où vous m'avez trouvée hier, et d'où je revins
+avec un trésor, car je vous crois mon amie. Il y a tant de bonté dans
+vos regards! J'ai des frères, m'avez-vous dit; vous leur parlerez pour
+la fille de leur père, une fille qui ne demande qu'un peu d'affection
+fraternelle. Madame, chère Madame, ne m'oubliez pas, car vous êtes la
+seule espérance de la pauvre orpheline Féodora.»
+
+Je plaçai ce billet sur mon coeur. Lorsque la voiture qui m'amenait à
+Paris passa devant la croisée où j'avais trouvé Féodora, mon ame
+renouvela le serment de revoir la pauvre fille autant qu'il serait en
+mon pouvoir. Dans la ferveur de ce double serment, je crus voir une
+ombre légère s'approcher de moi, suivre comme un nuage lumineux la
+course rapide qui m'entraînait... Le bruissement des arbres, le faible
+frémissement des insectes, le cri des oiseaux, formaient comme un
+concert de voix aériennes qui répétaient ma promesse de ne pas oublier
+la fille du héros, et de faire dire à ses fils: «C'est vous seuls qui
+devez être les protecteurs de Féodora!» Les peines et les malheurs qui
+m'accablèrent ne me firent point oublier ni négliger mon serment; mais
+ils furent tels, que souvent cette impuissance m'arracha des larmes. Le
+sort de Féodora était heureusement trop intéressant pour n'être pas
+soulagé: il le fut et d'une manière qui défend, par le respect dû au nom
+de la protectrice, de s'inquiéter du bonheur de la protégée.
+
+
+
+
+CHAPITRE CXXIV.
+
+Visite à Madame, mère de l'Empereur.--La belle Allemande chez Regnault
+de Saint-Jean-d'Angely.--MM. Lainé, Raynouard, Flangergues, Gallois.
+
+
+Les derniers jours du mois de décembre 1813, par l'accumulation des
+mauvaises nouvelles, par le relâchement de toutes les affections, par
+l'irritabilité de toutes les personnes attachées à la fortune de
+l'Empereur, me furent bien pénibles. Quand on n'est point intéressé aux
+affaires, mais quand on s'intéresse à ceux qui y prennent part, on
+souffre plus qu'eux des malheurs qui les accablent; ce qui pour eux
+n'est quelquefois qu'un intérêt, devient pour leurs amis un sentiment.
+Regnault de Saint-Jean-d'Angely m'envoyait chercher à tout moment. Dans
+les temps de crise, on dirait que les caractères les plus virils ont
+besoin de s'abriter et de reprendre courage auprès d'un coeur de femme.
+Dans ces longues conférences, devant lesquelles ne reculait jamais mon
+dévouement, Regnault était quelquefois abattu jusqu'à la faiblesse et
+violent jusqu'à la colère; ce qui l'indignait le plus, c'était le froid
+égoïsme de la plupart de ses collègues des grandes fonctions publiques.
+«Il semble, s'écria-t-il, que tous ces gens-là flairent la nouvelle
+curée d'un autre gouvernement.»
+
+Mes jours étaient fort tristes, parce que je voyais la gloire de Ney
+tellement unie au sort de l'Empereur, que craindre pour la chute du
+dernier, c'était frémir pour l'autre. Dans mes courses continuelles, je
+voyais et entendais une infinité de propos que je me gardais d'autant
+plus de rapporter, qu'ils étaient tenus de confiance, et que Regnault
+n'aurait pas manqué, par excès de précaution, d'en tirer les
+conséquences à sa manière. Il rêvait tellement conspirations et
+complots, que je lui cachai la rencontre que je fis de ce D. L***,
+espèce de fatalité qui se représente à toutes les époques critiques de
+ma vie. La cour des Tuileries retentissait d'une verte algarade de
+Napoléon envers ses courtisans; quoique Regnault n'eût point eu sa part
+de la colère impériale, il était revenu du château fort mécontent.
+«L'Empereur, disait-il, se fait des ennemis par ses sorties violentes,
+et cela ne mène à rien.» Mais voici comment s'était faite cette
+rencontre dont je n'avais pas parlé à Regnault. Mon cabriolet s'étant
+arrêté au coin du boulevart, j'aperçus D. L*** qui descendait
+précipitamment du sien pour venir à moi; je lui demandai s'il venait de
+l'autre monde?--«Non, pas encore, et je n'en ai point envie en ce
+moment. Je viens de passer un mois à Calais. Ah! si vous étiez une femme
+à penser à la fortune, quel avenir je vous assurerais!» Je le regardai
+avec l'air assez hautain. «Oui, oui, continua-t-il, un brillant avenir,
+mieux que vous ne l'aurez jamais avec le maréchal.--Perdez-vous la tête?
+Qu'ai-je fait pour un pareil avenir?
+
+«--Mais vous voilà bien grand seigneur, M. D. L***; comment, de la
+protection! Irait-elle au moins jusqu'à me rembourser quelques milliers
+de francs que vous me devez?
+
+«--Non pas encore, ma belle dame; mais si vous voulez, je vous fais
+gagner mille louis.
+
+«--En vérité!
+
+«--Oui, garantis.» Et en deux mots il me mit au courant et m'offrit des
+sûretés; je ne lui répondis qu'en parodiant ce vers de _Britannicus_:
+
+ Mais je n'ai mérité
+ Ni cet excès d'honneur ni cette indignité.
+
+Je sus depuis que cet adroit caméléon servait à la fois Baal et le dieu
+d'Israël. J'eus peut-être tort, mais je n'instruisis pas Regnault de mes
+soupçons assez bien fondés, comme on va le voir. Le roi de Naples venait
+de signer un armistice avec l'Angleterre et alliance avec l'Autriche.
+Paris retentissait du bruit de cette ingratitude, parlons la langue des
+politiques, de cette imprudence. Je venais de l'apprendre; j'étais
+affligée, humiliée dans mes souvenirs; je pensais à la grande-duchesse,
+et la réminiscence me revint d'une lettre dont elle m'avait chargée, et
+qui était restée sans réponse. D. L*** prétendait sortir de chez M.
+Desèze, et m'annonçait, d'un air de triomphe, un second voyage pour
+Calais, assurant qu'il ne serait que quatre ou cinq jours; encore trois
+voyages, me répétait-il, et ma fortune est faite au grand complet.
+«Voulez-vous venir?» Je lui tournai le dos pour toute réponse. Cette
+rencontre me donna beaucoup à penser; mais sans compter mon invincible
+horreur pour tout ce qui sent la délation, le caractère de M. Desèze
+était si honorablement connu, que j'aurais cru commettre un crime que de
+le croire en relation avec un être comme D. L***. Lorsqu'après le
+changement je revis celui-ci, il rit beaucoup de ce qu'il appelait
+ironiquement mon innocente candeur.
+
+Je songeai enfin à porter une lettre dont j'étais chargée de la part de
+la grande-duchesse pour Madame Mère; c'était la seule personne de la
+famille de l'Empereur qui conservât de son origine quelque chose de peu
+royal, on pourrait même dire de peu distingué, pour quelqu'un qui avait
+donné le jour à tant de princes. Je fus introduite par M. de
+Cossé-Brissac, dont les manières, tout imprégnées d'ancien régime,
+auraient pu, dans un courtisan moins consciencieux, passer pour une
+satire en action de celles de la douairière un peu bourgeoise. La bonne
+madame Lætitia avait pris la royauté comme une sinécure; c'était une
+reine sans gêne et sans façon. Je la trouvai assise près d'une table
+énorme où étaient placés plus de trente petits paniers et plusieurs
+ouvrages en perles. Je présentai ma lettre. «C'est bon, dit-elle en la
+prenant; nous verrons cela. Savez-vous faire de ces sortes
+d'ouvrages?--Non, Madame.--Eh bien! ni moi non plus. Je les achète d'une
+de ces pauvres _ci-devant_ comme il y en a encore tant, quoique mon fils
+leur ait fièrement donné, qui ont beaucoup de prétentions et pas un sou
+vaillant.
+
+«--Vous savez, Cossé (s'adressant à M. de Cossé-Brissac); c'est ma
+boiteuse que vous trouvez assez bien et que je trouve bossue; elle est
+adroite comme une fée. Croyez-moi, c'est joliment fait. Eh bien! je
+rends service à cette pauvre femme; car toutes nos dames m'en prennent,
+croiriez-vous?
+
+«--Je le crois aisément; un don de la main de Madame Mère est une grâce
+trop flatteuse...
+
+«--Un don! un don, dites-vous! où avez-vous la tête; je les paie et les
+leur fait payer. Oh! oh! ma chère, je vois bien que vous
+n'_accoumoulourez_ jamais.» Il me prit une grosse envie de lui dire: je
+crois que je n'en vaux que mieux; mais très heureusement que l'humble
+attitude et l'air profondément soumis de M. de Cossé-Brissac me
+rappelèrent à propos le haut rang de la personne qui me parlait, et je
+ne répondis que par un respectueux silence. Entre autres choses aussi
+importantes, madame Lætitia me questionna sur les perles de Rome. Je
+crus faire un trait d'adresse en lui disant: «Elles sont beaucoup plus
+chères que celles qu'on emploie pour ces sortes d'ouvrages.
+
+«--Oh! ma petite, j'en sais le prix et de tous les numéros encore; ce
+n'est pas à moi qu'on en fait accroire. Je ne tranche pas de la
+princesse comme mes filles.» En m'inclinant légèrement je déguisai mon
+sourire sous l'apparence d'une approbation très humble, et je rendis
+justice à ma bienfaitrice, en répondant: «Il est vrai que la
+grande-duchesse et la reine de Naples ont des coeurs de reines.» Je fus
+reconduite avec même étiquette, et, me retirant à reculon, mon pied
+s'embarrassa dans ma longue robe, et, moins leste, je serais tombée.
+Madame Mère montra dans cette occasion que si elle manquait un peu de la
+dignité du rang suprême, elle avait du moins conservé toute la bonté de
+ces moeurs simples et familières qui ont leur prix pour ceux qui en sont
+l'objet. «Ah! mon Dieu! me cria-t-elle, allez-vous-en donc tout
+_ouniment_ droit devant vous; vous avez failli vous faire _dou_ mal pour
+l'étiquette.» Madame Mère avait dû être fort jolie; elle était à cette
+époque presque bien encore. Sa physionomie avait surtout ce trait de
+bonté facile qui donne du charme aux femmes qui ont conservé le moins
+d'agrémens.
+
+En sortant de chez Madame Mère, je me rendis chez Regnault où je vis une
+dame d'une figure charmante. C'était une Allemande honorée de la
+protection de Mme de Staël. Regnault mettait une sorte de mystère à la
+recevoir. Ce ne fut que plusieurs années après que j'appris d'elle-même,
+dans une rencontre en Belgique, l'espèce d'utilité dont elle était au
+gouvernement, et la passion plus généreuse qui la rendit sinon digne
+d'estime, au moins de pitié, en lui donnant l'énergie de rejeter une
+fortune honteuse, fruit d'infames services. Je ne la nommerai point,
+parce que son repentir fut aussi sincère que déchirant. Hélas! que
+n'ouvrit-elle plus tôt son ame à la femme célèbre et compatissante que
+le sort lui avait donnée pour amie; elle se serait épargné des remords.
+Mais à l'époque où je vis cette dame chez Regnault, elle était dans
+toute l'activité de ses vilains devoirs. On parlait de la scène de
+l'Empereur avec la députation du Corps-Législatif; Regnault et la dame,
+sans affectation, baissèrent un peu le diapason de leurs paroles
+mystérieuses; je n'entendis plus que les noms de Bordeaux, d'Angleterre,
+de correspondances, et de temps en temps quelques exclamations contre
+MM. Lainé, Raynouard, Flangergues, Gallois, membres récalcitrans du
+Corps-Législatif.
+
+Quand la jolie dame allemande sortit du cabinet de Regnault, j'eus
+grande envie de la suivre, mais celui-ci me retint; il était si enfoncé
+dans les intérêts du moment, qu'il m'en parla comme s'il eût continué sa
+conversation avec la haute utilité qui venait de le quitter: «C'est
+Vicence, me dit-il, qui part chargé de négociations auprès des
+souverains, et surtout de l'empereur d'Autriche. S'il ne doit pas avoir
+plus de succès qu'à Dresde, il vaudrait autant qu'il restât à son
+ministère.
+
+«--Mon Dieu! je trouve une teinte d'envie à cette boutade; auriez-vous
+la fantaisie d'être ambassadeur?» dis-je à Regnault assez étourdiment.
+Il ne me répondit que du regard, mais c'était répondre, et même avec un
+peu de suffisance.
+
+Je n'avais pas vu Napoléon depuis le fameux voyage de Milan; la
+curiosité m'en prit, et une curiosité dictée par le plus noble intérêt
+et secondée par un de ces hasards singuliers dont il y a déjà tant
+d'exemples dans ma vie aventureuse, et qui donnent à la plus minutieuse
+vérité l'apparence d'une relation romanesque. L'Empereur venait de
+confier à la fidélité de la garde nationale parisienne, subitement
+ressuscitée, la fille des Césars et l'espoir de sa dynastie,
+Marie-Louise et le roi de Rome. La vaste enceinte du Carrousel venait de
+retentir de ces acclamations bruyantes dont Paris ne manque jamais. Le
+prince Joseph, si bon, si aimable, si instruit, mais peu fait, malgré
+ses deux exercices de royauté à Naples et en Espagne, pour supporter le
+poids du diadème, était peut-être celui que Napoléon n'eût pas dû
+choisir pour soutenir la jeune et incapable Marie-Louise dans le fardeau
+de la difficile régence qu'il allait établir. J'étais au Carrousel et
+dans la cour du château; je me glissais partout, j'écoutais tout avec
+l'anxiété du pressentiment, auquel j'avoue que j'ai toujours ajouté foi
+jusqu'à la crédulité. Il y avait tout près du cercle formé pour le mot
+d'ordre, un sergent de la garde nationale, que j'avais vu chez une de
+mes connaissances, royaliste à vieilles idées, qui commençait à reparler
+de ce qu'elle avait oublié si long-temps. Il causait avec plusieurs
+personnes, et non moins que dans le sens des cris qu'il venait lui-même
+de proférer. Hélas! me disais-je, voilà le sort des princes; ils se
+fient à des démonstrations de dévouement, et qui ne sont que le résultat
+du frottement des masses obéissant à des émotions du moment, qui seront
+éteintes au moindre examen et au premier changement. Toutes ces
+observations d'un coeur véritablement affectionné et enthousiaste me
+donnaient le besoin de voir l'Empereur. Cette solennité me l'avait
+présenté sous un jour triste, dans une espèce d'_amoindrissement_ de sa
+puissance. Je parvins à entrer au pavillon de Flore, malgré la foule,
+car j'avais des amis partout. Je vais, dans le chapitre suivant,
+raconter la courte entrevue que je parvins à surprendre avec Napoléon.
+Je dirai tout de cette bonne fortune du sort, de cette minute imposante
+qui me fut une immense gloire par la conviction qu'elle me donna que le
+désintéressement et la vive sincérité de mon dévouement n'avaient pas
+été sans influence et sans charme sur le génie d'un grand homme
+malheureux.
+
+
+
+
+CHAPITRE CXXV.
+
+L'escalier du pavillon de Flore après la revue de la garde
+nationale.--Entrevue avec l'Empereur.--Départ du maréchal Ney pour le
+quartier général.--Campagne de France.
+
+
+J'étais parvenue au haut de cet escalier qui est dans le coin reculé de
+la cour des Tuileries, entre les cuisines et un corps-de-garde, où rien
+n'annoncerait le séjour du souverain, sans les sentinelles qui se
+croisent et les consignes qui se répètent. Ma mine était si connue dans
+la garde impériale, qu'il ne m'arrivait jamais d'être repoussée dans mes
+curiosités par les militaires.
+
+J'arrivai donc sans exciter la moindre attention jusqu'à la première
+anti-chambre. Assise sur une banquette, de singulières réflexions
+m'assaillirent malgré moi sur la destinée des rois. J'étais là sans
+avoir subi aucune enquête, aucune surveillance. J'étais sûre que
+l'Empereur allait y passer sans garde; je savais qu'à ma vue il
+s'avancerait (comme cela lui arrivait à la vue de toute personne
+étrangère), pour s'informer du motif qui m'amenait là. Si je l'eusse haï
+autant que je l'admirais, si j'eusse été animée d'un esprit de complot
+ou de vengeance, rien, me disais-je, d'aussi facile que d'arriver avec
+un poignard au coeur d'un grand homme. Ces idées m'absorbèrent si
+tristement que je ne vis, n'entendis rien de ce qui se passait autour de
+moi. Je ne me réveillai de mon accablante rêverie qu'au bruit du
+factionnaire du haut de l'escalier qu'on venait de relever. J'étais
+assise derrière le grand vitrage qui longe le palier d'où l'on aperçoit
+une espèce de corridor fort obscur, qui doit conduire derrière les
+appartemens de l'aile qui est entre l'horloge et le pavillon de Flore.
+Dans le même espace, il y a un cabinet où l'on monte par quelques
+marches; j'ai dit, je crois, que j'avais écrit sur mon _memento_ les
+propos entendus dans la cour. Je tenais ce billet déployé dans ma main;
+j'entendis marcher dans le fond de ce corridor; machinalement je me
+lève, je m'approche jusqu'à la porte entr'ouverte du petit escalier. À
+ma toilette élégante, le factionnaire me prit pour une habitante du
+château; car loin de me regarder avec hésitation, il me laissa le
+passage libre. Au même moment, l'Empereur se montre, et moi, qui
+n'attendais là si patiemment que pour le voir, plus leste que la pensée
+et étourdie comme mon imagination, je me jette derrière la porte
+entr'ouverte et sur la seconde marche de l'escalier. Il me serait
+impossible de rendre l'attitude, ni l'expression de physionomie, ni
+l'accent de l'Empereur, qui s'approcha presque d'un air moqueur en me
+voyant grimpée là si sottement.
+
+«Que voulez-vous? Que faites-vous ici?
+
+«--Sire, le voilà: j'ai assisté à la revue, j'ai entendu et écrit ce que
+j'ai entendu;» et déjà il regardait mon billet. J'ai une si détestable
+écriture, qu'au milieu de toutes mes autres craintes, la plus vive était
+encore qu'il ne pût déchiffrer mon griffonnage. Je tendis la main pour
+reprendre la note. L'Empereur sourit de son fin et délicieux sourire,
+mit sa belle main sans gant sur la mienne, et rapprocha le billet de ses
+yeux. «Et le nom de l'homme, me dit-il?
+
+«--Je ne le connais pas, sire.--Bien (avec un regard doux et
+bienveillant); bien, allez chez Regnault, et contez-lui tout.» J'allais
+risquer une parole de plus, j'allais dire: «Votre Majesté me reconnaît
+donc?» Mais Sa Majesté était déjà loin. Avec Napoléon rien ne traînait
+en longueur. Je redescendis l'escalier, mais cette fois non sans avoir
+été bien contrôlée par tous les regards surveillans. L'Empereur avait
+gardé ma note.
+
+Je me rendis chez Regnault; il était sorti. Je lui laissai un mot. À
+sept heures du soir, il vint tout content me bien surprendre, en me
+montrant cette note, et en m'annonçant que j'avais beaucoup amusé
+l'Empereur par la terreur panique qui m'avait valu une audience
+particulière sur un escalier dérobé. Regnault avait ordre de me donner
+un bon sur le Trésor. La somme était considérable. Je refusai d'en
+accepter l'ordonnance; mais j'avoue sans détour que mon refus était un
+calcul, et tenait à un plan de ma tête un peu plus qu'à une délicatesse
+de mon coeur. N'ayant nommé ni compromis personne, j'aurais pu recevoir
+sans rougir une marque de reconnaissance pour un avis utile; mais
+j'ambitionnais mieux qu'une récompense pécuniaire, et je voulais pouvoir
+un jour demander à l'Empereur une position honorable comme mon
+dévouement, et pure comme la passion pour la gloire. Regnault, dont
+l'ame comprenait tous les sentimens généreux, surtout ceux d'un
+dévouement sans bornes, Regnault m'approuva et promit toute la chaleur
+de sa protection en faveur du projet que je lui communiquai pour mon
+avenir. Hélas! cet avenir, qui jamais n'arrive ni comme on le craint, ni
+comme on le désire, devait m'ôter, tout, oui, tout, jusqu'à l'espérance,
+puisque toutes se sont brisées sur un cercueil!... Le surlendemain,
+c'était le 17 janvier, je crois, Ney vint m'annoncer qu'il partait pour
+le quartier général de Châlons-sur-Marne. Je ne puis dire qu'il était
+triste ni agité de sombres pressentimens, puisqu'il s'agissait d'aller
+combattre; à l'idée des périls, Ney était toujours _tout lui_; mais il y
+avait quelque chose de plus réfléchi, de plus raisonneur dans ses
+dispositions; tellement que je me gardai bien de lui parler de ma
+singulière audience, et que je ne pus m'empêcher de lui répéter:
+«Aimez-vous moins l'Empereur, avez-vous regret à cette campagne?» Il en
+revint à son cheval de bataille: «C'est la France que j'aime; pour elle,
+je suis prêt à partir: mais s'il ne s'agit que de lui, j'avoue qu'un peu
+de repos nous conviendrait à tous.
+
+«--Sans doute, et tous vous l'avez bien mérité. Encore un effort; encore
+cette moisson de lauriers; elle est la plus nécessaire, elle sera la
+plus glorieuse.» Ces mots-là avaient de l'écho dans l'ame de Ney; aussi
+se laissa-t-il aller à mes inspirations. Celles de l'amour et de la
+gloire ont une si prompte et si puissante sympathie!
+
+Le maréchal partit dans la nuit, et cette fois la patrie était de moitié
+dans la tendre résolution qui allait me pousser encore sur les traces du
+guerrier. Je m'occupai de mes faciles préparatifs de campagne; Regnault
+n'approuvait pas l'idée de ces courses militaires, qu'il appelait mes
+_Jeanne-d'Arcqueries_; mais j'avais l'habitude de n'écouter que moi, et
+les défenses positives même de Ney ne servaient d'ordinaire qu'à
+stimuler davantage mes résolutions. La seule concession que ma tête pût
+faire se réduisait à ne pas transgresser la religion du sévère
+incognito, que me commandaient son repos et mon respect pour ses liens
+légitimes. Je ne voulus point faire d'adieux à Regnault, afin de
+m'épargner l'inutile résistance de ses conseils. Mais je n'y échappai
+point; car à peine Ney m'avait quittée, que le comte se présenta chez
+moi. Entre autres choses qui ajoutèrent à la surprise de cette si
+prompte visite, ce fut l'espèce d'enquête qu'il me fit subir sur le
+gouverneur de Wilna (le général Hogendorp); il voulut savoir si je le
+voyais lors de la campagne de Russie; si j'étais à Smorgony lorsque ce
+général y arriva au départ de Napoléon pour la France. «J'ignorais même,
+lui dis-je, qu'il y eût des Hogendorp combattant pour la France; j'en
+suis bien aise. Honneur de la patrie de ma mère, je suis fière de les
+voir tous comprendre aussi bien la brillante gloire des armes que celle
+d'une éloquence qui défend victorieusement les libertés publiques[10].
+Mais pourquoi me parlez-vous du général?
+
+«--Ah! le pourquoi? ma bonne Saint-Elme; vous permettrez à l'homme
+d'État de ne pas le confier à votre tête brûlée.» Il me disait cela avec
+une mine moitié grave, moitié ironique qui ne lui était pas naturelle.
+Je n'en sus jamais plus par Regnault, et quand j'en voulais parler,
+long-temps après, il éludait de répondre, me disant seulement: «Cela n'a
+pas nui à _fama volat_.» En rassemblant toutes ces circonstances, toutes
+ces questions que la plupart du temps loin d'expliquer on n'achevait
+même pas, je croyais toujours y trouver quelque secrète dénonciation de
+D. L***.
+
+Je connaissais deux personnes à Châlons, chez lesquelles je pouvais
+réclamer une hospitalité bienveillante; j'y arrivai dans la nuit du 28
+janvier. Les maréchaux Victor, Marmont, Mortier, Oudinot et Ney y
+commandaient sous les ordres de Napoléon. Quelle réunion encore
+imposante de talens militaires, lorsque tant d'autres étaient dispersés
+sur des points divers pour garder contre l'invasion de l'étranger cette
+France défendue trente années au prix de leur sang!
+
+Je cherchai dès le lendemain à voir Ney; mais comme sa figure me sembla
+aussi sévère que lors de la rencontre en Russie, je craignis les
+résultats de la même colère, et cette fois je n'exposai pas mon
+empressement à la même réception. Je pris courage et patience, en
+donnant à mon coeur la distraction guerrière des grands spectacles dont
+j'étais entourée. C'étaient toujours nos braves du Rhin, du Tibre et des
+Pyramides, mais les habitudes de l'Empire avaient singulièrement
+assoupli ces caractères fiers et ces ames fortes; c'était même valeur,
+même courage, mais un courage plus résigné que bouillant. On semblait
+plutôt attendre la mort comme un devoir, que la braver pour une
+conquête. Jamais nos héros ne se montrèrent plus dignes de leur
+renommée, jamais plus infatigables; mais sans diminuer la part des
+éloges qu'ils ont si chèrement achetés, je dois constater, comme un fait
+curieux pour l'histoire, un changement de moeurs en quelque sorte dans
+nos grands capitaines. On aurait dit une sorte de mélancolie de
+l'héroïsme. Le maréchal Oudinot avait encore un peu plus qu'autrefois
+son ton fâché et froid, qui tient à un caractère de stoïcisme admirable,
+mais peu de mon goût, quand il se trouvait près de Napoléon. Je
+remarquai en lui et peut-être plus que dans les autres maréchaux, un je
+ne sais quoi d'involontairement mécontent. J'avais souvent vu le
+maréchal aux beaux jours de la république, c'était un autre homme;
+c'était alors chez Oudinot l'enthousiasme de la jeunesse et en quelque
+sorte d'un premier amour. Du temps de l'entrée en Hollande et en Italie,
+on avait tout à conquérir, titres, dignités, richesses, et sous
+l'empire, en 1814, on pouvait craindre de tout perdre. Celui des
+maréchaux qui conservait le mieux l'ancien caractère de simplicité et
+d'illusion, était le maréchal Victor, qui me parut là ce qu'il fut
+toujours, non seulement aussi brave, mais d'une ardeur aussi jeune que
+dans les premières victoires, qui l'ont classé si haut dans nos annales.
+Quant au maréchal Macdonald, je ne le vis passer qu'à cheval; Marmont,
+le favori de l'Empereur, était, avec Ney, celui dont l'extérieur
+annonçait la plus confiante sécurité dans nos succès, et qui devait
+encore s'en montrer un des brillans coopérateurs à Rosnay, où, l'épée à
+la main, il passa au travers de 25,000 Bavarois commandés par de Wrede,
+cet infidèle allié. Cependant une différence perçait encore dans
+l'ancien aide de camp du général Bonaparte, Marmont. J'eus encore
+l'occasion de voir les aides de camp de Napoléon, les généraux
+Corbineau, Déjean, Flahaut, et un autre dont j'ai oublié le nom.
+L'Empereur partit avec le général Bertrand. Le 27, il repoussa des
+Prussiens et entra à Saint-Dizier. Ney, dans cette campagne, ne quitta
+presque pas l'Empereur. J'avais suivi le mouvement de l'armée à peu de
+distance; nous étions sur la route de Troyes; on passa par des chemins
+horribles, par des marais et une forêt, que la saison rendait
+impraticables; c'était Blücher que l'Empereur voulait atteindre, et
+Blücher était à Brienne. On vint apprendre à l'Empereur qu'il y était
+retenu par la rupture d'un pont; ce fut un éclair de joie pour Napoléon.
+Le château fut si brusquement attaqué, que Blücher faillit être pris. Ce
+n'était pas la première fois que ce général n'échappait qu'à la faveur
+d'un stratagème ou d'une surprise. On se battit plus de douze heures; la
+nuit était déjà profonde, lorsque harcelée, pouvant à peine me tenir à
+cheval, croyant entendre le feu diminuer, je demandai un lit dans une
+espèce d'auberge sur la route: on me donna un matelas par terre et un
+peu de vin chaud. Je me roulai dans mon manteau, et j'allais dormir d'un
+excellent sommeil de bivac, lorsque plusieurs paysans entrent en
+tumulte, en criant: «L'Empereur a manqué d'être tué.»
+
+Le lendemain je sus que le général Gourgaud lui avait sauvé la vie en
+abattant à ses pieds un Cosaque dont la lance allait l'atteindre. Il n'y
+avait là qu'une partie de la vieille garde; un des sous-officiers,
+qu'une blessure retenait en arrière, me dit que l'Empereur était
+retourné à Brienne, et qu'il craignait bien, d'après l'avis de son
+général, qu'il ne se trompât sur les mouvemens de l'ennemi. «Les pékins,
+disait-il, à qui nous avons enseigné leur métier, viennent nous attaquer
+cent contre cinquante. Quel guignon d'être là en traînard! Si du moins
+un boulet eût daigné m'emporter, je n'aurais pas la douleur de voir les
+amis en ligne et de ne pas y être.» J'avançais à travers champs: des
+fuyards m'apprirent qu'on était en retraite sur Troyes. Je ne savais
+rien de Ney; je tombai dans un découragement que ne m'avaient pas donné
+les horreurs de la guerre de Russie. Pour la première fois la terre
+française subissait l'affront d'une invasion: non, jamais mon coeur ne
+reçut de plus douloureuses blessures. Les troupes, dont les mouvemens se
+croisaient, n'avaient plus cet air d'une confiance insouciante qui
+ressemblait si fort à la conviction de vaincre: l'issue de cette
+bataille éveilla même la désertion dans nos rangs. Le commerce des
+proclamations allait son train; ces demi-victoires, qui nous
+affaiblissaient sans nous servir, qui nous faisaient reculer à chaque
+effort, commençaient à diminuer la fidélité au drapeau, par la trop
+juste conviction qu'il ne restait plus rien à faire à la valeur contre
+le nombre. L'ennemi nous fit plus de quatre mille prisonniers, et on
+perdit beaucoup d'artillerie.
+
+Je crois avoir dit déjà que je connaissais une femme qui avait eu des
+relations intimes avec le roi Murat: je ne la désignerai que par son
+prénom de Noémi; elle avait une soeur mariée à Troyes, et s'y trouvait au
+moment de la retraite de La Rothière. Elle m'accueillit avec les larmes
+aux yeux: «Qui eût jamais pensé cela de Joachim? me dit-elle; comment!
+il trahit la France, son beau-frère, il se fait l'allié de l'Autriche.
+
+«--Est-il vrai? est-il possible?
+
+«--Ce n'est que trop vrai;» et elle me montra une preuve écrite, à la
+date du 2 janvier, qui ne laissait guère douter du projet de Murat de
+préférer l'alliance de l'Autriche à celle de sa patrie.
+
+«--Noémi, lui dis-je, il faut me confier ce billet.
+
+«--Je voudrais, sans qu'il sût d'où il vient, qu'il fût entre les mains
+de l'Empereur.
+
+«--Bonne Noémi, c'est pour le lui faire tenir que je vous le demande; je
+vais le porter.» Nous étions au 3 ou 4 février: la lettre avait donc un
+mois et plus de date. Le congrès était ouvert à Châtillon-sur-Seine;
+l'Empereur avait passé Troyes et se trouvait au village de Piney. Les
+routes n'étaient qu'embarras et dangers; partout une surprise était
+possible, était probable; à chaque instant, l'affreux _houra_ pouvait se
+faire entendre. Cependant l'idée de prouver à Ney un dévouement dont
+cette fois il me saurait gré, me donna plus que de la résolution; et,
+une heure après l'idée conçue, j'étais à cheval sur le chemin de Piney.
+Aucun moyen de pénétrer jusqu'à l'Empereur: il était occupé des
+instructions pour son représentant au congrès, le duc de Vicence. Je ne
+voulus pas me dessaisir de ma lettre; je guettais l'heure de la faire
+parvenir. À toute minute se succédaient de fâcheuses nouvelles. Les
+murmures étaient excités par les privations; la désertion elle-même, par
+le découragement, la désertion dans les armées de l'Empereur! j'avais
+peine à y croire. Je connaissais quelqu'un d'intime et de sûr auprès du
+duc de Bassano; je lui remis la lettre sous enveloppe, en priant de dire
+que c'était une dépêche pressée de _fama volat_. Napoléon quitta Troyes
+le 6, pour se rejeter sur la route de Paris; les Autrichiens nous
+remplacèrent aussitôt. Je fis quelques lieues avec Noémi et sa
+belle-soeur qui fuyaient; mais il fut impossible d'avancer. Nous étions
+arrêtées à un triste village dont j'ai oublié le nom; le passage des
+troupes ne cessa point, et tous parurent accablés et incertains. Noémi,
+qui avait beaucoup d'or et encore plus de générosité payait à boire à
+nos soldats, leur disant d'un air aimable: «Aimez bien l'Empereur, aidez
+à chasser les horribles Cosaques de notre belle France.» Pendant ces
+petites péroraisons, qu'elle répétait assez souvent, j'observais les
+soldats, et je ne voyais que trop que, si tous aimaient toujours
+l'Empereur et la patrie, ils n'étaient pas tous convaincus qu'on pût
+réussir à nettoyer les plaines de la France des étrangers qui s'y
+installaient déjà en maîtres sur les derrières de nos colonnes.
+
+Noémi m'accompagna à Nogent. L'Empereur y était: on le disait
+inabordable; il venait d'apprendre l'évacuation de la Belgique et les
+résolutions du congrès. J'avais pu approcher cependant du prince de
+Neufchâtel, et lui ayant confié l'envoi de la lettre de Noémi, il me
+promit de savoir si elle était parvenue à l'Empereur. Je l'aperçus le
+jour qu'il venait d'être accablé par toutes ces tristes nouvelles; il
+sortait du conseil avec le duc de Bassano. Ils me parurent altérés tous
+deux, et le prince de Neufchâtel plus que le duc. Ils se quittèrent avec
+des haussemens d'épaules et des gesticulations trop significatives.
+J'étais si près que j'entendis: «Obstination.--Ne pas céder.--cinquante
+mille hommes.»Le prince de Neufchâtel m'aperçut et me dit: «Vous ne
+pouvez voir l'Empereur; il a reçu la lettre, il savait déjà tout; mais
+il a été content de l'envoi.» Ce ne fut qu'à l'île d'Elbe que j'eus la
+flatteuse certitude que mon zèle avait été agréable; mais que de tristes
+scènes allaient précéder l'époque de ce court séjour, d'où un grand
+homme sut reconquérir un trône par la seule énergie du malheur!
+
+Le 10, Napoléon se remit en marche; le bruit circulait qu'il allait de
+nouveau attaquer Blücher par Montmirail. Noémi décida qu'elle resterait
+à Nogent. Le général Marmont, honoré alors de toute la confiance de
+l'Empereur, y resta pour la défense du passage de la Seine. Je me
+séparai de Noémi; j'espérais trouver Ney, et pour me donner cette
+consolation de tant de désastres publics et de fatigues personnelles, je
+suivis des chemins abominables, jusqu'à Sézane, espace de plus de quinze
+lieues. L'Empereur venait de les parcourir avec l'élan de l'aigle: cette
+idée abrégeait pour moi la route. Le maréchal Marmont força les défilés
+à Saint-Gond, et l'après-midi les Russes fuyaient devant l'Empereur à
+Champ-Aubert, qui, par une double fortune, mit aussi Blücher en déroute.
+Napoléon fit dîner avec lui les généraux prisonniers. Je causai un
+moment avec un officier de son état-major: il parlait comme si nous
+avions été victorieux au sein de l'Allemagne. J'avais beau lui dire:
+«Mais nous sommes aux portes de Paris. Ce n'est qu'une escarmouche de
+gagnée; ce n'est qu'une halte dans l'adversité. Les deux, ou trois ou
+quatre cent mille étrangers nous enveloppent de toutes parts, et
+débouchent peut-être d'un autre côté sur Paris même.» L'officier se
+mettait en fureur. Je vis le moment où il allait me déclarer séditieuse,
+parce que j'osais ne pas croire l'Empereur invincible et la France
+sauvée. Il me demanda, d'un ton qui, tout en me paraissant amusant par
+le ridicule, me déplut cependant: «Que venez-vous chercher, au surplus,
+au quartier général?--Un homme qui se batte pour Napoléon, qui ne le
+flatte pas; vous voyez que ce n'est pas à vous, Monsieur, que j'ai
+affaire.» Ce Monsieur existe encore et est dans des rangs qui ne sont
+pas ceux de la reconnaissance. Il m'a voué une haine implacable; je ne
+la lui rends que par beaucoup de mépris. S'il me lit, je pense qu'il
+sera content, car je pourrais dire quelque chose de plus.
+
+Je vis enfin Ney à la prise de la ferme des Grenaux. Ah! quel homme
+encore pour commander, et quels soldats que les Français pour se battre!
+Ceux de Ney et de Mortier enlevèrent le poste où étaient les principales
+forces des Russes et des Prussiens, les poussèrent dans une pleine
+déroute vers Château-Thierry; ils les poursuivirent, et les habitans de
+cette ville se joignirent à nos soldats pour chasser les ennemis dont
+chaque maison avait à déplorer les excès. L'Empereur accourait en avant
+des lignes, les rayons de la valeur sur le front. Partout on battait les
+Prussiens; la retraite de Blücher ne ressemblait qu'à une déroute; il
+manqua d'être pris le soir, et s'en tira encore. Je fis beaucoup rire
+Ney en lui disant le lendemain: «Si j'avais reconnu ce Prussien qui
+visait l'Empereur, je lui aurais fait une boutonnière.» Pendant six
+jours la fortune sembla nous sourire, et l'horizon refléter quelques
+rayons de victoire. Napoléon, après l'affaire de Nangis, se croyait déjà
+de nouveau sur la route de Vienne. Enfin cette campagne de France ne fut
+en quelque sorte qu'un combat de chaque jour, auquel il fallait courir
+d'un point sur un autre. Le 19, les alliés étaient en fuite de toutes
+parts. On envoya des drapeaux à Paris, à Marie-Louise. Singulière
+destinée des princesses! L'épouse d'un empereur devait se réjouir des
+drapeaux enlevés à son père.
+
+On incendia Nogent; Mery eut le même sort; enfin Napoléon rentra
+vainqueur à Troyes. À la retraite des troupes françaises on y avait vu
+des cocardes blanches, des proclamations avaient circulé; on y avait
+parlé hautement des Bourbons; on croyait que les alliés songeaient enfin
+à les placer sur le trône, tandis que tous les souverains ne pensaient
+encore qu'à eux-mêmes. L'empereur Alexandre ne rêvait qu'à
+l'orgueilleuse représaille de venir en maître dans la capitale de
+Napoléon. Il y eut un ancien émigré qui fut jugé militairement. Dans la
+maison où je logeais, les voix tonnaient contre l'Empereur; on ne se
+gênait pas du tout pour me le dire, et je trouvais à cette franchise un
+certain courage de confiance qui me flattait; car ces gens me
+connaissaient pour être toute d'ame à la cause de Napoléon. Je pris si
+grande estime pour mes hôtes, que j'ai depuis toujours conservé avec eux
+des relations amicales.
+
+Il s'était formé à Château-Thierry un corps de bourgeois qui faisaient
+la guerre de partisans avec une extrême habileté, et un incroyable
+courage; parmi eux se trouvait le fils d'un marchand de drap qui avait
+fait une campagne sous Ney; le hasard, qui m'a souvent servi pour
+d'assez bizarres rencontres, me fut encore favorable; car ce fut
+presqu'un camarade de rang: oui, s'il l'eût fallu, dans cette campagne
+de France, j'aurais fait le coup de fusil et de sabre en véritable
+soldat. Que j'étais bonne française dans cette cruelle agonie du grand,
+empire! Il faut bien que l'amour de la gloire donne une existence
+nouvelle, des forces proportionnées aux terribles sensations que la
+guerre accumule; car comment une femme eût-elle résisté aux fatigues que
+j'ai supportées sans peine? Aimer Michel Ney, c'était adorer la gloire
+de la France; dans ce sentiment était toute ma force: je n'avais qu'à me
+dire, _il le saura, nous en causerons_, tout alors me devenait facile
+avec ce talisman de l'espoir et de l'amour.
+
+Dans ce moment Marmont était aux prises avec Blücher sur la route de
+Châlons; il ne put le contenir. Les Prussiens arrivaient en force; mais
+Marmont, aussi brave qu'habile, les attire vers Montmirail. Au moment où
+les ennemis le regardent comme en retraite, il exécute une savante
+volte-face, et de grand matin sa position est assurée près de Vauchamp.
+Ah! Dieu! quels soldats! et quel chef que Marmont!... Alors... Blücher
+ne paraissait pas disposé à accepter la bataille, d'autant moins que ses
+éclaireurs l'avaient averti que Napoléon était là avec son armée en
+bataille. Jamais, non jamais il n'y eut des cris de _vive l'Empereur!_
+pareils à ceux qui s'échappèrent de cette plaine de Vauchamp; en
+regardant d'un peu loin ces hommes héroïques, à qui la certitude et
+l'aspect d'un triple nombre d'ennemis n'inspiraient qu'une ardeur plus
+bouillante, je me crus transportée au triomphe de Valmy, et je rêvai de
+nouveau la victoire. Les carrés prussiens se présentaient bien, mais
+rien ne tint en bataille contre l'attaque des Français; en les voyant,
+on eût cru que nos grenadiers, que nos conscrits mêmes couraient à une
+partie de plaisir. Les Prussiens, de toutes parts débandés, furent
+poursuivis par Marmont jusqu'à la nuit, et Blücher put se ressouvenir à
+Vauchamp de Iéna et Lubeck; cela se passait le 15. Les maréchaux Victor
+et Oudinot reçurent l'avis que Napoléon les joindrait à Guignes. J'étais
+à Nangis: un renfort de vieux soldats nous arrivait d'Espagne sous le
+commandement des généraux Treilhard, Gérard et Leval; ils contribuèrent
+puissamment au succès de ces journées belles comme nos premières. À leur
+tour, les Autrichiens furent mis eu déroute devant Nangis, comme Blücher
+l'avait été à Vauchamp. L'Empereur coucha au château de Nangis: j'eus
+bon besoin de me rappeler la défense de Ney pour ne pas chercher à
+savoir comment avait été donnée et reçue la dépêche de _fama volat_;
+mais je me tins modestement à mon humble bivac, à deux coups de fusil du
+quartier impérial. J'avais toujours ma ceinture bien garnie d'or. Je me
+rappelle que je fis un repas chez des fermiers qui, ruinés par la
+guerre, avaient conservé un incroyable attachement pour Napoléon. Il y
+avait plus d'ardeur dans les masures des paysans de la Champagne que
+dans les palais dorés de Paris, donnés pour la plupart en dotation par
+l'Empereur. On doit penser que je me trouvai là en véritable fraternité
+d'opinion. Je résolus d'y prendre quelques jours de repos, mais les
+événemens en décidèrent autrement. L'Empereur avait cru le pont de
+Montereau pris par le maréchal Victor: une erreur, un malentendu, ou une
+faute que le respect dû à un si vaillant capitaine, que je m'honore de
+professer dans toute son étendue, ne me permet pas de juger, fut cause
+d'une attaque générale où les Français furent vainqueurs, mais que
+l'Empereur n'avait pas prévue. Le bon, l'aimable Château, gendre du
+maréchal Victor, y perdit la vie, et cette perte, qui affligea si
+cruellement le coeur du vieux compagnon de gloire du vainqueur d'Arcole
+et de Marengo, donna au moins une nouvelle preuve au maréchal Victor,
+que l'empereur Napoléon avait conservé tous les sentimens du général
+Bonaparte pour les premiers compagnons de sa fortune. J'aime à rappeler
+ces traits d'une sensibilité magnanime; oui, j'aime à répéter: Napoléon
+fut non seulement grand homme, mais ami vrai, bon, accessible jusqu'à la
+faiblesse à toutes les émotions généreuses. J'ose en appeler au
+témoignage du guerrier que l'Empereur appela si souvent un de ses
+enfans, le maréchal Marmont, qui ne se rappellera pas, je crois, le
+compte qu'il vint rendre à l'Empereur, à Reims, du désastre de Laon,
+sans avouer qu'après le juste et premier mouvement de colère contre une
+faute ou un malheur, Napoléon revint à l'indulgence d'un ami et d'un
+père. Le souverain qui sait pardonner mérite des amis fidèles et des
+sujets dévoués.
