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authorRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-15 02:39:00 -0700
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+Project Gutenberg's Mémoires d'une contemporaine (3/8), by Ida Saint-Elme
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Mémoires d'une contemporaine (3/8)
+ Souvenirs d'une femme sur les principaux personnages de
+ la République, du Consulat, de l'Empire, etc...
+
+Author: Ida Saint-Elme
+
+Release Date: April 27, 2009 [EBook #28624]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: UTF-8
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES D'UNE CONTEMPORAINE (3/8) ***
+
+
+
+
+Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online
+Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net.
+This file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
+
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+
+MÉMOIRES D'UNE CONTEMPORAINE,
+
+OU
+
+SOUVENIRS D'UNE FEMME SUR LES PRINCIPAUX PERSONNAGES DE LA RÉPUBLIQUE,
+DU CONSULAT, DE L'EMPIRE, ETC.
+
+ «J'ai assisté aux victoires de la République, j'ai traversé les
+ saturnales du Directoire, j'ai vu la gloire du Consulat et la
+ grandeur de l'Empire: sans avoir jamais affecté une force et des
+ sentimens qui ne sont pas de mon sexe, j'ai été, à vingt-trois ans
+ de distance, témoin des triomphes de Valmy et des funérailles de
+ Waterloo.» MÉMOIRES, _Avant-propos_.
+
+TOME TROISIÈME.
+
+Troisième Édition
+
+PARIS.
+
+1828.
+
+
+
+
+NOTE DE L'AUTEUR.
+
+
+Les devoirs historiques que j'ai contractés ne m'ont pas laissé de repos
+depuis la publication des deux premiers volumes de mes _Mémoires_. Les
+illusions littéraires sont venues transporter ma tête dans une sphère
+nouvelle d'inquiétude et d'activité. J'ai senti le besoin de justifier
+la bienveillance et l'intérêt publics par les soins d'une composition
+plus travaillée. Ma santé a défailli plus d'une fois au milieu d'un
+passé dont les souvenirs semblaient s'accroître à mesure que je les
+remuais pour les reproduire. Deux choses en sont résultées: la seconde
+livraison de mon ouvrage s'est fait un peu attendre, et l'ouvrage
+lui-même a pris des développemens tels, qu'il nécessitera l'augmentation
+de deux nouveaux volumes.
+
+Cette livraison embrasse une grande époque. Ma vie, non moins agitée
+mais plus sérieuse, s'y mêle à des événemens qui auront dans l'avenir
+l'éclat d'une épopée. Les images de la gloire, souvent présente,
+transporteront le lecteur sur un plus vaste théâtre. Là, du moins, les
+faiblesses et les aveux d'une femme seront revêtus de l'excuse des plus
+beaux souvenirs. La publicité à laquelle je me résigne sera donc encore,
+je l'espère, considérée comme un hommage à ce passé qui était toute mon
+ame, et dont, malgré les observations de certains rigoristes, je fais
+encore tout mon bonheur.
+
+
+
+
+TABLE PAR ORDRE ALPHABÉTIQUE DES NOMS CITÉS DANS LE TROISIÈME VOLUME DES
+MÉMOIRES D'UNE CONTEMPORAINE.
+
+Adeline
+Albizzi
+Aldini
+Ambroisine
+Arnault
+Arthur (madame)
+Augereau
+Auquertin, actrice (mademoiselle)
+
+Balbi (le comte)
+Beaussier
+Branchu (M.)
+Bianchi
+Blanes, acteur
+Bonaparte (Joseph)
+Bonaparte (Louis)
+Bonaparte (Lucien)
+Borara (le comte)
+Borghèse (le prince)
+Bourières (le général)
+Bruix (l'amiral)
+Bussières
+
+Cabre (M.)
+Caland
+Canova
+Capelleto (le baron)
+Caprara (le comte)
+Catineau (le général)
+Ceronni (le comte)
+Cervoni (le général)
+Cesarotti
+Championnet (le général)
+Chaptal
+Charles (le prince)
+Chateauneuf (M. de)
+Clavier
+Collet (M.)
+
+Dallemagne (le général)
+Damas
+Dazincourt
+Delzons (le général)
+Déry (le général)
+Desaix
+Drouot
+Dugazon
+Duhesme (Alfred)
+Dulfième (le chevalier)
+Duprat (le général)
+Dupré (madame)
+Durazzo, dernier doge
+Duroc
+Durosier
+
+Elisa (la princesse)
+Eylau (bataille d')
+
+Fauchet, préfet
+Félix (madamoiselle)
+Ferino (le général)
+Fleury (mademoiselle)
+Fouché, ministre de la police
+Forbin (M. de)
+
+Gantheaume (l'amiral)
+Gardanne (le général)
+Godinot (le général)
+Gran (madame)
+Granseigne (l'adjudant-général)
+Grouchy
+Guastala (la duchesse de)
+
+Hantz, domestique
+Haupoult (le général d')
+Hervas (M.)
+
+Jarlot
+Joséphine
+Joubert (le général)
+Joufre
+Junot (le général)
+
+Kléber
+Krayenhof
+
+Lacuée (le général)
+Lafon
+Lalande
+Lameth (M. de)
+Lannes (le maréchal)
+Lariboissière (le général)
+Larrey (le baron)
+Latour-d'Auvergne
+Lecourbe (le général)
+Lecoulteux de Canteleu
+Lefebvre-Desnouettes (le général)
+Lemot
+Léopold (le prince)
+Lepelletier de Saint-Fargeau
+Luzerne (le baron de)
+
+Maherault (M.)
+Mairet
+Malaspina (la marquise de)
+Manfredini
+Mareschalchi (le comte)
+Masséna
+Medici (la comtesse)
+Meino
+Meino (madame)
+Menou (le général)
+Mezeray (mademoiselle)
+Molé
+Mollien (M.)
+Montchoisy (le général)
+Montmorenci (Mathieu de)
+Monvel
+Moreau
+Morochesi
+Muiron
+Murat
+Murhausen fils
+Murhausen (madame)
+Mylord (madame)
+
+Nansouty (le général)
+Napoléon
+Ney
+
+Oudet
+Ouvrard
+
+Paris (madame)
+Pauline (la princesse)
+Pelandi, actrice italienne
+Permon (M. de)
+Pichegru
+
+Regnault-de-Saint-Jean-d'Angely
+Regnault (madame)
+Renaud
+Rigitti
+Rivière (madame)
+Rousselois (madame)
+
+Saint-Elme
+Saluces (le comte de)
+Santi, évêque de Savona
+Schasser, célèbre minéralogiste
+Schneider
+Serrurier
+Spinochi (Camilla)
+Spinola (Argentine)
+Suin (madame)
+
+Talleyrand
+Talma
+Thibaudeau
+Torigiani (la comtesse)
+
+Vigée
+Vill..., (M.)
+Vivalda (le comte de)
+Volnais (mademoiselle)
+
+
+
+
+CHAPITRE LXII.
+
+Débuts de mademoiselle Volnais.--Conversation dramatique.--Lettre du
+général Ney.--Desseins perfides de. D. L***.
+
+
+Pendant une absence que fit D. L***, je reçus une lettre de Joufre. Il
+me demandait un rendez-vous pour me rendre compte de l'affaire dont je
+l'avais chargé. Quand je le vis, il me proposa d'aller avec lui à
+Versailles, voir débuter mademoiselle Volnais dans le rôle de Zaïre.
+L'indulgence avec laquelle le public accueillit le talent de cette
+actrice, qui se bornait à une jolie figure, me fit prendre quelque
+courage, et concevoir l'espérance de n'être pas plus mal traitée. Le
+genre d'agrémens dont mademoiselle Volnais était parée ne me
+paraissaient pas de ceux qui brillent au théâtre. Fort jeune, elle avait
+déjà cet embonpoint, attribut de la _fatale trentaine_, qu'il sert alors
+fort utilement par la dissimulation de quelques rides naissantes, mais
+qui enlèvent à l'extrême jeunesse la vivacité de sa physionomie.
+
+Joufre, persuadé que le premier hommage à la beauté d'une femme doit
+commencer par la critique de celle des autres, se répandait en malignes
+observations sur la débutante. Sa figure était jolie, mais plutôt à la
+manière d'une grisette que d'une reine; c'étaient enfin des traits de
+comptoir et de la grâce d'arrière-boutique. Joufre avait beau provoquer
+ma malice, tout son esprit venait expirer contre mon silence, que je
+rompis moi-même pour défendre mademoiselle Volnais avec chaleur. «Vous
+êtes singulière, en vérité, madame, avec votre plaidoyer; c'est un excès
+d'indulgence qu'en pareil cas on n'aura point pour vous, je vous en
+avertis.»
+
+Il se trompait; à l'époque de mes débuts, la bienveillance me vint au
+contraire du côté des actrices jeunes ou jolies. Toutes m'encouragèrent
+d'abord, toutes me plaignirent ensuite avec un intérêt qui donnait un
+démenti à cette disposition envieuse dont on veut faire à tort la
+maladie spéciale de notre sexe. «Savez-vous, dis-je à Joufre, quelle est
+mon idée? Je veux débuter ici. Le Théâtre-Français me semble trop
+imposant.--Quelle ambition! C'est un beau succès, vraiment, d'être
+applaudie à Versailles par de vieux rentiers; voyez donc quel
+public!--Mais je crois que tous _les publics_ se ressemblent. Je m'en
+tiens à la modestie; je débuterai à Versailles.--Je m'y opposerai de
+tout mon pouvoir. Je veux vous faire connaître à une femme bien
+spirituelle, dont les conseils, dont le crédit...--J'éviterai désormais
+les nouvelles connaissances, car j'aurais l'air, dans ma position, d'une
+solliciteuse.--Mais c'est à la sœur du premier consul, à madame
+Bacciochi, que je veux vous présenter.--C'est possible; mais cela ne me
+donnera pas du talent, et ne m'ôtera point mon accent. Ce ne sont pas
+des protections qu'il me faut, mais de l'étude et de la patience.»
+
+Joufre fut un peu mécontent de mon refus: je m'en inquiétai peu, et plût
+au ciel que j'eusse toujours résisté à ses instances! mais par lui, et
+presque sans mon aveu, je me trouvai placée sous la protection de
+Lucien, à cette époque déjà ministre de l'intérieur. Ce fut lui qui me
+fit recevoir élève chez Dugazon, puis au Théâtre-Français, dont M.
+Maherault était commissaire.
+
+Lorsque j'arrivai chez moi, ce jour là, il était une heure après minuit.
+Je fus fort surprise de trouver D. L*** qui m'attendait. «Comment! vous
+ici! lui dis-je. Je vous croyais à la campagne. Sans me répondre, il me
+présente une lettre. Je l'ouvre précipitamment, et la vue de la
+signature seule, fait battre mon cœur avec tant de violence, que je
+m'évanouis presque. C'était la réponse du général Ney à la seconde
+lettre que je lui avais écrite, et que D. L*** s'était chargé de faire
+parvenir. Cette réponse était venue sous une enveloppe portant le timbre
+de l'armée; D. L*** lui en avait substitué une autre, pour me faire
+croire à ses relations avec Ney. Je ne m'en aperçus pas, j'étais trop
+heureuse, et dans ma joie de cette réponse, je ne vis pas même qu'elle
+était plus polie que tendre. Ney me parlait de sa prochaine arrivée à
+Paris; mais le sort des combats en décida autrement. La seconde campagne
+d'Italie s'ouvrit; puis vint celle du Rhin; mais quelques lettres,
+quoique rares, suffirent à un sentiment capable de tout, même de
+patience. Moreau, qui m'avait pardonné, ne pouvait se défendre d'une
+involontaire hostilité contre Ney, et dans une circonstance remarquable,
+il lui adressa des reproches assez vifs sur son dévouement à Bonaparte,
+reproches auxquels Ney fit cette noble réponse: _J'ai toujours servir la
+France que j'aime; je l'ai servie sous la République, sous le
+Directoire, sous le Consulat; je l'ai servie sous vous, général, et je
+la servirai sous lui, parce que c'est à mon pays que je me dévoue, et
+non pas à l'homme qu'il choisit pour le gouverner_.
+
+Chaque jour plus exaltée, je fus au moment de convertir en or tout ce
+que je possédais, de prendre mes habits d'homme, et de courir à l'armée;
+mais la reconnaissance arrêta l'amour: le souvenir de Moreau, de ses
+dernières bontés, me fit craindre de le rendre témoin de cette marque
+publique d'une préférence qui deviendrait pour lui une trop cruelle
+injure. Je restai donc; mais je me livrai sans contrainte à tout le
+délire de mon imagination, appelant de tous mes désirs un bonheur qui a
+été égal à mes illusions, mais dont la courte durée m'a fait expier bien
+cher l'enchantement.
+
+Confident de toutes les vicissitudes d'un pareil amour, D. L*** devait
+acquérir et avait acquis en effet sur moi un incroyable empire. Il en
+avait usé quelquefois pour me faire consentir à aller dîner avec lui
+dans ces maisons décorées du nom de société particulière, mais où l'on
+ne trouve qu'une table d'hôte et des jeux tolérés. «Mon cher D. L***,
+dis-je un jour, à propos d'une nouvelle instance, la pruderie n'est pas
+mon défaut, mais je me sens gauche et déplacée au milieu de ce monde-là,
+où je ne vois que dupes et intrigans dont l'existence repose sur une
+carte.--Ce sont, reprit D. L***, d'injustes préventions qu'on vous a
+données là.--Pensez-vous qu'il ne m'ait pas suffi de regarder et
+d'écouter pour avoir mon opinion?--Vous en reviendrez quand vous aurez
+vu la dame à laquelle je veux vous présenter.--Allons, puisque vous le
+voulez, je veux bien encore consentir à un essai.»
+
+On allait se mettre à table quand nous arrivâmes. D. L*** me présenta à
+la maîtresse de la maison, à cette femme d'un ton parfait selon lui, et
+que du premier coup d'œil je rangeai dans la classe de toutes celles
+qui, avec les prétentions de la bonne compagnie, tiennent tout
+simplement un établissement où l'on dîne à tant par tête.
+
+D. L*** eut l'audace de me nommer, en me présentant, madame Moreau.
+Indignée de son effronterie, et encore en pareille maison, je dis d'un
+ton ferme: «Je n'ai jamais été madame Moreau; mon nom français est
+Saint-Elme.»
+
+On se regarda; chacun me reconnut sans doute pour une _mauvaise tête_;
+mais une parure de perles fines, un voile d'Angleterre, et un cachemire,
+chose fort rare à cette époque, c'était plus qu'il n'en fallait pour
+qu'on me pardonnât. La maîtresse de la maison s'épuisa pour moi en
+prévenances et en petits soins. Je vis dans tout cela le dessein de
+capter ma confiance, et, dès lors le but fut manqué.
+
+Je ne tardai pas à m'apercevoir que j'étais l'objet de l'attention de
+deux messieurs visiblement supérieurs aux autres. J'observai D. L***; il
+ne leur parlait pas, et n'avait pas l'air de les connaître; mais je
+surpris quelques regards d'intelligence. J'éprouvai alors une telle
+horreur pour son vil caractère, que de ce moment je résolus de rompre
+avec lui sans retour; mais pour la première fois je sus me contenir,
+pour acquérir la preuve des vues odieuses que je lui supposais. La
+maîtresse de la maison me parla d'un jardin charmant qu'elle avait,
+disait-elle, au Gros-Caillou; elle m'invita à y venir déjeuner le
+lendemain. Voilà encore du D. L***, me dis-je tout bas; mais voyons
+jusqu'au bout; et j'acceptai l'invitation avec tous les airs de la
+satisfaction.
+
+L'attention des trois personnages que j'avais particulièrement observés,
+et leurs politesses me disaient assez qu'ils voulaient de moi quelque
+chose, et ce quelque chose je commençais à le deviner. Quoiqu'on ne
+m'eût pas adressé une seule question relative à Moreau, j'avais entendu
+deux fois son nom, puis les mots d'_invasion, de prise de la Hollande_;
+tout cela confirmait mes soupçons et les éclairait. Voulant confondre D.
+L***, je continuai à jouer fort bien l'ignorance, et D. L*** d'être
+enchanté. Que je le trouvais hideux dans sa joie! Je voyais en lui un
+délateur, un espion; que sais-je! tout ce qu'il y a de plus méprisable
+et de plus vil au monde.
+
+Il n'est pas jusqu'à ses services qui, éclairés de ce jour nouveau, ne
+me le montrassent plus odieux. Je parvins cependant à maîtriser mon
+indignation, et à le vaincre pour cette fois en ruse et en finesse. Il
+ne se douta pas, en me quittant le soir, du lendemain que je lui
+réservais. Mais avant de retracer cette scène, je dois dire d'abord par
+quels motifs je choisis le nom de Saint-Elme, nom que j'ai toujours
+porté depuis, et c'est ce que je ferai dans le chapitre suivant.
+
+
+
+
+CHAPITRE LXIII.
+
+Saint-Elme et Ambroisine.--Nouvelles tentatives pour me faire trahir la
+confiance de Moreau.--Scène sans résultat avec D. L***.
+
+
+Les détails qui vont suivre me sont tout à la fois pénibles et doux. Ils
+me reportent à mon enfance, temps de bonheur, contraste avec ma présente
+infortune, fécond en souvenirs puissans, malgré les années, et parmi
+lesquels celui que je vais retracer occupe une place de prédilection.
+
+Mon père revenait un soir d'une promenade à trois ou quatre milles de
+Florence, route délicieuse, qui semble un parc magnifique. Laissant
+flotter la bride sur le cou de son cheval, mon père s'entretenait avec
+son fidèle domestique. Tout à coup les chevaux s'arrêtent; Carlo jette
+un cri d'effroi, et montre à son maître un homme étendu sur la terre
+tout ensanglantée. Voler au secours du blessé, rappeler les sens du
+malheureux, baigner et panser sa blessure, le porter et le soutenir à
+cheval, tout cela, inspiré par le cœur, fut l'affaire d'un instant.
+
+Le mouvement et l'air ranimèrent l'inconnu, qui paraissait avoir vingt
+ans à peine. Son premier regard, ses premiers mots, exprimèrent
+l'attendrissement et la reconnaissance d'un homme bien né. Arrivé avec
+ce précieux et sanglant fardeau à Val-Ombrosa, mon père envoya chercher
+un chirurgien. La blessure n'était pas mortelle, mais elle réclamait les
+soins les plus prompts et les plus délicats. La victime trouva auprès de
+mes excellens parens tous ceux d'une hospitalité généreuse, et bientôt
+d'une tendre amitié. Voici comme il leur raconta les hasards qui
+l'avaient conduit chez eux.
+
+«Issu d'une famille noble et pauvre du midi de la France, Saint-Elme
+avait été destiné à l'état ecclésiastique, pour lequel il n'avait aucun
+goût. La vue de la belle Ambroisine, fille de grande naissance, décida
+seule de ses penchans et de sa destinée. Des convenances de famille
+avaient déjà disposé de la main d'Ambroisine, mais elle disposa de son
+cœur, et avec un abandon qui commanda bientôt la fuite. Ambroisine avait
+seize ans; Saint-Elme n'en comptait pas dix-neuf. Elle écrivit à son
+amant que, munie de ses diamans et d'une somme considérable, elle se
+rendrait avec un domestique fidèle à un lieu qu'elle lui désignait, et
+où elle arriverait à cheval à minuit; là elle congédierait son
+domestique, et ils partiraient tous deux pour Toulon, d'où ils se
+rendraient par mer à Livourne. Ambroisine avait une tante mariée dans
+cette ville, et se croyait sûre d'être bien reçue.
+
+Rendu au lieu indiqué, Saint-Elme n'y vit arriver que le domestique de
+sa jeune amie. Celui-ci lui apprit qu'au moment de monter à cheval,
+Ambroisine avait été surprise. Saint-Elme ordonna à Henri de retourner
+sur-le-champ vers le château, de tâcher d'y pénétrer pour remettre un
+billet et savoir les événemens; il lui recommanda de venir ensuite le
+rejoindre à Aubagne, village entre Marseille et Toulon. Quinze jours se
+passèrent dans de mortelles angoisses. Henri revint enfin; il apportait
+de tristes nouvelles. Victime à jamais perdue, Ambroisine écrivait à son
+Alfred de fuir, d'échapper aux poursuites, aux vengeances d'une famille
+puissante et implacable; au nom de l'amour, elle le conjurait d'échapper
+à tant de persécutions; au nom de l'amour encore, elle le suppliait
+d'accepter cet or, ces bijoux, sa propriété personnelle, libre héritage
+d'une vieille parente. La dernière prière de l'infortunée était que son
+Alfred se rendît chez la tante près de laquelle le bonheur lui avait été
+promis, mais qui pourrait du moins servir de lien à leurs souvenirs et
+leurs pensées.
+
+«Saint-Elme, dans sa religieuse obéissance, s'embarqua pour Livourne
+avec Henri. Mais cet Henri, jusqu'alors si fidèle, allait, par la
+cupidité, descendre jusqu'à l'assassinat. Arrivé à Livourne, Saint-Elme
+apprit que la tante d'Ambroisine avait quitté cette ville pour se rendre
+d'abord à Bologne, puis à Milan, mais on croyait qu'elle pouvait être
+encore à Florence. Sans s'arrêter, Saint-Elme se remit en route. Il
+était à cheval. Son domestique le suivait avec la pensée d'un crime.
+Soudain un coup part, et Saint-Elme tombe baigné dans son sang à la
+place même où mon père l'avait recueilli.
+
+«Le malheureux ne possédait plus au monde que ses vêtemens et ses
+papiers. La compassion pour ses malheurs devint une réelle amitié dans
+ma famille. Doué d'une figure charmante, à peine rétabli, il revint à
+cette gaieté française qui fait supporter les peines. On m'avait éloigné
+du malade, mais on ne put m'arracher du convalescent; j'aimais à lui
+servir de guide dans le parc, à m'asseoir près de lui, écoutant avec
+ravissement tout ce qu'il me racontait de sa patrie.
+
+«La tante d'Ambroisine répondit à la lettre de mon père par une lettre
+flatteuse pour Saint-Elme. Elle le pressait vivement de venir la
+joindre. Le désir d'obéir à la volonté d'Ambroisine, l'espoir de
+recevoir de ses nouvelles, et de lui en donner, déterminèrent Saint-Elme
+à nous quitter. Que ses adieux furent touchans et empreints d'une sainte
+reconnaissance! Je lui donnai des larmes bien abondantes et bien amères,
+à ce compagnon de mes jeux, à ce premier ami de mon enfance. Il avait
+promis de revenir... Pauvre jeune homme! à peine arrivé à Rome avec la
+tante d'Ambroisine, il succomba à une fièvre de quelques jours. À cette
+fatale nouvelle, mes regrets et ma douleur furent au-dessus de mon âge.
+Le souvenir de Saint-Elme ne s'est jamais effacé.» J'aurais écarté
+cependant son nom de mes mémoires, dans la crainte d'affliger Ambroisine
+et sa tante. Mais j'ai su que la première avait suivi un nouvel époux
+loin de la France, et que la seconde a cessé de vivre en 1804. J'ai donc
+cru pouvoir expliquer ici comment, lorsqu'il m'a semblé nécessaire de ne
+plus porter le nom de ma famille, l'idée me vint d'en prendre un tout
+français, celui d'un être bon et cher, adopté en quelque sorte par ma
+famille comme un fils. Je ne saurais dire tout ce que je trouvais de
+doux et de consolant dans mon isolement à me mettre ainsi sous la
+protection de celui que mon père, que ma vertueuse mère, avaient
+tendrement aimé.
+
+C'est en quittant Chaillot que j'avais pris ce nom de Saint-Elme. Je
+n'en ai jamais pris d'autres depuis, si ce n'est dans mes lettres à ma
+famille. D. L*** n'ignorait pas que, depuis ma rupture avec le général,
+je n'avais jamais souffert qu'on m'appelât madame Moreau. Ma colère
+avait été grande de m'être vue présentée comme telle; mais j'avais mis
+un grand art à cacher à D. L*** mes impressions, au point de paraître
+très empressée le lendemain de me rendre au déjeuner, sorte de complot
+dirigé, avec un air d'insouciance, contre moi par la belle dame de D.
+L***.
+
+Nous partîmes ensemble, en apparence aussi bons amis qu'à l'ordinaire.
+Comme je ne nommerai aucun des personnages que je vis ce jour-là, bien
+libre je serai dans les expressions de mon mépris sur les gens assez
+lâches pour trafiquer de délation, assez malheureux même pour ne pas
+s'étonner que les autres répugnent à un métier qui donne de l'or.
+
+C'était à Moreau qu'on en voulait. Je m'en aperçus bientôt et
+clairement. On lui supposait le projet de s'emparer du gouvernement, et
+l'on voulait en obtenir de moi l'aveu. Les attaques de l'ennemi furent
+d'abord indirectes; mais allant plus droit au fait, on me dit: «Mais
+vous n'êtes pas entièrement brouillée avec le général; vous l'avez revu;
+la confiance survit à l'amour; il vous écrit?--C'est donc monsieur,
+répliquai-je en désignant D. L*** avec indignation, qui se charge de
+vous instruire des confidences de l'amitié! Je vous remercie, messieurs,
+de m'en révéler ainsi les dangers. Quant à Moreau, ce que j'ai dit, ce
+que je pourrais dire encore ne ferait que tourner à sa gloire. La
+calomnie en serait avec lui pour ses frais, et à cet égard je suis sans
+inquiétude.
+
+«Vous devez l'être, en effet, madame, reprit celui qui m'avait déjà
+adressé la parole: _le gouvernement protége ceux qui le servent comme
+ceux qu'il emploie_. Gardez, m'écriai-je, cette protection pour monsieur
+(en désignant D. L***), il la mérite par ses nobles services. Quant à
+moi, je ne tomberai jamais assez bas pour avoir besoin des flétrissans
+bénéfices du parjure. D. L***, dès ce moment toute relation cesse entre
+nous. Je remplirai mes promesses, mais rien au delà; et, s'il vous reste
+quelque chose dans l'ame, vous rougirez en vous rappelant ce qui vous
+valait ma confiance, et ce qui vous la fit perdre.»
+
+À ces mots, je voulus sortir, mais on m'entoura, on me reprocha mes trop
+vives et trop promptes interprétations; ce qui m'était proposé était,
+disait-on, la chose la plus simple, la moins capable de nuire au général
+Moreau. Pendant qu'on cherchait à m'enlacer par de captieuses paroles,
+D. L***; qui s'était éloigné un moment, m'annonça, d'un ton décidé, que
+la voiture était en bas; que, forcé de partir la nuit pour une mission
+du gouvernement, il fallait absolument qu'il m'accompagnât pour
+s'expliquer avec moi. Pour éviter un éclat, je consentis à le laisser
+monter dans ma voiture. Là, je l'accablai de tout ce que l'indignation
+et le mépris peuvent inspirer d'énergique et d'amer. Sa froide
+impassibilité m'arrachait des exclamations de plus en plus énergiques.
+Quelle société! quelles gens! quelle femme! c'est un métier pire que la
+prostitution... «Vous êtes confondu--Je l'avoue, madame, mais moins de
+ce que j'entends que de l'éclat que vous avez fait. Il est, savez-vous,
+fort heureux que votre jeunesse et votre beauté intéressent vivement
+M***, sans quoi vous auriez à vous repentir.--Taisez-vous, je ne suis
+pas plus facile à effrayer qu'à séduire.»
+
+Arrivés à l'hôtel, D. L***, si calme tout à l'heure, parut tomber dans
+une morne tristesse. Cet homme, que je n'avais jamais aimé, que je
+méprisais dans le moment en pleine connaissance de cause, qui avait un
+art si merveilleux de manier mon caractère, parut alors si cruellement
+résigné à une séparation éternelle, que ma fierté s'abaissa, et que mon
+ressentiment s'assoupit. Je lui dis de me suivre dans mon appartement.
+Il ne s'aperçut que trop de ma faiblesse, et il reprit tout son courage.
+Laissant de côté les scènes de la veille et du jour même, il ne me parla
+que de celui qui occupait toutes mes pensées, me répétant qu'on
+l'attendait à Paris, et me conjurant, si jamais je me décidais à aller
+rejoindre le général Ney, de lui permettre de m'accompagner. «Comment se
+fait-il, m'écriai-je, qu'avec une semblable idée vous ayez eu l'affreux
+courage de me commettre comme vous l'avez fait? Cette démarche ne
+m'eût-elle pas rendue indigne de l'amour de l'homme dont vous paraissez
+posséder la confiance? «Ah! D. L***, que dois-je penser de vous? Sais-je
+même si ce voyage dont vous me parliez n'est pas une de ces missions, un
+de ces tristes emplois, pour lesquels les gouvernemens sont si généreux!
+Que ne me persuadez-vous le contraire!... Mais non, cela est
+impossible.»
+
+Je me trompais. Rien n'était impossible à cet homme. Il me montra une
+lettre pour un lieutenant de vaisseau, et sut me faire croire que son
+voyage n'avait d'autre but que de rendre à ce marin un immense service.
+Il ajouta: «Si j'étais chargé d'une mission secrète, je ne serais point
+dans l'embarras qui me presse; j'aurais des fonds à ma disposition, et
+au lieu de cela, puisqu'il faut vous l'avouer, je ne saurais comment
+aller à Brest, si nous restions brouillés.
+
+«J'aime cette franchise, m'écriai-je; elle me réconcilie avec vous. Si
+de l'argent que je vous ai remis il vous reste quelque chose, gardez-le;
+je vous prête en outre vingt-cinq louis; et si, arrivé à Brest, une
+somme plus considérable vous devient nécessaire, écrivez-moi sans
+hésiter.»
+
+Quand je me rappelle aujourd'hui cette facilité d'entraînement pour un
+homme qui n'avait ni mon amitié, ni mon estime, je suis tentée de croire
+à tout ce qu'on rapporte des _sorts_ jetés par les magiciens. Mais la
+_magie_ de D. L*** était tout simplement l'art de se rendre nécessaire à
+une femme assez malheureuse pour avoir besoin de l'adresse d'un autre,
+dans une position équivoque, qu'elle appelait son indépendance et sa
+liberté.
+
+
+
+
+CHAPITRE LXIV.
+
+Établissement à Paris.--Continuation de mes études dramatiques.--Amitié
+de Regnault de Saint-Jean-d'Angely.--Discussion sur les différentes
+sortes de courage.
+
+
+Après le départ de D. L***, je commençai à m'occuper sérieusement de mes
+études dramatiques. Mon maître de prononciation venait tous les matins,
+et je manquais rarement d'aller au théâtre les jours où la tragédie
+composait le répertoire.
+
+M. Lecouteulx de Canteleu me rapprocha de Monvel, qui parut plus content
+de mes connaissances en littérature que de mes dispositions pour la
+scène. Il m'accordait cependant des moyens et de la sensibilité. Il me
+fit étudier avec lui le rôle d'Héloïse dans _Fénélon_. Je n'oublierai
+jamais l'accent paternel et presque céleste qui lui échappait dans la
+scène où Héloïse tombe aux pieds du prélat en s'écriant:
+
+ Pontife du Très-Haut...
+
+Et où Fénélon répond:
+
+ Mon enfant, levez-vous;
+ Ce n'est que devant Dieu qu'on doit être à genoux.
+
+C'est dans la loge de Monvel que je me suis habillée le jour de mon
+début. Ah! que n'ai-je emprunté, avec mon costume, ce talent, sûr des
+suffrages de Melpomène!
+
+Le moment de mes études et de mes illusions dramatiques durait encore,
+quand je me rappelai mon mobilier de Chaillot. Je louai, pour m'en faire
+honneur, un appartement magnifique, et j'en vins dès lors à tenir maison
+splendide et coûteuse. Possédée de toutes les folies, pouvais-je
+échapper à celle de la dépense et du désordre? Je ne m'en aperçus qu'à
+l'épuisement de toutes mes ressources; car on dirait que dans la vie la
+réflexion n'arrive que comme un dernier malheur.
+
+Ayant appris par Joufre, qui me rendait assez fréquemment visite, que
+Regnaud de Saint-Jean-d'Angely était de retour à Paris, j'écrivis à ce
+dernier pour lui rappeler la promesse qu'il m'avait faite, et lui
+témoigner le prix que j'attachais à son intérêt. À onze heures, le
+billet avait été remis; à trois heures, Regnaud vint lui-même m'apporter
+la réponse: et la conversation s'engagea avec tout le charme de
+l'intimité. «Après le plaisir que me cause votre billet tout aimable, me
+dit-il, rien ne pouvait m'en faire autant que de vous trouver
+débarrassée de votre _grand monsieur_. D'où vous vient cette fâcheuse
+connaissance?--Elle est ancienne, car elle date de mon passage à Lyon, à
+mon retour de Milan.--Oui, c'est cela même, en 1797. Je ne me trompais
+pas, mais vous m'effrayez.--Et pourquoi? qu'est-il donc?--Ce qu'il est?
+Je ne saurais trop le dire; mais il ne mérite d'approcher sous aucun
+titre d'une femme telle que vous. Mais laissons cela, puisqu'il est
+parti. Aussi bien, je ne suis point ici pour le compte des autres; j'ai
+assez à faire en tâchant moi-même de ne point déplaire.--Votre franchise
+donne de la valeur à la moindre de vos bonnes grâces, et je sens pour
+vous une amitié trop sincère pour ne pas la garantir durable.»
+
+Ce n'étaient point les vaines paroles d'une galanterie banale ou d'une
+froide politesse. L'attachement de Regnaud eut de la suite, et une suite
+féconde en conseils et en services de tous genres. Quand je quittai
+Paris, ce fut son ardente protection qui me valut l'existence heureuse
+et brillante dont j'ai joui auprès de la princesse Élisa; et pourtant il
+y avait près de six ans que je ne l'avais vu, lorsque son souvenir
+songea d'une manière si délicate à une absente. Que d'amis, qu'on a
+quelquefois importunés la veille, n'ont pas le lendemain une mémoire
+aussi bonne! J'aime à rappeler ce qu'il fit pour moi, et je dirai plus
+loin avec une égale et douce franchise que, plus tard, j'eus le bonheur
+d'acquitter tant de services par les preuves de mon dévouement, à une
+époque où il n'y avait plus, en me rapprochant de lui, que des dangers à
+prévoir et des peines à partager.
+
+Depuis cette première visite, Regnaud vint me voir régulièrement chaque
+jour. Il assistait à mes leçons de déclamation, et me faisait réciter
+les vers, en m'obligeant d'avoir de petits cailloux dans la bouche.
+«Vous avez beau me citer Démosthène, lui disais-je quelquefois avec
+résistance, je n'ai pas besoin d'en faire autant que lui.--Eh bien!
+répondait Regnaud, à ce prix seulement les succès.»
+
+Mais tout en me recommandant l'étude et le travail, bien souvent mon
+conseiller me les faisait négliger et interrompre. Il m'entraînait à
+Meudon, à Saint-Cloud, à Versailles. En vérité, les courses étaient plus
+fréquentes que les répétitions. Quand Regnaud avait quelque discours à
+composer ou quelque projet à proposer au gouvernement, il me priait de
+me rendre chez lui; et là, au premier moment de liberté, il me lisait
+ses discours, paraissant attacher du prix à mon approbation, et moi en
+trouvant beaucoup à la lui témoigner. Un jour qu'il me récitait un
+morceau sur le rétablissement des cimetières, et que je laissais
+échapper toute la vivacité d'une admiration passionnée comme tout ce que
+j'éprouve, il me dit avec l'accent de l'ame: «Saint-Elme! qu'on serait
+heureux de n'avoir que vingt-cinq ans, et d'être l'objet de votre
+tendresse exclusive!»
+
+Je lui avais appris, non sans quelques restrictions pourtant, les
+événemens qui m'avaient amenée en France. Il n'ignorait ni mes liaisons
+avec Moreau, ni mon enthousiasme pour Ney. Regnaud, sincèrement partisan
+de Bonaparte, ne pouvait se défendre d'une sorte de répugnance pour
+Moreau, ce qui amenait plus d'une dispute entre nous. Un jour que, par
+une lettre de Ney, j'avais appris de nouveaux triomphes de l'un et de
+l'autre, je dis à Regnaud: «Eh bien! que pensez-vous maintenant de mon
+admiration?--Je la partage. Jamais je n'ai contesté à Moreau les talens
+de grand capitaine. Sa vraie place est à la tête des armées, mais non
+point à la tête du gouvernement.--Mon Dieu! ne dirait-on pas qu'il est
+si difficile de gouverner!--Ceci est une boutade, ma chère, et n'est
+point un raisonnement; il faut plus que du courage, il faut plus que des
+vertus pour conduire un peuple qui sort d'une crise, d'une fièvre dont
+les accès ne font que de se ralentir.--Si vous parlez ainsi de l'épée,
+c'est que vous ne vous en êtes jamais servi.--J'avoue que j'aurais fait
+un mauvais soldat.--Un Français ne devrait pas penser ainsi.--En vérité,
+on vous prendrait pour une Jeanne d'Arc. Votre jeunesse, familiarisée
+avec l'école de peloton, ne conçoit donc pas d'autre gloire que celle
+des armes?--J'avoue que celle-là doit être la première, car elle est la
+plus pénible. Songez donc à tout ce que le soldat expose: souvent
+mutilé, reste de lui-même, tous ses services sont positifs, et ses
+récompenses ne sont presque qu'imaginaires.--Malgré cela, je persiste à
+proclamer qu'il y a d'autres gloires que celle des armes, qu'il y a
+d'autres courages que ceux de la guerre, et comme je ne veux pas rester
+sous le coup de vos derniers reproches, je tiens à vous prouver que
+quoiqu'on n'ait jamais été soldat, quoiqu'on ne veuille pas le devenir,
+on a aussi son héroïsme. Dans les proscriptions, j'ai su ne jamais
+trembler, et également ne jamais trahir. J'ai vu la mort, et de
+sang-froid. Lors de mon voyage à Malte, je fis la traversée sur un frêle
+bateau. La mer, furieuse, réduisait nos matelots italiens au désespoir
+et aux seules invocations de leur madone. Moi seul, enveloppé de mon
+manteau comme d'un linceul, je voyais passer sans effroi la lame des
+flots sur nos têtes, et mon esprit, loin du danger, ne se berçait dans
+ce fatal moment que des images de la patrie et des plus doux souvenirs
+de la jeunesse.
+
+«--J'avoue, dis-je à Regnaud, que je ne me sentirais pas la force de
+rester ainsi impassible devant la mort.--Vous voyez donc, mon amie,
+qu'il y a plusieurs espèces de courage; et celui de braver les
+bourreaux, d'affronter les factions, et celui de tous ces héros des
+troubles civils, qui se dévouent pour un frère, pour un père, pour un
+ami?--Oh! celui-là je sens que je pourrais l'avoir. Dans les
+révolutions, l'échafaud est quelquefois un des derniers asiles de
+l'honneur, où les femmes savent se précipiter aussi, plutôt que de se
+séparer de tout ce qu'elles aiment.--Saint-Elme, reprit vivement
+Regnaud, si vous portez cette chaleur d'ame au théâtre, je vous réponds
+d'un triomphe. Ma jeune amie, vous êtes une singulière feuille à ajouter
+au grand livre du cœur humain.»
+
+La haute opinion que j'avais de Regnaud, de ses talens, de son esprit,
+me faisait trouver un incroyable plaisir à ses éloges. Aussi peu de
+temps lui suffit pour prendre beaucoup d'empire sur moi; il n'eut
+pourtant jamais mon entière confidence. Je n'ai jamais éprouvé qu'auprès
+de Moreau et de Ney le besoin de tout dire, et la docilité de tout
+entendre. Je ne parle point de ma confiance pour D. L***; cela n'était
+qu'un mélange de surprise et de faiblesse, résultat de toutes les
+adroites complaisances dont j'étais enlacée. Les louanges de Regnaud
+m'étaient agréables, mais je ne sentais pas qu'elles me fussent
+nécessaires, et je n'éprouvais pas avec lui ce charme de l'intimité qui
+rend heureux de tout dire. C'est ainsi que je lui avais laissé ignorer
+que je connaissais M. de Talleyrand, et que j'allais même assez souvent
+chez ce ministre. Regnaud l'apprit par hasard, ce qui donna lieu à une
+scène originale dont je faillis me fâcher sérieusement, et dont je finis
+par rire. Au chapitre suivant les détails de ce petit épisode de colère
+et de raccommodement.
+
+
+
+
+CHAPITRE LXV.
+
+Querelle avec Regnaud.--Madame Regnaud.--MM. Arnault et Vigée.--M***,
+défenseur des _courtes mémoires_.
+
+
+Un matin, ma voiture sortait de la cour du ministre des relations
+extérieures. Soudain elle s'arrête, la portière s'ouvre, Regnaud monte,
+se place près de moi, et me fait subir un interrogatoire auquel j'aurais
+répondu sans hésitation, s'il n'y eût mêlé le soupçon de je ne sais
+quelles vues politiques, qui m'embarrassa d'autant plus que j'avais été
+plus éloignée d'en concevoir l'idée.
+
+«D'où vient donc madame? me demanda Regnaud avec aigreur.--Vous le savez
+fort bien, monsieur, puisque vous voyez sortir ma voiture.--Ah! madame
+visite les ministres.» Et comme je ne répondais pas, il ajouta avec plus
+d'irritation: «Vos prétentions sont hautes; on voit pourquoi vous faites
+si grand bruit de votre désintéressement et de votre délicatesse; mais
+ne croyez pas que madame Gran, que vous cherchez à supplanter, puisse y
+croire.
+
+«--Mais, monsieur, quelle extravagance!
+
+«--Oh! reprit Regnaud, je conçois l'empressement; c'est un si beau rôle
+que celui de maîtresse d'un ministre!
+
+«--Je ne suis ni la sienne ni la vôtre, monsieur; vos paroles et vos
+manières me paraissent donc fort étranges.
+
+«--Eh! que diable allez-vous faire là?
+
+«--Mais il me semble que l'honneur d'être reçue avec bienveillance par
+un des premiers fonctionnaires de votre gouvernement, que le plaisir de
+causer avec un homme aussi spirituel que M. de Talleyrand, excuse
+suffisamment ma visite.
+
+«--Vous ne m'aviez pas montré ce côté ambitieux de votre caractère; cela
+me donne beaucoup à penser; vous pourriez bien n'être pas trop éloignée
+de l'intrigue. Vous vous êtes trouvée avec Ouvrard; il a grand besoin de
+la protection des ministres, et il sait tout le parti qu'on peut tirer
+de celle d'une jolie femme.»
+
+En ce moment la voiture s'arrêta à la porte de Véry. C'était Regnaud qui
+avait ordonné de nous y conduire.
+
+«Je ne descendrai point ici avec vous, monsieur; vos premiers reproches
+ne m'ont paru que ridicules, mais votre dernière offense, mais vos
+derniers soupçons me révoltent. Sachez qu'un homme ne me maltraitera
+jamais deux fois.
+
+«--Vous maltraiter! mais je ne vous ai pas touchée.
+
+«--L'excuse est singulière; n'est-ce qu'en battant les gens qu'on les
+maltraite?
+
+«--Ah, ma chère, si j'en avais le droit, vous auriez aujourd'hui couru
+de grands risques.»
+
+Je ris beaucoup de la menace, et comme en riant j'étais désarmée, je
+consentis à descendre et à entrer dans un cabinet qui avait vue sur la
+rue. Un remarquable équipage vint à passer.
+
+«C'est Ouvrard me dit Regnaud. Est-il vrai que vous ne le voyez pas?
+
+«--Non, je vous jure; mais je le connais aussi bien que le public qui le
+juge. Son ancien cuisinier est maintenant le mien. Les éloges d'un
+domestique renvoyé sont des recommandations bien rares et bien
+décisives. Il faut, certes, qu'Ouvrard ait plus de talens qu'on ne lui
+en accorde pour être arrivé de si bas à la fortune!
+
+«--Oh! parbleu, dans les fournitures on n'a pas besoin d'esprit; il faut
+de l'activité et du hasard.
+
+Tout en parlant, Regnaud jouait avec une boîte sur laquelle était un
+charmant portrait de femme. On ne pouvait imaginer rien de plus gracieux
+que l'air naïf qui brillait dans ses traits. Le cou, un peu au delà des
+proportions, ne semblait avoir ce léger défaut que pour donner un charme
+particulier à cette tête divine. «Quoi! m'écriai-je, est-ce que cette
+tête d'Hébé serait celle de votre femme?»
+
+Regnaud se mit à rire de mon étonnement. «Vous la plaignez, me dit-il,
+je parie.
+
+«--Certainement, car je n'ai pu oublier vos principes.
+
+«--Vous me jugez mal. Je suis très bon mari, et je vous le ferai dire
+par ma femme quand vous voudrez.
+
+«--Quelle folie! est-ce que j'ai l'honneur de la connaître?
+
+«--Vous aurez cet honneur-là quand vous voudrez; venez jeudi matin, et
+laissez-moi faire.»
+
+Nous reprîmes ainsi le ton de la gaieté la plus agréable. Le soir, nous
+allâmes au Vaudeville, et le hasard nous plaça justement dans la loge où
+avait commencé notre connaissance; ce qui fournit à Regnaud l'occasion
+d'un foule de choses gracieuses et tendres qu'il savait tourner à force
+d'esprit, et qui rendit le reste de la soirée fort amical.
+
+Le lendemain, j'étais à peine éveillée quand on vint, de la part de
+Regnaud, me prier de me rendre chez lui, où il était retenu par de
+nombreuses affaires. J'arrivai à l'heure fixée chez Regnaud; il vint au
+devant de moi, et me fit comprendre que sa femme n'était pas loin. Il me
+pria de l'attendre un peu. Je me levai, et feignis d'examiner les
+tableaux. Arrivée près d'une porte entr'ouverte, je m'écriai: «Ah!
+pardon, mademoiselle,» à l'aspect d'une figure charmante. Ma petite
+méprise réussit. Madame Regnaud entra dans le salon, et me dit en
+s'asseyant et avec un sourire: «Je ne suis pas la fille, mais la femme
+de M. Regnaud.» Il y avait dans ses manières quelque chose de doux et de
+séduisant, une sorte de lenteur molle et charmante, d'un tour et d'une
+grâce tout extraordinaires.
+
+«J'avais un bien vif désir de vous voir, reprit madame Regnaud; car mon
+mari m'a bien parlé de vous.» Je l'accablai de complimens, qui étaient
+tous sincères. Tout à coup nous entendîmes quelqu'un descendre: «Voilà
+Regnaud; ne dites pas que nous nous sommes vues, et quand vous viendrez,
+entrez chez moi par la petite porte sous le vestibule...»
+
+À ces mots elle disparut, en posant son doigt sur sa jolie bouche.
+
+Regnaud n'était pas seul. Il me demanda pardon, et surtout de ne pas
+m'en aller encore. Voilà des livres qui aideront votre aimable patience.
+Je vais me servir de votre voiture; puis s'approchant de l'appartement
+de sa femme, il entr'ouvrit la porte, et dit à haute voix: «Adieu, ma
+bonne amie, je vous laisse ici une dame qui me prête sa voiture.» En
+sortant, Regnaud me répéta qu'il passerait chez moi avant dîner. Il
+courut grand risque de ne m'y pas rencontrer, car sa femme et moi nous
+causâmes avec de si intimes détails, que la matinée s'écoula comme un
+songe.
+
+«Que lui direz-vous de moi?» demanda madame Regnaud, d'un air gracieux,
+quand je me retirai.
+
+«--Qu'il est mille fois trop heureux d'avoir une si charmante femme.--Eh
+bien! c'est ce que je lui dirai aussi à votre sujet, qu'il est mille
+fois trop heureux d'avoir une si charmante amie.»
+
+Je rentrais au moment même où Regnaud vint chez moi, comme il me l'avait
+annoncé. «Que vous a dit ma femme?» fut son premier mot. «Ne vous
+a-t-elle pas, ajouta-t-il, paru persuadée, comme tout le monde, que je
+vous aime et que je suis aimé?
+
+«--L'accueil que j'ai reçu me prouve le contraire. J'ose même croire
+qu'à cet égard elle s'en rapporte plus à moi qu'à vous.
+
+«--Au fait, comment la trouvez-vous?
+
+«--Mille fois mieux que son portrait.
+
+«--Oui, elle est bien.
+
+«--Voilà bien un mot de mari.
+
+«--Cela est vrai; mais depuis long-temps on a dit sur les maris tout ce
+qu'on pouvait dire. Il en sera de même _in tutt' eternità_.
+
+«--_Come? lei parla italiano_?
+
+«--Et vous aussi, s'écria Regnaud enchanté, et vous ne le disiez pas!
+
+«--Mais j'ai un accent à vaincre, et je ne veux que parler français.
+
+«--À la bonne heure, mais de temps en temps une petite conversation
+italienne, sans tirer à conséquence.
+
+«--Ah! voilà les hommes toujours, tartufes! Sévérité pour autrui,
+indulgence pour eux en cachette. Il n'en sera rien; avant que je ne
+sache à quoi m'en tenir sur mon accent, vous n'entendrez pas sortir de
+ma bouche un seul mot de la langue du Tasse et de l'Arioste, pas un mot
+de celle de Schiller et de Wieland. Trop heureuse si je puis n'être
+point indigne de servir d'interprète à la belle langue de Corneille, de
+Racine et de Voltaire.
+
+«--Vous êtes _universelle_, mais vous avez raison de préférer être
+Française. Je veux vous amener deux juges de votre mérite, l'un poëte
+déjà célèbre, l'autre qui le deviendra sans doute.
+
+«--Oh! point de réunion savante, je vous en prie; j'y ferais triste
+figure.
+
+«--Je ne vous parle pas de savans, mais de deux poëtes aimables.»
+
+Quelques jours après Regnaud me présenta M. Arnault, alors attaché au
+ministère de l'intérieur, et M. Vigée. Leur jugement se ressentit sans
+doute de leur complaisante amitié. L'un de ces messieurs, frappé de mes
+dispositions, voulut bien m'aider de ses conseils, et plus tard me
+soutenir de ses démarches.
+
+Déjà j'avais obtenu mes entrées au Théâtre-Français. J'étais reçue
+élève, et certaine d'un début; mais quelles difficultés plus réelles me
+restaient! Pour les vaincre, il eût fallu travailler; mais moitié
+distraction, moitié amour-propre, j'étudiais peu. Il est vrai que
+j'avais la merveilleuse facilité de retenir les vers presque à la
+lecture. Un jour quelqu'un, avec qui je parlais de cette facilité de
+mémoire, me dit qu'on ne la possédait guère qu'aux dépens de l'esprit.
+Je voulus réclamer, quoique avec modestie; mais mon interlocuteur tint
+bon pour les courtes mémoires, et avec une chaleur que je me permis à la
+fin d'appeler impolitesse.
+
+Lors de mon début, ce singulier personnage me prouva qu'il ne mettait
+pas en pratique ses propres idées, car il avait gardé mémoire et même
+rancune de notre conversation. Puisse mon livre, où je ne le nomme pas,
+lui tomber entre les mains! C'est ma seule vengeance.
+
+La veille de mon grand jour de début, j'étais à payer un mémoire chez
+une marchande de nouveautés, et je vis et j'entendis un coiffeur
+s'excuser de ne pouvoir venir dans la maison, parce que M*** lui avait
+donné des billets et de l'argent pour siffler une débutante au
+Théâtre-Français. Je méprisai cela comme un propos, et j'eus raison;
+mais je le négligeai même comme avertissement, et j'eus tort. Mes amis
+m'en blâmèrent beaucoup après ma disgrâce. Moi, au contraire, je voulus
+remercier le partisan des courtes mémoires, et le lendemain du jour
+fatal, je lui fis tenir la lettre suivante, accompagnée de six billets
+de parterre et d'une pièce de cinq francs.
+
+ «Vous avez voulu, monsieur, prouver, par votre exemple, la vérité
+ de votre axiome favori, qu'une bonne mémoire est toujours l'annonce
+ de peu d'esprit. La vôtre est excellente, à ce qu'il me paraît;
+ donc, comme disent les logiciens... Mais je vous laisse le soin de
+ tirer la conséquence qui sort de ce raisonnement.
+
+ «Vous vous êtes mis en frais afin de me faire siffler, ce qui était
+ bien inutile, car vous avez pu voir qu'il ne manquait pas de monde
+ pour cela. Si l'occasion s'en présentait, je ne manquerais pas de
+ reconnaître vos soins. En attendant, comme je ne vous ai point
+ accordé _le droit de rien dépenser pour moi_, vous me permettrez de
+ vous rembourser ce qu'il vous en a coûté dans une circonstance où
+ vous avez montré autant de générosité que de délicatesse.
+
+ «SAINT-ELME.
+
+ «_P. S._ Comme je présume que vous renverrez votre coiffeur, je
+ vous préviens qu'il est devenu le mien, et qu'il n'aura pas à se
+ repentir d'avoir, par son indiscrétion, encouru votre disgrâce.»
+
+
+
+
+CHAPITRE LXVI.
+
+Deux ministres, Lucien Bonaparte et Chaptal.--Mon début au
+Théâtre-Français.--Ma chute.
+
+J'ai un peu interverti l'ordre des événemens; il faut le reprendre avec
+une exactitude toute historique.
+
+Ce fut Joufre, que je voyais habituellement, qui me présenta à Lucien,
+chargé, en sa qualité de ministre de l'intérieur, des théâtres. Il me
+reçut avec bienveillance, et bientôt même avec familiarité. Malgré ses
+attentions, je ne le voyais qu'avec une sorte de défiance, reste des
+opinions que Moreau m'avait communiquées sur toute la famille Bonaparte.
+Je voyais bien que Lucien était un homme d'esprit, mais je lui trouvais
+une physionomie hautaine et déplaisante, même quand il voulait plaire.
+J'allais souvent le soir au ministère chez Joufre. On faisait de la
+musique, on courait dans le jardin, on jouait à colin-maillard. Il y
+avait quelquefois six femmes, et toujours Lucien seul et son confident.
+Je trouvais ces parties beaucoup plus bizarres qu'agréables, et m'en
+dispensais aussi souvent que cela pouvait s'accorder avec le prix qu'on
+devait au moins paraître attacher à ces invitations. Un matin j'écris à
+Joufre qu'une indisposition m'empêchait de me rendre au ministère; ma
+lettre revint, car le ministre et son confident étaient déjà sur la
+route d'Espagne, et M. Chaptal nommé à la place de ce dernier.
+
+Le protecteur à bas, adieu les protégés. Cet adage eut tort, car la
+nouvelle excellence, au lieu de couper court à la bienveillance de son
+prédécesseur, voulut la continuer; il fixa l'époque de mon début, et me
+fit donner une fort honnête gratification pour les frais de mon costume.
+Avant même d'être installé au palais ministériel, M. Chaptal voulut bien
+m'inviter à une soirée chez lui, rue des Jeûneurs, pour m'y faire
+entendre. Lafond y était, et me donna les répliques. Qu'on juge de
+l'admiration d'un salon, provoquée par les vifs applaudissemens d'un
+nouveau ministre.
+
+Dans l'intervalle de mon début, j'avais continué, malgré les réprimandes
+de Regnaud, à rendre de temps en temps visite à M. de Talleyrand. Un
+jour, en montant en voiture à la porte de ce ministre, je fus accostée
+par M. Mathieu de Montmorenci, qui m'accabla des regrets qu'il avait
+éprouvés de ne pas me voir depuis long-temps. «--Mais, monsieur, lui
+dis-je, je n'ai pas l'honneur de vous connaître.--Et quand on a vu
+madame Moreau, est-il possible de l'oublier?» Je crus que le meilleur
+moyen d'arrêter tant de politesse était de désabuser mon interlocuteur
+sur le titre qu'il me donnait. L'effet ne répondit pas entièrement à mon
+attente, et me fit juger au contraire que la femme d'un général de la
+république était un personnage important, même aux yeux d'un émigré. Du
+moment qu'à cette haute qualité j'eus substitué le titre plus modeste
+d'élève du Théâtre-Français, M. de Montmorenci, trouvant le marchepied
+de la voiture beaucoup trop respectueux, le franchit sans façon et vint
+se placer à mes côtés. «--Où monsieur veut-il qu'on le descende? lui
+demandai-je assez vivement.--Mais, chez vous, j'espère, ma belle dame.»
+Je répondis, à cette manière de brusquer la connaissance, avec une
+franchise de refus qui ne fâcha pas trop M. de Montmorenci, lequel était
+bien le meilleur homme du monde, et il m'en donna la preuve. Oubliant
+cette singulière blessure faite à son amour-propre, il vint à mon début.
+Je le vis, dans une baignoire d'avant-scène, prendre un vif intérêt à
+mon succès, applaudir, et quand l'orage éclata, protester contre la
+malveillance avec une chaleur chevaleresque.
+
+Une scène bien singulière, un rêve bien épouvantable, devint presque un
+événement dans ma vie, par les émotions inexprimables qu'elle me causa.
+Il m'oppresse encore au milieu de ces récits, il me poursuit comme une
+terreur dont mon esprit a besoin de se soulager.
+
+J'étais dans un de ces momens de mortelle tristesse où l'on sent le
+besoin de la solitude, de la solitude qui ajoute pourtant encore tant de
+dangers à toutes les situations de l'ame. Je classais mes papiers de
+famille, quand tout à coup, au milieu d'eux, j'aperçois un portrait de
+mon mari. Je m'arrêtai comme atterrée. Ma tête tomba sur ma poitrine, et
+je sentis un soupir qui frappait mon oreille. Je me lève, jetant les
+yeux de toutes parts. Debout près de mon lit, il me semble voir une
+ombre glisser dans les draperies. Ma figure pâle et mourante, réfléchie
+dans la glace, ajoute à ma frayeur. Je tombai à genoux, mêlant à des
+sanglots étouffés des cris épouvantables de souvenir et de remords... Un
+peu plus calme, je cherche à remettre en ordre mes papiers; au même
+moment des lettres de mon mari m'échappent, et son portrait se brise à
+mes pieds: je vois de nouveau l'ombre se mouvoir et disparaître à la
+même place. J'étends la main, je rencontre une chair glacée du froid de
+la mort, et j'entends murmurer: Adieu, Elzelina!
+
+J'ouvris ma porte, et Adélaïde, en me voyant, recula de surprise.
+J'étais méconnaissable. «Oh! mon Dieu, madame, que vous paraissez
+souffrir!--Non, ce n'est rien, lui dis-je. Mais allez prier le
+propriétaire de descendre, je veux partir.--Partir?--Oui, habillez-vous.
+Il faut d'ici à deux heures trouver un logement.--Mais, madame,
+qu'est-il donc arrivé?--Rien.» Et mes lèvres tremblaient à ce mot.
+
+J'avais hâte de sortir de ce logement, que ma tête peuplait de fantômes,
+et l'on se doute bien que je ne fis nulle attention aux dépenses.
+J'écrivis deux mots à Regnaud, qui était à la campagne; puis, meubles,
+papiers, argent, bijoux, moi-même et ma femme de chambre, nous fûmes
+installés rue Taitbout, en deux heures. Étrange circonstance! la maison
+que je venais habiter était celle où j'avais eu le bonheur de sauver
+Aurélie. Tout avait changé de face; mais ce fut dans le moment une
+rencontre heureuse que celle de ces lieux où j'avais fait un peu de
+bien! Ce souvenir me redonna un peu de pitié pour moi-même, sorte de
+consolation qui d'ordinaire empêche le remords, tourment sans trêve et
+sans relâche. Seule, je me disais: Là, du moins, je ne vins jamais
+qu'avec des intentions pures; là, j'ai soutenu la faiblesse et relevé le
+malheur; et, à ces douces idées, le calme remontait dans mon cœur et la
+sérénité sur son visage. Adélaïde crut que le moment était arrivé pour
+sa curiosité de faire quelques attaques. Mon silence ne fut guère moins
+obstiné que l'événement ne devait lui paraître extraordinaire.
+N'importe, je ne m'embarrassai point de la satisfaire. Regnaud
+m'embarrassait davantage; mais quand il me parla de toutes les dépenses
+de ma folie, j'en fus quitte pour essuyer ses reproches, que je
+repoussais par le plaisir et le bien-être d'un appartement où du moins
+mon sommeil était tranquille.
+
+Au fond, dégagée des terreurs fantastiques qui avaient bouleversé ma
+tête, je me livrai avec délices à mes préparatifs de début. Enfin, ce
+jour d'essai, ce désiré jour d'épreuves fut fixé, et hâté même, contre
+l'avis de Dugazon, malgré les conseils de Monvel et de mon maître de
+prononciation. La flatterie bien intentionnée mais fatale de mes amis me
+fit, par surcroît de dangers, choisir, le rôle de Didon, qui devait être
+favorable à mes formes, parmi lesquelles on voulait bien déclarer,
+surtout, les jambes d'une perfection de modèle. Les hommes, en général,
+attachent trop de prix à ces avantages extérieurs au théâtre. Leur
+première illusion n'existe elle-même qu'avec l'aide du talent, qui anime
+tout. Quoi qu'il en soit, le costume fut dessiné, et j'en fus ravie; le
+luxe en était complet, et ma bourse n'avait point été épargnée par ma
+vanité. Je dois ajouter que, parmi les acteurs, la bienveillance était
+extrême, et les préventions très favorables. Toutefois, lorsque mon
+début eut été irrévocablement décidé, et par ordre du ministre, M.
+Chaptal, je crus apercevoir je ne sais quoi de gêné, de plus froidement
+poli, enfin une certaine réaction de manières dont on ne demande point
+compte, parce qu'on ne veut pas laisser voir qu'on sent cette
+différence. J'ignorais les usages de la comédie française: M. Maherault,
+commissaire de la république, me prévint qu'il fallait faire des visites
+à tous les chefs d'emploi. Je ne fus reçue que chez Talma, Monvel,
+Dugazon, Dazincourt, Molé, mesdemoiselles Fleury et Mézeray. Le matin de
+la première représentation justifia la vérité de ce qu'on m'avait dit
+souvent, qu'on est bien plus intimidé par les acteurs que par le public.
+Le tableau glacial de la répétition m'avait déjà désenchantée. J'étais
+persuadée que je ne resterais pas au Théâtre-Français. Des débuts
+brillans, voilà tout ce que j'ambitionnais alors, avec la certitude que
+cela suffirait au sort que mes idées trouvaient seul digne d'envie,
+_l'indépendance due à l'exercice du talent_.
+
+Qu'il me soit permis de raconter encore un petit épisode de mon début,
+bien futile en apparence, mais qui prouve à quel point tout ce qui
+m'entourait s'était aveuglé sur mon succès. Au moment où la toilette de
+l'infortunée Didon se déroulait sous mes yeux, détachant un à un ces
+ornemens de mon prochain supplice, j'aperçus un foulard qui cachait
+quelque chose qu'Adélaïde venait de glisser furtivement. Je l'interroge;
+elle hésite à répondre. «Madame ne doit savoir que
+là-bas.--Pourquoi?--C'est une surprise.--Adélaïde, des cadeaux avant le
+succès! cela est de mauvais augure.--Que faire, madame? c'est une robe
+délicieuse!--Insupportable fille, qui l'a envoyée?--Eh bien! madame,
+c'est M. Regnaud. Comme il est certain que madame aura un grand succès,
+et qu'elle sera _redemandée_.
+
+«--J'y suis: c'est un beau négligé pour venir faire la révérence au
+public. Va, ma pauvre Adélaïde, si la reine de Carthage est destinée à
+l'honneur inespéré d'un triomphe, je ne ferai pas tant de façons, et je
+viendrai tout simplement sous le royal costume avec lequel j'aurai
+obtenu des applaudissemens.»
+
+Le quart d'heure fatal du jugement s'approchait. La veille, j'avais prié
+mes amis de ne pas se présenter à ma loge avant la pièce; mais Regnaud
+et Joufre ne tinrent compte de la consigne. Ils furent ravis du costume:
+tunique, écharpe, carquois, diadème, tout cela était admirable
+d'exactitude. Ils m'en dirent tant, que ma vanité rassurée me fit
+compter sans effroi les _trois coups_ du lever du rideau, et traverser
+le foyer intérieur entre une haie de curieux pour me rendre au lieu
+redoutable. Je ne répondais pas un mot aux mille propos qui circulaient
+autour de moi, mais je n'en perdais pas un. Quand Lafon en vint aux
+trois ou quatre vers qui précédaient celui de mon entrée en scène, je
+crus sentir la terre manquer sous mes pieds.
+
+J'entre enfin; une triple salve d'applaudissemens m'accueille, et, loin
+de m'encourager, m'interdit. Je me disais: voilà pour le costume et la
+part de l'indulgence; gare maintenant à l'accent et au jeu. Je débitai
+d'un ton monotone et sourd ma réponse à Iarbe, et l'effet fut rendu plus
+triste par le contraste de la déclamation ronflante de Lafon. La scène
+me parut bien longue. Quoiqu'Énée soit un pauvre personnage, Damas y mit
+tant de sensibilité qu'il m'électrisa à mon tour; et dans une scène avec
+lui, j'obtins trois fois les honneurs d'un applaudissement unanime. Une
+émotion succédait ainsi à l'autre, et mon cœur battait à rompre. Ce qui
+m'accablait, c'était le poids de l'imprudence que je sentais que j'avais
+commise. Des sifflets m'en avertirent plus cruellement encore dans une
+scène avec madame Suin, confidente. Je prononçai moi-même ma propre
+condamnation, pour cause de froideur et de monotonie. À la fin, mon
+esprit se révolta contre l'injustice qui semblait me poursuivre, et une
+espèce de hardiesse, fruit du désespoir, me fit retrouver une partie de
+mes avantages dans les derniers actes. Chose étrange! ma tête, si
+justement égarée, ne me fit commettre ni contre-sens ni faute d'une
+syllabe; et je trouvai encore le secret des applaudissemens au milieu de
+cette terrible imprécation:
+
+ Non, tu n'es point le sang des héros ni des dieux!
+
+Enfin, mon supplice touchait à son terme, quand un nouvel incident vint
+troubler mon imagination d'une nouvelle terreur. Au moment où je levai
+le poignard pour me frapper (dramatiquement parlant), la figure de cet
+Oudet vint se présenter à moi au milieu de l'orchestre; on trouva que je
+mourais très bien, car je tombai réellement évanouie dans les bras de la
+pauvre Élise, qui, beaucoup moins robuste que Didon, eût péri sous le
+faix, si la prompte chute du rideau ne nous eût fait secourir toutes les
+deux. Transportée dans ma loge, j'appris d'Adélaïde que tout le monde
+s'empressait à me témoigner le plus vif intérêt. «Oh! madame, dit-elle,
+c'est une horreur, une cabale.
+
+«--Peut-être, répondis-je; mais au fond j'ai mal joué.
+
+«--M. Regnaud ne disait pas cela, il a bien souffert; il voulait qu'on
+n'achevât pas la pièce.
+
+«--Belle équipée! Avec l'humiliation d'une chute, subir celle des
+punitions justement infligées à qui manque au public.»
+
+Pendant ce court dialogue, on déshabillait la triste veuve de _Sichée_:
+chaque ornement qui tombait me rappelait ma chute; mais, je dois
+l'avouer, mon amour-propre souffrait moins de ces blessures que mon
+imagination ne s'alarmait de la présence d'Oudet à la représentation, de
+cet homme que je voyais déjà s'attacher à ma destinée comme une
+épouvantable fatalité.
+
+Je trouvai chez moi Regnaud et le neveu de l'amiral Gantheaume, furieux,
+criant à la cabale. Le dernier avait failli avoir un duel, et, d'après
+les circonstances, je supposai que cela avait dû être avec Oudet. «Il me
+sifflait donc, cet étrange personnage que vous me signalez?
+
+«Non, madame, sa colère avait encore je ne sais quel intérêt et quelle
+bienveillance. Il lui échappait des exclamations d'attachement, avec des
+cris de satisfaction de votre mésaventure. Il y avait là-dessous de la
+rivalité, de la jalousie; il disait enfin que, par votre succès, vous
+étiez perdue pour eux.
+
+«--Pour eux? mais ils aiment donc en commandite, m'écriai-je, et par
+association.
+
+«--Vous riez, belle dame, mais ils ne riaient pas, mes hommes de
+l'orchestre.
+
+«--Oh! dit Regnaud, cet homme avait l'air fier, le ton tranchant et
+familier; vous ne devez pas le voir.»
+
+Je ne l'avais que trop vu, et mon effroi supposa dès lors des projets
+d'autant plus inexplicables pour moi, que je savais que la galanterie
+n'y entrait pour rien. Malgré tout, on soupa fort gaiement. Deux amis de
+Regnaud arrivèrent encore. Tous m'engagèrent à continuer mes débuts par
+les rôles de _Sémiramis_ et d'_Hermione_. Aucune flatterie, aucune
+consolation ne fut épargnée à ma vanité; mais la leçon avait été si
+forte, que cette fois, par extraordinaire, ce fut la raison qui eut
+raison. Regnaud s'emporta, et son intérêt pour moi le rendit injuste.
+«Je le sais, disait-il, c'est une cabale des comédiens.
+
+«--Puisqu'ils ont mis le public de leur côté, c'est qu'ils avaient
+raison.
+
+«--Bah! c'est notre faute; nous avons mal mené nos affaires; ne quittez
+pas la partie, et nous dresserons mieux nos batteries.
+
+«--C'est-à-dire que vous ferez pour moi ce que vous trouvez si mal qu'on
+ait fait contre. Grand merci; enlever les suffrages par son talent me
+paraîtrait doux, mais les payer me paraît ignoble.»
+
+On a dit que je m'étais obstinée à réclamer un second début, et que les
+comédiens s'y opposèrent. J'ignore, moi, s'il en fut question; mais je
+puis assurer que, m'eût-on assuré une part entière au Théâtre-Français,
+j'aurais préféré la misère obscure de la province à une seconde épreuve
+de la cruelle sévérité du public de Paris. Tels étaient à cet égard mes
+sentimens, et l'expression en était aussi vive que publique. J'eus
+plusieurs fois l'occasion de voir M. Chaptal, et il ne fut jamais le
+moins du monde question entre nous de récidives dramatiques. Je priai
+même tous ceux des artistes du Théâtre-Français que je continuai de
+voir, de me croire bien résignée, bien consolée, bien résolue surtout à
+rester sur cette première disgrâce.
+
+M. de Talleyrand, au moment de ma tentative et de ma mésaventure
+tragique, était fort malade; mon amour-propre tremblait de le revoir
+depuis que j'étais détrônée, et cette conversation si piquante, cette
+flatteuse intimité avec un homme si distingué, je craignais en quelque
+sorte d'en jouir, malgré le désir que j'en éprouvais. Pour me donner le
+courage de cette entrevue si redoutée, j'imaginai de la faire précéder
+de mon portrait, modelé par Lemot, dans l'attitude de la Cléopâtre. Je
+le portai moi-même au ministère dans une chambre voisine du jardin, et
+laissai ce billet à l'huissier qui m'avait accompagnée.
+
+ «Didon fit des sottises pour le pieux Énée. La plus grande fut de
+ se tuer. Madame Cléopâtre se sauva par la piqûre d'un aspic de la
+ blessure qu'elle craignait pour son orgueil.
+
+ «Moi, chétive citoyenne, qui ai voulu, sous le royal bandeau de la
+ première, essayer le sceptre tragique, ne faites pas craindre les
+ dédains de César pour la seconde à celle qui s'offre à vous dans
+ l'attitude de la reine d'Égypte, et sous les traits de la bien
+ détrônée.
+
+ «DIDON SAINT-ELME.»
+
+Par malheur pour le billet, M. de Talleyrand tomba plus malade, et j'eus
+le regret de quitter Paris sans le voir. L'affaire qui précipita mon
+départ me donna encore la crainte de lui avoir peut-être déplu, et j'en
+maudis doublement la mémoire.
+
+
+
+
+
+CHAPITRE LXVII.
+
+Une conspiration.--Fouché, ministre de la police.
+
+
+Dans le grand nombre de mes connaissances se trouvait un M. Vill... Il
+m'avait présenté un de ses amis, M. Hervas, riche banquier espagnol,
+homme fort distingué, qui avait bien, au premier abord, quelque
+apparence de morgue et de hauteur, mais qui gagnait singulièrement à
+être connu. M. Hervas se plaisait dans ma société, parce qu'il me
+trouvait instruite sans être pédante, assez au courant de la littérature
+espagnole, genre de séduction qui ne pouvait être commun à beaucoup de
+femmes. Jeune, doué de tous les dons extérieurs et de ceux de la
+fortune, sa générosité fit bientôt croire à une liaison plus intime.
+Cette présomption, qui n'était point fondée, car il n'y eut jamais entre
+nous ni la pensée, ni les droits de l'amour, m'exposa à toutes les
+jalousies d'une rivale.
+
+Madame Arthur, femme assez jolie encore, quoique près de la maturité,
+venait quelquefois chez moi sous les auspices de Joufre, et comme elle
+avait de fort bonnes manières, elle était du nombre de ces personnes sur
+lesquelles il y a bien quelque chose à dire, mais qui, grâces à
+l'extérieur, ne déparent point un salon dans les grands jours. Comme
+cette simple connaissance n'avait jamais été jusqu'à l'intimité, je fus
+assez surprise de voir madame Arthur m'accabler de visites du matin
+assez ennuyeuses. Ses assiduités avaient un but. Elle y arriva. Elle
+avait connu Hervas, et elle me fit de sa vertu une description si
+pompeuse, que je pensai de suite qu'elle l'avait immolée, et de la
+magnificence du riche espagnol une peinture qui indiquait plus de
+regrets que de principes. Mais je faisais trop d'honneur à ladite dame
+en ne lui supposant que des remords de cupidité, elle avait aussi des
+projets de vengeance. Opulent et généreux, Hervas, malgré mes refus, me
+comblait journellement de ces riens brillans que le luxe invente et que
+la mode renouvelle. Madame Arthur était chez moi au moment même, où
+encore une fois le domestique d'Hervas apportait un nécessaire d'une
+richesse et d'un travail admirables. Elle ne put maîtriser son dépit.
+«Allez, madame, me dit-elle, on ne donne pas tant à la seule amitié.»
+
+Blessée de l'impertinence, je répondis avec aigreur. «Tenez, reprit la
+vilaine femme, les cadeaux aplanissent bien toutes les routes. Si vous
+n'êtes pas la maîtresse d'Hervas, c'est qu'il a d'autres vues sur vous
+en vous prodiguant d'aussi fastueux présens. Si j'avais voulu, j'avais
+beau jeu avec lui, moi qui suis intime avec Rapp. Il ne s'agissait de
+rien moins que de 50,000 francs.
+
+«--Et vous avez refusé, madame! Il vous demandait donc l'impossible?
+
+«--Je ne puis dire ces choses-là; mais ce que je puis déclarer, c'est
+que, sans aimer ni Pierre ni Paul, on n'aime pas à être mêlé à de
+pareilles affaires.»
+
+Ma curiosité commençait à être vivement excitée; je brûlais de savoir
+autant qu'on brûlait de m'instruire, mais la vengeance, l'envie et la
+sottise n'ont jamais rien inventé de plus noir que l'action que cette
+femme allait m'avouer.
+
+«Hervas, me dit-elle enfin, est un ennemi du premier consul; son séjour
+à Paris n'a pas d'autre but que le projet d'un empoisonnement contre sa
+personne.
+
+«--Vous êtes folle avec vos idées, et dangereuse avec vos confidences;
+daignez, je vous prie, me les épargner.
+
+«--Oh, mon Dieu! vous le prenez bien mal. Il n'en est pas moins vrai
+qu'on m'a proposé les 50,000 fr. pour m'introduire...»
+
+Malgré moi, je devenais pensive, et l'inexplicable inquiétude qui se
+peignait dans mes traits donna à madame Arthur le courage et le plaisir
+de continuer.
+
+«On avait, ajouta-t-elle, pensé à des pastilles, mais le consul est
+méfiant.
+
+«--Écoutez, madame, vous ne sentez pas tout ce que vous dites; mais moi,
+qui vous connais, je lis le mensonge dans votre refus.
+
+«--Comment! vous me croyez capable d'un crime pour 50,000 fr.?»
+
+Un oui était sur mes lèvres, quand Adélaïde arrêta cette rude réponse,
+en annonçant une visite. Madame Arthur me quitta.
+
+Je vis Hervas le soir même. J'avoue qu'en l'abordant, l'imagination,
+toute pleine encore de ce que je ne croyais pas, mais de ce qui
+m'effrayait cependant, je fus gênée avec lui et réservée. Il m'en fit la
+guerre, et son air inspirait tellement la franchise et la gaieté, que je
+ne pus accorder les ombres d'un complot avec de pareils dehors, et que,
+revenue moi-même à mon humeur, je ne crus pas même devoir l'étourdir des
+calomnies d'une mégère.
+
+Je me gardai bien encore d'en parler à Regnaud; je connaissais sa
+susceptibilité en matière politique. Aussi quelle fut ma surprise de le
+voir, huit ou dix jours après cette scène, arriver chez moi, à une heure
+du matin, me demandant, sans préambule et presque du ton d'un juge,
+quelles étaient mes relations avec Hervas. Il était pâle, agité... Son
+air, ses interrogations brusques et inquiètes me donnèrent presque la
+terreur d'une épouvantable vérité.
+
+«Il serait donc vrai, s'écria-t-il; vous saviez et vous ne m'instruisiez
+pas. Se peut-il? et si on l'eût assassiné, qu'auriez-vous eu à
+répondre?»
+
+L'exclamation me parut si inconvenante et si exagérée, que je pris,
+comme malgré moi, le ton de la légèreté et de l'ironie. «_Devais-je le
+garder_. Votre consul ne vaut pas tout le bruit que vous faites. Est-il
+mort? oui ou non.
+
+«--Comment, Saint-Elme!... mais vous me faites frémir.
+
+«--Rassurez-vous; la vie m'est trop chère pour que je voulusse risquer
+ma blanche peau pour la cruelle fantaisie de rendre un peu plus
+sépulcral le teint de votre consul. Je ne suis pas assez ambitieuse pour
+m'élever jusqu'au forfait politique. La lâcheté me révolta toujours, et
+dans tous les cas, dans toutes les opinions, pour tous les partis,
+l'assassinat me semble abominable, sans résultat et sans excuse.
+
+«--Oh, mon amie! je vous reconnais. Votre langage me rassure. Tenez,
+jugez de mon trouble; voilà ce qu'on m'écrit:
+
+«L'intérêt qu'on prend à madame Saint-Elme décide l'_anonyme_ à vous
+instruire des dangers où elle s'expose par sa liaison _intime_ avec un
+étranger très suspect et ennemi juré du consul. On a averti cette dame,
+et l'on s'attendait qu'elle aurait, par prudence, cessé de voir la
+personne; loin de là, on voit que l'intimité augmente. Se pourrait-il
+qu'elle fût gagnée! L'estime qu'on a pour vous, monsieur, détermine à
+cet avis. Soyez sur vos gardes.»
+
+«Oh! l'abominable femme que cette Arthur! m'écriai-je en posant le
+billet sur la cheminée.
+
+«--Mais, que vous a-t-elle dit?
+
+«--Des mensonges, des absurdités.» Et je les lui contai toutes.
+
+À cette époque, tout ce qui approchait Bonaparte poussait le dévouement
+jusqu'au fanatisme. Le soupçon était un devoir, la délation une vertu.
+Par suite de cette religion politique, Regnaud s'oublia au point de
+m'ordonner de faire ma déclaration, et de me défendre de prévenir
+Hervas, appelant bientôt mes refus de la complicité.
+
+«--Ma complicité est tout simplement du bon sens. Est-il possible qu'un
+homme d'honneur, riche, heureux, indépendant de votre gouvernement,
+étranger à ses intérêts, veuille échanger les douceurs de l'opulence
+contre les plaisirs d'une conspiration?
+
+«--Oh, mais, Saint-Elme, comme vous le défendez!
+
+«--Et vous avec quelle leste facilité vous faites des complots et des
+coupables. Votre consul vous tourne la tête.
+
+«--Je sais bien que vous ne l'aimez pas.
+
+«--Mais, quels que soient mes sentimens, en tirerez-vous la conséquence
+d'un crime?
+
+«--Pourquoi ne m'avoir pas confié les propos de cette dame Arthur?
+
+«--Belle question! parce que je les traitais ce qu'elles valent, et que
+je sais qu'une ombre suffit pour éveiller des soupçons chez les
+gouvernans, et entourer d'inquiétudes ceux qui, à tort même, leur sont
+signalés; parce que j'ai voulu vous sauver des travers du zèle et des
+excès du dévouement, et un galant homme des tracas de la haute
+politique.
+
+«--Saint-Elme, si vous avez la moindre amitié pour moi, vous allez
+m'accompagner chez Fouché.
+
+«--Pourquoi? pour déclarer que vous perdez la tête?
+
+«--On ne badine pas en pareille matière. Votre devoir est de déclarer
+les propos qu'on vous a tenus, sinon par attachement au consul, au moins
+à cause de celui que je lui porte et que vous avez pour moi.
+
+«--C'est-à-dire que, parce que je vous sais dévoué au consul, mon devoir
+serait d'être infidèle à un ami qui aurait, avec la volonté de
+conspirer, la maladresse de m'en instruire?
+
+«--Nul doute.
+
+«Monsieur, croyez que si j'avais su que la dénonciation fût une des
+conditions de l'amitié, j'aurais fui une intimité qui commande de tels
+sacrifices.
+
+«--Dieux! quelle tête, quand elle ne veut pas comprendre!
+
+«--Je comprends tout, et voilà pourquoi je ne veux rien faire. Je vous
+répète qu'Hervas ne m'a rien dit, pas plus qu'à cette furie qui a tout
+inventé. Mais, lors même qu'il m'eût confié le dessein de faire sauter
+le Luxembourg avec tous ses locataires politiques, j'aurais fait en
+sorte que vous ne fussiez pas victime du complot; mais certes je ne vous
+en eusse pas fait le confident. Vous voulez me conduire à la police pour
+une dénonciation; j'aimerais mieux y être traînée pour un crime.
+
+«--Saint-Elme, tenez-vous à mon amitié?
+
+«--Il y a deux ans, elle me paraissait on ne peut plus précieuse.
+
+«--Promettez-moi du moins de ne plus revoir Hervas, et de ne pas lui
+écrire; car, sans doute, vous étiez en correspondance: et sur quoi!
+
+«--Mais il me trouvait charmante, et il osait me le dire, et j'osais lui
+répondre qu'il était fort poli.
+
+«--Adieu, je vous quitte, mais il pourrait arriver que vous me vissiez
+encore ce soir.
+
+«--Je vous préviens que vous resterez à la porte, à moins que vous ne
+soyez accompagné d'une de ces aimables formules: _De par la loi_. J'ai
+mal à la tête, et si mauvaise que vous la jugiez, je veux la soigner;
+car vous m'avez fatigué l'esprit, et j'ai besoin de sommeil.»
+
+Il partit, et mon domestique entendit qu'il donnait l'ordre de le
+conduire chez le ministre de la police. Je m'endormis fort tard et avec
+peine, le cœur tout bouleversé de cette pénible soirée. Lorsque je
+m'éveillai, on m'annonça que Regnaud s'était déjà présenté deux fois
+pour voir si j'étais levée. On me parlait de lui quand il entra.
+
+«Je viens vous chercher. Le ministre de la police prend les choses au
+sérieux. Venez tout lui dire. C'est le plus court pour vous, et même le
+plus sûr pour Hervas.»
+
+Je m'enveloppai d'un schall et d'un voile, et je me décidai sans
+proférer une parole. La cour de l'hôtel était remplie de gendarmes.
+Regnaud me donna la main. Je ne saurais dire tout ce que j'éprouvais,
+mais cela tenait de l'épouvante, car le ministre me parlait déjà que je
+ne l'entendais pas encore. J'étais si émue, que je restais debout,
+malgré l'invitation fort polie qu'on m'avait faite de prendre place, et
+qu'on fut contraint de me renouveler.
+
+«C'est une affaire fort étrange, me dit Fouché, que celle dont M.
+Regnaud m'a fait part; voudriez-vous, madame, m'en déduire les plus
+minutieuses circonstances? Ne craignez rien.»
+
+Je vis de suite qu'on cherchait une accusation, et qu'on n'épargnait
+rien pour la trouver, et pour me faire dire que c'était positivement à
+moi qu'Hervas avait confié son projet.
+
+«--Ce projet est une fable, une atroce calomnie. Je vois Hervas depuis
+six mois. Jamais le nom du premier consul n'a été sur ses lèvres. Il ne
+s'en occupe pas plus que moi.
+
+«--Vous connaissez le consul depuis votre liaison avec Moreau?
+
+«--Non, car il était en Égypte. Je ne pense en vérité à Bonaparte que
+quand j'en entends parler.
+
+«--C'est par sympathie avec Moreau?
+
+«--La sympathie qui me liait à ce grand homme, citoyen ministre, avait
+une source plus douce que les opinions politiques.»
+
+Puis Fouché revenant à Hervas: «Vous savez pourtant qu'il a tenu le
+propos en question?
+
+«--Je suis sûre que c'est une calomnie.
+
+«--Mai si Hervas ne vous a pas confié son projet, il a chargé madame
+Arthur de vous le communiquer?
+
+«--En un mot comme en mille, Hervas ne m'a rien dit, il n'a rien dit à
+cette femme.»
+
+Ici la sévère physionomie de Fouché s'enlaidit encore, et j'en reçus une
+telle atteinte, que je me voyais déjà entourée de tous les réseaux de
+cette terrible police, qui, bon gré mal gré, voulait une proie. Quelques
+momens je sus contraindre tout ce que j'éprouvais, et me donner même un
+air de sincérité et d'insouciance qui trompa les regards si exercés de
+l'argus.
+
+Mais Fouché avait dans la physionomie quelque chose d'invincible. On ne
+pouvait le pénétrer, il vous pénétrait toujours. Je l'ai plusieurs fois
+rencontré, et dans l'intimité comme dans la représentation, il
+conservait le même empire. Je l'ai vu à La Haye, lors de sa courte
+ambassade; je l'ai vu à Florence auprès de la princesse Élisa. Dans la
+faveur comme dans la disgrâce, son impassibilité terrible ne se
+démentait jamais.
+
+Qu'on juge de ce que pouvait produire, sur moi une première entrevue!
+«Songez, ajouta bientôt Fouché, en se rapprochant de moi avec une
+confiance toute caressante, qu'il y va d'un grand intérêt. Votre
+obstination peut vous perdre, sans sauver votre instigateur.
+
+«--Mais il n'y a pas plus d'instigateur que de crime!
+
+«--Votre cœur s'exalte par le danger. Vous n'auriez pas tant de chaleur
+s'il était innocent. Encore une fois, que votre esprit vous serve du
+moins à vous sauver de la duperie de l'héroïsme.
+
+«Il est prouvé qu'Hervas a tenu le propos: il faut choisir entre une
+récompense sûre et une punition inévitable et terrible.
+
+«Vous faites, monsieur, à la délation des voies bien larges; mais vos
+récompenses sont des opprobres. Il y a des choses toutes simples que ne
+veut jamais croire la finesse des politiques; elles leur éviteraient
+pourtant des frais et des fautes. Je vous répète qu'il est impossible
+qu'Hervas ait voulu jouer une brillante fortune contre un dangereux
+complot. Si l'idée eût pu lui en venir, il m'eût plutôt choisie pour
+confidente, moi, pour qui vous supposez qu'il éprouve une prédilection
+si marquée, qu'une femme sans esprit, sans considération, avec laquelle
+il n'a pu avoir qu'un de ces courts rapports de plaisir dont un homme
+délicat rougit bientôt. Ce n'est point à de pareilles femmes que l'on
+confie sa vie et son honneur.
+
+«--Votre défense choquante m'éclaire: je vois que vous aimez Hervas: au
+nom de cet attachement, avouez tout; ma propre indulgence est à ce prix.
+
+«--Votre protection, votre indulgence, je les repousse; je respecte le
+gouvernement, mais je ne le crains ni ne l'implore. Je suis innocente,
+Hervas est innocent; je suis en votre pouvoir, faites de moi ce que vous
+voudrez.
+
+«--Nous allons vous garder jusqu'à plus ample informé.
+
+«--Appelleriez-vous cela de la justice?
+
+«--Si ce n'est justice, c'est prudence; et les gouvernemens n'en
+sauraient trop avoir.»
+
+Ici un jeune homme entra, et remit un papier au ministre au sombre
+visage. «Je suis fâché, dit-il, d'user de rigueur envers vous; mais
+madame Arthur vous accuse; elle déclare ne s'être adressée à vous que
+par la confiance que lui inspirait votre amitié avec une personne
+dévouée comme Regnaud au consul.
+
+«--Ah! vous voilà donc convaincu que ce n'est pas à moi que la prétendue
+confidence a été faite?
+
+«--Si peu, qu'Hervas est arrêté, que ses papiers sont saisis, et les
+vôtres aussi.
+
+«--Si vous n'avez pas la cruelle satisfaction de trouver dans les miens
+des listes de conspirations, vous y rencontrerez des pièces plus
+pacifiques qui pourront servir de modèles à une instruction plus
+amusante.»
+
+Fouché _me regardait parler_, et l'étude de ma physionomie l'occupait
+bien plus que mes paroles. Il ne m'en dit plus qu'une dernière: «Entrez
+dans ce cabinet,» et il ferma lui-même la porte sur moi. Je me trouvai
+ainsi provisoirement en prison dans un fort joli cabinet. Des livres
+étaient épars çà et là. J'ouvris un volume, et je tombai sur des vers
+latins, qui traitaient, je crois, de la vie rustique. Malgré tout ce que
+je ressentais d'angoisses, j'avoue que je ne pus m'empêcher de remarquer
+le contraste des goûts de l'homme privé et de l'homme d'état, l'alliance
+de la poésie bucolique avec la police. Cette distraction, toute piquante
+qu'elle fût, n'était pas suffisante pour me faire oublier mon état.
+L'inquiétude et l'attente le rendaient affreux. J'étais si absorbée, que
+je n'entendis pas ouvrir la porte, et il fallut que Regnaud, entré avec
+le ministre, me tirât de mon accablement.
+
+«Pourquoi donc cet air désolé et coupable? me dirent ces messieurs; on
+sait que vous n'avez dit que la vérité; tout est éclairci.
+
+«--C'est fort heureux. En attendant, voilà une journée bien agréable.»
+Là-dessus le ministre nous congédia avec force excuses et politesses, et
+même avec sourire.
+
+Montée en voiture, je ne pus m'empêcher d'exprimer à Regnaud avec une
+franchise un peu dure, qu'il était fort désobligeant d'avoir des amis si
+fanatiquement dévoués _à la chose publique_.
+
+
+
+
+CHAPITRE LXVIII.
+
+Une bonne mère.--Nouvel engagement dramatique.--Regnaud de
+Saint-Jean-d'Angely.--Retour de D. L***.--Départ pour Lyon et
+Marseille.--La chaîne des galériens.
+
+
+J'avais cessé de m'occuper de la triste affaire qui m'avait révélé tout
+l'odieux de la police, quand mon souvenir y fut ramené par un bien
+triste événement. Adélaïde entra un matin tout effarée, en me disant:
+«Madame Arthur est morte hier d'une colique d'entrailles.»
+
+«Quoi! empoisonnée?
+
+«--Non, madame; des suites d'une imprudence. On est venu déjà plusieurs
+fois vous demander; et voilà en ce moment la mère qui veut absolument
+vous entretenir.
+
+«--Faites entrer.»
+
+J'avoue que la fille m'était bien odieuse; mais ce souvenir de remords
+qui, mourante, l'avait reportée vers moi, me réconciliait presque avec
+elle. Sa mort avait été terrible; mon nom avait été mêlé à ses derniers
+soupirs; elle m'avait appelée à son secours dans ses tourmens affreux.
+Mon cœur ne se ferma point au récit d'une pareille agonie fait par une
+mère. Cette vieille femme, sans éducation, d'une tournure et d'une mise
+communes, ne m'en inspira que plus de pitié. «Ah! ma chère dame, me
+disait-elle, je n'ai point partagé l'aisance de ma fille. J'étais
+pauvre; je ne la voyais pas, mais je suis accourue à son lit de malade.
+Elle avait besoin de votre pardon pour mieux mourir; madame je le lui ai
+promis, et je viens vous le demander. Permettez que je fasse dire une
+messe pour elle en votre nom.» Je lui remis de l'argent pour plusieurs,
+et la bonne vieille me quitta en me bénissant.
+
+Mon triste début au Théâtre-Français, tout infructueux qu'il eût été,
+avait cependant donné quelque bonne opinion de moi à quelques directeurs
+de province. Leurs propositions m'humilièrent d'abord. Je me trouvais
+déchue; mais, désenchantée déjà, et sur mon indépendance, et sur
+l'amitié de Regnaud, et sur les plaisirs de Paris, je me décidai à une
+séparation courageuse, et je contractai un engagement avec un sieur
+Beaussier, à cette époque directeur du grand théâtre de Marseille.
+Regnaud, qui s'y était d'abord opposé, me voyant résolue, me donna des
+lettres pour M. de Permon, commissaire général de police, et Thibaudeau,
+préfet.
+
+Au moment où j'emballais ses conseils et mes papiers, on vint m'apporter
+un billet qui m'annonçait l'arrivée de D. L***. Les conseils de Regnaud
+sur le compte de cet homme, mes soupçons, que dis-je! mes expériences,
+tout céda devant le besoin des confidences pour un cœur malade. Au bout
+d'une heure il était chez moi; il réveillait les espérances d'une grande
+passion, et cette entrevue me rejetant loin de mes projets, je ne sentis
+plus que les délires de mon amour pour Ney.
+
+Je partis néanmoins. Je ne saurais exprimer tout ce qui me vint d'idées
+tristes, de ressouvenirs amers, de regrets cuisans, quand je revis Lyon,
+où quelques années plus tôt j'avais, sous un grand nom, recueilli tous
+les plaisirs de la considération et de l'opulence. Rien n'égale en
+amertume ces positions où deux époques différentes de la vie viennent,
+en quelque sorte, se mettre en face, où quelque chose d'extraordinaire
+vous force de vous souvenir, pour vous contraindre presque à ne plus
+espérer.
+
+Pour chasser un peu ces noires idées, inspirées par le pénible sentiment
+de mon état et de mon isolement, je me décidai, en quittant Lyon, à
+descendre en bateau le Rhône jusqu'à Avignon. Une scène terrible me fut
+presque une consolation, et l'aspect d'un danger un oubli de mes
+chagrins. Nous faillîmes être engloutis, et je fus assez heureuse pour
+sauver de la mort une jeune fille charmante que le courant allait
+entraîner. Mon ame reprit quelque force et quelque orgueil après cette
+action, qui me valut les bénédictions de tous les voyageurs, et même
+l'accolade rude, mais sincère, du rustique batelier. L'image de Ney
+m'était comme apparue dans le critique moment; je me sentais fière de
+m'élever jusqu'à lui par ce courage, et je me trouvais récompensée par
+le seul espoir de lui écrire que j'avais traité la mort à sa manière, et
+que je n'étais point indigne de l'homme le plus brave.
+
+Le reste de la route devint un enchantement. L'intimité était parmi les
+voyageurs, la folie circulait à la ronde, et, comme elle était aimable
+et décente, des femmes la partageaient avec cette nuance de délicatesse
+qui la double en l'épurant.
+
+La diligence où nous étions montés roulait donc au milieu des joyeux
+propos, quand une de nos dames, mettant à la portière sa jolie tête, la
+retira soudain avec un cri d'horreur et d'effroi. Elle venait
+d'apercevoir la chaîne des forçats, qu'une escorte de gendarmerie
+conduisait au bagne de Toulon.
+
+Quelle plume il faudrait pour le tableau de ces dernières misères de
+l'humanité! mais à côté, quelle scène touchante que celle de cette pitié
+soudaine et sublime, éprouvée par des femmes auxquelles la vertu fit
+supporter le dégoût pour soulager le crime, peut-être trop puni. Un de
+nos compagnons de voyage fit observer qu'il y avait dans cette horde
+garottée sans doute de bien grands coupables. «Oh! m'écriai-je, ne
+voyons que la misère, et non les actions qui l'ont méritée.» Aussitôt
+les bourses furent tirées; mais la voiture allait plus vite que notre
+pitié. «Peut-être, disait la petite dame, nous maudissent-ils pour
+n'avoir rien jeté au bonnet quêteur.
+
+«--Jeter un secours me paraît humiliant même pour des galériens,
+m'écriai-je; il faut encore supposer un reste de délicatesse à ceux que
+l'on soulage. _L'aumône se donne et ne se jette pas_.»
+
+Nous avions les devans sur la troupe; arrivés au relais, tout le monde
+descendit, et nous voilà tous refaisant à pied la route que nous avions
+déjà faite; enfin nous nous trouvâmes en face des malheureux. Ils
+étaient couchés et assis le long du chemin, couverts de poussière,
+accablés de fatigue, s'entr'aidant à soutenir le fardeau de leurs
+chaînes, accouplés comme des bêtes de somme, et convoitant, d'un œil
+hideusement avide, la cruche d'eau et le pain destinés à leur avare
+nourriture.
+
+Je ne sus d'abord que pleurer et frémir à l'aspect de tant de misères;
+mais bientôt, l'humanité secondant notre courage: «Monsieur le gendarme,
+dis-je au conducteur de la troupe, permettez-nous de répartir, entre ces
+infortunés confiés à votre garde, le produit d'une collecte!»
+
+Un cri de joie s'élève dans les airs à ce mot entendu de tous, et mêlé
+d'un bruit de chaînes effroyable. Les gendarmes firent un cercle autour
+de la troupe haletante. Puis, nous autres femmes parcourûmes les rangs,
+distribuant des vivres et de l'argent, parlant à quelques uns des
+condamnés. Hélas! j'eus là l'occasion de reconnaître qu'il faut bien
+moins d'or pour combler d'immenses infortunes, que pour assouvir
+d'inutiles et frivoles caprices. Soixante-seize malheureux furent
+consolés pour la modique somme de 120 francs. Quelle futilité ne coûte
+pas plus cher!
+
+Au milieu de nos voyageuses, l'une me parut ajouter encore en cachette à
+chacun de nos dons. Plus tard je reçus la confidence d'une pareille
+générosité. La diligence se remit en chemin aux bruyantes acclamations
+de la reconnaissance des condamnés, et même aux applaudissemens des
+gendarmes commis à leur garde et attendris.
+
+Au premier relais, la jeune dame dont j'avais remarqué la tendre
+bienfaisance me prit à part, et me dit: «C'est un ami qu'en vous j'ai
+rencontré, c'est un frère. Mon cœur a deviné le vôtre; soyons de moitié
+dans les frais et le bonheur d'une bonne action. Ce galérien, ce
+malheureux à qui vous m'avez vu plus particulièrement parler, m'a glissé
+dans la main l'écrit que voici:
+
+ «Je suis coupable, mais encore plus malheureux. Je trace ces lignes
+ dans l'espoir que je rencontrerai quelque regard de commisération,
+ quelque accent de pitié dans un cœur généreux.
+
+ «Je suis fils unique de la veuve..., de la ville de... Arrivé
+ seul à Paris, je crus à l'amitié, et par elle et pour elle je fus
+ entraîné au crime. Qui que vous soyez, ayez pitié de ma mère; elle
+ a su ma condamnation; mais trompée sur le jour d'un épouvantable
+ départ, elle ne sera à Paris que dix jours après; elle y sera sans
+ ressources. Qui que vous soyez, pensez à cette mère. Mais
+ puissiez-vous être une femme au doux regard, à la voix
+ compatissante! Alors ma mère sera secourue, on l'aidera même à
+ venir dans des lieux de souffrance consoler son coupable et
+ malheureux fils, avant qu'il ne meure du supplice de toutes ses
+ peines.
+
+ «LOUIS-ÉDOUARD.»
+
+«Je reste ici, dis-je à la jeune dame; j'y attendrai la _chaîne_. À son
+passage, je parlerai au brigadier. Une lettre partira à l'instant même
+pour la mère du malheureux, avec l'argent nécessaire à son voyage.» À
+ces mots, la jeune dame tomba dans mes bras. «Je ne puis attendre, une
+affaire m'appelle à Toulon; mais voici mon adresse, nous nous écrirons,
+nous nous reverrons.»
+
+
+
+
+CHAPITRE LXIX.
+
+Arrivée à Marseille.--Mademoiselle Rousselois.--Engagement à
+Draguignan.--M. Fauchet, préfet.
+
+
+Comme je suis la femme aux aventures, je n'arrivai d'Aix à Marseille
+qu'après une foule d'incidens, qui, dépourvus d'intérêt pour un lecteur,
+n'en forment pas moins les épisodes terribles d'un voyage. Je suis à
+Marseille, j'oublie et je tais tous ces détails. Je devais, avec
+quelques compagnons de voyage, aller le lendemain de mon arrivée voir le
+château d'If; la partie fut remise, parce que le directeur désira fixer
+au plus vite mes représentations. Cette course n'eut lieu que plus tard,
+et l'on dirait que la fortune se plut à l'ajourner, pour que je fusse
+témoin d'un grand deuil militaire, de l'envoi du cercueil de plomb qui
+contenait les restes de l'infortuné Kléber, envoyés des sables de
+l'Égypte vers le sol plus hospitalier de la patrie.
+
+Je pris de suite mes petits arrangemens domestiques dans l'hôtel où
+j'étais descendue. Le choix d'un fort bel appartement, les conditions de
+ma table, l'engagement d'une femme de chambre, tout cela fut l'affaire
+d'un instant, car l'hôtesse était accommodante, et presque
+désintéressée, malgré son état.
+
+J'allai voir M. de Permon, qui me fit le plus aimable et le plus galant
+accueil; les jours de mes représentations furent fixés. Elles furent
+heureuses, grâce aux bienveillans conseils de la célèbre chanteuse
+Rousselois, qui avait le sentiment du vrai beau et de la dignité
+tragique; bonne et excellente amie qui me valut des succès, qui me donna
+des preuves du désintéressement le plus rare, celui de l'amour-propre.
+Ses conseils allaient plus loin que le théâtre. Elle me disait
+quelquefois: Et l'avenir, y pensez-vous? et notre état, qui ne donne pas
+la fortune, exige encore dans sa liberté quelques soins de réputation.
+«Là-dessus elle me reprochait mes courses, mes apparitions continuelles
+au cours, aux promenades. Toutes les fois qu'elle me parlait, j'étais de
+son avis; mais comment résister aux invitations? comment surtout
+résister à mon caractère?
+
+Une lettre que je reçus de D. L***, et surtout le séjour déjà assez long
+que j'avais fait à Marseille, précipitèrent le dessein d'une tournée, à
+laquelle d'ailleurs me condamnait le retour d'une actrice fort en crédit
+dans mon emploi, madame Mylord, femme d'un talent bien réel; car la
+beauté n'était point un de ses prestiges dramatiques, et, selon moi, le
+talent laid est un double talent. Comme mademoiselle Rousselois, loin de
+s'opposer à mes succès, elle y travailla, et c'est à leur goût délicat
+et cultivé que je dus la manière brillante dont je m'acquittai toujours
+des rôles d'Aménaïde, d'Héloïse, de Sémiramis et de Gabrielle de Vergy.
+
+Mon séjour à Marseille fit encore assez de bruit pour m'attirer
+l'attention du directeur de Nice, M. Collet; de celui de Toulon, M.
+Renaud, et encore de celui de Draguignan, M. Béranchu. Je reçus des
+propositions fort belles pour des propositions de province; mais le
+directeur de Draguignan étant venu en personne me vanter les agrémens de
+sa résidence, en l'accompagnant de flatteries adroites, je lui donnai la
+préférence. Il me fit beaucoup valoir la protection du préfet, accordée
+à son établissement. C'était M. Fauchet, amateur distingué de l'art
+dramatique et des lettres, et j'avoue que le désir de le connaître eut
+quelque part à ma détermination. Me voilà donc au bout de deux jours, en
+véritable chevalier errant, sur la grande route de Marseille à Toulon,
+et de Toulon à Draguignan. En vérité, j'étais une reine fort plaisante.
+
+Mon directeur arriva presque aussitôt que moi à l'auberge où j'étais
+descendue avec deux cavaliers qui m'avaient accompagnée. On dîna, et le
+directeur se mit en belle humeur. Il avait été acteur d'un théâtre des
+boulevards de Paris, était resté fort bel homme et très disposé à
+raconter ses bonnes fortunes. Il se donna le large plaisir de la
+narration; mais, plaçant la morale à la fin de son récit, il nous dit
+que tout cela avait fini par le mariage, absolument comme au théâtre.
+Étant passés dans une salle voisine pour prendre le café, je devins tout
+à coup l'objet des attentions d'un officier de gendarmerie, genre
+d'hommage qui ne laissa pas de me donner de l'inquiétude. Elle fut à son
+comble, quand ce très peu galant personnage vint sans trop de façon se
+placer à notre table. La conversation devint pourtant générale, et
+l'officier, comme de raison, parla guerre et campagnes. Le nom de Valmy
+lui échappa. Cela fut pour moi comme une commotion électrique.
+
+«Vous y étiez, lui dis-je, monsieur l'officier?
+
+«--À dix pas de vous, madame, lorsqu'on emporta le brave Drouot du champ
+de bataille.»
+
+Tout le monde s'écria: «Comment! est-il possible! vous y étiez, vous
+vous battiez?
+
+«Je l'ai vue, disait Jarlot, donner une gourde et son mouchoir à un
+sous-lieutenant blessé d'un coup de feu, qu'elle n'avait pas l'air de
+craindre. Oui, madame, c'est bien vous; on n'oublie pas plus le courage
+que la beauté.
+
+«--Les souvenirs que vous me rappelez me donnent quelque orgueil,
+quoique ce ne soit pas de la gloire. Le hasard seul me rendit témoin des
+brillans faits d'armes de cette journée, j'en suis heureuse; mais, comme
+déjà les idées ont changé, veuillez bien me garder le secret d'une
+distinction militaire qui pourrait bien n'être plus de mode, et
+m'exposer ici à tous les embarras d'une insupportable curiosité.
+L'héroïne pourrait faire tort à l'actrice. Ainsi, M. Jarlot, du silence:
+«voulez-vous à ce prix mon amitié?» Il porta la main sur son cœur, et je
+reçus une parole de brave, une de ces paroles auxquelles on est fidèle.
+Le pauvre homme, malgré sa religieuse discrétion, me suivait partout, ne
+manquant pas une de mes représentations, et ne supportant pas qu'on
+m'admirât à demi. J'aurai à parler des imprudens éclats de cette
+admiration, qui était excessive, même pour une ville comme Draguignan;
+mais je dois m'occuper, par droit de préséance, de celle d'un préfet,
+partisan beaucoup plus sérieux qu'un lieutenant de gendarmerie.
+
+Je débutai par le rôle d'Héloïse. Mon costume était fort simple, et
+tout-à-fait en harmonie avec la troupe. Il n'y a pas, je crois, trop
+d'orgueil à dire qu'au milieu d'elle on me trouva du talent. Qu'on songe
+que je parle de la tragédie dans le département du Var. Applaudie à
+presque tous les passages importans, je distinguai avec plaisir
+l'approbation du préfet au milieu de l'approbation générale, et je jouis
+de tous le bonheur d'un succès qui du moins était sans intrigue. M.
+Fauchet sortit de sa loge par le théâtre, et me dit, en passant, les
+choses les plus flatteuses.
+
+M. Fauchet était un homme d'excellentes manières, d'un extérieur fort
+agréable, paraissant, au premier abord, sentir un peu ses avantages,
+mais au fond n'ayant point la fatuité dont il portait le masque. Je
+passai trois mois à Draguignan, partageant mon temps entre l'étude, la
+promenade, et quelques correspondances avec mes amis. Un jour, en
+revenant de la répétition, je trouvai chez moi M. Cabre, secrétaire de
+M. Fauchet, qui m'invita à dîner de sa part à la campagne. Nous ne fûmes
+que quatre, et moi seule femme de la réunion. Elle n'en fut pas moins
+charmante. On ne peut se faire d'idée du charme et du bonheur de
+rencontrer loin de la capitale ces plaisirs délicats de l'esprit; de
+parler, à deux cents lieues de Paris, théâtre, auteurs, littérature. M.
+Fauchet, dont l'esprit avait de la culture et de l'agrément, descendait
+avec quelque peine de la dignité administrative, mais cette réserve même
+donnait du prix à ses réflexions, et une certaine coquetterie d'homme à
+son abandon. Son regard fin et pénétrant ajoutait quelque chose de très
+piquant à tout ce qu'il disait de sensé et d'aimable, et il n'était pas
+jusqu'à la pâleur de son teint qui ne répandît sur sa belle figure cette
+sorte d'intérêt qui naît toujours de la trace des passions où des
+souffrances. On récita force vers, force tirades tragiques, mais tout
+cela entremêlé d'anecdotes et de propos d'une gaieté pleine de goût et
+de décence.
+
+_Le bon ton et le décorum_ semblaient les prétentions de M. Fauchet,
+mais il les soutenait sans raideur; je trouvai en lui un protecteur, un
+ami même, et j'aime à me persuader que, quoique éloignée de son souvenir
+par de méchans rapports, il n'apprendra pas sans plaisir que celle à qui
+il reconnut _de la bonté, de l'instruction, de la facilité à causer et
+de la grâce à écrire_, ne se rappelle que sa première bienveillance, et
+nullement une inimitié justifiée, peut-être, par des inconséquences.
+
+Cette soirée d'aimable intimité finit par un accident assez comique. On
+n'avait point de voitures pour revenir de la campagne, et nous fûmes
+pris par la pluie. Le secrétaire courut en aide-de-camp chercher des
+parapluies, mais la route se fit sans cet utile secours. M. Fauchet me
+couvrit d'abord de son manteau, puis, dans les endroits les plus
+périlleux, me porta sur ses épaules, sautant les ruisseaux avec un
+héroïsme de galanterie toute française; car notez bien que le premier
+magistrat du département était en escarpins et en bas de soie blancs.
+Arrivés à la ville, nous nous séparâmes après avoir beaucoup ri de
+l'aventure, pour éviter que les bienveillans propos du chef-lieu ne la
+jugeassent avec plus de malice que de gaieté. «À revoir, m'écriai-je en
+quittant M. Fauchet, à un plus beau temps!» Je ne savais pas si bien
+dire; car je le revis, en effet, mais seulement en de plus doux climats,
+au comble de la faveur et des dignités de l'empire, rapproché encore de
+l'ex-actrice de Draguignan, qui avait aussi acquis une position
+brillante dans cette heureuse ville de Florence, sous les auspices d'une
+femme digne, par ses vertus et ses rares qualités, d'un trône qu'elle a
+su tour à tour occuper et quitter avec grandeur[1].
+
+Mon départ de Draguignan ne tarda pas à avoir lieu. Une lettre de ma
+cousine m'apprit la mort de mon mari; et cette fatale nouvelle d'un
+trépas si inattendu ( Van-M*** n'avait que trente-un ans) me jeta dans
+un tel chagrin, que ma tendresse ou plutôt mes remords sentaient
+l'impérieux besoin de la distraction et presque de la fuite.
+
+
+
+
+CHAPITRE LXX.
+
+Départ de Draguignan.--Mademoiselle Félix.--Une troupe de comédiens.--Un
+bourreau sentimental.
+
+
+Je restai quelques jours encore à Draguignan, combattue par le besoin de
+me distraire, et cette impossibilité de mouvement, suite des grandes
+douleurs. Enfin je m'éloignai, et dès que j'en eus la force j'en
+éprouvai un bien sensible. Car jamais la variété des objets, jamais la
+nouveauté de l'existence, ne manquent leur effet sur mon imagination.
+C'est elle qui me tourmente, mais c'est elle qui me console; elle serait
+par trop cruelle si elle n'était pas mobile. En arrivant à Aix, j'avais
+déjà ressenti l'heureuse puissance des voyages, et une rencontre vint
+ajouter aux distractions qui m'étaient nécessaires. Dans l'hôtel même où
+j'étais descendue, je crus reconnaître une femme charmante qui avait été
+l'un des ornemens de nos réunions chez Moreau et Regnaud de
+Saint-Jean-d'Angely. Elle avait l'air moins heureux, mais non moins
+aimable, et j'avoue que l'idée de pouvoir lui être utile me fit brusquer
+la reconnaissance.
+
+«Quoi! lui dis-je avec vivacité, c'est vous, Félix! Que faites-vous ici?
+Où allez-vous? Voulez-vous venir avec moi? je vais à Paris.
+
+«--Hélas! ma chère amie, puisque vous voulez bien me traiter comme
+telle, je vous annoncerai que nous ne pouvons bouger d'ici, et pour
+cause. Nous sommes en gage, moi et ma troupe, car je suis actrice,
+jusqu'à l'envoi de l'argent que doit nous transmettre le directeur de
+Digne.
+
+«--Eh bien! que faudrait-il pour donner la liberté à des artistes de
+mérite?
+
+«--Voici là notre régisseur, M. Mairet, qui vous dira au juste nos
+besoins financiers.»
+
+En effet, M. Mairet, jeune homme de fort bonnes manières, m'exposa avec
+une franchise philosophique les besoins du présent et les espérances de
+l'avenir. Le déficit, la nécessité, étaient de 700 fr.; je les lui
+prêtai avec un abandon qui l'enhardit à me proposer autre chose. «Venez
+avec nous, dit-il, sans engagement; nous et jouons tragédies et
+vaudevilles, comédies et mélodrames, grands opéras, voire même
+pantomimes à combats.
+
+«--J'y consens.»
+
+Félix me sauta au cou. Mairet disait mille folies: le premier rôle se
+frottait les mains à l'idée de jouer le grand répertoire; sa femme, qui
+tenait aussi les grands rôles, grande et froide personne de trente ans,
+s'échauffa par extraordinaire. J'invitai tout le monde à dîner. Mairet
+se chargea de la surveillance de mes malles, prétendant avec gaieté
+qu'elles valaient le matériel de toute la troupe. J'annonçai aux dames
+que ma toilette serait à leur disposition, et à l'instant même je leur
+proposai d'en user, pour se rajuster un peu. Je ne m'excuse pas: on l'a
+vu déjà assez dans ces mémoires; mais il me semble que cette facilité de
+caractère, qui m'a entraînée dans quelques égaremens, peut être
+cependant une condition de bonheur. Dans mes plus grandes peines, je me
+suis surprise, voyant encore un bon côté aux plus tristes événemens, et
+oubliant tous mes chagrins personnels à la seule espérance d'alléger
+ceux des autres.
+
+Après tous les éclats d'une folle gaieté, je crus apercevoir parmi la
+troupe un certain air de gêne, quelques chuchotemens dont je demandai
+l'explication. Alors Mairet, d'un ton comiquement sérieux, prit la
+parole: «Madame n'ignore pas, sans doute, que les anciens se servaient
+de chars pour voyager?
+
+«--Eh bien?
+
+«--Eh bien! nous voulons suivre leur exemple dans un pays plein de leurs
+monumens.
+
+«--C'est-à-dire que vous voulez aller à Digne en charrette?
+
+«--Comme vous le devinez.
+
+«--Et c'est cela que vous hésitiez à m'avouer? Mais cela complète la
+partie; nous ferons une répétition du _Roman comique_.»
+
+Dans toutes les situations de ma vie, j'ai, comme je le disais tout à
+l'heure, toujours su prendre mon parti et m'accommoder gaiement aux
+nécessités. Je ne montrai donc aucun étonnement à l'aspect de nos
+phaëtons à deux roues. Notre voiture avait l'air d'une ambulance
+comique. C'était une charrette avec quelques cerceaux, revêtue d'un peu
+de toile ou à peu près. Onze personnes l'encombrèrent, car je veux bien
+ne pas compter dans la troupe la perruche de la soubrette, l'angora de
+l'ingénue, et le carlin du _premier rôle_. C'était en vérité une colonie
+à mourir de rire, et un voyage qui paraîtra très amusant à tous ceux qui
+ont le bon esprit de ne pas prendre la vie trop au sérieux. Enfin, entre
+une tirade de _Sémiramis_ et un grand air de _Barbe-Bleue_, nous
+arrivâmes à peu près à bon port; car nous ne versâmes qu'une fois.
+
+Nous voulûmes cependant ne point faire notre entrée en pareil équipage,
+et il fut résolu que nous coucherions dans une auberge d'un petit
+village des environs de Digne. Moi, Félix et Mairet, nous descendîmes
+même pour le gagner à pied, afin de jouir d'un site curieux et
+intéressant. Notre imagination se promenait avec délices sur les
+imposans spectacles de ce sol pittoresque, dont l'originalité native, un
+peu rude et un peu sauvage, contrastait avec de précieux restes de la
+civilisation romaine. En gravissant les bords escarpés d'un ravin, nous
+aperçûmes un couple qui excita vivement notre intérêt, par la rapidité
+et tantôt la lenteur mystérieuse de sa marche. Le jeune homme paraissait
+d'une beauté remarquable, et la jeune femme d'une douceur angélique. Je
+ne sais quoi de souffrant répandu sur ses traits l'embellissait encore.
+Nous nous sentions entraînés par un pouvoir magique, non pas à les
+épier, mais à savoir quelque chose d'une rencontre qui nous captivait.
+
+En nous rapprochant, sans être aperçus, nous entendîmes le jeune homme
+parler avec émotion: «Ma chère Hélène, disait-il, ne me cache rien. Ne
+crains pas de m'inquiéter par l'aveu de tes douleurs; avoue, au
+contraire, pour que je souffre moins; songe à cet être invisible qui
+respire déjà près de ce cœur que tu m'as donné, près de ce cœur qui a
+changé en _joies célestes l'enfer auquel m'avait condamné le sort_. Je
+n'ai point choisi mon horrible destinée; tu sais, toi, que Charles n'est
+point un barbare...--Oui, Charles, tu es bon, tu es mon bon mari. Je
+souffre, mais embrasse-moi, cela me soulagera.» Puis le jeune homme la
+serra dans ses bras et l'emporta, laissant échapper des paroles de
+désespoir. La jeune femme à son tour le consolait. «Viens, Hélène,
+ajouta-t-il; l'air devient froid, et tu sais que nous avons encore des
+médicamens et de l'argent à porter à la pauvre Marguerite.»
+
+Nous étions restés long-temps dans le silence. «Mon Dieu! me dit enfin
+Félix, qu'est-ce là?
+
+«--C'est un être malheureux!
+
+«--Je pense comme vous, dit Mairet. Le pays est un peu suspect pourtant.
+C'est peut-être un chef de bande, à qui l'amour a rendu un peu de
+conscience.
