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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-15 02:39:00 -0700 |
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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Mémoires d'une contemporaine (3/8) + Souvenirs d'une femme sur les principaux personnages de + la République, du Consulat, de l'Empire, etc... + +Author: Ida Saint-Elme + +Release Date: April 27, 2009 [EBook #28624] + +Language: French + +Character set encoding: UTF-8 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES D'UNE CONTEMPORAINE (3/8) *** + + + + +Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online +Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. +This file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + + + + + + + + + +MÉMOIRES D'UNE CONTEMPORAINE, + +OU + +SOUVENIRS D'UNE FEMME SUR LES PRINCIPAUX PERSONNAGES DE LA RÉPUBLIQUE, +DU CONSULAT, DE L'EMPIRE, ETC. + + «J'ai assisté aux victoires de la République, j'ai traversé les + saturnales du Directoire, j'ai vu la gloire du Consulat et la + grandeur de l'Empire: sans avoir jamais affecté une force et des + sentimens qui ne sont pas de mon sexe, j'ai été, à vingt-trois ans + de distance, témoin des triomphes de Valmy et des funérailles de + Waterloo.» MÉMOIRES, _Avant-propos_. + +TOME TROISIÈME. + +Troisième Édition + +PARIS. + +1828. + + + + +NOTE DE L'AUTEUR. + + +Les devoirs historiques que j'ai contractés ne m'ont pas laissé de repos +depuis la publication des deux premiers volumes de mes _Mémoires_. Les +illusions littéraires sont venues transporter ma tête dans une sphère +nouvelle d'inquiétude et d'activité. J'ai senti le besoin de justifier +la bienveillance et l'intérêt publics par les soins d'une composition +plus travaillée. Ma santé a défailli plus d'une fois au milieu d'un +passé dont les souvenirs semblaient s'accroître à mesure que je les +remuais pour les reproduire. Deux choses en sont résultées: la seconde +livraison de mon ouvrage s'est fait un peu attendre, et l'ouvrage +lui-même a pris des développemens tels, qu'il nécessitera l'augmentation +de deux nouveaux volumes. + +Cette livraison embrasse une grande époque. Ma vie, non moins agitée +mais plus sérieuse, s'y mêle à des événemens qui auront dans l'avenir +l'éclat d'une épopée. Les images de la gloire, souvent présente, +transporteront le lecteur sur un plus vaste théâtre. Là , du moins, les +faiblesses et les aveux d'une femme seront revêtus de l'excuse des plus +beaux souvenirs. La publicité à laquelle je me résigne sera donc encore, +je l'espère, considérée comme un hommage à ce passé qui était toute mon +ame, et dont, malgré les observations de certains rigoristes, je fais +encore tout mon bonheur. + + + + +TABLE PAR ORDRE ALPHABÉTIQUE DES NOMS CITÉS DANS LE TROISIÈME VOLUME DES +MÉMOIRES D'UNE CONTEMPORAINE. + +Adeline +Albizzi +Aldini +Ambroisine +Arnault +Arthur (madame) +Augereau +Auquertin, actrice (mademoiselle) + +Balbi (le comte) +Beaussier +Branchu (M.) +Bianchi +Blanes, acteur +Bonaparte (Joseph) +Bonaparte (Louis) +Bonaparte (Lucien) +Borara (le comte) +Borghèse (le prince) +Bourières (le général) +Bruix (l'amiral) +Bussières + +Cabre (M.) +Caland +Canova +Capelleto (le baron) +Caprara (le comte) +Catineau (le général) +Ceronni (le comte) +Cervoni (le général) +Cesarotti +Championnet (le général) +Chaptal +Charles (le prince) +Chateauneuf (M. de) +Clavier +Collet (M.) + +Dallemagne (le général) +Damas +Dazincourt +Delzons (le général) +Déry (le général) +Desaix +Drouot +Dugazon +Duhesme (Alfred) +Dulfième (le chevalier) +Duprat (le général) +Dupré (madame) +Durazzo, dernier doge +Duroc +Durosier + +Elisa (la princesse) +Eylau (bataille d') + +Fauchet, préfet +Félix (madamoiselle) +Ferino (le général) +Fleury (mademoiselle) +Fouché, ministre de la police +Forbin (M. de) + +Gantheaume (l'amiral) +Gardanne (le général) +Godinot (le général) +Gran (madame) +Granseigne (l'adjudant-général) +Grouchy +Guastala (la duchesse de) + +Hantz, domestique +Haupoult (le général d') +Hervas (M.) + +Jarlot +Joséphine +Joubert (le général) +Joufre +Junot (le général) + +Kléber +Krayenhof + +Lacuée (le général) +Lafon +Lalande +Lameth (M. de) +Lannes (le maréchal) +Lariboissière (le général) +Larrey (le baron) +Latour-d'Auvergne +Lecourbe (le général) +Lecoulteux de Canteleu +Lefebvre-Desnouettes (le général) +Lemot +Léopold (le prince) +Lepelletier de Saint-Fargeau +Luzerne (le baron de) + +Maherault (M.) +Mairet +Malaspina (la marquise de) +Manfredini +Mareschalchi (le comte) +Masséna +Medici (la comtesse) +Meino +Meino (madame) +Menou (le général) +Mezeray (mademoiselle) +Molé +Mollien (M.) +Montchoisy (le général) +Montmorenci (Mathieu de) +Monvel +Moreau +Morochesi +Muiron +Murat +Murhausen fils +Murhausen (madame) +Mylord (madame) + +Nansouty (le général) +Napoléon +Ney + +Oudet +Ouvrard + +Paris (madame) +Pauline (la princesse) +Pelandi, actrice italienne +Permon (M. de) +Pichegru + +Regnault-de-Saint-Jean-d'Angely +Regnault (madame) +Renaud +Rigitti +Rivière (madame) +Rousselois (madame) + +Saint-Elme +Saluces (le comte de) +Santi, évêque de Savona +Schasser, célèbre minéralogiste +Schneider +Serrurier +Spinochi (Camilla) +Spinola (Argentine) +Suin (madame) + +Talleyrand +Talma +Thibaudeau +Torigiani (la comtesse) + +Vigée +Vill..., (M.) +Vivalda (le comte de) +Volnais (mademoiselle) + + + + +CHAPITRE LXII. + +Débuts de mademoiselle Volnais.--Conversation dramatique.--Lettre du +général Ney.--Desseins perfides de. D. L***. + + +Pendant une absence que fit D. L***, je reçus une lettre de Joufre. Il +me demandait un rendez-vous pour me rendre compte de l'affaire dont je +l'avais chargé. Quand je le vis, il me proposa d'aller avec lui à +Versailles, voir débuter mademoiselle Volnais dans le rôle de Zaïre. +L'indulgence avec laquelle le public accueillit le talent de cette +actrice, qui se bornait à une jolie figure, me fit prendre quelque +courage, et concevoir l'espérance de n'être pas plus mal traitée. Le +genre d'agrémens dont mademoiselle Volnais était parée ne me +paraissaient pas de ceux qui brillent au théâtre. Fort jeune, elle avait +déjà cet embonpoint, attribut de la _fatale trentaine_, qu'il sert alors +fort utilement par la dissimulation de quelques rides naissantes, mais +qui enlèvent à l'extrême jeunesse la vivacité de sa physionomie. + +Joufre, persuadé que le premier hommage à la beauté d'une femme doit +commencer par la critique de celle des autres, se répandait en malignes +observations sur la débutante. Sa figure était jolie, mais plutôt à la +manière d'une grisette que d'une reine; c'étaient enfin des traits de +comptoir et de la grâce d'arrière-boutique. Joufre avait beau provoquer +ma malice, tout son esprit venait expirer contre mon silence, que je +rompis moi-même pour défendre mademoiselle Volnais avec chaleur. «Vous +êtes singulière, en vérité, madame, avec votre plaidoyer; c'est un excès +d'indulgence qu'en pareil cas on n'aura point pour vous, je vous en +avertis.» + +Il se trompait; à l'époque de mes débuts, la bienveillance me vint au +contraire du côté des actrices jeunes ou jolies. Toutes m'encouragèrent +d'abord, toutes me plaignirent ensuite avec un intérêt qui donnait un +démenti à cette disposition envieuse dont on veut faire à tort la +maladie spéciale de notre sexe. «Savez-vous, dis-je à Joufre, quelle est +mon idée? Je veux débuter ici. Le Théâtre-Français me semble trop +imposant.--Quelle ambition! C'est un beau succès, vraiment, d'être +applaudie à Versailles par de vieux rentiers; voyez donc quel +public!--Mais je crois que tous _les publics_ se ressemblent. Je m'en +tiens à la modestie; je débuterai à Versailles.--Je m'y opposerai de +tout mon pouvoir. Je veux vous faire connaître à une femme bien +spirituelle, dont les conseils, dont le crédit...--J'éviterai désormais +les nouvelles connaissances, car j'aurais l'air, dans ma position, d'une +solliciteuse.--Mais c'est à la sÅ“ur du premier consul, à madame +Bacciochi, que je veux vous présenter.--C'est possible; mais cela ne me +donnera pas du talent, et ne m'ôtera point mon accent. Ce ne sont pas +des protections qu'il me faut, mais de l'étude et de la patience.» + +Joufre fut un peu mécontent de mon refus: je m'en inquiétai peu, et plût +au ciel que j'eusse toujours résisté à ses instances! mais par lui, et +presque sans mon aveu, je me trouvai placée sous la protection de +Lucien, à cette époque déjà ministre de l'intérieur. Ce fut lui qui me +fit recevoir élève chez Dugazon, puis au Théâtre-Français, dont M. +Maherault était commissaire. + +Lorsque j'arrivai chez moi, ce jour là , il était une heure après minuit. +Je fus fort surprise de trouver D. L*** qui m'attendait. «Comment! vous +ici! lui dis-je. Je vous croyais à la campagne. Sans me répondre, il me +présente une lettre. Je l'ouvre précipitamment, et la vue de la +signature seule, fait battre mon cÅ“ur avec tant de violence, que je +m'évanouis presque. C'était la réponse du général Ney à la seconde +lettre que je lui avais écrite, et que D. L*** s'était chargé de faire +parvenir. Cette réponse était venue sous une enveloppe portant le timbre +de l'armée; D. L*** lui en avait substitué une autre, pour me faire +croire à ses relations avec Ney. Je ne m'en aperçus pas, j'étais trop +heureuse, et dans ma joie de cette réponse, je ne vis pas même qu'elle +était plus polie que tendre. Ney me parlait de sa prochaine arrivée à +Paris; mais le sort des combats en décida autrement. La seconde campagne +d'Italie s'ouvrit; puis vint celle du Rhin; mais quelques lettres, +quoique rares, suffirent à un sentiment capable de tout, même de +patience. Moreau, qui m'avait pardonné, ne pouvait se défendre d'une +involontaire hostilité contre Ney, et dans une circonstance remarquable, +il lui adressa des reproches assez vifs sur son dévouement à Bonaparte, +reproches auxquels Ney fit cette noble réponse: _J'ai toujours servir la +France que j'aime; je l'ai servie sous la République, sous le +Directoire, sous le Consulat; je l'ai servie sous vous, général, et je +la servirai sous lui, parce que c'est à mon pays que je me dévoue, et +non pas à l'homme qu'il choisit pour le gouverner_. + +Chaque jour plus exaltée, je fus au moment de convertir en or tout ce +que je possédais, de prendre mes habits d'homme, et de courir à l'armée; +mais la reconnaissance arrêta l'amour: le souvenir de Moreau, de ses +dernières bontés, me fit craindre de le rendre témoin de cette marque +publique d'une préférence qui deviendrait pour lui une trop cruelle +injure. Je restai donc; mais je me livrai sans contrainte à tout le +délire de mon imagination, appelant de tous mes désirs un bonheur qui a +été égal à mes illusions, mais dont la courte durée m'a fait expier bien +cher l'enchantement. + +Confident de toutes les vicissitudes d'un pareil amour, D. L*** devait +acquérir et avait acquis en effet sur moi un incroyable empire. Il en +avait usé quelquefois pour me faire consentir à aller dîner avec lui +dans ces maisons décorées du nom de société particulière, mais où l'on +ne trouve qu'une table d'hôte et des jeux tolérés. «Mon cher D. L***, +dis-je un jour, à propos d'une nouvelle instance, la pruderie n'est pas +mon défaut, mais je me sens gauche et déplacée au milieu de ce monde-là , +où je ne vois que dupes et intrigans dont l'existence repose sur une +carte.--Ce sont, reprit D. L***, d'injustes préventions qu'on vous a +données là .--Pensez-vous qu'il ne m'ait pas suffi de regarder et +d'écouter pour avoir mon opinion?--Vous en reviendrez quand vous aurez +vu la dame à laquelle je veux vous présenter.--Allons, puisque vous le +voulez, je veux bien encore consentir à un essai.» + +On allait se mettre à table quand nous arrivâmes. D. L*** me présenta à +la maîtresse de la maison, à cette femme d'un ton parfait selon lui, et +que du premier coup d'Å“il je rangeai dans la classe de toutes celles +qui, avec les prétentions de la bonne compagnie, tiennent tout +simplement un établissement où l'on dîne à tant par tête. + +D. L*** eut l'audace de me nommer, en me présentant, madame Moreau. +Indignée de son effronterie, et encore en pareille maison, je dis d'un +ton ferme: «Je n'ai jamais été madame Moreau; mon nom français est +Saint-Elme.» + +On se regarda; chacun me reconnut sans doute pour une _mauvaise tête_; +mais une parure de perles fines, un voile d'Angleterre, et un cachemire, +chose fort rare à cette époque, c'était plus qu'il n'en fallait pour +qu'on me pardonnât. La maîtresse de la maison s'épuisa pour moi en +prévenances et en petits soins. Je vis dans tout cela le dessein de +capter ma confiance, et, dès lors le but fut manqué. + +Je ne tardai pas à m'apercevoir que j'étais l'objet de l'attention de +deux messieurs visiblement supérieurs aux autres. J'observai D. L***; il +ne leur parlait pas, et n'avait pas l'air de les connaître; mais je +surpris quelques regards d'intelligence. J'éprouvai alors une telle +horreur pour son vil caractère, que de ce moment je résolus de rompre +avec lui sans retour; mais pour la première fois je sus me contenir, +pour acquérir la preuve des vues odieuses que je lui supposais. La +maîtresse de la maison me parla d'un jardin charmant qu'elle avait, +disait-elle, au Gros-Caillou; elle m'invita à y venir déjeuner le +lendemain. Voilà encore du D. L***, me dis-je tout bas; mais voyons +jusqu'au bout; et j'acceptai l'invitation avec tous les airs de la +satisfaction. + +L'attention des trois personnages que j'avais particulièrement observés, +et leurs politesses me disaient assez qu'ils voulaient de moi quelque +chose, et ce quelque chose je commençais à le deviner. Quoiqu'on ne +m'eût pas adressé une seule question relative à Moreau, j'avais entendu +deux fois son nom, puis les mots d'_invasion, de prise de la Hollande_; +tout cela confirmait mes soupçons et les éclairait. Voulant confondre D. +L***, je continuai à jouer fort bien l'ignorance, et D. L*** d'être +enchanté. Que je le trouvais hideux dans sa joie! Je voyais en lui un +délateur, un espion; que sais-je! tout ce qu'il y a de plus méprisable +et de plus vil au monde. + +Il n'est pas jusqu'à ses services qui, éclairés de ce jour nouveau, ne +me le montrassent plus odieux. Je parvins cependant à maîtriser mon +indignation, et à le vaincre pour cette fois en ruse et en finesse. Il +ne se douta pas, en me quittant le soir, du lendemain que je lui +réservais. Mais avant de retracer cette scène, je dois dire d'abord par +quels motifs je choisis le nom de Saint-Elme, nom que j'ai toujours +porté depuis, et c'est ce que je ferai dans le chapitre suivant. + + + + +CHAPITRE LXIII. + +Saint-Elme et Ambroisine.--Nouvelles tentatives pour me faire trahir la +confiance de Moreau.--Scène sans résultat avec D. L***. + + +Les détails qui vont suivre me sont tout à la fois pénibles et doux. Ils +me reportent à mon enfance, temps de bonheur, contraste avec ma présente +infortune, fécond en souvenirs puissans, malgré les années, et parmi +lesquels celui que je vais retracer occupe une place de prédilection. + +Mon père revenait un soir d'une promenade à trois ou quatre milles de +Florence, route délicieuse, qui semble un parc magnifique. Laissant +flotter la bride sur le cou de son cheval, mon père s'entretenait avec +son fidèle domestique. Tout à coup les chevaux s'arrêtent; Carlo jette +un cri d'effroi, et montre à son maître un homme étendu sur la terre +tout ensanglantée. Voler au secours du blessé, rappeler les sens du +malheureux, baigner et panser sa blessure, le porter et le soutenir à +cheval, tout cela, inspiré par le cÅ“ur, fut l'affaire d'un instant. + +Le mouvement et l'air ranimèrent l'inconnu, qui paraissait avoir vingt +ans à peine. Son premier regard, ses premiers mots, exprimèrent +l'attendrissement et la reconnaissance d'un homme bien né. Arrivé avec +ce précieux et sanglant fardeau à Val-Ombrosa, mon père envoya chercher +un chirurgien. La blessure n'était pas mortelle, mais elle réclamait les +soins les plus prompts et les plus délicats. La victime trouva auprès de +mes excellens parens tous ceux d'une hospitalité généreuse, et bientôt +d'une tendre amitié. Voici comme il leur raconta les hasards qui +l'avaient conduit chez eux. + +«Issu d'une famille noble et pauvre du midi de la France, Saint-Elme +avait été destiné à l'état ecclésiastique, pour lequel il n'avait aucun +goût. La vue de la belle Ambroisine, fille de grande naissance, décida +seule de ses penchans et de sa destinée. Des convenances de famille +avaient déjà disposé de la main d'Ambroisine, mais elle disposa de son +cÅ“ur, et avec un abandon qui commanda bientôt la fuite. Ambroisine avait +seize ans; Saint-Elme n'en comptait pas dix-neuf. Elle écrivit à son +amant que, munie de ses diamans et d'une somme considérable, elle se +rendrait avec un domestique fidèle à un lieu qu'elle lui désignait, et +où elle arriverait à cheval à minuit; là elle congédierait son +domestique, et ils partiraient tous deux pour Toulon, d'où ils se +rendraient par mer à Livourne. Ambroisine avait une tante mariée dans +cette ville, et se croyait sûre d'être bien reçue. + +Rendu au lieu indiqué, Saint-Elme n'y vit arriver que le domestique de +sa jeune amie. Celui-ci lui apprit qu'au moment de monter à cheval, +Ambroisine avait été surprise. Saint-Elme ordonna à Henri de retourner +sur-le-champ vers le château, de tâcher d'y pénétrer pour remettre un +billet et savoir les événemens; il lui recommanda de venir ensuite le +rejoindre à Aubagne, village entre Marseille et Toulon. Quinze jours se +passèrent dans de mortelles angoisses. Henri revint enfin; il apportait +de tristes nouvelles. Victime à jamais perdue, Ambroisine écrivait à son +Alfred de fuir, d'échapper aux poursuites, aux vengeances d'une famille +puissante et implacable; au nom de l'amour, elle le conjurait d'échapper +à tant de persécutions; au nom de l'amour encore, elle le suppliait +d'accepter cet or, ces bijoux, sa propriété personnelle, libre héritage +d'une vieille parente. La dernière prière de l'infortunée était que son +Alfred se rendît chez la tante près de laquelle le bonheur lui avait été +promis, mais qui pourrait du moins servir de lien à leurs souvenirs et +leurs pensées. + +«Saint-Elme, dans sa religieuse obéissance, s'embarqua pour Livourne +avec Henri. Mais cet Henri, jusqu'alors si fidèle, allait, par la +cupidité, descendre jusqu'à l'assassinat. Arrivé à Livourne, Saint-Elme +apprit que la tante d'Ambroisine avait quitté cette ville pour se rendre +d'abord à Bologne, puis à Milan, mais on croyait qu'elle pouvait être +encore à Florence. Sans s'arrêter, Saint-Elme se remit en route. Il +était à cheval. Son domestique le suivait avec la pensée d'un crime. +Soudain un coup part, et Saint-Elme tombe baigné dans son sang à la +place même où mon père l'avait recueilli. + +«Le malheureux ne possédait plus au monde que ses vêtemens et ses +papiers. La compassion pour ses malheurs devint une réelle amitié dans +ma famille. Doué d'une figure charmante, à peine rétabli, il revint à +cette gaieté française qui fait supporter les peines. On m'avait éloigné +du malade, mais on ne put m'arracher du convalescent; j'aimais à lui +servir de guide dans le parc, à m'asseoir près de lui, écoutant avec +ravissement tout ce qu'il me racontait de sa patrie. + +«La tante d'Ambroisine répondit à la lettre de mon père par une lettre +flatteuse pour Saint-Elme. Elle le pressait vivement de venir la +joindre. Le désir d'obéir à la volonté d'Ambroisine, l'espoir de +recevoir de ses nouvelles, et de lui en donner, déterminèrent Saint-Elme +à nous quitter. Que ses adieux furent touchans et empreints d'une sainte +reconnaissance! Je lui donnai des larmes bien abondantes et bien amères, +à ce compagnon de mes jeux, à ce premier ami de mon enfance. Il avait +promis de revenir... Pauvre jeune homme! à peine arrivé à Rome avec la +tante d'Ambroisine, il succomba à une fièvre de quelques jours. À cette +fatale nouvelle, mes regrets et ma douleur furent au-dessus de mon âge. +Le souvenir de Saint-Elme ne s'est jamais effacé.» J'aurais écarté +cependant son nom de mes mémoires, dans la crainte d'affliger Ambroisine +et sa tante. Mais j'ai su que la première avait suivi un nouvel époux +loin de la France, et que la seconde a cessé de vivre en 1804. J'ai donc +cru pouvoir expliquer ici comment, lorsqu'il m'a semblé nécessaire de ne +plus porter le nom de ma famille, l'idée me vint d'en prendre un tout +français, celui d'un être bon et cher, adopté en quelque sorte par ma +famille comme un fils. Je ne saurais dire tout ce que je trouvais de +doux et de consolant dans mon isolement à me mettre ainsi sous la +protection de celui que mon père, que ma vertueuse mère, avaient +tendrement aimé. + +C'est en quittant Chaillot que j'avais pris ce nom de Saint-Elme. Je +n'en ai jamais pris d'autres depuis, si ce n'est dans mes lettres à ma +famille. D. L*** n'ignorait pas que, depuis ma rupture avec le général, +je n'avais jamais souffert qu'on m'appelât madame Moreau. Ma colère +avait été grande de m'être vue présentée comme telle; mais j'avais mis +un grand art à cacher à D. L*** mes impressions, au point de paraître +très empressée le lendemain de me rendre au déjeuner, sorte de complot +dirigé, avec un air d'insouciance, contre moi par la belle dame de D. +L***. + +Nous partîmes ensemble, en apparence aussi bons amis qu'à l'ordinaire. +Comme je ne nommerai aucun des personnages que je vis ce jour-là , bien +libre je serai dans les expressions de mon mépris sur les gens assez +lâches pour trafiquer de délation, assez malheureux même pour ne pas +s'étonner que les autres répugnent à un métier qui donne de l'or. + +C'était à Moreau qu'on en voulait. Je m'en aperçus bientôt et +clairement. On lui supposait le projet de s'emparer du gouvernement, et +l'on voulait en obtenir de moi l'aveu. Les attaques de l'ennemi furent +d'abord indirectes; mais allant plus droit au fait, on me dit: «Mais +vous n'êtes pas entièrement brouillée avec le général; vous l'avez revu; +la confiance survit à l'amour; il vous écrit?--C'est donc monsieur, +répliquai-je en désignant D. L*** avec indignation, qui se charge de +vous instruire des confidences de l'amitié! Je vous remercie, messieurs, +de m'en révéler ainsi les dangers. Quant à Moreau, ce que j'ai dit, ce +que je pourrais dire encore ne ferait que tourner à sa gloire. La +calomnie en serait avec lui pour ses frais, et à cet égard je suis sans +inquiétude. + +«Vous devez l'être, en effet, madame, reprit celui qui m'avait déjà +adressé la parole: _le gouvernement protége ceux qui le servent comme +ceux qu'il emploie_. Gardez, m'écriai-je, cette protection pour monsieur +(en désignant D. L***), il la mérite par ses nobles services. Quant à +moi, je ne tomberai jamais assez bas pour avoir besoin des flétrissans +bénéfices du parjure. D. L***, dès ce moment toute relation cesse entre +nous. Je remplirai mes promesses, mais rien au delà ; et, s'il vous reste +quelque chose dans l'ame, vous rougirez en vous rappelant ce qui vous +valait ma confiance, et ce qui vous la fit perdre.» + +À ces mots, je voulus sortir, mais on m'entoura, on me reprocha mes trop +vives et trop promptes interprétations; ce qui m'était proposé était, +disait-on, la chose la plus simple, la moins capable de nuire au général +Moreau. Pendant qu'on cherchait à m'enlacer par de captieuses paroles, +D. L***; qui s'était éloigné un moment, m'annonça, d'un ton décidé, que +la voiture était en bas; que, forcé de partir la nuit pour une mission +du gouvernement, il fallait absolument qu'il m'accompagnât pour +s'expliquer avec moi. Pour éviter un éclat, je consentis à le laisser +monter dans ma voiture. Là , je l'accablai de tout ce que l'indignation +et le mépris peuvent inspirer d'énergique et d'amer. Sa froide +impassibilité m'arrachait des exclamations de plus en plus énergiques. +Quelle société! quelles gens! quelle femme! c'est un métier pire que la +prostitution... «Vous êtes confondu--Je l'avoue, madame, mais moins de +ce que j'entends que de l'éclat que vous avez fait. Il est, savez-vous, +fort heureux que votre jeunesse et votre beauté intéressent vivement +M***, sans quoi vous auriez à vous repentir.--Taisez-vous, je ne suis +pas plus facile à effrayer qu'à séduire.» + +Arrivés à l'hôtel, D. L***, si calme tout à l'heure, parut tomber dans +une morne tristesse. Cet homme, que je n'avais jamais aimé, que je +méprisais dans le moment en pleine connaissance de cause, qui avait un +art si merveilleux de manier mon caractère, parut alors si cruellement +résigné à une séparation éternelle, que ma fierté s'abaissa, et que mon +ressentiment s'assoupit. Je lui dis de me suivre dans mon appartement. +Il ne s'aperçut que trop de ma faiblesse, et il reprit tout son courage. +Laissant de côté les scènes de la veille et du jour même, il ne me parla +que de celui qui occupait toutes mes pensées, me répétant qu'on +l'attendait à Paris, et me conjurant, si jamais je me décidais à aller +rejoindre le général Ney, de lui permettre de m'accompagner. «Comment se +fait-il, m'écriai-je, qu'avec une semblable idée vous ayez eu l'affreux +courage de me commettre comme vous l'avez fait? Cette démarche ne +m'eût-elle pas rendue indigne de l'amour de l'homme dont vous paraissez +posséder la confiance? «Ah! D. L***, que dois-je penser de vous? Sais-je +même si ce voyage dont vous me parliez n'est pas une de ces missions, un +de ces tristes emplois, pour lesquels les gouvernemens sont si généreux! +Que ne me persuadez-vous le contraire!... Mais non, cela est +impossible.» + +Je me trompais. Rien n'était impossible à cet homme. Il me montra une +lettre pour un lieutenant de vaisseau, et sut me faire croire que son +voyage n'avait d'autre but que de rendre à ce marin un immense service. +Il ajouta: «Si j'étais chargé d'une mission secrète, je ne serais point +dans l'embarras qui me presse; j'aurais des fonds à ma disposition, et +au lieu de cela, puisqu'il faut vous l'avouer, je ne saurais comment +aller à Brest, si nous restions brouillés. + +«J'aime cette franchise, m'écriai-je; elle me réconcilie avec vous. Si +de l'argent que je vous ai remis il vous reste quelque chose, gardez-le; +je vous prête en outre vingt-cinq louis; et si, arrivé à Brest, une +somme plus considérable vous devient nécessaire, écrivez-moi sans +hésiter.» + +Quand je me rappelle aujourd'hui cette facilité d'entraînement pour un +homme qui n'avait ni mon amitié, ni mon estime, je suis tentée de croire +à tout ce qu'on rapporte des _sorts_ jetés par les magiciens. Mais la +_magie_ de D. L*** était tout simplement l'art de se rendre nécessaire à +une femme assez malheureuse pour avoir besoin de l'adresse d'un autre, +dans une position équivoque, qu'elle appelait son indépendance et sa +liberté. + + + + +CHAPITRE LXIV. + +Établissement à Paris.--Continuation de mes études dramatiques.--Amitié +de Regnault de Saint-Jean-d'Angely.--Discussion sur les différentes +sortes de courage. + + +Après le départ de D. L***, je commençai à m'occuper sérieusement de mes +études dramatiques. Mon maître de prononciation venait tous les matins, +et je manquais rarement d'aller au théâtre les jours où la tragédie +composait le répertoire. + +M. Lecouteulx de Canteleu me rapprocha de Monvel, qui parut plus content +de mes connaissances en littérature que de mes dispositions pour la +scène. Il m'accordait cependant des moyens et de la sensibilité. Il me +fit étudier avec lui le rôle d'Héloïse dans _Fénélon_. Je n'oublierai +jamais l'accent paternel et presque céleste qui lui échappait dans la +scène où Héloïse tombe aux pieds du prélat en s'écriant: + + Pontife du Très-Haut... + +Et où Fénélon répond: + + Mon enfant, levez-vous; + Ce n'est que devant Dieu qu'on doit être à genoux. + +C'est dans la loge de Monvel que je me suis habillée le jour de mon +début. Ah! que n'ai-je emprunté, avec mon costume, ce talent, sûr des +suffrages de Melpomène! + +Le moment de mes études et de mes illusions dramatiques durait encore, +quand je me rappelai mon mobilier de Chaillot. Je louai, pour m'en faire +honneur, un appartement magnifique, et j'en vins dès lors à tenir maison +splendide et coûteuse. Possédée de toutes les folies, pouvais-je +échapper à celle de la dépense et du désordre? Je ne m'en aperçus qu'à +l'épuisement de toutes mes ressources; car on dirait que dans la vie la +réflexion n'arrive que comme un dernier malheur. + +Ayant appris par Joufre, qui me rendait assez fréquemment visite, que +Regnaud de Saint-Jean-d'Angely était de retour à Paris, j'écrivis à ce +dernier pour lui rappeler la promesse qu'il m'avait faite, et lui +témoigner le prix que j'attachais à son intérêt. À onze heures, le +billet avait été remis; à trois heures, Regnaud vint lui-même m'apporter +la réponse: et la conversation s'engagea avec tout le charme de +l'intimité. «Après le plaisir que me cause votre billet tout aimable, me +dit-il, rien ne pouvait m'en faire autant que de vous trouver +débarrassée de votre _grand monsieur_. D'où vous vient cette fâcheuse +connaissance?--Elle est ancienne, car elle date de mon passage à Lyon, à +mon retour de Milan.--Oui, c'est cela même, en 1797. Je ne me trompais +pas, mais vous m'effrayez.--Et pourquoi? qu'est-il donc?--Ce qu'il est? +Je ne saurais trop le dire; mais il ne mérite d'approcher sous aucun +titre d'une femme telle que vous. Mais laissons cela, puisqu'il est +parti. Aussi bien, je ne suis point ici pour le compte des autres; j'ai +assez à faire en tâchant moi-même de ne point déplaire.--Votre franchise +donne de la valeur à la moindre de vos bonnes grâces, et je sens pour +vous une amitié trop sincère pour ne pas la garantir durable.» + +Ce n'étaient point les vaines paroles d'une galanterie banale ou d'une +froide politesse. L'attachement de Regnaud eut de la suite, et une suite +féconde en conseils et en services de tous genres. Quand je quittai +Paris, ce fut son ardente protection qui me valut l'existence heureuse +et brillante dont j'ai joui auprès de la princesse Élisa; et pourtant il +y avait près de six ans que je ne l'avais vu, lorsque son souvenir +songea d'une manière si délicate à une absente. Que d'amis, qu'on a +quelquefois importunés la veille, n'ont pas le lendemain une mémoire +aussi bonne! J'aime à rappeler ce qu'il fit pour moi, et je dirai plus +loin avec une égale et douce franchise que, plus tard, j'eus le bonheur +d'acquitter tant de services par les preuves de mon dévouement, à une +époque où il n'y avait plus, en me rapprochant de lui, que des dangers à +prévoir et des peines à partager. + +Depuis cette première visite, Regnaud vint me voir régulièrement chaque +jour. Il assistait à mes leçons de déclamation, et me faisait réciter +les vers, en m'obligeant d'avoir de petits cailloux dans la bouche. +«Vous avez beau me citer Démosthène, lui disais-je quelquefois avec +résistance, je n'ai pas besoin d'en faire autant que lui.--Eh bien! +répondait Regnaud, à ce prix seulement les succès.» + +Mais tout en me recommandant l'étude et le travail, bien souvent mon +conseiller me les faisait négliger et interrompre. Il m'entraînait à +Meudon, à Saint-Cloud, à Versailles. En vérité, les courses étaient plus +fréquentes que les répétitions. Quand Regnaud avait quelque discours à +composer ou quelque projet à proposer au gouvernement, il me priait de +me rendre chez lui; et là , au premier moment de liberté, il me lisait +ses discours, paraissant attacher du prix à mon approbation, et moi en +trouvant beaucoup à la lui témoigner. Un jour qu'il me récitait un +morceau sur le rétablissement des cimetières, et que je laissais +échapper toute la vivacité d'une admiration passionnée comme tout ce que +j'éprouve, il me dit avec l'accent de l'ame: «Saint-Elme! qu'on serait +heureux de n'avoir que vingt-cinq ans, et d'être l'objet de votre +tendresse exclusive!» + +Je lui avais appris, non sans quelques restrictions pourtant, les +événemens qui m'avaient amenée en France. Il n'ignorait ni mes liaisons +avec Moreau, ni mon enthousiasme pour Ney. Regnaud, sincèrement partisan +de Bonaparte, ne pouvait se défendre d'une sorte de répugnance pour +Moreau, ce qui amenait plus d'une dispute entre nous. Un jour que, par +une lettre de Ney, j'avais appris de nouveaux triomphes de l'un et de +l'autre, je dis à Regnaud: «Eh bien! que pensez-vous maintenant de mon +admiration?--Je la partage. Jamais je n'ai contesté à Moreau les talens +de grand capitaine. Sa vraie place est à la tête des armées, mais non +point à la tête du gouvernement.--Mon Dieu! ne dirait-on pas qu'il est +si difficile de gouverner!--Ceci est une boutade, ma chère, et n'est +point un raisonnement; il faut plus que du courage, il faut plus que des +vertus pour conduire un peuple qui sort d'une crise, d'une fièvre dont +les accès ne font que de se ralentir.--Si vous parlez ainsi de l'épée, +c'est que vous ne vous en êtes jamais servi.--J'avoue que j'aurais fait +un mauvais soldat.--Un Français ne devrait pas penser ainsi.--En vérité, +on vous prendrait pour une Jeanne d'Arc. Votre jeunesse, familiarisée +avec l'école de peloton, ne conçoit donc pas d'autre gloire que celle +des armes?--J'avoue que celle-là doit être la première, car elle est la +plus pénible. Songez donc à tout ce que le soldat expose: souvent +mutilé, reste de lui-même, tous ses services sont positifs, et ses +récompenses ne sont presque qu'imaginaires.--Malgré cela, je persiste à +proclamer qu'il y a d'autres gloires que celle des armes, qu'il y a +d'autres courages que ceux de la guerre, et comme je ne veux pas rester +sous le coup de vos derniers reproches, je tiens à vous prouver que +quoiqu'on n'ait jamais été soldat, quoiqu'on ne veuille pas le devenir, +on a aussi son héroïsme. Dans les proscriptions, j'ai su ne jamais +trembler, et également ne jamais trahir. J'ai vu la mort, et de +sang-froid. Lors de mon voyage à Malte, je fis la traversée sur un frêle +bateau. La mer, furieuse, réduisait nos matelots italiens au désespoir +et aux seules invocations de leur madone. Moi seul, enveloppé de mon +manteau comme d'un linceul, je voyais passer sans effroi la lame des +flots sur nos têtes, et mon esprit, loin du danger, ne se berçait dans +ce fatal moment que des images de la patrie et des plus doux souvenirs +de la jeunesse. + +«--J'avoue, dis-je à Regnaud, que je ne me sentirais pas la force de +rester ainsi impassible devant la mort.--Vous voyez donc, mon amie, +qu'il y a plusieurs espèces de courage; et celui de braver les +bourreaux, d'affronter les factions, et celui de tous ces héros des +troubles civils, qui se dévouent pour un frère, pour un père, pour un +ami?--Oh! celui-là je sens que je pourrais l'avoir. Dans les +révolutions, l'échafaud est quelquefois un des derniers asiles de +l'honneur, où les femmes savent se précipiter aussi, plutôt que de se +séparer de tout ce qu'elles aiment.--Saint-Elme, reprit vivement +Regnaud, si vous portez cette chaleur d'ame au théâtre, je vous réponds +d'un triomphe. Ma jeune amie, vous êtes une singulière feuille à ajouter +au grand livre du cÅ“ur humain.» + +La haute opinion que j'avais de Regnaud, de ses talens, de son esprit, +me faisait trouver un incroyable plaisir à ses éloges. Aussi peu de +temps lui suffit pour prendre beaucoup d'empire sur moi; il n'eut +pourtant jamais mon entière confidence. Je n'ai jamais éprouvé qu'auprès +de Moreau et de Ney le besoin de tout dire, et la docilité de tout +entendre. Je ne parle point de ma confiance pour D. L***; cela n'était +qu'un mélange de surprise et de faiblesse, résultat de toutes les +adroites complaisances dont j'étais enlacée. Les louanges de Regnaud +m'étaient agréables, mais je ne sentais pas qu'elles me fussent +nécessaires, et je n'éprouvais pas avec lui ce charme de l'intimité qui +rend heureux de tout dire. C'est ainsi que je lui avais laissé ignorer +que je connaissais M. de Talleyrand, et que j'allais même assez souvent +chez ce ministre. Regnaud l'apprit par hasard, ce qui donna lieu à une +scène originale dont je faillis me fâcher sérieusement, et dont je finis +par rire. Au chapitre suivant les détails de ce petit épisode de colère +et de raccommodement. + + + + +CHAPITRE LXV. + +Querelle avec Regnaud.--Madame Regnaud.--MM. Arnault et Vigée.--M***, +défenseur des _courtes mémoires_. + + +Un matin, ma voiture sortait de la cour du ministre des relations +extérieures. Soudain elle s'arrête, la portière s'ouvre, Regnaud monte, +se place près de moi, et me fait subir un interrogatoire auquel j'aurais +répondu sans hésitation, s'il n'y eût mêlé le soupçon de je ne sais +quelles vues politiques, qui m'embarrassa d'autant plus que j'avais été +plus éloignée d'en concevoir l'idée. + +«D'où vient donc madame? me demanda Regnaud avec aigreur.--Vous le savez +fort bien, monsieur, puisque vous voyez sortir ma voiture.--Ah! madame +visite les ministres.» Et comme je ne répondais pas, il ajouta avec plus +d'irritation: «Vos prétentions sont hautes; on voit pourquoi vous faites +si grand bruit de votre désintéressement et de votre délicatesse; mais +ne croyez pas que madame Gran, que vous cherchez à supplanter, puisse y +croire. + +«--Mais, monsieur, quelle extravagance! + +«--Oh! reprit Regnaud, je conçois l'empressement; c'est un si beau rôle +que celui de maîtresse d'un ministre! + +«--Je ne suis ni la sienne ni la vôtre, monsieur; vos paroles et vos +manières me paraissent donc fort étranges. + +«--Eh! que diable allez-vous faire là ? + +«--Mais il me semble que l'honneur d'être reçue avec bienveillance par +un des premiers fonctionnaires de votre gouvernement, que le plaisir de +causer avec un homme aussi spirituel que M. de Talleyrand, excuse +suffisamment ma visite. + +«--Vous ne m'aviez pas montré ce côté ambitieux de votre caractère; cela +me donne beaucoup à penser; vous pourriez bien n'être pas trop éloignée +de l'intrigue. Vous vous êtes trouvée avec Ouvrard; il a grand besoin de +la protection des ministres, et il sait tout le parti qu'on peut tirer +de celle d'une jolie femme.» + +En ce moment la voiture s'arrêta à la porte de Véry. C'était Regnaud qui +avait ordonné de nous y conduire. + +«Je ne descendrai point ici avec vous, monsieur; vos premiers reproches +ne m'ont paru que ridicules, mais votre dernière offense, mais vos +derniers soupçons me révoltent. Sachez qu'un homme ne me maltraitera +jamais deux fois. + +«--Vous maltraiter! mais je ne vous ai pas touchée. + +«--L'excuse est singulière; n'est-ce qu'en battant les gens qu'on les +maltraite? + +«--Ah, ma chère, si j'en avais le droit, vous auriez aujourd'hui couru +de grands risques.» + +Je ris beaucoup de la menace, et comme en riant j'étais désarmée, je +consentis à descendre et à entrer dans un cabinet qui avait vue sur la +rue. Un remarquable équipage vint à passer. + +«C'est Ouvrard me dit Regnaud. Est-il vrai que vous ne le voyez pas? + +«--Non, je vous jure; mais je le connais aussi bien que le public qui le +juge. Son ancien cuisinier est maintenant le mien. Les éloges d'un +domestique renvoyé sont des recommandations bien rares et bien +décisives. Il faut, certes, qu'Ouvrard ait plus de talens qu'on ne lui +en accorde pour être arrivé de si bas à la fortune! + +«--Oh! parbleu, dans les fournitures on n'a pas besoin d'esprit; il faut +de l'activité et du hasard. + +Tout en parlant, Regnaud jouait avec une boîte sur laquelle était un +charmant portrait de femme. On ne pouvait imaginer rien de plus gracieux +que l'air naïf qui brillait dans ses traits. Le cou, un peu au delà des +proportions, ne semblait avoir ce léger défaut que pour donner un charme +particulier à cette tête divine. «Quoi! m'écriai-je, est-ce que cette +tête d'Hébé serait celle de votre femme?» + +Regnaud se mit à rire de mon étonnement. «Vous la plaignez, me dit-il, +je parie. + +«--Certainement, car je n'ai pu oublier vos principes. + +«--Vous me jugez mal. Je suis très bon mari, et je vous le ferai dire +par ma femme quand vous voudrez. + +«--Quelle folie! est-ce que j'ai l'honneur de la connaître? + +«--Vous aurez cet honneur-là quand vous voudrez; venez jeudi matin, et +laissez-moi faire.» + +Nous reprîmes ainsi le ton de la gaieté la plus agréable. Le soir, nous +allâmes au Vaudeville, et le hasard nous plaça justement dans la loge où +avait commencé notre connaissance; ce qui fournit à Regnaud l'occasion +d'un foule de choses gracieuses et tendres qu'il savait tourner à force +d'esprit, et qui rendit le reste de la soirée fort amical. + +Le lendemain, j'étais à peine éveillée quand on vint, de la part de +Regnaud, me prier de me rendre chez lui, où il était retenu par de +nombreuses affaires. J'arrivai à l'heure fixée chez Regnaud; il vint au +devant de moi, et me fit comprendre que sa femme n'était pas loin. Il me +pria de l'attendre un peu. Je me levai, et feignis d'examiner les +tableaux. Arrivée près d'une porte entr'ouverte, je m'écriai: «Ah! +pardon, mademoiselle,» à l'aspect d'une figure charmante. Ma petite +méprise réussit. Madame Regnaud entra dans le salon, et me dit en +s'asseyant et avec un sourire: «Je ne suis pas la fille, mais la femme +de M. Regnaud.» Il y avait dans ses manières quelque chose de doux et de +séduisant, une sorte de lenteur molle et charmante, d'un tour et d'une +grâce tout extraordinaires. + +«J'avais un bien vif désir de vous voir, reprit madame Regnaud; car mon +mari m'a bien parlé de vous.» Je l'accablai de complimens, qui étaient +tous sincères. Tout à coup nous entendîmes quelqu'un descendre: «Voilà +Regnaud; ne dites pas que nous nous sommes vues, et quand vous viendrez, +entrez chez moi par la petite porte sous le vestibule...» + +À ces mots elle disparut, en posant son doigt sur sa jolie bouche. + +Regnaud n'était pas seul. Il me demanda pardon, et surtout de ne pas +m'en aller encore. Voilà des livres qui aideront votre aimable patience. +Je vais me servir de votre voiture; puis s'approchant de l'appartement +de sa femme, il entr'ouvrit la porte, et dit à haute voix: «Adieu, ma +bonne amie, je vous laisse ici une dame qui me prête sa voiture.» En +sortant, Regnaud me répéta qu'il passerait chez moi avant dîner. Il +courut grand risque de ne m'y pas rencontrer, car sa femme et moi nous +causâmes avec de si intimes détails, que la matinée s'écoula comme un +songe. + +«Que lui direz-vous de moi?» demanda madame Regnaud, d'un air gracieux, +quand je me retirai. + +«--Qu'il est mille fois trop heureux d'avoir une si charmante femme.--Eh +bien! c'est ce que je lui dirai aussi à votre sujet, qu'il est mille +fois trop heureux d'avoir une si charmante amie.» + +Je rentrais au moment même où Regnaud vint chez moi, comme il me l'avait +annoncé. «Que vous a dit ma femme?» fut son premier mot. «Ne vous +a-t-elle pas, ajouta-t-il, paru persuadée, comme tout le monde, que je +vous aime et que je suis aimé? + +«--L'accueil que j'ai reçu me prouve le contraire. J'ose même croire +qu'à cet égard elle s'en rapporte plus à moi qu'à vous. + +«--Au fait, comment la trouvez-vous? + +«--Mille fois mieux que son portrait. + +«--Oui, elle est bien. + +«--Voilà bien un mot de mari. + +«--Cela est vrai; mais depuis long-temps on a dit sur les maris tout ce +qu'on pouvait dire. Il en sera de même _in tutt' eternità _. + +«--_Come? lei parla italiano_? + +«--Et vous aussi, s'écria Regnaud enchanté, et vous ne le disiez pas! + +«--Mais j'ai un accent à vaincre, et je ne veux que parler français. + +«--À la bonne heure, mais de temps en temps une petite conversation +italienne, sans tirer à conséquence. + +«--Ah! voilà les hommes toujours, tartufes! Sévérité pour autrui, +indulgence pour eux en cachette. Il n'en sera rien; avant que je ne +sache à quoi m'en tenir sur mon accent, vous n'entendrez pas sortir de +ma bouche un seul mot de la langue du Tasse et de l'Arioste, pas un mot +de celle de Schiller et de Wieland. Trop heureuse si je puis n'être +point indigne de servir d'interprète à la belle langue de Corneille, de +Racine et de Voltaire. + +«--Vous êtes _universelle_, mais vous avez raison de préférer être +Française. Je veux vous amener deux juges de votre mérite, l'un poëte +déjà célèbre, l'autre qui le deviendra sans doute. + +«--Oh! point de réunion savante, je vous en prie; j'y ferais triste +figure. + +«--Je ne vous parle pas de savans, mais de deux poëtes aimables.» + +Quelques jours après Regnaud me présenta M. Arnault, alors attaché au +ministère de l'intérieur, et M. Vigée. Leur jugement se ressentit sans +doute de leur complaisante amitié. L'un de ces messieurs, frappé de mes +dispositions, voulut bien m'aider de ses conseils, et plus tard me +soutenir de ses démarches. + +Déjà j'avais obtenu mes entrées au Théâtre-Français. J'étais reçue +élève, et certaine d'un début; mais quelles difficultés plus réelles me +restaient! Pour les vaincre, il eût fallu travailler; mais moitié +distraction, moitié amour-propre, j'étudiais peu. Il est vrai que +j'avais la merveilleuse facilité de retenir les vers presque à la +lecture. Un jour quelqu'un, avec qui je parlais de cette facilité de +mémoire, me dit qu'on ne la possédait guère qu'aux dépens de l'esprit. +Je voulus réclamer, quoique avec modestie; mais mon interlocuteur tint +bon pour les courtes mémoires, et avec une chaleur que je me permis à la +fin d'appeler impolitesse. + +Lors de mon début, ce singulier personnage me prouva qu'il ne mettait +pas en pratique ses propres idées, car il avait gardé mémoire et même +rancune de notre conversation. Puisse mon livre, où je ne le nomme pas, +lui tomber entre les mains! C'est ma seule vengeance. + +La veille de mon grand jour de début, j'étais à payer un mémoire chez +une marchande de nouveautés, et je vis et j'entendis un coiffeur +s'excuser de ne pouvoir venir dans la maison, parce que M*** lui avait +donné des billets et de l'argent pour siffler une débutante au +Théâtre-Français. Je méprisai cela comme un propos, et j'eus raison; +mais je le négligeai même comme avertissement, et j'eus tort. Mes amis +m'en blâmèrent beaucoup après ma disgrâce. Moi, au contraire, je voulus +remercier le partisan des courtes mémoires, et le lendemain du jour +fatal, je lui fis tenir la lettre suivante, accompagnée de six billets +de parterre et d'une pièce de cinq francs. + + «Vous avez voulu, monsieur, prouver, par votre exemple, la vérité + de votre axiome favori, qu'une bonne mémoire est toujours l'annonce + de peu d'esprit. La vôtre est excellente, à ce qu'il me paraît; + donc, comme disent les logiciens... Mais je vous laisse le soin de + tirer la conséquence qui sort de ce raisonnement. + + «Vous vous êtes mis en frais afin de me faire siffler, ce qui était + bien inutile, car vous avez pu voir qu'il ne manquait pas de monde + pour cela. Si l'occasion s'en présentait, je ne manquerais pas de + reconnaître vos soins. En attendant, comme je ne vous ai point + accordé _le droit de rien dépenser pour moi_, vous me permettrez de + vous rembourser ce qu'il vous en a coûté dans une circonstance où + vous avez montré autant de générosité que de délicatesse. + + «SAINT-ELME. + + «_P. S._ Comme je présume que vous renverrez votre coiffeur, je + vous préviens qu'il est devenu le mien, et qu'il n'aura pas à se + repentir d'avoir, par son indiscrétion, encouru votre disgrâce.» + + + + +CHAPITRE LXVI. + +Deux ministres, Lucien Bonaparte et Chaptal.--Mon début au +Théâtre-Français.--Ma chute. + +J'ai un peu interverti l'ordre des événemens; il faut le reprendre avec +une exactitude toute historique. + +Ce fut Joufre, que je voyais habituellement, qui me présenta à Lucien, +chargé, en sa qualité de ministre de l'intérieur, des théâtres. Il me +reçut avec bienveillance, et bientôt même avec familiarité. Malgré ses +attentions, je ne le voyais qu'avec une sorte de défiance, reste des +opinions que Moreau m'avait communiquées sur toute la famille Bonaparte. +Je voyais bien que Lucien était un homme d'esprit, mais je lui trouvais +une physionomie hautaine et déplaisante, même quand il voulait plaire. +J'allais souvent le soir au ministère chez Joufre. On faisait de la +musique, on courait dans le jardin, on jouait à colin-maillard. Il y +avait quelquefois six femmes, et toujours Lucien seul et son confident. +Je trouvais ces parties beaucoup plus bizarres qu'agréables, et m'en +dispensais aussi souvent que cela pouvait s'accorder avec le prix qu'on +devait au moins paraître attacher à ces invitations. Un matin j'écris à +Joufre qu'une indisposition m'empêchait de me rendre au ministère; ma +lettre revint, car le ministre et son confident étaient déjà sur la +route d'Espagne, et M. Chaptal nommé à la place de ce dernier. + +Le protecteur à bas, adieu les protégés. Cet adage eut tort, car la +nouvelle excellence, au lieu de couper court à la bienveillance de son +prédécesseur, voulut la continuer; il fixa l'époque de mon début, et me +fit donner une fort honnête gratification pour les frais de mon costume. +Avant même d'être installé au palais ministériel, M. Chaptal voulut bien +m'inviter à une soirée chez lui, rue des Jeûneurs, pour m'y faire +entendre. Lafond y était, et me donna les répliques. Qu'on juge de +l'admiration d'un salon, provoquée par les vifs applaudissemens d'un +nouveau ministre. + +Dans l'intervalle de mon début, j'avais continué, malgré les réprimandes +de Regnaud, à rendre de temps en temps visite à M. de Talleyrand. Un +jour, en montant en voiture à la porte de ce ministre, je fus accostée +par M. Mathieu de Montmorenci, qui m'accabla des regrets qu'il avait +éprouvés de ne pas me voir depuis long-temps. «--Mais, monsieur, lui +dis-je, je n'ai pas l'honneur de vous connaître.--Et quand on a vu +madame Moreau, est-il possible de l'oublier?» Je crus que le meilleur +moyen d'arrêter tant de politesse était de désabuser mon interlocuteur +sur le titre qu'il me donnait. L'effet ne répondit pas entièrement à mon +attente, et me fit juger au contraire que la femme d'un général de la +république était un personnage important, même aux yeux d'un émigré. Du +moment qu'à cette haute qualité j'eus substitué le titre plus modeste +d'élève du Théâtre-Français, M. de Montmorenci, trouvant le marchepied +de la voiture beaucoup trop respectueux, le franchit sans façon et vint +se placer à mes côtés. «--Où monsieur veut-il qu'on le descende? lui +demandai-je assez vivement.--Mais, chez vous, j'espère, ma belle dame.» +Je répondis, à cette manière de brusquer la connaissance, avec une +franchise de refus qui ne fâcha pas trop M. de Montmorenci, lequel était +bien le meilleur homme du monde, et il m'en donna la preuve. Oubliant +cette singulière blessure faite à son amour-propre, il vint à mon début. +Je le vis, dans une baignoire d'avant-scène, prendre un vif intérêt à +mon succès, applaudir, et quand l'orage éclata, protester contre la +malveillance avec une chaleur chevaleresque. + +Une scène bien singulière, un rêve bien épouvantable, devint presque un +événement dans ma vie, par les émotions inexprimables qu'elle me causa. +Il m'oppresse encore au milieu de ces récits, il me poursuit comme une +terreur dont mon esprit a besoin de se soulager. + +J'étais dans un de ces momens de mortelle tristesse où l'on sent le +besoin de la solitude, de la solitude qui ajoute pourtant encore tant de +dangers à toutes les situations de l'ame. Je classais mes papiers de +famille, quand tout à coup, au milieu d'eux, j'aperçois un portrait de +mon mari. Je m'arrêtai comme atterrée. Ma tête tomba sur ma poitrine, et +je sentis un soupir qui frappait mon oreille. Je me lève, jetant les +yeux de toutes parts. Debout près de mon lit, il me semble voir une +ombre glisser dans les draperies. Ma figure pâle et mourante, réfléchie +dans la glace, ajoute à ma frayeur. Je tombai à genoux, mêlant à des +sanglots étouffés des cris épouvantables de souvenir et de remords... Un +peu plus calme, je cherche à remettre en ordre mes papiers; au même +moment des lettres de mon mari m'échappent, et son portrait se brise à +mes pieds: je vois de nouveau l'ombre se mouvoir et disparaître à la +même place. J'étends la main, je rencontre une chair glacée du froid de +la mort, et j'entends murmurer: Adieu, Elzelina! + +J'ouvris ma porte, et Adélaïde, en me voyant, recula de surprise. +J'étais méconnaissable. «Oh! mon Dieu, madame, que vous paraissez +souffrir!--Non, ce n'est rien, lui dis-je. Mais allez prier le +propriétaire de descendre, je veux partir.--Partir?--Oui, habillez-vous. +Il faut d'ici à deux heures trouver un logement.--Mais, madame, +qu'est-il donc arrivé?--Rien.» Et mes lèvres tremblaient à ce mot. + +J'avais hâte de sortir de ce logement, que ma tête peuplait de fantômes, +et l'on se doute bien que je ne fis nulle attention aux dépenses. +J'écrivis deux mots à Regnaud, qui était à la campagne; puis, meubles, +papiers, argent, bijoux, moi-même et ma femme de chambre, nous fûmes +installés rue Taitbout, en deux heures. Étrange circonstance! la maison +que je venais habiter était celle où j'avais eu le bonheur de sauver +Aurélie. Tout avait changé de face; mais ce fut dans le moment une +rencontre heureuse que celle de ces lieux où j'avais fait un peu de +bien! Ce souvenir me redonna un peu de pitié pour moi-même, sorte de +consolation qui d'ordinaire empêche le remords, tourment sans trêve et +sans relâche. Seule, je me disais: Là , du moins, je ne vins jamais +qu'avec des intentions pures; là , j'ai soutenu la faiblesse et relevé le +malheur; et, à ces douces idées, le calme remontait dans mon cÅ“ur et la +sérénité sur son visage. Adélaïde crut que le moment était arrivé pour +sa curiosité de faire quelques attaques. Mon silence ne fut guère moins +obstiné que l'événement ne devait lui paraître extraordinaire. +N'importe, je ne m'embarrassai point de la satisfaire. Regnaud +m'embarrassait davantage; mais quand il me parla de toutes les dépenses +de ma folie, j'en fus quitte pour essuyer ses reproches, que je +repoussais par le plaisir et le bien-être d'un appartement où du moins +mon sommeil était tranquille. + +Au fond, dégagée des terreurs fantastiques qui avaient bouleversé ma +tête, je me livrai avec délices à mes préparatifs de début. Enfin, ce +jour d'essai, ce désiré jour d'épreuves fut fixé, et hâté même, contre +l'avis de Dugazon, malgré les conseils de Monvel et de mon maître de +prononciation. La flatterie bien intentionnée mais fatale de mes amis me +fit, par surcroît de dangers, choisir, le rôle de Didon, qui devait être +favorable à mes formes, parmi lesquelles on voulait bien déclarer, +surtout, les jambes d'une perfection de modèle. Les hommes, en général, +attachent trop de prix à ces avantages extérieurs au théâtre. Leur +première illusion n'existe elle-même qu'avec l'aide du talent, qui anime +tout. Quoi qu'il en soit, le costume fut dessiné, et j'en fus ravie; le +luxe en était complet, et ma bourse n'avait point été épargnée par ma +vanité. Je dois ajouter que, parmi les acteurs, la bienveillance était +extrême, et les préventions très favorables. Toutefois, lorsque mon +début eut été irrévocablement décidé, et par ordre du ministre, M. +Chaptal, je crus apercevoir je ne sais quoi de gêné, de plus froidement +poli, enfin une certaine réaction de manières dont on ne demande point +compte, parce qu'on ne veut pas laisser voir qu'on sent cette +différence. J'ignorais les usages de la comédie française: M. Maherault, +commissaire de la république, me prévint qu'il fallait faire des visites +à tous les chefs d'emploi. Je ne fus reçue que chez Talma, Monvel, +Dugazon, Dazincourt, Molé, mesdemoiselles Fleury et Mézeray. Le matin de +la première représentation justifia la vérité de ce qu'on m'avait dit +souvent, qu'on est bien plus intimidé par les acteurs que par le public. +Le tableau glacial de la répétition m'avait déjà désenchantée. J'étais +persuadée que je ne resterais pas au Théâtre-Français. Des débuts +brillans, voilà tout ce que j'ambitionnais alors, avec la certitude que +cela suffirait au sort que mes idées trouvaient seul digne d'envie, +_l'indépendance due à l'exercice du talent_. + +Qu'il me soit permis de raconter encore un petit épisode de mon début, +bien futile en apparence, mais qui prouve à quel point tout ce qui +m'entourait s'était aveuglé sur mon succès. Au moment où la toilette de +l'infortunée Didon se déroulait sous mes yeux, détachant un à un ces +ornemens de mon prochain supplice, j'aperçus un foulard qui cachait +quelque chose qu'Adélaïde venait de glisser furtivement. Je l'interroge; +elle hésite à répondre. «Madame ne doit savoir que +là -bas.--Pourquoi?--C'est une surprise.--Adélaïde, des cadeaux avant le +succès! cela est de mauvais augure.--Que faire, madame? c'est une robe +délicieuse!--Insupportable fille, qui l'a envoyée?--Eh bien! madame, +c'est M. Regnaud. Comme il est certain que madame aura un grand succès, +et qu'elle sera _redemandée_. + +«--J'y suis: c'est un beau négligé pour venir faire la révérence au +public. Va, ma pauvre Adélaïde, si la reine de Carthage est destinée à +l'honneur inespéré d'un triomphe, je ne ferai pas tant de façons, et je +viendrai tout simplement sous le royal costume avec lequel j'aurai +obtenu des applaudissemens.» + +Le quart d'heure fatal du jugement s'approchait. La veille, j'avais prié +mes amis de ne pas se présenter à ma loge avant la pièce; mais Regnaud +et Joufre ne tinrent compte de la consigne. Ils furent ravis du costume: +tunique, écharpe, carquois, diadème, tout cela était admirable +d'exactitude. Ils m'en dirent tant, que ma vanité rassurée me fit +compter sans effroi les _trois coups_ du lever du rideau, et traverser +le foyer intérieur entre une haie de curieux pour me rendre au lieu +redoutable. Je ne répondais pas un mot aux mille propos qui circulaient +autour de moi, mais je n'en perdais pas un. Quand Lafon en vint aux +trois ou quatre vers qui précédaient celui de mon entrée en scène, je +crus sentir la terre manquer sous mes pieds. + +J'entre enfin; une triple salve d'applaudissemens m'accueille, et, loin +de m'encourager, m'interdit. Je me disais: voilà pour le costume et la +part de l'indulgence; gare maintenant à l'accent et au jeu. Je débitai +d'un ton monotone et sourd ma réponse à Iarbe, et l'effet fut rendu plus +triste par le contraste de la déclamation ronflante de Lafon. La scène +me parut bien longue. Quoiqu'Énée soit un pauvre personnage, Damas y mit +tant de sensibilité qu'il m'électrisa à mon tour; et dans une scène avec +lui, j'obtins trois fois les honneurs d'un applaudissement unanime. Une +émotion succédait ainsi à l'autre, et mon cÅ“ur battait à rompre. Ce qui +m'accablait, c'était le poids de l'imprudence que je sentais que j'avais +commise. Des sifflets m'en avertirent plus cruellement encore dans une +scène avec madame Suin, confidente. Je prononçai moi-même ma propre +condamnation, pour cause de froideur et de monotonie. À la fin, mon +esprit se révolta contre l'injustice qui semblait me poursuivre, et une +espèce de hardiesse, fruit du désespoir, me fit retrouver une partie de +mes avantages dans les derniers actes. Chose étrange! ma tête, si +justement égarée, ne me fit commettre ni contre-sens ni faute d'une +syllabe; et je trouvai encore le secret des applaudissemens au milieu de +cette terrible imprécation: + + Non, tu n'es point le sang des héros ni des dieux! + +Enfin, mon supplice touchait à son terme, quand un nouvel incident vint +troubler mon imagination d'une nouvelle terreur. Au moment où je levai +le poignard pour me frapper (dramatiquement parlant), la figure de cet +Oudet vint se présenter à moi au milieu de l'orchestre; on trouva que je +mourais très bien, car je tombai réellement évanouie dans les bras de la +pauvre Élise, qui, beaucoup moins robuste que Didon, eût péri sous le +faix, si la prompte chute du rideau ne nous eût fait secourir toutes les +deux. Transportée dans ma loge, j'appris d'Adélaïde que tout le monde +s'empressait à me témoigner le plus vif intérêt. «Oh! madame, dit-elle, +c'est une horreur, une cabale. + +«--Peut-être, répondis-je; mais au fond j'ai mal joué. + +«--M. Regnaud ne disait pas cela, il a bien souffert; il voulait qu'on +n'achevât pas la pièce. + +«--Belle équipée! Avec l'humiliation d'une chute, subir celle des +punitions justement infligées à qui manque au public.» + +Pendant ce court dialogue, on déshabillait la triste veuve de _Sichée_: +chaque ornement qui tombait me rappelait ma chute; mais, je dois +l'avouer, mon amour-propre souffrait moins de ces blessures que mon +imagination ne s'alarmait de la présence d'Oudet à la représentation, de +cet homme que je voyais déjà s'attacher à ma destinée comme une +épouvantable fatalité. + +Je trouvai chez moi Regnaud et le neveu de l'amiral Gantheaume, furieux, +criant à la cabale. Le dernier avait failli avoir un duel, et, d'après +les circonstances, je supposai que cela avait dû être avec Oudet. «Il me +sifflait donc, cet étrange personnage que vous me signalez? + +«Non, madame, sa colère avait encore je ne sais quel intérêt et quelle +bienveillance. Il lui échappait des exclamations d'attachement, avec des +cris de satisfaction de votre mésaventure. Il y avait là -dessous de la +rivalité, de la jalousie; il disait enfin que, par votre succès, vous +étiez perdue pour eux. + +«--Pour eux? mais ils aiment donc en commandite, m'écriai-je, et par +association. + +«--Vous riez, belle dame, mais ils ne riaient pas, mes hommes de +l'orchestre. + +«--Oh! dit Regnaud, cet homme avait l'air fier, le ton tranchant et +familier; vous ne devez pas le voir.» + +Je ne l'avais que trop vu, et mon effroi supposa dès lors des projets +d'autant plus inexplicables pour moi, que je savais que la galanterie +n'y entrait pour rien. Malgré tout, on soupa fort gaiement. Deux amis de +Regnaud arrivèrent encore. Tous m'engagèrent à continuer mes débuts par +les rôles de _Sémiramis_ et d'_Hermione_. Aucune flatterie, aucune +consolation ne fut épargnée à ma vanité; mais la leçon avait été si +forte, que cette fois, par extraordinaire, ce fut la raison qui eut +raison. Regnaud s'emporta, et son intérêt pour moi le rendit injuste. +«Je le sais, disait-il, c'est une cabale des comédiens. + +«--Puisqu'ils ont mis le public de leur côté, c'est qu'ils avaient +raison. + +«--Bah! c'est notre faute; nous avons mal mené nos affaires; ne quittez +pas la partie, et nous dresserons mieux nos batteries. + +«--C'est-à -dire que vous ferez pour moi ce que vous trouvez si mal qu'on +ait fait contre. Grand merci; enlever les suffrages par son talent me +paraîtrait doux, mais les payer me paraît ignoble.» + +On a dit que je m'étais obstinée à réclamer un second début, et que les +comédiens s'y opposèrent. J'ignore, moi, s'il en fut question; mais je +puis assurer que, m'eût-on assuré une part entière au Théâtre-Français, +j'aurais préféré la misère obscure de la province à une seconde épreuve +de la cruelle sévérité du public de Paris. Tels étaient à cet égard mes +sentimens, et l'expression en était aussi vive que publique. J'eus +plusieurs fois l'occasion de voir M. Chaptal, et il ne fut jamais le +moins du monde question entre nous de récidives dramatiques. Je priai +même tous ceux des artistes du Théâtre-Français que je continuai de +voir, de me croire bien résignée, bien consolée, bien résolue surtout à +rester sur cette première disgrâce. + +M. de Talleyrand, au moment de ma tentative et de ma mésaventure +tragique, était fort malade; mon amour-propre tremblait de le revoir +depuis que j'étais détrônée, et cette conversation si piquante, cette +flatteuse intimité avec un homme si distingué, je craignais en quelque +sorte d'en jouir, malgré le désir que j'en éprouvais. Pour me donner le +courage de cette entrevue si redoutée, j'imaginai de la faire précéder +de mon portrait, modelé par Lemot, dans l'attitude de la Cléopâtre. Je +le portai moi-même au ministère dans une chambre voisine du jardin, et +laissai ce billet à l'huissier qui m'avait accompagnée. + + «Didon fit des sottises pour le pieux Énée. La plus grande fut de + se tuer. Madame Cléopâtre se sauva par la piqûre d'un aspic de la + blessure qu'elle craignait pour son orgueil. + + «Moi, chétive citoyenne, qui ai voulu, sous le royal bandeau de la + première, essayer le sceptre tragique, ne faites pas craindre les + dédains de César pour la seconde à celle qui s'offre à vous dans + l'attitude de la reine d'Égypte, et sous les traits de la bien + détrônée. + + «DIDON SAINT-ELME.» + +Par malheur pour le billet, M. de Talleyrand tomba plus malade, et j'eus +le regret de quitter Paris sans le voir. L'affaire qui précipita mon +départ me donna encore la crainte de lui avoir peut-être déplu, et j'en +maudis doublement la mémoire. + + + + + +CHAPITRE LXVII. + +Une conspiration.--Fouché, ministre de la police. + + +Dans le grand nombre de mes connaissances se trouvait un M. Vill... Il +m'avait présenté un de ses amis, M. Hervas, riche banquier espagnol, +homme fort distingué, qui avait bien, au premier abord, quelque +apparence de morgue et de hauteur, mais qui gagnait singulièrement à +être connu. M. Hervas se plaisait dans ma société, parce qu'il me +trouvait instruite sans être pédante, assez au courant de la littérature +espagnole, genre de séduction qui ne pouvait être commun à beaucoup de +femmes. Jeune, doué de tous les dons extérieurs et de ceux de la +fortune, sa générosité fit bientôt croire à une liaison plus intime. +Cette présomption, qui n'était point fondée, car il n'y eut jamais entre +nous ni la pensée, ni les droits de l'amour, m'exposa à toutes les +jalousies d'une rivale. + +Madame Arthur, femme assez jolie encore, quoique près de la maturité, +venait quelquefois chez moi sous les auspices de Joufre, et comme elle +avait de fort bonnes manières, elle était du nombre de ces personnes sur +lesquelles il y a bien quelque chose à dire, mais qui, grâces à +l'extérieur, ne déparent point un salon dans les grands jours. Comme +cette simple connaissance n'avait jamais été jusqu'à l'intimité, je fus +assez surprise de voir madame Arthur m'accabler de visites du matin +assez ennuyeuses. Ses assiduités avaient un but. Elle y arriva. Elle +avait connu Hervas, et elle me fit de sa vertu une description si +pompeuse, que je pensai de suite qu'elle l'avait immolée, et de la +magnificence du riche espagnol une peinture qui indiquait plus de +regrets que de principes. Mais je faisais trop d'honneur à ladite dame +en ne lui supposant que des remords de cupidité, elle avait aussi des +projets de vengeance. Opulent et généreux, Hervas, malgré mes refus, me +comblait journellement de ces riens brillans que le luxe invente et que +la mode renouvelle. Madame Arthur était chez moi au moment même, où +encore une fois le domestique d'Hervas apportait un nécessaire d'une +richesse et d'un travail admirables. Elle ne put maîtriser son dépit. +«Allez, madame, me dit-elle, on ne donne pas tant à la seule amitié.» + +Blessée de l'impertinence, je répondis avec aigreur. «Tenez, reprit la +vilaine femme, les cadeaux aplanissent bien toutes les routes. Si vous +n'êtes pas la maîtresse d'Hervas, c'est qu'il a d'autres vues sur vous +en vous prodiguant d'aussi fastueux présens. Si j'avais voulu, j'avais +beau jeu avec lui, moi qui suis intime avec Rapp. Il ne s'agissait de +rien moins que de 50,000 francs. + +«--Et vous avez refusé, madame! Il vous demandait donc l'impossible? + +«--Je ne puis dire ces choses-là ; mais ce que je puis déclarer, c'est +que, sans aimer ni Pierre ni Paul, on n'aime pas à être mêlé à de +pareilles affaires.» + +Ma curiosité commençait à être vivement excitée; je brûlais de savoir +autant qu'on brûlait de m'instruire, mais la vengeance, l'envie et la +sottise n'ont jamais rien inventé de plus noir que l'action que cette +femme allait m'avouer. + +«Hervas, me dit-elle enfin, est un ennemi du premier consul; son séjour +à Paris n'a pas d'autre but que le projet d'un empoisonnement contre sa +personne. + +«--Vous êtes folle avec vos idées, et dangereuse avec vos confidences; +daignez, je vous prie, me les épargner. + +«--Oh, mon Dieu! vous le prenez bien mal. Il n'en est pas moins vrai +qu'on m'a proposé les 50,000 fr. pour m'introduire...» + +Malgré moi, je devenais pensive, et l'inexplicable inquiétude qui se +peignait dans mes traits donna à madame Arthur le courage et le plaisir +de continuer. + +«On avait, ajouta-t-elle, pensé à des pastilles, mais le consul est +méfiant. + +«--Écoutez, madame, vous ne sentez pas tout ce que vous dites; mais moi, +qui vous connais, je lis le mensonge dans votre refus. + +«--Comment! vous me croyez capable d'un crime pour 50,000 fr.?» + +Un oui était sur mes lèvres, quand Adélaïde arrêta cette rude réponse, +en annonçant une visite. Madame Arthur me quitta. + +Je vis Hervas le soir même. J'avoue qu'en l'abordant, l'imagination, +toute pleine encore de ce que je ne croyais pas, mais de ce qui +m'effrayait cependant, je fus gênée avec lui et réservée. Il m'en fit la +guerre, et son air inspirait tellement la franchise et la gaieté, que je +ne pus accorder les ombres d'un complot avec de pareils dehors, et que, +revenue moi-même à mon humeur, je ne crus pas même devoir l'étourdir des +calomnies d'une mégère. + +Je me gardai bien encore d'en parler à Regnaud; je connaissais sa +susceptibilité en matière politique. Aussi quelle fut ma surprise de le +voir, huit ou dix jours après cette scène, arriver chez moi, à une heure +du matin, me demandant, sans préambule et presque du ton d'un juge, +quelles étaient mes relations avec Hervas. Il était pâle, agité... Son +air, ses interrogations brusques et inquiètes me donnèrent presque la +terreur d'une épouvantable vérité. + +«Il serait donc vrai, s'écria-t-il; vous saviez et vous ne m'instruisiez +pas. Se peut-il? et si on l'eût assassiné, qu'auriez-vous eu à +répondre?» + +L'exclamation me parut si inconvenante et si exagérée, que je pris, +comme malgré moi, le ton de la légèreté et de l'ironie. «_Devais-je le +garder_. Votre consul ne vaut pas tout le bruit que vous faites. Est-il +mort? oui ou non. + +«--Comment, Saint-Elme!... mais vous me faites frémir. + +«--Rassurez-vous; la vie m'est trop chère pour que je voulusse risquer +ma blanche peau pour la cruelle fantaisie de rendre un peu plus +sépulcral le teint de votre consul. Je ne suis pas assez ambitieuse pour +m'élever jusqu'au forfait politique. La lâcheté me révolta toujours, et +dans tous les cas, dans toutes les opinions, pour tous les partis, +l'assassinat me semble abominable, sans résultat et sans excuse. + +«--Oh, mon amie! je vous reconnais. Votre langage me rassure. Tenez, +jugez de mon trouble; voilà ce qu'on m'écrit: + +«L'intérêt qu'on prend à madame Saint-Elme décide l'_anonyme_ à vous +instruire des dangers où elle s'expose par sa liaison _intime_ avec un +étranger très suspect et ennemi juré du consul. On a averti cette dame, +et l'on s'attendait qu'elle aurait, par prudence, cessé de voir la +personne; loin de là , on voit que l'intimité augmente. Se pourrait-il +qu'elle fût gagnée! L'estime qu'on a pour vous, monsieur, détermine à +cet avis. Soyez sur vos gardes.» + +«Oh! l'abominable femme que cette Arthur! m'écriai-je en posant le +billet sur la cheminée. + +«--Mais, que vous a-t-elle dit? + +«--Des mensonges, des absurdités.» Et je les lui contai toutes. + +À cette époque, tout ce qui approchait Bonaparte poussait le dévouement +jusqu'au fanatisme. Le soupçon était un devoir, la délation une vertu. +Par suite de cette religion politique, Regnaud s'oublia au point de +m'ordonner de faire ma déclaration, et de me défendre de prévenir +Hervas, appelant bientôt mes refus de la complicité. + +«--Ma complicité est tout simplement du bon sens. Est-il possible qu'un +homme d'honneur, riche, heureux, indépendant de votre gouvernement, +étranger à ses intérêts, veuille échanger les douceurs de l'opulence +contre les plaisirs d'une conspiration? + +«--Oh, mais, Saint-Elme, comme vous le défendez! + +«--Et vous avec quelle leste facilité vous faites des complots et des +coupables. Votre consul vous tourne la tête. + +«--Je sais bien que vous ne l'aimez pas. + +«--Mais, quels que soient mes sentimens, en tirerez-vous la conséquence +d'un crime? + +«--Pourquoi ne m'avoir pas confié les propos de cette dame Arthur? + +«--Belle question! parce que je les traitais ce qu'elles valent, et que +je sais qu'une ombre suffit pour éveiller des soupçons chez les +gouvernans, et entourer d'inquiétudes ceux qui, à tort même, leur sont +signalés; parce que j'ai voulu vous sauver des travers du zèle et des +excès du dévouement, et un galant homme des tracas de la haute +politique. + +«--Saint-Elme, si vous avez la moindre amitié pour moi, vous allez +m'accompagner chez Fouché. + +«--Pourquoi? pour déclarer que vous perdez la tête? + +«--On ne badine pas en pareille matière. Votre devoir est de déclarer +les propos qu'on vous a tenus, sinon par attachement au consul, au moins +à cause de celui que je lui porte et que vous avez pour moi. + +«--C'est-à -dire que, parce que je vous sais dévoué au consul, mon devoir +serait d'être infidèle à un ami qui aurait, avec la volonté de +conspirer, la maladresse de m'en instruire? + +«--Nul doute. + +«Monsieur, croyez que si j'avais su que la dénonciation fût une des +conditions de l'amitié, j'aurais fui une intimité qui commande de tels +sacrifices. + +«--Dieux! quelle tête, quand elle ne veut pas comprendre! + +«--Je comprends tout, et voilà pourquoi je ne veux rien faire. Je vous +répète qu'Hervas ne m'a rien dit, pas plus qu'à cette furie qui a tout +inventé. Mais, lors même qu'il m'eût confié le dessein de faire sauter +le Luxembourg avec tous ses locataires politiques, j'aurais fait en +sorte que vous ne fussiez pas victime du complot; mais certes je ne vous +en eusse pas fait le confident. Vous voulez me conduire à la police pour +une dénonciation; j'aimerais mieux y être traînée pour un crime. + +«--Saint-Elme, tenez-vous à mon amitié? + +«--Il y a deux ans, elle me paraissait on ne peut plus précieuse. + +«--Promettez-moi du moins de ne plus revoir Hervas, et de ne pas lui +écrire; car, sans doute, vous étiez en correspondance: et sur quoi! + +«--Mais il me trouvait charmante, et il osait me le dire, et j'osais lui +répondre qu'il était fort poli. + +«--Adieu, je vous quitte, mais il pourrait arriver que vous me vissiez +encore ce soir. + +«--Je vous préviens que vous resterez à la porte, à moins que vous ne +soyez accompagné d'une de ces aimables formules: _De par la loi_. J'ai +mal à la tête, et si mauvaise que vous la jugiez, je veux la soigner; +car vous m'avez fatigué l'esprit, et j'ai besoin de sommeil.» + +Il partit, et mon domestique entendit qu'il donnait l'ordre de le +conduire chez le ministre de la police. Je m'endormis fort tard et avec +peine, le cÅ“ur tout bouleversé de cette pénible soirée. Lorsque je +m'éveillai, on m'annonça que Regnaud s'était déjà présenté deux fois +pour voir si j'étais levée. On me parlait de lui quand il entra. + +«Je viens vous chercher. Le ministre de la police prend les choses au +sérieux. Venez tout lui dire. C'est le plus court pour vous, et même le +plus sûr pour Hervas.» + +Je m'enveloppai d'un schall et d'un voile, et je me décidai sans +proférer une parole. La cour de l'hôtel était remplie de gendarmes. +Regnaud me donna la main. Je ne saurais dire tout ce que j'éprouvais, +mais cela tenait de l'épouvante, car le ministre me parlait déjà que je +ne l'entendais pas encore. J'étais si émue, que je restais debout, +malgré l'invitation fort polie qu'on m'avait faite de prendre place, et +qu'on fut contraint de me renouveler. + +«C'est une affaire fort étrange, me dit Fouché, que celle dont M. +Regnaud m'a fait part; voudriez-vous, madame, m'en déduire les plus +minutieuses circonstances? Ne craignez rien.» + +Je vis de suite qu'on cherchait une accusation, et qu'on n'épargnait +rien pour la trouver, et pour me faire dire que c'était positivement à +moi qu'Hervas avait confié son projet. + +«--Ce projet est une fable, une atroce calomnie. Je vois Hervas depuis +six mois. Jamais le nom du premier consul n'a été sur ses lèvres. Il ne +s'en occupe pas plus que moi. + +«--Vous connaissez le consul depuis votre liaison avec Moreau? + +«--Non, car il était en Égypte. Je ne pense en vérité à Bonaparte que +quand j'en entends parler. + +«--C'est par sympathie avec Moreau? + +«--La sympathie qui me liait à ce grand homme, citoyen ministre, avait +une source plus douce que les opinions politiques.» + +Puis Fouché revenant à Hervas: «Vous savez pourtant qu'il a tenu le +propos en question? + +«--Je suis sûre que c'est une calomnie. + +«--Mai si Hervas ne vous a pas confié son projet, il a chargé madame +Arthur de vous le communiquer? + +«--En un mot comme en mille, Hervas ne m'a rien dit, il n'a rien dit à +cette femme.» + +Ici la sévère physionomie de Fouché s'enlaidit encore, et j'en reçus une +telle atteinte, que je me voyais déjà entourée de tous les réseaux de +cette terrible police, qui, bon gré mal gré, voulait une proie. Quelques +momens je sus contraindre tout ce que j'éprouvais, et me donner même un +air de sincérité et d'insouciance qui trompa les regards si exercés de +l'argus. + +Mais Fouché avait dans la physionomie quelque chose d'invincible. On ne +pouvait le pénétrer, il vous pénétrait toujours. Je l'ai plusieurs fois +rencontré, et dans l'intimité comme dans la représentation, il +conservait le même empire. Je l'ai vu à La Haye, lors de sa courte +ambassade; je l'ai vu à Florence auprès de la princesse Élisa. Dans la +faveur comme dans la disgrâce, son impassibilité terrible ne se +démentait jamais. + +Qu'on juge de ce que pouvait produire, sur moi une première entrevue! +«Songez, ajouta bientôt Fouché, en se rapprochant de moi avec une +confiance toute caressante, qu'il y va d'un grand intérêt. Votre +obstination peut vous perdre, sans sauver votre instigateur. + +«--Mais il n'y a pas plus d'instigateur que de crime! + +«--Votre cÅ“ur s'exalte par le danger. Vous n'auriez pas tant de chaleur +s'il était innocent. Encore une fois, que votre esprit vous serve du +moins à vous sauver de la duperie de l'héroïsme. + +«Il est prouvé qu'Hervas a tenu le propos: il faut choisir entre une +récompense sûre et une punition inévitable et terrible. + +«Vous faites, monsieur, à la délation des voies bien larges; mais vos +récompenses sont des opprobres. Il y a des choses toutes simples que ne +veut jamais croire la finesse des politiques; elles leur éviteraient +pourtant des frais et des fautes. Je vous répète qu'il est impossible +qu'Hervas ait voulu jouer une brillante fortune contre un dangereux +complot. Si l'idée eût pu lui en venir, il m'eût plutôt choisie pour +confidente, moi, pour qui vous supposez qu'il éprouve une prédilection +si marquée, qu'une femme sans esprit, sans considération, avec laquelle +il n'a pu avoir qu'un de ces courts rapports de plaisir dont un homme +délicat rougit bientôt. Ce n'est point à de pareilles femmes que l'on +confie sa vie et son honneur. + +«--Votre défense choquante m'éclaire: je vois que vous aimez Hervas: au +nom de cet attachement, avouez tout; ma propre indulgence est à ce prix. + +«--Votre protection, votre indulgence, je les repousse; je respecte le +gouvernement, mais je ne le crains ni ne l'implore. Je suis innocente, +Hervas est innocent; je suis en votre pouvoir, faites de moi ce que vous +voudrez. + +«--Nous allons vous garder jusqu'à plus ample informé. + +«--Appelleriez-vous cela de la justice? + +«--Si ce n'est justice, c'est prudence; et les gouvernemens n'en +sauraient trop avoir.» + +Ici un jeune homme entra, et remit un papier au ministre au sombre +visage. «Je suis fâché, dit-il, d'user de rigueur envers vous; mais +madame Arthur vous accuse; elle déclare ne s'être adressée à vous que +par la confiance que lui inspirait votre amitié avec une personne +dévouée comme Regnaud au consul. + +«--Ah! vous voilà donc convaincu que ce n'est pas à moi que la prétendue +confidence a été faite? + +«--Si peu, qu'Hervas est arrêté, que ses papiers sont saisis, et les +vôtres aussi. + +«--Si vous n'avez pas la cruelle satisfaction de trouver dans les miens +des listes de conspirations, vous y rencontrerez des pièces plus +pacifiques qui pourront servir de modèles à une instruction plus +amusante.» + +Fouché _me regardait parler_, et l'étude de ma physionomie l'occupait +bien plus que mes paroles. Il ne m'en dit plus qu'une dernière: «Entrez +dans ce cabinet,» et il ferma lui-même la porte sur moi. Je me trouvai +ainsi provisoirement en prison dans un fort joli cabinet. Des livres +étaient épars çà et là . J'ouvris un volume, et je tombai sur des vers +latins, qui traitaient, je crois, de la vie rustique. Malgré tout ce que +je ressentais d'angoisses, j'avoue que je ne pus m'empêcher de remarquer +le contraste des goûts de l'homme privé et de l'homme d'état, l'alliance +de la poésie bucolique avec la police. Cette distraction, toute piquante +qu'elle fût, n'était pas suffisante pour me faire oublier mon état. +L'inquiétude et l'attente le rendaient affreux. J'étais si absorbée, que +je n'entendis pas ouvrir la porte, et il fallut que Regnaud, entré avec +le ministre, me tirât de mon accablement. + +«Pourquoi donc cet air désolé et coupable? me dirent ces messieurs; on +sait que vous n'avez dit que la vérité; tout est éclairci. + +«--C'est fort heureux. En attendant, voilà une journée bien agréable.» +Là -dessus le ministre nous congédia avec force excuses et politesses, et +même avec sourire. + +Montée en voiture, je ne pus m'empêcher d'exprimer à Regnaud avec une +franchise un peu dure, qu'il était fort désobligeant d'avoir des amis si +fanatiquement dévoués _à la chose publique_. + + + + +CHAPITRE LXVIII. + +Une bonne mère.--Nouvel engagement dramatique.--Regnaud de +Saint-Jean-d'Angely.--Retour de D. L***.--Départ pour Lyon et +Marseille.--La chaîne des galériens. + + +J'avais cessé de m'occuper de la triste affaire qui m'avait révélé tout +l'odieux de la police, quand mon souvenir y fut ramené par un bien +triste événement. Adélaïde entra un matin tout effarée, en me disant: +«Madame Arthur est morte hier d'une colique d'entrailles.» + +«Quoi! empoisonnée? + +«--Non, madame; des suites d'une imprudence. On est venu déjà plusieurs +fois vous demander; et voilà en ce moment la mère qui veut absolument +vous entretenir. + +«--Faites entrer.» + +J'avoue que la fille m'était bien odieuse; mais ce souvenir de remords +qui, mourante, l'avait reportée vers moi, me réconciliait presque avec +elle. Sa mort avait été terrible; mon nom avait été mêlé à ses derniers +soupirs; elle m'avait appelée à son secours dans ses tourmens affreux. +Mon cÅ“ur ne se ferma point au récit d'une pareille agonie fait par une +mère. Cette vieille femme, sans éducation, d'une tournure et d'une mise +communes, ne m'en inspira que plus de pitié. «Ah! ma chère dame, me +disait-elle, je n'ai point partagé l'aisance de ma fille. J'étais +pauvre; je ne la voyais pas, mais je suis accourue à son lit de malade. +Elle avait besoin de votre pardon pour mieux mourir; madame je le lui ai +promis, et je viens vous le demander. Permettez que je fasse dire une +messe pour elle en votre nom.» Je lui remis de l'argent pour plusieurs, +et la bonne vieille me quitta en me bénissant. + +Mon triste début au Théâtre-Français, tout infructueux qu'il eût été, +avait cependant donné quelque bonne opinion de moi à quelques directeurs +de province. Leurs propositions m'humilièrent d'abord. Je me trouvais +déchue; mais, désenchantée déjà , et sur mon indépendance, et sur +l'amitié de Regnaud, et sur les plaisirs de Paris, je me décidai à une +séparation courageuse, et je contractai un engagement avec un sieur +Beaussier, à cette époque directeur du grand théâtre de Marseille. +Regnaud, qui s'y était d'abord opposé, me voyant résolue, me donna des +lettres pour M. de Permon, commissaire général de police, et Thibaudeau, +préfet. + +Au moment où j'emballais ses conseils et mes papiers, on vint m'apporter +un billet qui m'annonçait l'arrivée de D. L***. Les conseils de Regnaud +sur le compte de cet homme, mes soupçons, que dis-je! mes expériences, +tout céda devant le besoin des confidences pour un cÅ“ur malade. Au bout +d'une heure il était chez moi; il réveillait les espérances d'une grande +passion, et cette entrevue me rejetant loin de mes projets, je ne sentis +plus que les délires de mon amour pour Ney. + +Je partis néanmoins. Je ne saurais exprimer tout ce qui me vint d'idées +tristes, de ressouvenirs amers, de regrets cuisans, quand je revis Lyon, +où quelques années plus tôt j'avais, sous un grand nom, recueilli tous +les plaisirs de la considération et de l'opulence. Rien n'égale en +amertume ces positions où deux époques différentes de la vie viennent, +en quelque sorte, se mettre en face, où quelque chose d'extraordinaire +vous force de vous souvenir, pour vous contraindre presque à ne plus +espérer. + +Pour chasser un peu ces noires idées, inspirées par le pénible sentiment +de mon état et de mon isolement, je me décidai, en quittant Lyon, à +descendre en bateau le Rhône jusqu'à Avignon. Une scène terrible me fut +presque une consolation, et l'aspect d'un danger un oubli de mes +chagrins. Nous faillîmes être engloutis, et je fus assez heureuse pour +sauver de la mort une jeune fille charmante que le courant allait +entraîner. Mon ame reprit quelque force et quelque orgueil après cette +action, qui me valut les bénédictions de tous les voyageurs, et même +l'accolade rude, mais sincère, du rustique batelier. L'image de Ney +m'était comme apparue dans le critique moment; je me sentais fière de +m'élever jusqu'à lui par ce courage, et je me trouvais récompensée par +le seul espoir de lui écrire que j'avais traité la mort à sa manière, et +que je n'étais point indigne de l'homme le plus brave. + +Le reste de la route devint un enchantement. L'intimité était parmi les +voyageurs, la folie circulait à la ronde, et, comme elle était aimable +et décente, des femmes la partageaient avec cette nuance de délicatesse +qui la double en l'épurant. + +La diligence où nous étions montés roulait donc au milieu des joyeux +propos, quand une de nos dames, mettant à la portière sa jolie tête, la +retira soudain avec un cri d'horreur et d'effroi. Elle venait +d'apercevoir la chaîne des forçats, qu'une escorte de gendarmerie +conduisait au bagne de Toulon. + +Quelle plume il faudrait pour le tableau de ces dernières misères de +l'humanité! mais à côté, quelle scène touchante que celle de cette pitié +soudaine et sublime, éprouvée par des femmes auxquelles la vertu fit +supporter le dégoût pour soulager le crime, peut-être trop puni. Un de +nos compagnons de voyage fit observer qu'il y avait dans cette horde +garottée sans doute de bien grands coupables. «Oh! m'écriai-je, ne +voyons que la misère, et non les actions qui l'ont méritée.» Aussitôt +les bourses furent tirées; mais la voiture allait plus vite que notre +pitié. «Peut-être, disait la petite dame, nous maudissent-ils pour +n'avoir rien jeté au bonnet quêteur. + +«--Jeter un secours me paraît humiliant même pour des galériens, +m'écriai-je; il faut encore supposer un reste de délicatesse à ceux que +l'on soulage. _L'aumône se donne et ne se jette pas_.» + +Nous avions les devans sur la troupe; arrivés au relais, tout le monde +descendit, et nous voilà tous refaisant à pied la route que nous avions +déjà faite; enfin nous nous trouvâmes en face des malheureux. Ils +étaient couchés et assis le long du chemin, couverts de poussière, +accablés de fatigue, s'entr'aidant à soutenir le fardeau de leurs +chaînes, accouplés comme des bêtes de somme, et convoitant, d'un Å“il +hideusement avide, la cruche d'eau et le pain destinés à leur avare +nourriture. + +Je ne sus d'abord que pleurer et frémir à l'aspect de tant de misères; +mais bientôt, l'humanité secondant notre courage: «Monsieur le gendarme, +dis-je au conducteur de la troupe, permettez-nous de répartir, entre ces +infortunés confiés à votre garde, le produit d'une collecte!» + +Un cri de joie s'élève dans les airs à ce mot entendu de tous, et mêlé +d'un bruit de chaînes effroyable. Les gendarmes firent un cercle autour +de la troupe haletante. Puis, nous autres femmes parcourûmes les rangs, +distribuant des vivres et de l'argent, parlant à quelques uns des +condamnés. Hélas! j'eus là l'occasion de reconnaître qu'il faut bien +moins d'or pour combler d'immenses infortunes, que pour assouvir +d'inutiles et frivoles caprices. Soixante-seize malheureux furent +consolés pour la modique somme de 120 francs. Quelle futilité ne coûte +pas plus cher! + +Au milieu de nos voyageuses, l'une me parut ajouter encore en cachette à +chacun de nos dons. Plus tard je reçus la confidence d'une pareille +générosité. La diligence se remit en chemin aux bruyantes acclamations +de la reconnaissance des condamnés, et même aux applaudissemens des +gendarmes commis à leur garde et attendris. + +Au premier relais, la jeune dame dont j'avais remarqué la tendre +bienfaisance me prit à part, et me dit: «C'est un ami qu'en vous j'ai +rencontré, c'est un frère. Mon cÅ“ur a deviné le vôtre; soyons de moitié +dans les frais et le bonheur d'une bonne action. Ce galérien, ce +malheureux à qui vous m'avez vu plus particulièrement parler, m'a glissé +dans la main l'écrit que voici: + + «Je suis coupable, mais encore plus malheureux. Je trace ces lignes + dans l'espoir que je rencontrerai quelque regard de commisération, + quelque accent de pitié dans un cÅ“ur généreux. + + «Je suis fils unique de la veuve..., de la ville de... Arrivé + seul à Paris, je crus à l'amitié, et par elle et pour elle je fus + entraîné au crime. Qui que vous soyez, ayez pitié de ma mère; elle + a su ma condamnation; mais trompée sur le jour d'un épouvantable + départ, elle ne sera à Paris que dix jours après; elle y sera sans + ressources. Qui que vous soyez, pensez à cette mère. Mais + puissiez-vous être une femme au doux regard, à la voix + compatissante! Alors ma mère sera secourue, on l'aidera même à + venir dans des lieux de souffrance consoler son coupable et + malheureux fils, avant qu'il ne meure du supplice de toutes ses + peines. + + «LOUIS-ÉDOUARD.» + +«Je reste ici, dis-je à la jeune dame; j'y attendrai la _chaîne_. À son +passage, je parlerai au brigadier. Une lettre partira à l'instant même +pour la mère du malheureux, avec l'argent nécessaire à son voyage.» À +ces mots, la jeune dame tomba dans mes bras. «Je ne puis attendre, une +affaire m'appelle à Toulon; mais voici mon adresse, nous nous écrirons, +nous nous reverrons.» + + + + +CHAPITRE LXIX. + +Arrivée à Marseille.--Mademoiselle Rousselois.--Engagement à +Draguignan.--M. Fauchet, préfet. + + +Comme je suis la femme aux aventures, je n'arrivai d'Aix à Marseille +qu'après une foule d'incidens, qui, dépourvus d'intérêt pour un lecteur, +n'en forment pas moins les épisodes terribles d'un voyage. Je suis à +Marseille, j'oublie et je tais tous ces détails. Je devais, avec +quelques compagnons de voyage, aller le lendemain de mon arrivée voir le +château d'If; la partie fut remise, parce que le directeur désira fixer +au plus vite mes représentations. Cette course n'eut lieu que plus tard, +et l'on dirait que la fortune se plut à l'ajourner, pour que je fusse +témoin d'un grand deuil militaire, de l'envoi du cercueil de plomb qui +contenait les restes de l'infortuné Kléber, envoyés des sables de +l'Égypte vers le sol plus hospitalier de la patrie. + +Je pris de suite mes petits arrangemens domestiques dans l'hôtel où +j'étais descendue. Le choix d'un fort bel appartement, les conditions de +ma table, l'engagement d'une femme de chambre, tout cela fut l'affaire +d'un instant, car l'hôtesse était accommodante, et presque +désintéressée, malgré son état. + +J'allai voir M. de Permon, qui me fit le plus aimable et le plus galant +accueil; les jours de mes représentations furent fixés. Elles furent +heureuses, grâce aux bienveillans conseils de la célèbre chanteuse +Rousselois, qui avait le sentiment du vrai beau et de la dignité +tragique; bonne et excellente amie qui me valut des succès, qui me donna +des preuves du désintéressement le plus rare, celui de l'amour-propre. +Ses conseils allaient plus loin que le théâtre. Elle me disait +quelquefois: Et l'avenir, y pensez-vous? et notre état, qui ne donne pas +la fortune, exige encore dans sa liberté quelques soins de réputation. +«Là -dessus elle me reprochait mes courses, mes apparitions continuelles +au cours, aux promenades. Toutes les fois qu'elle me parlait, j'étais de +son avis; mais comment résister aux invitations? comment surtout +résister à mon caractère? + +Une lettre que je reçus de D. L***, et surtout le séjour déjà assez long +que j'avais fait à Marseille, précipitèrent le dessein d'une tournée, à +laquelle d'ailleurs me condamnait le retour d'une actrice fort en crédit +dans mon emploi, madame Mylord, femme d'un talent bien réel; car la +beauté n'était point un de ses prestiges dramatiques, et, selon moi, le +talent laid est un double talent. Comme mademoiselle Rousselois, loin de +s'opposer à mes succès, elle y travailla, et c'est à leur goût délicat +et cultivé que je dus la manière brillante dont je m'acquittai toujours +des rôles d'Aménaïde, d'Héloïse, de Sémiramis et de Gabrielle de Vergy. + +Mon séjour à Marseille fit encore assez de bruit pour m'attirer +l'attention du directeur de Nice, M. Collet; de celui de Toulon, M. +Renaud, et encore de celui de Draguignan, M. Béranchu. Je reçus des +propositions fort belles pour des propositions de province; mais le +directeur de Draguignan étant venu en personne me vanter les agrémens de +sa résidence, en l'accompagnant de flatteries adroites, je lui donnai la +préférence. Il me fit beaucoup valoir la protection du préfet, accordée +à son établissement. C'était M. Fauchet, amateur distingué de l'art +dramatique et des lettres, et j'avoue que le désir de le connaître eut +quelque part à ma détermination. Me voilà donc au bout de deux jours, en +véritable chevalier errant, sur la grande route de Marseille à Toulon, +et de Toulon à Draguignan. En vérité, j'étais une reine fort plaisante. + +Mon directeur arriva presque aussitôt que moi à l'auberge où j'étais +descendue avec deux cavaliers qui m'avaient accompagnée. On dîna, et le +directeur se mit en belle humeur. Il avait été acteur d'un théâtre des +boulevards de Paris, était resté fort bel homme et très disposé à +raconter ses bonnes fortunes. Il se donna le large plaisir de la +narration; mais, plaçant la morale à la fin de son récit, il nous dit +que tout cela avait fini par le mariage, absolument comme au théâtre. +Étant passés dans une salle voisine pour prendre le café, je devins tout +à coup l'objet des attentions d'un officier de gendarmerie, genre +d'hommage qui ne laissa pas de me donner de l'inquiétude. Elle fut à son +comble, quand ce très peu galant personnage vint sans trop de façon se +placer à notre table. La conversation devint pourtant générale, et +l'officier, comme de raison, parla guerre et campagnes. Le nom de Valmy +lui échappa. Cela fut pour moi comme une commotion électrique. + +«Vous y étiez, lui dis-je, monsieur l'officier? + +«--À dix pas de vous, madame, lorsqu'on emporta le brave Drouot du champ +de bataille.» + +Tout le monde s'écria: «Comment! est-il possible! vous y étiez, vous +vous battiez? + +«Je l'ai vue, disait Jarlot, donner une gourde et son mouchoir à un +sous-lieutenant blessé d'un coup de feu, qu'elle n'avait pas l'air de +craindre. Oui, madame, c'est bien vous; on n'oublie pas plus le courage +que la beauté. + +«--Les souvenirs que vous me rappelez me donnent quelque orgueil, +quoique ce ne soit pas de la gloire. Le hasard seul me rendit témoin des +brillans faits d'armes de cette journée, j'en suis heureuse; mais, comme +déjà les idées ont changé, veuillez bien me garder le secret d'une +distinction militaire qui pourrait bien n'être plus de mode, et +m'exposer ici à tous les embarras d'une insupportable curiosité. +L'héroïne pourrait faire tort à l'actrice. Ainsi, M. Jarlot, du silence: +«voulez-vous à ce prix mon amitié?» Il porta la main sur son cÅ“ur, et je +reçus une parole de brave, une de ces paroles auxquelles on est fidèle. +Le pauvre homme, malgré sa religieuse discrétion, me suivait partout, ne +manquant pas une de mes représentations, et ne supportant pas qu'on +m'admirât à demi. J'aurai à parler des imprudens éclats de cette +admiration, qui était excessive, même pour une ville comme Draguignan; +mais je dois m'occuper, par droit de préséance, de celle d'un préfet, +partisan beaucoup plus sérieux qu'un lieutenant de gendarmerie. + +Je débutai par le rôle d'Héloïse. Mon costume était fort simple, et +tout-à -fait en harmonie avec la troupe. Il n'y a pas, je crois, trop +d'orgueil à dire qu'au milieu d'elle on me trouva du talent. Qu'on songe +que je parle de la tragédie dans le département du Var. Applaudie à +presque tous les passages importans, je distinguai avec plaisir +l'approbation du préfet au milieu de l'approbation générale, et je jouis +de tous le bonheur d'un succès qui du moins était sans intrigue. M. +Fauchet sortit de sa loge par le théâtre, et me dit, en passant, les +choses les plus flatteuses. + +M. Fauchet était un homme d'excellentes manières, d'un extérieur fort +agréable, paraissant, au premier abord, sentir un peu ses avantages, +mais au fond n'ayant point la fatuité dont il portait le masque. Je +passai trois mois à Draguignan, partageant mon temps entre l'étude, la +promenade, et quelques correspondances avec mes amis. Un jour, en +revenant de la répétition, je trouvai chez moi M. Cabre, secrétaire de +M. Fauchet, qui m'invita à dîner de sa part à la campagne. Nous ne fûmes +que quatre, et moi seule femme de la réunion. Elle n'en fut pas moins +charmante. On ne peut se faire d'idée du charme et du bonheur de +rencontrer loin de la capitale ces plaisirs délicats de l'esprit; de +parler, à deux cents lieues de Paris, théâtre, auteurs, littérature. M. +Fauchet, dont l'esprit avait de la culture et de l'agrément, descendait +avec quelque peine de la dignité administrative, mais cette réserve même +donnait du prix à ses réflexions, et une certaine coquetterie d'homme à +son abandon. Son regard fin et pénétrant ajoutait quelque chose de très +piquant à tout ce qu'il disait de sensé et d'aimable, et il n'était pas +jusqu'à la pâleur de son teint qui ne répandît sur sa belle figure cette +sorte d'intérêt qui naît toujours de la trace des passions où des +souffrances. On récita force vers, force tirades tragiques, mais tout +cela entremêlé d'anecdotes et de propos d'une gaieté pleine de goût et +de décence. + +_Le bon ton et le décorum_ semblaient les prétentions de M. Fauchet, +mais il les soutenait sans raideur; je trouvai en lui un protecteur, un +ami même, et j'aime à me persuader que, quoique éloignée de son souvenir +par de méchans rapports, il n'apprendra pas sans plaisir que celle à qui +il reconnut _de la bonté, de l'instruction, de la facilité à causer et +de la grâce à écrire_, ne se rappelle que sa première bienveillance, et +nullement une inimitié justifiée, peut-être, par des inconséquences. + +Cette soirée d'aimable intimité finit par un accident assez comique. On +n'avait point de voitures pour revenir de la campagne, et nous fûmes +pris par la pluie. Le secrétaire courut en aide-de-camp chercher des +parapluies, mais la route se fit sans cet utile secours. M. Fauchet me +couvrit d'abord de son manteau, puis, dans les endroits les plus +périlleux, me porta sur ses épaules, sautant les ruisseaux avec un +héroïsme de galanterie toute française; car notez bien que le premier +magistrat du département était en escarpins et en bas de soie blancs. +Arrivés à la ville, nous nous séparâmes après avoir beaucoup ri de +l'aventure, pour éviter que les bienveillans propos du chef-lieu ne la +jugeassent avec plus de malice que de gaieté. «À revoir, m'écriai-je en +quittant M. Fauchet, à un plus beau temps!» Je ne savais pas si bien +dire; car je le revis, en effet, mais seulement en de plus doux climats, +au comble de la faveur et des dignités de l'empire, rapproché encore de +l'ex-actrice de Draguignan, qui avait aussi acquis une position +brillante dans cette heureuse ville de Florence, sous les auspices d'une +femme digne, par ses vertus et ses rares qualités, d'un trône qu'elle a +su tour à tour occuper et quitter avec grandeur[1]. + +Mon départ de Draguignan ne tarda pas à avoir lieu. Une lettre de ma +cousine m'apprit la mort de mon mari; et cette fatale nouvelle d'un +trépas si inattendu ( Van-M*** n'avait que trente-un ans) me jeta dans +un tel chagrin, que ma tendresse ou plutôt mes remords sentaient +l'impérieux besoin de la distraction et presque de la fuite. + + + + +CHAPITRE LXX. + +Départ de Draguignan.--Mademoiselle Félix.--Une troupe de comédiens.--Un +bourreau sentimental. + + +Je restai quelques jours encore à Draguignan, combattue par le besoin de +me distraire, et cette impossibilité de mouvement, suite des grandes +douleurs. Enfin je m'éloignai, et dès que j'en eus la force j'en +éprouvai un bien sensible. Car jamais la variété des objets, jamais la +nouveauté de l'existence, ne manquent leur effet sur mon imagination. +C'est elle qui me tourmente, mais c'est elle qui me console; elle serait +par trop cruelle si elle n'était pas mobile. En arrivant à Aix, j'avais +déjà ressenti l'heureuse puissance des voyages, et une rencontre vint +ajouter aux distractions qui m'étaient nécessaires. Dans l'hôtel même où +j'étais descendue, je crus reconnaître une femme charmante qui avait été +l'un des ornemens de nos réunions chez Moreau et Regnaud de +Saint-Jean-d'Angely. Elle avait l'air moins heureux, mais non moins +aimable, et j'avoue que l'idée de pouvoir lui être utile me fit brusquer +la reconnaissance. + +«Quoi! lui dis-je avec vivacité, c'est vous, Félix! Que faites-vous ici? +Où allez-vous? Voulez-vous venir avec moi? je vais à Paris. + +«--Hélas! ma chère amie, puisque vous voulez bien me traiter comme +telle, je vous annoncerai que nous ne pouvons bouger d'ici, et pour +cause. Nous sommes en gage, moi et ma troupe, car je suis actrice, +jusqu'à l'envoi de l'argent que doit nous transmettre le directeur de +Digne. + +«--Eh bien! que faudrait-il pour donner la liberté à des artistes de +mérite? + +«--Voici là notre régisseur, M. Mairet, qui vous dira au juste nos +besoins financiers.» + +En effet, M. Mairet, jeune homme de fort bonnes manières, m'exposa avec +une franchise philosophique les besoins du présent et les espérances de +l'avenir. Le déficit, la nécessité, étaient de 700 fr.; je les lui +prêtai avec un abandon qui l'enhardit à me proposer autre chose. «Venez +avec nous, dit-il, sans engagement; nous et jouons tragédies et +vaudevilles, comédies et mélodrames, grands opéras, voire même +pantomimes à combats. + +«--J'y consens.» + +Félix me sauta au cou. Mairet disait mille folies: le premier rôle se +frottait les mains à l'idée de jouer le grand répertoire; sa femme, qui +tenait aussi les grands rôles, grande et froide personne de trente ans, +s'échauffa par extraordinaire. J'invitai tout le monde à dîner. Mairet +se chargea de la surveillance de mes malles, prétendant avec gaieté +qu'elles valaient le matériel de toute la troupe. J'annonçai aux dames +que ma toilette serait à leur disposition, et à l'instant même je leur +proposai d'en user, pour se rajuster un peu. Je ne m'excuse pas: on l'a +vu déjà assez dans ces mémoires; mais il me semble que cette facilité de +caractère, qui m'a entraînée dans quelques égaremens, peut être +cependant une condition de bonheur. Dans mes plus grandes peines, je me +suis surprise, voyant encore un bon côté aux plus tristes événemens, et +oubliant tous mes chagrins personnels à la seule espérance d'alléger +ceux des autres. + +Après tous les éclats d'une folle gaieté, je crus apercevoir parmi la +troupe un certain air de gêne, quelques chuchotemens dont je demandai +l'explication. Alors Mairet, d'un ton comiquement sérieux, prit la +parole: «Madame n'ignore pas, sans doute, que les anciens se servaient +de chars pour voyager? + +«--Eh bien? + +«--Eh bien! nous voulons suivre leur exemple dans un pays plein de leurs +monumens. + +«--C'est-à -dire que vous voulez aller à Digne en charrette? + +«--Comme vous le devinez. + +«--Et c'est cela que vous hésitiez à m'avouer? Mais cela complète la +partie; nous ferons une répétition du _Roman comique_.» + +Dans toutes les situations de ma vie, j'ai, comme je le disais tout à +l'heure, toujours su prendre mon parti et m'accommoder gaiement aux +nécessités. Je ne montrai donc aucun étonnement à l'aspect de nos +phaëtons à deux roues. Notre voiture avait l'air d'une ambulance +comique. C'était une charrette avec quelques cerceaux, revêtue d'un peu +de toile ou à peu près. Onze personnes l'encombrèrent, car je veux bien +ne pas compter dans la troupe la perruche de la soubrette, l'angora de +l'ingénue, et le carlin du _premier rôle_. C'était en vérité une colonie +à mourir de rire, et un voyage qui paraîtra très amusant à tous ceux qui +ont le bon esprit de ne pas prendre la vie trop au sérieux. Enfin, entre +une tirade de _Sémiramis_ et un grand air de _Barbe-Bleue_, nous +arrivâmes à peu près à bon port; car nous ne versâmes qu'une fois. + +Nous voulûmes cependant ne point faire notre entrée en pareil équipage, +et il fut résolu que nous coucherions dans une auberge d'un petit +village des environs de Digne. Moi, Félix et Mairet, nous descendîmes +même pour le gagner à pied, afin de jouir d'un site curieux et +intéressant. Notre imagination se promenait avec délices sur les +imposans spectacles de ce sol pittoresque, dont l'originalité native, un +peu rude et un peu sauvage, contrastait avec de précieux restes de la +civilisation romaine. En gravissant les bords escarpés d'un ravin, nous +aperçûmes un couple qui excita vivement notre intérêt, par la rapidité +et tantôt la lenteur mystérieuse de sa marche. Le jeune homme paraissait +d'une beauté remarquable, et la jeune femme d'une douceur angélique. Je +ne sais quoi de souffrant répandu sur ses traits l'embellissait encore. +Nous nous sentions entraînés par un pouvoir magique, non pas à les +épier, mais à savoir quelque chose d'une rencontre qui nous captivait. + +En nous rapprochant, sans être aperçus, nous entendîmes le jeune homme +parler avec émotion: «Ma chère Hélène, disait-il, ne me cache rien. Ne +crains pas de m'inquiéter par l'aveu de tes douleurs; avoue, au +contraire, pour que je souffre moins; songe à cet être invisible qui +respire déjà près de ce cÅ“ur que tu m'as donné, près de ce cÅ“ur qui a +changé en _joies célestes l'enfer auquel m'avait condamné le sort_. Je +n'ai point choisi mon horrible destinée; tu sais, toi, que Charles n'est +point un barbare...