+
+On vint m'apprendre que Ney marchait sur Châlons: une demi-heure après
+j'avais le pied à l'étrier. Mon pauvre cheval commençait à boiter, et
+son allure m'impatientait. Sur ces entrefaites je rencontrai un paysan
+qui conduisait deux jolis chevaux de main.
+
+«Sont-ils à vendre, vos chevaux?
+
+«--Oui, Monsieur, et pas cher, car c'est une trouvaille, et pour peu que
+l'Empereur continue à crosser ces coquins d'alliés, nous en donnerons
+vingt à la douzaine. Le vôtre boite: voyons, voulez-vous troquer?
+
+«--Non, mais je vais vous prendre un des vôtres; vous me direz votre
+demeure.
+
+«--Je n'en ai pas pour le moment actuel; je vas et je viens, et je
+revends ce que j'accroche.
+
+«--Combien voulez-vous?
+
+«--Trois napoléons.» Je les lui donnai; le cheval en valait soixante. Le
+paysan m'aida à seller ma nouvelle acquisition, tout en me faisant son
+éloge. «C'est un tartare de race; je l'ai eu pour rien d'un
+sous-officier du général Corbineau, à qui mon oncle a rendu quelques
+petits services. Ah! dame, les soldats de l'Empereur, ça vous a de la
+reconnaissance, puis ça n'est pas pillard.» Me regardant tout à coup
+comme par inspiration subite: «Mais, Monsieur, vous êtes une femme.
+
+«--Oui, je suis une femme; mais j'ai vu le feu, je ne le crains pas.» Il
+me semblait que cette petite fanfaronnade était nécessaire pour que le
+lieu et l'occasion ne fissent pas d'un bon paysan français un imitateur
+des soldats alliés. Je me trompais bien, car le brave garçon m'offrit de
+me servir de guide, et voulut par force voir au moins pendant une lieue
+ou deux si mon arabe se conduirait bien. Puis il me dit que je
+trouverais, à peu de distance, une ferme où l'on se chargerait de mon
+cheval pour tant que je voudrais. Nous y fîmes halte: je laissai mon
+cheval en pension aux environs de Château-Thierry; je ne le retrouvai
+plus, ni même les personnes qui s'en étaient chargées.
+
+
+
+
+CHAPITRE CXXVI.
+
+Continuation de la campagne de France.
+
+
+Pendant que je courais volontairement tous les hasards de cette
+campagne, les événemens marchaient aussi. Le 15, je rencontrai un ami
+qui arrivait de Bordeaux, et qui m'apprit que le duc d'Angoulême y était
+et qu'on y criait _vivent les Bourbons!_; Je croyais rêver à cette
+nouvelle; mais Ney, que j'osai enfin aborder en le rencontrant à cette
+époque, me confirma ces bruits. «Les Bourbons risquent beaucoup,
+disait-il, car les alliés ont déclaré ne pas épouser leur cause; et si
+le comte d'Artois est à Vesoul, c'est sans leur consentement.--Si
+j'étais du sang de Henri IV, m'écriai-je, et qu'un empereur de Russie ou
+d'Autriche ne se conduisît pas mieux, je saurais m'en venger.» Ney
+sourit, et après un échange de confidences et d'émotions, il me donna
+mes ordres de départ. Je feignis la soumission, mais je continuai de
+suivre les traces du guerrier.
+
+Le commandant de Soissons avait livré les clefs par surprise: ce fut un
+coup terrible. Ce commandant se nommait Moreau, et l'Empereur avait dit,
+assurait-on, que ce nom lui avait toujours été fatal. Les alliés
+venaient de signer leur alliance nouvelle à Chaumont; des proclamations
+parties de leur camp appelaient les Français à l'infidélité. L'Empereur
+fit aussi des manifestes, réunit ses forces; il n'avait plus pour lui
+que les chances de la guerre et le salut du désespoir. On passa la Marne
+à Berry-le-Bac; le général Nansouty renouvela les prodiges de la journée
+d'Eylau, en 1807. Nous étions maîtres de la route de Reims à Laon; on
+trouva les Russes en forte position sur les hauteurs de Craonne. Une
+heureuse nouvelle vint réchauffer le soldat; l'Empereur la fit répandre:
+la population entière des Vosges s'était soulevée contre les
+Autrichiens. Ney me reçut bien, malgré l'oubli de ses instructions,
+parce que je lui annonçai ces heureux détails la première. Je les avais
+obtenus d'un hasard. «Ida, vous avez réellement le diable au corps.»
+Malgré toutes les horreurs de la guerre, nous étions en si bonne humeur,
+que je répondis: «Ah, puisque j'ai le diable au corps à la guerre,
+pourquoi ne l'ai-je pas eu au théâtre; la pauvre Didon n'eût pas été
+sifflée.--Demain, nous dit Ney, nous emportons Craonne.
+
+«--Que ce nous emportons vous va; ce sera le plateau de Michelsbery, lui
+dis-je.
+
+«--Non, ma pauvre Ida, la victoire ne nous conduira plus de long-temps
+aux portes de Vienne, comme dans le bon temps. L'Empereur a joué sa
+couronne contre un entêtement. N'importe; ils n'auront pas bon marché de
+nous, les alliés; je suis sûr qu'ils s'étonnent d'être en France, malgré
+leurs masses énormes; leur joie est presque encore de la peur.»
+
+La prise du plateau devint une boucherie sanglante. Ney et le maréchal
+Victor commandaient l'infanterie. L'attaque fut impétueuse, l'ennemi
+tint bon. Nansouty et Grouchy arrivèrent comme la foudre avec leur
+cavalerie. Les batteries vomissaient la mort; le feu dura presque toute
+la journée. Enfin l'ennemi fut ébranlé et poursuivi vers Laon.
+L'Empereur coucha à Bray. Il paraissait souffrant et soucieux: il reçut
+courrier sur courrier; on comptait sur un ou deux jours de repos,
+lorsque tout à coup l'Empereur va rejoindre ses colonnes qui étaient en
+marche sur Laon. Je manquai m'enfoncer dans un marais, ayant pris à côté
+de la route. Ney était en avant. C'est là que le général Gourgaud ajouta
+encore à sa réputation militaire par un de ces coups heureux et hardis
+qui annoncent le véritable capitaine; il surprit les gardés des alliés,
+et par là ouvrit à Ney le passage du défilé. On arriva vers les
+hauteurs, et les corps de Ney, de Marmont et Mortier y prirent position
+pour attaquer Blücher qui, certes, avait le double de troupes.
+L'Empereur occupait le haut, près de la ville; il allait monter à cheval
+quand il apprit cette faute de Marmont, à laquelle j'ai déjà fait
+allusion et qui fut si noblement pardonnée; cette faute était assez
+grave pour rendre nécessaire un autre plan d'attaque.
+
+Harassée de fatigue, je m'étais jetée tout habillée sur un matelas, dans
+une auberge que les ennemis venaient de quitter. On y pouvait juger des
+moyens des chefs et de la discipline des soldats, en voyant les meubles
+et en entendant les habitans de l'auberge. J'en partis la tête encore
+plus montée, le coeur encore plus ulcéré qu'avant. J'allais essayer de
+joindre Ney, ce qui était difficile; car, dans cette campagne, les
+mouvemens changeaient d'heure en heure; les troupes se croisaient
+incessamment. J'étais aux environs du village de Chavignon; on y
+répandait le bruit que, du côté de Lyon, on avait désobéi et gâté nos
+affaires: «Un vieux brave comme cela, disaient les soldats, c'est
+abominable! Un guerrier peut-il ne pas respecter sa renommée?»
+
+L'anniversaire de la naissance du roi de Rome, le 20 mars, l'Empereur se
+trouva au delà d'Arcis, en présence de toutes les masses des alliés;
+c'est là qu'il paya encore de sa personne; il était partout, à chaque
+moment, dans la mêlée, sous le feu des batteries, toujours soldat et
+empereur; les obus éclataient sous les pieds de son cheval. Les
+faubourgs étaient incendiés; on se reconnaissait dans la ville aux feux
+continuels de la mousqueterie que la nuit n'arrêtait point. Je rôdais
+avec assez d'anxiété. Il ne nous restait qu'un pont pour la retraite;
+l'Empereur en fit jeter un second; Arcis fut évacué en très bon ordre;
+on se battit toujours, et l'armée fit si bonne contenance, que l'ennemi
+n'osa l'entamer, malgré l'immense supériorité du nombre. J'arrivai avant
+la tête des premières colonnes à Vitry-le-Français; le quartier général
+fut établi à Saint-Dizier. Là on apprit que toutes les propositions de
+l'Empereur avaient été rejetées au congrès qui était rompu. À peu de
+distance de Doulevent, on disait que l'Empereur marchait sur Paris, d'où
+il avait reçu un avis important. On ne voyait plus d'alliés sur la route
+de Troyes. Je la suivais au pas, réfléchissant sur tout ce que j'avais
+vu. Un des aides de camp du prince de Neufchâtel passa. «Il devance
+l'Empereur,» disaient les paysans. À quelques lieues de là on apprit
+qu'on se battait aux portes de Paris. Je mis mon cheval au galop, comme
+si mon arrivée eût pu changer les événemens. Mon coeur battait à
+m'étouffer, et je puis assurer que ce n'était pas de frayeur. L'étranger
+à Paris, le Cosaque passant sons nos arcs de triomphe: songer seulement
+à cette humiliation, pour moi c'était mourir. Hélas! deux lieues plus
+loin, j'apprends que Paris venait de capituler.
+
+Le corps d'armée destiné à couvrir la capitale, l'évacua la nuit même.
+Arrivée à Villejuif, je trouvai le village occupé par les troupes de
+Mortier. Officiers et soldats ne parlaient que du regret de la
+capitulation, de la belle conduite de la garde nationale et des élèves
+de l'École Polytechnique. Je ne crois pas de ma vie avoir été dans une
+situation d'esprit plus pénible. J'avais même quelques instans cessé de
+penser à Ney; je voyais l'Empereur si malheureux!
+
+Je suivis les troupes qui se dirigeaient sur Fontainebleau. En y
+arrivant, il fallut me mettre au lit; tout mon sang bouillonnait de
+colère, et me menaçait d'une hémorragie. J'étais seule; on ne prenait de
+moi nulle pitié. Je montrai de l'or; les soins changèrent, mais avec un
+air qui me déplut encore. «Je suis femme d'un militaire de la garde de
+Napoléon, lui dis-je; j'attends mon mari. Les troupes arrivent, je les
+quitte: j'ai vu l'Empereur au relais de Fromenteau.» Alors tous les
+soins, toutes les attentions me furent prodiguées avec mille questions.
+Je ne nomme pas mes hôtes; je puis donc dire qu'ils étaient fous
+napoléonistes, et je crois que cette conviction, qui me plaça comme chez
+des amis, aida fortement à me guérir, car le lendemain je n'avais plus
+qu'un peu de courbature. Le lendemain Fontainebleau se remplit de
+troupes, et les maréchaux y arrivèrent aussi successivement, Moncey,
+Macdonald, Marmont, Oudinot, Mortier, Lefebvre, tous, et Ney enfin.
+
+Après trois mois de fatigues, de privations et assez de périls, il
+m'était délicieux de penser que j'allais jouir du bonheur de le voir
+loin de Paris, et j'osai même espérer que, d'après ma constante
+résignation à tout supporter, je serais mieux accueillie qu'au bivac de
+Siroknodinia. Je dirai dans le chapitre suivant tout ce que j'ai vu dans
+mon séjour à Fontainebleau, depuis l'arrivée des maréchaux jusqu'à ce
+moment cruel où Napoléon fut contraint de se séparer des aigles et de
+ses phalanges d'airain, qu'il avait si long-temps conduites à la
+conquête du monde.
+
+
+
+
+CHAPITRE CXXVII.
+
+Séjour à Fontainebleau.--Abdication de l'Empereur.--Dévouement de
+Montholon.
+
+
+Je fis avertir le maréchal que j'étais à Fontainebleau. La capitulation
+de Paris venait d'être signée par le maréchal Marmont. Les alliés
+avaient fait leur entrée dans Paris. J'avais couru toute la matinée;
+j'avais cherché exprès à causer avec le vieux soutien des aigles. Il
+n'eût fallu qu'un mot de l'Empereur pour ramener ses soldats contre
+Paris, sans calculer le nombre ni la distance. Dans cette extrémité, il
+y avait moins de découragement qu'au commencement de la campagne; on
+pouvait encore sauver la France et l'Empereur; une grande résolution
+bien certainement était dans le coeur de Napoléon, et Napoléon eût été
+bien fort encore à la tête de cinquante mille hommes animés par le
+désespoir.
+
+On a prétendu que Ney avait durement conseillé l'abdication; il est plus
+tard convenu avec moi de son vote pour ce parti, mais niant la dureté
+des termes qu'on lui avait attribués dans cette circonstance. C'était
+déjà trop; car, avec sa valeur intrépide, il me semblait que Ney eût dû
+être de l'avis des grenadiers. Je ne donne pas cela comme un calcul,
+mais comme un élan naturel; et je suis persuadée que les hasards d'une
+bravoure si exaltée pouvaient encore être heureux. Quarante-huit heures
+se passèrent dans l'incertitude du succès de la négociation du duc de
+Vicence, de ce véritable ami de l'Empereur, de ce sage conseiller trop
+peu écouté. Je vis Ney deux ou trois fois avant le retour de
+l'_ultimatum_; il était préoccupé, mais point inquiet: il n'avait pas
+désespéré de la fortune de Napoléon. Je lui contais tout ce que
+j'entendais dire, et à Fontainebleau aucun ordre de partir ne vint
+attrister la joie de le voir. J'eus même un moment l'orgueil de me
+croire utile, et il fut assez aimable pour dire que je lui étais
+nécessaire, que je ne devais partir que lorsqu'il me le demanderait; il
+m'avait quittée sur les neuf heures du soir. On venait de nous annoncer
+que les cocardes blanches et les lis avaient été arborés à Paris, qu'on
+criait _vivent les Bourbons!_; Les plus grands malheurs furent un moment
+à craindre, car les troupes n'étaient pas disposées à répéter ces cris,
+pas même à les supporter. Je rencontrai deux soldats qui tenaient une
+des proclamations qu'on osait encore distribuer en cachette: elle
+portait que les alliés ne traiteraient plus avec Napoléon Bonaparte, ni
+avec personne de sa famille. Les commentaires sur un pareil texte se
+ressentaient du fanatisme tout militaire. «Ils n'étaient pas si fiers
+que cela à Tilsitt, ces empereurs par la grâce de Dieu, et qui peuvent
+dire qu'ils le sont restés alors par la bonté de Napoléon, avec qui ils
+ne veulent plus traiter aujourd'hui. Ah! ils ne veulent pas... Mais nous
+ne sommes pas morts tous... Que ce Napoléon nous fasse seulement signe
+de la main, qu'il nous dise en avant, et Russes, Prussiens, Autrichiens,
+tous ces héros que nous avons battus trente ans, laisseront leurs os en
+France pour l'engraisser.» Je rapportai à Ney ces énergiques propos; il
+me dit: «Ils pourraient bien avoir raison; il serait cruel d'en venir
+là, mais cela vaudrait mieux encore que de passer sous le joug.» Il le
+pensait; car la vérité, la franchise, dictaient toujours les discours du
+maréchal; oui, toujours. Michel Ney ne trahit jamais sa pensée; je le
+dirai jusqu'à mon dernier soupir. Plus tard, à l'époque sanglante que je
+vais bientôt retracer, je répéterai que Michel Ney fut toujours sincère.
+Une ame si grande, un si héroïque courage, ne s'allient point avec la
+perfidie qui se joue des sermens. Époux et père, il écouta les
+trompeuses promesses d'une paix glorieusement gagnée: il était homme et
+soldat français. On lui offrit la prospérité future de sa patrie, sa
+grandeur et sa gloire sous les drapeaux qu'il illustra si long-temps.
+Pouvait-il préférer à cette alternative une guerre de Français à
+Français? Après la scène des grenadiers, il me dit: «Je veux dire tout à
+l'Empereur; mais je ne yeux pas, Ida, qu'il sache nos relations. Comment
+arranger cela? car, je ne vous le cache pas, j'ai un projet pour vous.
+
+«--De me faire décorer, peut-être?...
+
+«--Vous riez; et quand cela serait?
+
+«--Monsieur le maréchal, vous battez la campagne; avez-vous oublié ma
+profession de foi à Eylau.
+
+«--Comment?--Serait-ce sous le rapport de services particuliers?--Mon
+ami, on ne mérite pas pour cela la croix d'honneur.» Il me regarda avec
+émotion, pressa fortement ma main contre sa poitrine. «En voilà, une
+décoration, m'écriai-je avec cet enthousiasme qui le séduisit si souvent
+dans un bivac comme dans un salon, en voilà une; c'est votre main placée
+sur votre noble coeur. Michel, les croix sont des constellations qui
+brillent sur le temple de Mémoire; mais mon sexe n'y doit jamais
+prétendre. Ce brevet de force et d'héroïsme ne conviendrait dans notre
+sexe qu'à ces admirables soeurs de charité, dont nos grenadiers sentent
+l'appui; pour elles, au moins, la croix serait l'honorable récompense
+des dangers réels bravés pour secourir et consoler, sinon pour combattre
+et vaincre.
+
+«--Ida, chère et bonne Ida, que vous dites toujours bien; ah! que je
+voudrais que l'Empereur vous entendît.»
+
+Je me gardai bien, comme on pense, de lui dire que l'Empereur me
+connaissait, car les explications eussent été un peu loin. Il est bien
+probable que la scène, commencée par l'attendrissement, eût fini par une
+colère semblable à celle qui m'avait fait si belle réception au Dniéper.
+
+On vint chez moi pour prévenir le maréchal de se rendre près de
+l'Empereur. Ney me quitta fort contrarié. «Comment a-t-on su que j'étais
+ici, disait-il; tout se sait donc?...»
+
+Tout était fini à Paris. Le duc de Vicence, si dévoué, avait lutté
+vainement: il devait succomber. Son attachement reconnaissant avait trop
+à faire de combattre un quatuor anti-impérial, dont le prince de
+Bénévent était le chef. Quoique j'eusse le coeur navré, je ne pus
+m'empêcher de sourire en repassant les phrases diverses qui avaient fini
+par conduire M. de Talleyrand au... royalisme... Émigré sous la terreur,
+citoyen ministre sous la république, sous le directoire et le consulat,
+prince sous l'empire et par l'Empereur, que pourra-t-il encore devenir,
+et surtout quels services l'ancien évêque d'Autun fera-t-il valoir près
+du frère de Louis XVI?
+
+«Il s'en tirera, disait Ney; c'est l'essence de la politique.»
+L'événement a prouvé que Ney, sans être fin diplomate, savait très bien
+les juger. Une personne, intimement attachée à l'impératrice Joséphine,
+et que je trouvai en Belgique en 1816, connaissait encore mieux cet
+homme extraordinaire, que je crois pourtant avoir bien connu et bien
+jugé. Je regrette que ce qui me reste à retracer ne me permette pas les
+détails que cette personne me donna et qui sont d'une nature assez
+intime; mais cette digression me mènerait trop loin, les faits pourront
+trouver leur place ailleurs.
+
+L'arrivée de M. de Montholon, accouru de Paris pour se dévouer au
+malheur, causa un vif sentiment de joie à l'Empereur; le dévouement de
+cet homme aimable, si brave, si loyalement attaché à une cause de
+gloire, devint l'heureuse compensation de plus d'une ingratitude. En
+1809, lorsque je fis mon premier voyage à Florence, une personne très
+spirituelle et distinguée, qui avait beaucoup connu le général
+Montholon, m'avait dit: Savoir vivre et instruction, voilà ce qu'avec
+beaucoup d'affabilité on trouve chez M. de Montholon, qui venait alors
+d'être nommé chambellan. J'étais d'accord avec madame Hé...al sur le
+brillant mérite de M. de Montholon, mais lorsqu'il vint à Fontainebleau
+pour s'attacher à la fortune de l'Empereur, il conquit une place plus
+haute dans mon admiration. Enfin l'acte qui déclara Napoléon déchu du
+trône, l'armée déliée du serment de fidélité, parut. «Ils ont beau
+faire, criaient nos braves, ce serment est _gravé là_;» et ils
+frappaient leurs larges poitrines. «Et voilà, à son service, de quoi le
+prouver,» et ils mettaient la main sur le sabre. L'agitation était
+bouillonnante; on n'entendait que ce cri: «À Paris! marchons sur Paris!»
+Aussitôt l'Empereur parut; à son aspect tout rentra dans l'ordre. Oui,
+je le répéterai jusqu'à mon dernier soupir, ce fut un grand, un noble
+spectacle que celui de Napoléon et de son armée à Fontainebleau, de
+cette France armée et encore debout au milieu de la France humiliée et
+soumise. Je courais au milieu des groupes; je voyais, j'entendais tout,
+et tout était admirable de courage et de dévouement.
+
+Ce jour même, au moment où j'allais rentrer pour écrire à Regnault,
+j'aperçus la dame allemande que j'avais vue souvent chez lui; je crus
+voir qu'elle voulait m'éviter. Je voulus qu'elle sût que je l'avais
+remarquée. Je me persuadais qu'elle avait fait comme la plupart des
+fonctionnaires civils et militaires, des employés et des courtisans, qui
+n'avaient pas même attendu le départ de celui qu'ils avaient si
+long-temps déifié, pour endosser les livrées du pouvoir nouveau. Je me
+trompais complétement; cette dame venait apporter d'importantes
+nouvelles; elle cherchait le général Fezenzac. «L'Empereur, disait-elle,
+avait gagné la cause de la régence. Alexandre avait cédé à l'éloquence
+d'un homme honoré de son estime. Hélas! le duc de Vicence avait tout
+obtenu; mais le général Dessoles a tout gâté; il déteste l'Empereur, et
+il paraît qu'un ennemi plaide toujours mieux qu'un ami. Alexandre n'a
+pas été fâché de satisfaire son orgueil en humiliant Napoléon: il ne
+réussira que trop; car si vous saviez combien de gens j'ai déjà vus à
+Paris, qui étaient plus que dévoués encore, au 1er avril, à la dynastie
+de Napoléon, et qui ont voulu me persuader, à moi qui sais tant de
+peccadilles politiques, qu'ils ont toujours chéri les princes légitimes
+et attendu leur retour!
+
+«--Du moins, lui répondis-je, si l'Empereur peut oublier toutes les
+ingratitudes à l'aspect de ses aigles que baise encore avec fureur son
+armée! Jamais peut-être les soldats ne l'ont exalté autant que depuis
+qu'il est déchu du trône.»
+
+Cette dame, dont toutes les minutes avaient toujours un but, s'était
+chargée d'un billet de Regnault pour moi[11]. Il me demandait sur les
+maréchaux des détails que j'aurais pu lui donner, mais que je ne crus
+pas du tout de ma compétence. Que fera Ney? de quel avis restera-t-il?
+Voilà les phrases que je me rappelle parfaitement. J'aurais voulu
+répondre, mais c'eût été accepter la mission, et je n'en voulus jamais
+que de mon coeur et de ma très indépendante volonté. La dame allemande,
+dévouée aux hauts intérêts politiques, voulut me prouver que j'avais
+tort; mais je lui prouvai le contraire en deux mots, et il n'en fut plus
+question. Lorsque je la revis sur les terres de l'exil, elle me dit:
+«Ah! vous aviez raison; que n'ai-je pensé comme vous, je n'aurais pas
+mérité le mépris de l'homme pour qui j'aurais donné ma vie!» Son
+touchant repentir lui valut alors tout mon intérêt, et je m'applaudirai
+toujours d'avoir pu lui en donner d'utiles preuves. Il était question
+dans la lettre de Regnault du général Dessoles, cet ami fidèle du
+général Moreau. N'ayant jamais eu de relations intimes avec ce général,
+et me le rappelant même à peine, je répondis simplement de souvenir:
+Certes Dessoles a trop aimé Moreau pour pouvoir beaucoup aimer
+Napoléon.» La nuit, le duc de Vicence arriva à Fontainebleau; personne
+ne dormait dans ce moment-là. Ma belle Allemande partit pour Essonne. Le
+résultat de l'arrivée du duc de Vicence fut la nomination de deux
+nouveaux plénipotentiaires, dont l'un était Ney, et l'autre Marmont.
+Avec quelle joie on apprit cette nomination qui adjoignait deux braves à
+l'ami le plus fidèle! Cependant il prit une inspiration à l'Empereur qui
+prouva encore mieux toute sa confiance et sa sécurité dans ses
+maréchaux: Macdonald venait d'arriver de Troyes avec son corps d'armée,
+et cela fit changer la nomination. Ce fut la grande facilité de
+communiquer de Paris avec l'armée qui influa beaucoup dans ces critiques
+momens. L'Empereur, instruit de tout, craignait les intrigues, les
+trahisons; il ne craignait pas assez d'autres sentimens moins coupables,
+mais non moins funestes à sa fortune, le découragement et le besoin du
+repos pour les chefs. Macdonald fut nommé avec Ney, pour aller à Paris.
+Je vis Ney une minute; il disait qu'on avait eu une peine incroyable à
+en finir pour les formes; que l'étiquette avait survécu à l'adversité;
+que Napoléon y avait mis une taquinerie de détails insupportable. Je
+trouvai cette susceptibilité très naturelle dans un homme abattu. Je le
+dis au maréchal. Il me répondit en souriant:«Je crois qu'il ne nous a
+donné notre mission que pour la forme; il fomente quelque projet; qui
+sait comment tout finira?
+
+«--Par chasser les Cosaques et compagnie, j'espère...
+
+«--_Ainsi soit-il_,» répondit-il, et il me quitta.
+
+Trois heures après, en rôdant près du château, j'aperçus Auv...,
+capitaine de la garde; il me parut si joyeux que je ne pus m'empêcher de
+lui en demander la cause. «Nous ne resterons pas ici les bras croisés,
+me dit-il; l'Empereur a paru céder, mais nous savons le dessous des
+cartes. Pendant qu'on perdra du temps là-bas à griffonner et à bavarder,
+nous l'emploirons bien. Dans une heure les ordres parleront. Tout est
+organisé, le plan de campagne est facile: vaincre ou mourir! Nous voyons
+bien la mine de quelques supérieurs, mais ils n'oseront répudier tant
+d'années de gloire. Qui d'entre eux oserait devenir infidèle au camarade
+d'Austerlitz?» En me disant cela, je vis, au ton seul, que celui qui
+parlait était à cette bataille; je le lui dis. «Oui, j'y ai gagné ma
+croix et mon grade, et ma vie est à celui qui nous fit vaincre...» Un
+mot énergique à l'appui, et un geste qui indiquait un attendrissement
+qui dans ces yeux-là n'était pas faiblesse, me firent attacher beaucoup
+de prix aux nouvelles que le capitaine Auv... continua de me donner.
+Mais toutes ces espérances de l'armée la plus brave, la plus dévouée,
+allaient s'évanouir. Ney était parti le 4; les troupes venaient de
+recevoir un ordre de marche pour Moulignon. J'étais décidée à suivre le
+premier bataillon; dans le même moment, je reçois un petit chiffon de
+papier d'une paysanne; il contenait ces mots écrits au crayon: «_J'ai
+été à Chevilly, on y est charmé de l'élève de Bonaparte_.» Je voulus
+payer la paysanne; impossible de la retrouver. Ma tête tourna; j'aurais
+préféré une canonnade à l'effroi qui s'empara de moi. Que dire? qui
+nommer? comment justifier cet envoi et qu'en penser moi-même? Abominable
+intrigante! fut ma première réflexion; l'autre, la nécessité de
+consulter Ney: il va jurer, crier; n'importe, il faut qu'il le sache, et
+me voilà à cheval sur la route de Chevilly.
+
+«Ce billet, disais-je, n'est et ne peut venir que d'une dame allemande
+que le gouvernement emploie depuis 1804; elle était à Fontainebleau il y
+a trois jours; Regnault la sait par coeur et en répond.» Au moment où
+j'arrivais en vue du château, je vis à une grande distance les
+plénipotentiaires au grand train de poste filer sur Paris. Galopper
+après ne m'eût pas effrayée; mais Ney n'était pas seul, et je savais
+trop comment il aurait reçu un trait de zèle qui dévoilait ce qu'il
+avait tant à coeur de cacher; zèle qui de plus exigeait encore des
+préambules justificatifs. Je me contentai de garder l'avis; je ne voulus
+plus risquer de m'arrêter à Chevilly, que j'avais dépassé d'une lieue,
+et retournai à Fontainebleau où j'arrivai fort tard. Tout y était à la
+guerre; tout ceux que je vis, et j'ose en appeler au témoignage du brave
+général Gourgaud, l'Empereur ne songeait point à tenir l'abdication. Il
+était bien résolu à tenter encore le sort des combats, son élément
+véritable, et il pouvait se promettre la victoire peut-être, car ce qui
+restait de l'armée valait quatre fois son nombre. Le 5 avril, à six
+heures du matin, je courais déjà sur la route de Paris. J'y rencontrai
+un officier, ami intime du colonel Fabvier; il était pâle à faire peur.
+Il me conta ce qui s'était passé au corps d'armée de Marmont. Cet
+officier était comme fou; il disait des choses que je ne veux ni dois
+répéter; je décris ce que j'ai vu, mais n'écris point l'histoire ni
+toutes ses cruelles vérités. Lorsque l'Empereur envoya le général
+Gourgaud à Essonne pour inviter le maréchal Marmont et le général Souham
+à dîner, il savait qu'ils n'étaient plus disposés à la guerre; Ney
+m'avait dit déjà: «Cette course sur Paris a tout gâté, tout perdu.»
+
+On ne peut se figurer l'agitation furibonde des troupes de
+Fontainebleau. À la nouvelle de l'armistice de Versailles, beaucoup
+d'officiers coururent risque de la vie, les soldats ne comprenant pas la
+haute politique comme les dignitaires.
+
+Paris ne fut sauvé que par la magnanimité de Napoléon, qui eut encore
+pitié de sa capitale qui l'abandonnait. L'Empereur avait donné des
+ordres au général Belliard, que je vis partir pour Essonne. Il avait été
+fait un ordre du jour par le maréchal Marmont, dont j'ai retenu quelques
+passages que les soldats répétaient les uns aux autres avec un accent
+impossible à décrire: _L'espace de terrain garanti à Buonaparte,
+circonscrit au choix des alliés_. Le 6, au soir, Ney me fit dire de
+partir pour Paris. Je n'en fis rien; il devait, rester encore... Mais je
+me cachai mieux et de façon à savoir tout ce qui se passait au palais.
+Un hasard heureux de mes relations multipliées à l'infini dans tous les
+pays avec des personnes de toutes les classes, me fit rencontrer à
+Fontainebleau, sous les livrées de la domesticité, au dernier domicile
+impérial de Napoléon, une ame généreuse et noble, dont le dévouement et
+la courageuse fidélité honoreraient les classes les plus élevées de la
+société; Henriette n'était que simple servante de basse-cour; elle est
+aujourd'hui retournée dans son pays, près de ses vieux parens dont elle
+est le soutien; je ne puis me refuser de placer, au milieu de ces
+tristes vérités, quelques détails moins sombres d'une vie obscure, mais
+vouée depuis son aurore à toutes les plus touchantes vertus qui puissent
+honorer notre sexe.
+
+
+
+
+CHAPITRE CXXVIII.
+
+Henriette.--Dernière revue de l'Empereur.--L'adieu des aigles.--Quelques
+détails de l'intérieur du Palais.
+
+
+Je me voulais bien tenir cachée à Fontainebleau, et je fus ravie de
+trouver l'occasion de le faire sans manquer celle de tout savoir, grâces
+à une servante qui m'avait donné asile au château. Henriette avait
+vingt-six ans; c'était une brune d'un teint admirable; une bouche
+charmante, un regard doux et voilé, un maintien décent, faisaient de
+cette fille de basse-cour une femme peu ordinaire, et à peine m'eut-elle
+répondu, que j'avais reconnu la nièce de M. Devranne, honnête marchand
+de Nice, chez lequel j'avais logé deux fois. Ce M. Devranne se disait
+parent du maréchal Masséna et était si fier de cette glorieuse parenté
+que, lorsqu'il sut que j'avais eu des relations d'amitié avec son
+illustre parent, j'en aurais, je crois, obtenu tous les services.
+
+Je veux dire ce que j'appris de cette Henriette, victime d'un premier
+amour, au sein de la famille de celui qu'elle pleurait, et que je
+retrouvai à Fontainebleau dans la dernière classe de domesticité, mais
+honorant toujours par sa conduite le souvenir de celui qu'elle avait
+uniquement aimé, et se trouvant consolée de ses obscures fonctions,
+puisqu'elles l'attachaient au service du chef que le jeune Devranne
+avait suivi tant de fois dans le chemin de la gloire. Jules Devranne fit
+ses premières campagnes sous Napoléon; il fut blessé à dix-neuf ans dans
+un de ces combats immortels où l'armée française était suspendue à la
+cime des Alpes, pour les défendre contre l'ennemi. Le grade de sergent
+lui fut donné par Masséna, qui les avait tous gagnés sur le champ de
+bataille, et qui ne connaissait d'autres recommandations que la bravoure
+et la discipline; aussi, comme Jules fut heureux! On l'est d'un premier
+grade comme d'un premier amour; mais une grave blessure l'éloigna du
+service. De retour dans sa famille, le jeune blessé y trouva Henriette,
+fille unique d'honnêtes artisans. Objet de toute leur tendresse et mieux
+élevée qu'on ne l'est d'ordinaire dans cette condition, Henriette avait
+à peine quinze ans. Elle était si prévenante pour le jeune blessé, qu'il
+ne put défendre son coeur, si passionné pour la gloire, contre le pouvoir
+de la beauté. Jules, pour faire quelques pas, avait besoin d'un faible
+appui, et aucun ne lui était agréable comme le bras de la jeune fille.
+Les parens du blessé possédaient au faubourg de Nice une de ces maisons
+charmantes où les riches Anglais vont adoucir leur _spleen_, sous les
+allées embaumées de l'oranger; on y conduisit Jules; Henriette lui fut
+donnée pour garde. Le blessé ne soupirait plus pour le retour de sa
+santé que pour la consacrer à embellir les jours de son amie. Jules
+l'aimait déjà et osait le dire; Henriette le lui rendait en silence.
+
+Un jour, la solitude et l'amour mirent Jules dans cet état d'exaltation
+qui ne permet plus de calculer ni passé ni avenir, ou plutôt qui
+renferme l'espace et le temps dans une minute. Henriette, effrayée des
+transports de Jules, le supplia à genoux d'avoir pitié d'elle: «Ne
+m'enlevez pas ce long bonheur que j'espère devoir à votre estime;» et
+suffoquée, attendrie, la jeune fille posa sa tête innocente sur les
+genoux de celui qui aurait dû la protéger, et... qui la perdit. Le
+réveil fut affreux. Henriette s'enfuit. Jules, désespéré, avoua tout à
+ses parens. On parvint à calmer ceux d'Henriette, et tous se réunirent
+pour la retrouver et la rappeler près de celui qui, l'ayant offensée en
+l'adorant, et sentant sa vie s'éteindre, ne formait plus d'autre voeu que
+de lui donner son nom pour la sauver d'une honte si peu méritée. On
+découvrit Henriette au Puget, dans la chaumière d'un pâtre des
+montagnes. On eut beaucoup de peine à ramener Henriette, qui osait à
+peine lever les yeux sur ses parens. «Laissez-moi ici, leur disait-elle;
+ici du moins on ne sait point ma chute.--Il meurt s'il ne vous revoit.»
+Henriette céda; et lorsqu'amenée près du lit où gisait son amant, elle
+lui dévoua de nouveau sa vie. Jules supplia sa famille de hâter les
+préparatifs d'une union qu'il désirait d'autant plus ardemment, que la
+pauvre Henriette venait de lui avouer qu'elle portait dans son sein le
+fruit de leur égarement. Tout se prépara: les deux familles comprenaient
+toute la délicatesse d'une telle position. On était à la plus belle
+époque de l'année, au printemps, si délicieux surtout sous le beau ciel
+de Nice. Les fêtes d'une union désirée, les modestes fêtes d'un bonheur
+obscur se préparaient. Assis sous un berceau de lilas en fleurs,
+pressant dans ses bras affaiblis la bonne et tendre Henriette, la
+nommant sa compagne chérie, Jules se livrait à un enthousiasme de
+souvenirs plus vif peut-être que leur réalité même. Il racontait la
+gloire de nos armées: «Henriette, disait-il, si tu me donnes un fils, il
+ira prendre ma place sur les champs de bataille qu'il m'a fallu quitter;
+il aura pour parrain le chef vaillant qui me donna mon grade. Je te
+conduirai à Paris pour voir le maréchal Masséna, _l'Enfant chéri de la
+Victoire_.--Et l'Empereur, disait Henriette se laissant gagner à
+l'orgueil de la gloire, le verrai-je, lui?» Jules la pressa contre son
+sein. Ils continuèrent leurs doux rêves; ils étaient heureux de toute
+une vie d'amour. Les parens, joyeusement réunis, souriaient à leurs
+espérances. Le lendemain, la cloche qui devait annoncer la messe
+nuptiale sonna pour l'agonie et la mort de Jules, qui succomba le jour
+même sur le sein de la pauvre Henriette... La même nuit, Henriette donna
+le jour à un fils, qui ne survécut que peu d'heures à son malheureux
+père. La famille Devranne, fidèle au voeu que Jules avait formé, regarda
+Henriette comme sa fille, et deux années se passèrent dans un deuil
+commun. Le père de celle-ci mourut; sa mère, très âgée, perdit une
+partie de sa fortune, plaça le reste sur la tête de sa fille, et crut
+doucement finir ses jours entre elle et les parens de Jules; mais en peu
+de mois une banqueroute vint réduire la famille tout entière au
+dénuement.
+
+Henriette partagea le pain de son travail avec la famille de son coeur.
+Pour se consoler de tant de misères, on parlait de celui qu'on avait
+perdu. Henriette, assise toujours à la place qu'il avait occupée, disait
+souvent: «Mon bon père est déjà avec Jules; bientôt je vous y
+devancerai; j'irai là haut prier avec eux pour vous.» Ces sombres
+pensées étaient le seul chagrin que la pauvre Henriette donnât aux
+siens. Le frère de Jules ne put supporter la perte de sa fortune; il
+languit quelque temps, et mourut en recommandant Henriette et sa mère à
+sa femme. La belle-soeur de Jules ne fut pas une veuve inconsolable;
+contractant de nouveaux liens, ils firent taire l'ancienne amitié; et
+Henriette, fière et sensible, ne trouvant plus les larmes fraternelles
+qui répondaient aux regrets de son amour, se retira avec sa mère d'une
+famille où elles étaient devenues étrangères. L'âge et les infirmités de
+sa mère ayant augmenté, le malheur de cette pauvre Henriette fut porté à
+son comble; elle se résigna à se placer comme femme de chambre, pour
+consacrer son salaire à donner quelque secours à sa mère. La maîtresse
+d'Henriette l'amena à Paris à de très avantageuses conditions; elle
+plaça sa mère dans une excellente pension, et partit bénie par celle qui
+lui avait donné le jour. «Ce qui m'a porté bonheur, disait la bonne
+Henriette, car la place que j'occupe ici est une place de mon choix; la
+maîtresse que j'avais est une amie de la reine Hortense. Je me fatiguais
+de ce service de Paris; j'avais besoin d'air, de liberté pour pleurer.
+Ma maîtresse me trouvait trop triste; mais comme elle est bonne et
+juste, elle n'en assura pas moins mon sort en me plaçant à sa maison de
+campagne. Elle me dit un jour que j'allais être au service de
+l'Empereur: «Ah! comme fille de basse-cour; est-ce qu'un empereur en a
+besoin?» Ma maîtresse me fit parler à la reine Hortense, et huit jours
+après je fus envoyée et installée. Ma mère est venue me rejoindre et s'y
+est entièrement rétablie. Il y a deux mois, un cousin germain, en
+mourant, lui a légué 1500 francs de rente, réversibles sur moi à la mort
+de ma mère. Elle est partie pour recueillir son héritage; elle voulait
+que je quittasse tout pour venir jouir de cette fortune. Hélas! je ne
+sais quoi me pèse sur le coeur; mais cette fortune ne me sourit point:
+d'ailleurs; ce qui se passe, le malheur qui menace l'Empereur, me donne
+un chagrin, Madame, dont un million ne me consolerait pas. La reine
+Hortense, aussi bonne que belle, m'a témoigné de l'intérêt, et je vous
+avoue que si cela tourne plus mal et si l'Empereur s'en va, je
+demanderai à suivre la reine Hortense. Le malheur de ceux qui m'ont fait
+du bien me navre plus que ce que j'ai déjà éprouvé moi-même.» À cet élan
+j'embrassai la pauvre Henriette.
+
+«Je ne vous aurais pas reconnue sous ce costume, Madame, continua
+l'excellente fille. Quoique vous soyez bien en femme, en homme vous avez
+l'air de dix ans plus jeune; puis, c'est tout-à-fait autre chose. Mon
+Dieu! vous qui voyez les généraux, croyez-vous que cela va mal finir?»
+
+Napoléon était encore Empereur pour tout le monde. Là, dans les
+galeries, dans les salons du château, de la ville, on accourait pour se
+presser autour de lui; mais la véritable fidélité, le zèle pur et le
+dévouement enthousiaste n'existaient plus cependant qu'au milieu du
+foyer militaire dont il était entouré. Henriette me montra un petit
+escalier au-dessus des remises d'une des cours intérieures, et me dit
+que je pouvais m'y tenir en toute sûreté. J'eus une forte tentation de
+m'habiller de sa toilette de paysanne; mais persuadée qu'en cas de
+quelque alerte je me tirerais mieux d'affaire avec mon vêtement de
+guerre, je renonçai à cette idée, et courus me glisser dans un coin, où
+aucun des bruits qui circulaient ne pouvait m'échapper.
+
+Un officier d'état-major m'aperçut. Je lisais sur son visage
+l'inquiétude d'une grande douleur. Je ne me cachai plus de lui. «Je suis
+ici en contrebande, lui dis-je; ne dites pas au maréchal Ney que vous
+m'avez vue; je ne saurais respirer sans savoir ce que cela va devenir.