+
+«--Moi, je crois plus charitablement que c'est une tête exaltée. Vous
+avez entendu, d'ailleurs, qu'il parlait d'une pauvre femme, de secours à
+porter.»
+
+Enfin nous raisonnions encore à perte de vue sur cette singulière
+rencontre, quand nous arrivâmes au gîte où nos camarades étaient déjà
+couchés, entre autres l'un d'eux légèrement blessé dans la chute que
+nous avions faite. La paysanne qui tenait l'auberge nous dit, en nous
+parlant de notre camarade: «Oh! si ce monsieur avait voulu, il ne
+souffrirait déjà plus; car le bourreau a passé ici il y a une heure, mon
+fils l'a vu; il le connaît bien par la peur qu'il en a. Nous l'aurions
+fait entrer dans la grange; il aurait appliqué au malade _son baume_ de
+graisse de chrétien, et cela eût été fini.» Nous rîmes aux éclats, mais
+l'aubergiste parlait sérieusement. Elle nous racontait, pour nous
+convaincre, des cures merveilleuses du bourreau, vantant l'humanité de
+cet être singulier, qu'elle n'eût pas cependant voulu admettre dans sa
+chambre.
+
+«Il y a donc eu quelque exécution ici, dit Mairet, puisque l'exécuteur
+des hautes œuvres y a passé?
+
+«--Non, monsieur, mais il se promène dans les montagnes avec sa femme.
+
+«--Oh! m'écriai-je, c'est lui que nous avons vu, entendu... Certes, son
+amour doit être grand pour celle qui a pu entrer en partage de sa fatale
+destinée.
+
+«--Lui, le bourreau! dit mademoiselle Félix; songez donc à la belle et
+noble figure de l'homme que nous avons rencontré; c'est impossible.
+
+«--C'est vrai qu'il est beau, reprit l'aubergiste, mais surtout il est
+bon comme le bon pain qu'il donne aux pauvres.» Puis sa femme:--«C'est
+bien encore une grande charité qu'il a faite.
+
+«--Vous verrez, s'écria Mairet, qu'il a fait un mariage par philantropie
+et comme acte de compensation.
+
+«--Ne plaisantez pas! tout bourreau qu'il est, cet homme mérite quelque
+intérêt par la passion qu'il exprime pour sa pauvre compagne.
+
+«--Pas si pauvre! ajouta l'aubergiste; il fait venir pour elle, de
+Marseille, de Paris, tout ce qu'elle peut envier. Elle l'était pauvre
+avant son mariage; mais à présent elle est aussi heureuse que la femme
+du percepteur, qui pourtant ne se refuse rien.
+
+«--Quelle est donc, m'écriai-je impatiente de curiosité, cette femme qui
+a accepté le cœur du _bourreau_? Elle est jeune, jolie.
+
+«--Oui, mais c'est toute sa dot.
+
+«--Mais elle a l'air fort modeste.
+
+«--Pour ça, c'est une honnête fille; mais... mais. C'était une fille
+abandonnée; enfin, puisque vous voulez le savoir, c'était une bâtarde.
+
+«--Ah! laissons là, dit mademoiselle Félix, notre justicier sentimental.
+C'est bien assez pour en rêver cette nuit, plus que si j'avais lu un
+romand d'Anne Radcliff.»
+
+Je laissai dire et plaisanter tout le monde, mais je suivis
+l'aubergiste, et la pris à part pour savoir encore quelque chose du
+personnage qui avait si vivement excité notre intérêt. J'appris que cet
+homme était arrivé depuis deux ans à Digne pour y exercer son _état_,
+qu'il vivait comme un sauvage, qu'on ne le rencontrait que dans les
+montagnes, que deux fois des chevriers l'avaient surpris évanoui au pied
+d'un torrent, qu'ils l'avaient vainement engagé à passer la nuit dans
+leur cahutte, qu'il s'était enfui malgré l'orage, en leur laissant une
+pièce d'or. Un jour, revenant tard, il avait trouvé assise et pleurant
+sur la route la jeune Hélène, enfant illégitime d'une pauvre fille de
+pâtre des environs du Puget, qui en mourant n'avait pu laisser au
+malheureux fruit de sa faiblesse que la mendicité. Le bourreau s'était
+arrêté à l'aspect d'Hélène mourant de froid et de faim, lui avait donné
+d'abord une large aumône, et la pauvre fille l'avait béni avec un accent
+si persuasif, qu'il s'était arrêté long-temps. Encouragée par cette
+pitié si douce dont elle entendait le son pour la première fois, Hélène
+avait supplié l'inconnu de la sauver tout-à-fait, de la prendre à son
+service, qu'elle travaillerait, qu'elle serait heureuse seulement en ne
+vivant point d'aumône. En fallait-il davantage sur l'ame de l'étranger
+pour lui inspirer l'idée d'en faire sa compagne, et d'échapper ainsi au
+supplice de son isolement? Mais comment dire qu'on est le bourreau!
+
+L'étranger pria la jeune fille de revenir le lendemain à une heure fixe,
+et il marcha derrière elle vers la ville, en lui recommandant de ne pas
+se retourner, de ne pas parler de leur rencontre. La jeune fille fut
+exacte au rendez-vous avant le jour. Il lui parla sans détour, lui
+proposa de l'envoyer à Paris ou à Marseille se placer, ou bien de
+l'épouser s'il ne lui faisait pas trop d'horreur. À l'aveu de sa
+terrible profession, Hélène tomba évanouie dans ses bras. Hors de lui,
+aimant d'autant plus qu'il n'avait encore rien aimé, il attendait son
+arrêt. La jeune fille souleva les yeux sur lui, mais ils n'exprimaient
+point l'horreur; l'intérêt, la compassion, la reconnaissance, semblaient
+l'avoir vaincue. «Vous êtes bon, lui dit-elle, vous êtes malheureux; mon
+bonheur sera de vous consoler, nous ne parlerons jamais de vos devoirs.
+Nous vivrons et mourrons ensemble.» Et, en effet, ils se marièrent.
+
+Tout le monde à Digne savait ce que l'hôtesse nous raconta de ce couple
+extraordinaire. Tout le monde vantait leurs vertus, citait les bienfaits
+de leur sensibilité. Je les rencontrai quelquefois et ne pus retenir
+l'espèce d'intérêt qu'ils m'inspirent. On ne saurait imaginer
+l'attendrissement qu'ils éprouvaient, et la singulière reconnaissance de
+leurs saluts pleins de modestie.
+
+Je passai trois mois à Digne, et l'on pense bien qu'il n'en avait pas
+fallu tant pour m'enlever les premières illusions de mon équipée
+dramatique, remplaçant le soin des plus chers et des plus sérieux
+intérêts. J'eus occasion de connaître et de voir à Digne M. Alexandre de
+Lameth, qui y était préfet. On ne saurait joindre à un extérieur
+distingué des manières plus affables et une politesse plus réellement
+bienveillante. Il avait un jardin, bien loin de la ville, il aimait les
+longues promenades dans les lieux pittoresques, et nous nous
+rencontrâmes souvent dans mes courses champêtres. Il était aimé et
+respecté dans le pays, et quoiqu'il ne fût déjà plus jeune, les femmes
+ne l'appelaient que le beau préfet. La pauvre troupe de la capitale des
+Alpes n'y faisait pas fortune; elle ne se soutenait même qu'à l'aide de
+toutes les ressources d'une administration bienveillante et de la
+générosité de M. de Lameth.
+
+Je n'avais voulu accepter ni part ni appointemens; j'avais seulement
+stipulé une représentation à bénéfice. La veille du jour où l'on devait
+la fixer, je reçus une lettre d'Amsterdam, par laquelle on réclamait
+vivement ma présence, et une autre lettre de Ney, dont le tendre et
+glorieux souvenir ne me permit plus d'exister jusqu'à ce que mon départ
+ne fût effectué. Malgré ma facilité pour mes amis du moment, jamais je
+ne fis à qui que ce fût confidence de mes relations de famille, et
+surtout de la noble affection qui remplissait mon ame.
+
+
+
+
+CHAPITRE LXXI.
+
+Départ pour Paris.--Dernière entrevue avec Moreau.--Nouveau voyage en
+Hollande.
+
+
+J'arrivai à Paris le 19 janvier. Avant de me rendre en Hollande, je
+m'aperçus que j'avais besoin de Moreau pour des papiers de famille qui
+étaient dans le tiroir d'un meuble. J'écrivis un mot au général, qui
+resta sans réponse. Comme il n'existait depuis long-temps avant son
+mariage rien d'intime entre nous, et qu'il y allait pour moi d'un grand
+intérêt, je m'irritai de ce désobligeant silence. Je pris une calèche et
+me fis conduire à Grosbois, où Moreau habitait alors avec sa femme,
+résolue à me présenter même chez lui. Le sentiment des convenances,
+réveillé en moi, ne me permit pas d'en venir là. J'envoyai seulement un
+billet. La réponse ne se fit pas attendre, et me fixait un rendez-vous
+pour le 26, au boulevard de la Madelaine, non loin d'un chantier, où se
+trouve aujourd'hui la rue Godot de Mauroy. Je m'y rendis, et il y avait
+près d'une demi-heure que je l'attendais, quand il arriva. Je le trouvai
+bien vieilli, bien changé; il me remit mes papiers, et nous nous
+promenâmes long-temps, malgré le froid. Il ne me parla que de chagrins,
+de contrariétés. Je fus saisie jusqu'à perdre contenance lorsque,
+reprenant tout à coup le ton de l'ancienne familiarité, il me dit:
+«Elzelina, me diras-tu la vérité? où et comment as-tu connu cet
+extravagant d'Oudet, et qu'as-tu eu de commun avec lui?» Je me
+rapprochai de lui, l'imagination frappée de terreur. Je lui racontai
+tout. Il parut hésiter à me croire.
+
+«Vous n'avez jamais eu d'autres relations? vous n'avez fait aucune
+confidence sur moi?
+
+«--Rien autre, je vous jure, et croyez, car vos doutes me font trop de
+mal.
+
+«--C'est un extravagant qui, avec des talens, ne réussira qu'à se faire
+fusiller. C'est un royaliste.
+
+«--Bah! est-ce qu'il y en a encore?
+
+«--Plus que jamais, ou d'ambitieux qui en prennent le titre. Mais je
+vous tiens ici: vous avez froid, ma pauvre amie. Montons en fiacre; vous
+me descendrez rue Lepelletier où j'ai laissé mon cabriolet.» Pendant ce
+court trajet, il me força d'accepter un petit portefeuille. Je voulus
+l'ouvrir; il s'y opposa. «Elzelina, vous me le rendrez. Vous allez dans
+votre respectable famille: tâchez de vous soumettre; restez-y; allez
+vivre à la campagne, vous avez des ressources pour la solitude;
+croyez-en un homme qui vous a tendrement aimée, et que votre sort
+intéressera toujours: écrivez-moi sitôt arrivée.
+
+«--À quelle adresse?
+
+«--À la mienne.
+
+«--Et madame?
+
+«--Ma femme sait, non pas que je vous vois ce soir ici, mais c'est
+elle-même qui m'a dit que vous auriez peut-être besoin de moi pour
+pouvoir retourner dans votre famille: femme angélique par ses qualités;
+comme vous disiez souvent, une beauté mignonne. Oh! oui, j'aime bien ma
+femme.» Son ame était dans ses regards. Je regardais avec une
+respectueuse admiration ce grand guerrier, exprimant avec une si
+touchante vivacité tous les doux sentimens d'époux et de père.
+
+«Cher Victor, m'écriai-je, que votre bonheur me fait de bien! Je vous
+écrirai d'Anvers et de La Haye. Adieu.
+
+«--Encore une fois, Elzelina, vous m'avez bien dit la vérité sur Oudet?
+
+«--Mon Dieu, oui! ne me parlez donc plus de cet homme.
+
+«--Soit; mais ne vous liez pas avec lui: rien n'est dangereux comme les
+intrigans politiques.
+
+«--C'est donc un conspirateur?
+
+«--Oh bon Dieu! un conspirateur! vous voilà sur le ton de la famille
+régnante. Il est vrai que Ney vous en aura appris le langage.
+
+«--Mais je ne le vois point, Ney; il est marié.
+
+«--Oui, marié à une amie de la reine Hortense; lui, un brave, le plus
+brave de nous tous, descendre au rôle de courtisan!
+
+«--Mais, lui dis-je, la femme de Ney est douée de toutes les vertus.
+
+«--Nul doute; digne du nom que Ney lui donne; mais c'est pour cela qu'il
+aurait dû la choisir, et non la recevoir. Mais laissons cela; les farces
+politiques finiront peut-être.
+
+«--Mais, mon ami, tout cela n'eût pas commencé, si vous eussiez eu plus
+d'ambition ou de justice pour vous-même.
+
+«--Oh! Dieu m'entend: je ne porte point envie au Corse; je le méprise,
+et je souffre de voir des hommes comme Ney lui servir de complice pour
+asservir mon pays.»
+
+Jamais je n'avais vu à Moreau cette exaltation; je savais bien qu'il
+n'avait jamais aimé Bonaparte, mais jamais son aversion ne s'était
+exhalée en termes si énergiques. Il me donna encore tout ce qu'un homme
+d'honneur peut concevoir de conseils pour une femme qui l'intéresse, et
+je le quittai.
+
+Je ne revis plus Moreau. Ayant su que Ney n'était point à Paris, je
+partis le lendemain même pour la Hollande, après lui avoir écrit pour le
+prévenir de mon passage par Paris. J'arrivai sans accident, ce qui est
+fort rare, à Delft, où j'avais des connaissances, et où je m'arrêtai
+quelques jours. J'écrivis à ma cousine, et n'eus point de réponse; ma
+lettre à ma mère reçut la suivante:
+
+«Ce n'est pas ici qu'on a demandé à _vous voir_, c'est à Amsterdam que
+votre présence est nécessaire: rendez-vous-y sans délai, n'acceptez
+_aucune somme comptant_ pour renoncer à la pension qu'on vous doit; on a
+écrit à M. Krayenhof, allez prendre ses avis.»
+
+Sans laisser une minute à la raison, je répondis:
+
+«Puisque, après une longue absence, je ne reviens dans ma famille que
+pour en être repoussée, qu'on me regarde dans ce moment comme _à jamais
+étrangère_, je vais à Amsterdam, et traiterai de mes intérêts sans
+prendre d'autres conseils que mes seules volontés pour régler des
+affaires qui, dès ce jour, ne doivent plus en rien occuper une famille à
+laquelle _moi aussi je renonce_. On a appris à ma mère à me repousser,
+peut-être à me haïr! Mais en songeant que je suis l'image et _fus
+l'enfant chéri de celui qu'elle pleure_, j'ose espérer que du moins
+jamais elle ne maudira sa fille.»
+
+Deux heures après le départ de cette lettre, j'étais sur la route
+d'Amsterdam; je me rendis de suite chez l'oncle de Van-M***; il me reçut
+avec sévérité, mais sans outrage. Il me parla encore en expliquant
+toutes les difficultés qu'éprouvaient mes droits à une pension. Il me
+proposa un dédommagement dont il offrit de me faire l'avance. La voix du
+bon et respectable vieillard plut à mon cœur. Je me livrai avec bonheur
+à l'empressement de le convaincre qu'un vil intérêt ne me guiderait
+jamais. «Je consens à tout, M. Van-H***, faites l'acte et je le signerai
+sans lire. J'ai perdu tous mes droits, je n'en demande qu'à votre
+pardon.
+
+«--Non, non; Van-M*** est mort en vous aimant; je ne peux vous haïr,
+pauvre femme; tenez, lisez, et si vous approuvez, je vous compterai
+12,000 florins.»
+
+Je signai immédiatement. Il me remit en outre une parure en rubis qui
+était restée à Amsterdam, et que Van-M*** avait ordonné de me rendre.
+Elle me fut volée ainsi qu'un nécessaire contenant 4,000 livres, pendant
+la route. Crainte de retard, et désespérant de rien retrouver, je n'en
+parlai pas, et j'arrivai à Anvers le 19 février. La première nouvelle
+que j'appris à table d'hôte fut la conspiration et l'arrestation du
+général Moreau, où se trouvaient des Hollandais, des Belges et quelques
+Français. Si Bonaparte eût pu entendre les témoignages de l'estime
+universelle pour l'illustre accusé! Tout le monde exprimait à haute voix
+son indignation.--«Quoi! s'en prendre à Moreau, le plus honnête homme de
+France! disait l'un.--N'importe, disait l'autre; sa renommée est une
+rivalité, sa probité républicaine un reproche.--L'armée se soulèvera,
+criait celui-ci.--Ne l'espérez pas: le consul n'aura conçu son affreux
+projet qu'à coup sûr.--Alors, reprit un tout jeune homme, le tyran ira
+le rejoindre, c'est moi qui le dis.» Et il continua sur ce ton.
+
+Anéantie de l'épouvantable nouvelle, j'avais gardé le silence, mais je
+le rompis pour mêler les accens de ma propre indignation à celle du
+jeune homme. Un des témoins me fit quelques signes de me défier, ce que
+je tâchai de faire en modérant petit à petit mes expressions; mais mon
+cœur parlait toujours plus haut que la prudence. La race des agens
+provocateurs n'est pas, à ce qu'il paraît, d'invention nouvelle; car en
+arrivant à Paris, mon retour fut presque aussitôt suivi d'une lettre où
+l'on me demandait compte de mon voyage, de mes relations; on m'engageait
+à m'exprimer d'une manière plus convenable sur le chef de l'état. Celui
+au nom duquel on me donnait ces charitables avis réunissait alors deux
+qualités dont une suffisait à mes craintes. Je me le tins pour dit, afin
+d'éviter de nouvelles attentions du _grand_ juge et du ministre de la
+police générale. Je restai à Paris pendant tous les détails de l'affaire
+de Moreau. J'écrivis deux fois à Regnaud de Saint-Jean-d'Angely, qui
+refusa de me voir, et m'envoya dire que le meilleur conseil qu'il eût à
+me donner était de quitter Paris. Je vivais isolée, ne voyant aucun ami
+du général, n'apprenant que par le bruit public l'issue du procès, la
+noble conduite d'un de ses frères d'armes, la belle parole de ce juge
+héroïque, de ce vertueux Clavier, qui répondit aux insinuations d'un
+autre juge qui promettait la grâce au nom du consul, si le général était
+condamné: _Et qui nous la donnera à nous, notre grâce, si nous le
+condamnons?_
+
+La liberté du général me rendit le calme; j'étais sûre que l'illustre
+proscrit serait aussi heureux qu'on peut l'être loin de la patrie
+esclave. Ayant alors beaucoup d'argent à ma disposition, et sous le
+poids du triste isolement, je fis plusieurs tournées à Nantes, à
+Bordeaux, à Tours. Je fis ces voyages sans but, sans plaisir, seulement
+par le besoin d'objets nouveaux. Je dépensais mon argent, comme si cela
+eût été une rente annuelle. N'ayant jamais connu les privations,
+pouvais-je deviner la science de l'ordre et la nécessité de l'économie?
+
+
+
+
+CHAPITRE LXXII.
+
+Ney.--Première entrevue.--Délicieuses, mais courtes illusions.
+
+
+Ma destinée, si bizarre, a précipité tant d'événemens dans une carrière
+pourtant encore si courte, que mon souvenir, qui en a conservé fraîches
+toutes les émotions, en confond souvent les dates rigoureuses.
+N'importe, s'il y a quelque obscurité dans la chronologie de mes
+Mémoires, il n'y a que de la bonne foi et une religieuse fidélité dans
+les aveux. Cette destinée, qui semblait se plaire à multiplier pour moi
+les fautes, les commençait toujours par l'entourage des occasions et des
+personnes les plus propres à me les faire multiplier. C'est ainsi qu'à
+mon retour à Paris, D. L***, ce conseiller de toutes mes faiblesses, se
+trouva encore auprès de moi. Hélas! que ce qu'on nous dit a d'empire sur
+nous, quand ces paroles ne sont, pour ainsi dire, que l'écho de nos
+sentimens secrets et la flatterie de nos rêves! Les premières paroles de
+D. L*** me furent un immense bonheur: elles m'annonçaient l'arrivée
+prochaine et positive de Ney. Toute la soirée se passa dans le rêve
+enchanteur de mille projets, dans la douce espérance surtout de voir
+chez moi l'objet chéri de tant de préoccupations. Je chargeai D. L*** de
+me chercher un beau logement, de réaliser en billets tout ce que je
+pouvais alors posséder, de me tenir un passe-port toujours prêt, afin de
+n'avoir, s'il le fallait, rien à démêler avec les choses vulgaires de la
+vie. Au bout de trois jours, j'étais confinée dans une délicieuse
+retraite, rue de Babylone, petite, mais commode, et dans un espace
+étroit renfermant l'ombrage d'un jardin délicieux. Les premières nuits
+furent un enchantement au milieu duquel venait se mêler pour la première
+fois cette inquiétude de plaire qui en indique le besoin profond. D.
+L*** et mon miroir ne suffisaient pas pour me rassurer: l'amour n'a
+point de vanité; et j'aimais bien, car j'étais bien peu contente.
+
+J'avais reçu trois lettres de Ney; elles étaient fort courtes, mais je
+les relisais souvent. Les expressions n'en étaient point passionnées,
+mais assez douces et assez aimables pour faire prendre le change, la
+galanterie étant toujours pour un cœur de femme si près de ressembler à
+la tendresse. Je préparai un mot pour lui, un mot qui pût me valoir à
+son arrivée une prompte visite; mais il paraît qu'on a peu d'esprit
+quand on aime, car ce billet était bien le plus sot et le plus mal
+tourné que j'eusse écrit de ma vie; D. L*** se chargea de le porter à
+celui auquel il était adressé; et dès le matin il sortait pour guetter
+cette arrivée, la seule occupation de ma tête. Le quatrième jour de ces
+courses complaisantes, D. L*** tardait à paraître: à sept heures du
+soir, j'allais me mettre à table, mourant d'une impatiente terreur,
+lorsqu'il entra en me criant de la porte: _Il est arrivé!_ je l'ai vu,
+il tient votre billet.
+
+«--Et sa réponse! m'écriai-je.
+
+«--Il l'apportera lui-même.
+
+«--Quand?
+
+«--Demain.
+
+«--Quoi! pas une ligne? seulement demain!» et je tombai d'accablement.
+
+«Il ne pouvait ni venir ni écrire. Il était déjà comme au milieu d'une
+cour; j'ai eu de la peine à pénétrer jusqu'à lui. Sa faveur est au
+comble: on l'attendait au Luxembourg. Je l'observais avec attention, et
+j'ai lu une bien douce surprise sur son visage; jugez-en par cette
+question: Est-elle libre? la trouverai-je seule?
+
+«--Est-il bien vrai? lui avez-vous tout dit?
+
+«--Oui, tout; il le sait, le croit et le verra... et il sera trop
+heureux.»
+
+D. L*** prononça ces derniers mots avec un accent que je ne lui
+connaissais pas, mais qui me causa de la gêne en me faisant penser ce
+que je ne saurais désigner mieux que par la bienveillance de notre
+vanité, qui se complaît même dans l'apparence d'un hommage à nos
+attraits, dont l'aveu nous offenserait et n'aurait rien de bien
+flatteur. Enfin, je me crus obligée de contraindre l'excès de ma joie
+par l'idée qu'il était pénible à D. L***. Que la vanité est
+compatissante! ce n'était encore qu'un raffinement d'adresse de sa part
+pour m'engager à lui épargner d'être présent le jour de la visite, et
+éviter par là des éclaircissemens qui n'auraient pas tourné au bénéfice
+de sa véracité.
+
+Que ce demain me paraissait long à paraître! Dès le matin, je me
+promenais, je regardais, j'avançais les pendules. Il me semblait que je
+distinguais le bruit de sa voiture. La fatigue m'ayant gagnée, je
+m'assis au milieu de mon parterre, relisant l'ode tant célébrée de
+Sapho. Une vague rêverie avait remplacé l'impatience; mais elle était
+encore passionnée, car, pour les courts momens qui m'étaient promis, je
+n'eusse pas craint de les acheter au prix de l'agonie du fatal
+Promontoire. Qui n'a ressenti toutes les nuances des mille sentimens
+contraires qui se succèdent dans les heures d'une première attente!
+Hélas! je les éprouvais toutes ensemble, quand un cabriolet roulant avec
+fracas s'arrête: la porte s'ouvre; et je n'avais pas eu le temps de
+croire à mon bonheur qu'il m'était confirmé.
+
+Je n'avais plus d'esprit; mais j'avais tant de bonheur que là aurait dû
+finir ma vie.
+
+Si Ney eût été un homme ordinaire, on eût presque trouvé sur son visage
+de la laideur; mais avec sa noble taille, avec son attitude et ce regard
+qui était tout l'homme, en voyant tant de gloire on croyait voir la
+beauté. Quelques paroles avaient à peine été échangées entre nous, et
+déjà nous causions, nous sentions comme des amis de vingt ans. Avec
+quelle loyale probité il me rappelait le soin de mon avenir!
+
+Et je lui répondais: «Cet avenir, n'y pensez pas: savoir que quelques
+battemens de votre noble cœur sont pour moi, n'est-ce point là toute ma
+destinée?»
+
+Nous parcourions ensemble mon charmant asile; il en était ravi. «C'est
+Moreau, me disait-il, qui vous en a fait hommage?
+
+«--Cette maison n'est point à moi; je la loue garnie.
+
+«--Mais cela vous ruine, si Moreau n'y pourvoit.
+
+«--J'ai tout refusé de lui.
+
+«--Il a mal agi, et vous aussi.
+
+«--J'ai eu trop de torts envers Moreau, pour que ses bienfaits ne me
+fussent pas pénibles.
+
+«--Tout cela est trop romanesque, ma chère amie: Moreau connaissait
+votre famille; il vous avait donné son nom, il vous devait une
+existence; mais vous avez des talens, de l'éducation, vous aimez mieux
+ne rien devoir qu'à vous-même.
+
+«--Ne gâtez point mon bonheur par les ennuis de la prévoyance.
+
+«--Vous m'intéressez trop pour que je ne prévoie pas à votre place.
+
+«--Je vous intéresse. Ah! ce mot me suffit. Que de devoirs vont nous
+séparer! Que ce jour me soit dû moins paisse avec mes illusions; si ce
+jour doit être mon avenir tout entier, ne l'attristez point d'avance.»
+Ce mot était le cri du cœur; il le comprit, et son regard me dit assez
+qu'il était heureux. Et moi, fière de tant de gloire et d'amour, je me
+trouvais plus qu'une reine.
+
+Trop franc, trop loyal pour hésiter devant un devoir et un aveu, Ney ne
+me laissa point ignorer les projets de Napoléon pour son union avec une
+jeune et belle personne amie d'Hortense. À force d'admiration pour une
+si haute probité, j'étais heureuse en l'entendant parler de cette union
+qui, par un lieu sacré, allait le séparer de moi.
+
+«Mais si vous formez ce lien, lui dis-je seulement, vous poserez donc
+les armes?
+
+«Les poser! j'espère bien rester le dernier sur les champs de bataille;
+mais, vous ne le croirez pas, c'est Napoléon qui tient en général à ce
+qu'on se marie. Je ne sais trop s'il a raison: car quel est l'homme qui
+ne change pas un peu avec une famille, avec des enfans?
+
+«--Mais dans le haut grade où vous êtes parvenu, on peut être suivi de
+sa femme?
+
+«--Ce serait n'avoir pour elle nulle pitié que de l'exposer ainsi aux
+périls de la guerre. Nous sommes tous soldats; et, en nous élevant à un
+grade, Napoléon ne nous élève qu'au droit d'avoir la meilleure part dans
+les périls et dans les fatigues. Nous ne passons pas même les revues en
+calèche, et nos pauvres femmes seraient fort mal sur un champ de
+bataille.
+
+«--Ah! si j'en avais le droit, je saurais bien vous suivre au milieu de
+ces travaux de la gloire, et la fatigue elle-même me paraîtrait déjà une
+récompense.»
+
+Ney n'était pas homme à transiger avec un devoir, et j'ose dire que,
+sans cette conviction, il m'eût été moins cher. Dans ce moment, le
+devoir même lui était doux, car la femme qu'on lui destinait était en
+tout digne de lui. D'après ses aveux de mariage, j'aurais craint de
+donner à Ney de mon caractère une opinion défavorable en lui demandant
+de revenir. Mais qu'il me fit heureuse en me disant: «Mais je suis libre
+encore; vous ne me renverrez pas demain: à quelle heure serez-vous chez
+vous?
+
+«--À toute heure. Je ne suis restée à Paris que pour vous; je n'ai
+choisi cette retraite que pour vous y recevoir; je la quitterai, je
+quitterai Paris, je quitterai la France quand je ne pourrai plus sans
+crime vous y attendre.
+
+«--Vous êtes bien dangereuse!
+
+«--Je ne le serai jamais pour vous. Je prévois nos destinées, qui ne
+peuvent être unies; mais je saurai préférer votre gloire à mon bonheur.
+En vous perdant, aimer seule ne peut être un crime, et cela suffira
+encore pour mon bonheur.
+
+«--Mais comment ai-je pu vous inspirer un sentiment si voisin de
+l'enthousiasme?
+
+«--Depuis que votre nom fut prononcé devant moi par les témoins de votre
+valeur et les compagnons de votre gloire.»
+
+Il me serra contre son cœur avec une violente tendresse, et avec ce cri:
+«Je vous jure à jamais une amitié de frère.»
+
+Nous restâmes quelques momens dans le silence d'un bien doux
+recueillement et d'une admiration presque égale. Ô gloire! tu n'es donc
+point une chimère, puisque tu donnes tant d'élévation et de réalité à un
+sentiment déjà aussi élevé que l'amour?
+
+Ney me quitta; mais la nuit était si belle, mais mon cœur était si
+plein, que, le croyant encore présent dans ces lieux qu'il venait
+d'animer, je parcourais avec délices les détours embaumés de mon jardin,
+heureuse enfin d'avoir trouvé un objet à mon imagination, un but à mon
+existence, un besoin de noble indépendance, et d'avenir digne du
+sentiment qui venait d'embellir ma vie.
+
+Je résolus de réaliser tout ce qui me restait de fonds, de partir le
+jour où _son_ mariage serait fixé irrévocablement, de m'assurer son
+estime par cet effort douloureux, et de conquérir les droits si
+consolans d'une héroïque amitié. Pour la première fois, j'avais de la
+prévoyance, et je me rappelai que ma pension avait de longs arrérages
+dont je songeai à presser le recouvrement, pour augmenter les capitaux
+sur lesquels se fondait ma liberté.
+
+D. L***, qui s'était éloigné après la preuve de dévouement qu'il m'avait
+donnée, la remise du billet tant attendu de Ney, revint le lendemain. Je
+sentais le besoin de la reconnaissance pour ce qui me semblait un
+bienfait, et en même temps un inexprimable malaise vis-à-vis de celui
+que je voulais récompenser. J'étais déjà si fière d'avoir approché du
+noble cœur depuis si long-temps appelé par le mien, que je craignais
+d'entendre un mot, de soutenir un regard qui pût porter atteinte à la
+flatteuse certitude d'être, par toutes mes relations et tous mes
+sentimens, digne de son intérêt et de son estime. Je dis à D. L*** que
+mon intention était de partir pour l'Italie aussitôt que le mariage de
+Ney serait fixé. D. L*** parut hors de lui, non seulement par la
+surprise de me voir instruite de cet événement, mais encore par
+l'annonce de mon projet de quitter Paris.
+
+«Combien, me dit-il, vous êtes toujours extrême dans vos résolutions!
+Pourquoi quitter Paris? Ney vous aurait-il déplu; lui auriez-vous
+surpris des défauts?
+
+«--Quelle supposition! Serait-il possible de découvrir des défauts sous
+tant de lauriers? Je l'ai trouvé mieux, bien mieux que je ne l'avais
+rêvé; je l'aime, mais je pars, car il ne m'a juré qu'un attachement de
+frère.»
+
+Hélas! la résolution était forte, l'aveu en était sincère; mais cet
+héroïsme de la raison m'abandonna bientôt, et je ne pus retenir mes
+larmes. «Mais D. L***, m'écriai-je, vous saviez qu'il venait à Paris
+pour se marier?--Oui et non; mais qu'importe à votre liaison?
+
+«--Écoutez-moi: la jeune personne qu'il épouse est belle, aimable, voilà
+bien quelque chose; elle-lui plaît, et c'est plus qu'il n'en faut pour
+l'empêcher, à la veille d'un si prochain bonheur, de courir les chances
+d'une passion nouvelle.
+
+«--Je ne dis pas non; mais ne vous exaltez pas, laissez passer les
+fêtes, les premiers jours d'un hymen; restez, attendez, et vous pourrez
+n'être pas déçue dans vos espérances.
+
+«--Affreux conseiller! je vois à quel prix vous voulez me faire acheter
+le bonheur; mais comme j'en voudrais être digne, je n'en serais pas
+capable, et ce mariage d'amour auquel il aspire ne serait qu'un mariage
+de convenances, que je repousserais vos coupables idées. S'il fût resté
+libre, ma vie n'eût été qu'une longue preuve d'amour; mais je veux
+mériter au moins ce qu'il peut m'accorder encore. Tenez, ne dites plus
+rien; je ne serai jamais à la hauteur de votre horrible morale. Mon
+parti est pris invariablement. Chargez-vous de toutes les commissions
+dont je vous ai parlé. J'espère voir Ney ce soir, ne revenez que demain.
+
+«--Adieu donc, belle dame, je vous laisse avec tout le charme d'une
+douce attente.
+
+«--Ah! voilà un ton sentimental qui...
+
+«--Qui ne va pas, allez-vous dire. Ce n'est pas trop le mien; mais le
+seul reflet de votre exaltation suffirait pour enflammer l'homme qui y
+serait le moins disposé; et quand je vous entends je ne suis plus sûr de
+moi-même.
+
+«--Si j'allais vous rendre honnête homme cela me ferait une réputation.
+
+«--Ah! je n'en vaux pas la peine: prenez-vous à un de ces grands
+scélérats en habits brodés; mais un demi-coquin comme moi, qui, ballotté
+par le sort, louvoie entre le mal et le bien, cela n'est pas digne de
+vous. Servez-vous de moi, car je vous suis bien dévoué; mais ne tentez
+pas ma conversion, parce que je ne serais qu'un maladroit en fait de
+scrupules.
+
+«--Vous ne m'aviez jamais parlé avec tant d'esprit, ni surtout avec tant
+de franchise, et
+
+ J'aime à voir que du moins vous vous rendiez justice.
+
+«--Vous avez, certes, plus d'esprit que moi; mais vous n'entendez rien à
+la partie véritable du bonheur. Vous avez, comme par miracle, tourné la
+tête à celui qui vous la tournait: sa démarche le prouve. L'amitié de
+Napoléon est un sûr garant de sa gloire et de sa fortune, et c'est ce
+moment que vous choisissez pour vous éloigner de ce Paris où vous pouvez
+briller, et cela pour des chimères dont vous auriez ri avec le vertueux
+époux après la bénédiction nuptiale.
+
+«--Pour la dernière fois, affreux conseiller, cessez votre langage.
+Puissé-je préférer toujours mes chimères à votre positif et à vos
+réalités!»
+
+Il me quitta stupéfaite de sa logique, et attribuant sa franchise à
+l'espoir d'exploiter la domination qu'il avait prise sur mon esprit, et
+dont il comptait bien agrandir le cercle.
+
+Quelques minutes après le départ de D. L***, je reçus de Ney le billet
+suivant:
+
+ «J'ai beaucoup entendu parler depuis hier de l'amie du général;
+ j'ai beaucoup de choses à vous dire, de conseils à vous donner. Je
+ compte sur votre entière franchise et sur votre délicatesse, malgré
+ les _dit-on_ de la bonne compagnie. Ne pouvant venir que fort tard,
+ je vous en préviens, et je vous sais déjà si bonne, que je ne vous
+ fais pas même d'excuses d'abuser de votre patience.
+
+ «À vous d'amitié,
+
+ «MICHEL N...»
+
+Oh! que l'amour est une douce chose! qu'il est habile à nous rendre
+heureuses! Je trouvais je ne sais quel charme à ce retard, qui me
+semblait un sacrifice de ma vanité à ses devoirs, et un honorable
+dévouement à l'attente... Oui, me disais-je, ma vie a maintenant un
+noble but. Un sentiment pur s'est emparé de ma jeunesse pour l'arracher
+aux sentimens du monde. En mourant, du moins, je pourrai me l'avouer.
+L'amour est donc aussi une bien noble chose, puisque sa présence est
+déjà assez forte pour me faire oublier ce passé qu'on a déjà lu, cette
+série de fautes et de faiblesses remplacée déjà par le vœu d'une
+irréprochable conduite. Lors même que cette passion généreuse est malgré
+elle infidèle à ses sermens de vertu, n'est-ce rien que la flamme
+qu'elle en ranime?... Je ne crois pas y avoir été entièrement infidèle.
+Ney était libre encore: nous fûmes entraînés au delà de l'amitié
+fraternelle; mais ces courts transports cédèrent à la voix du devoir
+légitimé; et depuis cette première époque de félicité jusqu'à
+l'épouvantable catastrophe qui termina une vie glorieuse, je puis rendre
+à ma passion ce témoignage, qu'elle ne reçut jamais d'autre récompense
+que la joie d'être ressentie. Hélas! dans l'âge mûr elle a été mon
+refuge contre d'autres fautes, depuis que l'or de mes blonds cheveux
+s'est changé en argent.
+
+Je passai une longue journée à attendre, à lire, à espérer, à me
+rappeler; je me trouvais heureuse, et Ney, pourtant, n'arriva qu'à neuf
+heures du soir. «Soyez fort pour nous deux, m'écriai-je en
+l'apercevant!--J'ai pris de belles résolutions contre vous; mais comment
+résister à l'idée de ce sentiment dénué d'égoïsme? je me marie! ma femme
+possède tout ce qu'il faut pour plaire; je l'aime, je l'aimerai;
+mais...»
+
+Qu'il me fut doux cet orgueil d'amour, de penser que je pouvais quelque
+chose pour le bonheur d'un grand homme!
+
+«Quels sont vos noms de baptême?» me dit-il brusquement, quoique avec un
+air de préméditation. J'hésitais.--«Dites-m'en un que personne ne vous
+ait jamais donné.
+
+«Que je sois Ida pour vous: C'est un nom qui était bien cher à mon père.
+
+«--Eh bien, chère Ida! le sort, le devoir, l'honneur, exigent notre
+séparation. Je suis dans un poste où se revoir est une chance;
+promettez-moi, n'importe où me pousse la guerre, que jamais une lettre
+de moi ne vous dira en vain: Ida me manque.
+
+«--J'obéirai, j'accourrai, quels que soient les distances, les lieux et
+les devoirs. Je suis heureuse, rien que de le promettre.» Puis je lui
+faisais raconter ces campagnes d'une valeur presque fabuleuse, ces
+périls qui l'avaient toujours épargné, cette gloire, cette fortune
+militaire, qui avaient tant d'admirateurs et qui n'avaient pas
+d'envieux.
+
+«Ô ma chère! je suis un soldat, nous sommes tous braves, mais, j'ai été
+plus heureux. La liberté m'a donné un sabre, la nature, de l'activité et
+des forces. J'ai le cœur français, voilà tout le secret de ma destinée.»
+
+J'étais muette d'admiration devant tant de simplicité avec tant de
+grandeur. Je sentais avec un secret orgueil qu'il fallait être plus que
+belle pour mériter l'attachement d'un si haut caractère.--«Ney, lui
+dis-je, me promettez-vous de me prévenir _ici_, vous-même, et non par
+lettre, du jour où votre mariage sera fixé?
+
+«--Je vous le jure!
+
+«--Mais vous, Ida, promettez-moi de bien réfléchir avant de prendre un
+parti; je ne pourrais jamais être heureux si je vous savais à plaindre.
+
+«--Cher Ney, je vous écrirai, j'apprendrai vos victoires; je vous dirai
+par lettres mon amour... Nos destinées s'accompliront.
+
+«--Où prenez-vous donc, étrange et divine femme, tout ce que vous
+exprimez si bien?
+
+«--Dans mon cœur... et il ne trompe jamais.» Il y posa sa noble main; je
+la serrai avec force, et son regard me dit qu'il sentait tout ce que
+j'éprouvais.
+
+Je vivais comme dans un nuage d'amour; chaque matin était un doux rêve,
+une attente mélancolique et tendre, que la visite du soir confirmait
+toujours. Les dernières entrevues me semblèrent pourtant empreintes de
+quelques plus sombres couleurs. Son air avait été triste et préoccupé.
+Il devait venir fort tard le lendemain. Je sortis dans la journée: en
+rentrant j'appris que Ney s'était présenté chez moi, qu'il avait fait
+mille questions avec tous les gestes de l'emportement et de l'humeur.
+Voici le billet que je trouvai sur ma toilette:
+
+«La solitude commence à vous peser, à ce qu'il paraît... Mais je n'étais
+attendu que ce soir; je n'ai pas droit de me plaindre... Au reste,
+rassurez-vous sur votre réclusion; j'étais venu, pour vous en annoncer
+le terme. Dans dix jours vous serez plus libre que moi.»
+
+À la lecture de ces lignes cruelles, comment rendre ce qui se passait en
+moi? ce fut presqu'une agonie jusqu'à l'arrivée de celui qui la causait.
+Dès que je l'entends, je me précipite vers la porte, je lui saisis la
+main avec violence, et la portant sur mon cœur: «Que vous a-t-il fait,
+m'écriai-je, pour le déchirer?» Hélas! la conviction fut prompte, car
+mon langage était déchirant; mais admirez cette énigme du cœur humain.
+Il avait accompagné ses premières questions sur ma sortie d'un certain
+emportement et d'une certaine rudesse. J'avais comme peur de sa terrible
+physionomie, et le retentissement de cette frayeur me semblait un
+plaisir.
+
+Le ton devint plus timide et même plus gai. Je lui parlai de ma disgrâce
+dramatique, qui pourrait bien avoir quelque rechute. «Quoi! vous
+songeriez encore au théâtre? Dans vos projets vous compteriez celui-là?
+Ô mon amie! j'aimerais mieux vous voir cantinière qu'actrice.
+
+«--Cantinière! pour cela j'y consentirais volontiers, car cela serait un
+moyen de vous voir.» Il partit d'un éclat de rire à cette plaisante
+déclaration.
+
+«--Une pareille vie, Ida, n'est pas faite pour vous. Le nom seul vous
+l'indique assez.
+
+«--Mais quel malheur au moins, que je ne puisse, à votre mariage,
+devenir garçon. Vous me feriez entrer au service; je vous servirais en
+qualité d'aide-de-camp.» Je continuai ainsi à débiter mille folies et à
+dissiper les nuages qui avaient obscurci son noble front.
+
+«Avez-vous toujours des habits d'homme? ajouta-t-il.
+
+«--Oui, garde-robe complète.
+
+«--Je vous ai vue sous ce costume; vous aviez l'air d'un franc mauvais
+sujet.
+
+«--Mais c'est bien mal de me le rappeler, vous qui ne me trouviez pas
+capable de la dignité de cantinière.
+
+«--Mais savez-vous que nous avons des cantinières de fort bonne
+compagnie, de véritables femmes à sentimens, toutes fort laides à la
+vérité; mais à l'armée la laideur même n'est pas une garantie de la
+vertu.» Et là-dessus il me conta de fort drôles aventures qui, pour être
+répétées, auraient besoin de l'excuse de sa gaieté militaire.
+
+Puis, en l'interrompant: «Vous verrai-je demain? le bientôt de votre
+billet m'en laisse-t-il l'espérance? Oui; mais après, mon amie, bonne et
+délicate amie, je vous écrirai.
+
+«--J'entends... Mon ami, vous serez heureux, vous le méritez si bien!
+Mais, au comble de cette félicité, pensez, pensez quelquefois qu'Ida
+n'en aura plus d'autre que de se rappeler ce qu'elle goûte encore dans
+ce moment.
+
+«--Vous m'écrirez aussi; je veux toujours savoir où vous serez, ce que
+vous ferez. Il faut mettre ordre à vos affaires. Voulez-vous que nous en
+causions en amis, en bons enfans?
+
+«--Ô mon ami! de quoi voulez-vous me parler... d'intérêt? Vous voulez
+donc me désoler? Je n'ai besoin de rien, je ne veux rien, je n'attache
+de prix qu'aux souvenirs.» Pendant que je lui parlais, il détachait de
+son cou une montre et la chaîne qui la suspendait.
+
+«--Vous l'avez portée, votre nom y est gravé; je l'accepte. Pourquoi
+faut-il que bientôt elle marque l'heure d'un éternel adieu!...»
+
+Cet adieu, que l'honneur commandait, auquel même la délicatesse de la
+passion s'associait comme à un sacrifice nécessaire, cet adieu ne fut
+pas éternel, et pourtant il avait été sincère.
+
+
+
+
+CHAPITRE LXXIII.
+
+Encore M. de Talleyrand.--L'envoyé de la République cisalpine.
+
+
+Avant de prendre, pour ainsi dire, mon essor militaire, et de poursuivre
+au loin l'image d'un guerrier, seul objet de mes affections, je dois
+reprendre quelques détails et quelques souvenirs que plus tard, emportée
+par le torrent des événemens et des malheurs, je ne retrouverai plus.
+D'ailleurs, ce m'est à moi-même une consolation, comme une distraction
+pour le lecteur, que ce retour passager à des émotions moins vives et à
+des aventures moins sérieuses.
+
+J'ai parlé, dans le deuxième volume de ces mémoires, de M. de
+Talleyrand, comme de l'un des hommes qui avaient laissé le plus de
+traces dans une imagination pourtant aussi mobile que la mienne. Laisser
+une mémoire si flatteuse après une liaison presque impoliment rompue
+n'est pas certes une chose ordinaire; et il faut que les momens de
+séduction aient eu bien du prix, pour que le cœur d'une femme ait si peu
+de rancune. Durant mes séjours à Paris, sitôt que mon ame était un peu
+tranquille, il était bien rare que je ne me remisse point en relation
+avec M. de Talleyrand, dont le commerce a, par un heureux privilége,
+tout ce qu'il faut pour plaire, sans qu'on en craigne trop le danger. On
+se rappelle la démarche que j'avais faite au ministère des affaires
+étrangères, le morceau bien précieux de sculpture que j'y avais déposé,
+et l'indifférence qui semblait avoir accueilli un cadeau demandé et
+digne dans tous les cas d'un remercîment. Comme on l'a vu encore, mon
+amour-propre s'était un peu consolé par l'impossibilité d'une réponse au
+milieu des indispositions et de la maladie qui avaient frappé M. de
+Talleyrand. À plusieurs reprises j'avais renouvelé mes visites, et, je
+dois l'avouer à ma confusion, elles furent toutes infructueuses. Voulant
+bien montrer une flatteuse attention, mais nullement une importunité
+toujours un peu ridicule pour une femme, je pris mon parti du silence de
+M. de Talleyrand, comme je l'avais pris sur beaucoup de choses, mais
+moins gaiement et non sans un vif regret, car j'avais toujours attaché
+un grand prix à ma faveur ministérielle.
+
+Tout n'était pas vanité dans mes regrets, et il y entrait une haute
+estime pour le mérite de M. de Talleyrand, et une appréciation de ses
+brillantes qualités. Je ne me permis jamais de le juger comme homme
+d'état, je n'ai jamais cherché à surprendre dans son intimité les
+secrets de sa fine politique, que probablement son abandon même eût su
+cacher; mais j'ai éprouvé dans ses conversations seulement spirituelles,
+dans ses entrevues toutes désintéressées, un tel plaisir, que je ne
+pouvais me défendre, en rentrant, d'en écrire les traits principaux et
+les plus piquantes circonstances. Aujourd'hui, après vingt ans de
+courses et de vagabondes distractions, j'aperçois encore dans mes
+papiers dispersés les fragmens de cet album de la jeunesse et de la
+prospérité, où M. de Talleyrand tenait à lui seul plus de place que tous
+ceux que, sous d'autres rapports, je lui préférais. Voici quelques notes
+qui datent de loin, et qui, je l'espère, sont encore véritables
+aujourd'hui.
+
+Il est impossible de retrouver dans M. de Talleyrand d'autres vestiges
+de son premier état, d'autres signes de l'épiscopat, que la forme de sa
+coiffure. Il n'a conservé de l'église et de l'ancien régime que la
+poudre et les bonnes manières. Même quand on sait qu'il a été prélat, on
+reste dans une incrédulité parfaite sur ses vertus religieuses. Il est
+vrai que ce ne sont point celles-là qu'en lui j'eusse pu apprécier. Ses
+avantages extérieurs ne paraissent au premier abord guère plus saillans;
+mais ce qu'il en possède il le fait valoir avec ce soin industrieux,
+quoique non affecté, où excellent toutes les personnes qui, sachant ce
+qu'elles ont de mal, donnent à ce qu'elles ont de bien ce relief
+agréable dont leurs imperfections se couvrent avec bonheur. La
+physionomie, comme on sait, embellit la laideur elle-même; qu'on juge de
+son effet sur des traits gracieux et fins. Un certain voile étendu sur
+des yeux dont la pénétration était presque un proverbe, lui imprimait un
+charme, tout particulier. Quand il était debout, on faisait la part de
+ses qualités avec restriction; mais assis et à regarder causer, l'éloge
+ne devait avoir aucune réserve. M. de Talleyrand est un homme qu'il
+fallait juger sur un canapé.
+
+Je crois qu'un des grands secrets de la supériorité de M. de Talleyrand,
+qui lui a fait exercer tant d'empire sur ceux qui l'ont approché, c'est,
+d'une part, l'apparente légèreté, le laisser-aller insouciant qu'il
+montre dans les grandes affaires, et l'attention et presque l'importance
+qu'il met à écouter et à dire dans les relations presque frivoles de
+l'intimité. On peut avoir autant d'esprit dans ses propos, mais il est
+impossible d'en laisser percer davantage dans ses réticences. Il y a
+toujours je ne sais quel sous-entendu piquant dans ce qui s'échappe de
+sa conversation. Une épigramme a presque l'air d'être en même temps une
+confidence, et cet abandon, dont on sent qu'il reste le maître, captive
+au point qu'on croit devoir lui en savoir gré comme d'une préférence, et
+lui en garder le secret comme d'un mystère.
+
+Toutes les fois que je voyais ce ministre puissant, et pourtant si
+aimable, cet abbé de la vieille cour, dictateur secret de la diplomatie
+d'une république, je torturais ma petite érudition pour tâcher de le
+comparer à quelqu'un des grands noms de l'histoire. J'avais beau
+chercher, toutes les ressemblances me semblaient incomplètes, tous les
+parallèles impossibles. Il me semblait que c'était un mélange de cette
+fermeté du cardinal de Richelieu, sachant prendre un parti; de la
+finesse du cardinal Mazarin, sachant l'éluder; de l'inquiétude et de le
+facilité factieuse du cardinal de Retz, avec un peu de galanterie
+magnifique de ce cardinal de Rohan, dont la nullité politique s'était
+élevée par les aventures jusqu'à une certaine importance.
+
+M. de Talleyrand, qui, dès cette époque, inspirait aux partis plus
+d'admiration que de confiance, m'a toujours paru tirer un merveilleux
+avantage de l'hésitation dont il était l'objet dans les rapports
+diplomatiques. Parlant peu, avec une sorte d'indolence et de
+désintéressement auxquels on supposait toujours quelque intention
+cachée, toutes les défiances possibles se déroutaient à deviner ce sens
+mystérieux, cette arrière-pensée, qui n'existaient pas; et, n'en pouvant
+trouver le mot, revenaient à la franchise par l'embarras, et à l'abandon
+par le désespoir.
+
+M. de Talleyrand, dans la causerie, ne perd pas son caractère, mais il
+l'assouplit avec beaucoup de grâce. Moi, qui ne me mêlais point
+d'affaires politiques, qui n'étais pas capable de mesurer sa haute
+capacité, il me semblait que ce devait être un homme bien supérieur,
+celui qui pouvait oublier tout cela pour être aimable autant qu'il
+l'était.
+
+Il est bien possible encore que l'opinion qu'il semblait avoir de mon
+esprit ajoutât à toutes les illusions du sien. Le fait est que je
+n'allais jamais au ministère sans y passer plus de deux heures. Mes
+cheveux surtout excitaient les gracieuses attentions de M. de
+Talleyrand, et ils furent un jour de sa part l'objet d'un travail fort
+bizarre. Ses doigts en avaient tant admiré les blondes tresses, qu'ils
+les avaient mis dans un désordre dont on ne devinerait jamais la
+réparation. La main qui signait pour la France les traités de paix,
+voulut elle-même mettre fin à la mutine indignation que ce désordre
+m'avait causée, et me traiter comme une puissance dont il fallait
+racheter la guerre. Voilà donc le ministre prenant une à une les boucles
+flottantes, les roulant dans un papier fini et délicat, les multipliant,
+les arrangeant toutes sous mon chapeau, exigeant que l'édifice restât
+ainsi jusqu'à mon retour chez moi, où j'arriverais, disait-il, avec une
+chevelure un peu moins belle que quand il l'avait bouleversée.
+
+Je poussai la patience aussi loin qu'il poussa la galanterie, et,
+m'apercevant qu'il s'était servi de billets de mille francs en guise de
+papillotes, je prenais et reprenais les mêches de cheveux, en disant:
+«Monseigneur, en voilà encore une.»
+
+Avec la franchise qu'on me connaît, et qui peut seule servir d'excuse à
+mes égaremens, j'ai acquis le droit d'être crue, et j'en profite pour
+protester contre tout soupçon d'intérêt dans cette circonstance. Il
+était trop tard pour me fâcher du stratagème que M. de Talleyrand avait
+employé; un refus eût été ici une ingratitude, un signe de mauvaise
+humeur contre lequel mon amour-propre flatté se révoltait: et comme
+d'ailleurs cet hommage n'était point le prix d'une faiblesse, je me
+figurai au contraire qu'il y avait quelque honneur à conserver ce que je
+n'avais point eu la honte de conquérir.
+
+Cette anecdote prouvera toute la grâce que M. de Talleyrand savait
+donner aux petites choses. L'espèce d'intimité agréable, quoique
+innocente qui régnait entre nous, ne finit point là. Au moment où
+j'étais dans son cabinet ainsi coiffée, en écoutant les mille choses
+spirituelles que l'Excellence débitait avec une nonchalance délicieuse
+et comme sans y penser, l'huissier se présente, et annonce le
+citoyen..., envoyé de la République Cisalpine.
+
+«Allez vite dans ce cabinet!» me crie M. de Talleyrand.
+
+J'en tenais déjà la porte entr'ouverte: «Et cette brioche qui est sur la
+cheminée!» répondis-je; puis je sautai pour l'emporter.
+
+«Laissez-la, reprit M. de Talleyrand avec un fin sourire; il n'en
+mangera pas pour cela. Je ne veux pas vous rendre l'écouter trop
+agréable.»
+
+J'obéis; mais, en écoutant de toutes mes oreilles, je n'entendis rien de
+bien grave ni de bien mystérieux; je n'en remarquai pas moins la
+supériorité de M. de Talleyrand sur l'autre diplomate: l'un avait le ton
+aisé, ces manières faciles qui sont déjà de l'esprit; l'autre, au
+contraire, faisait le sérieux et l'empesé, et tous ses efforts pour
+cacher sa nullité la montraient. Le ministre français parlait de la
+République Cisalpine, de ses intérêts, de ses rapports, de son
+administration; et, l'on eût dit que l'envoyé apprenait toutes ces
+choses pour la première fois. C'était un honnête homme, je crois, mais
+qui n'avait pas l'air plus fait pour être diplomate, que moi pour être
+reine.
+
+M. de Talleyrand vint à moi après la visite, et me dit: «Eh bien,
+avez-vous écouté?
+
+«--Non; mais je vous regardais mystifier cet honnête citoyen.
+
+«--Citoyen! quel mot on a inventé là.
+
+«--Comment?
+
+«--Mais sans doute. Il était naturel au forum et au capitole, mais à
+Paris il est ridicule. Vous êtes bien jeune, ma chère amie, mais vous
+verrez encore bien des extravagances.
+
+«--Pour des extravagances passe encore, on peut en rire, mais des
+crimes, mais du sang! ah! qu'au moins on nous en épargné désormais le
+hideux spectacle!
+
+«--Il est plus facile d'espérer que tout est fini que de le garantir.
+Nos politiques de massacre ont laissé des amis.
+
+«--L'homme qui vous quitte est-il de ces politiques-là?
+
+«--Non, c'est une _bête_.» Et cette épithète banale que tout le monde
+peut avoir à la bouche, me parut par l'accent, et par le regard de M. de
+Talleyrand, acquérir comme une acception nouvelle et profonde, et la
+recevoir de lui devait être un brevet d'éternel ridicule pour les
+victimes.
+
+Tout simple qu'il fût, monsieur l'envoyé cisalpin avait eu la finesse de
+m'apercevoir à travers la porte entr'ouverte du cabinet du ministre: et
+il n'en fallut pas davantage pour faire galoper sa lourde imagination,
+pour éveiller les soupçons d'un crédit établi sur des motifs qui
+n'existaient pas, et l'idée qu'il croyait sans doute bien ingénieuse
+d'en tirer parti. Fidèle à tous les vieux moyens de la vieille
+diplomatie, le bon envoyé, qui croyait aux maîtresses, sut découvrir mon
+domicile et vint se présenter chez moi. Je fus on ne peut plus surprise
+de la démarche, et je mis une extrême franchise à détromper l'étranger
+sur sa supposition et sur l'influence qu'il s'en était promise. Au fond,
+la chose eût été vraie, que l'envoyé n'en eût pas été plus heureux, car
+je doute que M. de Talleyrand eût jamais pris ses maîtresses pour
+confidentes, et partagé un secret ou un intérêt politique avec qui que
+ce fût. À l'égard des femmes, j'ai toujours pensé qu'il y avait chez lui
+un peu de Bonaparte; qu'elles pouvaient lui plaire sans l'occuper; qu'il
+savait tout obtenir sans d'autres sacrifices que ceux d'une amabilité
+momentanée, et que l'empire n'allait pas au delà d'une préférence, dont
+avec un peu de tact une femme, même flattée, devait sentir la fragilité
+et les limites.
+
+Tout cela était trop fin pour l'ambassadeur en question, et comme les
+sots ont justement la prétention de beaucoup deviner, le pauvre homme
+s'évertuait à être incrédule à mes assurances répétées. Prenant mes
+dénégations pour un calcul qui attend un plus haut prix, il ne pouvait
+se mettre dans la tête les choses simples; il ne pouvait s'imaginer
+qu'une femme qui avait de la beauté, de l'esprit, de la jeunesse, et ses
+entrées chez un ministre, ne fût pas à même d'en profiter pour elle et
+pour les autres, ne fût pas initiée aux intrigues politiques et ne
+spéculât point sur sa position, à la rigueur, au moins de compte à demi
+avec l'Excellence à qui cela pourrait être agréable.
+
+Comme on le voit, mon diplomate n'était ni aussi bête que l'avait
+qualifié M. de Talleyrand, ni aussi délicat que par compensation je
+l'avais cru. Il renouvela ses visites et ses instances, qui d'abord
+m'avaient fait rire avec une obstination dont son rang seul pouvait me
+faire supporter l'ennui. Regnaud de Saint-Jean-d'Angly le vit souvent
+chez moi, et trouvait qu'en le dégrossissant, qu'en le laissant parler,
+on en pouvait tirer quelques idées capables de le sauver de la trop
+sévère épithète que M. de Talleyrand lui avait donnée. Malgré ce
+jugement un peu plus favorable, l'envoyé ne me paraissait pas mériter la
+peine et le travail qu'il eût fallu soutenir pour apprécier son
+amabilité, et toute ma patience se borna à le supporter sans trop
+d'humeur jusqu'au jour où, s'apercevant que ses visites lui étaient
+inutiles, il daigna les rendre moins fréquentes et enfin les cesser.
+
+J'amusai beaucoup M. de Talleyrand par le portrait que je lui traçai de
+ce particulier plus politique que galant. En général, il paraissait
+goûter mes saillies, et j'avoue que je ne me rendais jamais à l'hôtel
+des relations extérieures sans le désir le plus vif de donner bonne
+opinion de mon esprit. On voyait, à la facilité de M. de Talleyrand, que
+la causerie lui était comme une affaire de santé, comme une distraction
+nécessaire du souci des hauts emplois et des fatigues du cabinet. Il
+laissait volontiers échapper des jugemens sur les hommes, mais avec une
+malice qui n'avait rien d'amer, et, je l'ai remarqué, avec un sentiment
+naturel de justice pour les talens. Nous parlions souvent de Regnaud de
+Saint-Jean-d'Angely, et il rit beaucoup un jour de tous les éloges que
+j'en avais faits, et qui se terminaient cependant par ce trait: «Il n'a,
+avec toute son éloquence, que l'air d'un beau cocher de l'ancien
+régime;» saillie que je crus d'autant plus pouvoir me permettre, que je
+l'avais risquée auprès de Regnaud lui-même, lequel ne s'en était jamais
+fâché, malgré ses prétentions aux bonnes manières et aux bonnes
+fortunes, et y avait répondu par cette boutade qui était encore de la
+fatuité: «_Oui, je pourrais bien ressembler à un beau cocher de l'ancien
+régime, mais à l'un de ceux du premier rang, que souvent de nobles dames
+ne dédaignaient pas de faire monter de l'écurie au boudoir._»
+
+Je ne trouve plus rien sur l'album où je transcrivais, il y a bien des
+années, les principales circonstances de mes relations avec M. de
+Talleyrand. Elles cessèrent après mon deuxième départ de Paris, malgré
+plus d'une démarche. En ne répondant point à mes lettres, M. de
+Talleyrand n'en conserva pas moins la _cléopâtre_, dont je lui avais
+fait hommage. Je n'ai, jamais conçu la ténacité de ce souvenir, après
+tant d'indifférence.
+
+Plus tard, quand, au milieu de mes malheurs le nom de ce ministre
+puissant se présenta à moi comme un appui qui pouvait les soulager, je
+n'avais à faire valoir que l'intérêt de la grande infortune dont j'eusse
+voulu lui inspirer le respect. Sa position politique était trop délicate
+pour l'immense générosité que j'eusse sollicitée de lui. J'essayai
+pourtant de le voir, mais il n'aperçut sans doute que ce que ses devoirs
+avaient de rigoureux, et je n'en obtins que cette impassibilité de
+silence dont on ne peut faire un reproche à la grandeur; car ne point
+répondre n'est pas refuser tout à fait, et c'est déjà beaucoup qu'un
+homme d'État, dans les temps de réaction et avec les personnes
+suspectes, se contente de les oublier. Ce n'est donc point moi qui me
+joindrai à ceux qui accusent M. de Talleyrand de manquer des qualités du
+cœur. Je lui en ai connu de trop nobles, pour que le sentiment de la
+justice ne m'arrache pas un aveu contraire; et l'amour-propre blessé,
+qui s'exprime ainsi, mérite bien quelque confiance.
+
+Cette digression était nécessaire, puisque M. de Talleyrand, qui a
+figuré dans mes Mémoires, ne doit plus y reparaître, et que mes
+relations, avec lui cessèrent depuis l'époque dont je vais poursuivre et
+continuer le récit.
+
+
+
+
+CHAPITRE LXXIV.
+
+Campagne de Boulogne.--Le Tyrol.--Munificence de Napoléon.
+
+
+Il me faut un moment revenir sur mes pas pour retracer une scène dont un
+hasard me rendit témoin, lorsque Ney fut prendre au camp de Boulogne le
+commandement du 6e corps d'armée. Mais aussi je fis ce voyage pour le
+seul bonheur de l'apercevoir. J'avais besoin de le consulter sur une
+lettre qu'il m'avait adressée, et qui, au lieu de m'être remise par la
+personne qui d'ordinaire me les faisait tenir, m'était parvenue par la
+poste, et qui me paraissait avoir été ouverte. Elle ne contenait pas de
+secrets, mais le style de Ney avait une énergie que tout le monde ne
+pouvait lire. Il me parlait dans cette lettre avec une franchise fort
+plaisante des intrigues des cantons suisses, qu'il avait désarmés avant
+de négocier. Le désir que j'avais de voir Ney entrait beaucoup plus dans
+ma détermination que la frivole prudence dont je prenais le prétexte. Il
+rit beaucoup de mes terreurs, mais il eut de plus tendres remercîmens
+sur ce courage d'avoir fait cent lieues pour l'en instruire. J'avais eu
+dans le temps, à Toulon, une lettre pour l'amiral Bruix, qui commandait
+la flotte de l'océan, mais Ney ne me permit pas de la présenter,
+désirant que je fusse le moins du monde en évidence, par une délicatesse
+qui me faisait d'une telle obéissance une gloire et un plaisir.
+J'éprouvais un heureux orgueil à me donner des qualités qui pussent
+mériter ses éloges. «Il y a certes, me disait-il, moins de _fagoteurs_
+dans les camps que dans les salons des Tuileries; mais il y en a, et les
+mauvais propos nuisent au bonheur.»
+
+Le temps que je passai à Boulogne fut employé en promenades, en courses
+à cheval, partout où je pouvais l'apercevoir. Nous avions un langage
+mystérieux auquel Ney se prêtait, lui avec une complaisance et moi avec
+un bonheur inexprimables. Qu'il était noble, au milieu de tant de nobles
+guerriers! Quand un geste me disait: _je vous vois_, cette intelligence
+muette, innocente et pure, suffisait à mon cœur. Un jour, en revenant
+d'une de ces tournées de félicité mystérieuse, je vis ce que je vais
+décrire.
+
+Les soldats faisaient de fréquentes patrouilles le long des côtes pour
+empêcher la contrebande; j'étais assise dans une cavité du ravin qui me
+servait d'abri: ma rêverie fut tout à coup interrompue par deux voix
+d'hommes qui venaient d'au-dessus de ma tête. L'un disait à l'autre en
+mauvais anglais. «Attendez, vous allez les voir dans dix minutes; ils
+tourneront à la pointe, vous prendrez par le bas, j'irai parler au
+commandant, je lui dirai: le vent vient de là, aussitôt vous le verrez
+commander _un à droite_, alors c'est à vous à en profiter; je vous ai
+promis une heure libre, et vous la garantis. Savez-vous qu'il ne s'agit
+pas d'une bagatelle, 300 à 400,000 f. à gagner pour la maison
+Ver...--Mais voyez-vous, dit un autre, vous lésinez, et quand il s'agit
+de la vie, il faut payer.» Je n'entendis plus rien, mais je vis
+effectivement une patrouille débusquer à ma droite, rétrograder, prendre
+une direction opposée, enfin le marché se consomma avec toutes les
+clauses que j'avais entendues.
+
+Je revis Ney le lendemain. Je ne lui dis rien alors de la petite scène
+fort peu militaire dont j'avais été témoin. Mais plusieurs mois après je
+lui en fis la confidence, en lui avouant que je l'avais ajournée de peur
+de faire punir l'officier commandant la patrouille, pour sa coupable
+connivence dans cette affaire. Ney me répondit qu'il me savait gré de
+lui avoir épargné la douleur de chercher les coupables, et de punir un
+officier français pour une fraude. Il ne me donna plus que vingt-quatre
+heures à passer près de lui, me faisant promettre de rester tranquille à
+Paris, sans courses et sans voyages inutiles.
+
+Je partis le lendemain même, et, arrivée à Paris, j'appris que Ney était
+sur les bords du Rhin. En vingt-cinq jours il y était parvenu avec son
+corps d'armée des bords de l'océan. Je me trouvai logée chez des
+personnes toutes dévouées à l'empire, enivrées de la gloire militaire
+autant que moi peut-être. On ne parlait que triomphes, conquêtes,
+envahissemens, gloire de nos armes. Ma pauvre tête, remplie déjà
+d'images et de pensées guerrières, ne pouvait se calmer et se rafraîchir
+en pareille compagnie. L'exaltation me rendit bientôt insupportable le
+paisible séjour de Paris, et malheureusement une imprudence conçue, une
+folie rêvée, sont pour moi une folie faite. Mon plan fut aussitôt
+exécuté que formé. Beaucoup de personnes de ma connaissance se rendaient
+déjà à Milan pour les fêtes du 26 mai. Je n'avais pas cessé d'être en
+correspondance avec le comte Strozzi, grand seigneur italien, fort
+instruit, dont j'aurai à parler plus tard. Un de ses parens faisait
+partie de la députation qui avait été envoyée pour offrir la couronne
+d'Italie au vainqueur de Marengo et de Lodi. Je fus le voir; il me
+facilita mon voyage et me donna une lettre qui dans la suite me valut la
+faveur de la princesse Élisa, grande duchesse de Toscane. Avant mon
+départ, je crus devoir encore écrire à Regnaud de Saint-Jean d'Angely.
+Il craignit de me voir, tout absorbé qu'il était alors dans ses
+admirations impériales. Son ancienne amitié céda aux scrupules de sa
+conscience politique, qui ne me trouvait pas assez orthodoxe en fait de
+dévouement, depuis surtout le procès de Moreau. Mais, quelque temps
+après, lorsqu'il fut question de m'assurer une honorable existence, son
+intérêt se réveilla, et c'est au compte avantageux qu'il rendit de mon
+esprit et de mes qualités, que je dus une place à la cour de Toscane.
+
+Dans ce temps, j'eus occasion de voir le grand maréchal du palais,
+Duroc, que déjà j'avais connu. J'en reçus l'accueil le plus aimable,
+qu'il entremêla de quelques plaisanteries sur ma passion pour la gloire,
+sur mon amitié fraternelle pour Ney. Il me demanda si je voulais de sa
+protection près de l'Empereur; qu'il me ferait adjoindre à l'état-major
+de Ney pour la prochaine campagne d'Autriche. Je lui répondis sur le
+même ton, et lui fis part de mon projet d'aller au couronnement à Milan,
+et de rejoindre Ney par le Tyrol. «Admirable plan de campagne!
+s'écria-t-il en riant; je veux absolument vous présenter à l'Empereur.
+
+«--Non, non, j'ai toujours un peu peur de votre nouvelle majesté, et je
+ne l'aime que dans ses bulletins de victoire.»
+
+Duroc ne manquait pas, quand il était un peu poussé, d'une certaine
+amabilité. Nous dîmes cent folies. Il me demanda si j'avais beaucoup de
+connaissances à Milan: «En avez-vous de marquantes dans le nouveau
+gouvernement?
+
+«--Lorsque j'y étais avec le général, et que j'y étais sous le titre de
+son épouse, les grands-juges et les excellences de toutes les classes se
+glorifiaient d'être de mes amis; mais aujourd'hui je suis seule;
+dépourvue de ce titre et réduite à mon seul mérite, qu'alors on trouvait
+supérieur; je ne sais trop ce qui me sera resté de _ces bons_ amis de
+cour, et si la réserve n'aura pas remplacé l'empressement.
+
+«--Ne craignez rien, me dit-il en me prenant la main amicalement, je
+vais vous recommander à quelqu'un, et je vous promets que vous n'aurez
+point déchu.»
+
+Les gens du pouvoir se trompent sur les puissans effets de la
+protection. Cela ne vaut jamais la recommandation très simple et
+publique d'un nom honorable. J'en fis à Milan la peu flatteuse
+expérience. On m'y reçut avec politesse, même avec une politesse
+empressée, mais défiante cependant. Je cessai d'en rechercher les
+preuves. J'avais pris un appartement magnifique, et je me demande encore
+aujourd'hui où je trouvais alors le secret de donner à l'argent une si
+rapide et si folle circulation. Il y avait dans la maison que j'habitais
+une actrice fort célèbre, La Pelandi, tragédienne d'un admirable talent;
+elle savait le français, mais le parlait avec répugnance. Aussi notre
+rencontre devint bientôt de l'intimité, lorsqu'en la voyant un jour
+occupée dans le jardin à répéter, je lui offris de lui donner les
+répliques.
+
+«Quoi! vous savez l'italien?»
+
+Je répondis, en la désignant, par ces vers de Pétrarque:
+
+Lieti fiori e ben note orbe
+Che madonna pensando premer sole,
+Piaggia che ascolti le sue dolci parole
+E del piede alcun vestigio serba.
+
+Elle fut ravie, et j'y gagnai le délicieux plaisir d'entendre parler le
+plus pur toscan par un organe enchanteur. C'était pour moi un nouvel
+enthousiasme que le séjour de l'Italie. Je ne rêvais plus que poésie,
+théâtre, beaux-arts. Tout, à cette époque, commençait à ajouter de
+l'illusion à ce pays de merveilles. Vivant avec les artistes,
+j'assistais à toutes leurs fêtes; et ils m'engagèrent facilement à
+paraître dans le prologue d'une pièce de circonstance, où, sous le
+costume de la Renommée, je débitai une soixantaine de mauvais vers
+italiens, en déposant un laurier sur le buste de Napoléon. Le costume
+m'était extrêmement favorable, et je lui dus sans doute d'éclipser
+toutes les femmes fort jolies qui s'étaient disputé l'honneur de figurer
+dans ce prologue.
+
+Je devais me rendre à un grand souper. En entrant chez moi pour faire ma
+toilette, mon étonnement ne fut pas médiocre de trouver un mot de l'un
+des plus intimes confidens de l'Empereur, qui m'engageait à me rendre au
+palais impérial avec la personne qu'on m'envoyait. J'aurais ici, si
+j'écrivais un roman, un superbe texte d'indignation et de magnifiques
+phrases de refus, un beau faste de vertu blessée; mais j'écris des
+événemens, les événemens d'une existence bizarre, aventureuse. Que la
+sincérité, qui me fait fuir le mensonge et l'hypocrisie, me soit du
+moins comme une vertu, à défaut de celles qui m'ont trop manqué. Je
+n'eus aucune irrésolution: l'amour-propre en permettait-il? Quoique
+toujours étrangère à l'ambition, j'avoue que le soin de ma toilette ne
+fut point sans calcul; elle était en vérité bien ambitieuse. Arrivée au
+palais, je trouvai l'ami du prince, qui m'en fit compliment, qui
+m'assura de la haute estime du maître. «Je n'ai pas besoin, me dit-il,
+de vous dicter le langage à tenir; mais une recommandation bien grave,
+c'est de ne point vous intimider si l'on vous parle de Moreau.
+
+«--M'intimider! ne le craignez pas; mais si l'on me parle de Moreau ou
+de Ney, adieu à la majesté.
+
+«--C'est une originalité ridicule; contentez-vous d'être aimable, vous
+me remercîrez du conseil.»
+
+Au moment même une porte que je n'avais pas aperçue s'entr'ouvrit; l'ami
+du prince se retira, et je me trouvai dans un cabinet de dix pieds
+carrés avec celui pour lequel un empire était trop petit. Il n'y eut
+d'abord ni salut, ni complimens; puis venant à moi, il me dit:
+«Savez-vous que vous avez l'air ici d'être plus jeune de six ans qu'au
+théâtre.
+
+«--J'en suis heureuse.
+
+«--Vous étiez très liée avec Moreau?
+
+«--Très liée.
+
+«Il a fait pour vous bien des folies!
+
+Je ne répondis rien. L'Empereur se rapprocha de moi et nous causâmes
+avec plus d'abandon encore; il se faisait aimable, et je le trouvai
+assez pour oublier Moreau, l'empereur, le roi; toutefois plus de
+brusquerie que de tendresse. Il ne fallait qu'un peu de tact pour
+s'apercevoir que les femmes ne pouvaient guère exercer d'empire sur
+Napoléon; qu'il était capable de faiblesse, mais nullement de ces
+attachemens aveugles qui peuvent devenir si funestes aux peuples chez
+les souverains. Il n'y eut jamais à craindre avec lui que les trésors
+publics fussent sacrifiés à apaiser les vapeurs et à désarmer la
+migraine d'une favorite.
+
+Il n'ignorait rien de ma singulière existence, et me demanda si j'étais
+attachée au théâtre de Milan, si je comptais y rester. Je lui répondis
+que mon projet était, aussitôt après les fêtes, de voyager dans le
+Tyrol. Il me jeta un regard dont rien ne pourrait exprimer la
+pénétration, en ajoutant «Vous êtes donc Allemande.
+
+«--Non, sire, je suis née Italienne, et j'ai le cœur français.»
+
+Il me regarda de nouveau, resta quelques minutes indécis, puis me dit
+seulement avec la nonchalance royale ou ministérielle: «Je m'occuperai
+de vous.«Après cette vraie réponse de pétition, il disparut. Je fus
+reconduite par mon introducteur qui m'accabla de questions, auxquelles
+je répondis de manière à satisfaire sa curiosité ou son obligeance, et
+nous nous quittâmes fort bons amis.
+
+En rentrant chez moi j'éprouvais une agitation extrême. J'étais fière et
+humiliée; le passé venait en quelque sorte accuser le présent. Je me
+rappelais que neuf années avant j'avais occupé ce palais, aujourd'hui
+impérial, dans un éclat pareil à celui de ses hôtes couronnés; et j'en
+revenais avec une invincible admiration pour le persécuteur de celui qui
+m'en avait fait partager les honneurs, ce persécuteur qui venait de
+placer son souvenir à la place du premier souvenir de l'exilé.
+
+Tourmentée par toutes ces idées, je pris de sages résolutions; mais la
+fatalité était là pour les chasser. Deux jours se passèrent et je
+n'entendis plus parler de rien. Les blessures de la vanité commençaient
+à se joindre aux tourmens de l'ennui, quand je reçus la visite du grand
+maréchal du palais. Il m'étonna beaucoup plus par la magnificence du don
+qu'il me fit, que par l'annonce d'une seconde audience de l'Empereur. Je
+voulus refuser le présent auquel je n'avais point de droits; Duroc me
+donna de si bonnes raisons sur la nécessité d'accepter, que je m'y
+résignai par dévouement, en lui demandant s'il fallait que j'en
+remerciasse l'Empereur. «Certes, me dit-il; sans cela il vous en
+demanderait des nouvelles avec humeur, avec inquiétude même; et dans
+tous les cas il prendrait votre refus pour une ruse ou pour une offense.
+L'Empereur n'est pas un homme comme les autres; il mérite bien de n'être
+pas traité de même.»
+
+Je me rendis encore le soir au palais, comme j'en avais reçu l'ordre.
+Même introduction, mais attente beaucoup plus longue. Le grand maréchal
+me conduisit dans une pièce assez spacieuse, qui ressemblait bien plus à
+un bureau de ministre qu'à un boudoir de souverain. L'Empereur était
+occupé à signer un énorme paquet de dépêches; il ne fit que jeter un
+regard à notre entrée. Le maréchal me fit signe de m'asseoir et il se
+retira. Un grand quart d'heure se passa sans que l'Empereur parût se
+souvenir que j'étais là. Tout à coup se tournant sans quitter la plume,
+il me dit: «Vous vous ennuyez?
+
+«--C'est impossible, sire.
+
+«--Comment, impossible?
+
+«--Ne suis-je pas témoin des travaux d'un grand homme? N'y a-t-il pas là
+quelque intérêt pour l'amour-propre?» Là-dessus je me levai; il en fit
+autant, et il s'approcha avec beaucoup plus de grâce que lors de la
+première entrevue. Tout à coup il regarda du côté de son bureau,
+traversa la chambre, sonna, et d'une porte opposée à celle par laquelle
+j'étais entrée, je vis un mameluck ayant derrière lui plusieurs hommes
+qui restèrent en dehors. Je fus si étourdie de cette apparition, que je
+n'entendis rien; les yeux du mameluck se fixèrent sur moi d'une manière
+effrayante; il remit un paquet à l'Empereur, qui se rapprocha silencieux
+de son bureau. Dans mon inquiétude je me levai, marchant librement et à
+grands pas. Je fis comme si je n'apercevais pas l'Empereur venant
+doucement derrière moi. Bientôt je le regardai; ses yeux exprimaient
+bien plus l'énergie italienne que la dignité impériale. Je songeai peu à
+l'étiquette, et il n'en fut que plus aimable; et notre intime causerie
+se prolongea, à son insu comme au mien, jusqu'à deux heures du matin.
+«Vous ne dormez donc pas, lui dis-je?--Le moins possible; ce qu'on
+_prend au sommeil est autant d'ajouté à la véritable existence_, me
+répondit-il.»
+
+Lorsqu'on parle d'un homme si extraordinaire, les plus minutieux
+souvenirs ont encore je ne sais quel puissant intérêt; qu'on me pardonne
+donc encore quelques détails. On a fait grand bruit de sa brusquerie
+presque brutale: c'est une critique de la haine. Certes, Napoléon
+n'était pas un grand homme dameret; mais sa galanterie, par cela même
+qu'elle n'était pas d'une nuance commune, en devenait plus flatteuse;
+elle plaisait parce qu'elle était sienne. Il ne disait point à une femme
+qu'elle était belle, mais il _détaillait_ avec le tact d'un artiste ses
+avantages.
+
+«Croyez-vous, m'avoua-t-il fort plaisamment, qu'en vous voyant au
+théâtre, j'ai soupçonné un peu de contrebande dans votre beauté?»
+
+On à débité encore que sa peau avait la teinte et le désagrément de
+celle des hommes de couleur: ceux qui l'ont vu de près se joindront à
+mon témoignage pour le nier.
+
+Napoléon me parut mieux empereur que consul; sa physionomie avait gagné
+de la noblesse et n'avait point perdu de sa simplicité; son regard était
+d'une incroyable pénétration; les belles lignes de son profil surtout
+rappelaient ce caractère _césarien_, signe de la grandeur, sorte de
+prédestination de l'empire. Ses mains, auxquelles on a fait une
+célébrité, ne démentaient point en effet leur haute réputation; j'en
+remarquai l'étonnante blancheur, et il m'en remercia presque avec le
+sourire d'une jolie femme. Tant il y a toujours dans les plus grands
+caractères une place en réserve pour quelque puérile vanité!
+
+Je puis avouer ici un changement dans mes opinions, que tant d'autres
+éprouvèrent comme moi à cette époque. À dater de cette entrevue,
+Napoléon ne s'offrit plus à ma pensée que comme le plus grand homme de
+son temps. Les doubles rayons du génie des armes et des affaires
+brillaient sur son front; guerrier victorieux, souverain législateur,
+ses luttes militaires étaient encore des veilles politiques. Dès lors
+mon enthousiasme ne connut plus de bornes; et ce fut à ce point, qu'en
+revoyant Ney, il s'en aperçut et m'en fit la remarque. J'oubliais de
+dire que dans mon entrevue avec l'Empereur, quand je lui exprimai ma
+reconnaissance de son magnifique présent[2], il me répondit: «Je me
+souviendrai de vous, et nous _ferons plus_...»
+
+Il tint parole; car lorsque, trois ans après, Regnaud de
+Saint-Jean-d'Angely présenta à sa signature mon engagement pour la cour
+de Toscane, près de la princesse Élisa, l'Empereur dit; «Oh! c'est notre
+_fama volat_; certes, j'approuve;» approbation qui me valut le retour de
+Regnaud, sa confiance, dès lors entière, la protection et les bienfaits
+de la sœur de Napoléon.
+
+
+
+
+CHAPITRE LXXV.
+
+Départ de Milan.--Voyage dans le Tyrol.--Épisodes de ce voyage.
+
+
+Je quittai Milan vers la fin de juin 1805; je m'arrêtai quelques jours à
+Vérone, et passai de là dans le Tyrol, la vie tranquille et sédentaire
+m'étant impossible. Je sentais le besoin de me rapprocher du théâtre de
+notre gloire, pour laquelle se préparait une nouvelle campagne, qui
+devait avoir aussi ses lauriers pour l'objet de mes voyages. Mon désir
+de revoir Ney n'était pas cette fois sans l'hésitation de quelques
+remords. J'avais beau me répéter que n'étant liée avec lui que d'une
+amitié fraternelle, je n'avais rien à me reprocher; je n'en passai pas
+moins quelques mois avant d'aller le rejoindre!
+
+Je pris à Vérone un domestique italien; j'achetai deux magnifiques
+chevaux, je m'habillai en homme; et réduisant mon attirail à un simple
+porte-manteau, j'entrepris la visite du Tyrol comme on ferait une
+promenade à Vincennes. À Vérone, un pont sépare seul l'Autriche des
+États cisalpins. La bourse bien garnie, c'est de là que je recommençai
+mes caravanes guerrières. Dès la première dînée, l'inexactitude des
+comptes me fit mal augurer de mon élégant domestique: je le congédiai,
+sentant le besoin, dans une contrée si sauvage, de ne pas ajouter encore
+à mes dangers. Je le remplaçai par deux bons guides, qui parlaient
+l'italien et l'allemand. J'aurais voulu passer ma vie à courir de la
+sorte. Chemin faisant, je me faisais raconter les exploits de ces
+admirables chasseurs de chamois, dont quelques uns ne dépareraient point
+l'histoire des héros. Les Français étaient venus jusqu'à Melwald, et mes
+guides n'eurent garde de me laisser ignorer les prodiges de valeur de
+leurs compatriotes. Au récit naïf de cette bravoure ignorée, je faisais
+des vœux pour qu'un peuple si franc et si noble échappât aux désastres
+d'une invasion nouvelle. Oui, je l'avoue, au milieu de ce pays, j'avais
+quelque regret à nos triomphes, dont il eût été la victime. J'obtins des
+détails curieux sur une montagne digne de la réputation du Saint-Bernard
+ou du Mont-Blanc; et, comme aucune folie ne devait m'être interdite, je
+résolus d'y aller en pélerinage, et courus grand risque d'y terminer le
+pélerinage de ma vie.
+
+Je cheminais au milieu de mes rêveries et des rochers. À chaque pas
+quelques ruisseaux se mêlent aux inégalités du terrain et aux accidens
+d'une nature sauvage. Souvent les fentes des rochers sont couronnées de
+fruits et de légumes qui y croissent; mais le seul chasseur de chamois
+ose semer et recueillir dans des lieux où la mort est si voisine de la
+vie. Des ceps de vignes se courbent en arcades; des fleurs grimpent en
+festons autour d'arbres vieux et agrestes; enfin, c'est un spectacle
+vraiment romantique que celui du Tyrol. Je croyais retrouver les champs
+de Vallombrosa, les champs de mon enfance; et, bercée mollement par le
+charme des souvenirs et la magie des émotions, je laisse tomber la bride
+sur le cou de mon cheval, qui, effrayé, se jette de côté et me fait
+rouler sur le courant d'un précipice. J'étais perdue, si mon brave
+tyrolien, rapide comme la pensée, ne se fût élancé sur le fragment
+chancelant d'un rocher. Tout cela fut un éclair, et je n'eus même peur
+que par réflexion. Mon brave tyrolien en eut plus que moi; et sa joie de
+m'avoir sauvé la vie fut aussi vive que bruyante.
+
+Je ne voulus pas, dans le premier moment, diminuer la joie de ce brave
+homme par l'expression de la douleur que j'avais éprouvée; mais quand il
+s'agit de remonter à cheval, il me fut impossible de poser la main sur
+la selle: j'avais l'épaule démise, et déjà elle enflait
+considérablement. Mon pauvre guide cherchait à me rassurer en me disant
+qu'au prochain village nous trouverions un paysan célèbre par des cures
+miraculeuses, et qu'il irait le chercher. Rien n'était moins fait pour
+me tranquilliser, car je sais que pour ces sortes de cures la foi est
+indispensable, et j'en manque totalement en médecine. J'avais donc
+encore, outre mon mal, le mal de la peur.
+
+Mon guide me conduisit cependant à une maison fort propre, où bientôt je
+fus entourée de toute une famille empressée à me prodiguer tous les
+soins. L'homme aux miracles ne tarda point à paraître; son aspect
+m'inspira plus de confiance que l'histoire de ses guérisons; et dès
+qu'il m'eut adressé quelques explications sur son art ou plutôt sur son
+expérience, en fort bon Toscan, je lui livrai mon bras avec une espèce
+de sécurité fort résignée. J'étais habillée en homme, je voyageais
+seule, il fallait bien que j'eusse la vanité d'un courage un peu viril.
+Le brave homme voulut bien l'admirer; et, quand au bout de dix jours,
+entièrement guérie, ne souffrant plus, je lui offris vingt louis, il en
+prit deux. Il avait cependant une nombreuse famille et une fille veuve
+avec cinq enfans en bas âge. Je voulus me faire conduire auprès de cette
+femme intéressante, et je me trouvai heureuse de lui laisser des marques
+de ma reconnaissance pour son père si désintéressé.
+
+Les femmes du Tyrol sont fort belles; mais elles se coiffent de manière
+à s'enlaidir. Qu'on se figure de jolies têtes, couvertes d'un grand
+chapeau à trois cornes rabattu par derrière. La jeune veuve était
+heureusement dépourvue, quand je la vis, de cet ornement national.
+«Hélas! me disait-elle à chaque mot de consolation que je lui exprimais,
+je n'ai pas même le triste et dernier bonheur de pleurer sur la tombe de
+mon mari, d'y placer l'image révérée de sa patronne. Vous allez en
+Italie, fuyez les Français: partout ils portent la mort.» Je me gardai
+bien de lui répondre que ma vie, mon bonheur, étaient dans leur camp et
+tous mes vœux pour leur gloire. Je quittai ces bonnes gens comblée de
+bénédictions, heureuse de leur laisser un peu de cet or, qui ne vaut que
+par les bienfaits qu'il permet.
+
+Nous étions à un quart de lieue du couvent des moines de Wiltare,
+lorsqu'un chasseur aborda mon guide, et lui dit en allemand: «Nous
+allons encore nous battre: les Français vont marcher sur Inspruck. Mon
+frère arrive de Hall; j'aime mon pays, mais je suis si las des
+tracasseries sur la chasse, que pour rien je m'enrôlerais avec eux.
+
+«--Et moi, pour moins que cela, reprit mon guide en faisant un geste
+d'exécution, je vous planterais ce plomb dans le crâne... Un chasseur
+tyrolien trahir son pays!»
+
+Je ne parvins qu'avec peine à leur faire entendre raison à tous deux;
+j'en vins à bout néanmoins avec une franchise égale à la leur.
+
+Je m'installai dans une auberge, et de là je continuai à parcourir le
+pays. Dans une de mes courses, je fis la rencontre d'un Français que
+j'avais vu à Milan, où il était attaché à M...; il me dit qu'il
+voyageait pour son plaisir; la connaissance fut bientôt faite. J'étais
+charmée d'avoir un compagnon de route, et L..., quoique d'un extérieur
+assez peu prévenant, avait assez d'esprit pour rendre la société
+agréable. Nous quittâmes Botzen pour aller à Leit, où nous nous amusâmes
+beaucoup de l'air imposant et mystique de notre hôte, qui, en nous
+servant un quartier de chevreuil, nous racontait très gravement les plus
+étranges choses sur un roc du pays, d'où un ange avait fait descendre
+l'empereur Maximilien, pendant une chasse. En nous exaltant son vilain
+taudis, il nous parlait d'Inspruck comme d'un cloaque, et il n'avait pas
+tort. Mais quand je vis cette ville, pouvais-je ne pas la trouver belle,
+malgré sa laideur? elle retentissait des cris de victoire de nos braves,
+et leurs drapeaux y flottaient mêlés à des drapeaux enlevés à l'ennemi!
+
+La bonne ville d'Inspruck eut bientôt l'air d'une ville française, où se
+faisait le recrutement. Avec un peu de jargon allemand, je trouvai dans
+cette même ville à me loger très agréablement à côté du célèbre
+minéralogiste Schasser, dont je visitais le cabinet avec un peu
+d'érudition empruntée, qui me faisait fort bien accueillir. Me faufilant
+à travers des haies, j'aperçus Ney au milieu d'un brillant état-major.
+Son rapide sourire, sans gestes, sans parole, exprima tout ce qu'il
+sentait. Je reçus, en entrant, deux lignes où il me demandait si je ne
+me lasserais pas de ma vie errante, si j'étais de fer, pour préférer
+tant de fatigues aux plaisirs du repos. Je répondis par ces vers d'un
+vieux poème italien que je m'occupais à traduire:
+
+ Je préfère toujours, en suivant un héros,
+ La fatigue aux plaisirs et la gloire au repos.
+
+Je le vis un moment le soir; il me fit raconter ma chute et ma guérison
+miraculeuse; Y croyez-vous? me dit-il.
+
+«--Mais je crois aux miracles que je vois.
+
+«--S'il en est ainsi, votre homme est précieux; je m'en vais l'attacher
+à l'armée.
+
+«--Il vous fera volontiers grâce de cet honneur: les Tyroliens aiment
+trop leurs montagnes.
+
+«--Et nous aussi: c'est pour cela que nous en avons délogé les
+Autrichiens.»
+
+Quand je lui parlai du Français que j'avais rencontré dans les
+montagnes, il m'adressa les plus minutieuses questions.
+
+«N'auriez-vous pas remarqué qu'il se soit mis en rapport avec les gens
+du pays?
+
+«--Cela lui eût été difficile, car il ne sait pas un mot d'italien, et
+encore moins d'allemand.
+
+«--Lui avez-vous dit que vous me connaissiez?
+
+«Comment pouvais-je confier à un étranger ce que vous m'avez priée de
+taire même à l'amitié?
+
+«--Vous savez, ma pauvre amie, quoique vous ne recueilliez que
+d'incroyables fatigues de votre attachement pour moi, combien il
+m'importe qu'on l'ignore.
+
+«--Pour revenir à mon compagnon de voyage, je vais m'en débarrasser,
+puisqu'il vous paraît suspect.
+
+«--Je crois que c'est un espion.
+
+«--Bah! il serait venu ainsi se jeter dans la gueule du loup?
+
+«--Il ne vous parlait pas de l'armée, de l'Empereur?» Me voyant résolue
+à retourner en France avant la fin de la campagne, Ney m'engagea du
+moins à m'établir dans une ville; je le promis et n'en fis rien: il me
+retrouva partout en chevalière errante.
+
+Je fus pendant mon séjour dans ces contrées, et avec toute ma finesse
+moitié italienne, moitié française, mise en défaut par deux Allemands
+qui étaient pourtant bien de leur nation, et qui n'en avaient que plus
+beau jeu avec moi. L'esprit, qui donne des lumières, donne aussi une
+certaine confiance qui vous rend plus souvent dupes que les sots. J'en
+fis l'expérience avec mes Allemands, et c'est ce que l'on va voir dans
+le chapitre qui suit.
+
+
+
+
+CHAPITRE LXXVI.
+
+Nouvelles courses dans le Tyrol.--Scène d'espionnage.--Madame Pâris.--Le
+général Delzons.--Courtes entrevues avec Ney.--Souvenirs du général
+Championnet.
+
+
+Dans la maison où je logeais à Inspruck, il y avait une dame Murhauzen,
+avec laquelle je parcourais le pays. Son fils paraissait avoir grand
+peur des soldats français; mais cela était une frayeur de convention.
+Enfin le jeune Murhauzen était un espion du cabinet autrichien. Avec un
+peu de réflexion j'aurais dû le deviner; mais son air triste me trompa,
+parce que je trouvais naturelle cette antipathie pour l'étranger. Mais
+lorsque je découvris cela, il fallut toute la bonté de mon cœur pour ne
+pas tout déclarer à l'autorité, et faire arrêter sur-le-champ les
+coupables. Grâce à mon silence ils ne furent arrêtés que long-temps
+après. Mais voici l'histoire de ce curieux espionnage dressé dans les
+montagnes du Tyrol.
+
+Un pavillon de la maison où je logeais à Inspruck avec la famille
+Murhauzen était occupé par une femme que j'appellerai Pâris, parce
+qu'elle était cousine du garde du corps qui donna si intrépidement la
+mort à Lepelletier de Saint-Fargeau, pour son vote contre l'infortuné
+Louis XVI. On la disait fort affligée d'une perte récente. En allant la
+voir avec le désir de la consoler, j'avoue que je fus assez mal prévenue
+par l'appareil fastueux de son deuil, l'élégance de son désespoir et les
+grimaces de sa douleur. Madame Pâris ne savait pas qu'elle allait
+débiter son roman devant un témoin de certaines circonstances dont elle
+allait maladroitement s'étayer. Madame Pâris était jolie; en la voyant
+et en l'entendant, on la reconnaissait bien pour une femme de
+l'aristocratie; elle avait de fort bonnes manières et peu d'instruction.
+Si elle avait su pleurer, madame Pâris m'eût facilement trompée; mais je
+ne pus jamais croire à la douleur de ses yeux noirs, dont l'expression
+n'était pas l'attendrissement.
+
+Madame Pâris prétendait avoir suivi son mari à l'armée de Condé. À la
+prise de Kehl, un chef de bataillon de l'armée républicaine l'avait
+sauvée et conduite au général Joubert, qui la rendit à son père. Le
+général Moreau avait fait exprès pour elle un voyage à Paris. Pénétrée
+de tant de loyauté, elle avait trop loué devant son père ceux qu'il
+haïssait comme ennemis de son parti, et l'avait quitté (ce qui était
+pousser bien loin la reconnaissance). Après avoir perdu son mari
+idolâtré, elle avait quitté les rangs des royalistes pour ceux des
+républicains dans l'ardent désir de retrouver sa patrie, et de mourir
+obscure aux lieux qui l'avaient vue naître.
+
+Je la laissai dire sans l'interrompre, attendant qu'elle en vînt à ce
+qu'elle voulait de moi; elle y vint: il s'agissait de lui donner mon
+passe-port, où l'on arrangerait le signalement, ou bien de lui en
+procurer un pour se rendre, en France. Regardant alors la veuve et ses
+complices, je lui démontrai avec une désespérante exactitude tous les
+mensonges de sa narration. «Vous prétendez avoir été sauvée aux environs
+de Kehl par le général Joubert: il n'y était pas. C'était le général
+Férino qui se battait contre l'armée de Condé, lorsque le prince Charles
+fut repoussé vers Ettinger. Quant à Moreau, il était à l'armée de
+Sambre-et-Meuse; il ne fit aucune démarche à Paris en faveur d'une veuve
+d'émigré. Il en sauva plus d'un sur le champ de bataille, et je le sus;
+mais jamais il n'a été question du roman que vous venez de me débiter.»
+
+Après cet éclat, je vis la bassesse dans toute sa nudité. Il faut dire
+ici que par prudence Ney avait voulu que je passasse pour la sœur d'un
+des sous-officiers qui me remettait ses lettres. Cette circonstance
+laissait de l'espoir à des gens qui ne connaissaient pas le soldat
+français, et ce courage qui résiste à l'or comme aux boulets. Madame
+Pâris crut devoir tout risquer.
+
+«--J'ai, me dit-elle, une mission pour la France, qui sera payée au
+poids de l'or en cas de succès. Il faut un passe-port et quelques moyens
+de liaison avec des généraux français.» Murhauzen ajouta que mon
+dévouement me vaudrait une haute protection. Rien ne me fut pénible
+comme le visage heureux de ce jeune homme, si jeune jouant la trahison.
+
+«Eh bien! belle dame, me dit madame Pâris, en me tendant la main,
+êtes-vous _des nôtres_?»
+
+Je lui déclarai, en reculant, mon indignation contre de tels moyens de
+fortune, et ma résolution de les en faire repentir s'ils ne quittaient
+Inspruck dans les vingt-quatre heures.
+
+«Je saurai bien me faire protéger,» répondit madame Pâris.
+
+«--Et moi me faire croire en dépit de vos protections, parce que ceux à
+qui je parlerai de vos menées savent que j'en suis incapable.
+
+«--Vous faites bien l'importante, pour la parente d'un sous-officier qui
+suit l'armée!
+
+«--Eh bien! vous qui êtes si distinguée par les manières et si peu par
+les sentimens, partez cette nuit même, ou demain vous êtes arrêtée.»
+
+Murhauzen me saisit par la main, et, me voyant si intraitable, descendit
+aux supplications pour m'engager à tout le moins au silence.
+
+«Pas au delà de deux fois vingt-quatre heures,» fut ma réponse.
+
+Lorsque le lendemain je me préparais à changer de logement, la femme qui
+vint me servir mon thé m'annonça que la famille Murhauzen était partie
+depuis quatre heures du matin avec la dame française du pavillon.
+
+Je me décidai à prendre un nouveau logement; mais ne pouvant prévenir
+Ney de ce qui m'était arrivé que le soir, je fus aise de ce retard par
+la crainte que, si je l'eusse vu de suite, mon secret ne me pesât, et
+par l'espoir, que quand je parlerais, les coupables du moins auraient eu
+le temps nécessaire de pourvoir à leur sûreté.
+
+Quand je vis Ney, j'eus un moment d'inquiétude sur la manière dont il
+recevrait ma tardive confidence. Qu'elle fut heureuse, ma surprise,
+lorsque je l'entendis, au lieu de me blâmer, m'approuver avec éloges, en
+me recommandant le secret! «Ils sont loin, me dit-il; j'en suis bien
+aise. Je ne les crois pas dangereux; mais le fussent-ils, j'aime mieux
+qu'ils soient arrêtés ailleurs qu'ici, et je préfère surtout ne jamais
+vous devoir de pareils avertissemens.» Il me rappela ma rencontre avec
+H*** à Belsona, en ajoutant: «C'est de la même clique. Il y a autour de
+l'armée une fourmilière d'intrigans et d'espions, comme au temps des
+représentans du peuple. C'était alors pour nous dénoncer; maintenant
+c'est pour épier nos sentimens à l'égard de Napoléon. Eh! mon Dieu,
+est-ce que le soldat s'inquiète des hommes? il ne voit que son pays, et
+il y est fidèle et partout et sous tous les régimes.» Je m'enivrais au
+son de ces nobles paroles. Que Ney était beau quand il parlait de gloire
+et de patrie!
+
+Ney m'annonça qu'il me ferait partir le lendemain, me défendant de me
+lier avec qui que ce fût pendant les séjours que je ferais durant la
+campagne. Il me donna une lettre pour le général Godinot[3], son ami,
+homme aimable et bon, que je ne vis qu'à Ulm, après avoir perdu la
+lettre qui me recommandait à lui.
+
+Il ne m'arriva rien de bien extraordinaire dans cette campagne. Ce fut
+une vie de fatigues que le délire de la gloire et de la passion pouvait
+seul faire supporter, mais que je soutenais par un courage qui n'avait
+que la courte mais bien douce récompense d'une surprise et d'un regard.
+J'avais abattu mes cheveux; le soleil avait bruni mon teint; mon air
+enfin avait pris quelque chose de si viril, que Ney me disait souvent:
+«Si vous ne parliez pas, je défierais qu'on vous reconnût pour ce que
+vous êtes, surtout à cheval.» J'en fis l'expérience, et d'une manière
+curieuse, dans cette campagne, à la défense de Cattaro, où commandait le
+général Delzons[4], avec qui j'avais eu des relations d'amitié. Me
+voyant, au moment d'un repas militaire, _payer l'eau-de-vie_ à tout le
+groupe qui entourait la cantinière, vrai modèle de celle qu'a chantée
+notre Béranger, il demanda: Quel est ce jeune homme, _ce petit
+homme-là_? Général, répondit l'Hébé militaire, _c'est un Parisien qui
+veut se faire apprenti soldat; il paie largement sa bien-venue, mais il
+ne boit pas_. En effet, ni l'exemple ni la fatigue n'influèrent sur mes
+habitudes, et je n'eus jamais recours à cette ressource de forces
+factices.
+
+J'ai appris plus tard, et de Regnaud de Saint-Jean-d'Angely, que
+l'épisode d'espionnage, que je viens de raconter dans ce chapitre, que
+le salut que durent à Inspruck des misérables à ma généreuse négligence,
+que toute cette affaire, enfin éventée par la police impériale, excita
+quelque refroidissement dans la faveur dont Ney était à si juste titre
+honoré pour ses grands talens et sa bravoure. Il continua à se couvrir
+de gloire à Magdebourg, à Iéna, à Friedland, à Eylau; mais Regnaud, en
+me parlant de cette affaire, m'avoua qu'il n'avait fallu rien moins que
+tout cela pour sauver Ney d'une disgrâce complète. On avait cru que Ney
+avait été d'accord pour laisser échapper Murhauzen; et, lorsque
+j'attestai à Regnaud que je n'avais confié à Ney cette intrigue qu'après
+la fuite des coupables, il s'emporta au point de me déclarer que le
+devoir de Ney était de me faire arrêter et conduire à Paris pour cause
+de non-révélation. On voit que Regnaud de Saint-Jean-d'Angely n'avait
+pas dévié en fait de dévouement.
+
+«Ney, lui dis-je, est un grand capitaine, et n'est point un fin
+politique; il n'a jamais vu ni connu ce Murhauzen, pas plus que la dame
+Pâris.» Aussi j'avoue que je fus saisie d'un effroi involontaire quand
+il ajouta: «Comment se fait-il qu'on ait trouvé dans les papiers de cet
+homme une lettre adressée au général Dallemagne, questeur du corps
+législatif, où il était fortement question de la haute protection de Ney
+pour une émigrée?» Dans cette affaire, comme dans celle d'Hervas, je fus
+embarrassée, ainsi que cela arrive plus qu'on ne croit à l'innocence;
+j'expliquai à Regnaud qu'il se pourrait qu'une lettre de moi au général
+Dallemagne eût été égarée; qu'en effet j'avais long-temps entretenu,
+quoique à de grands intervalles, avec cet officier une correspondance;
+mais que je répondais qu'elle avait été exempte de toute réflexion
+politique.
+
+À propos de correspondance, j'ai omis d'en mentionner une qui fut assez
+active entre moi et l'un des plus grands capitaines de la révolution,
+dont le nom n'a point encore figuré dans ces Mémoires, parce que, à vrai
+dire, le fait de cette correspondance, ne se rattachant point à une
+passion, m'est resté comme un souvenir plus tranquille et en quelque
+sorte moins pressé; il s'agit du général Championnet. Je l'avais connu
+bien long-temps avant le 18 brumaire; il passait pour Jacobin; je ne me
+suis jamais aperçue que d'une chose, c'est qu'il avait fort bon cœur, de
+l'esprit naturel, une imagination brûlante, le goût effréné de la
+lecture. Un peu de vanité flattée m'avait conduite à cette amitié assez
+vive, qui ne fut jamais qu'épistolaire. Fils naturel d'un avocat
+distingué, Championnet était fort plaisant quand il parlait de sa
+naissance; en général, il contait d'une manière fort originale. Du
+reste, de la plaisanterie passant à l'enthousiasme, il citait volontiers
+Plutarque après un lazzi. Il avait eu une liaison à Dusseldorf. Rien
+n'était amusant comme le tableau tracé par lui de cette liaison, et de
+la rivalité qu'elle avait amenée entre lui et Suchet. Venant de battre
+les Autrichiens à Fenestrelles, il m'écrivait: «_On a voulu me souffler
+ma belle et ma gloire; mais le petit Championnet a prouvé qu'il sait
+conserver les deux. Pourtant,_ chère _frère d'armes, je me lasse du
+métier; car nous avons bien l'air de ne nous être tant épuisés qu'afin
+seulement de devenir libres pour un nouvel esclavage._» Je reçus encore
+quelques lettres de lui après la journée du 18 brumaire, sur laquelle il
+s'exprimait avec beaucoup de noblesse et d'indignation. Quand je passais
+auprès de Ney quelques momens un peu tranquilles, il était bien rare
+qu'il ne me parlât point de Championnet, dont il estimait la fière
+indépendance. Ce qui lui échappait dans ses effusions me fit long-temps
+croire que lui aussi était plus républicain qu'il ne lui convenait
+ensuite de le paraître.
+
+
+
+
+CHAPITRE LXXVII.
+
+Retour à Paris.--Le général Gardanne.--Départ pour l'Allemagne.--Mon
+compagnon de voyage.
+
+
+Après la paix de Presbourg, qui était venue suspendre les exploits de
+Ney, je revins à Paris, où je pris un petit appartement dans le faubourg
+Saint-Germain, n'allant jamais au spectacle, vivant fort retirée, ne
+recevant personne, et heureuse, car je voyais Ney quelquefois. Son
+projet était de me faire obtenir une place, pour les langues étrangères,
+dans un des grands établissemens d'éducation élevés par la munificence
+de Napoléon. J'avais beau lui montrer que mes campagnes n'étaient pas
+des titres, ou plutôt étaient de singuliers titres à de pareilles
+places, il insistait, et je ne le contrariais pas, parce que j'espérais
+peu. Au commencement de 1806, il m'annonça qu'il était de nouveau appelé
+à l'armée; que la campagne serait longue et rude; puis, me regardant
+gaiement: «La ferez-vous, celle-là?--Belle question! vous me défendriez
+de la faire, que je la ferais encore; au moins si vous êtes blessé,
+trois cents lieues ne nous sépareront pas.
+
+«--Écoutez, mon amie, je vous laisse vivement recommandée à un ami qui,
+dans quelques jours, dirigera votre départ.» Je fus un peu étonnée quand
+je sus que l'ami auquel Ney devait me recommander était le général
+Gardanne, que j'avais vu en Italie, dont Moreau appréciait la bravoure,
+mais dont le ton plus que brusque m'avait toujours choquée, leste quand
+il voulait plaire, rude quand on ne lui plaisait pas.
+
+Ney me dit en riant: «Mais, malgré ses manières, il est gouverneur des
+pages de l'Empereur.
+
+«--Tout de bon?
+
+«--Je vous le jure.
+
+«--Voilà des élèves à brillante école!
+
+«--On ne veut pas faire des petits abbés de ces jeunes gens, mais de
+braves et solides militaires. Voyez-vous, ma chère, vous parlez du
+Gardanne général républicain, et moi je parle du Gardanne de cour; vous
+reconnaîtrez vous-même la différence. Nous avons tous un peu subi la
+métamorphose. Moi-même, n'ai-je pas le ton plus doux? Nous sommes tous,
+tant bien que mal, déguisés en courtisans; cela est bien bizarre,
+n'est-ce pas?
+
+«--Non, tout est bien, parce que tout sied à la valeur française.
+
+«--Du reste, soyez tranquille; Gardanne est un ami, il vous recevra
+bien; il vous a vue avec Moreau, et la reconnaissance sera piquante.
+Parlez-lui du passage du Mincio, qu'il traversa avec cent grenadiers
+ayant de l'eau jusqu'au menton, et de sa bonne fortune après la bataille
+d'Arcole.
+
+«--Mais vous n'étiez pas là.
+
+«--N'importe, j'ai tout su de la personne elle-même: une fort jolie
+Piémontaise, ma foi! parente du comte de la Roquette, de Turin.»
+
+Ney partit, et les heures commencèrent à me paraître des semaines.
+J'écrivis au général Gardanne; il me répondit, en me priant de passer au
+château le lendemain. Il occupait un entresol du pavillon Marsan.
+
+J'attendis quelques minutes, et Gardanne parut. Je le trouvai bien
+vieilli et bien changé: c'était vraiment un prodige, une politesse de
+l'_œil de bœuf_. Apparemment que je ne lui parus pas aussi changée, ce
+qui amena une discussion assez singulière, et un échange de propos
+galans qui me firent craindre d'accepter son égide pour le voyage; et en
+effet mes mesures furent prises autrement. Je chargeai mes connaissances
+de m'indiquer un officier avec lequel je pusse partager les frais et les
+inconvéniens du voyage. La personne qu'on m'indiqua et qui vint me voir
+tomba à l'instant même d'accord sur les conditions. C'était un officier
+de hussards, depuis général de brigade. Déry, c'était son nom, me
+prévint qu'aux frontières nous ne pourrions continuer la route dans la
+même calèche, _les femmes à la suite_ étant proscrites; mais il me
+promit d'arranger tout pour le mieux.
+
+Déry, dont la curiosité avait été vivement piquée par ma démarche
+mystérieuse, fut cependant d'une discrétion parfaite. Bien éloigné de
+cette banale galanterie, qui se croit obligée d'avoir des hommages pour
+toutes les femmes, il se contentait de me montrer la plus cordiale
+amitié. Quand nous descendions de calèche, il me laissait tranquillement
+sauter à bas de la voiture, comme si j'eusse été un aide de camp. «Je
+suis, me disait-il, bien peu galant avec vous; mais l'idolâtrie que j'ai
+pour votre sexe me rend incapable de soins pour un pantalon, de
+tendresse pour une cravate noire, de folie pour une casquette. Vous êtes
+trop bien en homme pour être une femme dangereuse.
+
+«--J'en crois votre franchise, et je suis de votre avis: une _femme
+garçon_ est moins gênante, mais elle est moins jolie.
+
+«--Vous allez trop loin; cet effet-là n'est pas général, il est chez moi
+seulement personnel.
+
+«--Malgré cela, je vous assure que ce n'est point là mon costume de
+conquêtes, ce n'est que mon habit de campagne.
+
+«--Mais ces campagnes, quel motif vous en a fait braver les fatigues et
+supporter les tristes spectacles de la guerre?
+
+«--Celui qui nous fait faire ce qu'à vous vous fait faire la gloire.
+
+«--Vous allez rejoindre un amant?
+
+«--Non, mais un ami qui le fut, qui ne doit plus l'être, et qui demeure
+l'unique objet d'une admiration passionnée, le héros de mon imagination,
+l'idole de mon cœur.
+
+«--Heureux qui peut inspirer un sentiment si exalté et si exempt
+d'égoïsme!»
+
+J'avoue que je fus flattée de voir un peu Déry revenir de ses
+préventions, sans aucune curiosité indiscrète; et je m'abandonnai au
+plaisir de raconter ma vie militaire. Il la trouvait bien aventureuse et
+bien étonnante. «Hélas! lui disais-je, elle ne sert peut-être qu'à faire
+naître l'idée de quelques défauts, plutôt que celle des qualités
+courageuses qu'elle a réclamées. Mon Dieu, un peu de repos vaudrait
+mieux pour le monde; mais je ne regrette pas d'avoir fait comme j'ai
+senti. Si j'avais encore le choix d'une destinée, je prendrais encore le
+tumulte d'un sentiment passionné, même malheureux, de préférence à une
+vie tranquille mais morte, sans exaltation et sans ressorts. Cet homme
+qui m'inspire cet attachement qui vous semble extraordinaire viendrait à
+me haïr demain, que son image resterait là gravée et suffirait aux
+battemens de mon cœur.»
+
+Déry avait deviné ce nom si cher qui m'occupait; il ne le prononça point
+en signe d'intelligence; mais il prit plaisir à me vanter les exploits
+de cette valeur qui chez Ney était presque fabuleuse, même parmi tant de
+braves. Il m'indiqua adroitement un moyen sûr de faire connaître où
+j'étais à celui que cherchait ma constance; mais je ne voulus point
+l'employer: j'avais promis le mystère, et je voulus y être fidèle au
+risque de mille dangers, de mille fatigues; au risque d'être mal jugée
+et compromise.
+
+Je ne parle point de la route, déjà attristée par les commencemens de
+l'hiver; je dis seulement à Déry que la saison m'effrayait pour nos
+pauvres soldats; que le froid serait excessif. «Bah! me répondait-il
+avec toute la gaieté des camps, ils n'ont pas _le temps d'avoir froid_.»
+
+Hélas! l'hiver n'a que trop prouvé plus tard qu'il était un ennemi, et
+le seul qui pour nos armées serait invincible. Il a fallu tous les
+élémens conjurés pour que notre France fût abattue. Et alors, que de
+noms chers à mon cœur sont entrés dans l'histoire! Ce brave Déry, lui
+aussi, fut moissonné à la fleur de l'âge, dans la fatale campagne de
+Russie, terrible représaille de nos triomphes, plus terrible signal de
+nos malheurs!
+
+Je ne sais si je me trompe, mais les peuples ne recommenceront plus rien
+de pareil aux grandes destinées que nous avons vues finir! D'autres
+gloires pourront naître, mais jamais la gloire des armes ne retrouvera
+ces marches rapides du Tage à la Neva, cette course dans toutes les
+capitales devenues comme des casernes françaises. Est-il une épopée à la
+hauteur d'une telle histoire?
+
+
+
+
+CHAPITRE LXXVIII.
+
+Bataille d'Eylau.--Ma blessure.
+
+
+Dès le commencement de la campagne, Ney avait repris cette habitude de
+prodiges qui le mettait toujours au premier plan d'une armée de héros.
+Génesbourg, d'abord; le lendemain Elchingen; puis Eylau. Quelles
+incroyables péripéties de victoires et d'émotions! Au milieu de toutes
+ces gloires, mon obscurité était encore glorieuse: j'étais fière d'être
+ainsi confondue dans les rangs qui, électrisés par un chef invincible,
+enlevèrent le formidable plateau dont la prise laissa Ulm sens défense.
+Dans mon abnégation de vanité j'étais heureuse; ma gloire, à moi,
+c'était un regard surpris au milieu des dangers, des fatigues et de la
+mitraille. Que de fois, dans ces rares momens, arrachée aux devoirs pour
+les donner au bonheur, Ney me répétait: «Pauvre Ida, comme vous voilà
+faite! vous êtes partout; vous ne craignez donc rien?» Alors je lui
+racontais tous mes moyens de pénétrer jusqu'à lui, mes intelligences
+pour me trouver toujours près de l'attaque. En lui parlant ainsi, je
+pressais contre mon cœur cette main terrible à l'ennemi et toujours
+secourable au vaincu. Oh! que le courage, que les vertus guerrières vont
+bien à l'amour! et qu'il y a loin de cette passion ressentie sur un
+champ de bataille, de cet enthousiasme mêlé de périls, à la galanterie
+musquée de ces colonels de l'ancien régime, qui brodaient au tambour!
+
+Comme j'avais confié à Ney les services que m'avait rendus le général
+Lariboissière, pour me faciliter les moyens de toujours l'approcher, il
+se fâcha, en me renouvelant énergiquement l'ordre d'avoir aussi le
+courage de ma consigne militaire. Je trouvais bien à cela un peu de
+vanité; mais comme la mienne était de lui obéir, je lui promis tout ce
+qu'il voulut. «Ayez un domestique sûr, me dit-il; avec lui, de l'or et
+votre tête, vous devez vous passer de protections.»
+
+Nous nous séparâmes pour nous rejoindre bientôt. J'eus le bonheur de
+trouver à Magdebourg un excellent domestique qu'une affection naturelle
+portait vers les Français. Je fus ainsi débarrassée de la nécessité de
+recourir aux guides du pays. Hantz connaissait la Prusse, l'Allemagne et
+le Tyrol, du doigt, suivant son expression. Il entra en fonctions par
+refaire mon porte-manteau. Je lui payai un mois de gages d'avance,
+désirant voir s'il n'avait pas l'habitude de boire, précaution
+nécessaire avec les domestiques anglais et allemands. Je ne me souciais
+pas d'être, au milieu de tous mes dangers, encore à la merci d'un
+ivrogne. Mais Hantz était un phénix; il régala ses camarades, fit
+honneur à la générosité française. Hantz ne parlait pas mal français; il
+me pria même de ne jamais lui parler que dans cette langue; en quelques
+mois il était presque devenu puriste.