--Oui, Charles, tu es bon, tu es mon bon mari. Je +souffre, mais embrasse-moi, cela me soulagera.» Puis le jeune homme la +serra dans ses bras et l'emporta, laissant échapper des paroles de +désespoir. La jeune femme à son tour le consolait. «Viens, Hélène, +ajouta-t-il; l'air devient froid, et tu sais que nous avons encore des +médicamens et de l'argent à porter à la pauvre Marguerite.» + +Nous étions restés long-temps dans le silence. «Mon Dieu! me dit enfin +Félix, qu'est-ce là ? + +«--C'est un être malheureux! + +«--Je pense comme vous, dit Mairet. Le pays est un peu suspect pourtant. +C'est peut-être un chef de bande, à qui l'amour a rendu un peu de +conscience. + +«--Moi, je crois plus charitablement que c'est une tête exaltée. Vous +avez entendu, d'ailleurs, qu'il parlait d'une pauvre femme, de secours à +porter.» + +Enfin nous raisonnions encore à perte de vue sur cette singulière +rencontre, quand nous arrivâmes au gîte où nos camarades étaient déjà +couchés, entre autres l'un d'eux légèrement blessé dans la chute que +nous avions faite. La paysanne qui tenait l'auberge nous dit, en nous +parlant de notre camarade: «Oh! si ce monsieur avait voulu, il ne +souffrirait déjà plus; car le bourreau a passé ici il y a une heure, mon +fils l'a vu; il le connaît bien par la peur qu'il en a. Nous l'aurions +fait entrer dans la grange; il aurait appliqué au malade _son baume_ de +graisse de chrétien, et cela eût été fini.» Nous rîmes aux éclats, mais +l'aubergiste parlait sérieusement. Elle nous racontait, pour nous +convaincre, des cures merveilleuses du bourreau, vantant l'humanité de +cet être singulier, qu'elle n'eût pas cependant voulu admettre dans sa +chambre. + +«Il y a donc eu quelque exécution ici, dit Mairet, puisque l'exécuteur +des hautes Å“uvres y a passé? + +«--Non, monsieur, mais il se promène dans les montagnes avec sa femme. + +«--Oh! m'écriai-je, c'est lui que nous avons vu, entendu... Certes, son +amour doit être grand pour celle qui a pu entrer en partage de sa fatale +destinée. + +«--Lui, le bourreau! dit mademoiselle Félix; songez donc à la belle et +noble figure de l'homme que nous avons rencontré; c'est impossible. + +«--C'est vrai qu'il est beau, reprit l'aubergiste, mais surtout il est +bon comme le bon pain qu'il donne aux pauvres.» Puis sa femme:--«C'est +bien encore une grande charité qu'il a faite. + +«--Vous verrez, s'écria Mairet, qu'il a fait un mariage par philantropie +et comme acte de compensation. + +«--Ne plaisantez pas! tout bourreau qu'il est, cet homme mérite quelque +intérêt par la passion qu'il exprime pour sa pauvre compagne. + +«--Pas si pauvre! ajouta l'aubergiste; il fait venir pour elle, de +Marseille, de Paris, tout ce qu'elle peut envier. Elle l'était pauvre +avant son mariage; mais à présent elle est aussi heureuse que la femme +du percepteur, qui pourtant ne se refuse rien. + +«--Quelle est donc, m'écriai-je impatiente de curiosité, cette femme qui +a accepté le cÅ“ur du _bourreau_? Elle est jeune, jolie. + +«--Oui, mais c'est toute sa dot. + +«--Mais elle a l'air fort modeste. + +«--Pour ça, c'est une honnête fille; mais... mais. C'était une fille +abandonnée; enfin, puisque vous voulez le savoir, c'était une bâtarde. + +«--Ah! laissons là , dit mademoiselle Félix, notre justicier sentimental. +C'est bien assez pour en rêver cette nuit, plus que si j'avais lu un +romand d'Anne Radcliff.» + +Je laissai dire et plaisanter tout le monde, mais je suivis +l'aubergiste, et la pris à part pour savoir encore quelque chose du +personnage qui avait si vivement excité notre intérêt. J'appris que cet +homme était arrivé depuis deux ans à Digne pour y exercer son _état_, +qu'il vivait comme un sauvage, qu'on ne le rencontrait que dans les +montagnes, que deux fois des chevriers l'avaient surpris évanoui au pied +d'un torrent, qu'ils l'avaient vainement engagé à passer la nuit dans +leur cahutte, qu'il s'était enfui malgré l'orage, en leur laissant une +pièce d'or. Un jour, revenant tard, il avait trouvé assise et pleurant +sur la route la jeune Hélène, enfant illégitime d'une pauvre fille de +pâtre des environs du Puget, qui en mourant n'avait pu laisser au +malheureux fruit de sa faiblesse que la mendicité. Le bourreau s'était +arrêté à l'aspect d'Hélène mourant de froid et de faim, lui avait donné +d'abord une large aumône, et la pauvre fille l'avait béni avec un accent +si persuasif, qu'il s'était arrêté long-temps. Encouragée par cette +pitié si douce dont elle entendait le son pour la première fois, Hélène +avait supplié l'inconnu de la sauver tout-à -fait, de la prendre à son +service, qu'elle travaillerait, qu'elle serait heureuse seulement en ne +vivant point d'aumône. En fallait-il davantage sur l'ame de l'étranger +pour lui inspirer l'idée d'en faire sa compagne, et d'échapper ainsi au +supplice de son isolement? Mais comment dire qu'on est le bourreau! + +L'étranger pria la jeune fille de revenir le lendemain à une heure fixe, +et il marcha derrière elle vers la ville, en lui recommandant de ne pas +se retourner, de ne pas parler de leur rencontre. La jeune fille fut +exacte au rendez-vous avant le jour. Il lui parla sans détour, lui +proposa de l'envoyer à Paris ou à Marseille se placer, ou bien de +l'épouser s'il ne lui faisait pas trop d'horreur. À l'aveu de sa +terrible profession, Hélène tomba évanouie dans ses bras. Hors de lui, +aimant d'autant plus qu'il n'avait encore rien aimé, il attendait son +arrêt. La jeune fille souleva les yeux sur lui, mais ils n'exprimaient +point l'horreur; l'intérêt, la compassion, la reconnaissance, semblaient +l'avoir vaincue. «Vous êtes bon, lui dit-elle, vous êtes malheureux; mon +bonheur sera de vous consoler, nous ne parlerons jamais de vos devoirs. +Nous vivrons et mourrons ensemble.» Et, en effet, ils se marièrent. + +Tout le monde à Digne savait ce que l'hôtesse nous raconta de ce couple +extraordinaire. Tout le monde vantait leurs vertus, citait les bienfaits +de leur sensibilité. Je les rencontrai quelquefois et ne pus retenir +l'espèce d'intérêt qu'ils m'inspirent. On ne saurait imaginer +l'attendrissement qu'ils éprouvaient, et la singulière reconnaissance de +leurs saluts pleins de modestie. + +Je passai trois mois à Digne, et l'on pense bien qu'il n'en avait pas +fallu tant pour m'enlever les premières illusions de mon équipée +dramatique, remplaçant le soin des plus chers et des plus sérieux +intérêts. J'eus occasion de connaître et de voir à Digne M. Alexandre de +Lameth, qui y était préfet. On ne saurait joindre à un extérieur +distingué des manières plus affables et une politesse plus réellement +bienveillante. Il avait un jardin, bien loin de la ville, il aimait les +longues promenades dans les lieux pittoresques, et nous nous +rencontrâmes souvent dans mes courses champêtres. Il était aimé et +respecté dans le pays, et quoiqu'il ne fût déjà plus jeune, les femmes +ne l'appelaient que le beau préfet. La pauvre troupe de la capitale des +Alpes n'y faisait pas fortune; elle ne se soutenait même qu'à l'aide de +toutes les ressources d'une administration bienveillante et de la +générosité de M. de Lameth. + +Je n'avais voulu accepter ni part ni appointemens; j'avais seulement +stipulé une représentation à bénéfice. La veille du jour où l'on devait +la fixer, je reçus une lettre d'Amsterdam, par laquelle on réclamait +vivement ma présence, et une autre lettre de Ney, dont le tendre et +glorieux souvenir ne me permit plus d'exister jusqu'à ce que mon départ +ne fût effectué. Malgré ma facilité pour mes amis du moment, jamais je +ne fis à qui que ce fût confidence de mes relations de famille, et +surtout de la noble affection qui remplissait mon ame. + + + + +CHAPITRE LXXI. + +Départ pour Paris.--Dernière entrevue avec Moreau.--Nouveau voyage en +Hollande. + + +J'arrivai à Paris le 19 janvier. Avant de me rendre en Hollande, je +m'aperçus que j'avais besoin de Moreau pour des papiers de famille qui +étaient dans le tiroir d'un meuble. J'écrivis un mot au général, qui +resta sans réponse. Comme il n'existait depuis long-temps avant son +mariage rien d'intime entre nous, et qu'il y allait pour moi d'un grand +intérêt, je m'irritai de ce désobligeant silence. Je pris une calèche et +me fis conduire à Grosbois, où Moreau habitait alors avec sa femme, +résolue à me présenter même chez lui. Le sentiment des convenances, +réveillé en moi, ne me permit pas d'en venir là . J'envoyai seulement un +billet. La réponse ne se fit pas attendre, et me fixait un rendez-vous +pour le 26, au boulevard de la Madelaine, non loin d'un chantier, où se +trouve aujourd'hui la rue Godot de Mauroy. Je m'y rendis, et il y avait +près d'une demi-heure que je l'attendais, quand il arriva. Je le trouvai +bien vieilli, bien changé; il me remit mes papiers, et nous nous +promenâmes long-temps, malgré le froid. Il ne me parla que de chagrins, +de contrariétés. Je fus saisie jusqu'à perdre contenance lorsque, +reprenant tout à coup le ton de l'ancienne familiarité, il me dit: +«Elzelina, me diras-tu la vérité? où et comment as-tu connu cet +extravagant d'Oudet, et qu'as-tu eu de commun avec lui?» Je me +rapprochai de lui, l'imagination frappée de terreur. Je lui racontai +tout. Il parut hésiter à me croire. + +«Vous n'avez jamais eu d'autres relations? vous n'avez fait aucune +confidence sur moi? + +«--Rien autre, je vous jure, et croyez, car vos doutes me font trop de +mal. + +«--C'est un extravagant qui, avec des talens, ne réussira qu'à se faire +fusiller. C'est un royaliste. + +«--Bah! est-ce qu'il y en a encore? + +«--Plus que jamais, ou d'ambitieux qui en prennent le titre. Mais je +vous tiens ici: vous avez froid, ma pauvre amie. Montons en fiacre; vous +me descendrez rue Lepelletier où j'ai laissé mon cabriolet.» Pendant ce +court trajet, il me força d'accepter un petit portefeuille. Je voulus +l'ouvrir; il s'y opposa. «Elzelina, vous me le rendrez. Vous allez dans +votre respectable famille: tâchez de vous soumettre; restez-y; allez +vivre à la campagne, vous avez des ressources pour la solitude; +croyez-en un homme qui vous a tendrement aimée, et que votre sort +intéressera toujours: écrivez-moi sitôt arrivée. + +«--À quelle adresse? + +«--À la mienne. + +«--Et madame? + +«--Ma femme sait, non pas que je vous vois ce soir ici, mais c'est +elle-même qui m'a dit que vous auriez peut-être besoin de moi pour +pouvoir retourner dans votre famille: femme angélique par ses qualités; +comme vous disiez souvent, une beauté mignonne. Oh! oui, j'aime bien ma +femme.» Son ame était dans ses regards. Je regardais avec une +respectueuse admiration ce grand guerrier, exprimant avec une si +touchante vivacité tous les doux sentimens d'époux et de père. + +«Cher Victor, m'écriai-je, que votre bonheur me fait de bien! Je vous +écrirai d'Anvers et de La Haye. Adieu. + +«--Encore une fois, Elzelina, vous m'avez bien dit la vérité sur Oudet? + +«--Mon Dieu, oui! ne me parlez donc plus de cet homme. + +«--Soit; mais ne vous liez pas avec lui: rien n'est dangereux comme les +intrigans politiques. + +«--C'est donc un conspirateur? + +«--Oh bon Dieu! un conspirateur! vous voilà sur le ton de la famille +régnante. Il est vrai que Ney vous en aura appris le langage. + +«--Mais je ne le vois point, Ney; il est marié. + +«--Oui, marié à une amie de la reine Hortense; lui, un brave, le plus +brave de nous tous, descendre au rôle de courtisan! + +«--Mais, lui dis-je, la femme de Ney est douée de toutes les vertus. + +«--Nul doute; digne du nom que Ney lui donne; mais c'est pour cela qu'il +aurait dû la choisir, et non la recevoir. Mais laissons cela; les farces +politiques finiront peut-être. + +«--Mais, mon ami, tout cela n'eût pas commencé, si vous eussiez eu plus +d'ambition ou de justice pour vous-même. + +«--Oh! Dieu m'entend: je ne porte point envie au Corse; je le méprise, +et je souffre de voir des hommes comme Ney lui servir de complice pour +asservir mon pays.» + +Jamais je n'avais vu à Moreau cette exaltation; je savais bien qu'il +n'avait jamais aimé Bonaparte, mais jamais son aversion ne s'était +exhalée en termes si énergiques. Il me donna encore tout ce qu'un homme +d'honneur peut concevoir de conseils pour une femme qui l'intéresse, et +je le quittai. + +Je ne revis plus Moreau. Ayant su que Ney n'était point à Paris, je +partis le lendemain même pour la Hollande, après lui avoir écrit pour le +prévenir de mon passage par Paris. J'arrivai sans accident, ce qui est +fort rare, à Delft, où j'avais des connaissances, et où je m'arrêtai +quelques jours. J'écrivis à ma cousine, et n'eus point de réponse; ma +lettre à ma mère reçut la suivante: + +«Ce n'est pas ici qu'on a demandé à _vous voir_, c'est à Amsterdam que +votre présence est nécessaire: rendez-vous-y sans délai, n'acceptez +_aucune somme comptant_ pour renoncer à la pension qu'on vous doit; on a +écrit à M. Krayenhof, allez prendre ses avis.» + +Sans laisser une minute à la raison, je répondis: + +«Puisque, après une longue absence, je ne reviens dans ma famille que +pour en être repoussée, qu'on me regarde dans ce moment comme _à jamais +étrangère_, je vais à Amsterdam, et traiterai de mes intérêts sans +prendre d'autres conseils que mes seules volontés pour régler des +affaires qui, dès ce jour, ne doivent plus en rien occuper une famille à +laquelle _moi aussi je renonce_. On a appris à ma mère à me repousser, +peut-être à me haïr! Mais en songeant que je suis l'image et _fus +l'enfant chéri de celui qu'elle pleure_, j'ose espérer que du moins +jamais elle ne maudira sa fille.» + +Deux heures après le départ de cette lettre, j'étais sur la route +d'Amsterdam; je me rendis de suite chez l'oncle de Van-M***; il me reçut +avec sévérité, mais sans outrage. Il me parla encore en expliquant +toutes les difficultés qu'éprouvaient mes droits à une pension. Il me +proposa un dédommagement dont il offrit de me faire l'avance. La voix du +bon et respectable vieillard plut à mon cÅ“ur. Je me livrai avec bonheur +à l'empressement de le convaincre qu'un vil intérêt ne me guiderait +jamais. «Je consens à tout, M. Van-H***, faites l'acte et je le signerai +sans lire. J'ai perdu tous mes droits, je n'en demande qu'à votre +pardon. + +«--Non, non; Van-M*** est mort en vous aimant; je ne peux vous haïr, +pauvre femme; tenez, lisez, et si vous approuvez, je vous compterai +12,000 florins.» + +Je signai immédiatement. Il me remit en outre une parure en rubis qui +était restée à Amsterdam, et que Van-M*** avait ordonné de me rendre. +Elle me fut volée ainsi qu'un nécessaire contenant 4,000 livres, pendant +la route. Crainte de retard, et désespérant de rien retrouver, je n'en +parlai pas, et j'arrivai à Anvers le 19 février. La première nouvelle +que j'appris à table d'hôte fut la conspiration et l'arrestation du +général Moreau, où se trouvaient des Hollandais, des Belges et quelques +Français. Si Bonaparte eût pu entendre les témoignages de l'estime +universelle pour l'illustre accusé! Tout le monde exprimait à haute voix +son indignation.--«Quoi! s'en prendre à Moreau, le plus honnête homme de +France! disait l'un.--N'importe, disait l'autre; sa renommée est une +rivalité, sa probité républicaine un reproche.--L'armée se soulèvera, +criait celui-ci.--Ne l'espérez pas: le consul n'aura conçu son affreux +projet qu'à coup sûr.--Alors, reprit un tout jeune homme, le tyran ira +le rejoindre, c'est moi qui le dis.» Et il continua sur ce ton. + +Anéantie de l'épouvantable nouvelle, j'avais gardé le silence, mais je +le rompis pour mêler les accens de ma propre indignation à celle du +jeune homme. Un des témoins me fit quelques signes de me défier, ce que +je tâchai de faire en modérant petit à petit mes expressions; mais mon +cÅ“ur parlait toujours plus haut que la prudence. La race des agens +provocateurs n'est pas, à ce qu'il paraît, d'invention nouvelle; car en +arrivant à Paris, mon retour fut presque aussitôt suivi d'une lettre où +l'on me demandait compte de mon voyage, de mes relations; on m'engageait +à m'exprimer d'une manière plus convenable sur le chef de l'état. Celui +au nom duquel on me donnait ces charitables avis réunissait alors deux +qualités dont une suffisait à mes craintes. Je me le tins pour dit, afin +d'éviter de nouvelles attentions du _grand_ juge et du ministre de la +police générale. Je restai à Paris pendant tous les détails de l'affaire +de Moreau. J'écrivis deux fois à Regnaud de Saint-Jean-d'Angely, qui +refusa de me voir, et m'envoya dire que le meilleur conseil qu'il eût à +me donner était de quitter Paris. Je vivais isolée, ne voyant aucun ami +du général, n'apprenant que par le bruit public l'issue du procès, la +noble conduite d'un de ses frères d'armes, la belle parole de ce juge +héroïque, de ce vertueux Clavier, qui répondit aux insinuations d'un +autre juge qui promettait la grâce au nom du consul, si le général était +condamné: _Et qui nous la donnera à nous, notre grâce, si nous le +condamnons?_ + +La liberté du général me rendit le calme; j'étais sûre que l'illustre +proscrit serait aussi heureux qu'on peut l'être loin de la patrie +esclave. Ayant alors beaucoup d'argent à ma disposition, et sous le +poids du triste isolement, je fis plusieurs tournées à Nantes, à +Bordeaux, à Tours. Je fis ces voyages sans but, sans plaisir, seulement +par le besoin d'objets nouveaux. Je dépensais mon argent, comme si cela +eût été une rente annuelle. N'ayant jamais connu les privations, +pouvais-je deviner la science de l'ordre et la nécessité de l'économie? + + + + +CHAPITRE LXXII. + +Ney.--Première entrevue.--Délicieuses, mais courtes illusions. + + +Ma destinée, si bizarre, a précipité tant d'événemens dans une carrière +pourtant encore si courte, que mon souvenir, qui en a conservé fraîches +toutes les émotions, en confond souvent les dates rigoureuses. +N'importe, s'il y a quelque obscurité dans la chronologie de mes +Mémoires, il n'y a que de la bonne foi et une religieuse fidélité dans +les aveux. Cette destinée, qui semblait se plaire à multiplier pour moi +les fautes, les commençait toujours par l'entourage des occasions et des +personnes les plus propres à me les faire multiplier. C'est ainsi qu'à +mon retour à Paris, D. L***, ce conseiller de toutes mes faiblesses, se +trouva encore auprès de moi. Hélas! que ce qu'on nous dit a d'empire sur +nous, quand ces paroles ne sont, pour ainsi dire, que l'écho de nos +sentimens secrets et la flatterie de nos rêves! Les premières paroles de +D. L*** me furent un immense bonheur: elles m'annonçaient l'arrivée +prochaine et positive de Ney. Toute la soirée se passa dans le rêve +enchanteur de mille projets, dans la douce espérance surtout de voir +chez moi l'objet chéri de tant de préoccupations. Je chargeai D. L*** de +me chercher un beau logement, de réaliser en billets tout ce que je +pouvais alors posséder, de me tenir un passe-port toujours prêt, afin de +n'avoir, s'il le fallait, rien à démêler avec les choses vulgaires de la +vie. Au bout de trois jours, j'étais confinée dans une délicieuse +retraite, rue de Babylone, petite, mais commode, et dans un espace +étroit renfermant l'ombrage d'un jardin délicieux. Les premières nuits +furent un enchantement au milieu duquel venait se mêler pour la première +fois cette inquiétude de plaire qui en indique le besoin profond. D. +L*** et mon miroir ne suffisaient pas pour me rassurer: l'amour n'a +point de vanité; et j'aimais bien, car j'étais bien peu contente. + +J'avais reçu trois lettres de Ney; elles étaient fort courtes, mais je +les relisais souvent. Les expressions n'en étaient point passionnées, +mais assez douces et assez aimables pour faire prendre le change, la +galanterie étant toujours pour un cÅ“ur de femme si près de ressembler à +la tendresse. Je préparai un mot pour lui, un mot qui pût me valoir à +son arrivée une prompte visite; mais il paraît qu'on a peu d'esprit +quand on aime, car ce billet était bien le plus sot et le plus mal +tourné que j'eusse écrit de ma vie; D. L*** se chargea de le porter à +celui auquel il était adressé; et dès le matin il sortait pour guetter +cette arrivée, la seule occupation de ma tête. Le quatrième jour de ces +courses complaisantes, D. L*** tardait à paraître: à sept heures du +soir, j'allais me mettre à table, mourant d'une impatiente terreur, +lorsqu'il entra en me criant de la porte: _Il est arrivé!_ je l'ai vu, +il tient votre billet. + +«--Et sa réponse! m'écriai-je. + +«--Il l'apportera lui-même. + +«--Quand? + +«--Demain. + +«--Quoi! pas une ligne? seulement demain!» et je tombai d'accablement. + +«Il ne pouvait ni venir ni écrire. Il était déjà comme au milieu d'une +cour; j'ai eu de la peine à pénétrer jusqu'à lui. Sa faveur est au +comble: on l'attendait au Luxembourg. Je l'observais avec attention, et +j'ai lu une bien douce surprise sur son visage; jugez-en par cette +question: Est-elle libre? la trouverai-je seule? + +«--Est-il bien vrai? lui avez-vous tout dit? + +«--Oui, tout; il le sait, le croit et le verra... et il sera trop +heureux.» + +D. L*** prononça ces derniers mots avec un accent que je ne lui +connaissais pas, mais qui me causa de la gêne en me faisant penser ce +que je ne saurais désigner mieux que par la bienveillance de notre +vanité, qui se complaît même dans l'apparence d'un hommage à nos +attraits, dont l'aveu nous offenserait et n'aurait rien de bien +flatteur. Enfin, je me crus obligée de contraindre l'excès de ma joie +par l'idée qu'il était pénible à D. L***. Que la vanité est +compatissante! ce n'était encore qu'un raffinement d'adresse de sa part +pour m'engager à lui épargner d'être présent le jour de la visite, et +éviter par là des éclaircissemens qui n'auraient pas tourné au bénéfice +de sa véracité. + +Que ce demain me paraissait long à paraître! Dès le matin, je me +promenais, je regardais, j'avançais les pendules. Il me semblait que je +distinguais le bruit de sa voiture. La fatigue m'ayant gagnée, je +m'assis au milieu de mon parterre, relisant l'ode tant célébrée de +Sapho. Une vague rêverie avait remplacé l'impatience; mais elle était +encore passionnée, car, pour les courts momens qui m'étaient promis, je +n'eusse pas craint de les acheter au prix de l'agonie du fatal +Promontoire. Qui n'a ressenti toutes les nuances des mille sentimens +contraires qui se succèdent dans les heures d'une première attente! +Hélas! je les éprouvais toutes ensemble, quand un cabriolet roulant avec +fracas s'arrête: la porte s'ouvre; et je n'avais pas eu le temps de +croire à mon bonheur qu'il m'était confirmé. + +Je n'avais plus d'esprit; mais j'avais tant de bonheur que là aurait dû +finir ma vie. + +Si Ney eût été un homme ordinaire, on eût presque trouvé sur son visage +de la laideur; mais avec sa noble taille, avec son attitude et ce regard +qui était tout l'homme, en voyant tant de gloire on croyait voir la +beauté. Quelques paroles avaient à peine été échangées entre nous, et +déjà nous causions, nous sentions comme des amis de vingt ans. Avec +quelle loyale probité il me rappelait le soin de mon avenir! + +Et je lui répondais: «Cet avenir, n'y pensez pas: savoir que quelques +battemens de votre noble cÅ“ur sont pour moi, n'est-ce point là toute ma +destinée?» + +Nous parcourions ensemble mon charmant asile; il en était ravi. «C'est +Moreau, me disait-il, qui vous en a fait hommage? + +«--Cette maison n'est point à moi; je la loue garnie. + +«--Mais cela vous ruine, si Moreau n'y pourvoit. + +«--J'ai tout refusé de lui. + +«--Il a mal agi, et vous aussi. + +«--J'ai eu trop de torts envers Moreau, pour que ses bienfaits ne me +fussent pas pénibles. + +«--Tout cela est trop romanesque, ma chère amie: Moreau connaissait +votre famille; il vous avait donné son nom, il vous devait une +existence; mais vous avez des talens, de l'éducation, vous aimez mieux +ne rien devoir qu'à vous-même. + +«--Ne gâtez point mon bonheur par les ennuis de la prévoyance. + +«--Vous m'intéressez trop pour que je ne prévoie pas à votre place. + +«--Je vous intéresse. Ah! ce mot me suffit. Que de devoirs vont nous +séparer! Que ce jour me soit dû moins paisse avec mes illusions; si ce +jour doit être mon avenir tout entier, ne l'attristez point d'avance.» +Ce mot était le cri du cÅ“ur; il le comprit, et son regard me dit assez +qu'il était heureux. Et moi, fière de tant de gloire et d'amour, je me +trouvais plus qu'une reine. + +Trop franc, trop loyal pour hésiter devant un devoir et un aveu, Ney ne +me laissa point ignorer les projets de Napoléon pour son union avec une +jeune et belle personne amie d'Hortense. À force d'admiration pour une +si haute probité, j'étais heureuse en l'entendant parler de cette union +qui, par un lieu sacré, allait le séparer de moi. + +«Mais si vous formez ce lien, lui dis-je seulement, vous poserez donc +les armes? + +«Les poser! j'espère bien rester le dernier sur les champs de bataille; +mais, vous ne le croirez pas, c'est Napoléon qui tient en général à ce +qu'on se marie. Je ne sais trop s'il a raison: car quel est l'homme qui +ne change pas un peu avec une famille, avec des enfans? + +«--Mais dans le haut grade où vous êtes parvenu, on peut être suivi de +sa femme? + +«--Ce serait n'avoir pour elle nulle pitié que de l'exposer ainsi aux +périls de la guerre. Nous sommes tous soldats; et, en nous élevant à un +grade, Napoléon ne nous élève qu'au droit d'avoir la meilleure part dans +les périls et dans les fatigues. Nous ne passons pas même les revues en +calèche, et nos pauvres femmes seraient fort mal sur un champ de +bataille. + +«--Ah! si j'en avais le droit, je saurais bien vous suivre au milieu de +ces travaux de la gloire, et la fatigue elle-même me paraîtrait déjà une +récompense.» + +Ney n'était pas homme à transiger avec un devoir, et j'ose dire que, +sans cette conviction, il m'eût été moins cher. Dans ce moment, le +devoir même lui était doux, car la femme qu'on lui destinait était en +tout digne de lui. D'après ses aveux de mariage, j'aurais craint de +donner à Ney de mon caractère une opinion défavorable en lui demandant +de revenir. Mais qu'il me fit heureuse en me disant: «Mais je suis libre +encore; vous ne me renverrez pas demain: à quelle heure serez-vous chez +vous? + +«--À toute heure. Je ne suis restée à Paris que pour vous; je n'ai +choisi cette retraite que pour vous y recevoir; je la quitterai, je +quitterai Paris, je quitterai la France quand je ne pourrai plus sans +crime vous y attendre. + +«--Vous êtes bien dangereuse! + +«--Je ne le serai jamais pour vous. Je prévois nos destinées, qui ne +peuvent être unies; mais je saurai préférer votre gloire à mon bonheur. +En vous perdant, aimer seule ne peut être un crime, et cela suffira +encore pour mon bonheur. + +«--Mais comment ai-je pu vous inspirer un sentiment si voisin de +l'enthousiasme? + +«--Depuis que votre nom fut prononcé devant moi par les témoins de votre +valeur et les compagnons de votre gloire.» + +Il me serra contre son cÅ“ur avec une violente tendresse, et avec ce cri: +«Je vous jure à jamais une amitié de frère.» + +Nous restâmes quelques momens dans le silence d'un bien doux +recueillement et d'une admiration presque égale. Ô gloire! tu n'es donc +point une chimère, puisque tu donnes tant d'élévation et de réalité à un +sentiment déjà aussi élevé que l'amour? + +Ney me quitta; mais la nuit était si belle, mais mon cÅ“ur était si +plein, que, le croyant encore présent dans ces lieux qu'il venait +d'animer, je parcourais avec délices les détours embaumés de mon jardin, +heureuse enfin d'avoir trouvé un objet à mon imagination, un but à mon +existence, un besoin de noble indépendance, et d'avenir digne du +sentiment qui venait d'embellir ma vie. + +Je résolus de réaliser tout ce qui me restait de fonds, de partir le +jour où _son_ mariage serait fixé irrévocablement, de m'assurer son +estime par cet effort douloureux, et de conquérir les droits si +consolans d'une héroïque amitié. Pour la première fois, j'avais de la +prévoyance, et je me rappelai que ma pension avait de longs arrérages +dont je songeai à presser le recouvrement, pour augmenter les capitaux +sur lesquels se fondait ma liberté. + +D. L***, qui s'était éloigné après la preuve de dévouement qu'il m'avait +donnée, la remise du billet tant attendu de Ney, revint le lendemain. Je +sentais le besoin de la reconnaissance pour ce qui me semblait un +bienfait, et en même temps un inexprimable malaise vis-à -vis de celui +que je voulais récompenser. J'étais déjà si fière d'avoir approché du +noble cÅ“ur depuis si long-temps appelé par le mien, que je craignais +d'entendre un mot, de soutenir un regard qui pût porter atteinte à la +flatteuse certitude d'être, par toutes mes relations et tous mes +sentimens, digne de son intérêt et de son estime. Je dis à D. L*** que +mon intention était de partir pour l'Italie aussitôt que le mariage de +Ney serait fixé. D. L*** parut hors de lui, non seulement par la +surprise de me voir instruite de cet événement, mais encore par +l'annonce de mon projet de quitter Paris. + +«Combien, me dit-il, vous êtes toujours extrême dans vos résolutions! +Pourquoi quitter Paris? Ney vous aurait-il déplu; lui auriez-vous +surpris des défauts? + +«--Quelle supposition! Serait-il possible de découvrir des défauts sous +tant de lauriers? Je l'ai trouvé mieux, bien mieux que je ne l'avais +rêvé; je l'aime, mais je pars, car il ne m'a juré qu'un attachement de +frère.» + +Hélas! la résolution était forte, l'aveu en était sincère; mais cet +héroïsme de la raison m'abandonna bientôt, et je ne pus retenir mes +larmes. «Mais D. L***, m'écriai-je, vous saviez qu'il venait à Paris +pour se marier?--Oui et non; mais qu'importe à votre liaison? + +«--Écoutez-moi: la jeune personne qu'il épouse est belle, aimable, voilà +bien quelque chose; elle-lui plaît, et c'est plus qu'il n'en faut pour +l'empêcher, à la veille d'un si prochain bonheur, de courir les chances +d'une passion nouvelle. + +«--Je ne dis pas non; mais ne vous exaltez pas, laissez passer les +fêtes, les premiers jours d'un hymen; restez, attendez, et vous pourrez +n'être pas déçue dans vos espérances. + +«--Affreux conseiller! je vois à quel prix vous voulez me faire acheter +le bonheur; mais comme j'en voudrais être digne, je n'en serais pas +capable, et ce mariage d'amour auquel il aspire ne serait qu'un mariage +de convenances, que je repousserais vos coupables idées. S'il fût resté +libre, ma vie n'eût été qu'une longue preuve d'amour; mais je veux +mériter au moins ce qu'il peut m'accorder encore. Tenez, ne dites plus +rien; je ne serai jamais à la hauteur de votre horrible morale. Mon +parti est pris invariablement. Chargez-vous de toutes les commissions +dont je vous ai parlé. J'espère voir Ney ce soir, ne revenez que demain. + +«--Adieu donc, belle dame, je vous laisse avec tout le charme d'une +douce attente. + +«--Ah! voilà un ton sentimental qui... + +«--Qui ne va pas, allez-vous dire. Ce n'est pas trop le mien; mais le +seul reflet de votre exaltation suffirait pour enflammer l'homme qui y +serait le moins disposé; et quand je vous entends je ne suis plus sûr de +moi-même. + +«--Si j'allais vous rendre honnête homme cela me ferait une réputation. + +«--Ah! je n'en vaux pas la peine: prenez-vous à un de ces grands +scélérats en habits brodés; mais un demi-coquin comme moi, qui, ballotté +par le sort, louvoie entre le mal et le bien, cela n'est pas digne de +vous. Servez-vous de moi, car je vous suis bien dévoué; mais ne tentez +pas ma conversion, parce que je ne serais qu'un maladroit en fait de +scrupules. + +«--Vous ne m'aviez jamais parlé avec tant d'esprit, ni surtout avec tant +de franchise, et + + J'aime à voir que du moins vous vous rendiez justice. + +«--Vous avez, certes, plus d'esprit que moi; mais vous n'entendez rien à +la partie véritable du bonheur. Vous avez, comme par miracle, tourné la +tête à celui qui vous la tournait: sa démarche le prouve. L'amitié de +Napoléon est un sûr garant de sa gloire et de sa fortune, et c'est ce +moment que vous choisissez pour vous éloigner de ce Paris où vous pouvez +briller, et cela pour des chimères dont vous auriez ri avec le vertueux +époux après la bénédiction nuptiale. + +«--Pour la dernière fois, affreux conseiller, cessez votre langage. +Puissé-je préférer toujours mes chimères à votre positif et à vos +réalités!» + +Il me quitta stupéfaite de sa logique, et attribuant sa franchise à +l'espoir d'exploiter la domination qu'il avait prise sur mon esprit, et +dont il comptait bien agrandir le cercle. + +Quelques minutes après le départ de D. L***, je reçus de Ney le billet +suivant: + + «J'ai beaucoup entendu parler depuis hier de l'amie du général; + j'ai beaucoup de choses à vous dire, de conseils à vous donner. Je + compte sur votre entière franchise et sur votre délicatesse, malgré + les _dit-on_ de la bonne compagnie. Ne pouvant venir que fort tard, + je vous en préviens, et je vous sais déjà si bonne, que je ne vous + fais pas même d'excuses d'abuser de votre patience. + + «À vous d'amitié, + + «MICHEL N...» + +Oh! que l'amour est une douce chose! qu'il est habile à nous rendre +heureuses! Je trouvais je ne sais quel charme à ce retard, qui me +semblait un sacrifice de ma vanité à ses devoirs, et un honorable +dévouement à l'attente... Oui, me disais-je, ma vie a maintenant un +noble but. Un sentiment pur s'est emparé de ma jeunesse pour l'arracher +aux sentimens du monde. En mourant, du moins, je pourrai me l'avouer. +L'amour est donc aussi une bien noble chose, puisque sa présence est +déjà assez forte pour me faire oublier ce passé qu'on a déjà lu, cette +série de fautes et de faiblesses remplacée déjà par le vÅ“u d'une +irréprochable conduite. Lors même que cette passion généreuse est malgré +elle infidèle à ses sermens de vertu, n'est-ce rien que la flamme +qu'elle en ranime?... Je ne crois pas y avoir été entièrement infidèle. +Ney était libre encore: nous fûmes entraînés au delà de l'amitié +fraternelle; mais ces courts transports cédèrent à la voix du devoir +légitimé; et depuis cette première époque de félicité jusqu'à +l'épouvantable catastrophe qui termina une vie glorieuse, je puis rendre +à ma passion ce témoignage, qu'elle ne reçut jamais d'autre récompense +que la joie d'être ressentie. Hélas! dans l'âge mûr elle a été mon +refuge contre d'autres fautes, depuis que l'or de mes blonds cheveux +s'est changé en argent. + +Je passai une longue journée à attendre, à lire, à espérer, à me +rappeler; je me trouvais heureuse, et Ney, pourtant, n'arriva qu'à neuf +heures du soir. «Soyez fort pour nous deux, m'écriai-je en +l'apercevant!--J'ai pris de belles résolutions contre vous; mais comment +résister à l'idée de ce sentiment dénué d'égoïsme? je me marie! ma femme +possède tout ce qu'il faut pour plaire; je l'aime, je l'aimerai; +mais...» + +Qu'il me fut doux cet orgueil d'amour, de penser que je pouvais quelque +chose pour le bonheur d'un grand homme! + +«Quels sont vos noms de baptême?» me dit-il brusquement, quoique avec un +air de préméditation. J'hésitais.--«Dites-m'en un que personne ne vous +ait jamais donné. + +«Que je sois Ida pour vous: C'est un nom qui était bien cher à mon père. + +«--Eh bien, chère Ida! le sort, le devoir, l'honneur, exigent notre +séparation. Je suis dans un poste où se revoir est une chance; +promettez-moi, n'importe où me pousse la guerre, que jamais une lettre +de moi ne vous dira en vain: Ida me manque. + +«--J'obéirai, j'accourrai, quels que soient les distances, les lieux et +les devoirs. Je suis heureuse, rien que de le promettre.» Puis je lui +faisais raconter ces campagnes d'une valeur presque fabuleuse, ces +périls qui l'avaient toujours épargné, cette gloire, cette fortune +militaire, qui avaient tant d'admirateurs et qui n'avaient pas +d'envieux. + +«Ô ma chère! je suis un soldat, nous sommes tous braves, mais, j'ai été +plus heureux. La liberté m'a donné un sabre, la nature, de l'activité et +des forces. J'ai le cÅ“ur français, voilà tout le secret de ma destinée.» + +J'étais muette d'admiration devant tant de simplicité avec tant de +grandeur. Je sentais avec un secret orgueil qu'il fallait être plus que +belle pour mériter l'attachement d'un si haut caractère.--«Ney, lui +dis-je, me promettez-vous de me prévenir _ici_, vous-même, et non par +lettre, du jour où votre mariage sera fixé? + +«--Je vous le jure! + +«--Mais vous, Ida, promettez-moi de bien réfléchir avant de prendre un +parti; je ne pourrais jamais être heureux si je vous savais à plaindre. + +«--Cher Ney, je vous écrirai, j'apprendrai vos victoires; je vous dirai +par lettres mon amour... Nos destinées s'accompliront. + +«--Où prenez-vous donc, étrange et divine femme, tout ce que vous +exprimez si bien? + +«--Dans mon cÅ“ur... et il ne trompe jamais.» Il y posa sa noble main; je +la serrai avec force, et son regard me dit qu'il sentait tout ce que +j'éprouvais. + +Je vivais comme dans un nuage d'amour; chaque matin était un doux rêve, +une attente mélancolique et tendre, que la visite du soir confirmait +toujours. Les dernières entrevues me semblèrent pourtant empreintes de +quelques plus sombres couleurs. Son air avait été triste et préoccupé. +Il devait venir fort tard le lendemain. Je sortis dans la journée: en +rentrant j'appris que Ney s'était présenté chez moi, qu'il avait fait +mille questions avec tous les gestes de l'emportement et de l'humeur. +Voici le billet que je trouvai sur ma toilette: + +«La solitude commence à vous peser, à ce qu'il paraît... Mais je n'étais +attendu que ce soir; je n'ai pas droit de me plaindre... Au reste, +rassurez-vous sur votre réclusion; j'étais venu, pour vous en annoncer +le terme. Dans dix jours vous serez plus libre que moi.» + +À la lecture de ces lignes cruelles, comment rendre ce qui se passait en +moi? ce fut presqu'une agonie jusqu'à l'arrivée de celui qui la causait. +Dès que je l'entends, je me précipite vers la porte, je lui saisis la +main avec violence, et la portant sur mon cÅ“ur: «Que vous a-t-il fait, +m'écriai-je, pour le déchirer?» Hélas! la conviction fut prompte, car +mon langage était déchirant; mais admirez cette énigme du cÅ“ur humain. +Il avait accompagné ses premières questions sur ma sortie d'un certain +emportement et d'une certaine rudesse. J'avais comme peur de sa terrible +physionomie, et le retentissement de cette frayeur me semblait un +plaisir. + +Le ton devint plus timide et même plus gai. Je lui parlai de ma disgrâce +dramatique, qui pourrait bien avoir quelque rechute. «Quoi! vous +songeriez encore au théâtre? Dans vos projets vous compteriez celui-là ? +Ô mon amie! j'aimerais mieux vous voir cantinière qu'actrice. + +«--Cantinière! pour cela j'y consentirais volontiers, car cela serait un +moyen de vous voir.» Il partit d'un éclat de rire à cette plaisante +déclaration. + +«--Une pareille vie, Ida, n'est pas faite pour vous. Le nom seul vous +l'indique assez. + +«--Mais quel malheur au moins, que je ne puisse, à votre mariage, +devenir garçon. Vous me feriez entrer au service; je vous servirais en +qualité d'aide-de-camp.» Je continuai ainsi à débiter mille folies et à +dissiper les nuages qui avaient obscurci son noble front. + +«Avez-vous toujours des habits d'homme? ajouta-t-il. + +«--Oui, garde-robe complète. + +«--Je vous ai vue sous ce costume; vous aviez l'air d'un franc mauvais +sujet. + +«--Mais c'est bien mal de me le rappeler, vous qui ne me trouviez pas +capable de la dignité de cantinière. + +«--Mais savez-vous que nous avons des cantinières de fort bonne +compagnie, de véritables femmes à sentimens, toutes fort laides à la +vérité; mais à l'armée la laideur même n'est pas une garantie de la +vertu.» Et là -dessus il me conta de fort drôles aventures qui, pour être +répétées, auraient besoin de l'excuse de sa gaieté militaire. + +Puis, en l'interrompant: «Vous verrai-je demain? le bientôt de votre +billet m'en laisse-t-il l'espérance? Oui; mais après, mon amie, bonne et +délicate amie, je vous écrirai. + +«--J'entends... Mon ami, vous serez heureux, vous le méritez si bien! +Mais, au comble de cette félicité, pensez, pensez quelquefois qu'Ida +n'en aura plus d'autre que de se rappeler ce qu'elle goûte encore dans +ce moment. + +«--Vous m'écrirez aussi; je veux toujours savoir où vous serez, ce que +vous ferez. Il faut mettre ordre à vos affaires. Voulez-vous que nous en +causions en amis, en bons enfans? + +«--Ô mon ami! de quoi voulez-vous me parler... d'intérêt? Vous voulez +donc me désoler? Je n'ai besoin de rien, je ne veux rien, je n'attache +de prix qu'aux souvenirs.» Pendant que je lui parlais, il détachait de +son cou une montre et la chaîne qui la suspendait. + +«--Vous l'avez portée, votre nom y est gravé; je l'accepte. Pourquoi +faut-il que bientôt elle marque l'heure d'un éternel adieu!...» + +Cet adieu, que l'honneur commandait, auquel même la délicatesse de la +passion s'associait comme à un sacrifice nécessaire, cet adieu ne fut +pas éternel, et pourtant il avait été sincère. + + + + +CHAPITRE LXXIII. + +Encore M. de Talleyrand.--L'envoyé de la République cisalpine. + + +Avant de prendre, pour ainsi dire, mon essor militaire, et de poursuivre +au loin l'image d'un guerrier, seul objet de mes affections, je dois +reprendre quelques détails et quelques souvenirs que plus tard, emportée +par le torrent des événemens et des malheurs, je ne retrouverai plus. +D'ailleurs, ce m'est à moi-même une consolation, comme une distraction +pour le lecteur, que ce retour passager à des émotions moins vives et à +des aventures moins sérieuses. + +J'ai parlé, dans le deuxième volume de ces mémoires, de M. de +Talleyrand, comme de l'un des hommes qui avaient laissé le plus de +traces dans une imagination pourtant aussi mobile que la mienne. Laisser +une mémoire si flatteuse après une liaison presque impoliment rompue +n'est pas certes une chose ordinaire; et il faut que les momens de +séduction aient eu bien du prix, pour que le cÅ“ur d'une femme ait si peu +de rancune. Durant mes séjours à Paris, sitôt que mon ame était un peu +tranquille, il était bien rare que je ne me remisse point en relation +avec M. de Talleyrand, dont le commerce a, par un heureux privilége, +tout ce qu'il faut pour plaire, sans qu'on en craigne trop le danger. On +se rappelle la démarche que j'avais faite au ministère des affaires +étrangères, le morceau bien précieux de sculpture que j'y avais déposé, +et l'indifférence qui semblait avoir accueilli un cadeau demandé et +digne dans tous les cas d'un remercîment. Comme on l'a vu encore, mon +amour-propre s'était un peu consolé par l'impossibilité d'une réponse au +milieu des indispositions et de la maladie qui avaient frappé M. de +Talleyrand. À plusieurs reprises j'avais renouvelé mes visites, et, je +dois l'avouer à ma confusion, elles furent toutes infructueuses. Voulant +bien montrer une flatteuse attention, mais nullement une importunité +toujours un peu ridicule pour une femme, je pris mon parti du silence de +M. de Talleyrand, comme je l'avais pris sur beaucoup de choses, mais +moins gaiement et non sans un vif regret, car j'avais toujours attaché +un grand prix à ma faveur ministérielle. + +Tout n'était pas vanité dans mes regrets, et il y entrait une haute +estime pour le mérite de M. de Talleyrand, et une appréciation de ses +brillantes qualités. Je ne me permis jamais de le juger comme homme +d'état, je n'ai jamais cherché à surprendre dans son intimité les +secrets de sa fine politique, que probablement son abandon même eût su +cacher; mais j'ai éprouvé dans ses conversations seulement spirituelles, +dans ses entrevues toutes désintéressées, un tel plaisir, que je ne +pouvais me défendre, en rentrant, d'en écrire les traits principaux et +les plus piquantes circonstances. Aujourd'hui, après vingt ans de +courses et de vagabondes distractions, j'aperçois encore dans mes +papiers dispersés les fragmens de cet album de la jeunesse et de la +prospérité, où M. de Talleyrand tenait à lui seul plus de place que tous +ceux que, sous d'autres rapports, je lui préférais. Voici quelques notes +qui datent de loin, et qui, je l'espère, sont encore véritables +aujourd'hui. + +Il est impossible de retrouver dans M. de Talleyrand d'autres vestiges +de son premier état, d'autres signes de l'épiscopat, que la forme de sa +coiffure. Il n'a conservé de l'église et de l'ancien régime que la +poudre et les bonnes manières. Même quand on sait qu'il a été prélat, on +reste dans une incrédulité parfaite sur ses vertus religieuses. Il est +vrai que ce ne sont point celles-là qu'en lui j'eusse pu apprécier. Ses +avantages extérieurs ne paraissent au premier abord guère plus saillans; +mais ce qu'il en possède il le fait valoir avec ce soin industrieux, +quoique non affecté, où excellent toutes les personnes qui, sachant ce +qu'elles ont de mal, donnent à ce qu'elles ont de bien ce relief +agréable dont leurs imperfections se couvrent avec bonheur. La +physionomie, comme on sait, embellit la laideur elle-même; qu'on juge de +son effet sur des traits gracieux et fins. Un certain voile étendu sur +des yeux dont la pénétration était presque un proverbe, lui imprimait un +charme, tout particulier. Quand il était debout, on faisait la part de +ses qualités avec restriction; mais assis et à regarder causer, l'éloge +ne devait avoir aucune réserve. M. de Talleyrand est un homme qu'il +fallait juger sur un canapé. + +Je crois qu'un des grands secrets de la supériorité de M. de Talleyrand, +qui lui a fait exercer tant d'empire sur ceux qui l'ont approché, c'est, +d'une part, l'apparente légèreté, le laisser-aller insouciant qu'il +montre dans les grandes affaires, et l'attention et presque l'importance +qu'il met à écouter et à dire dans les relations presque frivoles de +l'intimité. On peut avoir autant d'esprit dans ses propos, mais il est +impossible d'en laisser percer davantage dans ses réticences. Il y a +toujours je ne sais quel sous-entendu piquant dans ce qui s'échappe de +sa conversation. Une épigramme a presque l'air d'être en même temps une +confidence, et cet abandon, dont on sent qu'il reste le maître, captive +au point qu'on croit devoir lui en savoir gré comme d'une préférence, et +lui en garder le secret comme d'un mystère. + +Toutes les fois que je voyais ce ministre puissant, et pourtant si +aimable, cet abbé de la vieille cour, dictateur secret de la diplomatie +d'une république, je torturais ma petite érudition pour tâcher de le +comparer à quelqu'un des grands noms de l'histoire. J'avais beau +chercher, toutes les ressemblances me semblaient incomplètes, tous les +parallèles impossibles. Il me semblait que c'était un mélange de cette +fermeté du cardinal de Richelieu, sachant prendre un parti; de la +finesse du cardinal Mazarin, sachant l'éluder; de l'inquiétude et de le +facilité factieuse du cardinal de Retz, avec un peu de galanterie +magnifique de ce cardinal de Rohan, dont la nullité politique s'était +élevée par les aventures jusqu'à une certaine importance. + +M. de Talleyrand, qui, dès cette époque, inspirait aux partis plus +d'admiration que de confiance, m'a toujours paru tirer un merveilleux +avantage de l'hésitation dont il était l'objet dans les rapports +diplomatiques. Parlant peu, avec une sorte d'indolence et de +désintéressement auxquels on supposait toujours quelque intention +cachée, toutes les défiances possibles se déroutaient à deviner ce sens +mystérieux, cette arrière-pensée, qui n'existaient pas; et, n'en pouvant +trouver le mot, revenaient à la franchise par l'embarras, et à l'abandon +par le désespoir. + +M. de Talleyrand, dans la causerie, ne perd pas son caractère, mais il +l'assouplit avec beaucoup de grâce. Moi, qui ne me mêlais point +d'affaires politiques, qui n'étais pas capable de mesurer sa haute +capacité, il me semblait que ce devait être un homme bien supérieur, +celui qui pouvait oublier tout cela pour être aimable autant qu'il +l'était. + +Il est bien possible encore que l'opinion qu'il semblait avoir de mon +esprit ajoutât à toutes les illusions du sien. Le fait est que je +n'allais jamais au ministère sans y passer plus de deux heures. Mes +cheveux surtout excitaient les gracieuses attentions de M. de +Talleyrand, et ils furent un jour de sa part l'objet d'un travail fort +bizarre. Ses doigts en avaient tant admiré les blondes tresses, qu'ils +les avaient mis dans un désordre dont on ne devinerait jamais la +réparation. La main qui signait pour la France les traités de paix, +voulut elle-même mettre fin à la mutine indignation que ce désordre +m'avait causée, et me traiter comme une puissance dont il fallait +racheter la guerre. Voilà donc le ministre prenant une à une les boucles +flottantes, les roulant dans un papier fini et délicat, les multipliant, +les arrangeant toutes sous mon chapeau, exigeant que l'édifice restât +ainsi jusqu'à mon retour chez moi, où j'arriverais, disait-il, avec une +chevelure un peu moins belle que quand il l'avait bouleversée. + +Je poussai la patience aussi loin qu'il poussa la galanterie, et, +m'apercevant qu'il s'était servi de billets de mille francs en guise de +papillotes, je prenais et reprenais les mêches de cheveux, en disant: +«Monseigneur, en voilà encore une.» + +Avec la franchise qu'on me connaît, et qui peut seule servir d'excuse à +mes égaremens, j'ai acquis le droit d'être crue, et j'en profite pour +protester contre tout soupçon d'intérêt dans cette circonstance. Il +était trop tard pour me fâcher du stratagème que M. de Talleyrand avait +employé; un refus eût été ici une ingratitude, un signe de mauvaise +humeur contre lequel mon amour-propre flatté se révoltait: et comme +d'ailleurs cet hommage n'était point le prix d'une faiblesse, je me +figurai au contraire qu'il y avait quelque honneur à conserver ce que je +n'avais point eu la honte de conquérir. + +Cette anecdote prouvera toute la grâce que M. de Talleyrand savait +donner aux petites choses. L'espèce d'intimité agréable, quoique +innocente qui régnait entre nous, ne finit point là . Au moment où +j'étais dans son cabinet ainsi coiffée, en écoutant les mille choses +spirituelles que l'Excellence débitait avec une nonchalance délicieuse +et comme sans y penser, l'huissier se présente, et annonce le +citoyen..., envoyé de la République Cisalpine. + +«Allez vite dans ce cabinet!» me crie M. de Talleyrand. + +J'en tenais déjà la porte entr'ouverte: «Et cette brioche qui est sur la +cheminée!» répondis-je; puis je sautai pour l'emporter. + +«Laissez-la, reprit M. de Talleyrand avec un fin sourire; il n'en +mangera pas pour cela. Je ne veux pas vous rendre l'écouter trop +agréable.» + +J'obéis; mais, en écoutant de toutes mes oreilles, je n'entendis rien de +bien grave ni de bien mystérieux; je n'en remarquai pas moins la +supériorité de M. de Talleyrand sur l'autre diplomate: l'un avait le ton +aisé, ces manières faciles qui sont déjà de l'esprit; l'autre, au +contraire, faisait le sérieux et l'empesé, et tous ses efforts pour +cacher sa nullité la montraient. Le ministre français parlait de la +République Cisalpine, de ses intérêts, de ses rapports, de son +administration; et, l'on eût dit que l'envoyé apprenait toutes ces +choses pour la première fois. C'était un honnête homme, je crois, mais +qui n'avait pas l'air plus fait pour être diplomate, que moi pour être +reine. + +M. de Talleyrand vint à moi après la visite, et me dit: «Eh bien, +avez-vous écouté? + +«--Non; mais je vous regardais mystifier cet honnête citoyen. + +«--Citoyen! quel mot on a inventé là . + +«--Comment? + +«--Mais sans doute. Il était naturel au forum et au capitole, mais à +Paris il est ridicule. Vous êtes bien jeune, ma chère amie, mais vous +verrez encore bien des extravagances. + +«--Pour des extravagances passe encore, on peut en rire, mais des +crimes, mais du sang! ah! qu'au moins on nous en épargné désormais le +hideux spectacle! + +«--Il est plus facile d'espérer que tout est fini que de le garantir. +Nos politiques de massacre ont laissé des amis. + +«--L'homme qui vous quitte est-il de ces politiques-là ? + +«--Non, c'est une _bête_.» Et cette épithète banale que tout le monde +peut avoir à la bouche, me parut par l'accent, et par le regard de M. de +Talleyrand, acquérir comme une acception nouvelle et profonde, et la +recevoir de lui devait être un brevet d'éternel ridicule pour les +victimes. + +Tout simple qu'il fût, monsieur l'envoyé cisalpin avait eu la finesse de +m'apercevoir à travers la porte entr'ouverte du cabinet du ministre: et +il n'en fallut pas davantage pour faire galoper sa lourde imagination, +pour éveiller les soupçons d'un crédit établi sur des motifs qui +n'existaient pas, et l'idée qu'il croyait sans doute bien ingénieuse +d'en tirer parti. Fidèle à tous les vieux moyens de la vieille +diplomatie, le bon envoyé, qui croyait aux maîtresses, sut découvrir mon +domicile et vint se présenter chez moi. Je fus on ne peut plus surprise +de la démarche, et je mis une extrême franchise à détromper l'étranger +sur sa supposition et sur l'influence qu'il s'en était promise. Au fond, +la chose eût été vraie, que l'envoyé n'en eût pas été plus heureux, car +je doute que M. de Talleyrand eût jamais pris ses maîtresses pour +confidentes, et partagé un secret ou un intérêt politique avec qui que +ce fût. À l'égard des femmes, j'ai toujours pensé qu'il y avait chez lui +un peu de Bonaparte; qu'elles pouvaient lui plaire sans l'occuper; qu'il +savait tout obtenir sans d'autres sacrifices que ceux d'une amabilité +momentanée, et que l'empire n'allait pas au delà d'une préférence, dont +avec un peu de tact une femme, même flattée, devait sentir la fragilité +et les limites. + +Tout cela était trop fin pour l'ambassadeur en question, et comme les +sots ont justement la prétention de beaucoup deviner, le pauvre homme +s'évertuait à être incrédule à mes assurances répétées. Prenant mes +dénégations pour un calcul qui attend un plus haut prix, il ne pouvait +se mettre dans la tête les choses simples; il ne pouvait s'imaginer +qu'une femme qui avait de la beauté, de l'esprit, de la jeunesse, et ses +entrées chez un ministre, ne fût pas à même d'en profiter pour elle et +pour les autres, ne fût pas initiée aux intrigues politiques et ne +spéculât point sur sa position, à la rigueur, au moins de compte à demi +avec l'Excellence à qui cela pourrait être agréable. + +Comme on le voit, mon diplomate n'était ni aussi bête que l'avait +qualifié M. de Talleyrand, ni aussi délicat que par compensation je +l'avais cru. Il renouvela ses visites et ses instances, qui d'abord +m'avaient fait rire avec une obstination dont son rang seul pouvait me +faire supporter l'ennui. Regnaud de Saint-Jean-d'Angly le vit souvent +chez moi, et trouvait qu'en le dégrossissant, qu'en le laissant parler, +on en pouvait tirer quelques idées capables de le sauver de la trop +sévère épithète que M. de Talleyrand lui avait donnée. Malgré ce +jugement un peu plus favorable, l'envoyé ne me paraissait pas mériter la +peine et le travail qu'il eût fallu soutenir pour apprécier son +amabilité, et toute ma patience se borna à le supporter sans trop +d'humeur jusqu'au jour où, s'apercevant que ses visites lui étaient +inutiles, il daigna les rendre moins fréquentes et enfin les cesser. + +J'amusai beaucoup M. de Talleyrand par le portrait que je lui traçai de +ce particulier plus politique que galant. En général, il paraissait +goûter mes saillies, et j'avoue que je ne me rendais jamais à l'hôtel +des relations extérieures sans le désir le plus vif de donner bonne +opinion de mon esprit. On voyait, à la facilité de M. de Talleyrand, que +la causerie lui était comme une affaire de santé, comme une distraction +nécessaire du souci des hauts emplois et des fatigues du cabinet. Il +laissait volontiers échapper des jugemens sur les hommes, mais avec une +malice qui n'avait rien d'amer, et, je l'ai remarqué, avec un sentiment +naturel de justice pour les talens. Nous parlions souvent de Regnaud de +Saint-Jean-d'Angely, et il rit beaucoup un jour de tous les éloges que +j'en avais faits, et qui se terminaient cependant par ce trait: «Il n'a, +avec toute son éloquence, que l'air d'un beau cocher de l'ancien +régime;» saillie que je crus d'autant plus pouvoir me permettre, que je +l'avais risquée auprès de Regnaud lui-même, lequel ne s'en était jamais +fâché, malgré ses prétentions aux bonnes manières et aux bonnes +fortunes, et y avait répondu par cette boutade qui était encore de la +fatuité: «_Oui, je pourrais bien ressembler à un beau cocher de l'ancien +régime, mais à l'un de ceux du premier rang, que souvent de nobles dames +ne dédaignaient pas de faire monter de l'écurie au boudoir._» + +Je ne trouve plus rien sur l'album où je transcrivais, il y a bien des +années, les principales circonstances de mes relations avec M. de +Talleyrand. Elles cessèrent après mon deuxième départ de Paris, malgré +plus d'une démarche. En ne répondant point à mes lettres, M. de +Talleyrand n'en conserva pas moins la _cléopâtre_, dont je lui avais +fait hommage. Je n'ai, jamais conçu la ténacité de ce souvenir, après +tant d'indifférence. + +Plus tard, quand, au milieu de mes malheurs le nom de ce ministre +puissant se présenta à moi comme un appui qui pouvait les soulager, je +n'avais à faire valoir que l'intérêt de la grande infortune dont j'eusse +voulu lui inspirer le respect. Sa position politique était trop délicate +pour l'immense générosité que j'eusse sollicitée de lui. J'essayai +pourtant de le voir, mais il n'aperçut sans doute que ce que ses devoirs +avaient de rigoureux, et je n'en obtins que cette impassibilité de +silence dont on ne peut faire un reproche à la grandeur; car ne point +répondre n'est pas refuser tout à fait, et c'est déjà beaucoup qu'un +homme d'État, dans les temps de réaction et avec les personnes +suspectes, se contente de les oublier. Ce n'est donc point moi qui me +joindrai à ceux qui accusent M. de Talleyrand de manquer des qualités du +cÅ“ur. Je lui en ai connu de trop nobles, pour que le sentiment de la +justice ne m'arrache pas un aveu contraire; et l'amour-propre blessé, +qui s'exprime ainsi, mérite bien quelque confiance. + +Cette digression était nécessaire, puisque M. de Talleyrand, qui a +figuré dans mes Mémoires, ne doit plus y reparaître, et que mes +relations, avec lui cessèrent depuis l'époque dont je vais poursuivre et +continuer le récit. + + + + +CHAPITRE LXXIV. + +Campagne de Boulogne.--Le Tyrol.--Munificence de Napoléon. + + +Il me faut un moment revenir sur mes pas pour retracer une scène dont un +hasard me rendit témoin, lorsque Ney fut prendre au camp de Boulogne le +commandement du 6e corps d'armée. Mais aussi je fis ce voyage pour le +seul bonheur de l'apercevoir. J'avais besoin de le consulter sur une +lettre qu'il m'avait adressée, et qui, au lieu de m'être remise par la +personne qui d'ordinaire me les faisait tenir, m'était parvenue par la +poste, et qui me paraissait avoir été ouverte. Elle ne contenait pas de +secrets, mais le style de Ney avait une énergie que tout le monde ne +pouvait lire. Il me parlait dans cette lettre avec une franchise fort +plaisante des intrigues des cantons suisses, qu'il avait désarmés avant +de négocier. Le désir que j'avais de voir Ney entrait beaucoup plus dans +ma détermination que la frivole prudence dont je prenais le prétexte. Il +rit beaucoup de mes terreurs, mais il eut de plus tendres remercîmens +sur ce courage d'avoir fait cent lieues pour l'en instruire. J'avais eu +dans le temps, à Toulon, une lettre pour l'amiral Bruix, qui commandait +la flotte de l'océan, mais Ney ne me permit pas de la présenter, +désirant que je fusse le moins du monde en évidence, par une délicatesse +qui me faisait d'une telle obéissance une gloire et un plaisir. +J'éprouvais un heureux orgueil à me donner des qualités qui pussent +mériter ses éloges. «Il y a certes, me disait-il, moins de _fagoteurs_ +dans les camps que dans les salons des Tuileries; mais il y en a, et les +mauvais propos nuisent au bonheur.» + +Le temps que je passai à Boulogne fut employé en promenades, en courses +à cheval, partout où je pouvais l'apercevoir. Nous avions un langage +mystérieux auquel Ney se prêtait, lui avec une complaisance et moi avec +un bonheur inexprimables. Qu'il était noble, au milieu de tant de nobles +guerriers! Quand un geste me disait: _je vous vois_, cette intelligence +muette, innocente et pure, suffisait à mon cÅ“ur. Un jour, en revenant +d'une de ces tournées de félicité mystérieuse, je vis ce que je vais +décrire. + +Les soldats faisaient de fréquentes patrouilles le long des côtes pour +empêcher la contrebande; j'étais assise dans une cavité du ravin qui me +servait d'abri: ma rêverie fut tout à coup interrompue par deux voix +d'hommes qui venaient d'au-dessus de ma tête. L'un disait à l'autre en +mauvais anglais. «Attendez, vous allez les voir dans dix minutes; ils +tourneront à la pointe, vous prendrez par le bas, j'irai parler au +commandant, je lui dirai: le vent vient de là , aussitôt vous le verrez +commander _un à droite_, alors c'est à vous à en profiter; je vous ai +promis une heure libre, et vous la garantis. Savez-vous qu'il ne s'agit +pas d'une bagatelle, 300 à 400,000 f. à gagner pour la maison +Ver...--Mais voyez-vous, dit un autre, vous lésinez, et quand il s'agit +de la vie, il faut payer.» Je n'entendis plus rien, mais je vis +effectivement une patrouille débusquer à ma droite, rétrograder, prendre +une direction opposée, enfin le marché se consomma avec toutes les +clauses que j'avais entendues. + +Je revis Ney le lendemain. Je ne lui dis rien alors de la petite scène +fort peu militaire dont j'avais été témoin. Mais plusieurs mois après je +lui en fis la confidence, en lui avouant que je l'avais ajournée de peur +de faire punir l'officier commandant la patrouille, pour sa coupable +connivence dans cette affaire. Ney me répondit qu'il me savait gré de +lui avoir épargné la douleur de chercher les coupables, et de punir un +officier français pour une fraude. Il ne me donna plus que vingt-quatre +heures à passer près de lui, me faisant promettre de rester tranquille à +Paris, sans courses et sans voyages inutiles. + +Je partis le lendemain même, et, arrivée à Paris, j'appris que Ney était +sur les bords du Rhin. En vingt-cinq jours il y était parvenu avec son +corps d'armée des bords de l'océan. Je me trouvai logée chez des +personnes toutes dévouées à l'empire, enivrées de la gloire militaire +autant que moi peut-être. On ne parlait que triomphes, conquêtes, +envahissemens, gloire de nos armes. Ma pauvre tête, remplie déjà +d'images et de pensées guerrières, ne pouvait se calmer et se rafraîchir +en pareille compagnie. L'exaltation me rendit bientôt insupportable le +paisible séjour de Paris, et malheureusement une imprudence conçue, une +folie rêvée, sont pour moi une folie faite. Mon plan fut aussitôt +exécuté que formé. Beaucoup de personnes de ma connaissance se rendaient +déjà à Milan pour les fêtes du 26 mai. Je n'avais pas cessé d'être en +correspondance avec le comte Strozzi, grand seigneur italien, fort +instruit, dont j'aurai à parler plus tard. Un de ses parens faisait +partie de la députation qui avait été envoyée pour offrir la couronne +d'Italie au vainqueur de Marengo et de Lodi. Je fus le voir; il me +facilita mon voyage et me donna une lettre qui dans la suite me valut la +faveur de la princesse Élisa, grande duchesse de Toscane. Avant mon +départ, je crus devoir encore écrire à Regnaud de Saint-Jean d'Angely. +Il craignit de me voir, tout absorbé qu'il était alors dans ses +admirations impériales. Son ancienne amitié céda aux scrupules de sa +conscience politique, qui ne me trouvait pas assez orthodoxe en fait de +dévouement, depuis surtout le procès de Moreau. Mais, quelque temps +après, lorsqu'il fut question de m'assurer une honorable existence, son +intérêt se réveilla, et c'est au compte avantageux qu'il rendit de mon +esprit et de mes qualités, que je dus une place à la cour de Toscane. + +Dans ce temps, j'eus occasion de voir le grand maréchal du palais, +Duroc, que déjà j'avais connu. J'en reçus l'accueil le plus aimable, +qu'il entremêla de quelques plaisanteries sur ma passion pour la gloire, +sur mon amitié fraternelle pour Ney. Il me demanda si je voulais de sa +protection près de l'Empereur; qu'il me ferait adjoindre à l'état-major +de Ney pour la prochaine campagne d'Autriche. Je lui répondis sur le +même ton, et lui fis part de mon projet d'aller au couronnement à Milan, +et de rejoindre Ney par le Tyrol. «Admirable plan de campagne! +s'écria-t-il en riant; je veux absolument vous présenter à l'Empereur. + +«--Non, non, j'ai toujours un peu peur de votre nouvelle majesté, et je +ne l'aime que dans ses bulletins de victoire.» + +Duroc ne manquait pas, quand il était un peu poussé, d'une certaine +amabilité. Nous dîmes cent folies. Il me demanda si j'avais beaucoup de +connaissances à Milan: «En avez-vous de marquantes dans le nouveau +gouvernement? + +«--Lorsque j'y étais avec le général, et que j'y étais sous le titre de +son épouse, les grands-juges et les excellences de toutes les classes se +glorifiaient d'être de mes amis; mais aujourd'hui je suis seule; +dépourvue de ce titre et réduite à mon seul mérite, qu'alors on trouvait +supérieur; je ne sais trop ce qui me sera resté de _ces bons_ amis de +cour, et si la réserve n'aura pas remplacé l'empressement. + +«--Ne craignez rien, me dit-il en me prenant la main amicalement, je +vais vous recommander à quelqu'un, et je vous promets que vous n'aurez +point déchu.» + +Les gens du pouvoir se trompent sur les puissans effets de la +protection. Cela ne vaut jamais la recommandation très simple et +publique d'un nom honorable. J'en fis à Milan la peu flatteuse +expérience. On m'y reçut avec politesse, même avec une politesse +empressée, mais défiante cependant. Je cessai d'en rechercher les +preuves. J'avais pris un appartement magnifique, et je me demande encore +aujourd'hui où je trouvais alors le secret de donner à l'argent une si +rapide et si folle circulation. Il y avait dans la maison que j'habitais +une actrice fort célèbre, La Pelandi, tragédienne d'un admirable talent; +elle savait le français, mais le parlait avec répugnance. Aussi notre +rencontre devint bientôt de l'intimité, lorsqu'en la voyant un jour +occupée dans le jardin à répéter, je lui offris de lui donner les +répliques. + +«Quoi! vous savez l'italien?» + +Je répondis, en la désignant, par ces vers de Pétrarque: + +Lieti fiori e ben note orbe +Che madonna pensando premer sole, +Piaggia che ascolti le sue dolci parole +E del piede alcun vestigio serba. + +Elle fut ravie, et j'y gagnai le délicieux plaisir d'entendre parler le +plus pur toscan par un organe enchanteur. C'était pour moi un nouvel +enthousiasme que le séjour de l'Italie. Je ne rêvais plus que poésie, +théâtre, beaux-arts. Tout, à cette époque, commençait à ajouter de +l'illusion à ce pays de merveilles. Vivant avec les artistes, +j'assistais à toutes leurs fêtes; et ils m'engagèrent facilement à +paraître dans le prologue d'une pièce de circonstance, où, sous le +costume de la Renommée, je débitai une soixantaine de mauvais vers +italiens, en déposant un laurier sur le buste de Napoléon. Le costume +m'était extrêmement favorable, et je lui dus sans doute d'éclipser +toutes les femmes fort jolies qui s'étaient disputé l'honneur de figurer +dans ce prologue. + +Je devais me rendre à un grand souper. En entrant chez moi pour faire ma +toilette, mon étonnement ne fut pas médiocre de trouver un mot de l'un +des plus intimes confidens de l'Empereur, qui m'engageait à me rendre au +palais impérial avec la personne qu'on m'envoyait. J'aurais ici, si +j'écrivais un roman, un superbe texte d'indignation et de magnifiques +phrases de refus, un beau faste de vertu blessée; mais j'écris des +événemens, les événemens d'une existence bizarre, aventureuse. Que la +sincérité, qui me fait fuir le mensonge et l'hypocrisie, me soit du +moins comme une vertu, à défaut de celles qui m'ont trop manqué. Je +n'eus aucune irrésolution: l'amour-propre en permettait-il? Quoique +toujours étrangère à l'ambition, j'avoue que le soin de ma toilette ne +fut point sans calcul; elle était en vérité bien ambitieuse. Arrivée au +palais, je trouvai l'ami du prince, qui m'en fit compliment, qui +m'assura de la haute estime du maître. «Je n'ai pas besoin, me dit-il, +de vous dicter le langage à tenir; mais une recommandation bien grave, +c'est de ne point vous intimider si l'on vous parle de Moreau. + +«--M'intimider! ne le craignez pas; mais si l'on me parle de Moreau ou +de Ney, adieu à la majesté. + +«--C'est une originalité ridicule; contentez-vous d'être aimable, vous +me remercîrez du conseil.» + +Au moment même une porte que je n'avais pas aperçue s'entr'ouvrit; l'ami +du prince se retira, et je me trouvai dans un cabinet de dix pieds +carrés avec celui pour lequel un empire était trop petit. Il n'y eut +d'abord ni salut, ni complimens; puis venant à moi, il me dit: +«Savez-vous que vous avez l'air ici d'être plus jeune de six ans qu'au +théâtre. + +«--J'en suis heureuse. + +«--Vous étiez très liée avec Moreau? + +«--Très liée. + +«Il a fait pour vous bien des folies! + +Je ne répondis rien. L'Empereur se rapprocha de moi et nous causâmes +avec plus d'abandon encore; il se faisait aimable, et je le trouvai +assez pour oublier Moreau, l'empereur, le roi; toutefois plus de +brusquerie que de tendresse. Il ne fallait qu'un peu de tact pour +s'apercevoir que les femmes ne pouvaient guère exercer d'empire sur +Napoléon; qu'il était capable de faiblesse, mais nullement de ces +attachemens aveugles qui peuvent devenir si funestes aux peuples chez +les souverains. Il n'y eut jamais à craindre avec lui que les trésors +publics fussent sacrifiés à apaiser les vapeurs et à désarmer la +migraine d'une favorite. + +Il n'ignorait rien de ma singulière existence, et me demanda si j'étais +attachée au théâtre de Milan, si je comptais y rester. Je lui répondis +que mon projet était, aussitôt après les fêtes, de voyager dans le +Tyrol. Il me jeta un regard dont rien ne pourrait exprimer la +pénétration, en ajoutant «Vous êtes donc Allemande. + +«--Non, sire, je suis née Italienne, et j'ai le cÅ“ur français.» + +Il me regarda de nouveau, resta quelques minutes indécis, puis me dit +seulement avec la nonchalance royale ou ministérielle: «Je m'occuperai +de vous.«Après cette vraie réponse de pétition, il disparut. Je fus +reconduite par mon introducteur qui m'accabla de questions, auxquelles +je répondis de manière à satisfaire sa curiosité ou son obligeance, et +nous nous quittâmes fort bons amis. + +En rentrant chez moi j'éprouvais une agitation extrême. J'étais fière et +humiliée; le passé venait en quelque sorte accuser le présent. Je me +rappelais que neuf années avant j'avais occupé ce palais, aujourd'hui +impérial, dans un éclat pareil à celui de ses hôtes couronnés; et j'en +revenais avec une invincible admiration pour le persécuteur de celui qui +m'en avait fait partager les honneurs, ce persécuteur qui venait de +placer son souvenir à la place du premier souvenir de l'exilé. + +Tourmentée par toutes ces idées, je pris de sages résolutions; mais la +fatalité était là pour les chasser. Deux jours se passèrent et je +n'entendis plus parler de rien. Les blessures de la vanité commençaient +à se joindre aux tourmens de l'ennui, quand je reçus la visite du grand +maréchal du palais. Il m'étonna beaucoup plus par la magnificence du don +qu'il me fit, que par l'annonce d'une seconde audience de l'Empereur. Je +voulus refuser le présent auquel je n'avais point de droits; Duroc me +donna de si bonnes raisons sur la nécessité d'accepter, que je m'y +résignai par dévouement, en lui demandant s'il fallait que j'en +remerciasse l'Empereur. «Certes, me dit-il; sans cela il vous en +demanderait des nouvelles avec humeur, avec inquiétude même; et dans +tous les cas il prendrait votre refus pour une ruse ou pour une offense. +L'Empereur n'est pas un homme comme les autres; il mérite bien de n'être +pas traité de même.» + +Je me rendis encore le soir au palais, comme j'en avais reçu l'ordre. +Même introduction, mais attente beaucoup plus longue. Le grand maréchal +me conduisit dans une pièce assez spacieuse, qui ressemblait bien plus à +un bureau de ministre qu'à un boudoir de souverain. L'Empereur était +occupé à signer un énorme paquet de dépêches; il ne fit que jeter un +regard à notre entrée. Le maréchal me fit signe de m'asseoir et il se +retira. Un grand quart d'heure se passa sans que l'Empereur parût se +souvenir que j'étais là . Tout à coup se tournant sans quitter la plume, +il me dit: «Vous vous ennuyez? + +«--C'est impossible, sire. + +«--Comment, impossible? + +«--Ne suis-je pas témoin des travaux d'un grand homme? N'y a-t-il pas là +quelque intérêt pour l'amour-propre?» Là -dessus je me levai; il en fit +autant, et il s'approcha avec beaucoup plus de grâce que lors de la +première entrevue. Tout à coup il regarda du côté de son bureau, +traversa la chambre, sonna, et d'une porte opposée à celle par laquelle +j'étais entrée, je vis un mameluck ayant derrière lui plusieurs hommes +qui restèrent en dehors. Je fus si étourdie de cette apparition, que je +n'entendis rien; les yeux du mameluck se fixèrent sur moi d'une manière +effrayante; il remit un paquet à l'Empereur, qui se rapprocha silencieux +de son bureau. Dans mon inquiétude je me levai, marchant librement et à +grands pas. Je fis comme si je n'apercevais pas l'Empereur venant +doucement derrière moi. Bientôt je le regardai; ses yeux exprimaient +bien plus l'énergie italienne que la dignité impériale. Je songeai peu à +l'étiquette, et il n'en fut que plus aimable; et notre intime causerie +se prolongea, à son insu comme au mien, jusqu'à deux heures du matin. +«Vous ne dormez donc pas, lui dis-je?--Le moins possible; ce qu'on +_prend au sommeil est autant d'ajouté à la véritable existence_, me +répondit-il.» + +Lorsqu'on parle d'un homme si extraordinaire, les plus minutieux +souvenirs ont encore je ne sais quel puissant intérêt; qu'on me pardonne +donc encore quelques détails. On a fait grand bruit de sa brusquerie +presque brutale: c'est une critique de la haine. Certes, Napoléon +n'était pas un grand homme dameret; mais sa galanterie, par cela même +qu'elle n'était pas d'une nuance commune, en devenait plus flatteuse; +elle plaisait parce qu'elle était sienne. Il ne disait point à une femme +qu'elle était belle, mais il _détaillait_ avec le tact d'un artiste ses +avantages. + +«Croyez-vous, m'avoua-t-il fort plaisamment, qu'en vous voyant au +théâtre, j'ai soupçonné un peu de contrebande dans votre beauté?» + +On à débité encore que sa peau avait la teinte et le désagrément de +celle des hommes de couleur: ceux qui l'ont vu de près se joindront à +mon témoignage pour le nier. + +Napoléon me parut mieux empereur que consul; sa physionomie avait gagné +de la noblesse et n'avait point perdu de sa simplicité; son regard était +d'une incroyable pénétration; les belles lignes de son profil surtout +rappelaient ce caractère _césarien_, signe de la grandeur, sorte de +prédestination de l'empire. Ses mains, auxquelles on a fait une +célébrité, ne démentaient point en effet leur haute réputation; j'en +remarquai l'étonnante blancheur, et il m'en remercia presque avec le +sourire d'une jolie femme. Tant il y a toujours dans les plus grands +caractères une place en réserve pour quelque puérile vanité! + +Je puis avouer ici un changement dans mes opinions, que tant d'autres +éprouvèrent comme moi à cette époque. À dater de cette entrevue, +Napoléon ne s'offrit plus à ma pensée que comme le plus grand homme de +son temps. Les doubles rayons du génie des armes et des affaires +brillaient sur son front; guerrier victorieux, souverain législateur, +ses luttes militaires étaient encore des veilles politiques. Dès lors +mon enthousiasme ne connut plus de bornes; et ce fut à ce point, qu'en +revoyant Ney, il s'en aperçut et m'en fit la remarque. J'oubliais de +dire que dans mon entrevue avec l'Empereur, quand je lui exprimai ma +reconnaissance de son magnifique présent[2], il me répondit: «Je me +souviendrai de vous, et nous _ferons plus_...» + +Il tint parole; car lorsque, trois ans après, Regnaud de +Saint-Jean-d'Angely présenta à sa signature mon engagement pour la cour +de Toscane, près de la princesse Élisa, l'Empereur dit; «Oh! c'est notre +_fama volat_; certes, j'approuve;» approbation qui me valut le retour de +Regnaud, sa confiance, dès lors entière, la protection et les bienfaits +de la sÅ“ur de Napoléon. + + + + +CHAPITRE LXXV. + +Départ de Milan.--Voyage dans le Tyrol.--Épisodes de ce voyage. + + +Je quittai Milan vers la fin de juin 1805; je m'arrêtai quelques jours à +Vérone, et passai de là dans le Tyrol, la vie tranquille et sédentaire +m'étant impossible. Je sentais le besoin de me rapprocher du théâtre de +notre gloire, pour laquelle se préparait une nouvelle campagne, qui +devait avoir aussi ses lauriers pour l'objet de mes voyages. Mon désir +de revoir Ney n'était pas cette fois sans l'hésitation de quelques +remords. J'avais beau me répéter que n'étant liée avec lui que d'une +amitié fraternelle, je n'avais rien à me reprocher; je n'en passai pas +moins quelques mois avant d'aller le rejoindre! + +Je pris à Vérone un domestique italien; j'achetai deux magnifiques +chevaux, je m'habillai en homme; et réduisant mon attirail à un simple +porte-manteau, j'entrepris la visite du Tyrol comme on ferait une +promenade à Vincennes. À Vérone, un pont sépare seul l'Autriche des +États cisalpins. La bourse bien garnie, c'est de là que je recommençai +mes caravanes guerrières. Dès la première dînée, l'inexactitude des +comptes me fit mal augurer de mon élégant domestique: je le congédiai, +sentant le besoin, dans une contrée si sauvage, de ne pas ajouter encore +à mes dangers. Je le remplaçai par deux bons guides, qui parlaient +l'italien et l'allemand. J'aurais voulu passer ma vie à courir de la +sorte. Chemin faisant, je me faisais raconter les exploits de ces +admirables chasseurs de chamois, dont quelques uns ne dépareraient point +l'histoire des héros. Les Français étaient venus jusqu'à Melwald, et mes +guides n'eurent garde de me laisser ignorer les prodiges de valeur de +leurs compatriotes. Au récit naïf de cette bravoure ignorée, je faisais +des vÅ“ux pour qu'un peuple si franc et si noble échappât aux désastres +d'une invasion nouvelle. Oui, je l'avoue, au milieu de ce pays, j'avais +quelque regret à nos triomphes, dont il eût été la victime. J'obtins des +détails curieux sur une montagne digne de la réputation du Saint-Bernard +ou du Mont-Blanc; et, comme aucune folie ne devait m'être interdite, je +résolus d'y aller en pélerinage, et courus grand risque d'y terminer le +pélerinage de ma vie. + +Je cheminais au milieu de mes rêveries et des rochers. À chaque pas +quelques ruisseaux se mêlent aux inégalités du terrain et aux accidens +d'une nature sauvage. Souvent les fentes des rochers sont couronnées de +fruits et de légumes qui y croissent; mais le seul chasseur de chamois +ose semer et recueillir dans des lieux où la mort est si voisine de la +vie. Des ceps de vignes se courbent en arcades; des fleurs grimpent en +festons autour d'arbres vieux et agrestes; enfin, c'est un spectacle +vraiment romantique que celui du Tyrol. Je croyais retrouver les champs +de Vallombrosa, les champs de mon enfance; et, bercée mollement par le +charme des souvenirs et la magie des émotions, je laisse tomber la bride +sur le cou de mon cheval, qui, effrayé, se jette de côté et me fait +rouler sur le courant d'un précipice. J'étais perdue, si mon brave +tyrolien, rapide comme la pensée, ne se fût élancé sur le fragment +chancelant d'un rocher. Tout cela fut un éclair, et je n'eus même peur +que par réflexion. Mon brave tyrolien en eut plus que moi; et sa joie de +m'avoir sauvé la vie fut aussi vive que bruyante. + +Je ne voulus pas, dans le premier moment, diminuer la joie de ce brave +homme par l'expression de la douleur que j'avais éprouvée; mais quand il +s'agit de remonter à cheval, il me fut impossible de poser la main sur +la selle: j'avais l'épaule démise, et déjà elle enflait +considérablement. Mon pauvre guide cherchait à me rassurer en me disant +qu'au prochain village nous trouverions un paysan célèbre par des cures +miraculeuses, et qu'il irait le chercher. Rien n'était moins fait pour +me tranquilliser, car je sais que pour ces sortes de cures la foi est +indispensable, et j'en manque totalement en médecine. J'avais donc +encore, outre mon mal, le mal de la peur. + +Mon guide me conduisit cependant à une maison fort propre, où bientôt je +fus entourée de toute une famille empressée à me prodiguer tous les +soins. L'homme aux miracles ne tarda point à paraître; son aspect +m'inspira plus de confiance que l'histoire de ses guérisons; et dès +qu'il m'eut adressé quelques explications sur son art ou plutôt sur son +expérience, en fort bon Toscan, je lui livrai mon bras avec une espèce +de sécurité fort résignée. J'étais habillée en homme, je voyageais +seule, il fallait bien que j'eusse la vanité d'un courage un peu viril. +Le brave homme voulut bien l'admirer; et, quand au bout de dix jours, +entièrement guérie, ne souffrant plus, je lui offris vingt louis, il en +prit deux. Il avait cependant une nombreuse famille et une fille veuve +avec cinq enfans en bas âge. Je voulus me faire conduire auprès de cette +femme intéressante, et je me trouvai heureuse de lui laisser des marques +de ma reconnaissance pour son père si désintéressé. + +Les femmes du Tyrol sont fort belles; mais elles se coiffent de manière +à s'enlaidir. Qu'on se figure de jolies têtes, couvertes d'un grand +chapeau à trois cornes rabattu par derrière. La jeune veuve était +heureusement dépourvue, quand je la vis, de cet ornement national. +«Hélas! me disait-elle à chaque mot de consolation que je lui exprimais, +je n'ai pas même le triste et dernier bonheur de pleurer sur la tombe de +mon mari, d'y placer l'image révérée de sa patronne. Vous allez en +Italie, fuyez les Français: partout ils portent la mort.» Je me gardai +bien de lui répondre que ma vie, mon bonheur, étaient dans leur camp et +tous mes vÅ“ux pour leur gloire. Je quittai ces bonnes gens comblée de +bénédictions, heureuse de leur laisser un peu de cet or, qui ne vaut que +par les bienfaits qu'il permet. + +Nous étions à un quart de lieue du couvent des moines de Wiltare, +lorsqu'un chasseur aborda mon guide, et lui dit en allemand: «Nous +allons encore nous battre: les Français vont marcher sur Inspruck. Mon +frère arrive de Hall; j'aime mon pays, mais je suis si las des +tracasseries sur la chasse, que pour rien je m'enrôlerais avec eux. + +«--Et moi, pour moins que cela, reprit mon guide en faisant un geste +d'exécution, je vous planterais ce plomb dans le crâne... Un chasseur +tyrolien trahir son pays!» + +Je ne parvins qu'avec peine à leur faire entendre raison à tous deux; +j'en vins à bout néanmoins avec une franchise égale à la leur. + +Je m'installai dans une auberge, et de là je continuai à parcourir le +pays. Dans une de mes courses, je fis la rencontre d'un Français que +j'avais vu à Milan, où il était attaché à M...; il me dit qu'il +voyageait pour son plaisir; la connaissance fut bientôt faite. J'étais +charmée d'avoir un compagnon de route, et L..., quoique d'un extérieur +assez peu prévenant, avait assez d'esprit pour rendre la société +agréable. Nous quittâmes Botzen pour aller à Leit, où nous nous amusâmes +beaucoup de l'air imposant et mystique de notre hôte, qui, en nous +servant un quartier de chevreuil, nous racontait très gravement les plus +étranges choses sur un roc du pays, d'où un ange avait fait descendre +l'empereur Maximilien, pendant une chasse. En nous exaltant son vilain +taudis, il nous parlait d'Inspruck comme d'un cloaque, et il n'avait pas +tort. Mais quand je vis cette ville, pouvais-je ne pas la trouver belle, +malgré sa laideur? elle retentissait des cris de victoire de nos braves, +et leurs drapeaux y flottaient mêlés à des drapeaux enlevés à l'ennemi! + +La bonne ville d'Inspruck eut bientôt l'air d'une ville française, où se +faisait le recrutement. Avec un peu de jargon allemand, je trouvai dans +cette même ville à me loger très agréablement à côté du célèbre +minéralogiste Schasser, dont je visitais le cabinet avec un peu +d'érudition empruntée, qui me faisait fort bien accueillir. Me faufilant +à travers des haies, j'aperçus Ney au milieu d'un brillant état-major. +Son rapide sourire, sans gestes, sans parole, exprima tout ce qu'il +sentait. Je reçus, en entrant, deux lignes où il me demandait si je ne +me lasserais pas de ma vie errante, si j'étais de fer, pour préférer +tant de fatigues aux plaisirs du repos. Je répondis par ces vers d'un +vieux poème italien que je m'occupais à traduire: + + Je préfère toujours, en suivant un héros, + La fatigue aux plaisirs et la gloire au repos. + +Je le vis un moment le soir; il me fit raconter ma chute et ma guérison +miraculeuse; Y croyez-vous? me dit-il. + +«--Mais je crois aux miracles que je vois. + +«--S'il en est ainsi, votre homme est précieux; je m'en vais l'attacher +à l'armée. + +«--Il vous fera volontiers grâce de cet honneur: les Tyroliens aiment +trop leurs montagnes. + +«--Et nous aussi: c'est pour cela que nous en avons délogé les +Autrichiens.» + +Quand je lui parlai du Français que j'avais rencontré dans les +montagnes, il m'adressa les plus minutieuses questions. + +«N'auriez-vous pas remarqué qu'il se soit mis en rapport avec les gens +du pays? + +«--Cela lui eût été difficile, car il ne sait pas un mot d'italien, et +encore moins d'allemand. + +«--Lui avez-vous dit que vous me connaissiez? + +«Comment pouvais-je confier à un étranger ce que vous m'avez priée de +taire même à l'amitié? + +«--Vous savez, ma pauvre amie, quoique vous ne recueilliez que +d'incroyables fatigues de votre attachement pour moi, combien il +m'importe qu'on l'ignore. + +«--Pour revenir à mon compagnon de voyage, je vais m'en débarrasser, +puisqu'il vous paraît suspect. + +«--Je crois que c'est un espion. + +«--Bah! il serait venu ainsi se jeter dans la gueule du loup? + +«--Il ne vous parlait pas de l'armée, de l'Empereur?» Me voyant résolue +à retourner en France avant la fin de la campagne, Ney m'engagea du +moins à m'établir dans une ville; je le promis et n'en fis rien: il me +retrouva partout en chevalière errante. + +Je fus pendant mon séjour dans ces contrées, et avec toute ma finesse +moitié italienne, moitié française, mise en défaut par deux Allemands +qui étaient pourtant bien de leur nation, et qui n'en avaient que plus +beau jeu avec moi. L'esprit, qui donne des lumières, donne aussi une +certaine confiance qui vous rend plus souvent dupes que les sots. J'en +fis l'expérience avec mes Allemands, et c'est ce que l'on va voir dans +le chapitre qui suit. + + + + +CHAPITRE LXXVI. + +Nouvelles courses dans le Tyrol.--Scène d'espionnage.--Madame Pâris.--Le +général Delzons.--Courtes entrevues avec Ney.--Souvenirs du général +Championnet. + + +Dans la maison où je logeais à Inspruck, il y avait une dame Murhauzen, +avec laquelle je parcourais le pays. Son fils paraissait avoir grand +peur des soldats français; mais cela était une frayeur de convention. +Enfin le jeune Murhauzen était un espion du cabinet autrichien. Avec un +peu de réflexion j'aurais dû le deviner; mais son air triste me trompa, +parce que je trouvais naturelle cette antipathie pour l'étranger. Mais +lorsque je découvris cela, il fallut toute la bonté de mon cÅ“ur pour ne +pas tout déclarer à l'autorité, et faire arrêter sur-le-champ les +coupables. Grâce à mon silence ils ne furent arrêtés que long-temps +après. Mais voici l'histoire de ce curieux espionnage dressé dans les +montagnes du Tyrol. + +Un pavillon de la maison où je logeais à Inspruck avec la famille +Murhauzen était occupé par une femme que j'appellerai Pâris, parce +qu'elle était cousine du garde du corps qui donna si intrépidement la +mort à Lepelletier de Saint-Fargeau, pour son vote contre l'infortuné +Louis XVI. On la disait fort affligée d'une perte récente. En allant la +voir avec le désir de la consoler, j'avoue que je fus assez mal prévenue +par l'appareil fastueux de son deuil, l'élégance de son désespoir et les +grimaces de sa douleur. Madame Pâris ne savait pas qu'elle allait +débiter son roman devant un témoin de certaines circonstances dont elle +allait maladroitement s'étayer. Madame Pâris était jolie; en la voyant +et en l'entendant, on la reconnaissait bien pour une femme de +l'aristocratie; elle avait de fort bonnes manières et peu d'instruction. +Si elle avait su pleurer, madame Pâris m'eût facilement trompée; mais je +ne pus jamais croire à la douleur de ses yeux noirs, dont l'expression +n'était pas l'attendrissement. + +Madame Pâris prétendait avoir suivi son mari à l'armée de Condé. À la +prise de Kehl, un chef de bataillon de l'armée républicaine l'avait +sauvée et conduite au général Joubert, qui la rendit à son père. Le +général Moreau avait fait exprès pour elle un voyage à Paris. Pénétrée +de tant de loyauté, elle avait trop loué devant son père ceux qu'il +haïssait comme ennemis de son parti, et l'avait quitté (ce qui était +pousser bien loin la reconnaissance). Après avoir perdu son mari +idolâtré, elle avait quitté les rangs des royalistes pour ceux des +républicains dans l'ardent désir de retrouver sa patrie, et de mourir +obscure aux lieux qui l'avaient vue naître. + +Je la laissai dire sans l'interrompre, attendant qu'elle en vînt à ce +qu'elle voulait de moi; elle y vint: il s'agissait de lui donner mon +passe-port, où l'on arrangerait le signalement, ou bien de lui en +procurer un pour se rendre, en France. Regardant alors la veuve et ses +complices, je lui démontrai avec une désespérante exactitude tous les +mensonges de sa narration. «Vous prétendez avoir été sauvée aux environs +de Kehl par le général Joubert: il n'y était pas. C'était le général +Férino qui se battait contre l'armée de Condé, lorsque le prince Charles +fut repoussé vers Ettinger. Quant à Moreau, il était à l'armée de +Sambre-et-Meuse; il ne fit aucune démarche à Paris en faveur d'une veuve +d'émigré. Il en sauva plus d'un sur le champ de bataille, et je le sus; +mais jamais il n'a été question du roman que vous venez de me débiter.» + +Après cet éclat, je vis la bassesse dans toute sa nudité. Il faut dire +ici que par prudence Ney avait voulu que je passasse pour la sÅ“ur d'un +des sous-officiers qui me remettait ses lettres. Cette circonstance +laissait de l'espoir à des gens qui ne connaissaient pas le soldat +français, et ce courage qui résiste à l'or comme aux boulets. Madame +Pâris crut devoir tout risquer. + +«--J'ai, me dit-elle, une mission pour la France, qui sera payée au +poids de l'or en cas de succès. Il faut un passe-port et quelques moyens +de liaison avec des généraux français.» Murhauzen ajouta que mon +dévouement me vaudrait une haute protection. Rien ne me fut pénible +comme le visage heureux de ce jeune homme, si jeune jouant la trahison. + +«Eh bien! belle dame, me dit madame Pâris, en me tendant la main, +êtes-vous _des nôtres_?» + +Je lui déclarai, en reculant, mon indignation contre de tels moyens de +fortune, et ma résolution de les en faire repentir s'ils ne quittaient +Inspruck dans les vingt-quatre heures. + +«Je saurai bien me faire protéger,» répondit madame Pâris. + +«--Et moi me faire croire en dépit de vos protections, parce que ceux à +qui je parlerai de vos menées savent que j'en suis incapable. + +«--Vous faites bien l'importante, pour la parente d'un sous-officier qui +suit l'armée! + +«--Eh bien! vous qui êtes si distinguée par les manières et si peu par +les sentimens, partez cette nuit même, ou demain vous êtes arrêtée.» + +Murhauzen me saisit par la main, et, me voyant si intraitable, descendit +aux supplications pour m'engager à tout le moins au silence. + +«Pas au delà de deux fois vingt-quatre heures,» fut ma réponse. + +Lorsque le lendemain je me préparais à changer de logement, la femme qui +vint me servir mon thé m'annonça que la famille Murhauzen était partie +depuis quatre heures du matin avec la dame française du pavillon. + +Je me décidai à prendre un nouveau logement; mais ne pouvant prévenir +Ney de ce qui m'était arrivé que le soir, je fus aise de ce retard par +la crainte que, si je l'eusse vu de suite, mon secret ne me pesât, et +par l'espoir, que quand je parlerais, les coupables du moins auraient eu +le temps nécessaire de pourvoir à leur sûreté. + +Quand je vis Ney, j'eus un moment d'inquiétude sur la manière dont il +recevrait ma tardive confidence. Qu'elle fut heureuse, ma surprise, +lorsque je l'entendis, au lieu de me blâmer, m'approuver avec éloges, en +me recommandant le secret! «Ils sont loin, me dit-il; j'en suis bien +aise. Je ne les crois pas dangereux; mais le fussent-ils, j'aime mieux +qu'ils soient arrêtés ailleurs qu'ici, et je préfère surtout ne jamais +vous devoir de pareils avertissemens.» Il me rappela ma rencontre avec +H*** à Belsona, en ajoutant: «C'est de la même clique. Il y a autour de +l'armée une fourmilière d'intrigans et d'espions, comme au temps des +représentans du peuple. C'était alors pour nous dénoncer; maintenant +c'est pour épier nos sentimens à l'égard de Napoléon. Eh! mon Dieu, +est-ce que le soldat s'inquiète des hommes? il ne voit que son pays, et +il y est fidèle et partout et sous tous les régimes.» Je m'enivrais au +son de ces nobles paroles. Que Ney était beau quand il parlait de gloire +et de patrie! + +Ney m'annonça qu'il me ferait partir le lendemain, me défendant de me +lier avec qui que ce fût pendant les séjours que je ferais durant la +campagne. Il me donna une lettre pour le général Godinot[3], son ami, +homme aimable et bon, que je ne vis qu'à Ulm, après avoir perdu la +lettre qui me recommandait à lui. + +Il ne m'arriva rien de bien extraordinaire dans cette campagne. Ce fut +une vie de fatigues que le délire de la gloire et de la passion pouvait +seul faire supporter, mais que je soutenais par un courage qui n'avait +que la courte mais bien douce récompense d'une surprise et d'un regard. +J'avais abattu mes cheveux; le soleil avait bruni mon teint; mon air +enfin avait pris quelque chose de si viril, que Ney me disait souvent: +«Si vous ne parliez pas, je défierais qu'on vous reconnût pour ce que +vous êtes, surtout à cheval.» J'en fis l'expérience, et d'une manière +curieuse, dans cette campagne, à la défense de Cattaro, où commandait le +général Delzons[4], avec qui j'avais eu des relations d'amitié. Me +voyant, au moment d'un repas militaire, _payer l'eau-de-vie_ à tout le +groupe qui entourait la cantinière, vrai modèle de celle qu'a chantée +notre Béranger, il demanda: Quel est ce jeune homme, _ce petit +homme-là _? Général, répondit l'Hébé militaire, _c'est un Parisien qui +veut se faire apprenti soldat; il paie largement sa bien-venue, mais il +ne boit pas_. En effet, ni l'exemple ni la fatigue n'influèrent sur mes +habitudes, et je n'eus jamais recours à cette ressource de forces +factices. + +J'ai appris plus tard, et de Regnaud de Saint-Jean-d'Angely, que +l'épisode d'espionnage, que je viens de raconter dans ce chapitre, que +le salut que durent à Inspruck des misérables à ma généreuse négligence, +que toute cette affaire, enfin éventée par la police impériale, excita +quelque refroidissement dans la faveur dont Ney était à si juste titre +honoré pour ses grands talens et sa bravoure. Il continua à se couvrir +de gloire à Magdebourg, à Iéna, à Friedland, à Eylau; mais Regnaud, en +me parlant de cette affaire, m'avoua qu'il n'avait fallu rien moins que +tout cela pour sauver Ney d'une disgrâce complète. On avait cru que Ney +avait été d'accord pour laisser échapper Murhauzen; et, lorsque +j'attestai à Regnaud que je n'avais confié à Ney cette intrigue qu'après +la fuite des coupables, il s'emporta au point de me déclarer que le +devoir de Ney était de me faire arrêter et conduire à Paris pour cause +de non-révélation. On voit que Regnaud de Saint-Jean-d'Angely n'avait +pas dévié en fait de dévouement. + +«Ney, lui dis-je, est un grand capitaine, et n'est point un fin +politique; il n'a jamais vu ni connu ce Murhauzen, pas plus que la dame +Pâris.» Aussi j'avoue que je fus saisie d'un effroi involontaire quand +il ajouta: «Comment se fait-il qu'on ait trouvé dans les papiers de cet +homme une lettre adressée au général Dallemagne, questeur du corps +législatif, où il était fortement question de la haute protection de Ney +pour une émigrée?» Dans cette affaire, comme dans celle d'Hervas, je fus +embarrassée, ainsi que cela arrive plus qu'on ne croit à l'innocence; +j'expliquai à Regnaud qu'il se pourrait qu'une lettre de moi au général +Dallemagne eût été égarée; qu'en effet j'avais long-temps entretenu, +quoique à de grands intervalles, avec cet officier une correspondance; +mais que je répondais qu'elle avait été exempte de toute réflexion +politique. + +À propos de correspondance, j'ai omis d'en mentionner une qui fut assez +active entre moi et l'un des plus grands capitaines de la révolution, +dont le nom n'a point encore figuré dans ces Mémoires, parce que, à vrai +dire, le fait de cette correspondance, ne se rattachant point à une +passion, m'est resté comme un souvenir plus tranquille et en quelque +sorte moins pressé; il s'agit du général Championnet. Je l'avais connu +bien long-temps avant le 18 brumaire; il passait pour Jacobin; je ne me +suis jamais aperçue que d'une chose, c'est qu'il avait fort bon cÅ“ur, de +l'esprit naturel, une imagination brûlante, le goût effréné de la +lecture. Un peu de vanité flattée m'avait conduite à cette amitié assez +vive, qui ne fut jamais qu'épistolaire. Fils naturel d'un avocat +distingué, Championnet était fort plaisant quand il parlait de sa +naissance; en général, il contait d'une manière fort originale. Du +reste, de la plaisanterie passant à l'enthousiasme, il citait volontiers +Plutarque après un lazzi. Il avait eu une liaison à Dusseldorf. Rien +n'était amusant comme le tableau tracé par lui de cette liaison, et de +la rivalité qu'elle avait amenée entre lui et Suchet. Venant de battre +les Autrichiens à Fenestrelles, il m'écrivait: «_On a voulu me souffler +ma belle et ma gloire; mais le petit Championnet a prouvé qu'il sait +conserver les deux. Pourtant,_ chère _frère d'armes, je me lasse du +métier; car nous avons bien l'air de ne nous être tant épuisés qu'afin +seulement de devenir libres pour un nouvel esclavage._» Je reçus encore +quelques lettres de lui après la journée du 18 brumaire, sur laquelle il +s'exprimait avec beaucoup de noblesse et d'indignation. Quand je passais +auprès de Ney quelques momens un peu tranquilles, il était bien rare +qu'il ne me parlât point de Championnet, dont il estimait la fière +indépendance. Ce qui lui échappait dans ses effusions me fit long-temps +croire que lui aussi était plus républicain qu'il ne lui convenait +ensuite de le paraître. + + + + +CHAPITRE LXXVII. + +Retour à Paris.--Le général Gardanne.--Départ pour l'Allemagne.--Mon +compagnon de voyage. + + +Après la paix de Presbourg, qui était venue suspendre les exploits de +Ney, je revins à Paris, où je pris un petit appartement dans le faubourg +Saint-Germain, n'allant jamais au spectacle, vivant fort retirée, ne +recevant personne, et heureuse, car je voyais Ney quelquefois. Son +projet était de me faire obtenir une place, pour les langues étrangères, +dans un des grands établissemens d'éducation élevés par la munificence +de Napoléon. J'avais beau lui montrer que mes campagnes n'étaient pas +des titres, ou plutôt étaient de singuliers titres à de pareilles +places, il insistait, et je ne le contrariais pas, parce que j'espérais +peu. Au commencement de 1806, il m'annonça qu'il était de nouveau appelé +à l'armée; que la campagne serait longue et rude; puis, me regardant +gaiement: «La ferez-vous, celle-là ?--Belle question! vous me défendriez +de la faire, que je la ferais encore; au moins si vous êtes blessé, +trois cents lieues ne nous sépareront pas. + +«--Écoutez, mon amie, je vous laisse vivement recommandée à un ami qui, +dans quelques jours, dirigera votre départ.» Je fus un peu étonnée quand +je sus que l'ami auquel Ney devait me recommander était le général +Gardanne, que j'avais vu en Italie, dont Moreau appréciait la bravoure, +mais dont le ton plus que brusque m'avait toujours choquée, leste quand +il voulait plaire, rude quand on ne lui plaisait pas. + +Ney me dit en riant: «Mais, malgré ses manières, il est gouverneur des +pages de l'Empereur. + +«--Tout de bon? + +«--Je vous le jure. + +«--Voilà des élèves à brillante école! + +«--On ne veut pas faire des petits abbés de ces jeunes gens, mais de +braves et solides militaires. Voyez-vous, ma chère, vous parlez du +Gardanne général républicain, et moi je parle du Gardanne de cour; vous +reconnaîtrez vous-même la différence. Nous avons tous un peu subi la +métamorphose. Moi-même, n'ai-je pas le ton plus doux? Nous sommes tous, +tant bien que mal, déguisés en courtisans; cela est bien bizarre, +n'est-ce pas? + +«--Non, tout est bien, parce que tout sied à la valeur française. + +«--Du reste, soyez tranquille; Gardanne est un ami, il vous recevra +bien; il vous a vue avec Moreau, et la reconnaissance sera piquante. +Parlez-lui du passage du Mincio, qu'il traversa avec cent grenadiers +ayant de l'eau jusqu'au menton, et de sa bonne fortune après la bataille +d'Arcole. + +«--Mais vous n'étiez pas là . + +«--N'importe, j'ai tout su de la personne elle-même: une fort jolie +Piémontaise, ma foi! parente du comte de la Roquette, de Turin.» + +Ney partit, et les heures commencèrent à me paraître des semaines. +J'écrivis au général Gardanne; il me répondit, en me priant de passer au +château le lendemain. Il occupait un entresol du pavillon Marsan. + +J'attendis quelques minutes, et Gardanne parut. Je le trouvai bien +vieilli et bien changé: c'était vraiment un prodige, une politesse de +l'_Å“il de bÅ“uf_. Apparemment que je ne lui parus pas aussi changée, ce +qui amena une discussion assez singulière, et un échange de propos +galans qui me firent craindre d'accepter son égide pour le voyage; et en +effet mes mesures furent prises autrement. Je chargeai mes connaissances +de m'indiquer un officier avec lequel je pusse partager les frais et les +inconvéniens du voyage. La personne qu'on m'indiqua et qui vint me voir +tomba à l'instant même d'accord sur les conditions. C'était un officier +de hussards, depuis général de brigade. Déry, c'était son nom, me +prévint qu'aux frontières nous ne pourrions continuer la route dans la +même calèche, _les femmes à la suite_ étant proscrites; mais il me +promit d'arranger tout pour le mieux. + +Déry, dont la curiosité avait été vivement piquée par ma démarche +mystérieuse, fut cependant d'une discrétion parfaite. Bien éloigné de +cette banale galanterie, qui se croit obligée d'avoir des hommages pour +toutes les femmes, il se contentait de me montrer la plus cordiale +amitié. Quand nous descendions de calèche, il me laissait tranquillement +sauter à bas de la voiture, comme si j'eusse été un aide de camp. «Je +suis, me disait-il, bien peu galant avec vous; mais l'idolâtrie que j'ai +pour votre sexe me rend incapable de soins pour un pantalon, de +tendresse pour une cravate noire, de folie pour une casquette. Vous êtes +trop bien en homme pour être une femme dangereuse. + +«--J'en crois votre franchise, et je suis de votre avis: une _femme +garçon_ est moins gênante, mais elle est moins jolie. + +«--Vous allez trop loin; cet effet-là n'est pas général, il est chez moi +seulement personnel. + +«--Malgré cela, je vous assure que ce n'est point là mon costume de +conquêtes, ce n'est que mon habit de campagne. + +«--Mais ces campagnes, quel motif vous en a fait braver les fatigues et +supporter les tristes spectacles de la guerre? + +«--Celui qui nous fait faire ce qu'à vous vous fait faire la gloire. + +«--Vous allez rejoindre un amant? + +«--Non, mais un ami qui le fut, qui ne doit plus l'être, et qui demeure +l'unique objet d'une admiration passionnée, le héros de mon imagination, +l'idole de mon cÅ“ur. + +«--Heureux qui peut inspirer un sentiment si exalté et si exempt +d'égoïsme!» + +J'avoue que je fus flattée de voir un peu Déry revenir de ses +préventions, sans aucune curiosité indiscrète; et je m'abandonnai au +plaisir de raconter ma vie militaire. Il la trouvait bien aventureuse et +bien étonnante. «Hélas! lui disais-je, elle ne sert peut-être qu'à faire +naître l'idée de quelques défauts, plutôt que celle des qualités +courageuses qu'elle a réclamées. Mon Dieu, un peu de repos vaudrait +mieux pour le monde; mais je ne regrette pas d'avoir fait comme j'ai +senti. Si j'avais encore le choix d'une destinée, je prendrais encore le +tumulte d'un sentiment passionné, même malheureux, de préférence à une +vie tranquille mais morte, sans exaltation et sans ressorts. Cet homme +qui m'inspire cet attachement qui vous semble extraordinaire viendrait à +me haïr demain, que son image resterait là gravée et suffirait aux +battemens de mon cÅ“ur.» + +Déry avait deviné ce nom si cher qui m'occupait; il ne le prononça point +en signe d'intelligence; mais il prit plaisir à me vanter les exploits +de cette valeur qui chez Ney était presque fabuleuse, même parmi tant de +braves. Il m'indiqua adroitement un moyen sûr de faire connaître où +j'étais à celui que cherchait ma constance; mais je ne voulus point +l'employer: j'avais promis le mystère, et je voulus y être fidèle au +risque de mille dangers, de mille fatigues; au risque d'être mal jugée +et compromise. + +Je ne parle point de la route, déjà attristée par les commencemens de +l'hiver; je dis seulement à Déry que la saison m'effrayait pour nos +pauvres soldats; que le froid serait excessif. «Bah! me répondait-il +avec toute la gaieté des camps, ils n'ont pas _le temps d'avoir froid_.» + +Hélas! l'hiver n'a que trop prouvé plus tard qu'il était un ennemi, et +le seul qui pour nos armées serait invincible. Il a fallu tous les +élémens conjurés pour que notre France fût abattue. Et alors, que de +noms chers à mon cÅ“ur sont entrés dans l'histoire! Ce brave Déry, lui +aussi, fut moissonné à la fleur de l'âge, dans la fatale campagne de +Russie, terrible représaille de nos triomphes, plus terrible signal de +nos malheurs! + +Je ne sais si je me trompe, mais les peuples ne recommenceront plus rien +de pareil aux grandes destinées que nous avons vues finir! D'autres +gloires pourront naître, mais jamais la gloire des armes ne retrouvera +ces marches rapides du Tage à la Neva, cette course dans toutes les +capitales devenues comme des casernes françaises. Est-il une épopée à la +hauteur d'une telle histoire? + + + + +CHAPITRE LXXVIII. + +Bataille d'Eylau.--Ma blessure. + + +Dès le commencement de la campagne, Ney avait repris cette habitude de +prodiges qui le mettait toujours au premier plan d'une armée de héros. +Génesbourg, d'abord; le lendemain Elchingen; puis Eylau. Quelles +incroyables péripéties de victoires et d'émotions! Au milieu de toutes +ces gloires, mon obscurité était encore glorieuse: j'étais fière d'être +ainsi confondue dans les rangs qui, électrisés par un chef invincible, +enlevèrent le formidable plateau dont la prise laissa Ulm sens défense. +Dans mon abnégation de vanité j'étais heureuse; ma gloire, à moi, +c'était un regard surpris au milieu des dangers, des fatigues et de la +mitraille. Que de fois, dans ces rares momens, arrachée aux devoirs pour +les donner au bonheur, Ney me répétait: «Pauvre Ida, comme vous voilà +faite! vous êtes partout; vous ne craignez donc rien?» Alors je lui +racontais tous mes moyens de pénétrer jusqu'à lui, mes intelligences +pour me trouver toujours près de l'attaque. En lui parlant ainsi, je +pressais contre mon cÅ“ur cette main terrible à l'ennemi et toujours +secourable au vaincu. Oh! que le courage, que les vertus guerrières vont +bien à l'amour! et qu'il y a loin de cette passion ressentie sur un +champ de bataille, de cet enthousiasme mêlé de périls, à la galanterie +musquée de ces colonels de l'ancien régime, qui brodaient au tambour! + +Comme j'avais confié à Ney les services que m'avait rendus le général +Lariboissière, pour me faciliter les moyens de toujours l'approcher, il +se fâcha, en me renouvelant énergiquement l'ordre d'avoir aussi le +courage de ma consigne militaire. Je trouvais bien à cela un peu de +vanité; mais comme la mienne était de lui obéir, je lui promis tout ce +qu'il voulut. «Ayez un domestique sûr, me dit-il; avec lui, de l'or et +votre tête, vous devez vous passer de protections.» + +Nous nous séparâmes pour nous rejoindre bientôt. J'eus le bonheur de +trouver à Magdebourg un excellent domestique qu'une affection naturelle +portait vers les Français. Je fus ainsi débarrassée de la nécessité de +recourir aux guides du pays. Hantz connaissait la Prusse, l'Allemagne et +le Tyrol, du doigt, suivant son expression. Il entra en fonctions par +refaire mon porte-manteau. Je lui payai un mois de gages d'avance, +désirant voir s'il n'avait pas l'habitude de boire, précaution +nécessaire avec les domestiques anglais et allemands. Je ne me souciais +pas d'être, au milieu de tous mes dangers, encore à la merci d'un +ivrogne. Mais Hantz était un phénix; il régala ses camarades, fit +honneur à la générosité française. Hantz ne parlait pas mal français; il +me pria même de ne jamais lui parler que dans cette langue; en quelques +mois il était presque devenu puriste. + +Je craindrais de paraître barbare en prodiguant ici les descriptions de +toutes les scènes de carnage que traîne la guerre à sa suite, quand une +grande passion occupe le cÅ“ur, quand on a, pour ainsi dire, à débattre +sa propre existence sur ces horribles champs de la mort, dont je +supportais l'aspect sans trembler. Hantz, connaissant la rigueur du +climat, m'avait ménagé toutes sortes de précautions contre le froid. +Ainsi chaudement vêtue, chargée d'or, inaccessible à la crainte, les +obstacles de la route et de la saison ne faisaient que rendre plus vif +mon ardent désir de me rapprocher de celui dont un mot et un sourire +payaient cette vie de privations et de fatigues. + +Encouragée par tant de courses heureuses, ne croyant rien d'impossible à +mon habitude des hasards, j'avançai vers Mohringue. La route était déjà +encombrée de bagages et de blessés. Chacun était si occupé de lui-même, +qu'on ne s'occupait guère de nous. Hantz me faisait passer pour un +négociant se rendant à Chomoditen. «Vous ne pourrez traverser, lui +criaient quelques soldats; les Russes y sont. On les délogera, criaient +d'autres; ils sont en bonnes mains, Ney les attaque.» Hantz, ayant son +thème fait, les excitait à parler; c'était travailler à mon bonheur, car +en écoutant les soldats pouvais-je entendre autre chose que _son_ éloge? +Les blessés retrouvaient dans leurs cris de souffrance des cris +d'admiration pour un chef adoré. Dans une de ces voitures inventées par +le génie de l'humanité[5] contre le génie de la guerre, un Russe, mêlé à +nos blessés, était aidé et pansé par ceux qui souffraient moins. Oh! +c'était un beau spectacle que celui de cette valeur compatissante, après +avoir été si terrible! J'avais gardé le silence, malgré mon admiration; +mais au moment de la halte à un village, j'oubliai mon rôle, en +demandant à un aide chirurgien, qui avait été atteint lui-même dans ses +intrépides fonctions, la permission de distribuer quelque argent pour +boire au succès. Il me regarda en souriant, et, en me conseillant de ne +pas aller plus loin, si je voulais éviter d'avoir besoin de son +ministère, il me dit: «J'y allais, et vous voyez que j'en suis revenu +blessé. L'ennemi est en nombre, on le culbutera; l'affaire sera chaude. +Ney est à l'avant-garde avec les plus braves; le soldat est exalté +jusqu'au délire.» On ne trouva que quelques jattes de lait à distribuer +à nos blessés. J'avais une gourde pleine de Madère; Hantz avait une +autre gourde pleine d'eau-de-vie: l'idée ne me vint pas que nous +pourrions en avoir besoin pour nous-mêmes. On trouva aussi quelques Å“ufs +qu'on arracha, à l'aide de quelques pièces d'argent, à une pauvre +paysanne. De tout cela il fut composé un délicieux breuvage militaire. +Chacun eut son verre, à l'exception de ce brave Hantz, qui en fit le +sacrifice avec une joie charmante. + +Nous allions remonter à cheval et quitter nos camarades d'ambulance, +quand tout à coup nous fûmes entourés de troupes de différens corps, qui +se succédaient avec des cris de victoire. Ney venait de culbuter un +corps entier de Prussiens. Tout le monde se heurtait dans une route +étroite et mauvaise. Au milieu des chevaux et des bagages, j'aperçus une +femme habillée en jokey; elle avait quitté sa famille bien établie à +Hall pour suivre un sergent de grenadiers. Elle était d'une incroyable +beauté; et il n'y avait pas moyen que sa figure de vierge ne démentît +son déguisement. Elle fut bien joyeuse quand elle m'entendit lui +adresser quelques mots en allemand. Elle y répondit bien naïvement; mais +je ne veux pas affaiblir l'intérêt de sa petite narration, et je lui +conserve ses expressions exactes. + +«Oui, madame, j'ai tout quitté, parce que du moment que Bussières +(c'était le sergent) m'eut dit qu'il m'aimait, je n'ai plus vu que lui +au monde. Je n'ai pas volé mes parens, car je n'ai emporté que mes +bijoux et les six cents ducats que ma mère m'a laissés en mourant; +Bussières dit que c'est assez pour être heureux en France. Il s'est déjà +tant battu sans être tué, qu'il échappera encore. S'il est blessé, je le +soignerai bien; et s'il meurt, je me tuerai: voilà pourquoi j'ai senti +qu'il fallait le suivre. Je voulais marcher à côté de lui, mais il m'a +dit que c'était défendu; alors il m'a fait voir cet habit; mais quand je +saurai où il doit se battre, alors je donnerai de l'argent à la +vivandière pour qu'elle me laisse distribuer l'eau-de-vie. Bussières dit +qu'elles n'ont peur de rien; et moi, aurai-je donc peur d'offrir à mon +amant ce qui pourra lui être bon?» + +J'écoutais cette petite femme avec ivresse; je sentais et je me +promettais bien de faire comme elle. Nous étions près d'une espèce de +château; nous allions y faire halte, quand un commandement imprévu fit +tourner à gauche sur le flanc de la colonne. Nous aperçûmes le sergent +Bussières, qui était bien le type du grenadier français, tel qu'on l'a +vu, admiré, chanté et lithographié. La marche continua par des chemins +affreux: l'artillerie s'y embourba. Les nouvelles étaient assez peu +rassurantes; on allait bivaquer. «Il n'y a donc pas une maison ici? +dis-je à Hantz.