+
+«--C'est tout su, me répondit-il d'un ton chagrin; tout est fini. Un
+corps d'armée nous manque; l'Empereur est par là à la discrétion des
+souverains alliés. Ils n'ont osé risquer une bataille avec leurs
+innombrables masses contre les cinquante mille braves de Napoléon; mais
+ils ont travaillé à moindres frais. Ney est revenu; il est en ce moment
+avec l'Empereur, qui m'a paru admirable depuis qu'il voit enfin toute
+son infortune; il m'a donné des ordres avec une tranquillité, un
+sang-froid, qu'il aurait à peine s'il était heureux. Nous allons avoir
+une revue, et cependant il est décidé à abdiquer; je le sais du duc de
+Vicence, qui ne cache rien, pas même le malheur.
+
+«--Comment! une revue ici?
+
+«--Oui, dans la grande cour; et elle sera superbe, car jamais Napoléon
+n'a été plus cher à l'armée.
+
+«--Ney y sera?
+
+«--Certainement. Ney m'a étonné et surpris: il est persuadé, de nous à
+nous, que l'abdication peut seule sauver la France des horreurs de la
+guerre civile... Est-ce que vous voudriez parler à l'Empereur, me dit
+l'officier?
+
+«--Non pas à présent, car mon émotion me ferait jouer un sot rôle. La
+comparaison que je pourrais faire avec le passé me serait trop cruelle,
+et je ne pourrais la supporter; mais s'il y a une revue, venez me
+prendre et placez-moi dans les rangs de derrière, je parviendrai bien à
+voir sans qu'on m'aperçoive; me le promettez-vous?
+
+«--Oui.» Et il tint parole.
+
+Je la vis cette revue; et je peux l'assurer, jamais dans les plus beaux
+jours de l'Empire les transports d'un pareil enthousiasme, d'un pareil
+délire, n'éclatèrent: on voyait de grosses larmes tomber sur les
+moustaches des plus vieux grenadiers. Le groupe des maréchaux qui
+reconduisait l'Empereur dans ses appartemens après la revue, passa trois
+fois si près de moi, que je cachai ma tête derrière l'épaule d'un
+grenadier, dans la crainte que Ney ne m'aperçût. Je reconnus Berthier,
+Lefebvre, Macdonald, Oudinot, Ney, le grand maréchal Bertrand, les ducs
+de Vicence et de Bassano; les trois dernières figures exprimaient une
+certaine joie, dans une si grande douleur, des cris d'amour avec
+lesquels les troupes avaient accueilli l'Empereur; Ney avait l'air
+sombre, Lefebvre accablé; Oudinot et Macdonald paraissaient plus calmes,
+de cette tranquillité que donne en tout un parti pris; leur maintien
+dénotait comme une impatience d'en finir. «Quatre armées, disait-on dans
+les rangs, cernent le camp de Fontainebleau; les Russes sont entre
+Essonne et Paris, à Montereau, à Melun. Que l'ennemi soit où il voudra,
+criaient les soldats, que l'Empereur dise un mot et les alliés peuvent
+encore être écrasés; ils auront Paris à dos, et le canon des braves ne
+sera pas un vain appel pour une population où vit encore l'énergie du
+nom français.» Toutes ces choses se répétaient du colonel au lieutenant,
+du lieutenant aux sous-officiers, et d'eux au simple soldat. L'Empereur
+proposa à peu près tout cela aux maréchaux, mais sa voix se perdit dans
+les salons du château; son écho véritable, alors, était dans le coeur de
+ses soldats. J'aurai plus tard à dire ce qui se passa dans les premiers,
+et surtout dans cette entrevue de Ney avec Napoléon, qui a été si
+diversement rapportée, et si peu véridiquement.
+
+Les maréchaux étaient repartis porteurs de l'acte d'abdication. J'avais
+quitté mon observatoire, et je me promenais avec l'aide de camp devant
+le château, lorsque tout à coup nous voyons une calèche allemande
+escortée franchir la grille; il en descend un officier russe: aussitôt
+il est introduit. On sut qu'on avait répandu le bruit que l'Empereur
+avait quitté Fontainebleau et qu'il partait par la route de la
+Bourgogne; le chef d'état-major assura que c'était le général ***,
+attaché à la maison de l'Empereur, qui avait inventé de se rendre
+agréable par cette petite dénonciation ridicule et odieuse contre son
+chef et son bienfaiteur. J'ai promis de ne point nommer les personnes
+dont j'aurais eu à me plaindre, ni celles que je méprise, et je tiens
+parole pour les dernières, en ne donnant pas même l'initiale du général
+français qui donna cet avis au commandant des avant-postes russes. Oh!
+l'odieuse chose que l'ingratitude, surtout lorsqu'elle accable un grand
+homme, de complicité avec la Fortune! Une noble et touchante récompense
+attendait l'objet de tant de sentimens contraires. Le départ de
+l'Empereur, l'adieu aux aigles, a dû bien souvent sur l'affreux rocher
+de Sainte-Hélène lui être une glorieuse consolation, et sans doute
+aussi, hélas!... un douloureux remords. Il faudrait un autre pinceau que
+celui d'une femme, pour reproduire cette grande page historique. Mais
+avant, il se passa une scène cruelle dans l'intérieur du château, et qui
+a été bien contradictoirement racontée.
+
+L'entresol, dans une des cours où Henriette m'avait logée, était assez
+près pour que nul mouvement ne se passât, sans que je l'entendisse. Le
+duc de Vicence et Macdonald revinrent seuls de Paris dans la journée du
+12 avril; tout le monde faisait des commentaires. J'avais déjeûné avec
+l'aide de camp, qui m'avait prise en affection militaire: «L'Empereur
+travaille sans relâche, me disait-il; le secrétaire d'État fait des
+expéditions continuelles; l'armée du maréchal Soult s'avance; on pourra
+opérer une jonction avec le corps du maréchal Suchet, qui revient
+également d'Espagne; l'Empereur a tout pesé; il va se passer de grandes
+choses.» Sur ces entrefaites, les soldats raisonnaient déjà de la sorte:
+«L'Empereur a tiré son plan: bientôt nous n'entendrons plus d'ici les
+cris du _qui vive_ russe se croiser avec celui de nos sentinelles.»
+Effectivement, dans le silence de la nuit, l'écho renvoyait les sons
+discordans des vedettes étrangères qui cernaient le camp français.
+
+Je m'étais couchée fort tard et jetée tout habillée sur le lit;
+Henriette dormait sur une chaise; tout était silencieux dans le château.
+Que de réflexions m'assaillirent! de quelles brillantes fêtes ces murs
+avaient répété les éclats! Et aujourd'hui cette impériale demeure sert
+de prison au maître des rois, devenu leur captif! Que sont les grandeurs
+et qu'est le génie lui-même!
+
+Ces tristes réflexions firent place à une extrême surprise; je vis tout
+à coup de nombreuses lumières; quelques personnes de service allaient et
+venaient; on entendait comme un flux et reflux de monde au château. Il
+était à peine trois heures; un homme à cheval sortit de la cour d'un
+trot pressé. Henriette avait regardé; elle pouvait aller et venir, et
+elle accourut me dire que c'était un des chirurgiens de l'Empereur. À ce
+mot, je frémis de terreur; je venais de penser à un crime affreux commis
+dans ce séjour à une époque bien éloignée, et mon esprit me fit voir la
+possibilité d'un forfait politique contre la vie de celui dont l'ombre
+serait moins formidable. On ne sut rien le lendemain; mais ayant
+pénétré, par un dégagement, sous prétexte de parler à un valet de la
+chambre de l'Empereur, j'aperçus M. de Turenne, maître de la garde-robe,
+dans une étrange agitation, et j'entendis le mot d'_empoisonnement_,
+deux fois distinctement répété. Je ne connaissais pas la personne à qui
+il parlait... J'aurais donné dix années de ma vie pour savoir
+entièrement tout; mais je n'osais me montrer. Heureusement le général
+Bertrand vint parler à un officier; sa figure tranquille m'était la plus
+forte garantie qu'il n'y avait aucun danger à redouter pour l'Empereur.
+Je n'eus plus que la crainte de m'être avancée là dans un moment pareil.
+Le mameluck Roustan, soit bêtise, soit ingratitude, fut celui qui
+accrédita le bruit que l'Empereur avait cherché à se procurer du
+charbon, et après à se brûler la cervelle. C'est donner un côté faible à
+Napoléon, que de lui prêter l'idée d'un suicide sans noblesse; s'il y
+eût pensé, il eût tranché sa destinée comme Caton, sans préparatifs,
+dans toute la simplicité d'un ferme vouloir. Le matin, vers neuf heures,
+quand ces bruits du palais circulèrent dans les rangs des véritables
+amis de Napoléon, des grenadiers de sa garde, j'eus un moment la crainte
+d'une insurrection. Henriette vint me dire: «Mon dieu! j'ai entendu
+parler de poison; les grenadiers répètent que ce sont les alliés qui ont
+fait un pareil coup; si l'Empereur ne se montre, il y aura du bruit.
+Nous n'y pouvons rien, Madame, et je voudrais bien ne pas y être.» Je
+rassurai la pauvre Henriette, et j'allai déjeûner auprès de la grille:
+là je pus me convaincre que sa terreur n'avait rien exagéré. Je me
+garderai de retracer tout ce qui me fut dit, quoique chaque mot fût un
+éloge pour les braves qui les proférèrent.
+
+Les mauvaises nouvelles arrivent toujours vite: aussi apprit-on bientôt
+les adhésions au gouvernement provisoire, les proclamations. Parmi
+celles qui choquèrent le soldat, fut la proclamation que le maréchal
+Augereau fit après son armistice avec Hesse-Hombourg. «Ah! disait un de
+ces vieux soldats de Marengo et de Lodi, comment peut-on maltraiter
+notre chef! Ah! parlez-moi du brave général Montholon! voilà un brave
+dévoué.» J'avais reçu deux lettres très pressantes, même une espèce
+d'ordre de revenir à Paris; mais outre que j'avais contracté l'habitude
+de faire à ma tête, j'avais encore pris la résolution de ne quitter
+Fontainebleau qu'après décision du tout. J'avais cru voir Ney très calme
+sur le cruel événement qui se préparait, et je rêvais à trouver moyen de
+me glisser inaperçue parmi le petit nombre de coeurs dévoués qui se
+groupaient autour de l'illustre proscrit; mais tout prit une si sombre
+couleur, que le moment du départ arriva sans que j'eusse pu même penser
+à demander à être comprise dans la suite de Napoléon. Enfin, le 20
+avril, la garde fut rangée dans les cours du château... La peinture a
+rendu le coup d'oeil de cette scène; elle en a fidèlement représenté les
+acteurs... Mais quelle plume peut peindre jamais l'expression du morne
+désespoir qui régnait sur les visages de ces vieux compagnons d'une
+immortelle gloire!... Ils ne fixaient point leurs regards sur le chef
+adoré comme aux beaux jours des batailles: ils les baissaient vers la
+terre comme s'ils avaient voulu y cacher leurs souvenirs et leurs
+regrets. L'Empereur était pâle; sa voix était altérée; lorsque dans son
+discours il dit: «Quelques uns de mes généraux ont manqué à leurs
+devoirs...» un léger bruit, semblable au retentissement des armes, se
+fit entendre; un regard rapide de Napoléon sur le général Petit et sur
+le premier rang de sa garde me prouva qu'il avait compris l'involontaire
+frémissement de ces hommes si dévoués. Il régnait un silence solennel et
+attendrissant; l'Empereur versa des larmes; j'en vis couler de ses
+nobles yeux. Lorsque Napoléon embrassa le général Petit, il y eut une
+minute comme de religion, si je puis dire; les grenadiers pressèrent
+leur arme contre leur poitrine; on entendit un murmure de la troupe
+fidèle; le porte-étendard, qui se trouvait près de lui, perdit
+contenance au point de sangloter. Je ne saurais dire ce que j'éprouvais,
+mais je puis avouer que, si je n'eusse été clouée à ma place par l'excès
+de mon émotion, je serais tombée aux pieds du héros objet de si nobles
+douleurs, et je l'aurais supplié d'accepter le dévouement de ce qui me
+restait de jours; oui, dans ce moment, Ney même était oublié; à lui, du
+moins, que de consolations restaient! sa femme, ses fils, ses titres
+même, si on doit les compter dans le bonheur... L'Empereur, au
+contraire, quittait la France, descendait d'un trône, et de quel trône!
+On lui enlevait sa royale compagne, son fils chéri; il n'emportait que
+le poids de toutes les ingratitudes dont les derniers jours de sa
+puissance avaient été surchargés.
+
+Le général Bertrand monta en voiture avec l'Empereur. On leur avait
+donné une escorte étrangère. Je rentrai à la petite chambre d'Henriette;
+je la trouvai toute prête à gronder; elle avait fait ses arrangemens,
+et, deux heures après, nous étions en voiture sur la route de Paris.
+Nous eûmes à essuyer toutes sortes d'ennuis à la barrière; on nous fit
+descendre et on me demanda mon passeport, toujours en règle dans mon
+porte-feuille. «D'où venez-vous?
+
+«--De Fontainebleau.
+
+«--Étiez-vous attachée à Napoléon?
+
+«--De coeur, mais non de service.
+
+«--Et vous le dites?
+
+«--Pourquoi pas?
+
+«--Et vous (à Henriette)?--J'étais à la lingerie, et pour surveiller les
+femmes des basses-cours.
+
+«--Où allez-vous?
+
+«--À Paris, vous le voyez bien.
+
+«--Mais votre domicile?
+
+«--Il est sur le passeport que vous tenez.
+
+«--C'est bien, vous pouvez aller.»
+
+Nous profitâmes de la liberté. Je fis descendre mon léger bagage et
+celui de Henriette, que je conduisis hôtel du Bouloi, d'où elle partit
+pour Nice peu de jours après. Je rendrai compte, dans un autre chapitre,
+de ma première entrevue avec le maréchal Ney.
+
+
+
+
+CHAPITRE CXXIX.
+
+Retour à Paris (23 avril 1814).--Ney.--Regnault de
+Saint-Jean-d'Angely.--Le colonel Morla.
+
+
+J'avais le coeur oppressé. Témoin des grandes scènes de Fontainebleau,
+ayant vu de mes yeux le trône disparaître sous les pieds de Napoléon,
+j'avais peine à croire à la réalité de tant de catastrophes. Paris me
+faisait mal à voir; je courais partout, et nulle part je ne trouvais de
+compensation à mes regrets. Je fis cependant une rencontre qui me causa
+quelque joie: j'avais connu un Espagnol nommé Morla, en 1808, lors de
+l'invasion en Espagne; plus tard je l'avais vu à Paris, et plus
+particulièrement par mes relations avec Regnault. Morla était un homme
+d'un grand caractère; il avait été capitaine-général de l'Andalousie et
+membre du conseil d'État sous le roi Joseph: il eut à se plaindre de la
+sévérité de l'Empereur, et le voyant, je dus croire qu'il se montrerait
+joyeux des événemens qui se passaient. Je me trompais. Cet homme fier et
+généreux en savait plus long et en voulait plus que moi. «Je crains pour
+la vie de Napoléon, me dit-il aux premiers mots de reconnaissance. La
+haine a préparé d'affreuses embûches, et il y tombera. Ah! pourquoi
+a-t-il refusé le brave Montholon? C'était le fer à la main que Napoléon
+eût dû quitter la France; il eût dû se rallier au corps d'armée de Soult
+et de Suchet. Il avait encore de la sorte 100,000 hommes, et encore de
+pareils soldats comptent double.» Les illustres disgrâces excitent une
+pitié enthousiaste, disposent surtout à un subit attachement pour ceux
+qui partagent nos opinions. Je vis plusieurs fois le général Morla, et
+chaque fois j'eus à admirer la noble part qu'il prenait au malheur d'un
+souverain dont il eut peut-être à se plaindre, et qu'en 1814 il était
+beaucoup plus profitable de dénigrer que d'exalter. Regnault faisait
+grand cas du général Morla; mais il m'engagea à le voir peu, ou du moins
+secrètement. Je trouvai le conseil un peu pusillanime, et je l'avouai à
+Regnault. «Cela est prudent, me répondit-il; croyez-moi.»
+
+Je connaissais quelqu'un près du jardin Turc. Je m'acheminais tristement
+de ce côté, lorsque je vois une calèche de voyage arrêtée, et un
+voyageur me faire signe; j'approche, c'était le général Morla. «Montez
+jusqu'à la barrière, me dit-il, j'ai à vous parler;» et me voilà en
+poste. «Ne m'enlevez pas, général, j'ai besoin de rester à Paris.»
+
+«--Ne le craignez pas, belle dame, car j'ai aussi besoin que vous y
+restiez. Je n'ai pu rencontrer ni Regnault ni Macdonald; vous verrez le
+premier, chargez-vous de cela;» et il me donna un fort paquet sous
+enveloppe. Nous étions au haut de la rue de Richelieu. «Descendez-moi,
+lui dis-je, votre commission sera plus tôt remplie.
+
+«--Il n'est pas à Paris, sans cela je l'eusse faite moi-même. Vous avez
+raison. J'ai la tête brûlante. Pourvu que l'on soit arrivé assez tôt.
+
+«--Qui?
+
+«--Un courrier qui doit avertir l'Empereur qu'on le guette pour
+l'assassiner. Je suis sa trace; je ne reviendrai que lorsqu'il sera
+embarqué. J'ai entendu ce propos atroce: «Oh! il y a de bons enfans qui
+attendent le _malin_; il y aura du guignon s'il échappe à Saint-Raphan.»
+J'ai recueilli d'autres détails; j'en fais part au comte dans ma lettre,
+ajoutés à ce que je viens de vous dire.» Je regardai l'Espagnol avec
+l'admiration que m'inspirait une telle conduite; car le général Morla,
+comme je l'ai dit, avait été peu favorable à l'Empereur dans l'éclat de
+sa prospérité, et n'en avait reçu que de sévères traitemens. «S'il n'eût
+été trahi, je le haïrais peut-être encore,» me répondit-il avec l'accent
+le plus noble que j'aie entendu. Après m'être bien fait répéter tout ce
+qu'il voulait de moi, je descendis, lui souhaitant heureuse chance. Je
+n'entendis parler du général Morla qu'aux premiers jours du mois de mai;
+mais je sus qu'il avait vu débarquer Napoléon à Porto-Ferrajo. En 1815,
+je vis encore Morla, bien peu avant le 26 mars. C'était un caractère
+singulier, mais noble et fier; Regnault en faisait grand cas, et me
+parut surtout être extrêmement content du paquet que je lui portai de sa
+part.
+
+Je n'avais pas encore vu le maréchal Ney. Je ne sais quelle vague
+crainte de pressentiment me donnait du malaise. J'éprouvais l'impérieux
+besoin de lui demander à lui-même ce qu'il avait dit dans sa dernière
+entrevue avec l'Empereur, si diversement commentée. On me disait à moi
+beaucoup de choses que je ne croyais ni ne voulais croire. J'avais reçu
+tous les détails du voyage de Napoléon. Je suis encore en correspondance
+avec un ami du général Dalesme, qui commandait à Porto-Ferrajo; et je me
+rappelle très bien quelques lignes de cette lettre, qui peignait le
+grand caractère que Napoléon avait déployé en prenant possession de la
+souveraineté de l'île d'Elbe, et pour ainsi dire du trône de l'exil.
+Jamais je n'entendis son éloge aussi souvent répété que depuis qu'il
+avait fait, à la seule crainte d'une guerre civile, le sacrifice de son
+orgueil de souverain. Enfin, depuis quelques jours à Paris, je provoquai
+le souvenir de Ney, et nous nous rencontrâmes. Notre entrevue fut
+singulière; nous étions gênés l'un et l'autre. J'avais su la veille que
+non seulement Ney conservait, ainsi que les autres maréchaux, tous ses
+nobles titres si glorieusement conquis,
+
+ Et gravés par la gloire aux créneaux des murailles;
+
+mais on assurait qu'il en aurait d'autres, et que sa faveur paraissait
+établie auprès des nouveaux maîtres. Cela me paraissait peu probable;
+mais dès ses premières paroles je n'eus plus le courage de témoigner les
+sentimens de conviction qu'à cet égard j'avais nourris. Malgré tout ce
+que j'éprouvais de malaise et tout ce que je voulais conserver d'égards,
+je rompis la glace en lui demandant s'il était vrai qu'il eût conseillé
+à l'Empereur d'abdiquer.
+
+«Oui, me répondit-il, et j'ai dû le faire.
+
+«--Comment, Ney, vous avez dit à Napoléon de ces dures vérités que le
+malheur eût dû peut-être adoucir?
+
+«--Des vérités, oui; mais des vérités dures, nullement. Seulement j'ai
+exprimé mon opinion avec toute la franchise de mon caractère. Oui, j'ai
+conseillé l'abdication, car avant l'Empereur, ma chère, je voyais la
+France.
+
+«--C'est un grand mot que la France!
+
+--Ida!
+
+«--Monsieur le maréchal!...» Nous restâmes dans un silence de part et
+d'autre, ressemblant presque à du mécontentement. J'en souffris la
+première et je lui dis: «Vous ne me demandez pas ce que j'ai fait à
+Fontainebleau: vous êtes bien peu curieux!
+
+«--Non; mais sachant que vous n'y pouviez rester que dans l'intention de
+m'y voir revenir, et ne pouvant vous y écrire, j'ai patiemment attendu
+votre retour.
+
+«--Ah! le droit seul m'a manqué pour suivre l'Empereur à l'île d'Elbe.
+
+«--S'il en eût été ainsi, nous ne nous serions vraisemblablement plus
+vus.
+
+«--Comment! vous m'en auriez voulu?
+
+«--Vous en vouloir pour une généreuse pensée! Ida, vous ne le croyez
+pas.
+
+À ces mots, le maréchal avait pris un air qui m'encouragea, et je lui
+demandai s'il comptait rester à Paris, où tout prenait un aspect
+pacifique; s'il irait à la nouvelle cour.
+
+«--On ne peut rien assurer, rien prévoir, me répondit-il. Je vous ai
+bien des fois exprimé à ce sujet mes opinions: je ne regarde pas les
+hommes qui gouvernent, mais mon pays seul.
+
+«--Ah! vous m'impatientez avec votre pays! Si on choisissait pour
+souverain l'empereur du Japon ou Alexandre, cela vous serait donc
+indifférent? Tenez, Napoléon vous éleva tous trop haut en vous donnant
+des positions trop indépendantes.
+
+«--Je pense que si quelqu'un peut se plaindre de ce qui est arrivé,
+certes ce n'est pas l'Empereur.
+
+«--Vous croyez?» Nous nous taquinâmes plus d'une heure de cette manière,
+et Ney me quitta après un beau sermon sur le besoin de se taire. Une
+gêne, un froid extrême avaient pesé sur toutes nos paroles. Le plus doux
+charme de notre intimité, la sympathie du même enthousiasme avait
+disparu.
+
+Tout me paraissait triste par cette distance des affections politiques
+qui s'était placée entre nous. Nos causeries avaient perdu en quelque
+sorte le feu qui naguère les échauffait.
+
+Ces tristes impressions des sentimens de Ney ressortaient encore
+davantage quand je le comparais à quelques autres de nos guerriers, dont
+le commerce entretenait en moi le culte du passé. De ce nombre était le
+jeune Labédoyère, que je connaissais depuis long-temps. Avec lui je
+pouvais m'abandonner à l'expression de toutes mes illusions passées, car
+elles étaient les siennes. Il était difficile de voir un homme plus
+accompli que ce brillant officier: bravoure, talens, avantages
+extérieurs, Charles de Labédoyère réunissait tout, et ce tout était
+animé des plus vives qualités du coeur. Mes sentimens s'arrêtèrent à la
+bienveillance réciproque d'une noble amitié; mais la mort, qui termina
+la carrière déjà si glorieuse de Charles de Labédoyère, a laissé dans
+mon coeur, par une terrible conformité de destinées avec celui qui me fut
+le plus cher, un souvenir qui ne s'effacera jamais.
+
+Il eût été difficile de se faire une idée de la société de Paris après
+les événemens de 1814. Plusieurs personnes qui m'avaient recherchée avec
+une sorte d'importunité, ne me fuyaient pas encore, mais je prévoyais
+ces désertions de la prudence, et je pris le devant en cessant de voir
+tous ces amis qui me semblaient arriver par la prudence à l'engouement
+d'un autre ordre de choses que celui où nous nous étions trouvés,
+cherchant à mettre d'accord leurs opinions du passé avec leurs intérêts
+du présent.
+
+
+
+
+CHAPITRE CXXX.
+
+Le colonel espagnol.--Belle action de Ney.
+
+
+Quoique refroidie dans ma passion pour Ney, je dois, par compensation
+d'un sentiment moins vif qu'il m'inspirait, rapporter une aventure qui
+date de cette époque, et qui est trop honorable à sa mémoire pour que je
+la passe sous silence. J'avais rendez-vous avec lui, et, comme toujours,
+quand il s'agissait de le voir, j'étais sortie une heure trop tôt. Je
+cheminais doucement au milieu des Tuileries, respirant le délicieux
+parfum des plates-bandes émaillées de fleurs. Je ne saurais trop dire à
+quoi je pensais, mais mes idées étaient bienveillantes et d'une douce
+mélancolie. Sur un banc de pierre, en face des fenêtres du château,
+était assis un homme dont l'extérieur attira mes regards et excita
+bientôt mon intérêt. Un bras de moins, la figure pâle, les vêtemens
+indigens quoique propres, tout me le fit prendre pour un de ces débris
+de notre armée, si bien chantés depuis par le barde national de la
+gloire française. Son air abattu ne me laissa plus sentir que le désir
+de le connaître et l'espoir de lui être utile. Certes, il n'y avait là
+rien que de très naturel. Eh bien! on va voir comment ma précipitation
+irréfléchie en fit une inexcusable indiscrétion. En m'approchant de
+l'inconnu, j'aperçus dans sa main une tabatière: il la tournait dans
+tous les sens, et, d'un air d'impatience, soupira, leva les yeux sur les
+fenêtres du château, et ramena ses regards sur son habit délabré; il le
+boutonna avec vivacité, de façon à cacher sa décoration. Tout rapide
+qu'il fut, ce mouvement était assez significatif pour que mon
+imagination y attachât aussitôt les suppositions les plus
+attendrissantes. Je cède à la vivacité de mon émotion pour des malheurs
+qu'on ne m'avait point confiés, mais dont l'apparence était mon excuse;
+me voilà donc passant, repassant devant l'homme à la cravate noire,
+tenant la bourse à la main, faisant sonner le peu d'argent qu'elle
+contenait et regardant l'étranger d'un air qui disait: «Je vous crois
+malheureux, je désire vous connaître, vous servir.» Apparemment que mes
+regards commençaient déjà à perdre le don de se faire comprendre, car
+celui à qui ils s'adressaient n'y vit qu'une très impertinente volonté
+de l'humilier, et me le fit sentir par la fierté avec laquelle il
+découvrit le signe de la bravoure qui parait son triste vêtement, et en
+passant devant moi dans une attitude qui semblait répondre à mon curieux
+intérêt: «Votre pitié est une insulte dont votre sexe seul vous épargne
+la réparation.» Ces paroles me rejetèrent à ma place, et je le regardai
+s'éloigner sans oser faire un pas ni dire un mot pour le rappeler, mais
+cruellement effrayée de l'idée qu'il emportait, sans doute, d'un mauvais
+coeur. Avant de sortir de la grille de la rue de Rivoli, il tourna la
+tête de mon côté pour s'assurer si j'avais poussé l'indiscrétion jusqu'à
+le suivre. Me voyant à la même place, dans l'attitude de la confusion et
+de l'accablement, il revint sur ses pas. J'étouffais du besoin de
+m'expliquer et un peu de la curiosité de le connaître. Je ne saurais
+trop dire le roman que fit mon imagination pendant son retour de la
+grille vers le banc où j'étais assise. Mais les premières paroles de
+l'inconnu me prouvèrent que j'avais bien mal imaginé. «Me
+pardonnez-vous, lui dis-je, Monsieur, sans attendre qu'il m'adressât la
+parole, que je vous témoigne un intérêt que vous avez paru fuir.» La
+sévérité glaciale de sa réponse m'eût indisposée contre lui, si je n'y
+eusse reconnu, non pas une vanité susceptible, mais l'orgueil d'un
+honnête homme et la dignité d'un malheur non mérité. «Vous me devriez
+des excuses, Madame, si vos regards et votre maintien pouvaient laisser
+un doute sur le sentiment qui vous a fait agir et qui est le plus noble
+élan d'une vive sensibilité; elle vous a portée à une démarche
+touchante, mais indiscrète, que provoquaient des suppositions cruelles.
+(Je fis un mouvement de surprise.) Oui, cruelles, continua-t-il,
+puisqu'elles m'ont appris que mon extérieur excite la pitié.» Ici, deux
+grosses larmes qu'il vit couler sur mes joues lui dirent sans doute le
+mal qu'il me faisait; car il s'adoucit, prit ma main, et, la pressant
+légèrement, il ajouta: «Vous avez l'ame noble, et je suis sûr que vous
+êtes une excellente femme, mais commandez aux élans de votre
+bienveillance; aujourd'hui elle vous a fait blesser la délicatesse d'un
+homme d'honneur, à qui cet honneur est plus cher que la vie, et dont il
+est le seul bien; une autre fois une sensibilité trop prompte pourrait
+vous rendre dupe d'un fripon qui abuserait de vos premiers mouvemens.
+Croyez-moi, les plus précieuses qualités ont encore besoin d'être
+soumises à la raison. Adieu, Madame; soyez persuadée toutefois que je ne
+garde de votre action qu'un souvenir qui vous honore.» Il se leva, me
+salua en s'échappant rapidement, comme pour éviter ma réponse.
+
+Depuis long-temps je n'avais réprouvé une pareille angoisse. «Nul doute,
+me disais-je, que ce ne soit un militaire malheureux; sa conduite, ses
+discours montrent tout l'intérêt dont il est digne, et pourtant il
+repousse l'amitié et de lui-même écarte la main empressée de venir à
+lui.» Je m'acheminai vers le quai, mécontente de lui et de moi, voulant
+lui trouver un tort et me trouvant bien à plaindre de m'intéresser à un
+homme dur et orgueilleux. Mais aussitôt son bras mutilé, cette croix,
+noble récompense du brave, me revenaient à l'esprit, et je sentais que
+cet orgueil était délicatesse et cette fierté une justice; moi seule je
+me trouvais blâmable. Oh! que je me promettais bien à l'avenir d'être
+plus en garde contre la vivacité de mes émotions. Hélas! c'est
+désenchanter la vie; mais puisqu'il le faut, allons, je réfléchirai
+avant d'écouter mon coeur, et toute pleine de cette résolution je passai
+le pont et faillis me trouver mal en voyant mon inconnu arrêté avec un
+garde du corps, lui parlant avec véhémence, et l'autre répondant de
+l'air de quelqu'un qui n'a aucune bonne raison à donner contre les
+choses peu agréables qu'on lui dit. L'inconnu m'aperçut au moment où
+j'allais me glisser pour n'être pas vue. Bien qu'il me saluât avec
+politesse, il eut comme un soupçon d'espionnage qui me rendit à toutes
+mes réflexions. Je m'approche et lui dis: «Monsieur, lorsque je vous vis
+aux Tuileries je me rendais au bain; je n'ai nullement changé mon
+itinéraire.» Après cette belle équipée, je m'élance sur le quai sans
+respirer ni attendre de réponse. Ce ne fut que quand je fus calmée et
+une heure après que je me dépitai de cette nouvelle bévue. J'étais
+tout-à-fait mal avec moi-même. J'avais cru entendre prononcer un mot
+espagnol. «C'est un Espagnol réfugié, me disais-je; ils sont
+orgueilleux, vains et fiers. Eh bien, n'y songeons plus;» mais c'était
+le cas de dire: quand on veut oublier on se souvient.
+
+Toutes ces idées jetèrent le trouble dans ma pauvre tête; et j'en étais
+si oppressée que je m'en ouvris au maréchal Ney. Je racontai la scène
+telle que je viens de la rappeler, enfin telle qu'elle venait de se
+passer; je ne dois pas répéter les éloges qu'elle me valut, mais je dois
+rendre hommage à la vérité en disant que Ney me pressa contre son coeur
+avec un transport bien vif, en me remerciant de lui fournir cette
+occasion d'être utile à un militaire, à un frère d'armes malheureux. «Je
+le découvrirai bien vite, me dit-il. Soyez rassurée, il acceptera ce que
+je compte lui offrir.» Ah! Ney était la bonté même. Trois jours après il
+m'apprit que mon inconnu était un colonel espagnol, dont les plus justes
+réclamations auprès des autorités françaises étaient restées sans
+résultat. «Des espérances trompées, l'amertume et l'inutilité de ses
+démarches l'ont réduit au dernier degré d'exaltation misantropique
+obligée par orgueil de se reployer sur elle-même. Ce malheureux voit
+encore sa cruelle infortune augmentée par les privations de sa femme et
+de deux jeunes filles. Ida, je les ai trouvées ne pouvant sortir faute
+de vêtemens.--Et maintenant, lui dis-je, levant un regard plein de
+reconnaissance sur lui, ils sont pourvus de tout, grâce à vos
+bienfaits?--Ida, dites grâce à ce coeur pétri de sensibilité, en y posant
+sa main, et de cette tête vive et active pour la pitié comme pour les
+douces folies. Chère Ida, vous êtes une bonne femme.» Je répète ses
+propres paroles; car aujourd'hui, où je publie tant de fautes, elles, me
+sont comme un abri contre les remords. Je n'avais plus besoin de
+m'inquiéter du colonel espagnol; mais Ney m'apprit, quelques jours
+après, qu'il avait obtenu toutes ses justes demandes, et qu'il se
+trouvait heureux d'avoir pu ajouter quelque utile surcroît aux
+réparations du gouvernement.
+
+Je reçus la visite de cette famille reconnaissante, et je sentis qu'il
+ne peut y avoir de plus doux orgueil que celui d'entendre louer, par des
+infortunés arrachés au désespoir, les vertus et les qualités des gens
+qui nous sont personnellement chers. Le colonel conduisit sa famille à
+Bordeaux. J'ai conservé quelque temps des relations avec lui. Il vint à
+Paris à l'époque du fatal procès, et nos adieux se firent à l'aspect
+d'un cercueil! Le colonel perdit depuis un de ses enfans, et a été
+cacher au loin cette douleur domestique, accumulée sur tant d'autres
+douleurs.
+
+
+
+
+CHAPITRE CXXXI.
+
+La baronne de W***.--Le fils de Dumouriez.
+
+
+Ma campagne de France, mon excursion à Fontainebleau, toutes mes courses
+militaires avaient largement entamé ma caisse, et il avait fallu souvent
+l'employer pour rapprocher les distances, récompenser des dévouemens du
+moment, en un mot pour acquitter toutes les dispendieuses nécessités de
+la guerre. Je m'arrangeais peu du déficit de mes finances; et avec mon
+caractère, certes je n'aurais voulu rien entreprendre sans avoir tous
+les dehors des jours heureux de _fama volat_. Méditant un pèlerinage à
+l'île d'Elbe, je ne voulais laisser aucun soupçon sur le motif tout
+désintéressé qui me guidait dans cette démarche. J'aurais eu le droit de
+demander plus qu'il ne m'eût fallu au comte Regnault, depuis ma
+singulière audience de l'escalier du pavillon de Flore. Comme je veux
+être vraie, même à mes dépens, j'avoue que l'extrême désir que je
+commençais à éprouver pour ce voyage, me fit examiner un peu s'il serait
+mal de profiter de ce droit; mais ce ne fut qu'une pensée, et mon dégoût
+pour une récompense demandée prit le dessus. J'avais fait depuis
+long-temps au maréchal l'honorable mensonge d'une augmentation de ma
+pension, pour éviter de sa part de bien sages, mais pour moi de bien
+mortelles réflexions, ou des offres que j'atteste le ciel avoir toujours
+refusées. J'étais donc fort en peine, n'ayant alors qu'une cinquantaine
+de napoléons en état de disponibilité. Une grande partie des diamans qui
+me restaient étaient déjà passés en équipement et frais de route. Tous
+ces soins pour me procurer de l'argent me rappelèrent le don d'une femme
+intéressante à beaucoup de titres, à qui j'avais procuré une grande
+consolation par le crédit du maréchal Ney, à l'égard d'un fils bien-aimé
+qu'elle croyait perdu dans la retraite de Smolensk. Jouissant d'une
+immense fortune, elle me fit présent d'une parure complète de rubis et
+d'une bonbonnière avec son portrait enrichi de brillans. Je regardai son
+aimable et doux visage, et je trouvai comme un sentiment de bonheur de
+devoir à un don de la reconnaissance d'une mère les moyens de pratiquer
+à mon tour cette vertu.
+
+Pour intéresser mes lecteurs au sort de cette dame, il me faut reprendre
+les choses de plus loin. Lorsque dans la campagne de France tout fut
+devenu fatal, jusqu'au talent et au courage des chefs, Mortier et
+Marmont tombèrent au milieu des alliés sur la route de Fère-Champenoise,
+qu'ils suivaient dans la croyance que Napoléon se reployait sur eux
+devant Schwartzemberg; à cette bataille, que les alliés nommèrent si
+pompeusement victoire de Fère-Champenoise, et dont ils ne durent le
+douteux avantage qu'au nombre immense de leur cavalerie, au terrible
+ouragan qui battait de front nos colonnes et à la violente pluie qui
+éteignait le feu de nos batteries; cette affaire du 25 mars 1814, si
+honorable pour le brave général Pacthod, qui, avec les 6,000 hommes des
+deux divisions qui escortaient les convois, pendant plusieurs heures,
+attaqué, entouré, soutint, avec des soldats enfans et des bataillons de
+gardes nationales, les charges multipliées des meilleures troupes
+ennemies. La mêlée devint affreuse lorsqu'on eut lancé contre ces
+faibles carrés l'énorme élite de l'armée alliée; mais ce fut pour les
+Français le dévouement des Thermopyles. La division Pacthod périt
+presque entière en mourant à la baïonnette et en refusant quartier.
+Hélas! leur héroïsme fut moins heureux que celui des Grecs; il ne sauva
+point la patrie.
+
+Le fils de la baronne de W***, échappé comme par miracle au désastre de
+Smolensk, s'était, malgré les larmes de sa mère et mes conseils, remis
+de nouveau au service. Il faisait partie de la division Amey; et
+grièvement blessé à la première charge, il dut la vie à un officier
+prussien, à l'affaire que je viens de rappeler. À mon retour de
+Fontainebleau, j'avais vainement fait des démarches pour retrouver la
+baronne de W*** et son fils. Enfin, après des recherches bien pénibles,
+je découvris le dernier. Il m'apprit que l'officier prussien qui lui
+avait sauvé la vie à Fère-Champenoise, ayant dans ses papiers trouvé le
+nom de sa mère, il lui avait dit qu'il y avait un officier supérieur de
+ce nom dans les armées alliées, et que lorsqu'il sortit de la maison
+militaire, on lui avait annoncé que sa mère était partie l'avant-veille
+dans une calèche allemande, escortée de troupes alliées. «Je ne pus, me
+disait ce malheureux jeune homme, réclamer ma pauvre et excellente mère.
+Vous qui savez le fatal secret de ma naissance, dites, oh! dites-moi
+quels moyens puis-je employer pour la revoir sans la compromettre, sans
+irriter contre elle son orgueilleuse famille qui n'est pas la mienne.»
+Je partageais si vivement les craintes et la douleur du fils de la
+baronne de W***, que je restai quelques instans étourdie et ne sachant à
+quelle pensée m'arrêter. Les regrets touchans du jeune militaire me
+rendirent enfin quelque présence d'esprit. «Ce qui me cause surtout une
+peine mortelle, disait-il, c'est qu'en fouillant dans mes papiers on m'a
+pris le portrait de cette mère infortunée; son image du moins m'eût
+soutenu dans cette terrible incertitude sur son sort... Je vais vous le
+rendre, m'écriai-je, ce portrait chéri; j'en ai un qui me fut donné par
+elle comme gage de reconnaissance et de souvenir; n'est-ce pas l'honorer
+que d'en faire un moyen de consolation pour le fils de son amour.» Le
+jeune Léopold (nom du fils de Mme W***) me pressa dans ses bras, et je
+crus un moment ressentir la pure tendresse d'une mère. À la vue des
+brillans dont ce portrait était enrichi, Léopold ajouta: «Vous savez,
+Madame, tout ce que ma mère à fait pour moi, tout ce que sa position lui
+a permis de largesses; avec le galon de sergent, j'ai la fortune d'un
+général; je ne puis donc accepter votre don pourtant si noblement
+offert... à moins que vous ne me permettiez de distraire tout ce qui
+n'est pas le portrait lui-même, et de vous en faire retenir la valeur.
+«Trop franche pour faire mentir mes expressions ou mon visage, je
+témoignai au fils de celle qui m'avait assez connue pour m'apprécier et
+que j'acceptais volontiers de lui. «Mon cher Léopold, j'accepte votre
+proposition, puisque vous êtes riche; il me sera encore doux de devoir
+ainsi à votre aimable mère les moyens d'exécuter un projet auquel
+m'appelle un intérêt de coeur. Allons, mon ami, je consens à ce que vous
+fassiez estimer ce que je vous restitue.
+
+«--Tenez, Madame, j'ai la somme; nous pouvons éviter les consultations.
+Ne livrons point à des regards profanes l'objet de nos respects;
+laissez-moi immédiatement placer la miniature sur mon coeur, et mettez le
+comble à toutes vos bontés en recevant ces mille écus comme masse de
+voyage.»
+
+Pouvais-je n'être point contente d'un tel marché; c'était celui d'un
+fils qui ne me donnait pas toute la valeur des diamans, mais qui me
+donnait mieux que cela, sa reconnaissance et son amitié.
+
+Nous nous quittâmes tous les deux pour voler à nos affections les plus
+chères. Mais Léopold à peine était sorti, qu'en serrant le
+porte-*feuille qu'il m'avait laissé, j'y trouvai, au lieu de mille écus,
+six billets, de mille francs, une superbe chaîne en or, et le lendemain,
+à peine étais-je levée, qu'on m'apporta une boîte avec ces lignes:
+
+ «Reprenez tout, Madame; je vous dois un trésor. Quand ces lignes
+ vous parviendront, je serai loin de Paris, où je ne regrette que
+ vous; vous, l'amie, la généreuse amie de la malheureuse mère de
+
+ LÉOPOLD.
+
+ «_P. S._ Je ne vous dis pas, Madame, de daigner m'écrire; je
+ connais votre coeur, et je vous rappelle que c'est à Strasbourg,
+ chez M. Dutale, que les lettres me seront sûrement remises. Ah!
+ puissé-je bientôt ramener dans ma patrie adoptive celle qui nous
+ est si chère à tous les deux!»
+
+La boîte renfermait, outre l'entourage du portrait, une fort belle
+montre en or. Je n'eus pas une minute d'hésitation pour garder ces
+riches présens; j'étais heureuse et fière au contraire de mes sentimens,
+parce que j'acceptais comme j'avais donné, avec un entier abandon de
+coeur.