+
+Je craindrais de paraître barbare en prodiguant ici les descriptions de
+toutes les scènes de carnage que traîne la guerre à sa suite, quand une
+grande passion occupe le cœur, quand on a, pour ainsi dire, à débattre
+sa propre existence sur ces horribles champs de la mort, dont je
+supportais l'aspect sans trembler. Hantz, connaissant la rigueur du
+climat, m'avait ménagé toutes sortes de précautions contre le froid.
+Ainsi chaudement vêtue, chargée d'or, inaccessible à la crainte, les
+obstacles de la route et de la saison ne faisaient que rendre plus vif
+mon ardent désir de me rapprocher de celui dont un mot et un sourire
+payaient cette vie de privations et de fatigues.
+
+Encouragée par tant de courses heureuses, ne croyant rien d'impossible à
+mon habitude des hasards, j'avançai vers Mohringue. La route était déjà
+encombrée de bagages et de blessés. Chacun était si occupé de lui-même,
+qu'on ne s'occupait guère de nous. Hantz me faisait passer pour un
+négociant se rendant à Chomoditen. «Vous ne pourrez traverser, lui
+criaient quelques soldats; les Russes y sont. On les délogera, criaient
+d'autres; ils sont en bonnes mains, Ney les attaque.» Hantz, ayant son
+thème fait, les excitait à parler; c'était travailler à mon bonheur, car
+en écoutant les soldats pouvais-je entendre autre chose que _son_ éloge?
+Les blessés retrouvaient dans leurs cris de souffrance des cris
+d'admiration pour un chef adoré. Dans une de ces voitures inventées par
+le génie de l'humanité[5] contre le génie de la guerre, un Russe, mêlé à
+nos blessés, était aidé et pansé par ceux qui souffraient moins. Oh!
+c'était un beau spectacle que celui de cette valeur compatissante, après
+avoir été si terrible! J'avais gardé le silence, malgré mon admiration;
+mais au moment de la halte à un village, j'oubliai mon rôle, en
+demandant à un aide chirurgien, qui avait été atteint lui-même dans ses
+intrépides fonctions, la permission de distribuer quelque argent pour
+boire au succès. Il me regarda en souriant, et, en me conseillant de ne
+pas aller plus loin, si je voulais éviter d'avoir besoin de son
+ministère, il me dit: «J'y allais, et vous voyez que j'en suis revenu
+blessé. L'ennemi est en nombre, on le culbutera; l'affaire sera chaude.
+Ney est à l'avant-garde avec les plus braves; le soldat est exalté
+jusqu'au délire.» On ne trouva que quelques jattes de lait à distribuer
+à nos blessés. J'avais une gourde pleine de Madère; Hantz avait une
+autre gourde pleine d'eau-de-vie: l'idée ne me vint pas que nous
+pourrions en avoir besoin pour nous-mêmes. On trouva aussi quelques œufs
+qu'on arracha, à l'aide de quelques pièces d'argent, à une pauvre
+paysanne. De tout cela il fut composé un délicieux breuvage militaire.
+Chacun eut son verre, à l'exception de ce brave Hantz, qui en fit le
+sacrifice avec une joie charmante.
+
+Nous allions remonter à cheval et quitter nos camarades d'ambulance,
+quand tout à coup nous fûmes entourés de troupes de différens corps, qui
+se succédaient avec des cris de victoire. Ney venait de culbuter un
+corps entier de Prussiens. Tout le monde se heurtait dans une route
+étroite et mauvaise. Au milieu des chevaux et des bagages, j'aperçus une
+femme habillée en jokey; elle avait quitté sa famille bien établie à
+Hall pour suivre un sergent de grenadiers. Elle était d'une incroyable
+beauté; et il n'y avait pas moyen que sa figure de vierge ne démentît
+son déguisement. Elle fut bien joyeuse quand elle m'entendit lui
+adresser quelques mots en allemand. Elle y répondit bien naïvement; mais
+je ne veux pas affaiblir l'intérêt de sa petite narration, et je lui
+conserve ses expressions exactes.
+
+«Oui, madame, j'ai tout quitté, parce que du moment que Bussières
+(c'était le sergent) m'eut dit qu'il m'aimait, je n'ai plus vu que lui
+au monde. Je n'ai pas volé mes parens, car je n'ai emporté que mes
+bijoux et les six cents ducats que ma mère m'a laissés en mourant;
+Bussières dit que c'est assez pour être heureux en France. Il s'est déjà
+tant battu sans être tué, qu'il échappera encore. S'il est blessé, je le
+soignerai bien; et s'il meurt, je me tuerai: voilà pourquoi j'ai senti
+qu'il fallait le suivre. Je voulais marcher à côté de lui, mais il m'a
+dit que c'était défendu; alors il m'a fait voir cet habit; mais quand je
+saurai où il doit se battre, alors je donnerai de l'argent à la
+vivandière pour qu'elle me laisse distribuer l'eau-de-vie. Bussières dit
+qu'elles n'ont peur de rien; et moi, aurai-je donc peur d'offrir à mon
+amant ce qui pourra lui être bon?»
+
+J'écoutais cette petite femme avec ivresse; je sentais et je me
+promettais bien de faire comme elle. Nous étions près d'une espèce de
+château; nous allions y faire halte, quand un commandement imprévu fit
+tourner à gauche sur le flanc de la colonne. Nous aperçûmes le sergent
+Bussières, qui était bien le type du grenadier français, tel qu'on l'a
+vu, admiré, chanté et lithographié. La marche continua par des chemins
+affreux: l'artillerie s'y embourba. Les nouvelles étaient assez peu
+rassurantes; on allait bivaquer. «Il n'y a donc pas une maison ici?
+dis-je à Hantz.--Non, monsieur (Hantz ne m'appela jamais autrement);
+mais, avec un peu d'argent, je connais une bonne calèche qui pourra vous
+en servir.» Je m'y logeai lestement, sans songer même au souper, me
+fiant au zèle et à l'appétit de mon brave Hantz. Ma nouvelle amie de
+bivac voulut absolument chercher son Bussières; mais au bout d'un quart
+d'heure elle revint découragée. Je sentis, aux regrets plaisamment
+exprimés par la pauvre petite, la triste vérité de cette maxime de
+Larochefoucault, que, malgré la bonté de son cœur, _on trouve toujours_
+dans le chagrin de ses amis quelque chose qui flatte. Ainsi, en voyant
+la jeune Allemande revenir sans avoir pu voir son sergent, je sentis
+moins amer l'éloignement qui me séparait de mon héros, du maréchal Ney.
+
+À quatre heures on se remit en marche. Ma petite compagne était plus
+fatiguée, et Hantz sut encore lui ménager une place sur un chariot. Les
+troupes débouchaient de toutes parts. Qu'on imagine un amphithéâtre de
+quinze lieues, couronné dans tous les sens de troupes de toutes armes,
+l'immobilité imposante de ces masses, dont les évolutions étaient
+pourtant si mobiles; qu'on se figure une femme comme perdue au milieu de
+cette solitude vivante, et certes, si à mes incomplètes descriptions on
+ne reconnaît pas la guerre, on reconnaîtra du moins l'empire des
+passions à l'accumulation de ces images qui me semblaient alors simples
+et naturelles.
+
+
+
+
+CHAPITRE LXXIX.
+
+Suite du précédent.
+
+
+Je tenterais vainement de peindre ce que, dans cette terrible journée,
+j'ai vu de carnage et d'horreur. Conduite au sein des dangers sans
+aucune intention belliqueuse, j'évitais cependant les combats qui ne
+m'effraient point. Mais dans ce triomphe d'Eylau, si chèrement acheté,
+je ne fus plus maîtresse de mes actions; il fallait marcher ou suivre,
+et fuir était impossible: Ney était en avant, là comme toujours, au
+poste du péril.
+
+Depuis plus d'une lieue nous trouvions des troupes échelonnées sur la
+route. C'étaient des dragons postés pour diriger la marche des renforts.
+Tous les soldats voyaient et annonçaient avec transport les apprêts
+d'une bataille; tous étaient gais, impatiens, confians dans le génie de
+leur chef et dans la vigueur de leurs baïonnettes. En le voyant, ils
+croyaient voir la victoire. Il y avait dans la sécurité de ces courages
+je ne sais quelle force surhumaine qui semblait défier la fortune. Je
+puis assurer que je traversai toutes ces lignes, tous ces préparatifs de
+bataille, avec mon domestique, aussi tranquillement que si j'eusse fait
+une promenade au bois de Boulogne. La misérable bicoque d'Eylau avait
+été abandonnée par les habitans, ainsi que toutes les maisons à quatre
+ou cinq lieues de distance; au détour d'un chemin, j'en vis une dont la
+porte était ouverte: Hantz y vint abriter nos chevaux. Un reste de
+chaleur et les débris d'un repas prouvaient qu'elle venait depuis bien
+peu de temps d'être désertée; mon infatigable aide de camp découvrit
+même en furetant des provisions. Je ne saurais peindre avec quel plaisir
+je préparai un grossier repas, me faisant fête de l'hospitalité
+militaire que je pourrais offrir à nos braves. Hélas! il fallut bientôt
+y renoncer pour nous-mêmes: nous avions eu à peine le temps de prendre
+un _à-compte_, lorsqu'un coup de canon, annonçant le commencement de
+l'affaire, ne nous laissa plus sentir d'autre besoin que de connaître le
+point de l'attaque, la position du corps de Ney, et à songer à notre
+sûreté. Hantz alla brider les chevaux avec quelque regret; il était dur,
+en effet, de quitter si tôt et en pareille circonstance un si bon gîte.
+Mais nous eûmes bientôt un autre objet de préoccupation: à un quart de
+lieue nous trouvâmes les armées en présence; vingt bouches à feu avaient
+fait sonner l'heure de l'extermination.
+
+Je ne sais quelle inspiration me poussa, mais je mis mon cheval au galop
+vers le point même de l'attaque, de laquelle j'approchais. Je vis très
+distinctement l'ordre de la bataille qu'entamaient trente pièces de
+canon, en tête d'une division dont le général tomba blessé. Des
+tressaillemens convulsifs saisirent mon corps; à ce terrible aspect, je
+songeai à Ney; et à l'idée de la mort qui peut-être... j'étais déjà
+tentée de maudire la gloire.
+
+Certes, les Russes sont braves; ils le furent surtout à cette affreuse
+boucherie d'Eylau: immobiles sous la mitraille, ils n'avançaient pas,
+mais ils ne reculaient pas non plus. Toutefois cet héroïsme avait
+quelque chose de stupide; ce n'était pas cet élan de confiance, cette
+inspiration de victoire qui circule dans des bandes françaises. Après
+trois heures, l'attaque était générale et acharnée. Les bataillons,
+arrêtés par une chaussée, ne pouvaient avancer en ligne. En un instant,
+sans perdre le pas, le premier rang fait feu, puis s'ouvre au milieu par
+droite et gauche et va par les flancs rejoindre le dernier, tandis qu'un
+autre rang le remplace en tête. Qu'on juge des ravages que tous les
+coups portent dans les rangs; et cette manœuvre que je décris peut-être
+mal, mais à laquelle à cette heure il me semble que j'assiste encore,
+s'exécuta avec une précision et un sang froid douloureusement
+admirables. La neige tombait à gros flocons sur cette scène d'épouvante.
+Hantz me conduisit par un chemin de traverse vers les débris du toit
+d'une masure. Je descendis de cheval et voulus envoyer mon domestique
+découvrir de quel côté nous pourrions attraper la route de Chomoditten,
+vers laquelle devait se trouver le corps de Ney. Hantz refusa
+obstinément d'obéir, disant: «Mort ou vif, je ne quitte point d'un pas
+_ma_ jeune maître.» Je commençais à éprouver du malaise, et je voulais
+remonter à cheval pour échapper par l'action à l'accablement de mes
+pensées, lorsque des cris, un bruit épouvantable quoique lointain, nous
+clouèrent à l'étrier, la bride en main. «Oh! m'écriai-je, c'est une
+déroute, que je meure avant!--Non, voyez-vous, _ma_ jeune maître, ce
+sont les Français qui nettoient la plaine.» Les cuirassiers s'étaient
+élancés sur une redoute et avaient été repoussés par les Russes. Les
+fantassins l'attaquèrent: c'était une émulation de valeur et de rage.
+Nous étions derrière un escadron de la division Montbrun. Je résolus de
+ne plus m'éloigner de cette muraille de braves, qui me paraissait le
+plus sûr rempart. C'était le moment où tous les corps _donnaient_.
+
+Que ceux qui n'ont pas vu de près une bataille se trompent quand ils
+croient les chefs moins exposés que les soldats! J'ai surpris des
+états-majors entiers, chargeant à la tête des divisions. Un instant la
+cavalerie légère avait été mise en désordre et brisait ses carrés; tout
+fut dans le même instant rétabli par l'intrépidité des officiers du plus
+haut grade, restés fermes au poste. Les aides de camp, les ordonnances
+volaient de toutes parts au milieu de l'obscurité et de la mort, avec
+une intrépidité qui fait croire à toutes les fabuleuses descriptions des
+poëtes.
+
+Dépouillés d'une partie de leur artillerie, les Russes, après d'inouis
+efforts, commençaient à fléchir; on les poussait avec fureur. Je ne
+dirigeais plus ma marche, je suivais le torrent. Dans cette mêlée, je
+fus reconnue par Caland, vaguemestre du 3e corps. Il me prit sous son
+égide, et, loin de blâmer mon imprudence, il se mit à louer ce qu'il
+appelait ma bravoure dans ces termes énergiques que je ne puis répéter
+pour les salons, mais qui composent, sans le dégrader, le vocabulaire
+des champs de bataille. Je demandai à Caland si l'on savait quelque
+chose de Ney. «Il chasse les grenadiers de Woronsof. Si vous voulez
+souper avec lui, il faudra l'aller chercher un peu loin.
+
+«--Mais de quel côté? m'écriai-je.
+
+«--Impossible en ce moment d'y aller. Vous êtes bien ici; je veux vous
+enrégimenter.» Un ordre soudain vint l'enlever à ses joyeux propos.
+
+On se battait depuis le matin, et il était déjà plus de trois heures; je
+crus apercevoir les chasseurs à cheval de la garde: je m'approchai pour
+m'en assurer, connaissant beaucoup leur colonel, le général
+Lefebvre-Desnouettes. C'étaient la 4e et la 5e division de cavalerie
+légère, qui, quelques minutés après, culbutèrent dans une charge jusqu'à
+la réserve russe. Dans le moment régnait autour de moi une espèce de
+calme, ou plutôt le bruit du canon et de la mousqueterie ne frappait
+plus une oreille faite depuis six heures à leur tapage. J'étais alors
+d'un sang froid qui, en me le rappelant ici à mon bureau, me semble
+merveilleux, et que le lieu de la scène rendait tout naturel. Hantz me
+força de prendre quelques gouttes d'eau-de-vie. Je déteste cette
+boisson, mais en avaler une cuillerée suffit pour m'expliquer le juste
+prix que les soldats y attachent. L'effet en est prompt; et si le
+courage peut s'en passer, les forces en ont besoin.
+
+Déjà les mouvemens de nos troupes en avant laissaient l'espace libre au
+service rapide des ambulances. Je vis là l'intrépide Larrey au milieu de
+ses prodiges, ses dignes camarades fouiller les monceaux de cadavres
+dont la terre était jonchée, pour arracher et secourir tout ce qui
+respirait encore. Hantz s'était mis au service des ambulances avec une
+généreuse activité, quand tout à coup les colonnes s'ébranlent de
+nouveau. Mon cheval m'emporte; Hantz l'aperçoit, et stimule encore sa
+course par celle du sien qui me presse. La charge sonne; notre cavalerie
+est au galop avec son impétuosité de feu. On ne tourne pas l'ennemi, on
+l'enfonce de front. Les Russes, formés par leurs défaites mêmes,
+tiennent bon avec un courage et une habileté dignes de leurs maîtres. À
+Eylau, quoique vaincus, les Russes devinrent presque des rivaux.
+
+J'avais toujours d'excellens pistolets et le sabre léger que Moreau me
+donna lorsque je partis pour Kehl avec lui; armes innocentes, qui
+n'avaient encore servi dans mes campagnes qu'à effrayer les hôtes
+malgracieux qui voulaient trop me rançonner. Cette fois la mêlée, était
+si chaude, que machinalement je me tins en garde, non pour frapper, mais
+pour me défendre. Je crois même que, malgré cette attitude, je baissai
+plusieurs fois la tête à la vue des coups terribles qui s'échangeaient
+autour de moi; j'étais si serrée dans les rangs, que, perdant toute
+raison, me voyant déjà foulée aux pieds des chevaux, je dégage ma main
+par un mouvement rapide, je me précipite au plus fort de la mêlée et
+reçois au-dessus de l'œil gauche un coup de pointe qui me couvre le
+visage de sang. Je ne sentis pas la douleur; mais la vue du sang me fit
+mal. Aussitôt Hantz colle son cheval contre le mien, s'empare de ma
+bride, et m'entraîne heureusement à cent pas en arrière.
+
+Il est arrivé quelquefois à ma vanité de laisser croire que j'avais
+gagné cette blessure en me défendant; mais ici je veux être vraie, comme
+je le fus lorsque Ney me dit quelques jours après: «Ah! nous voilà
+véritablement frères d'armes; cela vaut _la croix_!
+
+«--Non, je vous assure, car je ne me suis trouvée là que parce que je ne
+pouvais me retirer, et j'ai eu des frayeurs à mourir.
+
+«--Quand on a peur on ne vient pas si près du danger.
+
+«--Je croyais vous rejoindre...» Au fait, je me suis convaincue que
+c'est un hussard français qui, entraîné par son cheval, le sabre à la
+main, m'a appliqué le cachet du courage, que les soldats appellent _le
+baptême_ de la gloire.
+
+Je restai long-temps à cheval, la tête entourée d'un mouchoir, le visage
+considérablement enflé. Je vis le champ de la victoire après celui du
+carnage; jamais il n'y en eut de plus sanglant. Je mis pied à terre près
+d'un tertre où j'eus occasion de contempler toute la bonté des soldats
+français, si terribles dans l'action. Nous aperçûmes étendu un grenadier
+russe levant les bras et poussant des murmures inintelligibles. Un jeune
+soldat de la ligne, blessé à l'épaule, nous appela pour lui aider à
+soulever le Russe et à lui présenter sa gourde. Hantz était déjà en
+devoir d'exécuter les vœux de cette généreuse pitié; il soulève le
+Russe, puis le replace vite avec un cri d'horreur: le mouvement venait
+de terminer son agonie! «Allons, c'est fini, dit le soldat français;
+pensons à nous.--Allez prendre le cheval de mon domestique, lui
+répliquai-je.» Frappé du son de ma voix, il me regarde et ajoute: «Il
+paraît que vous avez reçu un joli _atout_; et vous êtes une femme, je
+crois?
+
+«--Non pas, camarade.
+
+«--Vous êtes donc de ceux qui ne prennent ni barbe ni moustaches? c'est
+égal, vous êtes brave. Allons rejoindre l'ambulance. À quel général
+êtes-vous? car vous êtes secrétaire sans doute.
+
+«--Avec le général Nansouty, lui répondis-je pour en finir.
+
+«--Oh! je ne suis pas surpris que vous ayez été si près; il ne se cache
+pas celui-là.»
+
+Nous marchions péniblement, car le froid était excessif, l'obscurité
+déjà grande, les chemins épouvantables, et comme des montagnes d'hommes
+et de chevaux sanglans, le canon grondant toujours au loin, et par rares
+intervalles. C'est la gauche, répétait notre blessé; Ney est là, il n'en
+aura pas non plus le démenti. Nous quittâmes notre camarade à un
+misérable village où je voulais rester aussi, mais où Hantz ne voulut
+pas que je m'arrêtasse, ayant, dit-il, trouvé mieux. En effet, nous
+parvînmes à une maisonnette fort propre, où un brave homme et sa vieille
+femme me prodiguèrent tous les soins que mon état rendait si
+nécessaires. Comme tous les gens de campagne, la vieille avait des
+prétentions médicales, et elle les exerça sur moi avec d'assez heureux
+effets, au point que, le lendemain, l'aide-chirurgien qui survint, et
+auquel je me confiai, me fit, par la douleur qu'il me causa, regretter
+les bénignes compresses de mon premier et grotesque Esculape.
+
+Je trouvai moyen, par l'intermédiaire d'un commandant d'artillerie, que
+je ne nommerai point, parce que j'ai quelques raisons de croire que ma
+prudence sera agréable à sa haute position actuelle, d'instruire Ney,
+avec lequel il était intime, de ma position. Trois jours se passèrent
+dans les tourmens d'un silence doublement inquiétant. Le soir du second
+jour, j'eus à me tirer d'un événement fort naturel en pareil lieu et en
+pareille circonstance, lequel n'eut pas de suite fâcheuse, mais éveilla
+des craintes toutes nouvelles sur les dangers de mon étrange isolement.
+La maison de mes hôtes, commode et bien pourvue, avait échappé, je ne
+sais comment, à l'envahissement des réquisitions militaires. J'étais
+dans une chambre basse, Hantz couché à mes côtés sur un matelas;
+l'équipement de nos chevaux gisait par terre; mes pistolets et mon sabre
+pendaient à la fenêtre: tout cet attirail masculin causa l'erreur
+momentanée d'une escouade qui entra pour chercher un gîte. Les soldats
+pénétrèrent dans la maison avec ce premier vacarme d'une occupation
+militaire, qui s'apaise bientôt par le repos et un repas. À leur entrée
+dans ma chambre, je fus un moment interdite, en voyant leur joie de
+faire des prisonniers. J'avouai en riant au sergent qu'il se trompait,
+et cet aveu de mon sexe me valut les louanges énergiques de l'érudit du
+détachement, qui me déclara une Jeanne d'Arc. Un accueil bienveillant,
+une large _bien-venue_, gagnèrent bientôt les bons procédés de la troupe,
+et aucun excès ne fut commis.
+
+J'eus à me louer particulièrement d'un sous-lieutenant de la troupe,
+nommé Durozier. Il tempéra la gaieté que le repas et le vin commençaient
+à rendre par trop militaire. J'avais montré à Durozier une lettre de
+Ney, que je portais toujours sur mon cœur comme un talisman: c'était un
+gage infaillible de respect dans toute l'armée. Il me conseilla de ne
+pas rester ainsi exposée, car le lendemain les troupes devaient
+augmenter en nombre. Je fus sur le point de demander une place dans les
+bagages avec Hantz, et d'offrir nos chevaux aux officiers. Je n'en fis
+rien heureusement, car dès le lendemain arriva une calèche envoyée par
+Ney, pour me transporter vers le lieu où m'attendait le dédommagement de
+tant de fatigues et de souffrances. J'oubliais tout, j'allais le revoir!
+Je trouvais un charme secret dans mon abattement. Je pensais à la mort,
+mais avec quelques délices; car la gloire me semblait, dans ce rêve, à
+côté d'elle. C'était là de la souffrance, mais aussi de la volupté. Je
+savais Ney victorieux, et je me croyais digne de lui, portant sur le
+front l'irrécusable preuve de tout ce que j'avais fait pour m'approcher
+de lui afin de contempler ses lauriers.
+
+Je me séparai de mes hôtes avec reconnaissance... et avec joie. Je fus
+placée dans une bonne calèche allemande comme dans un lit, accompagnée,
+de mon fidèle Hantz et de deux domestiques. Je ne demandai pas où nous
+allions... On était venu de _sa_ part; j'étais sûre de le voir, que
+m'importaient la route, la distance, le temps, la fatigue? «Je vais le
+voir, et il est victorieux!» Ces pensées étaient ma vie et mon courage.
+Nous fîmes huit lieues environ par d'affreux chemins, en n'arrêtant
+qu'une fois. Je ne faisais aucune question, et je défendais à Hantz d'en
+faire. Nous approchions, suivant Hantz, de Leibberger, jolie ville dans
+une direction opposée à Eylau. C'était déjà un soulagement que de
+m'éloigner de ces champs où tant de précieux sang avait été versé.
+
+Il était nuit quand la voiture tourna dans une cour spacieuse. On ouvrit
+la portière; on m'enleva de la calèche. C'était Ney lui-même. Il me
+déposa sur un lit de repos dans une salle basse. Je ne pouvais articuler
+une parole; la souffrance, le bonheur, cette sorte d'abattement qui
+s'empare de l'ame la plus vigoureuse au terme même de ses efforts, tout
+cet amas confus de sentimens contraires formait cependant une extase de
+repos et de félicité. Les regards, la voix de Ney, me disaient, et avec
+quelle éloquence! que si j'éprouvais beaucoup, j'inspirais beaucoup à
+celui que mon imagination n'avait jamais quitté, au héros dont la vie
+était devenue comme mon ame, dont le souvenir était comme le ressort
+secret de toutes mes démarches, et les paroles l'étincelle électrique de
+toute mon existence! Eh bien! cette rencontre après la victoire était
+l'abrégé, était la réalité, était en quelque sorte le dénouement de
+toute ma vie.
+
+
+
+
+CHAPITRE LXXX.
+
+Continuation de la campagne.--Le maréchal Lannes.--Retour à Paris.
+
+
+Après m'avoir prodigué tous les soins d'une tendresse délicate, toutes
+les expressions d'un attachement bien cher à mon cœur, Ney, tout entier
+à ses devoirs, hasarda quelques paroles sur la nécessité de nous
+séparer, me disant: «Ce moment est le seul que je puisse encore vous
+donner. Il faut partir, mon amie, retourner à Paris. Si dans
+quarante-huit heures la fièvre n'est pas trop violente, vous vous
+mettrez en route avec votre domestique et quelqu'un de sûr.» Je le
+regardais, je ne respirais qu'avec peine. «Vous vous arrêterez à Nancy;
+je vous donnerai une lettre pour une famille au sein de laquelle vous
+pourrez vous rétablir.
+
+«--Y pourrai-je parler de vous? m'écriai-je.
+
+«--Oui et non. Comme d'un ami de votre mari servant sous mes ordres,
+mais point avec les élans de votre imagination italienne.
+
+«--J'entends, comme d'un protecteur, et avec la réserve d'une convenable
+reconnaissance... Non, non, j'irai en Italie, seule, libre: là, du
+moins, il me restera le bonheur de parler de vous comme je sens.»
+
+J'étais anéantie; mais quand on aime, les sacrifices mêmes de cet amour
+redonnent à l'ame de la force, et comme un douloureux bonheur. Je savais
+que l'énergie, la résolution, étaient de meilleurs titres auprès de Ney
+que les accens de la faiblesse. Je m'efforçai de paraître ce qu'il
+désirait que je fusse, résignée; mais je sentais même dans la dernière
+joie de cette lutte de dévouement que pour moi tout bientôt allait
+finir.
+
+La guerre était loin d'être terminée. La victoire d'Eylau avait été
+presque négative, quoique les Russes eussent été vaincus. Nos pertes
+étaient immenses. Augereau avait été blessé, son corps d'armée presque
+écrasé; les généraux d'Haupoult, Catineau, Lacuée, Bourières, tous amis
+de Ney, plus de trente autres de ses intimes frères d'armes, avaient
+trouvé la mort. Ney me disait avec une sorte de désespoir: «Le tombeau a
+englouti vingt mille Français, et il n'est pas fermé. Cela n'est pas
+fini.»
+
+Hélas! il n'était que trop vrai. L'hiver se passa en escarmouches, en
+siéges, en sanglans préludes, en levées d'hommes. Le maréchal Lannes
+était avec Ney l'ame de cette armée, et lui seul à Friedland avait assez
+décidé les affaires pour qu'elles fussent du moins glorieusement
+suspendues. Rien de plus touchant que l'admiration que ces deux
+guerriers exprimaient l'un pour l'autre. Lannes avait encore un peu plus
+que Ney l'énergie du langage militaire; moins de noblesse peut-être,
+mais autant de loyauté. On ne saurait imaginer un homme bourru avec plus
+de cordialité, et quelquefois plus spirituellement trivial.
+
+Ma blessure avait été plus sérieuse qu'on ne l'avait cru d'abord, mais
+l'intérêt qu'elle me valait de la part de celui pour qui je l'avais
+reçue ne me laissait pas sentir la douleur. J'étais dans la maison d'un
+chirurgien de Lieberstad, petit village voisin d'Eylau, entourée de tous
+les secours imaginables; car on ne peut se faire d'idée combien les
+Français, dans ces contrées tant ravagées par la guerre, s'en faisaient
+encore par leur caractère pardonner les désastres. Pouvant enfin être
+transportée, Ney me donna mon itinéraire, mon ordre de départ, et cette
+fois je n'osai plus avoir de murmures contre cette indispensable
+séparation.. Le spectacle de la guerre m'avait horriblement agitée, et
+le sentiment des liens sacrés qui élevaient entre moi et Ney une
+barrière respectable contribua, en me désabusant, à m'inspirer la force
+du départ. Mon exaltation s'était calmée à l'idée des affections
+légitimes entre lesquelles j'aurais eu honte de me placer, au souvenir
+de cette jeune et belle épouse que Ney chérissait si justement, et de
+ces nobles enfans, son seul orgueil avec la gloire de sa patrie...
+Qu'avais-je, grand Dieu! à mettre dans la balance d'une si grande et si
+pure destinée, sinon du remords pour tous deux? Ah! Ney m'était trop
+cher pour ne pas les lui épargner.
+
+Je partis donc de Lieberstad le 20 janvier 1807. Le voyage fut on ne
+peut plus pénible. Je ne comptai pas les jours, mais ils furent bien
+longs avant que nous fussions parvenus à Nancy. J'y arrivai plus
+harassée que le jour de ma blessure. Je n'y restai que quelques jours,
+car l'enthousiasme de ce pauvre Hantz pour _sa_ jeune maître m'y eût
+rendu l'objet d'une curiosité fort importune. Il fallut m'arrêter à Bar,
+puis à Châlons. À Château-Thierry la fièvre se déclara; bon gré, mal
+gré, je voulus continuer la route, mais arrivée à Saint-Denis il me fut
+impossible d'aller plus loin; l'on me coucha. Au milieu des frissons de
+la fièvre, je sentais comme un dégoût de la vie à l'idée de toutes mes
+illusions perdues, de tous mes rêves évanouis, réduite, après la perte
+de ce qui avait fait battre mon cœur, à la nécessité d'un avenir de
+raison. Le matin, je ne pus me lever encore pour chasser mes tristes
+pensées, ou plutôt pour les dissiper. Je me mis à refouiller mes
+papiers. J'en avais une grande quantité, et comme dans le nombre il y en
+avait de fort importans pour une foule de personnes considérées, je ne
+voulais pas rentrer dans Paris sans réparer leur désordre. Il y avait,
+entre autres, la minute de la lettre qu'on écrivit, à la date du 6
+fructidor an 5, au Directoire, pour dénoncer la trahison de Pichegru. Je
+l'avais gardée comme une relique, et c'est d'elle que Regnaud de
+Saint-Jean-d'Angely m'avait dit souvent qu'elle pourrait devenir un
+contrat de deux mille écus de rente. Dans la disposition d'esprit où je
+me trouvais, quels douloureux souvenirs cette lettre me rappela! Cette
+preuve d'un caractère irrésolu, qui avait diminué pour deux partis les
+proportions d'un tel homme, ne pouvait frapper mes yeux sans me retracer
+le bouleversement que sa brillante destinée venait de subir; abattue,
+après tant d'années, sur le soupçon d'une connivence coupable avec celui
+que Moreau lui-même avait signalé comme traître et parjure à la
+république.
+
+Je remis cette lettre dans le portefeuille qui contenait ce que je
+possédais de plus précieux. Je dirai plus tard comment le tout me fut
+volé à Gênes en 1808.
+
+Au bout de deux jours, ayant repris plus de force que de courage, je me
+décidai à me faire transporter à Paris. J'y menai encore cette fois une
+vie fort retirée, ma santé, ébranlée par tant de secousses, ayant peine
+à reprendre. Je ne pouvais sortir que fort peu. La plupart de mes
+connaissances absentes, sur les champs de bataille, j'avais quelque
+répugnance à revoir les salons de Paris, vides de leur plus bel
+ornement.
+
+
+
+
+CHAPITRE LXXXI.
+
+Voyage à Gênes.
+
+
+Je me décidai à quitter Paris, et je partis pour Gênes avec le
+beau-frère du chevalier Dulfieme. À peine arrivés, mon compagnon fut
+oblige de se rendre à Bologne, sur les instances du comte Caprara, neveu
+de l'archevêque et chambellan de d'Empereur; il était son secrétaire, et
+devint plus tard sous-préfet à Trévise. J'étais résolue à un assez long
+séjour à Gênes et dans ses environs. J'avais emporté plusieurs lettres
+de recommandation; mais persuadée par expérience que la meilleure
+partout c'est l'argent, et tenant singulièrement à mon indépendance
+d'heures, d'occupations et de plaisir, je ne fis que fort peu usage de
+ces inutiles précautions. Je pris un logement sur le port, dont la vue
+ravissante me tenait pendant les premiers jours clouée à mes fenêtres,
+admirant le magnifique amphithéâtre qui a donné à la ville le surnom
+mérité de _Superbe_. Levée dès l'aurore, je parcourais à cheval ce pays
+enchanté.
+
+Gênes, ancienne république, qui a partagé long-temps avec Venise le
+commerce du monde; Gênes, qui a traité de puissance à puissance avec nos
+rois, ne formait plus à cette époque qu'un département de l'empire;
+seulement, par un reste de respect pour sa grandeur passée, ce beau nom
+de Gênes avait été donné au département, et ses magnifiques souvenirs
+n'avaient point été ainsi enfouis sous une dénomination de fleuve ou de
+montagne. Il suffit de parcourir les rues d'une pareille cité pour se
+représenter son antique puissance. Il faut qu'un peuple ait presque mis
+le monde entier à contribution pour être si bien logé. Ce sont que
+palais en marbre, d'une grandeur et d'une beauté réelles encore par les
+pompes du site où ils se reposent. Si l'on pouvait faire une estimation
+de tant de richesses, elle monterait, je suis sûre, à une valeur et à
+une somme que tout l'argent monnoyé du globe ne pourrait acquitter;
+c'est en effet le monopole de plusieurs siècles immobilisé en quelque
+sorte dans les rues d'une ville. Par un contraste qui ajoute encore à
+l'idée de cette prospérité, c'est que la terre était si précieuse
+qu'elle semblait être trop étroite pour contenir tant de monumens; car
+ces palais si superbes sont épars dans des rues étroites comme des
+ruelles, où l'on ne peut passer sans être coudoyé et heurté au moindre
+embarras. Il en est trois cependant qui font oublier les autres par leur
+imposante régularité, et quand on parcourt _Balbi_, Nova et Novissima,
+on est tenté de s'agenouiller d'admiration devant tant de merveilles
+enfantées par le génie des arts et payées par le seul génie du commerce.
+
+Mais combien l'imagination s'attriste bientôt après s'être exaltée à
+l'aspect de la décadence des choses d'ici bas! Ces palais si magnifiques
+sont déserts. Leurs riches propriétaires habitent les combles, les
+marchands encombrent de leurs boutiques les étages inférieurs, et les
+salons déserts ne servent guère qu'à exciter les visites des étrangers
+et à provoquer les utiles aumônes de leur enthousiasme. Le plus beau de
+ces palais est celui de M. Durazzo, dernier doge de la république, que
+Napoléon avait adjoint aux tribuns français dont il avait composé son
+sénat, espèce d'Hôtel des Invalides pour toutes les notabilités
+républicaines. C'est une véritable merveille depuis les colonnes qui
+soutiennent l'édifice jusqu'aux meubles qui le décorent et aux tableaux
+qui le tapissent. Le palais _Durazzo_ était le séjour obligé des hauts
+gouverneurs qui s'étaient succédé à Gênes, depuis la conquête définitive
+des Français. Le prince Borghèse y venait étaler quelquefois sa
+magnificence impériale; mais, par un contraste remarqué de tout le
+monde, Napoléon, plus modeste ou plus grandement orgueilleux, avait
+choisi pour demeure de prédilection, lors de son passage, le palais
+presque délabré de Doria, lequel offrait, pour un homme tel que lui,
+l'occasion de coucher dans la chambre où s'était aussi reposé
+Charles-Quint, son prédécesseur en fait de monarchie universelle.
+
+Au milieu de toutes ces pompes, de marbre, je visitai avec plus de
+plaisir l'église moderne San Syro, qui me frappa beaucoup moins par les
+chefs-d'œuvre des arts, que par la singularité des mœurs génoises, qui
+permet aux belles dames d'y donner leurs rendez-vous et leurs plus
+importantes audiences de galanterie; ce qu'il y a même de plus piquant,
+c'est que les femmes ne portent guère cette facilité d'abord et de
+conversation que dans le lieu saint, et qu'elles reprennent je ne dirai
+pas plus de sévérité, mais au moins plus de réserve dans les salons. Il
+est vrai qu'elles y sont, comme dans toute l'Italie, sous la haute
+police de leurs chevaliers de tous les rangs, lesquels, suivant le
+numéro d'intimité qui leur est accordé, inspectent et contrôlent leurs
+coups d'œil et le jeu de leur physionomie. Les femmes, qui sont en
+général fort jolies, n'ont pas cette disposition malveillante qui, dans
+d'autres pays, les porte à se critiquer réciproquement, et à se venger
+en quelque sorte de leur vertu par leurs propos sur celle des autres. On
+ne peut se faire d'idée de la vénération qu'on porte à celles dont la
+beauté a été célèbre et les amours publics. La fameuse Argentine
+Spinola, qui venait de mourir dans un âge très avancé, était encore
+l'objet de toutes les conversations, et sa vieillesse même avait été
+plus long-temps honorée, à cause de la popularité de ses aventures, et
+surtout de sa liaison avec le maréchal de Richelieu. Je ne pense pas
+pourtant que ce soit à cause de ce seul souvenir que je vis le portrait
+de ce dernier dans le palais des doges, au milieu de deux des grands
+hommes de la république; ainsi que celui du maréchal de Boufflers. Ce
+n'en est pas moins une chose remarquable, qu'une ville où le peuple et
+les amans ont de la reconnaissance.
+
+J'ai vu cependant à Gênes un plus beau spectacle que le palais _Serta_,
+que l'église _San Syro_, que la place _della Fontana Amorose_; c'est la
+magnifique horreur d'un orage soulevant la mer et buant le port. Une
+croisière anglaise, occupée à lutter contre la tempête, avait attiré
+toute la population à cette scène. Les canons de l'escadre ralliant les
+embarcations légères, l'ouragan ébranlant toutes les cloches sonores de
+la ville et autres villages d'alentour, comme si le maître du monde eût
+voulu convoquer tout un peuple à un grand acte de sa puissance et à une
+solennelle révolution de la faiblesse humaine. Moi qui avais vu de plus
+près les dangers; moi qui, sans trembler, avais entendu gronder le
+tonnerre des batailles, on croira sans peine que j'étais plus curieuse
+qu'effrayée; et, en effet, ce souvenir ne se retrace dans ma mémoire que
+comme une immense décoration d'opéra, mais, à vrai dire, la plus
+imposante et la plus belle qu'on puisse contempler.
+
+Un peuple dégénéré peut n'être plus assez fort pour se défendre, peut
+manquer des vertus qui préservent de l'abaissement et de la conquête:
+mais de cette décadence à la bassesse qui baise ses fers, il y a loin;
+et les Génois avaient justement, contre leur réunion à l'empire, cette
+répugnance qui ne peut plus aller jusqu'à la révolte, mais qui ne sait
+pas non plus descendre jusqu'à l'amour. Le commerce était ruiné, et
+l'intérêt comme les souvenirs se réunissaient sans danger pourtant
+contre nous. Les administrations étaient vigilantes, confiées à des
+hommes habiles, et la conscription seule rendait le joug difficile
+autant qu'il était pesant. Le général Montchoisy, qui commandait en
+second dans la haute suzeraineté du prince Borghèse, tempérait, autant
+qu'il était en lui, les rigueurs, et j'ai entendu dire de sa personne un
+bien qui me flattait pour les militaires français. Du reste, quoique
+ruinée, Gênes renfermait encore dans son sein trop de richesses pour
+qu'elles eussent entièrement disparu, et le séjour en était fort onéreux
+pour les hauts fonctionnaires publics. Le luxe et la dépense étaient là
+comme une manière d'opposition; et comme l'empire n'en voulait d'aucune
+espèce, l'Empereur avait cherché à s'attacher les illustrations
+patriciennes par des faveurs, et accordait, je ne sais pas par exemple
+sur quels fonds, de fort beaux supplémens de traitement au gouverneur et
+autres représentans de son pouvoir et de ses intentions, de manière à ce
+qu'ils pussent, par leur faste et leur représentation, écraser les fêtes
+de la vieille aristocratie, et prévenir ainsi l'innocente sédition du
+luxe génois.
+
+Ces précautions étaient grandes et nobles, mais n'étaient pas
+nécessaires. La population de ces heureux climats se laissait aller au
+courant. Son plus vif sujet de mécontentement n'était pas assez sérieux
+pour être violent, car il consistait surtout dans le regret de faire
+partie du même gouvernement que les Piémontais, que les Génois ont
+toujours détestés. L'antique patriciat, ces vieilles et vénérables
+familles, qui, sous la république, avaient toujours dans leurs palais la
+porte ouverte et la table dressée pour la pauvreté, se croyait bien
+déchu du pouvoir, mais non pas du droit de bienfaisance; et la noblesse
+génoise se survivait en quelque sorte par ses bonnes actions. Elle
+venait d'en donner, à l'époque de mon séjour, un exemple admirable. La
+récolte avait été nulle dans toute l'Italie; les symptômes de la famine
+se montraient sous un aspect effrayant pour les classes malheureuses. Le
+comte Balbi réunit les plus riches de Gênes, propose une souscription
+destinée à prémunir pour l'hiver le petit peuple par l'achat d'une
+grande quantité de blés de France. Le noble comte s'inscrivit le premier
+sur la liste pour 200,000 fr. Les autres chefs des grandes familles
+l'imitèrent; et, sous l'empire, le peuple crut s'apercevoir qu'il vivait
+encore sous la république. Je ne sais pas si la commission des titres,
+qui commençait alors à distribuer les féodales distinctions imitées de
+l'ancien régime, reçut l'ordre de comprendre une partie de la noblesse
+génoise dans une large fournée de comtes et de barons, mais, à coup sûr,
+cela eût été d'une sage et juste politique, tout-à-fait en harmonie avec
+le bon sens de Napoléon, qui n'avait pas voulu rétablir cette
+institution du passé pour des services gratuits, et seulement pour une
+utilité d'antichambre.
+
+Gênes ne suffisait pas à mon inquiète activité d'esprit; aussi je la
+quittais quelquefois des jours, des semaines entières, pour voir, pour
+observer, et surtout pour courir. C'est ainsi que je visitai tout le
+littoral de la Ligurie et toutes les villes des Apennins, dont je vais
+retracer mes excursions.
+
+
+
+
+CHAPITRE LXXXII.
+
+Excursion à Bobbio.--Souvenirs du général Junot.
+
+
+Comme je ne fais pas un itinéraire, et que d'ailleurs les descriptions
+n'ont d'attrait pour moi qu'autant qu'elles se lient à des souvenirs de
+gloire, on concevra sans peine que, tout en courant dans un pays où
+chaque ville, chaque hameau rappelle une bataille, et une victoire, je
+ne manquais jamais d'interroger de droite et de gauche les paysans, les
+aubergistes, tous ceux que le hasard me faisait rencontrer dans les
+diligences, dans les maisons où j'étais présentée. Avec ma facilité
+d'impressions, il n'y avait pas un village où je ne trouvasse à me
+distraire, à m'occuper, reprenant bien vite ma course dès que j'étais
+satisfaite.
+
+Bobbio est une petite ville au milieu des Apennins, alors chef-lieu de
+sous-préfecture. Le spectacle des monts qui la cernent et l'emprisonnent
+est d'autant plus imposant, qu'on a l'air d'être enfoui dans des gorges
+de montagnes comme dans le fond d'un bocal. Les habitans sont plus
+vigoureux que les autres Italiens. Le voisinage des montagnes y retrempe
+sans doute continuellement une nature dont ils font d'ailleurs le même
+emploi que leurs autres compatriotes, pour qui le plaisir semble un
+besoin du climat. Le clergé, qui dans toute l'heureuse Ausonie partage
+les goûts populaires et se trouve mêlé à toutes les fêtes, jouissait
+même à Bobbio, quand j'y passai, d'un peu plus de liberté qu'ailleurs,
+ce qui n'est pas peu dire en pareille contrée. Toutes les dames ont là,
+aussi bien qu'à Gênes, la troupe obligée des adorateurs. Les jeunes
+ecclésiastiques font leur partie dans les concerts; et j'en ai entendu
+chez une noble marquise, déjà vieille, mais véritable Ninon de
+l'endroit, qui chantaient le _seria_ et même le _buffa_ avec une
+complaisance et une bonne volonté toute charitable. Je ne sais pourquoi,
+quand j'en témoignai ma surprise au sous-préfet, qui était venu me
+rendre visite, il me dit que les usages faisaient tout, et que dans le
+carnaval plusieurs jeunes théologiens avaient figuré dans une mascarade
+fort gaie, sans que cette liberté leur eût fait le moindre tort, et jeté
+le moindre soupçon sur leurs dispositions religieuses.
+
+La danse est surtout ce qu'aiment de passion les habitans de Bobbio de
+toutes les classes. Je n'ai jamais vu sur nos théâtres de Paris imiter
+l'originalité de ces pas vigoureux et pittoresques que les élégantes
+exécutent avec autant de fermeté que les paysannes. La montferrine m'a
+surtout frappée par l'incroyable dextérité et la prodigieuse force
+qu'elle exige. En général, on retrouverait dans les montagnes des
+indications et des ressources pour la chorégraphie, et de précieux
+rajeunissemens pour le goût blasé du public. Les divers opéras des
+grandes villes devraient avoir, en vérité, des commis voyageurs.
+
+Les femmes sont jolies à Bobbio; c'est une observation qu'on peut
+renouveler à chaque village de ces contrées, et je ne la fais que pour
+constater ma justice distributive et mon désintéressement. Celles de
+Bobbio ne m'ont paru avoir rien de plus remarquable que leur beauté
+mollement efféminée, ce qui est bien quelque chose; elles saluent d'une
+drôle de manière, d'une manière plus anglaise qu'italienne: la tête
+seule s'agite, pour saluer, sur un corps qui reste immobile.
+
+Ce que j'appris de plus curieux me fut raconté par l'obligeant
+sous-préfet, qui passait, malgré les plaisirs dont je viens de retracer
+l'image rapide, une vie assez rude dans son petit empire, à cause de la
+difficulté qu'avait mise le pays non pas à se soumettre, mais à
+comprendre les lois françaises. Il y avait même eu, dans les premiers
+temps de son administration, quelques soulèvemens des paysans
+montagnards, d'ailleurs par la misère fort ingouvernables. Bobbio
+n'avait fait, dans cette occasion, que ressentir le contre-coup des
+mouvemens insurrectionnels qui avaient pris naissance dans les états de
+Plaisance et de Parme. «Nos montagnards, ajouta le sous-préfet,
+s'étaient mêlés d'ailleurs avec assez de bonne volonté à une bande qui
+avait été rejetée du côté de leurs montagnes. Il y avait plus d'espoir
+de pillage que d'esprit de révolte dans ces conjurés. Ils prenaient
+impitoyablement les poules et les fonctionnaires publics. Les contes les
+plus absurdes couraient la campagne. L'Empereur, suivant ces héros d'un
+quart-d'heure, avait été battu par les Autrichiens, fait prisonnier avec
+quarante mille hommes, et, pour tous ses péchés, jeté dans une cage, de
+fer. Le général Junot, qui ne plaisantait pas en fait de rébellion, et
+qui commandait alors dans les États de Parme, avait déployé cette
+énergie militaire qui prévient beaucoup par la terreur qu'elle inspire;
+et, pour, que l'idée des châtimens fût toujours présente à une
+population plus remuante que dangereuse réellement, il avait commencé
+par faire brûler le village de Mezzano, où le désordre avait éclaté
+d'abord. L'adjudant général Grandseigne, homme bon et modéré, avait
+adouci cette rigueur en permettant aux habitans d'emporter leurs effets,
+et en faisant respecter l'église. Cela avait été, suivant mon aimable
+historiographe, un curieux spectacle que celui des révoltés soumis se
+réfugiant dans le temple préservé, et dansant avec une certaine joie à
+la vue de leurs maisons en flammes, parce qu'ils prétendaient que si
+l'incendie était un mal, il était aussi un bien, puisqu'il devenait une
+valable quittance de leurs fermages arriérés.
+
+«Le général Junot, qui pensait avec raison que la présence d'un chef
+redouté ajoute toujours à l'effet des grandes mesures, vint en personne
+visiter le pays, que quelques exécutions avaient suffi pour pacifier. Il
+fit son entrée solennelle à Bobbio, au son des cloches de toutes les
+églises, où s'entonnait le _Te Deum_, entouré de ses aides de camp, des
+hauts fonctionnaires de tout le pays, dans un appareil presque impérial.
+La jeunesse, qui eût servi de renfort aux révoltés s'ils avaient réussi,
+servit de garde d'honneur au brillant proconsul, qui fut reçu,
+complimenté, harangué par les officiers municipaux aux portes de la
+ville, au milieu d'un groupe de femmes élégantes. La marquise de
+Malespina, la Corinne de l'arrondissement, lui débita des stances faites
+par elle en société avec un adjoint du maire dans lesquelles le Pénicé
+inclinait la tête, et la Trebia penchait son urne devant le dieu de la
+guerre et les foudres du nouveau Jupiter tonnant. Le général reçut
+immédiatement les autorités à son hôtel. L'admiration fut universelle
+quand tout le monde l'entendit répondre au président du tribunal en fort
+bon toscan. Presque sultan en même temps que général, Junot était étendu
+sur un canapé, ses officiers, ses aides de camp, sa suite, les
+fonctionnaires ne prenant pas la liberté de s'asseoir devant lui; il
+paraît qu'il ne permettait cette distinction qu'aux femmes, encore
+fallait-il qu'elles fussent jeunes et jolies. Bobbio, au lieu d'être en
+état de siége, fut en un véritable état de fête. Le peuple dansa dans
+les rues; _les gens comme il faut_ composèrent, chez la marquise, un bal
+très brillant de sous-préfecture. Junot regarda avec plaisir nos
+montferrines, soupa très honorablement: il s'était un peu plus défié de
+notre vin que de notre accueil; aussi ne prit-il que d'un excellent
+bourgogne, qui faisait, m'a-t-on assuré, toujours partie de son bagage
+militaire.
+
+«Junot n'étant venu à Bobbio que pour se donner le plaisir de voir de
+ses yeux la tranquillité rétablie par son entremise, ou plutôt par sa
+fermeté, quitta la ville avec le même cérémonial qui avait présidé à son
+entrée: tout Bobbio l'accompagna avec de grandes marques d'admiration;
+c'était un souverain à cheval au milieu de sa cour. Junot, célèbre par
+son adresse à tirer le pistolet, se donna pendant toute la route, pour
+la faire éclater, le singulier plaisir de tirer, au grand galop, les
+poules et tous les innocens volatiles des paysans; mais pour montrer
+qu'il était aussi généreux qu'adroit, il jetait un pièce de 5 francs à
+tous les pauvres propriétaires qui lui rapportaient l'animal blessé,
+lesquels s'en allaient bien contens avec la victime et avec l'argent. Ce
+qu'il y eut de bien curieux, comme je vous l'ai déjà raconté, dans toute
+cette espèce de campagne contre les villages des Apennins, ce fut
+l'insouciance, la légèreté, la gaieté même, qui accueillirent les
+représailles, ou plutôt les précautions militaires des troupes
+françaises. Les prétendus insurgés buvaient avec les soldats qui
+brûlaient leurs pénates, et trinquaient très joyeusement en face de
+leurs maisons brûlées ou envahies. Jamais carnaval ne fut plus gai que
+celui de cette année de persécution; à Bobbio même, des jeunes gens se
+déguisèrent en insurgés, en brigands, et se livrèrent aux plus
+plaisantes parodies à ce sujet. Cependant, il y avait eu plusieurs
+exécutions; une vingtaine de paysans fusillés, ainsi que deux prêtres
+désignés comme leurs complices et leurs instigateurs.» Hélas! me
+disais-je en écoutant le récit de cette folie italienne que le spectacle
+du sang n'avait pas altérée, jamais on ne sent davantage le besoin des
+plaisirs que dans les temps de crise; les violons ne sont point
+incompatibles avec les échafauds. N'avais-je pas pour me convaincre de
+cette inexplicable disposition du cœur humain _le bal des victimes_ à
+Paris, où l'on n'avait été admis qu'en prouvant la mort de quelqu'un des
+siens?
+
+Mais, par exemple, ce qu'on ne voit point en France, c'est
+l'indifférence et presque la protection qu'en général on accorde en
+Italie aux criminels. Là, pour qu'on les dénonce, il faut que les
+dénonciations soient payées; car s'il n'y a rien à gagner avec la
+justice, elle perd presque toujours sa proie. Les gens qui ont échappé
+aux peines afflictives, soit peur, soit sympathie secrète, ne sont guère
+plus mal vus que d'autres. Il y avait eu à Bobbio un exemple tout
+particulier de cette indulgence morale; celui qui en avait été l'objet
+venait de mourir quelque temps avant mon excursion dans cette ville, et
+je m'en vais en rapporter les circonstances avec toute l'exactitude du
+_cicerone_ dont je la tiens.
+
+Deux frères avaient assassiné leur oncle, pour se venger du meurtre que
+celui-ci avait commis sur la personne de leur père, pendant qu'ils
+étaient enfans. Le meurtrier, dont il était si grandement question à
+Bobbio, avait été jugé à Gênes avec une indulgence qui avait remplacé,
+en considération des motifs qui avaient armé son bras, la peine capitale
+par une amende limitée. Échappé à la justice, ce meurtrier s'était
+réfugié à Bobbio et y avait mené une vie honorable et paisible pendant
+plus de vingt ans, quoiqu'on n'ignorât point ses _antécédens_, comme on
+parle aujourd'hui, et quoiqu'on racontât même les détails horribles de
+cet assassinat, après lequel les deux frères auraient, dit-on, bu du
+sang de leur victime. Personne ne frémissait en passant devant l'homme,
+précédé d'une telle renommée. Il faisait je ne sais quel commerce, et en
+secret le commerce de l'usure. Malgré ce surcroît de motifs de haine et
+de réprobation, l'honnête meurtrier augmentait son petit pécule et sa
+considération dans Bobbio. La mort seule vint troubler le repos de
+l'assassin usurier. Au milieu de ses dernières souffrances, il songea à
+faire son testament; mais il se méfie des notaires, et craint que ses
+neveux, ses héritiers, les enfans de ce frère qu'il a naguère immolé,
+n'aient corrompu les officiers publics. Deux prêtres et deux médecins
+sont appelés. Il paie grassement les prières et les ordonnances; mais il
+craint encore les médecins et en fait venir d'une ville voisine. On lui
+ordonne une opération, mais il croit bientôt que ce n'est qu'un moyen
+plus expéditif de l'envoyer dans l'autre monde. Il meurt par crainte de
+mourir; il enrichit par la peur d'un testament ceux que son testament
+allait dépouiller; et prouve enfin par ces tourmens d'une ame qui
+tremble devant la dépravation des autres, parce qu'elle juge de toute
+l'humanité par son affreuse conscience, qu'il est un moment terrible où
+les avares perdent leur argent, et où les assassins trouvent une
+vengeance.
+
+
+
+
+CHAPITRE LXXXIII.
+
+Voyage à Turin.--Cour du prince Borghèse et de la princesse Pauline.
+
+
+La vie nomade est un besoin si impérieux pour moi, qu'à peine de retour
+à Gênes, je n'y fis en quelque sorte qu'une halte, et me remis presque
+immédiatement en marche pour une nouvelle caravane. J'avais appris par
+un chambellan du prince Borghèse, qui était descendu dans l'hôtel que
+j'habitais à Gênes, que la cour de Turin allait se trouver au grand
+complet par la présence assez rare de la princesse Pauline; et que cette
+capitale des départemens au delà des Alpes allait, pendant un mois,
+devenir un séjour tout-à-fait digne de l'attention et des loisirs d'une
+voyageuse. Il n'est pas nécessaire de me pousser beaucoup quand il
+s'agit de courir. D'ailleurs, quoique déjà guérie, j'étais persuadée que
+mon rétablissement s'obtiendrait surtout plus complet par des
+distractions. La santé est un admirable prétexte qui se prête à toutes
+les fantaisies de la tête, et qui fait que la plupart du temps dans la
+vie les plaisirs et les caprices sont traités comme des devoirs sérieux
+et des nécessités supérieures.
+
+Je me rendis donc à Turin, mais seulement pour y passer quelques jours,
+avec la résolution de revenir à Gênes, où je prendrais un parti quand
+l'état de mes fonds me dirait d'être raisonnable, autant au moins qu'il
+m'est donné de l'être. En allant chercher dans l'ancien séjour des rois
+de Sardaigne des impressions frivoles, je fus entraînée par un retour de
+pensées plus graves à visiter le champ de bataille de Marengo. La gloire
+militaire exerce un incroyable empire sur mon cœur, et j'avoue que mes
+idées, tout-à-fait changées sur Bonaparte depuis mon aventure de Milan,
+me disposaient singulièrement aux extases de l'admiration. Une colonne
+élevée sur la route, en face du village de Marengo, ne permet pas de se
+méprendre sur la place précise où se portèrent les plus grands coups de
+cette immortelle journée. Je mis pied à terre dès que j'aperçus ce
+simple monument d'un si grand souvenir. Je parcourus le village,
+interrogeant les traces effacées de la bataille; puis je vins me
+rasseoir sur le bord de la route, l'œil fixé vers cette modeste colonne,
+première base d'une renommée et d'un trône universels: car c'est presque
+dans les champs de Marengo que Napoléon a ramassé la couronne de
+Charlemagne. De là, me disais-je, l'aigle a pris son essor; il est venu
+s'abattre sur la tribune déjà vieillie de la révolution, pour entraîner
+l'activité française, lasse de phrases et de massacres, vers une
+carrière immense et nouvelle. On peut regretter l'emploi qu'un tel géant
+fit de ses forces; mais il est impossible de ne point l'admirer, de ne
+point trouver poétique cette destinée d'un homme qui ne s'empare d'un
+sceptre que pour en faire un instrument de gloire nationale et de
+mouvement européen. Là, me disais-je, un jeune homme s'élève dès ses
+premières batailles au-dessus des plus grandes capitaines! Le feu du
+génie est dans ses yeux; je croyais le voir donner ses ordres, entendre
+ses commandemens énergiques et précis; par son génie, forcer en quelque
+sorte la fortune. Plus loin, je reconnaissais encore ce noble et brave
+Desaix, n'ayant qu'un regret sous le coup fatal qui vient de le frapper:
+c'est de ne plus pouvoir servir le premier consul; admirable élan de
+l'amitié, qui prouvait que celui qui avait le génie des batailles avait
+aussi le secret des cœurs, et cet art merveilleux d'exciter
+l'enthousiasme et le dévouement, dont il faut toujours que des vertus et
+des qualités extraordinaires soient les fondemens sacrés.
+
+Je m'arrachai avec peine de cette grande scène de Marengo, dont la
+malveillance a cherché plus d'une fois à ravir le mérite au génie de
+Napoléon, comme si vingt autres batailles ne sont pas prêtes à se lever
+pour établir la légitimité glorieuse de cette première victoire. Je me
+rappelais alors avoir entendu répéter à Paris un mauvais bon mot de
+l'astronome Lalande, qui se réjouissait, disait-il, du gain de cette
+bataille; qui en faisait son compliment bien sincère au premier consul;
+mais qui était tenté de lui adresser une pétition pour que le héros en
+changeât le nom, attendu que la consonnance de Marengo rappelait trop
+celle de madame Angot, et que la ressemblance n'était pas assez
+militaire. L'esprit français est bien vif, bien agréable; mais n'y
+a-t-il pas dans notre nation, d'ailleurs si noble, une disposition
+fâcheuse à abuser de ses précieuses qualités? L'empire de l'épigramme et
+du trait n'est-il pas quelquefois terrible? et n'est-ce pas un obstacle
+aux grandes choses que cette opposition toute prête des lazzis et des
+plaisanteries? Je ne m'étonne pas que Napoléon l'ait redoutée; qu'il ait
+quelquefois tremblé devant la puissance des salons railleurs du faubourg
+Saint-Germain: le ridicule est toujours si prêt en France à faire
+justice du génie! Je ne sais si je me trompe, moi qui ai lu son ame dans
+ses yeux, mais je serais tentée de croire que la fatalité de quelques
+entreprises de l'Empereur a tenu à cette nécessité d'une grande ame,
+d'échapper à la satire à force de prodiges. Je suis sûre que, lisant les
+rapports de son ministre de la police, il est arrivé plus d'une fois à
+Napoléon de parcourir à grands pas son cabinet, poursuivi, non point par
+l'image des dangers, mais par un bon mot; de saisir sa carte du
+continent, de marquer du doigt la contrée lointaine dont la conquête
+devait servir de réponse à quelque impuissante moquerie, et de s'écrier:
+«France légère et maligne, je t'ai comblée de gloire, je veux t'en
+accabler!» Il serait curieux pour l'histoire de la grandeur et de la
+faiblesse humaines, de savoir si un grand homme n'a pas perdu un trône
+par la crainte d'un calembourg.
+
+J'arrivai à Turin, et je fus comme émerveillée de l'air français qu'on y
+respirait alors. L'hôtel où je descendis était tenu, servi, et surtout
+occupé par des Français. J'y pris un logement magnifique, et je me mis
+de suite avec mon fidèle Hantz à visiter les belles arcades de la place
+du château et de la rue du Pô. Turin est une ville moins chargée de
+chefs-d'œuvre que certaines autres de la contrée, mais elle en possède
+assez pour avoir une réputation; je l'aurai peinte en deux mots, quand
+j'aurai dit que c'est une beauté régulière; ce ne sont pas celles que je
+préfère.
+
+Dès le soir même, j'assistai à une moitié d'_opera buffa_ au théâtre
+Carignano, qui fait face au palais du même nom, occupé alors par la
+préfecture. J'eus le plaisir d'apercevoir dans sa loge M. de Lameth, qui
+était aimé à Turin comme il l'avait été à Digne, mais qui était là sur
+un plus vaste théâtre. Je l'appris d'un aimable chambellan que j'avais
+vu à Gênes, qui, me reconnaissant au spectacle, vint me saluer dans ma
+loge. Il me conta beaucoup de curieuses particularités sur la cour de
+Turin, et entre autres que M. de Lameth pouvait être considéré comme le
+prince régnant du pays, le matériel du pouvoir étant entre ses mains, et
+le gouvernant et la gouvernante réduits à peu près au cérémonial de la
+souveraineté. Ne voulant pas rester long-temps à Turin, et craignant
+l'effet des grandeurs, je ne me souciai point d'aller voir ce haut
+fonctionnaire, de peur de l'exposer, ainsi que moi, à l'embarras d'une
+reconnaissance. Je me trompais: M. de Lameth n'est point un de ces
+hommes d'une faiblesse vulgaire, un de ces tempéramens vaniteux que les
+dignités, les titres et la faveur font changer. C'est au contraire un
+caractère soutenu et noble, un homme dont la politesse est d'autant plus
+aimable que ses principes sont sévères, et que c'est, pour ainsi dire,
+un philosophe en talons rouges.
+
+En me quittant, le chambellan du prince Borghèse, que je ne nommerai
+point pour une raison dont la futilité ne mérite pas d'être expliquée au
+lecteur, me demanda la permission de venir admirer mes beaux cheveux
+ailleurs qu'au spectacle, où j'étais affublée d'un immense chapeau. Il
+m'annonça sa visite pour le lendemain, ayant, me disait-il, à me
+proposer quelque moyen de me rendre agréable le séjour de sa patrie.
+C'était un excellent homme sans beaucoup d'esprit, une copie, même un
+peu grotesque, du vieux ton de l'ancien régime mêlé aux nouvelles
+allures des mœurs de l'empire. Le lendemain, il fut plus exact à
+l'innocent rendez-vous que je lui avais donné qu'un officier de vingt
+ans. Après deux heures d'audience admirative, quoique matinale, mon
+chambellan (c'est ainsi que je l'appellerai) me proposa de monter en
+calèche pour parcourir les environs. La promenade me parut délicieuse,
+et je fis même une remarque: c'est que les hommes bien nés, suivant
+l'expression commune, n'ont presque pas besoin d'esprit pour être
+aimables; ou plutôt que, souvent dépourvus d'instruction et de cette
+capacité de travail exigée par les affaires, ils possèdent néanmoins
+comme naturellement le don de la conversation, le tact qui saisit les
+mœurs, les ridicules de la société, et presque l'ingénieuse facilité de
+peindre d'un mot les caractères.
+
+«Connaissez-vous, me dit-il, notre adorable Pauline? sa présence à Turin
+est une rareté, et vous arrivez à point pour assister à toutes les fêtes
+qui vont signaler son passage, sans doute bien court; car, comme dit
+fort plaisamment notre excellent prince, je suis peut-être la personne
+que ma femme voit le moins souvent.
+
+«--J'ai vu la princesse Pauline plusieurs fois chez son frère Lucien,
+pas assez pour la connaître; mais je trouve un peu leste votre
+expression d'_adorable Pauline_ appliquée à votre souveraine.
+
+«--Que voulez-vous; elle est trop jolie pour une princesse. Elle fait
+certes la reine autant que possible avec nos dames d'honneur, toutes des
+plus anciennes familles de Piémont, qu'elle a mises rudement au régime
+de la sonnette la plus capricieuse; mais elle est moins reine avec notre
+sexe; et, comme malgré nous, quand nous ne sommes pas de service, nous
+l'aimons comme une simple particulière. Figurez-vous une divinité de la
+tête aux pieds: les agrémens dont ses autres sœurs ne sont qu'isolément
+pourvues, elle les réunit tous; on dirait l'enfant gâté de la famille
+impériale. C'est en la regardant sans doute que Canova a trouvé le
+secret de cette harmonie charmante de ses statues, dont les formes sont
+plus que belles. Il n'est pas un de ses traits qui ne soit régulier, et
+une grâce indicible anime et assouplit encore tant de perfections.
+
+«--Elle m'a paru en effet ravissante, quoique je ne l'aie aperçue que
+deux fois... Et elle fait tourner ici toutes les têtes?
+
+«--Votre expression n'est pas non plus très respectueuse; mais la
+princesse est si bonne, qu'elle l'entendrait elle-même sans s'en
+offenser. On n'a jamais vu une cour plus indulgente que la nôtre. Je ne
+m'en plains pas, quoique je ne puisse plus guère en profiter. Pourvu que
+les peuples ne paient pas trop cher les royales folies, ils aiment assez
+que les souverains se rapprochent par elles de l'humanité. On leur sait
+quelquefois gré de leurs faiblesses; et François Ier comme Henri IV, par
+exemple, doivent une partie de leur popularité à leur galanterie et à
+leurs fautes.
+
+«--Je pense tout-à-fait comme vous. Le goût des plaisirs est un moyen de
+gouvernement qui en vaut bien un autre. Je suis persuadée qu'une des
+causes qui ont fait dominer si long-temps le paganisme, c'est que chacun
+de ses dieux représentait quelques uns de nos penchans. Je vois avec
+plaisir que la cour de Turin a déjà les mœurs de l'Olympe; je lui en
+souhaite la durée.
+
+«--Pour cela, je n'en réponds pas. La cour, la garnison et les employés
+forment ici une population dans la population; mais le reste, qui ne
+bouge pas, il est vrai, a conservé un profond sentiment d'affection pour
+la vieille dynastie, qui était bien le despotisme le plus paternel qu'on
+puisse imaginer. Nous autres tous de l'ancienne noblesse, on nous a fort
+bien traités; on nous a, à tous, donné quelque chose, et la politesse
+aristocratique consiste surtout à ne rien refuser: mais c'est à la cour
+que tout ce monde est attaché plutôt qu'au souverain qui en a
+l'usufruit. Beaucoup de mes amis, soit reconnaissance, soit précaution,
+ont même, avant d'accepter les clefs ou les éperons, écrit à Cagliari
+pour obtenir de l'ex-maître son agrément avant de s'engager dans la
+dynastie napoléonienne.
+
+«--Mais le prince Borghèse possède peut-être des qualités suffisantes
+pour s'attacher à jamais ces nobles dévouemens?
+
+«--Le prince Borghèse est tout-à-fait dans nos mœurs, ce qui ne veut pas
+dire qu'il soit dans nos opinions.--Comme Néron, auquel il est bien loin
+de ressembler, par la bénignité de son naturel apathique et inoffensif,
+_il excelle à conduire un char dans la carrière_; il danse passablement
+pour une altesse; il a même paru honorablement dans les rangs de l'armée
+française; mais c'est tout simplement un bon et excellent homme, fait
+pour le _farniente_ du pouvoir, et qui abdiquerait plutôt vingt fois,
+que de se donner la moindre peine pour une couronne ou une fraction de
+couronne semblable à celle dont il possède le simulacre. C'est une
+espèce de figurant de la monarchie impériale, qui ne convient pas à
+l'action, mais qui ne la dépare point, parce qu'il _se met bien et qu'il
+a bonne tenue_, en termes de théâtre. Sa femme ne l'occupe pas plus que
+sa souveraineté. Elle a Turin en horreur; elle y vient le moins
+possible, et c'est tout au plus si son noble époux, qui d'ailleurs lui
+rend bien justice et la trouve charmante, s'aperçoit de sa présence ou
+de son absence; il n'en a des nouvelles que par ses aides-de-camp et ses
+chambellans. Si jamais le prince Borghèse perd l'appétit, il ne lui
+restera plus rien à perdre, et l'on pourra prononcer sa complète oraison
+funèbre. Du reste, l'empereur en est fort content; il lui reconnaît une
+louable soumission, une magnificence généreuse, les qualités qui
+rassurent et aucune de celles qui inquiètent: voilà, j'espère, un prince
+désintéressé, qui sera aussi bien avec l'histoire qu'avec ses sujets, et
+dont je défie bien que l'une, pas plus que les autres, dise jamais aucun
+mal.
+
+«--Mais vos portraits me donnent très bonne opinion de la cour de Turin:
+on y jouit de la gloire de l'empire, on y respire à l'ombre d'un génie
+qui est bien assez fort pour tout protéger; celui-là prend la royauté
+comme un fardeau, et il laisse son heureuse famille la prendre comme une
+jouissance; pour lui les épines, les roses pour les siens. C'est un
+parent bien accommodant que celui qui se charge ainsi de la procuration
+de toutes les couronnes, et dont l'épée veille pour leur santé et pour
+leur gloire.
+
+«--Oh! oui. Mais il n'y a à cela qu'un inconvénient: c'est qu'un boulet
+de canon peut tout finir en vingt-quatre heures, et que le chêne à bas,
+adieu les roseaux.
+
+«--Mais Napoléon ne donne pas seulement des maîtres aux pays avec
+lesquels il dote sa famille, il leur donne des lois, et les lois durent
+plus long-temps que les hommes. D'ailleurs, monsieur le baron, le
+présent est beau, il est glorieux; pourquoi songer à l'avenir? Les
+peuples ainsi que les individus ont tout à gagner à vivre à l'aventure
+et à se fier à la destinée.
+
+«--À qui le dites-vous?... à un Italien?
+
+«--Voilà une bonne foi et une candeur dont je vous fais mon compliment.
+Continuez à me parler de la cour de Turin, des généraux, des officiers,
+des jolies femmes, tout cela forme l'état-major de la domination
+française.
+
+«--Je ferai mieux que vous en parler, je vous montrerai cette lanterne
+magique des vanités, et vous m'y verrez défiler tout comme un autre. Il
+y a dans trois jours un grand bal chez le général commandant; je vais
+vous faire inviter. Le prince et la princesse veulent bien l'honorer de
+leur présence. Ce sera magnifique; vous vous croirez aux Tuileries.
+C'est le prélude de toutes les fêtes qui vont se succéder.»
+
+
+
+
+CHAPITRE LXXXIV.
+
+Un bal à Turin.--Quelques portraits.
+
+
+Quoique je n'eusse point apporté tous mes bagages, j'étais à cette
+époque si chargée de toutes les richesses de femme, que ma toilette ne
+m'occupa point tout entière, pendant les deux jours qui précédèrent ce
+bal, où j'étais sûre de rencontrer l'élite de la société et les
+notabilités de la cour. Je n'eus presque pas besoin des artistes de la
+ville pour être bien sous les armes.
+
+Il n'y a vraiment que les Français pour ces sortes de triomphes, comme
+pour de plus importans. Le luxe, le bon goût, l'élégance des salons
+était éblouissante; c'était un bal préparé avec autant de frais et de
+soins qu'une bataille. Les officiers y étaient brillans, et tous au
+poste du plaisir comme au poste de la gloire. J'en reconnus plusieurs,
+et j'étais à peine entrée que j'étais déjà en pays de connaissances, et
+à mon aise comme au milieu d'un état-major. À neuf heures leurs Altesses
+entrèrent: Pauline était une véritable divinité, et quoique plusieurs de
+ses dames fussent fort jolies, elle les éclipsait toutes; elle était la
+reine _et par droit de conquête et par droit de..._ beauté. Le prince
+Borghèse fit le tour des salons, adressant la parole à presque toutes
+les dames, remplissant son état de souverain avec beaucoup de naturel et
+de dignité. La princesse s'était reposée un moment; mais après un signe
+du premier chambellan, les premiers quadrilles, qui avaient été désignés
+d'avance, se formèrent. L'étiquette continua pendant deux ou trois
+contredanses pour satisfaire les hautes vanités locales ou dignitaires;
+mais le plaisir l'emporta bientôt: un désordre de bon goût s'ensuivit,
+et des relations intimes me furent révélées dans cette heureuse
+confusion, où les mêmes cavaliers et dames se retrouvaient cependant
+toujours ensemble. Mon aimable chambellan, qui ne dansait plus, m'en fit
+faire la remarque, en prenant de cette occasion le plaisir de me
+raconter des anecdotes qui étaient assez vraies pour mériter aujourd'hui
+d'être cachées. Les Français abusaient un peu de leur position pour
+redoubler la jalousie naturelle des Piémontais; mais ils étaient les
+plus aimables, et je trouvais leur conduite de bonne guerre. Pauline,
+qui aimait autant à taquiner son monde qu'à l'enchanter, affectait de ne
+pas parler un mot d'italien; elle était si séduisante, que je ne sais
+pas si un peu d'impertinence, avec ses dames seulement, ne devait pas
+lui être compté comme un agrément de plus. Elle dansa peu, mais elle
+valsa beaucoup. Mon chambellan, qui avait une bonhomie assez maligne,
+observa que cela était un trait de caractère. Je n'en sais rien, parce
+que je n'ai point eu les secrets de Pauline comme ceux d'Élisa; mais
+j'avoue que je partageais tout-à-fait sa prédilection, parce que la
+valse est presque une intimité dans un bal; que la coquetterie peut y
+briller un peu plus, et le sentiment s'y contraindre un peu moins.
+
+Toute la cour remarqua que la princesse avait eu pour cavalier plus
+fréquent l'un de ses chambellans, qui n'avait pas besoin, de ce titre
+pour être remarqué. Je demandai son nom: «C'est M. de Forbin, me
+répondit mon baron; il n'est pas souvent des nôtres, car il est dans ce
+monde quelque chose de plus que courtisan.
+
+«--Sans doute, car il est fort bel homme, d'une figure distinguée, où se
+peint une noble fierté qui ne paraît pas venir seulement de la
+naissance, de la fortune ou de la faveur.
+
+«--Vous devinez juste, belle dame; M. de Forbin, sous ce masque de joli
+homme, ce qui ne gâte jamais rien, cache un grand peintre. Il n'est pas
+insensible aux honneurs, mais il est plus sensible encore à la gloire:
+aussi, on le rencontrerait plus souvent dans les beaux sites de l'Italie
+qu'à la cour de Paris ou de Turin; et quand il serait vrai que ce vif
+enthousiasme ne le prît, comme on dit, que par accès; qu'il ne courût
+toutes les contrées, son crayon à la main, que pour être agréable à la
+beauté, vous conviendrez que c'est là une noble chevalerie, et qu'on
+mérité de plaire quand on donne ainsi aux faiblesses dont on est l'objet
+l'excuse des illusions les plus délicates qui puissent ennoblir l'amour.
+Il y a bien dans M. le baron de Forbin, avec tous les avantages qui le
+distinguent, ce que les envieux appelleraient peut-être de la hauteur;
+mais, au milieu de la présomption guerrière des cours impériales, il est
+bon qu'il se rencontre des hommes qui aient aussi la conscience de leur
+valeur personnelle, et qui relèvent un peu l'honneur du corps des
+_péquins_, comme on appelle ici, aussi bien qu'ailleurs, les hommes
+distingués qui pourtant ne sont pas militaires. M. de Forbin a des
+manières aussi élégantes qu'un marquis de 1775; des opinions aussi peu
+surannées qu'un jeune homme du dix-neuvième siècle, et un talent de
+peintre qui ferait honneur à un pauvre diable. M. de Forbin arrive de
+Rome; il m'a montré l'esquisse d'un admirable tableau, qui lui fera
+prendre rang parmi les premiers artistes de notre époque. Jeune, ardent,
+spirituel, M. de Forbin est appelé à de belles destinées; et la gloire
+de son pinceau vaudra bien l'illustration historique de sa famille.
+
+«--Eh! monsieur, malgré ma prédilection pour la gloire des armes, je
+sens au fond de mon cœur qu'il y a aussi de la place et de l'admiration
+pour la gloire des arts!»
+
+Après la part de ces éloges, mon chambellan fit aussi celle des
+critiques sur la cour de Turin. Il blâmait surtout le luxe de tous les
+fonctionnaires, qui semblaient se faire un devoir du faste, des
+dépenses, du jeu, des plaisirs. «C'est une véritable croisade contre
+l'argent et contre les maris. C'est très amusant pour les vainqueurs,
+mais cela pourrait finir par n'être pas toujours aussi drôle pour les
+victimes.» Là dessus une foule d'anecdotes plus piquantes les unes que
+les autres: «Vous voyez bien cet écuyer, il monte mal à cheval; le
+prince a augmenté ses appointemens justement pour le plaisir de le voir
+assez fréquemment tomber. C'est un chapitre très important ici que les
+gratifications: il en pleut. Le prince Borghèse est d'une générosité
+admirable. Quand il gagne au jeu, il se ferait un scrupule de laisser
+quelque chose dans la bourse de ses chambellans, et de ne pas distribuer
+une partie du gain à ses pages, lesquels achèvent ici une éducation fort
+édifiante.
+
+«--Et l'empereur, vous ne m'en parlez pas; est-ce qu'il n'est jamais
+venu dans sa bonne ville de Turin?
+
+«--Pardon, il y a montré beaucoup de tact, beaucoup d'esprit, et on lui
+a su gré de ses efforts pour plaire. Il a dit aux femmes qu'elles
+étaient jolies, et aux officiers qu'ils étaient braves; qu'il avait
+distingué les Piémontais dans la dernière campagne, et il savait le
+numéro de leurs régimens et leurs relations de famille. On ne peut
+imaginer un souverain qui ait plus d'habile charlatanisme pour faire
+valoir une gloire qui est grande par elle-même et qui pourrait s'en
+passer. Il est venu au bal et a daigné y causer pendant trois heures. Il
+n'a été bruit long-temps que de la présence d'esprit d'une jeune
+personne qui dansait devant lui, et qui marcha sur le pied du grand
+homme par mégarde. Napoléon se retira en disant: Mais, mademoiselle,
+vous me faites reculer. Alors, sire, répondit la spirituelle ingénue,
+c'est la première fois que cela arrive à votre majesté. Toute la soirée,
+on admira le bonheur de cette flatterie délicate, qui prouvait de
+l'esprit et qui pouvait promettre de la fortune. Le lendemain on
+remarqua encore que, par l'effet des émotions ou de la fatigue, la jeune
+personne avait le teint plus pâle, et qu'enfin elle avait trop dansé...»
+
+Je rentrai chez moi à cinq heures du matin. L'éblouissement de cette
+fête m'avait distraite; mais je ne pus, malgré la lassitude, trouver de
+repos. Une incroyable mélancolie semblait m'avertir que je n'étais pas
+faite pour le monde et les plaisirs vides de la vanité, mais au
+contraire pour l'individualisme des sensations intimes et profondes. Il
+faut une ame qui réponde à la vôtre au milieu de cette solitude bruyante
+des salons, un regard qui vous complimente et quelquefois qui vous
+gronde.
+
+
+
+
+CHAPITRE LXXXV.
+
+Promenade à la Superga.--La ferme de la jeune Adeline.--Trait de
+bienfaisance de la princesse Borghèse.
+
+
+Les gens qui, comme moi, aiment les contrastes ne s'étonneront, pas que
+le lendemain d'un bal j'aie été visiter des tombeaux. Mon ame
+mélancolique avait besoin d'objets moins bruyans; j'avais reçu dans la
+matinée M. le comte de Saluces que j'avais connu dans un précédent
+voyage en Italie, et qui m'avait demandé, la veille au bal, la
+permission de me rendre ses devoirs. M. de Saluces, d'une grande et
+illustre famille, était gouverneur du palais impérial de Turin; il
+honorait ses fonctions par son affabilité, et la cour par la délicatesse
+de ses sentimens; il aimait beaucoup les Français, et surtout les
+Françaises... Il aimait encore beaucoup à parler notre belle langue, et
+c'est sans, doute pour se ménager le plaisir de la parler pendant, toute
+une journée qu'il me proposa une longue course à la Superga et à
+Stupinitz.
+
+Nous allâmes d'abord à la Superga; à mesure que nous approchâmes, nous
+sentîmes comme une plus vive facilité de respiration, car l'air est
+incroyablement vif sur les hauteurs qui l'avoisinent. Le paysage qui là
+se déroule est magnifique: ce sont les Alpes d'une part qui s'élèvent,
+ainsi que des chaînons destinés à attacher la Suisse et le Tyrol à
+l'Italie; les Apennins de l'autre viennent protéger de leurs cimes
+opposées les richesses de la Lombardie. Le temps nous permit de
+distinguer de ce point, à l'aide d'un télescope, le dôme de Milan se
+dessinant sur un horizon de plus de trente lieues.
+
+Les caveaux de l'église de la Superga contiennent les tombeaux des
+anciens rois de la Sardaigne. Il y a, pour ainsi dire, trois
+compartimens à cette table de la mort, trois classes de sépulcres: la
+place du dernier roi, celle des princes de la branche régnante, et en
+outre celle de la branche de Carignan.
+
+Là le comte de Saluces m'apprit que ces royales dépouilles avaient
+failli éprouver le même sort que celles de nos soixante rois en France,
+qu'une fureur bien plus d'imitation que d'instinct avait aussi voulu en
+Piémont attenter à ce qu'il y a de plus sacré sur la terre, aux
+tombeaux. «Vos généreux compatriotes, me dit le comte de Saluces, nous
+ont seuls épargné cette honte; le génie de la guerre, qu'on appelle le
+fléau des vivans, a fait respecter les morts, et rappelé le peuple
+piémontais à l'humanité; un général républicain a sauvé l'auguste
+poussière de nos monarques. Honneur au général Grouchy, alors commandant
+de Turin! Au risque de faire suspecter son civisme auprès des conseils
+ombrageux de Paris, au risque des vengeances de la rage politique qui
+poussait des furieux, ce véritable guerrier français fut contraint de
+mettre d'augustes cendres sous la protection de ses baïonnettes. Ce
+noble courage nous fit rougir et a préservé ma patrie d'une de ces
+taches que, dans les temps de crise, les honnêtes gens laissent
+toujours, hélas! infliger à un peuple par quelques misérables qui ne
+sont jamais d'aucun pays. De ce jour date mon attachement à la France.
+Au milieu d'une invasion onéreuse, quelques beaux traits sont venus
+ainsi nous réconcilier avec nos conquérans, et vos généraux nous ont du
+moins fait pardonner à vos fournisseurs.»
+
+À ce nom de Grouchy, de cet illustre capitaine dont moi aussi j'avais
+connu la générosité, une larme de souvenir vint se mêler aux pleurs
+d'admiration et de reconnaissance que M. de Saluces ne pouvait retenir.
+«Mon amie, me dit-il avec émotion, les grands spectacles de la nature
+s'embellissent encore par les douces pensées. Un site magnifique comme
+le site qui devant nous se déploie, reçoit je ne sais quel prestige
+nouveau des souvenirs qu'il réveille. Une beauté morale sied bien à
+toutes les beautés physiques. À la Superga, le nom de Grouchy n'est pas
+le seul que vous aurez à bénir. Une vertu plus modeste, dont vous allez
+voir les heureux objets, demande ici que le nom de la princesse Pauline
+soit également prononcé avec vénération. Vous allez admirer un de ces
+traits qui feraient excuser bien des faiblesses.
+
+«Voyez-vous cette jolie chaumière entourée de bois et de prairies; nous
+pouvons nous y présenter, et vous y verrez la vertu sous le chaume
+récompensée et heureuse par la vertu sur le trône.» Nous nous
+approchâmes et nous vînmes frapper à la maison, une vieille femme nous
+ouvrit aussitôt, et le comte lui demanda des nouvelles d'Adeline.
+
+«Elle se porte bien, Excellence; elle est allée porter le dîner de son
+frère; mais elle va revenir et paraître bientôt.»
+
+Un instant après arriva Adeline, et je vis une de ces figures angéliques
+qui n'existent que dans la patrie de Raphaël, et qui ne pourraient être
+exprimées que par son pinceau. À peine eut-elle prononcé quelques mots,
+que je fus plus agréablement surprise encore; car non seulement elle
+nous adressa la parole en français, mais elle le fit avec un choix de
+mots ne laissaient pas supposer que la belle Adeline eût été élevée pour
+la vie rustique; je ne me trompais pas.
+
+«Adeline était fille d'un riche joaillier d'Alexandrie; son père ayant
+dissipé sa fortune se remaria à une veuve riche et mère de deux filles;
+il fit enrôler son fils, pour s'en débarrasser, et mourut de chagrin. Sa
+pauvre fille fut abandonnée. Une dame de la cour de Milan, et de la plus
+haute distinction, jeune veuve aimable et bonne, prit en pitié la pauvre
+orpheline, et se chargea de son éducation, qui fut conduite avec plus de
+tendresse que de prévoyance. La protectrice d'Adeline était sur le point
+de contracter un second mariage avec le comte de ***. Celui-ci, qui
+n'épousait que la dot de la riche veuve, ne vit pas la belle protégée de
+sa femme sans concevoir aussitôt l'irrésistible pensée d'une séduction
+coupable. Heureuse des grâces et des qualités de son Adeline, la
+comtesse ne concevait point d'alarmes de ses succès. Sa crédule
+confiance dura jusqu'au moment où une preuve écrite lui apprit tout à la
+fois et l'inconstance de l'homme duquel elle avait attendu le bonheur,
+et la noble résistance de l'infortunée qui avait reçu ses bienfaits. La
+comtesse ne voulut point punir une innocente rivalité; mais trop faible
+et trop généreuse pour croire à l'ingratitude de celui qu'elle aimait,
+elle fit partir secrètement la jeune Adeline pour Turin, où elle la
+plaça chez une lingère. Ce brusque passage d'une vie occupée par toutes
+les études agréables à l'apprentissage d'un état obscur, et à l'ennui
+d'un travail manuel, fit sur le cœur d'Adeline une impression
+douloureuse. Elle ne se plaignait pas de sa bienfaitrice, mais, par un
+invincible retour, sa pensée se reportait plus bienveillante vers son
+époux. Il était paré d'ailleurs de ces dons brillans, qui sont toujours
+des séductions et des dangers. Adeline, la pauvre Adeline ne l'avait pas
+vu sans plaisir, et il ne l'avait que trop découvert. L'adroit séducteur
+avait su ne montrer ni dépit ni surprise d'un départ dont il avait
+pourtant deviné les secrets motifs. Il n'était pas alors marié depuis
+deux mois, mais les dates sont-elles des convenances qu'on respecte
+quand on n'en connaît point d'autres? Il eut soin d'arranger les
+plausibles motifs d'une affaire et la nécessité d'un voyage à
+Alexandrie. L'absence d'Adeline avait suffi pour changer un léger
+caprice en une passion violente, et pour la satisfaire, rien dont
+l'époux de la comtesse ne fût capable. Il s'était, par une cruelle
+patience, étudié à contrefaire l'écriture de sa femme. Arrivé à Turin,
+il écrit à Adeline au nom et avec la signature de sa bienfaitrice. Un
+domestique aux livrées de la comtesse était porteur du billet. Adeline
+le suivit avec joie et sans défiance, monta dans la voiture dont elle
+reconnut les armoiries, et en quelques minutes elle fut transportée dans
+un brillant hôtel de la rue du Pô. Adeline traverse rapidement les
+appartemens; son émotion redouble à l'idée d'embrasser sa bienfaitrice,
+mais c'est dans les bras du volage époux de la comtesse qu'Adeline vient
+tomber égarée. Ce trouble de la surprise, le perfide ne le prit pas pour
+un abandon de l'amour, mais il en profita avec une affreuse adresse,
+étouffant par ses violences les murmures et les combats qu'il ne pouvait
+vaincre par ses caresses.
+
+«Échappée à une pareille lutte, Adeline n'en vit finir le supplice que
+pour en sentir la honte et le remords. Sourde aux propositions qui
+cherchaient à acheter les charmes qu'elle avait si noblement disputés à
+l'adultère, Adeline revint accablée à son modeste asile. Peu d'instans
+après, le même domestique revint toujours au nom de la comtesse payer la
+pension d'Adeline. À cette somme était joint un présent considérable
+pour l'orpheline, quelques cadeaux pour la lingère et ses jeunes
+compagnes. Un billet était joint à cet envoi; mais il ne fut point
+ouvert. Forcé de porter une réponse, l'impudent valet d'un maître
+corrompu osa dire à la malheureuse Adeline: «Mademoiselle, madame vous
+attend pour dîner et vous conduire au spectacle.» Alors Adeline, levant
+ses yeux voilés par le sentiment de sa chute, mais où brillait aussi la
+résolution de s'en relever, Adeline, jetant un regard de mépris sur le
+porteur du billet, lui dit avec dignité: «Mon travail et mon choix me
+retiennent ici. Je n'en sortirai plus que pour aller rejoindre mon frère
+qui vient d'être nommé officier, et qui seul décidera de mon avenir;
+reportez à ceux qui me les envoient ces trop magnifiques présens. Je
+suis pauvre, mais, grâce à ma bienfaitrice, je sais travailler.» Un
+torrent de larmes vint mettre le comble à l'étonnement de toutes les
+jeunes compagnes d'Adeline. La maîtresse de la maison, présente à cette
+scène, ne comprenait pas la délicatesse d'Adeline, ne concevait pas des
+principes que l'or ne modifiait point, et ajoutait toutes les railleries
+du vice à tous les mauvais conseils de la cupidité. Cette logique était
+toute simple. Le refus d'Adeline entraînait la restitution des cadeaux
+qui accompagnaient le présent repoussé par elle. On allait presque
+employer des ordres après des raisons, quand Adeline, sans révéler son
+secret tout entier, se contenta de répondre: «Ce n'est pas là le
+messager de la comtesse, mais seulement celui de son époux.» Excuses
+impuissantes, la maîtresse insiste. Adeline est réduite à supplier que
+du moins, sans lui rien demander de plus, on la laisse libre jusqu'au
+moment où son frère aura répondu à la lettre qu'elle allait lui écrire.
+Au milieu de cette scène de nobles prières et d'indignes résistances, la
+porte s'ouvre, un cri d'horreur s'échappe du sein d'Adeline; c'était le
+comte ***, c'était le séducteur.
+
+«La femme respectueusement servile qui brûlait de gagner son salaire
+expliquait l'évanouissement de la victime à sa manière; mais au même
+moment une autre femme jeune et belle entre dans la maison, s'attendrit
+à la vue de la scène qu'elle contemple, presse dans ses bras celle que
+les pâleurs de la mort ne défiguraient point. Adeline ouvre les yeux, et
+touchée de la grâce et de la bonté de l'inconnue, tombe aux genoux de
+cet ange tutélaire, se réfugie dans son sein, et y verse avec des larmes
+l'aveu de la honte qui les provoque, et qu'elle n'a point méritée: «Ah!
+je suis digne de votre compassion généreuse. Sauvez-moi, que votre
+jeunesse heureuse et protégée devienne ma protection et mon abri. Je
+puis par quelques talens payer l'asile que j'implore; rendez-moi la vie
+en me rendant l'honneur que l'on veut me ravir; rendez-moi cette vie qui
+deviendra une longue action de grâces pour vos bienfaits.» À ces mots la
+jeune dame relève avec un vif élan d'intérêt la malheureuse Adeline, et
+jetant un regard sévère sur la marchande: «Vous avez voulu me tromper;
+cette jeune fille est innocente, le vice n'a pas ce langage.»
+
+«--Non, non, s'écria Adeline, non, ma généreuse protectrice, je ne veux
+pas usurper votre estime; je suis tombée, mais je ne veux pas m'avilir,
+et c'est de lui (montrant le comte) qu'il faut me sauver.
+
+«--Calmez-vous, lui dit la dame, vous ne me quitterez plus; puis se
+retournant vers le comte, muet et confus: Vous sentez bien, monsieur le
+comte, que votre présence est ici pour tout le monde un outrage, et
+peut-être pour vous un danger.
+
+«--Mademoiselle, rendez grâces à la fortune, dit avec importance la
+lingère; votre sort est entre les mains de madame la duchesse de
+Guastalla.»
+
+«Peu familiarisée avec les titres, écoutant bien plus la voix de la
+reconnaissance que celle de l'intérêt, morne d'attendrissement, Adeline
+admirait la beauté, la grâce de sa bienfaitrice, et, dans son
+enthousiasme, l'aimait bien plus qu'une reine. La lingère, se méprenant
+sur l'éloquent silence d'Adeline, lui rappelait de nouveau les titres de
+la princesse Pauline; alors la jeune fille, sortant comme d'un rêve de
+bonheur, électrisée à l'aspect de la grandeur compatissante, s'écria
+avec transport: «Quoi! la sœur bien-aimée de l'empereur! Ô Henri! ô mon
+frère! vous pouvez encore chérir la pauvre Adeline.» Dans l'effusion de
+sa confiance, elle raconte la petite fortune militaire de ce frère
+bien-aimé, parti soldat, nommé officier sur le champ de bataille, la
+belle action qui lui avait valu cet honneur. Heureuse de trouver tout à
+la fois la fierté française, la tendresse fraternelle, toutes les vertus
+du cœur dans la charmante Adeline, Pauline la presse contre son noble
+sein ouvert à toutes les émotions généreuses, et l'emmène avec elle dans
+son palais.
+
+«Chaque jour la présence de la jeune fille devint la récompense de la
+belle bienfaitrice. Il y a dans la reconnaissance une progression si
+douce de soins délicats, un si tendre empressement de plaire, qu'on
+pourrait dire que rien n'est plus ingénieux que le cœur pour acquitter
+ses dettes.
+
+«Quand la jeune protégée fit confidence à la princesse du lâche
+stratagème par lequel le comte avait surpris un odieux triomphe,
+l'indignation de Pauline voulut instruire l'empereur et appeler un
+châtiment; mais Adeline, songeant au repos de celle qui lui avait servi
+de mère, eut la générosité de demander un nouveau bienfait après tant de
+bienfaits: le silence et l'oubli. La princesse se plut à faire écrire
+devant elle au frère d'Adeline. Sur ces entrefaites, la comtesse qui
+avait élevé Adeline vint à Turin; elle était veuve de nouveau, et avait
+payé d'une partie de sa fortune et de son repos ce court et trop long
+hymen. Adeline sachant qu'elle était malheureuse vola près d'elle. Cette
+dame résolut d'aller ensevelir ses regrets et ses chagrins à la
+campagne; elle acheta le petit bien que vous voyez. Le frère d'Adeline a
+obtenu son congé; épris d'une charmante fille de ce village, il l'a
+épousée; vous venez de parler à la mère. La comtesse est morte il y a
+peu de temps. La princesse Pauline a fait acheter le petit domaine et
+quelques alentours au nom d'Adeline; celle-ci y a installé son frère et
+sa jeune belle-sœur; tous les ans elle vient passer trois mois au milieu
+des joies domestiques; riche des dons de la princesse, elle ne veut
+point se marier pour pouvoir en doter sa famille. Les bienfaits d'une
+main généreuse ont fructifié dans des mains reconnaissantes; l'héritage
+s'est amélioré et embelli, et le nom de Pauline y est béni, comme celui
+de la Providence.»
+
+Je vis l'intéressante Adeline; quelque chose de ses anciens chagrins se
+lisait encore sur sa belle physionomie, pour la rendre plus douce, comme
+un léger nuage relève encore l'azur d'un bel horizon; Sa conversation ne
+démentait point le bien que le récit de son histoire m'avait fait penser
+d'elle. Son frère était un homme simple, sans beaucoup de valeur, mais
+qui sentait tout le prix des bienfaits, et un seul noble sentiment ne
+suffit-il pas pour intéresser? Sa jeune épouse était si jolie et si
+timide, qu'il y eût eu une sorte de sacrilége à demander davantage à sa
+modestie: Hélas! me disais-je, que de personnes heureuses par les bontés
+d'une seule! Quelle douce consolation ou quel réel plaisir promis à la
+grandeur qui sait ainsi profiter de la puissance! Voilà une de ces
+scènes que l'histoire négligera peut-être, mais qui mérite de rester
+gravée dans le cœur de toutes les femmes.
+
+Le soir, quand je vis en grande loge à l'Opéra cette sœur charmante de
+Napoléon, que je venais de mieux connaître que ses courtisans, elle me
+sembla plus belle de tous les souvenirs de bonté qui la paraient. Sa
+jolie tête étincelait de diamans, et mon attendrissement trouvait juste
+et légitime ce luxe qui avait aussi des trésors pour la bienfaisance. Je
+l'ai dit, la princesse Pauline était une de ces femmes dont le ciseau de
+Canova ou la plume du Tasse pourraient seuls traduire la perfection
+harmonieuse et ravissante.
+
+
+
+
+CHAPITRE LXXXVI.
+
+Promenade à Stupinitz.--Une nuit de Napoléon.--Le comte de Vivalda, chef
+de brigands.
+
+
+M. le comte de Saluces avait été si content de sa promenade, qu'il
+revint me chercher quelques jours après pour me conduire à Stupinitz;
+lui et mon chambellan avaient le monopole de mes matinées. On ne saurait
+imaginer une politesse plus exquise que celle de M. de Saluces; il
+portait si loin le respect pour les femmes, qu'il était toujours en
+tenue et en escarpins, en bas de soie, enfin comme en toilette de
+rendez-vous. Je le croyais en intimité avec une grande et fort belle
+cantatrice du Théâtre impérial, et je ne manquais jamais de lui dire que
+l'assiduité et la longueur de ses visites auprès de moi le feraient
+gronder. Il ne se lassait pas de la plaisanterie, et me paraissait fort
+disposé à braver les reproches de la _prima donna_. J'eus la malice de
+l'y exposer, en acceptant de nouveau son bras et sa voiture pour la
+promenade à Stupinitz dont il m'avait parlé.
+
+Avant d'arriver à Stupinitz, il faut traverser la magnifique forêt qui
+donné son nom au château, et qui n'en est pas un des moindres ornemens;
+c'est aussi quelquefois un curieux spectacle que le passage du Sangone,
+torrent assez paisible en été, mais que la fonte des neiges rend
+fougueux et vagabond en hiver. Le Sangone n'était déjà plus à cette
+époque dans ses momens critiques, et nous fûmes heureusement privés du
+spectacle de sa mauvaise humeur. Les avenues qui entourent le palais de
+Stupinitz et qui y mènent sont d'une longueur imposante, le château
+d'une élégance noble et enchanteresse; il avait passé comme un héritage
+de la maison de Savoie dans les domaines de la maison de Napoléon: les
+châteaux avaient eu ainsi le sort des trônes eux-mêmes, depuis le
+Trasimène jusqu'à l'Elbe, depuis Rome jusqu'à Hambourg.
+
+L'ancienne cour de Sardaigne honorait très rarement Stupinitz de sa
+présence, et il fallait la solennité de la Saint-Hubert et les sons
+perçans du cor pour y appeler le roi et la noblesse piémontaise. Un cerf
+doré domine le haut du dôme pour indiquer la destination spéciale de
+cette royale résidence, comme une espèce de grand veneur inamovible. Du
+reste, tout dans Stupinitz est disposé avec une régularité large et
+commode; on dirait d'une ville composée de galeries et de bâtimens se
+correspondant les uns aux autres, d'une ville pour loger une cour
+quelquefois à peine pendant quarante-huit heures. Le baron de Luzerne,
+gouverneur du château, étant absent, le comte de Saluces fit appeler le
+concierge, et celui-ci se fit notre _cicerone_ avec une politesse et des
+manières moins élégantes que son supérieur, mais aussi avec une
+indiscrétion inappréciable, et qui, en ma qualité de curieuse, devenait
+pour moi fort amusante. J'ai bien souvent éprouvé qu'on apprend plus
+quelquefois avec les gens d'en bas qu'avec les gens d'en haut. Comme
+j'en ai vu de tous les étages, on peut croire à la vérité de mon
+observation.
+
+Le complaisant concierge ne savait pas seulement comme un architecte
+tous les détails d'art que la visite d'un aussi beau monument exigeait;
+mais il possédait comme un historiographe bien renté toutes les
+particularités curieuses, toutes les anecdotes secrètes et publiques
+dont, sous les deux régimes, Stupinitz avait pu être le théâtre. Elles
+étaient toutes fort importantes pour un _cicerone_ qui veut faire sa
+cour; mais elles le seraient moins pour des lecteurs désintéressés. Les
+récits un peu bavards se supportent sur les lieux mêmes que l'on visite:
+l'impression du moment donne du prix à tout; mais ce qui est bon à
+entendre n'est pas toujours bon à raconter, et je ne choisis dans tout
+ce que j'appris à Stupinitz qu'une seule anecdote dont l'authenticité et
+l'intérêt me sont suffisamment garantis par le nom des personnages et
+les confidences du narrateur.
+
+Stupinitz, nous dit notre Suétone ambulant, a possédé l'empereur
+Napoléon; il a daigné y rester quelques instans, lors de son passage
+pour Milan, où il allait se faire couronner roi d'Italie. Il lui arriva
+ici une aventure qui vaut bien la peine d'être connue, mais attendez: le
+lieu de la scène ne nuira pas à son intérêt. Là-dessus, il nous
+conduisit pas un escalier secret au bout d'une galerie de l'aile gauche
+du palais, où régnait une longue enfilade de petits appartemens. En
+entrant dans l'un de ces appartemens, on me fit remarquer de fort beaux
+portraits, tous plus respectables les uns que les autres: c'étaient des
+généraux, des papes et des magistrats dont je n'ai pas retenu les noms.
+Cette chambre, pendant le séjour de la cour impériale à Stupinitz, avait
+été affectée à la belle madame ***; du service de S. M. l'impératrice
+reine Joséphine. L'Empereur, qui avait, par excès de prudence sans
+doute, une clef pour toutes les portes, en avait une pour l'appartement
+de la jeune dame; il y entre par hasard, sans doute encore, au milieu de
+tant d'autres; on l'entend; et heureusement ou malheureusement, la jolie
+dame avait quelqu'un auprès d'elle à qui confier sa frayeur.
+Heureusement encore le quelqu'un était aide-de-camp de l'Empereur; il
+reconnaît son maître à la brusquerie de son entrée: habitué à lui rendre
+hommage, et surtout à ne pas le contrarier, il se laisse glisser à bas
+du lit, et par plus de respect se cache dessous. L'Empereur, armé d'une
+petite lanterne, regarde avec attention pour sa sûreté, remarque du
+désordre, de l'embarras, et particulièrement sur les chaises autre chose
+que des robes. «Un homme est ici caché, s'écrie Napoléon; qu'on se
+montre, qu'on paraisse devant moi, je l'ordonne, je le veux.» Un
+aide-de-camp est toujours bien forcé d'obéir à son chef. Voilà donc ce
+respectable général de division, c'était son gendre, ma foi, qui se
+découvre, se recouvre, et disparaît. L'Empereur demeura quelques instans
+encore comme un homme qui voulait, dans les petites choses aussi bien
+que dans les grandes, que le champ de bataille lui restât. Le plus
+curieux de l'aventure, le voici, et cela prouve bien que l'Empereur est
+aussi bon qu'il est brave: le pauvre aide-de-camp craignait le lendemain
+les regards boudeurs du maître; loin de là il reçut l'accueil ordinaire,
+et l'Empereur ne lui dit pas un mot qui fût relatif à l'anecdote de la
+nuit.
+
+«Mais comment, dis-je avec vivacité au narrateur, avez-vous pu connaître
+les détails d'une scène dont les témoins avaient un intérêt commun de
+discrétion?
+
+«--Comment, ma belle dame? Vous l'auriez su comme moi, si vous aviez été
+ici, et où j'étais; aucun des acteurs n'a parlé; mais moi qui n'avais
+pas d'intérêt, je peux bien ne pas avoir la même discrétion. Tenez,
+madame, venez dans l'appartement à côté de celui-ci, vous entendrez
+comme si vous étiez dans la pièce même, et vous concevrez que s'il vous
+arrivait quelque chose de pareil à ce qu'a éprouvé la dame de service de
+Joséphine, on pourrait très bien n'en pas parler et pourtant le savoir.»
+
+Nous quittâmes Stupinitz, fort contens encore cette fois de notre
+promenade. La causerie du château nous avait mis en humeur narrative; et
+M. de Saluces ainsi que moi nous vidions en quelque sorte notre sac
+d'aventures. Le roulement de la voiture dispose à cet échange de
+confiance et de pensées. Au milieu de la route M. de Saluces me fit
+remarquer une masure délabrée: «Vous voyez bien d'ici cette ruine; elle
+est de construction moderne pourtant, et elle est témoin d'une misère
+qui accuse peut-être nos lois. Il y a quelques années, Turin retentit
+d'un vol scandaleux: des hommes qu'aucune mauvaise action n'avait point
+encore signalés, à l'aide d'une fausse clef, dévalisèrent une riche
+maison. On fut bientôt sur la trace des voleurs; la sentence accompagna
+presque leur découverte; dix ans de travaux forcés s'ensuivirent. Le
+jugement s'exécute à Alexandrie. Mais un pauvre diable fut impliqué dans
+cette vilaine affaire, pour avoir travaillé à la fausse clef qui avait
+été l'instrument du délit; le malheureux, garçon serrurier, ignorait à
+quel usage la clef était destinée. L'embarras de ses réponses, peut-être
+la nécessité de l'exemple dans des temps difficiles, le firent également
+comprendre dans la condamnation, quoique pour un temps moins long que
+les véritables coupables. Sa peine expirée, il chercha du travail et fut
+repoussé comme un galérien. Les maires, sous le prétexte de la sûreté de
+leur commune, se le renvoyaient, et le ballottaient ainsi sans asile.
+Dans sa détresse, avec quelques branches d'arbres et de la terre, il
+éleva cette masure que je vous ai montrée sur la lisière de deux
+communes, pour qu'aucun des deux maires voisins ne pût l'inquiéter. Sa
+vie était moins malheureuse; il vivait de racines, et d'un peu de pain
+les bons jours, ceux où il pouvait se rendre utile sur la route pour le
+raccommodage des voitures. La vigilance administrative l'a encore
+poursuivi dans ce dernier abri de la misère et de la faim. Réduit au
+vagabondage, à toutes les plus dures extrémités du besoin, la fatalité
+d'une si criante destinée lui fait regretter le pain du bagne, et pour
+le reconquérir, le malheureux fabrique encore une fausse clef, se glisse
+dans une maison, choisit les objets les moins précieux pour atteindre
+son but au moindre dommage possible, et loin de chercher à échapper à la
+justice, il reste tranquillement exposé à ses poursuites. Arrêté sous le
+poids d'une récidive devant la cour criminelle, il ne cherche point à se
+défendre, avoue la réalité du vol, mais expose avec candeur les rigueurs
+qui l'y ont en quelque sorte forcé; que les lois trompeuses, en lui
+rendant la liberté, mais en cessant de le nourrir, lui avaient continué
+leur châtiment, et rendu leur bienfait plus onéreux que leurs rigueurs.
+La cour a eu pitié de tant de misères, ne l'a cette fois condamné qu'à
+une peine légère de réclusion, a fait écrire par le procureur général à
+l'autorité administrative, pour qu'au moins la terre ne fût pas refusée
+à cet infortuné à l'expiration de sa nouvelle peine. Quelques personnes
+charitables ont, en outre, quêté pour lui quelques secours.
+
+«--Oh! m'écriai-je, indiquez-moi où je puis déposer mon offrande. À
+peine de retour à Turin, je courrai la déposer.» Je ne sais pas ce que
+les lois devraient faire pour ne pas pousser au crime ceux qui
+pourraient se repentir; mais c'est à la charité qu'il appartient de
+remédier autant qu'il est en elle à l'impuissance de la justice, qui ne
+sait jamais, hélas! que punir. Ces problèmes législatifs sont si longs à
+résoudre, qu'il faut que la bienfaisance se charge de faire patienter le
+genre humain.
+
+«C'est une chose bizarre, me dit encore M. le comte de Saluces, que les
+récits des choses tristes et pénibles: on ne les écoute pourtant jamais
+sans un intérêt qui ressemble presque à un plaisir. Ma chère amie, je
+crois que notre nature est d'être émus. Vivre, c'est sentir. Les
+histoires de voleurs ne sont pas sans agrément quand on traverse une
+forêt. En voici une dont un de mes amis a reçu en personne la confidence
+de la part d'un voleur très distingué, enfin d'un voleur _comme il
+faut_. La rencontre eut lieu à Turin même, à une table de restaurateur.
+L'ami dont je vous parle, désœuvré comme on l'est quand on dîne seul, ne
+se lassait pas de regarder un de ces hommes dont la figure semble une
+curiosité. Celui-ci, s'en apercevant, vint droit à la table du voisin et
+lui dit: «Je suis de votre part l'objet d'une investigation dont je
+pourrais me fâcher; mais comme j'aime assez à produire de l'effet et à
+satisfaire la curiosité des honnêtes gens, comme une conversation vaut
+mieux qu'un duel, je m'en vais tout simplement vous conter mes
+aventures:
+
+«J'appartiens, monsieur, à l'une des plus anciennes et des plus
+respectables familles de Milan. Je suis comte de Vivalda. J'ai dépensé
+ma fortune et je ne m'en plains pas, car j'ai joui de la vie. Les
+voyages font mon bonheur. Dans deux heures, j'aurai disparu de Turin, du
+Piémont peut-être. Je ne vous demande pas votre discrétion, parce que
+j'en suis sûr, ou plutôt parce que je saurais en être sûr. Je vais
+rejoindre mes honorables amis; je leur dois un rapport sur les démarches
+diplomatiques dont ils m'ont chargé; car, pour que vous le sachiez de
+suite, j'ai l'honneur de commander, avec l'intrépide Meino, une troupe
+de braves de Narzali, qui ne sont pas bien avec votre empereur, et
+surtout avec sa gendarmerie, mais qui s'en moquent. Tenez, monsieur,
+pour vous prouver ma puissance, prenez cette bague; avec elle vous
+voyagerez avec plus de sûreté qu'avec une escorte: c'est le meilleur
+passe-port que vous puissiez avoir pour toute l'Italie. À ces mots, mon
+ami commençait à faire la grimace. Soyez calme, ajouta le noble comte;
+je suis ici en amateur, et il n'y a que les plus vulgaires préjugés qui
+puissent vous donner mauvaise opinion de moi et de mes amis: il y a
+brigands et brigands. Tout état honnêtement exercé devient honorable; et
+si l'on voyait bien à fond les misères de la société, les crimes
+secrets, les trahisons de tous les sentimens, la lâcheté des amitiés,
+les turpitudes du pouvoir, les saletés administratives, judiciaires,
+civiles, domestiques, matrimoniales; ah! monsieur, je vous le répète, si
+les confesseurs des mourans pouvaient parler, l'on serait peut-être
+forcé de convenir qu'il n'y a de vertus que sur les grandes routes:
+audace et bienfaisance, voilà le véritable brigand. Jugez un peu des
+qualités supérieures de ma troupe: il y a quelque temps, le général
+Menou, gouverneur de la division militaire, voulut se mêler de nos
+affaires, et mit en conséquence ses troupes à nos trousses; Meino et moi
+nous endossons des uniformes d'officiers supérieurs; nous avions de si
+bonnes liaisons dans la ville, qu'avant minuit nous tenions le mot
+d'ordre de la garnison. Quelques minutes après, sous prétexte d'un ordre
+militaire et supérieur, nous nous présentons chez le gouverneur, et nous
+demandons à être seuls avec lui. Alors, plus de dissimulation: nous
+déclarons nos noms et qualités, et nous disons au général stupéfait:
+Vous vouliez nos têtes, nous sommes maîtres de la vôtre; vous vouliez
+nous faire coffrer, c'est vous qui êtes notre prisonnier. Toutefois nous
+ne voulons de mal à personne, et nous ne vous demandons qu'une chose,
+c'est de ne plus nous poursuivre avec acharnement. Prévenez de la sorte
+une seconde visite que nous serions forcés de rendre plus sévère.» Après
+ce court dialogue, nous regagnâmes en toute sûreté nos montagnes.
+
+«Autre exemple, mon cher monsieur: La superbe madame Meino, épouse d'un
+de nos camarades, nous fut enlevée: elle tomba dans un parti de
+gendarmes qui la menèrent à Alexandrie. Seul M. Meino se présente encore
+chez le général de cette ville, et cette fois sous l'uniforme de la
+gendarmerie, en colonel, la croix d'honneur à la boutonnière. Nous
+aimons beaucoup la croix d'honneur. Meino accorda un délai de trois
+jours pour la liberté de sa femme. Au bout de deux jours, madame Meino
+était revenue; et l'on avait bien fait d'obéir, car sans cela le général
+Despinois... était mort dans les vingt-quatre heures, et moi qui vous
+parle, j'étais resté à Alexandrie pour retirer sa parole d'honneur et
+rentrer dans les lois de la guerre.
+
+«Vous le voyez, nous avons horreur du sang, et nous ne le versons que
+quand on nous y contraint. Les femmes! eh bien! nous ne les enlevons
+même pas; nous leur prenons tout, mais nous leur laissons l'honneur. Il
+n'y a pas chez nous plus de libertins que de traîtres. Ceux qui ne sont
+point insensibles à l'amour ont des femmes légitimes où le sacrement a
+passé. Nous avons réduit nos expéditions à un code régulier, et voici
+les principales dispositions: Nous connaissons toutes les fortunes à un
+sequin près; nous avons ainsi la liste des riches propriétaires; nous en
+enlevons un, deux, trois, de temps en temps, à tour de rôle. Nous les
+mettons en lieu de sûreté; nous leur faisons les honneurs de notre
+table: le vin, le café, la liqueur, un bon _ordinaire_. Libre ensuite
+aux prisonniers de s'en aller quand ils veulent... c'est-à-dire quand
+ils veulent payer leur rançon; mais nous ne sommes point juifs, nous
+leur donnons du temps. Ils prennent eux-mêmes leurs échéances. Ils
+écrivent à leurs familles, et pour cela encore, nous leur sauvons les
+ports de lettres, nous nous chargeons nous-mêmes de les faire tenir.
+Quand les conventions réciproques ont été jurées, c'est-à-dire encore,
+quand nous avons touché l'argent, nos prisonniers, un bandeau sur les
+yeux, sont ramenés, et à cheval, à peu de distance de chez eux. Nous les
+prévenons que toute dénonciation à l'autorité serait suivie pour eux de
+la peine de mort. Une fois qu'on nous à payé le tribut, on en est quitte
+pour la vie. Plus honnêtes que les gouvernemens, nous ne volons qu'une
+fois la même personne; et je puis vous assurer que nous jouissons de
+l'estime de tous les honnêtes gens qui ont eu affaire à nous.»
+
+«Hélas! madame, là finit le récit du comte de Vivalda, mais là ne finit
+pas son histoire. Lui, Meino et tous ses honnêtes camarades ont été, il
+y a peu de temps, poursuivis avec une nouvelle activité. Bien des
+pauvres gendarmes y ont passé, mais enfin la troupe a été réduite.
+Retranchés dans une ferme, on y a mis le feu, et ils n'ont cédé qu'au
+nombre et à l'incendie. La cour criminelle de Turin les a tous condamnés
+à mort, et tous ont été exécutés. C'est un spectacle dont toute la ville
+a été témoin. La naissance, la beauté de plusieurs d'entre eux, avaient
+redoublé l'épouvantable curiosité des supplices. Il n'y en avait pas un
+dans la bande qui ne portât les marques de quelques blessures. Leur
+courage, leurs aventures ont fait plusieurs fois les frais de toutes les
+conversations, et vous voyez bien qu'on en parle encore.»
+
+Nous arrivâmes assez tard à Turin, à cause du mauvais temps. M. le comte
+de Saluces me reconduisit avec sa politesse ordinaire, et me quitta de
+suite; j'en augurai que la peur des reproches l'avait repris, et qu'il
+allait réveiller sa belle actrice pour en diminuer la dose. Quoique je
+ne sois pas peureuse, on le sait, je n'en passai pas moins la nuit à
+rêver brigands, comme cela arrive quand on en a parlé beaucoup dans la
+soirée. Après deux jours de repos, et après mes visites d'adieux au
+comte de Saluces, à mon chambellan et à quelques autres personnes, je
+repartis pour Gênes.
+
+
+
+
+CHAPITRE LXXXVII.
+
+Retour à Gênes.--Le comte Albizzi.