--Non, monsieur (Hantz ne m'appela jamais autrement); +mais, avec un peu d'argent, je connais une bonne calèche qui pourra vous +en servir.» Je m'y logeai lestement, sans songer même au souper, me +fiant au zèle et à l'appétit de mon brave Hantz. Ma nouvelle amie de +bivac voulut absolument chercher son Bussières; mais au bout d'un quart +d'heure elle revint découragée. Je sentis, aux regrets plaisamment +exprimés par la pauvre petite, la triste vérité de cette maxime de +Larochefoucault, que, malgré la bonté de son cÅ“ur, _on trouve toujours_ +dans le chagrin de ses amis quelque chose qui flatte. Ainsi, en voyant +la jeune Allemande revenir sans avoir pu voir son sergent, je sentis +moins amer l'éloignement qui me séparait de mon héros, du maréchal Ney. + +À quatre heures on se remit en marche. Ma petite compagne était plus +fatiguée, et Hantz sut encore lui ménager une place sur un chariot. Les +troupes débouchaient de toutes parts. Qu'on imagine un amphithéâtre de +quinze lieues, couronné dans tous les sens de troupes de toutes armes, +l'immobilité imposante de ces masses, dont les évolutions étaient +pourtant si mobiles; qu'on se figure une femme comme perdue au milieu de +cette solitude vivante, et certes, si à mes incomplètes descriptions on +ne reconnaît pas la guerre, on reconnaîtra du moins l'empire des +passions à l'accumulation de ces images qui me semblaient alors simples +et naturelles. + + + + +CHAPITRE LXXIX. + +Suite du précédent. + + +Je tenterais vainement de peindre ce que, dans cette terrible journée, +j'ai vu de carnage et d'horreur. Conduite au sein des dangers sans +aucune intention belliqueuse, j'évitais cependant les combats qui ne +m'effraient point. Mais dans ce triomphe d'Eylau, si chèrement acheté, +je ne fus plus maîtresse de mes actions; il fallait marcher ou suivre, +et fuir était impossible: Ney était en avant, là comme toujours, au +poste du péril. + +Depuis plus d'une lieue nous trouvions des troupes échelonnées sur la +route. C'étaient des dragons postés pour diriger la marche des renforts. +Tous les soldats voyaient et annonçaient avec transport les apprêts +d'une bataille; tous étaient gais, impatiens, confians dans le génie de +leur chef et dans la vigueur de leurs baïonnettes. En le voyant, ils +croyaient voir la victoire. Il y avait dans la sécurité de ces courages +je ne sais quelle force surhumaine qui semblait défier la fortune. Je +puis assurer que je traversai toutes ces lignes, tous ces préparatifs de +bataille, avec mon domestique, aussi tranquillement que si j'eusse fait +une promenade au bois de Boulogne. La misérable bicoque d'Eylau avait +été abandonnée par les habitans, ainsi que toutes les maisons à quatre +ou cinq lieues de distance; au détour d'un chemin, j'en vis une dont la +porte était ouverte: Hantz y vint abriter nos chevaux. Un reste de +chaleur et les débris d'un repas prouvaient qu'elle venait depuis bien +peu de temps d'être désertée; mon infatigable aide de camp découvrit +même en furetant des provisions. Je ne saurais peindre avec quel plaisir +je préparai un grossier repas, me faisant fête de l'hospitalité +militaire que je pourrais offrir à nos braves. Hélas! il fallut bientôt +y renoncer pour nous-mêmes: nous avions eu à peine le temps de prendre +un _à -compte_, lorsqu'un coup de canon, annonçant le commencement de +l'affaire, ne nous laissa plus sentir d'autre besoin que de connaître le +point de l'attaque, la position du corps de Ney, et à songer à notre +sûreté. Hantz alla brider les chevaux avec quelque regret; il était dur, +en effet, de quitter si tôt et en pareille circonstance un si bon gîte. +Mais nous eûmes bientôt un autre objet de préoccupation: à un quart de +lieue nous trouvâmes les armées en présence; vingt bouches à feu avaient +fait sonner l'heure de l'extermination. + +Je ne sais quelle inspiration me poussa, mais je mis mon cheval au galop +vers le point même de l'attaque, de laquelle j'approchais. Je vis très +distinctement l'ordre de la bataille qu'entamaient trente pièces de +canon, en tête d'une division dont le général tomba blessé. Des +tressaillemens convulsifs saisirent mon corps; à ce terrible aspect, je +songeai à Ney; et à l'idée de la mort qui peut-être... j'étais déjà +tentée de maudire la gloire. + +Certes, les Russes sont braves; ils le furent surtout à cette affreuse +boucherie d'Eylau: immobiles sous la mitraille, ils n'avançaient pas, +mais ils ne reculaient pas non plus. Toutefois cet héroïsme avait +quelque chose de stupide; ce n'était pas cet élan de confiance, cette +inspiration de victoire qui circule dans des bandes françaises. Après +trois heures, l'attaque était générale et acharnée. Les bataillons, +arrêtés par une chaussée, ne pouvaient avancer en ligne. En un instant, +sans perdre le pas, le premier rang fait feu, puis s'ouvre au milieu par +droite et gauche et va par les flancs rejoindre le dernier, tandis qu'un +autre rang le remplace en tête. Qu'on juge des ravages que tous les +coups portent dans les rangs; et cette manÅ“uvre que je décris peut-être +mal, mais à laquelle à cette heure il me semble que j'assiste encore, +s'exécuta avec une précision et un sang froid douloureusement +admirables. La neige tombait à gros flocons sur cette scène d'épouvante. +Hantz me conduisit par un chemin de traverse vers les débris du toit +d'une masure. Je descendis de cheval et voulus envoyer mon domestique +découvrir de quel côté nous pourrions attraper la route de Chomoditten, +vers laquelle devait se trouver le corps de Ney. Hantz refusa +obstinément d'obéir, disant: «Mort ou vif, je ne quitte point d'un pas +_ma_ jeune maître.» Je commençais à éprouver du malaise, et je voulais +remonter à cheval pour échapper par l'action à l'accablement de mes +pensées, lorsque des cris, un bruit épouvantable quoique lointain, nous +clouèrent à l'étrier, la bride en main. «Oh! m'écriai-je, c'est une +déroute, que je meure avant!--Non, voyez-vous, _ma_ jeune maître, ce +sont les Français qui nettoient la plaine.» Les cuirassiers s'étaient +élancés sur une redoute et avaient été repoussés par les Russes. Les +fantassins l'attaquèrent: c'était une émulation de valeur et de rage. +Nous étions derrière un escadron de la division Montbrun. Je résolus de +ne plus m'éloigner de cette muraille de braves, qui me paraissait le +plus sûr rempart. C'était le moment où tous les corps _donnaient_. + +Que ceux qui n'ont pas vu de près une bataille se trompent quand ils +croient les chefs moins exposés que les soldats! J'ai surpris des +états-majors entiers, chargeant à la tête des divisions. Un instant la +cavalerie légère avait été mise en désordre et brisait ses carrés; tout +fut dans le même instant rétabli par l'intrépidité des officiers du plus +haut grade, restés fermes au poste. Les aides de camp, les ordonnances +volaient de toutes parts au milieu de l'obscurité et de la mort, avec +une intrépidité qui fait croire à toutes les fabuleuses descriptions des +poëtes. + +Dépouillés d'une partie de leur artillerie, les Russes, après d'inouis +efforts, commençaient à fléchir; on les poussait avec fureur. Je ne +dirigeais plus ma marche, je suivais le torrent. Dans cette mêlée, je +fus reconnue par Caland, vaguemestre du 3e corps. Il me prit sous son +égide, et, loin de blâmer mon imprudence, il se mit à louer ce qu'il +appelait ma bravoure dans ces termes énergiques que je ne puis répéter +pour les salons, mais qui composent, sans le dégrader, le vocabulaire +des champs de bataille. Je demandai à Caland si l'on savait quelque +chose de Ney. «Il chasse les grenadiers de Woronsof. Si vous voulez +souper avec lui, il faudra l'aller chercher un peu loin. + +«--Mais de quel côté? m'écriai-je. + +«--Impossible en ce moment d'y aller. Vous êtes bien ici; je veux vous +enrégimenter.» Un ordre soudain vint l'enlever à ses joyeux propos. + +On se battait depuis le matin, et il était déjà plus de trois heures; je +crus apercevoir les chasseurs à cheval de la garde: je m'approchai pour +m'en assurer, connaissant beaucoup leur colonel, le général +Lefebvre-Desnouettes. C'étaient la 4e et la 5e division de cavalerie +légère, qui, quelques minutés après, culbutèrent dans une charge jusqu'à +la réserve russe. Dans le moment régnait autour de moi une espèce de +calme, ou plutôt le bruit du canon et de la mousqueterie ne frappait +plus une oreille faite depuis six heures à leur tapage. J'étais alors +d'un sang froid qui, en me le rappelant ici à mon bureau, me semble +merveilleux, et que le lieu de la scène rendait tout naturel. Hantz me +força de prendre quelques gouttes d'eau-de-vie. Je déteste cette +boisson, mais en avaler une cuillerée suffit pour m'expliquer le juste +prix que les soldats y attachent. L'effet en est prompt; et si le +courage peut s'en passer, les forces en ont besoin. + +Déjà les mouvemens de nos troupes en avant laissaient l'espace libre au +service rapide des ambulances. Je vis là l'intrépide Larrey au milieu de +ses prodiges, ses dignes camarades fouiller les monceaux de cadavres +dont la terre était jonchée, pour arracher et secourir tout ce qui +respirait encore. Hantz s'était mis au service des ambulances avec une +généreuse activité, quand tout à coup les colonnes s'ébranlent de +nouveau. Mon cheval m'emporte; Hantz l'aperçoit, et stimule encore sa +course par celle du sien qui me presse. La charge sonne; notre cavalerie +est au galop avec son impétuosité de feu. On ne tourne pas l'ennemi, on +l'enfonce de front. Les Russes, formés par leurs défaites mêmes, +tiennent bon avec un courage et une habileté dignes de leurs maîtres. À +Eylau, quoique vaincus, les Russes devinrent presque des rivaux. + +J'avais toujours d'excellens pistolets et le sabre léger que Moreau me +donna lorsque je partis pour Kehl avec lui; armes innocentes, qui +n'avaient encore servi dans mes campagnes qu'à effrayer les hôtes +malgracieux qui voulaient trop me rançonner. Cette fois la mêlée, était +si chaude, que machinalement je me tins en garde, non pour frapper, mais +pour me défendre. Je crois même que, malgré cette attitude, je baissai +plusieurs fois la tête à la vue des coups terribles qui s'échangeaient +autour de moi; j'étais si serrée dans les rangs, que, perdant toute +raison, me voyant déjà foulée aux pieds des chevaux, je dégage ma main +par un mouvement rapide, je me précipite au plus fort de la mêlée et +reçois au-dessus de l'Å“il gauche un coup de pointe qui me couvre le +visage de sang. Je ne sentis pas la douleur; mais la vue du sang me fit +mal. Aussitôt Hantz colle son cheval contre le mien, s'empare de ma +bride, et m'entraîne heureusement à cent pas en arrière. + +Il est arrivé quelquefois à ma vanité de laisser croire que j'avais +gagné cette blessure en me défendant; mais ici je veux être vraie, comme +je le fus lorsque Ney me dit quelques jours après: «Ah! nous voilà +véritablement frères d'armes; cela vaut _la croix_! + +«--Non, je vous assure, car je ne me suis trouvée là que parce que je ne +pouvais me retirer, et j'ai eu des frayeurs à mourir. + +«--Quand on a peur on ne vient pas si près du danger. + +«--Je croyais vous rejoindre...» Au fait, je me suis convaincue que +c'est un hussard français qui, entraîné par son cheval, le sabre à la +main, m'a appliqué le cachet du courage, que les soldats appellent _le +baptême_ de la gloire. + +Je restai long-temps à cheval, la tête entourée d'un mouchoir, le visage +considérablement enflé. Je vis le champ de la victoire après celui du +carnage; jamais il n'y en eut de plus sanglant. Je mis pied à terre près +d'un tertre où j'eus occasion de contempler toute la bonté des soldats +français, si terribles dans l'action. Nous aperçûmes étendu un grenadier +russe levant les bras et poussant des murmures inintelligibles. Un jeune +soldat de la ligne, blessé à l'épaule, nous appela pour lui aider à +soulever le Russe et à lui présenter sa gourde. Hantz était déjà en +devoir d'exécuter les vÅ“ux de cette généreuse pitié; il soulève le +Russe, puis le replace vite avec un cri d'horreur: le mouvement venait +de terminer son agonie! «Allons, c'est fini, dit le soldat français; +pensons à nous.--Allez prendre le cheval de mon domestique, lui +répliquai-je.» Frappé du son de ma voix, il me regarde et ajoute: «Il +paraît que vous avez reçu un joli _atout_; et vous êtes une femme, je +crois? + +«--Non pas, camarade. + +«--Vous êtes donc de ceux qui ne prennent ni barbe ni moustaches? c'est +égal, vous êtes brave. Allons rejoindre l'ambulance. À quel général +êtes-vous? car vous êtes secrétaire sans doute. + +«--Avec le général Nansouty, lui répondis-je pour en finir. + +«--Oh! je ne suis pas surpris que vous ayez été si près; il ne se cache +pas celui-là .» + +Nous marchions péniblement, car le froid était excessif, l'obscurité +déjà grande, les chemins épouvantables, et comme des montagnes d'hommes +et de chevaux sanglans, le canon grondant toujours au loin, et par rares +intervalles. C'est la gauche, répétait notre blessé; Ney est là , il n'en +aura pas non plus le démenti. Nous quittâmes notre camarade à un +misérable village où je voulais rester aussi, mais où Hantz ne voulut +pas que je m'arrêtasse, ayant, dit-il, trouvé mieux. En effet, nous +parvînmes à une maisonnette fort propre, où un brave homme et sa vieille +femme me prodiguèrent tous les soins que mon état rendait si +nécessaires. Comme tous les gens de campagne, la vieille avait des +prétentions médicales, et elle les exerça sur moi avec d'assez heureux +effets, au point que, le lendemain, l'aide-chirurgien qui survint, et +auquel je me confiai, me fit, par la douleur qu'il me causa, regretter +les bénignes compresses de mon premier et grotesque Esculape. + +Je trouvai moyen, par l'intermédiaire d'un commandant d'artillerie, que +je ne nommerai point, parce que j'ai quelques raisons de croire que ma +prudence sera agréable à sa haute position actuelle, d'instruire Ney, +avec lequel il était intime, de ma position. Trois jours se passèrent +dans les tourmens d'un silence doublement inquiétant. Le soir du second +jour, j'eus à me tirer d'un événement fort naturel en pareil lieu et en +pareille circonstance, lequel n'eut pas de suite fâcheuse, mais éveilla +des craintes toutes nouvelles sur les dangers de mon étrange isolement. +La maison de mes hôtes, commode et bien pourvue, avait échappé, je ne +sais comment, à l'envahissement des réquisitions militaires. J'étais +dans une chambre basse, Hantz couché à mes côtés sur un matelas; +l'équipement de nos chevaux gisait par terre; mes pistolets et mon sabre +pendaient à la fenêtre: tout cet attirail masculin causa l'erreur +momentanée d'une escouade qui entra pour chercher un gîte. Les soldats +pénétrèrent dans la maison avec ce premier vacarme d'une occupation +militaire, qui s'apaise bientôt par le repos et un repas. À leur entrée +dans ma chambre, je fus un moment interdite, en voyant leur joie de +faire des prisonniers. J'avouai en riant au sergent qu'il se trompait, +et cet aveu de mon sexe me valut les louanges énergiques de l'érudit du +détachement, qui me déclara une Jeanne d'Arc. Un accueil bienveillant, +une large _bien-venue_, gagnèrent bientôt les bons procédés de la troupe, +et aucun excès ne fut commis. + +J'eus à me louer particulièrement d'un sous-lieutenant de la troupe, +nommé Durozier. Il tempéra la gaieté que le repas et le vin commençaient +à rendre par trop militaire. J'avais montré à Durozier une lettre de +Ney, que je portais toujours sur mon cÅ“ur comme un talisman: c'était un +gage infaillible de respect dans toute l'armée. Il me conseilla de ne +pas rester ainsi exposée, car le lendemain les troupes devaient +augmenter en nombre. Je fus sur le point de demander une place dans les +bagages avec Hantz, et d'offrir nos chevaux aux officiers. Je n'en fis +rien heureusement, car dès le lendemain arriva une calèche envoyée par +Ney, pour me transporter vers le lieu où m'attendait le dédommagement de +tant de fatigues et de souffrances. J'oubliais tout, j'allais le revoir! +Je trouvais un charme secret dans mon abattement. Je pensais à la mort, +mais avec quelques délices; car la gloire me semblait, dans ce rêve, à +côté d'elle. C'était là de la souffrance, mais aussi de la volupté. Je +savais Ney victorieux, et je me croyais digne de lui, portant sur le +front l'irrécusable preuve de tout ce que j'avais fait pour m'approcher +de lui afin de contempler ses lauriers. + +Je me séparai de mes hôtes avec reconnaissance... et avec joie. Je fus +placée dans une bonne calèche allemande comme dans un lit, accompagnée, +de mon fidèle Hantz et de deux domestiques. Je ne demandai pas où nous +allions... On était venu de _sa_ part; j'étais sûre de le voir, que +m'importaient la route, la distance, le temps, la fatigue? «Je vais le +voir, et il est victorieux!» Ces pensées étaient ma vie et mon courage. +Nous fîmes huit lieues environ par d'affreux chemins, en n'arrêtant +qu'une fois. Je ne faisais aucune question, et je défendais à Hantz d'en +faire. Nous approchions, suivant Hantz, de Leibberger, jolie ville dans +une direction opposée à Eylau. C'était déjà un soulagement que de +m'éloigner de ces champs où tant de précieux sang avait été versé. + +Il était nuit quand la voiture tourna dans une cour spacieuse. On ouvrit +la portière; on m'enleva de la calèche. C'était Ney lui-même. Il me +déposa sur un lit de repos dans une salle basse. Je ne pouvais articuler +une parole; la souffrance, le bonheur, cette sorte d'abattement qui +s'empare de l'ame la plus vigoureuse au terme même de ses efforts, tout +cet amas confus de sentimens contraires formait cependant une extase de +repos et de félicité. Les regards, la voix de Ney, me disaient, et avec +quelle éloquence! que si j'éprouvais beaucoup, j'inspirais beaucoup à +celui que mon imagination n'avait jamais quitté, au héros dont la vie +était devenue comme mon ame, dont le souvenir était comme le ressort +secret de toutes mes démarches, et les paroles l'étincelle électrique de +toute mon existence! Eh bien! cette rencontre après la victoire était +l'abrégé, était la réalité, était en quelque sorte le dénouement de +toute ma vie. + + + + +CHAPITRE LXXX. + +Continuation de la campagne.--Le maréchal Lannes.--Retour à Paris. + + +Après m'avoir prodigué tous les soins d'une tendresse délicate, toutes +les expressions d'un attachement bien cher à mon cÅ“ur, Ney, tout entier +à ses devoirs, hasarda quelques paroles sur la nécessité de nous +séparer, me disant: «Ce moment est le seul que je puisse encore vous +donner. Il faut partir, mon amie, retourner à Paris. Si dans +quarante-huit heures la fièvre n'est pas trop violente, vous vous +mettrez en route avec votre domestique et quelqu'un de sûr.» Je le +regardais, je ne respirais qu'avec peine. «Vous vous arrêterez à Nancy; +je vous donnerai une lettre pour une famille au sein de laquelle vous +pourrez vous rétablir. + +«--Y pourrai-je parler de vous? m'écriai-je. + +«--Oui et non. Comme d'un ami de votre mari servant sous mes ordres, +mais point avec les élans de votre imagination italienne. + +«--J'entends, comme d'un protecteur, et avec la réserve d'une convenable +reconnaissance... Non, non, j'irai en Italie, seule, libre: là , du +moins, il me restera le bonheur de parler de vous comme je sens.» + +J'étais anéantie; mais quand on aime, les sacrifices mêmes de cet amour +redonnent à l'ame de la force, et comme un douloureux bonheur. Je savais +que l'énergie, la résolution, étaient de meilleurs titres auprès de Ney +que les accens de la faiblesse. Je m'efforçai de paraître ce qu'il +désirait que je fusse, résignée; mais je sentais même dans la dernière +joie de cette lutte de dévouement que pour moi tout bientôt allait +finir. + +La guerre était loin d'être terminée. La victoire d'Eylau avait été +presque négative, quoique les Russes eussent été vaincus. Nos pertes +étaient immenses. Augereau avait été blessé, son corps d'armée presque +écrasé; les généraux d'Haupoult, Catineau, Lacuée, Bourières, tous amis +de Ney, plus de trente autres de ses intimes frères d'armes, avaient +trouvé la mort. Ney me disait avec une sorte de désespoir: «Le tombeau a +englouti vingt mille Français, et il n'est pas fermé. Cela n'est pas +fini.» + +Hélas! il n'était que trop vrai. L'hiver se passa en escarmouches, en +siéges, en sanglans préludes, en levées d'hommes. Le maréchal Lannes +était avec Ney l'ame de cette armée, et lui seul à Friedland avait assez +décidé les affaires pour qu'elles fussent du moins glorieusement +suspendues. Rien de plus touchant que l'admiration que ces deux +guerriers exprimaient l'un pour l'autre. Lannes avait encore un peu plus +que Ney l'énergie du langage militaire; moins de noblesse peut-être, +mais autant de loyauté. On ne saurait imaginer un homme bourru avec plus +de cordialité, et quelquefois plus spirituellement trivial. + +Ma blessure avait été plus sérieuse qu'on ne l'avait cru d'abord, mais +l'intérêt qu'elle me valait de la part de celui pour qui je l'avais +reçue ne me laissait pas sentir la douleur. J'étais dans la maison d'un +chirurgien de Lieberstad, petit village voisin d'Eylau, entourée de tous +les secours imaginables; car on ne peut se faire d'idée combien les +Français, dans ces contrées tant ravagées par la guerre, s'en faisaient +encore par leur caractère pardonner les désastres. Pouvant enfin être +transportée, Ney me donna mon itinéraire, mon ordre de départ, et cette +fois je n'osai plus avoir de murmures contre cette indispensable +séparation.. Le spectacle de la guerre m'avait horriblement agitée, et +le sentiment des liens sacrés qui élevaient entre moi et Ney une +barrière respectable contribua, en me désabusant, à m'inspirer la force +du départ. Mon exaltation s'était calmée à l'idée des affections +légitimes entre lesquelles j'aurais eu honte de me placer, au souvenir +de cette jeune et belle épouse que Ney chérissait si justement, et de +ces nobles enfans, son seul orgueil avec la gloire de sa patrie... +Qu'avais-je, grand Dieu! à mettre dans la balance d'une si grande et si +pure destinée, sinon du remords pour tous deux? Ah! Ney m'était trop +cher pour ne pas les lui épargner. + +Je partis donc de Lieberstad le 20 janvier 1807. Le voyage fut on ne +peut plus pénible. Je ne comptai pas les jours, mais ils furent bien +longs avant que nous fussions parvenus à Nancy. J'y arrivai plus +harassée que le jour de ma blessure. Je n'y restai que quelques jours, +car l'enthousiasme de ce pauvre Hantz pour _sa_ jeune maître m'y eût +rendu l'objet d'une curiosité fort importune. Il fallut m'arrêter à Bar, +puis à Châlons. À Château-Thierry la fièvre se déclara; bon gré, mal +gré, je voulus continuer la route, mais arrivée à Saint-Denis il me fut +impossible d'aller plus loin; l'on me coucha. Au milieu des frissons de +la fièvre, je sentais comme un dégoût de la vie à l'idée de toutes mes +illusions perdues, de tous mes rêves évanouis, réduite, après la perte +de ce qui avait fait battre mon cÅ“ur, à la nécessité d'un avenir de +raison. Le matin, je ne pus me lever encore pour chasser mes tristes +pensées, ou plutôt pour les dissiper. Je me mis à refouiller mes +papiers. J'en avais une grande quantité, et comme dans le nombre il y en +avait de fort importans pour une foule de personnes considérées, je ne +voulais pas rentrer dans Paris sans réparer leur désordre. Il y avait, +entre autres, la minute de la lettre qu'on écrivit, à la date du 6 +fructidor an 5, au Directoire, pour dénoncer la trahison de Pichegru. Je +l'avais gardée comme une relique, et c'est d'elle que Regnaud de +Saint-Jean-d'Angely m'avait dit souvent qu'elle pourrait devenir un +contrat de deux mille écus de rente. Dans la disposition d'esprit où je +me trouvais, quels douloureux souvenirs cette lettre me rappela! Cette +preuve d'un caractère irrésolu, qui avait diminué pour deux partis les +proportions d'un tel homme, ne pouvait frapper mes yeux sans me retracer +le bouleversement que sa brillante destinée venait de subir; abattue, +après tant d'années, sur le soupçon d'une connivence coupable avec celui +que Moreau lui-même avait signalé comme traître et parjure à la +république. + +Je remis cette lettre dans le portefeuille qui contenait ce que je +possédais de plus précieux. Je dirai plus tard comment le tout me fut +volé à Gênes en 1808. + +Au bout de deux jours, ayant repris plus de force que de courage, je me +décidai à me faire transporter à Paris. J'y menai encore cette fois une +vie fort retirée, ma santé, ébranlée par tant de secousses, ayant peine +à reprendre. Je ne pouvais sortir que fort peu. La plupart de mes +connaissances absentes, sur les champs de bataille, j'avais quelque +répugnance à revoir les salons de Paris, vides de leur plus bel +ornement. + + + + +CHAPITRE LXXXI. + +Voyage à Gênes. + + +Je me décidai à quitter Paris, et je partis pour Gênes avec le +beau-frère du chevalier Dulfieme. À peine arrivés, mon compagnon fut +oblige de se rendre à Bologne, sur les instances du comte Caprara, neveu +de l'archevêque et chambellan de d'Empereur; il était son secrétaire, et +devint plus tard sous-préfet à Trévise. J'étais résolue à un assez long +séjour à Gênes et dans ses environs. J'avais emporté plusieurs lettres +de recommandation; mais persuadée par expérience que la meilleure +partout c'est l'argent, et tenant singulièrement à mon indépendance +d'heures, d'occupations et de plaisir, je ne fis que fort peu usage de +ces inutiles précautions. Je pris un logement sur le port, dont la vue +ravissante me tenait pendant les premiers jours clouée à mes fenêtres, +admirant le magnifique amphithéâtre qui a donné à la ville le surnom +mérité de _Superbe_. Levée dès l'aurore, je parcourais à cheval ce pays +enchanté. + +Gênes, ancienne république, qui a partagé long-temps avec Venise le +commerce du monde; Gênes, qui a traité de puissance à puissance avec nos +rois, ne formait plus à cette époque qu'un département de l'empire; +seulement, par un reste de respect pour sa grandeur passée, ce beau nom +de Gênes avait été donné au département, et ses magnifiques souvenirs +n'avaient point été ainsi enfouis sous une dénomination de fleuve ou de +montagne. Il suffit de parcourir les rues d'une pareille cité pour se +représenter son antique puissance. Il faut qu'un peuple ait presque mis +le monde entier à contribution pour être si bien logé. Ce sont que +palais en marbre, d'une grandeur et d'une beauté réelles encore par les +pompes du site où ils se reposent. Si l'on pouvait faire une estimation +de tant de richesses, elle monterait, je suis sûre, à une valeur et à +une somme que tout l'argent monnoyé du globe ne pourrait acquitter; +c'est en effet le monopole de plusieurs siècles immobilisé en quelque +sorte dans les rues d'une ville. Par un contraste qui ajoute encore à +l'idée de cette prospérité, c'est que la terre était si précieuse +qu'elle semblait être trop étroite pour contenir tant de monumens; car +ces palais si superbes sont épars dans des rues étroites comme des +ruelles, où l'on ne peut passer sans être coudoyé et heurté au moindre +embarras. Il en est trois cependant qui font oublier les autres par leur +imposante régularité, et quand on parcourt _Balbi_, Nova et Novissima, +on est tenté de s'agenouiller d'admiration devant tant de merveilles +enfantées par le génie des arts et payées par le seul génie du commerce. + +Mais combien l'imagination s'attriste bientôt après s'être exaltée à +l'aspect de la décadence des choses d'ici bas! Ces palais si magnifiques +sont déserts. Leurs riches propriétaires habitent les combles, les +marchands encombrent de leurs boutiques les étages inférieurs, et les +salons déserts ne servent guère qu'à exciter les visites des étrangers +et à provoquer les utiles aumônes de leur enthousiasme. Le plus beau de +ces palais est celui de M. Durazzo, dernier doge de la république, que +Napoléon avait adjoint aux tribuns français dont il avait composé son +sénat, espèce d'Hôtel des Invalides pour toutes les notabilités +républicaines. C'est une véritable merveille depuis les colonnes qui +soutiennent l'édifice jusqu'aux meubles qui le décorent et aux tableaux +qui le tapissent. Le palais _Durazzo_ était le séjour obligé des hauts +gouverneurs qui s'étaient succédé à Gênes, depuis la conquête définitive +des Français. Le prince Borghèse y venait étaler quelquefois sa +magnificence impériale; mais, par un contraste remarqué de tout le +monde, Napoléon, plus modeste ou plus grandement orgueilleux, avait +choisi pour demeure de prédilection, lors de son passage, le palais +presque délabré de Doria, lequel offrait, pour un homme tel que lui, +l'occasion de coucher dans la chambre où s'était aussi reposé +Charles-Quint, son prédécesseur en fait de monarchie universelle. + +Au milieu de toutes ces pompes, de marbre, je visitai avec plus de +plaisir l'église moderne San Syro, qui me frappa beaucoup moins par les +chefs-d'Å“uvre des arts, que par la singularité des mÅ“urs génoises, qui +permet aux belles dames d'y donner leurs rendez-vous et leurs plus +importantes audiences de galanterie; ce qu'il y a même de plus piquant, +c'est que les femmes ne portent guère cette facilité d'abord et de +conversation que dans le lieu saint, et qu'elles reprennent je ne dirai +pas plus de sévérité, mais au moins plus de réserve dans les salons. Il +est vrai qu'elles y sont, comme dans toute l'Italie, sous la haute +police de leurs chevaliers de tous les rangs, lesquels, suivant le +numéro d'intimité qui leur est accordé, inspectent et contrôlent leurs +coups d'Å“il et le jeu de leur physionomie. Les femmes, qui sont en +général fort jolies, n'ont pas cette disposition malveillante qui, dans +d'autres pays, les porte à se critiquer réciproquement, et à se venger +en quelque sorte de leur vertu par leurs propos sur celle des autres. On +ne peut se faire d'idée de la vénération qu'on porte à celles dont la +beauté a été célèbre et les amours publics. La fameuse Argentine +Spinola, qui venait de mourir dans un âge très avancé, était encore +l'objet de toutes les conversations, et sa vieillesse même avait été +plus long-temps honorée, à cause de la popularité de ses aventures, et +surtout de sa liaison avec le maréchal de Richelieu. Je ne pense pas +pourtant que ce soit à cause de ce seul souvenir que je vis le portrait +de ce dernier dans le palais des doges, au milieu de deux des grands +hommes de la république; ainsi que celui du maréchal de Boufflers. Ce +n'en est pas moins une chose remarquable, qu'une ville où le peuple et +les amans ont de la reconnaissance. + +J'ai vu cependant à Gênes un plus beau spectacle que le palais _Serta_, +que l'église _San Syro_, que la place _della Fontana Amorose_; c'est la +magnifique horreur d'un orage soulevant la mer et buant le port. Une +croisière anglaise, occupée à lutter contre la tempête, avait attiré +toute la population à cette scène. Les canons de l'escadre ralliant les +embarcations légères, l'ouragan ébranlant toutes les cloches sonores de +la ville et autres villages d'alentour, comme si le maître du monde eût +voulu convoquer tout un peuple à un grand acte de sa puissance et à une +solennelle révolution de la faiblesse humaine. Moi qui avais vu de plus +près les dangers; moi qui, sans trembler, avais entendu gronder le +tonnerre des batailles, on croira sans peine que j'étais plus curieuse +qu'effrayée; et, en effet, ce souvenir ne se retrace dans ma mémoire que +comme une immense décoration d'opéra, mais, à vrai dire, la plus +imposante et la plus belle qu'on puisse contempler. + +Un peuple dégénéré peut n'être plus assez fort pour se défendre, peut +manquer des vertus qui préservent de l'abaissement et de la conquête: +mais de cette décadence à la bassesse qui baise ses fers, il y a loin; +et les Génois avaient justement, contre leur réunion à l'empire, cette +répugnance qui ne peut plus aller jusqu'à la révolte, mais qui ne sait +pas non plus descendre jusqu'à l'amour. Le commerce était ruiné, et +l'intérêt comme les souvenirs se réunissaient sans danger pourtant +contre nous. Les administrations étaient vigilantes, confiées à des +hommes habiles, et la conscription seule rendait le joug difficile +autant qu'il était pesant. Le général Montchoisy, qui commandait en +second dans la haute suzeraineté du prince Borghèse, tempérait, autant +qu'il était en lui, les rigueurs, et j'ai entendu dire de sa personne un +bien qui me flattait pour les militaires français. Du reste, quoique +ruinée, Gênes renfermait encore dans son sein trop de richesses pour +qu'elles eussent entièrement disparu, et le séjour en était fort onéreux +pour les hauts fonctionnaires publics. Le luxe et la dépense étaient là +comme une manière d'opposition; et comme l'empire n'en voulait d'aucune +espèce, l'Empereur avait cherché à s'attacher les illustrations +patriciennes par des faveurs, et accordait, je ne sais pas par exemple +sur quels fonds, de fort beaux supplémens de traitement au gouverneur et +autres représentans de son pouvoir et de ses intentions, de manière à ce +qu'ils pussent, par leur faste et leur représentation, écraser les fêtes +de la vieille aristocratie, et prévenir ainsi l'innocente sédition du +luxe génois. + +Ces précautions étaient grandes et nobles, mais n'étaient pas +nécessaires. La population de ces heureux climats se laissait aller au +courant. Son plus vif sujet de mécontentement n'était pas assez sérieux +pour être violent, car il consistait surtout dans le regret de faire +partie du même gouvernement que les Piémontais, que les Génois ont +toujours détestés. L'antique patriciat, ces vieilles et vénérables +familles, qui, sous la république, avaient toujours dans leurs palais la +porte ouverte et la table dressée pour la pauvreté, se croyait bien +déchu du pouvoir, mais non pas du droit de bienfaisance; et la noblesse +génoise se survivait en quelque sorte par ses bonnes actions. Elle +venait d'en donner, à l'époque de mon séjour, un exemple admirable. La +récolte avait été nulle dans toute l'Italie; les symptômes de la famine +se montraient sous un aspect effrayant pour les classes malheureuses. Le +comte Balbi réunit les plus riches de Gênes, propose une souscription +destinée à prémunir pour l'hiver le petit peuple par l'achat d'une +grande quantité de blés de France. Le noble comte s'inscrivit le premier +sur la liste pour 200,000 fr. Les autres chefs des grandes familles +l'imitèrent; et, sous l'empire, le peuple crut s'apercevoir qu'il vivait +encore sous la république. Je ne sais pas si la commission des titres, +qui commençait alors à distribuer les féodales distinctions imitées de +l'ancien régime, reçut l'ordre de comprendre une partie de la noblesse +génoise dans une large fournée de comtes et de barons, mais, à coup sûr, +cela eût été d'une sage et juste politique, tout-à -fait en harmonie avec +le bon sens de Napoléon, qui n'avait pas voulu rétablir cette +institution du passé pour des services gratuits, et seulement pour une +utilité d'antichambre. + +Gênes ne suffisait pas à mon inquiète activité d'esprit; aussi je la +quittais quelquefois des jours, des semaines entières, pour voir, pour +observer, et surtout pour courir. C'est ainsi que je visitai tout le +littoral de la Ligurie et toutes les villes des Apennins, dont je vais +retracer mes excursions. + + + + +CHAPITRE LXXXII. + +Excursion à Bobbio.--Souvenirs du général Junot. + + +Comme je ne fais pas un itinéraire, et que d'ailleurs les descriptions +n'ont d'attrait pour moi qu'autant qu'elles se lient à des souvenirs de +gloire, on concevra sans peine que, tout en courant dans un pays où +chaque ville, chaque hameau rappelle une bataille, et une victoire, je +ne manquais jamais d'interroger de droite et de gauche les paysans, les +aubergistes, tous ceux que le hasard me faisait rencontrer dans les +diligences, dans les maisons où j'étais présentée. Avec ma facilité +d'impressions, il n'y avait pas un village où je ne trouvasse à me +distraire, à m'occuper, reprenant bien vite ma course dès que j'étais +satisfaite. + +Bobbio est une petite ville au milieu des Apennins, alors chef-lieu de +sous-préfecture. Le spectacle des monts qui la cernent et l'emprisonnent +est d'autant plus imposant, qu'on a l'air d'être enfoui dans des gorges +de montagnes comme dans le fond d'un bocal. Les habitans sont plus +vigoureux que les autres Italiens. Le voisinage des montagnes y retrempe +sans doute continuellement une nature dont ils font d'ailleurs le même +emploi que leurs autres compatriotes, pour qui le plaisir semble un +besoin du climat. Le clergé, qui dans toute l'heureuse Ausonie partage +les goûts populaires et se trouve mêlé à toutes les fêtes, jouissait +même à Bobbio, quand j'y passai, d'un peu plus de liberté qu'ailleurs, +ce qui n'est pas peu dire en pareille contrée. Toutes les dames ont là , +aussi bien qu'à Gênes, la troupe obligée des adorateurs. Les jeunes +ecclésiastiques font leur partie dans les concerts; et j'en ai entendu +chez une noble marquise, déjà vieille, mais véritable Ninon de +l'endroit, qui chantaient le _seria_ et même le _buffa_ avec une +complaisance et une bonne volonté toute charitable. Je ne sais pourquoi, +quand j'en témoignai ma surprise au sous-préfet, qui était venu me +rendre visite, il me dit que les usages faisaient tout, et que dans le +carnaval plusieurs jeunes théologiens avaient figuré dans une mascarade +fort gaie, sans que cette liberté leur eût fait le moindre tort, et jeté +le moindre soupçon sur leurs dispositions religieuses. + +La danse est surtout ce qu'aiment de passion les habitans de Bobbio de +toutes les classes. Je n'ai jamais vu sur nos théâtres de Paris imiter +l'originalité de ces pas vigoureux et pittoresques que les élégantes +exécutent avec autant de fermeté que les paysannes. La montferrine m'a +surtout frappée par l'incroyable dextérité et la prodigieuse force +qu'elle exige. En général, on retrouverait dans les montagnes des +indications et des ressources pour la chorégraphie, et de précieux +rajeunissemens pour le goût blasé du public. Les divers opéras des +grandes villes devraient avoir, en vérité, des commis voyageurs. + +Les femmes sont jolies à Bobbio; c'est une observation qu'on peut +renouveler à chaque village de ces contrées, et je ne la fais que pour +constater ma justice distributive et mon désintéressement. Celles de +Bobbio ne m'ont paru avoir rien de plus remarquable que leur beauté +mollement efféminée, ce qui est bien quelque chose; elles saluent d'une +drôle de manière, d'une manière plus anglaise qu'italienne: la tête +seule s'agite, pour saluer, sur un corps qui reste immobile. + +Ce que j'appris de plus curieux me fut raconté par l'obligeant +sous-préfet, qui passait, malgré les plaisirs dont je viens de retracer +l'image rapide, une vie assez rude dans son petit empire, à cause de la +difficulté qu'avait mise le pays non pas à se soumettre, mais à +comprendre les lois françaises. Il y avait même eu, dans les premiers +temps de son administration, quelques soulèvemens des paysans +montagnards, d'ailleurs par la misère fort ingouvernables. Bobbio +n'avait fait, dans cette occasion, que ressentir le contre-coup des +mouvemens insurrectionnels qui avaient pris naissance dans les états de +Plaisance et de Parme. «Nos montagnards, ajouta le sous-préfet, +s'étaient mêlés d'ailleurs avec assez de bonne volonté à une bande qui +avait été rejetée du côté de leurs montagnes. Il y avait plus d'espoir +de pillage que d'esprit de révolte dans ces conjurés. Ils prenaient +impitoyablement les poules et les fonctionnaires publics. Les contes les +plus absurdes couraient la campagne. L'Empereur, suivant ces héros d'un +quart-d'heure, avait été battu par les Autrichiens, fait prisonnier avec +quarante mille hommes, et, pour tous ses péchés, jeté dans une cage, de +fer. Le général Junot, qui ne plaisantait pas en fait de rébellion, et +qui commandait alors dans les États de Parme, avait déployé cette +énergie militaire qui prévient beaucoup par la terreur qu'elle inspire; +et, pour, que l'idée des châtimens fût toujours présente à une +population plus remuante que dangereuse réellement, il avait commencé +par faire brûler le village de Mezzano, où le désordre avait éclaté +d'abord. L'adjudant général Grandseigne, homme bon et modéré, avait +adouci cette rigueur en permettant aux habitans d'emporter leurs effets, +et en faisant respecter l'église. Cela avait été, suivant mon aimable +historiographe, un curieux spectacle que celui des révoltés soumis se +réfugiant dans le temple préservé, et dansant avec une certaine joie à +la vue de leurs maisons en flammes, parce qu'ils prétendaient que si +l'incendie était un mal, il était aussi un bien, puisqu'il devenait une +valable quittance de leurs fermages arriérés. + +«Le général Junot, qui pensait avec raison que la présence d'un chef +redouté ajoute toujours à l'effet des grandes mesures, vint en personne +visiter le pays, que quelques exécutions avaient suffi pour pacifier. Il +fit son entrée solennelle à Bobbio, au son des cloches de toutes les +églises, où s'entonnait le _Te Deum_, entouré de ses aides de camp, des +hauts fonctionnaires de tout le pays, dans un appareil presque impérial. +La jeunesse, qui eût servi de renfort aux révoltés s'ils avaient réussi, +servit de garde d'honneur au brillant proconsul, qui fut reçu, +complimenté, harangué par les officiers municipaux aux portes de la +ville, au milieu d'un groupe de femmes élégantes. La marquise de +Malespina, la Corinne de l'arrondissement, lui débita des stances faites +par elle en société avec un adjoint du maire dans lesquelles le Pénicé +inclinait la tête, et la Trebia penchait son urne devant le dieu de la +guerre et les foudres du nouveau Jupiter tonnant. Le général reçut +immédiatement les autorités à son hôtel. L'admiration fut universelle +quand tout le monde l'entendit répondre au président du tribunal en fort +bon toscan. Presque sultan en même temps que général, Junot était étendu +sur un canapé, ses officiers, ses aides de camp, sa suite, les +fonctionnaires ne prenant pas la liberté de s'asseoir devant lui; il +paraît qu'il ne permettait cette distinction qu'aux femmes, encore +fallait-il qu'elles fussent jeunes et jolies. Bobbio, au lieu d'être en +état de siége, fut en un véritable état de fête. Le peuple dansa dans +les rues; _les gens comme il faut_ composèrent, chez la marquise, un bal +très brillant de sous-préfecture. Junot regarda avec plaisir nos +montferrines, soupa très honorablement: il s'était un peu plus défié de +notre vin que de notre accueil; aussi ne prit-il que d'un excellent +bourgogne, qui faisait, m'a-t-on assuré, toujours partie de son bagage +militaire. + +«Junot n'étant venu à Bobbio que pour se donner le plaisir de voir de +ses yeux la tranquillité rétablie par son entremise, ou plutôt par sa +fermeté, quitta la ville avec le même cérémonial qui avait présidé à son +entrée: tout Bobbio l'accompagna avec de grandes marques d'admiration; +c'était un souverain à cheval au milieu de sa cour. Junot, célèbre par +son adresse à tirer le pistolet, se donna pendant toute la route, pour +la faire éclater, le singulier plaisir de tirer, au grand galop, les +poules et tous les innocens volatiles des paysans; mais pour montrer +qu'il était aussi généreux qu'adroit, il jetait un pièce de 5 francs à +tous les pauvres propriétaires qui lui rapportaient l'animal blessé, +lesquels s'en allaient bien contens avec la victime et avec l'argent. Ce +qu'il y eut de bien curieux, comme je vous l'ai déjà raconté, dans toute +cette espèce de campagne contre les villages des Apennins, ce fut +l'insouciance, la légèreté, la gaieté même, qui accueillirent les +représailles, ou plutôt les précautions militaires des troupes +françaises. Les prétendus insurgés buvaient avec les soldats qui +brûlaient leurs pénates, et trinquaient très joyeusement en face de +leurs maisons brûlées ou envahies. Jamais carnaval ne fut plus gai que +celui de cette année de persécution; à Bobbio même, des jeunes gens se +déguisèrent en insurgés, en brigands, et se livrèrent aux plus +plaisantes parodies à ce sujet. Cependant, il y avait eu plusieurs +exécutions; une vingtaine de paysans fusillés, ainsi que deux prêtres +désignés comme leurs complices et leurs instigateurs.» Hélas! me +disais-je en écoutant le récit de cette folie italienne que le spectacle +du sang n'avait pas altérée, jamais on ne sent davantage le besoin des +plaisirs que dans les temps de crise; les violons ne sont point +incompatibles avec les échafauds. N'avais-je pas pour me convaincre de +cette inexplicable disposition du cÅ“ur humain _le bal des victimes_ à +Paris, où l'on n'avait été admis qu'en prouvant la mort de quelqu'un des +siens? + +Mais, par exemple, ce qu'on ne voit point en France, c'est +l'indifférence et presque la protection qu'en général on accorde en +Italie aux criminels. Là , pour qu'on les dénonce, il faut que les +dénonciations soient payées; car s'il n'y a rien à gagner avec la +justice, elle perd presque toujours sa proie. Les gens qui ont échappé +aux peines afflictives, soit peur, soit sympathie secrète, ne sont guère +plus mal vus que d'autres. Il y avait eu à Bobbio un exemple tout +particulier de cette indulgence morale; celui qui en avait été l'objet +venait de mourir quelque temps avant mon excursion dans cette ville, et +je m'en vais en rapporter les circonstances avec toute l'exactitude du +_cicerone_ dont je la tiens. + +Deux frères avaient assassiné leur oncle, pour se venger du meurtre que +celui-ci avait commis sur la personne de leur père, pendant qu'ils +étaient enfans. Le meurtrier, dont il était si grandement question à +Bobbio, avait été jugé à Gênes avec une indulgence qui avait remplacé, +en considération des motifs qui avaient armé son bras, la peine capitale +par une amende limitée. Échappé à la justice, ce meurtrier s'était +réfugié à Bobbio et y avait mené une vie honorable et paisible pendant +plus de vingt ans, quoiqu'on n'ignorât point ses _antécédens_, comme on +parle aujourd'hui, et quoiqu'on racontât même les détails horribles de +cet assassinat, après lequel les deux frères auraient, dit-on, bu du +sang de leur victime. Personne ne frémissait en passant devant l'homme, +précédé d'une telle renommée. Il faisait je ne sais quel commerce, et en +secret le commerce de l'usure. Malgré ce surcroît de motifs de haine et +de réprobation, l'honnête meurtrier augmentait son petit pécule et sa +considération dans Bobbio. La mort seule vint troubler le repos de +l'assassin usurier. Au milieu de ses dernières souffrances, il songea à +faire son testament; mais il se méfie des notaires, et craint que ses +neveux, ses héritiers, les enfans de ce frère qu'il a naguère immolé, +n'aient corrompu les officiers publics. Deux prêtres et deux médecins +sont appelés. Il paie grassement les prières et les ordonnances; mais il +craint encore les médecins et en fait venir d'une ville voisine. On lui +ordonne une opération, mais il croit bientôt que ce n'est qu'un moyen +plus expéditif de l'envoyer dans l'autre monde. Il meurt par crainte de +mourir; il enrichit par la peur d'un testament ceux que son testament +allait dépouiller; et prouve enfin par ces tourmens d'une ame qui +tremble devant la dépravation des autres, parce qu'elle juge de toute +l'humanité par son affreuse conscience, qu'il est un moment terrible où +les avares perdent leur argent, et où les assassins trouvent une +vengeance. + + + + +CHAPITRE LXXXIII. + +Voyage à Turin.--Cour du prince Borghèse et de la princesse Pauline. + + +La vie nomade est un besoin si impérieux pour moi, qu'à peine de retour +à Gênes, je n'y fis en quelque sorte qu'une halte, et me remis presque +immédiatement en marche pour une nouvelle caravane. J'avais appris par +un chambellan du prince Borghèse, qui était descendu dans l'hôtel que +j'habitais à Gênes, que la cour de Turin allait se trouver au grand +complet par la présence assez rare de la princesse Pauline; et que cette +capitale des départemens au delà des Alpes allait, pendant un mois, +devenir un séjour tout-à -fait digne de l'attention et des loisirs d'une +voyageuse. Il n'est pas nécessaire de me pousser beaucoup quand il +s'agit de courir. D'ailleurs, quoique déjà guérie, j'étais persuadée que +mon rétablissement s'obtiendrait surtout plus complet par des +distractions. La santé est un admirable prétexte qui se prête à toutes +les fantaisies de la tête, et qui fait que la plupart du temps dans la +vie les plaisirs et les caprices sont traités comme des devoirs sérieux +et des nécessités supérieures. + +Je me rendis donc à Turin, mais seulement pour y passer quelques jours, +avec la résolution de revenir à Gênes, où je prendrais un parti quand +l'état de mes fonds me dirait d'être raisonnable, autant au moins qu'il +m'est donné de l'être. En allant chercher dans l'ancien séjour des rois +de Sardaigne des impressions frivoles, je fus entraînée par un retour de +pensées plus graves à visiter le champ de bataille de Marengo. La gloire +militaire exerce un incroyable empire sur mon cÅ“ur, et j'avoue que mes +idées, tout-à -fait changées sur Bonaparte depuis mon aventure de Milan, +me disposaient singulièrement aux extases de l'admiration. Une colonne +élevée sur la route, en face du village de Marengo, ne permet pas de se +méprendre sur la place précise où se portèrent les plus grands coups de +cette immortelle journée. Je mis pied à terre dès que j'aperçus ce +simple monument d'un si grand souvenir. Je parcourus le village, +interrogeant les traces effacées de la bataille; puis je vins me +rasseoir sur le bord de la route, l'Å“il fixé vers cette modeste colonne, +première base d'une renommée et d'un trône universels: car c'est presque +dans les champs de Marengo que Napoléon a ramassé la couronne de +Charlemagne. De là , me disais-je, l'aigle a pris son essor; il est venu +s'abattre sur la tribune déjà vieillie de la révolution, pour entraîner +l'activité française, lasse de phrases et de massacres, vers une +carrière immense et nouvelle. On peut regretter l'emploi qu'un tel géant +fit de ses forces; mais il est impossible de ne point l'admirer, de ne +point trouver poétique cette destinée d'un homme qui ne s'empare d'un +sceptre que pour en faire un instrument de gloire nationale et de +mouvement européen. Là , me disais-je, un jeune homme s'élève dès ses +premières batailles au-dessus des plus grandes capitaines! Le feu du +génie est dans ses yeux; je croyais le voir donner ses ordres, entendre +ses commandemens énergiques et précis; par son génie, forcer en quelque +sorte la fortune. Plus loin, je reconnaissais encore ce noble et brave +Desaix, n'ayant qu'un regret sous le coup fatal qui vient de le frapper: +c'est de ne plus pouvoir servir le premier consul; admirable élan de +l'amitié, qui prouvait que celui qui avait le génie des batailles avait +aussi le secret des cÅ“urs, et cet art merveilleux d'exciter +l'enthousiasme et le dévouement, dont il faut toujours que des vertus et +des qualités extraordinaires soient les fondemens sacrés. + +Je m'arrachai avec peine de cette grande scène de Marengo, dont la +malveillance a cherché plus d'une fois à ravir le mérite au génie de +Napoléon, comme si vingt autres batailles ne sont pas prêtes à se lever +pour établir la légitimité glorieuse de cette première victoire. Je me +rappelais alors avoir entendu répéter à Paris un mauvais bon mot de +l'astronome Lalande, qui se réjouissait, disait-il, du gain de cette +bataille; qui en faisait son compliment bien sincère au premier consul; +mais qui était tenté de lui adresser une pétition pour que le héros en +changeât le nom, attendu que la consonnance de Marengo rappelait trop +celle de madame Angot, et que la ressemblance n'était pas assez +militaire. L'esprit français est bien vif, bien agréable; mais n'y +a-t-il pas dans notre nation, d'ailleurs si noble, une disposition +fâcheuse à abuser de ses précieuses qualités? L'empire de l'épigramme et +du trait n'est-il pas quelquefois terrible? et n'est-ce pas un obstacle +aux grandes choses que cette opposition toute prête des lazzis et des +plaisanteries? Je ne m'étonne pas que Napoléon l'ait redoutée; qu'il ait +quelquefois tremblé devant la puissance des salons railleurs du faubourg +Saint-Germain: le ridicule est toujours si prêt en France à faire +justice du génie! Je ne sais si je me trompe, moi qui ai lu son ame dans +ses yeux, mais je serais tentée de croire que la fatalité de quelques +entreprises de l'Empereur a tenu à cette nécessité d'une grande ame, +d'échapper à la satire à force de prodiges. Je suis sûre que, lisant les +rapports de son ministre de la police, il est arrivé plus d'une fois à +Napoléon de parcourir à grands pas son cabinet, poursuivi, non point par +l'image des dangers, mais par un bon mot; de saisir sa carte du +continent, de marquer du doigt la contrée lointaine dont la conquête +devait servir de réponse à quelque impuissante moquerie, et de s'écrier: +«France légère et maligne, je t'ai comblée de gloire, je veux t'en +accabler!» Il serait curieux pour l'histoire de la grandeur et de la +faiblesse humaines, de savoir si un grand homme n'a pas perdu un trône +par la crainte d'un calembourg. + +J'arrivai à Turin, et je fus comme émerveillée de l'air français qu'on y +respirait alors. L'hôtel où je descendis était tenu, servi, et surtout +occupé par des Français. J'y pris un logement magnifique, et je me mis +de suite avec mon fidèle Hantz à visiter les belles arcades de la place +du château et de la rue du Pô. Turin est une ville moins chargée de +chefs-d'Å“uvre que certaines autres de la contrée, mais elle en possède +assez pour avoir une réputation; je l'aurai peinte en deux mots, quand +j'aurai dit que c'est une beauté régulière; ce ne sont pas celles que je +préfère. + +Dès le soir même, j'assistai à une moitié d'_opera buffa_ au théâtre +Carignano, qui fait face au palais du même nom, occupé alors par la +préfecture. J'eus le plaisir d'apercevoir dans sa loge M. de Lameth, qui +était aimé à Turin comme il l'avait été à Digne, mais qui était là sur +un plus vaste théâtre. Je l'appris d'un aimable chambellan que j'avais +vu à Gênes, qui, me reconnaissant au spectacle, vint me saluer dans ma +loge. Il me conta beaucoup de curieuses particularités sur la cour de +Turin, et entre autres que M. de Lameth pouvait être considéré comme le +prince régnant du pays, le matériel du pouvoir étant entre ses mains, et +le gouvernant et la gouvernante réduits à peu près au cérémonial de la +souveraineté. Ne voulant pas rester long-temps à Turin, et craignant +l'effet des grandeurs, je ne me souciai point d'aller voir ce haut +fonctionnaire, de peur de l'exposer, ainsi que moi, à l'embarras d'une +reconnaissance. Je me trompais: M. de Lameth n'est point un de ces +hommes d'une faiblesse vulgaire, un de ces tempéramens vaniteux que les +dignités, les titres et la faveur font changer. C'est au contraire un +caractère soutenu et noble, un homme dont la politesse est d'autant plus +aimable que ses principes sont sévères, et que c'est, pour ainsi dire, +un philosophe en talons rouges. + +En me quittant, le chambellan du prince Borghèse, que je ne nommerai +point pour une raison dont la futilité ne mérite pas d'être expliquée au +lecteur, me demanda la permission de venir admirer mes beaux cheveux +ailleurs qu'au spectacle, où j'étais affublée d'un immense chapeau. Il +m'annonça sa visite pour le lendemain, ayant, me disait-il, à me +proposer quelque moyen de me rendre agréable le séjour de sa patrie. +C'était un excellent homme sans beaucoup d'esprit, une copie, même un +peu grotesque, du vieux ton de l'ancien régime mêlé aux nouvelles +allures des mÅ“urs de l'empire. Le lendemain, il fut plus exact à +l'innocent rendez-vous que je lui avais donné qu'un officier de vingt +ans. Après deux heures d'audience admirative, quoique matinale, mon +chambellan (c'est ainsi que je l'appellerai) me proposa de monter en +calèche pour parcourir les environs. La promenade me parut délicieuse, +et je fis même une remarque: c'est que les hommes bien nés, suivant +l'expression commune, n'ont presque pas besoin d'esprit pour être +aimables; ou plutôt que, souvent dépourvus d'instruction et de cette +capacité de travail exigée par les affaires, ils possèdent néanmoins +comme naturellement le don de la conversation, le tact qui saisit les +mÅ“urs, les ridicules de la société, et presque l'ingénieuse facilité de +peindre d'un mot les caractères. + +«Connaissez-vous, me dit-il, notre adorable Pauline? sa présence à Turin +est une rareté, et vous arrivez à point pour assister à toutes les fêtes +qui vont signaler son passage, sans doute bien court; car, comme dit +fort plaisamment notre excellent prince, je suis peut-être la personne +que ma femme voit le moins souvent. + +«--J'ai vu la princesse Pauline plusieurs fois chez son frère Lucien, +pas assez pour la connaître; mais je trouve un peu leste votre +expression d'_adorable Pauline_ appliquée à votre souveraine. + +«--Que voulez-vous; elle est trop jolie pour une princesse. Elle fait +certes la reine autant que possible avec nos dames d'honneur, toutes des +plus anciennes familles de Piémont, qu'elle a mises rudement au régime +de la sonnette la plus capricieuse; mais elle est moins reine avec notre +sexe; et, comme malgré nous, quand nous ne sommes pas de service, nous +l'aimons comme une simple particulière. Figurez-vous une divinité de la +tête aux pieds: les agrémens dont ses autres sÅ“urs ne sont qu'isolément +pourvues, elle les réunit tous; on dirait l'enfant gâté de la famille +impériale. C'est en la regardant sans doute que Canova a trouvé le +secret de cette harmonie charmante de ses statues, dont les formes sont +plus que belles. Il n'est pas un de ses traits qui ne soit régulier, et +une grâce indicible anime et assouplit encore tant de perfections. + +«--Elle m'a paru en effet ravissante, quoique je ne l'aie aperçue que +deux fois... Et elle fait tourner ici toutes les têtes? + +«--Votre expression n'est pas non plus très respectueuse; mais la +princesse est si bonne, qu'elle l'entendrait elle-même sans s'en +offenser. On n'a jamais vu une cour plus indulgente que la nôtre. Je ne +m'en plains pas, quoique je ne puisse plus guère en profiter. Pourvu que +les peuples ne paient pas trop cher les royales folies, ils aiment assez +que les souverains se rapprochent par elles de l'humanité. On leur sait +quelquefois gré de leurs faiblesses; et François Ier comme Henri IV, par +exemple, doivent une partie de leur popularité à leur galanterie et à +leurs fautes. + +«--Je pense tout-à -fait comme vous. Le goût des plaisirs est un moyen de +gouvernement qui en vaut bien un autre. Je suis persuadée qu'une des +causes qui ont fait dominer si long-temps le paganisme, c'est que chacun +de ses dieux représentait quelques uns de nos penchans. Je vois avec +plaisir que la cour de Turin a déjà les mÅ“urs de l'Olympe; je lui en +souhaite la durée. + +«--Pour cela, je n'en réponds pas. La cour, la garnison et les employés +forment ici une population dans la population; mais le reste, qui ne +bouge pas, il est vrai, a conservé un profond sentiment d'affection pour +la vieille dynastie, qui était bien le despotisme le plus paternel qu'on +puisse imaginer. Nous autres tous de l'ancienne noblesse, on nous a fort +bien traités; on nous a, à tous, donné quelque chose, et la politesse +aristocratique consiste surtout à ne rien refuser: mais c'est à la cour +que tout ce monde est attaché plutôt qu'au souverain qui en a +l'usufruit. Beaucoup de mes amis, soit reconnaissance, soit précaution, +ont même, avant d'accepter les clefs ou les éperons, écrit à Cagliari +pour obtenir de l'ex-maître son agrément avant de s'engager dans la +dynastie napoléonienne. + +«--Mais le prince Borghèse possède peut-être des qualités suffisantes +pour s'attacher à jamais ces nobles dévouemens? + +«--Le prince Borghèse est tout-à -fait dans nos mÅ“urs, ce qui ne veut pas +dire qu'il soit dans nos opinions.--Comme Néron, auquel il est bien loin +de ressembler, par la bénignité de son naturel apathique et inoffensif, +_il excelle à conduire un char dans la carrière_; il danse passablement +pour une altesse; il a même paru honorablement dans les rangs de l'armée +française; mais c'est tout simplement un bon et excellent homme, fait +pour le _farniente_ du pouvoir, et qui abdiquerait plutôt vingt fois, +que de se donner la moindre peine pour une couronne ou une fraction de +couronne semblable à celle dont il possède le simulacre. C'est une +espèce de figurant de la monarchie impériale, qui ne convient pas à +l'action, mais qui ne la dépare point, parce qu'il _se met bien et qu'il +a bonne tenue_, en termes de théâtre. Sa femme ne l'occupe pas plus que +sa souveraineté. Elle a Turin en horreur; elle y vient le moins +possible, et c'est tout au plus si son noble époux, qui d'ailleurs lui +rend bien justice et la trouve charmante, s'aperçoit de sa présence ou +de son absence; il n'en a des nouvelles que par ses aides-de-camp et ses +chambellans. Si jamais le prince Borghèse perd l'appétit, il ne lui +restera plus rien à perdre, et l'on pourra prononcer sa complète oraison +funèbre. Du reste, l'empereur en est fort content; il lui reconnaît une +louable soumission, une magnificence généreuse, les qualités qui +rassurent et aucune de celles qui inquiètent: voilà , j'espère, un prince +désintéressé, qui sera aussi bien avec l'histoire qu'avec ses sujets, et +dont je défie bien que l'une, pas plus que les autres, dise jamais aucun +mal. + +«--Mais vos portraits me donnent très bonne opinion de la cour de Turin: +on y jouit de la gloire de l'empire, on y respire à l'ombre d'un génie +qui est bien assez fort pour tout protéger; celui-là prend la royauté +comme un fardeau, et il laisse son heureuse famille la prendre comme une +jouissance; pour lui les épines, les roses pour les siens. C'est un +parent bien accommodant que celui qui se charge ainsi de la procuration +de toutes les couronnes, et dont l'épée veille pour leur santé et pour +leur gloire. + +«--Oh! oui. Mais il n'y a à cela qu'un inconvénient: c'est qu'un boulet +de canon peut tout finir en vingt-quatre heures, et que le chêne à bas, +adieu les roseaux. + +«--Mais Napoléon ne donne pas seulement des maîtres aux pays avec +lesquels il dote sa famille, il leur donne des lois, et les lois durent +plus long-temps que les hommes. D'ailleurs, monsieur le baron, le +présent est beau, il est glorieux; pourquoi songer à l'avenir? Les +peuples ainsi que les individus ont tout à gagner à vivre à l'aventure +et à se fier à la destinée. + +«--À qui le dites-vous?... à un Italien? + +«--Voilà une bonne foi et une candeur dont je vous fais mon compliment. +Continuez à me parler de la cour de Turin, des généraux, des officiers, +des jolies femmes, tout cela forme l'état-major de la domination +française. + +«--Je ferai mieux que vous en parler, je vous montrerai cette lanterne +magique des vanités, et vous m'y verrez défiler tout comme un autre. Il +y a dans trois jours un grand bal chez le général commandant; je vais +vous faire inviter. Le prince et la princesse veulent bien l'honorer de +leur présence. Ce sera magnifique; vous vous croirez aux Tuileries. +C'est le prélude de toutes les fêtes qui vont se succéder.» + + + + +CHAPITRE LXXXIV. + +Un bal à Turin.--Quelques portraits. + + +Quoique je n'eusse point apporté tous mes bagages, j'étais à cette +époque si chargée de toutes les richesses de femme, que ma toilette ne +m'occupa point tout entière, pendant les deux jours qui précédèrent ce +bal, où j'étais sûre de rencontrer l'élite de la société et les +notabilités de la cour. Je n'eus presque pas besoin des artistes de la +ville pour être bien sous les armes. + +Il n'y a vraiment que les Français pour ces sortes de triomphes, comme +pour de plus importans. Le luxe, le bon goût, l'élégance des salons +était éblouissante; c'était un bal préparé avec autant de frais et de +soins qu'une bataille. Les officiers y étaient brillans, et tous au +poste du plaisir comme au poste de la gloire. J'en reconnus plusieurs, +et j'étais à peine entrée que j'étais déjà en pays de connaissances, et +à mon aise comme au milieu d'un état-major. À neuf heures leurs Altesses +entrèrent: Pauline était une véritable divinité, et quoique plusieurs de +ses dames fussent fort jolies, elle les éclipsait toutes; elle était la +reine _et par droit de conquête et par droit de..._ beauté. Le prince +Borghèse fit le tour des salons, adressant la parole à presque toutes +les dames, remplissant son état de souverain avec beaucoup de naturel et +de dignité. La princesse s'était reposée un moment; mais après un signe +du premier chambellan, les premiers quadrilles, qui avaient été désignés +d'avance, se formèrent. L'étiquette continua pendant deux ou trois +contredanses pour satisfaire les hautes vanités locales ou dignitaires; +mais le plaisir l'emporta bientôt: un désordre de bon goût s'ensuivit, +et des relations intimes me furent révélées dans cette heureuse +confusion, où les mêmes cavaliers et dames se retrouvaient cependant +toujours ensemble. Mon aimable chambellan, qui ne dansait plus, m'en fit +faire la remarque, en prenant de cette occasion le plaisir de me +raconter des anecdotes qui étaient assez vraies pour mériter aujourd'hui +d'être cachées. Les Français abusaient un peu de leur position pour +redoubler la jalousie naturelle des Piémontais; mais ils étaient les +plus aimables, et je trouvais leur conduite de bonne guerre. Pauline, +qui aimait autant à taquiner son monde qu'à l'enchanter, affectait de ne +pas parler un mot d'italien; elle était si séduisante, que je ne sais +pas si un peu d'impertinence, avec ses dames seulement, ne devait pas +lui être compté comme un agrément de plus. Elle dansa peu, mais elle +valsa beaucoup. Mon chambellan, qui avait une bonhomie assez maligne, +observa que cela était un trait de caractère. Je n'en sais rien, parce +que je n'ai point eu les secrets de Pauline comme ceux d'Élisa; mais +j'avoue que je partageais tout-à -fait sa prédilection, parce que la +valse est presque une intimité dans un bal; que la coquetterie peut y +briller un peu plus, et le sentiment s'y contraindre un peu moins. + +Toute la cour remarqua que la princesse avait eu pour cavalier plus +fréquent l'un de ses chambellans, qui n'avait pas besoin, de ce titre +pour être remarqué. Je demandai son nom: «C'est M. de Forbin, me +répondit mon baron; il n'est pas souvent des nôtres, car il est dans ce +monde quelque chose de plus que courtisan. + +«--Sans doute, car il est fort bel homme, d'une figure distinguée, où se +peint une noble fierté qui ne paraît pas venir seulement de la +naissance, de la fortune ou de la faveur. + +«--Vous devinez juste, belle dame; M. de Forbin, sous ce masque de joli +homme, ce qui ne gâte jamais rien, cache un grand peintre. Il n'est pas +insensible aux honneurs, mais il est plus sensible encore à la gloire: +aussi, on le rencontrerait plus souvent dans les beaux sites de l'Italie +qu'à la cour de Paris ou de Turin; et quand il serait vrai que ce vif +enthousiasme ne le prît, comme on dit, que par accès; qu'il ne courût +toutes les contrées, son crayon à la main, que pour être agréable à la +beauté, vous conviendrez que c'est là une noble chevalerie, et qu'on +mérité de plaire quand on donne ainsi aux faiblesses dont on est l'objet +l'excuse des illusions les plus délicates qui puissent ennoblir l'amour. +Il y a bien dans M. le baron de Forbin, avec tous les avantages qui le +distinguent, ce que les envieux appelleraient peut-être de la hauteur; +mais, au milieu de la présomption guerrière des cours impériales, il est +bon qu'il se rencontre des hommes qui aient aussi la conscience de leur +valeur personnelle, et qui relèvent un peu l'honneur du corps des +_péquins_, comme on appelle ici, aussi bien qu'ailleurs, les hommes +distingués qui pourtant ne sont pas militaires. M. de Forbin a des +manières aussi élégantes qu'un marquis de 1775; des opinions aussi peu +surannées qu'un jeune homme du dix-neuvième siècle, et un talent de +peintre qui ferait honneur à un pauvre diable. M. de Forbin arrive de +Rome; il m'a montré l'esquisse d'un admirable tableau, qui lui fera +prendre rang parmi les premiers artistes de notre époque. Jeune, ardent, +spirituel, M. de Forbin est appelé à de belles destinées; et la gloire +de son pinceau vaudra bien l'illustration historique de sa famille. + +«--Eh! monsieur, malgré ma prédilection pour la gloire des armes, je +sens au fond de mon cÅ“ur qu'il y a aussi de la place et de l'admiration +pour la gloire des arts!» + +Après la part de ces éloges, mon chambellan fit aussi celle des +critiques sur la cour de Turin. Il blâmait surtout le luxe de tous les +fonctionnaires, qui semblaient se faire un devoir du faste, des +dépenses, du jeu, des plaisirs. «C'est une véritable croisade contre +l'argent et contre les maris. C'est très amusant pour les vainqueurs, +mais cela pourrait finir par n'être pas toujours aussi drôle pour les +victimes.» Là dessus une foule d'anecdotes plus piquantes les unes que +les autres: «Vous voyez bien cet écuyer, il monte mal à cheval; le +prince a augmenté ses appointemens justement pour le plaisir de le voir +assez fréquemment tomber. C'est un chapitre très important ici que les +gratifications: il en pleut. Le prince Borghèse est d'une générosité +admirable. Quand il gagne au jeu, il se ferait un scrupule de laisser +quelque chose dans la bourse de ses chambellans, et de ne pas distribuer +une partie du gain à ses pages, lesquels achèvent ici une éducation fort +édifiante. + +«--Et l'empereur, vous ne m'en parlez pas; est-ce qu'il n'est jamais +venu dans sa bonne ville de Turin? + +«--Pardon, il y a montré beaucoup de tact, beaucoup d'esprit, et on lui +a su gré de ses efforts pour plaire. Il a dit aux femmes qu'elles +étaient jolies, et aux officiers qu'ils étaient braves; qu'il avait +distingué les Piémontais dans la dernière campagne, et il savait le +numéro de leurs régimens et leurs relations de famille. On ne peut +imaginer un souverain qui ait plus d'habile charlatanisme pour faire +valoir une gloire qui est grande par elle-même et qui pourrait s'en +passer. Il est venu au bal et a daigné y causer pendant trois heures. Il +n'a été bruit long-temps que de la présence d'esprit d'une jeune +personne qui dansait devant lui, et qui marcha sur le pied du grand +homme par mégarde. Napoléon se retira en disant: Mais, mademoiselle, +vous me faites reculer. Alors, sire, répondit la spirituelle ingénue, +c'est la première fois que cela arrive à votre majesté. Toute la soirée, +on admira le bonheur de cette flatterie délicate, qui prouvait de +l'esprit et qui pouvait promettre de la fortune. Le lendemain on +remarqua encore que, par l'effet des émotions ou de la fatigue, la jeune +personne avait le teint plus pâle, et qu'enfin elle avait trop dansé...» + +Je rentrai chez moi à cinq heures du matin. L'éblouissement de cette +fête m'avait distraite; mais je ne pus, malgré la lassitude, trouver de +repos. Une incroyable mélancolie semblait m'avertir que je n'étais pas +faite pour le monde et les plaisirs vides de la vanité, mais au +contraire pour l'individualisme des sensations intimes et profondes. Il +faut une ame qui réponde à la vôtre au milieu de cette solitude bruyante +des salons, un regard qui vous complimente et quelquefois qui vous +gronde. + + + + +CHAPITRE LXXXV. + +Promenade à la Superga.--La ferme de la jeune Adeline.--Trait de +bienfaisance de la princesse Borghèse. + + +Les gens qui, comme moi, aiment les contrastes ne s'étonneront, pas que +le lendemain d'un bal j'aie été visiter des tombeaux. Mon ame +mélancolique avait besoin d'objets moins bruyans; j'avais reçu dans la +matinée M. le comte de Saluces que j'avais connu dans un précédent +voyage en Italie, et qui m'avait demandé, la veille au bal, la +permission de me rendre ses devoirs. M. de Saluces, d'une grande et +illustre famille, était gouverneur du palais impérial de Turin; il +honorait ses fonctions par son affabilité, et la cour par la délicatesse +de ses sentimens; il aimait beaucoup les Français, et surtout les +Françaises... Il aimait encore beaucoup à parler notre belle langue, et +c'est sans, doute pour se ménager le plaisir de la parler pendant, toute +une journée qu'il me proposa une longue course à la Superga et à +Stupinitz. + +Nous allâmes d'abord à la Superga; à mesure que nous approchâmes, nous +sentîmes comme une plus vive facilité de respiration, car l'air est +incroyablement vif sur les hauteurs qui l'avoisinent. Le paysage qui là +se déroule est magnifique: ce sont les Alpes d'une part qui s'élèvent, +ainsi que des chaînons destinés à attacher la Suisse et le Tyrol à +l'Italie; les Apennins de l'autre viennent protéger de leurs cimes +opposées les richesses de la Lombardie. Le temps nous permit de +distinguer de ce point, à l'aide d'un télescope, le dôme de Milan se +dessinant sur un horizon de plus de trente lieues. + +Les caveaux de l'église de la Superga contiennent les tombeaux des +anciens rois de la Sardaigne. Il y a, pour ainsi dire, trois +compartimens à cette table de la mort, trois classes de sépulcres: la +place du dernier roi, celle des princes de la branche régnante, et en +outre celle de la branche de Carignan. + +Là le comte de Saluces m'apprit que ces royales dépouilles avaient +failli éprouver le même sort que celles de nos soixante rois en France, +qu'une fureur bien plus d'imitation que d'instinct avait aussi voulu en +Piémont attenter à ce qu'il y a de plus sacré sur la terre, aux +tombeaux. «Vos généreux compatriotes, me dit le comte de Saluces, nous +ont seuls épargné cette honte; le génie de la guerre, qu'on appelle le +fléau des vivans, a fait respecter les morts, et rappelé le peuple +piémontais à l'humanité; un général républicain a sauvé l'auguste +poussière de nos monarques. Honneur au général Grouchy, alors commandant +de Turin! Au risque de faire suspecter son civisme auprès des conseils +ombrageux de Paris, au risque des vengeances de la rage politique qui +poussait des furieux, ce véritable guerrier français fut contraint de +mettre d'augustes cendres sous la protection de ses baïonnettes. Ce +noble courage nous fit rougir et a préservé ma patrie d'une de ces +taches que, dans les temps de crise, les honnêtes gens laissent +toujours, hélas! infliger à un peuple par quelques misérables qui ne +sont jamais d'aucun pays. De ce jour date mon attachement à la France. +Au milieu d'une invasion onéreuse, quelques beaux traits sont venus +ainsi nous réconcilier avec nos conquérans, et vos généraux nous ont du +moins fait pardonner à vos fournisseurs.» + +À ce nom de Grouchy, de cet illustre capitaine dont moi aussi j'avais +connu la générosité, une larme de souvenir vint se mêler aux pleurs +d'admiration et de reconnaissance que M. de Saluces ne pouvait retenir. +«Mon amie, me dit-il avec émotion, les grands spectacles de la nature +s'embellissent encore par les douces pensées. Un site magnifique comme +le site qui devant nous se déploie, reçoit je ne sais quel prestige +nouveau des souvenirs qu'il réveille. Une beauté morale sied bien à +toutes les beautés physiques. À la Superga, le nom de Grouchy n'est pas +le seul que vous aurez à bénir. Une vertu plus modeste, dont vous allez +voir les heureux objets, demande ici que le nom de la princesse Pauline +soit également prononcé avec vénération. Vous allez admirer un de ces +traits qui feraient excuser bien des faiblesses. + +«Voyez-vous cette jolie chaumière entourée de bois et de prairies; nous +pouvons nous y présenter, et vous y verrez la vertu sous le chaume +récompensée et heureuse par la vertu sur le trône.» Nous nous +approchâmes et nous vînmes frapper à la maison, une vieille femme nous +ouvrit aussitôt, et le comte lui demanda des nouvelles d'Adeline. + +«Elle se porte bien, Excellence; elle est allée porter le dîner de son +frère; mais elle va revenir et paraître bientôt.» + +Un instant après arriva Adeline, et je vis une de ces figures angéliques +qui n'existent que dans la patrie de Raphaël, et qui ne pourraient être +exprimées que par son pinceau. À peine eut-elle prononcé quelques mots, +que je fus plus agréablement surprise encore; car non seulement elle +nous adressa la parole en français, mais elle le fit avec un choix de +mots ne laissaient pas supposer que la belle Adeline eût été élevée pour +la vie rustique; je ne me trompais pas. + +«Adeline était fille d'un riche joaillier d'Alexandrie; son père ayant +dissipé sa fortune se remaria à une veuve riche et mère de deux filles; +il fit enrôler son fils, pour s'en débarrasser, et mourut de chagrin. Sa +pauvre fille fut abandonnée. Une dame de la cour de Milan, et de la plus +haute distinction, jeune veuve aimable et bonne, prit en pitié la pauvre +orpheline, et se chargea de son éducation, qui fut conduite avec plus de +tendresse que de prévoyance. La protectrice d'Adeline était sur le point +de contracter un second mariage avec le comte de ***. Celui-ci, qui +n'épousait que la dot de la riche veuve, ne vit pas la belle protégée de +sa femme sans concevoir aussitôt l'irrésistible pensée d'une séduction +coupable. Heureuse des grâces et des qualités de son Adeline, la +comtesse ne concevait point d'alarmes de ses succès. Sa crédule +confiance dura jusqu'au moment où une preuve écrite lui apprit tout à la +fois et l'inconstance de l'homme duquel elle avait attendu le bonheur, +et la noble résistance de l'infortunée qui avait reçu ses bienfaits. La +comtesse ne voulut point punir une innocente rivalité; mais trop faible +et trop généreuse pour croire à l'ingratitude de celui qu'elle aimait, +elle fit partir secrètement la jeune Adeline pour Turin, où elle la +plaça chez une lingère. Ce brusque passage d'une vie occupée par toutes +les études agréables à l'apprentissage d'un état obscur, et à l'ennui +d'un travail manuel, fit sur le cÅ“ur d'Adeline une impression +douloureuse. Elle ne se plaignait pas de sa bienfaitrice, mais, par un +invincible retour, sa pensée se reportait plus bienveillante vers son +époux. Il était paré d'ailleurs de ces dons brillans, qui sont toujours +des séductions et des dangers. Adeline, la pauvre Adeline ne l'avait pas +vu sans plaisir, et il ne l'avait que trop découvert. L'adroit séducteur +avait su ne montrer ni dépit ni surprise d'un départ dont il avait +pourtant deviné les secrets motifs. Il n'était pas alors marié depuis +deux mois, mais les dates sont-elles des convenances qu'on respecte +quand on n'en connaît point d'autres? Il eut soin d'arranger les +plausibles motifs d'une affaire et la nécessité d'un voyage à +Alexandrie. L'absence d'Adeline avait suffi pour changer un léger +caprice en une passion violente, et pour la satisfaire, rien dont +l'époux de la comtesse ne fût capable. Il s'était, par une cruelle +patience, étudié à contrefaire l'écriture de sa femme. Arrivé à Turin, +il écrit à Adeline au nom et avec la signature de sa bienfaitrice. Un +domestique aux livrées de la comtesse était porteur du billet. Adeline +le suivit avec joie et sans défiance, monta dans la voiture dont elle +reconnut les armoiries, et en quelques minutes elle fut transportée dans +un brillant hôtel de la rue du Pô. Adeline traverse rapidement les +appartemens; son émotion redouble à l'idée d'embrasser sa bienfaitrice, +mais c'est dans les bras du volage époux de la comtesse qu'Adeline vient +tomber égarée. Ce trouble de la surprise, le perfide ne le prit pas pour +un abandon de l'amour, mais il en profita avec une affreuse adresse, +étouffant par ses violences les murmures et les combats qu'il ne pouvait +vaincre par ses caresses. + +«Échappée à une pareille lutte, Adeline n'en vit finir le supplice que +pour en sentir la honte et le remords. Sourde aux propositions qui +cherchaient à acheter les charmes qu'elle avait si noblement disputés à +l'adultère, Adeline revint accablée à son modeste asile. Peu d'instans +après, le même domestique revint toujours au nom de la comtesse payer la +pension d'Adeline. À cette somme était joint un présent considérable +pour l'orpheline, quelques cadeaux pour la lingère et ses jeunes +compagnes. Un billet était joint à cet envoi; mais il ne fut point +ouvert. Forcé de porter une réponse, l'impudent valet d'un maître +corrompu osa dire à la malheureuse Adeline: «Mademoiselle, madame vous +attend pour dîner et vous conduire au spectacle.» Alors Adeline, levant +ses yeux voilés par le sentiment de sa chute, mais où brillait aussi la +résolution de s'en relever, Adeline, jetant un regard de mépris sur le +porteur du billet, lui dit avec dignité: «Mon travail et mon choix me +retiennent ici. Je n'en sortirai plus que pour aller rejoindre mon frère +qui vient d'être nommé officier, et qui seul décidera de mon avenir; +reportez à ceux qui me les envoient ces trop magnifiques présens. Je +suis pauvre, mais, grâce à ma bienfaitrice, je sais travailler.» Un +torrent de larmes vint mettre le comble à l'étonnement de toutes les +jeunes compagnes d'Adeline. La maîtresse de la maison, présente à cette +scène, ne comprenait pas la délicatesse d'Adeline, ne concevait pas des +principes que l'or ne modifiait point, et ajoutait toutes les railleries +du vice à tous les mauvais conseils de la cupidité. Cette logique était +toute simple. Le refus d'Adeline entraînait la restitution des cadeaux +qui accompagnaient le présent repoussé par elle. On allait presque +employer des ordres après des raisons, quand Adeline, sans révéler son +secret tout entier, se contenta de répondre: «Ce n'est pas là le +messager de la comtesse, mais seulement celui de son époux.» Excuses +impuissantes, la maîtresse insiste. Adeline est réduite à supplier que +du moins, sans lui rien demander de plus, on la laisse libre jusqu'au +moment où son frère aura répondu à la lettre qu'elle allait lui écrire. +Au milieu de cette scène de nobles prières et d'indignes résistances, la +porte s'ouvre, un cri d'horreur s'échappe du sein d'Adeline; c'était le +comte ***, c'était le séducteur. + +«La femme respectueusement servile qui brûlait de gagner son salaire +expliquait l'évanouissement de la victime à sa manière; mais au même +moment une autre femme jeune et belle entre dans la maison, s'attendrit +à la vue de la scène qu'elle contemple, presse dans ses bras celle que +les pâleurs de la mort ne défiguraient point. Adeline ouvre les yeux, et +touchée de la grâce et de la bonté de l'inconnue, tombe aux genoux de +cet ange tutélaire, se réfugie dans son sein, et y verse avec des larmes +l'aveu de la honte qui les provoque, et qu'elle n'a point méritée: «Ah! +je suis digne de votre compassion généreuse. Sauvez-moi, que votre +jeunesse heureuse et protégée devienne ma protection et mon abri. Je +puis par quelques talens payer l'asile que j'implore; rendez-moi la vie +en me rendant l'honneur que l'on veut me ravir; rendez-moi cette vie qui +deviendra une longue action de grâces pour vos bienfaits.» À ces mots la +jeune dame relève avec un vif élan d'intérêt la malheureuse Adeline, et +jetant un regard sévère sur la marchande: «Vous avez voulu me tromper; +cette jeune fille est innocente, le vice n'a pas ce langage.» + +«--Non, non, s'écria Adeline, non, ma généreuse protectrice, je ne veux +pas usurper votre estime; je suis tombée, mais je ne veux pas m'avilir, +et c'est de lui (montrant le comte) qu'il faut me sauver. + +«--Calmez-vous, lui dit la dame, vous ne me quitterez plus; puis se +retournant vers le comte, muet et confus: Vous sentez bien, monsieur le +comte, que votre présence est ici pour tout le monde un outrage, et +peut-être pour vous un danger. + +«--Mademoiselle, rendez grâces à la fortune, dit avec importance la +lingère; votre sort est entre les mains de madame la duchesse de +Guastalla.» + +«Peu familiarisée avec les titres, écoutant bien plus la voix de la +reconnaissance que celle de l'intérêt, morne d'attendrissement, Adeline +admirait la beauté, la grâce de sa bienfaitrice, et, dans son +enthousiasme, l'aimait bien plus qu'une reine. La lingère, se méprenant +sur l'éloquent silence d'Adeline, lui rappelait de nouveau les titres de +la princesse Pauline; alors la jeune fille, sortant comme d'un rêve de +bonheur, électrisée à l'aspect de la grandeur compatissante, s'écria +avec transport: «Quoi! la sÅ“ur bien-aimée de l'empereur! Ô Henri! ô mon +frère! vous pouvez encore chérir la pauvre Adeline.» Dans l'effusion de +sa confiance, elle raconte la petite fortune militaire de ce frère +bien-aimé, parti soldat, nommé officier sur le champ de bataille, la +belle action qui lui avait valu cet honneur. Heureuse de trouver tout à +la fois la fierté française, la tendresse fraternelle, toutes les vertus +du cÅ“ur dans la charmante Adeline, Pauline la presse contre son noble +sein ouvert à toutes les émotions généreuses, et l'emmène avec elle dans +son palais. + +«Chaque jour la présence de la jeune fille devint la récompense de la +belle bienfaitrice. Il y a dans la reconnaissance une progression si +douce de soins délicats, un si tendre empressement de plaire, qu'on +pourrait dire que rien n'est plus ingénieux que le cÅ“ur pour acquitter +ses dettes. + +«Quand la jeune protégée fit confidence à la princesse du lâche +stratagème par lequel le comte avait surpris un odieux triomphe, +l'indignation de Pauline voulut instruire l'empereur et appeler un +châtiment; mais Adeline, songeant au repos de celle qui lui avait servi +de mère, eut la générosité de demander un nouveau bienfait après tant de +bienfaits: le silence et l'oubli. La princesse se plut à faire écrire +devant elle au frère d'Adeline. Sur ces entrefaites, la comtesse qui +avait élevé Adeline vint à Turin; elle était veuve de nouveau, et avait +payé d'une partie de sa fortune et de son repos ce court et trop long +hymen. Adeline sachant qu'elle était malheureuse vola près d'elle. Cette +dame résolut d'aller ensevelir ses regrets et ses chagrins à la +campagne; elle acheta le petit bien que vous voyez. Le frère d'Adeline a +obtenu son congé; épris d'une charmante fille de ce village, il l'a +épousée; vous venez de parler à la mère. La comtesse est morte il y a +peu de temps. La princesse Pauline a fait acheter le petit domaine et +quelques alentours au nom d'Adeline; celle-ci y a installé son frère et +sa jeune belle-sÅ“ur; tous les ans elle vient passer trois mois au milieu +des joies domestiques; riche des dons de la princesse, elle ne veut +point se marier pour pouvoir en doter sa famille. Les bienfaits d'une +main généreuse ont fructifié dans des mains reconnaissantes; l'héritage +s'est amélioré et embelli, et le nom de Pauline y est béni, comme celui +de la Providence.» + +Je vis l'intéressante Adeline; quelque chose de ses anciens chagrins se +lisait encore sur sa belle physionomie, pour la rendre plus douce, comme +un léger nuage relève encore l'azur d'un bel horizon; Sa conversation ne +démentait point le bien que le récit de son histoire m'avait fait penser +d'elle. Son frère était un homme simple, sans beaucoup de valeur, mais +qui sentait tout le prix des bienfaits, et un seul noble sentiment ne +suffit-il pas pour intéresser? Sa jeune épouse était si jolie et si +timide, qu'il y eût eu une sorte de sacrilége à demander davantage à sa +modestie: Hélas! me disais-je, que de personnes heureuses par les bontés +d'une seule! Quelle douce consolation ou quel réel plaisir promis à la +grandeur qui sait ainsi profiter de la puissance! Voilà une de ces +scènes que l'histoire négligera peut-être, mais qui mérite de rester +gravée dans le cÅ“ur de toutes les femmes. + +Le soir, quand je vis en grande loge à l'Opéra cette sÅ“ur charmante de +Napoléon, que je venais de mieux connaître que ses courtisans, elle me +sembla plus belle de tous les souvenirs de bonté qui la paraient. Sa +jolie tête étincelait de diamans, et mon attendrissement trouvait juste +et légitime ce luxe qui avait aussi des trésors pour la bienfaisance. Je +l'ai dit, la princesse Pauline était une de ces femmes dont le ciseau de +Canova ou la plume du Tasse pourraient seuls traduire la perfection +harmonieuse et ravissante. + + + + +CHAPITRE LXXXVI. + +Promenade à Stupinitz.--Une nuit de Napoléon.--Le comte de Vivalda, chef +de brigands. + + +M. le comte de Saluces avait été si content de sa promenade, qu'il +revint me chercher quelques jours après pour me conduire à Stupinitz; +lui et mon chambellan avaient le monopole de mes matinées. On ne saurait +imaginer une politesse plus exquise que celle de M. de Saluces; il +portait si loin le respect pour les femmes, qu'il était toujours en +tenue et en escarpins, en bas de soie, enfin comme en toilette de +rendez-vous. Je le croyais en intimité avec une grande et fort belle +cantatrice du Théâtre impérial, et je ne manquais jamais de lui dire que +l'assiduité et la longueur de ses visites auprès de moi le feraient +gronder. Il ne se lassait pas de la plaisanterie, et me paraissait fort +disposé à braver les reproches de la _prima donna_. J'eus la malice de +l'y exposer, en acceptant de nouveau son bras et sa voiture pour la +promenade à Stupinitz dont il m'avait parlé. + +Avant d'arriver à Stupinitz, il faut traverser la magnifique forêt qui +donné son nom au château, et qui n'en est pas un des moindres ornemens; +c'est aussi quelquefois un curieux spectacle que le passage du Sangone, +torrent assez paisible en été, mais que la fonte des neiges rend +fougueux et vagabond en hiver. Le Sangone n'était déjà plus à cette +époque dans ses momens critiques, et nous fûmes heureusement privés du +spectacle de sa mauvaise humeur. Les avenues qui entourent le palais de +Stupinitz et qui y mènent sont d'une longueur imposante, le château +d'une élégance noble et enchanteresse; il avait passé comme un héritage +de la maison de Savoie dans les domaines de la maison de Napoléon: les +châteaux avaient eu ainsi le sort des trônes eux-mêmes, depuis le +Trasimène jusqu'à l'Elbe, depuis Rome jusqu'à Hambourg. + +L'ancienne cour de Sardaigne honorait très rarement Stupinitz de sa +présence, et il fallait la solennité de la Saint-Hubert et les sons +perçans du cor pour y appeler le roi et la noblesse piémontaise. Un cerf +doré domine le haut du dôme pour indiquer la destination spéciale de +cette royale résidence, comme une espèce de grand veneur inamovible. Du +reste, tout dans Stupinitz est disposé avec une régularité large et +commode; on dirait d'une ville composée de galeries et de bâtimens se +correspondant les uns aux autres, d'une ville pour loger une cour +quelquefois à peine pendant quarante-huit heures. Le baron de Luzerne, +gouverneur du château, étant absent, le comte de Saluces fit appeler le +concierge, et celui-ci se fit notre _cicerone_ avec une politesse et des +manières moins élégantes que son supérieur, mais aussi avec une +indiscrétion inappréciable, et qui, en ma qualité de curieuse, devenait +pour moi fort amusante. J'ai bien souvent éprouvé qu'on apprend plus +quelquefois avec les gens d'en bas qu'avec les gens d'en haut. Comme +j'en ai vu de tous les étages, on peut croire à la vérité de mon +observation. + +Le complaisant concierge ne savait pas seulement comme un architecte +tous les détails d'art que la visite d'un aussi beau monument exigeait; +mais il possédait comme un historiographe bien renté toutes les +particularités curieuses, toutes les anecdotes secrètes et publiques +dont, sous les deux régimes, Stupinitz avait pu être le théâtre. Elles +étaient toutes fort importantes pour un _cicerone_ qui veut faire sa +cour; mais elles le seraient moins pour des lecteurs désintéressés. Les +récits un peu bavards se supportent sur les lieux mêmes que l'on visite: +l'impression du moment donne du prix à tout; mais ce qui est bon à +entendre n'est pas toujours bon à raconter, et je ne choisis dans tout +ce que j'appris à Stupinitz qu'une seule anecdote dont l'authenticité et +l'intérêt me sont suffisamment garantis par le nom des personnages et +les confidences du narrateur. + +Stupinitz, nous dit notre Suétone ambulant, a possédé l'empereur +Napoléon; il a daigné y rester quelques instans, lors de son passage +pour Milan, où il allait se faire couronner roi d'Italie. Il lui arriva +ici une aventure qui vaut bien la peine d'être connue, mais attendez: le +lieu de la scène ne nuira pas à son intérêt. Là -dessus, il nous +conduisit pas un escalier secret au bout d'une galerie de l'aile gauche +du palais, où régnait une longue enfilade de petits appartemens. En +entrant dans l'un de ces appartemens, on me fit remarquer de fort beaux +portraits, tous plus respectables les uns que les autres: c'étaient des +généraux, des papes et des magistrats dont je n'ai pas retenu les noms. +Cette chambre, pendant le séjour de la cour impériale à Stupinitz, avait +été affectée à la belle madame ***; du service de S. M. l'impératrice +reine Joséphine. L'Empereur, qui avait, par excès de prudence sans +doute, une clef pour toutes les portes, en avait une pour l'appartement +de la jeune dame; il y entre par hasard, sans doute encore, au milieu de +tant d'autres; on l'entend; et heureusement ou malheureusement, la jolie +dame avait quelqu'un auprès d'elle à qui confier sa frayeur. +Heureusement encore le quelqu'un était aide-de-camp de l'Empereur; il +reconnaît son maître à la brusquerie de son entrée: habitué à lui rendre +hommage, et surtout à ne pas le contrarier, il se laisse glisser à bas +du lit, et par plus de respect se cache dessous. L'Empereur, armé d'une +petite lanterne, regarde avec attention pour sa sûreté, remarque du +désordre, de l'embarras, et particulièrement sur les chaises autre chose +que des robes. «Un homme est ici caché, s'écrie Napoléon; qu'on se +montre, qu'on paraisse devant moi, je l'ordonne, je le veux.» Un +aide-de-camp est toujours bien forcé d'obéir à son chef. Voilà donc ce +respectable général de division, c'était son gendre, ma foi, qui se +découvre, se recouvre, et disparaît. L'Empereur demeura quelques instans +encore comme un homme qui voulait, dans les petites choses aussi bien +que dans les grandes, que le champ de bataille lui restât. Le plus +curieux de l'aventure, le voici, et cela prouve bien que l'Empereur est +aussi bon qu'il est brave: le pauvre aide-de-camp craignait le lendemain +les regards boudeurs du maître; loin de là il reçut l'accueil ordinaire, +et l'Empereur ne lui dit pas un mot qui fût relatif à l'anecdote de la +nuit. + +«Mais comment, dis-je avec vivacité au narrateur, avez-vous pu connaître +les détails d'une scène dont les témoins avaient un intérêt commun de +discrétion? + +«--Comment, ma belle dame? Vous l'auriez su comme moi, si vous aviez été +ici, et où j'étais; aucun des acteurs n'a parlé; mais moi qui n'avais +pas d'intérêt, je peux bien ne pas avoir la même discrétion. Tenez, +madame, venez dans l'appartement à côté de celui-ci, vous entendrez +comme si vous étiez dans la pièce même, et vous concevrez que s'il vous +arrivait quelque chose de pareil à ce qu'a éprouvé la dame de service de +Joséphine, on pourrait très bien n'en pas parler et pourtant le savoir.» + +Nous quittâmes Stupinitz, fort contens encore cette fois de notre +promenade. La causerie du château nous avait mis en humeur narrative; et +M. de Saluces ainsi que moi nous vidions en quelque sorte notre sac +d'aventures. Le roulement de la voiture dispose à cet échange de +confiance et de pensées. Au milieu de la route M. de Saluces me fit +remarquer une masure délabrée: «Vous voyez bien d'ici cette ruine; elle +est de construction moderne pourtant, et elle est témoin d'une misère +qui accuse peut-être nos lois. Il y a quelques années, Turin retentit +d'un vol scandaleux: des hommes qu'aucune mauvaise action n'avait point +encore signalés, à l'aide d'une fausse clef, dévalisèrent une riche +maison. On fut bientôt sur la trace des voleurs; la sentence accompagna +presque leur découverte; dix ans de travaux forcés s'ensuivirent. Le +jugement s'exécute à Alexandrie. Mais un pauvre diable fut impliqué dans +cette vilaine affaire, pour avoir travaillé à la fausse clef qui avait +été l'instrument du délit; le malheureux, garçon serrurier, ignorait à +quel usage la clef était destinée. L'embarras de ses réponses, peut-être +la nécessité de l'exemple dans des temps difficiles, le firent également +comprendre dans la condamnation, quoique pour un temps moins long que +les véritables coupables. Sa peine expirée, il chercha du travail et fut +repoussé comme un galérien. Les maires, sous le prétexte de la sûreté de +leur commune, se le renvoyaient, et le ballottaient ainsi sans asile. +Dans sa détresse, avec quelques branches d'arbres et de la terre, il +éleva cette masure que je vous ai montrée sur la lisière de deux +communes, pour qu'aucun des deux maires voisins ne pût l'inquiéter. Sa +vie était moins malheureuse; il vivait de racines, et d'un peu de pain +les bons jours, ceux où il pouvait se rendre utile sur la route pour le +raccommodage des voitures. La vigilance administrative l'a encore +poursuivi dans ce dernier abri de la misère et de la faim. Réduit au +vagabondage, à toutes les plus dures extrémités du besoin, la fatalité +d'une si criante destinée lui fait regretter le pain du bagne, et pour +le reconquérir, le malheureux fabrique encore une fausse clef, se glisse +dans une maison, choisit les objets les moins précieux pour atteindre +son but au moindre dommage possible, et loin de chercher à échapper à la +justice, il reste tranquillement exposé à ses poursuites. Arrêté sous le +poids d'une récidive devant la cour criminelle, il ne cherche point à se +défendre, avoue la réalité du vol, mais expose avec candeur les rigueurs +qui l'y ont en quelque sorte forcé; que les lois trompeuses, en lui +rendant la liberté, mais en cessant de le nourrir, lui avaient continué +leur châtiment, et rendu leur bienfait plus onéreux que leurs rigueurs. +La cour a eu pitié de tant de misères, ne l'a cette fois condamné qu'à +une peine légère de réclusion, a fait écrire par le procureur général à +l'autorité administrative, pour qu'au moins la terre ne fût pas refusée +à cet infortuné à l'expiration de sa nouvelle peine. Quelques personnes +charitables ont, en outre, quêté pour lui quelques secours. + +«--Oh! m'écriai-je, indiquez-moi où je puis déposer mon offrande. À +peine de retour à Turin, je courrai la déposer.» Je ne sais pas ce que +les lois devraient faire pour ne pas pousser au crime ceux qui +pourraient se repentir; mais c'est à la charité qu'il appartient de +remédier autant qu'il est en elle à l'impuissance de la justice, qui ne +sait jamais, hélas! que punir. Ces problèmes législatifs sont si longs à +résoudre, qu'il faut que la bienfaisance se charge de faire patienter le +genre humain. + +«C'est une chose bizarre, me dit encore M. le comte de Saluces, que les +récits des choses tristes et pénibles: on ne les écoute pourtant jamais +sans un intérêt qui ressemble presque à un plaisir. Ma chère amie, je +crois que notre nature est d'être émus. Vivre, c'est sentir. Les +histoires de voleurs ne sont pas sans agrément quand on traverse une +forêt. En voici une dont un de mes amis a reçu en personne la confidence +de la part d'un voleur très distingué, enfin d'un voleur _comme il +faut_. La rencontre eut lieu à Turin même, à une table de restaurateur. +L'ami dont je vous parle, désÅ“uvré comme on l'est quand on dîne seul, ne +se lassait pas de regarder un de ces hommes dont la figure semble une +curiosité. Celui-ci, s'en apercevant, vint droit à la table du voisin et +lui dit: «Je suis de votre part l'objet d'une investigation dont je +pourrais me fâcher; mais comme j'aime assez à produire de l'effet et à +satisfaire la curiosité des honnêtes gens, comme une conversation vaut +mieux qu'un duel, je m'en vais tout simplement vous conter mes +aventures: + +«J'appartiens, monsieur, à l'une des plus anciennes et des plus +respectables familles de Milan. Je suis comte de Vivalda. J'ai dépensé +ma fortune et je ne m'en plains pas, car j'ai joui de la vie. Les +voyages font mon bonheur. Dans deux heures, j'aurai disparu de Turin, du +Piémont peut-être. Je ne vous demande pas votre discrétion, parce que +j'en suis sûr, ou plutôt parce que je saurais en être sûr. Je vais +rejoindre mes honorables amis; je leur dois un rapport sur les démarches +diplomatiques dont ils m'ont chargé; car, pour que vous le sachiez de +suite, j'ai l'honneur de commander, avec l'intrépide Meino, une troupe +de braves de Narzali, qui ne sont pas bien avec votre empereur, et +surtout avec sa gendarmerie, mais qui s'en moquent. Tenez, monsieur, +pour vous prouver ma puissance, prenez cette bague; avec elle vous +voyagerez avec plus de sûreté qu'avec une escorte: c'est le meilleur +passe-port que vous puissiez avoir pour toute l'Italie. À ces mots, mon +ami commençait à faire la grimace. Soyez calme, ajouta le noble comte; +je suis ici en amateur, et il n'y a que les plus vulgaires préjugés qui +puissent vous donner mauvaise opinion de moi et de mes amis: il y a +brigands et brigands. Tout état honnêtement exercé devient honorable; et +si l'on voyait bien à fond les misères de la société, les crimes +secrets, les trahisons de tous les sentimens, la lâcheté des amitiés, +les turpitudes du pouvoir, les saletés administratives, judiciaires, +civiles, domestiques, matrimoniales; ah! monsieur, je vous le répète, si +les confesseurs des mourans pouvaient parler, l'on serait peut-être +forcé de convenir qu'il n'y a de vertus que sur les grandes routes: +audace et bienfaisance, voilà le véritable brigand. Jugez un peu des +qualités supérieures de ma troupe: il y a quelque temps, le général +Menou, gouverneur de la division militaire, voulut se mêler de nos +affaires, et mit en conséquence ses troupes à nos trousses; Meino et moi +nous endossons des uniformes d'officiers supérieurs; nous avions de si +bonnes liaisons dans la ville, qu'avant minuit nous tenions le mot +d'ordre de la garnison. Quelques minutes après, sous prétexte d'un ordre +militaire et supérieur, nous nous présentons chez le gouverneur, et nous +demandons à être seuls avec lui. Alors, plus de dissimulation: nous +déclarons nos noms et qualités, et nous disons au général stupéfait: +Vous vouliez nos têtes, nous sommes maîtres de la vôtre; vous vouliez +nous faire coffrer, c'est vous qui êtes notre prisonnier. Toutefois nous +ne voulons de mal à personne, et nous ne vous demandons qu'une chose, +c'est de ne plus nous poursuivre avec acharnement. Prévenez de la sorte +une seconde visite que nous serions forcés de rendre plus sévère.» Après +ce court dialogue, nous regagnâmes en toute sûreté nos montagnes. + +«Autre exemple, mon cher monsieur: La superbe madame Meino, épouse d'un +de nos camarades, nous fut enlevée: elle tomba dans un parti de +gendarmes qui la menèrent à Alexandrie. Seul M. Meino se présente encore +chez le général de cette ville, et cette fois sous l'uniforme de la +gendarmerie, en colonel, la croix d'honneur à la boutonnière. Nous +aimons beaucoup la croix d'honneur. Meino accorda un délai de trois +jours pour la liberté de sa femme. Au bout de deux jours, madame Meino +était revenue; et l'on avait bien fait d'obéir, car sans cela le général +Despinois... était mort dans les vingt-quatre heures, et moi qui vous +parle, j'étais resté à Alexandrie pour retirer sa parole d'honneur et +rentrer dans les lois de la guerre. + +«Vous le voyez, nous avons horreur du sang, et nous ne le versons que +quand on nous y contraint. Les femmes! eh bien! nous ne les enlevons +même pas; nous leur prenons tout, mais nous leur laissons l'honneur. Il +n'y a pas chez nous plus de libertins que de traîtres. Ceux qui ne sont +point insensibles à l'amour ont des femmes légitimes où le sacrement a +passé. Nous avons réduit nos expéditions à un code régulier, et voici +les principales dispositions: Nous connaissons toutes les fortunes à un +sequin près; nous avons ainsi la liste des riches propriétaires; nous en +enlevons un, deux, trois, de temps en temps, à tour de rôle. Nous les +mettons en lieu de sûreté; nous leur faisons les honneurs de notre +table: le vin, le café, la liqueur, un bon _ordinaire_. Libre ensuite +aux prisonniers de s'en aller quand ils veulent... c'est-à -dire quand +ils veulent payer leur rançon; mais nous ne sommes point juifs, nous +leur donnons du temps. Ils prennent eux-mêmes leurs échéances. Ils +écrivent à leurs familles, et pour cela encore, nous leur sauvons les +ports de lettres, nous nous chargeons nous-mêmes de les faire tenir. +Quand les conventions réciproques ont été jurées, c'est-à -dire encore, +quand nous avons touché l'argent, nos prisonniers, un bandeau sur les +yeux, sont ramenés, et à cheval, à peu de distance de chez eux. Nous les +prévenons que toute dénonciation à l'autorité serait suivie pour eux de +la peine de mort. Une fois qu'on nous à payé le tribut, on en est quitte +pour la vie. Plus honnêtes que les gouvernemens, nous ne volons qu'une +fois la même personne; et je puis vous assurer que nous jouissons de +l'estime de tous les honnêtes gens qui ont eu affaire à nous.» + +«Hélas! madame, là finit le récit du comte de Vivalda, mais là ne finit +pas son histoire. Lui, Meino et tous ses honnêtes camarades ont été, il +y a peu de temps, poursuivis avec une nouvelle activité. Bien des +pauvres gendarmes y ont passé, mais enfin la troupe a été réduite. +Retranchés dans une ferme, on y a mis le feu, et ils n'ont cédé qu'au +nombre et à l'incendie. La cour criminelle de Turin les a tous condamnés +à mort, et tous ont été exécutés. C'est un spectacle dont toute la ville +a été témoin. La naissance, la beauté de plusieurs d'entre eux, avaient +redoublé l'épouvantable curiosité des supplices. Il n'y en avait pas un +dans la bande qui ne portât les marques de quelques blessures. Leur +courage, leurs aventures ont fait plusieurs fois les frais de toutes les +conversations, et vous voyez bien qu'on en parle encore.» + +Nous arrivâmes assez tard à Turin, à cause du mauvais temps. M. le comte +de Saluces me reconduisit avec sa politesse ordinaire, et me quitta de +suite; j'en augurai que la peur des reproches l'avait repris, et qu'il +allait réveiller sa belle actrice pour en diminuer la dose. Quoique je +ne sois pas peureuse, on le sait, je n'en passai pas moins la nuit à +rêver brigands, comme cela arrive quand on en a parlé beaucoup dans la +soirée. Après deux jours de repos, et après mes visites d'adieux au +comte de Saluces, à mon chambellan et à quelques autres personnes, je +repartis pour Gênes. + + + + +CHAPITRE LXXXVII. + +Retour à Gênes.