+
+J'aurai, après bien des années de larmes et de malheurs, encore à parler
+du fils de Mme de W***; en attendant, je ne puis résister au plaisir de
+donner ici quelques détails sur sa naissance, qui justifieront peut-être
+le vif intérêt que ces deux personnes m'inspirèrent, intérêt qui a
+survécu à l'absence, à l'oubli, à l'infortune. J'avais connu la baronne
+de W*** quelque temps après mon retour de Russie; elle avait su que,
+dans cette fatale campagne, j'avais eu d'innombrables relations avec
+l'armée, et on lui avait si fort exalté mon coeur, qu'elle y vint confier
+les peines du sien; c'était presque l'histoire entière de sa vie, dont
+je conserve le récit tel que sa bouche daigna m'en faire l'aveu.
+
+«Je suis née à Heidelberg, me dit-elle; j'avais dix-huit ans, lorsqu'un
+de vos guerriers, fameux par sa bravoure et poursuivi par sa conduite, y
+vint chercher l'asile que lui refusaient tour à tour ceux mêmes dont,
+aux dépens de son honneur, il avait servi les intérêts. Son âge alors,
+déjà si disproportionné au mien, éloignait de moi toute idée d'amour;
+mais son nom célèbre, son infortune, l'injustice de ceux dont il avait
+voulu appuyer la cause, excitèrent dans mon ame une sorte de compassion
+généreuse et bientôt tendre. Lorsque des émigrés français se portèrent
+contre lui à toute la violence des représailles, je le sauvai des
+réactions, le cachant dans un pavillon du château. Seule instruite de sa
+retraite, je lui portais chaque jour sa nourriture, des livres, et je
+m'efforçais, par ma présence et mes soins, de distraire les ennuis de sa
+solitude. Instruit, spirituel, aimable et persécuté, il lui fut facile
+de m'attendrir et de m'intéresser. Dans sa disgrâce, il parlait si bien
+de cette patrie de laquelle il était rejeté, qu'il m'inspira cette
+exaltation bienveillante que les femmes éprouvent pour les proscrits
+illustres. Je ne vis plus que le héros malheureux, et, dès ce moment, il
+fut dangereux pour moi; la solitude, cette innocente complice des
+grandes passions, vint faire le reste... Je m'aperçus des suites de ma
+faute le jour même où l'on découvrit la retraite du général français. Au
+milieu de la nuit je vins lui apprendre qu'il fallait fuir et que
+j'étais mère. Promise à un noble de mon pays, j'allais être exposée aux
+cruelles vengeances de ma famille. Je dois rendre justice à la loyauté
+de celui qui me perdit; il me représenta tous les malheurs qui pouvaient
+m'atteindre sur les pas d'un proscrit. «Je les redoute moins, lui
+répondis-je, qu'une seule larme de ma mère.» Hélas! je devais lui en
+coûter de bien amères! Notre évasion fut moins secrète que je ne l'avais
+espéré. Le général seul parvint à se soustraire aux gens qui nous
+poursuivaient; mais moi seule je fus reconduite à mes parens irrités...
+On me relégua dans une ferme éloignée, où je fus mise sous la garde de
+deux femmes, dont l'une était nouvellement mariée à un jardinier,
+français d'origine, que mes parens aimaient beaucoup. Cette jeune femme
+nourrissait son premier enfant quand le mien vit le jour... Il me fut
+enlevé; et lorsque je demandai cette innocente preuve de ma chute, on
+eut la barbare prudence de m'annoncer sa mort... Le temps, qui jette un
+voile sur tout, effaça ma faute aux yeux de celui qui m'avait été
+destiné, et qui, aussi généreux que le Volmar de la _Nouvelle Héloïse_,
+n'avait cessé de me chérir. Je devins son épouse. Veuve deux ans après,
+je me trouvai maîtresse d'une immense fortune, qui était reversible sur
+un de ses parens éloignés, si je me remariais. Cette pensée ne se
+présenta jamais à mon esprit; mais combien de fois je regrettai
+amèrement l'enfant que je croyais avoir perdu: il existait. Une lettre
+que je reçus, en 1804, de son père qui avait enfin trouvé asile en
+Angleterre, m'apprit que mon fils avait été confié à un jardinier
+français; que sa femme l'avait nourri; qu'une forte somme avait été
+donnée pour qu'ils fissent baptiser cet enfant comme le leur et pour
+qu'ils l'emmenassent en France avec eux; ce qui fut exécuté. La lettre
+n'indiquait ni la ville ni même le département. Pourtant ma joie fut
+extrême. «Je suis libre, je suis riche et mon fils existe, m'écriai-je;
+ô mon Dieu, faites que je le retrouve, que j'assure son bonheur, et
+j'aurai assez vécu!»
+
+«Pendant neuf années, que d'angoisses et de vaines espérances ont été le
+seul fruit de mes recherches! Désespérée et souffrante, je fis une
+dernière tentative; elle fut heureuse... Je le méritais. L'or et les
+menaces arrachèrent à un ancien camarade du jardinier français le secret
+de sa retraite, et deux, jours après j'étais sur la route de la
+Bourgogne. J'arrivai à Plombières au milieu d'une nuit d'automne.
+J'interrogeai l'hôte d'une misérable auberge où j'avais pris asile, sur
+la famille dépositaire de ce que j'avais de plus cher au monde. Je
+m'informai avec anxiété des moyens d'existence de cette famille, du
+nombre de leurs enfans. On me répondit qu'ils avaient quatre garçons,
+dont l'aîné avait fait jaser le village par son peu de ressemblance avec
+le père. Oh! comme mon coeur battait. Qu'a-t-il donc d'extraordinaire
+l'aîné? demandai-je enfin; et une nouvelle et naïve réponse, au lieu de
+m'affliger comme je l'avais craint, flatta mon orgueil maternel. Mon
+fils était, suivant ce précieux rapport, le plus beau des enfans, et
+d'un tout autre air. «Ça va au bois avec des livres, ça fait tourner la
+tête à toutes nos filles et n'en recherche aucune; c'est fier et bon à
+la fois, ça se fait remarquer à la ville aussi bien qu'au village.»
+J'eus bientôt trouvé le moyen de voir mon cher Léopold, et son seul
+aspect me confirma tout ce que l'hôte avait si naïvement avancé. Il
+était beau, il était doux et fier. Après avoir tout réglé avec ceux qui
+avaient soigné son enfance et dont il portait le nom obscur mais
+respectable, je partis avec lui. C'était lui dire que je voulais me
+charger de son sort. «Elle vous fera bien riche; cette dame, lui
+répétaient ces bonnes gens, vous deviendrez un seigneur.--Où serai-je
+jamais heureux comme ici, près de vous? la richesse fait-elle donc le
+bonheur? En retrouvant mon fils, ma fortune entière me parut
+insuffisante pour récompenser ceux qui me l'avaient conservé. J'assurai
+leur existence, et ces dons furent mes premiers pas vers la tendresse de
+mon enfant.
+
+«On avait fait croire à ces braves gens que, mère d'enfans légitimes,
+j'avais trouvé le bonheur dans cette union, et que leur silence était un
+devoir. Mon fils, baptisé sous leur nom, crut donc en suivant sa mère ne
+suivre qu'une bienfaitrice généreuse. Oh! que ne lui ai-je laissé sa
+touchante reconnaissance! Mais pouvais-je le voir si digne de mon amour
+maternel et ne pas lui dire: «J'ai droit à ta tendresse filiale;
+Léopold, mon cher Léopold, je suis ta mère! Les moyens à prendre pour
+lui assurer ma fortune nécessitèrent l'aveu de ma faute et du nom de
+celui qui en avait été l'auteur. Comment vous rendre la cruelle scène
+qui suivit cet aveu, scène qui éleva mon fils autant qu'elle me fit
+rougir de celui que ma chute lui avait donné pour père. «Moi,
+s'écria-t-il, moi le fils d'un traître! moi, dont, si jeune encore, le
+coeur palpitait au nom de ces braves qui sont morts en défendant leurs
+drapeaux! moi, je dois la vie à l'homme qui consentit à échanger sa
+gloire contre l'ingratitude de l'étranger! Ô ma mère! ma mère! pardon,
+pitié, grâce!
+
+«--Mon enfant, on ne doit jamais maudire ceux à qui l'on doit la vie.
+
+«Non, jamais, reprit le noble enfant; mais, ma mère, il me faut laver la
+tache paternelle. Je dois mon bras à cette même France que mon père
+défendit en héros avant d'avoir voulu la vendre en traître.»
+
+«Mes larmes furent ma seule réponse; et peu de jours après on me remit
+cette lettre de mon fils:
+
+«Ma bonne et bien malheureuse mère, pardonnez à votre fils de vous
+quitter; mais il est français, il ne peut vivre sans le baptême de
+l'honneur. S'il revient, il sera l'honneur de votre vie; s'il meurt, il
+sera l'orgueil de vos souvenirs, et vous pourrez dire: mon fils eut la
+valeur du vainqueur de Jemmapes et de l'Argonne, et ne l'a point ternie
+comme son coupable père.»
+
+«Cette lettre fut toujours placée sur mon coeur, continua la baronne;
+Léopold partit faire son apprentissage de gloire. Dans la fatale
+campagne de Moskou, il appartenait au corps d'armée du maréchal Ney.
+Après avoir échappé aux horreurs de la retraite, il manqua perdre la vie
+faute de pouvoir, panser sa blessure; se croyant prêta mourir, il
+m'écrivit le fatal adieu qui manqua me coûter la vie. À ces lignes était
+jointe la croix qu'il avait gagnée à Valoutina.
+
+«Ma mère, la tache originaire est effacée; j'ai combattu pour la France,
+je meurs français et pour ma patrie. Ma mère, allez vivre près de ceux
+qui élevèrent votre fils; ils vous chérissent, ils pleureront avec vous
+votre Léopold. Ô ma tendre mère! je vous bénis de m'avoir épargné la
+honte d'une naissance illégitime, et de m'avoir dit que vous étiez la
+mère de Léopold.»
+
+Lorsqu'elle me donna ces détails, Mme la baronne de W*** avait reçu la
+nouvelle que son fils existait, et j'eus le bonheur de lui être utile
+pour le faire promptement revenir en France. Guéri de sa blessure, le
+jeune Léopold n'eut d'autre désir que de courir de nouveaux hasards; la
+campagne de Paris lui en fournit l'occasion, et il fut blessé comme on
+l'a vu. Je crus pouvoir profiter de sa généreuse délicatesse sans
+forfaire à la mienne. J'étais heureuse au delà de toute expression des
+moyens qu'il m'avait donnés de pouvoir continuer mes courses. Je devais
+même faire un voyage plus intime; mais la bizarrerie, qui joue un si
+grand rôle dans les événemens de ma vie, me jeta au milieu des grands
+spectacles du grand Empire, qui se brisait avec l'épée d'un homme.
+
+
+
+
+CHAPITRE CXXXII.
+
+Une séance de l'Académie.--Présidence de Regnault de
+Saint-Jean-d'Angely.--Réception de M. Campenon, remplaçant l'abbé
+Delille.
+
+
+J'allai un jour chez Regnault de Saint-Jean-d'Angely de fort bonne heure
+et sur une invitation fort pressante. Il avait, me disait-il, besoin de
+tout mon dévouement. Je le trouvai, se promenant à grands pas dans son
+appartement, et j'avoue que, dès l'antichambre, le bruit de sa
+déclamation tonnante me donna une idée très, sérieuse de l'entrevue.
+C'est quelque proclamation, me disais-je, qui doit être confiée à mon
+zèle infatigable, à mon utile exaltation. C'est l'éloquence qui rédige
+quelque adresse à nos braves, et c'est la renommée qui la portera. À mon
+aspect, l'orateur se modéra, jeta sur le bureau son manuscrit, et vint à
+moi avec toute la grâce d'un auteur qui aperçoit son public, et un peu
+de l'incertitude et de l'embarras d'Oronte prêt à débiter son sonnet.
+
+«Arrivez, ma bonne Saint-Elme, jamais je n'eus tant besoin de vous, de
+vos bons conseils, de votre excellente amitié.
+
+«--De quoi s'agit-il? Vous savez que je suis toujours prête.
+
+«--Il s'agit d'une des épreuves les plus délicates de ma vie, d'une des
+positions les plus difficiles où puisse se trouver un orateur.
+
+«--Vous savez si bien manier la parole, qu'en vérité je ne conçois pas
+votre embarras. J'ai souvent dit de votre éloquence ce que Racine dit de
+son Hippolyte dans _Phèdre_:
+
+ Il excelle à conduire un char dans la carrière.
+
+«--Mon amie, ma bonne amie, vous savez ou vous ne savez pas, car on
+ignore aisément les existences académiques, que je suis membre de
+l'Institut. De toutes mes dignités, c'est la seule que je n'aie pas
+perdue, parce qu'elle ne tient pas à la politique, et que cela sert
+quelquefois quand on veut y entrer. Eh bien! dans ma compagnie, car cela
+s'appelle notre compagnie, il y a des statuts, des réglemens, qui de
+temps en temps nous donnent des devoirs à remplir, des discours à faire;
+et le hasard qui arrange quelquefois très singulièrement les choses,
+confie souvent les missions de la circonstance et les corvées de la
+parole à ceux qu'elles doivent le plus contrarier. Et tel que vous me
+voyez, je suis une victime des discours académiques.
+
+«--Je croyais, mon ami, qu'il n'y avait jamais à l'Institut que le
+public de victime.
+
+«--Aujourd'hui le cas est plus grave, et je suis enveloppé dans un
+véritable cercle de Popilius. Vous me direz à cela, pourquoi êtes-vous
+affilié à une société savante? Telle n'est, point la question. J'en
+suis, il faut que je m'en tire. Nous autres gens de lettres, car je ne
+suis plus qu'un homme de lettres, nous sommes comme les auteurs,
+contraints de bien faire ce que nous faisons, sous peine de sifflets.
+Quand au théâtre on joue des pièces de circonstances, les premiers
+sujets, n'importe ce qu'ils pensent, sont obligés de chanter comme on
+chante pour le quart d'heure. Il en est de même à l'Institut; quelles
+que soient les opinions de l'académicien, il doit parler comme il
+convient à l'Académie. Ce sont, ma chère, ce que j'appellerais
+volontiers des sentimens collectifs, et les corps ont cela de bon qu'on
+peut refaire ensuite la part des personnes et reprendre sa manière
+d'être individuelle quand on quitte l'habit de la compagnie. Les
+convenances sont souveraines en France sous tous les régimes. Il n'y a
+nul inconvénient à leur payer tribut, cela ne tire jamais à conséquence;
+mais les braver fut toujours et serait encore ridicule, parce que cela
+serait inutile.
+
+«--En vérité je ne vous ai jamais vu si timide; et vous qui allez si
+directement au fait, vous tournez autour aujourd'hui, comme le monsieur
+qui voulait consulter le Misantrope.
+
+«--Diable, il y a de quoi hésiter. Figurez-vous qu'en ma qualité de
+directeur de la deuxième classe de l'Institut, lors de l'élection de M.
+Campenon, il faut, d'après l'usage antique et solennel, que je fasse
+l'éloge de son prédécesseur; et son prédécesseur était l'abbé Delille,
+grand poète assurément, que j'ai beaucoup connu et beaucoup aimé, mais
+dont la vie, toute composée de sacrifices à la cause des Bourbons, me
+met sur des charbons ardens pendant tout le discours. Moi, confident
+d'un autre pouvoir, serviteur enthousiaste d'une autre dynastie; moi
+dont des discours retentissent encore chargés de parfums pour la gloire
+de Napoléon, comment brûler l'encens académique dans une si bizarre
+circonstance? J'aurai l'air de vouloir me tourner vers les astres
+nouveaux, de venir au secours des vainqueurs, d'un valet qui demande de
+l'emploi. Oh! pour de l'ingratitude, croyez-moi, je n'en aurai jamais.
+Mais d'un autre côté quel plus beau caractère que celui de Delille?
+L'Empereur l'estimait de ce refus de le servir, qu'un autre eût
+considéré comme une offense. Un homme qui a refusé d'être sénateur pour
+être fidèle à ses affections politiques... Puis l'Académie, qu'il ne
+faut pas compromettre, car elle n'est pas d'humeur à être compromise; le
+public aussi, qui n'est pas à notre hauteur et pour lequel il faut avoir
+des égards. En vérité, il n'y a qu'un tour de force qui puisse me faire
+sauter ce cas périlleux.
+
+«--Mon ami, que votre discours soit l'expression de tout ce que vous
+venez de me dire là, qu'il soit mesuré comme tant d'autres que vous
+m'avez lus dans le temps; présentez les opinions des autres en gardant
+les vôtres. Quel inconvénient y a-t-il à louer la reconnaissance? L'abbé
+Delille voua la sienne à des princes malheureux; et c'est toujours grand
+et beau de rester fidèle au malheur. Toutes les causes s'arrangent fort
+bien de ces vertus, et l'exemple d'une foi gardée à n'importe quoi et à
+n'importe qui, peut être recommandé publiquement; car l'estime de leurs
+adversaires est quelquefois tout ce que recueillent les Decius de leur
+dévouement à leur propre cause. Parlez de la reconnaissance; elle honore
+toutes les positions, tous les caractères. Vous serez, avec ce texte,
+vrai pour tout le monde.
+
+«--Oh! que vous me faites de bien avec cette profession de foi. Comme
+vous êtes l'expression la plus exaltée de tous les sentimens qui me sont
+chers, votre suffrage sera ma règle de conduite; parce qu'une fois que
+mes éloges auront passé à votre creuset, je serai sûr qu'ils ne
+contiendront pas d'alliage, et nos amis ne pourront pas me reprocher
+d'avoir manqué de la vertu que j'aurai préconisée. Au surplus, si vous
+n'avez pas de rendez-vous militaire ce matin, veuillez me donner une
+audience littéraire. Les têtes-à-tête académiques ne sont pas dangereux,
+et quand je vous aurai lu mon discours, cela me donnera des forces pour
+l'exposer aux orages de la séance publique.»
+
+Je me soumis de fort bonne grâce, malgré mes préventions contre tout ce
+qui sent le bel esprit et le pédantisme, à l'aimable sollicitation de
+Regnault. Il avait été mon premier maître de déclamation, je lui devais
+bien au moins la patience d'être son dernier professeur de rhétorique.
+D'ailleurs il devenait beau dans son attitude d'orateur. Il avait tout à
+gagner en prenant la parole. Je l'écoutai avec cette attention qu'on
+accorde aux personnes qu'on aime. On eût dit qu'il paraissait devant son
+juge. Son émotion donnait un accent particulier à son organe, et, comme
+je ne sais pas résister aux impressions vraies, je lui témoignai, avec
+l'enthousiasme qu'on me connaît, toute la vivacité de ma satisfaction.
+Il en fut attendri jusqu'aux larmes, me disant: «Qu'on pense maintenant
+ce que l'on voudra; votre suffrage me répond qu'avec toutes les
+concessions de l'art oratoire, j'ai conservé pure la religion des
+souvenirs. Mais ce n'est pas tout ce que j'ai à vous demander; il faudra
+que vous fassiez violence à vos habitudes toutes guerrières, et que vous
+veniez entendre notre ouvrage au palais des beaux-arts. Nous sommes dans
+un moment où l'opinion publique est curieuse à observer. L'amitié doit
+quelque chose à l'amitié. Vous savez bien que je n'ai point manqué à vos
+débuts, j'espère que vous ne manquerez point à ma représentation, qui
+pourrait bien être aussi quelque peu orageuse. Vous savez qu'on ne peut
+demander de ces services à tout le monde.
+
+«--Du moment qu'il est question de dévouement, soyez tranquille.
+
+«--D'ailleurs, ma chère, vous qui aimez l'observation, vous trouverez à
+l'Institut de drôles de figures. Pour peu que vous veuillez regarder, je
+vous réponds que vous vous amuserez.»
+
+Le jour de la séance arrivé, je me rendis à mon poste, et je trouvai
+déjà la salle bien garnie, si bien même que je ne pus obtenir de place
+que sur une banquette réservée aux immortels eux-mêmes. C'était une
+piquante position que la tête de la Contemporaine, passant à travers les
+perruques de M. l'abbé Morellet et de M. de Roquelaure, ancien
+archevêque. On ne peut se faire d'idée de l'impatiente curiosité de
+l'auditoire et surtout de sa bizarre composition. On était entassé les
+uns sur les autres, et une foule de femmes élégantes s'étaient pressées
+sans scrupule contre les habits verts; Tout le monde parlait à la fois:
+«Nous allons voir, disaient quelques douairières, comment le conseiller
+d'État de l'empire abordera l'éloge du poète qui ne voulut pas faire
+l'aumône d'un vers à un tyran.» Ce qui ajoutait à l'originalité du coup
+d'oeil, c'était le grand nombre d'étrangers dont les bizarres costumes se
+mariaient plaisamment à l'élégance française. Les Anglaises surtout, et
+elles étaient en grand nombre, avaient conservé toute cette pureté du
+ridicule dont elles ont su depuis dépouiller leurs chapeaux. On montrait
+du doigt, avec une certaine affectation, les dignitaires anciens et
+nouveaux, dont les uns avaient la joie et les autres le courage de leurs
+grands cordons. Je me rappelle à ce sujet une méprise fort plaisante. On
+vit arriver un vieillard porté par deux laquais; il était revêtu d'un
+grand cordon couleur bleu de ciel. On chuchottait autour de moi: «Oh! en
+voilà un qui ne se gêne pas, il porte la grande croix de l'ordre de la
+Réunion. Les décorations proscrites se mettent ordinairement dans la
+poche.» Mais M. Roux Laborie, qui se trouvait dans le groupe aux
+commentaires, mit heureusement les censeurs de l'audace et les
+approbateurs du courage d'accord, en leur apprenant que la personne
+qu'on prenait pour un grand personnage de l'empire, fidèle à la croix de
+la Réunion, était le vieux duc de La Vauguyon, seul chevalier restant de
+l'ordre légitime du Saint-Esprit.
+
+Je commençais à m'impatienter de cette espèce de sellette où la
+malignité installait tous les illustres savans qui avaient perdu leurs
+places. «Celui-ci a fait ceci, celui-ci a fait cela,» et plus souvent
+encore: «ceux-là n'ont rien fait;» on n'entendait pas autre chose. Enfin
+Regnault parut et vint prendre place au bureau, entre deux autres
+fonctionnaires de l'Institut, dont l'un était ce bon M. Suard,
+secrétaire perpétuel, et au moins le plus longuement perpétuel des
+académies, espèce de spectre fort poli, et de squelette très aimable,
+dont les quatre-vingts ans attiraient cependant plus d'un sourire et
+plus d'une lorgnette. M. Campenon reçut la parole et la garda avec une
+exactitude remarquable. Je n'avais jamais entendu parler de lui; mais je
+ne pus m'empêcher de l'écouter avec une sorte de bienveillance qu'on ne
+refuse jamais aux figures mélancoliques. En voyant l'émotion de M.
+Campenon qui n'avait pas les mêmes raisons que Regnault, j'avoue que je
+pensai un peu plus à mon pauvre ami qu'à son partenaire; mais
+heureusement que ses yeux vinrent à rencontrer les miens, et je ne
+négligeai rien pour lui communiquer de loin la confiance dont j'étais
+pénétrée; car il n'y a, selon moi, rien de moins imposant qu'une séance
+d'académie; cela ressemble tout-à-fait à un salon où l'on ne médit
+qu'après, quand les gens sont partis.
+
+M. Campenon venait de parler, et l'on applaudissait un discours
+qu'avaient fait valoir l'organe le plus agréable et une physionomie
+heureuse. Quand le silence se fut rétabli, moins quelques murmures de
+curiosité, Regnault s'exécuta avec un peu d'embarras d'abord, mais avec
+une sorte d'émotion honorable qui lui fit obtenir un plein succès. Son
+admirable expression de _courtisan du malheur_, en parlant de Delille
+qui n'avait jamais donné à sa muse qu'une idole, reçut de longs
+applaudissemens; plusieurs autres passages furent également fort goûtés.
+Comme ce discours a été imprimé dans le temps, on peut y renvoyer les
+personnes curieuses d'étudier ces convenances de langage, cet art de
+dire et de ne pas dire, cette industrie merveilleuse de la parole
+humaine pour exprimer et pour cacher des sentimens généraux et des
+réticences personnelles. Je défierais tous les idiomes de l'Europe, que
+j'admire d'ailleurs, de permettre un pareil tour de force, d'autant plus
+remarquable qu'il n'y avait réellement rien que d'honorable sous ces
+phrases si savamment ingénieuses. Je parie bien que les nobles
+étrangers, présens en si grand nombre à cette curieuse représentation,
+furent complétement déroutés et ne comprirent pas un mot de tant de
+délicatesses. On ne sent pas ces choses-là avec des dictionnaires de
+poche et des grammaires portatives.
+
+Le lendemain, quelques journaux s'égayèrent sur la position du comte
+Regnault de Saint-Jean-d'Angely; c'était l'esprit du temps. Regnault
+avait obligé tant de monde, qu'il devait plus qu'un autre être en butte
+à certaines réactions d'une plaisanterie peu reconnaissante. Je revis
+l'orateur quelques jours après, et je lui fis mes complimens. Il était
+content de lui, disait-il, puisque j'en étais contente. «Toute ma
+crainte était que les convenances du lieu et du sujet ne fussent mal
+interprétées; mais j'ai reçu à cet égard les plus rassurans témoignages
+d'une femme, qui comme vous me représente les glorieux souvenirs
+auxquels nous devons fidélité.»
+
+Avant de terminer ce chapitre, qui ne sera peut-être pas jugé inutile
+pour peindre les moeurs et l'esprit du moment, je dois citer un mot que
+me rapporta Regnault. Il avait rencontré dans le monde un noble duc,
+mort, je crois, gentilhomme de la chambre. Le discours de l'ancien
+conseiller de l'Empire, avait singulièrement plu à ce sincère ami de la
+monarchie. «Je vous remercie, monsieur le comte, lui avait dit le vieux
+duc, du plaisir que vous m'avez causé; je puis même vous faire part de
+la satisfaction d'un plus haut juge. On ferait avec vous tous,
+serviteurs de l'empire, d'excellens serviteurs de la royauté. Vous avez
+pratiqué les affaires, vous êtes de la matière à gouvernement.»
+
+
+
+
+CHAPITRE CXXIII.
+
+Une visite chez Carnot.--Il me lit son Mémoire.
+
+
+Je n'ai point encore dans mes Mémoires parlé de Carnot, parce que, bien
+que je le connusse depuis long-temps, il fallait que je vieillisse pour
+sentir tout le mérite d'un pareil caractère. Dans le tourbillon de ma
+jeunesse, de mes succès et de mes folies, il était difficile que je
+m'arrêtasse devant cette sévère figure qui se montrait peu dans les
+cercles bruyans, et qui ne faisait pas monter la république en carosse.
+Carnot avait la physionomie triste comme une abstraction; une femme
+n'eût pu le trouver beau que comme un principe, et je n'étais ni
+d'humeur ni d'âge à sentir ces beautés-là. Les avantages extérieurs ne
+sont rien pour moi, si quelque rayon de supériorité ou de gloire ne les
+environne; mais pour déterminer mon enthousiasme, il faut dans ces
+sortes de prestiges une certaine puissance dont Carnot me semblait
+dépourvu. Cependant j'en avais quelquefois entendu parler dans des
+termes si admiratifs et par des hommes dont le jugement était à mes yeux
+si puissant, que je ne rencontrai jamais, dès les premiers temps de mon
+brillant séjour à Paris, cette espèce de Caton français, sans lui
+témoigner quelque chose de cette déférence qui, de la part des femmes,
+appelle toujours sur les fronts les plus austères un sourire un peu
+reconnaissant. Depuis qu'un de nos grands capitaines m'avait dit: «Vous
+oublieriez la laideur de Carnot si vous saviez tout ce qu'il a fait pour
+la France,» je ne le voyais plus des mêmes yeux, je ne le voyais plus
+tel qu'il était en effet, une vraie figure d'algèbre ou de géométrie.
+Quand il m'arrivait de me trouver en face de lui, je me répétais ces
+paroles d'un guerrier cher à mon coeur: c'est lui qui, dans l'ombre, du
+fond d'un cabinet, écartant la gloire elle-même, aussi sévèrement que
+tout autre corruptrice, a lancé sur l'Europe les quatorze armées qui
+nous ont fait vaincre; c'est lui qui nous a permis d'être illustres en
+nous donnant des armes; c'est lui enfin qui, au milieu des invasions
+étrangères, a pour nous organisé la victoire; et ma tête exaltée par ces
+souvenirs refaisait en idée un tout différent personnage que
+j'arrangeais avec ses qualités bien plus qu'avec ses traits. Je
+regardais quelquefois Carnot avec cette curiosité qu'excite une médaille
+antique, représentant quelque romain célèbre. Je m'approchais de lui, je
+le provoquais habilement par quelque question sentencieuse, et rien
+n'appelle la bienveillance des caractères froids d'une manière plus sûre
+que l'effort de la faiblesse essayant de s'élever jusqu'à eux.
+
+M. Carnot, ancien, officier du génie, avait concentré la première
+activité de son ame dans l'étude des sciences exactes; il leur avait
+fait faire des progrès et leur avait surtout donné, disaient les
+connaisseurs, une application utile au génie des combats. C'est un homme
+que la retraite, les calculs et la solitude avaient naturellement porté
+à la recherche et à l'adoption des idées nouvelles. La république était
+un problème qu'il avait cherché long-temps, et qu'il croyait avoir
+trouvé. Il arrivait à l'enthousiasme par les plus glaciales méditations,
+réduisait la société à une équation et s'enflammait ensuite quand il se
+croyait sûr de son fait. Singulier caractère, l'opposé de tous ceux qui
+sont jetés dans le monde vulgaire. Chez la plupart des hommes, la raison
+tempère les saillies d'une nature impétueuse; chez Carnot, la raison
+était en quelque sorte le feu secret qui animait ses passions. Ce qu'il
+croyait démontré devenait une foi pour lui; le monde physique et moral
+s'enchaînait par les lois de l'analyse, et quand, par elles, il était
+arrivé à une conviction, il s'attachait à cette conviction ainsi qu'à
+une des lois de l'univers. Il oubliait ses sensations propres pour les
+faire rentrer dans un principe posé, et il appelait vertu ce sacrifice
+de tout homme à ses conséquences. On a beaucoup parlé de sa conduite
+dans la révolution; je n'ai ni la prétention de la juger ni même celle
+de la connaître; mais ce que je puis affirmer avec mes lumières de
+femme, sondant les profondeurs qu'il ne nous appartient pas de pénétrer,
+c'est que Carnot n'a pu rien dire, ni dû rien faire que de
+rigoureusement mathématique à ses yeux; coeur bon et simple qui n'a
+jamais obéi à rien de personnel, et chez qui l'homme avait disparu
+devant un type raisonné du citoyen. Le monde entier se serait remué dans
+un sens contraire à ses opinions, qu'il aurait tout seul protesté contre
+le monde. À cet égard il ne tenait compte ni des temps, ni des moeurs, ni
+des difficultés: j'en suis bien fâché pour l'univers, eût-il dit; mais
+voilà la ligne droite, et je ne puis marcher autrement.
+
+Dans la conversation intime, Carnot ne s'assouplissait pas, mais il se
+laissait aller sans chocs et sans chaos. Il ne concevait pas l'esprit,
+il le trouvait chose inutile, pas plus que la plaisanterie qu'il eût
+appelée chose sacrilége, et cependant on ne sentait point dans son
+commerce privé les aspérités qui eussent pu de ses idées passer dans ses
+moeurs. Par un singulier contraste, cet homme, qu'on eût cru perdu dans
+l'abîme des sciences, et qui ne taillait dans ses combinaisons
+politiques que sur le patron du genre humain tout entier, s'occupait
+aussi de littérature. Ce républicain intrépide faisait de petits vers,
+et le Brutus du forum redevenait une espèce de Deshoulières dans son
+intérieur. Comme par une contradiction à peu près pareille, les champs
+sont ce que j'aime le plus après la gloire militaire, et que les images
+champêtres me séduisent par la seule puissance de mes souvenirs,
+j'écoutais avec une patience exemplaire les bergeries et les idylles
+d'un tribun que le public ne savait pas si pastoral.
+
+Mes relations avec Carnot avaient été souvent interrompues, mais aussi
+souvent renouées avec une extrême indulgence de part et d'autre. Mes
+longues courses en Italie me l'avaient fait perdre de vue; mais lors de
+mon retour, ayant appris par des officiers la générosité avec laquelle
+Carnot avait prêté à Napoléon malheureux une épée que la fierté
+républicaine n'avait point voulu abaisser devant l'ivresse des
+triomphes, mon coeur sentit le besoin de se consoler du spectacle de bien
+des ingratitudes et des bassesses, en allant saluer le défenseur
+d'Anvers et le consolateur des derniers momens de l'empire.
+
+«Bonjour au citoyen Carnot, à l'ami de la France; c'est un frère d'armes
+qui vient le remercier, le féliciter, lui prouver que les belles actions
+trouvent toujours de l'écho dans quelques ames.»
+
+Carnot parut sensible à ma politesse, que je poussais jusqu'à remplacer
+avec lui le mot de _monsieur_ par celui de ses anciens souvenirs. Il eut
+la bonté de me questionner sur ma position présente, me demandant ce que
+j'avais fait depuis notre dernière entrevue qui datait bien de plusieurs
+années. Je lui dis que la perte de mes illusions m'avait jetée dans les
+voyages.
+
+«Eh bien! moi, pour me distraire de mes chagrins politiques, j'ai
+employé un autre moyen, la solitude. Consolé par mes livres, retranché
+dans mes principes, j'ai résisté aux brillantes folies d'un despote qui
+pouvait être beau comme Washington et qui a préféré n'être grand que
+comme César. N'en disons plus de mal toutefois; il est tombé, et ce
+n'est plus de ce côté que viendra le péril.
+
+«--Vous-même, vous avez donné une excuse au génie de Napoléon en venant
+à lui dans son malheur.
+
+«--Eh! Madame, je ne pardonnais même pas à Bonaparte en venant reprendre
+mes armes long-temps suspendues. Je ne changeais pas en venant à lui;
+mais la patrie, cette grande famille qui ne se réduit pas à un homme, la
+patrie, nom sacré qui n'est jamais sans échos, la France qui vaut bien
+que pour elle on oublie toutes choses, parlait trop à mon coeur pour que
+je restasse oisif quand tout s'ébranlait autour de moi. Je sentais que
+nous allions perdre cette popularité de la victoire, qui restait du
+moins comme un grand dédommagement national. Je me suis fait général de
+France, et non lieutenant d'un empereur et d'un maître. Je voulais, en
+acceptant un commandement, conserver une des premières conquêtes de la
+révolution, le prix de Jemmapes et de Fleurus. Si les barbares, au lieu
+de triompher, eussent été rejetés dans leurs affreux climats, véritables
+tannières du despotisme, je comptais déposer de nouveau l'épée après la
+victoire, m'autoriser de mes services pour risquer de dernières vérités
+auprès de celui que l'adversité avait éclairé peut-être; s'il eût été
+sourd à ma voix, ma vie se fût encore ensevelie dans l'obscurité.
+
+«--Malgré mon enthousiasme pour l'Empereur, j'admire cette abnégation
+d'intérêt, je conçois toute la hauteur d'une pareille conduite. Tenez,
+il n'a manqué au vainqueur de l'Europe qu'un conseiller comme vous. La
+fortune, qui a prononcé, vous a épargné une démarche dont la seule
+pensée eût été une gloire, mais dont, hélas! je doute bien que le succès
+eût couronné la noblesse.
+
+«--Jamais, mon amie, on ne doit regarder au succès. C'est un accident;
+mais le devoir est un principe, et il faut le remplir. Du reste, il me
+semble que Napoléon en vieillissant serait peut-être revenu à la
+liberté. Elle avait été l'idole de ses premières années; l'âge, d'accord
+avec les revers, l'eût ramené peut-être à ces nobles passions du jeune
+homme. Au surplus, voilà bien le danger des destinées des peuples remis
+aux mains d'un seul. Le génie même devient un inconvénient de plus entre
+ses mains.» Carnot continua sur ce ton avec une abondance d'idées et une
+sorte d'exaltation indéfinissable pour un tel caractère. Je glissais de
+temps en temps quelques maximes, quelques traits de l'histoire romaine;
+il voulut bien me trouver de la justesse dans les idées, comme cela
+arrive quand on abonde dans celles des autres. Nous causâmes du passé,
+de l'avenir; et, quoique pour la première fois jetée sur le terrain de
+la politique, je m'en tirai, à l'aide de quelques vieilles lectures de
+Mably, avec assez de bonheur pour m'attirer une confidence que
+probablement Carnot n'eût point faite à beaucoup d'hommes d'État. Ma
+mince érudition et ma très faible logique me valurent cependant d'être
+consultée par le vétéran des idées républicaines sur le Mémoire, si
+connu depuis, dans lequel Carnot, à l'exemple de Milton, cherchait à
+défendre sa conduite, toute sa conduite, pendant la révolution. Il est
+inutile de parler du Mémoire que tout le monde connaît; mais ce qu'il y
+eut d'assez remarquable, ce fut l'espèce de bienveillance aimable avec
+laquelle la police d'abord facilita la circulation manuscrite ou
+imprimée du Mémoire de Carnot. Outre le factum politique, objet de ses
+plus intimes affections, Carnot me lut encore, dans cette entrevue,
+quelques fragmens d'autres ouvrages. Je lui en dis librement mon
+opinion, et il fut assez indulgent, ou assez prévenu en faveur de mon
+jugement, pour plier son sévère et pur républicanisme jusqu'à la
+politesse d'une complète adhésion. C'était beaucoup avec un homme comme
+Carnot, que j'appelais _le Cincinnatus français_, et que Regnault
+souvent, dans son enthousiasme napoléonien, appelait un homme
+insupportable, un entêté, un jacobin. Chose fort drôle était pour moi
+d'entendre ces hommes se juger avec une inouïe sévérité, et se classer
+les uns les autres avec assez peu de modestie. Quand une femme a
+quelques idées dans la tête, et ne cherche pas à se prévaloir de son
+influence, celle qu'elle obtient dans l'abandon des hommes du plus grand
+mérite étonnerait souvent la raison même. J'ai approché la plupart des
+dignitaires et des sommités de tous nos divers gouvernemens, et chez
+tous, excepté chez Carnot, j'ai trouvé l'ambition et la vanité des
+titres faisant toujours un peu tort à l'intégrité de l'opinion adoptée;
+Carnot, au contraire, dans sa conduite, dans l'intérieur de la
+confidence, comme à l'armée et à la tribune, était toujours le
+républicain, implacable peut-être, mais du moins désintéressé.
+
+Carnot ce jour-là se plut à me faire longuement causer de toutes mes
+relations, et tout en me gardant d'aborder le long chapitre des torts et
+faiblesses, je lui dis quelque chose des singularités d'Oudet, de ce
+caractère qui devait flatter ses goûts et peut-être encore ses
+espérances. J'avoue que ce choix d'aveux était une ruse, un moyen de
+succès personnel que j'employais. Cela me réussit au delà de mes
+espérances; Carnot me sembla comme électrisé à ce nom. «Ah! disait-il,
+sa mort est la preuve la plus complète de la grande influence qu'il
+exerçait; oui, Napoléon craignait le génie de ce simple colonel, parce
+que le despotisme est habile à deviner les coeurs qui le haïssent et les
+mains qui peuvent l'abattre. Oudet, me disait-il, était pétri de
+l'argile d'un Spartiate.
+
+«--Oh! vous vous trompez un peu: Oudet tenait pour la république, mais
+en même temps pour Épicure.
+
+«--L'un n'empêche pas l'autre.
+
+«--Moi qui croyais cela bien incompatible; Oudet m'avait paru un
+enthousiaste, un inspiré, un prophète, un génie;... que sais-je! mais
+jamais je n'avais reconnu tant de séductions sous le court manteau d'un
+Lacédémonien.»
+
+Carnot savait que j'étais encore en correspondance avec l'ancien
+secrétaire de Hérault de Séchelles, Neillard, qu'il estimait
+particulièrement. Il était à cette époque retiré auprès d'Aubagne en
+Provence. Sans dire, je ne sais par quelle crainte d'être déconseillée,
+je n'avouai pas à Carnot mon projet de visite à l'île d'Elbe, mais je
+lui dis que je me proposais de faire un voyage à Marseille, Toulon et
+autres villes de la Provence, Digne, Draguiguan, Gap peut-être! Il me
+pria de venir le revoir avant mon départ, et de vouloir bien me charger
+de quelques lettres, ajoutant qu'il attendait encore un gouvernement qui
+ne violât point le secret des lettres. Je promis à Carnot de me faire
+volontiers son courrier, et nous nous quittâmes fort bons amis.
+
+
+
+
+CHAPITRE CXXXIV.
+
+Enterrement de Mlle Raucourt.
+
+
+Je me trouvai mêlée, avant le voyage que je projetais, à un événement
+qui fut, je crois, sous une simple apparence, un des plus sérieux depuis
+mon retour à Paris. Je veux parler de l'enterrement de Mlle Raucourt,
+l'une des premières actrices dont se soit honorée la scène française. Je
+n'avais eu avec cette tragédienne célèbre que des rapports bien
+fugitifs. Quelque temps avant mes débuts, on m'avait ménagé une entrevue
+avec elle; elle avait eu la bonté de me reconnaître de la dignité
+tragique, et ce qu'elle appelait du talent extérieur. J'allais souvent
+la voir au théâtre; en général elle avait de l'esprit et raisonnait fort
+juste sur les impressions théâtrales. Mes relations avec elle n'allèrent
+donc jamais jusqu'à l'intimité; mais avec ma disposition d'esprit et ma
+nature impressionnable, je suis toujours bien près d'aimer ce que
+j'admire, et il se fait en quelque sorte un retentissement de mes
+émotions de lecture ou de théâtre jusque vers mon coeur. De là, chez moi
+une appréciation de tous les talens et de toutes les gloires, qui donne
+au sentiment si raisonnable de l'estime toute la chaleur d'une passion.
+Aussi quand j'appris la mort de Mlle Raucourt, quoique je connusse peu
+sa personne, quoique depuis ma disgrâce dramatique je ne l'eusse aperçue
+qu'une fois, en Italie, au milieu de cette royauté nomade dont
+l'Empereur l'avait honorée, espèce de lieutenant tragique attaché à la
+domination impériale, je n'en ressentis pas moins toute la grandeur
+d'une pareille perte pour les arts. Je tenais encore au théâtre par mes
+goûts, par mes relations avec Talma; je me rangeais encore parmi les
+artistes, et je me crus appelée avec toute la comédie française à un
+deuil de famille.
+
+Dans la matinée du jour qui avait été fixé pour le convoi d'Agrippine et
+de Rodogune, je rencontrai plusieurs officiers de ma connaissance qui me
+parlèrent de cette cérémonie comme d'un événement bien plus intéressant
+par ses rapports politiques que par son importance même. «C'est une
+grande question, disaient-ils; il s'agit de savoir si la restauration,
+qui a promis tolérance et liberté de tous les cultes, qui a promis
+l'égalité devant la loi, permettra l'égalité devant l'Église. C'est une
+affaire de préjugés: leur cause a été perdue; mais on dit que les
+préjugés sont vivaces, et qu'ils veulent aussi avoir leur restauration à
+la suite des autres.»