+
+
+En quelques jours, j'eus bientôt suffisamment contemplé tout ce que la
+rue Balbi ou Strada-Nuova étalent de pompes; car rien ne me lasse aussi
+vite que les beautés de la pierre de taille et l'aspect du marbre,
+tandis que la nature animée des sites, des montagnes et des paysages
+semble renouveler et rajeunir chaque matin pour moi l'émotion de leurs
+spectacles.
+
+Je m'étais dit: Je veux me reposer quelque temps et vivre comme si mon
+avenir était assuré; et je fus si fidèle à ma promesse qu'on aurait pu
+me supposer 20,000 livres de rente. Je ne me ressentais plus de ma
+blessure, et, ce qui était bien plus grave, mon teint avait repris cette
+fraîcheur qui était admirée avant mes campagnes, et j'avoue que ma
+coquetterie ne regrettait nullement mes agrémens militaires. Beaucoup
+plus par ostentation que par goût, j'allais souvent au spectacle.
+N'aimant que faiblement la musique, je ne m'y rendais en vérité que dans
+l'intérêt de ma toilette. Mon pauvre Hantz, en sa qualité d'Allemand,
+était un peu plus mélomane; et au lieu de le laisser de planton à la
+porte de ma loge, j'avais pris, en reconnaissance de tant de services
+qui relevaient pour moi au-dessus de sa classe, l'habitude de le laisser
+se placer derrière moi. Je m'amusais beaucoup de son enthousiasme
+musical, qui était parfois fort grotesque, mais qui était toujours fort
+bien appliqué.
+
+J'approchais de cette époque fatale, tant redoutée, qu'on pourrait
+appeler une première mort pour les femmes; enfin j'étais bien près de la
+trentaine; mais une santé que des fatigues qui eussent tué la plupart
+des femmes avaient rendue plus florissante, un certain air d'agrémens
+que les Italiens désignent par _una maniera che non è da tutti_, me
+rendirent l'objet de poursuites et d'hommages flatteurs. Je fis la
+connaissance de deux personnes différemment remarquables: un parent du
+comte Mareschalchi, ministre des relations extérieures du royaume
+d'Italie, personnage important et cérémonieux, dont les manières
+gourmées allaient fort peu avec les miennes, mais que ses relations
+avaient rapproché de Ney, et qui m'en parlait quelquefois; l'autre
+personne était Albizzi, dont la beauté fut citée depuis à la cour de
+Toscane. J'avais connu ces messieurs à la campagne, et souvent nous en
+prenions ensemble le plaisir.
+
+Les Italiens sont en tout et partout passionnés, et ils portent dans
+toutes les relations, avec une souplesse apparente, une irrésistible
+volonté de despotisme. Je n'ai jamais compris que l'ascendant du
+caractère, l'empire du génie ou de la gloire, et Ney seul a pu obtenir
+de moi cette soumission à ses avis, à sa volonté, que je ne pourrais
+jamais accorder aux seuls agrémens extérieurs d'un homme ordinaire
+quoique aimable. J'ai dit la licence bien méritée par ses services que
+j'avais laissé prendre à mon brave et fidèle domestique quand j'allais
+au spectacle: le premier jour Albizzi en parut surpris; le second, il en
+fut mécontent; le troisième, il se permit de me le dire et d'appeler
+cela une inconvenance. Un _cela me convient_ lui épargna de nouvelles
+remarques. Il en avait fait assez pour que je devinasse toutes les
+suppositions outrageantes d'un Italien qui ne connaissait pas la
+délicatesse des Françaises en pareille matière; parce que dans sa nation
+un valet peut devenir un rival tout comme un autre, et que ces
+faiblesses honteuses n'y sont point sans exemple. J'avoue avec toute ma
+franchise que j'étais si loin de mériter ces soupçons, que mon
+imprudence n'avait pas même pu songer qu'on pût se méprendre au point de
+les concevoir. La colère et les insinuations d'Albizzi, j'avais su les
+repousser; mais elles m'avaient éclairée sur toutes les convenances
+qu'exige le monde. Je me décidai dès lors, dans l'intérêt d'une
+réputation que je n'avais rien fait pour compromettre, à un sacrifice
+bien douloureux, celui de mon pauvre Hantz, de ce fidèle compagnon de
+tous mes périls. J'immolai la reconnaissance à un autre sentiment
+honorable dont il ne pouvait recevoir et dont il n'eût point compris
+l'impérieuse susceptibilité. J'allais le renvoyer au moment du repos et
+de la récompense qu'il avait si bien mérités. Hantz n'était qu'un simple
+domestique, et ces détails sont peut-être au-dessous de la dignité de
+l'histoire; mais je sentis à la noblesse de son dévouement, à la
+sincérité de sa douleur, que l'or ne suffit pas pour payer un
+attachement véritable. Je n'osais annoncer à Hantz notre séparation, au
+moment où il se faisait déjà fête d'accompagner à Rome, à Naples, à
+Florence, _sa_ bonne maître. Les sarcasmes d'Albizzi m'en faisaient un
+devoir d'orgueil blessé; ma raison, si rarement courageuse, m'en faisait
+une obligation d'honneur plus légitime. Je tournai long-temps autour de
+la fatale nouvelle, mais enfin, j'en brusquai l'annonce auprès du pauvre
+Hantz. Rien n'est amer et pénible comme le sentiment d'une injustice, et
+je souffrais d'une séparation à laquelle il n'avait donné aucun
+prétexte, si ce n'est son dévouement que je reconnaissais si peu.
+
+Quand je me fus expliquée, le pauvre Hantz n'en croyait pas encore ses
+oreilles; il tomba à mes genoux, tendant des mains suppliantes et
+s'écriant: «Oh! _ma_ jeune maître, je ne le puis; vous m'avez fait
+riche, reprenez votre argent; je ne veux rien, et je m'engage à vous
+servir pour rien, et toute ma vie. Ayez pitié du pauvre Hantz!...» J'en
+avais plus que pitié; car il m'inspirait de l'estime et de
+l'attachement. Je lui dis tout ce que ces deux sentimens pouvaient
+dicter de consolant, lui promettant de le reprendre à Paris, où je le
+recommandais à une utile connaissance. Il prit ma main, la porta sur son
+cœur, et s'éloigna avec l'air et la précipitation du désespoir. Je
+restai quelques minutes immobile; mais aussitôt une affreuse pensée me
+saisit, et sans songer à autre chose qu'à la crainte dont elle
+m'envoyait le pressentiment, rapide comme l'éclair, je traverse
+l'appartement et l'hôtel, et j'arrive en bas pour voir Hantz occupé
+tranquillement à charger ses pistolets. Il rougit, me demanda mes ordres
+avec un calme qui me rendit le mien, et qui me livra à tous les embarras
+d'une pareille démarche. L'orgueil blessé me fit recourir à la dureté
+pour échapper à l'embarras: je lui dis de faire ses comptes et de les
+apporter. En retournant à mon appartement, je me vis l'objet d'une
+humiliante curiosité, qui augmenta mon humeur contre celui qui en était
+la cause innocente.
+
+Je rapporte toutes ces circonstances, parce qu'elles jettent un triste
+jour sur les dangers d'une vie pareille à celle que je m'étais faite;
+parce que les femmes pourront y apprendre la fatalité attachée à une
+indépendance qui les expose non seulement aux suites d'un premier
+égarement, mais à l'humiliation d'être mal jugées par le monde, qui ne
+leur épargne aucune gratuite supposition, aucune interprétation
+malveillante, même de leurs actes les plus innocens.
+
+Hantz revint au bout d'une demi-heure, me dit qu'il avait pensé à tout,
+et qu'il était résolu de se brûler la cervelle si je le renvoyais; qu'il
+voulait me suivre et me servir pour rien; mais tout cela sans
+s'échauffer, mais avec une fermeté effrayante et que ses yeux
+confirmaient terriblement. J'éprouvais l'angoisse d'une cruelle
+hésitation. À toutes mes réflexions, à tous mes encouragemens, il
+répondait: «_Vous servir ou mourir, vous suivre ou me brûler la
+cervelle_.» Enfin, je m'avisai pour le désarmer d'un moyen qui me
+réussit: je lui dis que j'étais près de me marier; que le futur exigeait
+de moi son renvoi à cause de la confidence qu'il avait eue de mon
+attachement pour un autre; que je l'adressais à Paris, à un excellent
+maître; que je l'y reverrais, qu'il tâchât d'avoir une place pour le
+lendemain.
+
+Hantz obéit avec chagrin, mais sans murmurer: il croyait qu'il y allait
+de mon bonheur, et ce sentiment délicat lui avait rendu du courage. Ce
+sacrifice, que je faisais aux propos d'un homme qui m'était indifférent,
+me rendit ce dernier odieux, et je résolus de quitter Gênes aussitôt
+après le départ de mon domestique. Le pauvre garçon revint m'annoncer
+qu'il avait trouvé à s'embarquer pour Trieste, avec un Italien, le comte
+Borara, et qu'il aimait mieux cela que de retourner à Paris. Je reçus,
+le lendemain, la visite de ce nouveau maître, et je lui recommandai avec
+effusion le dévouement et la fidélité du meilleur des domestiques. Le
+vent retint quelques jours les voyageurs, et je vis le comte Borara avec
+plaisir: il était aimable, bon et très attaché au parti français. Le
+jour qu'on mit à la voile, je le reconduisis et restai sur le port
+jusqu'à ce que le bâtiment eût entièrement échappé à la vue, le cœur
+navré d'un sacrifice que l'amour-propre m'avait commandé, et qui me
+faisait perdre une des choses les plus rares, le dévouement respectueux
+et à toute épreuve d'un domestique qui élevait ses devoirs jusqu'à la
+noblesse de l'amitié.
+
+En rentrant chez moi, j'y trouvai le comte Albizzi. Mes manières se
+ressentirent de ma tristesse; il en prit une humeur fort inconvenante,
+et il m'apprit jusqu'à quel point un homme jeune, bon et spirituel, peut
+cependant déplaire. Je résolus d'attendre mon établissement à Florence
+pour reprendre un domestique ou une femme de chambre; mais avant mon
+départ, qui fut cependant assez prompt, j'eus à regretter la prudente et
+religieuse surveillance de mon pauvre Hantz; car on me vola une cassette
+qui contenait 7,000 fr. en or, 3,000 fr. en billets, trois bagues du
+plus grand prix, une parure fort belle que je tenais de Moreau, et ses
+lettres. Jamais, avant cette aventure, je n'avais su rien fermer ni me
+défier de personne. Depuis ce jour, je suis devenue craintive et
+méfiante jusqu'au ridicule. Mais c'est une qualité tardive et par
+conséquent inutile: c'est ainsi que la prudence vient aux mauvaises
+têtes, quand elles ne peuvent plus en profiter. Chose inexplicable! ce
+sont les personnes qui ont le plus besoin d'argent pour des
+prodigalités, qui savent le moins s'en procurer et veiller à ce qui leur
+est si nécessaire.
+
+Le vol fit du bruit, et en eût fait bien plus, si je ne m'étais pas
+opposée à toute espèce de poursuites. On ne pouvait concevoir une si
+stoïque indifférence. Et moi je ne comprenais pas alors et je ne
+comprends pas encore aujourd'hui, où l'argent est loin d'être abondant
+pour moi, que pour quelques pièces de cet argent on signe des
+procès-verbaux d'arrestation, et quelquefois des arrêts de mort.
+
+Sur ces entrefaites, je quittai Gênes, et je sus depuis qu'on n'avait
+point cru à cette insouciance, à ce désintéressement, vertu si rare dans
+le vulgaire, que c'est celle qui excite le plus de surprise et
+d'incrédulité. La bienveillance génoise prétendait à ce sujet que je
+m'étais volée moi-même, oubliant, dans cette plate et injuste épigramme,
+que j'avais tout payé avec une extrême exactitude, et même avec une
+magnificence ridicule. Mais la médisance se soucie-t-elle beaucoup de la
+raison? et la calomnie ne se moque-t-elle pas du bon sens? Tous comptes
+faits, il me restait 3,600 fr., une garde-robe d'une grande richesse, de
+la liberté, quelques talens; j'espérai tirer parti de tout cela, et,
+gardant pour consolation mes nobles souvenirs, je m'abandonnai sans
+inquiétude à la fortune.
+
+J'avais quitté Gênes le 7 mai 1808, pour me rendre à Lucques, où je ne
+restai que le temps nécessaire pour voir les débris de la tour
+d'Ugolino, et j'en partis avec un sentiment d'horreur et de pitié.
+J'avoue qu'à Rome l'aspect des ruines et des souvenirs antiques m'a
+réellement remué l'ame. Partout ailleurs, les ruines ne sont à mes yeux
+que des masures. Mais là, l'ensemble des monumens conserve son prestige;
+chaque pierre rappelle encore la reine du monde et ne la dément pas. Ces
+arènes, ces amphithéâtres, ces colonnes qui se prolongent à l'infini,
+qui semblent parfois s'animer quand la race dégénérée dont elles sont
+devenues l'héritage se repose et sommeille; cette vie des tombeaux qu'a
+très bien surprise et peinte l'auteur _des Nuits romaines_, m'a été
+aussi révélée. J'ai cru voir souvent, au milieu de ces éloquens débris,
+Brutus, Caton et Sénèque, écartant leurs linceuls, et cherchant des
+Romains dans Rome. Mais à Lucques, l'enthousiasme n'est pas possible, et
+je n'eus pas même un quart d'heure d'admiration; je me préparai donc à
+n'y pas faire long séjour, et je pris la résolution d'aller à Pise.
+
+
+
+
+CHAPITRE LXXXVIII.
+
+Arrivée à Pise et à Livourne.--De la tragédie italienne et de la
+tragédie française.
+
+
+En quittant Lucques, je fis charger mes malles sur une de ces lentes
+diligences de _vetturino_, et je partis dans une espèce de cabriolet
+napolitain; on y est fort mal juché, tout en l'air et à découvert, mais
+ils courent avec une incroyable rapidité. La route était belle, le temps
+superbe, et j'avais hâte d'arriver à Pise. Hélas! qu'on a tort de faire
+des souhaits! Si les miens avaient eu moins de vivacité, j'aurais eu
+quelques extravagances de moins à commettre.
+
+À peine étais-je descendue de voiture, que je me vis entourée de cinq ou
+six personnes que je reconnus aussitôt comme ayant fait partie de la
+_comica compagnia_ de Milan: Blanes, Morochesi, Rigitti, et deux
+actrices fort jolies, mais non pas du premier ordre. J'étais seule, je
+venais de passer quinze jours de contrainte et même de chagrin, tout
+devait me paraître occasion de distraction et d'amusement. On me
+montrait un empressement amical; j'allais entendre les chefs-d'œuvre
+d'Alfieri et de Métastase: il n'en fallait pas plus pour me faire
+oublier passé et avenir, pour bercer ma folle imagination de quelques
+décevantes illusions. Mes artistes se rendaient à la répétition: je
+promis de les y aller rejoindre, prenant à peine le temps de déjeuner et
+de changer ma toilette de voyage. Arrivée au théâtre, la bizarre
+résolution avait fait des progrès, la fantaisie de jouer s'y était
+jointe, et à la fin de la répétition tout était convenu et arrangé. Je
+devais suivre la troupe à Livourne, où elle se rendait le lendemain,
+pour y paraître dans les rôles de Rosemonde de la pièce d'Alfieri, de
+Sémiramis de Voltaire, traduite par _l'abbé_; Césarotti, et de la
+Jocaste des _Frères ennemis_ du premier auteur.
+
+Je veux consigner ici une remarque fort judicieuse que me fit au sujet
+de ce rôle de Sémiramis et de la poésie italienne, pour l'expression de
+certains sentimens, un des acteurs de la troupe Rigitti, homme plein de
+goût et d'instruction. Je me la suis toujours rappelée, quand j'ai vu
+représenter le chef-d'œuvre de Voltaire. Rigitti trouvait que la poésie
+italienne communiquait plus de la pompe et de l'élévation convenable
+dans la circonstance à ces vers de la scène d'Assur avec Sémiramis.
+
+Voltaire dit:
+
+ Je viens vous en parler: Ammon et Babylone
+ Demandent sans détour un héritier du trône.
+
+Dans la traduction, Césarotti s'exprime de la sorte:
+
+ Io vengo appunto a favellarne.
+
+Littéralement, on dirait: _io vengo a parlarne_; comme un personnage
+vulgaire dirait à la voisine: _je viens vous en parler_; au lieu que
+_favellar_ a bien une autre noblesse: c'est un langage royal.
+
+Il y a de ces nuances, de ces victoires, en quelque sorte, d'une langue
+sur une autre, pour la traduction de quelques sentimens qui tiennent aux
+mœurs. Je voulus bien accorder à Rigitti ce petit triomphe national
+d'une expression; mais en général la langue française est encore celle
+que je préfère, celle qui a le plus de suite, le plus de tenue, si j'ose
+m'exprimer ainsi; ne s'enflant jamais jusqu'à la bouffissure, ne
+s'abaissant jamais jusqu'à la trivialité. J'accordais une juste
+admiration à Métastase, à Maffei et à Alfieri, à Goldoni surtout; mais
+le beau n'existe vraiment dans le théâtre italien que par étincelles, et
+me semble loin de ces chefs-d'œuvre de goût, de convenance, d'intrigue
+et de pureté, qui font la gloire du théâtre français. Je ne parlerai pas
+des opéras _seria_ ou _buffa_: je suis si mal organisée pour la musique,
+que son charme embellissant de plates horreurs ou de plus plates
+arlequinades, n'a jamais pu venir jusqu'à moi, détruit, pour ainsi dire,
+en route, par toutes les sottises qu'il s'efforce en vain de cacher.
+J'ai souvent applaudi la délicieuse _Prima donna_, Pelandi, Blanes,
+Marochesi, aux théâtres de Florence, de Milan ou de Naples; mais, je ne
+le cache pas, en fait d'émotions dramatiques, je préférais encore mes
+souvenirs français. Je suivis la troupe à Livourne, et le succès décida
+de ma vocation. Toutes les troupes italiennes, même celles de cour, sont
+ambulantes. La nôtre courait de Livourne à Sienne, et j'y allai. Je ne
+retracerai pas ici les événemens d'une pareille existence: ils auraient
+bien peu d'intérêt pour le lecteur, car ils n'en ont guère conservé pour
+moi-même, excepté ceux de la bienveillance des artistes avec lesquels
+j'étais liée. Avant de parler de mon entrée au service de la princesse
+Élisa, j'ai à raconter la rencontre singulière que je fis, à Florence,
+d'une jeune infortunée que les Français avaient arrachée d'une affreuse
+prison, dans un couvent du faubourg San-Gregoria, à Mantoue, lors de la
+prise de cette ville. Cette aventure est touchante, et ce qui ajoute à
+sa singularité, c'est que la rencontre de l'héroïne avait eu lieu en
+1809, à une époque où toutes deux nous étions jeunes, et qu'elle se
+renouvela en 1815 sur un champ de bataille où nous n'échappâmes à la
+mort que pour ne plus compter toutes deux dans la vie que larmes et
+désespoir.
+
+
+
+
+CHAPITRE LXXXIX.
+
+Pèlerinage à Valle-Ombrosa.--Arrivée à Florence.--Camilla.
+
+
+À Sienne, j'avais fait mes adieux à la _comica compagnia_, et je
+m'acheminais vers Florence pour y passer quelques mois _nel dolce far
+niente_, désirant avant faire un pèlerinage à Valle-Ombrosa, berceau de
+mon heureuse enfance. Hélas! je reconnus à peine ces lieux naguère si
+beaux: Valle-Ombrosa avait tant changé de maîtres, tant subi les
+augmentations et les mutilations du caprice, que, pendant quinze jours
+que j'y séjournai, j'allai demander en vain aux arbres, aux parterres,
+aux habitans même des environs, un souvenir, un regret: en vingt années,
+tout avait changé, les lieux et les générations! La guerre, la mort, ce
+mouvement de tant d'événemens, avaient tout bouleversé. À qui aurais-je
+pu m'adresser pour être entendue? Qu'aurais-je pu dire? Qui aurait même
+osé reconnaître l'unique fille des nobles étrangers jadis maîtres chéris
+et respectés de ces beaux lieux, dans un être isolé, sans rang, sans
+protections, sans appui, et déjà suspect à l'opinion pour le mépris des
+convenances et des sages préjugés, garans de la conduite et du seul
+bonheur des femmes? Le silence me semblait un devoir de respect pour mes
+parens, et je sus le garder, sans que cette faible expiation me rendît,
+à mes yeux, moins malheureuse et moins coupable. Qu'ils furent tristes,
+qu'ils furent amers mes adieux, ces derniers adieux au toit de mes
+pères! ce fut comme une seconde séparation de ma famille.
+
+Arrivée à Florence, je pris un appartement rue _della Pergola_, au
+premier. Dans cette maison, je vis Camilla Spinochi, nièce de ce
+gouverneur de Livourne, qui laissa échapper les Anglais du port, à
+l'époque de la prise de Mantoue, et que les Français firent emprisonner.
+Camilla avait alors vingt-cinq ans. C'était la plus belle personne que
+j'aie vue de ma vie, et c'était le moindre de ses agrémens: une taille
+de sylphide; dans la démarche, dans les attitudes, dans les gestes, une
+grâce, une harmonie, un je ne sais quoi enchanteur qui eût fait
+tressaillir le cœur d'un vieillard. À tant de séductions extérieures,
+Camilla joignait non pas le mérite de l'instruction, mais le don d'un
+génie naturel, le charme d'une ame tendre, et l'éclat d'une ame
+courageuse. Ce fut pour moi, sitôt que je l'eus aperçue, un besoin
+irrésistible de la connaître; j'en demandai l'occasion à mon hôtesse, et
+sa réponse changea ma curiosité en vif intérêt.
+
+«_È un capo francese_, me dit-elle; c'est une femme qui se perd pour un
+militaire de cette nation. Oh! c'est une vilaine affaire; et si elle
+n'était pas protégée... il le dit bien le curé, qu'on la _renfermera_ un
+jour. Nous la logeons par crainte, mais nous ne l'estimons pas.
+
+«--Vous avez tort, répondis-je au Caton, car elle peut valoir mieux que
+vous.»
+
+Le soir même, je me trouvai avec Camilla à un thé que donnait un
+Allemand de distinction qui logeait chez Schneider, maître du plus bel
+hôtel de Florence, et l'un des plus remarquables de l'Europe.
+
+Cet Allemand était un personnage fort curieux et fort bizarre,
+réunissant le double enthousiasme et la double manie des systèmes de
+Lavater et de Gall. Il vivait au milieu d'une collection innombrable de
+profils, et dans une immense compagnie de crânes et de têtes de mort. La
+plupart de ces agréables fantaisies avaient été l'objet d'un triste
+travail. Des ciselures d'or et d'argent y paraient la destruction, et,
+en voulant l'orner, la rendaient plus hideuse. La foule se pressait
+autour de l'excellence allemande, admirant l'exactitude et la richesse
+de ses explications physiologiques, en extase devant tous les bizarres
+et absurdes enjolivemens qu'il s'était efforcé de prodiguer à la Mort.
+Je souffrais à l'aspect d'une si sotte manie si sottement admirée; et,
+dans ma répugnance bien naturelle, j'étais entrée du salon dans un
+cabinet voisin, où se trouvait une superbe bibliothèque, et où un volume
+de Pétrarque substitua à l'ennui de contempler ce que je ne comprenais
+pas le plaisir plus délicat de voir retracer dans un langage enchanteur
+ce que je sentais si bien. Peu d'instans après, Camilla vint s'y
+réfugier aussi, fuyant les grotesques expériences qui faisaient circuler
+des crânes de mort dans des mains de femme, ou qui exposaient leurs
+jolies têtes aux études de la bosse, comme si, pour deviner
+l'inconstance, la tendresse, le dépit, l'amour des arts ou des plaisirs,
+il était besoin de toucher et de constater les accidens céphalalgiques
+que cache leur chevelure.
+
+Camilla me parut d'une beauté radieuse, qui me fit encore trouver plus
+aimable le sourire de joyeuse surprise qu'elle laissa échapper en
+s'approchant de moi. Après quelques mots caressans, nous passâmes
+ensemble dans la salle de billard. Au bruit des billes roulantes, tout
+ce qui dans le salon était au-dessous de la soixantaine eut bientôt
+déserté la salle d'anatomie et de silhouette, laissant l'excellence
+germanique avec quelques vieux originaux, jusqu'au moment où un brillant
+ambigu lui ramena la foule.
+
+On avait fait galerie autour de notre escrime au tapis vert, et les
+honneurs furent pour la belle Camilla. Dans ma vie militaire, j'avais
+acquis assez de talent au _noble_ jeu de billard, comme on dit, et
+j'aurais pu gagner toutes les parties; mais l'habitude de porter l'habit
+d'homme avait fait prendre à mon caractère la galanterie de l'autre
+sexe, et un désintéressement d'amour-propre qui m'a souvent engagée à
+sacrifier mes propres succès au triomphe de celles qui ne me semblaient
+plus mes rivales. Camilla ne s'y trompa point, et de cette petite
+complaisance date une amitié noble et tendre dont le sort me réservait
+de lui donner une dernière preuve dans le plus cruel malheur qui pût
+accabler une belle ame. Entre deux femmes qui paraissent se convenir,
+l'intimité marche vite. Aussi à souper, refusant toutes les offres des
+_cavalieri serventi_, esclaves d'étiquette de toutes les réunions en
+Italie, Camilla et moi nous retournâmes seules ensemble à notre commune
+demeure. Il n'était que minuit, et dans les heureux climats que nous
+habitions, c'est l'heure de jouir de toute leur beauté et de tout leur
+charme. Aussi, au lieu de nous aller emprisonner sous nos
+moustiquières[6], nous changeâmes bien vite nos riches parures contre un
+commode négligé, et nous allâmes nous reposer dans un bosquet de jasmin,
+sur un canapé de mousse, parsemé de violettes. C'est dans ce lieu
+charmant que le jour nous surprit, moi heureuse de la confiance qui me
+révélait les intéressans détails qu'on va lire, et Camilla se félicitant
+d'avoir frappé à l'indulgence d'un cœur capable de comprendre le sien.
+
+ HISTOIRE DE CAMILLA SPINOCHI.
+
+«Je vais vous raconter les événemens qui, au sein de ma patrie, si près
+de parens puissans et riches, m'ont conduite à la nécessité de me tenir
+ignorée à l'abri d'une protection étrangère, pour ne pas perdre le plus
+dangereux, mais le plus doux des droits, celui de disposer de mon cœur,
+et de le soustraire à la vie du cloître, à laquelle, dès ma naissance,
+j'étais destinée.
+
+«À l'âge de six ans, je fus envoyée à une sœur de ma mère, supérieure
+dans l'un des ordres religieux les plus sévères d'un couvent riche des
+États du pape, près de Lugo, en Romagne. Dans cette ville éclata la
+conspiration de l'armée papale catholique, ce qui la fit nommer par les
+républicains la Vendée de l'Italie. On y massacra des militaires
+français; on promena leurs têtes au bout de piques sanglantes, et cette
+trahison, aussi inutile qu'atroce, appela sur elle de cruelles
+représailles: Lugo fut livré à plusieurs heures de pillage accompagné de
+massacres. Hélas! je ne connus jamais les caresses d'une mère, et je
+venais de perdre la mienne au moment où son cœur eût été mon seul refuge
+contre les dangers que je courus et les chances non moins périlleuses
+qui les suivirent.
+
+«Élevée alors dans toutes les pratiques d'une dévotion minutieuse, mon
+cœur en repoussait la contrainte. Ma raison précoce, mon imagination
+naïve et prompte, étaient en révolte et épuisaient leurs forces
+naissantes contre tout le travail de ma tante pour hâter une vocation
+qui ne pouvait jamais éclore. Tout mon être souffrait à l'aspect de cet
+avenir de mort qui associe à la même destinée dans les couvens la
+jeunesse aux longues espérances, et la décrépitude aux joies éteintes.
+Je n'ai emporté de ce tombeau vivant que cette pensée: Que ne suis-je
+une fleur cueillie le matin et desséchée le soir! Je venais d'accomplir
+mon second lustre.
+
+«Un jour, ma tante venait de réunir auprès d'elle et autour de moi,
+comme pour m'entourer d'un spectacle imposant, toutes les religieuses,
+toutes les pensionnaires, quand tout à coup un bruit épouvantable vient
+troubler le silence du cloître et jeter la terreur dans l'enceinte
+sacrée. Un des confesseurs du couvent, homme dur et terrible, paraît
+l'œil en feu, et s'écriant: _Ils viennent, les fléaux de Dieu; avec cinq
+mille combattans ils ont taillé en pièces trois cent mille de nos saints
+défenseurs. L'esprit de ténèbres est avec eux; il faut fuir._ Toutes les
+religieuses se pressent autour du prêtre. Moi seule et une novice de mon
+âge nous restâmes dans le coin opposé du parloir. Un mot: _Il faut
+fuir_, venait de soulever le crêpe mortuaire...
+
+«Il faut fuir! répétions-nous: nous le pouvons. Nous verrons donc
+d'autres êtres, un autre monde que celui qui menaçait d'être notre
+tombeau!
+
+«Les nouvelles devenaient d'heure en heure plus alarmantes pour
+l'abbesse et les religieuses qui l'entouraient, mais rien ne me
+paraissait sinistre de ce qui était une espérance d'échapper au cloître.
+Les Français avaient tout franchi, et, vainqueurs, avaient tout
+respecté, jusqu'à ce que la trahison vînt enfin les contraindre d'user
+de représailles: Lugo fut mis à feu et à sang, et le massacre vint
+jusqu'aux murs du couvent.
+
+«Toutes réunies dans la chapelle, nous attendions la mort aux pieds du
+Christ, lorsqu'un de ces hommes qu'on nous avait peints comme des
+envoyés du démon, parut aux portes du couvent, comme un ange gardien
+pour y placer la sauvegarde d'une invincible barrière. Il entra, offrant
+à tout ce qu'il voyait assemblé la tranquille continuation de
+l'esclavage ou la liberté. Ce fut tout à la fois un cri de joie et de
+désolation. Toutes les jeunes se rangèrent du côté du libérateur; toutes
+les vieilles se séparèrent de nous en le fuyant; et tout ce que put
+faire leur frayeur fut de ne pas payer par des cris de malédiction une
+générosité qui leur laissait encore un choix si noble et si
+compatissant.
+
+«Ma tante, transportée par les idées d'une vie entière de réclusion et
+une aveugle confiance dans son directeur, ma tante redoutait comme une
+souillure la seule présence d'un Français républicain, et se retira avec
+les plus âgées de ses religieuses, oubliant, dans sa sainte horreur,
+qu'elle livrait la jeune fille qui lui avait été confiée, à des périls
+qui n'étaient plus à craindre pour elle. Plusieurs des sœurs profitèrent
+de la permission pour se retirer dans leurs familles. Lorsqu'on ouvrit
+les portes, j'aurais sans doute dû rester près de ma tante; mais une
+voix intérieure, un cri de l'ame, plus fort que la raison, semblait me
+dire: _C'est loin d'ici qu'est la félicité_; et je ne sus obéir qu'à
+cette inspiration qui nous pousse dans les bras de la destinée. Je ne
+savais rien du monde, qu'aurais-je pu craindre? et autour de moi j'avais
+vu l'ennui, un sombre dégoût flétrir la beauté, dévorer la jeunesse; et
+me soustraire à un pareil avenir fut, dans ce moment, mon seul besoin,
+ma seule pensée; quoique enfant, j'y parvins avec l'instinct de la
+nature et toute l'adresse de l'expérience. Je savais que le baron
+Capelleto[7] nous était allié. Une religieuse plus âgée, qui avait aussi
+profité de la liberté, se chargea de me conduire vers lui; mais une
+émeute m'ayant séparée de ma compagne, j'errai quelques heures,
+cherchant un asile.
+
+«Enfin, j'ose me présenter à une maison fort belle, où j'aperçois des
+uniformes semblables à ceux de nos libérateurs. Au milieu d'eux, je me
+sens attirer par le regard bienveillant de celui qui paraissait leur
+donner des ordres. Je vous ai dit que je n'avais alors que onze ans,
+mais une taille et comme une jeunesse précoce. Murat, car c'était lui,
+vint à moi avec une exclamation de surprise que mon ingénuité n'attribua
+qu'à mon habit de novice, mais qui était aussi l'effet des charmes que
+j'ignorais. Il me demanda en assez mauvais italien si je voulais
+accepter son appui. Ma petite vanité fut heureuse de parler au vainqueur
+la langue de sa patrie. Enchanté de m'entendre parler français, il me
+présenta à tout le groupe d'officiers dont il était entouré. Je ne sais,
+mais au milieu de son brillant état-major, Murat, qui était le plus bel
+homme, me parut aussi le plus aimable. Il parlait de me garder près de
+lui, et j'en étais bien joyeuse; mais quand je lui dis, dans mon
+contentement, que je n'avais que onze ans, il mit plus de réserve dans
+les témoignages de sa protection, et m'annonça qu'il me ferait remettre
+à mes parens. Mais je me jetai dans ses bras, lui criant avec larmes que
+j'aimerais mieux la mort que de retourner dans un cloître. Puis il me
+prit par la main et me conduisit chez une dame française, épouse d'un
+fournisseur de l'armée, resta long-temps avec elle, et me laissa en me
+recommandant bien à ses soins.
+
+«Madame A***, aimable, obligeante, eut pitié de mon abandon, ne
+combattit qu'avec une douce sensibilité ma répugnance à revoir ma
+famille. Si ses sages recommandations à cet égard eussent été fortifiées
+par la solitude, peut-être eussent-elles été plus puissantes; mais cette
+dame recevait beaucoup de monde: les vainqueurs brillaient au milieu des
+fêtes dont les vaincus, autant par goût que par prudence, partageaient
+les plaisirs. J'y paraissais, et avec un incroyable bonheur. On
+m'appelait la jolie religieuse. Tous les généraux, Masséna, Augereau,
+Lefebvre, Joubert, Serrurier, m'entouraient de soins et me promettaient
+protection. Je n'étais point enfant pour comprendre toutes les choses
+que les Français disent si bien; et Murat bouleversait ma jeune tête,
+quand, s'arrachant d'auprès de moi comme par un effort, il me répétait:
+Oh! Camilla, que n'as-tu quinze ans! Lorsque, plus tard, le sens de ces
+paroles me fut complètement révélé, mon estime égala mon affection; car
+il eût tout obtenu alors d'un cœur qui, sans le savoir, s'était donné.
+Sa noble protection, qui n'était point sans combats, m'avait ainsi
+laissée me livrer à toute la gaieté de mon âge, et sans crainte.
+
+«Beaucoup d'Italiens fréquentaient la maison de madame A***. L'un d'eux
+lui remit une lettre d'un de mes oncles qui habitait Trévise, lequel la
+priait, en la remerciant des soins religieux de son hospitalité, de me
+confier à une personne qui me conduirait à Bonlogne dans une maison de
+religieuses non cloîtrées. Je m'abandonnai au désespoir à cette
+nouvelle. Un conseil fut tenu par la dame, son mari et Murat; d'autres
+généraux survinrent, entre autres le général Joubert. Ma cause fut
+plaidée par moi avec des pleurs, et par eux avec toutes les raisons de
+l'indulgence et de l'intérêt. La résolution fut que je resterais et que
+l'on m'enverrait en France. Le bal mit fin à la discussion, et le combat
+qu'il avait fallu subir ne m'en rendit que plus heureuse.
+
+«Mais le lendemain des nouvelles étaient arrivées, et la présence des
+Autrichiens dans le Tyrol commanda impérieusement le départ des
+Français. Avant de partir, Murat vint chez madame A***, me donna une
+lettre et un rouleau fort lourd, en me disant: «Pauvre petite, l'un et
+l'autre vous serviront.» Je me jetai à ses genoux, le suppliant de
+m'emmener; il me pressait avec force contre son cœur; il était agité;
+mais, après un effort qui parut bien douloureux, il me remit dans les
+bras de ma protectrice pour obéir à la voix de l'honneur et de la
+victoire qui l'appelaient.
+
+«Dès ce moment tous mes jours se passaient en prières pour les
+vainqueurs de ma patrie. Hélas! dans l'enceinte des cloîtres apprend-on
+qu'on en a une et qu'on doit la chérir? Le rouleau que m'avait laissé
+Murat contenait 50 louis, et la lettre une recommandation à tout
+militaire français de me protéger; puis, au bas, quelques lignes pour
+Muiron, l'un des aides-de-camp du général en chef Bonaparte, qui ne
+furent jamais lues par lui; car, quelques mois après, quand je cherchai
+à voir ce noble patron, il avait trouvé la mort sous les lauriers
+d'Arcole.
+
+«Madame A***, alarmée des nouvelles qui se succédaient, résolut de
+rejoindre son mari, qui était parti pour Ferrare. Quand elle me proposa
+de m'emmener, en me demandant si j'étais toujours dans les mêmes
+dispositions, je ne lui répondis qu'en pressant sa main sur mon cœur, et
+en lui donnant le doux nom de mère. Tout se prépara à la hâte et en
+secret. Nous arrivâmes de nuit à Ferrare; M. A*** était déjà reparti
+pour Milan. Sa femme, désolée, ne savait quel parti prendre. Je lui
+redonnai un peu de courage par ma résolution: «Croyez-moi, nous sommes
+ici dans les États du pape, et bien moins en sûreté qu'à Milan; allons-y
+sans plus délibérer.» Nous y arrivâmes quand tout y était déjà terreur
+et confusion.
+
+«Ici, mon amie, une légère digression qui jette peut-être quelque
+lumière sur un événement politique. À l'époque où Bonaparte poussait ses
+troupes victorieuses sur les différentes villes de la Toscane, le
+grand-duc fut si effrayé, que Manfredini, son chambellan, fut envoyé au
+quartier général pour sauver Florence de l'occupation. Cette démarche
+eut pour résultat le banquet célèbre donné par le grand-duc aux généraux
+français, où l'un déploya toute la souplesse des cours, et l'autre une
+austérité qu'il déguisait déjà mal, et qui, dans l'orgueil de faire
+ramper un souverain, montrait autre chose que des vues républicaines. La
+noblesse italienne avait été jusque-là courbée et fort empressée près
+des nouveaux maîtres. Mais le traité de Campo-Formio, inexplicable au
+parti français, puisqu'il laissait l'Autriche plus puissante que jamais,
+avait fait croire à la trahison de Bonaparte, accrédité le bruit d'une
+apparente défaite, et réveillé la trahison des courtisans italiens qui
+relevaient la tête. On accusait partout Bonaparte, qui avait arrêté par
+ce traité les colonnes victorieuses de Moreau déjà aux portes de la
+capitale de l'Autriche, et les grenadiers d'Augereau criant: À Vienne! à
+Vienne! Je n'étais rien dans le monde politique, mais j'ai entendu, à
+l'égard de ce traité, de la bouche des premiers généraux, les
+suppositions les plus étranges. Bonaparte avait indiqué dans cette
+occasion, selon eux, tous ces plans d'une ambition personnelle qui
+étouffait les autres gloires pour marcher au trône. Quant à moi, je ne
+voyais que les Français, leur triomphe; mon cœur s'identifiait avec
+leurs destinées, et en arrivant à Milan, je redoutais presque autant
+leurs revers que ma rentrée au cloître. Comme les affaires n'étaient
+point décidées, M. A*** désira que sa femme, pour plus de sécurité, se
+rendît en France. Au milieu de toutes ces angoisses, je tombai malade,
+et fus aux portes du tombeau; mais sachant combien le départ paraissait
+urgent à mes bienfaiteurs, sitôt que je le pus, j'affectai des forces
+pour qu'on pût se mettre en route, et au bout de quinze jours j'arrivai
+à Paris, mourante. Les soins de la plus douce hospitalité me furent
+prodigués; je me rétablis promptement, et pendant quelques temps je
+respirai avec ivresse cet air libre et doux de la France, où je croyais
+avoir trouvé le bonheur.
+
+«Tout à coup, il me sembla que les manières de madame A***, naguère si
+bonne, changeaient à mon égard; c'était non seulement de la froideur,
+mais de la dureté. Tous ces petits soins qui précédemment m'avaient valu
+tant de bienveillance, j'avais beau les redoubler, ils n'en paraissaient
+qu'irriter davantage le changement d'humeur dont j'étais l'objet. Enfin,
+ne tenant plus à tant de chagrins, je provoquai une explication; elle
+fut bien cruelle, comme vous allez voir.
+
+«Madame A***, mariée contre son gré à un homme beaucoup plus âgé
+qu'elle, nourrissait une passion violente pour une personne qui venait
+souvent dans sa maison, et que j'avais prise pour un parent. Ce prétendu
+parent me plaisait peu, mais j'avais eu le malheur de lui plaire
+beaucoup. Sans délicatesse comme sans amour pour la femme qui lui
+sacrifiait son repos et sa réputation, il avait, par le plus indiscret
+des aveux, blessé son cœur et armé contre moi son orgueil. Du moment que
+cette faiblesse me fut révélée, il se fit dans mon tendre respect pour
+ma bienfaitrice un bouleversement que je ne puis qualifier: c'était
+quelque chose comme de la commisération; et la pitié, même sincère, est
+si près en pareil cas de ressembler à du mépris! Je n'avais pu au
+cloître rien apprendre du monde; je n'avais pu deviner la société et
+cette science d'accomodemens avec les devoirs qu'elle exige, et qu'elle
+veut bien quelquefois oublier. Ma candeur se révoltait contre ce
+spectacle d'une passion coupable, et d'une jalousie que l'âge de madame
+A*** rendait ridicule. Depuis j'ai souvent réfléchi au triste sort d'une
+femme qui se laisse entraîner à un sentiment qu'elle ne peut faire
+partager, à cette époque de la vie où l'amour n'est plus là avec ses
+illusions pour cacher une faiblesse.
+
+«Je n'avais écrit à ma famille que pour lui annoncer ma résolution de
+vivre en France plutôt du travail de mes mains, que de reprendre les
+chaînes auxquelles on m'avait condamnée. Cette lettre était restée sans
+réponse, et je ne m'en étais plus occupée. Mais dans ce moment de crise,
+que je viens de vous peindre, je sentis le besoin d'appuis, et je
+m'adressai de nouveau à ceux dont j'avais si imprudemment bravé
+l'autorité, en les conjurant de pardonner à mon âge. Un mois après, un
+secrétaire du ministre Aldini vint me dire qu'on allait me conduire à ma
+famille. Il parla à mes bienfaiteurs du prix qui pouvait leur être dû
+pour leurs soins généreux; mais ils le refusèrent avec une noblesse qui
+m'attendrit jusqu'aux larmes, et ma séparation me parut très
+douloureuse. J'avais toujours le rouleau et les lettres que Murat
+m'avait laissés; je lui avais écrit plusieurs fois; mais l'éloignement
+de la guerre ne lui avait permis ni de recevoir mes lettres, ni d'y
+répondre.
+
+«J'avais regret de quitter Paris; mais la nouveauté des objets, la
+distraction de la route, me rendaient la sécurité par l'insouciance. Je
+savais très bien le français; mais j'avais conservé beaucoup d'accent;
+et à peine j'eus prononcé quelques mots dans la diligence, où l'on
+m'avait confiée à une dame qui se rendait à Milan, que je fus reconnue
+comme Italienne. Il y avait parmi les voyageurs deux militaires; l'un
+d'eux, monté sur l'impériale, entendant une voix italienne, se mit à
+crier à son camarade: «Alfred, je vais te céder ma place à la dînée; il
+y a une petite femme avec laquelle j'ai besoin de causer.» Quoique
+choquée de ce petit ton leste, je n'entendais pas sans quelque plaisir
+ces remarques; mais le bruit de la voiture m'empêchait d'en saisir la
+suite, et force me fut d'ajourner ma curiosité jusqu'à la dînée. Je
+regardais, en arrivant, avec un air un peu boudeur le militaire
+empressé; mais il n'y avait pas de sérieux qui pût tenir contre une
+gaieté si folle et si naturelle. Quand ma noble surveillante le
+rappelait à l'ordre, il corrigeait la légèreté de ses propos avec une
+adresse tout-à-fait divertissante. Je répondais avec une égale froideur
+à ses complimens outrés et à ses équivoques que je ne comprenais pas; et
+je me faisais une triste opinion de l'ami intime d'un pareil homme.
+Alfred, que vous allez être vengé!...
+
+«Je serre fortement le bras de ma compagne et la prie de nous faire
+dîner seules; à peine avait-elle applaudi à ma prudence, que je me
+retourne, et l'officier qui n'avait point parlé et moi, nous restons
+pétrifiés d'une surprise remplie de charme; non pas que ce dernier fût
+d'une beauté remarquable; il était moins bien que Murat, mais son
+regard! Le regard d'Alfred dès ce moment décida de ma vie. Il était
+Français, il était jeune; pouvait-il se méprendre sur le trouble qu'il
+venait de faire naître? Le ton d'Alfred, heureusement différent de celui
+de son turbulent camarade, changea nos dispositions, en lui conciliant
+l'indulgence de mon mentor. Mes yeux, qui n'avaient point encore
+rencontré d'autres yeux, savaient mal déguiser ce que j'éprouvais. Je ne
+saurais dire ce qu'étaient les autres voyageurs; je ne voyais qu'Alfred,
+je n'entendais que lui.
+
+«J'ignorais tout ce qu'il pouvait me demander; mais je sentais que mon
+cœur n'aurait point de refus. La diligence s'arrêta encore à Chambéry,
+et l'ami d'Alfred sut tellement occuper l'attention de madame Dupré (mon
+guide), que j'appris d'Alfred ces doux noms d'amour qui étaient déjà
+dans mon cœur, et les circonstances de sa destinée, à laquelle l'honneur
+lui défendait de m'associer. Sans fortune, Alfred Duhesme n'avait que
+cette riche dot du soldat français, le courage et la loyauté. Quand je
+lui appris ma naissance, il me dit avec un accent plein de noblesse:
+Pardon, madame, je ne dois point prétendre à vous; je ne suis _qu'un
+simple sous-officier_. Pendant mon séjour à Paris, j'avais lu, et lu
+sans beaucoup de choix; les images romanesques, des livres ayant encore
+ajouté leurs dangers à ceux d'une imagination brûlante, vous devinez
+déjà comment je répondis à un pareil langage. Née sous le même ciel que
+moi, vous devinez le premier amour d'une Italienne. Je ne m'excuse point
+de n'avoir écouté que mon cœur, d'avoir sacrifié un nom dont un voile et
+des grilles m'eussent privée, et préféré les douceurs d'un noble amour à
+l'orgueilleuse et stérile protection de ma famille.
+
+«Duhesme, fils d'honnêtes marchands, avait été destiné par son éducation
+à l'étude des lois; mais il avait entendu la voix de la patrie, et pris
+volontairement les armes. Mon amie, vous avez aimé, vous aimez encore,
+vous comprendrez donc tout ce que dut éveiller d'exaltation un voyage de
+quinze jours, avec la liberté que laissait à nos jeunes imaginations
+l'âge de ma gardienne, qui, ne pouvant descendre de voiture, nous
+laissait gravir seuls les ravins complaisans et les longues et commodes
+montagnes. L'ami d'Alfred l'avait quitté à Chambéry. Pendant tout le
+trajet du Mont-Cénis, admirable conquête sur la nature faite par un
+conquérant que ce triomphe miraculeux immortalisera autant que ses
+guerres; pendant cette route, libres et solitaires, appuyés sur le sein
+l'un de l'autre, nous nous laissâmes aller à ce doux rêve d'avenir, qui
+n'arrive jamais ni comme on le craint ni comme on le désire. L'amour
+était notre seule fortune, mais elle nous paraissait et bien sûre et
+bien belle.
+
+«À Suze, Duhesme nous quitta un moment pour y voir le commandant
+français. J'étais encore si jeune, ou plutôt j'étais si heureuse que je
+ne sus point feindre devant madame Dupré, et elle devina sans peine, à
+mon impatience du retour, l'intérêt que je prenais à notre compagnon de
+voyage. Elle crut devoir me questionner avec adresse: je lui répondis
+avec candeur que j'aimais, que je voulais épouser Alfred. La pauvre
+madame Dupré me crut folle; mais convaincue par la clarté naïve de mes
+aveux que ma famille n'aurait plus guère d'autre parti à prendre, et
+qu'un mariage serait encore un malheur de plus évité, «Vous êtes si
+jeune, me dit-elle, qu'on ne peut que vous plaindre.» Bonne comme la
+bonté d'une mère, au lieu de reproches, elle ne me montrait qu'un tendre
+dévouement. «Tout peut s'arranger peut-être, ajoutait-elle; vous
+viendrez avec moi: nous ne sommes pas riches, mais nous sommes de bonnes
+gens. Ma fille, qui a de l'esprit, saura écrire à votre famille comme il
+faut écrire. Alfred quittera le service. Vos parens, qui ne vous ont
+jamais aimée, puisqu'ils voulaient vous faire religieuse, en seront
+quittes pour vous rendre une bonne mère de famille, avec une dot plus
+faible que celle qu'ils destinaient à vous rendre malheureuse.» Qu'il
+était beau le sort prédit par cette femme excellente! mais combien
+l'orgueil devait le bouleverser!
+
+«Au retour d'Alfred, madame Dupré le prit en particulier. Je ne sus que
+de lui l'objet de l'entretien, mais je le vis pénétré de reconnaissance
+et de respect pour celle qui, après avoir compromis mon innocence,
+songeait avec une si religieuse délicatesse à mon bonheur. Nous étions à
+cette époque où le Directoire, soit par besoin, soit par crainte, avait
+rappelé d'Italie le héros dont le traité de Campo-Formio lui avait fait
+sans doute pressentir les projets. Les troupes françaises furent
+successivement disséminées sur les côtes des deux mers. Le corps de
+Duhesme était à Verceil. Là, il fallut se séparer. Je vous épargnerai le
+récit de tout ce que j'ai souffert depuis dix ans que dure cet amour,
+qui ne finira qu'avec ma vie. Qu'il vous suffise de savoir qu'au sein de
+ma patrie, entourée d'une famille opulente, je vis dans un isolement qui
+semble toujours une accusation publique contre une femme. Mes parens,
+instruits avec ménagement de mon sort, mirent de la haine à me punir. La
+persécution ne convertit pas. Libre de mes vœux, j'en ai prononcé de
+plus doux que ceux du cloître, et j'y serai fidèle. Accueillie par
+l'honnêteté laborieuse, j'ai répondu aux bienfaits par le zèle. Le
+travail, les lettres d'Alfred soutenaient mon existence. Son régiment
+faisait partie du corps de Masséna, qui commandait en Italie, et du
+moins nous respirions le même air. La dernière lettre que je reçus
+d'Alfred m'entraîna à la vie errante qui est désormais mon partage.
+Toutes les troupes venaient d'être rappelées vers l'intérieur de la
+France, à Dijon, mais comme vers un vaste dépôt, d'où elles étaient
+dirigées sur tous les points envahis. Cette dernière lettre était déjà
+datée de la rive gauche du Rhin. Quelques mots m'empêchèrent d'y voler
+sur ses traces, car ils me laissèrent l'espoir de son retour en Italie:
+«Nous sommes ici, disait Duhesme, pour faire peur aux _Allemands sans
+les attaquer, et en observation_: on assure que l'aile gauche retournera
+renforcer l'armée d'Italie, et j'en fais partie. Courage et espérance!
+nous nous reverrons bientôt. «Un mois s'écoula dans les angoisses d'une
+cruelle incertitude. Enfin, je reçus cette lettre qui précipita ma
+résolution. La voici:
+
+«Je suis officier, ma chère Camilla. Que n'étais-tu là pour me voir
+élever à ce grade, après l'action terrible et meurtrière de Neubourg!
+Nous nous sommes battus en enragés, au sabre, à la crosse de fusil; mais
+nous sommes vainqueurs, et vive la France! L'armée regrette le plus
+brave de ses grenadiers, Latour-d'Auvergne, qui ne voulut jamais d'autre
+titre que celui de premier grenadier. Il avait bien raison; le brave
+Latour-d'Auvergne a rendu son grade plus glorieux.
+
+«Ne retourne pas avec ton orgueilleuse et cruelle famille. Camilla, la
+gloire et l'amour, voilà ma noblesse; et, sois tranquille, rien ne te
+manquera avec Duhesme, sous-lieutenant de la 46e[8].»
+
+«Cette lettre me communiqua son noble enthousiasme. Je ne craignais plus
+le danger des combats pour celui qui en parlait de cette manière, et je
+sentais que je ne pouvais vivre, moi, jeune fille de quinze ans, loin de
+ces terribles émotions. Je n'espérais pas que ma réponse parvînt
+exactement: j'étais sûre au moins de pouvoir la porter moi-même. Il
+venait beaucoup de monde chez madame Rivière (la fille de madame Dupré).
+On y lisait les journaux; je prenais des notions sur les lieux occupés
+par le corps de Duhesme. Pas de doute que je ne parvinsse, avec ces
+renseignemens, sur les traces de l'armée. La générosité de mes
+protecteurs successifs, de madame A*** et de madame Dupré, m'avait
+laissé mon petit trésor, enrichi encore de leurs dons. Une femme
+intéressée, que dans les dispositions de mon cœur je ne jugeai que
+complaisante, se chargea de me procurer un passe-port sous le nom de
+madame Duhesme, rejoignant son mari à l'armée du Rhin. Je laissai une
+lettre qui ne m'excusait point, mais qui peignait du moins mon éternelle
+reconnaissance, et la force irrésistible qui m'entraînait loin du toit
+de l'hospitalité. Déjà les armées, dans leurs courses, avaient pris plus
+d'ordre et de régularité, et il était plus facile de les suivre. J'avais
+obtenu deux lettres: l'une pour le général Lecourbe, l'autre pour une
+dame italienne établie à Moeschich, en Allemagne. Habillée en homme,
+munie du plus léger bagage, je quittai l'Italie, et entrai par le Tyrol
+sur les terres d'Autriche. Ce ne fut qu'au bout de deux mois de fatigues
+que je pus approcher de l'armée française, déjà en Bavière. À Augsbourg,
+tombée malade, je ne pus qu'écrire, n'espérant presque point de réponse
+au milieu de toutes les vicissitudes d'une guerre. La victoire de
+Hohenlinden vint enfin mettre le comble à la gloire de la France et aux
+angoisses de mon cœur. Duhesme vint me rejoindre.
+
+«La paix une fois signée à Lunéville, je suivis mon Alfred des bords du
+Rhin aux rives de l'Éridan. Dans cette vie de déplacement continuel, les
+formalités du mariage étaient toujours impossibles; mais le partage des
+peines et des fatigues n'était-il pas un serment sacré? Aujourd'hui que
+des jours de paix et de repos vont se lever peut-être pour les braves,
+aujourd'hui que l'espoir d'être mère se joint à ces chances meilleures,
+j'ai hasardé un peu de réconciliation vers ma famille; mais ma famille
+me rejette et me désavoue. Pour échapper même à ses persécutions, j'ai
+été obligée de me placer sous l'égide des lois françaises, et voilà ce
+qui me rend un objet d'odieuses préventions dans un pays qui ne sait
+qu'accepter l'oppression, se venger cruellement de ses maîtres d'un jour
+pour les regretter ensuite, incapable de tout autre courage que de celui
+de la trahison.
+
+«Duhesme est depuis deux mois dans sa famille pour régler un héritage.
+Je vais l'aller rejoindre à Lyon, et pour toujours. J'espère lui porter
+de meilleures nouvelles, l'espoir d'une fortune et l'appui d'une
+famille. Je ne lui porte que mon amour, mais un amour qui sera pur,
+fidèle et courageux jusqu'au dernier soupir.
+
+«Vous connaissez maintenant toute l'histoire de ma vie, qui se compose
+de toutes ces mille vicissitudes d'une passion toujours la même. Hélas!
+vous comprendrez mon langage, vous qui avez aimé, et qui savez que dans
+l'amour toutes les impressions nous paraissent des événemens, et combien
+le cœur se plaît à redire ce qu'il a senti. Nous nous reverrons
+peut-être un jour, puisque nous sommes destinées à avoir la même
+patrie.»
+
+Camilla partit quelques jours après la nuit délicieuse qui avait reçu
+nos mutuelles confidences. Nous nous écrivîmes quelque temps. Les
+événemens se multiplièrent trop pour ne pas nous séparer. Je quitte donc
+l'épisode bien doux de cette rencontre, pour reprendre le fil de mes
+aventures personnelles. Plus tard nous retrouverons Camilla, mais sur un
+champ de bataille, mais au milieu des funérailles de Waterloo, toutes
+les deux confondant les plus grandes douleurs que puisse éprouver une
+femme avec les plus grandes catastrophes que puisse subir un peuple.
+
+
+
+
+CHAPITRE XC.
+
+Séjour à Florence.--Rentrée dans la carrière dramatique.--Portrait de la
+princesse Élisa.--M. de Châteauneuf.
+
+
+J'étais arrivée à Florence à l'époque peut-être la plus belle de notre
+histoire moderne: c'était le temps où, Napoléon se donnant pour titre à
+un empire fondé par le génie, la sanction de la victoire refaisait au
+profit de la France la monarchie et la domination européennes de
+Charlemagne. Ce sceptre, qu'il avait arraché, à Saint-Cloud, des mains
+d'une révolution devenue bavarde et menaçant de tomber dans les
+futilités du Bas-Empire; cette royauté, qu'il avait enlevée aux
+factions, il semblait n'en avoir usurpé les droits que pour en agrandir
+les devoirs. Napoléon avait voulu être empereur des Français, mais pour
+que la France fût la reine du monde. On l'a beaucoup blâmé d'avoir jeté
+toute sa famille sur les trônes abattus par la valeur de nos vieilles
+bandes, et relevés par l'égoïsme de ses décrets impériaux. J'ai vu
+quelques partisans sincères des principes de 1789, quelques amis plus
+rares des dynasties proscrites, gémir ou plaisanter, suivant l'humeur
+différente qu'on leur connaît, sur cette manie royale qui s'était
+emparée d'un citoyen ou d'un bourgeois. Je sais tout ce que le malheur a
+fait trouver de fort ou de joli contre les souverainetés impériales;
+mais ce n'en fut pas moins un grand et magnifique spectacle que celui de
+tous ces satellites autour de l'étoile d'un grand homme; que toutes ces
+royautés du continent, en quelque sorte commanditées par la France, qui
+trouvait ainsi de l'emploi pour tous les talens, des cadres pour toutes
+les capacités qu'une révolution avait enfantées dans son sein. Je
+n'entends pas beaucoup la politique; mais il me semble que les
+légitimités auront, sous ce rapport, quelque chose à envier aux
+usurpations. Du reste, moi qui ai beaucoup plus senti que pensé, on me
+pardonnera de faire plus de peintures que de réflexions; de retracer
+avec toutes les illusions dont elle brillait la domination française en
+Italie; de parcourir toutes les cours des princes de la famille de
+Napoléon, celles de Florence, de Milan, de Naples, que la victoire avait
+établies, que la législation avait régularisées, et qui avaient presque
+l'air d'être antiques par la grâce des manières, la religion de
+l'étiquette, et l'illustration historique des noms d'un autre régime.
+
+Avant de parler de la princesse Élisa, à qui Napoléon avait donné comme
+dot royale le gouvernement de la Toscane, et de laquelle j'allais
+bientôt être rapprochée, je dois raconter ce que je devins après le
+départ de Florence de Camilla.
+
+Ney occupait toujours ma pensée; je savais que je lui ferais plaisir si
+je pouvais lui écrire: J'ai mis un terme à ma vie errante. Je résolus
+donc de chercher tous les moyens de me fixer convenablement à Florence:
+je comptais sur un accès facile auprès de la grande-duchesse, par mes
+anciennes relations avec Lucien, par son propre souvenir, et surtout par
+la confidence de mon intimité d'un moment avec Napoléon. Je n'avais pas
+tort d'espérer de l'indulgence; la suite de ces Mémoires prouvera que je
+ne m'étais point trompée. Un directeur italien (Bianchi) me sollicita
+vivement pour un engagement de trois représentations à Livourne. La cour
+de la grande-duchesse était alors à Pise. J'acceptai les propositions,
+et je me rendis à mon poste, après avoir écrit à Ney et à Regnaud de
+Saint-Jean-d'Angely, pour leur faire part de mon projet et de mes
+espérances, les engageant à les favoriser de leur crédit et de leurs
+recommandations; car il est bon de dire que rien ne se faisait dans les
+cours de tous les princes de la famille de Napoléon, sans que l'Empereur
+en fût instruit, et sans que la nomination aux plus petits emplois eût
+été soumise à son visa suzerain. Mais depuis les fêtes du couronnement
+et les scènes de Milan, la protection impériale était ce qui
+m'inquiétait le moins, tant je me croyais sûre, au besoin, de l'obtenir.
+
+J'avais aussi une lettre pour M. de Châteauneuf, alors chambellan de la
+grande-duchesse, et chargé de la haute direction du Théâtre-Français.
+Dès le premier abord, nous nous déplûmes, et je ne suis jamais revenue
+sur l'impression de la première entrevue. Quand, plus tard, il eut
+pénétré tout l'intérêt que me portait la souveraine, il se crut obligé
+de m'adresser de temps en temps quelques mots de bienveillance et de
+flatterie; mais on voyait qu'ils lui coûtaient comme un effort, que sa
+vanité souffrait de sa politesse, et qu'il fallait toute la résignation
+d'un vieux courtisan pour qu'il se condamnât à me sourire.
+
+Avant de me présenter à M. de Châteauneuf, pour faire partie de la
+troupe placée sous sa direction, j'avais demandé à la grande-duchesse
+une audience particulière, et dès cette première visite j'entrevis toute
+la bonté dont elle devait me donner, pendant quatre années, des preuves
+si nombreuses.
+
+Élisa n'était point belle; petite, fluette, et presque grêle, elle avait
+cependant dans toute sa personne de ces agrémens qui, avec de l'esprit
+et de l'imagination, composent une femme séduisante. La tournure la plus
+distinguée lui donnait l'air d'être bien faite, parce que dans tous ses
+mouvemens la grâce s'unissait à la dignité. Ses pieds eussent été cités,
+par leur forme mignonne, dans tous les salons: qu'on juge de leur
+réputation dans un palais. Quand des pieds comme ceux-là descendent d'un
+trône, cela doit être un prodige et une acclamation de chaque jour. Pour
+ses mains, elles valaient celles de son frère, de ce frère qui n'était
+pas insensible à leur éloge. Les plus beaux yeux noirs animaient sa
+physionomie, et elle savait en tirer un merveilleux parti pour commander
+ou pour plaire. En somme, Élisa eût été bien pour une femme ordinaire;
+elle était mieux encore pour une altesse, et je crois que beaucoup de
+souveraines légitimes se seraient reconnues à sa démarche et à ses
+manières toutes royales.
+
+J'ai pu voir de près et apprécier presque toutes les personnes de cette
+famille, dont le chef avait fait de tous les membres une dynastie
+nouvelle pour tous les trônes. Aucun peut-être n'avait plus de
+ressemblance avec Napoléon que sa sœur Élisa: un esprit vif, prompt,
+pénétrant, une imagination ardente, une élévation incroyable de
+sentimens, une ame fortement trempée, l'instinct de la grandeur et le
+courage de l'adversité. Aucun non plus ne sentait davantage la gloire de
+lui appartenir; elle croyait en lui, pour ainsi dire, et son attachement
+aimait à exhaler l'enthousiasme dont elle était pénétrée.
+
+Élisa voulut bien me reconnaître et se rappeler m'avoir entendue chez
+Lucien lire des vers. En contractant les habitudes du commandement, elle
+en avait pris la noblesse sans en retenir la fierté dédaigneuse; elle
+possédait cet art charmant de rendre le pouvoir populaire par la grâce;
+elle savait écouter aussi bien qu'elle parlait. Je l'observais avec
+cette attention que les femmes possèdent, et, malgré la facilité du
+tête-à-tête, je crus m'apercevoir qu'il entrait un peu de méditation et
+d'apprêt dans toute sa personne; qu'elle éprouvait un secret plaisir à
+mettre dans sa tenue et dans ses discours quelque chose de ce Napoléon
+dont elle était fière d'être la sœur, parlant par saccades, jetant comme
+à bâtons rompus des pensées soudaines et saillantes.
+
+La princesse me dit qu'elle parlerait à M. de Châteauneuf; que je serais
+attachée à la cour, et que mes relations ne lui permettaient pas de
+douter qu'elle ferait, en m'attachant à elle, une chose agréable même
+pour son frère. «Je ne vous recommande qu'une chose, ajouta-t-elle:
+c'est, vis-à-vis des autres personnes, de ne point vous prévaloir de mes
+bontés particulières. Ne vous vantez de rien; ne bravez personne: si on
+vous fait quelque injustice, ne vous en plaignez pas, n'en parlez qu'à
+moi... Vous avez de l'esprit, de l'instruction, tâchez que cela ne serve
+pas à vous faire des ennemis. Un peu de conduite, si cela vous est
+possible; à votre âge, il vous reste un bel avenir si vous savez vous
+faire valoir par de la considération: cela ne dépend que de vous.
+L'Empereur approuvera votre engagement: son approbation, la
+bienveillance de mes autres frères, Louis et Joseph, vous sont de sûrs
+garans de mon intérêt; tâchez que je puisse vous en donner d'autres
+preuves, et plus importantes que celle d'aujourd'hui; mais, je vous le
+répète, il faut plus de conduite et de décorum: dans les folies mêmes il
+en faut.
+
+«--Mais ma pauvre tête n'est pas aussi bien organisée que celle de Votre
+Altesse: elle n'est point toutefois aussi mauvaise qu'on le dit.
+
+«--Ma chère, une femme vaut toujours mieux que sa réputation, et j'en
+suis surtout persuadée à votre égard; mais l'opinion demande des
+ménagemens.
+
+«--Il me semble que celle dont Votre Altesse m'honore peut suffire, et
+que je n'ai rien à demander au monde, puisque la sœur bien-aimée du
+grand Napoléon daigne m'estimer.» Ici elle me regarde avec ces yeux
+pénétrans qui me rappelaient ceux de ce redoutable frère, et je baissai
+la tête, car je ne savais pas flatter sans rougir.
+
+«Pensez-vous ce que vous dites? reprit-elle en posant sa main sur mon
+bras; êtes-vous vraie?
+
+«--Autant qu'on peut l'être à la cour en présence de son maître.
+
+«--Cette réponse est spirituelle et franche; soyez raisonnable le plus
+que vous pourrez; et, que j'avoue ou non l'intérêt que vous m'inspirez,
+vous serez ici contente de votre sort.»
+
+Mon sort fut heureux en effet, et rien ne me manqua que la sagesse d'en
+profiter pour mon avenir.
+
+On avait parié, parmi les artistes de la cour, que mon engagement ne
+recevrait pas la sanction de celui qui nommait alors les rois et les
+comédiens, et qui se faisait quelquefois un plaisir, pour que l'on
+sentît que toute force et tout pouvoir venait de lui, de raturer et de
+biffer des nominations auxquelles il était loin d'ailleurs d'attacher
+une autre importance. J'avoue que ma vanité ne sut guère tenir au
+plaisir d'humilier la malveillance que j'avais cru remarquer dans cette
+occasion; et quand la signature impériale arrive (et elle ne se fit pas
+attendre), j'eus grand soin de lire publiquement la lettre que Regnaud
+de Saint-Jean-d'Angely m'écrivit alors pour me l'annoncer. «D'abord, ma
+chère amie, me disait-il, l'Empereur se souvient de vous; il a signé
+avec bien du plaisir quelque chose pour _la Fama volat_ de Milan: ce
+sont ses expressions.» La lettre de Regnaud se ressentait même de la
+bienveillance de l'Empereur; les termes en étaient intimes, comme ceux
+d'une ancienne amitié, qui non seulement ne craint plus de se
+compromettre, mais qui encore est certaine de faire par là sa cour au
+maître. Il me demandait même, par le plus gracieux _post-scriptum_, le
+sens un peu mystérieux des paroles de l'Empereur; qu'il attachait bien
+du prix à cette confidence. Je transcris ici la réponse que je fis à
+Regnaud, dont je retrouve encore le texte même dans mes papiers.
+
+Mme SAINT-ELME, ACTRICE DE S. A. I. et R. Mme LA GRANDE-DUCHESSE DE
+TOSCANE, PRINCESSE DE PIOMBINO,
+
+À S. Exc. LE COMTE REGNAUD DE SAINT-JEAN-D'ANGELY, MINISTRE D'ÉTAT,
+PRÉSIDENT DE ... etc.
+
+ «MONSIEUR LE COMTE,
+
+ «La preuve de bon souvenir que je viens de recevoir par votre
+ lettre m'est plus précieuse encore que l'approbation qu'elle
+ m'annonce et qui me flatte tant. Vous savez que de la vanité, nous
+ en mettons à tort et à travers; mais mon amitié, qui croit se
+ placer toujours bien, a été trop vivement affligée de la rigueur
+ que vous lui teniez pour n'être pas dans l'enchantement du retour
+ de votre bienveillance. Vous voulez que je cause avec vous comme
+ par le passé? Eh bien, laissons le commencement de la lettre à
+ l'étiquette, et jasons d'amitié... Eh bien, oui, vous avez raison:
+ Napoléon est aimable quand il veut l'être, et il l'a été beaucoup
+ avec moi. Il n'a aucune des bizarreries qu'on lui attribue dans les
+ audiences secrètes. Il a daigné causer, sourire, et il sourit
+ gracieusement. Vous savez qu'il m'avait plus effrayée que plu:
+ aujourd'hui il me plaît plus qu'il ne m'effraie. Tant de titres, de
+ gloire et de grandeur amassés sur un seul homme firent encore de
+ lui, dans le tête-à-tête, quelque chose de si extraordinaire, qu'à
+ mon orgueil satisfait vint se joindre un peu de cette crainte que
+ m'a toujours fait éprouver votre idole: on voit pourtant, dans ses
+ momens _les plus donnés_ aux passions, que jamais une femme ne lui
+ en inspirera que pendant quelques heures... Je l'ai bien observé
+ pendant qu'il signait ses dépêches, n'ayant pas l'air de savoir que
+ j'étais là. Il est impossible de n'être pas maîtrisé. J'ai parlé de
+ toutes mes impressions au grand-maréchal, et il m'a dit que je suis
+ une aimable femme. En vérité, quand on fait à Duroc l'éloge de
+ l'Empereur, on est sûr de son amitié et presque de sa
+ reconnaissance. Il l'aime comme une maîtresse; il est heureux de
+ toutes les perfections qu'on lui trouve. Quand on inspire de
+ pareils attachemens, il faut certes qu'ils soient mérités. Du
+ reste, on n'est pas plus aimable que Duroc: il m'a fait obtenir un
+ don qui eût satisfait l'avarice; jugez s'il a surpassé mes
+ espérances. Au résumé, comme homme, Napoléon m'a paru
+ singulièrement aimable et spirituel; comme souverain, grand et
+ magnifique.
+
+ «Maintenant laissons les grands sujets, et permettez que je vous
+ parle un peu de moi. La grande-duchesse est aimable; elle me promet
+ ses bontés. Cependant, ma position d'actrice me déplaît. Je
+ voudrais être quelque chose de mieux qu'au théâtre. Il n'y a pas
+ moyen de compter mes services militaires pour obtenir la place de
+ lectrice. Comment faire? car voilà ce qu'il me faudrait, et je puis
+ assurer que cela conviendrait à son altesse.
+
+ «Vous me dites de devenir intéressée, et d'amasser une fortune;
+ mais le promettre serait contraire à ma franchise. Plus je
+ vieillis, moins j'ai d'ordre et de raison pour l'argent. Vous,
+ monsieur le comte, c'est pour d'autres causes. Croyez-moi, les
+ défauts qui font plaisir sont les plus difficiles à surmonter, et
+ vous savez que le mien fut toujours de tout donner; mais aussi
+ savez-vous bien que je n'eus jamais celui de l'ingratitude. Jugez,
+ d'après cela, de toute la joie du retour de votre amitié, et de
+ toute la reconnaissance dont elle me pénètre.
+
+ «Si je vous suis bonne à quelque chose dans ce pays, disposez de
+ moi _in tutto e per tutto_.»
+
+J'ai rapporté cette lettre en entier, parce qu'elle courut dans le temps
+que Regnaud la communiqua dans plusieurs hauts cercles de Paris, et
+qu'elle a acquis ainsi une sorte d'importance historique par ses détails
+secrets sur Napoléon.
+
+Malgré les recommandations de la grande-duchesse, je me laissai aller,
+ainsi que je viens de le dire, à cette liberté de propos, dans mes
+relations dramatiques, qui naît du crédit que l'on possède ou que l'on
+espère, enfin à la petite insolence que donnent toujours les
+protections. M. de Châteauneuf était notre supérieur, et je retournai le
+voir. M. de Châteauneuf avait été chevalier de Malte et fort bel homme.
+Il réunissait le double enthousiasme de l'ancien régime et du nouveau,
+la souplesse d'un courtisan et l'insolence d'un parvenu. Quant à sa
+réputation de beauté, je n'en pus guère juger, car, à cette époque, M.
+de Châteauneuf était âgé et goutteux. En arrivant chez lui, et ne
+trouvant personne dans l'antichambre ni au salon, j'entre entre deux
+portes, que des rideaux séparaient d'une chambre à coucher; j'appelle,
+et un bruit de surprise et d'embarras me fait apercevoir qu'il y aurait
+de l'indiscrétion à avancer davantage. Je vois poindre alors entre les
+rideaux une tête charmante, avec des cheveux blonds et bouclés dont
+toute femme eût été jalouse. J'allais m'éloigner, toute confuse d'avoir
+pu si maladroitement troubler une scène qui ne voulait point de témoins,
+quand la plus jolie voix m'arrêta en me disant: «Monsieur est indisposé
+aujourd'hui et ne peut recevoir; veuillez avoir la bonté de repasser;»
+et je m'en allai en répondant avec la plus entière sécurité: «Merci,
+mademoiselle.» Le lendemain, quand je revins au rendez-vous qui m'avait
+été indiqué, ma surprise fut extrême de retrouver la même personne en
+pantalon blanc et en veste courte, servant le chocolat du vieux
+chevalier. Un négligé si coquet, une démarche molle et féminine, me
+firent croire que c'était là quelque actrice nouvellement arrivée que M.
+de Châteauneuf formait pour les travestissemens. Je m'imaginai que M. de
+Châteauneuf avait trouvé à point ce talent nouveau pour me contrarier
+par la rivalité du même emploi; car ma prétention était de jouer les
+travestissemens, ou plutôt de paraître souvent au théâtre en habits
+d'homme. Je n'en pris pas moins M. de Châteauneuf en sincère aversion.
+Aussi, mandée quelques jours après à _Pitti_ par la grande-duchesse, je
+m'en donnai à cœur-joie sur le pauvre chambellan, dont je lui fis le
+plaisant portrait, imitant, d'une grotesque façon, ses airs, ses
+manières, la scène que j'avais vue. La princesse rit aux larmes de
+l'imitation, ne me gronda point, et voulu bien ajouter qu'_avec un peu
+de tabac au nez, ce serait à s'y méprendre_.
+
+
+
+
+CHAPITRE XCI.
+
+Mon genre de vie à Florence.--M. Fauchet, préfet dans cette
+ville.--Nouvelles bontés d'Élisa.
+
+
+J'avais au théâtre de fort médiocres appointemens, et je faisais
+pourtant une dépense énorme. J'étais une comédienne très grande dame, et
+une esclave dramatique fort indépendante. Mes camarades se creusaient la
+tête à rechercher et à blâmer les ressources et les secrets de cette vie
+dispendieuse et vagabonde. Je courais la campagne et les environs de
+Florence, et toutes les fêtes et toutes les réunions. Aussi je ne jouais
+presque jamais; et, sous le rapport de l'utilité et de la gloire
+théâtrale, j'étais certes alors la dernière dans Rome; mais j'assistais
+avec une admirable assiduité aux représentations.
+
+Pendant quelque temps, j'avais eu une loge au niveau du parterre.
+Naturellement les hommes de ma connaissance se tenaient près de ma loge,
+et c'était une véritable assemblée et réunion particulière dans un lieu
+public. Souvent dans le groupe se trouvaient des officiers qui m'avaient
+vue au milieu de mes courses militaires, en Allemagne, en Prusse,
+ailleurs encore. Nous parlions gloire, campagnes, batailles; et les
+militaires, qui en partagent les périls, en racontent volontiers et un
+peu bruyamment les exploits. Cette espèce de bivac au milieu d'un
+théâtre n'était pas agréable à tout le monde: on s'en plaignit; et je
+pris une loge aux secondes, déterminée à faire à la rumeur publique la
+concession d'une convenable solitude. Je tombai d'un inconvénient dans
+un autre.
+
+La loge nouvelle que j'avais prise se trouvait par hasard vis-à-vis
+celle du préfet. Je viens de dire le motif qui me l'avait fait choisir;
+la malignité en chercha un autre, et je renonçai lors à paraître dans la
+salle. J'adoptai, pour voir le spectacle, la première coulisse; mais la
+première coulisse était encore en face de la loge de M. le préfet:
+j'avais l'honneur, comme on sait, de le connaître depuis long-temps pour
+un homme fort spirituel, fort aimable et fort instruit. Rien de plus
+simple, entre spectateurs que le théâtre intéresse, que ces regards
+d'intelligence aux passages saillans, que cette sympathie d'approbation
+ou de blâme sur l'effet des scènes et le jeu des acteurs, qui
+s'établissent entre personnes d'intime connaissance. Cette communication
+des émotions du théâtre est même, pour les Français, un plaisir aussi
+vif que celui qu'il excite par lui-même; car si nous aimons à sentir,
+nous aimons presque autant à discuter, et à faire partager nos
+sensations. Molière, Racine et Voltaire composaient le répertoire de la
+troupe française de Florence, et, par la profusion de leurs
+chefs-d'œuvre, devaient multiplier nécessairement entre deux amateurs de
+la haute littérature, comme M. le baron Fauchet et moi, ces signes de
+plaisir et d'admiration qui n'étaient que des rapports de goût, et que
+les interprétations de coulisse prenaient pour des marques d'un
+sentiment plus mystérieux. On était jaloux de ces hommages, que l'on ne
+pouvait se résoudre à supposer seulement littéraires. Nos dames, toutes
+mariées, toutes vertueuses, quoique actrices et habitantes de l'Italie,
+enrageaient de cette préférence d'une lorgnette qui ne tombait jamais
+que de mon côté. Une remarque que j'ai bien souvent faite, c'est que les
+femmes sages sont très peu disposées à croire à la sagesse des autres;
+qu'avec des sentimens qui les éloignent de toute idée de rien céder aux
+hommes, il leur est pénible cependant de n'être point l'objet de leurs
+attentions. On dirait enfin que leur austérité est aussi ennuyeuse que
+rigide, et qu'elles ont autant de regrets que de principes.
+
+Toutes les têtes étaient à l'envers par jalousie de ma position, de
+cette position que l'on déchirait et critiquait à belles dents. Il fut
+décidé, en conseil féminin, qu'on se vengerait de mes prétendus succès
+et de mon orgueil par quelque affront. Deux pièces nouvelles étaient à
+l'étude; j'avais dans chacune un bout de rôle: en arrivant à la
+répétition, la première chose qui me frappa sur le théâtre, c'est la vue
+d'une grille en bois, haute de six pieds, qui interceptait le passage de
+la coulisse où j'avais ma place ordinaire. On m'observait, je n'eus pas
+de peine à deviner la malice, et j'eus le talent de ne pas paraître m'en
+apercevoir. Je quitte le théâtre un moment, je me rends chez M. le
+préfet, je lui conte la ridicule malveillance de mes camarades; il la
+trouve si absurde que, malgré les observations d'un chef de bureau
+présent à l'audience, et qu'on avait mis dans ce petit complot avec des
+phrases, il donne des ordres pour que cette scène eût à ne point se
+renouveler; et la répétition n'était pas finie, que les artistes
+conspirateurs avaient eu le chagrin de voir enlever la grille en
+question: ce fut absolument, quoique la cause fût différente, un coup
+d'État pareil à celui des grilles de madame de Noailles pour empêcher le
+passage de Louis XIV chez les filles d'honneur de la cour.
+
+Après l'éclat d'une pareille protection, on ne voulait plus douter de la
+nature de mes relations avec M. le baron Fauchet: j'étais, suivant la
+profondeur des caquets, sa maîtresse avouée. Cela était faux,
+complétement faux. Parmi mes camarades, les hommes étaient plus
+indulgens et disaient: Laissons-la faire, chacun est dans la vie pour
+son compte. «Oui, répondaient les dames, laissons-la faire; elle finira
+par avoir toutes les ambitions, et de plein droit elle viendra nous
+enlever nos rôles.--Oh! pour les rôles, répliquait d'un ton aigre-doux
+la plus jolie de nos actrices, ce n'est pas le théâtre qui l'occupe, et
+le rôle qu'elle ambitionne, elle en est sûre.»
+
+J'avais une seule amie parmi ces dames, et c'est d'elle que j'appris les
+propos et les menées de la plaisante persécution. Cette amie était une
+femme d'un ton parfait, appelée mademoiselle Auquertin, douée d'un
+talent distingué, et même, malgré ses quarante-neuf ans, encore d'une
+figure fort agréable dans les rôles de soubrette. Je riais avec elle de
+la méchanceté des autres, mais comme les personnes les plus
+bienveillantes ont de la peine à ne pas croire à une opinion générale,
+elle ne se laissait pas facilement persuader sur le chapitre pourtant si
+innocent de mes relations avec M. Fauchet.
+
+Sur ces entrefaites, je fus mandée chez la grande-duchesse; le jour et
+l'heure n'étant point ceux des audiences ordinaires, j'en conçus une
+crainte inexplicable. Fort éloignée de penser à tous les bruits de
+coulisse, je mourais d'inquiétude; il n'était pourtant pas question
+d'autre chose. La princesse me parut ce jour-là toute singulière: elle
+m'adressa questions sur questions, et je répondis en général avec
+embarras. Soit trouble, soit faux calcul, je ne sais pourquoi je lui
+cachai que j'avais connu le baron Fauchet, lorsqu'il était préfet de
+Draguignan. Plus tard, quand elle le sut, elle me reprocha de le lui
+avoir caché, aimant, disait-elle, les _franchises entières, et les
+confessions générales_.
+
+Malgré les premières et peu favorables apparences de cette entrevue, je
+ne puis dire qu'Élisa manquât encore de douceur et de bienveillance,
+même dans le reproche. Femme excellente, qui n'eut jamais pour moi que
+des bontés, et dont le souvenir ne se présente à mon cœur que sous le
+prisme d'une reconnaissance plus habile à apercevoir les qualités que
+les défauts! Dans cette audience, elle me recommanda de nouveau et très
+positivement de garder un profond silence sur l'intérêt tout particulier
+qu'elle me témoignait, surtout vis-à-vis du préfet. «D'ici à quelque
+temps, ajouta-t-elle, vous m'adresserez une demande d'augmentation
+d'appointemens, ou de gratification extraordinaire. Quant à cela, vous
+pourrez le dire; faites même que cela soit su: vous n'êtes pas bien;
+mais j'ai une idée, un projet pour améliorer votre position. Les
+difficultés seront grandes, car vous avez une tête si détestable! Vous
+lisez à ravir, surtout la poésie italienne; je m'occuperai de vous:
+laissez-moi mûrir cette affaire; mais surtout silence absolu;» et je
+quittai la princesse, encore plus enchantée de sa grâce et de son
+esprit, et déjà pénétrée d'un de ces attachemens sincères qui ne
+tiennent pas aux calculs de l'ambition, et qui durent aussi plus
+long-temps que la faveur.
+
+À cette époque, l'Empereur volait de Paris en Allemagne pour
+recommencer, avec ses invincibles armées, une guerre nouvelle contre
+l'Autriche. La brillante affaire d'Eckmühl venait d'être suivie de celle
+d'Essling. Napoléon, fidèle à ses habitudes d'activité, semblait mener
+avec lui la Victoire en poste. Le 2 juin 1809, je reçus une lettre
+d'Ebersdorf, à deux lieues de Vienne, d'un officier qui servait sous les
+ordres du général Cervoni, avec qui j'avais été liée, et qui venait
+d'être tué à la prise de Ratisbonne. J'avais remis dans le temps à cet
+officier, que j'avais vu après le départ de Ney, une boîte et une lettre
+pour le maréchal, qu'il espérait pouvoir rencontrer. Cet officier
+m'écrivait qu'ayant appris par le général Duprat que j'étais établie à
+Florence, et que ne prévoyant plus comment il lui serait possible de
+remplir la mission dont je l'avais chargé, au milieu des chances
+incertaines d'une campagne, il croyait devoir profiter du départ d'une
+personne sûre pour me faire repasser les objets que je lui avais
+confiés. Ce digne militaire m'annonçait avec une touchante douleur la
+fin terrible mais glorieuse de notre commun ami le général Cervoni.
+
+À la lecture de cette lettre, je sentis tout mon sang se glacer dans mes
+veines, et ma raison déloger de ma pauvre tête. Il me semblait que le
+renvoi de ce précieux dépôt était une adroite précaution pour m'annoncer
+la mort de Ney. Me voilà dominée par cet affreux pressentiment, ne
+réfléchissant pas si Ney appartenait ou non au corps d'armée de cet
+officier, s'il faisait même partie de l'armée destinée à cette campagne;
+sans songer que, dans tous les cas, la mort d'un si grand capitaine eût
+été honorée du deuil d'un glorieux bulletin. Incapable de rien peser, de
+rien sentir que l'horrible idée qui me déchirait, j'éprouvais cet
+impérieux besoin d'une certitude qui vous tourmente dans les plus
+grandes douleurs, comme si le coup qui vous tue était moins pénible que
+celui qui vous effraie. La cour occupait alors le Pioggio impérial,
+maison de plaisance peu éloignée. Je courus de suite à Pitti[9], avide
+de nouvelles. Ce ne fut qu'en descendant de voiture, à la grille de ce
+beau séjour, que je sentis l'inconvenance et peut-être l'inutilité de
+m'y présenter de cette manière. Indécise et accablée, je suivais
+l'avenue, puis hésitant encore davantage, je tournais autour de la
+pelouse qui tapisse l'abord du palais; mais tout à coup je crois
+entendre parler à _sotto voce_. Nous étions dans une de ces délicieuses
+soirées de juin, qui, en Italie, sont encore plus délicieuses. Qu'on
+juge de ma surprise en voyant à travers le feuillage embaumé des
+arbustes la grande-duchesse assise sur un banc de mousse avec deux de
+ses dames[10]. Un sentiment intime de la bienveillance d'Élisa me fit
+impétueusement avancer, pour profiter de l'occasion offerte; mais la vue
+des témoins, le respect dû au rang de ma protectrice, m'arrêtèrent. Je
+m'approchai alors du palais pour m'informer si je ne pouvais point
+parler à la princesse. Lorsque j'éprouve une vive agitation morale, je
+gesticule sans le savoir, et souvent, je me parle tout haut à moi-même.
+Mes exclamations firent place à un respectueux silence, quand tout à
+coup je me trouvai en face de la duchesse, qui, devançant ses deux
+dames, me dit: «Qui vous amène ici? qu'avez-vous? Quelle agitation!
+quelle en est donc la cause?» Je restai anéantie; car si le sentiment
+qui avait inspiré ma démarche était vif et sacré, je ne sentais pas
+moins, par les regards et le ton d'Élisa, l'imprudence que je commettais
+en paraissant si violemment agitée: mais elle avait tant de générosité
+qu'elle fut touchée de mon émotion et de mon embarras. «Restez à
+Pioggio, me dit-elle, j'aurai soin tout à l'heure de vous faire
+appeler.» Presser sa main contre mes lèvres fut toute ma réponse, et ce
+témoignage de tant de respect fut un élan de cœur dont la princesse
+devina la sincérité, car ses yeux me le dirent.
+
+J'allai m'asseoir dans un des bosquets voisins du palais. À onze heures
+du soir, une des femmes de la grande-duchesse vint me prendre, et
+m'introduisit dans un cabinet où elle me dit d'attendre quelques
+instans. Une petite demi-heure de répit vint heureusement me calmer,
+mais en remplaçant l'inquiétude par l'impatience, car je n'ai jamais su
+attendre. Enfin, je fus appelée. Élisa s'aperçut aisément de l'ennui que
+j'avais éprouvé; elle daigna s'en excuser avec une adorable bonté.
+«Votre Altesse concevra sans peine mon impatience, j'allais avoir le
+bonheur de l'approcher.» Une flatterie, quelle qu'elle soit, trouve
+toujours le chemin du cœur des princes. Élisa sourit, me fit asseoir au
+pied de son lit, et m'interrogea promptement sur le motif de ce trouble
+extraordinaire qui m'avait précipitée sur ses pas. Je lui racontai ma
+terreur panique à cette lettre que j'avais reçue de l'armée; je lui
+confiai le nom de l'objet cher et sacré qui la rendait si légitime, et
+je me laissai aller à cette effusion de cœur et à cette abondance de
+détails qui accompagnent toujours l'aveu des grandes passions et le
+souvenir de celui qui les excite. Élisa sentait trop vivement elle-même
+pour ne pas prêter une extrême attention à mes épanchemens romanesques.
+Son œil noir suivait sur ma physionomie en quelque sorte les traces de
+toutes les impressions que je lui peignais. Malgré l'intérêt du récit,
+elle m'interrompit avec bienveillance pour me rassurer par l'affirmation
+positive que Ney ne faisait pas partie de l'armée dont j'avais reçu des
+nouvelles. Puis elle me demandait de continuer, de tout lui dire, de
+tout lui conter; elle riait aux larmes quand je lui avouais que mon
+idolâtrie pour Ney s'était encore accrue depuis qu'il m'avait signifié
+sa volonté de n'être plus suivi à l'armée. Elle ne revenait pas de ce
+qu'elle appelait mon héroïsme, mon désintéressement d'amour-propre, ce
+sacrifice de toutes les petites passions de femme à la plus grande de
+leurs passions; elle me disait que j'étais folle, et j'en convenais.
+
+«Et Moreau, ajoutait-elle, l'aimiez-vous?
+
+«--Oui, mais pas d'amour.
+
+«--Cela est bien différent.
+
+«--Ah! Votre Altesse a bien raison: que de nuances il y a dans notre
+cœur!
+
+«--Mais je voudrais bien savoir quelles diverses concessions vous faites
+à chaque nuance.» Je lui expliquai avec une franchise et une convenance
+égales comment j'entendais l'amour amical et l'amour passionné, et ce
+que chacun de ces sentimens obtenait de mon cœur. Elle trouvait que tout
+cela était parfaitement distingué, et surtout bien senti. Élisa était
+spirituelle et charmante quand elle voulait, et elle le voulut ce
+soir-là. Elle entremêla avec goût son approbation de nouveaux conseils
+sur ma conduite à Florence, et de quelques réprimandes sur ma légèreté.
+Elle voulut savoir quelles étaient mes relations, mes amis dans cette
+ville.
+
+«Et M. Fauchet surtout, qu'en faites-vous? Qu'en pensez-vous?
+Croyez-vous qu'il ait pour l'Empereur une admiration sincère, et pour sa
+dynastie du dévouement? Je crains qu'il ne soit resté un peu
+républicain.
+
+«--Que Votre Altesse se rassure et se détrompe. Je ne sais pas jusqu'où
+ont été les opinions républicaines du citoyen Fauchet, mais quant aux
+sentimens actuels de M. Fauchet, baron de l'empire; j'en puis répondre.
+«C'est d'abord, un homme d'excellentes manières, qui vise au bon ton de
+l'ancien régime, et la prétention au bon ton est déjà un gage
+monarchique. Puis il a de l'esprit, beaucoup d'esprit, et le
+gouvernement de l'Empereur est fait surtout pour être compris et admiré
+par les gens de cette trempe, qu'on ne néglige pas. Puis nous avons
+encore les dignités, les cordons, la baronnie, tous liens d'affection
+par lesquels j'ai la certitude que M. Fauchet est religieusement
+enchaîné au char de la victoire et du génie.
+
+«--Allons, ma chère, vous avez mieux deviné que moi; je suis entièrement
+convaincue, et j'aime ces convictions-là.»
+
+Comme je voyais à Florence beaucoup d'officiers, la princesse me demanda
+encore ce que nous faisions, ce que nous disions dans toutes ces
+sociétés d'hommes, et surtout de militaires.
+
+«--Nous parlons de folies, mais plus souvent encore de gloire.
+
+«--Très bien, très bien; et tous ces militaires aiment l'Empereur?
+
+«--Comme le Français chérit toujours le héros qui le conduit à la
+victoire, et le souverain qui ennoblit la patrie.»
+
+Cette réponse, que m'inspira le souvenir de Ney autant que l'élan de la
+reconnaissance et le désir de me rendre agréable, me valut des éloges
+dont la vivacité put me convaincre de la haute opinion, de l'ardente
+amitié que la princesse portait à son frère, et du prix qu'elle
+attachait à le voir l'idole de ceux dont il était le maître. En me
+retirant, j'emportai la certitude d'une faveur plus flatteuse encore
+pour mon amour-propre que pour mon intérêt.
+
+On pense bien que ces diverses occasions d'intimité avec la souveraine
+ne m'avaient pas, malgré ses recommandations expresses, disposée à la
+modestie dans mes rapports dramatiques, soit avec le
+chambellan-directeur, soit avec mes camarades. Plus on blâmait ma
+prodigalité, plus je trouvais de plaisir à multiplier mes dépenses, pour
+humilier les chefs d'emplois. Mes appointemens étaient fort médiocres,
+comme je l'ai dit; je les laissais toucher, et encore avec une certaine
+publicité, à mes couturières et à mes marchandes de modes. La malignité
+des coulisses s'épuisait en conjectures sur la source de tant de luxe
+étalé. Ma liaison avec le préfet était alors en jeu, et j'étais sa
+maîtresse avec appointemens. Mais on abandonnait cette version, que
+démentaient les habitudes du préfet, homme aimable, dont l'amour-propre
+ne devait pas descendre à une maîtresse payée. Quoique belle encore, la
+sagacité féminine ne trouvait pas que je le fusse assez pour justifier
+une tendresse si dispendieuse, et se rejetait, pour expliquer mon
+aisance, sur une utilité politique et des services secrets qui étaient
+encore moins honorables. Mon aimable soubrette, j'entends celle de la
+comédie, s'évertuait à me faire prendre au sérieux tous ces propos,
+toutes ces injurieuses suppositions. Sachant que la princesse tenait à
+ce que la source de mon aisance, sur laquelle elle m'avait recommandé
+d'être tranquille, fût ignorée, je montrais la plus intrépide
+indifférence sur toutes ces folles opinions de l'envie, se débattant
+entre le désir de m'humilier et la crainte de voir tourner contre
+elle-même ses efforts. J'affectais par bravade de grands airs
+mystérieux. Je mis une grande assiduité dans ma correspondance avec M.
+Fauchet; et l'huissier de son cabinet, en sa qualité de parent d'un
+femme du théâtre, ne manquait pas d'ébruiter l'activité de ce commerce
+épistolaire. Ces lettres, quoique très fréquentes, étaient encore assez
+longues; M. Fauchet n'y répondait jamais que verbalement et quand nous
+nous rencontrions: elles l'amusaient par une facilité de folies qu'alors
+ma gaieté me fournissait abondamment, et qui étaient aussi éloignées
+d'une coupable galanterie que d'un lâche espionnage politique. M.
+Fauchet existe encore, et j'en puis hardiment appeler à son témoignage.
+S'il m'est arrivé quelquefois, étourdie par l'encens que l'on prodigue
+aux femmes qui ont quelque esprit, de me laisser aller à l'expression de
+mes opinions, je ne me suis jamais cru le droit ni le pouvoir de
+conseiller les gouvernans, ou de les aider par d'indignes rapports
+politiques.
+
+Vers le mois d'avril, la cour vint établir sa résidence à Pise, ville
+antique, pleine de souvenirs, comme toutes les villes de l'Italie, de
+monumens; où le climat est peut-être plus doux et plus égal qu'à
+Florence même, sans aucune de ces alternatives du froid et du chaud,
+qui, quoique bien doucement, s'y produisent quelquefois. La
+grande-duchesse, qui savait goûter la vie, après avoir présidé aux
+affaires, venait à Pise se délasser de la grandeur dans les plaisirs de
+l'intimité. Quelque temps, après l'établissement de la cour dans cette
+résidence, je me promenais seule en suivant le superbe quai de l'Arno,
+qui traverse Pise. Je m'étais reposée à l'extrémité, sur le revers d'un
+chemin bordé d'arbres et de jardins délicieux. Je fus distraite de mes
+rêveries par le bruit d'un élégant et rapide carich, conduit par un des
+postillons de la duchesse. «Est-ce que la princesse vient de ce côté?»
+Cet homme me répondit: «Son Altesse prend en ce moment du lait chez un
+chevrier de la campagne; ses ordres sont d'aller l'attendre au détour du
+chemin, à un quart de lieue d'ici.»
+
+Dès que l'équipage eût fendu l'air, je me dirigeai du côté où la cabane
+du chevrier m'avait été indiquée. La curiosité a de l'ardeur et de
+l'instinct. Au milieu des habitations, mon imagination crut découvrir
+celle que je cherchais, à son air plus élégant, quoique plus sauvage. On
+la voyait poindre à peine au milieu des dômes de l'aubépine en fleurs et
+des lilas odorans. J'allais franchir le rempart embaumé, lorsqu'une
+réflexion me retint: on peut savoir que j'ai parlé aux gens de la
+duchesse, et une rencontre qui ne sera plus l'effet du hasard sera
+traitée comme une indiscrétion de la curiosité. Je m'arrêtai tout court
+à cette pensée; mais je crus pouvoir, par capitulation avec moi-même,
+m'asseoir auprès des buissons, l'oreille dressée et l'œil aux aguets. Au
+bout d'une demi-heure, j'entendis comme un bruissement de rameaux, et je
+distinguai le son de voix d'Élisa. Elle paraissait lire des passages
+d'un bulletin de la grande armée. J'entendis, distinctement les phrases
+suivantes: «Cent pièces de canon, quarante drapeaux, cinquante mille
+prisonniers, trois mille voitures; l'ennemi fuit épouvanté;
+l'avant-garde a passé Ulm. Dans quelques jours, l'Empereur sera à
+Vienne.»
+
+Il y avait presque une joie virile dans l'accent d'Élisa, en prononçant
+ces phrases, et pour ainsi dire un orgueil fraternel de la victoire. Une
+voix d'homme répondit aux exclamations admiratives d'Élisa par des
+flatteries, en bon français, mais avec une prononciation italienne. Ma
+curiosité redoublait d'instans en instans; je retenais ma respiration,
+de peur que le souffle arrêtât le moindre mot. Immobile, je trouvais
+presque un sens au mouvement du feuillage; je jugeai que, dans une
+délicieuse soirée du printemps, on voulait en prolonger les heures. Les
+intérêts de la politique et les émotions de la gloire furent remplacés
+par une causerie plus intime et moins grave. C'étaient de ces riens
+charmans qui, en succédant aux grandes affaires, paraissent mieux
+encore, et je m'aperçus que celui qui causait avec la duchesse
+réussissait à les faire valoir. L'œil ne secondait point l'ouïe,
+malheureusement pour la complète intelligence de cette scène; mais à
+l'oreille arrivaient suffisamment de ces mots qu'on achève avec un peu
+d'habitude et de pénétration. Celle dont la dignité eût pu s'offenser
+des hommages d'un sujet, aimait cependant à les recevoir comme des
+preuves de dévouement, et comme une espérance de cette affection sincère
+si rare dans les cours. L'altesse avait de la réserve, et la femme de
+l'émotion: combat plein de délicatesse et d'intérêt qui fait qu'une
+souveraine résiste à ce qui pourrait lui plaire. La conversation était
+longue; car celle même qui la réprimait trouvait un secret plaisir à ne
+pas l'abréger. Je l'entendis cependant, après quelques momens de
+silence, dire d'un ton ferme, quoique doux: «Quant à l'amour, n'en
+parlons pas; mais une véritable amitié me serait bien chère. Mon âge et
+mon rang, Cerami, m'interdisent de croire au premier de ces sentimens;
+mais j'attacherais du prix à recevoir des marques honorables de
+l'autre[11].»
+
+Je crus qu'on allait sortir de mon côté, et je m'éloignai doucement pour
+esquiver la première surprise; mais on passa derrière l'enclos, et
+j'aperçus la princesse à une certaines distance, appuyée sur le bras du
+comte Cerami, qui tenait un livre et des papiers à la main. Un valet de
+pied suivait, accompagné d'un paysan qui portait une énorme corbeille de
+fleurs. Je m'élançai dans le chemin de traverse, et arrivai à l'endroit
+où la voiture de la princesse attendait. Du plus loin qu'Élisa
+m'aperçut, elle me fit signe d'avancer, et dit en riant au comte Cerami:
+«Elle est comme Chérubin, on la trouve partout.» Puis, se tournant vers
+le paysan de sa suite, elle ajouta: «Accompagnez madame, et portez ces
+fleurs chez elle:--Que Votre Altesse est bonne! mais qu'elle ajoute une
+grâce à tant de grâces; qu'elle daigne joindre au présent un bulletin de
+l'armée: je tresserai, en le lisant, des couronnes aux vainqueurs.»
+Alors elle regarda le comte Cerami, qui m'en offrit un: c'était celui du
+24 avril 1809, daté du quartier général de Ratisbonne. La duchesse me
+donna l'ordre de venir le lendemain au palais, et elle monta lestement
+dans son élégante voiture, qu'elle conduisait elle-même sous la
+surveillance du comte Cerami. En un instant ils disparurent. Je me
+rendis chez moi avec le paysan chargé de la corbeille; et, depuis ce
+jour, j'eus chaque matin ma fourniture de fleurs.
+
+Le lendemain, je me rendis au palais. Je lui parlai d'abord du bulletin
+en termes qui la disposèrent très favorablement; mais, quelques instans
+après, quittant ce texte militaire pour en choisir un plus délicat, elle
+me demanda comment j'avais été présente à la conversation du bosquet.
+J'expliquai tant bien que mal un hasard si combiné. «Vous écoutiez donc?
+me dit Élisa avec quelque humeur.
+
+«--Oui, j'écoutais; mais je supposais pas que ce fût Votre Altesse que
+j'entendais.»
+
+Le mécontentement d'un moment se dissipa, par la conviction que devait
+facilement inspirer à la grande-duchesse mon caractère. Loin d'être plus
+réservée avec moi, elle me montra, au contraire, à partir de ce jour,
+plus de confiance et d'abandon; et je jugeai, par la longueur de la
+conversation, que l'intimité des princes s'acquiert par un certain
+mélange d'adroites flatteries et de vérités délicates, par ce que
+j'appellerais une demi-franchise, disant assez pour éclairer, et pas
+assez pour déplaire.
+
+
+
+
+CHAPITRE XCII.
+
+Gouvernement de la Toscane.--Cour de la grande-duchesse.--Anecdotes sur
+le grand-duc Léopold.
+
+
+De toutes les parties de l'Italie attelées au char du grand empire, la
+Toscane était peut-être celle où les souvenirs offraient le plus de
+résistance à la nouvelle domination. Quand le pays, occupé et évacué
+ensuite par les Français, retomba un moment, en 1799, sous le pouvoir de
+ses anciennes mœurs et de ses anciens maîtres, les réactions avaient été
+terribles et empreintes de cette cruauté italienne qui s'allie si
+singulièrement avec l'indolence et la faiblesse. Des commissions
+permanentes avaient condamné les partisans des Français: on avait égorgé
+et proscrit avec toute la fureur d'une mode. Les plus jolies femmes, ces
+Toscanes si douces, s'étaient fait remarquer dans ces représailles
+devenues des fêtes. On les avait vues à Pise se rendre à l'exécution des
+condamnés, danser autour du poteau comme à un bal, n'interrompant cette
+bacchanale des discordes civiles que pour jeter aux victimes des pommes,
+des citrons et des oranges. J'ai entendu raconter des scènes horribles
+de vengeance particulière, des raffinemens d'une cruauté qui semblait
+voluptueuse; mais par bonheur, dans les révolutions il se rencontre
+toujours quelques uns de ces beaux traits qui suffisent pour absoudre
+l'humanité; en voici un qui ferait oublier tous les crimes vulgaires par
+l'exemple d'un courage et d'une vertu presque célestes:
+
+Les débiteurs, qui, dans tous les pays, sont toujours au premier rang de
+ceux qui ont des vengeances à exercer, n'avaient pas eu de peine à faire
+étendre sur les Juifs, toujours détestés du peuple, n'importe où ils
+résident, la rage de proscription et de meurtre qui avaient frappé les
+partisans des Français. Déjà une troupe grossière et affamée de sang
+s'acheminait vers le quartier des malheureux Juifs pour les livrer à
+l'extermination.
+
+Un saint prêtre, un prélat révéré, M. Santi, évêque de Savona, court
+dans les rues déjà envahies par la populace, revêtu du surplis, armé
+seulement de la crosse d'or des apôtres; il se précipite au milieu de la
+foule, l'exhorte, la conjure au nom de l'Évangile qui pardonne. On le
+presse, on le repousse, on le renverse. Il se relève avec calme, un
+crucifix à la main, effraie après avoir supplié, et, comme inspiré par
+le Dieu dont il porte l'image, ramène les furieux à l'humanité par la
+terreur sainte dont il les écrase, et sauve ainsi ceux que le double
+fanatisme de la haine religieuse et de la cupidité frénétique allait
+immoler.
+
+Au retour du gouvernement français, tous les proscrits rentrèrent; une
+administration ferme fit rentrer sous le joug un peuple qui a tout ce
+qu'il faut pour écraser des vaincus, mais rien de ce qui peut résister à
+des vainqueurs. De même que cela avait été en Toscane une émulation de
+représailles en notre absence, de même ce fut comme un concours de
+soumission et de souplesse à notre retour. On accoupla dans les
+fonctions publiques les amis et les ennemis, les proscrits et les
+proscripteurs et l'on vit d'anciens bourreaux rendre la justice avec un
+exemplaire esprit de conciliation. Un Haldi, qui avait eu la palme des
+vengeances, sut encore conquérir, avec une mobilité dont on ne pourrait
+trouver le modèle qu'en Italie, la couronne des réparations vis-à-vis de
+la puissance nouvelle. La formation de la cour ressembla à une levée en
+masse de nobles seigneurs, de grandes dames, d'hommes riches et de
+femmes jolies, de notabilités de toute espèce. On fit une conscription
+de courtisans, et la vanité fut en quelque sorte chargée de créer en
+Toscane un patriotisme français.
+
+L'organisation administrative devint la même que dans le reste de
+l'empire. Un préfet, un commissaire général de police, un commandant
+militaire supérieur, formaient les pivots de ce système simple et fort.
+Les rangs secondaires avaient servi de cadre aux ambitions locales, et
+les Italiens y étaient même en plus grand nombre que les Français. Les
+premiers dominaient dans les tribunaux, et les seconds dans la
+gendarmerie. De toutes les dynasties impériales, celle de la Toscane
+était celle qui avait fait la plus large part à la nationalité dans la
+distribution des emplois publics. Aumôniers et dames d'honneur,
+chambellans et chapelains, écuyers et pages avaient été exclusivement
+choisis parmi les familles historiques et héréditairement en possession
+des richesses, du pouvoir et de la servilité. Les disputes de
+l'étiquette avaient remplacé les discussions factieuses; le cérémonial,
+les bals, les fêtes, les plaisirs, ces moyens de conciliation toujours
+plus puissans qu'on ne le croit, avaient étourdi les vieux ressentimens,
+et formé autour de la sœur de Napoléon une atmosphère de dévouement et
+de souplesse. Tout en façonnant la Toscane à la législation bienfaisante
+de nos codes, à l'uniformité moins douce de nos douanes et de notre
+recrutement militaire, on avait laissé une certaine latitude aux
+souvenirs et surtout aux mœurs. Dans les actes publics la langue
+française n'était admise que de moitié avec la langue de l'Arioste. La
+grande-duchesse, qui avait beaucoup de tact et qui désirait populariser
+la domination napoléonienne, mettait une certaine affectation à
+témoigner son respect pour l'idiome toscan en l'employant de préférence.
+
+L'ivresse d'une cour facile et brillante, que l'on ne pouvait guère
+comparer qu'aux licences de ce bon régent, comme l'appelait Voltaire, ce
+levier politique des plaisirs n'agissait guère cependant que sur les
+classes supérieures, toujours et partout plus favorables aux innovations
+et à l'influence de l'étranger. Mais le fond d'une nation n'est pas
+aussi malléable. Le peuple, qui tient plus en quelque sorte à la terre
+qu'il habite et à l'air qu'il respire, n'a pas cette heureuse facilité
+des courtisans, et oppose toujours bien plus de résistance au joug. La
+mémoire des Médicis et de Léopold, le souvenir de leur administration
+paternelle, enchaînaient encore l'imagination pourtant mobile des
+Toscans; et la gloire des armes, moins séduisante pour eux que celle des
+arts, ne les avait point disposés en faveur de Napoléon. Souvent dans
+mes courses, moi, tout enivrée de la gloire de l'empire, interrogeant
+des paysans et des hommes du peuple, je recevais de ces réponses pleines
+de souvenirs antiques, de ces réminiscences d'un pouvoir tombé qui
+survit à l'oubli et à sa chute par des bienfaits. Voici deux anecdotes
+qu'on me pardonnera bien de rapporter, car tout ce que l'on a entendu de
+la bouche du peuple mérite une véritable vénération; et certes on peut
+me rendre une justice, c'est que, quelles que soient mes préoccupations
+de cœur ou mes intérêts de position, j'ai toujours du respect pour la
+vertu et une place pour tous les nobles souvenirs. Les beaux traits de
+la puissance légitime ont peut-être encore plus de prix sous une plume
+qui avait à se défendre des influences de l'usurpation. Des actions
+généreuses me plaisent, n'importe d'où elles viennent, et l'amie d'Élisa
+ne peut résister au bonheur de retracer deux anecdotes de
+l'administration de Léopold, recueillies à une distance si peu suspecte.
+
+Ce prince admirable, qui rachetait en quelque sorte par ses bontés le
+despotisme qu'il était chargé d'exercer en Toscane, trouvait une douce
+consolation à son propre pouvoir dans l'usage qu'il s'efforçait de lui
+donner. Il aimait à se mêler, déguisé, aux amusemens ou aux travaux de
+la population. Les prisons n'avaient pas de plus vigilant inspecteur; et
+le droit de faire grâce, le plus beau des priviléges de la royauté, il
+ne le déléguait pas à des commis, et se le réservait comme une des
+consolations de la couronne.
+
+Un jour que Léopold visitait, dans ses vues de pardon et de
+bienfaisance, les prisons de Livourne, il interrogea un à un tous les
+locataires du bagne sur les motifs de leur séjour. À entendre ces
+innocens forçats, aucun n'était coupable, tous avaient succombé sous les
+dénonciations de la haine, sous la puissance d'une inimitié terrible, de
+complicité avec quelque erreur de la justice, et tous attendaient et
+méritaient une grâce de leur équitable souverain. Le grand-duc aperçoit
+au milieu du groupe empressé sur ses pas un galérien moins impatient, se
+séparant même de ses compagnons pressés autour de leur maître. Léopold
+n'en est que plus empressé de lui faire les mêmes questions qu'aux
+autres. _Maestro_, répond le forçat presque pudibond, _sono stato
+condannato perchè sono un bravo ladro_. Donnez bien vite la liberté à ce
+scélérat, s'écria le spirituel et généreux souverain: avec lui tant
+d'honnêtes gens sont en trop mauvaise compagnie. Admirable alliance de
+la bonté et de l'esprit, qui a quelque chose de français, et qui faisait
+appeler Léopold le Henri IV de la Toscane!
+
+La justice est toujours ce qu'il y a de plus précieux et aussi ce qu'il
+y a de plus rare pour les peuples. Le bon Léopold le savait bien, et
+tâchait de procurer à ses sujets ce bienfait si difficile, en stimulant
+le zèle de ses délégués négligens. Il y avait un juge fort singulier du
+pays, qui, au lieu d'aller à l'audience ne sortait de son lit que pour
+dîner, et y rentrait pour se reposer de cette fatigue peu judiciaire.
+Impossible non seulement de le rencontrer à son tribunal, mais encore à
+son domicile. Sa vieille servante, huissier dressé à cet effet,
+renvoyait avec une religieuse exactitude les pauvres solliciteurs.
+Monsieur est sorti, Monsieur est malade, Monsieur dort, étaient tout ce
+que l'on pouvait obtenir d'elle. Le mécontentement public était à son
+comble, et l'écho en arriva jusqu'à Léopold: il s'achemine vers le
+tribunal à l'heure, hélas! inutile de l'audience, n'y trouve pas, bien
+entendu, son magistrat paresseux, mais s'informe de sa demeure et y
+court. Même accueil au souverain, que l'incognito assimile à la foule
+des plaideurs ordinaires; même défense opiniâtre de la porte, même
+réponse de la servante, qui se retranche sur le sommeil de son maître et
+qui proteste qu'elle sera renvoyée si elle laisse entrer. Brusque malgré
+lui, et indiscret par vertu, le prince passe outre aux protestations et
+aux résistances. La consigne est violée, la porte presque prise
+d'assaut. L'honnête et paresseux L'Hôpital reposait dans une chambre
+obscure, les rideaux fermés comme un de ces vertueux chanoines dépeints
+par Boileau dans _le Lutrin_. Le juge, endormi, se lève sur son séant,
+un arrêt à la bouche contre l'insolent qui violet le sanctuaire de la
+magistrature, un de ces arrêts dont il était pourtant si avare. Léopold
+se moque de toutes les menaces, et animé d'autant de courage que
+d'indignation, pousse le juge ébahi à bas de son siége... de sommeil, et
+lui crie: Vous avez beau vous débattre, le grand-duc connaît votre
+conduite scandaleuse, il ne vous reste plus qu'à vous habiller
+promptement pour venir vous justifier. Le juge, étourdi, se réveille
+enfin et reconnaît son maître dans l'étranger, tombe à ses genoux en
+implorant son pardon. «Gracieux prince, je suis réellement retenu au lit
+par une grave indisposition; j'y fouillais les papiers d'une immense
+procédure: c'est ce maudit Barthole qui m'a endormi; mais je n'y serai
+pas repris, je ne le lirai plus, grâce! grâce!...--Relevez-vous,
+monsieur, vous avez cessé d'être juge.» Et là-dessus Léopold se retira
+avec toute la fermeté et toute la dignité royales. Un magistrat plus
+éveillé vint immédiatement prendre possession de la place, et mettre à
+jour le monceau de dossiers dont son prédécesseur avait fait litière.
+Mais élevant l'héroïsme du trône jusqu'à l'indulgence, le bon Léopold
+envoya, en même temps qu'un nouveau juge pour contenter ses sujets, une
+pension à l'ex-magistrat pour le bénir.
+
+FIN DU TROISIÈME VOLUME.
+
+
+
+
+NOTES
+
+
+[1: La princesse Élisa.]
+
+[2: Le grand maréchal m'avait remis, avec un sac de sequins, deux
+ordonnances sur le trésor, qui me furent acquittées dix-huit mois après
+par M. Mollien.]
+
+[3: Le général de division Godinot, qui se tua en Espagne à la suite
+d'une attaque de nerfs, maladie à laquelle il était fort sujet.]
+
+[4: Le général Delzons, qui fit plus tard des prodiges de valeur en
+Russie, à la Moscowa, périt bien jeune encore dans la cruelle retraite
+de cette guerre des élémens, des distances et des frimas.]
+
+[5: Le chirurgien en chef, le brave baron Larrey.]
+
+[6: Rideaux de gaze claire qui ferment en Italie les lits comme des
+boîtes.]
+
+[7: Chargé d'affaires, qui fit d'admirables efforts pour sauver la ville
+du pillage.]
+
+[8: La lâcheté oisive ou la haine calculée a cherché si souvent à se
+venger de la gloire de nos braves sur le champ de bataille, par la
+satire de leurs manières et le contraste de leur langage ou de leur
+style trivial avec les hautes positions conquises par leur épée, que
+j'éprouve l'irrésistible plaisir de citer ces lettres d'un simple
+sergent de nos phalanges immortelles: elles prouveront qu'en fait
+d'honneur nos soldats savaient aussi bien l'exprimer que leurs
+devanciers du vieux temps; et que ces héros, qui troquèrent si
+soudainement le sac et le fourniment contre l'épaulette de général ou le
+sceptre de roi, étaient encore quelquefois aussi forts sur l'orthographe
+que les colonels musqués, qui avaient au moins le temps de l'apprendre
+au milieu des loisirs d'une garnison.]
+
+[9: Qu'il ne faut point confondre avec Pinti, le premier ayant toujours
+été la demeure des souverains. Le second est un fort beau palais aussi,
+situé près de la porte et de la rue de ce nom, à Florence, où le
+gouvernement français avait établi la préfecture.]
+
+[10: Les comtesses Torigiani et Médici (Catherine), dames pour
+accompagner.]
+
+[11: Le comte Cerami était un des hommes les plus brillans de la cour de
+Florence, instruite et spirituel. La grande-duchesse le combla de
+bienfaits. La voix publique, toujours prompte à supposer, le désigna
+comme un favori. Il fut peu reconnaissant aux jours de l'adversité, ce
+qui malheureusement appuierait les conjectures de la malveillance; car,
+en fait de favoris des princes, ceux qui ont le plus obtenu sont ceux
+d'ordinaire qui se souviennent le moins.]
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Mémoires d'une contemporaine (3/8), by
+Ida Saint-Elme
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES D'UNE CONTEMPORAINE (3/8) ***
+
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+works. See paragraph 1.E below.
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+Project Gutenberg's Mémoires d'une contemporaine (3/8), by Ida Saint-Elme
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Mémoires d'une contemporaine (3/8)
+ Souvenirs d'une femme sur les principaux personnages de
+ la République, du Consulat, de l'Empire, etc...
+
+Author: Ida Saint-Elme
+
+Release Date: April 27, 2009 [EBook #28624]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES D'UNE CONTEMPORAINE (3/8) ***
+
+
+
+
+Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online
+Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net.
+This file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+MÉMOIRES D'UNE CONTEMPORAINE,
+
+OU
+
+SOUVENIRS D'UNE FEMME SUR LES PRINCIPAUX PERSONNAGES DE LA RÉPUBLIQUE,
+DU CONSULAT, DE L'EMPIRE, ETC.