--Le comte Albizzi. + + +En quelques jours, j'eus bientôt suffisamment contemplé tout ce que la +rue Balbi ou Strada-Nuova étalent de pompes; car rien ne me lasse aussi +vite que les beautés de la pierre de taille et l'aspect du marbre, +tandis que la nature animée des sites, des montagnes et des paysages +semble renouveler et rajeunir chaque matin pour moi l'émotion de leurs +spectacles. + +Je m'étais dit: Je veux me reposer quelque temps et vivre comme si mon +avenir était assuré; et je fus si fidèle à ma promesse qu'on aurait pu +me supposer 20,000 livres de rente. Je ne me ressentais plus de ma +blessure, et, ce qui était bien plus grave, mon teint avait repris cette +fraîcheur qui était admirée avant mes campagnes, et j'avoue que ma +coquetterie ne regrettait nullement mes agrémens militaires. Beaucoup +plus par ostentation que par goût, j'allais souvent au spectacle. +N'aimant que faiblement la musique, je ne m'y rendais en vérité que dans +l'intérêt de ma toilette. Mon pauvre Hantz, en sa qualité d'Allemand, +était un peu plus mélomane; et au lieu de le laisser de planton à la +porte de ma loge, j'avais pris, en reconnaissance de tant de services +qui relevaient pour moi au-dessus de sa classe, l'habitude de le laisser +se placer derrière moi. Je m'amusais beaucoup de son enthousiasme +musical, qui était parfois fort grotesque, mais qui était toujours fort +bien appliqué. + +J'approchais de cette époque fatale, tant redoutée, qu'on pourrait +appeler une première mort pour les femmes; enfin j'étais bien près de la +trentaine; mais une santé que des fatigues qui eussent tué la plupart +des femmes avaient rendue plus florissante, un certain air d'agrémens +que les Italiens désignent par _una maniera che non è da tutti_, me +rendirent l'objet de poursuites et d'hommages flatteurs. Je fis la +connaissance de deux personnes différemment remarquables: un parent du +comte Mareschalchi, ministre des relations extérieures du royaume +d'Italie, personnage important et cérémonieux, dont les manières +gourmées allaient fort peu avec les miennes, mais que ses relations +avaient rapproché de Ney, et qui m'en parlait quelquefois; l'autre +personne était Albizzi, dont la beauté fut citée depuis à la cour de +Toscane. J'avais connu ces messieurs à la campagne, et souvent nous en +prenions ensemble le plaisir. + +Les Italiens sont en tout et partout passionnés, et ils portent dans +toutes les relations, avec une souplesse apparente, une irrésistible +volonté de despotisme. Je n'ai jamais compris que l'ascendant du +caractère, l'empire du génie ou de la gloire, et Ney seul a pu obtenir +de moi cette soumission à ses avis, à sa volonté, que je ne pourrais +jamais accorder aux seuls agrémens extérieurs d'un homme ordinaire +quoique aimable. J'ai dit la licence bien méritée par ses services que +j'avais laissé prendre à mon brave et fidèle domestique quand j'allais +au spectacle: le premier jour Albizzi en parut surpris; le second, il en +fut mécontent; le troisième, il se permit de me le dire et d'appeler +cela une inconvenance. Un _cela me convient_ lui épargna de nouvelles +remarques. Il en avait fait assez pour que je devinasse toutes les +suppositions outrageantes d'un Italien qui ne connaissait pas la +délicatesse des Françaises en pareille matière; parce que dans sa nation +un valet peut devenir un rival tout comme un autre, et que ces +faiblesses honteuses n'y sont point sans exemple. J'avoue avec toute ma +franchise que j'étais si loin de mériter ces soupçons, que mon +imprudence n'avait pas même pu songer qu'on pût se méprendre au point de +les concevoir. La colère et les insinuations d'Albizzi, j'avais su les +repousser; mais elles m'avaient éclairée sur toutes les convenances +qu'exige le monde. Je me décidai dès lors, dans l'intérêt d'une +réputation que je n'avais rien fait pour compromettre, à un sacrifice +bien douloureux, celui de mon pauvre Hantz, de ce fidèle compagnon de +tous mes périls. J'immolai la reconnaissance à un autre sentiment +honorable dont il ne pouvait recevoir et dont il n'eût point compris +l'impérieuse susceptibilité. J'allais le renvoyer au moment du repos et +de la récompense qu'il avait si bien mérités. Hantz n'était qu'un simple +domestique, et ces détails sont peut-être au-dessous de la dignité de +l'histoire; mais je sentis à la noblesse de son dévouement, à la +sincérité de sa douleur, que l'or ne suffit pas pour payer un +attachement véritable. Je n'osais annoncer à Hantz notre séparation, au +moment où il se faisait déjà fête d'accompagner à Rome, à Naples, à +Florence, _sa_ bonne maître. Les sarcasmes d'Albizzi m'en faisaient un +devoir d'orgueil blessé; ma raison, si rarement courageuse, m'en faisait +une obligation d'honneur plus légitime. Je tournai long-temps autour de +la fatale nouvelle, mais enfin, j'en brusquai l'annonce auprès du pauvre +Hantz. Rien n'est amer et pénible comme le sentiment d'une injustice, et +je souffrais d'une séparation à laquelle il n'avait donné aucun +prétexte, si ce n'est son dévouement que je reconnaissais si peu. + +Quand je me fus expliquée, le pauvre Hantz n'en croyait pas encore ses +oreilles; il tomba à mes genoux, tendant des mains suppliantes et +s'écriant: «Oh! _ma_ jeune maître, je ne le puis; vous m'avez fait +riche, reprenez votre argent; je ne veux rien, et je m'engage à vous +servir pour rien, et toute ma vie. Ayez pitié du pauvre Hantz!...» J'en +avais plus que pitié; car il m'inspirait de l'estime et de +l'attachement. Je lui dis tout ce que ces deux sentimens pouvaient +dicter de consolant, lui promettant de le reprendre à Paris, où je le +recommandais à une utile connaissance. Il prit ma main, la porta sur son +cÅ“ur, et s'éloigna avec l'air et la précipitation du désespoir. Je +restai quelques minutes immobile; mais aussitôt une affreuse pensée me +saisit, et sans songer à autre chose qu'à la crainte dont elle +m'envoyait le pressentiment, rapide comme l'éclair, je traverse +l'appartement et l'hôtel, et j'arrive en bas pour voir Hantz occupé +tranquillement à charger ses pistolets. Il rougit, me demanda mes ordres +avec un calme qui me rendit le mien, et qui me livra à tous les embarras +d'une pareille démarche. L'orgueil blessé me fit recourir à la dureté +pour échapper à l'embarras: je lui dis de faire ses comptes et de les +apporter. En retournant à mon appartement, je me vis l'objet d'une +humiliante curiosité, qui augmenta mon humeur contre celui qui en était +la cause innocente. + +Je rapporte toutes ces circonstances, parce qu'elles jettent un triste +jour sur les dangers d'une vie pareille à celle que je m'étais faite; +parce que les femmes pourront y apprendre la fatalité attachée à une +indépendance qui les expose non seulement aux suites d'un premier +égarement, mais à l'humiliation d'être mal jugées par le monde, qui ne +leur épargne aucune gratuite supposition, aucune interprétation +malveillante, même de leurs actes les plus innocens. + +Hantz revint au bout d'une demi-heure, me dit qu'il avait pensé à tout, +et qu'il était résolu de se brûler la cervelle si je le renvoyais; qu'il +voulait me suivre et me servir pour rien; mais tout cela sans +s'échauffer, mais avec une fermeté effrayante et que ses yeux +confirmaient terriblement. J'éprouvais l'angoisse d'une cruelle +hésitation. À toutes mes réflexions, à tous mes encouragemens, il +répondait: «_Vous servir ou mourir, vous suivre ou me brûler la +cervelle_.» Enfin, je m'avisai pour le désarmer d'un moyen qui me +réussit: je lui dis que j'étais près de me marier; que le futur exigeait +de moi son renvoi à cause de la confidence qu'il avait eue de mon +attachement pour un autre; que je l'adressais à Paris, à un excellent +maître; que je l'y reverrais, qu'il tâchât d'avoir une place pour le +lendemain. + +Hantz obéit avec chagrin, mais sans murmurer: il croyait qu'il y allait +de mon bonheur, et ce sentiment délicat lui avait rendu du courage. Ce +sacrifice, que je faisais aux propos d'un homme qui m'était indifférent, +me rendit ce dernier odieux, et je résolus de quitter Gênes aussitôt +après le départ de mon domestique. Le pauvre garçon revint m'annoncer +qu'il avait trouvé à s'embarquer pour Trieste, avec un Italien, le comte +Borara, et qu'il aimait mieux cela que de retourner à Paris. Je reçus, +le lendemain, la visite de ce nouveau maître, et je lui recommandai avec +effusion le dévouement et la fidélité du meilleur des domestiques. Le +vent retint quelques jours les voyageurs, et je vis le comte Borara avec +plaisir: il était aimable, bon et très attaché au parti français. Le +jour qu'on mit à la voile, je le reconduisis et restai sur le port +jusqu'à ce que le bâtiment eût entièrement échappé à la vue, le cÅ“ur +navré d'un sacrifice que l'amour-propre m'avait commandé, et qui me +faisait perdre une des choses les plus rares, le dévouement respectueux +et à toute épreuve d'un domestique qui élevait ses devoirs jusqu'à la +noblesse de l'amitié. + +En rentrant chez moi, j'y trouvai le comte Albizzi. Mes manières se +ressentirent de ma tristesse; il en prit une humeur fort inconvenante, +et il m'apprit jusqu'à quel point un homme jeune, bon et spirituel, peut +cependant déplaire. Je résolus d'attendre mon établissement à Florence +pour reprendre un domestique ou une femme de chambre; mais avant mon +départ, qui fut cependant assez prompt, j'eus à regretter la prudente et +religieuse surveillance de mon pauvre Hantz; car on me vola une cassette +qui contenait 7,000 fr. en or, 3,000 fr. en billets, trois bagues du +plus grand prix, une parure fort belle que je tenais de Moreau, et ses +lettres. Jamais, avant cette aventure, je n'avais su rien fermer ni me +défier de personne. Depuis ce jour, je suis devenue craintive et +méfiante jusqu'au ridicule. Mais c'est une qualité tardive et par +conséquent inutile: c'est ainsi que la prudence vient aux mauvaises +têtes, quand elles ne peuvent plus en profiter. Chose inexplicable! ce +sont les personnes qui ont le plus besoin d'argent pour des +prodigalités, qui savent le moins s'en procurer et veiller à ce qui leur +est si nécessaire. + +Le vol fit du bruit, et en eût fait bien plus, si je ne m'étais pas +opposée à toute espèce de poursuites. On ne pouvait concevoir une si +stoïque indifférence. Et moi je ne comprenais pas alors et je ne +comprends pas encore aujourd'hui, où l'argent est loin d'être abondant +pour moi, que pour quelques pièces de cet argent on signe des +procès-verbaux d'arrestation, et quelquefois des arrêts de mort. + +Sur ces entrefaites, je quittai Gênes, et je sus depuis qu'on n'avait +point cru à cette insouciance, à ce désintéressement, vertu si rare dans +le vulgaire, que c'est celle qui excite le plus de surprise et +d'incrédulité. La bienveillance génoise prétendait à ce sujet que je +m'étais volée moi-même, oubliant, dans cette plate et injuste épigramme, +que j'avais tout payé avec une extrême exactitude, et même avec une +magnificence ridicule. Mais la médisance se soucie-t-elle beaucoup de la +raison? et la calomnie ne se moque-t-elle pas du bon sens? Tous comptes +faits, il me restait 3,600 fr., une garde-robe d'une grande richesse, de +la liberté, quelques talens; j'espérai tirer parti de tout cela, et, +gardant pour consolation mes nobles souvenirs, je m'abandonnai sans +inquiétude à la fortune. + +J'avais quitté Gênes le 7 mai 1808, pour me rendre à Lucques, où je ne +restai que le temps nécessaire pour voir les débris de la tour +d'Ugolino, et j'en partis avec un sentiment d'horreur et de pitié. +J'avoue qu'à Rome l'aspect des ruines et des souvenirs antiques m'a +réellement remué l'ame. Partout ailleurs, les ruines ne sont à mes yeux +que des masures. Mais là , l'ensemble des monumens conserve son prestige; +chaque pierre rappelle encore la reine du monde et ne la dément pas. Ces +arènes, ces amphithéâtres, ces colonnes qui se prolongent à l'infini, +qui semblent parfois s'animer quand la race dégénérée dont elles sont +devenues l'héritage se repose et sommeille; cette vie des tombeaux qu'a +très bien surprise et peinte l'auteur _des Nuits romaines_, m'a été +aussi révélée. J'ai cru voir souvent, au milieu de ces éloquens débris, +Brutus, Caton et Sénèque, écartant leurs linceuls, et cherchant des +Romains dans Rome. Mais à Lucques, l'enthousiasme n'est pas possible, et +je n'eus pas même un quart d'heure d'admiration; je me préparai donc à +n'y pas faire long séjour, et je pris la résolution d'aller à Pise. + + + + +CHAPITRE LXXXVIII. + +Arrivée à Pise et à Livourne.--De la tragédie italienne et de la +tragédie française. + + +En quittant Lucques, je fis charger mes malles sur une de ces lentes +diligences de _vetturino_, et je partis dans une espèce de cabriolet +napolitain; on y est fort mal juché, tout en l'air et à découvert, mais +ils courent avec une incroyable rapidité. La route était belle, le temps +superbe, et j'avais hâte d'arriver à Pise. Hélas! qu'on a tort de faire +des souhaits! Si les miens avaient eu moins de vivacité, j'aurais eu +quelques extravagances de moins à commettre. + +À peine étais-je descendue de voiture, que je me vis entourée de cinq ou +six personnes que je reconnus aussitôt comme ayant fait partie de la +_comica compagnia_ de Milan: Blanes, Morochesi, Rigitti, et deux +actrices fort jolies, mais non pas du premier ordre. J'étais seule, je +venais de passer quinze jours de contrainte et même de chagrin, tout +devait me paraître occasion de distraction et d'amusement. On me +montrait un empressement amical; j'allais entendre les chefs-d'Å“uvre +d'Alfieri et de Métastase: il n'en fallait pas plus pour me faire +oublier passé et avenir, pour bercer ma folle imagination de quelques +décevantes illusions. Mes artistes se rendaient à la répétition: je +promis de les y aller rejoindre, prenant à peine le temps de déjeuner et +de changer ma toilette de voyage. Arrivée au théâtre, la bizarre +résolution avait fait des progrès, la fantaisie de jouer s'y était +jointe, et à la fin de la répétition tout était convenu et arrangé. Je +devais suivre la troupe à Livourne, où elle se rendait le lendemain, +pour y paraître dans les rôles de Rosemonde de la pièce d'Alfieri, de +Sémiramis de Voltaire, traduite par _l'abbé_; Césarotti, et de la +Jocaste des _Frères ennemis_ du premier auteur. + +Je veux consigner ici une remarque fort judicieuse que me fit au sujet +de ce rôle de Sémiramis et de la poésie italienne, pour l'expression de +certains sentimens, un des acteurs de la troupe Rigitti, homme plein de +goût et d'instruction. Je me la suis toujours rappelée, quand j'ai vu +représenter le chef-d'Å“uvre de Voltaire. Rigitti trouvait que la poésie +italienne communiquait plus de la pompe et de l'élévation convenable +dans la circonstance à ces vers de la scène d'Assur avec Sémiramis. + +Voltaire dit: + + Je viens vous en parler: Ammon et Babylone + Demandent sans détour un héritier du trône. + +Dans la traduction, Césarotti s'exprime de la sorte: + + Io vengo appunto a favellarne. + +Littéralement, on dirait: _io vengo a parlarne_; comme un personnage +vulgaire dirait à la voisine: _je viens vous en parler_; au lieu que +_favellar_ a bien une autre noblesse: c'est un langage royal. + +Il y a de ces nuances, de ces victoires, en quelque sorte, d'une langue +sur une autre, pour la traduction de quelques sentimens qui tiennent aux +mÅ“urs. Je voulus bien accorder à Rigitti ce petit triomphe national +d'une expression; mais en général la langue française est encore celle +que je préfère, celle qui a le plus de suite, le plus de tenue, si j'ose +m'exprimer ainsi; ne s'enflant jamais jusqu'à la bouffissure, ne +s'abaissant jamais jusqu'à la trivialité. J'accordais une juste +admiration à Métastase, à Maffei et à Alfieri, à Goldoni surtout; mais +le beau n'existe vraiment dans le théâtre italien que par étincelles, et +me semble loin de ces chefs-d'Å“uvre de goût, de convenance, d'intrigue +et de pureté, qui font la gloire du théâtre français. Je ne parlerai pas +des opéras _seria_ ou _buffa_: je suis si mal organisée pour la musique, +que son charme embellissant de plates horreurs ou de plus plates +arlequinades, n'a jamais pu venir jusqu'à moi, détruit, pour ainsi dire, +en route, par toutes les sottises qu'il s'efforce en vain de cacher. +J'ai souvent applaudi la délicieuse _Prima donna_, Pelandi, Blanes, +Marochesi, aux théâtres de Florence, de Milan ou de Naples; mais, je ne +le cache pas, en fait d'émotions dramatiques, je préférais encore mes +souvenirs français. Je suivis la troupe à Livourne, et le succès décida +de ma vocation. Toutes les troupes italiennes, même celles de cour, sont +ambulantes. La nôtre courait de Livourne à Sienne, et j'y allai. Je ne +retracerai pas ici les événemens d'une pareille existence: ils auraient +bien peu d'intérêt pour le lecteur, car ils n'en ont guère conservé pour +moi-même, excepté ceux de la bienveillance des artistes avec lesquels +j'étais liée. Avant de parler de mon entrée au service de la princesse +Élisa, j'ai à raconter la rencontre singulière que je fis, à Florence, +d'une jeune infortunée que les Français avaient arrachée d'une affreuse +prison, dans un couvent du faubourg San-Gregoria, à Mantoue, lors de la +prise de cette ville. Cette aventure est touchante, et ce qui ajoute à +sa singularité, c'est que la rencontre de l'héroïne avait eu lieu en +1809, à une époque où toutes deux nous étions jeunes, et qu'elle se +renouvela en 1815 sur un champ de bataille où nous n'échappâmes à la +mort que pour ne plus compter toutes deux dans la vie que larmes et +désespoir. + + + + +CHAPITRE LXXXIX. + +Pèlerinage à Valle-Ombrosa.--Arrivée à Florence.--Camilla. + + +À Sienne, j'avais fait mes adieux à la _comica compagnia_, et je +m'acheminais vers Florence pour y passer quelques mois _nel dolce far +niente_, désirant avant faire un pèlerinage à Valle-Ombrosa, berceau de +mon heureuse enfance. Hélas! je reconnus à peine ces lieux naguère si +beaux: Valle-Ombrosa avait tant changé de maîtres, tant subi les +augmentations et les mutilations du caprice, que, pendant quinze jours +que j'y séjournai, j'allai demander en vain aux arbres, aux parterres, +aux habitans même des environs, un souvenir, un regret: en vingt années, +tout avait changé, les lieux et les générations! La guerre, la mort, ce +mouvement de tant d'événemens, avaient tout bouleversé. À qui aurais-je +pu m'adresser pour être entendue? Qu'aurais-je pu dire? Qui aurait même +osé reconnaître l'unique fille des nobles étrangers jadis maîtres chéris +et respectés de ces beaux lieux, dans un être isolé, sans rang, sans +protections, sans appui, et déjà suspect à l'opinion pour le mépris des +convenances et des sages préjugés, garans de la conduite et du seul +bonheur des femmes? Le silence me semblait un devoir de respect pour mes +parens, et je sus le garder, sans que cette faible expiation me rendît, +à mes yeux, moins malheureuse et moins coupable. Qu'ils furent tristes, +qu'ils furent amers mes adieux, ces derniers adieux au toit de mes +pères! ce fut comme une seconde séparation de ma famille. + +Arrivée à Florence, je pris un appartement rue _della Pergola_, au +premier. Dans cette maison, je vis Camilla Spinochi, nièce de ce +gouverneur de Livourne, qui laissa échapper les Anglais du port, à +l'époque de la prise de Mantoue, et que les Français firent emprisonner. +Camilla avait alors vingt-cinq ans. C'était la plus belle personne que +j'aie vue de ma vie, et c'était le moindre de ses agrémens: une taille +de sylphide; dans la démarche, dans les attitudes, dans les gestes, une +grâce, une harmonie, un je ne sais quoi enchanteur qui eût fait +tressaillir le cÅ“ur d'un vieillard. À tant de séductions extérieures, +Camilla joignait non pas le mérite de l'instruction, mais le don d'un +génie naturel, le charme d'une ame tendre, et l'éclat d'une ame +courageuse. Ce fut pour moi, sitôt que je l'eus aperçue, un besoin +irrésistible de la connaître; j'en demandai l'occasion à mon hôtesse, et +sa réponse changea ma curiosité en vif intérêt. + +«_È un capo francese_, me dit-elle; c'est une femme qui se perd pour un +militaire de cette nation. Oh! c'est une vilaine affaire; et si elle +n'était pas protégée... il le dit bien le curé, qu'on la _renfermera_ un +jour. Nous la logeons par crainte, mais nous ne l'estimons pas. + +«--Vous avez tort, répondis-je au Caton, car elle peut valoir mieux que +vous.» + +Le soir même, je me trouvai avec Camilla à un thé que donnait un +Allemand de distinction qui logeait chez Schneider, maître du plus bel +hôtel de Florence, et l'un des plus remarquables de l'Europe. + +Cet Allemand était un personnage fort curieux et fort bizarre, +réunissant le double enthousiasme et la double manie des systèmes de +Lavater et de Gall. Il vivait au milieu d'une collection innombrable de +profils, et dans une immense compagnie de crânes et de têtes de mort. La +plupart de ces agréables fantaisies avaient été l'objet d'un triste +travail. Des ciselures d'or et d'argent y paraient la destruction, et, +en voulant l'orner, la rendaient plus hideuse. La foule se pressait +autour de l'excellence allemande, admirant l'exactitude et la richesse +de ses explications physiologiques, en extase devant tous les bizarres +et absurdes enjolivemens qu'il s'était efforcé de prodiguer à la Mort. +Je souffrais à l'aspect d'une si sotte manie si sottement admirée; et, +dans ma répugnance bien naturelle, j'étais entrée du salon dans un +cabinet voisin, où se trouvait une superbe bibliothèque, et où un volume +de Pétrarque substitua à l'ennui de contempler ce que je ne comprenais +pas le plaisir plus délicat de voir retracer dans un langage enchanteur +ce que je sentais si bien. Peu d'instans après, Camilla vint s'y +réfugier aussi, fuyant les grotesques expériences qui faisaient circuler +des crânes de mort dans des mains de femme, ou qui exposaient leurs +jolies têtes aux études de la bosse, comme si, pour deviner +l'inconstance, la tendresse, le dépit, l'amour des arts ou des plaisirs, +il était besoin de toucher et de constater les accidens céphalalgiques +que cache leur chevelure. + +Camilla me parut d'une beauté radieuse, qui me fit encore trouver plus +aimable le sourire de joyeuse surprise qu'elle laissa échapper en +s'approchant de moi. Après quelques mots caressans, nous passâmes +ensemble dans la salle de billard. Au bruit des billes roulantes, tout +ce qui dans le salon était au-dessous de la soixantaine eut bientôt +déserté la salle d'anatomie et de silhouette, laissant l'excellence +germanique avec quelques vieux originaux, jusqu'au moment où un brillant +ambigu lui ramena la foule. + +On avait fait galerie autour de notre escrime au tapis vert, et les +honneurs furent pour la belle Camilla. Dans ma vie militaire, j'avais +acquis assez de talent au _noble_ jeu de billard, comme on dit, et +j'aurais pu gagner toutes les parties; mais l'habitude de porter l'habit +d'homme avait fait prendre à mon caractère la galanterie de l'autre +sexe, et un désintéressement d'amour-propre qui m'a souvent engagée à +sacrifier mes propres succès au triomphe de celles qui ne me semblaient +plus mes rivales. Camilla ne s'y trompa point, et de cette petite +complaisance date une amitié noble et tendre dont le sort me réservait +de lui donner une dernière preuve dans le plus cruel malheur qui pût +accabler une belle ame. Entre deux femmes qui paraissent se convenir, +l'intimité marche vite. Aussi à souper, refusant toutes les offres des +_cavalieri serventi_, esclaves d'étiquette de toutes les réunions en +Italie, Camilla et moi nous retournâmes seules ensemble à notre commune +demeure. Il n'était que minuit, et dans les heureux climats que nous +habitions, c'est l'heure de jouir de toute leur beauté et de tout leur +charme. Aussi, au lieu de nous aller emprisonner sous nos +moustiquières[6], nous changeâmes bien vite nos riches parures contre un +commode négligé, et nous allâmes nous reposer dans un bosquet de jasmin, +sur un canapé de mousse, parsemé de violettes. C'est dans ce lieu +charmant que le jour nous surprit, moi heureuse de la confiance qui me +révélait les intéressans détails qu'on va lire, et Camilla se félicitant +d'avoir frappé à l'indulgence d'un cÅ“ur capable de comprendre le sien. + + HISTOIRE DE CAMILLA SPINOCHI. + +«Je vais vous raconter les événemens qui, au sein de ma patrie, si près +de parens puissans et riches, m'ont conduite à la nécessité de me tenir +ignorée à l'abri d'une protection étrangère, pour ne pas perdre le plus +dangereux, mais le plus doux des droits, celui de disposer de mon cÅ“ur, +et de le soustraire à la vie du cloître, à laquelle, dès ma naissance, +j'étais destinée. + +«À l'âge de six ans, je fus envoyée à une sÅ“ur de ma mère, supérieure +dans l'un des ordres religieux les plus sévères d'un couvent riche des +États du pape, près de Lugo, en Romagne. Dans cette ville éclata la +conspiration de l'armée papale catholique, ce qui la fit nommer par les +républicains la Vendée de l'Italie. On y massacra des militaires +français; on promena leurs têtes au bout de piques sanglantes, et cette +trahison, aussi inutile qu'atroce, appela sur elle de cruelles +représailles: Lugo fut livré à plusieurs heures de pillage accompagné de +massacres. Hélas! je ne connus jamais les caresses d'une mère, et je +venais de perdre la mienne au moment où son cÅ“ur eût été mon seul refuge +contre les dangers que je courus et les chances non moins périlleuses +qui les suivirent. + +«Élevée alors dans toutes les pratiques d'une dévotion minutieuse, mon +cÅ“ur en repoussait la contrainte. Ma raison précoce, mon imagination +naïve et prompte, étaient en révolte et épuisaient leurs forces +naissantes contre tout le travail de ma tante pour hâter une vocation +qui ne pouvait jamais éclore. Tout mon être souffrait à l'aspect de cet +avenir de mort qui associe à la même destinée dans les couvens la +jeunesse aux longues espérances, et la décrépitude aux joies éteintes. +Je n'ai emporté de ce tombeau vivant que cette pensée: Que ne suis-je +une fleur cueillie le matin et desséchée le soir! Je venais d'accomplir +mon second lustre. + +«Un jour, ma tante venait de réunir auprès d'elle et autour de moi, +comme pour m'entourer d'un spectacle imposant, toutes les religieuses, +toutes les pensionnaires, quand tout à coup un bruit épouvantable vient +troubler le silence du cloître et jeter la terreur dans l'enceinte +sacrée. Un des confesseurs du couvent, homme dur et terrible, paraît +l'Å“il en feu, et s'écriant: _Ils viennent, les fléaux de Dieu; avec cinq +mille combattans ils ont taillé en pièces trois cent mille de nos saints +défenseurs. L'esprit de ténèbres est avec eux; il faut fuir._ Toutes les +religieuses se pressent autour du prêtre. Moi seule et une novice de mon +âge nous restâmes dans le coin opposé du parloir. Un mot: _Il faut +fuir_, venait de soulever le crêpe mortuaire... + +«Il faut fuir! répétions-nous: nous le pouvons. Nous verrons donc +d'autres êtres, un autre monde que celui qui menaçait d'être notre +tombeau! + +«Les nouvelles devenaient d'heure en heure plus alarmantes pour +l'abbesse et les religieuses qui l'entouraient, mais rien ne me +paraissait sinistre de ce qui était une espérance d'échapper au cloître. +Les Français avaient tout franchi, et, vainqueurs, avaient tout +respecté, jusqu'à ce que la trahison vînt enfin les contraindre d'user +de représailles: Lugo fut mis à feu et à sang, et le massacre vint +jusqu'aux murs du couvent. + +«Toutes réunies dans la chapelle, nous attendions la mort aux pieds du +Christ, lorsqu'un de ces hommes qu'on nous avait peints comme des +envoyés du démon, parut aux portes du couvent, comme un ange gardien +pour y placer la sauvegarde d'une invincible barrière. Il entra, offrant +à tout ce qu'il voyait assemblé la tranquille continuation de +l'esclavage ou la liberté. Ce fut tout à la fois un cri de joie et de +désolation. Toutes les jeunes se rangèrent du côté du libérateur; toutes +les vieilles se séparèrent de nous en le fuyant; et tout ce que put +faire leur frayeur fut de ne pas payer par des cris de malédiction une +générosité qui leur laissait encore un choix si noble et si +compatissant. + +«Ma tante, transportée par les idées d'une vie entière de réclusion et +une aveugle confiance dans son directeur, ma tante redoutait comme une +souillure la seule présence d'un Français républicain, et se retira avec +les plus âgées de ses religieuses, oubliant, dans sa sainte horreur, +qu'elle livrait la jeune fille qui lui avait été confiée, à des périls +qui n'étaient plus à craindre pour elle. Plusieurs des sÅ“urs profitèrent +de la permission pour se retirer dans leurs familles. Lorsqu'on ouvrit +les portes, j'aurais sans doute dû rester près de ma tante; mais une +voix intérieure, un cri de l'ame, plus fort que la raison, semblait me +dire: _C'est loin d'ici qu'est la félicité_; et je ne sus obéir qu'à +cette inspiration qui nous pousse dans les bras de la destinée. Je ne +savais rien du monde, qu'aurais-je pu craindre? et autour de moi j'avais +vu l'ennui, un sombre dégoût flétrir la beauté, dévorer la jeunesse; et +me soustraire à un pareil avenir fut, dans ce moment, mon seul besoin, +ma seule pensée; quoique enfant, j'y parvins avec l'instinct de la +nature et toute l'adresse de l'expérience. Je savais que le baron +Capelleto[7] nous était allié. Une religieuse plus âgée, qui avait aussi +profité de la liberté, se chargea de me conduire vers lui; mais une +émeute m'ayant séparée de ma compagne, j'errai quelques heures, +cherchant un asile. + +«Enfin, j'ose me présenter à une maison fort belle, où j'aperçois des +uniformes semblables à ceux de nos libérateurs. Au milieu d'eux, je me +sens attirer par le regard bienveillant de celui qui paraissait leur +donner des ordres. Je vous ai dit que je n'avais alors que onze ans, +mais une taille et comme une jeunesse précoce. Murat, car c'était lui, +vint à moi avec une exclamation de surprise que mon ingénuité n'attribua +qu'à mon habit de novice, mais qui était aussi l'effet des charmes que +j'ignorais. Il me demanda en assez mauvais italien si je voulais +accepter son appui. Ma petite vanité fut heureuse de parler au vainqueur +la langue de sa patrie. Enchanté de m'entendre parler français, il me +présenta à tout le groupe d'officiers dont il était entouré. Je ne sais, +mais au milieu de son brillant état-major, Murat, qui était le plus bel +homme, me parut aussi le plus aimable. Il parlait de me garder près de +lui, et j'en étais bien joyeuse; mais quand je lui dis, dans mon +contentement, que je n'avais que onze ans, il mit plus de réserve dans +les témoignages de sa protection, et m'annonça qu'il me ferait remettre +à mes parens. Mais je me jetai dans ses bras, lui criant avec larmes que +j'aimerais mieux la mort que de retourner dans un cloître. Puis il me +prit par la main et me conduisit chez une dame française, épouse d'un +fournisseur de l'armée, resta long-temps avec elle, et me laissa en me +recommandant bien à ses soins. + +«Madame A***, aimable, obligeante, eut pitié de mon abandon, ne +combattit qu'avec une douce sensibilité ma répugnance à revoir ma +famille. Si ses sages recommandations à cet égard eussent été fortifiées +par la solitude, peut-être eussent-elles été plus puissantes; mais cette +dame recevait beaucoup de monde: les vainqueurs brillaient au milieu des +fêtes dont les vaincus, autant par goût que par prudence, partageaient +les plaisirs. J'y paraissais, et avec un incroyable bonheur. On +m'appelait la jolie religieuse. Tous les généraux, Masséna, Augereau, +Lefebvre, Joubert, Serrurier, m'entouraient de soins et me promettaient +protection. Je n'étais point enfant pour comprendre toutes les choses +que les Français disent si bien; et Murat bouleversait ma jeune tête, +quand, s'arrachant d'auprès de moi comme par un effort, il me répétait: +Oh! Camilla, que n'as-tu quinze ans! Lorsque, plus tard, le sens de ces +paroles me fut complètement révélé, mon estime égala mon affection; car +il eût tout obtenu alors d'un cÅ“ur qui, sans le savoir, s'était donné. +Sa noble protection, qui n'était point sans combats, m'avait ainsi +laissée me livrer à toute la gaieté de mon âge, et sans crainte. + +«Beaucoup d'Italiens fréquentaient la maison de madame A***. L'un d'eux +lui remit une lettre d'un de mes oncles qui habitait Trévise, lequel la +priait, en la remerciant des soins religieux de son hospitalité, de me +confier à une personne qui me conduirait à Bonlogne dans une maison de +religieuses non cloîtrées. Je m'abandonnai au désespoir à cette +nouvelle. Un conseil fut tenu par la dame, son mari et Murat; d'autres +généraux survinrent, entre autres le général Joubert. Ma cause fut +plaidée par moi avec des pleurs, et par eux avec toutes les raisons de +l'indulgence et de l'intérêt. La résolution fut que je resterais et que +l'on m'enverrait en France. Le bal mit fin à la discussion, et le combat +qu'il avait fallu subir ne m'en rendit que plus heureuse. + +«Mais le lendemain des nouvelles étaient arrivées, et la présence des +Autrichiens dans le Tyrol commanda impérieusement le départ des +Français. Avant de partir, Murat vint chez madame A***, me donna une +lettre et un rouleau fort lourd, en me disant: «Pauvre petite, l'un et +l'autre vous serviront.» Je me jetai à ses genoux, le suppliant de +m'emmener; il me pressait avec force contre son cÅ“ur; il était agité; +mais, après un effort qui parut bien douloureux, il me remit dans les +bras de ma protectrice pour obéir à la voix de l'honneur et de la +victoire qui l'appelaient. + +«Dès ce moment tous mes jours se passaient en prières pour les +vainqueurs de ma patrie. Hélas! dans l'enceinte des cloîtres apprend-on +qu'on en a une et qu'on doit la chérir? Le rouleau que m'avait laissé +Murat contenait 50 louis, et la lettre une recommandation à tout +militaire français de me protéger; puis, au bas, quelques lignes pour +Muiron, l'un des aides-de-camp du général en chef Bonaparte, qui ne +furent jamais lues par lui; car, quelques mois après, quand je cherchai +à voir ce noble patron, il avait trouvé la mort sous les lauriers +d'Arcole. + +«Madame A***, alarmée des nouvelles qui se succédaient, résolut de +rejoindre son mari, qui était parti pour Ferrare. Quand elle me proposa +de m'emmener, en me demandant si j'étais toujours dans les mêmes +dispositions, je ne lui répondis qu'en pressant sa main sur mon cÅ“ur, et +en lui donnant le doux nom de mère. Tout se prépara à la hâte et en +secret. Nous arrivâmes de nuit à Ferrare; M. A*** était déjà reparti +pour Milan. Sa femme, désolée, ne savait quel parti prendre. Je lui +redonnai un peu de courage par ma résolution: «Croyez-moi, nous sommes +ici dans les États du pape, et bien moins en sûreté qu'à Milan; allons-y +sans plus délibérer.» Nous y arrivâmes quand tout y était déjà terreur +et confusion. + +«Ici, mon amie, une légère digression qui jette peut-être quelque +lumière sur un événement politique. À l'époque où Bonaparte poussait ses +troupes victorieuses sur les différentes villes de la Toscane, le +grand-duc fut si effrayé, que Manfredini, son chambellan, fut envoyé au +quartier général pour sauver Florence de l'occupation. Cette démarche +eut pour résultat le banquet célèbre donné par le grand-duc aux généraux +français, où l'un déploya toute la souplesse des cours, et l'autre une +austérité qu'il déguisait déjà mal, et qui, dans l'orgueil de faire +ramper un souverain, montrait autre chose que des vues républicaines. La +noblesse italienne avait été jusque-là courbée et fort empressée près +des nouveaux maîtres. Mais le traité de Campo-Formio, inexplicable au +parti français, puisqu'il laissait l'Autriche plus puissante que jamais, +avait fait croire à la trahison de Bonaparte, accrédité le bruit d'une +apparente défaite, et réveillé la trahison des courtisans italiens qui +relevaient la tête. On accusait partout Bonaparte, qui avait arrêté par +ce traité les colonnes victorieuses de Moreau déjà aux portes de la +capitale de l'Autriche, et les grenadiers d'Augereau criant: À Vienne! à +Vienne! Je n'étais rien dans le monde politique, mais j'ai entendu, à +l'égard de ce traité, de la bouche des premiers généraux, les +suppositions les plus étranges. Bonaparte avait indiqué dans cette +occasion, selon eux, tous ces plans d'une ambition personnelle qui +étouffait les autres gloires pour marcher au trône. Quant à moi, je ne +voyais que les Français, leur triomphe; mon cÅ“ur s'identifiait avec +leurs destinées, et en arrivant à Milan, je redoutais presque autant +leurs revers que ma rentrée au cloître. Comme les affaires n'étaient +point décidées, M. A*** désira que sa femme, pour plus de sécurité, se +rendît en France. Au milieu de toutes ces angoisses, je tombai malade, +et fus aux portes du tombeau; mais sachant combien le départ paraissait +urgent à mes bienfaiteurs, sitôt que je le pus, j'affectai des forces +pour qu'on pût se mettre en route, et au bout de quinze jours j'arrivai +à Paris, mourante. Les soins de la plus douce hospitalité me furent +prodigués; je me rétablis promptement, et pendant quelques temps je +respirai avec ivresse cet air libre et doux de la France, où je croyais +avoir trouvé le bonheur. + +«Tout à coup, il me sembla que les manières de madame A***, naguère si +bonne, changeaient à mon égard; c'était non seulement de la froideur, +mais de la dureté. Tous ces petits soins qui précédemment m'avaient valu +tant de bienveillance, j'avais beau les redoubler, ils n'en paraissaient +qu'irriter davantage le changement d'humeur dont j'étais l'objet. Enfin, +ne tenant plus à tant de chagrins, je provoquai une explication; elle +fut bien cruelle, comme vous allez voir. + +«Madame A***, mariée contre son gré à un homme beaucoup plus âgé +qu'elle, nourrissait une passion violente pour une personne qui venait +souvent dans sa maison, et que j'avais prise pour un parent. Ce prétendu +parent me plaisait peu, mais j'avais eu le malheur de lui plaire +beaucoup. Sans délicatesse comme sans amour pour la femme qui lui +sacrifiait son repos et sa réputation, il avait, par le plus indiscret +des aveux, blessé son cÅ“ur et armé contre moi son orgueil. Du moment que +cette faiblesse me fut révélée, il se fit dans mon tendre respect pour +ma bienfaitrice un bouleversement que je ne puis qualifier: c'était +quelque chose comme de la commisération; et la pitié, même sincère, est +si près en pareil cas de ressembler à du mépris! Je n'avais pu au +cloître rien apprendre du monde; je n'avais pu deviner la société et +cette science d'accomodemens avec les devoirs qu'elle exige, et qu'elle +veut bien quelquefois oublier. Ma candeur se révoltait contre ce +spectacle d'une passion coupable, et d'une jalousie que l'âge de madame +A*** rendait ridicule. Depuis j'ai souvent réfléchi au triste sort d'une +femme qui se laisse entraîner à un sentiment qu'elle ne peut faire +partager, à cette époque de la vie où l'amour n'est plus là avec ses +illusions pour cacher une faiblesse. + +«Je n'avais écrit à ma famille que pour lui annoncer ma résolution de +vivre en France plutôt du travail de mes mains, que de reprendre les +chaînes auxquelles on m'avait condamnée. Cette lettre était restée sans +réponse, et je ne m'en étais plus occupée. Mais dans ce moment de crise, +que je viens de vous peindre, je sentis le besoin d'appuis, et je +m'adressai de nouveau à ceux dont j'avais si imprudemment bravé +l'autorité, en les conjurant de pardonner à mon âge. Un mois après, un +secrétaire du ministre Aldini vint me dire qu'on allait me conduire à ma +famille. Il parla à mes bienfaiteurs du prix qui pouvait leur être dû +pour leurs soins généreux; mais ils le refusèrent avec une noblesse qui +m'attendrit jusqu'aux larmes, et ma séparation me parut très +douloureuse. J'avais toujours le rouleau et les lettres que Murat +m'avait laissés; je lui avais écrit plusieurs fois; mais l'éloignement +de la guerre ne lui avait permis ni de recevoir mes lettres, ni d'y +répondre. + +«J'avais regret de quitter Paris; mais la nouveauté des objets, la +distraction de la route, me rendaient la sécurité par l'insouciance. Je +savais très bien le français; mais j'avais conservé beaucoup d'accent; +et à peine j'eus prononcé quelques mots dans la diligence, où l'on +m'avait confiée à une dame qui se rendait à Milan, que je fus reconnue +comme Italienne. Il y avait parmi les voyageurs deux militaires; l'un +d'eux, monté sur l'impériale, entendant une voix italienne, se mit à +crier à son camarade: «Alfred, je vais te céder ma place à la dînée; il +y a une petite femme avec laquelle j'ai besoin de causer.» Quoique +choquée de ce petit ton leste, je n'entendais pas sans quelque plaisir +ces remarques; mais le bruit de la voiture m'empêchait d'en saisir la +suite, et force me fut d'ajourner ma curiosité jusqu'à la dînée. Je +regardais, en arrivant, avec un air un peu boudeur le militaire +empressé; mais il n'y avait pas de sérieux qui pût tenir contre une +gaieté si folle et si naturelle. Quand ma noble surveillante le +rappelait à l'ordre, il corrigeait la légèreté de ses propos avec une +adresse tout-à -fait divertissante. Je répondais avec une égale froideur +à ses complimens outrés et à ses équivoques que je ne comprenais pas; et +je me faisais une triste opinion de l'ami intime d'un pareil homme. +Alfred, que vous allez être vengé!... + +«Je serre fortement le bras de ma compagne et la prie de nous faire +dîner seules; à peine avait-elle applaudi à ma prudence, que je me +retourne, et l'officier qui n'avait point parlé et moi, nous restons +pétrifiés d'une surprise remplie de charme; non pas que ce dernier fût +d'une beauté remarquable; il était moins bien que Murat, mais son +regard! Le regard d'Alfred dès ce moment décida de ma vie. Il était +Français, il était jeune; pouvait-il se méprendre sur le trouble qu'il +venait de faire naître? Le ton d'Alfred, heureusement différent de celui +de son turbulent camarade, changea nos dispositions, en lui conciliant +l'indulgence de mon mentor. Mes yeux, qui n'avaient point encore +rencontré d'autres yeux, savaient mal déguiser ce que j'éprouvais. Je ne +saurais dire ce qu'étaient les autres voyageurs; je ne voyais qu'Alfred, +je n'entendais que lui. + +«J'ignorais tout ce qu'il pouvait me demander; mais je sentais que mon +cÅ“ur n'aurait point de refus. La diligence s'arrêta encore à Chambéry, +et l'ami d'Alfred sut tellement occuper l'attention de madame Dupré (mon +guide), que j'appris d'Alfred ces doux noms d'amour qui étaient déjà +dans mon cÅ“ur, et les circonstances de sa destinée, à laquelle l'honneur +lui défendait de m'associer. Sans fortune, Alfred Duhesme n'avait que +cette riche dot du soldat français, le courage et la loyauté. Quand je +lui appris ma naissance, il me dit avec un accent plein de noblesse: +Pardon, madame, je ne dois point prétendre à vous; je ne suis _qu'un +simple sous-officier_. Pendant mon séjour à Paris, j'avais lu, et lu +sans beaucoup de choix; les images romanesques, des livres ayant encore +ajouté leurs dangers à ceux d'une imagination brûlante, vous devinez +déjà comment je répondis à un pareil langage. Née sous le même ciel que +moi, vous devinez le premier amour d'une Italienne. Je ne m'excuse point +de n'avoir écouté que mon cÅ“ur, d'avoir sacrifié un nom dont un voile et +des grilles m'eussent privée, et préféré les douceurs d'un noble amour à +l'orgueilleuse et stérile protection de ma famille. + +«Duhesme, fils d'honnêtes marchands, avait été destiné par son éducation +à l'étude des lois; mais il avait entendu la voix de la patrie, et pris +volontairement les armes. Mon amie, vous avez aimé, vous aimez encore, +vous comprendrez donc tout ce que dut éveiller d'exaltation un voyage de +quinze jours, avec la liberté que laissait à nos jeunes imaginations +l'âge de ma gardienne, qui, ne pouvant descendre de voiture, nous +laissait gravir seuls les ravins complaisans et les longues et commodes +montagnes. L'ami d'Alfred l'avait quitté à Chambéry. Pendant tout le +trajet du Mont-Cénis, admirable conquête sur la nature faite par un +conquérant que ce triomphe miraculeux immortalisera autant que ses +guerres; pendant cette route, libres et solitaires, appuyés sur le sein +l'un de l'autre, nous nous laissâmes aller à ce doux rêve d'avenir, qui +n'arrive jamais ni comme on le craint ni comme on le désire. L'amour +était notre seule fortune, mais elle nous paraissait et bien sûre et +bien belle. + +«À Suze, Duhesme nous quitta un moment pour y voir le commandant +français. J'étais encore si jeune, ou plutôt j'étais si heureuse que je +ne sus point feindre devant madame Dupré, et elle devina sans peine, à +mon impatience du retour, l'intérêt que je prenais à notre compagnon de +voyage. Elle crut devoir me questionner avec adresse: je lui répondis +avec candeur que j'aimais, que je voulais épouser Alfred. La pauvre +madame Dupré me crut folle; mais convaincue par la clarté naïve de mes +aveux que ma famille n'aurait plus guère d'autre parti à prendre, et +qu'un mariage serait encore un malheur de plus évité, «Vous êtes si +jeune, me dit-elle, qu'on ne peut que vous plaindre.» Bonne comme la +bonté d'une mère, au lieu de reproches, elle ne me montrait qu'un tendre +dévouement. «Tout peut s'arranger peut-être, ajoutait-elle; vous +viendrez avec moi: nous ne sommes pas riches, mais nous sommes de bonnes +gens. Ma fille, qui a de l'esprit, saura écrire à votre famille comme il +faut écrire. Alfred quittera le service. Vos parens, qui ne vous ont +jamais aimée, puisqu'ils voulaient vous faire religieuse, en seront +quittes pour vous rendre une bonne mère de famille, avec une dot plus +faible que celle qu'ils destinaient à vous rendre malheureuse.» Qu'il +était beau le sort prédit par cette femme excellente! mais combien +l'orgueil devait le bouleverser! + +«Au retour d'Alfred, madame Dupré le prit en particulier. Je ne sus que +de lui l'objet de l'entretien, mais je le vis pénétré de reconnaissance +et de respect pour celle qui, après avoir compromis mon innocence, +songeait avec une si religieuse délicatesse à mon bonheur. Nous étions à +cette époque où le Directoire, soit par besoin, soit par crainte, avait +rappelé d'Italie le héros dont le traité de Campo-Formio lui avait fait +sans doute pressentir les projets. Les troupes françaises furent +successivement disséminées sur les côtes des deux mers. Le corps de +Duhesme était à Verceil. Là , il fallut se séparer. Je vous épargnerai le +récit de tout ce que j'ai souffert depuis dix ans que dure cet amour, +qui ne finira qu'avec ma vie. Qu'il vous suffise de savoir qu'au sein de +ma patrie, entourée d'une famille opulente, je vis dans un isolement qui +semble toujours une accusation publique contre une femme. Mes parens, +instruits avec ménagement de mon sort, mirent de la haine à me punir. La +persécution ne convertit pas. Libre de mes vÅ“ux, j'en ai prononcé de +plus doux que ceux du cloître, et j'y serai fidèle. Accueillie par +l'honnêteté laborieuse, j'ai répondu aux bienfaits par le zèle. Le +travail, les lettres d'Alfred soutenaient mon existence. Son régiment +faisait partie du corps de Masséna, qui commandait en Italie, et du +moins nous respirions le même air. La dernière lettre que je reçus +d'Alfred m'entraîna à la vie errante qui est désormais mon partage. +Toutes les troupes venaient d'être rappelées vers l'intérieur de la +France, à Dijon, mais comme vers un vaste dépôt, d'où elles étaient +dirigées sur tous les points envahis. Cette dernière lettre était déjà +datée de la rive gauche du Rhin. Quelques mots m'empêchèrent d'y voler +sur ses traces, car ils me laissèrent l'espoir de son retour en Italie: +«Nous sommes ici, disait Duhesme, pour faire peur aux _Allemands sans +les attaquer, et en observation_: on assure que l'aile gauche retournera +renforcer l'armée d'Italie, et j'en fais partie. Courage et espérance! +nous nous reverrons bientôt. «Un mois s'écoula dans les angoisses d'une +cruelle incertitude. Enfin, je reçus cette lettre qui précipita ma +résolution. La voici: + +«Je suis officier, ma chère Camilla. Que n'étais-tu là pour me voir +élever à ce grade, après l'action terrible et meurtrière de Neubourg! +Nous nous sommes battus en enragés, au sabre, à la crosse de fusil; mais +nous sommes vainqueurs, et vive la France! L'armée regrette le plus +brave de ses grenadiers, Latour-d'Auvergne, qui ne voulut jamais d'autre +titre que celui de premier grenadier. Il avait bien raison; le brave +Latour-d'Auvergne a rendu son grade plus glorieux. + +«Ne retourne pas avec ton orgueilleuse et cruelle famille. Camilla, la +gloire et l'amour, voilà ma noblesse; et, sois tranquille, rien ne te +manquera avec Duhesme, sous-lieutenant de la 46e[8].» + +«Cette lettre me communiqua son noble enthousiasme. Je ne craignais plus +le danger des combats pour celui qui en parlait de cette manière, et je +sentais que je ne pouvais vivre, moi, jeune fille de quinze ans, loin de +ces terribles émotions. Je n'espérais pas que ma réponse parvînt +exactement: j'étais sûre au moins de pouvoir la porter moi-même. Il +venait beaucoup de monde chez madame Rivière (la fille de madame Dupré). +On y lisait les journaux; je prenais des notions sur les lieux occupés +par le corps de Duhesme. Pas de doute que je ne parvinsse, avec ces +renseignemens, sur les traces de l'armée. La générosité de mes +protecteurs successifs, de madame A*** et de madame Dupré, m'avait +laissé mon petit trésor, enrichi encore de leurs dons. Une femme +intéressée, que dans les dispositions de mon cÅ“ur je ne jugeai que +complaisante, se chargea de me procurer un passe-port sous le nom de +madame Duhesme, rejoignant son mari à l'armée du Rhin. Je laissai une +lettre qui ne m'excusait point, mais qui peignait du moins mon éternelle +reconnaissance, et la force irrésistible qui m'entraînait loin du toit +de l'hospitalité. Déjà les armées, dans leurs courses, avaient pris plus +d'ordre et de régularité, et il était plus facile de les suivre. J'avais +obtenu deux lettres: l'une pour le général Lecourbe, l'autre pour une +dame italienne établie à Moeschich, en Allemagne. Habillée en homme, +munie du plus léger bagage, je quittai l'Italie, et entrai par le Tyrol +sur les terres d'Autriche. Ce ne fut qu'au bout de deux mois de fatigues +que je pus approcher de l'armée française, déjà en Bavière. À Augsbourg, +tombée malade, je ne pus qu'écrire, n'espérant presque point de réponse +au milieu de toutes les vicissitudes d'une guerre. La victoire de +Hohenlinden vint enfin mettre le comble à la gloire de la France et aux +angoisses de mon cÅ“ur. Duhesme vint me rejoindre. + +«La paix une fois signée à Lunéville, je suivis mon Alfred des bords du +Rhin aux rives de l'Éridan. Dans cette vie de déplacement continuel, les +formalités du mariage étaient toujours impossibles; mais le partage des +peines et des fatigues n'était-il pas un serment sacré? Aujourd'hui que +des jours de paix et de repos vont se lever peut-être pour les braves, +aujourd'hui que l'espoir d'être mère se joint à ces chances meilleures, +j'ai hasardé un peu de réconciliation vers ma famille; mais ma famille +me rejette et me désavoue. Pour échapper même à ses persécutions, j'ai +été obligée de me placer sous l'égide des lois françaises, et voilà ce +qui me rend un objet d'odieuses préventions dans un pays qui ne sait +qu'accepter l'oppression, se venger cruellement de ses maîtres d'un jour +pour les regretter ensuite, incapable de tout autre courage que de celui +de la trahison. + +«Duhesme est depuis deux mois dans sa famille pour régler un héritage. +Je vais l'aller rejoindre à Lyon, et pour toujours. J'espère lui porter +de meilleures nouvelles, l'espoir d'une fortune et l'appui d'une +famille. Je ne lui porte que mon amour, mais un amour qui sera pur, +fidèle et courageux jusqu'au dernier soupir. + +«Vous connaissez maintenant toute l'histoire de ma vie, qui se compose +de toutes ces mille vicissitudes d'une passion toujours la même. Hélas! +vous comprendrez mon langage, vous qui avez aimé, et qui savez que dans +l'amour toutes les impressions nous paraissent des événemens, et combien +le cÅ“ur se plaît à redire ce qu'il a senti. Nous nous reverrons +peut-être un jour, puisque nous sommes destinées à avoir la même +patrie.» + +Camilla partit quelques jours après la nuit délicieuse qui avait reçu +nos mutuelles confidences. Nous nous écrivîmes quelque temps. Les +événemens se multiplièrent trop pour ne pas nous séparer. Je quitte donc +l'épisode bien doux de cette rencontre, pour reprendre le fil de mes +aventures personnelles. Plus tard nous retrouverons Camilla, mais sur un +champ de bataille, mais au milieu des funérailles de Waterloo, toutes +les deux confondant les plus grandes douleurs que puisse éprouver une +femme avec les plus grandes catastrophes que puisse subir un peuple. + + + + +CHAPITRE XC. + +Séjour à Florence.--Rentrée dans la carrière dramatique.--Portrait de la +princesse Élisa.--M. de Châteauneuf. + + +J'étais arrivée à Florence à l'époque peut-être la plus belle de notre +histoire moderne: c'était le temps où, Napoléon se donnant pour titre à +un empire fondé par le génie, la sanction de la victoire refaisait au +profit de la France la monarchie et la domination européennes de +Charlemagne. Ce sceptre, qu'il avait arraché, à Saint-Cloud, des mains +d'une révolution devenue bavarde et menaçant de tomber dans les +futilités du Bas-Empire; cette royauté, qu'il avait enlevée aux +factions, il semblait n'en avoir usurpé les droits que pour en agrandir +les devoirs. Napoléon avait voulu être empereur des Français, mais pour +que la France fût la reine du monde. On l'a beaucoup blâmé d'avoir jeté +toute sa famille sur les trônes abattus par la valeur de nos vieilles +bandes, et relevés par l'égoïsme de ses décrets impériaux. J'ai vu +quelques partisans sincères des principes de 1789, quelques amis plus +rares des dynasties proscrites, gémir ou plaisanter, suivant l'humeur +différente qu'on leur connaît, sur cette manie royale qui s'était +emparée d'un citoyen ou d'un bourgeois. Je sais tout ce que le malheur a +fait trouver de fort ou de joli contre les souverainetés impériales; +mais ce n'en fut pas moins un grand et magnifique spectacle que celui de +tous ces satellites autour de l'étoile d'un grand homme; que toutes ces +royautés du continent, en quelque sorte commanditées par la France, qui +trouvait ainsi de l'emploi pour tous les talens, des cadres pour toutes +les capacités qu'une révolution avait enfantées dans son sein. Je +n'entends pas beaucoup la politique; mais il me semble que les +légitimités auront, sous ce rapport, quelque chose à envier aux +usurpations. Du reste, moi qui ai beaucoup plus senti que pensé, on me +pardonnera de faire plus de peintures que de réflexions; de retracer +avec toutes les illusions dont elle brillait la domination française en +Italie; de parcourir toutes les cours des princes de la famille de +Napoléon, celles de Florence, de Milan, de Naples, que la victoire avait +établies, que la législation avait régularisées, et qui avaient presque +l'air d'être antiques par la grâce des manières, la religion de +l'étiquette, et l'illustration historique des noms d'un autre régime. + +Avant de parler de la princesse Élisa, à qui Napoléon avait donné comme +dot royale le gouvernement de la Toscane, et de laquelle j'allais +bientôt être rapprochée, je dois raconter ce que je devins après le +départ de Florence de Camilla. + +Ney occupait toujours ma pensée; je savais que je lui ferais plaisir si +je pouvais lui écrire: J'ai mis un terme à ma vie errante. Je résolus +donc de chercher tous les moyens de me fixer convenablement à Florence: +je comptais sur un accès facile auprès de la grande-duchesse, par mes +anciennes relations avec Lucien, par son propre souvenir, et surtout par +la confidence de mon intimité d'un moment avec Napoléon. Je n'avais pas +tort d'espérer de l'indulgence; la suite de ces Mémoires prouvera que je +ne m'étais point trompée. Un directeur italien (Bianchi) me sollicita +vivement pour un engagement de trois représentations à Livourne. La cour +de la grande-duchesse était alors à Pise. J'acceptai les propositions, +et je me rendis à mon poste, après avoir écrit à Ney et à Regnaud de +Saint-Jean-d'Angely, pour leur faire part de mon projet et de mes +espérances, les engageant à les favoriser de leur crédit et de leurs +recommandations; car il est bon de dire que rien ne se faisait dans les +cours de tous les princes de la famille de Napoléon, sans que l'Empereur +en fût instruit, et sans que la nomination aux plus petits emplois eût +été soumise à son visa suzerain. Mais depuis les fêtes du couronnement +et les scènes de Milan, la protection impériale était ce qui +m'inquiétait le moins, tant je me croyais sûre, au besoin, de l'obtenir. + +J'avais aussi une lettre pour M. de Châteauneuf, alors chambellan de la +grande-duchesse, et chargé de la haute direction du Théâtre-Français. +Dès le premier abord, nous nous déplûmes, et je ne suis jamais revenue +sur l'impression de la première entrevue. Quand, plus tard, il eut +pénétré tout l'intérêt que me portait la souveraine, il se crut obligé +de m'adresser de temps en temps quelques mots de bienveillance et de +flatterie; mais on voyait qu'ils lui coûtaient comme un effort, que sa +vanité souffrait de sa politesse, et qu'il fallait toute la résignation +d'un vieux courtisan pour qu'il se condamnât à me sourire. + +Avant de me présenter à M. de Châteauneuf, pour faire partie de la +troupe placée sous sa direction, j'avais demandé à la grande-duchesse +une audience particulière, et dès cette première visite j'entrevis toute +la bonté dont elle devait me donner, pendant quatre années, des preuves +si nombreuses. + +Élisa n'était point belle; petite, fluette, et presque grêle, elle avait +cependant dans toute sa personne de ces agrémens qui, avec de l'esprit +et de l'imagination, composent une femme séduisante. La tournure la plus +distinguée lui donnait l'air d'être bien faite, parce que dans tous ses +mouvemens la grâce s'unissait à la dignité. Ses pieds eussent été cités, +par leur forme mignonne, dans tous les salons: qu'on juge de leur +réputation dans un palais. Quand des pieds comme ceux-là descendent d'un +trône, cela doit être un prodige et une acclamation de chaque jour. Pour +ses mains, elles valaient celles de son frère, de ce frère qui n'était +pas insensible à leur éloge. Les plus beaux yeux noirs animaient sa +physionomie, et elle savait en tirer un merveilleux parti pour commander +ou pour plaire. En somme, Élisa eût été bien pour une femme ordinaire; +elle était mieux encore pour une altesse, et je crois que beaucoup de +souveraines légitimes se seraient reconnues à sa démarche et à ses +manières toutes royales. + +J'ai pu voir de près et apprécier presque toutes les personnes de cette +famille, dont le chef avait fait de tous les membres une dynastie +nouvelle pour tous les trônes. Aucun peut-être n'avait plus de +ressemblance avec Napoléon que sa sÅ“ur Élisa: un esprit vif, prompt, +pénétrant, une imagination ardente, une élévation incroyable de +sentimens, une ame fortement trempée, l'instinct de la grandeur et le +courage de l'adversité. Aucun non plus ne sentait davantage la gloire de +lui appartenir; elle croyait en lui, pour ainsi dire, et son attachement +aimait à exhaler l'enthousiasme dont elle était pénétrée. + +Élisa voulut bien me reconnaître et se rappeler m'avoir entendue chez +Lucien lire des vers. En contractant les habitudes du commandement, elle +en avait pris la noblesse sans en retenir la fierté dédaigneuse; elle +possédait cet art charmant de rendre le pouvoir populaire par la grâce; +elle savait écouter aussi bien qu'elle parlait. Je l'observais avec +cette attention que les femmes possèdent, et, malgré la facilité du +tête-à -tête, je crus m'apercevoir qu'il entrait un peu de méditation et +d'apprêt dans toute sa personne; qu'elle éprouvait un secret plaisir à +mettre dans sa tenue et dans ses discours quelque chose de ce Napoléon +dont elle était fière d'être la sÅ“ur, parlant par saccades, jetant comme +à bâtons rompus des pensées soudaines et saillantes. + +La princesse me dit qu'elle parlerait à M. de Châteauneuf; que je serais +attachée à la cour, et que mes relations ne lui permettaient pas de +douter qu'elle ferait, en m'attachant à elle, une chose agréable même +pour son frère. «Je ne vous recommande qu'une chose, ajouta-t-elle: +c'est, vis-à -vis des autres personnes, de ne point vous prévaloir de mes +bontés particulières. Ne vous vantez de rien; ne bravez personne: si on +vous fait quelque injustice, ne vous en plaignez pas, n'en parlez qu'à +moi... Vous avez de l'esprit, de l'instruction, tâchez que cela ne serve +pas à vous faire des ennemis. Un peu de conduite, si cela vous est +possible; à votre âge, il vous reste un bel avenir si vous savez vous +faire valoir par de la considération: cela ne dépend que de vous. +L'Empereur approuvera votre engagement: son approbation, la +bienveillance de mes autres frères, Louis et Joseph, vous sont de sûrs +garans de mon intérêt; tâchez que je puisse vous en donner d'autres +preuves, et plus importantes que celle d'aujourd'hui; mais, je vous le +répète, il faut plus de conduite et de décorum: dans les folies mêmes il +en faut. + +«--Mais ma pauvre tête n'est pas aussi bien organisée que celle de Votre +Altesse: elle n'est point toutefois aussi mauvaise qu'on le dit. + +«--Ma chère, une femme vaut toujours mieux que sa réputation, et j'en +suis surtout persuadée à votre égard; mais l'opinion demande des +ménagemens. + +«--Il me semble que celle dont Votre Altesse m'honore peut suffire, et +que je n'ai rien à demander au monde, puisque la sÅ“ur bien-aimée du +grand Napoléon daigne m'estimer.» Ici elle me regarde avec ces yeux +pénétrans qui me rappelaient ceux de ce redoutable frère, et je baissai +la tête, car je ne savais pas flatter sans rougir. + +«Pensez-vous ce que vous dites? reprit-elle en posant sa main sur mon +bras; êtes-vous vraie? + +«--Autant qu'on peut l'être à la cour en présence de son maître. + +«--Cette réponse est spirituelle et franche; soyez raisonnable le plus +que vous pourrez; et, que j'avoue ou non l'intérêt que vous m'inspirez, +vous serez ici contente de votre sort.» + +Mon sort fut heureux en effet, et rien ne me manqua que la sagesse d'en +profiter pour mon avenir. + +On avait parié, parmi les artistes de la cour, que mon engagement ne +recevrait pas la sanction de celui qui nommait alors les rois et les +comédiens, et qui se faisait quelquefois un plaisir, pour que l'on +sentît que toute force et tout pouvoir venait de lui, de raturer et de +biffer des nominations auxquelles il était loin d'ailleurs d'attacher +une autre importance. J'avoue que ma vanité ne sut guère tenir au +plaisir d'humilier la malveillance que j'avais cru remarquer dans cette +occasion; et quand la signature impériale arrive (et elle ne se fit pas +attendre), j'eus grand soin de lire publiquement la lettre que Regnaud +de Saint-Jean-d'Angely m'écrivit alors pour me l'annoncer. «D'abord, ma +chère amie, me disait-il, l'Empereur se souvient de vous; il a signé +avec bien du plaisir quelque chose pour _la Fama volat_ de Milan: ce +sont ses expressions.» La lettre de Regnaud se ressentait même de la +bienveillance de l'Empereur; les termes en étaient intimes, comme ceux +d'une ancienne amitié, qui non seulement ne craint plus de se +compromettre, mais qui encore est certaine de faire par là sa cour au +maître. Il me demandait même, par le plus gracieux _post-scriptum_, le +sens un peu mystérieux des paroles de l'Empereur; qu'il attachait bien +du prix à cette confidence. Je transcris ici la réponse que je fis à +Regnaud, dont je retrouve encore le texte même dans mes papiers. + +Mme SAINT-ELME, ACTRICE DE S. A. I. et R. Mme LA GRANDE-DUCHESSE DE +TOSCANE, PRINCESSE DE PIOMBINO, + +À S. Exc. LE COMTE REGNAUD DE SAINT-JEAN-D'ANGELY, MINISTRE D'ÉTAT, +PRÉSIDENT DE ... etc. + + «MONSIEUR LE COMTE, + + «La preuve de bon souvenir que je viens de recevoir par votre + lettre m'est plus précieuse encore que l'approbation qu'elle + m'annonce et qui me flatte tant. Vous savez que de la vanité, nous + en mettons à tort et à travers; mais mon amitié, qui croit se + placer toujours bien, a été trop vivement affligée de la rigueur + que vous lui teniez pour n'être pas dans l'enchantement du retour + de votre bienveillance. Vous voulez que je cause avec vous comme + par le passé? Eh bien, laissons le commencement de la lettre à + l'étiquette, et jasons d'amitié... Eh bien, oui, vous avez raison: + Napoléon est aimable quand il veut l'être, et il l'a été beaucoup + avec moi. Il n'a aucune des bizarreries qu'on lui attribue dans les + audiences secrètes. Il a daigné causer, sourire, et il sourit + gracieusement. Vous savez qu'il m'avait plus effrayée que plu: + aujourd'hui il me plaît plus qu'il ne m'effraie. Tant de titres, de + gloire et de grandeur amassés sur un seul homme firent encore de + lui, dans le tête-à -tête, quelque chose de si extraordinaire, qu'à + mon orgueil satisfait vint se joindre un peu de cette crainte que + m'a toujours fait éprouver votre idole: on voit pourtant, dans ses + momens _les plus donnés_ aux passions, que jamais une femme ne lui + en inspirera que pendant quelques heures... Je l'ai bien observé + pendant qu'il signait ses dépêches, n'ayant pas l'air de savoir que + j'étais là . Il est impossible de n'être pas maîtrisé. J'ai parlé de + toutes mes impressions au grand-maréchal, et il m'a dit que je suis + une aimable femme. En vérité, quand on fait à Duroc l'éloge de + l'Empereur, on est sûr de son amitié et presque de sa + reconnaissance. Il l'aime comme une maîtresse; il est heureux de + toutes les perfections qu'on lui trouve. Quand on inspire de + pareils attachemens, il faut certes qu'ils soient mérités. Du + reste, on n'est pas plus aimable que Duroc: il m'a fait obtenir un + don qui eût satisfait l'avarice; jugez s'il a surpassé mes + espérances. Au résumé, comme homme, Napoléon m'a paru + singulièrement aimable et spirituel; comme souverain, grand et + magnifique. + + «Maintenant laissons les grands sujets, et permettez que je vous + parle un peu de moi. La grande-duchesse est aimable; elle me promet + ses bontés. Cependant, ma position d'actrice me déplaît. Je + voudrais être quelque chose de mieux qu'au théâtre. Il n'y a pas + moyen de compter mes services militaires pour obtenir la place de + lectrice. Comment faire? car voilà ce qu'il me faudrait, et je puis + assurer que cela conviendrait à son altesse. + + «Vous me dites de devenir intéressée, et d'amasser une fortune; + mais le promettre serait contraire à ma franchise. Plus je + vieillis, moins j'ai d'ordre et de raison pour l'argent. Vous, + monsieur le comte, c'est pour d'autres causes. Croyez-moi, les + défauts qui font plaisir sont les plus difficiles à surmonter, et + vous savez que le mien fut toujours de tout donner; mais aussi + savez-vous bien que je n'eus jamais celui de l'ingratitude. Jugez, + d'après cela, de toute la joie du retour de votre amitié, et de + toute la reconnaissance dont elle me pénètre. + + «Si je vous suis bonne à quelque chose dans ce pays, disposez de + moi _in tutto e per tutto_.» + +J'ai rapporté cette lettre en entier, parce qu'elle courut dans le temps +que Regnaud la communiqua dans plusieurs hauts cercles de Paris, et +qu'elle a acquis ainsi une sorte d'importance historique par ses détails +secrets sur Napoléon. + +Malgré les recommandations de la grande-duchesse, je me laissai aller, +ainsi que je viens de le dire, à cette liberté de propos, dans mes +relations dramatiques, qui naît du crédit que l'on possède ou que l'on +espère, enfin à la petite insolence que donnent toujours les +protections. M. de Châteauneuf était notre supérieur, et je retournai le +voir. M. de Châteauneuf avait été chevalier de Malte et fort bel homme. +Il réunissait le double enthousiasme de l'ancien régime et du nouveau, +la souplesse d'un courtisan et l'insolence d'un parvenu. Quant à sa +réputation de beauté, je n'en pus guère juger, car, à cette époque, M. +de Châteauneuf était âgé et goutteux. En arrivant chez lui, et ne +trouvant personne dans l'antichambre ni au salon, j'entre entre deux +portes, que des rideaux séparaient d'une chambre à coucher; j'appelle, +et un bruit de surprise et d'embarras me fait apercevoir qu'il y aurait +de l'indiscrétion à avancer davantage. Je vois poindre alors entre les +rideaux une tête charmante, avec des cheveux blonds et bouclés dont +toute femme eût été jalouse. J'allais m'éloigner, toute confuse d'avoir +pu si maladroitement troubler une scène qui ne voulait point de témoins, +quand la plus jolie voix m'arrêta en me disant: «Monsieur est indisposé +aujourd'hui et ne peut recevoir; veuillez avoir la bonté de repasser;» +et je m'en allai en répondant avec la plus entière sécurité: «Merci, +mademoiselle.» Le lendemain, quand je revins au rendez-vous qui m'avait +été indiqué, ma surprise fut extrême de retrouver la même personne en +pantalon blanc et en veste courte, servant le chocolat du vieux +chevalier. Un négligé si coquet, une démarche molle et féminine, me +firent croire que c'était là quelque actrice nouvellement arrivée que M. +de Châteauneuf formait pour les travestissemens. Je m'imaginai que M. de +Châteauneuf avait trouvé à point ce talent nouveau pour me contrarier +par la rivalité du même emploi; car ma prétention était de jouer les +travestissemens, ou plutôt de paraître souvent au théâtre en habits +d'homme. Je n'en pris pas moins M. de Châteauneuf en sincère aversion. +Aussi, mandée quelques jours après à _Pitti_ par la grande-duchesse, je +m'en donnai à cÅ“ur-joie sur le pauvre chambellan, dont je lui fis le +plaisant portrait, imitant, d'une grotesque façon, ses airs, ses +manières, la scène que j'avais vue. La princesse rit aux larmes de +l'imitation, ne me gronda point, et voulu bien ajouter qu'_avec un peu +de tabac au nez, ce serait à s'y méprendre_. + + + + +CHAPITRE XCI. + +Mon genre de vie à Florence.--M. Fauchet, préfet dans cette +ville.--Nouvelles bontés d'Élisa. + + +J'avais au théâtre de fort médiocres appointemens, et je faisais +pourtant une dépense énorme. J'étais une comédienne très grande dame, et +une esclave dramatique fort indépendante. Mes camarades se creusaient la +tête à rechercher et à blâmer les ressources et les secrets de cette vie +dispendieuse et vagabonde. Je courais la campagne et les environs de +Florence, et toutes les fêtes et toutes les réunions. Aussi je ne jouais +presque jamais; et, sous le rapport de l'utilité et de la gloire +théâtrale, j'étais certes alors la dernière dans Rome; mais j'assistais +avec une admirable assiduité aux représentations. + +Pendant quelque temps, j'avais eu une loge au niveau du parterre. +Naturellement les hommes de ma connaissance se tenaient près de ma loge, +et c'était une véritable assemblée et réunion particulière dans un lieu +public. Souvent dans le groupe se trouvaient des officiers qui m'avaient +vue au milieu de mes courses militaires, en Allemagne, en Prusse, +ailleurs encore. Nous parlions gloire, campagnes, batailles; et les +militaires, qui en partagent les périls, en racontent volontiers et un +peu bruyamment les exploits. Cette espèce de bivac au milieu d'un +théâtre n'était pas agréable à tout le monde: on s'en plaignit; et je +pris une loge aux secondes, déterminée à faire à la rumeur publique la +concession d'une convenable solitude. Je tombai d'un inconvénient dans +un autre. + +La loge nouvelle que j'avais prise se trouvait par hasard vis-à -vis +celle du préfet. Je viens de dire le motif qui me l'avait fait choisir; +la malignité en chercha un autre, et je renonçai lors à paraître dans la +salle. J'adoptai, pour voir le spectacle, la première coulisse; mais la +première coulisse était encore en face de la loge de M. le préfet: +j'avais l'honneur, comme on sait, de le connaître depuis long-temps pour +un homme fort spirituel, fort aimable et fort instruit. Rien de plus +simple, entre spectateurs que le théâtre intéresse, que ces regards +d'intelligence aux passages saillans, que cette sympathie d'approbation +ou de blâme sur l'effet des scènes et le jeu des acteurs, qui +s'établissent entre personnes d'intime connaissance. Cette communication +des émotions du théâtre est même, pour les Français, un plaisir aussi +vif que celui qu'il excite par lui-même; car si nous aimons à sentir, +nous aimons presque autant à discuter, et à faire partager nos +sensations. Molière, Racine et Voltaire composaient le répertoire de la +troupe française de Florence, et, par la profusion de leurs +chefs-d'Å“uvre, devaient multiplier nécessairement entre deux amateurs de +la haute littérature, comme M. le baron Fauchet et moi, ces signes de +plaisir et d'admiration qui n'étaient que des rapports de goût, et que +les interprétations de coulisse prenaient pour des marques d'un +sentiment plus mystérieux. On était jaloux de ces hommages, que l'on ne +pouvait se résoudre à supposer seulement littéraires. Nos dames, toutes +mariées, toutes vertueuses, quoique actrices et habitantes de l'Italie, +enrageaient de cette préférence d'une lorgnette qui ne tombait jamais +que de mon côté. Une remarque que j'ai bien souvent faite, c'est que les +femmes sages sont très peu disposées à croire à la sagesse des autres; +qu'avec des sentimens qui les éloignent de toute idée de rien céder aux +hommes, il leur est pénible cependant de n'être point l'objet de leurs +attentions. On dirait enfin que leur austérité est aussi ennuyeuse que +rigide, et qu'elles ont autant de regrets que de principes. + +Toutes les têtes étaient à l'envers par jalousie de ma position, de +cette position que l'on déchirait et critiquait à belles dents. Il fut +décidé, en conseil féminin, qu'on se vengerait de mes prétendus succès +et de mon orgueil par quelque affront. Deux pièces nouvelles étaient à +l'étude; j'avais dans chacune un bout de rôle: en arrivant à la +répétition, la première chose qui me frappa sur le théâtre, c'est la vue +d'une grille en bois, haute de six pieds, qui interceptait le passage de +la coulisse où j'avais ma place ordinaire. On m'observait, je n'eus pas +de peine à deviner la malice, et j'eus le talent de ne pas paraître m'en +apercevoir. Je quitte le théâtre un moment, je me rends chez M. le +préfet, je lui conte la ridicule malveillance de mes camarades; il la +trouve si absurde que, malgré les observations d'un chef de bureau +présent à l'audience, et qu'on avait mis dans ce petit complot avec des +phrases, il donne des ordres pour que cette scène eût à ne point se +renouveler; et la répétition n'était pas finie, que les artistes +conspirateurs avaient eu le chagrin de voir enlever la grille en +question: ce fut absolument, quoique la cause fût différente, un coup +d'État pareil à celui des grilles de madame de Noailles pour empêcher le +passage de Louis XIV chez les filles d'honneur de la cour. + +Après l'éclat d'une pareille protection, on ne voulait plus douter de la +nature de mes relations avec M. le baron Fauchet: j'étais, suivant la +profondeur des caquets, sa maîtresse avouée. Cela était faux, +complétement faux. Parmi mes camarades, les hommes étaient plus +indulgens et disaient: Laissons-la faire, chacun est dans la vie pour +son compte. «Oui, répondaient les dames, laissons-la faire; elle finira +par avoir toutes les ambitions, et de plein droit elle viendra nous +enlever nos rôles.--Oh! pour les rôles, répliquait d'un ton aigre-doux +la plus jolie de nos actrices, ce n'est pas le théâtre qui l'occupe, et +le rôle qu'elle ambitionne, elle en est sûre.» + +J'avais une seule amie parmi ces dames, et c'est d'elle que j'appris les +propos et les menées de la plaisante persécution. Cette amie était une +femme d'un ton parfait, appelée mademoiselle Auquertin, douée d'un +talent distingué, et même, malgré ses quarante-neuf ans, encore d'une +figure fort agréable dans les rôles de soubrette. Je riais avec elle de +la méchanceté des autres, mais comme les personnes les plus +bienveillantes ont de la peine à ne pas croire à une opinion générale, +elle ne se laissait pas facilement persuader sur le chapitre pourtant si +innocent de mes relations avec M. Fauchet. + +Sur ces entrefaites, je fus mandée chez la grande-duchesse; le jour et +l'heure n'étant point ceux des audiences ordinaires, j'en conçus une +crainte inexplicable. Fort éloignée de penser à tous les bruits de +coulisse, je mourais d'inquiétude; il n'était pourtant pas question +d'autre chose. La princesse me parut ce jour-là toute singulière: elle +m'adressa questions sur questions, et je répondis en général avec +embarras. Soit trouble, soit faux calcul, je ne sais pourquoi je lui +cachai que j'avais connu le baron Fauchet, lorsqu'il était préfet de +Draguignan. Plus tard, quand elle le sut, elle me reprocha de le lui +avoir caché, aimant, disait-elle, les _franchises entières, et les +confessions générales_. + +Malgré les premières et peu favorables apparences de cette entrevue, je +ne puis dire qu'Élisa manquât encore de douceur et de bienveillance, +même dans le reproche. Femme excellente, qui n'eut jamais pour moi que +des bontés, et dont le souvenir ne se présente à mon cÅ“ur que sous le +prisme d'une reconnaissance plus habile à apercevoir les qualités que +les défauts! Dans cette audience, elle me recommanda de nouveau et très +positivement de garder un profond silence sur l'intérêt tout particulier +qu'elle me témoignait, surtout vis-à -vis du préfet. «D'ici à quelque +temps, ajouta-t-elle, vous m'adresserez une demande d'augmentation +d'appointemens, ou de gratification extraordinaire. Quant à cela, vous +pourrez le dire; faites même que cela soit su: vous n'êtes pas bien; +mais j'ai une idée, un projet pour améliorer votre position. Les +difficultés seront grandes, car vous avez une tête si détestable! Vous +lisez à ravir, surtout la poésie italienne; je m'occuperai de vous: +laissez-moi mûrir cette affaire; mais surtout silence absolu;» et je +quittai la princesse, encore plus enchantée de sa grâce et de son +esprit, et déjà pénétrée d'un de ces attachemens sincères qui ne +tiennent pas aux calculs de l'ambition, et qui durent aussi plus +long-temps que la faveur. + +À cette époque, l'Empereur volait de Paris en Allemagne pour +recommencer, avec ses invincibles armées, une guerre nouvelle contre +l'Autriche. La brillante affaire d'Eckmühl venait d'être suivie de celle +d'Essling. Napoléon, fidèle à ses habitudes d'activité, semblait mener +avec lui la Victoire en poste. Le 2 juin 1809, je reçus une lettre +d'Ebersdorf, à deux lieues de Vienne, d'un officier qui servait sous les +ordres du général Cervoni, avec qui j'avais été liée, et qui venait +d'être tué à la prise de Ratisbonne. J'avais remis dans le temps à cet +officier, que j'avais vu après le départ de Ney, une boîte et une lettre +pour le maréchal, qu'il espérait pouvoir rencontrer. Cet officier +m'écrivait qu'ayant appris par le général Duprat que j'étais établie à +Florence, et que ne prévoyant plus comment il lui serait possible de +remplir la mission dont je l'avais chargé, au milieu des chances +incertaines d'une campagne, il croyait devoir profiter du départ d'une +personne sûre pour me faire repasser les objets que je lui avais +confiés. Ce digne militaire m'annonçait avec une touchante douleur la +fin terrible mais glorieuse de notre commun ami le général Cervoni. + +À la lecture de cette lettre, je sentis tout mon sang se glacer dans mes +veines, et ma raison déloger de ma pauvre tête. Il me semblait que le +renvoi de ce précieux dépôt était une adroite précaution pour m'annoncer +la mort de Ney. Me voilà dominée par cet affreux pressentiment, ne +réfléchissant pas si Ney appartenait ou non au corps d'armée de cet +officier, s'il faisait même partie de l'armée destinée à cette campagne; +sans songer que, dans tous les cas, la mort d'un si grand capitaine eût +été honorée du deuil d'un glorieux bulletin. Incapable de rien peser, de +rien sentir que l'horrible idée qui me déchirait, j'éprouvais cet +impérieux besoin d'une certitude qui vous tourmente dans les plus +grandes douleurs, comme si le coup qui vous tue était moins pénible que +celui qui vous effraie. La cour occupait alors le Pioggio impérial, +maison de plaisance peu éloignée. Je courus de suite à Pitti[9], avide +de nouvelles. Ce ne fut qu'en descendant de voiture, à la grille de ce +beau séjour, que je sentis l'inconvenance et peut-être l'inutilité de +m'y présenter de cette manière. Indécise et accablée, je suivais +l'avenue, puis hésitant encore davantage, je tournais autour de la +pelouse qui tapisse l'abord du palais; mais tout à coup je crois +entendre parler à _sotto voce_. Nous étions dans une de ces délicieuses +soirées de juin, qui, en Italie, sont encore plus délicieuses. Qu'on +juge de ma surprise en voyant à travers le feuillage embaumé des +arbustes la grande-duchesse assise sur un banc de mousse avec deux de +ses dames[10]. Un sentiment intime de la bienveillance d'Élisa me fit +impétueusement avancer, pour profiter de l'occasion offerte; mais la vue +des témoins, le respect dû au rang de ma protectrice, m'arrêtèrent. Je +m'approchai alors du palais pour m'informer si je ne pouvais point +parler à la princesse. Lorsque j'éprouve une vive agitation morale, je +gesticule sans le savoir, et souvent, je me parle tout haut à moi-même. +Mes exclamations firent place à un respectueux silence, quand tout à +coup je me trouvai en face de la duchesse, qui, devançant ses deux +dames, me dit: «Qui vous amène ici? qu'avez-vous? Quelle agitation! +quelle en est donc la cause?» Je restai anéantie; car si le sentiment +qui avait inspiré ma démarche était vif et sacré, je ne sentais pas +moins, par les regards et le ton d'Élisa, l'imprudence que je commettais +en paraissant si violemment agitée: mais elle avait tant de générosité +qu'elle fut touchée de mon émotion et de mon embarras. «Restez à +Pioggio, me dit-elle, j'aurai soin tout à l'heure de vous faire +appeler.» Presser sa main contre mes lèvres fut toute ma réponse, et ce +témoignage de tant de respect fut un élan de cÅ“ur dont la princesse +devina la sincérité, car ses yeux me le dirent. + +J'allai m'asseoir dans un des bosquets voisins du palais. À onze heures +du soir, une des femmes de la grande-duchesse vint me prendre, et +m'introduisit dans un cabinet où elle me dit d'attendre quelques +instans. Une petite demi-heure de répit vint heureusement me calmer, +mais en remplaçant l'inquiétude par l'impatience, car je n'ai jamais su +attendre. Enfin, je fus appelée. Élisa s'aperçut aisément de l'ennui que +j'avais éprouvé; elle daigna s'en excuser avec une adorable bonté. +«Votre Altesse concevra sans peine mon impatience, j'allais avoir le +bonheur de l'approcher.» Une flatterie, quelle qu'elle soit, trouve +toujours le chemin du cÅ“ur des princes. Élisa sourit, me fit asseoir au +pied de son lit, et m'interrogea promptement sur le motif de ce trouble +extraordinaire qui m'avait précipitée sur ses pas. Je lui racontai ma +terreur panique à cette lettre que j'avais reçue de l'armée; je lui +confiai le nom de l'objet cher et sacré qui la rendait si légitime, et +je me laissai aller à cette effusion de cÅ“ur et à cette abondance de +détails qui accompagnent toujours l'aveu des grandes passions et le +souvenir de celui qui les excite. Élisa sentait trop vivement elle-même +pour ne pas prêter une extrême attention à mes épanchemens romanesques. +Son Å“il noir suivait sur ma physionomie en quelque sorte les traces de +toutes les impressions que je lui peignais. Malgré l'intérêt du récit, +elle m'interrompit avec bienveillance pour me rassurer par l'affirmation +positive que Ney ne faisait pas partie de l'armée dont j'avais reçu des +nouvelles. Puis elle me demandait de continuer, de tout lui dire, de +tout lui conter; elle riait aux larmes quand je lui avouais que mon +idolâtrie pour Ney s'était encore accrue depuis qu'il m'avait signifié +sa volonté de n'être plus suivi à l'armée. Elle ne revenait pas de ce +qu'elle appelait mon héroïsme, mon désintéressement d'amour-propre, ce +sacrifice de toutes les petites passions de femme à la plus grande de +leurs passions; elle me disait que j'étais folle, et j'en convenais. + +«Et Moreau, ajoutait-elle, l'aimiez-vous? + +«--Oui, mais pas d'amour. + +«--Cela est bien différent. + +«--Ah! Votre Altesse a bien raison: que de nuances il y a dans notre +cÅ“ur! + +«--Mais je voudrais bien savoir quelles diverses concessions vous faites +à chaque nuance.» Je lui expliquai avec une franchise et une convenance +égales comment j'entendais l'amour amical et l'amour passionné, et ce +que chacun de ces sentimens obtenait de mon cÅ“ur. Elle trouvait que tout +cela était parfaitement distingué, et surtout bien senti. Élisa était +spirituelle et charmante quand elle voulait, et elle le voulut ce +soir-là . Elle entremêla avec goût son approbation de nouveaux conseils +sur ma conduite à Florence, et de quelques réprimandes sur ma légèreté. +Elle voulut savoir quelles étaient mes relations, mes amis dans cette +ville. + +«Et M. Fauchet surtout, qu'en faites-vous? Qu'en pensez-vous? +Croyez-vous qu'il ait pour l'Empereur une admiration sincère, et pour sa +dynastie du dévouement? Je crains qu'il ne soit resté un peu +républicain. + +«--Que Votre Altesse se rassure et se détrompe. Je ne sais pas jusqu'où +ont été les opinions républicaines du citoyen Fauchet, mais quant aux +sentimens actuels de M. Fauchet, baron de l'empire; j'en puis répondre. +«C'est d'abord, un homme d'excellentes manières, qui vise au bon ton de +l'ancien régime, et la prétention au bon ton est déjà un gage +monarchique. Puis il a de l'esprit, beaucoup d'esprit, et le +gouvernement de l'Empereur est fait surtout pour être compris et admiré +par les gens de cette trempe, qu'on ne néglige pas. Puis nous avons +encore les dignités, les cordons, la baronnie, tous liens d'affection +par lesquels j'ai la certitude que M. Fauchet est religieusement +enchaîné au char de la victoire et du génie. + +«--Allons, ma chère, vous avez mieux deviné que moi; je suis entièrement +convaincue, et j'aime ces convictions-là .» + +Comme je voyais à Florence beaucoup d'officiers, la princesse me demanda +encore ce que nous faisions, ce que nous disions dans toutes ces +sociétés d'hommes, et surtout de militaires. + +«--Nous parlons de folies, mais plus souvent encore de gloire. + +«--Très bien, très bien; et tous ces militaires aiment l'Empereur? + +«--Comme le Français chérit toujours le héros qui le conduit à la +victoire, et le souverain qui ennoblit la patrie.» + +Cette réponse, que m'inspira le souvenir de Ney autant que l'élan de la +reconnaissance et le désir de me rendre agréable, me valut des éloges +dont la vivacité put me convaincre de la haute opinion, de l'ardente +amitié que la princesse portait à son frère, et du prix qu'elle +attachait à le voir l'idole de ceux dont il était le maître. En me +retirant, j'emportai la certitude d'une faveur plus flatteuse encore +pour mon amour-propre que pour mon intérêt. + +On pense bien que ces diverses occasions d'intimité avec la souveraine +ne m'avaient pas, malgré ses recommandations expresses, disposée à la +modestie dans mes rapports dramatiques, soit avec le +chambellan-directeur, soit avec mes camarades. Plus on blâmait ma +prodigalité, plus je trouvais de plaisir à multiplier mes dépenses, pour +humilier les chefs d'emplois. Mes appointemens étaient fort médiocres, +comme je l'ai dit; je les laissais toucher, et encore avec une certaine +publicité, à mes couturières et à mes marchandes de modes. La malignité +des coulisses s'épuisait en conjectures sur la source de tant de luxe +étalé. Ma liaison avec le préfet était alors en jeu, et j'étais sa +maîtresse avec appointemens. Mais on abandonnait cette version, que +démentaient les habitudes du préfet, homme aimable, dont l'amour-propre +ne devait pas descendre à une maîtresse payée. Quoique belle encore, la +sagacité féminine ne trouvait pas que je le fusse assez pour justifier +une tendresse si dispendieuse, et se rejetait, pour expliquer mon +aisance, sur une utilité politique et des services secrets qui étaient +encore moins honorables. Mon aimable soubrette, j'entends celle de la +comédie, s'évertuait à me faire prendre au sérieux tous ces propos, +toutes ces injurieuses suppositions. Sachant que la princesse tenait à +ce que la source de mon aisance, sur laquelle elle m'avait recommandé +d'être tranquille, fût ignorée, je montrais la plus intrépide +indifférence sur toutes ces folles opinions de l'envie, se débattant +entre le désir de m'humilier et la crainte de voir tourner contre +elle-même ses efforts. J'affectais par bravade de grands airs +mystérieux. Je mis une grande assiduité dans ma correspondance avec M. +Fauchet; et l'huissier de son cabinet, en sa qualité de parent d'un +femme du théâtre, ne manquait pas d'ébruiter l'activité de ce commerce +épistolaire. Ces lettres, quoique très fréquentes, étaient encore assez +longues; M. Fauchet n'y répondait jamais que verbalement et quand nous +nous rencontrions: elles l'amusaient par une facilité de folies qu'alors +ma gaieté me fournissait abondamment, et qui étaient aussi éloignées +d'une coupable galanterie que d'un lâche espionnage politique. M. +Fauchet existe encore, et j'en puis hardiment appeler à son témoignage. +S'il m'est arrivé quelquefois, étourdie par l'encens que l'on prodigue +aux femmes qui ont quelque esprit, de me laisser aller à l'expression de +mes opinions, je ne me suis jamais cru le droit ni le pouvoir de +conseiller les gouvernans, ou de les aider par d'indignes rapports +politiques. + +Vers le mois d'avril, la cour vint établir sa résidence à Pise, ville +antique, pleine de souvenirs, comme toutes les villes de l'Italie, de +monumens; où le climat est peut-être plus doux et plus égal qu'à +Florence même, sans aucune de ces alternatives du froid et du chaud, +qui, quoique bien doucement, s'y produisent quelquefois. La +grande-duchesse, qui savait goûter la vie, après avoir présidé aux +affaires, venait à Pise se délasser de la grandeur dans les plaisirs de +l'intimité. Quelque temps, après l'établissement de la cour dans cette +résidence, je me promenais seule en suivant le superbe quai de l'Arno, +qui traverse Pise. Je m'étais reposée à l'extrémité, sur le revers d'un +chemin bordé d'arbres et de jardins délicieux. Je fus distraite de mes +rêveries par le bruit d'un élégant et rapide carich, conduit par un des +postillons de la duchesse. «Est-ce que la princesse vient de ce côté?» +Cet homme me répondit: «Son Altesse prend en ce moment du lait chez un +chevrier de la campagne; ses ordres sont d'aller l'attendre au détour du +chemin, à un quart de lieue d'ici.» + +Dès que l'équipage eût fendu l'air, je me dirigeai du côté où la cabane +du chevrier m'avait été indiquée. La curiosité a de l'ardeur et de +l'instinct. Au milieu des habitations, mon imagination crut découvrir +celle que je cherchais, à son air plus élégant, quoique plus sauvage. On +la voyait poindre à peine au milieu des dômes de l'aubépine en fleurs et +des lilas odorans. J'allais franchir le rempart embaumé, lorsqu'une +réflexion me retint: on peut savoir que j'ai parlé aux gens de la +duchesse, et une rencontre qui ne sera plus l'effet du hasard sera +traitée comme une indiscrétion de la curiosité. Je m'arrêtai tout court +à cette pensée; mais je crus pouvoir, par capitulation avec moi-même, +m'asseoir auprès des buissons, l'oreille dressée et l'Å“il aux aguets. Au +bout d'une demi-heure, j'entendis comme un bruissement de rameaux, et je +distinguai le son de voix d'Élisa. Elle paraissait lire des passages +d'un bulletin de la grande armée. J'entendis, distinctement les phrases +suivantes: «Cent pièces de canon, quarante drapeaux, cinquante mille +prisonniers, trois mille voitures; l'ennemi fuit épouvanté; +l'avant-garde a passé Ulm. Dans quelques jours, l'Empereur sera à +Vienne.» + +Il y avait presque une joie virile dans l'accent d'Élisa, en prononçant +ces phrases, et pour ainsi dire un orgueil fraternel de la victoire. Une +voix d'homme répondit aux exclamations admiratives d'Élisa par des +flatteries, en bon français, mais avec une prononciation italienne. Ma +curiosité redoublait d'instans en instans; je retenais ma respiration, +de peur que le souffle arrêtât le moindre mot. Immobile, je trouvais +presque un sens au mouvement du feuillage; je jugeai que, dans une +délicieuse soirée du printemps, on voulait en prolonger les heures. Les +intérêts de la politique et les émotions de la gloire furent remplacés +par une causerie plus intime et moins grave. C'étaient de ces riens +charmans qui, en succédant aux grandes affaires, paraissent mieux +encore, et je m'aperçus que celui qui causait avec la duchesse +réussissait à les faire valoir. L'Å“il ne secondait point l'ouïe, +malheureusement pour la complète intelligence de cette scène; mais à +l'oreille arrivaient suffisamment de ces mots qu'on achève avec un peu +d'habitude et de pénétration. Celle dont la dignité eût pu s'offenser +des hommages d'un sujet, aimait cependant à les recevoir comme des +preuves de dévouement, et comme une espérance de cette affection sincère +si rare dans les cours. L'altesse avait de la réserve, et la femme de +l'émotion: combat plein de délicatesse et d'intérêt qui fait qu'une +souveraine résiste à ce qui pourrait lui plaire. La conversation était +longue; car celle même qui la réprimait trouvait un secret plaisir à ne +pas l'abréger. Je l'entendis cependant, après quelques momens de +silence, dire d'un ton ferme, quoique doux: «Quant à l'amour, n'en +parlons pas; mais une véritable amitié me serait bien chère. Mon âge et +mon rang, Cerami, m'interdisent de croire au premier de ces sentimens; +mais j'attacherais du prix à recevoir des marques honorables de +l'autre[11].» + +Je crus qu'on allait sortir de mon côté, et je m'éloignai doucement pour +esquiver la première surprise; mais on passa derrière l'enclos, et +j'aperçus la princesse à une certaines distance, appuyée sur le bras du +comte Cerami, qui tenait un livre et des papiers à la main. Un valet de +pied suivait, accompagné d'un paysan qui portait une énorme corbeille de +fleurs. Je m'élançai dans le chemin de traverse, et arrivai à l'endroit +où la voiture de la princesse attendait. Du plus loin qu'Élisa +m'aperçut, elle me fit signe d'avancer, et dit en riant au comte Cerami: +«Elle est comme Chérubin, on la trouve partout.» Puis, se tournant vers +le paysan de sa suite, elle ajouta: «Accompagnez madame, et portez ces +fleurs chez elle:--Que Votre Altesse est bonne! mais qu'elle ajoute une +grâce à tant de grâces; qu'elle daigne joindre au présent un bulletin de +l'armée: je tresserai, en le lisant, des couronnes aux vainqueurs.» +Alors elle regarda le comte Cerami, qui m'en offrit un: c'était celui du +24 avril 1809, daté du quartier général de Ratisbonne. La duchesse me +donna l'ordre de venir le lendemain au palais, et elle monta lestement +dans son élégante voiture, qu'elle conduisait elle-même sous la +surveillance du comte Cerami. En un instant ils disparurent. Je me +rendis chez moi avec le paysan chargé de la corbeille; et, depuis ce +jour, j'eus chaque matin ma fourniture de fleurs. + +Le lendemain, je me rendis au palais. Je lui parlai d'abord du bulletin +en termes qui la disposèrent très favorablement; mais, quelques instans +après, quittant ce texte militaire pour en choisir un plus délicat, elle +me demanda comment j'avais été présente à la conversation du bosquet. +J'expliquai tant bien que mal un hasard si combiné. «Vous écoutiez donc? +me dit Élisa avec quelque humeur. + +«--Oui, j'écoutais; mais je supposais pas que ce fût Votre Altesse que +j'entendais.» + +Le mécontentement d'un moment se dissipa, par la conviction que devait +facilement inspirer à la grande-duchesse mon caractère. Loin d'être plus +réservée avec moi, elle me montra, au contraire, à partir de ce jour, +plus de confiance et d'abandon; et je jugeai, par la longueur de la +conversation, que l'intimité des princes s'acquiert par un certain +mélange d'adroites flatteries et de vérités délicates, par ce que +j'appellerais une demi-franchise, disant assez pour éclairer, et pas +assez pour déplaire. + + + + +CHAPITRE XCII. + +Gouvernement de la Toscane.--Cour de la grande-duchesse.--Anecdotes sur +le grand-duc Léopold. + + +De toutes les parties de l'Italie attelées au char du grand empire, la +Toscane était peut-être celle où les souvenirs offraient le plus de +résistance à la nouvelle domination. Quand le pays, occupé et évacué +ensuite par les Français, retomba un moment, en 1799, sous le pouvoir de +ses anciennes mÅ“urs et de ses anciens maîtres, les réactions avaient été +terribles et empreintes de cette cruauté italienne qui s'allie si +singulièrement avec l'indolence et la faiblesse. Des commissions +permanentes avaient condamné les partisans des Français: on avait égorgé +et proscrit avec toute la fureur d'une mode. Les plus jolies femmes, ces +Toscanes si douces, s'étaient fait remarquer dans ces représailles +devenues des fêtes. On les avait vues à Pise se rendre à l'exécution des +condamnés, danser autour du poteau comme à un bal, n'interrompant cette +bacchanale des discordes civiles que pour jeter aux victimes des pommes, +des citrons et des oranges. J'ai entendu raconter des scènes horribles +de vengeance particulière, des raffinemens d'une cruauté qui semblait +voluptueuse; mais par bonheur, dans les révolutions il se rencontre +toujours quelques uns de ces beaux traits qui suffisent pour absoudre +l'humanité; en voici un qui ferait oublier tous les crimes vulgaires par +l'exemple d'un courage et d'une vertu presque célestes: + +Les débiteurs, qui, dans tous les pays, sont toujours au premier rang de +ceux qui ont des vengeances à exercer, n'avaient pas eu de peine à faire +étendre sur les Juifs, toujours détestés du peuple, n'importe où ils +résident, la rage de proscription et de meurtre qui avaient frappé les +partisans des Français. Déjà une troupe grossière et affamée de sang +s'acheminait vers le quartier des malheureux Juifs pour les livrer à +l'extermination. + +Un saint prêtre, un prélat révéré, M. Santi, évêque de Savona, court +dans les rues déjà envahies par la populace, revêtu du surplis, armé +seulement de la crosse d'or des apôtres; il se précipite au milieu de la +foule, l'exhorte, la conjure au nom de l'Évangile qui pardonne. On le +presse, on le repousse, on le renverse. Il se relève avec calme, un +crucifix à la main, effraie après avoir supplié, et, comme inspiré par +le Dieu dont il porte l'image, ramène les furieux à l'humanité par la +terreur sainte dont il les écrase, et sauve ainsi ceux que le double +fanatisme de la haine religieuse et de la cupidité frénétique allait +immoler. + +Au retour du gouvernement français, tous les proscrits rentrèrent; une +administration ferme fit rentrer sous le joug un peuple qui a tout ce +qu'il faut pour écraser des vaincus, mais rien de ce qui peut résister à +des vainqueurs. De même que cela avait été en Toscane une émulation de +représailles en notre absence, de même ce fut comme un concours de +soumission et de souplesse à notre retour. On accoupla dans les +fonctions publiques les amis et les ennemis, les proscrits et les +proscripteurs et l'on vit d'anciens bourreaux rendre la justice avec un +exemplaire esprit de conciliation. Un Haldi, qui avait eu la palme des +vengeances, sut encore conquérir, avec une mobilité dont on ne pourrait +trouver le modèle qu'en Italie, la couronne des réparations vis-à -vis de +la puissance nouvelle. La formation de la cour ressembla à une levée en +masse de nobles seigneurs, de grandes dames, d'hommes riches et de +femmes jolies, de notabilités de toute espèce. On fit une conscription +de courtisans, et la vanité fut en quelque sorte chargée de créer en +Toscane un patriotisme français. + +L'organisation administrative devint la même que dans le reste de +l'empire. Un préfet, un commissaire général de police, un commandant +militaire supérieur, formaient les pivots de ce système simple et fort. +Les rangs secondaires avaient servi de cadre aux ambitions locales, et +les Italiens y étaient même en plus grand nombre que les Français. Les +premiers dominaient dans les tribunaux, et les seconds dans la +gendarmerie. De toutes les dynasties impériales, celle de la Toscane +était celle qui avait fait la plus large part à la nationalité dans la +distribution des emplois publics. Aumôniers et dames d'honneur, +chambellans et chapelains, écuyers et pages avaient été exclusivement +choisis parmi les familles historiques et héréditairement en possession +des richesses, du pouvoir et de la servilité. Les disputes de +l'étiquette avaient remplacé les discussions factieuses; le cérémonial, +les bals, les fêtes, les plaisirs, ces moyens de conciliation toujours +plus puissans qu'on ne le croit, avaient étourdi les vieux ressentimens, +et formé autour de la sÅ“ur de Napoléon une atmosphère de dévouement et +de souplesse. Tout en façonnant la Toscane à la législation bienfaisante +de nos codes, à l'uniformité moins douce de nos douanes et de notre +recrutement militaire, on avait laissé une certaine latitude aux +souvenirs et surtout aux mÅ“urs. Dans les actes publics la langue +française n'était admise que de moitié avec la langue de l'Arioste. La +grande-duchesse, qui avait beaucoup de tact et qui désirait populariser +la domination napoléonienne, mettait une certaine affectation à +témoigner son respect pour l'idiome toscan en l'employant de préférence. + +L'ivresse d'une cour facile et brillante, que l'on ne pouvait guère +comparer qu'aux licences de ce bon régent, comme l'appelait Voltaire, ce +levier politique des plaisirs n'agissait guère cependant que sur les +classes supérieures, toujours et partout plus favorables aux innovations +et à l'influence de l'étranger. Mais le fond d'une nation n'est pas +aussi malléable. Le peuple, qui tient plus en quelque sorte à la terre +qu'il habite et à l'air qu'il respire, n'a pas cette heureuse facilité +des courtisans, et oppose toujours bien plus de résistance au joug. La +mémoire des Médicis et de Léopold, le souvenir de leur administration +paternelle, enchaînaient encore l'imagination pourtant mobile des +Toscans; et la gloire des armes, moins séduisante pour eux que celle des +arts, ne les avait point disposés en faveur de Napoléon. Souvent dans +mes courses, moi, tout enivrée de la gloire de l'empire, interrogeant +des paysans et des hommes du peuple, je recevais de ces réponses pleines +de souvenirs antiques, de ces réminiscences d'un pouvoir tombé qui +survit à l'oubli et à sa chute par des bienfaits. Voici deux anecdotes +qu'on me pardonnera bien de rapporter, car tout ce que l'on a entendu de +la bouche du peuple mérite une véritable vénération; et certes on peut +me rendre une justice, c'est que, quelles que soient mes préoccupations +de cÅ“ur ou mes intérêts de position, j'ai toujours du respect pour la +vertu et une place pour tous les nobles souvenirs. Les beaux traits de +la puissance légitime ont peut-être encore plus de prix sous une plume +qui avait à se défendre des influences de l'usurpation. Des actions +généreuses me plaisent, n'importe d'où elles viennent, et l'amie d'Élisa +ne peut résister au bonheur de retracer deux anecdotes de +l'administration de Léopold, recueillies à une distance si peu suspecte. + +Ce prince admirable, qui rachetait en quelque sorte par ses bontés le +despotisme qu'il était chargé d'exercer en Toscane, trouvait une douce +consolation à son propre pouvoir dans l'usage qu'il s'efforçait de lui +donner. Il aimait à se mêler, déguisé, aux amusemens ou aux travaux de +la population. Les prisons n'avaient pas de plus vigilant inspecteur; et +le droit de faire grâce, le plus beau des priviléges de la royauté, il +ne le déléguait pas à des commis, et se le réservait comme une des +consolations de la couronne. + +Un jour que Léopold visitait, dans ses vues de pardon et de +bienfaisance, les prisons de Livourne, il interrogea un à un tous les +locataires du bagne sur les motifs de leur séjour. À entendre ces +innocens forçats, aucun n'était coupable, tous avaient succombé sous les +dénonciations de la haine, sous la puissance d'une inimitié terrible, de +complicité avec quelque erreur de la justice, et tous attendaient et +méritaient une grâce de leur équitable souverain. Le grand-duc aperçoit +au milieu du groupe empressé sur ses pas un galérien moins impatient, se +séparant même de ses compagnons pressés autour de leur maître. Léopold +n'en est que plus empressé de lui faire les mêmes questions qu'aux +autres. _Maestro_, répond le forçat presque pudibond, _sono stato +condannato perchè sono un bravo ladro_. Donnez bien vite la liberté à ce +scélérat, s'écria le spirituel et généreux souverain: avec lui tant +d'honnêtes gens sont en trop mauvaise compagnie. Admirable alliance de +la bonté et de l'esprit, qui a quelque chose de français, et qui faisait +appeler Léopold le Henri IV de la Toscane! + +La justice est toujours ce qu'il y a de plus précieux et aussi ce qu'il +y a de plus rare pour les peuples. Le bon Léopold le savait bien, et +tâchait de procurer à ses sujets ce bienfait si difficile, en stimulant +le zèle de ses délégués négligens. Il y avait un juge fort singulier du +pays, qui, au lieu d'aller à l'audience ne sortait de son lit que pour +dîner, et y rentrait pour se reposer de cette fatigue peu judiciaire. +Impossible non seulement de le rencontrer à son tribunal, mais encore à +son domicile. Sa vieille servante, huissier dressé à cet effet, +renvoyait avec une religieuse exactitude les pauvres solliciteurs. +Monsieur est sorti, Monsieur est malade, Monsieur dort, étaient tout ce +que l'on pouvait obtenir d'elle. Le mécontentement public était à son +comble, et l'écho en arriva jusqu'à Léopold: il s'achemine vers le +tribunal à l'heure, hélas! inutile de l'audience, n'y trouve pas, bien +entendu, son magistrat paresseux, mais s'informe de sa demeure et y +court. Même accueil au souverain, que l'incognito assimile à la foule +des plaideurs ordinaires; même défense opiniâtre de la porte, même +réponse de la servante, qui se retranche sur le sommeil de son maître et +qui proteste qu'elle sera renvoyée si elle laisse entrer. Brusque malgré +lui, et indiscret par vertu, le prince passe outre aux protestations et +aux résistances. La consigne est violée, la porte presque prise +d'assaut. L'honnête et paresseux L'Hôpital reposait dans une chambre +obscure, les rideaux fermés comme un de ces vertueux chanoines dépeints +par Boileau dans _le Lutrin_. Le juge, endormi, se lève sur son séant, +un arrêt à la bouche contre l'insolent qui violet le sanctuaire de la +magistrature, un de ces arrêts dont il était pourtant si avare. Léopold +se moque de toutes les menaces, et animé d'autant de courage que +d'indignation, pousse le juge ébahi à bas de son siége... de sommeil, et +lui crie: Vous avez beau vous débattre, le grand-duc connaît votre +conduite scandaleuse, il ne vous reste plus qu'à vous habiller +promptement pour venir vous justifier. Le juge, étourdi, se réveille +enfin et reconnaît son maître dans l'étranger, tombe à ses genoux en +implorant son pardon. «Gracieux prince, je suis réellement retenu au lit +par une grave indisposition; j'y fouillais les papiers d'une immense +procédure: c'est ce maudit Barthole qui m'a endormi; mais je n'y serai +pas repris, je ne le lirai plus, grâce! grâce!...--Relevez-vous, +monsieur, vous avez cessé d'être juge.» Et là -dessus Léopold se retira +avec toute la fermeté et toute la dignité royales. Un magistrat plus +éveillé vint immédiatement prendre possession de la place, et mettre à +jour le monceau de dossiers dont son prédécesseur avait fait litière. +Mais élevant l'héroïsme du trône jusqu'à l'indulgence, le bon Léopold +envoya, en même temps qu'un nouveau juge pour contenter ses sujets, une +pension à l'ex-magistrat pour le bénir. + +FIN DU TROISIÈME VOLUME. + + + + +NOTES + + +[1: La princesse Élisa.] + +[2: Le grand maréchal m'avait remis, avec un sac de sequins, deux +ordonnances sur le trésor, qui me furent acquittées dix-huit mois après +par M. Mollien.] + +[3: Le général de division Godinot, qui se tua en Espagne à la suite +d'une attaque de nerfs, maladie à laquelle il était fort sujet.] + +[4: Le général Delzons, qui fit plus tard des prodiges de valeur en +Russie, à la Moscowa, périt bien jeune encore dans la cruelle retraite +de cette guerre des élémens, des distances et des frimas.] + +[5: Le chirurgien en chef, le brave baron Larrey.] + +[6: Rideaux de gaze claire qui ferment en Italie les lits comme des +boîtes.] + +[7: Chargé d'affaires, qui fit d'admirables efforts pour sauver la ville +du pillage.] + +[8: La lâcheté oisive ou la haine calculée a cherché si souvent à se +venger de la gloire de nos braves sur le champ de bataille, par la +satire de leurs manières et le contraste de leur langage ou de leur +style trivial avec les hautes positions conquises par leur épée, que +j'éprouve l'irrésistible plaisir de citer ces lettres d'un simple +sergent de nos phalanges immortelles: elles prouveront qu'en fait +d'honneur nos soldats savaient aussi bien l'exprimer que leurs +devanciers du vieux temps; et que ces héros, qui troquèrent si +soudainement le sac et le fourniment contre l'épaulette de général ou le +sceptre de roi, étaient encore quelquefois aussi forts sur l'orthographe +que les colonels musqués, qui avaient au moins le temps de l'apprendre +au milieu des loisirs d'une garnison.] + +[9: Qu'il ne faut point confondre avec Pinti, le premier ayant toujours +été la demeure des souverains. Le second est un fort beau palais aussi, +situé près de la porte et de la rue de ce nom, à Florence, où le +gouvernement français avait établi la préfecture.] + +[10: Les comtesses Torigiani et Médici (Catherine), dames pour +accompagner.] + +[11: Le comte Cerami était un des hommes les plus brillans de la cour de +Florence, instruite et spirituel. La grande-duchesse le combla de +bienfaits. La voix publique, toujours prompte à supposer, le désigna +comme un favori. Il fut peu reconnaissant aux jours de l'adversité, ce +qui malheureusement appuierait les conjectures de la malveillance; car, +en fait de favoris des princes, ceux qui ont le plus obtenu sont ceux +d'ordinaire qui se souviennent le moins.] + + + + + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Mémoires d'une contemporaine (3/8), by +Ida Saint-Elme + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES D'UNE CONTEMPORAINE (3/8) *** + +***** This file should be named 28624-0.txt or 28624-0.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/2/8/6/2/28624/ + +Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online +Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. +This file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + https://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/28624-0.zip b/28624-0.