+
+Sans partager les appréhensions de ces officiers, leurs discours
+ajoutèrent encore la curiosité à tous les autres motifs de convenance et
+d'intérêt qui m'appelaient au convoi de Mlle Raucourt, qui joignait, je
+le savais, à son admirable talent les vertus d'une ame bonne et
+compatissante. À l'exemple de Talma, quoiqu'elle cachât ses bienfaits,
+leur nombre en avait trahi le mérite; et, si le premier précepte de la
+religion est la charité, personne ne méritait plus de voir son cercueil
+entouré des bénédictions du pauvre et des hommages du culte. Je courus
+chez moi pour arriver ensuite en costume de deuil à l'église Saint-Roch,
+paroisse de la défunte, qui n'avait pas attendu la mort pour s'y faire
+connaître; car les dames de charité, nobles dignitaires de la
+bienfaisance, recevaient bien exactement les dons modestes et cachés de
+son bon coeur.
+
+Je l'avoue, malgré les prédictions un peu malveillantes des officiers et
+de plusieurs personnes que j'avais rencontrées, j'étais bien loin de
+prévoir qu'en 1814 je serais témoin d'un de ces scandales que de
+gothiques répugnances avaient pu commettre autrefois, mais dont la
+raison publique avait fait justice; car il y a quelque chose de trop
+bizarre et de trop cruel à encenser le talent pendant sa vie et à le
+flétrir quand il s'éteint. Élevée dans la religion protestante, j'ai
+déjà dit que je ne fuyais pas les églises catholiques, et que cette
+conduite, au lieu d'être une indifférence pour ma religion, en devenait
+quelquefois un acte méritoire; car l'aspect d'un lieu public de culte me
+rappelait le souvenir des vertus tolérantes de ma vertueuse mère.
+Souvent, sans m'informer de la différence des rites, il m'était arrivé
+d'entrer dans un temple, de me recueillir avec moi-même, et de descendre
+dans ma conscience, comme devant la Divinité; j'en sortais meilleure et
+moins opprimée par l'empire des passions. C'est un spectacle imposant et
+profitable, que la vaste enceinte d'une église préparée pour une messe
+_des morts_. Il me serait impossible de me mettre ailleurs ou autrement
+qu'à genoux sur le marbre et près du catafalque, ne me trouvant là
+d'ordinaire que pour des morts connus; les regrets qu'ils m'inspirent me
+jettent bientôt dans une rêverie profonde, religieuse, au moins par
+l'absence de toute distraction qui la profane. Je sens à ma douleur
+qu'elle doit être éternelle, et l'amitié me conduit bientôt au sentiment
+de l'immortalité de l'ame. Chaque battement de mon coeur me confirme
+alors cette vérité consolante, et je crois quand j'ai pleuré.
+
+Je pensai que ce que j'avais de mieux à faire, dans une circonstance où
+mon coeur se croyait avoir quelques droits à remplir, c'était de me
+rendre chez Talma pour connaître l'heure et le programme de la
+cérémonie. N'ayant point trouvé Talma chez lui, et comme il était déjà
+deux heures, je me rendis aussitôt à Saint-Roch. Il me fallut descendre
+de voiture près la rue des Moineaux. L'affluence était considérable, et
+je fus presque obligée de combattre pour pénétrer jusque dans l'église.
+Il régnait dans les groupes une agitation plus vive que celle de la
+curiosité. Des orateurs étaient montés sur les chaises et en étaient
+renversés par les flots de la foule qui s'augmentait à chaque instant.
+On se heurtait, on discutait surtout le pour et le contre de l'admission
+du corps. Je m'arrêtais de distance en distance, et je remarquais
+presque autant de gens qui écoutaient avec attention que de personnes
+qui parlaient avec feu. Pour éviter la surveillance de ces écouteurs, je
+me réduisis presque à leur rôle par prudence; mais je n'en saisis que
+mieux le curieux spectacle qui m'entourait. «Oui, disait-on, vous allez
+voir; quoique cette pauvre Raucourt fut charitable jusqu'à la faiblesse,
+qu'elle fut la mère des pauvres, parce qu'elle est morte actrice,
+l'église lui sera refusée.--Et, reprirent d'autres, par le curé même qui
+a si largement exploité sa caisse pour les aumônes de l'église.--On la
+trouvait bonne chrétienne pour l'argent, mais mauvaise pour les
+principes.» Le mouvement des groupes me rejeta hors des marches de
+l'église, vers l'entrée principale, et y rentrer me fut impossible. Le
+cortége arriva enfin. Il était extrêmement nombreux, composé d'artistes,
+d'hommes de lettres et d'inconsolables amis. Je ne reconnus d'abord
+personne, car j'étais trop vivement émue à la vue du char mortuaire. Je
+m'inclinai légèrement vers la terre; mes lèvres murmurèrent une prière
+et un regret. Tout à coup des clameurs s'élèvent, la multitude s'émeut,
+se heurte, et je sors alors de ma douloureuse extase, au milieu d'un
+tumulte qui formait un contraste étrange avec l'état de mon ame et le
+silence ordinaire et convenable du lieu. «On refuse le corps, criait-on.
+Voilà un acheminement aux exclusions de l'ancien régime, la carrière
+fermée des querelles qui va se rouvrir. L'Église veut cumuler les
+aumônes des comédiens avec leur excommunication.» L'émotion était
+générale; et à tous ces cris, un autre plus puissant et plus énergique
+vint s'y mêler: «Au château!... Au château!... Aux Tuileries!...» Moi
+qui aime mieux une armée en bataille au moment de l'attaque et d'une
+charge, qu'un rassemblement populaire, j'avisai aux moyens de me tirer
+de là, ne comprenant rien aux périls qui n'ont pas la gloire pour but et
+pour récompense. Au moment de ces efforts, l'aspect de Talma vint me
+retenir à ma place, et m'électriser jusqu'à la sédition. Sa belle figure
+romaine, où respirait l'indignation de la fierté blessée, lui donnait
+l'air d'un tribun. Il ne parlait point, mais son geste, mais son regard
+peignaient assez tout ce qu'il éprouvait.
+
+La foule approche en effet du château; la crise durait depuis assez
+long-temps pour que le roi lui-même en eût l'éveil. S. M. Louis XVIII,
+qui savait bien, en fait de religion, tout ce qu'un souverain doit aux
+convenances, mais qui, par prudence et connaissance des temps, ne
+dépassait pas la mesure, ordonna que le scandale cessât, disant: «Que
+quiconque avait reçu le baptême avait droit à tous les honneurs du
+culte, et qu'un sacrement devenait dans ce cas un droit à tous les
+autres.»
+
+Aussitôt qu'on eut remporté une victoire aux Tuileries, la foule
+impatiente vint en recueillir les fruits à Saint-Roch. On eût dit que le
+lieu saint venait d'être emporté d'assaut. La joie du peuple ressemblait
+encore beaucoup à sa colère. Les choristes des divers théâtres se
+mêlèrent avec ivresse aux chantres du pupitre paroissial. Figaro et
+Scapin s'élancèrent sur les cierges pour les contraindre à la lumière.
+Jamais, certes, les bedeaux, les sacristains et les serviteurs officiels
+du temple n'avaient mis autant de zèle aux fonctions dans lesquelles la
+bonne volonté des lévites improvisés les remplaçait. On contribuait au
+service de l'autel à qui mieux mieux, et si la gaucherie de certains
+desservans trahissait leur peu d'expérience des cérémonies, ils
+rachetaient les _errata_ par l'enthousiasme, et faisaient excuser les
+bévues par la ferveur. On était vraiment religieux par émulation et
+catholique avec rage. Le service s'acheva avec un peu plus d'ordre qu'il
+n'avait commencé. La Comédie en corps donna l'eau bénite à la chrétienne
+qu'elle avait perdue, et moi, ignorée au milieu d'elle, j'accompagnai
+mon aspersion d'un regret qui était peut-être moins mondain et aussi
+sincère.
+
+Cet événement fit un bruit immense dans Paris. La politique sut, je
+crois, profiter habilement des premières défiances qu'avait jetées dans
+les esprits la sévérité religieuse renaissante. De ce jour, les regrets
+de tout ce qui avait tenu à l'empire ne craignirent plus de se montrer,
+sûrs du moins qu'il y avait dans les idées populaires quelques cordes
+capables de leur répondre. On avait généralement approuvé le bon sens du
+prince qui avait interposé ses ordres entre les prétentions dévotes et
+les droits de ses sujets. Mais, en général, l'autorité empêche bien,
+quand elle est raisonnable, qu'un mauvais pas fait par ses agens, en
+étant réprimé, n'excite trop violemment la résistance; mais ce qu'elle
+ne peut plus retenir, c'est la révélation qu'un acte imprudent vient
+mettre au devant de tous les esprits, très habiles en France à saisir la
+tendance d'un corps ou les ambitions d'un parti. Le changement de
+gouvernement s'était opéré avec une telle rapidité, que tout le monde
+ébahi avait à peine eu le temps de se reconnaître. Ce fut d'un cercueil
+que partit la première étincelle de la pensée publique. On se remit à
+raisonner. On passa de l'étonnement à la gaieté, de l'indignation d'un
+moment à la satire de chaque jour. Cette nation oisive et moqueuse, que
+Bonaparte n'avait pu distraire qu'en lui donnant le monde entier à
+conquérir, sentait avec un frémissement de bonheur que la même force ne
+pesait plus sur elle.
+
+Le clergé avait, dès cette époque, une tendance de victoire et de
+domination; on le disait du moins, car il ne me convient nullement de me
+mettre mal par la légèreté de mes assertions avec la cour de Rome et ses
+milliers de représentans patentés ou mystérieux. Les salons raillaient
+et les faubourgs criaient d'une manière plus énergique contre ce qu'on
+appelait la réaction des préjugés superstitieux. Les caricatures les
+plus bouffonnes circulaient. J'ai vu dans plus d'une maison les gens les
+mieux pensans se joindre au chorus général, et dessiner eux-mêmes de
+petits inquisiteurs sur les albums des plus jolies femmes. J'ai même
+conservé dans mes papiers un croquis de la bataille théologique et
+comique de Saint-Roch, fait par un noble marquis qui vote aujourd'hui
+contre les libraires, les dessinateurs et les graveurs. La police était
+d'une indulgence charmante, elle ne voyait rien et laissait tout faire.
+«Les gens de police, disait un soir devant moi un ex-conseiller d'État,
+est un luxe des gouvernemens, mais un luxe inutile; le dévouement est
+d'ordinaire borné et incapable, et la capacité qui descend à un vilain
+métier est vénale et menteuse.»
+
+Il y eut une conspiration véritable au sujet de ce fameux enterrement de
+Mlle Raucourt, mais conspiration bien innocente; ce fut celle des gens
+d'esprit. Le premier de nos chansonniers, un homme dont les sentimens
+monarchiques n'étaient pas douteux, Désaugiers, fit une chanson
+charmante qui ne fut pas imprimée dans les différentes éditions de ses
+oeuvres, et qui, je crois, fera plaisir au lecteur:
+
+ CADET BUTEUX
+
+ À L'ENTERREMENT DE Mlle RAUCOURT.
+
+ AIR: Faut d'la vertu, pas trop n'en faut.
+
+ Faut êt' dévot, pas trop ne l'faut; BIS.
+ L'excès en tout est un défaut.
+
+ V'là c'que les paroissiens en masse
+ Devant Saint-Roch criaient l'aut' jour;
+ Et moi, sans trop savoir c'qui s'passe,
+ Bien plus fort qu'eux, j'crie à mon tour:
+ Faut êt' dévot; etc.
+
+ On m'dit qu'c'est une actric' qu'est morte
+ Et qui d'mande un _de profundis_;
+ Mais on n'veut pas ly ouvrir la porte
+ Du ch'min qui mène en paradis...
+ Faut êt' dévot, etc.
+
+ Pourquoi l'corps de c'te pauvre femme
+ D'l'église serait-il banni,
+ Pis qu'huit jours avant d'rendre l'ame
+ Elle avait rendu l'pain béni?
+ Faut êt' dévot les autres fois, etc.
+
+ Plus d'un'fois avec son aumône
+ Saint-Roch secourut l'indigent...
+ Pourquoi donc r'fuser la personne
+ Dont on n'a pas r'fusé l'argent?
+ Faut êt' dévot, etc.
+
+ N'y a qu'un'dévotion qui soit bonne,
+ C'est celle qui nous dit d'fair' le bien...
+ J'aime mieux un païen qui donne
+ Qu'un chrétien qui ne donne rien.
+ Faut êt' dévot, etc.
+
+ Parc'qu'elle a joué la targédie,
+ L'Églis' ne veut pas l'avouer;
+ J'tez donc Racine à la voierie,
+ Car c'est ly qui la ly f'sait jouer.
+ Faut êt' dévot; etc.
+
+ J'savons par coeur notr'Évangile,
+ Et j'n'y voyons pas que dans l'ciel
+ Sémiramis, Crispin et Gille
+ Soient proscrits par l'Père Éternel.
+ Faut êt' dévot, etc.
+
+ Voyez un peu l'danger d'l'exemple:
+ À l'instant je r'cevons l'avis
+ Que l'chien d'Saint-Roch, hier, du Temple
+ A fait chasser l' chien d'Montargis.
+ Faut êt' dévot, etc.
+
+Un poète d'un genre plus élevé appliqua sa petite malice voltairienne à
+la peinture et à la satire de la gent intolérante.
+
+Cette aventure fit remettre sur le tapis un événement du même genre qui
+était arrivé sous le consulat à l'époque de la renaissance du culte et
+au sujet de Mlle Chameroi, danseuse de l'Opéra. Voici comment Regnault
+de Saint-Jean-d'Angely nous raconta que la chose avait été prise: «Le
+fait de Saint-Roch vis-à-vis de Mlle Chameroi était bien plus grave que
+vis-à-vis de Mlle Raucourt, car lors de la première affaire, les temples
+venaient à peine d'être rouverts; le premier Consul, sous ce rapport,
+allait au devant de l'opinion publique, et avait eu à vaincre plus d'une
+répugnance de ses amis et de ses conseillers. L'échauffourée des prêtres
+dans cette occasion n'allait à rien moins qu'à justifier les préventions
+républicaines, et qu'à empêcher les bienfaits des chefs de l'État. Il
+eut la générosité de ne pas se venger sur la religion de l'esprit faux
+de quelques uns de ses ministres; il réprimanda même le célèbre Monge
+qui avait, devant lui, appelé le scandale de Saint-Roch _une affaire de
+comédiens à comédiens_. Napoléon sentit néanmoins tout ce qu'avait de
+grave et d'inquiétant ce singulier acte de reconnaissance des prêtres
+pour l'abri si grand qui venait de leur être donné; et, comme le curé
+d'une autre paroisse avait bien voulu faire le service de Mlle Chameroi,
+refusé par celui de Saint-Roch, le premier Consul se chargea lui-même de
+la conduite de l'opinion publique sur une difficulté si délicate; et je
+puis vous montrer dans le _Moniteur_ un article que j'ai écrit sous la
+dictée du grand homme qui, en s'acheminant vers le trône, avait commencé
+par relever les autels; mais qui, placé sur le terrain encore mouvant de
+la révolution, voulait passer pour le protecteur de tous, mais non pour
+l'esclave de personne. L'article est fort court, comme il convient à un
+souverain, journaliste par occasion; il respire cette brusquerie censée
+d'un homme qui, au milieu de ses passions, possède un admirable instinct
+de prudence.»
+
+Je copiai dans le temps ce piquant article, et je le transcris encore
+aujourd'hui comme une instruction sur la matière, qui peut ne pas être
+inutile; car l'Église et la Comédie ne sont pas encore près de
+s'entendre.
+
+«Le curé de Saint-Roch, dans un moment de déraison, a refusé de prier
+pour Mlle Chameroi et de l'admettre dans l'église. Un de ses collègues,
+homme raisonnable, instruit de la véritable morale de l'Évangile, a reçu
+le convoi dans l'église des Filles-Saint-Thomas, où le service s'est
+fait avec toutes les cérémonies ordinaires.
+
+«L'archevêque de Paris a ordonné trois mois de retraite au curé de
+Saint-Roch, afin qu'il puisse se souvenir que Jésus-Christ commande de
+prier même pour ses ennemis, et que, rappelé à ses devoirs par la
+méditation, il apprenne que toutes ces pratiques superstitieuses,
+conservées par quelques rituels, et qui, nées dans les temps d'ignorance
+ou créées par des cerveaux échauffés, dégradaient la religion par leur
+niaiserie, ont été proscrites par le concordat et par la loi du 18
+germinal.»
+
+
+
+
+CHAPITRE CXXXV.
+
+Déjeûner chez Regnault.
+
+
+J'arrangeais depuis long-temps dans mon exaltation le projet d'un
+pélerinage à l'île d'Elbe; mais une foule de circonstances frivoles
+retardent souvent les plus ardentes résolutions. L'argent, ce nerf de la
+guerre... et des voyages, commençait à être pour quelque chose dans ces
+incidens. Pendant que, par première précaution, je cherchais à garnir ma
+caisse, je reçus de Regnault une pressante invitation de venir déjeûner
+avec lui, avec prière d'arriver avant tout le monde. «Cela sera, me
+dis-je, la visite d'adieu.» J'avais mal compté. Arrivée à dix heures,
+j'entre suivant mon habitude par le pavillon de la rue des Victoires, et
+je me trouve entourée d'un grand nombre de convives. La comtesse n'était
+point à la réunion; depuis les changemens, elle vivait dans sa terre.
+J'allais donc assister à un véritable déjeûner de garçons. Moi, je
+pouvais être classée comme telle, car j'en avais l'habit. On n'eût pas
+fait d'ailleurs une extrême attention à moi, si un parent du général
+Cavaignac ne m'eût accaparée pour me parler de Murat, d'Élisa et du
+maréchal Bessières, qu'il savait que j'avais très intimement connu;
+c'était à n'en plus finir sur le chapitre de mes campagnes, et tout
+naturellement je me trouvai entraînée sur le terrain glissant de la
+politique. Parmi les convives, le plus bouillant, celui dont le langage
+ne prenait pas la peine de se faire diplomatique, était Charles de
+Labédoyère. Il devait repartir la nuit même pour rejoindre son régiment;
+il était venu de son propre aveu à Paris, incognito et sans congé. Je le
+connaissais déjà, mais ce jour-là cette connaissance devint de l'amitié.
+Il avait souvent entendu parler de moi au maréchal Bessières, qui
+m'avait vue avec Ney à l'armée; enfin il m'amena presque à des
+demi-confidences; Labédoyère me demanda encore si j'avais vu chez
+Regnault la jolie Allemande.
+
+«Oui; et vous, ne la voyez-vous pas ailleurs? lui dis-je.
+
+«--Non, foi de soldat français! reprit-il avec véhémence, ni ne veux la
+voir. Un zèle payé, un dévouement aux appointemens, voilà ma plus grande
+antipathie; car je n'apprécie que le désintéressement; je n'aime que
+l'enthousiasme: le vôtre, par exemple, cet enthousiasme si passionné
+pour le maréchal Ney, voilà ce qui m'électriserait.»
+
+À ces mots, je levai les yeux sur Labédoyère, et je trouvai que s'il
+était susceptible d'en ressentir, il n'était pas moins fait pour en
+inspirer. Le général Cambacérès, frère de l'archi-chancelier, était
+aussi des nôtres; je le remarquai plus par son silence que par ses
+paroles. Il brûlait d'envie d'être de notre _aparté_; il se rapprochait
+petit à petit, jetant par-ci par-là de ces mots qui ont l'air de
+demander l'aumône d'une conversation. Il voulut savoir si j'avais eu des
+relations avec le maréchal Mortier.
+
+«--Jamais, lui dis-je fort sèchement.» Il interrompait une conversation
+si intéressante, que j'en pris de l'humeur. Mais il fallut enfin se
+mêler à l'entretien général; c'était un devoir de dévouement. Regnault
+s'était joint au général pour appuyer la question du général Cambacérès
+sur le maréchal Mortier. Je me contentai de répondre que «je ne
+connaissais le maréchal que pour l'avoir vu un instant au passage de la
+Bérésina; qu'il s'y conduisit comme dans vingt autres batailles, à
+Anclana, à Badajoz et Gebora, en véritable général français.» Ici un
+militaire décoré et portant d'énormes moustaches se joignit à nous. J'ai
+oublié son nom; il sert aujourd'hui. «Mortier est bon, dit-il, et
+certainement il doit regretter l'Empereur. Un duché et une dotation de
+cent mille francs, cela peut aider à la reconnaissance; je suis sûr
+qu'il est à nous. Je croyais que Madame, ajouta l'officier en me
+désignant, avait des relations particulières avec lui.
+
+«--Mon Dieu, Monsieur, vous m'en supposez donc avec toute l'armée?
+
+«--Ce serait fort heureux,» dirent Cambacérès et Regnault à la fois. La
+tête commençait à me tourner, un peu par vanité et un peu par crainte.
+Je ne pouvais douter qu'on n'eût des projets sur moi, et je voyais
+surtout qu'avant de me les confier on voulait savoir ce que j'avais de
+confidences à fournir en cautionnement; mais j'avoue que je ne
+m'attendais guère à celle que j'allais recevoir.
+
+Six mois s'étaient à peine écoulés, et déjà la plupart de ceux qui
+avaient avec précipitation déserté Fontainebleau, ou profité avec joie
+de l'abdication impériale pour essayer d'une autre opinion, non
+seulement commençaient à revenir aux regrets, mais encore se ralliaient
+déjà à tous les mécontens qui avaient conservé avec l'amour du passé
+toutes les espérances de l'avenir. Le déjeûner de Regnault était
+terriblement politique. Entre la poire et le fromage, on ne changeait
+rien moins que toutes les dynasties de l'Europe; et dans tous ces plans
+de régénération universelle on voyait une certitude de succès, une
+confiance dans la fortune, qui étonnaient mon imagination, pourtant
+assez volcanique de sa nature. La voix de Labédoyère tonnait déjà comme
+un cri de victoire.
+
+Je crus découvrir au milieu des fumées de cette politique que quelques
+personnes pourraient bien avoir le mot de Napoléon, et que celui-ci
+n'attendait qu'une occasion pour ressaisir le titre qu'il n'avait laissé
+tomber à Fontainebleau que pour le ressaisir plus tard. Regnault, qui
+savait si bien que vouloir me faire parler sur Ney eût été me faire de
+la peine, n'essaya même pas de glisser son nom au milieu des noms
+célèbres dont on faisait l'appel pour compter les chances d'un
+changement. Mais l'officier à moustaches n'y mit pas tant de façons, et
+me demanda «si le maréchal serait capable de faire un coup de main en
+faveur de Napoléon.
+
+«--Je pense que... non.
+
+«--Comment, non!
+
+«--Certes; car Ney aime aujourd'hui son repos et, comme toujours, le
+bonheur de la France, et il ne pense pas que l'Empereur le puisse
+assurer. Croyez-m'en; car le maréchal est la franchise même, et il croit
+que les peuples ont plus à perdre qu'à gagner aux révolutions, quelles
+qu'elles soient.
+
+«--Tant pis.
+
+«--Je ne vois pas le tant pis.» Puis me tournant vers Labédoyère,
+j'ajoutai: «Je veux bien, moi, n'être pas contente de Ney, regretter
+qu'il ne partage pas tout mon délire napoléonien; mais quand d'autres se
+permettent de lui trouver des torts, il me prend des étourdissemens de
+fureur, et je me même de penser autrement.
+
+«--Il est bien heureux.
+
+«--Labédoyère, vous avez trop d'esprit pour me dire de ces choses-là.
+Les fadeurs ne vont pas aux moustaches. Je suis comme vous;
+l'enthousiasme seul me plaît et me captive. Quand vous me parlez de
+l'Empereur, vos paroles toutes militaires me plaisent plus que de froids
+complimens. Quant à Ney, j'ai dit vrai; je le trouve changé, et je suis
+sûre que le retour de Napoléon lui paraîtrait une calamité pour la
+France.
+
+«--C'est impossible.
+
+«--Eh bien! je vous garantis que les choses sont ainsi.
+
+«--Mais il ne peut haïr l'Empereur.
+
+«--Sans doute; mais il aime un peu plus la France que Napoléon. Le coeur
+de Michel Ney appartient à son pays avant d'appartenir à qui gouverne.
+Il regarde où est le bonheur public, la gloire nationale.» Labédoyère me
+regardait parler, et, sans que je m'en fusse aperçue, tous ces messieurs
+s'étaient rapprochés de moi, Regnault et Cambacérès en tête, et nous
+écoutaient en silence: il fut interrompu par ce compliment de
+Labédoyère, moitié sérieux, moitié comiquement emphatique. «Vous
+entendez, Messieurs, cette éloquence oratoire, ce feu d'improvisation.
+Une proclamation de l'Empereur, lue et commentée par Madame, lui
+livrerait une garnison de 6,000 hommes... Il serait difficile d'avoir
+plus d'ame, de grâce et d'entraînement.» J'avoue que cette flatterie
+plut à mon orgueil qui ne les aime pas. Il y avait encore à cette séance
+gastronomique et malveillante deux officiers du 4e régiment
+d'artillerie, qui parlaient de l'Empereur avec un enthousiasme que je
+trouvai exagéré, moi qui en avais une si forte dose. Ces officiers
+étaient en garnison à Grenoble, et assuraient sur leur honneur que
+l'esprit du soldat était excellent, ce qui, dans la langue d'une autre
+opinion, se serait appelé fort mauvais.
+
+La chaleur de la politique et la fraîcheur du Champagne à la glace
+avaient forcé une partie de l'assistance à quitter la place. Nous
+restâmes seuls, Regnault, Labédoyère, Cambacérès et moi. On parla avec
+plus de tranquillité, et sans aveux ni confidences positives. Malgré mon
+peu de perspicacité politique, je vis clairement de quoi il était
+question, et je devinai qu'on avait besoin de moi. Regnault savait que
+j'avais habité Digne. «Vous y connaissez beaucoup de monde, me dit-il;
+vous m'avez avoué, je crois, qu'à Barême vous avez connu M. Manuel fils.
+
+«--Non, c'est à Digne.
+
+«--Vous avez été à Gap aussi?
+
+«--Bien souvent j'ai fouillé tous les rochers de la Provence. J'y ai des
+amis et des connaissances... À quoi en voulez-vous venir?
+
+«--À savoir à peu près ce que vous avez remarqué de l'esprit public de
+ce pays-là à l'égard de Napoléon.
+
+«--Il y aurait un oui et un non à vous répondre; mais il est une masse
+qui lui appartient tout entière de coeur: ce sont les paysans. Ah! c'est
+une singulière chose que les peuples.
+
+«--Bonne quand on sait les gouverner,» répondit gravement le général
+Cambacérès, et sur cette première phrase complète qu'il eût prononcée,
+il se leva, et Regnault le suivit dans son cabinet, où ils restèrent
+quelques instans. En sortant le général me salua avec cet air
+d'approbation et de remercîment qu'on emploie vis-à-vis de quelqu'un sur
+lequel on compte pour un service. Labédoyère me croyait plus avant dans
+les secrets politiques que je ne l'étais ni ne voulais l'être. Il me
+parla, pendant la brève absence de Regnault et de Cambacérès, de manière
+à me prouver une bien grande et toujours imprudente confiance. Regnault
+m'expliqua ce qu'il attendait de moi. Il s'agissait d'une petite tournée
+pour prendre connaissance de la disposition des esprits.
+
+«Je vous remercie, M. le comte; je ne vise pas à la survivance de la
+jolie Allemande. Je ne suis pas assez en fonds pour voyager à mes frais,
+et vous savez que, malgré mes sentimens bien raisonnables, je ne suis
+pas d'humeur à voyager aux frais du gouvernement.» Regnault fit la mine;
+mais Labédoyère me pressa la main d'un air charmé, et je le fus
+excessivement d'avoir obtenu son approbation. Je dis alors à Regnault
+mon projet d'aller à l'île d'Elbe: il en fut surpris, mais enchanté.
+Labédoyère nous quitta. Quand il fut parti, Regnault me renouvela ses
+instances avec toutes les cajoleries de gloire, de dévouement, d'amitié;
+mais je restai ferme dans mes refus.
+
+
+
+
+CHAPITRE CXXXVI.
+
+Voyage à l'île d'Elbe.
+
+
+Tout se préparait pour mon voyage de l'île d'Elbe. Mes instructions, et
+plus que cela, la voix de l'amitié, me recommandaient de ne point partir
+avant d'avoir vu une personne très intime auprès de la reine Hortense,
+et qui ne devait revenir à Paris que dans les premiers jours de
+décembre! Mais je n'ai jamais eu beaucoup de patience; et mon coeur
+toujours ardent précipita mon départ. Regnault, qui me savait liée avec
+Mme Noémi, restée intime et en correspondance avec le roi Murat, insista
+beaucoup dans notre dernière entrevue pour que j'obtinsse des
+renseignemens précis sur les dispositions secrètes de Joachim.
+
+«Demain, vous saurez tout ce que vous désirez savoir, c'est-à-dire tout
+ce que Mme Noémi croira pouvoir me confier.» Je me rendis chez elle
+aussitôt, et je la trouvai très affligée et mouillant une lettre de ses
+pleurs. Je voulus me retirer, elle m'en empêcha. Je lui dis alors de
+quelle part je venais et le but de ma visite. Loin de refuser la
+confidence, elle parut charmée de pouvoir la faire. Elle me montra la
+lettre dont elle s'occupait lorsque j'étais entrée; elle était de Murat.
+
+Je ne pus m'empêcher de dire à Ney quelque chose de mon voyage. Aux
+premiers mots de cet aveu, Ney jeta feu et flammes, me traita de tête
+romanesque; que sais-je, plus mal encore. Je le regardais, cherchant à
+lire dans ses yeux le sens de ces paroles si sévères; je tremblais
+qu'elles ne lui fussent dictées par l'ingratitude: je me trompais. Il
+n'obéissait qu'au sentiment d'une amicale sollicitude pour mon sort.
+
+«Vous ne trouverez point la grande-duchesse Élisa à Naples, où vous vous
+proposez de vous rendre de l'île d'Elbe.
+
+«--Ah! que je vous sais gré d'appeler encore de leurs anciens titres des
+princes malheureux. Dans leurs hautes prospérités, mon cher Ney,
+j'aurais bien pu quelquefois escamoter les titres, même un peu exprès;
+mais aujourd'hui je ne les sépare jamais de leur souvenir. Ne riez pas.
+Cela vous semble puéril; eh bien! c'est pourtant un sentiment et un bien
+louable qui me l'inspire. Puis-je ressembler à ces flatteurs que j'ai
+vus ramper dans les cours impériales, et qui se dédommagent aujourd'hui
+d'une bassesse de dix ans par ces propos de mauvais goût: La Bacchiochi,
+la Borghèse, la mère Lætitia Bonaparte... Les princes de la famille de
+Napoléon seront toujours, dans mon coeur, sur le trône de la
+reconnaissance.
+
+«--Ida!
+
+«--Mon ami! mon frère!
+
+«--Ah! je voudrais pouvoir l'être; vous êtes une si excellente femme! Je
+voudrais vous voir heureuse, avec un sort enfin assuré.
+
+«--Ney, il vous est à jamais défendu de vous occuper de ces intérêts-là.
+Je vous aime aussi passionnément que jamais; mais, à Paris, je suis
+exposée à vous rencontrer avec la maréchale, à ne plus vous revoir, ou à
+risquer de troubler votre repos; voilà encore un des motifs qui décident
+mon départ. Nous avons failli si souvent, malgré les meilleures
+résolutions. Il y avait du moins alors l'excuse de l'absence,
+l'éloignement de celle que j'offensais. Ici respirant le même air, la
+passion la plus délirante appellerait sur nous de cruelles épreuves,
+ferait crier au scandale d'un arrangement coupable. Mon cher Michel,
+Madame est plus jeune, plus jolie que votre compagnon de guerre; et
+fût-elle mille fois laide, ses droits n'en seraient pas moins les mêmes,
+et l'homme que je verrais calculer les heures et les moyens de tromper
+par habitude ne serait pas toujours le héros de mon imagination, ni
+l'idole de mon coeur. Croyez-moi, mon cher Michel, ce voyage inspiré par
+la reconnaissance m'est commandé également par le soin de votre repos,
+et le besoin que mon souvenir vous soit toujours cher.» Je n'ose répéter
+tout ce qu'il me répondit, car il y aurait trop d'orgueil. Il convint
+que j'avais raison; mais en même temps il me fit promettre de ne pas
+rendre éternelle une séparation qui lui serait impossible.
+
+J'avais pour caisse de voyage une grande partie des six mille francs que
+je tenais de mon noble marché avec le jeune Léopold. Pour prévenir les
+interrogations et les retours dont mon départ eût pu être l'objet, je
+fis dire à mes amis que j'avais quitté la capitale. Avant que cela ne
+fût en effet, j'écrivis à Regnault qu'au moment où il recevrait ma
+lettre, je serais déjà sur la route de Fontainebleau. Car, je l'avoue
+par une sorte de réminiscence mélancolique, je voulais m'acheminer par
+les lieux mêmes qu'avait parcourus le noble prisonnier de l'Europe, si
+long-temps tremblante devant lui, quittant cette belle France, où il
+s'était trouvé trop à l'étroit, pour aller prendre possession de sa
+petite souveraineté bourgeoise de l'île d'Elbe. Je me sus un gré infini
+de cette inspiration mêlée de philosophie et de sentiment; elle me valut
+plus d'un plaisir. Dans tous les endroits où je passai, on mettait une
+sorte d'affectation orgueilleuse à répéter: ici l'Empereur a dit telle
+parole, là il a fait telle chose. Ce qui se réduisait partout à des
+détails on ne saurait plus simples, mais que l'on ne rapportait pas
+moins avec cette espèce de religion qui annonce l'importance qu'on y
+attache. «C'est ici, me dit une jeune fille, à Briare, que, faute de
+chevaux, on sépara les voitures: la première voiture partit d'abord;
+l'Empereur ne la suivit que dans la nuit.--Non, tu te trompes, Toinette,
+l'Empereur partit à midi, je le sais mieux que toi, puisque j'étions à
+le voir déjeûner avec les deux coquins d'Allemands ou d'Anglais qui
+l'accompagnaient,» répondait une femme plus âgée.
+
+J'arrivai à Nevers dans la nuit. Là on me dit combien Napoléon avait
+paru satisfait et consolé par les acclamations qui l'avaient accompagné
+pendant toute la route depuis Fontainebleau. «Il n'en était pas de même
+des commissaires des alliés, disait une petite femme fort jolie; car à
+ceux-là on ne leur a pas épargné les malédictions ni les outrages.--Et,
+reprit un paysan, s'ils y repassaient aujourd'hui, ils en verraient de
+plus durs encore.»
+
+À Villeneuve-sur-Allier, on disait presqu'avec des larmes: «C'est ici
+que d'Empereur a été contraint de se séparer du dernier détachement de
+la garde fidèle qui formait son escorte;» et l'on répétait avec
+enthousiasme: «Il a refusé les Cosaques et les Autrichiens dont on
+voulait entourer un guerrier français: «Qu'ai-je besoin d'escorte? les
+acclamations du peuple m'en ont tenu lieu.»
+
+J'avais une lettre de Carnot pour une personne dont la maison de
+campagne était située sur la route. On m'avait bien recommandé de la
+remettre moi-même. Comme il était nuit, j'envoyai un exprès à l'ami de
+Carnot, pour l'inviter à se rendre près de moi; ce qu'il fit aussitôt.
+En l'attendant, je pris mes informations ordinaires. Napoléon avait
+couché dans cette ville. On ne tarissait pas de détails. L'ami de Carnot
+arriva, et multiplia encore pour moi tous ces propos populaires. «Ce
+qu'il y a de plus extraordinaire, ajouta-t-il, c'est qu'en passant par
+Moulins, l'illustre proscrit fut salué par le cri de _vivent les
+alliés!_ et qu'aujourd'hui on est si repentant, qu'on s'efforcera de
+vous persuader qu'on n'a crié que _vive l'Empereur!_»
+
+«--Ne blâmez pas, Monsieur, les gens de Moulins; leur retour d'affection
+est encore un mérite.»
+
+J'eus lieu de vérifier l'observation, et je dois consigner ici, pour la
+vérité historique et l'étude du coeur humain, qu'à Moulins, à Lyon, à
+Orange, à Avignon même, on se défendait comme d'une accusation honteuse
+d'avoir vociféré l'insulte sur les pas d'un guerrier malheureux.
+
+À Orgon, une vieille mendiante, qui passait pour dire la bonne aventure,
+et que je fis venir pour lire dans ma main, par une fantaisie moitié
+sérieuse, moitié plaisante, me raconta des choses fort piquantes. «Ils
+ont eu, disait-elle, la sottise de pendre en effigie celui qui, à son
+tour, pourrait bien les faire pendre tout de bon encore.» Je regardai
+cette sorcière d'un air un peu soupçonneux.
+
+«Vous me regardez en vous moquant de moi; eh bien! ce que je vous dis
+est exact. Tenez, voilà l'Empereur, dans du marc de café, qui débarque;
+et voilà les soldats qui retournent tous vers lui.» Cette sibylle en
+haillons me sembla être trop initiée à d'autres mystères, et je mis bien
+vite un terme à mes questions. Cependant les gens de l'auberge
+m'assurèrent que le jour du passage de l'Empereur elle avait manqué
+périr de la main des gens ameutés pour insulter Napoléon; qu'elle ne
+cessait pas de prédire son retour. «Moi qui pense très bien et qui suis
+bon royaliste, j'ai la conviction que la vieille sorcière est de bonne
+foi; elle est la seule à prédire, mais elle n'est pas la seule à croire.
+Et, voyez-vous ils sont tous ici comme des bêtes à attendre le revenant.
+C'est la troupe qui monte la tête de tout le monde. Il faut que cet
+enragé Corse ait jeté un sort sur nos soldats. Si je faisais mon devoir,
+je devrais peut-être prévenir notre brigadier de gendarmerie. Presque
+tous les sous-officiers ont sous la cocarde blanche la cocarde
+tricolore, et les aigles cousus sous les lis.--Je me faisais une autre
+idée de l'esprit de l'armée.--Ah! Madame, il est détestable: que
+Bonaparte arrive, et il ne restera pas un seul peloton à cette noble
+famille, digne pourtant par ses malheurs de plus d'intérêt.--Mais il
+n'en est pas de même du reste de la population?
+
+«--Mon Dieu! elle devient horrible; sur mille royalistes du
+commencement, excepté M. le curé, l'adjoint du maire, un pauvre
+chevalier de Saint-Louis; moi et ma femme, il n'en reste plus qui soient
+restés fidèles; car, vous l'avouerai-je, mes garçons, les enfans d'un
+membre du conseil municipal, sont plus bonapartistes que le Corse
+lui-même. Mon pieu! quel malheur que la bonté du roi n'ait pas pris ses
+précautions en faisant pendre ce tyran.
+
+«--Si cela avait pu s'arranger, je crois que la mesure eût été plus
+tranquillisante; car, de fait, il n'y a que les morts qui ne reviennent
+pas.»
+
+Depuis Orgon, et un peu ennuyée, je ne m'arrêtai plus qu'au Luc. Arrivée
+là, je me rendis à la maison que la princesse Pauline habitait. Le
+général Bertrand avait présenté à cette soeur de Napoléon les
+commissaires étrangers qui avaient voituré son frère hors de son empire.
+Le coeur de Pauline s'était brisé au récit des dangers que Napoléon avait
+courus; aussi avait-elle pris la généreuse résolution d'aller adoucir
+son exil à l'île d'Elbe. La personne que je désirais voir là se trouvait
+alors au Muy. Je m'y rendis, et de Muy a Fréjus, voulant m'embarquer
+aussi à ce port de Saint-Raphen, où l'Empereur avait jeté sa fortune
+dans une barque, comme César, et où, quinze ans avant, il avait abordé
+en revenant des Pyramides, quand il marchait au trône... On me prévint
+que probablement je ne pourrais partir que le lendemain, les vents étant
+absolument contraires; j'en eus une impatience extrême. Je ne saurais
+rendre le besoin que j'éprouvais de toucher du pied cette île située si
+près de ma patrie, occupée d'abord par les Étrusques, soumise aux
+Carthaginois, île tant de fois dominée, et que les Romains nommèrent
+Ilra, et dont le nom allait recevoir une immortalité égale à celle de
+son prisonnier. Après avoir rempli toutes les formalités de mon
+embarquement, et en attendant le vent favorable, j'allai, selon mes
+habitudes, courir au loin, cherchant une pointe de rocher, une vue de
+mer qui pût convenir au ton où étaient montés mon esprit et mon coeur. La
+saison, quoique avancée, avait encore de beaux jours, et la soirée était
+belle là, comme à Paris une journée de printemps. Pour éviter les
+soupçons qu'eût pu faire naître mon travestissement, et un peu aussi
+pour me délasser de la fatigue de la cravate, seul inconvénient que je
+trouve aux habits de l'autre sexe, j'avais repris mon costume naturel de
+femme. Adossée contre une espèce de parapet formé par les sables, les
+mains jointes sur la poitrine, ne tenant plus à ce qui m'entourait que
+par la pensée, mon coeur souffrait à l'idée de rencontrer à quelques
+lieux de là, dans un chétif gouvernement de dix ou douze mille habitans,
+sur un sol aride et emprisonné par les flots, le dominateur de l'Europe,
+le vainqueur de tant de rois. Je pensais à toute cette famille qu'il
+avait dotée de couronnes presque toutes tombées avec la sienne. Je
+pensais à tant d'ingratitudes, et, avec un peu d'orgueil, à cette
+reconnaissance d'une femme, qui s'élevait jusqu'à la gloire des Drouot,
+des Bertrand et des Germanosky; de ces fidèles serviteurs qui avaient
+couru après la dotation de l'exil et de l'infortune, pour ne pas laisser
+seul au milieu de la mer celui qui avait ceint la couronne de
+Charlemagne.
+
+Comme le commerce se mêle de tout, j'ai remarqué une curieuse industrie
+à l'auberge de Saint-Raphen où j'étais descendue. On y faisait un grand
+débit de figures de plâtre, image de deux opinions contraires, et les
+marchands les donnaient tour à tour et suivant les goûts, pour des
+portraits de Napoléon ou des bustes de S. M. Louis XVIII, lesquels
+ressemblaient bien autant à l'un qu'à l'autre. Mais le mérite de ces
+petits ouvrages consistait dans l'élégance d'un piédestal fait d'un
+marbre granit grisâtre tirant sur le vert, semé de taches noires et
+blanches, produit des mines et principales richesses de ce royaume à
+petit format, dont Napoléon Ier était alors souverain.
+
+Enfin on vint m'avertir qu'on allait mettre à la voile. Après deux jours
+de navigation on aperçut l'île d'Elbe. À cette vue, saisie d'un élan
+passionné, je tendis les bras vers le ciel, appelant la terre que
+dévorait mon impatience. Exaltée jusqu'à la démence, j'oubliai que je
+laissais en France celui qui avait été l'objet préféré de toute mon ame,
+je ne songeais qu'à ceux que j'allais trouver; je m'excusais de cet
+oubli de Ney par de beaux raisonnemens que le coeur, le meilleur logicien
+que je connaisse, me fournissait en abondance. Je me disais même alors
+que fuir loin de Ney était un sacrifice nécessaire à des devoirs qu'il
+chérissait. Hélas! ces devoirs dataient de 1801; pourquoi donc ne m'en
+étais-je aperçue qu'en abordant à Porto-Ferrajo en 1814? Comme j'ai
+promis à mes lecteurs d'être vraie, je garde l'aveu de ce nouveau tort
+pour le chapitre suivant.