+
+ «J'ai assisté aux victoires de la République, j'ai traversé les
+ saturnales du Directoire, j'ai vu la gloire du Consulat et la
+ grandeur de l'Empire: sans avoir jamais affecté une force et des
+ sentimens qui ne sont pas de mon sexe, j'ai été, à vingt-trois ans
+ de distance, témoin des triomphes de Valmy et des funérailles de
+ Waterloo.» MÉMOIRES, _Avant-propos_.
+
+TOME TROISIÈME.
+
+Troisième Édition
+
+PARIS.
+
+1828.
+
+
+
+
+NOTE DE L'AUTEUR.
+
+
+Les devoirs historiques que j'ai contractés ne m'ont pas laissé de repos
+depuis la publication des deux premiers volumes de mes _Mémoires_. Les
+illusions littéraires sont venues transporter ma tête dans une sphère
+nouvelle d'inquiétude et d'activité. J'ai senti le besoin de justifier
+la bienveillance et l'intérêt publics par les soins d'une composition
+plus travaillée. Ma santé a défailli plus d'une fois au milieu d'un
+passé dont les souvenirs semblaient s'accroître à mesure que je les
+remuais pour les reproduire. Deux choses en sont résultées: la seconde
+livraison de mon ouvrage s'est fait un peu attendre, et l'ouvrage
+lui-même a pris des développemens tels, qu'il nécessitera l'augmentation
+de deux nouveaux volumes.
+
+Cette livraison embrasse une grande époque. Ma vie, non moins agitée
+mais plus sérieuse, s'y mêle à des événemens qui auront dans l'avenir
+l'éclat d'une épopée. Les images de la gloire, souvent présente,
+transporteront le lecteur sur un plus vaste théâtre. Là, du moins, les
+faiblesses et les aveux d'une femme seront revêtus de l'excuse des plus
+beaux souvenirs. La publicité à laquelle je me résigne sera donc encore,
+je l'espère, considérée comme un hommage à ce passé qui était toute mon
+ame, et dont, malgré les observations de certains rigoristes, je fais
+encore tout mon bonheur.
+
+
+
+
+TABLE PAR ORDRE ALPHABÉTIQUE DES NOMS CITÉS DANS LE TROISIÈME VOLUME DES
+MÉMOIRES D'UNE CONTEMPORAINE.
+
+Adeline
+Albizzi
+Aldini
+Ambroisine
+Arnault
+Arthur (madame)
+Augereau
+Auquertin, actrice (mademoiselle)
+
+Balbi (le comte)
+Beaussier
+Branchu (M.)
+Bianchi
+Blanes, acteur
+Bonaparte (Joseph)
+Bonaparte (Louis)
+Bonaparte (Lucien)
+Borara (le comte)
+Borghèse (le prince)
+Bourières (le général)
+Bruix (l'amiral)
+Bussières
+
+Cabre (M.)
+Caland
+Canova
+Capelleto (le baron)
+Caprara (le comte)
+Catineau (le général)
+Ceronni (le comte)
+Cervoni (le général)
+Cesarotti
+Championnet (le général)
+Chaptal
+Charles (le prince)
+Chateauneuf (M. de)
+Clavier
+Collet (M.)
+
+Dallemagne (le général)
+Damas
+Dazincourt
+Delzons (le général)
+Déry (le général)
+Desaix
+Drouot
+Dugazon
+Duhesme (Alfred)
+Dulfième (le chevalier)
+Duprat (le général)
+Dupré (madame)
+Durazzo, dernier doge
+Duroc
+Durosier
+
+Elisa (la princesse)
+Eylau (bataille d')
+
+Fauchet, préfet
+Félix (madamoiselle)
+Ferino (le général)
+Fleury (mademoiselle)
+Fouché, ministre de la police
+Forbin (M. de)
+
+Gantheaume (l'amiral)
+Gardanne (le général)
+Godinot (le général)
+Gran (madame)
+Granseigne (l'adjudant-général)
+Grouchy
+Guastala (la duchesse de)
+
+Hantz, domestique
+Haupoult (le général d')
+Hervas (M.)
+
+Jarlot
+Joséphine
+Joubert (le général)
+Joufre
+Junot (le général)
+
+Kléber
+Krayenhof
+
+Lacuée (le général)
+Lafon
+Lalande
+Lameth (M. de)
+Lannes (le maréchal)
+Lariboissière (le général)
+Larrey (le baron)
+Latour-d'Auvergne
+Lecourbe (le général)
+Lecoulteux de Canteleu
+Lefebvre-Desnouettes (le général)
+Lemot
+Léopold (le prince)
+Lepelletier de Saint-Fargeau
+Luzerne (le baron de)
+
+Maherault (M.)
+Mairet
+Malaspina (la marquise de)
+Manfredini
+Mareschalchi (le comte)
+Masséna
+Medici (la comtesse)
+Meino
+Meino (madame)
+Menou (le général)
+Mezeray (mademoiselle)
+Molé
+Mollien (M.)
+Montchoisy (le général)
+Montmorenci (Mathieu de)
+Monvel
+Moreau
+Morochesi
+Muiron
+Murat
+Murhausen fils
+Murhausen (madame)
+Mylord (madame)
+
+Nansouty (le général)
+Napoléon
+Ney
+
+Oudet
+Ouvrard
+
+Paris (madame)
+Pauline (la princesse)
+Pelandi, actrice italienne
+Permon (M. de)
+Pichegru
+
+Regnault-de-Saint-Jean-d'Angely
+Regnault (madame)
+Renaud
+Rigitti
+Rivière (madame)
+Rousselois (madame)
+
+Saint-Elme
+Saluces (le comte de)
+Santi, évêque de Savona
+Schasser, célèbre minéralogiste
+Schneider
+Serrurier
+Spinochi (Camilla)
+Spinola (Argentine)
+Suin (madame)
+
+Talleyrand
+Talma
+Thibaudeau
+Torigiani (la comtesse)
+
+Vigée
+Vill..., (M.)
+Vivalda (le comte de)
+Volnais (mademoiselle)
+
+
+
+
+CHAPITRE LXII.
+
+Débuts de mademoiselle Volnais.--Conversation dramatique.--Lettre du
+général Ney.--Desseins perfides de. D. L***.
+
+
+Pendant une absence que fit D. L***, je reçus une lettre de Joufre. Il
+me demandait un rendez-vous pour me rendre compte de l'affaire dont je
+l'avais chargé. Quand je le vis, il me proposa d'aller avec lui à
+Versailles, voir débuter mademoiselle Volnais dans le rôle de Zaïre.
+L'indulgence avec laquelle le public accueillit le talent de cette
+actrice, qui se bornait à une jolie figure, me fit prendre quelque
+courage, et concevoir l'espérance de n'être pas plus mal traitée. Le
+genre d'agrémens dont mademoiselle Volnais était parée ne me
+paraissaient pas de ceux qui brillent au théâtre. Fort jeune, elle avait
+déjà cet embonpoint, attribut de la _fatale trentaine_, qu'il sert alors
+fort utilement par la dissimulation de quelques rides naissantes, mais
+qui enlèvent à l'extrême jeunesse la vivacité de sa physionomie.
+
+Joufre, persuadé que le premier hommage à la beauté d'une femme doit
+commencer par la critique de celle des autres, se répandait en malignes
+observations sur la débutante. Sa figure était jolie, mais plutôt à la
+manière d'une grisette que d'une reine; c'étaient enfin des traits de
+comptoir et de la grâce d'arrière-boutique. Joufre avait beau provoquer
+ma malice, tout son esprit venait expirer contre mon silence, que je
+rompis moi-même pour défendre mademoiselle Volnais avec chaleur. «Vous
+êtes singulière, en vérité, madame, avec votre plaidoyer; c'est un excès
+d'indulgence qu'en pareil cas on n'aura point pour vous, je vous en
+avertis.»
+
+Il se trompait; à l'époque de mes débuts, la bienveillance me vint au
+contraire du côté des actrices jeunes ou jolies. Toutes m'encouragèrent
+d'abord, toutes me plaignirent ensuite avec un intérêt qui donnait un
+démenti à cette disposition envieuse dont on veut faire à tort la
+maladie spéciale de notre sexe. «Savez-vous, dis-je à Joufre, quelle est
+mon idée? Je veux débuter ici. Le Théâtre-Français me semble trop
+imposant.--Quelle ambition! C'est un beau succès, vraiment, d'être
+applaudie à Versailles par de vieux rentiers; voyez donc quel
+public!--Mais je crois que tous _les publics_ se ressemblent. Je m'en
+tiens à la modestie; je débuterai à Versailles.--Je m'y opposerai de
+tout mon pouvoir. Je veux vous faire connaître à une femme bien
+spirituelle, dont les conseils, dont le crédit...--J'éviterai désormais
+les nouvelles connaissances, car j'aurais l'air, dans ma position, d'une
+solliciteuse.--Mais c'est à la soeur du premier consul, à madame
+Bacciochi, que je veux vous présenter.--C'est possible; mais cela ne me
+donnera pas du talent, et ne m'ôtera point mon accent. Ce ne sont pas
+des protections qu'il me faut, mais de l'étude et de la patience.»
+
+Joufre fut un peu mécontent de mon refus: je m'en inquiétai peu, et plût
+au ciel que j'eusse toujours résisté à ses instances! mais par lui, et
+presque sans mon aveu, je me trouvai placée sous la protection de
+Lucien, à cette époque déjà ministre de l'intérieur. Ce fut lui qui me
+fit recevoir élève chez Dugazon, puis au Théâtre-Français, dont M.
+Maherault était commissaire.
+
+Lorsque j'arrivai chez moi, ce jour là, il était une heure après minuit.
+Je fus fort surprise de trouver D. L*** qui m'attendait. «Comment! vous
+ici! lui dis-je. Je vous croyais à la campagne. Sans me répondre, il me
+présente une lettre. Je l'ouvre précipitamment, et la vue de la
+signature seule, fait battre mon coeur avec tant de violence, que je
+m'évanouis presque. C'était la réponse du général Ney à la seconde
+lettre que je lui avais écrite, et que D. L*** s'était chargé de faire
+parvenir. Cette réponse était venue sous une enveloppe portant le timbre
+de l'armée; D. L*** lui en avait substitué une autre, pour me faire
+croire à ses relations avec Ney. Je ne m'en aperçus pas, j'étais trop
+heureuse, et dans ma joie de cette réponse, je ne vis pas même qu'elle
+était plus polie que tendre. Ney me parlait de sa prochaine arrivée à
+Paris; mais le sort des combats en décida autrement. La seconde campagne
+d'Italie s'ouvrit; puis vint celle du Rhin; mais quelques lettres,
+quoique rares, suffirent à un sentiment capable de tout, même de
+patience. Moreau, qui m'avait pardonné, ne pouvait se défendre d'une
+involontaire hostilité contre Ney, et dans une circonstance remarquable,
+il lui adressa des reproches assez vifs sur son dévouement à Bonaparte,
+reproches auxquels Ney fit cette noble réponse: _J'ai toujours servir la
+France que j'aime; je l'ai servie sous la République, sous le
+Directoire, sous le Consulat; je l'ai servie sous vous, général, et je
+la servirai sous lui, parce que c'est à mon pays que je me dévoue, et
+non pas à l'homme qu'il choisit pour le gouverner_.
+
+Chaque jour plus exaltée, je fus au moment de convertir en or tout ce
+que je possédais, de prendre mes habits d'homme, et de courir à l'armée;
+mais la reconnaissance arrêta l'amour: le souvenir de Moreau, de ses
+dernières bontés, me fit craindre de le rendre témoin de cette marque
+publique d'une préférence qui deviendrait pour lui une trop cruelle
+injure. Je restai donc; mais je me livrai sans contrainte à tout le
+délire de mon imagination, appelant de tous mes désirs un bonheur qui a
+été égal à mes illusions, mais dont la courte durée m'a fait expier bien
+cher l'enchantement.
+
+Confident de toutes les vicissitudes d'un pareil amour, D. L*** devait
+acquérir et avait acquis en effet sur moi un incroyable empire. Il en
+avait usé quelquefois pour me faire consentir à aller dîner avec lui
+dans ces maisons décorées du nom de société particulière, mais où l'on
+ne trouve qu'une table d'hôte et des jeux tolérés. «Mon cher D. L***,
+dis-je un jour, à propos d'une nouvelle instance, la pruderie n'est pas
+mon défaut, mais je me sens gauche et déplacée au milieu de ce monde-là,
+où je ne vois que dupes et intrigans dont l'existence repose sur une
+carte.--Ce sont, reprit D. L***, d'injustes préventions qu'on vous a
+données là.--Pensez-vous qu'il ne m'ait pas suffi de regarder et
+d'écouter pour avoir mon opinion?--Vous en reviendrez quand vous aurez
+vu la dame à laquelle je veux vous présenter.--Allons, puisque vous le
+voulez, je veux bien encore consentir à un essai.»
+
+On allait se mettre à table quand nous arrivâmes. D. L*** me présenta à
+la maîtresse de la maison, à cette femme d'un ton parfait selon lui, et
+que du premier coup d'oeil je rangeai dans la classe de toutes celles
+qui, avec les prétentions de la bonne compagnie, tiennent tout
+simplement un établissement où l'on dîne à tant par tête.
+
+D. L*** eut l'audace de me nommer, en me présentant, madame Moreau.
+Indignée de son effronterie, et encore en pareille maison, je dis d'un
+ton ferme: «Je n'ai jamais été madame Moreau; mon nom français est
+Saint-Elme.»
+
+On se regarda; chacun me reconnut sans doute pour une _mauvaise tête_;
+mais une parure de perles fines, un voile d'Angleterre, et un cachemire,
+chose fort rare à cette époque, c'était plus qu'il n'en fallait pour
+qu'on me pardonnât. La maîtresse de la maison s'épuisa pour moi en
+prévenances et en petits soins. Je vis dans tout cela le dessein de
+capter ma confiance, et, dès lors le but fut manqué.
+
+Je ne tardai pas à m'apercevoir que j'étais l'objet de l'attention de
+deux messieurs visiblement supérieurs aux autres. J'observai D. L***; il
+ne leur parlait pas, et n'avait pas l'air de les connaître; mais je
+surpris quelques regards d'intelligence. J'éprouvai alors une telle
+horreur pour son vil caractère, que de ce moment je résolus de rompre
+avec lui sans retour; mais pour la première fois je sus me contenir,
+pour acquérir la preuve des vues odieuses que je lui supposais. La
+maîtresse de la maison me parla d'un jardin charmant qu'elle avait,
+disait-elle, au Gros-Caillou; elle m'invita à y venir déjeuner le
+lendemain. Voilà encore du D. L***, me dis-je tout bas; mais voyons
+jusqu'au bout; et j'acceptai l'invitation avec tous les airs de la
+satisfaction.
+
+L'attention des trois personnages que j'avais particulièrement observés,
+et leurs politesses me disaient assez qu'ils voulaient de moi quelque
+chose, et ce quelque chose je commençais à le deviner. Quoiqu'on ne
+m'eût pas adressé une seule question relative à Moreau, j'avais entendu
+deux fois son nom, puis les mots d'_invasion, de prise de la Hollande_;
+tout cela confirmait mes soupçons et les éclairait. Voulant confondre D.
+L***, je continuai à jouer fort bien l'ignorance, et D. L*** d'être
+enchanté. Que je le trouvais hideux dans sa joie! Je voyais en lui un
+délateur, un espion; que sais-je! tout ce qu'il y a de plus méprisable
+et de plus vil au monde.
+
+Il n'est pas jusqu'à ses services qui, éclairés de ce jour nouveau, ne
+me le montrassent plus odieux. Je parvins cependant à maîtriser mon
+indignation, et à le vaincre pour cette fois en ruse et en finesse. Il
+ne se douta pas, en me quittant le soir, du lendemain que je lui
+réservais. Mais avant de retracer cette scène, je dois dire d'abord par
+quels motifs je choisis le nom de Saint-Elme, nom que j'ai toujours
+porté depuis, et c'est ce que je ferai dans le chapitre suivant.
+
+
+
+
+CHAPITRE LXIII.
+
+Saint-Elme et Ambroisine.--Nouvelles tentatives pour me faire trahir la
+confiance de Moreau.--Scène sans résultat avec D. L***.
+
+
+Les détails qui vont suivre me sont tout à la fois pénibles et doux. Ils
+me reportent à mon enfance, temps de bonheur, contraste avec ma présente
+infortune, fécond en souvenirs puissans, malgré les années, et parmi
+lesquels celui que je vais retracer occupe une place de prédilection.
+
+Mon père revenait un soir d'une promenade à trois ou quatre milles de
+Florence, route délicieuse, qui semble un parc magnifique. Laissant
+flotter la bride sur le cou de son cheval, mon père s'entretenait avec
+son fidèle domestique. Tout à coup les chevaux s'arrêtent; Carlo jette
+un cri d'effroi, et montre à son maître un homme étendu sur la terre
+tout ensanglantée. Voler au secours du blessé, rappeler les sens du
+malheureux, baigner et panser sa blessure, le porter et le soutenir à
+cheval, tout cela, inspiré par le coeur, fut l'affaire d'un instant.
+
+Le mouvement et l'air ranimèrent l'inconnu, qui paraissait avoir vingt
+ans à peine. Son premier regard, ses premiers mots, exprimèrent
+l'attendrissement et la reconnaissance d'un homme bien né. Arrivé avec
+ce précieux et sanglant fardeau à Val-Ombrosa, mon père envoya chercher
+un chirurgien. La blessure n'était pas mortelle, mais elle réclamait les
+soins les plus prompts et les plus délicats. La victime trouva auprès de
+mes excellens parens tous ceux d'une hospitalité généreuse, et bientôt
+d'une tendre amitié. Voici comme il leur raconta les hasards qui
+l'avaient conduit chez eux.
+
+«Issu d'une famille noble et pauvre du midi de la France, Saint-Elme
+avait été destiné à l'état ecclésiastique, pour lequel il n'avait aucun
+goût. La vue de la belle Ambroisine, fille de grande naissance, décida
+seule de ses penchans et de sa destinée. Des convenances de famille
+avaient déjà disposé de la main d'Ambroisine, mais elle disposa de son
+coeur, et avec un abandon qui commanda bientôt la fuite. Ambroisine avait
+seize ans; Saint-Elme n'en comptait pas dix-neuf. Elle écrivit à son
+amant que, munie de ses diamans et d'une somme considérable, elle se
+rendrait avec un domestique fidèle à un lieu qu'elle lui désignait, et
+où elle arriverait à cheval à minuit; là elle congédierait son
+domestique, et ils partiraient tous deux pour Toulon, d'où ils se
+rendraient par mer à Livourne. Ambroisine avait une tante mariée dans
+cette ville, et se croyait sûre d'être bien reçue.
+
+Rendu au lieu indiqué, Saint-Elme n'y vit arriver que le domestique de
+sa jeune amie. Celui-ci lui apprit qu'au moment de monter à cheval,
+Ambroisine avait été surprise. Saint-Elme ordonna à Henri de retourner
+sur-le-champ vers le château, de tâcher d'y pénétrer pour remettre un
+billet et savoir les événemens; il lui recommanda de venir ensuite le
+rejoindre à Aubagne, village entre Marseille et Toulon. Quinze jours se
+passèrent dans de mortelles angoisses. Henri revint enfin; il apportait
+de tristes nouvelles. Victime à jamais perdue, Ambroisine écrivait à son
+Alfred de fuir, d'échapper aux poursuites, aux vengeances d'une famille
+puissante et implacable; au nom de l'amour, elle le conjurait d'échapper
+à tant de persécutions; au nom de l'amour encore, elle le suppliait
+d'accepter cet or, ces bijoux, sa propriété personnelle, libre héritage
+d'une vieille parente. La dernière prière de l'infortunée était que son
+Alfred se rendît chez la tante près de laquelle le bonheur lui avait été
+promis, mais qui pourrait du moins servir de lien à leurs souvenirs et
+leurs pensées.
+
+«Saint-Elme, dans sa religieuse obéissance, s'embarqua pour Livourne
+avec Henri. Mais cet Henri, jusqu'alors si fidèle, allait, par la
+cupidité, descendre jusqu'à l'assassinat. Arrivé à Livourne, Saint-Elme
+apprit que la tante d'Ambroisine avait quitté cette ville pour se rendre
+d'abord à Bologne, puis à Milan, mais on croyait qu'elle pouvait être
+encore à Florence. Sans s'arrêter, Saint-Elme se remit en route. Il
+était à cheval. Son domestique le suivait avec la pensée d'un crime.
+Soudain un coup part, et Saint-Elme tombe baigné dans son sang à la
+place même où mon père l'avait recueilli.
+
+«Le malheureux ne possédait plus au monde que ses vêtemens et ses
+papiers. La compassion pour ses malheurs devint une réelle amitié dans
+ma famille. Doué d'une figure charmante, à peine rétabli, il revint à
+cette gaieté française qui fait supporter les peines. On m'avait éloigné
+du malade, mais on ne put m'arracher du convalescent; j'aimais à lui
+servir de guide dans le parc, à m'asseoir près de lui, écoutant avec
+ravissement tout ce qu'il me racontait de sa patrie.
+
+«La tante d'Ambroisine répondit à la lettre de mon père par une lettre
+flatteuse pour Saint-Elme. Elle le pressait vivement de venir la
+joindre. Le désir d'obéir à la volonté d'Ambroisine, l'espoir de
+recevoir de ses nouvelles, et de lui en donner, déterminèrent Saint-Elme
+à nous quitter. Que ses adieux furent touchans et empreints d'une sainte
+reconnaissance! Je lui donnai des larmes bien abondantes et bien amères,
+à ce compagnon de mes jeux, à ce premier ami de mon enfance. Il avait
+promis de revenir... Pauvre jeune homme! à peine arrivé à Rome avec la
+tante d'Ambroisine, il succomba à une fièvre de quelques jours. À cette
+fatale nouvelle, mes regrets et ma douleur furent au-dessus de mon âge.
+Le souvenir de Saint-Elme ne s'est jamais effacé.» J'aurais écarté
+cependant son nom de mes mémoires, dans la crainte d'affliger Ambroisine
+et sa tante. Mais j'ai su que la première avait suivi un nouvel époux
+loin de la France, et que la seconde a cessé de vivre en 1804. J'ai donc
+cru pouvoir expliquer ici comment, lorsqu'il m'a semblé nécessaire de ne
+plus porter le nom de ma famille, l'idée me vint d'en prendre un tout
+français, celui d'un être bon et cher, adopté en quelque sorte par ma
+famille comme un fils. Je ne saurais dire tout ce que je trouvais de
+doux et de consolant dans mon isolement à me mettre ainsi sous la
+protection de celui que mon père, que ma vertueuse mère, avaient
+tendrement aimé.
+
+C'est en quittant Chaillot que j'avais pris ce nom de Saint-Elme. Je
+n'en ai jamais pris d'autres depuis, si ce n'est dans mes lettres à ma
+famille. D. L*** n'ignorait pas que, depuis ma rupture avec le général,
+je n'avais jamais souffert qu'on m'appelât madame Moreau. Ma colère
+avait été grande de m'être vue présentée comme telle; mais j'avais mis
+un grand art à cacher à D. L*** mes impressions, au point de paraître
+très empressée le lendemain de me rendre au déjeuner, sorte de complot
+dirigé, avec un air d'insouciance, contre moi par la belle dame de D.
+L***.
+
+Nous partîmes ensemble, en apparence aussi bons amis qu'à l'ordinaire.
+Comme je ne nommerai aucun des personnages que je vis ce jour-là, bien
+libre je serai dans les expressions de mon mépris sur les gens assez
+lâches pour trafiquer de délation, assez malheureux même pour ne pas
+s'étonner que les autres répugnent à un métier qui donne de l'or.
+
+C'était à Moreau qu'on en voulait. Je m'en aperçus bientôt et
+clairement. On lui supposait le projet de s'emparer du gouvernement, et
+l'on voulait en obtenir de moi l'aveu. Les attaques de l'ennemi furent
+d'abord indirectes; mais allant plus droit au fait, on me dit: «Mais
+vous n'êtes pas entièrement brouillée avec le général; vous l'avez revu;
+la confiance survit à l'amour; il vous écrit?--C'est donc monsieur,
+répliquai-je en désignant D. L*** avec indignation, qui se charge de
+vous instruire des confidences de l'amitié! Je vous remercie, messieurs,
+de m'en révéler ainsi les dangers. Quant à Moreau, ce que j'ai dit, ce
+que je pourrais dire encore ne ferait que tourner à sa gloire. La
+calomnie en serait avec lui pour ses frais, et à cet égard je suis sans
+inquiétude.
+
+«Vous devez l'être, en effet, madame, reprit celui qui m'avait déjà
+adressé la parole: _le gouvernement protége ceux qui le servent comme
+ceux qu'il emploie_. Gardez, m'écriai-je, cette protection pour monsieur
+(en désignant D. L***), il la mérite par ses nobles services. Quant à
+moi, je ne tomberai jamais assez bas pour avoir besoin des flétrissans
+bénéfices du parjure. D. L***, dès ce moment toute relation cesse entre
+nous. Je remplirai mes promesses, mais rien au delà; et, s'il vous reste
+quelque chose dans l'ame, vous rougirez en vous rappelant ce qui vous
+valait ma confiance, et ce qui vous la fit perdre.»
+
+À ces mots, je voulus sortir, mais on m'entoura, on me reprocha mes trop
+vives et trop promptes interprétations; ce qui m'était proposé était,
+disait-on, la chose la plus simple, la moins capable de nuire au général
+Moreau. Pendant qu'on cherchait à m'enlacer par de captieuses paroles,
+D. L***; qui s'était éloigné un moment, m'annonça, d'un ton décidé, que
+la voiture était en bas; que, forcé de partir la nuit pour une mission
+du gouvernement, il fallait absolument qu'il m'accompagnât pour
+s'expliquer avec moi. Pour éviter un éclat, je consentis à le laisser
+monter dans ma voiture. Là, je l'accablai de tout ce que l'indignation
+et le mépris peuvent inspirer d'énergique et d'amer. Sa froide
+impassibilité m'arrachait des exclamations de plus en plus énergiques.
+Quelle société! quelles gens! quelle femme! c'est un métier pire que la
+prostitution... «Vous êtes confondu--Je l'avoue, madame, mais moins de
+ce que j'entends que de l'éclat que vous avez fait. Il est, savez-vous,
+fort heureux que votre jeunesse et votre beauté intéressent vivement
+M***, sans quoi vous auriez à vous repentir.--Taisez-vous, je ne suis
+pas plus facile à effrayer qu'à séduire.»
+
+Arrivés à l'hôtel, D. L***, si calme tout à l'heure, parut tomber dans
+une morne tristesse. Cet homme, que je n'avais jamais aimé, que je
+méprisais dans le moment en pleine connaissance de cause, qui avait un
+art si merveilleux de manier mon caractère, parut alors si cruellement
+résigné à une séparation éternelle, que ma fierté s'abaissa, et que mon
+ressentiment s'assoupit. Je lui dis de me suivre dans mon appartement.
+Il ne s'aperçut que trop de ma faiblesse, et il reprit tout son courage.
+Laissant de côté les scènes de la veille et du jour même, il ne me parla
+que de celui qui occupait toutes mes pensées, me répétant qu'on
+l'attendait à Paris, et me conjurant, si jamais je me décidais à aller
+rejoindre le général Ney, de lui permettre de m'accompagner. «Comment se
+fait-il, m'écriai-je, qu'avec une semblable idée vous ayez eu l'affreux
+courage de me commettre comme vous l'avez fait? Cette démarche ne
+m'eût-elle pas rendue indigne de l'amour de l'homme dont vous paraissez
+posséder la confiance? «Ah! D. L***, que dois-je penser de vous? Sais-je
+même si ce voyage dont vous me parliez n'est pas une de ces missions, un
+de ces tristes emplois, pour lesquels les gouvernemens sont si généreux!
+Que ne me persuadez-vous le contraire!... Mais non, cela est
+impossible.»
+
+Je me trompais. Rien n'était impossible à cet homme. Il me montra une
+lettre pour un lieutenant de vaisseau, et sut me faire croire que son
+voyage n'avait d'autre but que de rendre à ce marin un immense service.
+Il ajouta: «Si j'étais chargé d'une mission secrète, je ne serais point
+dans l'embarras qui me presse; j'aurais des fonds à ma disposition, et
+au lieu de cela, puisqu'il faut vous l'avouer, je ne saurais comment
+aller à Brest, si nous restions brouillés.
+
+«J'aime cette franchise, m'écriai-je; elle me réconcilie avec vous. Si
+de l'argent que je vous ai remis il vous reste quelque chose, gardez-le;
+je vous prête en outre vingt-cinq louis; et si, arrivé à Brest, une
+somme plus considérable vous devient nécessaire, écrivez-moi sans
+hésiter.»
+
+Quand je me rappelle aujourd'hui cette facilité d'entraînement pour un
+homme qui n'avait ni mon amitié, ni mon estime, je suis tentée de croire
+à tout ce qu'on rapporte des _sorts_ jetés par les magiciens. Mais la
+_magie_ de D. L*** était tout simplement l'art de se rendre nécessaire à
+une femme assez malheureuse pour avoir besoin de l'adresse d'un autre,
+dans une position équivoque, qu'elle appelait son indépendance et sa
+liberté.
+
+
+
+
+CHAPITRE LXIV.
+
+Établissement à Paris.--Continuation de mes études dramatiques.--Amitié
+de Regnault de Saint-Jean-d'Angely.--Discussion sur les différentes
+sortes de courage.
+
+
+Après le départ de D. L***, je commençai à m'occuper sérieusement de mes
+études dramatiques. Mon maître de prononciation venait tous les matins,
+et je manquais rarement d'aller au théâtre les jours où la tragédie
+composait le répertoire.
+
+M. Lecouteulx de Canteleu me rapprocha de Monvel, qui parut plus content
+de mes connaissances en littérature que de mes dispositions pour la
+scène. Il m'accordait cependant des moyens et de la sensibilité. Il me
+fit étudier avec lui le rôle d'Héloïse dans _Fénélon_. Je n'oublierai
+jamais l'accent paternel et presque céleste qui lui échappait dans la
+scène où Héloïse tombe aux pieds du prélat en s'écriant:
+
+ Pontife du Très-Haut...
+
+Et où Fénélon répond:
+
+ Mon enfant, levez-vous;
+ Ce n'est que devant Dieu qu'on doit être à genoux.
+
+C'est dans la loge de Monvel que je me suis habillée le jour de mon
+début. Ah! que n'ai-je emprunté, avec mon costume, ce talent, sûr des
+suffrages de Melpomène!
+
+Le moment de mes études et de mes illusions dramatiques durait encore,
+quand je me rappelai mon mobilier de Chaillot. Je louai, pour m'en faire
+honneur, un appartement magnifique, et j'en vins dès lors à tenir maison
+splendide et coûteuse. Possédée de toutes les folies, pouvais-je
+échapper à celle de la dépense et du désordre? Je ne m'en aperçus qu'à
+l'épuisement de toutes mes ressources; car on dirait que dans la vie la
+réflexion n'arrive que comme un dernier malheur.
+
+Ayant appris par Joufre, qui me rendait assez fréquemment visite, que
+Regnaud de Saint-Jean-d'Angely était de retour à Paris, j'écrivis à ce
+dernier pour lui rappeler la promesse qu'il m'avait faite, et lui
+témoigner le prix que j'attachais à son intérêt. À onze heures, le
+billet avait été remis; à trois heures, Regnaud vint lui-même m'apporter
+la réponse: et la conversation s'engagea avec tout le charme de
+l'intimité. «Après le plaisir que me cause votre billet tout aimable, me
+dit-il, rien ne pouvait m'en faire autant que de vous trouver
+débarrassée de votre _grand monsieur_. D'où vous vient cette fâcheuse
+connaissance?--Elle est ancienne, car elle date de mon passage à Lyon, à
+mon retour de Milan.--Oui, c'est cela même, en 1797. Je ne me trompais
+pas, mais vous m'effrayez.--Et pourquoi? qu'est-il donc?--Ce qu'il est?
+Je ne saurais trop le dire; mais il ne mérite d'approcher sous aucun
+titre d'une femme telle que vous. Mais laissons cela, puisqu'il est
+parti. Aussi bien, je ne suis point ici pour le compte des autres; j'ai
+assez à faire en tâchant moi-même de ne point déplaire.--Votre franchise
+donne de la valeur à la moindre de vos bonnes grâces, et je sens pour
+vous une amitié trop sincère pour ne pas la garantir durable.»
+
+Ce n'étaient point les vaines paroles d'une galanterie banale ou d'une
+froide politesse. L'attachement de Regnaud eut de la suite, et une suite
+féconde en conseils et en services de tous genres. Quand je quittai
+Paris, ce fut son ardente protection qui me valut l'existence heureuse
+et brillante dont j'ai joui auprès de la princesse Élisa; et pourtant il
+y avait près de six ans que je ne l'avais vu, lorsque son souvenir
+songea d'une manière si délicate à une absente. Que d'amis, qu'on a
+quelquefois importunés la veille, n'ont pas le lendemain une mémoire
+aussi bonne! J'aime à rappeler ce qu'il fit pour moi, et je dirai plus
+loin avec une égale et douce franchise que, plus tard, j'eus le bonheur
+d'acquitter tant de services par les preuves de mon dévouement, à une
+époque où il n'y avait plus, en me rapprochant de lui, que des dangers à
+prévoir et des peines à partager.
+
+Depuis cette première visite, Regnaud vint me voir régulièrement chaque
+jour. Il assistait à mes leçons de déclamation, et me faisait réciter
+les vers, en m'obligeant d'avoir de petits cailloux dans la bouche.
+«Vous avez beau me citer Démosthène, lui disais-je quelquefois avec
+résistance, je n'ai pas besoin d'en faire autant que lui.--Eh bien!
+répondait Regnaud, à ce prix seulement les succès.»
+
+Mais tout en me recommandant l'étude et le travail, bien souvent mon
+conseiller me les faisait négliger et interrompre. Il m'entraînait à
+Meudon, à Saint-Cloud, à Versailles. En vérité, les courses étaient plus
+fréquentes que les répétitions. Quand Regnaud avait quelque discours à
+composer ou quelque projet à proposer au gouvernement, il me priait de
+me rendre chez lui; et là, au premier moment de liberté, il me lisait
+ses discours, paraissant attacher du prix à mon approbation, et moi en
+trouvant beaucoup à la lui témoigner. Un jour qu'il me récitait un
+morceau sur le rétablissement des cimetières, et que je laissais
+échapper toute la vivacité d'une admiration passionnée comme tout ce que
+j'éprouve, il me dit avec l'accent de l'ame: «Saint-Elme! qu'on serait
+heureux de n'avoir que vingt-cinq ans, et d'être l'objet de votre
+tendresse exclusive!»
+
+Je lui avais appris, non sans quelques restrictions pourtant, les
+événemens qui m'avaient amenée en France. Il n'ignorait ni mes liaisons
+avec Moreau, ni mon enthousiasme pour Ney. Regnaud, sincèrement partisan
+de Bonaparte, ne pouvait se défendre d'une sorte de répugnance pour
+Moreau, ce qui amenait plus d'une dispute entre nous. Un jour que, par
+une lettre de Ney, j'avais appris de nouveaux triomphes de l'un et de
+l'autre, je dis à Regnaud: «Eh bien! que pensez-vous maintenant de mon
+admiration?--Je la partage. Jamais je n'ai contesté à Moreau les talens
+de grand capitaine. Sa vraie place est à la tête des armées, mais non
+point à la tête du gouvernement.--Mon Dieu! ne dirait-on pas qu'il est
+si difficile de gouverner!--Ceci est une boutade, ma chère, et n'est
+point un raisonnement; il faut plus que du courage, il faut plus que des
+vertus pour conduire un peuple qui sort d'une crise, d'une fièvre dont
+les accès ne font que de se ralentir.--Si vous parlez ainsi de l'épée,
+c'est que vous ne vous en êtes jamais servi.--J'avoue que j'aurais fait
+un mauvais soldat.--Un Français ne devrait pas penser ainsi.--En vérité,
+on vous prendrait pour une Jeanne d'Arc. Votre jeunesse, familiarisée
+avec l'école de peloton, ne conçoit donc pas d'autre gloire que celle
+des armes?--J'avoue que celle-là doit être la première, car elle est la
+plus pénible. Songez donc à tout ce que le soldat expose: souvent
+mutilé, reste de lui-même, tous ses services sont positifs, et ses
+récompenses ne sont presque qu'imaginaires.--Malgré cela, je persiste à
+proclamer qu'il y a d'autres gloires que celle des armes, qu'il y a
+d'autres courages que ceux de la guerre, et comme je ne veux pas rester
+sous le coup de vos derniers reproches, je tiens à vous prouver que
+quoiqu'on n'ait jamais été soldat, quoiqu'on ne veuille pas le devenir,
+on a aussi son héroïsme. Dans les proscriptions, j'ai su ne jamais
+trembler, et également ne jamais trahir. J'ai vu la mort, et de
+sang-froid. Lors de mon voyage à Malte, je fis la traversée sur un frêle
+bateau. La mer, furieuse, réduisait nos matelots italiens au désespoir
+et aux seules invocations de leur madone. Moi seul, enveloppé de mon
+manteau comme d'un linceul, je voyais passer sans effroi la lame des
+flots sur nos têtes, et mon esprit, loin du danger, ne se berçait dans
+ce fatal moment que des images de la patrie et des plus doux souvenirs
+de la jeunesse.
+
+«--J'avoue, dis-je à Regnaud, que je ne me sentirais pas la force de
+rester ainsi impassible devant la mort.--Vous voyez donc, mon amie,
+qu'il y a plusieurs espèces de courage; et celui de braver les
+bourreaux, d'affronter les factions, et celui de tous ces héros des
+troubles civils, qui se dévouent pour un frère, pour un père, pour un
+ami?--Oh! celui-là je sens que je pourrais l'avoir. Dans les
+révolutions, l'échafaud est quelquefois un des derniers asiles de
+l'honneur, où les femmes savent se précipiter aussi, plutôt que de se
+séparer de tout ce qu'elles aiment.--Saint-Elme, reprit vivement
+Regnaud, si vous portez cette chaleur d'ame au théâtre, je vous réponds
+d'un triomphe. Ma jeune amie, vous êtes une singulière feuille à ajouter
+au grand livre du coeur humain.»
+
+La haute opinion que j'avais de Regnaud, de ses talens, de son esprit,
+me faisait trouver un incroyable plaisir à ses éloges. Aussi peu de
+temps lui suffit pour prendre beaucoup d'empire sur moi; il n'eut
+pourtant jamais mon entière confidence. Je n'ai jamais éprouvé qu'auprès
+de Moreau et de Ney le besoin de tout dire, et la docilité de tout
+entendre. Je ne parle point de ma confiance pour D. L***; cela n'était
+qu'un mélange de surprise et de faiblesse, résultat de toutes les
+adroites complaisances dont j'étais enlacée. Les louanges de Regnaud
+m'étaient agréables, mais je ne sentais pas qu'elles me fussent
+nécessaires, et je n'éprouvais pas avec lui ce charme de l'intimité qui
+rend heureux de tout dire. C'est ainsi que je lui avais laissé ignorer
+que je connaissais M. de Talleyrand, et que j'allais même assez souvent
+chez ce ministre. Regnaud l'apprit par hasard, ce qui donna lieu à une
+scène originale dont je faillis me fâcher sérieusement, et dont je finis
+par rire. Au chapitre suivant les détails de ce petit épisode de colère
+et de raccommodement.
+
+
+
+
+CHAPITRE LXV.
+
+Querelle avec Regnaud.--Madame Regnaud.--MM. Arnault et Vigée.--M***,
+défenseur des _courtes mémoires_.
+
+
+Un matin, ma voiture sortait de la cour du ministre des relations
+extérieures. Soudain elle s'arrête, la portière s'ouvre, Regnaud monte,
+se place près de moi, et me fait subir un interrogatoire auquel j'aurais
+répondu sans hésitation, s'il n'y eût mêlé le soupçon de je ne sais
+quelles vues politiques, qui m'embarrassa d'autant plus que j'avais été
+plus éloignée d'en concevoir l'idée.
+
+«D'où vient donc madame? me demanda Regnaud avec aigreur.--Vous le savez
+fort bien, monsieur, puisque vous voyez sortir ma voiture.--Ah! madame
+visite les ministres.» Et comme je ne répondais pas, il ajouta avec plus
+d'irritation: «Vos prétentions sont hautes; on voit pourquoi vous faites
+si grand bruit de votre désintéressement et de votre délicatesse; mais
+ne croyez pas que madame Gran, que vous cherchez à supplanter, puisse y
+croire.
+
+«--Mais, monsieur, quelle extravagance!
+
+«--Oh! reprit Regnaud, je conçois l'empressement; c'est un si beau rôle
+que celui de maîtresse d'un ministre!
+
+«--Je ne suis ni la sienne ni la vôtre, monsieur; vos paroles et vos
+manières me paraissent donc fort étranges.
+
+«--Eh! que diable allez-vous faire là?
+
+«--Mais il me semble que l'honneur d'être reçue avec bienveillance par
+un des premiers fonctionnaires de votre gouvernement, que le plaisir de
+causer avec un homme aussi spirituel que M. de Talleyrand, excuse
+suffisamment ma visite.
+
+«--Vous ne m'aviez pas montré ce côté ambitieux de votre caractère; cela
+me donne beaucoup à penser; vous pourriez bien n'être pas trop éloignée
+de l'intrigue. Vous vous êtes trouvée avec Ouvrard; il a grand besoin de
+la protection des ministres, et il sait tout le parti qu'on peut tirer
+de celle d'une jolie femme.»
+
+En ce moment la voiture s'arrêta à la porte de Véry. C'était Regnaud qui
+avait ordonné de nous y conduire.
+
+«Je ne descendrai point ici avec vous, monsieur; vos premiers reproches
+ne m'ont paru que ridicules, mais votre dernière offense, mais vos
+derniers soupçons me révoltent. Sachez qu'un homme ne me maltraitera
+jamais deux fois.
+
+«--Vous maltraiter! mais je ne vous ai pas touchée.
+
+«--L'excuse est singulière; n'est-ce qu'en battant les gens qu'on les
+maltraite?
+
+«--Ah, ma chère, si j'en avais le droit, vous auriez aujourd'hui couru
+de grands risques.»
+
+Je ris beaucoup de la menace, et comme en riant j'étais désarmée, je
+consentis à descendre et à entrer dans un cabinet qui avait vue sur la
+rue. Un remarquable équipage vint à passer.
+
+«C'est Ouvrard me dit Regnaud. Est-il vrai que vous ne le voyez pas?
+
+«--Non, je vous jure; mais je le connais aussi bien que le public qui le
+juge. Son ancien cuisinier est maintenant le mien. Les éloges d'un
+domestique renvoyé sont des recommandations bien rares et bien
+décisives. Il faut, certes, qu'Ouvrard ait plus de talens qu'on ne lui
+en accorde pour être arrivé de si bas à la fortune!
+
+«--Oh! parbleu, dans les fournitures on n'a pas besoin d'esprit; il faut
+de l'activité et du hasard.
+
+Tout en parlant, Regnaud jouait avec une boîte sur laquelle était un
+charmant portrait de femme. On ne pouvait imaginer rien de plus gracieux
+que l'air naïf qui brillait dans ses traits. Le cou, un peu au delà des
+proportions, ne semblait avoir ce léger défaut que pour donner un charme
+particulier à cette tête divine. «Quoi! m'écriai-je, est-ce que cette
+tête d'Hébé serait celle de votre femme?»
+
+Regnaud se mit à rire de mon étonnement. «Vous la plaignez, me dit-il,
+je parie.
+
+«--Certainement, car je n'ai pu oublier vos principes.
+
+«--Vous me jugez mal. Je suis très bon mari, et je vous le ferai dire
+par ma femme quand vous voudrez.
+
+«--Quelle folie! est-ce que j'ai l'honneur de la connaître?
+
+«--Vous aurez cet honneur-là quand vous voudrez; venez jeudi matin, et
+laissez-moi faire.»
+
+Nous reprîmes ainsi le ton de la gaieté la plus agréable. Le soir, nous
+allâmes au Vaudeville, et le hasard nous plaça justement dans la loge où
+avait commencé notre connaissance; ce qui fournit à Regnaud l'occasion
+d'un foule de choses gracieuses et tendres qu'il savait tourner à force
+d'esprit, et qui rendit le reste de la soirée fort amical.
+
+Le lendemain, j'étais à peine éveillée quand on vint, de la part de
+Regnaud, me prier de me rendre chez lui, où il était retenu par de
+nombreuses affaires. J'arrivai à l'heure fixée chez Regnaud; il vint au
+devant de moi, et me fit comprendre que sa femme n'était pas loin. Il me
+pria de l'attendre un peu. Je me levai, et feignis d'examiner les
+tableaux. Arrivée près d'une porte entr'ouverte, je m'écriai: «Ah!
+pardon, mademoiselle,» à l'aspect d'une figure charmante. Ma petite
+méprise réussit. Madame Regnaud entra dans le salon, et me dit en
+s'asseyant et avec un sourire: «Je ne suis pas la fille, mais la femme
+de M. Regnaud.» Il y avait dans ses manières quelque chose de doux et de
+séduisant, une sorte de lenteur molle et charmante, d'un tour et d'une
+grâce tout extraordinaires.
+
+«J'avais un bien vif désir de vous voir, reprit madame Regnaud; car mon
+mari m'a bien parlé de vous.» Je l'accablai de complimens, qui étaient
+tous sincères. Tout à coup nous entendîmes quelqu'un descendre: «Voilà
+Regnaud; ne dites pas que nous nous sommes vues, et quand vous viendrez,
+entrez chez moi par la petite porte sous le vestibule...»
+
+À ces mots elle disparut, en posant son doigt sur sa jolie bouche.
+
+Regnaud n'était pas seul. Il me demanda pardon, et surtout de ne pas
+m'en aller encore. Voilà des livres qui aideront votre aimable patience.
+Je vais me servir de votre voiture; puis s'approchant de l'appartement
+de sa femme, il entr'ouvrit la porte, et dit à haute voix: «Adieu, ma
+bonne amie, je vous laisse ici une dame qui me prête sa voiture.» En
+sortant, Regnaud me répéta qu'il passerait chez moi avant dîner. Il
+courut grand risque de ne m'y pas rencontrer, car sa femme et moi nous
+causâmes avec de si intimes détails, que la matinée s'écoula comme un
+songe.
+
+«Que lui direz-vous de moi?» demanda madame Regnaud, d'un air gracieux,
+quand je me retirai.
+
+«--Qu'il est mille fois trop heureux d'avoir une si charmante femme.--Eh
+bien! c'est ce que je lui dirai aussi à votre sujet, qu'il est mille
+fois trop heureux d'avoir une si charmante amie.»
+
+Je rentrais au moment même où Regnaud vint chez moi, comme il me l'avait
+annoncé. «Que vous a dit ma femme?» fut son premier mot. «Ne vous
+a-t-elle pas, ajouta-t-il, paru persuadée, comme tout le monde, que je
+vous aime et que je suis aimé?
+
+«--L'accueil que j'ai reçu me prouve le contraire. J'ose même croire
+qu'à cet égard elle s'en rapporte plus à moi qu'à vous.
+
+«--Au fait, comment la trouvez-vous?
+
+«--Mille fois mieux que son portrait.
+
+«--Oui, elle est bien.
+
+«--Voilà bien un mot de mari.
+
+«--Cela est vrai; mais depuis long-temps on a dit sur les maris tout ce
+qu'on pouvait dire. Il en sera de même _in tutt' eternità_.
+
+«--_Come? lei parla italiano_?
+
+«--Et vous aussi, s'écria Regnaud enchanté, et vous ne le disiez pas!
+
+«--Mais j'ai un accent à vaincre, et je ne veux que parler français.
+
+«--À la bonne heure, mais de temps en temps une petite conversation
+italienne, sans tirer à conséquence.
+
+«--Ah! voilà les hommes toujours, tartufes! Sévérité pour autrui,
+indulgence pour eux en cachette. Il n'en sera rien; avant que je ne
+sache à quoi m'en tenir sur mon accent, vous n'entendrez pas sortir de
+ma bouche un seul mot de la langue du Tasse et de l'Arioste, pas un mot
+de celle de Schiller et de Wieland. Trop heureuse si je puis n'être
+point indigne de servir d'interprète à la belle langue de Corneille, de
+Racine et de Voltaire.
+
+«--Vous êtes _universelle_, mais vous avez raison de préférer être
+Française. Je veux vous amener deux juges de votre mérite, l'un poëte
+déjà célèbre, l'autre qui le deviendra sans doute.
+
+«--Oh! point de réunion savante, je vous en prie; j'y ferais triste
+figure.
+
+«--Je ne vous parle pas de savans, mais de deux poëtes aimables.»
+
+Quelques jours après Regnaud me présenta M. Arnault, alors attaché au
+ministère de l'intérieur, et M. Vigée. Leur jugement se ressentit sans
+doute de leur complaisante amitié. L'un de ces messieurs, frappé de mes
+dispositions, voulut bien m'aider de ses conseils, et plus tard me
+soutenir de ses démarches.
+
+Déjà j'avais obtenu mes entrées au Théâtre-Français. J'étais reçue
+élève, et certaine d'un début; mais quelles difficultés plus réelles me
+restaient! Pour les vaincre, il eût fallu travailler; mais moitié
+distraction, moitié amour-propre, j'étudiais peu. Il est vrai que
+j'avais la merveilleuse facilité de retenir les vers presque à la
+lecture. Un jour quelqu'un, avec qui je parlais de cette facilité de
+mémoire, me dit qu'on ne la possédait guère qu'aux dépens de l'esprit.
+Je voulus réclamer, quoique avec modestie; mais mon interlocuteur tint
+bon pour les courtes mémoires, et avec une chaleur que je me permis à la
+fin d'appeler impolitesse.
+
+Lors de mon début, ce singulier personnage me prouva qu'il ne mettait
+pas en pratique ses propres idées, car il avait gardé mémoire et même
+rancune de notre conversation. Puisse mon livre, où je ne le nomme pas,
+lui tomber entre les mains! C'est ma seule vengeance.
+
+La veille de mon grand jour de début, j'étais à payer un mémoire chez
+une marchande de nouveautés, et je vis et j'entendis un coiffeur
+s'excuser de ne pouvoir venir dans la maison, parce que M*** lui avait
+donné des billets et de l'argent pour siffler une débutante au
+Théâtre-Français. Je méprisai cela comme un propos, et j'eus raison;
+mais je le négligeai même comme avertissement, et j'eus tort. Mes amis
+m'en blâmèrent beaucoup après ma disgrâce. Moi, au contraire, je voulus
+remercier le partisan des courtes mémoires, et le lendemain du jour
+fatal, je lui fis tenir la lettre suivante, accompagnée de six billets
+de parterre et d'une pièce de cinq francs.
+
+ «Vous avez voulu, monsieur, prouver, par votre exemple, la vérité
+ de votre axiome favori, qu'une bonne mémoire est toujours l'annonce
+ de peu d'esprit. La vôtre est excellente, à ce qu'il me paraît;
+ donc, comme disent les logiciens... Mais je vous laisse le soin de
+ tirer la conséquence qui sort de ce raisonnement.
+
+ «Vous vous êtes mis en frais afin de me faire siffler, ce qui était
+ bien inutile, car vous avez pu voir qu'il ne manquait pas de monde
+ pour cela. Si l'occasion s'en présentait, je ne manquerais pas de
+ reconnaître vos soins. En attendant, comme je ne vous ai point
+ accordé _le droit de rien dépenser pour moi_, vous me permettrez de
+ vous rembourser ce qu'il vous en a coûté dans une circonstance où
+ vous avez montré autant de générosité que de délicatesse.
+
+ «SAINT-ELME.
+
+ «_P. S._ Comme je présume que vous renverrez votre coiffeur, je
+ vous préviens qu'il est devenu le mien, et qu'il n'aura pas à se
+ repentir d'avoir, par son indiscrétion, encouru votre disgrâce.»
+
+
+
+
+CHAPITRE LXVI.
+
+Deux ministres, Lucien Bonaparte et Chaptal.--Mon début au
+Théâtre-Français.--Ma chute.
+
+J'ai un peu interverti l'ordre des événemens; il faut le reprendre avec
+une exactitude toute historique.
+
+Ce fut Joufre, que je voyais habituellement, qui me présenta à Lucien,
+chargé, en sa qualité de ministre de l'intérieur, des théâtres. Il me
+reçut avec bienveillance, et bientôt même avec familiarité. Malgré ses
+attentions, je ne le voyais qu'avec une sorte de défiance, reste des
+opinions que Moreau m'avait communiquées sur toute la famille Bonaparte.
+Je voyais bien que Lucien était un homme d'esprit, mais je lui trouvais
+une physionomie hautaine et déplaisante, même quand il voulait plaire.
+J'allais souvent le soir au ministère chez Joufre. On faisait de la
+musique, on courait dans le jardin, on jouait à colin-maillard. Il y
+avait quelquefois six femmes, et toujours Lucien seul et son confident.
+Je trouvais ces parties beaucoup plus bizarres qu'agréables, et m'en
+dispensais aussi souvent que cela pouvait s'accorder avec le prix qu'on
+devait au moins paraître attacher à ces invitations. Un matin j'écris à
+Joufre qu'une indisposition m'empêchait de me rendre au ministère; ma
+lettre revint, car le ministre et son confident étaient déjà sur la
+route d'Espagne, et M. Chaptal nommé à la place de ce dernier.
+
+Le protecteur à bas, adieu les protégés. Cet adage eut tort, car la
+nouvelle excellence, au lieu de couper court à la bienveillance de son
+prédécesseur, voulut la continuer; il fixa l'époque de mon début, et me
+fit donner une fort honnête gratification pour les frais de mon costume.
+Avant même d'être installé au palais ministériel, M. Chaptal voulut bien
+m'inviter à une soirée chez lui, rue des Jeûneurs, pour m'y faire
+entendre. Lafond y était, et me donna les répliques. Qu'on juge de
+l'admiration d'un salon, provoquée par les vifs applaudissemens d'un
+nouveau ministre.
+
+Dans l'intervalle de mon début, j'avais continué, malgré les réprimandes
+de Regnaud, à rendre de temps en temps visite à M. de Talleyrand. Un
+jour, en montant en voiture à la porte de ce ministre, je fus accostée
+par M. Mathieu de Montmorenci, qui m'accabla des regrets qu'il avait
+éprouvés de ne pas me voir depuis long-temps. «--Mais, monsieur, lui
+dis-je, je n'ai pas l'honneur de vous connaître.--Et quand on a vu
+madame Moreau, est-il possible de l'oublier?» Je crus que le meilleur
+moyen d'arrêter tant de politesse était de désabuser mon interlocuteur
+sur le titre qu'il me donnait. L'effet ne répondit pas entièrement à mon
+attente, et me fit juger au contraire que la femme d'un général de la
+république était un personnage important, même aux yeux d'un émigré. Du
+moment qu'à cette haute qualité j'eus substitué le titre plus modeste
+d'élève du Théâtre-Français, M. de Montmorenci, trouvant le marchepied
+de la voiture beaucoup trop respectueux, le franchit sans façon et vint
+se placer à mes côtés. «--Où monsieur veut-il qu'on le descende? lui
+demandai-je assez vivement.--Mais, chez vous, j'espère, ma belle dame.»
+Je répondis, à cette manière de brusquer la connaissance, avec une
+franchise de refus qui ne fâcha pas trop M. de Montmorenci, lequel était
+bien le meilleur homme du monde, et il m'en donna la preuve. Oubliant
+cette singulière blessure faite à son amour-propre, il vint à mon début.
+Je le vis, dans une baignoire d'avant-scène, prendre un vif intérêt à
+mon succès, applaudir, et quand l'orage éclata, protester contre la
+malveillance avec une chaleur chevaleresque.
+
+Une scène bien singulière, un rêve bien épouvantable, devint presque un
+événement dans ma vie, par les émotions inexprimables qu'elle me causa.
+Il m'oppresse encore au milieu de ces récits, il me poursuit comme une
+terreur dont mon esprit a besoin de se soulager.
+
+J'étais dans un de ces momens de mortelle tristesse où l'on sent le
+besoin de la solitude, de la solitude qui ajoute pourtant encore tant de
+dangers à toutes les situations de l'ame. Je classais mes papiers de
+famille, quand tout à coup, au milieu d'eux, j'aperçois un portrait de
+mon mari. Je m'arrêtai comme atterrée. Ma tête tomba sur ma poitrine, et
+je sentis un soupir qui frappait mon oreille. Je me lève, jetant les
+yeux de toutes parts. Debout près de mon lit, il me semble voir une
+ombre glisser dans les draperies. Ma figure pâle et mourante, réfléchie
+dans la glace, ajoute à ma frayeur. Je tombai à genoux, mêlant à des
+sanglots étouffés des cris épouvantables de souvenir et de remords... Un
+peu plus calme, je cherche à remettre en ordre mes papiers; au même
+moment des lettres de mon mari m'échappent, et son portrait se brise à
+mes pieds: je vois de nouveau l'ombre se mouvoir et disparaître à la
+même place. J'étends la main, je rencontre une chair glacée du froid de
+la mort, et j'entends murmurer: Adieu, Elzelina!
+
+J'ouvris ma porte, et Adélaïde, en me voyant, recula de surprise.
+J'étais méconnaissable. «Oh! mon Dieu, madame, que vous paraissez
+souffrir!--Non, ce n'est rien, lui dis-je. Mais allez prier le
+propriétaire de descendre, je veux partir.--Partir?--Oui, habillez-vous.
+Il faut d'ici à deux heures trouver un logement.--Mais, madame,
+qu'est-il donc arrivé?--Rien.» Et mes lèvres tremblaient à ce mot.
+
+J'avais hâte de sortir de ce logement, que ma tête peuplait de fantômes,
+et l'on se doute bien que je ne fis nulle attention aux dépenses.
+J'écrivis deux mots à Regnaud, qui était à la campagne; puis, meubles,
+papiers, argent, bijoux, moi-même et ma femme de chambre, nous fûmes
+installés rue Taitbout, en deux heures. Étrange circonstance! la maison
+que je venais habiter était celle où j'avais eu le bonheur de sauver
+Aurélie. Tout avait changé de face; mais ce fut dans le moment une
+rencontre heureuse que celle de ces lieux où j'avais fait un peu de
+bien! Ce souvenir me redonna un peu de pitié pour moi-même, sorte de
+consolation qui d'ordinaire empêche le remords, tourment sans trêve et
+sans relâche. Seule, je me disais: Là, du moins, je ne vins jamais
+qu'avec des intentions pures; là, j'ai soutenu la faiblesse et relevé le
+malheur; et, à ces douces idées, le calme remontait dans mon coeur et la
+sérénité sur son visage. Adélaïde crut que le moment était arrivé pour
+sa curiosité de faire quelques attaques. Mon silence ne fut guère moins
+obstiné que l'événement ne devait lui paraître extraordinaire.
+N'importe, je ne m'embarrassai point de la satisfaire. Regnaud
+m'embarrassait davantage; mais quand il me parla de toutes les dépenses
+de ma folie, j'en fus quitte pour essuyer ses reproches, que je
+repoussais par le plaisir et le bien-être d'un appartement où du moins
+mon sommeil était tranquille.
+
+Au fond, dégagée des terreurs fantastiques qui avaient bouleversé ma
+tête, je me livrai avec délices à mes préparatifs de début. Enfin, ce
+jour d'essai, ce désiré jour d'épreuves fut fixé, et hâté même, contre
+l'avis de Dugazon, malgré les conseils de Monvel et de mon maître de
+prononciation. La flatterie bien intentionnée mais fatale de mes amis me
+fit, par surcroît de dangers, choisir, le rôle de Didon, qui devait être
+favorable à mes formes, parmi lesquelles on voulait bien déclarer,
+surtout, les jambes d'une perfection de modèle. Les hommes, en général,
+attachent trop de prix à ces avantages extérieurs au théâtre. Leur
+première illusion n'existe elle-même qu'avec l'aide du talent, qui anime
+tout. Quoi qu'il en soit, le costume fut dessiné, et j'en fus ravie; le
+luxe en était complet, et ma bourse n'avait point été épargnée par ma
+vanité. Je dois ajouter que, parmi les acteurs, la bienveillance était
+extrême, et les préventions très favorables. Toutefois, lorsque mon
+début eut été irrévocablement décidé, et par ordre du ministre, M.
+Chaptal, je crus apercevoir je ne sais quoi de gêné, de plus froidement
+poli, enfin une certaine réaction de manières dont on ne demande point
+compte, parce qu'on ne veut pas laisser voir qu'on sent cette
+différence. J'ignorais les usages de la comédie française: M. Maherault,
+commissaire de la république, me prévint qu'il fallait faire des visites
+à tous les chefs d'emploi. Je ne fus reçue que chez Talma, Monvel,
+Dugazon, Dazincourt, Molé, mesdemoiselles Fleury et Mézeray. Le matin de
+la première représentation justifia la vérité de ce qu'on m'avait dit
+souvent, qu'on est bien plus intimidé par les acteurs que par le public.
+Le tableau glacial de la répétition m'avait déjà désenchantée. J'étais
+persuadée que je ne resterais pas au Théâtre-Français. Des débuts
+brillans, voilà tout ce que j'ambitionnais alors, avec la certitude que
+cela suffirait au sort que mes idées trouvaient seul digne d'envie,
+_l'indépendance due à l'exercice du talent_.
+
+Qu'il me soit permis de raconter encore un petit épisode de mon début,
+bien futile en apparence, mais qui prouve à quel point tout ce qui
+m'entourait s'était aveuglé sur mon succès. Au moment où la toilette de
+l'infortunée Didon se déroulait sous mes yeux, détachant un à un ces
+ornemens de mon prochain supplice, j'aperçus un foulard qui cachait
+quelque chose qu'Adélaïde venait de glisser furtivement. Je l'interroge;
+elle hésite à répondre. «Madame ne doit savoir que
+là-bas.--Pourquoi?--C'est une surprise.--Adélaïde, des cadeaux avant le
+succès! cela est de mauvais augure.--Que faire, madame? c'est une robe
+délicieuse!--Insupportable fille, qui l'a envoyée?--Eh bien! madame,
+c'est M. Regnaud. Comme il est certain que madame aura un grand succès,
+et qu'elle sera _redemandée_.
+
+«--J'y suis: c'est un beau négligé pour venir faire la révérence au
+public. Va, ma pauvre Adélaïde, si la reine de Carthage est destinée à
+l'honneur inespéré d'un triomphe, je ne ferai pas tant de façons, et je
+viendrai tout simplement sous le royal costume avec lequel j'aurai
+obtenu des applaudissemens.»
+
+Le quart d'heure fatal du jugement s'approchait. La veille, j'avais prié
+mes amis de ne pas se présenter à ma loge avant la pièce; mais Regnaud
+et Joufre ne tinrent compte de la consigne. Ils furent ravis du costume:
+tunique, écharpe, carquois, diadème, tout cela était admirable
+d'exactitude. Ils m'en dirent tant, que ma vanité rassurée me fit
+compter sans effroi les _trois coups_ du lever du rideau, et traverser
+le foyer intérieur entre une haie de curieux pour me rendre au lieu
+redoutable. Je ne répondais pas un mot aux mille propos qui circulaient
+autour de moi, mais je n'en perdais pas un. Quand Lafon en vint aux
+trois ou quatre vers qui précédaient celui de mon entrée en scène, je
+crus sentir la terre manquer sous mes pieds.
+
+J'entre enfin; une triple salve d'applaudissemens m'accueille, et, loin
+de m'encourager, m'interdit. Je me disais: voilà pour le costume et la
+part de l'indulgence; gare maintenant à l'accent et au jeu. Je débitai
+d'un ton monotone et sourd ma réponse à Iarbe, et l'effet fut rendu plus
+triste par le contraste de la déclamation ronflante de Lafon. La scène
+me parut bien longue. Quoiqu'Énée soit un pauvre personnage, Damas y mit
+tant de sensibilité qu'il m'électrisa à mon tour; et dans une scène avec
+lui, j'obtins trois fois les honneurs d'un applaudissement unanime. Une
+émotion succédait ainsi à l'autre, et mon coeur battait à rompre. Ce qui
+m'accablait, c'était le poids de l'imprudence que je sentais que j'avais
+commise. Des sifflets m'en avertirent plus cruellement encore dans une
+scène avec madame Suin, confidente. Je prononçai moi-même ma propre
+condamnation, pour cause de froideur et de monotonie. À la fin, mon
+esprit se révolta contre l'injustice qui semblait me poursuivre, et une
+espèce de hardiesse, fruit du désespoir, me fit retrouver une partie de
+mes avantages dans les derniers actes. Chose étrange! ma tête, si
+justement égarée, ne me fit commettre ni contre-sens ni faute d'une
+syllabe; et je trouvai encore le secret des applaudissemens au milieu de
+cette terrible imprécation:
+
+ Non, tu n'es point le sang des héros ni des dieux!
+
+Enfin, mon supplice touchait à son terme, quand un nouvel incident vint
+troubler mon imagination d'une nouvelle terreur. Au moment où je levai
+le poignard pour me frapper (dramatiquement parlant), la figure de cet
+Oudet vint se présenter à moi au milieu de l'orchestre; on trouva que je
+mourais très bien, car je tombai réellement évanouie dans les bras de la
+pauvre Élise, qui, beaucoup moins robuste que Didon, eût péri sous le
+faix, si la prompte chute du rideau ne nous eût fait secourir toutes les
+deux. Transportée dans ma loge, j'appris d'Adélaïde que tout le monde
+s'empressait à me témoigner le plus vif intérêt. «Oh! madame, dit-elle,
+c'est une horreur, une cabale.
+
+«--Peut-être, répondis-je; mais au fond j'ai mal joué.
+
+«--M. Regnaud ne disait pas cela, il a bien souffert; il voulait qu'on
+n'achevât pas la pièce.
+
+«--Belle équipée! Avec l'humiliation d'une chute, subir celle des
+punitions justement infligées à qui manque au public.»
+
+Pendant ce court dialogue, on déshabillait la triste veuve de _Sichée_:
+chaque ornement qui tombait me rappelait ma chute; mais, je dois
+l'avouer, mon amour-propre souffrait moins de ces blessures que mon
+imagination ne s'alarmait de la présence d'Oudet à la représentation, de
+cet homme que je voyais déjà s'attacher à ma destinée comme une
+épouvantable fatalité.
+
+Je trouvai chez moi Regnaud et le neveu de l'amiral Gantheaume, furieux,
+criant à la cabale. Le dernier avait failli avoir un duel, et, d'après
+les circonstances, je supposai que cela avait dû être avec Oudet. «Il me
+sifflait donc, cet étrange personnage que vous me signalez?
+
+«Non, madame, sa colère avait encore je ne sais quel intérêt et quelle
+bienveillance. Il lui échappait des exclamations d'attachement, avec des
+cris de satisfaction de votre mésaventure. Il y avait là-dessous de la
+rivalité, de la jalousie; il disait enfin que, par votre succès, vous
+étiez perdue pour eux.
+
+«--Pour eux? mais ils aiment donc en commandite, m'écriai-je, et par
+association.
+
+«--Vous riez, belle dame, mais ils ne riaient pas, mes hommes de
+l'orchestre.
+
+«--Oh! dit Regnaud, cet homme avait l'air fier, le ton tranchant et
+familier; vous ne devez pas le voir.»
+
+Je ne l'avais que trop vu, et mon effroi supposa dès lors des projets
+d'autant plus inexplicables pour moi, que je savais que la galanterie
+n'y entrait pour rien. Malgré tout, on soupa fort gaiement. Deux amis de
+Regnaud arrivèrent encore. Tous m'engagèrent à continuer mes débuts par
+les rôles de _Sémiramis_ et d'_Hermione_. Aucune flatterie, aucune
+consolation ne fut épargnée à ma vanité; mais la leçon avait été si
+forte, que cette fois, par extraordinaire, ce fut la raison qui eut
+raison. Regnaud s'emporta, et son intérêt pour moi le rendit injuste.
+«Je le sais, disait-il, c'est une cabale des comédiens.
+
+«--Puisqu'ils ont mis le public de leur côté, c'est qu'ils avaient
+raison.
+
+«--Bah! c'est notre faute; nous avons mal mené nos affaires; ne quittez
+pas la partie, et nous dresserons mieux nos batteries.
+
+«--C'est-à-dire que vous ferez pour moi ce que vous trouvez si mal qu'on
+ait fait contre. Grand merci; enlever les suffrages par son talent me
+paraîtrait doux, mais les payer me paraît ignoble.»
+
+On a dit que je m'étais obstinée à réclamer un second début, et que les
+comédiens s'y opposèrent. J'ignore, moi, s'il en fut question; mais je
+puis assurer que, m'eût-on assuré une part entière au Théâtre-Français,
+j'aurais préféré la misère obscure de la province à une seconde épreuve
+de la cruelle sévérité du public de Paris. Tels étaient à cet égard mes
+sentimens, et l'expression en était aussi vive que publique. J'eus
+plusieurs fois l'occasion de voir M. Chaptal, et il ne fut jamais le
+moins du monde question entre nous de récidives dramatiques. Je priai
+même tous ceux des artistes du Théâtre-Français que je continuai de
+voir, de me croire bien résignée, bien consolée, bien résolue surtout à
+rester sur cette première disgrâce.
+
+M. de Talleyrand, au moment de ma tentative et de ma mésaventure
+tragique, était fort malade; mon amour-propre tremblait de le revoir
+depuis que j'étais détrônée, et cette conversation si piquante, cette
+flatteuse intimité avec un homme si distingué, je craignais en quelque
+sorte d'en jouir, malgré le désir que j'en éprouvais. Pour me donner le
+courage de cette entrevue si redoutée, j'imaginai de la faire précéder
+de mon portrait, modelé par Lemot, dans l'attitude de la Cléopâtre. Je
+le portai moi-même au ministère dans une chambre voisine du jardin, et
+laissai ce billet à l'huissier qui m'avait accompagnée.
+
+ «Didon fit des sottises pour le pieux Énée. La plus grande fut de
+ se tuer. Madame Cléopâtre se sauva par la piqûre d'un aspic de la
+ blessure qu'elle craignait pour son orgueil.
+
+ «Moi, chétive citoyenne, qui ai voulu, sous le royal bandeau de la
+ première, essayer le sceptre tragique, ne faites pas craindre les
+ dédains de César pour la seconde à celle qui s'offre à vous dans
+ l'attitude de la reine d'Égypte, et sous les traits de la bien
+ détrônée.
+
+ «DIDON SAINT-ELME.»
+
+Par malheur pour le billet, M. de Talleyrand tomba plus malade, et j'eus
+le regret de quitter Paris sans le voir. L'affaire qui précipita mon
+départ me donna encore la crainte de lui avoir peut-être déplu, et j'en
+maudis doublement la mémoire.
+
+
+
+
+
+CHAPITRE LXVII.
+
+Une conspiration.--Fouché, ministre de la police.
+
+
+Dans le grand nombre de mes connaissances se trouvait un M. Vill... Il
+m'avait présenté un de ses amis, M. Hervas, riche banquier espagnol,
+homme fort distingué, qui avait bien, au premier abord, quelque
+apparence de morgue et de hauteur, mais qui gagnait singulièrement à
+être connu. M. Hervas se plaisait dans ma société, parce qu'il me
+trouvait instruite sans être pédante, assez au courant de la littérature
+espagnole, genre de séduction qui ne pouvait être commun à beaucoup de
+femmes. Jeune, doué de tous les dons extérieurs et de ceux de la
+fortune, sa générosité fit bientôt croire à une liaison plus intime.
+Cette présomption, qui n'était point fondée, car il n'y eut jamais entre
+nous ni la pensée, ni les droits de l'amour, m'exposa à toutes les
+jalousies d'une rivale.
+
+Madame Arthur, femme assez jolie encore, quoique près de la maturité,
+venait quelquefois chez moi sous les auspices de Joufre, et comme elle
+avait de fort bonnes manières, elle était du nombre de ces personnes sur
+lesquelles il y a bien quelque chose à dire, mais qui, grâces à
+l'extérieur, ne déparent point un salon dans les grands jours. Comme
+cette simple connaissance n'avait jamais été jusqu'à l'intimité, je fus
+assez surprise de voir madame Arthur m'accabler de visites du matin
+assez ennuyeuses. Ses assiduités avaient un but. Elle y arriva. Elle
+avait connu Hervas, et elle me fit de sa vertu une description si
+pompeuse, que je pensai de suite qu'elle l'avait immolée, et de la
+magnificence du riche espagnol une peinture qui indiquait plus de
+regrets que de principes. Mais je faisais trop d'honneur à ladite dame
+en ne lui supposant que des remords de cupidité, elle avait aussi des
+projets de vengeance. Opulent et généreux, Hervas, malgré mes refus, me
+comblait journellement de ces riens brillans que le luxe invente et que
+la mode renouvelle. Madame Arthur était chez moi au moment même, où
+encore une fois le domestique d'Hervas apportait un nécessaire d'une
+richesse et d'un travail admirables. Elle ne put maîtriser son dépit.
+«Allez, madame, me dit-elle, on ne donne pas tant à la seule amitié.»
+
+Blessée de l'impertinence, je répondis avec aigreur. «Tenez, reprit la
+vilaine femme, les cadeaux aplanissent bien toutes les routes. Si vous
+n'êtes pas la maîtresse d'Hervas, c'est qu'il a d'autres vues sur vous
+en vous prodiguant d'aussi fastueux présens. Si j'avais voulu, j'avais
+beau jeu avec lui, moi qui suis intime avec Rapp. Il ne s'agissait de
+rien moins que de 50,000 francs.
+
+«--Et vous avez refusé, madame! Il vous demandait donc l'impossible?
+
+«--Je ne puis dire ces choses-là; mais ce que je puis déclarer, c'est
+que, sans aimer ni Pierre ni Paul, on n'aime pas à être mêlé à de
+pareilles affaires.»
+
+Ma curiosité commençait à être vivement excitée; je brûlais de savoir
+autant qu'on brûlait de m'instruire, mais la vengeance, l'envie et la
+sottise n'ont jamais rien inventé de plus noir que l'action que cette
+femme allait m'avouer.
+
+«Hervas, me dit-elle enfin, est un ennemi du premier consul; son séjour
+à Paris n'a pas d'autre but que le projet d'un empoisonnement contre sa
+personne.
+
+«--Vous êtes folle avec vos idées, et dangereuse avec vos confidences;
+daignez, je vous prie, me les épargner.
+
+«--Oh, mon Dieu! vous le prenez bien mal. Il n'en est pas moins vrai
+qu'on m'a proposé les 50,000 fr. pour m'introduire...»
+
+Malgré moi, je devenais pensive, et l'inexplicable inquiétude qui se
+peignait dans mes traits donna à madame Arthur le courage et le plaisir
+de continuer.
+
+«On avait, ajouta-t-elle, pensé à des pastilles, mais le consul est
+méfiant.
+
+«--Écoutez, madame, vous ne sentez pas tout ce que vous dites; mais moi,
+qui vous connais, je lis le mensonge dans votre refus.
+
+«--Comment! vous me croyez capable d'un crime pour 50,000 fr.?»
+
+Un oui était sur mes lèvres, quand Adélaïde arrêta cette rude réponse,
+en annonçant une visite. Madame Arthur me quitta.
+
+Je vis Hervas le soir même. J'avoue qu'en l'abordant, l'imagination,
+toute pleine encore de ce que je ne croyais pas, mais de ce qui
+m'effrayait cependant, je fus gênée avec lui et réservée. Il m'en fit la
+guerre, et son air inspirait tellement la franchise et la gaieté, que je
+ne pus accorder les ombres d'un complot avec de pareils dehors, et que,
+revenue moi-même à mon humeur, je ne crus pas même devoir l'étourdir des
+calomnies d'une mégère.
+
+Je me gardai bien encore d'en parler à Regnaud; je connaissais sa
+susceptibilité en matière politique. Aussi quelle fut ma surprise de le
+voir, huit ou dix jours après cette scène, arriver chez moi, à une heure
+du matin, me demandant, sans préambule et presque du ton d'un juge,
+quelles étaient mes relations avec Hervas. Il était pâle, agité... Son
+air, ses interrogations brusques et inquiètes me donnèrent presque la
+terreur d'une épouvantable vérité.
+
+«Il serait donc vrai, s'écria-t-il; vous saviez et vous ne m'instruisiez
+pas. Se peut-il? et si on l'eût assassiné, qu'auriez-vous eu à
+répondre?»
+
+L'exclamation me parut si inconvenante et si exagérée, que je pris,
+comme malgré moi, le ton de la légèreté et de l'ironie. «_Devais-je le
+garder_. Votre consul ne vaut pas tout le bruit que vous faites. Est-il
+mort? oui ou non.
+
+«--Comment, Saint-Elme!... mais vous me faites frémir.
+
+«--Rassurez-vous; la vie m'est trop chère pour que je voulusse risquer
+ma blanche peau pour la cruelle fantaisie de rendre un peu plus
+sépulcral le teint de votre consul. Je ne suis pas assez ambitieuse pour
+m'élever jusqu'au forfait politique. La lâcheté me révolta toujours, et
+dans tous les cas, dans toutes les opinions, pour tous les partis,
+l'assassinat me semble abominable, sans résultat et sans excuse.
+
+«--Oh, mon amie! je vous reconnais. Votre langage me rassure. Tenez,
+jugez de mon trouble; voilà ce qu'on m'écrit:
+
+«L'intérêt qu'on prend à madame Saint-Elme décide l'_anonyme_ à vous
+instruire des dangers où elle s'expose par sa liaison _intime_ avec un
+étranger très suspect et ennemi juré du consul. On a averti cette dame,
+et l'on s'attendait qu'elle aurait, par prudence, cessé de voir la
+personne; loin de là, on voit que l'intimité augmente. Se pourrait-il
+qu'elle fût gagnée! L'estime qu'on a pour vous, monsieur, détermine à
+cet avis. Soyez sur vos gardes.»
+
+«Oh! l'abominable femme que cette Arthur! m'écriai-je en posant le
+billet sur la cheminée.
+
+«--Mais, que vous a-t-elle dit?
+
+«--Des mensonges, des absurdités.» Et je les lui contai toutes.
+
+À cette époque, tout ce qui approchait Bonaparte poussait le dévouement
+jusqu'au fanatisme. Le soupçon était un devoir, la délation une vertu.
+Par suite de cette religion politique, Regnaud s'oublia au point de
+m'ordonner de faire ma déclaration, et de me défendre de prévenir
+Hervas, appelant bientôt mes refus de la complicité.
+
+«--Ma complicité est tout simplement du bon sens. Est-il possible qu'un
+homme d'honneur, riche, heureux, indépendant de votre gouvernement,
+étranger à ses intérêts, veuille échanger les douceurs de l'opulence
+contre les plaisirs d'une conspiration?
+
+«--Oh, mais, Saint-Elme, comme vous le défendez!
+
+«--Et vous avec quelle leste facilité vous faites des complots et des
+coupables. Votre consul vous tourne la tête.
+
+«--Je sais bien que vous ne l'aimez pas.
+
+«--Mais, quels que soient mes sentimens, en tirerez-vous la conséquence
+d'un crime?
+
+«--Pourquoi ne m'avoir pas confié les propos de cette dame Arthur?
+
+«--Belle question! parce que je les traitais ce qu'elles valent, et que
+je sais qu'une ombre suffit pour éveiller des soupçons chez les
+gouvernans, et entourer d'inquiétudes ceux qui, à tort même, leur sont
+signalés; parce que j'ai voulu vous sauver des travers du zèle et des
+excès du dévouement, et un galant homme des tracas de la haute
+politique.
+
+«--Saint-Elme, si vous avez la moindre amitié pour moi, vous allez
+m'accompagner chez Fouché.
+
+«--Pourquoi? pour déclarer que vous perdez la tête?
+
+«--On ne badine pas en pareille matière. Votre devoir est de déclarer
+les propos qu'on vous a tenus, sinon par attachement au consul, au moins
+à cause de celui que je lui porte et que vous avez pour moi.
+
+«--C'est-à-dire que, parce que je vous sais dévoué au consul, mon devoir
+serait d'être infidèle à un ami qui aurait, avec la volonté de
+conspirer, la maladresse de m'en instruire?
+
+«--Nul doute.
+
+«Monsieur, croyez que si j'avais su que la dénonciation fût une des
+conditions de l'amitié, j'aurais fui une intimité qui commande de tels
+sacrifices.
+
+«--Dieux! quelle tête, quand elle ne veut pas comprendre!
+
+«--Je comprends tout, et voilà pourquoi je ne veux rien faire. Je vous
+répète qu'Hervas ne m'a rien dit, pas plus qu'à cette furie qui a tout
+inventé. Mais, lors même qu'il m'eût confié le dessein de faire sauter
+le Luxembourg avec tous ses locataires politiques, j'aurais fait en
+sorte que vous ne fussiez pas victime du complot; mais certes je ne vous
+en eusse pas fait le confident. Vous voulez me conduire à la police pour
+une dénonciation; j'aimerais mieux y être traînée pour un crime.
+
+«--Saint-Elme, tenez-vous à mon amitié?
+
+«--Il y a deux ans, elle me paraissait on ne peut plus précieuse.
+
+«--Promettez-moi du moins de ne plus revoir Hervas, et de ne pas lui
+écrire; car, sans doute, vous étiez en correspondance: et sur quoi!
+
+«--Mais il me trouvait charmante, et il osait me le dire, et j'osais lui
+répondre qu'il était fort poli.
+
+«--Adieu, je vous quitte, mais il pourrait arriver que vous me vissiez
+encore ce soir.
+
+«--Je vous préviens que vous resterez à la porte, à moins que vous ne
+soyez accompagné d'une de ces aimables formules: _De par la loi_. J'ai
+mal à la tête, et si mauvaise que vous la jugiez, je veux la soigner;
+car vous m'avez fatigué l'esprit, et j'ai besoin de sommeil.»
+
+Il partit, et mon domestique entendit qu'il donnait l'ordre de le
+conduire chez le ministre de la police. Je m'endormis fort tard et avec
+peine, le coeur tout bouleversé de cette pénible soirée. Lorsque je
+m'éveillai, on m'annonça que Regnaud s'était déjà présenté deux fois
+pour voir si j'étais levée. On me parlait de lui quand il entra.
+
+«Je viens vous chercher. Le ministre de la police prend les choses au
+sérieux. Venez tout lui dire. C'est le plus court pour vous, et même le
+plus sûr pour Hervas.»
+
+Je m'enveloppai d'un schall et d'un voile, et je me décidai sans
+proférer une parole. La cour de l'hôtel était remplie de gendarmes.
+Regnaud me donna la main. Je ne saurais dire tout ce que j'éprouvais,
+mais cela tenait de l'épouvante, car le ministre me parlait déjà que je
+ne l'entendais pas encore. J'étais si émue, que je restais debout,
+malgré l'invitation fort polie qu'on m'avait faite de prendre place, et
+qu'on fut contraint de me renouveler.
+
+«C'est une affaire fort étrange, me dit Fouché, que celle dont M.
+Regnaud m'a fait part; voudriez-vous, madame, m'en déduire les plus
+minutieuses circonstances? Ne craignez rien.»
+
+Je vis de suite qu'on cherchait une accusation, et qu'on n'épargnait
+rien pour la trouver, et pour me faire dire que c'était positivement à
+moi qu'Hervas avait confié son projet.
+
+«--Ce projet est une fable, une atroce calomnie. Je vois Hervas depuis
+six mois. Jamais le nom du premier consul n'a été sur ses lèvres. Il ne
+s'en occupe pas plus que moi.
+
+«--Vous connaissez le consul depuis votre liaison avec Moreau?
+
+«--Non, car il était en Égypte. Je ne pense en vérité à Bonaparte que
+quand j'en entends parler.
+
+«--C'est par sympathie avec Moreau?
+
+«--La sympathie qui me liait à ce grand homme, citoyen ministre, avait
+une source plus douce que les opinions politiques.»
+
+Puis Fouché revenant à Hervas: «Vous savez pourtant qu'il a tenu le
+propos en question?
+
+«--Je suis sûre que c'est une calomnie.
+
+«--Mai si Hervas ne vous a pas confié son projet, il a chargé madame
+Arthur de vous le communiquer?
+
+«--En un mot comme en mille, Hervas ne m'a rien dit, il n'a rien dit à
+cette femme.»
+
+Ici la sévère physionomie de Fouché s'enlaidit encore, et j'en reçus une
+telle atteinte, que je me voyais déjà entourée de tous les réseaux de
+cette terrible police, qui, bon gré mal gré, voulait une proie. Quelques
+momens je sus contraindre tout ce que j'éprouvais, et me donner même un
+air de sincérité et d'insouciance qui trompa les regards si exercés de
+l'argus.
+
+Mais Fouché avait dans la physionomie quelque chose d'invincible. On ne
+pouvait le pénétrer, il vous pénétrait toujours. Je l'ai plusieurs fois
+rencontré, et dans l'intimité comme dans la représentation, il
+conservait le même empire. Je l'ai vu à La Haye, lors de sa courte
+ambassade; je l'ai vu à Florence auprès de la princesse Élisa. Dans la
+faveur comme dans la disgrâce, son impassibilité terrible ne se
+démentait jamais.
+
+Qu'on juge de ce que pouvait produire, sur moi une première entrevue!
+«Songez, ajouta bientôt Fouché, en se rapprochant de moi avec une
+confiance toute caressante, qu'il y va d'un grand intérêt. Votre
+obstination peut vous perdre, sans sauver votre instigateur.
+
+«--Mais il n'y a pas plus d'instigateur que de crime!
+
+«--Votre coeur s'exalte par le danger. Vous n'auriez pas tant de chaleur
+s'il était innocent. Encore une fois, que votre esprit vous serve du
+moins à vous sauver de la duperie de l'héroïsme.
+
+«Il est prouvé qu'Hervas a tenu le propos: il faut choisir entre une
+récompense sûre et une punition inévitable et terrible.
+
+«Vous faites, monsieur, à la délation des voies bien larges; mais vos
+récompenses sont des opprobres. Il y a des choses toutes simples que ne
+veut jamais croire la finesse des politiques; elles leur éviteraient
+pourtant des frais et des fautes. Je vous répète qu'il est impossible
+qu'Hervas ait voulu jouer une brillante fortune contre un dangereux
+complot. Si l'idée eût pu lui en venir, il m'eût plutôt choisie pour
+confidente, moi, pour qui vous supposez qu'il éprouve une prédilection
+si marquée, qu'une femme sans esprit, sans considération, avec laquelle
+il n'a pu avoir qu'un de ces courts rapports de plaisir dont un homme
+délicat rougit bientôt. Ce n'est point à de pareilles femmes que l'on
+confie sa vie et son honneur.
+
+«--Votre défense choquante m'éclaire: je vois que vous aimez Hervas: au
+nom de cet attachement, avouez tout; ma propre indulgence est à ce prix.
+
+«--Votre protection, votre indulgence, je les repousse; je respecte le
+gouvernement, mais je ne le crains ni ne l'implore. Je suis innocente,
+Hervas est innocent; je suis en votre pouvoir, faites de moi ce que vous
+voudrez.
+
+«--Nous allons vous garder jusqu'à plus ample informé.
+
+«--Appelleriez-vous cela de la justice?
+
+«--Si ce n'est justice, c'est prudence; et les gouvernemens n'en
+sauraient trop avoir.»
+
+Ici un jeune homme entra, et remit un papier au ministre au sombre
+visage. «Je suis fâché, dit-il, d'user de rigueur envers vous; mais
+madame Arthur vous accuse; elle déclare ne s'être adressée à vous que
+par la confiance que lui inspirait votre amitié avec une personne
+dévouée comme Regnaud au consul.
+
+«--Ah! vous voilà donc convaincu que ce n'est pas à moi que la prétendue
+confidence a été faite?
+
+«--Si peu, qu'Hervas est arrêté, que ses papiers sont saisis, et les
+vôtres aussi.
+
+«--Si vous n'avez pas la cruelle satisfaction de trouver dans les miens
+des listes de conspirations, vous y rencontrerez des pièces plus
+pacifiques qui pourront servir de modèles à une instruction plus
+amusante.»
+
+Fouché _me regardait parler_, et l'étude de ma physionomie l'occupait
+bien plus que mes paroles. Il ne m'en dit plus qu'une dernière: «Entrez
+dans ce cabinet,» et il ferma lui-même la porte sur moi. Je me trouvai
+ainsi provisoirement en prison dans un fort joli cabinet. Des livres
+étaient épars çà et là. J'ouvris un volume, et je tombai sur des vers
+latins, qui traitaient, je crois, de la vie rustique. Malgré tout ce que
+je ressentais d'angoisses, j'avoue que je ne pus m'empêcher de remarquer
+le contraste des goûts de l'homme privé et de l'homme d'état, l'alliance
+de la poésie bucolique avec la police. Cette distraction, toute piquante
+qu'elle fût, n'était pas suffisante pour me faire oublier mon état.
+L'inquiétude et l'attente le rendaient affreux. J'étais si absorbée, que
+je n'entendis pas ouvrir la porte, et il fallut que Regnaud, entré avec
+le ministre, me tirât de mon accablement.
+
+«Pourquoi donc cet air désolé et coupable? me dirent ces messieurs; on
+sait que vous n'avez dit que la vérité; tout est éclairci.
+
+«--C'est fort heureux. En attendant, voilà une journée bien agréable.»
+Là-dessus le ministre nous congédia avec force excuses et politesses, et
+même avec sourire.
+
+Montée en voiture, je ne pus m'empêcher d'exprimer à Regnaud avec une
+franchise un peu dure, qu'il était fort désobligeant d'avoir des amis si
+fanatiquement dévoués _à la chose publique_.
+
+
+
+
+CHAPITRE LXVIII.
+
+Une bonne mère.--Nouvel engagement dramatique.--Regnaud de
+Saint-Jean-d'Angely.--Retour de D. L***.--Départ pour Lyon et
+Marseille.--La chaîne des galériens.
+
+
+J'avais cessé de m'occuper de la triste affaire qui m'avait révélé tout
+l'odieux de la police, quand mon souvenir y fut ramené par un bien
+triste événement. Adélaïde entra un matin tout effarée, en me disant:
+«Madame Arthur est morte hier d'une colique d'entrailles.»
+
+«Quoi! empoisonnée?
+
+«--Non, madame; des suites d'une imprudence. On est venu déjà plusieurs
+fois vous demander; et voilà en ce moment la mère qui veut absolument
+vous entretenir.
+
+«--Faites entrer.»
+
+J'avoue que la fille m'était bien odieuse; mais ce souvenir de remords
+qui, mourante, l'avait reportée vers moi, me réconciliait presque avec
+elle. Sa mort avait été terrible; mon nom avait été mêlé à ses derniers
+soupirs; elle m'avait appelée à son secours dans ses tourmens affreux.
+Mon coeur ne se ferma point au récit d'une pareille agonie fait par une
+mère. Cette vieille femme, sans éducation, d'une tournure et d'une mise
+communes, ne m'en inspira que plus de pitié. «Ah! ma chère dame, me
+disait-elle, je n'ai point partagé l'aisance de ma fille. J'étais
+pauvre; je ne la voyais pas, mais je suis accourue à son lit de malade.
+Elle avait besoin de votre pardon pour mieux mourir; madame je le lui ai
+promis, et je viens vous le demander. Permettez que je fasse dire une
+messe pour elle en votre nom.» Je lui remis de l'argent pour plusieurs,
+et la bonne vieille me quitta en me bénissant.
+
+Mon triste début au Théâtre-Français, tout infructueux qu'il eût été,
+avait cependant donné quelque bonne opinion de moi à quelques directeurs
+de province. Leurs propositions m'humilièrent d'abord. Je me trouvais
+déchue; mais, désenchantée déjà, et sur mon indépendance, et sur
+l'amitié de Regnaud, et sur les plaisirs de Paris, je me décidai à une
+séparation courageuse, et je contractai un engagement avec un sieur
+Beaussier, à cette époque directeur du grand théâtre de Marseille.
+Regnaud, qui s'y était d'abord opposé, me voyant résolue, me donna des
+lettres pour M. de Permon, commissaire général de police, et Thibaudeau,
+préfet.
+
+Au moment où j'emballais ses conseils et mes papiers, on vint m'apporter
+un billet qui m'annonçait l'arrivée de D. L***. Les conseils de Regnaud
+sur le compte de cet homme, mes soupçons, que dis-je! mes expériences,
+tout céda devant le besoin des confidences pour un coeur malade. Au bout
+d'une heure il était chez moi; il réveillait les espérances d'une grande
+passion, et cette entrevue me rejetant loin de mes projets, je ne sentis
+plus que les délires de mon amour pour Ney.
+
+Je partis néanmoins. Je ne saurais exprimer tout ce qui me vint d'idées
+tristes, de ressouvenirs amers, de regrets cuisans, quand je revis Lyon,
+où quelques années plus tôt j'avais, sous un grand nom, recueilli tous
+les plaisirs de la considération et de l'opulence. Rien n'égale en
+amertume ces positions où deux époques différentes de la vie viennent,
+en quelque sorte, se mettre en face, où quelque chose d'extraordinaire
+vous force de vous souvenir, pour vous contraindre presque à ne plus
+espérer.
+
+Pour chasser un peu ces noires idées, inspirées par le pénible sentiment
+de mon état et de mon isolement, je me décidai, en quittant Lyon, à
+descendre en bateau le Rhône jusqu'à Avignon. Une scène terrible me fut
+presque une consolation, et l'aspect d'un danger un oubli de mes
+chagrins. Nous faillîmes être engloutis, et je fus assez heureuse pour
+sauver de la mort une jeune fille charmante que le courant allait
+entraîner. Mon ame reprit quelque force et quelque orgueil après cette
+action, qui me valut les bénédictions de tous les voyageurs, et même
+l'accolade rude, mais sincère, du rustique batelier. L'image de Ney
+m'était comme apparue dans le critique moment; je me sentais fière de
+m'élever jusqu'à lui par ce courage, et je me trouvais récompensée par
+le seul espoir de lui écrire que j'avais traité la mort à sa manière, et
+que je n'étais point indigne de l'homme le plus brave.
+
+Le reste de la route devint un enchantement. L'intimité était parmi les
+voyageurs, la folie circulait à la ronde, et, comme elle était aimable
+et décente, des femmes la partageaient avec cette nuance de délicatesse
+qui la double en l'épurant.
+
+La diligence où nous étions montés roulait donc au milieu des joyeux
+propos, quand une de nos dames, mettant à la portière sa jolie tête, la
+retira soudain avec un cri d'horreur et d'effroi. Elle venait
+d'apercevoir la chaîne des forçats, qu'une escorte de gendarmerie
+conduisait au bagne de Toulon.
+
+Quelle plume il faudrait pour le tableau de ces dernières misères de
+l'humanité! mais à côté, quelle scène touchante que celle de cette pitié
+soudaine et sublime, éprouvée par des femmes auxquelles la vertu fit
+supporter le dégoût pour soulager le crime, peut-être trop puni. Un de
+nos compagnons de voyage fit observer qu'il y avait dans cette horde
+garottée sans doute de bien grands coupables. «Oh! m'écriai-je, ne
+voyons que la misère, et non les actions qui l'ont méritée.» Aussitôt
+les bourses furent tirées; mais la voiture allait plus vite que notre
+pitié. «Peut-être, disait la petite dame, nous maudissent-ils pour
+n'avoir rien jeté au bonnet quêteur.
+
+«--Jeter un secours me paraît humiliant même pour des galériens,
+m'écriai-je; il faut encore supposer un reste de délicatesse à ceux que
+l'on soulage. _L'aumône se donne et ne se jette pas_.»
+
+Nous avions les devans sur la troupe; arrivés au relais, tout le monde
+descendit, et nous voilà tous refaisant à pied la route que nous avions
+déjà faite; enfin nous nous trouvâmes en face des malheureux. Ils
+étaient couchés et assis le long du chemin, couverts de poussière,
+accablés de fatigue, s'entr'aidant à soutenir le fardeau de leurs
+chaînes, accouplés comme des bêtes de somme, et convoitant, d'un oeil
+hideusement avide, la cruche d'eau et le pain destinés à leur avare
+nourriture.
+
+Je ne sus d'abord que pleurer et frémir à l'aspect de tant de misères;
+mais bientôt, l'humanité secondant notre courage: «Monsieur le gendarme,
+dis-je au conducteur de la troupe, permettez-nous de répartir, entre ces
+infortunés confiés à votre garde, le produit d'une collecte!»
+
+Un cri de joie s'élève dans les airs à ce mot entendu de tous, et mêlé
+d'un bruit de chaînes effroyable. Les gendarmes firent un cercle autour
+de la troupe haletante. Puis, nous autres femmes parcourûmes les rangs,
+distribuant des vivres et de l'argent, parlant à quelques uns des
+condamnés. Hélas! j'eus là l'occasion de reconnaître qu'il faut bien
+moins d'or pour combler d'immenses infortunes, que pour assouvir
+d'inutiles et frivoles caprices. Soixante-seize malheureux furent
+consolés pour la modique somme de 120 francs. Quelle futilité ne coûte
+pas plus cher!
+
+Au milieu de nos voyageuses, l'une me parut ajouter encore en cachette à
+chacun de nos dons. Plus tard je reçus la confidence d'une pareille
+générosité. La diligence se remit en chemin aux bruyantes acclamations
+de la reconnaissance des condamnés, et même aux applaudissemens des
+gendarmes commis à leur garde et attendris.
+
+Au premier relais, la jeune dame dont j'avais remarqué la tendre
+bienfaisance me prit à part, et me dit: «C'est un ami qu'en vous j'ai
+rencontré, c'est un frère. Mon coeur a deviné le vôtre; soyons de moitié
+dans les frais et le bonheur d'une bonne action. Ce galérien, ce
+malheureux à qui vous m'avez vu plus particulièrement parler, m'a glissé
+dans la main l'écrit que voici:
+
+ «Je suis coupable, mais encore plus malheureux. Je trace ces lignes
+ dans l'espoir que je rencontrerai quelque regard de commisération,
+ quelque accent de pitié dans un coeur généreux.
+
+ «Je suis fils unique de la veuve..., de la ville de... Arrivé
+ seul à Paris, je crus à l'amitié, et par elle et pour elle je fus
+ entraîné au crime. Qui que vous soyez, ayez pitié de ma mère; elle
+ a su ma condamnation; mais trompée sur le jour d'un épouvantable
+ départ, elle ne sera à Paris que dix jours après; elle y sera sans
+ ressources. Qui que vous soyez, pensez à cette mère. Mais
+ puissiez-vous être une femme au doux regard, à la voix
+ compatissante! Alors ma mère sera secourue, on l'aidera même à
+ venir dans des lieux de souffrance consoler son coupable et
+ malheureux fils, avant qu'il ne meure du supplice de toutes ses
+ peines.
+
+ «LOUIS-ÉDOUARD.»
+
+«Je reste ici, dis-je à la jeune dame; j'y attendrai la _chaîne_. À son
+passage, je parlerai au brigadier. Une lettre partira à l'instant même
+pour la mère du malheureux, avec l'argent nécessaire à son voyage.» À
+ces mots, la jeune dame tomba dans mes bras. «Je ne puis attendre, une
+affaire m'appelle à Toulon; mais voici mon adresse, nous nous écrirons,
+nous nous reverrons.»
+
+
+
+
+CHAPITRE LXIX.
+
+Arrivée à Marseille.--Mademoiselle Rousselois.--Engagement à
+Draguignan.--M. Fauchet, préfet.
+
+
+Comme je suis la femme aux aventures, je n'arrivai d'Aix à Marseille
+qu'après une foule d'incidens, qui, dépourvus d'intérêt pour un lecteur,
+n'en forment pas moins les épisodes terribles d'un voyage. Je suis à
+Marseille, j'oublie et je tais tous ces détails. Je devais, avec
+quelques compagnons de voyage, aller le lendemain de mon arrivée voir le
+château d'If; la partie fut remise, parce que le directeur désira fixer
+au plus vite mes représentations. Cette course n'eut lieu que plus tard,
+et l'on dirait que la fortune se plut à l'ajourner, pour que je fusse
+témoin d'un grand deuil militaire, de l'envoi du cercueil de plomb qui
+contenait les restes de l'infortuné Kléber, envoyés des sables de
+l'Égypte vers le sol plus hospitalier de la patrie.
+
+Je pris de suite mes petits arrangemens domestiques dans l'hôtel où
+j'étais descendue. Le choix d'un fort bel appartement, les conditions de
+ma table, l'engagement d'une femme de chambre, tout cela fut l'affaire
+d'un instant, car l'hôtesse était accommodante, et presque
+désintéressée, malgré son état.
+
+J'allai voir M. de Permon, qui me fit le plus aimable et le plus galant
+accueil; les jours de mes représentations furent fixés. Elles furent
+heureuses, grâce aux bienveillans conseils de la célèbre chanteuse
+Rousselois, qui avait le sentiment du vrai beau et de la dignité
+tragique; bonne et excellente amie qui me valut des succès, qui me donna
+des preuves du désintéressement le plus rare, celui de l'amour-propre.
+Ses conseils allaient plus loin que le théâtre. Elle me disait
+quelquefois: Et l'avenir, y pensez-vous? et notre état, qui ne donne pas
+la fortune, exige encore dans sa liberté quelques soins de réputation.
+«Là-dessus elle me reprochait mes courses, mes apparitions continuelles
+au cours, aux promenades. Toutes les fois qu'elle me parlait, j'étais de
+son avis; mais comment résister aux invitations? comment surtout
+résister à mon caractère?
+
+Une lettre que je reçus de D. L***, et surtout le séjour déjà assez long
+que j'avais fait à Marseille, précipitèrent le dessein d'une tournée, à
+laquelle d'ailleurs me condamnait le retour d'une actrice fort en crédit
+dans mon emploi, madame Mylord, femme d'un talent bien réel; car la
+beauté n'était point un de ses prestiges dramatiques, et, selon moi, le
+talent laid est un double talent. Comme mademoiselle Rousselois, loin de
+s'opposer à mes succès, elle y travailla, et c'est à leur goût délicat
+et cultivé que je dus la manière brillante dont je m'acquittai toujours
+des rôles d'Aménaïde, d'Héloïse, de Sémiramis et de Gabrielle de Vergy.
+
+Mon séjour à Marseille fit encore assez de bruit pour m'attirer
+l'attention du directeur de Nice, M. Collet; de celui de Toulon, M.
+Renaud, et encore de celui de Draguignan, M. Béranchu. Je reçus des
+propositions fort belles pour des propositions de province; mais le
+directeur de Draguignan étant venu en personne me vanter les agrémens de
+sa résidence, en l'accompagnant de flatteries adroites, je lui donnai la
+préférence. Il me fit beaucoup valoir la protection du préfet, accordée
+à son établissement. C'était M. Fauchet, amateur distingué de l'art
+dramatique et des lettres, et j'avoue que le désir de le connaître eut
+quelque part à ma détermination. Me voilà donc au bout de deux jours, en
+véritable chevalier errant, sur la grande route de Marseille à Toulon,
+et de Toulon à Draguignan. En vérité, j'étais une reine fort plaisante.
+
+Mon directeur arriva presque aussitôt que moi à l'auberge où j'étais
+descendue avec deux cavaliers qui m'avaient accompagnée. On dîna, et le
+directeur se mit en belle humeur. Il avait été acteur d'un théâtre des
+boulevards de Paris, était resté fort bel homme et très disposé à
+raconter ses bonnes fortunes. Il se donna le large plaisir de la
+narration; mais, plaçant la morale à la fin de son récit, il nous dit
+que tout cela avait fini par le mariage, absolument comme au théâtre.
+Étant passés dans une salle voisine pour prendre le café, je devins tout
+à coup l'objet des attentions d'un officier de gendarmerie, genre
+d'hommage qui ne laissa pas de me donner de l'inquiétude. Elle fut à son
+comble, quand ce très peu galant personnage vint sans trop de façon se
+placer à notre table. La conversation devint pourtant générale, et
+l'officier, comme de raison, parla guerre et campagnes. Le nom de Valmy
+lui échappa. Cela fut pour moi comme une commotion électrique.
+
+«Vous y étiez, lui dis-je, monsieur l'officier?
+
+«--À dix pas de vous, madame, lorsqu'on emporta le brave Drouot du champ
+de bataille.»
+
+Tout le monde s'écria: «Comment! est-il possible! vous y étiez, vous
+vous battiez?
+
+«Je l'ai vue, disait Jarlot, donner une gourde et son mouchoir à un
+sous-lieutenant blessé d'un coup de feu, qu'elle n'avait pas l'air de
+craindre. Oui, madame, c'est bien vous; on n'oublie pas plus le courage
+que la beauté.
+
+«--Les souvenirs que vous me rappelez me donnent quelque orgueil,
+quoique ce ne soit pas de la gloire. Le hasard seul me rendit témoin des
+brillans faits d'armes de cette journée, j'en suis heureuse; mais, comme
+déjà les idées ont changé, veuillez bien me garder le secret d'une
+distinction militaire qui pourrait bien n'être plus de mode, et
+m'exposer ici à tous les embarras d'une insupportable curiosité.
+L'héroïne pourrait faire tort à l'actrice. Ainsi, M. Jarlot, du silence:
+«voulez-vous à ce prix mon amitié?» Il porta la main sur son coeur, et je
+reçus une parole de brave, une de ces paroles auxquelles on est fidèle.
+Le pauvre homme, malgré sa religieuse discrétion, me suivait partout, ne
+manquant pas une de mes représentations, et ne supportant pas qu'on
+m'admirât à demi. J'aurai à parler des imprudens éclats de cette
+admiration, qui était excessive, même pour une ville comme Draguignan;
+mais je dois m'occuper, par droit de préséance, de celle d'un préfet,
+partisan beaucoup plus sérieux qu'un lieutenant de gendarmerie.
+
+Je débutai par le rôle d'Héloïse. Mon costume était fort simple, et
+tout-à-fait en harmonie avec la troupe. Il n'y a pas, je crois, trop
+d'orgueil à dire qu'au milieu d'elle on me trouva du talent. Qu'on songe
+que je parle de la tragédie dans le département du Var. Applaudie à
+presque tous les passages importans, je distinguai avec plaisir
+l'approbation du préfet au milieu de l'approbation générale, et je jouis
+de tous le bonheur d'un succès qui du moins était sans intrigue. M.
+Fauchet sortit de sa loge par le théâtre, et me dit, en passant, les
+choses les plus flatteuses.
+
+M. Fauchet était un homme d'excellentes manières, d'un extérieur fort
+agréable, paraissant, au premier abord, sentir un peu ses avantages,
+mais au fond n'ayant point la fatuité dont il portait le masque. Je
+passai trois mois à Draguignan, partageant mon temps entre l'étude, la
+promenade, et quelques correspondances avec mes amis. Un jour, en
+revenant de la répétition, je trouvai chez moi M. Cabre, secrétaire de
+M. Fauchet, qui m'invita à dîner de sa part à la campagne. Nous ne fûmes
+que quatre, et moi seule femme de la réunion. Elle n'en fut pas moins
+charmante. On ne peut se faire d'idée du charme et du bonheur de
+rencontrer loin de la capitale ces plaisirs délicats de l'esprit; de
+parler, à deux cents lieues de Paris, théâtre, auteurs, littérature. M.
+Fauchet, dont l'esprit avait de la culture et de l'agrément, descendait
+avec quelque peine de la dignité administrative, mais cette réserve même
+donnait du prix à ses réflexions, et une certaine coquetterie d'homme à
+son abandon. Son regard fin et pénétrant ajoutait quelque chose de très
+piquant à tout ce qu'il disait de sensé et d'aimable, et il n'était pas
+jusqu'à la pâleur de son teint qui ne répandît sur sa belle figure cette
+sorte d'intérêt qui naît toujours de la trace des passions où des
+souffrances. On récita force vers, force tirades tragiques, mais tout
+cela entremêlé d'anecdotes et de propos d'une gaieté pleine de goût et
+de décence.
+
+_Le bon ton et le décorum_ semblaient les prétentions de M. Fauchet,
+mais il les soutenait sans raideur; je trouvai en lui un protecteur, un
+ami même, et j'aime à me persuader que, quoique éloignée de son souvenir
+par de méchans rapports, il n'apprendra pas sans plaisir que celle à qui
+il reconnut _de la bonté, de l'instruction, de la facilité à causer et
+de la grâce à écrire_, ne se rappelle que sa première bienveillance, et
+nullement une inimitié justifiée, peut-être, par des inconséquences.
+
+Cette soirée d'aimable intimité finit par un accident assez comique. On
+n'avait point de voitures pour revenir de la campagne, et nous fûmes
+pris par la pluie. Le secrétaire courut en aide-de-camp chercher des
+parapluies, mais la route se fit sans cet utile secours. M. Fauchet me
+couvrit d'abord de son manteau, puis, dans les endroits les plus
+périlleux, me porta sur ses épaules, sautant les ruisseaux avec un
+héroïsme de galanterie toute française; car notez bien que le premier
+magistrat du département était en escarpins et en bas de soie blancs.
+Arrivés à la ville, nous nous séparâmes après avoir beaucoup ri de
+l'aventure, pour éviter que les bienveillans propos du chef-lieu ne la
+jugeassent avec plus de malice que de gaieté. «À revoir, m'écriai-je en
+quittant M. Fauchet, à un plus beau temps!» Je ne savais pas si bien
+dire; car je le revis, en effet, mais seulement en de plus doux climats,
+au comble de la faveur et des dignités de l'empire, rapproché encore de
+l'ex-actrice de Draguignan, qui avait aussi acquis une position
+brillante dans cette heureuse ville de Florence, sous les auspices d'une
+femme digne, par ses vertus et ses rares qualités, d'un trône qu'elle a
+su tour à tour occuper et quitter avec grandeur[1].
+
+Mon départ de Draguignan ne tarda pas à avoir lieu. Une lettre de ma
+cousine m'apprit la mort de mon mari; et cette fatale nouvelle d'un
+trépas si inattendu ( Van-M*** n'avait que trente-un ans) me jeta dans
+un tel chagrin, que ma tendresse ou plutôt mes remords sentaient
+l'impérieux besoin de la distraction et presque de la fuite.
+
+
+
+
+CHAPITRE LXX.
+
+Départ de Draguignan.--Mademoiselle Félix.--Une troupe de comédiens.--Un
+bourreau sentimental.
+
+
+Je restai quelques jours encore à Draguignan, combattue par le besoin de
+me distraire, et cette impossibilité de mouvement, suite des grandes
+douleurs. Enfin je m'éloignai, et dès que j'en eus la force j'en
+éprouvai un bien sensible. Car jamais la variété des objets, jamais la
+nouveauté de l'existence, ne manquent leur effet sur mon imagination.
+C'est elle qui me tourmente, mais c'est elle qui me console; elle serait
+par trop cruelle si elle n'était pas mobile. En arrivant à Aix, j'avais
+déjà ressenti l'heureuse puissance des voyages, et une rencontre vint
+ajouter aux distractions qui m'étaient nécessaires. Dans l'hôtel même où
+j'étais descendue, je crus reconnaître une femme charmante qui avait été
+l'un des ornemens de nos réunions chez Moreau et Regnaud de
+Saint-Jean-d'Angely. Elle avait l'air moins heureux, mais non moins
+aimable, et j'avoue que l'idée de pouvoir lui être utile me fit brusquer
+la reconnaissance.
+
+«Quoi! lui dis-je avec vivacité, c'est vous, Félix! Que faites-vous ici?
+Où allez-vous? Voulez-vous venir avec moi? je vais à Paris.
+
+«--Hélas! ma chère amie, puisque vous voulez bien me traiter comme
+telle, je vous annoncerai que nous ne pouvons bouger d'ici, et pour
+cause. Nous sommes en gage, moi et ma troupe, car je suis actrice,
+jusqu'à l'envoi de l'argent que doit nous transmettre le directeur de
+Digne.
+
+«--Eh bien! que faudrait-il pour donner la liberté à des artistes de
+mérite?
+
+«--Voici là notre régisseur, M. Mairet, qui vous dira au juste nos
+besoins financiers.»
+
+En effet, M. Mairet, jeune homme de fort bonnes manières, m'exposa avec
+une franchise philosophique les besoins du présent et les espérances de
+l'avenir. Le déficit, la nécessité, étaient de 700 fr.; je les lui
+prêtai avec un abandon qui l'enhardit à me proposer autre chose. «Venez
+avec nous, dit-il, sans engagement; nous et jouons tragédies et
+vaudevilles, comédies et mélodrames, grands opéras, voire même
+pantomimes à combats.
+
+«--J'y consens.»
+
+Félix me sauta au cou. Mairet disait mille folies: le premier rôle se
+frottait les mains à l'idée de jouer le grand répertoire; sa femme, qui
+tenait aussi les grands rôles, grande et froide personne de trente ans,
+s'échauffa par extraordinaire. J'invitai tout le monde à dîner. Mairet
+se chargea de la surveillance de mes malles, prétendant avec gaieté
+qu'elles valaient le matériel de toute la troupe. J'annonçai aux dames
+que ma toilette serait à leur disposition, et à l'instant même je leur
+proposai d'en user, pour se rajuster un peu. Je ne m'excuse pas: on l'a
+vu déjà assez dans ces mémoires; mais il me semble que cette facilité de
+caractère, qui m'a entraînée dans quelques égaremens, peut être
+cependant une condition de bonheur. Dans mes plus grandes peines, je me
+suis surprise, voyant encore un bon côté aux plus tristes événemens, et
+oubliant tous mes chagrins personnels à la seule espérance d'alléger
+ceux des autres.
+
+Après tous les éclats d'une folle gaieté, je crus apercevoir parmi la
+troupe un certain air de gêne, quelques chuchotemens dont je demandai
+l'explication. Alors Mairet, d'un ton comiquement sérieux, prit la
+parole: «Madame n'ignore pas, sans doute, que les anciens se servaient
+de chars pour voyager?
+
+«--Eh bien?
+
+«--Eh bien! nous voulons suivre leur exemple dans un pays plein de leurs
+monumens.
+
+«--C'est-à-dire que vous voulez aller à Digne en charrette?
+
+«--Comme vous le devinez.
+
+«--Et c'est cela que vous hésitiez à m'avouer? Mais cela complète la
+partie; nous ferons une répétition du _Roman comique_.»
+
+Dans toutes les situations de ma vie, j'ai, comme je le disais tout à
+l'heure, toujours su prendre mon parti et m'accommoder gaiement aux
+nécessités. Je ne montrai donc aucun étonnement à l'aspect de nos
+phaëtons à deux roues. Notre voiture avait l'air d'une ambulance
+comique. C'était une charrette avec quelques cerceaux, revêtue d'un peu
+de toile ou à peu près. Onze personnes l'encombrèrent, car je veux bien
+ne pas compter dans la troupe la perruche de la soubrette, l'angora de
+l'ingénue, et le carlin du _premier rôle_. C'était en vérité une colonie
+à mourir de rire, et un voyage qui paraîtra très amusant à tous ceux qui
+ont le bon esprit de ne pas prendre la vie trop au sérieux. Enfin, entre
+une tirade de _Sémiramis_ et un grand air de _Barbe-Bleue_, nous
+arrivâmes à peu près à bon port; car nous ne versâmes qu'une fois.
+
+Nous voulûmes cependant ne point faire notre entrée en pareil équipage,
+et il fut résolu que nous coucherions dans une auberge d'un petit
+village des environs de Digne. Moi, Félix et Mairet, nous descendîmes
+même pour le gagner à pied, afin de jouir d'un site curieux et
+intéressant. Notre imagination se promenait avec délices sur les
+imposans spectacles de ce sol pittoresque, dont l'originalité native, un
+peu rude et un peu sauvage, contrastait avec de précieux restes de la
+civilisation romaine. En gravissant les bords escarpés d'un ravin, nous
+aperçûmes un couple qui excita vivement notre intérêt, par la rapidité
+et tantôt la lenteur mystérieuse de sa marche. Le jeune homme paraissait
+d'une beauté remarquable, et la jeune femme d'une douceur angélique. Je
+ne sais quoi de souffrant répandu sur ses traits l'embellissait encore.
+Nous nous sentions entraînés par un pouvoir magique, non pas à les
+épier, mais à savoir quelque chose d'une rencontre qui nous captivait.
+
+En nous rapprochant, sans être aperçus, nous entendîmes le jeune homme
+parler avec émotion: «Ma chère Hélène, disait-il, ne me cache rien. Ne
+crains pas de m'inquiéter par l'aveu de tes douleurs; avoue, au
+contraire, pour que je souffre moins; songe à cet être invisible qui
+respire déjà près de ce coeur que tu m'as donné, près de ce coeur qui a
+changé en _joies célestes l'enfer auquel m'avait condamné le sort_. Je
+n'ai point choisi mon horrible destinée; tu sais, toi, que Charles n'est
+point un barbare...--Oui, Charles, tu es bon, tu es mon bon mari. Je
+souffre, mais embrasse-moi, cela me soulagera.» Puis le jeune homme la
+serra dans ses bras et l'emporta, laissant échapper des paroles de
+désespoir. La jeune femme à son tour le consolait. «Viens, Hélène,
+ajouta-t-il; l'air devient froid, et tu sais que nous avons encore des
+médicamens et de l'argent à porter à la pauvre Marguerite.»
+
+Nous étions restés long-temps dans le silence. «Mon Dieu! me dit enfin
+Félix, qu'est-ce là?
+
+«--C'est un être malheureux!
+
+«--Je pense comme vous, dit Mairet. Le pays est un peu suspect pourtant.
+C'est peut-être un chef de bande, à qui l'amour a rendu un peu de
+conscience.
+
+«--Moi, je crois plus charitablement que c'est une tête exaltée. Vous
+avez entendu, d'ailleurs, qu'il parlait d'une pauvre femme, de secours à
+porter.»
+
+Enfin nous raisonnions encore à perte de vue sur cette singulière
+rencontre, quand nous arrivâmes au gîte où nos camarades étaient déjà
+couchés, entre autres l'un d'eux légèrement blessé dans la chute que
+nous avions faite. La paysanne qui tenait l'auberge nous dit, en nous
+parlant de notre camarade: «Oh! si ce monsieur avait voulu, il ne
+souffrirait déjà plus; car le bourreau a passé ici il y a une heure, mon
+fils l'a vu; il le connaît bien par la peur qu'il en a. Nous l'aurions
+fait entrer dans la grange; il aurait appliqué au malade _son baume_ de
+graisse de chrétien, et cela eût été fini.» Nous rîmes aux éclats, mais
+l'aubergiste parlait sérieusement. Elle nous racontait, pour nous
+convaincre, des cures merveilleuses du bourreau, vantant l'humanité de
+cet être singulier, qu'elle n'eût pas cependant voulu admettre dans sa
+chambre.