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..ca80881 --- /dev/null +++ b/28624-0.zip diff --git a/28624-8.txt b/28624-8.txt new file mode 100644 index 0000000..ffb21f3 --- /dev/null +++ b/28624-8.txt @@ -0,0 +1,8190 @@ +Project Gutenberg's Mémoires d'une contemporaine (3/8), by Ida Saint-Elme + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Mémoires d'une contemporaine (3/8) + Souvenirs d'une femme sur les principaux personnages de + la République, du Consulat, de l'Empire, etc... + +Author: Ida Saint-Elme + +Release Date: April 27, 2009 [EBook #28624] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES D'UNE CONTEMPORAINE (3/8) *** + + + + +Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online +Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. +This file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + + + + + + + + + +MÉMOIRES D'UNE CONTEMPORAINE, + +OU + +SOUVENIRS D'UNE FEMME SUR LES PRINCIPAUX PERSONNAGES DE LA RÉPUBLIQUE, +DU CONSULAT, DE L'EMPIRE, ETC. + + «J'ai assisté aux victoires de la République, j'ai traversé les + saturnales du Directoire, j'ai vu la gloire du Consulat et la + grandeur de l'Empire: sans avoir jamais affecté une force et des + sentimens qui ne sont pas de mon sexe, j'ai été, à vingt-trois ans + de distance, témoin des triomphes de Valmy et des funérailles de + Waterloo.» MÉMOIRES, _Avant-propos_. + +TOME TROISIÈME. + +Troisième Édition + +PARIS. + +1828. + + + + +NOTE DE L'AUTEUR. + + +Les devoirs historiques que j'ai contractés ne m'ont pas laissé de repos +depuis la publication des deux premiers volumes de mes _Mémoires_. Les +illusions littéraires sont venues transporter ma tête dans une sphère +nouvelle d'inquiétude et d'activité. J'ai senti le besoin de justifier +la bienveillance et l'intérêt publics par les soins d'une composition +plus travaillée. Ma santé a défailli plus d'une fois au milieu d'un +passé dont les souvenirs semblaient s'accroître à mesure que je les +remuais pour les reproduire. Deux choses en sont résultées: la seconde +livraison de mon ouvrage s'est fait un peu attendre, et l'ouvrage +lui-même a pris des développemens tels, qu'il nécessitera l'augmentation +de deux nouveaux volumes. + +Cette livraison embrasse une grande époque. Ma vie, non moins agitée +mais plus sérieuse, s'y mêle à des événemens qui auront dans l'avenir +l'éclat d'une épopée. Les images de la gloire, souvent présente, +transporteront le lecteur sur un plus vaste théâtre. Là, du moins, les +faiblesses et les aveux d'une femme seront revêtus de l'excuse des plus +beaux souvenirs. La publicité à laquelle je me résigne sera donc encore, +je l'espère, considérée comme un hommage à ce passé qui était toute mon +ame, et dont, malgré les observations de certains rigoristes, je fais +encore tout mon bonheur. + + + + +TABLE PAR ORDRE ALPHABÉTIQUE DES NOMS CITÉS DANS LE TROISIÈME VOLUME DES +MÉMOIRES D'UNE CONTEMPORAINE. + +Adeline +Albizzi +Aldini +Ambroisine +Arnault +Arthur (madame) +Augereau +Auquertin, actrice (mademoiselle) + +Balbi (le comte) +Beaussier +Branchu (M.) +Bianchi +Blanes, acteur +Bonaparte (Joseph) +Bonaparte (Louis) +Bonaparte (Lucien) +Borara (le comte) +Borghèse (le prince) +Bourières (le général) +Bruix (l'amiral) +Bussières + +Cabre (M.) +Caland +Canova +Capelleto (le baron) +Caprara (le comte) +Catineau (le général) +Ceronni (le comte) +Cervoni (le général) +Cesarotti +Championnet (le général) +Chaptal +Charles (le prince) +Chateauneuf (M. de) +Clavier +Collet (M.) + +Dallemagne (le général) +Damas +Dazincourt +Delzons (le général) +Déry (le général) +Desaix +Drouot +Dugazon +Duhesme (Alfred) +Dulfième (le chevalier) +Duprat (le général) +Dupré (madame) +Durazzo, dernier doge +Duroc +Durosier + +Elisa (la princesse) +Eylau (bataille d') + +Fauchet, préfet +Félix (madamoiselle) +Ferino (le général) +Fleury (mademoiselle) +Fouché, ministre de la police +Forbin (M. de) + +Gantheaume (l'amiral) +Gardanne (le général) +Godinot (le général) +Gran (madame) +Granseigne (l'adjudant-général) +Grouchy +Guastala (la duchesse de) + +Hantz, domestique +Haupoult (le général d') +Hervas (M.) + +Jarlot +Joséphine +Joubert (le général) +Joufre +Junot (le général) + +Kléber +Krayenhof + +Lacuée (le général) +Lafon +Lalande +Lameth (M. de) +Lannes (le maréchal) +Lariboissière (le général) +Larrey (le baron) +Latour-d'Auvergne +Lecourbe (le général) +Lecoulteux de Canteleu +Lefebvre-Desnouettes (le général) +Lemot +Léopold (le prince) +Lepelletier de Saint-Fargeau +Luzerne (le baron de) + +Maherault (M.) +Mairet +Malaspina (la marquise de) +Manfredini +Mareschalchi (le comte) +Masséna +Medici (la comtesse) +Meino +Meino (madame) +Menou (le général) +Mezeray (mademoiselle) +Molé +Mollien (M.) +Montchoisy (le général) +Montmorenci (Mathieu de) +Monvel +Moreau +Morochesi +Muiron +Murat +Murhausen fils +Murhausen (madame) +Mylord (madame) + +Nansouty (le général) +Napoléon +Ney + +Oudet +Ouvrard + +Paris (madame) +Pauline (la princesse) +Pelandi, actrice italienne +Permon (M. de) +Pichegru + +Regnault-de-Saint-Jean-d'Angely +Regnault (madame) +Renaud +Rigitti +Rivière (madame) +Rousselois (madame) + +Saint-Elme +Saluces (le comte de) +Santi, évêque de Savona +Schasser, célèbre minéralogiste +Schneider +Serrurier +Spinochi (Camilla) +Spinola (Argentine) +Suin (madame) + +Talleyrand +Talma +Thibaudeau +Torigiani (la comtesse) + +Vigée +Vill..., (M.) +Vivalda (le comte de) +Volnais (mademoiselle) + + + + +CHAPITRE LXII. + +Débuts de mademoiselle Volnais.--Conversation dramatique.--Lettre du +général Ney.--Desseins perfides de. D. L***. + + +Pendant une absence que fit D. L***, je reçus une lettre de Joufre. Il +me demandait un rendez-vous pour me rendre compte de l'affaire dont je +l'avais chargé. Quand je le vis, il me proposa d'aller avec lui à +Versailles, voir débuter mademoiselle Volnais dans le rôle de Zaïre. +L'indulgence avec laquelle le public accueillit le talent de cette +actrice, qui se bornait à une jolie figure, me fit prendre quelque +courage, et concevoir l'espérance de n'être pas plus mal traitée. Le +genre d'agrémens dont mademoiselle Volnais était parée ne me +paraissaient pas de ceux qui brillent au théâtre. Fort jeune, elle avait +déjà cet embonpoint, attribut de la _fatale trentaine_, qu'il sert alors +fort utilement par la dissimulation de quelques rides naissantes, mais +qui enlèvent à l'extrême jeunesse la vivacité de sa physionomie. + +Joufre, persuadé que le premier hommage à la beauté d'une femme doit +commencer par la critique de celle des autres, se répandait en malignes +observations sur la débutante. Sa figure était jolie, mais plutôt à la +manière d'une grisette que d'une reine; c'étaient enfin des traits de +comptoir et de la grâce d'arrière-boutique. Joufre avait beau provoquer +ma malice, tout son esprit venait expirer contre mon silence, que je +rompis moi-même pour défendre mademoiselle Volnais avec chaleur. «Vous +êtes singulière, en vérité, madame, avec votre plaidoyer; c'est un excès +d'indulgence qu'en pareil cas on n'aura point pour vous, je vous en +avertis.» + +Il se trompait; à l'époque de mes débuts, la bienveillance me vint au +contraire du côté des actrices jeunes ou jolies. Toutes m'encouragèrent +d'abord, toutes me plaignirent ensuite avec un intérêt qui donnait un +démenti à cette disposition envieuse dont on veut faire à tort la +maladie spéciale de notre sexe. «Savez-vous, dis-je à Joufre, quelle est +mon idée? Je veux débuter ici. Le Théâtre-Français me semble trop +imposant.--Quelle ambition! C'est un beau succès, vraiment, d'être +applaudie à Versailles par de vieux rentiers; voyez donc quel +public!--Mais je crois que tous _les publics_ se ressemblent. Je m'en +tiens à la modestie; je débuterai à Versailles.--Je m'y opposerai de +tout mon pouvoir. Je veux vous faire connaître à une femme bien +spirituelle, dont les conseils, dont le crédit...--J'éviterai désormais +les nouvelles connaissances, car j'aurais l'air, dans ma position, d'une +solliciteuse.--Mais c'est à la soeur du premier consul, à madame +Bacciochi, que je veux vous présenter.--C'est possible; mais cela ne me +donnera pas du talent, et ne m'ôtera point mon accent. Ce ne sont pas +des protections qu'il me faut, mais de l'étude et de la patience.» + +Joufre fut un peu mécontent de mon refus: je m'en inquiétai peu, et plût +au ciel que j'eusse toujours résisté à ses instances! mais par lui, et +presque sans mon aveu, je me trouvai placée sous la protection de +Lucien, à cette époque déjà ministre de l'intérieur. Ce fut lui qui me +fit recevoir élève chez Dugazon, puis au Théâtre-Français, dont M. +Maherault était commissaire. + +Lorsque j'arrivai chez moi, ce jour là, il était une heure après minuit. +Je fus fort surprise de trouver D. L*** qui m'attendait. «Comment! vous +ici! lui dis-je. Je vous croyais à la campagne. Sans me répondre, il me +présente une lettre. Je l'ouvre précipitamment, et la vue de la +signature seule, fait battre mon coeur avec tant de violence, que je +m'évanouis presque. C'était la réponse du général Ney à la seconde +lettre que je lui avais écrite, et que D. L*** s'était chargé de faire +parvenir. Cette réponse était venue sous une enveloppe portant le timbre +de l'armée; D. L*** lui en avait substitué une autre, pour me faire +croire à ses relations avec Ney. Je ne m'en aperçus pas, j'étais trop +heureuse, et dans ma joie de cette réponse, je ne vis pas même qu'elle +était plus polie que tendre. Ney me parlait de sa prochaine arrivée à +Paris; mais le sort des combats en décida autrement. La seconde campagne +d'Italie s'ouvrit; puis vint celle du Rhin; mais quelques lettres, +quoique rares, suffirent à un sentiment capable de tout, même de +patience. Moreau, qui m'avait pardonné, ne pouvait se défendre d'une +involontaire hostilité contre Ney, et dans une circonstance remarquable, +il lui adressa des reproches assez vifs sur son dévouement à Bonaparte, +reproches auxquels Ney fit cette noble réponse: _J'ai toujours servir la +France que j'aime; je l'ai servie sous la République, sous le +Directoire, sous le Consulat; je l'ai servie sous vous, général, et je +la servirai sous lui, parce que c'est à mon pays que je me dévoue, et +non pas à l'homme qu'il choisit pour le gouverner_. + +Chaque jour plus exaltée, je fus au moment de convertir en or tout ce +que je possédais, de prendre mes habits d'homme, et de courir à l'armée; +mais la reconnaissance arrêta l'amour: le souvenir de Moreau, de ses +dernières bontés, me fit craindre de le rendre témoin de cette marque +publique d'une préférence qui deviendrait pour lui une trop cruelle +injure. Je restai donc; mais je me livrai sans contrainte à tout le +délire de mon imagination, appelant de tous mes désirs un bonheur qui a +été égal à mes illusions, mais dont la courte durée m'a fait expier bien +cher l'enchantement. + +Confident de toutes les vicissitudes d'un pareil amour, D. L*** devait +acquérir et avait acquis en effet sur moi un incroyable empire. Il en +avait usé quelquefois pour me faire consentir à aller dîner avec lui +dans ces maisons décorées du nom de société particulière, mais où l'on +ne trouve qu'une table d'hôte et des jeux tolérés. «Mon cher D. L***, +dis-je un jour, à propos d'une nouvelle instance, la pruderie n'est pas +mon défaut, mais je me sens gauche et déplacée au milieu de ce monde-là, +où je ne vois que dupes et intrigans dont l'existence repose sur une +carte.--Ce sont, reprit D. L***, d'injustes préventions qu'on vous a +données là.--Pensez-vous qu'il ne m'ait pas suffi de regarder et +d'écouter pour avoir mon opinion?--Vous en reviendrez quand vous aurez +vu la dame à laquelle je veux vous présenter.--Allons, puisque vous le +voulez, je veux bien encore consentir à un essai.» + +On allait se mettre à table quand nous arrivâmes. D. L*** me présenta à +la maîtresse de la maison, à cette femme d'un ton parfait selon lui, et +que du premier coup d'oeil je rangeai dans la classe de toutes celles +qui, avec les prétentions de la bonne compagnie, tiennent tout +simplement un établissement où l'on dîne à tant par tête. + +D. L*** eut l'audace de me nommer, en me présentant, madame Moreau. +Indignée de son effronterie, et encore en pareille maison, je dis d'un +ton ferme: «Je n'ai jamais été madame Moreau; mon nom français est +Saint-Elme.» + +On se regarda; chacun me reconnut sans doute pour une _mauvaise tête_; +mais une parure de perles fines, un voile d'Angleterre, et un cachemire, +chose fort rare à cette époque, c'était plus qu'il n'en fallait pour +qu'on me pardonnât. La maîtresse de la maison s'épuisa pour moi en +prévenances et en petits soins. Je vis dans tout cela le dessein de +capter ma confiance, et, dès lors le but fut manqué. + +Je ne tardai pas à m'apercevoir que j'étais l'objet de l'attention de +deux messieurs visiblement supérieurs aux autres. J'observai D. L***; il +ne leur parlait pas, et n'avait pas l'air de les connaître; mais je +surpris quelques regards d'intelligence. J'éprouvai alors une telle +horreur pour son vil caractère, que de ce moment je résolus de rompre +avec lui sans retour; mais pour la première fois je sus me contenir, +pour acquérir la preuve des vues odieuses que je lui supposais. La +maîtresse de la maison me parla d'un jardin charmant qu'elle avait, +disait-elle, au Gros-Caillou; elle m'invita à y venir déjeuner le +lendemain. Voilà encore du D. L***, me dis-je tout bas; mais voyons +jusqu'au bout; et j'acceptai l'invitation avec tous les airs de la +satisfaction. + +L'attention des trois personnages que j'avais particulièrement observés, +et leurs politesses me disaient assez qu'ils voulaient de moi quelque +chose, et ce quelque chose je commençais à le deviner. Quoiqu'on ne +m'eût pas adressé une seule question relative à Moreau, j'avais entendu +deux fois son nom, puis les mots d'_invasion, de prise de la Hollande_; +tout cela confirmait mes soupçons et les éclairait. Voulant confondre D. +L***, je continuai à jouer fort bien l'ignorance, et D. L*** d'être +enchanté. Que je le trouvais hideux dans sa joie! Je voyais en lui un +délateur, un espion; que sais-je! tout ce qu'il y a de plus méprisable +et de plus vil au monde. + +Il n'est pas jusqu'à ses services qui, éclairés de ce jour nouveau, ne +me le montrassent plus odieux. Je parvins cependant à maîtriser mon +indignation, et à le vaincre pour cette fois en ruse et en finesse. Il +ne se douta pas, en me quittant le soir, du lendemain que je lui +réservais. Mais avant de retracer cette scène, je dois dire d'abord par +quels motifs je choisis le nom de Saint-Elme, nom que j'ai toujours +porté depuis, et c'est ce que je ferai dans le chapitre suivant. + + + + +CHAPITRE LXIII. + +Saint-Elme et Ambroisine.--Nouvelles tentatives pour me faire trahir la +confiance de Moreau.--Scène sans résultat avec D. L***. + + +Les détails qui vont suivre me sont tout à la fois pénibles et doux. Ils +me reportent à mon enfance, temps de bonheur, contraste avec ma présente +infortune, fécond en souvenirs puissans, malgré les années, et parmi +lesquels celui que je vais retracer occupe une place de prédilection. + +Mon père revenait un soir d'une promenade à trois ou quatre milles de +Florence, route délicieuse, qui semble un parc magnifique. Laissant +flotter la bride sur le cou de son cheval, mon père s'entretenait avec +son fidèle domestique. Tout à coup les chevaux s'arrêtent; Carlo jette +un cri d'effroi, et montre à son maître un homme étendu sur la terre +tout ensanglantée. Voler au secours du blessé, rappeler les sens du +malheureux, baigner et panser sa blessure, le porter et le soutenir à +cheval, tout cela, inspiré par le coeur, fut l'affaire d'un instant. + +Le mouvement et l'air ranimèrent l'inconnu, qui paraissait avoir vingt +ans à peine. Son premier regard, ses premiers mots, exprimèrent +l'attendrissement et la reconnaissance d'un homme bien né. Arrivé avec +ce précieux et sanglant fardeau à Val-Ombrosa, mon père envoya chercher +un chirurgien. La blessure n'était pas mortelle, mais elle réclamait les +soins les plus prompts et les plus délicats. La victime trouva auprès de +mes excellens parens tous ceux d'une hospitalité généreuse, et bientôt +d'une tendre amitié. Voici comme il leur raconta les hasards qui +l'avaient conduit chez eux. + +«Issu d'une famille noble et pauvre du midi de la France, Saint-Elme +avait été destiné à l'état ecclésiastique, pour lequel il n'avait aucun +goût. La vue de la belle Ambroisine, fille de grande naissance, décida +seule de ses penchans et de sa destinée. Des convenances de famille +avaient déjà disposé de la main d'Ambroisine, mais elle disposa de son +coeur, et avec un abandon qui commanda bientôt la fuite. Ambroisine avait +seize ans; Saint-Elme n'en comptait pas dix-neuf. Elle écrivit à son +amant que, munie de ses diamans et d'une somme considérable, elle se +rendrait avec un domestique fidèle à un lieu qu'elle lui désignait, et +où elle arriverait à cheval à minuit; là elle congédierait son +domestique, et ils partiraient tous deux pour Toulon, d'où ils se +rendraient par mer à Livourne. Ambroisine avait une tante mariée dans +cette ville, et se croyait sûre d'être bien reçue. + +Rendu au lieu indiqué, Saint-Elme n'y vit arriver que le domestique de +sa jeune amie. Celui-ci lui apprit qu'au moment de monter à cheval, +Ambroisine avait été surprise. Saint-Elme ordonna à Henri de retourner +sur-le-champ vers le château, de tâcher d'y pénétrer pour remettre un +billet et savoir les événemens; il lui recommanda de venir ensuite le +rejoindre à Aubagne, village entre Marseille et Toulon. Quinze jours se +passèrent dans de mortelles angoisses. Henri revint enfin; il apportait +de tristes nouvelles. Victime à jamais perdue, Ambroisine écrivait à son +Alfred de fuir, d'échapper aux poursuites, aux vengeances d'une famille +puissante et implacable; au nom de l'amour, elle le conjurait d'échapper +à tant de persécutions; au nom de l'amour encore, elle le suppliait +d'accepter cet or, ces bijoux, sa propriété personnelle, libre héritage +d'une vieille parente. La dernière prière de l'infortunée était que son +Alfred se rendît chez la tante près de laquelle le bonheur lui avait été +promis, mais qui pourrait du moins servir de lien à leurs souvenirs et +leurs pensées. + +«Saint-Elme, dans sa religieuse obéissance, s'embarqua pour Livourne +avec Henri. Mais cet Henri, jusqu'alors si fidèle, allait, par la +cupidité, descendre jusqu'à l'assassinat. Arrivé à Livourne, Saint-Elme +apprit que la tante d'Ambroisine avait quitté cette ville pour se rendre +d'abord à Bologne, puis à Milan, mais on croyait qu'elle pouvait être +encore à Florence. Sans s'arrêter, Saint-Elme se remit en route. Il +était à cheval. Son domestique le suivait avec la pensée d'un crime. +Soudain un coup part, et Saint-Elme tombe baigné dans son sang à la +place même où mon père l'avait recueilli. + +«Le malheureux ne possédait plus au monde que ses vêtemens et ses +papiers. La compassion pour ses malheurs devint une réelle amitié dans +ma famille. Doué d'une figure charmante, à peine rétabli, il revint à +cette gaieté française qui fait supporter les peines. On m'avait éloigné +du malade, mais on ne put m'arracher du convalescent; j'aimais à lui +servir de guide dans le parc, à m'asseoir près de lui, écoutant avec +ravissement tout ce qu'il me racontait de sa patrie. + +«La tante d'Ambroisine répondit à la lettre de mon père par une lettre +flatteuse pour Saint-Elme. Elle le pressait vivement de venir la +joindre. Le désir d'obéir à la volonté d'Ambroisine, l'espoir de +recevoir de ses nouvelles, et de lui en donner, déterminèrent Saint-Elme +à nous quitter. Que ses adieux furent touchans et empreints d'une sainte +reconnaissance! Je lui donnai des larmes bien abondantes et bien amères, +à ce compagnon de mes jeux, à ce premier ami de mon enfance. Il avait +promis de revenir... Pauvre jeune homme! à peine arrivé à Rome avec la +tante d'Ambroisine, il succomba à une fièvre de quelques jours. À cette +fatale nouvelle, mes regrets et ma douleur furent au-dessus de mon âge. +Le souvenir de Saint-Elme ne s'est jamais effacé.» J'aurais écarté +cependant son nom de mes mémoires, dans la crainte d'affliger Ambroisine +et sa tante. Mais j'ai su que la première avait suivi un nouvel époux +loin de la France, et que la seconde a cessé de vivre en 1804. J'ai donc +cru pouvoir expliquer ici comment, lorsqu'il m'a semblé nécessaire de ne +plus porter le nom de ma famille, l'idée me vint d'en prendre un tout +français, celui d'un être bon et cher, adopté en quelque sorte par ma +famille comme un fils. Je ne saurais dire tout ce que je trouvais de +doux et de consolant dans mon isolement à me mettre ainsi sous la +protection de celui que mon père, que ma vertueuse mère, avaient +tendrement aimé. + +C'est en quittant Chaillot que j'avais pris ce nom de Saint-Elme. Je +n'en ai jamais pris d'autres depuis, si ce n'est dans mes lettres à ma +famille. D. L*** n'ignorait pas que, depuis ma rupture avec le général, +je n'avais jamais souffert qu'on m'appelât madame Moreau. Ma colère +avait été grande de m'être vue présentée comme telle; mais j'avais mis +un grand art à cacher à D. L*** mes impressions, au point de paraître +très empressée le lendemain de me rendre au déjeuner, sorte de complot +dirigé, avec un air d'insouciance, contre moi par la belle dame de D. +L***. + +Nous partîmes ensemble, en apparence aussi bons amis qu'à l'ordinaire. +Comme je ne nommerai aucun des personnages que je vis ce jour-là, bien +libre je serai dans les expressions de mon mépris sur les gens assez +lâches pour trafiquer de délation, assez malheureux même pour ne pas +s'étonner que les autres répugnent à un métier qui donne de l'or. + +C'était à Moreau qu'on en voulait. Je m'en aperçus bientôt et +clairement. On lui supposait le projet de s'emparer du gouvernement, et +l'on voulait en obtenir de moi l'aveu. Les attaques de l'ennemi furent +d'abord indirectes; mais allant plus droit au fait, on me dit: «Mais +vous n'êtes pas entièrement brouillée avec le général; vous l'avez revu; +la confiance survit à l'amour; il vous écrit?--C'est donc monsieur, +répliquai-je en désignant D. L*** avec indignation, qui se charge de +vous instruire des confidences de l'amitié! Je vous remercie, messieurs, +de m'en révéler ainsi les dangers. Quant à Moreau, ce que j'ai dit, ce +que je pourrais dire encore ne ferait que tourner à sa gloire. La +calomnie en serait avec lui pour ses frais, et à cet égard je suis sans +inquiétude. + +«Vous devez l'être, en effet, madame, reprit celui qui m'avait déjà +adressé la parole: _le gouvernement protége ceux qui le servent comme +ceux qu'il emploie_. Gardez, m'écriai-je, cette protection pour monsieur +(en désignant D. L***), il la mérite par ses nobles services. Quant à +moi, je ne tomberai jamais assez bas pour avoir besoin des flétrissans +bénéfices du parjure. D. L***, dès ce moment toute relation cesse entre +nous. Je remplirai mes promesses, mais rien au delà; et, s'il vous reste +quelque chose dans l'ame, vous rougirez en vous rappelant ce qui vous +valait ma confiance, et ce qui vous la fit perdre.» + +À ces mots, je voulus sortir, mais on m'entoura, on me reprocha mes trop +vives et trop promptes interprétations; ce qui m'était proposé était, +disait-on, la chose la plus simple, la moins capable de nuire au général +Moreau. Pendant qu'on cherchait à m'enlacer par de captieuses paroles, +D. L***; qui s'était éloigné un moment, m'annonça, d'un ton décidé, que +la voiture était en bas; que, forcé de partir la nuit pour une mission +du gouvernement, il fallait absolument qu'il m'accompagnât pour +s'expliquer avec moi. Pour éviter un éclat, je consentis à le laisser +monter dans ma voiture. Là, je l'accablai de tout ce que l'indignation +et le mépris peuvent inspirer d'énergique et d'amer. Sa froide +impassibilité m'arrachait des exclamations de plus en plus énergiques. +Quelle société! quelles gens! quelle femme! c'est un métier pire que la +prostitution... «Vous êtes confondu--Je l'avoue, madame, mais moins de +ce que j'entends que de l'éclat que vous avez fait. Il est, savez-vous, +fort heureux que votre jeunesse et votre beauté intéressent vivement +M***, sans quoi vous auriez à vous repentir.--Taisez-vous, je ne suis +pas plus facile à effrayer qu'à séduire.» + +Arrivés à l'hôtel, D. L***, si calme tout à l'heure, parut tomber dans +une morne tristesse. Cet homme, que je n'avais jamais aimé, que je +méprisais dans le moment en pleine connaissance de cause, qui avait un +art si merveilleux de manier mon caractère, parut alors si cruellement +résigné à une séparation éternelle, que ma fierté s'abaissa, et que mon +ressentiment s'assoupit. Je lui dis de me suivre dans mon appartement. +Il ne s'aperçut que trop de ma faiblesse, et il reprit tout son courage. +Laissant de côté les scènes de la veille et du jour même, il ne me parla +que de celui qui occupait toutes mes pensées, me répétant qu'on +l'attendait à Paris, et me conjurant, si jamais je me décidais à aller +rejoindre le général Ney, de lui permettre de m'accompagner. «Comment se +fait-il, m'écriai-je, qu'avec une semblable idée vous ayez eu l'affreux +courage de me commettre comme vous l'avez fait? Cette démarche ne +m'eût-elle pas rendue indigne de l'amour de l'homme dont vous paraissez +posséder la confiance? «Ah! D. L***, que dois-je penser de vous? Sais-je +même si ce voyage dont vous me parliez n'est pas une de ces missions, un +de ces tristes emplois, pour lesquels les gouvernemens sont si généreux! +Que ne me persuadez-vous le contraire!... Mais non, cela est +impossible.» + +Je me trompais. Rien n'était impossible à cet homme. Il me montra une +lettre pour un lieutenant de vaisseau, et sut me faire croire que son +voyage n'avait d'autre but que de rendre à ce marin un immense service. +Il ajouta: «Si j'étais chargé d'une mission secrète, je ne serais point +dans l'embarras qui me presse; j'aurais des fonds à ma disposition, et +au lieu de cela, puisqu'il faut vous l'avouer, je ne saurais comment +aller à Brest, si nous restions brouillés. + +«J'aime cette franchise, m'écriai-je; elle me réconcilie avec vous. Si +de l'argent que je vous ai remis il vous reste quelque chose, gardez-le; +je vous prête en outre vingt-cinq louis; et si, arrivé à Brest, une +somme plus considérable vous devient nécessaire, écrivez-moi sans +hésiter.» + +Quand je me rappelle aujourd'hui cette facilité d'entraînement pour un +homme qui n'avait ni mon amitié, ni mon estime, je suis tentée de croire +à tout ce qu'on rapporte des _sorts_ jetés par les magiciens. Mais la +_magie_ de D. L*** était tout simplement l'art de se rendre nécessaire à +une femme assez malheureuse pour avoir besoin de l'adresse d'un autre, +dans une position équivoque, qu'elle appelait son indépendance et sa +liberté. + + + + +CHAPITRE LXIV. + +Établissement à Paris.--Continuation de mes études dramatiques.--Amitié +de Regnault de Saint-Jean-d'Angely.--Discussion sur les différentes +sortes de courage. + + +Après le départ de D. L***, je commençai à m'occuper sérieusement de mes +études dramatiques. Mon maître de prononciation venait tous les matins, +et je manquais rarement d'aller au théâtre les jours où la tragédie +composait le répertoire. + +M. Lecouteulx de Canteleu me rapprocha de Monvel, qui parut plus content +de mes connaissances en littérature que de mes dispositions pour la +scène. Il m'accordait cependant des moyens et de la sensibilité. Il me +fit étudier avec lui le rôle d'Héloïse dans _Fénélon_. Je n'oublierai +jamais l'accent paternel et presque céleste qui lui échappait dans la +scène où Héloïse tombe aux pieds du prélat en s'écriant: + + Pontife du Très-Haut... + +Et où Fénélon répond: + + Mon enfant, levez-vous; + Ce n'est que devant Dieu qu'on doit être à genoux. + +C'est dans la loge de Monvel que je me suis habillée le jour de mon +début. Ah! que n'ai-je emprunté, avec mon costume, ce talent, sûr des +suffrages de Melpomène! + +Le moment de mes études et de mes illusions dramatiques durait encore, +quand je me rappelai mon mobilier de Chaillot. Je louai, pour m'en faire +honneur, un appartement magnifique, et j'en vins dès lors à tenir maison +splendide et coûteuse. Possédée de toutes les folies, pouvais-je +échapper à celle de la dépense et du désordre? Je ne m'en aperçus qu'à +l'épuisement de toutes mes ressources; car on dirait que dans la vie la +réflexion n'arrive que comme un dernier malheur. + +Ayant appris par Joufre, qui me rendait assez fréquemment visite, que +Regnaud de Saint-Jean-d'Angely était de retour à Paris, j'écrivis à ce +dernier pour lui rappeler la promesse qu'il m'avait faite, et lui +témoigner le prix que j'attachais à son intérêt. À onze heures, le +billet avait été remis; à trois heures, Regnaud vint lui-même m'apporter +la réponse: et la conversation s'engagea avec tout le charme de +l'intimité. «Après le plaisir que me cause votre billet tout aimable, me +dit-il, rien ne pouvait m'en faire autant que de vous trouver +débarrassée de votre _grand monsieur_. D'où vous vient cette fâcheuse +connaissance?--Elle est ancienne, car elle date de mon passage à Lyon, à +mon retour de Milan.--Oui, c'est cela même, en 1797. Je ne me trompais +pas, mais vous m'effrayez.--Et pourquoi? qu'est-il donc?--Ce qu'il est? +Je ne saurais trop le dire; mais il ne mérite d'approcher sous aucun +titre d'une femme telle que vous. Mais laissons cela, puisqu'il est +parti. Aussi bien, je ne suis point ici pour le compte des autres; j'ai +assez à faire en tâchant moi-même de ne point déplaire.--Votre franchise +donne de la valeur à la moindre de vos bonnes grâces, et je sens pour +vous une amitié trop sincère pour ne pas la garantir durable.» + +Ce n'étaient point les vaines paroles d'une galanterie banale ou d'une +froide politesse. L'attachement de Regnaud eut de la suite, et une suite +féconde en conseils et en services de tous genres. Quand je quittai +Paris, ce fut son ardente protection qui me valut l'existence heureuse +et brillante dont j'ai joui auprès de la princesse Élisa; et pourtant il +y avait près de six ans que je ne l'avais vu, lorsque son souvenir +songea d'une manière si délicate à une absente. Que d'amis, qu'on a +quelquefois importunés la veille, n'ont pas le lendemain une mémoire +aussi bonne! J'aime à rappeler ce qu'il fit pour moi, et je dirai plus +loin avec une égale et douce franchise que, plus tard, j'eus le bonheur +d'acquitter tant de services par les preuves de mon dévouement, à une +époque où il n'y avait plus, en me rapprochant de lui, que des dangers à +prévoir et des peines à partager. + +Depuis cette première visite, Regnaud vint me voir régulièrement chaque +jour. Il assistait à mes leçons de déclamation, et me faisait réciter +les vers, en m'obligeant d'avoir de petits cailloux dans la bouche. +«Vous avez beau me citer Démosthène, lui disais-je quelquefois avec +résistance, je n'ai pas besoin d'en faire autant que lui.--Eh bien! +répondait Regnaud, à ce prix seulement les succès.» + +Mais tout en me recommandant l'étude et le travail, bien souvent mon +conseiller me les faisait négliger et interrompre. Il m'entraînait à +Meudon, à Saint-Cloud, à Versailles. En vérité, les courses étaient plus +fréquentes que les répétitions. Quand Regnaud avait quelque discours à +composer ou quelque projet à proposer au gouvernement, il me priait de +me rendre chez lui; et là, au premier moment de liberté, il me lisait +ses discours, paraissant attacher du prix à mon approbation, et moi en +trouvant beaucoup à la lui témoigner. Un jour qu'il me récitait un +morceau sur le rétablissement des cimetières, et que je laissais +échapper toute la vivacité d'une admiration passionnée comme tout ce que +j'éprouve, il me dit avec l'accent de l'ame: «Saint-Elme! qu'on serait +heureux de n'avoir que vingt-cinq ans, et d'être l'objet de votre +tendresse exclusive!» + +Je lui avais appris, non sans quelques restrictions pourtant, les +événemens qui m'avaient amenée en France. Il n'ignorait ni mes liaisons +avec Moreau, ni mon enthousiasme pour Ney. Regnaud, sincèrement partisan +de Bonaparte, ne pouvait se défendre d'une sorte de répugnance pour +Moreau, ce qui amenait plus d'une dispute entre nous. Un jour que, par +une lettre de Ney, j'avais appris de nouveaux triomphes de l'un et de +l'autre, je dis à Regnaud: «Eh bien! que pensez-vous maintenant de mon +admiration?--Je la partage. Jamais je n'ai contesté à Moreau les talens +de grand capitaine. Sa vraie place est à la tête des armées, mais non +point à la tête du gouvernement.--Mon Dieu! ne dirait-on pas qu'il est +si difficile de gouverner!--Ceci est une boutade, ma chère, et n'est +point un raisonnement; il faut plus que du courage, il faut plus que des +vertus pour conduire un peuple qui sort d'une crise, d'une fièvre dont +les accès ne font que de se ralentir.--Si vous parlez ainsi de l'épée, +c'est que vous ne vous en êtes jamais servi.--J'avoue que j'aurais fait +un mauvais soldat.--Un Français ne devrait pas penser ainsi.--En vérité, +on vous prendrait pour une Jeanne d'Arc. Votre jeunesse, familiarisée +avec l'école de peloton, ne conçoit donc pas d'autre gloire que celle +des armes?--J'avoue que celle-là doit être la première, car elle est la +plus pénible. Songez donc à tout ce que le soldat expose: souvent +mutilé, reste de lui-même, tous ses services sont positifs, et ses +récompenses ne sont presque qu'imaginaires.--Malgré cela, je persiste à +proclamer qu'il y a d'autres gloires que celle des armes, qu'il y a +d'autres courages que ceux de la guerre, et comme je ne veux pas rester +sous le coup de vos derniers reproches, je tiens à vous prouver que +quoiqu'on n'ait jamais été soldat, quoiqu'on ne veuille pas le devenir, +on a aussi son héroïsme. Dans les proscriptions, j'ai su ne jamais +trembler, et également ne jamais trahir. J'ai vu la mort, et de +sang-froid. Lors de mon voyage à Malte, je fis la traversée sur un frêle +bateau. La mer, furieuse, réduisait nos matelots italiens au désespoir +et aux seules invocations de leur madone. Moi seul, enveloppé de mon +manteau comme d'un linceul, je voyais passer sans effroi la lame des +flots sur nos têtes, et mon esprit, loin du danger, ne se berçait dans +ce fatal moment que des images de la patrie et des plus doux souvenirs +de la jeunesse. + +«--J'avoue, dis-je à Regnaud, que je ne me sentirais pas la force de +rester ainsi impassible devant la mort.--Vous voyez donc, mon amie, +qu'il y a plusieurs espèces de courage; et celui de braver les +bourreaux, d'affronter les factions, et celui de tous ces héros des +troubles civils, qui se dévouent pour un frère, pour un père, pour un +ami?--Oh! celui-là je sens que je pourrais l'avoir. Dans les +révolutions, l'échafaud est quelquefois un des derniers asiles de +l'honneur, où les femmes savent se précipiter aussi, plutôt que de se +séparer de tout ce qu'elles aiment.--Saint-Elme, reprit vivement +Regnaud, si vous portez cette chaleur d'ame au théâtre, je vous réponds +d'un triomphe. Ma jeune amie, vous êtes une singulière feuille à ajouter +au grand livre du coeur humain.» + +La haute opinion que j'avais de Regnaud, de ses talens, de son esprit, +me faisait trouver un incroyable plaisir à ses éloges. Aussi peu de +temps lui suffit pour prendre beaucoup d'empire sur moi; il n'eut +pourtant jamais mon entière confidence. Je n'ai jamais éprouvé qu'auprès +de Moreau et de Ney le besoin de tout dire, et la docilité de tout +entendre. Je ne parle point de ma confiance pour D. L***; cela n'était +qu'un mélange de surprise et de faiblesse, résultat de toutes les +adroites complaisances dont j'étais enlacée. Les louanges de Regnaud +m'étaient agréables, mais je ne sentais pas qu'elles me fussent +nécessaires, et je n'éprouvais pas avec lui ce charme de l'intimité qui +rend heureux de tout dire. C'est ainsi que je lui avais laissé ignorer +que je connaissais M. de Talleyrand, et que j'allais même assez souvent +chez ce ministre. Regnaud l'apprit par hasard, ce qui donna lieu à une +scène originale dont je faillis me fâcher sérieusement, et dont je finis +par rire. Au chapitre suivant les détails de ce petit épisode de colère +et de raccommodement. + + + + +CHAPITRE LXV. + +Querelle avec Regnaud.--Madame Regnaud.--MM. Arnault et Vigée.--M***, +défenseur des _courtes mémoires_. + + +Un matin, ma voiture sortait de la cour du ministre des relations +extérieures. Soudain elle s'arrête, la portière s'ouvre, Regnaud monte, +se place près de moi, et me fait subir un interrogatoire auquel j'aurais +répondu sans hésitation, s'il n'y eût mêlé le soupçon de je ne sais +quelles vues politiques, qui m'embarrassa d'autant plus que j'avais été +plus éloignée d'en concevoir l'idée. + +«D'où vient donc madame? me demanda Regnaud avec aigreur.--Vous le savez +fort bien, monsieur, puisque vous voyez sortir ma voiture.--Ah! madame +visite les ministres.» Et comme je ne répondais pas, il ajouta avec plus +d'irritation: «Vos prétentions sont hautes; on voit pourquoi vous faites +si grand bruit de votre désintéressement et de votre délicatesse; mais +ne croyez pas que madame Gran, que vous cherchez à supplanter, puisse y +croire. + +«--Mais, monsieur, quelle extravagance! + +«--Oh! reprit Regnaud, je conçois l'empressement; c'est un si beau rôle +que celui de maîtresse d'un ministre! + +«--Je ne suis ni la sienne ni la vôtre, monsieur; vos paroles et vos +manières me paraissent donc fort étranges. + +«--Eh! que diable allez-vous faire là? + +«--Mais il me semble que l'honneur d'être reçue avec bienveillance par +un des premiers fonctionnaires de votre gouvernement, que le plaisir de +causer avec un homme aussi spirituel que M. de Talleyrand, excuse +suffisamment ma visite. + +«--Vous ne m'aviez pas montré ce côté ambitieux de votre caractère; cela +me donne beaucoup à penser; vous pourriez bien n'être pas trop éloignée +de l'intrigue. Vous vous êtes trouvée avec Ouvrard; il a grand besoin de +la protection des ministres, et il sait tout le parti qu'on peut tirer +de celle d'une jolie femme.» + +En ce moment la voiture s'arrêta à la porte de Véry. C'était Regnaud qui +avait ordonné de nous y conduire. + +«Je ne descendrai point ici avec vous, monsieur; vos premiers reproches +ne m'ont paru que ridicules, mais votre dernière offense, mais vos +derniers soupçons me révoltent. Sachez qu'un homme ne me maltraitera +jamais deux fois. + +«--Vous maltraiter! mais je ne vous ai pas touchée. + +«--L'excuse est singulière; n'est-ce qu'en battant les gens qu'on les +maltraite? + +«--Ah, ma chère, si j'en avais le droit, vous auriez aujourd'hui couru +de grands risques.» + +Je ris beaucoup de la menace, et comme en riant j'étais désarmée, je +consentis à descendre et à entrer dans un cabinet qui avait vue sur la +rue. Un remarquable équipage vint à passer. + +«C'est Ouvrard me dit Regnaud. Est-il vrai que vous ne le voyez pas? + +«--Non, je vous jure; mais je le connais aussi bien que le public qui le +juge. Son ancien cuisinier est maintenant le mien. Les éloges d'un +domestique renvoyé sont des recommandations bien rares et bien +décisives. Il faut, certes, qu'Ouvrard ait plus de talens qu'on ne lui +en accorde pour être arrivé de si bas à la fortune! + +«--Oh! parbleu, dans les fournitures on n'a pas besoin d'esprit; il faut +de l'activité et du hasard. + +Tout en parlant, Regnaud jouait avec une boîte sur laquelle était un +charmant portrait de femme. On ne pouvait imaginer rien de plus gracieux +que l'air naïf qui brillait dans ses traits. Le cou, un peu au delà des +proportions, ne semblait avoir ce léger défaut que pour donner un charme +particulier à cette tête divine. «Quoi! m'écriai-je, est-ce que cette +tête d'Hébé serait celle de votre femme?» + +Regnaud se mit à rire de mon étonnement. «Vous la plaignez, me dit-il, +je parie. + +«--Certainement, car je n'ai pu oublier vos principes. + +«--Vous me jugez mal. Je suis très bon mari, et je vous le ferai dire +par ma femme quand vous voudrez. + +«--Quelle folie! est-ce que j'ai l'honneur de la connaître? + +«--Vous aurez cet honneur-là quand vous voudrez; venez jeudi matin, et +laissez-moi faire.» + +Nous reprîmes ainsi le ton de la gaieté la plus agréable. Le soir, nous +allâmes au Vaudeville, et le hasard nous plaça justement dans la loge où +avait commencé notre connaissance; ce qui fournit à Regnaud l'occasion +d'un foule de choses gracieuses et tendres qu'il savait tourner à force +d'esprit, et qui rendit le reste de la soirée fort amical. + +Le lendemain, j'étais à peine éveillée quand on vint, de la part de +Regnaud, me prier de me rendre chez lui, où il était retenu par de +nombreuses affaires. J'arrivai à l'heure fixée chez Regnaud; il vint au +devant de moi, et me fit comprendre que sa femme n'était pas loin. Il me +pria de l'attendre un peu. Je me levai, et feignis d'examiner les +tableaux. Arrivée près d'une porte entr'ouverte, je m'écriai: «Ah! +pardon, mademoiselle,» à l'aspect d'une figure charmante. Ma petite +méprise réussit. Madame Regnaud entra dans le salon, et me dit en +s'asseyant et avec un sourire: «Je ne suis pas la fille, mais la femme +de M. Regnaud.» Il y avait dans ses manières quelque chose de doux et de +séduisant, une sorte de lenteur molle et charmante, d'un tour et d'une +grâce tout extraordinaires. + +«J'avais un bien vif désir de vous voir, reprit madame Regnaud; car mon +mari m'a bien parlé de vous.» Je l'accablai de complimens, qui étaient +tous sincères. Tout à coup nous entendîmes quelqu'un descendre: «Voilà +Regnaud; ne dites pas que nous nous sommes vues, et quand vous viendrez, +entrez chez moi par la petite porte sous le vestibule...» + +À ces mots elle disparut, en posant son doigt sur sa jolie bouche. + +Regnaud n'était pas seul. Il me demanda pardon, et surtout de ne pas +m'en aller encore. Voilà des livres qui aideront votre aimable patience. +Je vais me servir de votre voiture; puis s'approchant de l'appartement +de sa femme, il entr'ouvrit la porte, et dit à haute voix: «Adieu, ma +bonne amie, je vous laisse ici une dame qui me prête sa voiture.» En +sortant, Regnaud me répéta qu'il passerait chez moi avant dîner. Il +courut grand risque de ne m'y pas rencontrer, car sa femme et moi nous +causâmes avec de si intimes détails, que la matinée s'écoula comme un +songe. + +«Que lui direz-vous de moi?» demanda madame Regnaud, d'un air gracieux, +quand je me retirai. + +«--Qu'il est mille fois trop heureux d'avoir une si charmante femme.--Eh +bien! c'est ce que je lui dirai aussi à votre sujet, qu'il est mille +fois trop heureux d'avoir une si charmante amie.» + +Je rentrais au moment même où Regnaud vint chez moi, comme il me l'avait +annoncé. «Que vous a dit ma femme?» fut son premier mot. «Ne vous +a-t-elle pas, ajouta-t-il, paru persuadée, comme tout le monde, que je +vous aime et que je suis aimé? + +«--L'accueil que j'ai reçu me prouve le contraire. J'ose même croire +qu'à cet égard elle s'en rapporte plus à moi qu'à vous. + +«--Au fait, comment la trouvez-vous? + +«--Mille fois mieux que son portrait. + +«--Oui, elle est bien. + +«--Voilà bien un mot de mari. + +«--Cela est vrai; mais depuis long-temps on a dit sur les maris tout ce +qu'on pouvait dire. Il en sera de même _in tutt' eternità_. + +«--_Come? lei parla italiano_? + +«--Et vous aussi, s'écria Regnaud enchanté, et vous ne le disiez pas! + +«--Mais j'ai un accent à vaincre, et je ne veux que parler français. + +«--À la bonne heure, mais de temps en temps une petite conversation +italienne, sans tirer à conséquence. + +«--Ah! voilà les hommes toujours, tartufes! Sévérité pour autrui, +indulgence pour eux en cachette. Il n'en sera rien; avant que je ne +sache à quoi m'en tenir sur mon accent, vous n'entendrez pas sortir de +ma bouche un seul mot de la langue du Tasse et de l'Arioste, pas un mot +de celle de Schiller et de Wieland. Trop heureuse si je puis n'être +point indigne de servir d'interprète à la belle langue de Corneille, de +Racine et de Voltaire. + +«--Vous êtes _universelle_, mais vous avez raison de préférer être +Française. Je veux vous amener deux juges de votre mérite, l'un poëte +déjà célèbre, l'autre qui le deviendra sans doute. + +«--Oh! point de réunion savante, je vous en prie; j'y ferais triste +figure. + +«--Je ne vous parle pas de savans, mais de deux poëtes aimables.» + +Quelques jours après Regnaud me présenta M. Arnault, alors attaché au +ministère de l'intérieur, et M. Vigée. Leur jugement se ressentit sans +doute de leur complaisante amitié. L'un de ces messieurs, frappé de mes +dispositions, voulut bien m'aider de ses conseils, et plus tard me +soutenir de ses démarches. + +Déjà j'avais obtenu mes entrées au Théâtre-Français. J'étais reçue +élève, et certaine d'un début; mais quelles difficultés plus réelles me +restaient! Pour les vaincre, il eût fallu travailler; mais moitié +distraction, moitié amour-propre, j'étudiais peu. Il est vrai que +j'avais la merveilleuse facilité de retenir les vers presque à la +lecture. Un jour quelqu'un, avec qui je parlais de cette facilité de +mémoire, me dit qu'on ne la possédait guère qu'aux dépens de l'esprit. +Je voulus réclamer, quoique avec modestie; mais mon interlocuteur tint +bon pour les courtes mémoires, et avec une chaleur que je me permis à la +fin d'appeler impolitesse. + +Lors de mon début, ce singulier personnage me prouva qu'il ne mettait +pas en pratique ses propres idées, car il avait gardé mémoire et même +rancune de notre conversation. Puisse mon livre, où je ne le nomme pas, +lui tomber entre les mains! C'est ma seule vengeance. + +La veille de mon grand jour de début, j'étais à payer un mémoire chez +une marchande de nouveautés, et je vis et j'entendis un coiffeur +s'excuser de ne pouvoir venir dans la maison, parce que M*** lui avait +donné des billets et de l'argent pour siffler une débutante au +Théâtre-Français. Je méprisai cela comme un propos, et j'eus raison; +mais je le négligeai même comme avertissement, et j'eus tort. Mes amis +m'en blâmèrent beaucoup après ma disgrâce. Moi, au contraire, je voulus +remercier le partisan des courtes mémoires, et le lendemain du jour +fatal, je lui fis tenir la lettre suivante, accompagnée de six billets +de parterre et d'une pièce de cinq francs. + + «Vous avez voulu, monsieur, prouver, par votre exemple, la vérité + de votre axiome favori, qu'une bonne mémoire est toujours l'annonce + de peu d'esprit. La vôtre est excellente, à ce qu'il me paraît; + donc, comme disent les logiciens... Mais je vous laisse le soin de + tirer la conséquence qui sort de ce raisonnement. + + «Vous vous êtes mis en frais afin de me faire siffler, ce qui était + bien inutile, car vous avez pu voir qu'il ne manquait pas de monde + pour cela. Si l'occasion s'en présentait, je ne manquerais pas de + reconnaître vos soins. En attendant, comme je ne vous ai point + accordé _le droit de rien dépenser pour moi_, vous me permettrez de + vous rembourser ce qu'il vous en a coûté dans une circonstance où + vous avez montré autant de générosité que de délicatesse. + + «SAINT-ELME. + + «_P. S._ Comme je présume que vous renverrez votre coiffeur, je + vous préviens qu'il est devenu le mien, et qu'il n'aura pas à se + repentir d'avoir, par son indiscrétion, encouru votre disgrâce.» + + + + +CHAPITRE LXVI. + +Deux ministres, Lucien Bonaparte et Chaptal.--Mon début au +Théâtre-Français.--Ma chute. + +J'ai un peu interverti l'ordre des événemens; il faut le reprendre avec +une exactitude toute historique. + +Ce fut Joufre, que je voyais habituellement, qui me présenta à Lucien, +chargé, en sa qualité de ministre de l'intérieur, des théâtres. Il me +reçut avec bienveillance, et bientôt même avec familiarité. Malgré ses +attentions, je ne le voyais qu'avec une sorte de défiance, reste des +opinions que Moreau m'avait communiquées sur toute la famille Bonaparte. +Je voyais bien que Lucien était un homme d'esprit, mais je lui trouvais +une physionomie hautaine et déplaisante, même quand il voulait plaire. +J'allais souvent le soir au ministère chez Joufre. On faisait de la +musique, on courait dans le jardin, on jouait à colin-maillard. Il y +avait quelquefois six femmes, et toujours Lucien seul et son confident. +Je trouvais ces parties beaucoup plus bizarres qu'agréables, et m'en +dispensais aussi souvent que cela pouvait s'accorder avec le prix qu'on +devait au moins paraître attacher à ces invitations. Un matin j'écris à +Joufre qu'une indisposition m'empêchait de me rendre au ministère; ma +lettre revint, car le ministre et son confident étaient déjà sur la +route d'Espagne, et M. Chaptal nommé à la place de ce dernier. + +Le protecteur à bas, adieu les protégés. Cet adage eut tort, car la +nouvelle excellence, au lieu de couper court à la bienveillance de son +prédécesseur, voulut la continuer; il fixa l'époque de mon début, et me +fit donner une fort honnête gratification pour les frais de mon costume. +Avant même d'être installé au palais ministériel, M. Chaptal voulut bien +m'inviter à une soirée chez lui, rue des Jeûneurs, pour m'y faire +entendre. Lafond y était, et me donna les répliques. Qu'on juge de +l'admiration d'un salon, provoquée par les vifs applaudissemens d'un +nouveau ministre. + +Dans l'intervalle de mon début, j'avais continué, malgré les réprimandes +de Regnaud, à rendre de temps en temps visite à M. de Talleyrand. Un +jour, en montant en voiture à la porte de ce ministre, je fus accostée +par M. Mathieu de Montmorenci, qui m'accabla des regrets qu'il avait +éprouvés de ne pas me voir depuis long-temps. «--Mais, monsieur, lui +dis-je, je n'ai pas l'honneur de vous connaître.--Et quand on a vu +madame Moreau, est-il possible de l'oublier?» Je crus que le meilleur +moyen d'arrêter tant de politesse était de désabuser mon interlocuteur +sur le titre qu'il me donnait. L'effet ne répondit pas entièrement à mon +attente, et me fit juger au contraire que la femme d'un général de la +république était un personnage important, même aux yeux d'un émigré. Du +moment qu'à cette haute qualité j'eus substitué le titre plus modeste +d'élève du Théâtre-Français, M. de Montmorenci, trouvant le marchepied +de la voiture beaucoup trop respectueux, le franchit sans façon et vint +se placer à mes côtés. «--Où monsieur veut-il qu'on le descende? lui +demandai-je assez vivement.--Mais, chez vous, j'espère, ma belle dame.» +Je répondis, à cette manière de brusquer la connaissance, avec une +franchise de refus qui ne fâcha pas trop M. de Montmorenci, lequel était +bien le meilleur homme du monde, et il m'en donna la preuve. Oubliant +cette singulière blessure faite à son amour-propre, il vint à mon début. +Je le vis, dans une baignoire d'avant-scène, prendre un vif intérêt à +mon succès, applaudir, et quand l'orage éclata, protester contre la +malveillance avec une chaleur chevaleresque. + +Une scène bien singulière, un rêve bien épouvantable, devint presque un +événement dans ma vie, par les émotions inexprimables qu'elle me causa. +Il m'oppresse encore au milieu de ces récits, il me poursuit comme une +terreur dont mon esprit a besoin de se soulager. + +J'étais dans un de ces momens de mortelle tristesse où l'on sent le +besoin de la solitude, de la solitude qui ajoute pourtant encore tant de +dangers à toutes les situations de l'ame. Je classais mes papiers de +famille, quand tout à coup, au milieu d'eux, j'aperçois un portrait de +mon mari. Je m'arrêtai comme atterrée. Ma tête tomba sur ma poitrine, et +je sentis un soupir qui frappait mon oreille. Je me lève, jetant les +yeux de toutes parts. Debout près de mon lit, il me semble voir une +ombre glisser dans les draperies. Ma figure pâle et mourante, réfléchie +dans la glace, ajoute à ma frayeur. Je tombai à genoux, mêlant à des +sanglots étouffés des cris épouvantables de souvenir et de remords... Un +peu plus calme, je cherche à remettre en ordre mes papiers; au même +moment des lettres de mon mari m'échappent, et son portrait se brise à +mes pieds: je vois de nouveau l'ombre se mouvoir et disparaître à la +même place. J'étends la main, je rencontre une chair glacée du froid de +la mort, et j'entends murmurer: Adieu, Elzelina! + +J'ouvris ma porte, et Adélaïde, en me voyant, recula de surprise. +J'étais méconnaissable. «Oh! mon Dieu, madame, que vous paraissez +souffrir!--Non, ce n'est rien, lui dis-je. Mais allez prier le +propriétaire de descendre, je veux partir.--Partir?--Oui, habillez-vous. +Il faut d'ici à deux heures trouver un logement.--Mais, madame, +qu'est-il donc arrivé?--Rien.» Et mes lèvres tremblaient à ce mot. + +J'avais hâte de sortir de ce logement, que ma tête peuplait de fantômes, +et l'on se doute bien que je ne fis nulle attention aux dépenses. +J'écrivis deux mots à Regnaud, qui était à la campagne; puis, meubles, +papiers, argent, bijoux, moi-même et ma femme de chambre, nous fûmes +installés rue Taitbout, en deux heures. Étrange circonstance! la maison +que je venais habiter était celle où j'avais eu le bonheur de sauver +Aurélie. Tout avait changé de face; mais ce fut dans le moment une +rencontre heureuse que celle de ces lieux où j'avais fait un peu de +bien! Ce souvenir me redonna un peu de pitié pour moi-même, sorte de +consolation qui d'ordinaire empêche le remords, tourment sans trêve et +sans relâche. Seule, je me disais: Là, du moins, je ne vins jamais +qu'avec des intentions pures; là, j'ai soutenu la faiblesse et relevé le +malheur; et, à ces douces idées, le calme remontait dans mon coeur et la +sérénité sur son visage. Adélaïde crut que le moment était arrivé pour +sa curiosité de faire quelques attaques. Mon silence ne fut guère moins +obstiné que l'événement ne devait lui paraître extraordinaire. +N'importe, je ne m'embarrassai point de la satisfaire. Regnaud +m'embarrassait davantage; mais quand il me parla de toutes les dépenses +de ma folie, j'en fus quitte pour essuyer ses reproches, que je +repoussais par le plaisir et le bien-être d'un appartement où du moins +mon sommeil était tranquille. + +Au fond, dégagée des terreurs fantastiques qui avaient bouleversé ma +tête, je me livrai avec délices à mes préparatifs de début. Enfin, ce +jour d'essai, ce désiré jour d'épreuves fut fixé, et hâté même, contre +l'avis de Dugazon, malgré les conseils de Monvel et de mon maître de +prononciation. La flatterie bien intentionnée mais fatale de mes amis me +fit, par surcroît de dangers, choisir, le rôle de Didon, qui devait être +favorable à mes formes, parmi lesquelles on voulait bien déclarer, +surtout, les jambes d'une perfection de modèle. Les hommes, en général, +attachent trop de prix à ces avantages extérieurs au théâtre. Leur +première illusion n'existe elle-même qu'avec l'aide du talent, qui anime +tout. Quoi qu'il en soit, le costume fut dessiné, et j'en fus ravie; le +luxe en était complet, et ma bourse n'avait point été épargnée par ma +vanité. Je dois ajouter que, parmi les acteurs, la bienveillance était +extrême, et les préventions très favorables. Toutefois, lorsque mon +début eut été irrévocablement décidé, et par ordre du ministre, M. +Chaptal, je crus apercevoir je ne sais quoi de gêné, de plus froidement +poli, enfin une certaine réaction de manières dont on ne demande point +compte, parce qu'on ne veut pas laisser voir qu'on sent cette +différence. J'ignorais les usages de la comédie française: M. Maherault, +commissaire de la république, me prévint qu'il fallait faire des visites +à tous les chefs d'emploi. Je ne fus reçue que chez Talma, Monvel, +Dugazon, Dazincourt, Molé, mesdemoiselles Fleury et Mézeray. Le matin de +la première représentation justifia la vérité de ce qu'on m'avait dit +souvent, qu'on est bien plus intimidé par les acteurs que par le public. +Le tableau glacial de la répétition m'avait déjà désenchantée. J'étais +persuadée que je ne resterais pas au Théâtre-Français. Des débuts +brillans, voilà tout ce que j'ambitionnais alors, avec la certitude que +cela suffirait au sort que mes idées trouvaient seul digne d'envie, +_l'indépendance due à l'exercice du talent_. + +Qu'il me soit permis de raconter encore un petit épisode de mon début, +bien futile en apparence, mais qui prouve à quel point tout ce qui +m'entourait s'était aveuglé sur mon succès. Au moment où la toilette de +l'infortunée Didon se déroulait sous mes yeux, détachant un à un ces +ornemens de mon prochain supplice, j'aperçus un foulard qui cachait +quelque chose qu'Adélaïde venait de glisser furtivement. Je l'interroge; +elle hésite à répondre. «Madame ne doit savoir que +là-bas.--Pourquoi?--C'est une surprise.--Adélaïde, des cadeaux avant le +succès! cela est de mauvais augure.--Que faire, madame? c'est une robe +délicieuse!--Insupportable fille, qui l'a envoyée?--Eh bien! madame, +c'est M. Regnaud. Comme il est certain que madame aura un grand succès, +et qu'elle sera _redemandée_. + +«--J'y suis: c'est un beau négligé pour venir faire la révérence au +public. Va, ma pauvre Adélaïde, si la reine de Carthage est destinée à +l'honneur inespéré d'un triomphe, je ne ferai pas tant de façons, et je +viendrai tout simplement sous le royal costume avec lequel j'aurai +obtenu des applaudissemens.» + +Le quart d'heure fatal du jugement s'approchait. La veille, j'avais prié +mes amis de ne pas se présenter à ma loge avant la pièce; mais Regnaud +et Joufre ne tinrent compte de la consigne. Ils furent ravis du costume: +tunique, écharpe, carquois, diadème, tout cela était admirable +d'exactitude. Ils m'en dirent tant, que ma vanité rassurée me fit +compter sans effroi les _trois coups_ du lever du rideau, et traverser +le foyer intérieur entre une haie de curieux pour me rendre au lieu +redoutable. Je ne répondais pas un mot aux mille propos qui circulaient +autour de moi, mais je n'en perdais pas un. Quand Lafon en vint aux +trois ou quatre vers qui précédaient celui de mon entrée en scène, je +crus sentir la terre manquer sous mes pieds. + +J'entre enfin; une triple salve d'applaudissemens m'accueille, et, loin +de m'encourager, m'interdit. Je me disais: voilà pour le costume et la +part de l'indulgence; gare maintenant à l'accent et au jeu. Je débitai +d'un ton monotone et sourd ma réponse à Iarbe, et l'effet fut rendu plus +triste par le contraste de la déclamation ronflante de Lafon. La scène +me parut bien longue. Quoiqu'Énée soit un pauvre personnage, Damas y mit +tant de sensibilité qu'il m'électrisa à mon tour; et dans une scène avec +lui, j'obtins trois fois les honneurs d'un applaudissement unanime. Une +émotion succédait ainsi à l'autre, et mon coeur battait à rompre. Ce qui +m'accablait, c'était le poids de l'imprudence que je sentais que j'avais +commise. Des sifflets m'en avertirent plus cruellement encore dans une +scène avec madame Suin, confidente. Je prononçai moi-même ma propre +condamnation, pour cause de froideur et de monotonie. À la fin, mon +esprit se révolta contre l'injustice qui semblait me poursuivre, et une +espèce de hardiesse, fruit du désespoir, me fit retrouver une partie de +mes avantages dans les derniers actes. Chose étrange! ma tête, si +justement égarée, ne me fit commettre ni contre-sens ni faute d'une +syllabe; et je trouvai encore le secret des applaudissemens au milieu de +cette terrible imprécation: + + Non, tu n'es point le sang des héros ni des dieux! + +Enfin, mon supplice touchait à son terme, quand un nouvel incident vint +troubler mon imagination d'une nouvelle terreur. Au moment où je levai +le poignard pour me frapper (dramatiquement parlant), la figure de cet +Oudet vint se présenter à moi au milieu de l'orchestre; on trouva que je +mourais très bien, car je tombai réellement évanouie dans les bras de la +pauvre Élise, qui, beaucoup moins robuste que Didon, eût péri sous le +faix, si la prompte chute du rideau ne nous eût fait secourir toutes les +deux. Transportée dans ma loge, j'appris d'Adélaïde que tout le monde +s'empressait à me témoigner le plus vif intérêt. «Oh! madame, dit-elle, +c'est une horreur, une cabale. + +«--Peut-être, répondis-je; mais au fond j'ai mal joué. + +«--M. Regnaud ne disait pas cela, il a bien souffert; il voulait qu'on +n'achevât pas la pièce. + +«--Belle équipée! Avec l'humiliation d'une chute, subir celle des +punitions justement infligées à qui manque au public.» + +Pendant ce court dialogue, on déshabillait la triste veuve de _Sichée_: +chaque ornement qui tombait me rappelait ma chute; mais, je dois +l'avouer, mon amour-propre souffrait moins de ces blessures que mon +imagination ne s'alarmait de la présence d'Oudet à la représentation, de +cet homme que je voyais déjà s'attacher à ma destinée comme une +épouvantable fatalité. + +Je trouvai chez moi Regnaud et le neveu de l'amiral Gantheaume, furieux, +criant à la cabale. Le dernier avait failli avoir un duel, et, d'après +les circonstances, je supposai que cela avait dû être avec Oudet. «Il me +sifflait donc, cet étrange personnage que vous me signalez? + +«Non, madame, sa colère avait encore je ne sais quel intérêt et quelle +bienveillance. Il lui échappait des exclamations d'attachement, avec des +cris de satisfaction de votre mésaventure. Il y avait là-dessous de la +rivalité, de la jalousie; il disait enfin que, par votre succès, vous +étiez perdue pour eux. + +«--Pour eux? mais ils aiment donc en commandite, m'écriai-je, et par +association. + +«--Vous riez, belle dame, mais ils ne riaient pas, mes hommes de +l'orchestre. + +«--Oh! dit Regnaud, cet homme avait l'air fier, le ton tranchant et +familier; vous ne devez pas le voir.» + +Je ne l'avais que trop vu, et mon effroi supposa dès lors des projets +d'autant plus inexplicables pour moi, que je savais que la galanterie +n'y entrait pour rien. Malgré tout, on soupa fort gaiement. Deux amis de +Regnaud arrivèrent encore. Tous m'engagèrent à continuer mes débuts par +les rôles de _Sémiramis_ et d'_Hermione_. Aucune flatterie, aucune +consolation ne fut épargnée à ma vanité; mais la leçon avait été si +forte, que cette fois, par extraordinaire, ce fut la raison qui eut +raison. Regnaud s'emporta, et son intérêt pour moi le rendit injuste. +«Je le sais, disait-il, c'est une cabale des comédiens. + +«--Puisqu'ils ont mis le public de leur côté, c'est qu'ils avaient +raison. + +«--Bah! c'est notre faute; nous avons mal mené nos affaires; ne quittez +pas la partie, et nous dresserons mieux nos batteries. + +«--C'est-à-dire que vous ferez pour moi ce que vous trouvez si mal qu'on +ait fait contre. Grand merci; enlever les suffrages par son talent me +paraîtrait doux, mais les payer me paraît ignoble.» + +On a dit que je m'étais obstinée à réclamer un second début, et que les +comédiens s'y opposèrent. J'ignore, moi, s'il en fut question; mais je +puis assurer que, m'eût-on assuré une part entière au Théâtre-Français, +j'aurais préféré la misère obscure de la province à une seconde épreuve +de la cruelle sévérité du public de Paris. Tels étaient à cet égard mes +sentimens, et l'expression en était aussi vive que publique. J'eus +plusieurs fois l'occasion de voir M. Chaptal, et il ne fut jamais le +moins du monde question entre nous de récidives dramatiques. Je priai +même tous ceux des artistes du Théâtre-Français que je continuai de +voir, de me croire bien résignée, bien consolée, bien résolue surtout à +rester sur cette première disgrâce. + +M. de Talleyrand, au moment de ma tentative et de ma mésaventure +tragique, était fort malade; mon amour-propre tremblait de le revoir +depuis que j'étais détrônée, et cette conversation si piquante, cette +flatteuse intimité avec un homme si distingué, je craignais en quelque +sorte d'en jouir, malgré le désir que j'en éprouvais. Pour me donner le +courage de cette entrevue si redoutée, j'imaginai de la faire précéder +de mon portrait, modelé par Lemot, dans l'attitude de la Cléopâtre. Je +le portai moi-même au ministère dans une chambre voisine du jardin, et +laissai ce billet à l'huissier qui m'avait accompagnée. + + «Didon fit des sottises pour le pieux Énée. La plus grande fut de + se tuer. Madame Cléopâtre se sauva par la piqûre d'un aspic de la + blessure qu'elle craignait pour son orgueil. + + «Moi, chétive citoyenne, qui ai voulu, sous le royal bandeau de la + première, essayer le sceptre tragique, ne faites pas craindre les + dédains de César pour la seconde à celle qui s'offre à vous dans + l'attitude de la reine d'Égypte, et sous les traits de la bien + détrônée. + + «DIDON SAINT-ELME.» + +Par malheur pour le billet, M. de Talleyrand tomba plus malade, et j'eus +le regret de quitter Paris sans le voir. L'affaire qui précipita mon +départ me donna encore la crainte de lui avoir peut-être déplu, et j'en +maudis doublement la mémoire. + + + + + +CHAPITRE LXVII. + +Une conspiration.--Fouché, ministre de la police. + + +Dans le grand nombre de mes connaissances se trouvait un M. Vill... Il +m'avait présenté un de ses amis, M. Hervas, riche banquier espagnol, +homme fort distingué, qui avait bien, au premier abord, quelque +apparence de morgue et de hauteur, mais qui gagnait singulièrement à +être connu. M. Hervas se plaisait dans ma société, parce qu'il me +trouvait instruite sans être pédante, assez au courant de la littérature +espagnole, genre de séduction qui ne pouvait être commun à beaucoup de +femmes. Jeune, doué de tous les dons extérieurs et de ceux de la +fortune, sa générosité fit bientôt croire à une liaison plus intime. +Cette présomption, qui n'était point fondée, car il n'y eut jamais entre +nous ni la pensée, ni les droits de l'amour, m'exposa à toutes les +jalousies d'une rivale. + +Madame Arthur, femme assez jolie encore, quoique près de la maturité, +venait quelquefois chez moi sous les auspices de Joufre, et comme elle +avait de fort bonnes manières, elle était du nombre de ces personnes sur +lesquelles il y a bien quelque chose à dire, mais qui, grâces à +l'extérieur, ne déparent point un salon dans les grands jours. Comme +cette simple connaissance n'avait jamais été jusqu'à l'intimité, je fus +assez surprise de voir madame Arthur m'accabler de visites du matin +assez ennuyeuses. Ses assiduités avaient un but. Elle y arriva. Elle +avait connu Hervas, et elle me fit de sa vertu une description si +pompeuse, que je pensai de suite qu'elle l'avait immolée, et de la +magnificence du riche espagnol une peinture qui indiquait plus de +regrets que de principes. Mais je faisais trop d'honneur à ladite dame +en ne lui supposant que des remords de cupidité, elle avait aussi des +projets de vengeance. Opulent et généreux, Hervas, malgré mes refus, me +comblait journellement de ces riens brillans que le luxe invente et que +la mode renouvelle. Madame Arthur était chez moi au moment même, où +encore une fois le domestique d'Hervas apportait un nécessaire d'une +richesse et d'un travail admirables. Elle ne put maîtriser son dépit. +«Allez, madame, me dit-elle, on ne donne pas tant à la seule amitié.» + +Blessée de l'impertinence, je répondis avec aigreur. «Tenez, reprit la +vilaine femme, les cadeaux aplanissent bien toutes les routes. Si vous +n'êtes pas la maîtresse d'Hervas, c'est qu'il a d'autres vues sur vous +en vous prodiguant d'aussi fastueux présens. Si j'avais voulu, j'avais +beau jeu avec lui, moi qui suis intime avec Rapp. Il ne s'agissait de +rien moins que de 50,000 francs. + +«--Et vous avez refusé, madame! Il vous demandait donc l'impossible? + +«--Je ne puis dire ces choses-là; mais ce que je puis déclarer, c'est +que, sans aimer ni Pierre ni Paul, on n'aime pas à être mêlé à de +pareilles affaires.» + +Ma curiosité commençait à être vivement excitée; je brûlais de savoir +autant qu'on brûlait de m'instruire, mais la vengeance, l'envie et la +sottise n'ont jamais rien inventé de plus noir que l'action que cette +femme allait m'avouer. + +«Hervas, me dit-elle enfin, est un ennemi du premier consul; son séjour +à Paris n'a pas d'autre but que le projet d'un empoisonnement contre sa +personne. + +«--Vous êtes folle avec vos idées, et dangereuse avec vos confidences; +daignez, je vous prie, me les épargner. + +«--Oh, mon Dieu! vous le prenez bien mal. Il n'en est pas moins vrai +qu'on m'a proposé les 50,000 fr. pour m'introduire...» + +Malgré moi, je devenais pensive, et l'inexplicable inquiétude qui se +peignait dans mes traits donna à madame Arthur le courage et le plaisir +de continuer. + +«On avait, ajouta-t-elle, pensé à des pastilles, mais le consul est +méfiant. + +«--Écoutez, madame, vous ne sentez pas tout ce que vous dites; mais moi, +qui vous connais, je lis le mensonge dans votre refus. + +«--Comment! vous me croyez capable d'un crime pour 50,000 fr.?» + +Un oui était sur mes lèvres, quand Adélaïde arrêta cette rude réponse, +en annonçant une visite. Madame Arthur me quitta. + +Je vis Hervas le soir même. J'avoue qu'en l'abordant, l'imagination, +toute pleine encore de ce que je ne croyais pas, mais de ce qui +m'effrayait cependant, je fus gênée avec lui et réservée. Il m'en fit la +guerre, et son air inspirait tellement la franchise et la gaieté, que je +ne pus accorder les ombres d'un complot avec de pareils dehors, et que, +revenue moi-même à mon humeur, je ne crus pas même devoir l'étourdir des +calomnies d'une mégère. + +Je me gardai bien encore d'en parler à Regnaud; je connaissais sa +susceptibilité en matière politique. Aussi quelle fut ma surprise de le +voir, huit ou dix jours après cette scène, arriver chez moi, à une heure +du matin, me demandant, sans préambule et presque du ton d'un juge, +quelles étaient mes relations avec Hervas. Il était pâle, agité... Son +air, ses interrogations brusques et inquiètes me donnèrent presque la +terreur d'une épouvantable vérité. + +«Il serait donc vrai, s'écria-t-il; vous saviez et vous ne m'instruisiez +pas. Se peut-il? et si on l'eût assassiné, qu'auriez-vous eu à +répondre?» + +L'exclamation me parut si inconvenante et si exagérée, que je pris, +comme malgré moi, le ton de la légèreté et de l'ironie. «_Devais-je le +garder_. Votre consul ne vaut pas tout le bruit que vous faites. Est-il +mort? oui ou non. + +«--Comment, Saint-Elme!... mais vous me faites frémir. + +«--Rassurez-vous; la vie m'est trop chère pour que je voulusse risquer +ma blanche peau pour la cruelle fantaisie de rendre un peu plus +sépulcral le teint de votre consul. Je ne suis pas assez ambitieuse pour +m'élever jusqu'au forfait politique. La lâcheté me révolta toujours, et +dans tous les cas, dans toutes les opinions, pour tous les partis, +l'assassinat me semble abominable, sans résultat et sans excuse. + +«--Oh, mon amie! je vous reconnais. Votre langage me rassure. Tenez, +jugez de mon trouble; voilà ce qu'on m'écrit: + +«L'intérêt qu'on prend à madame Saint-Elme décide l'_anonyme_ à vous +instruire des dangers où elle s'expose par sa liaison _intime_ avec un +étranger très suspect et ennemi juré du consul. On a averti cette dame, +et l'on s'attendait qu'elle aurait, par prudence, cessé de voir la +personne; loin de là, on voit que l'intimité augmente. Se pourrait-il +qu'elle fût gagnée! L'estime qu'on a pour vous, monsieur, détermine à +cet avis. Soyez sur vos gardes.» + +«Oh! l'abominable femme que cette Arthur! m'écriai-je en posant le +billet sur la cheminée. + +«--Mais, que vous a-t-elle dit? + +«--Des mensonges, des absurdités.» Et je les lui contai toutes. + +À cette époque, tout ce qui approchait Bonaparte poussait le dévouement +jusqu'au fanatisme. Le soupçon était un devoir, la délation une vertu. +Par suite de cette religion politique, Regnaud s'oublia au point de +m'ordonner de faire ma déclaration, et de me défendre de prévenir +Hervas, appelant bientôt mes refus de la complicité. + +«--Ma complicité est tout simplement du bon sens. Est-il possible qu'un +homme d'honneur, riche, heureux, indépendant de votre gouvernement, +étranger à ses intérêts, veuille échanger les douceurs de l'opulence +contre les plaisirs d'une conspiration? + +«--Oh, mais, Saint-Elme, comme vous le défendez! + +«--Et vous avec quelle leste facilité vous faites des complots et des +coupables. Votre consul vous tourne la tête. + +«--Je sais bien que vous ne l'aimez pas. + +«--Mais, quels que soient mes sentimens, en tirerez-vous la conséquence +d'un crime? + +«--Pourquoi ne m'avoir pas confié les propos de cette dame Arthur? + +«--Belle question! parce que je les traitais ce qu'elles valent, et que +je sais qu'une ombre suffit pour éveiller des soupçons chez les +gouvernans, et entourer d'inquiétudes ceux qui, à tort même, leur sont +signalés; parce que j'ai voulu vous sauver des travers du zèle et des +excès du dévouement, et un galant homme des tracas de la haute +politique. + +«--Saint-Elme, si vous avez la moindre amitié pour moi, vous allez +m'accompagner chez Fouché. + +«--Pourquoi? pour déclarer que vous perdez la tête? + +«--On ne badine pas en pareille matière. Votre devoir est de déclarer +les propos qu'on vous a tenus, sinon par attachement au consul, au moins +à cause de celui que je lui porte et que vous avez pour moi. + +«--C'est-à-dire que, parce que je vous sais dévoué au consul, mon devoir +serait d'être infidèle à un ami qui aurait, avec la volonté de +conspirer, la maladresse de m'en instruire? + +«--Nul doute. + +«Monsieur, croyez que si j'avais su que la dénonciation fût une des +conditions de l'amitié, j'aurais fui une intimité qui commande de tels +sacrifices. + +«--Dieux! quelle tête, quand elle ne veut pas comprendre! + +«--Je comprends tout, et voilà pourquoi je ne veux rien faire. Je vous +répète qu'Hervas ne m'a rien dit, pas plus qu'à cette furie qui a tout +inventé. Mais, lors même qu'il m'eût confié le dessein de faire sauter +le Luxembourg avec tous ses locataires politiques, j'aurais fait en +sorte que vous ne fussiez pas victime du complot; mais certes je ne vous +en eusse pas fait le confident. Vous voulez me conduire à la police pour +une dénonciation; j'aimerais mieux y être traînée pour un crime. + +«--Saint-Elme, tenez-vous à mon amitié? + +«--Il y a deux ans, elle me paraissait on ne peut plus précieuse. + +«--Promettez-moi du moins de ne plus revoir Hervas, et de ne pas lui +écrire; car, sans doute, vous étiez en correspondance: et sur quoi! + +«--Mais il me trouvait charmante, et il osait me le dire, et j'osais lui +répondre qu'il était fort poli. + +«--Adieu, je vous quitte, mais il pourrait arriver que vous me vissiez +encore ce soir. + +«--Je vous préviens que vous resterez à la porte, à moins que vous ne +soyez accompagné d'une de ces aimables formules: _De par la loi_. J'ai +mal à la tête, et si mauvaise que vous la jugiez, je veux la soigner; +car vous m'avez fatigué l'esprit, et j'ai besoin de sommeil.» + +Il partit, et mon domestique entendit qu'il donnait l'ordre de le +conduire chez le ministre de la police. Je m'endormis fort tard et avec +peine, le coeur tout bouleversé de cette pénible soirée. Lorsque je +m'éveillai, on m'annonça que Regnaud s'était déjà présenté deux fois +pour voir si j'étais levée. On me parlait de lui quand il entra. + +«Je viens vous chercher. Le ministre de la police prend les choses au +sérieux. Venez tout lui dire. C'est le plus court pour vous, et même le +plus sûr pour Hervas.» + +Je m'enveloppai d'un schall et d'un voile, et je me décidai sans +proférer une parole. La cour de l'hôtel était remplie de gendarmes. +Regnaud me donna la main. Je ne saurais dire tout ce que j'éprouvais, +mais cela tenait de l'épouvante, car le ministre me parlait déjà que je +ne l'entendais pas encore. J'étais si émue, que je restais debout, +malgré l'invitation fort polie qu'on m'avait faite de prendre place, et +qu'on fut contraint de me renouveler. + +«C'est une affaire fort étrange, me dit Fouché, que celle dont M. +Regnaud m'a fait part; voudriez-vous, madame, m'en déduire les plus +minutieuses circonstances? Ne craignez rien.» + +Je vis de suite qu'on cherchait une accusation, et qu'on n'épargnait +rien pour la trouver, et pour me faire dire que c'était positivement à +moi qu'Hervas avait confié son projet. + +«--Ce projet est une fable, une atroce calomnie. Je vois Hervas depuis +six mois. Jamais le nom du premier consul n'a été sur ses lèvres. Il ne +s'en occupe pas plus que moi. + +«--Vous connaissez le consul depuis votre liaison avec Moreau? + +«--Non, car il était en Égypte. Je ne pense en vérité à Bonaparte que +quand j'en entends parler. + +«--C'est par sympathie avec Moreau? + +«--La sympathie qui me liait à ce grand homme, citoyen ministre, avait +une source plus douce que les opinions politiques.» + +Puis Fouché revenant à Hervas: «Vous savez pourtant qu'il a tenu le +propos en question? + +«--Je suis sûre que c'est une calomnie. + +«--Mai si Hervas ne vous a pas confié son projet, il a chargé madame +Arthur de vous le communiquer? + +«--En un mot comme en mille, Hervas ne m'a rien dit, il n'a rien dit à +cette femme.» + +Ici la sévère physionomie de Fouché s'enlaidit encore, et j'en reçus une +telle atteinte, que je me voyais déjà entourée de tous les réseaux de +cette terrible police, qui, bon gré mal gré, voulait une proie. Quelques +momens je sus contraindre tout ce que j'éprouvais, et me donner même un +air de sincérité et d'insouciance qui trompa les regards si exercés de +l'argus. + +Mais Fouché avait dans la physionomie quelque chose d'invincible. On ne +pouvait le pénétrer, il vous pénétrait toujours. Je l'ai plusieurs fois +rencontré, et dans l'intimité comme dans la représentation, il +conservait le même empire. Je l'ai vu à La Haye, lors de sa courte +ambassade; je l'ai vu à Florence auprès de la princesse Élisa. Dans la +faveur comme dans la disgrâce, son impassibilité terrible ne se +démentait jamais. + +Qu'on juge de ce que pouvait produire, sur moi une première entrevue! +«Songez, ajouta bientôt Fouché, en se rapprochant de moi avec une +confiance toute caressante, qu'il y va d'un grand intérêt. Votre +obstination peut vous perdre, sans sauver votre instigateur. + +«--Mais il n'y a pas plus d'instigateur que de crime! + +«--Votre coeur s'exalte par le danger. Vous n'auriez pas tant de chaleur +s'il était innocent. Encore une fois, que votre esprit vous serve du +moins à vous sauver de la duperie de l'héroïsme. + +«Il est prouvé qu'Hervas a tenu le propos: il faut choisir entre une +récompense sûre et une punition inévitable et terrible. + +«Vous faites, monsieur, à la délation des voies bien larges; mais vos +récompenses sont des opprobres. Il y a des choses toutes simples que ne +veut jamais croire la finesse des politiques; elles leur éviteraient +pourtant des frais et des fautes. Je vous répète qu'il est impossible +qu'Hervas ait voulu jouer une brillante fortune contre un dangereux +complot. Si l'idée eût pu lui en venir, il m'eût plutôt choisie pour +confidente, moi, pour qui vous supposez qu'il éprouve une prédilection +si marquée, qu'une femme sans esprit, sans considération, avec laquelle +il n'a pu avoir qu'un de ces courts rapports de plaisir dont un homme +délicat rougit bientôt. Ce n'est point à de pareilles femmes que l'on +confie sa vie et son honneur. + +«--Votre défense choquante m'éclaire: je vois que vous aimez Hervas: au +nom de cet attachement, avouez tout; ma propre indulgence est à ce prix. + +«--Votre protection, votre indulgence, je les repousse; je respecte le +gouvernement, mais je ne le crains ni ne l'implore. Je suis innocente, +Hervas est innocent; je suis en votre pouvoir, faites de moi ce que vous +voudrez. + +«--Nous allons vous garder jusqu'à plus ample informé. + +«--Appelleriez-vous cela de la justice? + +«--Si ce n'est justice, c'est prudence; et les gouvernemens n'en +sauraient trop avoir.» + +Ici un jeune homme entra, et remit un papier au ministre au sombre +visage. «Je suis fâché, dit-il, d'user de rigueur envers vous; mais +madame Arthur vous accuse; elle déclare ne s'être adressée à vous que +par la confiance que lui inspirait votre amitié avec une personne +dévouée comme Regnaud au consul. + +«--Ah! vous voilà donc convaincu que ce n'est pas à moi que la prétendue +confidence a été faite? + +«--Si peu, qu'Hervas est arrêté, que ses papiers sont saisis, et les +vôtres aussi. + +«--Si vous n'avez pas la cruelle satisfaction de trouver dans les miens +des listes de conspirations, vous y rencontrerez des pièces plus +pacifiques qui pourront servir de modèles à une instruction plus +amusante.» + +Fouché _me regardait parler_, et l'étude de ma physionomie l'occupait +bien plus que mes paroles. Il ne m'en dit plus qu'une dernière: «Entrez +dans ce cabinet,» et il ferma lui-même la porte sur moi. Je me trouvai +ainsi provisoirement en prison dans un fort joli cabinet. Des livres +étaient épars çà et là. J'ouvris un volume, et je tombai sur des vers +latins, qui traitaient, je crois, de la vie rustique. Malgré tout ce que +je ressentais d'angoisses, j'avoue que je ne pus m'empêcher de remarquer +le contraste des goûts de l'homme privé et de l'homme d'état, l'alliance +de la poésie bucolique avec la police. Cette distraction, toute piquante +qu'elle fût, n'était pas suffisante pour me faire oublier mon état. +L'inquiétude et l'attente le rendaient affreux. J'étais si absorbée, que +je n'entendis pas ouvrir la porte, et il fallut que Regnaud, entré avec +le ministre, me tirât de mon accablement. + +«Pourquoi donc cet air désolé et coupable? me dirent ces messieurs; on +sait que vous n'avez dit que la vérité; tout est éclairci. + +«--C'est fort heureux. En attendant, voilà une journée bien agréable.» +Là-dessus le ministre nous congédia avec force excuses et politesses, et +même avec sourire. + +Montée en voiture, je ne pus m'empêcher d'exprimer à Regnaud avec une +franchise un peu dure, qu'il était fort désobligeant d'avoir des amis si +fanatiquement dévoués _à la chose publique_. + + + + +CHAPITRE LXVIII. + +Une bonne mère.--Nouvel engagement dramatique.--Regnaud de +Saint-Jean-d'Angely.--Retour de D. L***.--Départ pour Lyon et +Marseille.--La chaîne des galériens. + + +J'avais cessé de m'occuper de la triste affaire qui m'avait révélé tout +l'odieux de la police, quand mon souvenir y fut ramené par un bien +triste événement. Adélaïde entra un matin tout effarée, en me disant: +«Madame Arthur est morte hier d'une colique d'entrailles.» + +«Quoi! empoisonnée? + +«--Non, madame; des suites d'une imprudence. On est venu déjà plusieurs +fois vous demander; et voilà en ce moment la mère qui veut absolument +vous entretenir. + +«--Faites entrer.» + +J'avoue que la fille m'était bien odieuse; mais ce souvenir de remords +qui, mourante, l'avait reportée vers moi, me réconciliait presque avec +elle. Sa mort avait été terrible; mon nom avait été mêlé à ses derniers +soupirs; elle m'avait appelée à son secours dans ses tourmens affreux. +Mon coeur ne se ferma point au récit d'une pareille agonie fait par une +mère. Cette vieille femme, sans éducation, d'une tournure et d'une mise +communes, ne m'en inspira que plus de pitié. «Ah! ma chère dame, me +disait-elle, je n'ai point partagé l'aisance de ma fille. J'étais +pauvre; je ne la voyais pas, mais je suis accourue à son lit de malade. +Elle avait besoin de votre pardon pour mieux mourir; madame je le lui ai +promis, et je viens vous le demander. Permettez que je fasse dire une +messe pour elle en votre nom.» Je lui remis de l'argent pour plusieurs, +et la bonne vieille me quitta en me bénissant. + +Mon triste début au Théâtre-Français, tout infructueux qu'il eût été, +avait cependant donné quelque bonne opinion de moi à quelques directeurs +de province. Leurs propositions m'humilièrent d'abord. Je me trouvais +déchue; mais, désenchantée déjà, et sur mon indépendance, et sur +l'amitié de Regnaud, et sur les plaisirs de Paris, je me décidai à une +séparation courageuse, et je contractai un engagement avec un sieur +Beaussier, à cette époque directeur du grand théâtre de Marseille. +Regnaud, qui s'y était d'abord opposé, me voyant résolue, me donna des +lettres pour M. de Permon, commissaire général de police, et Thibaudeau, +préfet. + +Au moment où j'emballais ses conseils et mes papiers, on vint m'apporter +un billet qui m'annonçait l'arrivée de D. L***. Les conseils de Regnaud +sur le compte de cet homme, mes soupçons, que dis-je! mes expériences, +tout céda devant le besoin des confidences pour un coeur malade. Au bout +d'une heure il était chez moi; il réveillait les espérances d'une grande +passion, et cette entrevue me rejetant loin de mes projets, je ne sentis +plus que les délires de mon amour pour Ney. + +Je partis néanmoins. Je ne saurais exprimer tout ce qui me vint d'idées +tristes, de ressouvenirs amers, de regrets cuisans, quand je revis Lyon, +où quelques années plus tôt j'avais, sous un grand nom, recueilli tous +les plaisirs de la considération et de l'opulence. Rien n'égale en +amertume ces positions où deux époques différentes de la vie viennent, +en quelque sorte, se mettre en face, où quelque chose d'extraordinaire +vous force de vous souvenir, pour vous contraindre presque à ne plus +espérer. + +Pour chasser un peu ces noires idées, inspirées par le pénible sentiment +de mon état et de mon isolement, je me décidai, en quittant Lyon, à +descendre en bateau le Rhône jusqu'à Avignon. Une scène terrible me fut +presque une consolation, et l'aspect d'un danger un oubli de mes +chagrins. Nous faillîmes être engloutis, et je fus assez heureuse pour +sauver de la mort une jeune fille charmante que le courant allait +entraîner. Mon ame reprit quelque force et quelque orgueil après cette +action, qui me valut les bénédictions de tous les voyageurs, et même +l'accolade rude, mais sincère, du rustique batelier. L'image de Ney +m'était comme apparue dans le critique moment; je me sentais fière de +m'élever jusqu'à lui par ce courage, et je me trouvais récompensée par +le seul espoir de lui écrire que j'avais traité la mort à sa manière, et +que je n'étais point indigne de l'homme le plus brave. + +Le reste de la route devint un enchantement. L'intimité était parmi les +voyageurs, la folie circulait à la ronde, et, comme elle était aimable +et décente, des femmes la partageaient avec cette nuance de délicatesse +qui la double en l'épurant. + +La diligence où nous étions montés roulait donc au milieu des joyeux +propos, quand une de nos dames, mettant à la portière sa jolie tête, la +retira soudain avec un cri d'horreur et d'effroi. Elle venait +d'apercevoir la chaîne des forçats, qu'une escorte de gendarmerie +conduisait au bagne de Toulon. + +Quelle plume il faudrait pour le tableau de ces dernières misères de +l'humanité! mais à côté, quelle scène touchante que celle de cette pitié +soudaine et sublime, éprouvée par des femmes auxquelles la vertu fit +supporter le dégoût pour soulager le crime, peut-être trop puni. Un de +nos compagnons de voyage fit observer qu'il y avait dans cette horde +garottée sans doute de bien grands coupables. «Oh! m'écriai-je, ne +voyons que la misère, et non les actions qui l'ont méritée.» Aussitôt +les bourses furent tirées; mais la voiture allait plus vite que notre +pitié. «Peut-être, disait la petite dame, nous maudissent-ils pour +n'avoir rien jeté au bonnet quêteur. + +«--Jeter un secours me paraît humiliant même pour des galériens, +m'écriai-je; il faut encore supposer un reste de délicatesse à ceux que +l'on soulage. _L'aumône se donne et ne se jette pas_.» + +Nous avions les devans sur la troupe; arrivés au relais, tout le monde +descendit, et nous voilà tous refaisant à pied la route que nous avions +déjà faite; enfin nous nous trouvâmes en face des malheureux. Ils +étaient couchés et assis le long du chemin, couverts de poussière, +accablés de fatigue, s'entr'aidant à soutenir le fardeau de leurs +chaînes, accouplés comme des bêtes de somme, et convoitant, d'un oeil +hideusement avide, la cruche d'eau et le pain destinés à leur avare +nourriture. + +Je ne sus d'abord que pleurer et frémir à l'aspect de tant de misères; +mais bientôt, l'humanité secondant notre courage: «Monsieur le gendarme, +dis-je au conducteur de la troupe, permettez-nous de répartir, entre ces +infortunés confiés à votre garde, le produit d'une collecte!» + +Un cri de joie s'élève dans les airs à ce mot entendu de tous, et mêlé +d'un bruit de chaînes effroyable. Les gendarmes firent un cercle autour +de la troupe haletante. Puis, nous autres femmes parcourûmes les rangs, +distribuant des vivres et de l'argent, parlant à quelques uns des +condamnés. Hélas! j'eus là l'occasion de reconnaître qu'il faut bien +moins d'or pour combler d'immenses infortunes, que pour assouvir +d'inutiles et frivoles caprices. Soixante-seize malheureux furent +consolés pour la modique somme de 120 francs. Quelle futilité ne coûte +pas plus cher! + +Au milieu de nos voyageuses, l'une me parut ajouter encore en cachette à +chacun de nos dons. Plus tard je reçus la confidence d'une pareille +générosité. La diligence se remit en chemin aux bruyantes acclamations +de la reconnaissance des condamnés, et même aux applaudissemens des +gendarmes commis à leur garde et attendris. + +Au premier relais, la jeune dame dont j'avais remarqué la tendre +bienfaisance me prit à part, et me dit: «C'est un ami qu'en vous j'ai +rencontré, c'est un frère. Mon coeur a deviné le vôtre; soyons de moitié +dans les frais et le bonheur d'une bonne action. Ce galérien, ce +malheureux à qui vous m'avez vu plus particulièrement parler, m'a glissé +dans la main l'écrit que voici: + + «Je suis coupable, mais encore plus malheureux. Je trace ces lignes + dans l'espoir que je rencontrerai quelque regard de commisération, + quelque accent de pitié dans un coeur généreux. + + «Je suis fils unique de la veuve..., de la ville de... Arrivé + seul à Paris, je crus à l'amitié, et par elle et pour elle je fus + entraîné au crime. Qui que vous soyez, ayez pitié de ma mère; elle + a su ma condamnation; mais trompée sur le jour d'un épouvantable + départ, elle ne sera à Paris que dix jours après; elle y sera sans + ressources. Qui que vous soyez, pensez à cette mère. Mais + puissiez-vous être une femme au doux regard, à la voix + compatissante! Alors ma mère sera secourue, on l'aidera même à + venir dans des lieux de souffrance consoler son coupable et + malheureux fils, avant qu'il ne meure du supplice de toutes ses + peines. + + «LOUIS-ÉDOUARD.» + +«Je reste ici, dis-je à la jeune dame; j'y attendrai la _chaîne_. À son +passage, je parlerai au brigadier. Une lettre partira à l'instant même +pour la mère du malheureux, avec l'argent nécessaire à son voyage.» À +ces mots, la jeune dame tomba dans mes bras. «Je ne puis attendre, une +affaire m'appelle à Toulon; mais voici mon adresse, nous nous écrirons, +nous nous reverrons.» + + + + +CHAPITRE LXIX. + +Arrivée à Marseille.--Mademoiselle Rousselois.--Engagement à +Draguignan.--M. Fauchet, préfet. + + +Comme je suis la femme aux aventures, je n'arrivai d'Aix à Marseille +qu'après une foule d'incidens, qui, dépourvus d'intérêt pour un lecteur, +n'en forment pas moins les épisodes terribles d'un voyage. Je suis à +Marseille, j'oublie et je tais tous ces détails. Je devais, avec +quelques compagnons de voyage, aller le lendemain de mon arrivée voir le +château d'If; la partie fut remise, parce que le directeur désira fixer +au plus vite mes représentations. Cette course n'eut lieu que plus tard, +et l'on dirait que la fortune se plut à l'ajourner, pour que je fusse +témoin d'un grand deuil militaire, de l'envoi du cercueil de plomb qui +contenait les restes de l'infortuné Kléber, envoyés des sables de +l'Égypte vers le sol plus hospitalier de la patrie. + +Je pris de suite mes petits arrangemens domestiques dans l'hôtel où +j'étais descendue. Le choix d'un fort bel appartement, les conditions de +ma table, l'engagement d'une femme de chambre, tout cela fut l'affaire +d'un instant, car l'hôtesse était accommodante, et presque +désintéressée, malgré son état. + +J'allai voir M. de Permon, qui me fit le plus aimable et le plus galant +accueil; les jours de mes représentations furent fixés. Elles furent +heureuses, grâce aux bienveillans conseils de la célèbre chanteuse +Rousselois, qui avait le sentiment du vrai beau et de la dignité +tragique; bonne et excellente amie qui me valut des succès, qui me donna +des preuves du désintéressement le plus rare, celui de l'amour-propre. +Ses conseils allaient plus loin que le théâtre. Elle me disait +quelquefois: Et l'avenir, y pensez-vous? et notre état, qui ne donne pas +la fortune, exige encore dans sa liberté quelques soins de réputation. +«Là-dessus elle me reprochait mes courses, mes apparitions continuelles +au cours, aux promenades. Toutes les fois qu'elle me parlait, j'étais de +son avis; mais comment résister aux invitations? comment surtout +résister à mon caractère? + +Une lettre que je reçus de D. L***, et surtout le séjour déjà assez long +que j'avais fait à Marseille, précipitèrent le dessein d'une tournée, à +laquelle d'ailleurs me condamnait le retour d'une actrice fort en crédit +dans mon emploi, madame Mylord, femme d'un talent bien réel; car la +beauté n'était point un de ses prestiges dramatiques, et, selon moi, le +talent laid est un double talent. Comme mademoiselle Rousselois, loin de +s'opposer à mes succès, elle y travailla, et c'est à leur goût délicat +et cultivé que je dus la manière brillante dont je m'acquittai toujours +des rôles d'Aménaïde, d'Héloïse, de Sémiramis et de Gabrielle de Vergy. + +Mon séjour à Marseille fit encore assez de bruit pour m'attirer +l'attention du directeur de Nice, M. Collet; de celui de Toulon, M. +Renaud, et encore de celui de Draguignan, M. Béranchu. Je reçus des +propositions fort belles pour des propositions de province; mais le +directeur de Draguignan étant venu en personne me vanter les agrémens de +sa résidence, en l'accompagnant de flatteries adroites, je lui donnai la +préférence. Il me fit beaucoup valoir la protection du préfet, accordée +à son établissement. C'était M. Fauchet, amateur distingué de l'art +dramatique et des lettres, et j'avoue que le désir de le connaître eut +quelque part à ma détermination. Me voilà donc au bout de deux jours, en +véritable chevalier errant, sur la grande route de Marseille à Toulon, +et de Toulon à Draguignan. En vérité, j'étais une reine fort plaisante. + +Mon directeur arriva presque aussitôt que moi à l'auberge où j'étais +descendue avec deux cavaliers qui m'avaient accompagnée. On dîna, et le +directeur se mit en belle humeur. Il avait été acteur d'un théâtre des +boulevards de Paris, était resté fort bel homme et très disposé à +raconter ses bonnes fortunes. Il se donna le large plaisir de la +narration; mais, plaçant la morale à la fin de son récit, il nous dit +que tout cela avait fini par le mariage, absolument comme au théâtre. +Étant passés dans une salle voisine pour prendre le café, je devins tout +à coup l'objet des attentions d'un officier de gendarmerie, genre +d'hommage qui ne laissa pas de me donner de l'inquiétude. Elle fut à son +comble, quand ce très peu galant personnage vint sans trop de façon se +placer à notre table. La conversation devint pourtant générale, et +l'officier, comme de raison, parla guerre et campagnes. Le nom de Valmy +lui échappa. Cela fut pour moi comme une commotion électrique. + +«Vous y étiez, lui dis-je, monsieur l'officier? + +«--À dix pas de vous, madame, lorsqu'on emporta le brave Drouot du champ +de bataille.» + +Tout le monde s'écria: «Comment! est-il possible! vous y étiez, vous +vous battiez? + +«Je l'ai vue, disait Jarlot, donner une gourde et son mouchoir à un +sous-lieutenant blessé d'un coup de feu, qu'elle n'avait pas l'air de +craindre. Oui, madame, c'est bien vous; on n'oublie pas plus le courage +que la beauté. + +«--Les souvenirs que vous me rappelez me donnent quelque orgueil, +quoique ce ne soit pas de la gloire. Le hasard seul me rendit témoin des +brillans faits d'armes de cette journée, j'en suis heureuse; mais, comme +déjà les idées ont changé, veuillez bien me garder le secret d'une +distinction militaire qui pourrait bien n'être plus de mode, et +m'exposer ici à tous les embarras d'une insupportable curiosité. +L'héroïne pourrait faire tort à l'actrice. Ainsi, M. Jarlot, du silence: +«voulez-vous à ce prix mon amitié?» Il porta la main sur son coeur, et je +reçus une parole de brave, une de ces paroles auxquelles on est fidèle. +Le pauvre homme, malgré sa religieuse discrétion, me suivait partout, ne +manquant pas une de mes représentations, et ne supportant pas qu'on +m'admirât à demi. J'aurai à parler des imprudens éclats de cette +admiration, qui était excessive, même pour une ville comme Draguignan; +mais je dois m'occuper, par droit de préséance, de celle d'un préfet, +partisan beaucoup plus sérieux qu'un lieutenant de gendarmerie. + +Je débutai par le rôle d'Héloïse. Mon costume était fort simple, et +tout-à-fait en harmonie avec la troupe. Il n'y a pas, je crois, trop +d'orgueil à dire qu'au milieu d'elle on me trouva du talent. Qu'on songe +que je parle de la tragédie dans le département du Var. Applaudie à +presque tous les passages importans, je distinguai avec plaisir +l'approbation du préfet au milieu de l'approbation générale, et je jouis +de tous le bonheur d'un succès qui du moins était sans intrigue. M. +Fauchet sortit de sa loge par le théâtre, et me dit, en passant, les +choses les plus flatteuses. + +M. Fauchet était un homme d'excellentes manières, d'un extérieur fort +agréable, paraissant, au premier abord, sentir un peu ses avantages, +mais au fond n'ayant point la fatuité dont il portait le masque. Je +passai trois mois à Draguignan, partageant mon temps entre l'étude, la +promenade, et quelques correspondances avec mes amis. Un jour, en +revenant de la répétition, je trouvai chez moi M. Cabre, secrétaire de +M. Fauchet, qui m'invita à dîner de sa part à la campagne. Nous ne fûmes +que quatre, et moi seule femme de la réunion. Elle n'en fut pas moins +charmante. On ne peut se faire d'idée du charme et du bonheur de +rencontrer loin de la capitale ces plaisirs délicats de l'esprit; de +parler, à deux cents lieues de Paris, théâtre, auteurs, littérature. M. +Fauchet, dont l'esprit avait de la culture et de l'agrément, descendait +avec quelque peine de la dignité administrative, mais cette réserve même +donnait du prix à ses réflexions, et une certaine coquetterie d'homme à +son abandon. Son regard fin et pénétrant ajoutait quelque chose de très +piquant à tout ce qu'il disait de sensé et d'aimable, et il n'était pas +jusqu'à la pâleur de son teint qui ne répandît sur sa belle figure cette +sorte d'intérêt qui naît toujours de la trace des passions où des +souffrances. On récita force vers, force tirades tragiques, mais tout +cela entremêlé d'anecdotes et de propos d'une gaieté pleine de goût et +de décence. + +_Le bon ton et le décorum_ semblaient les prétentions de M. Fauchet, +mais il les soutenait sans raideur; je trouvai en lui un protecteur, un +ami même, et j'aime à me persuader que, quoique éloignée de son souvenir +par de méchans rapports, il n'apprendra pas sans plaisir que celle à qui +il reconnut _de la bonté, de l'instruction, de la facilité à causer et +de la grâce à écrire_, ne se rappelle que sa première bienveillance, et +nullement une inimitié justifiée, peut-être, par des inconséquences. + +Cette soirée d'aimable intimité finit par un accident assez comique. On +n'avait point de voitures pour revenir de la campagne, et nous fûmes +pris par la pluie. Le secrétaire courut en aide-de-camp chercher des +parapluies, mais la route se fit sans cet utile secours. M. Fauchet me +couvrit d'abord de son manteau, puis, dans les endroits les plus +périlleux, me porta sur ses épaules, sautant les ruisseaux avec un +héroïsme de galanterie toute française; car notez bien que le premier +magistrat du département était en escarpins et en bas de soie blancs. +Arrivés à la ville, nous nous séparâmes après avoir beaucoup ri de +l'aventure, pour éviter que les bienveillans propos du chef-lieu ne la +jugeassent avec plus de malice que de gaieté. «À revoir, m'écriai-je en +quittant M. Fauchet, à un plus beau temps!» Je ne savais pas si bien +dire; car je le revis, en effet, mais seulement en de plus doux climats, +au comble de la faveur et des dignités de l'empire, rapproché encore de +l'ex-actrice de Draguignan, qui avait aussi acquis une position +brillante dans cette heureuse ville de Florence, sous les auspices d'une +femme digne, par ses vertus et ses rares qualités, d'un trône qu'elle a +su tour à tour occuper et quitter avec grandeur[1]. + +Mon départ de Draguignan ne tarda pas à avoir lieu. Une lettre de ma +cousine m'apprit la mort de mon mari; et cette fatale nouvelle d'un +trépas si inattendu ( Van-M*** n'avait que trente-un ans) me jeta dans +un tel chagrin, que ma tendresse ou plutôt mes remords sentaient +l'impérieux besoin de la distraction et presque de la fuite. + + + + +CHAPITRE LXX. + +Départ de Draguignan.--Mademoiselle Félix.--Une troupe de comédiens.--Un +bourreau sentimental. + + +Je restai quelques jours encore à Draguignan, combattue par le besoin de +me distraire, et cette impossibilité de mouvement, suite des grandes +douleurs. Enfin je m'éloignai, et dès que j'en eus la force j'en +éprouvai un bien sensible. Car jamais la variété des objets, jamais la +nouveauté de l'existence, ne manquent leur effet sur mon imagination. +C'est elle qui me tourmente, mais c'est elle qui me console; elle serait +par trop cruelle si elle n'était pas mobile. En arrivant à Aix, j'avais +déjà ressenti l'heureuse puissance des voyages, et une rencontre vint +ajouter aux distractions qui m'étaient nécessaires. Dans l'hôtel même où +j'étais descendue, je crus reconnaître une femme charmante qui avait été +l'un des ornemens de nos réunions chez Moreau et Regnaud de +Saint-Jean-d'Angely. Elle avait l'air moins heureux, mais non moins +aimable, et j'avoue que l'idée de pouvoir lui être utile me fit brusquer +la reconnaissance. + +«Quoi! lui dis-je avec vivacité, c'est vous, Félix! Que faites-vous ici? +Où allez-vous? Voulez-vous venir avec moi? je vais à Paris. + +«--Hélas! ma chère amie, puisque vous voulez bien me traiter comme +telle, je vous annoncerai que nous ne pouvons bouger d'ici, et pour +cause. Nous sommes en gage, moi et ma troupe, car je suis actrice, +jusqu'à l'envoi de l'argent que doit nous transmettre le directeur de +Digne. + +«--Eh bien! que faudrait-il pour donner la liberté à des artistes de +mérite? + +«--Voici là notre régisseur, M. Mairet, qui vous dira au juste nos +besoins financiers.» + +En effet, M. Mairet, jeune homme de fort bonnes manières, m'exposa avec +une franchise philosophique les besoins du présent et les espérances de +l'avenir. Le déficit, la nécessité, étaient de 700 fr.; je les lui +prêtai avec un abandon qui l'enhardit à me proposer autre chose. «Venez +avec nous, dit-il, sans engagement; nous et jouons tragédies et +vaudevilles, comédies et mélodrames, grands opéras, voire même +pantomimes à combats. + +«--J'y consens.» + +Félix me sauta au cou. Mairet disait mille folies: le premier rôle se +frottait les mains à l'idée de jouer le grand répertoire; sa femme, qui +tenait aussi les grands rôles, grande et froide personne de trente ans, +s'échauffa par extraordinaire. J'invitai tout le monde à dîner. Mairet +se chargea de la surveillance de mes malles, prétendant avec gaieté +qu'elles valaient le matériel de toute la troupe. J'annonçai aux dames +que ma toilette serait à leur disposition, et à l'instant même je leur +proposai d'en user, pour se rajuster un peu. Je ne m'excuse pas: on l'a +vu déjà assez dans ces mémoires; mais il me semble que cette facilité de +caractère, qui m'a entraînée dans quelques égaremens, peut être +cependant une condition de bonheur. Dans mes plus grandes peines, je me +suis surprise, voyant encore un bon côté aux plus tristes événemens, et +oubliant tous mes chagrins personnels à la seule espérance d'alléger +ceux des autres. + +Après tous les éclats d'une folle gaieté, je crus apercevoir parmi la +troupe un certain air de gêne, quelques chuchotemens dont je demandai +l'explication. Alors Mairet, d'un ton comiquement sérieux, prit la +parole: «Madame n'ignore pas, sans doute, que les anciens se servaient +de chars pour voyager? + +«--Eh bien? + +«--Eh bien! nous voulons suivre leur exemple dans un pays plein de leurs +monumens. + +«--C'est-à-dire que vous voulez aller à Digne en charrette? + +«--Comme vous le devinez. + +«--Et c'est cela que vous hésitiez à m'avouer? Mais cela complète la +partie; nous ferons une répétition du _Roman comique_.» + +Dans toutes les situations de ma vie, j'ai, comme je le disais tout à +l'heure, toujours su prendre mon parti et m'accommoder gaiement aux +nécessités. Je ne montrai donc aucun étonnement à l'aspect de nos +phaëtons à deux roues. Notre voiture avait l'air d'une ambulance +comique. C'était une charrette avec quelques cerceaux, revêtue d'un peu +de toile ou à peu près. Onze personnes l'encombrèrent, car je veux bien +ne pas compter dans la troupe la perruche de la soubrette, l'angora de +l'ingénue, et le carlin du _premier rôle_. C'était en vérité une colonie +à mourir de rire, et un voyage qui paraîtra très amusant à tous ceux qui +ont le bon esprit de ne pas prendre la vie trop au sérieux. Enfin, entre +une tirade de _Sémiramis_ et un grand air de _Barbe-Bleue_, nous +arrivâmes à peu près à bon port; car nous ne versâmes qu'une fois. + +Nous voulûmes cependant ne point faire notre entrée en pareil équipage, +et il fut résolu que nous coucherions dans une auberge d'un petit +village des environs de Digne. Moi, Félix et Mairet, nous descendîmes +même pour le gagner à pied, afin de jouir d'un site curieux et +intéressant. Notre imagination se promenait avec délices sur les +imposans spectacles de ce sol pittoresque, dont l'originalité native, un +peu rude et un peu sauvage, contrastait avec de précieux restes de la +civilisation romaine. En gravissant les bords escarpés d'un ravin, nous +aperçûmes un couple qui excita vivement notre intérêt, par la rapidité +et tantôt la lenteur mystérieuse de sa marche. Le jeune homme paraissait +d'une beauté remarquable, et la jeune femme d'une douceur angélique. Je +ne sais quoi de souffrant répandu sur ses traits l'embellissait encore. +Nous nous sentions entraînés par un pouvoir magique, non pas à les +épier, mais à savoir quelque chose d'une rencontre qui nous captivait. + +En nous rapprochant, sans être aperçus, nous entendîmes le jeune homme +parler avec émotion: «Ma chère Hélène, disait-il, ne me cache rien. Ne +crains pas de m'inquiéter par l'aveu de tes douleurs; avoue, au +contraire, pour que je souffre moins; songe à cet être invisible qui +respire déjà près de ce coeur que tu m'as donné, près de ce coeur qui a +changé en _joies célestes l'enfer auquel m'avait condamné le sort_. Je +n'ai point choisi mon horrible destinée; tu sais, toi, que Charles n'est +point un barbare...