+
+
+
+
+CHAPITRE CXXXVII.
+
+L'île d'Elbe.--Napoléon.--Bertrand.--Drouot.--Cambrone.
+
+
+Ce ne fut pas seulement ce besoin d'activité qui a dévoré toute ma vie,
+ce ne fut pas même le sentiment si naturel à mon coeur, de payer un
+tribut de reconnaissance et de souvenir à un grand homme malheureux,
+dont j'avais été un moment aimée, qui me conduisait à l'île d'Elbe. Mon
+voyage avait un autre but dont le récit que je fais ne donnera aucune
+idée positive, et on en concevra facilement la raison. Le secret qui
+était caché dans cette démarche aventureuse n'était pas le mien, et,
+tout piquant qu'il soit, je dois convenir qu'il serait aujourd'hui sans
+intérêt pour l'histoire.
+
+J'étais attendue au moment de mon débarquement, qui eut lieu vers le
+commencement de la nuit. Un logement assez commode m'avait été préparé
+dans une maison de campagne fort retirée, d'où l'on apercevait la petite
+île de Rianosa, que Napoléon appelait la dernière de ses conquêtes, et
+qui en effet avait cessé, depuis son arrivée, de servir de pied à terre
+aux corsaires. Mes premiers regards, au lever du soleil, se fixèrent sur
+ce rocher, dont un homme, naguère le plus puissant souverain de
+l'Europe, était réduit à faire son Versailles ou sa Thébaïde, selon
+qu'il parviendrait à entretenir dans son esprit si vaste et si mobile
+les illusions de la grandeur, ou qu'il arriverait, plus sage et plus
+heureux, à y substituer l'amour de la philosophie et de la solitude.
+
+Mon passeport me désignait comme une dame polonaise; j'avais adopté pour
+moi et pour mes gens le costume de cette nation, si chère à la nôtre. Le
+mystère de mon arrivée, les circonstances de ma réception, une certaine
+dignité de tournure que donne le monde et à laquelle le théâtre ne gâte
+rien, accréditèrent dans l'île un bruit singulier, dont je ne parlerais
+pas, si je ne le trouvais rappelé dans l'histoire. Cette méprise jeta
+sur moi un éclat qui contrariait mes projets et qui me força à
+précipiter leur exécution. Je ne demeurai à l'île d'Elbe que trois
+jours.
+
+Les voyageurs et les biographes ne se sont guère occupés de ce site
+extraordinaire dans ses rapports avec l'homme extraordinaire qui
+l'habitait. Napoléon était si grand dans sa petite île, qu'on croirait à
+les lire qu'il la débordait de toutes parts et qu'elle disparaissait
+sous ce géant comme la montagne de Polyphème. Mon imagination un peu
+plus poétique et toujours disposée à saisir avec empressement les
+harmonies de la fable et de l'histoire, fut frappée de la fatalité qui
+avait donné pour empire à ce roi de fer de la civilisation moderne, un
+royaume de fer. Je me rappelais l'ancien Prométhée, captif sur un
+rocher, auprès de ce nouveau Prométhée, souverain d'un volcan. Et qu'on
+ne s'imagine pas que cette immense scorie, tombée au milieu de la
+Méditerranée du haut d'une planète détruite, comme Napoléon du haut du
+trône, ne ressemble en rien à tout ce que l'on croirait connaître
+d'analogue sur la terre. La richesse de quelques cultures, l'aspect de
+quelques mouvemens de terrains que les révolutions du sol avaient faits
+hideux, mais qui se sont embellis en se revêtant de verdure et
+d'ombrages, la grâce des eaux qui embrassent ses rochers ou qui viennent
+mourir sur ses plages, sont des avantages communs à bien d'autres pays.
+Ce qu'elle a de particulier, ce sont ses mines, ses grottes, ses
+cavernes, temples secrets et merveilleux où l'on ne pénètre qu'avec
+admiration quand on est parvenu à maîtriser la surprise et l'effroi.
+Certaines galeries de ces mines paraissent illuminées par les fées. Le
+fer qu'on en retire se modèle en écailles légères et brillantes qui se
+croisent dans tous les sens, et qui reflètent avec un éclatant cliquetis
+de lumières et de couleurs toutes les nuances de l'arc-en-ciel,
+paillettes étincelantes d'or et de feu, qui éblouissent comme la gloire
+et qui sont fragiles comme elle.
+
+Napoléon passait une grande partie de ses journées à visiter ses petits
+États, et il mettait dans ces excursions l'ardeur qu'il était accoutumé
+à mettre dans toutes ses actions et dans toutes ses pensées. Il voyait
+là, comme dans l'Europe qui venait d'échapper à ses mains, la place d'un
+champ de bataille auprès de celle d'un palais, et il rêvait sur les
+points les plus fertiles de son rocher des dotations pour ses
+capitaines. Je gagnai sa cavalcade au galop, à l'instant où il allait
+atteindre le point culminant de son île. «Eh quoi! s'écria-t-il comme
+s'il ne m'avait pas attendue, _fama volat_ jusqu'à Barataria?...--Où
+voulez-vous qu'elle s'arrête? lui répondis-je,--Venez, venez,
+reprit-il», et nous parvînmes au sommet de la montagne. La mer, presqu'à
+nos pieds, nous enveloppait de toutes parts d'une ceinture bleue.
+Quelques frégates croisaient au loin. «Voilà mon empire, dit Napoléon
+avec un sourire dédaigneux, sous lequel il cachait un soupir.--Attendez,
+repartis-je, en parcourant d'un regard tout le cercle de l'horizon... Il
+est immense comme le monde. Voilà la France et voilà l'Italie...
+L'Afrique n'est-elle pas de ce côté?--Bien, bien, reprit-il en riant.
+Oh! cela est magnifique! C'est un rêve de mon enfance, une idée qui
+m'occupait quand ma mère me parlait du roi Théodore. Je m'imaginais
+quelquefois que je deviendrais le roi des îles de la Méditerranée!
+C'était là une destinée admirable. Détruire les pirates comme Pompée,
+chasser les barbaresques dans l'intérieur de l'Afrique, anéantir la
+traite; civiliser l'Égypte, repousser les Turcs en Asie, rendre une
+patrie et des institutions aux Grecs, maintenir la balance dans le monde
+entre les puissances maritimes, en réprimant l'orgueil des Anglais,
+voilà ce qui me convenait, voilà ce qu'on aurait dû m'offrir dans
+l'intérêt du genre humain; mais il aurait fallu me comprendre et juger
+l'avenir. Cette bande de rois a traité avec moi comme avec un adversaire
+sans importance. Si j'en avais agi envers eux de la même manière, je les
+tiendrais tous à Porto-Ferrajo ou à Rianna. Mon grand tort a été de me
+mêler avec les rois; ma mission était de les défaire. Cette diplomatie
+m'a un peu étourdi. Il ne m'a manqué qu'une heureuse inspiration pour
+faire accepter à un d'entre eux la clef de chambellan. Je croyais à la
+reconnaissance et à la bonne foi, je me trompais. J'avais dit que le
+trône se composait de quatre ais de sapin, recouverts de velours. Cela
+n'était pas mal; mais il ne fallait pas en descendre sans mettre le feu
+dessous.»
+
+Nous rejoignîmes la suite de l'Empereur; je l'accompagnai _au palais_,
+puisqu'il était convenu de donner ce nom à la résidence très modeste qui
+lui avait été assignée, et dans laquelle il paraissait attendre
+impatiemment l'exécution de ses plans pour des constructions plus
+dignes, et qui devaient ne rien envier aux Tuileries. Je n'avais eu
+besoin que de l'entendre un moment pour être bien convaincue que ces
+édifices ne s'achèveraient pas; et qui pouvait en douter en Europe,
+sinon l'administration imbécille d'un pays voisin? Quoi! Napoléon était
+à l'île d'Elbe, en face de ses anciens peuples; il y était libre, il y
+était investi encore des titres et des honneurs de la souveraineté, il y
+était entouré d'hommes à toute épreuve, infatigables en sacrifices et en
+dévouement; il n'avait qu'une main à étendre pour ressaisir son armée
+qui n'avait pas changé de forme, qui ne pouvait pas se persuader qu'elle
+eût changé de maître; il n'avait qu'un cri à pousser pour réveiller la
+révolution, qu'un pas à faire pour marcher devant elle, et on feignait
+de s'imaginer qu'il sacrifierait un avenir qui lui appartenait toujours
+aux douceurs d'une royauté casanière, ou plutôt d'une magistrature de
+village! En vérité, on a peine à concevoir que l'idée d'emprisonner
+Napoléon dans les domaines du roi d'Yvetot, sans autre garantie que sa
+volonté, ait pu entrer dans les calculs politiques d'un cabinet. Il faut
+que le plaisir de jouer à la royauté soit bien enivrant pour produire de
+pareilles illusions.
+
+La cour de Napoléon n'était pas nombreuse; elle ne se composait que
+d'une trentaine de personnes, dont le plus grand nombre me parut sortir
+des rangs de l'armée polonaise; mais on remarquait autour de lui
+quelques hommes qu'on ne peut avoir vus sans se les rappeler toute sa
+vie, et dont le nom, déjà fameux alors, a pris depuis une place encore
+plus honorable dans l'histoire.
+
+Le maréchal de camp Cambrone, qu'une belle conduite et une belle parole
+ont immortalisé à Waterloo, attirait peu l'attention des voyageurs qui
+affluaient dans l'île d'Elbe. Une physionomie martiale, mais qui n'avait
+rien de distingué, parmi tant de physionomies héroïques, ne suffisait
+pas là pour exciter une émotion profonde, et pour fixer un souvenir.
+L'ame y était distraite par des impressions d'un ordre trop élevé pour
+s'arrêter à des observations de détails aussi vulgaires. J'ai le regret
+de ne l'avoir point remarqué.
+
+Il n'en est pas de même du grand maréchal du palais, ce général Bertrand
+dont le nom retentissait encore à mon oreille sur les côtes de
+l'Adriatique, dans ces provinces illyriennes dont il avait été le
+gouverneur, et où il avait laissé des sentimens si unanimes d'estime et
+de reconnaissance. Je me trouvai heureuse de le voir, tel à peu près que
+je me l'étais représenté, et de trouver en lui le type d'un philosophe
+et celui d'un héros. L'expression de sa figure était plus douce
+qu'imposante, mais on voyait aisément que sa douceur même était la
+concession d'une ame forte et austère, qui s'était élevée à l'indulgence
+par la réflexion. Son front chauve portait l'empreinte des méditations
+sérieuses et de longues veilles; car aucune passion violente, aucune
+ambition exaltée, ne pouvaient avoir imposé les signes d'une vieillesse
+prématurée à cette physionomie d'ailleurs si reposée, si calme, si jeune
+de candeur et de courtoisie. Naturellement pensif, et peut-être
+mélancolique, il aimait à sourire au milieu des femmes et à jouer avec
+les enfans. Dans une conversation solide et même dans celles où
+l'opinion avait une assez grande part pour excuser quelque prévention et
+quelque emportement, ses discours étaient sans aigreur, ses souvenirs
+sans amertume, ses espérances et ses projets sans mélanges d'aucun
+sentiment haineux ou vindicatif. Il était trop religieusement attaché à
+ses affections et à ses devoirs pour ne pas comprendre les devoirs et
+les affections des autres, et pour ne pas excuser jusqu'aux erreurs d'un
+sentiment noble et désintéressé. Il était sage comme il était bon, par
+un instinct propre à son caractère et qui ne lui coûtait point d'effort.
+
+La physionomie morale du général Drouot ressemblait beaucoup à celle-ci,
+mais elle paraissait plus méthodique, et, si l'on osait s'exprimer ainsi
+en parlant d'une vertu aussi naturelle, on l'aurait crue plus composée.
+Il avait quelque chose de réservé, de chaste et de mystique, qui faisait
+naître involontairement l'idée de la sainte profession à laquelle avait
+été, dit-on, réservée sa jeunesse, et dont l'élan du patriotisme et de
+la valeur l'avait éloigné pour sa gloire. Ces deux figures historiques
+ne formaient pas une de ces oppositions que la peinture aime à inventer,
+que l'histoire aime à saisir; elles étaient au contraire parfaitement
+harmoniques, mais elles ne se confondaient point; et quoique leurs
+effets fussent d'une analogie singulière, elles se faisaient valoir
+mutuellement, tant une légère nuance d'habitude ou de moeurs peut jeter
+de diversité entre deux ames pour ainsi dire jumelles. Le général
+Bertrand avait l'air d'un de ces philosophes d'Athènes que Raphaël a
+groupés autour d'Alexandre; le général Drouot, d'un de ces philosophes
+chrétiens que Léonard de Vinci a fait asseoir aux côtés de Jésus. On
+aurait pris le premier pour un pythagoricien, et le second pour un
+apôtre. L'un paraissait affermi dans son dévouement par une raison
+supérieure, l'autre y paraissait porté par une inspiration céleste; mais
+ce qu'il y a de certain, c'est que, depuis M. de Malesherbes, le temps
+où nous avons vécu ne reconnaissait pas de personnages plus vertueux.
+Parmi tant d'hommes de bien qu'avaient illustrés nos armes, ceux-ci
+étaient cités à l'égal des plus braves et des plus instruits, au-dessus
+des plus purs et des meilleurs. On a fait valoir sous tous les aspects
+et dans l'intérêt de toutes les opinions ce que la fortune de Napoléon
+avait fait pour sa gloire. On a oublié, je ne sais pourquoi, ce qu'elle
+avait fait pour ses adversités. C'était peu que vingt héros l'eussent
+élevé sur le pavois, si deux sages ne l'avaient suivi dans son exil. La
+fidélité de Bertrand et de Drouot est un titre qui vaut des victoires.
+César ne laissa pour justifier sa mémoire que cet efféminé d'Antoine;
+que serait-ce s'il était mort aimé de Brutus et de Caton?
+
+Dans le concours immense de voyageurs qu'attiraient à l'île d'Elbe une
+curiosité fort naturelle ou une ambition fondée sur l'expectative la
+plus évidente et la plus prochaine, ou le besoin d'une vie aventureuse
+qui tourmente les esprits fatigués, ou le besoin d'une chance d'intrigue
+ou d'espionnage, de trahison ou d'assassinat, qui est la dernière
+ressource des misérables de tous les partis, peu de personnes, il faut
+en convenir, pouvaient appeler sur elles une faible partie de l'intérêt
+qu'excitaient à si juste titre _le Roi des îles_ et ses deux capitaines.
+C'était un spectacle extraordinaire, mais honteux, que cette cohue de
+courtisans équivoques, qui venaient, sous toutes sortes de titres,
+mendier de l'Empereur déchu des préfectures, des épiscopats et des
+principautés. «J'en ai vu depuis qui ont perdu le cheval, comme dit
+notre Teivelin, mais à qui n'ont pas perdu la bride: ils n'ont eu qu'à
+se baisser.»
+
+Ce concours d'un peuple jadis doré, qui redemandait sa livrée au prix de
+la fidélité jurée et du dévouement acquis, faisait de Porto-Ferrajo le
+comptoir de toutes les ambitions que le gouvernement de la restauration
+n'avait pas accueillies. Leurs prétentions valaient une monnaie ayant
+cours, et qui était au pair à Paris, sous les yeux des grands hommes
+d'État à qui appartient en France le monopole de la politique depuis une
+quinzaine d'années. Aussi Napoléon, instruit que sa capitale s'appelait
+autrefois _Cosimopoli_, ville de Saint-Côme, répondit qu'il fallait
+l'appeler _Cosmopoli_, ville du monde. La sainte-alliance n'avait pas su
+si bien deviner. C'est là en effet que les destinées du monde entier
+furent un moment en suspens, et c'est de là en effet qu'est sorti en
+dernier lieu le principe ou fécond ou dévastateur qui a irrévocablement
+fixé leur accomplissement éternel.
+
+
+
+
+CHAPITRE CXXXVIII.
+
+Retour de l'île d'Elbe.--Départ pour Naples.--Noémi D***
+
+
+En quittant l'île d'Elbe, ma première idée fut de débarquer à Antibes.
+Je voulais passer en Provence pour quelques intérêts; mais les vents de
+ma destinée en ordonnèrent autrement. Je m'abandonnai sans trop de
+regret aux volontés du hasard, et j'allais bientôt le remercier de
+m'avoir, en contrariant mes projets, ménagé une bien douce compensation
+en me faisant rencontrer au port de Saint-Raphen la dame dont j'ai déjà
+parlé dans la campagne de France, et qui, sous toutes sortes de
+rapports, m'inspirait un singulier intérêt. Noémi D*** était attachée au
+roi Joachim par une amitié d'enfance dont les années ne firent que
+multiplier les preuves. Son voyage à l'île d'Elbe le témoignait assez.
+Elle me communiqua la lettre dont elle était chargée. J'avoue que je ne
+répondis pas à sa confiance par un aussi entier abandon, ne regardant
+pas ma mission comme un secret qui n'appartînt qu'à moi seule, et
+redoutant que Noémi ne résistât au désir de m'accompagner dans le voyage
+de Naples. Je l'aimais pourtant de cette amitié vive qu'était fait pour
+inspirer son caractère. Mais j'allais avoir des fatigues à subir, de
+nouvelles missions peut-être à accepter. Tout cela était ma vie et
+n'aurait pu s'exécuter avec une femme charmante, qui m'avait déjà tant
+inspiré de craintes dans une ou deux journées militaires de la campagne
+de France. Je lui dis donc simplement que j'allais à Paris. «Nous nous y
+retrouverons, me disait-elle, à moins que Joachim ne devienne malheureux
+comme je le crains. Alors je n'aurai plus de patrie, et mon sort ne se
+séparera plus du sort de l'ami de mon enfance.
+
+«--Mon Dieu, une pareille exaltation sans amour est bien héroïque...
+
+«--Mon amie, s'il y a héroïsme, c'est celui du coeur, et cela ne doit pas
+étonner le vôtre.
+
+«--À merveille, ma chère Noémi; mais avec cinq ou six ans de moins vous
+devez être dangereusement jolie pour un amour... platonique; et à moins
+que vous ne me fassiez un récit de tous les détails du triomphe, ma
+chère Noémi, je reste dans une complète incrédulité.» Noémi, trop
+spirituelle pour tomber dans les grimaces si déplaisantes de la fausse
+vertu, me répondit avec un sourire charmant: «Je n'ose déclarer que je
+fus toujours bien aise du platonisme de notre amitié; je crois que plus
+d'une fois il m'est arrivé de le maudire, et je sais que j'aurais donné
+ma vie pour presser contre mon sein cette tête noble et fière, si
+Joachim avait pu partager le délire qu'il y faisait naître. Après cet
+aveu, vous pouvez me croire, Murat ne fut jamais pour moi, et vous allez
+entendre comment, qu'un ami, un bienfaiteur, un frère.» Ici Noémi me fit
+le récit naïf qu'on va lire, et qui inspirera aux lecteurs, j'ose le
+croire, autant d'intérêt que j'en éprouvai moi-même en l'écoutant.
+
+NOÉMI ET MURAT.
+
+«Je suis née à la Bastide, arrondissement de Gourdon, département du
+Lot. Mon frère Jules, plus âgé que moi de sept ans, en avait trois de
+plus que Joachim Murat, son camarade d'école alors, depuis son compagnon
+de périls dans un grade subalterne, et qui devint peu après son chef
+supérieur et resta toujours son ami.
+
+«Le jeune Joachim était à douze ans le plus bel enfant qui eût jamais
+réjoui les regards d'une mère. Jules en avait alors quinze, et moi huit.
+Déjà, et quoique je fusse encore enfant, le jeune Murat était mon
+chevalier et mon défenseur en titre. Il lisait très bien, et, lui
+présent, on était sûr de me trouver assidue à mes leçons. Placée devant
+lui ou sur ses genoux, mes mains jouaient dans les boucles épaisses de
+sa magnifique chevelure! Ma coquetterie enfantine s'essayait à bien
+faire pour obtenir un baiser, un sourire du maître chéri. Murat enfant
+avait déjà dans le caractère cet élan chevaleresque qui depuis lui fit
+graver sur son sabre, si souvent terrible à l'ennemi, cette devise,
+rajeunie: _L'honneur et les dames_. Écuyer aussi gracieux qu'intrépide,
+il voulut m'apprendre à courir avec lui et mon frère. «Non, lui
+disais-je, faites-moi plutôt lire là au bord du ruisseau ou sous le
+berceau de chèvrefeuille, cette belle histoire des chevaliers qui
+sauvent des princesses et des bergères. J'ai peur à cheval pour moi et
+pour vous.» Alors le jeune Murat, secouant sa superbe tête et jetant un
+regard fier autour de lui, murmurait: «Peur pour moi! Noémi; je ne
+connais pas ce mot.»
+
+«Cette vie de bonheur enfantin touchait à son terme. Joachim fut envoyé
+au collége de Cahors par une protection qu'obtinrent ses parens. Mon
+frère, inconsolable de son absence, déserta le toit paternel et se fit
+soldat.
+
+«J'avais perdu mes parens, et j'étais à Paris chez une tante, lorsqu'une
+lettre de Jules nous apprit que Joachim avait quitté le manteau d'abbé
+pour l'habit militaire, afin d'arrêter la punition d'une étourderie de
+jeunesse, et qu'il était enrôlé dans le même régiment que mon frère.
+Joachim et Jules se jurèrent une amitié de frère; et Jules fit promettre
+à Murat de ne jamais profiter de ma faiblesse, de me protéger, de me
+chérir comme une soeur. Il en fit le serment, et jamais serment ne fut
+plus noblement rempli.
+
+«Le mari de ma tante avait une place fort subalterne, mais qui donnait
+la libre entrée au Luxembourg: Un jour il vint chercher ma tante pour
+voir une belle fête; elle me mena avec elle. C'était le jour où Murat
+offrait vingt-un drapeaux ennemis au Directoire. J'avais quatorze ans.
+Je dis à ma tante de me conduire vers Joachim, que je voulais lui
+parler. Elle s'y refusa, mais elle me permit de lui écrire; et, deux
+heures après, le brillant chef de brigade était dans notre modeste
+arrière-boutique, causant des souvenirs d'enfance... Qu'il était
+beau!... On disait que j'étais jolie; Joachim me le dit aussi, mais non
+pas comme je l'aurais voulu: car, sans affecter aucun air de
+supériorité, je voyais pourtant bien que je n'étais plus la même pour
+lui; il me parlait de mon frère. «Je lui dois la vie, plus que la vie,
+car Jules m'a sauvé l'honneur. Chère Noémi, votre frère donnera de ses
+nouvelles et des miennes; il vous fera connaître le coeur de Joachim.
+Oui, mon coeur a de la mémoire.»
+
+«La destinée a voulu que mon frère ne profitât point long-temps de cette
+noble amitié. Il perdit la vie en 1805, lorsque avec une valeur si
+héroïque Murat s'empara des débouchés de la Forêt-Noire. Jules était
+alors chef de brigade, et sa fortune militaire était assurée. Murat
+m'écrivit que, frère de Jules, c'était à lui désormais d'acquitter la
+pension que me faisait le frère que nous venions de perdre. Il ajoutait:
+«Lorsque le moment de vous marier sera venu, je serai encore comme chef
+de famille, et la dot sera prête.» Ce billet me causa un vif désespoir;
+il m'annonçait une perte irréparable, et me rendit pénible le doux
+sentiment de la reconnaissance.
+
+«Ma tante mourut, et mon oncle, jeune encore, se remaria. Devenus
+étrangers l'un à l'autre, je retournai à la Bastide, comptant y passer
+mes jours. La pension de douze cents francs m'était très exactement
+payée. Je ne m'occupais dans ma retraite que de parcourir les lieux qui
+me rappelaient mon frère, mes deux frères, en me retraçant les scènes de
+notre heureuse enfance. La voie publique m'apprit tous les faits
+éclatans de cette vie de bravoure. Mais Murat eut beau monter au faîte
+de la fortune, à chacune de ses faveurs il semblait se rappeler
+davantage cette religion de souvenir et d'amitié, qu'après la mort de
+Jules il avait transportée sur moi. Lorsqu'il épousa la soeur de
+Napoléon, et que, roi lui-même, il put suivre son penchant pour la
+magnificence, j'en reçus mille et mille marques de bonté touchante. Il
+semblait vouloir communiquer son bonheur.
+
+«En 1810, je fis un voyage à Naples, et je contemplai Murat dans tout
+l'éclat de ses grandeurs. Sous le diadème, il ne fut que l'ami de Jules
+et de Noémi. C'est pendant ce voyage qu'il me montra à Caserte
+l'inscription que vous avez remarquée déjà. Il semblait occupé de
+sinistres pensées. «Vous rappelez-vous, Noémi, me disait-il, le mot de
+Jules, qui prétendait que j'élevais toujours mes regards vers les
+étoiles? la mienne m'a valu un trône, puisse-t-elle ne pas s'éclipser
+devant moi.»
+
+«Le climat de Naples étant nuisible à ma santé, je revins en France, et
+vous vous le rappelez sans doute; mais, au lieu de retourner à la
+Bastide comme tel avait été mon premier projet, je me rendis, auprès de
+Toulon, chez une cousine de mon père. J'y étais à peine depuis dix mois,
+lorsqu'on apprit la défection de Joachim en 1813. À la nouvelle de cette
+ingratitude, il me sembla qu'une main sanglante soulevait _il tenebroso
+velo_. Je ne vis plus pour Murat qu'un avenir prochain de remords et de
+châtiment. Ah! Dieu, comment a-t-il pu séparer sa cause de celle de la
+France? lui, Joachim, le brave compagnon d'armes de mon frère, a pu
+accepter ou subir pour alliés ces rois ennemis des rois nouveaux. Fasse
+le ciel qu'il n'ait pas à comparer bientôt la loyauté de l'Autriche avec
+la générosité du héros dont il a si cruellement déchiré l'ame!»
+
+Je n'osais dire à Noémi à quel point ses craintes étaient fondées; elle
+me prévint qu'elle passerait un mois à Porto-Ferrajo, et que de là elle
+se rendrait à Aubagne, près de Toulon, pour y attendre le printemps, me
+faisant promettre d'aller passer cette saison avec elle. Hélas! nous ne
+pouvions guère prévoir alors que ce printemps amènerait encore un rayon
+de grandeur sur le souverain qui avait abdiqué le trône de France, et
+que Murat, qui se croyait bien raffermi sur le sien, viendrait, dans les
+terreurs de la proscription, demander asile à cette France qu'il avait
+répudiée!
+
+J'acceptai l'invitation amicale de Noémi D***. Je la revis aussi en
+1815. Hélas! toutes les espérances de bonheur de la tendre Noémi
+s'étaient brisées à cette époque sur le cercueil du roi proscrit, de
+l'ami de son enfance!
+
+Je pris congé de Noémi, et suivis long-temps d'un oeil attendri l'esquif
+qui l'emportait au loin sur les vagues d'une mer moins agitée que ma
+vie. J'assurai ma place, et à deux heures j'étais en route pour
+Marseille. Je m'embarquai pour Livourne. J'arrivai dans cette dernière
+ville mourant du mal de mer, et ne pus me résoudre à continuer mon
+voyage de la même manière; je partis donc, après deux jours de complet
+repos, par le courrier de Rome, où je m'arrêtai trois jours pour
+reprendre aussitôt la route de Naples.
+
+
+
+
+CHAPITRE CXXXIX.
+
+Voyage de Rome à Naples.--Léopold.--Anecdote de Strozzi.
+
+
+À toutes ces agitations de ma mobile existence se joignaient une foule
+de peines secrètes. Le refroidissement de ma liaison avec Ney, la
+conviction que le nouvel ordre du gouvernement allait placer comme une
+barrière entre mon coeur et le sien; mes pensées, qui devenaient plus
+sérieuses, tout cela me désenchantait le présent, et même décolorait les
+souvenirs de mon passé; un pareil attachement avait besoin de toutes les
+illusions, de toutes les sympathies, et l'opinion elle-même devait être
+pour quelque chose dans mon bonheur. Non seulement, me disais-je, s'il
+savait ce qui me conduit à Naples, il me désapprouverait; mais il
+trouverait aujourd'hui presque criminelle la pensée qui m'anime, pensée
+que naguère il eût applaudie. Il me semblait que Ney perdait à mes yeux,
+et je me savais mauvais gré de juger ainsi.
+
+Une autre peine pesait sur mon coeur. Depuis le départ de Léopold, je
+n'avais rien su de lui ni de sa malheureuse mère. J'étais à Rome dans
+cette triste disposition d'esprit où tout l'avenir nous semble un
+désespoir, et le présent un poids accablant. Ressentir encore la même
+passion pour Ney, et reconnaître que je ne devais plus y chercher ma
+félicité; c'était pour moi un sentiment qui me rendait le mouvement
+nécessaire à ma raison, qui se perdait au milieu de tant de combats.
+Pour me distraire, je voulus revoir cette Villa-Borghèse et ses jardins
+enchantés qu'avait fuis une femme aimable et belle, pour l'honneur et la
+joie d'un sacrifice à l'exil d'un frère malheureux. Oh! combien la
+princesse Pauline me parut digne des hommages qu'on lui avait prodigués
+partout en Italie. Connaissant parfaitement ces beaux lieux, je me
+débarrassai de mon _cicerone_, qui importunait ma promenade par la
+monotonie de ses descriptions. Il y avait quelques instans que je
+marchais au hasard sous le myrte et l'oranger, lorsqu'au détour d'une
+allée je rencontre face à face Léopold, ce Léopold qui m'était si cher
+depuis notre mutuelle reconnaissance. Il était pâle, défait; un crêpe
+funèbre me révéla tout aussitôt le secret de sa douleur et de son
+abattement... Léopold avait perdu sa mère. Il prit ma main, et, la
+pressant contre son coeur, il me dit: «Je l'ai retrouvée au sein de son
+orgueilleuse et opulente famille, je l'ai retrouvée malheureuse et
+mourante. J'ai méprisé leur richesse et bravé leur orgueil; je n'ai vu
+que ma mère: mes veilles à son lit de souffrance ont du moins consolé sa
+dernière heure. Elle s'est éteinte dans mes bras, en me parlant de vous,
+en me recommandant de vous chercher, de vous regarder comme ma seule
+amie.»
+
+J'ai vu des hommes plus régulièrement beaux que Léopold; mais je ne
+crois pas qu'il en existe dont la physionomie anime d'une manière plus
+heureuse les avantages; c'était une harmonie des mérites les plus
+divers; qu'on se représente, avec une figure de vingt-quatre ans,
+l'élégante tournure d'un cavalier français, la parole inspirée d'un
+poète, l'air vague et passionné d'un héros de roman.
+
+J'ai promis d'être vraie. Mais en rappelant cette rencontre, je sens que
+la promesse me paraît redoutable; car, avec cette franchise, il me
+faudra avouer ce que j'éprouvai à la vue de Léopold... qu'on peut aimer
+passionnément plus d'une fois. Toutefois, que celles d'entre mon sexe
+qui, malgré mes égaremens, m'ont conservé un intérêt bienveillant, ne
+prononcent pas anathème sur la coupable; je ne le fus ici que d'un tort
+involontaire. Sans montrer à Léopold ce qui se passait dans mon ame, je
+lui témoignai seulement, mais avec émotion, le besoin que j'éprouvais de
+partir le lendemain même pour Naples.
+
+«--Ah! laissez-moi vous accompagner, dit-il. Je me rendais en France
+pour passer ensuite à l'île d'Elbe. Nous ferons le trajet ensemble. Ma
+fortune dépasse 15,000 livres de rente; avec cela je puis me dévouer au
+malheur, sans ambition, sans espoir de récompense. J'ai besoin de cette
+indépendance du sentiment.» Nous partîmes le soir même en poste.
+
+Peindre tout ce qui se passa en moi pendant ce voyage serait une
+peinture presque aussi, périlleuse que la réalité elle-même. Femmes! ô
+vous toutes qui me lisez, daignez m'entendre avant de crier haro sur la
+pauvre Contemporaine! Oui, j'ai cru qu'on pouvait aimer plus d'une fois.
+Je ne veux, je ne cherche point d'excuse; je me résigne à tout dire:
+mais lisez avant de me condamner. Je ne voulus ou je ne pus déguiser à
+Léopold l'agitation que me causait sa présence. Son âge, si éloigné du
+mien, me donnait une sécurité funeste. Ah! je puis en prendre pour
+témoins la sincérité de mes aveux et mon invincible dégoût pour tout
+mensonge qui profiterait à ma réputation, mais sans repos pour ma
+conscience: je ne fus pas entièrement coupable. Trompée par le voile
+décevant d'un sentiment pur, je regardais Léopold comme un fils légué à
+mon coeur par sa mourante mère; mon ame en embrassait avec chaleur tous
+les devoirs, et en multipliait trop vivement à mon insu les expressions.
+Dans ces épanchemens, ma raison était loin de prévoir que, déjà à une si
+respectable distance de l'âge des amours, j'en inspirerais le brûlant
+délire, et qu'un hasard seul me sauverait du remords d'y succomber. En
+faisant la route de Rome à Naples, Léopold, qui venait de la parcourir,
+m'en étalait dans ses récits les merveilles avec cet enthousiasme du
+beau qui va si bien à la jeunesse. «Hélas! s'écriait-il avec émotion, si
+j'avais pu arracher ma tendre mère, votre amie, au froid climat de sa
+patrie, et la conduire ici sous le beau ciel qui vous vit naître,
+partageant ma vie entre vous deux, quelle félicité eût jamais égalé
+celle de l'heureux Léopold!» Et l'expression de ses regrets
+mélancoliques embellissait encore cette aimable figure; c'était un
+mélange des amertumes de l'amour filial et des ambitions d'un autre
+amour. Pour combattre le trouble qu'il me causait, je rappelai le
+souvenir à mon secours. Léopold avait fait la campagne de Russie et
+celle de France; je lui parlai du maréchal Ney. Je ne pouvais me tromper
+davantage sur les moyens d'échapper au danger de la séduction. Le jeune
+homme qui avait combattu sous les ordres du prince pendant l'immortelle
+campagne et la désastreuse retraite de Russie, Léopold se mit à me
+peindre avec tant de feu, avec tant d'enthousiasme les services de Ney,
+les efforts de nos braves, la catastrophe encore glorieuse qu'aussi bien
+que lui je pouvais apprécier, qu'il pénétra en moi comme un délire
+d'admiration. Léopold savait que je connaissais le maréchal, mais il
+ignorait la nature de cette liaison. Le détromper eût été m'exposer à
+ses mépris; et quel courage n'eût-il pas fallu pour consentir
+volontairement à voir changer en étonnement glacial, en froide retenue,
+la confiance absolue, le reconnaissant enthousiasme, et, je dois le
+dire, l'admiration si flatteuse à ma vanité, qui se lisait dans les
+regards, le maintien et le langage du jeune homme. Confuse, incertaine,
+je n'eus pas le courage de dire: Je ne suis point à moi; j'ai voué ma
+vie à un homme que les devoirs les plus respectables, les plus doux,
+éloignent de moi, mais que suivent encore dans cet éloignement toutes
+les pensées de mon ame. Un pareil aveu d'une femme à un enfant qui la
+respecte était au-dessus de mes forces. Léopold m'estimait. C'est en me
+parlant de sa mère, en confondant dans ses larmes celle qu'il avait
+perdue et celle qui le consolait, qu'il avait pris dans cette intimité
+d'un long voyage une reconnaissance exaltée pour un sentiment plus vif
+encore.
+
+La femme la plus belle, quand la jeunesse s'est enfuie, se rend bien
+compte, à moins de folie, de ce qu'elle perd chaque jour; et si elle
+trouve dans son esprit de quoi braver les regrets de sa vanité, il n'en
+est pas une qui ne doive avouer qu'à un certain âge on éprouve une sorte
+d'orgueil reconnaissant des sentimens passionnés que, par un privilége
+singulier, elle peut inspirer à un jeune homme doué de tout ce qui peut
+plaire, attacher et flatter, et jamais homme ne réunit plus que Léopold
+ce parfait assemblage. Pénétrée depuis l'âge de raison du ridicule et du
+danger des attachemens que ne justifie pas la jeunesse, je sentais que
+je ne succomberais point. Mais chaque regard sur Léopold, chaque accent
+de sa voix, me faisaient comprendre encore plus combien j'aurais de
+combats à livrer à mon propre coeur. Il y avait surtout un danger pour
+moi dans notre intimité: c'étaient un son de voix et une véhémence
+d'action qui semblaient, par une ressemblance inconcevable, me
+représenter Ney lui-même.
+
+Nous étions arrivés à une lieue de Caserte. Il nous fallut quitter la
+route ordinaire pour arriver à Naples; car depuis que le beau-frère de
+Napoléon avait fait divorce avec la gloire, dans la folle et coupable
+espérance de conserver un trône précaire par les protections ennemies de
+la France, depuis cette époque tout avait changé dans ce beau royaume
+que j'avais parcouru si florissant, à l'époque où l'amitié se joignait
+aux liens de famille pour rendre plus sacrés les droits des deux frères
+couronnés. Mais on sentait à je ne sais quoi de non français que
+Joachim, en se débaptisant, s'était comme dépouillé de son ancienne
+gloire; on voyait quelque chose d'indécis dans l'éclat extraordinaire
+même qu'il donnait à sa cour. Nous nous arrêtâmes à Roucigliano, bourg
+brûlé en 1799, et qui fut reconstruit alors (1814). Léopold me disait:
+«Mon amie, l'ingratitude porte un malheur certain. Vous verrez si
+l'Autriche ne jouera pas Joachim. Il partagera le sort de ces
+particuliers qui font bâtir des maisons que d'autres occupent.
+
+«--Comment, mon ami, mais voilà de bien profondes prévisions pour un
+jeune homme.
+
+«--Des campagnes comme celles de Moskou et de France vieillissent toutes
+les expériences. J'ai souvent approché le roi Murat, et ce que j'en ai
+vu me l'eût fait prendre pour un fou, s'il n'eût été un des plus braves
+de notre armée de héros.
+
+«--En vous comptant, Léopold.
+
+«--Mais oui, mon amie, oui, en me comptant, car j'étais à la bataille de
+la Moskowa et à l'affaire de Fère-Champenoise. J'ai reçu trois
+blessures, la croix d'honneur et l'approbation du maréchal Ney.» C'était
+encore un bonheur pour moi que dans ces dangereux têtes-à-têtes un
+pareil nom se mêlât à tout ce qui aurait pu me le faire oublier. Ma
+seule force était dans l'objet de cette admiration qui rendait Léopold
+si éloquent.
+
+J'avais parlé à mon compagnon de voyage, par une diversion que je
+croyais adroite, de la pauvre Déborah. Il me fit promettre d'aller la
+voir au retour, et me pria de lui raconter l'histoire de l'aïeul des
+jeunes maîtres de cette pauvre vieille si religieuse dans les voeux de sa
+douleur; j'aurais voulu la lui réciter dans la chaumière même où j'avais
+reçu l'hospitalité; mais il n'y eut pas moyen d'avoir un refus pour une
+prière de Léopold. Je pris donc le manuscrit que j'avais copié la nuit
+dans la chaumière de Déborah; et dans un endroit retiré du jardin
+immense de l'auberge de Roucigliano, je fis à mon jeune interrogateur le
+récit dont on va lire les principales circonstances.
+
+«Philippe Strozzi, après de grandes agitations politiques, quitta sa
+patrie et vint en France chercher le repos. Sans y avoir pris aucune
+part, il fut accusé de complicité dans le meurtre d'Alexandre de
+Médicis, tué par Lorenzo dans une partie de débauche. Strozzi vivait
+alors retiré dans les États de Venise. Lorenzo y accourut pour lui
+apprendre ce meurtre, et Strozzi se laissa entraîner à une tentative
+pour le rétablissement de l'ancienne forme de gouvernement en Toscane.
+La résolution était arrêtée; mais Strozzi, agent principal, manqua de
+fermeté, et, après mille vicissitudes, se décida à quitter sa patrie et
+à venir en France réparer par le commerce les brêches faites à sa
+fortune. Ce fut pendant son séjour à Lyon, qu'ayant déployé dans une
+émeute populaire une présence d'esprit qui sauva la vie au gouverneur et
+à sa famille, Strozzi devint l'objet de la vive reconnaissance et de
+l'amour passionné d'Isaure, fille unique de ce gouverneur, douée d'une
+rare beauté, miroir fidèle de l'ame la plus noble. Strozzi n'avait pas
+cet extérieur qui séduit les femmes; mais à l'avantage d'une taille
+superbe et d'une figure imposante, il joignait le mérite qui frappe les
+grands coeurs, et celui d'Isaure était au niveau du coeur de Strozzi.
+Errant à côté de sa jeune amie, aux bords charmans du Rhône, Strozzi osa
+rêver un paisible bonheur; il oublia ces projets, les ambitions
+périlleuses de la jeunesse, et ne songea qu'à une vie d'amour.
+
+«Strozzi avait été uni à Clarisse de Médicis; mais cet hymen n'avait été
+que le fruit d'une combinaison d'État, et quoique Strozzi eût soutenu
+avec vigueur les droits de sa première épouse, jamais il n'éprouva pour
+elle aucune sympathie. Isaure seule parvint à enchaîner cette ame
+ardente et fière. Les fêtes de l'hymen se préparaient, lorsque tout à
+coup l'objet d'une tendresse si vive disparut. Non loin de la délicieuse
+maison que la famille d'Isaure habitait, aux bords du Rhône, était une
+promenade solitaire où souvent Isaure précédait son amant. Elle venait
+s'y livrer aux douces rêveries d'un présent enivrant et à toutes les
+illusions d'un heureux avenir. Depuis quelque temps elle avait cessé de
+s'y rendre, ayant remarqué et fait connaître à Strozzi qu'elle se voyait
+observée par deux étrangers d'un fort sinistre aspect. Strozzi, sans
+inquiéter Isaure, fit surveiller les lieux, priant sa jeune amie de ne
+plus les fréquenter. Toutes ces précautions de la prudence furent prises
+en vain; mais _al destino opporsi è vano_[12], Strozzi et la belle
+Isaure en firent la cruelle expérience. Le farouche successeur
+d'Alexandre, placé au rang suprême par l'entremise de l'Autriche, non
+content de l'exil de son illustre ennemi, nourrit l'idée d'une plus
+complète vengeance. Isaure fut enlevée la veille du jour fixé pour la
+célébration de son mariage avec Strozzi. Des tablettes trouvées sur le
+lieu même ne laissèrent aucun doute sur l'auteur du rapt. Peu d'heures
+après Strozzi était sur la route de la Toscane. Le retour d'un si
+illustre exilé ranima comme par une étincelle électrique les espérances
+du parti populaire. Les mots de patrie et de liberté, du droit des
+citoyens retentirent. Pour le malheur de Strozzi, ses partisans firent,
+au lieu des regrets de l'amour, entrer dans son ame les chimères plus
+violentes encore de l'ambition et de la vengeance. À l'aide de Caponi,
+il mit sur pied quelques milliers de soldats qu'il conduisit à Bologne,
+où il apprit qu'Isaure n'avait pas cessé de vivre. Dès ce moment il
+suivit ses projets avec une nouvelle vigueur. Hélas! cet amour
+renaissant devint la cause de sa perte et de celle qui l'inspirait.
