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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Mémoires d'une contemporaine (5/8) + Souvenirs d'une femme sur les principaux personnages de + la République, du Consulat, de l'Empire, etc... + +Author: Ida Saint-Elme + +Release Date: May 15, 2009 [EBook #28829] + +Language: French + +Character set encoding: UTF-8 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES D'UNE CONTEMPORAINE (5/8) *** + + + + +Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online +Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. +This file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + + + + + + + + +MÉMOIRES D'UNE CONTEMPORAINE, + +OU + +SOUVENIRS D'UNE FEMME SUR LES PRINCIPAUX PERSONNAGES DE LA RÉPUBLIQUE, +DU CONSULAT, DE L'EMPIRE, ETC. + + «J'ai assisté aux victoires de la République, j'ai traversé les + saturnales du Directoire, j'ai vu la gloire du Consulat et la + grandeur de l'Empire: sans avoir jamais affecté une force et des + sentimens qui ne sont pas de mon sexe, j'ai été, à vingt-trois ans + de distance, témoin des triomphes de Valmy et des funérailles de + Waterloo.» MÉMOIRES, _Avant-propos_. + +TOME CINQUIÈME. + +Troisième Édition. + +PARIS. LADVOCAT, LIBRAIRE, QUAI VOLTAIRE, ET PALAIS-ROYAL, GALERIE DE +BOIS. + +1828. + + + + +AVERTISSEMENT DE L'AUTEUR SUR LES TOMES VII ET VIII DE SES MÉMOIRES. + + +Ma tâche est donc remplie, mes _Mémoires_ retraçant la grande époque qui +s'est écoulée depuis 1792 jusqu'en 1815. On pourrait croire, à tous les +événemens qui s'y pressent, à toutes les vicissitudes qui ont accablé +mes jours, que le moment du repos était venu pour moi. + +Hélas! pouvais-je rester inactive? pouvais-je trouver la paix dans la +solitude? Mes amis étaient proscrits; l'exil m'avait enlevé les seules +consolations de tant de malheurs. J'avais besoin d'agiter encore +violemment ma vie pour la pouvoir supporter. + +C'est la peinture de cette existence aventureuse qu'on verra dans les +deux volumes qui doivent compléter mes _Mémoires_. Le sort a voulu que +j'expiasse une vie d'erreurs, de prospérités et d'émotions, par toutes +les infortunes qui rarement s'accumulent sur la même tête. Si quelques +traits de désintéressement et de bonté, si une courageuse fidélité à de +nobles sentimens, ont valu à la première partie de mes aveux quelques +regards d'indulgence, je sens au fond de l'ame, que ma lutte avec +l'adversité, que tant de pieux devoirs remplis, tant de dévouement +prodigué sur les terres étrangères au service des proscrits, me +concilieront l'intérêt et la bienveillance des lecteurs. + +Mille personnages appartenant aux diverses scènes politiques dont la +Belgique, l'Angleterre, l'Italie et l'Espagne ont été dans ces derniers +temps le théâtre, tels sont, sous le point de vue d'intérêt général, les +élémens qui, avec les émotions individuelles d'une destinée singulière, +composeront les deux volumes que je promets au Public pour le 1er mars +prochain. + +Paris, le 1er février 1828. + + + + +CHAPITRE CXVIII. + +Retour à Florence.--Accueil de la grande-duchesse.--Défection de sa +cour. + + +En me jetant en Illyrie, je n'avais obéi qu'à un besoin impérieux de +mouvement et de nouveauté; mais ne sachant jamais prévenir les malheurs +de si loin, je n'avais nullement songé quand, comment, par où je +reviendrais. J'avais suivi le torrent de cette retraite précipitée qui +rejetait pour ainsi dire, de ville en ville la domination française. +Venise était devenue l'entrepôt de ces débris. Le moment était arrivé de +me rapprocher de Florence, l'heure de l'adversité sonnait de toutes +parts; mon absence prolongée eût ressemblé à l'ingratitude et à +l'abandon. Je revins donc rapidement aux lieux qu'occupait encore ma +bienfaitrice, avec cette rapidité que donne le cÅ“ur et qui sait franchir +toutes les distances. J'arrivai juste pour voir en Toscane quelque chose +de pareil à ce qui m'avait éloignée de l'Illyrie; que dis-je? quelque +chose de pire: car là , une population moins généreuse devait ajouter +tous les retours de la mobilité italienne à toutes les injustices de la +fortune. + +Les révolutions, sur cette terre où tant de puissances différentes ont +régné, où les passions politiques se ressentent du caractère national, +ne se font pas avec cette facilité tranquille qu'on a pu remarquer +ailleurs, ne se déroulent pas sous la forme seulement pittoresque d'une +décoration d'opéra. Le moindre changement ne s'annonce, ne se prépare, +ne se consomme qu'avec l'escorte de mille crimes isolés, de mille +vengeances particulières. Sous le prétexte d'un horrible enthousiasme du +bien public, on commence d'ordinaire toutes les innovations par des +massacres. J'avais si souvent parcourir toutes les routes, exploré le +pays dans tous les sens; interrogé, questionné, causé, que j'étais +connue dans toutes les auberges de Florence, de Pise, de Livourne, de +Lucques, pour être du service de la grande-duchesse. À Livourne, +j'aperçus les premiers symptômes de la fermentation, et j'eus lieu de me +convaincre de la réaction que les Français auraient à attendre de tout +ce qui flattait ou du moins de tout ce qui tremblait la veille; enfin, +des dispositions des classes élevées, si dévouées, et de celles du +peuple, si tremblantes, quelques mois avant. Dans l'hôtel où j'étais +descendue, il fallait entendre les propos, depuis le dernier marmiton +jusqu'au maître. Ces gens, qui ne juraient trois jours avant que par +_Napoleone il Grande_, criaient déjà sans honte et sans frayeur: _I +signori franchesi no hamo a farci gran tempo da padroni, finice, +finice_. Comme première preuve de haine politique, j'eus beaucoup de +peine à me faire servir, essuyant ces airs moitié bas, moitié insolens, +qui ne donnent guère que le droit de mépriser les gens maussades et +malveillans, sans autoriser la plainte, parce que la peur étant encore +un peu plus forte que la haine, ne pousse pas encore les choses à ce +point qui constitue le délit et qui appelle la punition. + +Dès que je parvins à Florence, je tâchai de pénétrer jusqu'à la +grande-duchesse, et de lui faire tenir une lettre. Les premières +secousses de la commotion qui frappait l'Empire avaient déjà produit +autour d'elle son inévitable effet. Tout ce qui était français, à +quelques rares poltronneries près, s'était rapproché de la sÅ“ur de +Napoléon. Si on ne lisait plus dans les groupes cet enthousiasme, ce +dévouement chaleureux qu'avaient naguère si souvent fait éclater les +bulletins des triomphes de l'Empereur, du moins on y voyait encore cette +résignation noble, cet intérêt, ces alarmes touchantes qui, dans les +plus tristes partis à prendre, laissent encore dominer ce zèle, cette +fidélité pour les princes malheureux auxquels ces généreuses +démonstrations font tant de bien. Mais parmi les Italiens attachés à la +cour, et la cour était presque tout italienne, c'était, hélas! une +émulation de bassesse et d'ingratitude. Que de grandes dames, renommées +pour leur exactitude aux levers et aux soirées, atteintes alors +d'indisposition subite! Elles, si jalouses de l'honneur d'accompagner, +si envieuses du tour de service, se faisaient dire malades pour éluder +leurs fonctions, et n'en mettaient pas moins d'affectation en même +temps, comme pour donner de la publicité à leur mauvaise grâce, à se +montrer partout. Que d'hommes, écuyers, chambellans et autres, qui ne +pouvaient respirer d'autre air que celui des antichambres et des salons +du palais, qui passaient leur temps à débiter toutes les hyperboles de +l'adulation la plus fade, devinrent tous d'intarissables frondeurs du +pouvoir qu'ils avaient encensé! Ces Messieurs trouvaient très plaisantes +les charges qu'ils avaient eux-mêmes exercées avec une exactitude bien +plus risible; ils faisaient force esprit sur la cour, sur la princesse, +sur ses habitudes, sur la bourgeoisie impériale, comme ils l'appelaient. +Ils se donnaient la mascarade avec une sorte d'impudence, de gaieté et +de sottise qu'on ne peut concevoir que dans des marionnettes à +parchemins. Je ne ferai point ici la cruelle satire de tant de +platitudes, en y mettant des noms propres. Il serait trop pénible pour +moi de réveiller tant de souvenirs d'une ingratitude que le gouvernement +de M. de Metternich s'est chargé de punir par le seul fait de sa +domination. Florence, d'ailleurs, par le charme de la longue et heureuse +hospitalité qu'elle m'a donnée, mérite bien que je lui épargne un peu de +honte, en échange des beaux jours que j'y ai passés. + +Après bien des peines, j'eus enfin la consolation d'approcher de la +grande-duchesse, et de contenter l'impatience que j'éprouvais de lui +montrer mon ame française et reconnaissante au milieu de tant de cÅ“urs +étrangers et ingrats. Je lui parlai de tout ce que j'avais vu et +entendu, des dispositions hostiles que j'avais remarquées dans le +peuple, et surtout des lâchetés malveillantes du palais. Je lui désignai +parmi tant de trahisons les plus honteuses et les plus révoltantes. La +réponse d'Élisa vint encore ajouter à ma juste indignation. «Mon Dieu! +me dit-elle, j'ai comblé _tout cela_ de bienfaits, mais sans me faire +trop d'illusion, mais sans compter sur une reconnaissance plus longue +que la bonne fortune. Outre les places qui attachent tous ces Italiens à +ma cour, il n'en est pas un qui n'ait reçu de moi quelque service +signalé, quelque salaire confidentiel. C'est sans doute ma bonté qu'ils +ne me pardonnent pas; mais cela ne me surprend point; l'ingratitude se +mesure à la grandeur des bienfaits, et les paie souvent à poids double. +Et encore, si je n'avais jeté que de l'or à cette noblesse toscane, elle +eût peut-être mis une certaine pudeur dans ses procédés; mais j'ai eu le +soin irrémissible d'ajouter les bonnes grâces aux richesses, d'épargner +des affronts à quelques uns, des ennuis à tous. Vous conviendrez que par +là j'ai redoublé contre moi les mauvais penchans du cÅ“ur humain, et les +chances fâcheuses des cours. Tous ces gens-là désertent ma cause, parce +que ce n'est pas la première qu'ils servent, et qu'ils veulent rentrer +en condition. On insulte la France pour se mettre bien avec l'Autriche. +Le vent paraît souffler de par là , nos girouettes se tournent de ce +côté... Mais patience, l'Autriche a tout ce qu'il faut pour me faire +regretter. Non seulement tous ces Italiens ne profiteront pas de leur +défection, mais encore ils en auront des remords.» + +La prédiction s'est accomplie; les souvenirs et les regrets ont remplacé +les sarcasmes et les malédictions. J'ai eu sujet, à bien peu de +distance, de constater cette incurable disposition du cÅ“ur à revenir +trop tard à la justice. Au milieu de tant de périls, et dans la +désertion sûre ou probable de ses serviteurs, trouvant un dévouement +aussi intrépide que tendre dans ma personne, Élisa me parut ressentir +avec une bien touchante vivacité le bonheur de l'amitié, ce bonheur si +rare, même pour les plus simples particuliers. Profitant de la soudaine +occasion de ma fidélité, la princesse me chargea d'une foule de +commissions secrètes et importantes, de lettres, d'instructions de tout +genre. Je les ai oubliées aujourd'hui, mais je ne les oubliai pas dans +le temps. J'ai le cÅ“ur meilleur que la mémoire. Se rappelant une +personne sur laquelle on pouvait compter, et à toute épreuve, que je +connaissais à Gênes, la grande-duchesse ajouta avec une bonté +mélancolique: «Allez attendre le résultat des événemens qui se passent, +qui peut-être se termineront bien; car le lion ne se terrasse pas +aisément... Mais si tout est fini, mon intention est d'aller rejoindre +Caroline... Ou peut-être irai-je en Amérique... Y viendrez-vous? + +«--Que Votre Altesse m'ordonne, qu'elle désire seulement, et je suis +prête à la suivre au bout du monde. Je mettrai ma gloire, ma consolation +à veiller à votre sûreté; ma vie est à vous ainsi qu'à votre auguste +famille;» et mon regard, et l'altération de ma voix, disaient encore +plus éloquemment à la duchesse jusqu'à quel point elle pouvait disposer +de moi. + +«--Ah! que vous me faites de bien avec ces accens vrais du cÅ“ur! Mon +excellente mère exceptée, vous êtes la femme pour laquelle j'ai ressenti +avec le plus de vivacité le besoin d'un noble attachement.» + +Ils resteront dans mon souvenir, ces adieux d'une souveraine, d'une +bienfaitrice, d'une amie, qui, au milieu de l'enivrement de l'empire, +encore debout, savait prévoir au delà de tous les revers, osait regarder +en face la Fortune, et conservait intact son courage devant l'adversité, +comme elle avait dans les prospérités gardé une ame pure et +bienfaisante. Dès le commencement du voyage, je fus en quelque sorte +poursuivie par les mauvaises nouvelles. À Sienne, les femmes des +employés français avaient été maltraitées par le peuple. Le flot des +émigrans se pressait à chaque pas vers la France, et s'accroissait de +toutes les autorités auxquelles cette retraite communiquait les mêmes +idées de péril et de précaution. J'appris bientôt que Florence avait été +évacuée, et je sus plus tard que M. le préfet Fauchet avait été assailli +et avait manque périr près de Chambéry: il ne fut sauvé que par la +présence d'esprit d'un domestique éprouvé depuis longues années. + +J'avais fait embarquer mes effets et je voyageais à cheval. À +Pietra-Santa, petit endroit près de Livourne, je fis la rencontre de +deux peintres hollandais, élèves du célèbre Van Brée[1], qui revenaient +de Naples, où je les avais vus dessinant aux lueurs du Vésuve et +cherchant, au risque de leur vie, à surprendre quelques unes de ces +grandes scènes de la nature. Ils s'étaient associés avec un Ferrarois +qui avait à craindre chez lui les haines particulières, toujours si +habiles à s'assouvir sous le masque de la politique. Tous se rendaient à +Paris, avec l'espoir que la débâcle de notre domination s'arrêterait du +moins aux Alpes. Il signor Brandi ne m'était point inconnu; j'avais lu +de lui plusieurs ouvrages littéraires. Malgré le peu de sûreté de la +route, malgré la triste préoccupation des affaires, une pareille +compagnie était trop éclairée pour que le voyage ne s'animât point de +l'intérêt des beaux-arts. Leur magie consiste même à faire tout oublier, +à étouffer tous les murmures du malheur, à éloigner le fantôme de tous +les périls, à mettre leurs nobles distractions au-dessus de toutes les +peines. Chemin faisant, on se mit à parler au milieu des dangers comme +dans un tranquille salon, ou dans une plus tranquille académie. À la +poésie italienne succéda la poésie hollandaise, et je trouvais que +c'était quelque chose de piquant que cet hommage à la langue de ma mère +rendu dans la patrie du Tasse, et dans de pareils momens. La route fut +moins longue cependant que nous n'avions compté la faire ensemble; Nos +artistes étaient trop indépendans pour subordonner leurs courses aux +émotions d'une femme, et moi j'aimais trop ma liberté pour ne pas +trouver commode de me séparer des compagnons que cependant il m'avait +paru très doux de rencontrer. + + + + +CHAPITRE CXIX. + +Nouveau voyage à Pise.--La sÅ“ur Angola.--Bianca Capello.--Les deux amans +Paolo et Hermosa. + + +Les événemens romanesques sont fréquens dans mes mémoires; c'est qu'en +effet ils l'ont été dans ma vie. Lors même que mon existence prenait une +assiette et paraissait affermir ma position ou l'enchaîner à des +devoirs, mon cÅ“ur, avide d'émotions, mon imagination curieuse de +spectacles, cherchaient incessamment à se satisfaire. C'est ainsi que +les personnes, les lieux, les incidens, m'appellent tour à tour, dès +qu'une nuance un peu nouvelle, dès qu'une couleur un peu extraordinaire +s'y rencontre. Le bizarre, le nouveau, m'enlèvent, sous toutes les +formes qu'il leur plaît de se revêtir, et la plupart du temps je ne +laisse point au hasard le soin de pourvoir à mes besoins; je le provoque +par des courses et j'en multiplie les chances en ne restant jamais en +place.--Heureuse disposition! tu m'as fait vivre double, si je puis +m'exprimer ainsi, et tu as bien rarement mêlé des regrets à la joie de +tes précieuses vicissitudes; je te dois au moins d'avoir préparé à mes +vieux jours l'abondante consolation des souvenirs! + +C'est à cette disposition d'esprit que je dus la découverte d'un épisode +plein d'intérêt, quelque temps avant mon départ de la Toscane. Dans +cette grande facilité d'impressions, celle qui domine mes légèretés est +la mélancolie rêveuse. M'asseoir sous un bel ombrage, poser ma tête +entre les feuilles d'un arbre et ne plus exister que par la pensée, fut +toujours une des voluptés les plus douces. J'en jouissais souvent +pendant mon heureux séjour dans ces heureuses contrées. + +Il était près de neuf heures du soir; en Italie, on ne vit que la nuit. +Seule dans un des bosquets délicieux du jardin dit _di Bianca +Capello_[2], je repassais dans mon esprit la destinée de cette femme +belle, célèbre, et criminelle peut-être, dont ce lieu portait le nom: +Jeunesse, puissance, richesse, amour, tout est passé. Ô Bianca Capello! +qu'êtes-vous maintenant? Un peu de poussière, disais-je à mi-voix. _Se +vuol preghare per l'anima sua, venga e leì sare benedetta_[3], +entendis-je prononcer très bas derrière moi. Un peu surprise, je me +retourne et vois une jeune fille en habits religieux, qui m'offre de me +conduire à l'autel, élevé par la fille de Bianca Capello pour y appeler +la prière. Ce n'était pas une religieuse, mais une novice d'un monastère +non cloîtré; elle pouvait avoir quatorze ans, d'une physionomie +gracieuse par les charmes de cette extrême fraîcheur qui semble encore +tenir de l'enfance, et qui promet tout l'éclat de la beauté. La novice +me devançait de quelques pas; et je trouvais je ne sais quel +irrésistible attrait à la suivre. Son vêtement blanc, son voile, les +détours qu'elle me faisait parcourir, l'obscurité qui commençait à +étendre ses voiles et à donner son silence imposant à tous les objets, +tout contribuait à faire pour moi de cette rencontre un immense intérêt. +Nous avions traversé le jardin situé derrière le cimetière. Nous +longions le mur d'un couvent. Au bout, une petite porte basse nous +conduisit à une enceinte très vaste, et je reconnus l'intérieur d'un +couvent de Pénitentes blanches, ordre qui remplace en Italie les SÅ“urs +de Charité. Sous un des vastes portiques brûlait dans l'éloignement une +lampe devant une Madone. Au milieu de la chapelle, chargée de peu +d'ornemens, un mausolée magnifique attira mes regards. La jeune fille +s'était mise à genoux sur une des marches. «C'est la tombe de Paolo et +d'Hermosa, me dit-elle, et là on dit des messes pour l'ame de Bianca et +des deux amans.--Quels amans, ma sÅ“ur, lui demandai-je?--Priez avec moi, +et la sÅ“ur Angola vous dira leur amour et leur triste fin.» Après un +acte de dévotion et une offrande, la jeune sÅ“ur sonna une clochette. On +ouvrit une grille, et une religieuse très âgée, mais d'un aspect noble +et triste, vint à nous: «Ma mère, lui dit la jeune religieuse, la +signora vient entendre les malheurs de la fille de Bianca Capello; _ne +ha pietade_[4].»--La sÅ“ur Angola répondit _sia benedetta_, et, me pria +de l'attendre. Elle revint avec un papier roulé. Il était alors moins de +dix heures. «Je ne puis rien laisser emporter, dit-elle; mais nous avons +des chambres pour l'hospitalité; acceptez-en une pour cette nuit: c'est +la nuit anniversaire de la mort de Paolo et d'Hermosa. Vos prières +s'uniront encore aux nôtres; toutes font du bien.» Je consentis avec +empressement. Rien ne me parut plus bizarre que cette aventure, et je me +promis bien, pour peu que l'histoire en valût la peine, de me servir +d'un _album_ qui ne me quittait jamais dans mes courses solitaires, pour +l'y transcrire. J'ose croire que mes lecteurs trouveront que j'ai bien +fait. + +«En 1572, Bianca Capello, d'une naissance voisine du trône, avait, par +l'amour, été entraînée sur les pas d'un époux aimé mais obscur, et qui +bientôt dut aussi son élévation au caprice d'un prince. Bianca épousa en +secondes noces Ferdinand de Médicis, fils et successeur de Come Ier. +Plus ambitieuse que tendre, Bianca avait feint une grossesse pour +ajouter à ses droits, et présenté comme son fils l'enfant d'une autre. +La faiblesse du grand-duc ne répugnait point à cette feinte qu'il avait +devinée, espérant par cette adoption d'un successeur se venger de ses +frères qu'il haïssait. Ce projet ne s'accomplit pas, et Antoine entra +dans l'ordre de Malte. Bianca, devenue ensuite réellement enceinte, +accoucha d'une fille dont la naissance fut tenue secrète jusqu'à la +brillante solennité où Bianca Capello, devenue grande-duchesse de +Toscane, fut adoptée par la république de Venise comme fille de +Saint-Marc. La jeune Hermosa avait alors trois ans, élevée loin de la +cour, au Val de Chiomo, délicieux séjour qu'enclavent le Tibre et +l'Arno. Hermosa fut mandée à Florence pour les fêtes dans lesquelles +elle devait être publiquement reconnue au milieu du triomphe de sa mère. +Hélas! elle n'arriva au Poggio Lacono qu'au moment où une atroce +vengeance précipita son père et sa mère dans la tombe. L'exécrable +forfait, dont le soupçon planait sur Ferdinand de Médicis, au lieu de le +faire chasser du théâtre de son crime, réunit autour de lui tous les +mécontens qu'avaient faits la faveur et l'élévation de Bianca Capello. +Les Capponi, les Givaloni, les Dorsoni, les Bichani revinrent à la cour +qui se grossissait encore par la foule de ces hommes, courtisans de tous +les pouvoirs, flatteurs de tous les vices, toujours prêts à acheter les +dignités par la bassesse. Ferdinand fut bientôt tranquille, parce qu'il +crut avoir anéanti tous les titres qui attestaient la naissance légitime +d'Hermosa, et qu'il espéra bientôt la saisir elle-même. Mais au milieu +de ce choc de passions haineuses, il existait un cÅ“ur fidèle et dévoué à +ses souverains malheureux; c'était celui de la nourrice d'Hermosa. +Entourée de vils espions et de dangers de toute espèce, cette femme +courageuse parvint à échapper aux piéges qu'on lui tendait, et à se +réfugier avec son précieux dépôt dans le duché de Bracciano. Elle éleva +jusqu'à neuf ans sa jeune maîtresse, sans jamais lui révéler sa +naissance, décidée même à la lui cacher toujours; mais la fatalité avait +marqué ses victimes. Paolo d'Oxeni entrait dans sa septième année, +lorsque Hermosa, qui en avait trois, vint, avec un guide fidèle, à +Bracciano. Paolo d'Oxeni, allié par sa mère aux Médicis, était aussi +cependant élevé loin de la cour et dans une pareille obscurité. Dans la +maison qu'Adine (nom de la nourrice d'Hermosa) avait choisie, il y avait +une jeune fille de l'âge de cette dernière, déjà compagne des jeux du +jeune Paolo. Après l'arrivée de la fille de Bianca, ces trois enfans +furent inséparables. Paolo était d'une beauté aussi parfaite que celle +d'Hermosa, et Julietta, leur jeune amie, ne déparait point cette +touchante et belle fraternité. Souvent quand on les voyait folâtrer sur +un gazon émaillé, ou reposer entre leur _mazzi di fiori_ et leurs +corbeilles remplies de fruits, on eût cru voir les charmans modèles de +l'Albane, posant en groupe pour les chefs-d'Å“uvre de ce peintre des +Amours. + +«La petite Julietta, faible et souffrante, était l'objet des +sollicitudes d'Hermosa et des soins protecteurs de Paolo; celui-ci +venait d'accomplir sa quinzième année. Hermosa en avait douze, lorsque +la mort de Julietta vint révéler à deux cÅ“urs innocens le secret des +larmes et les douleurs de la séparation. Tous deux à genoux veillent +près du corps de leur pauvre amie, couverte selon l'usage de fleurs +virginales et de ses habits de fêtes, la tête tournée vers l'image de la +Madona. C'est là devant ce triste témoignage d'une inévitable +destruction que Paolo et Hermosa, enlevés à la terre, emportés par un +sentiment qu'ils ignoraient encore, le cÅ“ur ému par les pensées d'une +autre vie, se jurèrent un amour éternel. _Saro di Paolo o di morte_[5] +soupira la bouche d'Hermosa, à demi fermée par l'épouvante, et dont les +lèvres laissaient échapper des promesses d'amour avec les graves accens +de la prière des morts. Hermosa, dit Paolo, se relevant de son humble +attitude, et fixant son regard attendri sur la vierge morte et la vierge +en prières, dont la douce voix venait de tant lui promettre, Hermosa, +_tu sara mia obensi saremo con questa_[6], et la main du jeune homme se +posa sur la couronne déjà flétrie, qui entourait le front glacé de +Julietta. _Cosi sia_[7], répondit Hermosa d'une voix douce mais ferme; +et il en fut ainsi. + +«Souvent, Hermosa accompagnait Paolo à la Villa, dont il se plaisait à +lui faire parcourir les bosquets et les palais. Un jour, dans la galerie +des tableaux, ses regards se fixent sur un portrait de femme: c'était +celui de Bianca Capello, peinte dans tout l'éclat de la jeunesse et de +la beauté. «Comme elle est belle, s'écrie Hermosa.--Moins que toi, +Hermosa, répond Paolo, et comme frappé d'une lumière soudaine: Mais ce +sont les traits d'Hermosa: Serais-tu la fille de Bianca Capello?» Paolo +parla à Adine; celle-ci, forte de l'amour qu'elle lui voyait pour +Hermosa, confia tout au noble cÅ“ur du jeune homme, et en fit l'ardent +protecteur des droits héréditaires de la fille de ses souverains. + +«Ferdinand Médicis, après la mort cruelle de son frère, quoique duc +régnant, avait conservé le chapeau de cardinal jusqu'à ce qu'il eût +épousé une fille du duc de Lorraine, et par les bienfaits de son règne +il fit oublier le crime de son élévation. Il gagna l'affection du peuple +en travaillant à la prospérité de l'État. Paolo, que l'amour et +l'ambition agitaient, prit un parti plus généreux que celui de la +révolte ou de l'intrigue, en se confiant au cÅ“ur de Ferdinand. Hermosa +fut appelée à la cour de son oncle paternel; ce fut un beau jour pour le +jeune Orsini que celui où, chargé des ordres du grand-duc, il accompagna +au palais ducal celle qu'il idolâtrait, rétablie au rang que lui +assignait sa naissance. Hermosa trouva dans son esprit naturel un goût +et une pénétration qui bientôt la distinguèrent des autres, et qui +donnèrent à son maintien et à sa conduite une dignité bien au-dessus de +son humble éducation. Avant de partir pour la cour du grand-duc, Paolo +parut un instant hésiter en songeant à la distance qu'il élevait entre +Hermosa et lui. «Hermosa, lui dit-il, tu étais pauvre, et mon amour +t'aurait dotée de toute mon opulence; aujourd'hui tu es +princesse...--Aujourd'hui, répondit Hermosa, élevant un regard inspiré, +aujourd'hui, Paolo. Hermosa, la fille de Bianca Capello et d'un +souverain de la Toscane, te dote, toi, son unique ami, de toute sa +tendresse; Paolo, _saro di te o di morte_...» Peu d'heures après, +Hermosa inclina sa tête charmante aux pieds de son oncle paternel, au +milieu d'une cour qui vit, dans le court espace de deux jours, le +triomphe et la mort de sa malheureuse mère. Le cardinal Médicis avait +involontairement frémi en contemplant des traits qui rappelaient si bien +ceux de Bianca à son aurore; mais il se remit promptement, et l'accueil +qu'il fit à Hermosa tourna soudain vers elle tous les regards et tous +les hommages des courtisans. Les yeux d'Hermosa ne cherchaient que ceux +de Paolo; ils ne tardèrent pas à les rencontrer. Que de choses dans +cette silencieuse éloquence! Quelle souveraine put jamais se flatter +d'avoir un serviteur, un sujet plus dévoué que Paolo! Oh! qu'il était +enivrant le bonheur de Paolo; lorsque, dans l'éclat des fêtes, la douce +voix d'Hermosa trouvait moyen de faire parvenir à son cÅ“ur le serment de +leur enfance: _Saro di te o die morte, Paolo, ben che principessa!_[8] +Mais cette félicité si pure était à son terme. Le cardinal s'était +attaché à sa nièce; mais en la comblant de faveur, il semblait vouloir +étouffer le cri de sa conscience. + +«À cette époque, Pierre de Médicis, frère du duc régnant, traînait une +vie honteuse à la cour de Philippe II. Le prétexte de ce séjour était un +mariage qui ne se conclut point, et quelques bruits qui lui parvinrent +sur la faveur dont jouissait la fille de Bianca et de son frère, le +ramenèrent en Toscane. À la vue de la céleste beauté d'Hermosa, deux +desseins criminels entrèrent à la fois dans l'ame perverse de cet oncle +inhumain: _la posséder et la perdre_. Non seulement Hermosa repoussa +avec horreur ses vÅ“ux insensés, mais elle menaça son indigne parent de +tout révéler au grand-duc et à Paolo Orsini; ce fut l'arrêt de tous +deux. Orsini, absent pour une mission assez lointaine, revient à +Florence et trouve partout deuil et consternation. «Hermosa se meurt! +Hermosa est peut-être déjà morte!... lui dit-on.» Paolo n'en entend pas +davantage. Il court au palais ducal, pénètre, à travers une haie de +serviteurs silencieux, jusqu'à la salle où gisait déjà , sur un lit de +parade, le corps de la fille de Bianca Capello. Frénétique de douleur, +Paolo s'élance vers le lit et tombe au pied de la balustrade. On le +transporta mourant. Les obsèques d'Hermosa se firent avec une pompe +royale; son cercueil fut placé à côté de celui de sa mère, dans le +caveau de la chapelle érigée par Bianca dans les jours brillans où elle +régnait sur la Toscane. La chapelle, ouverte aux prières voyait tous les +jours parmi les plus assidus aux offices l'infortuné Paolo, les traits +défigurés, l'Å“il morne, se traînant à genoux vers la pierre qui s'était +refermée sur tout ce qu'il avait aimé. Un soir, épuisé de douleur, il +s'évanouit, et ne revint à lui que par la fraîcheur qui commençait à +engourdir ses membres; tout était silencieux autour de lui. Une seule +lampe éclairait en vacillant ce lieu consacré à la prière, et brûlait +devant l'image de la Vierge, dont la chapelle communiquait, par une +autre issue, au caveau de Bianca Capello. Paolo regarde de ce côté et +croit voir une grande figure se glisser dans l'ombre... Il écoute, il +entend le léger bruit d'un vêtement et des pas qu'on cherche à retenir. +Aussitôt l'idée d'une horrible profanation le frappe; il s'élance par la +grille et se trouve derrière un inconnu qui portait un panier et +s'avançait vers le caveau. Paolo lui barre le passage et s'écrie avec un +accent foudroyant: «Profanateur des tombeaux, que cherches-tu en ce +lieu?» L'inconnu, d'une stature colossale et d'une figure hideuse, où +brille à l'instant la joie d'un triomphe facile, répond avec un rire +féroce: «Je ne cherchais pas ce que j'y trouve; _ma ben venvenuto tu +séi_[9].» Et aussitôt, il saisit son poignard et cherche à en frapper +Paolo. Moins fort, mais plus adroit, Orsini évite le coup, et arrachant +l'arme meurtrière des mains de son ennemi, il l'en frappe et l'étend +mort à ses pieds. À la vue seule de cet homme, Paolo avait soupçonné un +forfait: les provisions tombées du panier qu'il portait ne lui laissent +plus de doute. Il parcourt d'un pas rapide les vastes détours du caveau, +appelant, dans une horrible angoisse, Hermosa. «Hermosa! ô ma +bien-aimée, disait-il, existerais-tu dans ce lieu horrible?» À chaque +détour il écoute. L'écho de ses cris répond seul à son espérance. Il +arrive enfin au tombeau de Bianca Capello, et voit l'infortunée Hermosa +appuyée sur le cercueil de sa mère, pâle, échevelée, vêtue d'un habit de +bure grossière, et se soutenant à peine. Mais regardant avec épouvante +du côté où entrait Paolo, Hermosa le reconnaît et s'écrie: «Les +monstres! ils l'ont aussi plongé vivant dans ce séjour d'horreur!--Non, +j'y suis descendu pour t'en arracher, Hermosa, répond l'heureux Paolo, +en enlevant son amie inanimée et la pressant contre son cÅ“ur.--Mais, +reprit Hermosa, la fuite est impossible.--Rien n'est impossible à un +amour comme le mien, répond son amant. Pour entrer ici ton affreux +geolier devait avoir une clef...» Il entraîne Hermosa, à qui la vue du +cadavre explique tout ce qui vient de se passer. Possesseur de la clef +de la porte extérieure, et sorti de la chapelle, Paolo guide Hermosa par +des chemins détournés vers l'asile d'une de ses parentes, à qui il fait +confidence de son aventure. Un homme tué, son cadavre resté dans une +église, la disparition d'Hermosa, que de sujets de crainte! Après une +courte délibération, il fut décidé que les deux amans partiraient tous +deux travestis; ils se mirent en route, et aux premières lueurs du jour +ils gravissaient les monts qui séparent la riche Toscane du fertile +Bolonnais. Faible, effrayée, Hermosa ne put aller loin. Après trois mois +d'un séjour fétide, l'air vif et pur des montagnes devenait étouffant +pour elle; il fallut s'arrêter dans la cabane d'un pauvre pâtre. C'est +là qu'elle raconta à Paolo sa léthargie préparée, son affreux réveil +dans un cercueil,... les horribles tentatives de Pierre et de son +complice, sa résolution de leur échapper par la mort... «Ah! +disait-elle, faudrait-il, après avoir souffert, ne te retrouver, Paolo, +que pour te quitter à jamais! Les souvenirs de Julietta m'assiégent; ils +me rappellent le doux et terrible serment, _Paolo, saro di te o di +morte_.» Et sa belle tête languissante tombait sur le sein oppressé de +son amant. + +«Cinq jours s'étaient lentement écoulés dans cet état d'anxiété. Assis +un soir à la porte de la chaumière, Paolo, tout entier à la douce +contemplation des traits adorés d'Hermosa, n'avait pas aperçu des hommes +armés qui, à l'improviste, se jetèrent sur lui, le garottèrent, et +malgré les larmes et l'inutile résistance de son amie, le placèrent sur +un cheval et prirent la route de Florence. Hermosa, immobile d'horreur +et d'effroi, ne versa plus de larmes; elle quitta la chaumière, se +dirigeant de loin sur les pas des ravisseurs qu'une route de montagnes +forçait d'aller lentement. Ils firent halte pour la nuit à une chapelle +de Monte-Cavallo, à demi ruinée. Les gardiens de Paolo le déposèrent +dans l'intérieur, près de l'autel, et après avoir resserré ses liens, +s'assirent, pour le garder, sous les arbres plantés devant la porte de +la chapelle. Bientôt Hermosa paraît, et d'une voix suppliante: «C'est +mon amant, mon unique bien, _è l'anima dell' anima mia_, disait-elle; +oh! laissez-moi prier et pleurer avec lui!» Sa beauté était si +touchante, il y avait tant de douleur dans son accent et dans ses +regards, qu'elle attendrit ces hommes farouches: ils lui permirent de +veiller avec Paolo, et promirent même de dire des prières pour eux à la +Madona. Au léger bruit que fit Hermosa en s'approchant de lui, Paolo +souleva sa tête et fit un vain effort pour tendre les bras à son amie. +Elle s'assit près de lui sur une des marches de l'autel, et tenant entre +ses mains les mains de Paolo, indignement garottées, elle lui dit avec +le calme d'une terrible résignation: «Paolo, je te le disais dans ces +délicieuses retraites où naquit notre amour, restons ici au sein de la +nature; la grandeur fut fatale aux miens, ma mère expira dans d'affreux +tourmens, couverte de la pourpre... Et moi, ô mon bien-aimé, l'amour si +tendre qui m'attache à toi, qui fait de ta vie ma vie, me sauvera-t-il +d'un avenir où le bonheur est mis en balance avec un diadème? Paolo, je +te le disais, et tu le vois, les grandeurs nous sont fatales, comme +elles le furent aux miens... Mais du moins ne nous séparons pas. Écoute, +Paolo, le sort nous a marqués de sa réprobation; mais il me réserve une +immense félicité, celle de te revoir, de mourir avec toi... Ne luttons +pas contre ses arrêts. Tu m'as sauvée, je veux te sauver à mon tour. +Trompons l'affreuse espérance de nos tyrans, mourons ensemble. J'ai +fléchi tes gardiens, en demandant à prier et pleurer avec toi; que ce +soit ici la chapelle de la dernière nuit sur terre. Allons demander +vengeance aux pieds de l'Éternel. Imite-moi, Paolo...» Et pressant +vivement contre son sein la noble et belle tête de son amant, elle +montre un poignard, s'en frappe, le présente à Paolo, en prononçant: +«_Di, te Paolo e di morte_.» Lorsque les gardes vinrent pour emmener le +prisonnier, ils ne trouvèrent plus que les corps glacés de Paolo et de +la fille de Bianca Capello. La famille d'Orsini a élevé ce tombeau aux +deux amans, et fondé une dotation pour des services anniversaires, avec +cette inscription: «Passans, et vous hôtes de ces murs saints, priez +pour eux!» + +Je ne saurais dire l'attendrissement et l'horreur que m'inspira cette +lecture; jamais je ne passai une nuit si agitée. Il y eut un moment où +ma tête se perdit, au point que je crus voir dans l'étrange rencontre de +cette sÅ“ur un plan concerté. Un effroi secret se mêlant à mes +agitations, au lieu de m'en tenir à la simple vérité, et trouver tout +naturel que dans un ordre institué pour secourir les malades et les +voyageurs, une sÅ“ur fût debout à neuf heures, et qu'en me voyant avec +l'extérieur qui dénotait la richesse, l'on m'eût offert de passer la +nuit dans un lieu sûr, plutôt que de tirer ces naturelles conséquences, +mon esprit m'en forgea de si ridicules, que je ne me crus rien moins que +l'objet d'une noire erreur pour m'enfermer prisonnière. Comme il y avait +dans ces frayeurs infiniment de vanité et de sottise, j'en ris moi-même, +et me jetant habillée sur ma modeste couche, j'y dormis jusqu'au réveil +un peu forcé des cloches sonnant matines. Je trouvai la jeune novice et +la bonne sÅ“ur Angola; je les remerciai toutes deux, et pour récompenser +la petite supercherie d'avoir copié le manuscrit sur mon _album_, je +doublai mon offrande, et les sincères bénédictions des deux pieuses +filles m'accompagnèrent à Florence, où je ne fus pas sitôt de retour que +je visitai la chapelle de Bianca Capello. J'y frémis à l'aspect de la +grille qui donne entrée à ce séjour des morts, où l'on eut la barbarie +de faire descendre une innocente fille pour y traîner de misérables +jours près des cendres de sa mère... J'ai prié et pleuré sur la pierre +où gémit si long-temps le malheureux Paolo. Je me suis fait conduire +plus tard, à mon passage à Bologne, à la chapelle _dell' Ultima notte in +terre_, et en lisant l'épisode à mes compagnons de voyage, j'ai vu, au +récit des maux des deux amans, tomber de généreuses larmes des yeux d'un +des vainqueurs d'Arcole et de Lodi. + + + + +CHAPITRE CXX. + +Départ de Lucques.--Séjour à Gênes.--Mon arrivée à Paris.--Nouvelles de +Ney.--Un trait de la vie du général Duroc. + + +Comme les lecteurs ont déjà avec moi plus d'une fois fait la route de +Lucques à Gênes, ils trouveront très bien, j'en suis sûre, que je ne +tire pas un plan religieusement topographique de ces contrées +délicieuses. Les temps deviennent si graves, que les plus grandes scènes +de la nature s'effacent devant la grandeur des événemens. La crainte +d'ailleurs commençait à absorber mes pensées et à les concentrer dans +l'unique préoccupation des intérêts de ma bienfaitrice. Chaque pas qui +m'approchait de la France redoublait cette terreur inséparable des +affections sincères. Je tremblais de voir jusque sur le sol de la patrie +les insultes de la fortune, de rencontrer d'autres désastres, d'éprouver +de nouveaux désenchantemens. J'arrivai à Nice cependant sans avoir eu +rien à subir de triste et qui mérite d'être rapporté. J'y demeurai dans +une famille qui tenait par la parenté au maréchal Masséna, et sans +entrer plus directement en relation avec les personnes que la princesse +Élisa m'avait indiquées, je me contentai, suivant mes instructions, de +leur faire tenir des lettres dont elle m'avait représenté la remise +comme essentielle au bien de son service. + +La fidélité de cette mission n'exigeant pas davantage, je pris le +courrier, résolue de me rapprocher de Paris, théâtre ordinaire des +mouvemens toutes les fois que la politique se complique et menace de se +renouveler; refuge probable, surtout dans ces terribles circonstances, +de mes affections les plus chères. Une fois arrivée, je repris par culte +de souvenir un de ces logemens, que j'y avais déjà occupé, et que la +présence de Ney avait quelquefois honoré et embelli. Dès le lendemain +même, je me remis en relation avec les amis que j'avais conservés, +impatiente de ces communications de pensée dont on sent si vivement le +besoin et le prix dans les momens de crise. Une grande partie de mes +connaissances se composait de militaires de haut grade ou de +fonctionnaires également élevés, qui partageaient aussi avec moi la +noble folie de l'Empire. Plusieurs, hélas! avaient disparu de la scène; +car, en avançant dans la vie, les rangs s'éclaircissent et les tombes se +pressent, comme pour appeler la nôtre. + +Un officier de la jeune garde me remit plusieurs lettres qu'il avait +reçues pour moi dans la campagne de 1813, mes amis croyant que la +pénible guerre de Russie m'avait rendue casanière, et par conséquent le +séjour de Paris indispensable. Ces lettres étaient déjà d'une date +ancienne, mais elles me parlaient de Ney: n'était-ce pas assez pour que +le passé devînt pour moi le présent? Après des prodiges à Kaya, à +Lutzen, à PrÅ“litz, le maréchal avait profité de l'armistice pour se +guérir d'une blessure. À ce mot de blessure, je me sentis moi-même comme +frappée, et je ne pus cacher mon émotion à celui qui m'avait apporté ces +nouvelles si chères et si tristes. L'officier me rassura sur ce cruel +événement; mais il eut plus de peine à me persuader de ne point +m'élancer sur les traces du guerrier dont le nom seul faisait si +violemment battre mon cÅ“ur, en me démontrant qu'il y aurait +impossibilité de le rejoindre dans l'état de retraite et de désordre de +l'armée française. + +J'appris également, par l'officier en question la mort de ma pauvre +Lithuanienne, de ce frère d'armes si intrépide, morte comme un homme au +passage de l'Elbe à Torgau, héros obscur, et dont la valeur dans les +temps chevaleresques eût pris place au milieu des noms de cette +mythologie guerrière. Cet officier, dont je dois taire le nom, avait +servi sous les ordres du maréchal Duroc; il n'en parlait qu'avec +l'attendrissement de l'admiration et de la reconnaissance. Je crois +pouvoir placer un trait de la vie de ce bon Duroc, qui cachait ses +vertus avec une modestie antique. Ce récit, écho d'un noble attachement, +sera aussi un hommage de mes propres affections pour celui qui avait su +faire de l'intimité d'un grand homme une gloire peu vulgaire pour +lui-même. + +Après le 18 brumaire, Duroc, déjà fort avant dans la confiance du +premier Consul, fut chargé d'une haute mission diplomatique auprès de la +cour de Berlin, dont il s'acquitta avec beaucoup de succès, et qui lui +valut ces récompenses empressées qui ne manquent jamais au mérite +heureux. Cependant la Prusse, enchaînée à de mesquins intérêts, ne se +décidait pas franchement dans son attitude. Elle ployait ou ne se +redressait jamais qu'à demi. De sourdes intrigues s'y croisaient +incessamment et préparaient de loin une rupture nouvelle. + +Le chef le plus influent de ces secrètes menées était le mari de la +baronne de Brenkenhof, ami de la célèbre comtesse de Lichtenau, cette +maîtresse déclarée de Guillaume II, roi de Prusse, femme dont on a tant +dit de bien pendant sa scandaleuse élévation, et tant de mal après sa +disgrâce, sort ordinaire des favorites. Mme de Lichtenau aima des +Français à la fin de sa carrière. M. de Brenkenhof les détesta toujours; +mais n'étant pas assez fort pour agir ouvertement, il se jeta dans des +intrigues dont il devint victime. Il fut arrêté et envoyé à Spandau. Sa +femme, jeune et belle Saxonne, que des convenances de famille avaient +enlevée à sa patrie, sut obtenir du maréchal Duroc, au lieu d'une +redoutable détention, un exil plus doux dans une terre éloignée. Mme de +Brenkenhof avait à cette époque une fille en bas âge, mais dont les +traits charmans promettaient toute la beauté de sa mère. Retenue à +Berlin par une légère indisposition de cet enfant, et pour des +arrangemens de fortune, au lieu de suivre son mari, Mme de Brenkenhof se +retira dans une maison de campagne des environs. Sensible à la +générosité de Duroc, elle ne mit à la reconnaissance que les bornes du +devoir, se livrant avec abandon à son cÅ“ur, et rendant chers à celui qui +en était l'objet ces témoignages d'une amitié vive et passionnée. + +Brillant sur le champ de bataille, Duroc était aussi bien placé dans un +palais par la noblesse de ses manières. Il portait surtout dans la +société intimé un charme extraordinaire de simplicité et de bonhomie. +Une double facilité de caractère le disposait à être aimable et sensible +à l'amabilité des autres: pouvait-il ne pas céder au mérite de la jeune +et belle Saxonne! La guerre, à cette époque, venait d'éclater entre la +France et l'Autriche. Duroc, rappelé en France, accompagna le premier +Consul à Marengo. Les adieux furent vifs et tendres entre les deux amis; +mais la gloire offre tant et de si nobles distractions à l'absence, que +Mme de Brenkenhof fut peu à peu, sinon oubliée, du moins négligée +entièrement! Une correspondance sollicitée par Duroc, comme un moyen de +consolation, et qui, sans qu'elle eût osé se l'avouer, était le seul +bonheur de la belle baronne, cette correspondance devint languissante; +plusieurs lettres restèrent sans réponse et Mme de Brenkenhof cessa +d'écrire. Dans ses lettres, elle avait annoncé à Duroc la mort de son +mari, l'échéance d'un immense héritage, le mariage de sa fille avec un +noble saxon et leur départ pour la Saxe. Duroc était alors devenu +grand-maréchal du palais, et ses fonctions plus tranquilles lui +rappelèrent plus souvent le souvenir de la belle Saxonne; à ces tendres +réminiscences quelquefois il se mêlait des regrets plus vifs encore. +Combien ce dernier sentiment avait d'amertume, lorsqu'en 1805, +reparaissant à Berlin, non seulement Duroc n'y retrouva plus Mme de +Brenkenhof, mais apprit toutes les peines qu'il lui avait causées par +son silence. Le maréchal écrivit à Mme de Brenkenhof une lettre qui dut +effacer tous les anciens torts; car quel tort un cÅ“ur généreux peut-il +ne pas pardonner à un cÅ“ur repentant qui s'excuse? + +L'infortunée dut encore à l'homme qu'elle avait le plus estimé, le plus +chéri, le bonheur de revoir sa fille coupable et fugitive, de la presser +sur son cÅ“ur et de ne point mourir sans bénir ses remords. Duroc, en +1805, rejoignit le quartier général, et prit à Austerlitz le +commandement du corps d'armée, dont une grave blessure avait éloigné le +maréchal Oudinot. Un de ces grenadiers dont la seule présence était près +de leurs chefs un droit à beaucoup de liberté, vint dire au maréchal: +«M. le maréchal, j'ai trouvé avec d'autres bons enfans, dans le coin +d'une ferme mi-brûlée, une petite Allemande bâtie à faire tourner la +tête à tous; et toute vieille moustache que je suis, M. le maréchal, je +l'avoue, la petite _sorcière_ était terriblement en péril; mais v'là +qu'elle tire de son sein un médaillon où vous êtes parlant, comme vous +v'là , mon général; et en joignant les deux plus mignonnes de mains que +j'aie vues jamais, elle nous dit: M. le général était l'ami de ma mère; +il ne vous pardonnerait pas de me maltraiter, de me tuer... La tuer? +figurez-vous, M. le maréchal, si nous en avions envie? Les camarades et +moi, à la seule vue du portrait, étions rentrés à l'ordre, et je me suis +chargé de conduire la petite, sous bonne escorte, chez une vieille bonne +femme. Pendant le trajet, elle nous a conté des fagots, nous disant +qu'elle est bien vertueuse... Vous sentez, M. le maréchal, si, nous +autres troupiers, nous donnons là -dedans; mais tant est que la petite +est jolie comme le soleil de nos victoires, et qu'elle vous est quelque +chose, puisqu'elle a votre portrait; voilà tout. Qu'en ordonnez-vous, M. +le maréchal?--De la respecter, mon brave, de veiller sur elle. Je la +verrai avant une heure,» répondit Duroc, troublé au delà de toute +expression; et dans le tumulte et les nobles joies d'une victoire comme +celle d'Austerlitz, l'ame généreuse de Duroc sut trouver le temps de +voler auprès de la fille de celle qu'il avait tant aimée et qu'il +respecta toujours. + +Bathilde, nom de la jeune baronne, après un mariage d'inclination +contracté sans l'aveu de sa mère, s'était précipitée de faute en faute, +pour arriver enfin à celle que n'efface même plus une vie exemplaire, et +que le repentir ne répare point. Le jeune époux de Bathilde, attaché au +char d'une danseuse, dissipait follement la fortune de celle qui lui +avait donné le droit de sa tendresse. La malheureuse Bathilde avait +oublié que pour notre sexe le bonheur ne peut exister que dans le +rigoureux accomplissement de tous nos devoirs; au lieu de chercher son +refuge assuré près de la meilleure et de la plus aimable des mères, +Bathilde s'était enfuie de l'asile conjugal sur les pas d'un Français +séduisant et brave, mais inconstant, mais léger. Il avait abandonné +Bathilde pour la gloire, et rejoint les troupes qui, sous l'aigle de +Napoléon, marchaient alors victorieuses sur la capitale de l'Autriche. +Mais rien d'impossible pour le cÅ“ur d'une femme passionnée. Élevée dans +toutes les délicatesses du luxe, Bathilde, sans autre appui que sa +résolution et son amour, avait traversé deux armées en présence, et +pénétrait jusqu'au champ de bataille d'Austerlitz, au plus fort de +l'action, quelques heures avant la victoire des Français... On vient de +voir de quel péril la sauva le portrait du maréchal Duroc; elle allait +avoir bien d'autres obligations à cet ami dévoué de sa mère. La jeune +Bathilde vécut près d'une année cachée dans une retraite qu'avait +ménagée son protecteur, qui, par le crédit que lui donnait moins encore +son rang que la haute considération qu'il avait su mériter, négocia le +retour de la jeune coupable près de sa noble famille, le pardon de sa +mère, et la réconciliation de son époux, revenu lui-même de ses erreurs. +En 1806, le maréchal, en se rendant à Dresde, à la cour de Saxe, avait +pris soin de se faire devancer de quelques jours par Bathilde. Depuis la +fuite de sa fille, Mme de Brenkenhof avait langui, presque mourante, +dans sa superbe mais solitaire demeure, d'où sa douleur repoussait +toutes consolations, et n'attendait plus que la mort de la pitié du +ciel; mais une lettre du maréchal Duroc vint, en la rassurant, lui +inspirer le regret de quitter une vie qui allait n'être plus veuve d'une +fille chérie et d'un ami si rare. Un jour la baronne essayait de marcher +dans un de ses vastes salons dont les pas timides de ses gens +troublaient seuls la solitude. La baronne regardait d'un Å“il éteint, un +des beaux portraits de sa fille; elle le couvrait d'un baiser mourant, +et sa voix affaiblie disait encore ce nom si cher et celui de son +généreux ami. Ses lèvres venaient de prononcer Duroc... À ce nom une +porte s'ouvre; Bathilde, s'échappant des bras de son protecteur, se +précipite aux pieds de sa mère avec ce cri du cÅ“ur: «Ma mère, ma bonne +mère, bénissez aussi ce noble Français; c'est lui qui me rend à votre +amour, au repentir, à la vertu.» Le maréchal reste immobile de douleur +devant cette belle figure que la mort va glacer. La baronne, une main +étendue sur la tête de Bathilde, et l'autre appuyée sur son cÅ“ur, comme +pour y retenir un dernier souffle, se laisse aller à l'émotion, à +l'anéantissement de sa joie maternelle. «Ah! s'écrie le maréchal, cette +scène la tue;» et alors il relève Bathilde, et veut la faire éloigner. +La mourante mère s'y opposa par un regard: «Mon ami, dit-elle, d'une +voix étouffée, mon unique ami, toute précaution est inutile, la mort est +là , montrant son sein; m'imposer silence ne ferait que me la rendre plus +affreuse sans la retarder. Je vais vous quitter pour toujours. Ah! que +de peines renfermées dans ce peu de mots! que ce ne soit pas du moins +sans vous avoir fait lire dans ce cÅ“ur que vous avez cru insensible, qui +cependant n'aima que vous, qui vous aima avec idolâtrie, qui vous eût +préféré à tous les monarques de la terre, et qui ne put vous préférer +que la vertu.--Caroline!... et vous avez repoussé mes vÅ“ux?...--Non, car +dans mon délire les miens s'y unissaient avec une plus brûlante ardeur +peut-être, mais j'ai dû les combattre, j'étais épouse et mère; je l'ai +fait aux dépens du bonheur de mes plus belles années, de ma vie +peut-être. Mais si je les eusse accueillies, mourrais-je aujourd'hui +sans remords, sans honte entre ma fille et l'ami le plus cher? Aurais-je +surtout l'inexprimable bonheur de vous dire à vous, l'homme le plus +noble: vous m'avez rendu mon enfant; veillez sur sa jeunesse, dites-lui +que la vertu console de tout, rend tout possible, et... parlez-lui de sa +mère...» La belle tête de Mme de Brenkenhof retomba en arrière, sa main +tenait la main de sa fille, à qui ses mourantes lèvres murmurèrent +encore la bénédiction maternelle; mais son dernier regard, cette +étincelle de l'ame qui s'échappe de sa prison terrestre, ce dernier +regard fut un regard d'amour, qui cherchait à se perdre dans celui de +l'homme noble et généreux qu'elle avait uniquement aimé. + + + + +CHAPITRE CXXI. + +L'Empereur Napoléon et la belle Anglaise.--Lettres et visites de +Regnault de Saint-Jean-d'Angely.--Je retrouve Ney.--Beau trait de Talma. + + +On eût épuisé tous les contrôles de l'armée, qu'on n'eût pu rencontrer +dans les cadres un officier plus fait pour être porteur des lettres qui +me faisaient part de tant de nobles souvenirs. Il avait pour Napoléon +cette admiration superstitieuse dont alors tout soldat français était +pénétré, et j'oserai presque dire un enthousiasme plus délicat, empressé +de justifier l'exaltation de ses sentimens par la connaissance des +moindres actions de son idole. + +«On prétend, me disait le lieutenant M..., que chez Napoléon le cÅ“ur ne +vaut pas le génie. Je me chargerais volontiers de prouver que sous ce +rapport il mérite encore de nouveaux hommages. Oui, l'Empereur est bon, +il est avant tout très sensible, et je tiens d'une femme un trait qui +ajoute encore à la gloire du héros. + +«--Vous prêchez une convertie, mon cher M...; je sais aussi bien, mieux +qu'un autre peut-être, que l'Empereur est d'une bonté charmante; mais je +n'accorde pas toutefois qu'il ait une sensibilité romanesque, une +sensibilité telle que les femmes l'entendent. + +«--Eh! Madame, je ne vous dirai pas qu'il s'est évanoui aux pieds d'une +belle imaginaire; mais cela prouve sa force sans accuser son cÅ“ur: et si +quelquefois il a abrégé le pouvoir que les femmes exercent dans +certaines circonstances, c'était pour l'amitié qu'il s'arrachait à +l'amour. Je connais une Anglaise délicieuse, que l'Empereur a connue pas +autant que le désirait l'intérêt, la passion ou l'amour-propre de la +dame. La belle étrangère amplifie peut-être un peu l'histoire de ces +relations: ce qu'il y a de vrai cependant, c'est que nous l'avons +rencontrée près de Gorlitz, et qu'elle a vu l'Empereur quelques jours +après la mort du maréchal Duroc. Elle avait fait les frais d'une +campagne facile pour sa fortune, mais pénible par ses dangers, et elle +n'avait reçu pour récompense qu'un désappointement cruel de vanité. Eh +bien! elle avait plus d'enthousiasme encore que d'humeur. Voici comme +elle nous conta ses tournées militaires: Pour approcher l'Empereur, j'ai +beau courir en poste, la victoire court plus vite que l'amour: Napoléon +est un héros qu'on ne rejoint pas aisément. Souvent j'ai cru arriver au +quartier général avant la bataille; il m'a fallu poursuivre le vainqueur +poursuivant déjà l'ennemi. À Leipsick, j'étais au milieu du corps +d'armée du maréchal Macdonald, et de la bagarre de Kaya. Dans une +indicible frayeur, je m'élance de ma calèche pour me réfugier dans une +masure; j'y trouve gisans deux blessés prussiens. En apprenti +chirurgien, j'allais leur donner quelque secours; mais, grands dieux! +voilà l'un d'eux, véritable colosse marchant, qui se dresse sur son +piédestal et veut galamment me prouver qu'il se porte à merveille. +Admirez tout ce que peut la société des héros, moi que la crosse d'un +fusil et le fourreau d'un sabre eussent fait fuir autrefois avant mes +campagnes. J'eus alors à ma disposition l'attitude d'une vieille +moustache, et je fis mine d'amorcer un pistolet qui n'eût servi bien +certainement qu'à m'estropier plus que le grand Prussien. Au même +instant entrèrent une foule de soldats appartenant au corps du duc de +Raguse. Me retournant alors: Soyez témoins, m'écriai-je, que je viens de +faire deux prisonniers. On me replaça dans ma voiture avec mille +acclamations de bruyante admiration. Plus loin, on voulut me faire +rétrograder; mais, bon gré mal gré, je poussai vers le quartier général. +J'espérais plaire, et j'avais la hardiesse de répéter: j'ai besoin de +parler à l'Empereur. Je trouvais que j'avais couru assez de dangers pour +être digne au moins de l'espérance; mais on me prévint qu'il n'y avait +pas à aborder l'Empereur après le douloureux événement qui venait de le +frapper, la mort de Duroc. Je voulus néanmoins être témoin de l'entrée à +Dresde; hélas! ma maladresse m'y fit manquer un dédommagement que le +hasard s'était plu à me ménager. J'avais rencontré un pauvre sergent +blessé, de la division Campans, et par humanité, autant peut-être par +spéculation, je l'avais fait monter dans ma voiture et combler de soins. +Je voulais pouvoir dire à l'Empereur: j'ai secouru, j'ai pansé vos +braves. J'ai à cet égard une recette de séduction auprès de lui toute +particulière, c'est de lui parler de son armée; on ne réussit même à lui +arracher une faiblesse qu'en flattant son côté fort, qu'en le prenant +par la passion de la gloire. Je sais bien que sur lui viendraient +expirer les minauderies ordinaires; on ne doit l'attaquer qu'avec de +l'originalité. J'étais donc bien résolue à tirer parti de ma rencontre +militaire dans l'intérêt de mon ambition galante. + +«Personne ne sait causer comme Napoléon, quand il peut, ou quand on peut +être libre avec lui. Tenez, voici mot à mot notre conversation. Je +venais de lui raconter ma scène des deux blessés. Il me répondit:--Et si +l'on ne fût venu à votre secours, qu'eussiez-vous fait contre deux +grenadiers ennemis? + +«--J'aurais invoqué le grand nom de Napoléon. + +«--Mais enfin si... + +«--Eh bien, mes pistolets vous eussent fait respecter et moi aussi. Vous +ne croyez pas à ma bravoure, mais vous avez tort; car elle me vient de +l'orgueil de vous plaire: oui, l'orgueil de vous plaire; un seul de vos +regards vaut mieux que la vie. + +«--Mais, Fanny, vous êtes bien ambitieuse. Si quelqu'un de mes ennemis +vous entendait, il vous appellerait un Bonaparte en jupon. + +«--Croyez-vous que cela me fâcherait? + +«--Non, peut-être; car, vous autres, toutes, vous avez des penchans à +l'extraordinaire. On parle de l'ambition des conquérans, ce n'est rien +auprès de celle des femmes, et pourtant elle va à bien peu d'hommes, et +aux femmes elle porte bien plus facilement malheur. + +«--N'importe, ce serait une position si haute que d'être appelée la +favorite de celui qui fait et défait les rois, de celui qu'aucune femme +n'enchaîne. + +«--Et qu'aucune n'enchaînera jamais... Fanny, si je croyais que cette +folie fût sérieuse, dans deux heures vous seriez sur la route de +Londres. + +«--La perspective est flatteuse. Pourtant j'ai lu quelque part, qu'un +Turc, un Grec, quelqu'un comme cela idolâtre d'une de ses femmes, la +poignarda en présence de son armée pour prouver aux braves qu'il les +préférait à la beauté. Seriez-vous de cette force? + +«--Il n'y a pas de doute que, moins cruel, je saurais être aussi sévère. +Mais, je n'en viendrai jamais là , je n'aurai pas même de choix à faire +entre une maîtresse et mon armée. Mes maréchaux eux-mêmes auraient comme +moi autre chose à faire qu'à être trompés par une Pompadour ou une +Dubarry. + +«--Merci de la comparaison. + +«--Orgueilleuse Anglaise, répliqua l'officier: elle était belle, elle +plaisait quelquefois, n'est-ce pas tout ce qu'on peut attendre d'un +souverain. Au moins voilà mon avis, et le vôtre, j'espère... Puis +continuant: La main du héros essaya de soutenir son opinion en caressant +les boucles flottantes des cheveux de la belle Fanny. Mille pensées +tumultueuses m'agitaient; quelques paroles sans liaison et sans suite +s'échappaient de mes lèvres, le nom de Duroc se mêlait au nom doucement +balbutié de Napoléon. Terrible fatalité, s'écriait la belle Anglaise en +nous racontant cette scène. À ce mot de Duroc, le bras qui m'avait +attirée me repousse soudain; l'Empereur s'éloigne, semble me fuir comme +un remords, comme un reproche, reste absorbé; puis s'éloigne davantage, +se rapproche et me dit avec un incroyable accent d'émotion: allez, +allez, mon amie; on vous donnera un itinéraire; nous nous +retrouverons... mais ailleurs; et souriant douloureusement: à moins +qu'un boulet de canon ne me vienne visiter de plus près que le jour où +fut frappé à mes côtés l'ami vrai, le compagnon fidèle de ma vie... Ah! +Duroc! Duroc! Ce noble soupir retentissait encore sur mon cÅ“ur, que +Napoléon avait déjà disparu. Eh bien, l'Empereur s'éloignant de moi +n'offensait point ma vanité; mon ame, électrisée par le mouvement de la +sienne, sentait mieux que de l'amour-propre, et je lui savais gré de +cette sensibilité qui se portait de préférence sur un ami. Cette pompe +qui, à Dresde, l'entoure, cet éclat de la victoire qui lui va si bien, +non rien ne me le rend cher comme cette larme silencieuse donnée à +Duroc, en face d'une femme. Qui regrette ainsi, mérite d'être aimé. +L'Empereur est donc encore bien autre qu'on ne le suppose; on admire son +génie; force est bien aux incrédules eux-mêmes de s'y soumettre; mais +son cÅ“ur, le connaît-on! + +«Vous pensez bien, ajouta l'officier, que le récit de Fanny s'adressait +à des gens faits pour le comprendre, et à un enthousiasme qu'il eût été +difficile d'accroître. Fanny nous raconta encore une foule de piquans +détails sur les incroyables efforts de son amour-propre pour plaire à +Napoléon. Cette jolie Anglaise s'est habituée à la vie militaire; elle +raffole de nos braves; on dirait qu'elle voit en eux l'image de +Napoléon. + +«--Mais cela me paraît, dis-je à mon jeune narrateur, une très bonne +connaissance pour nos grenadiers. À une autre rencontre, vous obtiendrez +peut-être la faveur de causer plus intimement du grand homme que vous +chérissez autant qu'elle, et vous serez également aimable pour une +Anglaise par amour de lui. Mais laissons pour aujourd'hui vos +prétentions; suspendons un peu les souvenirs du passé pour nous occuper +des intérêts du présent, car vous partez cette nuit.» J'écrivis bien à +la hâte, en m'abandonnant à cette effusion du cÅ“ur qui ne sait pas être +courte, et je remis au lieutenant M... une lettre qu'il se faisait fort +de remettre au maréchal Ney, mais que le maréchal ne put recevoir, étant +revenu à Paris quelques jours après. + +Le lendemain du départ de l'officier, dont la visite m'avait fait +exister dans le passé, et plongée dans cette rêverie de souvenirs qui +fait tout disparaître, je songeai à me mettre en relation avec mes +connaissances de Paris, pour lesquelles j'allais presque être une +revenante. J'écrivis à Regnault, et, sur sa réponse promptement aimable, +je me présentai chez lui; mais je le trouvai triste, abattu. Les +nouvelles de l'armée venaient chaque jour ajouter au deuil de la patrie +et des familles; on les attendait comme on attend la crainte et +l'espérance. Tout le monde sentait alors que le trône du grand empire +n'était plus que l'épée de Napoléon, et que la fortune semblait prendre +plaisir à la fatiguer et à la briser. La Saxe avait vu de nouveau pâlir +l'étoile, et la superstition, si nécessaire à tous les triomphes, était +sinon détruite, du moins ébranlée. Napoléon seul conservait de la +confiance. Ney me dit, quelque temps après: «J'ai été témoin d'un beau +spectacle à Dresde; l'Empereur avait été trahi par les Saxons, eh bien! +c'était lui qui consolait le bon roi de Saxe de cette trahison, qui +cicatrisait la noble blessure d'un cÅ“ur royal, le seul fidèle à notre +cause, quoique notre cause ne lui eût rien rapporté.» + +Regnault ne me parlait que de l'armée, ne pensait qu'à l'armée. «La +France est morte; le sang français semble épuisé; il n'en reste quelques +gouttes que dans le cÅ“ur des soldats; mais avec Napoléon cela peut +suffire.» Il me demanda si j'avais reçu des nouvelles du maréchal; il +insistait pour que je les lui montrasse: ce fut presque de la colère +quand je lui dis que je n'avais rien appris de Ney que verbalement par +un officier, reparti déjà pour l'armée. Tout était méfiance et soupçon à +cette triste époque. + +«Dans toutes vos courses, reprit Regnault avec son ton interrogatif +d'autrefois, vous n'avez pas entendu parler de proclamations de Monsieur +de Provence? Nous sommes sûrs qu'on en répand, que les soldats les +lisent et que les maréchaux les méditent. + +«--Mon ami, je ne connais point la personne dont vous me parlez, et je +crois qu'à l'armée toute autre proclamation que celle de l'Empereur ne +serait pas bien accueillie. + +«--Vous vous trompez: il vient des temps, hélas! où le dévouement se +refroidit; des temps enfin où l'on pense...» + +J'avais quitté Regnault de Saint-Jean-d'Angely sans beaucoup d'autres +paroles que celles dont ses inquiétudes politiques m'avaient glacée. En +rentrant chez moi, après quelques autres courses, je trouve un billet +très pressé qui arrivait de la rue de la Victoire; il ne contenait que +ces mots: «Venez à l'instant même.» Je répondis aussi laconiquement: +«Impossible; j'ai un rendez-vous sacré comme l'amitié.» Une demi-heure +après, M. le comte était dans ma jolie retraite de la rue Bergère. +Jamais Regnault, qui n'était pas sujet à l'émotion, ne m'avait paru si +agité; son accent suffit pour me faire quitter le ton d'une plaisanterie +dès lors déplacée. «Je suis sérieuse, je suis triste, mon ami, lui +répondis-je, puisque vous l'êtes. Aurait-on besoin de mon dévouement? Il +est prêt. + +«--Je crois que l'année 1813, qui va finir, finira mal pour nous, ma +pauvre Saint-Elme. On ne sait plus sur qui compter. Ce b... de +«Raynouard, avec son discours, prépare la défection des gens +tranquilles, de ces gens qui, depuis quinze ans, avaient donné leur +démission. Il est des gredins qui conspirent les bras croisés et sans +qu'on les inquiète. Fouché et Talleyrand nous travaillent de main de +maître, et avec toute l'ardeur qui anime l'ingratitude quand elle se met +en besogne. + +«--Mais ces messieurs n'ont-ils pas été prêtres?» Regnault sourit, et ma +vanité, stimulée par l'accueil fait à cette observation innocente, me +fit trouver l'élan nécessaire pour réveiller les espérances du fidèle +serviteur de Napoléon et ranimer son courage. Nous nous quittâmes fort +gaiement, et il repartit bien persuadé cette fois que je n'en savais pas +plus long que je ne lui en avais avoué. + +Regnault de Saint-Jean-d'Angely aimait l'Empereur avec cette abnégation +de tout autre sentiment, avec cet abandon de cÅ“ur qui ennoblissaient les +attachemens célèbres de Duroc et du général Bertrand. «Je suis capable +de tout pour l'Empereur, disait Regnault, excepté de le suivre sur les +champs de bataille.» + +J'oubliais de dire que, dans cette dernière entrevue, le ministre +d'État, si dévoué, quoique si peu militaire, m'avait encore demandé, +avec cet air instruit qui déroute, pourquoi, depuis si peu de temps à +Paris, j'avais déjà vu et reçu chez moi M. Lanjuinais. «Que diable! +s'écriait-il, ce n'est pas la cour que vient faire ici ce comte +lacédémonien.». Je lui avais encore répondu la vérité: que M. Lanjuinais +ne m'avait parlé que de mes relations passées avec Moreau; qu'il m'avait +fait un crime d'avoir pu oublier ce grand homme pour son ennemi; que le +vénérable sénateur avait presque été galant pour me faire parler de son +noble compatriote; que, dans ma tête fort peu apte d'ailleurs à saisir +le côté politique des hommes et des choses, M. de Lanjuinais se classait +cependant comme un républicain à qui l'empire et les dotations +pourraient bien n'avoir pas fait oublier sa dulcinée _une et +indivisible_. + +«C'est bien cela, et, par une singulière alliance, républicains et +royalistes s'entendent pour exploiter le mécontentement. Ils conspirent +de compte à demi, sauf à travailler pour eux seuls après le triomphe, +après la destruction. Amis de Moreau, amis de Pichegru, amis des +Bourbons, tout cela est synonyme pour le quart-d'heure: tous les partis +abattus sont de la même famille; Oudet était le bouton électrique de +toutes les ambitions contraires. Puis, par une soudaine inspiration: Ma +bonne Saint-Elme, si vous avez conservé quelques traces de votre liaison +avec ce brillant Seïde-Oudet, effacez-les, détruisez-les; car vos +relations, quoique mystérieuses, sont connues, et, s'il y avait une +crise, vous pourriez vous en ressentir. + +«--Monsieur le comte, je n'ai pas plus de peur que de perfidie; ma +politique, à moi, se compose d'affections; c'est la meilleure et la plus +sûre: ainsi zèle, dévouement à la cause que j'idolâtre, parce qu'elle me +semble celle de la gloire française, et surtout parce que Ney en est un +des héros. Mon opinion, c'est de l'amour. Et Ney, reprit Regnault, avec +un sourire? + +«--Eh bien! Ney vient encore d'ajouter, dans la désastreuse campagne de +Saxe, un chevron à ses états de service et de dévouement pour la France. + +«--Oui, pour la France; c'est pour la France seule qu'il se bat. + +«--Voudriez-vous que ce ne fût que pour l'Empereur? + +«--Mon Dieu, non, mauvaise tête; mais il ne faut jamais séparer l'État +de celui qui en est le chef; ces subtiles distinctions servent de +ralliement aux mécontens. Je suis bien sûr que Ney n'est pas content. + +«--Il n'y a pas de quoi, entre nous; mais il se tait, mais il ne murmure +pas pour se battre, et il se bat comme aux jours d'illusion. Que veut-on +de plus? Ne faudrait-il pas qu'il dise à l'Empereur: vous faites bien +tout ce que vous faites, et Leipsick ressemble à Austerlitz?» + +Dans cette longue conversation, où Regnault épanchait tout ce que son +ame renfermait de chagrins avec cette facilité de misantropie qui nous +représente horribles tous ceux qui ne sont pas montés au même diapazon +politique que nous-mêmes, Regnault me parut aussi en rancune contre M. +de Fontanes. «En voilà encore un dont je me méfie, s'écriait-il. +Avez-vous eu de ses nouvelles à la cour de Florence?--Non pas à +Florence, mais avant. Il m'a toujours semblé, et cette observation ne +m'appartient pas, mais à un fidèle serviteur de la grande-duchesse, que +M. de Fontanes se dédommage volontiers en secret de l'admiration qu'il +dépense en public pour la famille impériale. Il a été dans son intimité, +il en a vu les côtés faibles, ces petits ridicules qui se mêlent souvent +aux plus belles qualités. Eh bien! M. de Fontanes excelle à les saisir +et à les peindre; et au lieu de les cacher avec la religion des +souvenirs et de l'attachement, il se plaît au contraire à les divulguer, +à les vernisser en quelque sorte pour les rendre plus saillans à ceux +qu'il veut amuser.» + +Je n'espérais pas encore revoir Ney, et Regnault ne m'ayant point parlé +du retour du maréchal, je n'y comptais guère que vers la fin de l'année. +Notre contrat de bonne amitié avait reçu un singulier article +additionnel dans la campagne de Russie, et je ne savais pas comment m'y +prendre pour le modifier. Le hasard vint à mon secours. Je le rencontrai +le lendemain même de la double visite de Regnault, comme je sortais pour +aller voir Talma, et avec l'intention de porter à ce bon et généreux ami +une lettre d'une femme que j'avais rencontrée après une longue +interruption de rapports, mais non d'amitié, et dont l'histoire mérite +de trouver une place dans ces Mémoires, archives de la reconnaissance, +où le nom de Talma doit à tant de titres être inscrit. + +Ney me reconnut le premier, et ce mouvement m'apprit qu'il était encore +le même pour moi. Du reste, mon apparition et le rayon de joie qu'elle +jeta sur sa figure ne firent que me montrer davantage les soucis qui la +chargeaient. Je pris tous les tons pour l'arracher à ses sombres idées; +mais son front ne se dérida un peu qu'en m'entendant parler de ses +enfans, sa plus chère pensée, son seul orgueil; il insista même sur le +plaisir qu'il aurait à me les faire connaître et à me les montrer, en +prenant pour cela des précautions dont son intérieur eût pu s'alarmer; +car il n'avait plus d'amour pour moi, et il en avait beaucoup au +contraire pour sa noble épouse; mais il savait que mon attachement était +au-dessus de l'amour-propre, et il ne concevait pas mon refus: mais moi, +qui voulais être fidèle à ses propres devoirs, je ne voulus pas exposer +mon cÅ“ur à désirer de les lui faire rompre, tant ils me paraissaient +honorables et sacrés. Ney avait dans cet épanchement d'amitié, bien plus +avec un vieux camarade qu'avec une femme passionnée, une éloquence de +bonté et de naturel qui me pénétraient. Comme il lui allait bien de +mêler le nom de son vieux père, de sa femme, de ses enfans, aux +souvenirs de ses victoires! Que de simplicité dans une telle grandeur! +L'admiration nouvelle de ces vertus modestes ajoutait un charme secret +aux sentimens de l'enthousiasme. On s'estimait d'avoir su l'aimer. + +Revenant peu à peu à sa gaieté militaire, il me dit: «Puisque vous +voilà , allons déjeûner en garçons. Prenez la rue Blanche, je vous +prendrai à la barrière. + +«--Bien volontiers, et je vous raconterai quelque chose que vous pouvez +entendre, un trait de Talma. + +«--Cela me fera du bien; les beaux traits deviennent si rares en France. + +«--Pas en fait de gloire, Michel. + +«--Allez, allez, Sirène.» C'était son mot de guerre et de paix avec moi. + +Me voilà donc griffonnant au crayon un mot pour le remettre chez Talma +en passant, puis me rendant à mon poste à la barrière des Martyrs, l'Å“il +ouvert, l'oreille dressée comme une vedette. Ney avait quitté son +cabriolet au boulevart, et il ne se fit point attendre. J'avais beau +regarder pendant que j'étais de planton, je ne voyais pas trop de ce +côté d'endroit convenable au déjeuner d'un maréchal de l'Empire. Nous +voilà enjambant les boulevarts, courant à travers champs, nous donnant +de la bonne gaieté, comme dans les terres conquises de l'Autriche et du +Tyrol. Il n'y manquait, hélas! que le soleil d'Austerlitz, couvert de +sombres nuages. Nous étions presque arrivés aux derrières de la route du +bois de Boulogne; nous entrâmes dans une de ces bicoques qui le bordent. +Le déjeuner ressemblait à un véritable repas de bivac, et l'illusion +n'en était que plus vive et plus agréable. Trois heures s'écoulèrent +dans une conversation animée par toutes les confidences d'un entier +abandon de sa part, et de la mienne par toutes les effusions d'un +attachement qui se sentait plus fort que jamais. Je lui parlai de +Regnault; mais de tout ce qu'il m'avait dit, je ne lui révélai que ce +qui touchait les proclamations, parce que je craignais qu'il ne lui en +fût tombé dans les mains, et que par distraction il n'en eût conservé. + +«J'en ai là , me dit-il. On jette beaucoup de papier dans l'armée; on +ferait bien mieux d'en faire des cartouches. Le colportage des opinions +est sans effet sur le soldat; les officiers ne prennent même pas au +sérieux toutes ces proclamations; mais l'Empereur y attache de +l'importance, et le gouvernement veut bien s'en inquiéter; cela se +rattache à la conspiration de Mallet. Fouché passe pour être à la tête +de beaucoup de machinations qui se croisent. Si Napoléon, au lieu de +l'envoyer en Illyrie, l'eût fait fusiller, il y eût eu justice, et la +précaution eût été bonne. Puis les vendus dont il a cru se faire des +amis! il verra! il verra! Nous ne sommes pas au bout; mais ne nous +cassons pas la tête à toutes ces spéculations creuses et inutiles. Tous +nos finauds seront attrapés tant que nous aurons du canon. Tant qu'il +restera un soldat à l'Empereur, il peut être tranquille; il ne sera ni +trahi ni perdu.» Ney me questionna ensuite sur ma liaison avec Talma +dont je lui avais parlé, allant droit à une supposition tout-à -fait +fausse que je réfutai, et quand je l'eus convaincu, je lui racontai +l'anecdote qu'on va lire au chapitre suivant. + + + + +CHAPITRE CXXII. + +Talma. + + +Ney aimait le beau talent de Talma; toutes les supériorités éprouvent en +effet une remarquable et involontaire sympathie. C'était à l'ame élevée +de Ney qu'il fallait confier les traits d'une ame généreuse. Parmi +beaucoup de dames que j'avais connues à Bréda et à Anvers, en 1796, se +trouvait une jeune personne d'une rare beauté et d'une famille +distinguée de Malines. Elle avait dans toute sa personne toute la +délicieuse nonchalance _del certo non soche_. Je ne la désignerai que +par son prénom. Gertrude avait alors seize ans. + +J'appris à mon premier voyage à Paris qu'elle avait disparu avec un aide +de camp du général Dessolles. Notre liaison, quoique courte, avait été +tendre; son souvenir s'était bien des fois rappelé à mon cÅ“ur, et +j'étais comme frappée du pressentiment que je la retrouverais un jour. +Mais j'étais loin de prévoir que je recevrais, par cette personne +presque étrangère et errante depuis plus de vingt années, une confidence +précieuse qui accroîtrait encore ma vive admiration pour un de mes amis +les plus intimes, pour mon cher Talma. Elle m'avait long-temps cherchée, +et, dès mon dernier retour à Paris, plus heureuse que dans toutes les +investigations précédentes de son attachement, elle avait découvert mon +adresse. Un billet d'elle vint me surprendre un matin, et m'exprimer +l'intention de me consulter sur des choses de la dernière importance. + +Je me fais conduire à l'adresse indiquée. On ne m'attendait pas, et +ayant ouvert assez brusquement la porte, je me trouvai en face d'une +femme en grand deuil, du plus noble maintien. Son regard doux et +mélancolique inspirait tout d'abord la vénération et la pitié! Belle et +jeune, son deuil ne portait pas l'empreinte de cette coquetterie de +douleur qui souvent dément les larmes des veuves. Nous étions toutes +restées immobiles au premier regard. J'étais déjà de moitié dans ses +peines... «C'est vous, Gertrude, fut tout ce que je pus dire. + +«--Oui, et je suis déjà moins malheureuse, puisque je ne suis point +encore méconnaissable aux yeux de l'amitié! + +«--Oh! que cette amitié serait heureuse des preuves que vous pourriez +accepter.» + +Nous nous assîmes, et son cÅ“ur s'ouvrit avec une chaleur que je vais +m'efforcer de reproduire. «Je n'accuse que moi seule de la conduite de +celui qui m'a perdue. Il ne pouvait m'estimer, je lui avais tout immolé, +vertu, patrie, famille; je n'avais à ses yeux que l'attrait d'une +conquête de plus. Il ne crut pas à mon amour, à mon amour si tendre, et +j'en fus abandonnée. Nous touchions au moment de l'invasion de l'Italie; +je rejoignis triste et désolée les lieux que j'avais remplis du scandale +de ma fuite. Ma famille irritée, m'accabla des rigueurs d'une réclusion. +Peu après on m'offrit ma liberté aux dépens de mon cÅ“ur; il était encore +à Alfred, et j'osai préférer le pleurer ingrat, plutôt que de tout +devoir à la tendresse d'un autre. Hélas! je prononçai mon arrêt fatal. +On donna à mes refus le nom de rebellion, et à mes larmes sur la perte +d'Alfred celui de démence. Des parens qui me haïssaient gagnèrent ma +trop faible mère. Je fus jetée dans la maison des fous, et au 26 août +1801, s'ouvrit pour moi la porte de cet antre plus affreux mille fois +que le tombeau. J'y passai neuf années, n'ayant autour de moi que le +spectacle d'une effrayante dégradation. En vain je recourus aux prières, +aux supplications pour prouver que mon cÅ“ur seul était malade, que ma +raison était saine: l'orgueil m'avait condamnée et l'orgueil ne pardonne +jamais. Enfin un jour, jour d'éternelle mémoire, la porte de mon cachot +s'ouvre; j'entends des paroles de paix, de consolation; je lève les yeux +sur l'être bienfaisant dont l'organe mélancolique et pur apporte à mon +ame la première émotion qui, depuis deux années, ne fût pas une douleur. +Mon regard avait suffi pour lui tout révéler. + +«--Non, cette femme n'est point folle, s'écrie-t-il; son geste, son +attitude, sa physionomie respirent la pudeur et la bonté. Un délicat +instinct de femme avait su faire un chaste voile de la lourde et +grossière couverture de ma triste couche.» L'étranger était accompagné +de l'économe de la maison et de deux autres témoins. + +«Cette visite porta immédiatement avec elle ses consolations; l'économe +reçut les plus touchantes recommandations; on me plaça provisoirement +dans une chambre propre et commode. On m'accorda des vêtemens, ma +nourriture devint saine; le lendemain on revint pour des formalités et +des bontés nouvelles. L'homme noble et généreux à qui je devais ce +secours inespéré n'épargna rien: crédit, argent, démarches, il employa +tout pour arracher à une horrible destinée une femme étrangère dont il +ne connaissait que les torts et le malheur, n'exigeant pour récompense +que de rester inconnu à l'objet de sa noble bienfaisance. Le succès +couronna son angélique humanité, et la liberté, dernier bienfait, vint +mettre le comble à la reconnaissance de tous les autres. En me +l'annonçant, on me remit un contrat de 1,200 liv. de rente viagère, avec +la seule obligation de signer une promesse de ne jamais revenir dans ma +patrie, et de changer mon nom de famille. J'étais presque heureuse de +cette condition qui complétait mon affranchissement. Qu'aurais-je pu +regretter après de pareils traitemens? J'obtins, à force de prières, de +mes gardiens que j'allais quitter, le nom de mon bienfaiteur; c'était +Talma! + +«Quoi! notre tragédien? m'écriai-je. + +«--Oui, lui même. Vouée à un deuil éternel, mon projet est d'aller +m'établir en terre étrangère; depuis six mois ma fortune s'est accrue +par le don d'un legs inespéré et considérable. Je suis venue à Paris +dans la seule intention de voir Talma. Depuis long-temps le respect pour +un secret qu'il avait voulu pesait à ma reconnaissance. Après tant +d'années de combats, elle fut la plus forte, et c'est pour y céder que +j'accours du champ de bataille qui vit tomber Alfred. Voici quelques +lignes que j'ai écrites à mon bienfaiteur. On m'avait dit que je le +trouverais à Calais; je m'y suis rendue; il en était parti: mais je sais +qu'il est à Paris maintenant. Un hasard singulier m'a procuré votre +adresse; plusieurs officiers parlaient de vous devant moi; un d'entre +eux vous connaît plus particulièrement. J'ai demandé si vous étiez à +Paris, et il a répondu en m'indiquant votre demeure; c'était le neveu de +l'amiral Verhuel. Ce que je me rappelais de votre amitié et de votre +caractère m'a fait un besoin de vous voir, auquel je n'ai pu résister; +vous êtes naturalisée en France, vous connaissez tant de monde, il ne +vous sera pas impossible de me faire parler à Talma; je suis épuisée par +de longs tourmens, mes forces s'en vont, et je ne voudrais pas mourir +sans revoir l'homme à qui je dois la vie et tout ce qui l'a consolée. + +«--J'ai promis, dis-je au maréchal, de présenter cette excellente femme +à Talma, mon ami depuis dix-huit ans, et quand vous m'avez rencontrée, +j'y allais. On ne saurait croire tout le bien qu'il fait; c'est +presqu'un souverain par l'abondance de ses libéralités. Si nul acteur ne +l'égale en talent, il est moins d'hommes encore qui le surpassent en +généreuse bienfaisance envers toutes les infortunes.» Ney jouissait avec +la candeur d'une belle ame de ces curieux détails; il daigna +s'intéresser au sort de la femme dont je venais de lui parler avec cette +abondance de cÅ“ur qu'inspire la vue si rare d'un caractère +reconnaissant. + +«Cette dame, ajouta Ney, veut se réfugier en Italie; engagez-la à +attendre quelque temps. + +«--Vous croyez donc, mon ami, que les affaires vont mal, et que cela va +se brouiller tout-à -fait? + +«--Je le crains; l'Espagne et la Russie, ma chère Ida, ont enterré notre +bonheur. L'intrigue, en outre, prépare pour nous le surcroît d'autres +dangers. À peine échappés à une retraite, il va nous falloir, malgré +notre désastreux épuisement, commencer une autre campagne. Heureux si, +versant notre sang jusqu'à la dernière goutte, nous conservons notre +France intacte et pure. Les soldats voudraient du repos, un repos si +bien gagné. On se battra encore, mais en raisonnant sa fatigue. Nous +autres généraux et maréchaux, nous le voulons; il nous en coûte de ne +voir rien finir. Nous vieillissons.» + +J'avais souvent exprimé des idées semblables à Ney, mais il m'en avait +blâmée, et chose inexplicable, je ne saurais dire le cruel regret que +j'éprouvais de les entendre de sa bouche. Ce n'était certes qu'une +saillie de mauvaise humeur, bien naturelle; mais mon imagination +souffrait de l'affaiblissement de son enthousiasme, au moment où +l'étoile semblait pâlir. Nous eûmes même à cet égard une vive +altercation, assez vive même pour me faire craindre une seconde rupture; +mais la voix de la patrie menacée, le sentiment du devoir et l'approche +des dangers le réconcilièrent bientôt avec Napoléon et avec moi. + + + + +CHAPITRE CXXIII. + +Préparatifs de la campagne de France.--Émotions politiques. + + +Je restai quelques jours sans voir Ney, et, comme nous nous étions +quittés un peu fâchés, je ne voulais provoquer ni son repentir ni sa +visite. Si le sujet de la brouille eût été quelque chose d'intime et de +personnel, je l'aimais trop pour rester quelques heures seulement sous +le poids d'un reproche ou d'une apparence d'insensibilité; mais la +rancune ne venant pas du cÅ“ur, j'étais bien sûre qu'elle ne tiendrait +pas. En effet Ney vint me voir au bout de deux jours, et je bénis +presque la querelle qui avait ainsi pour résultat une démarche qu'il +n'eût peut-être point faite sans ce motif d'impulsion polie et +repentante. Mais ce qu'il y a de curieux dans les caractères francs et +impétueux, c'est qu'ils se fâchent encore même en se réconciliant; que +poussés par la bonne foi de leur premier mouvement, ils y cèdent de +nouveau, même dans les réparations qu'ils ont la volonté de leur donner. +Ney n'avait jamais ressenti pour moi cette égalité de passion qui fait +en quelque sorte disparaître l'ame pour la confondre avec une autre ame; +je crois même qu'avant la grande catastrophe qui me fit entrer tout +entière dans son cÅ“ur, mon empire, celui de suivante de sa gloire, avait +beaucoup tenu à ce qu'il retrouvait en moi presqu'un camarade de guerre +autant qu'une femme; rien d'original, sous ce rapport, comme son retour +après notre débat; j'espérais de la tendresse, et j'entendis encore de +la politique. Hélas! ce pauvre ami aimait tant son pays qu'il ne croyait +pas être infidèle en me parlant de la France, alors menacée, envahie; +voyant arriver sur ses frontières les soldats de toutes les capitales où +avaient flotté nos aigles orgueilleuses; mais tout ce qu'il disait avait +un charme irrésistible de chaleur et de sincérité; la France était au +fond de toutes ses pensées, et cet immense intérêt, base lui-même de mon +attachement pour le maréchal, me faisait écouter, avec une incroyable +émotion, ce que j'appellerais volontiers son improvisation patriotique. +«Vous aviez raison, mon amie, de réchauffer un peu mon ardeur pour +Napoléon. Il a commis des fautes; il ne nous a guère ménagés; mais il +supporte au moins dignement des revers que peut-être il eût pu ne pas +appeler sur nos têtes; il fait bonne mine à la mauvaise fortune; son +génie se réveille pour nous organiser une armée, pour nous fabriquer au +moins des cartouches avec lesquelles nous puissions dignement mourir.» +Mais, comme malgré lui, le sentiment profond des malheurs publics le +ramenait à une sorte de misantropie. Les noms de la plupart des grands +personnages de l'État ne sortaient de sa bouche qu'avec des bouffées de +mécontentement et de blâme. Il avait avec moi toute sécurité, et ses +expressions, qui n'étaient retenues ni par la politesse ni par la +crainte, n'en étaient que plus vives, et n'en sont que plus curieuses +comme peintures des opinions qui circulaient dans le monde chargé alors +de nos destinées. + +«--Et ce Murat, s'écriait-il, le concevez-vous? Il nous a quittés dans +la dernière campagne; il n'a pas vu qu'en remettant son commandement il +descendait du trône qu'il tient de l'Empereur. Murat est le premier +soldat de la France, mais la royauté l'a gâté; elle lui tient au cÅ“ur; +il en est vain comme les femmes de leurs diamans. Il croit se conserver +en se tournant d'un autre côté que nous: il se trompe; et quoique cela +aille mal pour Napoléon, Murat, comme tous les autres, ne peut rester +roi qu'autant que Napoléon restera empereur. + +«--Comment! autant que Napoléon restera empereur? Êtes-vous fou, Michel? +Pourra-t-il ne plus l'être? Quoi! on l'assassinera donc?» lui disais-je +avec la plus entière conviction que, malgré les désastres de la Russie +et les défections de Leipsick, détrôner l'Empereur me paraissait +impossible... + +«Non, dit Ney brusquement, cela n'est pas impossible, et il sera +lui-même pour quelque chose dans la possibilité. Tous les anciens partis +vivent encore, sous terre il est vrai, mais ils en sortiront; et il y a +des momens où nous sommes, nous autres, tentés de croire l'Empereur de +complicité avec ses ennemis. Il sait qu'il a autour de lui, dans ses +conseils même, des j... qui le travaillent d'accord avec l'Angleterre; +qu'une conspiration européenne l'enveloppe; il voit l'abîme, et il +semble qu'il veuille y tomber.» + +Ici, se livrant à son impétueuse franchise, le maréchal Ney me traça un +tableau de main de maître du 20 décembre, premier lever de Napoléon aux +Tuileries après le retour de Leipsick. «Il n'avait plus d'armée, mais il +en a retrouvé là une de courtisans. Belle ressource que les harangueurs +du sénat, du conseil d'État, des cours judiciaires, des corps +administratifs! Tous ces gens-là n'ont su que louer, suivant la formule +consacrée depuis dix ans. La phrase a été son train au salon du trône, +et l'Empereur a pris au mot ces courages à appointemens. Il est trop +bon, trop facile, trop crédule. Pour sabrer les Prussiens, qu'a-t-il +besoin de ses valets dorés? C'est au peuple, sa vraie force, aux +soldats, ses vieux amis, qu'il doit uniquement s'adresser; il sait bien +qu'avec nous il est en famille. + +«--Ah! j'aime à vous entendre parler au jour de l'adversité et des +épreuves comme aux jours de la victoire et de l'enivrement de la bonne +fortune.» J'avais beau épuiser mon éloquence; je voyais bien que le +maréchal avait un fond de mécontentement contre l'Empereur. Il était +convaincu qu'il aurait dû faire la paix à Dresde, arranger autrement ses +affaires, rester allié avec l'Autriche. «Caulaincourt avait très bien +préparé les choses dans sa négociation avec Metternich. Napoléon a voulu +la guerre; il pense un peu trop à son antipathie pour l'Angleterre. Lui +qui n'écoute que ses propres avis, lui qui est de feu contre ses amis +qui raisonnent, il est de glace contre ses amis qui le trahissent. Il en +fait ou trop ou pas assez. Bernadotte, ce Gascon qui lui décoche de si +jolies proclamations, il le ménage. Nous avons perdu nos meilleures +troupes dans des combats souvent inutiles. Reggio, Tarente, Vandamme et +moi, nous avons essuyé des échecs: cela ne devait-il pas lui prouver +l'impossibilité de la lutte? + +«--Mon Dieu! vous êtes bien mal disposé pour lui aujourd'hui. + +«--C'est que je prévois ce qui va arriver: les ennemis sur notre +territoire et une guerre d'extermination... + +«--Mon ami, pourvu que dans cette fatale extrémité nous soyons les +exterminateurs. + +«--Ida, me dit-il en me regardant de manière à me pénétrer jusqu'au +cÅ“ur, vous êtes bien dévouée à Napoléon depuis quelque temps; est-ce +qu'il y aurait de la vérité dans certains bruits? + +«--Quels bruits? répliquai-je avec le feu qu'on met à prévenir une +explication périlleuse; mon dévouement à l'Empereur me vient de mon +enthousiasme pour votre gloire. Je la vois, ainsi que celle de la +France, si étroitement unie à Napoléon, que les séparer serait porter la +hache dans vos lauriers. Ah! que je meure avant que cela arrive! + +«--Allons, il n'y a rien à dire à un si pur amour pour la France. Ma +bonne Ida, vous êtes une singulière femme, mais que j'aime bien.» La +politique, qui nous avait brouillés à la première entrevue, nous +rapprocha plus intimement l'un de l'autre à la seconde; ce jour-là , en +nous quittant, nous étions plus amis que jamais. + +Le même jour j'allai voir Talma qui était aussi profondément remué par +les événemens, mais plein de confiance dans le génie de l'Empereur. «Il +a contre l'adversité, disait Talma, toute la vigueur du vainqueur +d'Arcole et de Marengo. Sa constance, sa volonté de fer, son ame de feu +sont déjà une armée. Son regard vieillit les plus jeunes soldats, et son +étoile sortira radieuse de tant de nuages qui ne sauraient la couvrir.» +Je parlai à cet excellent Talma de la pauvre Gertrude: il avait oublié +le bienfait, mais non pas le malheur. Mon récit renouvela sa touchante +compassion; il était si naturellement généreux qu'il ne comprenait pas +mes éloges, mais il comprenait mon ame, et je sentis que ma visite lui +faisait un de ces plaisirs délicats qui naissent d'une vive sympathie de +pensées et d'impressions. J'emportai une bonne nouvelle pour Gertrude, +qui m'en remercia comme si j'eusse été de moitié dans la générosité de +Talma. + +Ney m'avait prévenue qu'il ne me verrait pas de quelques jours. Je fus +bien agréablement surprise de trouver en rentrant, le jour même de sa +visite, un billet qui m'indiquait, pour le surlendemain fort tard, un +rendez-vous. Quand il s'agissait de lui, toute autre affaire était +oubliée; ma vie cessait, pour ainsi dire, pour se concentrer dans la +sienne; puis mon cÅ“ur, si prompt à s'attacher aux douces chimères, +rêvait déjà bien au delà du bonheur d'une visite. Hélas! dès que Ney +entra chez moi, et dès le premier coup d'Å“il, l'altération de sa +physionomie me dit tout autre chose. + +«--Avais-je raison, s'écria Ney, dans mes prédictions et dans ma colère; +le vaisseau de l'État fait eau de toutes parts. Par la Suisse, par le +Rhin, par le Nord, nos frontières sont entamées; tous les ennemis de la +France se donnent la main. Les coalitions se sont formées à force de +revers. Cette fois elles sont épouvantablement habiles et unies. Cette +réaction de tous les orgueils blessés était inévitable. Les poltrons +eux-mêmes sont leur désespoir, et les plus braves leur lassitude. Les +débris de nos vieilles bandes sont prisonniers dans toutes les villes +depuis la Vistule qu'elles occupent inutilement. Ida, ma pauvre Ida, ma +tête se perd quand elle mesure l'abîme...» + +La gloire et la grandeur de la France étaient si chères au cÅ“ur du +maréchal Ney, que l'aspect des désastres publics le mettait hors de lui. +«Quelle affreuse nouvelle, répétait-il;» et ce noble guerrier, provoqué, +par mes questions, par la chaleur de l'amitié et du patriotisme, restait +muet, après quelques exclamations plus énergiques que claires. «Enfin, +s'écria-t-il, surmontant son abattement, une nouvelle campagne va +s'ouvrir. Puisse-t-elle du moins nous conserver nos limites, notre belle +France... Il serait par trop cruel de nous voir enlever les conquêtes de +la république, de perdre sous les aigles les triomphes de Valmy et de +Jemmapes.» Il était venu pour me dire beaucoup de choses, et son trouble +fut tel qu'il me quitta sans entrer même dans l'objet de l'entrevue +qu'il m'avait demandée. + +Regnault, que je vis le lendemain, était plus agité encore. L'année +1814, qui allait s'ouvrir, se préparait sous de bien tristes pronostics. +Hélas! ils ne devaient que trop tôt et trop ponctuellement se réaliser. +Je connaissais trop Ney pour ne pas m'être aperçue, à travers ses +agitations politiques, qu'il avait besoin de me confier autre chose; je +ne m'étais pas trompée; car le soir même du lendemain je reçus une +confidence qui me fut à la fois chère et pénible: elle m'apprit que le +cÅ“ur de Ney me garderait toujours une place, que ni liaisons anciennes +ou nouvelles, ni devoirs ni infidélités ne me raviraient jamais. Si +j'éprouvai une légère blessure, un plus noble penchant étouffa bientôt +mon amour-propre blessé. Donner à Ney une preuve de désintéressement et +en quelque sorte d'immolation, me tint lieu du bonheur. Prévoyant une +nouvelle et périlleuse campagne, pressé par une lettre qu'il venait de +recevoir, Ney me fit part d'une liaison d'un moment avec une belle +Polonaise qui lui en avait dérobé le précieux gage. Je me chargeai de la +commission qu'il me donna, mais malgré mon zèle je ne réussis pas +immédiatement à découvrir l'innocent objet de ses inquiétudes. Pour ne +pas revenir sur le même sujet, je vais raconter ici l'étrange hasard +qui, en 1821, me fit rencontrer cette fille de l'amour d'un héros et de +la faiblesse d'une noble et belle étrangère, qui fut assez heureuse pour +mourir avant le jour fatal qui enleva à sa fille bien-aimée son illustre +protecteur naturel. Il faut que je ne sois pour aucune sensation +organisée comme les autres personnes de mon sexe; car, passé la première +irritation de l'aveu, je puis assurer que j'éprouvais, au moment de la +confidence même, un désir de mère à voir cet enfant. Je me formais déjà +un plan de vie; je disais: «N'est-ce pas, Ney, que vous me la confierez? +J'irai vivre à la campagne, je lui apprendrai à vous connaître, à vous +chérir, et elle ignorera ce que j'ai eu de torts.» Il me pressait dans +ses bras, me répétant: «Ida, bonne et chère Ida;» et moi d'être fière et +heureuse plus que du plus brûlant délire d'amour. Hélas! il ne devait +pas jouir de la douce sécurité de me voir veiller sur l'objet de sa +tendresse inquiète. + +Dans les premiers jours de janvier 1821, je fis un voyage à Verdun. +J'arrivai vers le soir; c'était un jour de plantation de croix. Les rues +étaient encore tout encombrées des oisifs que cet événement avait +attirés. On y voyait avec leurs parens les jeunes filles qui avaient +formé le cortége, ornées de guirlandes et de voiles blancs. À Verdun, un +cortége de jeunes filles, vêtues de blanc, rappelait un trop cruel +souvenir pour n'être pas un pénible spectacle. Je m'éloignai avec +précipitation, et remettant mes visites au lendemain, je sortis de la +ville vers le lieu, déjà désert, où la sainte cérémonie venait de +rassembler toutes les ames religieuses ou avides des pompes extérieures +du culte. Non loin de la croix qu'on venait d'élever était assise sur le +gazon une jeune fille dont l'aspect enchanteur me fit sentir une +surprise toute prête à devenir de l'admiration; son léger vêtement était +fermé par une ceinture noire qui dessinait Aine taille souple et +élégante; un grand chapeau de paille était à ses côtés, et la légère +bise du soir faisait voltiger des tresses dorées dont la mode n'avait +pas encore dénaturé les gracieuses ondulations, ni torturé les boucles +naturelles; un grand portefeuille de dessins était placé près du +chapeau. Je fis à mon domestique signe de s'éloigner; je m'approchai +doucement de la jeune personne, de façon à la très bien examiner avant +d'en être remarquée. À peine les roses de la première jeunesse +commençaient à remplacer sur ses joues les couleurs plus prononcées de +l'enfance, et déjà se lisait sur son front virginal l'empreinte des +soucis; les pénibles soupirs d'une profonde méditation soulevaient un +sein naissant à peine. Elle prononça à mi-voix quelques mots sans suite, +mais dont le son fit aussitôt vibrer toutes les cordes de mon cÅ“ur: en +me rappelant cette douceur d'accent d'une jeune fille, il me semble +reconnaître quelque chose d'une voix chérie. Éveillée par cette +divination mélancolique, il me semblait lire sur le front virginal de +l'inconnue une expression de physionomie qui me rendait comme présente +l'image douloureuse de l'infortuné maréchal. Je fis un mouvement pour +être aperçue: à l'instant la jeune fille fut debout et prête à +s'éloigner. Mon cÅ“ur battait avec violence; «De grâce, Mademoiselle, +restez; mon sexe, mon âge, doivent ne vous causer aucune crainte. Vous +êtes seule; mon domestique nous suivra de loin; accordez-moi quelques +instans, dites-moi quels heureux parens ont le bonheur de vous avoir +donné la vie.» + +«--Hélas! Madame, dit-elle avec un maintien parfait, depuis bien +long-temps les paroles bienveillantes sont étrangères à mon oreille; +excusez le trouble qu'elles causent à la pauvre Féodora. + +«--Ce nom annonce que vous n'êtes pas née en ces climats; cependant +votre accent est si pur... + +«--Je suis fille d'un Français et d'une Polonaise, continua-t-elle +précipitamment, orpheline de tous deux; depuis trois mois seulement je +sais que je n'ai rien à demander à la société qui me dédaigne, rien à +espérer de ce monde où ma naissance devient un titre d'exclusion ou +d'une insultante pitié.» En s'exprimant ainsi, sa belle physionomie +s'était animée d'une fierté douloureuse; d'abondantes larmes coulaient +sur ses joues. Je pressai sa main que j'avais saisie avec une religieuse +tendresse: c'était la fille du héros, de l'homme que j'avais idolâtré, +que je pleurais avec désespoir: oh! que cet être me parut cher. Je n'ai +jamais conçu l'orgueilleux amour-propre qui fait repousser ou haïr +l'enfant de l'homme qu'on aime, lors même que ces enfans sont une +irrécusable preuve d'inconstance. Quand la passion a été sincère, elle +étouffe tous les murmures de la vanité. Je rassurai Féodora, m'informant +avec intérêt des amis, des soutiens qui restaient encore à sa jeunesse. +«Je suis un enfant illégitime, voilà tout ce que je puis dire. Je +n'accuse point mon père; ses mânes m'entendent; ma mère n'a pu supporter +sa mort funeste. Je suis seule, oh! bien seule au monde.» L'air, le ton, +le regard de Féodora étaient pénétrans. Il faut en avoir éprouvé la +puissance pour comprendre tout ce qu'une ame noble et fière ajoute à la +beauté d'une femme. + +Je tenais la main de Féodora; je lui prodiguais tous les noms qu'une +mère tendre donne à une fille bien-aimée. J'ouvrais ainsi son jeune cÅ“ur +à la confiance, qui n'eut plus de secrets pour moi. Féodora avait sept +ans lorsqu'elle perdit sa mère. À l'instant tout changea autour d'elle, +les soins, la vie, jusqu'aux robes qui naguère la paraient. Une vieille +Polonaise, Élisabeth Dobninski, accompagnée d'un valet de chambre, lui +firent passer bien des jours en voiture, et un matin Féodora se vit en +s'éveillant dans une petite chambre avec des personnes inconnues, mais +dont les manières douces et caressantes gagnèrent le cÅ“ur de la pauvre +orpheline. Cependant Féodora ne put sans un cruel chagrin se plier au +changement de sa fortune; elle n'avait jamais parlé que français avec sa +mère, et sous ce rapport du moins elle se trouva moins étrangère au +milieu de ces êtres inconnus; mais sous tant d'autres, qu'elle était à +plaindre! Au lieu de ces arts charmans dont sa mère l'avait entourée, ce +n'étaient plus que les grossiers ennuis d'un travail mécanique. Féodora +n'avait aucune aptitude à ses nouveaux devoirs; son caractère était +doux, mais fier. La contrainte la révoltait; elle continuait en secret à +s'occuper des leçons de sa mère; un crayon était un trésor, et un +bouquet de fleurs fut souvent acheté par l'orpheline au prix de +l'abandon de quelque pièce de sa modeste garde-robe. Elle sacrifiait +souvent les heures destinées à une pénible tâche de ménage au plaisir de +courir au loin la campagne pour former son herbier, et de composer des +dessins imparfaits, mais précieux par les mots touchans qu'elle plaçait +sous chaque fleur en souvenir de sa mère. Féodora vivait depuis deux +années à Verdun dans cette monotone médiocrité, sans plaisir, sans +espérance, mais du moins sans privations du nécessaire. Peu à peu la +main invisible qui la soutenait s'est montrée moins exacte dans ses +dons. Attachée peu à peu par l'habitude, comme tous les bons cÅ“urs, à +ceux qu'elle voyait tous les jours, Féodora, accablée du changement de +leurs manières, leur demanda en larmes ce qu'elle leur avait fait. «Que +voulez-vous, Féodora, lui dit la femme, nous gagnons notre vie par notre +travail. On nous écrit que votre pension ne sera plus payée, et nous ne +pouvons vous nourrir pour rien.» Ces mots avaient enlevé à la +malheureuse orpheline ses dernières illusions; il lui fallait même +renoncer aux travaux de l'aiguille pour descendre aux pénibles soins +d'un ménage d'artisan. Il fut impossible d'y plier sa fierté, et surtout +du moment où la découverte d'un papier mêlé aux lettres de sa mère lui +eut appris le nom et la haute illustration de celui à qui elle devait le +jour et le rang de sa mère. De ce jour, Féodora, perdue dans le vague +d'une affreuse mélancolie, faisait et défaisait mille projets; ses nuits +se consumaient dans les larmes; le jour, elle courait respirer l'air +libre de la campagne. Mais peu à peu la cruelle nécessité exerça sur +elle sa fatale puissance; on força ses habitudes sans vaincre ses +dégoûts. «Je fus pendant deux ans si malheureuse, me disait-elle, que +souvent j'invoquai les mânes de ma mère, pour lui demander si c'était un +crime de s'ôter la vie.» Ces paroles me firent frissonner: un pareil +aveu dans une bouche de quinze ans renferme tant de douleur! + +Insensiblement on reprit, plus tard, avec Féodora des manières moins +sèches. Un jour on lui dit d'être tranquille, qu'une grande dame aurait +soin d'elle et la protégerait. «Je ne veux pas être protégée, mais +aimée, répondit la fière Polonaise.» En effet, sa pension fut payée, et +l'on s'occupa de son instruction religieuse. + +Je témoignai à Féodora le désir de l'accompagner, de connaître les +personnes auxquelles on l'avait absolument confiée. «Non, me dit-elle, +car cela restreindrait ma liberté. Ce qu'on me recommande surtout, c'est +de ne faire connaissance avec personne. J'ai tant besoin de penser que +je vous verrai encore, et que même, loin de Féodora, vous n'oublierez +pas les confidences de la pauvre fille illégitime!» Je pressai l'aimable +infortunée sur mon cÅ“ur avec une tendresse de mère. Hélas! j'étais déjà +pauvre alors, et ce fut un des momens de ma vie où j'ai senti que +l'argent peut être quelque chose pour le bonheur. Si j'en eusse été +pourvue, comme dans mes beaux jours, j'eusse dit à Féodora; «J'ai adoré, +je pleure avec désespoir le héros qui te donna la vie; le nom de ta mère +est une amertume pour mon cÅ“ur, mais n'est-tu pas aussi la fille de +celui que j'ai tant aimé? Viens, retrouve en moi l'appui et les +entrailles, de la bonté paternelle.» Après nous être donné rendez-vous +pour le lendemain, nous nous séparâmes. + +Mais je l'attendis vainement au rendez-vous. Qu'on juge de mon chagrin! +J'étais forcée de repartir le lendemain même. Je résolus d'aller parler +aux gens qui avaient accueilli Féodora. Un billet qu'on me remit d'elle +en rentrant à l'auberge, me fit changer d'avis; Je transcris +littéralement les lignes de cette aimable et malheureuse enfant: + +«Je suis restée trop tard dehors hier; on nous a vues ensemble, on m'a +questionnée, et je hais les questions. J'ai vivement répondu que, +n'ayant point le bonheur d'avoir mes parens pour guides et pour maîtres, +je ne voulais pas me soumettre à un joug étranger. On ne me permet pas +de sortir aujourd'hui et de vous parler ce soir; ne m'oubliez pas en +passant devant le lieu où vous m'avez trouvée hier, et d'où je revins +avec un trésor, car je vous crois mon amie. Il y a tant de bonté dans +vos regards! J'ai des frères, m'avez-vous dit; vous leur parlerez pour +la fille de leur père, une fille qui ne demande qu'un peu d'affection +fraternelle. Madame, chère Madame, ne m'oubliez pas, car vous êtes la +seule espérance de la pauvre orpheline Féodora.» + +Je plaçai ce billet sur mon cÅ“ur. Lorsque la voiture qui m'amenait à +Paris passa devant la croisée où j'avais trouvé Féodora, mon ame +renouvela le serment de revoir la pauvre fille autant qu'il serait en +mon pouvoir. Dans la ferveur de ce double serment, je crus voir une +ombre légère s'approcher de moi, suivre comme un nuage lumineux la +course rapide qui m'entraînait... Le bruissement des arbres, le faible +frémissement des insectes, le cri des oiseaux, formaient comme un +concert de voix aériennes qui répétaient ma promesse de ne pas oublier +la fille du héros, et de faire dire à ses fils: «C'est vous seuls qui +devez être les protecteurs de Féodora!» Les peines et les malheurs qui +m'accablèrent ne me firent point oublier ni négliger mon serment; mais +ils furent tels, que souvent cette impuissance m'arracha des larmes. Le +sort de Féodora était heureusement trop intéressant pour n'être pas +soulagé: il le fut et d'une manière qui défend, par le respect dû au nom +de la protectrice, de s'inquiéter du bonheur de la protégée. + + + + +CHAPITRE CXXIV. + +Visite à Madame, mère de l'Empereur.