+
+«Il y a donc eu quelque exécution ici, dit Mairet, puisque l'exécuteur
+des hautes oeuvres y a passé?
+
+«--Non, monsieur, mais il se promène dans les montagnes avec sa femme.
+
+«--Oh! m'écriai-je, c'est lui que nous avons vu, entendu... Certes, son
+amour doit être grand pour celle qui a pu entrer en partage de sa fatale
+destinée.
+
+«--Lui, le bourreau! dit mademoiselle Félix; songez donc à la belle et
+noble figure de l'homme que nous avons rencontré; c'est impossible.
+
+«--C'est vrai qu'il est beau, reprit l'aubergiste, mais surtout il est
+bon comme le bon pain qu'il donne aux pauvres.» Puis sa femme:--«C'est
+bien encore une grande charité qu'il a faite.
+
+«--Vous verrez, s'écria Mairet, qu'il a fait un mariage par philantropie
+et comme acte de compensation.
+
+«--Ne plaisantez pas! tout bourreau qu'il est, cet homme mérite quelque
+intérêt par la passion qu'il exprime pour sa pauvre compagne.
+
+«--Pas si pauvre! ajouta l'aubergiste; il fait venir pour elle, de
+Marseille, de Paris, tout ce qu'elle peut envier. Elle l'était pauvre
+avant son mariage; mais à présent elle est aussi heureuse que la femme
+du percepteur, qui pourtant ne se refuse rien.
+
+«--Quelle est donc, m'écriai-je impatiente de curiosité, cette femme qui
+a accepté le coeur du _bourreau_? Elle est jeune, jolie.
+
+«--Oui, mais c'est toute sa dot.
+
+«--Mais elle a l'air fort modeste.
+
+«--Pour ça, c'est une honnête fille; mais... mais. C'était une fille
+abandonnée; enfin, puisque vous voulez le savoir, c'était une bâtarde.
+
+«--Ah! laissons là, dit mademoiselle Félix, notre justicier sentimental.
+C'est bien assez pour en rêver cette nuit, plus que si j'avais lu un
+romand d'Anne Radcliff.»
+
+Je laissai dire et plaisanter tout le monde, mais je suivis
+l'aubergiste, et la pris à part pour savoir encore quelque chose du
+personnage qui avait si vivement excité notre intérêt. J'appris que cet
+homme était arrivé depuis deux ans à Digne pour y exercer son _état_,
+qu'il vivait comme un sauvage, qu'on ne le rencontrait que dans les
+montagnes, que deux fois des chevriers l'avaient surpris évanoui au pied
+d'un torrent, qu'ils l'avaient vainement engagé à passer la nuit dans
+leur cahutte, qu'il s'était enfui malgré l'orage, en leur laissant une
+pièce d'or. Un jour, revenant tard, il avait trouvé assise et pleurant
+sur la route la jeune Hélène, enfant illégitime d'une pauvre fille de
+pâtre des environs du Puget, qui en mourant n'avait pu laisser au
+malheureux fruit de sa faiblesse que la mendicité. Le bourreau s'était
+arrêté à l'aspect d'Hélène mourant de froid et de faim, lui avait donné
+d'abord une large aumône, et la pauvre fille l'avait béni avec un accent
+si persuasif, qu'il s'était arrêté long-temps. Encouragée par cette
+pitié si douce dont elle entendait le son pour la première fois, Hélène
+avait supplié l'inconnu de la sauver tout-à-fait, de la prendre à son
+service, qu'elle travaillerait, qu'elle serait heureuse seulement en ne
+vivant point d'aumône. En fallait-il davantage sur l'ame de l'étranger
+pour lui inspirer l'idée d'en faire sa compagne, et d'échapper ainsi au
+supplice de son isolement? Mais comment dire qu'on est le bourreau!
+
+L'étranger pria la jeune fille de revenir le lendemain à une heure fixe,
+et il marcha derrière elle vers la ville, en lui recommandant de ne pas
+se retourner, de ne pas parler de leur rencontre. La jeune fille fut
+exacte au rendez-vous avant le jour. Il lui parla sans détour, lui
+proposa de l'envoyer à Paris ou à Marseille se placer, ou bien de
+l'épouser s'il ne lui faisait pas trop d'horreur. À l'aveu de sa
+terrible profession, Hélène tomba évanouie dans ses bras. Hors de lui,
+aimant d'autant plus qu'il n'avait encore rien aimé, il attendait son
+arrêt. La jeune fille souleva les yeux sur lui, mais ils n'exprimaient
+point l'horreur; l'intérêt, la compassion, la reconnaissance, semblaient
+l'avoir vaincue. «Vous êtes bon, lui dit-elle, vous êtes malheureux; mon
+bonheur sera de vous consoler, nous ne parlerons jamais de vos devoirs.
+Nous vivrons et mourrons ensemble.» Et, en effet, ils se marièrent.
+
+Tout le monde à Digne savait ce que l'hôtesse nous raconta de ce couple
+extraordinaire. Tout le monde vantait leurs vertus, citait les bienfaits
+de leur sensibilité. Je les rencontrai quelquefois et ne pus retenir
+l'espèce d'intérêt qu'ils m'inspirent. On ne saurait imaginer
+l'attendrissement qu'ils éprouvaient, et la singulière reconnaissance de
+leurs saluts pleins de modestie.
+
+Je passai trois mois à Digne, et l'on pense bien qu'il n'en avait pas
+fallu tant pour m'enlever les premières illusions de mon équipée
+dramatique, remplaçant le soin des plus chers et des plus sérieux
+intérêts. J'eus occasion de connaître et de voir à Digne M. Alexandre de
+Lameth, qui y était préfet. On ne saurait joindre à un extérieur
+distingué des manières plus affables et une politesse plus réellement
+bienveillante. Il avait un jardin, bien loin de la ville, il aimait les
+longues promenades dans les lieux pittoresques, et nous nous
+rencontrâmes souvent dans mes courses champêtres. Il était aimé et
+respecté dans le pays, et quoiqu'il ne fût déjà plus jeune, les femmes
+ne l'appelaient que le beau préfet. La pauvre troupe de la capitale des
+Alpes n'y faisait pas fortune; elle ne se soutenait même qu'à l'aide de
+toutes les ressources d'une administration bienveillante et de la
+générosité de M. de Lameth.
+
+Je n'avais voulu accepter ni part ni appointemens; j'avais seulement
+stipulé une représentation à bénéfice. La veille du jour où l'on devait
+la fixer, je reçus une lettre d'Amsterdam, par laquelle on réclamait
+vivement ma présence, et une autre lettre de Ney, dont le tendre et
+glorieux souvenir ne me permit plus d'exister jusqu'à ce que mon départ
+ne fût effectué. Malgré ma facilité pour mes amis du moment, jamais je
+ne fis à qui que ce fût confidence de mes relations de famille, et
+surtout de la noble affection qui remplissait mon ame.
+
+
+
+
+CHAPITRE LXXI.
+
+Départ pour Paris.--Dernière entrevue avec Moreau.--Nouveau voyage en
+Hollande.
+
+
+J'arrivai à Paris le 19 janvier. Avant de me rendre en Hollande, je
+m'aperçus que j'avais besoin de Moreau pour des papiers de famille qui
+étaient dans le tiroir d'un meuble. J'écrivis un mot au général, qui
+resta sans réponse. Comme il n'existait depuis long-temps avant son
+mariage rien d'intime entre nous, et qu'il y allait pour moi d'un grand
+intérêt, je m'irritai de ce désobligeant silence. Je pris une calèche et
+me fis conduire à Grosbois, où Moreau habitait alors avec sa femme,
+résolue à me présenter même chez lui. Le sentiment des convenances,
+réveillé en moi, ne me permit pas d'en venir là. J'envoyai seulement un
+billet. La réponse ne se fit pas attendre, et me fixait un rendez-vous
+pour le 26, au boulevard de la Madelaine, non loin d'un chantier, où se
+trouve aujourd'hui la rue Godot de Mauroy. Je m'y rendis, et il y avait
+près d'une demi-heure que je l'attendais, quand il arriva. Je le trouvai
+bien vieilli, bien changé; il me remit mes papiers, et nous nous
+promenâmes long-temps, malgré le froid. Il ne me parla que de chagrins,
+de contrariétés. Je fus saisie jusqu'à perdre contenance lorsque,
+reprenant tout à coup le ton de l'ancienne familiarité, il me dit:
+«Elzelina, me diras-tu la vérité? où et comment as-tu connu cet
+extravagant d'Oudet, et qu'as-tu eu de commun avec lui?» Je me
+rapprochai de lui, l'imagination frappée de terreur. Je lui racontai
+tout. Il parut hésiter à me croire.
+
+«Vous n'avez jamais eu d'autres relations? vous n'avez fait aucune
+confidence sur moi?
+
+«--Rien autre, je vous jure, et croyez, car vos doutes me font trop de
+mal.
+
+«--C'est un extravagant qui, avec des talens, ne réussira qu'à se faire
+fusiller. C'est un royaliste.
+
+«--Bah! est-ce qu'il y en a encore?
+
+«--Plus que jamais, ou d'ambitieux qui en prennent le titre. Mais je
+vous tiens ici: vous avez froid, ma pauvre amie. Montons en fiacre; vous
+me descendrez rue Lepelletier où j'ai laissé mon cabriolet.» Pendant ce
+court trajet, il me força d'accepter un petit portefeuille. Je voulus
+l'ouvrir; il s'y opposa. «Elzelina, vous me le rendrez. Vous allez dans
+votre respectable famille: tâchez de vous soumettre; restez-y; allez
+vivre à la campagne, vous avez des ressources pour la solitude;
+croyez-en un homme qui vous a tendrement aimée, et que votre sort
+intéressera toujours: écrivez-moi sitôt arrivée.
+
+«--À quelle adresse?
+
+«--À la mienne.
+
+«--Et madame?
+
+«--Ma femme sait, non pas que je vous vois ce soir ici, mais c'est
+elle-même qui m'a dit que vous auriez peut-être besoin de moi pour
+pouvoir retourner dans votre famille: femme angélique par ses qualités;
+comme vous disiez souvent, une beauté mignonne. Oh! oui, j'aime bien ma
+femme.» Son ame était dans ses regards. Je regardais avec une
+respectueuse admiration ce grand guerrier, exprimant avec une si
+touchante vivacité tous les doux sentimens d'époux et de père.
+
+«Cher Victor, m'écriai-je, que votre bonheur me fait de bien! Je vous
+écrirai d'Anvers et de La Haye. Adieu.
+
+«--Encore une fois, Elzelina, vous m'avez bien dit la vérité sur Oudet?
+
+«--Mon Dieu, oui! ne me parlez donc plus de cet homme.
+
+«--Soit; mais ne vous liez pas avec lui: rien n'est dangereux comme les
+intrigans politiques.
+
+«--C'est donc un conspirateur?
+
+«--Oh bon Dieu! un conspirateur! vous voilà sur le ton de la famille
+régnante. Il est vrai que Ney vous en aura appris le langage.
+
+«--Mais je ne le vois point, Ney; il est marié.
+
+«--Oui, marié à une amie de la reine Hortense; lui, un brave, le plus
+brave de nous tous, descendre au rôle de courtisan!
+
+«--Mais, lui dis-je, la femme de Ney est douée de toutes les vertus.
+
+«--Nul doute; digne du nom que Ney lui donne; mais c'est pour cela qu'il
+aurait dû la choisir, et non la recevoir. Mais laissons cela; les farces
+politiques finiront peut-être.
+
+«--Mais, mon ami, tout cela n'eût pas commencé, si vous eussiez eu plus
+d'ambition ou de justice pour vous-même.
+
+«--Oh! Dieu m'entend: je ne porte point envie au Corse; je le méprise,
+et je souffre de voir des hommes comme Ney lui servir de complice pour
+asservir mon pays.»
+
+Jamais je n'avais vu à Moreau cette exaltation; je savais bien qu'il
+n'avait jamais aimé Bonaparte, mais jamais son aversion ne s'était
+exhalée en termes si énergiques. Il me donna encore tout ce qu'un homme
+d'honneur peut concevoir de conseils pour une femme qui l'intéresse, et
+je le quittai.
+
+Je ne revis plus Moreau. Ayant su que Ney n'était point à Paris, je
+partis le lendemain même pour la Hollande, après lui avoir écrit pour le
+prévenir de mon passage par Paris. J'arrivai sans accident, ce qui est
+fort rare, à Delft, où j'avais des connaissances, et où je m'arrêtai
+quelques jours. J'écrivis à ma cousine, et n'eus point de réponse; ma
+lettre à ma mère reçut la suivante:
+
+«Ce n'est pas ici qu'on a demandé à _vous voir_, c'est à Amsterdam que
+votre présence est nécessaire: rendez-vous-y sans délai, n'acceptez
+_aucune somme comptant_ pour renoncer à la pension qu'on vous doit; on a
+écrit à M. Krayenhof, allez prendre ses avis.»
+
+Sans laisser une minute à la raison, je répondis:
+
+«Puisque, après une longue absence, je ne reviens dans ma famille que
+pour en être repoussée, qu'on me regarde dans ce moment comme _à jamais
+étrangère_, je vais à Amsterdam, et traiterai de mes intérêts sans
+prendre d'autres conseils que mes seules volontés pour régler des
+affaires qui, dès ce jour, ne doivent plus en rien occuper une famille à
+laquelle _moi aussi je renonce_. On a appris à ma mère à me repousser,
+peut-être à me haïr! Mais en songeant que je suis l'image et _fus
+l'enfant chéri de celui qu'elle pleure_, j'ose espérer que du moins
+jamais elle ne maudira sa fille.»
+
+Deux heures après le départ de cette lettre, j'étais sur la route
+d'Amsterdam; je me rendis de suite chez l'oncle de Van-M***; il me reçut
+avec sévérité, mais sans outrage. Il me parla encore en expliquant
+toutes les difficultés qu'éprouvaient mes droits à une pension. Il me
+proposa un dédommagement dont il offrit de me faire l'avance. La voix du
+bon et respectable vieillard plut à mon coeur. Je me livrai avec bonheur
+à l'empressement de le convaincre qu'un vil intérêt ne me guiderait
+jamais. «Je consens à tout, M. Van-H***, faites l'acte et je le signerai
+sans lire. J'ai perdu tous mes droits, je n'en demande qu'à votre
+pardon.
+
+«--Non, non; Van-M*** est mort en vous aimant; je ne peux vous haïr,
+pauvre femme; tenez, lisez, et si vous approuvez, je vous compterai
+12,000 florins.»
+
+Je signai immédiatement. Il me remit en outre une parure en rubis qui
+était restée à Amsterdam, et que Van-M*** avait ordonné de me rendre.
+Elle me fut volée ainsi qu'un nécessaire contenant 4,000 livres, pendant
+la route. Crainte de retard, et désespérant de rien retrouver, je n'en
+parlai pas, et j'arrivai à Anvers le 19 février. La première nouvelle
+que j'appris à table d'hôte fut la conspiration et l'arrestation du
+général Moreau, où se trouvaient des Hollandais, des Belges et quelques
+Français. Si Bonaparte eût pu entendre les témoignages de l'estime
+universelle pour l'illustre accusé! Tout le monde exprimait à haute voix
+son indignation.--«Quoi! s'en prendre à Moreau, le plus honnête homme de
+France! disait l'un.--N'importe, disait l'autre; sa renommée est une
+rivalité, sa probité républicaine un reproche.--L'armée se soulèvera,
+criait celui-ci.--Ne l'espérez pas: le consul n'aura conçu son affreux
+projet qu'à coup sûr.--Alors, reprit un tout jeune homme, le tyran ira
+le rejoindre, c'est moi qui le dis.» Et il continua sur ce ton.
+
+Anéantie de l'épouvantable nouvelle, j'avais gardé le silence, mais je
+le rompis pour mêler les accens de ma propre indignation à celle du
+jeune homme. Un des témoins me fit quelques signes de me défier, ce que
+je tâchai de faire en modérant petit à petit mes expressions; mais mon
+coeur parlait toujours plus haut que la prudence. La race des agens
+provocateurs n'est pas, à ce qu'il paraît, d'invention nouvelle; car en
+arrivant à Paris, mon retour fut presque aussitôt suivi d'une lettre où
+l'on me demandait compte de mon voyage, de mes relations; on m'engageait
+à m'exprimer d'une manière plus convenable sur le chef de l'état. Celui
+au nom duquel on me donnait ces charitables avis réunissait alors deux
+qualités dont une suffisait à mes craintes. Je me le tins pour dit, afin
+d'éviter de nouvelles attentions du _grand_ juge et du ministre de la
+police générale. Je restai à Paris pendant tous les détails de l'affaire
+de Moreau. J'écrivis deux fois à Regnaud de Saint-Jean-d'Angely, qui
+refusa de me voir, et m'envoya dire que le meilleur conseil qu'il eût à
+me donner était de quitter Paris. Je vivais isolée, ne voyant aucun ami
+du général, n'apprenant que par le bruit public l'issue du procès, la
+noble conduite d'un de ses frères d'armes, la belle parole de ce juge
+héroïque, de ce vertueux Clavier, qui répondit aux insinuations d'un
+autre juge qui promettait la grâce au nom du consul, si le général était
+condamné: _Et qui nous la donnera à nous, notre grâce, si nous le
+condamnons?_
+
+La liberté du général me rendit le calme; j'étais sûre que l'illustre
+proscrit serait aussi heureux qu'on peut l'être loin de la patrie
+esclave. Ayant alors beaucoup d'argent à ma disposition, et sous le
+poids du triste isolement, je fis plusieurs tournées à Nantes, à
+Bordeaux, à Tours. Je fis ces voyages sans but, sans plaisir, seulement
+par le besoin d'objets nouveaux. Je dépensais mon argent, comme si cela
+eût été une rente annuelle. N'ayant jamais connu les privations,
+pouvais-je deviner la science de l'ordre et la nécessité de l'économie?
+
+
+
+
+CHAPITRE LXXII.
+
+Ney.--Première entrevue.--Délicieuses, mais courtes illusions.
+
+
+Ma destinée, si bizarre, a précipité tant d'événemens dans une carrière
+pourtant encore si courte, que mon souvenir, qui en a conservé fraîches
+toutes les émotions, en confond souvent les dates rigoureuses.
+N'importe, s'il y a quelque obscurité dans la chronologie de mes
+Mémoires, il n'y a que de la bonne foi et une religieuse fidélité dans
+les aveux. Cette destinée, qui semblait se plaire à multiplier pour moi
+les fautes, les commençait toujours par l'entourage des occasions et des
+personnes les plus propres à me les faire multiplier. C'est ainsi qu'à
+mon retour à Paris, D. L***, ce conseiller de toutes mes faiblesses, se
+trouva encore auprès de moi. Hélas! que ce qu'on nous dit a d'empire sur
+nous, quand ces paroles ne sont, pour ainsi dire, que l'écho de nos
+sentimens secrets et la flatterie de nos rêves! Les premières paroles de
+D. L*** me furent un immense bonheur: elles m'annonçaient l'arrivée
+prochaine et positive de Ney. Toute la soirée se passa dans le rêve
+enchanteur de mille projets, dans la douce espérance surtout de voir
+chez moi l'objet chéri de tant de préoccupations. Je chargeai D. L*** de
+me chercher un beau logement, de réaliser en billets tout ce que je
+pouvais alors posséder, de me tenir un passe-port toujours prêt, afin de
+n'avoir, s'il le fallait, rien à démêler avec les choses vulgaires de la
+vie. Au bout de trois jours, j'étais confinée dans une délicieuse
+retraite, rue de Babylone, petite, mais commode, et dans un espace
+étroit renfermant l'ombrage d'un jardin délicieux. Les premières nuits
+furent un enchantement au milieu duquel venait se mêler pour la première
+fois cette inquiétude de plaire qui en indique le besoin profond. D.
+L*** et mon miroir ne suffisaient pas pour me rassurer: l'amour n'a
+point de vanité; et j'aimais bien, car j'étais bien peu contente.
+
+J'avais reçu trois lettres de Ney; elles étaient fort courtes, mais je
+les relisais souvent. Les expressions n'en étaient point passionnées,
+mais assez douces et assez aimables pour faire prendre le change, la
+galanterie étant toujours pour un coeur de femme si près de ressembler à
+la tendresse. Je préparai un mot pour lui, un mot qui pût me valoir à
+son arrivée une prompte visite; mais il paraît qu'on a peu d'esprit
+quand on aime, car ce billet était bien le plus sot et le plus mal
+tourné que j'eusse écrit de ma vie; D. L*** se chargea de le porter à
+celui auquel il était adressé; et dès le matin il sortait pour guetter
+cette arrivée, la seule occupation de ma tête. Le quatrième jour de ces
+courses complaisantes, D. L*** tardait à paraître: à sept heures du
+soir, j'allais me mettre à table, mourant d'une impatiente terreur,
+lorsqu'il entra en me criant de la porte: _Il est arrivé!_ je l'ai vu,
+il tient votre billet.
+
+«--Et sa réponse! m'écriai-je.
+
+«--Il l'apportera lui-même.
+
+«--Quand?
+
+«--Demain.
+
+«--Quoi! pas une ligne? seulement demain!» et je tombai d'accablement.
+
+«Il ne pouvait ni venir ni écrire. Il était déjà comme au milieu d'une
+cour; j'ai eu de la peine à pénétrer jusqu'à lui. Sa faveur est au
+comble: on l'attendait au Luxembourg. Je l'observais avec attention, et
+j'ai lu une bien douce surprise sur son visage; jugez-en par cette
+question: Est-elle libre? la trouverai-je seule?
+
+«--Est-il bien vrai? lui avez-vous tout dit?
+
+«--Oui, tout; il le sait, le croit et le verra... et il sera trop
+heureux.»
+
+D. L*** prononça ces derniers mots avec un accent que je ne lui
+connaissais pas, mais qui me causa de la gêne en me faisant penser ce
+que je ne saurais désigner mieux que par la bienveillance de notre
+vanité, qui se complaît même dans l'apparence d'un hommage à nos
+attraits, dont l'aveu nous offenserait et n'aurait rien de bien
+flatteur. Enfin, je me crus obligée de contraindre l'excès de ma joie
+par l'idée qu'il était pénible à D. L***. Que la vanité est
+compatissante! ce n'était encore qu'un raffinement d'adresse de sa part
+pour m'engager à lui épargner d'être présent le jour de la visite, et
+éviter par là des éclaircissemens qui n'auraient pas tourné au bénéfice
+de sa véracité.
+
+Que ce demain me paraissait long à paraître! Dès le matin, je me
+promenais, je regardais, j'avançais les pendules. Il me semblait que je
+distinguais le bruit de sa voiture. La fatigue m'ayant gagnée, je
+m'assis au milieu de mon parterre, relisant l'ode tant célébrée de
+Sapho. Une vague rêverie avait remplacé l'impatience; mais elle était
+encore passionnée, car, pour les courts momens qui m'étaient promis, je
+n'eusse pas craint de les acheter au prix de l'agonie du fatal
+Promontoire. Qui n'a ressenti toutes les nuances des mille sentimens
+contraires qui se succèdent dans les heures d'une première attente!
+Hélas! je les éprouvais toutes ensemble, quand un cabriolet roulant avec
+fracas s'arrête: la porte s'ouvre; et je n'avais pas eu le temps de
+croire à mon bonheur qu'il m'était confirmé.
+
+Je n'avais plus d'esprit; mais j'avais tant de bonheur que là aurait dû
+finir ma vie.
+
+Si Ney eût été un homme ordinaire, on eût presque trouvé sur son visage
+de la laideur; mais avec sa noble taille, avec son attitude et ce regard
+qui était tout l'homme, en voyant tant de gloire on croyait voir la
+beauté. Quelques paroles avaient à peine été échangées entre nous, et
+déjà nous causions, nous sentions comme des amis de vingt ans. Avec
+quelle loyale probité il me rappelait le soin de mon avenir!
+
+Et je lui répondais: «Cet avenir, n'y pensez pas: savoir que quelques
+battemens de votre noble coeur sont pour moi, n'est-ce point là toute ma
+destinée?»
+
+Nous parcourions ensemble mon charmant asile; il en était ravi. «C'est
+Moreau, me disait-il, qui vous en a fait hommage?
+
+«--Cette maison n'est point à moi; je la loue garnie.
+
+«--Mais cela vous ruine, si Moreau n'y pourvoit.
+
+«--J'ai tout refusé de lui.
+
+«--Il a mal agi, et vous aussi.
+
+«--J'ai eu trop de torts envers Moreau, pour que ses bienfaits ne me
+fussent pas pénibles.
+
+«--Tout cela est trop romanesque, ma chère amie: Moreau connaissait
+votre famille; il vous avait donné son nom, il vous devait une
+existence; mais vous avez des talens, de l'éducation, vous aimez mieux
+ne rien devoir qu'à vous-même.
+
+«--Ne gâtez point mon bonheur par les ennuis de la prévoyance.
+
+«--Vous m'intéressez trop pour que je ne prévoie pas à votre place.
+
+«--Je vous intéresse. Ah! ce mot me suffit. Que de devoirs vont nous
+séparer! Que ce jour me soit dû moins paisse avec mes illusions; si ce
+jour doit être mon avenir tout entier, ne l'attristez point d'avance.»
+Ce mot était le cri du coeur; il le comprit, et son regard me dit assez
+qu'il était heureux. Et moi, fière de tant de gloire et d'amour, je me
+trouvais plus qu'une reine.
+
+Trop franc, trop loyal pour hésiter devant un devoir et un aveu, Ney ne
+me laissa point ignorer les projets de Napoléon pour son union avec une
+jeune et belle personne amie d'Hortense. À force d'admiration pour une
+si haute probité, j'étais heureuse en l'entendant parler de cette union
+qui, par un lieu sacré, allait le séparer de moi.
+
+«Mais si vous formez ce lien, lui dis-je seulement, vous poserez donc
+les armes?
+
+«Les poser! j'espère bien rester le dernier sur les champs de bataille;
+mais, vous ne le croirez pas, c'est Napoléon qui tient en général à ce
+qu'on se marie. Je ne sais trop s'il a raison: car quel est l'homme qui
+ne change pas un peu avec une famille, avec des enfans?
+
+«--Mais dans le haut grade où vous êtes parvenu, on peut être suivi de
+sa femme?
+
+«--Ce serait n'avoir pour elle nulle pitié que de l'exposer ainsi aux
+périls de la guerre. Nous sommes tous soldats; et, en nous élevant à un
+grade, Napoléon ne nous élève qu'au droit d'avoir la meilleure part dans
+les périls et dans les fatigues. Nous ne passons pas même les revues en
+calèche, et nos pauvres femmes seraient fort mal sur un champ de
+bataille.
+
+«--Ah! si j'en avais le droit, je saurais bien vous suivre au milieu de
+ces travaux de la gloire, et la fatigue elle-même me paraîtrait déjà une
+récompense.»
+
+Ney n'était pas homme à transiger avec un devoir, et j'ose dire que,
+sans cette conviction, il m'eût été moins cher. Dans ce moment, le
+devoir même lui était doux, car la femme qu'on lui destinait était en
+tout digne de lui. D'après ses aveux de mariage, j'aurais craint de
+donner à Ney de mon caractère une opinion défavorable en lui demandant
+de revenir. Mais qu'il me fit heureuse en me disant: «Mais je suis libre
+encore; vous ne me renverrez pas demain: à quelle heure serez-vous chez
+vous?
+
+«--À toute heure. Je ne suis restée à Paris que pour vous; je n'ai
+choisi cette retraite que pour vous y recevoir; je la quitterai, je
+quitterai Paris, je quitterai la France quand je ne pourrai plus sans
+crime vous y attendre.
+
+«--Vous êtes bien dangereuse!
+
+«--Je ne le serai jamais pour vous. Je prévois nos destinées, qui ne
+peuvent être unies; mais je saurai préférer votre gloire à mon bonheur.
+En vous perdant, aimer seule ne peut être un crime, et cela suffira
+encore pour mon bonheur.
+
+«--Mais comment ai-je pu vous inspirer un sentiment si voisin de
+l'enthousiasme?
+
+«--Depuis que votre nom fut prononcé devant moi par les témoins de votre
+valeur et les compagnons de votre gloire.»
+
+Il me serra contre son coeur avec une violente tendresse, et avec ce cri:
+«Je vous jure à jamais une amitié de frère.»
+
+Nous restâmes quelques momens dans le silence d'un bien doux
+recueillement et d'une admiration presque égale. Ô gloire! tu n'es donc
+point une chimère, puisque tu donnes tant d'élévation et de réalité à un
+sentiment déjà aussi élevé que l'amour?
+
+Ney me quitta; mais la nuit était si belle, mais mon coeur était si
+plein, que, le croyant encore présent dans ces lieux qu'il venait
+d'animer, je parcourais avec délices les détours embaumés de mon jardin,
+heureuse enfin d'avoir trouvé un objet à mon imagination, un but à mon
+existence, un besoin de noble indépendance, et d'avenir digne du
+sentiment qui venait d'embellir ma vie.
+
+Je résolus de réaliser tout ce qui me restait de fonds, de partir le
+jour où _son_ mariage serait fixé irrévocablement, de m'assurer son
+estime par cet effort douloureux, et de conquérir les droits si
+consolans d'une héroïque amitié. Pour la première fois, j'avais de la
+prévoyance, et je me rappelai que ma pension avait de longs arrérages
+dont je songeai à presser le recouvrement, pour augmenter les capitaux
+sur lesquels se fondait ma liberté.
+
+D. L***, qui s'était éloigné après la preuve de dévouement qu'il m'avait
+donnée, la remise du billet tant attendu de Ney, revint le lendemain. Je
+sentais le besoin de la reconnaissance pour ce qui me semblait un
+bienfait, et en même temps un inexprimable malaise vis-à-vis de celui
+que je voulais récompenser. J'étais déjà si fière d'avoir approché du
+noble coeur depuis si long-temps appelé par le mien, que je craignais
+d'entendre un mot, de soutenir un regard qui pût porter atteinte à la
+flatteuse certitude d'être, par toutes mes relations et tous mes
+sentimens, digne de son intérêt et de son estime. Je dis à D. L*** que
+mon intention était de partir pour l'Italie aussitôt que le mariage de
+Ney serait fixé. D. L*** parut hors de lui, non seulement par la
+surprise de me voir instruite de cet événement, mais encore par
+l'annonce de mon projet de quitter Paris.
+
+«Combien, me dit-il, vous êtes toujours extrême dans vos résolutions!
+Pourquoi quitter Paris? Ney vous aurait-il déplu; lui auriez-vous
+surpris des défauts?
+
+«--Quelle supposition! Serait-il possible de découvrir des défauts sous
+tant de lauriers? Je l'ai trouvé mieux, bien mieux que je ne l'avais
+rêvé; je l'aime, mais je pars, car il ne m'a juré qu'un attachement de
+frère.»
+
+Hélas! la résolution était forte, l'aveu en était sincère; mais cet
+héroïsme de la raison m'abandonna bientôt, et je ne pus retenir mes
+larmes. «Mais D. L***, m'écriai-je, vous saviez qu'il venait à Paris
+pour se marier?--Oui et non; mais qu'importe à votre liaison?
+
+«--Écoutez-moi: la jeune personne qu'il épouse est belle, aimable, voilà
+bien quelque chose; elle-lui plaît, et c'est plus qu'il n'en faut pour
+l'empêcher, à la veille d'un si prochain bonheur, de courir les chances
+d'une passion nouvelle.
+
+«--Je ne dis pas non; mais ne vous exaltez pas, laissez passer les
+fêtes, les premiers jours d'un hymen; restez, attendez, et vous pourrez
+n'être pas déçue dans vos espérances.
+
+«--Affreux conseiller! je vois à quel prix vous voulez me faire acheter
+le bonheur; mais comme j'en voudrais être digne, je n'en serais pas
+capable, et ce mariage d'amour auquel il aspire ne serait qu'un mariage
+de convenances, que je repousserais vos coupables idées. S'il fût resté
+libre, ma vie n'eût été qu'une longue preuve d'amour; mais je veux
+mériter au moins ce qu'il peut m'accorder encore. Tenez, ne dites plus
+rien; je ne serai jamais à la hauteur de votre horrible morale. Mon
+parti est pris invariablement. Chargez-vous de toutes les commissions
+dont je vous ai parlé. J'espère voir Ney ce soir, ne revenez que demain.
+
+«--Adieu donc, belle dame, je vous laisse avec tout le charme d'une
+douce attente.
+
+«--Ah! voilà un ton sentimental qui...
+
+«--Qui ne va pas, allez-vous dire. Ce n'est pas trop le mien; mais le
+seul reflet de votre exaltation suffirait pour enflammer l'homme qui y
+serait le moins disposé; et quand je vous entends je ne suis plus sûr de
+moi-même.
+
+«--Si j'allais vous rendre honnête homme cela me ferait une réputation.
+
+«--Ah! je n'en vaux pas la peine: prenez-vous à un de ces grands
+scélérats en habits brodés; mais un demi-coquin comme moi, qui, ballotté
+par le sort, louvoie entre le mal et le bien, cela n'est pas digne de
+vous. Servez-vous de moi, car je vous suis bien dévoué; mais ne tentez
+pas ma conversion, parce que je ne serais qu'un maladroit en fait de
+scrupules.
+
+«--Vous ne m'aviez jamais parlé avec tant d'esprit, ni surtout avec tant
+de franchise, et
+
+ J'aime à voir que du moins vous vous rendiez justice.
+
+«--Vous avez, certes, plus d'esprit que moi; mais vous n'entendez rien à
+la partie véritable du bonheur. Vous avez, comme par miracle, tourné la
+tête à celui qui vous la tournait: sa démarche le prouve. L'amitié de
+Napoléon est un sûr garant de sa gloire et de sa fortune, et c'est ce
+moment que vous choisissez pour vous éloigner de ce Paris où vous pouvez
+briller, et cela pour des chimères dont vous auriez ri avec le vertueux
+époux après la bénédiction nuptiale.
+
+«--Pour la dernière fois, affreux conseiller, cessez votre langage.
+Puissé-je préférer toujours mes chimères à votre positif et à vos
+réalités!»
+
+Il me quitta stupéfaite de sa logique, et attribuant sa franchise à
+l'espoir d'exploiter la domination qu'il avait prise sur mon esprit, et
+dont il comptait bien agrandir le cercle.
+
+Quelques minutes après le départ de D. L***, je reçus de Ney le billet
+suivant:
+
+ «J'ai beaucoup entendu parler depuis hier de l'amie du général;
+ j'ai beaucoup de choses à vous dire, de conseils à vous donner. Je
+ compte sur votre entière franchise et sur votre délicatesse, malgré
+ les _dit-on_ de la bonne compagnie. Ne pouvant venir que fort tard,
+ je vous en préviens, et je vous sais déjà si bonne, que je ne vous
+ fais pas même d'excuses d'abuser de votre patience.
+
+ «À vous d'amitié,
+
+ «MICHEL N...»
+
+Oh! que l'amour est une douce chose! qu'il est habile à nous rendre
+heureuses! Je trouvais je ne sais quel charme à ce retard, qui me
+semblait un sacrifice de ma vanité à ses devoirs, et un honorable
+dévouement à l'attente... Oui, me disais-je, ma vie a maintenant un
+noble but. Un sentiment pur s'est emparé de ma jeunesse pour l'arracher
+aux sentimens du monde. En mourant, du moins, je pourrai me l'avouer.
+L'amour est donc aussi une bien noble chose, puisque sa présence est
+déjà assez forte pour me faire oublier ce passé qu'on a déjà lu, cette
+série de fautes et de faiblesses remplacée déjà par le voeu d'une
+irréprochable conduite. Lors même que cette passion généreuse est malgré
+elle infidèle à ses sermens de vertu, n'est-ce rien que la flamme
+qu'elle en ranime?... Je ne crois pas y avoir été entièrement infidèle.
+Ney était libre encore: nous fûmes entraînés au delà de l'amitié
+fraternelle; mais ces courts transports cédèrent à la voix du devoir
+légitimé; et depuis cette première époque de félicité jusqu'à
+l'épouvantable catastrophe qui termina une vie glorieuse, je puis rendre
+à ma passion ce témoignage, qu'elle ne reçut jamais d'autre récompense
+que la joie d'être ressentie. Hélas! dans l'âge mûr elle a été mon
+refuge contre d'autres fautes, depuis que l'or de mes blonds cheveux
+s'est changé en argent.
+
+Je passai une longue journée à attendre, à lire, à espérer, à me
+rappeler; je me trouvais heureuse, et Ney, pourtant, n'arriva qu'à neuf
+heures du soir. «Soyez fort pour nous deux, m'écriai-je en
+l'apercevant!--J'ai pris de belles résolutions contre vous; mais comment
+résister à l'idée de ce sentiment dénué d'égoïsme? je me marie! ma femme
+possède tout ce qu'il faut pour plaire; je l'aime, je l'aimerai;
+mais...»
+
+Qu'il me fut doux cet orgueil d'amour, de penser que je pouvais quelque
+chose pour le bonheur d'un grand homme!
+
+«Quels sont vos noms de baptême?» me dit-il brusquement, quoique avec un
+air de préméditation. J'hésitais.--«Dites-m'en un que personne ne vous
+ait jamais donné.
+
+«Que je sois Ida pour vous: C'est un nom qui était bien cher à mon père.
+
+«--Eh bien, chère Ida! le sort, le devoir, l'honneur, exigent notre
+séparation. Je suis dans un poste où se revoir est une chance;
+promettez-moi, n'importe où me pousse la guerre, que jamais une lettre
+de moi ne vous dira en vain: Ida me manque.
+
+«--J'obéirai, j'accourrai, quels que soient les distances, les lieux et
+les devoirs. Je suis heureuse, rien que de le promettre.» Puis je lui
+faisais raconter ces campagnes d'une valeur presque fabuleuse, ces
+périls qui l'avaient toujours épargné, cette gloire, cette fortune
+militaire, qui avaient tant d'admirateurs et qui n'avaient pas
+d'envieux.
+
+«Ô ma chère! je suis un soldat, nous sommes tous braves, mais, j'ai été
+plus heureux. La liberté m'a donné un sabre, la nature, de l'activité et
+des forces. J'ai le coeur français, voilà tout le secret de ma destinée.»
+
+J'étais muette d'admiration devant tant de simplicité avec tant de
+grandeur. Je sentais avec un secret orgueil qu'il fallait être plus que
+belle pour mériter l'attachement d'un si haut caractère.--«Ney, lui
+dis-je, me promettez-vous de me prévenir _ici_, vous-même, et non par
+lettre, du jour où votre mariage sera fixé?
+
+«--Je vous le jure!
+
+«--Mais vous, Ida, promettez-moi de bien réfléchir avant de prendre un
+parti; je ne pourrais jamais être heureux si je vous savais à plaindre.
+
+«--Cher Ney, je vous écrirai, j'apprendrai vos victoires; je vous dirai
+par lettres mon amour... Nos destinées s'accompliront.
+
+«--Où prenez-vous donc, étrange et divine femme, tout ce que vous
+exprimez si bien?
+
+«--Dans mon coeur... et il ne trompe jamais.» Il y posa sa noble main; je
+la serrai avec force, et son regard me dit qu'il sentait tout ce que
+j'éprouvais.
+
+Je vivais comme dans un nuage d'amour; chaque matin était un doux rêve,
+une attente mélancolique et tendre, que la visite du soir confirmait
+toujours. Les dernières entrevues me semblèrent pourtant empreintes de
+quelques plus sombres couleurs. Son air avait été triste et préoccupé.
+Il devait venir fort tard le lendemain. Je sortis dans la journée: en
+rentrant j'appris que Ney s'était présenté chez moi, qu'il avait fait
+mille questions avec tous les gestes de l'emportement et de l'humeur.
+Voici le billet que je trouvai sur ma toilette:
+
+«La solitude commence à vous peser, à ce qu'il paraît... Mais je n'étais
+attendu que ce soir; je n'ai pas droit de me plaindre... Au reste,
+rassurez-vous sur votre réclusion; j'étais venu, pour vous en annoncer
+le terme. Dans dix jours vous serez plus libre que moi.»
+
+À la lecture de ces lignes cruelles, comment rendre ce qui se passait en
+moi? ce fut presqu'une agonie jusqu'à l'arrivée de celui qui la causait.
+Dès que je l'entends, je me précipite vers la porte, je lui saisis la
+main avec violence, et la portant sur mon coeur: «Que vous a-t-il fait,
+m'écriai-je, pour le déchirer?» Hélas! la conviction fut prompte, car
+mon langage était déchirant; mais admirez cette énigme du coeur humain.
+Il avait accompagné ses premières questions sur ma sortie d'un certain
+emportement et d'une certaine rudesse. J'avais comme peur de sa terrible
+physionomie, et le retentissement de cette frayeur me semblait un
+plaisir.
+
+Le ton devint plus timide et même plus gai. Je lui parlai de ma disgrâce
+dramatique, qui pourrait bien avoir quelque rechute. «Quoi! vous
+songeriez encore au théâtre? Dans vos projets vous compteriez celui-là?
+Ô mon amie! j'aimerais mieux vous voir cantinière qu'actrice.
+
+«--Cantinière! pour cela j'y consentirais volontiers, car cela serait un
+moyen de vous voir.» Il partit d'un éclat de rire à cette plaisante
+déclaration.
+
+«--Une pareille vie, Ida, n'est pas faite pour vous. Le nom seul vous
+l'indique assez.
+
+«--Mais quel malheur au moins, que je ne puisse, à votre mariage,
+devenir garçon. Vous me feriez entrer au service; je vous servirais en
+qualité d'aide-de-camp.» Je continuai ainsi à débiter mille folies et à
+dissiper les nuages qui avaient obscurci son noble front.
+
+«Avez-vous toujours des habits d'homme? ajouta-t-il.
+
+«--Oui, garde-robe complète.
+
+«--Je vous ai vue sous ce costume; vous aviez l'air d'un franc mauvais
+sujet.
+
+«--Mais c'est bien mal de me le rappeler, vous qui ne me trouviez pas
+capable de la dignité de cantinière.
+
+«--Mais savez-vous que nous avons des cantinières de fort bonne
+compagnie, de véritables femmes à sentimens, toutes fort laides à la
+vérité; mais à l'armée la laideur même n'est pas une garantie de la
+vertu.» Et là-dessus il me conta de fort drôles aventures qui, pour être
+répétées, auraient besoin de l'excuse de sa gaieté militaire.
+
+Puis, en l'interrompant: «Vous verrai-je demain? le bientôt de votre
+billet m'en laisse-t-il l'espérance? Oui; mais après, mon amie, bonne et
+délicate amie, je vous écrirai.
+
+«--J'entends... Mon ami, vous serez heureux, vous le méritez si bien!
+Mais, au comble de cette félicité, pensez, pensez quelquefois qu'Ida
+n'en aura plus d'autre que de se rappeler ce qu'elle goûte encore dans
+ce moment.
+
+«--Vous m'écrirez aussi; je veux toujours savoir où vous serez, ce que
+vous ferez. Il faut mettre ordre à vos affaires. Voulez-vous que nous en
+causions en amis, en bons enfans?
+
+«--Ô mon ami! de quoi voulez-vous me parler... d'intérêt? Vous voulez
+donc me désoler? Je n'ai besoin de rien, je ne veux rien, je n'attache
+de prix qu'aux souvenirs.» Pendant que je lui parlais, il détachait de
+son cou une montre et la chaîne qui la suspendait.
+
+«--Vous l'avez portée, votre nom y est gravé; je l'accepte. Pourquoi
+faut-il que bientôt elle marque l'heure d'un éternel adieu!...»
+
+Cet adieu, que l'honneur commandait, auquel même la délicatesse de la
+passion s'associait comme à un sacrifice nécessaire, cet adieu ne fut
+pas éternel, et pourtant il avait été sincère.
+
+
+
+
+CHAPITRE LXXIII.
+
+Encore M. de Talleyrand.--L'envoyé de la République cisalpine.
+
+
+Avant de prendre, pour ainsi dire, mon essor militaire, et de poursuivre
+au loin l'image d'un guerrier, seul objet de mes affections, je dois
+reprendre quelques détails et quelques souvenirs que plus tard, emportée
+par le torrent des événemens et des malheurs, je ne retrouverai plus.
+D'ailleurs, ce m'est à moi-même une consolation, comme une distraction
+pour le lecteur, que ce retour passager à des émotions moins vives et à
+des aventures moins sérieuses.
+
+J'ai parlé, dans le deuxième volume de ces mémoires, de M. de
+Talleyrand, comme de l'un des hommes qui avaient laissé le plus de
+traces dans une imagination pourtant aussi mobile que la mienne. Laisser
+une mémoire si flatteuse après une liaison presque impoliment rompue
+n'est pas certes une chose ordinaire; et il faut que les momens de
+séduction aient eu bien du prix, pour que le coeur d'une femme ait si peu
+de rancune. Durant mes séjours à Paris, sitôt que mon ame était un peu
+tranquille, il était bien rare que je ne me remisse point en relation
+avec M. de Talleyrand, dont le commerce a, par un heureux privilége,
+tout ce qu'il faut pour plaire, sans qu'on en craigne trop le danger. On
+se rappelle la démarche que j'avais faite au ministère des affaires
+étrangères, le morceau bien précieux de sculpture que j'y avais déposé,
+et l'indifférence qui semblait avoir accueilli un cadeau demandé et
+digne dans tous les cas d'un remercîment. Comme on l'a vu encore, mon
+amour-propre s'était un peu consolé par l'impossibilité d'une réponse au
+milieu des indispositions et de la maladie qui avaient frappé M. de
+Talleyrand. À plusieurs reprises j'avais renouvelé mes visites, et, je
+dois l'avouer à ma confusion, elles furent toutes infructueuses. Voulant
+bien montrer une flatteuse attention, mais nullement une importunité
+toujours un peu ridicule pour une femme, je pris mon parti du silence de
+M. de Talleyrand, comme je l'avais pris sur beaucoup de choses, mais
+moins gaiement et non sans un vif regret, car j'avais toujours attaché
+un grand prix à ma faveur ministérielle.
+
+Tout n'était pas vanité dans mes regrets, et il y entrait une haute
+estime pour le mérite de M. de Talleyrand, et une appréciation de ses
+brillantes qualités. Je ne me permis jamais de le juger comme homme
+d'état, je n'ai jamais cherché à surprendre dans son intimité les
+secrets de sa fine politique, que probablement son abandon même eût su
+cacher; mais j'ai éprouvé dans ses conversations seulement spirituelles,
+dans ses entrevues toutes désintéressées, un tel plaisir, que je ne
+pouvais me défendre, en rentrant, d'en écrire les traits principaux et
+les plus piquantes circonstances. Aujourd'hui, après vingt ans de
+courses et de vagabondes distractions, j'aperçois encore dans mes
+papiers dispersés les fragmens de cet album de la jeunesse et de la
+prospérité, où M. de Talleyrand tenait à lui seul plus de place que tous
+ceux que, sous d'autres rapports, je lui préférais. Voici quelques notes
+qui datent de loin, et qui, je l'espère, sont encore véritables
+aujourd'hui.
+
+Il est impossible de retrouver dans M. de Talleyrand d'autres vestiges
+de son premier état, d'autres signes de l'épiscopat, que la forme de sa
+coiffure. Il n'a conservé de l'église et de l'ancien régime que la
+poudre et les bonnes manières. Même quand on sait qu'il a été prélat, on
+reste dans une incrédulité parfaite sur ses vertus religieuses. Il est
+vrai que ce ne sont point celles-là qu'en lui j'eusse pu apprécier. Ses
+avantages extérieurs ne paraissent au premier abord guère plus saillans;
+mais ce qu'il en possède il le fait valoir avec ce soin industrieux,
+quoique non affecté, où excellent toutes les personnes qui, sachant ce
+qu'elles ont de mal, donnent à ce qu'elles ont de bien ce relief
+agréable dont leurs imperfections se couvrent avec bonheur. La
+physionomie, comme on sait, embellit la laideur elle-même; qu'on juge de
+son effet sur des traits gracieux et fins. Un certain voile étendu sur
+des yeux dont la pénétration était presque un proverbe, lui imprimait un
+charme, tout particulier. Quand il était debout, on faisait la part de
+ses qualités avec restriction; mais assis et à regarder causer, l'éloge
+ne devait avoir aucune réserve. M. de Talleyrand est un homme qu'il
+fallait juger sur un canapé.
+
+Je crois qu'un des grands secrets de la supériorité de M. de Talleyrand,
+qui lui a fait exercer tant d'empire sur ceux qui l'ont approché, c'est,
+d'une part, l'apparente légèreté, le laisser-aller insouciant qu'il
+montre dans les grandes affaires, et l'attention et presque l'importance
+qu'il met à écouter et à dire dans les relations presque frivoles de
+l'intimité. On peut avoir autant d'esprit dans ses propos, mais il est
+impossible d'en laisser percer davantage dans ses réticences. Il y a
+toujours je ne sais quel sous-entendu piquant dans ce qui s'échappe de
+sa conversation. Une épigramme a presque l'air d'être en même temps une
+confidence, et cet abandon, dont on sent qu'il reste le maître, captive
+au point qu'on croit devoir lui en savoir gré comme d'une préférence, et
+lui en garder le secret comme d'un mystère.
+
+Toutes les fois que je voyais ce ministre puissant, et pourtant si
+aimable, cet abbé de la vieille cour, dictateur secret de la diplomatie
+d'une république, je torturais ma petite érudition pour tâcher de le
+comparer à quelqu'un des grands noms de l'histoire. J'avais beau
+chercher, toutes les ressemblances me semblaient incomplètes, tous les
+parallèles impossibles. Il me semblait que c'était un mélange de cette
+fermeté du cardinal de Richelieu, sachant prendre un parti; de la
+finesse du cardinal Mazarin, sachant l'éluder; de l'inquiétude et de le
+facilité factieuse du cardinal de Retz, avec un peu de galanterie
+magnifique de ce cardinal de Rohan, dont la nullité politique s'était
+élevée par les aventures jusqu'à une certaine importance.
+
+M. de Talleyrand, qui, dès cette époque, inspirait aux partis plus
+d'admiration que de confiance, m'a toujours paru tirer un merveilleux
+avantage de l'hésitation dont il était l'objet dans les rapports
+diplomatiques. Parlant peu, avec une sorte d'indolence et de
+désintéressement auxquels on supposait toujours quelque intention
+cachée, toutes les défiances possibles se déroutaient à deviner ce sens
+mystérieux, cette arrière-pensée, qui n'existaient pas; et, n'en pouvant
+trouver le mot, revenaient à la franchise par l'embarras, et à l'abandon
+par le désespoir.
+
+M. de Talleyrand, dans la causerie, ne perd pas son caractère, mais il
+l'assouplit avec beaucoup de grâce. Moi, qui ne me mêlais point
+d'affaires politiques, qui n'étais pas capable de mesurer sa haute
+capacité, il me semblait que ce devait être un homme bien supérieur,
+celui qui pouvait oublier tout cela pour être aimable autant qu'il
+l'était.
+
+Il est bien possible encore que l'opinion qu'il semblait avoir de mon
+esprit ajoutât à toutes les illusions du sien. Le fait est que je
+n'allais jamais au ministère sans y passer plus de deux heures. Mes
+cheveux surtout excitaient les gracieuses attentions de M. de
+Talleyrand, et ils furent un jour de sa part l'objet d'un travail fort
+bizarre. Ses doigts en avaient tant admiré les blondes tresses, qu'ils
+les avaient mis dans un désordre dont on ne devinerait jamais la
+réparation. La main qui signait pour la France les traités de paix,
+voulut elle-même mettre fin à la mutine indignation que ce désordre
+m'avait causée, et me traiter comme une puissance dont il fallait
+racheter la guerre. Voilà donc le ministre prenant une à une les boucles
+flottantes, les roulant dans un papier fini et délicat, les multipliant,
+les arrangeant toutes sous mon chapeau, exigeant que l'édifice restât
+ainsi jusqu'à mon retour chez moi, où j'arriverais, disait-il, avec une
+chevelure un peu moins belle que quand il l'avait bouleversée.
+
+Je poussai la patience aussi loin qu'il poussa la galanterie, et,
+m'apercevant qu'il s'était servi de billets de mille francs en guise de
+papillotes, je prenais et reprenais les mêches de cheveux, en disant:
+«Monseigneur, en voilà encore une.»
+
+Avec la franchise qu'on me connaît, et qui peut seule servir d'excuse à
+mes égaremens, j'ai acquis le droit d'être crue, et j'en profite pour
+protester contre tout soupçon d'intérêt dans cette circonstance. Il
+était trop tard pour me fâcher du stratagème que M. de Talleyrand avait
+employé; un refus eût été ici une ingratitude, un signe de mauvaise
+humeur contre lequel mon amour-propre flatté se révoltait: et comme
+d'ailleurs cet hommage n'était point le prix d'une faiblesse, je me
+figurai au contraire qu'il y avait quelque honneur à conserver ce que je
+n'avais point eu la honte de conquérir.
+
+Cette anecdote prouvera toute la grâce que M. de Talleyrand savait
+donner aux petites choses. L'espèce d'intimité agréable, quoique
+innocente qui régnait entre nous, ne finit point là. Au moment où
+j'étais dans son cabinet ainsi coiffée, en écoutant les mille choses
+spirituelles que l'Excellence débitait avec une nonchalance délicieuse
+et comme sans y penser, l'huissier se présente, et annonce le
+citoyen..., envoyé de la République Cisalpine.
+
+«Allez vite dans ce cabinet!» me crie M. de Talleyrand.
+
+J'en tenais déjà la porte entr'ouverte: «Et cette brioche qui est sur la
+cheminée!» répondis-je; puis je sautai pour l'emporter.
+
+«Laissez-la, reprit M. de Talleyrand avec un fin sourire; il n'en
+mangera pas pour cela. Je ne veux pas vous rendre l'écouter trop
+agréable.»
+
+J'obéis; mais, en écoutant de toutes mes oreilles, je n'entendis rien de
+bien grave ni de bien mystérieux; je n'en remarquai pas moins la
+supériorité de M. de Talleyrand sur l'autre diplomate: l'un avait le ton
+aisé, ces manières faciles qui sont déjà de l'esprit; l'autre, au
+contraire, faisait le sérieux et l'empesé, et tous ses efforts pour
+cacher sa nullité la montraient. Le ministre français parlait de la
+République Cisalpine, de ses intérêts, de ses rapports, de son
+administration; et, l'on eût dit que l'envoyé apprenait toutes ces
+choses pour la première fois. C'était un honnête homme, je crois, mais
+qui n'avait pas l'air plus fait pour être diplomate, que moi pour être
+reine.
+
+M. de Talleyrand vint à moi après la visite, et me dit: «Eh bien,
+avez-vous écouté?
+
+«--Non; mais je vous regardais mystifier cet honnête citoyen.
+
+«--Citoyen! quel mot on a inventé là.
+
+«--Comment?
+
+«--Mais sans doute. Il était naturel au forum et au capitole, mais à
+Paris il est ridicule. Vous êtes bien jeune, ma chère amie, mais vous
+verrez encore bien des extravagances.
+
+«--Pour des extravagances passe encore, on peut en rire, mais des
+crimes, mais du sang! ah! qu'au moins on nous en épargné désormais le
+hideux spectacle!
+
+«--Il est plus facile d'espérer que tout est fini que de le garantir.
+Nos politiques de massacre ont laissé des amis.
+
+«--L'homme qui vous quitte est-il de ces politiques-là?
+
+«--Non, c'est une _bête_.» Et cette épithète banale que tout le monde
+peut avoir à la bouche, me parut par l'accent, et par le regard de M. de
+Talleyrand, acquérir comme une acception nouvelle et profonde, et la
+recevoir de lui devait être un brevet d'éternel ridicule pour les
+victimes.
+
+Tout simple qu'il fût, monsieur l'envoyé cisalpin avait eu la finesse de
+m'apercevoir à travers la porte entr'ouverte du cabinet du ministre: et
+il n'en fallut pas davantage pour faire galoper sa lourde imagination,
+pour éveiller les soupçons d'un crédit établi sur des motifs qui
+n'existaient pas, et l'idée qu'il croyait sans doute bien ingénieuse
+d'en tirer parti. Fidèle à tous les vieux moyens de la vieille
+diplomatie, le bon envoyé, qui croyait aux maîtresses, sut découvrir mon
+domicile et vint se présenter chez moi. Je fus on ne peut plus surprise
+de la démarche, et je mis une extrême franchise à détromper l'étranger
+sur sa supposition et sur l'influence qu'il s'en était promise. Au fond,
+la chose eût été vraie, que l'envoyé n'en eût pas été plus heureux, car
+je doute que M. de Talleyrand eût jamais pris ses maîtresses pour
+confidentes, et partagé un secret ou un intérêt politique avec qui que
+ce fût. À l'égard des femmes, j'ai toujours pensé qu'il y avait chez lui
+un peu de Bonaparte; qu'elles pouvaient lui plaire sans l'occuper; qu'il
+savait tout obtenir sans d'autres sacrifices que ceux d'une amabilité
+momentanée, et que l'empire n'allait pas au delà d'une préférence, dont
+avec un peu de tact une femme, même flattée, devait sentir la fragilité
+et les limites.
+
+Tout cela était trop fin pour l'ambassadeur en question, et comme les
+sots ont justement la prétention de beaucoup deviner, le pauvre homme
+s'évertuait à être incrédule à mes assurances répétées. Prenant mes
+dénégations pour un calcul qui attend un plus haut prix, il ne pouvait
+se mettre dans la tête les choses simples; il ne pouvait s'imaginer
+qu'une femme qui avait de la beauté, de l'esprit, de la jeunesse, et ses
+entrées chez un ministre, ne fût pas à même d'en profiter pour elle et
+pour les autres, ne fût pas initiée aux intrigues politiques et ne
+spéculât point sur sa position, à la rigueur, au moins de compte à demi
+avec l'Excellence à qui cela pourrait être agréable.
+
+Comme on le voit, mon diplomate n'était ni aussi bête que l'avait
+qualifié M. de Talleyrand, ni aussi délicat que par compensation je
+l'avais cru. Il renouvela ses visites et ses instances, qui d'abord
+m'avaient fait rire avec une obstination dont son rang seul pouvait me
+faire supporter l'ennui. Regnaud de Saint-Jean-d'Angly le vit souvent
+chez moi, et trouvait qu'en le dégrossissant, qu'en le laissant parler,
+on en pouvait tirer quelques idées capables de le sauver de la trop
+sévère épithète que M. de Talleyrand lui avait donnée. Malgré ce
+jugement un peu plus favorable, l'envoyé ne me paraissait pas mériter la
+peine et le travail qu'il eût fallu soutenir pour apprécier son
+amabilité, et toute ma patience se borna à le supporter sans trop
+d'humeur jusqu'au jour où, s'apercevant que ses visites lui étaient
+inutiles, il daigna les rendre moins fréquentes et enfin les cesser.
+
+J'amusai beaucoup M. de Talleyrand par le portrait que je lui traçai de
+ce particulier plus politique que galant. En général, il paraissait
+goûter mes saillies, et j'avoue que je ne me rendais jamais à l'hôtel
+des relations extérieures sans le désir le plus vif de donner bonne
+opinion de mon esprit. On voyait, à la facilité de M. de Talleyrand, que
+la causerie lui était comme une affaire de santé, comme une distraction
+nécessaire du souci des hauts emplois et des fatigues du cabinet. Il
+laissait volontiers échapper des jugemens sur les hommes, mais avec une
+malice qui n'avait rien d'amer, et, je l'ai remarqué, avec un sentiment
+naturel de justice pour les talens. Nous parlions souvent de Regnaud de
+Saint-Jean-d'Angely, et il rit beaucoup un jour de tous les éloges que
+j'en avais faits, et qui se terminaient cependant par ce trait: «Il n'a,
+avec toute son éloquence, que l'air d'un beau cocher de l'ancien
+régime;» saillie que je crus d'autant plus pouvoir me permettre, que je
+l'avais risquée auprès de Regnaud lui-même, lequel ne s'en était jamais
+fâché, malgré ses prétentions aux bonnes manières et aux bonnes
+fortunes, et y avait répondu par cette boutade qui était encore de la
+fatuité: «_Oui, je pourrais bien ressembler à un beau cocher de l'ancien
+régime, mais à l'un de ceux du premier rang, que souvent de nobles dames
+ne dédaignaient pas de faire monter de l'écurie au boudoir._»
+
+Je ne trouve plus rien sur l'album où je transcrivais, il y a bien des
+années, les principales circonstances de mes relations avec M. de
+Talleyrand. Elles cessèrent après mon deuxième départ de Paris, malgré
+plus d'une démarche. En ne répondant point à mes lettres, M. de
+Talleyrand n'en conserva pas moins la _cléopâtre_, dont je lui avais
+fait hommage. Je n'ai, jamais conçu la ténacité de ce souvenir, après
+tant d'indifférence.
+
+Plus tard, quand, au milieu de mes malheurs le nom de ce ministre
+puissant se présenta à moi comme un appui qui pouvait les soulager, je
+n'avais à faire valoir que l'intérêt de la grande infortune dont j'eusse
+voulu lui inspirer le respect. Sa position politique était trop délicate
+pour l'immense générosité que j'eusse sollicitée de lui. J'essayai
+pourtant de le voir, mais il n'aperçut sans doute que ce que ses devoirs
+avaient de rigoureux, et je n'en obtins que cette impassibilité de
+silence dont on ne peut faire un reproche à la grandeur; car ne point
+répondre n'est pas refuser tout à fait, et c'est déjà beaucoup qu'un
+homme d'État, dans les temps de réaction et avec les personnes
+suspectes, se contente de les oublier. Ce n'est donc point moi qui me
+joindrai à ceux qui accusent M. de Talleyrand de manquer des qualités du
+coeur. Je lui en ai connu de trop nobles, pour que le sentiment de la
+justice ne m'arrache pas un aveu contraire; et l'amour-propre blessé,
+qui s'exprime ainsi, mérite bien quelque confiance.
+
+Cette digression était nécessaire, puisque M. de Talleyrand, qui a
+figuré dans mes Mémoires, ne doit plus y reparaître, et que mes
+relations, avec lui cessèrent depuis l'époque dont je vais poursuivre et
+continuer le récit.
+
+
+
+
+CHAPITRE LXXIV.
+
+Campagne de Boulogne.--Le Tyrol.--Munificence de Napoléon.
+
+
+Il me faut un moment revenir sur mes pas pour retracer une scène dont un
+hasard me rendit témoin, lorsque Ney fut prendre au camp de Boulogne le
+commandement du 6e corps d'armée. Mais aussi je fis ce voyage pour le
+seul bonheur de l'apercevoir. J'avais besoin de le consulter sur une
+lettre qu'il m'avait adressée, et qui, au lieu de m'être remise par la
+personne qui d'ordinaire me les faisait tenir, m'était parvenue par la
+poste, et qui me paraissait avoir été ouverte. Elle ne contenait pas de
+secrets, mais le style de Ney avait une énergie que tout le monde ne
+pouvait lire. Il me parlait dans cette lettre avec une franchise fort
+plaisante des intrigues des cantons suisses, qu'il avait désarmés avant
+de négocier. Le désir que j'avais de voir Ney entrait beaucoup plus dans
+ma détermination que la frivole prudence dont je prenais le prétexte. Il
+rit beaucoup de mes terreurs, mais il eut de plus tendres remercîmens
+sur ce courage d'avoir fait cent lieues pour l'en instruire. J'avais eu
+dans le temps, à Toulon, une lettre pour l'amiral Bruix, qui commandait
+la flotte de l'océan, mais Ney ne me permit pas de la présenter,
+désirant que je fusse le moins du monde en évidence, par une délicatesse
+qui me faisait d'une telle obéissance une gloire et un plaisir.
+J'éprouvais un heureux orgueil à me donner des qualités qui pussent
+mériter ses éloges. «Il y a certes, me disait-il, moins de _fagoteurs_
+dans les camps que dans les salons des Tuileries; mais il y en a, et les
+mauvais propos nuisent au bonheur.»
+
+Le temps que je passai à Boulogne fut employé en promenades, en courses
+à cheval, partout où je pouvais l'apercevoir. Nous avions un langage
+mystérieux auquel Ney se prêtait, lui avec une complaisance et moi avec
+un bonheur inexprimables. Qu'il était noble, au milieu de tant de nobles
+guerriers! Quand un geste me disait: _je vous vois_, cette intelligence
+muette, innocente et pure, suffisait à mon coeur. Un jour, en revenant
+d'une de ces tournées de félicité mystérieuse, je vis ce que je vais
+décrire.
+
+Les soldats faisaient de fréquentes patrouilles le long des côtes pour
+empêcher la contrebande; j'étais assise dans une cavité du ravin qui me
+servait d'abri: ma rêverie fut tout à coup interrompue par deux voix
+d'hommes qui venaient d'au-dessus de ma tête. L'un disait à l'autre en
+mauvais anglais. «Attendez, vous allez les voir dans dix minutes; ils
+tourneront à la pointe, vous prendrez par le bas, j'irai parler au
+commandant, je lui dirai: le vent vient de là, aussitôt vous le verrez
+commander _un à droite_, alors c'est à vous à en profiter; je vous ai
+promis une heure libre, et vous la garantis. Savez-vous qu'il ne s'agit
+pas d'une bagatelle, 300 à 400,000 f. à gagner pour la maison
+Ver...--Mais voyez-vous, dit un autre, vous lésinez, et quand il s'agit
+de la vie, il faut payer.» Je n'entendis plus rien, mais je vis
+effectivement une patrouille débusquer à ma droite, rétrograder, prendre
+une direction opposée, enfin le marché se consomma avec toutes les
+clauses que j'avais entendues.
+
+Je revis Ney le lendemain. Je ne lui dis rien alors de la petite scène
+fort peu militaire dont j'avais été témoin. Mais plusieurs mois après je
+lui en fis la confidence, en lui avouant que je l'avais ajournée de peur
+de faire punir l'officier commandant la patrouille, pour sa coupable
+connivence dans cette affaire. Ney me répondit qu'il me savait gré de
+lui avoir épargné la douleur de chercher les coupables, et de punir un
+officier français pour une fraude. Il ne me donna plus que vingt-quatre
+heures à passer près de lui, me faisant promettre de rester tranquille à
+Paris, sans courses et sans voyages inutiles.
+
+Je partis le lendemain même, et, arrivée à Paris, j'appris que Ney était
+sur les bords du Rhin. En vingt-cinq jours il y était parvenu avec son
+corps d'armée des bords de l'océan. Je me trouvai logée chez des
+personnes toutes dévouées à l'empire, enivrées de la gloire militaire
+autant que moi peut-être. On ne parlait que triomphes, conquêtes,
+envahissemens, gloire de nos armes. Ma pauvre tête, remplie déjà
+d'images et de pensées guerrières, ne pouvait se calmer et se rafraîchir
+en pareille compagnie. L'exaltation me rendit bientôt insupportable le
+paisible séjour de Paris, et malheureusement une imprudence conçue, une
+folie rêvée, sont pour moi une folie faite. Mon plan fut aussitôt
+exécuté que formé. Beaucoup de personnes de ma connaissance se rendaient
+déjà à Milan pour les fêtes du 26 mai. Je n'avais pas cessé d'être en
+correspondance avec le comte Strozzi, grand seigneur italien, fort
+instruit, dont j'aurai à parler plus tard. Un de ses parens faisait
+partie de la députation qui avait été envoyée pour offrir la couronne
+d'Italie au vainqueur de Marengo et de Lodi. Je fus le voir; il me
+facilita mon voyage et me donna une lettre qui dans la suite me valut la
+faveur de la princesse Élisa, grande duchesse de Toscane. Avant mon
+départ, je crus devoir encore écrire à Regnaud de Saint-Jean d'Angely.
+Il craignit de me voir, tout absorbé qu'il était alors dans ses
+admirations impériales. Son ancienne amitié céda aux scrupules de sa
+conscience politique, qui ne me trouvait pas assez orthodoxe en fait de
+dévouement, depuis surtout le procès de Moreau. Mais, quelque temps
+après, lorsqu'il fut question de m'assurer une honorable existence, son
+intérêt se réveilla, et c'est au compte avantageux qu'il rendit de mon
+esprit et de mes qualités, que je dus une place à la cour de Toscane.
+
+Dans ce temps, j'eus occasion de voir le grand maréchal du palais,
+Duroc, que déjà j'avais connu. J'en reçus l'accueil le plus aimable,
+qu'il entremêla de quelques plaisanteries sur ma passion pour la gloire,
+sur mon amitié fraternelle pour Ney. Il me demanda si je voulais de sa
+protection près de l'Empereur; qu'il me ferait adjoindre à l'état-major
+de Ney pour la prochaine campagne d'Autriche. Je lui répondis sur le
+même ton, et lui fis part de mon projet d'aller au couronnement à Milan,
+et de rejoindre Ney par le Tyrol. «Admirable plan de campagne!
+s'écria-t-il en riant; je veux absolument vous présenter à l'Empereur.
+
+«--Non, non, j'ai toujours un peu peur de votre nouvelle majesté, et je
+ne l'aime que dans ses bulletins de victoire.»
+
+Duroc ne manquait pas, quand il était un peu poussé, d'une certaine
+amabilité. Nous dîmes cent folies. Il me demanda si j'avais beaucoup de
+connaissances à Milan: «En avez-vous de marquantes dans le nouveau
+gouvernement?
+
+«--Lorsque j'y étais avec le général, et que j'y étais sous le titre de
+son épouse, les grands-juges et les excellences de toutes les classes se
+glorifiaient d'être de mes amis; mais aujourd'hui je suis seule;
+dépourvue de ce titre et réduite à mon seul mérite, qu'alors on trouvait
+supérieur; je ne sais trop ce qui me sera resté de _ces bons_ amis de
+cour, et si la réserve n'aura pas remplacé l'empressement.
+
+«--Ne craignez rien, me dit-il en me prenant la main amicalement, je
+vais vous recommander à quelqu'un, et je vous promets que vous n'aurez
+point déchu.»
+
+Les gens du pouvoir se trompent sur les puissans effets de la
+protection. Cela ne vaut jamais la recommandation très simple et
+publique d'un nom honorable. J'en fis à Milan la peu flatteuse
+expérience. On m'y reçut avec politesse, même avec une politesse
+empressée, mais défiante cependant. Je cessai d'en rechercher les
+preuves. J'avais pris un appartement magnifique, et je me demande encore
+aujourd'hui où je trouvais alors le secret de donner à l'argent une si
+rapide et si folle circulation. Il y avait dans la maison que j'habitais
+une actrice fort célèbre, La Pelandi, tragédienne d'un admirable talent;
+elle savait le français, mais le parlait avec répugnance. Aussi notre
+rencontre devint bientôt de l'intimité, lorsqu'en la voyant un jour
+occupée dans le jardin à répéter, je lui offris de lui donner les
+répliques.
+
+«Quoi! vous savez l'italien?»
+
+Je répondis, en la désignant, par ces vers de Pétrarque:
+
+Lieti fiori e ben note orbe
+Che madonna pensando premer sole,
+Piaggia che ascolti le sue dolci parole
+E del piede alcun vestigio serba.
+
+Elle fut ravie, et j'y gagnai le délicieux plaisir d'entendre parler le
+plus pur toscan par un organe enchanteur. C'était pour moi un nouvel
+enthousiasme que le séjour de l'Italie. Je ne rêvais plus que poésie,
+théâtre, beaux-arts. Tout, à cette époque, commençait à ajouter de
+l'illusion à ce pays de merveilles. Vivant avec les artistes,
+j'assistais à toutes leurs fêtes; et ils m'engagèrent facilement à
+paraître dans le prologue d'une pièce de circonstance, où, sous le
+costume de la Renommée, je débitai une soixantaine de mauvais vers
+italiens, en déposant un laurier sur le buste de Napoléon. Le costume
+m'était extrêmement favorable, et je lui dus sans doute d'éclipser
+toutes les femmes fort jolies qui s'étaient disputé l'honneur de figurer
+dans ce prologue.
+
+Je devais me rendre à un grand souper. En entrant chez moi pour faire ma
+toilette, mon étonnement ne fut pas médiocre de trouver un mot de l'un
+des plus intimes confidens de l'Empereur, qui m'engageait à me rendre au
+palais impérial avec la personne qu'on m'envoyait. J'aurais ici, si
+j'écrivais un roman, un superbe texte d'indignation et de magnifiques
+phrases de refus, un beau faste de vertu blessée; mais j'écris des
+événemens, les événemens d'une existence bizarre, aventureuse. Que la
+sincérité, qui me fait fuir le mensonge et l'hypocrisie, me soit du
+moins comme une vertu, à défaut de celles qui m'ont trop manqué. Je
+n'eus aucune irrésolution: l'amour-propre en permettait-il? Quoique
+toujours étrangère à l'ambition, j'avoue que le soin de ma toilette ne
+fut point sans calcul; elle était en vérité bien ambitieuse. Arrivée au
+palais, je trouvai l'ami du prince, qui m'en fit compliment, qui
+m'assura de la haute estime du maître. «Je n'ai pas besoin, me dit-il,
+de vous dicter le langage à tenir; mais une recommandation bien grave,
+c'est de ne point vous intimider si l'on vous parle de Moreau.
+
+«--M'intimider! ne le craignez pas; mais si l'on me parle de Moreau ou
+de Ney, adieu à la majesté.
+
+«--C'est une originalité ridicule; contentez-vous d'être aimable, vous
+me remercîrez du conseil.»
+
+Au moment même une porte que je n'avais pas aperçue s'entr'ouvrit; l'ami
+du prince se retira, et je me trouvai dans un cabinet de dix pieds
+carrés avec celui pour lequel un empire était trop petit. Il n'y eut
+d'abord ni salut, ni complimens; puis venant à moi, il me dit:
+«Savez-vous que vous avez l'air ici d'être plus jeune de six ans qu'au
+théâtre.
+
+«--J'en suis heureuse.
+
+«--Vous étiez très liée avec Moreau?
+
+«--Très liée.
+
+«Il a fait pour vous bien des folies!
+
+Je ne répondis rien. L'Empereur se rapprocha de moi et nous causâmes
+avec plus d'abandon encore; il se faisait aimable, et je le trouvai
+assez pour oublier Moreau, l'empereur, le roi; toutefois plus de
+brusquerie que de tendresse. Il ne fallait qu'un peu de tact pour
+s'apercevoir que les femmes ne pouvaient guère exercer d'empire sur
+Napoléon; qu'il était capable de faiblesse, mais nullement de ces
+attachemens aveugles qui peuvent devenir si funestes aux peuples chez
+les souverains. Il n'y eut jamais à craindre avec lui que les trésors
+publics fussent sacrifiés à apaiser les vapeurs et à désarmer la
+migraine d'une favorite.
+
+Il n'ignorait rien de ma singulière existence, et me demanda si j'étais
+attachée au théâtre de Milan, si je comptais y rester. Je lui répondis
+que mon projet était, aussitôt après les fêtes, de voyager dans le
+Tyrol. Il me jeta un regard dont rien ne pourrait exprimer la
+pénétration, en ajoutant «Vous êtes donc Allemande.
+
+«--Non, sire, je suis née Italienne, et j'ai le coeur français.»
+
+Il me regarda de nouveau, resta quelques minutes indécis, puis me dit
+seulement avec la nonchalance royale ou ministérielle: «Je m'occuperai
+de vous.«Après cette vraie réponse de pétition, il disparut. Je fus
+reconduite par mon introducteur qui m'accabla de questions, auxquelles
+je répondis de manière à satisfaire sa curiosité ou son obligeance, et
+nous nous quittâmes fort bons amis.
+
+En rentrant chez moi j'éprouvais une agitation extrême. J'étais fière et
+humiliée; le passé venait en quelque sorte accuser le présent. Je me
+rappelais que neuf années avant j'avais occupé ce palais, aujourd'hui
+impérial, dans un éclat pareil à celui de ses hôtes couronnés; et j'en
+revenais avec une invincible admiration pour le persécuteur de celui qui
+m'en avait fait partager les honneurs, ce persécuteur qui venait de
+placer son souvenir à la place du premier souvenir de l'exilé.
+
+Tourmentée par toutes ces idées, je pris de sages résolutions; mais la
+fatalité était là pour les chasser. Deux jours se passèrent et je
+n'entendis plus parler de rien. Les blessures de la vanité commençaient
+à se joindre aux tourmens de l'ennui, quand je reçus la visite du grand
+maréchal du palais. Il m'étonna beaucoup plus par la magnificence du don
+qu'il me fit, que par l'annonce d'une seconde audience de l'Empereur. Je
+voulus refuser le présent auquel je n'avais point de droits; Duroc me
+donna de si bonnes raisons sur la nécessité d'accepter, que je m'y
+résignai par dévouement, en lui demandant s'il fallait que j'en
+remerciasse l'Empereur. «Certes, me dit-il; sans cela il vous en
+demanderait des nouvelles avec humeur, avec inquiétude même; et dans
+tous les cas il prendrait votre refus pour une ruse ou pour une offense.
+L'Empereur n'est pas un homme comme les autres; il mérite bien de n'être
+pas traité de même.»
+
+Je me rendis encore le soir au palais, comme j'en avais reçu l'ordre.
+Même introduction, mais attente beaucoup plus longue. Le grand maréchal
+me conduisit dans une pièce assez spacieuse, qui ressemblait bien plus à
+un bureau de ministre qu'à un boudoir de souverain. L'Empereur était
+occupé à signer un énorme paquet de dépêches; il ne fit que jeter un
+regard à notre entrée. Le maréchal me fit signe de m'asseoir et il se
+retira. Un grand quart d'heure se passa sans que l'Empereur parût se
+souvenir que j'étais là. Tout à coup se tournant sans quitter la plume,
+il me dit: «Vous vous ennuyez?
+
+«--C'est impossible, sire.
+
+«--Comment, impossible?
+
+«--Ne suis-je pas témoin des travaux d'un grand homme? N'y a-t-il pas là
+quelque intérêt pour l'amour-propre?» Là-dessus je me levai; il en fit
+autant, et il s'approcha avec beaucoup plus de grâce que lors de la
+première entrevue. Tout à coup il regarda du côté de son bureau,
+traversa la chambre, sonna, et d'une porte opposée à celle par laquelle
+j'étais entrée, je vis un mameluck ayant derrière lui plusieurs hommes
+qui restèrent en dehors. Je fus si étourdie de cette apparition, que je
+n'entendis rien; les yeux du mameluck se fixèrent sur moi d'une manière
+effrayante; il remit un paquet à l'Empereur, qui se rapprocha silencieux
+de son bureau. Dans mon inquiétude je me levai, marchant librement et à
+grands pas. Je fis comme si je n'apercevais pas l'Empereur venant
+doucement derrière moi. Bientôt je le regardai; ses yeux exprimaient
+bien plus l'énergie italienne que la dignité impériale. Je songeai peu à
+l'étiquette, et il n'en fut que plus aimable; et notre intime causerie
+se prolongea, à son insu comme au mien, jusqu'à deux heures du matin.
+«Vous ne dormez donc pas, lui dis-je?--Le moins possible; ce qu'on
+_prend au sommeil est autant d'ajouté à la véritable existence_, me
+répondit-il.»
+
+Lorsqu'on parle d'un homme si extraordinaire, les plus minutieux
+souvenirs ont encore je ne sais quel puissant intérêt; qu'on me pardonne
+donc encore quelques détails. On a fait grand bruit de sa brusquerie
+presque brutale: c'est une critique de la haine. Certes, Napoléon
+n'était pas un grand homme dameret; mais sa galanterie, par cela même
+qu'elle n'était pas d'une nuance commune, en devenait plus flatteuse;
+elle plaisait parce qu'elle était sienne. Il ne disait point à une femme
+qu'elle était belle, mais il _détaillait_ avec le tact d'un artiste ses
+avantages.
+
+«Croyez-vous, m'avoua-t-il fort plaisamment, qu'en vous voyant au
+théâtre, j'ai soupçonné un peu de contrebande dans votre beauté?»
+
+On à débité encore que sa peau avait la teinte et le désagrément de
+celle des hommes de couleur: ceux qui l'ont vu de près se joindront à
+mon témoignage pour le nier.
+
+Napoléon me parut mieux empereur que consul; sa physionomie avait gagné
+de la noblesse et n'avait point perdu de sa simplicité; son regard était
+d'une incroyable pénétration; les belles lignes de son profil surtout
+rappelaient ce caractère _césarien_, signe de la grandeur, sorte de
+prédestination de l'empire. Ses mains, auxquelles on a fait une
+célébrité, ne démentaient point en effet leur haute réputation; j'en
+remarquai l'étonnante blancheur, et il m'en remercia presque avec le
+sourire d'une jolie femme. Tant il y a toujours dans les plus grands
+caractères une place en réserve pour quelque puérile vanité!
+
+Je puis avouer ici un changement dans mes opinions, que tant d'autres
+éprouvèrent comme moi à cette époque. À dater de cette entrevue,
+Napoléon ne s'offrit plus à ma pensée que comme le plus grand homme de
+son temps. Les doubles rayons du génie des armes et des affaires
+brillaient sur son front; guerrier victorieux, souverain législateur,
+ses luttes militaires étaient encore des veilles politiques. Dès lors
+mon enthousiasme ne connut plus de bornes; et ce fut à ce point, qu'en
+revoyant Ney, il s'en aperçut et m'en fit la remarque. J'oubliais de
+dire que dans mon entrevue avec l'Empereur, quand je lui exprimai ma
+reconnaissance de son magnifique présent[2], il me répondit: «Je me
+souviendrai de vous, et nous _ferons plus_...»
+
+Il tint parole; car lorsque, trois ans après, Regnaud de
+Saint-Jean-d'Angely présenta à sa signature mon engagement pour la cour
+de Toscane, près de la princesse Élisa, l'Empereur dit; «Oh! c'est notre
+_fama volat_; certes, j'approuve;» approbation qui me valut le retour de
+Regnaud, sa confiance, dès lors entière, la protection et les bienfaits
+de la soeur de Napoléon.
+
+
+
+
+CHAPITRE LXXV.
+
+Départ de Milan.--Voyage dans le Tyrol.--Épisodes de ce voyage.
+
+
+Je quittai Milan vers la fin de juin 1805; je m'arrêtai quelques jours à
+Vérone, et passai de là dans le Tyrol, la vie tranquille et sédentaire
+m'étant impossible. Je sentais le besoin de me rapprocher du théâtre de
+notre gloire, pour laquelle se préparait une nouvelle campagne, qui
+devait avoir aussi ses lauriers pour l'objet de mes voyages. Mon désir
+de revoir Ney n'était pas cette fois sans l'hésitation de quelques
+remords. J'avais beau me répéter que n'étant liée avec lui que d'une
+amitié fraternelle, je n'avais rien à me reprocher; je n'en passai pas
+moins quelques mois avant d'aller le rejoindre!
+
+Je pris à Vérone un domestique italien; j'achetai deux magnifiques
+chevaux, je m'habillai en homme; et réduisant mon attirail à un simple
+porte-manteau, j'entrepris la visite du Tyrol comme on ferait une
+promenade à Vincennes. À Vérone, un pont sépare seul l'Autriche des
+États cisalpins. La bourse bien garnie, c'est de là que je recommençai
+mes caravanes guerrières. Dès la première dînée, l'inexactitude des
+comptes me fit mal augurer de mon élégant domestique: je le congédiai,
+sentant le besoin, dans une contrée si sauvage, de ne pas ajouter encore
+à mes dangers. Je le remplaçai par deux bons guides, qui parlaient
+l'italien et l'allemand. J'aurais voulu passer ma vie à courir de la
+sorte. Chemin faisant, je me faisais raconter les exploits de ces
+admirables chasseurs de chamois, dont quelques uns ne dépareraient point
+l'histoire des héros. Les Français étaient venus jusqu'à Melwald, et mes
+guides n'eurent garde de me laisser ignorer les prodiges de valeur de
+leurs compatriotes. Au récit naïf de cette bravoure ignorée, je faisais
+des voeux pour qu'un peuple si franc et si noble échappât aux désastres
+d'une invasion nouvelle. Oui, je l'avoue, au milieu de ce pays, j'avais
+quelque regret à nos triomphes, dont il eût été la victime. J'obtins des
+détails curieux sur une montagne digne de la réputation du Saint-Bernard
+ou du Mont-Blanc; et, comme aucune folie ne devait m'être interdite, je
+résolus d'y aller en pélerinage, et courus grand risque d'y terminer le
+pélerinage de ma vie.
+
+Je cheminais au milieu de mes rêveries et des rochers. À chaque pas
+quelques ruisseaux se mêlent aux inégalités du terrain et aux accidens
+d'une nature sauvage. Souvent les fentes des rochers sont couronnées de
+fruits et de légumes qui y croissent; mais le seul chasseur de chamois
+ose semer et recueillir dans des lieux où la mort est si voisine de la
+vie. Des ceps de vignes se courbent en arcades; des fleurs grimpent en
+festons autour d'arbres vieux et agrestes; enfin, c'est un spectacle
+vraiment romantique que celui du Tyrol. Je croyais retrouver les champs
+de Vallombrosa, les champs de mon enfance; et, bercée mollement par le
+charme des souvenirs et la magie des émotions, je laisse tomber la bride
+sur le cou de mon cheval, qui, effrayé, se jette de côté et me fait
+rouler sur le courant d'un précipice. J'étais perdue, si mon brave
+tyrolien, rapide comme la pensée, ne se fût élancé sur le fragment
+chancelant d'un rocher. Tout cela fut un éclair, et je n'eus même peur
+que par réflexion. Mon brave tyrolien en eut plus que moi; et sa joie de
+m'avoir sauvé la vie fut aussi vive que bruyante.
+
+Je ne voulus pas, dans le premier moment, diminuer la joie de ce brave
+homme par l'expression de la douleur que j'avais éprouvée; mais quand il
+s'agit de remonter à cheval, il me fut impossible de poser la main sur
+la selle: j'avais l'épaule démise, et déjà elle enflait
+considérablement. Mon pauvre guide cherchait à me rassurer en me disant
+qu'au prochain village nous trouverions un paysan célèbre par des cures
+miraculeuses, et qu'il irait le chercher. Rien n'était moins fait pour
+me tranquilliser, car je sais que pour ces sortes de cures la foi est
+indispensable, et j'en manque totalement en médecine. J'avais donc
+encore, outre mon mal, le mal de la peur.
+
+Mon guide me conduisit cependant à une maison fort propre, où bientôt je
+fus entourée de toute une famille empressée à me prodiguer tous les
+soins. L'homme aux miracles ne tarda point à paraître; son aspect
+m'inspira plus de confiance que l'histoire de ses guérisons; et dès
+qu'il m'eut adressé quelques explications sur son art ou plutôt sur son
+expérience, en fort bon Toscan, je lui livrai mon bras avec une espèce
+de sécurité fort résignée. J'étais habillée en homme, je voyageais
+seule, il fallait bien que j'eusse la vanité d'un courage un peu viril.
+Le brave homme voulut bien l'admirer; et, quand au bout de dix jours,
+entièrement guérie, ne souffrant plus, je lui offris vingt louis, il en
+prit deux. Il avait cependant une nombreuse famille et une fille veuve
+avec cinq enfans en bas âge. Je voulus me faire conduire auprès de cette
+femme intéressante, et je me trouvai heureuse de lui laisser des marques
+de ma reconnaissance pour son père si désintéressé.
+
+Les femmes du Tyrol sont fort belles; mais elles se coiffent de manière
+à s'enlaidir. Qu'on se figure de jolies têtes, couvertes d'un grand
+chapeau à trois cornes rabattu par derrière. La jeune veuve était
+heureusement dépourvue, quand je la vis, de cet ornement national.
+«Hélas! me disait-elle à chaque mot de consolation que je lui exprimais,
+je n'ai pas même le triste et dernier bonheur de pleurer sur la tombe de
+mon mari, d'y placer l'image révérée de sa patronne. Vous allez en
+Italie, fuyez les Français: partout ils portent la mort.» Je me gardai
+bien de lui répondre que ma vie, mon bonheur, étaient dans leur camp et
+tous mes voeux pour leur gloire. Je quittai ces bonnes gens comblée de
+bénédictions, heureuse de leur laisser un peu de cet or, qui ne vaut que
+par les bienfaits qu'il permet.
+
+Nous étions à un quart de lieue du couvent des moines de Wiltare,
+lorsqu'un chasseur aborda mon guide, et lui dit en allemand: «Nous
+allons encore nous battre: les Français vont marcher sur Inspruck. Mon
+frère arrive de Hall; j'aime mon pays, mais je suis si las des
+tracasseries sur la chasse, que pour rien je m'enrôlerais avec eux.
+
+«--Et moi, pour moins que cela, reprit mon guide en faisant un geste
+d'exécution, je vous planterais ce plomb dans le crâne... Un chasseur
+tyrolien trahir son pays!»
+
+Je ne parvins qu'avec peine à leur faire entendre raison à tous deux;
+j'en vins à bout néanmoins avec une franchise égale à la leur.
+
+Je m'installai dans une auberge, et de là je continuai à parcourir le
+pays. Dans une de mes courses, je fis la rencontre d'un Français que
+j'avais vu à Milan, où il était attaché à M...; il me dit qu'il
+voyageait pour son plaisir; la connaissance fut bientôt faite. J'étais
+charmée d'avoir un compagnon de route, et L..., quoique d'un extérieur
+assez peu prévenant, avait assez d'esprit pour rendre la société
+agréable. Nous quittâmes Botzen pour aller à Leit, où nous nous amusâmes
+beaucoup de l'air imposant et mystique de notre hôte, qui, en nous
+servant un quartier de chevreuil, nous racontait très gravement les plus
+étranges choses sur un roc du pays, d'où un ange avait fait descendre
+l'empereur Maximilien, pendant une chasse. En nous exaltant son vilain
+taudis, il nous parlait d'Inspruck comme d'un cloaque, et il n'avait pas
+tort. Mais quand je vis cette ville, pouvais-je ne pas la trouver belle,
+malgré sa laideur? elle retentissait des cris de victoire de nos braves,
+et leurs drapeaux y flottaient mêlés à des drapeaux enlevés à l'ennemi!
+
+La bonne ville d'Inspruck eut bientôt l'air d'une ville française, où se
+faisait le recrutement. Avec un peu de jargon allemand, je trouvai dans
+cette même ville à me loger très agréablement à côté du célèbre
+minéralogiste Schasser, dont je visitais le cabinet avec un peu
+d'érudition empruntée, qui me faisait fort bien accueillir. Me faufilant
+à travers des haies, j'aperçus Ney au milieu d'un brillant état-major.
+Son rapide sourire, sans gestes, sans parole, exprima tout ce qu'il
+sentait. Je reçus, en entrant, deux lignes où il me demandait si je ne
+me lasserais pas de ma vie errante, si j'étais de fer, pour préférer
+tant de fatigues aux plaisirs du repos. Je répondis par ces vers d'un
+vieux poème italien que je m'occupais à traduire:
+
+ Je préfère toujours, en suivant un héros,
+ La fatigue aux plaisirs et la gloire au repos.
+
+Je le vis un moment le soir; il me fit raconter ma chute et ma guérison
+miraculeuse; Y croyez-vous? me dit-il.
+
+«--Mais je crois aux miracles que je vois.
+
+«--S'il en est ainsi, votre homme est précieux; je m'en vais l'attacher
+à l'armée.
+
+«--Il vous fera volontiers grâce de cet honneur: les Tyroliens aiment
+trop leurs montagnes.
+
+«--Et nous aussi: c'est pour cela que nous en avons délogé les
+Autrichiens.»
+
+Quand je lui parlai du Français que j'avais rencontré dans les
+montagnes, il m'adressa les plus minutieuses questions.
+
+«N'auriez-vous pas remarqué qu'il se soit mis en rapport avec les gens
+du pays?
+
+«--Cela lui eût été difficile, car il ne sait pas un mot d'italien, et
+encore moins d'allemand.
+
+«--Lui avez-vous dit que vous me connaissiez?
+
+«Comment pouvais-je confier à un étranger ce que vous m'avez priée de
+taire même à l'amitié?
+
+«--Vous savez, ma pauvre amie, quoique vous ne recueilliez que
+d'incroyables fatigues de votre attachement pour moi, combien il
+m'importe qu'on l'ignore.
+
+«--Pour revenir à mon compagnon de voyage, je vais m'en débarrasser,
+puisqu'il vous paraît suspect.
+
+«--Je crois que c'est un espion.
+
+«--Bah! il serait venu ainsi se jeter dans la gueule du loup?
+
+«--Il ne vous parlait pas de l'armée, de l'Empereur?» Me voyant résolue
+à retourner en France avant la fin de la campagne, Ney m'engagea du
+moins à m'établir dans une ville; je le promis et n'en fis rien: il me
+retrouva partout en chevalière errante.
+
+Je fus pendant mon séjour dans ces contrées, et avec toute ma finesse
+moitié italienne, moitié française, mise en défaut par deux Allemands
+qui étaient pourtant bien de leur nation, et qui n'en avaient que plus
+beau jeu avec moi. L'esprit, qui donne des lumières, donne aussi une
+certaine confiance qui vous rend plus souvent dupes que les sots. J'en
+fis l'expérience avec mes Allemands, et c'est ce que l'on va voir dans
+le chapitre qui suit.
+
+
+
+
+CHAPITRE LXXVI.
+
+Nouvelles courses dans le Tyrol.--Scène d'espionnage.--Madame Pâris.--Le
+général Delzons.--Courtes entrevues avec Ney.--Souvenirs du général
+Championnet.
+
+
+Dans la maison où je logeais à Inspruck, il y avait une dame Murhauzen,
+avec laquelle je parcourais le pays. Son fils paraissait avoir grand
+peur des soldats français; mais cela était une frayeur de convention.
+Enfin le jeune Murhauzen était un espion du cabinet autrichien. Avec un
+peu de réflexion j'aurais dû le deviner; mais son air triste me trompa,
+parce que je trouvais naturelle cette antipathie pour l'étranger. Mais
+lorsque je découvris cela, il fallut toute la bonté de mon coeur pour ne
+pas tout déclarer à l'autorité, et faire arrêter sur-le-champ les
+coupables. Grâce à mon silence ils ne furent arrêtés que long-temps
+après. Mais voici l'histoire de ce curieux espionnage dressé dans les
+montagnes du Tyrol.
+
+Un pavillon de la maison où je logeais à Inspruck avec la famille
+Murhauzen était occupé par une femme que j'appellerai Pâris, parce
+qu'elle était cousine du garde du corps qui donna si intrépidement la
+mort à Lepelletier de Saint-Fargeau, pour son vote contre l'infortuné
+Louis XVI. On la disait fort affligée d'une perte récente. En allant la
+voir avec le désir de la consoler, j'avoue que je fus assez mal prévenue
+par l'appareil fastueux de son deuil, l'élégance de son désespoir et les
+grimaces de sa douleur. Madame Pâris ne savait pas qu'elle allait
+débiter son roman devant un témoin de certaines circonstances dont elle
+allait maladroitement s'étayer. Madame Pâris était jolie; en la voyant
+et en l'entendant, on la reconnaissait bien pour une femme de
+l'aristocratie; elle avait de fort bonnes manières et peu d'instruction.
+Si elle avait su pleurer, madame Pâris m'eût facilement trompée; mais je
+ne pus jamais croire à la douleur de ses yeux noirs, dont l'expression
+n'était pas l'attendrissement.
+
+Madame Pâris prétendait avoir suivi son mari à l'armée de Condé. À la
+prise de Kehl, un chef de bataillon de l'armée républicaine l'avait
+sauvée et conduite au général Joubert, qui la rendit à son père. Le
+général Moreau avait fait exprès pour elle un voyage à Paris. Pénétrée
+de tant de loyauté, elle avait trop loué devant son père ceux qu'il
+haïssait comme ennemis de son parti, et l'avait quitté (ce qui était
+pousser bien loin la reconnaissance). Après avoir perdu son mari
+idolâtré, elle avait quitté les rangs des royalistes pour ceux des
+républicains dans l'ardent désir de retrouver sa patrie, et de mourir
+obscure aux lieux qui l'avaient vue naître.
+
+Je la laissai dire sans l'interrompre, attendant qu'elle en vînt à ce
+qu'elle voulait de moi; elle y vint: il s'agissait de lui donner mon
+passe-port, où l'on arrangerait le signalement, ou bien de lui en
+procurer un pour se rendre, en France. Regardant alors la veuve et ses
+complices, je lui démontrai avec une désespérante exactitude tous les
+mensonges de sa narration. «Vous prétendez avoir été sauvée aux environs
+de Kehl par le général Joubert: il n'y était pas. C'était le général
+Férino qui se battait contre l'armée de Condé, lorsque le prince Charles
+fut repoussé vers Ettinger. Quant à Moreau, il était à l'armée de
+Sambre-et-Meuse; il ne fit aucune démarche à Paris en faveur d'une veuve
+d'émigré. Il en sauva plus d'un sur le champ de bataille, et je le sus;
+mais jamais il n'a été question du roman que vous venez de me débiter.»
+
+Après cet éclat, je vis la bassesse dans toute sa nudité. Il faut dire
+ici que par prudence Ney avait voulu que je passasse pour la soeur d'un
+des sous-officiers qui me remettait ses lettres. Cette circonstance
+laissait de l'espoir à des gens qui ne connaissaient pas le soldat
+français, et ce courage qui résiste à l'or comme aux boulets. Madame
+Pâris crut devoir tout risquer.
+
+«--J'ai, me dit-elle, une mission pour la France, qui sera payée au
+poids de l'or en cas de succès. Il faut un passe-port et quelques moyens
+de liaison avec des généraux français.» Murhauzen ajouta que mon
+dévouement me vaudrait une haute protection. Rien ne me fut pénible
+comme le visage heureux de ce jeune homme, si jeune jouant la trahison.
+
+«Eh bien! belle dame, me dit madame Pâris, en me tendant la main,
+êtes-vous _des nôtres_?»
+
+Je lui déclarai, en reculant, mon indignation contre de tels moyens de
+fortune, et ma résolution de les en faire repentir s'ils ne quittaient
+Inspruck dans les vingt-quatre heures.
+
+«Je saurai bien me faire protéger,» répondit madame Pâris.
+
+«--Et moi me faire croire en dépit de vos protections, parce que ceux à
+qui je parlerai de vos menées savent que j'en suis incapable.
+
+«--Vous faites bien l'importante, pour la parente d'un sous-officier qui
+suit l'armée!
+
+«--Eh bien! vous qui êtes si distinguée par les manières et si peu par
+les sentimens, partez cette nuit même, ou demain vous êtes arrêtée.»
+
+Murhauzen me saisit par la main, et, me voyant si intraitable, descendit
+aux supplications pour m'engager à tout le moins au silence.
+
+«Pas au delà de deux fois vingt-quatre heures,» fut ma réponse.
+
+Lorsque le lendemain je me préparais à changer de logement, la femme qui
+vint me servir mon thé m'annonça que la famille Murhauzen était partie
+depuis quatre heures du matin avec la dame française du pavillon.
+
+Je me décidai à prendre un nouveau logement; mais ne pouvant prévenir
+Ney de ce qui m'était arrivé que le soir, je fus aise de ce retard par
+la crainte que, si je l'eusse vu de suite, mon secret ne me pesât, et
+par l'espoir, que quand je parlerais, les coupables du moins auraient eu
+le temps nécessaire de pourvoir à leur sûreté.
+
+Quand je vis Ney, j'eus un moment d'inquiétude sur la manière dont il
+recevrait ma tardive confidence. Qu'elle fut heureuse, ma surprise,
+lorsque je l'entendis, au lieu de me blâmer, m'approuver avec éloges, en
+me recommandant le secret! «Ils sont loin, me dit-il; j'en suis bien
+aise. Je ne les crois pas dangereux; mais le fussent-ils, j'aime mieux
+qu'ils soient arrêtés ailleurs qu'ici, et je préfère surtout ne jamais
+vous devoir de pareils avertissemens.» Il me rappela ma rencontre avec
+H*** à Belsona, en ajoutant: «C'est de la même clique. Il y a autour de
+l'armée une fourmilière d'intrigans et d'espions, comme au temps des
+représentans du peuple. C'était alors pour nous dénoncer; maintenant
+c'est pour épier nos sentimens à l'égard de Napoléon. Eh! mon Dieu,
+est-ce que le soldat s'inquiète des hommes? il ne voit que son pays, et
+il y est fidèle et partout et sous tous les régimes.» Je m'enivrais au
+son de ces nobles paroles. Que Ney était beau quand il parlait de gloire
+et de patrie!
+
+Ney m'annonça qu'il me ferait partir le lendemain, me défendant de me
+lier avec qui que ce fût pendant les séjours que je ferais durant la
+campagne. Il me donna une lettre pour le général Godinot[3], son ami,
+homme aimable et bon, que je ne vis qu'à Ulm, après avoir perdu la
+lettre qui me recommandait à lui.
+
+Il ne m'arriva rien de bien extraordinaire dans cette campagne. Ce fut
+une vie de fatigues que le délire de la gloire et de la passion pouvait
+seul faire supporter, mais que je soutenais par un courage qui n'avait
+que la courte mais bien douce récompense d'une surprise et d'un regard.
+J'avais abattu mes cheveux; le soleil avait bruni mon teint; mon air
+enfin avait pris quelque chose de si viril, que Ney me disait souvent:
+«Si vous ne parliez pas, je défierais qu'on vous reconnût pour ce que
+vous êtes, surtout à cheval.» J'en fis l'expérience, et d'une manière
+curieuse, dans cette campagne, à la défense de Cattaro, où commandait le
+général Delzons[4], avec qui j'avais eu des relations d'amitié. Me
+voyant, au moment d'un repas militaire, _payer l'eau-de-vie_ à tout le
+groupe qui entourait la cantinière, vrai modèle de celle qu'a chantée
+notre Béranger, il demanda: Quel est ce jeune homme, _ce petit
+homme-là_? Général, répondit l'Hébé militaire, _c'est un Parisien qui
+veut se faire apprenti soldat; il paie largement sa bien-venue, mais il
+ne boit pas_. En effet, ni l'exemple ni la fatigue n'influèrent sur mes
+habitudes, et je n'eus jamais recours à cette ressource de forces
+factices.
+
+J'ai appris plus tard, et de Regnaud de Saint-Jean-d'Angely, que
+l'épisode d'espionnage, que je viens de raconter dans ce chapitre, que
+le salut que durent à Inspruck des misérables à ma généreuse négligence,
+que toute cette affaire, enfin éventée par la police impériale, excita
+quelque refroidissement dans la faveur dont Ney était à si juste titre
+honoré pour ses grands talens et sa bravoure. Il continua à se couvrir
+de gloire à Magdebourg, à Iéna, à Friedland, à Eylau; mais Regnaud, en
+me parlant de cette affaire, m'avoua qu'il n'avait fallu rien moins que
+tout cela pour sauver Ney d'une disgrâce complète. On avait cru que Ney
+avait été d'accord pour laisser échapper Murhauzen; et, lorsque
+j'attestai à Regnaud que je n'avais confié à Ney cette intrigue qu'après
+la fuite des coupables, il s'emporta au point de me déclarer que le
+devoir de Ney était de me faire arrêter et conduire à Paris pour cause
+de non-révélation. On voit que Regnaud de Saint-Jean-d'Angely n'avait
+pas dévié en fait de dévouement.
+
+«Ney, lui dis-je, est un grand capitaine, et n'est point un fin
+politique; il n'a jamais vu ni connu ce Murhauzen, pas plus que la dame
+Pâris.» Aussi j'avoue que je fus saisie d'un effroi involontaire quand
+il ajouta: «Comment se fait-il qu'on ait trouvé dans les papiers de cet
+homme une lettre adressée au général Dallemagne, questeur du corps
+législatif, où il était fortement question de la haute protection de Ney
+pour une émigrée?» Dans cette affaire, comme dans celle d'Hervas, je fus
+embarrassée, ainsi que cela arrive plus qu'on ne croit à l'innocence;
+j'expliquai à Regnaud qu'il se pourrait qu'une lettre de moi au général
+Dallemagne eût été égarée; qu'en effet j'avais long-temps entretenu,
+quoique à de grands intervalles, avec cet officier une correspondance;
+mais que je répondais qu'elle avait été exempte de toute réflexion
+politique.
+
+À propos de correspondance, j'ai omis d'en mentionner une qui fut assez
+active entre moi et l'un des plus grands capitaines de la révolution,
+dont le nom n'a point encore figuré dans ces Mémoires, parce que, à vrai
+dire, le fait de cette correspondance, ne se rattachant point à une
+passion, m'est resté comme un souvenir plus tranquille et en quelque
+sorte moins pressé; il s'agit du général Championnet. Je l'avais connu
+bien long-temps avant le 18 brumaire; il passait pour Jacobin; je ne me
+suis jamais aperçue que d'une chose, c'est qu'il avait fort bon coeur, de
+l'esprit naturel, une imagination brûlante, le goût effréné de la
+lecture. Un peu de vanité flattée m'avait conduite à cette amitié assez
+vive, qui ne fut jamais qu'épistolaire. Fils naturel d'un avocat
+distingué, Championnet était fort plaisant quand il parlait de sa
+naissance; en général, il contait d'une manière fort originale. Du
+reste, de la plaisanterie passant à l'enthousiasme, il citait volontiers
+Plutarque après un lazzi. Il avait eu une liaison à Dusseldorf. Rien
+n'était amusant comme le tableau tracé par lui de cette liaison, et de
+la rivalité qu'elle avait amenée entre lui et Suchet. Venant de battre
+les Autrichiens à Fenestrelles, il m'écrivait: «_On a voulu me souffler
+ma belle et ma gloire; mais le petit Championnet a prouvé qu'il sait
+conserver les deux. Pourtant,_ chère _frère d'armes, je me lasse du
+métier; car nous avons bien l'air de ne nous être tant épuisés qu'afin
+seulement de devenir libres pour un nouvel esclavage._» Je reçus encore
+quelques lettres de lui après la journée du 18 brumaire, sur laquelle il
+s'exprimait avec beaucoup de noblesse et d'indignation. Quand je passais
+auprès de Ney quelques momens un peu tranquilles, il était bien rare
+qu'il ne me parlât point de Championnet, dont il estimait la fière
+indépendance. Ce qui lui échappait dans ses effusions me fit long-temps
+croire que lui aussi était plus républicain qu'il ne lui convenait
+ensuite de le paraître.
+
+
+
+
+CHAPITRE LXXVII.
+
+Retour à Paris.--Le général Gardanne.--Départ pour l'Allemagne.--Mon
+compagnon de voyage.
+
+
+Après la paix de Presbourg, qui était venue suspendre les exploits de
+Ney, je revins à Paris, où je pris un petit appartement dans le faubourg
+Saint-Germain, n'allant jamais au spectacle, vivant fort retirée, ne
+recevant personne, et heureuse, car je voyais Ney quelquefois. Son
+projet était de me faire obtenir une place, pour les langues étrangères,
+dans un des grands établissemens d'éducation élevés par la munificence
+de Napoléon. J'avais beau lui montrer que mes campagnes n'étaient pas
+des titres, ou plutôt étaient de singuliers titres à de pareilles
+places, il insistait, et je ne le contrariais pas, parce que j'espérais
+peu. Au commencement de 1806, il m'annonça qu'il était de nouveau appelé
+à l'armée; que la campagne serait longue et rude; puis, me regardant
+gaiement: «La ferez-vous, celle-là?--Belle question! vous me défendriez
+de la faire, que je la ferais encore; au moins si vous êtes blessé,
+trois cents lieues ne nous sépareront pas.
+
+«--Écoutez, mon amie, je vous laisse vivement recommandée à un ami qui,
+dans quelques jours, dirigera votre départ.» Je fus un peu étonnée quand
+je sus que l'ami auquel Ney devait me recommander était le général
+Gardanne, que j'avais vu en Italie, dont Moreau appréciait la bravoure,
+mais dont le ton plus que brusque m'avait toujours choquée, leste quand
+il voulait plaire, rude quand on ne lui plaisait pas.
+
+Ney me dit en riant: «Mais, malgré ses manières, il est gouverneur des
+pages de l'Empereur.
+
+«--Tout de bon?
+
+«--Je vous le jure.
+
+«--Voilà des élèves à brillante école!
+
+«--On ne veut pas faire des petits abbés de ces jeunes gens, mais de
+braves et solides militaires. Voyez-vous, ma chère, vous parlez du
+Gardanne général républicain, et moi je parle du Gardanne de cour; vous
+reconnaîtrez vous-même la différence. Nous avons tous un peu subi la
+métamorphose. Moi-même, n'ai-je pas le ton plus doux? Nous sommes tous,
+tant bien que mal, déguisés en courtisans; cela est bien bizarre,
+n'est-ce pas?
+
+«--Non, tout est bien, parce que tout sied à la valeur française.
+
+«--Du reste, soyez tranquille; Gardanne est un ami, il vous recevra
+bien; il vous a vue avec Moreau, et la reconnaissance sera piquante.
+Parlez-lui du passage du Mincio, qu'il traversa avec cent grenadiers
+ayant de l'eau jusqu'au menton, et de sa bonne fortune après la bataille
+d'Arcole.
+
+«--Mais vous n'étiez pas là.
+
+«--N'importe, j'ai tout su de la personne elle-même: une fort jolie
+Piémontaise, ma foi! parente du comte de la Roquette, de Turin.»
+
+Ney partit, et les heures commencèrent à me paraître des semaines.
+J'écrivis au général Gardanne; il me répondit, en me priant de passer au
+château le lendemain. Il occupait un entresol du pavillon Marsan.
+
+J'attendis quelques minutes, et Gardanne parut. Je le trouvai bien
+vieilli et bien changé: c'était vraiment un prodige, une politesse de
+l'_oeil de boeuf_. Apparemment que je ne lui parus pas aussi changée, ce
+qui amena une discussion assez singulière, et un échange de propos
+galans qui me firent craindre d'accepter son égide pour le voyage; et en
+effet mes mesures furent prises autrement. Je chargeai mes connaissances
+de m'indiquer un officier avec lequel je pusse partager les frais et les
+inconvéniens du voyage. La personne qu'on m'indiqua et qui vint me voir
+tomba à l'instant même d'accord sur les conditions. C'était un officier
+de hussards, depuis général de brigade. Déry, c'était son nom, me
+prévint qu'aux frontières nous ne pourrions continuer la route dans la
+même calèche, _les femmes à la suite_ étant proscrites; mais il me
+promit d'arranger tout pour le mieux.
+
+Déry, dont la curiosité avait été vivement piquée par ma démarche
+mystérieuse, fut cependant d'une discrétion parfaite. Bien éloigné de
+cette banale galanterie, qui se croit obligée d'avoir des hommages pour
+toutes les femmes, il se contentait de me montrer la plus cordiale
+amitié. Quand nous descendions de calèche, il me laissait tranquillement
+sauter à bas de la voiture, comme si j'eusse été un aide de camp. «Je
+suis, me disait-il, bien peu galant avec vous; mais l'idolâtrie que j'ai
+pour votre sexe me rend incapable de soins pour un pantalon, de
+tendresse pour une cravate noire, de folie pour une casquette. Vous êtes
+trop bien en homme pour être une femme dangereuse.
+
+«--J'en crois votre franchise, et je suis de votre avis: une _femme
+garçon_ est moins gênante, mais elle est moins jolie.
+
+«--Vous allez trop loin; cet effet-là n'est pas général, il est chez moi
+seulement personnel.
+
+«--Malgré cela, je vous assure que ce n'est point là mon costume de
+conquêtes, ce n'est que mon habit de campagne.
+
+«--Mais ces campagnes, quel motif vous en a fait braver les fatigues et
+supporter les tristes spectacles de la guerre?
+
+«--Celui qui nous fait faire ce qu'à vous vous fait faire la gloire.
+
+«--Vous allez rejoindre un amant?
+
+«--Non, mais un ami qui le fut, qui ne doit plus l'être, et qui demeure
+l'unique objet d'une admiration passionnée, le héros de mon imagination,
+l'idole de mon coeur.
+
+«--Heureux qui peut inspirer un sentiment si exalté et si exempt
+d'égoïsme!»
+
+J'avoue que je fus flattée de voir un peu Déry revenir de ses
+préventions, sans aucune curiosité indiscrète; et je m'abandonnai au
+plaisir de raconter ma vie militaire. Il la trouvait bien aventureuse et
+bien étonnante. «Hélas! lui disais-je, elle ne sert peut-être qu'à faire
+naître l'idée de quelques défauts, plutôt que celle des qualités
+courageuses qu'elle a réclamées. Mon Dieu, un peu de repos vaudrait
+mieux pour le monde; mais je ne regrette pas d'avoir fait comme j'ai
+senti. Si j'avais encore le choix d'une destinée, je prendrais encore le
+tumulte d'un sentiment passionné, même malheureux, de préférence à une
+vie tranquille mais morte, sans exaltation et sans ressorts. Cet homme
+qui m'inspire cet attachement qui vous semble extraordinaire viendrait à
+me haïr demain, que son image resterait là gravée et suffirait aux
+battemens de mon coeur.»
+
+Déry avait deviné ce nom si cher qui m'occupait; il ne le prononça point
+en signe d'intelligence; mais il prit plaisir à me vanter les exploits
+de cette valeur qui chez Ney était presque fabuleuse, même parmi tant de
+braves. Il m'indiqua adroitement un moyen sûr de faire connaître où
+j'étais à celui que cherchait ma constance; mais je ne voulus point
+l'employer: j'avais promis le mystère, et je voulus y être fidèle au
+risque de mille dangers, de mille fatigues; au risque d'être mal jugée
+et compromise.
+
+Je ne parle point de la route, déjà attristée par les commencemens de
+l'hiver; je dis seulement à Déry que la saison m'effrayait pour nos
+pauvres soldats; que le froid serait excessif. «Bah! me répondait-il
+avec toute la gaieté des camps, ils n'ont pas _le temps d'avoir froid_.»
+
+Hélas! l'hiver n'a que trop prouvé plus tard qu'il était un ennemi, et
+le seul qui pour nos armées serait invincible. Il a fallu tous les
+élémens conjurés pour que notre France fût abattue. Et alors, que de
+noms chers à mon coeur sont entrés dans l'histoire! Ce brave Déry, lui
+aussi, fut moissonné à la fleur de l'âge, dans la fatale campagne de
+Russie, terrible représaille de nos triomphes, plus terrible signal de
+nos malheurs!
+
+Je ne sais si je me trompe, mais les peuples ne recommenceront plus rien
+de pareil aux grandes destinées que nous avons vues finir! D'autres
+gloires pourront naître, mais jamais la gloire des armes ne retrouvera
+ces marches rapides du Tage à la Neva, cette course dans toutes les
+capitales devenues comme des casernes françaises. Est-il une épopée à la
+hauteur d'une telle histoire?
+
+
+
+
+CHAPITRE LXXVIII.
+
+Bataille d'Eylau.--Ma blessure.
+
+
+Dès le commencement de la campagne, Ney avait repris cette habitude de
+prodiges qui le mettait toujours au premier plan d'une armée de héros.
+Génesbourg, d'abord; le lendemain Elchingen; puis Eylau. Quelles
+incroyables péripéties de victoires et d'émotions! Au milieu de toutes
+ces gloires, mon obscurité était encore glorieuse: j'étais fière d'être
+ainsi confondue dans les rangs qui, électrisés par un chef invincible,
+enlevèrent le formidable plateau dont la prise laissa Ulm sens défense.
+Dans mon abnégation de vanité j'étais heureuse; ma gloire, à moi,
+c'était un regard surpris au milieu des dangers, des fatigues et de la
+mitraille. Que de fois, dans ces rares momens, arrachée aux devoirs pour
+les donner au bonheur, Ney me répétait: «Pauvre Ida, comme vous voilà
+faite! vous êtes partout; vous ne craignez donc rien?» Alors je lui
+racontais tous mes moyens de pénétrer jusqu'à lui, mes intelligences
+pour me trouver toujours près de l'attaque. En lui parlant ainsi, je
+pressais contre mon coeur cette main terrible à l'ennemi et toujours
+secourable au vaincu. Oh! que le courage, que les vertus guerrières vont
+bien à l'amour! et qu'il y a loin de cette passion ressentie sur un
+champ de bataille, de cet enthousiasme mêlé de périls, à la galanterie
+musquée de ces colonels de l'ancien régime, qui brodaient au tambour!
+
+Comme j'avais confié à Ney les services que m'avait rendus le général
+Lariboissière, pour me faciliter les moyens de toujours l'approcher, il
+se fâcha, en me renouvelant énergiquement l'ordre d'avoir aussi le
+courage de ma consigne militaire. Je trouvais bien à cela un peu de
+vanité; mais comme la mienne était de lui obéir, je lui promis tout ce
+qu'il voulut. «Ayez un domestique sûr, me dit-il; avec lui, de l'or et
+votre tête, vous devez vous passer de protections.»
+
+Nous nous séparâmes pour nous rejoindre bientôt. J'eus le bonheur de
+trouver à Magdebourg un excellent domestique qu'une affection naturelle
+portait vers les Français. Je fus ainsi débarrassée de la nécessité de
+recourir aux guides du pays. Hantz connaissait la Prusse, l'Allemagne et
+le Tyrol, du doigt, suivant son expression. Il entra en fonctions par
+refaire mon porte-manteau. Je lui payai un mois de gages d'avance,
+désirant voir s'il n'avait pas l'habitude de boire, précaution
+nécessaire avec les domestiques anglais et allemands. Je ne me souciais
+pas d'être, au milieu de tous mes dangers, encore à la merci d'un
+ivrogne. Mais Hantz était un phénix; il régala ses camarades, fit
+honneur à la générosité française. Hantz ne parlait pas mal français; il
+me pria même de ne jamais lui parler que dans cette langue; en quelques
+mois il était presque devenu puriste.
+
+Je craindrais de paraître barbare en prodiguant ici les descriptions de
+toutes les scènes de carnage que traîne la guerre à sa suite, quand une
+grande passion occupe le coeur, quand on a, pour ainsi dire, à débattre
+sa propre existence sur ces horribles champs de la mort, dont je
+supportais l'aspect sans trembler. Hantz, connaissant la rigueur du
+climat, m'avait ménagé toutes sortes de précautions contre le froid.
+Ainsi chaudement vêtue, chargée d'or, inaccessible à la crainte, les
+obstacles de la route et de la saison ne faisaient que rendre plus vif
+mon ardent désir de me rapprocher de celui dont un mot et un sourire
+payaient cette vie de privations et de fatigues.