--Oui, Charles, tu es bon, tu es mon bon mari. Je +souffre, mais embrasse-moi, cela me soulagera.» Puis le jeune homme la +serra dans ses bras et l'emporta, laissant échapper des paroles de +désespoir. La jeune femme à son tour le consolait. «Viens, Hélène, +ajouta-t-il; l'air devient froid, et tu sais que nous avons encore des +médicamens et de l'argent à porter à la pauvre Marguerite.» + +Nous étions restés long-temps dans le silence. «Mon Dieu! me dit enfin +Félix, qu'est-ce là? + +«--C'est un être malheureux! + +«--Je pense comme vous, dit Mairet. Le pays est un peu suspect pourtant. +C'est peut-être un chef de bande, à qui l'amour a rendu un peu de +conscience. + +«--Moi, je crois plus charitablement que c'est une tête exaltée. Vous +avez entendu, d'ailleurs, qu'il parlait d'une pauvre femme, de secours à +porter.» + +Enfin nous raisonnions encore à perte de vue sur cette singulière +rencontre, quand nous arrivâmes au gîte où nos camarades étaient déjà +couchés, entre autres l'un d'eux légèrement blessé dans la chute que +nous avions faite. La paysanne qui tenait l'auberge nous dit, en nous +parlant de notre camarade: «Oh! si ce monsieur avait voulu, il ne +souffrirait déjà plus; car le bourreau a passé ici il y a une heure, mon +fils l'a vu; il le connaît bien par la peur qu'il en a. Nous l'aurions +fait entrer dans la grange; il aurait appliqué au malade _son baume_ de +graisse de chrétien, et cela eût été fini.» Nous rîmes aux éclats, mais +l'aubergiste parlait sérieusement. Elle nous racontait, pour nous +convaincre, des cures merveilleuses du bourreau, vantant l'humanité de +cet être singulier, qu'elle n'eût pas cependant voulu admettre dans sa +chambre. + +«Il y a donc eu quelque exécution ici, dit Mairet, puisque l'exécuteur +des hautes oeuvres y a passé? + +«--Non, monsieur, mais il se promène dans les montagnes avec sa femme. + +«--Oh! m'écriai-je, c'est lui que nous avons vu, entendu... Certes, son +amour doit être grand pour celle qui a pu entrer en partage de sa fatale +destinée. + +«--Lui, le bourreau! dit mademoiselle Félix; songez donc à la belle et +noble figure de l'homme que nous avons rencontré; c'est impossible. + +«--C'est vrai qu'il est beau, reprit l'aubergiste, mais surtout il est +bon comme le bon pain qu'il donne aux pauvres.» Puis sa femme:--«C'est +bien encore une grande charité qu'il a faite. + +«--Vous verrez, s'écria Mairet, qu'il a fait un mariage par philantropie +et comme acte de compensation. + +«--Ne plaisantez pas! tout bourreau qu'il est, cet homme mérite quelque +intérêt par la passion qu'il exprime pour sa pauvre compagne. + +«--Pas si pauvre! ajouta l'aubergiste; il fait venir pour elle, de +Marseille, de Paris, tout ce qu'elle peut envier. Elle l'était pauvre +avant son mariage; mais à présent elle est aussi heureuse que la femme +du percepteur, qui pourtant ne se refuse rien. + +«--Quelle est donc, m'écriai-je impatiente de curiosité, cette femme qui +a accepté le coeur du _bourreau_? Elle est jeune, jolie. + +«--Oui, mais c'est toute sa dot. + +«--Mais elle a l'air fort modeste. + +«--Pour ça, c'est une honnête fille; mais... mais. C'était une fille +abandonnée; enfin, puisque vous voulez le savoir, c'était une bâtarde. + +«--Ah! laissons là, dit mademoiselle Félix, notre justicier sentimental. +C'est bien assez pour en rêver cette nuit, plus que si j'avais lu un +romand d'Anne Radcliff.» + +Je laissai dire et plaisanter tout le monde, mais je suivis +l'aubergiste, et la pris à part pour savoir encore quelque chose du +personnage qui avait si vivement excité notre intérêt. J'appris que cet +homme était arrivé depuis deux ans à Digne pour y exercer son _état_, +qu'il vivait comme un sauvage, qu'on ne le rencontrait que dans les +montagnes, que deux fois des chevriers l'avaient surpris évanoui au pied +d'un torrent, qu'ils l'avaient vainement engagé à passer la nuit dans +leur cahutte, qu'il s'était enfui malgré l'orage, en leur laissant une +pièce d'or. Un jour, revenant tard, il avait trouvé assise et pleurant +sur la route la jeune Hélène, enfant illégitime d'une pauvre fille de +pâtre des environs du Puget, qui en mourant n'avait pu laisser au +malheureux fruit de sa faiblesse que la mendicité. Le bourreau s'était +arrêté à l'aspect d'Hélène mourant de froid et de faim, lui avait donné +d'abord une large aumône, et la pauvre fille l'avait béni avec un accent +si persuasif, qu'il s'était arrêté long-temps. Encouragée par cette +pitié si douce dont elle entendait le son pour la première fois, Hélène +avait supplié l'inconnu de la sauver tout-à-fait, de la prendre à son +service, qu'elle travaillerait, qu'elle serait heureuse seulement en ne +vivant point d'aumône. En fallait-il davantage sur l'ame de l'étranger +pour lui inspirer l'idée d'en faire sa compagne, et d'échapper ainsi au +supplice de son isolement? Mais comment dire qu'on est le bourreau! + +L'étranger pria la jeune fille de revenir le lendemain à une heure fixe, +et il marcha derrière elle vers la ville, en lui recommandant de ne pas +se retourner, de ne pas parler de leur rencontre. La jeune fille fut +exacte au rendez-vous avant le jour. Il lui parla sans détour, lui +proposa de l'envoyer à Paris ou à Marseille se placer, ou bien de +l'épouser s'il ne lui faisait pas trop d'horreur. À l'aveu de sa +terrible profession, Hélène tomba évanouie dans ses bras. Hors de lui, +aimant d'autant plus qu'il n'avait encore rien aimé, il attendait son +arrêt. La jeune fille souleva les yeux sur lui, mais ils n'exprimaient +point l'horreur; l'intérêt, la compassion, la reconnaissance, semblaient +l'avoir vaincue. «Vous êtes bon, lui dit-elle, vous êtes malheureux; mon +bonheur sera de vous consoler, nous ne parlerons jamais de vos devoirs. +Nous vivrons et mourrons ensemble.» Et, en effet, ils se marièrent. + +Tout le monde à Digne savait ce que l'hôtesse nous raconta de ce couple +extraordinaire. Tout le monde vantait leurs vertus, citait les bienfaits +de leur sensibilité. Je les rencontrai quelquefois et ne pus retenir +l'espèce d'intérêt qu'ils m'inspirent. On ne saurait imaginer +l'attendrissement qu'ils éprouvaient, et la singulière reconnaissance de +leurs saluts pleins de modestie. + +Je passai trois mois à Digne, et l'on pense bien qu'il n'en avait pas +fallu tant pour m'enlever les premières illusions de mon équipée +dramatique, remplaçant le soin des plus chers et des plus sérieux +intérêts. J'eus occasion de connaître et de voir à Digne M. Alexandre de +Lameth, qui y était préfet. On ne saurait joindre à un extérieur +distingué des manières plus affables et une politesse plus réellement +bienveillante. Il avait un jardin, bien loin de la ville, il aimait les +longues promenades dans les lieux pittoresques, et nous nous +rencontrâmes souvent dans mes courses champêtres. Il était aimé et +respecté dans le pays, et quoiqu'il ne fût déjà plus jeune, les femmes +ne l'appelaient que le beau préfet. La pauvre troupe de la capitale des +Alpes n'y faisait pas fortune; elle ne se soutenait même qu'à l'aide de +toutes les ressources d'une administration bienveillante et de la +générosité de M. de Lameth. + +Je n'avais voulu accepter ni part ni appointemens; j'avais seulement +stipulé une représentation à bénéfice. La veille du jour où l'on devait +la fixer, je reçus une lettre d'Amsterdam, par laquelle on réclamait +vivement ma présence, et une autre lettre de Ney, dont le tendre et +glorieux souvenir ne me permit plus d'exister jusqu'à ce que mon départ +ne fût effectué. Malgré ma facilité pour mes amis du moment, jamais je +ne fis à qui que ce fût confidence de mes relations de famille, et +surtout de la noble affection qui remplissait mon ame. + + + + +CHAPITRE LXXI. + +Départ pour Paris.--Dernière entrevue avec Moreau.--Nouveau voyage en +Hollande. + + +J'arrivai à Paris le 19 janvier. Avant de me rendre en Hollande, je +m'aperçus que j'avais besoin de Moreau pour des papiers de famille qui +étaient dans le tiroir d'un meuble. J'écrivis un mot au général, qui +resta sans réponse. Comme il n'existait depuis long-temps avant son +mariage rien d'intime entre nous, et qu'il y allait pour moi d'un grand +intérêt, je m'irritai de ce désobligeant silence. Je pris une calèche et +me fis conduire à Grosbois, où Moreau habitait alors avec sa femme, +résolue à me présenter même chez lui. Le sentiment des convenances, +réveillé en moi, ne me permit pas d'en venir là. J'envoyai seulement un +billet. La réponse ne se fit pas attendre, et me fixait un rendez-vous +pour le 26, au boulevard de la Madelaine, non loin d'un chantier, où se +trouve aujourd'hui la rue Godot de Mauroy. Je m'y rendis, et il y avait +près d'une demi-heure que je l'attendais, quand il arriva. Je le trouvai +bien vieilli, bien changé; il me remit mes papiers, et nous nous +promenâmes long-temps, malgré le froid. Il ne me parla que de chagrins, +de contrariétés. Je fus saisie jusqu'à perdre contenance lorsque, +reprenant tout à coup le ton de l'ancienne familiarité, il me dit: +«Elzelina, me diras-tu la vérité? où et comment as-tu connu cet +extravagant d'Oudet, et qu'as-tu eu de commun avec lui?» Je me +rapprochai de lui, l'imagination frappée de terreur. Je lui racontai +tout. Il parut hésiter à me croire. + +«Vous n'avez jamais eu d'autres relations? vous n'avez fait aucune +confidence sur moi? + +«--Rien autre, je vous jure, et croyez, car vos doutes me font trop de +mal. + +«--C'est un extravagant qui, avec des talens, ne réussira qu'à se faire +fusiller. C'est un royaliste. + +«--Bah! est-ce qu'il y en a encore? + +«--Plus que jamais, ou d'ambitieux qui en prennent le titre. Mais je +vous tiens ici: vous avez froid, ma pauvre amie. Montons en fiacre; vous +me descendrez rue Lepelletier où j'ai laissé mon cabriolet.» Pendant ce +court trajet, il me força d'accepter un petit portefeuille. Je voulus +l'ouvrir; il s'y opposa. «Elzelina, vous me le rendrez. Vous allez dans +votre respectable famille: tâchez de vous soumettre; restez-y; allez +vivre à la campagne, vous avez des ressources pour la solitude; +croyez-en un homme qui vous a tendrement aimée, et que votre sort +intéressera toujours: écrivez-moi sitôt arrivée. + +«--À quelle adresse? + +«--À la mienne. + +«--Et madame? + +«--Ma femme sait, non pas que je vous vois ce soir ici, mais c'est +elle-même qui m'a dit que vous auriez peut-être besoin de moi pour +pouvoir retourner dans votre famille: femme angélique par ses qualités; +comme vous disiez souvent, une beauté mignonne. Oh! oui, j'aime bien ma +femme.» Son ame était dans ses regards. Je regardais avec une +respectueuse admiration ce grand guerrier, exprimant avec une si +touchante vivacité tous les doux sentimens d'époux et de père. + +«Cher Victor, m'écriai-je, que votre bonheur me fait de bien! Je vous +écrirai d'Anvers et de La Haye. Adieu. + +«--Encore une fois, Elzelina, vous m'avez bien dit la vérité sur Oudet? + +«--Mon Dieu, oui! ne me parlez donc plus de cet homme. + +«--Soit; mais ne vous liez pas avec lui: rien n'est dangereux comme les +intrigans politiques. + +«--C'est donc un conspirateur? + +«--Oh bon Dieu! un conspirateur! vous voilà sur le ton de la famille +régnante. Il est vrai que Ney vous en aura appris le langage. + +«--Mais je ne le vois point, Ney; il est marié. + +«--Oui, marié à une amie de la reine Hortense; lui, un brave, le plus +brave de nous tous, descendre au rôle de courtisan! + +«--Mais, lui dis-je, la femme de Ney est douée de toutes les vertus. + +«--Nul doute; digne du nom que Ney lui donne; mais c'est pour cela qu'il +aurait dû la choisir, et non la recevoir. Mais laissons cela; les farces +politiques finiront peut-être. + +«--Mais, mon ami, tout cela n'eût pas commencé, si vous eussiez eu plus +d'ambition ou de justice pour vous-même. + +«--Oh! Dieu m'entend: je ne porte point envie au Corse; je le méprise, +et je souffre de voir des hommes comme Ney lui servir de complice pour +asservir mon pays.» + +Jamais je n'avais vu à Moreau cette exaltation; je savais bien qu'il +n'avait jamais aimé Bonaparte, mais jamais son aversion ne s'était +exhalée en termes si énergiques. Il me donna encore tout ce qu'un homme +d'honneur peut concevoir de conseils pour une femme qui l'intéresse, et +je le quittai. + +Je ne revis plus Moreau. Ayant su que Ney n'était point à Paris, je +partis le lendemain même pour la Hollande, après lui avoir écrit pour le +prévenir de mon passage par Paris. J'arrivai sans accident, ce qui est +fort rare, à Delft, où j'avais des connaissances, et où je m'arrêtai +quelques jours. J'écrivis à ma cousine, et n'eus point de réponse; ma +lettre à ma mère reçut la suivante: + +«Ce n'est pas ici qu'on a demandé à _vous voir_, c'est à Amsterdam que +votre présence est nécessaire: rendez-vous-y sans délai, n'acceptez +_aucune somme comptant_ pour renoncer à la pension qu'on vous doit; on a +écrit à M. Krayenhof, allez prendre ses avis.» + +Sans laisser une minute à la raison, je répondis: + +«Puisque, après une longue absence, je ne reviens dans ma famille que +pour en être repoussée, qu'on me regarde dans ce moment comme _à jamais +étrangère_, je vais à Amsterdam, et traiterai de mes intérêts sans +prendre d'autres conseils que mes seules volontés pour régler des +affaires qui, dès ce jour, ne doivent plus en rien occuper une famille à +laquelle _moi aussi je renonce_. On a appris à ma mère à me repousser, +peut-être à me haïr! Mais en songeant que je suis l'image et _fus +l'enfant chéri de celui qu'elle pleure_, j'ose espérer que du moins +jamais elle ne maudira sa fille.» + +Deux heures après le départ de cette lettre, j'étais sur la route +d'Amsterdam; je me rendis de suite chez l'oncle de Van-M***; il me reçut +avec sévérité, mais sans outrage. Il me parla encore en expliquant +toutes les difficultés qu'éprouvaient mes droits à une pension. Il me +proposa un dédommagement dont il offrit de me faire l'avance. La voix du +bon et respectable vieillard plut à mon coeur. Je me livrai avec bonheur +à l'empressement de le convaincre qu'un vil intérêt ne me guiderait +jamais. «Je consens à tout, M. Van-H***, faites l'acte et je le signerai +sans lire. J'ai perdu tous mes droits, je n'en demande qu'à votre +pardon. + +«--Non, non; Van-M*** est mort en vous aimant; je ne peux vous haïr, +pauvre femme; tenez, lisez, et si vous approuvez, je vous compterai +12,000 florins.» + +Je signai immédiatement. Il me remit en outre une parure en rubis qui +était restée à Amsterdam, et que Van-M*** avait ordonné de me rendre. +Elle me fut volée ainsi qu'un nécessaire contenant 4,000 livres, pendant +la route. Crainte de retard, et désespérant de rien retrouver, je n'en +parlai pas, et j'arrivai à Anvers le 19 février. La première nouvelle +que j'appris à table d'hôte fut la conspiration et l'arrestation du +général Moreau, où se trouvaient des Hollandais, des Belges et quelques +Français. Si Bonaparte eût pu entendre les témoignages de l'estime +universelle pour l'illustre accusé! Tout le monde exprimait à haute voix +son indignation.--«Quoi! s'en prendre à Moreau, le plus honnête homme de +France! disait l'un.--N'importe, disait l'autre; sa renommée est une +rivalité, sa probité républicaine un reproche.--L'armée se soulèvera, +criait celui-ci.--Ne l'espérez pas: le consul n'aura conçu son affreux +projet qu'à coup sûr.--Alors, reprit un tout jeune homme, le tyran ira +le rejoindre, c'est moi qui le dis.» Et il continua sur ce ton. + +Anéantie de l'épouvantable nouvelle, j'avais gardé le silence, mais je +le rompis pour mêler les accens de ma propre indignation à celle du +jeune homme. Un des témoins me fit quelques signes de me défier, ce que +je tâchai de faire en modérant petit à petit mes expressions; mais mon +coeur parlait toujours plus haut que la prudence. La race des agens +provocateurs n'est pas, à ce qu'il paraît, d'invention nouvelle; car en +arrivant à Paris, mon retour fut presque aussitôt suivi d'une lettre où +l'on me demandait compte de mon voyage, de mes relations; on m'engageait +à m'exprimer d'une manière plus convenable sur le chef de l'état. Celui +au nom duquel on me donnait ces charitables avis réunissait alors deux +qualités dont une suffisait à mes craintes. Je me le tins pour dit, afin +d'éviter de nouvelles attentions du _grand_ juge et du ministre de la +police générale. Je restai à Paris pendant tous les détails de l'affaire +de Moreau. J'écrivis deux fois à Regnaud de Saint-Jean-d'Angely, qui +refusa de me voir, et m'envoya dire que le meilleur conseil qu'il eût à +me donner était de quitter Paris. Je vivais isolée, ne voyant aucun ami +du général, n'apprenant que par le bruit public l'issue du procès, la +noble conduite d'un de ses frères d'armes, la belle parole de ce juge +héroïque, de ce vertueux Clavier, qui répondit aux insinuations d'un +autre juge qui promettait la grâce au nom du consul, si le général était +condamné: _Et qui nous la donnera à nous, notre grâce, si nous le +condamnons?_ + +La liberté du général me rendit le calme; j'étais sûre que l'illustre +proscrit serait aussi heureux qu'on peut l'être loin de la patrie +esclave. Ayant alors beaucoup d'argent à ma disposition, et sous le +poids du triste isolement, je fis plusieurs tournées à Nantes, à +Bordeaux, à Tours. Je fis ces voyages sans but, sans plaisir, seulement +par le besoin d'objets nouveaux. Je dépensais mon argent, comme si cela +eût été une rente annuelle. N'ayant jamais connu les privations, +pouvais-je deviner la science de l'ordre et la nécessité de l'économie? + + + + +CHAPITRE LXXII. + +Ney.--Première entrevue.--Délicieuses, mais courtes illusions. + + +Ma destinée, si bizarre, a précipité tant d'événemens dans une carrière +pourtant encore si courte, que mon souvenir, qui en a conservé fraîches +toutes les émotions, en confond souvent les dates rigoureuses. +N'importe, s'il y a quelque obscurité dans la chronologie de mes +Mémoires, il n'y a que de la bonne foi et une religieuse fidélité dans +les aveux. Cette destinée, qui semblait se plaire à multiplier pour moi +les fautes, les commençait toujours par l'entourage des occasions et des +personnes les plus propres à me les faire multiplier. C'est ainsi qu'à +mon retour à Paris, D. L***, ce conseiller de toutes mes faiblesses, se +trouva encore auprès de moi. Hélas! que ce qu'on nous dit a d'empire sur +nous, quand ces paroles ne sont, pour ainsi dire, que l'écho de nos +sentimens secrets et la flatterie de nos rêves! Les premières paroles de +D. L*** me furent un immense bonheur: elles m'annonçaient l'arrivée +prochaine et positive de Ney. Toute la soirée se passa dans le rêve +enchanteur de mille projets, dans la douce espérance surtout de voir +chez moi l'objet chéri de tant de préoccupations. Je chargeai D. L*** de +me chercher un beau logement, de réaliser en billets tout ce que je +pouvais alors posséder, de me tenir un passe-port toujours prêt, afin de +n'avoir, s'il le fallait, rien à démêler avec les choses vulgaires de la +vie. Au bout de trois jours, j'étais confinée dans une délicieuse +retraite, rue de Babylone, petite, mais commode, et dans un espace +étroit renfermant l'ombrage d'un jardin délicieux. Les premières nuits +furent un enchantement au milieu duquel venait se mêler pour la première +fois cette inquiétude de plaire qui en indique le besoin profond. D. +L*** et mon miroir ne suffisaient pas pour me rassurer: l'amour n'a +point de vanité; et j'aimais bien, car j'étais bien peu contente. + +J'avais reçu trois lettres de Ney; elles étaient fort courtes, mais je +les relisais souvent. Les expressions n'en étaient point passionnées, +mais assez douces et assez aimables pour faire prendre le change, la +galanterie étant toujours pour un coeur de femme si près de ressembler à +la tendresse. Je préparai un mot pour lui, un mot qui pût me valoir à +son arrivée une prompte visite; mais il paraît qu'on a peu d'esprit +quand on aime, car ce billet était bien le plus sot et le plus mal +tourné que j'eusse écrit de ma vie; D. L*** se chargea de le porter à +celui auquel il était adressé; et dès le matin il sortait pour guetter +cette arrivée, la seule occupation de ma tête. Le quatrième jour de ces +courses complaisantes, D. L*** tardait à paraître: à sept heures du +soir, j'allais me mettre à table, mourant d'une impatiente terreur, +lorsqu'il entra en me criant de la porte: _Il est arrivé!_ je l'ai vu, +il tient votre billet. + +«--Et sa réponse! m'écriai-je. + +«--Il l'apportera lui-même. + +«--Quand? + +«--Demain. + +«--Quoi! pas une ligne? seulement demain!» et je tombai d'accablement. + +«Il ne pouvait ni venir ni écrire. Il était déjà comme au milieu d'une +cour; j'ai eu de la peine à pénétrer jusqu'à lui. Sa faveur est au +comble: on l'attendait au Luxembourg. Je l'observais avec attention, et +j'ai lu une bien douce surprise sur son visage; jugez-en par cette +question: Est-elle libre? la trouverai-je seule? + +«--Est-il bien vrai? lui avez-vous tout dit? + +«--Oui, tout; il le sait, le croit et le verra... et il sera trop +heureux.» + +D. L*** prononça ces derniers mots avec un accent que je ne lui +connaissais pas, mais qui me causa de la gêne en me faisant penser ce +que je ne saurais désigner mieux que par la bienveillance de notre +vanité, qui se complaît même dans l'apparence d'un hommage à nos +attraits, dont l'aveu nous offenserait et n'aurait rien de bien +flatteur. Enfin, je me crus obligée de contraindre l'excès de ma joie +par l'idée qu'il était pénible à D. L***. Que la vanité est +compatissante! ce n'était encore qu'un raffinement d'adresse de sa part +pour m'engager à lui épargner d'être présent le jour de la visite, et +éviter par là des éclaircissemens qui n'auraient pas tourné au bénéfice +de sa véracité. + +Que ce demain me paraissait long à paraître! Dès le matin, je me +promenais, je regardais, j'avançais les pendules. Il me semblait que je +distinguais le bruit de sa voiture. La fatigue m'ayant gagnée, je +m'assis au milieu de mon parterre, relisant l'ode tant célébrée de +Sapho. Une vague rêverie avait remplacé l'impatience; mais elle était +encore passionnée, car, pour les courts momens qui m'étaient promis, je +n'eusse pas craint de les acheter au prix de l'agonie du fatal +Promontoire. Qui n'a ressenti toutes les nuances des mille sentimens +contraires qui se succèdent dans les heures d'une première attente! +Hélas! je les éprouvais toutes ensemble, quand un cabriolet roulant avec +fracas s'arrête: la porte s'ouvre; et je n'avais pas eu le temps de +croire à mon bonheur qu'il m'était confirmé. + +Je n'avais plus d'esprit; mais j'avais tant de bonheur que là aurait dû +finir ma vie. + +Si Ney eût été un homme ordinaire, on eût presque trouvé sur son visage +de la laideur; mais avec sa noble taille, avec son attitude et ce regard +qui était tout l'homme, en voyant tant de gloire on croyait voir la +beauté. Quelques paroles avaient à peine été échangées entre nous, et +déjà nous causions, nous sentions comme des amis de vingt ans. Avec +quelle loyale probité il me rappelait le soin de mon avenir! + +Et je lui répondais: «Cet avenir, n'y pensez pas: savoir que quelques +battemens de votre noble coeur sont pour moi, n'est-ce point là toute ma +destinée?» + +Nous parcourions ensemble mon charmant asile; il en était ravi. «C'est +Moreau, me disait-il, qui vous en a fait hommage? + +«--Cette maison n'est point à moi; je la loue garnie. + +«--Mais cela vous ruine, si Moreau n'y pourvoit. + +«--J'ai tout refusé de lui. + +«--Il a mal agi, et vous aussi. + +«--J'ai eu trop de torts envers Moreau, pour que ses bienfaits ne me +fussent pas pénibles. + +«--Tout cela est trop romanesque, ma chère amie: Moreau connaissait +votre famille; il vous avait donné son nom, il vous devait une +existence; mais vous avez des talens, de l'éducation, vous aimez mieux +ne rien devoir qu'à vous-même. + +«--Ne gâtez point mon bonheur par les ennuis de la prévoyance. + +«--Vous m'intéressez trop pour que je ne prévoie pas à votre place. + +«--Je vous intéresse. Ah! ce mot me suffit. Que de devoirs vont nous +séparer! Que ce jour me soit dû moins paisse avec mes illusions; si ce +jour doit être mon avenir tout entier, ne l'attristez point d'avance.» +Ce mot était le cri du coeur; il le comprit, et son regard me dit assez +qu'il était heureux. Et moi, fière de tant de gloire et d'amour, je me +trouvais plus qu'une reine. + +Trop franc, trop loyal pour hésiter devant un devoir et un aveu, Ney ne +me laissa point ignorer les projets de Napoléon pour son union avec une +jeune et belle personne amie d'Hortense. À force d'admiration pour une +si haute probité, j'étais heureuse en l'entendant parler de cette union +qui, par un lieu sacré, allait le séparer de moi. + +«Mais si vous formez ce lien, lui dis-je seulement, vous poserez donc +les armes? + +«Les poser! j'espère bien rester le dernier sur les champs de bataille; +mais, vous ne le croirez pas, c'est Napoléon qui tient en général à ce +qu'on se marie. Je ne sais trop s'il a raison: car quel est l'homme qui +ne change pas un peu avec une famille, avec des enfans? + +«--Mais dans le haut grade où vous êtes parvenu, on peut être suivi de +sa femme? + +«--Ce serait n'avoir pour elle nulle pitié que de l'exposer ainsi aux +périls de la guerre. Nous sommes tous soldats; et, en nous élevant à un +grade, Napoléon ne nous élève qu'au droit d'avoir la meilleure part dans +les périls et dans les fatigues. Nous ne passons pas même les revues en +calèche, et nos pauvres femmes seraient fort mal sur un champ de +bataille. + +«--Ah! si j'en avais le droit, je saurais bien vous suivre au milieu de +ces travaux de la gloire, et la fatigue elle-même me paraîtrait déjà une +récompense.» + +Ney n'était pas homme à transiger avec un devoir, et j'ose dire que, +sans cette conviction, il m'eût été moins cher. Dans ce moment, le +devoir même lui était doux, car la femme qu'on lui destinait était en +tout digne de lui. D'après ses aveux de mariage, j'aurais craint de +donner à Ney de mon caractère une opinion défavorable en lui demandant +de revenir. Mais qu'il me fit heureuse en me disant: «Mais je suis libre +encore; vous ne me renverrez pas demain: à quelle heure serez-vous chez +vous? + +«--À toute heure. Je ne suis restée à Paris que pour vous; je n'ai +choisi cette retraite que pour vous y recevoir; je la quitterai, je +quitterai Paris, je quitterai la France quand je ne pourrai plus sans +crime vous y attendre. + +«--Vous êtes bien dangereuse! + +«--Je ne le serai jamais pour vous. Je prévois nos destinées, qui ne +peuvent être unies; mais je saurai préférer votre gloire à mon bonheur. +En vous perdant, aimer seule ne peut être un crime, et cela suffira +encore pour mon bonheur. + +«--Mais comment ai-je pu vous inspirer un sentiment si voisin de +l'enthousiasme? + +«--Depuis que votre nom fut prononcé devant moi par les témoins de votre +valeur et les compagnons de votre gloire.» + +Il me serra contre son coeur avec une violente tendresse, et avec ce cri: +«Je vous jure à jamais une amitié de frère.» + +Nous restâmes quelques momens dans le silence d'un bien doux +recueillement et d'une admiration presque égale. Ô gloire! tu n'es donc +point une chimère, puisque tu donnes tant d'élévation et de réalité à un +sentiment déjà aussi élevé que l'amour? + +Ney me quitta; mais la nuit était si belle, mais mon coeur était si +plein, que, le croyant encore présent dans ces lieux qu'il venait +d'animer, je parcourais avec délices les détours embaumés de mon jardin, +heureuse enfin d'avoir trouvé un objet à mon imagination, un but à mon +existence, un besoin de noble indépendance, et d'avenir digne du +sentiment qui venait d'embellir ma vie. + +Je résolus de réaliser tout ce qui me restait de fonds, de partir le +jour où _son_ mariage serait fixé irrévocablement, de m'assurer son +estime par cet effort douloureux, et de conquérir les droits si +consolans d'une héroïque amitié. Pour la première fois, j'avais de la +prévoyance, et je me rappelai que ma pension avait de longs arrérages +dont je songeai à presser le recouvrement, pour augmenter les capitaux +sur lesquels se fondait ma liberté. + +D. L***, qui s'était éloigné après la preuve de dévouement qu'il m'avait +donnée, la remise du billet tant attendu de Ney, revint le lendemain. Je +sentais le besoin de la reconnaissance pour ce qui me semblait un +bienfait, et en même temps un inexprimable malaise vis-à-vis de celui +que je voulais récompenser. J'étais déjà si fière d'avoir approché du +noble coeur depuis si long-temps appelé par le mien, que je craignais +d'entendre un mot, de soutenir un regard qui pût porter atteinte à la +flatteuse certitude d'être, par toutes mes relations et tous mes +sentimens, digne de son intérêt et de son estime. Je dis à D. L*** que +mon intention était de partir pour l'Italie aussitôt que le mariage de +Ney serait fixé. D. L*** parut hors de lui, non seulement par la +surprise de me voir instruite de cet événement, mais encore par +l'annonce de mon projet de quitter Paris. + +«Combien, me dit-il, vous êtes toujours extrême dans vos résolutions! +Pourquoi quitter Paris? Ney vous aurait-il déplu; lui auriez-vous +surpris des défauts? + +«--Quelle supposition! Serait-il possible de découvrir des défauts sous +tant de lauriers? Je l'ai trouvé mieux, bien mieux que je ne l'avais +rêvé; je l'aime, mais je pars, car il ne m'a juré qu'un attachement de +frère.» + +Hélas! la résolution était forte, l'aveu en était sincère; mais cet +héroïsme de la raison m'abandonna bientôt, et je ne pus retenir mes +larmes. «Mais D. L***, m'écriai-je, vous saviez qu'il venait à Paris +pour se marier?--Oui et non; mais qu'importe à votre liaison? + +«--Écoutez-moi: la jeune personne qu'il épouse est belle, aimable, voilà +bien quelque chose; elle-lui plaît, et c'est plus qu'il n'en faut pour +l'empêcher, à la veille d'un si prochain bonheur, de courir les chances +d'une passion nouvelle. + +«--Je ne dis pas non; mais ne vous exaltez pas, laissez passer les +fêtes, les premiers jours d'un hymen; restez, attendez, et vous pourrez +n'être pas déçue dans vos espérances. + +«--Affreux conseiller! je vois à quel prix vous voulez me faire acheter +le bonheur; mais comme j'en voudrais être digne, je n'en serais pas +capable, et ce mariage d'amour auquel il aspire ne serait qu'un mariage +de convenances, que je repousserais vos coupables idées. S'il fût resté +libre, ma vie n'eût été qu'une longue preuve d'amour; mais je veux +mériter au moins ce qu'il peut m'accorder encore. Tenez, ne dites plus +rien; je ne serai jamais à la hauteur de votre horrible morale. Mon +parti est pris invariablement. Chargez-vous de toutes les commissions +dont je vous ai parlé. J'espère voir Ney ce soir, ne revenez que demain. + +«--Adieu donc, belle dame, je vous laisse avec tout le charme d'une +douce attente. + +«--Ah! voilà un ton sentimental qui... + +«--Qui ne va pas, allez-vous dire. Ce n'est pas trop le mien; mais le +seul reflet de votre exaltation suffirait pour enflammer l'homme qui y +serait le moins disposé; et quand je vous entends je ne suis plus sûr de +moi-même. + +«--Si j'allais vous rendre honnête homme cela me ferait une réputation. + +«--Ah! je n'en vaux pas la peine: prenez-vous à un de ces grands +scélérats en habits brodés; mais un demi-coquin comme moi, qui, ballotté +par le sort, louvoie entre le mal et le bien, cela n'est pas digne de +vous. Servez-vous de moi, car je vous suis bien dévoué; mais ne tentez +pas ma conversion, parce que je ne serais qu'un maladroit en fait de +scrupules. + +«--Vous ne m'aviez jamais parlé avec tant d'esprit, ni surtout avec tant +de franchise, et + + J'aime à voir que du moins vous vous rendiez justice. + +«--Vous avez, certes, plus d'esprit que moi; mais vous n'entendez rien à +la partie véritable du bonheur. Vous avez, comme par miracle, tourné la +tête à celui qui vous la tournait: sa démarche le prouve. L'amitié de +Napoléon est un sûr garant de sa gloire et de sa fortune, et c'est ce +moment que vous choisissez pour vous éloigner de ce Paris où vous pouvez +briller, et cela pour des chimères dont vous auriez ri avec le vertueux +époux après la bénédiction nuptiale. + +«--Pour la dernière fois, affreux conseiller, cessez votre langage. +Puissé-je préférer toujours mes chimères à votre positif et à vos +réalités!» + +Il me quitta stupéfaite de sa logique, et attribuant sa franchise à +l'espoir d'exploiter la domination qu'il avait prise sur mon esprit, et +dont il comptait bien agrandir le cercle. + +Quelques minutes après le départ de D. L***, je reçus de Ney le billet +suivant: + + «J'ai beaucoup entendu parler depuis hier de l'amie du général; + j'ai beaucoup de choses à vous dire, de conseils à vous donner. Je + compte sur votre entière franchise et sur votre délicatesse, malgré + les _dit-on_ de la bonne compagnie. Ne pouvant venir que fort tard, + je vous en préviens, et je vous sais déjà si bonne, que je ne vous + fais pas même d'excuses d'abuser de votre patience. + + «À vous d'amitié, + + «MICHEL N...» + +Oh! que l'amour est une douce chose! qu'il est habile à nous rendre +heureuses! Je trouvais je ne sais quel charme à ce retard, qui me +semblait un sacrifice de ma vanité à ses devoirs, et un honorable +dévouement à l'attente... Oui, me disais-je, ma vie a maintenant un +noble but. Un sentiment pur s'est emparé de ma jeunesse pour l'arracher +aux sentimens du monde. En mourant, du moins, je pourrai me l'avouer. +L'amour est donc aussi une bien noble chose, puisque sa présence est +déjà assez forte pour me faire oublier ce passé qu'on a déjà lu, cette +série de fautes et de faiblesses remplacée déjà par le voeu d'une +irréprochable conduite. Lors même que cette passion généreuse est malgré +elle infidèle à ses sermens de vertu, n'est-ce rien que la flamme +qu'elle en ranime?... Je ne crois pas y avoir été entièrement infidèle. +Ney était libre encore: nous fûmes entraînés au delà de l'amitié +fraternelle; mais ces courts transports cédèrent à la voix du devoir +légitimé; et depuis cette première époque de félicité jusqu'à +l'épouvantable catastrophe qui termina une vie glorieuse, je puis rendre +à ma passion ce témoignage, qu'elle ne reçut jamais d'autre récompense +que la joie d'être ressentie. Hélas! dans l'âge mûr elle a été mon +refuge contre d'autres fautes, depuis que l'or de mes blonds cheveux +s'est changé en argent. + +Je passai une longue journée à attendre, à lire, à espérer, à me +rappeler; je me trouvais heureuse, et Ney, pourtant, n'arriva qu'à neuf +heures du soir. «Soyez fort pour nous deux, m'écriai-je en +l'apercevant!--J'ai pris de belles résolutions contre vous; mais comment +résister à l'idée de ce sentiment dénué d'égoïsme? je me marie! ma femme +possède tout ce qu'il faut pour plaire; je l'aime, je l'aimerai; +mais...» + +Qu'il me fut doux cet orgueil d'amour, de penser que je pouvais quelque +chose pour le bonheur d'un grand homme! + +«Quels sont vos noms de baptême?» me dit-il brusquement, quoique avec un +air de préméditation. J'hésitais.--«Dites-m'en un que personne ne vous +ait jamais donné. + +«Que je sois Ida pour vous: C'est un nom qui était bien cher à mon père. + +«--Eh bien, chère Ida! le sort, le devoir, l'honneur, exigent notre +séparation. Je suis dans un poste où se revoir est une chance; +promettez-moi, n'importe où me pousse la guerre, que jamais une lettre +de moi ne vous dira en vain: Ida me manque. + +«--J'obéirai, j'accourrai, quels que soient les distances, les lieux et +les devoirs. Je suis heureuse, rien que de le promettre.» Puis je lui +faisais raconter ces campagnes d'une valeur presque fabuleuse, ces +périls qui l'avaient toujours épargné, cette gloire, cette fortune +militaire, qui avaient tant d'admirateurs et qui n'avaient pas +d'envieux. + +«Ô ma chère! je suis un soldat, nous sommes tous braves, mais, j'ai été +plus heureux. La liberté m'a donné un sabre, la nature, de l'activité et +des forces. J'ai le coeur français, voilà tout le secret de ma destinée.» + +J'étais muette d'admiration devant tant de simplicité avec tant de +grandeur. Je sentais avec un secret orgueil qu'il fallait être plus que +belle pour mériter l'attachement d'un si haut caractère.--«Ney, lui +dis-je, me promettez-vous de me prévenir _ici_, vous-même, et non par +lettre, du jour où votre mariage sera fixé? + +«--Je vous le jure! + +«--Mais vous, Ida, promettez-moi de bien réfléchir avant de prendre un +parti; je ne pourrais jamais être heureux si je vous savais à plaindre. + +«--Cher Ney, je vous écrirai, j'apprendrai vos victoires; je vous dirai +par lettres mon amour... Nos destinées s'accompliront. + +«--Où prenez-vous donc, étrange et divine femme, tout ce que vous +exprimez si bien? + +«--Dans mon coeur... et il ne trompe jamais.» Il y posa sa noble main; je +la serrai avec force, et son regard me dit qu'il sentait tout ce que +j'éprouvais. + +Je vivais comme dans un nuage d'amour; chaque matin était un doux rêve, +une attente mélancolique et tendre, que la visite du soir confirmait +toujours. Les dernières entrevues me semblèrent pourtant empreintes de +quelques plus sombres couleurs. Son air avait été triste et préoccupé. +Il devait venir fort tard le lendemain. Je sortis dans la journée: en +rentrant j'appris que Ney s'était présenté chez moi, qu'il avait fait +mille questions avec tous les gestes de l'emportement et de l'humeur. +Voici le billet que je trouvai sur ma toilette: + +«La solitude commence à vous peser, à ce qu'il paraît... Mais je n'étais +attendu que ce soir; je n'ai pas droit de me plaindre... Au reste, +rassurez-vous sur votre réclusion; j'étais venu, pour vous en annoncer +le terme. Dans dix jours vous serez plus libre que moi.» + +À la lecture de ces lignes cruelles, comment rendre ce qui se passait en +moi? ce fut presqu'une agonie jusqu'à l'arrivée de celui qui la causait. +Dès que je l'entends, je me précipite vers la porte, je lui saisis la +main avec violence, et la portant sur mon coeur: «Que vous a-t-il fait, +m'écriai-je, pour le déchirer?» Hélas! la conviction fut prompte, car +mon langage était déchirant; mais admirez cette énigme du coeur humain. +Il avait accompagné ses premières questions sur ma sortie d'un certain +emportement et d'une certaine rudesse. J'avais comme peur de sa terrible +physionomie, et le retentissement de cette frayeur me semblait un +plaisir. + +Le ton devint plus timide et même plus gai. Je lui parlai de ma disgrâce +dramatique, qui pourrait bien avoir quelque rechute. «Quoi! vous +songeriez encore au théâtre? Dans vos projets vous compteriez celui-là? +Ô mon amie! j'aimerais mieux vous voir cantinière qu'actrice. + +«--Cantinière! pour cela j'y consentirais volontiers, car cela serait un +moyen de vous voir.» Il partit d'un éclat de rire à cette plaisante +déclaration. + +«--Une pareille vie, Ida, n'est pas faite pour vous. Le nom seul vous +l'indique assez. + +«--Mais quel malheur au moins, que je ne puisse, à votre mariage, +devenir garçon. Vous me feriez entrer au service; je vous servirais en +qualité d'aide-de-camp.» Je continuai ainsi à débiter mille folies et à +dissiper les nuages qui avaient obscurci son noble front. + +«Avez-vous toujours des habits d'homme? ajouta-t-il. + +«--Oui, garde-robe complète. + +«--Je vous ai vue sous ce costume; vous aviez l'air d'un franc mauvais +sujet. + +«--Mais c'est bien mal de me le rappeler, vous qui ne me trouviez pas +capable de la dignité de cantinière. + +«--Mais savez-vous que nous avons des cantinières de fort bonne +compagnie, de véritables femmes à sentimens, toutes fort laides à la +vérité; mais à l'armée la laideur même n'est pas une garantie de la +vertu.» Et là-dessus il me conta de fort drôles aventures qui, pour être +répétées, auraient besoin de l'excuse de sa gaieté militaire. + +Puis, en l'interrompant: «Vous verrai-je demain? le bientôt de votre +billet m'en laisse-t-il l'espérance? Oui; mais après, mon amie, bonne et +délicate amie, je vous écrirai. + +«--J'entends... Mon ami, vous serez heureux, vous le méritez si bien! +Mais, au comble de cette félicité, pensez, pensez quelquefois qu'Ida +n'en aura plus d'autre que de se rappeler ce qu'elle goûte encore dans +ce moment. + +«--Vous m'écrirez aussi; je veux toujours savoir où vous serez, ce que +vous ferez. Il faut mettre ordre à vos affaires. Voulez-vous que nous en +causions en amis, en bons enfans? + +«--Ô mon ami! de quoi voulez-vous me parler... d'intérêt? Vous voulez +donc me désoler? Je n'ai besoin de rien, je ne veux rien, je n'attache +de prix qu'aux souvenirs.» Pendant que je lui parlais, il détachait de +son cou une montre et la chaîne qui la suspendait. + +«--Vous l'avez portée, votre nom y est gravé; je l'accepte. Pourquoi +faut-il que bientôt elle marque l'heure d'un éternel adieu!...» + +Cet adieu, que l'honneur commandait, auquel même la délicatesse de la +passion s'associait comme à un sacrifice nécessaire, cet adieu ne fut +pas éternel, et pourtant il avait été sincère. + + + + +CHAPITRE LXXIII. + +Encore M. de Talleyrand.--L'envoyé de la République cisalpine. + + +Avant de prendre, pour ainsi dire, mon essor militaire, et de poursuivre +au loin l'image d'un guerrier, seul objet de mes affections, je dois +reprendre quelques détails et quelques souvenirs que plus tard, emportée +par le torrent des événemens et des malheurs, je ne retrouverai plus. +D'ailleurs, ce m'est à moi-même une consolation, comme une distraction +pour le lecteur, que ce retour passager à des émotions moins vives et à +des aventures moins sérieuses. + +J'ai parlé, dans le deuxième volume de ces mémoires, de M. de +Talleyrand, comme de l'un des hommes qui avaient laissé le plus de +traces dans une imagination pourtant aussi mobile que la mienne. Laisser +une mémoire si flatteuse après une liaison presque impoliment rompue +n'est pas certes une chose ordinaire; et il faut que les momens de +séduction aient eu bien du prix, pour que le coeur d'une femme ait si peu +de rancune. Durant mes séjours à Paris, sitôt que mon ame était un peu +tranquille, il était bien rare que je ne me remisse point en relation +avec M. de Talleyrand, dont le commerce a, par un heureux privilége, +tout ce qu'il faut pour plaire, sans qu'on en craigne trop le danger. On +se rappelle la démarche que j'avais faite au ministère des affaires +étrangères, le morceau bien précieux de sculpture que j'y avais déposé, +et l'indifférence qui semblait avoir accueilli un cadeau demandé et +digne dans tous les cas d'un remercîment. Comme on l'a vu encore, mon +amour-propre s'était un peu consolé par l'impossibilité d'une réponse au +milieu des indispositions et de la maladie qui avaient frappé M. de +Talleyrand. À plusieurs reprises j'avais renouvelé mes visites, et, je +dois l'avouer à ma confusion, elles furent toutes infructueuses. Voulant +bien montrer une flatteuse attention, mais nullement une importunité +toujours un peu ridicule pour une femme, je pris mon parti du silence de +M. de Talleyrand, comme je l'avais pris sur beaucoup de choses, mais +moins gaiement et non sans un vif regret, car j'avais toujours attaché +un grand prix à ma faveur ministérielle. + +Tout n'était pas vanité dans mes regrets, et il y entrait une haute +estime pour le mérite de M. de Talleyrand, et une appréciation de ses +brillantes qualités. Je ne me permis jamais de le juger comme homme +d'état, je n'ai jamais cherché à surprendre dans son intimité les +secrets de sa fine politique, que probablement son abandon même eût su +cacher; mais j'ai éprouvé dans ses conversations seulement spirituelles, +dans ses entrevues toutes désintéressées, un tel plaisir, que je ne +pouvais me défendre, en rentrant, d'en écrire les traits principaux et +les plus piquantes circonstances. Aujourd'hui, après vingt ans de +courses et de vagabondes distractions, j'aperçois encore dans mes +papiers dispersés les fragmens de cet album de la jeunesse et de la +prospérité, où M. de Talleyrand tenait à lui seul plus de place que tous +ceux que, sous d'autres rapports, je lui préférais. Voici quelques notes +qui datent de loin, et qui, je l'espère, sont encore véritables +aujourd'hui. + +Il est impossible de retrouver dans M. de Talleyrand d'autres vestiges +de son premier état, d'autres signes de l'épiscopat, que la forme de sa +coiffure. Il n'a conservé de l'église et de l'ancien régime que la +poudre et les bonnes manières. Même quand on sait qu'il a été prélat, on +reste dans une incrédulité parfaite sur ses vertus religieuses. Il est +vrai que ce ne sont point celles-là qu'en lui j'eusse pu apprécier. Ses +avantages extérieurs ne paraissent au premier abord guère plus saillans; +mais ce qu'il en possède il le fait valoir avec ce soin industrieux, +quoique non affecté, où excellent toutes les personnes qui, sachant ce +qu'elles ont de mal, donnent à ce qu'elles ont de bien ce relief +agréable dont leurs imperfections se couvrent avec bonheur. La +physionomie, comme on sait, embellit la laideur elle-même; qu'on juge de +son effet sur des traits gracieux et fins. Un certain voile étendu sur +des yeux dont la pénétration était presque un proverbe, lui imprimait un +charme, tout particulier. Quand il était debout, on faisait la part de +ses qualités avec restriction; mais assis et à regarder causer, l'éloge +ne devait avoir aucune réserve. M. de Talleyrand est un homme qu'il +fallait juger sur un canapé. + +Je crois qu'un des grands secrets de la supériorité de M. de Talleyrand, +qui lui a fait exercer tant d'empire sur ceux qui l'ont approché, c'est, +d'une part, l'apparente légèreté, le laisser-aller insouciant qu'il +montre dans les grandes affaires, et l'attention et presque l'importance +qu'il met à écouter et à dire dans les relations presque frivoles de +l'intimité. On peut avoir autant d'esprit dans ses propos, mais il est +impossible d'en laisser percer davantage dans ses réticences. Il y a +toujours je ne sais quel sous-entendu piquant dans ce qui s'échappe de +sa conversation. Une épigramme a presque l'air d'être en même temps une +confidence, et cet abandon, dont on sent qu'il reste le maître, captive +au point qu'on croit devoir lui en savoir gré comme d'une préférence, et +lui en garder le secret comme d'un mystère. + +Toutes les fois que je voyais ce ministre puissant, et pourtant si +aimable, cet abbé de la vieille cour, dictateur secret de la diplomatie +d'une république, je torturais ma petite érudition pour tâcher de le +comparer à quelqu'un des grands noms de l'histoire. J'avais beau +chercher, toutes les ressemblances me semblaient incomplètes, tous les +parallèles impossibles. Il me semblait que c'était un mélange de cette +fermeté du cardinal de Richelieu, sachant prendre un parti; de la +finesse du cardinal Mazarin, sachant l'éluder; de l'inquiétude et de le +facilité factieuse du cardinal de Retz, avec un peu de galanterie +magnifique de ce cardinal de Rohan, dont la nullité politique s'était +élevée par les aventures jusqu'à une certaine importance. + +M. de Talleyrand, qui, dès cette époque, inspirait aux partis plus +d'admiration que de confiance, m'a toujours paru tirer un merveilleux +avantage de l'hésitation dont il était l'objet dans les rapports +diplomatiques. Parlant peu, avec une sorte d'indolence et de +désintéressement auxquels on supposait toujours quelque intention +cachée, toutes les défiances possibles se déroutaient à deviner ce sens +mystérieux, cette arrière-pensée, qui n'existaient pas; et, n'en pouvant +trouver le mot, revenaient à la franchise par l'embarras, et à l'abandon +par le désespoir. + +M. de Talleyrand, dans la causerie, ne perd pas son caractère, mais il +l'assouplit avec beaucoup de grâce. Moi, qui ne me mêlais point +d'affaires politiques, qui n'étais pas capable de mesurer sa haute +capacité, il me semblait que ce devait être un homme bien supérieur, +celui qui pouvait oublier tout cela pour être aimable autant qu'il +l'était. + +Il est bien possible encore que l'opinion qu'il semblait avoir de mon +esprit ajoutât à toutes les illusions du sien. Le fait est que je +n'allais jamais au ministère sans y passer plus de deux heures. Mes +cheveux surtout excitaient les gracieuses attentions de M. de +Talleyrand, et ils furent un jour de sa part l'objet d'un travail fort +bizarre. Ses doigts en avaient tant admiré les blondes tresses, qu'ils +les avaient mis dans un désordre dont on ne devinerait jamais la +réparation. La main qui signait pour la France les traités de paix, +voulut elle-même mettre fin à la mutine indignation que ce désordre +m'avait causée, et me traiter comme une puissance dont il fallait +racheter la guerre. Voilà donc le ministre prenant une à une les boucles +flottantes, les roulant dans un papier fini et délicat, les multipliant, +les arrangeant toutes sous mon chapeau, exigeant que l'édifice restât +ainsi jusqu'à mon retour chez moi, où j'arriverais, disait-il, avec une +chevelure un peu moins belle que quand il l'avait bouleversée. + +Je poussai la patience aussi loin qu'il poussa la galanterie, et, +m'apercevant qu'il s'était servi de billets de mille francs en guise de +papillotes, je prenais et reprenais les mêches de cheveux, en disant: +«Monseigneur, en voilà encore une.» + +Avec la franchise qu'on me connaît, et qui peut seule servir d'excuse à +mes égaremens, j'ai acquis le droit d'être crue, et j'en profite pour +protester contre tout soupçon d'intérêt dans cette circonstance. Il +était trop tard pour me fâcher du stratagème que M. de Talleyrand avait +employé; un refus eût été ici une ingratitude, un signe de mauvaise +humeur contre lequel mon amour-propre flatté se révoltait: et comme +d'ailleurs cet hommage n'était point le prix d'une faiblesse, je me +figurai au contraire qu'il y avait quelque honneur à conserver ce que je +n'avais point eu la honte de conquérir. + +Cette anecdote prouvera toute la grâce que M. de Talleyrand savait +donner aux petites choses. L'espèce d'intimité agréable, quoique +innocente qui régnait entre nous, ne finit point là. Au moment où +j'étais dans son cabinet ainsi coiffée, en écoutant les mille choses +spirituelles que l'Excellence débitait avec une nonchalance délicieuse +et comme sans y penser, l'huissier se présente, et annonce le +citoyen..., envoyé de la République Cisalpine. + +«Allez vite dans ce cabinet!» me crie M. de Talleyrand. + +J'en tenais déjà la porte entr'ouverte: «Et cette brioche qui est sur la +cheminée!» répondis-je; puis je sautai pour l'emporter. + +«Laissez-la, reprit M. de Talleyrand avec un fin sourire; il n'en +mangera pas pour cela. Je ne veux pas vous rendre l'écouter trop +agréable.» + +J'obéis; mais, en écoutant de toutes mes oreilles, je n'entendis rien de +bien grave ni de bien mystérieux; je n'en remarquai pas moins la +supériorité de M. de Talleyrand sur l'autre diplomate: l'un avait le ton +aisé, ces manières faciles qui sont déjà de l'esprit; l'autre, au +contraire, faisait le sérieux et l'empesé, et tous ses efforts pour +cacher sa nullité la montraient. Le ministre français parlait de la +République Cisalpine, de ses intérêts, de ses rapports, de son +administration; et, l'on eût dit que l'envoyé apprenait toutes ces +choses pour la première fois. C'était un honnête homme, je crois, mais +qui n'avait pas l'air plus fait pour être diplomate, que moi pour être +reine. + +M. de Talleyrand vint à moi après la visite, et me dit: «Eh bien, +avez-vous écouté? + +«--Non; mais je vous regardais mystifier cet honnête citoyen. + +«--Citoyen! quel mot on a inventé là. + +«--Comment? + +«--Mais sans doute. Il était naturel au forum et au capitole, mais à +Paris il est ridicule. Vous êtes bien jeune, ma chère amie, mais vous +verrez encore bien des extravagances. + +«--Pour des extravagances passe encore, on peut en rire, mais des +crimes, mais du sang! ah! qu'au moins on nous en épargné désormais le +hideux spectacle! + +«--Il est plus facile d'espérer que tout est fini que de le garantir. +Nos politiques de massacre ont laissé des amis. + +«--L'homme qui vous quitte est-il de ces politiques-là? + +«--Non, c'est une _bête_.» Et cette épithète banale que tout le monde +peut avoir à la bouche, me parut par l'accent, et par le regard de M. de +Talleyrand, acquérir comme une acception nouvelle et profonde, et la +recevoir de lui devait être un brevet d'éternel ridicule pour les +victimes. + +Tout simple qu'il fût, monsieur l'envoyé cisalpin avait eu la finesse de +m'apercevoir à travers la porte entr'ouverte du cabinet du ministre: et +il n'en fallut pas davantage pour faire galoper sa lourde imagination, +pour éveiller les soupçons d'un crédit établi sur des motifs qui +n'existaient pas, et l'idée qu'il croyait sans doute bien ingénieuse +d'en tirer parti. Fidèle à tous les vieux moyens de la vieille +diplomatie, le bon envoyé, qui croyait aux maîtresses, sut découvrir mon +domicile et vint se présenter chez moi. Je fus on ne peut plus surprise +de la démarche, et je mis une extrême franchise à détromper l'étranger +sur sa supposition et sur l'influence qu'il s'en était promise. Au fond, +la chose eût été vraie, que l'envoyé n'en eût pas été plus heureux, car +je doute que M. de Talleyrand eût jamais pris ses maîtresses pour +confidentes, et partagé un secret ou un intérêt politique avec qui que +ce fût. À l'égard des femmes, j'ai toujours pensé qu'il y avait chez lui +un peu de Bonaparte; qu'elles pouvaient lui plaire sans l'occuper; qu'il +savait tout obtenir sans d'autres sacrifices que ceux d'une amabilité +momentanée, et que l'empire n'allait pas au delà d'une préférence, dont +avec un peu de tact une femme, même flattée, devait sentir la fragilité +et les limites. + +Tout cela était trop fin pour l'ambassadeur en question, et comme les +sots ont justement la prétention de beaucoup deviner, le pauvre homme +s'évertuait à être incrédule à mes assurances répétées. Prenant mes +dénégations pour un calcul qui attend un plus haut prix, il ne pouvait +se mettre dans la tête les choses simples; il ne pouvait s'imaginer +qu'une femme qui avait de la beauté, de l'esprit, de la jeunesse, et ses +entrées chez un ministre, ne fût pas à même d'en profiter pour elle et +pour les autres, ne fût pas initiée aux intrigues politiques et ne +spéculât point sur sa position, à la rigueur, au moins de compte à demi +avec l'Excellence à qui cela pourrait être agréable. + +Comme on le voit, mon diplomate n'était ni aussi bête que l'avait +qualifié M. de Talleyrand, ni aussi délicat que par compensation je +l'avais cru. Il renouvela ses visites et ses instances, qui d'abord +m'avaient fait rire avec une obstination dont son rang seul pouvait me +faire supporter l'ennui. Regnaud de Saint-Jean-d'Angly le vit souvent +chez moi, et trouvait qu'en le dégrossissant, qu'en le laissant parler, +on en pouvait tirer quelques idées capables de le sauver de la trop +sévère épithète que M. de Talleyrand lui avait donnée. Malgré ce +jugement un peu plus favorable, l'envoyé ne me paraissait pas mériter la +peine et le travail qu'il eût fallu soutenir pour apprécier son +amabilité, et toute ma patience se borna à le supporter sans trop +d'humeur jusqu'au jour où, s'apercevant que ses visites lui étaient +inutiles, il daigna les rendre moins fréquentes et enfin les cesser. + +J'amusai beaucoup M. de Talleyrand par le portrait que je lui traçai de +ce particulier plus politique que galant. En général, il paraissait +goûter mes saillies, et j'avoue que je ne me rendais jamais à l'hôtel +des relations extérieures sans le désir le plus vif de donner bonne +opinion de mon esprit. On voyait, à la facilité de M. de Talleyrand, que +la causerie lui était comme une affaire de santé, comme une distraction +nécessaire du souci des hauts emplois et des fatigues du cabinet. Il +laissait volontiers échapper des jugemens sur les hommes, mais avec une +malice qui n'avait rien d'amer, et, je l'ai remarqué, avec un sentiment +naturel de justice pour les talens. Nous parlions souvent de Regnaud de +Saint-Jean-d'Angely, et il rit beaucoup un jour de tous les éloges que +j'en avais faits, et qui se terminaient cependant par ce trait: «Il n'a, +avec toute son éloquence, que l'air d'un beau cocher de l'ancien +régime;» saillie que je crus d'autant plus pouvoir me permettre, que je +l'avais risquée auprès de Regnaud lui-même, lequel ne s'en était jamais +fâché, malgré ses prétentions aux bonnes manières et aux bonnes +fortunes, et y avait répondu par cette boutade qui était encore de la +fatuité: «_Oui, je pourrais bien ressembler à un beau cocher de l'ancien +régime, mais à l'un de ceux du premier rang, que souvent de nobles dames +ne dédaignaient pas de faire monter de l'écurie au boudoir._» + +Je ne trouve plus rien sur l'album où je transcrivais, il y a bien des +années, les principales circonstances de mes relations avec M. de +Talleyrand. Elles cessèrent après mon deuxième départ de Paris, malgré +plus d'une démarche. En ne répondant point à mes lettres, M. de +Talleyrand n'en conserva pas moins la _cléopâtre_, dont je lui avais +fait hommage. Je n'ai, jamais conçu la ténacité de ce souvenir, après +tant d'indifférence. + +Plus tard, quand, au milieu de mes malheurs le nom de ce ministre +puissant se présenta à moi comme un appui qui pouvait les soulager, je +n'avais à faire valoir que l'intérêt de la grande infortune dont j'eusse +voulu lui inspirer le respect. Sa position politique était trop délicate +pour l'immense générosité que j'eusse sollicitée de lui. J'essayai +pourtant de le voir, mais il n'aperçut sans doute que ce que ses devoirs +avaient de rigoureux, et je n'en obtins que cette impassibilité de +silence dont on ne peut faire un reproche à la grandeur; car ne point +répondre n'est pas refuser tout à fait, et c'est déjà beaucoup qu'un +homme d'État, dans les temps de réaction et avec les personnes +suspectes, se contente de les oublier. Ce n'est donc point moi qui me +joindrai à ceux qui accusent M. de Talleyrand de manquer des qualités du +coeur. Je lui en ai connu de trop nobles, pour que le sentiment de la +justice ne m'arrache pas un aveu contraire; et l'amour-propre blessé, +qui s'exprime ainsi, mérite bien quelque confiance. + +Cette digression était nécessaire, puisque M. de Talleyrand, qui a +figuré dans mes Mémoires, ne doit plus y reparaître, et que mes +relations, avec lui cessèrent depuis l'époque dont je vais poursuivre et +continuer le récit. + + + + +CHAPITRE LXXIV. + +Campagne de Boulogne.--Le Tyrol.--Munificence de Napoléon. + + +Il me faut un moment revenir sur mes pas pour retracer une scène dont un +hasard me rendit témoin, lorsque Ney fut prendre au camp de Boulogne le +commandement du 6e corps d'armée. Mais aussi je fis ce voyage pour le +seul bonheur de l'apercevoir. J'avais besoin de le consulter sur une +lettre qu'il m'avait adressée, et qui, au lieu de m'être remise par la +personne qui d'ordinaire me les faisait tenir, m'était parvenue par la +poste, et qui me paraissait avoir été ouverte. Elle ne contenait pas de +secrets, mais le style de Ney avait une énergie que tout le monde ne +pouvait lire. Il me parlait dans cette lettre avec une franchise fort +plaisante des intrigues des cantons suisses, qu'il avait désarmés avant +de négocier. Le désir que j'avais de voir Ney entrait beaucoup plus dans +ma détermination que la frivole prudence dont je prenais le prétexte. Il +rit beaucoup de mes terreurs, mais il eut de plus tendres remercîmens +sur ce courage d'avoir fait cent lieues pour l'en instruire. J'avais eu +dans le temps, à Toulon, une lettre pour l'amiral Bruix, qui commandait +la flotte de l'océan, mais Ney ne me permit pas de la présenter, +désirant que je fusse le moins du monde en évidence, par une délicatesse +qui me faisait d'une telle obéissance une gloire et un plaisir. +J'éprouvais un heureux orgueil à me donner des qualités qui pussent +mériter ses éloges. «Il y a certes, me disait-il, moins de _fagoteurs_ +dans les camps que dans les salons des Tuileries; mais il y en a, et les +mauvais propos nuisent au bonheur.» + +Le temps que je passai à Boulogne fut employé en promenades, en courses +à cheval, partout où je pouvais l'apercevoir. Nous avions un langage +mystérieux auquel Ney se prêtait, lui avec une complaisance et moi avec +un bonheur inexprimables. Qu'il était noble, au milieu de tant de nobles +guerriers! Quand un geste me disait: _je vous vois_, cette intelligence +muette, innocente et pure, suffisait à mon coeur. Un jour, en revenant +d'une de ces tournées de félicité mystérieuse, je vis ce que je vais +décrire. + +Les soldats faisaient de fréquentes patrouilles le long des côtes pour +empêcher la contrebande; j'étais assise dans une cavité du ravin qui me +servait d'abri: ma rêverie fut tout à coup interrompue par deux voix +d'hommes qui venaient d'au-dessus de ma tête. L'un disait à l'autre en +mauvais anglais. «Attendez, vous allez les voir dans dix minutes; ils +tourneront à la pointe, vous prendrez par le bas, j'irai parler au +commandant, je lui dirai: le vent vient de là, aussitôt vous le verrez +commander _un à droite_, alors c'est à vous à en profiter; je vous ai +promis une heure libre, et vous la garantis. Savez-vous qu'il ne s'agit +pas d'une bagatelle, 300 à 400,000 f. à gagner pour la maison +Ver...--Mais voyez-vous, dit un autre, vous lésinez, et quand il s'agit +de la vie, il faut payer.» Je n'entendis plus rien, mais je vis +effectivement une patrouille débusquer à ma droite, rétrograder, prendre +une direction opposée, enfin le marché se consomma avec toutes les +clauses que j'avais entendues. + +Je revis Ney le lendemain. Je ne lui dis rien alors de la petite scène +fort peu militaire dont j'avais été témoin. Mais plusieurs mois après je +lui en fis la confidence, en lui avouant que je l'avais ajournée de peur +de faire punir l'officier commandant la patrouille, pour sa coupable +connivence dans cette affaire. Ney me répondit qu'il me savait gré de +lui avoir épargné la douleur de chercher les coupables, et de punir un +officier français pour une fraude. Il ne me donna plus que vingt-quatre +heures à passer près de lui, me faisant promettre de rester tranquille à +Paris, sans courses et sans voyages inutiles. + +Je partis le lendemain même, et, arrivée à Paris, j'appris que Ney était +sur les bords du Rhin. En vingt-cinq jours il y était parvenu avec son +corps d'armée des bords de l'océan. Je me trouvai logée chez des +personnes toutes dévouées à l'empire, enivrées de la gloire militaire +autant que moi peut-être. On ne parlait que triomphes, conquêtes, +envahissemens, gloire de nos armes. Ma pauvre tête, remplie déjà +d'images et de pensées guerrières, ne pouvait se calmer et se rafraîchir +en pareille compagnie. L'exaltation me rendit bientôt insupportable le +paisible séjour de Paris, et malheureusement une imprudence conçue, une +folie rêvée, sont pour moi une folie faite. Mon plan fut aussitôt +exécuté que formé. Beaucoup de personnes de ma connaissance se rendaient +déjà à Milan pour les fêtes du 26 mai. Je n'avais pas cessé d'être en +correspondance avec le comte Strozzi, grand seigneur italien, fort +instruit, dont j'aurai à parler plus tard. Un de ses parens faisait +partie de la députation qui avait été envoyée pour offrir la couronne +d'Italie au vainqueur de Marengo et de Lodi. Je fus le voir; il me +facilita mon voyage et me donna une lettre qui dans la suite me valut la +faveur de la princesse Élisa, grande duchesse de Toscane. Avant mon +départ, je crus devoir encore écrire à Regnaud de Saint-Jean d'Angely. +Il craignit de me voir, tout absorbé qu'il était alors dans ses +admirations impériales. Son ancienne amitié céda aux scrupules de sa +conscience politique, qui ne me trouvait pas assez orthodoxe en fait de +dévouement, depuis surtout le procès de Moreau. Mais, quelque temps +après, lorsqu'il fut question de m'assurer une honorable existence, son +intérêt se réveilla, et c'est au compte avantageux qu'il rendit de mon +esprit et de mes qualités, que je dus une place à la cour de Toscane. + +Dans ce temps, j'eus occasion de voir le grand maréchal du palais, +Duroc, que déjà j'avais connu. J'en reçus l'accueil le plus aimable, +qu'il entremêla de quelques plaisanteries sur ma passion pour la gloire, +sur mon amitié fraternelle pour Ney. Il me demanda si je voulais de sa +protection près de l'Empereur; qu'il me ferait adjoindre à l'état-major +de Ney pour la prochaine campagne d'Autriche. Je lui répondis sur le +même ton, et lui fis part de mon projet d'aller au couronnement à Milan, +et de rejoindre Ney par le Tyrol. «Admirable plan de campagne! +s'écria-t-il en riant; je veux absolument vous présenter à l'Empereur. + +«--Non, non, j'ai toujours un peu peur de votre nouvelle majesté, et je +ne l'aime que dans ses bulletins de victoire.» + +Duroc ne manquait pas, quand il était un peu poussé, d'une certaine +amabilité. Nous dîmes cent folies. Il me demanda si j'avais beaucoup de +connaissances à Milan: «En avez-vous de marquantes dans le nouveau +gouvernement? + +«--Lorsque j'y étais avec le général, et que j'y étais sous le titre de +son épouse, les grands-juges et les excellences de toutes les classes se +glorifiaient d'être de mes amis; mais aujourd'hui je suis seule; +dépourvue de ce titre et réduite à mon seul mérite, qu'alors on trouvait +supérieur; je ne sais trop ce qui me sera resté de _ces bons_ amis de +cour, et si la réserve n'aura pas remplacé l'empressement. + +«--Ne craignez rien, me dit-il en me prenant la main amicalement, je +vais vous recommander à quelqu'un, et je vous promets que vous n'aurez +point déchu.» + +Les gens du pouvoir se trompent sur les puissans effets de la +protection. Cela ne vaut jamais la recommandation très simple et +publique d'un nom honorable. J'en fis à Milan la peu flatteuse +expérience. On m'y reçut avec politesse, même avec une politesse +empressée, mais défiante cependant. Je cessai d'en rechercher les +preuves. J'avais pris un appartement magnifique, et je me demande encore +aujourd'hui où je trouvais alors le secret de donner à l'argent une si +rapide et si folle circulation. Il y avait dans la maison que j'habitais +une actrice fort célèbre, La Pelandi, tragédienne d'un admirable talent; +elle savait le français, mais le parlait avec répugnance. Aussi notre +rencontre devint bientôt de l'intimité, lorsqu'en la voyant un jour +occupée dans le jardin à répéter, je lui offris de lui donner les +répliques. + +«Quoi! vous savez l'italien?» + +Je répondis, en la désignant, par ces vers de Pétrarque: + +Lieti fiori e ben note orbe +Che madonna pensando premer sole, +Piaggia che ascolti le sue dolci parole +E del piede alcun vestigio serba. + +Elle fut ravie, et j'y gagnai le délicieux plaisir d'entendre parler le +plus pur toscan par un organe enchanteur. C'était pour moi un nouvel +enthousiasme que le séjour de l'Italie. Je ne rêvais plus que poésie, +théâtre, beaux-arts. Tout, à cette époque, commençait à ajouter de +l'illusion à ce pays de merveilles. Vivant avec les artistes, +j'assistais à toutes leurs fêtes; et ils m'engagèrent facilement à +paraître dans le prologue d'une pièce de circonstance, où, sous le +costume de la Renommée, je débitai une soixantaine de mauvais vers +italiens, en déposant un laurier sur le buste de Napoléon. Le costume +m'était extrêmement favorable, et je lui dus sans doute d'éclipser +toutes les femmes fort jolies qui s'étaient disputé l'honneur de figurer +dans ce prologue. + +Je devais me rendre à un grand souper. En entrant chez moi pour faire ma +toilette, mon étonnement ne fut pas médiocre de trouver un mot de l'un +des plus intimes confidens de l'Empereur, qui m'engageait à me rendre au +palais impérial avec la personne qu'on m'envoyait. J'aurais ici, si +j'écrivais un roman, un superbe texte d'indignation et de magnifiques +phrases de refus, un beau faste de vertu blessée; mais j'écris des +événemens, les événemens d'une existence bizarre, aventureuse. Que la +sincérité, qui me fait fuir le mensonge et l'hypocrisie, me soit du +moins comme une vertu, à défaut de celles qui m'ont trop manqué. Je +n'eus aucune irrésolution: l'amour-propre en permettait-il? Quoique +toujours étrangère à l'ambition, j'avoue que le soin de ma toilette ne +fut point sans calcul; elle était en vérité bien ambitieuse. Arrivée au +palais, je trouvai l'ami du prince, qui m'en fit compliment, qui +m'assura de la haute estime du maître. «Je n'ai pas besoin, me dit-il, +de vous dicter le langage à tenir; mais une recommandation bien grave, +c'est de ne point vous intimider si l'on vous parle de Moreau. + +«--M'intimider! ne le craignez pas; mais si l'on me parle de Moreau ou +de Ney, adieu à la majesté. + +«--C'est une originalité ridicule; contentez-vous d'être aimable, vous +me remercîrez du conseil.» + +Au moment même une porte que je n'avais pas aperçue s'entr'ouvrit; l'ami +du prince se retira, et je me trouvai dans un cabinet de dix pieds +carrés avec celui pour lequel un empire était trop petit. Il n'y eut +d'abord ni salut, ni complimens; puis venant à moi, il me dit: +«Savez-vous que vous avez l'air ici d'être plus jeune de six ans qu'au +théâtre. + +«--J'en suis heureuse. + +«--Vous étiez très liée avec Moreau? + +«--Très liée. + +«Il a fait pour vous bien des folies! + +Je ne répondis rien. L'Empereur se rapprocha de moi et nous causâmes +avec plus d'abandon encore; il se faisait aimable, et je le trouvai +assez pour oublier Moreau, l'empereur, le roi; toutefois plus de +brusquerie que de tendresse. Il ne fallait qu'un peu de tact pour +s'apercevoir que les femmes ne pouvaient guère exercer d'empire sur +Napoléon; qu'il était capable de faiblesse, mais nullement de ces +attachemens aveugles qui peuvent devenir si funestes aux peuples chez +les souverains. Il n'y eut jamais à craindre avec lui que les trésors +publics fussent sacrifiés à apaiser les vapeurs et à désarmer la +migraine d'une favorite. + +Il n'ignorait rien de ma singulière existence, et me demanda si j'étais +attachée au théâtre de Milan, si je comptais y rester. Je lui répondis +que mon projet était, aussitôt après les fêtes, de voyager dans le +Tyrol. Il me jeta un regard dont rien ne pourrait exprimer la +pénétration, en ajoutant «Vous êtes donc Allemande. + +«--Non, sire, je suis née Italienne, et j'ai le coeur français.» + +Il me regarda de nouveau, resta quelques minutes indécis, puis me dit +seulement avec la nonchalance royale ou ministérielle: «Je m'occuperai +de vous.«Après cette vraie réponse de pétition, il disparut. Je fus +reconduite par mon introducteur qui m'accabla de questions, auxquelles +je répondis de manière à satisfaire sa curiosité ou son obligeance, et +nous nous quittâmes fort bons amis. + +En rentrant chez moi j'éprouvais une agitation extrême. J'étais fière et +humiliée; le passé venait en quelque sorte accuser le présent. Je me +rappelais que neuf années avant j'avais occupé ce palais, aujourd'hui +impérial, dans un éclat pareil à celui de ses hôtes couronnés; et j'en +revenais avec une invincible admiration pour le persécuteur de celui qui +m'en avait fait partager les honneurs, ce persécuteur qui venait de +placer son souvenir à la place du premier souvenir de l'exilé. + +Tourmentée par toutes ces idées, je pris de sages résolutions; mais la +fatalité était là pour les chasser. Deux jours se passèrent et je +n'entendis plus parler de rien. Les blessures de la vanité commençaient +à se joindre aux tourmens de l'ennui, quand je reçus la visite du grand +maréchal du palais. Il m'étonna beaucoup plus par la magnificence du don +qu'il me fit, que par l'annonce d'une seconde audience de l'Empereur. Je +voulus refuser le présent auquel je n'avais point de droits; Duroc me +donna de si bonnes raisons sur la nécessité d'accepter, que je m'y +résignai par dévouement, en lui demandant s'il fallait que j'en +remerciasse l'Empereur. «Certes, me dit-il; sans cela il vous en +demanderait des nouvelles avec humeur, avec inquiétude même; et dans +tous les cas il prendrait votre refus pour une ruse ou pour une offense. +L'Empereur n'est pas un homme comme les autres; il mérite bien de n'être +pas traité de même.» + +Je me rendis encore le soir au palais, comme j'en avais reçu l'ordre. +Même introduction, mais attente beaucoup plus longue. Le grand maréchal +me conduisit dans une pièce assez spacieuse, qui ressemblait bien plus à +un bureau de ministre qu'à un boudoir de souverain. L'Empereur était +occupé à signer un énorme paquet de dépêches; il ne fit que jeter un +regard à notre entrée. Le maréchal me fit signe de m'asseoir et il se +retira. Un grand quart d'heure se passa sans que l'Empereur parût se +souvenir que j'étais là. Tout à coup se tournant sans quitter la plume, +il me dit: «Vous vous ennuyez? + +«--C'est impossible, sire. + +«--Comment, impossible? + +«--Ne suis-je pas témoin des travaux d'un grand homme? N'y a-t-il pas là +quelque intérêt pour l'amour-propre?» Là-dessus je me levai; il en fit +autant, et il s'approcha avec beaucoup plus de grâce que lors de la +première entrevue. Tout à coup il regarda du côté de son bureau, +traversa la chambre, sonna, et d'une porte opposée à celle par laquelle +j'étais entrée, je vis un mameluck ayant derrière lui plusieurs hommes +qui restèrent en dehors. Je fus si étourdie de cette apparition, que je +n'entendis rien; les yeux du mameluck se fixèrent sur moi d'une manière +effrayante; il remit un paquet à l'Empereur, qui se rapprocha silencieux +de son bureau. Dans mon inquiétude je me levai, marchant librement et à +grands pas. Je fis comme si je n'apercevais pas l'Empereur venant +doucement derrière moi. Bientôt je le regardai; ses yeux exprimaient +bien plus l'énergie italienne que la dignité impériale. Je songeai peu à +l'étiquette, et il n'en fut que plus aimable; et notre intime causerie +se prolongea, à son insu comme au mien, jusqu'à deux heures du matin. +«Vous ne dormez donc pas, lui dis-je?--Le moins possible; ce qu'on +_prend au sommeil est autant d'ajouté à la véritable existence_, me +répondit-il.» + +Lorsqu'on parle d'un homme si extraordinaire, les plus minutieux +souvenirs ont encore je ne sais quel puissant intérêt; qu'on me pardonne +donc encore quelques détails. On a fait grand bruit de sa brusquerie +presque brutale: c'est une critique de la haine. Certes, Napoléon +n'était pas un grand homme dameret; mais sa galanterie, par cela même +qu'elle n'était pas d'une nuance commune, en devenait plus flatteuse; +elle plaisait parce qu'elle était sienne. Il ne disait point à une femme +qu'elle était belle, mais il _détaillait_ avec le tact d'un artiste ses +avantages. + +«Croyez-vous, m'avoua-t-il fort plaisamment, qu'en vous voyant au +théâtre, j'ai soupçonné un peu de contrebande dans votre beauté?» + +On à débité encore que sa peau avait la teinte et le désagrément de +celle des hommes de couleur: ceux qui l'ont vu de près se joindront à +mon témoignage pour le nier. + +Napoléon me parut mieux empereur que consul; sa physionomie avait gagné +de la noblesse et n'avait point perdu de sa simplicité; son regard était +d'une incroyable pénétration; les belles lignes de son profil surtout +rappelaient ce caractère _césarien_, signe de la grandeur, sorte de +prédestination de l'empire. Ses mains, auxquelles on a fait une +célébrité, ne démentaient point en effet leur haute réputation; j'en +remarquai l'étonnante blancheur, et il m'en remercia presque avec le +sourire d'une jolie femme. Tant il y a toujours dans les plus grands +caractères une place en réserve pour quelque puérile vanité! + +Je puis avouer ici un changement dans mes opinions, que tant d'autres +éprouvèrent comme moi à cette époque. À dater de cette entrevue, +Napoléon ne s'offrit plus à ma pensée que comme le plus grand homme de +son temps. Les doubles rayons du génie des armes et des affaires +brillaient sur son front; guerrier victorieux, souverain législateur, +ses luttes militaires étaient encore des veilles politiques. Dès lors +mon enthousiasme ne connut plus de bornes; et ce fut à ce point, qu'en +revoyant Ney, il s'en aperçut et m'en fit la remarque. J'oubliais de +dire que dans mon entrevue avec l'Empereur, quand je lui exprimai ma +reconnaissance de son magnifique présent[2], il me répondit: «Je me +souviendrai de vous, et nous _ferons plus_...» + +Il tint parole; car lorsque, trois ans après, Regnaud de +Saint-Jean-d'Angely présenta à sa signature mon engagement pour la cour +de Toscane, près de la princesse Élisa, l'Empereur dit; «Oh! c'est notre +_fama volat_; certes, j'approuve;» approbation qui me valut le retour de +Regnaud, sa confiance, dès lors entière, la protection et les bienfaits +de la soeur de Napoléon. + + + + +CHAPITRE LXXV. + +Départ de Milan.--Voyage dans le Tyrol.--Épisodes de ce voyage. + + +Je quittai Milan vers la fin de juin 1805; je m'arrêtai quelques jours à +Vérone, et passai de là dans le Tyrol, la vie tranquille et sédentaire +m'étant impossible. Je sentais le besoin de me rapprocher du théâtre de +notre gloire, pour laquelle se préparait une nouvelle campagne, qui +devait avoir aussi ses lauriers pour l'objet de mes voyages. Mon désir +de revoir Ney n'était pas cette fois sans l'hésitation de quelques +remords. J'avais beau me répéter que n'étant liée avec lui que d'une +amitié fraternelle, je n'avais rien à me reprocher; je n'en passai pas +moins quelques mois avant d'aller le rejoindre! + +Je pris à Vérone un domestique italien; j'achetai deux magnifiques +chevaux, je m'habillai en homme; et réduisant mon attirail à un simple +porte-manteau, j'entrepris la visite du Tyrol comme on ferait une +promenade à Vincennes. À Vérone, un pont sépare seul l'Autriche des +États cisalpins. La bourse bien garnie, c'est de là que je recommençai +mes caravanes guerrières. Dès la première dînée, l'inexactitude des +comptes me fit mal augurer de mon élégant domestique: je le congédiai, +sentant le besoin, dans une contrée si sauvage, de ne pas ajouter encore +à mes dangers. Je le remplaçai par deux bons guides, qui parlaient +l'italien et l'allemand. J'aurais voulu passer ma vie à courir de la +sorte. Chemin faisant, je me faisais raconter les exploits de ces +admirables chasseurs de chamois, dont quelques uns ne dépareraient point +l'histoire des héros. Les Français étaient venus jusqu'à Melwald, et mes +guides n'eurent garde de me laisser ignorer les prodiges de valeur de +leurs compatriotes. Au récit naïf de cette bravoure ignorée, je faisais +des voeux pour qu'un peuple si franc et si noble échappât aux désastres +d'une invasion nouvelle. Oui, je l'avoue, au milieu de ce pays, j'avais +quelque regret à nos triomphes, dont il eût été la victime. J'obtins des +détails curieux sur une montagne digne de la réputation du Saint-Bernard +ou du Mont-Blanc; et, comme aucune folie ne devait m'être interdite, je +résolus d'y aller en pélerinage, et courus grand risque d'y terminer le +pélerinage de ma vie. + +Je cheminais au milieu de mes rêveries et des rochers. À chaque pas +quelques ruisseaux se mêlent aux inégalités du terrain et aux accidens +d'une nature sauvage. Souvent les fentes des rochers sont couronnées de +fruits et de légumes qui y croissent; mais le seul chasseur de chamois +ose semer et recueillir dans des lieux où la mort est si voisine de la +vie. Des ceps de vignes se courbent en arcades; des fleurs grimpent en +festons autour d'arbres vieux et agrestes; enfin, c'est un spectacle +vraiment romantique que celui du Tyrol. Je croyais retrouver les champs +de Vallombrosa, les champs de mon enfance; et, bercée mollement par le +charme des souvenirs et la magie des émotions, je laisse tomber la bride +sur le cou de mon cheval, qui, effrayé, se jette de côté et me fait +rouler sur le courant d'un précipice. J'étais perdue, si mon brave +tyrolien, rapide comme la pensée, ne se fût élancé sur le fragment +chancelant d'un rocher. Tout cela fut un éclair, et je n'eus même peur +que par réflexion. Mon brave tyrolien en eut plus que moi; et sa joie de +m'avoir sauvé la vie fut aussi vive que bruyante. + +Je ne voulus pas, dans le premier moment, diminuer la joie de ce brave +homme par l'expression de la douleur que j'avais éprouvée; mais quand il +s'agit de remonter à cheval, il me fut impossible de poser la main sur +la selle: j'avais l'épaule démise, et déjà elle enflait +considérablement. Mon pauvre guide cherchait à me rassurer en me disant +qu'au prochain village nous trouverions un paysan célèbre par des cures +miraculeuses, et qu'il irait le chercher. Rien n'était moins fait pour +me tranquilliser, car je sais que pour ces sortes de cures la foi est +indispensable, et j'en manque totalement en médecine. J'avais donc +encore, outre mon mal, le mal de la peur. + +Mon guide me conduisit cependant à une maison fort propre, où bientôt je +fus entourée de toute une famille empressée à me prodiguer tous les +soins. L'homme aux miracles ne tarda point à paraître; son aspect +m'inspira plus de confiance que l'histoire de ses guérisons; et dès +qu'il m'eut adressé quelques explications sur son art ou plutôt sur son +expérience, en fort bon Toscan, je lui livrai mon bras avec une espèce +de sécurité fort résignée. J'étais habillée en homme, je voyageais +seule, il fallait bien que j'eusse la vanité d'un courage un peu viril. +Le brave homme voulut bien l'admirer; et, quand au bout de dix jours, +entièrement guérie, ne souffrant plus, je lui offris vingt louis, il en +prit deux. Il avait cependant une nombreuse famille et une fille veuve +avec cinq enfans en bas âge. Je voulus me faire conduire auprès de cette +femme intéressante, et je me trouvai heureuse de lui laisser des marques +de ma reconnaissance pour son père si désintéressé. + +Les femmes du Tyrol sont fort belles; mais elles se coiffent de manière +à s'enlaidir. Qu'on se figure de jolies têtes, couvertes d'un grand +chapeau à trois cornes rabattu par derrière. La jeune veuve était +heureusement dépourvue, quand je la vis, de cet ornement national. +«Hélas! me disait-elle à chaque mot de consolation que je lui exprimais, +je n'ai pas même le triste et dernier bonheur de pleurer sur la tombe de +mon mari, d'y placer l'image révérée de sa patronne. Vous allez en +Italie, fuyez les Français: partout ils portent la mort.» Je me gardai +bien de lui répondre que ma vie, mon bonheur, étaient dans leur camp et +tous mes voeux pour leur gloire. Je quittai ces bonnes gens comblée de +bénédictions, heureuse de leur laisser un peu de cet or, qui ne vaut que +par les bienfaits qu'il permet. + +Nous étions à un quart de lieue du couvent des moines de Wiltare, +lorsqu'un chasseur aborda mon guide, et lui dit en allemand: «Nous +allons encore nous battre: les Français vont marcher sur Inspruck. Mon +frère arrive de Hall; j'aime mon pays, mais je suis si las des +tracasseries sur la chasse, que pour rien je m'enrôlerais avec eux. + +«--Et moi, pour moins que cela, reprit mon guide en faisant un geste +d'exécution, je vous planterais ce plomb dans le crâne... Un chasseur +tyrolien trahir son pays!» + +Je ne parvins qu'avec peine à leur faire entendre raison à tous deux; +j'en vins à bout néanmoins avec une franchise égale à la leur. + +Je m'installai dans une auberge, et de là je continuai à parcourir le +pays. Dans une de mes courses, je fis la rencontre d'un Français que +j'avais vu à Milan, où il était attaché à M...; il me dit qu'il +voyageait pour son plaisir; la connaissance fut bientôt faite. J'étais +charmée d'avoir un compagnon de route, et L..., quoique d'un extérieur +assez peu prévenant, avait assez d'esprit pour rendre la société +agréable. Nous quittâmes Botzen pour aller à Leit, où nous nous amusâmes +beaucoup de l'air imposant et mystique de notre hôte, qui, en nous +servant un quartier de chevreuil, nous racontait très gravement les plus +étranges choses sur un roc du pays, d'où un ange avait fait descendre +l'empereur Maximilien, pendant une chasse. En nous exaltant son vilain +taudis, il nous parlait d'Inspruck comme d'un cloaque, et il n'avait pas +tort. Mais quand je vis cette ville, pouvais-je ne pas la trouver belle, +malgré sa laideur? elle retentissait des cris de victoire de nos braves, +et leurs drapeaux y flottaient mêlés à des drapeaux enlevés à l'ennemi! + +La bonne ville d'Inspruck eut bientôt l'air d'une ville française, où se +faisait le recrutement. Avec un peu de jargon allemand, je trouvai dans +cette même ville à me loger très agréablement à côté du célèbre +minéralogiste Schasser, dont je visitais le cabinet avec un peu +d'érudition empruntée, qui me faisait fort bien accueillir. Me faufilant +à travers des haies, j'aperçus Ney au milieu d'un brillant état-major. +Son rapide sourire, sans gestes, sans parole, exprima tout ce qu'il +sentait. Je reçus, en entrant, deux lignes où il me demandait si je ne +me lasserais pas de ma vie errante, si j'étais de fer, pour préférer +tant de fatigues aux plaisirs du repos. Je répondis par ces vers d'un +vieux poème italien que je m'occupais à traduire: + + Je préfère toujours, en suivant un héros, + La fatigue aux plaisirs et la gloire au repos. + +Je le vis un moment le soir; il me fit raconter ma chute et ma guérison +miraculeuse; Y croyez-vous? me dit-il. + +«--Mais je crois aux miracles que je vois. + +«--S'il en est ainsi, votre homme est précieux; je m'en vais l'attacher +à l'armée. + +«--Il vous fera volontiers grâce de cet honneur: les Tyroliens aiment +trop leurs montagnes. + +«--Et nous aussi: c'est pour cela que nous en avons délogé les +Autrichiens.» + +Quand je lui parlai du Français que j'avais rencontré dans les +montagnes, il m'adressa les plus minutieuses questions. + +«N'auriez-vous pas remarqué qu'il se soit mis en rapport avec les gens +du pays? + +«--Cela lui eût été difficile, car il ne sait pas un mot d'italien, et +encore moins d'allemand. + +«--Lui avez-vous dit que vous me connaissiez? + +«Comment pouvais-je confier à un étranger ce que vous m'avez priée de +taire même à l'amitié? + +«--Vous savez, ma pauvre amie, quoique vous ne recueilliez que +d'incroyables fatigues de votre attachement pour moi, combien il +m'importe qu'on l'ignore. + +«--Pour revenir à mon compagnon de voyage, je vais m'en débarrasser, +puisqu'il vous paraît suspect. + +«--Je crois que c'est un espion. + +«--Bah! il serait venu ainsi se jeter dans la gueule du loup? + +«--Il ne vous parlait pas de l'armée, de l'Empereur?» Me voyant résolue +à retourner en France avant la fin de la campagne, Ney m'engagea du +moins à m'établir dans une ville; je le promis et n'en fis rien: il me +retrouva partout en chevalière errante. + +Je fus pendant mon séjour dans ces contrées, et avec toute ma finesse +moitié italienne, moitié française, mise en défaut par deux Allemands +qui étaient pourtant bien de leur nation, et qui n'en avaient que plus +beau jeu avec moi. L'esprit, qui donne des lumières, donne aussi une +certaine confiance qui vous rend plus souvent dupes que les sots. J'en +fis l'expérience avec mes Allemands, et c'est ce que l'on va voir dans +le chapitre qui suit. + + + + +CHAPITRE LXXVI. + +Nouvelles courses dans le Tyrol.--Scène d'espionnage.--Madame Pâris.--Le +général Delzons.--Courtes entrevues avec Ney.--Souvenirs du général +Championnet. + + +Dans la maison où je logeais à Inspruck, il y avait une dame Murhauzen, +avec laquelle je parcourais le pays. Son fils paraissait avoir grand +peur des soldats français; mais cela était une frayeur de convention. +Enfin le jeune Murhauzen était un espion du cabinet autrichien. Avec un +peu de réflexion j'aurais dû le deviner; mais son air triste me trompa, +parce que je trouvais naturelle cette antipathie pour l'étranger. Mais +lorsque je découvris cela, il fallut toute la bonté de mon coeur pour ne +pas tout déclarer à l'autorité, et faire arrêter sur-le-champ les +coupables. Grâce à mon silence ils ne furent arrêtés que long-temps +après. Mais voici l'histoire de ce curieux espionnage dressé dans les +montagnes du Tyrol. + +Un pavillon de la maison où je logeais à Inspruck avec la famille +Murhauzen était occupé par une femme que j'appellerai Pâris, parce +qu'elle était cousine du garde du corps qui donna si intrépidement la +mort à Lepelletier de Saint-Fargeau, pour son vote contre l'infortuné +Louis XVI. On la disait fort affligée d'une perte récente. En allant la +voir avec le désir de la consoler, j'avoue que je fus assez mal prévenue +par l'appareil fastueux de son deuil, l'élégance de son désespoir et les +grimaces de sa douleur. Madame Pâris ne savait pas qu'elle allait +débiter son roman devant un témoin de certaines circonstances dont elle +allait maladroitement s'étayer. Madame Pâris était jolie; en la voyant +et en l'entendant, on la reconnaissait bien pour une femme de +l'aristocratie; elle avait de fort bonnes manières et peu d'instruction. +Si elle avait su pleurer, madame Pâris m'eût facilement trompée; mais je +ne pus jamais croire à la douleur de ses yeux noirs, dont l'expression +n'était pas l'attendrissement. + +Madame Pâris prétendait avoir suivi son mari à l'armée de Condé. À la +prise de Kehl, un chef de bataillon de l'armée républicaine l'avait +sauvée et conduite au général Joubert, qui la rendit à son père. Le +général Moreau avait fait exprès pour elle un voyage à Paris. Pénétrée +de tant de loyauté, elle avait trop loué devant son père ceux qu'il +haïssait comme ennemis de son parti, et l'avait quitté (ce qui était +pousser bien loin la reconnaissance). Après avoir perdu son mari +idolâtré, elle avait quitté les rangs des royalistes pour ceux des +républicains dans l'ardent désir de retrouver sa patrie, et de mourir +obscure aux lieux qui l'avaient vue naître. + +Je la laissai dire sans l'interrompre, attendant qu'elle en vînt à ce +qu'elle voulait de moi; elle y vint: il s'agissait de lui donner mon +passe-port, où l'on arrangerait le signalement, ou bien de lui en +procurer un pour se rendre, en France. Regardant alors la veuve et ses +complices, je lui démontrai avec une désespérante exactitude tous les +mensonges de sa narration. «Vous prétendez avoir été sauvée aux environs +de Kehl par le général Joubert: il n'y était pas. C'était le général +Férino qui se battait contre l'armée de Condé, lorsque le prince Charles +fut repoussé vers Ettinger. Quant à Moreau, il était à l'armée de +Sambre-et-Meuse; il ne fit aucune démarche à Paris en faveur d'une veuve +d'émigré. Il en sauva plus d'un sur le champ de bataille, et je le sus; +mais jamais il n'a été question du roman que vous venez de me débiter.» + +Après cet éclat, je vis la bassesse dans toute sa nudité. Il faut dire +ici que par prudence Ney avait voulu que je passasse pour la soeur d'un +des sous-officiers qui me remettait ses lettres. Cette circonstance +laissait de l'espoir à des gens qui ne connaissaient pas le soldat +français, et ce courage qui résiste à l'or comme aux boulets. Madame +Pâris crut devoir tout risquer. + +«--J'ai, me dit-elle, une mission pour la France, qui sera payée au +poids de l'or en cas de succès. Il faut un passe-port et quelques moyens +de liaison avec des généraux français.» Murhauzen ajouta que mon +dévouement me vaudrait une haute protection. Rien ne me fut pénible +comme le visage heureux de ce jeune homme, si jeune jouant la trahison. + +«Eh bien! belle dame, me dit madame Pâris, en me tendant la main, +êtes-vous _des nôtres_?» + +Je lui déclarai, en reculant, mon indignation contre de tels moyens de +fortune, et ma résolution de les en faire repentir s'ils ne quittaient +Inspruck dans les vingt-quatre heures. + +«Je saurai bien me faire protéger,» répondit madame Pâris. + +«--Et moi me faire croire en dépit de vos protections, parce que ceux à +qui je parlerai de vos menées savent que j'en suis incapable. + +«--Vous faites bien l'importante, pour la parente d'un sous-officier qui +suit l'armée! + +«--Eh bien! vous qui êtes si distinguée par les manières et si peu par +les sentimens, partez cette nuit même, ou demain vous êtes arrêtée.» + +Murhauzen me saisit par la main, et, me voyant si intraitable, descendit +aux supplications pour m'engager à tout le moins au silence. + +«Pas au delà de deux fois vingt-quatre heures,» fut ma réponse. + +Lorsque le lendemain je me préparais à changer de logement, la femme qui +vint me servir mon thé m'annonça que la famille Murhauzen était partie +depuis quatre heures du matin avec la dame française du pavillon. + +Je me décidai à prendre un nouveau logement; mais ne pouvant prévenir +Ney de ce qui m'était arrivé que le soir, je fus aise de ce retard par +la crainte que, si je l'eusse vu de suite, mon secret ne me pesât, et +par l'espoir, que quand je parlerais, les coupables du moins auraient eu +le temps nécessaire de pourvoir à leur sûreté. + +Quand je vis Ney, j'eus un moment d'inquiétude sur la manière dont il +recevrait ma tardive confidence. Qu'elle fut heureuse, ma surprise, +lorsque je l'entendis, au lieu de me blâmer, m'approuver avec éloges, en +me recommandant le secret! «Ils sont loin, me dit-il; j'en suis bien +aise. Je ne les crois pas dangereux; mais le fussent-ils, j'aime mieux +qu'ils soient arrêtés ailleurs qu'ici, et je préfère surtout ne jamais +vous devoir de pareils avertissemens.» Il me rappela ma rencontre avec +H*** à Belsona, en ajoutant: «C'est de la même clique. Il y a autour de +l'armée une fourmilière d'intrigans et d'espions, comme au temps des +représentans du peuple. C'était alors pour nous dénoncer; maintenant +c'est pour épier nos sentimens à l'égard de Napoléon. Eh! mon Dieu, +est-ce que le soldat s'inquiète des hommes? il ne voit que son pays, et +il y est fidèle et partout et sous tous les régimes.» Je m'enivrais au +son de ces nobles paroles. Que Ney était beau quand il parlait de gloire +et de patrie! + +Ney m'annonça qu'il me ferait partir le lendemain, me défendant de me +lier avec qui que ce fût pendant les séjours que je ferais durant la +campagne. Il me donna une lettre pour le général Godinot[3], son ami, +homme aimable et bon, que je ne vis qu'à Ulm, après avoir perdu la +lettre qui me recommandait à lui. + +Il ne m'arriva rien de bien extraordinaire dans cette campagne. Ce fut +une vie de fatigues que le délire de la gloire et de la passion pouvait +seul faire supporter, mais que je soutenais par un courage qui n'avait +que la courte mais bien douce récompense d'une surprise et d'un regard. +J'avais abattu mes cheveux; le soleil avait bruni mon teint; mon air +enfin avait pris quelque chose de si viril, que Ney me disait souvent: +«Si vous ne parliez pas, je défierais qu'on vous reconnût pour ce que +vous êtes, surtout à cheval.» J'en fis l'expérience, et d'une manière +curieuse, dans cette campagne, à la défense de Cattaro, où commandait le +général Delzons[4], avec qui j'avais eu des relations d'amitié. Me +voyant, au moment d'un repas militaire, _payer l'eau-de-vie_ à tout le +groupe qui entourait la cantinière, vrai modèle de celle qu'a chantée +notre Béranger, il demanda: Quel est ce jeune homme, _ce petit +homme-là_? Général, répondit l'Hébé militaire, _c'est un Parisien qui +veut se faire apprenti soldat; il paie largement sa bien-venue, mais il +ne boit pas_. En effet, ni l'exemple ni la fatigue n'influèrent sur mes +habitudes, et je n'eus jamais recours à cette ressource de forces +factices. + +J'ai appris plus tard, et de Regnaud de Saint-Jean-d'Angely, que +l'épisode d'espionnage, que je viens de raconter dans ce chapitre, que +le salut que durent à Inspruck des misérables à ma généreuse négligence, +que toute cette affaire, enfin éventée par la police impériale, excita +quelque refroidissement dans la faveur dont Ney était à si juste titre +honoré pour ses grands talens et sa bravoure. Il continua à se couvrir +de gloire à Magdebourg, à Iéna, à Friedland, à Eylau; mais Regnaud, en +me parlant de cette affaire, m'avoua qu'il n'avait fallu rien moins que +tout cela pour sauver Ney d'une disgrâce complète. On avait cru que Ney +avait été d'accord pour laisser échapper Murhauzen; et, lorsque +j'attestai à Regnaud que je n'avais confié à Ney cette intrigue qu'après +la fuite des coupables, il s'emporta au point de me déclarer que le +devoir de Ney était de me faire arrêter et conduire à Paris pour cause +de non-révélation. On voit que Regnaud de Saint-Jean-d'Angely n'avait +pas dévié en fait de dévouement. + +«Ney, lui dis-je, est un grand capitaine, et n'est point un fin +politique; il n'a jamais vu ni connu ce Murhauzen, pas plus que la dame +Pâris.» Aussi j'avoue que je fus saisie d'un effroi involontaire quand +il ajouta: «Comment se fait-il qu'on ait trouvé dans les papiers de cet +homme une lettre adressée au général Dallemagne, questeur du corps +législatif, où il était fortement question de la haute protection de Ney +pour une émigrée?» Dans cette affaire, comme dans celle d'Hervas, je fus +embarrassée, ainsi que cela arrive plus qu'on ne croit à l'innocence; +j'expliquai à Regnaud qu'il se pourrait qu'une lettre de moi au général +Dallemagne eût été égarée; qu'en effet j'avais long-temps entretenu, +quoique à de grands intervalles, avec cet officier une correspondance; +mais que je répondais qu'elle avait été exempte de toute réflexion +politique. + +À propos de correspondance, j'ai omis d'en mentionner une qui fut assez +active entre moi et l'un des plus grands capitaines de la révolution, +dont le nom n'a point encore figuré dans ces Mémoires, parce que, à vrai +dire, le fait de cette correspondance, ne se rattachant point à une +passion, m'est resté comme un souvenir plus tranquille et en quelque +sorte moins pressé; il s'agit du général Championnet. Je l'avais connu +bien long-temps avant le 18 brumaire; il passait pour Jacobin; je ne me +suis jamais aperçue que d'une chose, c'est qu'il avait fort bon coeur, de +l'esprit naturel, une imagination brûlante, le goût effréné de la +lecture. Un peu de vanité flattée m'avait conduite à cette amitié assez +vive, qui ne fut jamais qu'épistolaire. Fils naturel d'un avocat +distingué, Championnet était fort plaisant quand il parlait de sa +naissance; en général, il contait d'une manière fort originale. Du +reste, de la plaisanterie passant à l'enthousiasme, il citait volontiers +Plutarque après un lazzi. Il avait eu une liaison à Dusseldorf. Rien +n'était amusant comme le tableau tracé par lui de cette liaison, et de +la rivalité qu'elle avait amenée entre lui et Suchet. Venant de battre +les Autrichiens à Fenestrelles, il m'écrivait: «_On a voulu me souffler +ma belle et ma gloire; mais le petit Championnet a prouvé qu'il sait +conserver les deux. Pourtant,_ chère _frère d'armes, je me lasse du +métier; car nous avons bien l'air de ne nous être tant épuisés qu'afin +seulement de devenir libres pour un nouvel esclavage._» Je reçus encore +quelques lettres de lui après la journée du 18 brumaire, sur laquelle il +s'exprimait avec beaucoup de noblesse et d'indignation. Quand je passais +auprès de Ney quelques momens un peu tranquilles, il était bien rare +qu'il ne me parlât point de Championnet, dont il estimait la fière +indépendance. Ce qui lui échappait dans ses effusions me fit long-temps +croire que lui aussi était plus républicain qu'il ne lui convenait +ensuite de le paraître. + + + + +CHAPITRE LXXVII. + +Retour à Paris.--Le général Gardanne.--Départ pour l'Allemagne.--Mon +compagnon de voyage. + + +Après la paix de Presbourg, qui était venue suspendre les exploits de +Ney, je revins à Paris, où je pris un petit appartement dans le faubourg +Saint-Germain, n'allant jamais au spectacle, vivant fort retirée, ne +recevant personne, et heureuse, car je voyais Ney quelquefois. Son +projet était de me faire obtenir une place, pour les langues étrangères, +dans un des grands établissemens d'éducation élevés par la munificence +de Napoléon. J'avais beau lui montrer que mes campagnes n'étaient pas +des titres, ou plutôt étaient de singuliers titres à de pareilles +places, il insistait, et je ne le contrariais pas, parce que j'espérais +peu. Au commencement de 1806, il m'annonça qu'il était de nouveau appelé +à l'armée; que la campagne serait longue et rude; puis, me regardant +gaiement: «La ferez-vous, celle-là?--Belle question! vous me défendriez +de la faire, que je la ferais encore; au moins si vous êtes blessé, +trois cents lieues ne nous sépareront pas. + +«--Écoutez, mon amie, je vous laisse vivement recommandée à un ami qui, +dans quelques jours, dirigera votre départ.» Je fus un peu étonnée quand +je sus que l'ami auquel Ney devait me recommander était le général +Gardanne, que j'avais vu en Italie, dont Moreau appréciait la bravoure, +mais dont le ton plus que brusque m'avait toujours choquée, leste quand +il voulait plaire, rude quand on ne lui plaisait pas. + +Ney me dit en riant: «Mais, malgré ses manières, il est gouverneur des +pages de l'Empereur. + +«--Tout de bon? + +«--Je vous le jure. + +«--Voilà des élèves à brillante école! + +«--On ne veut pas faire des petits abbés de ces jeunes gens, mais de +braves et solides militaires. Voyez-vous, ma chère, vous parlez du +Gardanne général républicain, et moi je parle du Gardanne de cour; vous +reconnaîtrez vous-même la différence. Nous avons tous un peu subi la +métamorphose. Moi-même, n'ai-je pas le ton plus doux? Nous sommes tous, +tant bien que mal, déguisés en courtisans; cela est bien bizarre, +n'est-ce pas? + +«--Non, tout est bien, parce que tout sied à la valeur française. + +«--Du reste, soyez tranquille; Gardanne est un ami, il vous recevra +bien; il vous a vue avec Moreau, et la reconnaissance sera piquante. +Parlez-lui du passage du Mincio, qu'il traversa avec cent grenadiers +ayant de l'eau jusqu'au menton, et de sa bonne fortune après la bataille +d'Arcole. + +«--Mais vous n'étiez pas là. + +«--N'importe, j'ai tout su de la personne elle-même: une fort jolie +Piémontaise, ma foi! parente du comte de la Roquette, de Turin.» + +Ney partit, et les heures commencèrent à me paraître des semaines. +J'écrivis au général Gardanne; il me répondit, en me priant de passer au +château le lendemain. Il occupait un entresol du pavillon Marsan. + +J'attendis quelques minutes, et Gardanne parut. Je le trouvai bien +vieilli et bien changé: c'était vraiment un prodige, une politesse de +l'_oeil de boeuf_. Apparemment que je ne lui parus pas aussi changée, ce +qui amena une discussion assez singulière, et un échange de propos +galans qui me firent craindre d'accepter son égide pour le voyage; et en +effet mes mesures furent prises autrement. Je chargeai mes connaissances +de m'indiquer un officier avec lequel je pusse partager les frais et les +inconvéniens du voyage. La personne qu'on m'indiqua et qui vint me voir +tomba à l'instant même d'accord sur les conditions. C'était un officier +de hussards, depuis général de brigade. Déry, c'était son nom, me +prévint qu'aux frontières nous ne pourrions continuer la route dans la +même calèche, _les femmes à la suite_ étant proscrites; mais il me +promit d'arranger tout pour le mieux. + +Déry, dont la curiosité avait été vivement piquée par ma démarche +mystérieuse, fut cependant d'une discrétion parfaite. Bien éloigné de +cette banale galanterie, qui se croit obligée d'avoir des hommages pour +toutes les femmes, il se contentait de me montrer la plus cordiale +amitié. Quand nous descendions de calèche, il me laissait tranquillement +sauter à bas de la voiture, comme si j'eusse été un aide de camp. «Je +suis, me disait-il, bien peu galant avec vous; mais l'idolâtrie que j'ai +pour votre sexe me rend incapable de soins pour un pantalon, de +tendresse pour une cravate noire, de folie pour une casquette. Vous êtes +trop bien en homme pour être une femme dangereuse. + +«--J'en crois votre franchise, et je suis de votre avis: une _femme +garçon_ est moins gênante, mais elle est moins jolie. + +«--Vous allez trop loin; cet effet-là n'est pas général, il est chez moi +seulement personnel. + +«--Malgré cela, je vous assure que ce n'est point là mon costume de +conquêtes, ce n'est que mon habit de campagne. + +«--Mais ces campagnes, quel motif vous en a fait braver les fatigues et +supporter les tristes spectacles de la guerre? + +«--Celui qui nous fait faire ce qu'à vous vous fait faire la gloire. + +«--Vous allez rejoindre un amant? + +«--Non, mais un ami qui le fut, qui ne doit plus l'être, et qui demeure +l'unique objet d'une admiration passionnée, le héros de mon imagination, +l'idole de mon coeur. + +«--Heureux qui peut inspirer un sentiment si exalté et si exempt +d'égoïsme!» + +J'avoue que je fus flattée de voir un peu Déry revenir de ses +préventions, sans aucune curiosité indiscrète; et je m'abandonnai au +plaisir de raconter ma vie militaire. Il la trouvait bien aventureuse et +bien étonnante. «Hélas! lui disais-je, elle ne sert peut-être qu'à faire +naître l'idée de quelques défauts, plutôt que celle des qualités +courageuses qu'elle a réclamées. Mon Dieu, un peu de repos vaudrait +mieux pour le monde; mais je ne regrette pas d'avoir fait comme j'ai +senti. Si j'avais encore le choix d'une destinée, je prendrais encore le +tumulte d'un sentiment passionné, même malheureux, de préférence à une +vie tranquille mais morte, sans exaltation et sans ressorts. Cet homme +qui m'inspire cet attachement qui vous semble extraordinaire viendrait à +me haïr demain, que son image resterait là gravée et suffirait aux +battemens de mon coeur.» + +Déry avait deviné ce nom si cher qui m'occupait; il ne le prononça point +en signe d'intelligence; mais il prit plaisir à me vanter les exploits +de cette valeur qui chez Ney était presque fabuleuse, même parmi tant de +braves. Il m'indiqua adroitement un moyen sûr de faire connaître où +j'étais à celui que cherchait ma constance; mais je ne voulus point +l'employer: j'avais promis le mystère, et je voulus y être fidèle au +risque de mille dangers, de mille fatigues; au risque d'être mal jugée +et compromise. + +Je ne parle point de la route, déjà attristée par les commencemens de +l'hiver; je dis seulement à Déry que la saison m'effrayait pour nos +pauvres soldats; que le froid serait excessif. «Bah! me répondait-il +avec toute la gaieté des camps, ils n'ont pas _le temps d'avoir froid_.» + +Hélas! l'hiver n'a que trop prouvé plus tard qu'il était un ennemi, et +le seul qui pour nos armées serait invincible. Il a fallu tous les +élémens conjurés pour que notre France fût abattue. Et alors, que de +noms chers à mon coeur sont entrés dans l'histoire! Ce brave Déry, lui +aussi, fut moissonné à la fleur de l'âge, dans la fatale campagne de +Russie, terrible représaille de nos triomphes, plus terrible signal de +nos malheurs! + +Je ne sais si je me trompe, mais les peuples ne recommenceront plus rien +de pareil aux grandes destinées que nous avons vues finir! D'autres +gloires pourront naître, mais jamais la gloire des armes ne retrouvera +ces marches rapides du Tage à la Neva, cette course dans toutes les +capitales devenues comme des casernes françaises. Est-il une épopée à la +hauteur d'une telle histoire? + + + + +CHAPITRE LXXVIII. + +Bataille d'Eylau.--Ma blessure. + + +Dès le commencement de la campagne, Ney avait repris cette habitude de +prodiges qui le mettait toujours au premier plan d'une armée de héros. +Génesbourg, d'abord; le lendemain Elchingen; puis Eylau. Quelles +incroyables péripéties de victoires et d'émotions! Au milieu de toutes +ces gloires, mon obscurité était encore glorieuse: j'étais fière d'être +ainsi confondue dans les rangs qui, électrisés par un chef invincible, +enlevèrent le formidable plateau dont la prise laissa Ulm sens défense. +Dans mon abnégation de vanité j'étais heureuse; ma gloire, à moi, +c'était un regard surpris au milieu des dangers, des fatigues et de la +mitraille. Que de fois, dans ces rares momens, arrachée aux devoirs pour +les donner au bonheur, Ney me répétait: «Pauvre Ida, comme vous voilà +faite! vous êtes partout; vous ne craignez donc rien?» Alors je lui +racontais tous mes moyens de pénétrer jusqu'à lui, mes intelligences +pour me trouver toujours près de l'attaque. En lui parlant ainsi, je +pressais contre mon coeur cette main terrible à l'ennemi et toujours +secourable au vaincu. Oh! que le courage, que les vertus guerrières vont +bien à l'amour! et qu'il y a loin de cette passion ressentie sur un +champ de bataille, de cet enthousiasme mêlé de périls, à la galanterie +musquée de ces colonels de l'ancien régime, qui brodaient au tambour! + +Comme j'avais confié à Ney les services que m'avait rendus le général +Lariboissière, pour me faciliter les moyens de toujours l'approcher, il +se fâcha, en me renouvelant énergiquement l'ordre d'avoir aussi le +courage de ma consigne militaire. Je trouvais bien à cela un peu de +vanité; mais comme la mienne était de lui obéir, je lui promis tout ce +qu'il voulut. «Ayez un domestique sûr, me dit-il; avec lui, de l'or et +votre tête, vous devez vous passer de protections.» + +Nous nous séparâmes pour nous rejoindre bientôt. J'eus le bonheur de +trouver à Magdebourg un excellent domestique qu'une affection naturelle +portait vers les Français. Je fus ainsi débarrassée de la nécessité de +recourir aux guides du pays. Hantz connaissait la Prusse, l'Allemagne et +le Tyrol, du doigt, suivant son expression. Il entra en fonctions par +refaire mon porte-manteau. Je lui payai un mois de gages d'avance, +désirant voir s'il n'avait pas l'habitude de boire, précaution +nécessaire avec les domestiques anglais et allemands. Je ne me souciais +pas d'être, au milieu de tous mes dangers, encore à la merci d'un +ivrogne. Mais Hantz était un phénix; il régala ses camarades, fit +honneur à la générosité française. Hantz ne parlait pas mal français; il +me pria même de ne jamais lui parler que dans cette langue; en quelques +mois il était presque devenu puriste. + +Je craindrais de paraître barbare en prodiguant ici les descriptions de +toutes les scènes de carnage que traîne la guerre à sa suite, quand une +grande passion occupe le coeur, quand on a, pour ainsi dire, à débattre +sa propre existence sur ces horribles champs de la mort, dont je +supportais l'aspect sans trembler. Hantz, connaissant la rigueur du +climat, m'avait ménagé toutes sortes de précautions contre le froid. +Ainsi chaudement vêtue, chargée d'or, inaccessible à la crainte, les +obstacles de la route et de la saison ne faisaient que rendre plus vif +mon ardent désir de me rapprocher de celui dont un mot et un sourire +payaient cette vie de privations et de fatigues. + +Encouragée par tant de courses heureuses, ne croyant rien d'impossible à +mon habitude des hasards, j'avançai vers Mohringue. La route était déjà +encombrée de bagages et de blessés. Chacun était si occupé de lui-même, +qu'on ne s'occupait guère de nous. Hantz me faisait passer pour un +négociant se rendant à Chomoditen. «Vous ne pourrez traverser, lui +criaient quelques soldats; les Russes y sont. On les délogera, criaient +d'autres; ils sont en bonnes mains, Ney les attaque.» Hantz, ayant son +thème fait, les excitait à parler; c'était travailler à mon bonheur, car +en écoutant les soldats pouvais-je entendre autre chose que _son_ éloge? +Les blessés retrouvaient dans leurs cris de souffrance des cris +d'admiration pour un chef adoré. Dans une de ces voitures inventées par +le génie de l'humanité[5] contre le génie de la guerre, un Russe, mêlé à +nos blessés, était aidé et pansé par ceux qui souffraient moins. Oh! +c'était un beau spectacle que celui de cette valeur compatissante, après +avoir été si terrible! J'avais gardé le silence, malgré mon admiration; +mais au moment de la halte à un village, j'oubliai mon rôle, en +demandant à un aide chirurgien, qui avait été atteint lui-même dans ses +intrépides fonctions, la permission de distribuer quelque argent pour +boire au succès. Il me regarda en souriant, et, en me conseillant de ne +pas aller plus loin, si je voulais éviter d'avoir besoin de son +ministère, il me dit: «J'y allais, et vous voyez que j'en suis revenu +blessé. L'ennemi est en nombre, on le culbutera; l'affaire sera chaude. +Ney est à l'avant-garde avec les plus braves; le soldat est exalté +jusqu'au délire.» On ne trouva que quelques jattes de lait à distribuer +à nos blessés. J'avais une gourde pleine de Madère; Hantz avait une +autre gourde pleine d'eau-de-vie: l'idée ne me vint pas que nous +pourrions en avoir besoin pour nous-mêmes. On trouva aussi quelques oeufs +qu'on arracha, à l'aide de quelques pièces d'argent, à une pauvre +paysanne. De tout cela il fut composé un délicieux breuvage militaire. +Chacun eut son verre, à l'exception de ce brave Hantz, qui en fit le +sacrifice avec une joie charmante. + +Nous allions remonter à cheval et quitter nos camarades d'ambulance, +quand tout à coup nous fûmes entourés de troupes de différens corps, qui +se succédaient avec des cris de victoire. Ney venait de culbuter un +corps entier de Prussiens. Tout le monde se heurtait dans une route +étroite et mauvaise. Au milieu des chevaux et des bagages, j'aperçus une +femme habillée en jokey; elle avait quitté sa famille bien établie à +Hall pour suivre un sergent de grenadiers. Elle était d'une incroyable +beauté; et il n'y avait pas moyen que sa figure de vierge ne démentît +son déguisement. Elle fut bien joyeuse quand elle m'entendit lui +adresser quelques mots en allemand. Elle y répondit bien naïvement; mais +je ne veux pas affaiblir l'intérêt de sa petite narration, et je lui +conserve ses expressions exactes. + +«Oui, madame, j'ai tout quitté, parce que du moment que Bussières +(c'était le sergent) m'eut dit qu'il m'aimait, je n'ai plus vu que lui +au monde. Je n'ai pas volé mes parens, car je n'ai emporté que mes +bijoux et les six cents ducats que ma mère m'a laissés en mourant; +Bussières dit que c'est assez pour être heureux en France. Il s'est déjà +tant battu sans être tué, qu'il échappera encore. S'il est blessé, je le +soignerai bien; et s'il meurt, je me tuerai: voilà pourquoi j'ai senti +qu'il fallait le suivre. Je voulais marcher à côté de lui, mais il m'a +dit que c'était défendu; alors il m'a fait voir cet habit; mais quand je +saurai où il doit se battre, alors je donnerai de l'argent à la +vivandière pour qu'elle me laisse distribuer l'eau-de-vie. Bussières dit +qu'elles n'ont peur de rien; et moi, aurai-je donc peur d'offrir à mon +amant ce qui pourra lui être bon?» + +J'écoutais cette petite femme avec ivresse; je sentais et je me +promettais bien de faire comme elle. Nous étions près d'une espèce de +château; nous allions y faire halte, quand un commandement imprévu fit +tourner à gauche sur le flanc de la colonne. Nous aperçûmes le sergent +Bussières, qui était bien le type du grenadier français, tel qu'on l'a +vu, admiré, chanté et lithographié. La marche continua par des chemins +affreux: l'artillerie s'y embourba. Les nouvelles étaient assez peu +rassurantes; on allait bivaquer. «Il n'y a donc pas une maison ici? +dis-je à Hantz.