--La belle Allemande chez Regnault +de Saint-Jean-d'Angely.--MM. Lainé, Raynouard, Flangergues, Gallois. + + +Les derniers jours du mois de décembre 1813, par l'accumulation des +mauvaises nouvelles, par le relâchement de toutes les affections, par +l'irritabilité de toutes les personnes attachées à la fortune de +l'Empereur, me furent bien pénibles. Quand on n'est point intéressé aux +affaires, mais quand on s'intéresse à ceux qui y prennent part, on +souffre plus qu'eux des malheurs qui les accablent; ce qui pour eux +n'est quelquefois qu'un intérêt, devient pour leurs amis un sentiment. +Regnault de Saint-Jean-d'Angely m'envoyait chercher à tout moment. Dans +les temps de crise, on dirait que les caractères les plus virils ont +besoin de s'abriter et de reprendre courage auprès d'un cÅ“ur de femme. +Dans ces longues conférences, devant lesquelles ne reculait jamais mon +dévouement, Regnault était quelquefois abattu jusqu'à la faiblesse et +violent jusqu'à la colère; ce qui l'indignait le plus, c'était le froid +égoïsme de la plupart de ses collègues des grandes fonctions publiques. +«Il semble, s'écria-t-il, que tous ces gens-là flairent la nouvelle +curée d'un autre gouvernement.» + +Mes jours étaient fort tristes, parce que je voyais la gloire de Ney +tellement unie au sort de l'Empereur, que craindre pour la chute du +dernier, c'était frémir pour l'autre. Dans mes courses continuelles, je +voyais et entendais une infinité de propos que je me gardais d'autant +plus de rapporter, qu'ils étaient tenus de confiance, et que Regnault +n'aurait pas manqué, par excès de précaution, d'en tirer les +conséquences à sa manière. Il rêvait tellement conspirations et +complots, que je lui cachai la rencontre que je fis de ce D. L***, +espèce de fatalité qui se représente à toutes les époques critiques de +ma vie. La cour des Tuileries retentissait d'une verte algarade de +Napoléon envers ses courtisans; quoique Regnault n'eût point eu sa part +de la colère impériale, il était revenu du château fort mécontent. +«L'Empereur, disait-il, se fait des ennemis par ses sorties violentes, +et cela ne mène à rien.» Mais voici comment s'était faite cette +rencontre dont je n'avais pas parlé à Regnault. Mon cabriolet s'étant +arrêté au coin du boulevart, j'aperçus D. L*** qui descendait +précipitamment du sien pour venir à moi; je lui demandai s'il venait de +l'autre monde?--«Non, pas encore, et je n'en ai point envie en ce +moment. Je viens de passer un mois à Calais. Ah! si vous étiez une femme +à penser à la fortune, quel avenir je vous assurerais!» Je le regardai +avec l'air assez hautain. «Oui, oui, continua-t-il, un brillant avenir, +mieux que vous ne l'aurez jamais avec le maréchal.--Perdez-vous la tête? +Qu'ai-je fait pour un pareil avenir? + +«--Mais vous voilà bien grand seigneur, M. D. L***; comment, de la +protection! Irait-elle au moins jusqu'à me rembourser quelques milliers +de francs que vous me devez? + +«--Non pas encore, ma belle dame; mais si vous voulez, je vous fais +gagner mille louis. + +«--En vérité! + +«--Oui, garantis.» Et en deux mots il me mit au courant et m'offrit des +sûretés; je ne lui répondis qu'en parodiant ce vers de _Britannicus_: + + Mais je n'ai mérité + Ni cet excès d'honneur ni cette indignité. + +Je sus depuis que cet adroit caméléon servait à la fois Baal et le dieu +d'Israël. J'eus peut-être tort, mais je n'instruisis pas Regnault de mes +soupçons assez bien fondés, comme on va le voir. Le roi de Naples venait +de signer un armistice avec l'Angleterre et alliance avec l'Autriche. +Paris retentissait du bruit de cette ingratitude, parlons la langue des +politiques, de cette imprudence. Je venais de l'apprendre; j'étais +affligée, humiliée dans mes souvenirs; je pensais à la grande-duchesse, +et la réminiscence me revint d'une lettre dont elle m'avait chargée, et +qui était restée sans réponse. D. L*** prétendait sortir de chez M. +Desèze, et m'annonçait, d'un air de triomphe, un second voyage pour +Calais, assurant qu'il ne serait que quatre ou cinq jours; encore trois +voyages, me répétait-il, et ma fortune est faite au grand complet. +«Voulez-vous venir?» Je lui tournai le dos pour toute réponse. Cette +rencontre me donna beaucoup à penser; mais sans compter mon invincible +horreur pour tout ce qui sent la délation, le caractère de M. Desèze +était si honorablement connu, que j'aurais cru commettre un crime que de +le croire en relation avec un être comme D. L***. Lorsqu'après le +changement je revis celui-ci, il rit beaucoup de ce qu'il appelait +ironiquement mon innocente candeur. + +Je songeai enfin à porter une lettre dont j'étais chargée de la part de +la grande-duchesse pour Madame Mère; c'était la seule personne de la +famille de l'Empereur qui conservât de son origine quelque chose de peu +royal, on pourrait même dire de peu distingué, pour quelqu'un qui avait +donné le jour à tant de princes. Je fus introduite par M. de +Cossé-Brissac, dont les manières, tout imprégnées d'ancien régime, +auraient pu, dans un courtisan moins consciencieux, passer pour une +satire en action de celles de la douairière un peu bourgeoise. La bonne +madame Lætitia avait pris la royauté comme une sinécure; c'était une +reine sans gêne et sans façon. Je la trouvai assise près d'une table +énorme où étaient placés plus de trente petits paniers et plusieurs +ouvrages en perles. Je présentai ma lettre. «C'est bon, dit-elle en la +prenant; nous verrons cela. Savez-vous faire de ces sortes +d'ouvrages?--Non, Madame.--Eh bien! ni moi non plus. Je les achète d'une +de ces pauvres _ci-devant_ comme il y en a encore tant, quoique mon fils +leur ait fièrement donné, qui ont beaucoup de prétentions et pas un sou +vaillant. + +«--Vous savez, Cossé (s'adressant à M. de Cossé-Brissac); c'est ma +boiteuse que vous trouvez assez bien et que je trouve bossue; elle est +adroite comme une fée. Croyez-moi, c'est joliment fait. Eh bien! je +rends service à cette pauvre femme; car toutes nos dames m'en prennent, +croiriez-vous? + +«--Je le crois aisément; un don de la main de Madame Mère est une grâce +trop flatteuse... + +«--Un don! un don, dites-vous! où avez-vous la tête; je les paie et les +leur fait payer. Oh! oh! ma chère, je vois bien que vous +n'_accoumoulourez_ jamais.» Il me prit une grosse envie de lui dire: je +crois que je n'en vaux que mieux; mais très heureusement que l'humble +attitude et l'air profondément soumis de M. de Cossé-Brissac me +rappelèrent à propos le haut rang de la personne qui me parlait, et je +ne répondis que par un respectueux silence. Entre autres choses aussi +importantes, madame Lætitia me questionna sur les perles de Rome. Je +crus faire un trait d'adresse en lui disant: «Elles sont beaucoup plus +chères que celles qu'on emploie pour ces sortes d'ouvrages. + +«--Oh! ma petite, j'en sais le prix et de tous les numéros encore; ce +n'est pas à moi qu'on en fait accroire. Je ne tranche pas de la +princesse comme mes filles.» En m'inclinant légèrement je déguisai mon +sourire sous l'apparence d'une approbation très humble, et je rendis +justice à ma bienfaitrice, en répondant: «Il est vrai que la +grande-duchesse et la reine de Naples ont des cÅ“urs de reines.» Je fus +reconduite avec même étiquette, et, me retirant à reculon, mon pied +s'embarrassa dans ma longue robe, et, moins leste, je serais tombée. +Madame Mère montra dans cette occasion que si elle manquait un peu de la +dignité du rang suprême, elle avait du moins conservé toute la bonté de +ces mÅ“urs simples et familières qui ont leur prix pour ceux qui en sont +l'objet. «Ah! mon Dieu! me cria-t-elle, allez-vous-en donc tout +_ouniment_ droit devant vous; vous avez failli vous faire _dou_ mal pour +l'étiquette.» Madame Mère avait dû être fort jolie; elle était à cette +époque presque bien encore. Sa physionomie avait surtout ce trait de +bonté facile qui donne du charme aux femmes qui ont conservé le moins +d'agrémens. + +En sortant de chez Madame Mère, je me rendis chez Regnault où je vis une +dame d'une figure charmante. C'était une Allemande honorée de la +protection de Mme de Staël. Regnault mettait une sorte de mystère à la +recevoir. Ce ne fut que plusieurs années après que j'appris d'elle-même, +dans une rencontre en Belgique, l'espèce d'utilité dont elle était au +gouvernement, et la passion plus généreuse qui la rendit sinon digne +d'estime, au moins de pitié, en lui donnant l'énergie de rejeter une +fortune honteuse, fruit d'infames services. Je ne la nommerai point, +parce que son repentir fut aussi sincère que déchirant. Hélas! que +n'ouvrit-elle plus tôt son ame à la femme célèbre et compatissante que +le sort lui avait donnée pour amie; elle se serait épargné des remords. +Mais à l'époque où je vis cette dame chez Regnault, elle était dans +toute l'activité de ses vilains devoirs. On parlait de la scène de +l'Empereur avec la députation du Corps-Législatif; Regnault et la dame, +sans affectation, baissèrent un peu le diapason de leurs paroles +mystérieuses; je n'entendis plus que les noms de Bordeaux, d'Angleterre, +de correspondances, et de temps en temps quelques exclamations contre +MM. Lainé, Raynouard, Flangergues, Gallois, membres récalcitrans du +Corps-Législatif. + +Quand la jolie dame allemande sortit du cabinet de Regnault, j'eus +grande envie de la suivre, mais celui-ci me retint; il était si enfoncé +dans les intérêts du moment, qu'il m'en parla comme s'il eût continué sa +conversation avec la haute utilité qui venait de le quitter: «C'est +Vicence, me dit-il, qui part chargé de négociations auprès des +souverains, et surtout de l'empereur d'Autriche. S'il ne doit pas avoir +plus de succès qu'à Dresde, il vaudrait autant qu'il restât à son +ministère. + +«--Mon Dieu! je trouve une teinte d'envie à cette boutade; auriez-vous +la fantaisie d'être ambassadeur?» dis-je à Regnault assez étourdiment. +Il ne me répondit que du regard, mais c'était répondre, et même avec un +peu de suffisance. + +Je n'avais pas vu Napoléon depuis le fameux voyage de Milan; la +curiosité m'en prit, et une curiosité dictée par le plus noble intérêt +et secondée par un de ces hasards singuliers dont il y a déjà tant +d'exemples dans ma vie aventureuse, et qui donnent à la plus minutieuse +vérité l'apparence d'une relation romanesque. L'Empereur venait de +confier à la fidélité de la garde nationale parisienne, subitement +ressuscitée, la fille des Césars et l'espoir de sa dynastie, +Marie-Louise et le roi de Rome. La vaste enceinte du Carrousel venait de +retentir de ces acclamations bruyantes dont Paris ne manque jamais. Le +prince Joseph, si bon, si aimable, si instruit, mais peu fait, malgré +ses deux exercices de royauté à Naples et en Espagne, pour supporter le +poids du diadème, était peut-être celui que Napoléon n'eût pas dû +choisir pour soutenir la jeune et incapable Marie-Louise dans le fardeau +de la difficile régence qu'il allait établir. J'étais au Carrousel et +dans la cour du château; je me glissais partout, j'écoutais tout avec +l'anxiété du pressentiment, auquel j'avoue que j'ai toujours ajouté foi +jusqu'à la crédulité. Il y avait tout près du cercle formé pour le mot +d'ordre, un sergent de la garde nationale, que j'avais vu chez une de +mes connaissances, royaliste à vieilles idées, qui commençait à reparler +de ce qu'elle avait oublié si long-temps. Il causait avec plusieurs +personnes, et non moins que dans le sens des cris qu'il venait lui-même +de proférer. Hélas! me disais-je, voilà le sort des princes; ils se +fient à des démonstrations de dévouement, et qui ne sont que le résultat +du frottement des masses obéissant à des émotions du moment, qui seront +éteintes au moindre examen et au premier changement. Toutes ces +observations d'un cÅ“ur véritablement affectionné et enthousiaste me +donnaient le besoin de voir l'Empereur. Cette solennité me l'avait +présenté sous un jour triste, dans une espèce d'_amoindrissement_ de sa +puissance. Je parvins à entrer au pavillon de Flore, malgré la foule, +car j'avais des amis partout. Je vais, dans le chapitre suivant, +raconter la courte entrevue que je parvins à surprendre avec Napoléon. +Je dirai tout de cette bonne fortune du sort, de cette minute imposante +qui me fut une immense gloire par la conviction qu'elle me donna que le +désintéressement et la vive sincérité de mon dévouement n'avaient pas +été sans influence et sans charme sur le génie d'un grand homme +malheureux. + + + + +CHAPITRE CXXV. + +L'escalier du pavillon de Flore après la revue de la garde +nationale.--Entrevue avec l'Empereur.--Départ du maréchal Ney pour le +quartier général.--Campagne de France. + + +J'étais parvenue au haut de cet escalier qui est dans le coin reculé de +la cour des Tuileries, entre les cuisines et un corps-de-garde, où rien +n'annoncerait le séjour du souverain, sans les sentinelles qui se +croisent et les consignes qui se répètent. Ma mine était si connue dans +la garde impériale, qu'il ne m'arrivait jamais d'être repoussée dans mes +curiosités par les militaires. + +J'arrivai donc sans exciter la moindre attention jusqu'à la première +anti-chambre. Assise sur une banquette, de singulières réflexions +m'assaillirent malgré moi sur la destinée des rois. J'étais là sans +avoir subi aucune enquête, aucune surveillance. J'étais sûre que +l'Empereur allait y passer sans garde; je savais qu'à ma vue il +s'avancerait (comme cela lui arrivait à la vue de toute personne +étrangère), pour s'informer du motif qui m'amenait là . Si je l'eusse haï +autant que je l'admirais, si j'eusse été animée d'un esprit de complot +ou de vengeance, rien, me disais-je, d'aussi facile que d'arriver avec +un poignard au cÅ“ur d'un grand homme. Ces idées m'absorbèrent si +tristement que je ne vis, n'entendis rien de ce qui se passait autour de +moi. Je ne me réveillai de mon accablante rêverie qu'au bruit du +factionnaire du haut de l'escalier qu'on venait de relever. J'étais +assise derrière le grand vitrage qui longe le palier d'où l'on aperçoit +une espèce de corridor fort obscur, qui doit conduire derrière les +appartemens de l'aile qui est entre l'horloge et le pavillon de Flore. +Dans le même espace, il y a un cabinet où l'on monte par quelques +marches; j'ai dit, je crois, que j'avais écrit sur mon _memento_ les +propos entendus dans la cour. Je tenais ce billet déployé dans ma main; +j'entendis marcher dans le fond de ce corridor; machinalement je me +lève, je m'approche jusqu'à la porte entr'ouverte du petit escalier. À +ma toilette élégante, le factionnaire me prit pour une habitante du +château; car loin de me regarder avec hésitation, il me laissa le +passage libre. Au même moment, l'Empereur se montre, et moi, qui +n'attendais là si patiemment que pour le voir, plus leste que la pensée +et étourdie comme mon imagination, je me jette derrière la porte +entr'ouverte et sur la seconde marche de l'escalier. Il me serait +impossible de rendre l'attitude, ni l'expression de physionomie, ni +l'accent de l'Empereur, qui s'approcha presque d'un air moqueur en me +voyant grimpée là si sottement. + +«Que voulez-vous? Que faites-vous ici? + +«--Sire, le voilà : j'ai assisté à la revue, j'ai entendu et écrit ce que +j'ai entendu;» et déjà il regardait mon billet. J'ai une si détestable +écriture, qu'au milieu de toutes mes autres craintes, la plus vive était +encore qu'il ne pût déchiffrer mon griffonnage. Je tendis la main pour +reprendre la note. L'Empereur sourit de son fin et délicieux sourire, +mit sa belle main sans gant sur la mienne, et rapprocha le billet de ses +yeux. «Et le nom de l'homme, me dit-il? + +«--Je ne le connais pas, sire.--Bien (avec un regard doux et +bienveillant); bien, allez chez Regnault, et contez-lui tout.» J'allais +risquer une parole de plus, j'allais dire: «Votre Majesté me reconnaît +donc?» Mais Sa Majesté était déjà loin. Avec Napoléon rien ne traînait +en longueur. Je redescendis l'escalier, mais cette fois non sans avoir +été bien contrôlée par tous les regards surveillans. L'Empereur avait +gardé ma note. + +Je me rendis chez Regnault; il était sorti. Je lui laissai un mot. À +sept heures du soir, il vint tout content me bien surprendre, en me +montrant cette note, et en m'annonçant que j'avais beaucoup amusé +l'Empereur par la terreur panique qui m'avait valu une audience +particulière sur un escalier dérobé. Regnault avait ordre de me donner +un bon sur le Trésor. La somme était considérable. Je refusai d'en +accepter l'ordonnance; mais j'avoue sans détour que mon refus était un +calcul, et tenait à un plan de ma tête un peu plus qu'à une délicatesse +de mon cÅ“ur. N'ayant nommé ni compromis personne, j'aurais pu recevoir +sans rougir une marque de reconnaissance pour un avis utile; mais +j'ambitionnais mieux qu'une récompense pécuniaire, et je voulais pouvoir +un jour demander à l'Empereur une position honorable comme mon +dévouement, et pure comme la passion pour la gloire. Regnault, dont +l'ame comprenait tous les sentimens généreux, surtout ceux d'un +dévouement sans bornes, Regnault m'approuva et promit toute la chaleur +de sa protection en faveur du projet que je lui communiquai pour mon +avenir. Hélas! cet avenir, qui jamais n'arrive ni comme on le craint, ni +comme on le désire, devait m'ôter, tout, oui, tout, jusqu'à l'espérance, +puisque toutes se sont brisées sur un cercueil!... Le surlendemain, +c'était le 17 janvier, je crois, Ney vint m'annoncer qu'il partait pour +le quartier général de Châlons-sur-Marne. Je ne puis dire qu'il était +triste ni agité de sombres pressentimens, puisqu'il s'agissait d'aller +combattre; à l'idée des périls, Ney était toujours _tout lui_; mais il y +avait quelque chose de plus réfléchi, de plus raisonneur dans ses +dispositions; tellement que je me gardai bien de lui parler de ma +singulière audience, et que je ne pus m'empêcher de lui répéter: +«Aimez-vous moins l'Empereur, avez-vous regret à cette campagne?» Il en +revint à son cheval de bataille: «C'est la France que j'aime; pour elle, +je suis prêt à partir: mais s'il ne s'agit que de lui, j'avoue qu'un peu +de repos nous conviendrait à tous. + +«--Sans doute, et tous vous l'avez bien mérité. Encore un effort; encore +cette moisson de lauriers; elle est la plus nécessaire, elle sera la +plus glorieuse.» Ces mots-là avaient de l'écho dans l'ame de Ney; aussi +se laissa-t-il aller à mes inspirations. Celles de l'amour et de la +gloire ont une si prompte et si puissante sympathie! + +Le maréchal partit dans la nuit, et cette fois la patrie était de moitié +dans la tendre résolution qui allait me pousser encore sur les traces du +guerrier. Je m'occupai de mes faciles préparatifs de campagne; Regnault +n'approuvait pas l'idée de ces courses militaires, qu'il appelait mes +_Jeanne-d'Arcqueries_; mais j'avais l'habitude de n'écouter que moi, et +les défenses positives même de Ney ne servaient d'ordinaire qu'à +stimuler davantage mes résolutions. La seule concession que ma tête pût +faire se réduisait à ne pas transgresser la religion du sévère +incognito, que me commandaient son repos et mon respect pour ses liens +légitimes. Je ne voulus point faire d'adieux à Regnault, afin de +m'épargner l'inutile résistance de ses conseils. Mais je n'y échappai +point; car à peine Ney m'avait quittée, que le comte se présenta chez +moi. Entre autres choses qui ajoutèrent à la surprise de cette si +prompte visite, ce fut l'espèce d'enquête qu'il me fit subir sur le +gouverneur de Wilna (le général Hogendorp); il voulut savoir si je le +voyais lors de la campagne de Russie; si j'étais à Smorgony lorsque ce +général y arriva au départ de Napoléon pour la France. «J'ignorais même, +lui dis-je, qu'il y eût des Hogendorp combattant pour la France; j'en +suis bien aise. Honneur de la patrie de ma mère, je suis fière de les +voir tous comprendre aussi bien la brillante gloire des armes que celle +d'une éloquence qui défend victorieusement les libertés publiques[10]. +Mais pourquoi me parlez-vous du général? + +«--Ah! le pourquoi? ma bonne Saint-Elme; vous permettrez à l'homme +d'État de ne pas le confier à votre tête brûlée.» Il me disait cela avec +une mine moitié grave, moitié ironique qui ne lui était pas naturelle. +Je n'en sus jamais plus par Regnault, et quand j'en voulais parler, +long-temps après, il éludait de répondre, me disant seulement: «Cela n'a +pas nui à _fama volat_.» En rassemblant toutes ces circonstances, toutes +ces questions que la plupart du temps loin d'expliquer on n'achevait +même pas, je croyais toujours y trouver quelque secrète dénonciation de +D. L***. + +Je connaissais deux personnes à Châlons, chez lesquelles je pouvais +réclamer une hospitalité bienveillante; j'y arrivai dans la nuit du 28 +janvier. Les maréchaux Victor, Marmont, Mortier, Oudinot et Ney y +commandaient sous les ordres de Napoléon. Quelle réunion encore +imposante de talens militaires, lorsque tant d'autres étaient dispersés +sur des points divers pour garder contre l'invasion de l'étranger cette +France défendue trente années au prix de leur sang! + +Je cherchai dès le lendemain à voir Ney; mais comme sa figure me sembla +aussi sévère que lors de la rencontre en Russie, je craignis les +résultats de la même colère, et cette fois je n'exposai pas mon +empressement à la même réception. Je pris courage et patience, en +donnant à mon cÅ“ur la distraction guerrière des grands spectacles dont +j'étais entourée. C'étaient toujours nos braves du Rhin, du Tibre et des +Pyramides, mais les habitudes de l'Empire avaient singulièrement +assoupli ces caractères fiers et ces ames fortes; c'était même valeur, +même courage, mais un courage plus résigné que bouillant. On semblait +plutôt attendre la mort comme un devoir, que la braver pour une +conquête. Jamais nos héros ne se montrèrent plus dignes de leur +renommée, jamais plus infatigables; mais sans diminuer la part des +éloges qu'ils ont si chèrement achetés, je dois constater, comme un fait +curieux pour l'histoire, un changement de mÅ“urs en quelque sorte dans +nos grands capitaines. On aurait dit une sorte de mélancolie de +l'héroïsme. Le maréchal Oudinot avait encore un peu plus qu'autrefois +son ton fâché et froid, qui tient à un caractère de stoïcisme admirable, +mais peu de mon goût, quand il se trouvait près de Napoléon. Je +remarquai en lui et peut-être plus que dans les autres maréchaux, un je +ne sais quoi d'involontairement mécontent. J'avais souvent vu le +maréchal aux beaux jours de la république, c'était un autre homme; +c'était alors chez Oudinot l'enthousiasme de la jeunesse et en quelque +sorte d'un premier amour. Du temps de l'entrée en Hollande et en Italie, +on avait tout à conquérir, titres, dignités, richesses, et sous +l'empire, en 1814, on pouvait craindre de tout perdre. Celui des +maréchaux qui conservait le mieux l'ancien caractère de simplicité et +d'illusion, était le maréchal Victor, qui me parut là ce qu'il fut +toujours, non seulement aussi brave, mais d'une ardeur aussi jeune que +dans les premières victoires, qui l'ont classé si haut dans nos annales. +Quant au maréchal Macdonald, je ne le vis passer qu'à cheval; Marmont, +le favori de l'Empereur, était, avec Ney, celui dont l'extérieur +annonçait la plus confiante sécurité dans nos succès, et qui devait +encore s'en montrer un des brillans coopérateurs à Rosnay, où, l'épée à +la main, il passa au travers de 25,000 Bavarois commandés par de Wrede, +cet infidèle allié. Cependant une différence perçait encore dans +l'ancien aide de camp du général Bonaparte, Marmont. J'eus encore +l'occasion de voir les aides de camp de Napoléon, les généraux +Corbineau, Déjean, Flahaut, et un autre dont j'ai oublié le nom. +L'Empereur partit avec le général Bertrand. Le 27, il repoussa des +Prussiens et entra à Saint-Dizier. Ney, dans cette campagne, ne quitta +presque pas l'Empereur. J'avais suivi le mouvement de l'armée à peu de +distance; nous étions sur la route de Troyes; on passa par des chemins +horribles, par des marais et une forêt, que la saison rendait +impraticables; c'était Blücher que l'Empereur voulait atteindre, et +Blücher était à Brienne. On vint apprendre à l'Empereur qu'il y était +retenu par la rupture d'un pont; ce fut un éclair de joie pour Napoléon. +Le château fut si brusquement attaqué, que Blücher faillit être pris. Ce +n'était pas la première fois que ce général n'échappait qu'à la faveur +d'un stratagème ou d'une surprise. On se battit plus de douze heures; la +nuit était déjà profonde, lorsque harcelée, pouvant à peine me tenir à +cheval, croyant entendre le feu diminuer, je demandai un lit dans une +espèce d'auberge sur la route: on me donna un matelas par terre et un +peu de vin chaud. Je me roulai dans mon manteau, et j'allais dormir d'un +excellent sommeil de bivac, lorsque plusieurs paysans entrent en +tumulte, en criant: «L'Empereur a manqué d'être tué.» + +Le lendemain je sus que le général Gourgaud lui avait sauvé la vie en +abattant à ses pieds un Cosaque dont la lance allait l'atteindre. Il n'y +avait là qu'une partie de la vieille garde; un des sous-officiers, +qu'une blessure retenait en arrière, me dit que l'Empereur était +retourné à Brienne, et qu'il craignait bien, d'après l'avis de son +général, qu'il ne se trompât sur les mouvemens de l'ennemi. «Les pékins, +disait-il, à qui nous avons enseigné leur métier, viennent nous attaquer +cent contre cinquante. Quel guignon d'être là en traînard! Si du moins +un boulet eût daigné m'emporter, je n'aurais pas la douleur de voir les +amis en ligne et de ne pas y être.» J'avançais à travers champs: des +fuyards m'apprirent qu'on était en retraite sur Troyes. Je ne savais +rien de Ney; je tombai dans un découragement que ne m'avaient pas donné +les horreurs de la guerre de Russie. Pour la première fois la terre +française subissait l'affront d'une invasion: non, jamais mon cÅ“ur ne +reçut de plus douloureuses blessures. Les troupes, dont les mouvemens se +croisaient, n'avaient plus cet air d'une confiance insouciante qui +ressemblait si fort à la conviction de vaincre: l'issue de cette +bataille éveilla même la désertion dans nos rangs. Le commerce des +proclamations allait son train; ces demi-victoires, qui nous +affaiblissaient sans nous servir, qui nous faisaient reculer à chaque +effort, commençaient à diminuer la fidélité au drapeau, par la trop +juste conviction qu'il ne restait plus rien à faire à la valeur contre +le nombre. L'ennemi nous fit plus de quatre mille prisonniers, et on +perdit beaucoup d'artillerie. + +Je crois avoir dit déjà que je connaissais une femme qui avait eu des +relations intimes avec le roi Murat: je ne la désignerai que par son +prénom de Noémi; elle avait une sÅ“ur mariée à Troyes, et s'y trouvait au +moment de la retraite de La Rothière. Elle m'accueillit avec les larmes +aux yeux: «Qui eût jamais pensé cela de Joachim? me dit-elle; comment! +il trahit la France, son beau-frère, il se fait l'allié de l'Autriche. + +«--Est-il vrai? est-il possible? + +«--Ce n'est que trop vrai;» et elle me montra une preuve écrite, à la +date du 2 janvier, qui ne laissait guère douter du projet de Murat de +préférer l'alliance de l'Autriche à celle de sa patrie. + +«--Noémi, lui dis-je, il faut me confier ce billet. + +«--Je voudrais, sans qu'il sût d'où il vient, qu'il fût entre les mains +de l'Empereur. + +«--Bonne Noémi, c'est pour le lui faire tenir que je vous le demande; je +vais le porter.» Nous étions au 3 ou 4 février: la lettre avait donc un +mois et plus de date. Le congrès était ouvert à Châtillon-sur-Seine; +l'Empereur avait passé Troyes et se trouvait au village de Piney. Les +routes n'étaient qu'embarras et dangers; partout une surprise était +possible, était probable; à chaque instant, l'affreux _houra_ pouvait se +faire entendre. Cependant l'idée de prouver à Ney un dévouement dont +cette fois il me saurait gré, me donna plus que de la résolution; et, +une heure après l'idée conçue, j'étais à cheval sur le chemin de Piney. +Aucun moyen de pénétrer jusqu'à l'Empereur: il était occupé des +instructions pour son représentant au congrès, le duc de Vicence. Je ne +voulus pas me dessaisir de ma lettre; je guettais l'heure de la faire +parvenir. À toute minute se succédaient de fâcheuses nouvelles. Les +murmures étaient excités par les privations; la désertion elle-même, par +le découragement, la désertion dans les armées de l'Empereur! j'avais +peine à y croire. Je connaissais quelqu'un d'intime et de sûr auprès du +duc de Bassano; je lui remis la lettre sous enveloppe, en priant de dire +que c'était une dépêche pressée de _fama volat_. Napoléon quitta Troyes +le 6, pour se rejeter sur la route de Paris; les Autrichiens nous +remplacèrent aussitôt. Je fis quelques lieues avec Noémi et sa +belle-sÅ“ur qui fuyaient; mais il fut impossible d'avancer. Nous étions +arrêtées à un triste village dont j'ai oublié le nom; le passage des +troupes ne cessa point, et tous parurent accablés et incertains. Noémi, +qui avait beaucoup d'or et encore plus de générosité payait à boire à +nos soldats, leur disant d'un air aimable: «Aimez bien l'Empereur, aidez +à chasser les horribles Cosaques de notre belle France.» Pendant ces +petites péroraisons, qu'elle répétait assez souvent, j'observais les +soldats, et je ne voyais que trop que, si tous aimaient toujours +l'Empereur et la patrie, ils n'étaient pas tous convaincus qu'on pût +réussir à nettoyer les plaines de la France des étrangers qui s'y +installaient déjà en maîtres sur les derrières de nos colonnes. + +Noémi m'accompagna à Nogent. L'Empereur y était: on le disait +inabordable; il venait d'apprendre l'évacuation de la Belgique et les +résolutions du congrès. J'avais pu approcher cependant du prince de +Neufchâtel, et lui ayant confié l'envoi de la lettre de Noémi, il me +promit de savoir si elle était parvenue à l'Empereur. Je l'aperçus le +jour qu'il venait d'être accablé par toutes ces tristes nouvelles; il +sortait du conseil avec le duc de Bassano. Ils me parurent altérés tous +deux, et le prince de Neufchâtel plus que le duc. Ils se quittèrent avec +des haussemens d'épaules et des gesticulations trop significatives. +J'étais si près que j'entendis: «Obstination.--Ne pas céder.--cinquante +mille hommes.»Le prince de Neufchâtel m'aperçut et me dit: «Vous ne +pouvez voir l'Empereur; il a reçu la lettre, il savait déjà tout; mais +il a été content de l'envoi.» Ce ne fut qu'à l'île d'Elbe que j'eus la +flatteuse certitude que mon zèle avait été agréable; mais que de tristes +scènes allaient précéder l'époque de ce court séjour, d'où un grand +homme sut reconquérir un trône par la seule énergie du malheur! + +Le 10, Napoléon se remit en marche; le bruit circulait qu'il allait de +nouveau attaquer Blücher par Montmirail. Noémi décida qu'elle resterait +à Nogent. Le général Marmont, honoré alors de toute la confiance de +l'Empereur, y resta pour la défense du passage de la Seine. Je me +séparai de Noémi; j'espérais trouver Ney, et pour me donner cette +consolation de tant de désastres publics et de fatigues personnelles, je +suivis des chemins abominables, jusqu'à Sézane, espace de plus de quinze +lieues. L'Empereur venait de les parcourir avec l'élan de l'aigle: cette +idée abrégeait pour moi la route. Le maréchal Marmont força les défilés +à Saint-Gond, et l'après-midi les Russes fuyaient devant l'Empereur à +Champ-Aubert, qui, par une double fortune, mit aussi Blücher en déroute. +Napoléon fit dîner avec lui les généraux prisonniers. Je causai un +moment avec un officier de son état-major: il parlait comme si nous +avions été victorieux au sein de l'Allemagne. J'avais beau lui dire: +«Mais nous sommes aux portes de Paris. Ce n'est qu'une escarmouche de +gagnée; ce n'est qu'une halte dans l'adversité. Les deux, ou trois ou +quatre cent mille étrangers nous enveloppent de toutes parts, et +débouchent peut-être d'un autre côté sur Paris même.» L'officier se +mettait en fureur. Je vis le moment où il allait me déclarer séditieuse, +parce que j'osais ne pas croire l'Empereur invincible et la France +sauvée. Il me demanda, d'un ton qui, tout en me paraissant amusant par +le ridicule, me déplut cependant: «Que venez-vous chercher, au surplus, +au quartier général?--Un homme qui se batte pour Napoléon, qui ne le +flatte pas; vous voyez que ce n'est pas à vous, Monsieur, que j'ai +affaire.» Ce Monsieur existe encore et est dans des rangs qui ne sont +pas ceux de la reconnaissance. Il m'a voué une haine implacable; je ne +la lui rends que par beaucoup de mépris. S'il me lit, je pense qu'il +sera content, car je pourrais dire quelque chose de plus. + +Je vis enfin Ney à la prise de la ferme des Grenaux. Ah! quel homme +encore pour commander, et quels soldats que les Français pour se battre! +Ceux de Ney et de Mortier enlevèrent le poste où étaient les principales +forces des Russes et des Prussiens, les poussèrent dans une pleine +déroute vers Château-Thierry; ils les poursuivirent, et les habitans de +cette ville se joignirent à nos soldats pour chasser les ennemis dont +chaque maison avait à déplorer les excès. L'Empereur accourait en avant +des lignes, les rayons de la valeur sur le front. Partout on battait les +Prussiens; la retraite de Blücher ne ressemblait qu'à une déroute; il +manqua d'être pris le soir, et s'en tira encore. Je fis beaucoup rire +Ney en lui disant le lendemain: «Si j'avais reconnu ce Prussien qui +visait l'Empereur, je lui aurais fait une boutonnière.» Pendant six +jours la fortune sembla nous sourire, et l'horizon refléter quelques +rayons de victoire. Napoléon, après l'affaire de Nangis, se croyait déjà +de nouveau sur la route de Vienne. Enfin cette campagne de France ne fut +en quelque sorte qu'un combat de chaque jour, auquel il fallait courir +d'un point sur un autre. Le 19, les alliés étaient en fuite de toutes +parts. On envoya des drapeaux à Paris, à Marie-Louise. Singulière +destinée des princesses! L'épouse d'un empereur devait se réjouir des +drapeaux enlevés à son père. + +On incendia Nogent; Mery eut le même sort; enfin Napoléon rentra +vainqueur à Troyes. À la retraite des troupes françaises on y avait vu +des cocardes blanches, des proclamations avaient circulé; on y avait +parlé hautement des Bourbons; on croyait que les alliés songeaient enfin +à les placer sur le trône, tandis que tous les souverains ne pensaient +encore qu'à eux-mêmes. L'empereur Alexandre ne rêvait qu'à +l'orgueilleuse représaille de venir en maître dans la capitale de +Napoléon. Il y eut un ancien émigré qui fut jugé militairement. Dans la +maison où je logeais, les voix tonnaient contre l'Empereur; on ne se +gênait pas du tout pour me le dire, et je trouvais à cette franchise un +certain courage de confiance qui me flattait; car ces gens me +connaissaient pour être toute d'ame à la cause de Napoléon. Je pris si +grande estime pour mes hôtes, que j'ai depuis toujours conservé avec eux +des relations amicales. + +Il s'était formé à Château-Thierry un corps de bourgeois qui faisaient +la guerre de partisans avec une extrême habileté, et un incroyable +courage; parmi eux se trouvait le fils d'un marchand de drap qui avait +fait une campagne sous Ney; le hasard, qui m'a souvent servi pour +d'assez bizarres rencontres, me fut encore favorable; car ce fut +presqu'un camarade de rang: oui, s'il l'eût fallu, dans cette campagne +de France, j'aurais fait le coup de fusil et de sabre en véritable +soldat. Que j'étais bonne française dans cette cruelle agonie du grand, +empire! Il faut bien que l'amour de la gloire donne une existence +nouvelle, des forces proportionnées aux terribles sensations que la +guerre accumule; car comment une femme eût-elle résisté aux fatigues que +j'ai supportées sans peine? Aimer Michel Ney, c'était adorer la gloire +de la France; dans ce sentiment était toute ma force: je n'avais qu'à me +dire, _il le saura, nous en causerons_, tout alors me devenait facile +avec ce talisman de l'espoir et de l'amour. + +Dans ce moment Marmont était aux prises avec Blücher sur la route de +Châlons; il ne put le contenir. Les Prussiens arrivaient en force; mais +Marmont, aussi brave qu'habile, les attire vers Montmirail. Au moment où +les ennemis le regardent comme en retraite, il exécute une savante +volte-face, et de grand matin sa position est assurée près de Vauchamp. +Ah! Dieu! quels soldats! et quel chef que Marmont!... Alors... Blücher +ne paraissait pas disposé à accepter la bataille, d'autant moins que ses +éclaireurs l'avaient averti que Napoléon était là avec son armée en +bataille. Jamais, non jamais il n'y eut des cris de _vive l'Empereur!_ +pareils à ceux qui s'échappèrent de cette plaine de Vauchamp; en +regardant d'un peu loin ces hommes héroïques, à qui la certitude et +l'aspect d'un triple nombre d'ennemis n'inspiraient qu'une ardeur plus +bouillante, je me crus transportée au triomphe de Valmy, et je rêvai de +nouveau la victoire. Les carrés prussiens se présentaient bien, mais +rien ne tint en bataille contre l'attaque des Français; en les voyant, +on eût cru que nos grenadiers, que nos conscrits mêmes couraient à une +partie de plaisir. Les Prussiens, de toutes parts débandés, furent +poursuivis par Marmont jusqu'à la nuit, et Blücher put se ressouvenir à +Vauchamp de Iéna et Lubeck; cela se passait le 15. Les maréchaux Victor +et Oudinot reçurent l'avis que Napoléon les joindrait à Guignes. J'étais +à Nangis: un renfort de vieux soldats nous arrivait d'Espagne sous le +commandement des généraux Treilhard, Gérard et Leval; ils contribuèrent +puissamment au succès de ces journées belles comme nos premières. À leur +tour, les Autrichiens furent mis eu déroute devant Nangis, comme Blücher +l'avait été à Vauchamp. L'Empereur coucha au château de Nangis: j'eus +bon besoin de me rappeler la défense de Ney pour ne pas chercher à +savoir comment avait été donnée et reçue la dépêche de _fama volat_; +mais je me tins modestement à mon humble bivac, à deux coups de fusil du +quartier impérial. J'avais toujours ma ceinture bien garnie d'or. Je me +rappelle que je fis un repas chez des fermiers qui, ruinés par la +guerre, avaient conservé un incroyable attachement pour Napoléon. Il y +avait plus d'ardeur dans les masures des paysans de la Champagne que +dans les palais dorés de Paris, donnés pour la plupart en dotation par +l'Empereur. On doit penser que je me trouvai là en véritable fraternité +d'opinion. Je résolus d'y prendre quelques jours de repos, mais les +événemens en décidèrent autrement. L'Empereur avait cru le pont de +Montereau pris par le maréchal Victor: une erreur, un malentendu, ou une +faute que le respect dû à un si vaillant capitaine, que je m'honore de +professer dans toute son étendue, ne me permet pas de juger, fut cause +d'une attaque générale où les Français furent vainqueurs, mais que +l'Empereur n'avait pas prévue. Le bon, l'aimable Château, gendre du +maréchal Victor, y perdit la vie, et cette perte, qui affligea si +cruellement le cÅ“ur du vieux compagnon de gloire du vainqueur d'Arcole +et de Marengo, donna au moins une nouvelle preuve au maréchal Victor, +que l'empereur Napoléon avait conservé tous les sentimens du général +Bonaparte pour les premiers compagnons de sa fortune. J'aime à rappeler +ces traits d'une sensibilité magnanime; oui, j'aime à répéter: Napoléon +fut non seulement grand homme, mais ami vrai, bon, accessible jusqu'à la +faiblesse à toutes les émotions généreuses. J'ose en appeler au +témoignage du guerrier que l'Empereur appela si souvent un de ses +enfans, le maréchal Marmont, qui ne se rappellera pas, je crois, le +compte qu'il vint rendre à l'Empereur, à Reims, du désastre de Laon, +sans avouer qu'après le juste et premier mouvement de colère contre une +faute ou un malheur, Napoléon revint à l'indulgence d'un ami et d'un +père. Le souverain qui sait pardonner mérite des amis fidèles et des +sujets dévoués. + +On vint m'apprendre que Ney marchait sur Châlons: une demi-heure après +j'avais le pied à l'étrier. Mon pauvre cheval commençait à boiter, et +son allure m'impatientait. Sur ces entrefaites je rencontrai un paysan +qui conduisait deux jolis chevaux de main. + +«Sont-ils à vendre, vos chevaux? + +«--Oui, Monsieur, et pas cher, car c'est une trouvaille, et pour peu que +l'Empereur continue à crosser ces coquins d'alliés, nous en donnerons +vingt à la douzaine. Le vôtre boite: voyons, voulez-vous troquer? + +«--Non, mais je vais vous prendre un des vôtres; vous me direz votre +demeure. + +«--Je n'en ai pas pour le moment actuel; je vas et je viens, et je +revends ce que j'accroche. + +«--Combien voulez-vous? + +«--Trois napoléons.» Je les lui donnai; le cheval en valait soixante. Le +paysan m'aida à seller ma nouvelle acquisition, tout en me faisant son +éloge. «C'est un tartare de race; je l'ai eu pour rien d'un +sous-officier du général Corbineau, à qui mon oncle a rendu quelques +petits services. Ah! dame, les soldats de l'Empereur, ça vous a de la +reconnaissance, puis ça n'est pas pillard.» Me regardant tout à coup +comme par inspiration subite: «Mais, Monsieur, vous êtes une femme. + +«--Oui, je suis une femme; mais j'ai vu le feu, je ne le crains pas.» Il +me semblait que cette petite fanfaronnade était nécessaire pour que le +lieu et l'occasion ne fissent pas d'un bon paysan français un imitateur +des soldats alliés. Je me trompais bien, car le brave garçon m'offrit de +me servir de guide, et voulut par force voir au moins pendant une lieue +ou deux si mon arabe se conduirait bien. Puis il me dit que je +trouverais, à peu de distance, une ferme où l'on se chargerait de mon +cheval pour tant que je voudrais. Nous y fîmes halte: je laissai mon +cheval en pension aux environs de Château-Thierry; je ne le retrouvai +plus, ni même les personnes qui s'en étaient chargées. + + + + +CHAPITRE CXXVI. + +Continuation de la campagne de France. + + +Pendant que je courais volontairement tous les hasards de cette +campagne, les événemens marchaient aussi. Le 15, je rencontrai un ami +qui arrivait de Bordeaux, et qui m'apprit que le duc d'Angoulême y était +et qu'on y criait _vivent les Bourbons!_; Je croyais rêver à cette +nouvelle; mais Ney, que j'osai enfin aborder en le rencontrant à cette +époque, me confirma ces bruits. «Les Bourbons risquent beaucoup, +disait-il, car les alliés ont déclaré ne pas épouser leur cause; et si +le comte d'Artois est à Vesoul, c'est sans leur consentement.--Si +j'étais du sang de Henri IV, m'écriai-je, et qu'un empereur de Russie ou +d'Autriche ne se conduisît pas mieux, je saurais m'en venger.» Ney +sourit, et après un échange de confidences et d'émotions, il me donna +mes ordres de départ. Je feignis la soumission, mais je continuai de +suivre les traces du guerrier. + +Le commandant de Soissons avait livré les clefs par surprise: ce fut un +coup terrible. Ce commandant se nommait Moreau, et l'Empereur avait dit, +assurait-on, que ce nom lui avait toujours été fatal. Les alliés +venaient de signer leur alliance nouvelle à Chaumont; des proclamations +parties de leur camp appelaient les Français à l'infidélité. L'Empereur +fit aussi des manifestes, réunit ses forces; il n'avait plus pour lui +que les chances de la guerre et le salut du désespoir. On passa la Marne +à Berry-le-Bac; le général Nansouty renouvela les prodiges de la journée +d'Eylau, en 1807. Nous étions maîtres de la route de Reims à Laon; on +trouva les Russes en forte position sur les hauteurs de Craonne. Une +heureuse nouvelle vint réchauffer le soldat; l'Empereur la fit répandre: +la population entière des Vosges s'était soulevée contre les +Autrichiens. Ney me reçut bien, malgré l'oubli de ses instructions, +parce que je lui annonçai ces heureux détails la première. Je les avais +obtenus d'un hasard. «Ida, vous avez réellement le diable au corps.» +Malgré toutes les horreurs de la guerre, nous étions en si bonne humeur, +que je répondis: «Ah, puisque j'ai le diable au corps à la guerre, +pourquoi ne l'ai-je pas eu au théâtre; la pauvre Didon n'eût pas été +sifflée.--Demain, nous dit Ney, nous emportons Craonne. + +«--Que ce nous emportons vous va; ce sera le plateau de Michelsbery, lui +dis-je. + +«--Non, ma pauvre Ida, la victoire ne nous conduira plus de long-temps +aux portes de Vienne, comme dans le bon temps. L'Empereur a joué sa +couronne contre un entêtement. N'importe; ils n'auront pas bon marché de +nous, les alliés; je suis sûr qu'ils s'étonnent d'être en France, malgré +leurs masses énormes; leur joie est presque encore de la peur.» + +La prise du plateau devint une boucherie sanglante. Ney et le maréchal +Victor commandaient l'infanterie. L'attaque fut impétueuse, l'ennemi +tint bon. Nansouty et Grouchy arrivèrent comme la foudre avec leur +cavalerie. Les batteries vomissaient la mort; le feu dura presque toute +la journée. Enfin l'ennemi fut ébranlé et poursuivi vers Laon. +L'Empereur coucha à Bray. Il paraissait souffrant et soucieux: il reçut +courrier sur courrier; on comptait sur un ou deux jours de repos, +lorsque tout à coup l'Empereur va rejoindre ses colonnes qui étaient en +marche sur Laon. Je manquai m'enfoncer dans un marais, ayant pris à côté +de la route. Ney était en avant. C'est là que le général Gourgaud ajouta +encore à sa réputation militaire par un de ces coups heureux et hardis +qui annoncent le véritable capitaine; il surprit les gardés des alliés, +et par là ouvrit à Ney le passage du défilé. On arriva vers les +hauteurs, et les corps de Ney, de Marmont et Mortier y prirent position +pour attaquer Blücher qui, certes, avait le double de troupes. +L'Empereur occupait le haut, près de la ville; il allait monter à cheval +quand il apprit cette faute de Marmont, à laquelle j'ai déjà fait +allusion et qui fut si noblement pardonnée; cette faute était assez +grave pour rendre nécessaire un autre plan d'attaque. + +Harassée de fatigue, je m'étais jetée tout habillée sur un matelas, dans +une auberge que les ennemis venaient de quitter. On y pouvait juger des +moyens des chefs et de la discipline des soldats, en voyant les meubles +et en entendant les habitans de l'auberge. J'en partis la tête encore +plus montée, le cÅ“ur encore plus ulcéré qu'avant. J'allais essayer de +joindre Ney, ce qui était difficile; car, dans cette campagne, les +mouvemens changeaient d'heure en heure; les troupes se croisaient +incessamment. J'étais aux environs du village de Chavignon; on y +répandait le bruit que, du côté de Lyon, on avait désobéi et gâté nos +affaires: «Un vieux brave comme cela, disaient les soldats, c'est +abominable! Un guerrier peut-il ne pas respecter sa renommée?» + +L'anniversaire de la naissance du roi de Rome, le 20 mars, l'Empereur se +trouva au delà d'Arcis, en présence de toutes les masses des alliés; +c'est là qu'il paya encore de sa personne; il était partout, à chaque +moment, dans la mêlée, sous le feu des batteries, toujours soldat et +empereur; les obus éclataient sous les pieds de son cheval. Les +faubourgs étaient incendiés; on se reconnaissait dans la ville aux feux +continuels de la mousqueterie que la nuit n'arrêtait point. Je rôdais +avec assez d'anxiété. Il ne nous restait qu'un pont pour la retraite; +l'Empereur en fit jeter un second; Arcis fut évacué en très bon ordre; +on se battit toujours, et l'armée fit si bonne contenance, que l'ennemi +n'osa l'entamer, malgré l'immense supériorité du nombre. J'arrivai avant +la tête des premières colonnes à Vitry-le-Français; le quartier général +fut établi à Saint-Dizier. Là on apprit que toutes les propositions de +l'Empereur avaient été rejetées au congrès qui était rompu. À peu de +distance de Doulevent, on disait que l'Empereur marchait sur Paris, d'où +il avait reçu un avis important. On ne voyait plus d'alliés sur la route +de Troyes. Je la suivais au pas, réfléchissant sur tout ce que j'avais +vu. Un des aides de camp du prince de Neufchâtel passa. «Il devance +l'Empereur,» disaient les paysans. À quelques lieues de là on apprit +qu'on se battait aux portes de Paris. Je mis mon cheval au galop, comme +si mon arrivée eût pu changer les événemens. Mon cÅ“ur battait à +m'étouffer, et je puis assurer que ce n'était pas de frayeur. L'étranger +à Paris, le Cosaque passant sons nos arcs de triomphe: songer seulement +à cette humiliation, pour moi c'était mourir. Hélas! deux lieues plus +loin, j'apprends que Paris venait de capituler. + +Le corps d'armée destiné à couvrir la capitale, l'évacua la nuit même. +Arrivée à Villejuif, je trouvai le village occupé par les troupes de +Mortier. Officiers et soldats ne parlaient que du regret de la +capitulation, de la belle conduite de la garde nationale et des élèves +de l'École Polytechnique. Je ne crois pas de ma vie avoir été dans une +situation d'esprit plus pénible. J'avais même quelques instans cessé de +penser à Ney; je voyais l'Empereur si malheureux! + +Je suivis les troupes qui se dirigeaient sur Fontainebleau. En y +arrivant, il fallut me mettre au lit; tout mon sang bouillonnait de +colère, et me menaçait d'une hémorragie. J'étais seule; on ne prenait de +moi nulle pitié. Je montrai de l'or; les soins changèrent, mais avec un +air qui me déplut encore. «Je suis femme d'un militaire de la garde de +Napoléon, lui dis-je; j'attends mon mari. Les troupes arrivent, je les +quitte: j'ai vu l'Empereur au relais de Fromenteau.» Alors tous les +soins, toutes les attentions me furent prodiguées avec mille questions. +Je ne nomme pas mes hôtes; je puis donc dire qu'ils étaient fous +napoléonistes, et je crois que cette conviction, qui me plaça comme chez +des amis, aida fortement à me guérir, car le lendemain je n'avais plus +qu'un peu de courbature. Le lendemain Fontainebleau se remplit de +troupes, et les maréchaux y arrivèrent aussi successivement, Moncey, +Macdonald, Marmont, Oudinot, Mortier, Lefebvre, tous, et Ney enfin. + +Après trois mois de fatigues, de privations et assez de périls, il +m'était délicieux de penser que j'allais jouir du bonheur de le voir +loin de Paris, et j'osai même espérer que, d'après ma constante +résignation à tout supporter, je serais mieux accueillie qu'au bivac de +Siroknodinia. Je dirai dans le chapitre suivant tout ce que j'ai vu dans +mon séjour à Fontainebleau, depuis l'arrivée des maréchaux jusqu'à ce +moment cruel où Napoléon fut contraint de se séparer des aigles et de +ses phalanges d'airain, qu'il avait si long-temps conduites à la +conquête du monde. + + + + +CHAPITRE CXXVII. + +Séjour à Fontainebleau.--Abdication de l'Empereur.--Dévouement de +Montholon. + + +Je fis avertir le maréchal que j'étais à Fontainebleau. La capitulation +de Paris venait d'être signée par le maréchal Marmont. Les alliés +avaient fait leur entrée dans Paris. J'avais couru toute la matinée; +j'avais cherché exprès à causer avec le vieux soutien des aigles. Il +n'eût fallu qu'un mot de l'Empereur pour ramener ses soldats contre +Paris, sans calculer le nombre ni la distance. Dans cette extrémité, il +y avait moins de découragement qu'au commencement de la campagne; on +pouvait encore sauver la France et l'Empereur; une grande résolution +bien certainement était dans le cÅ“ur de Napoléon, et Napoléon eût été +bien fort encore à la tête de cinquante mille hommes animés par le +désespoir. + +On a prétendu que Ney avait durement conseillé l'abdication; il est plus +tard convenu avec moi de son vote pour ce parti, mais niant la dureté +des termes qu'on lui avait attribués dans cette circonstance. C'était +déjà trop; car, avec sa valeur intrépide, il me semblait que Ney eût dû +être de l'avis des grenadiers. Je ne donne pas cela comme un calcul, +mais comme un élan naturel; et je suis persuadée que les hasards d'une +bravoure si exaltée pouvaient encore être heureux. Quarante-huit heures +se passèrent dans l'incertitude du succès de la négociation du duc de +Vicence, de ce véritable ami de l'Empereur, de ce sage conseiller trop +peu écouté. Je vis Ney deux ou trois fois avant le retour de +l'_ultimatum_; il était préoccupé, mais point inquiet: il n'avait pas +désespéré de la fortune de Napoléon. Je lui contais tout ce que +j'entendais dire, et à Fontainebleau aucun ordre de partir ne vint +attrister la joie de le voir. J'eus même un moment l'orgueil de me +croire utile, et il fut assez aimable pour dire que je lui étais +nécessaire, que je ne devais partir que lorsqu'il me le demanderait; il +m'avait quittée sur les neuf heures du soir. On venait de nous annoncer +que les cocardes blanches et les lis avaient été arborés à Paris, qu'on +criait _vivent les Bourbons!_; Les plus grands malheurs furent un moment +à craindre, car les troupes n'étaient pas disposées à répéter ces cris, +pas même à les supporter. Je rencontrai deux soldats qui tenaient une +des proclamations qu'on osait encore distribuer en cachette: elle +portait que les alliés ne traiteraient plus avec Napoléon Bonaparte, ni +avec personne de sa famille. Les commentaires sur un pareil texte se +ressentaient du fanatisme tout militaire. «Ils n'étaient pas si fiers +que cela à Tilsitt, ces empereurs par la grâce de Dieu, et qui peuvent +dire qu'ils le sont restés alors par la bonté de Napoléon, avec qui ils +ne veulent plus traiter aujourd'hui. Ah! ils ne veulent pas... Mais nous +ne sommes pas morts tous... Que ce Napoléon nous fasse seulement signe +de la main, qu'il nous dise en avant, et Russes, Prussiens, Autrichiens, +tous ces héros que nous avons battus trente ans, laisseront leurs os en +France pour l'engraisser.» Je rapportai à Ney ces énergiques propos; il +me dit: «Ils pourraient bien avoir raison; il serait cruel d'en venir +là , mais cela vaudrait mieux encore que de passer sous le joug.» Il le +pensait; car la vérité, la franchise, dictaient toujours les discours du +maréchal; oui, toujours. Michel Ney ne trahit jamais sa pensée; je le +dirai jusqu'à mon dernier soupir. Plus tard, à l'époque sanglante que je +vais bientôt retracer, je répéterai que Michel Ney fut toujours sincère. +Une ame si grande, un si héroïque courage, ne s'allient point avec la +perfidie qui se joue des sermens. Époux et père, il écouta les +trompeuses promesses d'une paix glorieusement gagnée: il était homme et +soldat français. On lui offrit la prospérité future de sa patrie, sa +grandeur et sa gloire sous les drapeaux qu'il illustra si long-temps. +Pouvait-il préférer à cette alternative une guerre de Français à +Français? Après la scène des grenadiers, il me dit: «Je veux dire tout à +l'Empereur; mais je ne yeux pas, Ida, qu'il sache nos relations. Comment +arranger cela? car, je ne vous le cache pas, j'ai un projet pour vous. + +«--De me faire décorer, peut-être?... + +«--Vous riez; et quand cela serait? + +«--Monsieur le maréchal, vous battez la campagne; avez-vous oublié ma +profession de foi à Eylau. + +«--Comment?--Serait-ce sous le rapport de services particuliers?--Mon +ami, on ne mérite pas pour cela la croix d'honneur.» Il me regarda avec +émotion, pressa fortement ma main contre sa poitrine. «En voilà , une +décoration, m'écriai-je avec cet enthousiasme qui le séduisit si souvent +dans un bivac comme dans un salon, en voilà une; c'est votre main placée +sur votre noble cÅ“ur. Michel, les croix sont des constellations qui +brillent sur le temple de Mémoire; mais mon sexe n'y doit jamais +prétendre. Ce brevet de force et d'héroïsme ne conviendrait dans notre +sexe qu'à ces admirables sÅ“urs de charité, dont nos grenadiers sentent +l'appui; pour elles, au moins, la croix serait l'honorable récompense +des dangers réels bravés pour secourir et consoler, sinon pour combattre +et vaincre. + +«--Ida, chère et bonne Ida, que vous dites toujours bien; ah! que je +voudrais que l'Empereur vous entendît.» + +Je me gardai bien, comme on pense, de lui dire que l'Empereur me +connaissait, car les explications eussent été un peu loin. Il est bien +probable que la scène, commencée par l'attendrissement, eût fini par une +colère semblable à celle qui m'avait fait si belle réception au Dniéper. + +On vint chez moi pour prévenir le maréchal de se rendre près de +l'Empereur. Ney me quitta fort contrarié. «Comment a-t-on su que j'étais +ici, disait-il; tout se sait donc?...» + +Tout était fini à Paris. Le duc de Vicence, si dévoué, avait lutté +vainement: il devait succomber. Son attachement reconnaissant avait trop +à faire de combattre un quatuor anti-impérial, dont le prince de +Bénévent était le chef. Quoique j'eusse le cÅ“ur navré, je ne pus +m'empêcher de sourire en repassant les phrases diverses qui avaient fini +par conduire M. de Talleyrand au... royalisme... Émigré sous la terreur, +citoyen ministre sous la république, sous le directoire et le consulat, +prince sous l'empire et par l'Empereur, que pourra-t-il encore devenir, +et surtout quels services l'ancien évêque d'Autun fera-t-il valoir près +du frère de Louis XVI? + +«Il s'en tirera, disait Ney; c'est l'essence de la politique.» +L'événement a prouvé que Ney, sans être fin diplomate, savait très bien +les juger. Une personne, intimement attachée à l'impératrice Joséphine, +et que je trouvai en Belgique en 1816, connaissait encore mieux cet +homme extraordinaire, que je crois pourtant avoir bien connu et bien +jugé. Je regrette que ce qui me reste à retracer ne me permette pas les +détails que cette personne me donna et qui sont d'une nature assez +intime; mais cette digression me mènerait trop loin, les faits pourront +trouver leur place ailleurs. + +L'arrivée de M. de Montholon, accouru de Paris pour se dévouer au +malheur, causa un vif sentiment de joie à l'Empereur; le dévouement de +cet homme aimable, si brave, si loyalement attaché à une cause de +gloire, devint l'heureuse compensation de plus d'une ingratitude. En +1809, lorsque je fis mon premier voyage à Florence, une personne très +spirituelle et distinguée, qui avait beaucoup connu le général +Montholon, m'avait dit: Savoir vivre et instruction, voilà ce qu'avec +beaucoup d'affabilité on trouve chez M. de Montholon, qui venait alors +d'être nommé chambellan. J'étais d'accord avec madame Hé...al sur le +brillant mérite de M. de Montholon, mais lorsqu'il vint à Fontainebleau +pour s'attacher à la fortune de l'Empereur, il conquit une place plus +haute dans mon admiration. Enfin l'acte qui déclara Napoléon déchu du +trône, l'armée déliée du serment de fidélité, parut. «Ils ont beau +faire, criaient nos braves, ce serment est _gravé là _;» et ils +frappaient leurs larges poitrines. «Et voilà , à son service, de quoi le +prouver,» et ils mettaient la main sur le sabre. L'agitation était +bouillonnante; on n'entendait que ce cri: «À Paris! marchons sur Paris!» +Aussitôt l'Empereur parut; à son aspect tout rentra dans l'ordre. Oui, +je le répéterai jusqu'à mon dernier soupir, ce fut un grand, un noble +spectacle que celui de Napoléon et de son armée à Fontainebleau, de +cette France armée et encore debout au milieu de la France humiliée et +soumise. Je courais au milieu des groupes; je voyais, j'entendais tout, +et tout était admirable de courage et de dévouement. + +Ce jour même, au moment où j'allais rentrer pour écrire à Regnault, +j'aperçus la dame allemande que j'avais vue souvent chez lui; je crus +voir qu'elle voulait m'éviter. Je voulus qu'elle sût que je l'avais +remarquée. Je me persuadais qu'elle avait fait comme la plupart des +fonctionnaires civils et militaires, des employés et des courtisans, qui +n'avaient pas même attendu le départ de celui qu'ils avaient si +long-temps déifié, pour endosser les livrées du pouvoir nouveau. Je me +trompais complétement; cette dame venait apporter d'importantes +nouvelles; elle cherchait le général Fezenzac. «L'Empereur, disait-elle, +avait gagné la cause de la régence. Alexandre avait cédé à l'éloquence +d'un homme honoré de son estime. Hélas! le duc de Vicence avait tout +obtenu; mais le général Dessoles a tout gâté; il déteste l'Empereur, et +il paraît qu'un ennemi plaide toujours mieux qu'un ami. Alexandre n'a +pas été fâché de satisfaire son orgueil en humiliant Napoléon: il ne +réussira que trop; car si vous saviez combien de gens j'ai déjà vus à +Paris, qui étaient plus que dévoués encore, au 1er avril, à la dynastie +de Napoléon, et qui ont voulu me persuader, à moi qui sais tant de +peccadilles politiques, qu'ils ont toujours chéri les princes légitimes +et attendu leur retour! + +«--Du moins, lui répondis-je, si l'Empereur peut oublier toutes les +ingratitudes à l'aspect de ses aigles que baise encore avec fureur son +armée! Jamais peut-être les soldats ne l'ont exalté autant que depuis +qu'il est déchu du trône.» + +Cette dame, dont toutes les minutes avaient toujours un but, s'était +chargée d'un billet de Regnault pour moi[11]. Il me demandait sur les +maréchaux des détails que j'aurais pu lui donner, mais que je ne crus +pas du tout de ma compétence. Que fera Ney? de quel avis restera-t-il? +Voilà les phrases que je me rappelle parfaitement. J'aurais voulu +répondre, mais c'eût été accepter la mission, et je n'en voulus jamais +que de mon cÅ“ur et de ma très indépendante volonté. La dame allemande, +dévouée aux hauts intérêts politiques, voulut me prouver que j'avais +tort; mais je lui prouvai le contraire en deux mots, et il n'en fut plus +question. Lorsque je la revis sur les terres de l'exil, elle me dit: +«Ah! vous aviez raison; que n'ai-je pensé comme vous, je n'aurais pas +mérité le mépris de l'homme pour qui j'aurais donné ma vie!» Son +touchant repentir lui valut alors tout mon intérêt, et je m'applaudirai +toujours d'avoir pu lui en donner d'utiles preuves. Il était question +dans la lettre de Regnault du général Dessoles, cet ami fidèle du +général Moreau. N'ayant jamais eu de relations intimes avec ce général, +et me le rappelant même à peine, je répondis simplement de souvenir: +Certes Dessoles a trop aimé Moreau pour pouvoir beaucoup aimer +Napoléon.» La nuit, le duc de Vicence arriva à Fontainebleau; personne +ne dormait dans ce moment-là . Ma belle Allemande partit pour Essonne. Le +résultat de l'arrivée du duc de Vicence fut la nomination de deux +nouveaux plénipotentiaires, dont l'un était Ney, et l'autre Marmont. +Avec quelle joie on apprit cette nomination qui adjoignait deux braves à +l'ami le plus fidèle! Cependant il prit une inspiration à l'Empereur qui +prouva encore mieux toute sa confiance et sa sécurité dans ses +maréchaux: Macdonald venait d'arriver de Troyes avec son corps d'armée, +et cela fit changer la nomination. Ce fut la grande facilité de +communiquer de Paris avec l'armée qui influa beaucoup dans ces critiques +momens. L'Empereur, instruit de tout, craignait les intrigues, les +trahisons; il ne craignait pas assez d'autres sentimens moins coupables, +mais non moins funestes à sa fortune, le découragement et le besoin du +repos pour les chefs. Macdonald fut nommé avec Ney, pour aller à Paris. +Je vis Ney une minute; il disait qu'on avait eu une peine incroyable à +en finir pour les formes; que l'étiquette avait survécu à l'adversité; +que Napoléon y avait mis une taquinerie de détails insupportable. Je +trouvai cette susceptibilité très naturelle dans un homme abattu. Je le +dis au maréchal. Il me répondit en souriant:«Je crois qu'il ne nous a +donné notre mission que pour la forme; il fomente quelque projet; qui +sait comment tout finira? + +«--Par chasser les Cosaques et compagnie, j'espère... + +«--_Ainsi soit-il_,» répondit-il, et il me quitta. + +Trois heures après, en rôdant près du château, j'aperçus Auv..., +capitaine de la garde; il me parut si joyeux que je ne pus m'empêcher de +lui en demander la cause. «Nous ne resterons pas ici les bras croisés, +me dit-il; l'Empereur a paru céder, mais nous savons le dessous des +cartes. Pendant qu'on perdra du temps là -bas à griffonner et à bavarder, +nous l'emploirons bien. Dans une heure les ordres parleront. Tout est +organisé, le plan de campagne est facile: vaincre ou mourir! Nous voyons +bien la mine de quelques supérieurs, mais ils n'oseront répudier tant +d'années de gloire. Qui d'entre eux oserait devenir infidèle au camarade +d'Austerlitz?» En me disant cela, je vis, au ton seul, que celui qui +parlait était à cette bataille; je le lui dis. «Oui, j'y ai gagné ma +croix et mon grade, et ma vie est à celui qui nous fit vaincre...» Un +mot énergique à l'appui, et un geste qui indiquait un attendrissement +qui dans ces yeux-là n'était pas faiblesse, me firent attacher beaucoup +de prix aux nouvelles que le capitaine Auv... continua de me donner. +Mais toutes ces espérances de l'armée la plus brave, la plus dévouée, +allaient s'évanouir. Ney était parti le 4; les troupes venaient de +recevoir un ordre de marche pour Moulignon. J'étais décidée à suivre le +premier bataillon; dans le même moment, je reçois un petit chiffon de +papier d'une paysanne; il contenait ces mots écrits au crayon: «_J'ai +été à Chevilly, on y est charmé de l'élève de Bonaparte_.» Je voulus +payer la paysanne; impossible de la retrouver. Ma tête tourna; j'aurais +préféré une canonnade à l'effroi qui s'empara de moi. Que dire? qui +nommer? comment justifier cet envoi et qu'en penser moi-même? Abominable +intrigante! fut ma première réflexion; l'autre, la nécessité de +consulter Ney: il va jurer, crier; n'importe, il faut qu'il le sache, et +me voilà à cheval sur la route de Chevilly. + +«Ce billet, disais-je, n'est et ne peut venir que d'une dame allemande +que le gouvernement emploie depuis 1804; elle était à Fontainebleau il y +a trois jours; Regnault la sait par cÅ“ur et en répond.» Au moment où +j'arrivais en vue du château, je vis à une grande distance les +plénipotentiaires au grand train de poste filer sur Paris. Galopper +après ne m'eût pas effrayée; mais Ney n'était pas seul, et je savais +trop comment il aurait reçu un trait de zèle qui dévoilait ce qu'il +avait tant à cÅ“ur de cacher; zèle qui de plus exigeait encore des +préambules justificatifs. Je me contentai de garder l'avis; je ne voulus +plus risquer de m'arrêter à Chevilly, que j'avais dépassé d'une lieue, +et retournai à Fontainebleau où j'arrivai fort tard. Tout y était à la +guerre; tout ceux que je vis, et j'ose en appeler au témoignage du brave +général Gourgaud, l'Empereur ne songeait point à tenir l'abdication. Il +était bien résolu à tenter encore le sort des combats, son élément +véritable, et il pouvait se promettre la victoire peut-être, car ce qui +restait de l'armée valait quatre fois son nombre. Le 5 avril, à six +heures du matin, je courais déjà sur la route de Paris. J'y rencontrai +un officier, ami intime du colonel Fabvier; il était pâle à faire peur. +Il me conta ce qui s'était passé au corps d'armée de Marmont. Cet +officier était comme fou; il disait des choses que je ne veux ni dois +répéter; je décris ce que j'ai vu, mais n'écris point l'histoire ni +toutes ses cruelles vérités. Lorsque l'Empereur envoya le général +Gourgaud à Essonne pour inviter le maréchal Marmont et le général Souham +à dîner, il savait qu'ils n'étaient plus disposés à la guerre; Ney +m'avait dit déjà : «Cette course sur Paris a tout gâté, tout perdu.» + +On ne peut se figurer l'agitation furibonde des troupes de +Fontainebleau. À la nouvelle de l'armistice de Versailles, beaucoup +d'officiers coururent risque de la vie, les soldats ne comprenant pas la +haute politique comme les dignitaires. + +Paris ne fut sauvé que par la magnanimité de Napoléon, qui eut encore +pitié de sa capitale qui l'abandonnait. L'Empereur avait donné des +ordres au général Belliard, que je vis partir pour Essonne. Il avait été +fait un ordre du jour par le maréchal Marmont, dont j'ai retenu quelques +passages que les soldats répétaient les uns aux autres avec un accent +impossible à décrire: _L'espace de terrain garanti à Buonaparte, +circonscrit au choix des alliés_. Le 6, au soir, Ney me fit dire de +partir pour Paris. Je n'en fis rien; il devait, rester encore... Mais je +me cachai mieux et de façon à savoir tout ce qui se passait au palais. +Un hasard heureux de mes relations multipliées à l'infini dans tous les +pays avec des personnes de toutes les classes, me fit rencontrer à +Fontainebleau, sous les livrées de la domesticité, au dernier domicile +impérial de Napoléon, une ame généreuse et noble, dont le dévouement et +la courageuse fidélité honoreraient les classes les plus élevées de la +société; Henriette n'était que simple servante de basse-cour; elle est +aujourd'hui retournée dans son pays, près de ses vieux parens dont elle +est le soutien; je ne puis me refuser de placer, au milieu de ces +tristes vérités, quelques détails moins sombres d'une vie obscure, mais +vouée depuis son aurore à toutes les plus touchantes vertus qui puissent +honorer notre sexe. + + + + +CHAPITRE CXXVIII. + +Henriette.--Dernière revue de l'Empereur.--L'adieu des aigles.--Quelques +détails de l'intérieur du Palais. + + +Je me voulais bien tenir cachée à Fontainebleau, et je fus ravie de +trouver l'occasion de le faire sans manquer celle de tout savoir, grâces +à une servante qui m'avait donné asile au château. Henriette avait +vingt-six ans; c'était une brune d'un teint admirable; une bouche +charmante, un regard doux et voilé, un maintien décent, faisaient de +cette fille de basse-cour une femme peu ordinaire, et à peine m'eut-elle +répondu, que j'avais reconnu la nièce de M. Devranne, honnête marchand +de Nice, chez lequel j'avais logé deux fois. Ce M. Devranne se disait +parent du maréchal Masséna et était si fier de cette glorieuse parenté +que, lorsqu'il sut que j'avais eu des relations d'amitié avec son +illustre parent, j'en aurais, je crois, obtenu tous les services. + +Je veux dire ce que j'appris de cette Henriette, victime d'un premier +amour, au sein de la famille de celui qu'elle pleurait, et que je +retrouvai à Fontainebleau dans la dernière classe de domesticité, mais +honorant toujours par sa conduite le souvenir de celui qu'elle avait +uniquement aimé, et se trouvant consolée de ses obscures fonctions, +puisqu'elles l'attachaient au service du chef que le jeune Devranne +avait suivi tant de fois dans le chemin de la gloire. Jules Devranne fit +ses premières campagnes sous Napoléon; il fut blessé à dix-neuf ans dans +un de ces combats immortels où l'armée française était suspendue à la +cime des Alpes, pour les défendre contre l'ennemi. Le grade de sergent +lui fut donné par Masséna, qui les avait tous gagnés sur le champ de +bataille, et qui ne connaissait d'autres recommandations que la bravoure +et la discipline; aussi, comme Jules fut heureux! On l'est d'un premier +grade comme d'un premier amour; mais une grave blessure l'éloigna du +service. De retour dans sa famille, le jeune blessé y trouva Henriette, +fille unique d'honnêtes artisans. Objet de toute leur tendresse et mieux +élevée qu'on ne l'est d'ordinaire dans cette condition, Henriette avait +à peine quinze ans. Elle était si prévenante pour le jeune blessé, qu'il +ne put défendre son cÅ“ur, si passionné pour la gloire, contre le pouvoir +de la beauté. Jules, pour faire quelques pas, avait besoin d'un faible +appui, et aucun ne lui était agréable comme le bras de la jeune fille. +Les parens du blessé possédaient au faubourg de Nice une de ces maisons +charmantes où les riches Anglais vont adoucir leur _spleen_, sous les +allées embaumées de l'oranger; on y conduisit Jules; Henriette lui fut +donnée pour garde. Le blessé ne soupirait plus pour le retour de sa +santé que pour la consacrer à embellir les jours de son amie. Jules +l'aimait déjà et osait le dire; Henriette le lui rendait en silence. + +Un jour, la solitude et l'amour mirent Jules dans cet état d'exaltation +qui ne permet plus de calculer ni passé ni avenir, ou plutôt qui +renferme l'espace et le temps dans une minute. Henriette, effrayée des +transports de Jules, le supplia à genoux d'avoir pitié d'elle: «Ne +m'enlevez pas ce long bonheur que j'espère devoir à votre estime;» et +suffoquée, attendrie, la jeune fille posa sa tête innocente sur les +genoux de celui qui aurait dû la protéger, et... qui la perdit. Le +réveil fut affreux. Henriette s'enfuit. Jules, désespéré, avoua tout à +ses parens. On parvint à calmer ceux d'Henriette, et tous se réunirent +pour la retrouver et la rappeler près de celui qui, l'ayant offensée en +l'adorant, et sentant sa vie s'éteindre, ne formait plus d'autre vÅ“u que +de lui donner son nom pour la sauver d'une honte si peu méritée. On +découvrit Henriette au Puget, dans la chaumière d'un pâtre des +montagnes. On eut beaucoup de peine à ramener Henriette, qui osait à +peine lever les yeux sur ses parens. «Laissez-moi ici, leur disait-elle; +ici du moins on ne sait point ma chute.--Il meurt s'il ne vous revoit.» +Henriette céda; et lorsqu'amenée près du lit où gisait son amant, elle +lui dévoua de nouveau sa vie. Jules supplia sa famille de hâter les +préparatifs d'une union qu'il désirait d'autant plus ardemment, que la +pauvre Henriette venait de lui avouer qu'elle portait dans son sein le +fruit de leur égarement. Tout se prépara: les deux familles comprenaient +toute la délicatesse d'une telle position. On était à la plus belle +époque de l'année, au printemps, si délicieux surtout sous le beau ciel +de Nice. Les fêtes d'une union désirée, les modestes fêtes d'un bonheur +obscur se préparaient. Assis sous un berceau de lilas en fleurs, +pressant dans ses bras affaiblis la bonne et tendre Henriette, la +nommant sa compagne chérie, Jules se livrait à un enthousiasme de +souvenirs plus vif peut-être que leur réalité même. Il racontait la +gloire de nos armées: «Henriette, disait-il, si tu me donnes un fils, il +ira prendre ma place sur les champs de bataille qu'il m'a fallu quitter; +il aura pour parrain le chef vaillant qui me donna mon grade. Je te +conduirai à Paris pour voir le maréchal Masséna, _l'Enfant chéri de la +Victoire_.--Et l'Empereur, disait Henriette se laissant gagner à +l'orgueil de la gloire, le verrai-je, lui?» Jules la pressa contre son +sein. Ils continuèrent leurs doux rêves; ils étaient heureux de toute +une vie d'amour. Les parens, joyeusement réunis, souriaient à leurs +espérances. Le lendemain, la cloche qui devait annoncer la messe +nuptiale sonna pour l'agonie et la mort de Jules, qui succomba le jour +même sur le sein de la pauvre Henriette... La même nuit, Henriette donna +le jour à un fils, qui ne survécut que peu d'heures à son malheureux +père. La famille Devranne, fidèle au vÅ“u que Jules avait formé, regarda +Henriette comme sa fille, et deux années se passèrent dans un deuil +commun. Le père de celle-ci mourut; sa mère, très âgée, perdit une +partie de sa fortune, plaça le reste sur la tête de sa fille, et crut +doucement finir ses jours entre elle et les parens de Jules; mais en peu +de mois une banqueroute vint réduire la famille tout entière au +dénuement. + +Henriette partagea le pain de son travail avec la famille de son cÅ“ur. +Pour se consoler de tant de misères, on parlait de celui qu'on avait +perdu. Henriette, assise toujours à la place qu'il avait occupée, disait +souvent: «Mon bon père est déjà avec Jules; bientôt je vous y +devancerai; j'irai là haut prier avec eux pour vous.» Ces sombres +pensées étaient le seul chagrin que la pauvre Henriette donnât aux +siens. Le frère de Jules ne put supporter la perte de sa fortune; il +languit quelque temps, et mourut en recommandant Henriette et sa mère à +sa femme. La belle-sÅ“ur de Jules ne fut pas une veuve inconsolable; +contractant de nouveaux liens, ils firent taire l'ancienne amitié; et +Henriette, fière et sensible, ne trouvant plus les larmes fraternelles +qui répondaient aux regrets de son amour, se retira avec sa mère d'une +famille où elles étaient devenues étrangères. L'âge et les infirmités de +sa mère ayant augmenté, le malheur de cette pauvre Henriette fut porté à +son comble; elle se résigna à se placer comme femme de chambre, pour +consacrer son salaire à donner quelque secours à sa mère. La maîtresse +d'Henriette l'amena à Paris à de très avantageuses conditions; elle +plaça sa mère dans une excellente pension, et partit bénie par celle qui +lui avait donné le jour. «Ce qui m'a porté bonheur, disait la bonne +Henriette, car la place que j'occupe ici est une place de mon choix; la +maîtresse que j'avais est une amie de la reine Hortense. Je me fatiguais +de ce service de Paris; j'avais besoin d'air, de liberté pour pleurer. +Ma maîtresse me trouvait trop triste; mais comme elle est bonne et +juste, elle n'en assura pas moins mon sort en me plaçant à sa maison de +campagne. Elle me dit un jour que j'allais être au service de +l'Empereur: «Ah! comme fille de basse-cour; est-ce qu'un empereur en a +besoin?» Ma maîtresse me fit parler à la reine Hortense, et huit jours +après je fus envoyée et installée. Ma mère est venue me rejoindre et s'y +est entièrement rétablie. Il y a deux mois, un cousin germain, en +mourant, lui a légué 1500 francs de rente, réversibles sur moi à la mort +de ma mère. Elle est partie pour recueillir son héritage; elle voulait +que je quittasse tout pour venir jouir de cette fortune. Hélas! je ne +sais quoi me pèse sur le cÅ“ur; mais cette fortune ne me sourit point: +d'ailleurs; ce qui se passe, le malheur qui menace l'Empereur, me donne +un chagrin, Madame, dont un million ne me consolerait pas. La reine +Hortense, aussi bonne que belle, m'a témoigné de l'intérêt, et je vous +avoue que si cela tourne plus mal et si l'Empereur s'en va, je +demanderai à suivre la reine Hortense. Le malheur de ceux qui m'ont fait +du bien me navre plus que ce que j'ai déjà éprouvé moi-même.» À cet élan +j'embrassai la pauvre Henriette. + +«Je ne vous aurais pas reconnue sous ce costume, Madame, continua +l'excellente fille. Quoique vous soyez bien en femme, en homme vous avez +l'air de dix ans plus jeune; puis, c'est tout-à -fait autre chose. Mon +Dieu! vous qui voyez les généraux, croyez-vous que cela va mal finir?» + +Napoléon était encore Empereur pour tout le monde. Là , dans les +galeries, dans les salons du château, de la ville, on accourait pour se +presser autour de lui; mais la véritable fidélité, le zèle pur et le +dévouement enthousiaste n'existaient plus cependant qu'au milieu du +foyer militaire dont il était entouré. Henriette me montra un petit +escalier au-dessus des remises d'une des cours intérieures, et me dit +que je pouvais m'y tenir en toute sûreté. J'eus une forte tentation de +m'habiller de sa toilette de paysanne; mais persuadée qu'en cas de +quelque alerte je me tirerais mieux d'affaire avec mon vêtement de +guerre, je renonçai à cette idée, et courus me glisser dans un coin, où +aucun des bruits qui circulaient ne pouvait m'échapper. + +Un officier d'état-major m'aperçut. Je lisais sur son visage +l'inquiétude d'une grande douleur. Je ne me cachai plus de lui. «Je suis +ici en contrebande, lui dis-je; ne dites pas au maréchal Ney que vous +m'avez vue; je ne saurais respirer sans savoir ce que cela va devenir. + +«--C'est tout su, me répondit-il d'un ton chagrin; tout est fini. Un +corps d'armée nous manque; l'Empereur est par là à la discrétion des +souverains alliés. Ils n'ont osé risquer une bataille avec leurs +innombrables masses contre les cinquante mille braves de Napoléon; mais +ils ont travaillé à moindres frais. Ney est revenu; il est en ce moment +avec l'Empereur, qui m'a paru admirable depuis qu'il voit enfin toute +son infortune; il m'a donné des ordres avec une tranquillité, un +sang-froid, qu'il aurait à peine s'il était heureux. Nous allons avoir +une revue, et cependant il est décidé à abdiquer; je le sais du duc de +Vicence, qui ne cache rien, pas même le malheur. + +«--Comment! une revue ici? + +«--Oui, dans la grande cour; et elle sera superbe, car jamais Napoléon +n'a été plus cher à l'armée. + +«--Ney y sera? + +«--Certainement. Ney m'a étonné et surpris: il est persuadé, de nous à +nous, que l'abdication peut seule sauver la France des horreurs de la +guerre civile... Est-ce que vous voudriez parler à l'Empereur, me dit +l'officier? + +«--Non pas à présent, car mon émotion me ferait jouer un sot rôle. La +comparaison que je pourrais faire avec le passé me serait trop cruelle, +et je ne pourrais la supporter; mais s'il y a une revue, venez me +prendre et placez-moi dans les rangs de derrière, je parviendrai bien à +voir sans qu'on m'aperçoive; me le promettez-vous? + +«--Oui.» Et il tint parole. + +Je la vis cette revue; et je peux l'assurer, jamais dans les plus beaux +jours de l'Empire les transports d'un pareil enthousiasme, d'un pareil +délire, n'éclatèrent: on voyait de grosses larmes tomber sur les +moustaches des plus vieux grenadiers. Le groupe des maréchaux qui +reconduisait l'Empereur dans ses appartemens après la revue, passa trois +fois si près de moi, que je cachai ma tête derrière l'épaule d'un +grenadier, dans la crainte que Ney ne m'aperçût. Je reconnus Berthier, +Lefebvre, Macdonald, Oudinot, Ney, le grand maréchal Bertrand, les ducs +de Vicence et de Bassano; les trois dernières figures exprimaient une +certaine joie, dans une si grande douleur, des cris d'amour avec +lesquels les troupes avaient accueilli l'Empereur; Ney avait l'air +sombre, Lefebvre accablé; Oudinot et Macdonald paraissaient plus calmes, +de cette tranquillité que donne en tout un parti pris; leur maintien +dénotait comme une impatience d'en finir. «Quatre armées, disait-on dans +les rangs, cernent le camp de Fontainebleau; les Russes sont entre +Essonne et Paris, à Montereau, à Melun. Que l'ennemi soit où il voudra, +criaient les soldats, que l'Empereur dise un mot et les alliés peuvent +encore être écrasés; ils auront Paris à dos, et le canon des braves ne +sera pas un vain appel pour une population où vit encore l'énergie du +nom français.» Toutes ces choses se répétaient du colonel au lieutenant, +du lieutenant aux sous-officiers, et d'eux au simple soldat. L'Empereur +proposa à peu près tout cela aux maréchaux, mais sa voix se perdit dans +les salons du château; son écho véritable, alors, était dans le cÅ“ur de +ses soldats. J'aurai plus tard à dire ce qui se passa dans les premiers, +et surtout dans cette entrevue de Ney avec Napoléon, qui a été si +diversement rapportée, et si peu véridiquement. + +Les maréchaux étaient repartis porteurs de l'acte d'abdication. J'avais +quitté mon observatoire, et je me promenais avec l'aide de camp devant +le château, lorsque tout à coup nous voyons une calèche allemande +escortée franchir la grille; il en descend un officier russe: aussitôt +il est introduit. On sut qu'on avait répandu le bruit que l'Empereur +avait quitté Fontainebleau et qu'il partait par la route de la +Bourgogne; le chef d'état-major assura que c'était le général ***, +attaché à la maison de l'Empereur, qui avait inventé de se rendre +agréable par cette petite dénonciation ridicule et odieuse contre son +chef et son bienfaiteur. J'ai promis de ne point nommer les personnes +dont j'aurais eu à me plaindre, ni celles que je méprise, et je tiens +parole pour les dernières, en ne donnant pas même l'initiale du général +français qui donna cet avis au commandant des avant-postes russes. Oh! +l'odieuse chose que l'ingratitude, surtout lorsqu'elle accable un grand +homme, de complicité avec la Fortune! Une noble et touchante récompense +attendait l'objet de tant de sentimens contraires. Le départ de +l'Empereur, l'adieu aux aigles, a dû bien souvent sur l'affreux rocher +de Sainte-Hélène lui être une glorieuse consolation, et sans doute +aussi, hélas!... un douloureux remords. Il faudrait un autre pinceau que +celui d'une femme, pour reproduire cette grande page historique. Mais +avant, il se passa une scène cruelle dans l'intérieur du château, et qui +a été bien contradictoirement racontée. + +L'entresol, dans une des cours où Henriette m'avait logée, était assez +près pour que nul mouvement ne se passât, sans que je l'entendisse. Le +duc de Vicence et Macdonald revinrent seuls de Paris dans la journée du +12 avril; tout le monde faisait des commentaires. J'avais déjeûné avec +l'aide de camp, qui m'avait prise en affection militaire: «L'Empereur +travaille sans relâche, me disait-il; le secrétaire d'État fait des +expéditions continuelles; l'armée du maréchal Soult s'avance; on pourra +opérer une jonction avec le corps du maréchal Suchet, qui revient +également d'Espagne; l'Empereur a tout pesé; il va se passer de grandes +choses.» Sur ces entrefaites, les soldats raisonnaient déjà de la sorte: +«L'Empereur a tiré son plan: bientôt nous n'entendrons plus d'ici les +cris du _qui vive_ russe se croiser avec celui de nos sentinelles.» +Effectivement, dans le silence de la nuit, l'écho renvoyait les sons +discordans des vedettes étrangères qui cernaient le camp français. + +Je m'étais couchée fort tard et jetée tout habillée sur le lit; +Henriette dormait sur une chaise; tout était silencieux dans le château. +Que de réflexions m'assaillirent! de quelles brillantes fêtes ces murs +avaient répété les éclats! Et aujourd'hui cette impériale demeure sert +de prison au maître des rois, devenu leur captif! Que sont les grandeurs +et qu'est le génie lui-même! + +Ces tristes réflexions firent place à une extrême surprise; je vis tout +à coup de nombreuses lumières; quelques personnes de service allaient et +venaient; on entendait comme un flux et reflux de monde au château. Il +était à peine trois heures; un homme à cheval sortit de la cour d'un +trot pressé. Henriette avait regardé; elle pouvait aller et venir, et +elle accourut me dire que c'était un des chirurgiens de l'Empereur. À ce +mot, je frémis de terreur; je venais de penser à un crime affreux commis +dans ce séjour à une époque bien éloignée, et mon esprit me fit voir la +possibilité d'un forfait politique contre la vie de celui dont l'ombre +serait moins formidable. On ne sut rien le lendemain; mais ayant +pénétré, par un dégagement, sous prétexte de parler à un valet de la +chambre de l'Empereur, j'aperçus M. de Turenne, maître de la garde-robe, +dans une étrange agitation, et j'entendis le mot d'_empoisonnement_, +deux fois distinctement répété. Je ne connaissais pas la personne à qui +il parlait... J'aurais donné dix années de ma vie pour savoir +entièrement tout; mais je n'osais me montrer. Heureusement le général +Bertrand vint parler à un officier; sa figure tranquille m'était la plus +forte garantie qu'il n'y avait aucun danger à redouter pour l'Empereur. +Je n'eus plus que la crainte de m'être avancée là dans un moment pareil. +Le mameluck Roustan, soit bêtise, soit ingratitude, fut celui qui +accrédita le bruit que l'Empereur avait cherché à se procurer du +charbon, et après à se brûler la cervelle. C'est donner un côté faible à +Napoléon, que de lui prêter l'idée d'un suicide sans noblesse; s'il y +eût pensé, il eût tranché sa destinée comme Caton, sans préparatifs, +dans toute la simplicité d'un ferme vouloir. Le matin, vers neuf heures, +quand ces bruits du palais circulèrent dans les rangs des véritables +amis de Napoléon, des grenadiers de sa garde, j'eus un moment la crainte +d'une insurrection. Henriette vint me dire: «Mon dieu! j'ai entendu +parler de poison; les grenadiers répètent que ce sont les alliés qui ont +fait un pareil coup; si l'Empereur ne se montre, il y aura du bruit. +Nous n'y pouvons rien, Madame, et je voudrais bien ne pas y être.» Je +rassurai la pauvre Henriette, et j'allai déjeûner auprès de la grille: +là je pus me convaincre que sa terreur n'avait rien exagéré. Je me +garderai de retracer tout ce qui me fut dit, quoique chaque mot fût un +éloge pour les braves qui les proférèrent. + +Les mauvaises nouvelles arrivent toujours vite: aussi apprit-on bientôt +les adhésions au gouvernement provisoire, les proclamations. Parmi +celles qui choquèrent le soldat, fut la proclamation que le maréchal +Augereau fit après son armistice avec Hesse-Hombourg. «Ah! disait un de +ces vieux soldats de Marengo et de Lodi, comment peut-on maltraiter +notre chef! Ah! parlez-moi du brave général Montholon! voilà un brave +dévoué.» J'avais reçu deux lettres très pressantes, même une espèce +d'ordre de revenir à Paris; mais outre que j'avais contracté l'habitude +de faire à ma tête, j'avais encore pris la résolution de ne quitter +Fontainebleau qu'après décision du tout. J'avais cru voir Ney très calme +sur le cruel événement qui se préparait, et je rêvais à trouver moyen de +me glisser inaperçue parmi le petit nombre de cÅ“urs dévoués qui se +groupaient autour de l'illustre proscrit; mais tout prit une si sombre +couleur, que le moment du départ arriva sans que j'eusse pu même penser +à demander à être comprise dans la suite de Napoléon. Enfin, le 20 +avril, la garde fut rangée dans les cours du château... La peinture a +rendu le coup d'Å“il de cette scène; elle en a fidèlement représenté les +acteurs... Mais quelle plume peut peindre jamais l'expression du morne +désespoir qui régnait sur les visages de ces vieux compagnons d'une +immortelle gloire!... Ils ne fixaient point leurs regards sur le chef +adoré comme aux beaux jours des batailles: ils les baissaient vers la +terre comme s'ils avaient voulu y cacher leurs souvenirs et leurs +regrets. L'Empereur était pâle; sa voix était altérée; lorsque dans son +discours il dit: «Quelques uns de mes généraux ont manqué à leurs +devoirs...» un léger bruit, semblable au retentissement des armes, se +fit entendre; un regard rapide de Napoléon sur le général Petit et sur +le premier rang de sa garde me prouva qu'il avait compris l'involontaire +frémissement de ces hommes si dévoués. Il régnait un silence solennel et +attendrissant; l'Empereur versa des larmes; j'en vis couler de ses +nobles yeux. Lorsque Napoléon embrassa le général Petit, il y eut une +minute comme de religion, si je puis dire; les grenadiers pressèrent +leur arme contre leur poitrine; on entendit un murmure de la troupe +fidèle; le porte-étendard, qui se trouvait près de lui, perdit +contenance au point de sangloter. Je ne saurais dire ce que j'éprouvais, +mais je puis avouer que, si je n'eusse été clouée à ma place par l'excès +de mon émotion, je serais tombée aux pieds du héros objet de si nobles +douleurs, et je l'aurais supplié d'accepter le dévouement de ce qui me +restait de jours; oui, dans ce moment, Ney même était oublié; à lui, du +moins, que de consolations restaient! sa femme, ses fils, ses titres +même, si on doit les compter dans le bonheur... L'Empereur, au +contraire, quittait la France, descendait d'un trône, et de quel trône! +On lui enlevait sa royale compagne, son fils chéri; il n'emportait que +le poids de toutes les ingratitudes dont les derniers jours de sa +puissance avaient été surchargés. + +Le général Bertrand monta en voiture avec l'Empereur. On leur avait +donné une escorte étrangère. Je rentrai à la petite chambre d'Henriette; +je la trouvai toute prête à gronder; elle avait fait ses arrangemens, +et, deux heures après, nous étions en voiture sur la route de Paris. +Nous eûmes à essuyer toutes sortes d'ennuis à la barrière; on nous fit +descendre et on me demanda mon passeport, toujours en règle dans mon +porte-feuille. «D'où venez-vous? + +«--De Fontainebleau. + +«--Étiez-vous attachée à Napoléon? + +«--De cÅ“ur, mais non de service. + +«--Et vous le dites? + +«--Pourquoi pas? + +«--Et vous (à Henriette)?--J'étais à la lingerie, et pour surveiller les +femmes des basses-cours. + +«--Où allez-vous? + +«--À Paris, vous le voyez bien. + +«--Mais votre domicile? + +«--Il est sur le passeport que vous tenez. + +«--C'est bien, vous pouvez aller.» + +Nous profitâmes de la liberté. Je fis descendre mon léger bagage et +celui de Henriette, que je conduisis hôtel du Bouloi, d'où elle partit +pour Nice peu de jours après. Je rendrai compte, dans un autre chapitre, +de ma première entrevue avec le maréchal Ney. + + + + +CHAPITRE CXXIX. + +Retour à Paris (23 avril 1814).--Ney.--Regnault de +Saint-Jean-d'Angely.--Le colonel Morla. + + +J'avais le cÅ“ur oppressé. Témoin des grandes scènes de Fontainebleau, +ayant vu de mes yeux le trône disparaître sous les pieds de Napoléon, +j'avais peine à croire à la réalité de tant de catastrophes. Paris me +faisait mal à voir; je courais partout, et nulle part je ne trouvais de +compensation à mes regrets. Je fis cependant une rencontre qui me causa +quelque joie: j'avais connu un Espagnol nommé Morla, en 1808, lors de +l'invasion en Espagne; plus tard je l'avais vu à Paris, et plus +particulièrement par mes relations avec Regnault. Morla était un homme +d'un grand caractère; il avait été capitaine-général de l'Andalousie et +membre du conseil d'État sous le roi Joseph: il eut à se plaindre de la +sévérité de l'Empereur, et le voyant, je dus croire qu'il se montrerait +joyeux des événemens qui se passaient. Je me trompais. Cet homme fier et +généreux en savait plus long et en voulait plus que moi. «Je crains pour +la vie de Napoléon, me dit-il aux premiers mots de reconnaissance. La +haine a préparé d'affreuses embûches, et il y tombera. Ah! pourquoi +a-t-il refusé le brave Montholon? C'était le fer à la main que Napoléon +eût dû quitter la France; il eût dû se rallier au corps d'armée de Soult +et de Suchet. Il avait encore de la sorte 100,000 hommes, et encore de +pareils soldats comptent double.» Les illustres disgrâces excitent une +pitié enthousiaste, disposent surtout à un subit attachement pour ceux +qui partagent nos opinions. Je vis plusieurs fois le général Morla, et +chaque fois j'eus à admirer la noble part qu'il prenait au malheur d'un +souverain dont il eut peut-être à se plaindre, et qu'en 1814 il était +beaucoup plus profitable de dénigrer que d'exalter. Regnault faisait +grand cas du général Morla; mais il m'engagea à le voir peu, ou du moins +secrètement. Je trouvai le conseil un peu pusillanime, et je l'avouai à +Regnault. «Cela est prudent, me répondit-il; croyez-moi.» + +Je connaissais quelqu'un près du jardin Turc. Je m'acheminais tristement +de ce côté, lorsque je vois une calèche de voyage arrêtée, et un +voyageur me faire signe; j'approche, c'était le général Morla. «Montez +jusqu'à la barrière, me dit-il, j'ai à vous parler;» et me voilà en +poste. «Ne m'enlevez pas, général, j'ai besoin de rester à Paris.» + +«--Ne le craignez pas, belle dame, car j'ai aussi besoin que vous y +restiez. Je n'ai pu rencontrer ni Regnault ni Macdonald; vous verrez le +premier, chargez-vous de cela;» et il me donna un fort paquet sous +enveloppe. Nous étions au haut de la rue de Richelieu. «Descendez-moi, +lui dis-je, votre commission sera plus tôt remplie. + +«--Il n'est pas à Paris, sans cela je l'eusse faite moi-même. Vous avez +raison. J'ai la tête brûlante. Pourvu que l'on soit arrivé assez tôt. + +«--Qui? + +«--Un courrier qui doit avertir l'Empereur qu'on le guette pour +l'assassiner. Je suis sa trace; je ne reviendrai que lorsqu'il sera +embarqué. J'ai entendu ce propos atroce: «Oh! il y a de bons enfans qui +attendent le _malin_; il y aura du guignon s'il échappe à Saint-Raphan.» +J'ai recueilli d'autres détails; j'en fais part au comte dans ma lettre, +ajoutés à ce que je viens de vous dire.» Je regardai l'Espagnol avec +l'admiration que m'inspirait une telle conduite; car le général Morla, +comme je l'ai dit, avait été peu favorable à l'Empereur dans l'éclat de +sa prospérité, et n'en avait reçu que de sévères traitemens. «S'il n'eût +été trahi, je le haïrais peut-être encore,» me répondit-il avec l'accent +le plus noble que j'aie entendu. Après m'être bien fait répéter tout ce +qu'il voulait de moi, je descendis, lui souhaitant heureuse chance. Je +n'entendis parler du général Morla qu'aux premiers jours du mois de mai; +mais je sus qu'il avait vu débarquer Napoléon à Porto-Ferrajo. En 1815, +je vis encore Morla, bien peu avant le 26 mars. C'était un caractère +singulier, mais noble et fier; Regnault en faisait grand cas, et me +parut surtout être extrêmement content du paquet que je lui portai de sa +part. + +Je n'avais pas encore vu le maréchal Ney. Je ne sais quelle vague +crainte de pressentiment me donnait du malaise. J'éprouvais l'impérieux +besoin de lui demander à lui-même ce qu'il avait dit dans sa dernière +entrevue avec l'Empereur, si diversement commentée. On me disait à moi +beaucoup de choses que je ne croyais ni ne voulais croire. J'avais reçu +tous les détails du voyage de Napoléon. Je suis encore en correspondance +avec un ami du général Dalesme, qui commandait à Porto-Ferrajo; et je me +rappelle très bien quelques lignes de cette lettre, qui peignait le +grand caractère que Napoléon avait déployé en prenant possession de la +souveraineté de l'île d'Elbe, et pour ainsi dire du trône de l'exil. +Jamais je n'entendis son éloge aussi souvent répété que depuis qu'il +avait fait, à la seule crainte d'une guerre civile, le sacrifice de son +orgueil de souverain. Enfin, depuis quelques jours à Paris, je provoquai +le souvenir de Ney, et nous nous rencontrâmes. Notre entrevue fut +singulière; nous étions gênés l'un et l'autre. J'avais su la veille que +non seulement Ney conservait, ainsi que les autres maréchaux, tous ses +nobles titres si glorieusement conquis, + + Et gravés par la gloire aux créneaux des murailles; + +mais on assurait qu'il en aurait d'autres, et que sa faveur paraissait +établie auprès des nouveaux maîtres. Cela me paraissait peu probable; +mais dès ses premières paroles je n'eus plus le courage de témoigner les +sentimens de conviction qu'à cet égard j'avais nourris. Malgré tout ce +que j'éprouvais de malaise et tout ce que je voulais conserver d'égards, +je rompis la glace en lui demandant s'il était vrai qu'il eût conseillé +à l'Empereur d'abdiquer. + +«Oui, me répondit-il, et j'ai dû le faire. + +«--Comment, Ney, vous avez dit à Napoléon de ces dures vérités que le +malheur eût dû peut-être adoucir? + +«--Des vérités, oui; mais des vérités dures, nullement. Seulement j'ai +exprimé mon opinion avec toute la franchise de mon caractère. Oui, j'ai +conseillé l'abdication, car avant l'Empereur, ma chère, je voyais la +France. + +«--C'est un grand mot que la France! + +--Ida! + +«--Monsieur le maréchal!...» Nous restâmes dans un silence de part et +d'autre, ressemblant presque à du mécontentement. J'en souffris la +première et je lui dis: «Vous ne me demandez pas ce que j'ai fait à +Fontainebleau: vous êtes bien peu curieux! + +«--Non; mais sachant que vous n'y pouviez rester que dans l'intention de +m'y voir revenir, et ne pouvant vous y écrire, j'ai patiemment attendu +votre retour. + +«--Ah! le droit seul m'a manqué pour suivre l'Empereur à l'île d'Elbe. + +«--S'il en eût été ainsi, nous ne nous serions vraisemblablement plus +vus. + +«--Comment! vous m'en auriez voulu? + +«--Vous en vouloir pour une généreuse pensée! Ida, vous ne le croyez +pas. + +À ces mots, le maréchal avait pris un air qui m'encouragea, et je lui +demandai s'il comptait rester à Paris, où tout prenait un aspect +pacifique; s'il irait à la nouvelle cour. + +«--On ne peut rien assurer, rien prévoir, me répondit-il. Je vous ai +bien des fois exprimé à ce sujet mes opinions: je ne regarde pas les +hommes qui gouvernent, mais mon pays seul. + +«--Ah! vous m'impatientez avec votre pays! Si on choisissait pour +souverain l'empereur du Japon ou Alexandre, cela vous serait donc +indifférent? Tenez, Napoléon vous éleva tous trop haut en vous donnant +des positions trop indépendantes. + +«--Je pense que si quelqu'un peut se plaindre de ce qui est arrivé, +certes ce n'est pas l'Empereur. + +«--Vous croyez?» Nous nous taquinâmes plus d'une heure de cette manière, +et Ney me quitta après un beau sermon sur le besoin de se taire. Une +gêne, un froid extrême avaient pesé sur toutes nos paroles. Le plus doux +charme de notre intimité, la sympathie du même enthousiasme avait +disparu. + +Tout me paraissait triste par cette distance des affections politiques +qui s'était placée entre nous. Nos causeries avaient perdu en quelque +sorte le feu qui naguère les échauffait. + +Ces tristes impressions des sentimens de Ney ressortaient encore +davantage quand je le comparais à quelques autres de nos guerriers, dont +le commerce entretenait en moi le culte du passé. De ce nombre était le +jeune Labédoyère, que je connaissais depuis long-temps. Avec lui je +pouvais m'abandonner à l'expression de toutes mes illusions passées, car +elles étaient les siennes. Il était difficile de voir un homme plus +accompli que ce brillant officier: bravoure, talens, avantages +extérieurs, Charles de Labédoyère réunissait tout, et ce tout était +animé des plus vives qualités du cÅ“ur. Mes sentimens s'arrêtèrent à la +bienveillance réciproque d'une noble amitié; mais la mort, qui termina +la carrière déjà si glorieuse de Charles de Labédoyère, a laissé dans +mon cÅ“ur, par une terrible conformité de destinées avec celui qui me fut +le plus cher, un souvenir qui ne s'effacera jamais. + +Il eût été difficile de se faire une idée de la société de Paris après +les événemens de 1814. Plusieurs personnes qui m'avaient recherchée avec +une sorte d'importunité, ne me fuyaient pas encore, mais je prévoyais +ces désertions de la prudence, et je pris le devant en cessant de voir +tous ces amis qui me semblaient arriver par la prudence à l'engouement +d'un autre ordre de choses que celui où nous nous étions trouvés, +cherchant à mettre d'accord leurs opinions du passé avec leurs intérêts +du présent. + + + + +CHAPITRE CXXX. + +Le colonel espagnol.--Belle action de Ney. + + +Quoique refroidie dans ma passion pour Ney, je dois, par compensation +d'un sentiment moins vif qu'il m'inspirait, rapporter une aventure qui +date de cette époque, et qui est trop honorable à sa mémoire pour que je +la passe sous silence. J'avais rendez-vous avec lui, et, comme toujours, +quand il s'agissait de le voir, j'étais sortie une heure trop tôt. Je +cheminais doucement au milieu des Tuileries, respirant le délicieux +parfum des plates-bandes émaillées de fleurs. Je ne saurais trop dire à +quoi je pensais, mais mes idées étaient bienveillantes et d'une douce +mélancolie. Sur un banc de pierre, en face des fenêtres du château, +était assis un homme dont l'extérieur attira mes regards et excita +bientôt mon intérêt. Un bras de moins, la figure pâle, les vêtemens +indigens quoique propres, tout me le fit prendre pour un de ces débris +de notre armée, si bien chantés depuis par le barde national de la +gloire française. Son air abattu ne me laissa plus sentir que le désir +de le connaître et l'espoir de lui être utile. Certes, il n'y avait là +rien que de très naturel. Eh bien! on va voir comment ma précipitation +irréfléchie en fit une inexcusable indiscrétion. En m'approchant de +l'inconnu, j'aperçus dans sa main une tabatière: il la tournait dans +tous les sens, et, d'un air d'impatience, soupira, leva les yeux sur les +fenêtres du château, et ramena ses regards sur son habit délabré; il le +boutonna avec vivacité, de façon à cacher sa décoration. Tout rapide +qu'il fut, ce mouvement était assez significatif pour que mon +imagination y attachât aussitôt les suppositions les plus +attendrissantes. Je cède à la vivacité de mon émotion pour des malheurs +qu'on ne m'avait point confiés, mais dont l'apparence était mon excuse; +me voilà donc passant, repassant devant l'homme à la cravate noire, +tenant la bourse à la main, faisant sonner le peu d'argent qu'elle +contenait et regardant l'étranger d'un air qui disait: «Je vous crois +malheureux, je désire vous connaître, vous servir.» Apparemment que mes +regards commençaient déjà à perdre le don de se faire comprendre, car +celui à qui ils s'adressaient n'y vit qu'une très impertinente volonté +de l'humilier, et me le fit sentir par la fierté avec laquelle il +découvrit le signe de la bravoure qui parait son triste vêtement, et en +passant devant moi dans une attitude qui semblait répondre à mon curieux +intérêt: «Votre pitié est une insulte dont votre sexe seul vous épargne +la réparation.» Ces paroles me rejetèrent à ma place, et je le regardai +s'éloigner sans oser faire un pas ni dire un mot pour le rappeler, mais +cruellement effrayée de l'idée qu'il emportait, sans doute, d'un mauvais +cÅ“ur. Avant de sortir de la grille de la rue de Rivoli, il tourna la +tête de mon côté pour s'assurer si j'avais poussé l'indiscrétion jusqu'à +le suivre. Me voyant à la même place, dans l'attitude de la confusion et +de l'accablement, il revint sur ses pas. J'étouffais du besoin de +m'expliquer et un peu de la curiosité de le connaître. Je ne saurais +trop dire le roman que fit mon imagination pendant son retour de la +grille vers le banc où j'étais assise. Mais les premières paroles de +l'inconnu me prouvèrent que j'avais bien mal imaginé. «Me +pardonnez-vous, lui dis-je, Monsieur, sans attendre qu'il m'adressât la +parole, que je vous témoigne un intérêt que vous avez paru fuir.» La +sévérité glaciale de sa réponse m'eût indisposée contre lui, si je n'y +eusse reconnu, non pas une vanité susceptible, mais l'orgueil d'un +honnête homme et la dignité d'un malheur non mérité. «Vous me devriez +des excuses, Madame, si vos regards et votre maintien pouvaient laisser +un doute sur le sentiment qui vous a fait agir et qui est le plus noble +élan d'une vive sensibilité; elle vous a portée à une démarche +touchante, mais indiscrète, que provoquaient des suppositions cruelles. +(Je fis un mouvement de surprise.) Oui, cruelles, continua-t-il, +puisqu'elles m'ont appris que mon extérieur excite la pitié.» Ici, deux +grosses larmes qu'il vit couler sur mes joues lui dirent sans doute le +mal qu'il me faisait; car il s'adoucit, prit ma main, et, la pressant +légèrement, il ajouta: «Vous avez l'ame noble, et je suis sûr que vous +êtes une excellente femme, mais commandez aux élans de votre +bienveillance; aujourd'hui elle vous a fait blesser la délicatesse d'un +homme d'honneur, à qui cet honneur est plus cher que la vie, et dont il +est le seul bien; une autre fois une sensibilité trop prompte pourrait +vous rendre dupe d'un fripon qui abuserait de vos premiers mouvemens. +Croyez-moi, les plus précieuses qualités ont encore besoin d'être +soumises à la raison. Adieu, Madame; soyez persuadée toutefois que je ne +garde de votre action qu'un souvenir qui vous honore.» Il se leva, me +salua en s'échappant rapidement, comme pour éviter ma réponse. + +Depuis long-temps je n'avais réprouvé une pareille angoisse. «Nul doute, +me disais-je, que ce ne soit un militaire malheureux; sa conduite, ses +discours montrent tout l'intérêt dont il est digne, et pourtant il +repousse l'amitié et de lui-même écarte la main empressée de venir à +lui.» Je m'acheminai vers le quai, mécontente de lui et de moi, voulant +lui trouver un tort et me trouvant bien à plaindre de m'intéresser à un +homme dur et orgueilleux. Mais aussitôt son bras mutilé, cette croix, +noble récompense du brave, me revenaient à l'esprit, et je sentais que +cet orgueil était délicatesse et cette fierté une justice; moi seule je +me trouvais blâmable. Oh! que je me promettais bien à l'avenir d'être +plus en garde contre la vivacité de mes émotions. Hélas! c'est +désenchanter la vie; mais puisqu'il le faut, allons, je réfléchirai +avant d'écouter mon cÅ“ur, et toute pleine de cette résolution je passai +le pont et faillis me trouver mal en voyant mon inconnu arrêté avec un +garde du corps, lui parlant avec véhémence, et l'autre répondant de +l'air de quelqu'un qui n'a aucune bonne raison à donner contre les +choses peu agréables qu'on lui dit. L'inconnu m'aperçut au moment où +j'allais me glisser pour n'être pas vue. Bien qu'il me saluât avec +politesse, il eut comme un soupçon d'espionnage qui me rendit à toutes +mes réflexions. Je m'approche et lui dis: «Monsieur, lorsque je vous vis +aux Tuileries je me rendais au bain; je n'ai nullement changé mon +itinéraire.» Après cette belle équipée, je m'élance sur le quai sans +respirer ni attendre de réponse. Ce ne fut que quand je fus calmée et +une heure après que je me dépitai de cette nouvelle bévue. J'étais +tout-à -fait mal avec moi-même. J'avais cru entendre prononcer un mot +espagnol. «C'est un Espagnol réfugié, me disais-je; ils sont +orgueilleux, vains et fiers. Eh bien, n'y songeons plus;» mais c'était +le cas de dire: quand on veut oublier on se souvient. + +Toutes ces idées jetèrent le trouble dans ma pauvre tête; et j'en étais +si oppressée que je m'en ouvris au maréchal Ney. Je racontai la scène +telle que je viens de la rappeler, enfin telle qu'elle venait de se +passer; je ne dois pas répéter les éloges qu'elle me valut, mais je dois +rendre hommage à la vérité en disant que Ney me pressa contre son cÅ“ur +avec un transport bien vif, en me remerciant de lui fournir cette +occasion d'être utile à un militaire, à un frère d'armes malheureux. «Je +le découvrirai bien vite, me dit-il. Soyez rassurée, il acceptera ce que +je compte lui offrir.» Ah! Ney était la bonté même. Trois jours après il +m'apprit que mon inconnu était un colonel espagnol, dont les plus justes +réclamations auprès des autorités françaises étaient restées sans +résultat. «Des espérances trompées, l'amertume et l'inutilité de ses +démarches l'ont réduit au dernier degré d'exaltation misantropique +obligée par orgueil de se reployer sur elle-même. Ce malheureux voit +encore sa cruelle infortune augmentée par les privations de sa femme et +de deux jeunes filles. Ida, je les ai trouvées ne pouvant sortir faute +de vêtemens.