+
+Encouragée par tant de courses heureuses, ne croyant rien d'impossible à
+mon habitude des hasards, j'avançai vers Mohringue. La route était déjà
+encombrée de bagages et de blessés. Chacun était si occupé de lui-même,
+qu'on ne s'occupait guère de nous. Hantz me faisait passer pour un
+négociant se rendant à Chomoditen. «Vous ne pourrez traverser, lui
+criaient quelques soldats; les Russes y sont. On les délogera, criaient
+d'autres; ils sont en bonnes mains, Ney les attaque.» Hantz, ayant son
+thème fait, les excitait à parler; c'était travailler à mon bonheur, car
+en écoutant les soldats pouvais-je entendre autre chose que _son_ éloge?
+Les blessés retrouvaient dans leurs cris de souffrance des cris
+d'admiration pour un chef adoré. Dans une de ces voitures inventées par
+le génie de l'humanité[5] contre le génie de la guerre, un Russe, mêlé à
+nos blessés, était aidé et pansé par ceux qui souffraient moins. Oh!
+c'était un beau spectacle que celui de cette valeur compatissante, après
+avoir été si terrible! J'avais gardé le silence, malgré mon admiration;
+mais au moment de la halte à un village, j'oubliai mon rôle, en
+demandant à un aide chirurgien, qui avait été atteint lui-même dans ses
+intrépides fonctions, la permission de distribuer quelque argent pour
+boire au succès. Il me regarda en souriant, et, en me conseillant de ne
+pas aller plus loin, si je voulais éviter d'avoir besoin de son
+ministère, il me dit: «J'y allais, et vous voyez que j'en suis revenu
+blessé. L'ennemi est en nombre, on le culbutera; l'affaire sera chaude.
+Ney est à l'avant-garde avec les plus braves; le soldat est exalté
+jusqu'au délire.» On ne trouva que quelques jattes de lait à distribuer
+à nos blessés. J'avais une gourde pleine de Madère; Hantz avait une
+autre gourde pleine d'eau-de-vie: l'idée ne me vint pas que nous
+pourrions en avoir besoin pour nous-mêmes. On trouva aussi quelques oeufs
+qu'on arracha, à l'aide de quelques pièces d'argent, à une pauvre
+paysanne. De tout cela il fut composé un délicieux breuvage militaire.
+Chacun eut son verre, à l'exception de ce brave Hantz, qui en fit le
+sacrifice avec une joie charmante.
+
+Nous allions remonter à cheval et quitter nos camarades d'ambulance,
+quand tout à coup nous fûmes entourés de troupes de différens corps, qui
+se succédaient avec des cris de victoire. Ney venait de culbuter un
+corps entier de Prussiens. Tout le monde se heurtait dans une route
+étroite et mauvaise. Au milieu des chevaux et des bagages, j'aperçus une
+femme habillée en jokey; elle avait quitté sa famille bien établie à
+Hall pour suivre un sergent de grenadiers. Elle était d'une incroyable
+beauté; et il n'y avait pas moyen que sa figure de vierge ne démentît
+son déguisement. Elle fut bien joyeuse quand elle m'entendit lui
+adresser quelques mots en allemand. Elle y répondit bien naïvement; mais
+je ne veux pas affaiblir l'intérêt de sa petite narration, et je lui
+conserve ses expressions exactes.
+
+«Oui, madame, j'ai tout quitté, parce que du moment que Bussières
+(c'était le sergent) m'eut dit qu'il m'aimait, je n'ai plus vu que lui
+au monde. Je n'ai pas volé mes parens, car je n'ai emporté que mes
+bijoux et les six cents ducats que ma mère m'a laissés en mourant;
+Bussières dit que c'est assez pour être heureux en France. Il s'est déjà
+tant battu sans être tué, qu'il échappera encore. S'il est blessé, je le
+soignerai bien; et s'il meurt, je me tuerai: voilà pourquoi j'ai senti
+qu'il fallait le suivre. Je voulais marcher à côté de lui, mais il m'a
+dit que c'était défendu; alors il m'a fait voir cet habit; mais quand je
+saurai où il doit se battre, alors je donnerai de l'argent à la
+vivandière pour qu'elle me laisse distribuer l'eau-de-vie. Bussières dit
+qu'elles n'ont peur de rien; et moi, aurai-je donc peur d'offrir à mon
+amant ce qui pourra lui être bon?»
+
+J'écoutais cette petite femme avec ivresse; je sentais et je me
+promettais bien de faire comme elle. Nous étions près d'une espèce de
+château; nous allions y faire halte, quand un commandement imprévu fit
+tourner à gauche sur le flanc de la colonne. Nous aperçûmes le sergent
+Bussières, qui était bien le type du grenadier français, tel qu'on l'a
+vu, admiré, chanté et lithographié. La marche continua par des chemins
+affreux: l'artillerie s'y embourba. Les nouvelles étaient assez peu
+rassurantes; on allait bivaquer. «Il n'y a donc pas une maison ici?
+dis-je à Hantz.--Non, monsieur (Hantz ne m'appela jamais autrement);
+mais, avec un peu d'argent, je connais une bonne calèche qui pourra vous
+en servir.» Je m'y logeai lestement, sans songer même au souper, me
+fiant au zèle et à l'appétit de mon brave Hantz. Ma nouvelle amie de
+bivac voulut absolument chercher son Bussières; mais au bout d'un quart
+d'heure elle revint découragée. Je sentis, aux regrets plaisamment
+exprimés par la pauvre petite, la triste vérité de cette maxime de
+Larochefoucault, que, malgré la bonté de son coeur, _on trouve toujours_
+dans le chagrin de ses amis quelque chose qui flatte. Ainsi, en voyant
+la jeune Allemande revenir sans avoir pu voir son sergent, je sentis
+moins amer l'éloignement qui me séparait de mon héros, du maréchal Ney.
+
+À quatre heures on se remit en marche. Ma petite compagne était plus
+fatiguée, et Hantz sut encore lui ménager une place sur un chariot. Les
+troupes débouchaient de toutes parts. Qu'on imagine un amphithéâtre de
+quinze lieues, couronné dans tous les sens de troupes de toutes armes,
+l'immobilité imposante de ces masses, dont les évolutions étaient
+pourtant si mobiles; qu'on se figure une femme comme perdue au milieu de
+cette solitude vivante, et certes, si à mes incomplètes descriptions on
+ne reconnaît pas la guerre, on reconnaîtra du moins l'empire des
+passions à l'accumulation de ces images qui me semblaient alors simples
+et naturelles.
+
+
+
+
+CHAPITRE LXXIX.
+
+Suite du précédent.
+
+
+Je tenterais vainement de peindre ce que, dans cette terrible journée,
+j'ai vu de carnage et d'horreur. Conduite au sein des dangers sans
+aucune intention belliqueuse, j'évitais cependant les combats qui ne
+m'effraient point. Mais dans ce triomphe d'Eylau, si chèrement acheté,
+je ne fus plus maîtresse de mes actions; il fallait marcher ou suivre,
+et fuir était impossible: Ney était en avant, là comme toujours, au
+poste du péril.
+
+Depuis plus d'une lieue nous trouvions des troupes échelonnées sur la
+route. C'étaient des dragons postés pour diriger la marche des renforts.
+Tous les soldats voyaient et annonçaient avec transport les apprêts
+d'une bataille; tous étaient gais, impatiens, confians dans le génie de
+leur chef et dans la vigueur de leurs baïonnettes. En le voyant, ils
+croyaient voir la victoire. Il y avait dans la sécurité de ces courages
+je ne sais quelle force surhumaine qui semblait défier la fortune. Je
+puis assurer que je traversai toutes ces lignes, tous ces préparatifs de
+bataille, avec mon domestique, aussi tranquillement que si j'eusse fait
+une promenade au bois de Boulogne. La misérable bicoque d'Eylau avait
+été abandonnée par les habitans, ainsi que toutes les maisons à quatre
+ou cinq lieues de distance; au détour d'un chemin, j'en vis une dont la
+porte était ouverte: Hantz y vint abriter nos chevaux. Un reste de
+chaleur et les débris d'un repas prouvaient qu'elle venait depuis bien
+peu de temps d'être désertée; mon infatigable aide de camp découvrit
+même en furetant des provisions. Je ne saurais peindre avec quel plaisir
+je préparai un grossier repas, me faisant fête de l'hospitalité
+militaire que je pourrais offrir à nos braves. Hélas! il fallut bientôt
+y renoncer pour nous-mêmes: nous avions eu à peine le temps de prendre
+un _à-compte_, lorsqu'un coup de canon, annonçant le commencement de
+l'affaire, ne nous laissa plus sentir d'autre besoin que de connaître le
+point de l'attaque, la position du corps de Ney, et à songer à notre
+sûreté. Hantz alla brider les chevaux avec quelque regret; il était dur,
+en effet, de quitter si tôt et en pareille circonstance un si bon gîte.
+Mais nous eûmes bientôt un autre objet de préoccupation: à un quart de
+lieue nous trouvâmes les armées en présence; vingt bouches à feu avaient
+fait sonner l'heure de l'extermination.
+
+Je ne sais quelle inspiration me poussa, mais je mis mon cheval au galop
+vers le point même de l'attaque, de laquelle j'approchais. Je vis très
+distinctement l'ordre de la bataille qu'entamaient trente pièces de
+canon, en tête d'une division dont le général tomba blessé. Des
+tressaillemens convulsifs saisirent mon corps; à ce terrible aspect, je
+songeai à Ney; et à l'idée de la mort qui peut-être... j'étais déjà
+tentée de maudire la gloire.
+
+Certes, les Russes sont braves; ils le furent surtout à cette affreuse
+boucherie d'Eylau: immobiles sous la mitraille, ils n'avançaient pas,
+mais ils ne reculaient pas non plus. Toutefois cet héroïsme avait
+quelque chose de stupide; ce n'était pas cet élan de confiance, cette
+inspiration de victoire qui circule dans des bandes françaises. Après
+trois heures, l'attaque était générale et acharnée. Les bataillons,
+arrêtés par une chaussée, ne pouvaient avancer en ligne. En un instant,
+sans perdre le pas, le premier rang fait feu, puis s'ouvre au milieu par
+droite et gauche et va par les flancs rejoindre le dernier, tandis qu'un
+autre rang le remplace en tête. Qu'on juge des ravages que tous les
+coups portent dans les rangs; et cette manoeuvre que je décris peut-être
+mal, mais à laquelle à cette heure il me semble que j'assiste encore,
+s'exécuta avec une précision et un sang froid douloureusement
+admirables. La neige tombait à gros flocons sur cette scène d'épouvante.
+Hantz me conduisit par un chemin de traverse vers les débris du toit
+d'une masure. Je descendis de cheval et voulus envoyer mon domestique
+découvrir de quel côté nous pourrions attraper la route de Chomoditten,
+vers laquelle devait se trouver le corps de Ney. Hantz refusa
+obstinément d'obéir, disant: «Mort ou vif, je ne quitte point d'un pas
+_ma_ jeune maître.» Je commençais à éprouver du malaise, et je voulais
+remonter à cheval pour échapper par l'action à l'accablement de mes
+pensées, lorsque des cris, un bruit épouvantable quoique lointain, nous
+clouèrent à l'étrier, la bride en main. «Oh! m'écriai-je, c'est une
+déroute, que je meure avant!--Non, voyez-vous, _ma_ jeune maître, ce
+sont les Français qui nettoient la plaine.» Les cuirassiers s'étaient
+élancés sur une redoute et avaient été repoussés par les Russes. Les
+fantassins l'attaquèrent: c'était une émulation de valeur et de rage.
+Nous étions derrière un escadron de la division Montbrun. Je résolus de
+ne plus m'éloigner de cette muraille de braves, qui me paraissait le
+plus sûr rempart. C'était le moment où tous les corps _donnaient_.
+
+Que ceux qui n'ont pas vu de près une bataille se trompent quand ils
+croient les chefs moins exposés que les soldats! J'ai surpris des
+états-majors entiers, chargeant à la tête des divisions. Un instant la
+cavalerie légère avait été mise en désordre et brisait ses carrés; tout
+fut dans le même instant rétabli par l'intrépidité des officiers du plus
+haut grade, restés fermes au poste. Les aides de camp, les ordonnances
+volaient de toutes parts au milieu de l'obscurité et de la mort, avec
+une intrépidité qui fait croire à toutes les fabuleuses descriptions des
+poëtes.
+
+Dépouillés d'une partie de leur artillerie, les Russes, après d'inouis
+efforts, commençaient à fléchir; on les poussait avec fureur. Je ne
+dirigeais plus ma marche, je suivais le torrent. Dans cette mêlée, je
+fus reconnue par Caland, vaguemestre du 3e corps. Il me prit sous son
+égide, et, loin de blâmer mon imprudence, il se mit à louer ce qu'il
+appelait ma bravoure dans ces termes énergiques que je ne puis répéter
+pour les salons, mais qui composent, sans le dégrader, le vocabulaire
+des champs de bataille. Je demandai à Caland si l'on savait quelque
+chose de Ney. «Il chasse les grenadiers de Woronsof. Si vous voulez
+souper avec lui, il faudra l'aller chercher un peu loin.
+
+«--Mais de quel côté? m'écriai-je.
+
+«--Impossible en ce moment d'y aller. Vous êtes bien ici; je veux vous
+enrégimenter.» Un ordre soudain vint l'enlever à ses joyeux propos.
+
+On se battait depuis le matin, et il était déjà plus de trois heures; je
+crus apercevoir les chasseurs à cheval de la garde: je m'approchai pour
+m'en assurer, connaissant beaucoup leur colonel, le général
+Lefebvre-Desnouettes. C'étaient la 4e et la 5e division de cavalerie
+légère, qui, quelques minutés après, culbutèrent dans une charge jusqu'à
+la réserve russe. Dans le moment régnait autour de moi une espèce de
+calme, ou plutôt le bruit du canon et de la mousqueterie ne frappait
+plus une oreille faite depuis six heures à leur tapage. J'étais alors
+d'un sang froid qui, en me le rappelant ici à mon bureau, me semble
+merveilleux, et que le lieu de la scène rendait tout naturel. Hantz me
+força de prendre quelques gouttes d'eau-de-vie. Je déteste cette
+boisson, mais en avaler une cuillerée suffit pour m'expliquer le juste
+prix que les soldats y attachent. L'effet en est prompt; et si le
+courage peut s'en passer, les forces en ont besoin.
+
+Déjà les mouvemens de nos troupes en avant laissaient l'espace libre au
+service rapide des ambulances. Je vis là l'intrépide Larrey au milieu de
+ses prodiges, ses dignes camarades fouiller les monceaux de cadavres
+dont la terre était jonchée, pour arracher et secourir tout ce qui
+respirait encore. Hantz s'était mis au service des ambulances avec une
+généreuse activité, quand tout à coup les colonnes s'ébranlent de
+nouveau. Mon cheval m'emporte; Hantz l'aperçoit, et stimule encore sa
+course par celle du sien qui me presse. La charge sonne; notre cavalerie
+est au galop avec son impétuosité de feu. On ne tourne pas l'ennemi, on
+l'enfonce de front. Les Russes, formés par leurs défaites mêmes,
+tiennent bon avec un courage et une habileté dignes de leurs maîtres. À
+Eylau, quoique vaincus, les Russes devinrent presque des rivaux.
+
+J'avais toujours d'excellens pistolets et le sabre léger que Moreau me
+donna lorsque je partis pour Kehl avec lui; armes innocentes, qui
+n'avaient encore servi dans mes campagnes qu'à effrayer les hôtes
+malgracieux qui voulaient trop me rançonner. Cette fois la mêlée, était
+si chaude, que machinalement je me tins en garde, non pour frapper, mais
+pour me défendre. Je crois même que, malgré cette attitude, je baissai
+plusieurs fois la tête à la vue des coups terribles qui s'échangeaient
+autour de moi; j'étais si serrée dans les rangs, que, perdant toute
+raison, me voyant déjà foulée aux pieds des chevaux, je dégage ma main
+par un mouvement rapide, je me précipite au plus fort de la mêlée et
+reçois au-dessus de l'oeil gauche un coup de pointe qui me couvre le
+visage de sang. Je ne sentis pas la douleur; mais la vue du sang me fit
+mal. Aussitôt Hantz colle son cheval contre le mien, s'empare de ma
+bride, et m'entraîne heureusement à cent pas en arrière.
+
+Il est arrivé quelquefois à ma vanité de laisser croire que j'avais
+gagné cette blessure en me défendant; mais ici je veux être vraie, comme
+je le fus lorsque Ney me dit quelques jours après: «Ah! nous voilà
+véritablement frères d'armes; cela vaut _la croix_!
+
+«--Non, je vous assure, car je ne me suis trouvée là que parce que je ne
+pouvais me retirer, et j'ai eu des frayeurs à mourir.
+
+«--Quand on a peur on ne vient pas si près du danger.
+
+«--Je croyais vous rejoindre...» Au fait, je me suis convaincue que
+c'est un hussard français qui, entraîné par son cheval, le sabre à la
+main, m'a appliqué le cachet du courage, que les soldats appellent _le
+baptême_ de la gloire.
+
+Je restai long-temps à cheval, la tête entourée d'un mouchoir, le visage
+considérablement enflé. Je vis le champ de la victoire après celui du
+carnage; jamais il n'y en eut de plus sanglant. Je mis pied à terre près
+d'un tertre où j'eus occasion de contempler toute la bonté des soldats
+français, si terribles dans l'action. Nous aperçûmes étendu un grenadier
+russe levant les bras et poussant des murmures inintelligibles. Un jeune
+soldat de la ligne, blessé à l'épaule, nous appela pour lui aider à
+soulever le Russe et à lui présenter sa gourde. Hantz était déjà en
+devoir d'exécuter les voeux de cette généreuse pitié; il soulève le
+Russe, puis le replace vite avec un cri d'horreur: le mouvement venait
+de terminer son agonie! «Allons, c'est fini, dit le soldat français;
+pensons à nous.--Allez prendre le cheval de mon domestique, lui
+répliquai-je.» Frappé du son de ma voix, il me regarde et ajoute: «Il
+paraît que vous avez reçu un joli _atout_; et vous êtes une femme, je
+crois?
+
+«--Non pas, camarade.
+
+«--Vous êtes donc de ceux qui ne prennent ni barbe ni moustaches? c'est
+égal, vous êtes brave. Allons rejoindre l'ambulance. À quel général
+êtes-vous? car vous êtes secrétaire sans doute.
+
+«--Avec le général Nansouty, lui répondis-je pour en finir.
+
+«--Oh! je ne suis pas surpris que vous ayez été si près; il ne se cache
+pas celui-là.»
+
+Nous marchions péniblement, car le froid était excessif, l'obscurité
+déjà grande, les chemins épouvantables, et comme des montagnes d'hommes
+et de chevaux sanglans, le canon grondant toujours au loin, et par rares
+intervalles. C'est la gauche, répétait notre blessé; Ney est là, il n'en
+aura pas non plus le démenti. Nous quittâmes notre camarade à un
+misérable village où je voulais rester aussi, mais où Hantz ne voulut
+pas que je m'arrêtasse, ayant, dit-il, trouvé mieux. En effet, nous
+parvînmes à une maisonnette fort propre, où un brave homme et sa vieille
+femme me prodiguèrent tous les soins que mon état rendait si
+nécessaires. Comme tous les gens de campagne, la vieille avait des
+prétentions médicales, et elle les exerça sur moi avec d'assez heureux
+effets, au point que, le lendemain, l'aide-chirurgien qui survint, et
+auquel je me confiai, me fit, par la douleur qu'il me causa, regretter
+les bénignes compresses de mon premier et grotesque Esculape.
+
+Je trouvai moyen, par l'intermédiaire d'un commandant d'artillerie, que
+je ne nommerai point, parce que j'ai quelques raisons de croire que ma
+prudence sera agréable à sa haute position actuelle, d'instruire Ney,
+avec lequel il était intime, de ma position. Trois jours se passèrent
+dans les tourmens d'un silence doublement inquiétant. Le soir du second
+jour, j'eus à me tirer d'un événement fort naturel en pareil lieu et en
+pareille circonstance, lequel n'eut pas de suite fâcheuse, mais éveilla
+des craintes toutes nouvelles sur les dangers de mon étrange isolement.
+La maison de mes hôtes, commode et bien pourvue, avait échappé, je ne
+sais comment, à l'envahissement des réquisitions militaires. J'étais
+dans une chambre basse, Hantz couché à mes côtés sur un matelas;
+l'équipement de nos chevaux gisait par terre; mes pistolets et mon sabre
+pendaient à la fenêtre: tout cet attirail masculin causa l'erreur
+momentanée d'une escouade qui entra pour chercher un gîte. Les soldats
+pénétrèrent dans la maison avec ce premier vacarme d'une occupation
+militaire, qui s'apaise bientôt par le repos et un repas. À leur entrée
+dans ma chambre, je fus un moment interdite, en voyant leur joie de
+faire des prisonniers. J'avouai en riant au sergent qu'il se trompait,
+et cet aveu de mon sexe me valut les louanges énergiques de l'érudit du
+détachement, qui me déclara une Jeanne d'Arc. Un accueil bienveillant,
+une large _bien-venue_, gagnèrent bientôt les bons procédés de la troupe,
+et aucun excès ne fut commis.
+
+J'eus à me louer particulièrement d'un sous-lieutenant de la troupe,
+nommé Durozier. Il tempéra la gaieté que le repas et le vin commençaient
+à rendre par trop militaire. J'avais montré à Durozier une lettre de
+Ney, que je portais toujours sur mon coeur comme un talisman: c'était un
+gage infaillible de respect dans toute l'armée. Il me conseilla de ne
+pas rester ainsi exposée, car le lendemain les troupes devaient
+augmenter en nombre. Je fus sur le point de demander une place dans les
+bagages avec Hantz, et d'offrir nos chevaux aux officiers. Je n'en fis
+rien heureusement, car dès le lendemain arriva une calèche envoyée par
+Ney, pour me transporter vers le lieu où m'attendait le dédommagement de
+tant de fatigues et de souffrances. J'oubliais tout, j'allais le revoir!
+Je trouvais un charme secret dans mon abattement. Je pensais à la mort,
+mais avec quelques délices; car la gloire me semblait, dans ce rêve, à
+côté d'elle. C'était là de la souffrance, mais aussi de la volupté. Je
+savais Ney victorieux, et je me croyais digne de lui, portant sur le
+front l'irrécusable preuve de tout ce que j'avais fait pour m'approcher
+de lui afin de contempler ses lauriers.
+
+Je me séparai de mes hôtes avec reconnaissance... et avec joie. Je fus
+placée dans une bonne calèche allemande comme dans un lit, accompagnée,
+de mon fidèle Hantz et de deux domestiques. Je ne demandai pas où nous
+allions... On était venu de _sa_ part; j'étais sûre de le voir, que
+m'importaient la route, la distance, le temps, la fatigue? «Je vais le
+voir, et il est victorieux!» Ces pensées étaient ma vie et mon courage.
+Nous fîmes huit lieues environ par d'affreux chemins, en n'arrêtant
+qu'une fois. Je ne faisais aucune question, et je défendais à Hantz d'en
+faire. Nous approchions, suivant Hantz, de Leibberger, jolie ville dans
+une direction opposée à Eylau. C'était déjà un soulagement que de
+m'éloigner de ces champs où tant de précieux sang avait été versé.
+
+Il était nuit quand la voiture tourna dans une cour spacieuse. On ouvrit
+la portière; on m'enleva de la calèche. C'était Ney lui-même. Il me
+déposa sur un lit de repos dans une salle basse. Je ne pouvais articuler
+une parole; la souffrance, le bonheur, cette sorte d'abattement qui
+s'empare de l'ame la plus vigoureuse au terme même de ses efforts, tout
+cet amas confus de sentimens contraires formait cependant une extase de
+repos et de félicité. Les regards, la voix de Ney, me disaient, et avec
+quelle éloquence! que si j'éprouvais beaucoup, j'inspirais beaucoup à
+celui que mon imagination n'avait jamais quitté, au héros dont la vie
+était devenue comme mon ame, dont le souvenir était comme le ressort
+secret de toutes mes démarches, et les paroles l'étincelle électrique de
+toute mon existence! Eh bien! cette rencontre après la victoire était
+l'abrégé, était la réalité, était en quelque sorte le dénouement de
+toute ma vie.
+
+
+
+
+CHAPITRE LXXX.
+
+Continuation de la campagne.--Le maréchal Lannes.--Retour à Paris.
+
+
+Après m'avoir prodigué tous les soins d'une tendresse délicate, toutes
+les expressions d'un attachement bien cher à mon coeur, Ney, tout entier
+à ses devoirs, hasarda quelques paroles sur la nécessité de nous
+séparer, me disant: «Ce moment est le seul que je puisse encore vous
+donner. Il faut partir, mon amie, retourner à Paris. Si dans
+quarante-huit heures la fièvre n'est pas trop violente, vous vous
+mettrez en route avec votre domestique et quelqu'un de sûr.» Je le
+regardais, je ne respirais qu'avec peine. «Vous vous arrêterez à Nancy;
+je vous donnerai une lettre pour une famille au sein de laquelle vous
+pourrez vous rétablir.
+
+«--Y pourrai-je parler de vous? m'écriai-je.
+
+«--Oui et non. Comme d'un ami de votre mari servant sous mes ordres,
+mais point avec les élans de votre imagination italienne.
+
+«--J'entends, comme d'un protecteur, et avec la réserve d'une convenable
+reconnaissance... Non, non, j'irai en Italie, seule, libre: là, du
+moins, il me restera le bonheur de parler de vous comme je sens.»
+
+J'étais anéantie; mais quand on aime, les sacrifices mêmes de cet amour
+redonnent à l'ame de la force, et comme un douloureux bonheur. Je savais
+que l'énergie, la résolution, étaient de meilleurs titres auprès de Ney
+que les accens de la faiblesse. Je m'efforçai de paraître ce qu'il
+désirait que je fusse, résignée; mais je sentais même dans la dernière
+joie de cette lutte de dévouement que pour moi tout bientôt allait
+finir.
+
+La guerre était loin d'être terminée. La victoire d'Eylau avait été
+presque négative, quoique les Russes eussent été vaincus. Nos pertes
+étaient immenses. Augereau avait été blessé, son corps d'armée presque
+écrasé; les généraux d'Haupoult, Catineau, Lacuée, Bourières, tous amis
+de Ney, plus de trente autres de ses intimes frères d'armes, avaient
+trouvé la mort. Ney me disait avec une sorte de désespoir: «Le tombeau a
+englouti vingt mille Français, et il n'est pas fermé. Cela n'est pas
+fini.»
+
+Hélas! il n'était que trop vrai. L'hiver se passa en escarmouches, en
+siéges, en sanglans préludes, en levées d'hommes. Le maréchal Lannes
+était avec Ney l'ame de cette armée, et lui seul à Friedland avait assez
+décidé les affaires pour qu'elles fussent du moins glorieusement
+suspendues. Rien de plus touchant que l'admiration que ces deux
+guerriers exprimaient l'un pour l'autre. Lannes avait encore un peu plus
+que Ney l'énergie du langage militaire; moins de noblesse peut-être,
+mais autant de loyauté. On ne saurait imaginer un homme bourru avec plus
+de cordialité, et quelquefois plus spirituellement trivial.
+
+Ma blessure avait été plus sérieuse qu'on ne l'avait cru d'abord, mais
+l'intérêt qu'elle me valait de la part de celui pour qui je l'avais
+reçue ne me laissait pas sentir la douleur. J'étais dans la maison d'un
+chirurgien de Lieberstad, petit village voisin d'Eylau, entourée de tous
+les secours imaginables; car on ne peut se faire d'idée combien les
+Français, dans ces contrées tant ravagées par la guerre, s'en faisaient
+encore par leur caractère pardonner les désastres. Pouvant enfin être
+transportée, Ney me donna mon itinéraire, mon ordre de départ, et cette
+fois je n'osai plus avoir de murmures contre cette indispensable
+séparation.. Le spectacle de la guerre m'avait horriblement agitée, et
+le sentiment des liens sacrés qui élevaient entre moi et Ney une
+barrière respectable contribua, en me désabusant, à m'inspirer la force
+du départ. Mon exaltation s'était calmée à l'idée des affections
+légitimes entre lesquelles j'aurais eu honte de me placer, au souvenir
+de cette jeune et belle épouse que Ney chérissait si justement, et de
+ces nobles enfans, son seul orgueil avec la gloire de sa patrie...
+Qu'avais-je, grand Dieu! à mettre dans la balance d'une si grande et si
+pure destinée, sinon du remords pour tous deux? Ah! Ney m'était trop
+cher pour ne pas les lui épargner.
+
+Je partis donc de Lieberstad le 20 janvier 1807. Le voyage fut on ne
+peut plus pénible. Je ne comptai pas les jours, mais ils furent bien
+longs avant que nous fussions parvenus à Nancy. J'y arrivai plus
+harassée que le jour de ma blessure. Je n'y restai que quelques jours,
+car l'enthousiasme de ce pauvre Hantz pour _sa_ jeune maître m'y eût
+rendu l'objet d'une curiosité fort importune. Il fallut m'arrêter à Bar,
+puis à Châlons. À Château-Thierry la fièvre se déclara; bon gré, mal
+gré, je voulus continuer la route, mais arrivée à Saint-Denis il me fut
+impossible d'aller plus loin; l'on me coucha. Au milieu des frissons de
+la fièvre, je sentais comme un dégoût de la vie à l'idée de toutes mes
+illusions perdues, de tous mes rêves évanouis, réduite, après la perte
+de ce qui avait fait battre mon coeur, à la nécessité d'un avenir de
+raison. Le matin, je ne pus me lever encore pour chasser mes tristes
+pensées, ou plutôt pour les dissiper. Je me mis à refouiller mes
+papiers. J'en avais une grande quantité, et comme dans le nombre il y en
+avait de fort importans pour une foule de personnes considérées, je ne
+voulais pas rentrer dans Paris sans réparer leur désordre. Il y avait,
+entre autres, la minute de la lettre qu'on écrivit, à la date du 6
+fructidor an 5, au Directoire, pour dénoncer la trahison de Pichegru. Je
+l'avais gardée comme une relique, et c'est d'elle que Regnaud de
+Saint-Jean-d'Angely m'avait dit souvent qu'elle pourrait devenir un
+contrat de deux mille écus de rente. Dans la disposition d'esprit où je
+me trouvais, quels douloureux souvenirs cette lettre me rappela! Cette
+preuve d'un caractère irrésolu, qui avait diminué pour deux partis les
+proportions d'un tel homme, ne pouvait frapper mes yeux sans me retracer
+le bouleversement que sa brillante destinée venait de subir; abattue,
+après tant d'années, sur le soupçon d'une connivence coupable avec celui
+que Moreau lui-même avait signalé comme traître et parjure à la
+république.
+
+Je remis cette lettre dans le portefeuille qui contenait ce que je
+possédais de plus précieux. Je dirai plus tard comment le tout me fut
+volé à Gênes en 1808.
+
+Au bout de deux jours, ayant repris plus de force que de courage, je me
+décidai à me faire transporter à Paris. J'y menai encore cette fois une
+vie fort retirée, ma santé, ébranlée par tant de secousses, ayant peine
+à reprendre. Je ne pouvais sortir que fort peu. La plupart de mes
+connaissances absentes, sur les champs de bataille, j'avais quelque
+répugnance à revoir les salons de Paris, vides de leur plus bel
+ornement.
+
+
+
+
+CHAPITRE LXXXI.
+
+Voyage à Gênes.
+
+
+Je me décidai à quitter Paris, et je partis pour Gênes avec le
+beau-frère du chevalier Dulfieme. À peine arrivés, mon compagnon fut
+oblige de se rendre à Bologne, sur les instances du comte Caprara, neveu
+de l'archevêque et chambellan de d'Empereur; il était son secrétaire, et
+devint plus tard sous-préfet à Trévise. J'étais résolue à un assez long
+séjour à Gênes et dans ses environs. J'avais emporté plusieurs lettres
+de recommandation; mais persuadée par expérience que la meilleure
+partout c'est l'argent, et tenant singulièrement à mon indépendance
+d'heures, d'occupations et de plaisir, je ne fis que fort peu usage de
+ces inutiles précautions. Je pris un logement sur le port, dont la vue
+ravissante me tenait pendant les premiers jours clouée à mes fenêtres,
+admirant le magnifique amphithéâtre qui a donné à la ville le surnom
+mérité de _Superbe_. Levée dès l'aurore, je parcourais à cheval ce pays
+enchanté.
+
+Gênes, ancienne république, qui a partagé long-temps avec Venise le
+commerce du monde; Gênes, qui a traité de puissance à puissance avec nos
+rois, ne formait plus à cette époque qu'un département de l'empire;
+seulement, par un reste de respect pour sa grandeur passée, ce beau nom
+de Gênes avait été donné au département, et ses magnifiques souvenirs
+n'avaient point été ainsi enfouis sous une dénomination de fleuve ou de
+montagne. Il suffit de parcourir les rues d'une pareille cité pour se
+représenter son antique puissance. Il faut qu'un peuple ait presque mis
+le monde entier à contribution pour être si bien logé. Ce sont que
+palais en marbre, d'une grandeur et d'une beauté réelles encore par les
+pompes du site où ils se reposent. Si l'on pouvait faire une estimation
+de tant de richesses, elle monterait, je suis sûre, à une valeur et à
+une somme que tout l'argent monnoyé du globe ne pourrait acquitter;
+c'est en effet le monopole de plusieurs siècles immobilisé en quelque
+sorte dans les rues d'une ville. Par un contraste qui ajoute encore à
+l'idée de cette prospérité, c'est que la terre était si précieuse
+qu'elle semblait être trop étroite pour contenir tant de monumens; car
+ces palais si superbes sont épars dans des rues étroites comme des
+ruelles, où l'on ne peut passer sans être coudoyé et heurté au moindre
+embarras. Il en est trois cependant qui font oublier les autres par leur
+imposante régularité, et quand on parcourt _Balbi_, Nova et Novissima,
+on est tenté de s'agenouiller d'admiration devant tant de merveilles
+enfantées par le génie des arts et payées par le seul génie du commerce.
+
+Mais combien l'imagination s'attriste bientôt après s'être exaltée à
+l'aspect de la décadence des choses d'ici bas! Ces palais si magnifiques
+sont déserts. Leurs riches propriétaires habitent les combles, les
+marchands encombrent de leurs boutiques les étages inférieurs, et les
+salons déserts ne servent guère qu'à exciter les visites des étrangers
+et à provoquer les utiles aumônes de leur enthousiasme. Le plus beau de
+ces palais est celui de M. Durazzo, dernier doge de la république, que
+Napoléon avait adjoint aux tribuns français dont il avait composé son
+sénat, espèce d'Hôtel des Invalides pour toutes les notabilités
+républicaines. C'est une véritable merveille depuis les colonnes qui
+soutiennent l'édifice jusqu'aux meubles qui le décorent et aux tableaux
+qui le tapissent. Le palais _Durazzo_ était le séjour obligé des hauts
+gouverneurs qui s'étaient succédé à Gênes, depuis la conquête définitive
+des Français. Le prince Borghèse y venait étaler quelquefois sa
+magnificence impériale; mais, par un contraste remarqué de tout le
+monde, Napoléon, plus modeste ou plus grandement orgueilleux, avait
+choisi pour demeure de prédilection, lors de son passage, le palais
+presque délabré de Doria, lequel offrait, pour un homme tel que lui,
+l'occasion de coucher dans la chambre où s'était aussi reposé
+Charles-Quint, son prédécesseur en fait de monarchie universelle.
+
+Au milieu de toutes ces pompes, de marbre, je visitai avec plus de
+plaisir l'église moderne San Syro, qui me frappa beaucoup moins par les
+chefs-d'oeuvre des arts, que par la singularité des moeurs génoises, qui
+permet aux belles dames d'y donner leurs rendez-vous et leurs plus
+importantes audiences de galanterie; ce qu'il y a même de plus piquant,
+c'est que les femmes ne portent guère cette facilité d'abord et de
+conversation que dans le lieu saint, et qu'elles reprennent je ne dirai
+pas plus de sévérité, mais au moins plus de réserve dans les salons. Il
+est vrai qu'elles y sont, comme dans toute l'Italie, sous la haute
+police de leurs chevaliers de tous les rangs, lesquels, suivant le
+numéro d'intimité qui leur est accordé, inspectent et contrôlent leurs
+coups d'oeil et le jeu de leur physionomie. Les femmes, qui sont en
+général fort jolies, n'ont pas cette disposition malveillante qui, dans
+d'autres pays, les porte à se critiquer réciproquement, et à se venger
+en quelque sorte de leur vertu par leurs propos sur celle des autres. On
+ne peut se faire d'idée de la vénération qu'on porte à celles dont la
+beauté a été célèbre et les amours publics. La fameuse Argentine
+Spinola, qui venait de mourir dans un âge très avancé, était encore
+l'objet de toutes les conversations, et sa vieillesse même avait été
+plus long-temps honorée, à cause de la popularité de ses aventures, et
+surtout de sa liaison avec le maréchal de Richelieu. Je ne pense pas
+pourtant que ce soit à cause de ce seul souvenir que je vis le portrait
+de ce dernier dans le palais des doges, au milieu de deux des grands
+hommes de la république; ainsi que celui du maréchal de Boufflers. Ce
+n'en est pas moins une chose remarquable, qu'une ville où le peuple et
+les amans ont de la reconnaissance.
+
+J'ai vu cependant à Gênes un plus beau spectacle que le palais _Serta_,
+que l'église _San Syro_, que la place _della Fontana Amorose_; c'est la
+magnifique horreur d'un orage soulevant la mer et buant le port. Une
+croisière anglaise, occupée à lutter contre la tempête, avait attiré
+toute la population à cette scène. Les canons de l'escadre ralliant les
+embarcations légères, l'ouragan ébranlant toutes les cloches sonores de
+la ville et autres villages d'alentour, comme si le maître du monde eût
+voulu convoquer tout un peuple à un grand acte de sa puissance et à une
+solennelle révolution de la faiblesse humaine. Moi qui avais vu de plus
+près les dangers; moi qui, sans trembler, avais entendu gronder le
+tonnerre des batailles, on croira sans peine que j'étais plus curieuse
+qu'effrayée; et, en effet, ce souvenir ne se retrace dans ma mémoire que
+comme une immense décoration d'opéra, mais, à vrai dire, la plus
+imposante et la plus belle qu'on puisse contempler.
+
+Un peuple dégénéré peut n'être plus assez fort pour se défendre, peut
+manquer des vertus qui préservent de l'abaissement et de la conquête:
+mais de cette décadence à la bassesse qui baise ses fers, il y a loin;
+et les Génois avaient justement, contre leur réunion à l'empire, cette
+répugnance qui ne peut plus aller jusqu'à la révolte, mais qui ne sait
+pas non plus descendre jusqu'à l'amour. Le commerce était ruiné, et
+l'intérêt comme les souvenirs se réunissaient sans danger pourtant
+contre nous. Les administrations étaient vigilantes, confiées à des
+hommes habiles, et la conscription seule rendait le joug difficile
+autant qu'il était pesant. Le général Montchoisy, qui commandait en
+second dans la haute suzeraineté du prince Borghèse, tempérait, autant
+qu'il était en lui, les rigueurs, et j'ai entendu dire de sa personne un
+bien qui me flattait pour les militaires français. Du reste, quoique
+ruinée, Gênes renfermait encore dans son sein trop de richesses pour
+qu'elles eussent entièrement disparu, et le séjour en était fort onéreux
+pour les hauts fonctionnaires publics. Le luxe et la dépense étaient là
+comme une manière d'opposition; et comme l'empire n'en voulait d'aucune
+espèce, l'Empereur avait cherché à s'attacher les illustrations
+patriciennes par des faveurs, et accordait, je ne sais pas par exemple
+sur quels fonds, de fort beaux supplémens de traitement au gouverneur et
+autres représentans de son pouvoir et de ses intentions, de manière à ce
+qu'ils pussent, par leur faste et leur représentation, écraser les fêtes
+de la vieille aristocratie, et prévenir ainsi l'innocente sédition du
+luxe génois.
+
+Ces précautions étaient grandes et nobles, mais n'étaient pas
+nécessaires. La population de ces heureux climats se laissait aller au
+courant. Son plus vif sujet de mécontentement n'était pas assez sérieux
+pour être violent, car il consistait surtout dans le regret de faire
+partie du même gouvernement que les Piémontais, que les Génois ont
+toujours détestés. L'antique patriciat, ces vieilles et vénérables
+familles, qui, sous la république, avaient toujours dans leurs palais la
+porte ouverte et la table dressée pour la pauvreté, se croyait bien
+déchu du pouvoir, mais non pas du droit de bienfaisance; et la noblesse
+génoise se survivait en quelque sorte par ses bonnes actions. Elle
+venait d'en donner, à l'époque de mon séjour, un exemple admirable. La
+récolte avait été nulle dans toute l'Italie; les symptômes de la famine
+se montraient sous un aspect effrayant pour les classes malheureuses. Le
+comte Balbi réunit les plus riches de Gênes, propose une souscription
+destinée à prémunir pour l'hiver le petit peuple par l'achat d'une
+grande quantité de blés de France. Le noble comte s'inscrivit le premier
+sur la liste pour 200,000 fr. Les autres chefs des grandes familles
+l'imitèrent; et, sous l'empire, le peuple crut s'apercevoir qu'il vivait
+encore sous la république. Je ne sais pas si la commission des titres,
+qui commençait alors à distribuer les féodales distinctions imitées de
+l'ancien régime, reçut l'ordre de comprendre une partie de la noblesse
+génoise dans une large fournée de comtes et de barons, mais, à coup sûr,
+cela eût été d'une sage et juste politique, tout-à-fait en harmonie avec
+le bon sens de Napoléon, qui n'avait pas voulu rétablir cette
+institution du passé pour des services gratuits, et seulement pour une
+utilité d'antichambre.
+
+Gênes ne suffisait pas à mon inquiète activité d'esprit; aussi je la
+quittais quelquefois des jours, des semaines entières, pour voir, pour
+observer, et surtout pour courir. C'est ainsi que je visitai tout le
+littoral de la Ligurie et toutes les villes des Apennins, dont je vais
+retracer mes excursions.
+
+
+
+
+CHAPITRE LXXXII.
+
+Excursion à Bobbio.--Souvenirs du général Junot.
+
+
+Comme je ne fais pas un itinéraire, et que d'ailleurs les descriptions
+n'ont d'attrait pour moi qu'autant qu'elles se lient à des souvenirs de
+gloire, on concevra sans peine que, tout en courant dans un pays où
+chaque ville, chaque hameau rappelle une bataille, et une victoire, je
+ne manquais jamais d'interroger de droite et de gauche les paysans, les
+aubergistes, tous ceux que le hasard me faisait rencontrer dans les
+diligences, dans les maisons où j'étais présentée. Avec ma facilité
+d'impressions, il n'y avait pas un village où je ne trouvasse à me
+distraire, à m'occuper, reprenant bien vite ma course dès que j'étais
+satisfaite.
+
+Bobbio est une petite ville au milieu des Apennins, alors chef-lieu de
+sous-préfecture. Le spectacle des monts qui la cernent et l'emprisonnent
+est d'autant plus imposant, qu'on a l'air d'être enfoui dans des gorges
+de montagnes comme dans le fond d'un bocal. Les habitans sont plus
+vigoureux que les autres Italiens. Le voisinage des montagnes y retrempe
+sans doute continuellement une nature dont ils font d'ailleurs le même
+emploi que leurs autres compatriotes, pour qui le plaisir semble un
+besoin du climat. Le clergé, qui dans toute l'heureuse Ausonie partage
+les goûts populaires et se trouve mêlé à toutes les fêtes, jouissait
+même à Bobbio, quand j'y passai, d'un peu plus de liberté qu'ailleurs,
+ce qui n'est pas peu dire en pareille contrée. Toutes les dames ont là,
+aussi bien qu'à Gênes, la troupe obligée des adorateurs. Les jeunes
+ecclésiastiques font leur partie dans les concerts; et j'en ai entendu
+chez une noble marquise, déjà vieille, mais véritable Ninon de
+l'endroit, qui chantaient le _seria_ et même le _buffa_ avec une
+complaisance et une bonne volonté toute charitable. Je ne sais pourquoi,
+quand j'en témoignai ma surprise au sous-préfet, qui était venu me
+rendre visite, il me dit que les usages faisaient tout, et que dans le
+carnaval plusieurs jeunes théologiens avaient figuré dans une mascarade
+fort gaie, sans que cette liberté leur eût fait le moindre tort, et jeté
+le moindre soupçon sur leurs dispositions religieuses.
+
+La danse est surtout ce qu'aiment de passion les habitans de Bobbio de
+toutes les classes. Je n'ai jamais vu sur nos théâtres de Paris imiter
+l'originalité de ces pas vigoureux et pittoresques que les élégantes
+exécutent avec autant de fermeté que les paysannes. La montferrine m'a
+surtout frappée par l'incroyable dextérité et la prodigieuse force
+qu'elle exige. En général, on retrouverait dans les montagnes des
+indications et des ressources pour la chorégraphie, et de précieux
+rajeunissemens pour le goût blasé du public. Les divers opéras des
+grandes villes devraient avoir, en vérité, des commis voyageurs.
+
+Les femmes sont jolies à Bobbio; c'est une observation qu'on peut
+renouveler à chaque village de ces contrées, et je ne la fais que pour
+constater ma justice distributive et mon désintéressement. Celles de
+Bobbio ne m'ont paru avoir rien de plus remarquable que leur beauté
+mollement efféminée, ce qui est bien quelque chose; elles saluent d'une
+drôle de manière, d'une manière plus anglaise qu'italienne: la tête
+seule s'agite, pour saluer, sur un corps qui reste immobile.
+
+Ce que j'appris de plus curieux me fut raconté par l'obligeant
+sous-préfet, qui passait, malgré les plaisirs dont je viens de retracer
+l'image rapide, une vie assez rude dans son petit empire, à cause de la
+difficulté qu'avait mise le pays non pas à se soumettre, mais à
+comprendre les lois françaises. Il y avait même eu, dans les premiers
+temps de son administration, quelques soulèvemens des paysans
+montagnards, d'ailleurs par la misère fort ingouvernables. Bobbio
+n'avait fait, dans cette occasion, que ressentir le contre-coup des
+mouvemens insurrectionnels qui avaient pris naissance dans les états de
+Plaisance et de Parme. «Nos montagnards, ajouta le sous-préfet,
+s'étaient mêlés d'ailleurs avec assez de bonne volonté à une bande qui
+avait été rejetée du côté de leurs montagnes. Il y avait plus d'espoir
+de pillage que d'esprit de révolte dans ces conjurés. Ils prenaient
+impitoyablement les poules et les fonctionnaires publics. Les contes les
+plus absurdes couraient la campagne. L'Empereur, suivant ces héros d'un
+quart-d'heure, avait été battu par les Autrichiens, fait prisonnier avec
+quarante mille hommes, et, pour tous ses péchés, jeté dans une cage, de
+fer. Le général Junot, qui ne plaisantait pas en fait de rébellion, et
+qui commandait alors dans les États de Parme, avait déployé cette
+énergie militaire qui prévient beaucoup par la terreur qu'elle inspire;
+et, pour, que l'idée des châtimens fût toujours présente à une
+population plus remuante que dangereuse réellement, il avait commencé
+par faire brûler le village de Mezzano, où le désordre avait éclaté
+d'abord. L'adjudant général Grandseigne, homme bon et modéré, avait
+adouci cette rigueur en permettant aux habitans d'emporter leurs effets,
+et en faisant respecter l'église. Cela avait été, suivant mon aimable
+historiographe, un curieux spectacle que celui des révoltés soumis se
+réfugiant dans le temple préservé, et dansant avec une certaine joie à
+la vue de leurs maisons en flammes, parce qu'ils prétendaient que si
+l'incendie était un mal, il était aussi un bien, puisqu'il devenait une
+valable quittance de leurs fermages arriérés.
+
+«Le général Junot, qui pensait avec raison que la présence d'un chef
+redouté ajoute toujours à l'effet des grandes mesures, vint en personne
+visiter le pays, que quelques exécutions avaient suffi pour pacifier. Il
+fit son entrée solennelle à Bobbio, au son des cloches de toutes les
+églises, où s'entonnait le _Te Deum_, entouré de ses aides de camp, des
+hauts fonctionnaires de tout le pays, dans un appareil presque impérial.
+La jeunesse, qui eût servi de renfort aux révoltés s'ils avaient réussi,
+servit de garde d'honneur au brillant proconsul, qui fut reçu,
+complimenté, harangué par les officiers municipaux aux portes de la
+ville, au milieu d'un groupe de femmes élégantes. La marquise de
+Malespina, la Corinne de l'arrondissement, lui débita des stances faites
+par elle en société avec un adjoint du maire dans lesquelles le Pénicé
+inclinait la tête, et la Trebia penchait son urne devant le dieu de la
+guerre et les foudres du nouveau Jupiter tonnant. Le général reçut
+immédiatement les autorités à son hôtel. L'admiration fut universelle
+quand tout le monde l'entendit répondre au président du tribunal en fort
+bon toscan. Presque sultan en même temps que général, Junot était étendu
+sur un canapé, ses officiers, ses aides de camp, sa suite, les
+fonctionnaires ne prenant pas la liberté de s'asseoir devant lui; il
+paraît qu'il ne permettait cette distinction qu'aux femmes, encore
+fallait-il qu'elles fussent jeunes et jolies. Bobbio, au lieu d'être en
+état de siége, fut en un véritable état de fête. Le peuple dansa dans
+les rues; _les gens comme il faut_ composèrent, chez la marquise, un bal
+très brillant de sous-préfecture. Junot regarda avec plaisir nos
+montferrines, soupa très honorablement: il s'était un peu plus défié de
+notre vin que de notre accueil; aussi ne prit-il que d'un excellent
+bourgogne, qui faisait, m'a-t-on assuré, toujours partie de son bagage
+militaire.
+
+«Junot n'étant venu à Bobbio que pour se donner le plaisir de voir de
+ses yeux la tranquillité rétablie par son entremise, ou plutôt par sa
+fermeté, quitta la ville avec le même cérémonial qui avait présidé à son
+entrée: tout Bobbio l'accompagna avec de grandes marques d'admiration;
+c'était un souverain à cheval au milieu de sa cour. Junot, célèbre par
+son adresse à tirer le pistolet, se donna pendant toute la route, pour
+la faire éclater, le singulier plaisir de tirer, au grand galop, les
+poules et tous les innocens volatiles des paysans; mais pour montrer
+qu'il était aussi généreux qu'adroit, il jetait un pièce de 5 francs à
+tous les pauvres propriétaires qui lui rapportaient l'animal blessé,
+lesquels s'en allaient bien contens avec la victime et avec l'argent. Ce
+qu'il y eut de bien curieux, comme je vous l'ai déjà raconté, dans toute
+cette espèce de campagne contre les villages des Apennins, ce fut
+l'insouciance, la légèreté, la gaieté même, qui accueillirent les
+représailles, ou plutôt les précautions militaires des troupes
+françaises. Les prétendus insurgés buvaient avec les soldats qui
+brûlaient leurs pénates, et trinquaient très joyeusement en face de
+leurs maisons brûlées ou envahies. Jamais carnaval ne fut plus gai que
+celui de cette année de persécution; à Bobbio même, des jeunes gens se
+déguisèrent en insurgés, en brigands, et se livrèrent aux plus
+plaisantes parodies à ce sujet. Cependant, il y avait eu plusieurs
+exécutions; une vingtaine de paysans fusillés, ainsi que deux prêtres
+désignés comme leurs complices et leurs instigateurs.» Hélas! me
+disais-je en écoutant le récit de cette folie italienne que le spectacle
+du sang n'avait pas altérée, jamais on ne sent davantage le besoin des
+plaisirs que dans les temps de crise; les violons ne sont point
+incompatibles avec les échafauds. N'avais-je pas pour me convaincre de
+cette inexplicable disposition du coeur humain _le bal des victimes_ à
+Paris, où l'on n'avait été admis qu'en prouvant la mort de quelqu'un des
+siens?
+
+Mais, par exemple, ce qu'on ne voit point en France, c'est
+l'indifférence et presque la protection qu'en général on accorde en
+Italie aux criminels. Là, pour qu'on les dénonce, il faut que les
+dénonciations soient payées; car s'il n'y a rien à gagner avec la
+justice, elle perd presque toujours sa proie. Les gens qui ont échappé
+aux peines afflictives, soit peur, soit sympathie secrète, ne sont guère
+plus mal vus que d'autres. Il y avait eu à Bobbio un exemple tout
+particulier de cette indulgence morale; celui qui en avait été l'objet
+venait de mourir quelque temps avant mon excursion dans cette ville, et
+je m'en vais en rapporter les circonstances avec toute l'exactitude du
+_cicerone_ dont je la tiens.
+
+Deux frères avaient assassiné leur oncle, pour se venger du meurtre que
+celui-ci avait commis sur la personne de leur père, pendant qu'ils
+étaient enfans. Le meurtrier, dont il était si grandement question à
+Bobbio, avait été jugé à Gênes avec une indulgence qui avait remplacé,
+en considération des motifs qui avaient armé son bras, la peine capitale
+par une amende limitée. Échappé à la justice, ce meurtrier s'était
+réfugié à Bobbio et y avait mené une vie honorable et paisible pendant
+plus de vingt ans, quoiqu'on n'ignorât point ses _antécédens_, comme on
+parle aujourd'hui, et quoiqu'on racontât même les détails horribles de
+cet assassinat, après lequel les deux frères auraient, dit-on, bu du
+sang de leur victime. Personne ne frémissait en passant devant l'homme,
+précédé d'une telle renommée. Il faisait je ne sais quel commerce, et en
+secret le commerce de l'usure. Malgré ce surcroît de motifs de haine et
+de réprobation, l'honnête meurtrier augmentait son petit pécule et sa
+considération dans Bobbio. La mort seule vint troubler le repos de
+l'assassin usurier. Au milieu de ses dernières souffrances, il songea à
+faire son testament; mais il se méfie des notaires, et craint que ses
+neveux, ses héritiers, les enfans de ce frère qu'il a naguère immolé,
+n'aient corrompu les officiers publics. Deux prêtres et deux médecins
+sont appelés. Il paie grassement les prières et les ordonnances; mais il
+craint encore les médecins et en fait venir d'une ville voisine. On lui
+ordonne une opération, mais il croit bientôt que ce n'est qu'un moyen
+plus expéditif de l'envoyer dans l'autre monde. Il meurt par crainte de
+mourir; il enrichit par la peur d'un testament ceux que son testament
+allait dépouiller; et prouve enfin par ces tourmens d'une ame qui
+tremble devant la dépravation des autres, parce qu'elle juge de toute
+l'humanité par son affreuse conscience, qu'il est un moment terrible où
+les avares perdent leur argent, et où les assassins trouvent une
+vengeance.
+
+
+
+
+CHAPITRE LXXXIII.
+
+Voyage à Turin.--Cour du prince Borghèse et de la princesse Pauline.
+
+
+La vie nomade est un besoin si impérieux pour moi, qu'à peine de retour
+à Gênes, je n'y fis en quelque sorte qu'une halte, et me remis presque
+immédiatement en marche pour une nouvelle caravane. J'avais appris par
+un chambellan du prince Borghèse, qui était descendu dans l'hôtel que
+j'habitais à Gênes, que la cour de Turin allait se trouver au grand
+complet par la présence assez rare de la princesse Pauline; et que cette
+capitale des départemens au delà des Alpes allait, pendant un mois,
+devenir un séjour tout-à-fait digne de l'attention et des loisirs d'une
+voyageuse. Il n'est pas nécessaire de me pousser beaucoup quand il
+s'agit de courir. D'ailleurs, quoique déjà guérie, j'étais persuadée que
+mon rétablissement s'obtiendrait surtout plus complet par des
+distractions. La santé est un admirable prétexte qui se prête à toutes
+les fantaisies de la tête, et qui fait que la plupart du temps dans la
+vie les plaisirs et les caprices sont traités comme des devoirs sérieux
+et des nécessités supérieures.
+
+Je me rendis donc à Turin, mais seulement pour y passer quelques jours,
+avec la résolution de revenir à Gênes, où je prendrais un parti quand
+l'état de mes fonds me dirait d'être raisonnable, autant au moins qu'il
+m'est donné de l'être. En allant chercher dans l'ancien séjour des rois
+de Sardaigne des impressions frivoles, je fus entraînée par un retour de
+pensées plus graves à visiter le champ de bataille de Marengo. La gloire
+militaire exerce un incroyable empire sur mon coeur, et j'avoue que mes
+idées, tout-à-fait changées sur Bonaparte depuis mon aventure de Milan,
+me disposaient singulièrement aux extases de l'admiration. Une colonne
+élevée sur la route, en face du village de Marengo, ne permet pas de se
+méprendre sur la place précise où se portèrent les plus grands coups de
+cette immortelle journée. Je mis pied à terre dès que j'aperçus ce
+simple monument d'un si grand souvenir. Je parcourus le village,
+interrogeant les traces effacées de la bataille; puis je vins me
+rasseoir sur le bord de la route, l'oeil fixé vers cette modeste colonne,
+première base d'une renommée et d'un trône universels: car c'est presque
+dans les champs de Marengo que Napoléon a ramassé la couronne de
+Charlemagne. De là, me disais-je, l'aigle a pris son essor; il est venu
+s'abattre sur la tribune déjà vieillie de la révolution, pour entraîner
+l'activité française, lasse de phrases et de massacres, vers une
+carrière immense et nouvelle. On peut regretter l'emploi qu'un tel géant
+fit de ses forces; mais il est impossible de ne point l'admirer, de ne
+point trouver poétique cette destinée d'un homme qui ne s'empare d'un
+sceptre que pour en faire un instrument de gloire nationale et de
+mouvement européen. Là, me disais-je, un jeune homme s'élève dès ses
+premières batailles au-dessus des plus grandes capitaines! Le feu du
+génie est dans ses yeux; je croyais le voir donner ses ordres, entendre
+ses commandemens énergiques et précis; par son génie, forcer en quelque
+sorte la fortune. Plus loin, je reconnaissais encore ce noble et brave
+Desaix, n'ayant qu'un regret sous le coup fatal qui vient de le frapper:
+c'est de ne plus pouvoir servir le premier consul; admirable élan de
+l'amitié, qui prouvait que celui qui avait le génie des batailles avait
+aussi le secret des coeurs, et cet art merveilleux d'exciter
+l'enthousiasme et le dévouement, dont il faut toujours que des vertus et
+des qualités extraordinaires soient les fondemens sacrés.
+
+Je m'arrachai avec peine de cette grande scène de Marengo, dont la
+malveillance a cherché plus d'une fois à ravir le mérite au génie de
+Napoléon, comme si vingt autres batailles ne sont pas prêtes à se lever
+pour établir la légitimité glorieuse de cette première victoire. Je me
+rappelais alors avoir entendu répéter à Paris un mauvais bon mot de
+l'astronome Lalande, qui se réjouissait, disait-il, du gain de cette
+bataille; qui en faisait son compliment bien sincère au premier consul;
+mais qui était tenté de lui adresser une pétition pour que le héros en
+changeât le nom, attendu que la consonnance de Marengo rappelait trop
+celle de madame Angot, et que la ressemblance n'était pas assez
+militaire. L'esprit français est bien vif, bien agréable; mais n'y
+a-t-il pas dans notre nation, d'ailleurs si noble, une disposition
+fâcheuse à abuser de ses précieuses qualités? L'empire de l'épigramme et
+du trait n'est-il pas quelquefois terrible? et n'est-ce pas un obstacle
+aux grandes choses que cette opposition toute prête des lazzis et des
+plaisanteries? Je ne m'étonne pas que Napoléon l'ait redoutée; qu'il ait
+quelquefois tremblé devant la puissance des salons railleurs du faubourg
+Saint-Germain: le ridicule est toujours si prêt en France à faire
+justice du génie! Je ne sais si je me trompe, moi qui ai lu son ame dans
+ses yeux, mais je serais tentée de croire que la fatalité de quelques
+entreprises de l'Empereur a tenu à cette nécessité d'une grande ame,
+d'échapper à la satire à force de prodiges. Je suis sûre que, lisant les
+rapports de son ministre de la police, il est arrivé plus d'une fois à
+Napoléon de parcourir à grands pas son cabinet, poursuivi, non point par
+l'image des dangers, mais par un bon mot; de saisir sa carte du
+continent, de marquer du doigt la contrée lointaine dont la conquête
+devait servir de réponse à quelque impuissante moquerie, et de s'écrier:
+«France légère et maligne, je t'ai comblée de gloire, je veux t'en
+accabler!» Il serait curieux pour l'histoire de la grandeur et de la
+faiblesse humaines, de savoir si un grand homme n'a pas perdu un trône
+par la crainte d'un calembourg.
+
+J'arrivai à Turin, et je fus comme émerveillée de l'air français qu'on y
+respirait alors. L'hôtel où je descendis était tenu, servi, et surtout
+occupé par des Français. J'y pris un logement magnifique, et je me mis
+de suite avec mon fidèle Hantz à visiter les belles arcades de la place
+du château et de la rue du Pô. Turin est une ville moins chargée de
+chefs-d'oeuvre que certaines autres de la contrée, mais elle en possède
+assez pour avoir une réputation; je l'aurai peinte en deux mots, quand
+j'aurai dit que c'est une beauté régulière; ce ne sont pas celles que je
+préfère.
+
+Dès le soir même, j'assistai à une moitié d'_opera buffa_ au théâtre
+Carignano, qui fait face au palais du même nom, occupé alors par la
+préfecture. J'eus le plaisir d'apercevoir dans sa loge M. de Lameth, qui
+était aimé à Turin comme il l'avait été à Digne, mais qui était là sur
+un plus vaste théâtre. Je l'appris d'un aimable chambellan que j'avais
+vu à Gênes, qui, me reconnaissant au spectacle, vint me saluer dans ma
+loge. Il me conta beaucoup de curieuses particularités sur la cour de
+Turin, et entre autres que M. de Lameth pouvait être considéré comme le
+prince régnant du pays, le matériel du pouvoir étant entre ses mains, et
+le gouvernant et la gouvernante réduits à peu près au cérémonial de la
+souveraineté. Ne voulant pas rester long-temps à Turin, et craignant
+l'effet des grandeurs, je ne me souciai point d'aller voir ce haut
+fonctionnaire, de peur de l'exposer, ainsi que moi, à l'embarras d'une
+reconnaissance. Je me trompais: M. de Lameth n'est point un de ces
+hommes d'une faiblesse vulgaire, un de ces tempéramens vaniteux que les
+dignités, les titres et la faveur font changer. C'est au contraire un
+caractère soutenu et noble, un homme dont la politesse est d'autant plus
+aimable que ses principes sont sévères, et que c'est, pour ainsi dire,
+un philosophe en talons rouges.
+
+En me quittant, le chambellan du prince Borghèse, que je ne nommerai
+point pour une raison dont la futilité ne mérite pas d'être expliquée au
+lecteur, me demanda la permission de venir admirer mes beaux cheveux
+ailleurs qu'au spectacle, où j'étais affublée d'un immense chapeau. Il
+m'annonça sa visite pour le lendemain, ayant, me disait-il, à me
+proposer quelque moyen de me rendre agréable le séjour de sa patrie.
+C'était un excellent homme sans beaucoup d'esprit, une copie, même un
+peu grotesque, du vieux ton de l'ancien régime mêlé aux nouvelles
+allures des moeurs de l'empire. Le lendemain, il fut plus exact à
+l'innocent rendez-vous que je lui avais donné qu'un officier de vingt
+ans. Après deux heures d'audience admirative, quoique matinale, mon
+chambellan (c'est ainsi que je l'appellerai) me proposa de monter en
+calèche pour parcourir les environs. La promenade me parut délicieuse,
+et je fis même une remarque: c'est que les hommes bien nés, suivant
+l'expression commune, n'ont presque pas besoin d'esprit pour être
+aimables; ou plutôt que, souvent dépourvus d'instruction et de cette
+capacité de travail exigée par les affaires, ils possèdent néanmoins
+comme naturellement le don de la conversation, le tact qui saisit les
+moeurs, les ridicules de la société, et presque l'ingénieuse facilité de
+peindre d'un mot les caractères.
+
+«Connaissez-vous, me dit-il, notre adorable Pauline? sa présence à Turin
+est une rareté, et vous arrivez à point pour assister à toutes les fêtes
+qui vont signaler son passage, sans doute bien court; car, comme dit
+fort plaisamment notre excellent prince, je suis peut-être la personne
+que ma femme voit le moins souvent.
+
+«--J'ai vu la princesse Pauline plusieurs fois chez son frère Lucien,
+pas assez pour la connaître; mais je trouve un peu leste votre
+expression d'_adorable Pauline_ appliquée à votre souveraine.
+
+«--Que voulez-vous; elle est trop jolie pour une princesse. Elle fait
+certes la reine autant que possible avec nos dames d'honneur, toutes des
+plus anciennes familles de Piémont, qu'elle a mises rudement au régime
+de la sonnette la plus capricieuse; mais elle est moins reine avec notre
+sexe; et, comme malgré nous, quand nous ne sommes pas de service, nous
+l'aimons comme une simple particulière. Figurez-vous une divinité de la
+tête aux pieds: les agrémens dont ses autres soeurs ne sont qu'isolément
+pourvues, elle les réunit tous; on dirait l'enfant gâté de la famille
+impériale. C'est en la regardant sans doute que Canova a trouvé le
+secret de cette harmonie charmante de ses statues, dont les formes sont
+plus que belles. Il n'est pas un de ses traits qui ne soit régulier, et
+une grâce indicible anime et assouplit encore tant de perfections.
+
+«--Elle m'a paru en effet ravissante, quoique je ne l'aie aperçue que
+deux fois... Et elle fait tourner ici toutes les têtes?
+
+«--Votre expression n'est pas non plus très respectueuse; mais la
+princesse est si bonne, qu'elle l'entendrait elle-même sans s'en
+offenser. On n'a jamais vu une cour plus indulgente que la nôtre. Je ne
+m'en plains pas, quoique je ne puisse plus guère en profiter. Pourvu que
+les peuples ne paient pas trop cher les royales folies, ils aiment assez
+que les souverains se rapprochent par elles de l'humanité. On leur sait
+quelquefois gré de leurs faiblesses; et François Ier comme Henri IV, par
+exemple, doivent une partie de leur popularité à leur galanterie et à
+leurs fautes.
+
+«--Je pense tout-à-fait comme vous. Le goût des plaisirs est un moyen de
+gouvernement qui en vaut bien un autre. Je suis persuadée qu'une des
+causes qui ont fait dominer si long-temps le paganisme, c'est que chacun
+de ses dieux représentait quelques uns de nos penchans. Je vois avec
+plaisir que la cour de Turin a déjà les moeurs de l'Olympe; je lui en
+souhaite la durée.
+
+«--Pour cela, je n'en réponds pas. La cour, la garnison et les employés
+forment ici une population dans la population; mais le reste, qui ne
+bouge pas, il est vrai, a conservé un profond sentiment d'affection pour
+la vieille dynastie, qui était bien le despotisme le plus paternel qu'on
+puisse imaginer. Nous autres tous de l'ancienne noblesse, on nous a fort
+bien traités; on nous a, à tous, donné quelque chose, et la politesse
+aristocratique consiste surtout à ne rien refuser: mais c'est à la cour
+que tout ce monde est attaché plutôt qu'au souverain qui en a
+l'usufruit. Beaucoup de mes amis, soit reconnaissance, soit précaution,
+ont même, avant d'accepter les clefs ou les éperons, écrit à Cagliari
+pour obtenir de l'ex-maître son agrément avant de s'engager dans la
+dynastie napoléonienne.
+
+«--Mais le prince Borghèse possède peut-être des qualités suffisantes
+pour s'attacher à jamais ces nobles dévouemens?
+
+«--Le prince Borghèse est tout-à-fait dans nos moeurs, ce qui ne veut pas
+dire qu'il soit dans nos opinions.--Comme Néron, auquel il est bien loin
+de ressembler, par la bénignité de son naturel apathique et inoffensif,
+_il excelle à conduire un char dans la carrière_; il danse passablement
+pour une altesse; il a même paru honorablement dans les rangs de l'armée
+française; mais c'est tout simplement un bon et excellent homme, fait
+pour le _farniente_ du pouvoir, et qui abdiquerait plutôt vingt fois,
+que de se donner la moindre peine pour une couronne ou une fraction de
+couronne semblable à celle dont il possède le simulacre. C'est une
+espèce de figurant de la monarchie impériale, qui ne convient pas à
+l'action, mais qui ne la dépare point, parce qu'il _se met bien et qu'il
+a bonne tenue_, en termes de théâtre. Sa femme ne l'occupe pas plus que
+sa souveraineté. Elle a Turin en horreur; elle y vient le moins
+possible, et c'est tout au plus si son noble époux, qui d'ailleurs lui
+rend bien justice et la trouve charmante, s'aperçoit de sa présence ou
+de son absence; il n'en a des nouvelles que par ses aides-de-camp et ses
+chambellans. Si jamais le prince Borghèse perd l'appétit, il ne lui
+restera plus rien à perdre, et l'on pourra prononcer sa complète oraison
+funèbre. Du reste, l'empereur en est fort content; il lui reconnaît une
+louable soumission, une magnificence généreuse, les qualités qui
+rassurent et aucune de celles qui inquiètent: voilà, j'espère, un prince
+désintéressé, qui sera aussi bien avec l'histoire qu'avec ses sujets, et
+dont je défie bien que l'une, pas plus que les autres, dise jamais aucun
+mal.
+
+«--Mais vos portraits me donnent très bonne opinion de la cour de Turin:
+on y jouit de la gloire de l'empire, on y respire à l'ombre d'un génie
+qui est bien assez fort pour tout protéger; celui-là prend la royauté
+comme un fardeau, et il laisse son heureuse famille la prendre comme une
+jouissance; pour lui les épines, les roses pour les siens. C'est un
+parent bien accommodant que celui qui se charge ainsi de la procuration
+de toutes les couronnes, et dont l'épée veille pour leur santé et pour
+leur gloire.
+
+«--Oh! oui. Mais il n'y a à cela qu'un inconvénient: c'est qu'un boulet
+de canon peut tout finir en vingt-quatre heures, et que le chêne à bas,
+adieu les roseaux.
+
+«--Mais Napoléon ne donne pas seulement des maîtres aux pays avec
+lesquels il dote sa famille, il leur donne des lois, et les lois durent
+plus long-temps que les hommes. D'ailleurs, monsieur le baron, le
+présent est beau, il est glorieux; pourquoi songer à l'avenir? Les
+peuples ainsi que les individus ont tout à gagner à vivre à l'aventure
+et à se fier à la destinée.
+
+«--À qui le dites-vous?... à un Italien?
+
+«--Voilà une bonne foi et une candeur dont je vous fais mon compliment.
+Continuez à me parler de la cour de Turin, des généraux, des officiers,
+des jolies femmes, tout cela forme l'état-major de la domination
+française.
+
+«--Je ferai mieux que vous en parler, je vous montrerai cette lanterne
+magique des vanités, et vous m'y verrez défiler tout comme un autre. Il
+y a dans trois jours un grand bal chez le général commandant; je vais
+vous faire inviter. Le prince et la princesse veulent bien l'honorer de
+leur présence. Ce sera magnifique; vous vous croirez aux Tuileries.
+C'est le prélude de toutes les fêtes qui vont se succéder.»
+
+
+
+
+CHAPITRE LXXXIV.
+
+Un bal à Turin.--Quelques portraits.
+
+
+Quoique je n'eusse point apporté tous mes bagages, j'étais à cette
+époque si chargée de toutes les richesses de femme, que ma toilette ne
+m'occupa point tout entière, pendant les deux jours qui précédèrent ce
+bal, où j'étais sûre de rencontrer l'élite de la société et les
+notabilités de la cour. Je n'eus presque pas besoin des artistes de la
+ville pour être bien sous les armes.
+
+Il n'y a vraiment que les Français pour ces sortes de triomphes, comme
+pour de plus importans. Le luxe, le bon goût, l'élégance des salons
+était éblouissante; c'était un bal préparé avec autant de frais et de
+soins qu'une bataille. Les officiers y étaient brillans, et tous au
+poste du plaisir comme au poste de la gloire. J'en reconnus plusieurs,
+et j'étais à peine entrée que j'étais déjà en pays de connaissances, et
+à mon aise comme au milieu d'un état-major. À neuf heures leurs Altesses
+entrèrent: Pauline était une véritable divinité, et quoique plusieurs de
+ses dames fussent fort jolies, elle les éclipsait toutes; elle était la
+reine _et par droit de conquête et par droit de..._ beauté. Le prince
+Borghèse fit le tour des salons, adressant la parole à presque toutes
+les dames, remplissant son état de souverain avec beaucoup de naturel et
+de dignité. La princesse s'était reposée un moment; mais après un signe
+du premier chambellan, les premiers quadrilles, qui avaient été désignés
+d'avance, se formèrent. L'étiquette continua pendant deux ou trois
+contredanses pour satisfaire les hautes vanités locales ou dignitaires;
+mais le plaisir l'emporta bientôt: un désordre de bon goût s'ensuivit,
+et des relations intimes me furent révélées dans cette heureuse
+confusion, où les mêmes cavaliers et dames se retrouvaient cependant
+toujours ensemble. Mon aimable chambellan, qui ne dansait plus, m'en fit
+faire la remarque, en prenant de cette occasion le plaisir de me
+raconter des anecdotes qui étaient assez vraies pour mériter aujourd'hui
+d'être cachées. Les Français abusaient un peu de leur position pour
+redoubler la jalousie naturelle des Piémontais; mais ils étaient les
+plus aimables, et je trouvais leur conduite de bonne guerre. Pauline,
+qui aimait autant à taquiner son monde qu'à l'enchanter, affectait de ne
+pas parler un mot d'italien; elle était si séduisante, que je ne sais
+pas si un peu d'impertinence, avec ses dames seulement, ne devait pas
+lui être compté comme un agrément de plus. Elle dansa peu, mais elle
+valsa beaucoup. Mon chambellan, qui avait une bonhomie assez maligne,
+observa que cela était un trait de caractère. Je n'en sais rien, parce
+que je n'ai point eu les secrets de Pauline comme ceux d'Élisa; mais
+j'avoue que je partageais tout-à-fait sa prédilection, parce que la
+valse est presque une intimité dans un bal; que la coquetterie peut y
+briller un peu plus, et le sentiment s'y contraindre un peu moins.
+
+Toute la cour remarqua que la princesse avait eu pour cavalier plus
+fréquent l'un de ses chambellans, qui n'avait pas besoin, de ce titre
+pour être remarqué. Je demandai son nom: «C'est M. de Forbin, me
+répondit mon baron; il n'est pas souvent des nôtres, car il est dans ce
+monde quelque chose de plus que courtisan.
+
+«--Sans doute, car il est fort bel homme, d'une figure distinguée, où se
+peint une noble fierté qui ne paraît pas venir seulement de la
+naissance, de la fortune ou de la faveur.
+
+«--Vous devinez juste, belle dame; M. de Forbin, sous ce masque de joli
+homme, ce qui ne gâte jamais rien, cache un grand peintre. Il n'est pas
+insensible aux honneurs, mais il est plus sensible encore à la gloire:
+aussi, on le rencontrerait plus souvent dans les beaux sites de l'Italie
+qu'à la cour de Paris ou de Turin; et quand il serait vrai que ce vif
+enthousiasme ne le prît, comme on dit, que par accès; qu'il ne courût
+toutes les contrées, son crayon à la main, que pour être agréable à la
+beauté, vous conviendrez que c'est là une noble chevalerie, et qu'on
+mérité de plaire quand on donne ainsi aux faiblesses dont on est l'objet
+l'excuse des illusions les plus délicates qui puissent ennoblir l'amour.
+Il y a bien dans M. le baron de Forbin, avec tous les avantages qui le
+distinguent, ce que les envieux appelleraient peut-être de la hauteur;
+mais, au milieu de la présomption guerrière des cours impériales, il est
+bon qu'il se rencontre des hommes qui aient aussi la conscience de leur
+valeur personnelle, et qui relèvent un peu l'honneur du corps des
+_péquins_, comme on appelle ici, aussi bien qu'ailleurs, les hommes
+distingués qui pourtant ne sont pas militaires. M. de Forbin a des
+manières aussi élégantes qu'un marquis de 1775; des opinions aussi peu
+surannées qu'un jeune homme du dix-neuvième siècle, et un talent de
+peintre qui ferait honneur à un pauvre diable. M. de Forbin arrive de
+Rome; il m'a montré l'esquisse d'un admirable tableau, qui lui fera
+prendre rang parmi les premiers artistes de notre époque. Jeune, ardent,
+spirituel, M. de Forbin est appelé à de belles destinées; et la gloire
+de son pinceau vaudra bien l'illustration historique de sa famille.
+
+«--Eh! monsieur, malgré ma prédilection pour la gloire des armes, je
+sens au fond de mon coeur qu'il y a aussi de la place et de l'admiration
+pour la gloire des arts!»
+
+Après la part de ces éloges, mon chambellan fit aussi celle des
+critiques sur la cour de Turin. Il blâmait surtout le luxe de tous les
+fonctionnaires, qui semblaient se faire un devoir du faste, des
+dépenses, du jeu, des plaisirs. «C'est une véritable croisade contre
+l'argent et contre les maris. C'est très amusant pour les vainqueurs,
+mais cela pourrait finir par n'être pas toujours aussi drôle pour les
+victimes.» Là dessus une foule d'anecdotes plus piquantes les unes que
+les autres: «Vous voyez bien cet écuyer, il monte mal à cheval; le
+prince a augmenté ses appointemens justement pour le plaisir de le voir
+assez fréquemment tomber. C'est un chapitre très important ici que les
+gratifications: il en pleut. Le prince Borghèse est d'une générosité
+admirable. Quand il gagne au jeu, il se ferait un scrupule de laisser
+quelque chose dans la bourse de ses chambellans, et de ne pas distribuer
+une partie du gain à ses pages, lesquels achèvent ici une éducation fort
+édifiante.
+
+«--Et l'empereur, vous ne m'en parlez pas; est-ce qu'il n'est jamais
+venu dans sa bonne ville de Turin?
+
+«--Pardon, il y a montré beaucoup de tact, beaucoup d'esprit, et on lui
+a su gré de ses efforts pour plaire. Il a dit aux femmes qu'elles
+étaient jolies, et aux officiers qu'ils étaient braves; qu'il avait
+distingué les Piémontais dans la dernière campagne, et il savait le
+numéro de leurs régimens et leurs relations de famille. On ne peut
+imaginer un souverain qui ait plus d'habile charlatanisme pour faire
+valoir une gloire qui est grande par elle-même et qui pourrait s'en
+passer. Il est venu au bal et a daigné y causer pendant trois heures. Il
+n'a été bruit long-temps que de la présence d'esprit d'une jeune
+personne qui dansait devant lui, et qui marcha sur le pied du grand
+homme par mégarde. Napoléon se retira en disant: Mais, mademoiselle,
+vous me faites reculer. Alors, sire, répondit la spirituelle ingénue,
+c'est la première fois que cela arrive à votre majesté. Toute la soirée,
+on admira le bonheur de cette flatterie délicate, qui prouvait de
+l'esprit et qui pouvait promettre de la fortune. Le lendemain on
+remarqua encore que, par l'effet des émotions ou de la fatigue, la jeune
+personne avait le teint plus pâle, et qu'enfin elle avait trop dansé...»
+
+Je rentrai chez moi à cinq heures du matin. L'éblouissement de cette
+fête m'avait distraite; mais je ne pus, malgré la lassitude, trouver de
+repos. Une incroyable mélancolie semblait m'avertir que je n'étais pas
+faite pour le monde et les plaisirs vides de la vanité, mais au
+contraire pour l'individualisme des sensations intimes et profondes. Il
+faut une ame qui réponde à la vôtre au milieu de cette solitude bruyante
+des salons, un regard qui vous complimente et quelquefois qui vous
+gronde.
+
+
+
+
+CHAPITRE LXXXV.
+
+Promenade à la Superga.--La ferme de la jeune Adeline.--Trait de
+bienfaisance de la princesse Borghèse.
+
+
+Les gens qui, comme moi, aiment les contrastes ne s'étonneront, pas que
+le lendemain d'un bal j'aie été visiter des tombeaux. Mon ame
+mélancolique avait besoin d'objets moins bruyans; j'avais reçu dans la
+matinée M. le comte de Saluces que j'avais connu dans un précédent
+voyage en Italie, et qui m'avait demandé, la veille au bal, la
+permission de me rendre ses devoirs. M. de Saluces, d'une grande et
+illustre famille, était gouverneur du palais impérial de Turin; il
+honorait ses fonctions par son affabilité, et la cour par la délicatesse
+de ses sentimens; il aimait beaucoup les Français, et surtout les
+Françaises... Il aimait encore beaucoup à parler notre belle langue, et
+c'est sans, doute pour se ménager le plaisir de la parler pendant, toute
+une journée qu'il me proposa une longue course à la Superga et à
+Stupinitz.
+
+Nous allâmes d'abord à la Superga; à mesure que nous approchâmes, nous
+sentîmes comme une plus vive facilité de respiration, car l'air est
+incroyablement vif sur les hauteurs qui l'avoisinent. Le paysage qui là
+se déroule est magnifique: ce sont les Alpes d'une part qui s'élèvent,
+ainsi que des chaînons destinés à attacher la Suisse et le Tyrol à
+l'Italie; les Apennins de l'autre viennent protéger de leurs cimes
+opposées les richesses de la Lombardie. Le temps nous permit de
+distinguer de ce point, à l'aide d'un télescope, le dôme de Milan se
+dessinant sur un horizon de plus de trente lieues.
+
+Les caveaux de l'église de la Superga contiennent les tombeaux des
+anciens rois de la Sardaigne. Il y a, pour ainsi dire, trois
+compartimens à cette table de la mort, trois classes de sépulcres: la
+place du dernier roi, celle des princes de la branche régnante, et en
+outre celle de la branche de Carignan.
+
+Là le comte de Saluces m'apprit que ces royales dépouilles avaient
+failli éprouver le même sort que celles de nos soixante rois en France,
+qu'une fureur bien plus d'imitation que d'instinct avait aussi voulu en
+Piémont attenter à ce qu'il y a de plus sacré sur la terre, aux
+tombeaux. «Vos généreux compatriotes, me dit le comte de Saluces, nous
+ont seuls épargné cette honte; le génie de la guerre, qu'on appelle le
+fléau des vivans, a fait respecter les morts, et rappelé le peuple
+piémontais à l'humanité; un général républicain a sauvé l'auguste
+poussière de nos monarques. Honneur au général Grouchy, alors commandant
+de Turin! Au risque de faire suspecter son civisme auprès des conseils
+ombrageux de Paris, au risque des vengeances de la rage politique qui
+poussait des furieux, ce véritable guerrier français fut contraint de
+mettre d'augustes cendres sous la protection de ses baïonnettes. Ce
+noble courage nous fit rougir et a préservé ma patrie d'une de ces
+taches que, dans les temps de crise, les honnêtes gens laissent
+toujours, hélas! infliger à un peuple par quelques misérables qui ne
+sont jamais d'aucun pays. De ce jour date mon attachement à la France.
+Au milieu d'une invasion onéreuse, quelques beaux traits sont venus
+ainsi nous réconcilier avec nos conquérans, et vos généraux nous ont du
+moins fait pardonner à vos fournisseurs.»
+
+À ce nom de Grouchy, de cet illustre capitaine dont moi aussi j'avais
+connu la générosité, une larme de souvenir vint se mêler aux pleurs
+d'admiration et de reconnaissance que M. de Saluces ne pouvait retenir.
+«Mon amie, me dit-il avec émotion, les grands spectacles de la nature
+s'embellissent encore par les douces pensées. Un site magnifique comme
+le site qui devant nous se déploie, reçoit je ne sais quel prestige
+nouveau des souvenirs qu'il réveille. Une beauté morale sied bien à
+toutes les beautés physiques. À la Superga, le nom de Grouchy n'est pas
+le seul que vous aurez à bénir. Une vertu plus modeste, dont vous allez
+voir les heureux objets, demande ici que le nom de la princesse Pauline
+soit également prononcé avec vénération. Vous allez admirer un de ces
+traits qui feraient excuser bien des faiblesses.
+
+«Voyez-vous cette jolie chaumière entourée de bois et de prairies; nous
+pouvons nous y présenter, et vous y verrez la vertu sous le chaume
+récompensée et heureuse par la vertu sur le trône.» Nous nous
+approchâmes et nous vînmes frapper à la maison, une vieille femme nous
+ouvrit aussitôt, et le comte lui demanda des nouvelles d'Adeline.
+
+«Elle se porte bien, Excellence; elle est allée porter le dîner de son
+frère; mais elle va revenir et paraître bientôt.»
+
+Un instant après arriva Adeline, et je vis une de ces figures angéliques
+qui n'existent que dans la patrie de Raphaël, et qui ne pourraient être
+exprimées que par son pinceau. À peine eut-elle prononcé quelques mots,
+que je fus plus agréablement surprise encore; car non seulement elle
+nous adressa la parole en français, mais elle le fit avec un choix de
+mots ne laissaient pas supposer que la belle Adeline eût été élevée pour
+la vie rustique; je ne me trompais pas.
+
+«Adeline était fille d'un riche joaillier d'Alexandrie; son père ayant
+dissipé sa fortune se remaria à une veuve riche et mère de deux filles;
+il fit enrôler son fils, pour s'en débarrasser, et mourut de chagrin. Sa
+pauvre fille fut abandonnée. Une dame de la cour de Milan, et de la plus
+haute distinction, jeune veuve aimable et bonne, prit en pitié la pauvre
+orpheline, et se chargea de son éducation, qui fut conduite avec plus de
+tendresse que de prévoyance. La protectrice d'Adeline était sur le point
+de contracter un second mariage avec le comte de ***. Celui-ci, qui
+n'épousait que la dot de la riche veuve, ne vit pas la belle protégée de
+sa femme sans concevoir aussitôt l'irrésistible pensée d'une séduction
+coupable. Heureuse des grâces et des qualités de son Adeline, la
+comtesse ne concevait point d'alarmes de ses succès. Sa crédule
+confiance dura jusqu'au moment où une preuve écrite lui apprit tout à la
+fois et l'inconstance de l'homme duquel elle avait attendu le bonheur,
+et la noble résistance de l'infortunée qui avait reçu ses bienfaits. La
+comtesse ne voulut point punir une innocente rivalité; mais trop faible
+et trop généreuse pour croire à l'ingratitude de celui qu'elle aimait,
+elle fit partir secrètement la jeune Adeline pour Turin, où elle la
+plaça chez une lingère. Ce brusque passage d'une vie occupée par toutes
+les études agréables à l'apprentissage d'un état obscur, et à l'ennui
+d'un travail manuel, fit sur le coeur d'Adeline une impression
+douloureuse. Elle ne se plaignait pas de sa bienfaitrice, mais, par un
+invincible retour, sa pensée se reportait plus bienveillante vers son
+époux. Il était paré d'ailleurs de ces dons brillans, qui sont toujours
+des séductions et des dangers. Adeline, la pauvre Adeline ne l'avait pas
+vu sans plaisir, et il ne l'avait que trop découvert. L'adroit séducteur
+avait su ne montrer ni dépit ni surprise d'un départ dont il avait
+pourtant deviné les secrets motifs. Il n'était pas alors marié depuis
+deux mois, mais les dates sont-elles des convenances qu'on respecte
+quand on n'en connaît point d'autres? Il eut soin d'arranger les
+plausibles motifs d'une affaire et la nécessité d'un voyage à
+Alexandrie. L'absence d'Adeline avait suffi pour changer un léger
+caprice en une passion violente, et pour la satisfaire, rien dont
+l'époux de la comtesse ne fût capable. Il s'était, par une cruelle
+patience, étudié à contrefaire l'écriture de sa femme. Arrivé à Turin,
+il écrit à Adeline au nom et avec la signature de sa bienfaitrice. Un
+domestique aux livrées de la comtesse était porteur du billet. Adeline
+le suivit avec joie et sans défiance, monta dans la voiture dont elle
+reconnut les armoiries, et en quelques minutes elle fut transportée dans
+un brillant hôtel de la rue du Pô. Adeline traverse rapidement les
+appartemens; son émotion redouble à l'idée d'embrasser sa bienfaitrice,
+mais c'est dans les bras du volage époux de la comtesse qu'Adeline vient
+tomber égarée. Ce trouble de la surprise, le perfide ne le prit pas pour
+un abandon de l'amour, mais il en profita avec une affreuse adresse,
+étouffant par ses violences les murmures et les combats qu'il ne pouvait
+vaincre par ses caresses.
+
+«Échappée à une pareille lutte, Adeline n'en vit finir le supplice que
+pour en sentir la honte et le remords. Sourde aux propositions qui
+cherchaient à acheter les charmes qu'elle avait si noblement disputés à
+l'adultère, Adeline revint accablée à son modeste asile. Peu d'instans
+après, le même domestique revint toujours au nom de la comtesse payer la
+pension d'Adeline. À cette somme était joint un présent considérable
+pour l'orpheline, quelques cadeaux pour la lingère et ses jeunes
+compagnes. Un billet était joint à cet envoi; mais il ne fut point
+ouvert. Forcé de porter une réponse, l'impudent valet d'un maître
+corrompu osa dire à la malheureuse Adeline: «Mademoiselle, madame vous
+attend pour dîner et vous conduire au spectacle.» Alors Adeline, levant
+ses yeux voilés par le sentiment de sa chute, mais où brillait aussi la
+résolution de s'en relever, Adeline, jetant un regard de mépris sur le
+porteur du billet, lui dit avec dignité: «Mon travail et mon choix me
+retiennent ici. Je n'en sortirai plus que pour aller rejoindre mon frère
+qui vient d'être nommé officier, et qui seul décidera de mon avenir;
+reportez à ceux qui me les envoient ces trop magnifiques présens. Je
+suis pauvre, mais, grâce à ma bienfaitrice, je sais travailler.» Un
+torrent de larmes vint mettre le comble à l'étonnement de toutes les
+jeunes compagnes d'Adeline. La maîtresse de la maison, présente à cette
+scène, ne comprenait pas la délicatesse d'Adeline, ne concevait pas des
+principes que l'or ne modifiait point, et ajoutait toutes les railleries
+du vice à tous les mauvais conseils de la cupidité. Cette logique était
+toute simple. Le refus d'Adeline entraînait la restitution des cadeaux
+qui accompagnaient le présent repoussé par elle. On allait presque
+employer des ordres après des raisons, quand Adeline, sans révéler son
+secret tout entier, se contenta de répondre: «Ce n'est pas là le
+messager de la comtesse, mais seulement celui de son époux.» Excuses
+impuissantes, la maîtresse insiste. Adeline est réduite à supplier que
+du moins, sans lui rien demander de plus, on la laisse libre jusqu'au
+moment où son frère aura répondu à la lettre qu'elle allait lui écrire.
+Au milieu de cette scène de nobles prières et d'indignes résistances, la
+porte s'ouvre, un cri d'horreur s'échappe du sein d'Adeline; c'était le
+comte ***, c'était le séducteur.
+
+«La femme respectueusement servile qui brûlait de gagner son salaire
+expliquait l'évanouissement de la victime à sa manière; mais au même
+moment une autre femme jeune et belle entre dans la maison, s'attendrit
+à la vue de la scène qu'elle contemple, presse dans ses bras celle que
+les pâleurs de la mort ne défiguraient point. Adeline ouvre les yeux, et
+touchée de la grâce et de la bonté de l'inconnue, tombe aux genoux de
+cet ange tutélaire, se réfugie dans son sein, et y verse avec des larmes
+l'aveu de la honte qui les provoque, et qu'elle n'a point méritée: «Ah!
+je suis digne de votre compassion généreuse. Sauvez-moi, que votre
+jeunesse heureuse et protégée devienne ma protection et mon abri. Je
+puis par quelques talens payer l'asile que j'implore; rendez-moi la vie
+en me rendant l'honneur que l'on veut me ravir; rendez-moi cette vie qui
+deviendra une longue action de grâces pour vos bienfaits.» À ces mots la
+jeune dame relève avec un vif élan d'intérêt la malheureuse Adeline, et
+jetant un regard sévère sur la marchande: «Vous avez voulu me tromper;
+cette jeune fille est innocente, le vice n'a pas ce langage.»
+
+«--Non, non, s'écria Adeline, non, ma généreuse protectrice, je ne veux
+pas usurper votre estime; je suis tombée, mais je ne veux pas m'avilir,
+et c'est de lui (montrant le comte) qu'il faut me sauver.
+
+«--Calmez-vous, lui dit la dame, vous ne me quitterez plus; puis se
+retournant vers le comte, muet et confus: Vous sentez bien, monsieur le
+comte, que votre présence est ici pour tout le monde un outrage, et
+peut-être pour vous un danger.
+
+«--Mademoiselle, rendez grâces à la fortune, dit avec importance la
+lingère; votre sort est entre les mains de madame la duchesse de
+Guastalla.»
+
+«Peu familiarisée avec les titres, écoutant bien plus la voix de la
+reconnaissance que celle de l'intérêt, morne d'attendrissement, Adeline
+admirait la beauté, la grâce de sa bienfaitrice, et, dans son
+enthousiasme, l'aimait bien plus qu'une reine. La lingère, se méprenant
+sur l'éloquent silence d'Adeline, lui rappelait de nouveau les titres de
+la princesse Pauline; alors la jeune fille, sortant comme d'un rêve de
+bonheur, électrisée à l'aspect de la grandeur compatissante, s'écria
+avec transport: «Quoi! la soeur bien-aimée de l'empereur! Ô Henri! ô mon
+frère! vous pouvez encore chérir la pauvre Adeline.» Dans l'effusion de
+sa confiance, elle raconte la petite fortune militaire de ce frère
+bien-aimé, parti soldat, nommé officier sur le champ de bataille, la
+belle action qui lui avait valu cet honneur. Heureuse de trouver tout à
+la fois la fierté française, la tendresse fraternelle, toutes les vertus
+du coeur dans la charmante Adeline, Pauline la presse contre son noble
+sein ouvert à toutes les émotions généreuses, et l'emmène avec elle dans
+son palais.
+
+«Chaque jour la présence de la jeune fille devint la récompense de la
+belle bienfaitrice. Il y a dans la reconnaissance une progression si
+douce de soins délicats, un si tendre empressement de plaire, qu'on
+pourrait dire que rien n'est plus ingénieux que le coeur pour acquitter
+ses dettes.
+
+«Quand la jeune protégée fit confidence à la princesse du lâche
+stratagème par lequel le comte avait surpris un odieux triomphe,
+l'indignation de Pauline voulut instruire l'empereur et appeler un
+châtiment; mais Adeline, songeant au repos de celle qui lui avait servi
+de mère, eut la générosité de demander un nouveau bienfait après tant de
+bienfaits: le silence et l'oubli. La princesse se plut à faire écrire
+devant elle au frère d'Adeline. Sur ces entrefaites, la comtesse qui
+avait élevé Adeline vint à Turin; elle était veuve de nouveau, et avait
+payé d'une partie de sa fortune et de son repos ce court et trop long
+hymen. Adeline sachant qu'elle était malheureuse vola près d'elle. Cette
+dame résolut d'aller ensevelir ses regrets et ses chagrins à la
+campagne; elle acheta le petit bien que vous voyez. Le frère d'Adeline a
+obtenu son congé; épris d'une charmante fille de ce village, il l'a
+épousée; vous venez de parler à la mère. La comtesse est morte il y a
+peu de temps. La princesse Pauline a fait acheter le petit domaine et
+quelques alentours au nom d'Adeline; celle-ci y a installé son frère et
+sa jeune belle-soeur; tous les ans elle vient passer trois mois au milieu
+des joies domestiques; riche des dons de la princesse, elle ne veut
+point se marier pour pouvoir en doter sa famille. Les bienfaits d'une
+main généreuse ont fructifié dans des mains reconnaissantes; l'héritage
+s'est amélioré et embelli, et le nom de Pauline y est béni, comme celui
+de la Providence.»
+
+Je vis l'intéressante Adeline; quelque chose de ses anciens chagrins se
+lisait encore sur sa belle physionomie, pour la rendre plus douce, comme
+un léger nuage relève encore l'azur d'un bel horizon; Sa conversation ne
+démentait point le bien que le récit de son histoire m'avait fait penser
+d'elle. Son frère était un homme simple, sans beaucoup de valeur, mais
+qui sentait tout le prix des bienfaits, et un seul noble sentiment ne
+suffit-il pas pour intéresser? Sa jeune épouse était si jolie et si
+timide, qu'il y eût eu une sorte de sacrilége à demander davantage à sa
+modestie: Hélas! me disais-je, que de personnes heureuses par les bontés
+d'une seule! Quelle douce consolation ou quel réel plaisir promis à la
+grandeur qui sait ainsi profiter de la puissance! Voilà une de ces
+scènes que l'histoire négligera peut-être, mais qui mérite de rester
+gravée dans le coeur de toutes les femmes.
+
+Le soir, quand je vis en grande loge à l'Opéra cette soeur charmante de
+Napoléon, que je venais de mieux connaître que ses courtisans, elle me
+sembla plus belle de tous les souvenirs de bonté qui la paraient. Sa
+jolie tête étincelait de diamans, et mon attendrissement trouvait juste
+et légitime ce luxe qui avait aussi des trésors pour la bienfaisance. Je
+l'ai dit, la princesse Pauline était une de ces femmes dont le ciseau de
+Canova ou la plume du Tasse pourraient seuls traduire la perfection
+harmonieuse et ravissante.
+
+
+
+
+CHAPITRE LXXXVI.
+
+Promenade à Stupinitz.--Une nuit de Napoléon.--Le comte de Vivalda, chef
+de brigands.
+
+
+M. le comte de Saluces avait été si content de sa promenade, qu'il
+revint me chercher quelques jours après pour me conduire à Stupinitz;
+lui et mon chambellan avaient le monopole de mes matinées. On ne saurait
+imaginer une politesse plus exquise que celle de M. de Saluces; il
+portait si loin le respect pour les femmes, qu'il était toujours en
+tenue et en escarpins, en bas de soie, enfin comme en toilette de
+rendez-vous. Je le croyais en intimité avec une grande et fort belle
+cantatrice du Théâtre impérial, et je ne manquais jamais de lui dire que
+l'assiduité et la longueur de ses visites auprès de moi le feraient
+gronder. Il ne se lassait pas de la plaisanterie, et me paraissait fort
+disposé à braver les reproches de la _prima donna_. J'eus la malice de
+l'y exposer, en acceptant de nouveau son bras et sa voiture pour la
+promenade à Stupinitz dont il m'avait parlé.
+
+Avant d'arriver à Stupinitz, il faut traverser la magnifique forêt qui
+donné son nom au château, et qui n'en est pas un des moindres ornemens;
+c'est aussi quelquefois un curieux spectacle que le passage du Sangone,
+torrent assez paisible en été, mais que la fonte des neiges rend
+fougueux et vagabond en hiver. Le Sangone n'était déjà plus à cette
+époque dans ses momens critiques, et nous fûmes heureusement privés du
+spectacle de sa mauvaise humeur. Les avenues qui entourent le palais de
+Stupinitz et qui y mènent sont d'une longueur imposante, le château
+d'une élégance noble et enchanteresse; il avait passé comme un héritage
+de la maison de Savoie dans les domaines de la maison de Napoléon: les
+châteaux avaient eu ainsi le sort des trônes eux-mêmes, depuis le
+Trasimène jusqu'à l'Elbe, depuis Rome jusqu'à Hambourg.
+
+L'ancienne cour de Sardaigne honorait très rarement Stupinitz de sa
+présence, et il fallait la solennité de la Saint-Hubert et les sons
+perçans du cor pour y appeler le roi et la noblesse piémontaise. Un cerf
+doré domine le haut du dôme pour indiquer la destination spéciale de
+cette royale résidence, comme une espèce de grand veneur inamovible. Du
+reste, tout dans Stupinitz est disposé avec une régularité large et
+commode; on dirait d'une ville composée de galeries et de bâtimens se
+correspondant les uns aux autres, d'une ville pour loger une cour
+quelquefois à peine pendant quarante-huit heures. Le baron de Luzerne,
+gouverneur du château, étant absent, le comte de Saluces fit appeler le
+concierge, et celui-ci se fit notre _cicerone_ avec une politesse et des
+manières moins élégantes que son supérieur, mais aussi avec une
+indiscrétion inappréciable, et qui, en ma qualité de curieuse, devenait
+pour moi fort amusante. J'ai bien souvent éprouvé qu'on apprend plus
+quelquefois avec les gens d'en bas qu'avec les gens d'en haut. Comme
+j'en ai vu de tous les étages, on peut croire à la vérité de mon
+observation.
+
+Le complaisant concierge ne savait pas seulement comme un architecte
+tous les détails d'art que la visite d'un aussi beau monument exigeait;
+mais il possédait comme un historiographe bien renté toutes les
+particularités curieuses, toutes les anecdotes secrètes et publiques
+dont, sous les deux régimes, Stupinitz avait pu être le théâtre. Elles
+étaient toutes fort importantes pour un _cicerone_ qui veut faire sa
+cour; mais elles le seraient moins pour des lecteurs désintéressés. Les
+récits un peu bavards se supportent sur les lieux mêmes que l'on visite:
+l'impression du moment donne du prix à tout; mais ce qui est bon à
+entendre n'est pas toujours bon à raconter, et je ne choisis dans tout
+ce que j'appris à Stupinitz qu'une seule anecdote dont l'authenticité et
+l'intérêt me sont suffisamment garantis par le nom des personnages et
+les confidences du narrateur.
+
+Stupinitz, nous dit notre Suétone ambulant, a possédé l'empereur
+Napoléon; il a daigné y rester quelques instans, lors de son passage
+pour Milan, où il allait se faire couronner roi d'Italie. Il lui arriva
+ici une aventure qui vaut bien la peine d'être connue, mais attendez: le
+lieu de la scène ne nuira pas à son intérêt. Là-dessus, il nous
+conduisit pas un escalier secret au bout d'une galerie de l'aile gauche
+du palais, où régnait une longue enfilade de petits appartemens. En
+entrant dans l'un de ces appartemens, on me fit remarquer de fort beaux
+portraits, tous plus respectables les uns que les autres: c'étaient des
+généraux, des papes et des magistrats dont je n'ai pas retenu les noms.
+Cette chambre, pendant le séjour de la cour impériale à Stupinitz, avait
+été affectée à la belle madame ***; du service de S. M. l'impératrice
+reine Joséphine. L'Empereur, qui avait, par excès de prudence sans
+doute, une clef pour toutes les portes, en avait une pour l'appartement
+de la jeune dame; il y entre par hasard, sans doute encore, au milieu de
+tant d'autres; on l'entend; et heureusement ou malheureusement, la jolie
+dame avait quelqu'un auprès d'elle à qui confier sa frayeur.
+Heureusement encore le quelqu'un était aide-de-camp de l'Empereur; il
+reconnaît son maître à la brusquerie de son entrée: habitué à lui rendre
+hommage, et surtout à ne pas le contrarier, il se laisse glisser à bas
+du lit, et par plus de respect se cache dessous. L'Empereur, armé d'une
+petite lanterne, regarde avec attention pour sa sûreté, remarque du
+désordre, de l'embarras, et particulièrement sur les chaises autre chose
+que des robes. «Un homme est ici caché, s'écrie Napoléon; qu'on se
+montre, qu'on paraisse devant moi, je l'ordonne, je le veux.» Un
+aide-de-camp est toujours bien forcé d'obéir à son chef. Voilà donc ce
+respectable général de division, c'était son gendre, ma foi, qui se
+découvre, se recouvre, et disparaît. L'Empereur demeura quelques instans
+encore comme un homme qui voulait, dans les petites choses aussi bien
+que dans les grandes, que le champ de bataille lui restât. Le plus
+curieux de l'aventure, le voici, et cela prouve bien que l'Empereur est
+aussi bon qu'il est brave: le pauvre aide-de-camp craignait le lendemain
+les regards boudeurs du maître; loin de là il reçut l'accueil ordinaire,
+et l'Empereur ne lui dit pas un mot qui fût relatif à l'anecdote de la
+nuit.
+
+«Mais comment, dis-je avec vivacité au narrateur, avez-vous pu connaître
+les détails d'une scène dont les témoins avaient un intérêt commun de
+discrétion?
+
+«--Comment, ma belle dame? Vous l'auriez su comme moi, si vous aviez été
+ici, et où j'étais; aucun des acteurs n'a parlé; mais moi qui n'avais
+pas d'intérêt, je peux bien ne pas avoir la même discrétion. Tenez,
+madame, venez dans l'appartement à côté de celui-ci, vous entendrez
+comme si vous étiez dans la pièce même, et vous concevrez que s'il vous
+arrivait quelque chose de pareil à ce qu'a éprouvé la dame de service de
+Joséphine, on pourrait très bien n'en pas parler et pourtant le savoir.»
+
+Nous quittâmes Stupinitz, fort contens encore cette fois de notre
+promenade. La causerie du château nous avait mis en humeur narrative; et
+M. de Saluces ainsi que moi nous vidions en quelque sorte notre sac
+d'aventures. Le roulement de la voiture dispose à cet échange de
+confiance et de pensées. Au milieu de la route M. de Saluces me fit
+remarquer une masure délabrée: «Vous voyez bien d'ici cette ruine; elle
+est de construction moderne pourtant, et elle est témoin d'une misère
+qui accuse peut-être nos lois. Il y a quelques années, Turin retentit
+d'un vol scandaleux: des hommes qu'aucune mauvaise action n'avait point
+encore signalés, à l'aide d'une fausse clef, dévalisèrent une riche
+maison. On fut bientôt sur la trace des voleurs; la sentence accompagna
+presque leur découverte; dix ans de travaux forcés s'ensuivirent. Le
+jugement s'exécute à Alexandrie. Mais un pauvre diable fut impliqué dans
+cette vilaine affaire, pour avoir travaillé à la fausse clef qui avait
+été l'instrument du délit; le malheureux, garçon serrurier, ignorait à
+quel usage la clef était destinée. L'embarras de ses réponses, peut-être
+la nécessité de l'exemple dans des temps difficiles, le firent également
+comprendre dans la condamnation, quoique pour un temps moins long que
+les véritables coupables. Sa peine expirée, il chercha du travail et fut
+repoussé comme un galérien. Les maires, sous le prétexte de la sûreté de
+leur commune, se le renvoyaient, et le ballottaient ainsi sans asile.
+Dans sa détresse, avec quelques branches d'arbres et de la terre, il
+éleva cette masure que je vous ai montrée sur la lisière de deux
+communes, pour qu'aucun des deux maires voisins ne pût l'inquiéter. Sa
+vie était moins malheureuse; il vivait de racines, et d'un peu de pain
+les bons jours, ceux où il pouvait se rendre utile sur la route pour le
+raccommodage des voitures. La vigilance administrative l'a encore
+poursuivi dans ce dernier abri de la misère et de la faim. Réduit au
+vagabondage, à toutes les plus dures extrémités du besoin, la fatalité
+d'une si criante destinée lui fait regretter le pain du bagne, et pour
+le reconquérir, le malheureux fabrique encore une fausse clef, se glisse
+dans une maison, choisit les objets les moins précieux pour atteindre
+son but au moindre dommage possible, et loin de chercher à échapper à la
+justice, il reste tranquillement exposé à ses poursuites. Arrêté sous le
+poids d'une récidive devant la cour criminelle, il ne cherche point à se
+défendre, avoue la réalité du vol, mais expose avec candeur les rigueurs
+qui l'y ont en quelque sorte forcé; que les lois trompeuses, en lui
+rendant la liberté, mais en cessant de le nourrir, lui avaient continué
+leur châtiment, et rendu leur bienfait plus onéreux que leurs rigueurs.
+La cour a eu pitié de tant de misères, ne l'a cette fois condamné qu'à
+une peine légère de réclusion, a fait écrire par le procureur général à
+l'autorité administrative, pour qu'au moins la terre ne fût pas refusée
+à cet infortuné à l'expiration de sa nouvelle peine. Quelques personnes
+charitables ont, en outre, quêté pour lui quelques secours.
+
+«--Oh! m'écriai-je, indiquez-moi où je puis déposer mon offrande. À
+peine de retour à Turin, je courrai la déposer.» Je ne sais pas ce que
+les lois devraient faire pour ne pas pousser au crime ceux qui
+pourraient se repentir; mais c'est à la charité qu'il appartient de
+remédier autant qu'il est en elle à l'impuissance de la justice, qui ne
+sait jamais, hélas! que punir. Ces problèmes législatifs sont si longs à
+résoudre, qu'il faut que la bienfaisance se charge de faire patienter le
+genre humain.
+
+«C'est une chose bizarre, me dit encore M. le comte de Saluces, que les
+récits des choses tristes et pénibles: on ne les écoute pourtant jamais
+sans un intérêt qui ressemble presque à un plaisir. Ma chère amie, je
+crois que notre nature est d'être émus. Vivre, c'est sentir. Les
+histoires de voleurs ne sont pas sans agrément quand on traverse une
+forêt. En voici une dont un de mes amis a reçu en personne la confidence
+de la part d'un voleur très distingué, enfin d'un voleur _comme il
+faut_. La rencontre eut lieu à Turin même, à une table de restaurateur.
+L'ami dont je vous parle, désoeuvré comme on l'est quand on dîne seul, ne
+se lassait pas de regarder un de ces hommes dont la figure semble une
+curiosité. Celui-ci, s'en apercevant, vint droit à la table du voisin et
+lui dit: «Je suis de votre part l'objet d'une investigation dont je
+pourrais me fâcher; mais comme j'aime assez à produire de l'effet et à
+satisfaire la curiosité des honnêtes gens, comme une conversation vaut
+mieux qu'un duel, je m'en vais tout simplement vous conter mes
+aventures:
+
+«J'appartiens, monsieur, à l'une des plus anciennes et des plus
+respectables familles de Milan. Je suis comte de Vivalda. J'ai dépensé
+ma fortune et je ne m'en plains pas, car j'ai joui de la vie. Les
+voyages font mon bonheur. Dans deux heures, j'aurai disparu de Turin, du
+Piémont peut-être. Je ne vous demande pas votre discrétion, parce que
+j'en suis sûr, ou plutôt parce que je saurais en être sûr. Je vais
+rejoindre mes honorables amis; je leur dois un rapport sur les démarches
+diplomatiques dont ils m'ont chargé; car, pour que vous le sachiez de
+suite, j'ai l'honneur de commander, avec l'intrépide Meino, une troupe
+de braves de Narzali, qui ne sont pas bien avec votre empereur, et
+surtout avec sa gendarmerie, mais qui s'en moquent. Tenez, monsieur,
+pour vous prouver ma puissance, prenez cette bague; avec elle vous
+voyagerez avec plus de sûreté qu'avec une escorte: c'est le meilleur
+passe-port que vous puissiez avoir pour toute l'Italie. À ces mots, mon
+ami commençait à faire la grimace. Soyez calme, ajouta le noble comte;
+je suis ici en amateur, et il n'y a que les plus vulgaires préjugés qui
+puissent vous donner mauvaise opinion de moi et de mes amis: il y a
+brigands et brigands. Tout état honnêtement exercé devient honorable; et
+si l'on voyait bien à fond les misères de la société, les crimes
+secrets, les trahisons de tous les sentimens, la lâcheté des amitiés,
+les turpitudes du pouvoir, les saletés administratives, judiciaires,
+civiles, domestiques, matrimoniales; ah! monsieur, je vous le répète, si
+les confesseurs des mourans pouvaient parler, l'on serait peut-être
+forcé de convenir qu'il n'y a de vertus que sur les grandes routes:
+audace et bienfaisance, voilà le véritable brigand. Jugez un peu des
+qualités supérieures de ma troupe: il y a quelque temps, le général
+Menou, gouverneur de la division militaire, voulut se mêler de nos
+affaires, et mit en conséquence ses troupes à nos trousses; Meino et moi
+nous endossons des uniformes d'officiers supérieurs; nous avions de si
+bonnes liaisons dans la ville, qu'avant minuit nous tenions le mot
+d'ordre de la garnison. Quelques minutes après, sous prétexte d'un ordre
+militaire et supérieur, nous nous présentons chez le gouverneur, et nous
+demandons à être seuls avec lui. Alors, plus de dissimulation: nous
+déclarons nos noms et qualités, et nous disons au général stupéfait:
+Vous vouliez nos têtes, nous sommes maîtres de la vôtre; vous vouliez
+nous faire coffrer, c'est vous qui êtes notre prisonnier. Toutefois nous
+ne voulons de mal à personne, et nous ne vous demandons qu'une chose,
+c'est de ne plus nous poursuivre avec acharnement. Prévenez de la sorte
+une seconde visite que nous serions forcés de rendre plus sévère.» Après
+ce court dialogue, nous regagnâmes en toute sûreté nos montagnes.
+
+«Autre exemple, mon cher monsieur: La superbe madame Meino, épouse d'un
+de nos camarades, nous fut enlevée: elle tomba dans un parti de
+gendarmes qui la menèrent à Alexandrie. Seul M. Meino se présente encore
+chez le général de cette ville, et cette fois sous l'uniforme de la
+gendarmerie, en colonel, la croix d'honneur à la boutonnière. Nous
+aimons beaucoup la croix d'honneur. Meino accorda un délai de trois
+jours pour la liberté de sa femme. Au bout de deux jours, madame Meino
+était revenue; et l'on avait bien fait d'obéir, car sans cela le général
+Despinois... était mort dans les vingt-quatre heures, et moi qui vous
+parle, j'étais resté à Alexandrie pour retirer sa parole d'honneur et
+rentrer dans les lois de la guerre.
+
+«Vous le voyez, nous avons horreur du sang, et nous ne le versons que
+quand on nous y contraint. Les femmes! eh bien! nous ne les enlevons
+même pas; nous leur prenons tout, mais nous leur laissons l'honneur. Il
+n'y a pas chez nous plus de libertins que de traîtres. Ceux qui ne sont
+point insensibles à l'amour ont des femmes légitimes où le sacrement a
+passé. Nous avons réduit nos expéditions à un code régulier, et voici
+les principales dispositions: Nous connaissons toutes les fortunes à un
+sequin près; nous avons ainsi la liste des riches propriétaires; nous en
+enlevons un, deux, trois, de temps en temps, à tour de rôle. Nous les
+mettons en lieu de sûreté; nous leur faisons les honneurs de notre
+table: le vin, le café, la liqueur, un bon _ordinaire_. Libre ensuite
+aux prisonniers de s'en aller quand ils veulent... c'est-à-dire quand
+ils veulent payer leur rançon; mais nous ne sommes point juifs, nous
+leur donnons du temps. Ils prennent eux-mêmes leurs échéances. Ils
+écrivent à leurs familles, et pour cela encore, nous leur sauvons les
+ports de lettres, nous nous chargeons nous-mêmes de les faire tenir.
+Quand les conventions réciproques ont été jurées, c'est-à-dire encore,
+quand nous avons touché l'argent, nos prisonniers, un bandeau sur les
+yeux, sont ramenés, et à cheval, à peu de distance de chez eux. Nous les
+prévenons que toute dénonciation à l'autorité serait suivie pour eux de
+la peine de mort. Une fois qu'on nous à payé le tribut, on en est quitte
+pour la vie. Plus honnêtes que les gouvernemens, nous ne volons qu'une
+fois la même personne; et je puis vous assurer que nous jouissons de
+l'estime de tous les honnêtes gens qui ont eu affaire à nous.»
+
+«Hélas! madame, là finit le récit du comte de Vivalda, mais là ne finit
+pas son histoire. Lui, Meino et tous ses honnêtes camarades ont été, il
+y a peu de temps, poursuivis avec une nouvelle activité. Bien des
+pauvres gendarmes y ont passé, mais enfin la troupe a été réduite.
+Retranchés dans une ferme, on y a mis le feu, et ils n'ont cédé qu'au
+nombre et à l'incendie. La cour criminelle de Turin les a tous condamnés
+à mort, et tous ont été exécutés. C'est un spectacle dont toute la ville
+a été témoin. La naissance, la beauté de plusieurs d'entre eux, avaient
+redoublé l'épouvantable curiosité des supplices. Il n'y en avait pas un
+dans la bande qui ne portât les marques de quelques blessures. Leur
+courage, leurs aventures ont fait plusieurs fois les frais de toutes les
+conversations, et vous voyez bien qu'on en parle encore.»
+
+Nous arrivâmes assez tard à Turin, à cause du mauvais temps. M. le comte
+de Saluces me reconduisit avec sa politesse ordinaire, et me quitta de
+suite; j'en augurai que la peur des reproches l'avait repris, et qu'il
+allait réveiller sa belle actrice pour en diminuer la dose. Quoique je
+ne sois pas peureuse, on le sait, je n'en passai pas moins la nuit à
+rêver brigands, comme cela arrive quand on en a parlé beaucoup dans la
+soirée. Après deux jours de repos, et après mes visites d'adieux au
+comte de Saluces, à mon chambellan et à quelques autres personnes, je
+repartis pour Gênes.
+
+
+
+
+CHAPITRE LXXXVII.
+
+Retour à Gênes.--Le comte Albizzi.
+
+
+En quelques jours, j'eus bientôt suffisamment contemplé tout ce que la
+rue Balbi ou Strada-Nuova étalent de pompes; car rien ne me lasse aussi
+vite que les beautés de la pierre de taille et l'aspect du marbre,
+tandis que la nature animée des sites, des montagnes et des paysages
+semble renouveler et rajeunir chaque matin pour moi l'émotion de leurs
+spectacles.
+
+Je m'étais dit: Je veux me reposer quelque temps et vivre comme si mon
+avenir était assuré; et je fus si fidèle à ma promesse qu'on aurait pu
+me supposer 20,000 livres de rente. Je ne me ressentais plus de ma
+blessure, et, ce qui était bien plus grave, mon teint avait repris cette
+fraîcheur qui était admirée avant mes campagnes, et j'avoue que ma
+coquetterie ne regrettait nullement mes agrémens militaires. Beaucoup
+plus par ostentation que par goût, j'allais souvent au spectacle.