--Non, monsieur (Hantz ne m'appela jamais autrement); +mais, avec un peu d'argent, je connais une bonne calèche qui pourra vous +en servir.» Je m'y logeai lestement, sans songer même au souper, me +fiant au zèle et à l'appétit de mon brave Hantz. Ma nouvelle amie de +bivac voulut absolument chercher son Bussières; mais au bout d'un quart +d'heure elle revint découragée. Je sentis, aux regrets plaisamment +exprimés par la pauvre petite, la triste vérité de cette maxime de +Larochefoucault, que, malgré la bonté de son coeur, _on trouve toujours_ +dans le chagrin de ses amis quelque chose qui flatte. Ainsi, en voyant +la jeune Allemande revenir sans avoir pu voir son sergent, je sentis +moins amer l'éloignement qui me séparait de mon héros, du maréchal Ney. + +À quatre heures on se remit en marche. Ma petite compagne était plus +fatiguée, et Hantz sut encore lui ménager une place sur un chariot. Les +troupes débouchaient de toutes parts. Qu'on imagine un amphithéâtre de +quinze lieues, couronné dans tous les sens de troupes de toutes armes, +l'immobilité imposante de ces masses, dont les évolutions étaient +pourtant si mobiles; qu'on se figure une femme comme perdue au milieu de +cette solitude vivante, et certes, si à mes incomplètes descriptions on +ne reconnaît pas la guerre, on reconnaîtra du moins l'empire des +passions à l'accumulation de ces images qui me semblaient alors simples +et naturelles. + + + + +CHAPITRE LXXIX. + +Suite du précédent. + + +Je tenterais vainement de peindre ce que, dans cette terrible journée, +j'ai vu de carnage et d'horreur. Conduite au sein des dangers sans +aucune intention belliqueuse, j'évitais cependant les combats qui ne +m'effraient point. Mais dans ce triomphe d'Eylau, si chèrement acheté, +je ne fus plus maîtresse de mes actions; il fallait marcher ou suivre, +et fuir était impossible: Ney était en avant, là comme toujours, au +poste du péril. + +Depuis plus d'une lieue nous trouvions des troupes échelonnées sur la +route. C'étaient des dragons postés pour diriger la marche des renforts. +Tous les soldats voyaient et annonçaient avec transport les apprêts +d'une bataille; tous étaient gais, impatiens, confians dans le génie de +leur chef et dans la vigueur de leurs baïonnettes. En le voyant, ils +croyaient voir la victoire. Il y avait dans la sécurité de ces courages +je ne sais quelle force surhumaine qui semblait défier la fortune. Je +puis assurer que je traversai toutes ces lignes, tous ces préparatifs de +bataille, avec mon domestique, aussi tranquillement que si j'eusse fait +une promenade au bois de Boulogne. La misérable bicoque d'Eylau avait +été abandonnée par les habitans, ainsi que toutes les maisons à quatre +ou cinq lieues de distance; au détour d'un chemin, j'en vis une dont la +porte était ouverte: Hantz y vint abriter nos chevaux. Un reste de +chaleur et les débris d'un repas prouvaient qu'elle venait depuis bien +peu de temps d'être désertée; mon infatigable aide de camp découvrit +même en furetant des provisions. Je ne saurais peindre avec quel plaisir +je préparai un grossier repas, me faisant fête de l'hospitalité +militaire que je pourrais offrir à nos braves. Hélas! il fallut bientôt +y renoncer pour nous-mêmes: nous avions eu à peine le temps de prendre +un _à-compte_, lorsqu'un coup de canon, annonçant le commencement de +l'affaire, ne nous laissa plus sentir d'autre besoin que de connaître le +point de l'attaque, la position du corps de Ney, et à songer à notre +sûreté. Hantz alla brider les chevaux avec quelque regret; il était dur, +en effet, de quitter si tôt et en pareille circonstance un si bon gîte. +Mais nous eûmes bientôt un autre objet de préoccupation: à un quart de +lieue nous trouvâmes les armées en présence; vingt bouches à feu avaient +fait sonner l'heure de l'extermination. + +Je ne sais quelle inspiration me poussa, mais je mis mon cheval au galop +vers le point même de l'attaque, de laquelle j'approchais. Je vis très +distinctement l'ordre de la bataille qu'entamaient trente pièces de +canon, en tête d'une division dont le général tomba blessé. Des +tressaillemens convulsifs saisirent mon corps; à ce terrible aspect, je +songeai à Ney; et à l'idée de la mort qui peut-être... j'étais déjà +tentée de maudire la gloire. + +Certes, les Russes sont braves; ils le furent surtout à cette affreuse +boucherie d'Eylau: immobiles sous la mitraille, ils n'avançaient pas, +mais ils ne reculaient pas non plus. Toutefois cet héroïsme avait +quelque chose de stupide; ce n'était pas cet élan de confiance, cette +inspiration de victoire qui circule dans des bandes françaises. Après +trois heures, l'attaque était générale et acharnée. Les bataillons, +arrêtés par une chaussée, ne pouvaient avancer en ligne. En un instant, +sans perdre le pas, le premier rang fait feu, puis s'ouvre au milieu par +droite et gauche et va par les flancs rejoindre le dernier, tandis qu'un +autre rang le remplace en tête. Qu'on juge des ravages que tous les +coups portent dans les rangs; et cette manoeuvre que je décris peut-être +mal, mais à laquelle à cette heure il me semble que j'assiste encore, +s'exécuta avec une précision et un sang froid douloureusement +admirables. La neige tombait à gros flocons sur cette scène d'épouvante. +Hantz me conduisit par un chemin de traverse vers les débris du toit +d'une masure. Je descendis de cheval et voulus envoyer mon domestique +découvrir de quel côté nous pourrions attraper la route de Chomoditten, +vers laquelle devait se trouver le corps de Ney. Hantz refusa +obstinément d'obéir, disant: «Mort ou vif, je ne quitte point d'un pas +_ma_ jeune maître.» Je commençais à éprouver du malaise, et je voulais +remonter à cheval pour échapper par l'action à l'accablement de mes +pensées, lorsque des cris, un bruit épouvantable quoique lointain, nous +clouèrent à l'étrier, la bride en main. «Oh! m'écriai-je, c'est une +déroute, que je meure avant!--Non, voyez-vous, _ma_ jeune maître, ce +sont les Français qui nettoient la plaine.» Les cuirassiers s'étaient +élancés sur une redoute et avaient été repoussés par les Russes. Les +fantassins l'attaquèrent: c'était une émulation de valeur et de rage. +Nous étions derrière un escadron de la division Montbrun. Je résolus de +ne plus m'éloigner de cette muraille de braves, qui me paraissait le +plus sûr rempart. C'était le moment où tous les corps _donnaient_. + +Que ceux qui n'ont pas vu de près une bataille se trompent quand ils +croient les chefs moins exposés que les soldats! J'ai surpris des +états-majors entiers, chargeant à la tête des divisions. Un instant la +cavalerie légère avait été mise en désordre et brisait ses carrés; tout +fut dans le même instant rétabli par l'intrépidité des officiers du plus +haut grade, restés fermes au poste. Les aides de camp, les ordonnances +volaient de toutes parts au milieu de l'obscurité et de la mort, avec +une intrépidité qui fait croire à toutes les fabuleuses descriptions des +poëtes. + +Dépouillés d'une partie de leur artillerie, les Russes, après d'inouis +efforts, commençaient à fléchir; on les poussait avec fureur. Je ne +dirigeais plus ma marche, je suivais le torrent. Dans cette mêlée, je +fus reconnue par Caland, vaguemestre du 3e corps. Il me prit sous son +égide, et, loin de blâmer mon imprudence, il se mit à louer ce qu'il +appelait ma bravoure dans ces termes énergiques que je ne puis répéter +pour les salons, mais qui composent, sans le dégrader, le vocabulaire +des champs de bataille. Je demandai à Caland si l'on savait quelque +chose de Ney. «Il chasse les grenadiers de Woronsof. Si vous voulez +souper avec lui, il faudra l'aller chercher un peu loin. + +«--Mais de quel côté? m'écriai-je. + +«--Impossible en ce moment d'y aller. Vous êtes bien ici; je veux vous +enrégimenter.» Un ordre soudain vint l'enlever à ses joyeux propos. + +On se battait depuis le matin, et il était déjà plus de trois heures; je +crus apercevoir les chasseurs à cheval de la garde: je m'approchai pour +m'en assurer, connaissant beaucoup leur colonel, le général +Lefebvre-Desnouettes. C'étaient la 4e et la 5e division de cavalerie +légère, qui, quelques minutés après, culbutèrent dans une charge jusqu'à +la réserve russe. Dans le moment régnait autour de moi une espèce de +calme, ou plutôt le bruit du canon et de la mousqueterie ne frappait +plus une oreille faite depuis six heures à leur tapage. J'étais alors +d'un sang froid qui, en me le rappelant ici à mon bureau, me semble +merveilleux, et que le lieu de la scène rendait tout naturel. Hantz me +força de prendre quelques gouttes d'eau-de-vie. Je déteste cette +boisson, mais en avaler une cuillerée suffit pour m'expliquer le juste +prix que les soldats y attachent. L'effet en est prompt; et si le +courage peut s'en passer, les forces en ont besoin. + +Déjà les mouvemens de nos troupes en avant laissaient l'espace libre au +service rapide des ambulances. Je vis là l'intrépide Larrey au milieu de +ses prodiges, ses dignes camarades fouiller les monceaux de cadavres +dont la terre était jonchée, pour arracher et secourir tout ce qui +respirait encore. Hantz s'était mis au service des ambulances avec une +généreuse activité, quand tout à coup les colonnes s'ébranlent de +nouveau. Mon cheval m'emporte; Hantz l'aperçoit, et stimule encore sa +course par celle du sien qui me presse. La charge sonne; notre cavalerie +est au galop avec son impétuosité de feu. On ne tourne pas l'ennemi, on +l'enfonce de front. Les Russes, formés par leurs défaites mêmes, +tiennent bon avec un courage et une habileté dignes de leurs maîtres. À +Eylau, quoique vaincus, les Russes devinrent presque des rivaux. + +J'avais toujours d'excellens pistolets et le sabre léger que Moreau me +donna lorsque je partis pour Kehl avec lui; armes innocentes, qui +n'avaient encore servi dans mes campagnes qu'à effrayer les hôtes +malgracieux qui voulaient trop me rançonner. Cette fois la mêlée, était +si chaude, que machinalement je me tins en garde, non pour frapper, mais +pour me défendre. Je crois même que, malgré cette attitude, je baissai +plusieurs fois la tête à la vue des coups terribles qui s'échangeaient +autour de moi; j'étais si serrée dans les rangs, que, perdant toute +raison, me voyant déjà foulée aux pieds des chevaux, je dégage ma main +par un mouvement rapide, je me précipite au plus fort de la mêlée et +reçois au-dessus de l'oeil gauche un coup de pointe qui me couvre le +visage de sang. Je ne sentis pas la douleur; mais la vue du sang me fit +mal. Aussitôt Hantz colle son cheval contre le mien, s'empare de ma +bride, et m'entraîne heureusement à cent pas en arrière. + +Il est arrivé quelquefois à ma vanité de laisser croire que j'avais +gagné cette blessure en me défendant; mais ici je veux être vraie, comme +je le fus lorsque Ney me dit quelques jours après: «Ah! nous voilà +véritablement frères d'armes; cela vaut _la croix_! + +«--Non, je vous assure, car je ne me suis trouvée là que parce que je ne +pouvais me retirer, et j'ai eu des frayeurs à mourir. + +«--Quand on a peur on ne vient pas si près du danger. + +«--Je croyais vous rejoindre...» Au fait, je me suis convaincue que +c'est un hussard français qui, entraîné par son cheval, le sabre à la +main, m'a appliqué le cachet du courage, que les soldats appellent _le +baptême_ de la gloire. + +Je restai long-temps à cheval, la tête entourée d'un mouchoir, le visage +considérablement enflé. Je vis le champ de la victoire après celui du +carnage; jamais il n'y en eut de plus sanglant. Je mis pied à terre près +d'un tertre où j'eus occasion de contempler toute la bonté des soldats +français, si terribles dans l'action. Nous aperçûmes étendu un grenadier +russe levant les bras et poussant des murmures inintelligibles. Un jeune +soldat de la ligne, blessé à l'épaule, nous appela pour lui aider à +soulever le Russe et à lui présenter sa gourde. Hantz était déjà en +devoir d'exécuter les voeux de cette généreuse pitié; il soulève le +Russe, puis le replace vite avec un cri d'horreur: le mouvement venait +de terminer son agonie! «Allons, c'est fini, dit le soldat français; +pensons à nous.--Allez prendre le cheval de mon domestique, lui +répliquai-je.» Frappé du son de ma voix, il me regarde et ajoute: «Il +paraît que vous avez reçu un joli _atout_; et vous êtes une femme, je +crois? + +«--Non pas, camarade. + +«--Vous êtes donc de ceux qui ne prennent ni barbe ni moustaches? c'est +égal, vous êtes brave. Allons rejoindre l'ambulance. À quel général +êtes-vous? car vous êtes secrétaire sans doute. + +«--Avec le général Nansouty, lui répondis-je pour en finir. + +«--Oh! je ne suis pas surpris que vous ayez été si près; il ne se cache +pas celui-là.» + +Nous marchions péniblement, car le froid était excessif, l'obscurité +déjà grande, les chemins épouvantables, et comme des montagnes d'hommes +et de chevaux sanglans, le canon grondant toujours au loin, et par rares +intervalles. C'est la gauche, répétait notre blessé; Ney est là, il n'en +aura pas non plus le démenti. Nous quittâmes notre camarade à un +misérable village où je voulais rester aussi, mais où Hantz ne voulut +pas que je m'arrêtasse, ayant, dit-il, trouvé mieux. En effet, nous +parvînmes à une maisonnette fort propre, où un brave homme et sa vieille +femme me prodiguèrent tous les soins que mon état rendait si +nécessaires. Comme tous les gens de campagne, la vieille avait des +prétentions médicales, et elle les exerça sur moi avec d'assez heureux +effets, au point que, le lendemain, l'aide-chirurgien qui survint, et +auquel je me confiai, me fit, par la douleur qu'il me causa, regretter +les bénignes compresses de mon premier et grotesque Esculape. + +Je trouvai moyen, par l'intermédiaire d'un commandant d'artillerie, que +je ne nommerai point, parce que j'ai quelques raisons de croire que ma +prudence sera agréable à sa haute position actuelle, d'instruire Ney, +avec lequel il était intime, de ma position. Trois jours se passèrent +dans les tourmens d'un silence doublement inquiétant. Le soir du second +jour, j'eus à me tirer d'un événement fort naturel en pareil lieu et en +pareille circonstance, lequel n'eut pas de suite fâcheuse, mais éveilla +des craintes toutes nouvelles sur les dangers de mon étrange isolement. +La maison de mes hôtes, commode et bien pourvue, avait échappé, je ne +sais comment, à l'envahissement des réquisitions militaires. J'étais +dans une chambre basse, Hantz couché à mes côtés sur un matelas; +l'équipement de nos chevaux gisait par terre; mes pistolets et mon sabre +pendaient à la fenêtre: tout cet attirail masculin causa l'erreur +momentanée d'une escouade qui entra pour chercher un gîte. Les soldats +pénétrèrent dans la maison avec ce premier vacarme d'une occupation +militaire, qui s'apaise bientôt par le repos et un repas. À leur entrée +dans ma chambre, je fus un moment interdite, en voyant leur joie de +faire des prisonniers. J'avouai en riant au sergent qu'il se trompait, +et cet aveu de mon sexe me valut les louanges énergiques de l'érudit du +détachement, qui me déclara une Jeanne d'Arc. Un accueil bienveillant, +une large _bien-venue_, gagnèrent bientôt les bons procédés de la troupe, +et aucun excès ne fut commis. + +J'eus à me louer particulièrement d'un sous-lieutenant de la troupe, +nommé Durozier. Il tempéra la gaieté que le repas et le vin commençaient +à rendre par trop militaire. J'avais montré à Durozier une lettre de +Ney, que je portais toujours sur mon coeur comme un talisman: c'était un +gage infaillible de respect dans toute l'armée. Il me conseilla de ne +pas rester ainsi exposée, car le lendemain les troupes devaient +augmenter en nombre. Je fus sur le point de demander une place dans les +bagages avec Hantz, et d'offrir nos chevaux aux officiers. Je n'en fis +rien heureusement, car dès le lendemain arriva une calèche envoyée par +Ney, pour me transporter vers le lieu où m'attendait le dédommagement de +tant de fatigues et de souffrances. J'oubliais tout, j'allais le revoir! +Je trouvais un charme secret dans mon abattement. Je pensais à la mort, +mais avec quelques délices; car la gloire me semblait, dans ce rêve, à +côté d'elle. C'était là de la souffrance, mais aussi de la volupté. Je +savais Ney victorieux, et je me croyais digne de lui, portant sur le +front l'irrécusable preuve de tout ce que j'avais fait pour m'approcher +de lui afin de contempler ses lauriers. + +Je me séparai de mes hôtes avec reconnaissance... et avec joie. Je fus +placée dans une bonne calèche allemande comme dans un lit, accompagnée, +de mon fidèle Hantz et de deux domestiques. Je ne demandai pas où nous +allions... On était venu de _sa_ part; j'étais sûre de le voir, que +m'importaient la route, la distance, le temps, la fatigue? «Je vais le +voir, et il est victorieux!» Ces pensées étaient ma vie et mon courage. +Nous fîmes huit lieues environ par d'affreux chemins, en n'arrêtant +qu'une fois. Je ne faisais aucune question, et je défendais à Hantz d'en +faire. Nous approchions, suivant Hantz, de Leibberger, jolie ville dans +une direction opposée à Eylau. C'était déjà un soulagement que de +m'éloigner de ces champs où tant de précieux sang avait été versé. + +Il était nuit quand la voiture tourna dans une cour spacieuse. On ouvrit +la portière; on m'enleva de la calèche. C'était Ney lui-même. Il me +déposa sur un lit de repos dans une salle basse. Je ne pouvais articuler +une parole; la souffrance, le bonheur, cette sorte d'abattement qui +s'empare de l'ame la plus vigoureuse au terme même de ses efforts, tout +cet amas confus de sentimens contraires formait cependant une extase de +repos et de félicité. Les regards, la voix de Ney, me disaient, et avec +quelle éloquence! que si j'éprouvais beaucoup, j'inspirais beaucoup à +celui que mon imagination n'avait jamais quitté, au héros dont la vie +était devenue comme mon ame, dont le souvenir était comme le ressort +secret de toutes mes démarches, et les paroles l'étincelle électrique de +toute mon existence! Eh bien! cette rencontre après la victoire était +l'abrégé, était la réalité, était en quelque sorte le dénouement de +toute ma vie. + + + + +CHAPITRE LXXX. + +Continuation de la campagne.--Le maréchal Lannes.--Retour à Paris. + + +Après m'avoir prodigué tous les soins d'une tendresse délicate, toutes +les expressions d'un attachement bien cher à mon coeur, Ney, tout entier +à ses devoirs, hasarda quelques paroles sur la nécessité de nous +séparer, me disant: «Ce moment est le seul que je puisse encore vous +donner. Il faut partir, mon amie, retourner à Paris. Si dans +quarante-huit heures la fièvre n'est pas trop violente, vous vous +mettrez en route avec votre domestique et quelqu'un de sûr.» Je le +regardais, je ne respirais qu'avec peine. «Vous vous arrêterez à Nancy; +je vous donnerai une lettre pour une famille au sein de laquelle vous +pourrez vous rétablir. + +«--Y pourrai-je parler de vous? m'écriai-je. + +«--Oui et non. Comme d'un ami de votre mari servant sous mes ordres, +mais point avec les élans de votre imagination italienne. + +«--J'entends, comme d'un protecteur, et avec la réserve d'une convenable +reconnaissance... Non, non, j'irai en Italie, seule, libre: là, du +moins, il me restera le bonheur de parler de vous comme je sens.» + +J'étais anéantie; mais quand on aime, les sacrifices mêmes de cet amour +redonnent à l'ame de la force, et comme un douloureux bonheur. Je savais +que l'énergie, la résolution, étaient de meilleurs titres auprès de Ney +que les accens de la faiblesse. Je m'efforçai de paraître ce qu'il +désirait que je fusse, résignée; mais je sentais même dans la dernière +joie de cette lutte de dévouement que pour moi tout bientôt allait +finir. + +La guerre était loin d'être terminée. La victoire d'Eylau avait été +presque négative, quoique les Russes eussent été vaincus. Nos pertes +étaient immenses. Augereau avait été blessé, son corps d'armée presque +écrasé; les généraux d'Haupoult, Catineau, Lacuée, Bourières, tous amis +de Ney, plus de trente autres de ses intimes frères d'armes, avaient +trouvé la mort. Ney me disait avec une sorte de désespoir: «Le tombeau a +englouti vingt mille Français, et il n'est pas fermé. Cela n'est pas +fini.» + +Hélas! il n'était que trop vrai. L'hiver se passa en escarmouches, en +siéges, en sanglans préludes, en levées d'hommes. Le maréchal Lannes +était avec Ney l'ame de cette armée, et lui seul à Friedland avait assez +décidé les affaires pour qu'elles fussent du moins glorieusement +suspendues. Rien de plus touchant que l'admiration que ces deux +guerriers exprimaient l'un pour l'autre. Lannes avait encore un peu plus +que Ney l'énergie du langage militaire; moins de noblesse peut-être, +mais autant de loyauté. On ne saurait imaginer un homme bourru avec plus +de cordialité, et quelquefois plus spirituellement trivial. + +Ma blessure avait été plus sérieuse qu'on ne l'avait cru d'abord, mais +l'intérêt qu'elle me valait de la part de celui pour qui je l'avais +reçue ne me laissait pas sentir la douleur. J'étais dans la maison d'un +chirurgien de Lieberstad, petit village voisin d'Eylau, entourée de tous +les secours imaginables; car on ne peut se faire d'idée combien les +Français, dans ces contrées tant ravagées par la guerre, s'en faisaient +encore par leur caractère pardonner les désastres. Pouvant enfin être +transportée, Ney me donna mon itinéraire, mon ordre de départ, et cette +fois je n'osai plus avoir de murmures contre cette indispensable +séparation.. Le spectacle de la guerre m'avait horriblement agitée, et +le sentiment des liens sacrés qui élevaient entre moi et Ney une +barrière respectable contribua, en me désabusant, à m'inspirer la force +du départ. Mon exaltation s'était calmée à l'idée des affections +légitimes entre lesquelles j'aurais eu honte de me placer, au souvenir +de cette jeune et belle épouse que Ney chérissait si justement, et de +ces nobles enfans, son seul orgueil avec la gloire de sa patrie... +Qu'avais-je, grand Dieu! à mettre dans la balance d'une si grande et si +pure destinée, sinon du remords pour tous deux? Ah! Ney m'était trop +cher pour ne pas les lui épargner. + +Je partis donc de Lieberstad le 20 janvier 1807. Le voyage fut on ne +peut plus pénible. Je ne comptai pas les jours, mais ils furent bien +longs avant que nous fussions parvenus à Nancy. J'y arrivai plus +harassée que le jour de ma blessure. Je n'y restai que quelques jours, +car l'enthousiasme de ce pauvre Hantz pour _sa_ jeune maître m'y eût +rendu l'objet d'une curiosité fort importune. Il fallut m'arrêter à Bar, +puis à Châlons. À Château-Thierry la fièvre se déclara; bon gré, mal +gré, je voulus continuer la route, mais arrivée à Saint-Denis il me fut +impossible d'aller plus loin; l'on me coucha. Au milieu des frissons de +la fièvre, je sentais comme un dégoût de la vie à l'idée de toutes mes +illusions perdues, de tous mes rêves évanouis, réduite, après la perte +de ce qui avait fait battre mon coeur, à la nécessité d'un avenir de +raison. Le matin, je ne pus me lever encore pour chasser mes tristes +pensées, ou plutôt pour les dissiper. Je me mis à refouiller mes +papiers. J'en avais une grande quantité, et comme dans le nombre il y en +avait de fort importans pour une foule de personnes considérées, je ne +voulais pas rentrer dans Paris sans réparer leur désordre. Il y avait, +entre autres, la minute de la lettre qu'on écrivit, à la date du 6 +fructidor an 5, au Directoire, pour dénoncer la trahison de Pichegru. Je +l'avais gardée comme une relique, et c'est d'elle que Regnaud de +Saint-Jean-d'Angely m'avait dit souvent qu'elle pourrait devenir un +contrat de deux mille écus de rente. Dans la disposition d'esprit où je +me trouvais, quels douloureux souvenirs cette lettre me rappela! Cette +preuve d'un caractère irrésolu, qui avait diminué pour deux partis les +proportions d'un tel homme, ne pouvait frapper mes yeux sans me retracer +le bouleversement que sa brillante destinée venait de subir; abattue, +après tant d'années, sur le soupçon d'une connivence coupable avec celui +que Moreau lui-même avait signalé comme traître et parjure à la +république. + +Je remis cette lettre dans le portefeuille qui contenait ce que je +possédais de plus précieux. Je dirai plus tard comment le tout me fut +volé à Gênes en 1808. + +Au bout de deux jours, ayant repris plus de force que de courage, je me +décidai à me faire transporter à Paris. J'y menai encore cette fois une +vie fort retirée, ma santé, ébranlée par tant de secousses, ayant peine +à reprendre. Je ne pouvais sortir que fort peu. La plupart de mes +connaissances absentes, sur les champs de bataille, j'avais quelque +répugnance à revoir les salons de Paris, vides de leur plus bel +ornement. + + + + +CHAPITRE LXXXI. + +Voyage à Gênes. + + +Je me décidai à quitter Paris, et je partis pour Gênes avec le +beau-frère du chevalier Dulfieme. À peine arrivés, mon compagnon fut +oblige de se rendre à Bologne, sur les instances du comte Caprara, neveu +de l'archevêque et chambellan de d'Empereur; il était son secrétaire, et +devint plus tard sous-préfet à Trévise. J'étais résolue à un assez long +séjour à Gênes et dans ses environs. J'avais emporté plusieurs lettres +de recommandation; mais persuadée par expérience que la meilleure +partout c'est l'argent, et tenant singulièrement à mon indépendance +d'heures, d'occupations et de plaisir, je ne fis que fort peu usage de +ces inutiles précautions. Je pris un logement sur le port, dont la vue +ravissante me tenait pendant les premiers jours clouée à mes fenêtres, +admirant le magnifique amphithéâtre qui a donné à la ville le surnom +mérité de _Superbe_. Levée dès l'aurore, je parcourais à cheval ce pays +enchanté. + +Gênes, ancienne république, qui a partagé long-temps avec Venise le +commerce du monde; Gênes, qui a traité de puissance à puissance avec nos +rois, ne formait plus à cette époque qu'un département de l'empire; +seulement, par un reste de respect pour sa grandeur passée, ce beau nom +de Gênes avait été donné au département, et ses magnifiques souvenirs +n'avaient point été ainsi enfouis sous une dénomination de fleuve ou de +montagne. Il suffit de parcourir les rues d'une pareille cité pour se +représenter son antique puissance. Il faut qu'un peuple ait presque mis +le monde entier à contribution pour être si bien logé. Ce sont que +palais en marbre, d'une grandeur et d'une beauté réelles encore par les +pompes du site où ils se reposent. Si l'on pouvait faire une estimation +de tant de richesses, elle monterait, je suis sûre, à une valeur et à +une somme que tout l'argent monnoyé du globe ne pourrait acquitter; +c'est en effet le monopole de plusieurs siècles immobilisé en quelque +sorte dans les rues d'une ville. Par un contraste qui ajoute encore à +l'idée de cette prospérité, c'est que la terre était si précieuse +qu'elle semblait être trop étroite pour contenir tant de monumens; car +ces palais si superbes sont épars dans des rues étroites comme des +ruelles, où l'on ne peut passer sans être coudoyé et heurté au moindre +embarras. Il en est trois cependant qui font oublier les autres par leur +imposante régularité, et quand on parcourt _Balbi_, Nova et Novissima, +on est tenté de s'agenouiller d'admiration devant tant de merveilles +enfantées par le génie des arts et payées par le seul génie du commerce. + +Mais combien l'imagination s'attriste bientôt après s'être exaltée à +l'aspect de la décadence des choses d'ici bas! Ces palais si magnifiques +sont déserts. Leurs riches propriétaires habitent les combles, les +marchands encombrent de leurs boutiques les étages inférieurs, et les +salons déserts ne servent guère qu'à exciter les visites des étrangers +et à provoquer les utiles aumônes de leur enthousiasme. Le plus beau de +ces palais est celui de M. Durazzo, dernier doge de la république, que +Napoléon avait adjoint aux tribuns français dont il avait composé son +sénat, espèce d'Hôtel des Invalides pour toutes les notabilités +républicaines. C'est une véritable merveille depuis les colonnes qui +soutiennent l'édifice jusqu'aux meubles qui le décorent et aux tableaux +qui le tapissent. Le palais _Durazzo_ était le séjour obligé des hauts +gouverneurs qui s'étaient succédé à Gênes, depuis la conquête définitive +des Français. Le prince Borghèse y venait étaler quelquefois sa +magnificence impériale; mais, par un contraste remarqué de tout le +monde, Napoléon, plus modeste ou plus grandement orgueilleux, avait +choisi pour demeure de prédilection, lors de son passage, le palais +presque délabré de Doria, lequel offrait, pour un homme tel que lui, +l'occasion de coucher dans la chambre où s'était aussi reposé +Charles-Quint, son prédécesseur en fait de monarchie universelle. + +Au milieu de toutes ces pompes, de marbre, je visitai avec plus de +plaisir l'église moderne San Syro, qui me frappa beaucoup moins par les +chefs-d'oeuvre des arts, que par la singularité des moeurs génoises, qui +permet aux belles dames d'y donner leurs rendez-vous et leurs plus +importantes audiences de galanterie; ce qu'il y a même de plus piquant, +c'est que les femmes ne portent guère cette facilité d'abord et de +conversation que dans le lieu saint, et qu'elles reprennent je ne dirai +pas plus de sévérité, mais au moins plus de réserve dans les salons. Il +est vrai qu'elles y sont, comme dans toute l'Italie, sous la haute +police de leurs chevaliers de tous les rangs, lesquels, suivant le +numéro d'intimité qui leur est accordé, inspectent et contrôlent leurs +coups d'oeil et le jeu de leur physionomie. Les femmes, qui sont en +général fort jolies, n'ont pas cette disposition malveillante qui, dans +d'autres pays, les porte à se critiquer réciproquement, et à se venger +en quelque sorte de leur vertu par leurs propos sur celle des autres. On +ne peut se faire d'idée de la vénération qu'on porte à celles dont la +beauté a été célèbre et les amours publics. La fameuse Argentine +Spinola, qui venait de mourir dans un âge très avancé, était encore +l'objet de toutes les conversations, et sa vieillesse même avait été +plus long-temps honorée, à cause de la popularité de ses aventures, et +surtout de sa liaison avec le maréchal de Richelieu. Je ne pense pas +pourtant que ce soit à cause de ce seul souvenir que je vis le portrait +de ce dernier dans le palais des doges, au milieu de deux des grands +hommes de la république; ainsi que celui du maréchal de Boufflers. Ce +n'en est pas moins une chose remarquable, qu'une ville où le peuple et +les amans ont de la reconnaissance. + +J'ai vu cependant à Gênes un plus beau spectacle que le palais _Serta_, +que l'église _San Syro_, que la place _della Fontana Amorose_; c'est la +magnifique horreur d'un orage soulevant la mer et buant le port. Une +croisière anglaise, occupée à lutter contre la tempête, avait attiré +toute la population à cette scène. Les canons de l'escadre ralliant les +embarcations légères, l'ouragan ébranlant toutes les cloches sonores de +la ville et autres villages d'alentour, comme si le maître du monde eût +voulu convoquer tout un peuple à un grand acte de sa puissance et à une +solennelle révolution de la faiblesse humaine. Moi qui avais vu de plus +près les dangers; moi qui, sans trembler, avais entendu gronder le +tonnerre des batailles, on croira sans peine que j'étais plus curieuse +qu'effrayée; et, en effet, ce souvenir ne se retrace dans ma mémoire que +comme une immense décoration d'opéra, mais, à vrai dire, la plus +imposante et la plus belle qu'on puisse contempler. + +Un peuple dégénéré peut n'être plus assez fort pour se défendre, peut +manquer des vertus qui préservent de l'abaissement et de la conquête: +mais de cette décadence à la bassesse qui baise ses fers, il y a loin; +et les Génois avaient justement, contre leur réunion à l'empire, cette +répugnance qui ne peut plus aller jusqu'à la révolte, mais qui ne sait +pas non plus descendre jusqu'à l'amour. Le commerce était ruiné, et +l'intérêt comme les souvenirs se réunissaient sans danger pourtant +contre nous. Les administrations étaient vigilantes, confiées à des +hommes habiles, et la conscription seule rendait le joug difficile +autant qu'il était pesant. Le général Montchoisy, qui commandait en +second dans la haute suzeraineté du prince Borghèse, tempérait, autant +qu'il était en lui, les rigueurs, et j'ai entendu dire de sa personne un +bien qui me flattait pour les militaires français. Du reste, quoique +ruinée, Gênes renfermait encore dans son sein trop de richesses pour +qu'elles eussent entièrement disparu, et le séjour en était fort onéreux +pour les hauts fonctionnaires publics. Le luxe et la dépense étaient là +comme une manière d'opposition; et comme l'empire n'en voulait d'aucune +espèce, l'Empereur avait cherché à s'attacher les illustrations +patriciennes par des faveurs, et accordait, je ne sais pas par exemple +sur quels fonds, de fort beaux supplémens de traitement au gouverneur et +autres représentans de son pouvoir et de ses intentions, de manière à ce +qu'ils pussent, par leur faste et leur représentation, écraser les fêtes +de la vieille aristocratie, et prévenir ainsi l'innocente sédition du +luxe génois. + +Ces précautions étaient grandes et nobles, mais n'étaient pas +nécessaires. La population de ces heureux climats se laissait aller au +courant. Son plus vif sujet de mécontentement n'était pas assez sérieux +pour être violent, car il consistait surtout dans le regret de faire +partie du même gouvernement que les Piémontais, que les Génois ont +toujours détestés. L'antique patriciat, ces vieilles et vénérables +familles, qui, sous la république, avaient toujours dans leurs palais la +porte ouverte et la table dressée pour la pauvreté, se croyait bien +déchu du pouvoir, mais non pas du droit de bienfaisance; et la noblesse +génoise se survivait en quelque sorte par ses bonnes actions. Elle +venait d'en donner, à l'époque de mon séjour, un exemple admirable. La +récolte avait été nulle dans toute l'Italie; les symptômes de la famine +se montraient sous un aspect effrayant pour les classes malheureuses. Le +comte Balbi réunit les plus riches de Gênes, propose une souscription +destinée à prémunir pour l'hiver le petit peuple par l'achat d'une +grande quantité de blés de France. Le noble comte s'inscrivit le premier +sur la liste pour 200,000 fr. Les autres chefs des grandes familles +l'imitèrent; et, sous l'empire, le peuple crut s'apercevoir qu'il vivait +encore sous la république. Je ne sais pas si la commission des titres, +qui commençait alors à distribuer les féodales distinctions imitées de +l'ancien régime, reçut l'ordre de comprendre une partie de la noblesse +génoise dans une large fournée de comtes et de barons, mais, à coup sûr, +cela eût été d'une sage et juste politique, tout-à-fait en harmonie avec +le bon sens de Napoléon, qui n'avait pas voulu rétablir cette +institution du passé pour des services gratuits, et seulement pour une +utilité d'antichambre. + +Gênes ne suffisait pas à mon inquiète activité d'esprit; aussi je la +quittais quelquefois des jours, des semaines entières, pour voir, pour +observer, et surtout pour courir. C'est ainsi que je visitai tout le +littoral de la Ligurie et toutes les villes des Apennins, dont je vais +retracer mes excursions. + + + + +CHAPITRE LXXXII. + +Excursion à Bobbio.--Souvenirs du général Junot. + + +Comme je ne fais pas un itinéraire, et que d'ailleurs les descriptions +n'ont d'attrait pour moi qu'autant qu'elles se lient à des souvenirs de +gloire, on concevra sans peine que, tout en courant dans un pays où +chaque ville, chaque hameau rappelle une bataille, et une victoire, je +ne manquais jamais d'interroger de droite et de gauche les paysans, les +aubergistes, tous ceux que le hasard me faisait rencontrer dans les +diligences, dans les maisons où j'étais présentée. Avec ma facilité +d'impressions, il n'y avait pas un village où je ne trouvasse à me +distraire, à m'occuper, reprenant bien vite ma course dès que j'étais +satisfaite. + +Bobbio est une petite ville au milieu des Apennins, alors chef-lieu de +sous-préfecture. Le spectacle des monts qui la cernent et l'emprisonnent +est d'autant plus imposant, qu'on a l'air d'être enfoui dans des gorges +de montagnes comme dans le fond d'un bocal. Les habitans sont plus +vigoureux que les autres Italiens. Le voisinage des montagnes y retrempe +sans doute continuellement une nature dont ils font d'ailleurs le même +emploi que leurs autres compatriotes, pour qui le plaisir semble un +besoin du climat. Le clergé, qui dans toute l'heureuse Ausonie partage +les goûts populaires et se trouve mêlé à toutes les fêtes, jouissait +même à Bobbio, quand j'y passai, d'un peu plus de liberté qu'ailleurs, +ce qui n'est pas peu dire en pareille contrée. Toutes les dames ont là, +aussi bien qu'à Gênes, la troupe obligée des adorateurs. Les jeunes +ecclésiastiques font leur partie dans les concerts; et j'en ai entendu +chez une noble marquise, déjà vieille, mais véritable Ninon de +l'endroit, qui chantaient le _seria_ et même le _buffa_ avec une +complaisance et une bonne volonté toute charitable. Je ne sais pourquoi, +quand j'en témoignai ma surprise au sous-préfet, qui était venu me +rendre visite, il me dit que les usages faisaient tout, et que dans le +carnaval plusieurs jeunes théologiens avaient figuré dans une mascarade +fort gaie, sans que cette liberté leur eût fait le moindre tort, et jeté +le moindre soupçon sur leurs dispositions religieuses. + +La danse est surtout ce qu'aiment de passion les habitans de Bobbio de +toutes les classes. Je n'ai jamais vu sur nos théâtres de Paris imiter +l'originalité de ces pas vigoureux et pittoresques que les élégantes +exécutent avec autant de fermeté que les paysannes. La montferrine m'a +surtout frappée par l'incroyable dextérité et la prodigieuse force +qu'elle exige. En général, on retrouverait dans les montagnes des +indications et des ressources pour la chorégraphie, et de précieux +rajeunissemens pour le goût blasé du public. Les divers opéras des +grandes villes devraient avoir, en vérité, des commis voyageurs. + +Les femmes sont jolies à Bobbio; c'est une observation qu'on peut +renouveler à chaque village de ces contrées, et je ne la fais que pour +constater ma justice distributive et mon désintéressement. Celles de +Bobbio ne m'ont paru avoir rien de plus remarquable que leur beauté +mollement efféminée, ce qui est bien quelque chose; elles saluent d'une +drôle de manière, d'une manière plus anglaise qu'italienne: la tête +seule s'agite, pour saluer, sur un corps qui reste immobile. + +Ce que j'appris de plus curieux me fut raconté par l'obligeant +sous-préfet, qui passait, malgré les plaisirs dont je viens de retracer +l'image rapide, une vie assez rude dans son petit empire, à cause de la +difficulté qu'avait mise le pays non pas à se soumettre, mais à +comprendre les lois françaises. Il y avait même eu, dans les premiers +temps de son administration, quelques soulèvemens des paysans +montagnards, d'ailleurs par la misère fort ingouvernables. Bobbio +n'avait fait, dans cette occasion, que ressentir le contre-coup des +mouvemens insurrectionnels qui avaient pris naissance dans les états de +Plaisance et de Parme. «Nos montagnards, ajouta le sous-préfet, +s'étaient mêlés d'ailleurs avec assez de bonne volonté à une bande qui +avait été rejetée du côté de leurs montagnes. Il y avait plus d'espoir +de pillage que d'esprit de révolte dans ces conjurés. Ils prenaient +impitoyablement les poules et les fonctionnaires publics. Les contes les +plus absurdes couraient la campagne. L'Empereur, suivant ces héros d'un +quart-d'heure, avait été battu par les Autrichiens, fait prisonnier avec +quarante mille hommes, et, pour tous ses péchés, jeté dans une cage, de +fer. Le général Junot, qui ne plaisantait pas en fait de rébellion, et +qui commandait alors dans les États de Parme, avait déployé cette +énergie militaire qui prévient beaucoup par la terreur qu'elle inspire; +et, pour, que l'idée des châtimens fût toujours présente à une +population plus remuante que dangereuse réellement, il avait commencé +par faire brûler le village de Mezzano, où le désordre avait éclaté +d'abord. L'adjudant général Grandseigne, homme bon et modéré, avait +adouci cette rigueur en permettant aux habitans d'emporter leurs effets, +et en faisant respecter l'église. Cela avait été, suivant mon aimable +historiographe, un curieux spectacle que celui des révoltés soumis se +réfugiant dans le temple préservé, et dansant avec une certaine joie à +la vue de leurs maisons en flammes, parce qu'ils prétendaient que si +l'incendie était un mal, il était aussi un bien, puisqu'il devenait une +valable quittance de leurs fermages arriérés. + +«Le général Junot, qui pensait avec raison que la présence d'un chef +redouté ajoute toujours à l'effet des grandes mesures, vint en personne +visiter le pays, que quelques exécutions avaient suffi pour pacifier. Il +fit son entrée solennelle à Bobbio, au son des cloches de toutes les +églises, où s'entonnait le _Te Deum_, entouré de ses aides de camp, des +hauts fonctionnaires de tout le pays, dans un appareil presque impérial. +La jeunesse, qui eût servi de renfort aux révoltés s'ils avaient réussi, +servit de garde d'honneur au brillant proconsul, qui fut reçu, +complimenté, harangué par les officiers municipaux aux portes de la +ville, au milieu d'un groupe de femmes élégantes. La marquise de +Malespina, la Corinne de l'arrondissement, lui débita des stances faites +par elle en société avec un adjoint du maire dans lesquelles le Pénicé +inclinait la tête, et la Trebia penchait son urne devant le dieu de la +guerre et les foudres du nouveau Jupiter tonnant. Le général reçut +immédiatement les autorités à son hôtel. L'admiration fut universelle +quand tout le monde l'entendit répondre au président du tribunal en fort +bon toscan. Presque sultan en même temps que général, Junot était étendu +sur un canapé, ses officiers, ses aides de camp, sa suite, les +fonctionnaires ne prenant pas la liberté de s'asseoir devant lui; il +paraît qu'il ne permettait cette distinction qu'aux femmes, encore +fallait-il qu'elles fussent jeunes et jolies. Bobbio, au lieu d'être en +état de siége, fut en un véritable état de fête. Le peuple dansa dans +les rues; _les gens comme il faut_ composèrent, chez la marquise, un bal +très brillant de sous-préfecture. Junot regarda avec plaisir nos +montferrines, soupa très honorablement: il s'était un peu plus défié de +notre vin que de notre accueil; aussi ne prit-il que d'un excellent +bourgogne, qui faisait, m'a-t-on assuré, toujours partie de son bagage +militaire. + +«Junot n'étant venu à Bobbio que pour se donner le plaisir de voir de +ses yeux la tranquillité rétablie par son entremise, ou plutôt par sa +fermeté, quitta la ville avec le même cérémonial qui avait présidé à son +entrée: tout Bobbio l'accompagna avec de grandes marques d'admiration; +c'était un souverain à cheval au milieu de sa cour. Junot, célèbre par +son adresse à tirer le pistolet, se donna pendant toute la route, pour +la faire éclater, le singulier plaisir de tirer, au grand galop, les +poules et tous les innocens volatiles des paysans; mais pour montrer +qu'il était aussi généreux qu'adroit, il jetait un pièce de 5 francs à +tous les pauvres propriétaires qui lui rapportaient l'animal blessé, +lesquels s'en allaient bien contens avec la victime et avec l'argent. Ce +qu'il y eut de bien curieux, comme je vous l'ai déjà raconté, dans toute +cette espèce de campagne contre les villages des Apennins, ce fut +l'insouciance, la légèreté, la gaieté même, qui accueillirent les +représailles, ou plutôt les précautions militaires des troupes +françaises. Les prétendus insurgés buvaient avec les soldats qui +brûlaient leurs pénates, et trinquaient très joyeusement en face de +leurs maisons brûlées ou envahies. Jamais carnaval ne fut plus gai que +celui de cette année de persécution; à Bobbio même, des jeunes gens se +déguisèrent en insurgés, en brigands, et se livrèrent aux plus +plaisantes parodies à ce sujet. Cependant, il y avait eu plusieurs +exécutions; une vingtaine de paysans fusillés, ainsi que deux prêtres +désignés comme leurs complices et leurs instigateurs.» Hélas! me +disais-je en écoutant le récit de cette folie italienne que le spectacle +du sang n'avait pas altérée, jamais on ne sent davantage le besoin des +plaisirs que dans les temps de crise; les violons ne sont point +incompatibles avec les échafauds. N'avais-je pas pour me convaincre de +cette inexplicable disposition du coeur humain _le bal des victimes_ à +Paris, où l'on n'avait été admis qu'en prouvant la mort de quelqu'un des +siens? + +Mais, par exemple, ce qu'on ne voit point en France, c'est +l'indifférence et presque la protection qu'en général on accorde en +Italie aux criminels. Là, pour qu'on les dénonce, il faut que les +dénonciations soient payées; car s'il n'y a rien à gagner avec la +justice, elle perd presque toujours sa proie. Les gens qui ont échappé +aux peines afflictives, soit peur, soit sympathie secrète, ne sont guère +plus mal vus que d'autres. Il y avait eu à Bobbio un exemple tout +particulier de cette indulgence morale; celui qui en avait été l'objet +venait de mourir quelque temps avant mon excursion dans cette ville, et +je m'en vais en rapporter les circonstances avec toute l'exactitude du +_cicerone_ dont je la tiens. + +Deux frères avaient assassiné leur oncle, pour se venger du meurtre que +celui-ci avait commis sur la personne de leur père, pendant qu'ils +étaient enfans. Le meurtrier, dont il était si grandement question à +Bobbio, avait été jugé à Gênes avec une indulgence qui avait remplacé, +en considération des motifs qui avaient armé son bras, la peine capitale +par une amende limitée. Échappé à la justice, ce meurtrier s'était +réfugié à Bobbio et y avait mené une vie honorable et paisible pendant +plus de vingt ans, quoiqu'on n'ignorât point ses _antécédens_, comme on +parle aujourd'hui, et quoiqu'on racontât même les détails horribles de +cet assassinat, après lequel les deux frères auraient, dit-on, bu du +sang de leur victime. Personne ne frémissait en passant devant l'homme, +précédé d'une telle renommée. Il faisait je ne sais quel commerce, et en +secret le commerce de l'usure. Malgré ce surcroît de motifs de haine et +de réprobation, l'honnête meurtrier augmentait son petit pécule et sa +considération dans Bobbio. La mort seule vint troubler le repos de +l'assassin usurier. Au milieu de ses dernières souffrances, il songea à +faire son testament; mais il se méfie des notaires, et craint que ses +neveux, ses héritiers, les enfans de ce frère qu'il a naguère immolé, +n'aient corrompu les officiers publics. Deux prêtres et deux médecins +sont appelés. Il paie grassement les prières et les ordonnances; mais il +craint encore les médecins et en fait venir d'une ville voisine. On lui +ordonne une opération, mais il croit bientôt que ce n'est qu'un moyen +plus expéditif de l'envoyer dans l'autre monde. Il meurt par crainte de +mourir; il enrichit par la peur d'un testament ceux que son testament +allait dépouiller; et prouve enfin par ces tourmens d'une ame qui +tremble devant la dépravation des autres, parce qu'elle juge de toute +l'humanité par son affreuse conscience, qu'il est un moment terrible où +les avares perdent leur argent, et où les assassins trouvent une +vengeance. + + + + +CHAPITRE LXXXIII. + +Voyage à Turin.--Cour du prince Borghèse et de la princesse Pauline. + + +La vie nomade est un besoin si impérieux pour moi, qu'à peine de retour +à Gênes, je n'y fis en quelque sorte qu'une halte, et me remis presque +immédiatement en marche pour une nouvelle caravane. J'avais appris par +un chambellan du prince Borghèse, qui était descendu dans l'hôtel que +j'habitais à Gênes, que la cour de Turin allait se trouver au grand +complet par la présence assez rare de la princesse Pauline; et que cette +capitale des départemens au delà des Alpes allait, pendant un mois, +devenir un séjour tout-à-fait digne de l'attention et des loisirs d'une +voyageuse. Il n'est pas nécessaire de me pousser beaucoup quand il +s'agit de courir. D'ailleurs, quoique déjà guérie, j'étais persuadée que +mon rétablissement s'obtiendrait surtout plus complet par des +distractions. La santé est un admirable prétexte qui se prête à toutes +les fantaisies de la tête, et qui fait que la plupart du temps dans la +vie les plaisirs et les caprices sont traités comme des devoirs sérieux +et des nécessités supérieures. + +Je me rendis donc à Turin, mais seulement pour y passer quelques jours, +avec la résolution de revenir à Gênes, où je prendrais un parti quand +l'état de mes fonds me dirait d'être raisonnable, autant au moins qu'il +m'est donné de l'être. En allant chercher dans l'ancien séjour des rois +de Sardaigne des impressions frivoles, je fus entraînée par un retour de +pensées plus graves à visiter le champ de bataille de Marengo. La gloire +militaire exerce un incroyable empire sur mon coeur, et j'avoue que mes +idées, tout-à-fait changées sur Bonaparte depuis mon aventure de Milan, +me disposaient singulièrement aux extases de l'admiration. Une colonne +élevée sur la route, en face du village de Marengo, ne permet pas de se +méprendre sur la place précise où se portèrent les plus grands coups de +cette immortelle journée. Je mis pied à terre dès que j'aperçus ce +simple monument d'un si grand souvenir. Je parcourus le village, +interrogeant les traces effacées de la bataille; puis je vins me +rasseoir sur le bord de la route, l'oeil fixé vers cette modeste colonne, +première base d'une renommée et d'un trône universels: car c'est presque +dans les champs de Marengo que Napoléon a ramassé la couronne de +Charlemagne. De là, me disais-je, l'aigle a pris son essor; il est venu +s'abattre sur la tribune déjà vieillie de la révolution, pour entraîner +l'activité française, lasse de phrases et de massacres, vers une +carrière immense et nouvelle. On peut regretter l'emploi qu'un tel géant +fit de ses forces; mais il est impossible de ne point l'admirer, de ne +point trouver poétique cette destinée d'un homme qui ne s'empare d'un +sceptre que pour en faire un instrument de gloire nationale et de +mouvement européen. Là, me disais-je, un jeune homme s'élève dès ses +premières batailles au-dessus des plus grandes capitaines! Le feu du +génie est dans ses yeux; je croyais le voir donner ses ordres, entendre +ses commandemens énergiques et précis; par son génie, forcer en quelque +sorte la fortune. Plus loin, je reconnaissais encore ce noble et brave +Desaix, n'ayant qu'un regret sous le coup fatal qui vient de le frapper: +c'est de ne plus pouvoir servir le premier consul; admirable élan de +l'amitié, qui prouvait que celui qui avait le génie des batailles avait +aussi le secret des coeurs, et cet art merveilleux d'exciter +l'enthousiasme et le dévouement, dont il faut toujours que des vertus et +des qualités extraordinaires soient les fondemens sacrés. + +Je m'arrachai avec peine de cette grande scène de Marengo, dont la +malveillance a cherché plus d'une fois à ravir le mérite au génie de +Napoléon, comme si vingt autres batailles ne sont pas prêtes à se lever +pour établir la légitimité glorieuse de cette première victoire. Je me +rappelais alors avoir entendu répéter à Paris un mauvais bon mot de +l'astronome Lalande, qui se réjouissait, disait-il, du gain de cette +bataille; qui en faisait son compliment bien sincère au premier consul; +mais qui était tenté de lui adresser une pétition pour que le héros en +changeât le nom, attendu que la consonnance de Marengo rappelait trop +celle de madame Angot, et que la ressemblance n'était pas assez +militaire. L'esprit français est bien vif, bien agréable; mais n'y +a-t-il pas dans notre nation, d'ailleurs si noble, une disposition +fâcheuse à abuser de ses précieuses qualités? L'empire de l'épigramme et +du trait n'est-il pas quelquefois terrible? et n'est-ce pas un obstacle +aux grandes choses que cette opposition toute prête des lazzis et des +plaisanteries? Je ne m'étonne pas que Napoléon l'ait redoutée; qu'il ait +quelquefois tremblé devant la puissance des salons railleurs du faubourg +Saint-Germain: le ridicule est toujours si prêt en France à faire +justice du génie! Je ne sais si je me trompe, moi qui ai lu son ame dans +ses yeux, mais je serais tentée de croire que la fatalité de quelques +entreprises de l'Empereur a tenu à cette nécessité d'une grande ame, +d'échapper à la satire à force de prodiges. Je suis sûre que, lisant les +rapports de son ministre de la police, il est arrivé plus d'une fois à +Napoléon de parcourir à grands pas son cabinet, poursuivi, non point par +l'image des dangers, mais par un bon mot; de saisir sa carte du +continent, de marquer du doigt la contrée lointaine dont la conquête +devait servir de réponse à quelque impuissante moquerie, et de s'écrier: +«France légère et maligne, je t'ai comblée de gloire, je veux t'en +accabler!» Il serait curieux pour l'histoire de la grandeur et de la +faiblesse humaines, de savoir si un grand homme n'a pas perdu un trône +par la crainte d'un calembourg. + +J'arrivai à Turin, et je fus comme émerveillée de l'air français qu'on y +respirait alors. L'hôtel où je descendis était tenu, servi, et surtout +occupé par des Français. J'y pris un logement magnifique, et je me mis +de suite avec mon fidèle Hantz à visiter les belles arcades de la place +du château et de la rue du Pô. Turin est une ville moins chargée de +chefs-d'oeuvre que certaines autres de la contrée, mais elle en possède +assez pour avoir une réputation; je l'aurai peinte en deux mots, quand +j'aurai dit que c'est une beauté régulière; ce ne sont pas celles que je +préfère. + +Dès le soir même, j'assistai à une moitié d'_opera buffa_ au théâtre +Carignano, qui fait face au palais du même nom, occupé alors par la +préfecture. J'eus le plaisir d'apercevoir dans sa loge M. de Lameth, qui +était aimé à Turin comme il l'avait été à Digne, mais qui était là sur +un plus vaste théâtre. Je l'appris d'un aimable chambellan que j'avais +vu à Gênes, qui, me reconnaissant au spectacle, vint me saluer dans ma +loge. Il me conta beaucoup de curieuses particularités sur la cour de +Turin, et entre autres que M. de Lameth pouvait être considéré comme le +prince régnant du pays, le matériel du pouvoir étant entre ses mains, et +le gouvernant et la gouvernante réduits à peu près au cérémonial de la +souveraineté. Ne voulant pas rester long-temps à Turin, et craignant +l'effet des grandeurs, je ne me souciai point d'aller voir ce haut +fonctionnaire, de peur de l'exposer, ainsi que moi, à l'embarras d'une +reconnaissance. Je me trompais: M. de Lameth n'est point un de ces +hommes d'une faiblesse vulgaire, un de ces tempéramens vaniteux que les +dignités, les titres et la faveur font changer. C'est au contraire un +caractère soutenu et noble, un homme dont la politesse est d'autant plus +aimable que ses principes sont sévères, et que c'est, pour ainsi dire, +un philosophe en talons rouges. + +En me quittant, le chambellan du prince Borghèse, que je ne nommerai +point pour une raison dont la futilité ne mérite pas d'être expliquée au +lecteur, me demanda la permission de venir admirer mes beaux cheveux +ailleurs qu'au spectacle, où j'étais affublée d'un immense chapeau. Il +m'annonça sa visite pour le lendemain, ayant, me disait-il, à me +proposer quelque moyen de me rendre agréable le séjour de sa patrie. +C'était un excellent homme sans beaucoup d'esprit, une copie, même un +peu grotesque, du vieux ton de l'ancien régime mêlé aux nouvelles +allures des moeurs de l'empire. Le lendemain, il fut plus exact à +l'innocent rendez-vous que je lui avais donné qu'un officier de vingt +ans. Après deux heures d'audience admirative, quoique matinale, mon +chambellan (c'est ainsi que je l'appellerai) me proposa de monter en +calèche pour parcourir les environs. La promenade me parut délicieuse, +et je fis même une remarque: c'est que les hommes bien nés, suivant +l'expression commune, n'ont presque pas besoin d'esprit pour être +aimables; ou plutôt que, souvent dépourvus d'instruction et de cette +capacité de travail exigée par les affaires, ils possèdent néanmoins +comme naturellement le don de la conversation, le tact qui saisit les +moeurs, les ridicules de la société, et presque l'ingénieuse facilité de +peindre d'un mot les caractères. + +«Connaissez-vous, me dit-il, notre adorable Pauline? sa présence à Turin +est une rareté, et vous arrivez à point pour assister à toutes les fêtes +qui vont signaler son passage, sans doute bien court; car, comme dit +fort plaisamment notre excellent prince, je suis peut-être la personne +que ma femme voit le moins souvent. + +«--J'ai vu la princesse Pauline plusieurs fois chez son frère Lucien, +pas assez pour la connaître; mais je trouve un peu leste votre +expression d'_adorable Pauline_ appliquée à votre souveraine. + +«--Que voulez-vous; elle est trop jolie pour une princesse. Elle fait +certes la reine autant que possible avec nos dames d'honneur, toutes des +plus anciennes familles de Piémont, qu'elle a mises rudement au régime +de la sonnette la plus capricieuse; mais elle est moins reine avec notre +sexe; et, comme malgré nous, quand nous ne sommes pas de service, nous +l'aimons comme une simple particulière. Figurez-vous une divinité de la +tête aux pieds: les agrémens dont ses autres soeurs ne sont qu'isolément +pourvues, elle les réunit tous; on dirait l'enfant gâté de la famille +impériale. C'est en la regardant sans doute que Canova a trouvé le +secret de cette harmonie charmante de ses statues, dont les formes sont +plus que belles. Il n'est pas un de ses traits qui ne soit régulier, et +une grâce indicible anime et assouplit encore tant de perfections. + +«--Elle m'a paru en effet ravissante, quoique je ne l'aie aperçue que +deux fois... Et elle fait tourner ici toutes les têtes? + +«--Votre expression n'est pas non plus très respectueuse; mais la +princesse est si bonne, qu'elle l'entendrait elle-même sans s'en +offenser. On n'a jamais vu une cour plus indulgente que la nôtre. Je ne +m'en plains pas, quoique je ne puisse plus guère en profiter. Pourvu que +les peuples ne paient pas trop cher les royales folies, ils aiment assez +que les souverains se rapprochent par elles de l'humanité. On leur sait +quelquefois gré de leurs faiblesses; et François Ier comme Henri IV, par +exemple, doivent une partie de leur popularité à leur galanterie et à +leurs fautes. + +«--Je pense tout-à-fait comme vous. Le goût des plaisirs est un moyen de +gouvernement qui en vaut bien un autre. Je suis persuadée qu'une des +causes qui ont fait dominer si long-temps le paganisme, c'est que chacun +de ses dieux représentait quelques uns de nos penchans. Je vois avec +plaisir que la cour de Turin a déjà les moeurs de l'Olympe; je lui en +souhaite la durée. + +«--Pour cela, je n'en réponds pas. La cour, la garnison et les employés +forment ici une population dans la population; mais le reste, qui ne +bouge pas, il est vrai, a conservé un profond sentiment d'affection pour +la vieille dynastie, qui était bien le despotisme le plus paternel qu'on +puisse imaginer. Nous autres tous de l'ancienne noblesse, on nous a fort +bien traités; on nous a, à tous, donné quelque chose, et la politesse +aristocratique consiste surtout à ne rien refuser: mais c'est à la cour +que tout ce monde est attaché plutôt qu'au souverain qui en a +l'usufruit. Beaucoup de mes amis, soit reconnaissance, soit précaution, +ont même, avant d'accepter les clefs ou les éperons, écrit à Cagliari +pour obtenir de l'ex-maître son agrément avant de s'engager dans la +dynastie napoléonienne. + +«--Mais le prince Borghèse possède peut-être des qualités suffisantes +pour s'attacher à jamais ces nobles dévouemens? + +«--Le prince Borghèse est tout-à-fait dans nos moeurs, ce qui ne veut pas +dire qu'il soit dans nos opinions.--Comme Néron, auquel il est bien loin +de ressembler, par la bénignité de son naturel apathique et inoffensif, +_il excelle à conduire un char dans la carrière_; il danse passablement +pour une altesse; il a même paru honorablement dans les rangs de l'armée +française; mais c'est tout simplement un bon et excellent homme, fait +pour le _farniente_ du pouvoir, et qui abdiquerait plutôt vingt fois, +que de se donner la moindre peine pour une couronne ou une fraction de +couronne semblable à celle dont il possède le simulacre. C'est une +espèce de figurant de la monarchie impériale, qui ne convient pas à +l'action, mais qui ne la dépare point, parce qu'il _se met bien et qu'il +a bonne tenue_, en termes de théâtre. Sa femme ne l'occupe pas plus que +sa souveraineté. Elle a Turin en horreur; elle y vient le moins +possible, et c'est tout au plus si son noble époux, qui d'ailleurs lui +rend bien justice et la trouve charmante, s'aperçoit de sa présence ou +de son absence; il n'en a des nouvelles que par ses aides-de-camp et ses +chambellans. Si jamais le prince Borghèse perd l'appétit, il ne lui +restera plus rien à perdre, et l'on pourra prononcer sa complète oraison +funèbre. Du reste, l'empereur en est fort content; il lui reconnaît une +louable soumission, une magnificence généreuse, les qualités qui +rassurent et aucune de celles qui inquiètent: voilà, j'espère, un prince +désintéressé, qui sera aussi bien avec l'histoire qu'avec ses sujets, et +dont je défie bien que l'une, pas plus que les autres, dise jamais aucun +mal. + +«--Mais vos portraits me donnent très bonne opinion de la cour de Turin: +on y jouit de la gloire de l'empire, on y respire à l'ombre d'un génie +qui est bien assez fort pour tout protéger; celui-là prend la royauté +comme un fardeau, et il laisse son heureuse famille la prendre comme une +jouissance; pour lui les épines, les roses pour les siens. C'est un +parent bien accommodant que celui qui se charge ainsi de la procuration +de toutes les couronnes, et dont l'épée veille pour leur santé et pour +leur gloire. + +«--Oh! oui. Mais il n'y a à cela qu'un inconvénient: c'est qu'un boulet +de canon peut tout finir en vingt-quatre heures, et que le chêne à bas, +adieu les roseaux. + +«--Mais Napoléon ne donne pas seulement des maîtres aux pays avec +lesquels il dote sa famille, il leur donne des lois, et les lois durent +plus long-temps que les hommes. D'ailleurs, monsieur le baron, le +présent est beau, il est glorieux; pourquoi songer à l'avenir? Les +peuples ainsi que les individus ont tout à gagner à vivre à l'aventure +et à se fier à la destinée. + +«--À qui le dites-vous?... à un Italien? + +«--Voilà une bonne foi et une candeur dont je vous fais mon compliment. +Continuez à me parler de la cour de Turin, des généraux, des officiers, +des jolies femmes, tout cela forme l'état-major de la domination +française. + +«--Je ferai mieux que vous en parler, je vous montrerai cette lanterne +magique des vanités, et vous m'y verrez défiler tout comme un autre. Il +y a dans trois jours un grand bal chez le général commandant; je vais +vous faire inviter. Le prince et la princesse veulent bien l'honorer de +leur présence. Ce sera magnifique; vous vous croirez aux Tuileries. +C'est le prélude de toutes les fêtes qui vont se succéder.» + + + + +CHAPITRE LXXXIV. + +Un bal à Turin.--Quelques portraits. + + +Quoique je n'eusse point apporté tous mes bagages, j'étais à cette +époque si chargée de toutes les richesses de femme, que ma toilette ne +m'occupa point tout entière, pendant les deux jours qui précédèrent ce +bal, où j'étais sûre de rencontrer l'élite de la société et les +notabilités de la cour. Je n'eus presque pas besoin des artistes de la +ville pour être bien sous les armes. + +Il n'y a vraiment que les Français pour ces sortes de triomphes, comme +pour de plus importans. Le luxe, le bon goût, l'élégance des salons +était éblouissante; c'était un bal préparé avec autant de frais et de +soins qu'une bataille. Les officiers y étaient brillans, et tous au +poste du plaisir comme au poste de la gloire. J'en reconnus plusieurs, +et j'étais à peine entrée que j'étais déjà en pays de connaissances, et +à mon aise comme au milieu d'un état-major. À neuf heures leurs Altesses +entrèrent: Pauline était une véritable divinité, et quoique plusieurs de +ses dames fussent fort jolies, elle les éclipsait toutes; elle était la +reine _et par droit de conquête et par droit de..._ beauté. Le prince +Borghèse fit le tour des salons, adressant la parole à presque toutes +les dames, remplissant son état de souverain avec beaucoup de naturel et +de dignité. La princesse s'était reposée un moment; mais après un signe +du premier chambellan, les premiers quadrilles, qui avaient été désignés +d'avance, se formèrent. L'étiquette continua pendant deux ou trois +contredanses pour satisfaire les hautes vanités locales ou dignitaires; +mais le plaisir l'emporta bientôt: un désordre de bon goût s'ensuivit, +et des relations intimes me furent révélées dans cette heureuse +confusion, où les mêmes cavaliers et dames se retrouvaient cependant +toujours ensemble. Mon aimable chambellan, qui ne dansait plus, m'en fit +faire la remarque, en prenant de cette occasion le plaisir de me +raconter des anecdotes qui étaient assez vraies pour mériter aujourd'hui +d'être cachées. Les Français abusaient un peu de leur position pour +redoubler la jalousie naturelle des Piémontais; mais ils étaient les +plus aimables, et je trouvais leur conduite de bonne guerre. Pauline, +qui aimait autant à taquiner son monde qu'à l'enchanter, affectait de ne +pas parler un mot d'italien; elle était si séduisante, que je ne sais +pas si un peu d'impertinence, avec ses dames seulement, ne devait pas +lui être compté comme un agrément de plus. Elle dansa peu, mais elle +valsa beaucoup. Mon chambellan, qui avait une bonhomie assez maligne, +observa que cela était un trait de caractère. Je n'en sais rien, parce +que je n'ai point eu les secrets de Pauline comme ceux d'Élisa; mais +j'avoue que je partageais tout-à-fait sa prédilection, parce que la +valse est presque une intimité dans un bal; que la coquetterie peut y +briller un peu plus, et le sentiment s'y contraindre un peu moins. + +Toute la cour remarqua que la princesse avait eu pour cavalier plus +fréquent l'un de ses chambellans, qui n'avait pas besoin, de ce titre +pour être remarqué. Je demandai son nom: «C'est M. de Forbin, me +répondit mon baron; il n'est pas souvent des nôtres, car il est dans ce +monde quelque chose de plus que courtisan. + +«--Sans doute, car il est fort bel homme, d'une figure distinguée, où se +peint une noble fierté qui ne paraît pas venir seulement de la +naissance, de la fortune ou de la faveur. + +«--Vous devinez juste, belle dame; M. de Forbin, sous ce masque de joli +homme, ce qui ne gâte jamais rien, cache un grand peintre. Il n'est pas +insensible aux honneurs, mais il est plus sensible encore à la gloire: +aussi, on le rencontrerait plus souvent dans les beaux sites de l'Italie +qu'à la cour de Paris ou de Turin; et quand il serait vrai que ce vif +enthousiasme ne le prît, comme on dit, que par accès; qu'il ne courût +toutes les contrées, son crayon à la main, que pour être agréable à la +beauté, vous conviendrez que c'est là une noble chevalerie, et qu'on +mérité de plaire quand on donne ainsi aux faiblesses dont on est l'objet +l'excuse des illusions les plus délicates qui puissent ennoblir l'amour. +Il y a bien dans M. le baron de Forbin, avec tous les avantages qui le +distinguent, ce que les envieux appelleraient peut-être de la hauteur; +mais, au milieu de la présomption guerrière des cours impériales, il est +bon qu'il se rencontre des hommes qui aient aussi la conscience de leur +valeur personnelle, et qui relèvent un peu l'honneur du corps des +_péquins_, comme on appelle ici, aussi bien qu'ailleurs, les hommes +distingués qui pourtant ne sont pas militaires. M. de Forbin a des +manières aussi élégantes qu'un marquis de 1775; des opinions aussi peu +surannées qu'un jeune homme du dix-neuvième siècle, et un talent de +peintre qui ferait honneur à un pauvre diable. M. de Forbin arrive de +Rome; il m'a montré l'esquisse d'un admirable tableau, qui lui fera +prendre rang parmi les premiers artistes de notre époque. Jeune, ardent, +spirituel, M. de Forbin est appelé à de belles destinées; et la gloire +de son pinceau vaudra bien l'illustration historique de sa famille. + +«--Eh! monsieur, malgré ma prédilection pour la gloire des armes, je +sens au fond de mon coeur qu'il y a aussi de la place et de l'admiration +pour la gloire des arts!» + +Après la part de ces éloges, mon chambellan fit aussi celle des +critiques sur la cour de Turin. Il blâmait surtout le luxe de tous les +fonctionnaires, qui semblaient se faire un devoir du faste, des +dépenses, du jeu, des plaisirs. «C'est une véritable croisade contre +l'argent et contre les maris. C'est très amusant pour les vainqueurs, +mais cela pourrait finir par n'être pas toujours aussi drôle pour les +victimes.» Là dessus une foule d'anecdotes plus piquantes les unes que +les autres: «Vous voyez bien cet écuyer, il monte mal à cheval; le +prince a augmenté ses appointemens justement pour le plaisir de le voir +assez fréquemment tomber. C'est un chapitre très important ici que les +gratifications: il en pleut. Le prince Borghèse est d'une générosité +admirable. Quand il gagne au jeu, il se ferait un scrupule de laisser +quelque chose dans la bourse de ses chambellans, et de ne pas distribuer +une partie du gain à ses pages, lesquels achèvent ici une éducation fort +édifiante. + +«--Et l'empereur, vous ne m'en parlez pas; est-ce qu'il n'est jamais +venu dans sa bonne ville de Turin? + +«--Pardon, il y a montré beaucoup de tact, beaucoup d'esprit, et on lui +a su gré de ses efforts pour plaire. Il a dit aux femmes qu'elles +étaient jolies, et aux officiers qu'ils étaient braves; qu'il avait +distingué les Piémontais dans la dernière campagne, et il savait le +numéro de leurs régimens et leurs relations de famille. On ne peut +imaginer un souverain qui ait plus d'habile charlatanisme pour faire +valoir une gloire qui est grande par elle-même et qui pourrait s'en +passer. Il est venu au bal et a daigné y causer pendant trois heures. Il +n'a été bruit long-temps que de la présence d'esprit d'une jeune +personne qui dansait devant lui, et qui marcha sur le pied du grand +homme par mégarde. Napoléon se retira en disant: Mais, mademoiselle, +vous me faites reculer. Alors, sire, répondit la spirituelle ingénue, +c'est la première fois que cela arrive à votre majesté. Toute la soirée, +on admira le bonheur de cette flatterie délicate, qui prouvait de +l'esprit et qui pouvait promettre de la fortune. Le lendemain on +remarqua encore que, par l'effet des émotions ou de la fatigue, la jeune +personne avait le teint plus pâle, et qu'enfin elle avait trop dansé...» + +Je rentrai chez moi à cinq heures du matin. L'éblouissement de cette +fête m'avait distraite; mais je ne pus, malgré la lassitude, trouver de +repos. Une incroyable mélancolie semblait m'avertir que je n'étais pas +faite pour le monde et les plaisirs vides de la vanité, mais au +contraire pour l'individualisme des sensations intimes et profondes. Il +faut une ame qui réponde à la vôtre au milieu de cette solitude bruyante +des salons, un regard qui vous complimente et quelquefois qui vous +gronde. + + + + +CHAPITRE LXXXV. + +Promenade à la Superga.--La ferme de la jeune Adeline.--Trait de +bienfaisance de la princesse Borghèse. + + +Les gens qui, comme moi, aiment les contrastes ne s'étonneront, pas que +le lendemain d'un bal j'aie été visiter des tombeaux. Mon ame +mélancolique avait besoin d'objets moins bruyans; j'avais reçu dans la +matinée M. le comte de Saluces que j'avais connu dans un précédent +voyage en Italie, et qui m'avait demandé, la veille au bal, la +permission de me rendre ses devoirs. M. de Saluces, d'une grande et +illustre famille, était gouverneur du palais impérial de Turin; il +honorait ses fonctions par son affabilité, et la cour par la délicatesse +de ses sentimens; il aimait beaucoup les Français, et surtout les +Françaises... Il aimait encore beaucoup à parler notre belle langue, et +c'est sans, doute pour se ménager le plaisir de la parler pendant, toute +une journée qu'il me proposa une longue course à la Superga et à +Stupinitz. + +Nous allâmes d'abord à la Superga; à mesure que nous approchâmes, nous +sentîmes comme une plus vive facilité de respiration, car l'air est +incroyablement vif sur les hauteurs qui l'avoisinent. Le paysage qui là +se déroule est magnifique: ce sont les Alpes d'une part qui s'élèvent, +ainsi que des chaînons destinés à attacher la Suisse et le Tyrol à +l'Italie; les Apennins de l'autre viennent protéger de leurs cimes +opposées les richesses de la Lombardie. Le temps nous permit de +distinguer de ce point, à l'aide d'un télescope, le dôme de Milan se +dessinant sur un horizon de plus de trente lieues. + +Les caveaux de l'église de la Superga contiennent les tombeaux des +anciens rois de la Sardaigne. Il y a, pour ainsi dire, trois +compartimens à cette table de la mort, trois classes de sépulcres: la +place du dernier roi, celle des princes de la branche régnante, et en +outre celle de la branche de Carignan. + +Là le comte de Saluces m'apprit que ces royales dépouilles avaient +failli éprouver le même sort que celles de nos soixante rois en France, +qu'une fureur bien plus d'imitation que d'instinct avait aussi voulu en +Piémont attenter à ce qu'il y a de plus sacré sur la terre, aux +tombeaux. «Vos généreux compatriotes, me dit le comte de Saluces, nous +ont seuls épargné cette honte; le génie de la guerre, qu'on appelle le +fléau des vivans, a fait respecter les morts, et rappelé le peuple +piémontais à l'humanité; un général républicain a sauvé l'auguste +poussière de nos monarques. Honneur au général Grouchy, alors commandant +de Turin! Au risque de faire suspecter son civisme auprès des conseils +ombrageux de Paris, au risque des vengeances de la rage politique qui +poussait des furieux, ce véritable guerrier français fut contraint de +mettre d'augustes cendres sous la protection de ses baïonnettes. Ce +noble courage nous fit rougir et a préservé ma patrie d'une de ces +taches que, dans les temps de crise, les honnêtes gens laissent +toujours, hélas! infliger à un peuple par quelques misérables qui ne +sont jamais d'aucun pays. De ce jour date mon attachement à la France. +Au milieu d'une invasion onéreuse, quelques beaux traits sont venus +ainsi nous réconcilier avec nos conquérans, et vos généraux nous ont du +moins fait pardonner à vos fournisseurs.» + +À ce nom de Grouchy, de cet illustre capitaine dont moi aussi j'avais +connu la générosité, une larme de souvenir vint se mêler aux pleurs +d'admiration et de reconnaissance que M. de Saluces ne pouvait retenir. +«Mon amie, me dit-il avec émotion, les grands spectacles de la nature +s'embellissent encore par les douces pensées. Un site magnifique comme +le site qui devant nous se déploie, reçoit je ne sais quel prestige +nouveau des souvenirs qu'il réveille. Une beauté morale sied bien à +toutes les beautés physiques. À la Superga, le nom de Grouchy n'est pas +le seul que vous aurez à bénir. Une vertu plus modeste, dont vous allez +voir les heureux objets, demande ici que le nom de la princesse Pauline +soit également prononcé avec vénération. Vous allez admirer un de ces +traits qui feraient excuser bien des faiblesses. + +«Voyez-vous cette jolie chaumière entourée de bois et de prairies; nous +pouvons nous y présenter, et vous y verrez la vertu sous le chaume +récompensée et heureuse par la vertu sur le trône.» Nous nous +approchâmes et nous vînmes frapper à la maison, une vieille femme nous +ouvrit aussitôt, et le comte lui demanda des nouvelles d'Adeline. + +«Elle se porte bien, Excellence; elle est allée porter le dîner de son +frère; mais elle va revenir et paraître bientôt.» + +Un instant après arriva Adeline, et je vis une de ces figures angéliques +qui n'existent que dans la patrie de Raphaël, et qui ne pourraient être +exprimées que par son pinceau. À peine eut-elle prononcé quelques mots, +que je fus plus agréablement surprise encore; car non seulement elle +nous adressa la parole en français, mais elle le fit avec un choix de +mots ne laissaient pas supposer que la belle Adeline eût été élevée pour +la vie rustique; je ne me trompais pas. + +«Adeline était fille d'un riche joaillier d'Alexandrie; son père ayant +dissipé sa fortune se remaria à une veuve riche et mère de deux filles; +il fit enrôler son fils, pour s'en débarrasser, et mourut de chagrin. Sa +pauvre fille fut abandonnée. Une dame de la cour de Milan, et de la plus +haute distinction, jeune veuve aimable et bonne, prit en pitié la pauvre +orpheline, et se chargea de son éducation, qui fut conduite avec plus de +tendresse que de prévoyance. La protectrice d'Adeline était sur le point +de contracter un second mariage avec le comte de ***. Celui-ci, qui +n'épousait que la dot de la riche veuve, ne vit pas la belle protégée de +sa femme sans concevoir aussitôt l'irrésistible pensée d'une séduction +coupable. Heureuse des grâces et des qualités de son Adeline, la +comtesse ne concevait point d'alarmes de ses succès. Sa crédule +confiance dura jusqu'au moment où une preuve écrite lui apprit tout à la +fois et l'inconstance de l'homme duquel elle avait attendu le bonheur, +et la noble résistance de l'infortunée qui avait reçu ses bienfaits. La +comtesse ne voulut point punir une innocente rivalité; mais trop faible +et trop généreuse pour croire à l'ingratitude de celui qu'elle aimait, +elle fit partir secrètement la jeune Adeline pour Turin, où elle la +plaça chez une lingère. Ce brusque passage d'une vie occupée par toutes +les études agréables à l'apprentissage d'un état obscur, et à l'ennui +d'un travail manuel, fit sur le coeur d'Adeline une impression +douloureuse. Elle ne se plaignait pas de sa bienfaitrice, mais, par un +invincible retour, sa pensée se reportait plus bienveillante vers son +époux. Il était paré d'ailleurs de ces dons brillans, qui sont toujours +des séductions et des dangers. Adeline, la pauvre Adeline ne l'avait pas +vu sans plaisir, et il ne l'avait que trop découvert. L'adroit séducteur +avait su ne montrer ni dépit ni surprise d'un départ dont il avait +pourtant deviné les secrets motifs. Il n'était pas alors marié depuis +deux mois, mais les dates sont-elles des convenances qu'on respecte +quand on n'en connaît point d'autres? Il eut soin d'arranger les +plausibles motifs d'une affaire et la nécessité d'un voyage à +Alexandrie. L'absence d'Adeline avait suffi pour changer un léger +caprice en une passion violente, et pour la satisfaire, rien dont +l'époux de la comtesse ne fût capable. Il s'était, par une cruelle +patience, étudié à contrefaire l'écriture de sa femme. Arrivé à Turin, +il écrit à Adeline au nom et avec la signature de sa bienfaitrice. Un +domestique aux livrées de la comtesse était porteur du billet. Adeline +le suivit avec joie et sans défiance, monta dans la voiture dont elle +reconnut les armoiries, et en quelques minutes elle fut transportée dans +un brillant hôtel de la rue du Pô. Adeline traverse rapidement les +appartemens; son émotion redouble à l'idée d'embrasser sa bienfaitrice, +mais c'est dans les bras du volage époux de la comtesse qu'Adeline vient +tomber égarée. Ce trouble de la surprise, le perfide ne le prit pas pour +un abandon de l'amour, mais il en profita avec une affreuse adresse, +étouffant par ses violences les murmures et les combats qu'il ne pouvait +vaincre par ses caresses. + +«Échappée à une pareille lutte, Adeline n'en vit finir le supplice que +pour en sentir la honte et le remords. Sourde aux propositions qui +cherchaient à acheter les charmes qu'elle avait si noblement disputés à +l'adultère, Adeline revint accablée à son modeste asile. Peu d'instans +après, le même domestique revint toujours au nom de la comtesse payer la +pension d'Adeline. À cette somme était joint un présent considérable +pour l'orpheline, quelques cadeaux pour la lingère et ses jeunes +compagnes. Un billet était joint à cet envoi; mais il ne fut point +ouvert. Forcé de porter une réponse, l'impudent valet d'un maître +corrompu osa dire à la malheureuse Adeline: «Mademoiselle, madame vous +attend pour dîner et vous conduire au spectacle.» Alors Adeline, levant +ses yeux voilés par le sentiment de sa chute, mais où brillait aussi la +résolution de s'en relever, Adeline, jetant un regard de mépris sur le +porteur du billet, lui dit avec dignité: «Mon travail et mon choix me +retiennent ici. Je n'en sortirai plus que pour aller rejoindre mon frère +qui vient d'être nommé officier, et qui seul décidera de mon avenir; +reportez à ceux qui me les envoient ces trop magnifiques présens. Je +suis pauvre, mais, grâce à ma bienfaitrice, je sais travailler.» Un +torrent de larmes vint mettre le comble à l'étonnement de toutes les +jeunes compagnes d'Adeline. La maîtresse de la maison, présente à cette +scène, ne comprenait pas la délicatesse d'Adeline, ne concevait pas des +principes que l'or ne modifiait point, et ajoutait toutes les railleries +du vice à tous les mauvais conseils de la cupidité. Cette logique était +toute simple. Le refus d'Adeline entraînait la restitution des cadeaux +qui accompagnaient le présent repoussé par elle. On allait presque +employer des ordres après des raisons, quand Adeline, sans révéler son +secret tout entier, se contenta de répondre: «Ce n'est pas là le +messager de la comtesse, mais seulement celui de son époux.» Excuses +impuissantes, la maîtresse insiste. Adeline est réduite à supplier que +du moins, sans lui rien demander de plus, on la laisse libre jusqu'au +moment où son frère aura répondu à la lettre qu'elle allait lui écrire. +Au milieu de cette scène de nobles prières et d'indignes résistances, la +porte s'ouvre, un cri d'horreur s'échappe du sein d'Adeline; c'était le +comte ***, c'était le séducteur. + +«La femme respectueusement servile qui brûlait de gagner son salaire +expliquait l'évanouissement de la victime à sa manière; mais au même +moment une autre femme jeune et belle entre dans la maison, s'attendrit +à la vue de la scène qu'elle contemple, presse dans ses bras celle que +les pâleurs de la mort ne défiguraient point. Adeline ouvre les yeux, et +touchée de la grâce et de la bonté de l'inconnue, tombe aux genoux de +cet ange tutélaire, se réfugie dans son sein, et y verse avec des larmes +l'aveu de la honte qui les provoque, et qu'elle n'a point méritée: «Ah! +je suis digne de votre compassion généreuse. Sauvez-moi, que votre +jeunesse heureuse et protégée devienne ma protection et mon abri. Je +puis par quelques talens payer l'asile que j'implore; rendez-moi la vie +en me rendant l'honneur que l'on veut me ravir; rendez-moi cette vie qui +deviendra une longue action de grâces pour vos bienfaits.» À ces mots la +jeune dame relève avec un vif élan d'intérêt la malheureuse Adeline, et +jetant un regard sévère sur la marchande: «Vous avez voulu me tromper; +cette jeune fille est innocente, le vice n'a pas ce langage.» + +«--Non, non, s'écria Adeline, non, ma généreuse protectrice, je ne veux +pas usurper votre estime; je suis tombée, mais je ne veux pas m'avilir, +et c'est de lui (montrant le comte) qu'il faut me sauver. + +«--Calmez-vous, lui dit la dame, vous ne me quitterez plus; puis se +retournant vers le comte, muet et confus: Vous sentez bien, monsieur le +comte, que votre présence est ici pour tout le monde un outrage, et +peut-être pour vous un danger. + +«--Mademoiselle, rendez grâces à la fortune, dit avec importance la +lingère; votre sort est entre les mains de madame la duchesse de +Guastalla.» + +«Peu familiarisée avec les titres, écoutant bien plus la voix de la +reconnaissance que celle de l'intérêt, morne d'attendrissement, Adeline +admirait la beauté, la grâce de sa bienfaitrice, et, dans son +enthousiasme, l'aimait bien plus qu'une reine. La lingère, se méprenant +sur l'éloquent silence d'Adeline, lui rappelait de nouveau les titres de +la princesse Pauline; alors la jeune fille, sortant comme d'un rêve de +bonheur, électrisée à l'aspect de la grandeur compatissante, s'écria +avec transport: «Quoi! la soeur bien-aimée de l'empereur! Ô Henri! ô mon +frère! vous pouvez encore chérir la pauvre Adeline.» Dans l'effusion de +sa confiance, elle raconte la petite fortune militaire de ce frère +bien-aimé, parti soldat, nommé officier sur le champ de bataille, la +belle action qui lui avait valu cet honneur. Heureuse de trouver tout à +la fois la fierté française, la tendresse fraternelle, toutes les vertus +du coeur dans la charmante Adeline, Pauline la presse contre son noble +sein ouvert à toutes les émotions généreuses, et l'emmène avec elle dans +son palais. + +«Chaque jour la présence de la jeune fille devint la récompense de la +belle bienfaitrice. Il y a dans la reconnaissance une progression si +douce de soins délicats, un si tendre empressement de plaire, qu'on +pourrait dire que rien n'est plus ingénieux que le coeur pour acquitter +ses dettes. + +«Quand la jeune protégée fit confidence à la princesse du lâche +stratagème par lequel le comte avait surpris un odieux triomphe, +l'indignation de Pauline voulut instruire l'empereur et appeler un +châtiment; mais Adeline, songeant au repos de celle qui lui avait servi +de mère, eut la générosité de demander un nouveau bienfait après tant de +bienfaits: le silence et l'oubli. La princesse se plut à faire écrire +devant elle au frère d'Adeline. Sur ces entrefaites, la comtesse qui +avait élevé Adeline vint à Turin; elle était veuve de nouveau, et avait +payé d'une partie de sa fortune et de son repos ce court et trop long +hymen. Adeline sachant qu'elle était malheureuse vola près d'elle. Cette +dame résolut d'aller ensevelir ses regrets et ses chagrins à la +campagne; elle acheta le petit bien que vous voyez. Le frère d'Adeline a +obtenu son congé; épris d'une charmante fille de ce village, il l'a +épousée; vous venez de parler à la mère. La comtesse est morte il y a +peu de temps. La princesse Pauline a fait acheter le petit domaine et +quelques alentours au nom d'Adeline; celle-ci y a installé son frère et +sa jeune belle-soeur; tous les ans elle vient passer trois mois au milieu +des joies domestiques; riche des dons de la princesse, elle ne veut +point se marier pour pouvoir en doter sa famille. Les bienfaits d'une +main généreuse ont fructifié dans des mains reconnaissantes; l'héritage +s'est amélioré et embelli, et le nom de Pauline y est béni, comme celui +de la Providence.» + +Je vis l'intéressante Adeline; quelque chose de ses anciens chagrins se +lisait encore sur sa belle physionomie, pour la rendre plus douce, comme +un léger nuage relève encore l'azur d'un bel horizon; Sa conversation ne +démentait point le bien que le récit de son histoire m'avait fait penser +d'elle. Son frère était un homme simple, sans beaucoup de valeur, mais +qui sentait tout le prix des bienfaits, et un seul noble sentiment ne +suffit-il pas pour intéresser? Sa jeune épouse était si jolie et si +timide, qu'il y eût eu une sorte de sacrilége à demander davantage à sa +modestie: Hélas! me disais-je, que de personnes heureuses par les bontés +d'une seule! Quelle douce consolation ou quel réel plaisir promis à la +grandeur qui sait ainsi profiter de la puissance! Voilà une de ces +scènes que l'histoire négligera peut-être, mais qui mérite de rester +gravée dans le coeur de toutes les femmes. + +Le soir, quand je vis en grande loge à l'Opéra cette soeur charmante de +Napoléon, que je venais de mieux connaître que ses courtisans, elle me +sembla plus belle de tous les souvenirs de bonté qui la paraient. Sa +jolie tête étincelait de diamans, et mon attendrissement trouvait juste +et légitime ce luxe qui avait aussi des trésors pour la bienfaisance. Je +l'ai dit, la princesse Pauline était une de ces femmes dont le ciseau de +Canova ou la plume du Tasse pourraient seuls traduire la perfection +harmonieuse et ravissante. + + + + +CHAPITRE LXXXVI. + +Promenade à Stupinitz.--Une nuit de Napoléon.--Le comte de Vivalda, chef +de brigands. + + +M. le comte de Saluces avait été si content de sa promenade, qu'il +revint me chercher quelques jours après pour me conduire à Stupinitz; +lui et mon chambellan avaient le monopole de mes matinées. On ne saurait +imaginer une politesse plus exquise que celle de M. de Saluces; il +portait si loin le respect pour les femmes, qu'il était toujours en +tenue et en escarpins, en bas de soie, enfin comme en toilette de +rendez-vous. Je le croyais en intimité avec une grande et fort belle +cantatrice du Théâtre impérial, et je ne manquais jamais de lui dire que +l'assiduité et la longueur de ses visites auprès de moi le feraient +gronder. Il ne se lassait pas de la plaisanterie, et me paraissait fort +disposé à braver les reproches de la _prima donna_. J'eus la malice de +l'y exposer, en acceptant de nouveau son bras et sa voiture pour la +promenade à Stupinitz dont il m'avait parlé. + +Avant d'arriver à Stupinitz, il faut traverser la magnifique forêt qui +donné son nom au château, et qui n'en est pas un des moindres ornemens; +c'est aussi quelquefois un curieux spectacle que le passage du Sangone, +torrent assez paisible en été, mais que la fonte des neiges rend +fougueux et vagabond en hiver. Le Sangone n'était déjà plus à cette +époque dans ses momens critiques, et nous fûmes heureusement privés du +spectacle de sa mauvaise humeur. Les avenues qui entourent le palais de +Stupinitz et qui y mènent sont d'une longueur imposante, le château +d'une élégance noble et enchanteresse; il avait passé comme un héritage +de la maison de Savoie dans les domaines de la maison de Napoléon: les +châteaux avaient eu ainsi le sort des trônes eux-mêmes, depuis le +Trasimène jusqu'à l'Elbe, depuis Rome jusqu'à Hambourg. + +L'ancienne cour de Sardaigne honorait très rarement Stupinitz de sa +présence, et il fallait la solennité de la Saint-Hubert et les sons +perçans du cor pour y appeler le roi et la noblesse piémontaise. Un cerf +doré domine le haut du dôme pour indiquer la destination spéciale de +cette royale résidence, comme une espèce de grand veneur inamovible. Du +reste, tout dans Stupinitz est disposé avec une régularité large et +commode; on dirait d'une ville composée de galeries et de bâtimens se +correspondant les uns aux autres, d'une ville pour loger une cour +quelquefois à peine pendant quarante-huit heures. Le baron de Luzerne, +gouverneur du château, étant absent, le comte de Saluces fit appeler le +concierge, et celui-ci se fit notre _cicerone_ avec une politesse et des +manières moins élégantes que son supérieur, mais aussi avec une +indiscrétion inappréciable, et qui, en ma qualité de curieuse, devenait +pour moi fort amusante. J'ai bien souvent éprouvé qu'on apprend plus +quelquefois avec les gens d'en bas qu'avec les gens d'en haut. Comme +j'en ai vu de tous les étages, on peut croire à la vérité de mon +observation. + +Le complaisant concierge ne savait pas seulement comme un architecte +tous les détails d'art que la visite d'un aussi beau monument exigeait; +mais il possédait comme un historiographe bien renté toutes les +particularités curieuses, toutes les anecdotes secrètes et publiques +dont, sous les deux régimes, Stupinitz avait pu être le théâtre. Elles +étaient toutes fort importantes pour un _cicerone_ qui veut faire sa +cour; mais elles le seraient moins pour des lecteurs désintéressés. Les +récits un peu bavards se supportent sur les lieux mêmes que l'on visite: +l'impression du moment donne du prix à tout; mais ce qui est bon à +entendre n'est pas toujours bon à raconter, et je ne choisis dans tout +ce que j'appris à Stupinitz qu'une seule anecdote dont l'authenticité et +l'intérêt me sont suffisamment garantis par le nom des personnages et +les confidences du narrateur. + +Stupinitz, nous dit notre Suétone ambulant, a possédé l'empereur +Napoléon; il a daigné y rester quelques instans, lors de son passage +pour Milan, où il allait se faire couronner roi d'Italie. Il lui arriva +ici une aventure qui vaut bien la peine d'être connue, mais attendez: le +lieu de la scène ne nuira pas à son intérêt. Là-dessus, il nous +conduisit pas un escalier secret au bout d'une galerie de l'aile gauche +du palais, où régnait une longue enfilade de petits appartemens. En +entrant dans l'un de ces appartemens, on me fit remarquer de fort beaux +portraits, tous plus respectables les uns que les autres: c'étaient des +généraux, des papes et des magistrats dont je n'ai pas retenu les noms. +Cette chambre, pendant le séjour de la cour impériale à Stupinitz, avait +été affectée à la belle madame ***; du service de S. M. l'impératrice +reine Joséphine. L'Empereur, qui avait, par excès de prudence sans +doute, une clef pour toutes les portes, en avait une pour l'appartement +de la jeune dame; il y entre par hasard, sans doute encore, au milieu de +tant d'autres; on l'entend; et heureusement ou malheureusement, la jolie +dame avait quelqu'un auprès d'elle à qui confier sa frayeur. +Heureusement encore le quelqu'un était aide-de-camp de l'Empereur; il +reconnaît son maître à la brusquerie de son entrée: habitué à lui rendre +hommage, et surtout à ne pas le contrarier, il se laisse glisser à bas +du lit, et par plus de respect se cache dessous. L'Empereur, armé d'une +petite lanterne, regarde avec attention pour sa sûreté, remarque du +désordre, de l'embarras, et particulièrement sur les chaises autre chose +que des robes. «Un homme est ici caché, s'écrie Napoléon; qu'on se +montre, qu'on paraisse devant moi, je l'ordonne, je le veux.» Un +aide-de-camp est toujours bien forcé d'obéir à son chef. Voilà donc ce +respectable général de division, c'était son gendre, ma foi, qui se +découvre, se recouvre, et disparaît. L'Empereur demeura quelques instans +encore comme un homme qui voulait, dans les petites choses aussi bien +que dans les grandes, que le champ de bataille lui restât. Le plus +curieux de l'aventure, le voici, et cela prouve bien que l'Empereur est +aussi bon qu'il est brave: le pauvre aide-de-camp craignait le lendemain +les regards boudeurs du maître; loin de là il reçut l'accueil ordinaire, +et l'Empereur ne lui dit pas un mot qui fût relatif à l'anecdote de la +nuit. + +«Mais comment, dis-je avec vivacité au narrateur, avez-vous pu connaître +les détails d'une scène dont les témoins avaient un intérêt commun de +discrétion? + +«--Comment, ma belle dame? Vous l'auriez su comme moi, si vous aviez été +ici, et où j'étais; aucun des acteurs n'a parlé; mais moi qui n'avais +pas d'intérêt, je peux bien ne pas avoir la même discrétion. Tenez, +madame, venez dans l'appartement à côté de celui-ci, vous entendrez +comme si vous étiez dans la pièce même, et vous concevrez que s'il vous +arrivait quelque chose de pareil à ce qu'a éprouvé la dame de service de +Joséphine, on pourrait très bien n'en pas parler et pourtant le savoir.» + +Nous quittâmes Stupinitz, fort contens encore cette fois de notre +promenade. La causerie du château nous avait mis en humeur narrative; et +M. de Saluces ainsi que moi nous vidions en quelque sorte notre sac +d'aventures. Le roulement de la voiture dispose à cet échange de +confiance et de pensées. Au milieu de la route M. de Saluces me fit +remarquer une masure délabrée: «Vous voyez bien d'ici cette ruine; elle +est de construction moderne pourtant, et elle est témoin d'une misère +qui accuse peut-être nos lois. Il y a quelques années, Turin retentit +d'un vol scandaleux: des hommes qu'aucune mauvaise action n'avait point +encore signalés, à l'aide d'une fausse clef, dévalisèrent une riche +maison. On fut bientôt sur la trace des voleurs; la sentence accompagna +presque leur découverte; dix ans de travaux forcés s'ensuivirent. Le +jugement s'exécute à Alexandrie. Mais un pauvre diable fut impliqué dans +cette vilaine affaire, pour avoir travaillé à la fausse clef qui avait +été l'instrument du délit; le malheureux, garçon serrurier, ignorait à +quel usage la clef était destinée. L'embarras de ses réponses, peut-être +la nécessité de l'exemple dans des temps difficiles, le firent également +comprendre dans la condamnation, quoique pour un temps moins long que +les véritables coupables. Sa peine expirée, il chercha du travail et fut +repoussé comme un galérien. Les maires, sous le prétexte de la sûreté de +leur commune, se le renvoyaient, et le ballottaient ainsi sans asile. +Dans sa détresse, avec quelques branches d'arbres et de la terre, il +éleva cette masure que je vous ai montrée sur la lisière de deux +communes, pour qu'aucun des deux maires voisins ne pût l'inquiéter. Sa +vie était moins malheureuse; il vivait de racines, et d'un peu de pain +les bons jours, ceux où il pouvait se rendre utile sur la route pour le +raccommodage des voitures. La vigilance administrative l'a encore +poursuivi dans ce dernier abri de la misère et de la faim. Réduit au +vagabondage, à toutes les plus dures extrémités du besoin, la fatalité +d'une si criante destinée lui fait regretter le pain du bagne, et pour +le reconquérir, le malheureux fabrique encore une fausse clef, se glisse +dans une maison, choisit les objets les moins précieux pour atteindre +son but au moindre dommage possible, et loin de chercher à échapper à la +justice, il reste tranquillement exposé à ses poursuites. Arrêté sous le +poids d'une récidive devant la cour criminelle, il ne cherche point à se +défendre, avoue la réalité du vol, mais expose avec candeur les rigueurs +qui l'y ont en quelque sorte forcé; que les lois trompeuses, en lui +rendant la liberté, mais en cessant de le nourrir, lui avaient continué +leur châtiment, et rendu leur bienfait plus onéreux que leurs rigueurs. +La cour a eu pitié de tant de misères, ne l'a cette fois condamné qu'à +une peine légère de réclusion, a fait écrire par le procureur général à +l'autorité administrative, pour qu'au moins la terre ne fût pas refusée +à cet infortuné à l'expiration de sa nouvelle peine. Quelques personnes +charitables ont, en outre, quêté pour lui quelques secours. + +«--Oh! m'écriai-je, indiquez-moi où je puis déposer mon offrande. À +peine de retour à Turin, je courrai la déposer.» Je ne sais pas ce que +les lois devraient faire pour ne pas pousser au crime ceux qui +pourraient se repentir; mais c'est à la charité qu'il appartient de +remédier autant qu'il est en elle à l'impuissance de la justice, qui ne +sait jamais, hélas! que punir. Ces problèmes législatifs sont si longs à +résoudre, qu'il faut que la bienfaisance se charge de faire patienter le +genre humain. + +«C'est une chose bizarre, me dit encore M. le comte de Saluces, que les +récits des choses tristes et pénibles: on ne les écoute pourtant jamais +sans un intérêt qui ressemble presque à un plaisir. Ma chère amie, je +crois que notre nature est d'être émus. Vivre, c'est sentir. Les +histoires de voleurs ne sont pas sans agrément quand on traverse une +forêt. En voici une dont un de mes amis a reçu en personne la confidence +de la part d'un voleur très distingué, enfin d'un voleur _comme il +faut_. La rencontre eut lieu à Turin même, à une table de restaurateur. +L'ami dont je vous parle, désoeuvré comme on l'est quand on dîne seul, ne +se lassait pas de regarder un de ces hommes dont la figure semble une +curiosité. Celui-ci, s'en apercevant, vint droit à la table du voisin et +lui dit: «Je suis de votre part l'objet d'une investigation dont je +pourrais me fâcher; mais comme j'aime assez à produire de l'effet et à +satisfaire la curiosité des honnêtes gens, comme une conversation vaut +mieux qu'un duel, je m'en vais tout simplement vous conter mes +aventures: + +«J'appartiens, monsieur, à l'une des plus anciennes et des plus +respectables familles de Milan. Je suis comte de Vivalda. J'ai dépensé +ma fortune et je ne m'en plains pas, car j'ai joui de la vie. Les +voyages font mon bonheur. Dans deux heures, j'aurai disparu de Turin, du +Piémont peut-être. Je ne vous demande pas votre discrétion, parce que +j'en suis sûr, ou plutôt parce que je saurais en être sûr. Je vais +rejoindre mes honorables amis; je leur dois un rapport sur les démarches +diplomatiques dont ils m'ont chargé; car, pour que vous le sachiez de +suite, j'ai l'honneur de commander, avec l'intrépide Meino, une troupe +de braves de Narzali, qui ne sont pas bien avec votre empereur, et +surtout avec sa gendarmerie, mais qui s'en moquent. Tenez, monsieur, +pour vous prouver ma puissance, prenez cette bague; avec elle vous +voyagerez avec plus de sûreté qu'avec une escorte: c'est le meilleur +passe-port que vous puissiez avoir pour toute l'Italie. À ces mots, mon +ami commençait à faire la grimace. Soyez calme, ajouta le noble comte; +je suis ici en amateur, et il n'y a que les plus vulgaires préjugés qui +puissent vous donner mauvaise opinion de moi et de mes amis: il y a +brigands et brigands. Tout état honnêtement exercé devient honorable; et +si l'on voyait bien à fond les misères de la société, les crimes +secrets, les trahisons de tous les sentimens, la lâcheté des amitiés, +les turpitudes du pouvoir, les saletés administratives, judiciaires, +civiles, domestiques, matrimoniales; ah! monsieur, je vous le répète, si +les confesseurs des mourans pouvaient parler, l'on serait peut-être +forcé de convenir qu'il n'y a de vertus que sur les grandes routes: +audace et bienfaisance, voilà le véritable brigand. Jugez un peu des +qualités supérieures de ma troupe: il y a quelque temps, le général +Menou, gouverneur de la division militaire, voulut se mêler de nos +affaires, et mit en conséquence ses troupes à nos trousses; Meino et moi +nous endossons des uniformes d'officiers supérieurs; nous avions de si +bonnes liaisons dans la ville, qu'avant minuit nous tenions le mot +d'ordre de la garnison. Quelques minutes après, sous prétexte d'un ordre +militaire et supérieur, nous nous présentons chez le gouverneur, et nous +demandons à être seuls avec lui. Alors, plus de dissimulation: nous +déclarons nos noms et qualités, et nous disons au général stupéfait: +Vous vouliez nos têtes, nous sommes maîtres de la vôtre; vous vouliez +nous faire coffrer, c'est vous qui êtes notre prisonnier. Toutefois nous +ne voulons de mal à personne, et nous ne vous demandons qu'une chose, +c'est de ne plus nous poursuivre avec acharnement. Prévenez de la sorte +une seconde visite que nous serions forcés de rendre plus sévère.» Après +ce court dialogue, nous regagnâmes en toute sûreté nos montagnes. + +«Autre exemple, mon cher monsieur: La superbe madame Meino, épouse d'un +de nos camarades, nous fut enlevée: elle tomba dans un parti de +gendarmes qui la menèrent à Alexandrie. Seul M. Meino se présente encore +chez le général de cette ville, et cette fois sous l'uniforme de la +gendarmerie, en colonel, la croix d'honneur à la boutonnière. Nous +aimons beaucoup la croix d'honneur. Meino accorda un délai de trois +jours pour la liberté de sa femme. Au bout de deux jours, madame Meino +était revenue; et l'on avait bien fait d'obéir, car sans cela le général +Despinois... était mort dans les vingt-quatre heures, et moi qui vous +parle, j'étais resté à Alexandrie pour retirer sa parole d'honneur et +rentrer dans les lois de la guerre. + +«Vous le voyez, nous avons horreur du sang, et nous ne le versons que +quand on nous y contraint. Les femmes! eh bien! nous ne les enlevons +même pas; nous leur prenons tout, mais nous leur laissons l'honneur. Il +n'y a pas chez nous plus de libertins que de traîtres. Ceux qui ne sont +point insensibles à l'amour ont des femmes légitimes où le sacrement a +passé. Nous avons réduit nos expéditions à un code régulier, et voici +les principales dispositions: Nous connaissons toutes les fortunes à un +sequin près; nous avons ainsi la liste des riches propriétaires; nous en +enlevons un, deux, trois, de temps en temps, à tour de rôle. Nous les +mettons en lieu de sûreté; nous leur faisons les honneurs de notre +table: le vin, le café, la liqueur, un bon _ordinaire_. Libre ensuite +aux prisonniers de s'en aller quand ils veulent... c'est-à-dire quand +ils veulent payer leur rançon; mais nous ne sommes point juifs, nous +leur donnons du temps. Ils prennent eux-mêmes leurs échéances. Ils +écrivent à leurs familles, et pour cela encore, nous leur sauvons les +ports de lettres, nous nous chargeons nous-mêmes de les faire tenir. +Quand les conventions réciproques ont été jurées, c'est-à-dire encore, +quand nous avons touché l'argent, nos prisonniers, un bandeau sur les +yeux, sont ramenés, et à cheval, à peu de distance de chez eux. Nous les +prévenons que toute dénonciation à l'autorité serait suivie pour eux de +la peine de mort. Une fois qu'on nous à payé le tribut, on en est quitte +pour la vie. Plus honnêtes que les gouvernemens, nous ne volons qu'une +fois la même personne; et je puis vous assurer que nous jouissons de +l'estime de tous les honnêtes gens qui ont eu affaire à nous.» + +«Hélas! madame, là finit le récit du comte de Vivalda, mais là ne finit +pas son histoire. Lui, Meino et tous ses honnêtes camarades ont été, il +y a peu de temps, poursuivis avec une nouvelle activité. Bien des +pauvres gendarmes y ont passé, mais enfin la troupe a été réduite. +Retranchés dans une ferme, on y a mis le feu, et ils n'ont cédé qu'au +nombre et à l'incendie. La cour criminelle de Turin les a tous condamnés +à mort, et tous ont été exécutés. C'est un spectacle dont toute la ville +a été témoin. La naissance, la beauté de plusieurs d'entre eux, avaient +redoublé l'épouvantable curiosité des supplices. Il n'y en avait pas un +dans la bande qui ne portât les marques de quelques blessures. Leur +courage, leurs aventures ont fait plusieurs fois les frais de toutes les +conversations, et vous voyez bien qu'on en parle encore.» + +Nous arrivâmes assez tard à Turin, à cause du mauvais temps. M. le comte +de Saluces me reconduisit avec sa politesse ordinaire, et me quitta de +suite; j'en augurai que la peur des reproches l'avait repris, et qu'il +allait réveiller sa belle actrice pour en diminuer la dose. Quoique je +ne sois pas peureuse, on le sait, je n'en passai pas moins la nuit à +rêver brigands, comme cela arrive quand on en a parlé beaucoup dans la +soirée. Après deux jours de repos, et après mes visites d'adieux au +comte de Saluces, à mon chambellan et à quelques autres personnes, je +repartis pour Gênes. + + + + +CHAPITRE LXXXVII. + +Retour à Gênes.