--Et maintenant, lui dis-je, levant un regard plein de +reconnaissance sur lui, ils sont pourvus de tout, grâce à vos +bienfaits?--Ida, dites grâce à ce cÅ“ur pétri de sensibilité, en y posant +sa main, et de cette tête vive et active pour la pitié comme pour les +douces folies. Chère Ida, vous êtes une bonne femme.» Je répète ses +propres paroles; car aujourd'hui, où je publie tant de fautes, elles, me +sont comme un abri contre les remords. Je n'avais plus besoin de +m'inquiéter du colonel espagnol; mais Ney m'apprit, quelques jours +après, qu'il avait obtenu toutes ses justes demandes, et qu'il se +trouvait heureux d'avoir pu ajouter quelque utile surcroît aux +réparations du gouvernement. + +Je reçus la visite de cette famille reconnaissante, et je sentis qu'il +ne peut y avoir de plus doux orgueil que celui d'entendre louer, par des +infortunés arrachés au désespoir, les vertus et les qualités des gens +qui nous sont personnellement chers. Le colonel conduisit sa famille à +Bordeaux. J'ai conservé quelque temps des relations avec lui. Il vint à +Paris à l'époque du fatal procès, et nos adieux se firent à l'aspect +d'un cercueil! Le colonel perdit depuis un de ses enfans, et a été +cacher au loin cette douleur domestique, accumulée sur tant d'autres +douleurs. + + + + +CHAPITRE CXXXI. + +La baronne de W***.--Le fils de Dumouriez. + + +Ma campagne de France, mon excursion à Fontainebleau, toutes mes courses +militaires avaient largement entamé ma caisse, et il avait fallu souvent +l'employer pour rapprocher les distances, récompenser des dévouemens du +moment, en un mot pour acquitter toutes les dispendieuses nécessités de +la guerre. Je m'arrangeais peu du déficit de mes finances; et avec mon +caractère, certes je n'aurais voulu rien entreprendre sans avoir tous +les dehors des jours heureux de _fama volat_. Méditant un pèlerinage à +l'île d'Elbe, je ne voulais laisser aucun soupçon sur le motif tout +désintéressé qui me guidait dans cette démarche. J'aurais eu le droit de +demander plus qu'il ne m'eût fallu au comte Regnault, depuis ma +singulière audience de l'escalier du pavillon de Flore. Comme je veux +être vraie, même à mes dépens, j'avoue que l'extrême désir que je +commençais à éprouver pour ce voyage, me fit examiner un peu s'il serait +mal de profiter de ce droit; mais ce ne fut qu'une pensée, et mon dégoût +pour une récompense demandée prit le dessus. J'avais fait depuis +long-temps au maréchal l'honorable mensonge d'une augmentation de ma +pension, pour éviter de sa part de bien sages, mais pour moi de bien +mortelles réflexions, ou des offres que j'atteste le ciel avoir toujours +refusées. J'étais donc fort en peine, n'ayant alors qu'une cinquantaine +de napoléons en état de disponibilité. Une grande partie des diamans qui +me restaient étaient déjà passés en équipement et frais de route. Tous +ces soins pour me procurer de l'argent me rappelèrent le don d'une femme +intéressante à beaucoup de titres, à qui j'avais procuré une grande +consolation par le crédit du maréchal Ney, à l'égard d'un fils bien-aimé +qu'elle croyait perdu dans la retraite de Smolensk. Jouissant d'une +immense fortune, elle me fit présent d'une parure complète de rubis et +d'une bonbonnière avec son portrait enrichi de brillans. Je regardai son +aimable et doux visage, et je trouvai comme un sentiment de bonheur de +devoir à un don de la reconnaissance d'une mère les moyens de pratiquer +à mon tour cette vertu. + +Pour intéresser mes lecteurs au sort de cette dame, il me faut reprendre +les choses de plus loin. Lorsque dans la campagne de France tout fut +devenu fatal, jusqu'au talent et au courage des chefs, Mortier et +Marmont tombèrent au milieu des alliés sur la route de Fère-Champenoise, +qu'ils suivaient dans la croyance que Napoléon se reployait sur eux +devant Schwartzemberg; à cette bataille, que les alliés nommèrent si +pompeusement victoire de Fère-Champenoise, et dont ils ne durent le +douteux avantage qu'au nombre immense de leur cavalerie, au terrible +ouragan qui battait de front nos colonnes et à la violente pluie qui +éteignait le feu de nos batteries; cette affaire du 25 mars 1814, si +honorable pour le brave général Pacthod, qui, avec les 6,000 hommes des +deux divisions qui escortaient les convois, pendant plusieurs heures, +attaqué, entouré, soutint, avec des soldats enfans et des bataillons de +gardes nationales, les charges multipliées des meilleures troupes +ennemies. La mêlée devint affreuse lorsqu'on eut lancé contre ces +faibles carrés l'énorme élite de l'armée alliée; mais ce fut pour les +Français le dévouement des Thermopyles. La division Pacthod périt +presque entière en mourant à la baïonnette et en refusant quartier. +Hélas! leur héroïsme fut moins heureux que celui des Grecs; il ne sauva +point la patrie. + +Le fils de la baronne de W***, échappé comme par miracle au désastre de +Smolensk, s'était, malgré les larmes de sa mère et mes conseils, remis +de nouveau au service. Il faisait partie de la division Amey; et +grièvement blessé à la première charge, il dut la vie à un officier +prussien, à l'affaire que je viens de rappeler. À mon retour de +Fontainebleau, j'avais vainement fait des démarches pour retrouver la +baronne de W*** et son fils. Enfin, après des recherches bien pénibles, +je découvris le dernier. Il m'apprit que l'officier prussien qui lui +avait sauvé la vie à Fère-Champenoise, ayant dans ses papiers trouvé le +nom de sa mère, il lui avait dit qu'il y avait un officier supérieur de +ce nom dans les armées alliées, et que lorsqu'il sortit de la maison +militaire, on lui avait annoncé que sa mère était partie l'avant-veille +dans une calèche allemande, escortée de troupes alliées. «Je ne pus, me +disait ce malheureux jeune homme, réclamer ma pauvre et excellente mère. +Vous qui savez le fatal secret de ma naissance, dites, oh! dites-moi +quels moyens puis-je employer pour la revoir sans la compromettre, sans +irriter contre elle son orgueilleuse famille qui n'est pas la mienne.» +Je partageais si vivement les craintes et la douleur du fils de la +baronne de W***, que je restai quelques instans étourdie et ne sachant à +quelle pensée m'arrêter. Les regrets touchans du jeune militaire me +rendirent enfin quelque présence d'esprit. «Ce qui me cause surtout une +peine mortelle, disait-il, c'est qu'en fouillant dans mes papiers on m'a +pris le portrait de cette mère infortunée; son image du moins m'eût +soutenu dans cette terrible incertitude sur son sort... Je vais vous le +rendre, m'écriai-je, ce portrait chéri; j'en ai un qui me fut donné par +elle comme gage de reconnaissance et de souvenir; n'est-ce pas l'honorer +que d'en faire un moyen de consolation pour le fils de son amour.» Le +jeune Léopold (nom du fils de Mme W***) me pressa dans ses bras, et je +crus un moment ressentir la pure tendresse d'une mère. À la vue des +brillans dont ce portrait était enrichi, Léopold ajouta: «Vous savez, +Madame, tout ce que ma mère à fait pour moi, tout ce que sa position lui +a permis de largesses; avec le galon de sergent, j'ai la fortune d'un +général; je ne puis donc accepter votre don pourtant si noblement +offert... à moins que vous ne me permettiez de distraire tout ce qui +n'est pas le portrait lui-même, et de vous en faire retenir la valeur. +«Trop franche pour faire mentir mes expressions ou mon visage, je +témoignai au fils de celle qui m'avait assez connue pour m'apprécier et +que j'acceptais volontiers de lui. «Mon cher Léopold, j'accepte votre +proposition, puisque vous êtes riche; il me sera encore doux de devoir +ainsi à votre aimable mère les moyens d'exécuter un projet auquel +m'appelle un intérêt de cÅ“ur. Allons, mon ami, je consens à ce que vous +fassiez estimer ce que je vous restitue. + +«--Tenez, Madame, j'ai la somme; nous pouvons éviter les consultations. +Ne livrons point à des regards profanes l'objet de nos respects; +laissez-moi immédiatement placer la miniature sur mon cÅ“ur, et mettez le +comble à toutes vos bontés en recevant ces mille écus comme masse de +voyage.» + +Pouvais-je n'être point contente d'un tel marché; c'était celui d'un +fils qui ne me donnait pas toute la valeur des diamans, mais qui me +donnait mieux que cela, sa reconnaissance et son amitié. + +Nous nous quittâmes tous les deux pour voler à nos affections les plus +chères. Mais Léopold à peine était sorti, qu'en serrant le +porte-*feuille qu'il m'avait laissé, j'y trouvai, au lieu de mille écus, +six billets, de mille francs, une superbe chaîne en or, et le lendemain, +à peine étais-je levée, qu'on m'apporta une boîte avec ces lignes: + + «Reprenez tout, Madame; je vous dois un trésor. Quand ces lignes + vous parviendront, je serai loin de Paris, où je ne regrette que + vous; vous, l'amie, la généreuse amie de la malheureuse mère de + + LÉOPOLD. + + «_P. S._ Je ne vous dis pas, Madame, de daigner m'écrire; je + connais votre cÅ“ur, et je vous rappelle que c'est à Strasbourg, + chez M. Dutale, que les lettres me seront sûrement remises. Ah! + puissé-je bientôt ramener dans ma patrie adoptive celle qui nous + est si chère à tous les deux!» + +La boîte renfermait, outre l'entourage du portrait, une fort belle +montre en or. Je n'eus pas une minute d'hésitation pour garder ces +riches présens; j'étais heureuse et fière au contraire de mes sentimens, +parce que j'acceptais comme j'avais donné, avec un entier abandon de +cÅ“ur. + +J'aurai, après bien des années de larmes et de malheurs, encore à parler +du fils de Mme de W***; en attendant, je ne puis résister au plaisir de +donner ici quelques détails sur sa naissance, qui justifieront peut-être +le vif intérêt que ces deux personnes m'inspirèrent, intérêt qui a +survécu à l'absence, à l'oubli, à l'infortune. J'avais connu la baronne +de W*** quelque temps après mon retour de Russie; elle avait su que, +dans cette fatale campagne, j'avais eu d'innombrables relations avec +l'armée, et on lui avait si fort exalté mon cÅ“ur, qu'elle y vint confier +les peines du sien; c'était presque l'histoire entière de sa vie, dont +je conserve le récit tel que sa bouche daigna m'en faire l'aveu. + +«Je suis née à Heidelberg, me dit-elle; j'avais dix-huit ans, lorsqu'un +de vos guerriers, fameux par sa bravoure et poursuivi par sa conduite, y +vint chercher l'asile que lui refusaient tour à tour ceux mêmes dont, +aux dépens de son honneur, il avait servi les intérêts. Son âge alors, +déjà si disproportionné au mien, éloignait de moi toute idée d'amour; +mais son nom célèbre, son infortune, l'injustice de ceux dont il avait +voulu appuyer la cause, excitèrent dans mon ame une sorte de compassion +généreuse et bientôt tendre. Lorsque des émigrés français se portèrent +contre lui à toute la violence des représailles, je le sauvai des +réactions, le cachant dans un pavillon du château. Seule instruite de sa +retraite, je lui portais chaque jour sa nourriture, des livres, et je +m'efforçais, par ma présence et mes soins, de distraire les ennuis de sa +solitude. Instruit, spirituel, aimable et persécuté, il lui fut facile +de m'attendrir et de m'intéresser. Dans sa disgrâce, il parlait si bien +de cette patrie de laquelle il était rejeté, qu'il m'inspira cette +exaltation bienveillante que les femmes éprouvent pour les proscrits +illustres. Je ne vis plus que le héros malheureux, et, dès ce moment, il +fut dangereux pour moi; la solitude, cette innocente complice des +grandes passions, vint faire le reste... Je m'aperçus des suites de ma +faute le jour même où l'on découvrit la retraite du général français. Au +milieu de la nuit je vins lui apprendre qu'il fallait fuir et que +j'étais mère. Promise à un noble de mon pays, j'allais être exposée aux +cruelles vengeances de ma famille. Je dois rendre justice à la loyauté +de celui qui me perdit; il me représenta tous les malheurs qui pouvaient +m'atteindre sur les pas d'un proscrit. «Je les redoute moins, lui +répondis-je, qu'une seule larme de ma mère.» Hélas! je devais lui en +coûter de bien amères! Notre évasion fut moins secrète que je ne l'avais +espéré. Le général seul parvint à se soustraire aux gens qui nous +poursuivaient; mais moi seule je fus reconduite à mes parens irrités... +On me relégua dans une ferme éloignée, où je fus mise sous la garde de +deux femmes, dont l'une était nouvellement mariée à un jardinier, +français d'origine, que mes parens aimaient beaucoup. Cette jeune femme +nourrissait son premier enfant quand le mien vit le jour... Il me fut +enlevé; et lorsque je demandai cette innocente preuve de ma chute, on +eut la barbare prudence de m'annoncer sa mort... Le temps, qui jette un +voile sur tout, effaça ma faute aux yeux de celui qui m'avait été +destiné, et qui, aussi généreux que le Volmar de la _Nouvelle Héloïse_, +n'avait cessé de me chérir. Je devins son épouse. Veuve deux ans après, +je me trouvai maîtresse d'une immense fortune, qui était reversible sur +un de ses parens éloignés, si je me remariais. Cette pensée ne se +présenta jamais à mon esprit; mais combien de fois je regrettai +amèrement l'enfant que je croyais avoir perdu: il existait. Une lettre +que je reçus, en 1804, de son père qui avait enfin trouvé asile en +Angleterre, m'apprit que mon fils avait été confié à un jardinier +français; que sa femme l'avait nourri; qu'une forte somme avait été +donnée pour qu'ils fissent baptiser cet enfant comme le leur et pour +qu'ils l'emmenassent en France avec eux; ce qui fut exécuté. La lettre +n'indiquait ni la ville ni même le département. Pourtant ma joie fut +extrême. «Je suis libre, je suis riche et mon fils existe, m'écriai-je; +ô mon Dieu, faites que je le retrouve, que j'assure son bonheur, et +j'aurai assez vécu!» + +«Pendant neuf années, que d'angoisses et de vaines espérances ont été le +seul fruit de mes recherches! Désespérée et souffrante, je fis une +dernière tentative; elle fut heureuse... Je le méritais. L'or et les +menaces arrachèrent à un ancien camarade du jardinier français le secret +de sa retraite, et deux, jours après j'étais sur la route de la +Bourgogne. J'arrivai à Plombières au milieu d'une nuit d'automne. +J'interrogeai l'hôte d'une misérable auberge où j'avais pris asile, sur +la famille dépositaire de ce que j'avais de plus cher au monde. Je +m'informai avec anxiété des moyens d'existence de cette famille, du +nombre de leurs enfans. On me répondit qu'ils avaient quatre garçons, +dont l'aîné avait fait jaser le village par son peu de ressemblance avec +le père. Oh! comme mon cÅ“ur battait. Qu'a-t-il donc d'extraordinaire +l'aîné? demandai-je enfin; et une nouvelle et naïve réponse, au lieu de +m'affliger comme je l'avais craint, flatta mon orgueil maternel. Mon +fils était, suivant ce précieux rapport, le plus beau des enfans, et +d'un tout autre air. «Ça va au bois avec des livres, ça fait tourner la +tête à toutes nos filles et n'en recherche aucune; c'est fier et bon à +la fois, ça se fait remarquer à la ville aussi bien qu'au village.» +J'eus bientôt trouvé le moyen de voir mon cher Léopold, et son seul +aspect me confirma tout ce que l'hôte avait si naïvement avancé. Il +était beau, il était doux et fier. Après avoir tout réglé avec ceux qui +avaient soigné son enfance et dont il portait le nom obscur mais +respectable, je partis avec lui. C'était lui dire que je voulais me +charger de son sort. «Elle vous fera bien riche; cette dame, lui +répétaient ces bonnes gens, vous deviendrez un seigneur.--Où serai-je +jamais heureux comme ici, près de vous? la richesse fait-elle donc le +bonheur? En retrouvant mon fils, ma fortune entière me parut +insuffisante pour récompenser ceux qui me l'avaient conservé. J'assurai +leur existence, et ces dons furent mes premiers pas vers la tendresse de +mon enfant. + +«On avait fait croire à ces braves gens que, mère d'enfans légitimes, +j'avais trouvé le bonheur dans cette union, et que leur silence était un +devoir. Mon fils, baptisé sous leur nom, crut donc en suivant sa mère ne +suivre qu'une bienfaitrice généreuse. Oh! que ne lui ai-je laissé sa +touchante reconnaissance! Mais pouvais-je le voir si digne de mon amour +maternel et ne pas lui dire: «J'ai droit à ta tendresse filiale; +Léopold, mon cher Léopold, je suis ta mère! Les moyens à prendre pour +lui assurer ma fortune nécessitèrent l'aveu de ma faute et du nom de +celui qui en avait été l'auteur. Comment vous rendre la cruelle scène +qui suivit cet aveu, scène qui éleva mon fils autant qu'elle me fit +rougir de celui que ma chute lui avait donné pour père. «Moi, +s'écria-t-il, moi le fils d'un traître! moi, dont, si jeune encore, le +cÅ“ur palpitait au nom de ces braves qui sont morts en défendant leurs +drapeaux! moi, je dois la vie à l'homme qui consentit à échanger sa +gloire contre l'ingratitude de l'étranger! Ô ma mère! ma mère! pardon, +pitié, grâce! + +«--Mon enfant, on ne doit jamais maudire ceux à qui l'on doit la vie. + +«Non, jamais, reprit le noble enfant; mais, ma mère, il me faut laver la +tache paternelle. Je dois mon bras à cette même France que mon père +défendit en héros avant d'avoir voulu la vendre en traître.» + +«Mes larmes furent ma seule réponse; et peu de jours après on me remit +cette lettre de mon fils: + +«Ma bonne et bien malheureuse mère, pardonnez à votre fils de vous +quitter; mais il est français, il ne peut vivre sans le baptême de +l'honneur. S'il revient, il sera l'honneur de votre vie; s'il meurt, il +sera l'orgueil de vos souvenirs, et vous pourrez dire: mon fils eut la +valeur du vainqueur de Jemmapes et de l'Argonne, et ne l'a point ternie +comme son coupable père.» + +«Cette lettre fut toujours placée sur mon cÅ“ur, continua la baronne; +Léopold partit faire son apprentissage de gloire. Dans la fatale +campagne de Moskou, il appartenait au corps d'armée du maréchal Ney. +Après avoir échappé aux horreurs de la retraite, il manqua perdre la vie +faute de pouvoir, panser sa blessure; se croyant prêta mourir, il +m'écrivit le fatal adieu qui manqua me coûter la vie. À ces lignes était +jointe la croix qu'il avait gagnée à Valoutina. + +«Ma mère, la tache originaire est effacée; j'ai combattu pour la France, +je meurs français et pour ma patrie. Ma mère, allez vivre près de ceux +qui élevèrent votre fils; ils vous chérissent, ils pleureront avec vous +votre Léopold. Ô ma tendre mère! je vous bénis de m'avoir épargné la +honte d'une naissance illégitime, et de m'avoir dit que vous étiez la +mère de Léopold.» + +Lorsqu'elle me donna ces détails, Mme la baronne de W*** avait reçu la +nouvelle que son fils existait, et j'eus le bonheur de lui être utile +pour le faire promptement revenir en France. Guéri de sa blessure, le +jeune Léopold n'eut d'autre désir que de courir de nouveaux hasards; la +campagne de Paris lui en fournit l'occasion, et il fut blessé comme on +l'a vu. Je crus pouvoir profiter de sa généreuse délicatesse sans +forfaire à la mienne. J'étais heureuse au delà de toute expression des +moyens qu'il m'avait donnés de pouvoir continuer mes courses. Je devais +même faire un voyage plus intime; mais la bizarrerie, qui joue un si +grand rôle dans les événemens de ma vie, me jeta au milieu des grands +spectacles du grand Empire, qui se brisait avec l'épée d'un homme. + + + + +CHAPITRE CXXXII. + +Une séance de l'Académie.--Présidence de Regnault de +Saint-Jean-d'Angely.--Réception de M. Campenon, remplaçant l'abbé +Delille. + + +J'allai un jour chez Regnault de Saint-Jean-d'Angely de fort bonne heure +et sur une invitation fort pressante. Il avait, me disait-il, besoin de +tout mon dévouement. Je le trouvai, se promenant à grands pas dans son +appartement, et j'avoue que, dès l'antichambre, le bruit de sa +déclamation tonnante me donna une idée très, sérieuse de l'entrevue. +C'est quelque proclamation, me disais-je, qui doit être confiée à mon +zèle infatigable, à mon utile exaltation. C'est l'éloquence qui rédige +quelque adresse à nos braves, et c'est la renommée qui la portera. À mon +aspect, l'orateur se modéra, jeta sur le bureau son manuscrit, et vint à +moi avec toute la grâce d'un auteur qui aperçoit son public, et un peu +de l'incertitude et de l'embarras d'Oronte prêt à débiter son sonnet. + +«Arrivez, ma bonne Saint-Elme, jamais je n'eus tant besoin de vous, de +vos bons conseils, de votre excellente amitié. + +«--De quoi s'agit-il? Vous savez que je suis toujours prête. + +«--Il s'agit d'une des épreuves les plus délicates de ma vie, d'une des +positions les plus difficiles où puisse se trouver un orateur. + +«--Vous savez si bien manier la parole, qu'en vérité je ne conçois pas +votre embarras. J'ai souvent dit de votre éloquence ce que Racine dit de +son Hippolyte dans _Phèdre_: + + Il excelle à conduire un char dans la carrière. + +«--Mon amie, ma bonne amie, vous savez ou vous ne savez pas, car on +ignore aisément les existences académiques, que je suis membre de +l'Institut. De toutes mes dignités, c'est la seule que je n'aie pas +perdue, parce qu'elle ne tient pas à la politique, et que cela sert +quelquefois quand on veut y entrer. Eh bien! dans ma compagnie, car cela +s'appelle notre compagnie, il y a des statuts, des réglemens, qui de +temps en temps nous donnent des devoirs à remplir, des discours à faire; +et le hasard qui arrange quelquefois très singulièrement les choses, +confie souvent les missions de la circonstance et les corvées de la +parole à ceux qu'elles doivent le plus contrarier. Et tel que vous me +voyez, je suis une victime des discours académiques. + +«--Je croyais, mon ami, qu'il n'y avait jamais à l'Institut que le +public de victime. + +«--Aujourd'hui le cas est plus grave, et je suis enveloppé dans un +véritable cercle de Popilius. Vous me direz à cela, pourquoi êtes-vous +affilié à une société savante? Telle n'est, point la question. J'en +suis, il faut que je m'en tire. Nous autres gens de lettres, car je ne +suis plus qu'un homme de lettres, nous sommes comme les auteurs, +contraints de bien faire ce que nous faisons, sous peine de sifflets. +Quand au théâtre on joue des pièces de circonstances, les premiers +sujets, n'importe ce qu'ils pensent, sont obligés de chanter comme on +chante pour le quart d'heure. Il en est de même à l'Institut; quelles +que soient les opinions de l'académicien, il doit parler comme il +convient à l'Académie. Ce sont, ma chère, ce que j'appellerais +volontiers des sentimens collectifs, et les corps ont cela de bon qu'on +peut refaire ensuite la part des personnes et reprendre sa manière +d'être individuelle quand on quitte l'habit de la compagnie. Les +convenances sont souveraines en France sous tous les régimes. Il n'y a +nul inconvénient à leur payer tribut, cela ne tire jamais à conséquence; +mais les braver fut toujours et serait encore ridicule, parce que cela +serait inutile. + +«--En vérité je ne vous ai jamais vu si timide; et vous qui allez si +directement au fait, vous tournez autour aujourd'hui, comme le monsieur +qui voulait consulter le Misantrope. + +«--Diable, il y a de quoi hésiter. Figurez-vous qu'en ma qualité de +directeur de la deuxième classe de l'Institut, lors de l'élection de M. +Campenon, il faut, d'après l'usage antique et solennel, que je fasse +l'éloge de son prédécesseur; et son prédécesseur était l'abbé Delille, +grand poète assurément, que j'ai beaucoup connu et beaucoup aimé, mais +dont la vie, toute composée de sacrifices à la cause des Bourbons, me +met sur des charbons ardens pendant tout le discours. Moi, confident +d'un autre pouvoir, serviteur enthousiaste d'une autre dynastie; moi +dont des discours retentissent encore chargés de parfums pour la gloire +de Napoléon, comment brûler l'encens académique dans une si bizarre +circonstance? J'aurai l'air de vouloir me tourner vers les astres +nouveaux, de venir au secours des vainqueurs, d'un valet qui demande de +l'emploi. Oh! pour de l'ingratitude, croyez-moi, je n'en aurai jamais. +Mais d'un autre côté quel plus beau caractère que celui de Delille? +L'Empereur l'estimait de ce refus de le servir, qu'un autre eût +considéré comme une offense. Un homme qui a refusé d'être sénateur pour +être fidèle à ses affections politiques... Puis l'Académie, qu'il ne +faut pas compromettre, car elle n'est pas d'humeur à être compromise; le +public aussi, qui n'est pas à notre hauteur et pour lequel il faut avoir +des égards. En vérité, il n'y a qu'un tour de force qui puisse me faire +sauter ce cas périlleux. + +«--Mon ami, que votre discours soit l'expression de tout ce que vous +venez de me dire là , qu'il soit mesuré comme tant d'autres que vous +m'avez lus dans le temps; présentez les opinions des autres en gardant +les vôtres. Quel inconvénient y a-t-il à louer la reconnaissance? L'abbé +Delille voua la sienne à des princes malheureux; et c'est toujours grand +et beau de rester fidèle au malheur. Toutes les causes s'arrangent fort +bien de ces vertus, et l'exemple d'une foi gardée à n'importe quoi et à +n'importe qui, peut être recommandé publiquement; car l'estime de leurs +adversaires est quelquefois tout ce que recueillent les Decius de leur +dévouement à leur propre cause. Parlez de la reconnaissance; elle honore +toutes les positions, tous les caractères. Vous serez, avec ce texte, +vrai pour tout le monde. + +«--Oh! que vous me faites de bien avec cette profession de foi. Comme +vous êtes l'expression la plus exaltée de tous les sentimens qui me sont +chers, votre suffrage sera ma règle de conduite; parce qu'une fois que +mes éloges auront passé à votre creuset, je serai sûr qu'ils ne +contiendront pas d'alliage, et nos amis ne pourront pas me reprocher +d'avoir manqué de la vertu que j'aurai préconisée. Au surplus, si vous +n'avez pas de rendez-vous militaire ce matin, veuillez me donner une +audience littéraire. Les têtes-à -tête académiques ne sont pas dangereux, +et quand je vous aurai lu mon discours, cela me donnera des forces pour +l'exposer aux orages de la séance publique.» + +Je me soumis de fort bonne grâce, malgré mes préventions contre tout ce +qui sent le bel esprit et le pédantisme, à l'aimable sollicitation de +Regnault. Il avait été mon premier maître de déclamation, je lui devais +bien au moins la patience d'être son dernier professeur de rhétorique. +D'ailleurs il devenait beau dans son attitude d'orateur. Il avait tout à +gagner en prenant la parole. Je l'écoutai avec cette attention qu'on +accorde aux personnes qu'on aime. On eût dit qu'il paraissait devant son +juge. Son émotion donnait un accent particulier à son organe, et, comme +je ne sais pas résister aux impressions vraies, je lui témoignai, avec +l'enthousiasme qu'on me connaît, toute la vivacité de ma satisfaction. +Il en fut attendri jusqu'aux larmes, me disant: «Qu'on pense maintenant +ce que l'on voudra; votre suffrage me répond qu'avec toutes les +concessions de l'art oratoire, j'ai conservé pure la religion des +souvenirs. Mais ce n'est pas tout ce que j'ai à vous demander; il faudra +que vous fassiez violence à vos habitudes toutes guerrières, et que vous +veniez entendre notre ouvrage au palais des beaux-arts. Nous sommes dans +un moment où l'opinion publique est curieuse à observer. L'amitié doit +quelque chose à l'amitié. Vous savez bien que je n'ai point manqué à vos +débuts, j'espère que vous ne manquerez point à ma représentation, qui +pourrait bien être aussi quelque peu orageuse. Vous savez qu'on ne peut +demander de ces services à tout le monde. + +«--Du moment qu'il est question de dévouement, soyez tranquille. + +«--D'ailleurs, ma chère, vous qui aimez l'observation, vous trouverez à +l'Institut de drôles de figures. Pour peu que vous veuillez regarder, je +vous réponds que vous vous amuserez.» + +Le jour de la séance arrivé, je me rendis à mon poste, et je trouvai +déjà la salle bien garnie, si bien même que je ne pus obtenir de place +que sur une banquette réservée aux immortels eux-mêmes. C'était une +piquante position que la tête de la Contemporaine, passant à travers les +perruques de M. l'abbé Morellet et de M. de Roquelaure, ancien +archevêque. On ne peut se faire d'idée de l'impatiente curiosité de +l'auditoire et surtout de sa bizarre composition. On était entassé les +uns sur les autres, et une foule de femmes élégantes s'étaient pressées +sans scrupule contre les habits verts; Tout le monde parlait à la fois: +«Nous allons voir, disaient quelques douairières, comment le conseiller +d'État de l'empire abordera l'éloge du poète qui ne voulut pas faire +l'aumône d'un vers à un tyran.» Ce qui ajoutait à l'originalité du coup +d'Å“il, c'était le grand nombre d'étrangers dont les bizarres costumes se +mariaient plaisamment à l'élégance française. Les Anglaises surtout, et +elles étaient en grand nombre, avaient conservé toute cette pureté du +ridicule dont elles ont su depuis dépouiller leurs chapeaux. On montrait +du doigt, avec une certaine affectation, les dignitaires anciens et +nouveaux, dont les uns avaient la joie et les autres le courage de leurs +grands cordons. Je me rappelle à ce sujet une méprise fort plaisante. On +vit arriver un vieillard porté par deux laquais; il était revêtu d'un +grand cordon couleur bleu de ciel. On chuchottait autour de moi: «Oh! en +voilà un qui ne se gêne pas, il porte la grande croix de l'ordre de la +Réunion. Les décorations proscrites se mettent ordinairement dans la +poche.» Mais M. Roux Laborie, qui se trouvait dans le groupe aux +commentaires, mit heureusement les censeurs de l'audace et les +approbateurs du courage d'accord, en leur apprenant que la personne +qu'on prenait pour un grand personnage de l'empire, fidèle à la croix de +la Réunion, était le vieux duc de La Vauguyon, seul chevalier restant de +l'ordre légitime du Saint-Esprit. + +Je commençais à m'impatienter de cette espèce de sellette où la +malignité installait tous les illustres savans qui avaient perdu leurs +places. «Celui-ci a fait ceci, celui-ci a fait cela,» et plus souvent +encore: «ceux-là n'ont rien fait;» on n'entendait pas autre chose. Enfin +Regnault parut et vint prendre place au bureau, entre deux autres +fonctionnaires de l'Institut, dont l'un était ce bon M. Suard, +secrétaire perpétuel, et au moins le plus longuement perpétuel des +académies, espèce de spectre fort poli, et de squelette très aimable, +dont les quatre-vingts ans attiraient cependant plus d'un sourire et +plus d'une lorgnette. M. Campenon reçut la parole et la garda avec une +exactitude remarquable. Je n'avais jamais entendu parler de lui; mais je +ne pus m'empêcher de l'écouter avec une sorte de bienveillance qu'on ne +refuse jamais aux figures mélancoliques. En voyant l'émotion de M. +Campenon qui n'avait pas les mêmes raisons que Regnault, j'avoue que je +pensai un peu plus à mon pauvre ami qu'à son partenaire; mais +heureusement que ses yeux vinrent à rencontrer les miens, et je ne +négligeai rien pour lui communiquer de loin la confiance dont j'étais +pénétrée; car il n'y a, selon moi, rien de moins imposant qu'une séance +d'académie; cela ressemble tout-à -fait à un salon où l'on ne médit +qu'après, quand les gens sont partis. + +M. Campenon venait de parler, et l'on applaudissait un discours +qu'avaient fait valoir l'organe le plus agréable et une physionomie +heureuse. Quand le silence se fut rétabli, moins quelques murmures de +curiosité, Regnault s'exécuta avec un peu d'embarras d'abord, mais avec +une sorte d'émotion honorable qui lui fit obtenir un plein succès. Son +admirable expression de _courtisan du malheur_, en parlant de Delille +qui n'avait jamais donné à sa muse qu'une idole, reçut de longs +applaudissemens; plusieurs autres passages furent également fort goûtés. +Comme ce discours a été imprimé dans le temps, on peut y renvoyer les +personnes curieuses d'étudier ces convenances de langage, cet art de +dire et de ne pas dire, cette industrie merveilleuse de la parole +humaine pour exprimer et pour cacher des sentimens généraux et des +réticences personnelles. Je défierais tous les idiomes de l'Europe, que +j'admire d'ailleurs, de permettre un pareil tour de force, d'autant plus +remarquable qu'il n'y avait réellement rien que d'honorable sous ces +phrases si savamment ingénieuses. Je parie bien que les nobles +étrangers, présens en si grand nombre à cette curieuse représentation, +furent complétement déroutés et ne comprirent pas un mot de tant de +délicatesses. On ne sent pas ces choses-là avec des dictionnaires de +poche et des grammaires portatives. + +Le lendemain, quelques journaux s'égayèrent sur la position du comte +Regnault de Saint-Jean-d'Angely; c'était l'esprit du temps. Regnault +avait obligé tant de monde, qu'il devait plus qu'un autre être en butte +à certaines réactions d'une plaisanterie peu reconnaissante. Je revis +l'orateur quelques jours après, et je lui fis mes complimens. Il était +content de lui, disait-il, puisque j'en étais contente. «Toute ma +crainte était que les convenances du lieu et du sujet ne fussent mal +interprétées; mais j'ai reçu à cet égard les plus rassurans témoignages +d'une femme, qui comme vous me représente les glorieux souvenirs +auxquels nous devons fidélité.» + +Avant de terminer ce chapitre, qui ne sera peut-être pas jugé inutile +pour peindre les mÅ“urs et l'esprit du moment, je dois citer un mot que +me rapporta Regnault. Il avait rencontré dans le monde un noble duc, +mort, je crois, gentilhomme de la chambre. Le discours de l'ancien +conseiller de l'Empire, avait singulièrement plu à ce sincère ami de la +monarchie. «Je vous remercie, monsieur le comte, lui avait dit le vieux +duc, du plaisir que vous m'avez causé; je puis même vous faire part de +la satisfaction d'un plus haut juge. On ferait avec vous tous, +serviteurs de l'empire, d'excellens serviteurs de la royauté. Vous avez +pratiqué les affaires, vous êtes de la matière à gouvernement.» + + + + +CHAPITRE CXXIII. + +Une visite chez Carnot.--Il me lit son Mémoire. + + +Je n'ai point encore dans mes Mémoires parlé de Carnot, parce que, bien +que je le connusse depuis long-temps, il fallait que je vieillisse pour +sentir tout le mérite d'un pareil caractère. Dans le tourbillon de ma +jeunesse, de mes succès et de mes folies, il était difficile que je +m'arrêtasse devant cette sévère figure qui se montrait peu dans les +cercles bruyans, et qui ne faisait pas monter la république en carosse. +Carnot avait la physionomie triste comme une abstraction; une femme +n'eût pu le trouver beau que comme un principe, et je n'étais ni +d'humeur ni d'âge à sentir ces beautés-là . Les avantages extérieurs ne +sont rien pour moi, si quelque rayon de supériorité ou de gloire ne les +environne; mais pour déterminer mon enthousiasme, il faut dans ces +sortes de prestiges une certaine puissance dont Carnot me semblait +dépourvu. Cependant j'en avais quelquefois entendu parler dans des +termes si admiratifs et par des hommes dont le jugement était à mes yeux +si puissant, que je ne rencontrai jamais, dès les premiers temps de mon +brillant séjour à Paris, cette espèce de Caton français, sans lui +témoigner quelque chose de cette déférence qui, de la part des femmes, +appelle toujours sur les fronts les plus austères un sourire un peu +reconnaissant. Depuis qu'un de nos grands capitaines m'avait dit: «Vous +oublieriez la laideur de Carnot si vous saviez tout ce qu'il a fait pour +la France,» je ne le voyais plus des mêmes yeux, je ne le voyais plus +tel qu'il était en effet, une vraie figure d'algèbre ou de géométrie. +Quand il m'arrivait de me trouver en face de lui, je me répétais ces +paroles d'un guerrier cher à mon cÅ“ur: c'est lui qui, dans l'ombre, du +fond d'un cabinet, écartant la gloire elle-même, aussi sévèrement que +tout autre corruptrice, a lancé sur l'Europe les quatorze armées qui +nous ont fait vaincre; c'est lui qui nous a permis d'être illustres en +nous donnant des armes; c'est lui enfin qui, au milieu des invasions +étrangères, a pour nous organisé la victoire; et ma tête exaltée par ces +souvenirs refaisait en idée un tout différent personnage que +j'arrangeais avec ses qualités bien plus qu'avec ses traits. Je +regardais quelquefois Carnot avec cette curiosité qu'excite une médaille +antique, représentant quelque romain célèbre. Je m'approchais de lui, je +le provoquais habilement par quelque question sentencieuse, et rien +n'appelle la bienveillance des caractères froids d'une manière plus sûre +que l'effort de la faiblesse essayant de s'élever jusqu'à eux. + +M. Carnot, ancien, officier du génie, avait concentré la première +activité de son ame dans l'étude des sciences exactes; il leur avait +fait faire des progrès et leur avait surtout donné, disaient les +connaisseurs, une application utile au génie des combats. C'est un homme +que la retraite, les calculs et la solitude avaient naturellement porté +à la recherche et à l'adoption des idées nouvelles. La république était +un problème qu'il avait cherché long-temps, et qu'il croyait avoir +trouvé. Il arrivait à l'enthousiasme par les plus glaciales méditations, +réduisait la société à une équation et s'enflammait ensuite quand il se +croyait sûr de son fait. Singulier caractère, l'opposé de tous ceux qui +sont jetés dans le monde vulgaire. Chez la plupart des hommes, la raison +tempère les saillies d'une nature impétueuse; chez Carnot, la raison +était en quelque sorte le feu secret qui animait ses passions. Ce qu'il +croyait démontré devenait une foi pour lui; le monde physique et moral +s'enchaînait par les lois de l'analyse, et quand, par elles, il était +arrivé à une conviction, il s'attachait à cette conviction ainsi qu'à +une des lois de l'univers. Il oubliait ses sensations propres pour les +faire rentrer dans un principe posé, et il appelait vertu ce sacrifice +de tout homme à ses conséquences. On a beaucoup parlé de sa conduite +dans la révolution; je n'ai ni la prétention de la juger ni même celle +de la connaître; mais ce que je puis affirmer avec mes lumières de +femme, sondant les profondeurs qu'il ne nous appartient pas de pénétrer, +c'est que Carnot n'a pu rien dire, ni dû rien faire que de +rigoureusement mathématique à ses yeux; cÅ“ur bon et simple qui n'a +jamais obéi à rien de personnel, et chez qui l'homme avait disparu +devant un type raisonné du citoyen. Le monde entier se serait remué dans +un sens contraire à ses opinions, qu'il aurait tout seul protesté contre +le monde. À cet égard il ne tenait compte ni des temps, ni des mÅ“urs, ni +des difficultés: j'en suis bien fâché pour l'univers, eût-il dit; mais +voilà la ligne droite, et je ne puis marcher autrement. + +Dans la conversation intime, Carnot ne s'assouplissait pas, mais il se +laissait aller sans chocs et sans chaos. Il ne concevait pas l'esprit, +il le trouvait chose inutile, pas plus que la plaisanterie qu'il eût +appelée chose sacrilége, et cependant on ne sentait point dans son +commerce privé les aspérités qui eussent pu de ses idées passer dans ses +mÅ“urs. Par un singulier contraste, cet homme, qu'on eût cru perdu dans +l'abîme des sciences, et qui ne taillait dans ses combinaisons +politiques que sur le patron du genre humain tout entier, s'occupait +aussi de littérature. Ce républicain intrépide faisait de petits vers, +et le Brutus du forum redevenait une espèce de Deshoulières dans son +intérieur. Comme par une contradiction à peu près pareille, les champs +sont ce que j'aime le plus après la gloire militaire, et que les images +champêtres me séduisent par la seule puissance de mes souvenirs, +j'écoutais avec une patience exemplaire les bergeries et les idylles +d'un tribun que le public ne savait pas si pastoral. + +Mes relations avec Carnot avaient été souvent interrompues, mais aussi +souvent renouées avec une extrême indulgence de part et d'autre. Mes +longues courses en Italie me l'avaient fait perdre de vue; mais lors de +mon retour, ayant appris par des officiers la générosité avec laquelle +Carnot avait prêté à Napoléon malheureux une épée que la fierté +républicaine n'avait point voulu abaisser devant l'ivresse des +triomphes, mon cÅ“ur sentit le besoin de se consoler du spectacle de bien +des ingratitudes et des bassesses, en allant saluer le défenseur +d'Anvers et le consolateur des derniers momens de l'empire. + +«Bonjour au citoyen Carnot, à l'ami de la France; c'est un frère d'armes +qui vient le remercier, le féliciter, lui prouver que les belles actions +trouvent toujours de l'écho dans quelques ames.» + +Carnot parut sensible à ma politesse, que je poussais jusqu'à remplacer +avec lui le mot de _monsieur_ par celui de ses anciens souvenirs. Il eut +la bonté de me questionner sur ma position présente, me demandant ce que +j'avais fait depuis notre dernière entrevue qui datait bien de plusieurs +années. Je lui dis que la perte de mes illusions m'avait jetée dans les +voyages. + +«Eh bien! moi, pour me distraire de mes chagrins politiques, j'ai +employé un autre moyen, la solitude. Consolé par mes livres, retranché +dans mes principes, j'ai résisté aux brillantes folies d'un despote qui +pouvait être beau comme Washington et qui a préféré n'être grand que +comme César. N'en disons plus de mal toutefois; il est tombé, et ce +n'est plus de ce côté que viendra le péril. + +«--Vous-même, vous avez donné une excuse au génie de Napoléon en venant +à lui dans son malheur. + +«--Eh! Madame, je ne pardonnais même pas à Bonaparte en venant reprendre +mes armes long-temps suspendues. Je ne changeais pas en venant à lui; +mais la patrie, cette grande famille qui ne se réduit pas à un homme, la +patrie, nom sacré qui n'est jamais sans échos, la France qui vaut bien +que pour elle on oublie toutes choses, parlait trop à mon cÅ“ur pour que +je restasse oisif quand tout s'ébranlait autour de moi. Je sentais que +nous allions perdre cette popularité de la victoire, qui restait du +moins comme un grand dédommagement national. Je me suis fait général de +France, et non lieutenant d'un empereur et d'un maître. Je voulais, en +acceptant un commandement, conserver une des premières conquêtes de la +révolution, le prix de Jemmapes et de Fleurus. Si les barbares, au lieu +de triompher, eussent été rejetés dans leurs affreux climats, véritables +tannières du despotisme, je comptais déposer de nouveau l'épée après la +victoire, m'autoriser de mes services pour risquer de dernières vérités +auprès de celui que l'adversité avait éclairé peut-être; s'il eût été +sourd à ma voix, ma vie se fût encore ensevelie dans l'obscurité. + +«--Malgré mon enthousiasme pour l'Empereur, j'admire cette abnégation +d'intérêt, je conçois toute la hauteur d'une pareille conduite. Tenez, +il n'a manqué au vainqueur de l'Europe qu'un conseiller comme vous. La +fortune, qui a prononcé, vous a épargné une démarche dont la seule +pensée eût été une gloire, mais dont, hélas! je doute bien que le succès +eût couronné la noblesse. + +«--Jamais, mon amie, on ne doit regarder au succès. C'est un accident; +mais le devoir est un principe, et il faut le remplir. Du reste, il me +semble que Napoléon en vieillissant serait peut-être revenu à la +liberté. Elle avait été l'idole de ses premières années; l'âge, d'accord +avec les revers, l'eût ramené peut-être à ces nobles passions du jeune +homme. Au surplus, voilà bien le danger des destinées des peuples remis +aux mains d'un seul. Le génie même devient un inconvénient de plus entre +ses mains.» Carnot continua sur ce ton avec une abondance d'idées et une +sorte d'exaltation indéfinissable pour un tel caractère. Je glissais de +temps en temps quelques maximes, quelques traits de l'histoire romaine; +il voulut bien me trouver de la justesse dans les idées, comme cela +arrive quand on abonde dans celles des autres. Nous causâmes du passé, +de l'avenir; et, quoique pour la première fois jetée sur le terrain de +la politique, je m'en tirai, à l'aide de quelques vieilles lectures de +Mably, avec assez de bonheur pour m'attirer une confidence que +probablement Carnot n'eût point faite à beaucoup d'hommes d'État. Ma +mince érudition et ma très faible logique me valurent cependant d'être +consultée par le vétéran des idées républicaines sur le Mémoire, si +connu depuis, dans lequel Carnot, à l'exemple de Milton, cherchait à +défendre sa conduite, toute sa conduite, pendant la révolution. Il est +inutile de parler du Mémoire que tout le monde connaît; mais ce qu'il y +eut d'assez remarquable, ce fut l'espèce de bienveillance aimable avec +laquelle la police d'abord facilita la circulation manuscrite ou +imprimée du Mémoire de Carnot. Outre le factum politique, objet de ses +plus intimes affections, Carnot me lut encore, dans cette entrevue, +quelques fragmens d'autres ouvrages. Je lui en dis librement mon +opinion, et il fut assez indulgent, ou assez prévenu en faveur de mon +jugement, pour plier son sévère et pur républicanisme jusqu'à la +politesse d'une complète adhésion. C'était beaucoup avec un homme comme +Carnot, que j'appelais _le Cincinnatus français_, et que Regnault +souvent, dans son enthousiasme napoléonien, appelait un homme +insupportable, un entêté, un jacobin. Chose fort drôle était pour moi +d'entendre ces hommes se juger avec une inouïe sévérité, et se classer +les uns les autres avec assez peu de modestie. Quand une femme a +quelques idées dans la tête, et ne cherche pas à se prévaloir de son +influence, celle qu'elle obtient dans l'abandon des hommes du plus grand +mérite étonnerait souvent la raison même. J'ai approché la plupart des +dignitaires et des sommités de tous nos divers gouvernemens, et chez +tous, excepté chez Carnot, j'ai trouvé l'ambition et la vanité des +titres faisant toujours un peu tort à l'intégrité de l'opinion adoptée; +Carnot, au contraire, dans sa conduite, dans l'intérieur de la +confidence, comme à l'armée et à la tribune, était toujours le +républicain, implacable peut-être, mais du moins désintéressé. + +Carnot ce jour-là se plut à me faire longuement causer de toutes mes +relations, et tout en me gardant d'aborder le long chapitre des torts et +faiblesses, je lui dis quelque chose des singularités d'Oudet, de ce +caractère qui devait flatter ses goûts et peut-être encore ses +espérances. J'avoue que ce choix d'aveux était une ruse, un moyen de +succès personnel que j'employais. Cela me réussit au delà de mes +espérances; Carnot me sembla comme électrisé à ce nom. «Ah! disait-il, +sa mort est la preuve la plus complète de la grande influence qu'il +exerçait; oui, Napoléon craignait le génie de ce simple colonel, parce +que le despotisme est habile à deviner les cÅ“urs qui le haïssent et les +mains qui peuvent l'abattre. Oudet, me disait-il, était pétri de +l'argile d'un Spartiate. + +«--Oh! vous vous trompez un peu: Oudet tenait pour la république, mais +en même temps pour Épicure. + +«--L'un n'empêche pas l'autre. + +«--Moi qui croyais cela bien incompatible; Oudet m'avait paru un +enthousiaste, un inspiré, un prophète, un génie;... que sais-je! mais +jamais je n'avais reconnu tant de séductions sous le court manteau d'un +Lacédémonien.» + +Carnot savait que j'étais encore en correspondance avec l'ancien +secrétaire de Hérault de Séchelles, Neillard, qu'il estimait +particulièrement. Il était à cette époque retiré auprès d'Aubagne en +Provence. Sans dire, je ne sais par quelle crainte d'être déconseillée, +je n'avouai pas à Carnot mon projet de visite à l'île d'Elbe, mais je +lui dis que je me proposais de faire un voyage à Marseille, Toulon et +autres villes de la Provence, Digne, Draguiguan, Gap peut-être! Il me +pria de venir le revoir avant mon départ, et de vouloir bien me charger +de quelques lettres, ajoutant qu'il attendait encore un gouvernement qui +ne violât point le secret des lettres. Je promis à Carnot de me faire +volontiers son courrier, et nous nous quittâmes fort bons amis. + + + + +CHAPITRE CXXXIV. + +Enterrement de Mlle Raucourt. + + +Je me trouvai mêlée, avant le voyage que je projetais, à un événement +qui fut, je crois, sous une simple apparence, un des plus sérieux depuis +mon retour à Paris. Je veux parler de l'enterrement de Mlle Raucourt, +l'une des premières actrices dont se soit honorée la scène française. Je +n'avais eu avec cette tragédienne célèbre que des rapports bien +fugitifs. Quelque temps avant mes débuts, on m'avait ménagé une entrevue +avec elle; elle avait eu la bonté de me reconnaître de la dignité +tragique, et ce qu'elle appelait du talent extérieur. J'allais souvent +la voir au théâtre; en général elle avait de l'esprit et raisonnait fort +juste sur les impressions théâtrales. Mes relations avec elle n'allèrent +donc jamais jusqu'à l'intimité; mais avec ma disposition d'esprit et ma +nature impressionnable, je suis toujours bien près d'aimer ce que +j'admire, et il se fait en quelque sorte un retentissement de mes +émotions de lecture ou de théâtre jusque vers mon cÅ“ur. De là , chez moi +une appréciation de tous les talens et de toutes les gloires, qui donne +au sentiment si raisonnable de l'estime toute la chaleur d'une passion. +Aussi quand j'appris la mort de Mlle Raucourt, quoique je connusse peu +sa personne, quoique depuis ma disgrâce dramatique je ne l'eusse aperçue +qu'une fois, en Italie, au milieu de cette royauté nomade dont +l'Empereur l'avait honorée, espèce de lieutenant tragique attaché à la +domination impériale, je n'en ressentis pas moins toute la grandeur +d'une pareille perte pour les arts. Je tenais encore au théâtre par mes +goûts, par mes relations avec Talma; je me rangeais encore parmi les +artistes, et je me crus appelée avec toute la comédie française à un +deuil de famille. + +Dans la matinée du jour qui avait été fixé pour le convoi d'Agrippine et +de Rodogune, je rencontrai plusieurs officiers de ma connaissance qui me +parlèrent de cette cérémonie comme d'un événement bien plus intéressant +par ses rapports politiques que par son importance même. «C'est une +grande question, disaient-ils; il s'agit de savoir si la restauration, +qui a promis tolérance et liberté de tous les cultes, qui a promis +l'égalité devant la loi, permettra l'égalité devant l'Église. C'est une +affaire de préjugés: leur cause a été perdue; mais on dit que les +préjugés sont vivaces, et qu'ils veulent aussi avoir leur restauration à +la suite des autres.» + +Sans partager les appréhensions de ces officiers, leurs discours +ajoutèrent encore la curiosité à tous les autres motifs de convenance et +d'intérêt qui m'appelaient au convoi de Mlle Raucourt, qui joignait, je +le savais, à son admirable talent les vertus d'une ame bonne et +compatissante. À l'exemple de Talma, quoiqu'elle cachât ses bienfaits, +leur nombre en avait trahi le mérite; et, si le premier précepte de la +religion est la charité, personne ne méritait plus de voir son cercueil +entouré des bénédictions du pauvre et des hommages du culte. Je courus +chez moi pour arriver ensuite en costume de deuil à l'église Saint-Roch, +paroisse de la défunte, qui n'avait pas attendu la mort pour s'y faire +connaître; car les dames de charité, nobles dignitaires de la +bienfaisance, recevaient bien exactement les dons modestes et cachés de +son bon cÅ“ur. + +Je l'avoue, malgré les prédictions un peu malveillantes des officiers et +de plusieurs personnes que j'avais rencontrées, j'étais bien loin de +prévoir qu'en 1814 je serais témoin d'un de ces scandales que de +gothiques répugnances avaient pu commettre autrefois, mais dont la +raison publique avait fait justice; car il y a quelque chose de trop +bizarre et de trop cruel à encenser le talent pendant sa vie et à le +flétrir quand il s'éteint. Élevée dans la religion protestante, j'ai +déjà dit que je ne fuyais pas les églises catholiques, et que cette +conduite, au lieu d'être une indifférence pour ma religion, en devenait +quelquefois un acte méritoire; car l'aspect d'un lieu public de culte me +rappelait le souvenir des vertus tolérantes de ma vertueuse mère. +Souvent, sans m'informer de la différence des rites, il m'était arrivé +d'entrer dans un temple, de me recueillir avec moi-même, et de descendre +dans ma conscience, comme devant la Divinité; j'en sortais meilleure et +moins opprimée par l'empire des passions. C'est un spectacle imposant et +profitable, que la vaste enceinte d'une église préparée pour une messe +_des morts_. Il me serait impossible de me mettre ailleurs ou autrement +qu'à genoux sur le marbre et près du catafalque, ne me trouvant là +d'ordinaire que pour des morts connus; les regrets qu'ils m'inspirent me +jettent bientôt dans une rêverie profonde, religieuse, au moins par +l'absence de toute distraction qui la profane. Je sens à ma douleur +qu'elle doit être éternelle, et l'amitié me conduit bientôt au sentiment +de l'immortalité de l'ame. Chaque battement de mon cÅ“ur me confirme +alors cette vérité consolante, et je crois quand j'ai pleuré. + +Je pensai que ce que j'avais de mieux à faire, dans une circonstance où +mon cÅ“ur se croyait avoir quelques droits à remplir, c'était de me +rendre chez Talma pour connaître l'heure et le programme de la +cérémonie. N'ayant point trouvé Talma chez lui, et comme il était déjà +deux heures, je me rendis aussitôt à Saint-Roch. Il me fallut descendre +de voiture près la rue des Moineaux. L'affluence était considérable, et +je fus presque obligée de combattre pour pénétrer jusque dans l'église. +Il régnait dans les groupes une agitation plus vive que celle de la +curiosité. Des orateurs étaient montés sur les chaises et en étaient +renversés par les flots de la foule qui s'augmentait à chaque instant. +On se heurtait, on discutait surtout le pour et le contre de l'admission +du corps. Je m'arrêtais de distance en distance, et je remarquais +presque autant de gens qui écoutaient avec attention que de personnes +qui parlaient avec feu. Pour éviter la surveillance de ces écouteurs, je +me réduisis presque à leur rôle par prudence; mais je n'en saisis que +mieux le curieux spectacle qui m'entourait. «Oui, disait-on, vous allez +voir; quoique cette pauvre Raucourt fut charitable jusqu'à la faiblesse, +qu'elle fut la mère des pauvres, parce qu'elle est morte actrice, +l'église lui sera refusée.--Et, reprirent d'autres, par le curé même qui +a si largement exploité sa caisse pour les aumônes de l'église.--On la +trouvait bonne chrétienne pour l'argent, mais mauvaise pour les +principes.» Le mouvement des groupes me rejeta hors des marches de +l'église, vers l'entrée principale, et y rentrer me fut impossible. Le +cortége arriva enfin. Il était extrêmement nombreux, composé d'artistes, +d'hommes de lettres et d'inconsolables amis. Je ne reconnus d'abord +personne, car j'étais trop vivement émue à la vue du char mortuaire. Je +m'inclinai légèrement vers la terre; mes lèvres murmurèrent une prière +et un regret. Tout à coup des clameurs s'élèvent, la multitude s'émeut, +se heurte, et je sors alors de ma douloureuse extase, au milieu d'un +tumulte qui formait un contraste étrange avec l'état de mon ame et le +silence ordinaire et convenable du lieu. «On refuse le corps, criait-on. +Voilà un acheminement aux exclusions de l'ancien régime, la carrière +fermée des querelles qui va se rouvrir. L'Église veut cumuler les +aumônes des comédiens avec leur excommunication.» L'émotion était +générale; et à tous ces cris, un autre plus puissant et plus énergique +vint s'y mêler: «Au château!... Au château!... Aux Tuileries!...» Moi +qui aime mieux une armée en bataille au moment de l'attaque et d'une +charge, qu'un rassemblement populaire, j'avisai aux moyens de me tirer +de là , ne comprenant rien aux périls qui n'ont pas la gloire pour but et +pour récompense. Au moment de ces efforts, l'aspect de Talma vint me +retenir à ma place, et m'électriser jusqu'à la sédition. Sa belle figure +romaine, où respirait l'indignation de la fierté blessée, lui donnait +l'air d'un tribun. Il ne parlait point, mais son geste, mais son regard +peignaient assez tout ce qu'il éprouvait. + +La foule approche en effet du château; la crise durait depuis assez +long-temps pour que le roi lui-même en eût l'éveil. S. M. Louis XVIII, +qui savait bien, en fait de religion, tout ce qu'un souverain doit aux +convenances, mais qui, par prudence et connaissance des temps, ne +dépassait pas la mesure, ordonna que le scandale cessât, disant: «Que +quiconque avait reçu le baptême avait droit à tous les honneurs du +culte, et qu'un sacrement devenait dans ce cas un droit à tous les +autres.» + +Aussitôt qu'on eut remporté une victoire aux Tuileries, la foule +impatiente vint en recueillir les fruits à Saint-Roch. On eût dit que le +lieu saint venait d'être emporté d'assaut. La joie du peuple ressemblait +encore beaucoup à sa colère. Les choristes des divers théâtres se +mêlèrent avec ivresse aux chantres du pupitre paroissial. Figaro et +Scapin s'élancèrent sur les cierges pour les contraindre à la lumière. +Jamais, certes, les bedeaux, les sacristains et les serviteurs officiels +du temple n'avaient mis autant de zèle aux fonctions dans lesquelles la +bonne volonté des lévites improvisés les remplaçait. On contribuait au +service de l'autel à qui mieux mieux, et si la gaucherie de certains +desservans trahissait leur peu d'expérience des cérémonies, ils +rachetaient les _errata_ par l'enthousiasme, et faisaient excuser les +bévues par la ferveur. On était vraiment religieux par émulation et +catholique avec rage. Le service s'acheva avec un peu plus d'ordre qu'il +n'avait commencé. La Comédie en corps donna l'eau bénite à la chrétienne +qu'elle avait perdue, et moi, ignorée au milieu d'elle, j'accompagnai +mon aspersion d'un regret qui était peut-être moins mondain et aussi +sincère. + +Cet événement fit un bruit immense dans Paris. La politique sut, je +crois, profiter habilement des premières défiances qu'avait jetées dans +les esprits la sévérité religieuse renaissante. De ce jour, les regrets +de tout ce qui avait tenu à l'empire ne craignirent plus de se montrer, +sûrs du moins qu'il y avait dans les idées populaires quelques cordes +capables de leur répondre. On avait généralement approuvé le bon sens du +prince qui avait interposé ses ordres entre les prétentions dévotes et +les droits de ses sujets. Mais, en général, l'autorité empêche bien, +quand elle est raisonnable, qu'un mauvais pas fait par ses agens, en +étant réprimé, n'excite trop violemment la résistance; mais ce qu'elle +ne peut plus retenir, c'est la révélation qu'un acte imprudent vient +mettre au devant de tous les esprits, très habiles en France à saisir la +tendance d'un corps ou les ambitions d'un parti. Le changement de +gouvernement s'était opéré avec une telle rapidité, que tout le monde +ébahi avait à peine eu le temps de se reconnaître. Ce fut d'un cercueil +que partit la première étincelle de la pensée publique. On se remit à +raisonner. On passa de l'étonnement à la gaieté, de l'indignation d'un +moment à la satire de chaque jour. Cette nation oisive et moqueuse, que +Bonaparte n'avait pu distraire qu'en lui donnant le monde entier à +conquérir, sentait avec un frémissement de bonheur que la même force ne +pesait plus sur elle. + +Le clergé avait, dès cette époque, une tendance de victoire et de +domination; on le disait du moins, car il ne me convient nullement de me +mettre mal par la légèreté de mes assertions avec la cour de Rome et ses +milliers de représentans patentés ou mystérieux. Les salons raillaient +et les faubourgs criaient d'une manière plus énergique contre ce qu'on +appelait la réaction des préjugés superstitieux. Les caricatures les +plus bouffonnes circulaient. J'ai vu dans plus d'une maison les gens les +mieux pensans se joindre au chorus général, et dessiner eux-mêmes de +petits inquisiteurs sur les albums des plus jolies femmes. J'ai même +conservé dans mes papiers un croquis de la bataille théologique et +comique de Saint-Roch, fait par un noble marquis qui vote aujourd'hui +contre les libraires, les dessinateurs et les graveurs. La police était +d'une indulgence charmante, elle ne voyait rien et laissait tout faire. +«Les gens de police, disait un soir devant moi un ex-conseiller d'État, +est un luxe des gouvernemens, mais un luxe inutile; le dévouement est +d'ordinaire borné et incapable, et la capacité qui descend à un vilain +métier est vénale et menteuse.» + +Il y eut une conspiration véritable au sujet de ce fameux enterrement de +Mlle Raucourt, mais conspiration bien innocente; ce fut celle des gens +d'esprit. Le premier de nos chansonniers, un homme dont les sentimens +monarchiques n'étaient pas douteux, Désaugiers, fit une chanson +charmante qui ne fut pas imprimée dans les différentes éditions de ses +Å“uvres, et qui, je crois, fera plaisir au lecteur: + + CADET BUTEUX + + À L'ENTERREMENT DE Mlle RAUCOURT. + + AIR: Faut d'la vertu, pas trop n'en faut. + + Faut êt' dévot, pas trop ne l'faut; BIS. + L'excès en tout est un défaut. + + V'là c'que les paroissiens en masse + Devant Saint-Roch criaient l'aut' jour; + Et moi, sans trop savoir c'qui s'passe, + Bien plus fort qu'eux, j'crie à mon tour: + Faut êt' dévot; etc. + + On m'dit qu'c'est une actric' qu'est morte + Et qui d'mande un _de profundis_; + Mais on n'veut pas ly ouvrir la porte + Du ch'min qui mène en paradis... + Faut êt' dévot, etc. + + Pourquoi l'corps de c'te pauvre femme + D'l'église serait-il banni, + Pis qu'huit jours avant d'rendre l'ame + Elle avait rendu l'pain béni? + Faut êt' dévot les autres fois, etc. + + Plus d'un'fois avec son aumône + Saint-Roch secourut l'indigent... + Pourquoi donc r'fuser la personne + Dont on n'a pas r'fusé l'argent? + Faut êt' dévot, etc. + + N'y a qu'un'dévotion qui soit bonne, + C'est celle qui nous dit d'fair' le bien... + J'aime mieux un païen qui donne + Qu'un chrétien qui ne donne rien. + Faut êt' dévot, etc. + + Parc'qu'elle a joué la targédie, + L'Églis' ne veut pas l'avouer; + J'tez donc Racine à la voierie, + Car c'est ly qui la ly f'sait jouer. + Faut êt' dévot; etc. + + J'savons par cÅ“ur notr'Évangile, + Et j'n'y voyons pas que dans l'ciel + Sémiramis, Crispin et Gille + Soient proscrits par l'Père Éternel. + Faut êt' dévot, etc. + + Voyez un peu l'danger d'l'exemple: + À l'instant je r'cevons l'avis + Que l'chien d'Saint-Roch, hier, du Temple + A fait chasser l' chien d'Montargis. + Faut êt' dévot, etc. + +Un poète d'un genre plus élevé appliqua sa petite malice voltairienne à +la peinture et à la satire de la gent intolérante. + +Cette aventure fit remettre sur le tapis un événement du même genre qui +était arrivé sous le consulat à l'époque de la renaissance du culte et +au sujet de Mlle Chameroi, danseuse de l'Opéra. Voici comment Regnault +de Saint-Jean-d'Angely nous raconta que la chose avait été prise: «Le +fait de Saint-Roch vis-à -vis de Mlle Chameroi était bien plus grave que +vis-à -vis de Mlle Raucourt, car lors de la première affaire, les temples +venaient à peine d'être rouverts; le premier Consul, sous ce rapport, +allait au devant de l'opinion publique, et avait eu à vaincre plus d'une +répugnance de ses amis et de ses conseillers. L'échauffourée des prêtres +dans cette occasion n'allait à rien moins qu'à justifier les préventions +républicaines, et qu'à empêcher les bienfaits des chefs de l'État. Il +eut la générosité de ne pas se venger sur la religion de l'esprit faux +de quelques uns de ses ministres; il réprimanda même le célèbre Monge +qui avait, devant lui, appelé le scandale de Saint-Roch _une affaire de +comédiens à comédiens_. Napoléon sentit néanmoins tout ce qu'avait de +grave et d'inquiétant ce singulier acte de reconnaissance des prêtres +pour l'abri si grand qui venait de leur être donné; et, comme le curé +d'une autre paroisse avait bien voulu faire le service de Mlle Chameroi, +refusé par celui de Saint-Roch, le premier Consul se chargea lui-même de +la conduite de l'opinion publique sur une difficulté si délicate; et je +puis vous montrer dans le _Moniteur_ un article que j'ai écrit sous la +dictée du grand homme qui, en s'acheminant vers le trône, avait commencé +par relever les autels; mais qui, placé sur le terrain encore mouvant de +la révolution, voulait passer pour le protecteur de tous, mais non pour +l'esclave de personne. L'article est fort court, comme il convient à un +souverain, journaliste par occasion; il respire cette brusquerie censée +d'un homme qui, au milieu de ses passions, possède un admirable instinct +de prudence.» + +Je copiai dans le temps ce piquant article, et je le transcris encore +aujourd'hui comme une instruction sur la matière, qui peut ne pas être +inutile; car l'Église et la Comédie ne sont pas encore près de +s'entendre. + +«Le curé de Saint-Roch, dans un moment de déraison, a refusé de prier +pour Mlle Chameroi et de l'admettre dans l'église. Un de ses collègues, +homme raisonnable, instruit de la véritable morale de l'Évangile, a reçu +le convoi dans l'église des Filles-Saint-Thomas, où le service s'est +fait avec toutes les cérémonies ordinaires. + +«L'archevêque de Paris a ordonné trois mois de retraite au curé de +Saint-Roch, afin qu'il puisse se souvenir que Jésus-Christ commande de +prier même pour ses ennemis, et que, rappelé à ses devoirs par la +méditation, il apprenne que toutes ces pratiques superstitieuses, +conservées par quelques rituels, et qui, nées dans les temps d'ignorance +ou créées par des cerveaux échauffés, dégradaient la religion par leur +niaiserie, ont été proscrites par le concordat et par la loi du 18 +germinal.» + + + + +CHAPITRE CXXXV. + +Déjeûner chez Regnault. + + +J'arrangeais depuis long-temps dans mon exaltation le projet d'un +pélerinage à l'île d'Elbe; mais une foule de circonstances frivoles +retardent souvent les plus ardentes résolutions. L'argent, ce nerf de la +guerre... et des voyages, commençait à être pour quelque chose dans ces +incidens. Pendant que, par première précaution, je cherchais à garnir ma +caisse, je reçus de Regnault une pressante invitation de venir déjeûner +avec lui, avec prière d'arriver avant tout le monde. «Cela sera, me +dis-je, la visite d'adieu.» J'avais mal compté. Arrivée à dix heures, +j'entre suivant mon habitude par le pavillon de la rue des Victoires, et +je me trouve entourée d'un grand nombre de convives. La comtesse n'était +point à la réunion; depuis les changemens, elle vivait dans sa terre. +J'allais donc assister à un véritable déjeûner de garçons. Moi, je +pouvais être classée comme telle, car j'en avais l'habit. On n'eût pas +fait d'ailleurs une extrême attention à moi, si un parent du général +Cavaignac ne m'eût accaparée pour me parler de Murat, d'Élisa et du +maréchal Bessières, qu'il savait que j'avais très intimement connu; +c'était à n'en plus finir sur le chapitre de mes campagnes, et tout +naturellement je me trouvai entraînée sur le terrain glissant de la +politique. Parmi les convives, le plus bouillant, celui dont le langage +ne prenait pas la peine de se faire diplomatique, était Charles de +Labédoyère. Il devait repartir la nuit même pour rejoindre son régiment; +il était venu de son propre aveu à Paris, incognito et sans congé. Je le +connaissais déjà , mais ce jour-là cette connaissance devint de l'amitié. +Il avait souvent entendu parler de moi au maréchal Bessières, qui +m'avait vue avec Ney à l'armée; enfin il m'amena presque à des +demi-confidences; Labédoyère me demanda encore si j'avais vu chez +Regnault la jolie Allemande. + +«Oui; et vous, ne la voyez-vous pas ailleurs? lui dis-je. + +«--Non, foi de soldat français! reprit-il avec véhémence, ni ne veux la +voir. Un zèle payé, un dévouement aux appointemens, voilà ma plus grande +antipathie; car je n'apprécie que le désintéressement; je n'aime que +l'enthousiasme: le vôtre, par exemple, cet enthousiasme si passionné +pour le maréchal Ney, voilà ce qui m'électriserait.» + +À ces mots, je levai les yeux sur Labédoyère, et je trouvai que s'il +était susceptible d'en ressentir, il n'était pas moins fait pour en +inspirer. Le général Cambacérès, frère de l'archi-chancelier, était +aussi des nôtres; je le remarquai plus par son silence que par ses +paroles. Il brûlait d'envie d'être de notre _aparté_; il se rapprochait +petit à petit, jetant par-ci par-là de ces mots qui ont l'air de +demander l'aumône d'une conversation. Il voulut savoir si j'avais eu des +relations avec le maréchal Mortier. + +«--Jamais, lui dis-je fort sèchement.» Il interrompait une conversation +si intéressante, que j'en pris de l'humeur. Mais il fallut enfin se +mêler à l'entretien général; c'était un devoir de dévouement. Regnault +s'était joint au général pour appuyer la question du général Cambacérès +sur le maréchal Mortier. Je me contentai de répondre que «je ne +connaissais le maréchal que pour l'avoir vu un instant au passage de la +Bérésina; qu'il s'y conduisit comme dans vingt autres batailles, à +Anclana, à Badajoz et Gebora, en véritable général français.» Ici un +militaire décoré et portant d'énormes moustaches se joignit à nous. J'ai +oublié son nom; il sert aujourd'hui. «Mortier est bon, dit-il, et +certainement il doit regretter l'Empereur. Un duché et une dotation de +cent mille francs, cela peut aider à la reconnaissance; je suis sûr +qu'il est à nous. Je croyais que Madame, ajouta l'officier en me +désignant, avait des relations particulières avec lui. + +«--Mon Dieu, Monsieur, vous m'en supposez donc avec toute l'armée? + +«--Ce serait fort heureux,» dirent Cambacérès et Regnault à la fois. La +tête commençait à me tourner, un peu par vanité et un peu par crainte. +Je ne pouvais douter qu'on n'eût des projets sur moi, et je voyais +surtout qu'avant de me les confier on voulait savoir ce que j'avais de +confidences à fournir en cautionnement; mais j'avoue que je ne +m'attendais guère à celle que j'allais recevoir. + +Six mois s'étaient à peine écoulés, et déjà la plupart de ceux qui +avaient avec précipitation déserté Fontainebleau, ou profité avec joie +de l'abdication impériale pour essayer d'une autre opinion, non +seulement commençaient à revenir aux regrets, mais encore se ralliaient +déjà à tous les mécontens qui avaient conservé avec l'amour du passé +toutes les espérances de l'avenir. Le déjeûner de Regnault était +terriblement politique. Entre la poire et le fromage, on ne changeait +rien moins que toutes les dynasties de l'Europe; et dans tous ces plans +de régénération universelle on voyait une certitude de succès, une +confiance dans la fortune, qui étonnaient mon imagination, pourtant +assez volcanique de sa nature. La voix de Labédoyère tonnait déjà comme +un cri de victoire. + +Je crus découvrir au milieu des fumées de cette politique que quelques +personnes pourraient bien avoir le mot de Napoléon, et que celui-ci +n'attendait qu'une occasion pour ressaisir le titre qu'il n'avait laissé +tomber à Fontainebleau que pour le ressaisir plus tard. Regnault, qui +savait si bien que vouloir me faire parler sur Ney eût été me faire de +la peine, n'essaya même pas de glisser son nom au milieu des noms +célèbres dont on faisait l'appel pour compter les chances d'un +changement. Mais l'officier à moustaches n'y mit pas tant de façons, et +me demanda «si le maréchal serait capable de faire un coup de main en +faveur de Napoléon. + +«--Je pense que... non. + +«--Comment, non! + +«--Certes; car Ney aime aujourd'hui son repos et, comme toujours, le +bonheur de la France, et il ne pense pas que l'Empereur le puisse +assurer. Croyez-m'en; car le maréchal est la franchise même, et il croit +que les peuples ont plus à perdre qu'à gagner aux révolutions, quelles +qu'elles soient. + +«--Tant pis. + +«--Je ne vois pas le tant pis.» Puis me tournant vers Labédoyère, +j'ajoutai: «Je veux bien, moi, n'être pas contente de Ney, regretter +qu'il ne partage pas tout mon délire napoléonien; mais quand d'autres se +permettent de lui trouver des torts, il me prend des étourdissemens de +fureur, et je me même de penser autrement. + +«--Il est bien heureux. + +«--Labédoyère, vous avez trop d'esprit pour me dire de ces choses-là . +Les fadeurs ne vont pas aux moustaches. Je suis comme vous; +l'enthousiasme seul me plaît et me captive. Quand vous me parlez de +l'Empereur, vos paroles toutes militaires me plaisent plus que de froids +complimens. Quant à Ney, j'ai dit vrai; je le trouve changé, et je suis +sûre que le retour de Napoléon lui paraîtrait une calamité pour la +France. + +«--C'est impossible. + +«--Eh bien! je vous garantis que les choses sont ainsi. + +«--Mais il ne peut haïr l'Empereur. + +«--Sans doute; mais il aime un peu plus la France que Napoléon. Le cÅ“ur +de Michel Ney appartient à son pays avant d'appartenir à qui gouverne. +Il regarde où est le bonheur public, la gloire nationale.» Labédoyère me +regardait parler, et, sans que je m'en fusse aperçue, tous ces messieurs +s'étaient rapprochés de moi, Regnault et Cambacérès en tête, et nous +écoutaient en silence: il fut interrompu par ce compliment de +Labédoyère, moitié sérieux, moitié comiquement emphatique. «Vous +entendez, Messieurs, cette éloquence oratoire, ce feu d'improvisation. +Une proclamation de l'Empereur, lue et commentée par Madame, lui +livrerait une garnison de 6,000 hommes... Il serait difficile d'avoir +plus d'ame, de grâce et d'entraînement.» J'avoue que cette flatterie +plut à mon orgueil qui ne les aime pas. Il y avait encore à cette séance +gastronomique et malveillante deux officiers du 4e régiment +d'artillerie, qui parlaient de l'Empereur avec un enthousiasme que je +trouvai exagéré, moi qui en avais une si forte dose. Ces officiers +étaient en garnison à Grenoble, et assuraient sur leur honneur que +l'esprit du soldat était excellent, ce qui, dans la langue d'une autre +opinion, se serait appelé fort mauvais. + +La chaleur de la politique et la fraîcheur du Champagne à la glace +avaient forcé une partie de l'assistance à quitter la place. Nous +restâmes seuls, Regnault, Labédoyère, Cambacérès et moi. On parla avec +plus de tranquillité, et sans aveux ni confidences positives. Malgré mon +peu de perspicacité politique, je vis clairement de quoi il était +question, et je devinai qu'on avait besoin de moi. Regnault savait que +j'avais habité Digne. «Vous y connaissez beaucoup de monde, me dit-il; +vous m'avez avoué, je crois, qu'à Barême vous avez connu M. Manuel fils. + +«--Non, c'est à Digne. + +«--Vous avez été à Gap aussi? + +«--Bien souvent j'ai fouillé tous les rochers de la Provence. J'y ai des +amis et des connaissances... À quoi en voulez-vous venir? + +«--À savoir à peu près ce que vous avez remarqué de l'esprit public de +ce pays-là à l'égard de Napoléon. + +«--Il y aurait un oui et un non à vous répondre; mais il est une masse +qui lui appartient tout entière de cÅ“ur: ce sont les paysans. Ah! c'est +une singulière chose que les peuples. + +«--Bonne quand on sait les gouverner,» répondit gravement le général +Cambacérès, et sur cette première phrase complète qu'il eût prononcée, +il se leva, et Regnault le suivit dans son cabinet, où ils restèrent +quelques instans. En sortant le général me salua avec cet air +d'approbation et de remercîment qu'on emploie vis-à -vis de quelqu'un sur +lequel on compte pour un service. Labédoyère me croyait plus avant dans +les secrets politiques que je ne l'étais ni ne voulais l'être. Il me +parla, pendant la brève absence de Regnault et de Cambacérès, de manière +à me prouver une bien grande et toujours imprudente confiance. Regnault +m'expliqua ce qu'il attendait de moi. Il s'agissait d'une petite tournée +pour prendre connaissance de la disposition des esprits. + +«Je vous remercie, M. le comte; je ne vise pas à la survivance de la +jolie Allemande. Je ne suis pas assez en fonds pour voyager à mes frais, +et vous savez que, malgré mes sentimens bien raisonnables, je ne suis +pas d'humeur à voyager aux frais du gouvernement.» Regnault fit la mine; +mais Labédoyère me pressa la main d'un air charmé, et je le fus +excessivement d'avoir obtenu son approbation. Je dis alors à Regnault +mon projet d'aller à l'île d'Elbe: il en fut surpris, mais enchanté. +Labédoyère nous quitta. Quand il fut parti, Regnault me renouvela ses +instances avec toutes les cajoleries de gloire, de dévouement, d'amitié; +mais je restai ferme dans mes refus. + + + + +CHAPITRE CXXXVI. + +Voyage à l'île d'Elbe. + + +Tout se préparait pour mon voyage de l'île d'Elbe. Mes instructions, et +plus que cela, la voix de l'amitié, me recommandaient de ne point partir +avant d'avoir vu une personne très intime auprès de la reine Hortense, +et qui ne devait revenir à Paris que dans les premiers jours de +décembre! Mais je n'ai jamais eu beaucoup de patience; et mon cÅ“ur +toujours ardent précipita mon départ. Regnault, qui me savait liée avec +Mme Noémi, restée intime et en correspondance avec le roi Murat, insista +beaucoup dans notre dernière entrevue pour que j'obtinsse des +renseignemens précis sur les dispositions secrètes de Joachim. + +«Demain, vous saurez tout ce que vous désirez savoir, c'est-à -dire tout +ce que Mme Noémi croira pouvoir me confier.» Je me rendis chez elle +aussitôt, et je la trouvai très affligée et mouillant une lettre de ses +pleurs. Je voulus me retirer, elle m'en empêcha. Je lui dis alors de +quelle part je venais et le but de ma visite. Loin de refuser la +confidence, elle parut charmée de pouvoir la faire. Elle me montra la +lettre dont elle s'occupait lorsque j'étais entrée; elle était de Murat. + +Je ne pus m'empêcher de dire à Ney quelque chose de mon voyage. Aux +premiers mots de cet aveu, Ney jeta feu et flammes, me traita de tête +romanesque; que sais-je, plus mal encore. Je le regardais, cherchant à +lire dans ses yeux le sens de ces paroles si sévères; je tremblais +qu'elles ne lui fussent dictées par l'ingratitude: je me trompais. Il +n'obéissait qu'au sentiment d'une amicale sollicitude pour mon sort. + +«Vous ne trouverez point la grande-duchesse Élisa à Naples, où vous vous +proposez de vous rendre de l'île d'Elbe. + +«--Ah! que je vous sais gré d'appeler encore de leurs anciens titres des +princes malheureux. Dans leurs hautes prospérités, mon cher Ney, +j'aurais bien pu quelquefois escamoter les titres, même un peu exprès; +mais aujourd'hui je ne les sépare jamais de leur souvenir. Ne riez pas. +Cela vous semble puéril; eh bien! c'est pourtant un sentiment et un bien +louable qui me l'inspire. Puis-je ressembler à ces flatteurs que j'ai +vus ramper dans les cours impériales, et qui se dédommagent aujourd'hui +d'une bassesse de dix ans par ces propos de mauvais goût: La Bacchiochi, +la Borghèse, la mère Lætitia Bonaparte... Les princes de la famille de +Napoléon seront toujours, dans mon cÅ“ur, sur le trône de la +reconnaissance. + +«--Ida! + +«--Mon ami! mon frère! + +«--Ah! je voudrais pouvoir l'être; vous êtes une si excellente femme! Je +voudrais vous voir heureuse, avec un sort enfin assuré. + +«--Ney, il vous est à jamais défendu de vous occuper de ces intérêts-là . +Je vous aime aussi passionnément que jamais; mais, à Paris, je suis +exposée à vous rencontrer avec la maréchale, à ne plus vous revoir, ou à +risquer de troubler votre repos; voilà encore un des motifs qui décident +mon départ. Nous avons failli si souvent, malgré les meilleures +résolutions. Il y avait du moins alors l'excuse de l'absence, +l'éloignement de celle que j'offensais. Ici respirant le même air, la +passion la plus délirante appellerait sur nous de cruelles épreuves, +ferait crier au scandale d'un arrangement coupable. Mon cher Michel, +Madame est plus jeune, plus jolie que votre compagnon de guerre; et +fût-elle mille fois laide, ses droits n'en seraient pas moins les mêmes, +et l'homme que je verrais calculer les heures et les moyens de tromper +par habitude ne serait pas toujours le héros de mon imagination, ni +l'idole de mon cÅ“ur. Croyez-moi, mon cher Michel, ce voyage inspiré par +la reconnaissance m'est commandé également par le soin de votre repos, +et le besoin que mon souvenir vous soit toujours cher.» Je n'ose répéter +tout ce qu'il me répondit, car il y aurait trop d'orgueil. Il convint +que j'avais raison; mais en même temps il me fit promettre de ne pas +rendre éternelle une séparation qui lui serait impossible. + +J'avais pour caisse de voyage une grande partie des six mille francs que +je tenais de mon noble marché avec le jeune Léopold. Pour prévenir les +interrogations et les retours dont mon départ eût pu être l'objet, je +fis dire à mes amis que j'avais quitté la capitale. Avant que cela ne +fût en effet, j'écrivis à Regnault qu'au moment où il recevrait ma +lettre, je serais déjà sur la route de Fontainebleau. Car, je l'avoue +par une sorte de réminiscence mélancolique, je voulais m'acheminer par +les lieux mêmes qu'avait parcourus le noble prisonnier de l'Europe, si +long-temps tremblante devant lui, quittant cette belle France, où il +s'était trouvé trop à l'étroit, pour aller prendre possession de sa +petite souveraineté bourgeoise de l'île d'Elbe. Je me sus un gré infini +de cette inspiration mêlée de philosophie et de sentiment; elle me valut +plus d'un plaisir. Dans tous les endroits où je passai, on mettait une +sorte d'affectation orgueilleuse à répéter: ici l'Empereur a dit telle +parole, là il a fait telle chose. Ce qui se réduisait partout à des +détails on ne saurait plus simples, mais que l'on ne rapportait pas +moins avec cette espèce de religion qui annonce l'importance qu'on y +attache. «C'est ici, me dit une jeune fille, à Briare, que, faute de +chevaux, on sépara les voitures: la première voiture partit d'abord; +l'Empereur ne la suivit que dans la nuit.--Non, tu te trompes, Toinette, +l'Empereur partit à midi, je le sais mieux que toi, puisque j'étions à +le voir déjeûner avec les deux coquins d'Allemands ou d'Anglais qui +l'accompagnaient,» répondait une femme plus âgée. + +J'arrivai à Nevers dans la nuit. Là on me dit combien Napoléon avait +paru satisfait et consolé par les acclamations qui l'avaient accompagné +pendant toute la route depuis Fontainebleau. «Il n'en était pas de même +des commissaires des alliés, disait une petite femme fort jolie; car à +ceux-là on ne leur a pas épargné les malédictions ni les outrages.--Et, +reprit un paysan, s'ils y repassaient aujourd'hui, ils en verraient de +plus durs encore.» + +À Villeneuve-sur-Allier, on disait presqu'avec des larmes: «C'est ici +que d'Empereur a été contraint de se séparer du dernier détachement de +la garde fidèle qui formait son escorte;» et l'on répétait avec +enthousiasme: «Il a refusé les Cosaques et les Autrichiens dont on +voulait entourer un guerrier français: «Qu'ai-je besoin d'escorte? les +acclamations du peuple m'en ont tenu lieu.» + +J'avais une lettre de Carnot pour une personne dont la maison de +campagne était située sur la route. On m'avait bien recommandé de la +remettre moi-même. Comme il était nuit, j'envoyai un exprès à l'ami de +Carnot, pour l'inviter à se rendre près de moi; ce qu'il fit aussitôt. +En l'attendant, je pris mes informations ordinaires. Napoléon avait +couché dans cette ville. On ne tarissait pas de détails. L'ami de Carnot +arriva, et multiplia encore pour moi tous ces propos populaires. «Ce +qu'il y a de plus extraordinaire, ajouta-t-il, c'est qu'en passant par +Moulins, l'illustre proscrit fut salué par le cri de _vivent les +alliés!_ et qu'aujourd'hui on est si repentant, qu'on s'efforcera de +vous persuader qu'on n'a crié que _vive l'Empereur!_» + +«--Ne blâmez pas, Monsieur, les gens de Moulins; leur retour d'affection +est encore un mérite.» + +J'eus lieu de vérifier l'observation, et je dois consigner ici, pour la +vérité historique et l'étude du cÅ“ur humain, qu'à Moulins, à Lyon, à +Orange, à Avignon même, on se défendait comme d'une accusation honteuse +d'avoir vociféré l'insulte sur les pas d'un guerrier malheureux. + +À Orgon, une vieille mendiante, qui passait pour dire la bonne aventure, +et que je fis venir pour lire dans ma main, par une fantaisie moitié +sérieuse, moitié plaisante, me raconta des choses fort piquantes. «Ils +ont eu, disait-elle, la sottise de pendre en effigie celui qui, à son +tour, pourrait bien les faire pendre tout de bon encore.» Je regardai +cette sorcière d'un air un peu soupçonneux. + +«Vous me regardez en vous moquant de moi; eh bien! ce que je vous dis +est exact. Tenez, voilà l'Empereur, dans du marc de café, qui débarque; +et voilà les soldats qui retournent tous vers lui.» Cette sibylle en +haillons me sembla être trop initiée à d'autres mystères, et je mis bien +vite un terme à mes questions. Cependant les gens de l'auberge +m'assurèrent que le jour du passage de l'Empereur elle avait manqué +périr de la main des gens ameutés pour insulter Napoléon; qu'elle ne +cessait pas de prédire son retour. «Moi qui pense très bien et qui suis +bon royaliste, j'ai la conviction que la vieille sorcière est de bonne +foi; elle est la seule à prédire, mais elle n'est pas la seule à croire. +Et, voyez-vous ils sont tous ici comme des bêtes à attendre le revenant. +C'est la troupe qui monte la tête de tout le monde. Il faut que cet +enragé Corse ait jeté un sort sur nos soldats. Si je faisais mon devoir, +je devrais peut-être prévenir notre brigadier de gendarmerie. Presque +tous les sous-officiers ont sous la cocarde blanche la cocarde +tricolore, et les aigles cousus sous les lis.--Je me faisais une autre +idée de l'esprit de l'armée.--Ah! Madame, il est détestable: que +Bonaparte arrive, et il ne restera pas un seul peloton à cette noble +famille, digne pourtant par ses malheurs de plus d'intérêt.--Mais il +n'en est pas de même du reste de la population? + +«--Mon Dieu! elle devient horrible; sur mille royalistes du +commencement, excepté M. le curé, l'adjoint du maire, un pauvre +chevalier de Saint-Louis; moi et ma femme, il n'en reste plus qui soient +restés fidèles; car, vous l'avouerai-je, mes garçons, les enfans d'un +membre du conseil municipal, sont plus bonapartistes que le Corse +lui-même. Mon pieu! quel malheur que la bonté du roi n'ait pas pris ses +précautions en faisant pendre ce tyran. + +«--Si cela avait pu s'arranger, je crois que la mesure eût été plus +tranquillisante; car, de fait, il n'y a que les morts qui ne reviennent +pas.» + +Depuis Orgon, et un peu ennuyée, je ne m'arrêtai plus qu'au Luc. Arrivée +là , je me rendis à la maison que la princesse Pauline habitait. Le +général Bertrand avait présenté à cette sÅ“ur de Napoléon les +commissaires étrangers qui avaient voituré son frère hors de son empire. +Le cÅ“ur de Pauline s'était brisé au récit des dangers que Napoléon avait +courus; aussi avait-elle pris la généreuse résolution d'aller adoucir +son exil à l'île d'Elbe. La personne que je désirais voir là se trouvait +alors au Muy. Je m'y rendis, et de Muy a Fréjus, voulant m'embarquer +aussi à ce port de Saint-Raphen, où l'Empereur avait jeté sa fortune +dans une barque, comme César, et où, quinze ans avant, il avait abordé +en revenant des Pyramides, quand il marchait au trône... On me prévint +que probablement je ne pourrais partir que le lendemain, les vents étant +absolument contraires; j'en eus une impatience extrême. Je ne saurais +rendre le besoin que j'éprouvais de toucher du pied cette île située si +près de ma patrie, occupée d'abord par les Étrusques, soumise aux +Carthaginois, île tant de fois dominée, et que les Romains nommèrent +Ilra, et dont le nom allait recevoir une immortalité égale à celle de +son prisonnier. Après avoir rempli toutes les formalités de mon +embarquement, et en attendant le vent favorable, j'allai, selon mes +habitudes, courir au loin, cherchant une pointe de rocher, une vue de +mer qui pût convenir au ton où étaient montés mon esprit et mon cÅ“ur. La +saison, quoique avancée, avait encore de beaux jours, et la soirée était +belle là , comme à Paris une journée de printemps. Pour éviter les +soupçons qu'eût pu faire naître mon travestissement, et un peu aussi +pour me délasser de la fatigue de la cravate, seul inconvénient que je +trouve aux habits de l'autre sexe, j'avais repris mon costume naturel de +femme. Adossée contre une espèce de parapet formé par les sables, les +mains jointes sur la poitrine, ne tenant plus à ce qui m'entourait que +par la pensée, mon cÅ“ur souffrait à l'idée de rencontrer à quelques +lieux de là , dans un chétif gouvernement de dix ou douze mille habitans, +sur un sol aride et emprisonné par les flots, le dominateur de l'Europe, +le vainqueur de tant de rois. Je pensais à toute cette famille qu'il +avait dotée de couronnes presque toutes tombées avec la sienne. Je +pensais à tant d'ingratitudes, et, avec un peu d'orgueil, à cette +reconnaissance d'une femme, qui s'élevait jusqu'à la gloire des Drouot, +des Bertrand et des Germanosky; de ces fidèles serviteurs qui avaient +couru après la dotation de l'exil et de l'infortune, pour ne pas laisser +seul au milieu de la mer celui qui avait ceint la couronne de +Charlemagne. + +Comme le commerce se mêle de tout, j'ai remarqué une curieuse industrie +à l'auberge de Saint-Raphen où j'étais descendue. On y faisait un grand +débit de figures de plâtre, image de deux opinions contraires, et les +marchands les donnaient tour à tour et suivant les goûts, pour des +portraits de Napoléon ou des bustes de S. M. Louis XVIII, lesquels +ressemblaient bien autant à l'un qu'à l'autre. Mais le mérite de ces +petits ouvrages consistait dans l'élégance d'un piédestal fait d'un +marbre granit grisâtre tirant sur le vert, semé de taches noires et +blanches, produit des mines et principales richesses de ce royaume à +petit format, dont Napoléon Ier était alors souverain. + +Enfin on vint m'avertir qu'on allait mettre à la voile. Après deux jours +de navigation on aperçut l'île d'Elbe. À cette vue, saisie d'un élan +passionné, je tendis les bras vers le ciel, appelant la terre que +dévorait mon impatience. Exaltée jusqu'à la démence, j'oubliai que je +laissais en France celui qui avait été l'objet préféré de toute mon ame, +je ne songeais qu'à ceux que j'allais trouver; je m'excusais de cet +oubli de Ney par de beaux raisonnemens que le cÅ“ur, le meilleur logicien +que je connaisse, me fournissait en abondance. Je me disais même alors +que fuir loin de Ney était un sacrifice nécessaire à des devoirs qu'il +chérissait. Hélas! ces devoirs dataient de 1801; pourquoi donc ne m'en +étais-je aperçue qu'en abordant à Porto-Ferrajo en 1814? Comme j'ai +promis à mes lecteurs d'être vraie, je garde l'aveu de ce nouveau tort +pour le chapitre suivant. + + + + +CHAPITRE CXXXVII. + +L'île d'Elbe.--Napoléon.--Bertrand.--Drouot.--Cambrone. + + +Ce ne fut pas seulement ce besoin d'activité qui a dévoré toute ma vie, +ce ne fut pas même le sentiment si naturel à mon cÅ“ur, de payer un +tribut de reconnaissance et de souvenir à un grand homme malheureux, +dont j'avais été un moment aimée, qui me conduisait à l'île d'Elbe. Mon +voyage avait un autre but dont le récit que je fais ne donnera aucune +idée positive, et on en concevra facilement la raison. Le secret qui +était caché dans cette démarche aventureuse n'était pas le mien, et, +tout piquant qu'il soit, je dois convenir qu'il serait aujourd'hui sans +intérêt pour l'histoire. + +J'étais attendue au moment de mon débarquement, qui eut lieu vers le +commencement de la nuit. Un logement assez commode m'avait été préparé +dans une maison de campagne fort retirée, d'où l'on apercevait la petite +île de Rianosa, que Napoléon appelait la dernière de ses conquêtes, et +qui en effet avait cessé, depuis son arrivée, de servir de pied à terre +aux corsaires. Mes premiers regards, au lever du soleil, se fixèrent sur +ce rocher, dont un homme, naguère le plus puissant souverain de +l'Europe, était réduit à faire son Versailles ou sa Thébaïde, selon +qu'il parviendrait à entretenir dans son esprit si vaste et si mobile +les illusions de la grandeur, ou qu'il arriverait, plus sage et plus +heureux, à y substituer l'amour de la philosophie et de la solitude. + +Mon passeport me désignait comme une dame polonaise; j'avais adopté pour +moi et pour mes gens le costume de cette nation, si chère à la nôtre. Le +mystère de mon arrivée, les circonstances de ma réception, une certaine +dignité de tournure que donne le monde et à laquelle le théâtre ne gâte +rien, accréditèrent dans l'île un bruit singulier, dont je ne parlerais +pas, si je ne le trouvais rappelé dans l'histoire. Cette méprise jeta +sur moi un éclat qui contrariait mes projets et qui me força à +précipiter leur exécution. Je ne demeurai à l'île d'Elbe que trois +jours. + +Les voyageurs et les biographes ne se sont guère occupés de ce site +extraordinaire dans ses rapports avec l'homme extraordinaire qui +l'habitait. Napoléon était si grand dans sa petite île, qu'on croirait à +les lire qu'il la débordait de toutes parts et qu'elle disparaissait +sous ce géant comme la montagne de Polyphème. Mon imagination un peu +plus poétique et toujours disposée à saisir avec empressement les +harmonies de la fable et de l'histoire, fut frappée de la fatalité qui +avait donné pour empire à ce roi de fer de la civilisation moderne, un +royaume de fer. Je me rappelais l'ancien Prométhée, captif sur un +rocher, auprès de ce nouveau Prométhée, souverain d'un volcan. Et qu'on +ne s'imagine pas que cette immense scorie, tombée au milieu de la +Méditerranée du haut d'une planète détruite, comme Napoléon du haut du +trône, ne ressemble en rien à tout ce que l'on croirait connaître +d'analogue sur la terre. La richesse de quelques cultures, l'aspect de +quelques mouvemens de terrains que les révolutions du sol avaient faits +hideux, mais qui se sont embellis en se revêtant de verdure et +d'ombrages, la grâce des eaux qui embrassent ses rochers ou qui viennent +mourir sur ses plages, sont des avantages communs à bien d'autres pays. +Ce qu'elle a de particulier, ce sont ses mines, ses grottes, ses +cavernes, temples secrets et merveilleux où l'on ne pénètre qu'avec +admiration quand on est parvenu à maîtriser la surprise et l'effroi. +Certaines galeries de ces mines paraissent illuminées par les fées. Le +fer qu'on en retire se modèle en écailles légères et brillantes qui se +croisent dans tous les sens, et qui reflètent avec un éclatant cliquetis +de lumières et de couleurs toutes les nuances de l'arc-en-ciel, +paillettes étincelantes d'or et de feu, qui éblouissent comme la gloire +et qui sont fragiles comme elle. + +Napoléon passait une grande partie de ses journées à visiter ses petits +États, et il mettait dans ces excursions l'ardeur qu'il était accoutumé +à mettre dans toutes ses actions et dans toutes ses pensées. Il voyait +là , comme dans l'Europe qui venait d'échapper à ses mains, la place d'un +champ de bataille auprès de celle d'un palais, et il rêvait sur les +points les plus fertiles de son rocher des dotations pour ses +capitaines. Je gagnai sa cavalcade au galop, à l'instant où il allait +atteindre le point culminant de son île. «Eh quoi! s'écria-t-il comme +s'il ne m'avait pas attendue, _fama volat_ jusqu'à Barataria?...--Où +voulez-vous qu'elle s'arrête? lui répondis-je,--Venez, venez, +reprit-il», et nous parvînmes au sommet de la montagne. La mer, presqu'à +nos pieds, nous enveloppait de toutes parts d'une ceinture bleue. +Quelques frégates croisaient au loin. «Voilà mon empire, dit Napoléon +avec un sourire dédaigneux, sous lequel il cachait un soupir.--Attendez, +repartis-je, en parcourant d'un regard tout le cercle de l'horizon... Il +est immense comme le monde. Voilà la France et voilà l'Italie... +L'Afrique n'est-elle pas de ce côté?--Bien, bien, reprit-il en riant. +Oh! cela est magnifique! C'est un rêve de mon enfance, une idée qui +m'occupait quand ma mère me parlait du roi Théodore. Je m'imaginais +quelquefois que je deviendrais le roi des îles de la Méditerranée! +C'était là une destinée admirable. Détruire les pirates comme Pompée, +chasser les barbaresques dans l'intérieur de l'Afrique, anéantir la +traite; civiliser l'Égypte, repousser les Turcs en Asie, rendre une +patrie et des institutions aux Grecs, maintenir la balance dans le monde +entre les puissances maritimes, en réprimant l'orgueil des Anglais, +voilà ce qui me convenait, voilà ce qu'on aurait dû m'offrir dans +l'intérêt du genre humain; mais il aurait fallu me comprendre et juger +l'avenir. Cette bande de rois a traité avec moi comme avec un adversaire +sans importance. Si j'en avais agi envers eux de la même manière, je les +tiendrais tous à Porto-Ferrajo ou à Rianna. Mon grand tort a été de me +mêler avec les rois; ma mission était de les défaire. Cette diplomatie +m'a un peu étourdi. Il ne m'a manqué qu'une heureuse inspiration pour +faire accepter à un d'entre eux la clef de chambellan. Je croyais à la +reconnaissance et à la bonne foi, je me trompais. J'avais dit que le +trône se composait de quatre ais de sapin, recouverts de velours. Cela +n'était pas mal; mais il ne fallait pas en descendre sans mettre le feu +dessous.» + +Nous rejoignîmes la suite de l'Empereur; je l'accompagnai _au palais_, +puisqu'il était convenu de donner ce nom à la résidence très modeste qui +lui avait été assignée, et dans laquelle il paraissait attendre +impatiemment l'exécution de ses plans pour des constructions plus +dignes, et qui devaient ne rien envier aux Tuileries. Je n'avais eu +besoin que de l'entendre un moment pour être bien convaincue que ces +édifices ne s'achèveraient pas; et qui pouvait en douter en Europe, +sinon l'administration imbécille d'un pays voisin? Quoi! Napoléon était +à l'île d'Elbe, en face de ses anciens peuples; il y était libre, il y +était investi encore des titres et des honneurs de la souveraineté, il y +était entouré d'hommes à toute épreuve, infatigables en sacrifices et en +dévouement; il n'avait qu'une main à étendre pour ressaisir son armée +qui n'avait pas changé de forme, qui ne pouvait pas se persuader qu'elle +eût changé de maître; il n'avait qu'un cri à pousser pour réveiller la +révolution, qu'un pas à faire pour marcher devant elle, et on feignait +de s'imaginer qu'il sacrifierait un avenir qui lui appartenait toujours +aux douceurs d'une royauté casanière, ou plutôt d'une magistrature de +village! En vérité, on a peine à concevoir que l'idée d'emprisonner +Napoléon dans les domaines du roi d'Yvetot, sans autre garantie que sa +volonté, ait pu entrer dans les calculs politiques d'un cabinet. Il faut +que le plaisir de jouer à la royauté soit bien enivrant pour produire de +pareilles illusions. + +La cour de Napoléon n'était pas nombreuse; elle ne se composait que +d'une trentaine de personnes, dont le plus grand nombre me parut sortir +des rangs de l'armée polonaise; mais on remarquait autour de lui +quelques hommes qu'on ne peut avoir vus sans se les rappeler toute sa +vie, et dont le nom, déjà fameux alors, a pris depuis une place encore +plus honorable dans l'histoire. + +Le maréchal de camp Cambrone, qu'une belle conduite et une belle parole +ont immortalisé à Waterloo, attirait peu l'attention des voyageurs qui +affluaient dans l'île d'Elbe. Une physionomie martiale, mais qui n'avait +rien de distingué, parmi tant de physionomies héroïques, ne suffisait +pas là pour exciter une émotion profonde, et pour fixer un souvenir. +L'ame y était distraite par des impressions d'un ordre trop élevé pour +s'arrêter à des observations de détails aussi vulgaires. J'ai le regret +de ne l'avoir point remarqué. + +Il n'en est pas de même du grand maréchal du palais, ce général Bertrand +dont le nom retentissait encore à mon oreille sur les côtes de +l'Adriatique, dans ces provinces illyriennes dont il avait été le +gouverneur, et où il avait laissé des sentimens si unanimes d'estime et +de reconnaissance. Je me trouvai heureuse de le voir, tel à peu près que +je me l'étais représenté, et de trouver en lui le type d'un philosophe +et celui d'un héros. L'expression de sa figure était plus douce +qu'imposante, mais on voyait aisément que sa douceur même était la +concession d'une ame forte et austère, qui s'était élevée à l'indulgence +par la réflexion. Son front chauve portait l'empreinte des méditations +sérieuses et de longues veilles; car aucune passion violente, aucune +ambition exaltée, ne pouvaient avoir imposé les signes d'une vieillesse +prématurée à cette physionomie d'ailleurs si reposée, si calme, si jeune +de candeur et de courtoisie. Naturellement pensif, et peut-être +mélancolique, il aimait à sourire au milieu des femmes et à jouer avec +les enfans. Dans une conversation solide et même dans celles où +l'opinion avait une assez grande part pour excuser quelque prévention et +quelque emportement, ses discours étaient sans aigreur, ses souvenirs +sans amertume, ses espérances et ses projets sans mélanges d'aucun +sentiment haineux ou vindicatif. Il était trop religieusement attaché à +ses affections et à ses devoirs pour ne pas comprendre les devoirs et +les affections des autres, et pour ne pas excuser jusqu'aux erreurs d'un +sentiment noble et désintéressé. Il était sage comme il était bon, par +un instinct propre à son caractère et qui ne lui coûtait point d'effort. + +La physionomie morale du général Drouot ressemblait beaucoup à celle-ci, +mais elle paraissait plus méthodique, et, si l'on osait s'exprimer ainsi +en parlant d'une vertu aussi naturelle, on l'aurait crue plus composée. +Il avait quelque chose de réservé, de chaste et de mystique, qui faisait +naître involontairement l'idée de la sainte profession à laquelle avait +été, dit-on, réservée sa jeunesse, et dont l'élan du patriotisme et de +la valeur l'avait éloigné pour sa gloire. Ces deux figures historiques +ne formaient pas une de ces oppositions que la peinture aime à inventer, +que l'histoire aime à saisir; elles étaient au contraire parfaitement +harmoniques, mais elles ne se confondaient point; et quoique leurs +effets fussent d'une analogie singulière, elles se faisaient valoir +mutuellement, tant une légère nuance d'habitude ou de mÅ“urs peut jeter +de diversité entre deux ames pour ainsi dire jumelles. Le général +Bertrand avait l'air d'un de ces philosophes d'Athènes que Raphaël a +groupés autour d'Alexandre; le général Drouot, d'un de ces philosophes +chrétiens que Léonard de Vinci a fait asseoir aux côtés de Jésus. On +aurait pris le premier pour un pythagoricien, et le second pour un +apôtre. L'un paraissait affermi dans son dévouement par une raison +supérieure, l'autre y paraissait porté par une inspiration céleste; mais +ce qu'il y a de certain, c'est que, depuis M. de Malesherbes, le temps +où nous avons vécu ne reconnaissait pas de personnages plus vertueux. +Parmi tant d'hommes de bien qu'avaient illustrés nos armes, ceux-ci +étaient cités à l'égal des plus braves et des plus instruits, au-dessus +des plus purs et des meilleurs. On a fait valoir sous tous les aspects +et dans l'intérêt de toutes les opinions ce que la fortune de Napoléon +avait fait pour sa gloire. On a oublié, je ne sais pourquoi, ce qu'elle +avait fait pour ses adversités. C'était peu que vingt héros l'eussent +élevé sur le pavois, si deux sages ne l'avaient suivi dans son exil. La +fidélité de Bertrand et de Drouot est un titre qui vaut des victoires. +César ne laissa pour justifier sa mémoire que cet efféminé d'Antoine; +que serait-ce s'il était mort aimé de Brutus et de Caton? + +Dans le concours immense de voyageurs qu'attiraient à l'île d'Elbe une +curiosité fort naturelle ou une ambition fondée sur l'expectative la +plus évidente et la plus prochaine, ou le besoin d'une vie aventureuse +qui tourmente les esprits fatigués, ou le besoin d'une chance d'intrigue +ou d'espionnage, de trahison ou d'assassinat, qui est la dernière +ressource des misérables de tous les partis, peu de personnes, il faut +en convenir, pouvaient appeler sur elles une faible partie de l'intérêt +qu'excitaient à si juste titre _le Roi des îles_ et ses deux capitaines. +C'était un spectacle extraordinaire, mais honteux, que cette cohue de +courtisans équivoques, qui venaient, sous toutes sortes de titres, +mendier de l'Empereur déchu des préfectures, des épiscopats et des +principautés. «J'en ai vu depuis qui ont perdu le cheval, comme dit +notre Teivelin, mais à qui n'ont pas perdu la bride: ils n'ont eu qu'à +se baisser.» + +Ce concours d'un peuple jadis doré, qui redemandait sa livrée au prix de +la fidélité jurée et du dévouement acquis, faisait de Porto-Ferrajo le +comptoir de toutes les ambitions que le gouvernement de la restauration +n'avait pas accueillies. Leurs prétentions valaient une monnaie ayant +cours, et qui était au pair à Paris, sous les yeux des grands hommes +d'État à qui appartient en France le monopole de la politique depuis une +quinzaine d'années. Aussi Napoléon, instruit que sa capitale s'appelait +autrefois _Cosimopoli_, ville de Saint-Côme, répondit qu'il fallait +l'appeler _Cosmopoli_, ville du monde. La sainte-alliance n'avait pas su +si bien deviner. C'est là en effet que les destinées du monde entier +furent un moment en suspens, et c'est de là en effet qu'est sorti en +dernier lieu le principe ou fécond ou dévastateur qui a irrévocablement +fixé leur accomplissement éternel. + + + + +CHAPITRE CXXXVIII. + +Retour de l'île d'Elbe.