+Strozzi, sans négliger entièrement son rôle de chef de parti, lui
+dérobait bien des instans dans le seul intérêt de sa tendresse. Isaure
+était entre les mains de Cosmo de Médicis. Les troupes de l'empereur
+encombraient Florence, Pise et Livourne. Un soir, après avoir reçu une
+lettre mystérieuse, Strozzi quitte son camp de Montemurlo avec quelques
+hommes d'élite, court arracher Isaure à son ennemi et revient au poste
+de l'honneur au moment où Médicis faisait attaquer le camp par trois
+mille hommes. Malgré des prodiges de bravoure de la part des conjurés et
+les efforts acharnés de Strozzi, les soldats de Cosmo remportèrent une
+victoire complète. Désarmé et tombé entre les mains d'un des capitaines
+de Cosmo, Strozzi demanda pour toute grâce de n'être point conduit à
+Florence, et n'obtint qu'un refus. Cosmo se vengea moins en ennemi qu'en
+bourreau. Doublement homicide, il ajouta au supplice de Strozzi le
+meurtre de celle dont il n'avait pu, par des menaces, corrompre la
+vertu. À l'instant où Strozzi fut livré à son ennemi, la malheureuse
+Isaure était également tombée au pouvoir de Médicis. Cette fois ce fut
+pour apprendre que le malheur pouvait encore augmenter pour elle. Le
+barbare osa mettre la tête de Strozzi au prix de son opprobre. «Fière
+beauté, avait-il dit à Isaure, tu verras s'épuiser goutte à goutte le
+sang du rival que j'abhorre sous les mains des bourreaux et dans
+l'horreur des tortures, ou toi-même tu lui annonceras en ma présence que
+tu préfères les embrassemens du souverain à la tendresse du proscrit. Sa
+vie dépend de ta réponse.» Une rapide pensée saisit le coeur d'Isaure.
+«Je cède, j'obéis, je t'appartiendrai, Médicis, répondit-elle;
+conduis-moi près de Strozzi.
+
+«--Demain, tu le verras en présence du tribunal; songe qu'un mot, un
+regard, un geste contraire, seront l'arrêt d'une mort lente et honteuse.
+
+«--La honte, il n'y en aurait que pour les assassins du héros. Mais je
+veux sa vie; comptez sur moi, _saro vostra_.»
+
+«Pendant que la malheureuse Isaure était en présence de son tyran,
+Strozzi, plongé dans un cachot, se croyait moins malheureux par l'idée
+d'avoir assuré la fuite de ce qu'il avait de plus cher. «Isaure, chère
+et malheureuse Isaure, s'écriait-il, va revoir les lieux charmans où
+Strozzi osa rêver le bonheur. Va, chère Isaure, répéter sous le ciel de
+ta patrie un nom cher à ton coeur, _non ignoto, forse non ignudo di
+qualche gloria_[13]. Fuis, chère Isaure!»
+
+Bientôt un des juges bourreaux vient interroger Strozzi sur le lit de
+torture. «C'est toi qui as été l'assassin d'Alexandre; vois qui t'accuse
+et te méprise.» Un rideau se lève, et le fond de la salle montre au
+malheureux Strozzi, Isaure, éclatante de parure et de beauté, assise
+près de Médicis. Strozzi, enchaîné, s'écria en secouant ses fers: _Son
+queste vili le battaglie vostre_[14].» Le coeur de Strozzi devina le
+mensonge de ce nouveau malheur. Sûr qu'il était du coeur d'Isaure, son
+regard découvrit sous la pompe royale le deuil d'un fidèle amour.
+«Isaure, s'écria-t-il, qui t'a livrée à cet affreux pouvoir?» La belle
+et noble Française avec élan: «La plus vile des trahisons m'a livrée au
+tyran qui a cru me corrompre par l'espoir de ta liberté. Strozzi, noble
+amant, époux d'Isaure, époux aimé, ta mort est jurée; car ton ennemi
+tremble encore au seul aspect de l'homme qu'il tient enchaîné; Strozzi,
+je ne te veux pas survivre; reçois mes derniers adieux et le serment
+d'une mourante de n'avoir été qu'à toi.» Isaure n'achève pas. Un cri de
+rage échappe au tyran. Le rideau tombe...
+
+Un son étouffé comme le dernier soupir d'une agonie qui s'exhale, vint
+révéler à Strozzi tout son malheur, un malheur plus cruel que son propre
+supplice. Replongé dans son cachot, l'infortuné trompa la dernière
+espérance de son persécuteur en se donnant lui-même la mort, après avoir
+tracé avec son épée ensanglantée le nom d'Isaure et ces mots:
+
+ Isaura, vengo;
+ Si non ho saputo vivere, so morire[15].
+
+On dit depuis à Florence (et les imaginations ardentes ont nourri et
+entretenu ces récits populaires), on dit que depuis la mort d'Isaure et
+de Strozzi, Médicis implora vainement le bienfait du sommeil;
+qu'aussitôt que les horloges de Pitti annonçaient l'heure anniversaire
+de la mort d'Isaure, on voyait une femme jeune et belle, parée d'habits
+de fête, un poignard dans le sein, s'attacher aux pas de Médicis,
+murmurer à ses oreilles: _M'hoi voluto tua, e son con te_[16].» Et qu'au
+milieu des pompes de la cour, une main sanglante s'unissait à la
+tremblante main de l'assassin de Strozzi et d'Isaure.»
+
+Il faut connaître le délicieux climat et les environs de Naples pour
+pouvoir comprendre leur puissance sur l'imagination, pour comprendre
+l'incroyable effet d'une pareille histoire, écoutée la nuit dans une
+solitude par deux coeurs déjà émus. Comment peindre l'agitation de
+Léopold! Assis à mes pieds sur un gazon, ses regards de feu dévoraient
+mes paroles. «Mon amie, ma seule amie, s'écria-t-il en m'entourant de
+ses bras, allons à la chaumière de la pauvre Deborah, oublions Naples,
+la France, l'univers. Nous aussi, fuyons les ambitions de la terre:
+elles ont toutes des poignards; une cabane, le souvenir de ma mère et
+votre coeur... voilà ma vie, je n'en puis avoir d'autre.» Et
+l'enthousiaste jeune homme posa sa belle et noble tête contre mon coeur.
+Le mien battait avec violence; il était au plus fort des combats... car
+rien, non rien n'était beau de passion comme Léopold dans cette
+singulière extrémité. Forte contre les dangers extérieurs, j'ai
+naturellement beaucoup plus d'abandon que de force dans les attaques du
+sentiment. Avec Léopold l'abandon s'augmentait, parce qu'il s'y mêlait
+de la faiblesse de mère. Son caractère avait de l'énergie; mais son
+coeur, de la douceur, de la faiblesse même, surcroît de périls... Je
+sentais ce péril immense, dont j'entrevis les peines, les remords et le
+ridicule. Il fallait fuir peut-être; et c'est pour cela, sans doute, que
+je n'en fis rien. Tant d'imprudence ne me fut point à perte. Après tant
+de fautes et de chutes, je me dois la justice de déclarer que celle qui
+paraissait si imminente n'eut point lieu. Je dois dire encore que, dans
+le plus grand oubli de mes devoirs, il suffit d'un souvenir présent,
+d'un mot prononcé, d'un nom... pour me rendre tout possible, même la
+résistance et la vertu. Mon courage et ma force égalent les positions
+les plus difficiles, et j'eus la joie d'un de ces rares triomphes dans
+mon court séjour à Naples.
+
+
+
+
+CHAPITRE CXL.
+
+La cour de Naples à la fin de 1814.--Les bohémiens.
+
+
+J'aurai quelque peine à exprimer ce que m'offrit de pénible le premier
+aspect de cette cour encore brillante du beau-frère de Napoléon, mais
+dont le souverain n'était plus alors à mes yeux qu'un déserteur de la
+gloire malheureuse, un allié de l'Autriche, un ingrat couronné. Jamais
+je ne pus décider Léopold à m'accompagner même jusqu'au palais. «Non, me
+disait-il, non, mon amie, je ne serais pas maître de mon indignation.
+Quoi! celui qui à Czernisa, avec une avant-garde de douze mille hommes
+et deux ou trois mille chevaux, résista au choc de quatre-vingt mille
+Russes; qui, à la tête de ses carabiniers, culbuta tant de fois
+l'ennemi; qui, malgré ses blessures, ne quitta le champ de bataille
+qu'après avoir par sa valeur assuré le défilé de Winkowo, je le verrais
+ici, complice de ceux que nous avons combattus, non pas céder à la
+nécessité, mais s'y complaire! Non, ne me contraignez pas à cet effort.
+Je veux contempler les merveilles de Naples, sans gâter mes plaisirs par
+la pensée de ceux qui gouvernent.» Ne pouvant agir de même, et ne
+pouvant non plus condamner Léopold, je me gardai bien de lui communiquer
+le motif de mon voyage; je me contentai de distraire le cerveau du jeune
+héros en lui faisant parcourir ces belles contrées.
+
+Depuis le mois de janvier 1814, Joachim, par suite d'un traité
+d'alliance offensive et défensive avec les puissances, était de cette
+coalition de rois qui avaient envahi la France. Je rencontrai au palais
+un Italien de haut rang, très sincèrement attaché au parti français. Il
+me disait: «Joachim est perdu; l'Autriche et l'Angleterre le savent.
+Tout ce qu'il a fait, sa prise de Bologne, sa rupture avec la France,
+tant d'imprudence et d'ingratitude n'avaient pas même pour garantie de
+ses nouveaux alliés la signature d'un traité. Ils le sacrifieront,
+Madame; je regarde la chose comme infaillible. Ici même, à sa cour, on
+le trahit; il est entouré des créatures de Neupperg: on ne fait plus la
+guerre sur les champs de bataille; il est des victoires plus savantes et
+plus faciles: les diplomates s'en chargent pour le compte des couronnes,
+et la diplomatie n'est pas le fort côté de Murat; il périra par elle.
+
+«--Mais Murat paraît cependant tranquille; sa cour n'a perdu ni sa
+sécurité ni ses fêtes.
+
+«--Sans doute, mais on danse ici, vous le savez, au pied du Vésuve.»
+
+Tous ces détails d'une infortune prochaine, quoique méritée peut-être,
+m'étaient incroyablement pénibles. Je profitai du peu de jours que
+j'avais à rester à Naples pour dire un dernier adieu à cette terre
+enchantée. Me voilà donc avec Léopold sur la route du Pausylippe,
+racontant l'anecdote de la pauvre Romilda, que j'avais apprise dans mon
+premier séjour. Son attention flattait singulièrement ma vanité. Il y
+avait dans ses regards, avidement attentifs, _quel non soche_ qui donne
+un vif désir de bien dire. Nos heures se passaient délicieusement à
+jouir d'un présent plein de charme, et à faire des projets pour un
+heureux avenir. J'ai déjà dit que j'attachais un grand prix à ce que
+Léopold ne pût deviner toutes mes relations avec le maréchal Ney; mais
+rien ne surpassait le charme que je trouvais à l'expression de son
+enthousiasme pour le héros de la retraite de Smolensk. «J'ai bu à sa
+gourde, disait Léopold; et je ne suis pas le seul blessé à qui son
+humanité ait conservé la vie.»
+
+Le jour de mon départ approchait: Léopold m'engagea à venir à Ischia
+pour traiter de notre passage. À six heures, nous étions sur la plage à
+jouir d'une vue que là seul on rencontre... À peine eûmes-nous terminé
+avec le patron, qu'une troupe de _zingari_[17] passa près de nous, et,
+par la singularité de leur costume, piquèrent vivement notre curiosité.
+Une de ces bohémiennes, d'une physionomie spirituelle, et qui eût été
+belle sans la hardiesse qui la défigurait jusqu'à la honte, s'approcha
+de nous, et prit la main de Léopold, voulant, bon gré mal gré, lui dire
+sa bonne aventure. En écoutant ses étranges prédictions, souvent les
+regards de Léopold cherchaient les miens; ses traits nobles et fiers
+s'animaient d'une espérance passionnée, que lui inspiraient les
+malicieuses et adroites suppositions de la zingari. Je crus déconcerter
+la Sibylle en lui jetant, en italien, ces paroles: «Vous vous trompez;
+Monsieur est mon fils.» Elle me déconcerta à mon tour, en me répondant,
+avec un regard creux et pénétrant: «_No, non è il suo figlio, ma pure ne
+ha ella molto conoscuto il padre. E chi era? un eroe, un
+traditore_[18].» Et aussitôt elle disparut, et rejoignit le groupe assez
+nombreux de ses compagnons. J'avais parlé très rapidement, et Léopold ne
+comprit que les dernières paroles de la bohémienne. J'étais restée un
+peu confuse, il me demanda le sens des paroles de cette femme. «J'ai
+entendu les mots de traître, de héros. Oh Dieu! mon amie, le secret de
+ma malheureuse mère, le secret de mon malheur serait-il donc sur mon
+front?» et il le frappait avec une impatience et une douleur qui
+déchiraient l'ame.
+
+Me laissant aller à l'élan de mon coeur, je saisis la main de Léopold, je
+l'entraînai le long du rivage, marchant rapidement et le forçant de me
+suivre, lui prodiguant toutes les consolations de la tendresse, tous les
+noms du sentiment passionné que ma raison avait su cacher jusqu'alors.
+Nous avançâmes le long de la plage jusqu'au détour d'une embouchure, et
+nous y fûmes à l'instant entourés de nouveau de la bande entière des
+zingari, qui plantait là son camp nomade. L'effroi alors devint vif pour
+moi. Nous étions éloignés de toute habitation; mais un regard sur
+Léopold me rassura. Oh! que ce regard renfermait de courage et
+d'énergie! La troupe nous offrit le partage d'un repas improvisé, mais
+fort abondant. Léopold demanda celle qui nous avait dit la bonne
+aventure, pour lui donner le salaire usité. Un homme d'un aspect
+vénérable, quoique bizarre, se leva: «Tout salaire est remis en mes
+mains.» Nous lui donnâmes quelques onces. À cette générosité presque
+magnifique, un léger murmure d'admiration se fit entendre du sein de la
+troupe, et des démonstrations respectueuses de reconnaissance nous
+forcèrent à nous asseoir au cercle. On exécuta des danses; on nous
+rendit toutes sortes d'honneurs. La zingari, qui avait si vivement
+stipulé l'impatience de Léopold et excité mon étonnement, se montra
+enfin. Je priai le chef de la faire approcher. «Clara, dit le vieillard,
+approchez; continuez d'instruire ces étrangers de leurs destinées.» Et
+la jeune zingari s'approcha. Il y avait quelque chose de funeste dans
+les regards de cette femme. Je voulais l'entendre et sa voix me causait
+du malaise. Léopold éprouvait la même agitation, et nous tendîmes nos
+mains.
+
+Je ne citerai pas toutes les prédictions; il n'y a pas une de mes
+lectrices qui ne sache que le langage de toutes les devineresses se
+ressemble. Mais les prédictions de Clara sortaient tellement du genre,
+que je ne puis m'empêcher de les citer. «Vous rêvez des jours heureux,
+la prospérité et la joie accompagnent vos pas; mais d'affreux chagrins
+vous attendent... Votre coeur est infidèle... Le désespoir et la mort,
+une horrible calamité, une catastrophe épouvantable... Vous céderez au
+délire d'un amour qui vous a entraînée sous de lointains climats.» Je
+frémissais involontairement, et, pour augmenter ma frayeur, Léopold me
+pressait contre son coeur. Honteuse du sourire malin de la zingari, je
+repris un peu d'énergie; je la plaisantai sur son ton emphatique: elle
+tint bon dans ses prédictions; et lorsque je lui donnai encore un
+sequin, elle me serra la main et me dit: «_Fra m'en d'un anno si
+ricordera di me_[19].» Neuf mois après j'étais mourante aux pieds du
+maréchal Ney, pour le supplier d'avoir pitié de lui, de sa famille et de
+moi, pour se mettre à l'abri de la foudre qui devait éclater sur une
+tête chargée de lauriers. Combien de fois, depuis ce moment, mon
+ressouvenir s'est reporté sur les prédictions de Clara. Elle avait dit
+vrai.
+
+Après Clara, l'ancien de sa troupe s'approcha de nous, et nous invita à
+nous asseoir au cercle des matrones, pour entendre lire les chroniques
+et statuts des zingari. Sur notre refus, cet homme nous offrit de nous
+donner un de leurs livres. Léopold l'acheta, et nous prîmes le chemin du
+retour. Nous entrâmes chez une marchande de fruits pour déjeûner, et
+aussi pour satisfaire notre impatience de lire le précieux recueil des
+mystères cabalistiques. Nous fûmes agréablement surpris de trouver dans
+un rouleau de parchemin plusieurs fragmens forts bien écrits de poésie,
+traduits de l'arabe, et l'histoire d'Arabella et du beau Serti, que je
+traduirai littéralement. Je voulus le lire à Léopold dans le lieu même
+où mourut l'héroïne. Léopold fit venir un cabriolet napolitain, et en
+deux heures nous étions au couvent des Carmélites, à cinq lieues de
+Naples. Après avoir appris des religieuses la vérité de l'histoire des
+zingari, nous demandâmes à voir la chapelle consacrée au pardon et à
+l'oubli. Là, assis contre le mur de la ruine, fixant la _Madona
+adolorata_, dont les traits divins offraient ceux de l'infortunée
+Arabella, je lus à Léopold l'histoire de ses amours et de sa fin
+funeste.
+
+ARABELLA COOPER, _OU_ LES BOHÉMIENS.
+
+«En 1745, une troupe de bohémiens ou zingari cherchait à camper sur le
+littoral du golfe de Naples. En parcourant les sinuosités du rivage, un
+groupe de ces vagabonds aperçut une jeune fille qui se cramponnait, avec
+tous les efforts de la peur, à l'angle saillant d'un rocher dont la
+masse s'avançait sur la mer. La jeune fille s'était élevée autant que sa
+frayeur et ses forces l'avaient permis. Cependant ses pieds délicats se
+couvraient encore de l'écume grisâtre que les vagues déposaient en se
+brisant contre la base du rocher. Ses vêtemens, tombant comme une
+draperie humide, faisaient ressortir sur le noir rocher ses formes
+gracieuses.
+
+«Nora, s'écria une femme de la troupe des zingari, vois-tu là-bas, vers
+le cap Mysène, cette néréide qui paraît fuir un monstre marin? Faut-il
+la secourir ou l'adorer en silence?--L'adorer et la sauver,» s'écria un
+jeune homme de la troupe. Aussitôt il s'élance dans une barque, et
+parvient en peu d'instans près du rocher où la jeune fille luttait
+contre la mort. Saisissant d'une main les lierres qui garnissaient le
+rocher, debout sur le frêle esquif, le jeune bohémien enlève du bras
+droit l'objet de sa courageuse entreprise, et donnant l'élan à sa barque
+légère, il vogue vers la plage. La jeune fille était évanouie; elle ne
+reprit ses sens que lorsque les femmes auxquelles Serti (nom du
+bohémien) l'avait confiée lui eurent prodigué tous les secours
+qu'exigeait son état. Placée sur une natte au milieu de vingt ou trente
+bohémiennes, un groupe d'hommes, plus nombreux, se tenait à une certaine
+distance, dans l'attitude de la crainte et de l'espérance. Voilà le
+tableau qui s'offrit à Arabella lorsqu'elle ouvrit les yeux. Aussitôt un
+cri de joie fit retentir le rivage, et frappa de son long et bruyant
+éclat le cap Mysène: Arabella jette un regard d'effroi sur ses étranges
+bienfaiteurs; Arabella porta vivement la main en avant, comme pour
+saisir un objet qu'elle croyait voir, et n'ayant rien touché, elle
+s'écria d'une voix douloureuse: «Ô vous qui m'avez arrachée à la mort,
+rendez-moi la relique sainte, le don de ma mourante mère; mon nom dans
+ce monde et mon salut dans l'autre y sont attachés.» Il y avait tant de
+simplicité et tant de douleur dans cette exclamation d'Arabella, que la
+troupe émue demanda quel était cet objet. C'était un médaillon et une
+croix; la mère d'Arabella lui en fit don le jour qui précéda le fatal
+événement qui livra sa fille aux hasards d'un monde dont elle avait
+espéré lui dérober la connaissance et les dangers en cachant sa vie dans
+une sainte retraite.
+
+«Lorsqu'en 1732, le célèbre Antoine Ashley Cooper, comte de Chastesbury,
+vint à Naples pour y rétablir une santé affaiblie par les agitations
+politiques, ou peut-être aussi pour échapper par l'absence aux dégoûts
+journaliers d'un hymen malheureux, le sort lui réserva, sous la cabane
+du pauvre, les délicieuses émotions d'une tendresse passionnée. La mère
+d'Arabella était à treize ans une de ces beautés qui font croire aux
+fables de la mythologie, et elle joignait à ce mérite celui d'une pureté
+d'innocence égale à ses charmes. Héléna vivait auprès de son grand-père,
+ses parens étant passés aux îles.
+
+«Héléna apparut à Ashley Cooper, assise au bord de la mer, tressant des
+filets; dès ce moment, l'homme d'État, le littérateur, disparurent;
+Ashley se sentit pour aimer un nouvel être. Hélas! l'auteur qui, dans
+son meilleur ouvrage[20], a si bien prouvé que _la vertu est le plus
+grand bonheur, et le vice le plus grand malheur_, ne sut pas assez
+respecter la vertu pour lui sacrifier un coupable délire; il le fit
+partager à l'innocente Héléna, qui vécut heureuse, croyant s'être donnée
+à son époux; elle était enceinte de huit mois, lorsque la mort d'Ashley
+lui révéla seule le titre de celui qu'elle idolâtrait et le malheur de
+son état. Aussi superstitieuse que tendre, la malheureuse Héléna crut
+s'absoudre de sa faiblesse en disposant du fruit innocent de son erreur,
+et le premier baiser de mère que l'infortunée déposa sur le front de sa
+fille, fut une promesse de la consacrer aux autels. Ashley Cooper avait
+cherché à expier sa séduction en assurant la fortune de la mère et de
+l'enfant; mais Héléna, vouée à une vie de pénitence et de pauvreté,
+n'accepta que la dot suffisante à l'adoption du cloître.
+
+«Le grand-père d'Héléna vint à mourir, et cet événement hâta l'exécution
+de son projet; car Héléna aussi se sentit incliner vers la terre, comme
+la fleur des champs près de tomber.
+
+«Le monastère est situé sur les bords de la mer, à plusieurs lieues de
+Naples. Résolue de s'y ensevelir avec sa fille, Héléna avait tout
+préparé pour s'embarquer avec cette nacelle, héritage de famille, que si
+souvent elle avait dirigée sur la mer à l'époque heureuse où la présence
+d'Ashley lui faisait trouver son bonheur immense comme la mer qui la
+portait. Avant de confier aux vagues sa vie et celle d'Arabella, elle
+lui avait remis une croix, signe de sa séparation du monde; une boîte
+contenant les preuves de sa naissance, et le portrait de son père. Le
+soir même Héléna fut surprise par une défaillance qui l'enleva en peu
+d'instans, et qui priva ainsi la jeune Arabella de son unique appui. Les
+soins et les respects du monde vinrent consoler la pauvre Arabella; mais
+elle fut sourde à la voix du monde, et s'échappa la nuit de l'asile que
+la pauvreté hospitalière lui avait ouvert; et, après avoir renouvelé sur
+la tombe d'Héléna la promesse filiale, Arabella s'élança dans la
+nacelle, pressant sur son sein la croix, symbole de ses voeux, et le
+portrait de son père; et la voilà sur les flots, sur ces flots où, tout
+à l'heure suspendue, on vient de la voir sauver. Les preuves de sa
+naissance et le portrait de son père, engloutis dans la mer, ne purent
+lui être rendus; mais, fidèle encore au voeu de sa mère, Arabella pria la
+troupe de la guider au monastère des Carmélites.
+
+Le jeune Serti, beau de jeunesse et plus encore de dévouement, employa
+toute l'éloquence de ce sentiment pour la détourner de ces projets,
+désespoir de celui qui l'avait sauvée. Arabella, baissant ses timides
+regards devant les regards brûlans du jeune bohémien, lui opposa ses
+sermens. «Sois mienne, lui disait-il, et ton Dieu sera mon Dieu.--Je
+suis vouée aux autels, répondait Arabella; mais sois chrétien, sois mon
+ami; ils sont si purs les trésors du coeur! J'accepte un amour fraternel,
+un amour de charité: que nul sentiment terrestre ne le profane. Je suis
+attendue dans un saint asile; j'y prierai pour toi, pour ces pauvres
+idolâtres.» La troupe alors se dirigea vers le monastère. On en était
+éloigné de plusieurs jours de marche. L'intimité de tous les instans,
+l'influence du plus beau climat, les scènes ravissantes du lever de
+l'aurore et du soleil couchant, cette respiration de bonheur à côté et
+sous l'égide du plus beau des hommes et du plus passionné des amans,
+avaient sinon affaibli les pieuses intentions d'Arabella, du moins
+troublé sa vocation religieuse, par tous les rêves d'un amour inconnu et
+les combats de la jeunesse. Enfin la terre l'emporta sur le ciel.
+«Fais-toi chrétien, disait au jeune Serti la vierge chrétienne, et je
+suis à toi.»
+
+«Ce changement de volontés devint tout ensemble le bonheur d'un seul et
+la joie de tous. La troupe fit halte. En signe d'hommage les tentes
+furent ornées de feuillages et de fleurs. On célébra les promesses.
+Hélas! une furie, sous les traits d'une femme, conçut l'affreux projet
+d'arrêter ces heureux préparatifs par des larmes.
+
+«Parmi les jeunes bohémiennes dont les talens, les charmes et l'adresse
+contribuaient le plus à la prospérité de la troupe, se trouvait une
+jeune Sicilienne, jolie, séduisante, passionnée. Habile dans tous les
+rôles, Hermangarda avait joué la pudeur, l'innocence; Serti avait été
+momentanément sa dupe et sa victime; mais depuis bien long-temps
+l'illusion était détruite, et la plus désespérante indifférence avait
+remplacé un hommage passager. Consolée comme se consolent le vice et
+l'inconstance, Hermangarda aurait oublié Serti, si son orgueil blessé
+n'eût excité en son coeur un sentiment jaloux que cette femme osait
+appeler de l'amour. Affiliée à la troupe trois ans avant que Serti
+enfant y fût introduit, Hermangarda connaissait le secret de sa
+naissance. Elle avait six ans de plus que lui. Son projet fut d'abord de
+tout révéler à Serti et de le rendre à sa noble famille. Mais le goût
+d'une honteuse indépendance l'emporta. L'opposition d'Arabella remplit
+son ame de toutes les fureurs de l'orgueil et de la jalousie. L'infame
+Hermangarda résolut de se venger d'un dédain dont son opprobre était la
+seule cause. On savait dans la troupe que la mère d'Arabella avait
+laissé sa fortune à sa fille, mais à la condition de prononcer ses voeux.
+Son mariage allait tout changer; Hermangarda écrivit à la supérieure du
+couvent auquel la jeune fille était destinée, pour lui révéler cette
+désertion prochaine de l'autel pour un hymen idolâtre. Au moment où le
+plus beau soleil se levait comme pour éclairer et _festeggiare_ les
+noces de Serti et d'Arabella, des archers munis d'ordre arrivent pour
+arrêter Arabella. Révolte alors de la troupe, à la suite de laquelle
+Serti, qui avait combattu en désespéré, est conduit avec douze de ses
+compagnons dans les prisons de Naples, tandis qu'une escorte de sbires
+entraîne Arabella au monastère des Carmélites, où la suit la vieille et
+fidèle Nora, qui avait élevé l'enfance de Serti. Conduite en présence de
+l'abbesse, Arabella avoua tout, parla avec la même innocence de son
+amour involontaire pour Serti, des voeux de sa mère mourante, de sa
+naissance et de son naufrage. Elle aimait; elle répugnait à enterrer
+dans un cloître des jours que l'amour réclamait. Une obscure prison fut
+le prix de sa résistance, et son plus cruel supplice était la haine de
+son odieuse rivale, qui avait su se faire recevoir au même couvent et
+s'attribuer le soin de la prisonnière. Le jugement des bohémiens
+rebelles se poursuivait à Naples. Les plus marquans, parmi lesquels
+figurait Serti, furent destinés à servir d'exemple et condamnés à mourir
+sur l'échafaud. Hermangarda, instruite de tout, apprit à la malheureuse
+Arabella que son amant allait périr. À ces mots l'infortunée ne résista
+plus; elle demanda à voir la supérieure, parla des dons de sa mère et
+promit de s'engager par les voeux qu'elle avait repoussés, n'y mettant
+qu'une condition, la grâce de Serti et de ses camarades. «Vous le
+pouvez, ma mère, s'écriait Arabella. Sauvez-le, sauvez ces malheureux;
+ils ne sont coupables que de pitié pour l'infortune. Serti est chrétien,
+que l'autel le protége; les autres cèderont à la voix d'une religion
+protectrice.» La malheureuse Arabella baignait de pleurs les mains de
+celle qui n'écoutait pas sans trouble des douleurs profanes. La
+supérieure envoya chercher un saint ermite, le consulta, et l'homme de
+Dieu partit pour Naples, porteur de paroles de paix et de miséricorde.
+La démarche du vieillard fut couronnée du succès; Serti obtint sa grâce;
+ses compagnons seuls furent exilés du royaume de Naples. Conduit par son
+vénérable guide, Serti arriva au monastère. L'entrevue des deux amans
+eut lieu en présence de toute la communauté, et leurs touchans regrets,
+leur cruelle et déchirante promesse d'une séparation éternelle, émurent
+et attendrirent tous les coeurs. L'implacable Hermangarda, jalouse même
+de leur désespoir, résolut dans sa rage d'y mêler l'effroi d'une
+terrible catastrophe. Serti, formé à la religion chrétienne par le pieux
+ermite qui l'avait sauvé du supplice, Serti se fortifiait dans la
+résolution de quitter le monde d'où s'exilait Arabella. Tout le couvent
+compatissait au sort des deux amans, et plus d'une jeune soeur, en voyant
+le jeune homme jeter des regards tendres et douloureux sur la grille qui
+le séparait de son amie, concevait bien plus l'erreur d'Arabella que son
+retour aux voeux de sa mère. On permettait aux amans, que d'indissolubles
+voeux allaient séparer pour jamais, on leur permettait la consolation de
+s'écrire quelquefois, et ces lettres étaient encore du bonheur.
+Hermangarda sut se rendre maîtresse d'une de ces lettres, et ce fatal
+aliment de sa jalouse rage inspira à cette furie un autre crime encore.
+«Ô mon Arabella, disait Serti dans ce dernier écrit, tu l'ordonnes, et
+je ne sais que t'obéir. Je quitte ce monde où tu ne vivrais point pour
+moi avec la même indifférence que j'eusse posé ma tête sous le glaive.
+Moins fort contre ta perte que contre le trépas, je sens ma vie
+s'éteindre. Hélas! mourir sans t'avoir pu nommer mon épouse, voilà la
+douleur qui me tue! Que ne donnerais-je pas pour te voir une fois encore
+comme dans ces heures délicieuses d'innocence et d'amour, où le présent
+était une félicité enivrante et l'avenir un rêve si doux... Hélas! des
+grilles, des cilices, de lugubres voiles, voilà notre avenir et mon
+désespoir.» Cette lettre ne parvint point à Arabella qu'elle eût
+consolée. Hermangarda, qui avait su dérober la lettre, inventa le
+mensonge d'une réponse indiquant un rendez-vous pour la nuit dans le
+jardin du couvent.
+
+«Cette proposition flattait trop la passion du malheureux Serti pour lui
+laisser la faculté de réfléchir que croire à ce rendez-vous c'était
+flétrir la pureté d'une religieuse tendresse. Il s'y rendit...
+L'obscurité d'un épais ombrage, la fougue d'une passion mal domptée, les
+illusions de l'amour-propre, une trompeuse conformité de taille, tout
+concourut à l'égarement de Serti. La voix d'Hermangarda, son rire
+insultant, déchirèrent seuls le voile de cette décevante entrevue, quand
+elle eut été consommée. «Va, perfide, s'écria la mégère, tu as renié tes
+amis, tu as renié ton Dieu pour prendre celui d'Arabella; mais les
+béatitudes de ta sainte seront troublées par la connaissance de ta chute
+et de ton infidélité. J'aurai la joie de te voir abandonné, méprisé par
+elle.
+
+«--Non, infame! s'écria le coupable et malheureux Serti; je suis bien
+vil puisque j'ai pu descendre jusqu'à toi; mais le crime involontaire ne
+souille point l'ame. Je suis déjà lavé du malheur de t'avoir connue par
+une passion qui m'excuse et qui me venge. Fuis, si tu veux échapper à
+ton juste châtiment.» À ces mots Serti se détourne avec horreur pour
+s'éloigner; mais Hermangarda, rapide comme le génie du mal, s'élance et
+enfonce un poignard dans le coeur de l'amant d'Arabella, qui tombe aux
+pieds de la furie, dont la rage s'augmente, au lieu de s'épuiser, à la
+vue de son forfait. Fille d'enfer, elle arrache le coeur encore palpitant
+de sa victime, et, traversant les galeries du cloître, elle arrive au
+saint lieu que sa rivale arrose de ses larmes. Une voix qui n'a plus
+rien d'humain fait retentir les voûtes de l'église et tire Arabella de
+sa pieuse extase pour la plonger dans un abîme de désespoir et de deuil.
+«Vois, s'écrie Hermangarda, vois, pieuse rivale, ce qui te reste du beau
+Serti. Tu ne prétendis jamais qu'à son coeur; je te le cède: reçois-le
+des mains de ton ennemie.» À ces mots elle jette son effroyable don aux
+pieds d'Arabella, s'apprête à la frapper elle-même, quand les
+religieuses, accourues au bruit, paraissent. À la faveur de l'émotion
+causée par un hideux spectacle, Hermangarda prend la fuite. Long-temps
+elle échappa à toutes les recherches. Arabella répondait à ceux qui la
+pressaient d'implorer la justice. «La mort d'une criminelle ne rendrait
+pas la vie à l'innocence... Ô mon époux, mon frère, tu pardonnas sans
+doute à ton assassin. Qu'elle vive pour se repentir. Mon devoir est de
+prier et de pardonner aussi.»
+
+«Arabella vécut trois années dans toutes les saintes austérités du
+cloître; elle avait fait ériger au lieu où périt son amant une chapelle
+consacrée _au pardon et au souvenir_, sous l'invocation _della Madona
+adolorata_. Dans sa pieuse douleur, Arabella y passait les silencieuses
+heures de la nuit à prier pour l'ame de son amant. Au troisième
+anniversaire de la sanglante catastrophe, une figure pâle et menaçante
+apparaît au milieu des cyprès dont la chapelle était entourée, lance la
+flamme de ses regards sur la triste Arabella. Jalouse encore de la
+résignation de sa victime, Hermangarda veut la poursuivre jusque dans
+ses douleurs. Un cri se fait entendre: «Tu pries et tu pleures,
+Arabella; c'est ici même que Serti trouva la mort, infidèle et parjure;
+c'est dans mes bras qu'il te trahit. Interroge la vieille Nora, elle te
+dira tout...» Hors d'elle-même, Arabella se contente de répondre: «Serti
+a pu me trahir pour une misérable... mais il mourut avec repentir, avec
+foi, pardonnant à son assassin. Ô Dieu de clémence! ma mourante voix
+répète aussi _pardon et oubli_.» Le lendemain, les religieuses
+trouvèrent Arabella morte, étendue aux pieds de l'image sainte.
+Hermangarda fut enfin arrêtée par la justice, et finit son exécrable vie
+dans les tortures. Au milieu du supplice, elle faisait entendre cet
+horrible cri: «Pourquoi ai-je fini d'un coup et par la mort les maux de
+mes ennemis: oh! qu'une longue vie eût été meilleure à empoisonner!»
+
+Nous étions assis dans les ruines de la chapelle qu'une pieuse fondation
+soutenait encore. Attendris par ce récit naïf des peines de deux amans,
+nous interrogeâmes une soeur qui y vint faire sa prière, sur la vérité de
+cette histoire: «Elle est vraie, nous dit-elle; voyez la madona qui
+domine les ronces et le lière, elle offre les traits d'Arabella; les
+coeurs souffrans viennent ici en foule confier leurs peines ou leurs
+faiblesses. Souvent alors les traits célestes de la Vierge semblent
+s'animer d'un doux sourire, et des voix aériennes murmurent doucement
+_pardon et oubli_.» La soeur nous raconta encore qu'un Anglais de grande
+distinction était venu offrir des sommes immenses pour obtenir les
+restes d'Arabella, mais en vain, parce que la bénédiction de la maison
+tenait à la présence de ces mortelles et précieuses dépouilles. Notre
+rencontre nous valut alors une énumération de miracles faite d'un ton si
+peu noble et si peu senti que l'émotion en fut affaiblie. Nous déposâmes
+la fleur du souvenir sur l'autel du Pardon, et nous reprîmes un peu
+tristes la route de Naples.
+
+Eu arrivant à notre hôtel, on nous avertit de nous tenir prêts, qu'on
+était venu embarquer les effets, et que si le vent ne changeait pas nous
+partirions au jour. Notre résolution fut bientôt prise; profitant de la
+douceur de la nuit et de la température, nous fîmes porter notre souper
+sur la terrasse. L'air tempéré du mois d'octobre nous caressait comme un
+souffle du printemps. Tous les arbustes qui ornaient la terrasse étaient
+fleuris, Léopold était dans une sorte de ravissement... mais je veux
+réserver à un autre chapitre les détails de cette soirée qui ajoute un
+sentiment nouveau à tous ceux qui agitèrent ma bizarre existence.
+
+
+
+
+CHAPITRE CXLI.
+
+Mon départ de Naples.--Embarquement pour la France.--Le dernier des
+Medicis.
+
+
+Il suffit d'avoir connu Naples, d'avoir respiré sous son beau ciel pour
+savoir que la magique influence de ces climats électrise les têtes les
+plus froides. Qu'on juge de son effet sur deux ames qui n'osaient
+s'avouer ce qu'elles éprouvaient l'une pour l'autre. C'est toujours un
+mérite pour une femme de résister, cela en devient un plus grand en
+Italie. J'éprouve un orgueil si naturel d'avoir obtenu ce triomphe assez
+rare dans ma vie, que j'ajoute bien vite, pour en rehausser la vertu,
+que la candeur passionnée de Léopold doit ajouter au mérite du
+sacrifice. Je ne demande comme éloge à mes lecteurs que de me croire
+quand j'ai vaincu, pour prix de la franchise avec laquelle j'avoue
+d'ordinaire que j'ai failli. Pour aider un peu à mes vertueuses
+dispositions, je jetais autant que possible l'ardente imagination de
+Léopold dans la politique; mais après la bizarre journée que nous
+venions de passer, il ne prenait pas facilement le change. Le coeur de
+Léopold, avide d'émotions, se trompait sur le sentiment que je lui
+inspirais. Élevé loin du monde, il avait une éloquence où respirait tout
+à la fois l'élève de la nature et le brillant militaire. «Ma mère m'a
+légué à votre coeur, disait-il à genoux; que votre noble coeur accepte le
+legs de l'amitié. Aimez-moi plus qu'elle, si on peut aimer plus qu'une
+mère. Ma vie vous appartient; je n'en veux que si elle devient la vôtre.
+
+«--J'ai accepté le legs, mon cher Léopold; mais seulement dans ce qu'il
+peut demander de devoirs et de tendresse envers toi.» Ce toi, qui
+échappa de mon coeur comme de celui d'une tendre mère à un fils chéri,
+fut une étincelle qui embrasa tout ce qui restait de raison à Léopold.
+Nous étions seuls, exposés à tout par la protection des ombres de la
+nuit. De temps en temps on entendait les sons de la guitare et les
+romances napolitaines, refrains d'un peuple insouciant et heureux...
+«Ils chantent leurs amours; ne repousse pas le mien.» Et, en me parlant,
+toute la magie de l'amour qui était dans les regards de Léopold se
+glissait dans mon ame. Il y a bien des dangers dans la certitude d'un
+sentiment vrai qu'on inspire; l'amour-propre flatté se joint à l'émotion
+de l'ame, et alors la raison reste sans force. Heureusement que la
+mienne, au moment de succomber, fut sauvée par un mot sorti de la bouche
+de Léopold, et qu'il se trouva employer pour me vaincre le nom qui seul
+pouvait m'arracher à une faiblesse. «N'en doute point, la France
+secouera le joug; la victoire sera encore des nôtres: celle qui a chéri
+le plus brave parmi les braves, ne rougira pas un jour de m'avoir aimé.»
+Léopold, en plaçant lui-même ce noble obstacle d'un grand nom entre ses
+désirs et ma faiblesse, me rendit digne de toute son estime en me
+donnant le courage d'une résistance qui commençait à fléchir. Je sus me
+soumettre à l'aveu que j'avais le plus redouté, sachant que c'était pour
+Léopold le plus sûr moyen de le rendre à lui-même. Je lui avouai ma
+liaison avec le maréchal Ney, les droits qu'il pouvait toujours se
+croire sur mon affection. L'agitation de Léopold fut pénible. «Que ne
+parliez-vous, me répétait-il; si je n'eusse conçu un premier espoir, je
+serais moins malheureux. Je croyais à votre liberté, et je voulais vous
+donner la mienne.
+
+«Mon cher Léopold, vous êtes mon fils. Mon ami, vous aurez toujours une
+part précieuse dans mes affections.»
+
+S'il avait pu lire dans mon coeur, le trouble que je lui dérobais eût
+trop long-temps prolongé le sien. J'ai donc quelque orgueil d'avoir su
+me conserver son estime et sa filiale reconnaissance. Redoutant de
+prolonger notre solitaire tête-à-tête, je proposai à Léopold de partir
+immédiatement pour Ischia. Nous partîmes en effet avec notre léger
+bagage de voyageurs militaires. Nous étions à peine descendus à
+l'auberge, qu'il fallut partir. Nous payâmes l'heureuse traversée comme
+c'est l'usage, en jetant tous deux encore un regard de regret, et moi de
+souvenir vers la brillante Parthénope.
+
+La traversée fut agréable et rapide; les passagers étaient peu nombreux;
+c'était juste ce qui convenait le mieux à ma situation. La grande foule
+m'eût impatientée; car, comme les voyages de mer me sont antipathiques,
+l'incroyable mélancolie où ils me plongent se fût encore accrue des
+insipides attentions de tous les inconnus qui en pareil cas vous
+assiégent. D'une autre part, l'entière solitude eût continué de
+m'exposer aux dangers d'une intimité trop absolue avec Léopold, dangers
+auxquels je venais d'échapper à si grande peine. La chute eût été si
+facile sur l'élément des naufrages! J'avoue que je songeai à cette
+tempête en entrant dans le navire, et je m'aperçus avec un heureux
+espoir de vertu, que nos compagnons de route pouvaient, par l'heureuse
+ressource des conversations générales, me servir d'utile distraction à
+l'empressement toujours passionné de Léopold.
+
+Tous les passagers étaient assis sous une espèce de tente grossière,
+jouissant du coup d'oeil de cette mer magnifique qui sert de cimetière à
+tant de pays enchantés. Dès que nous eûmes perdu terre, un des voyageurs
+poussa un soupir et nous dit: «Je viens de voir furtivement ma patrie,
+et il faut de nouveau que je m'en éloigne.» Cet homme avait une
+physionomie pittoresque, et comme je n'aime rien tant que les récits des
+gens qui paraissent souffrir, parce que je sais que cela les soulage de
+raconter; je provoquai l'étranger, et voici l'histoire exacte,
+contemporaine, que j'entendis et dont je vais essayer de ne pas
+affaiblir l'intérêt.