--Le comte Albizzi. + + +En quelques jours, j'eus bientôt suffisamment contemplé tout ce que la +rue Balbi ou Strada-Nuova étalent de pompes; car rien ne me lasse aussi +vite que les beautés de la pierre de taille et l'aspect du marbre, +tandis que la nature animée des sites, des montagnes et des paysages +semble renouveler et rajeunir chaque matin pour moi l'émotion de leurs +spectacles. + +Je m'étais dit: Je veux me reposer quelque temps et vivre comme si mon +avenir était assuré; et je fus si fidèle à ma promesse qu'on aurait pu +me supposer 20,000 livres de rente. Je ne me ressentais plus de ma +blessure, et, ce qui était bien plus grave, mon teint avait repris cette +fraîcheur qui était admirée avant mes campagnes, et j'avoue que ma +coquetterie ne regrettait nullement mes agrémens militaires. Beaucoup +plus par ostentation que par goût, j'allais souvent au spectacle. +N'aimant que faiblement la musique, je ne m'y rendais en vérité que dans +l'intérêt de ma toilette. Mon pauvre Hantz, en sa qualité d'Allemand, +était un peu plus mélomane; et au lieu de le laisser de planton à la +porte de ma loge, j'avais pris, en reconnaissance de tant de services +qui relevaient pour moi au-dessus de sa classe, l'habitude de le laisser +se placer derrière moi. Je m'amusais beaucoup de son enthousiasme +musical, qui était parfois fort grotesque, mais qui était toujours fort +bien appliqué. + +J'approchais de cette époque fatale, tant redoutée, qu'on pourrait +appeler une première mort pour les femmes; enfin j'étais bien près de la +trentaine; mais une santé que des fatigues qui eussent tué la plupart +des femmes avaient rendue plus florissante, un certain air d'agrémens +que les Italiens désignent par _una maniera che non è da tutti_, me +rendirent l'objet de poursuites et d'hommages flatteurs. Je fis la +connaissance de deux personnes différemment remarquables: un parent du +comte Mareschalchi, ministre des relations extérieures du royaume +d'Italie, personnage important et cérémonieux, dont les manières +gourmées allaient fort peu avec les miennes, mais que ses relations +avaient rapproché de Ney, et qui m'en parlait quelquefois; l'autre +personne était Albizzi, dont la beauté fut citée depuis à la cour de +Toscane. J'avais connu ces messieurs à la campagne, et souvent nous en +prenions ensemble le plaisir. + +Les Italiens sont en tout et partout passionnés, et ils portent dans +toutes les relations, avec une souplesse apparente, une irrésistible +volonté de despotisme. Je n'ai jamais compris que l'ascendant du +caractère, l'empire du génie ou de la gloire, et Ney seul a pu obtenir +de moi cette soumission à ses avis, à sa volonté, que je ne pourrais +jamais accorder aux seuls agrémens extérieurs d'un homme ordinaire +quoique aimable. J'ai dit la licence bien méritée par ses services que +j'avais laissé prendre à mon brave et fidèle domestique quand j'allais +au spectacle: le premier jour Albizzi en parut surpris; le second, il en +fut mécontent; le troisième, il se permit de me le dire et d'appeler +cela une inconvenance. Un _cela me convient_ lui épargna de nouvelles +remarques. Il en avait fait assez pour que je devinasse toutes les +suppositions outrageantes d'un Italien qui ne connaissait pas la +délicatesse des Françaises en pareille matière; parce que dans sa nation +un valet peut devenir un rival tout comme un autre, et que ces +faiblesses honteuses n'y sont point sans exemple. J'avoue avec toute ma +franchise que j'étais si loin de mériter ces soupçons, que mon +imprudence n'avait pas même pu songer qu'on pût se méprendre au point de +les concevoir. La colère et les insinuations d'Albizzi, j'avais su les +repousser; mais elles m'avaient éclairée sur toutes les convenances +qu'exige le monde. Je me décidai dès lors, dans l'intérêt d'une +réputation que je n'avais rien fait pour compromettre, à un sacrifice +bien douloureux, celui de mon pauvre Hantz, de ce fidèle compagnon de +tous mes périls. J'immolai la reconnaissance à un autre sentiment +honorable dont il ne pouvait recevoir et dont il n'eût point compris +l'impérieuse susceptibilité. J'allais le renvoyer au moment du repos et +de la récompense qu'il avait si bien mérités. Hantz n'était qu'un simple +domestique, et ces détails sont peut-être au-dessous de la dignité de +l'histoire; mais je sentis à la noblesse de son dévouement, à la +sincérité de sa douleur, que l'or ne suffit pas pour payer un +attachement véritable. Je n'osais annoncer à Hantz notre séparation, au +moment où il se faisait déjà fête d'accompagner à Rome, à Naples, à +Florence, _sa_ bonne maître. Les sarcasmes d'Albizzi m'en faisaient un +devoir d'orgueil blessé; ma raison, si rarement courageuse, m'en faisait +une obligation d'honneur plus légitime. Je tournai long-temps autour de +la fatale nouvelle, mais enfin, j'en brusquai l'annonce auprès du pauvre +Hantz. Rien n'est amer et pénible comme le sentiment d'une injustice, et +je souffrais d'une séparation à laquelle il n'avait donné aucun +prétexte, si ce n'est son dévouement que je reconnaissais si peu. + +Quand je me fus expliquée, le pauvre Hantz n'en croyait pas encore ses +oreilles; il tomba à mes genoux, tendant des mains suppliantes et +s'écriant: «Oh! _ma_ jeune maître, je ne le puis; vous m'avez fait +riche, reprenez votre argent; je ne veux rien, et je m'engage à vous +servir pour rien, et toute ma vie. Ayez pitié du pauvre Hantz!...» J'en +avais plus que pitié; car il m'inspirait de l'estime et de +l'attachement. Je lui dis tout ce que ces deux sentimens pouvaient +dicter de consolant, lui promettant de le reprendre à Paris, où je le +recommandais à une utile connaissance. Il prit ma main, la porta sur son +coeur, et s'éloigna avec l'air et la précipitation du désespoir. Je +restai quelques minutes immobile; mais aussitôt une affreuse pensée me +saisit, et sans songer à autre chose qu'à la crainte dont elle +m'envoyait le pressentiment, rapide comme l'éclair, je traverse +l'appartement et l'hôtel, et j'arrive en bas pour voir Hantz occupé +tranquillement à charger ses pistolets. Il rougit, me demanda mes ordres +avec un calme qui me rendit le mien, et qui me livra à tous les embarras +d'une pareille démarche. L'orgueil blessé me fit recourir à la dureté +pour échapper à l'embarras: je lui dis de faire ses comptes et de les +apporter. En retournant à mon appartement, je me vis l'objet d'une +humiliante curiosité, qui augmenta mon humeur contre celui qui en était +la cause innocente. + +Je rapporte toutes ces circonstances, parce qu'elles jettent un triste +jour sur les dangers d'une vie pareille à celle que je m'étais faite; +parce que les femmes pourront y apprendre la fatalité attachée à une +indépendance qui les expose non seulement aux suites d'un premier +égarement, mais à l'humiliation d'être mal jugées par le monde, qui ne +leur épargne aucune gratuite supposition, aucune interprétation +malveillante, même de leurs actes les plus innocens. + +Hantz revint au bout d'une demi-heure, me dit qu'il avait pensé à tout, +et qu'il était résolu de se brûler la cervelle si je le renvoyais; qu'il +voulait me suivre et me servir pour rien; mais tout cela sans +s'échauffer, mais avec une fermeté effrayante et que ses yeux +confirmaient terriblement. J'éprouvais l'angoisse d'une cruelle +hésitation. À toutes mes réflexions, à tous mes encouragemens, il +répondait: «_Vous servir ou mourir, vous suivre ou me brûler la +cervelle_.» Enfin, je m'avisai pour le désarmer d'un moyen qui me +réussit: je lui dis que j'étais près de me marier; que le futur exigeait +de moi son renvoi à cause de la confidence qu'il avait eue de mon +attachement pour un autre; que je l'adressais à Paris, à un excellent +maître; que je l'y reverrais, qu'il tâchât d'avoir une place pour le +lendemain. + +Hantz obéit avec chagrin, mais sans murmurer: il croyait qu'il y allait +de mon bonheur, et ce sentiment délicat lui avait rendu du courage. Ce +sacrifice, que je faisais aux propos d'un homme qui m'était indifférent, +me rendit ce dernier odieux, et je résolus de quitter Gênes aussitôt +après le départ de mon domestique. Le pauvre garçon revint m'annoncer +qu'il avait trouvé à s'embarquer pour Trieste, avec un Italien, le comte +Borara, et qu'il aimait mieux cela que de retourner à Paris. Je reçus, +le lendemain, la visite de ce nouveau maître, et je lui recommandai avec +effusion le dévouement et la fidélité du meilleur des domestiques. Le +vent retint quelques jours les voyageurs, et je vis le comte Borara avec +plaisir: il était aimable, bon et très attaché au parti français. Le +jour qu'on mit à la voile, je le reconduisis et restai sur le port +jusqu'à ce que le bâtiment eût entièrement échappé à la vue, le coeur +navré d'un sacrifice que l'amour-propre m'avait commandé, et qui me +faisait perdre une des choses les plus rares, le dévouement respectueux +et à toute épreuve d'un domestique qui élevait ses devoirs jusqu'à la +noblesse de l'amitié. + +En rentrant chez moi, j'y trouvai le comte Albizzi. Mes manières se +ressentirent de ma tristesse; il en prit une humeur fort inconvenante, +et il m'apprit jusqu'à quel point un homme jeune, bon et spirituel, peut +cependant déplaire. Je résolus d'attendre mon établissement à Florence +pour reprendre un domestique ou une femme de chambre; mais avant mon +départ, qui fut cependant assez prompt, j'eus à regretter la prudente et +religieuse surveillance de mon pauvre Hantz; car on me vola une cassette +qui contenait 7,000 fr. en or, 3,000 fr. en billets, trois bagues du +plus grand prix, une parure fort belle que je tenais de Moreau, et ses +lettres. Jamais, avant cette aventure, je n'avais su rien fermer ni me +défier de personne. Depuis ce jour, je suis devenue craintive et +méfiante jusqu'au ridicule. Mais c'est une qualité tardive et par +conséquent inutile: c'est ainsi que la prudence vient aux mauvaises +têtes, quand elles ne peuvent plus en profiter. Chose inexplicable! ce +sont les personnes qui ont le plus besoin d'argent pour des +prodigalités, qui savent le moins s'en procurer et veiller à ce qui leur +est si nécessaire. + +Le vol fit du bruit, et en eût fait bien plus, si je ne m'étais pas +opposée à toute espèce de poursuites. On ne pouvait concevoir une si +stoïque indifférence. Et moi je ne comprenais pas alors et je ne +comprends pas encore aujourd'hui, où l'argent est loin d'être abondant +pour moi, que pour quelques pièces de cet argent on signe des +procès-verbaux d'arrestation, et quelquefois des arrêts de mort. + +Sur ces entrefaites, je quittai Gênes, et je sus depuis qu'on n'avait +point cru à cette insouciance, à ce désintéressement, vertu si rare dans +le vulgaire, que c'est celle qui excite le plus de surprise et +d'incrédulité. La bienveillance génoise prétendait à ce sujet que je +m'étais volée moi-même, oubliant, dans cette plate et injuste épigramme, +que j'avais tout payé avec une extrême exactitude, et même avec une +magnificence ridicule. Mais la médisance se soucie-t-elle beaucoup de la +raison? et la calomnie ne se moque-t-elle pas du bon sens? Tous comptes +faits, il me restait 3,600 fr., une garde-robe d'une grande richesse, de +la liberté, quelques talens; j'espérai tirer parti de tout cela, et, +gardant pour consolation mes nobles souvenirs, je m'abandonnai sans +inquiétude à la fortune. + +J'avais quitté Gênes le 7 mai 1808, pour me rendre à Lucques, où je ne +restai que le temps nécessaire pour voir les débris de la tour +d'Ugolino, et j'en partis avec un sentiment d'horreur et de pitié. +J'avoue qu'à Rome l'aspect des ruines et des souvenirs antiques m'a +réellement remué l'ame. Partout ailleurs, les ruines ne sont à mes yeux +que des masures. Mais là, l'ensemble des monumens conserve son prestige; +chaque pierre rappelle encore la reine du monde et ne la dément pas. Ces +arènes, ces amphithéâtres, ces colonnes qui se prolongent à l'infini, +qui semblent parfois s'animer quand la race dégénérée dont elles sont +devenues l'héritage se repose et sommeille; cette vie des tombeaux qu'a +très bien surprise et peinte l'auteur _des Nuits romaines_, m'a été +aussi révélée. J'ai cru voir souvent, au milieu de ces éloquens débris, +Brutus, Caton et Sénèque, écartant leurs linceuls, et cherchant des +Romains dans Rome. Mais à Lucques, l'enthousiasme n'est pas possible, et +je n'eus pas même un quart d'heure d'admiration; je me préparai donc à +n'y pas faire long séjour, et je pris la résolution d'aller à Pise. + + + + +CHAPITRE LXXXVIII. + +Arrivée à Pise et à Livourne.--De la tragédie italienne et de la +tragédie française. + + +En quittant Lucques, je fis charger mes malles sur une de ces lentes +diligences de _vetturino_, et je partis dans une espèce de cabriolet +napolitain; on y est fort mal juché, tout en l'air et à découvert, mais +ils courent avec une incroyable rapidité. La route était belle, le temps +superbe, et j'avais hâte d'arriver à Pise. Hélas! qu'on a tort de faire +des souhaits! Si les miens avaient eu moins de vivacité, j'aurais eu +quelques extravagances de moins à commettre. + +À peine étais-je descendue de voiture, que je me vis entourée de cinq ou +six personnes que je reconnus aussitôt comme ayant fait partie de la +_comica compagnia_ de Milan: Blanes, Morochesi, Rigitti, et deux +actrices fort jolies, mais non pas du premier ordre. J'étais seule, je +venais de passer quinze jours de contrainte et même de chagrin, tout +devait me paraître occasion de distraction et d'amusement. On me +montrait un empressement amical; j'allais entendre les chefs-d'oeuvre +d'Alfieri et de Métastase: il n'en fallait pas plus pour me faire +oublier passé et avenir, pour bercer ma folle imagination de quelques +décevantes illusions. Mes artistes se rendaient à la répétition: je +promis de les y aller rejoindre, prenant à peine le temps de déjeuner et +de changer ma toilette de voyage. Arrivée au théâtre, la bizarre +résolution avait fait des progrès, la fantaisie de jouer s'y était +jointe, et à la fin de la répétition tout était convenu et arrangé. Je +devais suivre la troupe à Livourne, où elle se rendait le lendemain, +pour y paraître dans les rôles de Rosemonde de la pièce d'Alfieri, de +Sémiramis de Voltaire, traduite par _l'abbé_; Césarotti, et de la +Jocaste des _Frères ennemis_ du premier auteur. + +Je veux consigner ici une remarque fort judicieuse que me fit au sujet +de ce rôle de Sémiramis et de la poésie italienne, pour l'expression de +certains sentimens, un des acteurs de la troupe Rigitti, homme plein de +goût et d'instruction. Je me la suis toujours rappelée, quand j'ai vu +représenter le chef-d'oeuvre de Voltaire. Rigitti trouvait que la poésie +italienne communiquait plus de la pompe et de l'élévation convenable +dans la circonstance à ces vers de la scène d'Assur avec Sémiramis. + +Voltaire dit: + + Je viens vous en parler: Ammon et Babylone + Demandent sans détour un héritier du trône. + +Dans la traduction, Césarotti s'exprime de la sorte: + + Io vengo appunto a favellarne. + +Littéralement, on dirait: _io vengo a parlarne_; comme un personnage +vulgaire dirait à la voisine: _je viens vous en parler_; au lieu que +_favellar_ a bien une autre noblesse: c'est un langage royal. + +Il y a de ces nuances, de ces victoires, en quelque sorte, d'une langue +sur une autre, pour la traduction de quelques sentimens qui tiennent aux +moeurs. Je voulus bien accorder à Rigitti ce petit triomphe national +d'une expression; mais en général la langue française est encore celle +que je préfère, celle qui a le plus de suite, le plus de tenue, si j'ose +m'exprimer ainsi; ne s'enflant jamais jusqu'à la bouffissure, ne +s'abaissant jamais jusqu'à la trivialité. J'accordais une juste +admiration à Métastase, à Maffei et à Alfieri, à Goldoni surtout; mais +le beau n'existe vraiment dans le théâtre italien que par étincelles, et +me semble loin de ces chefs-d'oeuvre de goût, de convenance, d'intrigue +et de pureté, qui font la gloire du théâtre français. Je ne parlerai pas +des opéras _seria_ ou _buffa_: je suis si mal organisée pour la musique, +que son charme embellissant de plates horreurs ou de plus plates +arlequinades, n'a jamais pu venir jusqu'à moi, détruit, pour ainsi dire, +en route, par toutes les sottises qu'il s'efforce en vain de cacher. +J'ai souvent applaudi la délicieuse _Prima donna_, Pelandi, Blanes, +Marochesi, aux théâtres de Florence, de Milan ou de Naples; mais, je ne +le cache pas, en fait d'émotions dramatiques, je préférais encore mes +souvenirs français. Je suivis la troupe à Livourne, et le succès décida +de ma vocation. Toutes les troupes italiennes, même celles de cour, sont +ambulantes. La nôtre courait de Livourne à Sienne, et j'y allai. Je ne +retracerai pas ici les événemens d'une pareille existence: ils auraient +bien peu d'intérêt pour le lecteur, car ils n'en ont guère conservé pour +moi-même, excepté ceux de la bienveillance des artistes avec lesquels +j'étais liée. Avant de parler de mon entrée au service de la princesse +Élisa, j'ai à raconter la rencontre singulière que je fis, à Florence, +d'une jeune infortunée que les Français avaient arrachée d'une affreuse +prison, dans un couvent du faubourg San-Gregoria, à Mantoue, lors de la +prise de cette ville. Cette aventure est touchante, et ce qui ajoute à +sa singularité, c'est que la rencontre de l'héroïne avait eu lieu en +1809, à une époque où toutes deux nous étions jeunes, et qu'elle se +renouvela en 1815 sur un champ de bataille où nous n'échappâmes à la +mort que pour ne plus compter toutes deux dans la vie que larmes et +désespoir. + + + + +CHAPITRE LXXXIX. + +Pèlerinage à Valle-Ombrosa.--Arrivée à Florence.--Camilla. + + +À Sienne, j'avais fait mes adieux à la _comica compagnia_, et je +m'acheminais vers Florence pour y passer quelques mois _nel dolce far +niente_, désirant avant faire un pèlerinage à Valle-Ombrosa, berceau de +mon heureuse enfance. Hélas! je reconnus à peine ces lieux naguère si +beaux: Valle-Ombrosa avait tant changé de maîtres, tant subi les +augmentations et les mutilations du caprice, que, pendant quinze jours +que j'y séjournai, j'allai demander en vain aux arbres, aux parterres, +aux habitans même des environs, un souvenir, un regret: en vingt années, +tout avait changé, les lieux et les générations! La guerre, la mort, ce +mouvement de tant d'événemens, avaient tout bouleversé. À qui aurais-je +pu m'adresser pour être entendue? Qu'aurais-je pu dire? Qui aurait même +osé reconnaître l'unique fille des nobles étrangers jadis maîtres chéris +et respectés de ces beaux lieux, dans un être isolé, sans rang, sans +protections, sans appui, et déjà suspect à l'opinion pour le mépris des +convenances et des sages préjugés, garans de la conduite et du seul +bonheur des femmes? Le silence me semblait un devoir de respect pour mes +parens, et je sus le garder, sans que cette faible expiation me rendît, +à mes yeux, moins malheureuse et moins coupable. Qu'ils furent tristes, +qu'ils furent amers mes adieux, ces derniers adieux au toit de mes +pères! ce fut comme une seconde séparation de ma famille. + +Arrivée à Florence, je pris un appartement rue _della Pergola_, au +premier. Dans cette maison, je vis Camilla Spinochi, nièce de ce +gouverneur de Livourne, qui laissa échapper les Anglais du port, à +l'époque de la prise de Mantoue, et que les Français firent emprisonner. +Camilla avait alors vingt-cinq ans. C'était la plus belle personne que +j'aie vue de ma vie, et c'était le moindre de ses agrémens: une taille +de sylphide; dans la démarche, dans les attitudes, dans les gestes, une +grâce, une harmonie, un je ne sais quoi enchanteur qui eût fait +tressaillir le coeur d'un vieillard. À tant de séductions extérieures, +Camilla joignait non pas le mérite de l'instruction, mais le don d'un +génie naturel, le charme d'une ame tendre, et l'éclat d'une ame +courageuse. Ce fut pour moi, sitôt que je l'eus aperçue, un besoin +irrésistible de la connaître; j'en demandai l'occasion à mon hôtesse, et +sa réponse changea ma curiosité en vif intérêt. + +«_È un capo francese_, me dit-elle; c'est une femme qui se perd pour un +militaire de cette nation. Oh! c'est une vilaine affaire; et si elle +n'était pas protégée... il le dit bien le curé, qu'on la _renfermera_ un +jour. Nous la logeons par crainte, mais nous ne l'estimons pas. + +«--Vous avez tort, répondis-je au Caton, car elle peut valoir mieux que +vous.» + +Le soir même, je me trouvai avec Camilla à un thé que donnait un +Allemand de distinction qui logeait chez Schneider, maître du plus bel +hôtel de Florence, et l'un des plus remarquables de l'Europe. + +Cet Allemand était un personnage fort curieux et fort bizarre, +réunissant le double enthousiasme et la double manie des systèmes de +Lavater et de Gall. Il vivait au milieu d'une collection innombrable de +profils, et dans une immense compagnie de crânes et de têtes de mort. La +plupart de ces agréables fantaisies avaient été l'objet d'un triste +travail. Des ciselures d'or et d'argent y paraient la destruction, et, +en voulant l'orner, la rendaient plus hideuse. La foule se pressait +autour de l'excellence allemande, admirant l'exactitude et la richesse +de ses explications physiologiques, en extase devant tous les bizarres +et absurdes enjolivemens qu'il s'était efforcé de prodiguer à la Mort. +Je souffrais à l'aspect d'une si sotte manie si sottement admirée; et, +dans ma répugnance bien naturelle, j'étais entrée du salon dans un +cabinet voisin, où se trouvait une superbe bibliothèque, et où un volume +de Pétrarque substitua à l'ennui de contempler ce que je ne comprenais +pas le plaisir plus délicat de voir retracer dans un langage enchanteur +ce que je sentais si bien. Peu d'instans après, Camilla vint s'y +réfugier aussi, fuyant les grotesques expériences qui faisaient circuler +des crânes de mort dans des mains de femme, ou qui exposaient leurs +jolies têtes aux études de la bosse, comme si, pour deviner +l'inconstance, la tendresse, le dépit, l'amour des arts ou des plaisirs, +il était besoin de toucher et de constater les accidens céphalalgiques +que cache leur chevelure. + +Camilla me parut d'une beauté radieuse, qui me fit encore trouver plus +aimable le sourire de joyeuse surprise qu'elle laissa échapper en +s'approchant de moi. Après quelques mots caressans, nous passâmes +ensemble dans la salle de billard. Au bruit des billes roulantes, tout +ce qui dans le salon était au-dessous de la soixantaine eut bientôt +déserté la salle d'anatomie et de silhouette, laissant l'excellence +germanique avec quelques vieux originaux, jusqu'au moment où un brillant +ambigu lui ramena la foule. + +On avait fait galerie autour de notre escrime au tapis vert, et les +honneurs furent pour la belle Camilla. Dans ma vie militaire, j'avais +acquis assez de talent au _noble_ jeu de billard, comme on dit, et +j'aurais pu gagner toutes les parties; mais l'habitude de porter l'habit +d'homme avait fait prendre à mon caractère la galanterie de l'autre +sexe, et un désintéressement d'amour-propre qui m'a souvent engagée à +sacrifier mes propres succès au triomphe de celles qui ne me semblaient +plus mes rivales. Camilla ne s'y trompa point, et de cette petite +complaisance date une amitié noble et tendre dont le sort me réservait +de lui donner une dernière preuve dans le plus cruel malheur qui pût +accabler une belle ame. Entre deux femmes qui paraissent se convenir, +l'intimité marche vite. Aussi à souper, refusant toutes les offres des +_cavalieri serventi_, esclaves d'étiquette de toutes les réunions en +Italie, Camilla et moi nous retournâmes seules ensemble à notre commune +demeure. Il n'était que minuit, et dans les heureux climats que nous +habitions, c'est l'heure de jouir de toute leur beauté et de tout leur +charme. Aussi, au lieu de nous aller emprisonner sous nos +moustiquières[6], nous changeâmes bien vite nos riches parures contre un +commode négligé, et nous allâmes nous reposer dans un bosquet de jasmin, +sur un canapé de mousse, parsemé de violettes. C'est dans ce lieu +charmant que le jour nous surprit, moi heureuse de la confiance qui me +révélait les intéressans détails qu'on va lire, et Camilla se félicitant +d'avoir frappé à l'indulgence d'un coeur capable de comprendre le sien. + + HISTOIRE DE CAMILLA SPINOCHI. + +«Je vais vous raconter les événemens qui, au sein de ma patrie, si près +de parens puissans et riches, m'ont conduite à la nécessité de me tenir +ignorée à l'abri d'une protection étrangère, pour ne pas perdre le plus +dangereux, mais le plus doux des droits, celui de disposer de mon coeur, +et de le soustraire à la vie du cloître, à laquelle, dès ma naissance, +j'étais destinée. + +«À l'âge de six ans, je fus envoyée à une soeur de ma mère, supérieure +dans l'un des ordres religieux les plus sévères d'un couvent riche des +États du pape, près de Lugo, en Romagne. Dans cette ville éclata la +conspiration de l'armée papale catholique, ce qui la fit nommer par les +républicains la Vendée de l'Italie. On y massacra des militaires +français; on promena leurs têtes au bout de piques sanglantes, et cette +trahison, aussi inutile qu'atroce, appela sur elle de cruelles +représailles: Lugo fut livré à plusieurs heures de pillage accompagné de +massacres. Hélas! je ne connus jamais les caresses d'une mère, et je +venais de perdre la mienne au moment où son coeur eût été mon seul refuge +contre les dangers que je courus et les chances non moins périlleuses +qui les suivirent. + +«Élevée alors dans toutes les pratiques d'une dévotion minutieuse, mon +coeur en repoussait la contrainte. Ma raison précoce, mon imagination +naïve et prompte, étaient en révolte et épuisaient leurs forces +naissantes contre tout le travail de ma tante pour hâter une vocation +qui ne pouvait jamais éclore. Tout mon être souffrait à l'aspect de cet +avenir de mort qui associe à la même destinée dans les couvens la +jeunesse aux longues espérances, et la décrépitude aux joies éteintes. +Je n'ai emporté de ce tombeau vivant que cette pensée: Que ne suis-je +une fleur cueillie le matin et desséchée le soir! Je venais d'accomplir +mon second lustre. + +«Un jour, ma tante venait de réunir auprès d'elle et autour de moi, +comme pour m'entourer d'un spectacle imposant, toutes les religieuses, +toutes les pensionnaires, quand tout à coup un bruit épouvantable vient +troubler le silence du cloître et jeter la terreur dans l'enceinte +sacrée. Un des confesseurs du couvent, homme dur et terrible, paraît +l'oeil en feu, et s'écriant: _Ils viennent, les fléaux de Dieu; avec cinq +mille combattans ils ont taillé en pièces trois cent mille de nos saints +défenseurs. L'esprit de ténèbres est avec eux; il faut fuir._ Toutes les +religieuses se pressent autour du prêtre. Moi seule et une novice de mon +âge nous restâmes dans le coin opposé du parloir. Un mot: _Il faut +fuir_, venait de soulever le crêpe mortuaire... + +«Il faut fuir! répétions-nous: nous le pouvons. Nous verrons donc +d'autres êtres, un autre monde que celui qui menaçait d'être notre +tombeau! + +«Les nouvelles devenaient d'heure en heure plus alarmantes pour +l'abbesse et les religieuses qui l'entouraient, mais rien ne me +paraissait sinistre de ce qui était une espérance d'échapper au cloître. +Les Français avaient tout franchi, et, vainqueurs, avaient tout +respecté, jusqu'à ce que la trahison vînt enfin les contraindre d'user +de représailles: Lugo fut mis à feu et à sang, et le massacre vint +jusqu'aux murs du couvent. + +«Toutes réunies dans la chapelle, nous attendions la mort aux pieds du +Christ, lorsqu'un de ces hommes qu'on nous avait peints comme des +envoyés du démon, parut aux portes du couvent, comme un ange gardien +pour y placer la sauvegarde d'une invincible barrière. Il entra, offrant +à tout ce qu'il voyait assemblé la tranquille continuation de +l'esclavage ou la liberté. Ce fut tout à la fois un cri de joie et de +désolation. Toutes les jeunes se rangèrent du côté du libérateur; toutes +les vieilles se séparèrent de nous en le fuyant; et tout ce que put +faire leur frayeur fut de ne pas payer par des cris de malédiction une +générosité qui leur laissait encore un choix si noble et si +compatissant. + +«Ma tante, transportée par les idées d'une vie entière de réclusion et +une aveugle confiance dans son directeur, ma tante redoutait comme une +souillure la seule présence d'un Français républicain, et se retira avec +les plus âgées de ses religieuses, oubliant, dans sa sainte horreur, +qu'elle livrait la jeune fille qui lui avait été confiée, à des périls +qui n'étaient plus à craindre pour elle. Plusieurs des soeurs profitèrent +de la permission pour se retirer dans leurs familles. Lorsqu'on ouvrit +les portes, j'aurais sans doute dû rester près de ma tante; mais une +voix intérieure, un cri de l'ame, plus fort que la raison, semblait me +dire: _C'est loin d'ici qu'est la félicité_; et je ne sus obéir qu'à +cette inspiration qui nous pousse dans les bras de la destinée. Je ne +savais rien du monde, qu'aurais-je pu craindre? et autour de moi j'avais +vu l'ennui, un sombre dégoût flétrir la beauté, dévorer la jeunesse; et +me soustraire à un pareil avenir fut, dans ce moment, mon seul besoin, +ma seule pensée; quoique enfant, j'y parvins avec l'instinct de la +nature et toute l'adresse de l'expérience. Je savais que le baron +Capelleto[7] nous était allié. Une religieuse plus âgée, qui avait aussi +profité de la liberté, se chargea de me conduire vers lui; mais une +émeute m'ayant séparée de ma compagne, j'errai quelques heures, +cherchant un asile. + +«Enfin, j'ose me présenter à une maison fort belle, où j'aperçois des +uniformes semblables à ceux de nos libérateurs. Au milieu d'eux, je me +sens attirer par le regard bienveillant de celui qui paraissait leur +donner des ordres. Je vous ai dit que je n'avais alors que onze ans, +mais une taille et comme une jeunesse précoce. Murat, car c'était lui, +vint à moi avec une exclamation de surprise que mon ingénuité n'attribua +qu'à mon habit de novice, mais qui était aussi l'effet des charmes que +j'ignorais. Il me demanda en assez mauvais italien si je voulais +accepter son appui. Ma petite vanité fut heureuse de parler au vainqueur +la langue de sa patrie. Enchanté de m'entendre parler français, il me +présenta à tout le groupe d'officiers dont il était entouré. Je ne sais, +mais au milieu de son brillant état-major, Murat, qui était le plus bel +homme, me parut aussi le plus aimable. Il parlait de me garder près de +lui, et j'en étais bien joyeuse; mais quand je lui dis, dans mon +contentement, que je n'avais que onze ans, il mit plus de réserve dans +les témoignages de sa protection, et m'annonça qu'il me ferait remettre +à mes parens. Mais je me jetai dans ses bras, lui criant avec larmes que +j'aimerais mieux la mort que de retourner dans un cloître. Puis il me +prit par la main et me conduisit chez une dame française, épouse d'un +fournisseur de l'armée, resta long-temps avec elle, et me laissa en me +recommandant bien à ses soins. + +«Madame A***, aimable, obligeante, eut pitié de mon abandon, ne +combattit qu'avec une douce sensibilité ma répugnance à revoir ma +famille. Si ses sages recommandations à cet égard eussent été fortifiées +par la solitude, peut-être eussent-elles été plus puissantes; mais cette +dame recevait beaucoup de monde: les vainqueurs brillaient au milieu des +fêtes dont les vaincus, autant par goût que par prudence, partageaient +les plaisirs. J'y paraissais, et avec un incroyable bonheur. On +m'appelait la jolie religieuse. Tous les généraux, Masséna, Augereau, +Lefebvre, Joubert, Serrurier, m'entouraient de soins et me promettaient +protection. Je n'étais point enfant pour comprendre toutes les choses +que les Français disent si bien; et Murat bouleversait ma jeune tête, +quand, s'arrachant d'auprès de moi comme par un effort, il me répétait: +Oh! Camilla, que n'as-tu quinze ans! Lorsque, plus tard, le sens de ces +paroles me fut complètement révélé, mon estime égala mon affection; car +il eût tout obtenu alors d'un coeur qui, sans le savoir, s'était donné. +Sa noble protection, qui n'était point sans combats, m'avait ainsi +laissée me livrer à toute la gaieté de mon âge, et sans crainte. + +«Beaucoup d'Italiens fréquentaient la maison de madame A***. L'un d'eux +lui remit une lettre d'un de mes oncles qui habitait Trévise, lequel la +priait, en la remerciant des soins religieux de son hospitalité, de me +confier à une personne qui me conduirait à Bonlogne dans une maison de +religieuses non cloîtrées. Je m'abandonnai au désespoir à cette +nouvelle. Un conseil fut tenu par la dame, son mari et Murat; d'autres +généraux survinrent, entre autres le général Joubert. Ma cause fut +plaidée par moi avec des pleurs, et par eux avec toutes les raisons de +l'indulgence et de l'intérêt. La résolution fut que je resterais et que +l'on m'enverrait en France. Le bal mit fin à la discussion, et le combat +qu'il avait fallu subir ne m'en rendit que plus heureuse. + +«Mais le lendemain des nouvelles étaient arrivées, et la présence des +Autrichiens dans le Tyrol commanda impérieusement le départ des +Français. Avant de partir, Murat vint chez madame A***, me donna une +lettre et un rouleau fort lourd, en me disant: «Pauvre petite, l'un et +l'autre vous serviront.» Je me jetai à ses genoux, le suppliant de +m'emmener; il me pressait avec force contre son coeur; il était agité; +mais, après un effort qui parut bien douloureux, il me remit dans les +bras de ma protectrice pour obéir à la voix de l'honneur et de la +victoire qui l'appelaient. + +«Dès ce moment tous mes jours se passaient en prières pour les +vainqueurs de ma patrie. Hélas! dans l'enceinte des cloîtres apprend-on +qu'on en a une et qu'on doit la chérir? Le rouleau que m'avait laissé +Murat contenait 50 louis, et la lettre une recommandation à tout +militaire français de me protéger; puis, au bas, quelques lignes pour +Muiron, l'un des aides-de-camp du général en chef Bonaparte, qui ne +furent jamais lues par lui; car, quelques mois après, quand je cherchai +à voir ce noble patron, il avait trouvé la mort sous les lauriers +d'Arcole. + +«Madame A***, alarmée des nouvelles qui se succédaient, résolut de +rejoindre son mari, qui était parti pour Ferrare. Quand elle me proposa +de m'emmener, en me demandant si j'étais toujours dans les mêmes +dispositions, je ne lui répondis qu'en pressant sa main sur mon coeur, et +en lui donnant le doux nom de mère. Tout se prépara à la hâte et en +secret. Nous arrivâmes de nuit à Ferrare; M. A*** était déjà reparti +pour Milan. Sa femme, désolée, ne savait quel parti prendre. Je lui +redonnai un peu de courage par ma résolution: «Croyez-moi, nous sommes +ici dans les États du pape, et bien moins en sûreté qu'à Milan; allons-y +sans plus délibérer.» Nous y arrivâmes quand tout y était déjà terreur +et confusion. + +«Ici, mon amie, une légère digression qui jette peut-être quelque +lumière sur un événement politique. À l'époque où Bonaparte poussait ses +troupes victorieuses sur les différentes villes de la Toscane, le +grand-duc fut si effrayé, que Manfredini, son chambellan, fut envoyé au +quartier général pour sauver Florence de l'occupation. Cette démarche +eut pour résultat le banquet célèbre donné par le grand-duc aux généraux +français, où l'un déploya toute la souplesse des cours, et l'autre une +austérité qu'il déguisait déjà mal, et qui, dans l'orgueil de faire +ramper un souverain, montrait autre chose que des vues républicaines. La +noblesse italienne avait été jusque-là courbée et fort empressée près +des nouveaux maîtres. Mais le traité de Campo-Formio, inexplicable au +parti français, puisqu'il laissait l'Autriche plus puissante que jamais, +avait fait croire à la trahison de Bonaparte, accrédité le bruit d'une +apparente défaite, et réveillé la trahison des courtisans italiens qui +relevaient la tête. On accusait partout Bonaparte, qui avait arrêté par +ce traité les colonnes victorieuses de Moreau déjà aux portes de la +capitale de l'Autriche, et les grenadiers d'Augereau criant: À Vienne! à +Vienne! Je n'étais rien dans le monde politique, mais j'ai entendu, à +l'égard de ce traité, de la bouche des premiers généraux, les +suppositions les plus étranges. Bonaparte avait indiqué dans cette +occasion, selon eux, tous ces plans d'une ambition personnelle qui +étouffait les autres gloires pour marcher au trône. Quant à moi, je ne +voyais que les Français, leur triomphe; mon coeur s'identifiait avec +leurs destinées, et en arrivant à Milan, je redoutais presque autant +leurs revers que ma rentrée au cloître. Comme les affaires n'étaient +point décidées, M. A*** désira que sa femme, pour plus de sécurité, se +rendît en France. Au milieu de toutes ces angoisses, je tombai malade, +et fus aux portes du tombeau; mais sachant combien le départ paraissait +urgent à mes bienfaiteurs, sitôt que je le pus, j'affectai des forces +pour qu'on pût se mettre en route, et au bout de quinze jours j'arrivai +à Paris, mourante. Les soins de la plus douce hospitalité me furent +prodigués; je me rétablis promptement, et pendant quelques temps je +respirai avec ivresse cet air libre et doux de la France, où je croyais +avoir trouvé le bonheur. + +«Tout à coup, il me sembla que les manières de madame A***, naguère si +bonne, changeaient à mon égard; c'était non seulement de la froideur, +mais de la dureté. Tous ces petits soins qui précédemment m'avaient valu +tant de bienveillance, j'avais beau les redoubler, ils n'en paraissaient +qu'irriter davantage le changement d'humeur dont j'étais l'objet. Enfin, +ne tenant plus à tant de chagrins, je provoquai une explication; elle +fut bien cruelle, comme vous allez voir. + +«Madame A***, mariée contre son gré à un homme beaucoup plus âgé +qu'elle, nourrissait une passion violente pour une personne qui venait +souvent dans sa maison, et que j'avais prise pour un parent. Ce prétendu +parent me plaisait peu, mais j'avais eu le malheur de lui plaire +beaucoup. Sans délicatesse comme sans amour pour la femme qui lui +sacrifiait son repos et sa réputation, il avait, par le plus indiscret +des aveux, blessé son coeur et armé contre moi son orgueil. Du moment que +cette faiblesse me fut révélée, il se fit dans mon tendre respect pour +ma bienfaitrice un bouleversement que je ne puis qualifier: c'était +quelque chose comme de la commisération; et la pitié, même sincère, est +si près en pareil cas de ressembler à du mépris! Je n'avais pu au +cloître rien apprendre du monde; je n'avais pu deviner la société et +cette science d'accomodemens avec les devoirs qu'elle exige, et qu'elle +veut bien quelquefois oublier. Ma candeur se révoltait contre ce +spectacle d'une passion coupable, et d'une jalousie que l'âge de madame +A*** rendait ridicule. Depuis j'ai souvent réfléchi au triste sort d'une +femme qui se laisse entraîner à un sentiment qu'elle ne peut faire +partager, à cette époque de la vie où l'amour n'est plus là avec ses +illusions pour cacher une faiblesse. + +«Je n'avais écrit à ma famille que pour lui annoncer ma résolution de +vivre en France plutôt du travail de mes mains, que de reprendre les +chaînes auxquelles on m'avait condamnée. Cette lettre était restée sans +réponse, et je ne m'en étais plus occupée. Mais dans ce moment de crise, +que je viens de vous peindre, je sentis le besoin d'appuis, et je +m'adressai de nouveau à ceux dont j'avais si imprudemment bravé +l'autorité, en les conjurant de pardonner à mon âge. Un mois après, un +secrétaire du ministre Aldini vint me dire qu'on allait me conduire à ma +famille. Il parla à mes bienfaiteurs du prix qui pouvait leur être dû +pour leurs soins généreux; mais ils le refusèrent avec une noblesse qui +m'attendrit jusqu'aux larmes, et ma séparation me parut très +douloureuse. J'avais toujours le rouleau et les lettres que Murat +m'avait laissés; je lui avais écrit plusieurs fois; mais l'éloignement +de la guerre ne lui avait permis ni de recevoir mes lettres, ni d'y +répondre. + +«J'avais regret de quitter Paris; mais la nouveauté des objets, la +distraction de la route, me rendaient la sécurité par l'insouciance. Je +savais très bien le français; mais j'avais conservé beaucoup d'accent; +et à peine j'eus prononcé quelques mots dans la diligence, où l'on +m'avait confiée à une dame qui se rendait à Milan, que je fus reconnue +comme Italienne. Il y avait parmi les voyageurs deux militaires; l'un +d'eux, monté sur l'impériale, entendant une voix italienne, se mit à +crier à son camarade: «Alfred, je vais te céder ma place à la dînée; il +y a une petite femme avec laquelle j'ai besoin de causer.» Quoique +choquée de ce petit ton leste, je n'entendais pas sans quelque plaisir +ces remarques; mais le bruit de la voiture m'empêchait d'en saisir la +suite, et force me fut d'ajourner ma curiosité jusqu'à la dînée. Je +regardais, en arrivant, avec un air un peu boudeur le militaire +empressé; mais il n'y avait pas de sérieux qui pût tenir contre une +gaieté si folle et si naturelle. Quand ma noble surveillante le +rappelait à l'ordre, il corrigeait la légèreté de ses propos avec une +adresse tout-à-fait divertissante. Je répondais avec une égale froideur +à ses complimens outrés et à ses équivoques que je ne comprenais pas; et +je me faisais une triste opinion de l'ami intime d'un pareil homme. +Alfred, que vous allez être vengé!... + +«Je serre fortement le bras de ma compagne et la prie de nous faire +dîner seules; à peine avait-elle applaudi à ma prudence, que je me +retourne, et l'officier qui n'avait point parlé et moi, nous restons +pétrifiés d'une surprise remplie de charme; non pas que ce dernier fût +d'une beauté remarquable; il était moins bien que Murat, mais son +regard! Le regard d'Alfred dès ce moment décida de ma vie. Il était +Français, il était jeune; pouvait-il se méprendre sur le trouble qu'il +venait de faire naître? Le ton d'Alfred, heureusement différent de celui +de son turbulent camarade, changea nos dispositions, en lui conciliant +l'indulgence de mon mentor. Mes yeux, qui n'avaient point encore +rencontré d'autres yeux, savaient mal déguiser ce que j'éprouvais. Je ne +saurais dire ce qu'étaient les autres voyageurs; je ne voyais qu'Alfred, +je n'entendais que lui. + +«J'ignorais tout ce qu'il pouvait me demander; mais je sentais que mon +coeur n'aurait point de refus. La diligence s'arrêta encore à Chambéry, +et l'ami d'Alfred sut tellement occuper l'attention de madame Dupré (mon +guide), que j'appris d'Alfred ces doux noms d'amour qui étaient déjà +dans mon coeur, et les circonstances de sa destinée, à laquelle l'honneur +lui défendait de m'associer. Sans fortune, Alfred Duhesme n'avait que +cette riche dot du soldat français, le courage et la loyauté. Quand je +lui appris ma naissance, il me dit avec un accent plein de noblesse: +Pardon, madame, je ne dois point prétendre à vous; je ne suis _qu'un +simple sous-officier_. Pendant mon séjour à Paris, j'avais lu, et lu +sans beaucoup de choix; les images romanesques, des livres ayant encore +ajouté leurs dangers à ceux d'une imagination brûlante, vous devinez +déjà comment je répondis à un pareil langage. Née sous le même ciel que +moi, vous devinez le premier amour d'une Italienne. Je ne m'excuse point +de n'avoir écouté que mon coeur, d'avoir sacrifié un nom dont un voile et +des grilles m'eussent privée, et préféré les douceurs d'un noble amour à +l'orgueilleuse et stérile protection de ma famille. + +«Duhesme, fils d'honnêtes marchands, avait été destiné par son éducation +à l'étude des lois; mais il avait entendu la voix de la patrie, et pris +volontairement les armes. Mon amie, vous avez aimé, vous aimez encore, +vous comprendrez donc tout ce que dut éveiller d'exaltation un voyage de +quinze jours, avec la liberté que laissait à nos jeunes imaginations +l'âge de ma gardienne, qui, ne pouvant descendre de voiture, nous +laissait gravir seuls les ravins complaisans et les longues et commodes +montagnes. L'ami d'Alfred l'avait quitté à Chambéry. Pendant tout le +trajet du Mont-Cénis, admirable conquête sur la nature faite par un +conquérant que ce triomphe miraculeux immortalisera autant que ses +guerres; pendant cette route, libres et solitaires, appuyés sur le sein +l'un de l'autre, nous nous laissâmes aller à ce doux rêve d'avenir, qui +n'arrive jamais ni comme on le craint ni comme on le désire. L'amour +était notre seule fortune, mais elle nous paraissait et bien sûre et +bien belle. + +«À Suze, Duhesme nous quitta un moment pour y voir le commandant +français. J'étais encore si jeune, ou plutôt j'étais si heureuse que je +ne sus point feindre devant madame Dupré, et elle devina sans peine, à +mon impatience du retour, l'intérêt que je prenais à notre compagnon de +voyage. Elle crut devoir me questionner avec adresse: je lui répondis +avec candeur que j'aimais, que je voulais épouser Alfred. La pauvre +madame Dupré me crut folle; mais convaincue par la clarté naïve de mes +aveux que ma famille n'aurait plus guère d'autre parti à prendre, et +qu'un mariage serait encore un malheur de plus évité, «Vous êtes si +jeune, me dit-elle, qu'on ne peut que vous plaindre.» Bonne comme la +bonté d'une mère, au lieu de reproches, elle ne me montrait qu'un tendre +dévouement. «Tout peut s'arranger peut-être, ajoutait-elle; vous +viendrez avec moi: nous ne sommes pas riches, mais nous sommes de bonnes +gens. Ma fille, qui a de l'esprit, saura écrire à votre famille comme il +faut écrire. Alfred quittera le service. Vos parens, qui ne vous ont +jamais aimée, puisqu'ils voulaient vous faire religieuse, en seront +quittes pour vous rendre une bonne mère de famille, avec une dot plus +faible que celle qu'ils destinaient à vous rendre malheureuse.» Qu'il +était beau le sort prédit par cette femme excellente! mais combien +l'orgueil devait le bouleverser! + +«Au retour d'Alfred, madame Dupré le prit en particulier. Je ne sus que +de lui l'objet de l'entretien, mais je le vis pénétré de reconnaissance +et de respect pour celle qui, après avoir compromis mon innocence, +songeait avec une si religieuse délicatesse à mon bonheur. Nous étions à +cette époque où le Directoire, soit par besoin, soit par crainte, avait +rappelé d'Italie le héros dont le traité de Campo-Formio lui avait fait +sans doute pressentir les projets. Les troupes françaises furent +successivement disséminées sur les côtes des deux mers. Le corps de +Duhesme était à Verceil. Là, il fallut se séparer. Je vous épargnerai le +récit de tout ce que j'ai souffert depuis dix ans que dure cet amour, +qui ne finira qu'avec ma vie. Qu'il vous suffise de savoir qu'au sein de +ma patrie, entourée d'une famille opulente, je vis dans un isolement qui +semble toujours une accusation publique contre une femme. Mes parens, +instruits avec ménagement de mon sort, mirent de la haine à me punir. La +persécution ne convertit pas. Libre de mes voeux, j'en ai prononcé de +plus doux que ceux du cloître, et j'y serai fidèle. Accueillie par +l'honnêteté laborieuse, j'ai répondu aux bienfaits par le zèle. Le +travail, les lettres d'Alfred soutenaient mon existence. Son régiment +faisait partie du corps de Masséna, qui commandait en Italie, et du +moins nous respirions le même air. La dernière lettre que je reçus +d'Alfred m'entraîna à la vie errante qui est désormais mon partage. +Toutes les troupes venaient d'être rappelées vers l'intérieur de la +France, à Dijon, mais comme vers un vaste dépôt, d'où elles étaient +dirigées sur tous les points envahis. Cette dernière lettre était déjà +datée de la rive gauche du Rhin. Quelques mots m'empêchèrent d'y voler +sur ses traces, car ils me laissèrent l'espoir de son retour en Italie: +«Nous sommes ici, disait Duhesme, pour faire peur aux _Allemands sans +les attaquer, et en observation_: on assure que l'aile gauche retournera +renforcer l'armée d'Italie, et j'en fais partie. Courage et espérance! +nous nous reverrons bientôt. «Un mois s'écoula dans les angoisses d'une +cruelle incertitude. Enfin, je reçus cette lettre qui précipita ma +résolution. La voici: + +«Je suis officier, ma chère Camilla. Que n'étais-tu là pour me voir +élever à ce grade, après l'action terrible et meurtrière de Neubourg! +Nous nous sommes battus en enragés, au sabre, à la crosse de fusil; mais +nous sommes vainqueurs, et vive la France! L'armée regrette le plus +brave de ses grenadiers, Latour-d'Auvergne, qui ne voulut jamais d'autre +titre que celui de premier grenadier. Il avait bien raison; le brave +Latour-d'Auvergne a rendu son grade plus glorieux. + +«Ne retourne pas avec ton orgueilleuse et cruelle famille. Camilla, la +gloire et l'amour, voilà ma noblesse; et, sois tranquille, rien ne te +manquera avec Duhesme, sous-lieutenant de la 46e[8].» + +«Cette lettre me communiqua son noble enthousiasme. Je ne craignais plus +le danger des combats pour celui qui en parlait de cette manière, et je +sentais que je ne pouvais vivre, moi, jeune fille de quinze ans, loin de +ces terribles émotions. Je n'espérais pas que ma réponse parvînt +exactement: j'étais sûre au moins de pouvoir la porter moi-même. Il +venait beaucoup de monde chez madame Rivière (la fille de madame Dupré). +On y lisait les journaux; je prenais des notions sur les lieux occupés +par le corps de Duhesme. Pas de doute que je ne parvinsse, avec ces +renseignemens, sur les traces de l'armée. La générosité de mes +protecteurs successifs, de madame A*** et de madame Dupré, m'avait +laissé mon petit trésor, enrichi encore de leurs dons. Une femme +intéressée, que dans les dispositions de mon coeur je ne jugeai que +complaisante, se chargea de me procurer un passe-port sous le nom de +madame Duhesme, rejoignant son mari à l'armée du Rhin. Je laissai une +lettre qui ne m'excusait point, mais qui peignait du moins mon éternelle +reconnaissance, et la force irrésistible qui m'entraînait loin du toit +de l'hospitalité. Déjà les armées, dans leurs courses, avaient pris plus +d'ordre et de régularité, et il était plus facile de les suivre. J'avais +obtenu deux lettres: l'une pour le général Lecourbe, l'autre pour une +dame italienne établie à Moeschich, en Allemagne. Habillée en homme, +munie du plus léger bagage, je quittai l'Italie, et entrai par le Tyrol +sur les terres d'Autriche. Ce ne fut qu'au bout de deux mois de fatigues +que je pus approcher de l'armée française, déjà en Bavière. À Augsbourg, +tombée malade, je ne pus qu'écrire, n'espérant presque point de réponse +au milieu de toutes les vicissitudes d'une guerre. La victoire de +Hohenlinden vint enfin mettre le comble à la gloire de la France et aux +angoisses de mon coeur. Duhesme vint me rejoindre. + +«La paix une fois signée à Lunéville, je suivis mon Alfred des bords du +Rhin aux rives de l'Éridan. Dans cette vie de déplacement continuel, les +formalités du mariage étaient toujours impossibles; mais le partage des +peines et des fatigues n'était-il pas un serment sacré? Aujourd'hui que +des jours de paix et de repos vont se lever peut-être pour les braves, +aujourd'hui que l'espoir d'être mère se joint à ces chances meilleures, +j'ai hasardé un peu de réconciliation vers ma famille; mais ma famille +me rejette et me désavoue. Pour échapper même à ses persécutions, j'ai +été obligée de me placer sous l'égide des lois françaises, et voilà ce +qui me rend un objet d'odieuses préventions dans un pays qui ne sait +qu'accepter l'oppression, se venger cruellement de ses maîtres d'un jour +pour les regretter ensuite, incapable de tout autre courage que de celui +de la trahison. + +«Duhesme est depuis deux mois dans sa famille pour régler un héritage. +Je vais l'aller rejoindre à Lyon, et pour toujours. J'espère lui porter +de meilleures nouvelles, l'espoir d'une fortune et l'appui d'une +famille. Je ne lui porte que mon amour, mais un amour qui sera pur, +fidèle et courageux jusqu'au dernier soupir. + +«Vous connaissez maintenant toute l'histoire de ma vie, qui se compose +de toutes ces mille vicissitudes d'une passion toujours la même. Hélas! +vous comprendrez mon langage, vous qui avez aimé, et qui savez que dans +l'amour toutes les impressions nous paraissent des événemens, et combien +le coeur se plaît à redire ce qu'il a senti. Nous nous reverrons +peut-être un jour, puisque nous sommes destinées à avoir la même +patrie.» + +Camilla partit quelques jours après la nuit délicieuse qui avait reçu +nos mutuelles confidences. Nous nous écrivîmes quelque temps. Les +événemens se multiplièrent trop pour ne pas nous séparer. Je quitte donc +l'épisode bien doux de cette rencontre, pour reprendre le fil de mes +aventures personnelles. Plus tard nous retrouverons Camilla, mais sur un +champ de bataille, mais au milieu des funérailles de Waterloo, toutes +les deux confondant les plus grandes douleurs que puisse éprouver une +femme avec les plus grandes catastrophes que puisse subir un peuple. + + + + +CHAPITRE XC. + +Séjour à Florence.--Rentrée dans la carrière dramatique.--Portrait de la +princesse Élisa.--M. de Châteauneuf. + + +J'étais arrivée à Florence à l'époque peut-être la plus belle de notre +histoire moderne: c'était le temps où, Napoléon se donnant pour titre à +un empire fondé par le génie, la sanction de la victoire refaisait au +profit de la France la monarchie et la domination européennes de +Charlemagne. Ce sceptre, qu'il avait arraché, à Saint-Cloud, des mains +d'une révolution devenue bavarde et menaçant de tomber dans les +futilités du Bas-Empire; cette royauté, qu'il avait enlevée aux +factions, il semblait n'en avoir usurpé les droits que pour en agrandir +les devoirs. Napoléon avait voulu être empereur des Français, mais pour +que la France fût la reine du monde. On l'a beaucoup blâmé d'avoir jeté +toute sa famille sur les trônes abattus par la valeur de nos vieilles +bandes, et relevés par l'égoïsme de ses décrets impériaux. J'ai vu +quelques partisans sincères des principes de 1789, quelques amis plus +rares des dynasties proscrites, gémir ou plaisanter, suivant l'humeur +différente qu'on leur connaît, sur cette manie royale qui s'était +emparée d'un citoyen ou d'un bourgeois. Je sais tout ce que le malheur a +fait trouver de fort ou de joli contre les souverainetés impériales; +mais ce n'en fut pas moins un grand et magnifique spectacle que celui de +tous ces satellites autour de l'étoile d'un grand homme; que toutes ces +royautés du continent, en quelque sorte commanditées par la France, qui +trouvait ainsi de l'emploi pour tous les talens, des cadres pour toutes +les capacités qu'une révolution avait enfantées dans son sein. Je +n'entends pas beaucoup la politique; mais il me semble que les +légitimités auront, sous ce rapport, quelque chose à envier aux +usurpations. Du reste, moi qui ai beaucoup plus senti que pensé, on me +pardonnera de faire plus de peintures que de réflexions; de retracer +avec toutes les illusions dont elle brillait la domination française en +Italie; de parcourir toutes les cours des princes de la famille de +Napoléon, celles de Florence, de Milan, de Naples, que la victoire avait +établies, que la législation avait régularisées, et qui avaient presque +l'air d'être antiques par la grâce des manières, la religion de +l'étiquette, et l'illustration historique des noms d'un autre régime. + +Avant de parler de la princesse Élisa, à qui Napoléon avait donné comme +dot royale le gouvernement de la Toscane, et de laquelle j'allais +bientôt être rapprochée, je dois raconter ce que je devins après le +départ de Florence de Camilla. + +Ney occupait toujours ma pensée; je savais que je lui ferais plaisir si +je pouvais lui écrire: J'ai mis un terme à ma vie errante. Je résolus +donc de chercher tous les moyens de me fixer convenablement à Florence: +je comptais sur un accès facile auprès de la grande-duchesse, par mes +anciennes relations avec Lucien, par son propre souvenir, et surtout par +la confidence de mon intimité d'un moment avec Napoléon. Je n'avais pas +tort d'espérer de l'indulgence; la suite de ces Mémoires prouvera que je +ne m'étais point trompée. Un directeur italien (Bianchi) me sollicita +vivement pour un engagement de trois représentations à Livourne. La cour +de la grande-duchesse était alors à Pise. J'acceptai les propositions, +et je me rendis à mon poste, après avoir écrit à Ney et à Regnaud de +Saint-Jean-d'Angely, pour leur faire part de mon projet et de mes +espérances, les engageant à les favoriser de leur crédit et de leurs +recommandations; car il est bon de dire que rien ne se faisait dans les +cours de tous les princes de la famille de Napoléon, sans que l'Empereur +en fût instruit, et sans que la nomination aux plus petits emplois eût +été soumise à son visa suzerain. Mais depuis les fêtes du couronnement +et les scènes de Milan, la protection impériale était ce qui +m'inquiétait le moins, tant je me croyais sûre, au besoin, de l'obtenir. + +J'avais aussi une lettre pour M. de Châteauneuf, alors chambellan de la +grande-duchesse, et chargé de la haute direction du Théâtre-Français. +Dès le premier abord, nous nous déplûmes, et je ne suis jamais revenue +sur l'impression de la première entrevue. Quand, plus tard, il eut +pénétré tout l'intérêt que me portait la souveraine, il se crut obligé +de m'adresser de temps en temps quelques mots de bienveillance et de +flatterie; mais on voyait qu'ils lui coûtaient comme un effort, que sa +vanité souffrait de sa politesse, et qu'il fallait toute la résignation +d'un vieux courtisan pour qu'il se condamnât à me sourire. + +Avant de me présenter à M. de Châteauneuf, pour faire partie de la +troupe placée sous sa direction, j'avais demandé à la grande-duchesse +une audience particulière, et dès cette première visite j'entrevis toute +la bonté dont elle devait me donner, pendant quatre années, des preuves +si nombreuses. + +Élisa n'était point belle; petite, fluette, et presque grêle, elle avait +cependant dans toute sa personne de ces agrémens qui, avec de l'esprit +et de l'imagination, composent une femme séduisante. La tournure la plus +distinguée lui donnait l'air d'être bien faite, parce que dans tous ses +mouvemens la grâce s'unissait à la dignité. Ses pieds eussent été cités, +par leur forme mignonne, dans tous les salons: qu'on juge de leur +réputation dans un palais. Quand des pieds comme ceux-là descendent d'un +trône, cela doit être un prodige et une acclamation de chaque jour. Pour +ses mains, elles valaient celles de son frère, de ce frère qui n'était +pas insensible à leur éloge. Les plus beaux yeux noirs animaient sa +physionomie, et elle savait en tirer un merveilleux parti pour commander +ou pour plaire. En somme, Élisa eût été bien pour une femme ordinaire; +elle était mieux encore pour une altesse, et je crois que beaucoup de +souveraines légitimes se seraient reconnues à sa démarche et à ses +manières toutes royales. + +J'ai pu voir de près et apprécier presque toutes les personnes de cette +famille, dont le chef avait fait de tous les membres une dynastie +nouvelle pour tous les trônes. Aucun peut-être n'avait plus de +ressemblance avec Napoléon que sa soeur Élisa: un esprit vif, prompt, +pénétrant, une imagination ardente, une élévation incroyable de +sentimens, une ame fortement trempée, l'instinct de la grandeur et le +courage de l'adversité. Aucun non plus ne sentait davantage la gloire de +lui appartenir; elle croyait en lui, pour ainsi dire, et son attachement +aimait à exhaler l'enthousiasme dont elle était pénétrée. + +Élisa voulut bien me reconnaître et se rappeler m'avoir entendue chez +Lucien lire des vers. En contractant les habitudes du commandement, elle +en avait pris la noblesse sans en retenir la fierté dédaigneuse; elle +possédait cet art charmant de rendre le pouvoir populaire par la grâce; +elle savait écouter aussi bien qu'elle parlait. Je l'observais avec +cette attention que les femmes possèdent, et, malgré la facilité du +tête-à-tête, je crus m'apercevoir qu'il entrait un peu de méditation et +d'apprêt dans toute sa personne; qu'elle éprouvait un secret plaisir à +mettre dans sa tenue et dans ses discours quelque chose de ce Napoléon +dont elle était fière d'être la soeur, parlant par saccades, jetant comme +à bâtons rompus des pensées soudaines et saillantes. + +La princesse me dit qu'elle parlerait à M. de Châteauneuf; que je serais +attachée à la cour, et que mes relations ne lui permettaient pas de +douter qu'elle ferait, en m'attachant à elle, une chose agréable même +pour son frère. «Je ne vous recommande qu'une chose, ajouta-t-elle: +c'est, vis-à-vis des autres personnes, de ne point vous prévaloir de mes +bontés particulières. Ne vous vantez de rien; ne bravez personne: si on +vous fait quelque injustice, ne vous en plaignez pas, n'en parlez qu'à +moi... Vous avez de l'esprit, de l'instruction, tâchez que cela ne serve +pas à vous faire des ennemis. Un peu de conduite, si cela vous est +possible; à votre âge, il vous reste un bel avenir si vous savez vous +faire valoir par de la considération: cela ne dépend que de vous. +L'Empereur approuvera votre engagement: son approbation, la +bienveillance de mes autres frères, Louis et Joseph, vous sont de sûrs +garans de mon intérêt; tâchez que je puisse vous en donner d'autres +preuves, et plus importantes que celle d'aujourd'hui; mais, je vous le +répète, il faut plus de conduite et de décorum: dans les folies mêmes il +en faut. + +«--Mais ma pauvre tête n'est pas aussi bien organisée que celle de Votre +Altesse: elle n'est point toutefois aussi mauvaise qu'on le dit. + +«--Ma chère, une femme vaut toujours mieux que sa réputation, et j'en +suis surtout persuadée à votre égard; mais l'opinion demande des +ménagemens. + +«--Il me semble que celle dont Votre Altesse m'honore peut suffire, et +que je n'ai rien à demander au monde, puisque la soeur bien-aimée du +grand Napoléon daigne m'estimer.» Ici elle me regarde avec ces yeux +pénétrans qui me rappelaient ceux de ce redoutable frère, et je baissai +la tête, car je ne savais pas flatter sans rougir. + +«Pensez-vous ce que vous dites? reprit-elle en posant sa main sur mon +bras; êtes-vous vraie? + +«--Autant qu'on peut l'être à la cour en présence de son maître. + +«--Cette réponse est spirituelle et franche; soyez raisonnable le plus +que vous pourrez; et, que j'avoue ou non l'intérêt que vous m'inspirez, +vous serez ici contente de votre sort.» + +Mon sort fut heureux en effet, et rien ne me manqua que la sagesse d'en +profiter pour mon avenir. + +On avait parié, parmi les artistes de la cour, que mon engagement ne +recevrait pas la sanction de celui qui nommait alors les rois et les +comédiens, et qui se faisait quelquefois un plaisir, pour que l'on +sentît que toute force et tout pouvoir venait de lui, de raturer et de +biffer des nominations auxquelles il était loin d'ailleurs d'attacher +une autre importance. J'avoue que ma vanité ne sut guère tenir au +plaisir d'humilier la malveillance que j'avais cru remarquer dans cette +occasion; et quand la signature impériale arrive (et elle ne se fit pas +attendre), j'eus grand soin de lire publiquement la lettre que Regnaud +de Saint-Jean-d'Angely m'écrivit alors pour me l'annoncer. «D'abord, ma +chère amie, me disait-il, l'Empereur se souvient de vous; il a signé +avec bien du plaisir quelque chose pour _la Fama volat_ de Milan: ce +sont ses expressions.» La lettre de Regnaud se ressentait même de la +bienveillance de l'Empereur; les termes en étaient intimes, comme ceux +d'une ancienne amitié, qui non seulement ne craint plus de se +compromettre, mais qui encore est certaine de faire par là sa cour au +maître. Il me demandait même, par le plus gracieux _post-scriptum_, le +sens un peu mystérieux des paroles de l'Empereur; qu'il attachait bien +du prix à cette confidence. Je transcris ici la réponse que je fis à +Regnaud, dont je retrouve encore le texte même dans mes papiers. + +Mme SAINT-ELME, ACTRICE DE S. A. I. et R. Mme LA GRANDE-DUCHESSE DE +TOSCANE, PRINCESSE DE PIOMBINO, + +À S. Exc. LE COMTE REGNAUD DE SAINT-JEAN-D'ANGELY, MINISTRE D'ÉTAT, +PRÉSIDENT DE ... etc. + + «MONSIEUR LE COMTE, + + «La preuve de bon souvenir que je viens de recevoir par votre + lettre m'est plus précieuse encore que l'approbation qu'elle + m'annonce et qui me flatte tant. Vous savez que de la vanité, nous + en mettons à tort et à travers; mais mon amitié, qui croit se + placer toujours bien, a été trop vivement affligée de la rigueur + que vous lui teniez pour n'être pas dans l'enchantement du retour + de votre bienveillance. Vous voulez que je cause avec vous comme + par le passé? Eh bien, laissons le commencement de la lettre à + l'étiquette, et jasons d'amitié... Eh bien, oui, vous avez raison: + Napoléon est aimable quand il veut l'être, et il l'a été beaucoup + avec moi. Il n'a aucune des bizarreries qu'on lui attribue dans les + audiences secrètes. Il a daigné causer, sourire, et il sourit + gracieusement. Vous savez qu'il m'avait plus effrayée que plu: + aujourd'hui il me plaît plus qu'il ne m'effraie. Tant de titres, de + gloire et de grandeur amassés sur un seul homme firent encore de + lui, dans le tête-à-tête, quelque chose de si extraordinaire, qu'à + mon orgueil satisfait vint se joindre un peu de cette crainte que + m'a toujours fait éprouver votre idole: on voit pourtant, dans ses + momens _les plus donnés_ aux passions, que jamais une femme ne lui + en inspirera que pendant quelques heures... Je l'ai bien observé + pendant qu'il signait ses dépêches, n'ayant pas l'air de savoir que + j'étais là. Il est impossible de n'être pas maîtrisé. J'ai parlé de + toutes mes impressions au grand-maréchal, et il m'a dit que je suis + une aimable femme. En vérité, quand on fait à Duroc l'éloge de + l'Empereur, on est sûr de son amitié et presque de sa + reconnaissance. Il l'aime comme une maîtresse; il est heureux de + toutes les perfections qu'on lui trouve. Quand on inspire de + pareils attachemens, il faut certes qu'ils soient mérités. Du + reste, on n'est pas plus aimable que Duroc: il m'a fait obtenir un + don qui eût satisfait l'avarice; jugez s'il a surpassé mes + espérances. Au résumé, comme homme, Napoléon m'a paru + singulièrement aimable et spirituel; comme souverain, grand et + magnifique. + + «Maintenant laissons les grands sujets, et permettez que je vous + parle un peu de moi. La grande-duchesse est aimable; elle me promet + ses bontés. Cependant, ma position d'actrice me déplaît. Je + voudrais être quelque chose de mieux qu'au théâtre. Il n'y a pas + moyen de compter mes services militaires pour obtenir la place de + lectrice. Comment faire? car voilà ce qu'il me faudrait, et je puis + assurer que cela conviendrait à son altesse. + + «Vous me dites de devenir intéressée, et d'amasser une fortune; + mais le promettre serait contraire à ma franchise. Plus je + vieillis, moins j'ai d'ordre et de raison pour l'argent. Vous, + monsieur le comte, c'est pour d'autres causes. Croyez-moi, les + défauts qui font plaisir sont les plus difficiles à surmonter, et + vous savez que le mien fut toujours de tout donner; mais aussi + savez-vous bien que je n'eus jamais celui de l'ingratitude. Jugez, + d'après cela, de toute la joie du retour de votre amitié, et de + toute la reconnaissance dont elle me pénètre. + + «Si je vous suis bonne à quelque chose dans ce pays, disposez de + moi _in tutto e per tutto_.» + +J'ai rapporté cette lettre en entier, parce qu'elle courut dans le temps +que Regnaud la communiqua dans plusieurs hauts cercles de Paris, et +qu'elle a acquis ainsi une sorte d'importance historique par ses détails +secrets sur Napoléon. + +Malgré les recommandations de la grande-duchesse, je me laissai aller, +ainsi que je viens de le dire, à cette liberté de propos, dans mes +relations dramatiques, qui naît du crédit que l'on possède ou que l'on +espère, enfin à la petite insolence que donnent toujours les +protections. M. de Châteauneuf était notre supérieur, et je retournai le +voir. M. de Châteauneuf avait été chevalier de Malte et fort bel homme. +Il réunissait le double enthousiasme de l'ancien régime et du nouveau, +la souplesse d'un courtisan et l'insolence d'un parvenu. Quant à sa +réputation de beauté, je n'en pus guère juger, car, à cette époque, M. +de Châteauneuf était âgé et goutteux. En arrivant chez lui, et ne +trouvant personne dans l'antichambre ni au salon, j'entre entre deux +portes, que des rideaux séparaient d'une chambre à coucher; j'appelle, +et un bruit de surprise et d'embarras me fait apercevoir qu'il y aurait +de l'indiscrétion à avancer davantage. Je vois poindre alors entre les +rideaux une tête charmante, avec des cheveux blonds et bouclés dont +toute femme eût été jalouse. J'allais m'éloigner, toute confuse d'avoir +pu si maladroitement troubler une scène qui ne voulait point de témoins, +quand la plus jolie voix m'arrêta en me disant: «Monsieur est indisposé +aujourd'hui et ne peut recevoir; veuillez avoir la bonté de repasser;» +et je m'en allai en répondant avec la plus entière sécurité: «Merci, +mademoiselle.» Le lendemain, quand je revins au rendez-vous qui m'avait +été indiqué, ma surprise fut extrême de retrouver la même personne en +pantalon blanc et en veste courte, servant le chocolat du vieux +chevalier. Un négligé si coquet, une démarche molle et féminine, me +firent croire que c'était là quelque actrice nouvellement arrivée que M. +de Châteauneuf formait pour les travestissemens. Je m'imaginai que M. de +Châteauneuf avait trouvé à point ce talent nouveau pour me contrarier +par la rivalité du même emploi; car ma prétention était de jouer les +travestissemens, ou plutôt de paraître souvent au théâtre en habits +d'homme. Je n'en pris pas moins M. de Châteauneuf en sincère aversion. +Aussi, mandée quelques jours après à _Pitti_ par la grande-duchesse, je +m'en donnai à coeur-joie sur le pauvre chambellan, dont je lui fis le +plaisant portrait, imitant, d'une grotesque façon, ses airs, ses +manières, la scène que j'avais vue. La princesse rit aux larmes de +l'imitation, ne me gronda point, et voulu bien ajouter qu'_avec un peu +de tabac au nez, ce serait à s'y méprendre_. + + + + +CHAPITRE XCI. + +Mon genre de vie à Florence.--M. Fauchet, préfet dans cette +ville.--Nouvelles bontés d'Élisa. + + +J'avais au théâtre de fort médiocres appointemens, et je faisais +pourtant une dépense énorme. J'étais une comédienne très grande dame, et +une esclave dramatique fort indépendante. Mes camarades se creusaient la +tête à rechercher et à blâmer les ressources et les secrets de cette vie +dispendieuse et vagabonde. Je courais la campagne et les environs de +Florence, et toutes les fêtes et toutes les réunions. Aussi je ne jouais +presque jamais; et, sous le rapport de l'utilité et de la gloire +théâtrale, j'étais certes alors la dernière dans Rome; mais j'assistais +avec une admirable assiduité aux représentations. + +Pendant quelque temps, j'avais eu une loge au niveau du parterre. +Naturellement les hommes de ma connaissance se tenaient près de ma loge, +et c'était une véritable assemblée et réunion particulière dans un lieu +public. Souvent dans le groupe se trouvaient des officiers qui m'avaient +vue au milieu de mes courses militaires, en Allemagne, en Prusse, +ailleurs encore. Nous parlions gloire, campagnes, batailles; et les +militaires, qui en partagent les périls, en racontent volontiers et un +peu bruyamment les exploits. Cette espèce de bivac au milieu d'un +théâtre n'était pas agréable à tout le monde: on s'en plaignit; et je +pris une loge aux secondes, déterminée à faire à la rumeur publique la +concession d'une convenable solitude. Je tombai d'un inconvénient dans +un autre. + +La loge nouvelle que j'avais prise se trouvait par hasard vis-à-vis +celle du préfet. Je viens de dire le motif qui me l'avait fait choisir; +la malignité en chercha un autre, et je renonçai lors à paraître dans la +salle. J'adoptai, pour voir le spectacle, la première coulisse; mais la +première coulisse était encore en face de la loge de M. le préfet: +j'avais l'honneur, comme on sait, de le connaître depuis long-temps pour +un homme fort spirituel, fort aimable et fort instruit. Rien de plus +simple, entre spectateurs que le théâtre intéresse, que ces regards +d'intelligence aux passages saillans, que cette sympathie d'approbation +ou de blâme sur l'effet des scènes et le jeu des acteurs, qui +s'établissent entre personnes d'intime connaissance. Cette communication +des émotions du théâtre est même, pour les Français, un plaisir aussi +vif que celui qu'il excite par lui-même; car si nous aimons à sentir, +nous aimons presque autant à discuter, et à faire partager nos +sensations. Molière, Racine et Voltaire composaient le répertoire de la +troupe française de Florence, et, par la profusion de leurs +chefs-d'oeuvre, devaient multiplier nécessairement entre deux amateurs de +la haute littérature, comme M. le baron Fauchet et moi, ces signes de +plaisir et d'admiration qui n'étaient que des rapports de goût, et que +les interprétations de coulisse prenaient pour des marques d'un +sentiment plus mystérieux. On était jaloux de ces hommages, que l'on ne +pouvait se résoudre à supposer seulement littéraires. Nos dames, toutes +mariées, toutes vertueuses, quoique actrices et habitantes de l'Italie, +enrageaient de cette préférence d'une lorgnette qui ne tombait jamais +que de mon côté. Une remarque que j'ai bien souvent faite, c'est que les +femmes sages sont très peu disposées à croire à la sagesse des autres; +qu'avec des sentimens qui les éloignent de toute idée de rien céder aux +hommes, il leur est pénible cependant de n'être point l'objet de leurs +attentions. On dirait enfin que leur austérité est aussi ennuyeuse que +rigide, et qu'elles ont autant de regrets que de principes. + +Toutes les têtes étaient à l'envers par jalousie de ma position, de +cette position que l'on déchirait et critiquait à belles dents. Il fut +décidé, en conseil féminin, qu'on se vengerait de mes prétendus succès +et de mon orgueil par quelque affront. Deux pièces nouvelles étaient à +l'étude; j'avais dans chacune un bout de rôle: en arrivant à la +répétition, la première chose qui me frappa sur le théâtre, c'est la vue +d'une grille en bois, haute de six pieds, qui interceptait le passage de +la coulisse où j'avais ma place ordinaire. On m'observait, je n'eus pas +de peine à deviner la malice, et j'eus le talent de ne pas paraître m'en +apercevoir. Je quitte le théâtre un moment, je me rends chez M. le +préfet, je lui conte la ridicule malveillance de mes camarades; il la +trouve si absurde que, malgré les observations d'un chef de bureau +présent à l'audience, et qu'on avait mis dans ce petit complot avec des +phrases, il donne des ordres pour que cette scène eût à ne point se +renouveler; et la répétition n'était pas finie, que les artistes +conspirateurs avaient eu le chagrin de voir enlever la grille en +question: ce fut absolument, quoique la cause fût différente, un coup +d'État pareil à celui des grilles de madame de Noailles pour empêcher le +passage de Louis XIV chez les filles d'honneur de la cour. + +Après l'éclat d'une pareille protection, on ne voulait plus douter de la +nature de mes relations avec M. le baron Fauchet: j'étais, suivant la +profondeur des caquets, sa maîtresse avouée. Cela était faux, +complétement faux. Parmi mes camarades, les hommes étaient plus +indulgens et disaient: Laissons-la faire, chacun est dans la vie pour +son compte. «Oui, répondaient les dames, laissons-la faire; elle finira +par avoir toutes les ambitions, et de plein droit elle viendra nous +enlever nos rôles.--Oh! pour les rôles, répliquait d'un ton aigre-doux +la plus jolie de nos actrices, ce n'est pas le théâtre qui l'occupe, et +le rôle qu'elle ambitionne, elle en est sûre.» + +J'avais une seule amie parmi ces dames, et c'est d'elle que j'appris les +propos et les menées de la plaisante persécution. Cette amie était une +femme d'un ton parfait, appelée mademoiselle Auquertin, douée d'un +talent distingué, et même, malgré ses quarante-neuf ans, encore d'une +figure fort agréable dans les rôles de soubrette. Je riais avec elle de +la méchanceté des autres, mais comme les personnes les plus +bienveillantes ont de la peine à ne pas croire à une opinion générale, +elle ne se laissait pas facilement persuader sur le chapitre pourtant si +innocent de mes relations avec M. Fauchet. + +Sur ces entrefaites, je fus mandée chez la grande-duchesse; le jour et +l'heure n'étant point ceux des audiences ordinaires, j'en conçus une +crainte inexplicable. Fort éloignée de penser à tous les bruits de +coulisse, je mourais d'inquiétude; il n'était pourtant pas question +d'autre chose. La princesse me parut ce jour-là toute singulière: elle +m'adressa questions sur questions, et je répondis en général avec +embarras. Soit trouble, soit faux calcul, je ne sais pourquoi je lui +cachai que j'avais connu le baron Fauchet, lorsqu'il était préfet de +Draguignan. Plus tard, quand elle le sut, elle me reprocha de le lui +avoir caché, aimant, disait-elle, les _franchises entières, et les +confessions générales_. + +Malgré les premières et peu favorables apparences de cette entrevue, je +ne puis dire qu'Élisa manquât encore de douceur et de bienveillance, +même dans le reproche. Femme excellente, qui n'eut jamais pour moi que +des bontés, et dont le souvenir ne se présente à mon coeur que sous le +prisme d'une reconnaissance plus habile à apercevoir les qualités que +les défauts! Dans cette audience, elle me recommanda de nouveau et très +positivement de garder un profond silence sur l'intérêt tout particulier +qu'elle me témoignait, surtout vis-à-vis du préfet. «D'ici à quelque +temps, ajouta-t-elle, vous m'adresserez une demande d'augmentation +d'appointemens, ou de gratification extraordinaire. Quant à cela, vous +pourrez le dire; faites même que cela soit su: vous n'êtes pas bien; +mais j'ai une idée, un projet pour améliorer votre position. Les +difficultés seront grandes, car vous avez une tête si détestable! Vous +lisez à ravir, surtout la poésie italienne; je m'occuperai de vous: +laissez-moi mûrir cette affaire; mais surtout silence absolu;» et je +quittai la princesse, encore plus enchantée de sa grâce et de son +esprit, et déjà pénétrée d'un de ces attachemens sincères qui ne +tiennent pas aux calculs de l'ambition, et qui durent aussi plus +long-temps que la faveur. + +À cette époque, l'Empereur volait de Paris en Allemagne pour +recommencer, avec ses invincibles armées, une guerre nouvelle contre +l'Autriche. La brillante affaire d'Eckmühl venait d'être suivie de celle +d'Essling. Napoléon, fidèle à ses habitudes d'activité, semblait mener +avec lui la Victoire en poste. Le 2 juin 1809, je reçus une lettre +d'Ebersdorf, à deux lieues de Vienne, d'un officier qui servait sous les +ordres du général Cervoni, avec qui j'avais été liée, et qui venait +d'être tué à la prise de Ratisbonne. J'avais remis dans le temps à cet +officier, que j'avais vu après le départ de Ney, une boîte et une lettre +pour le maréchal, qu'il espérait pouvoir rencontrer. Cet officier +m'écrivait qu'ayant appris par le général Duprat que j'étais établie à +Florence, et que ne prévoyant plus comment il lui serait possible de +remplir la mission dont je l'avais chargé, au milieu des chances +incertaines d'une campagne, il croyait devoir profiter du départ d'une +personne sûre pour me faire repasser les objets que je lui avais +confiés. Ce digne militaire m'annonçait avec une touchante douleur la +fin terrible mais glorieuse de notre commun ami le général Cervoni. + +À la lecture de cette lettre, je sentis tout mon sang se glacer dans mes +veines, et ma raison déloger de ma pauvre tête. Il me semblait que le +renvoi de ce précieux dépôt était une adroite précaution pour m'annoncer +la mort de Ney. Me voilà dominée par cet affreux pressentiment, ne +réfléchissant pas si Ney appartenait ou non au corps d'armée de cet +officier, s'il faisait même partie de l'armée destinée à cette campagne; +sans songer que, dans tous les cas, la mort d'un si grand capitaine eût +été honorée du deuil d'un glorieux bulletin. Incapable de rien peser, de +rien sentir que l'horrible idée qui me déchirait, j'éprouvais cet +impérieux besoin d'une certitude qui vous tourmente dans les plus +grandes douleurs, comme si le coup qui vous tue était moins pénible que +celui qui vous effraie. La cour occupait alors le Pioggio impérial, +maison de plaisance peu éloignée. Je courus de suite à Pitti[9], avide +de nouvelles. Ce ne fut qu'en descendant de voiture, à la grille de ce +beau séjour, que je sentis l'inconvenance et peut-être l'inutilité de +m'y présenter de cette manière. Indécise et accablée, je suivais +l'avenue, puis hésitant encore davantage, je tournais autour de la +pelouse qui tapisse l'abord du palais; mais tout à coup je crois +entendre parler à _sotto voce_. Nous étions dans une de ces délicieuses +soirées de juin, qui, en Italie, sont encore plus délicieuses. Qu'on +juge de ma surprise en voyant à travers le feuillage embaumé des +arbustes la grande-duchesse assise sur un banc de mousse avec deux de +ses dames[10]. Un sentiment intime de la bienveillance d'Élisa me fit +impétueusement avancer, pour profiter de l'occasion offerte; mais la vue +des témoins, le respect dû au rang de ma protectrice, m'arrêtèrent. Je +m'approchai alors du palais pour m'informer si je ne pouvais point +parler à la princesse. Lorsque j'éprouve une vive agitation morale, je +gesticule sans le savoir, et souvent, je me parle tout haut à moi-même. +Mes exclamations firent place à un respectueux silence, quand tout à +coup je me trouvai en face de la duchesse, qui, devançant ses deux +dames, me dit: «Qui vous amène ici? qu'avez-vous? Quelle agitation! +quelle en est donc la cause?» Je restai anéantie; car si le sentiment +qui avait inspiré ma démarche était vif et sacré, je ne sentais pas +moins, par les regards et le ton d'Élisa, l'imprudence que je commettais +en paraissant si violemment agitée: mais elle avait tant de générosité +qu'elle fut touchée de mon émotion et de mon embarras. «Restez à +Pioggio, me dit-elle, j'aurai soin tout à l'heure de vous faire +appeler.» Presser sa main contre mes lèvres fut toute ma réponse, et ce +témoignage de tant de respect fut un élan de coeur dont la princesse +devina la sincérité, car ses yeux me le dirent. + +J'allai m'asseoir dans un des bosquets voisins du palais. À onze heures +du soir, une des femmes de la grande-duchesse vint me prendre, et +m'introduisit dans un cabinet où elle me dit d'attendre quelques +instans. Une petite demi-heure de répit vint heureusement me calmer, +mais en remplaçant l'inquiétude par l'impatience, car je n'ai jamais su +attendre. Enfin, je fus appelée. Élisa s'aperçut aisément de l'ennui que +j'avais éprouvé; elle daigna s'en excuser avec une adorable bonté. +«Votre Altesse concevra sans peine mon impatience, j'allais avoir le +bonheur de l'approcher.» Une flatterie, quelle qu'elle soit, trouve +toujours le chemin du coeur des princes. Élisa sourit, me fit asseoir au +pied de son lit, et m'interrogea promptement sur le motif de ce trouble +extraordinaire qui m'avait précipitée sur ses pas. Je lui racontai ma +terreur panique à cette lettre que j'avais reçue de l'armée; je lui +confiai le nom de l'objet cher et sacré qui la rendait si légitime, et +je me laissai aller à cette effusion de coeur et à cette abondance de +détails qui accompagnent toujours l'aveu des grandes passions et le +souvenir de celui qui les excite. Élisa sentait trop vivement elle-même +pour ne pas prêter une extrême attention à mes épanchemens romanesques. +Son oeil noir suivait sur ma physionomie en quelque sorte les traces de +toutes les impressions que je lui peignais. Malgré l'intérêt du récit, +elle m'interrompit avec bienveillance pour me rassurer par l'affirmation +positive que Ney ne faisait pas partie de l'armée dont j'avais reçu des +nouvelles. Puis elle me demandait de continuer, de tout lui dire, de +tout lui conter; elle riait aux larmes quand je lui avouais que mon +idolâtrie pour Ney s'était encore accrue depuis qu'il m'avait signifié +sa volonté de n'être plus suivi à l'armée. Elle ne revenait pas de ce +qu'elle appelait mon héroïsme, mon désintéressement d'amour-propre, ce +sacrifice de toutes les petites passions de femme à la plus grande de +leurs passions; elle me disait que j'étais folle, et j'en convenais. + +«Et Moreau, ajoutait-elle, l'aimiez-vous? + +«--Oui, mais pas d'amour. + +«--Cela est bien différent. + +«--Ah! Votre Altesse a bien raison: que de nuances il y a dans notre +coeur! + +«--Mais je voudrais bien savoir quelles diverses concessions vous faites +à chaque nuance.» Je lui expliquai avec une franchise et une convenance +égales comment j'entendais l'amour amical et l'amour passionné, et ce +que chacun de ces sentimens obtenait de mon coeur. Elle trouvait que tout +cela était parfaitement distingué, et surtout bien senti. Élisa était +spirituelle et charmante quand elle voulait, et elle le voulut ce +soir-là. Elle entremêla avec goût son approbation de nouveaux conseils +sur ma conduite à Florence, et de quelques réprimandes sur ma légèreté. +Elle voulut savoir quelles étaient mes relations, mes amis dans cette +ville. + +«Et M. Fauchet surtout, qu'en faites-vous? Qu'en pensez-vous? +Croyez-vous qu'il ait pour l'Empereur une admiration sincère, et pour sa +dynastie du dévouement? Je crains qu'il ne soit resté un peu +républicain. + +«--Que Votre Altesse se rassure et se détrompe. Je ne sais pas jusqu'où +ont été les opinions républicaines du citoyen Fauchet, mais quant aux +sentimens actuels de M. Fauchet, baron de l'empire; j'en puis répondre. +«C'est d'abord, un homme d'excellentes manières, qui vise au bon ton de +l'ancien régime, et la prétention au bon ton est déjà un gage +monarchique. Puis il a de l'esprit, beaucoup d'esprit, et le +gouvernement de l'Empereur est fait surtout pour être compris et admiré +par les gens de cette trempe, qu'on ne néglige pas. Puis nous avons +encore les dignités, les cordons, la baronnie, tous liens d'affection +par lesquels j'ai la certitude que M. Fauchet est religieusement +enchaîné au char de la victoire et du génie. + +«--Allons, ma chère, vous avez mieux deviné que moi; je suis entièrement +convaincue, et j'aime ces convictions-là.» + +Comme je voyais à Florence beaucoup d'officiers, la princesse me demanda +encore ce que nous faisions, ce que nous disions dans toutes ces +sociétés d'hommes, et surtout de militaires. + +«--Nous parlons de folies, mais plus souvent encore de gloire. + +«--Très bien, très bien; et tous ces militaires aiment l'Empereur? + +«--Comme le Français chérit toujours le héros qui le conduit à la +victoire, et le souverain qui ennoblit la patrie.» + +Cette réponse, que m'inspira le souvenir de Ney autant que l'élan de la +reconnaissance et le désir de me rendre agréable, me valut des éloges +dont la vivacité put me convaincre de la haute opinion, de l'ardente +amitié que la princesse portait à son frère, et du prix qu'elle +attachait à le voir l'idole de ceux dont il était le maître. En me +retirant, j'emportai la certitude d'une faveur plus flatteuse encore +pour mon amour-propre que pour mon intérêt. + +On pense bien que ces diverses occasions d'intimité avec la souveraine +ne m'avaient pas, malgré ses recommandations expresses, disposée à la +modestie dans mes rapports dramatiques, soit avec le +chambellan-directeur, soit avec mes camarades. Plus on blâmait ma +prodigalité, plus je trouvais de plaisir à multiplier mes dépenses, pour +humilier les chefs d'emplois. Mes appointemens étaient fort médiocres, +comme je l'ai dit; je les laissais toucher, et encore avec une certaine +publicité, à mes couturières et à mes marchandes de modes. La malignité +des coulisses s'épuisait en conjectures sur la source de tant de luxe +étalé. Ma liaison avec le préfet était alors en jeu, et j'étais sa +maîtresse avec appointemens. Mais on abandonnait cette version, que +démentaient les habitudes du préfet, homme aimable, dont l'amour-propre +ne devait pas descendre à une maîtresse payée. Quoique belle encore, la +sagacité féminine ne trouvait pas que je le fusse assez pour justifier +une tendresse si dispendieuse, et se rejetait, pour expliquer mon +aisance, sur une utilité politique et des services secrets qui étaient +encore moins honorables. Mon aimable soubrette, j'entends celle de la +comédie, s'évertuait à me faire prendre au sérieux tous ces propos, +toutes ces injurieuses suppositions. Sachant que la princesse tenait à +ce que la source de mon aisance, sur laquelle elle m'avait recommandé +d'être tranquille, fût ignorée, je montrais la plus intrépide +indifférence sur toutes ces folles opinions de l'envie, se débattant +entre le désir de m'humilier et la crainte de voir tourner contre +elle-même ses efforts. J'affectais par bravade de grands airs +mystérieux. Je mis une grande assiduité dans ma correspondance avec M. +Fauchet; et l'huissier de son cabinet, en sa qualité de parent d'un +femme du théâtre, ne manquait pas d'ébruiter l'activité de ce commerce +épistolaire. Ces lettres, quoique très fréquentes, étaient encore assez +longues; M. Fauchet n'y répondait jamais que verbalement et quand nous +nous rencontrions: elles l'amusaient par une facilité de folies qu'alors +ma gaieté me fournissait abondamment, et qui étaient aussi éloignées +d'une coupable galanterie que d'un lâche espionnage politique. M. +Fauchet existe encore, et j'en puis hardiment appeler à son témoignage. +S'il m'est arrivé quelquefois, étourdie par l'encens que l'on prodigue +aux femmes qui ont quelque esprit, de me laisser aller à l'expression de +mes opinions, je ne me suis jamais cru le droit ni le pouvoir de +conseiller les gouvernans, ou de les aider par d'indignes rapports +politiques. + +Vers le mois d'avril, la cour vint établir sa résidence à Pise, ville +antique, pleine de souvenirs, comme toutes les villes de l'Italie, de +monumens; où le climat est peut-être plus doux et plus égal qu'à +Florence même, sans aucune de ces alternatives du froid et du chaud, +qui, quoique bien doucement, s'y produisent quelquefois. La +grande-duchesse, qui savait goûter la vie, après avoir présidé aux +affaires, venait à Pise se délasser de la grandeur dans les plaisirs de +l'intimité. Quelque temps, après l'établissement de la cour dans cette +résidence, je me promenais seule en suivant le superbe quai de l'Arno, +qui traverse Pise. Je m'étais reposée à l'extrémité, sur le revers d'un +chemin bordé d'arbres et de jardins délicieux. Je fus distraite de mes +rêveries par le bruit d'un élégant et rapide carich, conduit par un des +postillons de la duchesse. «Est-ce que la princesse vient de ce côté?» +Cet homme me répondit: «Son Altesse prend en ce moment du lait chez un +chevrier de la campagne; ses ordres sont d'aller l'attendre au détour du +chemin, à un quart de lieue d'ici.» + +Dès que l'équipage eût fendu l'air, je me dirigeai du côté où la cabane +du chevrier m'avait été indiquée. La curiosité a de l'ardeur et de +l'instinct. Au milieu des habitations, mon imagination crut découvrir +celle que je cherchais, à son air plus élégant, quoique plus sauvage. On +la voyait poindre à peine au milieu des dômes de l'aubépine en fleurs et +des lilas odorans. J'allais franchir le rempart embaumé, lorsqu'une +réflexion me retint: on peut savoir que j'ai parlé aux gens de la +duchesse, et une rencontre qui ne sera plus l'effet du hasard sera +traitée comme une indiscrétion de la curiosité. Je m'arrêtai tout court +à cette pensée; mais je crus pouvoir, par capitulation avec moi-même, +m'asseoir auprès des buissons, l'oreille dressée et l'oeil aux aguets. Au +bout d'une demi-heure, j'entendis comme un bruissement de rameaux, et je +distinguai le son de voix d'Élisa. Elle paraissait lire des passages +d'un bulletin de la grande armée. J'entendis, distinctement les phrases +suivantes: «Cent pièces de canon, quarante drapeaux, cinquante mille +prisonniers, trois mille voitures; l'ennemi fuit épouvanté; +l'avant-garde a passé Ulm. Dans quelques jours, l'Empereur sera à +Vienne.» + +Il y avait presque une joie virile dans l'accent d'Élisa, en prononçant +ces phrases, et pour ainsi dire un orgueil fraternel de la victoire. Une +voix d'homme répondit aux exclamations admiratives d'Élisa par des +flatteries, en bon français, mais avec une prononciation italienne. Ma +curiosité redoublait d'instans en instans; je retenais ma respiration, +de peur que le souffle arrêtât le moindre mot. Immobile, je trouvais +presque un sens au mouvement du feuillage; je jugeai que, dans une +délicieuse soirée du printemps, on voulait en prolonger les heures. Les +intérêts de la politique et les émotions de la gloire furent remplacés +par une causerie plus intime et moins grave. C'étaient de ces riens +charmans qui, en succédant aux grandes affaires, paraissent mieux +encore, et je m'aperçus que celui qui causait avec la duchesse +réussissait à les faire valoir. L'oeil ne secondait point l'ouïe, +malheureusement pour la complète intelligence de cette scène; mais à +l'oreille arrivaient suffisamment de ces mots qu'on achève avec un peu +d'habitude et de pénétration. Celle dont la dignité eût pu s'offenser +des hommages d'un sujet, aimait cependant à les recevoir comme des +preuves de dévouement, et comme une espérance de cette affection sincère +si rare dans les cours. L'altesse avait de la réserve, et la femme de +l'émotion: combat plein de délicatesse et d'intérêt qui fait qu'une +souveraine résiste à ce qui pourrait lui plaire. La conversation était +longue; car celle même qui la réprimait trouvait un secret plaisir à ne +pas l'abréger. Je l'entendis cependant, après quelques momens de +silence, dire d'un ton ferme, quoique doux: «Quant à l'amour, n'en +parlons pas; mais une véritable amitié me serait bien chère. Mon âge et +mon rang, Cerami, m'interdisent de croire au premier de ces sentimens; +mais j'attacherais du prix à recevoir des marques honorables de +l'autre[11].» + +Je crus qu'on allait sortir de mon côté, et je m'éloignai doucement pour +esquiver la première surprise; mais on passa derrière l'enclos, et +j'aperçus la princesse à une certaines distance, appuyée sur le bras du +comte Cerami, qui tenait un livre et des papiers à la main. Un valet de +pied suivait, accompagné d'un paysan qui portait une énorme corbeille de +fleurs. Je m'élançai dans le chemin de traverse, et arrivai à l'endroit +où la voiture de la princesse attendait. Du plus loin qu'Élisa +m'aperçut, elle me fit signe d'avancer, et dit en riant au comte Cerami: +«Elle est comme Chérubin, on la trouve partout.» Puis, se tournant vers +le paysan de sa suite, elle ajouta: «Accompagnez madame, et portez ces +fleurs chez elle:--Que Votre Altesse est bonne! mais qu'elle ajoute une +grâce à tant de grâces; qu'elle daigne joindre au présent un bulletin de +l'armée: je tresserai, en le lisant, des couronnes aux vainqueurs.» +Alors elle regarda le comte Cerami, qui m'en offrit un: c'était celui du +24 avril 1809, daté du quartier général de Ratisbonne. La duchesse me +donna l'ordre de venir le lendemain au palais, et elle monta lestement +dans son élégante voiture, qu'elle conduisait elle-même sous la +surveillance du comte Cerami. En un instant ils disparurent. Je me +rendis chez moi avec le paysan chargé de la corbeille; et, depuis ce +jour, j'eus chaque matin ma fourniture de fleurs. + +Le lendemain, je me rendis au palais. Je lui parlai d'abord du bulletin +en termes qui la disposèrent très favorablement; mais, quelques instans +après, quittant ce texte militaire pour en choisir un plus délicat, elle +me demanda comment j'avais été présente à la conversation du bosquet. +J'expliquai tant bien que mal un hasard si combiné. «Vous écoutiez donc? +me dit Élisa avec quelque humeur. + +«--Oui, j'écoutais; mais je supposais pas que ce fût Votre Altesse que +j'entendais.» + +Le mécontentement d'un moment se dissipa, par la conviction que devait +facilement inspirer à la grande-duchesse mon caractère. Loin d'être plus +réservée avec moi, elle me montra, au contraire, à partir de ce jour, +plus de confiance et d'abandon; et je jugeai, par la longueur de la +conversation, que l'intimité des princes s'acquiert par un certain +mélange d'adroites flatteries et de vérités délicates, par ce que +j'appellerais une demi-franchise, disant assez pour éclairer, et pas +assez pour déplaire. + + + + +CHAPITRE XCII. + +Gouvernement de la Toscane.--Cour de la grande-duchesse.--Anecdotes sur +le grand-duc Léopold. + + +De toutes les parties de l'Italie attelées au char du grand empire, la +Toscane était peut-être celle où les souvenirs offraient le plus de +résistance à la nouvelle domination. Quand le pays, occupé et évacué +ensuite par les Français, retomba un moment, en 1799, sous le pouvoir de +ses anciennes moeurs et de ses anciens maîtres, les réactions avaient été +terribles et empreintes de cette cruauté italienne qui s'allie si +singulièrement avec l'indolence et la faiblesse. Des commissions +permanentes avaient condamné les partisans des Français: on avait égorgé +et proscrit avec toute la fureur d'une mode. Les plus jolies femmes, ces +Toscanes si douces, s'étaient fait remarquer dans ces représailles +devenues des fêtes. On les avait vues à Pise se rendre à l'exécution des +condamnés, danser autour du poteau comme à un bal, n'interrompant cette +bacchanale des discordes civiles que pour jeter aux victimes des pommes, +des citrons et des oranges. J'ai entendu raconter des scènes horribles +de vengeance particulière, des raffinemens d'une cruauté qui semblait +voluptueuse; mais par bonheur, dans les révolutions il se rencontre +toujours quelques uns de ces beaux traits qui suffisent pour absoudre +l'humanité; en voici un qui ferait oublier tous les crimes vulgaires par +l'exemple d'un courage et d'une vertu presque célestes: + +Les débiteurs, qui, dans tous les pays, sont toujours au premier rang de +ceux qui ont des vengeances à exercer, n'avaient pas eu de peine à faire +étendre sur les Juifs, toujours détestés du peuple, n'importe où ils +résident, la rage de proscription et de meurtre qui avaient frappé les +partisans des Français. Déjà une troupe grossière et affamée de sang +s'acheminait vers le quartier des malheureux Juifs pour les livrer à +l'extermination. + +Un saint prêtre, un prélat révéré, M. Santi, évêque de Savona, court +dans les rues déjà envahies par la populace, revêtu du surplis, armé +seulement de la crosse d'or des apôtres; il se précipite au milieu de la +foule, l'exhorte, la conjure au nom de l'Évangile qui pardonne. On le +presse, on le repousse, on le renverse. Il se relève avec calme, un +crucifix à la main, effraie après avoir supplié, et, comme inspiré par +le Dieu dont il porte l'image, ramène les furieux à l'humanité par la +terreur sainte dont il les écrase, et sauve ainsi ceux que le double +fanatisme de la haine religieuse et de la cupidité frénétique allait +immoler. + +Au retour du gouvernement français, tous les proscrits rentrèrent; une +administration ferme fit rentrer sous le joug un peuple qui a tout ce +qu'il faut pour écraser des vaincus, mais rien de ce qui peut résister à +des vainqueurs. De même que cela avait été en Toscane une émulation de +représailles en notre absence, de même ce fut comme un concours de +soumission et de souplesse à notre retour. On accoupla dans les +fonctions publiques les amis et les ennemis, les proscrits et les +proscripteurs et l'on vit d'anciens bourreaux rendre la justice avec un +exemplaire esprit de conciliation. Un Haldi, qui avait eu la palme des +vengeances, sut encore conquérir, avec une mobilité dont on ne pourrait +trouver le modèle qu'en Italie, la couronne des réparations vis-à-vis de +la puissance nouvelle. La formation de la cour ressembla à une levée en +masse de nobles seigneurs, de grandes dames, d'hommes riches et de +femmes jolies, de notabilités de toute espèce. On fit une conscription +de courtisans, et la vanité fut en quelque sorte chargée de créer en +Toscane un patriotisme français. + +L'organisation administrative devint la même que dans le reste de +l'empire. Un préfet, un commissaire général de police, un commandant +militaire supérieur, formaient les pivots de ce système simple et fort. +Les rangs secondaires avaient servi de cadre aux ambitions locales, et +les Italiens y étaient même en plus grand nombre que les Français. Les +premiers dominaient dans les tribunaux, et les seconds dans la +gendarmerie. De toutes les dynasties impériales, celle de la Toscane +était celle qui avait fait la plus large part à la nationalité dans la +distribution des emplois publics. Aumôniers et dames d'honneur, +chambellans et chapelains, écuyers et pages avaient été exclusivement +choisis parmi les familles historiques et héréditairement en possession +des richesses, du pouvoir et de la servilité. Les disputes de +l'étiquette avaient remplacé les discussions factieuses; le cérémonial, +les bals, les fêtes, les plaisirs, ces moyens de conciliation toujours +plus puissans qu'on ne le croit, avaient étourdi les vieux ressentimens, +et formé autour de la soeur de Napoléon une atmosphère de dévouement et +de souplesse. Tout en façonnant la Toscane à la législation bienfaisante +de nos codes, à l'uniformité moins douce de nos douanes et de notre +recrutement militaire, on avait laissé une certaine latitude aux +souvenirs et surtout aux moeurs. Dans les actes publics la langue +française n'était admise que de moitié avec la langue de l'Arioste. La +grande-duchesse, qui avait beaucoup de tact et qui désirait populariser +la domination napoléonienne, mettait une certaine affectation à +témoigner son respect pour l'idiome toscan en l'employant de préférence. + +L'ivresse d'une cour facile et brillante, que l'on ne pouvait guère +comparer qu'aux licences de ce bon régent, comme l'appelait Voltaire, ce +levier politique des plaisirs n'agissait guère cependant que sur les +classes supérieures, toujours et partout plus favorables aux innovations +et à l'influence de l'étranger. Mais le fond d'une nation n'est pas +aussi malléable. Le peuple, qui tient plus en quelque sorte à la terre +qu'il habite et à l'air qu'il respire, n'a pas cette heureuse facilité +des courtisans, et oppose toujours bien plus de résistance au joug. La +mémoire des Médicis et de Léopold, le souvenir de leur administration +paternelle, enchaînaient encore l'imagination pourtant mobile des +Toscans; et la gloire des armes, moins séduisante pour eux que celle des +arts, ne les avait point disposés en faveur de Napoléon. Souvent dans +mes courses, moi, tout enivrée de la gloire de l'empire, interrogeant +des paysans et des hommes du peuple, je recevais de ces réponses pleines +de souvenirs antiques, de ces réminiscences d'un pouvoir tombé qui +survit à l'oubli et à sa chute par des bienfaits. Voici deux anecdotes +qu'on me pardonnera bien de rapporter, car tout ce que l'on a entendu de +la bouche du peuple mérite une véritable vénération; et certes on peut +me rendre une justice, c'est que, quelles que soient mes préoccupations +de coeur ou mes intérêts de position, j'ai toujours du respect pour la +vertu et une place pour tous les nobles souvenirs. Les beaux traits de +la puissance légitime ont peut-être encore plus de prix sous une plume +qui avait à se défendre des influences de l'usurpation. Des actions +généreuses me plaisent, n'importe d'où elles viennent, et l'amie d'Élisa +ne peut résister au bonheur de retracer deux anecdotes de +l'administration de Léopold, recueillies à une distance si peu suspecte. + +Ce prince admirable, qui rachetait en quelque sorte par ses bontés le +despotisme qu'il était chargé d'exercer en Toscane, trouvait une douce +consolation à son propre pouvoir dans l'usage qu'il s'efforçait de lui +donner. Il aimait à se mêler, déguisé, aux amusemens ou aux travaux de +la population. Les prisons n'avaient pas de plus vigilant inspecteur; et +le droit de faire grâce, le plus beau des priviléges de la royauté, il +ne le déléguait pas à des commis, et se le réservait comme une des +consolations de la couronne. + +Un jour que Léopold visitait, dans ses vues de pardon et de +bienfaisance, les prisons de Livourne, il interrogea un à un tous les +locataires du bagne sur les motifs de leur séjour. À entendre ces +innocens forçats, aucun n'était coupable, tous avaient succombé sous les +dénonciations de la haine, sous la puissance d'une inimitié terrible, de +complicité avec quelque erreur de la justice, et tous attendaient et +méritaient une grâce de leur équitable souverain. Le grand-duc aperçoit +au milieu du groupe empressé sur ses pas un galérien moins impatient, se +séparant même de ses compagnons pressés autour de leur maître. Léopold +n'en est que plus empressé de lui faire les mêmes questions qu'aux +autres. _Maestro_, répond le forçat presque pudibond, _sono stato +condannato perchè sono un bravo ladro_. Donnez bien vite la liberté à ce +scélérat, s'écria le spirituel et généreux souverain: avec lui tant +d'honnêtes gens sont en trop mauvaise compagnie. Admirable alliance de +la bonté et de l'esprit, qui a quelque chose de français, et qui faisait +appeler Léopold le Henri IV de la Toscane! + +La justice est toujours ce qu'il y a de plus précieux et aussi ce qu'il +y a de plus rare pour les peuples. Le bon Léopold le savait bien, et +tâchait de procurer à ses sujets ce bienfait si difficile, en stimulant +le zèle de ses délégués négligens. Il y avait un juge fort singulier du +pays, qui, au lieu d'aller à l'audience ne sortait de son lit que pour +dîner, et y rentrait pour se reposer de cette fatigue peu judiciaire. +Impossible non seulement de le rencontrer à son tribunal, mais encore à +son domicile. Sa vieille servante, huissier dressé à cet effet, +renvoyait avec une religieuse exactitude les pauvres solliciteurs. +Monsieur est sorti, Monsieur est malade, Monsieur dort, étaient tout ce +que l'on pouvait obtenir d'elle. Le mécontentement public était à son +comble, et l'écho en arriva jusqu'à Léopold: il s'achemine vers le +tribunal à l'heure, hélas! inutile de l'audience, n'y trouve pas, bien +entendu, son magistrat paresseux, mais s'informe de sa demeure et y +court. Même accueil au souverain, que l'incognito assimile à la foule +des plaideurs ordinaires; même défense opiniâtre de la porte, même +réponse de la servante, qui se retranche sur le sommeil de son maître et +qui proteste qu'elle sera renvoyée si elle laisse entrer. Brusque malgré +lui, et indiscret par vertu, le prince passe outre aux protestations et +aux résistances. La consigne est violée, la porte presque prise +d'assaut. L'honnête et paresseux L'Hôpital reposait dans une chambre +obscure, les rideaux fermés comme un de ces vertueux chanoines dépeints +par Boileau dans _le Lutrin_. Le juge, endormi, se lève sur son séant, +un arrêt à la bouche contre l'insolent qui violet le sanctuaire de la +magistrature, un de ces arrêts dont il était pourtant si avare. Léopold +se moque de toutes les menaces, et animé d'autant de courage que +d'indignation, pousse le juge ébahi à bas de son siége... de sommeil, et +lui crie: Vous avez beau vous débattre, le grand-duc connaît votre +conduite scandaleuse, il ne vous reste plus qu'à vous habiller +promptement pour venir vous justifier. Le juge, étourdi, se réveille +enfin et reconnaît son maître dans l'étranger, tombe à ses genoux en +implorant son pardon. «Gracieux prince, je suis réellement retenu au lit +par une grave indisposition; j'y fouillais les papiers d'une immense +procédure: c'est ce maudit Barthole qui m'a endormi; mais je n'y serai +pas repris, je ne le lirai plus, grâce! grâce!...--Relevez-vous, +monsieur, vous avez cessé d'être juge.» Et là-dessus Léopold se retira +avec toute la fermeté et toute la dignité royales. Un magistrat plus +éveillé vint immédiatement prendre possession de la place, et mettre à +jour le monceau de dossiers dont son prédécesseur avait fait litière. +Mais élevant l'héroïsme du trône jusqu'à l'indulgence, le bon Léopold +envoya, en même temps qu'un nouveau juge pour contenter ses sujets, une +pension à l'ex-magistrat pour le bénir. + +FIN DU TROISIÈME VOLUME. + + + + +NOTES + + +[1: La princesse Élisa.] + +[2: Le grand maréchal m'avait remis, avec un sac de sequins, deux +ordonnances sur le trésor, qui me furent acquittées dix-huit mois après +par M. Mollien.] + +[3: Le général de division Godinot, qui se tua en Espagne à la suite +d'une attaque de nerfs, maladie à laquelle il était fort sujet.] + +[4: Le général Delzons, qui fit plus tard des prodiges de valeur en +Russie, à la Moscowa, périt bien jeune encore dans la cruelle retraite +de cette guerre des élémens, des distances et des frimas.] + +[5: Le chirurgien en chef, le brave baron Larrey.] + +[6: Rideaux de gaze claire qui ferment en Italie les lits comme des +boîtes.] + +[7: Chargé d'affaires, qui fit d'admirables efforts pour sauver la ville +du pillage.] + +[8: La lâcheté oisive ou la haine calculée a cherché si souvent à se +venger de la gloire de nos braves sur le champ de bataille, par la +satire de leurs manières et le contraste de leur langage ou de leur +style trivial avec les hautes positions conquises par leur épée, que +j'éprouve l'irrésistible plaisir de citer ces lettres d'un simple +sergent de nos phalanges immortelles: elles prouveront qu'en fait +d'honneur nos soldats savaient aussi bien l'exprimer que leurs +devanciers du vieux temps; et que ces héros, qui troquèrent si +soudainement le sac et le fourniment contre l'épaulette de général ou le +sceptre de roi, étaient encore quelquefois aussi forts sur l'orthographe +que les colonels musqués, qui avaient au moins le temps de l'apprendre +au milieu des loisirs d'une garnison.] + +[9: Qu'il ne faut point confondre avec Pinti, le premier ayant toujours +été la demeure des souverains. Le second est un fort beau palais aussi, +situé près de la porte et de la rue de ce nom, à Florence, où le +gouvernement français avait établi la préfecture.] + +[10: Les comtesses Torigiani et Médici (Catherine), dames pour +accompagner.] + +[11: Le comte Cerami était un des hommes les plus brillans de la cour de +Florence, instruite et spirituel. La grande-duchesse le combla de +bienfaits. La voix publique, toujours prompte à supposer, le désigna +comme un favori. Il fut peu reconnaissant aux jours de l'adversité, ce +qui malheureusement appuierait les conjectures de la malveillance; car, +en fait de favoris des princes, ceux qui ont le plus obtenu sont ceux +d'ordinaire qui se souviennent le moins.] + + + + + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Mémoires d'une contemporaine (3/8), by +Ida Saint-Elme + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES D'UNE CONTEMPORAINE (3/8) *** + +***** This file should be named 28624-8.txt or 28624-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/2/8/6/2/28624/ + +Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online +Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. +This file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + https://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/28624-8.zip b/28624-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..96660d7 --- /dev/null +++ b/28624-8.zip diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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