--Départ pour Naples.--Noémi D*** + + +En quittant l'île d'Elbe, ma première idée fut de débarquer à Antibes. +Je voulais passer en Provence pour quelques intérêts; mais les vents de +ma destinée en ordonnèrent autrement. Je m'abandonnai sans trop de +regret aux volontés du hasard, et j'allais bientôt le remercier de +m'avoir, en contrariant mes projets, ménagé une bien douce compensation +en me faisant rencontrer au port de Saint-Raphen la dame dont j'ai déjà +parlé dans la campagne de France, et qui, sous toutes sortes de +rapports, m'inspirait un singulier intérêt. Noémi D*** était attachée au +roi Joachim par une amitié d'enfance dont les années ne firent que +multiplier les preuves. Son voyage à l'île d'Elbe le témoignait assez. +Elle me communiqua la lettre dont elle était chargée. J'avoue que je ne +répondis pas à sa confiance par un aussi entier abandon, ne regardant +pas ma mission comme un secret qui n'appartînt qu'à moi seule, et +redoutant que Noémi ne résistât au désir de m'accompagner dans le voyage +de Naples. Je l'aimais pourtant de cette amitié vive qu'était fait pour +inspirer son caractère. Mais j'allais avoir des fatigues à subir, de +nouvelles missions peut-être à accepter. Tout cela était ma vie et +n'aurait pu s'exécuter avec une femme charmante, qui m'avait déjà tant +inspiré de craintes dans une ou deux journées militaires de la campagne +de France. Je lui dis donc simplement que j'allais à Paris. «Nous nous y +retrouverons, me disait-elle, à moins que Joachim ne devienne malheureux +comme je le crains. Alors je n'aurai plus de patrie, et mon sort ne se +séparera plus du sort de l'ami de mon enfance. + +«--Mon Dieu, une pareille exaltation sans amour est bien héroïque... + +«--Mon amie, s'il y a héroïsme, c'est celui du cÅ“ur, et cela ne doit pas +étonner le vôtre. + +«--À merveille, ma chère Noémi; mais avec cinq ou six ans de moins vous +devez être dangereusement jolie pour un amour... platonique; et à moins +que vous ne me fassiez un récit de tous les détails du triomphe, ma +chère Noémi, je reste dans une complète incrédulité.» Noémi, trop +spirituelle pour tomber dans les grimaces si déplaisantes de la fausse +vertu, me répondit avec un sourire charmant: «Je n'ose déclarer que je +fus toujours bien aise du platonisme de notre amitié; je crois que plus +d'une fois il m'est arrivé de le maudire, et je sais que j'aurais donné +ma vie pour presser contre mon sein cette tête noble et fière, si +Joachim avait pu partager le délire qu'il y faisait naître. Après cet +aveu, vous pouvez me croire, Murat ne fut jamais pour moi, et vous allez +entendre comment, qu'un ami, un bienfaiteur, un frère.» Ici Noémi me fit +le récit naïf qu'on va lire, et qui inspirera aux lecteurs, j'ose le +croire, autant d'intérêt que j'en éprouvai moi-même en l'écoutant. + +NOÉMI ET MURAT. + +«Je suis née à la Bastide, arrondissement de Gourdon, département du +Lot. Mon frère Jules, plus âgé que moi de sept ans, en avait trois de +plus que Joachim Murat, son camarade d'école alors, depuis son compagnon +de périls dans un grade subalterne, et qui devint peu après son chef +supérieur et resta toujours son ami. + +«Le jeune Joachim était à douze ans le plus bel enfant qui eût jamais +réjoui les regards d'une mère. Jules en avait alors quinze, et moi huit. +Déjà , et quoique je fusse encore enfant, le jeune Murat était mon +chevalier et mon défenseur en titre. Il lisait très bien, et, lui +présent, on était sûr de me trouver assidue à mes leçons. Placée devant +lui ou sur ses genoux, mes mains jouaient dans les boucles épaisses de +sa magnifique chevelure! Ma coquetterie enfantine s'essayait à bien +faire pour obtenir un baiser, un sourire du maître chéri. Murat enfant +avait déjà dans le caractère cet élan chevaleresque qui depuis lui fit +graver sur son sabre, si souvent terrible à l'ennemi, cette devise, +rajeunie: _L'honneur et les dames_. Écuyer aussi gracieux qu'intrépide, +il voulut m'apprendre à courir avec lui et mon frère. «Non, lui +disais-je, faites-moi plutôt lire là au bord du ruisseau ou sous le +berceau de chèvrefeuille, cette belle histoire des chevaliers qui +sauvent des princesses et des bergères. J'ai peur à cheval pour moi et +pour vous.» Alors le jeune Murat, secouant sa superbe tête et jetant un +regard fier autour de lui, murmurait: «Peur pour moi! Noémi; je ne +connais pas ce mot.» + +«Cette vie de bonheur enfantin touchait à son terme. Joachim fut envoyé +au collége de Cahors par une protection qu'obtinrent ses parens. Mon +frère, inconsolable de son absence, déserta le toit paternel et se fit +soldat. + +«J'avais perdu mes parens, et j'étais à Paris chez une tante, lorsqu'une +lettre de Jules nous apprit que Joachim avait quitté le manteau d'abbé +pour l'habit militaire, afin d'arrêter la punition d'une étourderie de +jeunesse, et qu'il était enrôlé dans le même régiment que mon frère. +Joachim et Jules se jurèrent une amitié de frère; et Jules fit promettre +à Murat de ne jamais profiter de ma faiblesse, de me protéger, de me +chérir comme une sÅ“ur. Il en fit le serment, et jamais serment ne fut +plus noblement rempli. + +«Le mari de ma tante avait une place fort subalterne, mais qui donnait +la libre entrée au Luxembourg: Un jour il vint chercher ma tante pour +voir une belle fête; elle me mena avec elle. C'était le jour où Murat +offrait vingt-un drapeaux ennemis au Directoire. J'avais quatorze ans. +Je dis à ma tante de me conduire vers Joachim, que je voulais lui +parler. Elle s'y refusa, mais elle me permit de lui écrire; et, deux +heures après, le brillant chef de brigade était dans notre modeste +arrière-boutique, causant des souvenirs d'enfance... Qu'il était +beau!... On disait que j'étais jolie; Joachim me le dit aussi, mais non +pas comme je l'aurais voulu: car, sans affecter aucun air de +supériorité, je voyais pourtant bien que je n'étais plus la même pour +lui; il me parlait de mon frère. «Je lui dois la vie, plus que la vie, +car Jules m'a sauvé l'honneur. Chère Noémi, votre frère donnera de ses +nouvelles et des miennes; il vous fera connaître le cÅ“ur de Joachim. +Oui, mon cÅ“ur a de la mémoire.» + +«La destinée a voulu que mon frère ne profitât point long-temps de cette +noble amitié. Il perdit la vie en 1805, lorsque avec une valeur si +héroïque Murat s'empara des débouchés de la Forêt-Noire. Jules était +alors chef de brigade, et sa fortune militaire était assurée. Murat +m'écrivit que, frère de Jules, c'était à lui désormais d'acquitter la +pension que me faisait le frère que nous venions de perdre. Il ajoutait: +«Lorsque le moment de vous marier sera venu, je serai encore comme chef +de famille, et la dot sera prête.» Ce billet me causa un vif désespoir; +il m'annonçait une perte irréparable, et me rendit pénible le doux +sentiment de la reconnaissance. + +«Ma tante mourut, et mon oncle, jeune encore, se remaria. Devenus +étrangers l'un à l'autre, je retournai à la Bastide, comptant y passer +mes jours. La pension de douze cents francs m'était très exactement +payée. Je ne m'occupais dans ma retraite que de parcourir les lieux qui +me rappelaient mon frère, mes deux frères, en me retraçant les scènes de +notre heureuse enfance. La voie publique m'apprit tous les faits +éclatans de cette vie de bravoure. Mais Murat eut beau monter au faîte +de la fortune, à chacune de ses faveurs il semblait se rappeler +davantage cette religion de souvenir et d'amitié, qu'après la mort de +Jules il avait transportée sur moi. Lorsqu'il épousa la sÅ“ur de +Napoléon, et que, roi lui-même, il put suivre son penchant pour la +magnificence, j'en reçus mille et mille marques de bonté touchante. Il +semblait vouloir communiquer son bonheur. + +«En 1810, je fis un voyage à Naples, et je contemplai Murat dans tout +l'éclat de ses grandeurs. Sous le diadème, il ne fut que l'ami de Jules +et de Noémi. C'est pendant ce voyage qu'il me montra à Caserte +l'inscription que vous avez remarquée déjà . Il semblait occupé de +sinistres pensées. «Vous rappelez-vous, Noémi, me disait-il, le mot de +Jules, qui prétendait que j'élevais toujours mes regards vers les +étoiles? la mienne m'a valu un trône, puisse-t-elle ne pas s'éclipser +devant moi.» + +«Le climat de Naples étant nuisible à ma santé, je revins en France, et +vous vous le rappelez sans doute; mais, au lieu de retourner à la +Bastide comme tel avait été mon premier projet, je me rendis, auprès de +Toulon, chez une cousine de mon père. J'y étais à peine depuis dix mois, +lorsqu'on apprit la défection de Joachim en 1813. À la nouvelle de cette +ingratitude, il me sembla qu'une main sanglante soulevait _il tenebroso +velo_. Je ne vis plus pour Murat qu'un avenir prochain de remords et de +châtiment. Ah! Dieu, comment a-t-il pu séparer sa cause de celle de la +France? lui, Joachim, le brave compagnon d'armes de mon frère, a pu +accepter ou subir pour alliés ces rois ennemis des rois nouveaux. Fasse +le ciel qu'il n'ait pas à comparer bientôt la loyauté de l'Autriche avec +la générosité du héros dont il a si cruellement déchiré l'ame!» + +Je n'osais dire à Noémi à quel point ses craintes étaient fondées; elle +me prévint qu'elle passerait un mois à Porto-Ferrajo, et que de là elle +se rendrait à Aubagne, près de Toulon, pour y attendre le printemps, me +faisant promettre d'aller passer cette saison avec elle. Hélas! nous ne +pouvions guère prévoir alors que ce printemps amènerait encore un rayon +de grandeur sur le souverain qui avait abdiqué le trône de France, et +que Murat, qui se croyait bien raffermi sur le sien, viendrait, dans les +terreurs de la proscription, demander asile à cette France qu'il avait +répudiée! + +J'acceptai l'invitation amicale de Noémi D***. Je la revis aussi en +1815. Hélas! toutes les espérances de bonheur de la tendre Noémi +s'étaient brisées à cette époque sur le cercueil du roi proscrit, de +l'ami de son enfance! + +Je pris congé de Noémi, et suivis long-temps d'un Å“il attendri l'esquif +qui l'emportait au loin sur les vagues d'une mer moins agitée que ma +vie. J'assurai ma place, et à deux heures j'étais en route pour +Marseille. Je m'embarquai pour Livourne. J'arrivai dans cette dernière +ville mourant du mal de mer, et ne pus me résoudre à continuer mon +voyage de la même manière; je partis donc, après deux jours de complet +repos, par le courrier de Rome, où je m'arrêtai trois jours pour +reprendre aussitôt la route de Naples. + + + + +CHAPITRE CXXXIX. + +Voyage de Rome à Naples.--Léopold.--Anecdote de Strozzi. + + +À toutes ces agitations de ma mobile existence se joignaient une foule +de peines secrètes. Le refroidissement de ma liaison avec Ney, la +conviction que le nouvel ordre du gouvernement allait placer comme une +barrière entre mon cÅ“ur et le sien; mes pensées, qui devenaient plus +sérieuses, tout cela me désenchantait le présent, et même décolorait les +souvenirs de mon passé; un pareil attachement avait besoin de toutes les +illusions, de toutes les sympathies, et l'opinion elle-même devait être +pour quelque chose dans mon bonheur. Non seulement, me disais-je, s'il +savait ce qui me conduit à Naples, il me désapprouverait; mais il +trouverait aujourd'hui presque criminelle la pensée qui m'anime, pensée +que naguère il eût applaudie. Il me semblait que Ney perdait à mes yeux, +et je me savais mauvais gré de juger ainsi. + +Une autre peine pesait sur mon cÅ“ur. Depuis le départ de Léopold, je +n'avais rien su de lui ni de sa malheureuse mère. J'étais à Rome dans +cette triste disposition d'esprit où tout l'avenir nous semble un +désespoir, et le présent un poids accablant. Ressentir encore la même +passion pour Ney, et reconnaître que je ne devais plus y chercher ma +félicité; c'était pour moi un sentiment qui me rendait le mouvement +nécessaire à ma raison, qui se perdait au milieu de tant de combats. +Pour me distraire, je voulus revoir cette Villa-Borghèse et ses jardins +enchantés qu'avait fuis une femme aimable et belle, pour l'honneur et la +joie d'un sacrifice à l'exil d'un frère malheureux. Oh! combien la +princesse Pauline me parut digne des hommages qu'on lui avait prodigués +partout en Italie. Connaissant parfaitement ces beaux lieux, je me +débarrassai de mon _cicerone_, qui importunait ma promenade par la +monotonie de ses descriptions. Il y avait quelques instans que je +marchais au hasard sous le myrte et l'oranger, lorsqu'au détour d'une +allée je rencontre face à face Léopold, ce Léopold qui m'était si cher +depuis notre mutuelle reconnaissance. Il était pâle, défait; un crêpe +funèbre me révéla tout aussitôt le secret de sa douleur et de son +abattement... Léopold avait perdu sa mère. Il prit ma main, et, la +pressant contre son cÅ“ur, il me dit: «Je l'ai retrouvée au sein de son +orgueilleuse et opulente famille, je l'ai retrouvée malheureuse et +mourante. J'ai méprisé leur richesse et bravé leur orgueil; je n'ai vu +que ma mère: mes veilles à son lit de souffrance ont du moins consolé sa +dernière heure. Elle s'est éteinte dans mes bras, en me parlant de vous, +en me recommandant de vous chercher, de vous regarder comme ma seule +amie.» + +J'ai vu des hommes plus régulièrement beaux que Léopold; mais je ne +crois pas qu'il en existe dont la physionomie anime d'une manière plus +heureuse les avantages; c'était une harmonie des mérites les plus +divers; qu'on se représente, avec une figure de vingt-quatre ans, +l'élégante tournure d'un cavalier français, la parole inspirée d'un +poète, l'air vague et passionné d'un héros de roman. + +J'ai promis d'être vraie. Mais en rappelant cette rencontre, je sens que +la promesse me paraît redoutable; car, avec cette franchise, il me +faudra avouer ce que j'éprouvai à la vue de Léopold... qu'on peut aimer +passionnément plus d'une fois. Toutefois, que celles d'entre mon sexe +qui, malgré mes égaremens, m'ont conservé un intérêt bienveillant, ne +prononcent pas anathème sur la coupable; je ne le fus ici que d'un tort +involontaire. Sans montrer à Léopold ce qui se passait dans mon ame, je +lui témoignai seulement, mais avec émotion, le besoin que j'éprouvais de +partir le lendemain même pour Naples. + +«--Ah! laissez-moi vous accompagner, dit-il. Je me rendais en France +pour passer ensuite à l'île d'Elbe. Nous ferons le trajet ensemble. Ma +fortune dépasse 15,000 livres de rente; avec cela je puis me dévouer au +malheur, sans ambition, sans espoir de récompense. J'ai besoin de cette +indépendance du sentiment.» Nous partîmes le soir même en poste. + +Peindre tout ce qui se passa en moi pendant ce voyage serait une +peinture presque aussi, périlleuse que la réalité elle-même. Femmes! ô +vous toutes qui me lisez, daignez m'entendre avant de crier haro sur la +pauvre Contemporaine! Oui, j'ai cru qu'on pouvait aimer plus d'une fois. +Je ne veux, je ne cherche point d'excuse; je me résigne à tout dire: +mais lisez avant de me condamner. Je ne voulus ou je ne pus déguiser à +Léopold l'agitation que me causait sa présence. Son âge, si éloigné du +mien, me donnait une sécurité funeste. Ah! je puis en prendre pour +témoins la sincérité de mes aveux et mon invincible dégoût pour tout +mensonge qui profiterait à ma réputation, mais sans repos pour ma +conscience: je ne fus pas entièrement coupable. Trompée par le voile +décevant d'un sentiment pur, je regardais Léopold comme un fils légué à +mon cÅ“ur par sa mourante mère; mon ame en embrassait avec chaleur tous +les devoirs, et en multipliait trop vivement à mon insu les expressions. +Dans ces épanchemens, ma raison était loin de prévoir que, déjà à une si +respectable distance de l'âge des amours, j'en inspirerais le brûlant +délire, et qu'un hasard seul me sauverait du remords d'y succomber. En +faisant la route de Rome à Naples, Léopold, qui venait de la parcourir, +m'en étalait dans ses récits les merveilles avec cet enthousiasme du +beau qui va si bien à la jeunesse. «Hélas! s'écriait-il avec émotion, si +j'avais pu arracher ma tendre mère, votre amie, au froid climat de sa +patrie, et la conduire ici sous le beau ciel qui vous vit naître, +partageant ma vie entre vous deux, quelle félicité eût jamais égalé +celle de l'heureux Léopold!» Et l'expression de ses regrets +mélancoliques embellissait encore cette aimable figure; c'était un +mélange des amertumes de l'amour filial et des ambitions d'un autre +amour. Pour combattre le trouble qu'il me causait, je rappelai le +souvenir à mon secours. Léopold avait fait la campagne de Russie et +celle de France; je lui parlai du maréchal Ney. Je ne pouvais me tromper +davantage sur les moyens d'échapper au danger de la séduction. Le jeune +homme qui avait combattu sous les ordres du prince pendant l'immortelle +campagne et la désastreuse retraite de Russie, Léopold se mit à me +peindre avec tant de feu, avec tant d'enthousiasme les services de Ney, +les efforts de nos braves, la catastrophe encore glorieuse qu'aussi bien +que lui je pouvais apprécier, qu'il pénétra en moi comme un délire +d'admiration. Léopold savait que je connaissais le maréchal, mais il +ignorait la nature de cette liaison. Le détromper eût été m'exposer à +ses mépris; et quel courage n'eût-il pas fallu pour consentir +volontairement à voir changer en étonnement glacial, en froide retenue, +la confiance absolue, le reconnaissant enthousiasme, et, je dois le +dire, l'admiration si flatteuse à ma vanité, qui se lisait dans les +regards, le maintien et le langage du jeune homme. Confuse, incertaine, +je n'eus pas le courage de dire: Je ne suis point à moi; j'ai voué ma +vie à un homme que les devoirs les plus respectables, les plus doux, +éloignent de moi, mais que suivent encore dans cet éloignement toutes +les pensées de mon ame. Un pareil aveu d'une femme à un enfant qui la +respecte était au-dessus de mes forces. Léopold m'estimait. C'est en me +parlant de sa mère, en confondant dans ses larmes celle qu'il avait +perdue et celle qui le consolait, qu'il avait pris dans cette intimité +d'un long voyage une reconnaissance exaltée pour un sentiment plus vif +encore. + +La femme la plus belle, quand la jeunesse s'est enfuie, se rend bien +compte, à moins de folie, de ce qu'elle perd chaque jour; et si elle +trouve dans son esprit de quoi braver les regrets de sa vanité, il n'en +est pas une qui ne doive avouer qu'à un certain âge on éprouve une sorte +d'orgueil reconnaissant des sentimens passionnés que, par un privilége +singulier, elle peut inspirer à un jeune homme doué de tout ce qui peut +plaire, attacher et flatter, et jamais homme ne réunit plus que Léopold +ce parfait assemblage. Pénétrée depuis l'âge de raison du ridicule et du +danger des attachemens que ne justifie pas la jeunesse, je sentais que +je ne succomberais point. Mais chaque regard sur Léopold, chaque accent +de sa voix, me faisaient comprendre encore plus combien j'aurais de +combats à livrer à mon propre cÅ“ur. Il y avait surtout un danger pour +moi dans notre intimité: c'étaient un son de voix et une véhémence +d'action qui semblaient, par une ressemblance inconcevable, me +représenter Ney lui-même. + +Nous étions arrivés à une lieue de Caserte. Il nous fallut quitter la +route ordinaire pour arriver à Naples; car depuis que le beau-frère de +Napoléon avait fait divorce avec la gloire, dans la folle et coupable +espérance de conserver un trône précaire par les protections ennemies de +la France, depuis cette époque tout avait changé dans ce beau royaume +que j'avais parcouru si florissant, à l'époque où l'amitié se joignait +aux liens de famille pour rendre plus sacrés les droits des deux frères +couronnés. Mais on sentait à je ne sais quoi de non français que +Joachim, en se débaptisant, s'était comme dépouillé de son ancienne +gloire; on voyait quelque chose d'indécis dans l'éclat extraordinaire +même qu'il donnait à sa cour. Nous nous arrêtâmes à Roucigliano, bourg +brûlé en 1799, et qui fut reconstruit alors (1814). Léopold me disait: +«Mon amie, l'ingratitude porte un malheur certain. Vous verrez si +l'Autriche ne jouera pas Joachim. Il partagera le sort de ces +particuliers qui font bâtir des maisons que d'autres occupent. + +«--Comment, mon ami, mais voilà de bien profondes prévisions pour un +jeune homme. + +«--Des campagnes comme celles de Moskou et de France vieillissent toutes +les expériences. J'ai souvent approché le roi Murat, et ce que j'en ai +vu me l'eût fait prendre pour un fou, s'il n'eût été un des plus braves +de notre armée de héros. + +«--En vous comptant, Léopold. + +«--Mais oui, mon amie, oui, en me comptant, car j'étais à la bataille de +la Moskowa et à l'affaire de Fère-Champenoise. J'ai reçu trois +blessures, la croix d'honneur et l'approbation du maréchal Ney.» C'était +encore un bonheur pour moi que dans ces dangereux têtes-à -têtes un +pareil nom se mêlât à tout ce qui aurait pu me le faire oublier. Ma +seule force était dans l'objet de cette admiration qui rendait Léopold +si éloquent. + +J'avais parlé à mon compagnon de voyage, par une diversion que je +croyais adroite, de la pauvre Déborah. Il me fit promettre d'aller la +voir au retour, et me pria de lui raconter l'histoire de l'aïeul des +jeunes maîtres de cette pauvre vieille si religieuse dans les vÅ“ux de sa +douleur; j'aurais voulu la lui réciter dans la chaumière même où j'avais +reçu l'hospitalité; mais il n'y eut pas moyen d'avoir un refus pour une +prière de Léopold. Je pris donc le manuscrit que j'avais copié la nuit +dans la chaumière de Déborah; et dans un endroit retiré du jardin +immense de l'auberge de Roucigliano, je fis à mon jeune interrogateur le +récit dont on va lire les principales circonstances. + +«Philippe Strozzi, après de grandes agitations politiques, quitta sa +patrie et vint en France chercher le repos. Sans y avoir pris aucune +part, il fut accusé de complicité dans le meurtre d'Alexandre de +Médicis, tué par Lorenzo dans une partie de débauche. Strozzi vivait +alors retiré dans les États de Venise. Lorenzo y accourut pour lui +apprendre ce meurtre, et Strozzi se laissa entraîner à une tentative +pour le rétablissement de l'ancienne forme de gouvernement en Toscane. +La résolution était arrêtée; mais Strozzi, agent principal, manqua de +fermeté, et, après mille vicissitudes, se décida à quitter sa patrie et +à venir en France réparer par le commerce les brêches faites à sa +fortune. Ce fut pendant son séjour à Lyon, qu'ayant déployé dans une +émeute populaire une présence d'esprit qui sauva la vie au gouverneur et +à sa famille, Strozzi devint l'objet de la vive reconnaissance et de +l'amour passionné d'Isaure, fille unique de ce gouverneur, douée d'une +rare beauté, miroir fidèle de l'ame la plus noble. Strozzi n'avait pas +cet extérieur qui séduit les femmes; mais à l'avantage d'une taille +superbe et d'une figure imposante, il joignait le mérite qui frappe les +grands cÅ“urs, et celui d'Isaure était au niveau du cÅ“ur de Strozzi. +Errant à côté de sa jeune amie, aux bords charmans du Rhône, Strozzi osa +rêver un paisible bonheur; il oublia ces projets, les ambitions +périlleuses de la jeunesse, et ne songea qu'à une vie d'amour. + +«Strozzi avait été uni à Clarisse de Médicis; mais cet hymen n'avait été +que le fruit d'une combinaison d'État, et quoique Strozzi eût soutenu +avec vigueur les droits de sa première épouse, jamais il n'éprouva pour +elle aucune sympathie. Isaure seule parvint à enchaîner cette ame +ardente et fière. Les fêtes de l'hymen se préparaient, lorsque tout à +coup l'objet d'une tendresse si vive disparut. Non loin de la délicieuse +maison que la famille d'Isaure habitait, aux bords du Rhône, était une +promenade solitaire où souvent Isaure précédait son amant. Elle venait +s'y livrer aux douces rêveries d'un présent enivrant et à toutes les +illusions d'un heureux avenir. Depuis quelque temps elle avait cessé de +s'y rendre, ayant remarqué et fait connaître à Strozzi qu'elle se voyait +observée par deux étrangers d'un fort sinistre aspect. Strozzi, sans +inquiéter Isaure, fit surveiller les lieux, priant sa jeune amie de ne +plus les fréquenter. Toutes ces précautions de la prudence furent prises +en vain; mais _al destino opporsi è vano_[12], Strozzi et la belle +Isaure en firent la cruelle expérience. Le farouche successeur +d'Alexandre, placé au rang suprême par l'entremise de l'Autriche, non +content de l'exil de son illustre ennemi, nourrit l'idée d'une plus +complète vengeance. Isaure fut enlevée la veille du jour fixé pour la +célébration de son mariage avec Strozzi. Des tablettes trouvées sur le +lieu même ne laissèrent aucun doute sur l'auteur du rapt. Peu d'heures +après Strozzi était sur la route de la Toscane. Le retour d'un si +illustre exilé ranima comme par une étincelle électrique les espérances +du parti populaire. Les mots de patrie et de liberté, du droit des +citoyens retentirent. Pour le malheur de Strozzi, ses partisans firent, +au lieu des regrets de l'amour, entrer dans son ame les chimères plus +violentes encore de l'ambition et de la vengeance. À l'aide de Caponi, +il mit sur pied quelques milliers de soldats qu'il conduisit à Bologne, +où il apprit qu'Isaure n'avait pas cessé de vivre. Dès ce moment il +suivit ses projets avec une nouvelle vigueur. Hélas! cet amour +renaissant devint la cause de sa perte et de celle qui l'inspirait. +Strozzi, sans négliger entièrement son rôle de chef de parti, lui +dérobait bien des instans dans le seul intérêt de sa tendresse. Isaure +était entre les mains de Cosmo de Médicis. Les troupes de l'empereur +encombraient Florence, Pise et Livourne. Un soir, après avoir reçu une +lettre mystérieuse, Strozzi quitte son camp de Montemurlo avec quelques +hommes d'élite, court arracher Isaure à son ennemi et revient au poste +de l'honneur au moment où Médicis faisait attaquer le camp par trois +mille hommes. Malgré des prodiges de bravoure de la part des conjurés et +les efforts acharnés de Strozzi, les soldats de Cosmo remportèrent une +victoire complète. Désarmé et tombé entre les mains d'un des capitaines +de Cosmo, Strozzi demanda pour toute grâce de n'être point conduit à +Florence, et n'obtint qu'un refus. Cosmo se vengea moins en ennemi qu'en +bourreau. Doublement homicide, il ajouta au supplice de Strozzi le +meurtre de celle dont il n'avait pu, par des menaces, corrompre la +vertu. À l'instant où Strozzi fut livré à son ennemi, la malheureuse +Isaure était également tombée au pouvoir de Médicis. Cette fois ce fut +pour apprendre que le malheur pouvait encore augmenter pour elle. Le +barbare osa mettre la tête de Strozzi au prix de son opprobre. «Fière +beauté, avait-il dit à Isaure, tu verras s'épuiser goutte à goutte le +sang du rival que j'abhorre sous les mains des bourreaux et dans +l'horreur des tortures, ou toi-même tu lui annonceras en ma présence que +tu préfères les embrassemens du souverain à la tendresse du proscrit. Sa +vie dépend de ta réponse.» Une rapide pensée saisit le cÅ“ur d'Isaure. +«Je cède, j'obéis, je t'appartiendrai, Médicis, répondit-elle; +conduis-moi près de Strozzi. + +«--Demain, tu le verras en présence du tribunal; songe qu'un mot, un +regard, un geste contraire, seront l'arrêt d'une mort lente et honteuse. + +«--La honte, il n'y en aurait que pour les assassins du héros. Mais je +veux sa vie; comptez sur moi, _saro vostra_.» + +«Pendant que la malheureuse Isaure était en présence de son tyran, +Strozzi, plongé dans un cachot, se croyait moins malheureux par l'idée +d'avoir assuré la fuite de ce qu'il avait de plus cher. «Isaure, chère +et malheureuse Isaure, s'écriait-il, va revoir les lieux charmans où +Strozzi osa rêver le bonheur. Va, chère Isaure, répéter sous le ciel de +ta patrie un nom cher à ton cÅ“ur, _non ignoto, forse non ignudo di +qualche gloria_[13]. Fuis, chère Isaure!» + +Bientôt un des juges bourreaux vient interroger Strozzi sur le lit de +torture. «C'est toi qui as été l'assassin d'Alexandre; vois qui t'accuse +et te méprise.» Un rideau se lève, et le fond de la salle montre au +malheureux Strozzi, Isaure, éclatante de parure et de beauté, assise +près de Médicis. Strozzi, enchaîné, s'écria en secouant ses fers: _Son +queste vili le battaglie vostre_[14].» Le cÅ“ur de Strozzi devina le +mensonge de ce nouveau malheur. Sûr qu'il était du cÅ“ur d'Isaure, son +regard découvrit sous la pompe royale le deuil d'un fidèle amour. +«Isaure, s'écria-t-il, qui t'a livrée à cet affreux pouvoir?» La belle +et noble Française avec élan: «La plus vile des trahisons m'a livrée au +tyran qui a cru me corrompre par l'espoir de ta liberté. Strozzi, noble +amant, époux d'Isaure, époux aimé, ta mort est jurée; car ton ennemi +tremble encore au seul aspect de l'homme qu'il tient enchaîné; Strozzi, +je ne te veux pas survivre; reçois mes derniers adieux et le serment +d'une mourante de n'avoir été qu'à toi.» Isaure n'achève pas. Un cri de +rage échappe au tyran. Le rideau tombe... + +Un son étouffé comme le dernier soupir d'une agonie qui s'exhale, vint +révéler à Strozzi tout son malheur, un malheur plus cruel que son propre +supplice. Replongé dans son cachot, l'infortuné trompa la dernière +espérance de son persécuteur en se donnant lui-même la mort, après avoir +tracé avec son épée ensanglantée le nom d'Isaure et ces mots: + + Isaura, vengo; + Si non ho saputo vivere, so morire[15]. + +On dit depuis à Florence (et les imaginations ardentes ont nourri et +entretenu ces récits populaires), on dit que depuis la mort d'Isaure et +de Strozzi, Médicis implora vainement le bienfait du sommeil; +qu'aussitôt que les horloges de Pitti annonçaient l'heure anniversaire +de la mort d'Isaure, on voyait une femme jeune et belle, parée d'habits +de fête, un poignard dans le sein, s'attacher aux pas de Médicis, +murmurer à ses oreilles: _M'hoi voluto tua, e son con te_[16].» Et qu'au +milieu des pompes de la cour, une main sanglante s'unissait à la +tremblante main de l'assassin de Strozzi et d'Isaure.» + +Il faut connaître le délicieux climat et les environs de Naples pour +pouvoir comprendre leur puissance sur l'imagination, pour comprendre +l'incroyable effet d'une pareille histoire, écoutée la nuit dans une +solitude par deux cÅ“urs déjà émus. Comment peindre l'agitation de +Léopold! Assis à mes pieds sur un gazon, ses regards de feu dévoraient +mes paroles. «Mon amie, ma seule amie, s'écria-t-il en m'entourant de +ses bras, allons à la chaumière de la pauvre Deborah, oublions Naples, +la France, l'univers. Nous aussi, fuyons les ambitions de la terre: +elles ont toutes des poignards; une cabane, le souvenir de ma mère et +votre cÅ“ur... voilà ma vie, je n'en puis avoir d'autre.» Et +l'enthousiaste jeune homme posa sa belle et noble tête contre mon cÅ“ur. +Le mien battait avec violence; il était au plus fort des combats... car +rien, non rien n'était beau de passion comme Léopold dans cette +singulière extrémité. Forte contre les dangers extérieurs, j'ai +naturellement beaucoup plus d'abandon que de force dans les attaques du +sentiment. Avec Léopold l'abandon s'augmentait, parce qu'il s'y mêlait +de la faiblesse de mère. Son caractère avait de l'énergie; mais son +cÅ“ur, de la douceur, de la faiblesse même, surcroît de périls... Je +sentais ce péril immense, dont j'entrevis les peines, les remords et le +ridicule. Il fallait fuir peut-être; et c'est pour cela, sans doute, que +je n'en fis rien. Tant d'imprudence ne me fut point à perte. Après tant +de fautes et de chutes, je me dois la justice de déclarer que celle qui +paraissait si imminente n'eut point lieu. Je dois dire encore que, dans +le plus grand oubli de mes devoirs, il suffit d'un souvenir présent, +d'un mot prononcé, d'un nom... pour me rendre tout possible, même la +résistance et la vertu. Mon courage et ma force égalent les positions +les plus difficiles, et j'eus la joie d'un de ces rares triomphes dans +mon court séjour à Naples. + + + + +CHAPITRE CXL. + +La cour de Naples à la fin de 1814.--Les bohémiens. + + +J'aurai quelque peine à exprimer ce que m'offrit de pénible le premier +aspect de cette cour encore brillante du beau-frère de Napoléon, mais +dont le souverain n'était plus alors à mes yeux qu'un déserteur de la +gloire malheureuse, un allié de l'Autriche, un ingrat couronné. Jamais +je ne pus décider Léopold à m'accompagner même jusqu'au palais. «Non, me +disait-il, non, mon amie, je ne serais pas maître de mon indignation. +Quoi! celui qui à Czernisa, avec une avant-garde de douze mille hommes +et deux ou trois mille chevaux, résista au choc de quatre-vingt mille +Russes; qui, à la tête de ses carabiniers, culbuta tant de fois +l'ennemi; qui, malgré ses blessures, ne quitta le champ de bataille +qu'après avoir par sa valeur assuré le défilé de Winkowo, je le verrais +ici, complice de ceux que nous avons combattus, non pas céder à la +nécessité, mais s'y complaire! Non, ne me contraignez pas à cet effort. +Je veux contempler les merveilles de Naples, sans gâter mes plaisirs par +la pensée de ceux qui gouvernent.» Ne pouvant agir de même, et ne +pouvant non plus condamner Léopold, je me gardai bien de lui communiquer +le motif de mon voyage; je me contentai de distraire le cerveau du jeune +héros en lui faisant parcourir ces belles contrées. + +Depuis le mois de janvier 1814, Joachim, par suite d'un traité +d'alliance offensive et défensive avec les puissances, était de cette +coalition de rois qui avaient envahi la France. Je rencontrai au palais +un Italien de haut rang, très sincèrement attaché au parti français. Il +me disait: «Joachim est perdu; l'Autriche et l'Angleterre le savent. +Tout ce qu'il a fait, sa prise de Bologne, sa rupture avec la France, +tant d'imprudence et d'ingratitude n'avaient pas même pour garantie de +ses nouveaux alliés la signature d'un traité. Ils le sacrifieront, +Madame; je regarde la chose comme infaillible. Ici même, à sa cour, on +le trahit; il est entouré des créatures de Neupperg: on ne fait plus la +guerre sur les champs de bataille; il est des victoires plus savantes et +plus faciles: les diplomates s'en chargent pour le compte des couronnes, +et la diplomatie n'est pas le fort côté de Murat; il périra par elle. + +«--Mais Murat paraît cependant tranquille; sa cour n'a perdu ni sa +sécurité ni ses fêtes. + +«--Sans doute, mais on danse ici, vous le savez, au pied du Vésuve.» + +Tous ces détails d'une infortune prochaine, quoique méritée peut-être, +m'étaient incroyablement pénibles. Je profitai du peu de jours que +j'avais à rester à Naples pour dire un dernier adieu à cette terre +enchantée. Me voilà donc avec Léopold sur la route du Pausylippe, +racontant l'anecdote de la pauvre Romilda, que j'avais apprise dans mon +premier séjour. Son attention flattait singulièrement ma vanité. Il y +avait dans ses regards, avidement attentifs, _quel non soche_ qui donne +un vif désir de bien dire. Nos heures se passaient délicieusement à +jouir d'un présent plein de charme, et à faire des projets pour un +heureux avenir. J'ai déjà dit que j'attachais un grand prix à ce que +Léopold ne pût deviner toutes mes relations avec le maréchal Ney; mais +rien ne surpassait le charme que je trouvais à l'expression de son +enthousiasme pour le héros de la retraite de Smolensk. «J'ai bu à sa +gourde, disait Léopold; et je ne suis pas le seul blessé à qui son +humanité ait conservé la vie.» + +Le jour de mon départ approchait: Léopold m'engagea à venir à Ischia +pour traiter de notre passage. À six heures, nous étions sur la plage à +jouir d'une vue que là seul on rencontre... À peine eûmes-nous terminé +avec le patron, qu'une troupe de _zingari_[17] passa près de nous, et, +par la singularité de leur costume, piquèrent vivement notre curiosité. +Une de ces bohémiennes, d'une physionomie spirituelle, et qui eût été +belle sans la hardiesse qui la défigurait jusqu'à la honte, s'approcha +de nous, et prit la main de Léopold, voulant, bon gré mal gré, lui dire +sa bonne aventure. En écoutant ses étranges prédictions, souvent les +regards de Léopold cherchaient les miens; ses traits nobles et fiers +s'animaient d'une espérance passionnée, que lui inspiraient les +malicieuses et adroites suppositions de la zingari. Je crus déconcerter +la Sibylle en lui jetant, en italien, ces paroles: «Vous vous trompez; +Monsieur est mon fils.» Elle me déconcerta à mon tour, en me répondant, +avec un regard creux et pénétrant: «_No, non è il suo figlio, ma pure ne +ha ella molto conoscuto il padre. E chi era? un eroe, un +traditore_[18].» Et aussitôt elle disparut, et rejoignit le groupe assez +nombreux de ses compagnons. J'avais parlé très rapidement, et Léopold ne +comprit que les dernières paroles de la bohémienne. J'étais restée un +peu confuse, il me demanda le sens des paroles de cette femme. «J'ai +entendu les mots de traître, de héros. Oh Dieu! mon amie, le secret de +ma malheureuse mère, le secret de mon malheur serait-il donc sur mon +front?» et il le frappait avec une impatience et une douleur qui +déchiraient l'ame. + +Me laissant aller à l'élan de mon cÅ“ur, je saisis la main de Léopold, je +l'entraînai le long du rivage, marchant rapidement et le forçant de me +suivre, lui prodiguant toutes les consolations de la tendresse, tous les +noms du sentiment passionné que ma raison avait su cacher jusqu'alors. +Nous avançâmes le long de la plage jusqu'au détour d'une embouchure, et +nous y fûmes à l'instant entourés de nouveau de la bande entière des +zingari, qui plantait là son camp nomade. L'effroi alors devint vif pour +moi. Nous étions éloignés de toute habitation; mais un regard sur +Léopold me rassura. Oh! que ce regard renfermait de courage et +d'énergie! La troupe nous offrit le partage d'un repas improvisé, mais +fort abondant. Léopold demanda celle qui nous avait dit la bonne +aventure, pour lui donner le salaire usité. Un homme d'un aspect +vénérable, quoique bizarre, se leva: «Tout salaire est remis en mes +mains.» Nous lui donnâmes quelques onces. À cette générosité presque +magnifique, un léger murmure d'admiration se fit entendre du sein de la +troupe, et des démonstrations respectueuses de reconnaissance nous +forcèrent à nous asseoir au cercle. On exécuta des danses; on nous +rendit toutes sortes d'honneurs. La zingari, qui avait si vivement +stipulé l'impatience de Léopold et excité mon étonnement, se montra +enfin. Je priai le chef de la faire approcher. «Clara, dit le vieillard, +approchez; continuez d'instruire ces étrangers de leurs destinées.» Et +la jeune zingari s'approcha. Il y avait quelque chose de funeste dans +les regards de cette femme. Je voulais l'entendre et sa voix me causait +du malaise. Léopold éprouvait la même agitation, et nous tendîmes nos +mains. + +Je ne citerai pas toutes les prédictions; il n'y a pas une de mes +lectrices qui ne sache que le langage de toutes les devineresses se +ressemble. Mais les prédictions de Clara sortaient tellement du genre, +que je ne puis m'empêcher de les citer. «Vous rêvez des jours heureux, +la prospérité et la joie accompagnent vos pas; mais d'affreux chagrins +vous attendent... Votre cÅ“ur est infidèle... Le désespoir et la mort, +une horrible calamité, une catastrophe épouvantable... Vous céderez au +délire d'un amour qui vous a entraînée sous de lointains climats.» Je +frémissais involontairement, et, pour augmenter ma frayeur, Léopold me +pressait contre son cÅ“ur. Honteuse du sourire malin de la zingari, je +repris un peu d'énergie; je la plaisantai sur son ton emphatique: elle +tint bon dans ses prédictions; et lorsque je lui donnai encore un +sequin, elle me serra la main et me dit: «_Fra m'en d'un anno si +ricordera di me_[19].» Neuf mois après j'étais mourante aux pieds du +maréchal Ney, pour le supplier d'avoir pitié de lui, de sa famille et de +moi, pour se mettre à l'abri de la foudre qui devait éclater sur une +tête chargée de lauriers. Combien de fois, depuis ce moment, mon +ressouvenir s'est reporté sur les prédictions de Clara. Elle avait dit +vrai. + +Après Clara, l'ancien de sa troupe s'approcha de nous, et nous invita à +nous asseoir au cercle des matrones, pour entendre lire les chroniques +et statuts des zingari. Sur notre refus, cet homme nous offrit de nous +donner un de leurs livres. Léopold l'acheta, et nous prîmes le chemin du +retour. Nous entrâmes chez une marchande de fruits pour déjeûner, et +aussi pour satisfaire notre impatience de lire le précieux recueil des +mystères cabalistiques. Nous fûmes agréablement surpris de trouver dans +un rouleau de parchemin plusieurs fragmens forts bien écrits de poésie, +traduits de l'arabe, et l'histoire d'Arabella et du beau Serti, que je +traduirai littéralement. Je voulus le lire à Léopold dans le lieu même +où mourut l'héroïne. Léopold fit venir un cabriolet napolitain, et en +deux heures nous étions au couvent des Carmélites, à cinq lieues de +Naples. Après avoir appris des religieuses la vérité de l'histoire des +zingari, nous demandâmes à voir la chapelle consacrée au pardon et à +l'oubli. Là , assis contre le mur de la ruine, fixant la _Madona +adolorata_, dont les traits divins offraient ceux de l'infortunée +Arabella, je lus à Léopold l'histoire de ses amours et de sa fin +funeste. + +ARABELLA COOPER, _OU_ LES BOHÉMIENS. + +«En 1745, une troupe de bohémiens ou zingari cherchait à camper sur le +littoral du golfe de Naples. En parcourant les sinuosités du rivage, un +groupe de ces vagabonds aperçut une jeune fille qui se cramponnait, avec +tous les efforts de la peur, à l'angle saillant d'un rocher dont la +masse s'avançait sur la mer. La jeune fille s'était élevée autant que sa +frayeur et ses forces l'avaient permis. Cependant ses pieds délicats se +couvraient encore de l'écume grisâtre que les vagues déposaient en se +brisant contre la base du rocher. Ses vêtemens, tombant comme une +draperie humide, faisaient ressortir sur le noir rocher ses formes +gracieuses. + +«Nora, s'écria une femme de la troupe des zingari, vois-tu là -bas, vers +le cap Mysène, cette néréide qui paraît fuir un monstre marin? Faut-il +la secourir ou l'adorer en silence?--L'adorer et la sauver,» s'écria un +jeune homme de la troupe. Aussitôt il s'élance dans une barque, et +parvient en peu d'instans près du rocher où la jeune fille luttait +contre la mort. Saisissant d'une main les lierres qui garnissaient le +rocher, debout sur le frêle esquif, le jeune bohémien enlève du bras +droit l'objet de sa courageuse entreprise, et donnant l'élan à sa barque +légère, il vogue vers la plage. La jeune fille était évanouie; elle ne +reprit ses sens que lorsque les femmes auxquelles Serti (nom du +bohémien) l'avait confiée lui eurent prodigué tous les secours +qu'exigeait son état. Placée sur une natte au milieu de vingt ou trente +bohémiennes, un groupe d'hommes, plus nombreux, se tenait à une certaine +distance, dans l'attitude de la crainte et de l'espérance. Voilà le +tableau qui s'offrit à Arabella lorsqu'elle ouvrit les yeux. Aussitôt un +cri de joie fit retentir le rivage, et frappa de son long et bruyant +éclat le cap Mysène: Arabella jette un regard d'effroi sur ses étranges +bienfaiteurs; Arabella porta vivement la main en avant, comme pour +saisir un objet qu'elle croyait voir, et n'ayant rien touché, elle +s'écria d'une voix douloureuse: «Ô vous qui m'avez arrachée à la mort, +rendez-moi la relique sainte, le don de ma mourante mère; mon nom dans +ce monde et mon salut dans l'autre y sont attachés.» Il y avait tant de +simplicité et tant de douleur dans cette exclamation d'Arabella, que la +troupe émue demanda quel était cet objet. C'était un médaillon et une +croix; la mère d'Arabella lui en fit don le jour qui précéda le fatal +événement qui livra sa fille aux hasards d'un monde dont elle avait +espéré lui dérober la connaissance et les dangers en cachant sa vie dans +une sainte retraite. + +«Lorsqu'en 1732, le célèbre Antoine Ashley Cooper, comte de Chastesbury, +vint à Naples pour y rétablir une santé affaiblie par les agitations +politiques, ou peut-être aussi pour échapper par l'absence aux dégoûts +journaliers d'un hymen malheureux, le sort lui réserva, sous la cabane +du pauvre, les délicieuses émotions d'une tendresse passionnée. La mère +d'Arabella était à treize ans une de ces beautés qui font croire aux +fables de la mythologie, et elle joignait à ce mérite celui d'une pureté +d'innocence égale à ses charmes. Héléna vivait auprès de son grand-père, +ses parens étant passés aux îles. + +«Héléna apparut à Ashley Cooper, assise au bord de la mer, tressant des +filets; dès ce moment, l'homme d'État, le littérateur, disparurent; +Ashley se sentit pour aimer un nouvel être. Hélas! l'auteur qui, dans +son meilleur ouvrage[20], a si bien prouvé que _la vertu est le plus +grand bonheur, et le vice le plus grand malheur_, ne sut pas assez +respecter la vertu pour lui sacrifier un coupable délire; il le fit +partager à l'innocente Héléna, qui vécut heureuse, croyant s'être donnée +à son époux; elle était enceinte de huit mois, lorsque la mort d'Ashley +lui révéla seule le titre de celui qu'elle idolâtrait et le malheur de +son état. Aussi superstitieuse que tendre, la malheureuse Héléna crut +s'absoudre de sa faiblesse en disposant du fruit innocent de son erreur, +et le premier baiser de mère que l'infortunée déposa sur le front de sa +fille, fut une promesse de la consacrer aux autels. Ashley Cooper avait +cherché à expier sa séduction en assurant la fortune de la mère et de +l'enfant; mais Héléna, vouée à une vie de pénitence et de pauvreté, +n'accepta que la dot suffisante à l'adoption du cloître. + +«Le grand-père d'Héléna vint à mourir, et cet événement hâta l'exécution +de son projet; car Héléna aussi se sentit incliner vers la terre, comme +la fleur des champs près de tomber. + +«Le monastère est situé sur les bords de la mer, à plusieurs lieues de +Naples. Résolue de s'y ensevelir avec sa fille, Héléna avait tout +préparé pour s'embarquer avec cette nacelle, héritage de famille, que si +souvent elle avait dirigée sur la mer à l'époque heureuse où la présence +d'Ashley lui faisait trouver son bonheur immense comme la mer qui la +portait. Avant de confier aux vagues sa vie et celle d'Arabella, elle +lui avait remis une croix, signe de sa séparation du monde; une boîte +contenant les preuves de sa naissance, et le portrait de son père. Le +soir même Héléna fut surprise par une défaillance qui l'enleva en peu +d'instans, et qui priva ainsi la jeune Arabella de son unique appui. Les +soins et les respects du monde vinrent consoler la pauvre Arabella; mais +elle fut sourde à la voix du monde, et s'échappa la nuit de l'asile que +la pauvreté hospitalière lui avait ouvert; et, après avoir renouvelé sur +la tombe d'Héléna la promesse filiale, Arabella s'élança dans la +nacelle, pressant sur son sein la croix, symbole de ses vÅ“ux, et le +portrait de son père; et la voilà sur les flots, sur ces flots où, tout +à l'heure suspendue, on vient de la voir sauver. Les preuves de sa +naissance et le portrait de son père, engloutis dans la mer, ne purent +lui être rendus; mais, fidèle encore au vÅ“u de sa mère, Arabella pria la +troupe de la guider au monastère des Carmélites. + +Le jeune Serti, beau de jeunesse et plus encore de dévouement, employa +toute l'éloquence de ce sentiment pour la détourner de ces projets, +désespoir de celui qui l'avait sauvée. Arabella, baissant ses timides +regards devant les regards brûlans du jeune bohémien, lui opposa ses +sermens. «Sois mienne, lui disait-il, et ton Dieu sera mon Dieu.--Je +suis vouée aux autels, répondait Arabella; mais sois chrétien, sois mon +ami; ils sont si purs les trésors du cÅ“ur! J'accepte un amour fraternel, +un amour de charité: que nul sentiment terrestre ne le profane. Je suis +attendue dans un saint asile; j'y prierai pour toi, pour ces pauvres +idolâtres.» La troupe alors se dirigea vers le monastère. On en était +éloigné de plusieurs jours de marche. L'intimité de tous les instans, +l'influence du plus beau climat, les scènes ravissantes du lever de +l'aurore et du soleil couchant, cette respiration de bonheur à côté et +sous l'égide du plus beau des hommes et du plus passionné des amans, +avaient sinon affaibli les pieuses intentions d'Arabella, du moins +troublé sa vocation religieuse, par tous les rêves d'un amour inconnu et +les combats de la jeunesse. Enfin la terre l'emporta sur le ciel. +«Fais-toi chrétien, disait au jeune Serti la vierge chrétienne, et je +suis à toi.» + +«Ce changement de volontés devint tout ensemble le bonheur d'un seul et +la joie de tous. La troupe fit halte. En signe d'hommage les tentes +furent ornées de feuillages et de fleurs. On célébra les promesses. +Hélas! une furie, sous les traits d'une femme, conçut l'affreux projet +d'arrêter ces heureux préparatifs par des larmes. + +«Parmi les jeunes bohémiennes dont les talens, les charmes et l'adresse +contribuaient le plus à la prospérité de la troupe, se trouvait une +jeune Sicilienne, jolie, séduisante, passionnée. Habile dans tous les +rôles, Hermangarda avait joué la pudeur, l'innocence; Serti avait été +momentanément sa dupe et sa victime; mais depuis bien long-temps +l'illusion était détruite, et la plus désespérante indifférence avait +remplacé un hommage passager. Consolée comme se consolent le vice et +l'inconstance, Hermangarda aurait oublié Serti, si son orgueil blessé +n'eût excité en son cÅ“ur un sentiment jaloux que cette femme osait +appeler de l'amour. Affiliée à la troupe trois ans avant que Serti +enfant y fût introduit, Hermangarda connaissait le secret de sa +naissance. Elle avait six ans de plus que lui. Son projet fut d'abord de +tout révéler à Serti et de le rendre à sa noble famille. Mais le goût +d'une honteuse indépendance l'emporta. L'opposition d'Arabella remplit +son ame de toutes les fureurs de l'orgueil et de la jalousie. L'infame +Hermangarda résolut de se venger d'un dédain dont son opprobre était la +seule cause. On savait dans la troupe que la mère d'Arabella avait +laissé sa fortune à sa fille, mais à la condition de prononcer ses vÅ“ux. +Son mariage allait tout changer; Hermangarda écrivit à la supérieure du +couvent auquel la jeune fille était destinée, pour lui révéler cette +désertion prochaine de l'autel pour un hymen idolâtre. Au moment où le +plus beau soleil se levait comme pour éclairer et _festeggiare_ les +noces de Serti et d'Arabella, des archers munis d'ordre arrivent pour +arrêter Arabella. Révolte alors de la troupe, à la suite de laquelle +Serti, qui avait combattu en désespéré, est conduit avec douze de ses +compagnons dans les prisons de Naples, tandis qu'une escorte de sbires +entraîne Arabella au monastère des Carmélites, où la suit la vieille et +fidèle Nora, qui avait élevé l'enfance de Serti. Conduite en présence de +l'abbesse, Arabella avoua tout, parla avec la même innocence de son +amour involontaire pour Serti, des vÅ“ux de sa mère mourante, de sa +naissance et de son naufrage. Elle aimait; elle répugnait à enterrer +dans un cloître des jours que l'amour réclamait. Une obscure prison fut +le prix de sa résistance, et son plus cruel supplice était la haine de +son odieuse rivale, qui avait su se faire recevoir au même couvent et +s'attribuer le soin de la prisonnière. Le jugement des bohémiens +rebelles se poursuivait à Naples. Les plus marquans, parmi lesquels +figurait Serti, furent destinés à servir d'exemple et condamnés à mourir +sur l'échafaud. Hermangarda, instruite de tout, apprit à la malheureuse +Arabella que son amant allait périr. À ces mots l'infortunée ne résista +plus; elle demanda à voir la supérieure, parla des dons de sa mère et +promit de s'engager par les vÅ“ux qu'elle avait repoussés, n'y mettant +qu'une condition, la grâce de Serti et de ses camarades. «Vous le +pouvez, ma mère, s'écriait Arabella. Sauvez-le, sauvez ces malheureux; +ils ne sont coupables que de pitié pour l'infortune. Serti est chrétien, +que l'autel le protége; les autres cèderont à la voix d'une religion +protectrice.» La malheureuse Arabella baignait de pleurs les mains de +celle qui n'écoutait pas sans trouble des douleurs profanes. La +supérieure envoya chercher un saint ermite, le consulta, et l'homme de +Dieu partit pour Naples, porteur de paroles de paix et de miséricorde. +La démarche du vieillard fut couronnée du succès; Serti obtint sa grâce; +ses compagnons seuls furent exilés du royaume de Naples. Conduit par son +vénérable guide, Serti arriva au monastère. L'entrevue des deux amans +eut lieu en présence de toute la communauté, et leurs touchans regrets, +leur cruelle et déchirante promesse d'une séparation éternelle, émurent +et attendrirent tous les cÅ“urs. L'implacable Hermangarda, jalouse même +de leur désespoir, résolut dans sa rage d'y mêler l'effroi d'une +terrible catastrophe. Serti, formé à la religion chrétienne par le pieux +ermite qui l'avait sauvé du supplice, Serti se fortifiait dans la +résolution de quitter le monde d'où s'exilait Arabella. Tout le couvent +compatissait au sort des deux amans, et plus d'une jeune sÅ“ur, en voyant +le jeune homme jeter des regards tendres et douloureux sur la grille qui +le séparait de son amie, concevait bien plus l'erreur d'Arabella que son +retour aux vÅ“ux de sa mère. On permettait aux amans, que d'indissolubles +vÅ“ux allaient séparer pour jamais, on leur permettait la consolation de +s'écrire quelquefois, et ces lettres étaient encore du bonheur. +Hermangarda sut se rendre maîtresse d'une de ces lettres, et ce fatal +aliment de sa jalouse rage inspira à cette furie un autre crime encore. +«Ô mon Arabella, disait Serti dans ce dernier écrit, tu l'ordonnes, et +je ne sais que t'obéir. Je quitte ce monde où tu ne vivrais point pour +moi avec la même indifférence que j'eusse posé ma tête sous le glaive. +Moins fort contre ta perte que contre le trépas, je sens ma vie +s'éteindre. Hélas! mourir sans t'avoir pu nommer mon épouse, voilà la +douleur qui me tue! Que ne donnerais-je pas pour te voir une fois encore +comme dans ces heures délicieuses d'innocence et d'amour, où le présent +était une félicité enivrante et l'avenir un rêve si doux... Hélas! des +grilles, des cilices, de lugubres voiles, voilà notre avenir et mon +désespoir.» Cette lettre ne parvint point à Arabella qu'elle eût +consolée. Hermangarda, qui avait su dérober la lettre, inventa le +mensonge d'une réponse indiquant un rendez-vous pour la nuit dans le +jardin du couvent. + +«Cette proposition flattait trop la passion du malheureux Serti pour lui +laisser la faculté de réfléchir que croire à ce rendez-vous c'était +flétrir la pureté d'une religieuse tendresse. Il s'y rendit... +L'obscurité d'un épais ombrage, la fougue d'une passion mal domptée, les +illusions de l'amour-propre, une trompeuse conformité de taille, tout +concourut à l'égarement de Serti. La voix d'Hermangarda, son rire +insultant, déchirèrent seuls le voile de cette décevante entrevue, quand +elle eut été consommée. «Va, perfide, s'écria la mégère, tu as renié tes +amis, tu as renié ton Dieu pour prendre celui d'Arabella; mais les +béatitudes de ta sainte seront troublées par la connaissance de ta chute +et de ton infidélité. J'aurai la joie de te voir abandonné, méprisé par +elle. + +«--Non, infame! s'écria le coupable et malheureux Serti; je suis bien +vil puisque j'ai pu descendre jusqu'à toi; mais le crime involontaire ne +souille point l'ame. Je suis déjà lavé du malheur de t'avoir connue par +une passion qui m'excuse et qui me venge. Fuis, si tu veux échapper à +ton juste châtiment.» À ces mots Serti se détourne avec horreur pour +s'éloigner; mais Hermangarda, rapide comme le génie du mal, s'élance et +enfonce un poignard dans le cÅ“ur de l'amant d'Arabella, qui tombe aux +pieds de la furie, dont la rage s'augmente, au lieu de s'épuiser, à la +vue de son forfait. Fille d'enfer, elle arrache le cÅ“ur encore palpitant +de sa victime, et, traversant les galeries du cloître, elle arrive au +saint lieu que sa rivale arrose de ses larmes. Une voix qui n'a plus +rien d'humain fait retentir les voûtes de l'église et tire Arabella de +sa pieuse extase pour la plonger dans un abîme de désespoir et de deuil. +«Vois, s'écrie Hermangarda, vois, pieuse rivale, ce qui te reste du beau +Serti. Tu ne prétendis jamais qu'à son cÅ“ur; je te le cède: reçois-le +des mains de ton ennemie.» À ces mots elle jette son effroyable don aux +pieds d'Arabella, s'apprête à la frapper elle-même, quand les +religieuses, accourues au bruit, paraissent. À la faveur de l'émotion +causée par un hideux spectacle, Hermangarda prend la fuite. Long-temps +elle échappa à toutes les recherches. Arabella répondait à ceux qui la +pressaient d'implorer la justice. «La mort d'une criminelle ne rendrait +pas la vie à l'innocence... Ô mon époux, mon frère, tu pardonnas sans +doute à ton assassin. Qu'elle vive pour se repentir. Mon devoir est de +prier et de pardonner aussi.» + +«Arabella vécut trois années dans toutes les saintes austérités du +cloître; elle avait fait ériger au lieu où périt son amant une chapelle +consacrée _au pardon et au souvenir_, sous l'invocation _della Madona +adolorata_. Dans sa pieuse douleur, Arabella y passait les silencieuses +heures de la nuit à prier pour l'ame de son amant. Au troisième +anniversaire de la sanglante catastrophe, une figure pâle et menaçante +apparaît au milieu des cyprès dont la chapelle était entourée, lance la +flamme de ses regards sur la triste Arabella. Jalouse encore de la +résignation de sa victime, Hermangarda veut la poursuivre jusque dans +ses douleurs. Un cri se fait entendre: «Tu pries et tu pleures, +Arabella; c'est ici même que Serti trouva la mort, infidèle et parjure; +c'est dans mes bras qu'il te trahit. Interroge la vieille Nora, elle te +dira tout...» Hors d'elle-même, Arabella se contente de répondre: «Serti +a pu me trahir pour une misérable... mais il mourut avec repentir, avec +foi, pardonnant à son assassin. Ô Dieu de clémence! ma mourante voix +répète aussi _pardon et oubli_.» Le lendemain, les religieuses +trouvèrent Arabella morte, étendue aux pieds de l'image sainte. +Hermangarda fut enfin arrêtée par la justice, et finit son exécrable vie +dans les tortures. Au milieu du supplice, elle faisait entendre cet +horrible cri: «Pourquoi ai-je fini d'un coup et par la mort les maux de +mes ennemis: oh! qu'une longue vie eût été meilleure à empoisonner!» + +Nous étions assis dans les ruines de la chapelle qu'une pieuse fondation +soutenait encore. Attendris par ce récit naïf des peines de deux amans, +nous interrogeâmes une sÅ“ur qui y vint faire sa prière, sur la vérité de +cette histoire: «Elle est vraie, nous dit-elle; voyez la madona qui +domine les ronces et le lière, elle offre les traits d'Arabella; les +cÅ“urs souffrans viennent ici en foule confier leurs peines ou leurs +faiblesses. Souvent alors les traits célestes de la Vierge semblent +s'animer d'un doux sourire, et des voix aériennes murmurent doucement +_pardon et oubli_.» La sÅ“ur nous raconta encore qu'un Anglais de grande +distinction était venu offrir des sommes immenses pour obtenir les +restes d'Arabella, mais en vain, parce que la bénédiction de la maison +tenait à la présence de ces mortelles et précieuses dépouilles. Notre +rencontre nous valut alors une énumération de miracles faite d'un ton si +peu noble et si peu senti que l'émotion en fut affaiblie. Nous déposâmes +la fleur du souvenir sur l'autel du Pardon, et nous reprîmes un peu +tristes la route de Naples. + +Eu arrivant à notre hôtel, on nous avertit de nous tenir prêts, qu'on +était venu embarquer les effets, et que si le vent ne changeait pas nous +partirions au jour. Notre résolution fut bientôt prise; profitant de la +douceur de la nuit et de la température, nous fîmes porter notre souper +sur la terrasse. L'air tempéré du mois d'octobre nous caressait comme un +souffle du printemps. Tous les arbustes qui ornaient la terrasse étaient +fleuris, Léopold était dans une sorte de ravissement... mais je veux +réserver à un autre chapitre les détails de cette soirée qui ajoute un +sentiment nouveau à tous ceux qui agitèrent ma bizarre existence. + + + + +CHAPITRE CXLI. + +Mon départ de Naples.--Embarquement pour la France.--Le dernier des +Medicis. + + +Il suffit d'avoir connu Naples, d'avoir respiré sous son beau ciel pour +savoir que la magique influence de ces climats électrise les têtes les +plus froides. Qu'on juge de son effet sur deux ames qui n'osaient +s'avouer ce qu'elles éprouvaient l'une pour l'autre. C'est toujours un +mérite pour une femme de résister, cela en devient un plus grand en +Italie. J'éprouve un orgueil si naturel d'avoir obtenu ce triomphe assez +rare dans ma vie, que j'ajoute bien vite, pour en rehausser la vertu, +que la candeur passionnée de Léopold doit ajouter au mérite du +sacrifice. Je ne demande comme éloge à mes lecteurs que de me croire +quand j'ai vaincu, pour prix de la franchise avec laquelle j'avoue +d'ordinaire que j'ai failli. Pour aider un peu à mes vertueuses +dispositions, je jetais autant que possible l'ardente imagination de +Léopold dans la politique; mais après la bizarre journée que nous +venions de passer, il ne prenait pas facilement le change. Le cÅ“ur de +Léopold, avide d'émotions, se trompait sur le sentiment que je lui +inspirais. Élevé loin du monde, il avait une éloquence où respirait tout +à la fois l'élève de la nature et le brillant militaire. «Ma mère m'a +légué à votre cÅ“ur, disait-il à genoux; que votre noble cÅ“ur accepte le +legs de l'amitié. Aimez-moi plus qu'elle, si on peut aimer plus qu'une +mère. Ma vie vous appartient; je n'en veux que si elle devient la vôtre. + +«--J'ai accepté le legs, mon cher Léopold; mais seulement dans ce qu'il +peut demander de devoirs et de tendresse envers toi.» Ce toi, qui +échappa de mon cÅ“ur comme de celui d'une tendre mère à un fils chéri, +fut une étincelle qui embrasa tout ce qui restait de raison à Léopold. +Nous étions seuls, exposés à tout par la protection des ombres de la +nuit. De temps en temps on entendait les sons de la guitare et les +romances napolitaines, refrains d'un peuple insouciant et heureux... +«Ils chantent leurs amours; ne repousse pas le mien.» Et, en me parlant, +toute la magie de l'amour qui était dans les regards de Léopold se +glissait dans mon ame. Il y a bien des dangers dans la certitude d'un +sentiment vrai qu'on inspire; l'amour-propre flatté se joint à l'émotion +de l'ame, et alors la raison reste sans force. Heureusement que la +mienne, au moment de succomber, fut sauvée par un mot sorti de la bouche +de Léopold, et qu'il se trouva employer pour me vaincre le nom qui seul +pouvait m'arracher à une faiblesse. «N'en doute point, la France +secouera le joug; la victoire sera encore des nôtres: celle qui a chéri +le plus brave parmi les braves, ne rougira pas un jour de m'avoir aimé.» +Léopold, en plaçant lui-même ce noble obstacle d'un grand nom entre ses +désirs et ma faiblesse, me rendit digne de toute son estime en me +donnant le courage d'une résistance qui commençait à fléchir. Je sus me +soumettre à l'aveu que j'avais le plus redouté, sachant que c'était pour +Léopold le plus sûr moyen de le rendre à lui-même. Je lui avouai ma +liaison avec le maréchal Ney, les droits qu'il pouvait toujours se +croire sur mon affection. L'agitation de Léopold fut pénible. «Que ne +parliez-vous, me répétait-il; si je n'eusse conçu un premier espoir, je +serais moins malheureux. Je croyais à votre liberté, et je voulais vous +donner la mienne. + +«Mon cher Léopold, vous êtes mon fils. Mon ami, vous aurez toujours une +part précieuse dans mes affections.» + +S'il avait pu lire dans mon cÅ“ur, le trouble que je lui dérobais eût +trop long-temps prolongé le sien. J'ai donc quelque orgueil d'avoir su +me conserver son estime et sa filiale reconnaissance. Redoutant de +prolonger notre solitaire tête-à -tête, je proposai à Léopold de partir +immédiatement pour Ischia. Nous partîmes en effet avec notre léger +bagage de voyageurs militaires. Nous étions à peine descendus à +l'auberge, qu'il fallut partir. Nous payâmes l'heureuse traversée comme +c'est l'usage, en jetant tous deux encore un regard de regret, et moi de +souvenir vers la brillante Parthénope. + +La traversée fut agréable et rapide; les passagers étaient peu nombreux; +c'était juste ce qui convenait le mieux à ma situation. La grande foule +m'eût impatientée; car, comme les voyages de mer me sont antipathiques, +l'incroyable mélancolie où ils me plongent se fût encore accrue des +insipides attentions de tous les inconnus qui en pareil cas vous +assiégent. D'une autre part, l'entière solitude eût continué de +m'exposer aux dangers d'une intimité trop absolue avec Léopold, dangers +auxquels je venais d'échapper à si grande peine. La chute eût été si +facile sur l'élément des naufrages! J'avoue que je songeai à cette +tempête en entrant dans le navire, et je m'aperçus avec un heureux +espoir de vertu, que nos compagnons de route pouvaient, par l'heureuse +ressource des conversations générales, me servir d'utile distraction à +l'empressement toujours passionné de Léopold. + +Tous les passagers étaient assis sous une espèce de tente grossière, +jouissant du coup d'Å“il de cette mer magnifique qui sert de cimetière à +tant de pays enchantés. Dès que nous eûmes perdu terre, un des voyageurs +poussa un soupir et nous dit: «Je viens de voir furtivement ma patrie, +et il faut de nouveau que je m'en éloigne.» Cet homme avait une +physionomie pittoresque, et comme je n'aime rien tant que les récits des +gens qui paraissent souffrir, parce que je sais que cela les soulage de +raconter; je provoquai l'étranger, et voici l'histoire exacte, +contemporaine, que j'entendis et dont je vais essayer de ne pas +affaiblir l'intérêt. + +LE DERNIER MÉDICIS. + +«Lorenzo de Médicis était gouverneur de Naples en 1795. Accusé de haute +trahison, il fut enfermé au fort de Gaëte avec l'abbé Capulo, son ami. +De lâches courtisans avaient transformé en crimes quelques discours de +Lorenzo. Il avait osé, par une bravade de paroles seulement, parler à la +cour du roi de Naples de ses droits héréditaires sur la Toscane. Médicis +et Capulo s'évadèrent, et l'on n'entendit plus parler d'eux. On crut que +la politique les avait secrètement sacrifiés à ses sottes terreurs. Vers +le même temps disparut également de la cour de Naples la jeune et belle +Ersilia, fille unique du duc de Contari. On parla pendant quelques jours +de ce singulier événement, et bientôt Ersilia fut oubliée comme il était +arrivé des prisonniers de Gaëte, comme cela arrive de toutes choses. +Médicis et Capulo avaient dû la liberté et la vie à l'amour que le +premier avait fait naître dans le cÅ“ur de la fille du duc de Contari. +Elle les avait fait conduire dans une retraite sûre, au sein des rochers +de la sauvage Calabre, où elle vint joindre bientôt Lorenzo pour +partager son obscurité et ses périls. Les biens de Médicis et de l'abbé +Capulo avaient été confisqués, leurs têtes mises à prix: voilà les +destinées que voulait partager la jeune et belle Ersilia, et pour +lesquelles avait été abandonné le palais de son père. Jamais ame plus +pure ne respira sous les traits de la beauté. Ersilia avait emporté les +diamans de sa mère et l'or de ses épargnes; elle échangea les premiers +et ses atours opulens pour le simple vêtement des montagnes siciliennes. +Elle n'en était que plus belle. «Ah!» disait-elle à l'heureux Lorenzo le +soir où il détacha de cette tête charmante le bouquet virginal, «oublie +que je suis fille de tes ennemis; crois que nous sommes nés sous le +chaume hospitalier de ces rochers, et notre félicité sera si grande que +nous bénirons un jour les persécutions qui nous auront seules ainsi +donné ce bonheur.» Lorenzo, quoique déjà arrivé à l'âge où les tristes +rêves de l'ambition remplacent les doux songes de l'amour, s'abandonnait +tout entier à sa tendresse; Ersilia était son univers. L'abbé Capulo, +son ami fidèle, tenta vainement de lui faire partager ses idées de +vengeance et l'espoir de faire sortir de l'infortune même une éclatante +réparation. Après de longues et inutiles provocations de ce genre, +l'abbé Capulo s'éloigna de l'asile des heureux époux. Ils n'apprirent +son absence et ses résolutions que par un pieux solitaire de Monte-Nero, +qui avait béni l'union de Lorenzo et d'Ersilia. + +«C'était, vers les premiers jours d'avril 1798 que l'abbé Capulo s'était +séparé de son compagnon d'entreprises et d'infortune; Lorenzo s'en +affligea. Ersilia crut y voir de l'ingratitude. Hélas! il y eut au moins +une funeste imprudence, et une terrible catastrophe vint la révéler. + +«Le bon solitaire, depuis l'absence de Capulo, composait seul la société +de Lorenzo et de sa belle compagne. Comme prêtre, il avait peu à +demander à une si vertueuse pénitente: seulement lorsque Ersilia, +adorant un amant dans l'époux à qui elle avait tout sacrifié, se +livrait, dans ses erreurs, à l'excès de cette passion, le pieux mais +indulgent cénobite lui reprochait quelquefois ces trop vifs transports, +et s'efforçait de persuader à la jeune épouse qu'une ardeur pareille +devait remonter vers la seule divinité. Alors Ersilia répondait au +prêtre, surpris bien plus qu'irrité:«Mon père, oh! ne cherchez pas à +réprimer ce sentiment, la vie de ma vie, et l'ame de mon ame. Je vous +répondrais comme l'amante d'Abélard: _Que Lorenzo se place entre mon +Dieu et moi, qu'il lui dispute mon cÅ“ur..._» Ersilia était si pure et si +touchante dans l'expression d'une tendresse qui lui avait coûté tant de +sacrifices, que le vieillard terminait ses exhortations par ces mots: +Allez en paix, ma fille; une ame si belle retournera à Dieu: «_Vada in +pace, figlia mia, anima cosi bella tornera a dio._» Hélas! le jour même +la prédiction s'accomplit. C'était dix mois après le départ de Capulo. +Lorenzo étant à la chasse, Ersilia se mit en route pour l'ermitage avec +les petits dons que son amitié délicate destinait au bon vieillard. Elle +était sortie sous l'influence matinale, parée de fleurs, agitée encore +des embrassemens d'un époux aimé, l'ame remplie de bienveillance et des +doux rêves d'un long avenir... Hélas! la main des assassins allait +borner cet avenir de félicité à quelques heures d'illusion terminées par +une mort affreuse. Lorenzo, poussé par un funeste pressentiment, +Lorenzo, inquiet et triste, rentra plus tôt que de coutume. Quoiqu'il +fût prévenu de la démarche d'Ersilia, quoique l'heure probable de son +retour ne fût point passée, il ne rentra point dans sa modeste demeure +pour y déposer son arme, et prit aussitôt le chemin de l'ermitage. Son +cÅ“ur battait avec violence: à peine eut-il mis le pied sur le seuil de +cet asile de paix, que le désespoir avec toute sa furie vint s'emparer +de ses sens bouleversés. + +«Le corps d'Ersilia, outragé, mutilé par un raffinement d'infame +barbarie, gisait aux pieds de l'autel baigné de son sang; le vénérable +vieillard était immolé près d'elle. Les blessures attestaient une +inutile résistance. Pas une larme ne coula des yeux de Lorenzo. + +«Non, je ne pleurerai point, s'écriait-il; c'est du sang qui peut seul +venger un sang si précieux»; et sa rage cherchait en frémissant quelle +victime devait tomber sous sa vengeance. Il ne pouvait douter qu'on n'en +voulût également à ses jours; la vie ne lui était plus rien: mais +Lorenzo, avant de mourir, songeait à être vengé. Persuadé que la piété +des villageois rendrait les derniers honneurs aux restes du pieux +vieillard, il enleva le corps d'Ersilia, et enveloppant ce douloureux +trésor dans son tabero, il prit le chemin d'une grotte connue de lui +seul. Les assassins d'Ersilia épiaient Lorenzo depuis quelques jours; +ils devaient l'attendre à un retour de chasse. Leur ordre était de +l'amener vivant à Naples. Lorenzo dut à ce calcul du crime le temps de +transporter les restes précieux d'Ersilia dans la grotte, et le bonheur +d'attendre, armé, les vils brigands qui avaient juré sa perte. Debout et +seul devant ce corps inanimé, ses cris de vengeance s'éteignirent +quelques instans dans les larmes du désespoir. Il faut que le besoin de +ces grandes représailles soit bien puissant dans le cÅ“ur humain pour +avoir fait survivre Lorenzo au terrible spectacle offert à ses yeux, et +pour lui donner le long courage de rendre les derniers et pieux devoirs +à celle qu'il avait uniquement aimée: _Volea vendetta quel sangue ed +ebbe vendetta_. Aux approches de sa demeure, il fut assailli par trois +de ces brigands que stipendia si long-temps le gouvernement napolitain +comme celui de Rome. Médicis en étendit deux à ses pieds, le troisième +prit la fuite, et Médicis trouva sur ceux qu'il venait d'immoler le +secret de leur odieuse mission. L'abbé Capulo avait sinon révélé +l'asile, du moins laissé connaître l'existence de Médicis: dès lors il +fut surveillé, harcelé de fausses promesses, et l'on parvint à saisir +une lettre qu'il adressait à Lorenzo. Une fois la trace découverte, +l'abbé fut sacrifié comme un instrument inutile. On voulut saisir +Médicis vivant et le livrer à ces bourreaux qui, sous le nom de juges, +sont toujours prêts à servir les haines ou les terreurs du pouvoir +contre ceux que les lois seules ne frapperaient pas. Les vÅ“ux du crime +ne réussirent que contre la plus innocente des victimes qu'il avait +marquées. Lorenzo, échappant à tous les piéges, parvint, sous divers +déguisemens, à s'embarquer et à rentrer à Naples, toujours inconnu, +toujours attaché à une seule espérance, celle de venger Ersilia. + +«L'occasion de satisfaire cette longue attente s'offrit enfin. Errant un +soir aux environs de la grotte du Pausylippe, Lorenzo se trouva en +présence du fils aîné de son persécuteur, unique espérance, digne émule +de son barbare père, qui, loin de sa suite, semblait absorbé par de +sinistres projets; la voix tonnante de Lorenzo lui fit entendre ce cri: +_Mort et vengeance!_... Et l'écho du Pausylippe répéta _vengeance_... +Muni de deux pistolets, Lorenzo en tendit un à son ennemi qui, aussi +lâche qu'inhumain, et sans attendre l'arrêt du sort, tira sur Médicis +qui riposta avec plus d'adresse, et l'écho répéta encore, mais pour la +dernière fois: _Vengeance!_ + +«Lorenzo parvint à sortir de Naples et retourna en Calabre. La piété des +montagnards avait élevé un modeste tombeau au pieux cénobite; mais +personne n'osait habiter la cellule du vieillard assassiné. Médicis s'y +établit, il y vécut chéri des pauvres dont il soulageait la misère, en +leur demandant de révérer les mânes d'Ersilia. Mais de nouveau poussé +par cette impossibilité d'être qui s'attache aux grandes infortunes, +Lorenzo quitta sa solitude vers le commencement des désordres qui eurent +lieu en Calabre. Il parcourut l'Angleterre, l'Allemagne, la Russie, la +Pologne, portant avec lui la vague et pénible inquiétude d'une +proscription qui pourtant avait cessé d'être redoutable, car tous les +pouvoirs avaient à Naples et ailleurs changé de main. L'ambition sembla +remplir un moment les regrets de son cÅ“ur, en le jetant dans +d'inextricables intrigues; il admirait Napoléon et le haïssait comme +vainqueur de sa patrie; mais il ne conspira jamais contre lui. Médicis, +après sept années, revit les lieux où il avait déposé les restes +d'Ersilia, dont le souvenir, se réveillant, avait de nouveau assoupi les +rêves de l'ambition. Le calme avait alors remplacé l'anarchie, Joachim +occupait déjà le trône des Siciles. Médicis, jeune encore, n'avait eu +besoin que de se nommer pour être comblé de faveur dans cette même cour +où, quinze années avant, on avait lancé l'arrêt de sa proscription et de +la mort d'Ersilia; mais il resta fidèle à sa mémoire, vécut près de ses +restes chéris. En 1812, Lorenzo disparut de nouveau, laissant dans la +grotte de l'ermitage beaucoup de lettres empreintes de toute la +sensibilité d'une ame élevée; la terreur habite de nouveau cette +solitude. Les montagnards conservent le souvenir des vertus et des +malheurs des nobles infortunés. L'ermitage est sous la sauvegarde de la +vénération publique. Des mains pieuses cultivent en secret les fleurs +qui exhalent leurs doux parfums sur la tombe d'Ersilia et du dernier +Médicis.» + +Léopold, au récit de cette histoire, laissait éclater sur sa mobile +physionomie tout le tumulte d'une ame qui comprenait la vengeance, car +il comprenait l'amour. + +De mon côté, j'étais pour ainsi dire suspendue à un double intérêt, +celui de l'histoire terrible qui nous était racontée, et celui de +l'effet incroyable qu'elle semblait produire sur Léopold. On ne peut se +faire d'idée d'un récit fait pendant un voyage de mer. Cette immensité +de deux déserts qui vous entourent, ce silence qui donne aux paroles +d'un orateur des milliers de lieues pour écho, la bruyante et subite +rumeur des vagues qui se fait entendre par instans, et qui, se mêlant à +la voix humaine, semble un murmure lointain qui lui répond, il y a là , +je puis dire, une des sources les plus abondantes d'émotions neuves et +frappantes. Il existe une éloquence supérieure à l'éloquence elle-même, +c'est celle qui naît d'un lieu extraordinaire, d'un moment critique, +d'un personnage singulier. C'est ainsi que les mots les plus simples +deviennent les plus sublimes, parce qu'ils sont d'ordinaire l'expression +et en quelque sorte le cri du cÅ“ur humain ou de la nature aux prises +avec quelque situation violente ou quelque sentiment original et unique. + +Indépendamment de l'intérêt de ce qu'il nous avait raconté, l'étranger +avait dû nous captiver surtout par l'influence du spectacle qui nous +entourait et la disposition des cÅ“urs qui l'écoutaient. Nous voulûmes en +vain en savoir davantage sur sa destinée; il resta morne et silencieux, +et comme accablé sous le poids des douleurs qu'il nous avait fait +partager. Lors du débarquement, il disparut sans que nous ayons pu même +lui adresser nos adieux. + +Plusieurs fois, pendant cette traversée, j'avais éprouvé un inexprimable +malaise, une sourde confusion de souffrances physiques et d'agitations +morales. Le mouvement seul, quand il était plus violent, me soulageait, +comme par une secousse de douleur moins vague et moins pénible. Léopold, +alors, de momens en momens pressait sa belle tête contre mon cÅ“ur: +_vivre et mourir ici!_ s'écriait-il, et, à ces mots je retombais plus +souffrante. Enfin, nous touchâmes terre; mais on venait de signaler je +ne sais quel bâtiment suspect, et nous fûmes sur le point de subir la +quarantaine. Je vais dans le prochain chapitre rendre compte de mon +court séjour à Marseille et de mon départ pour Paris, où le cours des +événemens me préparait les plus enivrantes surprises, et peu après, +hélas! d'éternelles douleurs. + + + + +CHAPITRE CXLII. + +Arrivée à Marseille.--Retour à Paris.--Tournée de Léopold.--Louise. + + +Malgré la plus heureuse traversée, je me sentis plus fatiguée de ce +petit voyage maritime que d'un mois de marche militaire. Nous restâmes +trois jours à l'hôtel Beauveau, et je ne donnai d'autres objets à ma +curiosité dans les lieux publics, les spectacles et les promenades, que +l'étude de l'opinion. Là , comme, partout, on avait la pensée d'un +changement. Quand, lors de mon retour à Paris, je fis part à Regnault de +cette disposition des esprits, il se frotta les mains d'un air tout +singulier, m'appela un être précieux, extraordinaire, hors du moule +connu, que sais-je? Je lui parlai de Léopold; il me témoigna l'obligeant +désir de le voir; je le lui présentai le soir même, et il fut si charmé +de son enthousiasme de souvenirs et de bonne volonté, qu'il me témoigna, +après forces suppositions sur ce qu'il appelait ma nouvelle +connaissance, le vif désir de le voir rentrer au service. «Voilà , +s'écria-t-il, les officiers qu'il nous faut; c'est un dévouement à la +Labédoyère.» Puis le malin interlocuteur ajouta à ses vÅ“ux militaires +des insinuations d'une tout autre espèce, avec ce ton de facilité morale +qui ne trouve de mal à rien. + +«Léopold, lui dis-je, est pour moi aujourd'hui ce qu'il sera toujours, +ni plus ni moins, M. le comte. + +«--Tant mieux (se méprenant tout-à -fait); car Ney ne vous comprendrait +plus. + +«--Vous vous trompez; tant qu'il sera question de gloire, Ney me +comprendra toujours. + +«--Eh bien! je m'en rapporte à votre première entrevue. Ney ne comprend +plus aujourd'hui que sa femme, ses enfans, son repos, la paisible +jouissance de ses honneurs. + +«--Je trouve plaisante votre indignation contre un guerrier qui a bien, +au prix de son sang, acquis le droit de jouir de ce qu'il a mérité. + +«--Mais Ney vous a ensorcelée;» et Regnault continua un feu roulant de +propos moitié piquans, moitié aimables, auxquels je mis fin par cette +déclaration de principes: «Si Ney me voulait pour le servir le reste de +ma vie, comme domestique même, je ne balancerais pas.» Je sentis +moi-même que je rougissais et que mes paroles allaient au delà de ma +propre pensée. Par une inexplicable complication de sentimens, je +n'exaltais autant mon dévouement passionné pour le maréchal que parce +que l'image de Léopold était auprès de moi. + +En arrivant, dans les premiers jours de février 1815, à Paris, j'avais +trouvé une lettre du maréchal. Il me disait: «Je compte prolonger mon +séjour dans ma terre; mais de grâce, mon amie, je vous renouvelle toutes +mes recommandations de prudence.» Il ajoutait: «Je ne compte revenir à +Paris qu'autant que j'y serai appelé.» Le maréchal était, depuis le 12 +juin 1814, commandant du corps royal de cavalerie, gouverneur de la 6e +division militaire, et pair de France. Je crus devoir, en lui répondant, +lui mander toutes les observations que j'avais faites dans mon voyage. +Je me rappelle sa réponse; elle était fort catégorique. Qu'on en juge. +«Ceux qui veulent un changement veulent perdre la France; la paix est +notre seul besoin. Qu'importe qui gouverne. Pierre ou Paul doivent être +aimés, pourvu qu'ils aiment la France, son repos et sa dignité. Ne +songeons qu'à la patrie.» Et j'ose affirmer qu'il ne vit qu'elle dans +tout ce qu'il fit. Il était convaincu, dans toute la loyale sincérité de +son ame, que le retour de Napoléon serait une immense calamité. Quelques +jours après ses lettres, qui avaient en effet une date déjà ancienne, +Ney arriva de sa terre et continua à vivre heureux au sein de sa +famille. Dès notre première entrevue, Ney m'effraya par quelques uns de +ces mots qui indiquent que l'on vous connaît un tort. Il me donna à +entendre qu'il savait mon voyage. La froideur des opinions que Ney +m'avait exprimées me fit trouver un charme singulier dans mes relations +avec Léopold. Malgré la différence des âges et des sexes, il y avait une +bien étroite sympathie dans nos manières de voir et de sentir; de part +et d'autre un entier abandon et comme une réaction réciproque des mêmes +pensées. J'occupais un assez joli logement, rue de Provence; Léopold +demeurait deux portes plus loin, et dînait toujours chez moi. Nous nous +rendions compte de nos courses; nous mettions en commun nos nouvelles de +la journée, nos espérances du lendemain. Ce que son ame impétueuse +appelait surtout, c'était la renaissance de la gloire militaire; il ne +conspirait que pour un laurier. Hélas! il invoquait la gloire et c'est +la mort qui lui a répondu. Assise sur un champ de bataille et de deuil, +j'ai pleuré Léopold, comme la plus tendre mère pleurerait un fils adoré, +au milieu du carnage de Waterloo. Je me suis sentie heureuse de n'avoir +point placé le remords entre mes regrets et la tombe de ce malheureux +jeune homme. Mais n'anticipons pas sur les événemens, la douleur nous y +conduira trop vite. + +J'oubliais de dire que Léopold, en rentrant en France avec moi, était +resté quelques jours de plus en Provence. Il me raconta une action +touchante dont il avait retardé la confidence. Entre Sisteron et Digne, +près d'un de ces misérables villages dont, l'hiver, les toits de chaume +semblent avoir disparu sous les neiges et où la misère dévore les +campagnes, Léopold allait au pas de son cheval. Sur la racine noueuse +d'un orme antique qui fermait l'entrée d'un cimetière, il avait vu +assise, dans l'attitude d'une profonde douleur, une petite fille de dix +à douze ans, pâle, maigre, mourante, à l'entrée de ce champ de la mort. +Léopold sauta de cheval et, encourageant la pauvre petite par ses douces +paroles, réchauffait ses mains glacées. L'enfant disait: «Oh! mon beau +Monsieur, ne me touchez pas les mains, je suis si pauvre et si malade. + +«--Je vous donnerai de quoi vous guérir; venez. + +«--Ah! mon beau Monsieur, si cela se peut, faites plutôt donner un peu +de bouillon à ma mère, et enterrer mon pauvre père mort depuis seize +jours. + +«--Venez, Venez, mon enfant.» Et tout en l'emportant il se faisait +raconter les peines de la pauvre petite. + +«--Mon père n'est pas enterré, mon bon Monsieur, parce que cela coûte +trop cher d'aller au chef-lieu, et ici les neiges en empêchent[21].» + +Léopold avait enveloppé la petite dans son manteau, et l'enfant se +sentit ranimer par de douces paroles. «Nous voilà à la maison,» dit la +petite; et tout ce que la misère a d'horreurs s'offrit alors aux regards +attendris de Léopold. Léopold s'était arrêté sur le seuil. «Ma mère, ma +bonne mère, vous vivrez. Voilà un Monsieur qui vient nous donner du pain +et de quoi faire enterrer notre pauvre père.» Ici les sanglots +arrêtèrent la voix enfantine. Léopold avança et vit dans un coin, sur un +peu de paille, sous un lambeau de vieille tapisserie, un spectre à +figure humaine, une femme, une mère jeune encore, dont le sein desséché +offrait le seul et dernier aliment à une petite créature que ses bras +décharnés avaient peine à retenir contre ce sein maternel, son unique +berceau. La moribonde leva sur Léopold un regard éteint. Il fallut un +prompt secours. Il la souleva, lui fit avaler quelques gouttes de +liqueur qui la relevèrent un peu. Léopold dit à la petite de le conduire +là où on pourrait trouver les choses nécessaires; ils y coururent. Et +Léopold en me racontant sa bonne action s'écriait: «Si les riches +savaient, mon amie, de combien de secours on peut pourvoir les +malheureux avec deux ou trois napoléons, ils se donneraient plus souvent +un plaisir, qui réveillerait leurs satiétés.» Il s'était, en rentrant +chez la malade, assis auprès d'un foyer allumé par ses soins, et dont la +flamme réchauffait des corps presque glacés. Léopold distribua +prudemment une nourriture saine, convoitée par ces êtres si long-temps +privés de tout. La religion de l'argent règne au hameau comme à la +ville. Aussitôt que les voisins virent la misère fuir la cabane de la +veuve, ils s'en rapprochèrent pour offrir aide et secours. Léopold, +détourné de son chemin, demanda un guide; il était facile à trouver pour +le Monsieur qui dépensait cinq napoléons d'or pour une charité. Léopold +partit comblé de bénédictions. «Je m'aperçus de l'absence de la petite +fille, me dit-il, et j'en fus presque choqué. Pauvre enfant! je la +croyais sans reconnaissance, mais elle me réserva la preuve que les bons +cÅ“urs reçoivent leurs impressions de la nature, et que la délicatesse du +sentiment survit heureusement quelquefois à la dégradation qu'imprime la +misère. Pour revenir à la route, il me fallait (continua Léopold) +repasser près du cimetière où j'avais trouvé la petite fille. Elle m'y +avait devancé; je la vis à la même place, à genoux et dans l'attitude de +la prière. Léopold entendit mêler au nom du seigneur celui du bon +Monsieur. Aussitôt que la pauvre petite me vit, ajoutait Léopold, elle +vint à moi, me prit les mains, et avec l'accent le plus touchant elle +s'écria: «Ici, mon bon Monsieur, vous avez trouvé la pauvre Louise +priant pour l'ame de son père et désirant mourir aussi. C'est ici que +tous les jours je prierai pour vous le bon Dieu de vous conserver aux +pauvres que vous n'oubliez pas, quoique vous soyez bien riche. Ah! +puisque vous êtes si bon, priez une fois avec la pauvre Louise pour +l'ame des siens.» À cette voix naïve et divine d'un enfant, les genoux +de Léopold s'étaient inclinés vers la terre; lui qui ne fatiguait pas le +pavé sacré des églises, il avait eu des élans de religion et de prière +dans un cimetière de campagne. + +Je remerciai Léopold de sa bonne Å“uvre et du plaisir que son récit +m'avait causé. Déjà ma tête bâtissait le projet d'un pélerinage dans les +Alpes avec le bienfaiteur, et dans l'intérêt de la protégée. L'avenir! +nous le rêvions alors long et heureux; mais les événemens marchèrent, et +leur course rapide, en renversant des trônes, m'ont laissé, avec bien +d'autres peines et d'autres douleurs, le regret qu'un si doux mouvement +de nos cÅ“urs n'ait pu rien produire. + + + + +CHAPITRE CXLIII. + +Le général Quesnel.--11 Février 1815. + + +Un jeune officier que j'avais connu dans les campagnes d'Italie et +d'Allemagne m'avait singulièrement frappée, quoique dans de courtes +apparitions, par l'éclat d'une galanterie spirituelle et chevaleresque. +Ce n'est pas un médiocre éloge que d'avoir excité l'involontaire +attention d'une femme dont le cÅ“ur était si grandement occupé, et dont +les regards ne pouvaient tomber dans les jeunes états-majors que sur des +mérites. Cet officier que j'avais le plus distingué parmi ceux qui +avaient seulement passé sous mes yeux comme aimables, s'appelait +Quesnel. Par une des plus piquantes singularités de ces temps, une +liaison commencée à Paris dans un bal s'achevait sur un champ de +bataille. On se connaissait en Italie, on se quittait en Allemagne et +l'on se retrouvait en Pologne; on se perdait de vue pendant quelques +années, et après trois ans comme à trois cents lieues de séparation, il +semblait qu'on s'était encore vu la veille. Seulement, dans le trajet, +le jeune capitaine était quelquefois devenu général. + +Telle avait été la destinée de Quesnel. Il était chef de bataillon quand +je le vis pour la première fois; je l'avais rencontré ailleurs colonel, +et à mon retour à Paris, après l'abdication de Fontainebleau, je le +saluai général de division, et il en avait déjà fait les preuves depuis +plusieurs années. Vers la fin de 1814, notre intimité, entretenue par de +fréquentes rencontres et par la sympathie si électrique des mêmes +regrets et des mêmes affections, avait pris ce caractère de confiance et +d'abandon un peu plus sérieux cependant que les capricieuses illusions +de l'extrême jeunesse. Doué d'une grande facilité d'élocution, Quesnel +était l'ame de plusieurs réunions et de conférences plus souvent +politiques que galantes, quoiqu'il mêlât très bien leur double intérêt. +Je le supposais plus initié que moi à des secrets dont je savais bien +plus l'objet que le mot précis. Comme à cette époque Ney était à sa +terre, et que d'ailleurs mon voyage avait un peu diminué la fréquence +même de nos rapports épistolaires, j'avais encore, plus de liberté dans +ma vie déjà assez indépendante. Vers la fin de janvier ou les premiers +jours de février 1815, je déjeûnai, pour la première fois depuis mon +retour, avec Quesnel, rue de Rivoli. Je le trouvai un peu soucieux, plus +sobre des expressions ordinairement si vives de son enthousiasme et de +ses espérances. «Je pense à une audience qui me tourmente, me dit-il. + +«--Avec qui? + +«--Avec M. le duc d'Angoulême. + +«--Ah! mon Dieu, allez-vous aussi nous donner quelqu'une de ces +proclamations avec les grands mots de tyran et d'usurpateur? + +«--Vous croyez parler à Augereau: loin de là ; mais je crains au +contraire de n'être mandé que parce qu'on croit deviner que je pourrais +bien en fabriquer d'une autre espèce. + +«--Et si vous alliez être arrêté? + +«--On ne fait pas de ces choses-là aux Tuileries; mais cela serait, +qu'il faudrait y aller.» Et il s'y rendit le jour même ou le lendemain. + +Quesnel était un de ces hommes de résolution qui en valent dix dans +toute espèce de tentative qui offre des dangers à affronter, et sa +loyale fidélité était passée en proverbe. Le soir on l'attendait chez +Regnault; il ne vint pas. J'y passai quelques heures, et dis dans la +société que j'avais déjeuné avec Quesnel et ce qu'il m'avait dit de +l'audience du prince. Ces mots si simples parurent faire impression. Le +nombre des entrans et des sortans apportait nécessairement une grande +distraction dans l'assemblée. Quand elle fut un peu éclaircie, Regnault, +s'approchant de moi, me dit: «Avez-vous vu Lefebvre Desnouettes à +Fontainebleau?» + +«--Non; pourquoi? + +«--Savez-vous s'il était du nombre de ceux que l'Empereur congédia le +19? + +«--Pas du tout; car vous savez aussi bien que moi que le brave général +Desnouettes ne s'est séparé de Napoléon qu'à Nevers, où il avait été +attendre son passage. + +«--Vous en êtes sûre? + +«--Comme de ma vie. + +«--À qui avez-vous parlé au château? + +«--Au duc de Bassano et à Korsakowski. + +«--Point à d'autres? + +«--Non, pas de personnages marquans dans ceux qui étaient restés après +la débâcle du 19. J'ai remarqué Dejean, Ornano, Petit, le colonel +Montesquiou, Bussy, M. de Turenne, chambellan, puis Drouot et Bertrand, +qui sont partis avec l'Empereur. Mais à quoi bon toutes ces questions? +Qu'y a-t-il? + +«--Rien, peut-être; mais qui sait si, dans l'état des choses, un rien +pareil peut n'être point grave. Vous êtes venue directement de +Fontainebleau? Vous n'avez pas été à Briare, à Villeneuve-sur-Allier? +Vous n'êtes pas en correspondance avec l'officier de la garde qui forma +à Nevers la dernière escorte de l'Empereur? Vous n'avez pas parlé +allemand avec un officier autrichien de l'escorte que l'Empereur refusa? + +«--Monsieur le comte, vous n'avez pas retenu tout ce que je vous ai dit. +Vous n'auriez pas par hasard perdu l'esprit? + +«--Je ne plaisante pas; il peut y aller de votre existence. + +«--Bah! _non si puo_[22]. Au reste, je l'aurais bien mérité. Qu'avais-je +besoin de me fourvoyer par sottise de cÅ“ur dans le dédale politique; +mais que je sache au moins pourquoi on me ferait l'honneur de me faire +un mauvais parti. + +«--Exécrable tête. + +«--Meilleure que la vôtre; elle ne s'effraie pas si facilement; mais +expliquez-vous mieux. + +«--Je ne puis. + +«--Voilà qui est clair. Eh bien! en ce cas, adieu à la rue des +Victoires. + +«--Connaissez-vous cette écriture?» et il me donna un billet écrit en +allemand. + +«--C'est l'écriture de votre dame allemande; je puis la confronter, j'ai +son billet d'Essonne: elle dit qu'elle attend réponse à Beaune. Voilà +bien de quoi alarmer. Comment ne connaissez-vous pas son écriture? + +«--Mais le caractère allemand ne se reconnaît pas,» répondit-il avec +humeur. J'en pris à mon tour, et quittai Regnault, ennuyée déjà de +toutes ces agitations, qui, au fait, n'avaient rien de commun avec mon +imagination, qui ne tenait à l'empire que par l'innocence du romanesque. +Je n'ai jamais pu savoir quelle était au juste cette affaire; mais on +disait qu'on avait vu une femme habillée en homme causer avec le +commissaire prussien Walbourg-Tnechpess, et qu'à Avignon on l'avait +aperçue au milieu des gens ameutés qui criaient _vivent les alliés! à +bas le tyran!_; Lorsqu'on me rapporta ces propos, je fis une bonne scène +à Regnault, sans en tirer un mot de plus; et je ne vois pas en quoi cela +aurait pu me coûter la vie sous le règne des lois. Cette scène date du +mois de février 1815, et je n'étais pas assez avant dans les mystères +politiques pour savoir mon _vingt mars_ à heure fixe et précise. Hélas! +avant cette époque, une immense douleur m'était réservée par une +catastrophe horrible, l'assassinat de cet aimable et brave Quesnel, que +j'aimais par une parfaite conformité d'enthousiasme et par mille +qualités excellentes. + +Quelques jours après sa visite à Mgr le duc d'Angoulême, ses assiduités +devinrent moins fréquentes dans les diverses réunions dont il était +l'ame. Cette subite indifférence excitait une inquiétude dont l'intérêt +de l'absent ne paraissait pas seul l'objet. Un de ses amis m'assura +avoir vu un des parens du général, lequel l'avait quitté l'avant-veille, +sur les onze heures du soir, à la grille du Carrousel (c'était le jour +où j'avais déjeûné avec lui, et où il devait être reçu en audience +particulière par le prince); son parent l'avait cru à une campagne des +environs de Paris où il allait souvent; on s'était informé, mais il n'y +avait point paru. Je ne sais par quel pressentiment je m'inquiétais de +son absence. À cette époque on aimait à se savoir avec de véritables +amis; on leur inspirait et ils vous portaient plus d'intérêt. Je fis +part à Regnault de mon trouble; il me répondit: «Depuis que le général +Quesnel a été reçu en audience par le duc d'Angoulême, je ne l'ai pas +revu. Je ne m'en étonne pas, il a eu à subir peut-être une de ces +situations délicates dont on veut supporter seul l'embarras. Il aura eu +devant lui tout ensemble ses anciens intérêts et d'honorables avances.» +Le jour de cette conversation, je rencontrai un ancien adjudant du +général Lasalle, qui me dit: «Qu'on assurait que le général Quesnel +s'était noyé.» À cette nouvelle je faillis m'évanouir.--«Pauvre Quesnel, +continua cet adjudant, il a été sacrifié peut-être; on n'ignorait pas sa +ténacité résolue; on savait tout, on l'a _escofié_.» La singularité de +ce terme militaire calma mon saisissement par une hilarité involontaire +en me rendant le bonheur du doute; mais l'espoir s'évanouit bientôt. + +Ayant été déjeûner le lendemain dans un café voisin du Pont-Royal, à +peine assise, je vis tout le monde courir à la porte en disant: «Voilà +la _charrette_ qui ramène le corps du général Quesnel qui s'est +noyé...--Ou plutôt qu'on a assassiné d'un coup à la gorge, avant, de le +jeter à l'eau», dit un militaire habillé en bourgeois, qui vint ensuite +s'asseoir près de ma table. Je fixai sur lui un Å“il inquiet, son regard +rencontra le mien, et ce fut comme une connaissance faite. On restait +morne et silencieux dans le café; mes larmes roulèrent sur le journal +que je tenais par contenance, car je me sentais suffoquée. Celui qui +avait parlé chercha à attirer mon attention. Me voyant observée, je +tâchai de me contenir, regardant un peu en dessous celui qui s'occupait +de moi; il s'en aperçut, et m'étonna à me faire frissonner en me faisant +un signe, une sorte de mouvement cabalistique que m'avait enseigné +Oudet, et que, certes, je dus être surprise de me voir répéter par un +autre; je ne saurais exprimer ce qui me passait par la tête, mais je +sortis du café la tête droite, l'Å“il baissé. Je croyais être poursuivie +par le fantôme d'Oudet, par cet être bizarre, séduisant et malheureux. +En tournant la rue de Bourbon, j'entrai dans le passage du marché +Boulainvilliers, me supposant alors en sûreté. Tout à coup je me trouve +en face de celui que j'avais voulu fuir. «Vous ne me remettez pas, dit +l'homme du café.» J'étais clouée à ma place comme une statue; il me +semblait que sa figure allait m'offrir ces traits mobiles, cette +expression prophétique et menaçante, ou trop enchanteresse, qui m'avait +causé à mon printemps des émotions si extraordinaires. + +«Quel signe avez-vous osé me faire? m'écriai-je; d'où me +connaissez-vous? comment et de qui savez-vous qu'il me doit être +familier? + +«--D'Oudet, répliqua-t-il. J'étais avec lui à Furnes en 1796, au moment +où un scélérat attenta à la vie du général Hoche. Quoi! vous ne me +reconnaissez pas? + +«--Oui, maintenant (et avec une joie extrême, quoique douloureuse), +pardonnez-moi, je suis depuis quelque temps dans une agitation +continuelle, et le triste spectacle que nous venons de voir n'a pas peu +contribué à l'augmenter. Concevez cette incroyable singularité au moment +où je vois transporter le cadavre d'un ami assassiné! Mes yeux doivent +être frappés du signal d'une intimité mystérieuse avec un ami qui eut le +même sort.» + +Nous entrâmes ici dans quelques détails qui n'ont aucun rapport avec mes +Mémoires. Je dois donc ne pas en fatiguer le lecteur. L'officier me dit +qu'il était certain de l'assassinat du général Quesnel; que les traces +du poignard dont Quesnel avait été frappé indiquaient une longue lutte +de la victime et une longue opiniâtreté de la part des meurtriers. Cet +ami d'Oudet arrivait de Muy en Provence: il me raconta qu'il avait vu +Napoléon à son passage à Saint-Maximien, où, étant à table avec des +commissaires étrangers, il avait adressé une si verte allocution au +sous-préfet d'Aix. Il avait parlé à ce fonctionnaire d'administration, +comme si lui seul (Napoléon) eût encore pu destituer et faire des +préfets. L'officier ajouta encore à ces détails, qu'au bourg du Luc, +quand on vola dans la nuit la cassette du maître-d'hôtel de +l'ex-Empereur, avec 60,000 francs, il avait presque eu la conviction que +ce vol avait été commis par quelqu'un de la suite, dont le dévouement +n'avait pas été au delà de cette étape du voyage. «J'ai accompagné +Napoléon jusqu'à Fréjus. Ne me demandez pas ce qui se passa en moi à la +vue de cette escorte autrichienne conduisant le vainqueur d'Austerlitz +et de Wagram.» + +Je demandai à l'ami d'Oudet sa destination et ses projets; il ne faisait +que passer par Paris pour se rendre à Lyon, sa patrie. Il avait des +lettres pour Carnot; j'avais aussi personnellement besoin de parler à ce +dernier; et nous nous rendîmes ensemble chez lui. Je prévins mon +cavalier de ne point parler d'Oudet ni de mes relations; il sourit, et +m'assura que cela ne me nuirait aucunement dans l'esprit de Carnot. +«Mais c'est une bien étrange chose que tant de personnes différentes +ayant été en contact intime avec cet homme dont le souvenir semble +encore puissant comme sa présence même! + +«Vit-il toujours dans le vôtre?» + +Je ne pouvais répondre à cela que par un regard, et le regard fut +compris. + +À la manière dont l'ami d'Oudet fut reçu par Carnot, je dus juger qu'il +était fort avant dans son estime; Carnot savait déjà la mort du général +Quesnel, et en témoigna énergiquement son horreur. Il parla aussi avec +l'ami d'Oudet du voyage que fit celui-ci lors du départ de Napoléon pour +l'île d'Elbe, et je ne puis me refuser le plaisir de transcrire ce qu'il +nous disait avoir entendu de la bouche de l'Empereur, parlant au +maréchal Augereau, lesquels s'étaient rencontrés entre Lyon et Valence. +L'Empereur et Augereau étaient tous deux descendus de voiture. Après +l'avoir embrassé, Napoléon, prenant Augereau par le bras, lui dit: «Où +vas-tu? sans doute à la cour?... Ta proclamation est sotte. Pourquoi des +injures contre moi? Il fallait tout simplement dire: Le vÅ“u de la nation +s'est prononcé en faveur d'un nouveau souverain; le devoir de l'armée +est de se soumettre. _Vive le Roi! Vive Louis XVIII!_--Ah! s'écriait +Carnot; quel dommage que le trône ait pu tenter un pareil homme!» Je +trouvai ces Messieurs d'un républicanisme trop rigoureux; et, ne voulant +pas me perdre dans l'expression tour à tour métaphysique et furibonde de +leur opinion, je les ramenai insensiblement à nos communs regrets sur +l'infortuné Quesnel, et je les quittai pour aller dire à Regnault tout +ce qui venait de se passer. + +FIN DU CINQUIÈME VOLUME. + + + + +NOTES + + +[1: Peintre actuel de S. M. le roi des Pays-Bas.] + +[2: Près Florence, route de Sienne.] + +[3: «Si vous voulez prier pour son ame, venez, et vous serez bénie.»] + +[4: «Elle en a pitié.»] + +[5: «Je serai à toi, Paolo, ou à la mort.»] + +[6: «Tu seras à moi, ou nous serons avec celle-ci.»] + +[7: «Qu'il en soit ainsi.»] + +[8: «Quoique princesse, Paolo, je serai à toi ou à la mort.»] + +[9: «Mais tu es le bienvenu.»] + +[10: Le comte de Hogendorp est membre des états-généraux du royaume des +Pays-Bas, et fut porté en triomphe à Rotterdam; c'est le général Foy de +la Hollande.] + +[11: Je ne puis citer que le sens de la lettre qui éprouva le sort de +quelques autres papiers et d'une bague à cachet du maréchal Ney; et qui +se trouvèrent égarés lors de mon passage de Calais à Douvres (1816).] + +[12: «C'est en vain qu'on s'oppose au destin.»] + +[13: «Nom obscur, non pas déshérité de toute gloire.»] + +[14: «Des fers, lâches, voilà vos batailles.»] + +[15: «Je viens, Isaure; si je n'ai su vivre, je sais mourir.»] + +[16: «Tu m'as voulue à toi, et me voici avec toi.»] + +[17: Bohémiens.] + +[18: «Non, il n'est pas votre fils, mais cependant vous avez beaucoup +connu son père. Et qui était-il? un héros, un traître.»] + +[19: «Dans moins d'un an, vous vous rappellerez de moi.»] + +[20: _Recherches sur le Mérite et la Vertu_, par Ashley Cooper, comte de +Chastesbury.] + +[21: J'ai voyagé dans ces pays pendant l'hiver. Les pauvres mettent +leurs morts sur les toits, dans un linceul et sous la neige. Cet usage +est une triste conséquence du climat.] + +[22: «Cela ne se peut.»] + + + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Mémoires d'une contemporaine (5/8), by +Ida Saint-Elme + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES D'UNE CONTEMPORAINE (5/8) *** + +***** This file should be named 28829-0.txt or 28829-0.