+
+LE DERNIER MÉDICIS.
+
+«Lorenzo de Médicis était gouverneur de Naples en 1795. Accusé de haute
+trahison, il fut enfermé au fort de Gaëte avec l'abbé Capulo, son ami.
+De lâches courtisans avaient transformé en crimes quelques discours de
+Lorenzo. Il avait osé, par une bravade de paroles seulement, parler à la
+cour du roi de Naples de ses droits héréditaires sur la Toscane. Médicis
+et Capulo s'évadèrent, et l'on n'entendit plus parler d'eux. On crut que
+la politique les avait secrètement sacrifiés à ses sottes terreurs. Vers
+le même temps disparut également de la cour de Naples la jeune et belle
+Ersilia, fille unique du duc de Contari. On parla pendant quelques jours
+de ce singulier événement, et bientôt Ersilia fut oubliée comme il était
+arrivé des prisonniers de Gaëte, comme cela arrive de toutes choses.
+Médicis et Capulo avaient dû la liberté et la vie à l'amour que le
+premier avait fait naître dans le coeur de la fille du duc de Contari.
+Elle les avait fait conduire dans une retraite sûre, au sein des rochers
+de la sauvage Calabre, où elle vint joindre bientôt Lorenzo pour
+partager son obscurité et ses périls. Les biens de Médicis et de l'abbé
+Capulo avaient été confisqués, leurs têtes mises à prix: voilà les
+destinées que voulait partager la jeune et belle Ersilia, et pour
+lesquelles avait été abandonné le palais de son père. Jamais ame plus
+pure ne respira sous les traits de la beauté. Ersilia avait emporté les
+diamans de sa mère et l'or de ses épargnes; elle échangea les premiers
+et ses atours opulens pour le simple vêtement des montagnes siciliennes.
+Elle n'en était que plus belle. «Ah!» disait-elle à l'heureux Lorenzo le
+soir où il détacha de cette tête charmante le bouquet virginal, «oublie
+que je suis fille de tes ennemis; crois que nous sommes nés sous le
+chaume hospitalier de ces rochers, et notre félicité sera si grande que
+nous bénirons un jour les persécutions qui nous auront seules ainsi
+donné ce bonheur.» Lorenzo, quoique déjà arrivé à l'âge où les tristes
+rêves de l'ambition remplacent les doux songes de l'amour, s'abandonnait
+tout entier à sa tendresse; Ersilia était son univers. L'abbé Capulo,
+son ami fidèle, tenta vainement de lui faire partager ses idées de
+vengeance et l'espoir de faire sortir de l'infortune même une éclatante
+réparation. Après de longues et inutiles provocations de ce genre,
+l'abbé Capulo s'éloigna de l'asile des heureux époux. Ils n'apprirent
+son absence et ses résolutions que par un pieux solitaire de Monte-Nero,
+qui avait béni l'union de Lorenzo et d'Ersilia.
+
+«C'était, vers les premiers jours d'avril 1798 que l'abbé Capulo s'était
+séparé de son compagnon d'entreprises et d'infortune; Lorenzo s'en
+affligea. Ersilia crut y voir de l'ingratitude. Hélas! il y eut au moins
+une funeste imprudence, et une terrible catastrophe vint la révéler.
+
+«Le bon solitaire, depuis l'absence de Capulo, composait seul la société
+de Lorenzo et de sa belle compagne. Comme prêtre, il avait peu à
+demander à une si vertueuse pénitente: seulement lorsque Ersilia,
+adorant un amant dans l'époux à qui elle avait tout sacrifié, se
+livrait, dans ses erreurs, à l'excès de cette passion, le pieux mais
+indulgent cénobite lui reprochait quelquefois ces trop vifs transports,
+et s'efforçait de persuader à la jeune épouse qu'une ardeur pareille
+devait remonter vers la seule divinité. Alors Ersilia répondait au
+prêtre, surpris bien plus qu'irrité:«Mon père, oh! ne cherchez pas à
+réprimer ce sentiment, la vie de ma vie, et l'ame de mon ame. Je vous
+répondrais comme l'amante d'Abélard: _Que Lorenzo se place entre mon
+Dieu et moi, qu'il lui dispute mon coeur..._» Ersilia était si pure et si
+touchante dans l'expression d'une tendresse qui lui avait coûté tant de
+sacrifices, que le vieillard terminait ses exhortations par ces mots:
+Allez en paix, ma fille; une ame si belle retournera à Dieu: «_Vada in
+pace, figlia mia, anima cosi bella tornera a dio._» Hélas! le jour même
+la prédiction s'accomplit. C'était dix mois après le départ de Capulo.
+Lorenzo étant à la chasse, Ersilia se mit en route pour l'ermitage avec
+les petits dons que son amitié délicate destinait au bon vieillard. Elle
+était sortie sous l'influence matinale, parée de fleurs, agitée encore
+des embrassemens d'un époux aimé, l'ame remplie de bienveillance et des
+doux rêves d'un long avenir... Hélas! la main des assassins allait
+borner cet avenir de félicité à quelques heures d'illusion terminées par
+une mort affreuse. Lorenzo, poussé par un funeste pressentiment,
+Lorenzo, inquiet et triste, rentra plus tôt que de coutume. Quoiqu'il
+fût prévenu de la démarche d'Ersilia, quoique l'heure probable de son
+retour ne fût point passée, il ne rentra point dans sa modeste demeure
+pour y déposer son arme, et prit aussitôt le chemin de l'ermitage. Son
+coeur battait avec violence: à peine eut-il mis le pied sur le seuil de
+cet asile de paix, que le désespoir avec toute sa furie vint s'emparer
+de ses sens bouleversés.
+
+«Le corps d'Ersilia, outragé, mutilé par un raffinement d'infame
+barbarie, gisait aux pieds de l'autel baigné de son sang; le vénérable
+vieillard était immolé près d'elle. Les blessures attestaient une
+inutile résistance. Pas une larme ne coula des yeux de Lorenzo.
+
+«Non, je ne pleurerai point, s'écriait-il; c'est du sang qui peut seul
+venger un sang si précieux»; et sa rage cherchait en frémissant quelle
+victime devait tomber sous sa vengeance. Il ne pouvait douter qu'on n'en
+voulût également à ses jours; la vie ne lui était plus rien: mais
+Lorenzo, avant de mourir, songeait à être vengé. Persuadé que la piété
+des villageois rendrait les derniers honneurs aux restes du pieux
+vieillard, il enleva le corps d'Ersilia, et enveloppant ce douloureux
+trésor dans son tabero, il prit le chemin d'une grotte connue de lui
+seul. Les assassins d'Ersilia épiaient Lorenzo depuis quelques jours;
+ils devaient l'attendre à un retour de chasse. Leur ordre était de
+l'amener vivant à Naples. Lorenzo dut à ce calcul du crime le temps de
+transporter les restes précieux d'Ersilia dans la grotte, et le bonheur
+d'attendre, armé, les vils brigands qui avaient juré sa perte. Debout et
+seul devant ce corps inanimé, ses cris de vengeance s'éteignirent
+quelques instans dans les larmes du désespoir. Il faut que le besoin de
+ces grandes représailles soit bien puissant dans le coeur humain pour
+avoir fait survivre Lorenzo au terrible spectacle offert à ses yeux, et
+pour lui donner le long courage de rendre les derniers et pieux devoirs
+à celle qu'il avait uniquement aimée: _Volea vendetta quel sangue ed
+ebbe vendetta_. Aux approches de sa demeure, il fut assailli par trois
+de ces brigands que stipendia si long-temps le gouvernement napolitain
+comme celui de Rome. Médicis en étendit deux à ses pieds, le troisième
+prit la fuite, et Médicis trouva sur ceux qu'il venait d'immoler le
+secret de leur odieuse mission. L'abbé Capulo avait sinon révélé
+l'asile, du moins laissé connaître l'existence de Médicis: dès lors il
+fut surveillé, harcelé de fausses promesses, et l'on parvint à saisir
+une lettre qu'il adressait à Lorenzo. Une fois la trace découverte,
+l'abbé fut sacrifié comme un instrument inutile. On voulut saisir
+Médicis vivant et le livrer à ces bourreaux qui, sous le nom de juges,
+sont toujours prêts à servir les haines ou les terreurs du pouvoir
+contre ceux que les lois seules ne frapperaient pas. Les voeux du crime
+ne réussirent que contre la plus innocente des victimes qu'il avait
+marquées. Lorenzo, échappant à tous les piéges, parvint, sous divers
+déguisemens, à s'embarquer et à rentrer à Naples, toujours inconnu,
+toujours attaché à une seule espérance, celle de venger Ersilia.
+
+«L'occasion de satisfaire cette longue attente s'offrit enfin. Errant un
+soir aux environs de la grotte du Pausylippe, Lorenzo se trouva en
+présence du fils aîné de son persécuteur, unique espérance, digne émule
+de son barbare père, qui, loin de sa suite, semblait absorbé par de
+sinistres projets; la voix tonnante de Lorenzo lui fit entendre ce cri:
+_Mort et vengeance!_... Et l'écho du Pausylippe répéta _vengeance_...
+Muni de deux pistolets, Lorenzo en tendit un à son ennemi qui, aussi
+lâche qu'inhumain, et sans attendre l'arrêt du sort, tira sur Médicis
+qui riposta avec plus d'adresse, et l'écho répéta encore, mais pour la
+dernière fois: _Vengeance!_
+
+«Lorenzo parvint à sortir de Naples et retourna en Calabre. La piété des
+montagnards avait élevé un modeste tombeau au pieux cénobite; mais
+personne n'osait habiter la cellule du vieillard assassiné. Médicis s'y
+établit, il y vécut chéri des pauvres dont il soulageait la misère, en
+leur demandant de révérer les mânes d'Ersilia. Mais de nouveau poussé
+par cette impossibilité d'être qui s'attache aux grandes infortunes,
+Lorenzo quitta sa solitude vers le commencement des désordres qui eurent
+lieu en Calabre. Il parcourut l'Angleterre, l'Allemagne, la Russie, la
+Pologne, portant avec lui la vague et pénible inquiétude d'une
+proscription qui pourtant avait cessé d'être redoutable, car tous les
+pouvoirs avaient à Naples et ailleurs changé de main. L'ambition sembla
+remplir un moment les regrets de son coeur, en le jetant dans
+d'inextricables intrigues; il admirait Napoléon et le haïssait comme
+vainqueur de sa patrie; mais il ne conspira jamais contre lui. Médicis,
+après sept années, revit les lieux où il avait déposé les restes
+d'Ersilia, dont le souvenir, se réveillant, avait de nouveau assoupi les
+rêves de l'ambition. Le calme avait alors remplacé l'anarchie, Joachim
+occupait déjà le trône des Siciles. Médicis, jeune encore, n'avait eu
+besoin que de se nommer pour être comblé de faveur dans cette même cour
+où, quinze années avant, on avait lancé l'arrêt de sa proscription et de
+la mort d'Ersilia; mais il resta fidèle à sa mémoire, vécut près de ses
+restes chéris. En 1812, Lorenzo disparut de nouveau, laissant dans la
+grotte de l'ermitage beaucoup de lettres empreintes de toute la
+sensibilité d'une ame élevée; la terreur habite de nouveau cette
+solitude. Les montagnards conservent le souvenir des vertus et des
+malheurs des nobles infortunés. L'ermitage est sous la sauvegarde de la
+vénération publique. Des mains pieuses cultivent en secret les fleurs
+qui exhalent leurs doux parfums sur la tombe d'Ersilia et du dernier
+Médicis.»
+
+Léopold, au récit de cette histoire, laissait éclater sur sa mobile
+physionomie tout le tumulte d'une ame qui comprenait la vengeance, car
+il comprenait l'amour.
+
+De mon côté, j'étais pour ainsi dire suspendue à un double intérêt,
+celui de l'histoire terrible qui nous était racontée, et celui de
+l'effet incroyable qu'elle semblait produire sur Léopold. On ne peut se
+faire d'idée d'un récit fait pendant un voyage de mer. Cette immensité
+de deux déserts qui vous entourent, ce silence qui donne aux paroles
+d'un orateur des milliers de lieues pour écho, la bruyante et subite
+rumeur des vagues qui se fait entendre par instans, et qui, se mêlant à
+la voix humaine, semble un murmure lointain qui lui répond, il y a là,
+je puis dire, une des sources les plus abondantes d'émotions neuves et
+frappantes. Il existe une éloquence supérieure à l'éloquence elle-même,
+c'est celle qui naît d'un lieu extraordinaire, d'un moment critique,
+d'un personnage singulier. C'est ainsi que les mots les plus simples
+deviennent les plus sublimes, parce qu'ils sont d'ordinaire l'expression
+et en quelque sorte le cri du coeur humain ou de la nature aux prises
+avec quelque situation violente ou quelque sentiment original et unique.
+
+Indépendamment de l'intérêt de ce qu'il nous avait raconté, l'étranger
+avait dû nous captiver surtout par l'influence du spectacle qui nous
+entourait et la disposition des coeurs qui l'écoutaient. Nous voulûmes en
+vain en savoir davantage sur sa destinée; il resta morne et silencieux,
+et comme accablé sous le poids des douleurs qu'il nous avait fait
+partager. Lors du débarquement, il disparut sans que nous ayons pu même
+lui adresser nos adieux.
+
+Plusieurs fois, pendant cette traversée, j'avais éprouvé un inexprimable
+malaise, une sourde confusion de souffrances physiques et d'agitations
+morales. Le mouvement seul, quand il était plus violent, me soulageait,
+comme par une secousse de douleur moins vague et moins pénible. Léopold,
+alors, de momens en momens pressait sa belle tête contre mon coeur:
+_vivre et mourir ici!_ s'écriait-il, et, à ces mots je retombais plus
+souffrante. Enfin, nous touchâmes terre; mais on venait de signaler je
+ne sais quel bâtiment suspect, et nous fûmes sur le point de subir la
+quarantaine. Je vais dans le prochain chapitre rendre compte de mon
+court séjour à Marseille et de mon départ pour Paris, où le cours des
+événemens me préparait les plus enivrantes surprises, et peu après,
+hélas! d'éternelles douleurs.
+
+
+
+
+CHAPITRE CXLII.
+
+Arrivée à Marseille.--Retour à Paris.--Tournée de Léopold.--Louise.
+
+
+Malgré la plus heureuse traversée, je me sentis plus fatiguée de ce
+petit voyage maritime que d'un mois de marche militaire. Nous restâmes
+trois jours à l'hôtel Beauveau, et je ne donnai d'autres objets à ma
+curiosité dans les lieux publics, les spectacles et les promenades, que
+l'étude de l'opinion. Là, comme, partout, on avait la pensée d'un
+changement. Quand, lors de mon retour à Paris, je fis part à Regnault de
+cette disposition des esprits, il se frotta les mains d'un air tout
+singulier, m'appela un être précieux, extraordinaire, hors du moule
+connu, que sais-je? Je lui parlai de Léopold; il me témoigna l'obligeant
+désir de le voir; je le lui présentai le soir même, et il fut si charmé
+de son enthousiasme de souvenirs et de bonne volonté, qu'il me témoigna,
+après forces suppositions sur ce qu'il appelait ma nouvelle
+connaissance, le vif désir de le voir rentrer au service. «Voilà,
+s'écria-t-il, les officiers qu'il nous faut; c'est un dévouement à la
+Labédoyère.» Puis le malin interlocuteur ajouta à ses voeux militaires
+des insinuations d'une tout autre espèce, avec ce ton de facilité morale
+qui ne trouve de mal à rien.
+
+«Léopold, lui dis-je, est pour moi aujourd'hui ce qu'il sera toujours,
+ni plus ni moins, M. le comte.
+
+«--Tant mieux (se méprenant tout-à-fait); car Ney ne vous comprendrait
+plus.
+
+«--Vous vous trompez; tant qu'il sera question de gloire, Ney me
+comprendra toujours.
+
+«--Eh bien! je m'en rapporte à votre première entrevue. Ney ne comprend
+plus aujourd'hui que sa femme, ses enfans, son repos, la paisible
+jouissance de ses honneurs.
+
+«--Je trouve plaisante votre indignation contre un guerrier qui a bien,
+au prix de son sang, acquis le droit de jouir de ce qu'il a mérité.
+
+«--Mais Ney vous a ensorcelée;» et Regnault continua un feu roulant de
+propos moitié piquans, moitié aimables, auxquels je mis fin par cette
+déclaration de principes: «Si Ney me voulait pour le servir le reste de
+ma vie, comme domestique même, je ne balancerais pas.» Je sentis
+moi-même que je rougissais et que mes paroles allaient au delà de ma
+propre pensée. Par une inexplicable complication de sentimens, je
+n'exaltais autant mon dévouement passionné pour le maréchal que parce
+que l'image de Léopold était auprès de moi.
+
+En arrivant, dans les premiers jours de février 1815, à Paris, j'avais
+trouvé une lettre du maréchal. Il me disait: «Je compte prolonger mon
+séjour dans ma terre; mais de grâce, mon amie, je vous renouvelle toutes
+mes recommandations de prudence.» Il ajoutait: «Je ne compte revenir à
+Paris qu'autant que j'y serai appelé.» Le maréchal était, depuis le 12
+juin 1814, commandant du corps royal de cavalerie, gouverneur de la 6e
+division militaire, et pair de France. Je crus devoir, en lui répondant,
+lui mander toutes les observations que j'avais faites dans mon voyage.
+Je me rappelle sa réponse; elle était fort catégorique. Qu'on en juge.
+«Ceux qui veulent un changement veulent perdre la France; la paix est
+notre seul besoin. Qu'importe qui gouverne. Pierre ou Paul doivent être
+aimés, pourvu qu'ils aiment la France, son repos et sa dignité. Ne
+songeons qu'à la patrie.» Et j'ose affirmer qu'il ne vit qu'elle dans
+tout ce qu'il fit. Il était convaincu, dans toute la loyale sincérité de
+son ame, que le retour de Napoléon serait une immense calamité. Quelques
+jours après ses lettres, qui avaient en effet une date déjà ancienne,
+Ney arriva de sa terre et continua à vivre heureux au sein de sa
+famille. Dès notre première entrevue, Ney m'effraya par quelques uns de
+ces mots qui indiquent que l'on vous connaît un tort. Il me donna à
+entendre qu'il savait mon voyage. La froideur des opinions que Ney
+m'avait exprimées me fit trouver un charme singulier dans mes relations
+avec Léopold. Malgré la différence des âges et des sexes, il y avait une
+bien étroite sympathie dans nos manières de voir et de sentir; de part
+et d'autre un entier abandon et comme une réaction réciproque des mêmes
+pensées. J'occupais un assez joli logement, rue de Provence; Léopold
+demeurait deux portes plus loin, et dînait toujours chez moi. Nous nous
+rendions compte de nos courses; nous mettions en commun nos nouvelles de
+la journée, nos espérances du lendemain. Ce que son ame impétueuse
+appelait surtout, c'était la renaissance de la gloire militaire; il ne
+conspirait que pour un laurier. Hélas! il invoquait la gloire et c'est
+la mort qui lui a répondu. Assise sur un champ de bataille et de deuil,
+j'ai pleuré Léopold, comme la plus tendre mère pleurerait un fils adoré,
+au milieu du carnage de Waterloo. Je me suis sentie heureuse de n'avoir
+point placé le remords entre mes regrets et la tombe de ce malheureux
+jeune homme. Mais n'anticipons pas sur les événemens, la douleur nous y
+conduira trop vite.
+
+J'oubliais de dire que Léopold, en rentrant en France avec moi, était
+resté quelques jours de plus en Provence. Il me raconta une action
+touchante dont il avait retardé la confidence. Entre Sisteron et Digne,
+près d'un de ces misérables villages dont, l'hiver, les toits de chaume
+semblent avoir disparu sous les neiges et où la misère dévore les
+campagnes, Léopold allait au pas de son cheval. Sur la racine noueuse
+d'un orme antique qui fermait l'entrée d'un cimetière, il avait vu
+assise, dans l'attitude d'une profonde douleur, une petite fille de dix
+à douze ans, pâle, maigre, mourante, à l'entrée de ce champ de la mort.
+Léopold sauta de cheval et, encourageant la pauvre petite par ses douces
+paroles, réchauffait ses mains glacées. L'enfant disait: «Oh! mon beau
+Monsieur, ne me touchez pas les mains, je suis si pauvre et si malade.
+
+«--Je vous donnerai de quoi vous guérir; venez.
+
+«--Ah! mon beau Monsieur, si cela se peut, faites plutôt donner un peu
+de bouillon à ma mère, et enterrer mon pauvre père mort depuis seize
+jours.
+
+«--Venez, Venez, mon enfant.» Et tout en l'emportant il se faisait
+raconter les peines de la pauvre petite.
+
+«--Mon père n'est pas enterré, mon bon Monsieur, parce que cela coûte
+trop cher d'aller au chef-lieu, et ici les neiges en empêchent[21].»
+
+Léopold avait enveloppé la petite dans son manteau, et l'enfant se
+sentit ranimer par de douces paroles. «Nous voilà à la maison,» dit la
+petite; et tout ce que la misère a d'horreurs s'offrit alors aux regards
+attendris de Léopold. Léopold s'était arrêté sur le seuil. «Ma mère, ma
+bonne mère, vous vivrez. Voilà un Monsieur qui vient nous donner du pain
+et de quoi faire enterrer notre pauvre père.» Ici les sanglots
+arrêtèrent la voix enfantine. Léopold avança et vit dans un coin, sur un
+peu de paille, sous un lambeau de vieille tapisserie, un spectre à
+figure humaine, une femme, une mère jeune encore, dont le sein desséché
+offrait le seul et dernier aliment à une petite créature que ses bras
+décharnés avaient peine à retenir contre ce sein maternel, son unique
+berceau. La moribonde leva sur Léopold un regard éteint. Il fallut un
+prompt secours. Il la souleva, lui fit avaler quelques gouttes de
+liqueur qui la relevèrent un peu. Léopold dit à la petite de le conduire
+là où on pourrait trouver les choses nécessaires; ils y coururent. Et
+Léopold en me racontant sa bonne action s'écriait: «Si les riches
+savaient, mon amie, de combien de secours on peut pourvoir les
+malheureux avec deux ou trois napoléons, ils se donneraient plus souvent
+un plaisir, qui réveillerait leurs satiétés.» Il s'était, en rentrant
+chez la malade, assis auprès d'un foyer allumé par ses soins, et dont la
+flamme réchauffait des corps presque glacés. Léopold distribua
+prudemment une nourriture saine, convoitée par ces êtres si long-temps
+privés de tout. La religion de l'argent règne au hameau comme à la
+ville. Aussitôt que les voisins virent la misère fuir la cabane de la
+veuve, ils s'en rapprochèrent pour offrir aide et secours. Léopold,
+détourné de son chemin, demanda un guide; il était facile à trouver pour
+le Monsieur qui dépensait cinq napoléons d'or pour une charité. Léopold
+partit comblé de bénédictions. «Je m'aperçus de l'absence de la petite
+fille, me dit-il, et j'en fus presque choqué. Pauvre enfant! je la
+croyais sans reconnaissance, mais elle me réserva la preuve que les bons
+coeurs reçoivent leurs impressions de la nature, et que la délicatesse du
+sentiment survit heureusement quelquefois à la dégradation qu'imprime la
+misère. Pour revenir à la route, il me fallait (continua Léopold)
+repasser près du cimetière où j'avais trouvé la petite fille. Elle m'y
+avait devancé; je la vis à la même place, à genoux et dans l'attitude de
+la prière. Léopold entendit mêler au nom du seigneur celui du bon
+Monsieur. Aussitôt que la pauvre petite me vit, ajoutait Léopold, elle
+vint à moi, me prit les mains, et avec l'accent le plus touchant elle
+s'écria: «Ici, mon bon Monsieur, vous avez trouvé la pauvre Louise
+priant pour l'ame de son père et désirant mourir aussi. C'est ici que
+tous les jours je prierai pour vous le bon Dieu de vous conserver aux
+pauvres que vous n'oubliez pas, quoique vous soyez bien riche. Ah!
+puisque vous êtes si bon, priez une fois avec la pauvre Louise pour
+l'ame des siens.» À cette voix naïve et divine d'un enfant, les genoux
+de Léopold s'étaient inclinés vers la terre; lui qui ne fatiguait pas le
+pavé sacré des églises, il avait eu des élans de religion et de prière
+dans un cimetière de campagne.
+
+Je remerciai Léopold de sa bonne oeuvre et du plaisir que son récit
+m'avait causé. Déjà ma tête bâtissait le projet d'un pélerinage dans les
+Alpes avec le bienfaiteur, et dans l'intérêt de la protégée. L'avenir!
+nous le rêvions alors long et heureux; mais les événemens marchèrent, et
+leur course rapide, en renversant des trônes, m'ont laissé, avec bien
+d'autres peines et d'autres douleurs, le regret qu'un si doux mouvement
+de nos coeurs n'ait pu rien produire.
+
+
+
+
+CHAPITRE CXLIII.
+
+Le général Quesnel.--11 Février 1815.
+
+
+Un jeune officier que j'avais connu dans les campagnes d'Italie et
+d'Allemagne m'avait singulièrement frappée, quoique dans de courtes
+apparitions, par l'éclat d'une galanterie spirituelle et chevaleresque.
+Ce n'est pas un médiocre éloge que d'avoir excité l'involontaire
+attention d'une femme dont le coeur était si grandement occupé, et dont
+les regards ne pouvaient tomber dans les jeunes états-majors que sur des
+mérites. Cet officier que j'avais le plus distingué parmi ceux qui
+avaient seulement passé sous mes yeux comme aimables, s'appelait
+Quesnel. Par une des plus piquantes singularités de ces temps, une
+liaison commencée à Paris dans un bal s'achevait sur un champ de
+bataille. On se connaissait en Italie, on se quittait en Allemagne et
+l'on se retrouvait en Pologne; on se perdait de vue pendant quelques
+années, et après trois ans comme à trois cents lieues de séparation, il
+semblait qu'on s'était encore vu la veille. Seulement, dans le trajet,
+le jeune capitaine était quelquefois devenu général.
+
+Telle avait été la destinée de Quesnel. Il était chef de bataillon quand
+je le vis pour la première fois; je l'avais rencontré ailleurs colonel,
+et à mon retour à Paris, après l'abdication de Fontainebleau, je le
+saluai général de division, et il en avait déjà fait les preuves depuis
+plusieurs années. Vers la fin de 1814, notre intimité, entretenue par de
+fréquentes rencontres et par la sympathie si électrique des mêmes
+regrets et des mêmes affections, avait pris ce caractère de confiance et
+d'abandon un peu plus sérieux cependant que les capricieuses illusions
+de l'extrême jeunesse. Doué d'une grande facilité d'élocution, Quesnel
+était l'ame de plusieurs réunions et de conférences plus souvent
+politiques que galantes, quoiqu'il mêlât très bien leur double intérêt.
+Je le supposais plus initié que moi à des secrets dont je savais bien
+plus l'objet que le mot précis. Comme à cette époque Ney était à sa
+terre, et que d'ailleurs mon voyage avait un peu diminué la fréquence
+même de nos rapports épistolaires, j'avais encore, plus de liberté dans
+ma vie déjà assez indépendante. Vers la fin de janvier ou les premiers
+jours de février 1815, je déjeûnai, pour la première fois depuis mon
+retour, avec Quesnel, rue de Rivoli. Je le trouvai un peu soucieux, plus
+sobre des expressions ordinairement si vives de son enthousiasme et de
+ses espérances. «Je pense à une audience qui me tourmente, me dit-il.
+
+«--Avec qui?
+
+«--Avec M. le duc d'Angoulême.
+
+«--Ah! mon Dieu, allez-vous aussi nous donner quelqu'une de ces
+proclamations avec les grands mots de tyran et d'usurpateur?
+
+«--Vous croyez parler à Augereau: loin de là; mais je crains au
+contraire de n'être mandé que parce qu'on croit deviner que je pourrais
+bien en fabriquer d'une autre espèce.
+
+«--Et si vous alliez être arrêté?
+
+«--On ne fait pas de ces choses-là aux Tuileries; mais cela serait,
+qu'il faudrait y aller.» Et il s'y rendit le jour même ou le lendemain.
+
+Quesnel était un de ces hommes de résolution qui en valent dix dans
+toute espèce de tentative qui offre des dangers à affronter, et sa
+loyale fidélité était passée en proverbe. Le soir on l'attendait chez
+Regnault; il ne vint pas. J'y passai quelques heures, et dis dans la
+société que j'avais déjeuné avec Quesnel et ce qu'il m'avait dit de
+l'audience du prince. Ces mots si simples parurent faire impression. Le
+nombre des entrans et des sortans apportait nécessairement une grande
+distraction dans l'assemblée. Quand elle fut un peu éclaircie, Regnault,
+s'approchant de moi, me dit: «Avez-vous vu Lefebvre Desnouettes à
+Fontainebleau?»
+
+«--Non; pourquoi?
+
+«--Savez-vous s'il était du nombre de ceux que l'Empereur congédia le
+19?
+
+«--Pas du tout; car vous savez aussi bien que moi que le brave général
+Desnouettes ne s'est séparé de Napoléon qu'à Nevers, où il avait été
+attendre son passage.
+
+«--Vous en êtes sûre?
+
+«--Comme de ma vie.
+
+«--À qui avez-vous parlé au château?
+
+«--Au duc de Bassano et à Korsakowski.
+
+«--Point à d'autres?
+
+«--Non, pas de personnages marquans dans ceux qui étaient restés après
+la débâcle du 19. J'ai remarqué Dejean, Ornano, Petit, le colonel
+Montesquiou, Bussy, M. de Turenne, chambellan, puis Drouot et Bertrand,
+qui sont partis avec l'Empereur. Mais à quoi bon toutes ces questions?
+Qu'y a-t-il?
+
+«--Rien, peut-être; mais qui sait si, dans l'état des choses, un rien
+pareil peut n'être point grave. Vous êtes venue directement de
+Fontainebleau? Vous n'avez pas été à Briare, à Villeneuve-sur-Allier?
+Vous n'êtes pas en correspondance avec l'officier de la garde qui forma
+à Nevers la dernière escorte de l'Empereur? Vous n'avez pas parlé
+allemand avec un officier autrichien de l'escorte que l'Empereur refusa?
+
+«--Monsieur le comte, vous n'avez pas retenu tout ce que je vous ai dit.
+Vous n'auriez pas par hasard perdu l'esprit?
+
+«--Je ne plaisante pas; il peut y aller de votre existence.
+
+«--Bah! _non si puo_[22]. Au reste, je l'aurais bien mérité. Qu'avais-je
+besoin de me fourvoyer par sottise de coeur dans le dédale politique;
+mais que je sache au moins pourquoi on me ferait l'honneur de me faire
+un mauvais parti.
+
+«--Exécrable tête.
+
+«--Meilleure que la vôtre; elle ne s'effraie pas si facilement; mais
+expliquez-vous mieux.
+
+«--Je ne puis.
+
+«--Voilà qui est clair. Eh bien! en ce cas, adieu à la rue des
+Victoires.
+
+«--Connaissez-vous cette écriture?» et il me donna un billet écrit en
+allemand.
+
+«--C'est l'écriture de votre dame allemande; je puis la confronter, j'ai
+son billet d'Essonne: elle dit qu'elle attend réponse à Beaune. Voilà
+bien de quoi alarmer. Comment ne connaissez-vous pas son écriture?
+
+«--Mais le caractère allemand ne se reconnaît pas,» répondit-il avec
+humeur. J'en pris à mon tour, et quittai Regnault, ennuyée déjà de
+toutes ces agitations, qui, au fait, n'avaient rien de commun avec mon
+imagination, qui ne tenait à l'empire que par l'innocence du romanesque.
+Je n'ai jamais pu savoir quelle était au juste cette affaire; mais on
+disait qu'on avait vu une femme habillée en homme causer avec le
+commissaire prussien Walbourg-Tnechpess, et qu'à Avignon on l'avait
+aperçue au milieu des gens ameutés qui criaient _vivent les alliés! à
+bas le tyran!_; Lorsqu'on me rapporta ces propos, je fis une bonne scène
+à Regnault, sans en tirer un mot de plus; et je ne vois pas en quoi cela
+aurait pu me coûter la vie sous le règne des lois. Cette scène date du
+mois de février 1815, et je n'étais pas assez avant dans les mystères
+politiques pour savoir mon _vingt mars_ à heure fixe et précise. Hélas!
+avant cette époque, une immense douleur m'était réservée par une
+catastrophe horrible, l'assassinat de cet aimable et brave Quesnel, que
+j'aimais par une parfaite conformité d'enthousiasme et par mille
+qualités excellentes.
+
+Quelques jours après sa visite à Mgr le duc d'Angoulême, ses assiduités
+devinrent moins fréquentes dans les diverses réunions dont il était
+l'ame. Cette subite indifférence excitait une inquiétude dont l'intérêt
+de l'absent ne paraissait pas seul l'objet. Un de ses amis m'assura
+avoir vu un des parens du général, lequel l'avait quitté l'avant-veille,
+sur les onze heures du soir, à la grille du Carrousel (c'était le jour
+où j'avais déjeûné avec lui, et où il devait être reçu en audience
+particulière par le prince); son parent l'avait cru à une campagne des
+environs de Paris où il allait souvent; on s'était informé, mais il n'y
+avait point paru. Je ne sais par quel pressentiment je m'inquiétais de
+son absence. À cette époque on aimait à se savoir avec de véritables
+amis; on leur inspirait et ils vous portaient plus d'intérêt. Je fis
+part à Regnault de mon trouble; il me répondit: «Depuis que le général
+Quesnel a été reçu en audience par le duc d'Angoulême, je ne l'ai pas
+revu. Je ne m'en étonne pas, il a eu à subir peut-être une de ces
+situations délicates dont on veut supporter seul l'embarras. Il aura eu
+devant lui tout ensemble ses anciens intérêts et d'honorables avances.»
+Le jour de cette conversation, je rencontrai un ancien adjudant du
+général Lasalle, qui me dit: «Qu'on assurait que le général Quesnel
+s'était noyé.» À cette nouvelle je faillis m'évanouir.--«Pauvre Quesnel,
+continua cet adjudant, il a été sacrifié peut-être; on n'ignorait pas sa
+ténacité résolue; on savait tout, on l'a _escofié_.» La singularité de
+ce terme militaire calma mon saisissement par une hilarité involontaire
+en me rendant le bonheur du doute; mais l'espoir s'évanouit bientôt.
+
+Ayant été déjeûner le lendemain dans un café voisin du Pont-Royal, à
+peine assise, je vis tout le monde courir à la porte en disant: «Voilà
+la _charrette_ qui ramène le corps du général Quesnel qui s'est
+noyé...--Ou plutôt qu'on a assassiné d'un coup à la gorge, avant, de le
+jeter à l'eau», dit un militaire habillé en bourgeois, qui vint ensuite
+s'asseoir près de ma table. Je fixai sur lui un oeil inquiet, son regard
+rencontra le mien, et ce fut comme une connaissance faite. On restait
+morne et silencieux dans le café; mes larmes roulèrent sur le journal
+que je tenais par contenance, car je me sentais suffoquée. Celui qui
+avait parlé chercha à attirer mon attention. Me voyant observée, je
+tâchai de me contenir, regardant un peu en dessous celui qui s'occupait
+de moi; il s'en aperçut, et m'étonna à me faire frissonner en me faisant
+un signe, une sorte de mouvement cabalistique que m'avait enseigné
+Oudet, et que, certes, je dus être surprise de me voir répéter par un
+autre; je ne saurais exprimer ce qui me passait par la tête, mais je
+sortis du café la tête droite, l'oeil baissé. Je croyais être poursuivie
+par le fantôme d'Oudet, par cet être bizarre, séduisant et malheureux.
+En tournant la rue de Bourbon, j'entrai dans le passage du marché
+Boulainvilliers, me supposant alors en sûreté. Tout à coup je me trouve
+en face de celui que j'avais voulu fuir. «Vous ne me remettez pas, dit
+l'homme du café.» J'étais clouée à ma place comme une statue; il me
+semblait que sa figure allait m'offrir ces traits mobiles, cette
+expression prophétique et menaçante, ou trop enchanteresse, qui m'avait
+causé à mon printemps des émotions si extraordinaires.
+
+«Quel signe avez-vous osé me faire? m'écriai-je; d'où me
+connaissez-vous? comment et de qui savez-vous qu'il me doit être
+familier?
+
+«--D'Oudet, répliqua-t-il. J'étais avec lui à Furnes en 1796, au moment
+où un scélérat attenta à la vie du général Hoche. Quoi! vous ne me
+reconnaissez pas?
+
+«--Oui, maintenant (et avec une joie extrême, quoique douloureuse),
+pardonnez-moi, je suis depuis quelque temps dans une agitation
+continuelle, et le triste spectacle que nous venons de voir n'a pas peu
+contribué à l'augmenter. Concevez cette incroyable singularité au moment
+où je vois transporter le cadavre d'un ami assassiné! Mes yeux doivent
+être frappés du signal d'une intimité mystérieuse avec un ami qui eut le
+même sort.»
+
+Nous entrâmes ici dans quelques détails qui n'ont aucun rapport avec mes
+Mémoires. Je dois donc ne pas en fatiguer le lecteur. L'officier me dit
+qu'il était certain de l'assassinat du général Quesnel; que les traces
+du poignard dont Quesnel avait été frappé indiquaient une longue lutte
+de la victime et une longue opiniâtreté de la part des meurtriers. Cet
+ami d'Oudet arrivait de Muy en Provence: il me raconta qu'il avait vu
+Napoléon à son passage à Saint-Maximien, où, étant à table avec des
+commissaires étrangers, il avait adressé une si verte allocution au
+sous-préfet d'Aix. Il avait parlé à ce fonctionnaire d'administration,
+comme si lui seul (Napoléon) eût encore pu destituer et faire des
+préfets. L'officier ajouta encore à ces détails, qu'au bourg du Luc,
+quand on vola dans la nuit la cassette du maître-d'hôtel de
+l'ex-Empereur, avec 60,000 francs, il avait presque eu la conviction que
+ce vol avait été commis par quelqu'un de la suite, dont le dévouement
+n'avait pas été au delà de cette étape du voyage. «J'ai accompagné
+Napoléon jusqu'à Fréjus. Ne me demandez pas ce qui se passa en moi à la
+vue de cette escorte autrichienne conduisant le vainqueur d'Austerlitz
+et de Wagram.»
+
+Je demandai à l'ami d'Oudet sa destination et ses projets; il ne faisait
+que passer par Paris pour se rendre à Lyon, sa patrie. Il avait des
+lettres pour Carnot; j'avais aussi personnellement besoin de parler à ce
+dernier; et nous nous rendîmes ensemble chez lui. Je prévins mon
+cavalier de ne point parler d'Oudet ni de mes relations; il sourit, et
+m'assura que cela ne me nuirait aucunement dans l'esprit de Carnot.
+«Mais c'est une bien étrange chose que tant de personnes différentes
+ayant été en contact intime avec cet homme dont le souvenir semble
+encore puissant comme sa présence même!
+
+«Vit-il toujours dans le vôtre?»
+
+Je ne pouvais répondre à cela que par un regard, et le regard fut
+compris.
+
+À la manière dont l'ami d'Oudet fut reçu par Carnot, je dus juger qu'il
+était fort avant dans son estime; Carnot savait déjà la mort du général
+Quesnel, et en témoigna énergiquement son horreur. Il parla aussi avec
+l'ami d'Oudet du voyage que fit celui-ci lors du départ de Napoléon pour
+l'île d'Elbe, et je ne puis me refuser le plaisir de transcrire ce qu'il
+nous disait avoir entendu de la bouche de l'Empereur, parlant au
+maréchal Augereau, lesquels s'étaient rencontrés entre Lyon et Valence.
+L'Empereur et Augereau étaient tous deux descendus de voiture. Après
+l'avoir embrassé, Napoléon, prenant Augereau par le bras, lui dit: «Où
+vas-tu? sans doute à la cour?... Ta proclamation est sotte. Pourquoi des
+injures contre moi? Il fallait tout simplement dire: Le voeu de la nation
+s'est prononcé en faveur d'un nouveau souverain; le devoir de l'armée
+est de se soumettre. _Vive le Roi! Vive Louis XVIII!_--Ah! s'écriait
+Carnot; quel dommage que le trône ait pu tenter un pareil homme!» Je
+trouvai ces Messieurs d'un républicanisme trop rigoureux; et, ne voulant
+pas me perdre dans l'expression tour à tour métaphysique et furibonde de
+leur opinion, je les ramenai insensiblement à nos communs regrets sur
+l'infortuné Quesnel, et je les quittai pour aller dire à Regnault tout
+ce qui venait de se passer.
+
+FIN DU CINQUIÈME VOLUME.
+
+
+
+
+NOTES
+
+
+[1: Peintre actuel de S. M. le roi des Pays-Bas.]
+
+[2: Près Florence, route de Sienne.]
+
+[3: «Si vous voulez prier pour son ame, venez, et vous serez bénie.»]
+
+[4: «Elle en a pitié.»]
+
+[5: «Je serai à toi, Paolo, ou à la mort.»]
+
+[6: «Tu seras à moi, ou nous serons avec celle-ci.»]
+
+[7: «Qu'il en soit ainsi.»]
+
+[8: «Quoique princesse, Paolo, je serai à toi ou à la mort.»]
+
+[9: «Mais tu es le bienvenu.»]
+
+[10: Le comte de Hogendorp est membre des états-généraux du royaume des
+Pays-Bas, et fut porté en triomphe à Rotterdam; c'est le général Foy de
+la Hollande.]
+
+[11: Je ne puis citer que le sens de la lettre qui éprouva le sort de
+quelques autres papiers et d'une bague à cachet du maréchal Ney; et qui
+se trouvèrent égarés lors de mon passage de Calais à Douvres (1816).]
+
+[12: «C'est en vain qu'on s'oppose au destin.»]
+
+[13: «Nom obscur, non pas déshérité de toute gloire.»]
+
+[14: «Des fers, lâches, voilà vos batailles.»]
+
+[15: «Je viens, Isaure; si je n'ai su vivre, je sais mourir.»]
+
+[16: «Tu m'as voulue à toi, et me voici avec toi.»]
+
+[17: Bohémiens.]
+
+[18: «Non, il n'est pas votre fils, mais cependant vous avez beaucoup
+connu son père. Et qui était-il? un héros, un traître.»]
+
+[19: «Dans moins d'un an, vous vous rappellerez de moi.»]
+
+[20: _Recherches sur le Mérite et la Vertu_, par Ashley Cooper, comte de
+Chastesbury.]
+
+[21: J'ai voyagé dans ces pays pendant l'hiver. Les pauvres mettent
+leurs morts sur les toits, dans un linceul et sous la neige. Cet usage
+est une triste conséquence du climat.]
+
+[22: «Cela ne se peut.»]
+
+
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Mémoires d'une contemporaine (5/8), by
+Ida Saint-Elme
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES D'UNE CONTEMPORAINE (5/8) ***
+
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+- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
+ the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
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+
+
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+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
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+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
+
+For additional contact information:
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+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
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+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
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+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
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+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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