+N'aimant que faiblement la musique, je ne m'y rendais en vérité que dans
+l'intérêt de ma toilette. Mon pauvre Hantz, en sa qualité d'Allemand,
+était un peu plus mélomane; et au lieu de le laisser de planton à la
+porte de ma loge, j'avais pris, en reconnaissance de tant de services
+qui relevaient pour moi au-dessus de sa classe, l'habitude de le laisser
+se placer derrière moi. Je m'amusais beaucoup de son enthousiasme
+musical, qui était parfois fort grotesque, mais qui était toujours fort
+bien appliqué.
+
+J'approchais de cette époque fatale, tant redoutée, qu'on pourrait
+appeler une première mort pour les femmes; enfin j'étais bien près de la
+trentaine; mais une santé que des fatigues qui eussent tué la plupart
+des femmes avaient rendue plus florissante, un certain air d'agrémens
+que les Italiens désignent par _una maniera che non è da tutti_, me
+rendirent l'objet de poursuites et d'hommages flatteurs. Je fis la
+connaissance de deux personnes différemment remarquables: un parent du
+comte Mareschalchi, ministre des relations extérieures du royaume
+d'Italie, personnage important et cérémonieux, dont les manières
+gourmées allaient fort peu avec les miennes, mais que ses relations
+avaient rapproché de Ney, et qui m'en parlait quelquefois; l'autre
+personne était Albizzi, dont la beauté fut citée depuis à la cour de
+Toscane. J'avais connu ces messieurs à la campagne, et souvent nous en
+prenions ensemble le plaisir.
+
+Les Italiens sont en tout et partout passionnés, et ils portent dans
+toutes les relations, avec une souplesse apparente, une irrésistible
+volonté de despotisme. Je n'ai jamais compris que l'ascendant du
+caractère, l'empire du génie ou de la gloire, et Ney seul a pu obtenir
+de moi cette soumission à ses avis, à sa volonté, que je ne pourrais
+jamais accorder aux seuls agrémens extérieurs d'un homme ordinaire
+quoique aimable. J'ai dit la licence bien méritée par ses services que
+j'avais laissé prendre à mon brave et fidèle domestique quand j'allais
+au spectacle: le premier jour Albizzi en parut surpris; le second, il en
+fut mécontent; le troisième, il se permit de me le dire et d'appeler
+cela une inconvenance. Un _cela me convient_ lui épargna de nouvelles
+remarques. Il en avait fait assez pour que je devinasse toutes les
+suppositions outrageantes d'un Italien qui ne connaissait pas la
+délicatesse des Françaises en pareille matière; parce que dans sa nation
+un valet peut devenir un rival tout comme un autre, et que ces
+faiblesses honteuses n'y sont point sans exemple. J'avoue avec toute ma
+franchise que j'étais si loin de mériter ces soupçons, que mon
+imprudence n'avait pas même pu songer qu'on pût se méprendre au point de
+les concevoir. La colère et les insinuations d'Albizzi, j'avais su les
+repousser; mais elles m'avaient éclairée sur toutes les convenances
+qu'exige le monde. Je me décidai dès lors, dans l'intérêt d'une
+réputation que je n'avais rien fait pour compromettre, à un sacrifice
+bien douloureux, celui de mon pauvre Hantz, de ce fidèle compagnon de
+tous mes périls. J'immolai la reconnaissance à un autre sentiment
+honorable dont il ne pouvait recevoir et dont il n'eût point compris
+l'impérieuse susceptibilité. J'allais le renvoyer au moment du repos et
+de la récompense qu'il avait si bien mérités. Hantz n'était qu'un simple
+domestique, et ces détails sont peut-être au-dessous de la dignité de
+l'histoire; mais je sentis à la noblesse de son dévouement, à la
+sincérité de sa douleur, que l'or ne suffit pas pour payer un
+attachement véritable. Je n'osais annoncer à Hantz notre séparation, au
+moment où il se faisait déjà fête d'accompagner à Rome, à Naples, à
+Florence, _sa_ bonne maître. Les sarcasmes d'Albizzi m'en faisaient un
+devoir d'orgueil blessé; ma raison, si rarement courageuse, m'en faisait
+une obligation d'honneur plus légitime. Je tournai long-temps autour de
+la fatale nouvelle, mais enfin, j'en brusquai l'annonce auprès du pauvre
+Hantz. Rien n'est amer et pénible comme le sentiment d'une injustice, et
+je souffrais d'une séparation à laquelle il n'avait donné aucun
+prétexte, si ce n'est son dévouement que je reconnaissais si peu.
+
+Quand je me fus expliquée, le pauvre Hantz n'en croyait pas encore ses
+oreilles; il tomba à mes genoux, tendant des mains suppliantes et
+s'écriant: «Oh! _ma_ jeune maître, je ne le puis; vous m'avez fait
+riche, reprenez votre argent; je ne veux rien, et je m'engage à vous
+servir pour rien, et toute ma vie. Ayez pitié du pauvre Hantz!...» J'en
+avais plus que pitié; car il m'inspirait de l'estime et de
+l'attachement. Je lui dis tout ce que ces deux sentimens pouvaient
+dicter de consolant, lui promettant de le reprendre à Paris, où je le
+recommandais à une utile connaissance. Il prit ma main, la porta sur son
+coeur, et s'éloigna avec l'air et la précipitation du désespoir. Je
+restai quelques minutes immobile; mais aussitôt une affreuse pensée me
+saisit, et sans songer à autre chose qu'à la crainte dont elle
+m'envoyait le pressentiment, rapide comme l'éclair, je traverse
+l'appartement et l'hôtel, et j'arrive en bas pour voir Hantz occupé
+tranquillement à charger ses pistolets. Il rougit, me demanda mes ordres
+avec un calme qui me rendit le mien, et qui me livra à tous les embarras
+d'une pareille démarche. L'orgueil blessé me fit recourir à la dureté
+pour échapper à l'embarras: je lui dis de faire ses comptes et de les
+apporter. En retournant à mon appartement, je me vis l'objet d'une
+humiliante curiosité, qui augmenta mon humeur contre celui qui en était
+la cause innocente.
+
+Je rapporte toutes ces circonstances, parce qu'elles jettent un triste
+jour sur les dangers d'une vie pareille à celle que je m'étais faite;
+parce que les femmes pourront y apprendre la fatalité attachée à une
+indépendance qui les expose non seulement aux suites d'un premier
+égarement, mais à l'humiliation d'être mal jugées par le monde, qui ne
+leur épargne aucune gratuite supposition, aucune interprétation
+malveillante, même de leurs actes les plus innocens.
+
+Hantz revint au bout d'une demi-heure, me dit qu'il avait pensé à tout,
+et qu'il était résolu de se brûler la cervelle si je le renvoyais; qu'il
+voulait me suivre et me servir pour rien; mais tout cela sans
+s'échauffer, mais avec une fermeté effrayante et que ses yeux
+confirmaient terriblement. J'éprouvais l'angoisse d'une cruelle
+hésitation. À toutes mes réflexions, à tous mes encouragemens, il
+répondait: «_Vous servir ou mourir, vous suivre ou me brûler la
+cervelle_.» Enfin, je m'avisai pour le désarmer d'un moyen qui me
+réussit: je lui dis que j'étais près de me marier; que le futur exigeait
+de moi son renvoi à cause de la confidence qu'il avait eue de mon
+attachement pour un autre; que je l'adressais à Paris, à un excellent
+maître; que je l'y reverrais, qu'il tâchât d'avoir une place pour le
+lendemain.
+
+Hantz obéit avec chagrin, mais sans murmurer: il croyait qu'il y allait
+de mon bonheur, et ce sentiment délicat lui avait rendu du courage. Ce
+sacrifice, que je faisais aux propos d'un homme qui m'était indifférent,
+me rendit ce dernier odieux, et je résolus de quitter Gênes aussitôt
+après le départ de mon domestique. Le pauvre garçon revint m'annoncer
+qu'il avait trouvé à s'embarquer pour Trieste, avec un Italien, le comte
+Borara, et qu'il aimait mieux cela que de retourner à Paris. Je reçus,
+le lendemain, la visite de ce nouveau maître, et je lui recommandai avec
+effusion le dévouement et la fidélité du meilleur des domestiques. Le
+vent retint quelques jours les voyageurs, et je vis le comte Borara avec
+plaisir: il était aimable, bon et très attaché au parti français. Le
+jour qu'on mit à la voile, je le reconduisis et restai sur le port
+jusqu'à ce que le bâtiment eût entièrement échappé à la vue, le coeur
+navré d'un sacrifice que l'amour-propre m'avait commandé, et qui me
+faisait perdre une des choses les plus rares, le dévouement respectueux
+et à toute épreuve d'un domestique qui élevait ses devoirs jusqu'à la
+noblesse de l'amitié.
+
+En rentrant chez moi, j'y trouvai le comte Albizzi. Mes manières se
+ressentirent de ma tristesse; il en prit une humeur fort inconvenante,
+et il m'apprit jusqu'à quel point un homme jeune, bon et spirituel, peut
+cependant déplaire. Je résolus d'attendre mon établissement à Florence
+pour reprendre un domestique ou une femme de chambre; mais avant mon
+départ, qui fut cependant assez prompt, j'eus à regretter la prudente et
+religieuse surveillance de mon pauvre Hantz; car on me vola une cassette
+qui contenait 7,000 fr. en or, 3,000 fr. en billets, trois bagues du
+plus grand prix, une parure fort belle que je tenais de Moreau, et ses
+lettres. Jamais, avant cette aventure, je n'avais su rien fermer ni me
+défier de personne. Depuis ce jour, je suis devenue craintive et
+méfiante jusqu'au ridicule. Mais c'est une qualité tardive et par
+conséquent inutile: c'est ainsi que la prudence vient aux mauvaises
+têtes, quand elles ne peuvent plus en profiter. Chose inexplicable! ce
+sont les personnes qui ont le plus besoin d'argent pour des
+prodigalités, qui savent le moins s'en procurer et veiller à ce qui leur
+est si nécessaire.
+
+Le vol fit du bruit, et en eût fait bien plus, si je ne m'étais pas
+opposée à toute espèce de poursuites. On ne pouvait concevoir une si
+stoïque indifférence. Et moi je ne comprenais pas alors et je ne
+comprends pas encore aujourd'hui, où l'argent est loin d'être abondant
+pour moi, que pour quelques pièces de cet argent on signe des
+procès-verbaux d'arrestation, et quelquefois des arrêts de mort.
+
+Sur ces entrefaites, je quittai Gênes, et je sus depuis qu'on n'avait
+point cru à cette insouciance, à ce désintéressement, vertu si rare dans
+le vulgaire, que c'est celle qui excite le plus de surprise et
+d'incrédulité. La bienveillance génoise prétendait à ce sujet que je
+m'étais volée moi-même, oubliant, dans cette plate et injuste épigramme,
+que j'avais tout payé avec une extrême exactitude, et même avec une
+magnificence ridicule. Mais la médisance se soucie-t-elle beaucoup de la
+raison? et la calomnie ne se moque-t-elle pas du bon sens? Tous comptes
+faits, il me restait 3,600 fr., une garde-robe d'une grande richesse, de
+la liberté, quelques talens; j'espérai tirer parti de tout cela, et,
+gardant pour consolation mes nobles souvenirs, je m'abandonnai sans
+inquiétude à la fortune.
+
+J'avais quitté Gênes le 7 mai 1808, pour me rendre à Lucques, où je ne
+restai que le temps nécessaire pour voir les débris de la tour
+d'Ugolino, et j'en partis avec un sentiment d'horreur et de pitié.
+J'avoue qu'à Rome l'aspect des ruines et des souvenirs antiques m'a
+réellement remué l'ame. Partout ailleurs, les ruines ne sont à mes yeux
+que des masures. Mais là, l'ensemble des monumens conserve son prestige;
+chaque pierre rappelle encore la reine du monde et ne la dément pas. Ces
+arènes, ces amphithéâtres, ces colonnes qui se prolongent à l'infini,
+qui semblent parfois s'animer quand la race dégénérée dont elles sont
+devenues l'héritage se repose et sommeille; cette vie des tombeaux qu'a
+très bien surprise et peinte l'auteur _des Nuits romaines_, m'a été
+aussi révélée. J'ai cru voir souvent, au milieu de ces éloquens débris,
+Brutus, Caton et Sénèque, écartant leurs linceuls, et cherchant des
+Romains dans Rome. Mais à Lucques, l'enthousiasme n'est pas possible, et
+je n'eus pas même un quart d'heure d'admiration; je me préparai donc à
+n'y pas faire long séjour, et je pris la résolution d'aller à Pise.
+
+
+
+
+CHAPITRE LXXXVIII.
+
+Arrivée à Pise et à Livourne.--De la tragédie italienne et de la
+tragédie française.
+
+
+En quittant Lucques, je fis charger mes malles sur une de ces lentes
+diligences de _vetturino_, et je partis dans une espèce de cabriolet
+napolitain; on y est fort mal juché, tout en l'air et à découvert, mais
+ils courent avec une incroyable rapidité. La route était belle, le temps
+superbe, et j'avais hâte d'arriver à Pise. Hélas! qu'on a tort de faire
+des souhaits! Si les miens avaient eu moins de vivacité, j'aurais eu
+quelques extravagances de moins à commettre.
+
+À peine étais-je descendue de voiture, que je me vis entourée de cinq ou
+six personnes que je reconnus aussitôt comme ayant fait partie de la
+_comica compagnia_ de Milan: Blanes, Morochesi, Rigitti, et deux
+actrices fort jolies, mais non pas du premier ordre. J'étais seule, je
+venais de passer quinze jours de contrainte et même de chagrin, tout
+devait me paraître occasion de distraction et d'amusement. On me
+montrait un empressement amical; j'allais entendre les chefs-d'oeuvre
+d'Alfieri et de Métastase: il n'en fallait pas plus pour me faire
+oublier passé et avenir, pour bercer ma folle imagination de quelques
+décevantes illusions. Mes artistes se rendaient à la répétition: je
+promis de les y aller rejoindre, prenant à peine le temps de déjeuner et
+de changer ma toilette de voyage. Arrivée au théâtre, la bizarre
+résolution avait fait des progrès, la fantaisie de jouer s'y était
+jointe, et à la fin de la répétition tout était convenu et arrangé. Je
+devais suivre la troupe à Livourne, où elle se rendait le lendemain,
+pour y paraître dans les rôles de Rosemonde de la pièce d'Alfieri, de
+Sémiramis de Voltaire, traduite par _l'abbé_; Césarotti, et de la
+Jocaste des _Frères ennemis_ du premier auteur.
+
+Je veux consigner ici une remarque fort judicieuse que me fit au sujet
+de ce rôle de Sémiramis et de la poésie italienne, pour l'expression de
+certains sentimens, un des acteurs de la troupe Rigitti, homme plein de
+goût et d'instruction. Je me la suis toujours rappelée, quand j'ai vu
+représenter le chef-d'oeuvre de Voltaire. Rigitti trouvait que la poésie
+italienne communiquait plus de la pompe et de l'élévation convenable
+dans la circonstance à ces vers de la scène d'Assur avec Sémiramis.
+
+Voltaire dit:
+
+ Je viens vous en parler: Ammon et Babylone
+ Demandent sans détour un héritier du trône.
+
+Dans la traduction, Césarotti s'exprime de la sorte:
+
+ Io vengo appunto a favellarne.
+
+Littéralement, on dirait: _io vengo a parlarne_; comme un personnage
+vulgaire dirait à la voisine: _je viens vous en parler_; au lieu que
+_favellar_ a bien une autre noblesse: c'est un langage royal.
+
+Il y a de ces nuances, de ces victoires, en quelque sorte, d'une langue
+sur une autre, pour la traduction de quelques sentimens qui tiennent aux
+moeurs. Je voulus bien accorder à Rigitti ce petit triomphe national
+d'une expression; mais en général la langue française est encore celle
+que je préfère, celle qui a le plus de suite, le plus de tenue, si j'ose
+m'exprimer ainsi; ne s'enflant jamais jusqu'à la bouffissure, ne
+s'abaissant jamais jusqu'à la trivialité. J'accordais une juste
+admiration à Métastase, à Maffei et à Alfieri, à Goldoni surtout; mais
+le beau n'existe vraiment dans le théâtre italien que par étincelles, et
+me semble loin de ces chefs-d'oeuvre de goût, de convenance, d'intrigue
+et de pureté, qui font la gloire du théâtre français. Je ne parlerai pas
+des opéras _seria_ ou _buffa_: je suis si mal organisée pour la musique,
+que son charme embellissant de plates horreurs ou de plus plates
+arlequinades, n'a jamais pu venir jusqu'à moi, détruit, pour ainsi dire,
+en route, par toutes les sottises qu'il s'efforce en vain de cacher.
+J'ai souvent applaudi la délicieuse _Prima donna_, Pelandi, Blanes,
+Marochesi, aux théâtres de Florence, de Milan ou de Naples; mais, je ne
+le cache pas, en fait d'émotions dramatiques, je préférais encore mes
+souvenirs français. Je suivis la troupe à Livourne, et le succès décida
+de ma vocation. Toutes les troupes italiennes, même celles de cour, sont
+ambulantes. La nôtre courait de Livourne à Sienne, et j'y allai. Je ne
+retracerai pas ici les événemens d'une pareille existence: ils auraient
+bien peu d'intérêt pour le lecteur, car ils n'en ont guère conservé pour
+moi-même, excepté ceux de la bienveillance des artistes avec lesquels
+j'étais liée. Avant de parler de mon entrée au service de la princesse
+Élisa, j'ai à raconter la rencontre singulière que je fis, à Florence,
+d'une jeune infortunée que les Français avaient arrachée d'une affreuse
+prison, dans un couvent du faubourg San-Gregoria, à Mantoue, lors de la
+prise de cette ville. Cette aventure est touchante, et ce qui ajoute à
+sa singularité, c'est que la rencontre de l'héroïne avait eu lieu en
+1809, à une époque où toutes deux nous étions jeunes, et qu'elle se
+renouvela en 1815 sur un champ de bataille où nous n'échappâmes à la
+mort que pour ne plus compter toutes deux dans la vie que larmes et
+désespoir.
+
+
+
+
+CHAPITRE LXXXIX.
+
+Pèlerinage à Valle-Ombrosa.--Arrivée à Florence.--Camilla.
+
+
+À Sienne, j'avais fait mes adieux à la _comica compagnia_, et je
+m'acheminais vers Florence pour y passer quelques mois _nel dolce far
+niente_, désirant avant faire un pèlerinage à Valle-Ombrosa, berceau de
+mon heureuse enfance. Hélas! je reconnus à peine ces lieux naguère si
+beaux: Valle-Ombrosa avait tant changé de maîtres, tant subi les
+augmentations et les mutilations du caprice, que, pendant quinze jours
+que j'y séjournai, j'allai demander en vain aux arbres, aux parterres,
+aux habitans même des environs, un souvenir, un regret: en vingt années,
+tout avait changé, les lieux et les générations! La guerre, la mort, ce
+mouvement de tant d'événemens, avaient tout bouleversé. À qui aurais-je
+pu m'adresser pour être entendue? Qu'aurais-je pu dire? Qui aurait même
+osé reconnaître l'unique fille des nobles étrangers jadis maîtres chéris
+et respectés de ces beaux lieux, dans un être isolé, sans rang, sans
+protections, sans appui, et déjà suspect à l'opinion pour le mépris des
+convenances et des sages préjugés, garans de la conduite et du seul
+bonheur des femmes? Le silence me semblait un devoir de respect pour mes
+parens, et je sus le garder, sans que cette faible expiation me rendît,
+à mes yeux, moins malheureuse et moins coupable. Qu'ils furent tristes,
+qu'ils furent amers mes adieux, ces derniers adieux au toit de mes
+pères! ce fut comme une seconde séparation de ma famille.
+
+Arrivée à Florence, je pris un appartement rue _della Pergola_, au
+premier. Dans cette maison, je vis Camilla Spinochi, nièce de ce
+gouverneur de Livourne, qui laissa échapper les Anglais du port, à
+l'époque de la prise de Mantoue, et que les Français firent emprisonner.
+Camilla avait alors vingt-cinq ans. C'était la plus belle personne que
+j'aie vue de ma vie, et c'était le moindre de ses agrémens: une taille
+de sylphide; dans la démarche, dans les attitudes, dans les gestes, une
+grâce, une harmonie, un je ne sais quoi enchanteur qui eût fait
+tressaillir le coeur d'un vieillard. À tant de séductions extérieures,
+Camilla joignait non pas le mérite de l'instruction, mais le don d'un
+génie naturel, le charme d'une ame tendre, et l'éclat d'une ame
+courageuse. Ce fut pour moi, sitôt que je l'eus aperçue, un besoin
+irrésistible de la connaître; j'en demandai l'occasion à mon hôtesse, et
+sa réponse changea ma curiosité en vif intérêt.
+
+«_È un capo francese_, me dit-elle; c'est une femme qui se perd pour un
+militaire de cette nation. Oh! c'est une vilaine affaire; et si elle
+n'était pas protégée... il le dit bien le curé, qu'on la _renfermera_ un
+jour. Nous la logeons par crainte, mais nous ne l'estimons pas.
+
+«--Vous avez tort, répondis-je au Caton, car elle peut valoir mieux que
+vous.»
+
+Le soir même, je me trouvai avec Camilla à un thé que donnait un
+Allemand de distinction qui logeait chez Schneider, maître du plus bel
+hôtel de Florence, et l'un des plus remarquables de l'Europe.
+
+Cet Allemand était un personnage fort curieux et fort bizarre,
+réunissant le double enthousiasme et la double manie des systèmes de
+Lavater et de Gall. Il vivait au milieu d'une collection innombrable de
+profils, et dans une immense compagnie de crânes et de têtes de mort. La
+plupart de ces agréables fantaisies avaient été l'objet d'un triste
+travail. Des ciselures d'or et d'argent y paraient la destruction, et,
+en voulant l'orner, la rendaient plus hideuse. La foule se pressait
+autour de l'excellence allemande, admirant l'exactitude et la richesse
+de ses explications physiologiques, en extase devant tous les bizarres
+et absurdes enjolivemens qu'il s'était efforcé de prodiguer à la Mort.
+Je souffrais à l'aspect d'une si sotte manie si sottement admirée; et,
+dans ma répugnance bien naturelle, j'étais entrée du salon dans un
+cabinet voisin, où se trouvait une superbe bibliothèque, et où un volume
+de Pétrarque substitua à l'ennui de contempler ce que je ne comprenais
+pas le plaisir plus délicat de voir retracer dans un langage enchanteur
+ce que je sentais si bien. Peu d'instans après, Camilla vint s'y
+réfugier aussi, fuyant les grotesques expériences qui faisaient circuler
+des crânes de mort dans des mains de femme, ou qui exposaient leurs
+jolies têtes aux études de la bosse, comme si, pour deviner
+l'inconstance, la tendresse, le dépit, l'amour des arts ou des plaisirs,
+il était besoin de toucher et de constater les accidens céphalalgiques
+que cache leur chevelure.
+
+Camilla me parut d'une beauté radieuse, qui me fit encore trouver plus
+aimable le sourire de joyeuse surprise qu'elle laissa échapper en
+s'approchant de moi. Après quelques mots caressans, nous passâmes
+ensemble dans la salle de billard. Au bruit des billes roulantes, tout
+ce qui dans le salon était au-dessous de la soixantaine eut bientôt
+déserté la salle d'anatomie et de silhouette, laissant l'excellence
+germanique avec quelques vieux originaux, jusqu'au moment où un brillant
+ambigu lui ramena la foule.
+
+On avait fait galerie autour de notre escrime au tapis vert, et les
+honneurs furent pour la belle Camilla. Dans ma vie militaire, j'avais
+acquis assez de talent au _noble_ jeu de billard, comme on dit, et
+j'aurais pu gagner toutes les parties; mais l'habitude de porter l'habit
+d'homme avait fait prendre à mon caractère la galanterie de l'autre
+sexe, et un désintéressement d'amour-propre qui m'a souvent engagée à
+sacrifier mes propres succès au triomphe de celles qui ne me semblaient
+plus mes rivales. Camilla ne s'y trompa point, et de cette petite
+complaisance date une amitié noble et tendre dont le sort me réservait
+de lui donner une dernière preuve dans le plus cruel malheur qui pût
+accabler une belle ame. Entre deux femmes qui paraissent se convenir,
+l'intimité marche vite. Aussi à souper, refusant toutes les offres des
+_cavalieri serventi_, esclaves d'étiquette de toutes les réunions en
+Italie, Camilla et moi nous retournâmes seules ensemble à notre commune
+demeure. Il n'était que minuit, et dans les heureux climats que nous
+habitions, c'est l'heure de jouir de toute leur beauté et de tout leur
+charme. Aussi, au lieu de nous aller emprisonner sous nos
+moustiquières[6], nous changeâmes bien vite nos riches parures contre un
+commode négligé, et nous allâmes nous reposer dans un bosquet de jasmin,
+sur un canapé de mousse, parsemé de violettes. C'est dans ce lieu
+charmant que le jour nous surprit, moi heureuse de la confiance qui me
+révélait les intéressans détails qu'on va lire, et Camilla se félicitant
+d'avoir frappé à l'indulgence d'un coeur capable de comprendre le sien.
+
+ HISTOIRE DE CAMILLA SPINOCHI.
+
+«Je vais vous raconter les événemens qui, au sein de ma patrie, si près
+de parens puissans et riches, m'ont conduite à la nécessité de me tenir
+ignorée à l'abri d'une protection étrangère, pour ne pas perdre le plus
+dangereux, mais le plus doux des droits, celui de disposer de mon coeur,
+et de le soustraire à la vie du cloître, à laquelle, dès ma naissance,
+j'étais destinée.
+
+«À l'âge de six ans, je fus envoyée à une soeur de ma mère, supérieure
+dans l'un des ordres religieux les plus sévères d'un couvent riche des
+États du pape, près de Lugo, en Romagne. Dans cette ville éclata la
+conspiration de l'armée papale catholique, ce qui la fit nommer par les
+républicains la Vendée de l'Italie. On y massacra des militaires
+français; on promena leurs têtes au bout de piques sanglantes, et cette
+trahison, aussi inutile qu'atroce, appela sur elle de cruelles
+représailles: Lugo fut livré à plusieurs heures de pillage accompagné de
+massacres. Hélas! je ne connus jamais les caresses d'une mère, et je
+venais de perdre la mienne au moment où son coeur eût été mon seul refuge
+contre les dangers que je courus et les chances non moins périlleuses
+qui les suivirent.
+
+«Élevée alors dans toutes les pratiques d'une dévotion minutieuse, mon
+coeur en repoussait la contrainte. Ma raison précoce, mon imagination
+naïve et prompte, étaient en révolte et épuisaient leurs forces
+naissantes contre tout le travail de ma tante pour hâter une vocation
+qui ne pouvait jamais éclore. Tout mon être souffrait à l'aspect de cet
+avenir de mort qui associe à la même destinée dans les couvens la
+jeunesse aux longues espérances, et la décrépitude aux joies éteintes.
+Je n'ai emporté de ce tombeau vivant que cette pensée: Que ne suis-je
+une fleur cueillie le matin et desséchée le soir! Je venais d'accomplir
+mon second lustre.
+
+«Un jour, ma tante venait de réunir auprès d'elle et autour de moi,
+comme pour m'entourer d'un spectacle imposant, toutes les religieuses,
+toutes les pensionnaires, quand tout à coup un bruit épouvantable vient
+troubler le silence du cloître et jeter la terreur dans l'enceinte
+sacrée. Un des confesseurs du couvent, homme dur et terrible, paraît
+l'oeil en feu, et s'écriant: _Ils viennent, les fléaux de Dieu; avec cinq
+mille combattans ils ont taillé en pièces trois cent mille de nos saints
+défenseurs. L'esprit de ténèbres est avec eux; il faut fuir._ Toutes les
+religieuses se pressent autour du prêtre. Moi seule et une novice de mon
+âge nous restâmes dans le coin opposé du parloir. Un mot: _Il faut
+fuir_, venait de soulever le crêpe mortuaire...
+
+«Il faut fuir! répétions-nous: nous le pouvons. Nous verrons donc
+d'autres êtres, un autre monde que celui qui menaçait d'être notre
+tombeau!
+
+«Les nouvelles devenaient d'heure en heure plus alarmantes pour
+l'abbesse et les religieuses qui l'entouraient, mais rien ne me
+paraissait sinistre de ce qui était une espérance d'échapper au cloître.
+Les Français avaient tout franchi, et, vainqueurs, avaient tout
+respecté, jusqu'à ce que la trahison vînt enfin les contraindre d'user
+de représailles: Lugo fut mis à feu et à sang, et le massacre vint
+jusqu'aux murs du couvent.
+
+«Toutes réunies dans la chapelle, nous attendions la mort aux pieds du
+Christ, lorsqu'un de ces hommes qu'on nous avait peints comme des
+envoyés du démon, parut aux portes du couvent, comme un ange gardien
+pour y placer la sauvegarde d'une invincible barrière. Il entra, offrant
+à tout ce qu'il voyait assemblé la tranquille continuation de
+l'esclavage ou la liberté. Ce fut tout à la fois un cri de joie et de
+désolation. Toutes les jeunes se rangèrent du côté du libérateur; toutes
+les vieilles se séparèrent de nous en le fuyant; et tout ce que put
+faire leur frayeur fut de ne pas payer par des cris de malédiction une
+générosité qui leur laissait encore un choix si noble et si
+compatissant.
+
+«Ma tante, transportée par les idées d'une vie entière de réclusion et
+une aveugle confiance dans son directeur, ma tante redoutait comme une
+souillure la seule présence d'un Français républicain, et se retira avec
+les plus âgées de ses religieuses, oubliant, dans sa sainte horreur,
+qu'elle livrait la jeune fille qui lui avait été confiée, à des périls
+qui n'étaient plus à craindre pour elle. Plusieurs des soeurs profitèrent
+de la permission pour se retirer dans leurs familles. Lorsqu'on ouvrit
+les portes, j'aurais sans doute dû rester près de ma tante; mais une
+voix intérieure, un cri de l'ame, plus fort que la raison, semblait me
+dire: _C'est loin d'ici qu'est la félicité_; et je ne sus obéir qu'à
+cette inspiration qui nous pousse dans les bras de la destinée. Je ne
+savais rien du monde, qu'aurais-je pu craindre? et autour de moi j'avais
+vu l'ennui, un sombre dégoût flétrir la beauté, dévorer la jeunesse; et
+me soustraire à un pareil avenir fut, dans ce moment, mon seul besoin,
+ma seule pensée; quoique enfant, j'y parvins avec l'instinct de la
+nature et toute l'adresse de l'expérience. Je savais que le baron
+Capelleto[7] nous était allié. Une religieuse plus âgée, qui avait aussi
+profité de la liberté, se chargea de me conduire vers lui; mais une
+émeute m'ayant séparée de ma compagne, j'errai quelques heures,
+cherchant un asile.
+
+«Enfin, j'ose me présenter à une maison fort belle, où j'aperçois des
+uniformes semblables à ceux de nos libérateurs. Au milieu d'eux, je me
+sens attirer par le regard bienveillant de celui qui paraissait leur
+donner des ordres. Je vous ai dit que je n'avais alors que onze ans,
+mais une taille et comme une jeunesse précoce. Murat, car c'était lui,
+vint à moi avec une exclamation de surprise que mon ingénuité n'attribua
+qu'à mon habit de novice, mais qui était aussi l'effet des charmes que
+j'ignorais. Il me demanda en assez mauvais italien si je voulais
+accepter son appui. Ma petite vanité fut heureuse de parler au vainqueur
+la langue de sa patrie. Enchanté de m'entendre parler français, il me
+présenta à tout le groupe d'officiers dont il était entouré. Je ne sais,
+mais au milieu de son brillant état-major, Murat, qui était le plus bel
+homme, me parut aussi le plus aimable. Il parlait de me garder près de
+lui, et j'en étais bien joyeuse; mais quand je lui dis, dans mon
+contentement, que je n'avais que onze ans, il mit plus de réserve dans
+les témoignages de sa protection, et m'annonça qu'il me ferait remettre
+à mes parens. Mais je me jetai dans ses bras, lui criant avec larmes que
+j'aimerais mieux la mort que de retourner dans un cloître. Puis il me
+prit par la main et me conduisit chez une dame française, épouse d'un
+fournisseur de l'armée, resta long-temps avec elle, et me laissa en me
+recommandant bien à ses soins.
+
+«Madame A***, aimable, obligeante, eut pitié de mon abandon, ne
+combattit qu'avec une douce sensibilité ma répugnance à revoir ma
+famille. Si ses sages recommandations à cet égard eussent été fortifiées
+par la solitude, peut-être eussent-elles été plus puissantes; mais cette
+dame recevait beaucoup de monde: les vainqueurs brillaient au milieu des
+fêtes dont les vaincus, autant par goût que par prudence, partageaient
+les plaisirs. J'y paraissais, et avec un incroyable bonheur. On
+m'appelait la jolie religieuse. Tous les généraux, Masséna, Augereau,
+Lefebvre, Joubert, Serrurier, m'entouraient de soins et me promettaient
+protection. Je n'étais point enfant pour comprendre toutes les choses
+que les Français disent si bien; et Murat bouleversait ma jeune tête,
+quand, s'arrachant d'auprès de moi comme par un effort, il me répétait:
+Oh! Camilla, que n'as-tu quinze ans! Lorsque, plus tard, le sens de ces
+paroles me fut complètement révélé, mon estime égala mon affection; car
+il eût tout obtenu alors d'un coeur qui, sans le savoir, s'était donné.
+Sa noble protection, qui n'était point sans combats, m'avait ainsi
+laissée me livrer à toute la gaieté de mon âge, et sans crainte.
+
+«Beaucoup d'Italiens fréquentaient la maison de madame A***. L'un d'eux
+lui remit une lettre d'un de mes oncles qui habitait Trévise, lequel la
+priait, en la remerciant des soins religieux de son hospitalité, de me
+confier à une personne qui me conduirait à Bonlogne dans une maison de
+religieuses non cloîtrées. Je m'abandonnai au désespoir à cette
+nouvelle. Un conseil fut tenu par la dame, son mari et Murat; d'autres
+généraux survinrent, entre autres le général Joubert. Ma cause fut
+plaidée par moi avec des pleurs, et par eux avec toutes les raisons de
+l'indulgence et de l'intérêt. La résolution fut que je resterais et que
+l'on m'enverrait en France. Le bal mit fin à la discussion, et le combat
+qu'il avait fallu subir ne m'en rendit que plus heureuse.
+
+«Mais le lendemain des nouvelles étaient arrivées, et la présence des
+Autrichiens dans le Tyrol commanda impérieusement le départ des
+Français. Avant de partir, Murat vint chez madame A***, me donna une
+lettre et un rouleau fort lourd, en me disant: «Pauvre petite, l'un et
+l'autre vous serviront.» Je me jetai à ses genoux, le suppliant de
+m'emmener; il me pressait avec force contre son coeur; il était agité;
+mais, après un effort qui parut bien douloureux, il me remit dans les
+bras de ma protectrice pour obéir à la voix de l'honneur et de la
+victoire qui l'appelaient.
+
+«Dès ce moment tous mes jours se passaient en prières pour les
+vainqueurs de ma patrie. Hélas! dans l'enceinte des cloîtres apprend-on
+qu'on en a une et qu'on doit la chérir? Le rouleau que m'avait laissé
+Murat contenait 50 louis, et la lettre une recommandation à tout
+militaire français de me protéger; puis, au bas, quelques lignes pour
+Muiron, l'un des aides-de-camp du général en chef Bonaparte, qui ne
+furent jamais lues par lui; car, quelques mois après, quand je cherchai
+à voir ce noble patron, il avait trouvé la mort sous les lauriers
+d'Arcole.
+
+«Madame A***, alarmée des nouvelles qui se succédaient, résolut de
+rejoindre son mari, qui était parti pour Ferrare. Quand elle me proposa
+de m'emmener, en me demandant si j'étais toujours dans les mêmes
+dispositions, je ne lui répondis qu'en pressant sa main sur mon coeur, et
+en lui donnant le doux nom de mère. Tout se prépara à la hâte et en
+secret. Nous arrivâmes de nuit à Ferrare; M. A*** était déjà reparti
+pour Milan. Sa femme, désolée, ne savait quel parti prendre. Je lui
+redonnai un peu de courage par ma résolution: «Croyez-moi, nous sommes
+ici dans les États du pape, et bien moins en sûreté qu'à Milan; allons-y
+sans plus délibérer.» Nous y arrivâmes quand tout y était déjà terreur
+et confusion.
+
+«Ici, mon amie, une légère digression qui jette peut-être quelque
+lumière sur un événement politique. À l'époque où Bonaparte poussait ses
+troupes victorieuses sur les différentes villes de la Toscane, le
+grand-duc fut si effrayé, que Manfredini, son chambellan, fut envoyé au
+quartier général pour sauver Florence de l'occupation. Cette démarche
+eut pour résultat le banquet célèbre donné par le grand-duc aux généraux
+français, où l'un déploya toute la souplesse des cours, et l'autre une
+austérité qu'il déguisait déjà mal, et qui, dans l'orgueil de faire
+ramper un souverain, montrait autre chose que des vues républicaines. La
+noblesse italienne avait été jusque-là courbée et fort empressée près
+des nouveaux maîtres. Mais le traité de Campo-Formio, inexplicable au
+parti français, puisqu'il laissait l'Autriche plus puissante que jamais,
+avait fait croire à la trahison de Bonaparte, accrédité le bruit d'une
+apparente défaite, et réveillé la trahison des courtisans italiens qui
+relevaient la tête. On accusait partout Bonaparte, qui avait arrêté par
+ce traité les colonnes victorieuses de Moreau déjà aux portes de la
+capitale de l'Autriche, et les grenadiers d'Augereau criant: À Vienne! à
+Vienne! Je n'étais rien dans le monde politique, mais j'ai entendu, à
+l'égard de ce traité, de la bouche des premiers généraux, les
+suppositions les plus étranges. Bonaparte avait indiqué dans cette
+occasion, selon eux, tous ces plans d'une ambition personnelle qui
+étouffait les autres gloires pour marcher au trône. Quant à moi, je ne
+voyais que les Français, leur triomphe; mon coeur s'identifiait avec
+leurs destinées, et en arrivant à Milan, je redoutais presque autant
+leurs revers que ma rentrée au cloître. Comme les affaires n'étaient
+point décidées, M. A*** désira que sa femme, pour plus de sécurité, se
+rendît en France. Au milieu de toutes ces angoisses, je tombai malade,
+et fus aux portes du tombeau; mais sachant combien le départ paraissait
+urgent à mes bienfaiteurs, sitôt que je le pus, j'affectai des forces
+pour qu'on pût se mettre en route, et au bout de quinze jours j'arrivai
+à Paris, mourante. Les soins de la plus douce hospitalité me furent
+prodigués; je me rétablis promptement, et pendant quelques temps je
+respirai avec ivresse cet air libre et doux de la France, où je croyais
+avoir trouvé le bonheur.
+
+«Tout à coup, il me sembla que les manières de madame A***, naguère si
+bonne, changeaient à mon égard; c'était non seulement de la froideur,
+mais de la dureté. Tous ces petits soins qui précédemment m'avaient valu
+tant de bienveillance, j'avais beau les redoubler, ils n'en paraissaient
+qu'irriter davantage le changement d'humeur dont j'étais l'objet. Enfin,
+ne tenant plus à tant de chagrins, je provoquai une explication; elle
+fut bien cruelle, comme vous allez voir.
+
+«Madame A***, mariée contre son gré à un homme beaucoup plus âgé
+qu'elle, nourrissait une passion violente pour une personne qui venait
+souvent dans sa maison, et que j'avais prise pour un parent. Ce prétendu
+parent me plaisait peu, mais j'avais eu le malheur de lui plaire
+beaucoup. Sans délicatesse comme sans amour pour la femme qui lui
+sacrifiait son repos et sa réputation, il avait, par le plus indiscret
+des aveux, blessé son coeur et armé contre moi son orgueil. Du moment que
+cette faiblesse me fut révélée, il se fit dans mon tendre respect pour
+ma bienfaitrice un bouleversement que je ne puis qualifier: c'était
+quelque chose comme de la commisération; et la pitié, même sincère, est
+si près en pareil cas de ressembler à du mépris! Je n'avais pu au
+cloître rien apprendre du monde; je n'avais pu deviner la société et
+cette science d'accomodemens avec les devoirs qu'elle exige, et qu'elle
+veut bien quelquefois oublier. Ma candeur se révoltait contre ce
+spectacle d'une passion coupable, et d'une jalousie que l'âge de madame
+A*** rendait ridicule. Depuis j'ai souvent réfléchi au triste sort d'une
+femme qui se laisse entraîner à un sentiment qu'elle ne peut faire
+partager, à cette époque de la vie où l'amour n'est plus là avec ses
+illusions pour cacher une faiblesse.
+
+«Je n'avais écrit à ma famille que pour lui annoncer ma résolution de
+vivre en France plutôt du travail de mes mains, que de reprendre les
+chaînes auxquelles on m'avait condamnée. Cette lettre était restée sans
+réponse, et je ne m'en étais plus occupée. Mais dans ce moment de crise,
+que je viens de vous peindre, je sentis le besoin d'appuis, et je
+m'adressai de nouveau à ceux dont j'avais si imprudemment bravé
+l'autorité, en les conjurant de pardonner à mon âge. Un mois après, un
+secrétaire du ministre Aldini vint me dire qu'on allait me conduire à ma
+famille. Il parla à mes bienfaiteurs du prix qui pouvait leur être dû
+pour leurs soins généreux; mais ils le refusèrent avec une noblesse qui
+m'attendrit jusqu'aux larmes, et ma séparation me parut très
+douloureuse. J'avais toujours le rouleau et les lettres que Murat
+m'avait laissés; je lui avais écrit plusieurs fois; mais l'éloignement
+de la guerre ne lui avait permis ni de recevoir mes lettres, ni d'y
+répondre.
+
+«J'avais regret de quitter Paris; mais la nouveauté des objets, la
+distraction de la route, me rendaient la sécurité par l'insouciance. Je
+savais très bien le français; mais j'avais conservé beaucoup d'accent;
+et à peine j'eus prononcé quelques mots dans la diligence, où l'on
+m'avait confiée à une dame qui se rendait à Milan, que je fus reconnue
+comme Italienne. Il y avait parmi les voyageurs deux militaires; l'un
+d'eux, monté sur l'impériale, entendant une voix italienne, se mit à
+crier à son camarade: «Alfred, je vais te céder ma place à la dînée; il
+y a une petite femme avec laquelle j'ai besoin de causer.» Quoique
+choquée de ce petit ton leste, je n'entendais pas sans quelque plaisir
+ces remarques; mais le bruit de la voiture m'empêchait d'en saisir la
+suite, et force me fut d'ajourner ma curiosité jusqu'à la dînée. Je
+regardais, en arrivant, avec un air un peu boudeur le militaire
+empressé; mais il n'y avait pas de sérieux qui pût tenir contre une
+gaieté si folle et si naturelle. Quand ma noble surveillante le
+rappelait à l'ordre, il corrigeait la légèreté de ses propos avec une
+adresse tout-à-fait divertissante. Je répondais avec une égale froideur
+à ses complimens outrés et à ses équivoques que je ne comprenais pas; et
+je me faisais une triste opinion de l'ami intime d'un pareil homme.
+Alfred, que vous allez être vengé!...
+
+«Je serre fortement le bras de ma compagne et la prie de nous faire
+dîner seules; à peine avait-elle applaudi à ma prudence, que je me
+retourne, et l'officier qui n'avait point parlé et moi, nous restons
+pétrifiés d'une surprise remplie de charme; non pas que ce dernier fût
+d'une beauté remarquable; il était moins bien que Murat, mais son
+regard! Le regard d'Alfred dès ce moment décida de ma vie. Il était
+Français, il était jeune; pouvait-il se méprendre sur le trouble qu'il
+venait de faire naître? Le ton d'Alfred, heureusement différent de celui
+de son turbulent camarade, changea nos dispositions, en lui conciliant
+l'indulgence de mon mentor. Mes yeux, qui n'avaient point encore
+rencontré d'autres yeux, savaient mal déguiser ce que j'éprouvais. Je ne
+saurais dire ce qu'étaient les autres voyageurs; je ne voyais qu'Alfred,
+je n'entendais que lui.
+
+«J'ignorais tout ce qu'il pouvait me demander; mais je sentais que mon
+coeur n'aurait point de refus. La diligence s'arrêta encore à Chambéry,
+et l'ami d'Alfred sut tellement occuper l'attention de madame Dupré (mon
+guide), que j'appris d'Alfred ces doux noms d'amour qui étaient déjà
+dans mon coeur, et les circonstances de sa destinée, à laquelle l'honneur
+lui défendait de m'associer. Sans fortune, Alfred Duhesme n'avait que
+cette riche dot du soldat français, le courage et la loyauté. Quand je
+lui appris ma naissance, il me dit avec un accent plein de noblesse:
+Pardon, madame, je ne dois point prétendre à vous; je ne suis _qu'un
+simple sous-officier_. Pendant mon séjour à Paris, j'avais lu, et lu
+sans beaucoup de choix; les images romanesques, des livres ayant encore
+ajouté leurs dangers à ceux d'une imagination brûlante, vous devinez
+déjà comment je répondis à un pareil langage. Née sous le même ciel que
+moi, vous devinez le premier amour d'une Italienne. Je ne m'excuse point
+de n'avoir écouté que mon coeur, d'avoir sacrifié un nom dont un voile et
+des grilles m'eussent privée, et préféré les douceurs d'un noble amour à
+l'orgueilleuse et stérile protection de ma famille.
+
+«Duhesme, fils d'honnêtes marchands, avait été destiné par son éducation
+à l'étude des lois; mais il avait entendu la voix de la patrie, et pris
+volontairement les armes. Mon amie, vous avez aimé, vous aimez encore,
+vous comprendrez donc tout ce que dut éveiller d'exaltation un voyage de
+quinze jours, avec la liberté que laissait à nos jeunes imaginations
+l'âge de ma gardienne, qui, ne pouvant descendre de voiture, nous
+laissait gravir seuls les ravins complaisans et les longues et commodes
+montagnes. L'ami d'Alfred l'avait quitté à Chambéry. Pendant tout le
+trajet du Mont-Cénis, admirable conquête sur la nature faite par un
+conquérant que ce triomphe miraculeux immortalisera autant que ses
+guerres; pendant cette route, libres et solitaires, appuyés sur le sein
+l'un de l'autre, nous nous laissâmes aller à ce doux rêve d'avenir, qui
+n'arrive jamais ni comme on le craint ni comme on le désire. L'amour
+était notre seule fortune, mais elle nous paraissait et bien sûre et
+bien belle.
+
+«À Suze, Duhesme nous quitta un moment pour y voir le commandant
+français. J'étais encore si jeune, ou plutôt j'étais si heureuse que je
+ne sus point feindre devant madame Dupré, et elle devina sans peine, à
+mon impatience du retour, l'intérêt que je prenais à notre compagnon de
+voyage. Elle crut devoir me questionner avec adresse: je lui répondis
+avec candeur que j'aimais, que je voulais épouser Alfred. La pauvre
+madame Dupré me crut folle; mais convaincue par la clarté naïve de mes
+aveux que ma famille n'aurait plus guère d'autre parti à prendre, et
+qu'un mariage serait encore un malheur de plus évité, «Vous êtes si
+jeune, me dit-elle, qu'on ne peut que vous plaindre.» Bonne comme la
+bonté d'une mère, au lieu de reproches, elle ne me montrait qu'un tendre
+dévouement. «Tout peut s'arranger peut-être, ajoutait-elle; vous
+viendrez avec moi: nous ne sommes pas riches, mais nous sommes de bonnes
+gens. Ma fille, qui a de l'esprit, saura écrire à votre famille comme il
+faut écrire. Alfred quittera le service. Vos parens, qui ne vous ont
+jamais aimée, puisqu'ils voulaient vous faire religieuse, en seront
+quittes pour vous rendre une bonne mère de famille, avec une dot plus
+faible que celle qu'ils destinaient à vous rendre malheureuse.» Qu'il
+était beau le sort prédit par cette femme excellente! mais combien
+l'orgueil devait le bouleverser!
+
+«Au retour d'Alfred, madame Dupré le prit en particulier. Je ne sus que
+de lui l'objet de l'entretien, mais je le vis pénétré de reconnaissance
+et de respect pour celle qui, après avoir compromis mon innocence,
+songeait avec une si religieuse délicatesse à mon bonheur. Nous étions à
+cette époque où le Directoire, soit par besoin, soit par crainte, avait
+rappelé d'Italie le héros dont le traité de Campo-Formio lui avait fait
+sans doute pressentir les projets. Les troupes françaises furent
+successivement disséminées sur les côtes des deux mers. Le corps de
+Duhesme était à Verceil. Là, il fallut se séparer. Je vous épargnerai le
+récit de tout ce que j'ai souffert depuis dix ans que dure cet amour,
+qui ne finira qu'avec ma vie. Qu'il vous suffise de savoir qu'au sein de
+ma patrie, entourée d'une famille opulente, je vis dans un isolement qui
+semble toujours une accusation publique contre une femme. Mes parens,
+instruits avec ménagement de mon sort, mirent de la haine à me punir. La
+persécution ne convertit pas. Libre de mes voeux, j'en ai prononcé de
+plus doux que ceux du cloître, et j'y serai fidèle. Accueillie par
+l'honnêteté laborieuse, j'ai répondu aux bienfaits par le zèle. Le
+travail, les lettres d'Alfred soutenaient mon existence. Son régiment
+faisait partie du corps de Masséna, qui commandait en Italie, et du
+moins nous respirions le même air. La dernière lettre que je reçus
+d'Alfred m'entraîna à la vie errante qui est désormais mon partage.
+Toutes les troupes venaient d'être rappelées vers l'intérieur de la
+France, à Dijon, mais comme vers un vaste dépôt, d'où elles étaient
+dirigées sur tous les points envahis. Cette dernière lettre était déjà
+datée de la rive gauche du Rhin. Quelques mots m'empêchèrent d'y voler
+sur ses traces, car ils me laissèrent l'espoir de son retour en Italie:
+«Nous sommes ici, disait Duhesme, pour faire peur aux _Allemands sans
+les attaquer, et en observation_: on assure que l'aile gauche retournera
+renforcer l'armée d'Italie, et j'en fais partie. Courage et espérance!
+nous nous reverrons bientôt. «Un mois s'écoula dans les angoisses d'une
+cruelle incertitude. Enfin, je reçus cette lettre qui précipita ma
+résolution. La voici:
+
+«Je suis officier, ma chère Camilla. Que n'étais-tu là pour me voir
+élever à ce grade, après l'action terrible et meurtrière de Neubourg!
+Nous nous sommes battus en enragés, au sabre, à la crosse de fusil; mais
+nous sommes vainqueurs, et vive la France! L'armée regrette le plus
+brave de ses grenadiers, Latour-d'Auvergne, qui ne voulut jamais d'autre
+titre que celui de premier grenadier. Il avait bien raison; le brave
+Latour-d'Auvergne a rendu son grade plus glorieux.
+
+«Ne retourne pas avec ton orgueilleuse et cruelle famille. Camilla, la
+gloire et l'amour, voilà ma noblesse; et, sois tranquille, rien ne te
+manquera avec Duhesme, sous-lieutenant de la 46e[8].»
+
+«Cette lettre me communiqua son noble enthousiasme. Je ne craignais plus
+le danger des combats pour celui qui en parlait de cette manière, et je
+sentais que je ne pouvais vivre, moi, jeune fille de quinze ans, loin de
+ces terribles émotions. Je n'espérais pas que ma réponse parvînt
+exactement: j'étais sûre au moins de pouvoir la porter moi-même. Il
+venait beaucoup de monde chez madame Rivière (la fille de madame Dupré).
+On y lisait les journaux; je prenais des notions sur les lieux occupés
+par le corps de Duhesme. Pas de doute que je ne parvinsse, avec ces
+renseignemens, sur les traces de l'armée. La générosité de mes
+protecteurs successifs, de madame A*** et de madame Dupré, m'avait
+laissé mon petit trésor, enrichi encore de leurs dons. Une femme
+intéressée, que dans les dispositions de mon coeur je ne jugeai que
+complaisante, se chargea de me procurer un passe-port sous le nom de
+madame Duhesme, rejoignant son mari à l'armée du Rhin. Je laissai une
+lettre qui ne m'excusait point, mais qui peignait du moins mon éternelle
+reconnaissance, et la force irrésistible qui m'entraînait loin du toit
+de l'hospitalité. Déjà les armées, dans leurs courses, avaient pris plus
+d'ordre et de régularité, et il était plus facile de les suivre. J'avais
+obtenu deux lettres: l'une pour le général Lecourbe, l'autre pour une
+dame italienne établie à Moeschich, en Allemagne. Habillée en homme,
+munie du plus léger bagage, je quittai l'Italie, et entrai par le Tyrol
+sur les terres d'Autriche. Ce ne fut qu'au bout de deux mois de fatigues
+que je pus approcher de l'armée française, déjà en Bavière. À Augsbourg,
+tombée malade, je ne pus qu'écrire, n'espérant presque point de réponse
+au milieu de toutes les vicissitudes d'une guerre. La victoire de
+Hohenlinden vint enfin mettre le comble à la gloire de la France et aux
+angoisses de mon coeur. Duhesme vint me rejoindre.
+
+«La paix une fois signée à Lunéville, je suivis mon Alfred des bords du
+Rhin aux rives de l'Éridan. Dans cette vie de déplacement continuel, les
+formalités du mariage étaient toujours impossibles; mais le partage des
+peines et des fatigues n'était-il pas un serment sacré? Aujourd'hui que
+des jours de paix et de repos vont se lever peut-être pour les braves,
+aujourd'hui que l'espoir d'être mère se joint à ces chances meilleures,
+j'ai hasardé un peu de réconciliation vers ma famille; mais ma famille
+me rejette et me désavoue. Pour échapper même à ses persécutions, j'ai
+été obligée de me placer sous l'égide des lois françaises, et voilà ce
+qui me rend un objet d'odieuses préventions dans un pays qui ne sait
+qu'accepter l'oppression, se venger cruellement de ses maîtres d'un jour
+pour les regretter ensuite, incapable de tout autre courage que de celui
+de la trahison.
+
+«Duhesme est depuis deux mois dans sa famille pour régler un héritage.
+Je vais l'aller rejoindre à Lyon, et pour toujours. J'espère lui porter
+de meilleures nouvelles, l'espoir d'une fortune et l'appui d'une
+famille. Je ne lui porte que mon amour, mais un amour qui sera pur,
+fidèle et courageux jusqu'au dernier soupir.
+
+«Vous connaissez maintenant toute l'histoire de ma vie, qui se compose
+de toutes ces mille vicissitudes d'une passion toujours la même. Hélas!
+vous comprendrez mon langage, vous qui avez aimé, et qui savez que dans
+l'amour toutes les impressions nous paraissent des événemens, et combien
+le coeur se plaît à redire ce qu'il a senti. Nous nous reverrons
+peut-être un jour, puisque nous sommes destinées à avoir la même
+patrie.»
+
+Camilla partit quelques jours après la nuit délicieuse qui avait reçu
+nos mutuelles confidences. Nous nous écrivîmes quelque temps. Les
+événemens se multiplièrent trop pour ne pas nous séparer. Je quitte donc
+l'épisode bien doux de cette rencontre, pour reprendre le fil de mes
+aventures personnelles. Plus tard nous retrouverons Camilla, mais sur un
+champ de bataille, mais au milieu des funérailles de Waterloo, toutes
+les deux confondant les plus grandes douleurs que puisse éprouver une
+femme avec les plus grandes catastrophes que puisse subir un peuple.
+
+
+
+
+CHAPITRE XC.
+
+Séjour à Florence.--Rentrée dans la carrière dramatique.--Portrait de la
+princesse Élisa.--M. de Châteauneuf.
+
+
+J'étais arrivée à Florence à l'époque peut-être la plus belle de notre
+histoire moderne: c'était le temps où, Napoléon se donnant pour titre à
+un empire fondé par le génie, la sanction de la victoire refaisait au
+profit de la France la monarchie et la domination européennes de
+Charlemagne. Ce sceptre, qu'il avait arraché, à Saint-Cloud, des mains
+d'une révolution devenue bavarde et menaçant de tomber dans les
+futilités du Bas-Empire; cette royauté, qu'il avait enlevée aux
+factions, il semblait n'en avoir usurpé les droits que pour en agrandir
+les devoirs. Napoléon avait voulu être empereur des Français, mais pour
+que la France fût la reine du monde. On l'a beaucoup blâmé d'avoir jeté
+toute sa famille sur les trônes abattus par la valeur de nos vieilles
+bandes, et relevés par l'égoïsme de ses décrets impériaux. J'ai vu
+quelques partisans sincères des principes de 1789, quelques amis plus
+rares des dynasties proscrites, gémir ou plaisanter, suivant l'humeur
+différente qu'on leur connaît, sur cette manie royale qui s'était
+emparée d'un citoyen ou d'un bourgeois. Je sais tout ce que le malheur a
+fait trouver de fort ou de joli contre les souverainetés impériales;
+mais ce n'en fut pas moins un grand et magnifique spectacle que celui de
+tous ces satellites autour de l'étoile d'un grand homme; que toutes ces
+royautés du continent, en quelque sorte commanditées par la France, qui
+trouvait ainsi de l'emploi pour tous les talens, des cadres pour toutes
+les capacités qu'une révolution avait enfantées dans son sein. Je
+n'entends pas beaucoup la politique; mais il me semble que les
+légitimités auront, sous ce rapport, quelque chose à envier aux
+usurpations. Du reste, moi qui ai beaucoup plus senti que pensé, on me
+pardonnera de faire plus de peintures que de réflexions; de retracer
+avec toutes les illusions dont elle brillait la domination française en
+Italie; de parcourir toutes les cours des princes de la famille de
+Napoléon, celles de Florence, de Milan, de Naples, que la victoire avait
+établies, que la législation avait régularisées, et qui avaient presque
+l'air d'être antiques par la grâce des manières, la religion de
+l'étiquette, et l'illustration historique des noms d'un autre régime.
+
+Avant de parler de la princesse Élisa, à qui Napoléon avait donné comme
+dot royale le gouvernement de la Toscane, et de laquelle j'allais
+bientôt être rapprochée, je dois raconter ce que je devins après le
+départ de Florence de Camilla.
+
+Ney occupait toujours ma pensée; je savais que je lui ferais plaisir si
+je pouvais lui écrire: J'ai mis un terme à ma vie errante. Je résolus
+donc de chercher tous les moyens de me fixer convenablement à Florence:
+je comptais sur un accès facile auprès de la grande-duchesse, par mes
+anciennes relations avec Lucien, par son propre souvenir, et surtout par
+la confidence de mon intimité d'un moment avec Napoléon. Je n'avais pas
+tort d'espérer de l'indulgence; la suite de ces Mémoires prouvera que je
+ne m'étais point trompée. Un directeur italien (Bianchi) me sollicita
+vivement pour un engagement de trois représentations à Livourne. La cour
+de la grande-duchesse était alors à Pise. J'acceptai les propositions,
+et je me rendis à mon poste, après avoir écrit à Ney et à Regnaud de
+Saint-Jean-d'Angely, pour leur faire part de mon projet et de mes
+espérances, les engageant à les favoriser de leur crédit et de leurs
+recommandations; car il est bon de dire que rien ne se faisait dans les
+cours de tous les princes de la famille de Napoléon, sans que l'Empereur
+en fût instruit, et sans que la nomination aux plus petits emplois eût
+été soumise à son visa suzerain. Mais depuis les fêtes du couronnement
+et les scènes de Milan, la protection impériale était ce qui
+m'inquiétait le moins, tant je me croyais sûre, au besoin, de l'obtenir.
+
+J'avais aussi une lettre pour M. de Châteauneuf, alors chambellan de la
+grande-duchesse, et chargé de la haute direction du Théâtre-Français.
+Dès le premier abord, nous nous déplûmes, et je ne suis jamais revenue
+sur l'impression de la première entrevue. Quand, plus tard, il eut
+pénétré tout l'intérêt que me portait la souveraine, il se crut obligé
+de m'adresser de temps en temps quelques mots de bienveillance et de
+flatterie; mais on voyait qu'ils lui coûtaient comme un effort, que sa
+vanité souffrait de sa politesse, et qu'il fallait toute la résignation
+d'un vieux courtisan pour qu'il se condamnât à me sourire.
+
+Avant de me présenter à M. de Châteauneuf, pour faire partie de la
+troupe placée sous sa direction, j'avais demandé à la grande-duchesse
+une audience particulière, et dès cette première visite j'entrevis toute
+la bonté dont elle devait me donner, pendant quatre années, des preuves
+si nombreuses.
+
+Élisa n'était point belle; petite, fluette, et presque grêle, elle avait
+cependant dans toute sa personne de ces agrémens qui, avec de l'esprit
+et de l'imagination, composent une femme séduisante. La tournure la plus
+distinguée lui donnait l'air d'être bien faite, parce que dans tous ses
+mouvemens la grâce s'unissait à la dignité. Ses pieds eussent été cités,
+par leur forme mignonne, dans tous les salons: qu'on juge de leur
+réputation dans un palais. Quand des pieds comme ceux-là descendent d'un
+trône, cela doit être un prodige et une acclamation de chaque jour. Pour
+ses mains, elles valaient celles de son frère, de ce frère qui n'était
+pas insensible à leur éloge. Les plus beaux yeux noirs animaient sa
+physionomie, et elle savait en tirer un merveilleux parti pour commander
+ou pour plaire. En somme, Élisa eût été bien pour une femme ordinaire;
+elle était mieux encore pour une altesse, et je crois que beaucoup de
+souveraines légitimes se seraient reconnues à sa démarche et à ses
+manières toutes royales.
+
+J'ai pu voir de près et apprécier presque toutes les personnes de cette
+famille, dont le chef avait fait de tous les membres une dynastie
+nouvelle pour tous les trônes. Aucun peut-être n'avait plus de
+ressemblance avec Napoléon que sa soeur Élisa: un esprit vif, prompt,
+pénétrant, une imagination ardente, une élévation incroyable de
+sentimens, une ame fortement trempée, l'instinct de la grandeur et le
+courage de l'adversité. Aucun non plus ne sentait davantage la gloire de
+lui appartenir; elle croyait en lui, pour ainsi dire, et son attachement
+aimait à exhaler l'enthousiasme dont elle était pénétrée.
+
+Élisa voulut bien me reconnaître et se rappeler m'avoir entendue chez
+Lucien lire des vers. En contractant les habitudes du commandement, elle
+en avait pris la noblesse sans en retenir la fierté dédaigneuse; elle
+possédait cet art charmant de rendre le pouvoir populaire par la grâce;
+elle savait écouter aussi bien qu'elle parlait. Je l'observais avec
+cette attention que les femmes possèdent, et, malgré la facilité du
+tête-à-tête, je crus m'apercevoir qu'il entrait un peu de méditation et
+d'apprêt dans toute sa personne; qu'elle éprouvait un secret plaisir à
+mettre dans sa tenue et dans ses discours quelque chose de ce Napoléon
+dont elle était fière d'être la soeur, parlant par saccades, jetant comme
+à bâtons rompus des pensées soudaines et saillantes.
+
+La princesse me dit qu'elle parlerait à M. de Châteauneuf; que je serais
+attachée à la cour, et que mes relations ne lui permettaient pas de
+douter qu'elle ferait, en m'attachant à elle, une chose agréable même
+pour son frère. «Je ne vous recommande qu'une chose, ajouta-t-elle:
+c'est, vis-à-vis des autres personnes, de ne point vous prévaloir de mes
+bontés particulières. Ne vous vantez de rien; ne bravez personne: si on
+vous fait quelque injustice, ne vous en plaignez pas, n'en parlez qu'à
+moi... Vous avez de l'esprit, de l'instruction, tâchez que cela ne serve
+pas à vous faire des ennemis. Un peu de conduite, si cela vous est
+possible; à votre âge, il vous reste un bel avenir si vous savez vous
+faire valoir par de la considération: cela ne dépend que de vous.
+L'Empereur approuvera votre engagement: son approbation, la
+bienveillance de mes autres frères, Louis et Joseph, vous sont de sûrs
+garans de mon intérêt; tâchez que je puisse vous en donner d'autres
+preuves, et plus importantes que celle d'aujourd'hui; mais, je vous le
+répète, il faut plus de conduite et de décorum: dans les folies mêmes il
+en faut.
+
+«--Mais ma pauvre tête n'est pas aussi bien organisée que celle de Votre
+Altesse: elle n'est point toutefois aussi mauvaise qu'on le dit.
+
+«--Ma chère, une femme vaut toujours mieux que sa réputation, et j'en
+suis surtout persuadée à votre égard; mais l'opinion demande des
+ménagemens.
+
+«--Il me semble que celle dont Votre Altesse m'honore peut suffire, et
+que je n'ai rien à demander au monde, puisque la soeur bien-aimée du
+grand Napoléon daigne m'estimer.» Ici elle me regarde avec ces yeux
+pénétrans qui me rappelaient ceux de ce redoutable frère, et je baissai
+la tête, car je ne savais pas flatter sans rougir.
+
+«Pensez-vous ce que vous dites? reprit-elle en posant sa main sur mon
+bras; êtes-vous vraie?
+
+«--Autant qu'on peut l'être à la cour en présence de son maître.
+
+«--Cette réponse est spirituelle et franche; soyez raisonnable le plus
+que vous pourrez; et, que j'avoue ou non l'intérêt que vous m'inspirez,
+vous serez ici contente de votre sort.»
+
+Mon sort fut heureux en effet, et rien ne me manqua que la sagesse d'en
+profiter pour mon avenir.
+
+On avait parié, parmi les artistes de la cour, que mon engagement ne
+recevrait pas la sanction de celui qui nommait alors les rois et les
+comédiens, et qui se faisait quelquefois un plaisir, pour que l'on
+sentît que toute force et tout pouvoir venait de lui, de raturer et de
+biffer des nominations auxquelles il était loin d'ailleurs d'attacher
+une autre importance. J'avoue que ma vanité ne sut guère tenir au
+plaisir d'humilier la malveillance que j'avais cru remarquer dans cette
+occasion; et quand la signature impériale arrive (et elle ne se fit pas
+attendre), j'eus grand soin de lire publiquement la lettre que Regnaud
+de Saint-Jean-d'Angely m'écrivit alors pour me l'annoncer. «D'abord, ma
+chère amie, me disait-il, l'Empereur se souvient de vous; il a signé
+avec bien du plaisir quelque chose pour _la Fama volat_ de Milan: ce
+sont ses expressions.» La lettre de Regnaud se ressentait même de la
+bienveillance de l'Empereur; les termes en étaient intimes, comme ceux
+d'une ancienne amitié, qui non seulement ne craint plus de se
+compromettre, mais qui encore est certaine de faire par là sa cour au
+maître. Il me demandait même, par le plus gracieux _post-scriptum_, le
+sens un peu mystérieux des paroles de l'Empereur; qu'il attachait bien
+du prix à cette confidence. Je transcris ici la réponse que je fis à
+Regnaud, dont je retrouve encore le texte même dans mes papiers.
+
+Mme SAINT-ELME, ACTRICE DE S. A. I. et R. Mme LA GRANDE-DUCHESSE DE
+TOSCANE, PRINCESSE DE PIOMBINO,
+
+À S. Exc. LE COMTE REGNAUD DE SAINT-JEAN-D'ANGELY, MINISTRE D'ÉTAT,
+PRÉSIDENT DE ... etc.
+
+ «MONSIEUR LE COMTE,
+
+ «La preuve de bon souvenir que je viens de recevoir par votre
+ lettre m'est plus précieuse encore que l'approbation qu'elle
+ m'annonce et qui me flatte tant. Vous savez que de la vanité, nous
+ en mettons à tort et à travers; mais mon amitié, qui croit se
+ placer toujours bien, a été trop vivement affligée de la rigueur
+ que vous lui teniez pour n'être pas dans l'enchantement du retour
+ de votre bienveillance. Vous voulez que je cause avec vous comme
+ par le passé? Eh bien, laissons le commencement de la lettre à
+ l'étiquette, et jasons d'amitié... Eh bien, oui, vous avez raison:
+ Napoléon est aimable quand il veut l'être, et il l'a été beaucoup
+ avec moi. Il n'a aucune des bizarreries qu'on lui attribue dans les
+ audiences secrètes. Il a daigné causer, sourire, et il sourit
+ gracieusement. Vous savez qu'il m'avait plus effrayée que plu:
+ aujourd'hui il me plaît plus qu'il ne m'effraie. Tant de titres, de
+ gloire et de grandeur amassés sur un seul homme firent encore de
+ lui, dans le tête-à-tête, quelque chose de si extraordinaire, qu'à
+ mon orgueil satisfait vint se joindre un peu de cette crainte que
+ m'a toujours fait éprouver votre idole: on voit pourtant, dans ses
+ momens _les plus donnés_ aux passions, que jamais une femme ne lui
+ en inspirera que pendant quelques heures... Je l'ai bien observé
+ pendant qu'il signait ses dépêches, n'ayant pas l'air de savoir que
+ j'étais là. Il est impossible de n'être pas maîtrisé. J'ai parlé de
+ toutes mes impressions au grand-maréchal, et il m'a dit que je suis
+ une aimable femme. En vérité, quand on fait à Duroc l'éloge de
+ l'Empereur, on est sûr de son amitié et presque de sa
+ reconnaissance. Il l'aime comme une maîtresse; il est heureux de
+ toutes les perfections qu'on lui trouve. Quand on inspire de
+ pareils attachemens, il faut certes qu'ils soient mérités. Du
+ reste, on n'est pas plus aimable que Duroc: il m'a fait obtenir un
+ don qui eût satisfait l'avarice; jugez s'il a surpassé mes
+ espérances. Au résumé, comme homme, Napoléon m'a paru
+ singulièrement aimable et spirituel; comme souverain, grand et
+ magnifique.
+
+ «Maintenant laissons les grands sujets, et permettez que je vous
+ parle un peu de moi. La grande-duchesse est aimable; elle me promet
+ ses bontés. Cependant, ma position d'actrice me déplaît. Je
+ voudrais être quelque chose de mieux qu'au théâtre. Il n'y a pas
+ moyen de compter mes services militaires pour obtenir la place de
+ lectrice. Comment faire? car voilà ce qu'il me faudrait, et je puis
+ assurer que cela conviendrait à son altesse.
+
+ «Vous me dites de devenir intéressée, et d'amasser une fortune;
+ mais le promettre serait contraire à ma franchise. Plus je
+ vieillis, moins j'ai d'ordre et de raison pour l'argent. Vous,
+ monsieur le comte, c'est pour d'autres causes. Croyez-moi, les
+ défauts qui font plaisir sont les plus difficiles à surmonter, et
+ vous savez que le mien fut toujours de tout donner; mais aussi
+ savez-vous bien que je n'eus jamais celui de l'ingratitude. Jugez,
+ d'après cela, de toute la joie du retour de votre amitié, et de
+ toute la reconnaissance dont elle me pénètre.
+
+ «Si je vous suis bonne à quelque chose dans ce pays, disposez de
+ moi _in tutto e per tutto_.»
+
+J'ai rapporté cette lettre en entier, parce qu'elle courut dans le temps
+que Regnaud la communiqua dans plusieurs hauts cercles de Paris, et
+qu'elle a acquis ainsi une sorte d'importance historique par ses détails
+secrets sur Napoléon.
+
+Malgré les recommandations de la grande-duchesse, je me laissai aller,
+ainsi que je viens de le dire, à cette liberté de propos, dans mes
+relations dramatiques, qui naît du crédit que l'on possède ou que l'on
+espère, enfin à la petite insolence que donnent toujours les
+protections. M. de Châteauneuf était notre supérieur, et je retournai le
+voir. M. de Châteauneuf avait été chevalier de Malte et fort bel homme.
+Il réunissait le double enthousiasme de l'ancien régime et du nouveau,
+la souplesse d'un courtisan et l'insolence d'un parvenu. Quant à sa
+réputation de beauté, je n'en pus guère juger, car, à cette époque, M.
+de Châteauneuf était âgé et goutteux. En arrivant chez lui, et ne
+trouvant personne dans l'antichambre ni au salon, j'entre entre deux
+portes, que des rideaux séparaient d'une chambre à coucher; j'appelle,
+et un bruit de surprise et d'embarras me fait apercevoir qu'il y aurait
+de l'indiscrétion à avancer davantage. Je vois poindre alors entre les
+rideaux une tête charmante, avec des cheveux blonds et bouclés dont
+toute femme eût été jalouse. J'allais m'éloigner, toute confuse d'avoir
+pu si maladroitement troubler une scène qui ne voulait point de témoins,
+quand la plus jolie voix m'arrêta en me disant: «Monsieur est indisposé
+aujourd'hui et ne peut recevoir; veuillez avoir la bonté de repasser;»
+et je m'en allai en répondant avec la plus entière sécurité: «Merci,
+mademoiselle.» Le lendemain, quand je revins au rendez-vous qui m'avait
+été indiqué, ma surprise fut extrême de retrouver la même personne en
+pantalon blanc et en veste courte, servant le chocolat du vieux
+chevalier. Un négligé si coquet, une démarche molle et féminine, me
+firent croire que c'était là quelque actrice nouvellement arrivée que M.
+de Châteauneuf formait pour les travestissemens. Je m'imaginai que M. de
+Châteauneuf avait trouvé à point ce talent nouveau pour me contrarier
+par la rivalité du même emploi; car ma prétention était de jouer les
+travestissemens, ou plutôt de paraître souvent au théâtre en habits
+d'homme. Je n'en pris pas moins M. de Châteauneuf en sincère aversion.
+Aussi, mandée quelques jours après à _Pitti_ par la grande-duchesse, je
+m'en donnai à coeur-joie sur le pauvre chambellan, dont je lui fis le
+plaisant portrait, imitant, d'une grotesque façon, ses airs, ses
+manières, la scène que j'avais vue. La princesse rit aux larmes de
+l'imitation, ne me gronda point, et voulu bien ajouter qu'_avec un peu
+de tabac au nez, ce serait à s'y méprendre_.
+
+
+
+
+CHAPITRE XCI.
+
+Mon genre de vie à Florence.--M. Fauchet, préfet dans cette
+ville.--Nouvelles bontés d'Élisa.
+
+
+J'avais au théâtre de fort médiocres appointemens, et je faisais
+pourtant une dépense énorme. J'étais une comédienne très grande dame, et
+une esclave dramatique fort indépendante. Mes camarades se creusaient la
+tête à rechercher et à blâmer les ressources et les secrets de cette vie
+dispendieuse et vagabonde. Je courais la campagne et les environs de
+Florence, et toutes les fêtes et toutes les réunions. Aussi je ne jouais
+presque jamais; et, sous le rapport de l'utilité et de la gloire
+théâtrale, j'étais certes alors la dernière dans Rome; mais j'assistais
+avec une admirable assiduité aux représentations.
+
+Pendant quelque temps, j'avais eu une loge au niveau du parterre.
+Naturellement les hommes de ma connaissance se tenaient près de ma loge,
+et c'était une véritable assemblée et réunion particulière dans un lieu
+public. Souvent dans le groupe se trouvaient des officiers qui m'avaient
+vue au milieu de mes courses militaires, en Allemagne, en Prusse,
+ailleurs encore. Nous parlions gloire, campagnes, batailles; et les
+militaires, qui en partagent les périls, en racontent volontiers et un
+peu bruyamment les exploits. Cette espèce de bivac au milieu d'un
+théâtre n'était pas agréable à tout le monde: on s'en plaignit; et je
+pris une loge aux secondes, déterminée à faire à la rumeur publique la
+concession d'une convenable solitude. Je tombai d'un inconvénient dans
+un autre.
+
+La loge nouvelle que j'avais prise se trouvait par hasard vis-à-vis
+celle du préfet. Je viens de dire le motif qui me l'avait fait choisir;
+la malignité en chercha un autre, et je renonçai lors à paraître dans la
+salle. J'adoptai, pour voir le spectacle, la première coulisse; mais la
+première coulisse était encore en face de la loge de M. le préfet:
+j'avais l'honneur, comme on sait, de le connaître depuis long-temps pour
+un homme fort spirituel, fort aimable et fort instruit. Rien de plus
+simple, entre spectateurs que le théâtre intéresse, que ces regards
+d'intelligence aux passages saillans, que cette sympathie d'approbation
+ou de blâme sur l'effet des scènes et le jeu des acteurs, qui
+s'établissent entre personnes d'intime connaissance. Cette communication
+des émotions du théâtre est même, pour les Français, un plaisir aussi
+vif que celui qu'il excite par lui-même; car si nous aimons à sentir,
+nous aimons presque autant à discuter, et à faire partager nos
+sensations. Molière, Racine et Voltaire composaient le répertoire de la
+troupe française de Florence, et, par la profusion de leurs
+chefs-d'oeuvre, devaient multiplier nécessairement entre deux amateurs de
+la haute littérature, comme M. le baron Fauchet et moi, ces signes de
+plaisir et d'admiration qui n'étaient que des rapports de goût, et que
+les interprétations de coulisse prenaient pour des marques d'un
+sentiment plus mystérieux. On était jaloux de ces hommages, que l'on ne
+pouvait se résoudre à supposer seulement littéraires. Nos dames, toutes
+mariées, toutes vertueuses, quoique actrices et habitantes de l'Italie,
+enrageaient de cette préférence d'une lorgnette qui ne tombait jamais
+que de mon côté. Une remarque que j'ai bien souvent faite, c'est que les
+femmes sages sont très peu disposées à croire à la sagesse des autres;
+qu'avec des sentimens qui les éloignent de toute idée de rien céder aux
+hommes, il leur est pénible cependant de n'être point l'objet de leurs
+attentions. On dirait enfin que leur austérité est aussi ennuyeuse que
+rigide, et qu'elles ont autant de regrets que de principes.
+
+Toutes les têtes étaient à l'envers par jalousie de ma position, de
+cette position que l'on déchirait et critiquait à belles dents. Il fut
+décidé, en conseil féminin, qu'on se vengerait de mes prétendus succès
+et de mon orgueil par quelque affront. Deux pièces nouvelles étaient à
+l'étude; j'avais dans chacune un bout de rôle: en arrivant à la
+répétition, la première chose qui me frappa sur le théâtre, c'est la vue
+d'une grille en bois, haute de six pieds, qui interceptait le passage de
+la coulisse où j'avais ma place ordinaire. On m'observait, je n'eus pas
+de peine à deviner la malice, et j'eus le talent de ne pas paraître m'en
+apercevoir. Je quitte le théâtre un moment, je me rends chez M. le
+préfet, je lui conte la ridicule malveillance de mes camarades; il la
+trouve si absurde que, malgré les observations d'un chef de bureau
+présent à l'audience, et qu'on avait mis dans ce petit complot avec des
+phrases, il donne des ordres pour que cette scène eût à ne point se
+renouveler; et la répétition n'était pas finie, que les artistes
+conspirateurs avaient eu le chagrin de voir enlever la grille en
+question: ce fut absolument, quoique la cause fût différente, un coup
+d'État pareil à celui des grilles de madame de Noailles pour empêcher le
+passage de Louis XIV chez les filles d'honneur de la cour.
+
+Après l'éclat d'une pareille protection, on ne voulait plus douter de la
+nature de mes relations avec M. le baron Fauchet: j'étais, suivant la
+profondeur des caquets, sa maîtresse avouée. Cela était faux,
+complétement faux. Parmi mes camarades, les hommes étaient plus
+indulgens et disaient: Laissons-la faire, chacun est dans la vie pour
+son compte. «Oui, répondaient les dames, laissons-la faire; elle finira
+par avoir toutes les ambitions, et de plein droit elle viendra nous
+enlever nos rôles.--Oh! pour les rôles, répliquait d'un ton aigre-doux
+la plus jolie de nos actrices, ce n'est pas le théâtre qui l'occupe, et
+le rôle qu'elle ambitionne, elle en est sûre.»
+
+J'avais une seule amie parmi ces dames, et c'est d'elle que j'appris les
+propos et les menées de la plaisante persécution. Cette amie était une
+femme d'un ton parfait, appelée mademoiselle Auquertin, douée d'un
+talent distingué, et même, malgré ses quarante-neuf ans, encore d'une
+figure fort agréable dans les rôles de soubrette. Je riais avec elle de
+la méchanceté des autres, mais comme les personnes les plus
+bienveillantes ont de la peine à ne pas croire à une opinion générale,
+elle ne se laissait pas facilement persuader sur le chapitre pourtant si
+innocent de mes relations avec M. Fauchet.
+
+Sur ces entrefaites, je fus mandée chez la grande-duchesse; le jour et
+l'heure n'étant point ceux des audiences ordinaires, j'en conçus une
+crainte inexplicable. Fort éloignée de penser à tous les bruits de
+coulisse, je mourais d'inquiétude; il n'était pourtant pas question
+d'autre chose. La princesse me parut ce jour-là toute singulière: elle
+m'adressa questions sur questions, et je répondis en général avec
+embarras. Soit trouble, soit faux calcul, je ne sais pourquoi je lui
+cachai que j'avais connu le baron Fauchet, lorsqu'il était préfet de
+Draguignan. Plus tard, quand elle le sut, elle me reprocha de le lui
+avoir caché, aimant, disait-elle, les _franchises entières, et les
+confessions générales_.
+
+Malgré les premières et peu favorables apparences de cette entrevue, je
+ne puis dire qu'Élisa manquât encore de douceur et de bienveillance,
+même dans le reproche. Femme excellente, qui n'eut jamais pour moi que
+des bontés, et dont le souvenir ne se présente à mon coeur que sous le
+prisme d'une reconnaissance plus habile à apercevoir les qualités que
+les défauts! Dans cette audience, elle me recommanda de nouveau et très
+positivement de garder un profond silence sur l'intérêt tout particulier
+qu'elle me témoignait, surtout vis-à-vis du préfet. «D'ici à quelque
+temps, ajouta-t-elle, vous m'adresserez une demande d'augmentation
+d'appointemens, ou de gratification extraordinaire. Quant à cela, vous
+pourrez le dire; faites même que cela soit su: vous n'êtes pas bien;
+mais j'ai une idée, un projet pour améliorer votre position. Les
+difficultés seront grandes, car vous avez une tête si détestable! Vous
+lisez à ravir, surtout la poésie italienne; je m'occuperai de vous:
+laissez-moi mûrir cette affaire; mais surtout silence absolu;» et je
+quittai la princesse, encore plus enchantée de sa grâce et de son
+esprit, et déjà pénétrée d'un de ces attachemens sincères qui ne
+tiennent pas aux calculs de l'ambition, et qui durent aussi plus
+long-temps que la faveur.
+
+À cette époque, l'Empereur volait de Paris en Allemagne pour
+recommencer, avec ses invincibles armées, une guerre nouvelle contre
+l'Autriche. La brillante affaire d'Eckmühl venait d'être suivie de celle
+d'Essling. Napoléon, fidèle à ses habitudes d'activité, semblait mener
+avec lui la Victoire en poste. Le 2 juin 1809, je reçus une lettre
+d'Ebersdorf, à deux lieues de Vienne, d'un officier qui servait sous les
+ordres du général Cervoni, avec qui j'avais été liée, et qui venait
+d'être tué à la prise de Ratisbonne. J'avais remis dans le temps à cet
+officier, que j'avais vu après le départ de Ney, une boîte et une lettre
+pour le maréchal, qu'il espérait pouvoir rencontrer. Cet officier
+m'écrivait qu'ayant appris par le général Duprat que j'étais établie à
+Florence, et que ne prévoyant plus comment il lui serait possible de
+remplir la mission dont je l'avais chargé, au milieu des chances
+incertaines d'une campagne, il croyait devoir profiter du départ d'une
+personne sûre pour me faire repasser les objets que je lui avais
+confiés. Ce digne militaire m'annonçait avec une touchante douleur la
+fin terrible mais glorieuse de notre commun ami le général Cervoni.
+
+À la lecture de cette lettre, je sentis tout mon sang se glacer dans mes
+veines, et ma raison déloger de ma pauvre tête. Il me semblait que le
+renvoi de ce précieux dépôt était une adroite précaution pour m'annoncer
+la mort de Ney. Me voilà dominée par cet affreux pressentiment, ne
+réfléchissant pas si Ney appartenait ou non au corps d'armée de cet
+officier, s'il faisait même partie de l'armée destinée à cette campagne;
+sans songer que, dans tous les cas, la mort d'un si grand capitaine eût
+été honorée du deuil d'un glorieux bulletin. Incapable de rien peser, de
+rien sentir que l'horrible idée qui me déchirait, j'éprouvais cet
+impérieux besoin d'une certitude qui vous tourmente dans les plus
+grandes douleurs, comme si le coup qui vous tue était moins pénible que
+celui qui vous effraie. La cour occupait alors le Pioggio impérial,
+maison de plaisance peu éloignée. Je courus de suite à Pitti[9], avide
+de nouvelles. Ce ne fut qu'en descendant de voiture, à la grille de ce
+beau séjour, que je sentis l'inconvenance et peut-être l'inutilité de
+m'y présenter de cette manière. Indécise et accablée, je suivais
+l'avenue, puis hésitant encore davantage, je tournais autour de la
+pelouse qui tapisse l'abord du palais; mais tout à coup je crois
+entendre parler à _sotto voce_. Nous étions dans une de ces délicieuses
+soirées de juin, qui, en Italie, sont encore plus délicieuses. Qu'on
+juge de ma surprise en voyant à travers le feuillage embaumé des
+arbustes la grande-duchesse assise sur un banc de mousse avec deux de
+ses dames[10]. Un sentiment intime de la bienveillance d'Élisa me fit
+impétueusement avancer, pour profiter de l'occasion offerte; mais la vue
+des témoins, le respect dû au rang de ma protectrice, m'arrêtèrent. Je
+m'approchai alors du palais pour m'informer si je ne pouvais point
+parler à la princesse. Lorsque j'éprouve une vive agitation morale, je
+gesticule sans le savoir, et souvent, je me parle tout haut à moi-même.
+Mes exclamations firent place à un respectueux silence, quand tout à
+coup je me trouvai en face de la duchesse, qui, devançant ses deux
+dames, me dit: «Qui vous amène ici? qu'avez-vous? Quelle agitation!
+quelle en est donc la cause?» Je restai anéantie; car si le sentiment
+qui avait inspiré ma démarche était vif et sacré, je ne sentais pas
+moins, par les regards et le ton d'Élisa, l'imprudence que je commettais
+en paraissant si violemment agitée: mais elle avait tant de générosité
+qu'elle fut touchée de mon émotion et de mon embarras. «Restez à
+Pioggio, me dit-elle, j'aurai soin tout à l'heure de vous faire
+appeler.» Presser sa main contre mes lèvres fut toute ma réponse, et ce
+témoignage de tant de respect fut un élan de coeur dont la princesse
+devina la sincérité, car ses yeux me le dirent.
+
+J'allai m'asseoir dans un des bosquets voisins du palais. À onze heures
+du soir, une des femmes de la grande-duchesse vint me prendre, et
+m'introduisit dans un cabinet où elle me dit d'attendre quelques
+instans. Une petite demi-heure de répit vint heureusement me calmer,
+mais en remplaçant l'inquiétude par l'impatience, car je n'ai jamais su
+attendre. Enfin, je fus appelée. Élisa s'aperçut aisément de l'ennui que
+j'avais éprouvé; elle daigna s'en excuser avec une adorable bonté.
+«Votre Altesse concevra sans peine mon impatience, j'allais avoir le
+bonheur de l'approcher.» Une flatterie, quelle qu'elle soit, trouve
+toujours le chemin du coeur des princes. Élisa sourit, me fit asseoir au
+pied de son lit, et m'interrogea promptement sur le motif de ce trouble
+extraordinaire qui m'avait précipitée sur ses pas. Je lui racontai ma
+terreur panique à cette lettre que j'avais reçue de l'armée; je lui
+confiai le nom de l'objet cher et sacré qui la rendait si légitime, et
+je me laissai aller à cette effusion de coeur et à cette abondance de
+détails qui accompagnent toujours l'aveu des grandes passions et le
+souvenir de celui qui les excite. Élisa sentait trop vivement elle-même
+pour ne pas prêter une extrême attention à mes épanchemens romanesques.
+Son oeil noir suivait sur ma physionomie en quelque sorte les traces de
+toutes les impressions que je lui peignais. Malgré l'intérêt du récit,
+elle m'interrompit avec bienveillance pour me rassurer par l'affirmation
+positive que Ney ne faisait pas partie de l'armée dont j'avais reçu des
+nouvelles. Puis elle me demandait de continuer, de tout lui dire, de
+tout lui conter; elle riait aux larmes quand je lui avouais que mon
+idolâtrie pour Ney s'était encore accrue depuis qu'il m'avait signifié
+sa volonté de n'être plus suivi à l'armée. Elle ne revenait pas de ce
+qu'elle appelait mon héroïsme, mon désintéressement d'amour-propre, ce
+sacrifice de toutes les petites passions de femme à la plus grande de
+leurs passions; elle me disait que j'étais folle, et j'en convenais.
+
+«Et Moreau, ajoutait-elle, l'aimiez-vous?
+
+«--Oui, mais pas d'amour.
+
+«--Cela est bien différent.
+
+«--Ah! Votre Altesse a bien raison: que de nuances il y a dans notre
+coeur!
+
+«--Mais je voudrais bien savoir quelles diverses concessions vous faites
+à chaque nuance.» Je lui expliquai avec une franchise et une convenance
+égales comment j'entendais l'amour amical et l'amour passionné, et ce
+que chacun de ces sentimens obtenait de mon coeur. Elle trouvait que tout
+cela était parfaitement distingué, et surtout bien senti. Élisa était
+spirituelle et charmante quand elle voulait, et elle le voulut ce
+soir-là. Elle entremêla avec goût son approbation de nouveaux conseils
+sur ma conduite à Florence, et de quelques réprimandes sur ma légèreté.
+Elle voulut savoir quelles étaient mes relations, mes amis dans cette
+ville.
+
+«Et M. Fauchet surtout, qu'en faites-vous? Qu'en pensez-vous?
+Croyez-vous qu'il ait pour l'Empereur une admiration sincère, et pour sa
+dynastie du dévouement? Je crains qu'il ne soit resté un peu
+républicain.
+
+«--Que Votre Altesse se rassure et se détrompe. Je ne sais pas jusqu'où
+ont été les opinions républicaines du citoyen Fauchet, mais quant aux
+sentimens actuels de M. Fauchet, baron de l'empire; j'en puis répondre.
+«C'est d'abord, un homme d'excellentes manières, qui vise au bon ton de
+l'ancien régime, et la prétention au bon ton est déjà un gage
+monarchique. Puis il a de l'esprit, beaucoup d'esprit, et le
+gouvernement de l'Empereur est fait surtout pour être compris et admiré
+par les gens de cette trempe, qu'on ne néglige pas. Puis nous avons
+encore les dignités, les cordons, la baronnie, tous liens d'affection
+par lesquels j'ai la certitude que M. Fauchet est religieusement
+enchaîné au char de la victoire et du génie.
+
+«--Allons, ma chère, vous avez mieux deviné que moi; je suis entièrement
+convaincue, et j'aime ces convictions-là.»
+
+Comme je voyais à Florence beaucoup d'officiers, la princesse me demanda
+encore ce que nous faisions, ce que nous disions dans toutes ces
+sociétés d'hommes, et surtout de militaires.
+
+«--Nous parlons de folies, mais plus souvent encore de gloire.
+
+«--Très bien, très bien; et tous ces militaires aiment l'Empereur?
+
+«--Comme le Français chérit toujours le héros qui le conduit à la
+victoire, et le souverain qui ennoblit la patrie.»
+
+Cette réponse, que m'inspira le souvenir de Ney autant que l'élan de la
+reconnaissance et le désir de me rendre agréable, me valut des éloges
+dont la vivacité put me convaincre de la haute opinion, de l'ardente
+amitié que la princesse portait à son frère, et du prix qu'elle
+attachait à le voir l'idole de ceux dont il était le maître. En me
+retirant, j'emportai la certitude d'une faveur plus flatteuse encore
+pour mon amour-propre que pour mon intérêt.
+
+On pense bien que ces diverses occasions d'intimité avec la souveraine
+ne m'avaient pas, malgré ses recommandations expresses, disposée à la
+modestie dans mes rapports dramatiques, soit avec le
+chambellan-directeur, soit avec mes camarades. Plus on blâmait ma
+prodigalité, plus je trouvais de plaisir à multiplier mes dépenses, pour
+humilier les chefs d'emplois. Mes appointemens étaient fort médiocres,
+comme je l'ai dit; je les laissais toucher, et encore avec une certaine
+publicité, à mes couturières et à mes marchandes de modes. La malignité
+des coulisses s'épuisait en conjectures sur la source de tant de luxe
+étalé. Ma liaison avec le préfet était alors en jeu, et j'étais sa
+maîtresse avec appointemens. Mais on abandonnait cette version, que
+démentaient les habitudes du préfet, homme aimable, dont l'amour-propre
+ne devait pas descendre à une maîtresse payée. Quoique belle encore, la
+sagacité féminine ne trouvait pas que je le fusse assez pour justifier
+une tendresse si dispendieuse, et se rejetait, pour expliquer mon
+aisance, sur une utilité politique et des services secrets qui étaient
+encore moins honorables. Mon aimable soubrette, j'entends celle de la
+comédie, s'évertuait à me faire prendre au sérieux tous ces propos,
+toutes ces injurieuses suppositions. Sachant que la princesse tenait à
+ce que la source de mon aisance, sur laquelle elle m'avait recommandé
+d'être tranquille, fût ignorée, je montrais la plus intrépide
+indifférence sur toutes ces folles opinions de l'envie, se débattant
+entre le désir de m'humilier et la crainte de voir tourner contre
+elle-même ses efforts. J'affectais par bravade de grands airs
+mystérieux. Je mis une grande assiduité dans ma correspondance avec M.
+Fauchet; et l'huissier de son cabinet, en sa qualité de parent d'un
+femme du théâtre, ne manquait pas d'ébruiter l'activité de ce commerce
+épistolaire. Ces lettres, quoique très fréquentes, étaient encore assez
+longues; M. Fauchet n'y répondait jamais que verbalement et quand nous
+nous rencontrions: elles l'amusaient par une facilité de folies qu'alors
+ma gaieté me fournissait abondamment, et qui étaient aussi éloignées
+d'une coupable galanterie que d'un lâche espionnage politique. M.
+Fauchet existe encore, et j'en puis hardiment appeler à son témoignage.
+S'il m'est arrivé quelquefois, étourdie par l'encens que l'on prodigue
+aux femmes qui ont quelque esprit, de me laisser aller à l'expression de
+mes opinions, je ne me suis jamais cru le droit ni le pouvoir de
+conseiller les gouvernans, ou de les aider par d'indignes rapports
+politiques.
+
+Vers le mois d'avril, la cour vint établir sa résidence à Pise, ville
+antique, pleine de souvenirs, comme toutes les villes de l'Italie, de
+monumens; où le climat est peut-être plus doux et plus égal qu'à
+Florence même, sans aucune de ces alternatives du froid et du chaud,
+qui, quoique bien doucement, s'y produisent quelquefois. La
+grande-duchesse, qui savait goûter la vie, après avoir présidé aux
+affaires, venait à Pise se délasser de la grandeur dans les plaisirs de
+l'intimité. Quelque temps, après l'établissement de la cour dans cette
+résidence, je me promenais seule en suivant le superbe quai de l'Arno,
+qui traverse Pise. Je m'étais reposée à l'extrémité, sur le revers d'un
+chemin bordé d'arbres et de jardins délicieux. Je fus distraite de mes
+rêveries par le bruit d'un élégant et rapide carich, conduit par un des
+postillons de la duchesse. «Est-ce que la princesse vient de ce côté?»
+Cet homme me répondit: «Son Altesse prend en ce moment du lait chez un
+chevrier de la campagne; ses ordres sont d'aller l'attendre au détour du
+chemin, à un quart de lieue d'ici.»
+
+Dès que l'équipage eût fendu l'air, je me dirigeai du côté où la cabane
+du chevrier m'avait été indiquée. La curiosité a de l'ardeur et de
+l'instinct. Au milieu des habitations, mon imagination crut découvrir
+celle que je cherchais, à son air plus élégant, quoique plus sauvage. On
+la voyait poindre à peine au milieu des dômes de l'aubépine en fleurs et
+des lilas odorans. J'allais franchir le rempart embaumé, lorsqu'une
+réflexion me retint: on peut savoir que j'ai parlé aux gens de la
+duchesse, et une rencontre qui ne sera plus l'effet du hasard sera
+traitée comme une indiscrétion de la curiosité. Je m'arrêtai tout court
+à cette pensée; mais je crus pouvoir, par capitulation avec moi-même,
+m'asseoir auprès des buissons, l'oreille dressée et l'oeil aux aguets. Au
+bout d'une demi-heure, j'entendis comme un bruissement de rameaux, et je
+distinguai le son de voix d'Élisa. Elle paraissait lire des passages
+d'un bulletin de la grande armée. J'entendis, distinctement les phrases
+suivantes: «Cent pièces de canon, quarante drapeaux, cinquante mille
+prisonniers, trois mille voitures; l'ennemi fuit épouvanté;
+l'avant-garde a passé Ulm. Dans quelques jours, l'Empereur sera à
+Vienne.»
+
+Il y avait presque une joie virile dans l'accent d'Élisa, en prononçant
+ces phrases, et pour ainsi dire un orgueil fraternel de la victoire. Une
+voix d'homme répondit aux exclamations admiratives d'Élisa par des
+flatteries, en bon français, mais avec une prononciation italienne. Ma
+curiosité redoublait d'instans en instans; je retenais ma respiration,
+de peur que le souffle arrêtât le moindre mot. Immobile, je trouvais
+presque un sens au mouvement du feuillage; je jugeai que, dans une
+délicieuse soirée du printemps, on voulait en prolonger les heures. Les
+intérêts de la politique et les émotions de la gloire furent remplacés
+par une causerie plus intime et moins grave. C'étaient de ces riens
+charmans qui, en succédant aux grandes affaires, paraissent mieux
+encore, et je m'aperçus que celui qui causait avec la duchesse
+réussissait à les faire valoir. L'oeil ne secondait point l'ouïe,
+malheureusement pour la complète intelligence de cette scène; mais à
+l'oreille arrivaient suffisamment de ces mots qu'on achève avec un peu
+d'habitude et de pénétration. Celle dont la dignité eût pu s'offenser
+des hommages d'un sujet, aimait cependant à les recevoir comme des
+preuves de dévouement, et comme une espérance de cette affection sincère
+si rare dans les cours. L'altesse avait de la réserve, et la femme de
+l'émotion: combat plein de délicatesse et d'intérêt qui fait qu'une
+souveraine résiste à ce qui pourrait lui plaire. La conversation était
+longue; car celle même qui la réprimait trouvait un secret plaisir à ne
+pas l'abréger. Je l'entendis cependant, après quelques momens de
+silence, dire d'un ton ferme, quoique doux: «Quant à l'amour, n'en
+parlons pas; mais une véritable amitié me serait bien chère. Mon âge et
+mon rang, Cerami, m'interdisent de croire au premier de ces sentimens;
+mais j'attacherais du prix à recevoir des marques honorables de
+l'autre[11].»
+
+Je crus qu'on allait sortir de mon côté, et je m'éloignai doucement pour
+esquiver la première surprise; mais on passa derrière l'enclos, et
+j'aperçus la princesse à une certaines distance, appuyée sur le bras du
+comte Cerami, qui tenait un livre et des papiers à la main. Un valet de
+pied suivait, accompagné d'un paysan qui portait une énorme corbeille de
+fleurs. Je m'élançai dans le chemin de traverse, et arrivai à l'endroit
+où la voiture de la princesse attendait. Du plus loin qu'Élisa
+m'aperçut, elle me fit signe d'avancer, et dit en riant au comte Cerami:
+«Elle est comme Chérubin, on la trouve partout.» Puis, se tournant vers
+le paysan de sa suite, elle ajouta: «Accompagnez madame, et portez ces
+fleurs chez elle:--Que Votre Altesse est bonne! mais qu'elle ajoute une
+grâce à tant de grâces; qu'elle daigne joindre au présent un bulletin de
+l'armée: je tresserai, en le lisant, des couronnes aux vainqueurs.»
+Alors elle regarda le comte Cerami, qui m'en offrit un: c'était celui du
+24 avril 1809, daté du quartier général de Ratisbonne. La duchesse me
+donna l'ordre de venir le lendemain au palais, et elle monta lestement
+dans son élégante voiture, qu'elle conduisait elle-même sous la
+surveillance du comte Cerami. En un instant ils disparurent. Je me
+rendis chez moi avec le paysan chargé de la corbeille; et, depuis ce
+jour, j'eus chaque matin ma fourniture de fleurs.
+
+Le lendemain, je me rendis au palais. Je lui parlai d'abord du bulletin
+en termes qui la disposèrent très favorablement; mais, quelques instans
+après, quittant ce texte militaire pour en choisir un plus délicat, elle
+me demanda comment j'avais été présente à la conversation du bosquet.
+J'expliquai tant bien que mal un hasard si combiné. «Vous écoutiez donc?
+me dit Élisa avec quelque humeur.
+
+«--Oui, j'écoutais; mais je supposais pas que ce fût Votre Altesse que
+j'entendais.»
+
+Le mécontentement d'un moment se dissipa, par la conviction que devait
+facilement inspirer à la grande-duchesse mon caractère. Loin d'être plus
+réservée avec moi, elle me montra, au contraire, à partir de ce jour,
+plus de confiance et d'abandon; et je jugeai, par la longueur de la
+conversation, que l'intimité des princes s'acquiert par un certain
+mélange d'adroites flatteries et de vérités délicates, par ce que
+j'appellerais une demi-franchise, disant assez pour éclairer, et pas
+assez pour déplaire.
+
+
+
+
+CHAPITRE XCII.
+
+Gouvernement de la Toscane.--Cour de la grande-duchesse.--Anecdotes sur
+le grand-duc Léopold.
+
+
+De toutes les parties de l'Italie attelées au char du grand empire, la
+Toscane était peut-être celle où les souvenirs offraient le plus de
+résistance à la nouvelle domination. Quand le pays, occupé et évacué
+ensuite par les Français, retomba un moment, en 1799, sous le pouvoir de
+ses anciennes moeurs et de ses anciens maîtres, les réactions avaient été
+terribles et empreintes de cette cruauté italienne qui s'allie si
+singulièrement avec l'indolence et la faiblesse. Des commissions
+permanentes avaient condamné les partisans des Français: on avait égorgé
+et proscrit avec toute la fureur d'une mode. Les plus jolies femmes, ces
+Toscanes si douces, s'étaient fait remarquer dans ces représailles
+devenues des fêtes. On les avait vues à Pise se rendre à l'exécution des
+condamnés, danser autour du poteau comme à un bal, n'interrompant cette
+bacchanale des discordes civiles que pour jeter aux victimes des pommes,
+des citrons et des oranges. J'ai entendu raconter des scènes horribles
+de vengeance particulière, des raffinemens d'une cruauté qui semblait
+voluptueuse; mais par bonheur, dans les révolutions il se rencontre
+toujours quelques uns de ces beaux traits qui suffisent pour absoudre
+l'humanité; en voici un qui ferait oublier tous les crimes vulgaires par
+l'exemple d'un courage et d'une vertu presque célestes:
+
+Les débiteurs, qui, dans tous les pays, sont toujours au premier rang de
+ceux qui ont des vengeances à exercer, n'avaient pas eu de peine à faire
+étendre sur les Juifs, toujours détestés du peuple, n'importe où ils
+résident, la rage de proscription et de meurtre qui avaient frappé les
+partisans des Français. Déjà une troupe grossière et affamée de sang
+s'acheminait vers le quartier des malheureux Juifs pour les livrer à
+l'extermination.
+
+Un saint prêtre, un prélat révéré, M. Santi, évêque de Savona, court
+dans les rues déjà envahies par la populace, revêtu du surplis, armé
+seulement de la crosse d'or des apôtres; il se précipite au milieu de la
+foule, l'exhorte, la conjure au nom de l'Évangile qui pardonne. On le
+presse, on le repousse, on le renverse. Il se relève avec calme, un
+crucifix à la main, effraie après avoir supplié, et, comme inspiré par
+le Dieu dont il porte l'image, ramène les furieux à l'humanité par la
+terreur sainte dont il les écrase, et sauve ainsi ceux que le double
+fanatisme de la haine religieuse et de la cupidité frénétique allait
+immoler.
+
+Au retour du gouvernement français, tous les proscrits rentrèrent; une
+administration ferme fit rentrer sous le joug un peuple qui a tout ce
+qu'il faut pour écraser des vaincus, mais rien de ce qui peut résister à
+des vainqueurs. De même que cela avait été en Toscane une émulation de
+représailles en notre absence, de même ce fut comme un concours de
+soumission et de souplesse à notre retour. On accoupla dans les
+fonctions publiques les amis et les ennemis, les proscrits et les
+proscripteurs et l'on vit d'anciens bourreaux rendre la justice avec un
+exemplaire esprit de conciliation. Un Haldi, qui avait eu la palme des
+vengeances, sut encore conquérir, avec une mobilité dont on ne pourrait
+trouver le modèle qu'en Italie, la couronne des réparations vis-à-vis de
+la puissance nouvelle. La formation de la cour ressembla à une levée en
+masse de nobles seigneurs, de grandes dames, d'hommes riches et de
+femmes jolies, de notabilités de toute espèce. On fit une conscription
+de courtisans, et la vanité fut en quelque sorte chargée de créer en
+Toscane un patriotisme français.
+
+L'organisation administrative devint la même que dans le reste de
+l'empire. Un préfet, un commissaire général de police, un commandant
+militaire supérieur, formaient les pivots de ce système simple et fort.
+Les rangs secondaires avaient servi de cadre aux ambitions locales, et
+les Italiens y étaient même en plus grand nombre que les Français. Les
+premiers dominaient dans les tribunaux, et les seconds dans la
+gendarmerie. De toutes les dynasties impériales, celle de la Toscane
+était celle qui avait fait la plus large part à la nationalité dans la
+distribution des emplois publics. Aumôniers et dames d'honneur,
+chambellans et chapelains, écuyers et pages avaient été exclusivement
+choisis parmi les familles historiques et héréditairement en possession
+des richesses, du pouvoir et de la servilité. Les disputes de
+l'étiquette avaient remplacé les discussions factieuses; le cérémonial,
+les bals, les fêtes, les plaisirs, ces moyens de conciliation toujours
+plus puissans qu'on ne le croit, avaient étourdi les vieux ressentimens,
+et formé autour de la soeur de Napoléon une atmosphère de dévouement et
+de souplesse. Tout en façonnant la Toscane à la législation bienfaisante
+de nos codes, à l'uniformité moins douce de nos douanes et de notre
+recrutement militaire, on avait laissé une certaine latitude aux
+souvenirs et surtout aux moeurs. Dans les actes publics la langue
+française n'était admise que de moitié avec la langue de l'Arioste. La
+grande-duchesse, qui avait beaucoup de tact et qui désirait populariser
+la domination napoléonienne, mettait une certaine affectation à
+témoigner son respect pour l'idiome toscan en l'employant de préférence.
+
+L'ivresse d'une cour facile et brillante, que l'on ne pouvait guère
+comparer qu'aux licences de ce bon régent, comme l'appelait Voltaire, ce
+levier politique des plaisirs n'agissait guère cependant que sur les
+classes supérieures, toujours et partout plus favorables aux innovations
+et à l'influence de l'étranger. Mais le fond d'une nation n'est pas
+aussi malléable. Le peuple, qui tient plus en quelque sorte à la terre
+qu'il habite et à l'air qu'il respire, n'a pas cette heureuse facilité
+des courtisans, et oppose toujours bien plus de résistance au joug. La
+mémoire des Médicis et de Léopold, le souvenir de leur administration
+paternelle, enchaînaient encore l'imagination pourtant mobile des
+Toscans; et la gloire des armes, moins séduisante pour eux que celle des
+arts, ne les avait point disposés en faveur de Napoléon. Souvent dans
+mes courses, moi, tout enivrée de la gloire de l'empire, interrogeant
+des paysans et des hommes du peuple, je recevais de ces réponses pleines
+de souvenirs antiques, de ces réminiscences d'un pouvoir tombé qui
+survit à l'oubli et à sa chute par des bienfaits. Voici deux anecdotes
+qu'on me pardonnera bien de rapporter, car tout ce que l'on a entendu de
+la bouche du peuple mérite une véritable vénération; et certes on peut
+me rendre une justice, c'est que, quelles que soient mes préoccupations
+de coeur ou mes intérêts de position, j'ai toujours du respect pour la
+vertu et une place pour tous les nobles souvenirs. Les beaux traits de
+la puissance légitime ont peut-être encore plus de prix sous une plume
+qui avait à se défendre des influences de l'usurpation. Des actions
+généreuses me plaisent, n'importe d'où elles viennent, et l'amie d'Élisa
+ne peut résister au bonheur de retracer deux anecdotes de
+l'administration de Léopold, recueillies à une distance si peu suspecte.
+
+Ce prince admirable, qui rachetait en quelque sorte par ses bontés le
+despotisme qu'il était chargé d'exercer en Toscane, trouvait une douce
+consolation à son propre pouvoir dans l'usage qu'il s'efforçait de lui
+donner. Il aimait à se mêler, déguisé, aux amusemens ou aux travaux de
+la population. Les prisons n'avaient pas de plus vigilant inspecteur; et
+le droit de faire grâce, le plus beau des priviléges de la royauté, il
+ne le déléguait pas à des commis, et se le réservait comme une des
+consolations de la couronne.
+
+Un jour que Léopold visitait, dans ses vues de pardon et de
+bienfaisance, les prisons de Livourne, il interrogea un à un tous les
+locataires du bagne sur les motifs de leur séjour. À entendre ces
+innocens forçats, aucun n'était coupable, tous avaient succombé sous les
+dénonciations de la haine, sous la puissance d'une inimitié terrible, de
+complicité avec quelque erreur de la justice, et tous attendaient et
+méritaient une grâce de leur équitable souverain. Le grand-duc aperçoit
+au milieu du groupe empressé sur ses pas un galérien moins impatient, se
+séparant même de ses compagnons pressés autour de leur maître. Léopold
+n'en est que plus empressé de lui faire les mêmes questions qu'aux
+autres. _Maestro_, répond le forçat presque pudibond, _sono stato
+condannato perchè sono un bravo ladro_. Donnez bien vite la liberté à ce
+scélérat, s'écria le spirituel et généreux souverain: avec lui tant
+d'honnêtes gens sont en trop mauvaise compagnie. Admirable alliance de
+la bonté et de l'esprit, qui a quelque chose de français, et qui faisait
+appeler Léopold le Henri IV de la Toscane!
+
+La justice est toujours ce qu'il y a de plus précieux et aussi ce qu'il
+y a de plus rare pour les peuples. Le bon Léopold le savait bien, et
+tâchait de procurer à ses sujets ce bienfait si difficile, en stimulant
+le zèle de ses délégués négligens. Il y avait un juge fort singulier du
+pays, qui, au lieu d'aller à l'audience ne sortait de son lit que pour
+dîner, et y rentrait pour se reposer de cette fatigue peu judiciaire.
+Impossible non seulement de le rencontrer à son tribunal, mais encore à
+son domicile. Sa vieille servante, huissier dressé à cet effet,
+renvoyait avec une religieuse exactitude les pauvres solliciteurs.
+Monsieur est sorti, Monsieur est malade, Monsieur dort, étaient tout ce
+que l'on pouvait obtenir d'elle. Le mécontentement public était à son
+comble, et l'écho en arriva jusqu'à Léopold: il s'achemine vers le
+tribunal à l'heure, hélas! inutile de l'audience, n'y trouve pas, bien
+entendu, son magistrat paresseux, mais s'informe de sa demeure et y
+court. Même accueil au souverain, que l'incognito assimile à la foule
+des plaideurs ordinaires; même défense opiniâtre de la porte, même
+réponse de la servante, qui se retranche sur le sommeil de son maître et
+qui proteste qu'elle sera renvoyée si elle laisse entrer. Brusque malgré
+lui, et indiscret par vertu, le prince passe outre aux protestations et
+aux résistances. La consigne est violée, la porte presque prise
+d'assaut. L'honnête et paresseux L'Hôpital reposait dans une chambre
+obscure, les rideaux fermés comme un de ces vertueux chanoines dépeints
+par Boileau dans _le Lutrin_. Le juge, endormi, se lève sur son séant,
+un arrêt à la bouche contre l'insolent qui violet le sanctuaire de la
+magistrature, un de ces arrêts dont il était pourtant si avare. Léopold
+se moque de toutes les menaces, et animé d'autant de courage que
+d'indignation, pousse le juge ébahi à bas de son siége... de sommeil, et
+lui crie: Vous avez beau vous débattre, le grand-duc connaît votre
+conduite scandaleuse, il ne vous reste plus qu'à vous habiller
+promptement pour venir vous justifier. Le juge, étourdi, se réveille
+enfin et reconnaît son maître dans l'étranger, tombe à ses genoux en
+implorant son pardon. «Gracieux prince, je suis réellement retenu au lit
+par une grave indisposition; j'y fouillais les papiers d'une immense
+procédure: c'est ce maudit Barthole qui m'a endormi; mais je n'y serai
+pas repris, je ne le lirai plus, grâce! grâce!...--Relevez-vous,
+monsieur, vous avez cessé d'être juge.» Et là-dessus Léopold se retira
+avec toute la fermeté et toute la dignité royales. Un magistrat plus
+éveillé vint immédiatement prendre possession de la place, et mettre à
+jour le monceau de dossiers dont son prédécesseur avait fait litière.
+Mais élevant l'héroïsme du trône jusqu'à l'indulgence, le bon Léopold
+envoya, en même temps qu'un nouveau juge pour contenter ses sujets, une
+pension à l'ex-magistrat pour le bénir.
+
+FIN DU TROISIÈME VOLUME.
+
+
+
+
+NOTES
+
+
+[1: La princesse Élisa.]
+
+[2: Le grand maréchal m'avait remis, avec un sac de sequins, deux
+ordonnances sur le trésor, qui me furent acquittées dix-huit mois après
+par M. Mollien.]
+
+[3: Le général de division Godinot, qui se tua en Espagne à la suite
+d'une attaque de nerfs, maladie à laquelle il était fort sujet.]
+
+[4: Le général Delzons, qui fit plus tard des prodiges de valeur en
+Russie, à la Moscowa, périt bien jeune encore dans la cruelle retraite
+de cette guerre des élémens, des distances et des frimas.]
+
+[5: Le chirurgien en chef, le brave baron Larrey.]
+
+[6: Rideaux de gaze claire qui ferment en Italie les lits comme des
+boîtes.]
+
+[7: Chargé d'affaires, qui fit d'admirables efforts pour sauver la ville
+du pillage.]
+
+[8: La lâcheté oisive ou la haine calculée a cherché si souvent à se
+venger de la gloire de nos braves sur le champ de bataille, par la
+satire de leurs manières et le contraste de leur langage ou de leur
+style trivial avec les hautes positions conquises par leur épée, que
+j'éprouve l'irrésistible plaisir de citer ces lettres d'un simple
+sergent de nos phalanges immortelles: elles prouveront qu'en fait
+d'honneur nos soldats savaient aussi bien l'exprimer que leurs
+devanciers du vieux temps; et que ces héros, qui troquèrent si
+soudainement le sac et le fourniment contre l'épaulette de général ou le
+sceptre de roi, étaient encore quelquefois aussi forts sur l'orthographe
+que les colonels musqués, qui avaient au moins le temps de l'apprendre
+au milieu des loisirs d'une garnison.]
+
+[9: Qu'il ne faut point confondre avec Pinti, le premier ayant toujours
+été la demeure des souverains. Le second est un fort beau palais aussi,
+situé près de la porte et de la rue de ce nom, à Florence, où le
+gouvernement français avait établi la préfecture.]
+
+[10: Les comtesses Torigiani et Médici (Catherine), dames pour
+accompagner.]
+
+[11: Le comte Cerami était un des hommes les plus brillans de la cour de
+Florence, instruite et spirituel. La grande-duchesse le combla de
+bienfaits. La voix publique, toujours prompte à supposer, le désigna
+comme un favori. Il fut peu reconnaissant aux jours de l'adversité, ce
+qui malheureusement appuierait les conjectures de la malveillance; car,
+en fait de favoris des princes, ceux qui ont le plus obtenu sont ceux
+d'ordinaire qui se souviennent le moins.]
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Mémoires d'une contemporaine (3/8), by
+Ida Saint-Elme
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES D'UNE CONTEMPORAINE (3/8) ***
+
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+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
+copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
+works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
+Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
+freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
+this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
+the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
+keeping this work in the same format with its attached full Project
+Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
+
+1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
+what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
+a constant state of change. If you are outside the United States, check
+the laws of your country in addition to the terms of this agreement
+before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
+creating derivative works based on this work or any other Project
+Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning
+the copyright status of any work in any country outside the United
+States.
+
+1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
+
+1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate
+access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
+whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
+phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
+Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
+copied or distributed:
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
+from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
+posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
+and distributed to anyone in the United States without paying any fees
+or charges. If you are redistributing or providing access to a work
+with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
+work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
+through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
+Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
+1.E.9.
+
+1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
+with the permission of the copyright holder, your use and distribution
+must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
+terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
+to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
+permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
+
+1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
+License terms from this work, or any files containing a part of this
+work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
+
+1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
+electronic work, or any part of this electronic work, without
+prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
+active links or immediate access to the full terms of the Project
+Gutenberg-tm License.
+
+1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
+compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
+word processing or hypertext form. However, if you provide access to or
+distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
+"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
+posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
+you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
+copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
+request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
+form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
+License as specified in paragraph 1.E.1.
+
+1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
+performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
+unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
+
+1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
+access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
+that
+
+- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
+ the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
+ owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
+ Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
+ must be paid within 60 days following each date on which you
+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
+ address specified in Section 4, "Information about donations to
+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
+- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
+ does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
+ License. You must require such a user to return or
+ destroy all copies of the works possessed in a physical medium
+ and discontinue all use of and all access to other copies of
+ Project Gutenberg-tm works.
+
+- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
+ of receipt of the work.
+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
+
+1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
+public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
+collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
+works, and the medium on which they may be stored, may contain
+"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
+corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
+property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
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+your equipment.
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+of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
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+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
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+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
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+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
+
+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
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+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ https://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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