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/2/8/8/2/28829/ + +Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online +Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. +This file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Mémoires d'une contemporaine (5/8) + Souvenirs d'une femme sur les principaux personnages de + la République, du Consulat, de l'Empire, etc... + +Author: Ida Saint-Elme + +Release Date: May 15, 2009 [EBook #28829] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES D'UNE CONTEMPORAINE (5/8) *** + + + + +Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online +Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. +This file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + + + + + + + + +MÉMOIRES D'UNE CONTEMPORAINE, + +OU + +SOUVENIRS D'UNE FEMME SUR LES PRINCIPAUX PERSONNAGES DE LA RÉPUBLIQUE, +DU CONSULAT, DE L'EMPIRE, ETC. + + «J'ai assisté aux victoires de la République, j'ai traversé les + saturnales du Directoire, j'ai vu la gloire du Consulat et la + grandeur de l'Empire: sans avoir jamais affecté une force et des + sentimens qui ne sont pas de mon sexe, j'ai été, à vingt-trois ans + de distance, témoin des triomphes de Valmy et des funérailles de + Waterloo.» MÉMOIRES, _Avant-propos_. + +TOME CINQUIÈME. + +Troisième Édition. + +PARIS. LADVOCAT, LIBRAIRE, QUAI VOLTAIRE, ET PALAIS-ROYAL, GALERIE DE +BOIS. + +1828. + + + + +AVERTISSEMENT DE L'AUTEUR SUR LES TOMES VII ET VIII DE SES MÉMOIRES. + + +Ma tâche est donc remplie, mes _Mémoires_ retraçant la grande époque qui +s'est écoulée depuis 1792 jusqu'en 1815. On pourrait croire, à tous les +événemens qui s'y pressent, à toutes les vicissitudes qui ont accablé +mes jours, que le moment du repos était venu pour moi. + +Hélas! pouvais-je rester inactive? pouvais-je trouver la paix dans la +solitude? Mes amis étaient proscrits; l'exil m'avait enlevé les seules +consolations de tant de malheurs. J'avais besoin d'agiter encore +violemment ma vie pour la pouvoir supporter. + +C'est la peinture de cette existence aventureuse qu'on verra dans les +deux volumes qui doivent compléter mes _Mémoires_. Le sort a voulu que +j'expiasse une vie d'erreurs, de prospérités et d'émotions, par toutes +les infortunes qui rarement s'accumulent sur la même tête. Si quelques +traits de désintéressement et de bonté, si une courageuse fidélité à de +nobles sentimens, ont valu à la première partie de mes aveux quelques +regards d'indulgence, je sens au fond de l'ame, que ma lutte avec +l'adversité, que tant de pieux devoirs remplis, tant de dévouement +prodigué sur les terres étrangères au service des proscrits, me +concilieront l'intérêt et la bienveillance des lecteurs. + +Mille personnages appartenant aux diverses scènes politiques dont la +Belgique, l'Angleterre, l'Italie et l'Espagne ont été dans ces derniers +temps le théâtre, tels sont, sous le point de vue d'intérêt général, les +élémens qui, avec les émotions individuelles d'une destinée singulière, +composeront les deux volumes que je promets au Public pour le 1er mars +prochain. + +Paris, le 1er février 1828. + + + + +CHAPITRE CXVIII. + +Retour à Florence.--Accueil de la grande-duchesse.--Défection de sa +cour. + + +En me jetant en Illyrie, je n'avais obéi qu'à un besoin impérieux de +mouvement et de nouveauté; mais ne sachant jamais prévenir les malheurs +de si loin, je n'avais nullement songé quand, comment, par où je +reviendrais. J'avais suivi le torrent de cette retraite précipitée qui +rejetait pour ainsi dire, de ville en ville la domination française. +Venise était devenue l'entrepôt de ces débris. Le moment était arrivé de +me rapprocher de Florence, l'heure de l'adversité sonnait de toutes +parts; mon absence prolongée eût ressemblé à l'ingratitude et à +l'abandon. Je revins donc rapidement aux lieux qu'occupait encore ma +bienfaitrice, avec cette rapidité que donne le coeur et qui sait franchir +toutes les distances. J'arrivai juste pour voir en Toscane quelque chose +de pareil à ce qui m'avait éloignée de l'Illyrie; que dis-je? quelque +chose de pire: car là, une population moins généreuse devait ajouter +tous les retours de la mobilité italienne à toutes les injustices de la +fortune. + +Les révolutions, sur cette terre où tant de puissances différentes ont +régné, où les passions politiques se ressentent du caractère national, +ne se font pas avec cette facilité tranquille qu'on a pu remarquer +ailleurs, ne se déroulent pas sous la forme seulement pittoresque d'une +décoration d'opéra. Le moindre changement ne s'annonce, ne se prépare, +ne se consomme qu'avec l'escorte de mille crimes isolés, de mille +vengeances particulières. Sous le prétexte d'un horrible enthousiasme du +bien public, on commence d'ordinaire toutes les innovations par des +massacres. J'avais si souvent parcourir toutes les routes, exploré le +pays dans tous les sens; interrogé, questionné, causé, que j'étais +connue dans toutes les auberges de Florence, de Pise, de Livourne, de +Lucques, pour être du service de la grande-duchesse. À Livourne, +j'aperçus les premiers symptômes de la fermentation, et j'eus lieu de me +convaincre de la réaction que les Français auraient à attendre de tout +ce qui flattait ou du moins de tout ce qui tremblait la veille; enfin, +des dispositions des classes élevées, si dévouées, et de celles du +peuple, si tremblantes, quelques mois avant. Dans l'hôtel où j'étais +descendue, il fallait entendre les propos, depuis le dernier marmiton +jusqu'au maître. Ces gens, qui ne juraient trois jours avant que par +_Napoleone il Grande_, criaient déjà sans honte et sans frayeur: _I +signori franchesi no hamo a farci gran tempo da padroni, finice, +finice_. Comme première preuve de haine politique, j'eus beaucoup de +peine à me faire servir, essuyant ces airs moitié bas, moitié insolens, +qui ne donnent guère que le droit de mépriser les gens maussades et +malveillans, sans autoriser la plainte, parce que la peur étant encore +un peu plus forte que la haine, ne pousse pas encore les choses à ce +point qui constitue le délit et qui appelle la punition. + +Dès que je parvins à Florence, je tâchai de pénétrer jusqu'à la +grande-duchesse, et de lui faire tenir une lettre. Les premières +secousses de la commotion qui frappait l'Empire avaient déjà produit +autour d'elle son inévitable effet. Tout ce qui était français, à +quelques rares poltronneries près, s'était rapproché de la soeur de +Napoléon. Si on ne lisait plus dans les groupes cet enthousiasme, ce +dévouement chaleureux qu'avaient naguère si souvent fait éclater les +bulletins des triomphes de l'Empereur, du moins on y voyait encore cette +résignation noble, cet intérêt, ces alarmes touchantes qui, dans les +plus tristes partis à prendre, laissent encore dominer ce zèle, cette +fidélité pour les princes malheureux auxquels ces généreuses +démonstrations font tant de bien. Mais parmi les Italiens attachés à la +cour, et la cour était presque tout italienne, c'était, hélas! une +émulation de bassesse et d'ingratitude. Que de grandes dames, renommées +pour leur exactitude aux levers et aux soirées, atteintes alors +d'indisposition subite! Elles, si jalouses de l'honneur d'accompagner, +si envieuses du tour de service, se faisaient dire malades pour éluder +leurs fonctions, et n'en mettaient pas moins d'affectation en même +temps, comme pour donner de la publicité à leur mauvaise grâce, à se +montrer partout. Que d'hommes, écuyers, chambellans et autres, qui ne +pouvaient respirer d'autre air que celui des antichambres et des salons +du palais, qui passaient leur temps à débiter toutes les hyperboles de +l'adulation la plus fade, devinrent tous d'intarissables frondeurs du +pouvoir qu'ils avaient encensé! Ces Messieurs trouvaient très plaisantes +les charges qu'ils avaient eux-mêmes exercées avec une exactitude bien +plus risible; ils faisaient force esprit sur la cour, sur la princesse, +sur ses habitudes, sur la bourgeoisie impériale, comme ils l'appelaient. +Ils se donnaient la mascarade avec une sorte d'impudence, de gaieté et +de sottise qu'on ne peut concevoir que dans des marionnettes à +parchemins. Je ne ferai point ici la cruelle satire de tant de +platitudes, en y mettant des noms propres. Il serait trop pénible pour +moi de réveiller tant de souvenirs d'une ingratitude que le gouvernement +de M. de Metternich s'est chargé de punir par le seul fait de sa +domination. Florence, d'ailleurs, par le charme de la longue et heureuse +hospitalité qu'elle m'a donnée, mérite bien que je lui épargne un peu de +honte, en échange des beaux jours que j'y ai passés. + +Après bien des peines, j'eus enfin la consolation d'approcher de la +grande-duchesse, et de contenter l'impatience que j'éprouvais de lui +montrer mon ame française et reconnaissante au milieu de tant de coeurs +étrangers et ingrats. Je lui parlai de tout ce que j'avais vu et +entendu, des dispositions hostiles que j'avais remarquées dans le +peuple, et surtout des lâchetés malveillantes du palais. Je lui désignai +parmi tant de trahisons les plus honteuses et les plus révoltantes. La +réponse d'Élisa vint encore ajouter à ma juste indignation. «Mon Dieu! +me dit-elle, j'ai comblé _tout cela_ de bienfaits, mais sans me faire +trop d'illusion, mais sans compter sur une reconnaissance plus longue +que la bonne fortune. Outre les places qui attachent tous ces Italiens à +ma cour, il n'en est pas un qui n'ait reçu de moi quelque service +signalé, quelque salaire confidentiel. C'est sans doute ma bonté qu'ils +ne me pardonnent pas; mais cela ne me surprend point; l'ingratitude se +mesure à la grandeur des bienfaits, et les paie souvent à poids double. +Et encore, si je n'avais jeté que de l'or à cette noblesse toscane, elle +eût peut-être mis une certaine pudeur dans ses procédés; mais j'ai eu le +soin irrémissible d'ajouter les bonnes grâces aux richesses, d'épargner +des affronts à quelques uns, des ennuis à tous. Vous conviendrez que par +là j'ai redoublé contre moi les mauvais penchans du coeur humain, et les +chances fâcheuses des cours. Tous ces gens-là désertent ma cause, parce +que ce n'est pas la première qu'ils servent, et qu'ils veulent rentrer +en condition. On insulte la France pour se mettre bien avec l'Autriche. +Le vent paraît souffler de par là, nos girouettes se tournent de ce +côté... Mais patience, l'Autriche a tout ce qu'il faut pour me faire +regretter. Non seulement tous ces Italiens ne profiteront pas de leur +défection, mais encore ils en auront des remords.» + +La prédiction s'est accomplie; les souvenirs et les regrets ont remplacé +les sarcasmes et les malédictions. J'ai eu sujet, à bien peu de +distance, de constater cette incurable disposition du coeur à revenir +trop tard à la justice. Au milieu de tant de périls, et dans la +désertion sûre ou probable de ses serviteurs, trouvant un dévouement +aussi intrépide que tendre dans ma personne, Élisa me parut ressentir +avec une bien touchante vivacité le bonheur de l'amitié, ce bonheur si +rare, même pour les plus simples particuliers. Profitant de la soudaine +occasion de ma fidélité, la princesse me chargea d'une foule de +commissions secrètes et importantes, de lettres, d'instructions de tout +genre. Je les ai oubliées aujourd'hui, mais je ne les oubliai pas dans +le temps. J'ai le coeur meilleur que la mémoire. Se rappelant une +personne sur laquelle on pouvait compter, et à toute épreuve, que je +connaissais à Gênes, la grande-duchesse ajouta avec une bonté +mélancolique: «Allez attendre le résultat des événemens qui se passent, +qui peut-être se termineront bien; car le lion ne se terrasse pas +aisément... Mais si tout est fini, mon intention est d'aller rejoindre +Caroline... Ou peut-être irai-je en Amérique... Y viendrez-vous? + +«--Que Votre Altesse m'ordonne, qu'elle désire seulement, et je suis +prête à la suivre au bout du monde. Je mettrai ma gloire, ma consolation +à veiller à votre sûreté; ma vie est à vous ainsi qu'à votre auguste +famille;» et mon regard, et l'altération de ma voix, disaient encore +plus éloquemment à la duchesse jusqu'à quel point elle pouvait disposer +de moi. + +«--Ah! que vous me faites de bien avec ces accens vrais du coeur! Mon +excellente mère exceptée, vous êtes la femme pour laquelle j'ai ressenti +avec le plus de vivacité le besoin d'un noble attachement.» + +Ils resteront dans mon souvenir, ces adieux d'une souveraine, d'une +bienfaitrice, d'une amie, qui, au milieu de l'enivrement de l'empire, +encore debout, savait prévoir au delà de tous les revers, osait regarder +en face la Fortune, et conservait intact son courage devant l'adversité, +comme elle avait dans les prospérités gardé une ame pure et +bienfaisante. Dès le commencement du voyage, je fus en quelque sorte +poursuivie par les mauvaises nouvelles. À Sienne, les femmes des +employés français avaient été maltraitées par le peuple. Le flot des +émigrans se pressait à chaque pas vers la France, et s'accroissait de +toutes les autorités auxquelles cette retraite communiquait les mêmes +idées de péril et de précaution. J'appris bientôt que Florence avait été +évacuée, et je sus plus tard que M. le préfet Fauchet avait été assailli +et avait manque périr près de Chambéry: il ne fut sauvé que par la +présence d'esprit d'un domestique éprouvé depuis longues années. + +J'avais fait embarquer mes effets et je voyageais à cheval. À +Pietra-Santa, petit endroit près de Livourne, je fis la rencontre de +deux peintres hollandais, élèves du célèbre Van Brée[1], qui revenaient +de Naples, où je les avais vus dessinant aux lueurs du Vésuve et +cherchant, au risque de leur vie, à surprendre quelques unes de ces +grandes scènes de la nature. Ils s'étaient associés avec un Ferrarois +qui avait à craindre chez lui les haines particulières, toujours si +habiles à s'assouvir sous le masque de la politique. Tous se rendaient à +Paris, avec l'espoir que la débâcle de notre domination s'arrêterait du +moins aux Alpes. Il signor Brandi ne m'était point inconnu; j'avais lu +de lui plusieurs ouvrages littéraires. Malgré le peu de sûreté de la +route, malgré la triste préoccupation des affaires, une pareille +compagnie était trop éclairée pour que le voyage ne s'animât point de +l'intérêt des beaux-arts. Leur magie consiste même à faire tout oublier, +à étouffer tous les murmures du malheur, à éloigner le fantôme de tous +les périls, à mettre leurs nobles distractions au-dessus de toutes les +peines. Chemin faisant, on se mit à parler au milieu des dangers comme +dans un tranquille salon, ou dans une plus tranquille académie. À la +poésie italienne succéda la poésie hollandaise, et je trouvais que +c'était quelque chose de piquant que cet hommage à la langue de ma mère +rendu dans la patrie du Tasse, et dans de pareils momens. La route fut +moins longue cependant que nous n'avions compté la faire ensemble; Nos +artistes étaient trop indépendans pour subordonner leurs courses aux +émotions d'une femme, et moi j'aimais trop ma liberté pour ne pas +trouver commode de me séparer des compagnons que cependant il m'avait +paru très doux de rencontrer. + + + + +CHAPITRE CXIX. + +Nouveau voyage à Pise.--La soeur Angola.--Bianca Capello.--Les deux amans +Paolo et Hermosa. + + +Les événemens romanesques sont fréquens dans mes mémoires; c'est qu'en +effet ils l'ont été dans ma vie. Lors même que mon existence prenait une +assiette et paraissait affermir ma position ou l'enchaîner à des +devoirs, mon coeur, avide d'émotions, mon imagination curieuse de +spectacles, cherchaient incessamment à se satisfaire. C'est ainsi que +les personnes, les lieux, les incidens, m'appellent tour à tour, dès +qu'une nuance un peu nouvelle, dès qu'une couleur un peu extraordinaire +s'y rencontre. Le bizarre, le nouveau, m'enlèvent, sous toutes les +formes qu'il leur plaît de se revêtir, et la plupart du temps je ne +laisse point au hasard le soin de pourvoir à mes besoins; je le provoque +par des courses et j'en multiplie les chances en ne restant jamais en +place.--Heureuse disposition! tu m'as fait vivre double, si je puis +m'exprimer ainsi, et tu as bien rarement mêlé des regrets à la joie de +tes précieuses vicissitudes; je te dois au moins d'avoir préparé à mes +vieux jours l'abondante consolation des souvenirs! + +C'est à cette disposition d'esprit que je dus la découverte d'un épisode +plein d'intérêt, quelque temps avant mon départ de la Toscane. Dans +cette grande facilité d'impressions, celle qui domine mes légèretés est +la mélancolie rêveuse. M'asseoir sous un bel ombrage, poser ma tête +entre les feuilles d'un arbre et ne plus exister que par la pensée, fut +toujours une des voluptés les plus douces. J'en jouissais souvent +pendant mon heureux séjour dans ces heureuses contrées. + +Il était près de neuf heures du soir; en Italie, on ne vit que la nuit. +Seule dans un des bosquets délicieux du jardin dit _di Bianca +Capello_[2], je repassais dans mon esprit la destinée de cette femme +belle, célèbre, et criminelle peut-être, dont ce lieu portait le nom: +Jeunesse, puissance, richesse, amour, tout est passé. Ô Bianca Capello! +qu'êtes-vous maintenant? Un peu de poussière, disais-je à mi-voix. _Se +vuol preghare per l'anima sua, venga e leì sare benedetta_[3], +entendis-je prononcer très bas derrière moi. Un peu surprise, je me +retourne et vois une jeune fille en habits religieux, qui m'offre de me +conduire à l'autel, élevé par la fille de Bianca Capello pour y appeler +la prière. Ce n'était pas une religieuse, mais une novice d'un monastère +non cloîtré; elle pouvait avoir quatorze ans, d'une physionomie +gracieuse par les charmes de cette extrême fraîcheur qui semble encore +tenir de l'enfance, et qui promet tout l'éclat de la beauté. La novice +me devançait de quelques pas; et je trouvais je ne sais quel +irrésistible attrait à la suivre. Son vêtement blanc, son voile, les +détours qu'elle me faisait parcourir, l'obscurité qui commençait à +étendre ses voiles et à donner son silence imposant à tous les objets, +tout contribuait à faire pour moi de cette rencontre un immense intérêt. +Nous avions traversé le jardin situé derrière le cimetière. Nous +longions le mur d'un couvent. Au bout, une petite porte basse nous +conduisit à une enceinte très vaste, et je reconnus l'intérieur d'un +couvent de Pénitentes blanches, ordre qui remplace en Italie les Soeurs +de Charité. Sous un des vastes portiques brûlait dans l'éloignement une +lampe devant une Madone. Au milieu de la chapelle, chargée de peu +d'ornemens, un mausolée magnifique attira mes regards. La jeune fille +s'était mise à genoux sur une des marches. «C'est la tombe de Paolo et +d'Hermosa, me dit-elle, et là on dit des messes pour l'ame de Bianca et +des deux amans.--Quels amans, ma soeur, lui demandai-je?--Priez avec moi, +et la soeur Angola vous dira leur amour et leur triste fin.» Après un +acte de dévotion et une offrande, la jeune soeur sonna une clochette. On +ouvrit une grille, et une religieuse très âgée, mais d'un aspect noble +et triste, vint à nous: «Ma mère, lui dit la jeune religieuse, la +signora vient entendre les malheurs de la fille de Bianca Capello; _ne +ha pietade_[4].»--La soeur Angola répondit _sia benedetta_, et, me pria +de l'attendre. Elle revint avec un papier roulé. Il était alors moins de +dix heures. «Je ne puis rien laisser emporter, dit-elle; mais nous avons +des chambres pour l'hospitalité; acceptez-en une pour cette nuit: c'est +la nuit anniversaire de la mort de Paolo et d'Hermosa. Vos prières +s'uniront encore aux nôtres; toutes font du bien.» Je consentis avec +empressement. Rien ne me parut plus bizarre que cette aventure, et je me +promis bien, pour peu que l'histoire en valût la peine, de me servir +d'un _album_ qui ne me quittait jamais dans mes courses solitaires, pour +l'y transcrire. J'ose croire que mes lecteurs trouveront que j'ai bien +fait. + +«En 1572, Bianca Capello, d'une naissance voisine du trône, avait, par +l'amour, été entraînée sur les pas d'un époux aimé mais obscur, et qui +bientôt dut aussi son élévation au caprice d'un prince. Bianca épousa en +secondes noces Ferdinand de Médicis, fils et successeur de Come Ier. +Plus ambitieuse que tendre, Bianca avait feint une grossesse pour +ajouter à ses droits, et présenté comme son fils l'enfant d'une autre. +La faiblesse du grand-duc ne répugnait point à cette feinte qu'il avait +devinée, espérant par cette adoption d'un successeur se venger de ses +frères qu'il haïssait. Ce projet ne s'accomplit pas, et Antoine entra +dans l'ordre de Malte. Bianca, devenue ensuite réellement enceinte, +accoucha d'une fille dont la naissance fut tenue secrète jusqu'à la +brillante solennité où Bianca Capello, devenue grande-duchesse de +Toscane, fut adoptée par la république de Venise comme fille de +Saint-Marc. La jeune Hermosa avait alors trois ans, élevée loin de la +cour, au Val de Chiomo, délicieux séjour qu'enclavent le Tibre et +l'Arno. Hermosa fut mandée à Florence pour les fêtes dans lesquelles +elle devait être publiquement reconnue au milieu du triomphe de sa mère. +Hélas! elle n'arriva au Poggio Lacono qu'au moment où une atroce +vengeance précipita son père et sa mère dans la tombe. L'exécrable +forfait, dont le soupçon planait sur Ferdinand de Médicis, au lieu de le +faire chasser du théâtre de son crime, réunit autour de lui tous les +mécontens qu'avaient faits la faveur et l'élévation de Bianca Capello. +Les Capponi, les Givaloni, les Dorsoni, les Bichani revinrent à la cour +qui se grossissait encore par la foule de ces hommes, courtisans de tous +les pouvoirs, flatteurs de tous les vices, toujours prêts à acheter les +dignités par la bassesse. Ferdinand fut bientôt tranquille, parce qu'il +crut avoir anéanti tous les titres qui attestaient la naissance légitime +d'Hermosa, et qu'il espéra bientôt la saisir elle-même. Mais au milieu +de ce choc de passions haineuses, il existait un coeur fidèle et dévoué à +ses souverains malheureux; c'était celui de la nourrice d'Hermosa. +Entourée de vils espions et de dangers de toute espèce, cette femme +courageuse parvint à échapper aux piéges qu'on lui tendait, et à se +réfugier avec son précieux dépôt dans le duché de Bracciano. Elle éleva +jusqu'à neuf ans sa jeune maîtresse, sans jamais lui révéler sa +naissance, décidée même à la lui cacher toujours; mais la fatalité avait +marqué ses victimes. Paolo d'Oxeni entrait dans sa septième année, +lorsque Hermosa, qui en avait trois, vint, avec un guide fidèle, à +Bracciano. Paolo d'Oxeni, allié par sa mère aux Médicis, était aussi +cependant élevé loin de la cour et dans une pareille obscurité. Dans la +maison qu'Adine (nom de la nourrice d'Hermosa) avait choisie, il y avait +une jeune fille de l'âge de cette dernière, déjà compagne des jeux du +jeune Paolo. Après l'arrivée de la fille de Bianca, ces trois enfans +furent inséparables. Paolo était d'une beauté aussi parfaite que celle +d'Hermosa, et Julietta, leur jeune amie, ne déparait point cette +touchante et belle fraternité. Souvent quand on les voyait folâtrer sur +un gazon émaillé, ou reposer entre leur _mazzi di fiori_ et leurs +corbeilles remplies de fruits, on eût cru voir les charmans modèles de +l'Albane, posant en groupe pour les chefs-d'oeuvre de ce peintre des +Amours. + +«La petite Julietta, faible et souffrante, était l'objet des +sollicitudes d'Hermosa et des soins protecteurs de Paolo; celui-ci +venait d'accomplir sa quinzième année. Hermosa en avait douze, lorsque +la mort de Julietta vint révéler à deux coeurs innocens le secret des +larmes et les douleurs de la séparation. Tous deux à genoux veillent +près du corps de leur pauvre amie, couverte selon l'usage de fleurs +virginales et de ses habits de fêtes, la tête tournée vers l'image de la +Madona. C'est là devant ce triste témoignage d'une inévitable +destruction que Paolo et Hermosa, enlevés à la terre, emportés par un +sentiment qu'ils ignoraient encore, le coeur ému par les pensées d'une +autre vie, se jurèrent un amour éternel. _Saro di Paolo o di morte_[5] +soupira la bouche d'Hermosa, à demi fermée par l'épouvante, et dont les +lèvres laissaient échapper des promesses d'amour avec les graves accens +de la prière des morts. Hermosa, dit Paolo, se relevant de son humble +attitude, et fixant son regard attendri sur la vierge morte et la vierge +en prières, dont la douce voix venait de tant lui promettre, Hermosa, +_tu sara mia obensi saremo con questa_[6], et la main du jeune homme se +posa sur la couronne déjà flétrie, qui entourait le front glacé de +Julietta. _Cosi sia_[7], répondit Hermosa d'une voix douce mais ferme; +et il en fut ainsi. + +«Souvent, Hermosa accompagnait Paolo à la Villa, dont il se plaisait à +lui faire parcourir les bosquets et les palais. Un jour, dans la galerie +des tableaux, ses regards se fixent sur un portrait de femme: c'était +celui de Bianca Capello, peinte dans tout l'éclat de la jeunesse et de +la beauté. «Comme elle est belle, s'écrie Hermosa.--Moins que toi, +Hermosa, répond Paolo, et comme frappé d'une lumière soudaine: Mais ce +sont les traits d'Hermosa: Serais-tu la fille de Bianca Capello?» Paolo +parla à Adine; celle-ci, forte de l'amour qu'elle lui voyait pour +Hermosa, confia tout au noble coeur du jeune homme, et en fit l'ardent +protecteur des droits héréditaires de la fille de ses souverains. + +«Ferdinand Médicis, après la mort cruelle de son frère, quoique duc +régnant, avait conservé le chapeau de cardinal jusqu'à ce qu'il eût +épousé une fille du duc de Lorraine, et par les bienfaits de son règne +il fit oublier le crime de son élévation. Il gagna l'affection du peuple +en travaillant à la prospérité de l'État. Paolo, que l'amour et +l'ambition agitaient, prit un parti plus généreux que celui de la +révolte ou de l'intrigue, en se confiant au coeur de Ferdinand. Hermosa +fut appelée à la cour de son oncle paternel; ce fut un beau jour pour le +jeune Orsini que celui où, chargé des ordres du grand-duc, il accompagna +au palais ducal celle qu'il idolâtrait, rétablie au rang que lui +assignait sa naissance. Hermosa trouva dans son esprit naturel un goût +et une pénétration qui bientôt la distinguèrent des autres, et qui +donnèrent à son maintien et à sa conduite une dignité bien au-dessus de +son humble éducation. Avant de partir pour la cour du grand-duc, Paolo +parut un instant hésiter en songeant à la distance qu'il élevait entre +Hermosa et lui. «Hermosa, lui dit-il, tu étais pauvre, et mon amour +t'aurait dotée de toute mon opulence; aujourd'hui tu es +princesse...--Aujourd'hui, répondit Hermosa, élevant un regard inspiré, +aujourd'hui, Paolo. Hermosa, la fille de Bianca Capello et d'un +souverain de la Toscane, te dote, toi, son unique ami, de toute sa +tendresse; Paolo, _saro di te o di morte_...» Peu d'heures après, +Hermosa inclina sa tête charmante aux pieds de son oncle paternel, au +milieu d'une cour qui vit, dans le court espace de deux jours, le +triomphe et la mort de sa malheureuse mère. Le cardinal Médicis avait +involontairement frémi en contemplant des traits qui rappelaient si bien +ceux de Bianca à son aurore; mais il se remit promptement, et l'accueil +qu'il fit à Hermosa tourna soudain vers elle tous les regards et tous +les hommages des courtisans. Les yeux d'Hermosa ne cherchaient que ceux +de Paolo; ils ne tardèrent pas à les rencontrer. Que de choses dans +cette silencieuse éloquence! Quelle souveraine put jamais se flatter +d'avoir un serviteur, un sujet plus dévoué que Paolo! Oh! qu'il était +enivrant le bonheur de Paolo; lorsque, dans l'éclat des fêtes, la douce +voix d'Hermosa trouvait moyen de faire parvenir à son coeur le serment de +leur enfance: _Saro di te o die morte, Paolo, ben che principessa!_[8] +Mais cette félicité si pure était à son terme. Le cardinal s'était +attaché à sa nièce; mais en la comblant de faveur, il semblait vouloir +étouffer le cri de sa conscience. + +«À cette époque, Pierre de Médicis, frère du duc régnant, traînait une +vie honteuse à la cour de Philippe II. Le prétexte de ce séjour était un +mariage qui ne se conclut point, et quelques bruits qui lui parvinrent +sur la faveur dont jouissait la fille de Bianca et de son frère, le +ramenèrent en Toscane. À la vue de la céleste beauté d'Hermosa, deux +desseins criminels entrèrent à la fois dans l'ame perverse de cet oncle +inhumain: _la posséder et la perdre_. Non seulement Hermosa repoussa +avec horreur ses voeux insensés, mais elle menaça son indigne parent de +tout révéler au grand-duc et à Paolo Orsini; ce fut l'arrêt de tous +deux. Orsini, absent pour une mission assez lointaine, revient à +Florence et trouve partout deuil et consternation. «Hermosa se meurt! +Hermosa est peut-être déjà morte!... lui dit-on.» Paolo n'en entend pas +davantage. Il court au palais ducal, pénètre, à travers une haie de +serviteurs silencieux, jusqu'à la salle où gisait déjà, sur un lit de +parade, le corps de la fille de Bianca Capello. Frénétique de douleur, +Paolo s'élance vers le lit et tombe au pied de la balustrade. On le +transporta mourant. Les obsèques d'Hermosa se firent avec une pompe +royale; son cercueil fut placé à côté de celui de sa mère, dans le +caveau de la chapelle érigée par Bianca dans les jours brillans où elle +régnait sur la Toscane. La chapelle, ouverte aux prières voyait tous les +jours parmi les plus assidus aux offices l'infortuné Paolo, les traits +défigurés, l'oeil morne, se traînant à genoux vers la pierre qui s'était +refermée sur tout ce qu'il avait aimé. Un soir, épuisé de douleur, il +s'évanouit, et ne revint à lui que par la fraîcheur qui commençait à +engourdir ses membres; tout était silencieux autour de lui. Une seule +lampe éclairait en vacillant ce lieu consacré à la prière, et brûlait +devant l'image de la Vierge, dont la chapelle communiquait, par une +autre issue, au caveau de Bianca Capello. Paolo regarde de ce côté et +croit voir une grande figure se glisser dans l'ombre... Il écoute, il +entend le léger bruit d'un vêtement et des pas qu'on cherche à retenir. +Aussitôt l'idée d'une horrible profanation le frappe; il s'élance par la +grille et se trouve derrière un inconnu qui portait un panier et +s'avançait vers le caveau. Paolo lui barre le passage et s'écrie avec un +accent foudroyant: «Profanateur des tombeaux, que cherches-tu en ce +lieu?» L'inconnu, d'une stature colossale et d'une figure hideuse, où +brille à l'instant la joie d'un triomphe facile, répond avec un rire +féroce: «Je ne cherchais pas ce que j'y trouve; _ma ben venvenuto tu +séi_[9].» Et aussitôt, il saisit son poignard et cherche à en frapper +Paolo. Moins fort, mais plus adroit, Orsini évite le coup, et arrachant +l'arme meurtrière des mains de son ennemi, il l'en frappe et l'étend +mort à ses pieds. À la vue seule de cet homme, Paolo avait soupçonné un +forfait: les provisions tombées du panier qu'il portait ne lui laissent +plus de doute. Il parcourt d'un pas rapide les vastes détours du caveau, +appelant, dans une horrible angoisse, Hermosa. «Hermosa! ô ma +bien-aimée, disait-il, existerais-tu dans ce lieu horrible?» À chaque +détour il écoute. L'écho de ses cris répond seul à son espérance. Il +arrive enfin au tombeau de Bianca Capello, et voit l'infortunée Hermosa +appuyée sur le cercueil de sa mère, pâle, échevelée, vêtue d'un habit de +bure grossière, et se soutenant à peine. Mais regardant avec épouvante +du côté où entrait Paolo, Hermosa le reconnaît et s'écrie: «Les +monstres! ils l'ont aussi plongé vivant dans ce séjour d'horreur!--Non, +j'y suis descendu pour t'en arracher, Hermosa, répond l'heureux Paolo, +en enlevant son amie inanimée et la pressant contre son coeur.--Mais, +reprit Hermosa, la fuite est impossible.--Rien n'est impossible à un +amour comme le mien, répond son amant. Pour entrer ici ton affreux +geolier devait avoir une clef...» Il entraîne Hermosa, à qui la vue du +cadavre explique tout ce qui vient de se passer. Possesseur de la clef +de la porte extérieure, et sorti de la chapelle, Paolo guide Hermosa par +des chemins détournés vers l'asile d'une de ses parentes, à qui il fait +confidence de son aventure. Un homme tué, son cadavre resté dans une +église, la disparition d'Hermosa, que de sujets de crainte! Après une +courte délibération, il fut décidé que les deux amans partiraient tous +deux travestis; ils se mirent en route, et aux premières lueurs du jour +ils gravissaient les monts qui séparent la riche Toscane du fertile +Bolonnais. Faible, effrayée, Hermosa ne put aller loin. Après trois mois +d'un séjour fétide, l'air vif et pur des montagnes devenait étouffant +pour elle; il fallut s'arrêter dans la cabane d'un pauvre pâtre. C'est +là qu'elle raconta à Paolo sa léthargie préparée, son affreux réveil +dans un cercueil,... les horribles tentatives de Pierre et de son +complice, sa résolution de leur échapper par la mort... «Ah! +disait-elle, faudrait-il, après avoir souffert, ne te retrouver, Paolo, +que pour te quitter à jamais! Les souvenirs de Julietta m'assiégent; ils +me rappellent le doux et terrible serment, _Paolo, saro di te o di +morte_.» Et sa belle tête languissante tombait sur le sein oppressé de +son amant. + +«Cinq jours s'étaient lentement écoulés dans cet état d'anxiété. Assis +un soir à la porte de la chaumière, Paolo, tout entier à la douce +contemplation des traits adorés d'Hermosa, n'avait pas aperçu des hommes +armés qui, à l'improviste, se jetèrent sur lui, le garottèrent, et +malgré les larmes et l'inutile résistance de son amie, le placèrent sur +un cheval et prirent la route de Florence. Hermosa, immobile d'horreur +et d'effroi, ne versa plus de larmes; elle quitta la chaumière, se +dirigeant de loin sur les pas des ravisseurs qu'une route de montagnes +forçait d'aller lentement. Ils firent halte pour la nuit à une chapelle +de Monte-Cavallo, à demi ruinée. Les gardiens de Paolo le déposèrent +dans l'intérieur, près de l'autel, et après avoir resserré ses liens, +s'assirent, pour le garder, sous les arbres plantés devant la porte de +la chapelle. Bientôt Hermosa paraît, et d'une voix suppliante: «C'est +mon amant, mon unique bien, _è l'anima dell' anima mia_, disait-elle; +oh! laissez-moi prier et pleurer avec lui!» Sa beauté était si +touchante, il y avait tant de douleur dans son accent et dans ses +regards, qu'elle attendrit ces hommes farouches: ils lui permirent de +veiller avec Paolo, et promirent même de dire des prières pour eux à la +Madona. Au léger bruit que fit Hermosa en s'approchant de lui, Paolo +souleva sa tête et fit un vain effort pour tendre les bras à son amie. +Elle s'assit près de lui sur une des marches de l'autel, et tenant entre +ses mains les mains de Paolo, indignement garottées, elle lui dit avec +le calme d'une terrible résignation: «Paolo, je te le disais dans ces +délicieuses retraites où naquit notre amour, restons ici au sein de la +nature; la grandeur fut fatale aux miens, ma mère expira dans d'affreux +tourmens, couverte de la pourpre... Et moi, ô mon bien-aimé, l'amour si +tendre qui m'attache à toi, qui fait de ta vie ma vie, me sauvera-t-il +d'un avenir où le bonheur est mis en balance avec un diadème? Paolo, je +te le disais, et tu le vois, les grandeurs nous sont fatales, comme +elles le furent aux miens... Mais du moins ne nous séparons pas. Écoute, +Paolo, le sort nous a marqués de sa réprobation; mais il me réserve une +immense félicité, celle de te revoir, de mourir avec toi... Ne luttons +pas contre ses arrêts. Tu m'as sauvée, je veux te sauver à mon tour. +Trompons l'affreuse espérance de nos tyrans, mourons ensemble. J'ai +fléchi tes gardiens, en demandant à prier et pleurer avec toi; que ce +soit ici la chapelle de la dernière nuit sur terre. Allons demander +vengeance aux pieds de l'Éternel. Imite-moi, Paolo...» Et pressant +vivement contre son sein la noble et belle tête de son amant, elle +montre un poignard, s'en frappe, le présente à Paolo, en prononçant: +«_Di, te Paolo e di morte_.» Lorsque les gardes vinrent pour emmener le +prisonnier, ils ne trouvèrent plus que les corps glacés de Paolo et de +la fille de Bianca Capello. La famille d'Orsini a élevé ce tombeau aux +deux amans, et fondé une dotation pour des services anniversaires, avec +cette inscription: «Passans, et vous hôtes de ces murs saints, priez +pour eux!» + +Je ne saurais dire l'attendrissement et l'horreur que m'inspira cette +lecture; jamais je ne passai une nuit si agitée. Il y eut un moment où +ma tête se perdit, au point que je crus voir dans l'étrange rencontre de +cette soeur un plan concerté. Un effroi secret se mêlant à mes +agitations, au lieu de m'en tenir à la simple vérité, et trouver tout +naturel que dans un ordre institué pour secourir les malades et les +voyageurs, une soeur fût debout à neuf heures, et qu'en me voyant avec +l'extérieur qui dénotait la richesse, l'on m'eût offert de passer la +nuit dans un lieu sûr, plutôt que de tirer ces naturelles conséquences, +mon esprit m'en forgea de si ridicules, que je ne me crus rien moins que +l'objet d'une noire erreur pour m'enfermer prisonnière. Comme il y avait +dans ces frayeurs infiniment de vanité et de sottise, j'en ris moi-même, +et me jetant habillée sur ma modeste couche, j'y dormis jusqu'au réveil +un peu forcé des cloches sonnant matines. Je trouvai la jeune novice et +la bonne soeur Angola; je les remerciai toutes deux, et pour récompenser +la petite supercherie d'avoir copié le manuscrit sur mon _album_, je +doublai mon offrande, et les sincères bénédictions des deux pieuses +filles m'accompagnèrent à Florence, où je ne fus pas sitôt de retour que +je visitai la chapelle de Bianca Capello. J'y frémis à l'aspect de la +grille qui donne entrée à ce séjour des morts, où l'on eut la barbarie +de faire descendre une innocente fille pour y traîner de misérables +jours près des cendres de sa mère... J'ai prié et pleuré sur la pierre +où gémit si long-temps le malheureux Paolo. Je me suis fait conduire +plus tard, à mon passage à Bologne, à la chapelle _dell' Ultima notte in +terre_, et en lisant l'épisode à mes compagnons de voyage, j'ai vu, au +récit des maux des deux amans, tomber de généreuses larmes des yeux d'un +des vainqueurs d'Arcole et de Lodi. + + + + +CHAPITRE CXX. + +Départ de Lucques.--Séjour à Gênes.--Mon arrivée à Paris.--Nouvelles de +Ney.--Un trait de la vie du général Duroc. + + +Comme les lecteurs ont déjà avec moi plus d'une fois fait la route de +Lucques à Gênes, ils trouveront très bien, j'en suis sûre, que je ne +tire pas un plan religieusement topographique de ces contrées +délicieuses. Les temps deviennent si graves, que les plus grandes scènes +de la nature s'effacent devant la grandeur des événemens. La crainte +d'ailleurs commençait à absorber mes pensées et à les concentrer dans +l'unique préoccupation des intérêts de ma bienfaitrice. Chaque pas qui +m'approchait de la France redoublait cette terreur inséparable des +affections sincères. Je tremblais de voir jusque sur le sol de la patrie +les insultes de la fortune, de rencontrer d'autres désastres, d'éprouver +de nouveaux désenchantemens. J'arrivai à Nice cependant sans avoir eu +rien à subir de triste et qui mérite d'être rapporté. J'y demeurai dans +une famille qui tenait par la parenté au maréchal Masséna, et sans +entrer plus directement en relation avec les personnes que la princesse +Élisa m'avait indiquées, je me contentai, suivant mes instructions, de +leur faire tenir des lettres dont elle m'avait représenté la remise +comme essentielle au bien de son service. + +La fidélité de cette mission n'exigeant pas davantage, je pris le +courrier, résolue de me rapprocher de Paris, théâtre ordinaire des +mouvemens toutes les fois que la politique se complique et menace de se +renouveler; refuge probable, surtout dans ces terribles circonstances, +de mes affections les plus chères. Une fois arrivée, je repris par culte +de souvenir un de ces logemens, que j'y avais déjà occupé, et que la +présence de Ney avait quelquefois honoré et embelli. Dès le lendemain +même, je me remis en relation avec les amis que j'avais conservés, +impatiente de ces communications de pensée dont on sent si vivement le +besoin et le prix dans les momens de crise. Une grande partie de mes +connaissances se composait de militaires de haut grade ou de +fonctionnaires également élevés, qui partageaient aussi avec moi la +noble folie de l'Empire. Plusieurs, hélas! avaient disparu de la scène; +car, en avançant dans la vie, les rangs s'éclaircissent et les tombes se +pressent, comme pour appeler la nôtre. + +Un officier de la jeune garde me remit plusieurs lettres qu'il avait +reçues pour moi dans la campagne de 1813, mes amis croyant que la +pénible guerre de Russie m'avait rendue casanière, et par conséquent le +séjour de Paris indispensable. Ces lettres étaient déjà d'une date +ancienne, mais elles me parlaient de Ney: n'était-ce pas assez pour que +le passé devînt pour moi le présent? Après des prodiges à Kaya, à +Lutzen, à Proelitz, le maréchal avait profité de l'armistice pour se +guérir d'une blessure. À ce mot de blessure, je me sentis moi-même comme +frappée, et je ne pus cacher mon émotion à celui qui m'avait apporté ces +nouvelles si chères et si tristes. L'officier me rassura sur ce cruel +événement; mais il eut plus de peine à me persuader de ne point +m'élancer sur les traces du guerrier dont le nom seul faisait si +violemment battre mon coeur, en me démontrant qu'il y aurait +impossibilité de le rejoindre dans l'état de retraite et de désordre de +l'armée française. + +J'appris également, par l'officier en question la mort de ma pauvre +Lithuanienne, de ce frère d'armes si intrépide, morte comme un homme au +passage de l'Elbe à Torgau, héros obscur, et dont la valeur dans les +temps chevaleresques eût pris place au milieu des noms de cette +mythologie guerrière. Cet officier, dont je dois taire le nom, avait +servi sous les ordres du maréchal Duroc; il n'en parlait qu'avec +l'attendrissement de l'admiration et de la reconnaissance. Je crois +pouvoir placer un trait de la vie de ce bon Duroc, qui cachait ses +vertus avec une modestie antique. Ce récit, écho d'un noble attachement, +sera aussi un hommage de mes propres affections pour celui qui avait su +faire de l'intimité d'un grand homme une gloire peu vulgaire pour +lui-même. + +Après le 18 brumaire, Duroc, déjà fort avant dans la confiance du +premier Consul, fut chargé d'une haute mission diplomatique auprès de la +cour de Berlin, dont il s'acquitta avec beaucoup de succès, et qui lui +valut ces récompenses empressées qui ne manquent jamais au mérite +heureux. Cependant la Prusse, enchaînée à de mesquins intérêts, ne se +décidait pas franchement dans son attitude. Elle ployait ou ne se +redressait jamais qu'à demi. De sourdes intrigues s'y croisaient +incessamment et préparaient de loin une rupture nouvelle. + +Le chef le plus influent de ces secrètes menées était le mari de la +baronne de Brenkenhof, ami de la célèbre comtesse de Lichtenau, cette +maîtresse déclarée de Guillaume II, roi de Prusse, femme dont on a tant +dit de bien pendant sa scandaleuse élévation, et tant de mal après sa +disgrâce, sort ordinaire des favorites. Mme de Lichtenau aima des +Français à la fin de sa carrière. M. de Brenkenhof les détesta toujours; +mais n'étant pas assez fort pour agir ouvertement, il se jeta dans des +intrigues dont il devint victime. Il fut arrêté et envoyé à Spandau. Sa +femme, jeune et belle Saxonne, que des convenances de famille avaient +enlevée à sa patrie, sut obtenir du maréchal Duroc, au lieu d'une +redoutable détention, un exil plus doux dans une terre éloignée. Mme de +Brenkenhof avait à cette époque une fille en bas âge, mais dont les +traits charmans promettaient toute la beauté de sa mère. Retenue à +Berlin par une légère indisposition de cet enfant, et pour des +arrangemens de fortune, au lieu de suivre son mari, Mme de Brenkenhof se +retira dans une maison de campagne des environs. Sensible à la +générosité de Duroc, elle ne mit à la reconnaissance que les bornes du +devoir, se livrant avec abandon à son coeur, et rendant chers à celui qui +en était l'objet ces témoignages d'une amitié vive et passionnée. + +Brillant sur le champ de bataille, Duroc était aussi bien placé dans un +palais par la noblesse de ses manières. Il portait surtout dans la +société intimé un charme extraordinaire de simplicité et de bonhomie. +Une double facilité de caractère le disposait à être aimable et sensible +à l'amabilité des autres: pouvait-il ne pas céder au mérite de la jeune +et belle Saxonne! La guerre, à cette époque, venait d'éclater entre la +France et l'Autriche. Duroc, rappelé en France, accompagna le premier +Consul à Marengo. Les adieux furent vifs et tendres entre les deux amis; +mais la gloire offre tant et de si nobles distractions à l'absence, que +Mme de Brenkenhof fut peu à peu, sinon oubliée, du moins négligée +entièrement! Une correspondance sollicitée par Duroc, comme un moyen de +consolation, et qui, sans qu'elle eût osé se l'avouer, était le seul +bonheur de la belle baronne, cette correspondance devint languissante; +plusieurs lettres restèrent sans réponse et Mme de Brenkenhof cessa +d'écrire. Dans ses lettres, elle avait annoncé à Duroc la mort de son +mari, l'échéance d'un immense héritage, le mariage de sa fille avec un +noble saxon et leur départ pour la Saxe. Duroc était alors devenu +grand-maréchal du palais, et ses fonctions plus tranquilles lui +rappelèrent plus souvent le souvenir de la belle Saxonne; à ces tendres +réminiscences quelquefois il se mêlait des regrets plus vifs encore. +Combien ce dernier sentiment avait d'amertume, lorsqu'en 1805, +reparaissant à Berlin, non seulement Duroc n'y retrouva plus Mme de +Brenkenhof, mais apprit toutes les peines qu'il lui avait causées par +son silence. Le maréchal écrivit à Mme de Brenkenhof une lettre qui dut +effacer tous les anciens torts; car quel tort un coeur généreux peut-il +ne pas pardonner à un coeur repentant qui s'excuse? + +L'infortunée dut encore à l'homme qu'elle avait le plus estimé, le plus +chéri, le bonheur de revoir sa fille coupable et fugitive, de la presser +sur son coeur et de ne point mourir sans bénir ses remords. Duroc, en +1805, rejoignit le quartier général, et prit à Austerlitz le +commandement du corps d'armée, dont une grave blessure avait éloigné le +maréchal Oudinot. Un de ces grenadiers dont la seule présence était près +de leurs chefs un droit à beaucoup de liberté, vint dire au maréchal: +«M. le maréchal, j'ai trouvé avec d'autres bons enfans, dans le coin +d'une ferme mi-brûlée, une petite Allemande bâtie à faire tourner la +tête à tous; et toute vieille moustache que je suis, M. le maréchal, je +l'avoue, la petite _sorcière_ était terriblement en péril; mais v'là +qu'elle tire de son sein un médaillon où vous êtes parlant, comme vous +v'là, mon général; et en joignant les deux plus mignonnes de mains que +j'aie vues jamais, elle nous dit: M. le général était l'ami de ma mère; +il ne vous pardonnerait pas de me maltraiter, de me tuer... La tuer? +figurez-vous, M. le maréchal, si nous en avions envie? Les camarades et +moi, à la seule vue du portrait, étions rentrés à l'ordre, et je me suis +chargé de conduire la petite, sous bonne escorte, chez une vieille bonne +femme. Pendant le trajet, elle nous a conté des fagots, nous disant +qu'elle est bien vertueuse... Vous sentez, M. le maréchal, si, nous +autres troupiers, nous donnons là-dedans; mais tant est que la petite +est jolie comme le soleil de nos victoires, et qu'elle vous est quelque +chose, puisqu'elle a votre portrait; voilà tout. Qu'en ordonnez-vous, M. +le maréchal?--De la respecter, mon brave, de veiller sur elle. Je la +verrai avant une heure,» répondit Duroc, troublé au delà de toute +expression; et dans le tumulte et les nobles joies d'une victoire comme +celle d'Austerlitz, l'ame généreuse de Duroc sut trouver le temps de +voler auprès de la fille de celle qu'il avait tant aimée et qu'il +respecta toujours. + +Bathilde, nom de la jeune baronne, après un mariage d'inclination +contracté sans l'aveu de sa mère, s'était précipitée de faute en faute, +pour arriver enfin à celle que n'efface même plus une vie exemplaire, et +que le repentir ne répare point. Le jeune époux de Bathilde, attaché au +char d'une danseuse, dissipait follement la fortune de celle qui lui +avait donné le droit de sa tendresse. La malheureuse Bathilde avait +oublié que pour notre sexe le bonheur ne peut exister que dans le +rigoureux accomplissement de tous nos devoirs; au lieu de chercher son +refuge assuré près de la meilleure et de la plus aimable des mères, +Bathilde s'était enfuie de l'asile conjugal sur les pas d'un Français +séduisant et brave, mais inconstant, mais léger. Il avait abandonné +Bathilde pour la gloire, et rejoint les troupes qui, sous l'aigle de +Napoléon, marchaient alors victorieuses sur la capitale de l'Autriche. +Mais rien d'impossible pour le coeur d'une femme passionnée. Élevée dans +toutes les délicatesses du luxe, Bathilde, sans autre appui que sa +résolution et son amour, avait traversé deux armées en présence, et +pénétrait jusqu'au champ de bataille d'Austerlitz, au plus fort de +l'action, quelques heures avant la victoire des Français... On vient de +voir de quel péril la sauva le portrait du maréchal Duroc; elle allait +avoir bien d'autres obligations à cet ami dévoué de sa mère. La jeune +Bathilde vécut près d'une année cachée dans une retraite qu'avait +ménagée son protecteur, qui, par le crédit que lui donnait moins encore +son rang que la haute considération qu'il avait su mériter, négocia le +retour de la jeune coupable près de sa noble famille, le pardon de sa +mère, et la réconciliation de son époux, revenu lui-même de ses erreurs. +En 1806, le maréchal, en se rendant à Dresde, à la cour de Saxe, avait +pris soin de se faire devancer de quelques jours par Bathilde. Depuis la +fuite de sa fille, Mme de Brenkenhof avait langui, presque mourante, +dans sa superbe mais solitaire demeure, d'où sa douleur repoussait +toutes consolations, et n'attendait plus que la mort de la pitié du +ciel; mais une lettre du maréchal Duroc vint, en la rassurant, lui +inspirer le regret de quitter une vie qui allait n'être plus veuve d'une +fille chérie et d'un ami si rare. Un jour la baronne essayait de marcher +dans un de ses vastes salons dont les pas timides de ses gens +troublaient seuls la solitude. La baronne regardait d'un oeil éteint, un +des beaux portraits de sa fille; elle le couvrait d'un baiser mourant, +et sa voix affaiblie disait encore ce nom si cher et celui de son +généreux ami. Ses lèvres venaient de prononcer Duroc... À ce nom une +porte s'ouvre; Bathilde, s'échappant des bras de son protecteur, se +précipite aux pieds de sa mère avec ce cri du coeur: «Ma mère, ma bonne +mère, bénissez aussi ce noble Français; c'est lui qui me rend à votre +amour, au repentir, à la vertu.» Le maréchal reste immobile de douleur +devant cette belle figure que la mort va glacer. La baronne, une main +étendue sur la tête de Bathilde, et l'autre appuyée sur son coeur, comme +pour y retenir un dernier souffle, se laisse aller à l'émotion, à +l'anéantissement de sa joie maternelle. «Ah! s'écrie le maréchal, cette +scène la tue;» et alors il relève Bathilde, et veut la faire éloigner. +La mourante mère s'y opposa par un regard: «Mon ami, dit-elle, d'une +voix étouffée, mon unique ami, toute précaution est inutile, la mort est +là, montrant son sein; m'imposer silence ne ferait que me la rendre plus +affreuse sans la retarder. Je vais vous quitter pour toujours. Ah! que +de peines renfermées dans ce peu de mots! que ce ne soit pas du moins +sans vous avoir fait lire dans ce coeur que vous avez cru insensible, qui +cependant n'aima que vous, qui vous aima avec idolâtrie, qui vous eût +préféré à tous les monarques de la terre, et qui ne put vous préférer +que la vertu.--Caroline!... et vous avez repoussé mes voeux?...--Non, car +dans mon délire les miens s'y unissaient avec une plus brûlante ardeur +peut-être, mais j'ai dû les combattre, j'étais épouse et mère; je l'ai +fait aux dépens du bonheur de mes plus belles années, de ma vie +peut-être. Mais si je les eusse accueillies, mourrais-je aujourd'hui +sans remords, sans honte entre ma fille et l'ami le plus cher? Aurais-je +surtout l'inexprimable bonheur de vous dire à vous, l'homme le plus +noble: vous m'avez rendu mon enfant; veillez sur sa jeunesse, dites-lui +que la vertu console de tout, rend tout possible, et... parlez-lui de sa +mère...» La belle tête de Mme de Brenkenhof retomba en arrière, sa main +tenait la main de sa fille, à qui ses mourantes lèvres murmurèrent +encore la bénédiction maternelle; mais son dernier regard, cette +étincelle de l'ame qui s'échappe de sa prison terrestre, ce dernier +regard fut un regard d'amour, qui cherchait à se perdre dans celui de +l'homme noble et généreux qu'elle avait uniquement aimé. + + + + +CHAPITRE CXXI. + +L'Empereur Napoléon et la belle Anglaise.--Lettres et visites de +Regnault de Saint-Jean-d'Angely.--Je retrouve Ney.--Beau trait de Talma. + + +On eût épuisé tous les contrôles de l'armée, qu'on n'eût pu rencontrer +dans les cadres un officier plus fait pour être porteur des lettres qui +me faisaient part de tant de nobles souvenirs. Il avait pour Napoléon +cette admiration superstitieuse dont alors tout soldat français était +pénétré, et j'oserai presque dire un enthousiasme plus délicat, empressé +de justifier l'exaltation de ses sentimens par la connaissance des +moindres actions de son idole. + +«On prétend, me disait le lieutenant M..., que chez Napoléon le coeur ne +vaut pas le génie. Je me chargerais volontiers de prouver que sous ce +rapport il mérite encore de nouveaux hommages. Oui, l'Empereur est bon, +il est avant tout très sensible, et je tiens d'une femme un trait qui +ajoute encore à la gloire du héros. + +«--Vous prêchez une convertie, mon cher M...; je sais aussi bien, mieux +qu'un autre peut-être, que l'Empereur est d'une bonté charmante; mais je +n'accorde pas toutefois qu'il ait une sensibilité romanesque, une +sensibilité telle que les femmes l'entendent. + +«--Eh! Madame, je ne vous dirai pas qu'il s'est évanoui aux pieds d'une +belle imaginaire; mais cela prouve sa force sans accuser son coeur: et si +quelquefois il a abrégé le pouvoir que les femmes exercent dans +certaines circonstances, c'était pour l'amitié qu'il s'arrachait à +l'amour. Je connais une Anglaise délicieuse, que l'Empereur a connue pas +autant que le désirait l'intérêt, la passion ou l'amour-propre de la +dame. La belle étrangère amplifie peut-être un peu l'histoire de ces +relations: ce qu'il y a de vrai cependant, c'est que nous l'avons +rencontrée près de Gorlitz, et qu'elle a vu l'Empereur quelques jours +après la mort du maréchal Duroc. Elle avait fait les frais d'une +campagne facile pour sa fortune, mais pénible par ses dangers, et elle +n'avait reçu pour récompense qu'un désappointement cruel de vanité. Eh +bien! elle avait plus d'enthousiasme encore que d'humeur. Voici comme +elle nous conta ses tournées militaires: Pour approcher l'Empereur, j'ai +beau courir en poste, la victoire court plus vite que l'amour: Napoléon +est un héros qu'on ne rejoint pas aisément. Souvent j'ai cru arriver au +quartier général avant la bataille; il m'a fallu poursuivre le vainqueur +poursuivant déjà l'ennemi. À Leipsick, j'étais au milieu du corps +d'armée du maréchal Macdonald, et de la bagarre de Kaya. Dans une +indicible frayeur, je m'élance de ma calèche pour me réfugier dans une +masure; j'y trouve gisans deux blessés prussiens. En apprenti +chirurgien, j'allais leur donner quelque secours; mais, grands dieux! +voilà l'un d'eux, véritable colosse marchant, qui se dresse sur son +piédestal et veut galamment me prouver qu'il se porte à merveille. +Admirez tout ce que peut la société des héros, moi que la crosse d'un +fusil et le fourreau d'un sabre eussent fait fuir autrefois avant mes +campagnes. J'eus alors à ma disposition l'attitude d'une vieille +moustache, et je fis mine d'amorcer un pistolet qui n'eût servi bien +certainement qu'à m'estropier plus que le grand Prussien. Au même +instant entrèrent une foule de soldats appartenant au corps du duc de +Raguse. Me retournant alors: Soyez témoins, m'écriai-je, que je viens de +faire deux prisonniers. On me replaça dans ma voiture avec mille +acclamations de bruyante admiration. Plus loin, on voulut me faire +rétrograder; mais, bon gré mal gré, je poussai vers le quartier général. +J'espérais plaire, et j'avais la hardiesse de répéter: j'ai besoin de +parler à l'Empereur. Je trouvais que j'avais couru assez de dangers pour +être digne au moins de l'espérance; mais on me prévint qu'il n'y avait +pas à aborder l'Empereur après le douloureux événement qui venait de le +frapper, la mort de Duroc. Je voulus néanmoins être témoin de l'entrée à +Dresde; hélas! ma maladresse m'y fit manquer un dédommagement que le +hasard s'était plu à me ménager. J'avais rencontré un pauvre sergent +blessé, de la division Campans, et par humanité, autant peut-être par +spéculation, je l'avais fait monter dans ma voiture et combler de soins. +Je voulais pouvoir dire à l'Empereur: j'ai secouru, j'ai pansé vos +braves. J'ai à cet égard une recette de séduction auprès de lui toute +particulière, c'est de lui parler de son armée; on ne réussit même à lui +arracher une faiblesse qu'en flattant son côté fort, qu'en le prenant +par la passion de la gloire. Je sais bien que sur lui viendraient +expirer les minauderies ordinaires; on ne doit l'attaquer qu'avec de +l'originalité. J'étais donc bien résolue à tirer parti de ma rencontre +militaire dans l'intérêt de mon ambition galante. + +«Personne ne sait causer comme Napoléon, quand il peut, ou quand on peut +être libre avec lui. Tenez, voici mot à mot notre conversation. Je +venais de lui raconter ma scène des deux blessés. Il me répondit:--Et si +l'on ne fût venu à votre secours, qu'eussiez-vous fait contre deux +grenadiers ennemis? + +«--J'aurais invoqué le grand nom de Napoléon. + +«--Mais enfin si... + +«--Eh bien, mes pistolets vous eussent fait respecter et moi aussi. Vous +ne croyez pas à ma bravoure, mais vous avez tort; car elle me vient de +l'orgueil de vous plaire: oui, l'orgueil de vous plaire; un seul de vos +regards vaut mieux que la vie. + +«--Mais, Fanny, vous êtes bien ambitieuse. Si quelqu'un de mes ennemis +vous entendait, il vous appellerait un Bonaparte en jupon. + +«--Croyez-vous que cela me fâcherait? + +«--Non, peut-être; car, vous autres, toutes, vous avez des penchans à +l'extraordinaire. On parle de l'ambition des conquérans, ce n'est rien +auprès de celle des femmes, et pourtant elle va à bien peu d'hommes, et +aux femmes elle porte bien plus facilement malheur. + +«--N'importe, ce serait une position si haute que d'être appelée la +favorite de celui qui fait et défait les rois, de celui qu'aucune femme +n'enchaîne. + +«--Et qu'aucune n'enchaînera jamais... Fanny, si je croyais que cette +folie fût sérieuse, dans deux heures vous seriez sur la route de +Londres. + +«--La perspective est flatteuse. Pourtant j'ai lu quelque part, qu'un +Turc, un Grec, quelqu'un comme cela idolâtre d'une de ses femmes, la +poignarda en présence de son armée pour prouver aux braves qu'il les +préférait à la beauté. Seriez-vous de cette force? + +«--Il n'y a pas de doute que, moins cruel, je saurais être aussi sévère. +Mais, je n'en viendrai jamais là, je n'aurai pas même de choix à faire +entre une maîtresse et mon armée. Mes maréchaux eux-mêmes auraient comme +moi autre chose à faire qu'à être trompés par une Pompadour ou une +Dubarry. + +«--Merci de la comparaison. + +«--Orgueilleuse Anglaise, répliqua l'officier: elle était belle, elle +plaisait quelquefois, n'est-ce pas tout ce qu'on peut attendre d'un +souverain. Au moins voilà mon avis, et le vôtre, j'espère... Puis +continuant: La main du héros essaya de soutenir son opinion en caressant +les boucles flottantes des cheveux de la belle Fanny. Mille pensées +tumultueuses m'agitaient; quelques paroles sans liaison et sans suite +s'échappaient de mes lèvres, le nom de Duroc se mêlait au nom doucement +balbutié de Napoléon. Terrible fatalité, s'écriait la belle Anglaise en +nous racontant cette scène. À ce mot de Duroc, le bras qui m'avait +attirée me repousse soudain; l'Empereur s'éloigne, semble me fuir comme +un remords, comme un reproche, reste absorbé; puis s'éloigne davantage, +se rapproche et me dit avec un incroyable accent d'émotion: allez, +allez, mon amie; on vous donnera un itinéraire; nous nous +retrouverons... mais ailleurs; et souriant douloureusement: à moins +qu'un boulet de canon ne me vienne visiter de plus près que le jour où +fut frappé à mes côtés l'ami vrai, le compagnon fidèle de ma vie... Ah! +Duroc! Duroc! Ce noble soupir retentissait encore sur mon coeur, que +Napoléon avait déjà disparu. Eh bien, l'Empereur s'éloignant de moi +n'offensait point ma vanité; mon ame, électrisée par le mouvement de la +sienne, sentait mieux que de l'amour-propre, et je lui savais gré de +cette sensibilité qui se portait de préférence sur un ami. Cette pompe +qui, à Dresde, l'entoure, cet éclat de la victoire qui lui va si bien, +non rien ne me le rend cher comme cette larme silencieuse donnée à +Duroc, en face d'une femme. Qui regrette ainsi, mérite d'être aimé. +L'Empereur est donc encore bien autre qu'on ne le suppose; on admire son +génie; force est bien aux incrédules eux-mêmes de s'y soumettre; mais +son coeur, le connaît-on! + +«Vous pensez bien, ajouta l'officier, que le récit de Fanny s'adressait +à des gens faits pour le comprendre, et à un enthousiasme qu'il eût été +difficile d'accroître. Fanny nous raconta encore une foule de piquans +détails sur les incroyables efforts de son amour-propre pour plaire à +Napoléon. Cette jolie Anglaise s'est habituée à la vie militaire; elle +raffole de nos braves; on dirait qu'elle voit en eux l'image de +Napoléon. + +«--Mais cela me paraît, dis-je à mon jeune narrateur, une très bonne +connaissance pour nos grenadiers. À une autre rencontre, vous obtiendrez +peut-être la faveur de causer plus intimement du grand homme que vous +chérissez autant qu'elle, et vous serez également aimable pour une +Anglaise par amour de lui. Mais laissons pour aujourd'hui vos +prétentions; suspendons un peu les souvenirs du passé pour nous occuper +des intérêts du présent, car vous partez cette nuit.» J'écrivis bien à +la hâte, en m'abandonnant à cette effusion du coeur qui ne sait pas être +courte, et je remis au lieutenant M... une lettre qu'il se faisait fort +de remettre au maréchal Ney, mais que le maréchal ne put recevoir, étant +revenu à Paris quelques jours après. + +Le lendemain du départ de l'officier, dont la visite m'avait fait +exister dans le passé, et plongée dans cette rêverie de souvenirs qui +fait tout disparaître, je songeai à me mettre en relation avec mes +connaissances de Paris, pour lesquelles j'allais presque être une +revenante. J'écrivis à Regnault, et, sur sa réponse promptement aimable, +je me présentai chez lui; mais je le trouvai triste, abattu. Les +nouvelles de l'armée venaient chaque jour ajouter au deuil de la patrie +et des familles; on les attendait comme on attend la crainte et +l'espérance. Tout le monde sentait alors que le trône du grand empire +n'était plus que l'épée de Napoléon, et que la fortune semblait prendre +plaisir à la fatiguer et à la briser. La Saxe avait vu de nouveau pâlir +l'étoile, et la superstition, si nécessaire à tous les triomphes, était +sinon détruite, du moins ébranlée. Napoléon seul conservait de la +confiance. Ney me dit, quelque temps après: «J'ai été témoin d'un beau +spectacle à Dresde; l'Empereur avait été trahi par les Saxons, eh bien! +c'était lui qui consolait le bon roi de Saxe de cette trahison, qui +cicatrisait la noble blessure d'un coeur royal, le seul fidèle à notre +cause, quoique notre cause ne lui eût rien rapporté.» + +Regnault ne me parlait que de l'armée, ne pensait qu'à l'armée. «La +France est morte; le sang français semble épuisé; il n'en reste quelques +gouttes que dans le coeur des soldats; mais avec Napoléon cela peut +suffire.» Il me demanda si j'avais reçu des nouvelles du maréchal; il +insistait pour que je les lui montrasse: ce fut presque de la colère +quand je lui dis que je n'avais rien appris de Ney que verbalement par +un officier, reparti déjà pour l'armée. Tout était méfiance et soupçon à +cette triste époque. + +«Dans toutes vos courses, reprit Regnault avec son ton interrogatif +d'autrefois, vous n'avez pas entendu parler de proclamations de Monsieur +de Provence? Nous sommes sûrs qu'on en répand, que les soldats les +lisent et que les maréchaux les méditent. + +«--Mon ami, je ne connais point la personne dont vous me parlez, et je +crois qu'à l'armée toute autre proclamation que celle de l'Empereur ne +serait pas bien accueillie. + +«--Vous vous trompez: il vient des temps, hélas! où le dévouement se +refroidit; des temps enfin où l'on pense...» + +J'avais quitté Regnault de Saint-Jean-d'Angely sans beaucoup d'autres +paroles que celles dont ses inquiétudes politiques m'avaient glacée. En +rentrant chez moi, après quelques autres courses, je trouve un billet +très pressé qui arrivait de la rue de la Victoire; il ne contenait que +ces mots: «Venez à l'instant même.» Je répondis aussi laconiquement: +«Impossible; j'ai un rendez-vous sacré comme l'amitié.» Une demi-heure +après, M. le comte était dans ma jolie retraite de la rue Bergère. +Jamais Regnault, qui n'était pas sujet à l'émotion, ne m'avait paru si +agité; son accent suffit pour me faire quitter le ton d'une plaisanterie +dès lors déplacée. «Je suis sérieuse, je suis triste, mon ami, lui +répondis-je, puisque vous l'êtes. Aurait-on besoin de mon dévouement? Il +est prêt. + +«--Je crois que l'année 1813, qui va finir, finira mal pour nous, ma +pauvre Saint-Elme. On ne sait plus sur qui compter. Ce b... de +«Raynouard, avec son discours, prépare la défection des gens +tranquilles, de ces gens qui, depuis quinze ans, avaient donné leur +démission. Il est des gredins qui conspirent les bras croisés et sans +qu'on les inquiète. Fouché et Talleyrand nous travaillent de main de +maître, et avec toute l'ardeur qui anime l'ingratitude quand elle se met +en besogne. + +«--Mais ces messieurs n'ont-ils pas été prêtres?» Regnault sourit, et ma +vanité, stimulée par l'accueil fait à cette observation innocente, me +fit trouver l'élan nécessaire pour réveiller les espérances du fidèle +serviteur de Napoléon et ranimer son courage. Nous nous quittâmes fort +gaiement, et il repartit bien persuadé cette fois que je n'en savais pas +plus long que je ne lui en avais avoué. + +Regnault de Saint-Jean-d'Angely aimait l'Empereur avec cette abnégation +de tout autre sentiment, avec cet abandon de coeur qui ennoblissaient les +attachemens célèbres de Duroc et du général Bertrand. «Je suis capable +de tout pour l'Empereur, disait Regnault, excepté de le suivre sur les +champs de bataille.» + +J'oubliais de dire que, dans cette dernière entrevue, le ministre +d'État, si dévoué, quoique si peu militaire, m'avait encore demandé, +avec cet air instruit qui déroute, pourquoi, depuis si peu de temps à +Paris, j'avais déjà vu et reçu chez moi M. Lanjuinais. «Que diable! +s'écriait-il, ce n'est pas la cour que vient faire ici ce comte +lacédémonien.». Je lui avais encore répondu la vérité: que M. Lanjuinais +ne m'avait parlé que de mes relations passées avec Moreau; qu'il m'avait +fait un crime d'avoir pu oublier ce grand homme pour son ennemi; que le +vénérable sénateur avait presque été galant pour me faire parler de son +noble compatriote; que, dans ma tête fort peu apte d'ailleurs à saisir +le côté politique des hommes et des choses, M. de Lanjuinais se classait +cependant comme un républicain à qui l'empire et les dotations +pourraient bien n'avoir pas fait oublier sa dulcinée _une et +indivisible_. + +«C'est bien cela, et, par une singulière alliance, républicains et +royalistes s'entendent pour exploiter le mécontentement. Ils conspirent +de compte à demi, sauf à travailler pour eux seuls après le triomphe, +après la destruction. Amis de Moreau, amis de Pichegru, amis des +Bourbons, tout cela est synonyme pour le quart-d'heure: tous les partis +abattus sont de la même famille; Oudet était le bouton électrique de +toutes les ambitions contraires. Puis, par une soudaine inspiration: Ma +bonne Saint-Elme, si vous avez conservé quelques traces de votre liaison +avec ce brillant Seïde-Oudet, effacez-les, détruisez-les; car vos +relations, quoique mystérieuses, sont connues, et, s'il y avait une +crise, vous pourriez vous en ressentir. + +«--Monsieur le comte, je n'ai pas plus de peur que de perfidie; ma +politique, à moi, se compose d'affections; c'est la meilleure et la plus +sûre: ainsi zèle, dévouement à la cause que j'idolâtre, parce qu'elle me +semble celle de la gloire française, et surtout parce que Ney en est un +des héros. Mon opinion, c'est de l'amour. Et Ney, reprit Regnault, avec +un sourire? + +«--Eh bien! Ney vient encore d'ajouter, dans la désastreuse campagne de +Saxe, un chevron à ses états de service et de dévouement pour la France. + +«--Oui, pour la France; c'est pour la France seule qu'il se bat. + +«--Voudriez-vous que ce ne fût que pour l'Empereur? + +«--Mon Dieu, non, mauvaise tête; mais il ne faut jamais séparer l'État +de celui qui en est le chef; ces subtiles distinctions servent de +ralliement aux mécontens. Je suis bien sûr que Ney n'est pas content. + +«--Il n'y a pas de quoi, entre nous; mais il se tait, mais il ne murmure +pas pour se battre, et il se bat comme aux jours d'illusion. Que veut-on +de plus? Ne faudrait-il pas qu'il dise à l'Empereur: vous faites bien +tout ce que vous faites, et Leipsick ressemble à Austerlitz?» + +Dans cette longue conversation, où Regnault épanchait tout ce que son +ame renfermait de chagrins avec cette facilité de misantropie qui nous +représente horribles tous ceux qui ne sont pas montés au même diapazon +politique que nous-mêmes, Regnault me parut aussi en rancune contre M. +de Fontanes. «En voilà encore un dont je me méfie, s'écriait-il. +Avez-vous eu de ses nouvelles à la cour de Florence?--Non pas à +Florence, mais avant. Il m'a toujours semblé, et cette observation ne +m'appartient pas, mais à un fidèle serviteur de la grande-duchesse, que +M. de Fontanes se dédommage volontiers en secret de l'admiration qu'il +dépense en public pour la famille impériale. Il a été dans son intimité, +il en a vu les côtés faibles, ces petits ridicules qui se mêlent souvent +aux plus belles qualités. Eh bien! M. de Fontanes excelle à les saisir +et à les peindre; et au lieu de les cacher avec la religion des +souvenirs et de l'attachement, il se plaît au contraire à les divulguer, +à les vernisser en quelque sorte pour les rendre plus saillans à ceux +qu'il veut amuser.» + +Je n'espérais pas encore revoir Ney, et Regnault ne m'ayant point parlé +du retour du maréchal, je n'y comptais guère que vers la fin de l'année. +Notre contrat de bonne amitié avait reçu un singulier article +additionnel dans la campagne de Russie, et je ne savais pas comment m'y +prendre pour le modifier. Le hasard vint à mon secours. Je le rencontrai +le lendemain même de la double visite de Regnault, comme je sortais pour +aller voir Talma, et avec l'intention de porter à ce bon et généreux ami +une lettre d'une femme que j'avais rencontrée après une longue +interruption de rapports, mais non d'amitié, et dont l'histoire mérite +de trouver une place dans ces Mémoires, archives de la reconnaissance, +où le nom de Talma doit à tant de titres être inscrit. + +Ney me reconnut le premier, et ce mouvement m'apprit qu'il était encore +le même pour moi. Du reste, mon apparition et le rayon de joie qu'elle +jeta sur sa figure ne firent que me montrer davantage les soucis qui la +chargeaient. Je pris tous les tons pour l'arracher à ses sombres idées; +mais son front ne se dérida un peu qu'en m'entendant parler de ses +enfans, sa plus chère pensée, son seul orgueil; il insista même sur le +plaisir qu'il aurait à me les faire connaître et à me les montrer, en +prenant pour cela des précautions dont son intérieur eût pu s'alarmer; +car il n'avait plus d'amour pour moi, et il en avait beaucoup au +contraire pour sa noble épouse; mais il savait que mon attachement était +au-dessus de l'amour-propre, et il ne concevait pas mon refus: mais moi, +qui voulais être fidèle à ses propres devoirs, je ne voulus pas exposer +mon coeur à désirer de les lui faire rompre, tant ils me paraissaient +honorables et sacrés. Ney avait dans cet épanchement d'amitié, bien plus +avec un vieux camarade qu'avec une femme passionnée, une éloquence de +bonté et de naturel qui me pénétraient. Comme il lui allait bien de +mêler le nom de son vieux père, de sa femme, de ses enfans, aux +souvenirs de ses victoires! Que de simplicité dans une telle grandeur! +L'admiration nouvelle de ces vertus modestes ajoutait un charme secret +aux sentimens de l'enthousiasme. On s'estimait d'avoir su l'aimer. + +Revenant peu à peu à sa gaieté militaire, il me dit: «Puisque vous +voilà, allons déjeûner en garçons. Prenez la rue Blanche, je vous +prendrai à la barrière. + +«--Bien volontiers, et je vous raconterai quelque chose que vous pouvez +entendre, un trait de Talma. + +«--Cela me fera du bien; les beaux traits deviennent si rares en France. + +«--Pas en fait de gloire, Michel. + +«--Allez, allez, Sirène.» C'était son mot de guerre et de paix avec moi. + +Me voilà donc griffonnant au crayon un mot pour le remettre chez Talma +en passant, puis me rendant à mon poste à la barrière des Martyrs, l'oeil +ouvert, l'oreille dressée comme une vedette. Ney avait quitté son +cabriolet au boulevart, et il ne se fit point attendre. J'avais beau +regarder pendant que j'étais de planton, je ne voyais pas trop de ce +côté d'endroit convenable au déjeuner d'un maréchal de l'Empire. Nous +voilà enjambant les boulevarts, courant à travers champs, nous donnant +de la bonne gaieté, comme dans les terres conquises de l'Autriche et du +Tyrol. Il n'y manquait, hélas! que le soleil d'Austerlitz, couvert de +sombres nuages. Nous étions presque arrivés aux derrières de la route du +bois de Boulogne; nous entrâmes dans une de ces bicoques qui le bordent. +Le déjeuner ressemblait à un véritable repas de bivac, et l'illusion +n'en était que plus vive et plus agréable. Trois heures s'écoulèrent +dans une conversation animée par toutes les confidences d'un entier +abandon de sa part, et de la mienne par toutes les effusions d'un +attachement qui se sentait plus fort que jamais. Je lui parlai de +Regnault; mais de tout ce qu'il m'avait dit, je ne lui révélai que ce +qui touchait les proclamations, parce que je craignais qu'il ne lui en +fût tombé dans les mains, et que par distraction il n'en eût conservé. + +«J'en ai là, me dit-il. On jette beaucoup de papier dans l'armée; on +ferait bien mieux d'en faire des cartouches. Le colportage des opinions +est sans effet sur le soldat; les officiers ne prennent même pas au +sérieux toutes ces proclamations; mais l'Empereur y attache de +l'importance, et le gouvernement veut bien s'en inquiéter; cela se +rattache à la conspiration de Mallet. Fouché passe pour être à la tête +de beaucoup de machinations qui se croisent. Si Napoléon, au lieu de +l'envoyer en Illyrie, l'eût fait fusiller, il y eût eu justice, et la +précaution eût été bonne. Puis les vendus dont il a cru se faire des +amis! il verra! il verra! Nous ne sommes pas au bout; mais ne nous +cassons pas la tête à toutes ces spéculations creuses et inutiles. Tous +nos finauds seront attrapés tant que nous aurons du canon. Tant qu'il +restera un soldat à l'Empereur, il peut être tranquille; il ne sera ni +trahi ni perdu.» Ney me questionna ensuite sur ma liaison avec Talma +dont je lui avais parlé, allant droit à une supposition tout-à-fait +fausse que je réfutai, et quand je l'eus convaincu, je lui racontai +l'anecdote qu'on va lire au chapitre suivant. + + + + +CHAPITRE CXXII. + +Talma. + + +Ney aimait le beau talent de Talma; toutes les supériorités éprouvent en +effet une remarquable et involontaire sympathie. C'était à l'ame élevée +de Ney qu'il fallait confier les traits d'une ame généreuse. Parmi +beaucoup de dames que j'avais connues à Bréda et à Anvers, en 1796, se +trouvait une jeune personne d'une rare beauté et d'une famille +distinguée de Malines. Elle avait dans toute sa personne toute la +délicieuse nonchalance _del certo non soche_. Je ne la désignerai que +par son prénom. Gertrude avait alors seize ans. + +J'appris à mon premier voyage à Paris qu'elle avait disparu avec un aide +de camp du général Dessolles. Notre liaison, quoique courte, avait été +tendre; son souvenir s'était bien des fois rappelé à mon coeur, et +j'étais comme frappée du pressentiment que je la retrouverais un jour. +Mais j'étais loin de prévoir que je recevrais, par cette personne +presque étrangère et errante depuis plus de vingt années, une confidence +précieuse qui accroîtrait encore ma vive admiration pour un de mes amis +les plus intimes, pour mon cher Talma. Elle m'avait long-temps cherchée, +et, dès mon dernier retour à Paris, plus heureuse que dans toutes les +investigations précédentes de son attachement, elle avait découvert mon +adresse. Un billet d'elle vint me surprendre un matin, et m'exprimer +l'intention de me consulter sur des choses de la dernière importance. + +Je me fais conduire à l'adresse indiquée. On ne m'attendait pas, et +ayant ouvert assez brusquement la porte, je me trouvai en face d'une +femme en grand deuil, du plus noble maintien. Son regard doux et +mélancolique inspirait tout d'abord la vénération et la pitié! Belle et +jeune, son deuil ne portait pas l'empreinte de cette coquetterie de +douleur qui souvent dément les larmes des veuves. Nous étions toutes +restées immobiles au premier regard. J'étais déjà de moitié dans ses +peines... «C'est vous, Gertrude, fut tout ce que je pus dire. + +«--Oui, et je suis déjà moins malheureuse, puisque je ne suis point +encore méconnaissable aux yeux de l'amitié! + +«--Oh! que cette amitié serait heureuse des preuves que vous pourriez +accepter.» + +Nous nous assîmes, et son coeur s'ouvrit avec une chaleur que je vais +m'efforcer de reproduire. «Je n'accuse que moi seule de la conduite de +celui qui m'a perdue. Il ne pouvait m'estimer, je lui avais tout immolé, +vertu, patrie, famille; je n'avais à ses yeux que l'attrait d'une +conquête de plus. Il ne crut pas à mon amour, à mon amour si tendre, et +j'en fus abandonnée. Nous touchions au moment de l'invasion de l'Italie; +je rejoignis triste et désolée les lieux que j'avais remplis du scandale +de ma fuite. Ma famille irritée, m'accabla des rigueurs d'une réclusion. +Peu après on m'offrit ma liberté aux dépens de mon coeur; il était encore +à Alfred, et j'osai préférer le pleurer ingrat, plutôt que de tout +devoir à la tendresse d'un autre. Hélas! je prononçai mon arrêt fatal. +On donna à mes refus le nom de rebellion, et à mes larmes sur la perte +d'Alfred celui de démence. Des parens qui me haïssaient gagnèrent ma +trop faible mère. Je fus jetée dans la maison des fous, et au 26 août +1801, s'ouvrit pour moi la porte de cet antre plus affreux mille fois +que le tombeau. J'y passai neuf années, n'ayant autour de moi que le +spectacle d'une effrayante dégradation. En vain je recourus aux prières, +aux supplications pour prouver que mon coeur seul était malade, que ma +raison était saine: l'orgueil m'avait condamnée et l'orgueil ne pardonne +jamais. Enfin un jour, jour d'éternelle mémoire, la porte de mon cachot +s'ouvre; j'entends des paroles de paix, de consolation; je lève les yeux +sur l'être bienfaisant dont l'organe mélancolique et pur apporte à mon +ame la première émotion qui, depuis deux années, ne fût pas une douleur. +Mon regard avait suffi pour lui tout révéler. + +«--Non, cette femme n'est point folle, s'écrie-t-il; son geste, son +attitude, sa physionomie respirent la pudeur et la bonté. Un délicat +instinct de femme avait su faire un chaste voile de la lourde et +grossière couverture de ma triste couche.» L'étranger était accompagné +de l'économe de la maison et de deux autres témoins. + +«Cette visite porta immédiatement avec elle ses consolations; l'économe +reçut les plus touchantes recommandations; on me plaça provisoirement +dans une chambre propre et commode. On m'accorda des vêtemens, ma +nourriture devint saine; le lendemain on revint pour des formalités et +des bontés nouvelles. L'homme noble et généreux à qui je devais ce +secours inespéré n'épargna rien: crédit, argent, démarches, il employa +tout pour arracher à une horrible destinée une femme étrangère dont il +ne connaissait que les torts et le malheur, n'exigeant pour récompense +que de rester inconnu à l'objet de sa noble bienfaisance. Le succès +couronna son angélique humanité, et la liberté, dernier bienfait, vint +mettre le comble à la reconnaissance de tous les autres. En me +l'annonçant, on me remit un contrat de 1,200 liv. de rente viagère, avec +la seule obligation de signer une promesse de ne jamais revenir dans ma +patrie, et de changer mon nom de famille. J'étais presque heureuse de +cette condition qui complétait mon affranchissement. Qu'aurais-je pu +regretter après de pareils traitemens? J'obtins, à force de prières, de +mes gardiens que j'allais quitter, le nom de mon bienfaiteur; c'était +Talma! + +«Quoi! notre tragédien? m'écriai-je. + +«--Oui, lui même. Vouée à un deuil éternel, mon projet est d'aller +m'établir en terre étrangère; depuis six mois ma fortune s'est accrue +par le don d'un legs inespéré et considérable. Je suis venue à Paris +dans la seule intention de voir Talma. Depuis long-temps le respect pour +un secret qu'il avait voulu pesait à ma reconnaissance. Après tant +d'années de combats, elle fut la plus forte, et c'est pour y céder que +j'accours du champ de bataille qui vit tomber Alfred. Voici quelques +lignes que j'ai écrites à mon bienfaiteur. On m'avait dit que je le +trouverais à Calais; je m'y suis rendue; il en était parti: mais je sais +qu'il est à Paris maintenant. Un hasard singulier m'a procuré votre +adresse; plusieurs officiers parlaient de vous devant moi; un d'entre +eux vous connaît plus particulièrement. J'ai demandé si vous étiez à +Paris, et il a répondu en m'indiquant votre demeure; c'était le neveu de +l'amiral Verhuel. Ce que je me rappelais de votre amitié et de votre +caractère m'a fait un besoin de vous voir, auquel je n'ai pu résister; +vous êtes naturalisée en France, vous connaissez tant de monde, il ne +vous sera pas impossible de me faire parler à Talma; je suis épuisée par +de longs tourmens, mes forces s'en vont, et je ne voudrais pas mourir +sans revoir l'homme à qui je dois la vie et tout ce qui l'a consolée. + +«--J'ai promis, dis-je au maréchal, de présenter cette excellente femme +à Talma, mon ami depuis dix-huit ans, et quand vous m'avez rencontrée, +j'y allais. On ne saurait croire tout le bien qu'il fait; c'est +presqu'un souverain par l'abondance de ses libéralités. Si nul acteur ne +l'égale en talent, il est moins d'hommes encore qui le surpassent en +généreuse bienfaisance envers toutes les infortunes.» Ney jouissait avec +la candeur d'une belle ame de ces curieux détails; il daigna +s'intéresser au sort de la femme dont je venais de lui parler avec cette +abondance de coeur qu'inspire la vue si rare d'un caractère +reconnaissant. + +«Cette dame, ajouta Ney, veut se réfugier en Italie; engagez-la à +attendre quelque temps. + +«--Vous croyez donc, mon ami, que les affaires vont mal, et que cela va +se brouiller tout-à-fait? + +«--Je le crains; l'Espagne et la Russie, ma chère Ida, ont enterré notre +bonheur. L'intrigue, en outre, prépare pour nous le surcroît d'autres +dangers. À peine échappés à une retraite, il va nous falloir, malgré +notre désastreux épuisement, commencer une autre campagne. Heureux si, +versant notre sang jusqu'à la dernière goutte, nous conservons notre +France intacte et pure. Les soldats voudraient du repos, un repos si +bien gagné. On se battra encore, mais en raisonnant sa fatigue. Nous +autres généraux et maréchaux, nous le voulons; il nous en coûte de ne +voir rien finir. Nous vieillissons.» + +J'avais souvent exprimé des idées semblables à Ney, mais il m'en avait +blâmée, et chose inexplicable, je ne saurais dire le cruel regret que +j'éprouvais de les entendre de sa bouche. Ce n'était certes qu'une +saillie de mauvaise humeur, bien naturelle; mais mon imagination +souffrait de l'affaiblissement de son enthousiasme, au moment où +l'étoile semblait pâlir. Nous eûmes même à cet égard une vive +altercation, assez vive même pour me faire craindre une seconde rupture; +mais la voix de la patrie menacée, le sentiment du devoir et l'approche +des dangers le réconcilièrent bientôt avec Napoléon et avec moi. + + + + +CHAPITRE CXXIII. + +Préparatifs de la campagne de France.--Émotions politiques. + + +Je restai quelques jours sans voir Ney, et, comme nous nous étions +quittés un peu fâchés, je ne voulais provoquer ni son repentir ni sa +visite. Si le sujet de la brouille eût été quelque chose d'intime et de +personnel, je l'aimais trop pour rester quelques heures seulement sous +le poids d'un reproche ou d'une apparence d'insensibilité; mais la +rancune ne venant pas du coeur, j'étais bien sûre qu'elle ne tiendrait +pas. En effet Ney vint me voir au bout de deux jours, et je bénis +presque la querelle qui avait ainsi pour résultat une démarche qu'il +n'eût peut-être point faite sans ce motif d'impulsion polie et +repentante. Mais ce qu'il y a de curieux dans les caractères francs et +impétueux, c'est qu'ils se fâchent encore même en se réconciliant; que +poussés par la bonne foi de leur premier mouvement, ils y cèdent de +nouveau, même dans les réparations qu'ils ont la volonté de leur donner. +Ney n'avait jamais ressenti pour moi cette égalité de passion qui fait +en quelque sorte disparaître l'ame pour la confondre avec une autre ame; +je crois même qu'avant la grande catastrophe qui me fit entrer tout +entière dans son coeur, mon empire, celui de suivante de sa gloire, avait +beaucoup tenu à ce qu'il retrouvait en moi presqu'un camarade de guerre +autant qu'une femme; rien d'original, sous ce rapport, comme son retour +après notre débat; j'espérais de la tendresse, et j'entendis encore de +la politique. Hélas! ce pauvre ami aimait tant son pays qu'il ne croyait +pas être infidèle en me parlant de la France, alors menacée, envahie; +voyant arriver sur ses frontières les soldats de toutes les capitales où +avaient flotté nos aigles orgueilleuses; mais tout ce qu'il disait avait +un charme irrésistible de chaleur et de sincérité; la France était au +fond de toutes ses pensées, et cet immense intérêt, base lui-même de mon +attachement pour le maréchal, me faisait écouter, avec une incroyable +émotion, ce que j'appellerais volontiers son improvisation patriotique. +«Vous aviez raison, mon amie, de réchauffer un peu mon ardeur pour +Napoléon. Il a commis des fautes; il ne nous a guère ménagés; mais il +supporte au moins dignement des revers que peut-être il eût pu ne pas +appeler sur nos têtes; il fait bonne mine à la mauvaise fortune; son +génie se réveille pour nous organiser une armée, pour nous fabriquer au +moins des cartouches avec lesquelles nous puissions dignement mourir.» +Mais, comme malgré lui, le sentiment profond des malheurs publics le +ramenait à une sorte de misantropie. Les noms de la plupart des grands +personnages de l'État ne sortaient de sa bouche qu'avec des bouffées de +mécontentement et de blâme. Il avait avec moi toute sécurité, et ses +expressions, qui n'étaient retenues ni par la politesse ni par la +crainte, n'en étaient que plus vives, et n'en sont que plus curieuses +comme peintures des opinions qui circulaient dans le monde chargé alors +de nos destinées. + +«--Et ce Murat, s'écriait-il, le concevez-vous? Il nous a quittés dans +la dernière campagne; il n'a pas vu qu'en remettant son commandement il +descendait du trône qu'il tient de l'Empereur. Murat est le premier +soldat de la France, mais la royauté l'a gâté; elle lui tient au coeur; +il en est vain comme les femmes de leurs diamans. Il croit se conserver +en se tournant d'un autre côté que nous: il se trompe; et quoique cela +aille mal pour Napoléon, Murat, comme tous les autres, ne peut rester +roi qu'autant que Napoléon restera empereur. + +«--Comment! autant que Napoléon restera empereur? Êtes-vous fou, Michel? +Pourra-t-il ne plus l'être? Quoi! on l'assassinera donc?» lui disais-je +avec la plus entière conviction que, malgré les désastres de la Russie +et les défections de Leipsick, détrôner l'Empereur me paraissait +impossible... + +«Non, dit Ney brusquement, cela n'est pas impossible, et il sera +lui-même pour quelque chose dans la possibilité. Tous les anciens partis +vivent encore, sous terre il est vrai, mais ils en sortiront; et il y a +des momens où nous sommes, nous autres, tentés de croire l'Empereur de +complicité avec ses ennemis. Il sait qu'il a autour de lui, dans ses +conseils même, des j... qui le travaillent d'accord avec l'Angleterre; +qu'une conspiration européenne l'enveloppe; il voit l'abîme, et il +semble qu'il veuille y tomber.» + +Ici, se livrant à son impétueuse franchise, le maréchal Ney me traça un +tableau de main de maître du 20 décembre, premier lever de Napoléon aux +Tuileries après le retour de Leipsick. «Il n'avait plus d'armée, mais il +en a retrouvé là une de courtisans. Belle ressource que les harangueurs +du sénat, du conseil d'État, des cours judiciaires, des corps +administratifs! Tous ces gens-là n'ont su que louer, suivant la formule +consacrée depuis dix ans. La phrase a été son train au salon du trône, +et l'Empereur a pris au mot ces courages à appointemens. Il est trop +bon, trop facile, trop crédule. Pour sabrer les Prussiens, qu'a-t-il +besoin de ses valets dorés? C'est au peuple, sa vraie force, aux +soldats, ses vieux amis, qu'il doit uniquement s'adresser; il sait bien +qu'avec nous il est en famille. + +«--Ah! j'aime à vous entendre parler au jour de l'adversité et des +épreuves comme aux jours de la victoire et de l'enivrement de la bonne +fortune.» J'avais beau épuiser mon éloquence; je voyais bien que le +maréchal avait un fond de mécontentement contre l'Empereur. Il était +convaincu qu'il aurait dû faire la paix à Dresde, arranger autrement ses +affaires, rester allié avec l'Autriche. «Caulaincourt avait très bien +préparé les choses dans sa négociation avec Metternich. Napoléon a voulu +la guerre; il pense un peu trop à son antipathie pour l'Angleterre. Lui +qui n'écoute que ses propres avis, lui qui est de feu contre ses amis +qui raisonnent, il est de glace contre ses amis qui le trahissent. Il en +fait ou trop ou pas assez. Bernadotte, ce Gascon qui lui décoche de si +jolies proclamations, il le ménage. Nous avons perdu nos meilleures +troupes dans des combats souvent inutiles. Reggio, Tarente, Vandamme et +moi, nous avons essuyé des échecs: cela ne devait-il pas lui prouver +l'impossibilité de la lutte? + +«--Mon Dieu! vous êtes bien mal disposé pour lui aujourd'hui. + +«--C'est que je prévois ce qui va arriver: les ennemis sur notre +territoire et une guerre d'extermination... + +«--Mon ami, pourvu que dans cette fatale extrémité nous soyons les +exterminateurs. + +«--Ida, me dit-il en me regardant de manière à me pénétrer jusqu'au +coeur, vous êtes bien dévouée à Napoléon depuis quelque temps; est-ce +qu'il y aurait de la vérité dans certains bruits? + +«--Quels bruits? répliquai-je avec le feu qu'on met à prévenir une +explication périlleuse; mon dévouement à l'Empereur me vient de mon +enthousiasme pour votre gloire. Je la vois, ainsi que celle de la +France, si étroitement unie à Napoléon, que les séparer serait porter la +hache dans vos lauriers. Ah! que je meure avant que cela arrive! + +«--Allons, il n'y a rien à dire à un si pur amour pour la France. Ma +bonne Ida, vous êtes une singulière femme, mais que j'aime bien.» La +politique, qui nous avait brouillés à la première entrevue, nous +rapprocha plus intimement l'un de l'autre à la seconde; ce jour-là, en +nous quittant, nous étions plus amis que jamais. + +Le même jour j'allai voir Talma qui était aussi profondément remué par +les événemens, mais plein de confiance dans le génie de l'Empereur. «Il +a contre l'adversité, disait Talma, toute la vigueur du vainqueur +d'Arcole et de Marengo. Sa constance, sa volonté de fer, son ame de feu +sont déjà une armée. Son regard vieillit les plus jeunes soldats, et son +étoile sortira radieuse de tant de nuages qui ne sauraient la couvrir.» +Je parlai à cet excellent Talma de la pauvre Gertrude: il avait oublié +le bienfait, mais non pas le malheur. Mon récit renouvela sa touchante +compassion; il était si naturellement généreux qu'il ne comprenait pas +mes éloges, mais il comprenait mon ame, et je sentis que ma visite lui +faisait un de ces plaisirs délicats qui naissent d'une vive sympathie de +pensées et d'impressions. J'emportai une bonne nouvelle pour Gertrude, +qui m'en remercia comme si j'eusse été de moitié dans la générosité de +Talma. + +Ney m'avait prévenue qu'il ne me verrait pas de quelques jours. Je fus +bien agréablement surprise de trouver en rentrant, le jour même de sa +visite, un billet qui m'indiquait, pour le surlendemain fort tard, un +rendez-vous. Quand il s'agissait de lui, toute autre affaire était +oubliée; ma vie cessait, pour ainsi dire, pour se concentrer dans la +sienne; puis mon coeur, si prompt à s'attacher aux douces chimères, +rêvait déjà bien au delà du bonheur d'une visite. Hélas! dès que Ney +entra chez moi, et dès le premier coup d'oeil, l'altération de sa +physionomie me dit tout autre chose. + +«--Avais-je raison, s'écria Ney, dans mes prédictions et dans ma colère; +le vaisseau de l'État fait eau de toutes parts. Par la Suisse, par le +Rhin, par le Nord, nos frontières sont entamées; tous les ennemis de la +France se donnent la main. Les coalitions se sont formées à force de +revers. Cette fois elles sont épouvantablement habiles et unies. Cette +réaction de tous les orgueils blessés était inévitable. Les poltrons +eux-mêmes sont leur désespoir, et les plus braves leur lassitude. Les +débris de nos vieilles bandes sont prisonniers dans toutes les villes +depuis la Vistule qu'elles occupent inutilement. Ida, ma pauvre Ida, ma +tête se perd quand elle mesure l'abîme...» + +La gloire et la grandeur de la France étaient si chères au coeur du +maréchal Ney, que l'aspect des désastres publics le mettait hors de lui. +«Quelle affreuse nouvelle, répétait-il;» et ce noble guerrier, provoqué, +par mes questions, par la chaleur de l'amitié et du patriotisme, restait +muet, après quelques exclamations plus énergiques que claires. «Enfin, +s'écria-t-il, surmontant son abattement, une nouvelle campagne va +s'ouvrir. Puisse-t-elle du moins nous conserver nos limites, notre belle +France... Il serait par trop cruel de nous voir enlever les conquêtes de +la république, de perdre sous les aigles les triomphes de Valmy et de +Jemmapes.» Il était venu pour me dire beaucoup de choses, et son trouble +fut tel qu'il me quitta sans entrer même dans l'objet de l'entrevue +qu'il m'avait demandée. + +Regnault, que je vis le lendemain, était plus agité encore. L'année +1814, qui allait s'ouvrir, se préparait sous de bien tristes pronostics. +Hélas! ils ne devaient que trop tôt et trop ponctuellement se réaliser. +Je connaissais trop Ney pour ne pas m'être aperçue, à travers ses +agitations politiques, qu'il avait besoin de me confier autre chose; je +ne m'étais pas trompée; car le soir même du lendemain je reçus une +confidence qui me fut à la fois chère et pénible: elle m'apprit que le +coeur de Ney me garderait toujours une place, que ni liaisons anciennes +ou nouvelles, ni devoirs ni infidélités ne me raviraient jamais. Si +j'éprouvai une légère blessure, un plus noble penchant étouffa bientôt +mon amour-propre blessé. Donner à Ney une preuve de désintéressement et +en quelque sorte d'immolation, me tint lieu du bonheur. Prévoyant une +nouvelle et périlleuse campagne, pressé par une lettre qu'il venait de +recevoir, Ney me fit part d'une liaison d'un moment avec une belle +Polonaise qui lui en avait dérobé le précieux gage. Je me chargeai de la +commission qu'il me donna, mais malgré mon zèle je ne réussis pas +immédiatement à découvrir l'innocent objet de ses inquiétudes. Pour ne +pas revenir sur le même sujet, je vais raconter ici l'étrange hasard +qui, en 1821, me fit rencontrer cette fille de l'amour d'un héros et de +la faiblesse d'une noble et belle étrangère, qui fut assez heureuse pour +mourir avant le jour fatal qui enleva à sa fille bien-aimée son illustre +protecteur naturel. Il faut que je ne sois pour aucune sensation +organisée comme les autres personnes de mon sexe; car, passé la première +irritation de l'aveu, je puis assurer que j'éprouvais, au moment de la +confidence même, un désir de mère à voir cet enfant. Je me formais déjà +un plan de vie; je disais: «N'est-ce pas, Ney, que vous me la confierez? +J'irai vivre à la campagne, je lui apprendrai à vous connaître, à vous +chérir, et elle ignorera ce que j'ai eu de torts.» Il me pressait dans +ses bras, me répétant: «Ida, bonne et chère Ida;» et moi d'être fière et +heureuse plus que du plus brûlant délire d'amour. Hélas! il ne devait +pas jouir de la douce sécurité de me voir veiller sur l'objet de sa +tendresse inquiète. + +Dans les premiers jours de janvier 1821, je fis un voyage à Verdun. +J'arrivai vers le soir; c'était un jour de plantation de croix. Les rues +étaient encore tout encombrées des oisifs que cet événement avait +attirés. On y voyait avec leurs parens les jeunes filles qui avaient +formé le cortége, ornées de guirlandes et de voiles blancs. À Verdun, un +cortége de jeunes filles, vêtues de blanc, rappelait un trop cruel +souvenir pour n'être pas un pénible spectacle. Je m'éloignai avec +précipitation, et remettant mes visites au lendemain, je sortis de la +ville vers le lieu, déjà désert, où la sainte cérémonie venait de +rassembler toutes les ames religieuses ou avides des pompes extérieures +du culte. Non loin de la croix qu'on venait d'élever était assise sur le +gazon une jeune fille dont l'aspect enchanteur me fit sentir une +surprise toute prête à devenir de l'admiration; son léger vêtement était +fermé par une ceinture noire qui dessinait Aine taille souple et +élégante; un grand chapeau de paille était à ses côtés, et la légère +bise du soir faisait voltiger des tresses dorées dont la mode n'avait +pas encore dénaturé les gracieuses ondulations, ni torturé les boucles +naturelles; un grand portefeuille de dessins était placé près du +chapeau. Je fis à mon domestique signe de s'éloigner; je m'approchai +doucement de la jeune personne, de façon à la très bien examiner avant +d'en être remarquée. À peine les roses de la première jeunesse +commençaient à remplacer sur ses joues les couleurs plus prononcées de +l'enfance, et déjà se lisait sur son front virginal l'empreinte des +soucis; les pénibles soupirs d'une profonde méditation soulevaient un +sein naissant à peine. Elle prononça à mi-voix quelques mots sans suite, +mais dont le son fit aussitôt vibrer toutes les cordes de mon coeur: en +me rappelant cette douceur d'accent d'une jeune fille, il me semble +reconnaître quelque chose d'une voix chérie. Éveillée par cette +divination mélancolique, il me semblait lire sur le front virginal de +l'inconnue une expression de physionomie qui me rendait comme présente +l'image douloureuse de l'infortuné maréchal. Je fis un mouvement pour +être aperçue: à l'instant la jeune fille fut debout et prête à +s'éloigner. Mon coeur battait avec violence; «De grâce, Mademoiselle, +restez; mon sexe, mon âge, doivent ne vous causer aucune crainte. Vous +êtes seule; mon domestique nous suivra de loin; accordez-moi quelques +instans, dites-moi quels heureux parens ont le bonheur de vous avoir +donné la vie.» + +«--Hélas! Madame, dit-elle avec un maintien parfait, depuis bien +long-temps les paroles bienveillantes sont étrangères à mon oreille; +excusez le trouble qu'elles causent à la pauvre Féodora. + +«--Ce nom annonce que vous n'êtes pas née en ces climats; cependant +votre accent est si pur... + +«--Je suis fille d'un Français et d'une Polonaise, continua-t-elle +précipitamment, orpheline de tous deux; depuis trois mois seulement je +sais que je n'ai rien à demander à la société qui me dédaigne, rien à +espérer de ce monde où ma naissance devient un titre d'exclusion ou +d'une insultante pitié.» En s'exprimant ainsi, sa belle physionomie +s'était animée d'une fierté douloureuse; d'abondantes larmes coulaient +sur ses joues. Je pressai sa main que j'avais saisie avec une religieuse +tendresse: c'était la fille du héros, de l'homme que j'avais idolâtré, +que je pleurais avec désespoir: oh! que cet être me parut cher. Je n'ai +jamais conçu l'orgueilleux amour-propre qui fait repousser ou haïr +l'enfant de l'homme qu'on aime, lors même que ces enfans sont une +irrécusable preuve d'inconstance. Quand la passion a été sincère, elle +étouffe tous les murmures de la vanité. Je rassurai Féodora, m'informant +avec intérêt des amis, des soutiens qui restaient encore à sa jeunesse. +«Je suis un enfant illégitime, voilà tout ce que je puis dire. Je +n'accuse point mon père; ses mânes m'entendent; ma mère n'a pu supporter +sa mort funeste. Je suis seule, oh! bien seule au monde.» L'air, le ton, +le regard de Féodora étaient pénétrans. Il faut en avoir éprouvé la +puissance pour comprendre tout ce qu'une ame noble et fière ajoute à la +beauté d'une femme. + +Je tenais la main de Féodora; je lui prodiguais tous les noms qu'une +mère tendre donne à une fille bien-aimée. J'ouvrais ainsi son jeune coeur +à la confiance, qui n'eut plus de secrets pour moi. Féodora avait sept +ans lorsqu'elle perdit sa mère. À l'instant tout changea autour d'elle, +les soins, la vie, jusqu'aux robes qui naguère la paraient. Une vieille +Polonaise, Élisabeth Dobninski, accompagnée d'un valet de chambre, lui +firent passer bien des jours en voiture, et un matin Féodora se vit en +s'éveillant dans une petite chambre avec des personnes inconnues, mais +dont les manières douces et caressantes gagnèrent le coeur de la pauvre +orpheline. Cependant Féodora ne put sans un cruel chagrin se plier au +changement de sa fortune; elle n'avait jamais parlé que français avec sa +mère, et sous ce rapport du moins elle se trouva moins étrangère au +milieu de ces êtres inconnus; mais sous tant d'autres, qu'elle était à +plaindre! Au lieu de ces arts charmans dont sa mère l'avait entourée, ce +n'étaient plus que les grossiers ennuis d'un travail mécanique. Féodora +n'avait aucune aptitude à ses nouveaux devoirs; son caractère était +doux, mais fier. La contrainte la révoltait; elle continuait en secret à +s'occuper des leçons de sa mère; un crayon était un trésor, et un +bouquet de fleurs fut souvent acheté par l'orpheline au prix de +l'abandon de quelque pièce de sa modeste garde-robe. Elle sacrifiait +souvent les heures destinées à une pénible tâche de ménage au plaisir de +courir au loin la campagne pour former son herbier, et de composer des +dessins imparfaits, mais précieux par les mots touchans qu'elle plaçait +sous chaque fleur en souvenir de sa mère. Féodora vivait depuis deux +années à Verdun dans cette monotone médiocrité, sans plaisir, sans +espérance, mais du moins sans privations du nécessaire. Peu à peu la +main invisible qui la soutenait s'est montrée moins exacte dans ses +dons. Attachée peu à peu par l'habitude, comme tous les bons coeurs, à +ceux qu'elle voyait tous les jours, Féodora, accablée du changement de +leurs manières, leur demanda en larmes ce qu'elle leur avait fait. «Que +voulez-vous, Féodora, lui dit la femme, nous gagnons notre vie par notre +travail. On nous écrit que votre pension ne sera plus payée, et nous ne +pouvons vous nourrir pour rien.» Ces mots avaient enlevé à la +malheureuse orpheline ses dernières illusions; il lui fallait même +renoncer aux travaux de l'aiguille pour descendre aux pénibles soins +d'un ménage d'artisan. Il fut impossible d'y plier sa fierté, et surtout +du moment où la découverte d'un papier mêlé aux lettres de sa mère lui +eut appris le nom et la haute illustration de celui à qui elle devait le +jour et le rang de sa mère. De ce jour, Féodora, perdue dans le vague +d'une affreuse mélancolie, faisait et défaisait mille projets; ses nuits +se consumaient dans les larmes; le jour, elle courait respirer l'air +libre de la campagne. Mais peu à peu la cruelle nécessité exerça sur +elle sa fatale puissance; on força ses habitudes sans vaincre ses +dégoûts. «Je fus pendant deux ans si malheureuse, me disait-elle, que +souvent j'invoquai les mânes de ma mère, pour lui demander si c'était un +crime de s'ôter la vie.» Ces paroles me firent frissonner: un pareil +aveu dans une bouche de quinze ans renferme tant de douleur! + +Insensiblement on reprit, plus tard, avec Féodora des manières moins +sèches. Un jour on lui dit d'être tranquille, qu'une grande dame aurait +soin d'elle et la protégerait. «Je ne veux pas être protégée, mais +aimée, répondit la fière Polonaise.» En effet, sa pension fut payée, et +l'on s'occupa de son instruction religieuse. + +Je témoignai à Féodora le désir de l'accompagner, de connaître les +personnes auxquelles on l'avait absolument confiée. «Non, me dit-elle, +car cela restreindrait ma liberté. Ce qu'on me recommande surtout, c'est +de ne faire connaissance avec personne. J'ai tant besoin de penser que +je vous verrai encore, et que même, loin de Féodora, vous n'oublierez +pas les confidences de la pauvre fille illégitime!» Je pressai l'aimable +infortunée sur mon coeur avec une tendresse de mère. Hélas! j'étais déjà +pauvre alors, et ce fut un des momens de ma vie où j'ai senti que +l'argent peut être quelque chose pour le bonheur. Si j'en eusse été +pourvue, comme dans mes beaux jours, j'eusse dit à Féodora; «J'ai adoré, +je pleure avec désespoir le héros qui te donna la vie; le nom de ta mère +est une amertume pour mon coeur, mais n'est-tu pas aussi la fille de +celui que j'ai tant aimé? Viens, retrouve en moi l'appui et les +entrailles, de la bonté paternelle.» Après nous être donné rendez-vous +pour le lendemain, nous nous séparâmes. + +Mais je l'attendis vainement au rendez-vous. Qu'on juge de mon chagrin! +J'étais forcée de repartir le lendemain même. Je résolus d'aller parler +aux gens qui avaient accueilli Féodora. Un billet qu'on me remit d'elle +en rentrant à l'auberge, me fit changer d'avis; Je transcris +littéralement les lignes de cette aimable et malheureuse enfant: + +«Je suis restée trop tard dehors hier; on nous a vues ensemble, on m'a +questionnée, et je hais les questions. J'ai vivement répondu que, +n'ayant point le bonheur d'avoir mes parens pour guides et pour maîtres, +je ne voulais pas me soumettre à un joug étranger. On ne me permet pas +de sortir aujourd'hui et de vous parler ce soir; ne m'oubliez pas en +passant devant le lieu où vous m'avez trouvée hier, et d'où je revins +avec un trésor, car je vous crois mon amie. Il y a tant de bonté dans +vos regards! J'ai des frères, m'avez-vous dit; vous leur parlerez pour +la fille de leur père, une fille qui ne demande qu'un peu d'affection +fraternelle. Madame, chère Madame, ne m'oubliez pas, car vous êtes la +seule espérance de la pauvre orpheline Féodora.» + +Je plaçai ce billet sur mon coeur. Lorsque la voiture qui m'amenait à +Paris passa devant la croisée où j'avais trouvé Féodora, mon ame +renouvela le serment de revoir la pauvre fille autant qu'il serait en +mon pouvoir. Dans la ferveur de ce double serment, je crus voir une +ombre légère s'approcher de moi, suivre comme un nuage lumineux la +course rapide qui m'entraînait... Le bruissement des arbres, le faible +frémissement des insectes, le cri des oiseaux, formaient comme un +concert de voix aériennes qui répétaient ma promesse de ne pas oublier +la fille du héros, et de faire dire à ses fils: «C'est vous seuls qui +devez être les protecteurs de Féodora!» Les peines et les malheurs qui +m'accablèrent ne me firent point oublier ni négliger mon serment; mais +ils furent tels, que souvent cette impuissance m'arracha des larmes. Le +sort de Féodora était heureusement trop intéressant pour n'être pas +soulagé: il le fut et d'une manière qui défend, par le respect dû au nom +de la protectrice, de s'inquiéter du bonheur de la protégée. + + + + +CHAPITRE CXXIV. + +Visite à Madame, mère de l'Empereur.--La belle Allemande chez Regnault +de Saint-Jean-d'Angely.--MM. Lainé, Raynouard, Flangergues, Gallois. + + +Les derniers jours du mois de décembre 1813, par l'accumulation des +mauvaises nouvelles, par le relâchement de toutes les affections, par +l'irritabilité de toutes les personnes attachées à la fortune de +l'Empereur, me furent bien pénibles. Quand on n'est point intéressé aux +affaires, mais quand on s'intéresse à ceux qui y prennent part, on +souffre plus qu'eux des malheurs qui les accablent; ce qui pour eux +n'est quelquefois qu'un intérêt, devient pour leurs amis un sentiment. +Regnault de Saint-Jean-d'Angely m'envoyait chercher à tout moment. Dans +les temps de crise, on dirait que les caractères les plus virils ont +besoin de s'abriter et de reprendre courage auprès d'un coeur de femme. +Dans ces longues conférences, devant lesquelles ne reculait jamais mon +dévouement, Regnault était quelquefois abattu jusqu'à la faiblesse et +violent jusqu'à la colère; ce qui l'indignait le plus, c'était le froid +égoïsme de la plupart de ses collègues des grandes fonctions publiques. +«Il semble, s'écria-t-il, que tous ces gens-là flairent la nouvelle +curée d'un autre gouvernement.» + +Mes jours étaient fort tristes, parce que je voyais la gloire de Ney +tellement unie au sort de l'Empereur, que craindre pour la chute du +dernier, c'était frémir pour l'autre. Dans mes courses continuelles, je +voyais et entendais une infinité de propos que je me gardais d'autant +plus de rapporter, qu'ils étaient tenus de confiance, et que Regnault +n'aurait pas manqué, par excès de précaution, d'en tirer les +conséquences à sa manière. Il rêvait tellement conspirations et +complots, que je lui cachai la rencontre que je fis de ce D. L***, +espèce de fatalité qui se représente à toutes les époques critiques de +ma vie. La cour des Tuileries retentissait d'une verte algarade de +Napoléon envers ses courtisans; quoique Regnault n'eût point eu sa part +de la colère impériale, il était revenu du château fort mécontent. +«L'Empereur, disait-il, se fait des ennemis par ses sorties violentes, +et cela ne mène à rien.» Mais voici comment s'était faite cette +rencontre dont je n'avais pas parlé à Regnault. Mon cabriolet s'étant +arrêté au coin du boulevart, j'aperçus D. L*** qui descendait +précipitamment du sien pour venir à moi; je lui demandai s'il venait de +l'autre monde?--«Non, pas encore, et je n'en ai point envie en ce +moment. Je viens de passer un mois à Calais. Ah! si vous étiez une femme +à penser à la fortune, quel avenir je vous assurerais!» Je le regardai +avec l'air assez hautain. «Oui, oui, continua-t-il, un brillant avenir, +mieux que vous ne l'aurez jamais avec le maréchal.--Perdez-vous la tête? +Qu'ai-je fait pour un pareil avenir? + +«--Mais vous voilà bien grand seigneur, M. D. L***; comment, de la +protection! Irait-elle au moins jusqu'à me rembourser quelques milliers +de francs que vous me devez? + +«--Non pas encore, ma belle dame; mais si vous voulez, je vous fais +gagner mille louis. + +«--En vérité! + +«--Oui, garantis.» Et en deux mots il me mit au courant et m'offrit des +sûretés; je ne lui répondis qu'en parodiant ce vers de _Britannicus_: + + Mais je n'ai mérité + Ni cet excès d'honneur ni cette indignité. + +Je sus depuis que cet adroit caméléon servait à la fois Baal et le dieu +d'Israël. J'eus peut-être tort, mais je n'instruisis pas Regnault de mes +soupçons assez bien fondés, comme on va le voir. Le roi de Naples venait +de signer un armistice avec l'Angleterre et alliance avec l'Autriche. +Paris retentissait du bruit de cette ingratitude, parlons la langue des +politiques, de cette imprudence. Je venais de l'apprendre; j'étais +affligée, humiliée dans mes souvenirs; je pensais à la grande-duchesse, +et la réminiscence me revint d'une lettre dont elle m'avait chargée, et +qui était restée sans réponse. D. L*** prétendait sortir de chez M. +Desèze, et m'annonçait, d'un air de triomphe, un second voyage pour +Calais, assurant qu'il ne serait que quatre ou cinq jours; encore trois +voyages, me répétait-il, et ma fortune est faite au grand complet. +«Voulez-vous venir?» Je lui tournai le dos pour toute réponse. Cette +rencontre me donna beaucoup à penser; mais sans compter mon invincible +horreur pour tout ce qui sent la délation, le caractère de M. Desèze +était si honorablement connu, que j'aurais cru commettre un crime que de +le croire en relation avec un être comme D. L***. Lorsqu'après le +changement je revis celui-ci, il rit beaucoup de ce qu'il appelait +ironiquement mon innocente candeur. + +Je songeai enfin à porter une lettre dont j'étais chargée de la part de +la grande-duchesse pour Madame Mère; c'était la seule personne de la +famille de l'Empereur qui conservât de son origine quelque chose de peu +royal, on pourrait même dire de peu distingué, pour quelqu'un qui avait +donné le jour à tant de princes. Je fus introduite par M. de +Cossé-Brissac, dont les manières, tout imprégnées d'ancien régime, +auraient pu, dans un courtisan moins consciencieux, passer pour une +satire en action de celles de la douairière un peu bourgeoise. La bonne +madame Lætitia avait pris la royauté comme une sinécure; c'était une +reine sans gêne et sans façon. Je la trouvai assise près d'une table +énorme où étaient placés plus de trente petits paniers et plusieurs +ouvrages en perles. Je présentai ma lettre. «C'est bon, dit-elle en la +prenant; nous verrons cela. Savez-vous faire de ces sortes +d'ouvrages?--Non, Madame.--Eh bien! ni moi non plus. Je les achète d'une +de ces pauvres _ci-devant_ comme il y en a encore tant, quoique mon fils +leur ait fièrement donné, qui ont beaucoup de prétentions et pas un sou +vaillant. + +«--Vous savez, Cossé (s'adressant à M. de Cossé-Brissac); c'est ma +boiteuse que vous trouvez assez bien et que je trouve bossue; elle est +adroite comme une fée. Croyez-moi, c'est joliment fait. Eh bien! je +rends service à cette pauvre femme; car toutes nos dames m'en prennent, +croiriez-vous? + +«--Je le crois aisément; un don de la main de Madame Mère est une grâce +trop flatteuse... + +«--Un don! un don, dites-vous! où avez-vous la tête; je les paie et les +leur fait payer. Oh! oh! ma chère, je vois bien que vous +n'_accoumoulourez_ jamais.» Il me prit une grosse envie de lui dire: je +crois que je n'en vaux que mieux; mais très heureusement que l'humble +attitude et l'air profondément soumis de M. de Cossé-Brissac me +rappelèrent à propos le haut rang de la personne qui me parlait, et je +ne répondis que par un respectueux silence. Entre autres choses aussi +importantes, madame Lætitia me questionna sur les perles de Rome. Je +crus faire un trait d'adresse en lui disant: «Elles sont beaucoup plus +chères que celles qu'on emploie pour ces sortes d'ouvrages. + +«--Oh! ma petite, j'en sais le prix et de tous les numéros encore; ce +n'est pas à moi qu'on en fait accroire. Je ne tranche pas de la +princesse comme mes filles.» En m'inclinant légèrement je déguisai mon +sourire sous l'apparence d'une approbation très humble, et je rendis +justice à ma bienfaitrice, en répondant: «Il est vrai que la +grande-duchesse et la reine de Naples ont des coeurs de reines.» Je fus +reconduite avec même étiquette, et, me retirant à reculon, mon pied +s'embarrassa dans ma longue robe, et, moins leste, je serais tombée. +Madame Mère montra dans cette occasion que si elle manquait un peu de la +dignité du rang suprême, elle avait du moins conservé toute la bonté de +ces moeurs simples et familières qui ont leur prix pour ceux qui en sont +l'objet. «Ah! mon Dieu! me cria-t-elle, allez-vous-en donc tout +_ouniment_ droit devant vous; vous avez failli vous faire _dou_ mal pour +l'étiquette.» Madame Mère avait dû être fort jolie; elle était à cette +époque presque bien encore. Sa physionomie avait surtout ce trait de +bonté facile qui donne du charme aux femmes qui ont conservé le moins +d'agrémens. + +En sortant de chez Madame Mère, je me rendis chez Regnault où je vis une +dame d'une figure charmante. C'était une Allemande honorée de la +protection de Mme de Staël. Regnault mettait une sorte de mystère à la +recevoir. Ce ne fut que plusieurs années après que j'appris d'elle-même, +dans une rencontre en Belgique, l'espèce d'utilité dont elle était au +gouvernement, et la passion plus généreuse qui la rendit sinon digne +d'estime, au moins de pitié, en lui donnant l'énergie de rejeter une +fortune honteuse, fruit d'infames services. Je ne la nommerai point, +parce que son repentir fut aussi sincère que déchirant. Hélas! que +n'ouvrit-elle plus tôt son ame à la femme célèbre et compatissante que +le sort lui avait donnée pour amie; elle se serait épargné des remords. +Mais à l'époque où je vis cette dame chez Regnault, elle était dans +toute l'activité de ses vilains devoirs. On parlait de la scène de +l'Empereur avec la députation du Corps-Législatif; Regnault et la dame, +sans affectation, baissèrent un peu le diapason de leurs paroles +mystérieuses; je n'entendis plus que les noms de Bordeaux, d'Angleterre, +de correspondances, et de temps en temps quelques exclamations contre +MM. Lainé, Raynouard, Flangergues, Gallois, membres récalcitrans du +Corps-Législatif. + +Quand la jolie dame allemande sortit du cabinet de Regnault, j'eus +grande envie de la suivre, mais celui-ci me retint; il était si enfoncé +dans les intérêts du moment, qu'il m'en parla comme s'il eût continué sa +conversation avec la haute utilité qui venait de le quitter: «C'est +Vicence, me dit-il, qui part chargé de négociations auprès des +souverains, et surtout de l'empereur d'Autriche. S'il ne doit pas avoir +plus de succès qu'à Dresde, il vaudrait autant qu'il restât à son +ministère. + +«--Mon Dieu! je trouve une teinte d'envie à cette boutade; auriez-vous +la fantaisie d'être ambassadeur?» dis-je à Regnault assez étourdiment. +Il ne me répondit que du regard, mais c'était répondre, et même avec un +peu de suffisance. + +Je n'avais pas vu Napoléon depuis le fameux voyage de Milan; la +curiosité m'en prit, et une curiosité dictée par le plus noble intérêt +et secondée par un de ces hasards singuliers dont il y a déjà tant +d'exemples dans ma vie aventureuse, et qui donnent à la plus minutieuse +vérité l'apparence d'une relation romanesque. L'Empereur venait de +confier à la fidélité de la garde nationale parisienne, subitement +ressuscitée, la fille des Césars et l'espoir de sa dynastie, +Marie-Louise et le roi de Rome. La vaste enceinte du Carrousel venait de +retentir de ces acclamations bruyantes dont Paris ne manque jamais. Le +prince Joseph, si bon, si aimable, si instruit, mais peu fait, malgré +ses deux exercices de royauté à Naples et en Espagne, pour supporter le +poids du diadème, était peut-être celui que Napoléon n'eût pas dû +choisir pour soutenir la jeune et incapable Marie-Louise dans le fardeau +de la difficile régence qu'il allait établir. J'étais au Carrousel et +dans la cour du château; je me glissais partout, j'écoutais tout avec +l'anxiété du pressentiment, auquel j'avoue que j'ai toujours ajouté foi +jusqu'à la crédulité. Il y avait tout près du cercle formé pour le mot +d'ordre, un sergent de la garde nationale, que j'avais vu chez une de +mes connaissances, royaliste à vieilles idées, qui commençait à reparler +de ce qu'elle avait oublié si long-temps. Il causait avec plusieurs +personnes, et non moins que dans le sens des cris qu'il venait lui-même +de proférer. Hélas! me disais-je, voilà le sort des princes; ils se +fient à des démonstrations de dévouement, et qui ne sont que le résultat +du frottement des masses obéissant à des émotions du moment, qui seront +éteintes au moindre examen et au premier changement. Toutes ces +observations d'un coeur véritablement affectionné et enthousiaste me +donnaient le besoin de voir l'Empereur. Cette solennité me l'avait +présenté sous un jour triste, dans une espèce d'_amoindrissement_ de sa +puissance. Je parvins à entrer au pavillon de Flore, malgré la foule, +car j'avais des amis partout. Je vais, dans le chapitre suivant, +raconter la courte entrevue que je parvins à surprendre avec Napoléon. +Je dirai tout de cette bonne fortune du sort, de cette minute imposante +qui me fut une immense gloire par la conviction qu'elle me donna que le +désintéressement et la vive sincérité de mon dévouement n'avaient pas +été sans influence et sans charme sur le génie d'un grand homme +malheureux. + + + + +CHAPITRE CXXV. + +L'escalier du pavillon de Flore après la revue de la garde +nationale.--Entrevue avec l'Empereur.--Départ du maréchal Ney pour le +quartier général.--Campagne de France. + + +J'étais parvenue au haut de cet escalier qui est dans le coin reculé de +la cour des Tuileries, entre les cuisines et un corps-de-garde, où rien +n'annoncerait le séjour du souverain, sans les sentinelles qui se +croisent et les consignes qui se répètent. Ma mine était si connue dans +la garde impériale, qu'il ne m'arrivait jamais d'être repoussée dans mes +curiosités par les militaires. + +J'arrivai donc sans exciter la moindre attention jusqu'à la première +anti-chambre. Assise sur une banquette, de singulières réflexions +m'assaillirent malgré moi sur la destinée des rois. J'étais là sans +avoir subi aucune enquête, aucune surveillance. J'étais sûre que +l'Empereur allait y passer sans garde; je savais qu'à ma vue il +s'avancerait (comme cela lui arrivait à la vue de toute personne +étrangère), pour s'informer du motif qui m'amenait là. Si je l'eusse haï +autant que je l'admirais, si j'eusse été animée d'un esprit de complot +ou de vengeance, rien, me disais-je, d'aussi facile que d'arriver avec +un poignard au coeur d'un grand homme. Ces idées m'absorbèrent si +tristement que je ne vis, n'entendis rien de ce qui se passait autour de +moi. Je ne me réveillai de mon accablante rêverie qu'au bruit du +factionnaire du haut de l'escalier qu'on venait de relever. J'étais +assise derrière le grand vitrage qui longe le palier d'où l'on aperçoit +une espèce de corridor fort obscur, qui doit conduire derrière les +appartemens de l'aile qui est entre l'horloge et le pavillon de Flore. +Dans le même espace, il y a un cabinet où l'on monte par quelques +marches; j'ai dit, je crois, que j'avais écrit sur mon _memento_ les +propos entendus dans la cour. Je tenais ce billet déployé dans ma main; +j'entendis marcher dans le fond de ce corridor; machinalement je me +lève, je m'approche jusqu'à la porte entr'ouverte du petit escalier. À +ma toilette élégante, le factionnaire me prit pour une habitante du +château; car loin de me regarder avec hésitation, il me laissa le +passage libre. Au même moment, l'Empereur se montre, et moi, qui +n'attendais là si patiemment que pour le voir, plus leste que la pensée +et étourdie comme mon imagination, je me jette derrière la porte +entr'ouverte et sur la seconde marche de l'escalier. Il me serait +impossible de rendre l'attitude, ni l'expression de physionomie, ni +l'accent de l'Empereur, qui s'approcha presque d'un air moqueur en me +voyant grimpée là si sottement. + +«Que voulez-vous? Que faites-vous ici? + +«--Sire, le voilà: j'ai assisté à la revue, j'ai entendu et écrit ce que +j'ai entendu;» et déjà il regardait mon billet. J'ai une si détestable +écriture, qu'au milieu de toutes mes autres craintes, la plus vive était +encore qu'il ne pût déchiffrer mon griffonnage. Je tendis la main pour +reprendre la note. L'Empereur sourit de son fin et délicieux sourire, +mit sa belle main sans gant sur la mienne, et rapprocha le billet de ses +yeux. «Et le nom de l'homme, me dit-il? + +«--Je ne le connais pas, sire.--Bien (avec un regard doux et +bienveillant); bien, allez chez Regnault, et contez-lui tout.» J'allais +risquer une parole de plus, j'allais dire: «Votre Majesté me reconnaît +donc?» Mais Sa Majesté était déjà loin. Avec Napoléon rien ne traînait +en longueur. Je redescendis l'escalier, mais cette fois non sans avoir +été bien contrôlée par tous les regards surveillans. L'Empereur avait +gardé ma note. + +Je me rendis chez Regnault; il était sorti. Je lui laissai un mot. À +sept heures du soir, il vint tout content me bien surprendre, en me +montrant cette note, et en m'annonçant que j'avais beaucoup amusé +l'Empereur par la terreur panique qui m'avait valu une audience +particulière sur un escalier dérobé. Regnault avait ordre de me donner +un bon sur le Trésor. La somme était considérable. Je refusai d'en +accepter l'ordonnance; mais j'avoue sans détour que mon refus était un +calcul, et tenait à un plan de ma tête un peu plus qu'à une délicatesse +de mon coeur. N'ayant nommé ni compromis personne, j'aurais pu recevoir +sans rougir une marque de reconnaissance pour un avis utile; mais +j'ambitionnais mieux qu'une récompense pécuniaire, et je voulais pouvoir +un jour demander à l'Empereur une position honorable comme mon +dévouement, et pure comme la passion pour la gloire. Regnault, dont +l'ame comprenait tous les sentimens généreux, surtout ceux d'un +dévouement sans bornes, Regnault m'approuva et promit toute la chaleur +de sa protection en faveur du projet que je lui communiquai pour mon +avenir. Hélas! cet avenir, qui jamais n'arrive ni comme on le craint, ni +comme on le désire, devait m'ôter, tout, oui, tout, jusqu'à l'espérance, +puisque toutes se sont brisées sur un cercueil!... Le surlendemain, +c'était le 17 janvier, je crois, Ney vint m'annoncer qu'il partait pour +le quartier général de Châlons-sur-Marne. Je ne puis dire qu'il était +triste ni agité de sombres pressentimens, puisqu'il s'agissait d'aller +combattre; à l'idée des périls, Ney était toujours _tout lui_; mais il y +avait quelque chose de plus réfléchi, de plus raisonneur dans ses +dispositions; tellement que je me gardai bien de lui parler de ma +singulière audience, et que je ne pus m'empêcher de lui répéter: +«Aimez-vous moins l'Empereur, avez-vous regret à cette campagne?» Il en +revint à son cheval de bataille: «C'est la France que j'aime; pour elle, +je suis prêt à partir: mais s'il ne s'agit que de lui, j'avoue qu'un peu +de repos nous conviendrait à tous. + +«--Sans doute, et tous vous l'avez bien mérité. Encore un effort; encore +cette moisson de lauriers; elle est la plus nécessaire, elle sera la +plus glorieuse.» Ces mots-là avaient de l'écho dans l'ame de Ney; aussi +se laissa-t-il aller à mes inspirations. Celles de l'amour et de la +gloire ont une si prompte et si puissante sympathie! + +Le maréchal partit dans la nuit, et cette fois la patrie était de moitié +dans la tendre résolution qui allait me pousser encore sur les traces du +guerrier. Je m'occupai de mes faciles préparatifs de campagne; Regnault +n'approuvait pas l'idée de ces courses militaires, qu'il appelait mes +_Jeanne-d'Arcqueries_; mais j'avais l'habitude de n'écouter que moi, et +les défenses positives même de Ney ne servaient d'ordinaire qu'à +stimuler davantage mes résolutions. La seule concession que ma tête pût +faire se réduisait à ne pas transgresser la religion du sévère +incognito, que me commandaient son repos et mon respect pour ses liens +légitimes. Je ne voulus point faire d'adieux à Regnault, afin de +m'épargner l'inutile résistance de ses conseils. Mais je n'y échappai +point; car à peine Ney m'avait quittée, que le comte se présenta chez +moi. Entre autres choses qui ajoutèrent à la surprise de cette si +prompte visite, ce fut l'espèce d'enquête qu'il me fit subir sur le +gouverneur de Wilna (le général Hogendorp); il voulut savoir si je le +voyais lors de la campagne de Russie; si j'étais à Smorgony lorsque ce +général y arriva au départ de Napoléon pour la France. «J'ignorais même, +lui dis-je, qu'il y eût des Hogendorp combattant pour la France; j'en +suis bien aise. Honneur de la patrie de ma mère, je suis fière de les +voir tous comprendre aussi bien la brillante gloire des armes que celle +d'une éloquence qui défend victorieusement les libertés publiques[10]. +Mais pourquoi me parlez-vous du général? + +«--Ah! le pourquoi? ma bonne Saint-Elme; vous permettrez à l'homme +d'État de ne pas le confier à votre tête brûlée.» Il me disait cela avec +une mine moitié grave, moitié ironique qui ne lui était pas naturelle. +Je n'en sus jamais plus par Regnault, et quand j'en voulais parler, +long-temps après, il éludait de répondre, me disant seulement: «Cela n'a +pas nui à _fama volat_.» En rassemblant toutes ces circonstances, toutes +ces questions que la plupart du temps loin d'expliquer on n'achevait +même pas, je croyais toujours y trouver quelque secrète dénonciation de +D. L***. + +Je connaissais deux personnes à Châlons, chez lesquelles je pouvais +réclamer une hospitalité bienveillante; j'y arrivai dans la nuit du 28 +janvier. Les maréchaux Victor, Marmont, Mortier, Oudinot et Ney y +commandaient sous les ordres de Napoléon. Quelle réunion encore +imposante de talens militaires, lorsque tant d'autres étaient dispersés +sur des points divers pour garder contre l'invasion de l'étranger cette +France défendue trente années au prix de leur sang! + +Je cherchai dès le lendemain à voir Ney; mais comme sa figure me sembla +aussi sévère que lors de la rencontre en Russie, je craignis les +résultats de la même colère, et cette fois je n'exposai pas mon +empressement à la même réception. Je pris courage et patience, en +donnant à mon coeur la distraction guerrière des grands spectacles dont +j'étais entourée. C'étaient toujours nos braves du Rhin, du Tibre et des +Pyramides, mais les habitudes de l'Empire avaient singulièrement +assoupli ces caractères fiers et ces ames fortes; c'était même valeur, +même courage, mais un courage plus résigné que bouillant. On semblait +plutôt attendre la mort comme un devoir, que la braver pour une +conquête. Jamais nos héros ne se montrèrent plus dignes de leur +renommée, jamais plus infatigables; mais sans diminuer la part des +éloges qu'ils ont si chèrement achetés, je dois constater, comme un fait +curieux pour l'histoire, un changement de moeurs en quelque sorte dans +nos grands capitaines. On aurait dit une sorte de mélancolie de +l'héroïsme. Le maréchal Oudinot avait encore un peu plus qu'autrefois +son ton fâché et froid, qui tient à un caractère de stoïcisme admirable, +mais peu de mon goût, quand il se trouvait près de Napoléon. Je +remarquai en lui et peut-être plus que dans les autres maréchaux, un je +ne sais quoi d'involontairement mécontent. J'avais souvent vu le +maréchal aux beaux jours de la république, c'était un autre homme; +c'était alors chez Oudinot l'enthousiasme de la jeunesse et en quelque +sorte d'un premier amour. Du temps de l'entrée en Hollande et en Italie, +on avait tout à conquérir, titres, dignités, richesses, et sous +l'empire, en 1814, on pouvait craindre de tout perdre. Celui des +maréchaux qui conservait le mieux l'ancien caractère de simplicité et +d'illusion, était le maréchal Victor, qui me parut là ce qu'il fut +toujours, non seulement aussi brave, mais d'une ardeur aussi jeune que +dans les premières victoires, qui l'ont classé si haut dans nos annales. +Quant au maréchal Macdonald, je ne le vis passer qu'à cheval; Marmont, +le favori de l'Empereur, était, avec Ney, celui dont l'extérieur +annonçait la plus confiante sécurité dans nos succès, et qui devait +encore s'en montrer un des brillans coopérateurs à Rosnay, où, l'épée à +la main, il passa au travers de 25,000 Bavarois commandés par de Wrede, +cet infidèle allié. Cependant une différence perçait encore dans +l'ancien aide de camp du général Bonaparte, Marmont. J'eus encore +l'occasion de voir les aides de camp de Napoléon, les généraux +Corbineau, Déjean, Flahaut, et un autre dont j'ai oublié le nom. +L'Empereur partit avec le général Bertrand. Le 27, il repoussa des +Prussiens et entra à Saint-Dizier. Ney, dans cette campagne, ne quitta +presque pas l'Empereur. J'avais suivi le mouvement de l'armée à peu de +distance; nous étions sur la route de Troyes; on passa par des chemins +horribles, par des marais et une forêt, que la saison rendait +impraticables; c'était Blücher que l'Empereur voulait atteindre, et +Blücher était à Brienne. On vint apprendre à l'Empereur qu'il y était +retenu par la rupture d'un pont; ce fut un éclair de joie pour Napoléon. +Le château fut si brusquement attaqué, que Blücher faillit être pris. Ce +n'était pas la première fois que ce général n'échappait qu'à la faveur +d'un stratagème ou d'une surprise. On se battit plus de douze heures; la +nuit était déjà profonde, lorsque harcelée, pouvant à peine me tenir à +cheval, croyant entendre le feu diminuer, je demandai un lit dans une +espèce d'auberge sur la route: on me donna un matelas par terre et un +peu de vin chaud. Je me roulai dans mon manteau, et j'allais dormir d'un +excellent sommeil de bivac, lorsque plusieurs paysans entrent en +tumulte, en criant: «L'Empereur a manqué d'être tué.» + +Le lendemain je sus que le général Gourgaud lui avait sauvé la vie en +abattant à ses pieds un Cosaque dont la lance allait l'atteindre. Il n'y +avait là qu'une partie de la vieille garde; un des sous-officiers, +qu'une blessure retenait en arrière, me dit que l'Empereur était +retourné à Brienne, et qu'il craignait bien, d'après l'avis de son +général, qu'il ne se trompât sur les mouvemens de l'ennemi. «Les pékins, +disait-il, à qui nous avons enseigné leur métier, viennent nous attaquer +cent contre cinquante. Quel guignon d'être là en traînard! Si du moins +un boulet eût daigné m'emporter, je n'aurais pas la douleur de voir les +amis en ligne et de ne pas y être.» J'avançais à travers champs: des +fuyards m'apprirent qu'on était en retraite sur Troyes. Je ne savais +rien de Ney; je tombai dans un découragement que ne m'avaient pas donné +les horreurs de la guerre de Russie. Pour la première fois la terre +française subissait l'affront d'une invasion: non, jamais mon coeur ne +reçut de plus douloureuses blessures. Les troupes, dont les mouvemens se +croisaient, n'avaient plus cet air d'une confiance insouciante qui +ressemblait si fort à la conviction de vaincre: l'issue de cette +bataille éveilla même la désertion dans nos rangs. Le commerce des +proclamations allait son train; ces demi-victoires, qui nous +affaiblissaient sans nous servir, qui nous faisaient reculer à chaque +effort, commençaient à diminuer la fidélité au drapeau, par la trop +juste conviction qu'il ne restait plus rien à faire à la valeur contre +le nombre. L'ennemi nous fit plus de quatre mille prisonniers, et on +perdit beaucoup d'artillerie. + +Je crois avoir dit déjà que je connaissais une femme qui avait eu des +relations intimes avec le roi Murat: je ne la désignerai que par son +prénom de Noémi; elle avait une soeur mariée à Troyes, et s'y trouvait au +moment de la retraite de La Rothière. Elle m'accueillit avec les larmes +aux yeux: «Qui eût jamais pensé cela de Joachim? me dit-elle; comment! +il trahit la France, son beau-frère, il se fait l'allié de l'Autriche. + +«--Est-il vrai? est-il possible? + +«--Ce n'est que trop vrai;» et elle me montra une preuve écrite, à la +date du 2 janvier, qui ne laissait guère douter du projet de Murat de +préférer l'alliance de l'Autriche à celle de sa patrie. + +«--Noémi, lui dis-je, il faut me confier ce billet. + +«--Je voudrais, sans qu'il sût d'où il vient, qu'il fût entre les mains +de l'Empereur. + +«--Bonne Noémi, c'est pour le lui faire tenir que je vous le demande; je +vais le porter.» Nous étions au 3 ou 4 février: la lettre avait donc un +mois et plus de date. Le congrès était ouvert à Châtillon-sur-Seine; +l'Empereur avait passé Troyes et se trouvait au village de Piney. Les +routes n'étaient qu'embarras et dangers; partout une surprise était +possible, était probable; à chaque instant, l'affreux _houra_ pouvait se +faire entendre. Cependant l'idée de prouver à Ney un dévouement dont +cette fois il me saurait gré, me donna plus que de la résolution; et, +une heure après l'idée conçue, j'étais à cheval sur le chemin de Piney. +Aucun moyen de pénétrer jusqu'à l'Empereur: il était occupé des +instructions pour son représentant au congrès, le duc de Vicence. Je ne +voulus pas me dessaisir de ma lettre; je guettais l'heure de la faire +parvenir. À toute minute se succédaient de fâcheuses nouvelles. Les +murmures étaient excités par les privations; la désertion elle-même, par +le découragement, la désertion dans les armées de l'Empereur! j'avais +peine à y croire. Je connaissais quelqu'un d'intime et de sûr auprès du +duc de Bassano; je lui remis la lettre sous enveloppe, en priant de dire +que c'était une dépêche pressée de _fama volat_. Napoléon quitta Troyes +le 6, pour se rejeter sur la route de Paris; les Autrichiens nous +remplacèrent aussitôt. Je fis quelques lieues avec Noémi et sa +belle-soeur qui fuyaient; mais il fut impossible d'avancer. Nous étions +arrêtées à un triste village dont j'ai oublié le nom; le passage des +troupes ne cessa point, et tous parurent accablés et incertains. Noémi, +qui avait beaucoup d'or et encore plus de générosité payait à boire à +nos soldats, leur disant d'un air aimable: «Aimez bien l'Empereur, aidez +à chasser les horribles Cosaques de notre belle France.» Pendant ces +petites péroraisons, qu'elle répétait assez souvent, j'observais les +soldats, et je ne voyais que trop que, si tous aimaient toujours +l'Empereur et la patrie, ils n'étaient pas tous convaincus qu'on pût +réussir à nettoyer les plaines de la France des étrangers qui s'y +installaient déjà en maîtres sur les derrières de nos colonnes. + +Noémi m'accompagna à Nogent. L'Empereur y était: on le disait +inabordable; il venait d'apprendre l'évacuation de la Belgique et les +résolutions du congrès. J'avais pu approcher cependant du prince de +Neufchâtel, et lui ayant confié l'envoi de la lettre de Noémi, il me +promit de savoir si elle était parvenue à l'Empereur. Je l'aperçus le +jour qu'il venait d'être accablé par toutes ces tristes nouvelles; il +sortait du conseil avec le duc de Bassano. Ils me parurent altérés tous +deux, et le prince de Neufchâtel plus que le duc. Ils se quittèrent avec +des haussemens d'épaules et des gesticulations trop significatives. +J'étais si près que j'entendis: «Obstination.--Ne pas céder.--cinquante +mille hommes.»Le prince de Neufchâtel m'aperçut et me dit: «Vous ne +pouvez voir l'Empereur; il a reçu la lettre, il savait déjà tout; mais +il a été content de l'envoi.» Ce ne fut qu'à l'île d'Elbe que j'eus la +flatteuse certitude que mon zèle avait été agréable; mais que de tristes +scènes allaient précéder l'époque de ce court séjour, d'où un grand +homme sut reconquérir un trône par la seule énergie du malheur! + +Le 10, Napoléon se remit en marche; le bruit circulait qu'il allait de +nouveau attaquer Blücher par Montmirail. Noémi décida qu'elle resterait +à Nogent. Le général Marmont, honoré alors de toute la confiance de +l'Empereur, y resta pour la défense du passage de la Seine. Je me +séparai de Noémi; j'espérais trouver Ney, et pour me donner cette +consolation de tant de désastres publics et de fatigues personnelles, je +suivis des chemins abominables, jusqu'à Sézane, espace de plus de quinze +lieues. L'Empereur venait de les parcourir avec l'élan de l'aigle: cette +idée abrégeait pour moi la route. Le maréchal Marmont força les défilés +à Saint-Gond, et l'après-midi les Russes fuyaient devant l'Empereur à +Champ-Aubert, qui, par une double fortune, mit aussi Blücher en déroute. +Napoléon fit dîner avec lui les généraux prisonniers. Je causai un +moment avec un officier de son état-major: il parlait comme si nous +avions été victorieux au sein de l'Allemagne. J'avais beau lui dire: +«Mais nous sommes aux portes de Paris. Ce n'est qu'une escarmouche de +gagnée; ce n'est qu'une halte dans l'adversité. Les deux, ou trois ou +quatre cent mille étrangers nous enveloppent de toutes parts, et +débouchent peut-être d'un autre côté sur Paris même.» L'officier se +mettait en fureur. Je vis le moment où il allait me déclarer séditieuse, +parce que j'osais ne pas croire l'Empereur invincible et la France +sauvée. Il me demanda, d'un ton qui, tout en me paraissant amusant par +le ridicule, me déplut cependant: «Que venez-vous chercher, au surplus, +au quartier général?--Un homme qui se batte pour Napoléon, qui ne le +flatte pas; vous voyez que ce n'est pas à vous, Monsieur, que j'ai +affaire.» Ce Monsieur existe encore et est dans des rangs qui ne sont +pas ceux de la reconnaissance. Il m'a voué une haine implacable; je ne +la lui rends que par beaucoup de mépris. S'il me lit, je pense qu'il +sera content, car je pourrais dire quelque chose de plus. + +Je vis enfin Ney à la prise de la ferme des Grenaux. Ah! quel homme +encore pour commander, et quels soldats que les Français pour se battre! +Ceux de Ney et de Mortier enlevèrent le poste où étaient les principales +forces des Russes et des Prussiens, les poussèrent dans une pleine +déroute vers Château-Thierry; ils les poursuivirent, et les habitans de +cette ville se joignirent à nos soldats pour chasser les ennemis dont +chaque maison avait à déplorer les excès. L'Empereur accourait en avant +des lignes, les rayons de la valeur sur le front. Partout on battait les +Prussiens; la retraite de Blücher ne ressemblait qu'à une déroute; il +manqua d'être pris le soir, et s'en tira encore. Je fis beaucoup rire +Ney en lui disant le lendemain: «Si j'avais reconnu ce Prussien qui +visait l'Empereur, je lui aurais fait une boutonnière.» Pendant six +jours la fortune sembla nous sourire, et l'horizon refléter quelques +rayons de victoire. Napoléon, après l'affaire de Nangis, se croyait déjà +de nouveau sur la route de Vienne. Enfin cette campagne de France ne fut +en quelque sorte qu'un combat de chaque jour, auquel il fallait courir +d'un point sur un autre. Le 19, les alliés étaient en fuite de toutes +parts. On envoya des drapeaux à Paris, à Marie-Louise. Singulière +destinée des princesses! L'épouse d'un empereur devait se réjouir des +drapeaux enlevés à son père. + +On incendia Nogent; Mery eut le même sort; enfin Napoléon rentra +vainqueur à Troyes. À la retraite des troupes françaises on y avait vu +des cocardes blanches, des proclamations avaient circulé; on y avait +parlé hautement des Bourbons; on croyait que les alliés songeaient enfin +à les placer sur le trône, tandis que tous les souverains ne pensaient +encore qu'à eux-mêmes. L'empereur Alexandre ne rêvait qu'à +l'orgueilleuse représaille de venir en maître dans la capitale de +Napoléon. Il y eut un ancien émigré qui fut jugé militairement. Dans la +maison où je logeais, les voix tonnaient contre l'Empereur; on ne se +gênait pas du tout pour me le dire, et je trouvais à cette franchise un +certain courage de confiance qui me flattait; car ces gens me +connaissaient pour être toute d'ame à la cause de Napoléon. Je pris si +grande estime pour mes hôtes, que j'ai depuis toujours conservé avec eux +des relations amicales. + +Il s'était formé à Château-Thierry un corps de bourgeois qui faisaient +la guerre de partisans avec une extrême habileté, et un incroyable +courage; parmi eux se trouvait le fils d'un marchand de drap qui avait +fait une campagne sous Ney; le hasard, qui m'a souvent servi pour +d'assez bizarres rencontres, me fut encore favorable; car ce fut +presqu'un camarade de rang: oui, s'il l'eût fallu, dans cette campagne +de France, j'aurais fait le coup de fusil et de sabre en véritable +soldat. Que j'étais bonne française dans cette cruelle agonie du grand, +empire! Il faut bien que l'amour de la gloire donne une existence +nouvelle, des forces proportionnées aux terribles sensations que la +guerre accumule; car comment une femme eût-elle résisté aux fatigues que +j'ai supportées sans peine? Aimer Michel Ney, c'était adorer la gloire +de la France; dans ce sentiment était toute ma force: je n'avais qu'à me +dire, _il le saura, nous en causerons_, tout alors me devenait facile +avec ce talisman de l'espoir et de l'amour. + +Dans ce moment Marmont était aux prises avec Blücher sur la route de +Châlons; il ne put le contenir. Les Prussiens arrivaient en force; mais +Marmont, aussi brave qu'habile, les attire vers Montmirail. Au moment où +les ennemis le regardent comme en retraite, il exécute une savante +volte-face, et de grand matin sa position est assurée près de Vauchamp. +Ah! Dieu! quels soldats! et quel chef que Marmont!... Alors... Blücher +ne paraissait pas disposé à accepter la bataille, d'autant moins que ses +éclaireurs l'avaient averti que Napoléon était là avec son armée en +bataille. Jamais, non jamais il n'y eut des cris de _vive l'Empereur!_ +pareils à ceux qui s'échappèrent de cette plaine de Vauchamp; en +regardant d'un peu loin ces hommes héroïques, à qui la certitude et +l'aspect d'un triple nombre d'ennemis n'inspiraient qu'une ardeur plus +bouillante, je me crus transportée au triomphe de Valmy, et je rêvai de +nouveau la victoire. Les carrés prussiens se présentaient bien, mais +rien ne tint en bataille contre l'attaque des Français; en les voyant, +on eût cru que nos grenadiers, que nos conscrits mêmes couraient à une +partie de plaisir. Les Prussiens, de toutes parts débandés, furent +poursuivis par Marmont jusqu'à la nuit, et Blücher put se ressouvenir à +Vauchamp de Iéna et Lubeck; cela se passait le 15. Les maréchaux Victor +et Oudinot reçurent l'avis que Napoléon les joindrait à Guignes. J'étais +à Nangis: un renfort de vieux soldats nous arrivait d'Espagne sous le +commandement des généraux Treilhard, Gérard et Leval; ils contribuèrent +puissamment au succès de ces journées belles comme nos premières. À leur +tour, les Autrichiens furent mis eu déroute devant Nangis, comme Blücher +l'avait été à Vauchamp. L'Empereur coucha au château de Nangis: j'eus +bon besoin de me rappeler la défense de Ney pour ne pas chercher à +savoir comment avait été donnée et reçue la dépêche de _fama volat_; +mais je me tins modestement à mon humble bivac, à deux coups de fusil du +quartier impérial. J'avais toujours ma ceinture bien garnie d'or. Je me +rappelle que je fis un repas chez des fermiers qui, ruinés par la +guerre, avaient conservé un incroyable attachement pour Napoléon. Il y +avait plus d'ardeur dans les masures des paysans de la Champagne que +dans les palais dorés de Paris, donnés pour la plupart en dotation par +l'Empereur. On doit penser que je me trouvai là en véritable fraternité +d'opinion. Je résolus d'y prendre quelques jours de repos, mais les +événemens en décidèrent autrement. L'Empereur avait cru le pont de +Montereau pris par le maréchal Victor: une erreur, un malentendu, ou une +faute que le respect dû à un si vaillant capitaine, que je m'honore de +professer dans toute son étendue, ne me permet pas de juger, fut cause +d'une attaque générale où les Français furent vainqueurs, mais que +l'Empereur n'avait pas prévue. Le bon, l'aimable Château, gendre du +maréchal Victor, y perdit la vie, et cette perte, qui affligea si +cruellement le coeur du vieux compagnon de gloire du vainqueur d'Arcole +et de Marengo, donna au moins une nouvelle preuve au maréchal Victor, +que l'empereur Napoléon avait conservé tous les sentimens du général +Bonaparte pour les premiers compagnons de sa fortune. J'aime à rappeler +ces traits d'une sensibilité magnanime; oui, j'aime à répéter: Napoléon +fut non seulement grand homme, mais ami vrai, bon, accessible jusqu'à la +faiblesse à toutes les émotions généreuses. J'ose en appeler au +témoignage du guerrier que l'Empereur appela si souvent un de ses +enfans, le maréchal Marmont, qui ne se rappellera pas, je crois, le +compte qu'il vint rendre à l'Empereur, à Reims, du désastre de Laon, +sans avouer qu'après le juste et premier mouvement de colère contre une +faute ou un malheur, Napoléon revint à l'indulgence d'un ami et d'un +père. Le souverain qui sait pardonner mérite des amis fidèles et des +sujets dévoués. + +On vint m'apprendre que Ney marchait sur Châlons: une demi-heure après +j'avais le pied à l'étrier. Mon pauvre cheval commençait à boiter, et +son allure m'impatientait. Sur ces entrefaites je rencontrai un paysan +qui conduisait deux jolis chevaux de main. + +«Sont-ils à vendre, vos chevaux? + +«--Oui, Monsieur, et pas cher, car c'est une trouvaille, et pour peu que +l'Empereur continue à crosser ces coquins d'alliés, nous en donnerons +vingt à la douzaine. Le vôtre boite: voyons, voulez-vous troquer? + +«--Non, mais je vais vous prendre un des vôtres; vous me direz votre +demeure. + +«--Je n'en ai pas pour le moment actuel; je vas et je viens, et je +revends ce que j'accroche. + +«--Combien voulez-vous? + +«--Trois napoléons.» Je les lui donnai; le cheval en valait soixante. Le +paysan m'aida à seller ma nouvelle acquisition, tout en me faisant son +éloge. «C'est un tartare de race; je l'ai eu pour rien d'un +sous-officier du général Corbineau, à qui mon oncle a rendu quelques +petits services. Ah! dame, les soldats de l'Empereur, ça vous a de la +reconnaissance, puis ça n'est pas pillard.» Me regardant tout à coup +comme par inspiration subite: «Mais, Monsieur, vous êtes une femme. + +«--Oui, je suis une femme; mais j'ai vu le feu, je ne le crains pas.» Il +me semblait que cette petite fanfaronnade était nécessaire pour que le +lieu et l'occasion ne fissent pas d'un bon paysan français un imitateur +des soldats alliés. Je me trompais bien, car le brave garçon m'offrit de +me servir de guide, et voulut par force voir au moins pendant une lieue +ou deux si mon arabe se conduirait bien. Puis il me dit que je +trouverais, à peu de distance, une ferme où l'on se chargerait de mon +cheval pour tant que je voudrais. Nous y fîmes halte: je laissai mon +cheval en pension aux environs de Château-Thierry; je ne le retrouvai +plus, ni même les personnes qui s'en étaient chargées. + + + + +CHAPITRE CXXVI. + +Continuation de la campagne de France. + + +Pendant que je courais volontairement tous les hasards de cette +campagne, les événemens marchaient aussi. Le 15, je rencontrai un ami +qui arrivait de Bordeaux, et qui m'apprit que le duc d'Angoulême y était +et qu'on y criait _vivent les Bourbons!_; Je croyais rêver à cette +nouvelle; mais Ney, que j'osai enfin aborder en le rencontrant à cette +époque, me confirma ces bruits. «Les Bourbons risquent beaucoup, +disait-il, car les alliés ont déclaré ne pas épouser leur cause; et si +le comte d'Artois est à Vesoul, c'est sans leur consentement.--Si +j'étais du sang de Henri IV, m'écriai-je, et qu'un empereur de Russie ou +d'Autriche ne se conduisît pas mieux, je saurais m'en venger.» Ney +sourit, et après un échange de confidences et d'émotions, il me donna +mes ordres de départ. Je feignis la soumission, mais je continuai de +suivre les traces du guerrier. + +Le commandant de Soissons avait livré les clefs par surprise: ce fut un +coup terrible. Ce commandant se nommait Moreau, et l'Empereur avait dit, +assurait-on, que ce nom lui avait toujours été fatal. Les alliés +venaient de signer leur alliance nouvelle à Chaumont; des proclamations +parties de leur camp appelaient les Français à l'infidélité. L'Empereur +fit aussi des manifestes, réunit ses forces; il n'avait plus pour lui +que les chances de la guerre et le salut du désespoir. On passa la Marne +à Berry-le-Bac; le général Nansouty renouvela les prodiges de la journée +d'Eylau, en 1807. Nous étions maîtres de la route de Reims à Laon; on +trouva les Russes en forte position sur les hauteurs de Craonne. Une +heureuse nouvelle vint réchauffer le soldat; l'Empereur la fit répandre: +la population entière des Vosges s'était soulevée contre les +Autrichiens. Ney me reçut bien, malgré l'oubli de ses instructions, +parce que je lui annonçai ces heureux détails la première. Je les avais +obtenus d'un hasard. «Ida, vous avez réellement le diable au corps.» +Malgré toutes les horreurs de la guerre, nous étions en si bonne humeur, +que je répondis: «Ah, puisque j'ai le diable au corps à la guerre, +pourquoi ne l'ai-je pas eu au théâtre; la pauvre Didon n'eût pas été +sifflée.--Demain, nous dit Ney, nous emportons Craonne. + +«--Que ce nous emportons vous va; ce sera le plateau de Michelsbery, lui +dis-je. + +«--Non, ma pauvre Ida, la victoire ne nous conduira plus de long-temps +aux portes de Vienne, comme dans le bon temps. L'Empereur a joué sa +couronne contre un entêtement. N'importe; ils n'auront pas bon marché de +nous, les alliés; je suis sûr qu'ils s'étonnent d'être en France, malgré +leurs masses énormes; leur joie est presque encore de la peur.» + +La prise du plateau devint une boucherie sanglante. Ney et le maréchal +Victor commandaient l'infanterie. L'attaque fut impétueuse, l'ennemi +tint bon. Nansouty et Grouchy arrivèrent comme la foudre avec leur +cavalerie. Les batteries vomissaient la mort; le feu dura presque toute +la journée. Enfin l'ennemi fut ébranlé et poursuivi vers Laon. +L'Empereur coucha à Bray. Il paraissait souffrant et soucieux: il reçut +courrier sur courrier; on comptait sur un ou deux jours de repos, +lorsque tout à coup l'Empereur va rejoindre ses colonnes qui étaient en +marche sur Laon. Je manquai m'enfoncer dans un marais, ayant pris à côté +de la route. Ney était en avant. C'est là que le général Gourgaud ajouta +encore à sa réputation militaire par un de ces coups heureux et hardis +qui annoncent le véritable capitaine; il surprit les gardés des alliés, +et par là ouvrit à Ney le passage du défilé. On arriva vers les +hauteurs, et les corps de Ney, de Marmont et Mortier y prirent position +pour attaquer Blücher qui, certes, avait le double de troupes. +L'Empereur occupait le haut, près de la ville; il allait monter à cheval +quand il apprit cette faute de Marmont, à laquelle j'ai déjà fait +allusion et qui fut si noblement pardonnée; cette faute était assez +grave pour rendre nécessaire un autre plan d'attaque. + +Harassée de fatigue, je m'étais jetée tout habillée sur un matelas, dans +une auberge que les ennemis venaient de quitter. On y pouvait juger des +moyens des chefs et de la discipline des soldats, en voyant les meubles +et en entendant les habitans de l'auberge. J'en partis la tête encore +plus montée, le coeur encore plus ulcéré qu'avant. J'allais essayer de +joindre Ney, ce qui était difficile; car, dans cette campagne, les +mouvemens changeaient d'heure en heure; les troupes se croisaient +incessamment. J'étais aux environs du village de Chavignon; on y +répandait le bruit que, du côté de Lyon, on avait désobéi et gâté nos +affaires: «Un vieux brave comme cela, disaient les soldats, c'est +abominable! Un guerrier peut-il ne pas respecter sa renommée?» + +L'anniversaire de la naissance du roi de Rome, le 20 mars, l'Empereur se +trouva au delà d'Arcis, en présence de toutes les masses des alliés; +c'est là qu'il paya encore de sa personne; il était partout, à chaque +moment, dans la mêlée, sous le feu des batteries, toujours soldat et +empereur; les obus éclataient sous les pieds de son cheval. Les +faubourgs étaient incendiés; on se reconnaissait dans la ville aux feux +continuels de la mousqueterie que la nuit n'arrêtait point. Je rôdais +avec assez d'anxiété. Il ne nous restait qu'un pont pour la retraite; +l'Empereur en fit jeter un second; Arcis fut évacué en très bon ordre; +on se battit toujours, et l'armée fit si bonne contenance, que l'ennemi +n'osa l'entamer, malgré l'immense supériorité du nombre. J'arrivai avant +la tête des premières colonnes à Vitry-le-Français; le quartier général +fut établi à Saint-Dizier. Là on apprit que toutes les propositions de +l'Empereur avaient été rejetées au congrès qui était rompu. À peu de +distance de Doulevent, on disait que l'Empereur marchait sur Paris, d'où +il avait reçu un avis important. On ne voyait plus d'alliés sur la route +de Troyes. Je la suivais au pas, réfléchissant sur tout ce que j'avais +vu. Un des aides de camp du prince de Neufchâtel passa. «Il devance +l'Empereur,» disaient les paysans. À quelques lieues de là on apprit +qu'on se battait aux portes de Paris. Je mis mon cheval au galop, comme +si mon arrivée eût pu changer les événemens. Mon coeur battait à +m'étouffer, et je puis assurer que ce n'était pas de frayeur. L'étranger +à Paris, le Cosaque passant sons nos arcs de triomphe: songer seulement +à cette humiliation, pour moi c'était mourir. Hélas! deux lieues plus +loin, j'apprends que Paris venait de capituler. + +Le corps d'armée destiné à couvrir la capitale, l'évacua la nuit même. +Arrivée à Villejuif, je trouvai le village occupé par les troupes de +Mortier. Officiers et soldats ne parlaient que du regret de la +capitulation, de la belle conduite de la garde nationale et des élèves +de l'École Polytechnique. Je ne crois pas de ma vie avoir été dans une +situation d'esprit plus pénible. J'avais même quelques instans cessé de +penser à Ney; je voyais l'Empereur si malheureux! + +Je suivis les troupes qui se dirigeaient sur Fontainebleau. En y +arrivant, il fallut me mettre au lit; tout mon sang bouillonnait de +colère, et me menaçait d'une hémorragie. J'étais seule; on ne prenait de +moi nulle pitié. Je montrai de l'or; les soins changèrent, mais avec un +air qui me déplut encore. «Je suis femme d'un militaire de la garde de +Napoléon, lui dis-je; j'attends mon mari. Les troupes arrivent, je les +quitte: j'ai vu l'Empereur au relais de Fromenteau.» Alors tous les +soins, toutes les attentions me furent prodiguées avec mille questions. +Je ne nomme pas mes hôtes; je puis donc dire qu'ils étaient fous +napoléonistes, et je crois que cette conviction, qui me plaça comme chez +des amis, aida fortement à me guérir, car le lendemain je n'avais plus +qu'un peu de courbature. Le lendemain Fontainebleau se remplit de +troupes, et les maréchaux y arrivèrent aussi successivement, Moncey, +Macdonald, Marmont, Oudinot, Mortier, Lefebvre, tous, et Ney enfin. + +Après trois mois de fatigues, de privations et assez de périls, il +m'était délicieux de penser que j'allais jouir du bonheur de le voir +loin de Paris, et j'osai même espérer que, d'après ma constante +résignation à tout supporter, je serais mieux accueillie qu'au bivac de +Siroknodinia. Je dirai dans le chapitre suivant tout ce que j'ai vu dans +mon séjour à Fontainebleau, depuis l'arrivée des maréchaux jusqu'à ce +moment cruel où Napoléon fut contraint de se séparer des aigles et de +ses phalanges d'airain, qu'il avait si long-temps conduites à la +conquête du monde. + + + + +CHAPITRE CXXVII. + +Séjour à Fontainebleau.--Abdication de l'Empereur.--Dévouement de +Montholon. + + +Je fis avertir le maréchal que j'étais à Fontainebleau. La capitulation +de Paris venait d'être signée par le maréchal Marmont. Les alliés +avaient fait leur entrée dans Paris. J'avais couru toute la matinée; +j'avais cherché exprès à causer avec le vieux soutien des aigles. Il +n'eût fallu qu'un mot de l'Empereur pour ramener ses soldats contre +Paris, sans calculer le nombre ni la distance. Dans cette extrémité, il +y avait moins de découragement qu'au commencement de la campagne; on +pouvait encore sauver la France et l'Empereur; une grande résolution +bien certainement était dans le coeur de Napoléon, et Napoléon eût été +bien fort encore à la tête de cinquante mille hommes animés par le +désespoir. + +On a prétendu que Ney avait durement conseillé l'abdication; il est plus +tard convenu avec moi de son vote pour ce parti, mais niant la dureté +des termes qu'on lui avait attribués dans cette circonstance. C'était +déjà trop; car, avec sa valeur intrépide, il me semblait que Ney eût dû +être de l'avis des grenadiers. Je ne donne pas cela comme un calcul, +mais comme un élan naturel; et je suis persuadée que les hasards d'une +bravoure si exaltée pouvaient encore être heureux. Quarante-huit heures +se passèrent dans l'incertitude du succès de la négociation du duc de +Vicence, de ce véritable ami de l'Empereur, de ce sage conseiller trop +peu écouté. Je vis Ney deux ou trois fois avant le retour de +l'_ultimatum_; il était préoccupé, mais point inquiet: il n'avait pas +désespéré de la fortune de Napoléon. Je lui contais tout ce que +j'entendais dire, et à Fontainebleau aucun ordre de partir ne vint +attrister la joie de le voir. J'eus même un moment l'orgueil de me +croire utile, et il fut assez aimable pour dire que je lui étais +nécessaire, que je ne devais partir que lorsqu'il me le demanderait; il +m'avait quittée sur les neuf heures du soir. On venait de nous annoncer +que les cocardes blanches et les lis avaient été arborés à Paris, qu'on +criait _vivent les Bourbons!_; Les plus grands malheurs furent un moment +à craindre, car les troupes n'étaient pas disposées à répéter ces cris, +pas même à les supporter. Je rencontrai deux soldats qui tenaient une +des proclamations qu'on osait encore distribuer en cachette: elle +portait que les alliés ne traiteraient plus avec Napoléon Bonaparte, ni +avec personne de sa famille. Les commentaires sur un pareil texte se +ressentaient du fanatisme tout militaire. «Ils n'étaient pas si fiers +que cela à Tilsitt, ces empereurs par la grâce de Dieu, et qui peuvent +dire qu'ils le sont restés alors par la bonté de Napoléon, avec qui ils +ne veulent plus traiter aujourd'hui. Ah! ils ne veulent pas... Mais nous +ne sommes pas morts tous... Que ce Napoléon nous fasse seulement signe +de la main, qu'il nous dise en avant, et Russes, Prussiens, Autrichiens, +tous ces héros que nous avons battus trente ans, laisseront leurs os en +France pour l'engraisser.» Je rapportai à Ney ces énergiques propos; il +me dit: «Ils pourraient bien avoir raison; il serait cruel d'en venir +là, mais cela vaudrait mieux encore que de passer sous le joug.» Il le +pensait; car la vérité, la franchise, dictaient toujours les discours du +maréchal; oui, toujours. Michel Ney ne trahit jamais sa pensée; je le +dirai jusqu'à mon dernier soupir. Plus tard, à l'époque sanglante que je +vais bientôt retracer, je répéterai que Michel Ney fut toujours sincère. +Une ame si grande, un si héroïque courage, ne s'allient point avec la +perfidie qui se joue des sermens. Époux et père, il écouta les +trompeuses promesses d'une paix glorieusement gagnée: il était homme et +soldat français. On lui offrit la prospérité future de sa patrie, sa +grandeur et sa gloire sous les drapeaux qu'il illustra si long-temps. +Pouvait-il préférer à cette alternative une guerre de Français à +Français? Après la scène des grenadiers, il me dit: «Je veux dire tout à +l'Empereur; mais je ne yeux pas, Ida, qu'il sache nos relations. Comment +arranger cela? car, je ne vous le cache pas, j'ai un projet pour vous. + +«--De me faire décorer, peut-être?... + +«--Vous riez; et quand cela serait? + +«--Monsieur le maréchal, vous battez la campagne; avez-vous oublié ma +profession de foi à Eylau. + +«--Comment?--Serait-ce sous le rapport de services particuliers?--Mon +ami, on ne mérite pas pour cela la croix d'honneur.» Il me regarda avec +émotion, pressa fortement ma main contre sa poitrine. «En voilà, une +décoration, m'écriai-je avec cet enthousiasme qui le séduisit si souvent +dans un bivac comme dans un salon, en voilà une; c'est votre main placée +sur votre noble coeur. Michel, les croix sont des constellations qui +brillent sur le temple de Mémoire; mais mon sexe n'y doit jamais +prétendre. Ce brevet de force et d'héroïsme ne conviendrait dans notre +sexe qu'à ces admirables soeurs de charité, dont nos grenadiers sentent +l'appui; pour elles, au moins, la croix serait l'honorable récompense +des dangers réels bravés pour secourir et consoler, sinon pour combattre +et vaincre. + +«--Ida, chère et bonne Ida, que vous dites toujours bien; ah! que je +voudrais que l'Empereur vous entendît.» + +Je me gardai bien, comme on pense, de lui dire que l'Empereur me +connaissait, car les explications eussent été un peu loin. Il est bien +probable que la scène, commencée par l'attendrissement, eût fini par une +colère semblable à celle qui m'avait fait si belle réception au Dniéper. + +On vint chez moi pour prévenir le maréchal de se rendre près de +l'Empereur. Ney me quitta fort contrarié. «Comment a-t-on su que j'étais +ici, disait-il; tout se sait donc?...» + +Tout était fini à Paris. Le duc de Vicence, si dévoué, avait lutté +vainement: il devait succomber. Son attachement reconnaissant avait trop +à faire de combattre un quatuor anti-impérial, dont le prince de +Bénévent était le chef. Quoique j'eusse le coeur navré, je ne pus +m'empêcher de sourire en repassant les phrases diverses qui avaient fini +par conduire M. de Talleyrand au... royalisme... Émigré sous la terreur, +citoyen ministre sous la république, sous le directoire et le consulat, +prince sous l'empire et par l'Empereur, que pourra-t-il encore devenir, +et surtout quels services l'ancien évêque d'Autun fera-t-il valoir près +du frère de Louis XVI? + +«Il s'en tirera, disait Ney; c'est l'essence de la politique.» +L'événement a prouvé que Ney, sans être fin diplomate, savait très bien +les juger. Une personne, intimement attachée à l'impératrice Joséphine, +et que je trouvai en Belgique en 1816, connaissait encore mieux cet +homme extraordinaire, que je crois pourtant avoir bien connu et bien +jugé. Je regrette que ce qui me reste à retracer ne me permette pas les +détails que cette personne me donna et qui sont d'une nature assez +intime; mais cette digression me mènerait trop loin, les faits pourront +trouver leur place ailleurs. + +L'arrivée de M. de Montholon, accouru de Paris pour se dévouer au +malheur, causa un vif sentiment de joie à l'Empereur; le dévouement de +cet homme aimable, si brave, si loyalement attaché à une cause de +gloire, devint l'heureuse compensation de plus d'une ingratitude. En +1809, lorsque je fis mon premier voyage à Florence, une personne très +spirituelle et distinguée, qui avait beaucoup connu le général +Montholon, m'avait dit: Savoir vivre et instruction, voilà ce qu'avec +beaucoup d'affabilité on trouve chez M. de Montholon, qui venait alors +d'être nommé chambellan. J'étais d'accord avec madame Hé...al sur le +brillant mérite de M. de Montholon, mais lorsqu'il vint à Fontainebleau +pour s'attacher à la fortune de l'Empereur, il conquit une place plus +haute dans mon admiration. Enfin l'acte qui déclara Napoléon déchu du +trône, l'armée déliée du serment de fidélité, parut. «Ils ont beau +faire, criaient nos braves, ce serment est _gravé là_;» et ils +frappaient leurs larges poitrines. «Et voilà, à son service, de quoi le +prouver,» et ils mettaient la main sur le sabre. L'agitation était +bouillonnante; on n'entendait que ce cri: «À Paris! marchons sur Paris!» +Aussitôt l'Empereur parut; à son aspect tout rentra dans l'ordre. Oui, +je le répéterai jusqu'à mon dernier soupir, ce fut un grand, un noble +spectacle que celui de Napoléon et de son armée à Fontainebleau, de +cette France armée et encore debout au milieu de la France humiliée et +soumise. Je courais au milieu des groupes; je voyais, j'entendais tout, +et tout était admirable de courage et de dévouement. + +Ce jour même, au moment où j'allais rentrer pour écrire à Regnault, +j'aperçus la dame allemande que j'avais vue souvent chez lui; je crus +voir qu'elle voulait m'éviter. Je voulus qu'elle sût que je l'avais +remarquée. Je me persuadais qu'elle avait fait comme la plupart des +fonctionnaires civils et militaires, des employés et des courtisans, qui +n'avaient pas même attendu le départ de celui qu'ils avaient si +long-temps déifié, pour endosser les livrées du pouvoir nouveau. Je me +trompais complétement; cette dame venait apporter d'importantes +nouvelles; elle cherchait le général Fezenzac. «L'Empereur, disait-elle, +avait gagné la cause de la régence. Alexandre avait cédé à l'éloquence +d'un homme honoré de son estime. Hélas! le duc de Vicence avait tout +obtenu; mais le général Dessoles a tout gâté; il déteste l'Empereur, et +il paraît qu'un ennemi plaide toujours mieux qu'un ami. Alexandre n'a +pas été fâché de satisfaire son orgueil en humiliant Napoléon: il ne +réussira que trop; car si vous saviez combien de gens j'ai déjà vus à +Paris, qui étaient plus que dévoués encore, au 1er avril, à la dynastie +de Napoléon, et qui ont voulu me persuader, à moi qui sais tant de +peccadilles politiques, qu'ils ont toujours chéri les princes légitimes +et attendu leur retour! + +«--Du moins, lui répondis-je, si l'Empereur peut oublier toutes les +ingratitudes à l'aspect de ses aigles que baise encore avec fureur son +armée! Jamais peut-être les soldats ne l'ont exalté autant que depuis +qu'il est déchu du trône.» + +Cette dame, dont toutes les minutes avaient toujours un but, s'était +chargée d'un billet de Regnault pour moi[11]. Il me demandait sur les +maréchaux des détails que j'aurais pu lui donner, mais que je ne crus +pas du tout de ma compétence. Que fera Ney? de quel avis restera-t-il? +Voilà les phrases que je me rappelle parfaitement. J'aurais voulu +répondre, mais c'eût été accepter la mission, et je n'en voulus jamais +que de mon coeur et de ma très indépendante volonté. La dame allemande, +dévouée aux hauts intérêts politiques, voulut me prouver que j'avais +tort; mais je lui prouvai le contraire en deux mots, et il n'en fut plus +question. Lorsque je la revis sur les terres de l'exil, elle me dit: +«Ah! vous aviez raison; que n'ai-je pensé comme vous, je n'aurais pas +mérité le mépris de l'homme pour qui j'aurais donné ma vie!» Son +touchant repentir lui valut alors tout mon intérêt, et je m'applaudirai +toujours d'avoir pu lui en donner d'utiles preuves. Il était question +dans la lettre de Regnault du général Dessoles, cet ami fidèle du +général Moreau. N'ayant jamais eu de relations intimes avec ce général, +et me le rappelant même à peine, je répondis simplement de souvenir: +Certes Dessoles a trop aimé Moreau pour pouvoir beaucoup aimer +Napoléon.» La nuit, le duc de Vicence arriva à Fontainebleau; personne +ne dormait dans ce moment-là. Ma belle Allemande partit pour Essonne. Le +résultat de l'arrivée du duc de Vicence fut la nomination de deux +nouveaux plénipotentiaires, dont l'un était Ney, et l'autre Marmont. +Avec quelle joie on apprit cette nomination qui adjoignait deux braves à +l'ami le plus fidèle! Cependant il prit une inspiration à l'Empereur qui +prouva encore mieux toute sa confiance et sa sécurité dans ses +maréchaux: Macdonald venait d'arriver de Troyes avec son corps d'armée, +et cela fit changer la nomination. Ce fut la grande facilité de +communiquer de Paris avec l'armée qui influa beaucoup dans ces critiques +momens. L'Empereur, instruit de tout, craignait les intrigues, les +trahisons; il ne craignait pas assez d'autres sentimens moins coupables, +mais non moins funestes à sa fortune, le découragement et le besoin du +repos pour les chefs. Macdonald fut nommé avec Ney, pour aller à Paris. +Je vis Ney une minute; il disait qu'on avait eu une peine incroyable à +en finir pour les formes; que l'étiquette avait survécu à l'adversité; +que Napoléon y avait mis une taquinerie de détails insupportable. Je +trouvai cette susceptibilité très naturelle dans un homme abattu. Je le +dis au maréchal. Il me répondit en souriant:«Je crois qu'il ne nous a +donné notre mission que pour la forme; il fomente quelque projet; qui +sait comment tout finira? + +«--Par chasser les Cosaques et compagnie, j'espère... + +«--_Ainsi soit-il_,» répondit-il, et il me quitta. + +Trois heures après, en rôdant près du château, j'aperçus Auv..., +capitaine de la garde; il me parut si joyeux que je ne pus m'empêcher de +lui en demander la cause. «Nous ne resterons pas ici les bras croisés, +me dit-il; l'Empereur a paru céder, mais nous savons le dessous des +cartes. Pendant qu'on perdra du temps là-bas à griffonner et à bavarder, +nous l'emploirons bien. Dans une heure les ordres parleront. Tout est +organisé, le plan de campagne est facile: vaincre ou mourir! Nous voyons +bien la mine de quelques supérieurs, mais ils n'oseront répudier tant +d'années de gloire. Qui d'entre eux oserait devenir infidèle au camarade +d'Austerlitz?» En me disant cela, je vis, au ton seul, que celui qui +parlait était à cette bataille; je le lui dis. «Oui, j'y ai gagné ma +croix et mon grade, et ma vie est à celui qui nous fit vaincre...» Un +mot énergique à l'appui, et un geste qui indiquait un attendrissement +qui dans ces yeux-là n'était pas faiblesse, me firent attacher beaucoup +de prix aux nouvelles que le capitaine Auv... continua de me donner. +Mais toutes ces espérances de l'armée la plus brave, la plus dévouée, +allaient s'évanouir. Ney était parti le 4; les troupes venaient de +recevoir un ordre de marche pour Moulignon. J'étais décidée à suivre le +premier bataillon; dans le même moment, je reçois un petit chiffon de +papier d'une paysanne; il contenait ces mots écrits au crayon: «_J'ai +été à Chevilly, on y est charmé de l'élève de Bonaparte_.» Je voulus +payer la paysanne; impossible de la retrouver. Ma tête tourna; j'aurais +préféré une canonnade à l'effroi qui s'empara de moi. Que dire? qui +nommer? comment justifier cet envoi et qu'en penser moi-même? Abominable +intrigante! fut ma première réflexion; l'autre, la nécessité de +consulter Ney: il va jurer, crier; n'importe, il faut qu'il le sache, et +me voilà à cheval sur la route de Chevilly. + +«Ce billet, disais-je, n'est et ne peut venir que d'une dame allemande +que le gouvernement emploie depuis 1804; elle était à Fontainebleau il y +a trois jours; Regnault la sait par coeur et en répond.» Au moment où +j'arrivais en vue du château, je vis à une grande distance les +plénipotentiaires au grand train de poste filer sur Paris. Galopper +après ne m'eût pas effrayée; mais Ney n'était pas seul, et je savais +trop comment il aurait reçu un trait de zèle qui dévoilait ce qu'il +avait tant à coeur de cacher; zèle qui de plus exigeait encore des +préambules justificatifs. Je me contentai de garder l'avis; je ne voulus +plus risquer de m'arrêter à Chevilly, que j'avais dépassé d'une lieue, +et retournai à Fontainebleau où j'arrivai fort tard. Tout y était à la +guerre; tout ceux que je vis, et j'ose en appeler au témoignage du brave +général Gourgaud, l'Empereur ne songeait point à tenir l'abdication. Il +était bien résolu à tenter encore le sort des combats, son élément +véritable, et il pouvait se promettre la victoire peut-être, car ce qui +restait de l'armée valait quatre fois son nombre. Le 5 avril, à six +heures du matin, je courais déjà sur la route de Paris. J'y rencontrai +un officier, ami intime du colonel Fabvier; il était pâle à faire peur. +Il me conta ce qui s'était passé au corps d'armée de Marmont. Cet +officier était comme fou; il disait des choses que je ne veux ni dois +répéter; je décris ce que j'ai vu, mais n'écris point l'histoire ni +toutes ses cruelles vérités. Lorsque l'Empereur envoya le général +Gourgaud à Essonne pour inviter le maréchal Marmont et le général Souham +à dîner, il savait qu'ils n'étaient plus disposés à la guerre; Ney +m'avait dit déjà: «Cette course sur Paris a tout gâté, tout perdu.» + +On ne peut se figurer l'agitation furibonde des troupes de +Fontainebleau. À la nouvelle de l'armistice de Versailles, beaucoup +d'officiers coururent risque de la vie, les soldats ne comprenant pas la +haute politique comme les dignitaires. + +Paris ne fut sauvé que par la magnanimité de Napoléon, qui eut encore +pitié de sa capitale qui l'abandonnait. L'Empereur avait donné des +ordres au général Belliard, que je vis partir pour Essonne. Il avait été +fait un ordre du jour par le maréchal Marmont, dont j'ai retenu quelques +passages que les soldats répétaient les uns aux autres avec un accent +impossible à décrire: _L'espace de terrain garanti à Buonaparte, +circonscrit au choix des alliés_. Le 6, au soir, Ney me fit dire de +partir pour Paris. Je n'en fis rien; il devait, rester encore... Mais je +me cachai mieux et de façon à savoir tout ce qui se passait au palais. +Un hasard heureux de mes relations multipliées à l'infini dans tous les +pays avec des personnes de toutes les classes, me fit rencontrer à +Fontainebleau, sous les livrées de la domesticité, au dernier domicile +impérial de Napoléon, une ame généreuse et noble, dont le dévouement et +la courageuse fidélité honoreraient les classes les plus élevées de la +société; Henriette n'était que simple servante de basse-cour; elle est +aujourd'hui retournée dans son pays, près de ses vieux parens dont elle +est le soutien; je ne puis me refuser de placer, au milieu de ces +tristes vérités, quelques détails moins sombres d'une vie obscure, mais +vouée depuis son aurore à toutes les plus touchantes vertus qui puissent +honorer notre sexe. + + + + +CHAPITRE CXXVIII. + +Henriette.--Dernière revue de l'Empereur.--L'adieu des aigles.--Quelques +détails de l'intérieur du Palais. + + +Je me voulais bien tenir cachée à Fontainebleau, et je fus ravie de +trouver l'occasion de le faire sans manquer celle de tout savoir, grâces +à une servante qui m'avait donné asile au château. Henriette avait +vingt-six ans; c'était une brune d'un teint admirable; une bouche +charmante, un regard doux et voilé, un maintien décent, faisaient de +cette fille de basse-cour une femme peu ordinaire, et à peine m'eut-elle +répondu, que j'avais reconnu la nièce de M. Devranne, honnête marchand +de Nice, chez lequel j'avais logé deux fois. Ce M. Devranne se disait +parent du maréchal Masséna et était si fier de cette glorieuse parenté +que, lorsqu'il sut que j'avais eu des relations d'amitié avec son +illustre parent, j'en aurais, je crois, obtenu tous les services. + +Je veux dire ce que j'appris de cette Henriette, victime d'un premier +amour, au sein de la famille de celui qu'elle pleurait, et que je +retrouvai à Fontainebleau dans la dernière classe de domesticité, mais +honorant toujours par sa conduite le souvenir de celui qu'elle avait +uniquement aimé, et se trouvant consolée de ses obscures fonctions, +puisqu'elles l'attachaient au service du chef que le jeune Devranne +avait suivi tant de fois dans le chemin de la gloire. Jules Devranne fit +ses premières campagnes sous Napoléon; il fut blessé à dix-neuf ans dans +un de ces combats immortels où l'armée française était suspendue à la +cime des Alpes, pour les défendre contre l'ennemi. Le grade de sergent +lui fut donné par Masséna, qui les avait tous gagnés sur le champ de +bataille, et qui ne connaissait d'autres recommandations que la bravoure +et la discipline; aussi, comme Jules fut heureux! On l'est d'un premier +grade comme d'un premier amour; mais une grave blessure l'éloigna du +service. De retour dans sa famille, le jeune blessé y trouva Henriette, +fille unique d'honnêtes artisans. Objet de toute leur tendresse et mieux +élevée qu'on ne l'est d'ordinaire dans cette condition, Henriette avait +à peine quinze ans. Elle était si prévenante pour le jeune blessé, qu'il +ne put défendre son coeur, si passionné pour la gloire, contre le pouvoir +de la beauté. Jules, pour faire quelques pas, avait besoin d'un faible +appui, et aucun ne lui était agréable comme le bras de la jeune fille. +Les parens du blessé possédaient au faubourg de Nice une de ces maisons +charmantes où les riches Anglais vont adoucir leur _spleen_, sous les +allées embaumées de l'oranger; on y conduisit Jules; Henriette lui fut +donnée pour garde. Le blessé ne soupirait plus pour le retour de sa +santé que pour la consacrer à embellir les jours de son amie. Jules +l'aimait déjà et osait le dire; Henriette le lui rendait en silence. + +Un jour, la solitude et l'amour mirent Jules dans cet état d'exaltation +qui ne permet plus de calculer ni passé ni avenir, ou plutôt qui +renferme l'espace et le temps dans une minute. Henriette, effrayée des +transports de Jules, le supplia à genoux d'avoir pitié d'elle: «Ne +m'enlevez pas ce long bonheur que j'espère devoir à votre estime;» et +suffoquée, attendrie, la jeune fille posa sa tête innocente sur les +genoux de celui qui aurait dû la protéger, et... qui la perdit. Le +réveil fut affreux. Henriette s'enfuit. Jules, désespéré, avoua tout à +ses parens. On parvint à calmer ceux d'Henriette, et tous se réunirent +pour la retrouver et la rappeler près de celui qui, l'ayant offensée en +l'adorant, et sentant sa vie s'éteindre, ne formait plus d'autre voeu que +de lui donner son nom pour la sauver d'une honte si peu méritée. On +découvrit Henriette au Puget, dans la chaumière d'un pâtre des +montagnes. On eut beaucoup de peine à ramener Henriette, qui osait à +peine lever les yeux sur ses parens. «Laissez-moi ici, leur disait-elle; +ici du moins on ne sait point ma chute.--Il meurt s'il ne vous revoit.» +Henriette céda; et lorsqu'amenée près du lit où gisait son amant, elle +lui dévoua de nouveau sa vie. Jules supplia sa famille de hâter les +préparatifs d'une union qu'il désirait d'autant plus ardemment, que la +pauvre Henriette venait de lui avouer qu'elle portait dans son sein le +fruit de leur égarement. Tout se prépara: les deux familles comprenaient +toute la délicatesse d'une telle position. On était à la plus belle +époque de l'année, au printemps, si délicieux surtout sous le beau ciel +de Nice. Les fêtes d'une union désirée, les modestes fêtes d'un bonheur +obscur se préparaient. Assis sous un berceau de lilas en fleurs, +pressant dans ses bras affaiblis la bonne et tendre Henriette, la +nommant sa compagne chérie, Jules se livrait à un enthousiasme de +souvenirs plus vif peut-être que leur réalité même. Il racontait la +gloire de nos armées: «Henriette, disait-il, si tu me donnes un fils, il +ira prendre ma place sur les champs de bataille qu'il m'a fallu quitter; +il aura pour parrain le chef vaillant qui me donna mon grade. Je te +conduirai à Paris pour voir le maréchal Masséna, _l'Enfant chéri de la +Victoire_.--Et l'Empereur, disait Henriette se laissant gagner à +l'orgueil de la gloire, le verrai-je, lui?» Jules la pressa contre son +sein. Ils continuèrent leurs doux rêves; ils étaient heureux de toute +une vie d'amour. Les parens, joyeusement réunis, souriaient à leurs +espérances. Le lendemain, la cloche qui devait annoncer la messe +nuptiale sonna pour l'agonie et la mort de Jules, qui succomba le jour +même sur le sein de la pauvre Henriette... La même nuit, Henriette donna +le jour à un fils, qui ne survécut que peu d'heures à son malheureux +père. La famille Devranne, fidèle au voeu que Jules avait formé, regarda +Henriette comme sa fille, et deux années se passèrent dans un deuil +commun. Le père de celle-ci mourut; sa mère, très âgée, perdit une +partie de sa fortune, plaça le reste sur la tête de sa fille, et crut +doucement finir ses jours entre elle et les parens de Jules; mais en peu +de mois une banqueroute vint réduire la famille tout entière au +dénuement. + +Henriette partagea le pain de son travail avec la famille de son coeur. +Pour se consoler de tant de misères, on parlait de celui qu'on avait +perdu. Henriette, assise toujours à la place qu'il avait occupée, disait +souvent: «Mon bon père est déjà avec Jules; bientôt je vous y +devancerai; j'irai là haut prier avec eux pour vous.» Ces sombres +pensées étaient le seul chagrin que la pauvre Henriette donnât aux +siens. Le frère de Jules ne put supporter la perte de sa fortune; il +languit quelque temps, et mourut en recommandant Henriette et sa mère à +sa femme. La belle-soeur de Jules ne fut pas une veuve inconsolable; +contractant de nouveaux liens, ils firent taire l'ancienne amitié; et +Henriette, fière et sensible, ne trouvant plus les larmes fraternelles +qui répondaient aux regrets de son amour, se retira avec sa mère d'une +famille où elles étaient devenues étrangères. L'âge et les infirmités de +sa mère ayant augmenté, le malheur de cette pauvre Henriette fut porté à +son comble; elle se résigna à se placer comme femme de chambre, pour +consacrer son salaire à donner quelque secours à sa mère. La maîtresse +d'Henriette l'amena à Paris à de très avantageuses conditions; elle +plaça sa mère dans une excellente pension, et partit bénie par celle qui +lui avait donné le jour. «Ce qui m'a porté bonheur, disait la bonne +Henriette, car la place que j'occupe ici est une place de mon choix; la +maîtresse que j'avais est une amie de la reine Hortense. Je me fatiguais +de ce service de Paris; j'avais besoin d'air, de liberté pour pleurer. +Ma maîtresse me trouvait trop triste; mais comme elle est bonne et +juste, elle n'en assura pas moins mon sort en me plaçant à sa maison de +campagne. Elle me dit un jour que j'allais être au service de +l'Empereur: «Ah! comme fille de basse-cour; est-ce qu'un empereur en a +besoin?» Ma maîtresse me fit parler à la reine Hortense, et huit jours +après je fus envoyée et installée. Ma mère est venue me rejoindre et s'y +est entièrement rétablie. Il y a deux mois, un cousin germain, en +mourant, lui a légué 1500 francs de rente, réversibles sur moi à la mort +de ma mère. Elle est partie pour recueillir son héritage; elle voulait +que je quittasse tout pour venir jouir de cette fortune. Hélas! je ne +sais quoi me pèse sur le coeur; mais cette fortune ne me sourit point: +d'ailleurs; ce qui se passe, le malheur qui menace l'Empereur, me donne +un chagrin, Madame, dont un million ne me consolerait pas. La reine +Hortense, aussi bonne que belle, m'a témoigné de l'intérêt, et je vous +avoue que si cela tourne plus mal et si l'Empereur s'en va, je +demanderai à suivre la reine Hortense. Le malheur de ceux qui m'ont fait +du bien me navre plus que ce que j'ai déjà éprouvé moi-même.» À cet élan +j'embrassai la pauvre Henriette. + +«Je ne vous aurais pas reconnue sous ce costume, Madame, continua +l'excellente fille. Quoique vous soyez bien en femme, en homme vous avez +l'air de dix ans plus jeune; puis, c'est tout-à-fait autre chose. Mon +Dieu! vous qui voyez les généraux, croyez-vous que cela va mal finir?» + +Napoléon était encore Empereur pour tout le monde. Là, dans les +galeries, dans les salons du château, de la ville, on accourait pour se +presser autour de lui; mais la véritable fidélité, le zèle pur et le +dévouement enthousiaste n'existaient plus cependant qu'au milieu du +foyer militaire dont il était entouré. Henriette me montra un petit +escalier au-dessus des remises d'une des cours intérieures, et me dit +que je pouvais m'y tenir en toute sûreté. J'eus une forte tentation de +m'habiller de sa toilette de paysanne; mais persuadée qu'en cas de +quelque alerte je me tirerais mieux d'affaire avec mon vêtement de +guerre, je renonçai à cette idée, et courus me glisser dans un coin, où +aucun des bruits qui circulaient ne pouvait m'échapper. + +Un officier d'état-major m'aperçut. Je lisais sur son visage +l'inquiétude d'une grande douleur. Je ne me cachai plus de lui. «Je suis +ici en contrebande, lui dis-je; ne dites pas au maréchal Ney que vous +m'avez vue; je ne saurais respirer sans savoir ce que cela va devenir. + +«--C'est tout su, me répondit-il d'un ton chagrin; tout est fini. Un +corps d'armée nous manque; l'Empereur est par là à la discrétion des +souverains alliés. Ils n'ont osé risquer une bataille avec leurs +innombrables masses contre les cinquante mille braves de Napoléon; mais +ils ont travaillé à moindres frais. Ney est revenu; il est en ce moment +avec l'Empereur, qui m'a paru admirable depuis qu'il voit enfin toute +son infortune; il m'a donné des ordres avec une tranquillité, un +sang-froid, qu'il aurait à peine s'il était heureux. Nous allons avoir +une revue, et cependant il est décidé à abdiquer; je le sais du duc de +Vicence, qui ne cache rien, pas même le malheur. + +«--Comment! une revue ici? + +«--Oui, dans la grande cour; et elle sera superbe, car jamais Napoléon +n'a été plus cher à l'armée. + +«--Ney y sera? + +«--Certainement. Ney m'a étonné et surpris: il est persuadé, de nous à +nous, que l'abdication peut seule sauver la France des horreurs de la +guerre civile... Est-ce que vous voudriez parler à l'Empereur, me dit +l'officier? + +«--Non pas à présent, car mon émotion me ferait jouer un sot rôle. La +comparaison que je pourrais faire avec le passé me serait trop cruelle, +et je ne pourrais la supporter; mais s'il y a une revue, venez me +prendre et placez-moi dans les rangs de derrière, je parviendrai bien à +voir sans qu'on m'aperçoive; me le promettez-vous? + +«--Oui.» Et il tint parole. + +Je la vis cette revue; et je peux l'assurer, jamais dans les plus beaux +jours de l'Empire les transports d'un pareil enthousiasme, d'un pareil +délire, n'éclatèrent: on voyait de grosses larmes tomber sur les +moustaches des plus vieux grenadiers. Le groupe des maréchaux qui +reconduisait l'Empereur dans ses appartemens après la revue, passa trois +fois si près de moi, que je cachai ma tête derrière l'épaule d'un +grenadier, dans la crainte que Ney ne m'aperçût. Je reconnus Berthier, +Lefebvre, Macdonald, Oudinot, Ney, le grand maréchal Bertrand, les ducs +de Vicence et de Bassano; les trois dernières figures exprimaient une +certaine joie, dans une si grande douleur, des cris d'amour avec +lesquels les troupes avaient accueilli l'Empereur; Ney avait l'air +sombre, Lefebvre accablé; Oudinot et Macdonald paraissaient plus calmes, +de cette tranquillité que donne en tout un parti pris; leur maintien +dénotait comme une impatience d'en finir. «Quatre armées, disait-on dans +les rangs, cernent le camp de Fontainebleau; les Russes sont entre +Essonne et Paris, à Montereau, à Melun. Que l'ennemi soit où il voudra, +criaient les soldats, que l'Empereur dise un mot et les alliés peuvent +encore être écrasés; ils auront Paris à dos, et le canon des braves ne +sera pas un vain appel pour une population où vit encore l'énergie du +nom français.» Toutes ces choses se répétaient du colonel au lieutenant, +du lieutenant aux sous-officiers, et d'eux au simple soldat. L'Empereur +proposa à peu près tout cela aux maréchaux, mais sa voix se perdit dans +les salons du château; son écho véritable, alors, était dans le coeur de +ses soldats. J'aurai plus tard à dire ce qui se passa dans les premiers, +et surtout dans cette entrevue de Ney avec Napoléon, qui a été si +diversement rapportée, et si peu véridiquement. + +Les maréchaux étaient repartis porteurs de l'acte d'abdication. J'avais +quitté mon observatoire, et je me promenais avec l'aide de camp devant +le château, lorsque tout à coup nous voyons une calèche allemande +escortée franchir la grille; il en descend un officier russe: aussitôt +il est introduit. On sut qu'on avait répandu le bruit que l'Empereur +avait quitté Fontainebleau et qu'il partait par la route de la +Bourgogne; le chef d'état-major assura que c'était le général ***, +attaché à la maison de l'Empereur, qui avait inventé de se rendre +agréable par cette petite dénonciation ridicule et odieuse contre son +chef et son bienfaiteur. J'ai promis de ne point nommer les personnes +dont j'aurais eu à me plaindre, ni celles que je méprise, et je tiens +parole pour les dernières, en ne donnant pas même l'initiale du général +français qui donna cet avis au commandant des avant-postes russes. Oh! +l'odieuse chose que l'ingratitude, surtout lorsqu'elle accable un grand +homme, de complicité avec la Fortune! Une noble et touchante récompense +attendait l'objet de tant de sentimens contraires. Le départ de +l'Empereur, l'adieu aux aigles, a dû bien souvent sur l'affreux rocher +de Sainte-Hélène lui être une glorieuse consolation, et sans doute +aussi, hélas!... un douloureux remords. Il faudrait un autre pinceau que +celui d'une femme, pour reproduire cette grande page historique. Mais +avant, il se passa une scène cruelle dans l'intérieur du château, et qui +a été bien contradictoirement racontée. + +L'entresol, dans une des cours où Henriette m'avait logée, était assez +près pour que nul mouvement ne se passât, sans que je l'entendisse. Le +duc de Vicence et Macdonald revinrent seuls de Paris dans la journée du +12 avril; tout le monde faisait des commentaires. J'avais déjeûné avec +l'aide de camp, qui m'avait prise en affection militaire: «L'Empereur +travaille sans relâche, me disait-il; le secrétaire d'État fait des +expéditions continuelles; l'armée du maréchal Soult s'avance; on pourra +opérer une jonction avec le corps du maréchal Suchet, qui revient +également d'Espagne; l'Empereur a tout pesé; il va se passer de grandes +choses.» Sur ces entrefaites, les soldats raisonnaient déjà de la sorte: +«L'Empereur a tiré son plan: bientôt nous n'entendrons plus d'ici les +cris du _qui vive_ russe se croiser avec celui de nos sentinelles.» +Effectivement, dans le silence de la nuit, l'écho renvoyait les sons +discordans des vedettes étrangères qui cernaient le camp français. + +Je m'étais couchée fort tard et jetée tout habillée sur le lit; +Henriette dormait sur une chaise; tout était silencieux dans le château. +Que de réflexions m'assaillirent! de quelles brillantes fêtes ces murs +avaient répété les éclats! Et aujourd'hui cette impériale demeure sert +de prison au maître des rois, devenu leur captif! Que sont les grandeurs +et qu'est le génie lui-même! + +Ces tristes réflexions firent place à une extrême surprise; je vis tout +à coup de nombreuses lumières; quelques personnes de service allaient et +venaient; on entendait comme un flux et reflux de monde au château. Il +était à peine trois heures; un homme à cheval sortit de la cour d'un +trot pressé. Henriette avait regardé; elle pouvait aller et venir, et +elle accourut me dire que c'était un des chirurgiens de l'Empereur. À ce +mot, je frémis de terreur; je venais de penser à un crime affreux commis +dans ce séjour à une époque bien éloignée, et mon esprit me fit voir la +possibilité d'un forfait politique contre la vie de celui dont l'ombre +serait moins formidable. On ne sut rien le lendemain; mais ayant +pénétré, par un dégagement, sous prétexte de parler à un valet de la +chambre de l'Empereur, j'aperçus M. de Turenne, maître de la garde-robe, +dans une étrange agitation, et j'entendis le mot d'_empoisonnement_, +deux fois distinctement répété. Je ne connaissais pas la personne à qui +il parlait... J'aurais donné dix années de ma vie pour savoir +entièrement tout; mais je n'osais me montrer. Heureusement le général +Bertrand vint parler à un officier; sa figure tranquille m'était la plus +forte garantie qu'il n'y avait aucun danger à redouter pour l'Empereur. +Je n'eus plus que la crainte de m'être avancée là dans un moment pareil. +Le mameluck Roustan, soit bêtise, soit ingratitude, fut celui qui +accrédita le bruit que l'Empereur avait cherché à se procurer du +charbon, et après à se brûler la cervelle. C'est donner un côté faible à +Napoléon, que de lui prêter l'idée d'un suicide sans noblesse; s'il y +eût pensé, il eût tranché sa destinée comme Caton, sans préparatifs, +dans toute la simplicité d'un ferme vouloir. Le matin, vers neuf heures, +quand ces bruits du palais circulèrent dans les rangs des véritables +amis de Napoléon, des grenadiers de sa garde, j'eus un moment la crainte +d'une insurrection. Henriette vint me dire: «Mon dieu! j'ai entendu +parler de poison; les grenadiers répètent que ce sont les alliés qui ont +fait un pareil coup; si l'Empereur ne se montre, il y aura du bruit. +Nous n'y pouvons rien, Madame, et je voudrais bien ne pas y être.» Je +rassurai la pauvre Henriette, et j'allai déjeûner auprès de la grille: +là je pus me convaincre que sa terreur n'avait rien exagéré. Je me +garderai de retracer tout ce qui me fut dit, quoique chaque mot fût un +éloge pour les braves qui les proférèrent. + +Les mauvaises nouvelles arrivent toujours vite: aussi apprit-on bientôt +les adhésions au gouvernement provisoire, les proclamations. Parmi +celles qui choquèrent le soldat, fut la proclamation que le maréchal +Augereau fit après son armistice avec Hesse-Hombourg. «Ah! disait un de +ces vieux soldats de Marengo et de Lodi, comment peut-on maltraiter +notre chef! Ah! parlez-moi du brave général Montholon! voilà un brave +dévoué.» J'avais reçu deux lettres très pressantes, même une espèce +d'ordre de revenir à Paris; mais outre que j'avais contracté l'habitude +de faire à ma tête, j'avais encore pris la résolution de ne quitter +Fontainebleau qu'après décision du tout. J'avais cru voir Ney très calme +sur le cruel événement qui se préparait, et je rêvais à trouver moyen de +me glisser inaperçue parmi le petit nombre de coeurs dévoués qui se +groupaient autour de l'illustre proscrit; mais tout prit une si sombre +couleur, que le moment du départ arriva sans que j'eusse pu même penser +à demander à être comprise dans la suite de Napoléon. Enfin, le 20 +avril, la garde fut rangée dans les cours du château... La peinture a +rendu le coup d'oeil de cette scène; elle en a fidèlement représenté les +acteurs... Mais quelle plume peut peindre jamais l'expression du morne +désespoir qui régnait sur les visages de ces vieux compagnons d'une +immortelle gloire!... Ils ne fixaient point leurs regards sur le chef +adoré comme aux beaux jours des batailles: ils les baissaient vers la +terre comme s'ils avaient voulu y cacher leurs souvenirs et leurs +regrets. L'Empereur était pâle; sa voix était altérée; lorsque dans son +discours il dit: «Quelques uns de mes généraux ont manqué à leurs +devoirs...» un léger bruit, semblable au retentissement des armes, se +fit entendre; un regard rapide de Napoléon sur le général Petit et sur +le premier rang de sa garde me prouva qu'il avait compris l'involontaire +frémissement de ces hommes si dévoués. Il régnait un silence solennel et +attendrissant; l'Empereur versa des larmes; j'en vis couler de ses +nobles yeux. Lorsque Napoléon embrassa le général Petit, il y eut une +minute comme de religion, si je puis dire; les grenadiers pressèrent +leur arme contre leur poitrine; on entendit un murmure de la troupe +fidèle; le porte-étendard, qui se trouvait près de lui, perdit +contenance au point de sangloter. Je ne saurais dire ce que j'éprouvais, +mais je puis avouer que, si je n'eusse été clouée à ma place par l'excès +de mon émotion, je serais tombée aux pieds du héros objet de si nobles +douleurs, et je l'aurais supplié d'accepter le dévouement de ce qui me +restait de jours; oui, dans ce moment, Ney même était oublié; à lui, du +moins, que de consolations restaient! sa femme, ses fils, ses titres +même, si on doit les compter dans le bonheur... L'Empereur, au +contraire, quittait la France, descendait d'un trône, et de quel trône! +On lui enlevait sa royale compagne, son fils chéri; il n'emportait que +le poids de toutes les ingratitudes dont les derniers jours de sa +puissance avaient été surchargés. + +Le général Bertrand monta en voiture avec l'Empereur. On leur avait +donné une escorte étrangère. Je rentrai à la petite chambre d'Henriette; +je la trouvai toute prête à gronder; elle avait fait ses arrangemens, +et, deux heures après, nous étions en voiture sur la route de Paris. +Nous eûmes à essuyer toutes sortes d'ennuis à la barrière; on nous fit +descendre et on me demanda mon passeport, toujours en règle dans mon +porte-feuille. «D'où venez-vous? + +«--De Fontainebleau. + +«--Étiez-vous attachée à Napoléon? + +«--De coeur, mais non de service. + +«--Et vous le dites? + +«--Pourquoi pas? + +«--Et vous (à Henriette)?--J'étais à la lingerie, et pour surveiller les +femmes des basses-cours. + +«--Où allez-vous? + +«--À Paris, vous le voyez bien. + +«--Mais votre domicile? + +«--Il est sur le passeport que vous tenez. + +«--C'est bien, vous pouvez aller.» + +Nous profitâmes de la liberté. Je fis descendre mon léger bagage et +celui de Henriette, que je conduisis hôtel du Bouloi, d'où elle partit +pour Nice peu de jours après. Je rendrai compte, dans un autre chapitre, +de ma première entrevue avec le maréchal Ney. + + + + +CHAPITRE CXXIX. + +Retour à Paris (23 avril 1814).--Ney.--Regnault de +Saint-Jean-d'Angely.--Le colonel Morla. + + +J'avais le coeur oppressé. Témoin des grandes scènes de Fontainebleau, +ayant vu de mes yeux le trône disparaître sous les pieds de Napoléon, +j'avais peine à croire à la réalité de tant de catastrophes. Paris me +faisait mal à voir; je courais partout, et nulle part je ne trouvais de +compensation à mes regrets. Je fis cependant une rencontre qui me causa +quelque joie: j'avais connu un Espagnol nommé Morla, en 1808, lors de +l'invasion en Espagne; plus tard je l'avais vu à Paris, et plus +particulièrement par mes relations avec Regnault. Morla était un homme +d'un grand caractère; il avait été capitaine-général de l'Andalousie et +membre du conseil d'État sous le roi Joseph: il eut à se plaindre de la +sévérité de l'Empereur, et le voyant, je dus croire qu'il se montrerait +joyeux des événemens qui se passaient. Je me trompais. Cet homme fier et +généreux en savait plus long et en voulait plus que moi. «Je crains pour +la vie de Napoléon, me dit-il aux premiers mots de reconnaissance. La +haine a préparé d'affreuses embûches, et il y tombera. Ah! pourquoi +a-t-il refusé le brave Montholon? C'était le fer à la main que Napoléon +eût dû quitter la France; il eût dû se rallier au corps d'armée de Soult +et de Suchet. Il avait encore de la sorte 100,000 hommes, et encore de +pareils soldats comptent double.» Les illustres disgrâces excitent une +pitié enthousiaste, disposent surtout à un subit attachement pour ceux +qui partagent nos opinions. Je vis plusieurs fois le général Morla, et +chaque fois j'eus à admirer la noble part qu'il prenait au malheur d'un +souverain dont il eut peut-être à se plaindre, et qu'en 1814 il était +beaucoup plus profitable de dénigrer que d'exalter. Regnault faisait +grand cas du général Morla; mais il m'engagea à le voir peu, ou du moins +secrètement. Je trouvai le conseil un peu pusillanime, et je l'avouai à +Regnault. «Cela est prudent, me répondit-il; croyez-moi.» + +Je connaissais quelqu'un près du jardin Turc. Je m'acheminais tristement +de ce côté, lorsque je vois une calèche de voyage arrêtée, et un +voyageur me faire signe; j'approche, c'était le général Morla. «Montez +jusqu'à la barrière, me dit-il, j'ai à vous parler;» et me voilà en +poste. «Ne m'enlevez pas, général, j'ai besoin de rester à Paris.» + +«--Ne le craignez pas, belle dame, car j'ai aussi besoin que vous y +restiez. Je n'ai pu rencontrer ni Regnault ni Macdonald; vous verrez le +premier, chargez-vous de cela;» et il me donna un fort paquet sous +enveloppe. Nous étions au haut de la rue de Richelieu. «Descendez-moi, +lui dis-je, votre commission sera plus tôt remplie. + +«--Il n'est pas à Paris, sans cela je l'eusse faite moi-même. Vous avez +raison. J'ai la tête brûlante. Pourvu que l'on soit arrivé assez tôt. + +«--Qui? + +«--Un courrier qui doit avertir l'Empereur qu'on le guette pour +l'assassiner. Je suis sa trace; je ne reviendrai que lorsqu'il sera +embarqué. J'ai entendu ce propos atroce: «Oh! il y a de bons enfans qui +attendent le _malin_; il y aura du guignon s'il échappe à Saint-Raphan.» +J'ai recueilli d'autres détails; j'en fais part au comte dans ma lettre, +ajoutés à ce que je viens de vous dire.» Je regardai l'Espagnol avec +l'admiration que m'inspirait une telle conduite; car le général Morla, +comme je l'ai dit, avait été peu favorable à l'Empereur dans l'éclat de +sa prospérité, et n'en avait reçu que de sévères traitemens. «S'il n'eût +été trahi, je le haïrais peut-être encore,» me répondit-il avec l'accent +le plus noble que j'aie entendu. Après m'être bien fait répéter tout ce +qu'il voulait de moi, je descendis, lui souhaitant heureuse chance. Je +n'entendis parler du général Morla qu'aux premiers jours du mois de mai; +mais je sus qu'il avait vu débarquer Napoléon à Porto-Ferrajo. En 1815, +je vis encore Morla, bien peu avant le 26 mars. C'était un caractère +singulier, mais noble et fier; Regnault en faisait grand cas, et me +parut surtout être extrêmement content du paquet que je lui portai de sa +part. + +Je n'avais pas encore vu le maréchal Ney. Je ne sais quelle vague +crainte de pressentiment me donnait du malaise. J'éprouvais l'impérieux +besoin de lui demander à lui-même ce qu'il avait dit dans sa dernière +entrevue avec l'Empereur, si diversement commentée. On me disait à moi +beaucoup de choses que je ne croyais ni ne voulais croire. J'avais reçu +tous les détails du voyage de Napoléon. Je suis encore en correspondance +avec un ami du général Dalesme, qui commandait à Porto-Ferrajo; et je me +rappelle très bien quelques lignes de cette lettre, qui peignait le +grand caractère que Napoléon avait déployé en prenant possession de la +souveraineté de l'île d'Elbe, et pour ainsi dire du trône de l'exil. +Jamais je n'entendis son éloge aussi souvent répété que depuis qu'il +avait fait, à la seule crainte d'une guerre civile, le sacrifice de son +orgueil de souverain. Enfin, depuis quelques jours à Paris, je provoquai +le souvenir de Ney, et nous nous rencontrâmes. Notre entrevue fut +singulière; nous étions gênés l'un et l'autre. J'avais su la veille que +non seulement Ney conservait, ainsi que les autres maréchaux, tous ses +nobles titres si glorieusement conquis, + + Et gravés par la gloire aux créneaux des murailles; + +mais on assurait qu'il en aurait d'autres, et que sa faveur paraissait +établie auprès des nouveaux maîtres. Cela me paraissait peu probable; +mais dès ses premières paroles je n'eus plus le courage de témoigner les +sentimens de conviction qu'à cet égard j'avais nourris. Malgré tout ce +que j'éprouvais de malaise et tout ce que je voulais conserver d'égards, +je rompis la glace en lui demandant s'il était vrai qu'il eût conseillé +à l'Empereur d'abdiquer. + +«Oui, me répondit-il, et j'ai dû le faire. + +«--Comment, Ney, vous avez dit à Napoléon de ces dures vérités que le +malheur eût dû peut-être adoucir? + +«--Des vérités, oui; mais des vérités dures, nullement. Seulement j'ai +exprimé mon opinion avec toute la franchise de mon caractère. Oui, j'ai +conseillé l'abdication, car avant l'Empereur, ma chère, je voyais la +France. + +«--C'est un grand mot que la France! + +--Ida! + +«--Monsieur le maréchal!...» Nous restâmes dans un silence de part et +d'autre, ressemblant presque à du mécontentement. J'en souffris la +première et je lui dis: «Vous ne me demandez pas ce que j'ai fait à +Fontainebleau: vous êtes bien peu curieux! + +«--Non; mais sachant que vous n'y pouviez rester que dans l'intention de +m'y voir revenir, et ne pouvant vous y écrire, j'ai patiemment attendu +votre retour. + +«--Ah! le droit seul m'a manqué pour suivre l'Empereur à l'île d'Elbe. + +«--S'il en eût été ainsi, nous ne nous serions vraisemblablement plus +vus. + +«--Comment! vous m'en auriez voulu? + +«--Vous en vouloir pour une généreuse pensée! Ida, vous ne le croyez +pas. + +À ces mots, le maréchal avait pris un air qui m'encouragea, et je lui +demandai s'il comptait rester à Paris, où tout prenait un aspect +pacifique; s'il irait à la nouvelle cour. + +«--On ne peut rien assurer, rien prévoir, me répondit-il. Je vous ai +bien des fois exprimé à ce sujet mes opinions: je ne regarde pas les +hommes qui gouvernent, mais mon pays seul. + +«--Ah! vous m'impatientez avec votre pays! Si on choisissait pour +souverain l'empereur du Japon ou Alexandre, cela vous serait donc +indifférent? Tenez, Napoléon vous éleva tous trop haut en vous donnant +des positions trop indépendantes. + +«--Je pense que si quelqu'un peut se plaindre de ce qui est arrivé, +certes ce n'est pas l'Empereur. + +«--Vous croyez?» Nous nous taquinâmes plus d'une heure de cette manière, +et Ney me quitta après un beau sermon sur le besoin de se taire. Une +gêne, un froid extrême avaient pesé sur toutes nos paroles. Le plus doux +charme de notre intimité, la sympathie du même enthousiasme avait +disparu. + +Tout me paraissait triste par cette distance des affections politiques +qui s'était placée entre nous. Nos causeries avaient perdu en quelque +sorte le feu qui naguère les échauffait. + +Ces tristes impressions des sentimens de Ney ressortaient encore +davantage quand je le comparais à quelques autres de nos guerriers, dont +le commerce entretenait en moi le culte du passé. De ce nombre était le +jeune Labédoyère, que je connaissais depuis long-temps. Avec lui je +pouvais m'abandonner à l'expression de toutes mes illusions passées, car +elles étaient les siennes. Il était difficile de voir un homme plus +accompli que ce brillant officier: bravoure, talens, avantages +extérieurs, Charles de Labédoyère réunissait tout, et ce tout était +animé des plus vives qualités du coeur. Mes sentimens s'arrêtèrent à la +bienveillance réciproque d'une noble amitié; mais la mort, qui termina +la carrière déjà si glorieuse de Charles de Labédoyère, a laissé dans +mon coeur, par une terrible conformité de destinées avec celui qui me fut +le plus cher, un souvenir qui ne s'effacera jamais. + +Il eût été difficile de se faire une idée de la société de Paris après +les événemens de 1814. Plusieurs personnes qui m'avaient recherchée avec +une sorte d'importunité, ne me fuyaient pas encore, mais je prévoyais +ces désertions de la prudence, et je pris le devant en cessant de voir +tous ces amis qui me semblaient arriver par la prudence à l'engouement +d'un autre ordre de choses que celui où nous nous étions trouvés, +cherchant à mettre d'accord leurs opinions du passé avec leurs intérêts +du présent. + + + + +CHAPITRE CXXX. + +Le colonel espagnol.--Belle action de Ney. + + +Quoique refroidie dans ma passion pour Ney, je dois, par compensation +d'un sentiment moins vif qu'il m'inspirait, rapporter une aventure qui +date de cette époque, et qui est trop honorable à sa mémoire pour que je +la passe sous silence. J'avais rendez-vous avec lui, et, comme toujours, +quand il s'agissait de le voir, j'étais sortie une heure trop tôt. Je +cheminais doucement au milieu des Tuileries, respirant le délicieux +parfum des plates-bandes émaillées de fleurs. Je ne saurais trop dire à +quoi je pensais, mais mes idées étaient bienveillantes et d'une douce +mélancolie. Sur un banc de pierre, en face des fenêtres du château, +était assis un homme dont l'extérieur attira mes regards et excita +bientôt mon intérêt. Un bras de moins, la figure pâle, les vêtemens +indigens quoique propres, tout me le fit prendre pour un de ces débris +de notre armée, si bien chantés depuis par le barde national de la +gloire française. Son air abattu ne me laissa plus sentir que le désir +de le connaître et l'espoir de lui être utile. Certes, il n'y avait là +rien que de très naturel. Eh bien! on va voir comment ma précipitation +irréfléchie en fit une inexcusable indiscrétion. En m'approchant de +l'inconnu, j'aperçus dans sa main une tabatière: il la tournait dans +tous les sens, et, d'un air d'impatience, soupira, leva les yeux sur les +fenêtres du château, et ramena ses regards sur son habit délabré; il le +boutonna avec vivacité, de façon à cacher sa décoration. Tout rapide +qu'il fut, ce mouvement était assez significatif pour que mon +imagination y attachât aussitôt les suppositions les plus +attendrissantes. Je cède à la vivacité de mon émotion pour des malheurs +qu'on ne m'avait point confiés, mais dont l'apparence était mon excuse; +me voilà donc passant, repassant devant l'homme à la cravate noire, +tenant la bourse à la main, faisant sonner le peu d'argent qu'elle +contenait et regardant l'étranger d'un air qui disait: «Je vous crois +malheureux, je désire vous connaître, vous servir.» Apparemment que mes +regards commençaient déjà à perdre le don de se faire comprendre, car +celui à qui ils s'adressaient n'y vit qu'une très impertinente volonté +de l'humilier, et me le fit sentir par la fierté avec laquelle il +découvrit le signe de la bravoure qui parait son triste vêtement, et en +passant devant moi dans une attitude qui semblait répondre à mon curieux +intérêt: «Votre pitié est une insulte dont votre sexe seul vous épargne +la réparation.» Ces paroles me rejetèrent à ma place, et je le regardai +s'éloigner sans oser faire un pas ni dire un mot pour le rappeler, mais +cruellement effrayée de l'idée qu'il emportait, sans doute, d'un mauvais +coeur. Avant de sortir de la grille de la rue de Rivoli, il tourna la +tête de mon côté pour s'assurer si j'avais poussé l'indiscrétion jusqu'à +le suivre. Me voyant à la même place, dans l'attitude de la confusion et +de l'accablement, il revint sur ses pas. J'étouffais du besoin de +m'expliquer et un peu de la curiosité de le connaître. Je ne saurais +trop dire le roman que fit mon imagination pendant son retour de la +grille vers le banc où j'étais assise. Mais les premières paroles de +l'inconnu me prouvèrent que j'avais bien mal imaginé. «Me +pardonnez-vous, lui dis-je, Monsieur, sans attendre qu'il m'adressât la +parole, que je vous témoigne un intérêt que vous avez paru fuir.» La +sévérité glaciale de sa réponse m'eût indisposée contre lui, si je n'y +eusse reconnu, non pas une vanité susceptible, mais l'orgueil d'un +honnête homme et la dignité d'un malheur non mérité. «Vous me devriez +des excuses, Madame, si vos regards et votre maintien pouvaient laisser +un doute sur le sentiment qui vous a fait agir et qui est le plus noble +élan d'une vive sensibilité; elle vous a portée à une démarche +touchante, mais indiscrète, que provoquaient des suppositions cruelles. +(Je fis un mouvement de surprise.) Oui, cruelles, continua-t-il, +puisqu'elles m'ont appris que mon extérieur excite la pitié.» Ici, deux +grosses larmes qu'il vit couler sur mes joues lui dirent sans doute le +mal qu'il me faisait; car il s'adoucit, prit ma main, et, la pressant +légèrement, il ajouta: «Vous avez l'ame noble, et je suis sûr que vous +êtes une excellente femme, mais commandez aux élans de votre +bienveillance; aujourd'hui elle vous a fait blesser la délicatesse d'un +homme d'honneur, à qui cet honneur est plus cher que la vie, et dont il +est le seul bien; une autre fois une sensibilité trop prompte pourrait +vous rendre dupe d'un fripon qui abuserait de vos premiers mouvemens. +Croyez-moi, les plus précieuses qualités ont encore besoin d'être +soumises à la raison. Adieu, Madame; soyez persuadée toutefois que je ne +garde de votre action qu'un souvenir qui vous honore.» Il se leva, me +salua en s'échappant rapidement, comme pour éviter ma réponse. + +Depuis long-temps je n'avais réprouvé une pareille angoisse. «Nul doute, +me disais-je, que ce ne soit un militaire malheureux; sa conduite, ses +discours montrent tout l'intérêt dont il est digne, et pourtant il +repousse l'amitié et de lui-même écarte la main empressée de venir à +lui.» Je m'acheminai vers le quai, mécontente de lui et de moi, voulant +lui trouver un tort et me trouvant bien à plaindre de m'intéresser à un +homme dur et orgueilleux. Mais aussitôt son bras mutilé, cette croix, +noble récompense du brave, me revenaient à l'esprit, et je sentais que +cet orgueil était délicatesse et cette fierté une justice; moi seule je +me trouvais blâmable. Oh! que je me promettais bien à l'avenir d'être +plus en garde contre la vivacité de mes émotions. Hélas! c'est +désenchanter la vie; mais puisqu'il le faut, allons, je réfléchirai +avant d'écouter mon coeur, et toute pleine de cette résolution je passai +le pont et faillis me trouver mal en voyant mon inconnu arrêté avec un +garde du corps, lui parlant avec véhémence, et l'autre répondant de +l'air de quelqu'un qui n'a aucune bonne raison à donner contre les +choses peu agréables qu'on lui dit. L'inconnu m'aperçut au moment où +j'allais me glisser pour n'être pas vue. Bien qu'il me saluât avec +politesse, il eut comme un soupçon d'espionnage qui me rendit à toutes +mes réflexions. Je m'approche et lui dis: «Monsieur, lorsque je vous vis +aux Tuileries je me rendais au bain; je n'ai nullement changé mon +itinéraire.» Après cette belle équipée, je m'élance sur le quai sans +respirer ni attendre de réponse. Ce ne fut que quand je fus calmée et +une heure après que je me dépitai de cette nouvelle bévue. J'étais +tout-à-fait mal avec moi-même. J'avais cru entendre prononcer un mot +espagnol. «C'est un Espagnol réfugié, me disais-je; ils sont +orgueilleux, vains et fiers. Eh bien, n'y songeons plus;» mais c'était +le cas de dire: quand on veut oublier on se souvient. + +Toutes ces idées jetèrent le trouble dans ma pauvre tête; et j'en étais +si oppressée que je m'en ouvris au maréchal Ney. Je racontai la scène +telle que je viens de la rappeler, enfin telle qu'elle venait de se +passer; je ne dois pas répéter les éloges qu'elle me valut, mais je dois +rendre hommage à la vérité en disant que Ney me pressa contre son coeur +avec un transport bien vif, en me remerciant de lui fournir cette +occasion d'être utile à un militaire, à un frère d'armes malheureux. «Je +le découvrirai bien vite, me dit-il. Soyez rassurée, il acceptera ce que +je compte lui offrir.» Ah! Ney était la bonté même. Trois jours après il +m'apprit que mon inconnu était un colonel espagnol, dont les plus justes +réclamations auprès des autorités françaises étaient restées sans +résultat. «Des espérances trompées, l'amertume et l'inutilité de ses +démarches l'ont réduit au dernier degré d'exaltation misantropique +obligée par orgueil de se reployer sur elle-même. Ce malheureux voit +encore sa cruelle infortune augmentée par les privations de sa femme et +de deux jeunes filles. Ida, je les ai trouvées ne pouvant sortir faute +de vêtemens.--Et maintenant, lui dis-je, levant un regard plein de +reconnaissance sur lui, ils sont pourvus de tout, grâce à vos +bienfaits?--Ida, dites grâce à ce coeur pétri de sensibilité, en y posant +sa main, et de cette tête vive et active pour la pitié comme pour les +douces folies. Chère Ida, vous êtes une bonne femme.» Je répète ses +propres paroles; car aujourd'hui, où je publie tant de fautes, elles, me +sont comme un abri contre les remords. Je n'avais plus besoin de +m'inquiéter du colonel espagnol; mais Ney m'apprit, quelques jours +après, qu'il avait obtenu toutes ses justes demandes, et qu'il se +trouvait heureux d'avoir pu ajouter quelque utile surcroît aux +réparations du gouvernement. + +Je reçus la visite de cette famille reconnaissante, et je sentis qu'il +ne peut y avoir de plus doux orgueil que celui d'entendre louer, par des +infortunés arrachés au désespoir, les vertus et les qualités des gens +qui nous sont personnellement chers. Le colonel conduisit sa famille à +Bordeaux. J'ai conservé quelque temps des relations avec lui. Il vint à +Paris à l'époque du fatal procès, et nos adieux se firent à l'aspect +d'un cercueil! Le colonel perdit depuis un de ses enfans, et a été +cacher au loin cette douleur domestique, accumulée sur tant d'autres +douleurs. + + + + +CHAPITRE CXXXI. + +La baronne de W***.--Le fils de Dumouriez. + + +Ma campagne de France, mon excursion à Fontainebleau, toutes mes courses +militaires avaient largement entamé ma caisse, et il avait fallu souvent +l'employer pour rapprocher les distances, récompenser des dévouemens du +moment, en un mot pour acquitter toutes les dispendieuses nécessités de +la guerre. Je m'arrangeais peu du déficit de mes finances; et avec mon +caractère, certes je n'aurais voulu rien entreprendre sans avoir tous +les dehors des jours heureux de _fama volat_. Méditant un pèlerinage à +l'île d'Elbe, je ne voulais laisser aucun soupçon sur le motif tout +désintéressé qui me guidait dans cette démarche. J'aurais eu le droit de +demander plus qu'il ne m'eût fallu au comte Regnault, depuis ma +singulière audience de l'escalier du pavillon de Flore. Comme je veux +être vraie, même à mes dépens, j'avoue que l'extrême désir que je +commençais à éprouver pour ce voyage, me fit examiner un peu s'il serait +mal de profiter de ce droit; mais ce ne fut qu'une pensée, et mon dégoût +pour une récompense demandée prit le dessus. J'avais fait depuis +long-temps au maréchal l'honorable mensonge d'une augmentation de ma +pension, pour éviter de sa part de bien sages, mais pour moi de bien +mortelles réflexions, ou des offres que j'atteste le ciel avoir toujours +refusées. J'étais donc fort en peine, n'ayant alors qu'une cinquantaine +de napoléons en état de disponibilité. Une grande partie des diamans qui +me restaient étaient déjà passés en équipement et frais de route. Tous +ces soins pour me procurer de l'argent me rappelèrent le don d'une femme +intéressante à beaucoup de titres, à qui j'avais procuré une grande +consolation par le crédit du maréchal Ney, à l'égard d'un fils bien-aimé +qu'elle croyait perdu dans la retraite de Smolensk. Jouissant d'une +immense fortune, elle me fit présent d'une parure complète de rubis et +d'une bonbonnière avec son portrait enrichi de brillans. Je regardai son +aimable et doux visage, et je trouvai comme un sentiment de bonheur de +devoir à un don de la reconnaissance d'une mère les moyens de pratiquer +à mon tour cette vertu. + +Pour intéresser mes lecteurs au sort de cette dame, il me faut reprendre +les choses de plus loin. Lorsque dans la campagne de France tout fut +devenu fatal, jusqu'au talent et au courage des chefs, Mortier et +Marmont tombèrent au milieu des alliés sur la route de Fère-Champenoise, +qu'ils suivaient dans la croyance que Napoléon se reployait sur eux +devant Schwartzemberg; à cette bataille, que les alliés nommèrent si +pompeusement victoire de Fère-Champenoise, et dont ils ne durent le +douteux avantage qu'au nombre immense de leur cavalerie, au terrible +ouragan qui battait de front nos colonnes et à la violente pluie qui +éteignait le feu de nos batteries; cette affaire du 25 mars 1814, si +honorable pour le brave général Pacthod, qui, avec les 6,000 hommes des +deux divisions qui escortaient les convois, pendant plusieurs heures, +attaqué, entouré, soutint, avec des soldats enfans et des bataillons de +gardes nationales, les charges multipliées des meilleures troupes +ennemies. La mêlée devint affreuse lorsqu'on eut lancé contre ces +faibles carrés l'énorme élite de l'armée alliée; mais ce fut pour les +Français le dévouement des Thermopyles. La division Pacthod périt +presque entière en mourant à la baïonnette et en refusant quartier. +Hélas! leur héroïsme fut moins heureux que celui des Grecs; il ne sauva +point la patrie. + +Le fils de la baronne de W***, échappé comme par miracle au désastre de +Smolensk, s'était, malgré les larmes de sa mère et mes conseils, remis +de nouveau au service. Il faisait partie de la division Amey; et +grièvement blessé à la première charge, il dut la vie à un officier +prussien, à l'affaire que je viens de rappeler. À mon retour de +Fontainebleau, j'avais vainement fait des démarches pour retrouver la +baronne de W*** et son fils. Enfin, après des recherches bien pénibles, +je découvris le dernier. Il m'apprit que l'officier prussien qui lui +avait sauvé la vie à Fère-Champenoise, ayant dans ses papiers trouvé le +nom de sa mère, il lui avait dit qu'il y avait un officier supérieur de +ce nom dans les armées alliées, et que lorsqu'il sortit de la maison +militaire, on lui avait annoncé que sa mère était partie l'avant-veille +dans une calèche allemande, escortée de troupes alliées. «Je ne pus, me +disait ce malheureux jeune homme, réclamer ma pauvre et excellente mère. +Vous qui savez le fatal secret de ma naissance, dites, oh! dites-moi +quels moyens puis-je employer pour la revoir sans la compromettre, sans +irriter contre elle son orgueilleuse famille qui n'est pas la mienne.» +Je partageais si vivement les craintes et la douleur du fils de la +baronne de W***, que je restai quelques instans étourdie et ne sachant à +quelle pensée m'arrêter. Les regrets touchans du jeune militaire me +rendirent enfin quelque présence d'esprit. «Ce qui me cause surtout une +peine mortelle, disait-il, c'est qu'en fouillant dans mes papiers on m'a +pris le portrait de cette mère infortunée; son image du moins m'eût +soutenu dans cette terrible incertitude sur son sort... Je vais vous le +rendre, m'écriai-je, ce portrait chéri; j'en ai un qui me fut donné par +elle comme gage de reconnaissance et de souvenir; n'est-ce pas l'honorer +que d'en faire un moyen de consolation pour le fils de son amour.» Le +jeune Léopold (nom du fils de Mme W***) me pressa dans ses bras, et je +crus un moment ressentir la pure tendresse d'une mère. À la vue des +brillans dont ce portrait était enrichi, Léopold ajouta: «Vous savez, +Madame, tout ce que ma mère à fait pour moi, tout ce que sa position lui +a permis de largesses; avec le galon de sergent, j'ai la fortune d'un +général; je ne puis donc accepter votre don pourtant si noblement +offert... à moins que vous ne me permettiez de distraire tout ce qui +n'est pas le portrait lui-même, et de vous en faire retenir la valeur. +«Trop franche pour faire mentir mes expressions ou mon visage, je +témoignai au fils de celle qui m'avait assez connue pour m'apprécier et +que j'acceptais volontiers de lui. «Mon cher Léopold, j'accepte votre +proposition, puisque vous êtes riche; il me sera encore doux de devoir +ainsi à votre aimable mère les moyens d'exécuter un projet auquel +m'appelle un intérêt de coeur. Allons, mon ami, je consens à ce que vous +fassiez estimer ce que je vous restitue. + +«--Tenez, Madame, j'ai la somme; nous pouvons éviter les consultations. +Ne livrons point à des regards profanes l'objet de nos respects; +laissez-moi immédiatement placer la miniature sur mon coeur, et mettez le +comble à toutes vos bontés en recevant ces mille écus comme masse de +voyage.» + +Pouvais-je n'être point contente d'un tel marché; c'était celui d'un +fils qui ne me donnait pas toute la valeur des diamans, mais qui me +donnait mieux que cela, sa reconnaissance et son amitié. + +Nous nous quittâmes tous les deux pour voler à nos affections les plus +chères. Mais Léopold à peine était sorti, qu'en serrant le +porte-*feuille qu'il m'avait laissé, j'y trouvai, au lieu de mille écus, +six billets, de mille francs, une superbe chaîne en or, et le lendemain, +à peine étais-je levée, qu'on m'apporta une boîte avec ces lignes: + + «Reprenez tout, Madame; je vous dois un trésor. Quand ces lignes + vous parviendront, je serai loin de Paris, où je ne regrette que + vous; vous, l'amie, la généreuse amie de la malheureuse mère de + + LÉOPOLD. + + «_P. S._ Je ne vous dis pas, Madame, de daigner m'écrire; je + connais votre coeur, et je vous rappelle que c'est à Strasbourg, + chez M. Dutale, que les lettres me seront sûrement remises. Ah! + puissé-je bientôt ramener dans ma patrie adoptive celle qui nous + est si chère à tous les deux!» + +La boîte renfermait, outre l'entourage du portrait, une fort belle +montre en or. Je n'eus pas une minute d'hésitation pour garder ces +riches présens; j'étais heureuse et fière au contraire de mes sentimens, +parce que j'acceptais comme j'avais donné, avec un entier abandon de +coeur. + +J'aurai, après bien des années de larmes et de malheurs, encore à parler +du fils de Mme de W***; en attendant, je ne puis résister au plaisir de +donner ici quelques détails sur sa naissance, qui justifieront peut-être +le vif intérêt que ces deux personnes m'inspirèrent, intérêt qui a +survécu à l'absence, à l'oubli, à l'infortune. J'avais connu la baronne +de W*** quelque temps après mon retour de Russie; elle avait su que, +dans cette fatale campagne, j'avais eu d'innombrables relations avec +l'armée, et on lui avait si fort exalté mon coeur, qu'elle y vint confier +les peines du sien; c'était presque l'histoire entière de sa vie, dont +je conserve le récit tel que sa bouche daigna m'en faire l'aveu. + +«Je suis née à Heidelberg, me dit-elle; j'avais dix-huit ans, lorsqu'un +de vos guerriers, fameux par sa bravoure et poursuivi par sa conduite, y +vint chercher l'asile que lui refusaient tour à tour ceux mêmes dont, +aux dépens de son honneur, il avait servi les intérêts. Son âge alors, +déjà si disproportionné au mien, éloignait de moi toute idée d'amour; +mais son nom célèbre, son infortune, l'injustice de ceux dont il avait +voulu appuyer la cause, excitèrent dans mon ame une sorte de compassion +généreuse et bientôt tendre. Lorsque des émigrés français se portèrent +contre lui à toute la violence des représailles, je le sauvai des +réactions, le cachant dans un pavillon du château. Seule instruite de sa +retraite, je lui portais chaque jour sa nourriture, des livres, et je +m'efforçais, par ma présence et mes soins, de distraire les ennuis de sa +solitude. Instruit, spirituel, aimable et persécuté, il lui fut facile +de m'attendrir et de m'intéresser. Dans sa disgrâce, il parlait si bien +de cette patrie de laquelle il était rejeté, qu'il m'inspira cette +exaltation bienveillante que les femmes éprouvent pour les proscrits +illustres. Je ne vis plus que le héros malheureux, et, dès ce moment, il +fut dangereux pour moi; la solitude, cette innocente complice des +grandes passions, vint faire le reste... Je m'aperçus des suites de ma +faute le jour même où l'on découvrit la retraite du général français. Au +milieu de la nuit je vins lui apprendre qu'il fallait fuir et que +j'étais mère. Promise à un noble de mon pays, j'allais être exposée aux +cruelles vengeances de ma famille. Je dois rendre justice à la loyauté +de celui qui me perdit; il me représenta tous les malheurs qui pouvaient +m'atteindre sur les pas d'un proscrit. «Je les redoute moins, lui +répondis-je, qu'une seule larme de ma mère.» Hélas! je devais lui en +coûter de bien amères! Notre évasion fut moins secrète que je ne l'avais +espéré. Le général seul parvint à se soustraire aux gens qui nous +poursuivaient; mais moi seule je fus reconduite à mes parens irrités... +On me relégua dans une ferme éloignée, où je fus mise sous la garde de +deux femmes, dont l'une était nouvellement mariée à un jardinier, +français d'origine, que mes parens aimaient beaucoup. Cette jeune femme +nourrissait son premier enfant quand le mien vit le jour... Il me fut +enlevé; et lorsque je demandai cette innocente preuve de ma chute, on +eut la barbare prudence de m'annoncer sa mort... Le temps, qui jette un +voile sur tout, effaça ma faute aux yeux de celui qui m'avait été +destiné, et qui, aussi généreux que le Volmar de la _Nouvelle Héloïse_, +n'avait cessé de me chérir. Je devins son épouse. Veuve deux ans après, +je me trouvai maîtresse d'une immense fortune, qui était reversible sur +un de ses parens éloignés, si je me remariais. Cette pensée ne se +présenta jamais à mon esprit; mais combien de fois je regrettai +amèrement l'enfant que je croyais avoir perdu: il existait. Une lettre +que je reçus, en 1804, de son père qui avait enfin trouvé asile en +Angleterre, m'apprit que mon fils avait été confié à un jardinier +français; que sa femme l'avait nourri; qu'une forte somme avait été +donnée pour qu'ils fissent baptiser cet enfant comme le leur et pour +qu'ils l'emmenassent en France avec eux; ce qui fut exécuté. La lettre +n'indiquait ni la ville ni même le département. Pourtant ma joie fut +extrême. «Je suis libre, je suis riche et mon fils existe, m'écriai-je; +ô mon Dieu, faites que je le retrouve, que j'assure son bonheur, et +j'aurai assez vécu!» + +«Pendant neuf années, que d'angoisses et de vaines espérances ont été le +seul fruit de mes recherches! Désespérée et souffrante, je fis une +dernière tentative; elle fut heureuse... Je le méritais. L'or et les +menaces arrachèrent à un ancien camarade du jardinier français le secret +de sa retraite, et deux, jours après j'étais sur la route de la +Bourgogne. J'arrivai à Plombières au milieu d'une nuit d'automne. +J'interrogeai l'hôte d'une misérable auberge où j'avais pris asile, sur +la famille dépositaire de ce que j'avais de plus cher au monde. Je +m'informai avec anxiété des moyens d'existence de cette famille, du +nombre de leurs enfans. On me répondit qu'ils avaient quatre garçons, +dont l'aîné avait fait jaser le village par son peu de ressemblance avec +le père. Oh! comme mon coeur battait. Qu'a-t-il donc d'extraordinaire +l'aîné? demandai-je enfin; et une nouvelle et naïve réponse, au lieu de +m'affliger comme je l'avais craint, flatta mon orgueil maternel. Mon +fils était, suivant ce précieux rapport, le plus beau des enfans, et +d'un tout autre air. «Ça va au bois avec des livres, ça fait tourner la +tête à toutes nos filles et n'en recherche aucune; c'est fier et bon à +la fois, ça se fait remarquer à la ville aussi bien qu'au village.» +J'eus bientôt trouvé le moyen de voir mon cher Léopold, et son seul +aspect me confirma tout ce que l'hôte avait si naïvement avancé. Il +était beau, il était doux et fier. Après avoir tout réglé avec ceux qui +avaient soigné son enfance et dont il portait le nom obscur mais +respectable, je partis avec lui. C'était lui dire que je voulais me +charger de son sort. «Elle vous fera bien riche; cette dame, lui +répétaient ces bonnes gens, vous deviendrez un seigneur.--Où serai-je +jamais heureux comme ici, près de vous? la richesse fait-elle donc le +bonheur? En retrouvant mon fils, ma fortune entière me parut +insuffisante pour récompenser ceux qui me l'avaient conservé. J'assurai +leur existence, et ces dons furent mes premiers pas vers la tendresse de +mon enfant. + +«On avait fait croire à ces braves gens que, mère d'enfans légitimes, +j'avais trouvé le bonheur dans cette union, et que leur silence était un +devoir. Mon fils, baptisé sous leur nom, crut donc en suivant sa mère ne +suivre qu'une bienfaitrice généreuse. Oh! que ne lui ai-je laissé sa +touchante reconnaissance! Mais pouvais-je le voir si digne de mon amour +maternel et ne pas lui dire: «J'ai droit à ta tendresse filiale; +Léopold, mon cher Léopold, je suis ta mère! Les moyens à prendre pour +lui assurer ma fortune nécessitèrent l'aveu de ma faute et du nom de +celui qui en avait été l'auteur. Comment vous rendre la cruelle scène +qui suivit cet aveu, scène qui éleva mon fils autant qu'elle me fit +rougir de celui que ma chute lui avait donné pour père. «Moi, +s'écria-t-il, moi le fils d'un traître! moi, dont, si jeune encore, le +coeur palpitait au nom de ces braves qui sont morts en défendant leurs +drapeaux! moi, je dois la vie à l'homme qui consentit à échanger sa +gloire contre l'ingratitude de l'étranger! Ô ma mère! ma mère! pardon, +pitié, grâce! + +«--Mon enfant, on ne doit jamais maudire ceux à qui l'on doit la vie. + +«Non, jamais, reprit le noble enfant; mais, ma mère, il me faut laver la +tache paternelle. Je dois mon bras à cette même France que mon père +défendit en héros avant d'avoir voulu la vendre en traître.» + +«Mes larmes furent ma seule réponse; et peu de jours après on me remit +cette lettre de mon fils: + +«Ma bonne et bien malheureuse mère, pardonnez à votre fils de vous +quitter; mais il est français, il ne peut vivre sans le baptême de +l'honneur. S'il revient, il sera l'honneur de votre vie; s'il meurt, il +sera l'orgueil de vos souvenirs, et vous pourrez dire: mon fils eut la +valeur du vainqueur de Jemmapes et de l'Argonne, et ne l'a point ternie +comme son coupable père.» + +«Cette lettre fut toujours placée sur mon coeur, continua la baronne; +Léopold partit faire son apprentissage de gloire. Dans la fatale +campagne de Moskou, il appartenait au corps d'armée du maréchal Ney. +Après avoir échappé aux horreurs de la retraite, il manqua perdre la vie +faute de pouvoir, panser sa blessure; se croyant prêta mourir, il +m'écrivit le fatal adieu qui manqua me coûter la vie. À ces lignes était +jointe la croix qu'il avait gagnée à Valoutina. + +«Ma mère, la tache originaire est effacée; j'ai combattu pour la France, +je meurs français et pour ma patrie. Ma mère, allez vivre près de ceux +qui élevèrent votre fils; ils vous chérissent, ils pleureront avec vous +votre Léopold. Ô ma tendre mère! je vous bénis de m'avoir épargné la +honte d'une naissance illégitime, et de m'avoir dit que vous étiez la +mère de Léopold.» + +Lorsqu'elle me donna ces détails, Mme la baronne de W*** avait reçu la +nouvelle que son fils existait, et j'eus le bonheur de lui être utile +pour le faire promptement revenir en France. Guéri de sa blessure, le +jeune Léopold n'eut d'autre désir que de courir de nouveaux hasards; la +campagne de Paris lui en fournit l'occasion, et il fut blessé comme on +l'a vu. Je crus pouvoir profiter de sa généreuse délicatesse sans +forfaire à la mienne. J'étais heureuse au delà de toute expression des +moyens qu'il m'avait donnés de pouvoir continuer mes courses. Je devais +même faire un voyage plus intime; mais la bizarrerie, qui joue un si +grand rôle dans les événemens de ma vie, me jeta au milieu des grands +spectacles du grand Empire, qui se brisait avec l'épée d'un homme. + + + + +CHAPITRE CXXXII. + +Une séance de l'Académie.--Présidence de Regnault de +Saint-Jean-d'Angely.--Réception de M. Campenon, remplaçant l'abbé +Delille. + + +J'allai un jour chez Regnault de Saint-Jean-d'Angely de fort bonne heure +et sur une invitation fort pressante. Il avait, me disait-il, besoin de +tout mon dévouement. Je le trouvai, se promenant à grands pas dans son +appartement, et j'avoue que, dès l'antichambre, le bruit de sa +déclamation tonnante me donna une idée très, sérieuse de l'entrevue. +C'est quelque proclamation, me disais-je, qui doit être confiée à mon +zèle infatigable, à mon utile exaltation. C'est l'éloquence qui rédige +quelque adresse à nos braves, et c'est la renommée qui la portera. À mon +aspect, l'orateur se modéra, jeta sur le bureau son manuscrit, et vint à +moi avec toute la grâce d'un auteur qui aperçoit son public, et un peu +de l'incertitude et de l'embarras d'Oronte prêt à débiter son sonnet. + +«Arrivez, ma bonne Saint-Elme, jamais je n'eus tant besoin de vous, de +vos bons conseils, de votre excellente amitié. + +«--De quoi s'agit-il? Vous savez que je suis toujours prête. + +«--Il s'agit d'une des épreuves les plus délicates de ma vie, d'une des +positions les plus difficiles où puisse se trouver un orateur. + +«--Vous savez si bien manier la parole, qu'en vérité je ne conçois pas +votre embarras. J'ai souvent dit de votre éloquence ce que Racine dit de +son Hippolyte dans _Phèdre_: + + Il excelle à conduire un char dans la carrière. + +«--Mon amie, ma bonne amie, vous savez ou vous ne savez pas, car on +ignore aisément les existences académiques, que je suis membre de +l'Institut. De toutes mes dignités, c'est la seule que je n'aie pas +perdue, parce qu'elle ne tient pas à la politique, et que cela sert +quelquefois quand on veut y entrer. Eh bien! dans ma compagnie, car cela +s'appelle notre compagnie, il y a des statuts, des réglemens, qui de +temps en temps nous donnent des devoirs à remplir, des discours à faire; +et le hasard qui arrange quelquefois très singulièrement les choses, +confie souvent les missions de la circonstance et les corvées de la +parole à ceux qu'elles doivent le plus contrarier. Et tel que vous me +voyez, je suis une victime des discours académiques. + +«--Je croyais, mon ami, qu'il n'y avait jamais à l'Institut que le +public de victime. + +«--Aujourd'hui le cas est plus grave, et je suis enveloppé dans un +véritable cercle de Popilius. Vous me direz à cela, pourquoi êtes-vous +affilié à une société savante? Telle n'est, point la question. J'en +suis, il faut que je m'en tire. Nous autres gens de lettres, car je ne +suis plus qu'un homme de lettres, nous sommes comme les auteurs, +contraints de bien faire ce que nous faisons, sous peine de sifflets. +Quand au théâtre on joue des pièces de circonstances, les premiers +sujets, n'importe ce qu'ils pensent, sont obligés de chanter comme on +chante pour le quart d'heure. Il en est de même à l'Institut; quelles +que soient les opinions de l'académicien, il doit parler comme il +convient à l'Académie. Ce sont, ma chère, ce que j'appellerais +volontiers des sentimens collectifs, et les corps ont cela de bon qu'on +peut refaire ensuite la part des personnes et reprendre sa manière +d'être individuelle quand on quitte l'habit de la compagnie. Les +convenances sont souveraines en France sous tous les régimes. Il n'y a +nul inconvénient à leur payer tribut, cela ne tire jamais à conséquence; +mais les braver fut toujours et serait encore ridicule, parce que cela +serait inutile. + +«--En vérité je ne vous ai jamais vu si timide; et vous qui allez si +directement au fait, vous tournez autour aujourd'hui, comme le monsieur +qui voulait consulter le Misantrope. + +«--Diable, il y a de quoi hésiter. Figurez-vous qu'en ma qualité de +directeur de la deuxième classe de l'Institut, lors de l'élection de M. +Campenon, il faut, d'après l'usage antique et solennel, que je fasse +l'éloge de son prédécesseur; et son prédécesseur était l'abbé Delille, +grand poète assurément, que j'ai beaucoup connu et beaucoup aimé, mais +dont la vie, toute composée de sacrifices à la cause des Bourbons, me +met sur des charbons ardens pendant tout le discours. Moi, confident +d'un autre pouvoir, serviteur enthousiaste d'une autre dynastie; moi +dont des discours retentissent encore chargés de parfums pour la gloire +de Napoléon, comment brûler l'encens académique dans une si bizarre +circonstance? J'aurai l'air de vouloir me tourner vers les astres +nouveaux, de venir au secours des vainqueurs, d'un valet qui demande de +l'emploi. Oh! pour de l'ingratitude, croyez-moi, je n'en aurai jamais. +Mais d'un autre côté quel plus beau caractère que celui de Delille? +L'Empereur l'estimait de ce refus de le servir, qu'un autre eût +considéré comme une offense. Un homme qui a refusé d'être sénateur pour +être fidèle à ses affections politiques... Puis l'Académie, qu'il ne +faut pas compromettre, car elle n'est pas d'humeur à être compromise; le +public aussi, qui n'est pas à notre hauteur et pour lequel il faut avoir +des égards. En vérité, il n'y a qu'un tour de force qui puisse me faire +sauter ce cas périlleux. + +«--Mon ami, que votre discours soit l'expression de tout ce que vous +venez de me dire là, qu'il soit mesuré comme tant d'autres que vous +m'avez lus dans le temps; présentez les opinions des autres en gardant +les vôtres. Quel inconvénient y a-t-il à louer la reconnaissance? L'abbé +Delille voua la sienne à des princes malheureux; et c'est toujours grand +et beau de rester fidèle au malheur. Toutes les causes s'arrangent fort +bien de ces vertus, et l'exemple d'une foi gardée à n'importe quoi et à +n'importe qui, peut être recommandé publiquement; car l'estime de leurs +adversaires est quelquefois tout ce que recueillent les Decius de leur +dévouement à leur propre cause. Parlez de la reconnaissance; elle honore +toutes les positions, tous les caractères. Vous serez, avec ce texte, +vrai pour tout le monde. + +«--Oh! que vous me faites de bien avec cette profession de foi. Comme +vous êtes l'expression la plus exaltée de tous les sentimens qui me sont +chers, votre suffrage sera ma règle de conduite; parce qu'une fois que +mes éloges auront passé à votre creuset, je serai sûr qu'ils ne +contiendront pas d'alliage, et nos amis ne pourront pas me reprocher +d'avoir manqué de la vertu que j'aurai préconisée. Au surplus, si vous +n'avez pas de rendez-vous militaire ce matin, veuillez me donner une +audience littéraire. Les têtes-à-tête académiques ne sont pas dangereux, +et quand je vous aurai lu mon discours, cela me donnera des forces pour +l'exposer aux orages de la séance publique.» + +Je me soumis de fort bonne grâce, malgré mes préventions contre tout ce +qui sent le bel esprit et le pédantisme, à l'aimable sollicitation de +Regnault. Il avait été mon premier maître de déclamation, je lui devais +bien au moins la patience d'être son dernier professeur de rhétorique. +D'ailleurs il devenait beau dans son attitude d'orateur. Il avait tout à +gagner en prenant la parole. Je l'écoutai avec cette attention qu'on +accorde aux personnes qu'on aime. On eût dit qu'il paraissait devant son +juge. Son émotion donnait un accent particulier à son organe, et, comme +je ne sais pas résister aux impressions vraies, je lui témoignai, avec +l'enthousiasme qu'on me connaît, toute la vivacité de ma satisfaction. +Il en fut attendri jusqu'aux larmes, me disant: «Qu'on pense maintenant +ce que l'on voudra; votre suffrage me répond qu'avec toutes les +concessions de l'art oratoire, j'ai conservé pure la religion des +souvenirs. Mais ce n'est pas tout ce que j'ai à vous demander; il faudra +que vous fassiez violence à vos habitudes toutes guerrières, et que vous +veniez entendre notre ouvrage au palais des beaux-arts. Nous sommes dans +un moment où l'opinion publique est curieuse à observer. L'amitié doit +quelque chose à l'amitié. Vous savez bien que je n'ai point manqué à vos +débuts, j'espère que vous ne manquerez point à ma représentation, qui +pourrait bien être aussi quelque peu orageuse. Vous savez qu'on ne peut +demander de ces services à tout le monde. + +«--Du moment qu'il est question de dévouement, soyez tranquille. + +«--D'ailleurs, ma chère, vous qui aimez l'observation, vous trouverez à +l'Institut de drôles de figures. Pour peu que vous veuillez regarder, je +vous réponds que vous vous amuserez.» + +Le jour de la séance arrivé, je me rendis à mon poste, et je trouvai +déjà la salle bien garnie, si bien même que je ne pus obtenir de place +que sur une banquette réservée aux immortels eux-mêmes. C'était une +piquante position que la tête de la Contemporaine, passant à travers les +perruques de M. l'abbé Morellet et de M. de Roquelaure, ancien +archevêque. On ne peut se faire d'idée de l'impatiente curiosité de +l'auditoire et surtout de sa bizarre composition. On était entassé les +uns sur les autres, et une foule de femmes élégantes s'étaient pressées +sans scrupule contre les habits verts; Tout le monde parlait à la fois: +«Nous allons voir, disaient quelques douairières, comment le conseiller +d'État de l'empire abordera l'éloge du poète qui ne voulut pas faire +l'aumône d'un vers à un tyran.» Ce qui ajoutait à l'originalité du coup +d'oeil, c'était le grand nombre d'étrangers dont les bizarres costumes se +mariaient plaisamment à l'élégance française. Les Anglaises surtout, et +elles étaient en grand nombre, avaient conservé toute cette pureté du +ridicule dont elles ont su depuis dépouiller leurs chapeaux. On montrait +du doigt, avec une certaine affectation, les dignitaires anciens et +nouveaux, dont les uns avaient la joie et les autres le courage de leurs +grands cordons. Je me rappelle à ce sujet une méprise fort plaisante. On +vit arriver un vieillard porté par deux laquais; il était revêtu d'un +grand cordon couleur bleu de ciel. On chuchottait autour de moi: «Oh! en +voilà un qui ne se gêne pas, il porte la grande croix de l'ordre de la +Réunion. Les décorations proscrites se mettent ordinairement dans la +poche.» Mais M. Roux Laborie, qui se trouvait dans le groupe aux +commentaires, mit heureusement les censeurs de l'audace et les +approbateurs du courage d'accord, en leur apprenant que la personne +qu'on prenait pour un grand personnage de l'empire, fidèle à la croix de +la Réunion, était le vieux duc de La Vauguyon, seul chevalier restant de +l'ordre légitime du Saint-Esprit. + +Je commençais à m'impatienter de cette espèce de sellette où la +malignité installait tous les illustres savans qui avaient perdu leurs +places. «Celui-ci a fait ceci, celui-ci a fait cela,» et plus souvent +encore: «ceux-là n'ont rien fait;» on n'entendait pas autre chose. Enfin +Regnault parut et vint prendre place au bureau, entre deux autres +fonctionnaires de l'Institut, dont l'un était ce bon M. Suard, +secrétaire perpétuel, et au moins le plus longuement perpétuel des +académies, espèce de spectre fort poli, et de squelette très aimable, +dont les quatre-vingts ans attiraient cependant plus d'un sourire et +plus d'une lorgnette. M. Campenon reçut la parole et la garda avec une +exactitude remarquable. Je n'avais jamais entendu parler de lui; mais je +ne pus m'empêcher de l'écouter avec une sorte de bienveillance qu'on ne +refuse jamais aux figures mélancoliques. En voyant l'émotion de M. +Campenon qui n'avait pas les mêmes raisons que Regnault, j'avoue que je +pensai un peu plus à mon pauvre ami qu'à son partenaire; mais +heureusement que ses yeux vinrent à rencontrer les miens, et je ne +négligeai rien pour lui communiquer de loin la confiance dont j'étais +pénétrée; car il n'y a, selon moi, rien de moins imposant qu'une séance +d'académie; cela ressemble tout-à-fait à un salon où l'on ne médit +qu'après, quand les gens sont partis. + +M. Campenon venait de parler, et l'on applaudissait un discours +qu'avaient fait valoir l'organe le plus agréable et une physionomie +heureuse. Quand le silence se fut rétabli, moins quelques murmures de +curiosité, Regnault s'exécuta avec un peu d'embarras d'abord, mais avec +une sorte d'émotion honorable qui lui fit obtenir un plein succès. Son +admirable expression de _courtisan du malheur_, en parlant de Delille +qui n'avait jamais donné à sa muse qu'une idole, reçut de longs +applaudissemens; plusieurs autres passages furent également fort goûtés. +Comme ce discours a été imprimé dans le temps, on peut y renvoyer les +personnes curieuses d'étudier ces convenances de langage, cet art de +dire et de ne pas dire, cette industrie merveilleuse de la parole +humaine pour exprimer et pour cacher des sentimens généraux et des +réticences personnelles. Je défierais tous les idiomes de l'Europe, que +j'admire d'ailleurs, de permettre un pareil tour de force, d'autant plus +remarquable qu'il n'y avait réellement rien que d'honorable sous ces +phrases si savamment ingénieuses. Je parie bien que les nobles +étrangers, présens en si grand nombre à cette curieuse représentation, +furent complétement déroutés et ne comprirent pas un mot de tant de +délicatesses. On ne sent pas ces choses-là avec des dictionnaires de +poche et des grammaires portatives. + +Le lendemain, quelques journaux s'égayèrent sur la position du comte +Regnault de Saint-Jean-d'Angely; c'était l'esprit du temps. Regnault +avait obligé tant de monde, qu'il devait plus qu'un autre être en butte +à certaines réactions d'une plaisanterie peu reconnaissante. Je revis +l'orateur quelques jours après, et je lui fis mes complimens. Il était +content de lui, disait-il, puisque j'en étais contente. «Toute ma +crainte était que les convenances du lieu et du sujet ne fussent mal +interprétées; mais j'ai reçu à cet égard les plus rassurans témoignages +d'une femme, qui comme vous me représente les glorieux souvenirs +auxquels nous devons fidélité.» + +Avant de terminer ce chapitre, qui ne sera peut-être pas jugé inutile +pour peindre les moeurs et l'esprit du moment, je dois citer un mot que +me rapporta Regnault. Il avait rencontré dans le monde un noble duc, +mort, je crois, gentilhomme de la chambre. Le discours de l'ancien +conseiller de l'Empire, avait singulièrement plu à ce sincère ami de la +monarchie. «Je vous remercie, monsieur le comte, lui avait dit le vieux +duc, du plaisir que vous m'avez causé; je puis même vous faire part de +la satisfaction d'un plus haut juge. On ferait avec vous tous, +serviteurs de l'empire, d'excellens serviteurs de la royauté. Vous avez +pratiqué les affaires, vous êtes de la matière à gouvernement.» + + + + +CHAPITRE CXXIII. + +Une visite chez Carnot.--Il me lit son Mémoire. + + +Je n'ai point encore dans mes Mémoires parlé de Carnot, parce que, bien +que je le connusse depuis long-temps, il fallait que je vieillisse pour +sentir tout le mérite d'un pareil caractère. Dans le tourbillon de ma +jeunesse, de mes succès et de mes folies, il était difficile que je +m'arrêtasse devant cette sévère figure qui se montrait peu dans les +cercles bruyans, et qui ne faisait pas monter la république en carosse. +Carnot avait la physionomie triste comme une abstraction; une femme +n'eût pu le trouver beau que comme un principe, et je n'étais ni +d'humeur ni d'âge à sentir ces beautés-là. Les avantages extérieurs ne +sont rien pour moi, si quelque rayon de supériorité ou de gloire ne les +environne; mais pour déterminer mon enthousiasme, il faut dans ces +sortes de prestiges une certaine puissance dont Carnot me semblait +dépourvu. Cependant j'en avais quelquefois entendu parler dans des +termes si admiratifs et par des hommes dont le jugement était à mes yeux +si puissant, que je ne rencontrai jamais, dès les premiers temps de mon +brillant séjour à Paris, cette espèce de Caton français, sans lui +témoigner quelque chose de cette déférence qui, de la part des femmes, +appelle toujours sur les fronts les plus austères un sourire un peu +reconnaissant. Depuis qu'un de nos grands capitaines m'avait dit: «Vous +oublieriez la laideur de Carnot si vous saviez tout ce qu'il a fait pour +la France,» je ne le voyais plus des mêmes yeux, je ne le voyais plus +tel qu'il était en effet, une vraie figure d'algèbre ou de géométrie. +Quand il m'arrivait de me trouver en face de lui, je me répétais ces +paroles d'un guerrier cher à mon coeur: c'est lui qui, dans l'ombre, du +fond d'un cabinet, écartant la gloire elle-même, aussi sévèrement que +tout autre corruptrice, a lancé sur l'Europe les quatorze armées qui +nous ont fait vaincre; c'est lui qui nous a permis d'être illustres en +nous donnant des armes; c'est lui enfin qui, au milieu des invasions +étrangères, a pour nous organisé la victoire; et ma tête exaltée par ces +souvenirs refaisait en idée un tout différent personnage que +j'arrangeais avec ses qualités bien plus qu'avec ses traits. Je +regardais quelquefois Carnot avec cette curiosité qu'excite une médaille +antique, représentant quelque romain célèbre. Je m'approchais de lui, je +le provoquais habilement par quelque question sentencieuse, et rien +n'appelle la bienveillance des caractères froids d'une manière plus sûre +que l'effort de la faiblesse essayant de s'élever jusqu'à eux. + +M. Carnot, ancien, officier du génie, avait concentré la première +activité de son ame dans l'étude des sciences exactes; il leur avait +fait faire des progrès et leur avait surtout donné, disaient les +connaisseurs, une application utile au génie des combats. C'est un homme +que la retraite, les calculs et la solitude avaient naturellement porté +à la recherche et à l'adoption des idées nouvelles. La république était +un problème qu'il avait cherché long-temps, et qu'il croyait avoir +trouvé. Il arrivait à l'enthousiasme par les plus glaciales méditations, +réduisait la société à une équation et s'enflammait ensuite quand il se +croyait sûr de son fait. Singulier caractère, l'opposé de tous ceux qui +sont jetés dans le monde vulgaire. Chez la plupart des hommes, la raison +tempère les saillies d'une nature impétueuse; chez Carnot, la raison +était en quelque sorte le feu secret qui animait ses passions. Ce qu'il +croyait démontré devenait une foi pour lui; le monde physique et moral +s'enchaînait par les lois de l'analyse, et quand, par elles, il était +arrivé à une conviction, il s'attachait à cette conviction ainsi qu'à +une des lois de l'univers. Il oubliait ses sensations propres pour les +faire rentrer dans un principe posé, et il appelait vertu ce sacrifice +de tout homme à ses conséquences. On a beaucoup parlé de sa conduite +dans la révolution; je n'ai ni la prétention de la juger ni même celle +de la connaître; mais ce que je puis affirmer avec mes lumières de +femme, sondant les profondeurs qu'il ne nous appartient pas de pénétrer, +c'est que Carnot n'a pu rien dire, ni dû rien faire que de +rigoureusement mathématique à ses yeux; coeur bon et simple qui n'a +jamais obéi à rien de personnel, et chez qui l'homme avait disparu +devant un type raisonné du citoyen. Le monde entier se serait remué dans +un sens contraire à ses opinions, qu'il aurait tout seul protesté contre +le monde. À cet égard il ne tenait compte ni des temps, ni des moeurs, ni +des difficultés: j'en suis bien fâché pour l'univers, eût-il dit; mais +voilà la ligne droite, et je ne puis marcher autrement. + +Dans la conversation intime, Carnot ne s'assouplissait pas, mais il se +laissait aller sans chocs et sans chaos. Il ne concevait pas l'esprit, +il le trouvait chose inutile, pas plus que la plaisanterie qu'il eût +appelée chose sacrilége, et cependant on ne sentait point dans son +commerce privé les aspérités qui eussent pu de ses idées passer dans ses +moeurs. Par un singulier contraste, cet homme, qu'on eût cru perdu dans +l'abîme des sciences, et qui ne taillait dans ses combinaisons +politiques que sur le patron du genre humain tout entier, s'occupait +aussi de littérature. Ce républicain intrépide faisait de petits vers, +et le Brutus du forum redevenait une espèce de Deshoulières dans son +intérieur. Comme par une contradiction à peu près pareille, les champs +sont ce que j'aime le plus après la gloire militaire, et que les images +champêtres me séduisent par la seule puissance de mes souvenirs, +j'écoutais avec une patience exemplaire les bergeries et les idylles +d'un tribun que le public ne savait pas si pastoral. + +Mes relations avec Carnot avaient été souvent interrompues, mais aussi +souvent renouées avec une extrême indulgence de part et d'autre. Mes +longues courses en Italie me l'avaient fait perdre de vue; mais lors de +mon retour, ayant appris par des officiers la générosité avec laquelle +Carnot avait prêté à Napoléon malheureux une épée que la fierté +républicaine n'avait point voulu abaisser devant l'ivresse des +triomphes, mon coeur sentit le besoin de se consoler du spectacle de bien +des ingratitudes et des bassesses, en allant saluer le défenseur +d'Anvers et le consolateur des derniers momens de l'empire. + +«Bonjour au citoyen Carnot, à l'ami de la France; c'est un frère d'armes +qui vient le remercier, le féliciter, lui prouver que les belles actions +trouvent toujours de l'écho dans quelques ames.» + +Carnot parut sensible à ma politesse, que je poussais jusqu'à remplacer +avec lui le mot de _monsieur_ par celui de ses anciens souvenirs. Il eut +la bonté de me questionner sur ma position présente, me demandant ce que +j'avais fait depuis notre dernière entrevue qui datait bien de plusieurs +années. Je lui dis que la perte de mes illusions m'avait jetée dans les +voyages. + +«Eh bien! moi, pour me distraire de mes chagrins politiques, j'ai +employé un autre moyen, la solitude. Consolé par mes livres, retranché +dans mes principes, j'ai résisté aux brillantes folies d'un despote qui +pouvait être beau comme Washington et qui a préféré n'être grand que +comme César. N'en disons plus de mal toutefois; il est tombé, et ce +n'est plus de ce côté que viendra le péril. + +«--Vous-même, vous avez donné une excuse au génie de Napoléon en venant +à lui dans son malheur. + +«--Eh! Madame, je ne pardonnais même pas à Bonaparte en venant reprendre +mes armes long-temps suspendues. Je ne changeais pas en venant à lui; +mais la patrie, cette grande famille qui ne se réduit pas à un homme, la +patrie, nom sacré qui n'est jamais sans échos, la France qui vaut bien +que pour elle on oublie toutes choses, parlait trop à mon coeur pour que +je restasse oisif quand tout s'ébranlait autour de moi. Je sentais que +nous allions perdre cette popularité de la victoire, qui restait du +moins comme un grand dédommagement national. Je me suis fait général de +France, et non lieutenant d'un empereur et d'un maître. Je voulais, en +acceptant un commandement, conserver une des premières conquêtes de la +révolution, le prix de Jemmapes et de Fleurus. Si les barbares, au lieu +de triompher, eussent été rejetés dans leurs affreux climats, véritables +tannières du despotisme, je comptais déposer de nouveau l'épée après la +victoire, m'autoriser de mes services pour risquer de dernières vérités +auprès de celui que l'adversité avait éclairé peut-être; s'il eût été +sourd à ma voix, ma vie se fût encore ensevelie dans l'obscurité. + +«--Malgré mon enthousiasme pour l'Empereur, j'admire cette abnégation +d'intérêt, je conçois toute la hauteur d'une pareille conduite. Tenez, +il n'a manqué au vainqueur de l'Europe qu'un conseiller comme vous. La +fortune, qui a prononcé, vous a épargné une démarche dont la seule +pensée eût été une gloire, mais dont, hélas! je doute bien que le succès +eût couronné la noblesse. + +«--Jamais, mon amie, on ne doit regarder au succès. C'est un accident; +mais le devoir est un principe, et il faut le remplir. Du reste, il me +semble que Napoléon en vieillissant serait peut-être revenu à la +liberté. Elle avait été l'idole de ses premières années; l'âge, d'accord +avec les revers, l'eût ramené peut-être à ces nobles passions du jeune +homme. Au surplus, voilà bien le danger des destinées des peuples remis +aux mains d'un seul. Le génie même devient un inconvénient de plus entre +ses mains.» Carnot continua sur ce ton avec une abondance d'idées et une +sorte d'exaltation indéfinissable pour un tel caractère. Je glissais de +temps en temps quelques maximes, quelques traits de l'histoire romaine; +il voulut bien me trouver de la justesse dans les idées, comme cela +arrive quand on abonde dans celles des autres. Nous causâmes du passé, +de l'avenir; et, quoique pour la première fois jetée sur le terrain de +la politique, je m'en tirai, à l'aide de quelques vieilles lectures de +Mably, avec assez de bonheur pour m'attirer une confidence que +probablement Carnot n'eût point faite à beaucoup d'hommes d'État. Ma +mince érudition et ma très faible logique me valurent cependant d'être +consultée par le vétéran des idées républicaines sur le Mémoire, si +connu depuis, dans lequel Carnot, à l'exemple de Milton, cherchait à +défendre sa conduite, toute sa conduite, pendant la révolution. Il est +inutile de parler du Mémoire que tout le monde connaît; mais ce qu'il y +eut d'assez remarquable, ce fut l'espèce de bienveillance aimable avec +laquelle la police d'abord facilita la circulation manuscrite ou +imprimée du Mémoire de Carnot. Outre le factum politique, objet de ses +plus intimes affections, Carnot me lut encore, dans cette entrevue, +quelques fragmens d'autres ouvrages. Je lui en dis librement mon +opinion, et il fut assez indulgent, ou assez prévenu en faveur de mon +jugement, pour plier son sévère et pur républicanisme jusqu'à la +politesse d'une complète adhésion. C'était beaucoup avec un homme comme +Carnot, que j'appelais _le Cincinnatus français_, et que Regnault +souvent, dans son enthousiasme napoléonien, appelait un homme +insupportable, un entêté, un jacobin. Chose fort drôle était pour moi +d'entendre ces hommes se juger avec une inouïe sévérité, et se classer +les uns les autres avec assez peu de modestie. Quand une femme a +quelques idées dans la tête, et ne cherche pas à se prévaloir de son +influence, celle qu'elle obtient dans l'abandon des hommes du plus grand +mérite étonnerait souvent la raison même. J'ai approché la plupart des +dignitaires et des sommités de tous nos divers gouvernemens, et chez +tous, excepté chez Carnot, j'ai trouvé l'ambition et la vanité des +titres faisant toujours un peu tort à l'intégrité de l'opinion adoptée; +Carnot, au contraire, dans sa conduite, dans l'intérieur de la +confidence, comme à l'armée et à la tribune, était toujours le +républicain, implacable peut-être, mais du moins désintéressé. + +Carnot ce jour-là se plut à me faire longuement causer de toutes mes +relations, et tout en me gardant d'aborder le long chapitre des torts et +faiblesses, je lui dis quelque chose des singularités d'Oudet, de ce +caractère qui devait flatter ses goûts et peut-être encore ses +espérances. J'avoue que ce choix d'aveux était une ruse, un moyen de +succès personnel que j'employais. Cela me réussit au delà de mes +espérances; Carnot me sembla comme électrisé à ce nom. «Ah! disait-il, +sa mort est la preuve la plus complète de la grande influence qu'il +exerçait; oui, Napoléon craignait le génie de ce simple colonel, parce +que le despotisme est habile à deviner les coeurs qui le haïssent et les +mains qui peuvent l'abattre. Oudet, me disait-il, était pétri de +l'argile d'un Spartiate. + +«--Oh! vous vous trompez un peu: Oudet tenait pour la république, mais +en même temps pour Épicure. + +«--L'un n'empêche pas l'autre. + +«--Moi qui croyais cela bien incompatible; Oudet m'avait paru un +enthousiaste, un inspiré, un prophète, un génie;... que sais-je! mais +jamais je n'avais reconnu tant de séductions sous le court manteau d'un +Lacédémonien.» + +Carnot savait que j'étais encore en correspondance avec l'ancien +secrétaire de Hérault de Séchelles, Neillard, qu'il estimait +particulièrement. Il était à cette époque retiré auprès d'Aubagne en +Provence. Sans dire, je ne sais par quelle crainte d'être déconseillée, +je n'avouai pas à Carnot mon projet de visite à l'île d'Elbe, mais je +lui dis que je me proposais de faire un voyage à Marseille, Toulon et +autres villes de la Provence, Digne, Draguiguan, Gap peut-être! Il me +pria de venir le revoir avant mon départ, et de vouloir bien me charger +de quelques lettres, ajoutant qu'il attendait encore un gouvernement qui +ne violât point le secret des lettres. Je promis à Carnot de me faire +volontiers son courrier, et nous nous quittâmes fort bons amis. + + + + +CHAPITRE CXXXIV. + +Enterrement de Mlle Raucourt. + + +Je me trouvai mêlée, avant le voyage que je projetais, à un événement +qui fut, je crois, sous une simple apparence, un des plus sérieux depuis +mon retour à Paris. Je veux parler de l'enterrement de Mlle Raucourt, +l'une des premières actrices dont se soit honorée la scène française. Je +n'avais eu avec cette tragédienne célèbre que des rapports bien +fugitifs. Quelque temps avant mes débuts, on m'avait ménagé une entrevue +avec elle; elle avait eu la bonté de me reconnaître de la dignité +tragique, et ce qu'elle appelait du talent extérieur. J'allais souvent +la voir au théâtre; en général elle avait de l'esprit et raisonnait fort +juste sur les impressions théâtrales. Mes relations avec elle n'allèrent +donc jamais jusqu'à l'intimité; mais avec ma disposition d'esprit et ma +nature impressionnable, je suis toujours bien près d'aimer ce que +j'admire, et il se fait en quelque sorte un retentissement de mes +émotions de lecture ou de théâtre jusque vers mon coeur. De là, chez moi +une appréciation de tous les talens et de toutes les gloires, qui donne +au sentiment si raisonnable de l'estime toute la chaleur d'une passion. +Aussi quand j'appris la mort de Mlle Raucourt, quoique je connusse peu +sa personne, quoique depuis ma disgrâce dramatique je ne l'eusse aperçue +qu'une fois, en Italie, au milieu de cette royauté nomade dont +l'Empereur l'avait honorée, espèce de lieutenant tragique attaché à la +domination impériale, je n'en ressentis pas moins toute la grandeur +d'une pareille perte pour les arts. Je tenais encore au théâtre par mes +goûts, par mes relations avec Talma; je me rangeais encore parmi les +artistes, et je me crus appelée avec toute la comédie française à un +deuil de famille. + +Dans la matinée du jour qui avait été fixé pour le convoi d'Agrippine et +de Rodogune, je rencontrai plusieurs officiers de ma connaissance qui me +parlèrent de cette cérémonie comme d'un événement bien plus intéressant +par ses rapports politiques que par son importance même. «C'est une +grande question, disaient-ils; il s'agit de savoir si la restauration, +qui a promis tolérance et liberté de tous les cultes, qui a promis +l'égalité devant la loi, permettra l'égalité devant l'Église. C'est une +affaire de préjugés: leur cause a été perdue; mais on dit que les +préjugés sont vivaces, et qu'ils veulent aussi avoir leur restauration à +la suite des autres.» + +Sans partager les appréhensions de ces officiers, leurs discours +ajoutèrent encore la curiosité à tous les autres motifs de convenance et +d'intérêt qui m'appelaient au convoi de Mlle Raucourt, qui joignait, je +le savais, à son admirable talent les vertus d'une ame bonne et +compatissante. À l'exemple de Talma, quoiqu'elle cachât ses bienfaits, +leur nombre en avait trahi le mérite; et, si le premier précepte de la +religion est la charité, personne ne méritait plus de voir son cercueil +entouré des bénédictions du pauvre et des hommages du culte. Je courus +chez moi pour arriver ensuite en costume de deuil à l'église Saint-Roch, +paroisse de la défunte, qui n'avait pas attendu la mort pour s'y faire +connaître; car les dames de charité, nobles dignitaires de la +bienfaisance, recevaient bien exactement les dons modestes et cachés de +son bon coeur. + +Je l'avoue, malgré les prédictions un peu malveillantes des officiers et +de plusieurs personnes que j'avais rencontrées, j'étais bien loin de +prévoir qu'en 1814 je serais témoin d'un de ces scandales que de +gothiques répugnances avaient pu commettre autrefois, mais dont la +raison publique avait fait justice; car il y a quelque chose de trop +bizarre et de trop cruel à encenser le talent pendant sa vie et à le +flétrir quand il s'éteint. Élevée dans la religion protestante, j'ai +déjà dit que je ne fuyais pas les églises catholiques, et que cette +conduite, au lieu d'être une indifférence pour ma religion, en devenait +quelquefois un acte méritoire; car l'aspect d'un lieu public de culte me +rappelait le souvenir des vertus tolérantes de ma vertueuse mère. +Souvent, sans m'informer de la différence des rites, il m'était arrivé +d'entrer dans un temple, de me recueillir avec moi-même, et de descendre +dans ma conscience, comme devant la Divinité; j'en sortais meilleure et +moins opprimée par l'empire des passions. C'est un spectacle imposant et +profitable, que la vaste enceinte d'une église préparée pour une messe +_des morts_. Il me serait impossible de me mettre ailleurs ou autrement +qu'à genoux sur le marbre et près du catafalque, ne me trouvant là +d'ordinaire que pour des morts connus; les regrets qu'ils m'inspirent me +jettent bientôt dans une rêverie profonde, religieuse, au moins par +l'absence de toute distraction qui la profane. Je sens à ma douleur +qu'elle doit être éternelle, et l'amitié me conduit bientôt au sentiment +de l'immortalité de l'ame. Chaque battement de mon coeur me confirme +alors cette vérité consolante, et je crois quand j'ai pleuré. + +Je pensai que ce que j'avais de mieux à faire, dans une circonstance où +mon coeur se croyait avoir quelques droits à remplir, c'était de me +rendre chez Talma pour connaître l'heure et le programme de la +cérémonie. N'ayant point trouvé Talma chez lui, et comme il était déjà +deux heures, je me rendis aussitôt à Saint-Roch. Il me fallut descendre +de voiture près la rue des Moineaux. L'affluence était considérable, et +je fus presque obligée de combattre pour pénétrer jusque dans l'église. +Il régnait dans les groupes une agitation plus vive que celle de la +curiosité. Des orateurs étaient montés sur les chaises et en étaient +renversés par les flots de la foule qui s'augmentait à chaque instant. +On se heurtait, on discutait surtout le pour et le contre de l'admission +du corps. Je m'arrêtais de distance en distance, et je remarquais +presque autant de gens qui écoutaient avec attention que de personnes +qui parlaient avec feu. Pour éviter la surveillance de ces écouteurs, je +me réduisis presque à leur rôle par prudence; mais je n'en saisis que +mieux le curieux spectacle qui m'entourait. «Oui, disait-on, vous allez +voir; quoique cette pauvre Raucourt fut charitable jusqu'à la faiblesse, +qu'elle fut la mère des pauvres, parce qu'elle est morte actrice, +l'église lui sera refusée.--Et, reprirent d'autres, par le curé même qui +a si largement exploité sa caisse pour les aumônes de l'église.--On la +trouvait bonne chrétienne pour l'argent, mais mauvaise pour les +principes.» Le mouvement des groupes me rejeta hors des marches de +l'église, vers l'entrée principale, et y rentrer me fut impossible. Le +cortége arriva enfin. Il était extrêmement nombreux, composé d'artistes, +d'hommes de lettres et d'inconsolables amis. Je ne reconnus d'abord +personne, car j'étais trop vivement émue à la vue du char mortuaire. Je +m'inclinai légèrement vers la terre; mes lèvres murmurèrent une prière +et un regret. Tout à coup des clameurs s'élèvent, la multitude s'émeut, +se heurte, et je sors alors de ma douloureuse extase, au milieu d'un +tumulte qui formait un contraste étrange avec l'état de mon ame et le +silence ordinaire et convenable du lieu. «On refuse le corps, criait-on. +Voilà un acheminement aux exclusions de l'ancien régime, la carrière +fermée des querelles qui va se rouvrir. L'Église veut cumuler les +aumônes des comédiens avec leur excommunication.» L'émotion était +générale; et à tous ces cris, un autre plus puissant et plus énergique +vint s'y mêler: «Au château!... Au château!... Aux Tuileries!...» Moi +qui aime mieux une armée en bataille au moment de l'attaque et d'une +charge, qu'un rassemblement populaire, j'avisai aux moyens de me tirer +de là, ne comprenant rien aux périls qui n'ont pas la gloire pour but et +pour récompense. Au moment de ces efforts, l'aspect de Talma vint me +retenir à ma place, et m'électriser jusqu'à la sédition. Sa belle figure +romaine, où respirait l'indignation de la fierté blessée, lui donnait +l'air d'un tribun. Il ne parlait point, mais son geste, mais son regard +peignaient assez tout ce qu'il éprouvait. + +La foule approche en effet du château; la crise durait depuis assez +long-temps pour que le roi lui-même en eût l'éveil. S. M. Louis XVIII, +qui savait bien, en fait de religion, tout ce qu'un souverain doit aux +convenances, mais qui, par prudence et connaissance des temps, ne +dépassait pas la mesure, ordonna que le scandale cessât, disant: «Que +quiconque avait reçu le baptême avait droit à tous les honneurs du +culte, et qu'un sacrement devenait dans ce cas un droit à tous les +autres.» + +Aussitôt qu'on eut remporté une victoire aux Tuileries, la foule +impatiente vint en recueillir les fruits à Saint-Roch. On eût dit que le +lieu saint venait d'être emporté d'assaut. La joie du peuple ressemblait +encore beaucoup à sa colère. Les choristes des divers théâtres se +mêlèrent avec ivresse aux chantres du pupitre paroissial. Figaro et +Scapin s'élancèrent sur les cierges pour les contraindre à la lumière. +Jamais, certes, les bedeaux, les sacristains et les serviteurs officiels +du temple n'avaient mis autant de zèle aux fonctions dans lesquelles la +bonne volonté des lévites improvisés les remplaçait. On contribuait au +service de l'autel à qui mieux mieux, et si la gaucherie de certains +desservans trahissait leur peu d'expérience des cérémonies, ils +rachetaient les _errata_ par l'enthousiasme, et faisaient excuser les +bévues par la ferveur. On était vraiment religieux par émulation et +catholique avec rage. Le service s'acheva avec un peu plus d'ordre qu'il +n'avait commencé. La Comédie en corps donna l'eau bénite à la chrétienne +qu'elle avait perdue, et moi, ignorée au milieu d'elle, j'accompagnai +mon aspersion d'un regret qui était peut-être moins mondain et aussi +sincère. + +Cet événement fit un bruit immense dans Paris. La politique sut, je +crois, profiter habilement des premières défiances qu'avait jetées dans +les esprits la sévérité religieuse renaissante. De ce jour, les regrets +de tout ce qui avait tenu à l'empire ne craignirent plus de se montrer, +sûrs du moins qu'il y avait dans les idées populaires quelques cordes +capables de leur répondre. On avait généralement approuvé le bon sens du +prince qui avait interposé ses ordres entre les prétentions dévotes et +les droits de ses sujets. Mais, en général, l'autorité empêche bien, +quand elle est raisonnable, qu'un mauvais pas fait par ses agens, en +étant réprimé, n'excite trop violemment la résistance; mais ce qu'elle +ne peut plus retenir, c'est la révélation qu'un acte imprudent vient +mettre au devant de tous les esprits, très habiles en France à saisir la +tendance d'un corps ou les ambitions d'un parti. Le changement de +gouvernement s'était opéré avec une telle rapidité, que tout le monde +ébahi avait à peine eu le temps de se reconnaître. Ce fut d'un cercueil +que partit la première étincelle de la pensée publique. On se remit à +raisonner. On passa de l'étonnement à la gaieté, de l'indignation d'un +moment à la satire de chaque jour. Cette nation oisive et moqueuse, que +Bonaparte n'avait pu distraire qu'en lui donnant le monde entier à +conquérir, sentait avec un frémissement de bonheur que la même force ne +pesait plus sur elle. + +Le clergé avait, dès cette époque, une tendance de victoire et de +domination; on le disait du moins, car il ne me convient nullement de me +mettre mal par la légèreté de mes assertions avec la cour de Rome et ses +milliers de représentans patentés ou mystérieux. Les salons raillaient +et les faubourgs criaient d'une manière plus énergique contre ce qu'on +appelait la réaction des préjugés superstitieux. Les caricatures les +plus bouffonnes circulaient. J'ai vu dans plus d'une maison les gens les +mieux pensans se joindre au chorus général, et dessiner eux-mêmes de +petits inquisiteurs sur les albums des plus jolies femmes. J'ai même +conservé dans mes papiers un croquis de la bataille théologique et +comique de Saint-Roch, fait par un noble marquis qui vote aujourd'hui +contre les libraires, les dessinateurs et les graveurs. La police était +d'une indulgence charmante, elle ne voyait rien et laissait tout faire. +«Les gens de police, disait un soir devant moi un ex-conseiller d'État, +est un luxe des gouvernemens, mais un luxe inutile; le dévouement est +d'ordinaire borné et incapable, et la capacité qui descend à un vilain +métier est vénale et menteuse.» + +Il y eut une conspiration véritable au sujet de ce fameux enterrement de +Mlle Raucourt, mais conspiration bien innocente; ce fut celle des gens +d'esprit. Le premier de nos chansonniers, un homme dont les sentimens +monarchiques n'étaient pas douteux, Désaugiers, fit une chanson +charmante qui ne fut pas imprimée dans les différentes éditions de ses +oeuvres, et qui, je crois, fera plaisir au lecteur: + + CADET BUTEUX + + À L'ENTERREMENT DE Mlle RAUCOURT. + + AIR: Faut d'la vertu, pas trop n'en faut. + + Faut êt' dévot, pas trop ne l'faut; BIS. + L'excès en tout est un défaut. + + V'là c'que les paroissiens en masse + Devant Saint-Roch criaient l'aut' jour; + Et moi, sans trop savoir c'qui s'passe, + Bien plus fort qu'eux, j'crie à mon tour: + Faut êt' dévot; etc. + + On m'dit qu'c'est une actric' qu'est morte + Et qui d'mande un _de profundis_; + Mais on n'veut pas ly ouvrir la porte + Du ch'min qui mène en paradis... + Faut êt' dévot, etc. + + Pourquoi l'corps de c'te pauvre femme + D'l'église serait-il banni, + Pis qu'huit jours avant d'rendre l'ame + Elle avait rendu l'pain béni? + Faut êt' dévot les autres fois, etc. + + Plus d'un'fois avec son aumône + Saint-Roch secourut l'indigent... + Pourquoi donc r'fuser la personne + Dont on n'a pas r'fusé l'argent? + Faut êt' dévot, etc. + + N'y a qu'un'dévotion qui soit bonne, + C'est celle qui nous dit d'fair' le bien... + J'aime mieux un païen qui donne + Qu'un chrétien qui ne donne rien. + Faut êt' dévot, etc. + + Parc'qu'elle a joué la targédie, + L'Églis' ne veut pas l'avouer; + J'tez donc Racine à la voierie, + Car c'est ly qui la ly f'sait jouer. + Faut êt' dévot; etc. + + J'savons par coeur notr'Évangile, + Et j'n'y voyons pas que dans l'ciel + Sémiramis, Crispin et Gille + Soient proscrits par l'Père Éternel. + Faut êt' dévot, etc. + + Voyez un peu l'danger d'l'exemple: + À l'instant je r'cevons l'avis + Que l'chien d'Saint-Roch, hier, du Temple + A fait chasser l' chien d'Montargis. + Faut êt' dévot, etc. + +Un poète d'un genre plus élevé appliqua sa petite malice voltairienne à +la peinture et à la satire de la gent intolérante. + +Cette aventure fit remettre sur le tapis un événement du même genre qui +était arrivé sous le consulat à l'époque de la renaissance du culte et +au sujet de Mlle Chameroi, danseuse de l'Opéra. Voici comment Regnault +de Saint-Jean-d'Angely nous raconta que la chose avait été prise: «Le +fait de Saint-Roch vis-à-vis de Mlle Chameroi était bien plus grave que +vis-à-vis de Mlle Raucourt, car lors de la première affaire, les temples +venaient à peine d'être rouverts; le premier Consul, sous ce rapport, +allait au devant de l'opinion publique, et avait eu à vaincre plus d'une +répugnance de ses amis et de ses conseillers. L'échauffourée des prêtres +dans cette occasion n'allait à rien moins qu'à justifier les préventions +républicaines, et qu'à empêcher les bienfaits des chefs de l'État. Il +eut la générosité de ne pas se venger sur la religion de l'esprit faux +de quelques uns de ses ministres; il réprimanda même le célèbre Monge +qui avait, devant lui, appelé le scandale de Saint-Roch _une affaire de +comédiens à comédiens_. Napoléon sentit néanmoins tout ce qu'avait de +grave et d'inquiétant ce singulier acte de reconnaissance des prêtres +pour l'abri si grand qui venait de leur être donné; et, comme le curé +d'une autre paroisse avait bien voulu faire le service de Mlle Chameroi, +refusé par celui de Saint-Roch, le premier Consul se chargea lui-même de +la conduite de l'opinion publique sur une difficulté si délicate; et je +puis vous montrer dans le _Moniteur_ un article que j'ai écrit sous la +dictée du grand homme qui, en s'acheminant vers le trône, avait commencé +par relever les autels; mais qui, placé sur le terrain encore mouvant de +la révolution, voulait passer pour le protecteur de tous, mais non pour +l'esclave de personne. L'article est fort court, comme il convient à un +souverain, journaliste par occasion; il respire cette brusquerie censée +d'un homme qui, au milieu de ses passions, possède un admirable instinct +de prudence.» + +Je copiai dans le temps ce piquant article, et je le transcris encore +aujourd'hui comme une instruction sur la matière, qui peut ne pas être +inutile; car l'Église et la Comédie ne sont pas encore près de +s'entendre. + +«Le curé de Saint-Roch, dans un moment de déraison, a refusé de prier +pour Mlle Chameroi et de l'admettre dans l'église. Un de ses collègues, +homme raisonnable, instruit de la véritable morale de l'Évangile, a reçu +le convoi dans l'église des Filles-Saint-Thomas, où le service s'est +fait avec toutes les cérémonies ordinaires. + +«L'archevêque de Paris a ordonné trois mois de retraite au curé de +Saint-Roch, afin qu'il puisse se souvenir que Jésus-Christ commande de +prier même pour ses ennemis, et que, rappelé à ses devoirs par la +méditation, il apprenne que toutes ces pratiques superstitieuses, +conservées par quelques rituels, et qui, nées dans les temps d'ignorance +ou créées par des cerveaux échauffés, dégradaient la religion par leur +niaiserie, ont été proscrites par le concordat et par la loi du 18 +germinal.» + + + + +CHAPITRE CXXXV. + +Déjeûner chez Regnault. + + +J'arrangeais depuis long-temps dans mon exaltation le projet d'un +pélerinage à l'île d'Elbe; mais une foule de circonstances frivoles +retardent souvent les plus ardentes résolutions. L'argent, ce nerf de la +guerre... et des voyages, commençait à être pour quelque chose dans ces +incidens. Pendant que, par première précaution, je cherchais à garnir ma +caisse, je reçus de Regnault une pressante invitation de venir déjeûner +avec lui, avec prière d'arriver avant tout le monde. «Cela sera, me +dis-je, la visite d'adieu.» J'avais mal compté. Arrivée à dix heures, +j'entre suivant mon habitude par le pavillon de la rue des Victoires, et +je me trouve entourée d'un grand nombre de convives. La comtesse n'était +point à la réunion; depuis les changemens, elle vivait dans sa terre. +J'allais donc assister à un véritable déjeûner de garçons. Moi, je +pouvais être classée comme telle, car j'en avais l'habit. On n'eût pas +fait d'ailleurs une extrême attention à moi, si un parent du général +Cavaignac ne m'eût accaparée pour me parler de Murat, d'Élisa et du +maréchal Bessières, qu'il savait que j'avais très intimement connu; +c'était à n'en plus finir sur le chapitre de mes campagnes, et tout +naturellement je me trouvai entraînée sur le terrain glissant de la +politique. Parmi les convives, le plus bouillant, celui dont le langage +ne prenait pas la peine de se faire diplomatique, était Charles de +Labédoyère. Il devait repartir la nuit même pour rejoindre son régiment; +il était venu de son propre aveu à Paris, incognito et sans congé. Je le +connaissais déjà, mais ce jour-là cette connaissance devint de l'amitié. +Il avait souvent entendu parler de moi au maréchal Bessières, qui +m'avait vue avec Ney à l'armée; enfin il m'amena presque à des +demi-confidences; Labédoyère me demanda encore si j'avais vu chez +Regnault la jolie Allemande. + +«Oui; et vous, ne la voyez-vous pas ailleurs? lui dis-je. + +«--Non, foi de soldat français! reprit-il avec véhémence, ni ne veux la +voir. Un zèle payé, un dévouement aux appointemens, voilà ma plus grande +antipathie; car je n'apprécie que le désintéressement; je n'aime que +l'enthousiasme: le vôtre, par exemple, cet enthousiasme si passionné +pour le maréchal Ney, voilà ce qui m'électriserait.» + +À ces mots, je levai les yeux sur Labédoyère, et je trouvai que s'il +était susceptible d'en ressentir, il n'était pas moins fait pour en +inspirer. Le général Cambacérès, frère de l'archi-chancelier, était +aussi des nôtres; je le remarquai plus par son silence que par ses +paroles. Il brûlait d'envie d'être de notre _aparté_; il se rapprochait +petit à petit, jetant par-ci par-là de ces mots qui ont l'air de +demander l'aumône d'une conversation. Il voulut savoir si j'avais eu des +relations avec le maréchal Mortier. + +«--Jamais, lui dis-je fort sèchement.» Il interrompait une conversation +si intéressante, que j'en pris de l'humeur. Mais il fallut enfin se +mêler à l'entretien général; c'était un devoir de dévouement. Regnault +s'était joint au général pour appuyer la question du général Cambacérès +sur le maréchal Mortier. Je me contentai de répondre que «je ne +connaissais le maréchal que pour l'avoir vu un instant au passage de la +Bérésina; qu'il s'y conduisit comme dans vingt autres batailles, à +Anclana, à Badajoz et Gebora, en véritable général français.» Ici un +militaire décoré et portant d'énormes moustaches se joignit à nous. J'ai +oublié son nom; il sert aujourd'hui. «Mortier est bon, dit-il, et +certainement il doit regretter l'Empereur. Un duché et une dotation de +cent mille francs, cela peut aider à la reconnaissance; je suis sûr +qu'il est à nous. Je croyais que Madame, ajouta l'officier en me +désignant, avait des relations particulières avec lui. + +«--Mon Dieu, Monsieur, vous m'en supposez donc avec toute l'armée? + +«--Ce serait fort heureux,» dirent Cambacérès et Regnault à la fois. La +tête commençait à me tourner, un peu par vanité et un peu par crainte. +Je ne pouvais douter qu'on n'eût des projets sur moi, et je voyais +surtout qu'avant de me les confier on voulait savoir ce que j'avais de +confidences à fournir en cautionnement; mais j'avoue que je ne +m'attendais guère à celle que j'allais recevoir. + +Six mois s'étaient à peine écoulés, et déjà la plupart de ceux qui +avaient avec précipitation déserté Fontainebleau, ou profité avec joie +de l'abdication impériale pour essayer d'une autre opinion, non +seulement commençaient à revenir aux regrets, mais encore se ralliaient +déjà à tous les mécontens qui avaient conservé avec l'amour du passé +toutes les espérances de l'avenir. Le déjeûner de Regnault était +terriblement politique. Entre la poire et le fromage, on ne changeait +rien moins que toutes les dynasties de l'Europe; et dans tous ces plans +de régénération universelle on voyait une certitude de succès, une +confiance dans la fortune, qui étonnaient mon imagination, pourtant +assez volcanique de sa nature. La voix de Labédoyère tonnait déjà comme +un cri de victoire. + +Je crus découvrir au milieu des fumées de cette politique que quelques +personnes pourraient bien avoir le mot de Napoléon, et que celui-ci +n'attendait qu'une occasion pour ressaisir le titre qu'il n'avait laissé +tomber à Fontainebleau que pour le ressaisir plus tard. Regnault, qui +savait si bien que vouloir me faire parler sur Ney eût été me faire de +la peine, n'essaya même pas de glisser son nom au milieu des noms +célèbres dont on faisait l'appel pour compter les chances d'un +changement. Mais l'officier à moustaches n'y mit pas tant de façons, et +me demanda «si le maréchal serait capable de faire un coup de main en +faveur de Napoléon. + +«--Je pense que... non. + +«--Comment, non! + +«--Certes; car Ney aime aujourd'hui son repos et, comme toujours, le +bonheur de la France, et il ne pense pas que l'Empereur le puisse +assurer. Croyez-m'en; car le maréchal est la franchise même, et il croit +que les peuples ont plus à perdre qu'à gagner aux révolutions, quelles +qu'elles soient. + +«--Tant pis. + +«--Je ne vois pas le tant pis.» Puis me tournant vers Labédoyère, +j'ajoutai: «Je veux bien, moi, n'être pas contente de Ney, regretter +qu'il ne partage pas tout mon délire napoléonien; mais quand d'autres se +permettent de lui trouver des torts, il me prend des étourdissemens de +fureur, et je me même de penser autrement. + +«--Il est bien heureux. + +«--Labédoyère, vous avez trop d'esprit pour me dire de ces choses-là. +Les fadeurs ne vont pas aux moustaches. Je suis comme vous; +l'enthousiasme seul me plaît et me captive. Quand vous me parlez de +l'Empereur, vos paroles toutes militaires me plaisent plus que de froids +complimens. Quant à Ney, j'ai dit vrai; je le trouve changé, et je suis +sûre que le retour de Napoléon lui paraîtrait une calamité pour la +France. + +«--C'est impossible. + +«--Eh bien! je vous garantis que les choses sont ainsi. + +«--Mais il ne peut haïr l'Empereur. + +«--Sans doute; mais il aime un peu plus la France que Napoléon. Le coeur +de Michel Ney appartient à son pays avant d'appartenir à qui gouverne. +Il regarde où est le bonheur public, la gloire nationale.» Labédoyère me +regardait parler, et, sans que je m'en fusse aperçue, tous ces messieurs +s'étaient rapprochés de moi, Regnault et Cambacérès en tête, et nous +écoutaient en silence: il fut interrompu par ce compliment de +Labédoyère, moitié sérieux, moitié comiquement emphatique. «Vous +entendez, Messieurs, cette éloquence oratoire, ce feu d'improvisation. +Une proclamation de l'Empereur, lue et commentée par Madame, lui +livrerait une garnison de 6,000 hommes... Il serait difficile d'avoir +plus d'ame, de grâce et d'entraînement.» J'avoue que cette flatterie +plut à mon orgueil qui ne les aime pas. Il y avait encore à cette séance +gastronomique et malveillante deux officiers du 4e régiment +d'artillerie, qui parlaient de l'Empereur avec un enthousiasme que je +trouvai exagéré, moi qui en avais une si forte dose. Ces officiers +étaient en garnison à Grenoble, et assuraient sur leur honneur que +l'esprit du soldat était excellent, ce qui, dans la langue d'une autre +opinion, se serait appelé fort mauvais. + +La chaleur de la politique et la fraîcheur du Champagne à la glace +avaient forcé une partie de l'assistance à quitter la place. Nous +restâmes seuls, Regnault, Labédoyère, Cambacérès et moi. On parla avec +plus de tranquillité, et sans aveux ni confidences positives. Malgré mon +peu de perspicacité politique, je vis clairement de quoi il était +question, et je devinai qu'on avait besoin de moi. Regnault savait que +j'avais habité Digne. «Vous y connaissez beaucoup de monde, me dit-il; +vous m'avez avoué, je crois, qu'à Barême vous avez connu M. Manuel fils. + +«--Non, c'est à Digne. + +«--Vous avez été à Gap aussi? + +«--Bien souvent j'ai fouillé tous les rochers de la Provence. J'y ai des +amis et des connaissances... À quoi en voulez-vous venir? + +«--À savoir à peu près ce que vous avez remarqué de l'esprit public de +ce pays-là à l'égard de Napoléon. + +«--Il y aurait un oui et un non à vous répondre; mais il est une masse +qui lui appartient tout entière de coeur: ce sont les paysans. Ah! c'est +une singulière chose que les peuples. + +«--Bonne quand on sait les gouverner,» répondit gravement le général +Cambacérès, et sur cette première phrase complète qu'il eût prononcée, +il se leva, et Regnault le suivit dans son cabinet, où ils restèrent +quelques instans. En sortant le général me salua avec cet air +d'approbation et de remercîment qu'on emploie vis-à-vis de quelqu'un sur +lequel on compte pour un service. Labédoyère me croyait plus avant dans +les secrets politiques que je ne l'étais ni ne voulais l'être. Il me +parla, pendant la brève absence de Regnault et de Cambacérès, de manière +à me prouver une bien grande et toujours imprudente confiance. Regnault +m'expliqua ce qu'il attendait de moi. Il s'agissait d'une petite tournée +pour prendre connaissance de la disposition des esprits. + +«Je vous remercie, M. le comte; je ne vise pas à la survivance de la +jolie Allemande. Je ne suis pas assez en fonds pour voyager à mes frais, +et vous savez que, malgré mes sentimens bien raisonnables, je ne suis +pas d'humeur à voyager aux frais du gouvernement.» Regnault fit la mine; +mais Labédoyère me pressa la main d'un air charmé, et je le fus +excessivement d'avoir obtenu son approbation. Je dis alors à Regnault +mon projet d'aller à l'île d'Elbe: il en fut surpris, mais enchanté. +Labédoyère nous quitta. Quand il fut parti, Regnault me renouvela ses +instances avec toutes les cajoleries de gloire, de dévouement, d'amitié; +mais je restai ferme dans mes refus. + + + + +CHAPITRE CXXXVI. + +Voyage à l'île d'Elbe. + + +Tout se préparait pour mon voyage de l'île d'Elbe. Mes instructions, et +plus que cela, la voix de l'amitié, me recommandaient de ne point partir +avant d'avoir vu une personne très intime auprès de la reine Hortense, +et qui ne devait revenir à Paris que dans les premiers jours de +décembre! Mais je n'ai jamais eu beaucoup de patience; et mon coeur +toujours ardent précipita mon départ. Regnault, qui me savait liée avec +Mme Noémi, restée intime et en correspondance avec le roi Murat, insista +beaucoup dans notre dernière entrevue pour que j'obtinsse des +renseignemens précis sur les dispositions secrètes de Joachim. + +«Demain, vous saurez tout ce que vous désirez savoir, c'est-à-dire tout +ce que Mme Noémi croira pouvoir me confier.» Je me rendis chez elle +aussitôt, et je la trouvai très affligée et mouillant une lettre de ses +pleurs. Je voulus me retirer, elle m'en empêcha. Je lui dis alors de +quelle part je venais et le but de ma visite. Loin de refuser la +confidence, elle parut charmée de pouvoir la faire. Elle me montra la +lettre dont elle s'occupait lorsque j'étais entrée; elle était de Murat. + +Je ne pus m'empêcher de dire à Ney quelque chose de mon voyage. Aux +premiers mots de cet aveu, Ney jeta feu et flammes, me traita de tête +romanesque; que sais-je, plus mal encore. Je le regardais, cherchant à +lire dans ses yeux le sens de ces paroles si sévères; je tremblais +qu'elles ne lui fussent dictées par l'ingratitude: je me trompais. Il +n'obéissait qu'au sentiment d'une amicale sollicitude pour mon sort. + +«Vous ne trouverez point la grande-duchesse Élisa à Naples, où vous vous +proposez de vous rendre de l'île d'Elbe. + +«--Ah! que je vous sais gré d'appeler encore de leurs anciens titres des +princes malheureux. Dans leurs hautes prospérités, mon cher Ney, +j'aurais bien pu quelquefois escamoter les titres, même un peu exprès; +mais aujourd'hui je ne les sépare jamais de leur souvenir. Ne riez pas. +Cela vous semble puéril; eh bien! c'est pourtant un sentiment et un bien +louable qui me l'inspire. Puis-je ressembler à ces flatteurs que j'ai +vus ramper dans les cours impériales, et qui se dédommagent aujourd'hui +d'une bassesse de dix ans par ces propos de mauvais goût: La Bacchiochi, +la Borghèse, la mère Lætitia Bonaparte... Les princes de la famille de +Napoléon seront toujours, dans mon coeur, sur le trône de la +reconnaissance. + +«--Ida! + +«--Mon ami! mon frère! + +«--Ah! je voudrais pouvoir l'être; vous êtes une si excellente femme! Je +voudrais vous voir heureuse, avec un sort enfin assuré. + +«--Ney, il vous est à jamais défendu de vous occuper de ces intérêts-là. +Je vous aime aussi passionnément que jamais; mais, à Paris, je suis +exposée à vous rencontrer avec la maréchale, à ne plus vous revoir, ou à +risquer de troubler votre repos; voilà encore un des motifs qui décident +mon départ. Nous avons failli si souvent, malgré les meilleures +résolutions. Il y avait du moins alors l'excuse de l'absence, +l'éloignement de celle que j'offensais. Ici respirant le même air, la +passion la plus délirante appellerait sur nous de cruelles épreuves, +ferait crier au scandale d'un arrangement coupable. Mon cher Michel, +Madame est plus jeune, plus jolie que votre compagnon de guerre; et +fût-elle mille fois laide, ses droits n'en seraient pas moins les mêmes, +et l'homme que je verrais calculer les heures et les moyens de tromper +par habitude ne serait pas toujours le héros de mon imagination, ni +l'idole de mon coeur. Croyez-moi, mon cher Michel, ce voyage inspiré par +la reconnaissance m'est commandé également par le soin de votre repos, +et le besoin que mon souvenir vous soit toujours cher.» Je n'ose répéter +tout ce qu'il me répondit, car il y aurait trop d'orgueil. Il convint +que j'avais raison; mais en même temps il me fit promettre de ne pas +rendre éternelle une séparation qui lui serait impossible. + +J'avais pour caisse de voyage une grande partie des six mille francs que +je tenais de mon noble marché avec le jeune Léopold. Pour prévenir les +interrogations et les retours dont mon départ eût pu être l'objet, je +fis dire à mes amis que j'avais quitté la capitale. Avant que cela ne +fût en effet, j'écrivis à Regnault qu'au moment où il recevrait ma +lettre, je serais déjà sur la route de Fontainebleau. Car, je l'avoue +par une sorte de réminiscence mélancolique, je voulais m'acheminer par +les lieux mêmes qu'avait parcourus le noble prisonnier de l'Europe, si +long-temps tremblante devant lui, quittant cette belle France, où il +s'était trouvé trop à l'étroit, pour aller prendre possession de sa +petite souveraineté bourgeoise de l'île d'Elbe. Je me sus un gré infini +de cette inspiration mêlée de philosophie et de sentiment; elle me valut +plus d'un plaisir. Dans tous les endroits où je passai, on mettait une +sorte d'affectation orgueilleuse à répéter: ici l'Empereur a dit telle +parole, là il a fait telle chose. Ce qui se réduisait partout à des +détails on ne saurait plus simples, mais que l'on ne rapportait pas +moins avec cette espèce de religion qui annonce l'importance qu'on y +attache. «C'est ici, me dit une jeune fille, à Briare, que, faute de +chevaux, on sépara les voitures: la première voiture partit d'abord; +l'Empereur ne la suivit que dans la nuit.--Non, tu te trompes, Toinette, +l'Empereur partit à midi, je le sais mieux que toi, puisque j'étions à +le voir déjeûner avec les deux coquins d'Allemands ou d'Anglais qui +l'accompagnaient,» répondait une femme plus âgée. + +J'arrivai à Nevers dans la nuit. Là on me dit combien Napoléon avait +paru satisfait et consolé par les acclamations qui l'avaient accompagné +pendant toute la route depuis Fontainebleau. «Il n'en était pas de même +des commissaires des alliés, disait une petite femme fort jolie; car à +ceux-là on ne leur a pas épargné les malédictions ni les outrages.--Et, +reprit un paysan, s'ils y repassaient aujourd'hui, ils en verraient de +plus durs encore.» + +À Villeneuve-sur-Allier, on disait presqu'avec des larmes: «C'est ici +que d'Empereur a été contraint de se séparer du dernier détachement de +la garde fidèle qui formait son escorte;» et l'on répétait avec +enthousiasme: «Il a refusé les Cosaques et les Autrichiens dont on +voulait entourer un guerrier français: «Qu'ai-je besoin d'escorte? les +acclamations du peuple m'en ont tenu lieu.» + +J'avais une lettre de Carnot pour une personne dont la maison de +campagne était située sur la route. On m'avait bien recommandé de la +remettre moi-même. Comme il était nuit, j'envoyai un exprès à l'ami de +Carnot, pour l'inviter à se rendre près de moi; ce qu'il fit aussitôt. +En l'attendant, je pris mes informations ordinaires. Napoléon avait +couché dans cette ville. On ne tarissait pas de détails. L'ami de Carnot +arriva, et multiplia encore pour moi tous ces propos populaires. «Ce +qu'il y a de plus extraordinaire, ajouta-t-il, c'est qu'en passant par +Moulins, l'illustre proscrit fut salué par le cri de _vivent les +alliés!_ et qu'aujourd'hui on est si repentant, qu'on s'efforcera de +vous persuader qu'on n'a crié que _vive l'Empereur!_» + +«--Ne blâmez pas, Monsieur, les gens de Moulins; leur retour d'affection +est encore un mérite.» + +J'eus lieu de vérifier l'observation, et je dois consigner ici, pour la +vérité historique et l'étude du coeur humain, qu'à Moulins, à Lyon, à +Orange, à Avignon même, on se défendait comme d'une accusation honteuse +d'avoir vociféré l'insulte sur les pas d'un guerrier malheureux. + +À Orgon, une vieille mendiante, qui passait pour dire la bonne aventure, +et que je fis venir pour lire dans ma main, par une fantaisie moitié +sérieuse, moitié plaisante, me raconta des choses fort piquantes. «Ils +ont eu, disait-elle, la sottise de pendre en effigie celui qui, à son +tour, pourrait bien les faire pendre tout de bon encore.» Je regardai +cette sorcière d'un air un peu soupçonneux. + +«Vous me regardez en vous moquant de moi; eh bien! ce que je vous dis +est exact. Tenez, voilà l'Empereur, dans du marc de café, qui débarque; +et voilà les soldats qui retournent tous vers lui.» Cette sibylle en +haillons me sembla être trop initiée à d'autres mystères, et je mis bien +vite un terme à mes questions. Cependant les gens de l'auberge +m'assurèrent que le jour du passage de l'Empereur elle avait manqué +périr de la main des gens ameutés pour insulter Napoléon; qu'elle ne +cessait pas de prédire son retour. «Moi qui pense très bien et qui suis +bon royaliste, j'ai la conviction que la vieille sorcière est de bonne +foi; elle est la seule à prédire, mais elle n'est pas la seule à croire. +Et, voyez-vous ils sont tous ici comme des bêtes à attendre le revenant. +C'est la troupe qui monte la tête de tout le monde. Il faut que cet +enragé Corse ait jeté un sort sur nos soldats. Si je faisais mon devoir, +je devrais peut-être prévenir notre brigadier de gendarmerie. Presque +tous les sous-officiers ont sous la cocarde blanche la cocarde +tricolore, et les aigles cousus sous les lis.--Je me faisais une autre +idée de l'esprit de l'armée.--Ah! Madame, il est détestable: que +Bonaparte arrive, et il ne restera pas un seul peloton à cette noble +famille, digne pourtant par ses malheurs de plus d'intérêt.--Mais il +n'en est pas de même du reste de la population? + +«--Mon Dieu! elle devient horrible; sur mille royalistes du +commencement, excepté M. le curé, l'adjoint du maire, un pauvre +chevalier de Saint-Louis; moi et ma femme, il n'en reste plus qui soient +restés fidèles; car, vous l'avouerai-je, mes garçons, les enfans d'un +membre du conseil municipal, sont plus bonapartistes que le Corse +lui-même. Mon pieu! quel malheur que la bonté du roi n'ait pas pris ses +précautions en faisant pendre ce tyran. + +«--Si cela avait pu s'arranger, je crois que la mesure eût été plus +tranquillisante; car, de fait, il n'y a que les morts qui ne reviennent +pas.» + +Depuis Orgon, et un peu ennuyée, je ne m'arrêtai plus qu'au Luc. Arrivée +là, je me rendis à la maison que la princesse Pauline habitait. Le +général Bertrand avait présenté à cette soeur de Napoléon les +commissaires étrangers qui avaient voituré son frère hors de son empire. +Le coeur de Pauline s'était brisé au récit des dangers que Napoléon avait +courus; aussi avait-elle pris la généreuse résolution d'aller adoucir +son exil à l'île d'Elbe. La personne que je désirais voir là se trouvait +alors au Muy. Je m'y rendis, et de Muy a Fréjus, voulant m'embarquer +aussi à ce port de Saint-Raphen, où l'Empereur avait jeté sa fortune +dans une barque, comme César, et où, quinze ans avant, il avait abordé +en revenant des Pyramides, quand il marchait au trône... On me prévint +que probablement je ne pourrais partir que le lendemain, les vents étant +absolument contraires; j'en eus une impatience extrême. Je ne saurais +rendre le besoin que j'éprouvais de toucher du pied cette île située si +près de ma patrie, occupée d'abord par les Étrusques, soumise aux +Carthaginois, île tant de fois dominée, et que les Romains nommèrent +Ilra, et dont le nom allait recevoir une immortalité égale à celle de +son prisonnier. Après avoir rempli toutes les formalités de mon +embarquement, et en attendant le vent favorable, j'allai, selon mes +habitudes, courir au loin, cherchant une pointe de rocher, une vue de +mer qui pût convenir au ton où étaient montés mon esprit et mon coeur. La +saison, quoique avancée, avait encore de beaux jours, et la soirée était +belle là, comme à Paris une journée de printemps. Pour éviter les +soupçons qu'eût pu faire naître mon travestissement, et un peu aussi +pour me délasser de la fatigue de la cravate, seul inconvénient que je +trouve aux habits de l'autre sexe, j'avais repris mon costume naturel de +femme. Adossée contre une espèce de parapet formé par les sables, les +mains jointes sur la poitrine, ne tenant plus à ce qui m'entourait que +par la pensée, mon coeur souffrait à l'idée de rencontrer à quelques +lieux de là, dans un chétif gouvernement de dix ou douze mille habitans, +sur un sol aride et emprisonné par les flots, le dominateur de l'Europe, +le vainqueur de tant de rois. Je pensais à toute cette famille qu'il +avait dotée de couronnes presque toutes tombées avec la sienne. Je +pensais à tant d'ingratitudes, et, avec un peu d'orgueil, à cette +reconnaissance d'une femme, qui s'élevait jusqu'à la gloire des Drouot, +des Bertrand et des Germanosky; de ces fidèles serviteurs qui avaient +couru après la dotation de l'exil et de l'infortune, pour ne pas laisser +seul au milieu de la mer celui qui avait ceint la couronne de +Charlemagne. + +Comme le commerce se mêle de tout, j'ai remarqué une curieuse industrie +à l'auberge de Saint-Raphen où j'étais descendue. On y faisait un grand +débit de figures de plâtre, image de deux opinions contraires, et les +marchands les donnaient tour à tour et suivant les goûts, pour des +portraits de Napoléon ou des bustes de S. M. Louis XVIII, lesquels +ressemblaient bien autant à l'un qu'à l'autre. Mais le mérite de ces +petits ouvrages consistait dans l'élégance d'un piédestal fait d'un +marbre granit grisâtre tirant sur le vert, semé de taches noires et +blanches, produit des mines et principales richesses de ce royaume à +petit format, dont Napoléon Ier était alors souverain. + +Enfin on vint m'avertir qu'on allait mettre à la voile. Après deux jours +de navigation on aperçut l'île d'Elbe. À cette vue, saisie d'un élan +passionné, je tendis les bras vers le ciel, appelant la terre que +dévorait mon impatience. Exaltée jusqu'à la démence, j'oubliai que je +laissais en France celui qui avait été l'objet préféré de toute mon ame, +je ne songeais qu'à ceux que j'allais trouver; je m'excusais de cet +oubli de Ney par de beaux raisonnemens que le coeur, le meilleur logicien +que je connaisse, me fournissait en abondance. Je me disais même alors +que fuir loin de Ney était un sacrifice nécessaire à des devoirs qu'il +chérissait. Hélas! ces devoirs dataient de 1801; pourquoi donc ne m'en +étais-je aperçue qu'en abordant à Porto-Ferrajo en 1814? Comme j'ai +promis à mes lecteurs d'être vraie, je garde l'aveu de ce nouveau tort +pour le chapitre suivant. + + + + +CHAPITRE CXXXVII. + +L'île d'Elbe.--Napoléon.--Bertrand.--Drouot.--Cambrone. + + +Ce ne fut pas seulement ce besoin d'activité qui a dévoré toute ma vie, +ce ne fut pas même le sentiment si naturel à mon coeur, de payer un +tribut de reconnaissance et de souvenir à un grand homme malheureux, +dont j'avais été un moment aimée, qui me conduisait à l'île d'Elbe. Mon +voyage avait un autre but dont le récit que je fais ne donnera aucune +idée positive, et on en concevra facilement la raison. Le secret qui +était caché dans cette démarche aventureuse n'était pas le mien, et, +tout piquant qu'il soit, je dois convenir qu'il serait aujourd'hui sans +intérêt pour l'histoire. + +J'étais attendue au moment de mon débarquement, qui eut lieu vers le +commencement de la nuit. Un logement assez commode m'avait été préparé +dans une maison de campagne fort retirée, d'où l'on apercevait la petite +île de Rianosa, que Napoléon appelait la dernière de ses conquêtes, et +qui en effet avait cessé, depuis son arrivée, de servir de pied à terre +aux corsaires. Mes premiers regards, au lever du soleil, se fixèrent sur +ce rocher, dont un homme, naguère le plus puissant souverain de +l'Europe, était réduit à faire son Versailles ou sa Thébaïde, selon +qu'il parviendrait à entretenir dans son esprit si vaste et si mobile +les illusions de la grandeur, ou qu'il arriverait, plus sage et plus +heureux, à y substituer l'amour de la philosophie et de la solitude. + +Mon passeport me désignait comme une dame polonaise; j'avais adopté pour +moi et pour mes gens le costume de cette nation, si chère à la nôtre. Le +mystère de mon arrivée, les circonstances de ma réception, une certaine +dignité de tournure que donne le monde et à laquelle le théâtre ne gâte +rien, accréditèrent dans l'île un bruit singulier, dont je ne parlerais +pas, si je ne le trouvais rappelé dans l'histoire. Cette méprise jeta +sur moi un éclat qui contrariait mes projets et qui me força à +précipiter leur exécution. Je ne demeurai à l'île d'Elbe que trois +jours. + +Les voyageurs et les biographes ne se sont guère occupés de ce site +extraordinaire dans ses rapports avec l'homme extraordinaire qui +l'habitait. Napoléon était si grand dans sa petite île, qu'on croirait à +les lire qu'il la débordait de toutes parts et qu'elle disparaissait +sous ce géant comme la montagne de Polyphème. Mon imagination un peu +plus poétique et toujours disposée à saisir avec empressement les +harmonies de la fable et de l'histoire, fut frappée de la fatalité qui +avait donné pour empire à ce roi de fer de la civilisation moderne, un +royaume de fer. Je me rappelais l'ancien Prométhée, captif sur un +rocher, auprès de ce nouveau Prométhée, souverain d'un volcan. Et qu'on +ne s'imagine pas que cette immense scorie, tombée au milieu de la +Méditerranée du haut d'une planète détruite, comme Napoléon du haut du +trône, ne ressemble en rien à tout ce que l'on croirait connaître +d'analogue sur la terre. La richesse de quelques cultures, l'aspect de +quelques mouvemens de terrains que les révolutions du sol avaient faits +hideux, mais qui se sont embellis en se revêtant de verdure et +d'ombrages, la grâce des eaux qui embrassent ses rochers ou qui viennent +mourir sur ses plages, sont des avantages communs à bien d'autres pays. +Ce qu'elle a de particulier, ce sont ses mines, ses grottes, ses +cavernes, temples secrets et merveilleux où l'on ne pénètre qu'avec +admiration quand on est parvenu à maîtriser la surprise et l'effroi. +Certaines galeries de ces mines paraissent illuminées par les fées. Le +fer qu'on en retire se modèle en écailles légères et brillantes qui se +croisent dans tous les sens, et qui reflètent avec un éclatant cliquetis +de lumières et de couleurs toutes les nuances de l'arc-en-ciel, +paillettes étincelantes d'or et de feu, qui éblouissent comme la gloire +et qui sont fragiles comme elle. + +Napoléon passait une grande partie de ses journées à visiter ses petits +États, et il mettait dans ces excursions l'ardeur qu'il était accoutumé +à mettre dans toutes ses actions et dans toutes ses pensées. Il voyait +là, comme dans l'Europe qui venait d'échapper à ses mains, la place d'un +champ de bataille auprès de celle d'un palais, et il rêvait sur les +points les plus fertiles de son rocher des dotations pour ses +capitaines. Je gagnai sa cavalcade au galop, à l'instant où il allait +atteindre le point culminant de son île. «Eh quoi! s'écria-t-il comme +s'il ne m'avait pas attendue, _fama volat_ jusqu'à Barataria?...--Où +voulez-vous qu'elle s'arrête? lui répondis-je,--Venez, venez, +reprit-il», et nous parvînmes au sommet de la montagne. La mer, presqu'à +nos pieds, nous enveloppait de toutes parts d'une ceinture bleue. +Quelques frégates croisaient au loin. «Voilà mon empire, dit Napoléon +avec un sourire dédaigneux, sous lequel il cachait un soupir.--Attendez, +repartis-je, en parcourant d'un regard tout le cercle de l'horizon... Il +est immense comme le monde. Voilà la France et voilà l'Italie... +L'Afrique n'est-elle pas de ce côté?--Bien, bien, reprit-il en riant. +Oh! cela est magnifique! C'est un rêve de mon enfance, une idée qui +m'occupait quand ma mère me parlait du roi Théodore. Je m'imaginais +quelquefois que je deviendrais le roi des îles de la Méditerranée! +C'était là une destinée admirable. Détruire les pirates comme Pompée, +chasser les barbaresques dans l'intérieur de l'Afrique, anéantir la +traite; civiliser l'Égypte, repousser les Turcs en Asie, rendre une +patrie et des institutions aux Grecs, maintenir la balance dans le monde +entre les puissances maritimes, en réprimant l'orgueil des Anglais, +voilà ce qui me convenait, voilà ce qu'on aurait dû m'offrir dans +l'intérêt du genre humain; mais il aurait fallu me comprendre et juger +l'avenir. Cette bande de rois a traité avec moi comme avec un adversaire +sans importance. Si j'en avais agi envers eux de la même manière, je les +tiendrais tous à Porto-Ferrajo ou à Rianna. Mon grand tort a été de me +mêler avec les rois; ma mission était de les défaire. Cette diplomatie +m'a un peu étourdi. Il ne m'a manqué qu'une heureuse inspiration pour +faire accepter à un d'entre eux la clef de chambellan. Je croyais à la +reconnaissance et à la bonne foi, je me trompais. J'avais dit que le +trône se composait de quatre ais de sapin, recouverts de velours. Cela +n'était pas mal; mais il ne fallait pas en descendre sans mettre le feu +dessous.» + +Nous rejoignîmes la suite de l'Empereur; je l'accompagnai _au palais_, +puisqu'il était convenu de donner ce nom à la résidence très modeste qui +lui avait été assignée, et dans laquelle il paraissait attendre +impatiemment l'exécution de ses plans pour des constructions plus +dignes, et qui devaient ne rien envier aux Tuileries. Je n'avais eu +besoin que de l'entendre un moment pour être bien convaincue que ces +édifices ne s'achèveraient pas; et qui pouvait en douter en Europe, +sinon l'administration imbécille d'un pays voisin? Quoi! Napoléon était +à l'île d'Elbe, en face de ses anciens peuples; il y était libre, il y +était investi encore des titres et des honneurs de la souveraineté, il y +était entouré d'hommes à toute épreuve, infatigables en sacrifices et en +dévouement; il n'avait qu'une main à étendre pour ressaisir son armée +qui n'avait pas changé de forme, qui ne pouvait pas se persuader qu'elle +eût changé de maître; il n'avait qu'un cri à pousser pour réveiller la +révolution, qu'un pas à faire pour marcher devant elle, et on feignait +de s'imaginer qu'il sacrifierait un avenir qui lui appartenait toujours +aux douceurs d'une royauté casanière, ou plutôt d'une magistrature de +village! En vérité, on a peine à concevoir que l'idée d'emprisonner +Napoléon dans les domaines du roi d'Yvetot, sans autre garantie que sa +volonté, ait pu entrer dans les calculs politiques d'un cabinet. Il faut +que le plaisir de jouer à la royauté soit bien enivrant pour produire de +pareilles illusions. + +La cour de Napoléon n'était pas nombreuse; elle ne se composait que +d'une trentaine de personnes, dont le plus grand nombre me parut sortir +des rangs de l'armée polonaise; mais on remarquait autour de lui +quelques hommes qu'on ne peut avoir vus sans se les rappeler toute sa +vie, et dont le nom, déjà fameux alors, a pris depuis une place encore +plus honorable dans l'histoire. + +Le maréchal de camp Cambrone, qu'une belle conduite et une belle parole +ont immortalisé à Waterloo, attirait peu l'attention des voyageurs qui +affluaient dans l'île d'Elbe. Une physionomie martiale, mais qui n'avait +rien de distingué, parmi tant de physionomies héroïques, ne suffisait +pas là pour exciter une émotion profonde, et pour fixer un souvenir. +L'ame y était distraite par des impressions d'un ordre trop élevé pour +s'arrêter à des observations de détails aussi vulgaires. J'ai le regret +de ne l'avoir point remarqué. + +Il n'en est pas de même du grand maréchal du palais, ce général Bertrand +dont le nom retentissait encore à mon oreille sur les côtes de +l'Adriatique, dans ces provinces illyriennes dont il avait été le +gouverneur, et où il avait laissé des sentimens si unanimes d'estime et +de reconnaissance. Je me trouvai heureuse de le voir, tel à peu près que +je me l'étais représenté, et de trouver en lui le type d'un philosophe +et celui d'un héros. L'expression de sa figure était plus douce +qu'imposante, mais on voyait aisément que sa douceur même était la +concession d'une ame forte et austère, qui s'était élevée à l'indulgence +par la réflexion. Son front chauve portait l'empreinte des méditations +sérieuses et de longues veilles; car aucune passion violente, aucune +ambition exaltée, ne pouvaient avoir imposé les signes d'une vieillesse +prématurée à cette physionomie d'ailleurs si reposée, si calme, si jeune +de candeur et de courtoisie. Naturellement pensif, et peut-être +mélancolique, il aimait à sourire au milieu des femmes et à jouer avec +les enfans. Dans une conversation solide et même dans celles où +l'opinion avait une assez grande part pour excuser quelque prévention et +quelque emportement, ses discours étaient sans aigreur, ses souvenirs +sans amertume, ses espérances et ses projets sans mélanges d'aucun +sentiment haineux ou vindicatif. Il était trop religieusement attaché à +ses affections et à ses devoirs pour ne pas comprendre les devoirs et +les affections des autres, et pour ne pas excuser jusqu'aux erreurs d'un +sentiment noble et désintéressé. Il était sage comme il était bon, par +un instinct propre à son caractère et qui ne lui coûtait point d'effort. + +La physionomie morale du général Drouot ressemblait beaucoup à celle-ci, +mais elle paraissait plus méthodique, et, si l'on osait s'exprimer ainsi +en parlant d'une vertu aussi naturelle, on l'aurait crue plus composée. +Il avait quelque chose de réservé, de chaste et de mystique, qui faisait +naître involontairement l'idée de la sainte profession à laquelle avait +été, dit-on, réservée sa jeunesse, et dont l'élan du patriotisme et de +la valeur l'avait éloigné pour sa gloire. Ces deux figures historiques +ne formaient pas une de ces oppositions que la peinture aime à inventer, +que l'histoire aime à saisir; elles étaient au contraire parfaitement +harmoniques, mais elles ne se confondaient point; et quoique leurs +effets fussent d'une analogie singulière, elles se faisaient valoir +mutuellement, tant une légère nuance d'habitude ou de moeurs peut jeter +de diversité entre deux ames pour ainsi dire jumelles. Le général +Bertrand avait l'air d'un de ces philosophes d'Athènes que Raphaël a +groupés autour d'Alexandre; le général Drouot, d'un de ces philosophes +chrétiens que Léonard de Vinci a fait asseoir aux côtés de Jésus. On +aurait pris le premier pour un pythagoricien, et le second pour un +apôtre. L'un paraissait affermi dans son dévouement par une raison +supérieure, l'autre y paraissait porté par une inspiration céleste; mais +ce qu'il y a de certain, c'est que, depuis M. de Malesherbes, le temps +où nous avons vécu ne reconnaissait pas de personnages plus vertueux. +Parmi tant d'hommes de bien qu'avaient illustrés nos armes, ceux-ci +étaient cités à l'égal des plus braves et des plus instruits, au-dessus +des plus purs et des meilleurs. On a fait valoir sous tous les aspects +et dans l'intérêt de toutes les opinions ce que la fortune de Napoléon +avait fait pour sa gloire. On a oublié, je ne sais pourquoi, ce qu'elle +avait fait pour ses adversités. C'était peu que vingt héros l'eussent +élevé sur le pavois, si deux sages ne l'avaient suivi dans son exil. La +fidélité de Bertrand et de Drouot est un titre qui vaut des victoires. +César ne laissa pour justifier sa mémoire que cet efféminé d'Antoine; +que serait-ce s'il était mort aimé de Brutus et de Caton? + +Dans le concours immense de voyageurs qu'attiraient à l'île d'Elbe une +curiosité fort naturelle ou une ambition fondée sur l'expectative la +plus évidente et la plus prochaine, ou le besoin d'une vie aventureuse +qui tourmente les esprits fatigués, ou le besoin d'une chance d'intrigue +ou d'espionnage, de trahison ou d'assassinat, qui est la dernière +ressource des misérables de tous les partis, peu de personnes, il faut +en convenir, pouvaient appeler sur elles une faible partie de l'intérêt +qu'excitaient à si juste titre _le Roi des îles_ et ses deux capitaines. +C'était un spectacle extraordinaire, mais honteux, que cette cohue de +courtisans équivoques, qui venaient, sous toutes sortes de titres, +mendier de l'Empereur déchu des préfectures, des épiscopats et des +principautés. «J'en ai vu depuis qui ont perdu le cheval, comme dit +notre Teivelin, mais à qui n'ont pas perdu la bride: ils n'ont eu qu'à +se baisser.» + +Ce concours d'un peuple jadis doré, qui redemandait sa livrée au prix de +la fidélité jurée et du dévouement acquis, faisait de Porto-Ferrajo le +comptoir de toutes les ambitions que le gouvernement de la restauration +n'avait pas accueillies. Leurs prétentions valaient une monnaie ayant +cours, et qui était au pair à Paris, sous les yeux des grands hommes +d'État à qui appartient en France le monopole de la politique depuis une +quinzaine d'années. Aussi Napoléon, instruit que sa capitale s'appelait +autrefois _Cosimopoli_, ville de Saint-Côme, répondit qu'il fallait +l'appeler _Cosmopoli_, ville du monde. La sainte-alliance n'avait pas su +si bien deviner. C'est là en effet que les destinées du monde entier +furent un moment en suspens, et c'est de là en effet qu'est sorti en +dernier lieu le principe ou fécond ou dévastateur qui a irrévocablement +fixé leur accomplissement éternel. + + + + +CHAPITRE CXXXVIII. + +Retour de l'île d'Elbe.--Départ pour Naples.--Noémi D*** + + +En quittant l'île d'Elbe, ma première idée fut de débarquer à Antibes. +Je voulais passer en Provence pour quelques intérêts; mais les vents de +ma destinée en ordonnèrent autrement. Je m'abandonnai sans trop de +regret aux volontés du hasard, et j'allais bientôt le remercier de +m'avoir, en contrariant mes projets, ménagé une bien douce compensation +en me faisant rencontrer au port de Saint-Raphen la dame dont j'ai déjà +parlé dans la campagne de France, et qui, sous toutes sortes de +rapports, m'inspirait un singulier intérêt. Noémi D*** était attachée au +roi Joachim par une amitié d'enfance dont les années ne firent que +multiplier les preuves. Son voyage à l'île d'Elbe le témoignait assez. +Elle me communiqua la lettre dont elle était chargée. J'avoue que je ne +répondis pas à sa confiance par un aussi entier abandon, ne regardant +pas ma mission comme un secret qui n'appartînt qu'à moi seule, et +redoutant que Noémi ne résistât au désir de m'accompagner dans le voyage +de Naples. Je l'aimais pourtant de cette amitié vive qu'était fait pour +inspirer son caractère. Mais j'allais avoir des fatigues à subir, de +nouvelles missions peut-être à accepter. Tout cela était ma vie et +n'aurait pu s'exécuter avec une femme charmante, qui m'avait déjà tant +inspiré de craintes dans une ou deux journées militaires de la campagne +de France. Je lui dis donc simplement que j'allais à Paris. «Nous nous y +retrouverons, me disait-elle, à moins que Joachim ne devienne malheureux +comme je le crains. Alors je n'aurai plus de patrie, et mon sort ne se +séparera plus du sort de l'ami de mon enfance. + +«--Mon Dieu, une pareille exaltation sans amour est bien héroïque... + +«--Mon amie, s'il y a héroïsme, c'est celui du coeur, et cela ne doit pas +étonner le vôtre. + +«--À merveille, ma chère Noémi; mais avec cinq ou six ans de moins vous +devez être dangereusement jolie pour un amour... platonique; et à moins +que vous ne me fassiez un récit de tous les détails du triomphe, ma +chère Noémi, je reste dans une complète incrédulité.» Noémi, trop +spirituelle pour tomber dans les grimaces si déplaisantes de la fausse +vertu, me répondit avec un sourire charmant: «Je n'ose déclarer que je +fus toujours bien aise du platonisme de notre amitié; je crois que plus +d'une fois il m'est arrivé de le maudire, et je sais que j'aurais donné +ma vie pour presser contre mon sein cette tête noble et fière, si +Joachim avait pu partager le délire qu'il y faisait naître. Après cet +aveu, vous pouvez me croire, Murat ne fut jamais pour moi, et vous allez +entendre comment, qu'un ami, un bienfaiteur, un frère.» Ici Noémi me fit +le récit naïf qu'on va lire, et qui inspirera aux lecteurs, j'ose le +croire, autant d'intérêt que j'en éprouvai moi-même en l'écoutant. + +NOÉMI ET MURAT. + +«Je suis née à la Bastide, arrondissement de Gourdon, département du +Lot. Mon frère Jules, plus âgé que moi de sept ans, en avait trois de +plus que Joachim Murat, son camarade d'école alors, depuis son compagnon +de périls dans un grade subalterne, et qui devint peu après son chef +supérieur et resta toujours son ami. + +«Le jeune Joachim était à douze ans le plus bel enfant qui eût jamais +réjoui les regards d'une mère. Jules en avait alors quinze, et moi huit. +Déjà, et quoique je fusse encore enfant, le jeune Murat était mon +chevalier et mon défenseur en titre. Il lisait très bien, et, lui +présent, on était sûr de me trouver assidue à mes leçons. Placée devant +lui ou sur ses genoux, mes mains jouaient dans les boucles épaisses de +sa magnifique chevelure! Ma coquetterie enfantine s'essayait à bien +faire pour obtenir un baiser, un sourire du maître chéri. Murat enfant +avait déjà dans le caractère cet élan chevaleresque qui depuis lui fit +graver sur son sabre, si souvent terrible à l'ennemi, cette devise, +rajeunie: _L'honneur et les dames_. Écuyer aussi gracieux qu'intrépide, +il voulut m'apprendre à courir avec lui et mon frère. «Non, lui +disais-je, faites-moi plutôt lire là au bord du ruisseau ou sous le +berceau de chèvrefeuille, cette belle histoire des chevaliers qui +sauvent des princesses et des bergères. J'ai peur à cheval pour moi et +pour vous.» Alors le jeune Murat, secouant sa superbe tête et jetant un +regard fier autour de lui, murmurait: «Peur pour moi! Noémi; je ne +connais pas ce mot.» + +«Cette vie de bonheur enfantin touchait à son terme. Joachim fut envoyé +au collége de Cahors par une protection qu'obtinrent ses parens. Mon +frère, inconsolable de son absence, déserta le toit paternel et se fit +soldat. + +«J'avais perdu mes parens, et j'étais à Paris chez une tante, lorsqu'une +lettre de Jules nous apprit que Joachim avait quitté le manteau d'abbé +pour l'habit militaire, afin d'arrêter la punition d'une étourderie de +jeunesse, et qu'il était enrôlé dans le même régiment que mon frère. +Joachim et Jules se jurèrent une amitié de frère; et Jules fit promettre +à Murat de ne jamais profiter de ma faiblesse, de me protéger, de me +chérir comme une soeur. Il en fit le serment, et jamais serment ne fut +plus noblement rempli. + +«Le mari de ma tante avait une place fort subalterne, mais qui donnait +la libre entrée au Luxembourg: Un jour il vint chercher ma tante pour +voir une belle fête; elle me mena avec elle. C'était le jour où Murat +offrait vingt-un drapeaux ennemis au Directoire. J'avais quatorze ans. +Je dis à ma tante de me conduire vers Joachim, que je voulais lui +parler. Elle s'y refusa, mais elle me permit de lui écrire; et, deux +heures après, le brillant chef de brigade était dans notre modeste +arrière-boutique, causant des souvenirs d'enfance... Qu'il était +beau!... On disait que j'étais jolie; Joachim me le dit aussi, mais non +pas comme je l'aurais voulu: car, sans affecter aucun air de +supériorité, je voyais pourtant bien que je n'étais plus la même pour +lui; il me parlait de mon frère. «Je lui dois la vie, plus que la vie, +car Jules m'a sauvé l'honneur. Chère Noémi, votre frère donnera de ses +nouvelles et des miennes; il vous fera connaître le coeur de Joachim. +Oui, mon coeur a de la mémoire.» + +«La destinée a voulu que mon frère ne profitât point long-temps de cette +noble amitié. Il perdit la vie en 1805, lorsque avec une valeur si +héroïque Murat s'empara des débouchés de la Forêt-Noire. Jules était +alors chef de brigade, et sa fortune militaire était assurée. Murat +m'écrivit que, frère de Jules, c'était à lui désormais d'acquitter la +pension que me faisait le frère que nous venions de perdre. Il ajoutait: +«Lorsque le moment de vous marier sera venu, je serai encore comme chef +de famille, et la dot sera prête.» Ce billet me causa un vif désespoir; +il m'annonçait une perte irréparable, et me rendit pénible le doux +sentiment de la reconnaissance. + +«Ma tante mourut, et mon oncle, jeune encore, se remaria. Devenus +étrangers l'un à l'autre, je retournai à la Bastide, comptant y passer +mes jours. La pension de douze cents francs m'était très exactement +payée. Je ne m'occupais dans ma retraite que de parcourir les lieux qui +me rappelaient mon frère, mes deux frères, en me retraçant les scènes de +notre heureuse enfance. La voie publique m'apprit tous les faits +éclatans de cette vie de bravoure. Mais Murat eut beau monter au faîte +de la fortune, à chacune de ses faveurs il semblait se rappeler +davantage cette religion de souvenir et d'amitié, qu'après la mort de +Jules il avait transportée sur moi. Lorsqu'il épousa la soeur de +Napoléon, et que, roi lui-même, il put suivre son penchant pour la +magnificence, j'en reçus mille et mille marques de bonté touchante. Il +semblait vouloir communiquer son bonheur. + +«En 1810, je fis un voyage à Naples, et je contemplai Murat dans tout +l'éclat de ses grandeurs. Sous le diadème, il ne fut que l'ami de Jules +et de Noémi. C'est pendant ce voyage qu'il me montra à Caserte +l'inscription que vous avez remarquée déjà. Il semblait occupé de +sinistres pensées. «Vous rappelez-vous, Noémi, me disait-il, le mot de +Jules, qui prétendait que j'élevais toujours mes regards vers les +étoiles? la mienne m'a valu un trône, puisse-t-elle ne pas s'éclipser +devant moi.» + +«Le climat de Naples étant nuisible à ma santé, je revins en France, et +vous vous le rappelez sans doute; mais, au lieu de retourner à la +Bastide comme tel avait été mon premier projet, je me rendis, auprès de +Toulon, chez une cousine de mon père. J'y étais à peine depuis dix mois, +lorsqu'on apprit la défection de Joachim en 1813. À la nouvelle de cette +ingratitude, il me sembla qu'une main sanglante soulevait _il tenebroso +velo_. Je ne vis plus pour Murat qu'un avenir prochain de remords et de +châtiment. Ah! Dieu, comment a-t-il pu séparer sa cause de celle de la +France? lui, Joachim, le brave compagnon d'armes de mon frère, a pu +accepter ou subir pour alliés ces rois ennemis des rois nouveaux. Fasse +le ciel qu'il n'ait pas à comparer bientôt la loyauté de l'Autriche avec +la générosité du héros dont il a si cruellement déchiré l'ame!» + +Je n'osais dire à Noémi à quel point ses craintes étaient fondées; elle +me prévint qu'elle passerait un mois à Porto-Ferrajo, et que de là elle +se rendrait à Aubagne, près de Toulon, pour y attendre le printemps, me +faisant promettre d'aller passer cette saison avec elle. Hélas! nous ne +pouvions guère prévoir alors que ce printemps amènerait encore un rayon +de grandeur sur le souverain qui avait abdiqué le trône de France, et +que Murat, qui se croyait bien raffermi sur le sien, viendrait, dans les +terreurs de la proscription, demander asile à cette France qu'il avait +répudiée! + +J'acceptai l'invitation amicale de Noémi D***. Je la revis aussi en +1815. Hélas! toutes les espérances de bonheur de la tendre Noémi +s'étaient brisées à cette époque sur le cercueil du roi proscrit, de +l'ami de son enfance! + +Je pris congé de Noémi, et suivis long-temps d'un oeil attendri l'esquif +qui l'emportait au loin sur les vagues d'une mer moins agitée que ma +vie. J'assurai ma place, et à deux heures j'étais en route pour +Marseille. Je m'embarquai pour Livourne. J'arrivai dans cette dernière +ville mourant du mal de mer, et ne pus me résoudre à continuer mon +voyage de la même manière; je partis donc, après deux jours de complet +repos, par le courrier de Rome, où je m'arrêtai trois jours pour +reprendre aussitôt la route de Naples. + + + + +CHAPITRE CXXXIX. + +Voyage de Rome à Naples.--Léopold.--Anecdote de Strozzi. + + +À toutes ces agitations de ma mobile existence se joignaient une foule +de peines secrètes. Le refroidissement de ma liaison avec Ney, la +conviction que le nouvel ordre du gouvernement allait placer comme une +barrière entre mon coeur et le sien; mes pensées, qui devenaient plus +sérieuses, tout cela me désenchantait le présent, et même décolorait les +souvenirs de mon passé; un pareil attachement avait besoin de toutes les +illusions, de toutes les sympathies, et l'opinion elle-même devait être +pour quelque chose dans mon bonheur. Non seulement, me disais-je, s'il +savait ce qui me conduit à Naples, il me désapprouverait; mais il +trouverait aujourd'hui presque criminelle la pensée qui m'anime, pensée +que naguère il eût applaudie. Il me semblait que Ney perdait à mes yeux, +et je me savais mauvais gré de juger ainsi. + +Une autre peine pesait sur mon coeur. Depuis le départ de Léopold, je +n'avais rien su de lui ni de sa malheureuse mère. J'étais à Rome dans +cette triste disposition d'esprit où tout l'avenir nous semble un +désespoir, et le présent un poids accablant. Ressentir encore la même +passion pour Ney, et reconnaître que je ne devais plus y chercher ma +félicité; c'était pour moi un sentiment qui me rendait le mouvement +nécessaire à ma raison, qui se perdait au milieu de tant de combats. +Pour me distraire, je voulus revoir cette Villa-Borghèse et ses jardins +enchantés qu'avait fuis une femme aimable et belle, pour l'honneur et la +joie d'un sacrifice à l'exil d'un frère malheureux. Oh! combien la +princesse Pauline me parut digne des hommages qu'on lui avait prodigués +partout en Italie. Connaissant parfaitement ces beaux lieux, je me +débarrassai de mon _cicerone_, qui importunait ma promenade par la +monotonie de ses descriptions. Il y avait quelques instans que je +marchais au hasard sous le myrte et l'oranger, lorsqu'au détour d'une +allée je rencontre face à face Léopold, ce Léopold qui m'était si cher +depuis notre mutuelle reconnaissance. Il était pâle, défait; un crêpe +funèbre me révéla tout aussitôt le secret de sa douleur et de son +abattement... Léopold avait perdu sa mère. Il prit ma main, et, la +pressant contre son coeur, il me dit: «Je l'ai retrouvée au sein de son +orgueilleuse et opulente famille, je l'ai retrouvée malheureuse et +mourante. J'ai méprisé leur richesse et bravé leur orgueil; je n'ai vu +que ma mère: mes veilles à son lit de souffrance ont du moins consolé sa +dernière heure. Elle s'est éteinte dans mes bras, en me parlant de vous, +en me recommandant de vous chercher, de vous regarder comme ma seule +amie.» + +J'ai vu des hommes plus régulièrement beaux que Léopold; mais je ne +crois pas qu'il en existe dont la physionomie anime d'une manière plus +heureuse les avantages; c'était une harmonie des mérites les plus +divers; qu'on se représente, avec une figure de vingt-quatre ans, +l'élégante tournure d'un cavalier français, la parole inspirée d'un +poète, l'air vague et passionné d'un héros de roman. + +J'ai promis d'être vraie. Mais en rappelant cette rencontre, je sens que +la promesse me paraît redoutable; car, avec cette franchise, il me +faudra avouer ce que j'éprouvai à la vue de Léopold... qu'on peut aimer +passionnément plus d'une fois. Toutefois, que celles d'entre mon sexe +qui, malgré mes égaremens, m'ont conservé un intérêt bienveillant, ne +prononcent pas anathème sur la coupable; je ne le fus ici que d'un tort +involontaire. Sans montrer à Léopold ce qui se passait dans mon ame, je +lui témoignai seulement, mais avec émotion, le besoin que j'éprouvais de +partir le lendemain même pour Naples. + +«--Ah! laissez-moi vous accompagner, dit-il. Je me rendais en France +pour passer ensuite à l'île d'Elbe. Nous ferons le trajet ensemble. Ma +fortune dépasse 15,000 livres de rente; avec cela je puis me dévouer au +malheur, sans ambition, sans espoir de récompense. J'ai besoin de cette +indépendance du sentiment.» Nous partîmes le soir même en poste. + +Peindre tout ce qui se passa en moi pendant ce voyage serait une +peinture presque aussi, périlleuse que la réalité elle-même. Femmes! ô +vous toutes qui me lisez, daignez m'entendre avant de crier haro sur la +pauvre Contemporaine! Oui, j'ai cru qu'on pouvait aimer plus d'une fois. +Je ne veux, je ne cherche point d'excuse; je me résigne à tout dire: +mais lisez avant de me condamner. Je ne voulus ou je ne pus déguiser à +Léopold l'agitation que me causait sa présence. Son âge, si éloigné du +mien, me donnait une sécurité funeste. Ah! je puis en prendre pour +témoins la sincérité de mes aveux et mon invincible dégoût pour tout +mensonge qui profiterait à ma réputation, mais sans repos pour ma +conscience: je ne fus pas entièrement coupable. Trompée par le voile +décevant d'un sentiment pur, je regardais Léopold comme un fils légué à +mon coeur par sa mourante mère; mon ame en embrassait avec chaleur tous +les devoirs, et en multipliait trop vivement à mon insu les expressions. +Dans ces épanchemens, ma raison était loin de prévoir que, déjà à une si +respectable distance de l'âge des amours, j'en inspirerais le brûlant +délire, et qu'un hasard seul me sauverait du remords d'y succomber. En +faisant la route de Rome à Naples, Léopold, qui venait de la parcourir, +m'en étalait dans ses récits les merveilles avec cet enthousiasme du +beau qui va si bien à la jeunesse. «Hélas! s'écriait-il avec émotion, si +j'avais pu arracher ma tendre mère, votre amie, au froid climat de sa +patrie, et la conduire ici sous le beau ciel qui vous vit naître, +partageant ma vie entre vous deux, quelle félicité eût jamais égalé +celle de l'heureux Léopold!» Et l'expression de ses regrets +mélancoliques embellissait encore cette aimable figure; c'était un +mélange des amertumes de l'amour filial et des ambitions d'un autre +amour. Pour combattre le trouble qu'il me causait, je rappelai le +souvenir à mon secours. Léopold avait fait la campagne de Russie et +celle de France; je lui parlai du maréchal Ney. Je ne pouvais me tromper +davantage sur les moyens d'échapper au danger de la séduction. Le jeune +homme qui avait combattu sous les ordres du prince pendant l'immortelle +campagne et la désastreuse retraite de Russie, Léopold se mit à me +peindre avec tant de feu, avec tant d'enthousiasme les services de Ney, +les efforts de nos braves, la catastrophe encore glorieuse qu'aussi bien +que lui je pouvais apprécier, qu'il pénétra en moi comme un délire +d'admiration. Léopold savait que je connaissais le maréchal, mais il +ignorait la nature de cette liaison. Le détromper eût été m'exposer à +ses mépris; et quel courage n'eût-il pas fallu pour consentir +volontairement à voir changer en étonnement glacial, en froide retenue, +la confiance absolue, le reconnaissant enthousiasme, et, je dois le +dire, l'admiration si flatteuse à ma vanité, qui se lisait dans les +regards, le maintien et le langage du jeune homme. Confuse, incertaine, +je n'eus pas le courage de dire: Je ne suis point à moi; j'ai voué ma +vie à un homme que les devoirs les plus respectables, les plus doux, +éloignent de moi, mais que suivent encore dans cet éloignement toutes +les pensées de mon ame. Un pareil aveu d'une femme à un enfant qui la +respecte était au-dessus de mes forces. Léopold m'estimait. C'est en me +parlant de sa mère, en confondant dans ses larmes celle qu'il avait +perdue et celle qui le consolait, qu'il avait pris dans cette intimité +d'un long voyage une reconnaissance exaltée pour un sentiment plus vif +encore. + +La femme la plus belle, quand la jeunesse s'est enfuie, se rend bien +compte, à moins de folie, de ce qu'elle perd chaque jour; et si elle +trouve dans son esprit de quoi braver les regrets de sa vanité, il n'en +est pas une qui ne doive avouer qu'à un certain âge on éprouve une sorte +d'orgueil reconnaissant des sentimens passionnés que, par un privilége +singulier, elle peut inspirer à un jeune homme doué de tout ce qui peut +plaire, attacher et flatter, et jamais homme ne réunit plus que Léopold +ce parfait assemblage. Pénétrée depuis l'âge de raison du ridicule et du +danger des attachemens que ne justifie pas la jeunesse, je sentais que +je ne succomberais point. Mais chaque regard sur Léopold, chaque accent +de sa voix, me faisaient comprendre encore plus combien j'aurais de +combats à livrer à mon propre coeur. Il y avait surtout un danger pour +moi dans notre intimité: c'étaient un son de voix et une véhémence +d'action qui semblaient, par une ressemblance inconcevable, me +représenter Ney lui-même. + +Nous étions arrivés à une lieue de Caserte. Il nous fallut quitter la +route ordinaire pour arriver à Naples; car depuis que le beau-frère de +Napoléon avait fait divorce avec la gloire, dans la folle et coupable +espérance de conserver un trône précaire par les protections ennemies de +la France, depuis cette époque tout avait changé dans ce beau royaume +que j'avais parcouru si florissant, à l'époque où l'amitié se joignait +aux liens de famille pour rendre plus sacrés les droits des deux frères +couronnés. Mais on sentait à je ne sais quoi de non français que +Joachim, en se débaptisant, s'était comme dépouillé de son ancienne +gloire; on voyait quelque chose d'indécis dans l'éclat extraordinaire +même qu'il donnait à sa cour. Nous nous arrêtâmes à Roucigliano, bourg +brûlé en 1799, et qui fut reconstruit alors (1814). Léopold me disait: +«Mon amie, l'ingratitude porte un malheur certain. Vous verrez si +l'Autriche ne jouera pas Joachim. Il partagera le sort de ces +particuliers qui font bâtir des maisons que d'autres occupent. + +«--Comment, mon ami, mais voilà de bien profondes prévisions pour un +jeune homme. + +«--Des campagnes comme celles de Moskou et de France vieillissent toutes +les expériences. J'ai souvent approché le roi Murat, et ce que j'en ai +vu me l'eût fait prendre pour un fou, s'il n'eût été un des plus braves +de notre armée de héros. + +«--En vous comptant, Léopold. + +«--Mais oui, mon amie, oui, en me comptant, car j'étais à la bataille de +la Moskowa et à l'affaire de Fère-Champenoise. J'ai reçu trois +blessures, la croix d'honneur et l'approbation du maréchal Ney.» C'était +encore un bonheur pour moi que dans ces dangereux têtes-à-têtes un +pareil nom se mêlât à tout ce qui aurait pu me le faire oublier. Ma +seule force était dans l'objet de cette admiration qui rendait Léopold +si éloquent. + +J'avais parlé à mon compagnon de voyage, par une diversion que je +croyais adroite, de la pauvre Déborah. Il me fit promettre d'aller la +voir au retour, et me pria de lui raconter l'histoire de l'aïeul des +jeunes maîtres de cette pauvre vieille si religieuse dans les voeux de sa +douleur; j'aurais voulu la lui réciter dans la chaumière même où j'avais +reçu l'hospitalité; mais il n'y eut pas moyen d'avoir un refus pour une +prière de Léopold. Je pris donc le manuscrit que j'avais copié la nuit +dans la chaumière de Déborah; et dans un endroit retiré du jardin +immense de l'auberge de Roucigliano, je fis à mon jeune interrogateur le +récit dont on va lire les principales circonstances. + +«Philippe Strozzi, après de grandes agitations politiques, quitta sa +patrie et vint en France chercher le repos. Sans y avoir pris aucune +part, il fut accusé de complicité dans le meurtre d'Alexandre de +Médicis, tué par Lorenzo dans une partie de débauche. Strozzi vivait +alors retiré dans les États de Venise. Lorenzo y accourut pour lui +apprendre ce meurtre, et Strozzi se laissa entraîner à une tentative +pour le rétablissement de l'ancienne forme de gouvernement en Toscane. +La résolution était arrêtée; mais Strozzi, agent principal, manqua de +fermeté, et, après mille vicissitudes, se décida à quitter sa patrie et +à venir en France réparer par le commerce les brêches faites à sa +fortune. Ce fut pendant son séjour à Lyon, qu'ayant déployé dans une +émeute populaire une présence d'esprit qui sauva la vie au gouverneur et +à sa famille, Strozzi devint l'objet de la vive reconnaissance et de +l'amour passionné d'Isaure, fille unique de ce gouverneur, douée d'une +rare beauté, miroir fidèle de l'ame la plus noble. Strozzi n'avait pas +cet extérieur qui séduit les femmes; mais à l'avantage d'une taille +superbe et d'une figure imposante, il joignait le mérite qui frappe les +grands coeurs, et celui d'Isaure était au niveau du coeur de Strozzi. +Errant à côté de sa jeune amie, aux bords charmans du Rhône, Strozzi osa +rêver un paisible bonheur; il oublia ces projets, les ambitions +périlleuses de la jeunesse, et ne songea qu'à une vie d'amour. + +«Strozzi avait été uni à Clarisse de Médicis; mais cet hymen n'avait été +que le fruit d'une combinaison d'État, et quoique Strozzi eût soutenu +avec vigueur les droits de sa première épouse, jamais il n'éprouva pour +elle aucune sympathie. Isaure seule parvint à enchaîner cette ame +ardente et fière. Les fêtes de l'hymen se préparaient, lorsque tout à +coup l'objet d'une tendresse si vive disparut. Non loin de la délicieuse +maison que la famille d'Isaure habitait, aux bords du Rhône, était une +promenade solitaire où souvent Isaure précédait son amant. Elle venait +s'y livrer aux douces rêveries d'un présent enivrant et à toutes les +illusions d'un heureux avenir. Depuis quelque temps elle avait cessé de +s'y rendre, ayant remarqué et fait connaître à Strozzi qu'elle se voyait +observée par deux étrangers d'un fort sinistre aspect. Strozzi, sans +inquiéter Isaure, fit surveiller les lieux, priant sa jeune amie de ne +plus les fréquenter. Toutes ces précautions de la prudence furent prises +en vain; mais _al destino opporsi è vano_[12], Strozzi et la belle +Isaure en firent la cruelle expérience. Le farouche successeur +d'Alexandre, placé au rang suprême par l'entremise de l'Autriche, non +content de l'exil de son illustre ennemi, nourrit l'idée d'une plus +complète vengeance. Isaure fut enlevée la veille du jour fixé pour la +célébration de son mariage avec Strozzi. Des tablettes trouvées sur le +lieu même ne laissèrent aucun doute sur l'auteur du rapt. Peu d'heures +après Strozzi était sur la route de la Toscane. Le retour d'un si +illustre exilé ranima comme par une étincelle électrique les espérances +du parti populaire. Les mots de patrie et de liberté, du droit des +citoyens retentirent. Pour le malheur de Strozzi, ses partisans firent, +au lieu des regrets de l'amour, entrer dans son ame les chimères plus +violentes encore de l'ambition et de la vengeance. À l'aide de Caponi, +il mit sur pied quelques milliers de soldats qu'il conduisit à Bologne, +où il apprit qu'Isaure n'avait pas cessé de vivre. Dès ce moment il +suivit ses projets avec une nouvelle vigueur. Hélas! cet amour +renaissant devint la cause de sa perte et de celle qui l'inspirait. +Strozzi, sans négliger entièrement son rôle de chef de parti, lui +dérobait bien des instans dans le seul intérêt de sa tendresse. Isaure +était entre les mains de Cosmo de Médicis. Les troupes de l'empereur +encombraient Florence, Pise et Livourne. Un soir, après avoir reçu une +lettre mystérieuse, Strozzi quitte son camp de Montemurlo avec quelques +hommes d'élite, court arracher Isaure à son ennemi et revient au poste +de l'honneur au moment où Médicis faisait attaquer le camp par trois +mille hommes. Malgré des prodiges de bravoure de la part des conjurés et +les efforts acharnés de Strozzi, les soldats de Cosmo remportèrent une +victoire complète. Désarmé et tombé entre les mains d'un des capitaines +de Cosmo, Strozzi demanda pour toute grâce de n'être point conduit à +Florence, et n'obtint qu'un refus. Cosmo se vengea moins en ennemi qu'en +bourreau. Doublement homicide, il ajouta au supplice de Strozzi le +meurtre de celle dont il n'avait pu, par des menaces, corrompre la +vertu. À l'instant où Strozzi fut livré à son ennemi, la malheureuse +Isaure était également tombée au pouvoir de Médicis. Cette fois ce fut +pour apprendre que le malheur pouvait encore augmenter pour elle. Le +barbare osa mettre la tête de Strozzi au prix de son opprobre. «Fière +beauté, avait-il dit à Isaure, tu verras s'épuiser goutte à goutte le +sang du rival que j'abhorre sous les mains des bourreaux et dans +l'horreur des tortures, ou toi-même tu lui annonceras en ma présence que +tu préfères les embrassemens du souverain à la tendresse du proscrit. Sa +vie dépend de ta réponse.» Une rapide pensée saisit le coeur d'Isaure. +«Je cède, j'obéis, je t'appartiendrai, Médicis, répondit-elle; +conduis-moi près de Strozzi. + +«--Demain, tu le verras en présence du tribunal; songe qu'un mot, un +regard, un geste contraire, seront l'arrêt d'une mort lente et honteuse. + +«--La honte, il n'y en aurait que pour les assassins du héros. Mais je +veux sa vie; comptez sur moi, _saro vostra_.» + +«Pendant que la malheureuse Isaure était en présence de son tyran, +Strozzi, plongé dans un cachot, se croyait moins malheureux par l'idée +d'avoir assuré la fuite de ce qu'il avait de plus cher. «Isaure, chère +et malheureuse Isaure, s'écriait-il, va revoir les lieux charmans où +Strozzi osa rêver le bonheur. Va, chère Isaure, répéter sous le ciel de +ta patrie un nom cher à ton coeur, _non ignoto, forse non ignudo di +qualche gloria_[13]. Fuis, chère Isaure!» + +Bientôt un des juges bourreaux vient interroger Strozzi sur le lit de +torture. «C'est toi qui as été l'assassin d'Alexandre; vois qui t'accuse +et te méprise.» Un rideau se lève, et le fond de la salle montre au +malheureux Strozzi, Isaure, éclatante de parure et de beauté, assise +près de Médicis. Strozzi, enchaîné, s'écria en secouant ses fers: _Son +queste vili le battaglie vostre_[14].» Le coeur de Strozzi devina le +mensonge de ce nouveau malheur. Sûr qu'il était du coeur d'Isaure, son +regard découvrit sous la pompe royale le deuil d'un fidèle amour. +«Isaure, s'écria-t-il, qui t'a livrée à cet affreux pouvoir?» La belle +et noble Française avec élan: «La plus vile des trahisons m'a livrée au +tyran qui a cru me corrompre par l'espoir de ta liberté. Strozzi, noble +amant, époux d'Isaure, époux aimé, ta mort est jurée; car ton ennemi +tremble encore au seul aspect de l'homme qu'il tient enchaîné; Strozzi, +je ne te veux pas survivre; reçois mes derniers adieux et le serment +d'une mourante de n'avoir été qu'à toi.» Isaure n'achève pas. Un cri de +rage échappe au tyran. Le rideau tombe... + +Un son étouffé comme le dernier soupir d'une agonie qui s'exhale, vint +révéler à Strozzi tout son malheur, un malheur plus cruel que son propre +supplice. Replongé dans son cachot, l'infortuné trompa la dernière +espérance de son persécuteur en se donnant lui-même la mort, après avoir +tracé avec son épée ensanglantée le nom d'Isaure et ces mots: + + Isaura, vengo; + Si non ho saputo vivere, so morire[15]. + +On dit depuis à Florence (et les imaginations ardentes ont nourri et +entretenu ces récits populaires), on dit que depuis la mort d'Isaure et +de Strozzi, Médicis implora vainement le bienfait du sommeil; +qu'aussitôt que les horloges de Pitti annonçaient l'heure anniversaire +de la mort d'Isaure, on voyait une femme jeune et belle, parée d'habits +de fête, un poignard dans le sein, s'attacher aux pas de Médicis, +murmurer à ses oreilles: _M'hoi voluto tua, e son con te_[16].» Et qu'au +milieu des pompes de la cour, une main sanglante s'unissait à la +tremblante main de l'assassin de Strozzi et d'Isaure.» + +Il faut connaître le délicieux climat et les environs de Naples pour +pouvoir comprendre leur puissance sur l'imagination, pour comprendre +l'incroyable effet d'une pareille histoire, écoutée la nuit dans une +solitude par deux coeurs déjà émus. Comment peindre l'agitation de +Léopold! Assis à mes pieds sur un gazon, ses regards de feu dévoraient +mes paroles. «Mon amie, ma seule amie, s'écria-t-il en m'entourant de +ses bras, allons à la chaumière de la pauvre Deborah, oublions Naples, +la France, l'univers. Nous aussi, fuyons les ambitions de la terre: +elles ont toutes des poignards; une cabane, le souvenir de ma mère et +votre coeur... voilà ma vie, je n'en puis avoir d'autre.» Et +l'enthousiaste jeune homme posa sa belle et noble tête contre mon coeur. +Le mien battait avec violence; il était au plus fort des combats... car +rien, non rien n'était beau de passion comme Léopold dans cette +singulière extrémité. Forte contre les dangers extérieurs, j'ai +naturellement beaucoup plus d'abandon que de force dans les attaques du +sentiment. Avec Léopold l'abandon s'augmentait, parce qu'il s'y mêlait +de la faiblesse de mère. Son caractère avait de l'énergie; mais son +coeur, de la douceur, de la faiblesse même, surcroît de périls... Je +sentais ce péril immense, dont j'entrevis les peines, les remords et le +ridicule. Il fallait fuir peut-être; et c'est pour cela, sans doute, que +je n'en fis rien. Tant d'imprudence ne me fut point à perte. Après tant +de fautes et de chutes, je me dois la justice de déclarer que celle qui +paraissait si imminente n'eut point lieu. Je dois dire encore que, dans +le plus grand oubli de mes devoirs, il suffit d'un souvenir présent, +d'un mot prononcé, d'un nom... pour me rendre tout possible, même la +résistance et la vertu. Mon courage et ma force égalent les positions +les plus difficiles, et j'eus la joie d'un de ces rares triomphes dans +mon court séjour à Naples. + + + + +CHAPITRE CXL. + +La cour de Naples à la fin de 1814.--Les bohémiens. + + +J'aurai quelque peine à exprimer ce que m'offrit de pénible le premier +aspect de cette cour encore brillante du beau-frère de Napoléon, mais +dont le souverain n'était plus alors à mes yeux qu'un déserteur de la +gloire malheureuse, un allié de l'Autriche, un ingrat couronné. Jamais +je ne pus décider Léopold à m'accompagner même jusqu'au palais. «Non, me +disait-il, non, mon amie, je ne serais pas maître de mon indignation. +Quoi! celui qui à Czernisa, avec une avant-garde de douze mille hommes +et deux ou trois mille chevaux, résista au choc de quatre-vingt mille +Russes; qui, à la tête de ses carabiniers, culbuta tant de fois +l'ennemi; qui, malgré ses blessures, ne quitta le champ de bataille +qu'après avoir par sa valeur assuré le défilé de Winkowo, je le verrais +ici, complice de ceux que nous avons combattus, non pas céder à la +nécessité, mais s'y complaire! Non, ne me contraignez pas à cet effort. +Je veux contempler les merveilles de Naples, sans gâter mes plaisirs par +la pensée de ceux qui gouvernent.» Ne pouvant agir de même, et ne +pouvant non plus condamner Léopold, je me gardai bien de lui communiquer +le motif de mon voyage; je me contentai de distraire le cerveau du jeune +héros en lui faisant parcourir ces belles contrées. + +Depuis le mois de janvier 1814, Joachim, par suite d'un traité +d'alliance offensive et défensive avec les puissances, était de cette +coalition de rois qui avaient envahi la France. Je rencontrai au palais +un Italien de haut rang, très sincèrement attaché au parti français. Il +me disait: «Joachim est perdu; l'Autriche et l'Angleterre le savent. +Tout ce qu'il a fait, sa prise de Bologne, sa rupture avec la France, +tant d'imprudence et d'ingratitude n'avaient pas même pour garantie de +ses nouveaux alliés la signature d'un traité. Ils le sacrifieront, +Madame; je regarde la chose comme infaillible. Ici même, à sa cour, on +le trahit; il est entouré des créatures de Neupperg: on ne fait plus la +guerre sur les champs de bataille; il est des victoires plus savantes et +plus faciles: les diplomates s'en chargent pour le compte des couronnes, +et la diplomatie n'est pas le fort côté de Murat; il périra par elle. + +«--Mais Murat paraît cependant tranquille; sa cour n'a perdu ni sa +sécurité ni ses fêtes. + +«--Sans doute, mais on danse ici, vous le savez, au pied du Vésuve.» + +Tous ces détails d'une infortune prochaine, quoique méritée peut-être, +m'étaient incroyablement pénibles. Je profitai du peu de jours que +j'avais à rester à Naples pour dire un dernier adieu à cette terre +enchantée. Me voilà donc avec Léopold sur la route du Pausylippe, +racontant l'anecdote de la pauvre Romilda, que j'avais apprise dans mon +premier séjour. Son attention flattait singulièrement ma vanité. Il y +avait dans ses regards, avidement attentifs, _quel non soche_ qui donne +un vif désir de bien dire. Nos heures se passaient délicieusement à +jouir d'un présent plein de charme, et à faire des projets pour un +heureux avenir. J'ai déjà dit que j'attachais un grand prix à ce que +Léopold ne pût deviner toutes mes relations avec le maréchal Ney; mais +rien ne surpassait le charme que je trouvais à l'expression de son +enthousiasme pour le héros de la retraite de Smolensk. «J'ai bu à sa +gourde, disait Léopold; et je ne suis pas le seul blessé à qui son +humanité ait conservé la vie.» + +Le jour de mon départ approchait: Léopold m'engagea à venir à Ischia +pour traiter de notre passage. À six heures, nous étions sur la plage à +jouir d'une vue que là seul on rencontre... À peine eûmes-nous terminé +avec le patron, qu'une troupe de _zingari_[17] passa près de nous, et, +par la singularité de leur costume, piquèrent vivement notre curiosité. +Une de ces bohémiennes, d'une physionomie spirituelle, et qui eût été +belle sans la hardiesse qui la défigurait jusqu'à la honte, s'approcha +de nous, et prit la main de Léopold, voulant, bon gré mal gré, lui dire +sa bonne aventure. En écoutant ses étranges prédictions, souvent les +regards de Léopold cherchaient les miens; ses traits nobles et fiers +s'animaient d'une espérance passionnée, que lui inspiraient les +malicieuses et adroites suppositions de la zingari. Je crus déconcerter +la Sibylle en lui jetant, en italien, ces paroles: «Vous vous trompez; +Monsieur est mon fils.» Elle me déconcerta à mon tour, en me répondant, +avec un regard creux et pénétrant: «_No, non è il suo figlio, ma pure ne +ha ella molto conoscuto il padre. E chi era? un eroe, un +traditore_[18].» Et aussitôt elle disparut, et rejoignit le groupe assez +nombreux de ses compagnons. J'avais parlé très rapidement, et Léopold ne +comprit que les dernières paroles de la bohémienne. J'étais restée un +peu confuse, il me demanda le sens des paroles de cette femme. «J'ai +entendu les mots de traître, de héros. Oh Dieu! mon amie, le secret de +ma malheureuse mère, le secret de mon malheur serait-il donc sur mon +front?» et il le frappait avec une impatience et une douleur qui +déchiraient l'ame. + +Me laissant aller à l'élan de mon coeur, je saisis la main de Léopold, je +l'entraînai le long du rivage, marchant rapidement et le forçant de me +suivre, lui prodiguant toutes les consolations de la tendresse, tous les +noms du sentiment passionné que ma raison avait su cacher jusqu'alors. +Nous avançâmes le long de la plage jusqu'au détour d'une embouchure, et +nous y fûmes à l'instant entourés de nouveau de la bande entière des +zingari, qui plantait là son camp nomade. L'effroi alors devint vif pour +moi. Nous étions éloignés de toute habitation; mais un regard sur +Léopold me rassura. Oh! que ce regard renfermait de courage et +d'énergie! La troupe nous offrit le partage d'un repas improvisé, mais +fort abondant. Léopold demanda celle qui nous avait dit la bonne +aventure, pour lui donner le salaire usité. Un homme d'un aspect +vénérable, quoique bizarre, se leva: «Tout salaire est remis en mes +mains.» Nous lui donnâmes quelques onces. À cette générosité presque +magnifique, un léger murmure d'admiration se fit entendre du sein de la +troupe, et des démonstrations respectueuses de reconnaissance nous +forcèrent à nous asseoir au cercle. On exécuta des danses; on nous +rendit toutes sortes d'honneurs. La zingari, qui avait si vivement +stipulé l'impatience de Léopold et excité mon étonnement, se montra +enfin. Je priai le chef de la faire approcher. «Clara, dit le vieillard, +approchez; continuez d'instruire ces étrangers de leurs destinées.» Et +la jeune zingari s'approcha. Il y avait quelque chose de funeste dans +les regards de cette femme. Je voulais l'entendre et sa voix me causait +du malaise. Léopold éprouvait la même agitation, et nous tendîmes nos +mains. + +Je ne citerai pas toutes les prédictions; il n'y a pas une de mes +lectrices qui ne sache que le langage de toutes les devineresses se +ressemble. Mais les prédictions de Clara sortaient tellement du genre, +que je ne puis m'empêcher de les citer. «Vous rêvez des jours heureux, +la prospérité et la joie accompagnent vos pas; mais d'affreux chagrins +vous attendent... Votre coeur est infidèle... Le désespoir et la mort, +une horrible calamité, une catastrophe épouvantable... Vous céderez au +délire d'un amour qui vous a entraînée sous de lointains climats.» Je +frémissais involontairement, et, pour augmenter ma frayeur, Léopold me +pressait contre son coeur. Honteuse du sourire malin de la zingari, je +repris un peu d'énergie; je la plaisantai sur son ton emphatique: elle +tint bon dans ses prédictions; et lorsque je lui donnai encore un +sequin, elle me serra la main et me dit: «_Fra m'en d'un anno si +ricordera di me_[19].» Neuf mois après j'étais mourante aux pieds du +maréchal Ney, pour le supplier d'avoir pitié de lui, de sa famille et de +moi, pour se mettre à l'abri de la foudre qui devait éclater sur une +tête chargée de lauriers. Combien de fois, depuis ce moment, mon +ressouvenir s'est reporté sur les prédictions de Clara. Elle avait dit +vrai. + +Après Clara, l'ancien de sa troupe s'approcha de nous, et nous invita à +nous asseoir au cercle des matrones, pour entendre lire les chroniques +et statuts des zingari. Sur notre refus, cet homme nous offrit de nous +donner un de leurs livres. Léopold l'acheta, et nous prîmes le chemin du +retour. Nous entrâmes chez une marchande de fruits pour déjeûner, et +aussi pour satisfaire notre impatience de lire le précieux recueil des +mystères cabalistiques. Nous fûmes agréablement surpris de trouver dans +un rouleau de parchemin plusieurs fragmens forts bien écrits de poésie, +traduits de l'arabe, et l'histoire d'Arabella et du beau Serti, que je +traduirai littéralement. Je voulus le lire à Léopold dans le lieu même +où mourut l'héroïne. Léopold fit venir un cabriolet napolitain, et en +deux heures nous étions au couvent des Carmélites, à cinq lieues de +Naples. Après avoir appris des religieuses la vérité de l'histoire des +zingari, nous demandâmes à voir la chapelle consacrée au pardon et à +l'oubli. Là, assis contre le mur de la ruine, fixant la _Madona +adolorata_, dont les traits divins offraient ceux de l'infortunée +Arabella, je lus à Léopold l'histoire de ses amours et de sa fin +funeste. + +ARABELLA COOPER, _OU_ LES BOHÉMIENS. + +«En 1745, une troupe de bohémiens ou zingari cherchait à camper sur le +littoral du golfe de Naples. En parcourant les sinuosités du rivage, un +groupe de ces vagabonds aperçut une jeune fille qui se cramponnait, avec +tous les efforts de la peur, à l'angle saillant d'un rocher dont la +masse s'avançait sur la mer. La jeune fille s'était élevée autant que sa +frayeur et ses forces l'avaient permis. Cependant ses pieds délicats se +couvraient encore de l'écume grisâtre que les vagues déposaient en se +brisant contre la base du rocher. Ses vêtemens, tombant comme une +draperie humide, faisaient ressortir sur le noir rocher ses formes +gracieuses. + +«Nora, s'écria une femme de la troupe des zingari, vois-tu là-bas, vers +le cap Mysène, cette néréide qui paraît fuir un monstre marin? Faut-il +la secourir ou l'adorer en silence?--L'adorer et la sauver,» s'écria un +jeune homme de la troupe. Aussitôt il s'élance dans une barque, et +parvient en peu d'instans près du rocher où la jeune fille luttait +contre la mort. Saisissant d'une main les lierres qui garnissaient le +rocher, debout sur le frêle esquif, le jeune bohémien enlève du bras +droit l'objet de sa courageuse entreprise, et donnant l'élan à sa barque +légère, il vogue vers la plage. La jeune fille était évanouie; elle ne +reprit ses sens que lorsque les femmes auxquelles Serti (nom du +bohémien) l'avait confiée lui eurent prodigué tous les secours +qu'exigeait son état. Placée sur une natte au milieu de vingt ou trente +bohémiennes, un groupe d'hommes, plus nombreux, se tenait à une certaine +distance, dans l'attitude de la crainte et de l'espérance. Voilà le +tableau qui s'offrit à Arabella lorsqu'elle ouvrit les yeux. Aussitôt un +cri de joie fit retentir le rivage, et frappa de son long et bruyant +éclat le cap Mysène: Arabella jette un regard d'effroi sur ses étranges +bienfaiteurs; Arabella porta vivement la main en avant, comme pour +saisir un objet qu'elle croyait voir, et n'ayant rien touché, elle +s'écria d'une voix douloureuse: «Ô vous qui m'avez arrachée à la mort, +rendez-moi la relique sainte, le don de ma mourante mère; mon nom dans +ce monde et mon salut dans l'autre y sont attachés.» Il y avait tant de +simplicité et tant de douleur dans cette exclamation d'Arabella, que la +troupe émue demanda quel était cet objet. C'était un médaillon et une +croix; la mère d'Arabella lui en fit don le jour qui précéda le fatal +événement qui livra sa fille aux hasards d'un monde dont elle avait +espéré lui dérober la connaissance et les dangers en cachant sa vie dans +une sainte retraite. + +«Lorsqu'en 1732, le célèbre Antoine Ashley Cooper, comte de Chastesbury, +vint à Naples pour y rétablir une santé affaiblie par les agitations +politiques, ou peut-être aussi pour échapper par l'absence aux dégoûts +journaliers d'un hymen malheureux, le sort lui réserva, sous la cabane +du pauvre, les délicieuses émotions d'une tendresse passionnée. La mère +d'Arabella était à treize ans une de ces beautés qui font croire aux +fables de la mythologie, et elle joignait à ce mérite celui d'une pureté +d'innocence égale à ses charmes. Héléna vivait auprès de son grand-père, +ses parens étant passés aux îles. + +«Héléna apparut à Ashley Cooper, assise au bord de la mer, tressant des +filets; dès ce moment, l'homme d'État, le littérateur, disparurent; +Ashley se sentit pour aimer un nouvel être. Hélas! l'auteur qui, dans +son meilleur ouvrage[20], a si bien prouvé que _la vertu est le plus +grand bonheur, et le vice le plus grand malheur_, ne sut pas assez +respecter la vertu pour lui sacrifier un coupable délire; il le fit +partager à l'innocente Héléna, qui vécut heureuse, croyant s'être donnée +à son époux; elle était enceinte de huit mois, lorsque la mort d'Ashley +lui révéla seule le titre de celui qu'elle idolâtrait et le malheur de +son état. Aussi superstitieuse que tendre, la malheureuse Héléna crut +s'absoudre de sa faiblesse en disposant du fruit innocent de son erreur, +et le premier baiser de mère que l'infortunée déposa sur le front de sa +fille, fut une promesse de la consacrer aux autels. Ashley Cooper avait +cherché à expier sa séduction en assurant la fortune de la mère et de +l'enfant; mais Héléna, vouée à une vie de pénitence et de pauvreté, +n'accepta que la dot suffisante à l'adoption du cloître. + +«Le grand-père d'Héléna vint à mourir, et cet événement hâta l'exécution +de son projet; car Héléna aussi se sentit incliner vers la terre, comme +la fleur des champs près de tomber. + +«Le monastère est situé sur les bords de la mer, à plusieurs lieues de +Naples. Résolue de s'y ensevelir avec sa fille, Héléna avait tout +préparé pour s'embarquer avec cette nacelle, héritage de famille, que si +souvent elle avait dirigée sur la mer à l'époque heureuse où la présence +d'Ashley lui faisait trouver son bonheur immense comme la mer qui la +portait. Avant de confier aux vagues sa vie et celle d'Arabella, elle +lui avait remis une croix, signe de sa séparation du monde; une boîte +contenant les preuves de sa naissance, et le portrait de son père. Le +soir même Héléna fut surprise par une défaillance qui l'enleva en peu +d'instans, et qui priva ainsi la jeune Arabella de son unique appui. Les +soins et les respects du monde vinrent consoler la pauvre Arabella; mais +elle fut sourde à la voix du monde, et s'échappa la nuit de l'asile que +la pauvreté hospitalière lui avait ouvert; et, après avoir renouvelé sur +la tombe d'Héléna la promesse filiale, Arabella s'élança dans la +nacelle, pressant sur son sein la croix, symbole de ses voeux, et le +portrait de son père; et la voilà sur les flots, sur ces flots où, tout +à l'heure suspendue, on vient de la voir sauver. Les preuves de sa +naissance et le portrait de son père, engloutis dans la mer, ne purent +lui être rendus; mais, fidèle encore au voeu de sa mère, Arabella pria la +troupe de la guider au monastère des Carmélites. + +Le jeune Serti, beau de jeunesse et plus encore de dévouement, employa +toute l'éloquence de ce sentiment pour la détourner de ces projets, +désespoir de celui qui l'avait sauvée. Arabella, baissant ses timides +regards devant les regards brûlans du jeune bohémien, lui opposa ses +sermens. «Sois mienne, lui disait-il, et ton Dieu sera mon Dieu.--Je +suis vouée aux autels, répondait Arabella; mais sois chrétien, sois mon +ami; ils sont si purs les trésors du coeur! J'accepte un amour fraternel, +un amour de charité: que nul sentiment terrestre ne le profane. Je suis +attendue dans un saint asile; j'y prierai pour toi, pour ces pauvres +idolâtres.» La troupe alors se dirigea vers le monastère. On en était +éloigné de plusieurs jours de marche. L'intimité de tous les instans, +l'influence du plus beau climat, les scènes ravissantes du lever de +l'aurore et du soleil couchant, cette respiration de bonheur à côté et +sous l'égide du plus beau des hommes et du plus passionné des amans, +avaient sinon affaibli les pieuses intentions d'Arabella, du moins +troublé sa vocation religieuse, par tous les rêves d'un amour inconnu et +les combats de la jeunesse. Enfin la terre l'emporta sur le ciel. +«Fais-toi chrétien, disait au jeune Serti la vierge chrétienne, et je +suis à toi.» + +«Ce changement de volontés devint tout ensemble le bonheur d'un seul et +la joie de tous. La troupe fit halte. En signe d'hommage les tentes +furent ornées de feuillages et de fleurs. On célébra les promesses. +Hélas! une furie, sous les traits d'une femme, conçut l'affreux projet +d'arrêter ces heureux préparatifs par des larmes. + +«Parmi les jeunes bohémiennes dont les talens, les charmes et l'adresse +contribuaient le plus à la prospérité de la troupe, se trouvait une +jeune Sicilienne, jolie, séduisante, passionnée. Habile dans tous les +rôles, Hermangarda avait joué la pudeur, l'innocence; Serti avait été +momentanément sa dupe et sa victime; mais depuis bien long-temps +l'illusion était détruite, et la plus désespérante indifférence avait +remplacé un hommage passager. Consolée comme se consolent le vice et +l'inconstance, Hermangarda aurait oublié Serti, si son orgueil blessé +n'eût excité en son coeur un sentiment jaloux que cette femme osait +appeler de l'amour. Affiliée à la troupe trois ans avant que Serti +enfant y fût introduit, Hermangarda connaissait le secret de sa +naissance. Elle avait six ans de plus que lui. Son projet fut d'abord de +tout révéler à Serti et de le rendre à sa noble famille. Mais le goût +d'une honteuse indépendance l'emporta. L'opposition d'Arabella remplit +son ame de toutes les fureurs de l'orgueil et de la jalousie. L'infame +Hermangarda résolut de se venger d'un dédain dont son opprobre était la +seule cause. On savait dans la troupe que la mère d'Arabella avait +laissé sa fortune à sa fille, mais à la condition de prononcer ses voeux. +Son mariage allait tout changer; Hermangarda écrivit à la supérieure du +couvent auquel la jeune fille était destinée, pour lui révéler cette +désertion prochaine de l'autel pour un hymen idolâtre. Au moment où le +plus beau soleil se levait comme pour éclairer et _festeggiare_ les +noces de Serti et d'Arabella, des archers munis d'ordre arrivent pour +arrêter Arabella. Révolte alors de la troupe, à la suite de laquelle +Serti, qui avait combattu en désespéré, est conduit avec douze de ses +compagnons dans les prisons de Naples, tandis qu'une escorte de sbires +entraîne Arabella au monastère des Carmélites, où la suit la vieille et +fidèle Nora, qui avait élevé l'enfance de Serti. Conduite en présence de +l'abbesse, Arabella avoua tout, parla avec la même innocence de son +amour involontaire pour Serti, des voeux de sa mère mourante, de sa +naissance et de son naufrage. Elle aimait; elle répugnait à enterrer +dans un cloître des jours que l'amour réclamait. Une obscure prison fut +le prix de sa résistance, et son plus cruel supplice était la haine de +son odieuse rivale, qui avait su se faire recevoir au même couvent et +s'attribuer le soin de la prisonnière. Le jugement des bohémiens +rebelles se poursuivait à Naples. Les plus marquans, parmi lesquels +figurait Serti, furent destinés à servir d'exemple et condamnés à mourir +sur l'échafaud. Hermangarda, instruite de tout, apprit à la malheureuse +Arabella que son amant allait périr. À ces mots l'infortunée ne résista +plus; elle demanda à voir la supérieure, parla des dons de sa mère et +promit de s'engager par les voeux qu'elle avait repoussés, n'y mettant +qu'une condition, la grâce de Serti et de ses camarades. «Vous le +pouvez, ma mère, s'écriait Arabella. Sauvez-le, sauvez ces malheureux; +ils ne sont coupables que de pitié pour l'infortune. Serti est chrétien, +que l'autel le protége; les autres cèderont à la voix d'une religion +protectrice.» La malheureuse Arabella baignait de pleurs les mains de +celle qui n'écoutait pas sans trouble des douleurs profanes. La +supérieure envoya chercher un saint ermite, le consulta, et l'homme de +Dieu partit pour Naples, porteur de paroles de paix et de miséricorde. +La démarche du vieillard fut couronnée du succès; Serti obtint sa grâce; +ses compagnons seuls furent exilés du royaume de Naples. Conduit par son +vénérable guide, Serti arriva au monastère. L'entrevue des deux amans +eut lieu en présence de toute la communauté, et leurs touchans regrets, +leur cruelle et déchirante promesse d'une séparation éternelle, émurent +et attendrirent tous les coeurs. L'implacable Hermangarda, jalouse même +de leur désespoir, résolut dans sa rage d'y mêler l'effroi d'une +terrible catastrophe. Serti, formé à la religion chrétienne par le pieux +ermite qui l'avait sauvé du supplice, Serti se fortifiait dans la +résolution de quitter le monde d'où s'exilait Arabella. Tout le couvent +compatissait au sort des deux amans, et plus d'une jeune soeur, en voyant +le jeune homme jeter des regards tendres et douloureux sur la grille qui +le séparait de son amie, concevait bien plus l'erreur d'Arabella que son +retour aux voeux de sa mère. On permettait aux amans, que d'indissolubles +voeux allaient séparer pour jamais, on leur permettait la consolation de +s'écrire quelquefois, et ces lettres étaient encore du bonheur. +Hermangarda sut se rendre maîtresse d'une de ces lettres, et ce fatal +aliment de sa jalouse rage inspira à cette furie un autre crime encore. +«Ô mon Arabella, disait Serti dans ce dernier écrit, tu l'ordonnes, et +je ne sais que t'obéir. Je quitte ce monde où tu ne vivrais point pour +moi avec la même indifférence que j'eusse posé ma tête sous le glaive. +Moins fort contre ta perte que contre le trépas, je sens ma vie +s'éteindre. Hélas! mourir sans t'avoir pu nommer mon épouse, voilà la +douleur qui me tue! Que ne donnerais-je pas pour te voir une fois encore +comme dans ces heures délicieuses d'innocence et d'amour, où le présent +était une félicité enivrante et l'avenir un rêve si doux... Hélas! des +grilles, des cilices, de lugubres voiles, voilà notre avenir et mon +désespoir.» Cette lettre ne parvint point à Arabella qu'elle eût +consolée. Hermangarda, qui avait su dérober la lettre, inventa le +mensonge d'une réponse indiquant un rendez-vous pour la nuit dans le +jardin du couvent. + +«Cette proposition flattait trop la passion du malheureux Serti pour lui +laisser la faculté de réfléchir que croire à ce rendez-vous c'était +flétrir la pureté d'une religieuse tendresse. Il s'y rendit... +L'obscurité d'un épais ombrage, la fougue d'une passion mal domptée, les +illusions de l'amour-propre, une trompeuse conformité de taille, tout +concourut à l'égarement de Serti. La voix d'Hermangarda, son rire +insultant, déchirèrent seuls le voile de cette décevante entrevue, quand +elle eut été consommée. «Va, perfide, s'écria la mégère, tu as renié tes +amis, tu as renié ton Dieu pour prendre celui d'Arabella; mais les +béatitudes de ta sainte seront troublées par la connaissance de ta chute +et de ton infidélité. J'aurai la joie de te voir abandonné, méprisé par +elle. + +«--Non, infame! s'écria le coupable et malheureux Serti; je suis bien +vil puisque j'ai pu descendre jusqu'à toi; mais le crime involontaire ne +souille point l'ame. Je suis déjà lavé du malheur de t'avoir connue par +une passion qui m'excuse et qui me venge. Fuis, si tu veux échapper à +ton juste châtiment.» À ces mots Serti se détourne avec horreur pour +s'éloigner; mais Hermangarda, rapide comme le génie du mal, s'élance et +enfonce un poignard dans le coeur de l'amant d'Arabella, qui tombe aux +pieds de la furie, dont la rage s'augmente, au lieu de s'épuiser, à la +vue de son forfait. Fille d'enfer, elle arrache le coeur encore palpitant +de sa victime, et, traversant les galeries du cloître, elle arrive au +saint lieu que sa rivale arrose de ses larmes. Une voix qui n'a plus +rien d'humain fait retentir les voûtes de l'église et tire Arabella de +sa pieuse extase pour la plonger dans un abîme de désespoir et de deuil. +«Vois, s'écrie Hermangarda, vois, pieuse rivale, ce qui te reste du beau +Serti. Tu ne prétendis jamais qu'à son coeur; je te le cède: reçois-le +des mains de ton ennemie.» À ces mots elle jette son effroyable don aux +pieds d'Arabella, s'apprête à la frapper elle-même, quand les +religieuses, accourues au bruit, paraissent. À la faveur de l'émotion +causée par un hideux spectacle, Hermangarda prend la fuite. Long-temps +elle échappa à toutes les recherches. Arabella répondait à ceux qui la +pressaient d'implorer la justice. «La mort d'une criminelle ne rendrait +pas la vie à l'innocence... Ô mon époux, mon frère, tu pardonnas sans +doute à ton assassin. Qu'elle vive pour se repentir. Mon devoir est de +prier et de pardonner aussi.» + +«Arabella vécut trois années dans toutes les saintes austérités du +cloître; elle avait fait ériger au lieu où périt son amant une chapelle +consacrée _au pardon et au souvenir_, sous l'invocation _della Madona +adolorata_. Dans sa pieuse douleur, Arabella y passait les silencieuses +heures de la nuit à prier pour l'ame de son amant. Au troisième +anniversaire de la sanglante catastrophe, une figure pâle et menaçante +apparaît au milieu des cyprès dont la chapelle était entourée, lance la +flamme de ses regards sur la triste Arabella. Jalouse encore de la +résignation de sa victime, Hermangarda veut la poursuivre jusque dans +ses douleurs. Un cri se fait entendre: «Tu pries et tu pleures, +Arabella; c'est ici même que Serti trouva la mort, infidèle et parjure; +c'est dans mes bras qu'il te trahit. Interroge la vieille Nora, elle te +dira tout...» Hors d'elle-même, Arabella se contente de répondre: «Serti +a pu me trahir pour une misérable... mais il mourut avec repentir, avec +foi, pardonnant à son assassin. Ô Dieu de clémence! ma mourante voix +répète aussi _pardon et oubli_.» Le lendemain, les religieuses +trouvèrent Arabella morte, étendue aux pieds de l'image sainte. +Hermangarda fut enfin arrêtée par la justice, et finit son exécrable vie +dans les tortures. Au milieu du supplice, elle faisait entendre cet +horrible cri: «Pourquoi ai-je fini d'un coup et par la mort les maux de +mes ennemis: oh! qu'une longue vie eût été meilleure à empoisonner!» + +Nous étions assis dans les ruines de la chapelle qu'une pieuse fondation +soutenait encore. Attendris par ce récit naïf des peines de deux amans, +nous interrogeâmes une soeur qui y vint faire sa prière, sur la vérité de +cette histoire: «Elle est vraie, nous dit-elle; voyez la madona qui +domine les ronces et le lière, elle offre les traits d'Arabella; les +coeurs souffrans viennent ici en foule confier leurs peines ou leurs +faiblesses. Souvent alors les traits célestes de la Vierge semblent +s'animer d'un doux sourire, et des voix aériennes murmurent doucement +_pardon et oubli_.» La soeur nous raconta encore qu'un Anglais de grande +distinction était venu offrir des sommes immenses pour obtenir les +restes d'Arabella, mais en vain, parce que la bénédiction de la maison +tenait à la présence de ces mortelles et précieuses dépouilles. Notre +rencontre nous valut alors une énumération de miracles faite d'un ton si +peu noble et si peu senti que l'émotion en fut affaiblie. Nous déposâmes +la fleur du souvenir sur l'autel du Pardon, et nous reprîmes un peu +tristes la route de Naples. + +Eu arrivant à notre hôtel, on nous avertit de nous tenir prêts, qu'on +était venu embarquer les effets, et que si le vent ne changeait pas nous +partirions au jour. Notre résolution fut bientôt prise; profitant de la +douceur de la nuit et de la température, nous fîmes porter notre souper +sur la terrasse. L'air tempéré du mois d'octobre nous caressait comme un +souffle du printemps. Tous les arbustes qui ornaient la terrasse étaient +fleuris, Léopold était dans une sorte de ravissement... mais je veux +réserver à un autre chapitre les détails de cette soirée qui ajoute un +sentiment nouveau à tous ceux qui agitèrent ma bizarre existence. + + + + +CHAPITRE CXLI. + +Mon départ de Naples.--Embarquement pour la France.--Le dernier des +Medicis. + + +Il suffit d'avoir connu Naples, d'avoir respiré sous son beau ciel pour +savoir que la magique influence de ces climats électrise les têtes les +plus froides. Qu'on juge de son effet sur deux ames qui n'osaient +s'avouer ce qu'elles éprouvaient l'une pour l'autre. C'est toujours un +mérite pour une femme de résister, cela en devient un plus grand en +Italie. J'éprouve un orgueil si naturel d'avoir obtenu ce triomphe assez +rare dans ma vie, que j'ajoute bien vite, pour en rehausser la vertu, +que la candeur passionnée de Léopold doit ajouter au mérite du +sacrifice. Je ne demande comme éloge à mes lecteurs que de me croire +quand j'ai vaincu, pour prix de la franchise avec laquelle j'avoue +d'ordinaire que j'ai failli. Pour aider un peu à mes vertueuses +dispositions, je jetais autant que possible l'ardente imagination de +Léopold dans la politique; mais après la bizarre journée que nous +venions de passer, il ne prenait pas facilement le change. Le coeur de +Léopold, avide d'émotions, se trompait sur le sentiment que je lui +inspirais. Élevé loin du monde, il avait une éloquence où respirait tout +à la fois l'élève de la nature et le brillant militaire. «Ma mère m'a +légué à votre coeur, disait-il à genoux; que votre noble coeur accepte le +legs de l'amitié. Aimez-moi plus qu'elle, si on peut aimer plus qu'une +mère. Ma vie vous appartient; je n'en veux que si elle devient la vôtre. + +«--J'ai accepté le legs, mon cher Léopold; mais seulement dans ce qu'il +peut demander de devoirs et de tendresse envers toi.» Ce toi, qui +échappa de mon coeur comme de celui d'une tendre mère à un fils chéri, +fut une étincelle qui embrasa tout ce qui restait de raison à Léopold. +Nous étions seuls, exposés à tout par la protection des ombres de la +nuit. De temps en temps on entendait les sons de la guitare et les +romances napolitaines, refrains d'un peuple insouciant et heureux... +«Ils chantent leurs amours; ne repousse pas le mien.» Et, en me parlant, +toute la magie de l'amour qui était dans les regards de Léopold se +glissait dans mon ame. Il y a bien des dangers dans la certitude d'un +sentiment vrai qu'on inspire; l'amour-propre flatté se joint à l'émotion +de l'ame, et alors la raison reste sans force. Heureusement que la +mienne, au moment de succomber, fut sauvée par un mot sorti de la bouche +de Léopold, et qu'il se trouva employer pour me vaincre le nom qui seul +pouvait m'arracher à une faiblesse. «N'en doute point, la France +secouera le joug; la victoire sera encore des nôtres: celle qui a chéri +le plus brave parmi les braves, ne rougira pas un jour de m'avoir aimé.» +Léopold, en plaçant lui-même ce noble obstacle d'un grand nom entre ses +désirs et ma faiblesse, me rendit digne de toute son estime en me +donnant le courage d'une résistance qui commençait à fléchir. Je sus me +soumettre à l'aveu que j'avais le plus redouté, sachant que c'était pour +Léopold le plus sûr moyen de le rendre à lui-même. Je lui avouai ma +liaison avec le maréchal Ney, les droits qu'il pouvait toujours se +croire sur mon affection. L'agitation de Léopold fut pénible. «Que ne +parliez-vous, me répétait-il; si je n'eusse conçu un premier espoir, je +serais moins malheureux. Je croyais à votre liberté, et je voulais vous +donner la mienne. + +«Mon cher Léopold, vous êtes mon fils. Mon ami, vous aurez toujours une +part précieuse dans mes affections.» + +S'il avait pu lire dans mon coeur, le trouble que je lui dérobais eût +trop long-temps prolongé le sien. J'ai donc quelque orgueil d'avoir su +me conserver son estime et sa filiale reconnaissance. Redoutant de +prolonger notre solitaire tête-à-tête, je proposai à Léopold de partir +immédiatement pour Ischia. Nous partîmes en effet avec notre léger +bagage de voyageurs militaires. Nous étions à peine descendus à +l'auberge, qu'il fallut partir. Nous payâmes l'heureuse traversée comme +c'est l'usage, en jetant tous deux encore un regard de regret, et moi de +souvenir vers la brillante Parthénope. + +La traversée fut agréable et rapide; les passagers étaient peu nombreux; +c'était juste ce qui convenait le mieux à ma situation. La grande foule +m'eût impatientée; car, comme les voyages de mer me sont antipathiques, +l'incroyable mélancolie où ils me plongent se fût encore accrue des +insipides attentions de tous les inconnus qui en pareil cas vous +assiégent. D'une autre part, l'entière solitude eût continué de +m'exposer aux dangers d'une intimité trop absolue avec Léopold, dangers +auxquels je venais d'échapper à si grande peine. La chute eût été si +facile sur l'élément des naufrages! J'avoue que je songeai à cette +tempête en entrant dans le navire, et je m'aperçus avec un heureux +espoir de vertu, que nos compagnons de route pouvaient, par l'heureuse +ressource des conversations générales, me servir d'utile distraction à +l'empressement toujours passionné de Léopold. + +Tous les passagers étaient assis sous une espèce de tente grossière, +jouissant du coup d'oeil de cette mer magnifique qui sert de cimetière à +tant de pays enchantés. Dès que nous eûmes perdu terre, un des voyageurs +poussa un soupir et nous dit: «Je viens de voir furtivement ma patrie, +et il faut de nouveau que je m'en éloigne.» Cet homme avait une +physionomie pittoresque, et comme je n'aime rien tant que les récits des +gens qui paraissent souffrir, parce que je sais que cela les soulage de +raconter; je provoquai l'étranger, et voici l'histoire exacte, +contemporaine, que j'entendis et dont je vais essayer de ne pas +affaiblir l'intérêt. + +LE DERNIER MÉDICIS. + +«Lorenzo de Médicis était gouverneur de Naples en 1795. Accusé de haute +trahison, il fut enfermé au fort de Gaëte avec l'abbé Capulo, son ami. +De lâches courtisans avaient transformé en crimes quelques discours de +Lorenzo. Il avait osé, par une bravade de paroles seulement, parler à la +cour du roi de Naples de ses droits héréditaires sur la Toscane. Médicis +et Capulo s'évadèrent, et l'on n'entendit plus parler d'eux. On crut que +la politique les avait secrètement sacrifiés à ses sottes terreurs. Vers +le même temps disparut également de la cour de Naples la jeune et belle +Ersilia, fille unique du duc de Contari. On parla pendant quelques jours +de ce singulier événement, et bientôt Ersilia fut oubliée comme il était +arrivé des prisonniers de Gaëte, comme cela arrive de toutes choses. +Médicis et Capulo avaient dû la liberté et la vie à l'amour que le +premier avait fait naître dans le coeur de la fille du duc de Contari. +Elle les avait fait conduire dans une retraite sûre, au sein des rochers +de la sauvage Calabre, où elle vint joindre bientôt Lorenzo pour +partager son obscurité et ses périls. Les biens de Médicis et de l'abbé +Capulo avaient été confisqués, leurs têtes mises à prix: voilà les +destinées que voulait partager la jeune et belle Ersilia, et pour +lesquelles avait été abandonné le palais de son père. Jamais ame plus +pure ne respira sous les traits de la beauté. Ersilia avait emporté les +diamans de sa mère et l'or de ses épargnes; elle échangea les premiers +et ses atours opulens pour le simple vêtement des montagnes siciliennes. +Elle n'en était que plus belle. «Ah!» disait-elle à l'heureux Lorenzo le +soir où il détacha de cette tête charmante le bouquet virginal, «oublie +que je suis fille de tes ennemis; crois que nous sommes nés sous le +chaume hospitalier de ces rochers, et notre félicité sera si grande que +nous bénirons un jour les persécutions qui nous auront seules ainsi +donné ce bonheur.» Lorenzo, quoique déjà arrivé à l'âge où les tristes +rêves de l'ambition remplacent les doux songes de l'amour, s'abandonnait +tout entier à sa tendresse; Ersilia était son univers. L'abbé Capulo, +son ami fidèle, tenta vainement de lui faire partager ses idées de +vengeance et l'espoir de faire sortir de l'infortune même une éclatante +réparation. Après de longues et inutiles provocations de ce genre, +l'abbé Capulo s'éloigna de l'asile des heureux époux. Ils n'apprirent +son absence et ses résolutions que par un pieux solitaire de Monte-Nero, +qui avait béni l'union de Lorenzo et d'Ersilia. + +«C'était, vers les premiers jours d'avril 1798 que l'abbé Capulo s'était +séparé de son compagnon d'entreprises et d'infortune; Lorenzo s'en +affligea. Ersilia crut y voir de l'ingratitude. Hélas! il y eut au moins +une funeste imprudence, et une terrible catastrophe vint la révéler. + +«Le bon solitaire, depuis l'absence de Capulo, composait seul la société +de Lorenzo et de sa belle compagne. Comme prêtre, il avait peu à +demander à une si vertueuse pénitente: seulement lorsque Ersilia, +adorant un amant dans l'époux à qui elle avait tout sacrifié, se +livrait, dans ses erreurs, à l'excès de cette passion, le pieux mais +indulgent cénobite lui reprochait quelquefois ces trop vifs transports, +et s'efforçait de persuader à la jeune épouse qu'une ardeur pareille +devait remonter vers la seule divinité. Alors Ersilia répondait au +prêtre, surpris bien plus qu'irrité:«Mon père, oh! ne cherchez pas à +réprimer ce sentiment, la vie de ma vie, et l'ame de mon ame. Je vous +répondrais comme l'amante d'Abélard: _Que Lorenzo se place entre mon +Dieu et moi, qu'il lui dispute mon coeur..._» Ersilia était si pure et si +touchante dans l'expression d'une tendresse qui lui avait coûté tant de +sacrifices, que le vieillard terminait ses exhortations par ces mots: +Allez en paix, ma fille; une ame si belle retournera à Dieu: «_Vada in +pace, figlia mia, anima cosi bella tornera a dio._» Hélas! le jour même +la prédiction s'accomplit. C'était dix mois après le départ de Capulo. +Lorenzo étant à la chasse, Ersilia se mit en route pour l'ermitage avec +les petits dons que son amitié délicate destinait au bon vieillard. Elle +était sortie sous l'influence matinale, parée de fleurs, agitée encore +des embrassemens d'un époux aimé, l'ame remplie de bienveillance et des +doux rêves d'un long avenir... Hélas! la main des assassins allait +borner cet avenir de félicité à quelques heures d'illusion terminées par +une mort affreuse. Lorenzo, poussé par un funeste pressentiment, +Lorenzo, inquiet et triste, rentra plus tôt que de coutume. Quoiqu'il +fût prévenu de la démarche d'Ersilia, quoique l'heure probable de son +retour ne fût point passée, il ne rentra point dans sa modeste demeure +pour y déposer son arme, et prit aussitôt le chemin de l'ermitage. Son +coeur battait avec violence: à peine eut-il mis le pied sur le seuil de +cet asile de paix, que le désespoir avec toute sa furie vint s'emparer +de ses sens bouleversés. + +«Le corps d'Ersilia, outragé, mutilé par un raffinement d'infame +barbarie, gisait aux pieds de l'autel baigné de son sang; le vénérable +vieillard était immolé près d'elle. Les blessures attestaient une +inutile résistance. Pas une larme ne coula des yeux de Lorenzo. + +«Non, je ne pleurerai point, s'écriait-il; c'est du sang qui peut seul +venger un sang si précieux»; et sa rage cherchait en frémissant quelle +victime devait tomber sous sa vengeance. Il ne pouvait douter qu'on n'en +voulût également à ses jours; la vie ne lui était plus rien: mais +Lorenzo, avant de mourir, songeait à être vengé. Persuadé que la piété +des villageois rendrait les derniers honneurs aux restes du pieux +vieillard, il enleva le corps d'Ersilia, et enveloppant ce douloureux +trésor dans son tabero, il prit le chemin d'une grotte connue de lui +seul. Les assassins d'Ersilia épiaient Lorenzo depuis quelques jours; +ils devaient l'attendre à un retour de chasse. Leur ordre était de +l'amener vivant à Naples. Lorenzo dut à ce calcul du crime le temps de +transporter les restes précieux d'Ersilia dans la grotte, et le bonheur +d'attendre, armé, les vils brigands qui avaient juré sa perte. Debout et +seul devant ce corps inanimé, ses cris de vengeance s'éteignirent +quelques instans dans les larmes du désespoir. Il faut que le besoin de +ces grandes représailles soit bien puissant dans le coeur humain pour +avoir fait survivre Lorenzo au terrible spectacle offert à ses yeux, et +pour lui donner le long courage de rendre les derniers et pieux devoirs +à celle qu'il avait uniquement aimée: _Volea vendetta quel sangue ed +ebbe vendetta_. Aux approches de sa demeure, il fut assailli par trois +de ces brigands que stipendia si long-temps le gouvernement napolitain +comme celui de Rome. Médicis en étendit deux à ses pieds, le troisième +prit la fuite, et Médicis trouva sur ceux qu'il venait d'immoler le +secret de leur odieuse mission. L'abbé Capulo avait sinon révélé +l'asile, du moins laissé connaître l'existence de Médicis: dès lors il +fut surveillé, harcelé de fausses promesses, et l'on parvint à saisir +une lettre qu'il adressait à Lorenzo. Une fois la trace découverte, +l'abbé fut sacrifié comme un instrument inutile. On voulut saisir +Médicis vivant et le livrer à ces bourreaux qui, sous le nom de juges, +sont toujours prêts à servir les haines ou les terreurs du pouvoir +contre ceux que les lois seules ne frapperaient pas. Les voeux du crime +ne réussirent que contre la plus innocente des victimes qu'il avait +marquées. Lorenzo, échappant à tous les piéges, parvint, sous divers +déguisemens, à s'embarquer et à rentrer à Naples, toujours inconnu, +toujours attaché à une seule espérance, celle de venger Ersilia. + +«L'occasion de satisfaire cette longue attente s'offrit enfin. Errant un +soir aux environs de la grotte du Pausylippe, Lorenzo se trouva en +présence du fils aîné de son persécuteur, unique espérance, digne émule +de son barbare père, qui, loin de sa suite, semblait absorbé par de +sinistres projets; la voix tonnante de Lorenzo lui fit entendre ce cri: +_Mort et vengeance!_... Et l'écho du Pausylippe répéta _vengeance_... +Muni de deux pistolets, Lorenzo en tendit un à son ennemi qui, aussi +lâche qu'inhumain, et sans attendre l'arrêt du sort, tira sur Médicis +qui riposta avec plus d'adresse, et l'écho répéta encore, mais pour la +dernière fois: _Vengeance!_ + +«Lorenzo parvint à sortir de Naples et retourna en Calabre. La piété des +montagnards avait élevé un modeste tombeau au pieux cénobite; mais +personne n'osait habiter la cellule du vieillard assassiné. Médicis s'y +établit, il y vécut chéri des pauvres dont il soulageait la misère, en +leur demandant de révérer les mânes d'Ersilia. Mais de nouveau poussé +par cette impossibilité d'être qui s'attache aux grandes infortunes, +Lorenzo quitta sa solitude vers le commencement des désordres qui eurent +lieu en Calabre. Il parcourut l'Angleterre, l'Allemagne, la Russie, la +Pologne, portant avec lui la vague et pénible inquiétude d'une +proscription qui pourtant avait cessé d'être redoutable, car tous les +pouvoirs avaient à Naples et ailleurs changé de main. L'ambition sembla +remplir un moment les regrets de son coeur, en le jetant dans +d'inextricables intrigues; il admirait Napoléon et le haïssait comme +vainqueur de sa patrie; mais il ne conspira jamais contre lui. Médicis, +après sept années, revit les lieux où il avait déposé les restes +d'Ersilia, dont le souvenir, se réveillant, avait de nouveau assoupi les +rêves de l'ambition. Le calme avait alors remplacé l'anarchie, Joachim +occupait déjà le trône des Siciles. Médicis, jeune encore, n'avait eu +besoin que de se nommer pour être comblé de faveur dans cette même cour +où, quinze années avant, on avait lancé l'arrêt de sa proscription et de +la mort d'Ersilia; mais il resta fidèle à sa mémoire, vécut près de ses +restes chéris. En 1812, Lorenzo disparut de nouveau, laissant dans la +grotte de l'ermitage beaucoup de lettres empreintes de toute la +sensibilité d'une ame élevée; la terreur habite de nouveau cette +solitude. Les montagnards conservent le souvenir des vertus et des +malheurs des nobles infortunés. L'ermitage est sous la sauvegarde de la +vénération publique. Des mains pieuses cultivent en secret les fleurs +qui exhalent leurs doux parfums sur la tombe d'Ersilia et du dernier +Médicis.» + +Léopold, au récit de cette histoire, laissait éclater sur sa mobile +physionomie tout le tumulte d'une ame qui comprenait la vengeance, car +il comprenait l'amour. + +De mon côté, j'étais pour ainsi dire suspendue à un double intérêt, +celui de l'histoire terrible qui nous était racontée, et celui de +l'effet incroyable qu'elle semblait produire sur Léopold. On ne peut se +faire d'idée d'un récit fait pendant un voyage de mer. Cette immensité +de deux déserts qui vous entourent, ce silence qui donne aux paroles +d'un orateur des milliers de lieues pour écho, la bruyante et subite +rumeur des vagues qui se fait entendre par instans, et qui, se mêlant à +la voix humaine, semble un murmure lointain qui lui répond, il y a là, +je puis dire, une des sources les plus abondantes d'émotions neuves et +frappantes. Il existe une éloquence supérieure à l'éloquence elle-même, +c'est celle qui naît d'un lieu extraordinaire, d'un moment critique, +d'un personnage singulier. C'est ainsi que les mots les plus simples +deviennent les plus sublimes, parce qu'ils sont d'ordinaire l'expression +et en quelque sorte le cri du coeur humain ou de la nature aux prises +avec quelque situation violente ou quelque sentiment original et unique. + +Indépendamment de l'intérêt de ce qu'il nous avait raconté, l'étranger +avait dû nous captiver surtout par l'influence du spectacle qui nous +entourait et la disposition des coeurs qui l'écoutaient. Nous voulûmes en +vain en savoir davantage sur sa destinée; il resta morne et silencieux, +et comme accablé sous le poids des douleurs qu'il nous avait fait +partager. Lors du débarquement, il disparut sans que nous ayons pu même +lui adresser nos adieux. + +Plusieurs fois, pendant cette traversée, j'avais éprouvé un inexprimable +malaise, une sourde confusion de souffrances physiques et d'agitations +morales. Le mouvement seul, quand il était plus violent, me soulageait, +comme par une secousse de douleur moins vague et moins pénible. Léopold, +alors, de momens en momens pressait sa belle tête contre mon coeur: +_vivre et mourir ici!_ s'écriait-il, et, à ces mots je retombais plus +souffrante. Enfin, nous touchâmes terre; mais on venait de signaler je +ne sais quel bâtiment suspect, et nous fûmes sur le point de subir la +quarantaine. Je vais dans le prochain chapitre rendre compte de mon +court séjour à Marseille et de mon départ pour Paris, où le cours des +événemens me préparait les plus enivrantes surprises, et peu après, +hélas! d'éternelles douleurs. + + + + +CHAPITRE CXLII. + +Arrivée à Marseille.--Retour à Paris.--Tournée de Léopold.--Louise. + + +Malgré la plus heureuse traversée, je me sentis plus fatiguée de ce +petit voyage maritime que d'un mois de marche militaire. Nous restâmes +trois jours à l'hôtel Beauveau, et je ne donnai d'autres objets à ma +curiosité dans les lieux publics, les spectacles et les promenades, que +l'étude de l'opinion. Là, comme, partout, on avait la pensée d'un +changement. Quand, lors de mon retour à Paris, je fis part à Regnault de +cette disposition des esprits, il se frotta les mains d'un air tout +singulier, m'appela un être précieux, extraordinaire, hors du moule +connu, que sais-je? Je lui parlai de Léopold; il me témoigna l'obligeant +désir de le voir; je le lui présentai le soir même, et il fut si charmé +de son enthousiasme de souvenirs et de bonne volonté, qu'il me témoigna, +après forces suppositions sur ce qu'il appelait ma nouvelle +connaissance, le vif désir de le voir rentrer au service. «Voilà, +s'écria-t-il, les officiers qu'il nous faut; c'est un dévouement à la +Labédoyère.» Puis le malin interlocuteur ajouta à ses voeux militaires +des insinuations d'une tout autre espèce, avec ce ton de facilité morale +qui ne trouve de mal à rien. + +«Léopold, lui dis-je, est pour moi aujourd'hui ce qu'il sera toujours, +ni plus ni moins, M. le comte. + +«--Tant mieux (se méprenant tout-à-fait); car Ney ne vous comprendrait +plus. + +«--Vous vous trompez; tant qu'il sera question de gloire, Ney me +comprendra toujours. + +«--Eh bien! je m'en rapporte à votre première entrevue. Ney ne comprend +plus aujourd'hui que sa femme, ses enfans, son repos, la paisible +jouissance de ses honneurs. + +«--Je trouve plaisante votre indignation contre un guerrier qui a bien, +au prix de son sang, acquis le droit de jouir de ce qu'il a mérité. + +«--Mais Ney vous a ensorcelée;» et Regnault continua un feu roulant de +propos moitié piquans, moitié aimables, auxquels je mis fin par cette +déclaration de principes: «Si Ney me voulait pour le servir le reste de +ma vie, comme domestique même, je ne balancerais pas.» Je sentis +moi-même que je rougissais et que mes paroles allaient au delà de ma +propre pensée. Par une inexplicable complication de sentimens, je +n'exaltais autant mon dévouement passionné pour le maréchal que parce +que l'image de Léopold était auprès de moi. + +En arrivant, dans les premiers jours de février 1815, à Paris, j'avais +trouvé une lettre du maréchal. Il me disait: «Je compte prolonger mon +séjour dans ma terre; mais de grâce, mon amie, je vous renouvelle toutes +mes recommandations de prudence.» Il ajoutait: «Je ne compte revenir à +Paris qu'autant que j'y serai appelé.» Le maréchal était, depuis le 12 +juin 1814, commandant du corps royal de cavalerie, gouverneur de la 6e +division militaire, et pair de France. Je crus devoir, en lui répondant, +lui mander toutes les observations que j'avais faites dans mon voyage. +Je me rappelle sa réponse; elle était fort catégorique. Qu'on en juge. +«Ceux qui veulent un changement veulent perdre la France; la paix est +notre seul besoin. Qu'importe qui gouverne. Pierre ou Paul doivent être +aimés, pourvu qu'ils aiment la France, son repos et sa dignité. Ne +songeons qu'à la patrie.» Et j'ose affirmer qu'il ne vit qu'elle dans +tout ce qu'il fit. Il était convaincu, dans toute la loyale sincérité de +son ame, que le retour de Napoléon serait une immense calamité. Quelques +jours après ses lettres, qui avaient en effet une date déjà ancienne, +Ney arriva de sa terre et continua à vivre heureux au sein de sa +famille. Dès notre première entrevue, Ney m'effraya par quelques uns de +ces mots qui indiquent que l'on vous connaît un tort. Il me donna à +entendre qu'il savait mon voyage. La froideur des opinions que Ney +m'avait exprimées me fit trouver un charme singulier dans mes relations +avec Léopold. Malgré la différence des âges et des sexes, il y avait une +bien étroite sympathie dans nos manières de voir et de sentir; de part +et d'autre un entier abandon et comme une réaction réciproque des mêmes +pensées. J'occupais un assez joli logement, rue de Provence; Léopold +demeurait deux portes plus loin, et dînait toujours chez moi. Nous nous +rendions compte de nos courses; nous mettions en commun nos nouvelles de +la journée, nos espérances du lendemain. Ce que son ame impétueuse +appelait surtout, c'était la renaissance de la gloire militaire; il ne +conspirait que pour un laurier. Hélas! il invoquait la gloire et c'est +la mort qui lui a répondu. Assise sur un champ de bataille et de deuil, +j'ai pleuré Léopold, comme la plus tendre mère pleurerait un fils adoré, +au milieu du carnage de Waterloo. Je me suis sentie heureuse de n'avoir +point placé le remords entre mes regrets et la tombe de ce malheureux +jeune homme. Mais n'anticipons pas sur les événemens, la douleur nous y +conduira trop vite. + +J'oubliais de dire que Léopold, en rentrant en France avec moi, était +resté quelques jours de plus en Provence. Il me raconta une action +touchante dont il avait retardé la confidence. Entre Sisteron et Digne, +près d'un de ces misérables villages dont, l'hiver, les toits de chaume +semblent avoir disparu sous les neiges et où la misère dévore les +campagnes, Léopold allait au pas de son cheval. Sur la racine noueuse +d'un orme antique qui fermait l'entrée d'un cimetière, il avait vu +assise, dans l'attitude d'une profonde douleur, une petite fille de dix +à douze ans, pâle, maigre, mourante, à l'entrée de ce champ de la mort. +Léopold sauta de cheval et, encourageant la pauvre petite par ses douces +paroles, réchauffait ses mains glacées. L'enfant disait: «Oh! mon beau +Monsieur, ne me touchez pas les mains, je suis si pauvre et si malade. + +«--Je vous donnerai de quoi vous guérir; venez. + +«--Ah! mon beau Monsieur, si cela se peut, faites plutôt donner un peu +de bouillon à ma mère, et enterrer mon pauvre père mort depuis seize +jours. + +«--Venez, Venez, mon enfant.» Et tout en l'emportant il se faisait +raconter les peines de la pauvre petite. + +«--Mon père n'est pas enterré, mon bon Monsieur, parce que cela coûte +trop cher d'aller au chef-lieu, et ici les neiges en empêchent[21].» + +Léopold avait enveloppé la petite dans son manteau, et l'enfant se +sentit ranimer par de douces paroles. «Nous voilà à la maison,» dit la +petite; et tout ce que la misère a d'horreurs s'offrit alors aux regards +attendris de Léopold. Léopold s'était arrêté sur le seuil. «Ma mère, ma +bonne mère, vous vivrez. Voilà un Monsieur qui vient nous donner du pain +et de quoi faire enterrer notre pauvre père.» Ici les sanglots +arrêtèrent la voix enfantine. Léopold avança et vit dans un coin, sur un +peu de paille, sous un lambeau de vieille tapisserie, un spectre à +figure humaine, une femme, une mère jeune encore, dont le sein desséché +offrait le seul et dernier aliment à une petite créature que ses bras +décharnés avaient peine à retenir contre ce sein maternel, son unique +berceau. La moribonde leva sur Léopold un regard éteint. Il fallut un +prompt secours. Il la souleva, lui fit avaler quelques gouttes de +liqueur qui la relevèrent un peu. Léopold dit à la petite de le conduire +là où on pourrait trouver les choses nécessaires; ils y coururent. Et +Léopold en me racontant sa bonne action s'écriait: «Si les riches +savaient, mon amie, de combien de secours on peut pourvoir les +malheureux avec deux ou trois napoléons, ils se donneraient plus souvent +un plaisir, qui réveillerait leurs satiétés.» Il s'était, en rentrant +chez la malade, assis auprès d'un foyer allumé par ses soins, et dont la +flamme réchauffait des corps presque glacés. Léopold distribua +prudemment une nourriture saine, convoitée par ces êtres si long-temps +privés de tout. La religion de l'argent règne au hameau comme à la +ville. Aussitôt que les voisins virent la misère fuir la cabane de la +veuve, ils s'en rapprochèrent pour offrir aide et secours. Léopold, +détourné de son chemin, demanda un guide; il était facile à trouver pour +le Monsieur qui dépensait cinq napoléons d'or pour une charité. Léopold +partit comblé de bénédictions. «Je m'aperçus de l'absence de la petite +fille, me dit-il, et j'en fus presque choqué. Pauvre enfant! je la +croyais sans reconnaissance, mais elle me réserva la preuve que les bons +coeurs reçoivent leurs impressions de la nature, et que la délicatesse du +sentiment survit heureusement quelquefois à la dégradation qu'imprime la +misère. Pour revenir à la route, il me fallait (continua Léopold) +repasser près du cimetière où j'avais trouvé la petite fille. Elle m'y +avait devancé; je la vis à la même place, à genoux et dans l'attitude de +la prière. Léopold entendit mêler au nom du seigneur celui du bon +Monsieur. Aussitôt que la pauvre petite me vit, ajoutait Léopold, elle +vint à moi, me prit les mains, et avec l'accent le plus touchant elle +s'écria: «Ici, mon bon Monsieur, vous avez trouvé la pauvre Louise +priant pour l'ame de son père et désirant mourir aussi. C'est ici que +tous les jours je prierai pour vous le bon Dieu de vous conserver aux +pauvres que vous n'oubliez pas, quoique vous soyez bien riche. Ah! +puisque vous êtes si bon, priez une fois avec la pauvre Louise pour +l'ame des siens.» À cette voix naïve et divine d'un enfant, les genoux +de Léopold s'étaient inclinés vers la terre; lui qui ne fatiguait pas le +pavé sacré des églises, il avait eu des élans de religion et de prière +dans un cimetière de campagne. + +Je remerciai Léopold de sa bonne oeuvre et du plaisir que son récit +m'avait causé. Déjà ma tête bâtissait le projet d'un pélerinage dans les +Alpes avec le bienfaiteur, et dans l'intérêt de la protégée. L'avenir! +nous le rêvions alors long et heureux; mais les événemens marchèrent, et +leur course rapide, en renversant des trônes, m'ont laissé, avec bien +d'autres peines et d'autres douleurs, le regret qu'un si doux mouvement +de nos coeurs n'ait pu rien produire. + + + + +CHAPITRE CXLIII. + +Le général Quesnel.--11 Février 1815. + + +Un jeune officier que j'avais connu dans les campagnes d'Italie et +d'Allemagne m'avait singulièrement frappée, quoique dans de courtes +apparitions, par l'éclat d'une galanterie spirituelle et chevaleresque. +Ce n'est pas un médiocre éloge que d'avoir excité l'involontaire +attention d'une femme dont le coeur était si grandement occupé, et dont +les regards ne pouvaient tomber dans les jeunes états-majors que sur des +mérites. Cet officier que j'avais le plus distingué parmi ceux qui +avaient seulement passé sous mes yeux comme aimables, s'appelait +Quesnel. Par une des plus piquantes singularités de ces temps, une +liaison commencée à Paris dans un bal s'achevait sur un champ de +bataille. On se connaissait en Italie, on se quittait en Allemagne et +l'on se retrouvait en Pologne; on se perdait de vue pendant quelques +années, et après trois ans comme à trois cents lieues de séparation, il +semblait qu'on s'était encore vu la veille. Seulement, dans le trajet, +le jeune capitaine était quelquefois devenu général. + +Telle avait été la destinée de Quesnel. Il était chef de bataillon quand +je le vis pour la première fois; je l'avais rencontré ailleurs colonel, +et à mon retour à Paris, après l'abdication de Fontainebleau, je le +saluai général de division, et il en avait déjà fait les preuves depuis +plusieurs années. Vers la fin de 1814, notre intimité, entretenue par de +fréquentes rencontres et par la sympathie si électrique des mêmes +regrets et des mêmes affections, avait pris ce caractère de confiance et +d'abandon un peu plus sérieux cependant que les capricieuses illusions +de l'extrême jeunesse. Doué d'une grande facilité d'élocution, Quesnel +était l'ame de plusieurs réunions et de conférences plus souvent +politiques que galantes, quoiqu'il mêlât très bien leur double intérêt. +Je le supposais plus initié que moi à des secrets dont je savais bien +plus l'objet que le mot précis. Comme à cette époque Ney était à sa +terre, et que d'ailleurs mon voyage avait un peu diminué la fréquence +même de nos rapports épistolaires, j'avais encore, plus de liberté dans +ma vie déjà assez indépendante. Vers la fin de janvier ou les premiers +jours de février 1815, je déjeûnai, pour la première fois depuis mon +retour, avec Quesnel, rue de Rivoli. Je le trouvai un peu soucieux, plus +sobre des expressions ordinairement si vives de son enthousiasme et de +ses espérances. «Je pense à une audience qui me tourmente, me dit-il. + +«--Avec qui? + +«--Avec M. le duc d'Angoulême. + +«--Ah! mon Dieu, allez-vous aussi nous donner quelqu'une de ces +proclamations avec les grands mots de tyran et d'usurpateur? + +«--Vous croyez parler à Augereau: loin de là; mais je crains au +contraire de n'être mandé que parce qu'on croit deviner que je pourrais +bien en fabriquer d'une autre espèce. + +«--Et si vous alliez être arrêté? + +«--On ne fait pas de ces choses-là aux Tuileries; mais cela serait, +qu'il faudrait y aller.» Et il s'y rendit le jour même ou le lendemain. + +Quesnel était un de ces hommes de résolution qui en valent dix dans +toute espèce de tentative qui offre des dangers à affronter, et sa +loyale fidélité était passée en proverbe. Le soir on l'attendait chez +Regnault; il ne vint pas. J'y passai quelques heures, et dis dans la +société que j'avais déjeuné avec Quesnel et ce qu'il m'avait dit de +l'audience du prince. Ces mots si simples parurent faire impression. Le +nombre des entrans et des sortans apportait nécessairement une grande +distraction dans l'assemblée. Quand elle fut un peu éclaircie, Regnault, +s'approchant de moi, me dit: «Avez-vous vu Lefebvre Desnouettes à +Fontainebleau?» + +«--Non; pourquoi? + +«--Savez-vous s'il était du nombre de ceux que l'Empereur congédia le +19? + +«--Pas du tout; car vous savez aussi bien que moi que le brave général +Desnouettes ne s'est séparé de Napoléon qu'à Nevers, où il avait été +attendre son passage. + +«--Vous en êtes sûre? + +«--Comme de ma vie. + +«--À qui avez-vous parlé au château? + +«--Au duc de Bassano et à Korsakowski. + +«--Point à d'autres? + +«--Non, pas de personnages marquans dans ceux qui étaient restés après +la débâcle du 19. J'ai remarqué Dejean, Ornano, Petit, le colonel +Montesquiou, Bussy, M. de Turenne, chambellan, puis Drouot et Bertrand, +qui sont partis avec l'Empereur. Mais à quoi bon toutes ces questions? +Qu'y a-t-il? + +«--Rien, peut-être; mais qui sait si, dans l'état des choses, un rien +pareil peut n'être point grave. Vous êtes venue directement de +Fontainebleau? Vous n'avez pas été à Briare, à Villeneuve-sur-Allier? +Vous n'êtes pas en correspondance avec l'officier de la garde qui forma +à Nevers la dernière escorte de l'Empereur? Vous n'avez pas parlé +allemand avec un officier autrichien de l'escorte que l'Empereur refusa? + +«--Monsieur le comte, vous n'avez pas retenu tout ce que je vous ai dit. +Vous n'auriez pas par hasard perdu l'esprit? + +«--Je ne plaisante pas; il peut y aller de votre existence. + +«--Bah! _non si puo_[22]. Au reste, je l'aurais bien mérité. Qu'avais-je +besoin de me fourvoyer par sottise de coeur dans le dédale politique; +mais que je sache au moins pourquoi on me ferait l'honneur de me faire +un mauvais parti. + +«--Exécrable tête. + +«--Meilleure que la vôtre; elle ne s'effraie pas si facilement; mais +expliquez-vous mieux. + +«--Je ne puis. + +«--Voilà qui est clair. Eh bien! en ce cas, adieu à la rue des +Victoires. + +«--Connaissez-vous cette écriture?» et il me donna un billet écrit en +allemand. + +«--C'est l'écriture de votre dame allemande; je puis la confronter, j'ai +son billet d'Essonne: elle dit qu'elle attend réponse à Beaune. Voilà +bien de quoi alarmer. Comment ne connaissez-vous pas son écriture? + +«--Mais le caractère allemand ne se reconnaît pas,» répondit-il avec +humeur. J'en pris à mon tour, et quittai Regnault, ennuyée déjà de +toutes ces agitations, qui, au fait, n'avaient rien de commun avec mon +imagination, qui ne tenait à l'empire que par l'innocence du romanesque. +Je n'ai jamais pu savoir quelle était au juste cette affaire; mais on +disait qu'on avait vu une femme habillée en homme causer avec le +commissaire prussien Walbourg-Tnechpess, et qu'à Avignon on l'avait +aperçue au milieu des gens ameutés qui criaient _vivent les alliés! à +bas le tyran!_; Lorsqu'on me rapporta ces propos, je fis une bonne scène +à Regnault, sans en tirer un mot de plus; et je ne vois pas en quoi cela +aurait pu me coûter la vie sous le règne des lois. Cette scène date du +mois de février 1815, et je n'étais pas assez avant dans les mystères +politiques pour savoir mon _vingt mars_ à heure fixe et précise. Hélas! +avant cette époque, une immense douleur m'était réservée par une +catastrophe horrible, l'assassinat de cet aimable et brave Quesnel, que +j'aimais par une parfaite conformité d'enthousiasme et par mille +qualités excellentes. + +Quelques jours après sa visite à Mgr le duc d'Angoulême, ses assiduités +devinrent moins fréquentes dans les diverses réunions dont il était +l'ame. Cette subite indifférence excitait une inquiétude dont l'intérêt +de l'absent ne paraissait pas seul l'objet. Un de ses amis m'assura +avoir vu un des parens du général, lequel l'avait quitté l'avant-veille, +sur les onze heures du soir, à la grille du Carrousel (c'était le jour +où j'avais déjeûné avec lui, et où il devait être reçu en audience +particulière par le prince); son parent l'avait cru à une campagne des +environs de Paris où il allait souvent; on s'était informé, mais il n'y +avait point paru. Je ne sais par quel pressentiment je m'inquiétais de +son absence. À cette époque on aimait à se savoir avec de véritables +amis; on leur inspirait et ils vous portaient plus d'intérêt. Je fis +part à Regnault de mon trouble; il me répondit: «Depuis que le général +Quesnel a été reçu en audience par le duc d'Angoulême, je ne l'ai pas +revu. Je ne m'en étonne pas, il a eu à subir peut-être une de ces +situations délicates dont on veut supporter seul l'embarras. Il aura eu +devant lui tout ensemble ses anciens intérêts et d'honorables avances.» +Le jour de cette conversation, je rencontrai un ancien adjudant du +général Lasalle, qui me dit: «Qu'on assurait que le général Quesnel +s'était noyé.» À cette nouvelle je faillis m'évanouir.--«Pauvre Quesnel, +continua cet adjudant, il a été sacrifié peut-être; on n'ignorait pas sa +ténacité résolue; on savait tout, on l'a _escofié_.» La singularité de +ce terme militaire calma mon saisissement par une hilarité involontaire +en me rendant le bonheur du doute; mais l'espoir s'évanouit bientôt. + +Ayant été déjeûner le lendemain dans un café voisin du Pont-Royal, à +peine assise, je vis tout le monde courir à la porte en disant: «Voilà +la _charrette_ qui ramène le corps du général Quesnel qui s'est +noyé...--Ou plutôt qu'on a assassiné d'un coup à la gorge, avant, de le +jeter à l'eau», dit un militaire habillé en bourgeois, qui vint ensuite +s'asseoir près de ma table. Je fixai sur lui un oeil inquiet, son regard +rencontra le mien, et ce fut comme une connaissance faite. On restait +morne et silencieux dans le café; mes larmes roulèrent sur le journal +que je tenais par contenance, car je me sentais suffoquée. Celui qui +avait parlé chercha à attirer mon attention. Me voyant observée, je +tâchai de me contenir, regardant un peu en dessous celui qui s'occupait +de moi; il s'en aperçut, et m'étonna à me faire frissonner en me faisant +un signe, une sorte de mouvement cabalistique que m'avait enseigné +Oudet, et que, certes, je dus être surprise de me voir répéter par un +autre; je ne saurais exprimer ce qui me passait par la tête, mais je +sortis du café la tête droite, l'oeil baissé. Je croyais être poursuivie +par le fantôme d'Oudet, par cet être bizarre, séduisant et malheureux. +En tournant la rue de Bourbon, j'entrai dans le passage du marché +Boulainvilliers, me supposant alors en sûreté. Tout à coup je me trouve +en face de celui que j'avais voulu fuir. «Vous ne me remettez pas, dit +l'homme du café.» J'étais clouée à ma place comme une statue; il me +semblait que sa figure allait m'offrir ces traits mobiles, cette +expression prophétique et menaçante, ou trop enchanteresse, qui m'avait +causé à mon printemps des émotions si extraordinaires. + +«Quel signe avez-vous osé me faire? m'écriai-je; d'où me +connaissez-vous? comment et de qui savez-vous qu'il me doit être +familier? + +«--D'Oudet, répliqua-t-il. J'étais avec lui à Furnes en 1796, au moment +où un scélérat attenta à la vie du général Hoche. Quoi! vous ne me +reconnaissez pas? + +«--Oui, maintenant (et avec une joie extrême, quoique douloureuse), +pardonnez-moi, je suis depuis quelque temps dans une agitation +continuelle, et le triste spectacle que nous venons de voir n'a pas peu +contribué à l'augmenter. Concevez cette incroyable singularité au moment +où je vois transporter le cadavre d'un ami assassiné! Mes yeux doivent +être frappés du signal d'une intimité mystérieuse avec un ami qui eut le +même sort.» + +Nous entrâmes ici dans quelques détails qui n'ont aucun rapport avec mes +Mémoires. Je dois donc ne pas en fatiguer le lecteur. L'officier me dit +qu'il était certain de l'assassinat du général Quesnel; que les traces +du poignard dont Quesnel avait été frappé indiquaient une longue lutte +de la victime et une longue opiniâtreté de la part des meurtriers. Cet +ami d'Oudet arrivait de Muy en Provence: il me raconta qu'il avait vu +Napoléon à son passage à Saint-Maximien, où, étant à table avec des +commissaires étrangers, il avait adressé une si verte allocution au +sous-préfet d'Aix. Il avait parlé à ce fonctionnaire d'administration, +comme si lui seul (Napoléon) eût encore pu destituer et faire des +préfets. L'officier ajouta encore à ces détails, qu'au bourg du Luc, +quand on vola dans la nuit la cassette du maître-d'hôtel de +l'ex-Empereur, avec 60,000 francs, il avait presque eu la conviction que +ce vol avait été commis par quelqu'un de la suite, dont le dévouement +n'avait pas été au delà de cette étape du voyage. «J'ai accompagné +Napoléon jusqu'à Fréjus. Ne me demandez pas ce qui se passa en moi à la +vue de cette escorte autrichienne conduisant le vainqueur d'Austerlitz +et de Wagram.» + +Je demandai à l'ami d'Oudet sa destination et ses projets; il ne faisait +que passer par Paris pour se rendre à Lyon, sa patrie. Il avait des +lettres pour Carnot; j'avais aussi personnellement besoin de parler à ce +dernier; et nous nous rendîmes ensemble chez lui. Je prévins mon +cavalier de ne point parler d'Oudet ni de mes relations; il sourit, et +m'assura que cela ne me nuirait aucunement dans l'esprit de Carnot. +«Mais c'est une bien étrange chose que tant de personnes différentes +ayant été en contact intime avec cet homme dont le souvenir semble +encore puissant comme sa présence même! + +«Vit-il toujours dans le vôtre?» + +Je ne pouvais répondre à cela que par un regard, et le regard fut +compris. + +À la manière dont l'ami d'Oudet fut reçu par Carnot, je dus juger qu'il +était fort avant dans son estime; Carnot savait déjà la mort du général +Quesnel, et en témoigna énergiquement son horreur. Il parla aussi avec +l'ami d'Oudet du voyage que fit celui-ci lors du départ de Napoléon pour +l'île d'Elbe, et je ne puis me refuser le plaisir de transcrire ce qu'il +nous disait avoir entendu de la bouche de l'Empereur, parlant au +maréchal Augereau, lesquels s'étaient rencontrés entre Lyon et Valence. +L'Empereur et Augereau étaient tous deux descendus de voiture. Après +l'avoir embrassé, Napoléon, prenant Augereau par le bras, lui dit: «Où +vas-tu? sans doute à la cour?... Ta proclamation est sotte. Pourquoi des +injures contre moi? Il fallait tout simplement dire: Le voeu de la nation +s'est prononcé en faveur d'un nouveau souverain; le devoir de l'armée +est de se soumettre. _Vive le Roi! Vive Louis XVIII!_--Ah! s'écriait +Carnot; quel dommage que le trône ait pu tenter un pareil homme!» Je +trouvai ces Messieurs d'un républicanisme trop rigoureux; et, ne voulant +pas me perdre dans l'expression tour à tour métaphysique et furibonde de +leur opinion, je les ramenai insensiblement à nos communs regrets sur +l'infortuné Quesnel, et je les quittai pour aller dire à Regnault tout +ce qui venait de se passer. + +FIN DU CINQUIÈME VOLUME. + + + + +NOTES + + +[1: Peintre actuel de S. M. le roi des Pays-Bas.] + +[2: Près Florence, route de Sienne.] + +[3: «Si vous voulez prier pour son ame, venez, et vous serez bénie.»] + +[4: «Elle en a pitié.»] + +[5: «Je serai à toi, Paolo, ou à la mort.»] + +[6: «Tu seras à moi, ou nous serons avec celle-ci.»] + +[7: «Qu'il en soit ainsi.»] + +[8: «Quoique princesse, Paolo, je serai à toi ou à la mort.»] + +[9: «Mais tu es le bienvenu.»] + +[10: Le comte de Hogendorp est membre des états-généraux du royaume des +Pays-Bas, et fut porté en triomphe à Rotterdam; c'est le général Foy de +la Hollande.] + +[11: Je ne puis citer que le sens de la lettre qui éprouva le sort de +quelques autres papiers et d'une bague à cachet du maréchal Ney; et qui +se trouvèrent égarés lors de mon passage de Calais à Douvres (1816).] + +[12: «C'est en vain qu'on s'oppose au destin.»] + +[13: «Nom obscur, non pas déshérité de toute gloire.»] + +[14: «Des fers, lâches, voilà vos batailles.»] + +[15: «Je viens, Isaure; si je n'ai su vivre, je sais mourir.»] + +[16: «Tu m'as voulue à toi, et me voici avec toi.»] + +[17: Bohémiens.] + +[18: «Non, il n'est pas votre fils, mais cependant vous avez beaucoup +connu son père. Et qui était-il? un héros, un traître.»] + +[19: «Dans moins d'un an, vous vous rappellerez de moi.»] + +[20: _Recherches sur le Mérite et la Vertu_, par Ashley Cooper, comte de +Chastesbury.] + +[21: J'ai voyagé dans ces pays pendant l'hiver. Les pauvres mettent +leurs morts sur les toits, dans un linceul et sous la neige. Cet usage +est une triste conséquence du climat.] + +[22: «Cela ne se peut.»] + + + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Mémoires d'une contemporaine (5/8), by +Ida Saint-Elme + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES D'UNE CONTEMPORAINE (5/8) *** + +***** This file should be named 28829-8.txt or 28829-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/2/8/8/2/28829/ + +Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online +Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. +This file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + https://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/28829-8.zip b/28829-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..eee83f4 --- /dev/null +++ b/28829-8.zip diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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